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Title: Celle qui pleure: (Notre Dame de la Salette)
Author: Bloy, Léon
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Celle qui pleure: (Notre Dame de la Salette)" ***


  LÉON BLOY

  Celle qui pleure
  (Notre Dame de la Salette)


        ... Les petits enfants au-dessous de sept ans prendront un
        tremblement et mourront entre les mains des personnes qui
        les tiendront; les autres feront pénitence par la faim.

        ... Les saisons seront changées...

        Paroles de la Sainte Vierge.


  PARIS
  SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE
  XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI

  MCMVIII



[Illustration: Celle qui pleure.]



    Il a été tiré de cet ouvrage:
  3 exemplaires sur Japon impérial
    numérotés de 1 à 3,
  et 17 exemplaires sur Hollande
    numérotés de 4 à 20.


Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.



OUVRAGES DE LÉON BLOY


=Le Révélateur du Globe= (_Christophe Colomb et sa Béatification
future_). Préface de J. Barbey d’Aurevilly.

=Propos d’un Entrepreneur de Démolitions=.

=Le Pal=, pamphlet hebdomadaire (les 4 numéros parus).

=Le Désespéré=, roman.

=Un Brelan d’Excommuniés= (_Barbey d’Aurevilly--Ernest Hello--Paul
Verlaine._)

=Christophe Colomb devant les Taureaux=.

=La Chevalière de la Mort= (_Marie-Antoinette_).

=Le Salut par les Juifs=.

=Sueur de Sang (1870-1871)=, avec un portrait de l’auteur en 1893.

=Léon Bloy devant les Cochons=.

=Histoires désobligeantes=.

=Ici on assassine les grands Hommes=, avec un portrait et un autographe
d’Ernest Hello.

=La Femme Pauvre=, épisode contemporain.

=Le Mendiant Ingrat= (Journal de Léon Bloy).

=Le Fils de Louis XVI=, avec un portrait de Louis XVII, en héliogravure.

=Je M’accuse...= Pages irrespectueuses pour Émile Zola et quelques
autres. Curieux portrait de Léon Bloy, à 18 ans.

=Exégèse des Lieux communs=.

=Les dernières Colonnes de l’Église=. (_Coppée.--Le R. P.
Judas.--Brunetière.--Huysmans.--Bourget, etc._)

=Mon Journal=, suite du _Mendiant ingrat_.

=Quatre ans de Captivité à Cochons-sur-Marne=, suite du _Mendiant
Ingrat_ et de _Mon Journal_. Deux portraits de l’auteur.

=Belluaires et Porchers=. Autre portrait.

=L’Épopée Byzantine et G. Schlumberger=.

=La Résurrection de Villiers de l’Isle-Adam=.

=Pages choisies= (1884-1905). Encore un portrait.


Ceux des ouvrages de Léon Bloy, qui ne sont pas encore épuisés peuvent
être acquis à la librairie du _Mercure de France_, 26, rue de Condé, à
Paris.



A PIERRE TERMIER,

INGÉNIEUR CHEF AU CORPS DES MINES, PROFESSEUR A L’ÉCOLE DES MINES


Il faut bien que ce livre vous soit dédié, mon cher ami, puisqu’il
n’existerait pas sans vous. J’en avais abandonné le projet, il y a
vingt-sept ans, et j’avais fini par n’y plus penser, le croyant
impraticable.

Notre Dame de Compassion sanglotait toujours sur Sa Montagne et je ne
L’entendais plus... Elle commanda que je fusse réveillé par vous.

Nous nous sommes rencontrés de façon si miraculeuse! Depuis trente ans,
vous attendiez quelqu’un qui vous parlât de la Salette. J’attendais
qu’il me fût donné d’en parler convenablement.

Il arriva enfin qu’un jour--il n’y a pas bien longtemps--ayant lu, dans
un de mes livres, quelques pages où je m’étais efforcé de glorifier
Notre Dame de la Salette, il vous parut que je pouvais bien être
l’écrivain que vous aviez espéré. Nous nous connûmes alors et votre
impression, loin de changer, devint plus précise.

Encouragé par vous, voyant en vous un ambassadeur de Marie, qu’avais-je
mieux à faire que d’obéir? Il ne me fallait pas moins pour affronter les
difficultés et les amertumes inhérentes à un tel sujet.

La Salette est encore, après soixante ans, la Fontaine de Contradiction
dont il est parlé dans le Saint Livre, et ceux qui l’aiment sont appelés
à souffrir.

=Faites-le passer à tout Mon peuple=, avait dit aux Bergers la Mère de
Dieu, leur ayant annoncé la =Grande Nouvelle=.

Alors je vous dis: Faites passer mon livre aux pauvres. Vous m’entendez
bien. Je parle de ce troupeau douloureux à qui personne ne pense et qui
ne fait pitié à personne: les généreux qui ne connaissent pas la Vérité,
les belles âmes vagabondes qui auraient besoin d’un _asile de jour_...

«_Misereor super turbam_», disait Jésus. Ayez pitié de cette troupe qui
meurt de soif au bord des fleuves du Paradis.

Nativité de Marie, 8 septembre 1907.

LÉON BLOY.



DÉCLARATION DE L’AUTEUR


En ma qualité de catholique, je déclare me soumettre entièrement à la
doctrine de l’Église, aux règles et décisions du Saint-Siège, notamment
aux décrets des Souverains Pontifes Urbain VIII et Benoît XIV,
concernant la canonisation des Saints.

S’il m’arrive, parlant des deux Bergers de la Salette, d’employer les
mots «saint», «sainte» ou «sainteté», ce n’est que d’une manière
purement relative, par insuffisance de langage, faute de termes qui
rendent plus complètement ma pensée. D’avance je désavoue le sens
rigoureux et absolu qu’on voudrait attribuer à ces expressions; car nul
ne peut être nommé SAINT, tant que l’Église ne l’a pas qualifié ainsi
officiellement.

LÉON BLOY.



Taceat Mulier...!


Je viens de subir un terrible sermon contre le Matérialisme ou
Naturalisme opposé à la Révélation surnaturelle. Tous les lieux communs
philosophiques de séminaire ont défilé devant le Saint Sacrement
immobile. J’étais, hélas! venu à l’église, comme «un mendiant plein de
prières». Ce gouffre de paroles vaines les a englouties et mon âme a
glissé au mauvais sommeil que procure le bavardage. En présence de
l’Ennemi, voilà donc ce que trouvent, aujourd’hui, les prédicateurs
élevés depuis si longtemps et cultivés avec tant de soin dans le mépris
des avertissements de la Salette--à la veille des échéances effroyables!

Quelle déformation systématique ou quel manque de foi ne doit-on pas
supposer, pour que des ministres tels et en si grand nombre en soient
venus à ne plus savoir que le fonds de l’homme c’est la Foi et
l’Obéissance, et que, par conséquent, il lui faut des Apôtres et non des
conférenciers, des Témoins et non des démonstrateurs. Ce n’est plus le
temps de prouver que Dieu existe. L’heure sonne de donner sa vie pour
Jésus-Christ.

Or, tout le monde la lui refuse avec énergie. N’importe qui, mais pas
Celui-là! Un démon plutôt! il est vrai que les chrétiens ont cessé de
croire aux démons. Essayez--avec l’autorité de l’Évangile--de faire
comprendre, par exemple, que la richesse est une malédiction, qu’il est
impossible de servir Dieu et le monde, que les fêtes ou _bazars_
prétendus de _charité_ invoquent l’incendie et que les belles dévotes
qui vont y chercher un dernier supplice vraiment infernal sont des
servantes du diable, fort attentives et récompensées comme il faut! Ce
ne sera pas trop du changement infini opéré par ce qu’on est convenu de
nommer inexactement la mort, pour découvrir soudain, en poussant une
clameur à percer le sein de l’Éternité, à quel point les plus fidèles
d’entre nous auront été des gens sans foi.

«Quand la France boueuse de la tête aux pieds, disait Mélanie, aura été
purifiée par les fléaux de la Justice divine, Dieu lui donnera un
_homme_, mais un _homme libre_ pour la gouverner. Elle sera alors
assoupie, presque anéantie.»

Il faudrait être avantagé d’une stupidité rare pour chercher cet homme
parmi les bestiaux de pèlerinages ou de congrès catholiques. Ah! je m’en
souviens de ces cohues, au lendemain de la guerre, en 73 exactement.

Les derrières cuisaient encore de la botte allemande. On ne parlait que
de retourner à Dieu. On s’empilait dans des cercles catholiques pour
entendre la bonne parole de Mgr Mermillod, racontant ce qu’il avait
souffert pour Jésus-Christ ou les bafouillages œcuméniques de M. de Mun.
On se cramponnait éperdument au compte de Chambord, supposé le grand
Monarque annoncé par des prophéties et dont la bedaine _illégitime_
devait tout sauver. On se précipitait aux pèlerinages en chantant des
couplets libérateurs. On votait l’érection d’un sanctuaire au Sacré-Cœur
sur les murailles duquel se liraient ces mots secourables: _Gallia
pœnitens et devota_, et chacun apportait sa pierre, car c’était le Vœu
national, étrangement oublié depuis. Quoi encore? Les Pères Augustins de
l’Assomption fondaient le _Pèlerin_ prospère et la profitable _Croix_,
pour l’avilissement irrémédiable de la pensée et du sentiment chrétiens.
Un peu plus tard, enfin, se bâtissait, sur le solide fumier des cœurs,
une banque fameuse devant absorber le crédit universel et confondre pour
toujours la concurrente perfidie des fils d’Israël. Cette levée en masse
des bas de laine catholiques fut nommée prodigieusement une _Croisade_
et eut pour dénouement un immense _Krach_ demeuré célèbre.

L’obéissance à la Mère de Dieu, venue tout exprès, il y a soixante ans
aujourd’hui, pour notifier sa volonté, fut le seul expédient dont nul ne
s’avisa.

Pourtant, on aurait pu croire que c’était bien simple. La Souveraine des
univers se _dérangeait_, si j’ose dire, comme se dérangerait la Voie
lactée, si cette créature incalculable, épouvantée de la méchanceté des
hommes, s’agenouillait dans le bleu sombre du firmament. Elle se
dérangeait pour nous apporter en pleurant[1] la «grande nouvelle» de
l’énormité de notre danger. Parlant comme la Trinité seule peut parler,
cette Ambassadrice déclarait l’imminence des châtiments et des
cataclysmes et disait ce qu’il fallait faire pour ne pas périr, car les
menaces proférées par Elle étaient des menaces _conditionnelles_, dès
les premiers mots: =SI mon peuple ne veut pas se soumettre, je suis
FORCÉE de laisser aller le Bras de mon Fils[2].=

  [1] _En pleurant!_ Les Anges ne pleurent pas, mais la Reine des Anges
    pleure, et c’est pour cela qu’Elle est leur Reine.

  [2] «Le peuple ne veut pas se soumettre et la Cité du Très-Haut est
    _forcée!_» Représentez-vous les Anges et les Saints poussant cette
    clameur d’alarme dans le ciel!

Je le répète, quoi de plus simple que de s’humilier et d’obéir? On a
fait exactement le contraire. Marie avait demandé le Septième Jour et le
respect du Nom de son Fils. Elle voulait que les lois de l’Église
fussent observées et que, pendant le Carême, ses enfants n’allassent pas
à la boucherie «=comme des chiens=». Elle avait confié à chacun des deux
bergers, à Mélanie surtout, un secret de vie et de mort, exprimant sa
volonté formelle--ratifiée depuis par Pie IX et Léon XIII--qu’on le fît
passer à tout son peuple, à partir d’une époque déterminée. Enfin elle
avait donné, _en français_, la Règle d’un nouvel Ordre religieux: «les
Apôtres des Derniers Temps»... =Les vrais disciples du Dieu vivant et
régnant dans les cieux; les vrais imitateurs du Christ fait homme; mes
enfants, mes vrais dévots; ceux qui se sont donnés à moi pour que je les
conduise à mon divin Fils; ceux que je porte, pour ainsi dire, dans mes
bras; ceux qui ont vécu de mon esprit; les Apôtres des Derniers Temps,
les fidèles disciples de Jésus-Christ qui ont vécu dans le mépris du
monde et d’eux-mêmes, dans la pauvreté et dans l’humilité, dans le
silence, dans l’oraison et la mortification, dans la chasteté et dans
l’union avec Dieu, dans la souffrance et inconnus du monde. Il est temps
qu’ils sortent et viennent éclairer la terre... Car voici le temps des
temps, la fin des fins.=

Soixante ans se sont écoulés. On est devenu plus profanateur, plus
blasphémateur, plus désobéissant, plus «chien»[3]. Mais ne semble-t-il
pas que cet insuccès incompréhensible, ce fiasco monstrueux, et tout de
même adorable, de l’impératrice du Paradis, n’a l’air de rien quand on
pense à la Dérision irrémissible qui a remplacé l’Obéissance.

  [3] _Chien_. Je rappelle que telle est l’expression dont il a plu à la
    Mère de Dieu de se servir.

On travailla le dimanche de plus en plus et, surtout, on fit travailler
les pauvres. Le Blasphème devint une toge virile, même pour les femmes,
un signe de force et d’indépendance, comme le tabac ou l’alcool. On
ambitionna d’être _chien_, fils de chien et même neveu de pourceau, à
toutes les époques de l’année, indistinctement, et cette ambition fut
comblée. Les paroles de Marie qu’Elle voulait qu’on fît passer à tout
Son peuple, aussi bien au Thibet ou à la Terre de Feu que dans l’Isère,
n’allèrent pas sensiblement plus loin que le pied de la Montagne. Pour
ce qui est des Apôtres des Derniers Temps, on les remplaça par
d’ecclésiastiques marchands de soupe que les pèlerins purent apprécier.

Ces prétendus missionnaires furent la dérision inexpiable dont il vient
d’être parlé. La Désobéissance absolue est un état incompréhensible
aussi longtemps que l’idée de _dérision_ ne se présente pas à l’esprit.
La Chute initiale a dû être déterminée, non par la désobéissance
formelle, mais par une _obéissance dérisoire_ dont nous ne pouvons avoir
aucune idée et, parce que l’abîme invoque l’abîme, le châtiment fut--en
apparence, du moins--la Dérision infinie, la Subsannation biblique:
«Voici Adam, semblable à nous...»

Les soi-disant missionnaires de la Salette, innocents peut-être, à force
de balourdise et de bassesse de cœur,--mais de quelle affreuse
innocence!--furent, je le répète, un institut dérisoire opposé par
l’autorité diocésaine au Commandement formel qu’il s’agissait d’éluder.
La Sainte Vierge avait demandé des Apôtres. On lui donna des
aubergistes[4]. Elle avait voulu de vrais disciples de Jésus-Christ,
méprisant le monde et eux-mêmes. On installa des prêtres d’affaires, de
pieux comptables chargés de _faire valoir_. Pour ce qui était de la
recommandation de «sortir et d’éclairer la terre», on y pourvut par la
réclame et le rabattage des pèlerins...

  [4] Sur cette question de l’auberge et des aubergistes, voir le
    chapitre XXV du présent ouvrage.

Après le balayage de ces mercenaires en 1902, les chapelains mis en leur
place continuèrent simplement la table d’hôtel et la literie[5]. Ils
continuèrent aussi le quotidien et stéréotypé récit du Miracle, assorti
d’une exhortation _sulpicienne_ à la pratique de quelques vertus
raisonnables, sans omettre l’avis fréquent de se méfier de certaines
publications exagérées ou mensongères, telles que le témoignage écrit
des deux bergers qui furent les assistants, les auditeurs, les vrais
missionnaires choisis par la Sainte Vierge elle-même pour propager ses
avertissements et ses menaces et qui, jusqu’à leur dernier jour, n’ont
cessé, Mélanie surtout, de protester contre la prévarication sacerdotale
et le mercantilisme odieux qui se pratiquaient sur la Montagne.

  [5] Voir chapitre XXV.

Le crime de tous ces gens-là, crime énorme, réellement épouvantable,
c’est d’avoir bâillonné la Reine du Ciel, de lui avoir _plombé_ les
lèvres, comme quelqu’un l’écrivait naguère, avec une effrayante énergie.

Il est difficile, je ne dis pas d’imaginer, mais de concevoir une
supplication aussi lamentable:

--=Depuis le temps que je souffre pour vous autres=; depuis dix-neuf
siècles que je promène, parmi les montagnes, les Sept Douleurs dont je
suis Bergère, les sept brebis de l’Esprit-Saint qui doivent, un jour,
brouter le monde; _si je veux que mon Fils ne vous abandonne pas, je
suis chargée de le prier sans cesse._ Que puis-je faire pour vous que je
n’aie pas fait? Je suis l’Égypte et la Mer Rouge; je suis le Désert et
la Manne; je suis la Vigne très-belle, mais je suis, en même temps, la
Soif divine et la Lance qui perce le Cœur du Sauveur. Je suis la
Flagellation infiniment douloureuse, je suis la Couronne d’Épines et les
Clous et surtout la Croix très-dure où s’engendre la joie des hommes.
Les deux Bras de mon fils y furent attachés, mais il n’en faut qu’un
pour vous écraser et celui-là je ne peux plus le retenir, tant il est
pesant!... Ah! mes enfants, si vous vous convertissiez!...

Des hommes alors se sont levés qui avaient la mitre en tête et qui
tenaient en leurs mains le bâton des pasteurs du troupeau du Christ. Et
ces hommes ont dit à Notre Dame:

--En voilà assez, n’est-ce pas? _Taceat Mulier in Ecclesia!_ Nous sommes
les Évêques, les Docteurs, et nous n’avons besoin de personne, pas même
des Personnes qui sont en Dieu. Nous sommes, d’ailleurs, les amis de
César et nous ne voulons pas de tumulte parmi le peuple. Vos menaces ne
nous troublent pas le moins du monde et vos petits bergers n’obtiendront
de nous, même dans leur vieillesse, que le mépris, la calomnie, la
dérision, la persécution, la misère, l’exil et finalement l’oubli!...

L’espérance du présent ouvrage est de réparer en quelque manière, et
s’il en est temps encore, le sacrilège perfidie de ces Caïphes et de ces
Judas qui détruisent, depuis soixante ans, le plus beau royaume du
monde.

Paris-Montmartre, février 1907.



I

HISTOIRE DE CE LIVRE ENTREPRIS EN 1879.


J’ai fait le pèlerinage de la Salette autrefois, il n’y a pas loin de
trente ans, lorsque le chemin de fer de Grenoble à la Mure n’existait
pas. Une diligence homicide attelée de douze chevaux, dans certaines
montées, cassait les reins des voyageurs, de l’aurore au crépuscule,
dans les plus longs jours. On râlait dix heures avant d’être abandonné
aux muletiers.

C’est fort bien ainsi, d’ailleurs. Cela dégoûtait plusieurs touristes et
le paysage était affectueux et consolant pour le pèlerin. En certains
endroits on descendait pour soulager les bêtes, et c’était une douceur
exquise d’aller lentement sous les grands arbres, au bruit des courantes
eaux qui fuyaient vers les abîmes. Je me souviens pour toujours de ces
quelques centaines de pas, en compagnie d’un missionnaire qui avait, je
crois, du génie et qui me disait, en mots extraordinaires, la majesté
des Textes Saints. Il mourut, trois semaines plus tard, ayant demandé
longtemps à la Mère de Dieu de finir à la Salette où on l’enterra. Il
avait assez de la hideur de ce monde et de la pharisaïque piété
contemporaine qui lui semblait une apostasie.

Je ne nommerai pas ce prêtre. Sa famille est trop peu digne de lui, mais
je sais ce qu’il me donna, _dum loqueretur in via et aperiret mihi
Scripturas_. Cher défunt! je revis sa tombe, l’année suivante, une
humble croix sur un humble tumulus de gazon; puis, l’an dernier,
vingt-six ans plus tard, mais abandonnée, sa dépouille ayant été
transférée dans un caveau récemment construit à deux pas de là, où peut
être lu son nom bien connu des Anges et de quelques amis de Dieu.

Ce missionnaire, plus orateur qu’écrivain, parcourait le monde,
annonçant la Gloire de la Mère de Jésus-Christ, et c’est toujours à la
Salette qu’il revenait puiser, aux pieds de Celle qui pleure, les
inspirations de son zèle apostolique.

Le Discours, infiniment extraordinaire, qu’entendirent les enfants sur
cette Montagne, était devenu le centre de ses pensées, et l’intelligence
qu’il en avait était comme un de ces dons inexprimables que le Vénérable
Grignion de Montfort attribuait prophétiquement aux Apôtres des Derniers
Temps.

On se ferait un renom d’exégète rien qu’avec les miettes du festin de
chaque jour offert à ses auditeurs par ce très-humble, quand il parlait
de la Reine des Patriarches et des Martyrs. L’espèce de défaveur
mystérieuse qui pèse sur la Salette dans la pensée d’un grand nombre de
chrétiens faisait déborder son cœur. Le présent livre, entrepris et
commencé sous ses yeux, à la Salette même, a été interrompu un quart de
siècle, Dieu sait comment et pourquoi. Cette œuvre de justice était son
désir suprême, son espérance.

Il mourut dès les premières pages, comme si la Consolatrice qu’il
servait n’avait pas voulu que cette âme, vraiment sacerdotale et
crucifiée, perdît, en une manière, l’auréole douloureuse qu’elle met au
front de ces victimes de l’Amour dont il est parlé dans la Troisième
Béatitude et qui ne doivent pas être consolées sur terre.

Cette œuvre, que je reprends aujourd’hui, me paraît encore plus
difficile et redoutable qu’autrefois. La mort de celui qui me
l’inspirait m’accabla d’un deuil que je croyais irréparable, et la vie
la plus malheureuse qui puisse être imaginée m’en détourna ensuite
indéfiniment.

Le moment n’était pas venu. Qu’aurais-je pu faire alors, sinon une
paraphrase exégétique et littéraire du Discours, tout au plus? Trop de
choses m’étaient inconnues. J’ignorais même le Secret de Mélanie, publié
seulement en novembre 1879, et si impénétrablement obnubilé par
l’épouvante sacerdotale qu’aujourd’hui encore presque tous les
catholiques l’ignorent ou le préjugent.

Puis ne fallait-il pas que se déroulassent les turpitudes et
congénitales ignominies de la République française, qui sont maintenant
à un tel point qu’on se demande ce que fait la mort? Tous les démons ne
s’étaient-ils pas levés déjà comme un seul démon pour réclamer
l’épanouissement complet de la puante fleur démocratique, si
laborieusement acclimatée par eux dans le Royaume qui fut le lieu de
naissance de l’Autorité chrétienne? Enfin et surtout la Justice du _Bras
pesant_ ne devait-elle pas attendre que l’Ambassadrice en pleurs,
_soixante_ fois outragée, dît à son Fils:--Je ne connais plus ce peuple,
il est devenu trop épouvantable?

Après si long temps, mon nom étant devenu quasi célèbre, quelques
amoureux ont cru que je pourrais bien être désigné pour écrire sur la
Salette le livre dont certaines âmes ont besoin, un livre pieux qui ne
serait pas hostile à la magnificence divine, un livre qui dirait, à
l’expiration de soixante années, quelques plausibles mots sur cet
Évènement inouï, absolument incompris et même _ignoré_ des prétendus
missionnaires ou prêtres séculiers qui se sont succédé sur la Montagne.

«Faites-le passer à tout mon peuple», a dit, par deux fois, la
Toute-Ineffable. Voilà ce qui désolait mon initiateur.--Qui donc y
pense? me disait-il, et que pourrait-on faire passer à tout le peuple,
c’est-à-dire tous les hommes? Les gens d’ici savent-ils seulement ce qui
s’est accompli en ce lieu, et le plus fort est-il capable de comprendre
un mot, rien qu’un mot de ce Discours qui paraît être le _Verbum
novissimum_ de l’Esprit-Saint?

Hélas! l’explication, irrémédiablement perdue, qu’aurait pu donner cet
homme, sera, désormais, ce qu’elle pourra: une angoissante vision des
temps actuels à propos des promesses et des menaces également dédaignées
de la Mère du Fils de Dieu--vision de terreur énormément aggravée par la
certitude acquise et tout à fait incontestable de certains évènements
préliminaires. Qu’importe, après tout, si mon œuvre, ainsi mutilée,
contient encore assez de cette parole engloutie pour attirer à la
Salette quelques-unes de ces magnifiques âmes capables d’en pressentir
la beauté, même à travers les obscurités ou les défaillances d’une
insuffisante prédication?

J’aurais voulu pouvoir leur dire, comme Bossuet parlant devant la
perruque du roi de France: «Écoutez, croyez, profitez, je vous romps le
pain de vie»; mais une manière de parler si haute n’éloignerait-elle
pas, au contraire, de la façon la plus sûre, un grand nombre de cœurs
déjà subjugués, à leur insu, par le Prince fastueux à la Tête écrasée
qui ne cesse de promettre à ses esclaves l’empire souverain dont il est
lui-même dépossédé?... Quel triomphe d’arriver seulement à faire
entrevoir la Splendeur aux contemporains des automobiles!

Le prêtre de Jérusalem, le missionnaire dont je viens de parler, se
nommait Louis-Marie-René, et c’est déjà beaucoup plus que je n’aurais
voulu dire. Que tel soit donc le patronage de ce livre qui sera surtout
un livre de douleur. La Salette est, par excellence, le Lieu des larmes
très-douloureuses.

On se rappelle que lorsque l’Apparue cessa de parler aux enfants, il y
eut un drame extraordinaire. La resplendissante Dame dont les Pieds, au
témoignage de ses puérils auditeurs, ne touchaient pas le sol,
effleurant seulement «la cime de l’herbe», s’éloigne d’eux avec lenteur
par une sorte de glissement et, après avoir franchi le ruisselet qui la
sépare de l’escarpement du plateau, Elle commence à décrire cet étonnant
Itinéraire _serpentin_, marqué aujourd’hui par ces Quatorze Croix de la
Voie peineuse qui, dans la translucide méditation des sanglants
Mystères, semblent se superposer...

Ce chemin de croix unique avait été décrété comme toutes choses,
antérieurement à la création des espaces. Il entrait dans l’intégrité du
Plan divin que les agenouillements des derniers habitants chrétiens de
la terre fussent déterminés, avec cette précision, dans ce lieu sauvage,
par le sillon des Pieds de lumière. Il n’est pas indifférent de se
prosterner là ou ailleurs. Les âmes religieuses, qui viennent pleurer à
la Salette, font une chose qui retentit harmonieusement dans toute la
série des Décrets divins touchant la Rédemption de l’humanité. Leurs
larmes tombent sur ce sol privilégié, comme une semence de beaucoup
d’autres larmes qui finiront, si Dieu veut, par y couler, un jour, comme
des ondes. «L’abîme des Larmes de Marie invoque l’abîme de nos larmes
par la Voix de ses cataractes.» Elle nous provoque à cette effusion
comme son Fils, du haut de la Croix, la provoquait amoureusement
Elle-même à l’effusion totale de son incomparable Cœur brisé.



II

LE TORRENT SUBLIME.


Je reviens à mon voyage. Donc plus de diligence cruelle roulant tout un
jour. La moitié seulement de l’ancienne fatigue et l’autre moitié
semblable à un rêve. Oh! ce chemin de fer au bord du gouffre, durant une
heure! Quelle ivresse d’aller ainsi au-devant de Napoléon marchant de
Sisteron sur Grenoble, par Corps et la Mure! Corps surtout,
l’archiprêtré de La Salette!

Le hasard n’existant pas, on peut imaginer avec stupeur «l’aigle» de ce
conquérant «volant vers Paris de clocher en clocher», mais descendant de
celui de Corps, trente et un an avant Notre Dame: «Mes enfants, n’ayez
pas peur, je suis ici pour vous annoncer une grande nouvelle!» puis:
«Vous le ferez passer à tout mon peuple.» Comment faire pour n’y pas
penser?

Le grand homme et ses compagnons fidèles parurent être toute la France
pendant vingt jours, tout le possible de la France, tout l’éventuel
humain et divin de cette angélique patrie, de cette fille aînée du Fils
de Dieu et de son Église, de cette habitante de la Plaie de son Cœur,
qui ne pourrait tomber plus bas qu’en devenant la Madeleine des nations!

Le pauvre César évadé, mendiant incorrigible de la Domination
universelle, enveloppait sans le savoir, à la manière des Prototypes, le
futur indévoilé des campagnes ou des villages qui ne pouvaient avoir
d’existence historique sinon par la volonté d’un tel passant. Je l’ai
cherché çà et là, et j’avoue que son souvenir était plus pour moi que
les éternelles montagnes. Les a-t-il vues seulement? A-t-il vu le Drac,
le formidable torrent, gloire du Dauphiné? J’en doute. Un torrent n’a
que faire de regarder les autres torrents, et la montagne elle-même,
pour lui, n’est qu’un obstacle dont il mugit dans sa profondeur.

Pèlerin de la Salette et rien que cela, en attendant l’honneur de
m’agenouiller sur le Saint Tombeau, je l’ai regardé et vu de près, ce
furieux torrent, avec une admiration qui me suffoquait. Combien de
siècles a-t-il fallu à cette eau pour creuser un si vaste lit dans cette
solitude grandiose? Pendant d’innombrables ans, elle a dû ronger des
rocs et creuser des gouffres en écumant. Tandis que les générations
naissaient et mouraient, à mesure que se déroulait l’Histoire, sous les
Allobroges et les Romains, sous les Burgondes, les Francs ou les
Sarrasins, sous les seigneurs d’Albon et les premiers Valois, pendant
les atroces guerres de religion, pendant la Révolution, pendant
l’étonnant Empire et jusqu’à nos jours où la Désirée devait
apparaître--infatigablement cette eau toujours jeune émiettait les dures
assises, les criblant de l’artillerie de ses galets, sapant à leur base
les colossales colonnes, formant l’abîme continu qui partage en deux
cette haute province dauphinoise, apanage ancien des aînés de la France:
le Grésivaudan, le Royannès, les Baronnies, le Gapençois, l’Embrunois,
le Briançonnais, de la Durance à l’Isère, troupeau monstrueux de croupes
vertes ou de pitons chauves dont Dieu seul connaît tous les noms!

Le train pour la Mure venant de Grenoble roule, durant je ne sais
combien de kilomètres, le long de cette fente énorme procurée par le
Drac au-dessus duquel on a l’illusion d’être suspendu. Clameur d’en bas
qui ne s’interrompt jamais et qui peut devenir tout à coup immense au
temps des pluies ou de la fonte des neiges.

Un romancier morose et stérilisé voulut, il y a quelques années, se
venger de la basse peur que lui avait donné ce cri de l’abîme. Bêtement
et vilainement, il s’efforça de le déconsidérer par ses adjectifs et ses
méchantes métaphores, comparant cette eau sublime à «une rivière débile,
maléficiée, pourrie...». Ce pauvre homme, qui a dû plaire beaucoup aux
ennemis de la Salette, blâme naturellement les montagnes et se montre
fort éloigné d’approuver les circonstances ou les détails de
l’Apparition, qui aurait eu lieu en plaine, dans le voisinage d’une gare
et beaucoup plus simplement, si on avait consulté son goût. _In die
judicii, libera nos, Domine._

J’espère que ma pantelante admiration pour ce magnifique spectacle me
sera comptée. Pourquoi voudrait-on que Dieu ne fût pas un artiste comme
les autres, jaloux de son œuvre et désirant qu’on l’admire? Ne
parle-t-il pas, à chaque instant, de ses «saintes montagnes» qu’il a
«préparées dans sa force» et dont «les altitudes sont siennes»? _Ego sum
Dominus faciens omnia et nullus mecum._ Il ne s’agit pas des montagnes
des autres, mais des siennes et il exige qu’on l’adore pour les avoir
faites.

Existe-t-il un pèlerinage aussi merveilleusement acheminé par
l’admiration préalable du voyageur? Je ne le pense pas. Autrefois, ce
n’était pas ainsi. La route suivie par les diligences ne côtoyait pas
l’abîme. Il a fallu cette voie de fer unique, chef-d’œuvre des hommes,
pour que nous fût révélé ce chef-d’œuvre de Dieu, connu seulement alors
de quelques paysans. Je l’ai revu, au retour, éclairé, cette fois, par
la pleine lune, criblant de ses rayons d’argent le paysage immense et je
croyais être en Paradis.



III

EN PARADIS.


_En Paradis!_ Avant d’aller plus loin, ne conviendrait-il pas d’explorer
en quelque manière, autant qu’il se peut, cette «région de paix et de
lumière», ce «siège--cette capitale--du rafraîchissement et de la
consolation béatifique», ce paradis terrestre dans les cieux?

Ici l’indigence des mots humains est à faire pleurer. Tout ce qui n’est
pas corps, espace ou durée, est inexprimable à ce point que le Verbe de
Dieu lui-même, Notre Seigneur Jésus-Christ, n’a jamais parlé qu’en
paraboles et similitudes[6]. C’est la destinée de l’homme de ne pouvoir
arracher son cœur du célèbre Lieu de Volupté d’où il fut
ignominieusement expulsé au commencement des temps. Il a besoin que le
Paradis soit un _lieu_, un lieu très-haut ou très-bas et nous sommes
forcés, dans le premier cas, de dire que la Sainte Vierge en est
descendue pour pleurer à la Salette. Mélanie a raconté le paradis
enfantin qu’elle construisit, le 19 septembre, avec Maximin, un peu
avant l’Apparition: Une large pierre qu’ils couvrirent de fleurs. C’est
sur ce paradis que la Belle Dame vint s’asseoir. La Reine du Paradis
d’Hénoch et du Bon Larron, lequel est cet incompréhensible Sein
d’Abraham où fut ravi, pour y entendre les irrévélables Arcanes, le
Docteur immense des nations;--cette Reine est attirée par l’extrême
puérilité de ce paradis des petits bergers. «Elle a regardé dans le
monde entier, disait Mélanie, et n’a pas trouvé plus bas. Elle a bien
été forcée de me choisir.»

  [6] Témoignage de l’Évangéliste saint Matthieu: chap. XIII, v. 34.

Le Paradis est tellement et de tant de manières au seuil du Miracle de
la Salette, qu’il est aussi impossible de n’en pas parler que d’en dire
un valable mot. Ce paradis, sans doute, c’est la Belle Dame elle-même,
mais cela, c’est trop facile. Autant proclamer l’identité de Dieu avec
l’un ou l’autre de ses attributs. Le fond du Paradis ou de l’idée de
Paradis, c’est l’union à Dieu dès la vie présente, c’est-à-dire la
Détresse infinie du cœur de l’homme, et l’union à Dieu dans la Vie
future, c’est-à-dire la Béatitude. Le mode en est infiniment inconnu et
indevinable, mais on peut, jusqu’à un certain point, contenter l’esprit
par l’hypothèse fort plausible d’une _ascension éternelle_, ascension
sans fin dans la Foi, dans l’Espérance, dans l’Amour.

Contradiction ineffable! On croira de plus en plus, sachant qu’on ne
comprendra jamais; on espérera de plus en plus, assuré de ne jamais
atteindre; on aimera de plus en plus ce qui ne peut jamais être possédé.

Il est bien entendu que je m’exprime comme un impuissant. _Secundum
hominem dico._ L’union à Dieu est certainement réalisée par les Saints,
dès la vie présente, et parfaitement consommée, aussitôt après leur
naissance à l’autre Vie, mais cela ne leur suffit pas et cela ne suffit
pas à Dieu. L’union la plus intime n’est pas assez, il faut
l’_identification_ qui ne sera elle-même jamais assez, en sorte que la
Béatitude ne peut être conçue ou imaginée que comme une ascension
toujours plus vive, plus impétueuse, plus foudroyante, non pas vers
Dieu, mais en Dieu, en l’Essence même de l’Incirconscrit. Ouragan
théologal sans fin ni trêve que l’Église, parlant à des hommes, est
forcée de nommer _Requies æterna_!

La foule déchaînée des Saints est comparable à une immense armée de
tempêtes, se ruant à Dieu avec une véhémence capable de déraciner les
nébuleuses, et cela pendant toute l’éternité... Les rêveries
astronomiques peuvent-elles, ici, être utilisées? L’inconcevable
énormité des chiffres chargés de signifier les effrayantes hyperboles de
la Distance ou de la Vitesse aiderait tout au plus à entrevoir
l’impossibilité de comprendre «ce que Dieu a préparé à ceux qui
l’aiment». On pourrait même dire, puisqu’il s’agit de l’infini et de
l’Éternel, qu’il doit y avoir une accélération continuelle de chaque
torrent analogue à l’étourdissante multiplication de la _pesanteur_ des
corps tombants. Idée plausible et bien simple à présenter aux
théoriciens de l’immobilité béatifique. Une Mystique paralysée
qu’encourage une imagerie fort abjecte localise les Saints dans
l’attitude hiératique promulguée par les Instituts, sous l’auréole
immuable que ne déplacera jamais aucun souffle et parmi l’or ou l’argent
des ustensiles de piété que ne rongera la rouille ni les vers. Car telle
est l’idée que peuvent se former du Paradis et de la Félicité des
Saints, des catholiques engendrés, le siècle dernier, par les acéphales
échappés à la guillotine.

Mais combien vaines, lamentablement infirmes, sont les analogies
littéraires ou conjectures métaphysiques d’un pauvre écrivain penché sur
l’insondable et n’obtenant pas même l’énergie d’intuition qu’il faudrait
pour discerner, un instant, au risque de mourir d’effroi, le vertigineux
abîme de l’Inintelligence contemporaine!

_Requiem æternam dona eis, Domine_, c’est-à-dire: Donnez à ces âmes,
Seigneur, d’entrer dans la bataille infinie où chacune d’elles, comme
une cataracte retournée, vous assiégera éternellement.

Une chère âme pieuse demandait ceci:--Dans cette ascension universelle,
que deviendront les médiocres, les pauvres hommes qui, n’ayant rien fait
pour Dieu en ce monde, auront été, néanmoins, sauvés par l’effet d’une
rencontre ineffable de la Justice et de la Gloire? Que deviendront-ils,
ceux qui, ayant aimé les belles choses de la terre, la Poésie, l’Art, la
Guerre, la Volupté même, se trouveront tout à coup face à face avec
l’Absolu, n’ayant rien préparé pour leur passage, mais sauvés quand
même, les mains vides? Il leur faudra donc, sous peine d’inanition
éternelle, réaliser aussitôt et _absolument_ tout ce qui leur manque, et
la Sagesse y a pourvu. La Beauté, devenue un vautour, emportera sans
fin, pour les dévorer toujours, ceux qui l’auront vraiment aimée sous
une apparence quelconque.

Assurément il en sera ainsi et plus d’un poète s’étonnera d’avoir été, à
son insu, tellement l’ami de Dieu. Mais faudra-t-il, à cause des
commandements inobservés, qu’il soit confondu avec les médiocres? Cette
punition serait énorme et la pensée en est monstrueuse. La vérité,
infiniment probable, c’est que les uns et les autres prendront
d’eux-mêmes l’étage qui leur convient, avec un discernement admirable.

Et alors, ce sera un firmament de splendeurs différenciées,
inimaginables. Les Saints monteront vers Dieu comme la foudre, en la
supposant multipliée par elle-même, à chaque seconde, pendant les
siècles des siècles, leur charité grandissant toujours, en même temps
que leur éclat, Astres indicibles que suivront d’énormément loin ceux
qui n’auront connu que la Face de Jésus-Christ et qui auront ignoré son
Cœur. Pour ce qui est des autres, des pauvres chrétiens dits
_pratiquants_, observateurs de la Lettre facile, mais non pervers et
capables d’une certaine générosité, ils suivront à leur tour, n’étant
pas perdus, à des milliards de chevauchées d’éclairs, ayant
préalablement payé leurs places d’un inexprimable prix, joyeux tout de
même--infiniment plus que ne pourraient dire les plus rares lexiques du
bonheur--et joyeux précisément de la gloire incomparable de leurs aînés,
joyeux dans la profondeur et dans l’étendue, joyeux comme le Seigneur
quand il acheva de créer le monde!

Et tous, je l’ai dit, monteront ensemble comme une tempête sans
accalmie, la tempête bienheureuse de l’interminable fin des fins, une
assomption de cataractes d’amour, et tel sera le Jardin de Volupté,
l’indéfinissable Paradis nommé dans les Écritures.

J’ai rappelé le paradis de Mélanie et de Maximin. Voilà le mien, tel
quel. Puisse-t-il, comme le leur, faire descendre chez moi la Vierge
Marie!



IV

LOUIS-PHILIPPE, LE 19 SEPTEMBRE 1846.


«Il est environ deux heures et demie. Le Roi, la Reine, leurs Altesses
Royales, Mme la Princesse Adélaïde, Mgr le Duc et Mme la Duchesse de
Nemours, le Prince Philippe de Wurtemberg et le Comte d’Eu, accompagnés
de M. le ministre de l’Instruction publique, de MM. les généraux de
Chabannes, de Lagrange, de Ressigny, de M. le colonel Dumas et de
plusieurs officiers d’ordonnance, sortent pour faire une promenade dans
le parc. Après la promenade, Leurs Majestés et Leurs Altesses rentrent
au château vers cinq heures pour dîner, en attendant les _illuminations_
du soir.»

C’est ainsi qu’un correspondant plein de diligence, dans une dépêche
datée de la Ferté-Vidame, annonce au _Moniteur universel_ l’évènement le
plus considérable de la journée du 19 septembre 1846[7].

  [7] _Moniteur_ du 21 septembre 1846.

Je suis, par bonheur, en état de rappeler cet évènement à l’univers qui
paraît l’avoir oublié. A la distance de plus de soixante ans, il n’est
pas sans intérêt de contempler, par l’imagination ou la mémoire, cette
promenade du roi de Juillet accompagné de son engeance dans un honnête
parc, en vue de prendre de l’appétit pour le dîner et de se préparer,
par le naïf spectacle de la nature, aux magnificences municipales de
l’illumination du soir.

Ce divertissement historique, mis en regard de l’autre Promenade Royale
qui s’accomplissait au même instant sur la montagne de la Salette, est,
je crois, de nature à saisir fortement la pensée. Le contraste vraiment
biblique d’un tel rapprochement n’est pas pour augmenter le prestige
déjà médiocre de cette monarchie sans gloire, née dans le bourbier
libéral de 1830 et prédestinée à s’éteindre sans honneur dans le cloaque
économique de 1848. Il serait curieux de savoir ce qui se passait dans
l’âme du Roi Citoyen au moment même où la Souveraine des Cieux, tout en
pleurs, se manifestait à deux enfants sur un point inconnu de cette
belle France polluée et mourante sous l’abjecte domination de ce
thaumaturge d’avilissement.

Il fallait sous les platanes ou les marronniers, rêvant ou parlant des
grandes choses d’un règne de seize ans et des résultats magnifiques
d’une administration exempte de ce fanatisme d’honneur qui paralysait
autrefois l’essor généreux du libéralisme révolutionnaire. Tout venait à
souhait, au dehors comme à l’intérieur. Par un amendement resté célèbre
dans les fastes parlementaires, le comte de Morny prétendait que les
grands Corps de l’État étaient satisfaits. Dieu et le Pape étaient
convenablement outragés, l’infâme jésuitisme allait enfin rendre le
dernier soupir et le pays légal n’avait pas d’autres vœux à former que
de voir s’éterniser, dans une aussi bienfaisante dynastie, les félicités
inespérées de cet adorable gouvernement. On allait enfin épouser
l’Espagne, on allait devenir immense. A l’exemple de Charles-Quint et de
Napoléon, le patriarche de l’Orléanisme pouvait aspirer à la domination
universelle. La ventrée de la lice avait, d’ailleurs, suffisamment
grandi et Leurs Altesses caracolaient assez noblement autour de Sa
Majesté dans la brise automnale de cette sereine journée de septembre.
Le roi des Français pouvait dire comme le prophète de la terre de Hus:
«Je mourrai dans le lit que je me suis fait et je multiplierai mes jours
comme le palmier; je suis comme un arbre dont la racine s’étend le long
des eaux et la rosée descendra sur mes branches. Ma gloire se
renouvellera de jour en jour et mon arc se fortifiera dans ma main.»[8]

  [8] Job, XXIX, 18, 19 et 20.

A deux cents lieues, la Mère de Dieu pleure amèrement sur son peuple. Si
Leurs Majestés et Leurs Altesses pouvaient, un instant, consentir à
prendre l’attitude qui leur convient, c’est-à-dire à se vautrer sur le
sol et qu’ils approchassent de la terre leurs oreilles jusqu’à ce jour
inattentives, peut-être que cette créature humble et fidèle leur
transmettrait quelque étrange bruit lointain de menaces et sanglots qui
les ferait pâlir. Peut-être aussi que le dîner serait alors sans ivresse
et l’illumination sans espérance...

Pendant que l’Orléanisme se congratule dans la vesprée, les deux pâtres
choisis pour représenter toutes les majestés triomphantes ou déchues,
vivantes ou défuntes, se sont approchés de leur Reine. C’est à ce moment
que la Mère douloureuse élève la voix par-dessus le murmure indistinct
de l’hymne des Glaives[9] chanté autour d’Elle dans dix mille églises:

=Si mon peuple ne veut pas se soumettre, Je suis forcée de laisser aller
le Bras de mon Fils...=

  [9] Hymne _O quot undis lacrymarum_, fête de Notre-Dame des
    Sept-Douleurs.



V

DESSEIN DE L’AUTEUR. MIRACLE DE L’INDIFFÉRENCE UNIVERSELLE.


Le dessein de cet ouvrage, nettement indiqué dans l’introduction, n’est
pas de faire le récit du Miracle de la Salette. Il a été fait si souvent
que les chrétiens sont inexcusables de l’ignorer. Devenus grands, les
deux bergers eux-mêmes l’ont écrit et publié, et leurs deux narrations,
qui auraient dû être répandues partout, sont identiques en ce qui
regarde les circonstances de l’Évènement et le texte du Discours public.
Pour ce qui est des _Secrets_, Mélanie seule a divulgué le sien, mais en
réservant pour le Souverain Pontife la Règle, _donnée par Marie_, d’un
nouvel Ordre religieux, l’Ordre des «Apôtres des Derniers Temps»,
fondation clairement prophétisée, au XVIIe siècle, par le Vénérable
Grignion de Montfort.

N’écrivant pas pour la multitude, je m’adresse donc exclusivement à ceux
qui savent le Fait de la Salette, assuré que les autres ne s’y
intéresseraient pas. Je veux surtout montrer, aussi bien que je pourrai,
le miracle qui a suivi et qui est peut-être plus grand que Celui de
l’Apparition--le miracle, certainement plus incroyable, de
l’indifférence universelle ou de l’hostilité d’un grand nombre.

Ces voix enfantines qui, descendues des Alpes, devaient grandir comme
l’avalanche et remplir la Terre, tant qu’on a pu, on s’est employé à les
étouffer. «Faites-le passer à mon peuple», avait dit la Souveraine. Les
Juifs eux-mêmes s’étonneraient d’une désobéissance aussi complète. Les
premiers Pasteurs ne sont pas montés dans leurs chaires pour annoncer à
leurs diocésains la Grande Nouvelle, les Prêcheurs et Missionnaires de
tout Institut ne se sont pas mobilisés avec enthousiasme pour faire
connaître aux plus ignorants les menaces et les promesses de
l’omnipotente. Plusieurs ont fait le contraire avec une malice
infernale. Les Paroles tombées de cette Bouche quasi divine qui prononça
le FIAT de l’Incarnation, ces Paroles si terribles et si maternelles, on
ne les a pas enseignées dans les écoles et les enfants de l’âge des
bergers ne les ont pas apprises. On sait, à peu près partout vaguement,
que la Salette existe, que la Sainte Vierge s’y est manifestée d’une
manière quelconque et qu’Elle a dit quelque chose. Diverses personnes
savent même que la profanation du Dimanche et le Blasphème ont été
singulièrement condamnés par Elle. Mais le _texte_ de ce Discours, on ne
le trouve dans aucune mémoire, ni dans aucune main. Quant aux Secrets,
on ne veut pas même en entendre parler.

Eh bien! c’est à faire peur. Jésus-Christ souffre qu’on le méprise ou
qu’on l’outrage. On est exactement au vingtième siècle des soufflets et
des crachats qui tombent sans amnistie, depuis deux mille ans, sur sa
Face infiniment sainte, constituant ainsi ce qu’on nomme l’Ère
chrétienne. Mais il ne souffrira pas que sa Mère soit dédaignée, sa Mère
en larmes!... Celle dont l’Église chante qu’elle était «conçue avant les
montagnes et les abîmes et avant l’éruption des fontaines»[10]; cette
«Cité mystique pleine de peuple, assise dans la solitude et pleurant
sans que personne la console»[11]; cette gémissante «Colombe cachée au
creux de la pierre»[12]; la Reine des Cieux, pleurant comme une
abandonnée dans ce repli du rocher et ne pouvant presque plus se
soutenir, à force de douleur, après avoir été si forte sur l’autre
Montagne!...

  [10] Prov. VIII, 24, 25.

  [11] Thren. I, I, 2.

  [12] Cant. II, 14.

Seule, sur cette pierre mystérieusement préparée qui fait penser à
l’autre Pierre sur qui l’Église est bâtie; le Sein chargé des
instruments de torture de Son Enfant et pleurant comme on n’avait pas
pleuré depuis deux mille ans. =Depuis que Je souffre pour vous autres
qui n’en faites pas de cas=, dit-Elle.

Qu’on se représente cette Mère douloureuse restant assise sur cette
pierre, continuant de sangloter dans ce ravin et ne se levant _jamais_,
jusqu’à la fin du monde! On aura ainsi quelque idée de ce qui subsiste
éternellement sous l’Œil de Celui dont Elle est la Mère et pour qui
nulle chose n’est passée ni future. Qu’on essaie ensuite de mesurer la
puissance de cette perpétuelle clameur d’une telle Mère à un tel Fils
et, en même temps, l’indignation absolument inexprimable d’un tel Fils
contre les auteurs des larmes d’une telle mère! Tout ce qu’on peut dire
ou écrire sur ce sujet est exactement au-dessous du rien...



VI

INSUCCÈS DE DIEU. FAILLITE APPARENTE DE LA RÉDEMPTION. LE PLUS
DOULOUREUX SOUPIR DEPUIS LE _Consummatum_.


Voilà donc où nous en sommes! Les Larmes de Marie et ses Paroles ont été
si parfaitement cachées, soixante ans, que la Chrétienté les ignore.
L’effrayante Colère de son Fils n’est pas soupçonnée, même de ceux qui
mangent sa Chair et boivent son Sang, et le monde va son train.
Cependant des prophéties nombreuses et singulièrement unanimes affirment
que notre époque est désignée pour l’assouvissement de Dieu, qui sera le
Déluge des Catastrophes. Cela entrevu ou deviné seulement est à faire
tourner les têtes et même les globes.

