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Title: Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 17
Author: Maupassant, Guy de
Language: French
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MAUPASSANT - VOLUME 17 ***



  Au lecteur


  Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version
  originale.
  Toutefois, les erreurs typographiques évidentes ont été
  corrigées. La liste des corrections se trouve à la fin du texte.
  La ponctuation a pu faire l'objet de quelques corrections mineures.



  ŒUVRES COMPLÈTES
  DE
  GUY DE MAUPASSANT



  LA PRÉSENTE ÉDITION
  DES
  ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT
  A ÉTÉ TIRÉE
  PAR L'IMPRIMERIE NATIONALE
  EN VERTU D'UNE AUTORISATION
  DE M. LE GARDE DES SCEAUX
  EN DATE DU 30 JANVIER 1902.


  IL A ÉTÉ TIRÉ À PART
  100 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE LUXE
  SAVOIR:

  60 exemplaires (1 à 60) sur japon ancien.
  20 exemplaires (61 à 80) sur japon impérial.
  20 exemplaires (81 à 100) sur chine.


  _Le texte de ce volume
  est conforme à celui de l'édition originale_: Mont-Oriol
  _Paris, Victor Havard, éditeur, 1887._



  ŒUVRES COMPLÈTES
  DE
  GUY DE MAUPASSANT


  MONT-ORIOL


  [Illustration]

  PARIS
  LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR
  17, BOULEVARD DE LA MADELEINE, 17

  MDCCCCX

  _Tous droits réservés._



MONT-ORIOL.



PREMIÈRE PARTIE.

I


LES premiers baigneurs, les matineux déjà sortis de l'eau se
promenaient à pas lents, deux par deux ou solitaires, sous les grands
arbres, le long du ruisseau qui descend des gorges d'Enval.

D'autres arrivaient du village, et entraient dans l'établissement d'un
air pressé. C'était un grand bâtiment dont le rez-de-chaussée demeurait
réservé au traitement thermal, tandis que le premier étage servait de
casino, café et salle de billard.

Depuis que le docteur Bonnefille avait découvert dans le fond d'Enval
la grande source, baptisée par lui source Bonnefille, quelques
propriétaires du pays et des environs, spéculateurs timides, s'étaient
décidés à construire au milieu de ce superbe vallon d'Auvergne, sauvage
et gai pourtant, planté de noyers et de châtaigniers géants, une vaste
maison à tous usages, servant également pour la guérison et pour le
plaisir, où l'on vendait, en bas, de l'eau minérale, des douches et des
bains, en haut, des bocks, des liqueurs et de la musique.

On avait enclos une partie du ravin, le long du ruisseau, pour
constituer le parc indispensable à toute ville d'eaux; on avait tracé
trois allées, une presque droite et deux en festons; on avait fait
jaillir au bout de la première une source artificielle détachée de
la source principale et qui bouillonnait dans une grande cuvette de
ciment, abritée par un toit de paille, sous la garde d'une femme
impassible que tout le monde appelait familièrement Marie. Cette
calme Auvergnate, coiffée d'un petit bonnet toujours bien blanc, et
presque entièrement couverte par un large tablier toujours bien propre
qui cachait sa robe de service, se levait avec lenteur dès qu'elle
apercevait dans le chemin un baigneur s'en venant vers elle. L'ayant
reconnu elle choisissait son verre dans une petite armoire mobile et
vitrée, puis elle l'emplissait doucement au moyen d'une écuelle de zinc
emmanchée au bout d'un bâton.

Le baigneur triste, souriait, buvait, rendait le verre en disant:
«Merci, Marie!» puis se retournait et s'en allait. Et Marie se
rasseyait sur sa chaise de paille pour attendre le suivant.

Ils n'étaient pas nombreux d'ailleurs. Depuis six ans seulement la
station d'Enval était ouverte aux malades, et ne comptait guère plus de
clients, après ces six années d'exercice, qu'au début de la première.
Ils venaient là une cinquantaine, attirés surtout par la beauté du
pays, par le charme de ce petit village noyé sous des arbres énormes
dont les troncs tortus semblaient aussi gros que les maisons, et par
la réputation des gorges, de ce bout de vallon étrange, ouvert sur la
grande plaine d'Auvergne, et finissant brusquement au pied de la haute
montagne, de la montagne hérissée d'anciens cratères, finissant dans
une crevasse sauvage et superbe, pleine de rocs éboulés ou menaçants,
où coule un ruisseau qui cascade sur les pierres géantes et forme un
petit lac devant chacune.

Cette station thermale avait commencé comme elles commencent toutes,
par une brochure du docteur Bonnefille sur sa source. Il débutait
en vantant les séductions alpestres du pays en style majestueux et
sentimental. Il n'avait pris que des adjectifs de choix, de luxe,
ceux qui font de l'effet sans rien dire. Tous les environs étaient
pittoresques, remplis de sites grandioses ou de paysages d'une
gracieuse intimité. Toutes les promenades les plus proches possédaient
un remarquable cachet d'originalité propre à frapper l'esprit des
artistes et des touristes. Puis brusquement, sans transitions, il
était tombé dans les qualités thérapeutiques de la source Bonnefille,
bicarbonatée, sodique, mixte, acidulée, lithinée, ferrugineuse, etc.,
et capable de guérir toutes les maladies. Il les avait d'ailleurs
énumérées sous ce titre: affections chroniques ou aiguës spécialement
tributaires d'Enval; et la liste était longue de ces affections
tributaires d'Enval, longue, variée, consolante pour toutes les
catégories de malades. La brochure se terminait par des renseignements
utiles de vie pratique, prix des logements, des denrées, des hôtels.
Car trois hôtels avaient surgi en même temps que l'établissement
casino-médical. C'étaient le Splendid Hotel, tout neuf, construit sur
le versant du vallon dominant les bains; l'hôtel des Thermes, ancienne
auberge replâtrée, et l'hôtel Vidaillet, formé tout simplement par
l'achat de trois maisons voisines qu'on avait perforées afin d'en
faire une seule.

Puis, du même coup, deux médecins nouveaux s'étaient trouvés installés
dans le pays, un matin, sans qu'on sût bien comment ils étaient
venus, car les médecins, dans les villes d'eaux, semblent sortir des
sources, à la façon des bulles de gaz. C'étaient le docteur Honorat, un
Auvergnat, et le docteur Latonne, de Paris. Une haine farouche avait
éclaté aussitôt entre le docteur Latonne et le docteur Bonnefille,
tandis que le docteur Honorat, gros homme propre et bien rasé, souriant
et souple, avait tendu sa main droite au premier, sa main gauche au
second, et demeurait en bons termes avec les deux. Mais le docteur
Bonnefille dominait la situation par son titre d'Inspecteur des eaux et
de l'établissement thermal d'Enval-les-Bains.

Ce titre était sa force, et l'établissement sa chose. Il y passait ses
jours, on disait même ses nuits. Cent fois dans la matinée il allait de
sa maison, toute proche dans le village, à son cabinet de consultation
installé à droite à l'entrée du couloir. Embusqué là comme une
araignée dans sa toile, il guettait les allées et venues des malades,
surveillant les siens d'un œil sévère et ceux des autres d'un
œil furieux. Il interpellait tout le monde presque à la façon d'un
capitaine en mer, et il terrifiait les nouveaux venus, à moins qu'il ne
les fît sourire.

Comme il arrivait, ce jour-là, d'un pas rapide qui laissait voltiger, à
la façon de deux ailes, les vastes basques de sa vieille redingote, il
fut arrêté net par une voix qui criait: «Docteur!»

Il se retourna. Sa figure maigre, ridée de grands plis mauvais dont le
fond semblait noir, salie par une barbe grisâtre rarement coupée, fit
un effort pour sourire; et il enleva le chapeau de soie de forme haute,
râpé, taché, graisseux, dont il couvrait sa longue chevelure poivre et
sel, «poivre et sale», disait son rival le docteur Latonne. Puis il fit
un pas, s'inclina et murmura:

--Bonjour, monsieur le marquis, vous allez bien, ce matin?

Un petit homme très soigné, le marquis de Ravenel, tendit la main au
médecin, et répondit:

--Très bien, docteur, très bien, ou, du moins, pas mal. Je souffre
toujours des reins; mais enfin je vais mieux, beaucoup mieux; et je
n'en suis encore qu'à mon dixième bain. L'année dernière, je n'ai
obtenu d'effet qu'au seizième; vous vous en souvenez?

--Oui, parfaitement.

--Mais ce n'est pas de ça que je veux vous parler. Ma fille est arrivée
ce matin, et je désire vous entretenir à son sujet tout d'abord, parce
que mon gendre, M. Andermatt, William Andermatt, le banquier...

--Oui, je sais.

--Mon gendre a une lettre de recommandation pour le docteur Latonne.
Moi, je n'ai confiance qu'en vous, et je vous prie de vouloir bien
monter jusqu'à l'hôtel, avant... vous comprenez... J'ai mieux aimé vous
dire les choses franchement... Êtes-vous libre, à présent?

Le docteur Bonnefille s'était couvert, très ému, très inquiet. Il
répondit aussitôt:

--Oui, je suis libre, tout de suite. Voulez-vous que je vous accompagne?

--Mais certainement.

Et tournant le dos à l'établissement, ils montèrent à pas rapides une
allée arrondie qui conduisait à la porte du Splendid Hotel construit
sur la pente de la montagne pour offrir de la vue aux voyageurs.

Au premier étage, ils pénétrèrent dans le salon attenant aux chambres
des familles de Ravenel et Andermatt; et le marquis laissa seul le
médecin pour aller chercher sa fille.

Il revint avec elle presque aussitôt. C'était une jeune femme blonde,
petite, pâle, très jolie, dont les traits semblaient d'une enfant,
tandis que l'œil bleu, hardiment fixé, jetait aux gens un regard
résolu qui donnait un attrait charmant de fermeté et un singulier
caractère à cette mignonne et fine personne. Elle n'avait pas
grand'chose, de vagues malaises, des tristesses, des crises de larmes
sans cause, des colères sans raison, de l'anémie enfin. Elle désirait
surtout un enfant, attendu en vain depuis deux ans qu'elle était mariée.

Le docteur Bonnefille affirma que les eaux d'Enval seraient souveraines
et écrivit aussitôt ses prescriptions.

Elles avaient toujours l'aspect redoutable d'un réquisitoire.

Sur une grande feuille blanche de papier à écolier, ses ordonnances
s'étalaient par nombreux paragraphes de deux ou trois lignes chacun,
d'une écriture rageuse, hérissée de lettres pareilles à des pointes.

Et les potions, les pilules, les poudres qu'on devait prendre à jeun,
le matin, à midi, ou le soir, se suivaient avec des airs féroces.

On croyait lire: «Attendu que M. X. est atteint d'une maladie
chronique, incurable et mortelle;

Il prendra:

1º Du sulfate de quinine qui le rendra sourd, et lui fera perdre la
mémoire;

2º Du bromure de potassium qui lui détruira l'estomac, affaiblira
toutes ses facultés, le couvrira de boutons, et fera fétide son
haleine;

3º De l'iodure de potassium aussi, qui, desséchant toutes les glandes
secrétantes de son individu, celles du cerveau comme les autres, le
laissera, en peu de temps, aussi impuissant qu'imbécile;

4º Du salicylate de soude, dont les effets curatifs ne sont pas encore
prouvés, mais qui semble conduire à une mort foudroyante et prompte les
malades traités par ce remède;

Et concurremment:

Du chloral qui rend fou, de la belladone qui attaque les yeux, de
toutes les solutions végétales, de toutes les compositions minérales
qui corrompent le sang, rongent les organes, mangent les os, et font
périr par le médicament ceux que la maladie épargne.»

Il écrivit longtemps, sur le recto et sur le verso, puis signa comme
aurait fait un magistrat pour un arrêt capital.

La jeune femme, assise en face de lui, le regardait, avec une envie de
rire qui relevait le coin de ses lèvres.

Dès qu'il fut sorti, après un grand salut, elle prit le papier noirci
d'encre, en fit une boule, puis la jeta dans la cheminée, et, riant
enfin de tout son cœur:

--Oh! père, où as-tu découvert ce fossile? Mais il a tout à fait l'air
d'un chand d'habits... Oh!... c'est bien de toi, cela, de déterrer un
médecin d'avant la Révolution!... Oh! qu'il est drôle... et sale... ah
oui... sale... vrai, je crois qu'il a taché mon porte-plume...

La porte s'ouvrit, on entendit la voix de M. Andermatt qui disait:
«Entrez, docteur.» Et le docteur Latonne parut. Droit, mince, correct,
sans âge, vêtu d'un veston élégant, et tenant à la main le haut chapeau
de soie qui distingue le médecin traitant dans la plupart des stations
thermales d'Auvergne, le médecin parisien, sans barbe ni moustache,
ressemblait à un acteur en villégiature.

Le marquis, interdit, ne savait que dire ni que faire, tandis que sa
fille avait l'air de tousser dans son mouchoir pour ne point éclater de
rire au nez du nouveau venu. Il salua avec assurance, et s'assit, sur
un signe de la jeune femme. M. Andermatt, qui le suivait, lui raconta,
avec minutie, la situation de sa femme, ses indispositions avec leurs
symptômes, l'opinion des médecins consultés à Paris, suivie de sa
propre opinion appuyée sur des raisons spéciales exprimées en termes
techniques.

C'était un homme encore très jeune, un juif, faiseur d'affaires. Il
en faisait de toutes sortes et s'entendait à toutes choses avec une
souplesse d'esprit, une rapidité de pénétration, une sûreté de jugement
tout à fait merveilleuses. Un peu trop gros déjà pour sa taille qui
n'était point haute, joufflu, chauve, l'air poupard, les mains grasses,
les cuisses courtes, il avait l'air trop frais et malsain, et parlait
avec une facilité étourdissante.

Il avait épousé, par adresse, la fille du marquis de Ravenel pour
étendre ses spéculations dans un monde qui n'était point le sien.
Le marquis, d'ailleurs, possédait environ trente mille francs de
revenu, et deux enfants seulement; mais M. Andermatt, en se mariant,
âgé de trente ans à peine, tenait déjà cinq ou six millions; et il
avait semé de quoi en récolter dix ou douze. M. de Ravenel, homme
indécis, irrésolu, changeant et faible, repoussa d'abord avec colère
les ouvertures qu'on lui faisait pour cette union, s'indignant à la
pensée de voir sa fille alliée à un israélite; puis, après six mois
de résistance, il cédait, sous la pression de l'or accumulé, à la
condition que les enfants seraient élevés dans la religion catholique.

Mais on attendait toujours, et aucun enfant ne s'annonçait encore.
C'est alors que le marquis, enchanté depuis deux ans des eaux d'Enval,
se rappela que la brochure du docteur Bonnefille promettait aussi la
guérison de la stérilité.

Il fit donc venir sa fille, que son gendre accompagna pour l'installer,
et pour la confier, sur l'avis de son médecin de Paris, aux soins du
docteur Latonne. Donc Andermatt l'avait été chercher dès son arrivée;
et il continuait à énumérer les symptômes constatés chez sa femme. Il
termina en disant combien il souffrait dans ses espérances de paternité
déçues.

Le docteur Latonne le laissa aller jusqu'au bout, puis, se tournant
vers la jeune femme:

--Avez-vous quelque chose à ajouter, madame?

Elle répondit avec gravité:

--Non, rien du tout, monsieur.

Il reprit:

--Alors, je vous prierai de vouloir bien enlever votre robe de voyage
et votre corset; et de passer un simple peignoir blanc, tout blanc.

Elle s'étonnait; il expliqua vivement son système:

--Mon Dieu, madame, c'est bien simple. On était convaincu autrefois que
toutes les maladies venaient d'un vice du sang ou d'un vice organique,
aujourd'hui nous supposons simplement que, dans beaucoup de cas,
et surtout dans votre cas spécial, les malaises indécis dont vous
souffrez, et même des troubles graves, très graves, mortels, peuvent
provenir uniquement de ce qu'un organe quelconque ayant pris, sous des
influences faciles à déterminer, un développement anormal au détriment
de ses voisins, détruit toute l'harmonie, tout l'équilibre du corps
humain, modifie ou arrête ses fonctions, entrave le jeu de tous les
autres organes.

Il suffit d'un gonflement de l'estomac pour faire croire à une maladie
du cœur qui, gêné dans ses mouvements, devient violent, irrégulier,
même intermittent parfois. Les dilatations du foie ou de certaines
glandes peuvent causer des ravages que les médecins peu observateurs
attribuent à mille causes étrangères.

Aussi, la première chose que nous devons faire est de constater si tous
les organes d'un malade ont bien leur volume et leur place normale; car
il suffit de bien peu de chose pour bouleverser la santé d'un homme.
Je vais donc, si vous le permettez, madame, vous examiner avec grand
soin, et tracer sur votre peignoir les limites, les dimensions et les
positions de vos organes.

Il avait mis son chapeau sur une chaise et il parlait avec aisance.
Sa bouche large, en s'ouvrant et se fermant, creusait dans ses joues
rasées deux rides profondes qui lui donnaient aussi un certain air
ecclésiastique.

Andermatt, ravi, s'écria:

--Tiens, tiens, c'est très fort, cela, très ingénieux, très nouveau,
très moderne.

«Très moderne», entre ses lèvres, était le comble de l'admiration.

La jeune femme, fort amusée, se leva et passa dans sa chambre, puis
revint au bout de quelques minutes, en peignoir blanc.

Le médecin la fit étendre sur un canapé, puis, tirant de sa poche
un crayon à trois becs, un noir, un rouge, un bleu, il commença à
ausculter et percuter sa nouvelle cliente en criblant le peignoir de
petits traits de couleur, notant chaque observation.

Elle ressemblait, après un quart d'heure de ce travail, à une carte de
géographie indiquant les continents, les mers, les caps, les fleuves,
les royaumes et les villes, et portant les noms de toutes ces divisions
terrestres, car le docteur écrivait, sur chaque ligne de démarcation,
deux ou trois mots latins, compréhensibles pour lui seul.

Or, quand il eut écouté tous les bruits intérieurs de Mme Andermatt,
et tapoté toutes les parties mates ou sonores de sa personne, il tira
de sa poche un calepin de cuir rouge à filets d'or, divisé par ordre
alphabétique, consulta la table, l'ouvrit et écrivit: «Observation
6347.--Mme A..., 21 ans».

Puis, reprenant de la tête aux pieds ses notes coloriées sur le
peignoir, les lisant comme un égyptologue déchiffre des hiéroglyphes,
il les reporta sur son carnet.

Il déclara, quand il eut fini:

--Rien d'inquiétant, rien d'anormal, sauf une légère, très légère
déviation qu'une trentaine de bains acidulés guériront. Vous prendrez,
en outre, trois demi-verres d'eau chaque matin avant midi. Rien autre
chose. Je reviendrai vous voir dans quatre ou cinq jours.

Puis il se leva, salua et sortit avec tant de promptitude que tout le
monde en demeura stupéfait. C'était sa manière, son chic, son cachet à
lui, cette brusquerie dans le départ. Il la jugeait de très bon ton et
de grande impression sur le malade.

Mme Andermatt courut se regarder dans la glace, et toute secouée par un
rire éclatant d'enfant joyeuse:

--Oh! qu'ils sont amusants, qu'ils sont drôles! Dites, y en a-t-il
encore un, je veux le voir tout de suite! Will, allez me le chercher!
Il doit y en avoir un troisième, je veux le voir.

Son mari, surpris, demanda:

--Comment, un troisième, un troisième quoi?

Le marquis dut s'expliquer, en s'excusant, car il craignait un peu son
gendre. Il raconta donc que le docteur Bonnefille étant venu le voir
lui-même, il l'avait introduit chez Christiane, afin de connaître son
avis, car il avait grande confiance dans l'expérience du vieux médecin,
enfant du pays, qui avait découvert la source.

Andermatt haussa les épaules et déclara que, seul, le docteur Latonne
soignerait sa femme, de sorte que le marquis, fort inquiet, se mit à
réfléchir sur la façon dont il faudrait s'y prendre pour arranger les
choses sans froisser son irascible médecin.

Christiane demanda:

--Gontran est ici?

C'était son frère.

Son père répondit:

--Oui, depuis quatre jours, avec un de ses amis dont il nous a souvent
parlé, M. Paul Brétigny. Ils font ensemble un tour en Auvergne. Ils
arrivent du Mont-Dore et de la Bourboule, et repartiront pour le Cantal
à la fin de l'autre semaine.

Puis il demanda à la jeune femme si elle désirait se reposer jusqu'au
déjeuner, après cette nuit en chemin de fer; mais elle avait
parfaitement dormi dans le sleeping-car, et réclamait seulement une
heure pour sa toilette, après quoi elle voulait visiter le village et
l'établissement.

Son père et son mari rentrèrent dans leurs chambres, en attendant
qu'elle fût prête.

Elle les fit appeler bientôt, et ils descendirent ensemble. Elle
s'enthousiasma d'abord à la vue de ce village construit dans ce bois
et dans ce profond vallon qui semblait fermé de tous les côtés par
des châtaigniers hauts comme des monts. On en voyait partout, jetés
au hasard de leur poussée quatre fois séculaire, devant les portes,
dans les cours, dans les rues, et puis partout aussi des fontaines,
faites d'une grande pierre noire debout, percée d'un petit trou par où
s'élançait un fil d'eau claire qui s'arrondissait en cercle pour tomber
dans un abreuvoir. Une odeur fraîche de verdure et d'étable flottait
sous ces grandes verdures, et on voyait allant d'un pas grave dans les
rues, ou debout devant leurs demeures, des Auvergnates filant, avec
un vif mouvement des doigts, une quenouille de laine noire passée à
leur ceinture. Leurs jupes courtes montraient leurs chevilles maigres
couvertes de bas bleus, et leur corsage, attaché sur les épaules par
des espèces de bretelles, laissait nues les manches de toile des
chemises, d'où sortaient les bras durs et secs et les mains osseuses.

Mais soudain, une musique sautillante et drôle jaillit devant les
promeneurs. On eût dit un orgue de Barbarie aux sons fluets, un orgue
de Barbarie usé, poussif, malade.

Christiane s'écria:

--Qu'est-ce que ça?

Son père se mit à rire:

--C'est l'orchestre du Casino. Ils sont quatre à faire ce bruit-là.

Et il la conduisit devant une affiche rouge collée au coin d'une ferme,
et qui portait en lettres noires:


                            CASINO D'ENVAL.

              DIRECTION DE M. PETRUS MARTEL, DE L'ODÉON.

                                 ----

                          _Samedi 6 juillet._

                             GRAND CONCERT

    organisé par le maestro Saint-Landri, deuxième grand prix du
      Conservatoire.--Le piano sera tenu par M. Javel, grand
      lauréat du Conservatoire.--Flûte: M. Noirot, lauréat du
      Conservatoire.--Contre-basse: M. Nicordi, lauréat de
      l'Académie royale de Bruxelles.

             _Après le Concert, grande représentation de_:

                          PERDUS DANS LA FORÊT
                  comédie en un acte de M. Pointillet.

                              PERSONNAGES.

     Pierre de Lapointe.      M. Petrus Martel, de l'Odéon.
     Oscar Léveillé.          M. Petitnivelle, du Vaudeville.
     Jean.                    M. Lapalme, du Gd-Théâtre de Bordeaux.
     Philippine.              Mlle Odelin, de l'Odéon.

   Pendant la représentation, l'orchestre sera également conduit
   par le maestro Saint-Landri.


Christiane lisait tout haut, riait, s'étonnait.

Son père reprit:

--Oh! ils t'amuseront. Mais, allons les voir.

Ils tournèrent à droite et entrèrent dans le parc. Les baigneurs se
promenaient gravement, lentement dans les trois allées, buvaient
leur verre d'eau et repartaient. Quelques-uns, assis sur des bancs,
traçaient des lignes dans le sable du bout de leur canne ou de leur
ombrelle. Ils ne parlaient point, semblaient ne point penser, ne vivre
qu'à peine, engourdis, paralysés par l'ennui des stations thermales.
Seul, le bruit bizarre de l'orchestre sautillait dans l'air doux et
calme, venu on ne sait d'où, produit on ne sait comment, passait sous
les feuillages, paraissait faire mouvoir ces mornes marcheurs.

Une voix cria «Christiane!» Elle se retourna, c'était son frère. Il
courut à elle, l'embrassa et, quand il eut serré la main d'Andermatt,
il prit sa sœur par le bras et l'entraîna, laissant par derrière son
père et son beau-frère.

Et ils causèrent. C'était un grand garçon élégant, rieur comme elle,
mobile comme le marquis, indifférent aux événements, mais toujours à la
recherche de mille francs.

--Je croyais que tu dormais, disait-il, sans quoi j'aurais été
t'embrasser. Et puis Paul m'a emmené ce matin au château de Tournoël.

--Qui ça, Paul? Ah oui, ton ami!

--Paul Brétigny. C'est vrai, tu ne sais pas. Il prend un bain en ce
moment.

--Il est malade?

--Non. Mais il se guérit tout de même. Il vient d'être amoureux.

--Et il prend des bains acidulés--on dit acidulés, n'est-ce pas--pour
se remettre.

--Oui. Il fait tout ce que je lui dis de faire. Oh! il a été très
touché. C'est un garçon violent, terrible. Il a failli mourir. Il a
voulu la tuer aussi. C'était une actrice, une actrice connue. Il l'a
aimée follement. Et puis, elle ne lui était pas fidèle, bien entendu.
Ça a fait un drame épouvantable. Alors, je l'ai emmené. Il va mieux en
ce moment, mais il y pense encore.

Elle souriait tout à l'heure; maintenant, devenue sérieuse, elle
répondit:

--Ça m'amusera de le voir.

Pour elle, cependant, ça ne signifiait pas grand'chose, «l'Amour». Elle
pensait à cela, quelquefois, comme on pense, quand on est pauvre, à un
collier de perles, à un diadème de brillants, avec un désir éveillé
pour cette chose possible et lointaine. Elle se figurait cela d'après
quelques romans lus par désœuvrement, sans y attacher d'ailleurs
grande importance. Elle n'avait jamais beaucoup rêvé, étant née avec
une âme heureuse, tranquille et satisfaite; et, bien que mariée depuis
deux ans et demi, elle ne s'était pas encore éveillée de ce sommeil où
vivent les jeunes filles naïves, de ce sommeil du cœur, de la pensée
et des sens qui continue, pour certaines femmes, jusqu'à la mort.
La vie lui semblait simple et bonne, sans complications; elle n'en
avait jamais cherché le sens ou le pourquoi. Elle vivait, dormait,
s'habillait avec goût, riait, était contente! Qu'aurait-elle pu
demander de plus?

Quand on lui avait présenté Andermatt comme fiancé, elle refusa
d'abord, avec une indignation d'enfant, de devenir la femme d'un juif.
Son père et son frère, partageant sa répugnance, répondirent avec elle
et comme elle, par un refus formel. Andermatt disparut, fit le mort;
mais au bout de trois mois, il avait prêté plus de vingt mille francs
à Gontran; et le marquis, pour d'autres raisons, commençait à changer
d'avis. En principe d'abord, il cédait toujours quand on insistait,
par amour égoïste du repos. Sa fille disait de lui: «Oh! papa a toutes
les idées brouillées»; et c'était vrai. Sans opinions, sans croyances,
il n'avait que des enthousiasmes qui variaient à tout instant.
Tantôt il s'attachait, avec une exaltation passagère et poétique,
aux vieilles traditions de sa race et désirait un roi, mais un roi
intelligent, libéral, éclairé, marchant avec le siècle; tantôt, après
la lecture d'un livre de Michelet ou de quelque penseur démocrate, il
se passionnait pour l'égalité des hommes, pour les idées modernes,
pour les revendications des pauvres, des écrasés, des souffrants.
Il croyait à tout, selon les heures, et quand sa vieille amie, Mme
Icardon, qui, liée avec beaucoup d'israélites, désirait le mariage de
Christiane et d'Andermatt, commença à le prêcher, elle sut bien par
quels raisonnements il fallait l'attaquer.

Elle lui montra la race juive arrivée à l'heure des vengeances,
race opprimée comme le peuple français avant la Révolution, et qui,
maintenant, allait opprimer les autres par la puissance de l'or. Le
marquis, sans foi religieuse, mais convaincu que l'idée de Dieu n'était
qu'une idée législatrice, plus forte pour maintenir les sots, les
ignorants et les timorés, que la simple idée de Justice, considérait
les dogmes avec une indifférence respectueuse, et confondait dans une
estime égale et sincère Confucius, Mahomet et Jésus-Christ. Donc le
fait d'avoir crucifié celui-ci ne lui apparaissait nullement comme
une tare originelle, mais comme une grosse maladresse politique. Il
suffit par conséquent de quelques semaines pour lui faire admirer le
travail caché, incessant, tout-puissant des juifs persécutés partout.
Et envisageant soudain avec d'autres yeux leur triomphe éclatant, il
le considéra comme une juste réparation de leur longue humiliation. Il
les vit maîtres des rois, qui sont maîtres des peuples, soutenant les
trônes ou les laissant crouler, pouvant mettre en faillite une nation
comme on fait pour un marchand de vin, fiers devant les princes devenus
humbles et jetant leur or impur dans la cassette entr'ouverte des
souverains les plus catholiques, qui les remerciaient par des titres de
noblesse et des lignes de chemin de fer.

Et il consentit au mariage de William Andermatt avec Christiane de
Ravenel.

Quant à elle, sous la pression insensible de Mme Icardon, ancienne
camarade de sa mère, devenue sa conseillère intime depuis la mort
de la marquise, pression combinée avec celle de son père, et devant
l'indifférence intéressée de son frère, elle consentit à épouser ce
gros garçon très riche, qui n'était pas laid, mais qui ne lui plaisait
guère, comme elle aurait consenti à passer un été dans un pays
désagréable.

Maintenant, elle le trouvait bon enfant, complaisant, pas bête, gentil
dans l'intimité, mais elle se moquait souvent de lui avec Gontran, qui
avait la reconnaissance perfide.

Il lui disait:

--Ton mari est plus rose et plus chauve que jamais. Il a l'air d'une
fleur malade ou d'un cochon de lait qu'on aurait rasé. Où prend-il ces
couleurs-là?

Elle répondit:

--Je t'assure que je n'y suis pour rien. Il y a des jours où j'ai envie
de le coller sur une boîte de dragées.

Mais ils arrivaient devant l'établissement de bains.

Deux hommes étaient assis sur des chaises de paille, le dos au mur, et
fumant leurs pipes des deux côtés de la porte.

Gontran dit:

--Tiens, deux bons types. Regarde celui de droite, le bossu coiffé d'un
bonnet grec! C'est le père Printemps, ancien geôlier à Riom et devenu
gardien, presque directeur de l'établissement d'Enval. Pour lui, rien
n'est changé et il gouverne les malades comme ses anciens détenus. Les
baigneurs sont toujours des prisonniers, les cabines de bain sont des
cellules, la salle des douches un cachot, et l'endroit où le docteur
Bonnefille pratique les lavages de l'estomac au moyen de la sonde
Baraduc, une salle de tortures mystérieuse. Il ne salue aucun homme, en
vertu de ce principe que tous les condamnés sont des êtres méprisables.
Il traite les femmes avec beaucoup plus de considération, par exemple,
une considération mêlée d'étonnement, car il n'en avait pas sous
sa garde dans la prison de Riom. Cette retraite n'étant destinée
qu'aux mâles, il n'a pas encore l'habitude de parler aux personnes du
sexe.--L'autre, c'est le caissier. Je te défie de lui faire écrire ton
nom; tu vas voir.

Et Gontran, s'adressant à l'homme de gauche, articula lentement:

--Monsieur Séminois, voici ma sœur, Mme Andermatt, qui désire un
abonnement de douze bains.

Le caissier, très grand, très maigre, l'air très pauvre, se leva, entra
dans son bureau, situé en face du cabinet du médecin inspecteur, ouvrit
son livre et demanda:

--Quel nom?

--Andermatt.

--Vous dites?

--Andermatt.

--Comment épelez-vous?

--A-n-d-e-r-m-a-t-t.

--Très bien.

Et il écrivit lentement. Lorsqu'il eut fini, Gontran demanda:

--Veuillez me relire le nom de ma sœur?

--Oui, monsieur. Mme Anterpat.

Christiane, riant aux larmes, paya ses cachets, puis demanda:

--Qu'est-ce qu'on entend là-haut?

Gontran la prit par le bras:

--Viens voir?

Des voix furieuses arrivaient par l'escalier. Ils montèrent, ouvrirent
une porte et aperçurent une grande salle de café avec un billard
au milieu. Des deux côtés de ce billard, deux hommes en manches de
chemise, une queue de bois à la main, s'invectivaient avec fureur.

--Dix-huit.

--Dix-sept.

--Je vous dis que j'en ai dix-huit.

--Ça n'est pas vrai, vous n'en avez que dix-sept.

C'était le directeur du Casino, M. Petrus Martel, de l'Odéon, qui
faisait sa partie ordinaire avec le comique de sa troupe, M. Lapalme,
du Grand-Théâtre de Bordeaux.

Petrus Martel, dont le ventre puissant et mou ballottait sous sa
chemise au-dessus du pantalon attaché on ne sait comment, après avoir
été cabotin en divers lieux, avait pris le gouvernement du Casino
d'Enval et passait ses jours à boire les consommations destinées aux
baigneurs. Il portait une immense moustache d'officier, trempée du
matin au soir dans l'écume des bocks et le sirop poisseux des liqueurs;
et il avait déterminé, chez le vieux comique recruté par lui, une
passion immodérée pour le billard.

A peine levés, ils se mettaient à leur partie, s'injuriaient, se
menaçaient, effaçaient les points, recommençaient, prenaient à peine le
temps de déjeuner et ne toléraient pas que deux clients vinssent les
chasser de leur tapis vert.

Ils avaient donc fait fuir tout le monde, et ne trouvaient point la
vie désagréable, bien que la faillite attendît Petrus Martel en fin de
saison.

La caissière, accablée, regardait du matin au soir cette partie
interminable, écoutait du matin au soir cette discussion sans fin,
et portait du matin au soir des chopes ou des petits verres aux deux
joueurs infatigables.

Mais Gontran entraîna sa sœur:

--Viens dans le parc. C'est plus frais.

Au bout de l'établissement, ils aperçurent soudain l'orchestre sous un
kiosque chinois.

Un jeune homme blond, jouant du violon avec frénésie, gouvernait, au
moyen de la tête, de ses cheveux agités en mesure, de tout son torse,
ployé, redressé, balancé à gauche et à droite comme un bâton de chef
d'orchestre, trois musiciens singuliers assis en face de lui. C'était
le maestro Saint-Landri.

Lui et ses aides, un pianiste dont l'instrument, monté sur roulettes,
était brouetté chaque matin du vestibule des bains au kiosque,
un flûtiste énorme, qui avait l'air de sucer une allumette en la
chatouillant de ses gros doigts bouffis, et une contre-basse d'aspect
phtisique, produisaient avec beaucoup de fatigue cette imitation
parfaite d'un mauvais orgue de Barbarie, qui avait surpris Christiane
dans les rues du village.

Comme elle s'arrêtait à les contempler, un monsieur salua son frère:

--Bonjour, mon cher comte.

--Bonjour, docteur.

Et Gontran présenta:

--Ma sœur,--monsieur le docteur Honorat.

Elle put à peine retenir sa gaieté, en face de ce troisième médecin.

Il salua et complimenta.

--J'espère que madame n'est pas malade?

--Si. Un peu.

Il n'insista point et changea de conversation.

--Vous savez, mon cher comte, que vous aurez tantôt un spectacle des
plus intéressants à l'entrée du pays.

--Quoi donc, docteur?

--Le père Oriol va faire sauter son morne. Ah! ça ne vous dit rien à
vous, mais pour nous c'est un gros événement.

Et il s'expliqua.

Le père Oriol, le plus riche paysan de toute la contrée--on lui
connaissait plus de cinquante mille francs de revenu--possédait toutes
les vignes au débouché d'Enval sur la plaine. Or, juste à la sortie du
village, à l'écartement du vallon, s'élevait un petit mont, ou plutôt
une grande butte, et sur cette butte étaient les meilleurs vignobles
du père Oriol. Au milieu de l'un d'eux, contre la route, à deux pas
du ruisseau, s'élevait une pierre gigantesque, un morne qui gênait la
culture et mettait à l'ombre toute une partie du champ qu'elle dominait.

Depuis dix ans le père Oriol annonçait chaque semaine qu'il allait
faire sauter son morne; mais il ne s'y décidait jamais.

Chaque fois qu'un garçon du pays partait pour le service, le vieux lui
disait: «Quand tu viendras en congé apporto moi de la poudre pour mon
rô.»

Et tous les petits soldats rapportaient dans leur sac de la poudre
volée pour le rô du père Oriol. Il en avait plein un bahut, de cette
poudre; et le morne ne sautait point.

Enfin, depuis une semaine, on le voyait creuser la pierre avec son
fils, le grand Jacques, surnommé Colosse, qu'on prononçait en auvergnat
«Coloche». Ce matin même ils avaient empli de poudre le ventre vidé de
l'énorme roche; puis on avait bouché l'ouverture en laissant seulement
passer la mèche, une mèche de fumeur achetée chez le marchand de tabac.
On mettrait le feu à deux heures. Ça sauterait donc à deux heures cinq,
ou deux heures dix minutes au plus tard, car le bout de mèche était
fort long.

Christiane s'intéressait à cette histoire, amusée déjà à l'idée de
cette explosion, retrouvant là un jeu d'enfant qui plaisait à son
cœur simple.

Ils arrivaient au bout du parc.

--Où va-t-on plus loin? dit-elle.

Le docteur Honorat répondit:

--Au Bout du Monde, madame; c'est-à-dire dans une gorge sans issue et
célèbre en Auvergne. C'est une de plus belles curiosités naturelles du
pays.

Mais une cloche sonna derrière eux. Gontran s'écria:

--Tiens, déjà le déjeuner!

Ils se retournèrent.

Un grand jeune homme venait à leur rencontre.

Gontran dit:

--Ma petite Christiane, je te présente M. Paul Brétigny.

Puis à son ami:

--C'est ma sœur, mon cher.

Elle le trouva laid. Il avait des cheveux noirs, ras et droits, des
yeux trop ronds, d'une expression presque dure, la tête aussi toute
ronde, très forte, une de ces têtes qui font penser à des boulets de
canon, des épaules d'hercule, l'air un peu sauvage, lourd et brutal.
Mais de sa jaquette, de son linge, de sa peau peut-être s'exhalait un
parfum très subtil, très fin, que la jeune femme ne connaissait pas; et
elle se demanda: «Qu'est-ce donc que cette odeur-là?»

Il lui dit:

--Vous êtes arrivée ce matin, madame?

Sa voix était un peu sourde.

Elle répondit:

--Oui, monsieur.

Mais Gontran aperçut le marquis et Andermatt qui faisaient signe aux
jeunes gens de venir déjeuner bien vite.

Et le docteur Honorat prit congé d'eux en leur demandant s'ils avaient
l'intention réelle d'aller voir sauter le morne.

Christiane affirma qu'elle irait; et se penchant au bras de son frère,
elle murmura en l'entraînant vers l'hôtel:

--J'ai une faim de loup. Je serai très honteuse de manger tant que ça
devant ton ami.


II


LE déjeuner fut long comme sont les repas de table d'hôte. Christiane,
qui ne connaissait pas tous ces visages, causait avec son père et avec
son frère. Puis elle monta pour se reposer jusqu'au moment où devait
sauter le morne.

Elle fut prête bien avant l'heure et força tout le monde à partir pour
ne point manquer l'explosion.

A la sortie du village, au débouché du vallon s'élevait en effet une
haute butte, presque un mont, qu'ils gravirent sous un ardent soleil
en suivant un petit sentier entre les vignes. Quand ils parvinrent au
sommet, la jeune femme poussa un cri d'étonnement devant l'immense
horizon déployé soudain sous ses yeux. En face d'elle s'étendait une
plaine infinie qui donnait aussitôt à l'âme la sensation d'un océan.
Elle s'en allait, voilée par une vapeur légère, une vapeur bleue et
douce, cette plaine, jusqu'à des monts très lointains, à peine aperçus,
à cinquante ou soixante kilomètres, peut-être. Et sous la brume
transparente, si fine, qui flottait sur cette vaste étendue de pays,
on distinguait des villes, des villages, des bois, les grands carrés
jaunes des moissons mûres, les grands carrés verts des herbages, des
usines aux longues cheminées rouges et des clochers noirs et pointus
bâtis avec les laves des anciens volcans.

--Retourne-toi, dit son frère.

Elle se retourna. Et derrière elle, elle vit la montagne, l'énorme
montagne bosselée de cratères. C'était d'abord le fond d'Enval, une
large vague de verdure où on distinguait à peine l'entaille cachée des
gorges. Le flot d'arbres escaladait la pente rapide jusqu'à la première
crête qui empêchait de voir celles du dessus. Mais comme on se trouvait
tout juste sur la ligne de séparation des plaines et de la montagne,
celle-ci s'étendait à gauche vers Clermont-Ferrand, et, s'éloignant,
déroulait sur le ciel bleu d'étranges sommets tronqués, pareils à des
pustules monstrueuses: les volcans éteints, les volcans morts. Et
là-bas, tout là-bas, entre deux cimes, on en apercevait une autre, plus
haute, plus lointaine encore, ronde et majestueuse, et portant à son
faîte quelque chose de bizarre qui ressemblait à une ruine.

C'était le puy de Dôme, le roi des monts auvergnats, puissant et lourd,
et gardant sur sa tête, comme une couronne posée par le plus grand des
peuples, les restes d'un temple romain.

Christiane s'écria:

--Oh! que je serai heureuse ici.

Et elle se sentait heureuse déjà, pénétrée par ce bien-être qui envahit
la chair et le cœur, vous fait respirer à l'aise, vous rend alerte
et léger quand on entre tout à coup dans un pays qui caresse vos yeux,
qui vous charme et vous égaye, qui semblait vous attendre, pour lequel
vous vous sentez né.

On l'appelait:

--Madame, madame!

Et elle aperçut plus loin le docteur Honorat, reconnaissable à son
grand chapeau. Il accourut et conduisit la famille vers l'autre versant
du coteau sur une pente de gazon, à côté d'un bosquet de petits arbres,
où une trentaine de personnes attendaient déjà, étrangers et paysans
mêlés.

Sous leurs pieds, la côte rapide descendait jusqu'à la route de Riom,
ombragée par les saules abritant sa mince rivière; et, au milieu d'une
vigne au bord de ce ruisseau, s'élevait une roche pointue que deux
hommes agenouillés à son pied semblaient prier. C'était le morne.

Les Oriol, père et fils, attachaient la mèche. Sur la route une foule
curieuse regardait, précédée par une ligne plus basse et agitée de
gamins.

Le docteur Honorat avait choisi une place commode pour Christiane qui
s'assit le cœur battant, comme si elle allait voir sauter avec la roche
cette population. Le marquis, Andermatt et Paul Brétigny se couchèrent
sur l'herbe à côté de la jeune femme, tandis que Gontran restait
debout. Il dit, d'un ton blagueur:

--Mon cher docteur, vous êtes donc beaucoup moins pris que vos
confrères qui n'ont certes pas une heure à perdre pour venir à cette
petite fête?

Honorat répondit avec bonhomie:

--Je ne suis pas moins occupé; seulement mes malades m'occupent
moins... Et puis, j'aime mieux distraire mes clients que les droguer.

Il avait un air sournois qui plaisait beaucoup à Gontran.

D'autres personnes arrivaient, des voisins de table d'hôte, les dames
Paille, deux veuves, la mère et la fille, les Monécu père et fille, et
un gros homme tout petit qui soufflait comme une chaudière crevée, M.
Aubry-Pasteur, ancien ingénieur des mines, qui avait fait fortune en
Russie.

Le marquis et lui s'étaient liés. Il s'assit à grand'peine avec des
mouvements préparatoires circonspects et prudents, qui amusèrent
beaucoup Christiane. Gontran s'était éloigné pour voir les figures des
autres curieux venus, comme eux, sur la butte.

Paul Brétigny indiquait à Christiane Andermatt les pays aperçus au
loin. C'était Riom d'abord qui faisait une tache rouge, une tache de
tuiles dans la plaine; puis Ennezat, Maringues, Lezoux, une foule de
villages à peine distincts, qui marquaient seulement d'un petit trou
sombre la nappe interrompue de verdure, et là-bas, tout là-bas, au pied
des montagnes du Forez, il prétendit lui faire distinguer Thiers.

Il disait, s'animant:

--Tenez, tenez, devant mon doigt, juste devant mon doigt. Je vois très
bien, moi.

Elle ne voyait rien, elle, mais elle ne s'étonna pas qu'il vît, car il
regardait comme les oiseaux de proie, avec ses yeux ronds et fixes,
qu'on sentait puissants comme des lunettes marines.

Il reprit:

--L'Allier coule devant nous, au milieu de cette plaine, mais il est
impossible de l'apercevoir. Il est trop loin, à trente kilomètres d'ici.

Elle ne cherchait guère à découvrir ce qu'il indiquait, car elle
attachait sur le morne tout son regard et toute sa pensée. Elle se
disait que, tout à l'heure, cette grosse pierre n'existerait plus,
qu'elle s'envolerait en poudre, et elle se sentait prise d'une vague
pitié pour la pierre, d'une pitié de petite fille pour un joujou
cassé. Elle était là depuis si longtemps, cette pierre; et puis elle
était jolie, elle faisait bien. Les deux hommes, relevés à présent,
entassaient des cailloux à son pied, bêchant avec des mouvements
rapides de paysans pressés.

La foule de la route, sans cesse accrue, s'était rapprochée pour voir.
Les mioches touchaient les deux travailleurs, couraient et remuaient
autour d'eux comme de jeunes bêtes en gaieté; et de la place élevée où
se tenait Christiane, ces gens avaient l'air tout petits, une foule
d'insectes, une fourmilière en travail. Le murmure des voix montait,
tantôt léger, à peine perceptible, tantôt plus vif, une rumeur confuse
de cris et de mouvements humains, mais émiettée dans l'air; évaporée
déjà, une sorte de poussière de bruit. Sur la butte aussi la foule
augmentait, arrivant sans cesse du village et couvrait la pente
dominant le rocher condamné.

On s'appelait, on se réunissait par hôtels, par classes, par castes. Le
plus bruyant des attroupements était celui des acteurs et musiciens,
présidé, gouverné par leur directeur Petrus Martel, de l'Odéon, qui
avait abandonné, en cette circonstance, sa partie de billard enragée.

Le front coiffé d'un panama, les épaules couvertes d'une veste d'alpaga
noir, qui laissait saillir en bosse un large ventre blanc, car il
jugeait le gilet inutile aux champs, l'acteur moustachu prenait des
airs de commandement, indiquait, expliquait et commentait tous les
mouvements des deux Oriol. Ses subordonnés, le comique Lapalme, le
jeune premier Petitnivelle et les musiciens, le maestro Saint-Landri,
le pianiste Javel, l'énorme flûtiste Noirot, la contrebasse Nicordi,
l'entouraient et l'écoutaient. Devant eux, trois femmes étaient
assises, abritées par trois ombrelles, une blanche, une rouge et une
bleue, qui formaient sous le soleil de deux heures un étrange et
éclatant drapeau français. C'étaient Mlle Odelin, la jeune actrice, sa
mère, une mère de location disait Gontran, et la caissière du café,
société habituelle de ces dames. L'arrangement de ces ombrelles aux
couleurs nationales était une invention de Petrus Martel qui, ayant
remarqué au début de la saison, la bleue et la blanche aux mains des
dames Odelin, avait fait cadeau de la rouge à la caissière.

Tout près d'eux un autre groupe attirait également l'attention et le
regard, c'était celui des chefs et marmitons des hôtels, au nombre de
huit, car une lutte s'était engagée entre les gargotiers, qui avaient
envestonné de toile, pour impressionner les passants, jusqu'à leurs
laveurs de vaisselle. Tous debout, ils recevaient sur leurs toques
plates la lumière crue du jour, et présentaient, en même temps,
l'aspect d'un état-major bizarre de lanciers blancs et d'une délégation
de cuisiniers.

Le marquis demanda au docteur Honorat:

--D'où vient tout ce monde? Je n'aurais jamais cru Enval aussi peuplé!

--Oh! On est venu de partout, de Châtel-Guyon, de Tournoël, de la
Roche-Pradière, de Saint-Hippolyte. Car voilà longtemps qu'on parle de
ça dans le pays; et puis le père Oriol est une célébrité, un personnage
considérable par son influence et par sa fortune, un véritable
Auvergnat d'ailleurs, resté paysan, travaillant lui-même, économe,
entassant or sur or, intelligent, plein d'idées et de projets pour ses
enfants.

Gontran revenait, agité, l'œil brillant. Il dit, à mi-voix:

--Paul, Paul, viens donc avec moi, je vais te montrer deux jolies
filles; oh! mais gentilles, tu sais!

L'autre leva la tête et répondit:

--Mon cher, je suis très bien ici, je ne bougerai pas.

--Tu as tort. Elles sont charmantes.

Puis élevant la voix:

--Mais le docteur va me dire qui c'est. Deux fillettes de dix-huit ou
dix-neuf ans, des espèces de dames du pays, habillées drôlement, avec
des robes de soie noire à manches collantes, des espèces de robes de
couvent, deux brunes...

Le docteur Honorat l'interrompit:

--Cela suffit. Ce sont les filles du père Oriol, deux belles gamines
en effet, élevées chez les Dames noires de Clermont... et qui feront
de beaux mariages... Ce sont deux types, mais là deux types de notre
race, de la bonne race auvergnate; car je suis Auvergnat, monsieur le
marquis; et je vous montrerai ces deux enfants-là...

Gontran lui coupa la parole et, sournois:

--Vous êtes le médecin de la famille Oriol, docteur?

L'autre comprit la malice et répondit un simple «Parbleu!» plein de
gaieté.