L’énormité du cas nécessiterait une puissance de vision archangélique.
Dix-neuf siècles accomplis de christianisme, autant dire une centaine de
générations arrosées du Sang du Christ! Et pour quel résultat? Le
vingtième siècle peut se le demander avec stupeur. L’optimisme féroce
qui présume l’Évangile annoncé d’ores en avant à toutes les nations,
n’est soutenable que dans la _bonne presse_ ou dans les plus basses
classes primaires, antérieures aux rudiments de la géographie la plus
humble. La vérité trop certaine, c’est que, sur les quatorze ou quinze
cent millions d’êtres humains qui peuplent notre globe, un tiers au plus
connaît le Nom de Jésus-Christ et les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de
ce tiers le connaissent en vain. Quant à la qualité du résidu, c’est une
honte infiniment mystérieuse, un prodige de douleur assimilable
seulement à l’incompréhensible Septénaire des Douleurs de la Compassion
de Marie.

La réalité _apparente_, c’est l’insuccès de Dieu sur la terre, la
faillite de la Rédemption. Les résultats visibles sont tellement
épouvantables d’insignifiance et le deviennent tellement plus, chaque
jour, qu’on se demande avec folie si le Sauveur n’a pas abdiqué. «Quæ
utilitas in sanguine meo, dum descendo in corruptionem?» La voilà bien,
l’Agonie du Jardin, telle que l’ont vue des extatiques! Ah! c’était bien
la peine de tant saigner et de tant gémir, de recevoir tant de
soufflets, tant de crachats, tant de coups de fouet, d’être si
affreusement crucifié! C’était bien la peine d’être Fils de Dieu et de
mourir fils de l’homme pour aboutir, après dix-neuf siècles piétinés par
tous les démons, au catholicisme actuel!

Je sais qu’il y a eu des Saints, un, peut-être, par chaque dizaine de
millions d’habitants du globe, autrefois surtout, et il paraît bien que
cela suffit à Dieu, provisoirement du moins, mais comment cela
pourrait-il nous suffire et nous contenter, nous autres qui ne voyons
pas les causes? On nous dit--avec quelle rigueur!--que tout ce qui n’est
pas dans l’Église est perdu. Or il naît, chaque jour, beaucoup plus de
cent mille hommes qui n’entendront _jamais_ parler de l’Église ni d’un
Dieu quelconque, même dans le monde prétendu chrétien, et qu’on putréfie
dès le berceau... J’ai vécu de longs et douloureux mois chez Luther,
dans un des trois royaumes scandinaves, et j’y ai vu l’impossibilité de
connaître la Vérité plus insurmontable cent fois que chez les païens.
Dieu sait pourtant si son Nom terrible y est prononcé!

Que dire, après cela, des idolâtres sans nombre parmi lesquels il serait
injuste de ne pas compter les catholiques traditionnels retranchés dans
la certitude inexpugnable qu’ils sont tamisés, triés grain à grain,
comme un froment d’eucharistie et que la pénitence n’est pas pour eux?
Ceux-là surtout sont effrayants. Les purs sauvages de l’Afrique ou de la
Polynésie, les fruits humains de la hideuse culture asiatique, les
polymorphes monstrueux de l’intellectualité la plus avilie, de la raison
la plus déchue; tous ces infortunés ont leurs dieux de bois ou de pierre
dont quelques-uns sont si démoniaques et si noirs qu’on ne peut plus
rire ni pleurer quand on les a vus. Cependant, que Jésus leur soit
montré sur sa Croix et la plupart, instantanément, deviendront des
gouffres humbles.

L’idole des catholiques honorables dont je viens de parler, c’est
précisément la même Croix, mais posée par eux sur les épaules, sur le
cœur du Pauvre. Ils la renieraient s’il fallait qu’ils la portassent
eux-mêmes. A cette place, ils l’adorent et «la Sueur de jésus coule
jusqu’à terre en gouttes de sang»...

--_Non fecit taliter omni nationi._ Vous l’avez dit vous-même, Seigneur.
Nous sommes la nation privilégiée, le troupeau choisi. C’est pour nous
que vous êtes mort et nous n’avons qu’à nous laisser vivre. Il a fallu
des martyrs et des pénitents, jadis, pour nous installer dans ce confort
spirituel et matériel qui est probablement le miroir des Anges.
Qu’avons-nous de mieux à faire que d’être généreux et doux envers
nous-mêmes et de jouir de vos dons, en méprisant comme il convient les
prophéties ou les menaces désapprouvées par nos pasteurs?

Évidemment Notre-Dame de la Salette ne dit rien et n’a rien à dire à de
tels chrétiens.

Faudra-t-il donc que la mère de Dieu se promène en vain sur les
montagnes? Le Discours de la Salette est le plus douloureux soupir
entendu depuis le _Consummatum_. Qui oserait dire que la Vierge est
«bienheureuse» de voir couler en vain le Sang de son Fils, depuis tant
de siècles, et où est le Séraphin qui délimiterait ce tourment?



VII

REFUS UNIVERSEL DE LA PÉNITENCE. «... REGARDE, MÉLANIE, CE QU’ILS ONT
FAIT DE NOTRE DÉSERT!... _Ridebo et Subsannabo._»


«Le lieu que tu foules est une terre sainte», fut-il dit à Moïse sur
l’Horeb, «montagne de Dieu». J’ai retrouvé cette Parole sur les murs de
l’hôtellerie de la Salette. Assurément elle y est à sa place, mais il
faudrait tout le Texte: «_Solve calceamentum de pedibus tuis._
Déchausse-toi.»

Il ne viendrait plus personne. C’est la Pénitence réelle. Il ne s’agit
pas seulement des pieds, et de quels pieds! Il est indispensable de se
déchausser l’esprit et le cœur. Et voilà tout le monde en fuite! Les
prétendus missionnaires et, après eux, les chapelains actuels, y ont
pourvu. _Ne quid nimis!_ Pas d’excès. Loin de demander trop, on
s’ingénia à ne rien demander du tout et le résultat dépassa les
espérances.

«Des menaces dans la bouche de Marie, si bonne et si douce! me disait,
l’autre jour, une jeune mère; des menaces contre de faibles enfants
innocents et purs! et des menaces de mort, de mort affreuse!... Non!
non! Marie est mère, elle n’a pas pu les prononcer. Elle ne sait
qu’aimer, la vengeance ne lui appartient pas, et je voudrais brûler la
page où l’on a osé lui prêter un langage comme celui-ci: =Les enfants
au-dessous de sept ans prendront un tremblement et mourront entre les
mains de ceux qui les tiendront.= Moi, croire à cette Apparition!
répétait-elle, en serrant son enfant contre son cœur, non, non, pauvre
petit! Jamais cette dévotion ne sera la mienne; car c’est l’épouvante et
non l’amour qu’elle inspire.»[13]

  [13] _Écho de la Sainte Montagne_, par Mlle des Brulais, Nantes, 1854.

Ce sucre fut ajouté au vinaigre et au fiel du Golgotha et l’Océan des
Larmes de Marie perdit son amertume.

Effet très-facile. Il suffisait de décomposer le Message, en séparant ce
qui est conditionnel de ce qui ne l’est pas, par exemple le Discours
public du Secret confié à Mélanie pour être publié douze ans plus tard.
Or, la séparation, c’est la mort. Aussi longtemps que le Secret n’avait
pas été publié, on pouvait le supposer conciliable avec toutes les
sentimentalités. On consentait qu’il existât. Quand il fut connu, on
décida de le supprimer et, comme il était l’âme du Message de la
Salette, ce Message fut aussi complètement tué que puisse être tué ce
qui est de Dieu. Quel moyen d’accepter au XIXe ou au XXe siècle--fût-ce
de Marie!--une sorte d’Apocalypse précisée, une amplification ou
dévoilement du vingt-quatrième chapitre d’Isaïe: _Ecce Dominus
dissipabit terram._ Ces choses ne sont pas permises, même à Dieu qui a
fermé son Évangile, n’est-ce pas? et qui _ne doit pas_ ajouter un iota
aux Révélations dont son Église a le dépôt. Cela dépasserait trop les
âmes, et les deux témoins de la Reine des Martyrs, les deux bergers,
l’ont appris à leurs dépens.

«Ce lieu où tu te tiens est une terre sainte.» Parole obsédante! Quels
durent être les sentiments de Mélanie, lorsqu’elle revint à la Salette,
après combien de pérégrinations douloureuses! à l’âge de 71 ans, le 19
septembre 1902, cinquante-sixième anniversaire de l’Apparition? Il lui
restait peu de temps à souffrir et certaines choses, que n’entendraient
pas les hommes, durent être dites à cette fille extraordinaire. De tous
les points de sa Montagne, plus précieuse que le diamant, dut sortir une
voix pour elle seule, une Voix infiniment douce et gémissante:

--Regarde, Mélanie, ce qu’ils ont fait de notre désert! Autrefois, tu
t’en souviens, on n’entendait que la plainte des troupeaux et le sanglot
des eaux. Moi, la Mère de Dieu, enfantée avant les collines et les
fontaines, je t’attendais là depuis toujours. J’attendais aussi ton
petit compagnon Maximin, devenu, il y a vingt-sept ans, mon compagnon
dans le Paradis. Car vous étiez pour moi, chers enfants, toute la
famille humaine. Je vous avais choisis, et non pas d’autres, pour être
les notaires de mon Testament. Seule, parmi ces monts, dans le voisinage
du bon torrent, j’écoutais tomber goutte à goutte, sur les nations, le
Sang de mon Fils. Je t’ai fait voir l’immensité de cette peine qui
étonnera les Saints pendant toute l’Éternité. Avoir donné un tel Enfant
pour si peu! Si tu savais!... Depuis tant de siècles, j’ai vu d’ici
crouler un grand nombre d’empires dont plusieurs se disaient chrétiens
et qui pourrissaient dans les luxures ou les carnages. C’est à peine si
un homme sur des multitudes avait quelquefois un mouvement de compassion
pour son Sauveur. De l’Orient à l’Occident, c’est une muraille rouge qui
cache, plus de mille ans, la moitié du ciel. Les persécutions, les
guerres, les esclavages, tous les fléaux de la Concupiscence et de
l’Orgueil. Et ce fut le temps des Saints!

Aujourd’hui, c’est le temps des démons tièdes et blafards, le temps des
chrétiens sans foi, des chrétiens affables qui ont une synagogue dans
l’esprit et une «boucherie» dans le cœur. Il y en a même de disposés à
verser leur sang, mais résolus très-fermement à ne pas accepter la
misère et l’ignominie. Ceux-là sont les _héroïques_ et il y en a peu. Je
te le dis, les plus cruels bourreaux de mon Fils ont toujours été ses
amis, ses frères, ses membres précieux et jamais Dieu ne fut mieux
outragé que par les chrétiens. Tu l’as beaucoup dit, Mélanie, voilà 56
ans que =je ne peux plus retenir le Bras de mon fils=. Je l’ai retenu,
cependant, parce que je suis la Femme forte, mais _je cesserai bientôt_.
On doit s’en apercevoir déjà. J’ai besoin d’être deux fois forte, parce
qu’Il compte sur moi. Son Cœur trop doux compte sur le mien. Il sait que
je serai implacable: «_Maledictio matris eradicat fundamenta--In
interitu vestro, ridebo et subsannabo._ J’éclaterai de rire et je me
moquerai de vous, quand vous serez dans les affres de la mort.» Ces
Paroles s’accompliront exactement. Dérision pour dérision. J’ai donné,
en 1846, le dernier avertissement. C’est l’espérance et la volonté du
Fils de Dieu d’être _vengé_ par sa Mère.



VIII

LE SACRÉ-CŒUR COURONNÉ D’ÉPINES. MARIE EST LE RÈGNE DU PÈRE.


«Son Cœur trop doux.» C’est lui-même qui a dit cela: _Mitis Corde._
L’excès divin, comme toujours. On dirait qu’il ne peut se décider à
punir. Marie ne serait pas là que son Bras resterait tout de même
suspendu, son Bras écrasant. Une visionnaire fameuse a dit que saint
joseph avait le cœur trop tendre pour supporter la Passion et que c’est
à cause de cela qu’il n’en fut pas le témoin. Le pressentiment seul du
Vendredi-Saint suffisait pour le faire mourir de compassion. Quelque
chose de tel doit exister ineffablement en Dieu. Il fallait la force de
Marie à l’holocauste et il la faudra au châtiment, puisque la Victime,
si valide pour l’Amour, semble infirme pour la Justice.

Il est difficile de dire combien les sentimentalités dévotes abaissent
Marie et la découronnent. Les pieuses chrétiennes veulent d’une Reine
couronnée de roses, mais non pas d’épines. Sous ce diadème elle leur
ferait peur et horreur. Cela ne conviendrait plus au genre de beauté que
leurs misérables imaginations lui supposent. Cependant la Liturgie
sublime qu’elles ignorent veut expressément que le Sauveur ait été
couronné par sa Mère[14] et où donc aurait-elle pu prendre ce diadème,
sinon sur sa propre tête? Ne fallait-il pas à Jésus-Christ la plus
somptueuse de toutes les couronnes et quelle autre que celle de la
Reine-Mère eût été digne du Roi son Fils?

  [14] _Missa Spineæ Coronæ D. N. J. C. Introitus._

Mais j’ai parlé du Cœur, de ce Cœur «doux et humble» qui est sur les
autels et que tous les catholiques adorent. C’est la dévotion des
Derniers Temps--que ces derniers temps soient des années ou des
millénaires. Jésus veut triompher par son Cœur, _par son Cœur couronné
d’épines_. Car voici un mystère. On dirait que la Face du Maître qui
enivrait les Saints a disparu, à mesure que se montrait son Cœur. Alors
le signe de sa Royauté, le signe essentiel qu’il tient de sa Mère, il a
bien fallu qu’il descendît sur son Cœur et comme c’était une couronne
fermée, surmontée de la Croix, ainsi qu’il convient aux Empereurs, la
Croix est descendue en même temps, plantée pour toujours dans ce Cœur
dévorant et dévoré qui «possédera toute la terre parce qu’il est
infiniment doux».

Telle est l’image qu’on a été forcé d’offrir à la piété des fidèles,
image d’aspect enfantin, la seule tolérable parce qu’elle ne veut être
que symbolique. Les horribles statues représentant un Jésus glorieux et
plastique, «en robe de brocart pourpré, entr’ouvrant, avec une céleste
modestie, son sein et dévoilant, du bout des doigts, à une visitandine
enfarinée d’extase, un énorme cœur d’or crénelé de flammes[15]»; ces
honteuses et profanantes effigies doivent, en une manière, ajourner la
Communion des Saints, la Rémission des péchés, la Résurrection de la
chair, la Vie éternelle...

  [15] Léon Bloy. _Le Désespéré_, chap. XLVI.

On aura beau chercher, la représentation du Cœur très-sacré n’est
possible qu’en armoiries ou en sceau. Il fut révélé à Marguerite-Marie
que Jésus voulait son Cœur sur les étendards de France et _en abîme_ au
milieu des fleurs de lys. Louis prétendu le Grand méprisa ce désir divin
qui ne put être accompli que deux siècles plus tard, dans l’obscurité la
plus profonde, lorsque le trône étant devenu vacant et tous les théâtres
de la gloire française étant fermés, un prince pauvre se présenta...[16]

  [16] Léon Bloy: _Le Fils de Louis XVI_.

Pour les intelligences véritablement théologiques, la dévotion _moderne_
au Cœur de Jésus est la plus forte preuve que Marie doit tout accomplir
et que son temps est venu. Lorsque les chrétiens disent la si
mystérieuse et si incompréhensive Oraison Dominicale, combien peu savent
ou devinent que l’_Adveniat Regnum tuum_ proclame cette Mère avec une
précision absolue et l’appelle si fort que ces trois mots ont fini par
la faire descendre tout en larmes. _C’est Elle qui est le Règne du
Père!..._

Ah! comme Elle nous prie de l’écouter! _Attendite et videte si est dolor
sicut dolor meus._ Elle sait si bien que tout est perdu si on ne
l’écoute pas! On l’a attendue dix-neuf siècles. On l’a appelée dans tous
les pays et dans toutes les langues, matin et soir, avec des milliards
de bouches. Des Apôtres, des Martyrs, des Confesseurs, des Vierges, des
Prostituées, des Assassins, des Vieillards près de mourir et de tout
petits Enfants qui savaient ou ne savaient pas ce qu’ils disaient, l’ont
suppliée de venir et Elle est venue enfin, comme une malheureuse,
réclamant le Septième Jour qui lui appartient et qu’on ne veut pas lui
donner.

Elle ne nomme pas expressément le Cœur de Jésus, mais elle nomme celui
de Napoléon III, ce qui est étrange et terrible. Comment veut-on que
Marie prononce le mot _cœur_ sans que se produise le Déluge,
l’immersion, l’engloutissement d’Elle-même et de tous les mondes en ce
gouffre de sang et de feu qui est le Cœur du Christ: «La fontaine sortie
de la Maison du Seigneur pour irriguer le torrent des _épines_», ainsi
que prophétisait Joël, 600 ans avant la Passion[17].

  [17] Joël III, 18. _Joël planus in principiis, in fine obscurior_, a
    dit saint Jérôme parlant à des hommes qui ne pouvaient pas connaître
    le Sacré-Cœur.

Mais que de paroles, mon Dieu! N’est-elle pas Elle-même le Cœur du
Christ percé de la Lance et déchiré par les Épines, où s’implante la
Croix folle? Que croirait-on si cela n’était pas à croire? Un point est
indiscutable. Nous périssons pour ne pas l’avoir écoutée.



IX

IL VOUS EST CONNU, O MA DAME DE TRANSFIXION, QUE JE NE SAIS COMMENT M’Y
PRENDRE...


«Je bénirai les maisons où l’image de mon Cœur sera exposée et honorée.»
Telle est la promesse. Que ce livre où j’abrite ma pensée soit donc
béni! ce livre plein du désir d’honorer Marie douloureuse:

--Il Vous est connu, ô Ma Dame de Transfixion, que je ne sais comment
m’y prendre et que j’ai besoin d’être aidé pour parler de Vous
convenablement. Vous savez, ô Cœur percé d’Impératrice de tous les
mondes, que je voudrais ajouter à Votre Gloire en élargissant la pensée
de quelques-uns de mes frères. Mais l’entreprise passe mon pouvoir et il
me semble que je n’ai rien à dire.

Voici bientôt trente ans que j’en avais audacieusement conçu la pensée.
Celui de Vos amis que Vous m’envoyâtes alors n’a plus de voix pour
m’instruire. Il attend la Résurrection dans Votre petit cimetière de la
Montagne. Mais Vous m’avez poursuivi sans relâche, me forçant à parler
de la Salette, quand même, dans d’autres livres qui n’étaient pas pour
Vous seule et, finalement, Vous avez conduit par la main, jusque dans ma
pauvre caverne, un de Vos fils les plus doux, un savant très-humble qui
m’a dit de Votre part que, n’ayant plus, selon l’ordre de la nature, un
grand nombre d’années à passer sur terre, il fallait que je
m’exécutasse, bon gré, mal gré.

Alors, ma Souveraine, il est expédient que Vous fassiez tout, car mon
impuissance est grande, ayant, d’ailleurs, l’esprit offusqué de
plusieurs choses qui ne sont pas saintes. Dans le silence universel, ou
peu s’en faut, considérez que Vous me faites un devoir de vociférer
contre l’injustice énorme, et qui n’eut jamais d’exemple, de tout le
peuple chrétien contempteur de Vos Larmes et dépositaire sans fidélité
de Vos avertissements les plus précieux. Vous me donnez la consigne de
marquer, comme des chiens qu’il faut abattre[18], les dévorants pasteurs
d’Ézéchiel occupés, en assez grand nombre, à se paître eux-mêmes et
dissimulateurs attentifs de Votre Révélation formidable.

  [18] _Videte canes, videte malos operarios..._ Philip. III, 2.

Combien d’autres choses encore! Si je me tais, qui réhabilitera Vos
témoins, Vos bergers de dilection, Vos mandataires choisis parmi des
milliards et honteusement rejetés et calomniés par ces mêmes pasteurs
qui les étouffèrent tant qu’ils purent? Si je me décourage, où est le
chrétien qui osera dire qu’il est bien vrai que Vous êtes venue, il y a
soixante ans, pour nous informer, en pleurant, de l’imminence du déluge
et que nul n’a voulu Vous croire? Vous étiez, pourtant, l’Arche
salutaire qu’on n’avait pas même eu la peine de construire, comme
autrefois, et dans laquelle il est certain que plus de _huit_ âmes
auraient pu être sauvées...[19]

  [19] I Petr. III, 20.

Regardez, maintenant, le pauvre instrument que je suis. Victime comme
Vous de la _conspiration du silence_, j’ai depuis vingt ans les lèvres
tellement cadenassées que c’est à peine si je peux manger. Ceux-là seuls
m’entendent qui sont tout près de moi et, pour ainsi dire, cœur à cœur.

Quand même Vous me donneriez la langue d’un Jérémie, il n’y aurait rien
de fait aussi longtemps que Vous n’auriez pas donné des oreilles à la
multitude. Je suis une chassie dans l’œil des contemporains. Les plus
vils ennemis de Dieu croient avoir le droit de me mépriser et les amis
déclarés du même Dieu sont les amis de mes ennemis. Vous savez pourquoi,
Vous qui enfantâtes l’Absolu afin que les hommes le missent en croix.
Mais je deviendrais un ambassadeur accrédité, si, tout de suite, j’avais
le pouvoir de changer les eaux en sang, ce que je Vous demande
très-humblement.

J’obéirai donc, certain que ce qu’il faut dire me sera mis en la bouche,
espérant de Vous, ô Marie, je ne sais quelle force miraculeuse et
comblé, pour le demeurant de mes jours, de cet accablant honneur.



X

NAPOLÉON III DÉCLARE LA GUERRE A MÉLANIE.


=Qu’il= (Pie IX) =se méfie de Napoléon: son cœur est double et quand il
voudra être à la fois Pape et Empereur, bientôt Dieu se retirera de lui.
Il est cet aigle qui, voulant toujours s’élever, tombera sur l’épée dont
il voulait se servir pour obliger les peuples à se faire élever.=[20]

  [20] Les quatre derniers mots donnent l’idée d’une construction
    défectueuse et amphibologique. Raison de plus, semble-t-il, pour les
    respecter.

Tel est le huitième paragraphe du Secret de Mélanie, confié par la Mère
de Dieu à cette bergère, le 19 septembre 1846, avec mission de le
publier douze ans plus tard. En attendant, ce Secret, écrit de la main
de Mélanie par ordre de son évêque, pour être communiqué au Pape seul,
fut porté à Rome en 1851 par deux prêtres vénérables qui le confièrent,
cacheté et scellé, au Souverain Pontife, en même temps que celui de
Maximin aujourd’hui encore inconnu.

Il convient de faire observer tout d’abord qu’en 1846, le futur Napoléon
III, à qui nul ne songeait, était enfermé dans le fort de Ham et
condamné à une prison perpétuelle. Même en juillet 1851, le Coup d’État
et le Second Empire étaient encore parmi les choses qui appartiennent
exclusivement aux prophètes. Un fait aussi concluant vaut qu’on le
signale.

Pie IX parla-t-il? On est forcé de croire que, de manière ou d’autre,
quelque chose transpira puisque Louis-Napoléon, devenu empereur «par la
grâce de Dieu et la volonté nationale», s’empressa de déclarer la guerre
à Mélanie. Ce fut un de ses premiers actes, et, certainement, l’un des
moins connus.

Le vénéré Mgr de Bruillard, évêque de Grenoble, qui avait proclamé le
Miracle, un peu avant le Coup d’État, demanda à Napoléon, en novembre
1852, de lui donner un coadjuteur, alléguant son grand âge et ses
infirmités. Le président décennal, qui avait besoin d’un domestique,
refusa le coadjuteur, exigeant la démission pure et simple, afin de
pouvoir placer sur le siège de Grenoble un prélat à sa discrétion et ne
croyant pas à la Salette, qui enterrât le miracle. Ainsi devint
successeur de saint Hugues, l’abbé Ginoulhiac, de Montpellier, vicaire
général à l’archevêché d’Aix, ancien professeur de théologie gallicane.

«Bien des croyants, dit Amédée Nicolas[21], s’alarmèrent en apprenant
quel était le nouvel évêque. Mais la Sainte Vierge avait choisi un
prélat qui, doué de beaucoup d’adresse, de perspicacité et de prudence,
connaissant le discours public, ignorant les Secrets qui étaient la
terreur de Napoléon, pouvait le mieux conserver la dévotion et le
sanctuaire, en rassurant le chef de l’État, en lui affirmant, autant
qu’il le pouvait, et en toute bonne foi, qu’il ne s’agissait, dans les
parties cachées, ni de lui ni de son trône. La Providence ne prodigue
pas les miracles. Le plus souvent, elle se sert, pour arriver à ses
fins, des hommes les plus médiocres, de leur caractère, de leur manière
d’être, de leurs qualités, même de leurs défauts. Nous croyons, nous,
que sans l’élévation, sur le siège de Grenoble, de Mgr Ginoulhiac qui
était, d’autre part, gallican et plaisait aussi à l’Empire par ce côté,
et sans une intervention divine, la Salette aurait été persécutée et
pourchassée par l’Empereur. Ce choix a bien eu des inconvénients; il en
est résulté, pour les deux témoins, beaucoup de peines et de souffrances
imméritées, cela est vrai; mais il a sauvé le principal, c’est-à-dire la
dévotion, le pèlerinage, le sanctuaire et la montagne.»

  [21] _Défense et explication du Secret de Mélanie de la Salette_.
    Nîmes, 1881.

Le nouvel évêque, cependant, ne tarda pas à se trouver dans un embarras
extrême. Les Secrets, celui de Mélanie surtout, qu’on disait si
menaçants et qu’il ne connaissait pas encore, étaient comme une arête en
son gosier, quand il lui fallait parler à son empereur des cormorans.
«Mais, heureusement, dit-il, dans son Instruction pastorale du 4
novembre 1854, nous vivons sous un gouvernement qui est assez sûr de
lui-même pour ne pas trembler devant de prétendues confidences
prophétiques faites à un enfant...»[22] Napoléon III, peu rassuré,
voulait fermer le sanctuaire et il fallut l’intervention de Jules Favre,
alors très-redouté, qui manifestait l’intention de porter la chose
devant le Corps législatif par une interpellation, pour que le
gouvernement renonçât à persécuter la Salette. Quant à Ginoulhiac,
rassasié de tant d’émotions, inquiet de sentir trembler dans sa main la
crosse précieuse, il décida d’en finir en faisant disparaître les
témoins de Marie, les «deux enfants ignorants et grossiers», les
«chétifs instruments» qui donnaient à Sa Grandeur tant de tablature. Le
plus sûr eût été de les tuer, mais il y avait trop de monde, trop d’yeux
ouverts. Il fallait un _expédient_ non moins épiscopal que celui de
Caïphe. La redoutable Mélanie fut exilée en Angleterre, à la fin de
septembre 1854, abus d’autorité, acte inique au premier chef, qu’on ne
manqua pas de présenter comme une faveur insigne sollicitée par la
victime elle-même, attendrissant effet d’une bonté pastorale pouvant
aller jusqu’à la faiblesse.

  [22] «Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude», avait déjà dit
    Molière.

L’année suivante, cet évêque effrayant ne craignit pas d’affirmer, sur
la Montagne même, que «la mission des enfants était _finie_ par la
remise de leurs Secrets au Pape, que _rien_ ne les rattachait plus au
Miracle; que leurs actes et leurs paroles, depuis le 18 juillet 1851,
étaient complètement _indifférents_; qu’ils pouvaient s’éloigner, se
disperser par le monde, _devenir INFIDÈLES_ à une grande grâce reçue,
sans que le fait de l’Apparition en fût ébranlé». A quelque prix que ce
fût, il s’agissait de démonétiser les deux Témoins.



XI

VIE ERRANTE DE LA BERGÈRE. LE CARDINAL PERRAUD, SUCCESSEUR DE
TALLEYRAND, LA DÉPOUILLE.


«Pourquoi es-tu triste, mon âme, et pourquoi me troubles-tu?» Il a
pourtant bien fallu qu’il l’articulât, cette interrogation liturgique,
le triste évêque, avant de monter à l’autel, le lendemain matin et tous
les autres matins qui suivirent, jusqu’à la fin de sa vie! Et quand vint
l’heure de la mort, l’heure terrible ou suave de la _recommandation de
l’âme_, il ne lui fut pas possible de _penser_ seulement avec les
assistants de son agonie, les rituelles paroles qui ouvrent la porte
bienheureuse: _Viam mandatorum tuorum cucurri._ Il ne le put pas, parce
qu’ayant dit à la sainte fille: «Vous êtes une folle!» il était selon la
justice qu’il mourût privé de raison.

Un jour, sera publiée, pour l’étonnement et l’épouvante d’un grand
nombre, la monographie des châtiments infligés aux persécuteurs ou
blasphémateurs ecclésiastiques de la Salette. La liste en est déjà
longue.

Mélanie ne devait plus connaître le repos. Après un séjour de six ans au
Carmel de Darlington, retour en France et arrivée à Marseille, le 28
septembre 1860[23]. Entrée, à Marseille, dans une communauté religieuse
pour y enseigner l’alphabet à de toutes petites filles.--Envoi, dans les
îles ioniennes, à Céphalonie et à Corfou, en 1861 et 1862.--Retour à
Marseille en 1862 où elle reste dans une propriété rurale jusqu’en 1867
sous la direction de Mgr Petagna, évêque de Castellamare, chassé de son
diocèse par l’invasion piémontaise, qui passait les années de son exil à
Marseille.--Départ pour l’Italie, en juillet 1867, pour Castellamare,
non loin de Naples, où elle séjourna 18 ans, toujours sous la direction
de Mgr Petagna rentré dans son diocèse en cette même année, jusqu’à la
mort de ce digne et pieux évêque et au delà.--Vers 1885, rentrée en
France, avec la permission spéciale de Léon XIII, pour y soigner sa mère
malade, à Cannes et au Cannet, jusqu’à la mort de cette dernière, puis
séjour à Marseille de 1890 à 1892.--Retour en Italie où elle se fixe,
cette fois, à Galatina, entre Lecce et Otrante, pour y passer quelques
années non loin de son ancien directeur, Mgr Zola, de 1892 à 1897.--En
1895, voyage en France, à l’occasion d’un procès retentissant et
scandaleux, gagné, naturellement, contre elle par Mgr Perraud,
Cardinal-Evêque d’Autun, successeur de feu Talleyrand, et même
académicien, qui fit à la bergère l’honneur de la dépouiller, au profit
de sa mense épiscopale, d’un legs important à elle fait pour les Apôtres
des Derniers Temps. Dans le legs était comprise une chapelle publique
que le Cardinal frappa d’interdit[24]. A ce sujet, recrudescence des
calomnies, déluge d’immondices. Libertinage, hérésie, escroquerie,
folie, possession! Telles furent les aménités de la _bonne presse_.--Du
14 septembre 1897 au 2 octobre 1898, à Messine, dans l’institut des
_Filles_ dites _du divin Zèle du Cœur de Jésus_, pour y diriger les
jeunes aspirantes pendant l’année du noviciat.--De là à
Moncalieri.--Puis rentrée nouvelle et dernière en France où elle passe
cinq ans, de 1899 à 1904, à Saint-Pourçain, Diou, Cusset (Allier) et
Argœuvres (Somme). Deux fois elle se rend à la Salette: le 18 septembre
1902, pour y passer le 56e anniversaire de l’Apparition, et une dernière
fois, le 28 juillet 1903. Elle avait reçu le sacrement de
l’Extrême-Onction à Diou, durant une grave maladie qui n’eut pas de
suite, le 26 janvier 1903.--Enfin, au milieu de l’année 1904, elle
quitte définitivement son pays natal pour aller se fixer dans la
province de Bari, en Italie, où elle vit incognito jusqu’à sa mort à la
mi-décembre, connue seulement de son nouvel évêque, Mgr Cecchini, et
d’une pieuse dame, la signora Gianuzzi. Sa dernière communion, le 14
décembre, dans la cathédrale d’Altamura, est son suprême Viatique.

  [23] Là, elle fut _relevée_ des vœux _non solennels_ qu’elle avait
    faits, en février 1856, au Carmel d’Angleterre. De l’aveu de Pie IX,
    en effet, la mission que la Sainte Vierge lui avait confiée à la
    Salette lui défendait de rester cloîtrée. Bientôt même vint de Rome,
    consultée à son sujet, cette autre réponse: «_Cachez-la autant que
    vous le pourrez._» C’était par crainte du _carbonaro_ couronné,
    l’homme au «cœur double», dénoncé comme tel par la Sainte Vierge
    elle-même à sa confidente, avec ordre précis de dire à Pie IX:
    «Qu’il se méfie de Napoléon!»--ce que fit celle-ci dans la rédaction
    de son secret pour le Saint-Père, secret qui fut remis à Sa
    Sainteté, le 18 juillet 1851, comme on l’a déjà vu. L’Empereur ne
    pouvait supporter Mélanie, se sentant visé défavorablement par son
    _Message_. Aussi fut-il donné suite à ce prudent avis.

  [24] Les documents relatifs à cette honteuse affaire ont été publiés,
    en 1898, chez l’éditeur Chamuel, à Paris. _Mélanie, Bergère de la
    Salette, et le cardinal Perraud_.

Cette errance continuelle, cette incessante migration nécessitée par une
hostilité sans pardon,--favorable, d’ailleurs, à l’accomplissement de sa
mission,--fut tournée contre elle, taxée de vagabondage, dans le pire
sens du mot, interprétée de la façon la plus basse et la plus haineuse.
Peu de saintes furent autant calomniées.

«Je mourrai en Italie», disait-elle à Dieu, moins de deux ans avant sa
mort, «--dans un pays que je ne connais pas,--où je ne connais
personne,--pays presque sauvage,--mais où on aime bien le bon Dieu,--je
serai seule,--un beau matin, on verra mes volets fermés,--on ouvrira de
force la porte,--et on me trouvera morte.» Cette prophétie s’est
réalisée à la lettre dans tous ses détails[25].

  [25] Mélanie habitait à Altamura une petite maison «hors les murs».
    Elle y était _seule_ depuis peu de temps; et, seul de son diocèse,
    Mgr Cecchini savait qu’elle était la sainte dont on lui avait confié
    la garde. Tous les matins elle se rendait à la cathédrale, assistait
    au Saint-Sacrifice, communiait et allait ensuite à l’évêché prendre
    un peu de café sans pain, puis se retirait dans sa solitude. C’était
    toute sa nourriture pour la journée. Vers midi, Monseigneur, qui
    n’avait pas eu encore l’occasion de _surprendre_ ce don de vivre
    presque sans nourriture, lui faisait porter, par un familier de
    l’évêché, son repas qu’elle donnait aux pauvres. Le 15 décembre, ne
    la voyant pas à la cathédrale, il prit de l’inquiétude et envoya
    chez elle. Les volets étant fermés et aucune réponse n’ayant été
    faite, il se décida à faire prévenir les autorités civiles. La porte
    fut ouverte et on trouva la pieuse fille morte, par terre. Elle
    était entièrement vêtue, ses vêtements modestement disposés; ses
    bras en croix formaient comme un appui pour son front. On n’eut qu’à
    la mettre religieusement dans le cercueil...

    Six mois après la mort de Mélanie, Mgr Cecchini fit ouvrir son
    tombeau et trouva son saint corps intact.

L’extraordinaire beauté de cette vie fut cachée, plus de soixante ans,
avec un art vraiment diabolique, et la très-précieuse mort ne fut pas
connue. A cette époque, d’ailleurs, qui pensait à la Bergère? A peine la
nommait-on sur la Montagne, en déplorant qu’elle eût mal tourné.
Immolation irréprochable. Maximin, mort en 1875, avait été déshonoré,
lui aussi, fort studieusement et d’une manière qui ne laissait rien à
désirer. Bon débarras de l’un et de l’autre.

La légende, solidement implantée, dès lors, de l’indignité regrettable
des témoins, tournait, en somme, à la Gloire de Dieu dont c’est la
pratique ordinaire--n’est-ce pas?--de tirer le bien du mal et de se
servir des instruments les plus méprisables. L’éloquence des
séminaristes pouvait se donner carrière. L’invérifiable mensonge était
adopté par tous les chrétiens, prêtres ou laïques, irréparablement
déçus. Le Secret était devenu une rêverie dangereuse ou ridicule et,
pour une fois, le vieux Serpent triomphait du Pied Virginal!...

Cependant, _Deus non irridetur_, on ne se moque pas de Dieu. Mélanie
était morte le matin de l’Octave de l’Immaculée Conception et, la
veille, cette année-là, en divers diocèses, on avait célébré la
_Manifestation_ de la Médaille miraculeuse, fête renvoyée du 27
novembre. Rappel liturgique du Dragon poursuivant en vain la Femme aux
ailes d’aigle qui fuyait devant lui dans le désert; et pour quelle
autre, que cette mourante abandonnée, l’Église aurait-elle chanté les
fatidiques paroles: «POSUIT IN EA VERRA SIGNORUM SUORUM ET PRODIGIORUM
SUORUM IN TERRA»[26].

  [26] _Manifestatio Immaculatæ V. M. a Sacro Numismate_. Graduale.
    Missale Romanum.

Trois ans se sont écoulés. La Messagère enterrée ne parcourt plus le
monde. Elle est immobile et incorrompue dans un tombeau que les peuples
visiteront un jour. Mais la prophétie qu’elle apporta continue son cours
comme un fleuve de plus en plus majestueux, de plus en plus redoutable.
On l’entend déjà gronder et les plus impavides commencent à en avoir
peur.



XII

LES PRÊTRES ET LE SECRET DE MÉLANIE.


S’il n’y avait eu que Napoléon III, la conspiration du silence ne lui
aurait pas survécu trente-six ans. Même l’étonnante infirmité humaine
qui transforme en une routine le ressentiment des griefs les plus
oubliés; tout ce qui pouvait, avant la catastrophe de 1870, s’opposer
encore à la Salette et à ses Témoins, se serait usé depuis, la seule
énergie de la sève catholique démolissant la muraille de plus en plus, à
chaque renouveau. Mais il y avait ceci qu’on n’avouait pas, le jugeant
intolérable, et dont on ne voulait à aucun prix:

=Les prêtres, ministres de mon Fils, les prêtres, par leur mauvaise vie,
par leurs irrévérences et leur impiété à célébrer les Saints Mystères,
par l’amour de l’argent, l’amour de l’honneur et des plaisirs, les
prêtres sont devenus des CLOAQUES D’IMPURETÉ. Oui, les prêtres demandent
vengeance et la vengeance est suspendue sur leurs têtes. Malheur aux
prêtres et aux personnes consacrées à Dieu, lesquelles, par leurs
infidélités et leur mauvaise vie, crucifient de nouveau mon Fils! Les
péchés des personnes consacrées à Dieu crient vers le Ciel et appellent
la vengeance, et voilà que la vengeance est à leurs portes, car il ne se
trouve personne pour implorer miséricorde et pardon pour le peuple; IL
N’Y A PLUS D’AMES GÉNÉREUSES, il n’y a plus personne digne d’offrir la
Victime sans tache à l’Éternel, en faveur du monde.=[27]

  [27] Secret de Mélanie, 2e alinéa. «Il y a ceci de remarquable,
    faisait observer, il y a 30 ans, Amédée Nicolas, qu’aucune
    communauté religieuse de femmes n’a réclamé. Seuls les prêtres
    séculiers ou réguliers ont poussé des cris.»

«_Nolite tangere Christos meos... Qui vos audit, me audit: et qui vos
spernit, me spernit._» Vous l’entendez, ô Mère du Verbe, c’est à Vous
que cela s’adresse. Vous avez osé toucher au clergé. On pourrait penser
que Vous en aviez le droit, étant sa Reine, _Regina cleri_, mais il n’en
est rien et voici Votre punition: Nous décidons que Vous aurez parlé en
vain.

«Ils ne veulent pas faire leur examen de conscience», disait Mélanie.
«_Tu es ille vir, tu fecisti hanc rem abscondite!_», dit l’Esprit-Saint.
C’est toi le coupable! dit la conscience. Quel que soit le crime
accompli, en n’importe quel lieu du monde, cette parole doit être
justement et rigoureusement appliquée à chacun de nous. Les saints l’ont
toujours entendu ainsi. Et parce que les prêtres sont plus près de Dieu
et, dès lors, plus responsables, il est naturel qu’ils soient atteints
les premiers.

--«Vous êtes la lumière du monde!» leur a dit le Maître. Il n’y aura
jamais d’affirmation plus certaine. Mais on sait que la plus candide
flamme terrestre, présentée au soleil, projette une ombre. De même, la
Lumière de Dieu, si elle venait à se lever derrière la lumière du monde,
cette dernière, à l’instant, donnerait une ombre noire, gluante,
fuligineuse, de la plus impénétrable opacité. Telle doit être la
sensation d’un humble prêtre qui fait son _examen de conscience_.
Comment, alors, pourrait-il se troubler ou s’étonner de l’énergie de
certains mots?

Il s’agit bien de cela! d’ailleurs. La Parole de Dieu est, par essence,
incontestable, indiscutable, irréfragable, définitive. On est forcé de
la recevoir intégralement ou de se déclarer apostat. Or la parole de
Marie, c’est la Parole de Dieu, aussi bien à la Salette que dans
l’Évangile. Si elle dit que nous sommes des «chiens», c’est la Sagesse
éternelle qui parle. S’il lui plaît d’ajouter que les prêtres sont des
«cloaques d’impureté», il n’y a pas mieux à faire que de croire qu’il en
est ainsi, avec de très-humbles actions de grâces pour le bienfait d’une
si précieuse révélation et sans songer, une minute, à _distinguer_
sophistiquement. Cette parole sait ce qu’elle dit, elle le sait
infiniment et, nous autres, nous ne savons pas même ce que nous pensons.

On a parlé d’«expressions hyperboliques», on a voulu sauver le Secret,
en expliquant que le mot _cloaque_ n’avait pas un sens absolu, comme si
Dieu ne parlait pas toujours ABSOLUMENT. Infidélité, mauvaise vie,
irrévérence, impiété, amour de l’argent, de l’honneur et des plaisirs.
Total: cloaque d’impureté. Que penser d’un prêtre qui dirait: «Cela
n’est pas pour moi?» Saint François de Sales, saint Philippe de Néri,
saint Vincent de Paul, le curé d’Ars, cinquante mille autres, sans
remonter aux Martyrs, eussent dit en pleurant: «Ah! que cela est vrai!
comme notre Souveraine me connaît et combien est inutile mon hypocrisie
de tous les instants!» Mais voilà! =Il n’y a plus d’âmes généreuses.= La
vérité stricte que ne contestera jamais un homme déterminé à donner sa
vie pour Dieu, c’est que tout prêtre qui ne tend pas à la Sainteté est
réellement, rigoureusement, absolument, un Judas et une ordure.

Tout à l’heure, j’ai cité deux Textes, le premier, du psaume 104:
«_Nolite tangere..._ Ne touchez pas à mes oints», pour faire voir le
beau parti qu’on en peut tirer. L’autre moitié du même verset paraît une
foudroyante réponse de Marie: «_... et in prophetis meis nolite
malignari_--et ne maltraitez pas mes prophètes». Ceux d’entre les
persécuteurs de Mélanie et de Maximin qui n’avaient pas «reçu leurs âmes
tout à fait en vain» durent trembler quelquefois, en lisant ces mots
dans leurs bréviaires. Pour ce qui est de l’Oracle évangélique: «Celui
qui vous écoute m’écoute, etc.», ne voit-on pas qu’il convient
supérieurement à Notre Dame de la Salette? «Faites tout ce qu’il vous
dira», avait dit, aux noces de Cana, la Mère de Jésus. «Celui qui
T’écoute M’écoute et _celui qui Te méprise Me méprise_», lui répond son
Fils, dix-neuf siècles plus tard, l’entendant pleurer sur une montagne.



XIII

IMMENSE DIGNITÉ DE MARIE.


L’incompréhension du Fait de la Salette est une suite naturelle de
l’incompréhension ou de l’ignorance des Privilèges--d’ailleurs
infiniment inexplicables--de Marie. Pour ne parler que de son Immaculée
Conception qui est un mystère effrayant, il est à remarquer qu’à
Lourdes, Elle ne dit pas: «Je suis conçue sans péché», mais: «_Je suis
l’immaculée Conception._» C’est comme si une montagne disait: «Je suis
la Celsitude». Marie est la seule ayant le droit de parler d’Elle-même
_absolument_, comme Jésus parle de Lui-même, quand il dit: «Je suis la
Lumière, la Vérité, la Vie.» Le «Vêtement de Soleil», mentionné dans
l’Apocalypse, est son vêtement d’Absolu. Elle est si près de Dieu et si
loin des autres créatures qu’on a besoin d’un effort de la Raison pour
ne pas confondre. J’ose même dire, au risque de me confondre moi-même,
que plus la Raison et la Foi grandissent, plus la Mère de Dieu grandit
et qu’on devient de moins en moins capable de la délimiter, de la
_distinguer_.

Ah! je sais combien ces mots sont misérables! Il ont du moins pour eux
d’être adéquats à la misère de la pensée. Un ange même, si on pouvait
entendre son latin sans être foudroyé d’amour dès la première syllabe;
comment expliquerait-il qu’on peut concevoir Marie sans concevoir la
Trinité même et la discerner encore un peu dans l’éblouissement de la
grande Ténèbre?

A la Salette, Elle parle _à la première personne_ comme Dieu seul peut
parler. On a beaucoup remarqué cela. Des gens très-forts se sont élancés
pour soutenir les murs de l’Église que ce langage allait, sans doute,
jeter par terre; pour expliquer--oh! faiblement--que tous les prophètes
canoniques se sont exprimés ainsi et qu’en cette rencontre, leur Reine
admirable n’est, comme eux, qu’un porte-voix, _rien de plus_. Nul ne
s’est avisé de demander comment la Mère de Dieu aurait pu s’exprimer
autrement. Dans le Discours public, c’est toujours le Nom de son Fils
accompagnant les reproches et les menaces. Il nous est ainsi montré
qu’Elle parle, avant tout et uniquement, en qualité de Mère de Dieu, de
Souveraine absolue, au point que ce Fils qui est le Créateur d’Elle-même
a l’air de ne rien pouvoir sans sa permission. Essayez de remplacer la
Première Personne par la Troisième, de lire, par exemple: «_Dieu_ vous a
donné six jours pour travailler, _il_ s’est réservé le septième et on ne
veut pas le _lui_ accorder.» Aussitôt, c’est la parénèse d’un
prédicateur quelconque et ce qui fait le caractère précis de ce célèbre
Discours qui a étonné tant d’âmes, l’Autorité suprême, disparaît.

Il est bien entendu que Marie n’est pas Dieu, quoique Mère de Dieu.
Cependant rien ne peut exprimer sa dignité. Théologiquement il est aussi
impossible de l’adorer que d’exagérer le culte d’honneur qui lui
appartient. La gloire de Marie et son excellence œcuménique défient
l’Hyperbole. Elle est ce feu de Salomon qui ne dit jamais: «En voilà
assez!» Elle est le Paradis terrestre et la Jérusalem céleste. Elle est
Celle à qui Dieu a tout donné. Si vous pensez à sa Beauté, ce sera une
dérision de dire qu’Elle est la Beauté même, puisqu’Elle dépasse
infiniment cette louange. Si vous voulez exalter sa Force et sa
Puissance, vous n’aurez pas mieux à faire que de reconnaître qu’Elle
est, en vérité, la dernière des créatures, puisqu’Elle a pu accomplir
cet inimaginable prodige de s’humilier beaucoup plus bas que tous les
abîmes avant lesquels Elle avait été conçue. Si vous désirez mourir,
tous les mourants de bonne volonté sont dans ses Bras. Si vous demandez
à naître, la Voie lactée jaillira de ses Mamelles pour vous nourrir.
Quelque poète que vous fussiez, capable, si j’ose dire, d’étonner le
Couple innocent sous les platanes du Paradis, vous auriez l’air de
vendre à faux poids les plus fétides substances, vous ressembleriez
à un négrier ou à un propriétaire de malheureux, si vous
entrepreniez,--fût-ce en pleurant et à deux genoux!--si vous rêviez
seulement de dire un mot de sa Pureté qui fait ressembler à la sueur des
damnés du plus bas enfer, les gouttelettes de rosée suspendues, un matin
d’été, aux tissus d’argent et d’opale des aimables araignées des bois.

=Vous aurez beau prier, beau faire, jamais vous ne pourrez récompenser
la peine que j’ai prise pour vous autres.=

L’Église militante subsisterait dix mille ans encore, et il y aurait des
centaines de conciles dont chacun ajouterait une gemme inestimable à la
parure de cette Reine, que cela ne ferait pas autant pour sa splendeur
que ce témoignage d’Elle-même à Elle-même, dans le désert, en présence
de deux pauvres petits enfants.



XIV

IDENTITÉ DU DISCOURS PUBLIC ET DU SECRET DE MÉLANIE. LA PLAINTE D’ÈVE.


La parole de Marie, toujours identique à la Parole de l’Esprit-Saint que
l’Église nomme son Époux et qui la pénètre indiciblement, est toujours,
_par nature_, en assimilations ou paraboles. Elle est, surtout,
_itérative_, Dieu disant toujours la même chose et ne parlant jamais que
de Lui-même, ainsi que je l’ai fait remarquer ailleurs[28]. Il fallait,
par conséquent, que le Secret fût identique au Discours public et c’est
en cela que se manifeste leur commune origine. Je ne me propose pas de
les interpréter. D’autres l’ont essayé, avec plus ou moins de bonheur.
Mais, précisément parce que la Parole divine est invariablement
assimilée ou figurative, les prophéties sont invérifiables de ce côté de
la vie, puisque, même leur accomplissement n’est qu’une autre figure de
l’avenir. En ce sens, comme dans tous les sens, un prophète parle
toujours. _Defunctus adhuc loquitur._

  [28] _Le Salut par les Juifs_.

Certaines menaces du Secret de la Salette, telles que la chute de
Napoléon III, s’étant accomplies très-visiblement, on peut être sûr que
cette catastrophe est elle-même préfigurative de quelque autre grande
punition que nul ne peut deviner. J’oserais même dire que cette menace
n’est pas étrangère à la chute colossale du premier Napoléon, car les
prophéties n’appartiennent pas à la durée, non plus qu’à l’espace, et
c’est une fête pour la pensée de les sentir palpiter au centre des temps
d’où elles rayonnent sur _toutes_ les époques et sur tous les mondes.