Le jeune homme reprit:

--Comment êtes-vous parvenu à gagner la confiance de ce riche client?

--En lui ordonnant de boire beaucoup de bon vin.

Et il raconta des détails sur les Oriol. Il était un peu leur parent
d'ailleurs, et les connaissait de longtemps. Le vieux, le père, un
original, était très fier de son vin; et il avait surtout une vigne
dont le produit devait être absorbé par la famille et les invités. Dans
certaines années on arrivait à vider les fûts que donnait ce vignoble
d'élite, mais dans certaines autres on y parvenait à grand'peine.

Vers le mois de mai ou de juin, quand le père voyait qu'il serait
malaisé de boire tout ce qui restait encore, il se mettait à encourager
son grand fils Colosse, et il répétait: «Allons, fils, faut y
parfaire.» Alors ils commençaient à se verser dans la gorge des litres
de rouge, du matin au soir. Vingt fois, pendant chaque repas, le
bonhomme disait d'un ton grave, en penchant le broc sur le verre de son
garçon: «Faut y parfaire.» Et comme tout ce liquide chargé d'alcool
lui échauffait le sang et l'empêchait de dormir, il se relevait la
nuit, passait une culotte, allumait une lanterne, réveillait «Coloche»;
et ils s'en allaient au cellier, après avoir pris dans le buffet une
croûte de pain qu'ils trempaient dans leur verre rempli coup sur coup à
la barrique même. Puis, quand ils avaient bu à sentir le vin clapoter
dans leurs ventres, le père tapotait le bois sonore du fût pour écouter
si le niveau du liquide avait baissé.

Le marquis demanda:

--Ce sont eux qui travaillent autour du morne?

--Oui, oui, parfaitement.

Juste à cet instant, les deux hommes s'éloignèrent à grands pas de la
roche chargée de poudre; et toute la foule d'en bas qui les entourait,
se mit à courir comme une armée en déroute. Elle fuyait vers Riom et
vers Enval, laissant tout seul le gros rocher sur une petite butte
de gazon ras et pierreux, car il coupait en deux la vigne; et ses
alentours immédiats n'étaient point encore défrichés.

La foule d'en haut, aussi nombreuse que l'autre maintenant, frémit
d'aise et d'impatience; et la voix forte de Petrus Martel annonça:

--Attention! la mèche est allumée.

Christiane eut un grand frisson d'attente. Mais le docteur murmura dans
son dos:

--Oh! s'ils ont laissé toute la mèche que je les ai vus acheter, nous
en avons pour dix minutes.

Tous les yeux regardaient la pierre; et soudain un chien, un petit
chien noir, une sorte de roquet, s'en approcha. Il fit le tour, flaira
et découvrit sans doute une odeur suspecte, car il commença à japper
de toute sa force, les pattes roides, le poil du dos hérissé, la queue
tendue, les oreilles droites.

Un rire courut dans le public, un rire cruel; on espérait qu'il ne
s'en irait pas à temps. Puis des voix l'appelèrent pour l'écarter;
des hommes sifflèrent; on essaya de lui lancer des cailloux qui
n'arrivèrent pas à mi-chemin. Mais le roquet ne bougeait plus et
aboyait avec fureur contre le rocher.

Christiane se mit à trembler. Une peur atroce l'avait saisie de voir
cette bête éventrée; tout son plaisir était fini; elle voulait s'en
aller; elle répétait nerveuse, balbutiant, toute vibrante d'angoisse:

--Oh! mon Dieu! Oh! mon Dieu! il sera tué! Je ne veux pas voir! Je ne
veux pas! Je ne veux pas! Allons-nous-en...

Son voisin, Paul Brétigny, s'était levé, et sans dire un mot, il se mit
à descendre vers le morne de toute la vitesse de ses longues jambes.

Des cris d'épouvante jaillirent des bouches; un remous de terreur agita
la foule; et le roquet, voyant arriver vers lui ce grand homme, se
sauva derrière le roc. Paul l'y poursuivit; le chien passa encore de
l'autre côté et, pendant une minute ou deux, ils coururent autour de
la pierre, allant ou revenant tantôt à droite, tantôt à gauche, comme
s'ils eussent joué une partie de cache-cache.

Voyant enfin qu'il n'atteindrait pas la bête, le jeune homme se mit
à remonter la pente, et le chien, repris de fureur, recommença ses
aboiements.

Des vociférations de colère accueillirent le retour de l'imprudent
essoufflé, car les gens ne pardonnent point à ceux qui les ont fait
trembler. Christiane suffoquait d'émotion, les deux mains appuyées sur
son cœur bondissant. Elle perdait tellement la tête qu'elle demanda:

--Vous n'êtes pas blessé, au moins?

Tandis que Gontran, furieux, criait:

--Il est fou cet animal-là; il ne fait jamais que des bêtises
pareilles; je ne connais pas un semblable idiot...

Mais le sol oscilla, soulevé. Une détonation formidable secoua le pays
entier, et pendant près d'une longue minute, tonna dans la montagne,
répétée par tous les échos comme autant de coups de canon.

Christiane ne vit rien qu'une pluie de pierres retombant et une haute
colonne de terre menue qui s'affaissait sur elle-même.

Et aussitôt, la foule d'en haut se précipita comme une vague en
poussant des clameurs aiguës. Le bataillon des marmitons bondissait
en dégringolant la butte et laissait derrière lui le régiment des
comédiens qui dévalait, Petrus Martel à leur tête.

Les trois ombrelles tricolores faillirent être emportées dans cette
descente.

Et tous couraient, les hommes, les femmes, les paysans et les
bourgeois. On en voyait tomber, se relever, repartir, tandis que sur la
route les deux flots du public, refoulés tout à l'heure par la crainte,
roulaient maintenant l'un vers l'autre pour se heurter et se mêler sur
le lieu de l'explosion.

--Attendons un peu, dit le marquis, que toute cette curiosité soit
apaisée, pour aller voir à notre tour.

L'ingénieur, M. Aubry-Pasteur, qui venait de se relever avec une peine
infinie, répondit:

--Moi, je m'en retourne au village par les sentiers. Je n'ai plus rien
à faire ici.

Il serra les mains, salua et s'en alla.

Le docteur Honorat avait disparu. On parlait de lui. Le marquis disait
à son fils:

--Tu le connais depuis trois jours et tu te moques tout le temps de
lui, tu finiras par le blesser.

Mais Gontran haussa les épaules:

--Oh! c'est un sage, un bon sceptique, celui-là! Je te réponds qu'il
ne se fâchera pas. Quand nous sommes tous les deux seuls, il se moque
de tout le monde et de tout, en commençant par ses malades et par ses
eaux. Je t'offre une baignoire d'honneur si tu le vois jamais se fâcher
de mes blagues.

Cependant l'agitation était extrême en bas, sur l'emplacement du morne
disparu. La foule énorme, houleuse, se poussait, ondulait, criait, en
proie certes à une émotion, à un étonnement inattendus.

Andermatt, toujours actif et curieux, répétait:

--Qu'ont-ils donc? Mais qu'ont-ils donc?

Gontran annonça qu'il allait voir; et il partit, tandis que Christiane,
indifférente maintenant, songeait qu'il aurait suffi d'une mèche un
peu plus courte pour que son grand fou de voisin se fît tuer, se fît
éventrer par les éclats de pierre parce qu'elle avait eu peur pour la
vie d'un chien. Elle pensait qu'il devait être, en effet, bien violent
et passionné, cet homme, pour s'exposer ainsi sans raison, dès qu'une
femme inconnue exprimait un désir.

On voyait, sur la route, des gens courir vers le village. Le marquis,
à son tour, se demandait: «Qu'est-ce qu'ils ont?» Et Andermatt, n'y
tenant plus, se mit à descendre la côte.

Gontran, d'en bas, leur fit signe de venir.

Paul Brétigny demanda:

--Voulez-vous mon bras, madame?

Elle prit ce bras qu'elle sentait aussi résistant que du fer; et comme
son pied glissait sur l'herbe chaude, elle s'appuyait dessus ainsi
qu'elle aurait fait sur une rampe avec une confiance absolue.

Gontran, venu à leur rencontre, criait:

--C'est une source. L'explosion a fait jaillir une source!

Et ils entrèrent dans la foule. Alors les deux jeunes gens, Paul et
Gontran, passant devant, écartèrent les curieux en les bousculant, et
sans s'inquiéter des grognements, ouvrirent une route à Christiane et à
son père.

Ils marchaient dans un chaos de pierres aiguës, cassées, noires de
poudre; et ils arrivèrent devant un trou plein d'eau boueuse qui
bouillonnait et s'écoulait vers la rivière, à travers les pieds des
curieux. Andermatt était déjà là, ayant traversé le public par des
procédés d'insinuation qui lui étaient particuliers, disait Gontran, et
il regardait avec une attention profonde sourdre du sol et s'échapper
cette eau.

Le docteur Honorat, debout, en face de lui, de l'autre côté du trou, la
regardait aussi avec un air d'étonnement ennuyé. Andermatt lui dit:

--Il faudrait la goûter, elle est peut-être minérale.

Le médecin répondit:

--Elle est certainement minérale. Elles sont toutes minérales ici. Il y
aura bientôt plus de sources que de malades.

L'autre reprit:

--Mais il est nécessaire de la goûter.

Le médecin ne s'en souciait guère:

--Il faut au moins attendre qu'elle soit devenue propre.

Et chacun voulait voir. Ceux du second rang poussaient les premiers
jusque dans la boue. Un enfant y tomba, ce qui fit rire.

Les Oriol, père et fils, étaient là, contemplant avec gravité cette
chose inattendue, et ne sachant pas encore ce qu'ils en devaient
penser. Le père était sec, un grand corps maigre avec une tête osseuse,
une tête grave de paysan sans barbe; et le fils, plus haut encore, un
géant, maigre aussi, portant la moustache, ressemblait en même temps à
un troupier et à un vigneron.

Les bouillons de l'eau semblaient augmenter, son volume s'accroître, et
elle commençait à s'éclaircir.

Un mouvement eut lieu dans le public, et le docteur Latonne parut,
un verre à la main. Il suait, il soufflait, et il demeura atterré en
apercevant son confrère, le docteur Honorat, un pied posé sur le bord
de la source nouvelle comme un général entré le premier dans une place.

Il demanda, haletant:

--Vous l'avez goûtée?

--Non. J'attends qu'elle soit propre.

Alors le docteur Latonne y plongea son verre, et but avec cet air
profond que prennent les experts pour déguster les vins. Puis il
déclara: «Excellente!» ce qui ne le compromettait pas, et tendant le
verre à son rival:

--Voulez-vous?

Mais le docteur Honorat, décidément, n'aimait pas les eaux minérales,
car il répondit en souriant:

--Merci! Cela suffit bien que vous l'ayez appréciée. Je connais leur
goût.

Il connaissait leur goût, à toutes, et il l'appréciait aussi, mais
d'une façon différente. Puis, se tournant vers le père Oriol:

--Ça ne vaut pas votre bon cru!

Le vieux fut flatté.

Christiane avait assez vu et voulut partir. Son frère et Paul lui
frayèrent de nouveau un chemin à travers le peuple. Elle les suivait,
appuyée sur le bras de son père. Tout à coup, elle glissa, faillit
tomber, et regardant à ses pieds elle s'aperçut qu'elle avait marché
sur un morceau de chair saignante, couverte de poils noirs et gluante
de fange; c'était une parcelle du roquet déchiqueté par l'explosion et
piétiné par la foule.

Elle suffoqua, tellement émue qu'elle ne put retenir ses larmes. Et
elle murmurait en s'essuyant les yeux avec son mouchoir: «Pauvre petite
bête, pauvre petite bête!» Elle ne voulait plus rien entendre, elle
voulait rentrer, s'enfermer. Ce jour, si bien commencé, finissait mal
pour elle. Était-ce un présage? Son cœur, crispé, battait à grands
coups.

Ils étaient maintenant seuls sur la route, et ils aperçurent, devant
eux, un haut chapeau et deux basques de redingote s'agitant comme deux
ailes noires. C'était le docteur Bonnefille, prévenu le dernier, et
accourant, un verre à la main, comme le docteur Latonne.

Il s'arrêta en apercevant le marquis.

--Qu'est-ce que c'est, monsieur le marquis?... On m'a dit?... une
source?... une source minérale?...

--Oui, mon cher docteur.

--Abondante?

--Mais, oui.

--Est-ce que... est-ce que... ils sont là?

Gontran répondit avec gravité:

--Mais oui, certainement, le docteur Latonne a même déjà fait l'analyse.

Alors le docteur Bonnefille se remit à courir, tandis que Christiane,
un peu distraite et égayée par sa figure, disait:

--Eh bien, non, je ne rentre pas à l'hôtel, allons nous asseoir dans le
parc.

Andermatt était resté là-bas, à regarder couler l'eau.


III


LA table d'hôte fut bruyante, ce soir-là, au Splendid Hotel. L'affaire
du morne et de la source agitait la conversation. Les dîneurs n'étaient
pas nombreux, cependant, une vingtaine en tout, des gens taciturnes
d'ordinaire, paisibles, des malades qui, après avoir expérimenté en
vain toutes les eaux connues, essayaient maintenant les stations
nouvelles. Dans le bout occupé par les Ravenel et les Andermatt,
c'étaient, d'abord, les Monécu, un petit homme tout blanc, avec sa
fille, une grande fille toute pâle qui se levait quelquefois au milieu
d'un repas et s'en allait, laissant à moitié pleine son assiette; le
gros M. Aubry-Pasteur, l'ancien ingénieur, les Chaufour, un ménage en
noir rencontré toute la journée dans les allées du parc derrière une
petite voiture qui promenait leur enfant difforme, et les dames Paille,
la mère et la fille, veuves toutes les deux, grandes et fortes, fortes
de partout, du devant et du derrière: «Vous voyez bien, disait Gontran,
qu'elles ont mangé leurs maris, ce qui leur a fait mal à l'estomac.»

C'était une maladie d'estomac qu'elles venaient soigner en effet.

Plus loin, un homme très rouge, couleur brique, M. Riquier, qui
digérait mal aussi, et puis d'autres personnes incolores, de ces
voyageurs muets qui entrent à pas sourds, la femme devant, l'homme
derrière, dans la salle à manger des hôtels, saluent dès la porte et
gagnent leurs chaises avec un air timide et modeste.

Tout l'autre bout de la table était vide, bien que les assiettes et les
couverts y fussent posés pour les convives de l'avenir.

Andermatt parlait avec animation. Il avait passé l'après-midi à causer
avec le docteur Latonne, laissant couler, avec les paroles, de grands
projets sur Enval.

Le docteur lui avait énuméré, avec une conviction ardente, les mérites
surprenants de son eau, bien supérieure à celle de Châtel-Guyon, dont
la vogue cependant s'était définitivement affirmée depuis deux ans.

Donc on avait, à droite, ce trou de Royat en pleine fortune, en plein
triomphe, et à gauche, ce trou de Châtel-Guyon tout à fait lancé
depuis peu! Que ne ferait-on pas avec Enval, en sachant s'y prendre!

Il disait, s'adressant à l'ingénieur:

--Oui, monsieur, tout est là, savoir s'y prendre. Tout est affaire
d'adresse, de tact, d'opportunisme et d'audace. Pour créer une ville
d'eaux il faut savoir la lancer, rien de plus, et pour la lancer,
il faut intéresser dans l'affaire le grand corps médical de Paris.
Moi, monsieur, je réussis toujours ce que j'entreprends, parce que je
cherche toujours le moyen pratique, le seul qui doit déterminer le
succès dans chaque cas spécial dont je m'occupe; et tant que je ne
l'ai pas trouvé, je ne fais rien, j'attends. Il ne suffit pas d'avoir
de l'eau, il faut la faire boire; et pour la faire boire, il ne suffit
pas de crier soi-même dans les journaux et ailleurs qu'elle est sans
rivale! Il faut savoir le faire dire discrètement par les seuls hommes
qui aient de l'action sur le public buveur, sur le public malade dont
nous avons besoin, sur le public particulièrement crédule qui paye
les médicaments, par les médecins. Ne parlez au tribunal que par les
avocats; il n'entend qu'eux, il ne comprend qu'eux; ne parlez au malade
que par les médecins, il n'écoute qu'eux.

Le marquis, qui admirait beaucoup le grand sens pratique et sûr de son
gendre, s'écria:

--Ah! voilà qui est vrai! Vous, d'ailleurs, mon cher, vous êtes unique
pour toucher juste.

Andermatt, excité, reprit:

--Il y aurait une fortune à faire ici. Le pays est admirable, le climat
excellent; une seule chose m'inquiète: aurions-nous assez d'eau pour un
grand établissement? car les choses faites à moitié avortent toujours!
Il nous faudrait un très grand établissement et, par conséquent,
beaucoup d'eau, assez d'eau pour alimenter deux cents baignoires en
même temps, avec un courant rapide et continu; et la nouvelle source,
jointe à l'ancienne, n'en alimenterait pas cinquante, quoi qu'en dise
le docteur Latonne...

M. Aubry-Pasteur l'interrompit:

--Oh! pour de l'eau, je vous en donnerai autant que vous voudrez.

Andermatt fut stupéfait:

--Vous?

--Oui, moi. Cela vous étonne. Je m'explique. L'an dernier, vers la
même époque, j'étais ici comme cette année; car je me trouve très bien
des bains d'Enval, moi. Or, un matin, je me reposais dans ma chambre,
quand je vis arriver un gros monsieur. C'était le président du conseil
d'administration de l'établissement. Il était fort troublé, voici
pourquoi. La source Bonnefille baissait à tel point qu'on craignait
tout à fait de la voir disparaître. Me sachant ingénieur des mines,
il venait me demander si je ne pourrais trouver un moyen de sauver sa
boutique.

Je me mis donc à étudier le système géologique de la contrée. Vous
savez que dans chaque coin de pays, les bouleversements primitifs ont
amené des perturbations différentes et des états divers du sol.

Il s'agissait donc de découvrir d'où venait l'eau minérale, par quelles
fissures, quelle était la direction de ces fissures, leur origine et
leur nature.

Je visitai d'abord avec grand soin l'établissement, et, apercevant dans
un coin un vieux tuyau de baignoire hors de service, je remarquai qu'il
était déjà presque obstrué par des calcaires. Donc l'eau, déposant les
sels qu'elle contenait sur les parois des conduits, les bouchait en peu
de temps. Il devait en arriver infailliblement autant dans les conduits
naturels du sol, ce sol étant granitique. Donc, la source Bonnefille
était bouchée. Rien de plus.

Il fallait la retrouver plus loin. Tout le monde l'aurait cherchée
au-dessus de son point de sortie primitif. Moi, après un mois
d'études, d'observations et de raisonnements, je la cherchai et je la
retrouvai cinquante mètres plus bas. Et voici pourquoi.

Je vous ai dit tout à l'heure qu'il fallait déterminer d'abord
l'origine, la nature et la direction des fissures du granit qui amènent
l'eau. Il me fut aisé de constater que ces fissures allaient de la
plaine vers la montagne et non de la montagne vers la plaine, inclinées
comme un toit, par suite assurément d'un affaissement de cette plaine
qui avait entraîné avec elle dans son effondrement les premiers
contreforts des monts. Donc l'eau, au lieu de descendre, remontait
entre chaque interstice des couches granitiques. Et je découvris aussi
la cause de ce phénomène imprévu.

Autrefois la Limagne, cette vaste étendue de terrains sablonneux et
argileux dont on aperçoit à peine les limites, se trouvait au niveau
du premier plateau des monts; mais, par suite de la constitution
géologique de ses dessous, elle s'abaissa, entraînant vers elle le bord
de la montagne, comme je l'expliquais tout à l'heure. Or, ce tassement
gigantesque produisit, juste au point de séparation des terres et
du granit, un immense barrage d'argile d'une extrême profondeur et
impénétrable aux liquides.

Et il arrive ceci:

L'eau minérale provient des foyers des anciens volcans. Celle qui
arrive de fort loin se refroidit en route et surgit glacée comme les
sources ordinaires; celle qui vient des foyers plus proches jaillit
encore chaude, à des degrés différents, suivant l'éloignement du
fourneau. Mais voici la marche qu'elle suit. Elle descend à des
profondeurs inconnues, jusqu'au moment où elle rencontre le barrage
d'argile de la Limagne. Ne le pouvant traverser, et poussée par de
grandes pressions, elle cherche une issue. Trouvant alors les fentes
inclinées du granit, elle s'y engage et les remonte jusqu'au moment
où elles arrivent à fleur du sol. Alors, reprenant sa direction
première, elle se remet à couler vers la plaine dans le lit ordinaire
des ruisseaux. J'ajoute que nous ne voyons pas la centième partie des
eaux minérales de ces vallons. Nous découvrons seulement celles dont
le point de sortie se trouve à nu. Quant aux autres, parvenant au bord
des fissures granitiques sous une couche épaisse de terre végétale et
cultivée, elles se perdent dans ces terres qui les absorbent.

D'où je conclus:

1º Que, pour avoir de l'eau, il suffit de chercher en suivant
l'inclinaison et la direction des bandes de granit superposées;

2º Que pour la conserver il suffit d'empêcher les fissures d'être
bouchées par les dépôts de calcaires, c'est-à-dire d'entretenir avec
soin les petits puits artificiels à creuser;

3º Que pour voler la source du voisin, il faut la prendre au moyen d'un
sondage pratiqué jusqu'à la même fissure du granit au-dessous de lui,
et non pas au-dessus, à la condition, bien entendu, de se placer en
deçà du barrage d'argile qui force les eaux à remonter.

A ce point de vue, la source découverte aujourd'hui est admirablement
située à quelques mètres seulement de ce barrage. Si on voulait fonder
un nouvel établissement, c'est là qu'il le faudrait placer.

Il y eut un silence quand il cessa de parler.

Andermatt, ravi, dit seulement:

--Ce que c'est! quand on vous ouvre les coulisses, tout le mystère
s'évanouit. Vous êtes un homme précieux, monsieur Aubry-Pasteur.

Seuls avec lui, le marquis et Paul Brétigny avaient compris. Seul aussi
Gontran n'avait rien écouté. Les autres, oreilles et yeux ouverts sur
la bouche de l'ingénieur, demeuraient stupides d'étonnement. Les dames
Paille surtout, très dévotes, se demandaient si cette explication d'un
phénomène ordonné par Dieu et accompli selon ses moyens mystérieux
n'avait pas quelque chose d'irréligieux. La mère crut devoir dire:

--La Providence est bien surprenante.

Des dames au milieu de la table approuvèrent d'un mouvement de tête,
inquiètes aussi d'avoir entendu ces paroles incompréhensibles.

M. Riquier, l'homme couleur brique, déclara:

--Elles peuvent bien venir des volcans ou de la lune, ces eaux d'Enval,
voilà dix jours que j'en prends et je n'en ressens encore aucun effet.

M. et Mme Chaufour protestèrent au nom de leur enfant, qui commençait à
remuer la jambe droite, ce qui n'était pas arrivé depuis six ans qu'on
le soignait.

Riquier répliqua:

--Cela prouve que nous n'avons pas la même maladie, parbleu; cela ne
prouve pas que l'eau d'Enval guérisse les affections d'estomac.

Il semblait furieux, exaspéré de ce nouvel essai inutile.

Mais M. Monécu prit aussi la parole au nom de sa fille et affirma que,
depuis huit jours, elle commençait à tolérer les aliments sans être
obligée de sortir à chaque repas.

Et sa grande fille rougit, le nez dans son assiette.

Les dames Paille également se trouvaient mieux.

Alors Riquier se fâcha, et se tournant brusquement vers les deux femmes:

--Vous avez mal à l'estomac, vous, mesdames?

Elles répondirent ensemble:

--Mais, oui, monsieur. Nous ne digérons rien.

Il faillit s'élancer de sa chaise, en balbutiant:

--Vous... vous... Mais il suffit de vous regarder. Vous avez mal à
l'estomac, vous, mesdames? C'est-à-dire que vous mangez trop.

Mme Paille, mère, devint furieuse et répliqua:

--Pour vous, monsieur, ça n'est pas douteux, vous montrez bien le
caractère des gens qui ont l'estomac perdu. On n'a pas tort de dire que
les bons estomacs font les hommes aimables.

Une vieille dame très maigre, dont personne ne savait le nom, dit avec
autorité:

--Je crois que tout le monde se trouverait mieux des eaux d'Enval si
le chef de l'hôtel se souvenait un peu qu'il fait la cuisine pour des
malades. Vraiment, il nous donne des choses impossibles à digérer.

Et, soudain, toute la table tomba d'accord. Ce fut une indignation
contre l'hôtelier qui servait des langoustes, des charcuteries, de
l'anguille tartare, des choux, oui, des choux et des saucisses, tous
les aliments les plus indigestes du monde pour ces gens à qui les trois
docteurs Bonnefille, Latonne et Honorat ordonnaient uniquement des
viandes blanches, maigres et tendres, des légumes frais et des laitages.

Riquier frémissait de colère:

--Est-ce que les médecins ne devraient pas surveiller la table des
stations thermales, sans laisser le choix si important des nourritures
à l'appréciation d'une brute? Ainsi, tous les jours on nous sert des
œufs durs, des anchois et du jambon comme hors-d'œuvre...

M. Monécu l'interrompit:

--Oh! pardon, ma fille ne digère bien que le jambon, qui lui a été
ordonné d'ailleurs par Mas-Roussel et par Rémusot.

Riquier cria:

--Le jambon! le jambon! mais c'est un poison, monsieur.

Et tout à coup la table se trouva divisée en deux clans, les uns
tolérant et les autres ne tolérant pas le jambon.

Et une discussion interminable commença, reprise chaque jour, sur le
classement des aliments.

Le lait lui-même fut discuté avec emportement, Riquier n'en pouvant
boire un verre à bordeaux sans subir aussitôt une indigestion.

Aubry-Pasteur lui répondit, irrité à son tour, qu'on contestât les
qualités de choses qu'il adorait:

--Mais, sacristi, monsieur, si vous êtes atteint de dyspepsie, et moi
de gastralgie, nous exigerons des aliments aussi différents que les
verres de lunettes nécessaires aux myopes et aux presbytes qui ont
cependant, les uns et les autres, les yeux malades.

Il ajouta:

--Moi j'étouffe quand j'ai bu un verre de vin rouge, et je crois qu'il
n'y a rien de plus mauvais pour l'homme que le vin. Tous les buveurs
d'eau vivent cent ans, tandis que nous...

Gontran reprit en riant:

--Ma foi, sans le vin et sans... le mariage, je trouverais la vie assez
monotone.

Les dames Paille baissèrent les yeux. Elles buvaient abondamment du
vin de Bordeaux supérieur, sans eau; et leur double veuvage semblait
indiquer qu'elles avaient appliqué la même méthode pour leurs maris, la
fille ayant vingt-deux ans, et la mère à peine quarante.

Mais Andermatt, si bavard ordinairement, restait taciturne et songeur.
Il demanda tout à coup à Gontran:

--Savez-vous où demeurent les Oriol?

--Oui, on m'a montré leur maison tout à l'heure.

--Pourrez-vous m'y conduire après dîner?

--Certainement. Cela me fera même plaisir de vous accompagner. Je ne
serai point fâché de revoir les deux fillettes.

Et dès que le dîner fut terminé ils s'en allèrent, tandis que
Christiane, fatiguée, le marquis et Paul Brétigny montaient au salon
pour finir la soirée.

Il faisait encore grand jour, car on dîne tôt dans les stations
thermales.

Andermatt pris le bras de son beau-frère.

--Mon cher Gontran, si ce vieux est raisonnable et si l'analyse donne
ce qu'espère le docteur Latonne, je vais probablement tenter ici une
grosse affaire: une Ville d'Eaux. Je veux lancer une Ville d'Eaux!

Il s'arrêta au milieu de la rue, et, prenant son compagnon par les deux
bords de sa jaquette:

--Ah! vous ne comprenez pas, vous autres, comme c'est amusant, les
affaires, non pas les affaires des marchands ou des commerçants,
mais les grandes affaires, les nôtres! Oui, mon cher, quand on les
entend bien, cela résume tout ce qu'ont aimé les hommes, c'est en même
temps la politique, la guerre, la diplomatie, tout, tout! Il faut
toujours chercher, trouver, inventer, tout comprendre, tout prévoir,
tout combiner, tout oser. Le grand combat, aujourd'hui, c'est avec
l'argent qu'on le livre. Moi, je vois les pièces de cent sous comme
de petits troupiers en culotte rouge, les pièces de vingt francs
comme des lieutenants bien luisants, les billets de cent francs comme
des capitaines, et ceux de mille comme des généraux. Et je me bats,
sacrebleu! je me bats du matin au soir contre tout le monde, avec tout
le monde. Et c'est vivre, cela, c'est vivre largement, comme vivaient
les puissants de jadis. Nous sommes les puissants d'aujourd'hui,
voilà, les vrais, les seuls puissants! Tenez, regardez ce village, ce
pauvre village! J'en ferai une ville, moi, une ville blanche, pleine
de grands hôtels qui seront pleins de monde, avec des ascenseurs, des
domestiques, des voitures, une foule de riches servie par une foule de
pauvres; et tout cela parce qu'il m'aura plu, un soir, de me battre
avec Royat, qui est à droite, avec Châtel-Guyon, qui est à gauche,
avec le Mont-Dore, la Bourboule, Châteauneuf, Saint-Nectaire, qui sont
derrière nous, avec Vichy, qui est en face! Et je réussirai, parce
que je tiens le moyen, le seul moyen. Je l'ai vu tout d'un coup aussi
clairement qu'un grand général voit le côté faible de l'ennemi. Il faut
savoir aussi conduire les hommes, dans notre métier, et les entraîner
comme les dompter. Cristi, c'est amusant de vivre quand on peut faire
ces choses-là! J'en ai maintenant pour trois ans de plaisir avec ma
ville. Et puis, regardez cette chance de trouver cet ingénieur qui
nous a dit des choses admirables au dîner, des choses admirables, mon
cher. C'est clair comme le jour, son système. Grâce à lui, je ruine
l'ancienne Société sans avoir même besoin de l'acheter.

Ils s'étaient remis à marcher et ils montaient doucement la route de
gauche vers Châtel-Guyon.

Gontran affirmait parfois: «Quand je passe auprès de mon beau-frère,
j'entends très bien dans sa tête le même bruit que dans les salles de
Monte-Carlo, ce bruit d'or remué, battu, traîné, raclé, perdu, gagné».

Andermatt, en effet, éveillait l'idée d'une étrange machine humaine,
construite uniquement pour calculer, agiter, manipuler mentalement
de l'argent. Il mettait d'ailleurs une grande coquetterie à son
savoir-faire spécial, et se vantait de pouvoir évaluer au premier
coup d'œil la valeur précise d'une chose quelconque. Aussi, le
voyait-on à tout instant, partout où il se trouvait, prendre un objet,
l'examiner, le retourner et déclarer: «Ça vaut tant.» Sa femme et son
beau-frère, égayés par cette manie, s'amusaient à le tromper, à lui
présenter des meubles bizarres en le priant de les estimer; et quand
il demeurait perplexe, en face de leurs trouvailles invraisemblables,
ils riaient tous deux comme des fous. Parfois aussi, dans la rue, à
Paris, Gontran l'arrêtait devant un magasin, le forçait à apprécier la
valeur d'une vitrine entière ou bien d'un cheval de fiacre boiteux, ou
bien encore d'une voiture de déménagement avec tous les meubles qu'elle
portait.

A table, un soir de grand dîner chez sa sœur, il somma William de
lui dire à peu près ce que pouvait valoir l'obélisque; puis, quand
l'autre eut cité un chiffre quelconque, il posa la même question pour
le pont Solférino et l'Arc de triomphe de l'Étoile. Et il conclut avec
gravité: «Vous feriez un travail très intéressant sur l'évaluation des
principaux monuments du globe.»

Andermatt ne se fâchait jamais et se prêtait à toutes ses
plaisanteries, en homme supérieur, sûr de lui.

Gontran ayant demandé un jour: «Et moi, combien est-ce que je vaux?»
William refusa de répondre; puis, sur les instances de son beau-frère
qui répétait: «Voyons, si je devenais prisonnier des brigands,
qu'est-ce que vous donneriez pour me racheter?» il répondit enfin: «Eh
bien!... eh bien!... je ferais un billet, mon cher.» Et son sourire
disait tant de choses que l'autre, un peu vexé, n'insista plus.

Andermatt aimait d'ailleurs les bibelots d'art, car il avait l'esprit
très fin, les connaissait à merveille, et les collectionnait
habilement, avec ce flair de limier qu'il apportait à toutes les
transactions commerciales.

Ils étaient arrivés devant une maison d'aspect bourgeois. Gontran
l'arrêta et lui dit: «C'est ici.»

Un marteau de fer pendait sur une lourde porte de chêne; ils
frappèrent, et une maigre servante vint ouvrir.

Le banquier demanda:

--Monsieur Oriol?

La femme dit:

--Entrez.

Ils entrèrent dans une cuisine, une vaste cuisine de ferme où brûlait
encore un petit feu sous une marmite; puis on les fit passer dans
une autre pièce où la famille Oriol était réunie. Le père dormait, le
dos sur une chaise, les pieds sur une autre. Le fils, les deux coudes
sur la table, lisait le _Petit Journal_ avec une attention violente
d'esprit faible toujours échappé, et les deux filles, dans l'embrasure
de la même fenêtre, travaillaient à la même tapisserie commencée par
les deux bouts.

Elles se dressèrent les premières, d'un seul mouvement, stupéfaites
de cette visite imprévue; puis le grand Jacques leva la tête, une
tête congestionnée par l'effort du cerveau; puis enfin le père Oriol
se réveilla et rappela à lui, l'une après l'autre, ses longues jambes
étendues sur la seconde chaise.

La pièce était nue, peinte à la chaux, pavée, meublée de sièges de
paille, d'une commode d'acajou, de quatre gravures d'Épinal sous verre
et de grands rideaux blancs.

Tout le monde se regardait, et la servante, la jupe relevée jusqu'aux
genoux, attendait sur la porte, clouée par la curiosité.

Andermatt se présenta, se nomma, nomma son beau-frère le comte de
Ravenel, s'inclina profondément devant les jeunes filles, avec un salut
plongeon de la plus extrême élégance, puis s'assit tranquillement en
ajoutant:

--Monsieur Oriol, je viens causer affaires avec vous. Je n'irai pas
d'ailleurs par quatre chemins pour m'expliquer. Voici. Vous avez
découvert tantôt une source dans votre vigne. L'analyse de cette eau
sera faite dans quelques jours. Si elle ne vaut rien, je me retire bien
entendu; si, au contraire, elle donne ce que j'espère, je vous propose
d'acheter cette pièce de terre et toutes celles qui l'entourent.

Pensez à ceci. Personne autre que moi ne pourra faire ce que je vous
offre là, personne! L'ancienne Société touche à la faillite, elle
n'aura donc pas l'idée de bâtir un nouvel établissement, et l'insuccès
de cette entreprise n'encouragera pas de nouvelles tentatives.

Ne me répondez rien aujourd'hui, consultez votre famille. Quand
l'analyse sera connue, vous me fixerez votre prix. S'il me va, je dirai
oui; s'il ne me va pas, je dirai non, et je m'en irai. Je ne marchande
jamais, moi.

Le paysan, homme d'affaires à sa manière, et fin comme pas un, répondit
avec politesse qu'il verrait, qu'il était honoré, qu'il réfléchirait,
et il offrit un verre de vin.

Andermatt accepta, et comme le jour baissait, Oriol dit à ses filles
qui s'étaient remises à travailler, les yeux baissés sur l'ouvrage:

--Baillez de la lumière, pitiotes.

Elles se levèrent toutes les deux ensemble, passèrent dans une pièce
voisine, puis revinrent, l'une portant deux bougies allumées, l'autre
quatre verres sans pied, des verres de pauvre. Les bougies étaient
neuves, ornées de bobèches de papier rose, placées en ornement sans
doute sur la cheminée des fillettes.

Alors Colosse se dressa; car les mâles seuls allaient au cellier.

Andermatt eut une idée.

--Ça me ferait plaisir de voir votre cellier. Vous êtes le premier
vigneron du pays, il doit être fort beau!

Oriol, touché au cœur, s'empressa de les conduire, et prenant un
des flambeaux, passa le premier. On retraversa la cuisine, puis on
descendit dans une cour où un reste de clarté laissait deviner des
tonnes vides debout, des meules de granit géantes roulées dans un
coin, percées d'un trou au milieu, pareilles aux roues de quelque char
antique et colossal, un pressoir démonté avec ses vis de bois, ses
membres bruns vernis par l'usure et luisant soudain dans l'ombre sous
un reflet de la lumière, puis des instruments de travail dont l'acier
poli par la terre avait des éclats d'arme de guerre. Toutes ces choses
s'éclairaient peu à peu, à mesure que le vieux passait devant elles,
portant d'une main sa bougie et faisant de l'autre un réflecteur.

On sentait déjà le vin, le raisin pilé, séché. Ils arrivèrent devant
une porte fermée par deux serrures. Oriol l'ouvrit, et élevant soudain
au-dessus de sa tête le flambeau, montra vaguement une longue suite
de barriques alignées et portant sur leur flanc ventru un second rang
de fûts moins gros. Il fit voir d'abord que cette cave de plain-pied
s'enfonçait dans la montagne, puis il expliqua les contenus des pièces,
les âges, les récoltes, les mérites, puis lorsqu'on fut arrivé devant
le cru de la famille, il caressa de la main la futaille ainsi qu'on
fait sur la croupe d'un cheval aimé, et d'une voix fière:

--Vous allez goûter chélui-là. Il n'y a pas un vin en bouteille qui le
vaille, pas un, ni à Bordeaux, ni ailleurs.

Car il avait l'amour violent des campagnards pour le vin resté en pièce.

Colosse, qui suivait portant un broc, se pencha, tourna le robinet de
la chantepleure, tandis que le père l'éclairait avec précaution comme
s'il eût accompli un travail difficile et minutieux.

La bougie frappait en plein leurs visages, la tête de vieux procureur
de l'aïeul et la tête de troupier paysan du fils.

Andermatt murmura à l'oreille de Gontran:

--Hein, quel beau Téniers!

Le jeune homme répondit tout bas:

--J'aime mieux les filles.

Puis on revint.

Il fallut alors boire ce vin, en boire beaucoup, pour plaire aux deux
Oriol.

Les fillettes s'étaient rapprochées de la table et continuaient
leur travail comme si personne n'eût été là. Gontran les regardait
sans cesse, se demandant si elles étaient jumelles, tant elles se
ressemblaient. Une pourtant était plus grasse, et plus petite, l'autre
plus distinguée. Leurs cheveux, châtains, non pas noirs, collés en
bandeaux sur les tempes, luisaient aux légers mouvements de leurs
têtes. Elles avaient la mâchoire et le front un peu forts de la race
auvergnate, les pommettes un peu marquées, mais la bouche charmante,
l'œil ravissant, les sourcils d'une netteté rare, et une fraîcheur
de teint délicieuse. On sentait à les voir qu'elles n'avaient point
été élevées dans cette maison, mais dans une pension élégante, dans
le couvent où vont les demoiselles riches et nobles de l'Auvergne, et
qu'elles avaient recueilli là les manières discrètes des filles du
monde.

Cependant Gontran, pris de dégoût devant ce verre rouge placé devant
lui, poussait le pied d'Andermatt pour le décider à partir. Il se leva
enfin et tous deux serrèrent avec énergie les mains des deux paysans,
puis ils saluèrent de nouveau, avec cérémonie, les jeunes filles qui
répondirent, sans se lever cette fois, par un léger mouvement de tête.

Dès qu'ils furent dans la rue, Andermatt se remit à parler.

--Hein, mon cher, quelle curieuse famille! Comme elle est palpable
ici la transition du peuple au monde! On avait besoin du fils pour
cultiver la vigne, afin d'économiser le salaire d'un homme--stupide
économie--n'importe, on l'a gardé; et il est côté peuple. Quant aux
filles, elles sont côté monde, presque tout à fait déjà. Qu'elles
fassent des mariages propres, et elles seront aussi bien que n'importe
laquelle de nos femmes, et même beaucoup mieux que la plupart. Je suis
content de voir ces gens-là autant qu'un géologue de trouver un animal
de la période tertiaire!

Gontran demanda:

--Laquelle préférez-vous?

--Laquelle? comment, laquelle? Laquelle quoi?...

--De ces fillettes?

--Ah! par exemple, je n'en sais rien! Je ne les ai pas regardées au
point de vue de la comparaison. Mais qu'est-ce que cela peut vous
faire, vous n'avez pas l'intention d'en enlever une?

Gontran se mit à rire:

--Oh! non, mais je suis ravi de rencontrer pour une fois des femmes
fraîches, vraiment fraîches, fraîches comme on ne l'est jamais chez
nous. J'aime les regarder comme vous aimez regarder un Téniers,
vous. Rien ne me plaît à voir autant qu'une jolie fille, n'importe
où, de n'importe quelle classe. Ce sont mes bibelots, à moi. Je ne
collectionne pas, mais j'admire, j'admire passionnément, en artiste,
mon cher, en artiste convaincu et désintéressé! Que voulez-vous, j'aime
ça! A propos, vous ne pourriez pas me prêter cinq mille francs?

L'autre s'arrêta et murmura un: «Encore!» énergique.

Gontran répondit avec simplicité: «Toujours!» Puis ils se remirent à
marcher.

Andermatt reprit:

--Que diable faites-vous de l'argent?

--Je le dépense.

--Oui, mais vous le dépensez avec excès.

--Mon cher ami, j'aime autant dépenser l'argent que vous aimez le
gagner. Comprenez-vous?

--Très bien, mais vous ne le gagnez point.

--C'est vrai. Je ne sais pas. On ne peut pas tout avoir. Vous savez
le gagner, vous, et vous ne savez nullement le dépenser, par exemple.
L'argent ne vous paraît propre qu'à vous procurer des intérêts. Moi,
je ne sais pas le gagner, mais je sais admirablement le dépenser. Il
me procure mille choses que vous ne connaissez que de nom. Nous étions
faits pour devenir beaux-frères. Nous nous complétons admirablement.

Andermatt murmura:

--Quel toqué! Non, vous n'aurez pas cinq mille francs, mais je vous
prêterai quinze cents francs... parce que... parce que j'aurai
peut-être besoin de vous dans quelques jours.

Gontran répliqua, très calme:

--Alors je les accepte comme acompte.

L'autre lui tapa sur l'épaule sans répondre.

Ils arrivaient auprès du parc éclairé par des lampions pendus aux
branches des arbres. L'orchestre du Casino jouait un air classique et
lent, qui semblait boiteux, plein de trous et de silences, exécuté par
les quatre mêmes artistes, exténués de jouer toujours, matin et soir,
dans cette solitude, pour les feuilles et le ruisseau, de produire
l'effet de vingt instruments, et las aussi de n'être guère payés à la
fin du mois, Petrus Martel complétant toujours leur traitement avec des
paniers de vin ou des litres de liqueurs que ne consommeraient jamais
les baigneurs.

A travers le bruit du concert, on distinguait aussi celui du billard,
le heurt des billes et les voix annonçant: «Vingt, vingt et un,
vingt-deux.»

Andermatt et Gontran montèrent. Seuls, M. Aubry-Pasteur et le docteur
Honorat buvaient leur café à côté des musiciens. Petrus Martel et
Lapalme jouaient leur partie acharnée; et la caissière se réveilla pour
demander:

--Qu'est-ce que désirent ces messieurs?


IV


LES deux Oriol avaient longtemps causé après que les petites s'étaient
couchées. Émus et excités par la proposition d'Andermatt, ils
cherchaient les moyens d'allumer davantage son désir, sans compromettre
leurs intérêts. En paysans précis, pratiques, ils pesaient avec sagesse
toutes les chances, comprenant fort bien que, dans un pays où les
sources minérales jaillissent le long de tous les ruisseaux, il ne
fallait pas repousser, par une demande exagérée, cet amateur inattendu,
impossible à retrouver. Et cependant il ne fallait pas non plus lui
laisser entièrement entre les mains cette source qui pouvait donner
un jour un flot d'argent liquide, Royat et Châtel-Guyon leur servant
d'enseignement.

Ils cherchaient donc par quels procédés ils pourraient enflammer
jusqu'à la frénésie l'ardeur du banquier, ils imaginaient des
combinaisons de sociétés fictives couvrant ses offres, une suite de
ruses maladroites, qu'ils sentaient défectueuses sans parvenir à en
inventer de plus habiles. Ils dormirent mal; puis, au matin, le père,
s'étant éveillé le premier, se demanda si la source n'avait pas disparu
dans la nuit. C'était admissible, après tout, qu'elle fût partie comme
elle était venue, rentrée dans la terre, impossible à reprendre. Il
se leva, inquiet, saisi d'une peur d'avare, secoua son fils, lui dit
sa crainte; et le grand Colosse, tirant ses jambes de ses draps gris,
s'habilla pour aller voir avec le père.

En tout cas ils feraient la toilette du champ et de la source
elle-même, enlèveraient les pierres, la rendraient belle, propre, comme
une bête qu'on veut vendre.

Ils prirent donc leurs pioches et leurs pelles et se mirent en route,
côte à côte, de leur grand pas balancé.

Ils allaient sans rien regarder, l'esprit préoccupé de leurs affaires,
répondant par un seul mot au bonjour des voisins et des amis qu'ils
rencontraient. Lorsqu'ils furent sur la route de Riom, ils commencèrent
à s'émouvoir, regardant au loin s'ils apercevaient l'eau bouillonnant
et luisant sous le soleil du matin. La route était vide, blanche et
poudreuse, frôlée par la rivière qu'abritaient des saules. Sous l'un
d'eux, tout à coup, Oriol aperçut deux pieds, puis, ayant fait trois
pas de plus, il reconnut le père Clovis assis au bord du chemin, ses
béquilles posées sur l'herbe à ses côtés.

C'était un vieux paralytique, célèbre dans tout le pays, où il rôdait
depuis dix ans d'une façon pénible et lente, sur ses jambes de chêne,
comme il disait, pareil à un pauvre de Callot. Ancien braconnier de
bois et de ruisseaux, souvent saisi et condamné, il avait pris des
douleurs à ses longs affûts couchés sur l'herbe humide et à ses pêches
nocturnes dans les rivières, qu'il parcourait avec de l'eau jusqu'à
mi-corps. Maintenant il geignait et déambulait à la manière d'un crabe
qui aurait perdu ses pattes. Il allait, traînant par terre la jambe
droite comme une loque, et la gauche relevée, pliée en deux. Mais les
garçons du pays, qui couraient, à la brune, après les filles ou après
les lièvres, affirmaient qu'on rencontrait le père Clovis, rapide comme
un cerf et souple comme une couleuvre sous les buissons et dans les
clairières, et que ses rhumatismes n'étaient en somme que de la «farce
à gendarmes». Colosse surtout s'entêtait à soutenir qu'il l'avait vu,
non pas une fois, mais cinquante, tendre des collets, ses béquilles
sous le bras.

Et le vieil Oriol s'arrêta en face du vieux vagabond, l'esprit frappé
par une idée encore confuse, car les conceptions étaient lentes dans sa
tête carrée d'Auvergnat.

Il lui dit bonjour; l'autre répondit bonjour. Puis ils parlèrent du
temps, de la vigne fleurie, de deux ou trois choses encore; mais comme
Colosse avait pris de l'avance, son père le rejoignit à grands pas.

Leur source coulait toujours, claire maintenant, et tout le fond du
trou était rouge, d'un beau rouge foncé, venu d'un abondant dépôt de
fer.

Les deux hommes se regardèrent souriants, puis ils se mirent à nettoyer
les alentours, à enlever les pierres dont ils firent un tas. Et ayant
trouvé les derniers débris du chien mort, ils les enterrèrent en
plaisantant. Mais soudain le vieil Oriol laissa tomber sa bêche. Un pli
malin de joie et de triomphe rida les coins de sa lèvre plate et les
bords de son œil sournois; et il dit au fils:

--Viens-t'en, pour voir.

L'autre obéit; ils regagnèrent la route et revinrent sur leurs pas. Le
père Clovis chauffait toujours au soleil ses membres et ses béquilles.

Oriol s'arrêtant en face de lui, demanda:

--Veux-tu gagner une pièche de chent francs?

L'autre, prudent, ne répondit rien.

Le paysan reprit:

--Hein! chent francs?

Alors, le vagabond se décida et murmura:

--Fouchtra, quo sé damando pas!

--Eh bien! mon païré, v'la ché qui faut faire.

Et il lui expliqua longuement, avec des malices, des sous-entendus
et des répétitions sans nombre, que s'il consentait à prendre un
bain d'une heure, tous les jours, de dix à onze, dans un trou qu'ils
creuseraient, Colosse et lui, à côté de sa source, et à être guéri au
bout d'un mois, ils lui donneraient cent francs en écus d'argent.

Le paralytique écoutait d'un air stupide, puis il dit:

--Pichque tous les drougures n'ont pas pu me guori, ch'est pas votre
eau qui l' pourra.

Mais Colosse se fâcha tout à coup.

--Allons, vieux farcheur, tu chais, j' la connais ta maladie, moi, on
ne me la conte pas. Qué que tu faisais, lundi dernier, dans l' bois de
Comberombe, à onze heures de nuit?

Le vieux répondit vivement:

--Ché pas vrai.

Mais Colosse s'animant:

--Ché pas vrai, bougrrre, que t'as chauté par-dechus le foché à Jean
Mannezat et que t'es parti par le creux Poulin?

L'autre répéta avec énergie:

--Ché pas vrai!

--Ché pas vrai que je t'ai crié: «Ohé, Cloviche, les gendarmes», et que
t'as tourné par la chente du Moulinet?

--Ché pas vrai.