Donc identité nécessaire du Discours public et du Secret. Lorsque Marie
dit aux Bergers: =N’avez-vous pas vu du blé gâté, mes enfants?= aussitôt
se retrace en ma mémoire tout le 2e alinéa sur les prêtres et les
personnes consacrées à Dieu, les quinze lignes citées plus haut. Même
remarque pour les raisins qui pourrissent. Le Pain et le Vin sont une
telle signification du Sacrifice!

=Les pommes de terre vont continuer à se gâter et à Noël il n’y en aura
plus.= Quelqu’un m’a dit: «Les pommes de terre, _ce sont les morts_, et
Noël, c’est l’avènement de Dieu.» Or jamais, depuis les grands prophètes
hébreux, il n’avait été annoncé autant de massacres, de fléaux
horribles, de pestes et de famines; jamais, autant que dans le Secret,
l’imagination ne fut conviée au spectacle de la terre engloutissant
d’aussi prodigieuses multitudes!

Qu’il me soit permis de citer ici une lettre naïvement et singulièrement
lumineuse qui me fut écrite, l’an dernier, par une amoureuse de Dieu:

«J’ai rêvé que je voyais passer beaucoup de monde que je ne connaissais
pas. On entrait et on sortait. C’était un grand va-et-vient. Tout à coup
une femme attirait mon attention; elle avait quelque chose qui me
touchait infiniment. Tout le monde étant parti, elle me dit ces mots
extraordinaires: «_On me croit SANS PÉCHÉ_, je veux raconter mon passé.»
Alors elle se mettait à chanter ou à parler, car ses paroles étaient
comme un chant divin qui me pénétrait de douleur. _C’était la plainte
d’Ève._ Je me suis réveillée toute navrée, toute abîmée dans la douleur
et me demandant:--Où suis-je? C’est la Salette, c’est Notre Dame de la
Salette qui m’a parlé, _c’est Ève qui pleure!_ Ensuite le Discours de la
Salette recommençait en moi, comme de lui-même. Je recevais le sens des
mots, je déchiffrais avec facilité les paroles comme si j’en avais reçu
la clef... De tout cela, il me reste peu dans l’esprit, l’état lucide
s’est dissipé, et je n’ai plus que le souvenir d’une chose divine qui a
passé à côté de moi... Avec son bras droit, Ève a cloué le
Sauveur.--Avec son bras gauche elle le déclouera.--«Mon peuple», c’est
tout le genre humain depuis le commencement.--C’est Ève qui parle en
lançant son regard à travers les âges.--C’est _elle_ qu’accablent les
deux lourdes chaînes...»

Que pensez-vous de cet aspect nouveau du Miracle de la Salette, de cet
élargissement surnaturel de notre horizon? _Mutans Evæ nomen._ C’est
Marie qui nous parle et c’est Ève qui nous parle. C’est la même source
de vie, la même fontaine de pleurs. C’est pourquoi son vêtement, ou
l’apparence de son vêtement, est si extraordinairement symbolique.

Oh! ce vêtement! Quand je pense à la si totale incompréhension d’un
écrivain célèbre que nos catholiques ont cru précieux parce qu’il était
venu vers l’Église d’un lieu très-bas, et qui tenta presque aussitôt de
déshonorer la Salette, en ridiculisant ses images dont le symbolisme lui
échappait, après avoir bafoué de ses adjectifs la Montagne elle-même qui
l’avait assommé de sa grandeur! Ce pauvre homme, qui croyait aimer
Marie, est mort très-cruellement, peu d’années plus tard, en exécution,
j’en ai peur, de la menace attachée au flanc du Commandement redoutable:
_Honora Matrem ut sis longævus super terram._

Il faut presque renoncer au sens des mots, lorsqu’il est question de
tels objets. On ne peut plus savoir, par exemple, ce que c’est qu’un
vêtement. Le tailleur d’images qui a fait les groupes de la Salette ne
voulut être que l’écolier des deux enfants et, à cause de cela, son
œuvre a, je pense, toute la valeur qu’elle pouvait avoir. Mais comment
traduire, en marbre ou en bronze, _un vêtement de prophéties_, une robe
ou une tunique de l’Esprit-Saint? Car c’est bien cela que les bergers
ont pu voir avec les yeux qui leur furent prêtés pour un instant.

Ils ont dit: «la Dame en feu». Bossuet ou saint Augustin auraient-ils
mieux dit? On ne sculpte pas du feu, surtout du feu extra-terrestre. La
face de la dame et le «bouquet de myrrhe» de Salomon pendu à son cou, le
Crucifié vivant sur son sein, étaient comme enveloppés d’un feu
essentiel que l’intensité de tous les volcans ensemble n’égalerait pas.
Donc silence. L’or, le diamant, les pierres les plus précieuses, le
soleil même, parurent à ces deux enfants comme de la boue.



XV

PERSÉCUTION DE MGR FAVA. DÉSOBÉISSANCE, INFIDÉLITÉS CRIMINELLES DES
MISSIONNAIRES.


La non-existence, après soixante ans, de l’Ordre des Apôtres des
Derniers Temps est l’effet infiniment déplorable d’une désobéissance
inouïe, non seulement à la Sainte Vierge qui avait exigé son
institution, mais à Léon XIII qui ordonna formellement à Mgr Fava,
évêque de Grenoble: «_de prendre la Règle donnée par la Très-Sainte
Vierge à Mélanie pour la faire observer aux Religieux et Religieuses qui
sont sur la Montagne de la Salette_». Et Mélanie, reçue en audience
privée, le lendemain, eut la consolation d’entendre le Saint-Père lui
dire plusieurs fois: «Vous irez sur la Montagne avec la Règle que vous a
donnée la Très-Sainte Vierge. Vous la ferez observer aux Religieux et
aux Religieuses». Cela se passait le 3 décembre 1878.

«Que s’est-il passé pour que rien ne se soit fait?» écrivait-elle,
dix-sept ans plus tard.--«Quelqu’un que je connais, s’il était à son lit
de mort, à cette heure suprême où l’on dit adieu à tous les partis, à
tous les intérêts terrestres et où les yeux n’aperçoivent qu’un Juge
scrutateur des cœurs, pourrait nous le dire avant d’en avoir la vision
dans l’autre monde. Et il pourrait aussi nous dire pourquoi les ordres
du Saint-Père n’ont pas été suivis.»[29]

  [29] Ce _quelqu’un_, à proprement parler, n’eut pas de _lit de mort_.
    Un matin, il fut trouvé mort sur son plancher,--comme, plus tard,
    Mélanie--mais, au contraire de la sainte fille, dévêtu, les bras
    tordus, les poings crispés, le visage, les _yeux_, exprimant
    l’effroi d’une horrible vision.

La constante hostilité de Mgr Fava, autrement active que celle de Mgr
Ginoulhiac, bien qu’il ne fût talonné par aucun empereur, ressemble à un
cas de possession diabolique. Cet inconcevable pontife, toujours
accompagné de son instrument d’iniquité, le Père Berthier, des prétendus
Missionnaires de la Salette, relançait sa victime jusqu’à Rome--où il
étonna de son arrogance Léon XIII qui ne sut pas le briser,--et jusqu’au
fond de l’Italie où elle avait espéré trouver un refuge, ne reculant pas
même devant cette monstruosité d’essayer de la corrompre avec des
_billets de banque_.--«J’ai ici quelques billets de cent francs _pour
vos menus plaisirs_», osa-t-il lui dire. Jusqu’à son effrayante mort, il
ne cessa d’agir contre elle et d’entraver sa mission par tous les moyens
imaginables.

Elle avait écrit, le 3 janvier 1880: «... Ce n’est pas malin que Mgr
Fava ne veuille pas entrer dans mes vues qui sont toutes opposées aux
siennes. Mes vues étaient de faire de la Montagne de la Salette un
nouveau calvaire d’expiation, de réparation, d’immolation, de prière et
de pénitence pour le salut de ma chère France et du monde entier. Je
désirais que le lieu où Marie Immaculée a versé tant de larmes fût un
lieu saint, un modèle, et que l’on y observât _rigoureusement_ la sainte
Loi de Dieu, _la Loi du Dimanche_, et que ni les Pères ni les
Religieuses ne fissent aucun négoce, _laissant aux séculiers le soin de
vendre des objets de piété_.»[30]

  [30] _Notre Dame de la Salette et ses deux Élus_. 160 lettres de
    Mélanie. Paris, Weibel, 9, rue Clovis.

Autre plainte, le 8 septembre 1895: «... Que c’est donc triste de voir
ce saint lieu habité par des _incroyants_! Dès le commencement, je me
consolais en pensant que cette Montagne, où Marie avait versé des
larmes, serait, un jour, habitée par des âmes modèles de l’exacte
observance de la loi de Dieu, des âmes humbles, charitables, dévouées et
zélées; que ce saint lieu deviendrait et serait le foyer de la
_pénitence_, de l’expiation et de la continuelle prière pour les besoins
de l’Église et la conversion des pécheurs!... J’ai été trompée; je ne
leur en veux pas; ils n’ont rien compris de la miséricordieuse
Apparition; ils n’ont pas la vocation religieuse et apostolique; ils
sont des membres disloqués. Que Dieu les éclaire!»

La présence des Missionnaires prétendus, installés et prospérant, un
demi-siècle, sur sa Montagne, la crucifiait: «... Ce sont les anciens
missionnaires», écrivait-elle, le 19 décembre 1903, «qui ont détruit le
pèlerinage; ce sont eux, hélas! qui ont osé _découronner_ Notre Dame de
la Salette;[31] ce sont eux qui, complices de Mgr Fava, ont refusé,
contre l’ordre du Pape, d’accepter la Règle de la Mère de Dieu; ce sont
eux qui ont calomnié le si bon et si humble Maximin et qui lui ont
refusé un morceau de pain!...» En 1902, ils avaient demandé à Mélanie,
dans leur sacristie: «Que va-t-il arriver?»--«La Madone, répondit-elle,
va vous _balayer_.» Déjà Maximin, un peu avant sa mort, arrivée le 1er
mars 1875, avait dit en parlant d’eux: «Ils descendront de la Montagne
et n’y remonteront pas.» Décidément les deux Bergers étaient mieux
informés de l’avenir que ces soi-disant religieux, le P. Berthier, par
exemple, disant: «Après tout, nous sommes propriétaires des lieux de
l’Apparition. Nous les avons achetés par acte notarié en bonne et due
forme: _personne ne peut nous déloger._» Adorable balayage! «Ce qui se
serait fait dans la miséricorde--avait dit encore Mélanie--se fera sur
des ruines.»

  [31] Expulsés de la Sainte Montagne, les anciens Missionnaires
    emportèrent la caisse, les vases sacrés couverts de pierreries et
    jusqu’au DIADÈME DE LA SAINTE VIERGE!!! Il fallut recourir au Pape
    pour leur faire rendre ces richesses du Pèlerinage.

La douleur de cette profanation lui fut un martyre. Son admirable
correspondance en est remplie et on peut bien dire qu’elle en est morte
après en avoir constamment vécu. Elle ne pouvait pas se mettre à genoux,
parler à Dieu ni parler aux hommes, sans que cette épine perçât son
cœur. «Ceux qui étouffent la vérité... Le matériel offusque leur
intelligence... Je suis indignée contre l’esprit de mensonge des Pères
de la Salette... Ils ont horreur de ce Secret qui lève un coin du
voile... Malheureux religieux qui ne sont pas fidèles! gémissait-elle;
oh! combien il y en a qui arriveront au terrible Jugement de Dieu, avec
les mains et le cœur vides, mais les yeux pleins, pleins du désir des
biens de la terre et vides de bonnes œuvres! Prions, prions... Notre
pauvre France est bien malheureuse et bien malade; mais ce ne sont pas
les personnes qui ne croient à rien qui offensent le plus la Majesté
Divine; les personnes qui appartiennent au démon font les œuvres du
démon. Ce sont les âmes chrétiennes, les Chandeliers de l’Église, le Sel
de la terre, qui ne font plus leur office... _La divine Marie n’a pas
parlé pour ne rien dire_, ni pour que _ses sages avertissements soient
ensevelis_... Les excuses que certaines personnes donnent pour ne pas
croire au Secret, ne sont que des _accusations_ contre elles-mêmes. Pour
ne pas changer de vie, il est plus facile de dire que l’on ne croit pas
au Secret, ou bien qu’il est exagéré, que le mal n’est pas si grand; que
la Très-Sainte Vierge n’a pas pu se plaindre du sel de la terre, etc.,
etc. Ces raisonnements-là, on devrait me laisser faire à moi, ignorante
comme je suis! Mais ils me semblent honteux dans la bouche des personnes
tant soit peu doctes, sinon pieuses. Que nous dit l’Écriture Sainte,
l’Ancien et le Nouveau Testament? Comment parle-t-elle du prêtre?... Qui
a demandé le crucifiement de notre doux Sauveur?... Les hérésies, par
qui ont-elles commencé?... En 93, quelles furent les premières personnes
qui adhérèrent à la disparition de la monarchie? etc., etc. Quelles sont
les personnes qui allaient contre l’infaillibilité du Pape?... Et
aujourd’hui, qui sont ceux qui se récrient contre le Secret de la Vierge
Marie?... Le Sel de la terre!...»[32]

  [32] _Notre Dame de la Salette et ses deux Élus_.



XVI

DONS PROPHÉTIQUES DE MÉLANIE.


Après ce qui vient d’être lu, on peut aisément comprendre l’exaspération
de la multitude superbe des ecclésiastiques même honorables, surtout
honorables, mais contempteurs des exigences de la Sainteté ou de
l’Héroïsme.

Il ne serait pas hors de propos de rappeler ici l’admirable formule du
philosophe Blanc de Saint-Bonnet: «Le clergé saint fait le peuple
vertueux, le clergé vertueux fait le peuple honnête, le clergé honnête
fait le peuple impie.» En sommes-nous encore seulement au clergé
honnête? On a pu se le demander en 1789. Pourquoi pas aujourd’hui? Il me
semble qu’après tant de grâces et tant de crimes, le collier de
malédictions doit être infiniment plus somptueux. Pourquoi n’en
serions-nous pas au diabolisme tout pur? Il est bien certain, il est
d’observation facile et directe que le seul nom, _je ne dis pas_, de la
Salette, mais du Secret de Mélanie, ou simplement le nom de Mélanie tout
court suffit, en France, pour agiter les séminaires et les sacristies,
pour déséquilibrer un grand nombre de nos évêques. Il a plu à Marie de
se servir d’une petite bergère pour épouvanter de puissants pasteurs,
comme si elle eût été un molosse devant des loups fort timides. _Et
ribedit... Et subsannabit._

Alors quoi? C’est donc bien vrai que nous sommes des maudits? S’il ne
s’agissait que d’une imposture aisément ou malaisément démontrable, il
n’y aurait pas tant de vacarme. Mais il est prouvé infiniment et
indiscutablement, par des miracles de guérisons, par des miracles de
conversions, par des miracles de prophéties, que c’est la Mère de Dieu,
la Mère de la Vérité éternelle qui a parlé de Sa bouche et voilà ce qui
ne peut pas être supporté.[33]

  [33] L’Évangile est-il fermé, oui ou non? me demandait, il y a plus de
    25 ans, un assomptionniste fameux, ennemi des prophéties et des
    illuminations exceptionnelles.--Moins que vous, mon cher père, lui
    répondis-je. Ce n’était pas très-spirituel, mais on fait ce qu’on
    peut, dans le dernier carré.

Ces bergers si obstinés dans leurs témoignages et dont il n’y avait pas
moyen de «plomber» les lèvres, il ne suffisait pas de faire croire
qu’ils étaient des âmes perdues, mille fois indignes de la grâce inouïe
qu’ils reçurent, dont la mission, d’ailleurs, était bien finie depuis le
Discours public; il fallait surtout cacher, en même temps que leurs
vertus, leur don surhumain de _prophétie_, ce qui était fort difficile.

En mars 1854,--on est prié de remarquer la date--Mélanie annonçait déjà
les Prussiens, les désignant par leur nom, et l’incendie de Paris.
Résumant le règne de Napoléon III en trois mots: _Hypocrisie,
Ingratitude, Trahison_, l’empereur, pour elle, était «l’hypocrite, la
fourbe, l’ingrat, le misérable, le cynique, le traître, le persécuteur
de l’Église et du Pape, détrônant Dieu pour couronner le démon»! Non
contente de ce langage, elle se livrait à des actes étrangement
significatifs. On sait qu’elle quitta le couvent de la Providence à
Corenc, en 1854, pour être envoyée en Angleterre; or, après son départ,
on remarqua ces mots qu’elle avait gravés dans le bois de son pupitre à
l’aide d’un canif: «PRUSSIENS 1870». Encore à Corenc, la maîtresse de
classe lui donna, un jour, une carte de France à étudier. La pauvre
enfant se mit à pleurer et _biffa d’un trait l’Alsace et la Lorraine_.
Le 28 novembre 1870, après les désastres, elle écrivait à sa mère: «Il y
a 24 ans que je savais que cette guerre arriverait; il y a 22 ans que je
disais que Napoléon était un fourbe, qu’il ruinerait notre pauvre
France.»

Dans d’autres admirables lettres, elle explique ce qu’elle appelait sa
«Vue»[34]. Elle avait réellement la vision actuelle et universelle des
choses futures «et tout cela dans une seule parole qui s’échappe des
lèvres de Celle qui fait trembler l’enfer, la Vierge Marie». «... Je
trouve très-difficile de rendre une chose qui n’a pas de comparaison...
Quand la Sainte Vierge me parlait, je voyais s’exécuter ce qu’elle
disait; je voyais le monde entier, je voyais l’œil de l’Éternel; c’était
un tableau en action; je voyais le sang de ceux qui étaient mis à mort
et le sang des martyrs.» «... _La Sainte Vierge, EN UN SEUL MOT, peut
dire et faire comprendre de quoi écrire pendant cent ans_... Elle
prononçait toutes les paroles, soit du Secret, soit des Règles, et je
pouvais deviner ou pénétrer tout ce qu’elles impliquaient. Un grand
voile était levé, les évènements se découvraient à mes yeux et à mon
imagination, à mesure que parlait Marie et, devant moi, se déroulaient
de grands espaces; je voyais les changements de la terre, et Dieu,
immuable dans sa gloire, regardait la Vierge qui s’abaissait à parler à
deux points.» (Elle et Maximin)[35].

  [34] Depuis l’Apparition, dit l’abbé Félicien Bliard, la Bergère a
    toujours conservé une _vue claire et distincte_ de toutes les
    parties du Secret, bien qu’il soit d’une grande étendue et tort
    complexe; elle a gardé _le souvenir fidèle de toutes les paroles_ de
    la Très-Sainte Vierge et _l’intelligence de tout ce qu’elle a
    entendu_. En même temps que la Vierge parlait à la petite Bergère,
    celle-ci était élevée à une sublime vision dans laquelle elle
    _voyait_ clairement tout ce qui lui était dit. Et pendant un quart
    de siècle, rien ne lui a échappé, tout est resté fidèlement gravé
    dans son esprit. De là cette connaissance si assurée qu’elle semble
    avoir de l’avenir. Dans les longs entretiens que j’ai eus avec elle,
    j’ai été frappé de la lucidité, de la précision, de la fermeté
    inébranlable de ses idées. En la ramenant sur le même sujet, je la
    trouvais toujours semblable à elle-même, sans ombre d’hésitation. Du
    reste, elle est sobre de paroles et je l’ai trouvée admirable de
    simplicité, de candeur et de prudence. Lorsque, dans nos
    conférences, je touchais à des points qu’elle ne doit pas encore
    découvrir, j’avais lieu d’admirer son silence ou l’adresse avec
    laquelle elle savait éluder toute réponse.»

  [35] _Notre Dame de la Salette et ses deux Élus_. La correspondance de
    Mélanie (160 lettres) donne à ce livre un intérêt extraordinaire et
    surnaturel. On a comme la sensation d’avoir heureusement escaladé la
    Montagne des Prophètes qui est «au-dessus du globe de la terre»,
    d’après Anne-Catherine Emmerich.

En 1871, elle écrivit à Thiers, le priant, l’adjurant d’enlever la
statue de Voltaire dont la présence dans Paris était, à ses yeux, un
épouvantable danger pour la France entière. Elle ajoutait que, si le
gouvernement ne faisait pas observer les Commandements de Dieu, les
châtiments arrivés déjà ne seraient rien en comparaison de ceux à venir.
On pense l’accueil qui dut être fait à cette lettre par l’octogénaire
funambule.



XVII

DONS PROPHÉTIQUES DE MAXIMIN.


Quel homme a été plus vilipendé que Maximin? Ceux même qui lui devaient
tout et qui l’ont laissé périr de misère dans leur voisinage, les
prétendus Missionnaires, abusèrent horriblement de leur prestige
sacerdotal pour déshonorer ce pauvre qui les avait enfantés, qui les
avait vêtus et nourris, qui leur avait donné ses montagnes et son ciel
et le Paradis dans le cœur, s’ils avaient voulu![36] On sait que les
vrais chrétiens sont les plus désarmés des hommes, puisque la Charité et
l’Humilité les empêchent de se défendre. Mélanie «aventurière», Maximin
«ivrogne», épithètes indécollables! On a vu des pèlerins épouvantés de
l’avenir éternel de cet Alexis dans le réduit de la maison de sa Mère.

  [36] L’ancien maire de Corps, M. Barbe, a, dans ses mains, un billet
    de 200 fr. (je crois) que Maximin avait emprunté aux Missionnaires
    pour ne pas mourir de faim. Il l’a retiré après la mort de Maximin,
    l’a payé afin d’avoir cette preuve de leur dureté et de leur
    avarice. M. Barbe, à qui j’ai écrit vainement pour avoir une
    photographie de ce document, vit-il encore?

Or voici le témoignage de Mélanie: «Bon et loyal Maximin!... Je crois
qu’il a beaucoup souffert et toujours en silence; en vérité, je suis
couverte de confusion quand je vois combien je suis éloignée de sa vie
toute cachée en Dieu; et, si je parviens à arriver au ciel, je ne
toucherai pas même les chevilles de ses pieds. Souvent je le prie de
m’obtenir cette générosité d’âme qui me serait si nécessaire... je vous
remercie beaucoup de la précieuse photographie du bon Maximin, je l’ai
reconnu à ses yeux candides et innocents. Je pense toujours à lui et à
tout ce qu’il a souffert avec une extraordinaire patience, avec ce grand
esprit de foi qui lui faisait voir Dieu en tout ou les instruments de
Dieu dans les personnes qui le faisaient souffrir...» _Virginitate clarâ
floruit_, fut-il dit à ses funérailles. «Pas de _De Profundis_ sur sa
tombe, il n’en a pas besoin; chantons le _Gloria Patri_ et le _Te Deum_,
il lui en surviendra un surcroît de gloire au ciel où il habite.» C’est
Mélanie qui parle encore.

Maximin, lui aussi, avait vu, longtemps à l’avance, le péril prussien:
«L’Italie _une_, écrivait-il en 1866, est l’ennemie de la France comme
le poison est l’ennemi de l’homme. Tous les Français qui ont du sang
dans les veines devraient voler au secours de Rome et abattre
l’unification italienne comme on abat une vipère. Les Prussiens, qui
n’ont d’affinité avec les Italiens que par leur haine contre la religion
de Notre Seigneur Jésus-Christ, s’uniront, un jour, à eux pour nous
punir de ce que nous n’avons pas été fidèles à notre droit d’aînesse de
défendre et de protéger en tout et partout la Religion et la Papauté...
J’ai grand’peur que notre ferveur pour l’Italie et nos complaisances
pour la Prusse ne se tournent bientôt contre nous, et ce jour n’est pas
loin.»

Le 29 juillet 1851, Maximin avait dit à un personnage absolument digne
de foi, M. Dausse, ingénieur à Grenoble, qui a laissé des _Souvenirs_
curieux: «Quand Paris brûlera, il y aura _quatre rois_ autour», ce qui
s’est réalisé à la lettre. (Les rois de Prusse, de Bavière, de
Wurtemberg et de Saxe.)

Le même ingénieur raconte aussi que, avant la guerre de Crimée,--en
1854--M. Michal, curé de Corenc, affirmait, en présence de Maximin, que
l’Empereur, dans une réunion diplomatique aux Tuileries, avait quitté
son trône pour tendre la main à l’Ambassadeur de Russie, que, de là,
naturellement, l’opinion s’était accréditée qu’il n’y aurait pas guerre
avec cette puissance. «Alors, poursuit le narrateur, Maximin vient se
mettre devant lui, les bras croisés et répond carrément:--_Eh! bien,
moi, je vous dis qu’il y aura guerre avec la Russie!_...»

Autre fait plus étonnant. Maximin se trouvant sur la Montagne, le 18 ou
19 septembre 1870, on parla de la prédiction de Mélanie: _Paris sera
brûlé._ L’un des assistants donna aussitôt l’explication naturelle: «Ce
sera par les Prussiens.»--_Non, non_, répliqua Maximin, _ce n’est pas
par les Prussiens que Paris sera brûlé, c’est PAR SA CANAILLE._

Le 4 décembre 1868, Maximin était reçu à l’Archevêché de Paris, Mgr
Darboy, si admirablement domestiqué par l’Empereur, comme on sait, ayant
désiré le voir. L’entrevue, racontée par Maximin, fut assez longue. Sa
Grandeur qui, sans doute, avait espéré contraindre le berger à lui
dévoiler son secret, parla de manière à scandaliser profondément son
auditeur qui avait été _zouave pontifical_, accusant la Sainte Vierge
d’exagérer les égards qu’on doit à la Papauté et de n’avoir fait que des
prophéties de hasard.--«Moi aussi, je ferais bien des prophéties de
cette force-là!» osa dire cet archevêque. Enfin, s’exaspérant jusqu’au
blasphème:--«Après tout, qu’est-ce qu’un discours comme celui de votre
prétendue Belle Dame? Il n’est pas plus français qu’il n’a le sens
commun... Il est stupide, son discours! Et le Secret ne peut être que
stupide... Non, je ne puis, moi, archevêque de Paris, autoriser une
dévotion pareille!»

Maximin, humilié pour ce prince de l’Église qui s’oubliait tellement
devant lui, voulut que Notre Dame de la Salette eût le dernier
mot.--«Monseigneur, répondit-il avec force, il est aussi vrai que la
Sainte Vierge m’est apparue à la Salette et qu’elle m’a parlé, qu’il est
vrai qu’en 1871, vous serez fusillé par la canaille.» Trois ans plus
tard, à la Roquette, on assure que le prélat, prisonnier, répondit à des
personnes qui voulaient faire des tentatives pour le sauver:--«C’est
inutile, Maximin m’a dit que je serais _fusillé_.»

Le célèbre avocat de la Salette, Amédée Nicolas, raconte ce fait dont il
fut témoin sur la Montagne, en août 1871: «Un savant professeur de
théologie et son ami, curé dans une grande ville, étaient venus à la
Salette, avec une douzaine d’objections préparées et étudiées d’avance,
pour les proposer à Maximin, lorsqu’il quitterait son échoppe, pour
venir, sur la demande des pèlerins (qui le préféraient aux
missionnaires), faire le récit du Miracle. Lorsque Maximin eut achevé,
le professeur proposa la première objection. Maximin se borna à dire:
«Passez à la seconde.» De même pour les seconde, troisième et quatrième.
A la cinquième, il répondit en quelques mots. Cette réponse fit aussitôt
crouler les cinq objections et cet écroulement entraîna celui des sept
autres. Voyant cela, ce professeur et ce curé nous dirent à nous-mêmes,
car nous étions à côté d’eux: «Ce jeune homme est toujours dans sa
mission; il est assisté par la Sainte Vierge, aujourd’hui comme aux
premiers jours; c’est évident pour nous. Aucun théologien, fût-il le
plus savant du monde, n’aurait pu faire un pareil tour de force. Tout
cela est certainement surhumain. Il nous a mieux prouvé le Miracle qu’il
n’eût été possible de le faire par les plus fortes démonstrations.»[37]

  [37] _Défense et explication du Secret de Mélanie_. Nîmes, 1881.

La vie de Maximin a été des plus accidentées. Après avoir passé quelques
années dans un séminaire, il fut soldat, puis étudiant en médecine. Mais
il échoua partout et se vit réduit à servir des ouvriers pour vivre,
gagner sa vie.

Se trouvant à Paris dans le plus grand dénûment, il engagea un de ses
vêtements au Mont-de-Piété. Un jour, à bout de ressources, et n’ayant
plus rien à manger, il entre à Saint-Sulpice et va s’agenouiller devant
l’autel de la Sainte Vierge. «J’ai bien faim, dit-il, ma bonne Mère,
vous allez donc me laisser mourir de faim? Et pourtant, tout ce que vous
m’avez commandé, je l’ai fait. J’ai fait passer à tout votre peuple les
graves et solennels avertissements que vous êtes venue apporter. Encore
quelque peu et je vais tomber d’inanition. Si vous ne voulez pas me
tirer de la misère où je suis, alors je vais m’adresser à votre époux
saint Joseph qui, lui, aura bien pitié de moi!»

Affaibli par un jeûne prolongé, il ne tarde pas à s’assoupir. Un homme
qu’il ne connaissait pas le réveille, l’invite à le suivre chez un
restaurateur et lui fait servir un copieux repas. Quand il est rassasié,
l’inconnu paye le maître d’hôtel et dit à Maximin d’aller au
Mont-de-Piété retirer l’habit qu’il y a engagé. Il ajoute qu’il trouvera
dans la poche de cet habit un billet qui le mettra à l’abri de la
misère. Aussitôt il disparaît. Maximin n’a jamais su qui était cet
homme. Comment cet inconnu savait-il qu’il avait engagé son habit au
Mont-de-Piété? Comment savait-il qu’il y avait dans la poche de cet
habit un billet assurant l’avenir de Maximin? Ce dernier, ne pouvant
expliquer naturellement une chose aussi extraordinaire, a toujours cru
que cet étranger était saint Joseph.

Docilement, Maximin se rend au Mont-de-Piété et trouve, en effet, dans
la poche de son habit, un _testament_ qu’une personne charitable avait
fait en sa faveur. Par ce testament on lui offrait de le recevoir dans
une famille et on lui laissait quinze mille francs pour subvenir à ses
besoins. Comment ce testament se trouvait-il dans la poche de l’habit de
Maximin! Il ne le sut jamais. Mais quelle était la valeur de cet écrit?
Maximin le montra à un notaire qui le trouva en bonne forme et fit les
diligences nécessaires. On lui versa donc quinze mille francs avec
lesquels il entreprit un commerce de bestiaux où il se ruina[38]. Sa
mission exigeait qu’il vécût et mourût dans l’indigence. Combien
d’autres histoires du même genre!

  [38] _Mélanie, Bergère de la Salette, et le cardinal Perraud_. Paris,
    Chamuel, 1898.

J’entends d’ici le chœur immense des voix sacristines: «La _sainteté_ de
Mélanie et de Maximin, et leur état de _prophètes_! Mais, monsieur, cela
renverse toutes nos idées! On ne nous fera pas croire que tant de bons
chrétiens, tant de vénérables pasteurs, depuis tant d’années, n’en aient
rien su et qu’une légende contraire ait pu s’établir! Cette supposition
est déraisonnable.» Cela me remet en mémoire la belle réponse du
commis-voyageur à qui on parlait du Palais des Papes à Avignon: «Quelle
bonne blague! S’il y avait eu des papes à Avignon, _ça se saurait_!» Eh!
sans doute. Ça se sait même un peu, mais c’est une règle sans exception
que, pour savoir, il faut s’instruire avec la candeur d’un enfant et
l’humble bonne volonté de ces autres _pasteurs_ à qui les anges de Noël
promirent autrefois «la paix sur la terre». «_Invenietis _infantes_,
pannis _involutos_ et _positos_ in præsepio._»[39]

  [39] Je demande pardon pour la liberté que j’ai l’air de prendre avec
    le texte de saint Luc, mais il m’est impossible de ne pas me
    souvenir de Noël, quand je pense aux deux sublimes enfants pauvres
    sur leur Montagne.

L’ignorance, coupable ou non, du plus grand fait de l’histoire moderne
et de sa conséquence immédiate, à savoir l’éminente sainteté des deux
Témoins, n’empêchera pas ceux-ci de continuer leur mission du fond de
leurs tombes que l’Église, un jour, nommera peut-être miraculeuses.
_Defuncti adhuc loquuntur._ Cette ignorance, monstrueuse dans tous les
cas, n’empêchera pas non plus l’espérance de quelques âmes, ni les
centaines de millions de bras tordus par le désespoir, à l’heure
marquée.

On se rappelle que le Secret de Mélanie a été publié en 1879, avec
l’_imprimatur_ de Mgr Zola, évêque de Lecce. Cette formule latine,
significative, pour la sainte fille, de tant d’amertumes, de
tribulations et de combats, resta dans sa mémoire, étrangement et
profondément.

«Puisqu’on ne veut pas du Message, remède à nos maux, la divine Justice
vengera l’ingratitude des hommes et _donnera l’IMPRIMATUR_ aux fléaux
annoncés par la Reine des Anges!!!» Ainsi s’exprimait la Bergère de la
Salette, le 23 mai 1904.



XVIII

LES ÉVÊQUES DE GRENOBLE A SOISSONS.


Oh! le beau livre à faire! Démontrer méthodiquement l’identité absolue
du Discours public avec le Secret de Mélanie et l’éternelle
impossibilité de les séparer, de manière à faire éclater l’unité
profonde et magnifique de la Révélation du 19 septembre. Sans doute, en
ces choses qui sont de Dieu, l’évidence parfaite est inespérable, mais
ne serait-ce pas beaucoup d’entrevoir au moins ceci: que le Discours et
le Secret se renversent l’un dans l’autre continuellement, comme une
figure dans son miroir, comme l’invisible dans le Visible, comme le
Créateur dans la Créature?...

C’est inconcevable que ce travail n’ait pas été fait encore. J’y ai bien
pensé et je le ferai peut-être un jour, si Dieu m’aide. Mais, sans
parler de mon insuffisance qui est à faire peur, il est certain qu’ici
une telle étude semblerait un hors-d’œuvre monstrueux. Songez qu’il
faudrait faire intervenir Isaïe, «le voyant des choses futures pour la
consolation de ceux qui pleurent sur la Montagne[40]»; Isaïe, en son
XXIVe chapitre où il parle du «_Secret_ de Dieu, si redoutable à
quiconque en est le dépositaire, et de la prévarication des
transgresseurs.» Ce chapitre, écrit il y a vingt-six siècles, est un
écho merveilleusement anticipé du Secret de Mélanie et le Discours
public de la Salette fait entendre cet écho, tout à fait imperceptible
sans lui. C’est le sens de la dernière parole de Marie: =Faites-le
passer à tout mon peuple.= Faites-le passer, au moins, aux générations
de vingt-six siècles.

  [40] _Ecclésiastique_, XLVIII, 27.

Encore une fois, je ne me charge pas de cet immense labeur
d’interprétation qui exigerait, je le crains, l’intelligence
miraculeusement illuminée d’un saint. Mais c’est quelque chose de
pressentir cette concordance colossale et d’en avertir les humbles qui
cherchent Dieu amoureusement[41].

  [41] Où n’entraînerait pas un tel travail? Il faut une longue étude
    des Livres Saints pour savoir combien il est difficile de trouver
    son chemin dans la forêt toujours vierge des Assimilations. Exemple:
    Le Discours parle des =noix= qui =deviendront mauvaises=. Or, la
    Vulgate les nomme exactement _six_ fois, cinq fois dans l’_Exode_,
    où elles prêtent leur forme aux bobèches du Chandelier du
    Tabernacle, et une seule fois dans le _Cantique des Cantiques_,
    lorsqu’il est question de Marie qui descend dans son jardin: «Qui
    est Celle qui vient, se levant comme l’aurore, belle comme la lune,
    élue comme le soleil, terrible comme l’armée des osts ordonnée? Je
    suis descendue dans le jardin des _noix_, afin de voir les pommes
    des vallées, et pour regarder si la vigne était en fleur et si
    germinaient les grenades.» Cant. VI, 9 et 10. Ce texte, lu à la
    Salette, par un chrétien attentif, pourra lui sembler un peu
    formidable.

La réalité du Secret de Mélanie n’est pas niable, puisque même ceux qui
_n’en font pas de cas_ sont forcés, chaque jour, à l’endroit précis où
la Sainte Vierge s’est montrée, de confesser qu’Elle a donné un secret à
chacun des deux bergers et d’alléguer, en même temps, on ne sait quoi
pour expliquer leur inexcusable incrédulité.

C’est accablant de penser que, depuis que le Secret de Mélanie est
connu, à savoir depuis quarante ans, il ne s’est pas rencontré, sur le
siège épiscopal de Grenoble, un _seul_ pontife capable de sentir
l’honneur inexprimable d’être chef d’un diocèse où la Mère de Dieu a
daigné prophétiser Elle-même; confiant, pour toute la terre, à deux
enfants de ce diocèse incroyablement privilégié, le Message inouï de
l’impatience divine à son dernier terme et l’annonce,--conditionnelle,
sans doute, mais pour quel délai?--du dernier Déluge!

J’ai appris avec stupéfaction,--persuadé que certain rôle n’était plus
tenable--que le titulaire actuel, Mgr Henry, a, tout dernièrement, à la
Salette même, exprimé publiquement des doutes sur le Secret, _demandant
des preuves_!!! des affirmations explicites et formelles de la Cour de
Rome, comme si les approbations, les ORDRES même de Pie IX et de Léon
XIII ne suffisaient pas![42] Quelle honte! Il est absolument impossible
que Mgr Henry ne connaisse pas toute cette histoire, c’est-à-dire la
désobéissance épouvantable de son prédécesseur Fava dont la fin devrait
le faire trembler. Il ne peut pas ignorer le mensonge constant des
opposants et leur diabolique esprit de calomnie contre une stigmatisée
qu’il sera forcé, un jour,--si Dieu permet qu’il vive--de faire honorer
par tous ses prêtres. Il est donc en état de prévarication caractérisée,
_sciens et prudens_, ennemi sagace et déclaré de la Mère de Dieu. Sa
seule excuse--combien misérable!--serait la pusillanimité, l’indécision
invincible, l’irrésolution chronique, le lanternement sempiternel.

  [42] C’était le _14 juillet_ 1907. Mgr Henry parlait, du haut de la
    chaire de la Salette, à plus de mille pèlerins: «Vous êtes venus en
    foule... _en cette Fête nationale et MARIALE!!!?_» leur disait-il,
    signifiant ainsi une sorte de plain-pied festival entre les
    assassins de la Bastille et Notre Dame des Sept Douleurs.

    «... Monseigneur expose ensuite le Fait de la Salette... _Il
    distingue avec soin le Message public et le Message secret._ Les
    enfants reçurent l’ordre et la mission de «faire passer le premier à
    tout le peuple de Marie», c’est-à-dire au monde entier (ce que la
    haine n’a pas permis); le second n’était destiné qu’aux Bergers
    eux-mêmes (Démenti épiscopal à la Sainte Vierge qui avait dit à
    Mélanie: =Vous pourrez le publier en 1858=) qui, parfaitement
    conscients de cette distinction nécessaire (?) et toujours prêts à
    redire le Discours de la Belle Dame, ne consentirent, après cinq ans
    de silence et de réserve absolue, à révéler leurs Secrets qu’au Pape
    seul. A ce propos, Sa Grandeur met en garde les fidèles contre tous
    les écrits et commentaires fantaisistes qui circulent et prétendent
    reproduire le «Secret de Mélanie». (_Reproduction_ bénie par Pie IX,
    approuvée par plusieurs évêques, encouragée, 25 ans, par le silence
    de Léon XIII. Mais cela ne suffit à aucun évêque de Grenoble.)
    Encore une fois, le Pape seul a pris connaissance de ce secret en
    1851; et _rien ne prouve (!!!)_ que les élucubrations publiées
    récemment soient conformes au texte primitif... L’Évêque de Grenoble
    attend que Rome ait parlé. (Toujours même tactique du Démon. Si Rome
    parlait, on lui répondrait comme Fava: «Prouvez-moi que vous avez
    raison.»)

    _Annales de Notre-Dame de la Salette_, août 1907.

Le jour même de sa prise de possession, cet évêque de Grenoble--de
Grenoble!--disait: «A cette heure, la difficulté n’est pas de faire son
devoir, mais de savoir où il est.» Parole que reprenait l’évêque
d’Orléans, le 26 août 1902, à Notre-Dame de la Délivrance: «Il est
toujours facile de faire son devoir, il est plus difficile de le
connaître.» Une analogie fera comprendre l’énormité de cette reculade.

En mars 1814, la France, piétinée, violée, dévorée par six cent mille
soldats étrangers, allait être délivrée par Napoléon. Une stratégie
divine, à laquelle peuvent être comparés seulement les plus grands
prodiges d’Annibal, allait tout sauver. L’atroce Blücher était entre les
deux mâchoires de l’étau où l’homme d’Iéna et de Montmirail allait
broyer ses soixante mille Prussiens. Par la volonté de Dieu, le manque
de volonté d’un seul homme fit manquer la plus belle de toutes les
victoires.

Ce général Moreau, ce désolant capitulard de Soissons, n’était pourtant
pas une âme vendue, ni un soldat sans courage, on l’a dit du moins.
C’était simplement un médiocre, un imbécile sans résolution ni fierté,
qui pensa qu’il y avait mieux que d’obéir, et dont la vile prudence fut
un arrêt de mort pour des multitudes. Celui-là, aussi, se demanda où
était son devoir, oubliant la consigne qu’il n’avait qu’à exécuter
rigoureusement, dans les termes de l’Ordonnance sur le service des
places de guerre, c’est-à-dire «en épuisant tous les moyens de défense,
_en restant sourd aux nouvelles communiquées par l’ennemi et en
résistant à ses insinuations comme à ses attaques_.» Le décret impérial
de 1811 portait cette instruction quasi prophétique: «Le gouverneur
d’une place de guerre doit se souvenir qu’il défend l’un des boulevards
de notre royaume, l’un des points d’appui de nos armées et que sa
reddition, _avancée ou retardée d’un seul jour_, peut être de la plus
grande conséquence pour la défense de l’État et le salut de l’armée.»
«Quand un soldat commence à se demander _où est son devoir_, dit à ce
propos, l’excellent historien Henry Houssaye, il est bien près de
n’écouter plus que son intérêt.»

La Salette est probablement le dernier boulevard du Christianisme, et
voilà quarante ans que cette forteresse capitule!



XIX

SACERDOCE PROFITABLE. VANITÉ DES ŒUVRES EN PLEINE DÉSOBÉISSANCE.
CHÂTIMENTS. TÉNÈBRES.


Le secret de l’hostilité sacerdotale contre le Secret de Mélanie, c’est
qu’il faudrait, l’acceptant, renoncer au _sacerdoce profitable_, dire
adieu au casuel, aux tarifs, aux _classes_, à l’exécrable son de
l’argent dans les églises. En supposant même un clergé d’une pureté de
mœurs admirable, où est le prêtre qui oserait déclarer un degré
quelconque d’horreur pour ce trafic des «vendeurs de colombes» et des
«changeurs», dans la Maison du Père ainsi transformée en une «caverne de
brigands»? Car telle est la précision du Texte évangélique. Où est le
curé de paroisse qui oserait donner aux Amis de Dieu, aux va-nu-pieds
qui lui sont si chers, la première place, en reléguant les riches, avec
leurs prie-Dieu capitonnés, au bas de l’église, le plus loin possible de
l’autel? _Sancta sanctis, non canibus._ Cet audacieux serait aussitôt
dénoncé par tous ses confrères et sévèrement blâmé par l’autorité
diocésaine[43].

  [43] Les prie-Dieu capitonnés. Prévarication dénoncée par saint
    Jacques, II, 2, 3, 4.

Il s’agit bien de chérir la pauvreté et l’humiliation! La _lettre_ de
l’Évangile n’engage personne. Elle pouvait convenir aux premiers Apôtres
ou à quelques moines poussiéreux du onzième siècle; elle ne vaut rien
pour des sulpiciens que l’_esprit_ a vivifiés et qui sont forcés d’aller
dans le monde. Puis il est toujours facile de tourner en _conseil_ de
perfection le _précepte_ vraiment excessif de tout haïr, de tout
quitter, de tout vendre, pour devenir les disciples et les compagnons de
Jésus-Christ.

La Sainte Vierge ayant parlé fortement du clergé: dans le Discours,
d’abord, d’une manière très-enveloppée; dans le Secret ensuite,
explicitement[44], il a bien fallu que le «cloaque» protestât--à la
manière des cloaques, en exhalant l’asphyxie. Le monde chrétien ne
respire plus. En 1846 tout était déjà perdu. Un remède unique,
surnaturel, fut apporté d’en haut par la Mère de Dieu qui pleurait. Le
«Père de famille, planteur de la Vigne et constructeur de la Tour»,
pouvait-il bien croire que cela ferait quelque chose? La Sagesse
éternelle pouvait-elle se dire: _Verebuntur Matrem meam?_ La fumée du
cloaque étouffa cette Révélation, si parfaitement que les bons prêtres
eux-mêmes, trompés depuis deux générations de prêtres, avouent leur
ignorance du remède. Dès lors, comment dire suffisamment la vanité des
œuvres accomplies en pleine désobéissance?

  [44] =Les chefs, les conducteurs du peuple de Dieu ont négligé la
    prière et la pénitence=... 5e paragraphe du Secret.

    =Ceux qui conduisent les charrettes=, est-il dit dans le Discours.
    Ce rapprochement saisira les personnes habituées au mystère des
    concordances. «Ceux qui conduisent les charrettes» ne sont-ils pas
    évidemment les prêtres qui =ne savent pas parler sans mettre le nom
    de mon Fils au milieu?= _Pater mi, pater mi, currus Israël, auriga
    ejus._ IV Reg. II, 12, XIII, 14.

«On ira à la Salette», écrivait un excellent prêtre, «on ira à Lourdes,
à Paray-le-Monial, à Rome, à Jérusalem, etc., en chantant: «Sauvez Rome
et la France!» On ne fait que cela depuis trente et quelques années. On
inventera des pèlerinages d’hommes et même de prêtres. On organisera des
congrès de la Sainte Vierge, des congrès eucharistiques, des ligues de
l’_Ave Maria_, des neuvaines, etc. Et le ciel restera d’airain. Tout
sera d’une parfaite insignifiance pour apaiser Dieu irrité, parce que,
en somme, _on vit à sa guise_ et que, pour ne pas entendre les reproches
de sa Mère, on piétine son Message.»

Laissons parler Mélanie: «... Il me semble que depuis longtemps, je
donne un petit coup de cloche pour avertir les humains que _nous allons
au-devant des tristes et lugubres évènements du règne de l’Antechrist_.
La foi n’est-elle pas éteinte?--Non, nous dira quelqu’un.--Si la foi
n’est pas éteinte, qu’elle montre ses œuvres, car la foi marche de pair
avec les œuvres.--Mais, répondra-t-on, on fait des pèlerinages; il se
fait un grand nombre de bonnes œuvres.--Soit, le peuple français est
naturellement porté aux choses _extérieures_; mais si ces pèlerinages
ont été faits en expiation, pour fléchir la juste colère de Dieu, lui
demander pardon, etc., s’est-on vêtu de sacs et couvert de cendres, par
une sincère pénitence?--Non!--A-t-on au moins laissé de côté ces modes
diaboliques et indécentes? etc.--Rien de tout cela! Après avoir visité
les Lieux Saints, les Sanctuaires, on fréquente les théâtres, comme
auparavant... On pourrait compter les élus, les âmes foncièrement
chrétiennes; les autres ne peuvent se compter. _L’apostasie est à peu
près générale._ L’Antechrist n’aura pas grand’peine à établir son règne
en Europe; ceux qui, à cette heure, gouvernent la France, le lui
préparent sans rencontrer d’obstacles. Pauvre France!... En attendant,
elle rit, elle s’amuse, parce qu’elle ne croit pas à une vie meilleure;
parce qu’elle n’a pas la foi, mais simplement _la vanité de la foi_, en
feignant la religion, en se faisant inscrire DIRECTRICE ou ZÉLATRICE ou
PRÉSIDENTE de telle ou telle confraternité.» Cette lettre est du 28
novembre 1887.

Un an auparavant, alors que beaucoup de journalistes s’agitaient, elle
avait écrit déjà: «... Il est inutile de nous donner du mal pour
chercher à deviner _quel sera le prince qui montera sur le trône de
France_. Si l’on ne connaissait pas le Secret, l’on serait pardonnable:
=Pour un temps, Dieu ne se souviendra plus de la France ni de l’Italie.=
On s’est révolté contre Dieu et contre sa douce loi: nous serons
gouvernés par une verge de fer, et des lois dures et odieuses nous
seront imposées. Ceux qui nous gouvernent ne sont que des instruments
dans les mains du Très-Haut. A mesure que les méchants avancent sur le
terrain catholique, nous avons la lâcheté de reculer... Nous nous plions
à toutes les exigences des ennemis de Dieu et des âmes. On proteste, me
direz-vous? Oui, on proteste! ce n’est pas cher! Les premiers chrétiens
protestaient avec leur sang, avec leur vie. Allons, nous ne sommes que
des _ombres de chrétiens_, nous craignons plus les châtiments des hommes
que les peines de l’Enfer. Croyez-vous que le bon Dieu donne un roi à la
France avant de l’avoir justement et sévèrement châtiée? Et après,
serons-nous du nombre des vivants! _Toutes les intrigues de certains
prétendants au trône de France ne sont que des amusements
d’enfants._»[45]

  [45] Il est inutile de faire observer l’_actualité_ de cette page,
    écrite il y a plus de vingt ans.

«... Un fait me cause la plus triste impression. C’est l’habitude
_diabolique_ de procurer des secours aux victimes d’un tremblement de
terre, ou de toute autre catastrophe, en donnant des bals, des
représentations de théâtre. _Je ne puis admettre que l’on ose recourir à
un mal pour opérer un bien._[46] Oh! aveuglement de l’homme sans Dieu!
Et ceux qui agissent ainsi sont des chrétiens! Je n’en saurais douter,
nous sommes près de la grande guerre, c’est-à-dire de l’_avènement de
l’homme de perdition, de l’Antechrist_. Je le sais, personne ne consent
à reconnaître une vérité qui épouvante, mais qui n’en est pas moins la
vérité. _Notre génération marche vers l’Antechrist DONT ELLE DOIT FAIRE
LA RENCONTRE_; et les indifférents de refuser de croire et les impies de
railler. Cela est ainsi. Malheur! malheur! malheur!»

  [46] LÉON BLOY. _Mon Journal_. «Lettre sur l’incendie du Bazar de
    Charité.»

«... Je suis glacée de frayeur en voyant la rage de l’enfer et des
hommes, y compris les femmes infernales (_sic_); le feu et le sang y
auront grand jeu. Que de massacres! Que de tortures affreuses! Oh! les
femmes sont terribles! Pauvres prêtres qui tomberont entre leurs
mains!...»