Le grand Jacques, furieux, presque menaçant, criait:

--Ah! ché pas vrai! Eh bien, vieux trois pattes, écoute: quand je
t'y verrai, moi, au bois, la nuit, ou bien à l'eau, je te pincherai,
t'entends bien, vu qu' j'ai encore d' pu longues jambes, et j'
t'attache à quéque arbre jusqu'au matin, où nous allons te r'prendre,
tout le village enchemble...

Le père Oriol arrêta son fils, puis très doux:

--Écoute, Cloviche, tu peux bien échayer la chose! Nous te faijons un
bain, Coloche et moi; t'y viens chaque jour, un mois durant. Pour cha,
j' te donne, non point chent, mais deux chents francs. Et puis, écoute,
si t'es guori, l' mois fini, che ch'ra chinq chents d' plus. T'entends
bien, chinq chents, en écus d'argent, plus deux chents, ça fait chept
chents.

Donc, deux chents pour le bain un mois durant, plus chinq chents pour
la guérison. Et puis écoute: des douleurs cha r'vient. Si cha t'
reprend à l'automne, nous sommes pour rien, l'eau aura pas moins fait
chon effet.

Le vieux répondit avec calme:

--Dans che cas-là j' veux ben. Chi cha n' réuchit pas, on l' verra
toujours.

Et les trois hommes se serrèrent la main pour sceller le marché conclu.
Puis les deux Oriol retournèrent à leur source afin de creuser le bain
du père Clovis.

Ils y travaillaient depuis un quart d'heure, quand ils entendirent des
voix sur la route.

C'étaient Andermatt et le docteur Latonne. Les deux paysans clignèrent
de l'œil et cessèrent de creuser la terre.

Le banquier vint à eux, leur serra les mains; puis tous les quatre se
mirent à regarder l'eau, sans dire un mot.

Elle remuait comme celle qui s'agite sur un grand feu, jetait ses
bouillons et ses gaz, puis s'écoulait vers le ruisseau par une mince
rigole qu'elle avait déjà dessinée. Oriol, un sourire d'orgueil sur les
lèvres, dit tout à coup:

--Hein! y en a, du fer?

Tout le fond était déjà rouge en effet, et même les petits cailloux
qu'elle baignait en s'écoulant semblaient couverts d'une sorte de
moisissure pourpre.

Le docteur Latonne répondit:

--Oui, mais ça ne dit rien, ce sont ses autres qualités qu'il faut
connaître.

Le paysan reprit:

--D'abord, Coloche et moi, nous en avons bu chacun un verre hier au
choir, et cha nous a déjà tenu le corps fraîche. Pas vrai, fils?

Le grand gars répondit avec conviction:

--Pour chûr que cha nous a tenu le corps fraîche.

Andermatt demeurait immobile, les pieds sur le bord du trou. Il se
tourna vers le médecin.

--Il nous faudrait à peu près six fois ce volume d'eau pour ce que je
voudrais faire, n'est-ce pas?

--Oui, à peu près.

--Pensez-vous qu'on les trouverait?

--Oh! moi, je n'en sais rien.

--Voilà! L'achat des terrains ne pourrait s'effectuer d'une façon
définitive qu'après les sondages. Il faudrait d'abord une promesse de
vente notariée, une fois l'analyse connue, mais ne devant avoir son
effet que si les sondages consécutifs donnent les résultats espérés.

Le père Oriol devint inquiet. Il ne comprenait pas. Andermatt alors lui
expliqua l'insuffisance d'une seule source et lui démontra qu'il ne
pourrait acheter réellement que s'il en trouvait d'autres. Mais il ne
les pourrait chercher, ces autres sources, qu'après la signature d'une
promesse de vente.

Les deux paysans parurent aussitôt convaincus que leurs champs
contenaient autant de sources que de pieds de vignes. Il suffisait de
creuser, on verrait, on verrait.

Andermatt dit simplement:

--Oui, on verra.

Mais le père Oriol trempa sa main dans l'eau et déclara:

--Fouchtra, elle est chaude à cuire un œuf, bien plus chaude que
chelle à Bonnefille.

Latonne à son tour y mouilla son doigt et reconnut que c'était possible.

Le paysan continua:

--Et puis elle a plus de goût et du meilleur goût; elle ne chent pas
faux, comme l'autre. Oh! chelle-là, moi j'en réponds, qu'elle est
bonne! J' les connais les eaux du pays, d'puis chinquante ans que j'
les r'garde couler. J'en ai jamais vu d' plus belle, jamais, jamais!

Il se tut quelques secondes et reprit:

--Ché n'est pas pour faire l'article que je dis cha! pour chûr non.
J' voudrais faire l'épreuve d'vant vous, la vraie épreuve, pas votre
épreuve de pharmachien, mais l'épreuve sur un malade. Je parie qu'elle
guérirait un paralytique, chelle-là, tant qu'elle est chaude et bonne
de goût, je l' parie!

Il parut chercher dans sa tête, puis regarder au sommet des monts
voisins s'il ne découvrirait pas le paralytique désiré. Ne l'ayant
point découvert, il abaissa ses yeux sur la route.

A deux cents mètres de là, on distinguait au bord du chemin, les deux
jambes inertes du vagabond dont le corps était caché par le tronc du
saule.

Oriol mit sa main en abat-jour sur son front et demanda à son fils:

--Ch'est pas l' païrè Cloviche qu'est encore là?

Colosse répondit en riant:

--Oui, oui. Ch'est lui, il n' s'en va pas chi vite qu'un lièvre.

Alors Oriol fit un pas vers Andermatt, et avec une conviction grave et
profonde:

--T'nez, monchieu, écoutez-moi. En v'la un là-bas, de paralytique, que
monchieu le docteur connaît bien, mais un vrai, qu'on n'a pas vu faire
un pas d'puis diche ans. Dites-le, monchieu l' docteur?

Latonne affirma:

--Oh! celui-là si vous le guérissez, je paie votre eau un franc le
verre.

Puis, se tournant vers Andermatt:

--C'est un vieux goutteux rhumatisant atteint d'une sorte de
contracture spasmodique de la jambe gauche et d'une paralysie complète
de la droite; enfin, je crois, un incurable.

Oriol l'avait laissé dire; il reprit lentement:

--Eh bien, monchieu l' docteur, voulez-vous faire l'épreuve chur
lui, un mois durant. Je ne dis pas que cha réuchira, je n' dis rien,
je demande cheulement à faire l'épreuve. Tenez, Coloche et moi nous
allions creuser un trou pour les pierres, eh bien, nous ferons un
trou pour Cloviche; il y pachera une heure chaque matin; et puis nous
verrons, là, nous verrons!...

Le médecin murmura:

--Vous pouvez essayer. Je réponds bien que vous ne réussirez pas.

Mais Andermatt, séduit par l'espérance d'une guérison presque
miraculeuse, accueillit avec joie l'idée du paysan; et ils
retournèrent tous les quatre auprès du vagabond toujours immobile au
soleil.

Le vieux braconnier, comprenant la ruse, feignit de refuser, résista
longtemps, puis se laissa convaincre, à la condition qu'Andermatt lui
donnerait deux francs par jour pour l'heure qu'il passerait dans l'eau.

Et l'affaire fut conclue ainsi. Il fut même décidé qu'aussitôt le trou
creusé, le père Clovis prendrait son bain ce jour-là même. Andermatt
lui fournirait des vêtements pour s'habiller ensuite, et les deux Oriol
lui apporteraient une ancienne hutte de berger remisée dans leur cour,
où l'infirme s'enfermerait afin de changer de hardes.

Puis, le banquier et le médecin retournèrent au village. Ils
se séparèrent à l'entrée, celui-ci rentrant chez lui pour ses
consultations, et celui-là allant attendre sa femme qui devait venir à
l'établissement vers neuf heures et demie.

Elle apparut presque aussitôt. En toilette rose, des pieds à la tête,
chapeau rose, ombrelle rose et visage rose, elle avait l'air d'une
aurore, et elle descendait le raidillon de l'hôtel, pour éviter le
détour du chemin, avec un sautillement d'oiseau qui va de pierre en
pierre, sans ouvrir les ailes. Elle cria, dès qu'elle aperçut son mari:

--Oh! le joli pays, je suis tout à fait contente.

Les quelques baigneurs errant tristement dans le petit parc silencieux
se retournèrent à son passage, et Petrus Martel qui fumait sa pipe, en
manches de chemise à la fenêtre du billard, appela son compère Lapalme,
assis dans un coin devant un verre de vin blanc, en disant avec un
claquement de langue:

--Bigre, voilà du nanan.

Christiane pénétra dans l'établissement, salua d'un sourire le caissier
assis à gauche de l'entrée, et d'un bonjour, l'ancien geôlier assis à
droite; puis tendant un billet à une baigneuse vêtue comme celle de la
buvette, elle la suivit dans un corridor où donnaient les portes des
salles de bains.

On la fit entrer dans l'une d'elles, assez vaste, aux murs nus, meublée
d'une chaise, d'une glace et d'un chausse-pied, tandis qu'un grand trou
ovale, enduit de ciment jaune comme le sol, servait de baignoire.

La femme tourna une clef pareille à celles qui font couler les
ruisseaux des rues, et l'eau jaillit par une petite ouverture ronde et
grillée au fond de cette cuve, qui fut bientôt remplie jusqu'aux bords,
et qui déversait son trop-plein par une rigole s'enfonçant dans le mur.

Christiane, qui avait laissé sa femme de chambre à l'hôtel, refusa,
pour se dévêtir, les soins de l'Auvergnate et resta seule, disant
qu'elle sonnerait, si elle avait besoin de quelque chose, et pour son
linge.

Et elle se déshabilla lentement, en regardant le presque invisible
mouvement de cette onde remuée dans ce bassin clair. Lorsqu'elle fut
nue, elle trempa son pied dedans et une bonne sensation chaude monta
jusqu'à sa gorge; puis elle enfonça dans l'eau tiède une jambe d'abord,
l'autre ensuite, et s'assit dans cette chaleur, dans cette douceur,
dans ce bain transparent, dans cette source qui coulait sur elle,
autour d'elle, couvrant son corps de petites bulles de gaz, tout le
long des jambes, tout le long des bras, et sur les seins aussi. Elle
regardait avec surprise ces innombrables et si fines gouttes d'air qui
l'habillaient des pieds à la tête d'une cuirasse entière de perles
menues. Et ces perles, si petites, s'envolaient sans cesse de sa chair
blanche, et venaient s'évaporer à la surface du bain, chassées par
d'autres qui naissaient sur elle. Elles naissaient sur sa peau comme
des fruits légers, insaisissables et charmants, les fruits de ce corps
mignon, rose et frais, qui faisait pousser dans l'eau des perles.

Et Christiane se sentait si bien là dedans, si doucement, si
mollement, si délicieusement caressée, étreinte par l'onde agitée,
l'onde vivante, l'onde animée de la source qui jaillissait au fond du
bassin, sous ses jambes, et s'enfuyait par le petit trou dans le rebord
de sa baignoire, qu'elle aurait voulu rester là toujours, sans remuer,
presque sans songer. La sensation d'un bonheur calme, fait de repos et
de bien-être, de tranquille pensée, de santé, de joie discrète et de
gaieté silencieuse, entrait en elle avec la chaleur exquise de ce bain.
Et son esprit rêvait, vaguement bercé par le glouglou du trop-plein qui
s'écoulait, il rêvait à ce qu'elle ferait tantôt, à ce qu'elle ferait
demain, à des promenades, à son père, à son mari, à son frère et à ce
grand garçon qui la gênait un peu depuis l'aventure du chien. Elle
n'aimait pas les gens violents.

Aucun désir n'agitait son âme, calme comme son cœur dans cette eau
tiède, aucun désir, sauf cette confuse espérance d'un enfant, aucun
désir d'une vie autre, d'émotion ou de passion. Elle se sentait bien,
heureuse et contente.

Elle eut peur; on ouvrait sa porte; c'était l'Auvergnate apportant le
linge. Les vingt minutes étaient passées; il fallait déjà s'habiller.
Ce fut presque un chagrin, presque un malheur que ce réveil; elle
avait envie de prier la femme de la laisser encore quelques minutes,
puis elle réfléchit que tous les jours elle retrouverait cette joie, et
elle sortit de l'eau avec regret pour se rouler dans un peignoir chaud,
qui la brûlait un peu.

Comme elle s'en allait, le docteur Bonnefille ouvrit la porte de
son cabinet de consultation et la pria d'entrer, en la saluant avec
cérémonie. Il s'informa de sa santé, lui tâta le pouls, regarda
sa langue, prit des nouvelles de son appétit et de sa digestion,
l'interrogea sur son sommeil, puis la reconduisit jusqu'à l'entrée de
l'appartement en répétant:

--Allons, allons, ça va bien, ça va bien, mes respects s'il vous plaît
à monsieur votre père, un des hommes les plus distingués que j'aie
rencontrés dans ma carrière.

Elle sortit enfin, ennuyée déjà de cette obsession, et devant la porte
elle aperçut le marquis qui causait avec Andermatt, Gontran et Paul
Brétigny.

Son mari, dans la tête de qui toute idée nouvelle bourdonnait sans
repos, comme une mouche dans une bouteille, racontait l'histoire du
paralytique, et voulait retourner voir si le vagabond prenait son bain.

On y alla, pour lui plaire.

Mais Christiane, tout doucement, retint son frère en arrière, et,
lorsqu'ils furent un peu loin des autres:

--Dis donc, je voulais te parler de ton ami; il ne me plaît pas
beaucoup, à moi. Explique-moi au juste ce qu'il est.

Et Gontran, qui connaissait Paul depuis plusieurs années, raconta cette
nature passionnée, brutale, sincère et bonne, par élans.

C'était, disait-il, un garçon intelligent, dont l'âme brusque se jetait
dans les idées avec impétuosité. Cédant à toutes ses impulsions, ne
sachant ni se maîtriser, ni se diriger, ni combattre une sensation
par un raisonnement, ni gouverner sa vie avec une méthode faite de
convictions méditées, il obéissait à ses entraînements, excellents ou
détestables, dès qu'un désir, dès qu'une pensée, dès qu'une émotion
quelconque troublait sa nature exaltée.

Il s'était battu déjà sept fois en duel, aussi prompt à insulter les
gens qu'à devenir ensuite leur ami; il avait eu des furies d'amour
pour les femmes de toutes classes, adorées avec un égal emportement,
depuis l'ouvrière cueillie au seuil de son magasin, jusqu'à l'actrice
enlevée, oui enlevée, le soir d'une première représentation, comme elle
posait le pied dans son coupé pour rentrer chez elle, et emportée par
lui, dans ses bras, au milieu des passants stupéfaits, et jetée dans
une voiture qui disparaissait au galop sans qu'on pût la suivre ou la
rattraper.

Et Gontran conclut: «Voilà. C'est un bon garçon, mais un fou, très
riche d'ailleurs et capable de tout, de tout, de tout quand il perd la
tête.»

Christiane reprit:

--Quel singulier parfum il a, ça sent très bon. Qu'est-ce que c'est?

Gontran répondit:

--Je n'en sais rien, il ne veut pas le dire; je crois que ça vient de
Russie. C'est l'actrice, son actrice, celle dont je le guéris en ce
moment, qui lui a donné cela. Oui, ça sent très bon en effet.

On apercevait sur la route un attroupement de baigneurs et de paysans,
car on avait coutume chaque matin avant le déjeuner, de faire un tour
sur ce chemin.

Christiane et Gontran rejoignirent le marquis, Andermatt et Paul,
et ils virent bientôt, à la place où la veille encore s'élevait le
morne, une tête humaine, bizarre, coiffée d'une loque de feutre gris,
couverte d'une grande barbe blanche, et qui sortait de terre, une sorte
de tête de décapité qu'on aurait cru poussée là, comme une plante.
Autour d'elle, des vignerons stupéfaits regardaient, impassibles, les
Auvergnats n'étant point moqueurs, tandis que trois gros messieurs,
clients des hôtels de second ordre, riaient et plaisantaient.

Oriol et son fils, debout, contemplaient le vagabond qui trempait dans
son trou, assis sur une pierre, avec de l'eau jusqu'au menton. On eût
dit un supplicié d'autrefois, condamné pour quelque crime étrange de
sorcellerie; et il n'avait point lâché ses béquilles baignées à côté de
lui.

Andermatt, ravi, répétait:

--Bravo, bravo! voilà un exemple que devraient suivre tous les gens du
pays qui souffrent de douleurs.

Et, se penchant sur le bonhomme, il lui cria comme s'il eût été sourd:

--Êtes-vous bien?

L'autre, qui semblait abruti complètement par cette eau brûlante,
répondit:

--Il me chemble que je fonds. Bougrre, qu'elle est chaude!

Mais le père Oriol déclara:

--Plus qu'elle est chaude, plus que t'iras bien.

Une voix dit, derrière le marquis:

--Qu'est-ce que c'est que cela?

Et M. Aubry-Pasteur, soufflant toujours, s'arrêta, au retour de sa
promenade quotidienne.

Alors Andermatt expliqua son projet de guérison.

Mais le vieux répétait:

--Bougrre, qu'elle est chaude!

Et il voulait sortir, demandant de l'aide pour le tirer de là.

Le banquier finit par le calmer en lui promettant vingt sous de plus
par bain.

On faisait cercle autour du trou où flottaient les haillons grisâtres
dont était couvert ce vieux corps.

Une voix dit:

--Quel pot-au-feu! Je n'y tremperais pas une soupe.

Une autre reprit:

--La viande non plus ne m'irait guère.

Mais le marquis remarqua que les bulles d'acide carbonique semblaient
plus nombreuses, plus grosses et plus vives, dans cette nouvelle source
que dans celle des bains.

Les loques du vagabond en étaient couvertes, et ces bulles montaient
à la surface en telle abondance que l'eau paraissait traversée par
des chaînettes innombrables, par des chapelets infinis de tout petits
diamants ronds, le grand soleil du plein ciel les rendant claires comme
des brillants.

Alors, Aubry-Pasteur se mit à rire:

--Parbleu, dit-il, écoutez ce qu'on fait à l'établissement. Vous savez
qu'on prend une source comme un oiseau, dans une sorte de piège, ou
plutôt dans une cloche. C'est ce qu'on appelle la capter. Or, l'an
dernier, voici ce qui arriva à la source alimentant les bains. L'acide
carbonique, plus léger que l'eau, s'emmagasinait au sommet de la
cloche, puis, lorsqu'il s'y amassait en trop grande quantité, il se
trouvait refoulé dans les conduits, remontait en abondance dans les
baignoires, emplissait les cabines et asphyxiait les malades. On a
eu trois accidents en deux mois. Alors on me consulta de nouveau, et
j'inventai un appareil très simple, formé de deux tuyaux, qui amenaient
séparément le liquide et le gaz de la cloche, pour les mélanger à
nouveau immédiatement sous le bain, et reconstituer ainsi l'eau à son
état normal en évitant l'excès dangereux d'acide carbonique. Mais mon
appareil aurait coûté un millier de francs! Alors savez-vous ce qu'a
fait le geôlier? Je vous le donne en mille. Un trou dans la cloche pour
se débarrasser du gaz, qui s'envola, bien entendu. De sorte qu'on vous
vend des bains acidulés sans acide, ou du moins avec si peu d'acide que
ça ne vaut plus grand'chose. Tandis qu'ici, regardez.

Tout le monde était indigné! On ne riait plus, et on contemplait avec
envie le paralytique. Chaque baigneur aurait volontiers saisi une
pioche pour se creuser un trou à côté de celui du vagabond.

Mais Andermatt prit par le bras l'ingénieur et ils s'éloignèrent en
causant. De temps en temps Aubry-Pasteur s'arrêtait, semblait tracer
une ligne avec sa canne, indiquait des points; et le banquier écrivait
des notes sur son calepin.

Christiane et Paul Brétigny s'étaient mis à parler. Il lui racontait
son voyage en Auvergne; ce qu'il avait vu, et senti. Il aimait la
campagne avec ses instincts ardents où transperçait toujours de
l'animalité. Il l'aimait en sensuel qu'elle émeut, dont elle fait
vibrer les nerfs et les organes.

Il disait:

--Moi, madame, il me semble que je suis ouvert; et tout entre en moi,
tout me traverse, me fait pleurer ou grincer des dents. Tenez, quand je
regarde cette côte-là en face, ce grand pli vert, ce peuple d'arbres
qui grimpe la montagne, j'ai tout le bois dans les yeux; il me pénètre,
m'envahit, coule dans mon sang; et il me semble aussi que je le mange,
qu'il m'emplit le ventre; je deviens un bois moi-même!

Il riait, en racontant cela, ouvrait ses grands yeux ronds, tantôt sur
le bois et tantôt sur Christiane; et elle, surprise, étonnée, mais
facile à impressionner, se sentait aussi dévorée, comme le bois, par ce
regard avide et large.

Paul reprit:

--Et si vous saviez quelles jouissances je dois à mon nez. Je bois cet
air-là, je m'en grise, j'en vis, et je sens tout ce qu'il y a dedans,
tout, absolument tout. Tenez, je vais vous le dire. D'abord avez-vous
remarqué, depuis que vous êtes ici, une odeur délicieuse, à laquelle
aucune autre odeur n'est comparable, si fine, si légère, qu'elle semble
presque... comment dirai-je... une odeur immatérielle? On la retrouve
partout, on ne la saisit nulle part, on ne découvre pas d'où elle
sort! Jamais, jamais rien de plus... de plus divin ne m'avait troublé
le cœur... Eh bien, c'est l'odeur de la vigne en fleurs! Oh! j'ai
été quatre jours à le découvrir. Et n'est-ce pas charmant à penser,
madame, que la vigne, qui nous donne le vin, le vin que peuvent seuls
comprendre et savourer les esprits supérieurs, nous donne aussi le plus
délicat et le plus troublant des parfums, que peuvent seuls découvrir
les plus raffinés des sensuels? Et puis, reconnaissez-vous aussi la
senteur puissante des châtaigniers, la saveur sucrée des acacias, les
aromates de la montagne, et l'herbe, l'herbe qui sent si bon, si bon,
si bon, ce dont personne ne se doute?

Elle était stupéfaite d'écouter ces choses, non pas qu'elles fussent
surprenantes, mais elles lui paraissaient d'une nature si différente de
celles entendues autour d'elle, chaque jour, que sa pensée en demeurait
saisie, émue, troublée.

Il parlait toujours, de sa voix un peu sourde, mais chaude.

--Et puis, tenez, reconnaissez-vous aussi, dans l'air, sur les routes,
quand il fait chaud, un petit goût de vanille?--Oui, n'est-ce pas?--Eh
bien, c'est... c'est... mais je n'ose pas vous le dire.

Il riait tout à fait maintenant; et soudain, étendant la main devant
lui:

--Regardez!

Une file de voitures chargées de foin s'en venaient traînées par des
vaches accouplées deux par deux. Les bêtes lentes, le front bas,
la tête inclinée par le joug, les cornes liées à la barre de bois,
marchaient péniblement; et on voyait sous leur peau soulevée remuer
les os de leurs jambes. Devant chaque attelage, un homme en manches
de chemise, en gilet et en chapeau noir, allait, une baguette à la
main, réglant l'allure des animaux. De temps en temps il se tournait,
et, sans jamais frapper, touchait l'épaule ou le front d'une vache qui
clignait ses gros yeux vagues et obéissait à son geste.

Christiane et Paul se rangèrent pour les laisser passer.

Il lui dit:

--Sentez-vous?

Elle s'étonna:

--Quoi donc? ça sent l'étable.

--Oui, ça sent l'étable; et toutes ces vaches qui vont par les chemins,
car il n'y a point de chevaux dans ce pays, sèment sur les routes cette
odeur d'étable qui, mêlée à la poussière fine, donne au vent une saveur
de vanille.

Christiane, un peu dégoûtée, murmura:

--Oh!

Il reprit:

--Permettez, en ce moment j'analyse comme un pharmacien. En tout cas,
nous sommes, madame, dans le pays le plus séduisant, le plus doux,
le plus reposant que j'aie jamais vu. Un pays de l'âge d'or. Et la
Limagne, oh! la Limagne! Mais je ne vous en parle pas, je veux vous la
montrer. Vous verrez!

Le marquis et Gontran les rejoignirent. Le marquis passa son bras sous
celui de sa fille, et la faisant tourner et revenir sur ses pas pour
rentrer déjeuner, il dit:

--Écoutez, les enfants, cela vous regarde tous les trois. William,
qui devient fou quand il a une idée en tête, ne rêve plus que de sa
ville à bâtir et il veut séduire la famille Oriol. Il désire donc que
Christiane fasse la connaissance des petites, pour voir si elles sont
possibles. Mais il ne faut pas que le père se doute de notre ruse.
Alors j'ai eu une idée, c'est d'organiser une fête de charité. Toi,
ma fille, tu vas aller voir le curé; vous chercherez ensemble deux de
ses paroissiennes pour quêter avec toi. Tu comprends lesquelles tu lui
feras désigner; et il les invitera sous sa responsabilité. Quant à
vous, les hommes, vous allez préparer une tombola au Casino, avec le
secours de Petrus Martel, de sa troupe et de son orchestre. Et si les
petites Oriol sont gentilles, comme on les dit fort bien élevées dans
leur couvent, Christiane fera leur conquête.


V

PENDANT huit jours, Christiane ne s'occupa que de la préparation de
cette fête. Le curé, en effet, parmi ses paroissiennes, n'avait trouvé
que les petites Oriol qui fussent dignes de quêter avec la fille du
marquis de Ravenel; et, heureux de pouvoir se mettre en avant, il
avait fait toutes les démarches, tout organisé, tout réglé, et invité
lui-même les jeunes filles comme si l'idée première venait de lui.

La commune était agitée; et les mornes baigneurs, tenant un nouveau
sujet de conversation, emplissaient les tables d'hôte d'aperçus variés
sur les recettes possibles des deux séances, religieuse et profane.

La journée commença bien. Il faisait un admirable temps d'été, chaud et
clair, brûlant dans la plaine et délicieux sous les arbres du village.

La messe était à neuf heures, une messe rapide en musique. Christiane,
arrivée avant l'office pour jeter un coup d'œil sur l'ornementation
de l'église faite avec des guirlandes de fleurs venues de Royat
et de Clermont-Ferrand, entendit marcher derrière elle; le curé,
l'abbé Litre, la suivait accompagné des petites Oriol, et il fit les
présentations. Christiane aussitôt invita les jeunes filles à déjeuner.
Elles acceptèrent en rougissant et en saluant avec des révérences.

Les fidèles commençaient à arriver.

Elles s'assirent toutes les trois sur trois chaises d'honneur, qu'on
leur avait préparées au bord du chœur, en face de trois autres
occupées par de jeunes garçons endimanchés, fils du maire, de l'adjoint
et d'un conseiller municipal, choisis pour accompagner les quêteuses et
pour flatter l'autorité locale.

Tout se passa fort bien d'ailleurs.

L'office fut court. La quête donna cent dix francs qui, joints aux cinq
cents d'Andermatt, aux cinquante francs du marquis et aux cent francs
de Paul Brétigny, faisaient un total de sept cent soixante, ce qui
n'était jamais arrivé dans la commune d'Enval.

Puis, après la cérémonie, on emmena à l'hôtel les petites Oriol. Elles
paraissaient un peu intimidées, sans gaucherie cependant, et ne
parlaient guère, plutôt par modestie que par crainte. Elles déjeunèrent
à table d'hôte, et elles plurent aux hommes, à tous les hommes.

L'aînée, plus grave, la cadette, plus vive, l'aînée plus comme il
faut, au sens vulgaire du mot, la cadette plus gracieuse, elles se
ressemblaient pourtant aussi complètement que peuvent se ressembler
deux sœurs.

Dès que le repas fut fini, on se rendit au Casino pour le tirage de la
tombola qui avait lieu à deux heures.

Le parc, déjà envahi par les baigneurs et les paysans mêlés, présentait
l'aspect d'une fête foraine.

Sous leur kiosque chinois, les musiciens exécutaient une symphonie
champêtre, œuvre de Saint-Landri lui-même. Paul, qui accompagnait
Christiane, s'arrêta:

--Tiens, dit-il, c'est joli cela. Il a du talent, ce garçon. Avec un
orchestre ça ferait un grand effet.

Puis il demanda:

--Aimez-vous la musique, madame?

--Beaucoup.

--Moi, elle me ravage. Quand j'écoute une œuvre que j'aime, il me
semble d'abord que les premiers sons détachent ma peau de ma chair,
la fondent, la dissolvent, la font disparaître et me laissent, comme
un écorché vif, sous toutes les attaques des instruments. Et c'est
en effet sur mes nerfs que joue l'orchestre, sur mes nerfs à nu,
frémissants, qui tressaillent à chaque note. Je l'entends, la musique,
non pas seulement avec mes oreilles, mais avec toute la sensibilité de
mon corps, vibrant des pieds à la tête. Rien ne me procure un pareil
plaisir, ou plutôt un pareil bonheur.

Elle souriait et dit:

--Vous sentez vivement.

--Parbleu! A quoi servirait de vivre si on ne sentait pas vivement? Je
n'envie pas les gens qui ont sur le cœur une carapace de tortue ou
un cuir d'hippopotame. Ceux-là seuls sont heureux qui souffrent par
leurs sensations, qui les reçoivent comme des chocs et les savourent
comme des friandises. Car il faut raisonner toutes nos émotions
heureuses ou tristes, s'en rassasier, s'en griser jusqu'au bonheur le
plus aigu ou jusqu'à la détresse la plus douloureuse.

Elle leva les yeux sur lui, un peu surprise comme elle l'était depuis
huit jours par toutes les choses qu'il disait.

Depuis huit jours en effet, ce nouvel ami, car il était devenu son ami
tout de suite, malgré la répugnance des premières heures, secouait à
tout instant la tranquillité de son âme, et l'agitait comme on agite un
bassin en y jetant des pierres. Et il jetait des pierres, de grosses
pierres, dans cette pensée encore ensommeillée.

Le père de Christiane, comme tous les pères, l'avait toujours traitée
en petite fille à qui on ne doit pas dire grand'chose; son frère la
faisait rire et non point réfléchir; son mari ne s'imaginait pas qu'on
dût parler de quoi que ce fût avec sa femme en dehors des intérêts de
la vie commune; et elle avait vécu jusqu'ici dans une torpeur d'esprit
satisfaite et douce.

Ce nouveau venu ouvrait son intelligence à coups d'idées qui
ressemblaient à des coups de hache. C'était d'ailleurs un de ces
hommes qui plaisent aux femmes, à toutes les femmes, par sa nature
même, par l'acuité vibrante de ses émotions. Il savait leur parler,
tout leur dire, et il leur faisait tout comprendre. Incapable d'un
effort continu, mais intelligent à l'extrême, aimant toujours ou
détestant avec passion, parlant de tout avec une fougue naïve d'homme
frénétiquement convaincu, aussi changeant qu'il était enthousiaste, il
avait à l'excès le vrai tempérament des femmes, leur crédulité, leur
charme, leur mobilité, leur nervosité, avec l'intelligence supérieure,
active, ouverte et pénétrante d'un homme.

Gontran les rejoignit brusquement:

--Retournez-vous, dit-il, et regardez le ménage Honorat.

Ils se retournèrent et aperçurent le docteur Honorat flanqué d'une
grosse et vieille dame en robe bleue, dont la tête semblait un jardin
de pépiniériste, toutes les variétés de plantes et de fleurs se
trouvant réunies sur son chapeau.

Christiane, stupéfaite, demanda:

--C'est sa femme? mais elle a quinze ans de plus que lui!

--Oui, soixante-cinq ans: une ancienne sage-femme aimée entre deux
accouchements. C'est du reste, paraît-il, un de ces ménages où on se
cogne du matin au soir.

Ils revenaient vers le Casino, attirés par les clameurs du public.
Sur une grande table, devant l'établissement, étaient étalés les lots
de la tombola dont Petrus Martel, assisté de Mlle Odelin, de l'Odéon,
une toute petite brunette, tirait et annonçait les numéros, avec des
boniments de charlatan qui amusaient beaucoup la foule. Le marquis,
accompagné des petites Oriol et d'Andermatt, reparut et demanda:

--Restons-nous ici? C'est bien bruyant.

Alors on se décida à faire une promenade sur la route à mi-côte qui va
d'Enval à la Roche-Pradière.

Pour l'atteindre, ils montèrent d'abord, l'un derrière l'autre, un
sentier étroit à travers les vignes. Christiane marchait en tête, d'un
pas souple et rapide. Depuis son arrivée en ce pays, elle se sentait
exister d'une façon nouvelle, avec une activité de plaisir et de vie
qu'elle ne connaissait point autrefois. Peut-être les bains, la faisant
mieux portante, la débarrassant des légers troubles des organes qui
gênent et attristent sans cause sensible, la disposaient-ils à mieux
percevoir, à mieux goûter toutes choses. Peut-être se sentait-elle
simplement animée, fouettée par la présence et l'ardeur d'esprit de ce
garçon inconnu qui lui apprenait à comprendre.

Elle respirait par grands souffles prolongés, en songeant à tout ce
qu'il avait dit sur les parfums errant dans le vent. «C'est vrai,
pensait-elle, qu'il m'a enseigné à sentir l'air.» Et elle retrouvait
toutes les odeurs, celles de la vigne surtout, si légère, si fine, si
fuyante.

Elle atteignit la route, et des groupes se formèrent. Andermatt et
Louise Oriol, l'aînée, partirent en avant en causant du rendement des
terres en Auvergne. Elle savait, cette Auvergnate, vraie fille de son
père, douée de l'instinct héréditaire, tous les détails précis et
pratiques de la culture; et elle les disait de sa voix sage, d'un ton
gentil, avec l'accent discret qu'on lui avait enseigné au couvent.

Tout en l'écoutant il la regardait de côté et trouvait charmante cette
fillette grave, déjà si pratiquement instruite. Il répétait parfois, un
peu surpris:

--Comment! la terre vaut jusqu'à trente mille francs l'hectare dans la
Limagne?

--Oui, monsieur, quand elle est plantée de beaux pommiers qui donnent
des pommes de dessert. C'est notre contrée qui fournit presque tous les
fruits qu'on mange à Paris.

Alors il se retourna pour considérer la Limagne avec estime, car de la
route qu'ils suivaient on apercevait, à perte de vue, la vaste plaine
toujours couverte d'une petite brume de vapeur bleue.

Christiane et Paul aussi s'étaient arrêtés en face de l'immense pays
voilé, si doux à l'œil qu'ils seraient demeurés indéfiniment à le
contempler ainsi.

La route maintenant était abritée par des noyers énormes dont l'ombre
opaque faisait passer une fraîcheur sur la peau. Elle ne montait
plus, et serpentait à mi-hauteur sur le versant de la côte, tapissée
de vignes d'abord, puis d'herbe rase et verte jusqu'à la crête, peu
élevée en cet endroit.

Paul murmura:

--Est-ce beau? dites, est-ce beau? Et pourquoi ce paysage
m'attendrit-il? Oui, pourquoi? Il s'en dégage un charme si profond, si
large, si large surtout, qu'il me pénètre jusqu'au cœur. Il semble,
en regardant cette plaine, que la pensée ouvre les ailes, n'est-ce pas?
Et elle s'envole, elle plane, elle passe, et elle s'en va là-bas, plus
loin, vers tous les pays rêvés que nous ne verrons jamais. Oui, tenez,
cela est admirable parce que cela ressemble à une chose rêvée bien plus
qu'à une chose vue.

Elle l'écoutait sans rien dire, attendant, espérant, recueillant
chacune de ses paroles; et elle se sentait émue, sans trop savoir
pourquoi. Elle entrevoyait en effet d'autres pays, les pays bleus, les
pays roses, les pays invraisemblables et merveilleux, introuvables et
toujours cherchés qui nous font juger médiocres tous les autres.

Il reprit:

--Oui, c'est beau, parce que c'est beau. D'autres horizons sont plus
frappants et moins harmonieux. Ah! madame, la beauté, la beauté
harmonieuse! Il n'y a que cela au monde. Rien n'existe que la beauté!
Mais combien peu la comprennent! La ligne d'un corps, d'une statue ou
d'une montagne, la couleur d'un tableau ou celle de cette plaine, le je
ne sais quoi de la _Joconde_, une phrase qui vous mord jusqu'à l'âme,
ce rien de plus qui fait un artiste aussi créateur que Dieu, qui donc
le distingue parmi les hommes?

Tenez, je vais vous dire deux strophes de Baudelaire.

Et il déclama:

  Que tu viennes du ciel ou de l'enfer, qu'importe,
  O Beauté, monstre énorme, effrayant, ingénu,
  Si ton œil, ton souris, ton pied m'ouvre la porte
  D'un infini que j'aime et n'ai jamais connu!

  De Satan ou de Dieu qu'importe, ange ou sirène,
  Qu'importe si tu rends--fée aux yeux de velours,
  Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine,--
  L'univers moins hideux et les instants moins lourds!

Christiane maintenant le regardait, étonnée de son lyrisme,
l'interrogeant de l'œil, ne comprenant pas bien quelle chose
extraordinaire pouvait contenir cette poésie.

Il devina sa pensée, et s'irrita de ne lui avoir point communiqué son
exaltation, car il les avait fort bien dits, ces vers, et il reprit
avec une nuance de dédain:

--Je suis un fou de vouloir vous forcer à goûter un poète d'une
inspiration aussi subtile. Un jour viendra, je l'espère, où vous
sentirez, comme moi, ces choses-là. Les femmes, douées de bien plus
d'intuition que de compréhension, ne saisissent les intentions secrètes
et voilées de l'art que si on fait d'abord un appel sympathique à leur
pensée.

Et, la saluant, il ajouta:

--Je m'efforcerai, madame, de faire cet appel sympathique.

Elle ne le trouva pas impertinent, mais bizarre; et d'ailleurs elle
ne cherchait même plus à comprendre, frappée soudain par une remarque
qu'elle n'avait pas encore faite: Il était fort élégant, mais d'une
taille trop haute et trop forte, d'une allure trop virile pour qu'on
s'aperçût tout de suite de la recherche fine de sa toilette.

Et puis sa tête avait quelque chose de brutal, d'inachevé qui donnait à
toute sa personne un aspect un peu lourd au premier coup d'œil. Mais
lorsqu'on s'était accoutumé à ses traits on y trouvait du charme, un
charme puissant et rude qui devenait par moments très doux, selon les
inflexions tendres de sa voix toujours voilée.

Christiane se disait, en remarquant pour la première fois combien il
était soigné des pieds à la tête: «Décidément, c'est un homme dont il
faut découvrir une à une les qualités.»

Mais Gontran les rejoignait en courant. Il criait:

--Sœur, hé, Christiane, attends!

Et, lorsqu'il les eut rattrapés, il leur dit, riant encore:

--Oh! venez donc écouter la petite Oriol, elle est drôle comme tout,
elle a un esprit étonnant. Papa a fini par la mettre à son aise,
et elle nous raconte les choses les plus comiques de la terre.
Attendez-les.

Et ils attendirent le marquis, qui s'en venait avec la cadette des
fillettes, Charlotte Oriol.

Elle racontait, avec une verve enfantine et sournoise, des histoires du
village, des naïvetés et des roueries de paysans. Et elle les imitait
avec leurs gestes, leurs allures lentes, leurs paroles graves, leurs
fouchtra, leurs innombrables bougrrre qu'elle prononçait bigrrre,
mimant, d'une façon qui rendait charmante sa jolie figure éveillée,
tous les mouvements de leurs physionomies. Ses yeux vifs brillaient;
sa bouche, assez grande, s'ouvrait bien, montrant de belles dents
blanches; son nez, un peu relevé, lui donnait un air d'esprit, et elle
était fraîche, d'une fraîcheur de fleur à faire frémir d'envie les
lèvres.

Le marquis ayant passé presque toute son existence dans ses terres,
Christiane et Gontran, élevés dans le château familial, au milieu des
fiers et gros fermiers normands qu'on recevait quelquefois à table,
suivant l'usage, et dont les enfants, camarades de première communion,
étaient traités par eux familièrement, savaient parler à cette petite
campagnarde aux trois quarts mondaine déjà, avec une franchise amicale,
un tact cordial et sûr qui éveillait tout de suite en elle une
assurance gaie et confiante.

Andermatt et Louise revenaient, ayant été jusqu'au village et ne
voulant point y pénétrer.

Et tout le monde s'assit au pied d'un arbre, sur l'herbe du fossé.

Ils restèrent là longtemps, causant doucement, de tout et de rien, dans
une languissante torpeur de bien-être. Parfois une charrette passait,
toujours traînée par les deux vaches dont le joug inclinait et tordait
les têtes, et toujours conduite par un paysan au ventre creux, coiffé
du grand chapeau noir, dirigeant les bêtes du bout de sa mince baguette
avec des mouvements de chef d'orchestre.

L'homme se découvrait, saluant les petites Oriol; et les fillettes
répondaient par un «bonjour» familier, jeté de leurs voix jeunes.

Puis, comme l'heure avançait, on rentra.

En approchant du parc, Charlotte Oriol s'écria:

--Oh! la bourrée! la bourrée!

On dansait la bourrée, en effet, sur un vieil air auvergnat.

Paysans et paysannes marchaient et sautaient en faisant des grâces,
tournaient et se saluaient; celles-ci pinçant et soulevant leurs jupes
avec deux doigts de chaque main; ceux-là les bras ballants ou arrondis
comme des anses.

L'air monotone et gentil dansait aussi dans le vent plus frais du
soir; c'était toujours la même phrase chantée par le violon sur un
ton suraigu, et dont les autres instruments scandaient le rythme,
rendaient l'allure plus bondissante. Et c'était bien la musique simple
et paysanne, alerte et sans art qui convenait à ce menuet rustique et
lourdaud.

Les baigneurs aussi, essayaient de danser. Petrus Martel bondissait en
face de la petite Odelin, maniérée comme une marcheuse de ballet; le
comique Lapalme mimait un pas extravagant autour de la caissière du
Casino, qui semblait agitée par des souvenirs de Bullier.

Mais soudain Gontran aperçut le docteur Honorat qui s'en donnait de
tout son cœur et de toutes ses jambes, et exécutait la bourrée
classique en véritable Auvergnat pur sang.

L'orchestre se tut. Tous s'arrêtèrent. Le docteur vint saluer le
marquis.

Il s'essuyait le front et soufflait.

--C'est bon, dit-il, d'être jeune quelquefois.

Gontran lui posa la main sur l'épaule, et, souriant d'un air mauvais:

--Vous ne m'aviez pas dit que vous étiez marié.

Le médecin cessa de s'essuyer, et répondit avec gravité:

--Oui, je le suis, et mal.

--Vous dites?

--Je dis: mal marié. Ne faites jamais cette folie-là, jeune homme.

--Pourquoi?

--Pourquoi. Tenez, voilà vingt ans que je suis marié, eh bien, je ne
m'y accoutume pas. Tous les soirs en rentrant, je me dis: «Tiens, cette
vieille dame est encore chez moi. Elle ne s'en ira donc jamais!»

Tout le monde se mit à rire, tant il avait l'air sérieux et convaincu.

Mais les cloches d'hôtel sonnaient le dîner. La fête était terminée. On
reconduisit Louise et Charlotte Oriol à la maison paternelle, et quand
on les eut quittées, on parla d'elles.

Tout le monde les trouvait charmantes. Seul, Andermatt préférait
l'aînée. Le marquis dit:

--Comme la nature féminine est souple! Le seul voisinage de l'or
paternel dont elles ne connaissent même pas l'usage, a fait des dames
de ces campagnardes.

Christiane ayant demandé à Paul Brétigny:

--Et vous, laquelle préférez-vous?

Il murmura:

--Oh! moi, je ne les ai même pas regardées. Ce n'est pas elles que je
préfère.

Il avait parlé très bas; et elle ne répondit rien.


VI

LES jours qui suivirent furent charmants pour Christiane Andermatt.
Elle vivait, le cœur léger et l'âme en joie. Le bain du matin
était son premier plaisir, un délicieux plaisir à fleur de peau, une
demi-heure exquise dans l'eau chaude et courante qui la disposait à
être heureuse jusqu'au soir. Elle était heureuse en effet dans toutes
ses pensées et dans tous ses désirs. L'affection dont elle se sentait
entourée et pénétrée, l'ivresse de la vie jeune, battant dans ses
veines, et puis aussi ce cadre nouveau, ce pays superbe, fait pour le
rêve et pour le repos, large et parfumé, qui l'enveloppait comme une
grande caresse de la nature, éveillaient en elle des émotions neuves.
Tout ce qui l'approchait, tout ce qui la touchait continuait cette
sensation du matin, cette sensation d'un bain tiède, d'un grand bain
de bonheur où elle se plongeait corps et âme.

Andermatt, qui devait passer à Enval une quinzaine sur deux, était
reparti pour Paris en recommandant à sa femme de bien veiller à ce que
le paralytique ne cessât point son traitement.

Chaque jour donc, avant le déjeuner, Christiane, son père, son frère
et Paul allaient voir ce que Gontran appelait «la soupe du pauvre».
D'autres baigneurs y venaient aussi et on faisait cercle autour du trou
en causant avec le vagabond.

Il ne marchait pas mieux, affirmait-il, mais il se sentait les jambes
pleines de fourmis; et il racontait comment ces fourmis allaient,
venaient, montaient jusqu'aux cuisses, redescendaient jusqu'au bout des
doigts. Et il les sentait même la nuit, ces bêtes chatouilleuses qui le
piquaient et lui ôtaient le sommeil.

Tous les étrangers et les paysans, partagés en deux camps, celui des
confiants et celui des incrédules, s'intéressaient à cette cure.

Après le déjeuner, Christiane allait souvent chercher les petites
Oriol, afin de faire ensemble une promenade. C'étaient les seules
femmes de la station avec qui elle pût causer, avec qui elle pût avoir
des relations agréables, à qui elle pût donner un peu de confiance
amicale et demander un peu d'affection féminine. Elle avait pris goût
tout de suite au bon sens sérieux et souriant de l'aînée et plus encore
à l'esprit sournois et drôle de la cadette, et c'était moins pour
complaire à son mari que pour son propre agrément qu'elle recherchait
maintenant l'amitié des deux fillettes.

On partait pour une excursion, tantôt en landau, dans un vieux landau
de voyage à six places, trouvé chez un loueur de Riom, et tantôt à pied.

Ils aimaient surtout un petit vallon sauvage auprès de Châtel-Guyon,
conduisant à l'ermitage de Sans-Souci.

Dans le chemin étroit, suivi à pas lents, sous les sapins, au bord de
la petite rivière, ils s'en allaient deux par deux et causant. A tous
les passages du ruisseau que la sente traversait sans cesse, Paul et
Gontran, debout sur des pierres dans le courant, prenaient les femmes
chacun par un bras et les enlevaient d'une secousse pour les déposer de
l'autre côté. Et chacun de ces gués changeait l'ordre des promeneurs.

Christiane allait de l'un à l'autre, mais trouvait le moyen, chaque
fois, de rester seule quelque temps avec Paul Brétigny, soit en avant,
soit en arrière.

Il n'avait plus avec elle les mêmes manières que dans les premiers
jours; il était moins rieur, moins brusque, moins camarade, mais plus
respectueux et plus empressé.

Leurs conversations cependant prenaient une allure intime, et les
choses du cœur y tenaient une grande place. Il parlait de sentiment
et d'amour en homme qui connaît ces sujets, qui a sondé la tendresse
des femmes et qui leur doit autant de bonheur que de souffrance.

Elle, ravie, un peu émue, le poussait aux confidences, avec une
curiosité ardente et rusée. Tout ce qu'elle savait de lui éveillait
en elle un désir aigu d'en connaître davantage, de pénétrer, par la
pensée, dans une de ces existences d'hommes entrevues par les livres,
dans une de ces existences pleines d'orages et de mystères d'amour.

Poussé par elle il lui disait chaque jour un peu plus de sa vie, de
ses aventures et de ses chagrins avec une chaleur de parole que les
brûlures de son souvenir rendaient parfois passionnée, et que le désir
de plaire faisait astucieuse aussi.

Il ouvrait devant ses yeux un monde inconnu et trouvait des mots
éloquents pour exprimer les subtilités du désir et de l'attente, le
ravage des espérances grandissantes, la religion des fleurs et des
bouts de rubans, de tous les petits objets gardés, l'énervement des
doutes subits, l'angoisse des suppositions alarmantes, les tortures de
la jalousie, et l'inexprimable folie du premier baiser.

Et il savait conter tout cela d'une façon très convenable, voilée,
poétique et entraînante. Comme tous les hommes hantés sans cesse par le
désir et la pensée de la femme, il parlait discrètement de celles qu'il
avait aimées avec une fièvre encore palpitante. Il se rappelait mille
détails gentils, faits pour émouvoir le cœur, mille circonstances
délicates faites pour mouiller le coin des yeux, et toutes ces
mignonnes futilités de la galanterie, qui rendent les rapports d'amour,
entre gens d'âme fine et d'esprit cultivé, ce qu'il y a de plus élégant
et de plus joli par le monde.

Toutes ces causeries troublantes et familières, renouvelées chaque
jour, chaque jour plus prolongées, tombaient sur le cœur de
Christiane ainsi que des graines qu'on jette en terre. Et le charme du
grand pays, l'air savoureux, cette Limagne bleue, et si vaste qu'elle
semblait agrandir l'âme, ces cratères éteints sur la montagne, vieilles
cheminées du monde qui ne servaient plus qu'à chauffer des eaux pour
les malades, la fraîcheur des ombrages, le bruit léger des ruisseaux
dans les pierres, tout cela aussi pénétrait le cœur et la chair de
la jeune femme, les pénétrait et les amollissait comme une pluie douce
et chaude sur un sol encore vierge, une pluie qui fera germer les
fleurs dont il a reçu la semence.

Elle sentait bien que ce garçon lui faisait un peu la cour, qu'il la
trouvait jolie, plus que jolie même; et le désir de lui plaire lui
donnait, à elle, mille inventions rusées et simples en même temps, pour
le séduire et le conquérir.

Quand il avait l'air ému, elle le quittait brusquement; quand elle
pressentait dans sa bouche une allusion attendrie, elle lui jetait,
avant que la phrase fût terminée, un de ces regards courts et profonds
qui entrent comme du feu au cœur des hommes.