«=L’Église aura une crise affreuse=... Expulsion des curés de leur
presbytère, des évêques de leurs palais, poursuit la voyante; fermeture
et confiscation des églises; massacres du clergé pires que sous la
Terreur. Beaucoup seront tués par vengeance personnelle; ceux qui auront
faibli ne seront pas épargnés; le projet des maçons est de faire pécher
les consacrés avant de les tuer! je vis que ces morts violentes étaient,
en très-grand nombre, _tout autre chose que le martyre_; que c’était la
réalisation, dans toute son horreur, du mot «Malheur!» de l’Écriture...
Vous ne voulez pas du Message de la Miséricorde, vous repoussez la main
tendue; il n’y a plus rien à faire: =Dieu abandonnera les hommes à
eux-mêmes... Ce sera le temps des ténèbres=.»[47]

  [47] Une tradition porte que la France, après de longues iniquités, à
    une époque qui ressemble à la nôtre, se réveillera, un matin, sans
    voir se lever le soleil. Plusieurs jours durant, elle demeurerait
    dans les ténèbres au milieu desquelles des spectres, sortis de
    l’enfer, viendraient tourmenter les vivants.

    Il existe une prédiction analogue de la Vénérable Anna-Maria Taïgi,
    morte en 1837.



XX

LA FEMME COURBÉE 18 ANS, FIGURE DE LA SALETTE. MARIE PARLE. JÉSUS NE
PARLERA DONC PLUS? L’IMMACULÉE CONCEPTION COURONNÉE D’ÉPINES,
_stigmatisée_. LOURDES ET LA SALETTE.


Il y a dans saint Luc, évangéliste de Marie, un récit qui ne pourra
jamais être lu avec assez d’attention et de respect:

«Jésus enseignait à la synagogue un jour de sabbat. Vint une femme qui
avait, depuis dix-huit ans, un esprit d’infirmité. Elle était inclinée,
et ne pouvait absolument pas regarder en haut. Jésus, l’ayant vue,
l’appela et lui dit: «Femme, tu es délivrée de ton infirmité.» Et il lui
imposa les mains. Aussitôt elle se redressa et elle glorifiait Dieu.»

Il ne faut pas se lasser de redire que l’Évangile, aussi bien que
l’Ancien Testament, est essentiellement parabolique, figuratif,
prophétique, l’Esprit-Saint n’ayant jamais parlé autrement. Alors, qui
est cette femme, possédée, dix-huit ans, d’un esprit d’infirmité? Je ne
vois que Marie pour identifier une telle figure.

O Marie! Ma Dame de Compassion! que venez-vous faire ici?

C’est, en effet, le jour du sabbat, samedi, veille de vos Douleurs[48].
Voilà précisément _dix-huit_ siècles bien accomplis que vous êtes
courbée et muette, l’Époux qui vous possède bienheureusement étant
lui-même, quoique Dieu,--par mystère impénétrable--un Esprit d’infirmité
et de courbature, jusqu’à l’heure merveilleuse où Il nous enseignera
toutes choses. Pendant _dix-huit_ siècles vous avez gardé le silence,
après avoir parlé six fois[49] seulement dans les Évangiles! A la
Salette enfin, et pour la septième fois, vous parlez avec une autorité
si souveraine qu’après cela il ne peut plus y avoir que le jugement
universel et la combustion des mondes. Vous parlez ainsi parce que Jésus
vous a délivrée, c’est ce que je lis dans l’Évangile, et vous glorifiez
Dieu comme nul autre ne le pourrait faire. Cependant ce n’est pas encore
votre victoire, puisque voici le «chef de la synagogue» suivi de
beaucoup de prêtres qui s’indignent ensemble de ce que Jésus ait fait ce
miracle un jour de sabbat, c’est-à-dire qu’il vous ait donné d’être leur
juge. Il est étonnant, ce chef des «hypocrites» qui vous prend vos
propres paroles, ô Mère de la Parole, pour condamner votre Fils en vous
méprisant: «Il y a six jours pour travailler, dit-il...» L’Esprit-Saint
est tellement uni à son Épouse que, si on savait lire, on trouverait la
Salette à toutes les pages de l’Évangile.

  [48] On sait que l’Apparition eut lieu un samedi, _le 19 septembre
    1846_, veille, cette année-là, de la fête de N.-D. des
    Sept-Douleurs, et à l’heure des premières vêpres. C’était aussi le
    dernier jour des Quatre-Temps de septembre. Le matin même, la grande
    Liturgie fériale avait lu ces paroles du Lévitique: «C’est le jour
    très-fameux des Expiations et il sera appelé Saint... C’est le jour
    de propitiation pour vous réconcilier au Seigneur. Toute âme qui ne
    se sera pas affligée en ce jour périra.» Et bientôt après, à
    l’Évangile, _ô miracle!_ l’histoire, précisément, de la Femme
    courbée depuis dix-huit ans, redressée par Jésus et glorifiant
    Dieu!!! _Missel romain_.

  [49] Quatre fois dans saint Luc, deux fois dans saint Jean. Chaque
    fois, Elle monte un des Six degrés du Trône d’ivoire de ce Salomon
    éternel, à la droite de qui est marquée sa place, au milieu des
    Douze Lionceaux de l’Apostolat. II Par. IX, 18 et 19.

La Révélation de la Salette, envisagée comme une rupture du silence de
dix-huit siècles, offre, en même temps, la consolation et la terreur. Et
je ne pense même pas ici au _Message_, c’est-à-dire aux menaces et aux
promesses. J’ai simplement en vue le fait inouï de fa Sainte Vierge
parlant _avec autorité_ dans l’Église.

Je dis que ce fait est consolant, en raison du caractère de Celle qui
parle, puisque l’Église l’invoque sous le nom de _Consolatrix_ et,
aussi, parce que c’est une sorte d’accomplissement, _sous nos yeux_, de
la Troisième Parole de Jésus mourant. Mais il est, en même temps,
terrible à cause du silence de ce même Jésus qu’il semble impliquer.
Jésus et Marie ne parlent pas ensemble. Quand Jésus commence sa
Prédication, Marie s’abîme dans le silence et, si Elle en sort
aujourd’hui, est-ce donc à dire que Jésus ne va plus parler? Voilà, ce
me semble, un des côtés les plus obscurs de la Salette et l’un des moins
explorés, probablement à cause de l’immense effroi qu’on y rencontre.
Quelques écrivains ascétiques tels que le saint évêque de Lausanne,
Amadée, et surtout, au dix-septième siècle, le Vénérable Grignion de
Montfort, ont affirmé que le Règne de Marie est réservé pour les
derniers temps, ce qui donnerait à supposer que notre Mère ayant enfin
parlé en Souveraine, Jésus ne reprendra désormais la parole que pour
faire entendre le redoutable ESURIVI, _j’ai eu faim_[50], qui doit tout
finir...

  [50] Matth. XXV, 35 et 42.

J’écris ceci le jour de l’Assomption. D’autres voient Marie dans la
gloire, je la vois dans l’ignominie. J’ai beau faire, je ne me
représente pas la Mère du Christ douloureux dans la douce lumière de
Lourdes. Cela ne m’est pas donné. Je ne sens pas d’attrait vers une
Immaculée Conception couronnée de roses, blanche et bleue, dans les
musiques suaves et dans les parfums. Je suis trop souillé, trop loin de
l’innocence, trop voisin des boucs, trop besoigneux de pardon[51].

  [51] Quelques-uns ne manqueront pas de dire que je suis un ennemi de
    Lourdes. Hélas! je donnerais facilement ma vie, Dieu le sait, et je
    consentirais à subir des tourments affreux plutôt que de décrier un
    sanctuaire où Marie s’est manifestée par des prodiges. Je sais,
    d’ailleurs, que le miracle de Lourdes a été une _suite_ du miracle
    de la Salette, comme l’arc-en-ciel est une suite de l’orage, et
    j’espère, un jour, le montrer beaucoup mieux que par cette image.
    Mais c’est le droit de tout chrétien d’avoir une préférence, un
    attrait particulier. Je crois même que c’est son devoir de le
    suivre, Dieu lui désignant ainsi son chemin.

    «Je demande deux choses», écrivais-je, il y a quelques années: «1º
    un chrétien bien portant allant à Lourdes pour y obtenir le bienfait
    de la maladie; 2º un autre chrétien riche, guéri à Lourdes par le
    plus indubitable miracle, et revenant distribuer tout son bien aux
    pauvres. Tant que je n’aurai pas vu ces deux choses, je croirai que
    l’Ennemi a voulu profaner, par le Cabotinage, la Médiocrité et
    l’Avarice, le lieu unique où fut AFFIRMÉ celui de tous les Mystères
    qu’il doit le plus abhorrer: l’Immaculée Conception.»

    La Vierge de Lourdes a recommandé la _pénitence_, objectera-t-on. On
    sait ce que c’est que la pénitence des gens du monde.

Ce qu’il me faut, C’est l’Immaculée Conception couronnée d’épines, Ma
Dame de la Salette, l’immaculée Conception _stigmatisée_, infiniment
sanglante et pâle, et désolée, et terrible, parmi ses larmes et ses
chaînes, dans ses sombres vêtements de «Dominatrice des nations, faite
comme une veuve, accroupie dans la solitude»; la Vierge aux Épées, telle
que l’a vue tout le Moyen Age: Méduse d’innocence et de douleur qui
changeait en pierres de cathédrales ceux qui la regardaient pleurer.

Les prêtres sont pour elle ce qu’ils sont pour Dieu et pour l’Église.
Chacun d’eux représente Jésus-Christ et je la vois très-bien
s’agenouillant devant eux comme elle s’agenouilla devant son Fils,
lorsque celui-ci vint lui demander humblement la permission d’aller
souffrir[52].

  [52] Marie d’Agreda.

--Je vous en prie, leur dit-elle, mes très-chers enfants, ne méprisez
pas mon Message. C’est mon dernier effort pour sauver le troupeau dont
vous êtes les pasteurs et dont il vous sera demandé un compte sévère. Si
vous ne lui dites pas que je suis venue et que j’ai pleuré sur lui avec
amertume, si vous ne lui répétez pas _toutes_ mes paroles, qui pourra
les lui enseigner et comment serez-vous sauvés les uns et les autres?
Tout ce que j’ai dit à mes deux témoins, tout ce que je leur ai révélé
pour le faire passer à tout mon peuple, est infiniment précieux et
salutaire, et vous ne pouvez faire un choix sans me blesser à la pupille
de l’œil, sans percer vos âmes...

Vous qui avez tant reçu de mon Fils, jusqu’à tenir sa divine place, vous
qui devriez être si saints! comment pouvez-vous ne pas pleurer avec moi
en vous frappant la poitrine? Comment avez-vous osé vous moquer de mes
avertissements et empêcher les autres d’y croire?... J’avais donné une
Règle. Qu’en a-t-on fait? C’est en vain que deux papes ont voulu le
faire pratiquer. Mes chers Apôtres des Derniers Temps, mes doux fils
bien-aimés, où sont-ils? je les avais choisis moi-même, triés avec soin,
comme les grains de froment du Pain des Anges. Quelques-uns sont tout
près de vous. Si je les nommais, à l’instant vous les feriez souffrir...
Par le Nom très-redoutable de votre Maître que vous forcez à descendre
chaque jour, _je vous supplie d’avoir peur_...

--Que faudrait-il donc faire? demandait à Mélanie un prêtre qui se
disait «un peu comme saint Thomas».--La pénitence des Ninivites,
répondit-elle.--Oh! pour cela, non, nous n’avons ni la foi, ni la force
de ce temps-là.--Eh! bien, vous aurez les châtiments qui seront plus
durs que la pénitence et, n’ayant pas de force, vous renierez Dieu.

--_C’est fait!_ disent des voix d’En-Bas qui sont en train de monter et
qu’on n’entend pas encore.



XXI

PROFANATION DU DIMANCHE.


Tout le monde sait que le blasphème et le refus de sanctifier le
Dimanche furent les deux grands reproches de la Salette, les deux
accusations mortelles, _les deux choses qui appesantissent tant le Bras
de mon Fils_. Là encore, disons-le en passant, la concordance du
Discours public avec le Secret est flagrante, car il est dit dans ce
dernier que =même les personnes consacrées à Dieu... prendront l’esprit
des mauvais anges et qu’on verra l’abomination dans les lieux saints=,
ce qui implique nécessairement l’absolu des profanations et des
reniements supposés par ces deux effroyables crimes.

Encore une fois, je n’ai pas entrepris d’expliquer ni seulement de
montrer ces profondes et divines conformités, dessein pour l’exécution
duquel je suppose qu’il faudrait plus de lumière que Dieu n’en accorde
habituellement aux écrivains qui ne sont pas des écrivains
ecclésiastiques. Mais voici, bien à propos, un petit livre très-posthume
de Paul Verlaine, _Voyage en France par un Français_, où se lit, contre
le travail du Dimanche, une belle protestation de ce grand poète
malheureux.

Ah! je n’ignore pas que celui-là n’est pas, lui non plus, une autorité.
Tant s’en faut! On finira par savoir, dans le monde pieux, que Paul
Verlaine a écrit les vers les plus beaux qui soient, à la louange de «sa
Mère Marie», à la gloire de la Pénitence et du Saint Sacrement et qu’il
est, en réalité, l’_unique_ poète catholique depuis les inspirés du
grand Hymnaire: mais on y mettra le temps. Un demi-siècle environ pour
l’élite de nos séminaires et cent ans au moins pour un tiers des autres,
à partir de la mort de François Coppée qui ne paraît pas prochaine. Tout
de même, le «pauvre Lélian», vers 1880, présenta, en prose, cette idée
originale et forte que la loi du travail, ordinairement regardée comme
une malédiction, est, au contraire, le «dernier et seul souvenir
consolant du Paradis terrestre». En lisant cela, j’ai cru voir la Porte
si bien gardée s’entr’ouvrir.

Ah! que c’est beau! Ainsi Dieu, tout fâché qu’il fût contre l’homme et
le condamnant à tout perdre, aurait employé cette ruse adorable de le
flageller avec l’Espérance, de lui infliger comme châtiment ce qui
devait être son réconfort et de le lier rudement par une chaîne de
Dilection! Du milieu de ses propres entraves beaucoup plus dures, il a
vu cela, le lamentable Verlaine! Il a vu ou entrevu que si le paresseux
accomplit cet acte effrayant de couper la dernière amarre, le
travailleur pervers, qui n’est courageux que le Dimanche, parce qu’il
s’agit de braver un maître invisible, renouvelle à son insu--étant une
épouvantable brute--le Crime initial et reperd, chaque fois, pour
lui-même et pour beaucoup d’autres, le Jardin de Volupté. Adam et Ève
ont dû, en une manière qu’on ne sait pas, mépriser le Septième Jour et
=travailler le Dimanche tout l’été=, ou, =n’aller à la Messe que pour se
moquer de la religion=, ou, =pendant le carême, aller à la boucherie
comme des chiens=, car les paroles divines sont toujours certaines et
identiques, en amont comme en aval de leur cours éternel.

La sanctification du Dimanche, c’est la sanctification du travail, et le
travail, non sanctifié de cette manière, est tellement maudit que
l’_apparente_ solidité des maisons privées ou des monuments publics, à
la construction desquels il fut travaillé le Dimanche, est un problème.
Le Secret annonce des maux inouïs, tels qu’aucun prophète n’en annonça
jamais d’aussi affreux et d’aussi universels. =La terre sera frappée de
toutes sortes de plaies. Les montagnes et la nature entière trembleront
d’épouvante.= Des prodromes, d’ailleurs, se manifestent. Les feuilles
publiques, prodromes elles-mêmes de la démence du monde, relatent,
chaque jour, sans y rien comprendre, les plus alarmantes catastrophes:
tremblements de terre ou volcans détruisant de grandes villes, des pays
entiers; explosions, incendies, accidents innombrables et de toute sorte
procurés par la main-forte scientifique ou industrielle, au service de
la Désobéissance et de l’Orgueil. Cela pour ne rien dire des homicides
continuels et de plus en plus atroces, préludes, sous nos yeux, de
massacres sans pardon. Hier, un train de voyageurs sautait dans la
Loire... L’heure va sonner où les catastrophes _se toucheront_, où il
n’y aura plus que des catastrophes. A chaque tour de cette roue des
supplices dont le mouvement s’accélère, de graves individus recherchent
aussitôt les «responsabilités», dans l’espérance, dirait-on, d’augmenter
le mal, en réduisant au désespoir quelque mercenaire sans protection.

Ah! misérables que nous sommes! Elle est sur chacun de nous, la
responsabilité! Le mot _châtiments_ révolte notre orgueil. Il nous faut
des causes naturelles, des explications scientifiques où Dieu
n’intervienne pas... Ce travail avait été bien fait, pourtant! Les
matériaux étaient excellents et on avait eu de bons ouvriers. Il n’y
avait rien à redire à ces assises de pierre dure, capables de soutenir
une montagne, et cette charpente de fer avec ses arbalétriers, ses
boulons, ses rivets, que sais-je encore? étaient au-dessus de tout
éloge... Mais voici. Ce travail avait été fait le Dimanche,
très-probablement, et les ouvriers--un seul, peut-être--avaient dû
mettre =le Nom de mon Fils au milieu=. Il n’a pas fallu davantage. Telle
est l’explication de la Mère de Dieu.

=Je me suis réservé le Septième Jour.= La profanation du Dimanche
renouvelle continuellement le premier péché. C’est l’attentat _à la
RÉSERVE du Seigneur_! Peine de mort dans les deux cas, et de mort
terrible... J’ai parlé plus haut des larmes d’Ève. La Chute n’est pas un
fait accompli autrefois et dont nous subissons les conséquences. _Nous
tombons toujours_, et voilà pourquoi _Ève pleure_. Ses larmes nous
accompagnent dans le gouffre.



XXII

AFFAIRE CATERINI.


Il n’y a pas moyen de comprendre l’énorme prévarication sacerdotale, et
surtout _épiscopale_, relative au Miracle de la Salette, quand on ignore
l’affaire Caterini. Voici donc rapidement cette histoire misérable.

Le Secret de Mélanie commence par ces mots: =Mélanie, ce que je vais
vous dire maintenant ne sera pas toujours secret: vous pourrez le
publier en 1858=[53].

  [53] _1858!_ L’année de l’Apparition de Lourdes!

En 1858, Mélanie était enfermée au Carmel de Darlington, en Angleterre.
Elle demanda à sortir pour remplir sa mission. Quand elle revint, en
1860, la gravité de ce Secret effraya les membres du clergé auxquels
elle en parla. Elle se borna pour lors à le donner manuscrit. C’est
ainsi que de nombreuses copies s’en répandirent avant 1870.

Plusieurs publications suivirent. Celle qui parut en 1872 fut honorée de
la bénédiction de Pie IX. Celle qui parut en 1873 fut approuvée par le
cardinal Xyste-Riario Sforza, archevêque de Naples. Celle qui parut en
1879 fut publiée par la Bergère elle-même, avec l’_imprimatur_ de Mgr de
Lecce, le Compte Zola, son directeur.

C’est alors que des prêtres français, des religieux et plusieurs
évêques, voulant faire condamner par Rome la brochure de Mélanie, Mgr
Cortet, évêque de Troyes, se chargea d’attacher le grelot.

Mgr Cortet, connaissant mal les règles du Droit canonique en cette
matière, s’adressa à la Congrégation de l’Index qui le renvoya à celle
de l’Inquisition. Là encore, il ne put rien obtenir. A bout
d’expédients, il menaça le cardinal Caterini, simple diacre, mais,
secrétaire par rang d’âge de cette Congrégation, du _retrait du Denier
de saint Pierre_ «si l’on ne faisait pas quelque chose (sic) en sa
faveur». Le secrétaire, âgé de 85 ans, signa la lettre suivante rédigée
par un sous-secrétaire:

  «Révérendissime Seigneur, Votre lettre du 23 juillet, relative à la
  publication de l’opuscule intitulé:--_L’Apparition de la Sainte Vierge
  sur la Montagne de la Salette_--a été remise aux Très-Éminents
  Cardinaux, avec moi Inquisiteurs de la Foi, qui veulent que vous
  sachiez que le Saint-Siège a vu avec déplaisir la publication qui en a
  été faite et que sa volonté est que les exemplaires déjà répandus
  soient, autant que possible, _retirés des mains des fidèles_......

  «Rome, le 8 août 1880.

  «P. Card. CATERINI.»

A la réception de cette lettre, Mgr Cortet fut atterré, car ce n’était
pas une condamnation.--1º Rome ne dit pas de «retirer autant que
possible», quand elle condamne un livre.--2º C’était une lettre privée
qu’on lui envoyait et nullement un décret, car il est de rigueur qu’on
relate, dans un décret, la date de la réunion du Saint-Office.--3º Au
lieu du pointillé, qui sera expliqué dans un instant, il y avait ces
mots: «_Mais qu’on la maintienne_ (la brochure) _dans les mains du
clergé, pour qu’il en profite_». Cette dernière phrase était, en
réalité, une approbation de la brochure. Impossible de publier cela.

Mgr Cortet envoya cette réponse à son collègue de Nîmes. Mgr Besson ne
s’embarrassa pas pour si peu. Il supprima la dernière ligne, la remplaça
par un pointillé et publia, sous la couleur d’un décret, cette lettre
privée, tronquée, faussée, qui n’était pas même à son adresse. Mgr de
Troyes l’imita. Un grand nombre de _Semaines religieuses_ s’empressèrent
d’en faire autant, bien qu’elles sussent ce qu’il en était. Les _Revues
catholiques_, les «bons journaux», furent priés d’insérer et le firent
de bonne foi, on l’espère. Tout le monde crut, ou voulut croire, que la
brochure de Mélanie était _condamnée!_

Plus tard, les Missionnaires de la Salette, estimant que le pointillé en
disait encore trop, le remplacèrent par un seul point, et glissèrent par
milliers dans les mains des pèlerins leur petit papier. En même temps
les calomnies allaient bon train; aucun doute n’était possible:
«L’Enfant de Marie avait mal tourné; elle était égarée par la vanité,
infidèle à sa mission, etc.»

Voici, à ce sujet, une lettre de Mélanie à M. l’abbé Roubaud, curé de
Vins, au diocèse de Fréjus, mort en 1897, laissant une haute réputation
de sainteté:

  Castellamare, 25 octobre 1880.

  «Mon très-Révérend Père,

  «Ne vous troublez pas de tout ce que fait le démon par le moyen des
  hommes; le bon Dieu le permet pour affermir la foi des vrais
  croyants... Les personnages à qui je me suis adressée à Rome
  appartiennent, l’un à la Congrégation de l’Index et l’autre à celle du
  Saint-Office ou de l’Inquisition qui est la même. Autant l’un que
  l’autre, ils ignoraient la lettre du cardinal Caterini. C’est ce qui
  leur a fait dire que c’est un parti qui agit indépendamment du Pape et
  même des Congrégations de l’Index et de l’Inquisition...»

Elle écrivit, en outre, à Mgr Pennachi, consulteur de l’Index, qui lui
fit la même réponse. Mgr Zola, évêque de Lecce, qui avait donné
l’_imprimatur_, s’était rendu immédiatement à Rome pour avoir des
explications. Le sous-secrétaire qui avait écrit la lettre fit
très-humblement toutes ses excuses à Mgr de Lecce, lui disant qu’il
avait eu la main forcée par l’évêque de Troyes et autres évêques de
France. Sa lettre ne devait pas être publiée. Les formules qui
compromettaient, dans cette affaire, «les Éminentissimes Cardinaux» et
«le Saint-Siège», étaient des _rocamboles_!!![54]»

  [54] Le cardinal Prosper Caterini, _secrétaire_ et non _préfet_ de la
    Congrégation, comme on le publia par erreur alors, né en 1795,
    premier diacre du titre de Sainte Marie _in Via Lata_, mourut
    l’année d’après, en octobre 1881, à l’âge de 86 ans. _Requiescat in
    pace_, ainsi que Mgr Cortet, mort il y a quelques années seulement.

Voici, pour conclure, ce qu’écrivait encore Mélanie, le 13 octobre 1880:
«... Le plus grand coupable par rapport à la lettre du cardinal Caterini
est Mgr Fava. Cependant il n’y a rien de si opportun que les
avertissements de notre miséricordieuse Mère Marie, à la veille du jour
où les religieux sont chassés... comme le dit très-bien le Secret que
l’on rejette... =Les ténèbres obscurcissent les intelligences=; ne
voyons-nous pas s’accomplir, à la lettre, ces paroles du Secret!... Un
évêque écrit à la Congrégation de l’Index et un Cardinal, secrétaire de
la Congrégation de l’Inquisition, répond une lettre _privée_ et non
officielle, et cette lettre privée se reproduit dans les Semaines
religieuses, puis dans les journaux religieux et ainsi parcourt le
monde!!!... Le Secret, inopportun pour les fidèles, excite la curiosité
de tout le monde et, de tous côtés, je reçois des lettres pour me
demander ma petite brochure que je n’ai plus. Voilà jusqu’où sont allées
la sagesse et la prudence de l’opportunisme... En vérité, nous sommes
plongés dans les ténèbres! Et c’est un châtiment de Dieu. _En arrêtant
la diffusion du Secret, on prend une très-grande responsabilité devant
Dieu!_ On répondra devant Dieu de tout le Message de la Vierge Marie! Je
ne voudrais pas être à la place de ces personnes-là au terrible
Jugement!...»



XXIII

SAINTETÉ DE MÉLANIE. APÔTRES DES DERNIERS TEMPS PROPHÉTISÉS PAR ELLE ET
PAR LE VÉNÉRABLE GRIGNON DE MONTFORT.


A tout cela Mélanie n’avait à opposer que sa sainteté, son immense
beauté d’âme universellement, je ne dis pas méconnue, mais _inconnue_.
Les moins hostiles ont la charité d’espérer qu’elle n’est pas perdue
éternellement, qu’elle finira par être admise dans le Paradis, fort
au-dessous des dames, après un Purgatoire dont le pensée fait frémir.
Les légendes fabriquées par le démon sont si tenaces que, longtemps
encore, on croira que la Bergère de la Salette a mal fini; qu’après une
grâce inouïe dont la moins pieuse des enfants du petit catéchisme eût
été plus digne, elle est retombée, presque aussitôt, dans la tiédeur,
dans l’indolence de l’âme, dans la vanité, dans l’infidélité, dans le
mensonge[55]. Quand on sait à quoi s’en tenir, cette vieille boue des
décrottoirs de l’enfer semble si basse et si puante qu’il n’y a pas
moyen de s’y arrêter un instant.

  [55] On a poursuivi l’année dernière, pour faux en écritures, un
    ecclésiastique superbe qui avait accusé Mélanie d’être une
    FAUSSAIRE. _Sicut fecit sic fiet ei._

La volonté de Mélanie était que ses directeurs ou confesseurs ne
dévoilassent rien de sa vie _intime_. Mais, dès 1852, plusieurs
personnes ont su par le P. Sibillat, qui avait obtenu quelques
confidences de cette enfant privilégiée, que, longtemps avant 1846, le
Ciel l’avait visitée, que la grande Apparition de 1846 n’était qu’un
_épisode_ de son enfance; et les Religieuses de Corenc, ses compagnes,
purent observer que ces grâces ne cessaient pas. On a la preuve qu’elles
n’ont jamais cessé.

«Cette humble fille--dit son historien futur qu’il ne m’appartient pas
de nommer--dont les âmes, même religieuses, ne peuvent, avant que sa Vie
intime soit publiée, soupçonner la haute sainteté et la grande mission
dans l’Église, fut comblée, dès l’âge de trois ans, des dons surnaturels
les plus étonnants, tels qu’on les trouve dans les vies de quelques
saints. Instruite par l’Enfant JÉSUS qui lui avait appris qu’il fallait
cacher ces grâces, elle les cachait avec tant d’humilité et d’habileté
et, quand on les surprenait, on voyait tant combien on la faisait
souffrir, que ses directeurs eux-mêmes n’en ont connu qu’une faible
partie. Dans les montagnes où elle gardait les troupeaux avant
l’Apparition, on l’appelait déjà _la petite sainte_ et on lui attribuait
des miracles.»

Aujourd’hui il est connu qu’elle en a fait et la preuve en sera donnée,
quand la Congrégation des Rites daignera s’occuper de la Béatification
d’une si pauvre Bergère. La découverte de ses stigmates a été la chose
la plus fortuite. Elle-même paraissait les _ignorer_--bien qu’elle les
cachât, comme tout le reste, instinctivement--ou du moins, elle
paraissait croire que _tous les chrétiens devaient être ainsi_--ce qui
n’est pas loin du sublime le plus terrassant. Mélanie fut souvent
communiée par Notre Seigneur lui-même et jouissait de la vue continuelle
de son Ange gardien. Les habitants d’Altamura ont affirmé avoir entendu
dans l’appartement de «la pieuse dame française», à l’Angelus du soir,
la nuit qu’elle est morte, des chants angéliques et le tintement d’une
clochette, comme quand on porte le Saint Viatique.

Combien d’autres choses encore! Mais ce qui étonne plus que tout, ce qui
décourage de penser, ce qui donne aux seules larmes d’amour un
inestimable prix, c’est de se dire qu’elle voyait _tout dans la Lumière
de Dieu_, non simultanément, mais successivement, c’est-à-dire au moment
où sa pensée se portait sur un objet. Don extraordinaire, unique
peut-être dans la vie des saints. Elle semblait vivre dans le Paradis
terrestre comme si la Chute n’avait pas été...

A une croyante qui voulait savoir quelque chose des Apôtres des Derniers
Temps, fut communiqué ce fragment de ce que Mélanie appelait sa
«Vue»[56]:

  [56] Cette page, tout à fait inédite, complète ou confirme ce qui a
    été dit plus haut, chap. XIV, du don de prophétie conféré à la
    Bergère.

«... En d’autres endroits, je vis les Disciples des Apôtres des Derniers
Temps. Je compris bien clairement que ces messieurs, que j’appelle les
Disciples, faisaient partie de l’Ordre. C’étaient des hommes libres, des
jeunes gens qui, ne se sentant pas appelés au sacerdoce, voulant
cependant embrasser la vie chrétienne, accompagnaient les Pères dans
quelques missions et travaillaient de tout leur pouvoir à leur propre
sanctification et au salut des âmes. Ils étaient très-zélés pour la
gloire de Dieu. Ces disciples étaient auprès des malades qui ne
voulaient pas se confesser, auprès des pauvres, des blessés, des
prisonniers, dans les réunions publiques, dans les assemblées sectaires,
etc., etc. J’en vis même qui mangeaient et buvaient avec des impies,
avec ceux qui ne voulaient pas entendre parler de Dieu ni des prêtres;
et voilà que ces Anges terrestres tâchaient par tous les moyens
imaginables de leur parler et de les amener à Dieu, et de sauver ces
pauvres âmes qui ont chacune la valeur du Sang de Jésus-Christ, fou
d’amour pour nous. Cette vue était bien claire, bien précise et ne me
laissait aucun doute sur ce que je voyais; et j’admirais la grandeur de
Dieu, son amour pour les hommes et les saintes industries dont il usait
pour les sauver tous; et je voyais que son amour ne peut pas être
compris sur la terre, parce qu’il dépasse tout ce que les hommes les
plus saints peuvent concevoir...

«... Avec elles (les Religieuses), il y avait aussi des femmes et des
filles remplies de zèle qui aidaient les religieuses dans leurs œuvres.
Ces veuves et ces filles étaient des personnes qui, sans oser se lier
par les vœux de religion, désiraient servir le bon Dieu, vaquer à leur
salut et mener une vie retirée du monde. Elles étaient vêtues de noir et
très-simples. Elles portaient aussi une croix sur la poitrine, comme les
Disciples, mais un peu moins grande que celle des Missionnaires et elle
n’était pas extérieure.

«... Les Disciples et les femmes faisaient aussi cette promesse ou
oblation à la Très-Sainte Vierge: de se donner à Elle et de Lui donner,
pour les âmes du Purgatoire, en faveur de la conversion des pécheurs,
toutes leurs prières, toutes leurs pénitences, en un mot toutes leurs
œuvres méritoires.

«Je vis que les Missionnaires vivaient en communauté... Je vis que les
disciples qui savaient lire disaient l’Office dans leur chapelle; je vis
aussi que les Religieuses disaient l’Office de la Sainte Vierge ainsi
que les femmes.»

Il est infiniment intéressant de rapprocher de cette _vue_ si actuelle,
si précise, de la Bergère, la prophétie plus générale, mais combien
éloquente, écrite, 150 ans avant la Salette, par le Vénérable Grignion
de Montfort:

«... Mais quels seront ces serviteurs, esclaves et enfants de Marie? Ce
seront un feu brûlant des ministres du Seigneur qui mettront le feu de
l’amour divin partout et, _sicut sagittæ in manus potentis_, des flèches
aiguës dans la main de la puissante Marie pour percer les ennemis; ce
seront des enfants de Lévi, bien purifiés par le feu de grandes
tribulations et bien collés à Dieu, qui porteront l’or de l’amour dans
le cœur, l’encens de l’oraison dans l’esprit, et la myrrhe de la
mortification dans le corps, et qui seront partout la bonne odeur de
Jésus-Christ aux pauvres et aux petits, tandis qu’ils seront une odeur
de mort aux grands, aux riches et aux orgueilleux mondains.

«Ce seront des nuées tonnantes et volantes par les airs, au moindre
souffle du Saint-Esprit, qui, sans s’attacher à rien, ni s’étonner de
rien, ni se mettre en peine de rien, répandront la pluie de la parole de
Dieu et de la vie éternelle; ils tonneront contre le péché, ils
gronderont contre le monde, ils frapperont le diable et ses suppôts et
ils perceront d’outre en outre, pour la vie ou pour la mort, avec leur
glaive à deux tranchants de la parole de Dieu, tous ceux auxquels ils
seront envoyés de la part du Très-Haut.

«_Ce seront des Apôtres véritables des Derniers Temps_, à qui le
Seigneur des vertus donnera la parole et la force, pour opérer des
merveilles et remporter des dépouilles glorieuses sur ses ennemis; ils
dormiront sans or ni argent et, qui plus est, sans soin au milieu des
autres prêtres, ecclésiastiques et clercs, _inter medios cleros_, et
cependant auront les ailes argentées de la colombe, pour aller, avec la
pure intention de la gloire de Dieu et du salut des âmes, où le
Saint-Esprit les appellera[57]; et ils ne laisseront après eux, dans les
lieux où ils auront prêché, que l’or de la charité qui est
l’accomplissement de toute la loi. Enfin nous savons que ce seront de
vrais disciples de Jésus-Christ, qui, marchant sur les traces de sa
pauvreté, humilité, mépris du monde et charité, enseigneront la voie
étroite de Dieu dans la pure vérité, selon le saint Évangile, et non
selon les maximes du monde, sans se mettre en peine ni faire acception
de personne, sans épargner, écouter ni craindre aucun mortel, quelque
puissant qu’il soit[58].

  [57] _Ps._ 67, v. 14. Matines de Pentecôte. Ce psaume chargé de
    mystère appartient liturgiquement au Saint-Esprit.

  [58] Conformité presque littérale avec le 30e alinéa du Secret de
    Mélanie, cité dans l’introduction du présent ouvrage.

«Ils auront dans leur bouche le glaive à deux tranchants de la parole de
Dieu; ils porteront sur leurs épaules l’étendard ensanglanté de la
Croix, le Crucifix dans la main droite, le chapelet dans la gauche, les
Noms sacrés de Jésus et de Marie sur leur cœur, et la modestie et
mortification de Jésus-Christ dans toute leur conduite. Voilà de grands
hommes qui viendront; mais Marie sera là, par ordre du Très-Haut, pour
étendre son empire sur celui des impies, idolâtres et mahométans. Quand
et comment cela se fera-t-il?... Dieu seul le sait; c’est à nous de nous
taire, de prier, de soupirer et d’attendre: _Expectans, expectavi_[59].»

  [59] _Traité de la vraie Dévotion à la Sainte Vierge_, 1re partie,
    chap. I.

Assurément Dieu seul le sait. Cependant nous savons aussi, nous autres,
pourquoi et comment cela ne s’est pas fait, pourquoi, le 19 septembre
prochain, 62e anniversaire de l’Apparition, il n’y aura pas même un
faible commencement d’exécution, une lointaine velléité d’obéissance.
Nous ne savons que trop les sordides et basses causes de cette
prévarication inouïe. Mais tous ne le savent pas et c’est pour les
ignorants que ce livre est surtout écrit. Les autres, les vrais
coupables par malice ou par lâcheté, chercheront naturellement à
l’étouffer, selon leur méthode, simplement par esprit de suite, sans
honte ni peur. Comment faire peur à des hommes consacrés à Dieu qui ont
pu _voir_ le châtiment terrible d’un assez grand nombre d’entre eux sans
se frapper la poitrine?... Enfin j’ai voulu rendre témoignage afin de
m’endormir en paix, quand mon heure sera venue.

Les menaces de la Salette ont été conditionnelles. Il y a lieu de croire
qu’elles ne le sont plus. Les Apôtres de Marie, qui auraient dû être
institués avant le Déluge de sang et de feu, le seront _après_, voilà
tout.



XXIV

OBJECTIONS, CALOMNIES, L’ASSOMPTIONISTE DROCHON.


Ma tâche n’est-elle pas finie? Je crois avoir dit tout ce qu’il fallait
et je ne pourrais plus maintenant que me répéter. On m’a présenté une
liste des objections contre le Secret qui ne cessent d’avoir cours à la
Salette. Je les connais trop et je les ai réfutées implicitement ou
explicitement dans les pages qui précèdent. On sait, d’ailleurs, que les
objections présentées par la haine, l’orgueil ou l’intérêt, sont
invincibles. Elles renaissent à mesure qu’on les égorge. Cependant le
trait distinctif de celles-ci est une faiblesse extrême, une faiblesse
enfantine, telle qu’on a honte de les entendre.

Exemple: «Si le Pape voulait la publication du Secret, il l’aurait faite
lui-même.» Cette objection, dans la bouche de prêtres qui passent pour
instruits, étonne et afflige. On sent qu’il serait bien inutile de leur
dire que le Pape a pu et a dû vouloir _respecter_ la mission, évidente
pour lui, de Mélanie et qu’il a donné des preuves de ce respect. Cette
idée n’entrerait pas dans de tels cerveaux. Comment espérer aussi de
faire comprendre à ces esclaves de la _lettre_, à ces ilotes du vocable,
que le Pape étant infaillible, son SILENCE _est une approbation_? Or le
secret n’a jamais été condamné. Ajoutons que ce serait peut-être une
question de savoir s’il est selon les grandes Règles que le Pape fasse
en personne la publication d’un tel document?

Puis, que répondre à de vieilles calomnies que l’accoutumance a
transformées en vérités indiscutables, et dont nul chrétien ne s’avise
de rechercher la provenance? Ici, il n’y a plus seulement la honte de
l’esprit, mais l’horreur de l’âme et c’est abominable de penser à des
mensonges tant de fois réfutés et si vainement confondus!

Un Père Assomptionniste, nommé Drochon, les a réunis en bouquet dans une
_Histoire illustrée des Pèlerinages français_, formidable in-4º de 1274
pages (qu’il faudrait 2548 hommes pour lire, aurait dit Barbey
d’Aurevilly), publié avec l’autorisation et l’admiration du Père Picard,
son supérieur général[60]. On sait que les Assomptionnistes ont été les
plus constants ennemis de Mélanie et de son Secret, et qu’ils se sont
acharnés à cette guerre avec toute la force et l’autorité que leur
donnait le succès inouï et lamentable de leurs déprimantes
publications[61].

  [60] Paris, Plon, 1890.

  [61] On sait aussi, depuis plus d’un demi-siècle, que c’est un signe
    de _modestie_, chez les catholiques modernes, d’écrire d’une manière
    épouvantable, et que cela est soigneusement enseigné dans leurs
    Instituts, à tel point que tout ce qui fut écrit postérieurement aux
    _Oraisons funèbres_, ou à la _Henriade_, est jugé négligeable,
    détraquant ou libidineux. Le sublime Père Picard m’affirma un jour,
    à la honte de son ordre, qu’Ernest Hello était un FOU. Son
    successeur, le Père Bailly, et ses Éliacins de la _Croix_ ou du
    _Pèlerin_, ont vraiment abusé de la doctrine.

Dans la masse énorme de ce Père Drochon, _treize_ pages seulement sont
données au Pèlerinage de la Salette et il est presque impossible d’y
trouver une ligne qui ne soit inexacte ou mensongère. Qu’on en juge:

«... Maximin et Mélanie auraient reçu, nous l’avons dit, chacun leur
(_sic_) secret: «Infirmes, _défaillants, si vous le voulez, en tout le
reste_, dit M. l’abbé Nortet, ils ne seront trouvés forts qu’en un seul
point, ce qu’ils ont affirmé être leur mission.» «Ces enfants peuvent
_s’éloigner_, s’écriait à son tour Mgr Ginoulhiac, le 19 septembre 1855
(il avait _exilé_ Mélanie l’année précédente), _devenir infidèles à une
grande grâce reçue_ (!), l’Apparition de Marie n’en sera pas ébranlée.»
Ces citations font prévoir les vicissitudes qui ont marqué la vie des
deux enfants... «Mélanie, après avoir contemplé la Reine du Ciel, _ne
ferma point ses yeux au monde_ (!!!), comme nous l’avons vu faire à
Anglèze de Sagazan, à Liloye et à tant d’autres, comme le fit peu après
Bernadette. Elle entra, _sans doute_, au couvent de la Providence à
Corenc; mais _se croyant_ appelée à quelque chose d’important, _rêvant_
de missions et de conquêtes apostoliques, sœur Marie de la Croix
_inspira des doutes sérieux sur sa vocation_ à la vie des religieuses,
qui n’est efficace _que si elle est humble_ (!!!). Après _trois_ ans (un
an) de noviciat, Mgr Ginoulhiac consulté s’opposa à sa profession[62].
Elle revint à Corps où un prélat romain d’origine anglaise la _décida_ à
le suivre en Angleterre, dans le but de s’y adonner à la pénitence pour
la conversion du pays. De 1854 à 1860, elle séjourna au couvent des
Carmélites de Darlington. Elle y prit l’habit, fit, paraît-il (!), des
_vœux_, en 1856, _mais_ elle revint en France, quatre ans plus tard, _se
fixa_ à Marseille où, _d’après_ (!) M. Amédée Nicolas, elle fut relevée
de ses vœux. Elle y séjourna jusqu’en 1867. (Rien de Corfou, etc.) Mgr
Louis Zola, _alors_ évêque de Lecce en Italie, _l’emmena_ dans son
diocèse et la fixa à Castellamare. (Admirable! _Alors_ Mgr Zola n’était
pas encore évêque; c’est de Mgr Petagna qu’il s’agit et il _n’emmena_
pas Mélanie; puis Castellamare n’est pas du diocèse de Lecce, c’est même
un autre évêché et il est bien loin de Lecce. C’est comme si on situait
Amiens dans le diocèse de Périgueux. On n’est pas fort en géographie
chez les Assomptionnistes. L’historien a puisé ses renseignements à
bonne source, chez les Missionnaires de la Salette, et son livre est
gros). A la mort de l’évêque, en 1888 (ni Mgr Petagna ni Mgr Zola ne
sont morts en 1888), elle revint à Marseille où elle est encore (1890).
Au milieu de cette vie agitée et _inconstante_, Mélanie est restée
vertueuse (Ah! tout de même! tout juste vertueuse!) et, comme Maximin,
persévérante _sur un seul point_, sa foi ardente (Après ce qui précède,
le mot _ardente_ est tout à fait stupide, mais c’est comme ça qu’on
écrit à l’Assomption) en l’Apparition et dans le Secret qu’elle avait
entendu.» (Et pas un mot de ce secret! comme si la publication de
Mélanie et l’_imprimatur_ de Mgr Zola étaient apocryphes, puisque,
d’autre part, Drochon dit que ce secret est le «clou» de
l’Apparition--style Bailly, style _Croix_ et _Pèlerin_.)

  [62] Mgr Ginoulhiac dit à Mélanie: «Je viens de voir Maximin qui a
    refusé de me dire son secret, à moi, son évêque!!! _Il s’en
    repentira!!!_ Mais vous, vous êtes plus raisonnable, vous avez plus
    de connaissance que lui; je pense que vous n’allez pas refuser
    d’obéir à votre évêque...!!!» Et sur le refus de la pauvre enfant de
    désobéir à la Sainte Vierge, il lui fit la même menace: «_Vous vous
    en repentirez!_» Il ne tint que trop parole. Quand vint pour elle le
    moment de faire profession, de prononcer ses vœux chez les
    Religieuses de la Providence de Corenc, il s’y opposa, malgré les
    Religieuses qui disaient combien elle était pieuse, et chercha, par
    tous les moyens et vexations possibles, à la faire partir.
    Finalement il l’embarqua pour l’Angleterre, avec défense de le dire
    même à ses parents. Bien mieux, il donna des ordres pour la forcer à
    faire des vœux de clôture. Comme elle refusait de les faire, à cause
    de la mission qu’elle aurait à remplir après 1858, et qu’aucune
    pression, aucune insistance ne pouvait vaincre sa résistance, les
    religieuses lui dirent: «Où irez-vous? Mgr G*** nous a écrit que si
    vous revenez dans son diocèse, il vous excommuniera partout où vous
    résiderez.»

Cette page m’a rappelé le mot de Chateaubriand: «Il est des temps où
l’on ne doit dépenser le mépris qu’avec économie, à cause du grand
nombre des nécessiteux.»



XXV

L’HÔTELLERIE. TACTIQUE DOUBLE DES MISSIONNAIRES OU CHAPELAINS.


Dès le commencement de ce travail, des personnes pieuses et d’intention
pure jugèrent excessif mon blâme de l’hôtellerie de la Salette[63]. Il
faut pourtant bien, m’ont-elles dit, que les pèlerins soient hébergés,
surtout les infirmes et les malades, et ils ne peuvent pas exiger qu’on
les loge et qu’on les nourrisse pour rien. Or voilà précisément ce qui
ne devrait pas être en question. Le droit strict des pèlerins, surtout
des infirmes et des malades, c’est d’être hébergés _pour rien_. En
octobre 1880, du temps des prétendus missionnaires, je vis, un matin,
arriver à la porte de l’hôtellerie, par une neige terrible, un mendiant
à peine moins blanc que la neige et qui paraissait avoir quatre-vingts
ans. Il avait cheminé des heures dans la montagne, certain, disait-il,
de trouver à la Salette l’hospitalité de deux jours assurée aux
chemineaux par un règlement de l’hôtellerie. Je n’ai pas vu ce
règlement, rêvé, peut-être, par de pauvres malheureux, mais ce que j’ai
bien vu et trop bien vu, c’est le désespoir, l’humble désespoir de ce
vieillard, me disant, un quart d’heure après: «Ils m’ont donné une soupe
froide et m’ont dit qu’il fallait partir. J’aurais bien voulu me
reposer.» Pour ne pas être complice d’un assassinat, je payai, quoique
très-pauvre, trois jours de pension pour cet _envoyé_, qui était
peut-être Raphaël, et dont le remerciement est resté en moi comme une
lumière douce dans la cellule d’un condamné.

  [63] Je me suis exprimé plus fortement encore, à l’époque des
    Missionnaires. _La Femme pauvre_, pages 100 et 101.

A partir de ce jour, j’ai compris ce qui se passait sur cette montagne.
Pour parler net, j’ai vu l’épouvantable esprit d’avarice de ces
soi-disant religieux qui n’auraient dû être eux-mêmes que des mendiants
et des serviteurs de mendiants, car la Salette est, par essence et par
excellence, un pèlerinage de va-nu-pieds. Qu’on vienne à la base de
cette montagne comme on voudra et tant qu’on voudra, mais, arrivé là, on
ne peut monter _délicatement_ qu’avec le diable sur les épaules. Les
premiers pèlerins ne s’y trompaient pas et n’auraient pas pu s’y
tromper. La route actuelle n’existait pas, et le service des mulets ne
se faisait pas comme aujourd’hui. On voyait se traîner, sur les flancs
du Mont, des infirmes, des agonisants, des quasi-morts, qui rampaient
des journées entières et qui redescendaient guéris. Mlle des Brulais,
qui fut un des premiers témoins de la Salette, a relaté quelques
exemples vraiment prodigieux[64]. Je ne crois pas qu’il soit possible de
citer un seul cas de mort d’un de ces malades sur la Montagne. Combien,
cependant, durent passer la nuit sans toit, ni tente, _sub Jove
frigido_, à cette altitude mortelle pour des être humains privés d’abri!
De quels secours pouvaient être, pour des centaines et des milliers de
pèlerins, le couvert de quelques cabanes en planches? _Quid inter
tantos?_ Mais on était venu porté par la foi, on était hospitalisé,
chauffé, réconforté, guéri par la foi.

  [64] _L’Écho de la Sainte Montagne_, par Mlle DES BRULAIS. Chez Henri
    Douchet, à Méricourt-l’Abbé (Somme), il n’existe pas de livre plus
    recommandable sur les commencements de la Salette.

Aujourd’hui, on monte commodément dans une voiture ou sur le dos d’un
mulet; on paie sa chambre et sa table, 1re ou 2e classe; on prie à son
aise, à l’abri de vraies murailles, dans une basilique bien close, et on
s’étonne de ne pas obtenir ce qu’on demande. On n’est peut-être pas des
pharisiens, mais on ne croit pas être, _sicut ceteri hominum_, des
voleurs, des injustes, des adultères et on n’a pas peur de «lever les
yeux vers le ciel». Alors on redescend dans la même voiture ou sur le
dos du même mulet, mais non pas comme le pauvre publicain. _Descendit
hic justificatus (_hoc est_ sanatus) in domum suam._ Il n’y a plus de
miracles parce qu’il n’y a plus de croyants ni de PÉNITENTS, parce qu’il
n’y a plus d’enthousiasme, c’est-à-dire de charité. =Il n’y a plus
d’âmes généreuses.=

On serait suffoqué de trouver un comptoir et des livres de comptabilité
dans l’antichambre d’un poète, et on n’est pas le moins du monde
impressionné de rencontrer ces mêmes objets dans un lieu de pèlerinage,
et de quel pèlerinage! C’est ahurissant de se dire qu’il y a un endroit
où la Sainte Vierge s’est montrée, où elle a pleuré d’amour et de
compassion, où elle a dit les plus grandes choses qu’on ait entendues
depuis Isaïe, où elle a guéri et consolé tant de malheureux, et qu’à
deux pas de cet endroit, il y a une _caisse_!

--C’est abominable, direz-vous, mais où est le remède?--Vous le savez
aussi bien que moi. L’hôtellerie de la Salette,--transformée en une
Maison-Dieu, où chaque pèlerin valide se constituerait serviteur des
pauvres ou garde-malade, pour quelques heures ou quelques jours--serait
approvisionnée surabondamment et constamment, si les chrétiens lui
donnaient la centième partie de ce qu’ils donnent si vainement et avec
tant d’amertume au percepteur. Elle serait vingt fois plus riche que
maintenant, trop riche, sans doute, mais, du moins, on n’entendrait plus
cet infâme bruit de monnaie que déteste Dieu, et on aurait la joie et la
gloire de ranimer d’innombrables pauvres.

C’est bien cela que les bergers ont pu comprendre, et ce n’est pas sans
effroi que je pense à ce qui a dû se passer dans le doux et noble cœur
de Maximin, quand il était témoin de l’exploitation de sa Montagne, et
qu’il périssait de misère à quelques pas des sordides religieux qui
n’existaient que par lui. Pour ce qui est de la vieille Mélanie, ce
qu’elle dut sentir lorsqu’elle fit le pèlerinage, une dernière fois
avant de mourir, je me le suis déjà demandé et je n’ai trouvé d’autre
réponse que les larmes.

Mon livre, je l’ai assez dit, n’a qu’un objet: Prouver que tout l’effort
des ennemis de Dieu, dans le cas de la Salette, a tendu à déconsidérer
le Secret de Mélanie, le seul en cause, celui de Maximin n’ayant jamais
été divulgué. Alors, double tactique. D’une part, les Missionnaires ou
Chapelains installés sur la Montagne ont toujours et très-fermement
voulu que les menaces de la Sainte Vierge se soient accomplies, peu de
temps après l’Apparition, d’une manière tout à fait complète et
définitive, en sorte qu’il est démontré que nous n’avons plus rien à
craindre et que toute autre prophétie, concernant l’avenir ou même le
temps présent, doit être tenue pour billevesée. Je les ai vus
travailler, chaque jour, près de la Fontaine, à l’heure du Récit,
apportant des statistiques de famine, en Irlande par la maladie des
pommes de terre; en France, en Espagne ou en Pologne, par la maladie du
blé, etc. Pour ce qui est de la menace du Discours relative aux «petits
enfants au-dessous de sept ans...», il paraît qu’elle s’explique
très-suffisamment par une épidémie déplorable qui eut lieu vers cette
époque, c’est-à-dire il y a soixante ans. En conséquence, le soi-disant
Secret n’est qu’une méchante rêverie très-apocryphe que les bons
catholiques doivent écarter.

Puis, il faut tenir compte de la différence des temps. En 1846, la
Religion était méprisée et la société chrétienne avait besoin d’être
châtiée. Aujourd’hui, elle est au contraire, ne le voit-on pas? dans
l’état le plus florissant. De toutes manières, le Secret est
insoutenable.

D’autre part, on veut à toute force que les Bergers n’aient jamais été
persévérants que _sur un seul point_: Maximin ivrogne, selon la légende
ignoble et criminellement fausse des Missionnaires, ne sortant de sa
torpeur que pour raconter l’Apparition avec _lucidité_, par un miracle
constant; Mélanie, sainte fille, si on veut, mais livrée au plus
dangereux vagabondage et continuellement «entourée d’hurluberlus et de
prêtres désobéissants qui lui montaient la tête», ne retrouvant comme
Maximin, son équilibre et sa raison, que quand il s’agissait du récit de
cette même Apparition, identiquement relatée par elle depuis 1846. En
dehors du Discours public tout sec, impossible à mettre en doute, sans
se condamner soi-même à l’inexistence, où est le moyen de supposer un
secret de vie et de mort surérogatoirement divulgué par de tels témoins?

--Après cela, pourraient dire les intéressés, si on veut prendre la
peine de considérer les choses froidement, raisonnablement,
_pratiquement_, comment ne pas voir, ô Mère du Verbe, que votre
prétendue Révélation n’est qu’une imposture des démons pour empêcher de
saints religieux de gagner honnêtement leur vie sur votre Montagne?



XXVI

LA SALETTE ET LOUIS XVII.


D’excellents travaux historiques ont élucidé récemment la question de la
Survivance de Louis XVII. Question déjà vieille et qu’on ne peut plus
ignorer aujourd’hui, sans un peu de honte. Mon _Fils de Louis XVI_,
publié en 1900, n’a pas apporté de document nouveau, mais le témoignage
d’une admiration infinie pour ce grand geste de Dieu, unique dans
l’Histoire: une Race Royale qui passait pour la première du monde, non
pas rejetée précisément, ni exterminée, mais tombée dans l’ignominie
insondable, sans espoir d’en sortir jamais.

«... C’est à faire chavirer l’imagination de se dire qu’il y eut un
homme sans pain, sans toit, sans parenté, sans nom, sans patrie, un
individu quelconque perdu dans le fond des foules, que le dernier des
goujats pouvait insulter et qui était, cependant, le Roi de France!...
Le roi de France reconnu tel, en secret, par tous les gouvernements,
dont les titulaires suaient d’angoisse à la seule pensée qu’il vivait
toujours, qu’on pouvait le rencontrer à chaque pas, et qu’il tenait
peut-être à presque rien que la pauvre France, toute frappée à mort
qu’elle fût, voyant passer cette figure de sa douleur, ne reconnût
soudain le Sang de ses anciens Maîtres et ne se précipitât vers lui avec
un grand cri, dans un élan sublime de résurrection!

«On fit ce qu’on put pour le tuer. Les emprisonnements les plus
barbares, le couteau, le feu, le poison, la calomnie, le ridicule
féroce, la misère noire et le chagrin noir, tout fut employé. On réussit
à la fin, lorsque Dieu l’eut assez gardé et lorsqu’il avait déjà
soixante ans, c’est-à-dire lorsqu’il avait achevé de porter la pénitence
de soixante rois...»[65]

  [65] LÉON BLOY. _Le Fils de Louis XVI_. Ce n’est pas ici le lieu de
    montrer, ne fût-ce qu’en raccourci, l’histoire effrayante et
    fantasmatique de Louis XVII. Lire _Le Dernier Roi légitime de
    France_, par HENRI PROVINS, et l’inestimable ouvrage plus récent
    d’OTTO FRIEDRICHS: _Correspondance intime et inédite de Louis XVII_.

La disgrâce de ce «Roi fantôme» fut si parfaite que les mots «ignominie»
ou «opprobre» ne suffisent plus. On lui refusa ce qui ne se refuse pas
aux pires scélérats, son identité personnelle,--pour mieux dire, une
identité quelconque. On voulut absolument qu’il ne fût personne, dans la
stricte acception du mot, et que ses enfants ne fussent les enfants de
personne. Ainsi s’accomplit, en une manière que Dieu seul pouvait
inventer, la séculaire formule capétienne: _Le Roi ne meurt pas_,
puisque la descendance légitime de Louis XVI était condamnée à ne
pouvoir ni vivre ni mourir.

Le Dauphin, fils de Louis XVI,--authentiquement Louis XVII--prétendu
mort au Temple, en 1795, exhala son âme douloureuse à Delft, en
Hollande, le 10 août 1845, un peu plus de treize mois avant l’Apparition
de la Salette, «promptitude fort singulière de ce miracle, si peu de
temps après que le Candélabre aux Lys d’Or, dont il est parle dans le
Pentateuque, avait été renversé.

«Lorsque éclata la nouvelle de l’Apparition, un seul chrétien se
demanda-t-il si quelque chose d’infiniment précieux ne venait pas d’être
brisé, pour que la Splendeur elle-même, la Gloire impassible et
inaccessible parût en deuil?--=Depuis le temps que je souffre pour vous
autres!= Quel mot troublant et inconcevable!

«La catastrophe est si énorme que ce qui ne peut absolument pas souffrir
souffre néanmoins et pleure. La Béatitude sanglote et supplie. La
Toute-Puissance déclare qu’elle n’en peut plus et demande grâce... Que
s’est-il donc passé, sinon que Quelqu’un est mort qui ne devait pas
mourir?...»[66]

  [66] _Le Fils de Louis XVI_.

Si encore il était vraiment mort comme tout le monde meurt, mais je le
répète, c’était bien pis, le Roi de France ne devant pas mourir. Et
voilà plus de soixante ans que cela continue! J’ai là, devant moi, le
portrait d’un pauvre petit enfant de 4 ou 5 ans, qu’où nomme le Prince
Henri-Charles-Louis de Bourbon, Dauphin de France. Il paraît que c’est
lui qui continuera la série des Rois fantômes...

Plusieurs lettres de Mélanie, dont quelques-unes à la Princesse Amélie
de Bourbon, prouvent que la prophétesse n’avait aucun doute sur la
Survivance représentée par le prétendu Naundorff et ses enfants. En
1881, elle nomme l’héritier direct «_Roi légitime, Roi FLEUR DE LYS_» et
recommande l’espérance. On sait d’autre part que, bien des années
auparavant, Maximin avait fait le voyage de Frohsdorf et qu’une entrevue
avec le Comte de Chambord avait eu pour effet la renonciation effective
de celui-ci au trône de France. Tout porte à croire, en effet, que
Maximin aurait dit à ce prétendant ce que Martin de Gallardon, en 1816,
avait dit à l’infâme Louis XVIII: «Vous êtes un usurpateur.» Le Comte de
Chambord, au contraire de son fratricide grand-oncle, n’osa pas succéder
aux deux Caïns de la Restauration, mais, tout de même, il garda les 300
millions du patrimoine royal, et les héritiers volés, depuis trois
générations, continuèrent d’être pauvres et couverts de la plus
abondante ignominie, comme l’avaient été leur père et surtout leur
grand-père, le Dauphin du Temple.

Analogie ou affinité, correspondance ou relation mystérieuse entre le
Miracle de la Salette et le Miracle de la destinée du Fils de Louis XVI.
Un roi pauvre, un roi mourant de faim et de misère; le fils couvert
d’ordures et obstinément renié de soixante rois, vient offrir à la
France de la sauver, et on l’assassine, après l’avoir longtemps
flagellé. _Nolumus hunc regnare super nos._

Aussitôt après, la vraie Reine de France, la Souveraine à qui fut
authentiquement, valablement et irrévocablement donné ce Royaume, vient,
à son tour, supplier en pleurant son peuple et tous les autres peuples
dont il est l’Aîné, de considérer le Gouffre effroyable qui les
_invoque_... Ne pouvant la tuer, on lui répond par la Désobéissance, la
Négation de ses paroles et la judaïque lapidation de ses témoins.
_Nolumus HANC regnare super nos._

J’ai pensé, bien des fois que la patience de Dieu est la meilleure
preuve du Christianisme.

Aujourd’hui tout est-il perdu? N’y a-t-il plus rien à espérer? N’est-il
plus d’autres remèdes que les châtiments? L’auteur de ce livre en est
persuadé. La France ne veut plus de Roi, ni de Reine ni de Dieu, ni
d’Eucharistie, ni de Pénitence, ni de Pardon, ni de Paix, ni de Guerre,
ni de Gloire, ni de Beauté, ni de quoi que ce soit qui donne la vie ou
la mort. Elle veut, en sa qualité de maîtresse, et d’exemplaire des
nations, ce qui n’a jamais été voulu par aucune décadence: la parfaite
stupidité dans le mouvement artificiel et automatique. Cela se nomme le
Sport, qui doit être un des noms anglais de la Damnation.

=En l’année 1864=, dit le Secret, =Lucifer et un grand nombre de Démons
seront détachés de l’Enfer...=

On sait que Léon XIII, frappé de cette prédiction, a voulu que tous les
prêtres catholiques récitassent chaque jour, après leur messe,
agenouillés au pied de l’autel, cette prière assez semblable à un
exorcisme:

SANCTE MICHAEL, ARCHANGELE, DEFENDE NOS IN PRÆLIO: CONTRA NEQUITIAM ET
INSIDIAS DIABOLI ESTO PRÆSIDIUM. IMPERET ILLI DEUS, SUPPLICES
DEPRECAMUR; TUQUE, PRINCEPS MILITIÆ CŒLESTIS, SATANAM ALIOSQUE SPIRITUS
MALIGNOS QUI AD PERDITIONEM ANIMARUM PERVAGANTUR IN MUNDO, DIVINA
VIRTUTE IN INFERNUM DETRUDE. AMEN.



APPENDICES



PIÈCE JUSTIFICATIVE


Le document qui suit, écrit de la main de Mélanie, fera connaître la
_source_ des calomnies sans cesse répétées, depuis trente ans, contre le
Secret, la Règle de la Sainte Vierge, la Voyante et sa Mission.


«(Cusset, Allier), ce 28 février 1904[67].

  [67] Mélanie est morte le 14 décembre de la même année. Cette lettre
    précieuse peut donc être considérée comme une sorte de testament. Il
    va de soi que le _style_ de la Bergère a été scrupuleusement
    respecté.


    A Monsieur l’abbé H. Rigaux,
    Curé d’Argœuves
    par Dreuil-les-Amiens (Somme)

Mon très-Révérend et très-cher Père,

Que Jésus soit aimé de tous les cœurs!

Je vous vous promis, cela plaisant à Dieu, de mettre par écrit mon
voyage à Rome, ce qui l’a précédé, le Congrès tenu au nom du Saint-Père
par son Éminence le Cardinal Ferrieri, Préfet de la Congrégation des
Évêques et Réguliers, ce qui s’y est dit, mon audience privée auprès du
Saint-Père et ce que nous avions dit, mon entrée chez les Salésianes
(Visitandines), puis ma sortie et ce qui a suivi.

Jusqu’à présent, je n’ai pas pu écrire cela, par cause de maladie. Que
le bon Dieu soit béni de tout!


I

En l’an de grâce 1878 et, je crois, en octobre, un matin après la Sainte
Messe, le Révérend Père Fusco me dit avoir lu dans un journal
l’intention de Mgr Fava, évêque de Grenoble, de venir à Rome pour faire
approuver sa règle pour les Pères et pour les Sœurs de la Montagne de la
Salette.

A cette nouvelle je dis:--Pour avoir ma conscience nette, je vais me
hâter d’écrire la Règle de la Très-Sainte Mère de Dieu et l’envoyer au
Saint-Père.--Je la porterai moi-même à Rome, dit le Père Pusco.--Et tout
se fit comme nous avions dit.

Un mois environ s’était écoulé, quand un dimanche, mon saint Évêque, Mgr
Pétagna, me fit savoir qu’il désirait me parler. Je me rendis à
l’Évêché. En montant les escaliers, je rencontrais des bons vieux
chanoines qui versaient des larmes et disaient:--IL aurait mieux fait de
rester dans son diocèse et ne pas venir tuer notre Évêque. Si ce
n’était sa soutane je l’aurais pris pour un gendarme hautain,
impérieux.--D’autres chanoines me dirent:--Par charité, faites finir les
cruelles instances de l’Évêque de Grenoble auprès de Mgr Pétagna déjà
assez malade.--Je demandai la raison des _ordres_ que l’évêque de
Grenoble donnait à mon saint Évêque. On me dit:--L’Évêque de Grenoble,
avec un air de puissante autorité, _ordonne_ à notre saint Évêque de
vous obliger, de vous contraindre d’aller dans son diocèse, etc.,
etc.--J’entre, et, pour la première fois, je voyais Mgr Fava.

L’Évêque de Grenoble était accompagné d’un prêtre, que je sus, plus
tard, être le Père Berthier, un des missionnaires de la Salette.

Mgr de Grenoble me dit entre autres choses banales, indifférentes, qu’il
avait entendu dire que j’étais ici et qu’il était venu de bien loin pour
me voir.--Je le remerciai.--Mon saint Évêque, déjà malade, se sentait
épuisé et avait besoin de repos et surtout de tranquillité d’esprit. Un
domestique vint lui dire que sa chambre était préparée, s’il avait
besoin de se reposer. Alors, mon saint Évêque me dit:--Mgr de Grenoble
et le R. Père Berthier prendront leur repas chez vous, parce que, ici,
depuis que je suis si souffrant, on ne prépare rien, on ne se met plus à
table.--Je dis à mon saint Évêque, en lui exprimant mon regret pour son
état maladif, que je le remerciais de l’honneur qu’il me procurait
d’avoir Monseigneur et ce digne Prêtre chez nous, et le priai de me
permettre de me retirer, afin que chez moi on pût préparer le
nécessaire.--Mon saint Évêque remarquant le mutisme de Mgr Fava sur ce
qu’on venait de combiner, crut qu’il n’avait pas compris. Il le répéta
une deuxième fois, puis, une troisième fois, et je revins chez moi afin
de tout préparer pour le déjeuner de midi.

A midi, arrive Mgr de Grenoble avec le P. Berthier. Sa première parole
fut:--Je suis venu à Rome pour trois raisons: pour faire approuver ma
règle pour les Pères et pour les Sœurs; pour obtenir le titre de
Basilique à l’Église de la montagne de la Salette; et faire faire une
NOUVELLE STATUE de Notre-Dame, semblable au modèle que j’ai apporté;
parce que, voyez-vous, aucune statue ne représente bien la Sainte
Vierge, qui ne devait pas avoir un fichu ni un tablier; et tout le monde
murmure et désapprouve ce costume des femmes de la campagne. Le modèle
que j’ai fait exécuter est bien mieux! D’abord, elle ne portera pas de
croix parce que, voyez-vous, cela attriste les pèlerins, et la Sainte
Vierge ne devait pas avoir de croix[68]...--Je passe, ma plume se refuse
à faire savoir, en détail, tout ce que sa Grandeur a dit. J’étais
effrayée; c’est à peine si j’ai pu lui dire:--Et, au bas de votre
statue, Monseigneur, vous écrirez en grosses lettres: =Vierge de la
vision de Mgr Fava!=--On appela pour nous mettre à table.

  [68] Je ne souligne pas ces dernières lignes. Mélanie ne les ayant pas
    soulignées elle-même. On est prié seulement de les remarquer.

Après le repas, l’Évêque de Grenoble ouvrit un balcon pour voir la
campagne et surtout le Vésuve que nous avions en face. Sa Grandeur me
demanda qui nous avions pour voisin à côté de nous. Je lui répondis que
nous étions seules.

--Oh! mais vous êtes princièrement logées!--Et il se mit à parcourir les
pièces. Il sortit sur la terrasse qui servait, quand il ne pleuvait pas,
de lieu de récréation à mes élèves. Il contempla encore longtemps le
Vésuve, la mer et le paysage... Après quoi il rentra, non sans avoir
ouvert et examiné ma chambre de travail; et, en voyant tant et tant de
lettres sur mon bureau, il me dit:--Mais votre correspondance est bien
plus nombreuse que la mienne! D’où vous viennent toutes ces lettres?--De
toute l’Europe, Monseigneur.--Vous êtes logée dans un palais trop beau!
Sans sortir, vous avez de quoi vous promener...

Après environ trois quarts d’heure ou une heure, Monseigneur dit qu’il
allait souhaiter le bonsoir à Mgr Pétagna, puis reprendre le train pour
Rome:--Oh! elle sera ravissante de beauté MA statue: toute en marbre,
avec un beau manteau qui l’entoure; pas de souliers, pas de crucifix,
cela attriste trop; la Sainte Vierge ne devait pas être accoutrée comme
vous avez dit.--Eh! bien, Monseigneur, lui ai-je dit, si le bon Dieu
m’envoyait sa Providence, je ferais faire une peinture, où la
Très-Sainte Vierge Mère de Dieu serait représentée au milieu de deux
resplendissantes lumières, et vêtue telle qu’elle est apparue sur la
Montagne de la Salette.--Et Mgr Fava s’en alla ainsi que le P. Berthier.

Dans l’après-midi avancée, à mon grand étonnement, une personne envoyée
par mon saint Évêque vint me dire que mon saint Évêque avait quelque
chose à me communiquer.

Je demandai à cette personne si Mgr de Grenoble était
parti.--Heureusement il partait, répondit-elle, quand un messager a
ouvert la porte et remis à Mgr Pétagna un pli venant de Rome pour vous
être communiqué. Alors, cet Évêque Carbonaro est rentré, et il voulait
absolument savoir le contenu de la dépêche. Il fait bien de la peine à
notre Monseigneur.--Je partis avec la même personne pour l’Évêché.

Arrivée à la porte je lui dis:--Sans doute que Mgr l’Évêque de Grenoble
sera resté: entrez, et dites à notre Mgr Pétagna que la personne
l’attend.--Ainsi fut fait.

Mon saint Évêque vint à moi avec la dépêche et, à demi-voix, il me dit à
peu près ceci:--Le Saint-Père désire vous parler. Voici la dépêche en ce
qui vous concerne:

«_Si Mélanie n’est pas malade et qu’elle paisse venir à Rome, Sa
Sainteté voudrait lui parler. Si elle ne peut pas venir, qu’elle envoie
tout ce qui se rapporte à la fondation du nouvel Ordre religieux des
Apôtres des derniers temps._»

Je demandai à Monseigneur quand il voulait que je parte.

--C’est aujourd’hui dimanche, dit-il, et aussi trop tôt à cause de vos
préparatifs. Il n’y a rien qui presse.

A ce moment l’Évêque de Grenoble s’amène et dit:--Monseigneur, je crois
que vous avez dit à Mélanie _toute_ la dépêche, vous pouvez bien me la
dire à _moi_.

Et mon saint Évêque répondit humblement:--Excusez-moi, Monseigneur, il y
a, dans la dépêche, des choses pour elle et pour moi. Ce qui n’est pas
un secret, c’est qu’elle est mandée à Rome.

--Ah bien! Et savez-vous pourquoi? ce qu’elle va y faire, Monseigneur?

Silence de mon saint Évêque.

--C’est très-bien, nous partirons ce soir ensemble.

Alors je dis:--Je ne voyage pas le dimanche.

Mgr de Grenoble:--Mais vous devez obéir au Pape!

--Le Saint-Père ne m’a pas dit de partir au reçu de la dépêche.

Regardant mon saint Évêque, il lui dit:--Il faut lui commander de partir
ce soir avec moi, Monseigneur.

--Monseigneur, elle ne peut partir comme cela. Il faut bien, si elle a
quelque chose à préparer, lui en donner le temps.

--Obéissez! obéissez! Vous savez que je suis l’Évêque de Grenoble! et
j’ai tant de choses à vous apprendre, à vous dire et à vous demander.
Voyez, c’est ce soir, à dix heures, que nous devons prendre le chemin de
fer pour Rome. Vous vous y trouverez, n’est-ce pas?

--Je ne sais pas, Monseigneur.

--Ah! mais il le faut!... Monseigneur, s’écria-t-il, obligez-la,
commandez-lui de partir ce soir avec moi.

Mon saint Évêque, pâle comme la mort, lui répondit:--Je n’ai pas l’art
de commander aux personnes qui obéissent au moindre signe. Pas plus que
le Saint Père je ne puis savoir si elle a quelque préparatif à faire
avant son départ.

Pour en finir, je dis que je me retirais. Il était nuit.

L’Évêque de Grenoble en me disant: «Au revoir, à dix heures!» rentra
dans le salon, et je pus parler et prendre l’obéissance de mon saint
Évêque qui me dit:--Monseigneur de Grenoble me conduira dans la tombe.
Si vous pouvez, partez ce soir pour me l’enlever d’autour de moi. Je
vous donnerai le Père Fusco et votre compagne. Vous partirez quand vous
pourrez, ce soir, et que le bon DIEU vous bénisse.

Arrivée chez moi, nous nous concertons, croyant que je ne resterais que
deux ou trois jours à Rome. Comme j’y avais envoyé la Règle de la Mère
de DIEU depuis environ un mois:--Je crois, dit le Père Fusco, que vous
êtes mandée pour s’entendre au sujet de la fondation des Apôtres des
derniers temps. Car l’Évêque de Grenoble nous a dit à l’Évêché, qu’étant
allé à la Sacrée Congrégation des Évêques et Réguliers pour qu’on se
hâte d’approuver sa Règle, le cardinal Ferrieri lui avait fait entendre
qu’en ce moment il était très-occupé, et que Monseigneur pouvait,
pendant au moins huit jours, passer son temps à visiter les monuments de
Rome et des environs. Voila pourquoi l’Évêque de Grenoble est venu ici.

Nous combinâmes alors de prendre à Castellamare le train de neuf heures
du soir.

A dix heures, nous étions à Naples. Nous dûmes attendre le train qui
partait pour Rome. Permission de DIEU!... l’Évêque de Grenoble arrive
tout essoufflé:

--Il y a une demi-heure que je vous cherche! Eh bien, venez, nous allons
prendre place.

Je remerciai Monseigneur et lui dis que nous voyagions toujours en
troisième classe.

--Mais, dit-il, est-ce qu’il y a quelqu’un avec vous?

--Un prêtre et ma compagne, Monseigneur.

--Ils peuvent se mettre dans un autre wagon, dit Monseigneur. Donnez-moi
votre billet, j’y ferai ajouter un supplément de première classe.

Je lui dis que mon saint Évêque ayant eu la bonté de me donner ces
personnes pour m’accompagner, je ne pouvais pas m’en séparer.

Presque fâché, Monseigneur dit:--Je paierai encore un supplément pour
eux. Mais savez-vous pourquoi vous êtes mandée à Rome?

Je répondis:--Non, et je ne m’en inquiète pas.

Nous partons. L’Évêque de Grenoble qui avait tant de choses à dire, ne
me dit rien. Mais j’étais bien peinée de voir que le Père Fusco et ma
compagne étaient regardés de travers, et on aurait dit avec colère.

Le P. Berthier n’avait pas l’air satisfait: il n’avait pas réussi, en
fermant la portière, afin que mes compagnons ne pussent monter dans
notre compartiment: aussitôt la porte s’était ouverte, et le P. Fusco,
en entrant, avait dit:

--Excusez-moi, Monseigneur, si je prends la liberté d’entrer ici, c’est
pour me conformer à notre Mgr l’Évêque de Castellamare, qui désire que
je ne quitte pas Sœur Marie de la Croix.

Et l’Évêque de Grenoble n’avait rien répondu.

Lundi, à sept heures du matin, nous arrivions à Rome, et là, nous nous
séparâmes. Monseigneur et le P. Berthier s’en allèrent au Séminaire
Français, il me semble; et nous fûmes dans une église, où le P. Fusco
célébra la Sainte Messe. Après, nous fûmes loger dans un hôtel, où nous
demeurâmes, je crois, plus de huit jours.

Dès le premier jour, je fis annoncer mon arrivée au cardinal Ferrieri
pour me mettre à sa disposition. Son Éminence me fit dire qu’il
m’avertirait d’avance pour le jour qu’il aurait besoin de moi.

Nous étions donc en liberté, tous les jours après la Sainte Messe; et
nous passions les après-midi agréablement en Dieu, en visitant les
belles églises de la Maggiore, di S. Paulo hors les murs, l’Église qui a
un grand tableau représentant Notre-Dame de la Salette, et les
Catacombes. Mais nos premières visites furent aux personnages connus de
nous pour être très-croyants, très-dévots à Notre-Dame de la Salette,
par exemple, les cardinaux Consolini et Guidi, qui, gracieusement,
m’offrirent leurs services dans n’importe quelles circonstances. Et je
leur remis, à l’un comme à l’autre, une copie du Secret que je voulais
publier avec l’_Imprimatur_ de Mgr Pétagna, mon saint Évêque de
Castellamare di Stabia.

L’Évêque de Grenoble, avec une bonté grande, envoyait tous les jours,
souvent deux fois par jour, le P. Berthier pour prendre de nos
nouvelles; et surtout ce dernier s’informait beaucoup auprès du Maître
d’hôtel, si nous nous absentions souvent, si nos absences étaient
longues, s’il savait où nous allions, ce que nous faisions et si nous
recevions des visites. Un jour, je crois, le troisième, le maître
d’hôtel nous dit:

--Le prêtre qui vient tous les jours et qui est avec l’Évêque de
Grenoble, est venu me dire de la part de cet Évêque, qu’il se chargeait
de me payer toutes les dépenses que vous ferez ici, et pour tout le
temps que vous resterez à Rome.

Pour ne plus y revenir, je dis ici que, lorsque je dus entrer chez les
Salésianes et mes compagnes retourner à Castellamare, je priai le maître
d’hôtel de vouloir bien faire tenir la note de notre dépense à l’Évêque
de Grenoble. L’Évêque répondit qu’il ne connaissait pas cette note[69].
Le maître d’hôtel lui rappelle la promesse qu’il lui avait faite par
deux fois. L’Évêque ne voulut rien entendre. Ce pauvre maître d’hôtel
n’en revenait pas d’étonnement. Je pris alors la note et je payai, tout
en consolant ce pauvre monsieur.

  [69] Cet endroit, non plus que le précédent, n’a pas été souligné par
    Mélanie.

Il faut encore dire ici ce que je n’ai su de bonne source qu’après. Mgr
de Grenoble ne perdit pas son temps après notre arrivée à Rome. Il se
rendait dans les Sacrées Congrégations, chez des Cardinaux, des Évêques,
pour savoir dans quel but, pour quelle raison la Bergère de la Salette
«a été mandée à Rome». Et s’il n’obtenait pas satisfaction, il allait
s’informer ailleurs. Quelqu’un lui dit que le Cardinal Ferrieri avait la
Règle que la Sainte Vierge a donnée à Mélanie, et que «le Secrétaire du
Cardinal Ferrieri, Mgr Bianchi, doit être bien pour savoir ces choses».
Quand l’Évêque de Grenoble eut cette lumière, il chercha Mgr Bianchi,
qui lui annonça qu’il y avait un congrès pour cette affaire. L’Évêque de
Grenoble reconnut en Mgr Bianchi l’homme capable de l’aider pour
combattre contre «la Règle de Mélanie». L’Évêque de Grenoble chercha (ou
acheta, m’a-t-on dit) d’autres prélats.


II

Vers la fin de la semaine, le Cardinal Ferrieri me fit dire le jour et
l’heure que j’étais attendue. Nous arrivons dix minutes plus tôt. Nous
restâmes pendant ce temps dans la salle d’attente. A chaque instant on
sonnait: c’étaient toujours des Évêques, et la personne chargée de la
porte leur disait:

--Son Éminence ne reçoit pas: il y a un Congrès extraordinaire...

Ce fut là, pour la première fois, que je sus que je venais à un Congrès.
Il y eut deux ou trois Évêques, l’un après l’autre, qui insistèrent pour
entrer, et l’un d’eux disait avoir été invité par l’Évêque de Grenoble.
On ne les laissa pas entrer.

L’heure est passée, l’Évêque de Grenoble ne venait pas. Le Cardinal
Ferrieri me fit entrer et m’asseoir à côté de lui; tandis que son
secrétaire, Mgr Blanchi, feuilletait des papiers.

Le Cardinal me dit:

--Y a-t-il longtemps que vous n’êtes pas allée sur la montagne de la
Salette?

--J’y suis allée en 1871.

--Les connaissez-vous, ces religieux et leur genre de vie?

--Je ne connais pas leurs personnes: ils ne m’ont jamais adressé la
parole; pas même pour se renseigner sur la sainte Apparition. Quant à
leur genre de vie, privée ou publique, par entendu dire, ils ne sont que
des médiocres séculiers, sans foi, sans zèle, ne s’occupant qu’à amasser
de l’argent, jaloux, calomniateurs et de cœur dur. Cela m’humilie,
Éminence, parce que c’est bien plus fort que cela, ce que je ferais et
serais, sans la Divine grâce.

--Avez-vous vu? Avez-vous été témoin de quelque chose qui ne soit pas
selon Dieu?

--Je dirai, Éminence, ce qui m’a frappée, ce qui m’a péniblement
impressionnée. C’était, je crois, en 1854. Pendant que l’Évêque de
Grenoble cherchait le moyen de se débarrasser de moi par l’exil, il
m’envoya pour environ un mois sur la montagne de la Salette. C’était en
février. Malgré la neige et le mauvais chemin, tous les jours, quelques
pèlerins arrivaient à dos de mulet. Un jour arriva une riche dame. Alors
tous les Pères allèrent à sa rencontre avec force cérémonies; et comme
le muletier voulait entrer, aussi, parce qu’il était porteur des bagages
de cette dame et que, d’ailleurs, il avait besoin de se reposer et de
prendre quelque chose, un Père prit le bagage et ferma brusquement la
porte au nez du pauvre muletier, qui était transi de froid. Il vint
entendre la Messe à genoux. Vers la fin du Saint Sacrifice, cet homme
tomba avec fracas. Je vais à lui pour l’aider à se relever et le fais
asseoir. Or, ni les Pères, ni les personnes attachées à leur service ne
se déplacèrent; ni, après la messe, ne lui offrirent quelque chose à
boire. Ah! si j’ai regretté d’être trop pauvre, c’est ce jour-là, je
n’avais pas un centime! Je descends et rencontre Mme Denaz, qui me dit:

--Allez à la cuisine, vous y trouverez votre café.

J’y cours, je prends ma tasse et vite la porte à ce pauvre homme. Après,
en me remerciant, il me dit:

--Vous m’avez remonté. Quand je suis parti de corps, c’était trop matin.
Et puis, marcher dans la neige pendant trois heures, c’est fatigant.
Cette Dame m’avait bien dit de demander quelque boisson aux Pères et à
sa charge; ils ne m’ont pas laissé entrer, et vous allez voir qu’ils se
feront bien payer pour ce que je n’ai pas pris. C’est toujours comme
cela que font ces Pères; aussi ils ne sont pas aimés.

Je reporte ma tasse et Mme Denaz (elle était la belle-sœur d’un des
Pères) me dit:

--Je suis sûre que vous n’avez pas pris votre déjeuner, que vous l’avez
fait prendre au muletier. Si vous restez longtemps ici, la maison serait
bien vite sans ressources et nous serions réduits à manquer de tout.

Quelques jours après, parmi les pèlerins qui arrivèrent, se trouvait un
pauvre qui demandait l’aumône aux étrangers. Par cas, je me trouvais
dans le magasin des Pères, quand le pauvre mendiant, avant de quitter la
Sainte Montagne, voulut acheter une simple médaille de Notre-Dame de la
Salette. La personne qui tenait le magasin met la médaille sur le
comptoir: le pauvre la prend et la baise avec amour, et la personne
prend le sol, mais s’aperçoit que ce n’est qu’un demi-sol! Vite, vite,
elle rappelle le pauvre, lance contre lui son demi-sol, et se fait
rendre la médaille (les demi-sols étaient alors en circulation dans tous
les commerces de France).

Le pauvre avait beau dire qu’il n’avait que ce demi-sol, la personne
était inflexible. Pour en finir, je donnai le sol et pris la médaille
que je donnai à cet homme. Là-haut, on ne sait pas, quand on donne aux
pauvres, qu’on prête à DIEU.

Par cette occasion de me trouver dans le magasin des Pères, je voulus
m’assurer si, comme ils me l’avalent dit, ils ne vendaient absolument
que des objets de piété. J’y trouvai des bijoux pour ornements des
dames, des tabatières, etc., etc.

Il me semble, Éminence, que sur ce lieu saint, où la Très-Sainte Vierge
a versé tant de larmes, où elle nous a rappelé l’observance de la
sanctification du dimanche, il me semble, dis-je, que si ces Pères
étaient pénétrés de la hauteur de leur mission, ils sacrifieraient leur
avarices et seraient les premiers à donner le bon exemple, en fermant
leurs marchandises les saints jours de repos.

Voici Mgr de Grenoble qui arrive: il salue en militaire avec la main au
front. Il y a une petite discussion à la porte: c’est le P. Berthier qui
veut entrer. On ferme la porte, et tous, nous nous asseyons. Le Congrès
commence.

Le cardinal Ferrieri dit:

--Eh bien! Monseigneur, on dit que vous avez fait une Règle pour vos
missionnaires.

--Oui, Éminence.

--Et saviez-vous que la Sainte Vierge en avait donné une à Mélanie?

--Oui, Éminence, mais ma Règle est bien autre que celle de Mélanie.

--Et comment vous est-il venu en tête de faire une Règle, tandis que
vous saviez que la Très-Sainte Vierge en avait donné une à Mélanie?

(SILENCE DE Mgr FAVA.)

--Mais au moins, vous avez consulté Mélanie pour faire votre Règle?

(SILENCE DE Mgr FAVA.)

Le cardinal s’adressant à moi me dit:

--Est-ce que Monseigneur ne vous a pas consultée quand il fit sa Règle?

--Non, Éminence, jamais.

--Eh bien! nous ordonnons que Mélanie aille sur la Montagne de la
Salette, avec la Règle qu’elle a reçue de la Sainte Vierge, et qu’elle
la fasse observer par les Pères et les Religieuses.

--Éminence, dit Mgr Fava, je n’accepterai la Règle de Mélanie que quand
l’Église m’aura =prouvé= qu’elle vient de la Sainte Vierge.

Et Mgr Bianchi, secrétaire, qui, selon les lois et les Règles
ecclésiastiques, n’était ici que pour écrire les demandes, objections et
réponses, mais =vendu=, dit:

--Éminence, vous ne savez pas que les Religieuses sont comme cela avec
Mélanie?

En disant ces paroles, il mit ses deux index l’un vis-à-vis de l’autre,
en les faisant battre.

Alors je dis:

--Je n’ai jamais parlé avec les Sœurs qui sont là-haut. Comment
pouvons-nous être en désaccord. Je l’ignore.

Son Éminence me demanda ce que je pensais de ce que venait de dire
Monseigneur de Grenoble.

--Je me soumets en tout aux décisions de la Sainte Église!

Je compris bien, après, que j’aurais dû dire: «aux décisions du
Saint-Père». Ma bévue a été grande.

Monseigneur, désireux de savoir pourquoi les prélats qu’il avait achetés
comme avocats n’étaient pas venus, s’en alla, et, restée seule, je
témoignais de mon étonnement, au cardinal Ferrieri, de la solennelle
rébellion de Mgr Fava contre la décision du Saint-Père. Il me dit:

--Que voulez-vous, _les Évêques français sont tous des Papes!_ Nous
sommes obligés de les ménager pour ne pas occasionner un schisme. Ils ne
sont pas Romains Papistes. Nous les supportons pour éviter un plus grand
mal... Ah! si vous saviez combien nous avons à souffrir de leur part.

Pour faire comprendre ce qui suit de la relation du Congrès, je dois
dire que, depuis quelques mois, deux ou trois bons prêtres, désireux de
se dévouer à l’œuvre des Apôtres des Derniers Temps, vivaient en
communauté dans le premier étage du même palais que nous. Nous habitions
le second étage, dans une autre aile du palais.--Il est bien, il me
semble, inutile de dire que tout se faisait avec la bénédiction de Mgr
Pétagna, de glorieuse mémoire.--Et pendant deux ou trois ans, j’ai payé
le loyer de cet étage, avec les subsides que j’avais reçus pour la
fondation de cette œuvre de la Mère de DIEU.

Ces bons Pères vivaient dans la retraite, la pénitence, la prière et
l’étude sacrée. Ils ne montaient chez nous que pour les repas.--Un de
ces Pères vit encore: on peut le consulter si on a quelque doute.--De
tout cela je n’avais rien dit, ni rien laissé suspecter à l’Évêque de
Grenoble, lorsqu’il vint chez moi à Castellamare di Stabia; mais je
pense que le fin Père Berthier ne perdait pas son temps, pendant que je
m’entretenais avec Mgr Fava, et qu’il aura fait des questions aux
personnes de la maison, et aussi à d’autres personnes qui, avec la
meilleure bonne foi, l’auront mis en lumière. C’est pourquoi Mgr
Bianchi, dès que le cardinal Ferrieri eut terminé et qu’il se levait de
son siège, dit:

--N’est-ce pas, Éminence, qu’il ne faut pas élever autel contre autel?
On dit que Mélanie a des prêtres, tandis qu’il y a les bons
missionnaires sur la montagne de la Salette: elle élève autel contre
autel.

--Oh! non, dit simplement son Éminence.

Et je dis:

--Je ne crois pas, Monseigneur, élever autel contre autel. Les Pères de
la Salette sont missionnaires de la Salette, tandis que ceux d’Italie
sont les missionnaires de la Mère de DIEU, et ils observent sa Règle.

--C’est mal, c’est mal, il ne faut pas faire cela, dit Mgr Bianchi.

Et nous nous séparâmes: le Congrès prit fin.

En sortant, je retrouvai mes compagnons dans l’antichambre. Ils me
racontèrent les vives instances du Père Berthier pour assister au
Congrès, comme avocat de Mgr Fava, ainsi que la fâcheuse mine de ce
dernier, quand, en entrant, il ne trouva pas les Évêques qu’il avait
invités. Par deux fois il demanda si un tel et un tel Évêque n’était pas
venu. On lui répondit que beaucoup d’Évêques étaient venus, mais
n’étaient pas entrés. Comme s’il eût été furieux, il avait repris:

--C’est moi qui leur ai dit de venir; ils l’avaient promis: ils étaient
engagés.

Et s’adressant à la personne qui avait gardé la porte:

--Peut-être que les évêques sont venus. Pourquoi ne sont-ils pas entrés?

--Parce que j’avais la consigne de ne laisser entre personne,
Excellence.


III

Comme toujours, le Père Berthier vint à notre hôtel prendre de nos
nouvelles.

Le jour après, l’Évêque de Grenoble m’envoya chercher par le Père
Berthier: Sa Grandeur voulait me faire visiter le... je ne sais pas
précisément si c’est le Collège ou le Séminaire Français: c’était là que
logeait l’Évêque de Grenoble, et où les femmes n’entrent jamais. Mais
Monseigneur se faisait fort contre tous les règlements.

Le P. Berthier croyait sans doute, et de bonne foi, que Lui, étant venu
me chercher, je serais allée seule avec lui. Mes fidèles compagnons de
voyage se trouvèrent à partir avec moi. Nous entrâmes dans le parloir,
où Mgr de Grenoble attendait; et son déplaisir, en voyant que je n’étais
pas seule avec le P. Berthier, se manifesta sensiblement à nos yeux.

--Eh bien, me dit-il, vous voilà. Attendez un instant. Je vais
solliciter la permission pour vous au supérieur; puis nous visiterons le
Séminaire.

Et il s’éloigna.

Pendant ce temps, je pensais:

--Monseigneur n’obtiendra pas la permission. Il me semble que c’est bien
ici que se trouve ce Directeur (ou professeur) qui ne croit pas à la
Salette; il fait même du mal aux séminaristes.

Je vois revenir Monseigneur. A son allure, je vois qu’il n’est pas
satisfait. Il dit quelques paroles à voix basse; puis il vint à moi;
puis il me fit retirer à part, et me demanda ce que j’allais dire au
Pape.

--Je n’en sais rien, Monseigneur, car cela dépendra de ce que le
Saint-Père me dira ou me demandera.

--Mais vous devez bien savoir un peu ce que le Pape vous dira?

--Non, Monseigneur. Je n’ai pas encore pensé de penser à ce que me dira
le Saint-Père.

--Ah! vous n’êtes donc pas instruite: vous ne savez donc pas que le Pape
est une personne comme une autre: et l’on doit penser, préparer ce que
l’on a à lui dire.

--Ne sachant pas sur quel sujet, ni sur quoi le Saint-Père daignera me
parler, je ne puis penser; je m’abandonne, tout à la sainte volonté du
bon Dieu.

--Eh! bien, écoutez-moi bien. J’ai ici quelques billets de cent francs
pour =VOS MENUS PLAISIRS=. Si le Pape voulait vous faire faire quelque
chose; à tout vous répondrez au Pape: que vous ferez comme voudra
l’Évêque de Grenoble et tout de la manière que voudra l’Évêque de
Grenoble. Et si le Pape vous disait d’aller à tel endroit et faire telle
chose; vous lui direz: «Je veux aller là où l’Évêque de Grenoble me dira
d’aller; je veux dépendre en tout de l’Évêque de Grenoble, qui est mon
VÉRITABLE SUPÉRIEUR.» _Et ces billets de banque sont pour_ =VOS MENUS
PLAISIRS=.

Je répondis:

--Monseigneur, je ne dirai au Très-Saint-Père que ce que ma conscience
me dictera au moment même que j’aurai l’insigne faveur de lui parler.
Vos raisonnements sont bons, Monseigneur, mais ils ne sont pas les
miens.

Et l’Évêque de Grenoble qui m’offrait (mais il tenait toujours les
billets de banque sur l’ourlet, sur le bord de son portefeuille), se mit
à les renfermer soigneusement. Et nous nous séparâmes. Et il n’envoya
plus à l’hôtel prendre de nos nouvelles.

En nous en retournant à notre hôtel, mes compagnons me dirent:

--Pourquoi l’Évêque de Grenoble tenait-il en mains son portefeuille
ouvert, tout le temps qu’il vous parlait?

--C’est que son Excellence voulait m’acheter. Le marché n’a pas réussi:
il a gardé ses billets de banque, et moi ma liberté de conscience.

Depuis ce jour, je ne revis plus l’Évêque de Grenoble, ni le Père
Berthier.


IV

Ce fut, ce qu’il me semble, le _trois Décembre_, que j’eus la grâce
d’une audience avec le Saint-Père Léon XIII.

Mes deux compagnons m’avaient sollicitée de demander à Sa Sainteté la
faveur de lui baiser les pieds. Hélas! Hélas! l’entourage du Saint-Père
était prévenu contre nous!... Le Saint-Père seul ignorait les intrigues,
et de cela j’avais parlé à Son Éminence le cardinal Guidi, avant de me
rendre chez le Saint-Père au Vatican.

Le Saint-Père me reçut avec bonté et me dit en bon français:

--Bien! vous allez partir tout de suite pour la montagne de la Salette,
avec la Règle de la Très-Sainte Vierge, et vous la ferez observer aux
prêtres et aux religieuses.

(Ces paroles du Saint-Père confirmèrent ma pensée, que le Saint-Père
n’avait encore rien su de ce qui s’était passé au Congrès.)

--Que suis-je, Très-Saint-Père, pour oser m’imposer?

--Oui, je vous dis: Vous allez partir avec Monseigneur de Grenoble, et
vous ferez observer la Règle de la Sainte Vierge.

--Très-Saint-Père, permettez que je vous dise que depuis longtemps, ces
prêtres et ces religieuses vivent de la vie plus que séculière; et qu’il
leur sera très, très-difficile de se plier à une Règle d’humilité,
d’abnégation. Il me semble plus facile de faire cette fondation avec des
personnes séculières de bonne volonté, plutôt qu’avec toutes celles qui
sont sur la montagne, et qui sont loin d’être de bons chrétiens.

--Écoutez. Vous allez aller là-haut avec la Règle de la Sainte Vierge,
que vous leur ferez connaître. Et ceux qui ne voudront pas l’observer,
l’Évêque les enverra dans quelque paroisse.

--C’est bien, Très-Saint-Père.

--Vous allez donc partir, et partir tout de suite. Mais comme, pour
l’ordinaire, quand le bon Dieu daigne donner un règlement de vie
monastique, il donne, il communique à la même personne l’esprit dans
lequel doit être observé le Règlement, c’est pourquoi il faut que vous
l’écriviez, quand vous serez à Grenoble, avant de monter sur la montagne
de la Salette, et que vous me l’envoyiez.

--Oh! Très-Saint-Père, de grâce, ne m’envoyez pas à Grenoble, sous Mgr
Fava; parce que je n’aurai pas ma liberté d’action.

--Comment, comment cela?

--Mgr Fava m’ordonnerait d’écrire comme il veut, non comme veut
l’Esprit-Saint.

--Mais non! mais non! Vous vous mettrez seule dans une chambre et vous
écrirez. Quand vous aurez écrit bien des pages, vous me l’envoyez A MOI.

--Très-Saint Père, pardonnez si j’ose vous manifester mes difficultés;
quand j’aurai écrit deux pages, Monseigneur de Grenoble m’ordonnera de
les lui remettre, et sous prétexte de mieux faire, il changera le tout,
en m’ordonnant de copier ses explications sur le mode de pratiquer la
Règle de la Sainte Vierge.

--Oh! mais non. Voici ce que vous ferez: Quand vous aurez écrit partout
dans une feuille, vous la mettrez vous-même dans une enveloppe, que vous
cachetez bien, et vous mettez mon adresse comme cela: =Sa Sainteté le
Pape Léon XIII=; que c’est moi (_sic_), en mettant sa main sur sa
poitrine.

--Très-Saint-Père, pardonnez si, de nouveau, j’ose manifester la
répulsion que je sens en moi d’écrire sous l’autorité de Mgr de
Grenoble. Sa Grandeur décachettera mon enveloppe, changera mes écrits,
et fera copier sa réforme par une autre personne: de sorte que ce ne
seront plus mes écrits qui parviendront à Votre Sainteté.

--Oh! mais non. L’Évêque de Grenoble ne ferait pas cela!

--Très-Saint-Père, j’ai passé par ces voies: le vieux serpent ne dort
jamais!

--Et comment faire?

--Envoyez-moi, Très-Saint-Père, en tout autre pays, pourvu que je ne
sois pas sous l’Évêque de Grenoble.

--Comment faire: j’ai donné ordre que vous iriez sur la Montagne de la
Salette, pour faire observer aux prêtres et aux religieuses la Règle que
la Très-Sainte Vierge vous a donnée, et qu’avant de monter, vous
écriviez les Constitutions que vous m’enverriez? Et vous savez que quand
le Pape a donné un ordre, il ne peut pas revenir sur cela.

--Très-Saint-Père, Notre Seigneur vous a confié tout pouvoir sur la
terre pour gouverner son Église; or la terre est spacieuse pour aller et
revenir.

--Écoutez. Priez bien cette nuit; et demain je vous ferai dire ma
décision.

--Très-Saint-Père, j’ai, dans la salle, le prêtre que mon saint Évêque
de Castellamare a bien voulu me donner pour m’accompagner dans mon
voyage, et une compagne: ils voudraient la faveur de votre bénédiction.

Aussitôt, l’Évêque Camérier, avec ennui, dit deux paroles au Saint-Père,
qui paraissaient être un refus. Moi, ayant compris, je fis de nouveau ma
demande. Enfin le Saint-Père dit de les faire entrer.


V

Nous rentrâmes à l’hôtel. Il était nuit. En peu de paroles j’écrivis à
mon Saint Évêque, pour lui souhaiter la bonne fête: il s’appelait
XAVIER.

Le jour après, nous sommes allés de nouveau chez son Éminence le
Cardinal Guidi, pour lui rendre compte de mon entretien avec le
Saint-Père; du mauvais effet que m’a donné tout l’entourage de Sa
Sainteté le Pape Léon XIII; des difficultés éprouvées pour que mes
compagnons pussent se faire bénir par le Saint-Père..., et enfin, de la
décision du Saint-Père, qui était que je restasse à Rome pour faire mes
écrits, etc., etc.

Son Éminence Guidi se montra fort étonnée et peinée de ce que le
Saint-Père n’avait pas reçu sa carte avec les quelques lignes qu’il lui
avait adressées et envoyées par son secrétaire, afin de l’avertir, de le
prémunir des pièges que les révoltés de la vérité de Notre Dame de la
Salette pouvaient lui tendre.