Elle avait de fines paroles, de doux mouvements de tête, des gestes
distraits de la main, et des airs mélancoliques bien vite arrêtés par
un sourire pour lui montrer, sans lui rien dire, qu'il ne perdait pas
ses efforts.

Que voulait-elle? Rien. Qu'attendait-elle de cela? Rien. Elle s'amusait
à ce jeu uniquement parce qu'elle était femme, parce qu'elle n'en
sentait point le danger, parce que, sans rien pressentir, elle voulait
voir ce qu'il ferait.

Et puis en elle s'était développée tout à coup cette coquetterie native
qui couve dans les veines de toutes les créatures femelles. L'enfant
endormie et naïve d'hier s'était réveillée brusquement souple et
perspicace en face de cet homme qui lui parlait sans cesse d'amour.
Elle devinait le trouble croissant de sa pensée auprès d'elle, elle
voyait l'émotion naissante de son regard, et elle comprenait les
intonations différentes de sa voix, avec cette intuition particulière
de celles qui se sentent sollicitées d'aimer.

D'autres hommes déjà lui avaient fait la cour dans les salons sans
obtenir d'elle autre chose que des moqueries de gamine égayée. La
banalité de leurs compliments l'amusait; leurs mines de soupirants
tristes l'emplissaient de joie; et elle répondait par des niches à
toutes les manifestations de leur émotion.

Avec celui-là, elle s'était sentie soudain en face d'un adversaire
séduisant et dangereux; et elle était devenue cet être adroit,
clairvoyant par instinct, armé d'audace et de sang-froid, qui, tant que
son cœur reste libre, guette, surprend et entraîne les hommes dans
l'invisible filet du sentiment.

Lui, dans les premiers temps, l'avait trouvée niaise. Accoutumé aux
femmes aventureuses, exercées à l'amour comme un vieux troupier l'est à
la manœuvre, expertes à toutes les ruses de la galanterie et de la
tendresse, il jugeait banal ce cœur simple, et le traitait avec un
léger dédain.

Mais peu à peu cette candeur même l'avait amusé, et puis séduit; et
cédant à sa nature entraînable, il avait commencé à entourer de soins
attendris la jeune femme.

Il savait bien que le meilleur moyen de troubler une âme pure était de
lui parler sans cesse d'amour, en ayant l'air de songer aux autres;
et, se prêtant alors avec astuce à la curiosité friande qu'il avait
éveillée en elle, il s'était mis, sous prétexte de confidences, à lui
faire sous l'ombre des bois un véritable cours de passion.

Il s'amusait, comme elle, à ce jeu, lui montrait par toutes les menues
attentions que savent trouver les hommes, le goût grandissant qu'il
avait pour elle, et se posait en amoureux sans se douter encore qu'il
le deviendrait vraiment.

Ils faisaient cela l'un et l'autre tout le long des lentes promenades
aussi naturellement qu'il est naturel de prendre un bain quand on se
trouve, par un jour chaud, au bord d'une rivière.

Mais à partir du moment où la vraie coquetterie se déclara chez
Christiane, à partir de l'heure où elle découvrit toutes les adresses
natives de la femme pour séduire les hommes, où elle se mit en tête de
jeter à ses genoux ce passionné, comme elle aurait entrepris de gagner
une partie de croquet, il se laissa prendre, ce roué candide, aux mines
de cette innocente, et il commença à l'aimer.

Alors il devint gauche, inquiet, nerveux; et elle le traita comme un
chat fait d'une souris.

Avec une autre il n'eût point été gêné, il eût parlé, il l'eût conquise
par sa fougue entraînante; avec elle il n'osait pas, tant elle lui
semblait différente de toutes celles qu'il avait connues.

Les autres, en somme, étaient des femmes déjà brûlées par la vie, à
qui on pouvait tout dire, avec qui on pouvait oser les appels les plus
hardis, en leur murmurant près des lèvres les paroles frémissantes qui
enflamment le sang. Il se savait, il se sentait irrésistible quand il
pouvait communiquer librement à l'âme, au cœur, aux sens de celle
qu'il aimait le désir impétueux dont il était ravagé.

Auprès de Christiane il se croyait auprès d'une jeune fille, tant il
la devinait novice; et tous ses moyens restaient paralysés. Et puis
il la chérissait d'une façon nouvelle, comme une enfant, et comme une
fiancée. Il la désirait; et il avait peur d'y toucher, de la salir,
de la faner. Il n'avait pas envie de l'étreindre à la broyer dans ses
bras, comme les autres, mais de se mettre à genoux pour baiser sa robe
et d'embrasser doucement, avec une lenteur infiniment chaste et tendre,
les petits cheveux de ses tempes, les coins de sa bouche, et ses yeux,
ses yeux fermés dont il sentirait le regard bleu, le regard charmant
éveillé sous la paupière baissée. Il aurait voulu la protéger contre
tout le monde et contre tout, ne pas la laisser coudoyer des gens
communs, regarder des gens laids, passer à côté de gens malpropres. Il
aurait voulu enlever la boue des rues qu'elle traversait, les cailloux
des chemins, les ronces et les branches des bois, faire tout facile et
délicieux autour d'elle, et la porter toujours pour qu'elle ne marchât
jamais. Et il s'irritait qu'elle dût causer avec ses voisins d'hôtel,
manger les médiocres nourritures de la table d'hôte, subir toutes les
petites choses désagréables et inévitables de l'existence.

Il ne savait que lui dire, tant il avait de pensées pour elle; et son
impuissance à exprimer l'état de son cœur, à rien accomplir de ce
qu'il aurait voulu faire, à lui témoigner l'impérieux besoin de se
dévouer qui lui brûlait les veines, lui donnait des aspects de bête
féroce enchaînée et, en même temps, d'étranges envies de sangloter.

Elle voyait tout cela sans le comprendre complètement, et s'en amusait
avec la joie maligne des coquettes.

Lorsqu'ils étaient restés derrière les autres et qu'elle sentait, à
son allure, qu'il allait enfin dire quelque chose d'inquiétant, elle
se mettait brusquement à courir pour rattraper son père, et l'ayant
rejoint elle criait: «Si nous faisions une partie de quatre coins.»

Les parties de quatre coins servaient en général de terme aux
excursions. On cherchait une clairière, un bout de route plus large, et
on jouait, comme des gamins en promenade.

Les petites Oriol et Gontran lui-même prenaient un grand plaisir à cet
amusement qui satisfaisait l'incessante envie de courir que portent
en eux tous les êtres jeunes. Seul, Paul Brétigny grognait, obsédé
par d'autres idées, puis, s'animant peu à peu, il se mettait à la
partie avec plus de fureur que les autres afin de prendre Christiane,
de la toucher, de poser la main brusquement sur son épaule ou sur son
corsage.

Le marquis, dont la nature indifférente et nonchalante se prêtait à
tout pourvu qu'on ne troublât point sa quiétude, s'asseyait au pied
d'un arbre et regardait s'ébattre son pensionnat, comme il disait. Il
trouvait fort bonne cette vie paisible, et le monde entier parfait.

Cependant, les allures de Paul effrayèrent bientôt Christiane. Un jour
même, elle eut peur de lui.

Ils étaient allés, un matin, avec Gontran au fond de la bizarre
crevasse, d'où coule le ruisseau d'Enval, et qu'on appelle la Fin du
Monde.

La gorge, de plus en plus resserrée et tortueuse, s'enfonce dans
la montagne. On franchit des pierres énormes, on passe sur de gros
cailloux la petite rivière, et après avoir contourné un roc haut de
plus de cinquante mètres qui barre toute l'entaille du ravin, on se
trouve enfermé dans une sorte de fosse étroite, entre deux murailles
géantes, nues jusqu'au sommet couvert d'arbres et de verdure.

Le ruisseau forme un lac grand comme une cuvette, et c'est vraiment là
un trou sauvage, étrange, inattendu, comme on en rencontre plus souvent
dans les récits que dans la nature.

Or, ce jour-là, Paul, regardant la haute marche de rocher qui leur
barrait le chemin à l'endroit où s'arrêtent tous les promeneurs,
remarqua qu'elle portait des traces d'escalade. Il dit:

--Mais, on peut aller plus loin.

Ayant donc gravi, non sans peine, cette muraille droite, il cria:

--Oh! c'est charmant! un petit bosquet dans l'eau, venez donc.

Et, se couchant, il prit les deux mains de Christiane qu'il enleva,
pendant que Gontran dirigeait et posait ses pieds sur toutes les
faibles saillies de la roche.

La terre tombée du sommet avait formé sur ce gradin un jardinet sauvage
et touffu, où le ruisseau courait à travers les racines.

Une autre marche, un peu plus loin, barrait de nouveau ce couloir
de granit; ils la gravirent encore, puis une troisième, et ils se
trouvèrent au pied d'un mur infranchissable d'où tombait, droite et
claire, une cascade de vingt mètres, dans un bassin profond, creusé par
elle, et enfoui sous des lianes et des branches.

L'entaille de la montagne était devenue si étroite, que les deux hommes
se tenant par la main en pouvaient toucher les côtés. On ne voyait plus
qu'une ligne du ciel; on n'entendait que le bruit de l'eau; on eût dit
une de ces introuvables retraites où les poètes latins cachaient les
nymphes antiques. Il semblait à Christiane qu'elle venait de violer la
chambre d'une fée.

Paul Brétigny ne disait rien. Gontran s'écria:

--Oh! comme ce serait joli, une femme blonde et rose baignée dans cette
eau.

Ils revinrent. Les deux premiers gradins furent assez faciles à
descendre, mais le troisième effraya Christiane, tant il était haut et
droit, sans marches visibles.

Brétigny se laissa glisser sur le roc, puis, tendant les deux bras vers
elle:

--Sautez! dit-il.

Elle n'osa pas. Non qu'elle eût peur de tomber, mais elle avait peur de
lui, peur de ses yeux surtout.

Il la regardait avec une avidité de bête affamée, avec une passion
devenue féroce; et ses deux mains ouvertes vers elle l'attiraient si
impérieusement, qu'elle fut soudain épouvantée et saisie d'une envie
folle de hurler, de se sauver, de grimper la montagne à pic, pour
échapper à cet irrésistible appel.

Son frère, debout derrière elle, cria: «Va donc!» et il la poussa. Se
sentant tomber, elle ferma les yeux, et, saisie par une étreinte douce
et forte, elle frôla sans le voir tout le grand corps du jeune homme,
dont l'haleine haletante et chaude lui passa sur le visage.

Puis elle se retrouva sur ses pieds, souriante, à présent que sa
terreur était finie, pendant que Gontran descendait à son tour.

Cette émotion l'ayant rendue prudente, elle prit garde, durant quelques
jours, de ne se point trouver seule avec Brétigny qui semblait rôder
autour d'elle maintenant, comme le loup des fables autour d'une brebis.

Mais une grande excursion avait été décidée. On devait emporter des
provisions dans le landau à six places et aller dîner, avec les
sœurs Oriol, au bord du petit lac de Tazenat, qu'on appelle dans le
pays le gourd de Tazenat, pour revenir de nuit au clair de lune.

On partit donc un après-midi, par un jour torride, sous un soleil
dévorant qui chauffait comme des dalles de four les granits de la
montagne.

La voiture montait la côte au pas des trois chevaux soufflants et
couverts de sueur; le cocher sommeillait sur son siège, la tête
baissée; et des légions de lézards verts couraient sur les pierres
au bord de la route. L'air brûlant semblait plein d'une invisible et
lourde poussière de feu. Parfois on l'eût dit figé, résistant, épais
à traverser, parfois il s'agitait un peu et faisait passer sur les
visages des souffles ardents d'incendie où flottait une odeur de résine
chaude au milieu des longs bois de pins.

Personne ne parlait dans la voiture. Les trois femmes, dans le fond,
fermaient leurs yeux éblouis, sous l'ombre rose des ombrelles; le
marquis et Gontran, un mouchoir sur le front, dormaient; Paul regardait
Christiane qui le guettait aussi entre ses paupières baissées.

Et le landau, soulevant une colonne de fumée blanche, suivait toujours
l'interminable montée.

Lorsqu'il eut atteint le plateau, le cocher se redressa, les chevaux
se mirent à trotter et on parcourut un grand pays onduleux, boisé,
cultivé, peuplé de villages et de maisons isolées. On apercevait au
loin, à gauche, les grands sommets tronqués des volcans. Le lac de
Tazenat, qu'on allait voir, était formé par le dernier cratère de la
chaîne d'Auvergne.

Après trois heures de route, Paul dit soudain: «Tenez, des laves.»
Des rochers bruns, bizarrement tordus, crevassaient le sol au bord
de la route. On voyait, à droite, une montagne camarde dont le large
sommet avait l'air creux et plat, on prit un chemin qui semblait
entrer dedans par une entaille en triangle, et Christiane, qui s'était
levée, découvrit tout à coup dans un vaste et profond cratère un beau
lac frais et rond ainsi qu'une pièce d'argent. Les pentes rapides du
mont, boisées à droite et nues à gauche, tombaient dans l'eau qu'elles
entouraient d'une haute enceinte régulière. Et cette eau calme, plate
et luisante comme un métal, reflétait les arbres d'un côté, et de
l'autre la côte aride avec une netteté si parfaite qu'on ne distinguait
point les bords et qu'on voyait seulement dans cet immense entonnoir
où se mirait, au centre, le ciel bleu, un trou clair et sans fond qui
semblait traverser la terre percée de part en part jusqu'à l'autre
firmament.

La voiture ne pouvait aller plus loin. On descendit et on prit, par le
côté boisé, un chemin qui tournait autour du lac, sous les arbres, à
mi-hauteur de la pente. Cette route, où ne passaient que les bûcherons,
était verte comme une prairie; et on voyait à travers les branches,
l'autre côte en face et l'eau luisante au fond de cette cuve de
montagne.

Puis on gagna, par une clairière, le rivage même pour s'asseoir sur un
talus de gazon ombragé par des chênes. Et tout le monde s'étendit dans
l'herbe avec une joie animale et délicieuse.

Les hommes s'y roulaient, y enfonçaient leurs mains; et les femmes,
doucement couchées sur le flanc, y posaient leur joue comme pour y
chercher une fraîche caresse.

C'était, après la chaleur de la route, une de ces sensations douces, si
profondes et si bonnes qu'elles sont presque des bonheurs.

Alors le marquis s'endormit de nouveau; Gontran bientôt en fit autant;
Paul se mit à causer avec Christiane et les jeunes filles. De quoi?
De pas grand'chose! De temps en temps, un d'eux disait une phrase; un
autre répondait après une minute de silence; et les paroles lentes
paraissaient engourdies dans leurs bouches comme les pensées dans leurs
esprits.

Mais le cocher ayant apporté le panier aux provisions, les petites
Oriol, accoutumées chez elles aux soins du ménage, gardant encore
des habitudes actives de travail domestique, se mirent aussitôt à le
déballer et à préparer le dîner, un peu plus loin, sur le gazon.

Paul restait étendu à côté de Christiane qui rêvait. Et il murmura, si
bas qu'elle entendit à peine, si bas que ces mots frôlèrent son oreille
comme ces bruits confus qui passent dans le vent: «Voici les meilleurs
moments de ma vie.»

Pourquoi ces vagues paroles la troublèrent-elle jusqu'au fond du cœur?
Pourquoi se sentit-elle brusquement attendrie comme elle ne l'avait
jamais été?

Elle regardait dans les arbres, un peu plus loin, une toute petite
maison, un pavillon de chasseurs ou de pêcheurs, si étroit qu'il ne
devait contenir qu'une seule pièce.

Paul suivit ses yeux et il dit:

--Avez-vous quelquefois songé, madame, à ce que pourraient être, pour
deux êtres s'aimant éperdument, des jours passés dans une cabane comme
celle-là! Ils seraient seuls au monde, vraiment seuls, face à face!
Et si une chose semblable pouvait se faire, ne devrait-on point tout
quitter pour la réaliser, tant le bonheur est rare, insaisissable et
court? Est-ce qu'on vit, aux jours ordinaires de la vie? Quoi de plus
triste que de se lever sans espérance ardente, d'accomplir avec calme
les mêmes besognes, de boire avec modération, de manger avec réserve,
et de dormir comme une brute, avec tranquillité?

Elle regardait toujours la maisonnette, et son cœur se gonflait comme
si elle allait pleurer, car, tout à coup, elle devinait des ivresses
qu'elle n'avait jamais soupçonnées.

Certes, elle songeait qu'on serait bien à deux dans cette si petite
demeure cachée sous les arbres, en face de ce joujou de lac, de ce
bijou de lac, vrai miroir d'amour! On serait bien, sans personne autour
de soi, sans un voisin, sans un cri d'être, sans un bruit de vie, seule
avec un homme aimé qui passerait ses heures aux genoux de l'adorée, la
regardant pendant qu'elle regarderait l'onde bleue et qui lui dirait
des paroles tendres en lui baisant le bout des doigts.

Ils vivraient là, dans le silence, sous les arbres, au fond de ce
cratère qui contiendrait toute leur passion, comme l'eau limpide et
profonde, dans son enceinte fermée et régulière, sans autre horizon
pour leurs yeux que la ligne ronde de la côte, sans autre horizon pour
leur pensée que le bonheur de s'aimer, sans autre horizon pour leurs
désirs que des baisers lents et sans fin.

Se trouvait-il donc des gens sur la terre qui pouvaient goûter des
jours pareils? Oui, sans doute! Et pourquoi pas? Comment n'avait-elle
point compris plus tôt que des joies semblables existaient?

Les fillettes annoncèrent le dîner prêt. Il était déjà six heures. On
réveilla le marquis et Gontran pour aller s'asseoir à la turque un peu
plus loin, à côté des assiettes qui glissaient dans l'herbe. Les deux
sœurs continuèrent à servir, et les hommes nonchalants ne les en
empêchèrent point. Ils mangeaient lentement, jetant les épluchures et
les os de poulet dans l'eau. On avait apporté du champagne; le bruit
subit du premier bouchon qui sauta surprit tout le monde, tant il parut
bizarre en ce lieu.

Le jour finissait; l'air s'imprégnait de fraîcheur; une étrange
mélancolie s'abattait avec le soir sur l'eau dormante au fond du
cratère.

Lorsque le soleil fut près de disparaître, le ciel s'étant mis à
flamboyer, le lac tout à coup eut l'air d'une cuve de feu; puis, après
le soleil couché, l'horizon étant devenu rouge comme un brasier qui va
s'éteindre, le lac eut l'air d'une cuve de sang. Et soudain, sur la
crête de la colline, la lune presque pleine se leva, toute pâle dans le
firmament encore clair. Puis, à mesure que les ténèbres se répandaient
sur la terre, elle monta, luisante et ronde, au-dessus du cratère tout
rond comme elle. Il semblait qu'elle dût se laisser choir dedans.
Et, lorsqu'elle fut haut dans le ciel, le lac eut l'air d'une cuve
d'argent. Alors sur sa surface tout le jour immobile, on vit courir des
frissons, tantôt lents et tantôt rapides. On eût dit que des esprits,
voltigeant au ras de l'eau, laissaient traîner dessus d'invisibles
voiles.

C'étaient les gros poissons de fond, les carpes séculaires et les
brochets voraces qui venaient s'ébattre au clair de la lune.

Les petites Oriol avaient remis toute la vaisselle et les bouteilles
dans le panier que le cocher vint prendre. On repartit.

En passant dans l'allée, sous les arbres, où des taches de clarté
tombaient comme une pluie dans l'herbe à travers les feuilles,
Christiane, qui venait l'avant-dernière, suivie de Paul, entendit
soudain une voix haletante qui lui disait, presque dans l'oreille: «Je
vous aime!--Je vous aime!--Je vous aime!»

Son cœur se mit à battre si éperdument qu'elle faillit tomber, ne
pouvant plus remuer les jambes! Elle marchait cependant! Elle marchait,
folle, prête à se retourner, les bras ouverts et les lèvres tendues. Il
avait saisi maintenant le bord du petit châle dont elle se couvrait les
épaules, et il le baisait avec frénésie. Elle continuait à marcher, si
défaillante, qu'elle ne sentait plus du tout le sol sous ses pieds.

Soudain elle sortit de la voûte des arbres, et se trouvant en pleine
lumière, elle maîtrisa brusquement son trouble; mais avant de monter en
landau et de perdre de vue le lac, elle se tourna à moitié pour jeter
vers l'eau avec ses deux mains un grand baiser que comprit bien l'homme
qui la suivait.

Pendant le retour, elle demeura inerte d'âme et de corps, étourdie,
courbaturée comme après une chute; et à peine arrivée à l'hôtel, elle
monta bien vite s'enfermer dans sa chambre. Quand elle eut poussé le
verrou, elle donna un tour de clef, tant elle se sentait encore suivie
et désirée. Puis elle demeura frémissante au milieu de l'appartement
presque obscur et vide. La bougie posée sur la table jetait aux
murs les ombres tremblantes des meubles et des rideaux. Christiane
s'affaissa dans un fauteuil. Toutes ses idées couraient, sautaient,
fuyaient sans qu'elle pût les saisir, les retenir, en faire une chaîne.
Elle se sentait prête à pleurer, maintenant, sans savoir pourquoi,
navrée, misérable, abandonnée dans cette pièce vide, perdue dans
l'existence ainsi que dans une forêt.

Où allait-elle, que ferait-elle?

Ayant grand'peine à respirer, elle se releva, ouvrit la fenêtre et
l'auvent, et s'accouda sur le balustre. L'air était frais. Au fond du
ciel immense et vide aussi, la lune, lointaine, solitaire et triste,
montée maintenant dans les hauteurs bleuâtres de la nuit, versait une
lumière dure et froide sur les feuillages et sur la montagne.

Le pays entier dormait. Seul le chant léger du violon de Saint-Landri,
qui étudiait chaque soir très tard, passait et pleurait par moments
dans le silence profond du vallon. Christiane l'entendait à peine. Il
cessait puis reprenait, le cri grêle et douloureux des cordes nerveuses.

Et cette lune perdue dans ce ciel désert, et ce faible son perdu dans
la nuit muette, lui jetèrent au cœur une telle émotion de solitude
qu'elle se mit à sangloter. Elle tremblait et tressaillait jusqu'aux
moelles, secouée par l'angoisse et les frissons des gens atteints d'un
mal redoutable; et elle s'aperçut brusquement qu'elle aussi était toute
seule dans l'existence.

Elle ne l'avait pas compris jusqu'à ce jour; et maintenant elle le
sentait si vivement à la détresse de son âme, qu'elle se crut devenue
folle.

Elle avait un père! un frère! un mari! Elle les aimait pourtant et ils
l'aimaient! Et voilà que tout à coup elle s'éloignait d'eux, elle leur
devenait étrangère comme si elle les connaissait à peine! L'affection
calme de son père, la camaraderie amicale de son frère, la tendresse
froide de son mari, ne lui paraissaient plus rien, plus rien! Son
mari! C'était donc son mari, cet homme rose et bavard qui lui disait
avec indifférence: «Vous allez bien, ce matin, chère amie?» Elle lui
appartenait, à cet homme, corps et âme, de par la puissance d'un
contrat. Était-ce possible?--Oh! comme elle se sentait seule et perdue!
Elle avait fermé les yeux pour regarder au dedans d'elle-même, au fond
de sa pensée.

Et elle les voyait, à mesure qu'elle les évoquait, les figures de tous
ceux qui vivaient auprès d'elle: son père insouciant et tranquille,
heureux pourvu qu'on ne troublât point son repos; son frère railleur et
sceptique; son mari remuant, plein de chiffres, et qui lui annonçait:
«J'ai fait un joli coup, tantôt», quand il aurait pu lui dire: «Je
t'aime!»

Un autre le lui avait murmuré tout à l'heure, ce mot-là, qui vibrait
encore dans son oreille et dans son cœur. Elle l'aperçut aussi, cet
autre, la dévorant de son regard fixe; et s'il eût été près d'elle en
ce moment, elle se serait jetée dans ses bras!


VII

CHRISTIANE, qui s'était couchée fort tard, se réveilla dès que le
soleil jeta dans sa chambre un flot de clarté rouge par sa fenêtre
restée grande ouverte.

Elle regarda l'heure--cinq heures,--et demeura sur le dos,
délicieusement, dans la chaleur du lit. Il lui semblait, tant elle
sentait alerte et joyeuse son âme, qu'un bonheur, un grand bonheur,
un immense bonheur lui était arrivé pendant la nuit. Lequel? Elle le
cherchait, elle cherchait quelle nouvelle heureuse l'avait pénétrée
ainsi d'allégresse. Toute sa tristesse du soir avait disparu, fondue
pendant le sommeil.