--C’est incroyable, disait son Éminence, qu’ils aient arrêté mon écrit
adressé au Pape. Et cependant, la personne qui a fait cela n’ignore pas
la peine, la censure qu’encourt toute personne qui se permet de
s’emparer d’une lettre venant d’un cardinal et adressée au Pape. C’est
si vrai, que, même un cardinal, ne peut, en aucune manière, briser un
cachet d’une lettre, ou d’un objet d’un autre cardinal. Ce qui m’est
arrivé pour mon adresse au Pape est très-grave.

Mes compagnons racontèrent à Son Éminence ce qu’ils avaient vu avant mon
audience, c’est-à-dire les billets de banque que Mgr de Grenoble voulait
me donner, à condition que le ne dirais au Saint-Père que comme il
allait me dire, lui, Évêque de Grenoble, et qu’après avoir été
instruite, j’avais élevé la voix en protestant et disant que je ne
parlerais ou ne répondrais au Saint-Père que selon ma conscience, et ce
que le Divin Maître m’inspirerait dans le moment, puis l’air courroucé
de l’Évêque de Grenoble.

Je dis, entre autre chose, à Son Éminence, que j’avais commencé d’écrire
les Constitutions, étant à Castellamare di Stabia; et que je désirais
avoir ce cahier; comme aussi quelque lingerie; parce que je ne savais
pas combien de temps me prendront ces écrits, Son Éminence, avec une
paternelle bonté, dit à ma compagne:

--Envoyez tout ce dont Mélanie a besoin. Et vous me l’enverrez bien
fermé, bien cacheté, à mon adresse que voici.

Et, tous les trois, nous reçûmes son adresse.

Puis son Éminence ajouta:

--Mélanie, ayez soin, quand vous quitterez votre chambre où vous
écrirez, de bien la fermer, de mettre la clef dans votre poche,
toujours, toujours.

En sortant de chez Son Éminence, nous nous dirigeons chez un papetier,
pour acheter du papier, plumes, encre et divers objets, que je mis dans
un foulard.

Nous nous retirions à notre hôtel, quand nous rencontrâmes le cardinal
Ferrieri, accompagné de son Secrétaire, Mgr Bianchi. Il venait me
chercher pour me conduire chez les Salésianes, _al monte Palatino_. Nous
rentrons à l’hôtel, et là, seule avec le bon cardinal Ferrieri, il me
renouvelle de la part du Saint-Père, que «Sa Sainteté désire que je ne
reçoive personne, la curiosité des Romains étant grande; leurs
incessantes visites au parloir m’empêcheraient d’écrire. Elle désire que
je sois parfaitement libre, tant d’écrire des lettres et de les cacheter
moi-même, que d’en recevoir sans qu’elles aient été décachetées par qui
que ce soit».

Après nous partîmes.

(Il faut que je dise que j’avais averti ma compagne que, si je voyais de
nouvelles scélératesses, je ne le lui ferais savoir qu’en deux mots, en
langue grecque, et c’est ce qui arriva.)

Pendant tout le trajet, Mgr Bianchi m’exhorta à ne pas me laisser
influencer par personne: «qu’à Rome, on ne croit pas que je sois libre
dans mes actions; et que toujours on voyait ces deux personnes près de
moi, pour me donner des ordres. Qu’elles ont trop d’influence sur moi,
etc., etc.»

--Monseigneur, lui répondis-je, Mgr l’Évêque de Grenoble a eu la preuve
que je ne me laisse pas influencer. Il a eu la preuve que je me laisse
encore moins acheter, c’est-à-dire, acheter ma liberté de conscience; et
sans aucun mépris pour son caractère sacré, j’ai méprisé les billets de
banque qu’il m’offrait, pour que je répète au Saint-Père la leçon qu’il
venait de me donner. Je désire que DIEU l’éclaire; qu’il entre dans la
voie de la justice; sinon il sera foudroyé par les maîtres qu’il aura
servis.

Changeant la conversation, Mgr Bianchi me dit:

--Qu’est-ce que vous portez là, dans ce paquet?

--Des choses qui me sont nécessaires.

Monseigneur me laissa. Nous arrivions au monastère.

Son Éminence le cardinal Ferrieri me dit:

--J’ai une lettre du Pape pour la Communauté: pour vous présenter et
vous recommander à ces bonnes religieuses. Entres autres
recommandations, Sa Sainteté leur dit que vous devez avoir toute votre
liberté, et la liberté de votre temps.

Le parloir s’ouvre. Je remercie chaudement Son Éminence et j’entre.

Ma première visite fut au Très-Haut, dans son Sacrement d’amour. Puis je
fus conduite dans ma cellule, vraie cellule de Visitandine, où les
portes n’ont pas de serrure. Dedans, une petite table à écrire, deux
chaises et un lit. C’est tout. Donc, je ne pouvais pas enfermer mes
écrits sous clef, la sœur qui m’avait montré ma cellule s’étant retirée
pour entendre la lecture de la lettre du Saint-Père.


VI

Trois où quatre jours après, je reçus une lettre du P. Bernard,
missionnaire de la Salette.

Sans m’étendre, je dis seulement que c’était une lettre de
récriminations: «de ma désobéissance aux ordres du Pape, etc., etc.»

J’entrevis là l’action de Mgr de Grenoble et de Mgr Bianchi.

Je rendis grâces à Dieu de m’avoir délivrée de leurs mains.--Et surtout
lorsque je compris la manière dont l’Évêque de Grenoble voulait se
débarrasser de moi, ayant, à Grenoble, le P. Berthier pour complice.

Après environ sept ou huit jours, je reçus de ma compagne le cahier, les
papiers, la cire pour cacheter et un voile.

Ces diverses choses avaient été soigneusement enfermées dans une boîte
en bois adressée à Son Éminence le cardinal Guidi qui attacha de nouveau
la boîte avec de forts rubans rouges, et scella le tout, et à plusieurs
endroits, avec son sceau sur cire.

Ce fut la Supérieure qui m’apporta la boîte, en plein jour. Or elle
avait été ouverte et fouillée, les rubans étaient coupés et les cachets
enlevés. J’en fis la remarque à la Supérieure qui me répondit
humblement: qu’elle était arrivée comme je la voyais.

Déjà, j’avais remarqué que les lettres que je recevais avaient été
ouvertes; et de Castellamare di Stabia, on m’avait fait comprendre, en
langue étrangère, que mes lettres envoyées de Rome avaient été ouvertes
au cabinet noir de Mgr Bianchi.

Je dois dire pour ne pas laisser croire qui est innocent de bonne foi
que la Supérieure n’était pour rien dans les trames de Mgr Blanchi et de
l’Évêque de Grenoble. Elle était une machine inconsciente dont se
servait Mgr Bianchi.

J’écrivis à Castellamare, et de là on écrivit au cardinal Guidi, qui
envoya demander à la Supérieure si elle avait reçu, pour agir comme elle
le faisait, un ordre supérieur.--Elle répondit négativement.--Il
l’invita à «s’en tenir aux ordres du Pape».

En attendant, j’écrivais de jour et une bonne partie de la nuit. Je
désirais avoir terminé en deux mois.

Tantôt la Supérieure venait me dire d’aller faire quelques tours dans le
vaste jardin; tantôt elle me disait de tenir compagnie à une infirme;
tantôt d’aller visiter les caves, les souterrains du palais des Césars;
et tantôt de venir à la récréation.--Mgr Bianchi, qui, sans doute,
voulait ma sanctification, donna de nouveaux ordres à la Supérieure. Il
est inutile de prolonger cette narration... Quelques jours avant mon
départ pour Castellamare, la Supérieure, qui déjà m’avait dit que Mgr
Blanchi venait souvent demander de mes nouvelles, vint me faire presque
des excuses: «Si, quelquefois, elle avait outrepassé la discrétion à mon
égard.»--Je l’embrassai avec affection, en l’assurant qu’elle m’avait
toujours traitée avec trop de bonté.--Elle m’ouvrit son cœur: entre
autres choses, elle me dit:

--Le Saint-Père a envoyé, trois fois environ, le Cardinal Ferrieri pour
savoir si vous écriviez; si personne ne venait vous visiter, et si le
temps ne vous dure pas, étant enfermée.--Son Éminence paraît vous
estimer beaucoup. Il m’a demandé des nouvelles de votre santé, il m’a
recommandé de bien vous soigner.--Mgr Bianchi est venu, très-souvent, me
demander bien des choses sur votre conduite dans la Communauté. Il me
semblait tout irrité quand je lui disais du bien; et me reprochait de ne
pas assez vous faire pratiquer les vertus. Il m’avait ordonné de lui
faire tenir toutes vos lettres, et aussi celles qui vous étaient
adressées; et, afin que vous ne voyiez pas qu’elles avaient été
ouvertes, de ne vous les remettre que le soir, quand vous étiez à table.
Il m’a commandé de vous humilier, surtout en public, de vous contrarier,
de vous contredire en tout: «Faites-la aller à vos offices.» Et
dernièrement il me dit: «Tâchez qu’elle ne donne pas d’ambassade aux
personnes qui viennent dans le Monastère. Quand elle se rend avec les
religieuses, repoussez-la, dites lui d’aller passer par où passent les
mondaines. Ne lui faites garnir sa lampe du soir, que pour une petite
heure.»

Après que j’eus fini mes écrits, je les fis porter au Cardinal Ferrieri
pour le Saint-Père, ainsi que ma lettre adressée au Pape, dans laquelle
je lui disais que j’étais à la disposition de Sa Sainteté, pour aller où
elle me dirait d’aller.

Quinze jours passèrent et je n’eus aucune nouvelle. Un mois passé,
toujours pas de nouvelles. Mais Mgr Bianchi est venu ces jours derniers.
Je l’ai connu au zèle de la Supérieure. Cette fois-ci, on veut me faire
Visitandine, on veut me cloîtrer. Déjà j’avais reçu cette nouvelle d’un
prêtre français, à qui Mgr Fava avait écrit: «Enfin, elle est enfermée
dans un cloître, d’où elle ne sortira jamais plus!»--On avait compté
sans le Très-Haut. Il est vrai qu’on a usé de tout le possible et
l’impossible.--J’écrivis de nouveau au Saint-Père, qui, probablement,
n’a jamais reçu mes lettres.

Je tombe malade: je garde le lit quelques jours seulement; mais les
luttes continuaient bravement. La Supérieure était jeune, les plus
anciennes religieuses étaient à leur aise avec elle. C’est pourquoi,
lorsque la Supérieure entrait avec moi à la récréation, une sœur dit:

--Ma Mère, Mélanie est trop faible pour venir ici. Voyez, elle semble
une déterrée.

Et voyant que la Supérieure ne prenait pas garde, elle dit:

--Ma Mère, on nous a confié Mélanie bien portante et voyez-la
maintenant!

Un autre jour, la même sœur lui dit:

--J’aimerais beaucoup que Mélanie restât longtemps, et même toujours
avec nous, mais pas aux dépens de sa vie; et vous savez comme elle nous
a été recommandée. C’est devoir de conscience d’avertir le Saint-Père du
danger qu’elle court.

En attendant, la lutte augmentait. Et par surcroît, il m’arrivait des
lettres de la ville, où l’on me traitait de désobéissante, d’entêtée, de
révoltée à la volonté du chef de l’Église et presque d’une damnée!!!

Entre temps, la Supérieure vint me dire: «qu’il ne convenait pas que je
fusse sans voile dans la maison, tandis que les sœurs le portent.»
Aussitôt je mis sur ma tête un voile que je ne quittai plus.--Puis elle
m’insinuait de me faire Visitandine. Je lui dis que le Saint-Père Pie IX
avait dit à mon saint Évêque que, «pour remplir ma mission, je ne
pouvais pas être cloîtrée».--Une autre fois, la sœur Placide dit à la
Supérieure:

--Ma Mère, devant Dieu, pour la paix de ma conscience, je me décharge de
la responsabilité que la Communauté avait acceptée, du soin de Mélanie,
pour vous la laisser tout entière: parce que ce n’est pas à nous de
donner d’ordres à Mélanie: c’est aux personnes qui nous l’ont confiée.

--J’ai écrit, dit la Supérieure, j’ai écrit deux fois.

Enfin, le Cardinal Ferrieri arriva, et entre autres choses il me dit que
le Saint-Père a décidé que je retourne à Castellamare: et que je pouvais
écrire pour que quelqu’un vienne me prendre. Ce qui fut fait.


VII

Dès que je fus en route, hors du couvent, je demandai à ma compagne s’il
y avait encore, à Castellamare, des croyants au divin Message.

--Oui, me répondit-elle, mais à Rome, Mgr Fava, Mgr Bianchi et le Père
Berthier n’ont cessé et ne discontinuent de semer partout calomnies
criminelles et erreurs.

Ce qui se dit contre moi, repris-je, mes péchés le méritent; et c’est un
exercice de patience pour me bien faire entrer dans ma nullité. Quant au
divin Message, il écrasera les ennemis du Très-Haut. DIEU ne dit-il pas,
par la bouche de Jérémie, que sa parole est un feu ardent, et un marteau
qui brise les pierres? C’est pourquoi, qui s’insurge contre la parole de
DIEU ne fait autre chose que d’être cause de la répandre davantage.

A ce moment arrivait à nous le bon Père Trévis, qui venait à notre
rencontre. Entre autres choses, je lui dis:

--Avant de quitter Rome, je voudrais voir la nouvelle statue de
Notre-Dame de la Salette, que Mgr Fava est venu commander.

Nous y allâmes.

Entrés dans les ateliers, nous vîmes diverses statues ébauchées. Une
seule était finie. Mais aucune ne paraissait représenter une Vierge
quelconque. Je dis au Père Trévis:

--Mais où est donc la statue, modèle de Mgr de Grenoble?

--La voici, me dit le monsieur qui nous faisait visiter son atelier.

--Mais non! mais non! Monsieur; ça ne peut pas être Notre-Dame de la
Salette! Elle n’a rien qui lui ressemble.

--Cependant, dit le monsieur, elle est exactement faite sur le modèle
que vous voyez là derrière, et que l’Évêque de Grenoble m’a donné.
D’ailleurs il doit être bien renseigné comme Évêque du diocèse où
l’Apparition eut lieu.

--Sa grandeur Mgr Fava, oui, devait être renseigné; mais le fait est
qu’il n’a jamais interrogé aucun des deux bergers. Son modèle est donc
tout entier fantaisiste: et avec raison vous pouvez mettre sur le socle
de _sa statue_: «=Statue de la vision privée de Mgr Fava!=» Elle ne sera
jamais la statue de Notre-Dame de la Salette, dont on ne voyait pas les
cheveux, et qui portait une grande croix sur sa poitrine. La madone, par
charité, par compassion, _est venue nous enseigner en paroles et en
exemple_. Un jour DIEU vengera le mépris fait à sa divine Mère!

Nous nous retirions. Le monsieur, à voix basse, demanda à M. Trévis:
«qui était cette dame à l’air renseigné sur le costume de Notre-Dame de
la Salette?»

Comme j’allais quitter Rome dans la soirée, M. Trévis lui dit:

--C’est la Bergère de la Salette...

Nous nous dirigeâmes à l’hôtel, et de là à la gare pour Naples. C’est
alors que le Père Trévis et ma compagne dirent les intrigues, les
calomnies que Messeigneurs Bianchi, Fava et le Père Berthier avaient
répandues à Rome et en France par écrit. Tout cela ne me touchait pas:
c’était tout à mon profit. Ce qui me bouleversait, c’était la fausse
statue en marbre commandée par l’Évêque de Grenoble, et qui devait être
couronnée, cette même année 1879, sur la Montagne de la Salette!!!

--Mon DIEU! ne permettez pas que l’erreur de l’Évêque de Grenoble et du
Père Berthier triomphe! Vous, à qui rien n’est impossible, arrêtez les
vains complots des ennemis de la vérité. Ayez pitié de votre peuple;
ayez pitié de l’aveuglement de beaucoup de vos oints; convertissez-nous
tous à vous, Seigneur JÉSUS!

Le soir, nous prîmes le train pour Naples-Castellamare di Stabia, et ce
fut pendant ce voyage que mes compagnons m’apprirent la nouvelle guerre
que les journaux noirs faisaient à la divine Apparition, qui disaient:

«Qu’en versant d’abondantes larmes, lorsque j’étais auprès du
Saint-Père, je lui avais déclaré n’avoir rien vu sur la Montagne»;

Qui disaient:

«Que le Pape ne croyait pas à l’Apparition; et que c’est pour cette
raison que le Pape fait faire une statue qui ne représentera pas
Notre-Dame de la Salette»;

Qui disaient:

«Le Pape ne veut plus qu’on mette les enfants devant les statues de
Notre-Dame de la Salette»;

Qui disaient:

«Mélanie n’a pas voulu obéir au Pape: elle est excommuniée»;

Qui disaient:

«Le Pape a emprisonné Mélanie à Rome. Elle fait du tapage. Elle veut
sortir, et le Pape ne veut pas qu’elle sorte, etc., etc.»


VIII

Nous voici arrivés à Castellamare. Une profonde tristesse me serre le
cœur. Je ne retrouverai plus Monseigneur Pétagna, mon saint Évêque.

Il avait quitté la terre d’exil depuis quelques mois; il était allé
recevoir la noble et sublime récompense que DIEU réserve à ses plus
dignes Ministres, à ceux qui ont combattu le bon combat pour la justice.

Quelques mois après, les journaux et les imprimés pleuvaient de tous
côtés, annonçant avec pompe: «_le couronnement de la statue en beau
marbre blanc, exécutée sous les yeux du Souverain Pontife, selon le
modèle que lui avait donné Monseigneur Fava!!_»

Entre temps, je recevais de Rome une lettre, et le jour après, j’en
recevais plusieurs de diverses personnes, de Rome aussi, qui, toutes
disaient à peu près ce qui suit:

«Je ne sais, chère Sœur, si vous avez entendu parler du bruit qui court
à Rome? On dit que, depuis mai dernier, la nouvelle statue de Mgr de
Grenoble n’a pas été travaillée: parce que le sculpteur est atteint
d’infirmité à un bras.»

Une autre lettre:

«Savez-vous, ma très-chère Sœur, que le sculpteur de la Vierge de
Monseigneur Fava a été frappé de paralysie au bras?»

Une autre:

«On vient de nous apprendre que le couronnement de Notre-Dame de la
Salette n’aura pas lieu cette année, à cause d’un accident arrivé au
Maître sculpteur, qui a une paralysie dans les bras: il n’a pas pu faire
à temps son travail. Ou, si le couronnement a lieu, on couronnera le
modèle en _craie_ (plâtre), en attendant que la statue en marbre
s’achève...»

Ce qui est =vrai=, c’est qu’en septembre 1879, on a couronné, =avec
grande pompe=, le modèle (=en plâtre!=) de Mgr Fava: par la raison que
la reproduction en marbre n’avait pu être terminée. On n’en disait pas
la raison vraie.

De plusieurs côtés on m’écrivait pour informations, et on me donnait les
nouvelles qui circulaient en France et qui venaient de Mgr Fava et du P.
Berthier. Tantôt c’était que «le sculpteur avait dû s’absenter». Tantôt
c’était qu’«il s’était trop fatigué. On lui avait ordonné un certain
temps de repos, etc., etc.».

Mais, dans mon cher pays des montagnes, où les journaux ne pénètrent
pas: les chemins de fer les plus rapprochés étant à plus de quatre
heures de voiture, on ne connaissait que ce que les Pères de la Salette
disaient, c’est-à-dire: «La statue en marbre blanc sera
très-ressemblante; un chef-d’œuvre de l’art[70]. Le modèle a été fait
par Sa Grandeur Mgr l’Évêque de Grenoble; et sur ce modèle merveilleux,
la statue sera faite à Rome, _sous les yeux_ du grand Pape Léon XIII.
Les bergers n’ont pas su rendre le costume de la Vierge. Notre grand
Évêque Mgr Fava, a mieux compris et il a pu rendre l’exactitude de ce
costume du Ciel dans son modèle qui est ravissant de beauté[71].»

  [70] Ce _chef-d’œuvre de l’art_ est d’une ânerie et d’une laideur
    incompréhensibles pour quiconque ignore la profonde inintelligence
    esthétique des chrétiens modernes.

  [71] Il faut être missionnaire de la Salette ou rédacteur de _La
    Croix_ pour écrire une telle réclame, où TOUS _les mots_ sont
    ridicules.

Le jour du couronnement, les foules étaient accourues. Je laisse la
parole à un témoin oculaire qui m’a raconté le fait:

«La Basilique était parée. La nouvelle statue venue de Rome était sur le
Maître-Autel; mais cachée par un rideau. Tout le monde palpitait du
désir de voir la vraie Notre-Dame de la Salette. Les personnes qui se
trouvaient au bas de la Basilique montaient sur leurs chaises, pour la
voir des premiers. On trouvait l’office trop long. Enfin on entend un
bruit sourd. C’était la foule qui disait qu’on avait vu bouger le
rideau. Enfin, voilà le rideau qui se baisse lentement. On ne voyait
encore que la tête, quand les habitants de nos contrées s’écrièrent:

«--Ce n’est pas ça! Ce n’est pas Elle! Elle a ses cheveux éparpillés sur
ses épaules!

«Le rideau continuait à descendre; et toujours et à mesure qu’on voyait
plus distinctement, les personnes disaient avec étonnement:

«--Oh! ce n’est pas Notre-Dame de la Salette: elle n’a pas sa Croix!

«--Oh! on lui voit les mains, et elle a un manteau comme les demoiselles
de Paris: ce n’est pas Elle, ce n’est pas Elle.

«Et ce fut une générale désapprobation; jusqu’à ce que le chant couvrît
les murmures de tous ces braves gens[72].»

  [72] Le cardinal Guibert, délégué de Léon XIII, ne voulant, à cause de
    son grand âge, monter les marches du reposoir, un missionnaire prit
    le diadème et le plaça lui-même sur la tête de la statue de plâtre.
    On la mit au rebut, quand la statue de marbre fut achevée. Laquelle
    des deux est couronnée? Ni l’une ni l’autre. 1º Le Saint-Père ne
    couronne pas une statue en plâtre; 2º Il est _essentiel_ que la
    couronne soit placée par le délégué: il peut se faire aider, mais il
    faut qu’il intervienne physiquement; 3º La statue doit être celle
    qui sera honorée.

    Le décret du couronnement de Notre-Dame de la Salette n’a donc pas
    été exécuté! Quand on l’exécutera, on couronnera la vraie statue de
    l’Apparition. La prière de Mélanie: «Mon Dieu, ne permettez pas que
    l’erreur de l’Évêque de Grenoble et du Père Berthier triomphe, etc.»
    ne pouvait être plus complètement exaucée. Tout fut manqué, même _le
    Discours_. Mgr Paulinier, qui devait le prononcer, se trouva
    fatigué, Mgr Fava LUT des tirades contre les francs-maçons. Même la
    _procession_, on ne put la faire. Aucun ordre dans cette foule
    mécontente.--Aucun miracle n’a été accordé aux prières faites devant
    cette statue. Mélanie avait dit: «La statue du faux couronnement ne
    fera jamais de miracles.»

Je réponds, ici, à deux demandes qui m’ont été faites souvent:

1º Pourquoi les Médailles et les Images représentant Notre-Dame de la
Salette ne sont-elles pas répandues en tous pays, comme le sont,
ordinairement, toutes les autres médailles et images miraculeuses?

2º Pourquoi ne trouve-t-on pas à acheter des médailles ou des images de
Notre-Dame de la Salette, chez aucun des marchands d’objets de Piété?

Cette question, je me l’étais faite à moi-même; et je souffrais de cette
privation. J’aurais voulu en acheter, pour répandre la dévotion à cette
douce Mère partout où j’allais. Ce ne fut qu’en 1871 que je découvris le
truc du vieux serpent.

J’étais venue en France voir ma regrettée mère; puis à Lyon pour voir
une de mes sœurs. Après être allées à Fourvières, nous entrâmes dans
presque tous les magasins d’objets de piété, sans avoir pu trouver une
seule médaille ou image de la Salette!...

Alors, je dis à ma sœur:

--Sais-tu où se frappent ces médailles?

--Oui, me dit-elle.

--Conduis-moi.

Nous arrivons et je demande cinq ou six grosses. Le patronne me répond
qu’elle n’en avait plus.

--Comment, lui dis-je. C’est bien ici que se frappent ces médailles qui
se vendent sur la montagne de la Salette?

--Oui, me dit cette dame, mais les missionnaires nous ont donné leur
confiance, en posant la condition que seront =exclus= tous les autres
négociants d’objets de piété. Vous pouvez trouver des médailles chez les
Pères de la Salette.

Voilà comment j’ai appris, le cœur rempli de douleur, pourquoi, dans les
autres magasins, les médailles de Notre-Dame de la Salette ne se
trouvent pas.

Ne faut-il pas que ces pauvres misérables Pères aient perdu de vue le
Très-Haut, leur âme, l’éternité des peines, pour oser substituer leur
gloire, leur intérêt matériel, à la gloire de ce Dieu qui doit les
juger?... oh!... oh!... où en sommes-nous arrivés!... Et ces êtres
osaient se dire les Missionnaires de la Salette, tandis que toute leur
préoccupation était d’entasser trésors sur trésors, et qu’ils haïssaient
les pauvres! Ils ont laissé avoir faim le bon, le désintéressé, le
vertueux Maximin, qui aurait fait pleurer de compassion les pierres!

=Sœur Marie de la Croix, Bergère de la Salette=

Pour copie conforme, le 18 mai 1904.

H. RIGAUX,

_Curé d’Argœuves._



Les notes qu’on trouvera ici, à chaque page, et qui forment un
commentaire suivi du récit de la Bergère, sont de la main d’un excellent
prêtre qui eut l’honneur de connaître Mélanie, personnellement, et
d’être son directeur de conscience, vers les derniers temps de sa vie.


  L’APPARITION
  DE LA
  TRÈS SAINTE VIERGE
  SUR LA MONTAGNE DE LA SALETTE
  LE 19 SEPTEMBRE 1846

  Publiée par la =Bergère= de la Salette
  avec Imprimatur de Mgr l’Évêque De Lecce


        «_Eh bien! mes enfants, vous le ferez passer à tout mon
        peuple._»


I

Le 18 septembre, veille de la sainte Apparition de la Sainte Vierge,
j’étais seule, comme à mon ordinaire, à garder les quatre vaches de mes
Maîtres. Vers les onze heures du matin, je vis venir auprès de moi un
petit garçon. A cette vue, je m’effrayai, parce qu’il me semblait que
tout le monde devait savoir que je fuyais toutes sortes de compagnies.
Cet enfant s’approcha de moi et me dit: «Petite, je viens avec toi, je
suis aussi de Corps.» A ces paroles, mon mauvais naturel se fit bientôt
voir, et, faisant quelques pas en arrière, je lui dis: «Je ne veux
personne, je veux rester seule.» Puis, je m’éloignais, mais cet enfant
me suivait[73] en me disant: «Va, laisse-moi avec toi, mon maître m’a
dit de venir garder mes vaches avec les tiennes, je suis de Corps.»

  [73] Mélanie avait alors quatorze ans et dix mois, mais ni grande ni
    forte, elle en paraissait à peine dix. Elle était par tempérament
    très-timide, et ses longues années de services chez des étrangers,
    ainsi que le peu de tendresse de sa mère _qui ne l’avait jamais
    embrassée_, n’avaient pas servi à réformer ce défaut de caractère.
    Mais la pieuse enfant, que le Ciel avait visitée longtemps avant
    1846, recherchait surtout la solitude pour être unie à DIEU. Son
    «Aimable Frère» lui avait dit: «Ma Sœur, fuyez le bruit du monde,
    aimez la retraite et le recueillement: ayez votre cœur à la Croix et
    la Croix dans votre cœur; que Jésus-Christ soit votre seule
    occupation. Aimez le silence et vous entendrez la voix du DIEU du
    Ciel qui vous parlera au cœur; ne formez de liaison avec personne et
    DIEU sera votre tout.»

Moi je m’éloignai de lui, en lui faisant signe que je ne voulais
personne; et après m’être éloignée, je m’assis sur le gazon. Là, je
faisais ma conversation avec les petites fleurs du Bon Dieu.

Un moment après, je regarde derrière moi, et je trouve Maximin assis
tout près de moi. Il me dit aussitôt: «Garde-moi, je serai bien
sage[74].» Mais mon mauvais naturel n’entendit pas raison. Je me relève
avec précipitation, et je m’enfuis un peu plus loin sans rien lui dire,
et je me remis à jouer avec les fleurs du Bon Dieu. Un instant après,
Maximin était encore là à me dire qu’il serait bien sage, qu’il ne
parlerait pas, qu’il s’ennuierait d’être tout seul, et que son Maître
l’envoyait auprès de moi... etc. Cette fois, j’en eus pitié, je lui fis
signe de s’asseoir, et moi je continuai avec les petites fleurs du Bon
Dieu.

  [74] Maximin n’avait qu’onze ans et portait au moins trois ans
    au-dessus de son âge. Il n’avait jamais été en service et n’avait
    été demandé à son père, charron à Corps, que pour remplacer, pendant
    huit jours, un berger malade. Le père s’y était refusé d’abord,
    disant que «Mémin», étourdi comme il était, laisserait tomber les
    vaches dans les précipices; il n’avait cédé que sur la promesse
    qu’il y aurait toujours quelqu’un pour le surveiller. «Mémin» était
    aussi candide que vif, indiscret et espiègle: «_Garde-moi, je serai
    bien sage_», quelle simplicité! Mais c’était la turbulence et le
    mouvement perpétuel; et quoique très-intelligent, il était si
    inattentif, qu’en trois ans son père avait eu de la peine à lui
    apprendre le «Notre Père» et «Je vous salue MARIE»; il l’appelait
    «l’innocent».

    Mélanie ne savait ni ne comprenait le français. Maximin ne le
    parlait pas, mais il en comprenait _quelques mots_.

Maximin ne tarda pas à rompre le silence, il se mit à rire (je crois
qu’il se moquait de moi); je le regarde et il me dit: «Amusons-nous,
faisons un jeu.» Je ne lui répondis rien, car j’étais si ignorante que
je ne comprenais rien au jeu avec une autre personne, ayant toujours été
seule. Je m’amusais seule avec les fleurs, et Maximin s’approchant tout
à fait de moi, ne faisait que rire en me disant que les fleurs n’avaient
pas d’oreilles pour m’entendre, et que nous devions jouer ensemble. Mais
je n’avais aucune inclination pour le jeu qu’il me disait de faire.
Cependant, je me mis à lui parler, et il me dit que les dix jours qu’il
devait passer avec son Maître allaient bientôt finir, et qu’ensuite il
s’en irait à Corps chez son père, etc...

Tandis qu’il me parlait, la cloche de la Salette se fit entendre,
c’était l’Angelus; je fis signe à Maximin d’élever son âme à Dieu. Il se
découvrit la tête et garda un moment le silence. Ensuite, je lui dis:
«Veux-tu dîner?--Oui, me dit-il. Allons.» Nous nous assîmes; je sortis
de mon sac les provisions que m’avaient données mes Maîtres, et selon
mon habitude, avant d’entamer mon petit pain rond, avec la pointe de mon
couteau, je fis une croix sur mon pain, et au milieu un tout petit trou,
en disant: «Si le diable y est, qu’il en sorte, et si le Bon Dieu y est,
qu’il y reste» et vite, vite, je recouvris le petit trou. Maximin partit
d’un grand éclat de rire, et donna un coup de pied à mon pain, qui
s’échappa de mes mains, roula jusqu’au bas de la montagne et se perdit.

J’avais un autre morceau de pain, nous le mangeâmes ensemble; ensuite
nous fîmes un jeu; puis, comprenant que Maximin devait avoir besoin de
manger[75], je lui indiquai un endroit de la montagne couvert de petits
fruits. Je l’engageai à aller en manger, ce qu’il fit aussitôt; il en
mangea et en rapporta plein son chapeau. Le soir, nous descendîmes
ensemble de la montagne, et nous nous promîmes de revenir garder nos
vaches ensemble.

  [75] Au lieu de gronder l’étourdi qui, d’un leste coup de pied, avait
    fait rouler au bas de la montagne le premier petit pain, non
    seulement elle partage avec lui le second, mais ne pense qu’au
    besoin qu’il doit avoir de manger et ne songe pas à elle. Les
    privations, les pénitences que cette frêle enfant s’imposait depuis
    des années, et qu’elle a continuées toute sa vie, ont été plus
    qu’héroïques: elles ont été miraculeuses.

Le lendemain, 19 septembre[76], je me retrouve en chemin avec Maximin,
nous gravissons ensemble la montagne. Je trouvais que Maximin était
très-bon, très-simple, et que volontiers il parlait de ce dont je
voulais parler; il était aussi très-souple, ne tenant pas à son
sentiment; il était seulement un peu curieux, car quand je m’éloignais
de lui, dès qu’il me voyait arrêtée, il accourait vite pour voir ce que
je faisais, et entendre ce que je disais avec les fleurs du Bon Dieu; et
s’il n’arrivait pas à temps, il me demandait ce que j’avais dit. Maximin
me dit de lui apprendre un jeu. La matinée était déjà avancée; je lui
dis de ramasser des fleurs pour faire le «Paradis»[77].

  [76] Le 19 septembre, cette année-là, tombait la veille de la fête de
    Notre-Dame des Sept-Douleurs, dont l’Église récitait les premières
    Vêpres à l’heure même de l’Apparition. Le discours de la Sainte
    Vierge, son vêtement, ses larmes, le chemin qu’elle fit, qui a
    exactement les sinuosités de celui du Calvaire, tout fut en rapport
    avec cette fête, afin que nous ne doutions pas que nos révoltes
    contre DIEU et son Église sont les sept glaives qui, au pied de la
    Croix, ont transpercé son cœur.

  [77] L’étourdi, dont tout le temps se passait à Corps en amusements de
    son âge, s’ennuie comme la veille et demande encore à jouer. La
    Bergère, qui ne s’est jamais amusée, lui apprend alors à faire un
    «Paradis»!...

    MARIE a réuni ses deux chers enfants, de caractères si opposés, et
    la main de sa providence a su amener «l’innocent» sur la montagne
    d’une manière si naturelle, que le berger remplacé, qui, demain,
    sera guéri et reprendra son service, dira avec une charmante
    ingénuité: «J’ai bien eu du malheur!--Comment donc?--Je suis tombé
    malade: sans cela j’aurais vu la Sainte Vierge! C’est moi que
    _Mémin_ a remplacé... Puis, _tout justement_, c’est pendant ces huit
    jours qu’il a vu la Sainte Vierge. Ah! Monsieur, sans cette maladie,
    _c’est moi qui aurais vu_ la Sainte Vierge!»

    Ce jeune homme était doux, tranquille et pieux. Mais il fallait à la
    Mère de DIEU un bon étourdi, comme Maximin, qui ne vît _rien_ dans
    l’Apparition, et qui ne _s’aperçût_ pas lui-même.

Nous nous mîmes tous les deux à l’ouvrage; nous eûmes bientôt une
quantité de fleurs de diverses couleurs. L’Angelus du village se fit
entendre, car le ciel était beau, il n’y avait pas de nuages. Après
avoir dit au Bon Dieu ce que nous savions, je dis à Maximin que nous
devions conduire nos vaches sur un petit plateau près du petit ravin, où
il y aurait des pierres pour bâtir le «Paradis». Nous conduisîmes nos
vaches au lieu désigné, et ensuite nous prîmes notre petit repas; puis,
nous nous mîmes à porter des pierres et à construire notre petite
maison, qui consistait en un rez-de-chaussée, qui, soi-disant, était
notre habitation, puis un étage au-dessus, qui était, selon nous, le
«Paradis».

Cet étage était tout garni de fleurs de différentes couleurs, avec des
couronnes suspendues par des tiges de fleurs. Ce «Paradis» était couvert
par une seule et large pierre que nous avions recouverte de fleurs; nous
avions aussi suspendu des couronnes tout autour. Le «Paradis» terminé,
nous le regardions; le sommeil nous vint; nous nous éloignâmes de là à
environ deux pas, et nous nous endormîmes sur le gazon.

La Belle Dame s’assied sur notre «Paradis» sans le faire crouler[78].

  [78] Puisqu’il n’a pas encore été question de la Belle Dame,
    l’empressement de Mélanie à signaler cette particularité dénote son
    admiration de la bonté de la Sainte Vierge qui témoigna ainsi
    qu’elle avait agréé leur petite récréation.


II

M’étant réveillée, et ne voyant pas nos vaches, j’appelai Maximin et je
gravis le petit monticule. De là, ayant vu que nos vaches étaient
couchées tranquillement, je redescendais et Maximin montait, quand, tout
à coup, je vis une belle lumière plus brillante que le soleil, et à
peine ai-je pu dire ces paroles: «Maximin, vois-tu, là-bas? Ah! mon
Dieu!» En même temps je laisse tomber le bâton que j’avais en main. Je
ne sais ce qui se passait en moi de délicieux dans ce moment, mais je me
sentais attirer, je me sentais un grand respect plein d’amour, et mon
cœur aurait voulu courir plus vite que moi[79].

  [79] Le premier sentiment de Maximin, qui n’avait jamais eu
    d’apparition et crut que Mélanie avait peur, fut différent. «Va,
    dit-il, prends ton bâton» et brandissant le sien avec menace: «si
    elle nous touche, je lui en _jetterai_ un bon coup».--Déjà la
    lumière s’était ouverte: Mélanie reconnu aussitôt la Sainte Vierge
    et fut saisie de crainte, presque d’effroi de voir pleurer la Sainte
    Vierge, qu’elle n’avait jamais vue que dans la béatitude.

Je regardais bien fortement cette lumière qui était immobile, et comme
si elle se fût ouverte, j’aperçus une autre lumière bien plus brillante
et qui était en mouvement, et dans cette lumière une Très-Belle Dame
assise sur notre «Paradis», ayant la tête dans ses mains. Cette Belle
Dame s’est levée, elle a croisé médiocrement ses bras en nous regardant
et nous a dit: «_Avancez, mes enfants, n’ayez pas peur; je suis ici pour
vous annoncer une grande nouvelle._» Ces douces et suaves paroles me
firent voler jusqu’à elle, et mon cœur aurait voulu se coller à elle
pour toujours. Arrivée bien près de la Belle Dame, devant elle à sa
droite, elle commence le discours, et des larmes commencent aussi à
couler de ses beaux yeux:

_Si mon peuple ne veut pas se soumettre, je suis forcée de laisser aller
la main de mon Fils. Elle est si lourde et si pesante que je ne puis
plus la retenir._

_Depuis le temps que je souffre pour vous autres! Si je veux que mon
Fils ne vous abandonne pas, je suis chargée de le prier sans cesse. Et
pour vous autres, vous n’en faites pas cas. Vous aurez beau prier, beau
faire, jamais vous ne pourrez récompenser la peine que j’ai prise pour
vous autres._

_Je vous ai donné six jours pour travailler, je me suis réservé le
septième, et on ne veut pas me l’accorder[80]. C’est ce qui appesantit
tant le bras de mon Fils._

  [80] La Sainte Vierge parle ici au nom de DIEU, et _le CHRIST VIVANT
    qu’elle portait sur son cœur prononça les paroles en même temps_.

_Ceux qui conduisent les charrettes ne savent pas parler sans y mettre
le Nom de mon Fils au milieu. Ce sont les deux choses qui appesantissent
tant le bras de mon Fils[81]._

  [81] Sans l’observation du Dimanche, il ne peut y avoir de vie
    religieuse. Voilà quinze siècles que Tertullien répétait ces paroles
    aux fidèles de son temps: «Sans le Dimanche il ne peut y avoir de
    chrétiens. _Non est christianus sine dominica._» Aussi, au milieu
    des questions adressées par les persécuteurs aux martyrs, on
    distinguait surtout celle-ci: «Observez-vous le dimanche?» et, sur
    leur réponse affirmative, c’était assez, on reconnaissait là le
    christianisme pour ainsi dire tout entier. Mais la Sainte Vierge
    reproche à son peuple un second crime plus énorme encore que la
    violation du Dimanche, c’est le Blasphème. Lorsque toute bouche, non
    seulement ne prie plus, mais blasphème; lorsqu’un peuple entier,
    comme en France, n’oublie pas seulement d’honorer DIEU, mais
    l’insulte et le nie, quels châtiments ne mérite-t-il pas? «_Ce sont
    les deux choses qui appesantissent tant le bras de mon Fils._»

_Si la récolte se gâte, ce n’est qu’à cause de vous autres._

_Je vous l’ai fait voir l’année passée par les pommes de terre; vous
n’en avez pas fait cas; c’est au contraire quand vous en trouviez de
gâtées, vous juriez et vous mettiez le nom de mon Fils. Elles vont
continuer à se gâter; et à la Noël, il n’y en aura plus._

Ici, je cherchais à interpréter la parole: _pommes de terre_; je croyais
comprendre que cela signifiait pommes. La Belle et Bonne Dame, devinant
ma pensée, reprit ainsi:

_Vous ne me comprenez pas, mes enfants? je vais vous le dire autrement._

La traduction en français est celle-ci:

_Si la récolte se gâte, ce n’est rien que pour vous autres; je vous l’ai
fait voir l’année passée par les pommes de terre, et vous n’en avez pas
fait cas; c’était au contraire, quand vous en trouviez de gâtées, vous
juriez et vous mettiez le Nom de mon Fils. Elles vont continuer à se
gâter, et à la Noël il n’y en aura plus._

_Si vous avez du blé, il ne faut pas le semer._

_Tout ce que vous sèmerez, les bêtes le mangeront; et ce qui viendra
tombera tout en poussière quand vous le battrez. Il viendra une grande
famine. Avant que la famine vienne, les petits enfants au-dessous de
sept ans prendront un tremblement et mourront entre les mains des
personnes qui les tiendront; les autres feront pénitence par la faim.
Les noix deviendront mauvaises; les raisins pourriront[82]._

  [82] Ces menaces étaient conditionnelles: «_Si mon peuple ne veut pas
    se soumettre._» Le mouvement de conversion qui se produisit après
    l’Apparition ne fut pas suffisant: la plupart se sont réalisées à la
    lettre.

    La Sainte Vierge avait dit que les pommes de terre continueraient à
    se gâter et qu’à Noël il n’y en aurait plus. Or, dès le commencement
    de l’hiver, les pauvres gens mouraient de faim dans la montagne: ils
    n’avaient pas seulement une pomme de terre à manger. Il en fut ainsi
    dans toute la France et à l’étranger, mais surtout en Irlande. Tous
    les journaux de Londres du 21 janvier 1847 disaient: «La perte
    résultant, pour l’Irlande seulement, du manque de récolte des pommes
    de terre peut être évaluée à 12 millions de livres sterling, faisant
    300 millions de francs.» (_Gazette du Midi_, 28 janvier 1847.) Cette
    disette ayant continué plusieurs années, la population de l’île
    descendit en 1866-1867, de huit millions à cinq millions. Ces trois
    millions d’Irlandais moururent de faim ou émigrèrent...

    Elle avait dit que le blé serait mangé par les bêtes et tomberait en
    poussière. Or, la maladie du «pictin» se déclara en 1851, et causa
    en Europe des pertes énormes.

    Voici ce qu’un correspondant de l’_Univers_ écrivait sur cette
    maladie du blé, numéro du 15 juillet 1856:

    «J’ai ouvert les alvéoles ou pailles desséchées. Les unes ne
    renferment aucune graine, ce sont sans doute celles qui ont été
    envahies les premières et quand les embryons étaient à peine noués.
    Les autres renferment un grain amaigri et desséché que rien ne
    nourrit; ce sont celles qui ont été envahies plus tard. Dans les
    unes et les autres nous avons trouvé, sous forme de poudre jaune,
    des petits vers qui, sans doute, produisent tous ces ravages. Chacun
    peut, aujourd’hui, constater le même phénomène: il suffit de se
    rendre au premier champ de blé, de prendre en mains quelques épis,
    d’ouvrir les corolles marquées à leur racine d’une tache noire, et
    l’on verra pulluler les animalcules...»

    Elle avait dit qu’il viendrait une grande famine et que les hommes
    feraient pénitence par la faim. Or, en 1854-1855, le blé se vendait
    en France 55 et 60 francs les cent kilogrammes. D’après des
    statistiques publiées par le _Constitutionnel_ et l’_Univers_ en
    1856, la cherté des vivres aurait amené en France, pour les deux
    années 1854 et 1855, la mort de cent cinquante-deux mille personnes;
    et de plus d’un million, pour toute l’Europe, d’après les autres
    journaux. Et l’_Univers_ du 12 décembre 1856 ajoutait: «Sous cet
    euphémisme _Décès résultant de la cherté_, il faut lire: _Morts de
    misère et de faim_... On ignore le chiffre de 1856, mais la cause
    n’a pas disparu...»

    En Espagne le gouvernement acheta du blé pour 60 millions de réaux,
    afin d’éviter la disette.--En Pologne, les vivres étaient si chers,
    en 1856, que l’empereur de Russie augmenta d’un tiers le traitement
    des fonctionnaires.

    Elle avait dit qu’avant la famine, les petit enfants prendraient un
    tremblement et mourraient entre les mains des personnes qui les
    tiendraient. Or, en 1847, la réalisation de la menace débuta par une
    grande mortalité des petits enfants dans le canton de Corps. En
    1854, dans la France, soixante-quinze mille enfants au-dessous de
    sept ans moururent de la _suette_. Un froid glacial les saisissait,
    suivi d’un tremblement qui amenait la mort après deux heures de
    souffrances.

    Elle avait dit que les noix deviendraient mauvaises. Or, un rapport
    adressé en 1852 au ministre de l’intérieur a constaté que la maladie
    des noyers avait anéanti cette récolte, l’année précédente, dans le
    Lyonnais, le Beaujolais et l’Isère; et que c’était une calamité pour
    ces régions, dont la récolte des noix est une des principales
    ressources.

    Elle avait dit que les raisins pourriraient. Or le fléau dure
    encore. Voilà bientôt 60 ans que les raisins pourrissent...

    Le seul accomplissement des menaces prophétiques publiques ne
    suffit-il pas pour qu’on dise: Si la Salette n’est pas un article de
    foi, c’est un article de bonne foi; si la Salette n’est pas un
    dogme, c’est une grâce immense dont on n’a pas assez profité?

    En commentant et méditant le Secret, verset par verset, nous verrons
    que ses menaces prophétiques, plus nombreuses et beaucoup plus
    graves que celles du discours public, se sont pleinement réalisées
    jusqu’à ce jour. C’est le flambeau divin par excellence, car la
    prophétie n’est possible qu’à DIEU. Il est évident qu’il est
    au-dessus du pouvoir des créatures, non seulement de diriger les
    évènements lointains, mais encore de les prévoir avec certitude,
    quand leurs causes n’existent pas encore.

    La grande Apparition de la Salette a été éclairée de tous les
    flambeaux. Trois ans et quelques mois après, M. l’abbé Michel
    Perrin, qui desservait le pèlerinage, attestait, _les pièces en
    main, plus de deux cent cinquante guérisons_ obtenues par
    l’invocation de Notre-Dame de la Salette. La fontaine, qui ne
    «fluait» qu’à la fonte des neiges ou à la suite des grandes pluies,
    et qui, depuis, résiste à toutes les sécheresses, est un miracle
    permanent.

    Flambeau divin, les interrogatoires qu’on fit subir aux enfants.
    N’était-il pas miraculeux de voir deux enfants qui, la veille, ne
    parlaient pas le français, débiter un long discours sans comprendre,
    et s’expliquer aisément en cette langue? «Les interrogatoires les
    plus subtils ne les effraient point, les phrases les plus captieuses
    ne les déconcertent point; ils échappent à tous les pièges au moyen
    de réponses claires et péremptoires. Confrontés ou séparés, leurs
    dépositions s’harmonisent, se complètent, se corroborent, et cela
    sur des détails sans valeur. Les théologiens se sont avoués vaincus,
    les jurisconsultes et les savants, d’abord d’une hardiesse extrême,
    craignirent bientôt d’y voir trop clair. Après l’un de ces
    interrogatoires, on disait à Mélanie:

    --Mon enfant, n’êtes-vous pas ennuyée de répéter si souvent les
    mêmes choses?

    --Non, Monsieur.

    --Cela doit pourtant vous ennuyer, surtout quand on vous fait des
    questions embarrassantes?

    --Monsieur, _on m’a jamais fait des questions embarrassantes_...»

    Silence et stupéfaction! Tout l’auditoire se regarde, et chacun est
    très-embarrassé de s’être ainsi évertué en vain.

    L’abbé Dupanloup, qui devint évêque d’Orléans, avouait avoir été
    _battu_ par ces deux enfants. «Il faut remarquer, écrivait-il le 11
    juin 1848, que jamais accusés n’ont été, en justice, poursuivis de
    questions sur un crime comme ces deux pauvres petits paysans le sont
    depuis deux ans sur la vision qu’ils racontent. A des difficultés
    souvent préparées d’avance, quelquefois longuement et insidieusement
    méditées, ils ont toujours opposé des réponses promptes, brèves,
    claires, précises, péremptoires. On sent qu’ils seraient
    radicalement incapables de tant de présence d’esprit, si tout cela
    n’était la vérité. On les a vu conduire, comme on conduirait des
    malfaiteurs, sur le lieu même, ou de leur révélation ou de leur
    imposture; ni les personnages les plus graves et les plus distingués
    ne les déconcertent, ni les menaces et les injures ne les effraient,
    ni les caresses et la douceur ne les font fléchir, ni les plus longs
    interrogatoires ne les fatiguent, ni la fréquente répétition de
    toutes ces épreuves ne les trouve en contradiction, soit chacun avec
    lui-même, soit l’un avec l’autre.»

    Cette assistance surnaturelle a duré toute leur vie.

    Un savant professeur de théologie et son ami, curé dans une grande
    ville, étaient venus à la Salette, avec une douzaine d’objections
    préparées et étudiées d’avance, pour les proposer à Maximin,
    lorsqu’il quitterait son échoppe, pour venir, sur la demande des
    pèlerins (qui le préféraient aux Missionnaires), faire le récit du
    miracle. Lorsque Maximin eut achevé son exposition, le professeur
    proposa la première objection. Maximin se borna à dire: «Passez à la
    seconde»; les mêmes choses se passèrent à la 2e, à la 3e, à la 4e et
    la 5e objection; Maximin répondit alors en quelques mots; il fit
    crouler les cinq objections, et cet écroulement entraîna celui des
    sept autres. En voyant cela, ce professeur et ce curé nous dirent à
    nous-même, car nous étions à côté d’eux: «Ce jeune homme est
    toujours dans sa mission; il est assisté par la Sainte Vierge
    aujourd’hui comme aux premiers jours; c’est évident pour nous. Aucun
    théologien, fût-il le plus savant du monde, n’aurait pu faire un
    pareil tour de force. Tout cela est certainement surhumain. Il nous
    a mieux prouvé le miracle qu’on n’aurait pu le faire par les plus
    fortes démonstrations.» (AMÉDÉE NICOLAS).

    Tous ces signes divins ne sont pour ainsi dire rien auprès des
    merveilles de grâces opérées dans les âmes. Convertir les pécheurs,
    les ramener à JÉSUS, tel est le but de l’apparition de la Salette et
    tel fut l’effet partout où elle fut comprise. N’était-il pas
    miraculeux de voir se convertir, au récit de ces enfants, des foules
    qui les accueillaient d’abord avec la dernière prévention et
    très-souvent avec mépris? Dès la première année, le canton de Corps
    fut entièrement renouvelé. Non seulement on n’y entendait plus
    blasphémer, non seulement on n’y voyait personne travailler le
    dimanche, mais tous fréquentaient les églises et, dès 1847, presque
    tous faisaient leurs Pâques. Ainsi à Corps, sur une population de
    1,800 habitants, il n’y eut pas trente personnes qui négligèrent cet
    important devoir.

    Mais pourquoi nous étendre sur ces signes divins, lorsque chacun
    peut alléguer une autorité supérieure: celle de la Sainte Église. Si
    la Salette n’est pas un article de foi, c’est un article de bonne
    foi; si ce n’est pas un dogme, c’est une grâce dont on n’a pas assez
    profité.

Ici, la Belle Dame qui me ravissait, resta un moment sans se faire
entendre; je voyais cependant qu’elle continuait, comme si elle parlait,
de remuer gracieusement ses aimables lèvres. Maximin recevait alors son
secret. Puis, s’adressant à moi, la Très-Sainte Vierge me parla et me
donna un secret en français. Ce secret, le voici tout entier, et tel
qu’elle me l’a donné:


III

1.--_Mélanie, ce que je vais vous dire maintenant, ne sera pas toujours
secret; vous pourrez le publier en 1858[83]._

  [83] Délai admirable! La Sainte Vierge voulait que Mélanie fût déliée
    de son Secret, aussitôt _après_ son apparition à Lourdes, le 11
    février 1858! Il est étonnant que personne n’ait semblé remarquer
    cela. (LÉON BLOY).

2.--_Les prêtres, ministres de mon Fils, les prêtres, par leur mauvaise
vie, par leurs irrévérences et leur impiété à célébrer les saints
mystères, par l’amour de l’argent, l’amour de l’honneur et des plaisirs,
les prêtres sont devenus des cloaques d’impureté. Oui, les prêtres
demandent vengeance, et la vengeance est suspendue sur leurs têtes.
Malheur aux prêtres et aux personnes consacrées à Dieu, lesquelles, par
leurs infidélités et leur mauvaise vie, crucifient de nouveau mon Fils!
Les péchés des personnes consacrées à Dieu crient vers le Ciel et
appellent la vengeance, et voilà que la vengeance est à leurs portes,
car il ne se trouve plus personne pour implorer miséricorde et pardon
pour le peuple; il n’y a plus d’âmes généreuses, il n’y a plus personne
digne d’offrir la Victime sans tache à l’Éternel en faveur du monde._

3.--_Dieu va frapper d’une manière sans exemple._

4.--_Malheur aux habitants de la terre! Dieu va épuiser sa colère, et
personne ne pourra se soustraire à tant de maux réunis._

5.--_Les chefs, les conducteurs du peuple de Dieu ont négligé la prière
et la pénitence, et le démon a obscurci leurs intelligences; ils sont
devenus ces étoiles errantes que le vieux diable traînera avec sa queue
pour les faire périr. Dieu permettra au vieux serpent de mettre des
divisions parmi les régnants, dans toutes les sociétés et dans toutes
les familles; on souffrira des peines physiques et morales; Dieu
abandonnera les hommes à eux-mêmes et enverra des châtiments qui se
succéderont pendant plus de trente-cinq ans._

6.--_La Société est à la veille des fléaux les plus terribles et des
plus grands évènements; on doit s’attendre à être gouverné par une verge
de fer et à boire le calice de la colère de Dieu._

7.--_Que le Vicaire de mon Fils, le souverain Pontife Pie IX, ne sorte
plus de Rome, après l’année 1859; mais qu’il soit ferme et généreux,
qu’il combatte avec les armes de la foi et de l’amour; je serai avec
lui._

8.--_Qu’il se méfie de Napoléon; son cœur est double, et quand il voudra
être à la fois Pape et empereur, bientôt Dieu se retirera de lui; il est
cet aigle qui, voulant toujours s’élever, tombera sur l’épée dont il
voulait se servir pour obliger les peuples à se faire élever._

9.--_L’Italie sera punie de son ambition en voulant secouer le joug du
Seigneur des Seigneurs; aussi elle sera livrée à la guerre; le sang
coulera de tous côtés; les églises seront fermées ou profanées; les
prêtres, les religieux seront chassés; on les fera mourir, et mourir
d’une mort cruelle. Plusieurs abandonneront la foi et le nombre des
prêtres et des religieux qui se sépareront de la vraie religion sera
grand; parmi ces personnes il se trouvera même des Évêques._

10.--_Que le Pape se tienne en garde contre les faiseurs de miracles,
car le temps est venu que les prodiges les plus étonnants auront lieu
sur la terre et dans les airs._

11.--_En l’année 1864, Lucifer avec un grand nombre de démons seront
détachés de l’enfer: ils aboliront la foi peu à peu et même dans les
personnes consacrées à Dieu; ils les aveugleront d’une telle manière,
qu’à moins d’une grâce particulière, ces personnes prendront l’esprit de
ces mauvais anges; plusieurs maisons religieuses perdront entièrement la
foi et perdront beaucoup d’âmes._

12.--_Les mauvais livres abonderont sur la terre, et les esprits de
ténèbres répandront partout un relâchement universel pour tout ce qui
regarde le service de Dieu; ils auront un très-grand pouvoir sur la
nature; il y aura des églises pour servir ces esprits. Des personnes
seront transportées d’un lieu à un autre par ces esprits mauvais, et
même des prêtres, parce qu’ils ne se seront pas conduits par le bon
esprit de l’Évangile, qui est un esprit d’humilité, de charité et de
zèle pour la gloire de Dieu. On fera ressusciter des morts et des
justes_ (c’est-à-dire que ces morts prendront la figure des âmes justes
qui avaient vécu sur la terre, afin de mieux séduire les hommes; ces
soi-disant morts ressuscités, qui ne seront autre chose que le démon
sous ces figures, prêcheront un autre Évangile contraire à celui du vrai
Christ-Jésus, niant l’existence du Ciel, soit encore les âmes des
damnés. Toutes ces âmes paraîtront comme unies à leurs corps). _Il y
aura en tous lieux des prodiges extraordinaires, parce que la vraie foi
s’est éteinte et que la fausse lumière éclaire le monde. Malheur aux
Princes de l’Église qui ne se seront occupés qu’à entasser richesses sur
richesses, qu’à sauvegarder leur autorité et à dominer avec orgueil._

13.--_Le Vicaire de mon Fils aura beaucoup à souffrir, parce que, pour
un temps, l’Église sera livrée à de grandes persécutions; ce sera le
temps des ténèbres; l’Église aura une crise affreuse._

14.--_La sainte foi de Dieu étant oubliée, chaque individu voudra se
guider par lui-même et être supérieur à ses semblables. On abolira les
pouvoirs civils et ecclésiastiques, tout ordre et toute justice seront
foulés aux pieds; on ne verra qu’homicides, haine, jalousie, mensonge et
discorde, sans amour pour la patrie ni pour la famille._

15.--_Le Saint-Père souffrira beaucoup. Je serai avec lui jusqu’à la fin
pour recevoir son sacrifice._

16.--_Les méchants attenteront plusieurs fois à sa vie sans pouvoir
nuire à ses jours; mais ni lui, ni son successeur..., ne verront le
triomphe de l’Église de Dieu._

17.--_Les gouvernants civils auront tous un même dessein, qui sera
d’abolir et de faire disparaître tout principe religieux, pour faire
place au matérialisme, à l’athéisme, au spiritisme et à toutes sortes de
vices._

18.--_Dans l’année 1865, on verra l’abomination dans les lieux saints;
dans les couvents, les fleurs de l’Église seront putréfiées et le démon
se rendra comme le roi des cœurs. Que ceux qui sont à la tête des
communautés religieuses se tiennent en garde pour les personnes qu’ils
doivent recevoir, parce que le démon usera de toute sa malice pour
introduire dans les ordres religieux des personnes adonnées au péché,
car les désordres et l’amour des plaisirs charnels seront répandus par
toute la terre._

19.--_La France, l’Italie, l’Espagne et l’Angleterre seront en guerre;
le sang coulera dans les rues; le Français se battra avec le Français,
l’Italien avec l’Italien; ensuite il y aura une guerre générale qui sera
épouvantable. Pour un temps, Dieu ne se souviendra plus de la France ni
de l’Italie, parce que l’Évangile de Jésus-Christ n’est plus connu. Les
méchants déploieront toute leur malice; on se tuera, on se massacrera
mutuellement jusque dans les maisons._

20.--_Au premier coup de son épée foudroyante, les montagnes et la terre
entière trembleront d’épouvante, parce que les désordres et les crimes
des hommes percent la voûte des cieux. Paris sera brûlé et Marseille
englouti; plusieurs grandes villes seront ébranlées et englouties par
des tremblements de terre: on croira que tout est perdu; on ne verra
qu’homicides, on n’entendra que bruits d’armes et que blasphèmes. Les
justes souffriront beaucoup; leurs prières, leur pénitence et leurs
larmes monteront jusqu’au Ciel, et tout le peuple de Dieu demandera
pardon et miséricorde, et demandera mon aide et mon intercession. Alors
Jésus-Christ, par un acte de sa justice et de sa grande miséricorde pour
les justes, commandera à ses anges que tous ses ennemis soient mis à
mort. Tout à coup les persécuteurs de l’Église de Jésus-Christ et tous
les hommes adonnés au péché périront, et la terre deviendra comme un
désert. Alors se fera la paix, la réconciliation de Dieu avec les
hommes; Jésus-Christ sera servi, adoré et glorifié; la charité fleurira
partout. Les nouveaux rois seront le bras droit de la Sainte Église, qui
sera forte, humble, pieuse, pauvre, zélée et imitatrice des vertus de
Jésus-Christ. L’Évangile sera prêché partout, et les hommes feront de
grands progrès dans la foi, parce qu’il y aura unité parmi les ouvriers
de Jésus-Christ, et que les hommes vivront dans la crainte de Dieu._

21.--_Cette paix parmi les hommes ne sera pas longue; vingt-cinq ans
d’abondantes récoltes leur feront oublier que les péchés des hommes sont
cause de toutes les peines qui arrivent sur la terre._

22.--_Un avant-coureur de l’Antechrist, avec ses troupes de plusieurs
nations, combattra contre le vrai Christ, le seul Sauveur du monde; il
répandra beaucoup de sang, et voudra anéantir le culte de Dieu pour se
faire regarder comme un Dieu._

23.--_La terre sera frappée de toutes sortes de plaies (outre la peste
et la famine qui seront générales); il y aura des guerres jusqu’à la
dernière guerre, qui sera alors faite par les dix rois de l’Antechrist,
lesquels rois auront tous un même dessein et seront les seuls qui
gouverneront le monde. Avant que ceci arrive, il y aura une espèce de
fausse paix dans le monde; on ne pensera qu’à se divertir; les méchants
se livreront à toutes sortes de péchés; mais les enfants de la Sainte
Église, les enfants de la foi, mes vrais imitateurs, croîtront dans
l’amour de Dieu et dans les vertus qui me sont les plus chères.
Heureuses les âmes humbles conduites par l’Esprit-Saint! Je combattrai
avec elles jusqu’à ce qu’elles arrivent à la plénitude de l’âge._

24.--_La nature demande vengeance pour les hommes, et elle frémit
d’épouvante dans l’attente de ce qui doit arriver à la terre souillée de
crimes._

25.--_Tremblez, terre, et vous qui faites profession de servir
Jésus-Christ et qui, au dedans, vous adorez vous-mêmes, tremblez; car
Dieu va vous livrer à son ennemi, parce que les lieux saints sont dans
la corruption; beaucoup de couvents ne sont plus les maisons de Dieu,
mais les pâturages d’Asmodée et des siens._

26.--_Ce sera pendant ce temps que naîtra l’Antechrist, d’une religieuse
hébraïque, d’une fausse vierge qui aura communication avec le vieux
serpent, le maître de l’impureté; son père sera Ev.; en naissant, il
vomira des blasphèmes, il aura des dents; en un mot ce sera le diable
incarné; il poussera des cris effrayants, il fera des prodiges, il ne se
nourrira que d’impuretés. Il aura des frères qui, quoiqu’ils ne soient
pas comme lui des démons incarnés, seront des enfants de mal; à 12 ans,
ils se feront remarquer par leurs vaillantes victoires qu’ils
remporteront; bientôt, ils seront chacun à la tête des armées, assistés
par des légions de l’enfer._

27.--_Les saisons seront changées, la terre ne produira que de mauvais
fruits, les astres perdront leurs mouvement réguliers, la lune ne
reflétera qu’une faible lumière rougeâtre; l’eau et le feu donneront au
globe de la terre des mouvements convulsifs et d’horribles tremblements
de terre, qui feront engloutir des montagnes, des villes_ [etc.].

28.--_Rome perdra la foi et deviendra le siège de l’Antechrist._

29.--_Les démons de l’air avec l’Antechrist feront de grands prodiges
sur la terre et dans les airs, et les hommes se pervertiront de plus en
plus. Dieu aura soin de ses fidèles serviteurs et des hommes de bonne
volonté; l’Évangile sera prêché partout, tous les peuples et toutes les
nations auront connaissance de la vérité!_

30.--_J’adresse un pressant appel à la terre; j’appelle les vrais
disciples du Dieu vivant et régnant dans les cieux; j’appelle les vrais
imitateurs du Christ fait homme, le seul et vrai Sauveur des hommes;
j’appelle mes enfants, mes vrais dévots, ceux qui se sont donnés à moi
pour que je les conduise à mon divin Fils, ceux que je porte pour ainsi
dire dans mes bras, ceux qui ont vécu de mon esprit; enfin j’appelle les
Apôtres des derniers temps, les fidèles disciples de Jésus-Christ qui
ont vécu dans un mépris du monde et d’eux-mêmes, dans la pauvreté et
dans l’humilité, dans le mépris et dans le silence, dans l’oraison et
dans la mortification, dans la chasteté et dans l’union avec Dieu, dans
la souffrance et inconnus du monde. Il est temps qu’ils sortent et
viennent éclairer la terre. Allez et montrez-vous comme mes enfants
chéris; je suis avec vous et en vous, pourvu que votre foi soit la
lumière qui vous éclaire dans ces jours de malheurs. Que votre zèle vous
rende comme des affamés pour la gloire et l’honneur de Jésus-Christ.
Combattez, enfants de lumière, vous petit nombre qui y voyez; car voici
le temps des temps, la fin des fins._

31.--_L’Église sera éclipsée, le monde sera dans la consternation. Mais
voilà Énoch et Élie remplis de l’Esprit de Dieu; ils prêcheront avec la
force de Dieu, et les hommes de bonne volonté croiront en Dieu, et
beaucoup d’âmes seront consolées; ils feront de grands progrès par la
vertu du Saint-Esprit et condamneront les erreurs diaboliques de
l’antechrist._

32.--_Malheur aux habitants de la terre! il y aura des guerres
sanglantes et des famines; des pestes et des maladies contagieuses; il y
aura des pluies d’une grêle effroyable d’animaux; des tonnerres qui
ébranleront des villes; des tremblements de terre qui engloutiront des
pays; on entendra des voix dans les airs; les hommes se battront la tête
contre les murailles; ils appelleront la mort, et, d’un autre côté, la
mort fera leur supplice; le sang coulera de tous côtés. Qui pourra
vaincre, si Dieu ne diminue le temps de l’épreuve? Par le sang, les
larmes et les prières des justes, Dieu se laissera fléchir; Énoch et
Élie seront mis à mort; Rome payenne disparaîtra; le feu du Ciel tombera
et consumera trois villes; tout l’univers sera frappé de terreur, et
beaucoup se laisseront séduire parce qu’ils n’ont pas adoré le vrai
Christ vivant parmi eux. Il est temps; le soleil s’obscurcit; la foi
seule vivra._

33.--_Voici le temps; l’abîme s’ouvre. Voici le roi des rois des
ténèbres. Voici la bête avec ses sujets, se disant le sauveur du monde.
Il s’élèvera avec orgueil dans les airs pour aller jusqu’au ciel; il
sera étouffé par le souffle de saint Michel Archange. Il tombera, et la
terre qui, depuis trois jours, sera en de continuelles évolutions,
ouvrira son sein plein de feu; il sera plongé pour jamais avec tous les
siens dans les gouffres éternels de l’enfer. Alors l’eau et le feu
purifieront la terre et consumeront toutes les œuvres de l’orgueil des
hommes et tout sera renouvelé: Dieu sera servi et glorifié._


IV

Ensuite la Sainte Vierge me donna, aussi EN FRANÇAIS, la Règle d’un
nouvel Ordre religieux.

Après m’avoir donné la Règle de ce nouvel Ordre religieux, la Sainte
Vierge reprit ainsi la suite du Discours:

«_S’ils se convertissent, les pierres et les rochers se changeront en
blé, et les pommes de terre se trouveront ensemencées par les terres._

«_Faites-vous bien votre prière, mes enfants?_»

Nous répondîmes tous les deux:

--Oh! non, Madame, pas beaucoup.

«_Ah! mes enfants, il faut bien la faire, soir et matin. Quand vous ne
pourrez pas mieux faire, dites un Pater et un Ave Maria; et quand vous
aurez le temps et que vous pourrez mieux faire, vous en direz
davantage._

«_Il ne va que quelques femmes un peu âgées à la Messe; les autres
travaillent tout l’été le Dimanche; et l’hiver, quand ils ne savent que
faire, ils ne vont à la Messe que pour se moquer de la religion. Le
Carême, ils vont à la boucherie comme des chiens[84]._

  [84] La Vierge très-pure se sert d’une expression énergique, pour
    faire entendre que, dans un seul exemple d’intempérance, elle veut
    flétrir les plaies hideuses du sensualisme. Ne pouvant découvrir ces
    plaies sous les yeux des enfants, elle nous les signale
    suffisamment, puisque non seulement dans le langage de la Sainte
    Écriture, mais dans toutes les langues, le mot «chiens» désigne les
    pécheurs qui ne cachent pas la honte de leurs vices.

«_N’avez-vous pas vu du blé gâté, mes enfants?_»

Tous les deux nous avons répondu:--Oh! non, Madame.

La Sainte Vierge s’adressant à Maximin: «_Mais toi, mon enfant, tu dois
bien en avoir vu une fois vers le Coin[85], avec ton père. L’homme de la
pièce dit à ton père: Venez voir comme mon blé se gâte. Vous y allâtes.
Ton père prit deux ou trois épis dans sa main, il les frotta, et ils
tombèrent en poussière. Puis, en vous en retournant, quand vous n’étiez
plus qu’à une demi-heure de Corps, ton père te donna un morceau de pain
en te disant: Tiens, mon enfant, mange cette année, car je ne sais pas
qui mangera l’année prochaine, si le blé se gâte comme cela._»

  [85] _Le Coin_ est le nom d’une terre située à quelque distance de
    Corps.

Maximin répondit:--C’est bien vrai, Madame, je ne me le rappelais pas.

La Très-Sainte Vierge a terminé son Discours en français: «_Eh bien! mes
enfants, vous le ferez passer à tout mon peuple._»

La Très-Belle Dame traversa le ruisseau; et, à deux pas du ruisseau,
sans se retourner vers nous qui la suivions (parce qu’elle attirait à
elle par son éclat et plus encore par sa bonté qui m’enivrait, qui
semblait me faire fondre le cœur), elle nous a dit encore:

«_Eh bien! mes enfants, vous le ferez passer à tout mon peuple._»[86]

  [86] La Sainte Vierge montre l’importance qu’Elle attache à son
    enseignement. Elle est venue, en effet, nous ramener à l’observation
    «_in spiritu et veritate_» de la Loi de Dieu. Elle a si bien résumé,
    dans son discours, les enseignements de son Fils, qu’il est
    impossible de parler d’une manière utile aux chrétiens, aux
    religieux et aux ecclésiastiques de nos jours, sans retomber, qu’on
    le veuille ou non, dans ce qu’Elle vient de dire. Aussi, après avoir
    commencé comme son Fils: «_pœnitemini_» (Marc, I, 15). «_Si mon
    peuple ne veut pas se soumettre_», elle termine comme lui: «_Docete
    omnes gentes_» (Math. XXVIII, 19) «_Vous le ferez passer à tout mon
    peuple_». Ces dernières paroles, elle les redit. Un souverain ne
    répète pas un ordre qu’il vient de donner; mais Elle fit entendre
    aux enfants que, la première fois, il s’agissait de la partie de son
    discours destinée à être rendue immédiatement publique, et, la
    seconde fois, des secrets.

Puis elle a continué de marcher jusqu’à l’endroit où j’étais montée pour
regarder où étaient mes vaches. Ses pieds ne touchaient que le bout de
l’herbe sans la faire plier. Arrivée sur la petite hauteur, la Belle
Dame s’arrêta, et vite je me plaçai devant elle, pour bien, bien la
regarder, et tâcher de savoir quel chemin elle inclinait le plus à
prendre; car c’était fait de moi, j’avais oublié et mes vaches et les
maîtres chez lesquels j’étais en service; je m’étais attachée pour
toujours et sans condition à _Ma_ Dame; oui, je voulais ne plus jamais,
jamais la quitter; je la suivais sans arrière-pensée, et dans la
disposition de la servir tant que je vivrais.

Avec _Ma_ Dame, je croyais avoir oublié le paradis; je n’avais plus que
la pensée de bien la servir en tout; et je croyais que j’aurais pu faire
tout ce qu’elle m’aurait dit de faire, car il me semblait qu’Elle avait
beaucoup de pouvoir. Elle me regardait avec une tendre bonté qui
m’attirait à Elle; j’aurais voulu, avec les yeux fermés, m’élancer dans
ses bras. Elle ne m’a pas donné le temps de le faire. Elle s’est élevée
insensiblement de terre à une hauteur d’environ un mètre et plus; et,
restant ainsi suspendue en l’air un tout petit instant, Ma belle Dame
regarda le Ciel, puis la terre à sa droite et à sa gauche, puis Elle me
regarda avec des yeux si doux, si aimables et si bons, que je croyais
qu’elle m’attirait dans son intérieur, et il me semblait que mon cœur
s’ouvrait au sien.

Et tandis que mon cœur se fondait en une douce dilatation, la belle
figure de Ma Bonne Dame disparaissait peu à peu: il me semblait que la
lumière en mouvement se multipliait ou bien se condensait autour de la
Très-Sainte Vierge, pour m’empêcher de la voir plus longtemps. Ainsi la
lumière prenait la place des parties du corps qui disparaissaient à mes
yeux; ou bien il semblait que le corps de Ma Dame se changeait en
lumière en se fondant. Ainsi la lumière en forme de globe s’élevait
doucement en direction droite[87].

  [87] Maximin: «Nous ne vîmes plus qu’un globe de feu s’élever et
    pénétrer dans le firmament.--Dans notre langage naïf, nous avons
    appelé ce globe le second soleil. Nos regards furent longtemps
    attachés sur l’endroit où le globe lumineux avait disparu. Je ne
    puis dépeindre ici l’extase dans laquelle nous nous trouvions. Je ne
    parle que de moi; je sais très-bien que tout mon être était anéanti,
    que tout le système organique était arrêté en ma personne. Lorsque
    nous eûmes le sentiment de nous-mêmes, Mélanie et moi nous nous
    regardions sans pouvoir prononcer un seul mot, tantôt levant les
    yeux vers le ciel, tantôt les portant à nos pieds, et autour de
    nous, tantôt interrogeant du regard tout ce qui nous environnait.
    Nous semblions chercher le personnage resplendissant que je n’ai
    plus revu.»

Je ne puis pas dire si le volume de lumière diminuait à mesure qu’elle
s’élevait, ou bien si c’était l’éloignement qui faisait que je voyais
diminuer la lumière à mesure qu’elle s’élevait; ce que je sais, c’est
que je suis restée la tête levée et les yeux fixés sur la lumière, même
après que cette lumière, qui allait toujours s’éloignant et diminuant de
volume, eut fini par disparaître.

Mes yeux se détachent du firmament, je regarde autour de moi, je vois
Maximin qui me regardait, je lui dis: «Mémin, cela doit être le bon Dieu
de mon père[88], ou la Sainte Vierge, ou quelque grande sainte.» Et
Maximin lançant la main en l’air, il dit: «Ah! si je l’avais su!»

  [88] Voilà un passage qui a certainement semblé bien insignifiant à
    bon nombre de lecteurs. Mélanie qui prend la Belle Dame pour «le bon
    DIEU de son père»! Quel style! Quelle idée singulière de nous
    transcrire de la sorte, en plein récit officiel du Grand Fait, cette
    remarque enfantine, pour ne pas dire mesquine! Était-ce pour égayer
    la narration par la réplique assez terre-à-terre de Maximin qui,
    d’habitude, a des réparties plus originales? Vraiment cette petite
    ligne est bien insignifiante...

    Pour ceux qui ont eu le bonheur de connaître personnellement la
    pieuse narratrice, cette ligne anodine est l’une des plus charmantes
    du récit. Elle la leur fait revivre; elle leur rappelle une des
    délicatesses de ce caractère aussi admirable en réalité qu’avide
    d’ombre et d’oubli.

    «Mémin, cela doit être le bon DIEU de mon père.» Vous paraît-elle
    seulement insignifiante, cette phrase, ne la trouvez-vous pas aussi
    un peu _choquante_, si vous vous souvenez de cette allusion que nous
    avons eu déjà l’occasion de faire aux apparitions célestes si
    multipliées dont avait été favorisée la petite enfance de Mélanie?
    Quoi! depuis une dizaine d’années elle vivait dans la familiarité
    presque constante de Celle qu’elle appelait sa Mère; et, dans cette
    journée du 19 septembre, elle ne la reconnaît pas! Elle se trompe
    aussi grossièrement! Elle la prend pour le «Bon DIEU de son père»!
    De qui se moque-t-on ici? N’est-ce pas une effronterie, plutôt
    qu’une phrase «insignifiante?»...

    Et nous qui avons eu la joie de voir Mélanie de près, cette parole
    qu’elle se rappelle avoir dite à Maximin nous comble d’allégresse!
    Nous la voyons, ce jour-là, telle que nous l’avons toujours connue.

    Elle ne se moquait pas, certes, de Maximin, pas plus qu’elle ne se
    moquait, par exemple, de moi vers la fin de sa vie, en me laissant
    croire que c’était par inattention, indifférence, paresse ou
    originalité, qu’elle arrivait en retard, ou même n’arrivait pas du
    tout à l’église à son heure habituelle, un ou deux jours par
    semaine. Je n’aurais jamais su le mystère si, un jour de semblable
    absence, je n’étais rentré chez elle à l’improviste, sans qu’elle
    eût le temps de faire disparaître un preuve matérielle de ses
    sanglants stigmates. J’abusai de ma prétendue autorité. Il lui
    fallut s’expliquer. Et, malgré elle, pressée par mes questions, elle
    m’avoua que Notre-Seigneur crucifié, lui apparaissant, l’associait
    aux souffrances de sa Passion... Et tout ce qu’on saura d’elle, un
    jour, c’est par des moyens pareils qu’on en a surpris la
    connaissance...

    Oh! que l’humilité était belle dans cette âme formée par l’«Aimable
    Frère»! C’est bien Lui qui avait enseigné à cette âme, avec le
    «_Sacramentum Regis_», l’art difficile de «cacher le secret du Roi»!
    Ces effusions des intimités divines, il fallait les dérober à tout
    regard étranger... et on dirait que tout le travail de sa vie
    extérieure consistait à les cacher. Une âme qui est dans des
    rapports quasi ininterrompus avec le monde surnaturel et qui ne doit
    laisser apercevoir cela à personne! Une âme qui est à l’école de
    Celui qui sait tout, et qui doit tout ignorer!... Elle avait pris le
    bon moyen, elle se mettait, comme par instinct, au niveau de ceux
    qui lui parlaient.

    J’ai été témoin, à ce sujet, de choses véritablement stupéfiantes et
    que l’heure viendra peut-être de raconter... Au 19 septembre elle
    était enfant, et elle parlait à Maximin comme aurait parlé un
    enfant. Ce lui est si naturel qu’elle ne s’aperçoit pas même qu’elle
    met en œuvre la plus belle des vertus; et tout simplement, sans s’en
    douter, elle la pratique, elle en est tout embaumée, en plein
    public: car lorsqu’on publie un récit comme le sien, on est bien au
    milieu de la foule! Mais que lui importe? Elle n’y pense pas! Et
    elle écrit la phrase «insignifiante»: «Cela doit être le bon DIEU de
    mon père»!...

    Le soir de ce grand jour, sa maîtresse la trouvera dans l’écurie
    FONDANT EN LARMES. Ces larmes qu’elle avait retenues devant Maximin,
    elle saura bien les comprimer encore, dès qu’elle s’apercevra
    qu’elle n’est pas seule. Elle ne doit pleurer qu’en secret sur ces
    choses dont elle doit paraître la messagère inconsciente, mais
    qu’elle a trop bien comprises... Qu’importe du reste qu’elle verse
    ou non des larmes? On les mentionnera, et c’est tout: nul ne songe à
    demander: Pourquoi? Elle a fermé toutes les curiosités avec sa
    phrase enfantine sur «le bon DIEU de son père».

    Je m’exprimais mal tout à l’heure, en disant que Mélanie se mettait
    au niveau de son milieu. Verrait-on dans ces mots quelque chose
    comme une condescendance orgueilleuse qui la poussait, non sans
    quelque dédain, à s’incliner de la sorte? Non, ce n’est pas elle qui
    se mettait à ce niveau. Elle n’avait qu’à se laisser faire: c’est
    l’«Aimable Frère» qui faisait tout.

    Entre ses mains, l’âme humble n’a qu’à se prêter: Mélanie tout
    simplement se prêtait. Et c’était vraiment si simple que personne ne
    songeait à s’en étonner. Notre-Seigneur se fait ainsi des âmes qui
    ne sont que pour Lui de belles fleurs pour son «Jardin fermé». La
    Bergère disparaît-elle assez dans ce long récit où, pourtant, elle
    est perpétuellement en scène!...

    L’heure viendra, que j’attends avec impatience, de soulever tous ces
    voiles, «_Opera Dei revelare honorificum est_». Qu’il nous suffise,
    pour le moment, d’admirer, sans essayer de les comprendre, toutes
    ces précautions divines. Notre-Seigneur aimait tant cette âme, qu’il
    la voulait pour Lui et rien que pour Lui. Et elle, comme elle se
    soumettait, docile et simple, à toutes les exigences de l’Ami
    céleste! Prenez-la deux ans après l’Apparition: les écrivains ont
    tôt fait de nous dire que jusqu’à l’âge de 17 ans et malgré les
    soins des Religieuses de Corps, elle ne put être suffisamment
    instruite pour faire sa première communion, et ne put apprendre
    l’alphabet[89]. Ils trouvent là l’occasion facile d’un savant
    commentaire du texte: «_Quæ stulta sunt mundi elegit Deus ut
    confundat sapientes._» C’est dur pourtant pour une jeune fille de
    passer pour sotte à ce point! Recevoir les leçons du grand docteur,
    de l’Éternelle Sagesse en personne, avoir été formée à cette école,
    et ne pouvoir, devant le jury de la première communion, réciter _la
    lettre_ du catéchisme!... On n’a pas remarqué que, tout d’un coup,
    sans qu’elle s’en rendît compte elle-même, elle s’était trouvée
    aussi instruite que ses compagnes... Son âge de 17 ans expliquera
    tout: il est tout naturel en effet qu’une jeune fille de 17 ans,
    profondément ignorante la veille, sache lire le lendemain. Personne
    n’en fut surpris; et l’on put voir enfin cet enfant, à l’esprit si
    longtemps borné, prendre place dans les rangs des petites
    communiantes de onze ans. Toute la paroisse de Corps était
    convaincue qu’elle communiait pour la première fois... Comme
    l’«Aimable Frère» cachait bien des secrets! Non, la «Petite Sœur» ne
    se mettait pas au niveau de son milieu; c’était Lui qui la mettait,
    par amour, par «préservatif», bien au-dessous de ce niveau.

  [89] Pour qu’elle apprît à lire, elles ne lui enseignèrent pas de vive
    voix la _lettre_ du catéchisme: «Quand vous saurez lire, lui
    disait-on, vous l’apprendrez dans votre livre et ferez votre
    première communion.»


V

Le soir du 19 septembre, nous nous retirâmes un peu plus tôt qu’à
l’ordinaire. Arrivée chez mes maîtres, je m’occupais à attacher mes
vaches et à mettre tout en ordre dans l’écurie. Je n’avais pas terminé,
que ma maîtresse vint à moi en pleurant et me dit: «Pourquoi, mon
enfant, ne venez-vous pas me dire ce qui vous est arrivé sur la
montagne?» (Maximin n’ayant pas trouvé ses maîtres, qui ne s’étaient pas
encore retirés de leurs travaux, était venu chez les miens, et avait
raconté tout ce qu’il avait vu et entendu.) Je lui répondis: «Je voulais
bien vous le dire, mais je voulais finir mon ouvrage, auparavant.» Un
moment après, je me rendis dans la maison, et ma maîtresse me dit:
«Racontez ce que vous avez vu; le berger de Bruite (c’était le surnom de
Pierre Selme, maître de Maximin) m’a tout raconté.»

Je commence, et, vers la moitié du récit, mes maîtres arrivèrent de
leurs champs; ma maîtresse, qui pleurait en entendant les plaintes et
les menaces de notre tendre Mère, dit: «Ah! vous vouliez aller ramasser
le blé demain; gardez-vous en bien, venez entendre ce qui est arrivé
aujourd’hui à cette enfant et au berger de Selme.» Et se tournant vers
moi, elle dit: «Recommencez tout ce que vous m’avez dit.» Je recommence;
et, lorsque j’eus terminé, mon Maître dit: «C’est la Sainte Vierge, ou
bien une grande sainte, qui est venue de la part du Bon Dieu; mais c’est
comme si le Bon Dieu était venu lui-même; il faut faire tout ce que
cette Sainte a dit. Comment allez-vous faire pour dire cela à tout son
peuple?» Je lui répondis: «Vous me direz comment je dois faire, et je le
ferai.» Ensuite il ajouta en regardant sa mère, sa femme et son frère:
«Il faut y penser.» Puis chacun se retira à ses affaires.

C’était après le souper. Maximin et ses maîtres vinrent chez les miens
pour raconter ce que Maximin leur avait dit, et pour savoir ce qu’il y
avait à faire: «Car, dirent-ils, il nous semble que c’est la Sainte
Vierge qui a été envoyée par le Bon Dieu; les paroles qu’Elle a dites le
font croire. Et Elle leur a dit de le faire passer à tout son peuple; il
faudra peut-être que ces enfants parcourent le monde entier pour faire
connaître qu’il faut que tout le monde observe les commandements du Bon
Dieu, sinon de grands malheurs vont arriver sur nous.» Après un moment
de silence, mon maître dit, en s’adressant à Maximin et à moi:
«Savez-vous ce que vous devez faire, mes enfants? Demain, levez-vous de
bon matin, allez tous les deux à Monsieur le Curé, et racontez-lui tout
ce que vous avez vu et entendu; dites-lui bien comment la chose s’est
passée; il vous dira ce que vous avez à faire.»

Le 20 septembre, lendemain de l’apparition, je partis de bonne heure
avec Maximin. Arrivés à la Cure, je frappe à la porte. La domestique de
Monsieur le Curé vint ouvrir et demanda ce que nous voulions. Je lui dis
(en français, moi qui ne l’avais jamais parlé): «Nous voudrions parler à
Monsieur le Curé.»--«Et que voulez-vous lui dire?» nous
demanda-t-elle.--«Nous voulons lui dire, Mademoiselle, qu’hier nous
sommes allés garder nos vaches sur la montagne des Baisses, et après
avoir dîné, etc., etc.» Nous lui racontâmes une bonne partie du discours
de la Très-Sainte Vierge. Alors la cloche de l’église sonna; c’était le
dernier coup de la Messe. Monsieur l’abbé Perrin, curé de la Salette,
qui nous avait entendus, ouvrit sa porte avec fracas: il pleurait; il se
frappait la poitrine; il nous dit: «Mes enfants, nous sommes perdus, le
bon Dieu va nous punir. Ah! mon Dieu, c’est la Sainte Vierge qui vous
est apparue!» Et il partit pour dire la Sainte Messe. Nous nous
regardâmes avec Maximin et la domestique; puis Maximin me dit: «Moi, je
m’en vais chez mon père, à Corps.» Et nous nous séparâmes.

N’ayant pas reçu d’ordre de mes Maîtres de me retirer aussitôt après
avoir parlé à Monsieur le Curé, je crus ne pas faire mal en assistant à
la Messe. Je fus donc à l’église. La Messe commence, et, après le
premier Évangile, Monsieur le Curé se tourne vers le peuple et essaie de
raconter à ses paroissiens l’apparition qui venait d’avoir lieu, la
veille, sur une de leurs Montagnes, et les exhorte à ne plus travailler
le Dimanche; sa voix était entrecoupée par des sanglots, et tout le
peuple était ému. Après la Sainte Messe, je me retirai chez mes maîtres.
Monsieur Peytard, qui est encore aujourd’hui Maire de la Salette, y vint
m’interroger sur le fait de l’apparition; et, après s’être assuré de la
vérité de ce que je lui disais, il se retira convaincu.

Je continuai de rester au service de mes Maîtres jusqu’à la fête de la
Toussaint. Ensuite je fus mise comme pensionnaire chez les religieuses
de la Providence, dans mon pays, à Corps.


VI

La Très-Sainte Vierge était très-grande et bien proportionnée; elle
paraissait être si légère qu’avec un souffle on l’aurait fait remuer,
cependant elle était immobile et bien posée. Sa physionomie était
majestueuse, imposante, mais non imposante comme le sont les Seigneurs
d’ici-bas. Elle imposait une crainte respectueuse. En même temps que Sa
Majesté imposait du respect mêlé d’amour, elle attirait à Elle. Son
regard était doux et pénétrant; ses yeux semblaient parler avec les
miens, mais la conversation venait d’un profond et vif sentiment d’amour
envers cette beauté ravissante qui me liquéfiait. La douceur de son
regard, son air de bonté incompréhensible faisait comprendre et sentir
qu’elle attirait à Elle et voulait se donner; c’était une expression
d’amour qui ne peut pas s’exprimer avec la langue de chair ni avec les
lettres de l’alphabet.

Le vêtement de la Très-Sainte Vierge était blanc argenté et tout
brillant; il n’avait _rien de matériel_: il était composé de lumière et
de gloire, variant et scintillant. Sur la terre il n’y a pas
d’expression ni de comparaison à donner.

La Sainte Vierge était toute belle et toute formée d’amour; en la
regardant je languissais de me fondre en elle. Dans ses atours, comme
dans sa personne, tout respirait la majesté, la splendeur, la
magnificence d’une Reine incomparable. Elle paraissait belle, blanche,
immaculée, cristallisée, éblouissante, céleste, fraîche, neuve comme une
Vierge; il semblait que la parole _Amour_ s’échappait de ses lèvres
argentées et toutes pures. Elle me paraissait comme une bonne Mère,
pleine de bonté, d’amabilité, d’amour pour nous, de compassion, de
miséricorde.

La couronne de roses qu’elle avait sur la tête était si belle, si
brillante, qu’on ne peut pas s’en faire une idée; les roses de diverses
couleurs n’étaient pas de la terre; c’était une réunion de fleurs qui
entouraient la tête de la Très-Sainte Vierge en forme de couronne; mais
les roses se changeaient ou se remplaçaient; puis, du cœur de chaque
rose il sortait une si belle lumière qu’elle ravissait et rendait les
roses d’une beauté éclatante. De la couronne de roses s’élevaient comme
des branches d’or et une quantité d’autres petites fleurs mêlées avec
des brillants.

Le tout formait un très-beau diadème, qui brillait tout seul plus que
notre soleil de la terre.

La Sainte Vierge avait une très-jolie Croix suspendue à son cou. Cette
Croix paraissait être dorée, je dis dorée pour ne pas dire une plaque
d’or; car j’ai vu quelquefois des objets dorés avec diverses nuances
d’or, ce qui faisait à mes yeux un bien plus bel effet qu’une simple
plaque d’or. Sur cette belle Croix toute brillante de lumière, était un
Christ, était Notre Seigneur, les bras étendus sur la Croix. Presque aux
deux extrémités de la Croix, d’un côté il y avait un marteau, de l’autre
une tenaille. Le Christ était couleur de chair naturelle, mais il
brillait d’un grand éclat; et la lumière qui sortait de tout son corps
paraissait comme des dards très-brillants, qui me fendaient le cœur du
désir de me fondre en lui. Quelquefois le Christ paraissait être mort:
il avait la tête penchée, et le corps était comme affaissé, comme pour
tomber, s’il n’avait pas été retenu par les clous qui le retenaient à la
Croix.

J’en avais une vive compassion, et j’aurais voulu redire au monde entier
son amour inconnu, et infiltrer dans les âmes des mortels l’amour le
plus senti et la reconnaissance la plus vive envers un Dieu qui n’avait
nullement besoin de nous pour être ce qu’il est, ce qu’il était et ce
qu’il sera toujours; et pourtant, ô amour incompréhensible à l’homme! il
s’est fait homme, et il a voulu mourir, oui mourir, pour mieux écrire
dans nos âmes et dans notre mémoire l’amour Fou qu’il a pour nous! Oh!
que je suis malheureuse de me trouver si pauvre en expression pour
redire l’amour, oui, l’amour de notre bon Sauveur pour nous! mais, d’un
autre côté, que nous sommes heureux de pouvoir sentir mieux ce que nous
ne pouvons exprimer!

D’autres fois le Christ semblait vivant; il avait la tête droite, les
yeux ouverts, et paraissait être sur la Croix par sa propre volonté.
Quelquefois aussi il paraissait parler: il semblait vouloir montrer
qu’il était en Croix pour nous, par amour pour nous, pour nous attirer à
son amour, qu’il a toujours un amour nouveau pour nous, que son amour du
commencement et de l’année 33 est toujours celui d’aujourd’hui et qu’il
sera toujours.

La Sainte Vierge pleurait presque tout le temps qu’Elle me parla. Ses
larmes coulaient une à une lentement jusque vers ses genoux; puis, comme
des étincelles de lumière, elles disparaissaient. Elles étaient
brillantes et pleines d’amour. J’aurais voulu La consoler, et qu’Elle ne
pleurât plus. Mais il me semblait qu’Elle avait besoin de montrer ses
larmes pour mieux montrer son amour oublié par les hommes. J’aurais
voulu me jeter dans ses bras et lui dire: «Ma bonne Mère, ne pleurez
pas! je veux vous aimer pour tous les hommes de la terre.» Mais il me
semblait qu’Elle me disait: «Il y en a tant qui ne me connaissent pas!»

J’étais entre la mort et la vie, en voyant d’un côté tant d’amour, tant
de désir d’être aimée, et d’un autre côté tant de froideur, tant
d’indifférence... Oh! ma Mère, Mère toute, toute belle et tout aimable,
mon amour, cœur de mon cœur!...

Les larmes de notre tendre Mère, loin d’amoindrir son air de majesté, de
Reine et de Maîtresse, semblaient, au contraire, l’embellir, la rendre
plus aimable, plus belle, plus puissante, plus remplie d’amour, plus
maternelle, plus ravissante; et j’aurais mangé ses larmes, qui faisaient
sauter mon cœur de compassion et d’amour. Voir pleurer une Mère, et une
telle Mère, sans prendre tous les moyens imaginables pour la consoler,
pour changer ses douleurs en joie, cela se comprend-il? O Mère plus que
bonne! Vous avez été formée de toutes les prérogatives dont Dieu est
capable; vous avez comme épuisé la puissance de Dieu; vous êtes bonne,
et puis bonne de la bonté de Dieu même; Dieu s’est agrandi en vous
formant son chef-d’œuvre terrestre et céleste.

La Très-Sainte Vierge avait un tablier jaune. Que dis-je, jaune? Elle
avait un tablier plus brillant que plusieurs soleils ensemble. Ce
n’était pas une étoffe matérielle, c’était un composé de gloire, et
cette gloire était scintillante et d’une beauté ravissante. Tout en la
Très-Sainte Vierge me portait _fortement_, et me faisait comme glisser à
adorer et à aimer mon Jésus dans tous les états de sa vie mortelle.

La Très-Sainte Vierge avait deux chaînes, l’une un peu plus large que
l’autre. A la plus étroite était suspendue la Croix dont j’ai fait
mention plus haut. Ces chaînes (puisqu’il faut donner le nom de chaînes)
étaient comme des rayons de gloire d’un grand éclat variant et
scintillant.

Les souliers (puisque souliers il faut dire)[90] étaient blancs, mais un
blanc argenté, brillant; il y avait des roses autour. Ces roses étaient
d’une beauté éblouissante, et du cœur de chaque rose sortait une flamme
de lumière très-belle et très-agréable à voir. Sur les souliers, il y
avait une boucle en or, non en or de la terre, mais bien de l’or du
paradis.

  [90] Maximin: «Lorsque je dois parler de la Belle Dame qui m’est
    apparue sur la Sainte Montagne, j’éprouve l’embarras que devait
    éprouver saint Paul en descendant du troisième ciel. Non, l’œil de
    l’homme n’a jamais vu, son oreille n’a jamais entendu ce qu’il m’a
    été donné de voir et d’entendre.

    «Comment des enfants ignorants, appelés à s’expliquer sur des choses
    si extraordinaires, auraient-ils rencontré une justesse d’expression
    que des esprits d’élite ne rencontrent pas toujours pour peindre des
    objets vulgaires? Qu’on ne s’étonne donc pas si ce que nous avons
    appelé _bonnet_, _couronne_, _fichu_, _chaînes_, _roses_, _tablier_,
    _robe_, _bas_, _boucles_ et _souliers_ en avait à peine la forme.
    Dans ce beau costume, il n’y avait rien de terrestre; les rayons
    seuls et de nuances différentes s’entrecroisant, produisaient un
    magnifique ensemble que nous avons amoindri et matérialisé.

    «Une expression n’a de valeur que par l’idée qu’on y attache; mais
    où trouver, dans notre langue, des expressions pour rendre des
    choses dont les hommes n’ont nulle idée. C’était une lumière, mais
    lumière bien différente de toutes les autres; elle allait
    directement à mon cœur sans passer par mes organes et cependant avec
    une harmonie que les plus beaux concerts ne sauraient reproduire,
    que dis-je? avec une saveur que les plus douces liqueurs ne
    sauraient avoir.

    «Je ne sais quelles comparaisons employer, parce que les
    comparaisons prises dans le monde sensible sont atteintes du défaut
    que je reproche aux mots de notre langue; elles n’offrent pas à
    l’esprit l’idée que je veux rendre. Lorsqu’à la fin d’un feu
    d’artifice la foule s’écrie: «Voici le bouquet», y a-t-il un rapport
    bien grand entre une réunion de fleurs et un ensemble de fusées qui
    éclatent? Non, assurément; eh bien! la distance qui sépare les
    comparaisons que j’emploie et les idées que je veux rendre est
    infiniment plus considérable encore.»

La vue de la Très-Sainte Vierge était elle-même un paradis accompli.
Elle avait en Elle tout ce qui pouvait satisfaire, car la terre était
oubliée.

La Sainte Vierge était entourée de deux lumières. La première lumière,
plus près de la Très-Sainte Vierge, arrivait jusqu’à nous; elle brillait
d’un éclat très-beau et scintillant. La seconde lumière s’étendait un
peu plus autour de la Belle Dame et nous nous trouvions dans celle-là;
elle était immobile (c’est-à-dire qu’elle ne scintillait pas), mais bien
plus brillante que notre pauvre soleil de la terre. Toutes ces lumières
ne faisaient pas mal aux yeux et ne fatiguaient nullement la vue.

Outre toutes ces lumières, toute cette splendeur, il sortait encore des
groupes ou faisceaux de lumières, ou des rayons de lumière, du Corps de
la Sainte Vierge, de ses habits et de partout.

La voix de la Belle Dame était douce; elle enchantait, ravissait,
faisait du bien au cœur; elle rassasiait, aplanissait tous les
obstacles, calmait, adoucissait. Il me semblait que j’aurais toujours
voulu manger de sa belle voix, et mon cœur semblait danser ou vouloir
aller à sa rencontre pour se liquéfier en elle.

Les yeux de la Très-Sainte Vierge, notre tendre Mère, ne peuvent pas se
décrire par une langue humaine. Pour en parler, il faudrait un séraphin;
il faudrait plus, il faudrait le langage de Dieu même, de ce Dieu qui a
formé la Vierge Immaculée, chef-d’œuvre de sa toute-puissance.

Les yeux de l’Auguste Marie paraissaient mille et mille fois plus beaux
que les brillants, les diamants et les pierres précieuses les plus
recherchées; ils brillaient comme deux soleils; ils étaient doux de la
douceur même, clairs comme un miroir. Dans ses yeux on voyait le
paradis; ils attiraient à Elle; il semblait qu’Elle voulait se donner et
attirer. Plus je la regardais, plus je la voulais voir; plus je la
voyais, plus je l’aimais, et je l’aimais de toutes mes forces.

Les yeux de la Belle Immaculée étaient comme la porte de Dieu, d’où l’on
voyait tout ce qui peut enivrer l’âme. Quand mes yeux se
rencontraient[91] avec ceux de la Mère de Dieu et la mienne, j’éprouvais
au-dedans de moi-même une heureuse révolution d’amour et de protestation
de l’aimer et de me fondre d’amour.

  [91] La Sainte Vierge n’a pas permis au petit berger de voir ses yeux.
    Il n’a pu la voir pleurer: il ne savait pas ce qu’étaient ces
    étincelles de lumière qui disparaissaient vers les genoux de la
    Belle Dame. Elle ne lui a pas même permis de contempler son visage:
    «_J’ai pas pu_ voir sa figure qui _éblouissait_.»

En nous regardant, nos yeux se parlaient à leur mode, et je l’aimais
tant que j’aurais voulu l’embrasser dans le milieu de ses yeux qui
attendrissaient mon âme, et semblaient l’attirer et la faire fondre avec
la sienne. Ses yeux me plantèrent un doux tremblement dans tout mon
être; et je craignais de faire le moindre mouvement qui pût lui être
désagréable tant soit peu.

Cette seule vue des yeux de la plus pure des Vierges aurait suffi pour
être le Ciel d’un bienheureux; aurait suffi pour faire entrer une âme
dans la plénitude des volontés du Très-Haut parmi tous les évènements
qui arrivent dans le cours de la vie mortelle; aurait suffi pour faire
faire à cette âme de continuels actes de louange, de remerciement, de
réparation et d’expiation. Cette seule vue concentre l’âme en Dieu et la
rend comme une morte-vivante, ne regardant toutes les choses de la
terre, même les choses qui paraissent les plus sérieuses, que comme des
amusements d’enfants; elle ne voudrait entendre parler que de Dieu et de
ce qui touche à sa Gloire.

Le péché est le seul mal qu’Elle voit sur la terre. Elle en mourrait de
douleur si Dieu ne la soutenait. Amen[92].

  [92] «Amen, qu’il en soit ainsi!» Immense souffrance et abandon
    toujours à la volonté divine... Comme la sainte enfant se peint
    admirablement dans ce cri impersonnel qui est ici d’une sublime
    simplicité! La connaissance que DIEU lui donnait des péchés qui se
    font sur la terre, l’«odeur» du péché est la seule souffrance dont
    elle se soit plainte... Pour expier, elle pleura tellement qu’elle
    devint aveugle pendant son séjour à Darlington. Elle recouvra la vue
    par un miracle, mais ses larmes ne cessant de couler, sa vue
    redevint très-faible.

Castellamare, le 21 novembre 1878.

_MARIE de la Croix, Victime de Jésus, née MÉLANIE CALVAT, Bergère de la
Salette._

Nihil-obstat; imprimatur.

Datum Lycii ex Curia Epii, die 15 Nov. 1879.

_Vicarius Generalis_

CARMELUS Archus COSMA



  Oraison funèbre
  de
  Sœur MARIE de la CROIX, née Mélanie CALVAT,
  =Bergère de la Salette=

  prononcée à Messine et, au Service anniversaire, dans la
  Cathédrale d’Altamura,
  par le Chanoine Annibal-Marie de France.

  publiée avec l’imprimatur de Monseigneur Letterio,
  archevêque de Messine.


        «_Cantabiles mihi erant justificationes tuæ in loco
        peregrinationis meæ._»

        «_J’ai chanté vos justifications dans le lieu de mon
        pèlerinage._» (Ps. 118, 54.)

Une créature angélique, un pur idéal d’innocence et de vertu, une
existence humaine sans tache, très-suave, pleine des plus saintes
aspirations de Dieu, de sa gloire et de son éternel Amour, est passée
par cette vallée de larmes.

Quand une personne aimée de nous s’envole dans la mort, il en reste un
vide que l’on voudrait combler par le souvenir de la chère mémoire et
par des larmes répandues sur la tombe qui renferme la dépouille aimée.
La religion sanctifie ce sentiment et l’élève au sublime. Elle nous
convoque à des cérémonies funèbres, met sur nos lèvres des prières et
des cantiques pour nos défunts, nous fait assister au grand Sacrifice de
l’Expiation et écrit sur la tombe de ceux qui ne sont plus: _Qui credit
in me, etiam si mortuus fuerit, vivet._

Mais, quand se présente le cas exceptionnel que la personne défunte et
regrettée a été l’une de ces âmes rares, consacrées aux plus hautes
perfections, dans lesquelles se trouve un je ne sais quel air surnaturel
et divin, quand ses affections ne se sont pas trouvées renfermées aux
seules limites de la nature, mais ont présenté l’empreinte de
l’éternelle Charité, quand les phases de sa vie et de sa mort sont
accompagnées d’évènements et de circonstances qui sortent de
l’ordinaire, oh! alors la tombe de cette créature d’élection est un
autel, sa mémoire une bénédiction, les cérémonies funèbres elles-mêmes,
les notes plaintives de l’orgue et les voix lugubres des chantres se
changent en un hymne de fête, ou bien forment l’écho de ces célestes
cantiques dont les anges accompagnent cette âme accomplissant son
pèlerinage au royaume de la Gloire.

Et telles sont bien les solennelles obsèques et les cérémonies dont nous
offrons aujourd’hui le tribut à notre bien-aimée défunte, à MÉLANIE
CALVAT, la célèbre bergerette de la Salette.

Des sentiments d’affection et de foi, une intime reconnaissance et une
sainte vénération, voilà les émotions que nous ressentons, nous
souvenant d’elle à la face de Dieu et des hommes. Elle nous a appartenu:
il fut grand l’amour qu’elle eut pour nous, grand aussi l’amour dont
nous l’avons aimée. Maintenant, nous cherchons un soulagement à notre
douleur, nous voulons nous mettre en rapport avec cette chère âme,
belle, innocente, tout imprégnée de l’amour de JÉSUS et de MARIS, qui,
néanmoins, palpite pour nous; nous voulons l’invoquer sur la terre pour
quelle nous entende du Ciel; nous voulons demander sa médiation pour
qu’elle le prie pour nous.

Vous, jeunes sœurs qui, avec vos orphelines, l’avez eue plus d’une
année, comme votre Mère et votre Maîtresse de sublime vertu, vous
éprouvez bien vif le besoin de témoigner à cette sainte âme, une fois de
plus, combien sont grands vos sentiments de vénération, de tendresse et
d’amour pour elle.

Ainsi donc, courage, contemplons-la dans la Foi, brillante et souriante,
bien qu’invisible à nous dans ce saint temple (_innixa dilecto suo_),
appuyée sur son Bien-Aimé, et commençons son éloge après avoir invoqué
le nom de JÉSUS.

MÉLANIE de la Salette naquit à Corps, petit bourg de France, dans le
diocèse de Grenoble, le 7 novembre 1831, de parents respectables. Son
père était maçon et scieur de long et se nommait PIERRE CALVAT. Sa mère
se nommait JULIE BARNAUD.

Les historiens de la célèbre apparition de la Très-Sainte Vierge à la
Salette disent qu’avant ce grand évènement, MÉLANIE n’était qu’une
pauvre petite bergère fruste et ignorante, incapable d’apprendre le
_Pater_. Mais combien ils se trompent! De grands mystères s’étaient
déroulés entre DIEU et son âme, depuis son enfance. Son bon père, quand
elle n’avait que trois ans, lui montra un Crucifix et lui dit: Vois, ma
fille, comme Notre Seigneur JÉSUS-CHRIST a voulu mourir sur la Croix par
amour pour nous! La petite fille fixa des regards attentifs et, comme
éclairée d’une lumière supérieure, sembla avoir pénétré en silence le
sens intime de cette parole et de cette image. Depuis lors, une
impulsion intérieure la poussait à l’amour de la Croix et du Crucifié.
Avec une intelligence incomparablement au-dessus de son âge, elle
disait: «Le Crucifix de mon père ne parle pas, mais il prie en silence,
je veux l’imiter, je me tairai et je le prierai en silence.» C’est ainsi
qu’elle se préparait à la contemplation. La mère de la petite fille,
femme non méchante, mais colère, la grondait sans cesse et lui intimait
l’ordre de sortir de la maison. La petite MÉLANIE souriait néanmoins et
s’efforçait d’embrasser cette mère irritée. Un jour, elle avait près de
cinq ans, sa mère lui ordonna de s’en aller et de ne plus revenir. La
pauvre petite se retira dans un bosquet voisin et se plaignant de son
triste sort, comme elle écrit dans quelques-uns de ses mémoires, elle
s’assit au pied d’un arbre, lasse et oppressée, et s’y endormit. Un
songe mystérieux se présenta à elle et fut comme le prélude de toute sa
vie, de tout son pèlerinage terrestre. Il lui sembla voir l’enfant
JÉSUS, du même âge qu’elle, vêtu d’une robe rose, qui, l’abordant, lui
dit: «Petite sœur, ma chère petite sœur, où allons-nous?» Poussée par un
instinct divin, elle répondit: «Au Calvaire.» Alors, le céleste enfant
la prit par la main et la conduisit sur la montagne sainte. Pendant ce
voyage, le ciel se couvrit de nuages et s’obscurcit, et une grande pluie
de croix de toutes dimensions lui tomba sur les épaules. Une foule de
gens lui adressaient des injures et lui témoignaient leur mépris.
Effrayée, elle serra la main de son guide céleste, dont elle avait perdu
la vue agréable au milieu des ténèbres. Tout à coup, elle lâcha la main
qui la conduisait et tomba dans une profonde désolation. Néanmoins, le
voyage se termina et elle arriva sur le Calvaire. Là il se passa une
scène horrible. En bas, il s’ouvrit un gouffre de feu, dans lequel des
multitudes de gens se précipitaient; l’âme épouvantée, et obéissant à
une impulsion divine, elle s’offrit comme victime de toute souffrance
pour le salut éternel des âmes, pour la conversion des pécheurs.

A ce moment, la petite fille s’éveilla; le soleil apparaissait à
l’horizon, ce songe avait duré toute la nuit.

De retour à la maison paternelle, elle ne raconta rien de ce qui s’était
passé cette nuit, mais garda le silence pour imiter le Crucifix de son
père. Une vie nouvelle de souffrance et de recueillement commençait pour
elle. Le céleste enfant qu’elle avait vu en songe lui est toujours
présent à la pensée, elle lui parle dans le plus intime secret de son
cœur, elle lui offre ses travaux et ses souffrances, et il lui semble
qu’il l’appelle toujours du doux nom de «petite sœur, ma chère petite
sœur», au point que, chaque fois qu’on lui demandait quel était son nom,
elle répondait avec une grande simplicité: «Petite sœur».

Ainsi cachée et absorbée par les précoces contemplations d’une vie
remplie d’immenses grâces du ciel (_dont la révélation causera sans
doute une grande surprise dans le monde religieux_), cette créature
d’élection, dès son jeune âge, buvait en silence le calice des
humiliations et des mépris, chassée inhumainement plusieurs fois de la
maison maternelle, et envoyée, çà et là, au service de plusieurs
familles de paysans.

Un jour, sa mère irritée voulant, en quelque sorte, s’en défaire, la
mit, par punition (elle nous l’a dit, il y a quelques années, en
souriant), en service sur les montagnes alpestres de la Salette, dans
une pauvre famille de paysans qui lui confièrent le soin de mener leurs
vaches au pâturage.

Ces montagnes appartiennent à la grande chaîne des Alpes françaises,
élevées de près de 2,000 mètres au-dessus du niveau de la mer. Là,
l’hiver est très-rigoureux, mais quand une belle journée de printemps ou
d’été y fait briller les rayons du soleil, elles offrent un spectacle
sublime et enchanteur. Au loin, tout en haut, à l’horizon, une ceinture
de montagnes escarpées, ici des vallées profondes et, tout autour, des
collines et des plateaux revêtus de verts tapis d’herbe mêlée de petites
fleurs sauvages. Ce lieu solitaire, où l’on ne voyait presque jamais un
être humain, fit vite les délices de cette âme innocente, cachée,
séparée du monde et comme intimement unie à son Créateur. Alors, elle
goûtait les paroles du docteur de Clairvaux: «O bienheureuse solitude, ô
seule béatitude!»

Mais quels étaient les mystères du divin amour qui se déroulaient dans
ces lieux solitaires entre cette âme choisie et son Dieu? Il a été dit:
«Je la conduirai dans la solitude et je parlerai à son cœur.» Elle
prenait plaisir, pendant que ses vaches paissaient, à parler avec les
fleurettes du bon DIEU, comme elle le disait, à les inviter à louer le
Créateur, et à les plaindre de ne pouvoir l’aimer.

Le 19 septembre 1846, un samedi, survint, sur la montagne de la Salette,
cette célèbre apparition de la Très-Sainte Vierge à l’heureuse
bergerette et au petit MAXIMIN, qui, pour huit jours, venait, lui aussi,
sur cette montagne avec ses vaches.

La Sainte Mère de DIEU apparut avec les signes de la Passion, pleurant
pendant tout le temps qu’elle parla aux deux bergers, menaça des
châtiments divins à cause du mépris et de la profanation du Dimanche et
confia deux secrets, l’un à MÉLANIE et l’autre à MAXIMIN. Avant de
disparaître, la Sainte Vierge avait dit: «MES PETITS ENFANTS, TOUT CE
QUE JE VIENS DE VOUS CONFIER, FAITES-LE SAVOIR A MON PEUPLE.»

Cet ordre de la Très-Sainte Vierge fut le point de départ d’un autre
genre de vie pour la jeune bergère. Elle fut comme arrachée à sa chère
solitude, enlevée à l’oubli et au mystère de sa vie cachée, et investie
d’une mission qui devait lui causer des douleurs et des larmes, des
ovations et des mépris, la vénération et la calomnie, et de longues
pérégrinations de pays en pays. «_Cantabiles mihi erant justificationes
tuæ in loco peregrinationis meæ._»

Ce ne fut que grâce à une continuelle assistance surnaturelle qu’elle
put résister et persévérer jusqu’à la fin.

L’apparition de la Salette a été une manifestation de la Mère des
Douleurs. La Très-Sainte Vierge était apparue pendant les vêpres qui
précédaient la fête de Notre-Dame des Sept Douleurs. Elle avait un
crucifix sur sa poitrine, ainsi que le marteau et les tenailles, symbole
éloquent de la mère broyée et désolée.

A partir de ce moment, MÉLANIE fut appelée à participer plus intimement
aux peines de JÉSUS et de MARIS.

Chassée de France par Napoléon III, elle alla en Angleterre et fit sa
profession parmi les Carmélites de Darlington.

Quand vint le moment de publier le secret de la Salette, elle fut
relevée de ses vœux par Pie IX et, depuis ce jour, qui pourrait dire les
multiples vicissitudes traversées par cette créature unique?

Encore jeune, avec ses vingt-six ans, elle se trouve seule dans le
monde, fugitive, errant à l’aventure, un peu dans un pays, un peu dans
un autre. Mais son esprit comme son cœur se trouvaient toujours
concentrés sur un seul point: l’accomplissement de la volonté divine. En
quelque lieu qu’elle se portât, il semblait qu’autour d’elle
l’atmosphère se purifiait et, à son aspect, chacun était frappé de sa
modestie, de sa suavité et même de son silence. Quand elle se trouvait
dans une église, son recueillement et son attitude humble faisaient
entrevoir quelque chose de sa sainteté cachée. Elle restait ignorée
partout où elle se rendait, mais lorsque, après un certain temps, elle
était reconnue et devenait un sujet de vénération, la pure colombe du
Seigneur prenait son vol vers d’autres régions.

En religion, elle avait pris le nom de Sœur Marie de la Croix et elle le
conserva toujours. Dieu la voulait sans cesse crucifiée.

Douée d’une sensibilité exquise, d’un esprit sagace et pénétrant,
profonde et intime dans ses affections, très-sensible dans sa compassion
des misères humaines, très-généreuse pour le Zèle de la gloire divine et
le salut des âmes, elle passa toute sa vie en une agonie spirituelle que
l’on ne pourra comprendre qu’en DIEU. Ses journées et ses nuits furent
remplies de ses pleurs continuels et de ses gémissements de mystique
colombe. La plainte de la Très-Sainte Vierge sur la montagne de la
Salette était toujours présente à son esprit, elle y associait ses
larmes qui, à la fin, allèrent jusqu’à faire baisser sa vue. Mais les
rayons vifs et pénétrants de ses yeux noirs pleins d’intelligence et
contemplatifs ne furent pas amoindris.

C’est à l’école de la souffrance que se façonnent les trempes fortes et
robustes de l’esprit. Mais quelle différence entre les héros de la
religion et ceux du siècle! La souffrance des Saints, c’est l’imitation
de JÉSUS-CHRIST, le pur amour de DIEU, l’amour de la Croix, le triomphe
de la grâce sur l’humaine faiblesse, c’est une souffrance qui se réjouit
de donner une preuve d’amour à l’Aimé, qui s’enivre dans la souffrance
elle-même et lui fait prendre part à cette soif Mystérieuse qui faisait
crier au Divin Rédempteur sur la montagne du Sacrifice: «_Sitio_», J’ai
soif!

La souffrance des âmes qui aiment DIEU a des motifs très-élevés et des
fins sublimes. Le cœur, l’âme, les sens sont mis comme en un creuset
parce que DIEU n’est pas aimé, parce que l’on craint de l’offenser, ou
souvent parce que, dans le secret de l’esprit, le vivant Soleil de la
Divine Présence se trouve comme obscurci, ou simplement parce que l’âme
aimante voudrait comme s’anéantir afin que Dieu fût glorifié, ou parce
qu’elle voudrait s’échapper du corps et voler vers les divines caresses,
et que l’heure et la minute ne sont pas arrivées. C’est ce qui faisait
crier au Prophète: Hélas, mon pèlerinage n’a pas encore assez duré!

Telle était la souffrance de cette créature privilégiée. Quelles ont été
ses tribulations intérieures, d’un genre plus qu’ordinaire, ce n’est pas
ici le lieu de les dépeindre. Elle a confié à une personne que, toute
jeune encore, elle eut dix années d’enfer dans son esprit. Alors on la
crut folle ou hallucinée, alors on la conduisit à la Grande Chartreuse.
Néanmoins, chose merveilleuse que l’on ne rencontre que dans la vie des
Saints, elle-même n’était jamais rassasiée de souffrir pour
JÉSUS-CHRIST. Elle disait dans ses transports: «Je demande au Seigneur
de me faire souffrir et de me cacher.» Véritable caractère d’une vertu
solide et d’une profonde humilité.

Et ici, je ne dois pas passer sous silence un long et saint martyre que
souffrit cette sainte privilégiée pendant toute sa vie.

Admettant, bien qu’avec une foi purement humaine, l’apparition de la
Très-Sainte Vierge à la Salette, nous pouvons également admettre, en
raison de diverses déclarations explicites de MÉLANIE CALVAT, que la
Très-Sainte Vierge, dès qu’elle lui eut confié un secret, lui aurait
ensuite révélé qu’il sortirait de la Sainte Église un insigne ordre
religieux, dit des nouveaux Apôtres ou des Missionnaires de la Mère de
DIEU, qui seront répandus par tout le monde et feront un bien immense à
la Catholicité. Cette congrégation comportera un second ordre et un
Tiers-Ordre. Ils seront enflammés, pour la gloire de DIEU et le salut
des âmes, d’une ardeur semblable à celle des premiers Apôtres. Les
paroles contenues dans le Secret de MÉLANIE et par lesquelles la
Très-Sainte Vierge annonce la formation de ce grand ordre religieux
n’ont, en vérité, rien de notre humanité; elles respirent un souffle
divin, elles sont la simplicité mise en harmonie avec le sublime. La
Très-Sainte Vierge, après avoir annoncé cet évènement futur, donna à
MÉLANIE la règle que devait suivre ce nouvel ordre religieux. Cette
règle, MÉLANIE la conserva de mémoire dans son esprit pendant douze ans,
sans l’avoir écrite. «Il semblait qu’elle était imprimée en moi»,
disait-elle. Plus tard, le moment marqué par la Très-Sainte Vierge pour
la divulgation du Secret étant arrivé, MÉLANIE écrivit cette règle, mais
alors il lui devint impossible de bien la conserver présente à la
mémoire.

Cette règle fut soumise au jugement d’une commission de cardinaux de la
Sainte Église et jugée par eux irréprochable. Elle est comme un chapitre
de l’Évangile et contient la quintessence de la perfection chrétienne
mise en pratique avec la plus grande douceur et avec charité.

Or MÉLANIE souffrit pendant toute sa vie une agonie spirituelle, dans
l’attente de voir l’accomplissement de la parole de la Très-Sainte
Vierge et l’organisation des nouveaux Apôtres de la Sainte Église. Loin
de là, elle fut témoin des persécutions que la dévotion à Notre-Dame de
la Salette eut à supporter, par la volonté de Dieu, et au point qu’à
chaque persécution, cette dévotion semblait devoir s’anéantir. Ses
regards étaient toujours tournés vers Rome, attendant que la suprême
autorité de l’Église couronnât de gloire et d’honneur la Salette, et
qu’il en sortît enfin la fondation après laquelle elle soupirait. Mais
la prudence du Saint-Siège en pareille affaire et la divine Providence
qui règle et dispose tout avaient amené cette sainte créature à une
continuelle et parfaite résignation à la volonté divine. Alors, elle
aura dit avec Ezéchias: «_Ecce in pace amaritudo mea amarissima!_»
Souvent, elle se considérait elle-même comme un obstacle à
l’accomplissement du plan divin, et alors elle s’anéantissait devant
Dieu, se mortifiait de différentes manières et souhaitait la mort,
soupirait après elle, la demandait dans ses prières.

C’est de cette manière que cette pauvre exilée sur la terre chantait le
cantique de ses destinées. «_Cantabiles mihi erant justificationes tuæ
in loco peregrinationis meæ._»

Si celle qui apparut sur la montagne de la Salette fut la Très-Sainte
Vierge Marie, la Mère immaculée de DIEU, si ce fut cette Mère
incomparable qui confia son secret à MÉLANIE et à MAXIMIN et donna une
règle très-sainte pour un nouvel ordre religieux très-nombreux des
derniers Apôtres, qui pourra douter que la promesse de la Reine du Ciel
doit recevoir son entier accomplissement? Dans ce cas, réjouis-toi, ô
innocente bergère de la Salette, réjouis-toi en DIEU, ô âme choisie
entre mille; ton long martyre n’a été qu’une préparation à une grâce si
ineffable! Le sacrifice de ta vie simple, offerte en holocauste à
travers les souffrances et les mortifications de toutes sortes, sera
béni de JÉSUS et de MARIE, et son fruit sera une génération d’élus. Et
qui pourra les nommer? _Generationes ejus, quis enarrabit?_

Que DIEU est admirable dans ses œuvres! La vie humble, cachée et
pénitente de MÉLANIE sera devenue, en face de l’infinie bonté de DIEU,
un titre à sa miséricorde en faveur de l’humanité; la vie de MÉLANIE,
qui commençait à être connue et admirée, maintenant qu’elle-même est
séparée de ce monde, sera peut-être un motif pour hâter cette divine
règle, dictée par la Très-Sainte Vierge et, par suite, les biens
immenses qui pourront en découler.

DIEU connaît le chemin des cœurs. Il est écrit que belles sont les voies
de la Sagesse: «_Viæ ejus viæ pulchræ._» Lorsque dans la vie d’une
sainte créature, à une solide vertu se trouve joint un ensemble de
situations diverses, d’évènements et de fruits intrinsèques et
extrinsèques, dans lequel le beau, le sublime, le pathétique frappent,
attirent, envahissent le cœur et l’imagination, alors tout l’homme est
conquis et gagné à la vérité.

J’ai cru découvrir quelque chose de semblable dans cette vie et dans les
diverses péripéties traversées par cette élue du Seigneur, au point de
ne savoir s’il fut, à notre époque, dans le monde, une autre qui pût lui
être comparée. Les quelques mémoires qu’elle écrivit sur elle-même, par
obéissance, mettront le comble à ces merveilles. Tout d’abord, c’est une
petite fille qui habite dans les bois, souvent entourée d’animaux
sauvages et d’oiseaux divers, se jouant avec les uns comme avec les
autres: puis c’est une jeune bergère solitaire qui conduit les moutons
et les vaches dans les endroits escarpés et sauvages et là, assise à
l’ombre d’un arbre touffu, prie ou cause avec les fleurs.

Mais voici que les grandes splendeurs du surnaturel l’environnent, la
transportent jusqu’au ciel. La Toute Belle, Celle qui est lumière,
amour, grâce, poésie de l’infini, la Vierge Marie se montra à Elle, lui
parla. Voici que le nom de la petite bergère inconnue vole de bouche en
bouche et remplit le monde.

Oh! combien ont envié son sort! Combien ont désiré la voir! la vénérer!
combien ont essayé de baiser au moins le bord de ses vêtements. Mais la
voici devenue plus belle encore du soin continuel et plein d’humilité
qu’elle prenait de se cacher! L’heureuse bergère devient aussitôt une
vierge sacrée, vouée à l’Époux Céleste.

Les habits de la pénitence, le silence des saints cloîtres donnent un
nouvel éclat à sa beauté céleste. Elle était alors dans la fleur de ses
vingt ans.

D’ici peu d’années, la bergère de la Salette, l’habitante des bois, la
virginale colombe se trouve vouée au pèlerinage du monde, elle entre
dans une nouvelle phase de son existence qui doit durer toute sa vie.
Pendant cinquante ans environ, Mélanie de la Salette accomplit une
mission ou un sacrifice auquel Dieu la destinait par ses fins
impénétrables. Une vie nomade, errante, de pays en pays, toujours dans
l’espoir d’en trouver un où elle pût se cacher à tous, et où les hommes
n’offenseraient pas DIEU! «Quelques-uns, me disait-elle un jour, croient
que je me plais à voyager et à aller de çà, de là! mais combien ils se
trompent!» Et combien elle avait de motifs pour justifier ses
pérégrinations!

Mais une halte de la sainte élue du Seigneur dans ses divers pèlerinages
nous vaut le doux, le suave souvenir de notre ville de Messine et de ce
pieux Institut religieux de charité. Il est bien juste que nous
évoquions cette sainte mémoire et que nous vous en entretenions quelque
peu, puisque c’est pour Elle que nous sommes ici recueillis au pied du
Saint Autel et que nous célébrons cette cérémonie funèbre.

Messine, la cité de Marie très-sainte, a reçu de tout temps les marques
particulières de l’amour de Celle qui lui a promis sa protection
perpétuelle. Il y a sept ans que MÉLANIE de la Salette vint demeurer
ici, pendant un an et 18 jours. Son arrivée fut précédée de quelques
signes qui tiennent du miracle.

Ce qui donna naissance à un si grand bien fut que notre Institut
traversait alors une période de difficultés telle qu’il semblait devoir
être supprimé. Depuis quelque temps, un séjour de peu d’heures à
Castellamare di Stabia m’avait fait souvenir de ce que je savais par la
renommée, c’est-à-dire, que la Bergère de la Salette se trouvait là!
Grand fut mon désir de la connaître, mais ce fut en vain; parce que
cette colombe fugitive avait porté ailleurs son nid. Elle se trouvait à
Galatina, diocèse de Lecce. Il me resta un vide dans le cœur.

De retour à Messine, j’en écrivis à Mgr Zola, d’heureuse mémoire, alors
évêque de Lecce, qui me donna gracieusement l’adresse de MÉLANIE, et
bientôt j’entrai en correspondance avec la servante du Seigneur. Oh!
quel parfum de Sainteté me semblait s’exhaler de ses lettres. Je m’en
trouvais transporté au Paradis! Un jour elle m’écrivit qu’elle allait
quitter Galatina, mais qu’elle ne ferait connaître à personne sa
nouvelle adresse. Cela me surprit et je me décidai à aller la trouver
pour l’inviter à venir à Messine dans notre Institut. Ce fut pour moi
comme un voyage de dévotion vers la Sainte Vierge; je souriais à la
pensée de voir et d’entendre parler cette heureuse créature qui avait vu
la Sainte Mère de DIEU et l’avait entendue parler.

J’ai vu Mélanie dans sa pauvre demeure, j’ai conversé avec elle, je l’ai
entendue raconter la Grande Apparition de la Salette; et saintes et
profondes furent mes émotions. Je l’invitai à venir à Messine, mais elle
ne se décida pas. Elle me parla avec affection de Messine, me dit
qu’elle portait sur elle, imprimée, la lettre de la Très-Sainte Vierge
aux habitants de Messine[93], et me la montra traduite en français.
Finalement, elle ne se décida pas. De retour, je trouvai mon pauvre
institut près de sa fin. Alors, je m’enhardis à exposer cette situation
à l’Élue du Seigneur et lui renouvelai l’invitation, lui demandant de
venir au moins pour une année. Immédiatement elle me répondit qu’elle
acceptait, et qu’elle viendrait dans le but d’organiser et de former
cette Communauté des Filles du Divin Zèle du Cœur de JÉSUS, qui sont
préposées à l’éducation des orphelines recueillies, et qui ont embrassé
la sainte Mission d’obéir, par vœu, au précepte du Divin Zèle du Cœur de
JÉSUS, _Rogate ergo Dominum_.

  [93] La ville de Messine se glorifie de posséder une lettre que la
    Sainte Vierge écrivit à ses habitants qui venaient de recevoir la
    foi chrétienne.

Oh! mes filles en Jésus-Christ, quel bonheur pour vous! MÉLANIE, la
fille de prédilection de MARIE Très-Sainte, la créature sage, noble et
aimable, a été l’Éducatrice et en quelque sorte la fondatrice de votre
humble Institut.

Vous ne pourrez jamais oublier quel jour heureux fut celui de sa venue
parmi vous. C’était le 14 septembre 1897, le cinquième jour de la
neuvaine de N.-D. de la Salette, le Saint jour de l’Exaltation de la
Sainte Croix; admirable mais inévitable coïncidence de la part de Celle
qui, sur la montagne de la Salette, avait vu la Très-Sainte Vierge et
devait changer son nom en celui de Sœur Marie de la Croix. Il était 10
heures du matin quand Sœur Marie de la Croix se présenta sur cette place
du Saint-Esprit, je l’attendais au seuil de ce Saint Temple. En la
voyant, je ne pus m’empêcher de m’écrier: D’où me vient tant d’honneur
qu’une préférée de la Mère de DIEU vient me trouver? Mais elle, se
mettant de suite à genoux, demanda la bénédiction du prêtre, ensuite
elle entra dans la maison du Seigneur et assista dans un profond
recueillement au Très-Saint Sacrifice de la Messe. Vous toutes, mes
sœurs, ainsi que vos orphelines, vous l’attendiez dans la grande salle
du parloir. Vous étiez dans une sainte attente, comme si, à travers une
créature terrestre, vous eussiez dû voir la Très-Sainte Vierge en
personne. Et non seulement la voir, mais la posséder au milieu de vous;
quel guide maternel et quelle Maîtresse! A son entrée, accompagnée de
moi, vous êtes tombées à genoux, saisies de respect et d’affection et
vous avez demandé sa bénédiction.

Mais l’humble servante du Seigneur, confuse, se prosterna elle-même à
terre et demanda la bénédiction du ministre de DIEU pour elle et pour
vous. Telle fut son arrivée dans notre pauvre Institut.

Je ne veux pas vous rappeler davantage les merveilles qu’elle opéra ici.
Mon DIEU! nous avons assisté à des manières d’agir non communes! Tout,
dans cette créature, était nouveau et souvent mystique. Assurément la
vertu qui était en elle et transperçait faisait souvenir des vies des
Saints. Tout d’abord elle était d’une charmante innocence: c’était une
colombe très-pure qui semblait avoir plané au-dessus de toutes les
misères humaines sans avoir été effleurée d’une seule goutte. C’était un
lis parfumé de virginité, c’était une toute petite enfant sortant des
fonts baptismaux, mais cependant riche en prudence et en sagesse. Plus
d’une fois, nous avons vu des oiseaux entrer dans le Monastère et jusque
dans sa chambre, comme s’ils la cherchaient pour jouer avec elle.

L’esprit de mortification et de pénitence qui l’animait était
remarquable. Elle prenait excessivement peu de nourriture, à peine
quelques onces, et l’absorbait à petites bouchées. A Galatina, un
kilogramme de pain lui durait quinze jours. Chez nous, elle en prenait à
peine une once ou deux par jour. Elle buvait également fort peu, et
jamais à pleines gorgées. Avant d’être parmi nous, elle restait par
semaines trois jours consécutifs sans boire et disait: «Il y a de si
grandes soifs par le monde!» Le jour de Pâques, nous l’avons vue
solenniser à table cette grande Fête, en prenant la moitié d’un œuf!
Jamais un fruit, jamais une douceur. Son sommeil ne dépassait pas trois
heures et toujours sur la terre nue, comme vous avez pu le constater,
mes sœurs. Combien de fois, dans le calme de la nuit, l’avez-vous vue
passer, une lumière à la main, à travers les dortoirs! Que dirons-nous
des macérations de son corps virginal? Que signifiaient ces linges
couverts aux épaules de sang frais, que vous avez eu occasion de trouver
en mettant ses vêtements à la lessive? Que signifiait cette table toute
hérissée de clous disposés en croix, qui donnait le frisson et que nous
conservons avec des traces de taches de sang?

Néanmoins, calme, sereine, tranquille, consommée dans la vertu et la
souffrance, elle semblait extérieurement n’avoir rien ressenti;
gracieuse et délicate dans sa démarche, ses manières et son langage, et
comme si en elle les contrastes s’étaient harmonisés, elle était
recueillie et sociable, humble et imposante, aimable et réservée, forte
et soumise, et celle qui était restée une toute petite enfant semblait
supérieure à une personne adulte et mûre. Elle était, en réalité, simple
comme la colombe et prudente comme le serpent.

Je voudrais avoir le langage d’un ange pour vous parler de notre MÉLANIE
et vous donner une idée de son amour ardent pour Notre Seigneur
JÉSUS-CHRIST et la Très-Sainte Vierge MARIE. En vérité, sa vie fut une
vie d’amour! Elle aimait DIEU du pur amour, et les flammes de cet
incendie mystique la consumaient tantôt plus, tantôt moins. Tous les
sens, toutes les fibres, toutes les facultés de cette créature de DIEU
tressaillaient d’amour. Vous vous souvenez avec quel transport d’amour
elle se nourrissait, toute une journée, de JÉSUS au Saint-Sacrement.
C’était son expression: «Ce que j’aime, je voudrais le manger!»

Ah! j’ai mis à une épreuve son amour pour le Saint-Sacrement un jour
que, inopinément et sans qu’elle s’y attendît, je lui défendis de
s’approcher de la Sainte Communion. Elle tressaillit, se trouva mal et
tomba à terre comme morte. J’ai pu alors me faire une idée de ce qu’est
un véritable esprit de vertu, quand, ayant repris ses sens, elle parut
pendant tout le reste de cette journée aussi douce, aussi humble, aussi
suave, et même davantage; et moins que jamais, vous n’avez pu vous
défendre de votre admiration habituelle. Mais le pur amour de DIEU
engendre le zèle de sa gloire et du salut des âmes. Le zèle, a dit le
Saint Évêque de Genève, est la flamme de la charité. Grand était le zèle
qui brûlait dans le cœur virginal de Mélanie. Elle aurait voulu
s’immoler à chaque instant pour que DIEU fût glorifié, JÉSUS connu et
aimé en tous lieux, et toutes les âmes sanctifiées et sauvées. Sa foi
vivante et son zèle ardent lui faisaient considérer les prêtres comme de
_nouveaux Christs_, et lui faisaient désirer que le Monde fût rempli de
vrais Ministres du Sanctuaire.

Je ne doute pas que, pour ce motif, elle n’ait vivement aimé notre
humble institut, et que, depuis qu’elle l’a connu, elle ne l’ait porté
toujours en son cœur, en faisant l’objet de ses ardentes prières, parce
que nous avions pris pour notre devise et notre mission cette grande
parole de l’Évangile, ce céleste précepte sorti du divin zèle du Cœur de
JÉSUS: _Rogate ergo Dominum Messis ut mittat operarios in Messem suam._

Oh! mes Sœurs, cette prière que vous récitez dévotement tous les jours,
combien elle l’avait à cœur! elle voyait dans cette humble institution
sortie de ses mains et dans cet esprit de prière comme le précurseur de
sa chère fondation des nouveaux Apôtres ou des Missionnaires de la Mère
de DIEU. Elle voulut même attacher à son vêtement le scapulaire du Cœur
de JÉSUS portant cette parole sacrée, qui forme notre devise: «Demandez
au maître de la moisson d’envoyer des ouvriers à son champ», et ce ne
sera ni vous, ni moi, mes sœurs, qui donnerons un démenti à cette
réflexion qu’elle me fit un jour, en français: «Je suis de votre
Congrégation.»

Je renonce à décrire les merveilles dont vous ou moi avons été témoins
pendant que MÉLANIE demeura parmi nous. Je ne dis rien de ses
recueillements subits, dans lesquels elle semblait hors de ses sens et
comme ravie en extase; rien de cette sorte de divination des cœurs qui
lui faisait lire les pensées cachées, rien des deux ou trois guérisons
d’orphelines survenues à la suite d’un signe de Croix fait par elle,
rien de son extraordinaire confiance en la Très-Sainte Vierge, grâce à
laquelle elle semblait avoir toujours dans les mains, et à temps voulu,
les objets, la nourriture ou l’argent, selon les besoins de la Maison.
Faisons silence sur tout cela et ne préjugeons rien des jugements
autorisés qu’il appartient à l’autorité de prononcer.

... Qu’il passa vite pour nous, le temps que nous gardâmes MÉLANIE de la
Salette! Vint le jour de son départ; elle en était profondément
attristée. Vous vous souvenez avec quelle humilité elle se prosternait
en vous demandant pardon à grands cris; et vous, avec des plaintes
amères, mais hélas! plus compréhensibles que les siennes, vous faisiez
comme elle! «Mère, lui disiez-vous, à travers vos sanglots, vous
souviendrez-vous de nous? nous recommanderez-vous au Seigneur?» Et elle:
«Oui, mes filles, toujours je vous porterai dans mon cœur; toujours je
prierai pour vous..., je vous laisse pour supérieure la Très-Sainte
Vierge.»

De Messine elle alla à Moncalieri; de Moncalieri en France. Elle fut à
Diou; elle fut à Cusset. Mais un jour elle dit: «Je ne veux pas rester
en France; _je ne veux pas mourir chez les Francs-Maçons_.» C’est alors
qu’elle se résolut à retourner dans sa chère Italie, chercher quelque
refuge isolé où personne ne la connût, où, dans le silence et la
solitude, elle pût se préparer à la mort. Dès ce moment, les feux du
divin amour étaient devenus en elle irrésistibles; elle se sentait
fortement attirée au Ciel.

Altamura, de la province de Bari, ville heureuse et bénie, fut le terme
de ses pèlerinages terrestres. Elle y arriva en juin 1904. Elle avait
alors 72 ans, et était comme à bout de forces. S. E. Mgr Cecchini, le
très-digne Évêque des deux diocèses d’Altamura et d’Acquaviva, lui fit
grand accueil: il savait quel trésor Dieu envoyait à sa ville
épiscopale! Sur les instantes prières de la Servante du Seigneur, il
garda fidèlement le secret de sa venue. Il la confia, sans la nommer, à
la noble et pieuse famille Gianuzzi qui ne tarda pas à constater
l’extraordinaire sainteté de cette admirable étrangère, et se prit bien
vite à l’aimer autant qu’à la vénérer; mais Elle, qui, détachée de toute
affection terrestre, chassée même de la maison de sa mère, avait passé
dans le silence et le secret les premières années de sa petite enfance,
Dieu la destinait à mourir dans une chambre étroite, dans un abandon
total, loin de la présence, loin des secours de toute créature humaine.

C’est sa coutume, à Dieu, de révéler à ses chers serviteurs le jour et
l’heure de leur mort. Avait-il réservé cette grâce à la favorite de la
Très-Sainte Vierge? nous l’ignorons. Il faut pourtant remarquer que
MÉLANIE CALVAT, trois mois avant sa mort, quitta la pieuse famille
Gianuzzi en lui rendant humblement grâces pour sa cordiale hospitalité,
et se retira dans un petit quartier de la ville, le plus écarté, là où
elle pouvait le plus facilement se cacher à tous les regards. Tous les
matins elle se rendait à la cathédrale pour y entendre la Sainte Messe
et s’y nourrir de «son cher ami de l’Eucharistie». Rien qu’à la voir,
les fidèles étaient dans l’admiration devant le recueillement profond de
cette inconnue.

Le 15 décembre de cette même année 1904, jour octave de la fête mondiale
de l’Immaculée Conception, et veille de la neuvaine préparatoire de
Noël, on ne vit pas venir à l’église la Servante du Seigneur.

Mgr l’Évêque se hâte d’envoyer chez elle son valet de chambre,
s’informer si elle a besoin de quelque chose. On frappe à la porte; pas
de réponse. On refrappe, on refrappe avec bruit; toujours le silence. On
va vite prévenir Monseigneur qui, soupçonnant un accident grave, avise
l’autorité civile. Celle-ci se rend sur les lieux, constate que personne
ne répond, brise la porte et entre.

La Servante du Seigneur gisait sans vie sur la terre nue.

De la sorte sont morts de grands saints à qui l’Église a donné les
honneurs des autels; saint Paul l’ermite et sainte Marie l’Égyptienne,
dans le désert; saint François Xavier, sur une plage; et dans une
étable, sainte Germaine Cousin, cette bergère de France dont la vie a
bien des ressemblances avec la vie de MÉLANIE.

Remarquons pourtant que la miséricorde de Dieu, cette Providence, pleine
d’amour pour ceux qui l’aiment, avait déjà précédemment pris ses
dispositions pour sa servante. En France, avant son départ pour
Altamura, elle avait été sur le point de mourir, et, comme si elle eût
été sur son lit de mort, elle avait reçu le saint Viatique et
l’Extrême-Onction. Oh! bienheureux ceux dont la vie est avec Jésus, dont
la vie s’éteint dans l’amour de Jésus! _Beati mortui qui in Domino
moriuntur..._ Elle avait vécu pauvre, solitaire, pénitente; elle n’avait
désiré que l’oubli: seule avec Dieu! Elle voulait mourir comme elle
avait vécu!

Mais saurons-nous les inventions délicates et pleines d’amour de son
Bien-Aimé, de celui qui est fidèle et vrai, dans ces solennels moments?
Qui nous dira les secours pleins d’affection de l’Immaculée, de celle
qui, sur la montagne de la Salette, s’était montrée à elle, si belle et
si majestueuse! Et cette assistance réconfortante des anges, ses frères?
Tout cela a été dérobé aux regards des hommes...

La mort de MÉLANIE a été comme l’image condensée de sa vie![94]

  [94] Mélanie fut souvent communiée par Notre-Seigneur lui-même et
    jouissait de la vue continuelle de son ange gardien. Or deux
    habitants d’Altamura ont affirmé avoir entendu dans l’appartement de
    la «pieuse dame française» à l’Angelus du soir, la nuit qu’elle est
    morte, des chants angéliques sur l’air de _Pange lingua_ et le
    tintement d’une clochette comme lorsque l’on porte le
    Saint-Viatique.

    Devant un auditoire qui connaissait ce témoignage, l’orateur s’est
    donc borné à l’insinuer, et la solennité d’une oraison funèbre
    exigeait cette discrétion. Quelqu’un lui écrivit de vouloir bien
    confirmer la déposition de ces deux témoins, ou la démentir
    formellement. Voici sa réponse:

    «Je vous certifie qu’il est très-vrai que le gentilhomme Pascal
    Massari, d’Altamura, personnage respectable, digne de foi, et une
    dame, voisins de Mélanie, m’ont affirmé (et sont prêts à prêter
    serment) avoir entendu, le premier, le chant de _Pange lingua_
    qu’accompagnaient des voix angéliques, avec des tintements de
    clochette; l’autre un bruit continu de clochette comme quand on
    porte le Saint-Viatique.

    «J’ai recueilli ces dépositions en présence de deux prêtres de mes
    amis, dont l’un est Français, après avoir posé à ces personnes de
    minutieuses et précises questions.»

Mais ce serait se tromper que de voir dans cette mort sur la terre nue
la simple conséquence imprévue d’une syncope. Non! son lit, elle ne s’en
servait pas, la servante de Dieu, innocente pénitente. Nous l’avons déjà
dit, c’est sur la terre nue qu’elle prenait, pendant quelques heures de
la nuit, son repos et son sommeil... N’est-ce pas le cas de s’écrier:
_Moriatur anima mea morte justorum_? Cette «Juste», puissions-nous
mourir comme elle mourut? Puisse la fin de notre vie ressembler à la
sienne!

Adieu, âme si belle! Adieu, créature d’amour, ouvrage complet de
l’amour, du très-pur et très-saint amour de Jésus, le Souverain Bien!
Adieu, Vierge vigilante et prudente! Quand, dans le calme de la nuit, la
voix de l’Époux t’appela, sans retard, tu courus à Lui, avec la Lampe
mystique, la lampe remplie d’huile et ruisselante de splendeur!... Pour
toi sont finis les travaux, les longs et fatigants voyages, les
pèlerinages épuisants, les profondes agonies d’amour, du saint Amour
avec sa faim insatiable et son inextinguible soif de la Justice qui
n’habite pas cette terre! A cette heure, c’est le Très-Haut qui est ton
héritage!... Oui, cette pensée nous est très-douce: les flammes
expiatrices n’ont pas été pour toi, ou du moins ton passage y a été
rapide, et te voilà, pour l’éternité, entrée dans la joie de ton Dieu!
Oui, ils sont réalisés dans le bonheur, ces ardents désirs de l’union
sans fin avec le Seigneur, qui, si souvent, t’arrachaient ce cri: «Quand
viendra l’heure? Oh! quand l’heure viendra-t-elle!...» Sois dans
l’allégresse, dilate ton cœur dans la vision béatifique de ce Jésus,
l’objet de tes soupirs, l’aspiration perpétuelle de ton âme pleine
d’amour, ce Jésus que tu n’as pas craint de suivre sur sa voie
douloureuse! Sa croix, elle a été pour toi délices, sourire et joies,
«fleur qui jamais ne se flétrit», écrivais-tu souvent! Oh! que de fois,
semblable à l’Épouse du Cantique, tu as langui d’amour pour le
Bien-Aimé! C’était un feu qui s’élançait de ta poitrine!... Et quand,
entrée dans le royaume de l’Éternelle Gloire, quand tu as vu la Reine
sans tache, Celle qui avait comme affolé ton cœur d’un amour d’enfant,
si tendre et si plein de confiance, ce cri: «Madonna mia! Madonna mia!»
avec lequel tu acclamas la Grande Reine... tout cela, comment
pourrais-je le dire!...

O MÉLANIE, de ce trône élevé sur lequel Dieu vous a assise au Ciel, vos
regards s’abaissent-ils encore sur cette terre? Nous aimez-vous toujours
avec ce cœur qui nous a tant aimés en ces bas lieux de l’exil? Mais que
dis-je? Est-ce que tout amour d’ici-bas ne se perfectionne pas au
contact de Dieu? Est-il possible que, dans le Ciel, les Bienheureux
n’aiment pas ceux qui les aiment? Oui! En Dieu vous nous aimez... Un
jour, pendant que vous étiez au milieu des pauvres orphelines, on vous
disait: «Mère (on vous donnait ce doux nom), Mère, une fois partie, vous
ne penserez plus à nous.--Ah! répondiez-vous, vous ne connaissez pas mon
cœur!»

A cette heure où dans le Royaume de l’Éternel Amour vous nous aimez de
la parfaite Charité, ah! ne cessez pas de prier pour nous. Priez pour
tous ceux qui vous vénèrent comme une créature céleste. Priez pour ces
vierges, «les Filles du Divin Zèle», pour l’éducation religieuse
desquelles vous avez dépensé une année de votre vie, avec des soins plus
que maternels, avec une direction sage et éclairée, avec un zèle tout
particulier pour les remettre dans la voie du Seigneur. Vous le savez,
ces pieuses filles consacrées au Très-Saint Cœur de Jésus et vouées par
vous-même à Marie, la Mère Immaculée, vous regardaient comme une
déléguée de la Très-Sainte Vierge venue au milieu d’elles, il y a sept
ans, et qui semblait avoir toujours été parmi elles.

Et sur moi aussi, sur moi qui apporte à votre mémoire ce faible tribut
d’hommages, sur moi qui de votre noble cœur ai reçu tant de témoignages
de votre pure et sainte dilection, sur moi aussi daignez répandre le
puissant secours de vos prières à l’adorable Rédempteur Jésus-Christ et
à Marie sa Mère immaculée!...



Table


  Dédicace

  Taceat Mulier!
      I--Histoire de ce livre, entrepris en 1870.                     11
     II--Le Torrent sublime.                                          18
    III--En Paradis.                                                  22
     IV--Louis-Philippe, le 10 septembre 1846.                        28
      V--Dessein de l’Auteur. Miracle de l’indifférence
           universelle.                                               32
     VI--Insuccès de Dieu. Faillite apparente de la Rédemption.
           Le plus douloureux soupir depuis le _Consummatum_.         36
    VII--Refus universel de la Pénitence «... Vois, Mélanie, ce
           qu’ils ont fait de notre désert!... _Ridebo et
           subsannabo._»                                              40
   VIII--Le Sacré-Cœur couronné d’épines. Marie est le Règne du
           Père.                                                      45
     IX--Il vous est connu, ô Ma Dame de Transfixion, que je ne
           sais comment m’y prendre.                                  50
      X--Napoléon III déclare la guerre à Mélanie.                    54
     XI--Vie errante de la Bergère. Le Cardinal Perraud,
           successeur de Talleyrand, la dépouille.                    59
    XII--Les prêtres et le Secret de Mélanie.                         65
   XIII--Immense dignité de Marie.                                    70
    XIV--Identité du Discours public et du Secret de Mélanie. La
           plainte d’Ève.                                             74
     XV--Persécution de Mgr Fava. Désobéissance, infidélités
           criminelles des Missionnaires.                             79
    XVI--Dons prophétiques de Mélanie.                                85
   XVII--Dons prophétiques de Maximin.                                90
  XVIII--Les Évêques de Grenoble à Soissons.                          99
    XIX--Sacerdoce profitable. Vanité des œuvres en pleine
           désobéissance. Châtiments. Ténèbres.                      105
     XX--La femme courbée 18 ans, figure de la Salette. Marie
           parle. Jésus ne parlera donc plus?--L’Immaculée
           Conception couronnée d’épines, _stigmatisée_. Lourdes
           et la Salette.                                            111
    XXI--Profanation du Dimanche.                                    118
   XXII--Affaire Caterini.                                           123
  XXIII--Sainteté de Mélanie. Apôtres des Derniers Temps
           prophétisés par elle et par le Vénérable Grignion de
           Montfort.                                                 128
   XXIV--Objections, calomnies, l’assomptioniste Drochon.            136
    XXV--L’hôtellerie. Tactique double des Missionnaires ou
           Chapelains.                                               141
   XXVI--La Salette et Louis XVII.                                   147

  APPENDICES

  Pièce Justificative.                                               155
  L’Apparition et le Secret.                                         192
  Oraison funèbre de Mélanie.                                        230



  Achevé d’imprimer
  en la fête de Saint Maximin
  le 29 Mai 1908
  par Henri Barbot et Cie, imprimeurs
  à Bolbec



NOTES DU TRANSCRIPTEUR


On a indiqué entre signes égale les mots accentués dans l’original par
l’usage des =caractères gras=, et entre soulignés les passages accentués
au moyen des _italiques_.




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