Donc, Paul Brétigny l'aimait! Comme il lui apparaissait différent du
premier jour! Malgré tous les efforts de son souvenir, elle ne pouvait
le retrouver tel qu'elle l'avait vu et jugé tout d'abord; elle ne
retrouvait même plus du tout l'homme présenté par son frère. Celui
d'aujourd'hui n'avait rien gardé de l'autre, rien, ni le visage, ni les
allures, rien, car son image première avait passé peu à peu, jour par
jour, par toutes les lentes modifications que subit dans un esprit un
être aperçu qui devient un être connu, puis un être familier, un être
aimé. On prend possession de lui heure par heure, sans s'en douter, on
prend possession de ses traits, de ses mouvements, de ses attitudes, de
sa personne physique et de sa personne morale. Il entre en vous, dans
le regard et dans le cœur, par sa voix, par tous ses gestes, par
ce qu'il dit et par ce qu'il pense. On l'absorbe, on le comprend, on
le devine dans toutes les intentions de son sourire et de sa parole;
il semble enfin qu'il vous appartienne tout entier, tant on aime
inconsciemment encore tout ce qui est de lui et tout ce qui vient de
lui.

Alors, il demeure impossible de se rappeler ce qu'était cet être devant
vos yeux indifférents, la première fois qu'il vous est apparu.

Donc, Paul Brétigny l'aimait! Christiane n'éprouvait de cela ni peur,
ni angoisse, mais un attendrissement profond, une joie immense,
nouvelle, exquise d'être aimée et de le savoir.

Elle restait un peu inquiète cependant de l'attitude qu'il prendrait
vis-à-vis d'elle, et qu'elle garderait vis-à-vis de lui. Mais comme
il était délicat pour sa conscience de penser même à ces choses-là,
elle cessa d'y songer, en se fiant à sa finesse et à son adresse pour
diriger les événements. Elle descendit à l'heure ordinaire, et trouva
Paul qui fumait une cigarette devant la porte de l'hôtel. Il la salua
avec respect:

--Bonjour, madame. Vous allez bien ce matin?

Elle répondit en souriant:

--Fort bien, monsieur. J'ai dormi admirablement.

Et elle lui tendit la main, avec une crainte qu'il ne la gardât
trop. Mais il ne la serra qu'à peine; et ils se mirent à causer
tranquillement comme s'ils avaient oublié l'un et l'autre.

Et la journée se passa sans qu'il fît rien pour rappeler son ardent
aveu de la veille. Il demeura, les jours suivants, aussi discret
et aussi calme; et elle prit confiance en lui. Il avait deviné,
croyait-elle, qu'il la blesserait en devenant plus hardi; et elle
espéra, elle crut fermement qu'ils s'étaient arrêtés à cette étape
charmante de la tendresse où l'on peut s'aimer en se regardant au fond
des yeux, sans remords, étant sans souillures.

Elle avait soin, cependant, de ne jamais s'écarter avec lui.

Or, un soir, le samedi de la même semaine où ils avaient été au gourd
de Tazenat, comme ils remontaient à l'hôtel, vers dix heures, le
marquis, Christiane et Paul, car ils avaient laissé Gontran jouant à
l'écarté avec MM. Aubry-Pasteur, Riquier et le docteur Honorat, dans
la grande salle du Casino, Brétigny s'écria, en apercevant la lune qui
apparaissait à travers les branches:

--Comme ce serait joli d'aller voir les ruines de Tournoël par une nuit
comme celle-ci!

A cette seule pensée, Christiane fut émue, la lune et les ruines ayant
sur elle la même influence que sur presque toutes les âmes de femmes.

Elle pressa la main du marquis:

--Oh, petit père, si tu voulais?

Il hésitait, ayant grande envie de se coucher.

Elle insista:

--Songe donc, c'est déjà si beau de jour, Tournoël! Tu disais toi-même
que tu n'avais jamais vu une ruine aussi pittoresque, avec cette grande
tour au-dessus du château! Qu'est-ce que ça doit être la nuit?

Il consentit enfin:

--Eh bien, allons; mais nous regarderons cinq minutes et nous
reviendrons tout de suite. Je veux être couché à onze heures, moi.

--Oui, nous reviendrons tout de suite. Il ne faut pas plus de vingt
minutes pour y aller.

Ils partirent tous les trois, Christiane appuyée au bras de son père et
Paul marchant à côté d'elle.

Il parlait de voyages qu'il avait faits, de la Suisse, de l'Italie, de
la Sicile. Il racontait ses impressions devant certaines choses, son
enthousiasme au faîte du mont Rose, alors que le soleil, surgissant à
l'horizon de ce peuple de sommets glacés, de ce monde figé de neiges
éternelles, jeta sur chacune des cimes géantes une clarté éclatante
et blanche, les alluma comme les phares pâles qui doivent éclairer
les royaumes des morts. Puis il dit son émotion au bord du cratère
monstrueux de l'Etna, quand il s'était senti, bête imperceptible, à
trois mille mètres dans les nuages, n'ayant plus que la mer et le
ciel autour de lui, la mer bleue au-dessous, le ciel bleu au-dessus,
et penché sur cette bouche effroyable de la terre, dont l'haleine le
suffoquait.

Il élargissait les images pour émouvoir la jeune femme; et elle
palpitait en l'écoutant, apercevant elle-même, dans un élan de sa
pensée, ces grandes choses qu'il avait vues.

Tout à coup, au détour de la route, ils découvrirent Tournoël.
L'antique château, debout sur son pic, dominé par sa tour haute et
mince, percée à jour et démantelée par le temps et par les guerres
anciennes, dessinait, sur un ciel d'apparitions, sa grande silhouette
de manoir fantastique.

Ils s'arrêtèrent, surpris tous trois. Le marquis dit enfin:

--En effet, c'est très joli; on dirait un rêve de Gustave Doré réalisé.
Asseyons-nous cinq minutes.

Et il s'assit sur l'herbe du fossé.

Mais Christiane, affolée d'enthousiasme, s'écria:

--Oh, père, allons plus loin! C'est si beau! si beau! Allons jusqu'au
pied, je t'en supplie!

Le marquis, cette fois, refusa:

--Non, ma chérie, j'ai assez marché; je n'en puis plus. Si tu veux le
voir de plus près, vas-y avec M. Brétigny. Moi, je vous attends ici.

Paul demanda:

--Voulez-vous, madame?

Elle hésitait, saisie par deux craintes: celle de se trouver seule
avec lui, et celle de blesser un honnête homme, en ayant l'air de le
redouter.

Le marquis reprit:

--Allez, allez! Moi, je vous attends.

Alors, elle songea que son père resterait à portée de leurs voix, et
elle dit résolument:

--Allons, monsieur.

Ils partirent côte à côte.

Mais à peine eut-elle marché pendant quelques minutes qu'elle se
sentit envahie par une émotion poignante, par une peur vague,
mystérieuse, peur de la ruine, peur de la nuit, peur de cet homme.
Ses jambes devenues molles tout à coup, comme l'autre soir au lac de
Tazenat, refusaient de la porter plus loin, ployaient sous elle, lui
paraissaient s'enfoncer dans la route, où ses pieds demeuraient tenus
quand elle voulait les soulever.

Un grand arbre, un châtaignier, planté contre le chemin, abritait le
bord d'une prairie. Christiane, essoufflée comme si elle eût couru, se
laissa tomber contre le tronc. Et elle balbutia:

--Je m'arrête ici... On voit très bien.

Paul s'assit à côté d'elle. Elle entendait battre son cœur à grands
coups précipités. Il dit après un court silence:

--Croyez-vous que nous ayons déjà vécu?

Elle murmura, sans avoir bien compris ce qu'il lui demandait, tant
elle était émue:

--Je ne sais pas. Je n'y ai jamais songé!

Il reprit:

--Moi je le crois... par moments... ou plutôt je le sens... L'être
étant composé d'un esprit et d'un corps, qui semblent distincts, mais
ne sont sans doute qu'un tout de même nature, doit reparaître lorsque
les éléments qui l'ont formé une première fois se trouvent combinés
ensemble une seconde fois. Ce n'est pas le même individu assurément,
mais c'est bien le même homme qui revient quand un corps pareil à une
forme précédente se trouve habité par une âme semblable à celle qui
l'animait autrefois. Eh bien, moi, ce soir, je suis sûr, madame, que
j'ai vécu dans ce château, que je l'ai possédé, que je m'y suis battu,
que je l'ai défendu. Je le reconnais, il fut à moi, j'en suis certain!
Et je suis certain aussi que j'y ai aimé une femme qui vous ressemblait
et qui s'appelait comme vous Christiane! J'en suis tellement certain,
qu'il me semble vous voir encore, m'appelant du haut de cette tour.
Cherchez, souvenez-vous! Il y a un bois, derrière, qui descend dans
une profonde vallée. Nous nous y sommes souvent promenés. Vous aviez
des robes légères, les soirs d'été; et je portais de lourdes armes qui
sonnaient sous les feuillages.

Vous ne vous rappelez pas? Cherchez donc, Christiane! Mais votre nom
m'est familier comme ceux qu'on entend dès l'enfance! On regarderait
avec soin toutes les pierres de cette forteresse, on l'y retrouverait
gravé par ma main, jadis! Je vous affirme que je reconnais ma demeure,
mon pays, comme je vous ai reconnue, vous, la première fois que je vous
ai vue!

Il parlait avec une conviction exaltée, grisé poétiquement par le
contact de cette femme, et par la nuit, et par la lune, et par la ruine.

Brusquement il se mit à genoux devant Christiane, et, d'une voix
tremblante:

--Laissez-moi vous adorer encore, puisque je vous ai retrouvée. Voilà
si longtemps que je vous cherche!

Elle voulait se lever, partir, rejoindre son père; mais elle n'en
avait pas la force, elle n'en avait pas le courage, retenue, paralysée
par une envie ardente de l'écouter encore, d'entendre entrer dans son
cœur ces paroles qui la ravissaient. Elle se sentait emportée dans
un songe, dans le songe toujours espéré, si doux, si poétique, plein de
rayons de lune et de ballades.

Il lui avait saisi les mains et lui baisait le bout des ongles en
balbutiant:

--Christiane... Christiane... prenez-moi... tuez-moi... je vous
aime... Christiane...!

Elle le sentait trembler, frissonner à ses pieds. Il lui baisait les
genoux maintenant, avec des sanglots profonds dans la poitrine. Elle
eut peur qu'il ne devînt fou et se leva pour se sauver. Mais il s'était
dressé plus vite qu'elle et l'avait saisie dans ses bras en se jetant
sur sa bouche.

Alors, sans un cri, sans révolte, sans résistance, elle se laissa
retomber sur l'herbe, comme si cette caresse lui eût cassé les reins en
brisant sa volonté. Et il la prit aussi facilement que s'il cueillait
un fruit mûr.

Mais à peine eut-il desserré son étreinte, elle se releva et se sauva,
éperdue, frissonnante et glacée soudain comme un être qui vient de
tomber à l'eau. Il la rejoignit en quelques enjambées et la saisit par
le bras en murmurant: «Christiane, Christiane!... prenez garde à votre
père.»

Elle se remit à marcher, sans répondre, sans se retourner, allant droit
devant elle d'un pas roide et saccadé. Il la suivait maintenant sans
oser lui parler.

Dès que le marquis les aperçut, il se leva:

--Allons vite, dit-il, je commençais à avoir froid. C'est très beau,
ces choses-là, mais mauvais pour le traitement.

Christiane se serrait contre son père, comme pour lui demander
protection et se réfugier dans sa tendresse.

Aussitôt rentrée dans sa chambre elle se dévêtit en quelques secondes
et s'enfonça dans son lit, en cachant sa tête sous les draps, puis elle
pleura. Elle pleura, la figure dans l'oreiller, longtemps, longtemps,
inerte, anéantie. Elle ne songeait plus, elle ne souffrait point, elle
ne regrettait pas. Elle pleurait sans songer, sans réfléchir, sans
savoir pourquoi. Elle pleurait, par instinct, comme on chante quand on
est gai. Puis quand elle fut épuisée de larmes, accablée, courbaturée à
force d'avoir sangloté, elle s'endormit de fatigue et de lassitude.

Elle fut réveillée par des coups légers frappés à la porte de sa
chambre qui donnait sur le salon. Il faisait grand jour, il était neuf
heures. Elle cria: «Entrez!» Et son mari parut joyeux, animé, coiffé
d'une casquette de route, et portant au flanc son petit sac à argent
qu'il ne quittait jamais en voyage.

Il s'écria:

--Comment, tu dormais encore, ma chère! Et c'est moi qui te réveille.
Voilà! j'arrive sans m'annoncer. J'espère que tu vas bien. Il fait un
temps superbe à Paris.

Et, s'étant décoiffé, il s'avança pour l'embrasser.

Elle s'éloignait vers le mur, saisie d'une peur folle, d'une peur
nerveuse de ce petit homme rose et content qui tendait ses lèvres vers
elle.

Puis, brusquement, elle lui offrit son front en fermant les yeux. Il y
posa un baiser calme, et demanda:

--Tu permets que je me lave un peu dans ton cabinet de toilette? Comme
on ne m'attendait pas aujourd'hui, on n'a point préparé ma chambre.

Elle balbutia:

--Mais certainement.

Et il disparut par une porte, au pied du lit.

Elle l'entendait remuer, clapoter, siffloter; puis il cria:

--Quoi de neuf ici? Moi j'ai des nouvelles excellentes. L'analyse de
l'eau a donné des résultats inespérés. Nous pourrons guérir au moins
trois maladies de plus qu'à Royat. C'est superbe!

Elle s'était assise dans son lit, suffoquant, la tête égarée par ce
retour imprévu qui la frappait comme une douleur et l'étreignait comme
un remords. Il reparut, content, répandant autour de lui une forte
odeur de verveine. Alors il s'assit familièrement sur le pied du lit et
demanda:

--Et le paralytique? Comment va-t-il? Est-ce qu'il recommence à
marcher? Il n'est pas possible qu'il ne guérisse point avec ce que nous
avons trouvé dans l'eau!

Elle l'avait oublié depuis plusieurs jours, et elle balbutia:

--Mais... je... je crois qu'il commence à aller mieux... je ne l'ai pas
vu d'ailleurs cette semaine... je... je suis un peu souffrante...

Il la regarda avec intérêt et reprit:

--C'est vrai, tu es un peu pâle... Ça te va fort bien, d'ailleurs... Tu
es charmante ainsi... tout à fait charmante...

Il se rapprocha et, se penchant vers elle, voulut passer un bras dans
le lit, sous sa taille.

Mais elle fit en arrière un tel mouvement de terreur qu'il demeura
stupéfait, les mains tendues et la bouche en avant. Puis il demanda:

--Qu'as-tu donc? On ne peut plus te toucher! Je t'assure que je ne veux
pas te faire de mal...

Et il se rapprochait, pressant, l'œil allumé d'un désir subit.

Alors elle balbutia:

--Non... laisse-moi... laisse-moi... C'est que... c'est que... je
crois... je crois que je suis enceinte!...

Elle avait dit cela, affolée d'angoisse, sans y songer, pour éviter son
contact, comme elle aurait dit: «J'ai la lèpre ou la peste.»

Il pâlit à son tour, ému d'une joie profonde; et il murmura seulement:
«Déjà!» Il avait envie de l'embrasser maintenant, longtemps, doucement,
tendrement en père heureux et reconnaissant. Puis une inquiétude lui
vint:

--Est-ce possible?... Comment?... Tu crois?... Si tôt?...

Elle répondit:

--Oui... c'est possible!...

Alors il sauta dans la chambre et s'écria en se frottant les mains:

--Cristi, cristi, quelle bonne journée!

On frappait de nouveau à la porte. Andermatt l'ouvrit, et une femme de
chambre lui dit:

--C'est M. le docteur Latonne qui voudrait parler tout de suite à
monsieur.

--C'est bien. Faites-le entrer dans notre salon, j'y vais.

Il retourna dans la pièce voisine. Le docteur parut aussitôt. Il avait
un visage solennel, une allure compassée et froide. Il salua, toucha la
main que lui tendait le banquier un peu surpris, s'assit et s'expliqua,
avec le ton d'un témoin dans une affaire d'honneur.

--Il m'arrive, mon cher monsieur, une aventure fort désagréable, dont
je dois vous rendre compte pour vous expliquer ma conduite. Quand vous
m'avez fait l'honneur de m'appeler auprès de Madame votre femme, je
suis accouru à l'heure même; or, il paraît que, quelques minutes avant
moi, mon confrère, M. le médecin-inspecteur, qui inspire sans doute
plus de confiance à Mme Andermatt, avait été mandé par les soins de
M. le marquis de Ravenel. Il en est résulté que, venu le second, j'ai
l'air d'avoir enlevé par ruse à M. le docteur Bonnefille une cliente
qui lui appartenait déjà, j'ai l'air d'avoir commis un acte indélicat,
malséant, inqualifiable de confrère à confrère. Or, il nous faut
apporter, monsieur, dans l'exercice de notre art, des précautions et un
tact excessifs pour éviter tous les froissements, qui peuvent avoir de
graves conséquences. M. le docteur Bonnefille, instruit de ma visite
ici, me croyant coupable de cette indélicatesse, les apparences étant,
en effet, contre moi, en a parlé en termes tels que, n'était son âge,
je me serais vu forcé de lui demander raison. Il ne me reste qu'une
chose à faire, pour m'innocenter à ses yeux et aux yeux de tout le
corps médical de la contrée, c'est de cesser, à mon grand chagrin, de
donner mes soins à votre femme, et de faire connaître toute la vérité
sur cette affaire, en vous priant d'agréer mes excuses.

Andermatt répondit avec embarras:

--Je comprends fort bien, docteur, la situation difficile où vous
vous trouvez. La faute en est, non pas à moi ou à ma femme, mais à
mon beau-père, qui avait appelé M. Bonnefille sans nous prévenir. Ne
pourrais-je aller trouver votre confrère et lui dire...

Le docteur Latonne l'interrompit:

--C'est inutile, mon cher monsieur, il y a là une question de dignité
et d'honorabilité professionnelles que je dois avant tout respecter,
et, malgré mes vifs regrets...

Andermatt, à son tour, lui coupa la parole. L'homme riche, l'homme
qui paye, qui achète une ordonnance de cinq, dix, vingt ou quarante
francs comme une boîte d'allumettes de trois sous, à qui tout doit
appartenir par la puissance de sa bourse, et qui n'apprécie les êtres
et les objets qu'en vertu d'une assimilation de leur valeur avec
celle de l'argent, d'un rapport rapide et direct établi entre les
métaux monnayés et toutes les autres choses du monde, s'irritait de
l'outrecuidance de ce marchand de remèdes sur papier. Il déclara d'un
ton roide:

--Soit, docteur. Restons-en là. Mais je souhaite pour vous que cette
démarche n'ait pas sur votre carrière une fâcheuse influence. Nous
verrons, en effet, lequel de nous deux aura le plus à souffrir de votre
résolution.

Le médecin, froissé, se leva, et saluant avec une grande politesse:

--Ce sera moi, monsieur, je n'en doute pas. Dès aujourd'hui, ce que
je viens de faire m'est fort pénible sous tous les rapports. Mais je
n'hésite jamais entre mon intérêt et ma conscience.

Et il sortit. Comme il franchissait la porte, il heurta le marquis qui
entrait, une lettre à la main. Et M. de Ravenel s'écria, dès qu'il fut
seul avec son gendre:

--Tenez, mon cher, voici une chose très ennuyeuse qui m'arrive par
votre faute. Le docteur Bonnefille, blessé de ce que vous ayez fait
venir son confrère auprès de Christiane, m'envoie sa note avec un
mot très sec pour me prévenir que je n'aie plus à compter sur son
expérience.

Alors Andermatt se fâcha tout à fait. Il marchait, s'animait en
parlant, gesticulait, plein d'une colère inoffensive et factice, de ces
colères qu'on ne prend jamais au sérieux. Il criait ses arguments.--A
qui la faute, après tout? Au marquis seul qui avait appelé cet âne bâté
de Bonnefille sans même prévenir Andermatt, renseigné, grâce à son
médecin de Paris, sur la valeur relative des trois charlatans d'Enval!

Et puis, de quoi s'était mêlé le marquis en consultant derrière le dos
du mari, du mari seul juge, seul responsable de la santé de sa femme?
Enfin, c'était tous les jours la même chose pour tout! On ne faisait
que des bêtises autour de lui, que des bêtises! Il le répétait sans
cesse; mais il criait dans le désert, personne ne comprenait, personne
n'ajoutait foi à son expérience que lorsqu'il était trop tard.

Et il disait: «Mon médecin», «mon expérience», avec une autorité
d'homme qui détient des choses uniques. Les adjectifs possessifs
prenaient dans sa bouche des sonorités de métal. Et quand il
prononçait: «Ma femme», on sentait d'une façon bien évidente que le
marquis n'avait plus aucun droit sur sa fille, puisque Andermatt
l'avait épousée, épouser et acheter ayant le même sens dans son esprit.

Gontran entra au plus vif de la discussion, et il s'assit dans un
fauteuil, avec un sourire de gaieté sur les lèvres. Il ne disait rien,
il écoutait, s'amusant énormément.

Lorsque le banquier se tut à bout de souffle, son beau-frère leva la
main en criant:

--Je demande la parole. Vous voici tous les deux sans médecins,
n'est-ce pas? Eh bien je propose mon candidat, le docteur Honorat, le
seul qui ait sur l'eau d'Enval une opinion précise et inébranlable. Il
en fait boire, mais n'en boirait pour rien au monde. Voulez-vous que
j'aille le chercher? Je me charge des négociations.

C'était le seul parti à prendre et on pria Gontran de le faire venir
immédiatement. Le marquis, saisi d'inquiétude à l'idée d'un changement
de régime et de soins, voulait savoir tout de suite l'avis de ce
nouveau médecin; et Andermatt désira non moins vivement le consulter
pour Christiane.

A travers la porte, elle les entendait sans les écouter et sans
comprendre de quoi ils parlaient. Dès que son mari l'avait quittée,
elle s'était sauvée de son lit comme d'un endroit redoutable et elle
s'habillait en hâte, sans femme de chambre, la tête secouée par tous
ces événements.

Le monde lui paraissait changé autour d'elle, la vie autre que la
veille, les gens eux-mêmes tout différents.

La voix d'Andermatt s'éleva de nouveau:

--Tiens, mon cher Brétigny, comment allez-vous?

Il ne disait déjà plus «Monsieur».

Une autre voix répondit:

--Mais fort bien, mon cher Andermatt, vous êtes donc arrivé ce matin?

Christiane, qui relevait ses cheveux sur ses tempes, s'arrêta,
suffoquée, les bras en l'air. A travers la cloison elle crut les voir
se serrant la main. Elle s'assit, ne pouvant plus se tenir debout; et
ses cheveux déroulés retombèrent sur ses épaules.

C'était Paul qui parlait maintenant, et elle frissonnait de la tête
aux pieds à chaque parole sortie de sa bouche. Chaque mot, dont elle
ne saisissait pas le sens, tombait et sonnait sur son cœur comme un
marteau qui frappe une cloche.

Tout à coup, elle prononça presque tout haut: «Mais je l'aime... je
l'aime!» comme si elle eût constaté une chose nouvelle et surprenante
qui la sauvait, qui la consolait, qui l'innocentait devant sa
conscience. Une énergie subite la redressa; en une seconde son parti
fut pris. Et elle se remit à se coiffer en murmurant: «J'ai un amant,
voilà tout. J'ai un amant.» Alors, pour s'affermir encore, pour se
dégager de toute angoisse elle se résolut soudain, avec une conviction
ardente, à l'aimer frénétiquement, à lui donner sa vie, son bonheur, à
lui sacrifier tout, selon la morale exaltée des cœurs vaincus, mais
scrupuleux, qui se jugent purifiés par le dévouement et la sincérité.

Et, derrière le mur qui les séparait, elle lui jeta des baisers.
C'était fini, elle s'abandonnait à lui, sans réserve, comme on s'offre
à un Dieu. L'enfant déjà coquette et rusée, mais encore timide,
encore tremblante, venait de mourir brusquement en elle; et la femme
était née, prête pour la passion, la femme résolue, tenace, seulement
annoncée jusqu'ici par l'énergie cachée en son œil bleu, qui donnait
un air de courage et presque de bravade à sa mignonne figure blonde.

Elle entendit ouvrir la porte, et ne se retourna pas, devinant son mari
sans le voir, comme si un sens nouveau, presque un instinct, venait
aussi d'éclore en elle.

Il demanda:

--Seras-tu bientôt prête? Nous irons tout à l'heure au bain du
paralytique, pour voir s'il va vraiment mieux.

Elle répondit avec calme:

--Oui, mon cher Will, dans cinq minutes.

Mais Gontran, rentrant dans le salon, rappelait Andermatt.

--Figurez-vous, disait-il, que j'ai rencontré dans le parc cet imbécile
d'Honorat qui refuse aussi de vous soigner, par crainte des autres. Il
parle de procédés, d'égards, d'usages... On croirait que... il aurait
l'air de... Bref, c'est une bête, comme ses deux confrères. Vrai, je
l'aurais cru moins singe que cela.

Le marquis demeurait atterré. L'idée de prendre les eaux sans médecin,
de se baigner cinq minutes de trop, de boire un verre de moins qu'il
n'aurait fallu le torturait de peur, car il croyait toutes les doses,
les heures et les phases du traitement exactement réglées par une
loi de la nature, qui avait pensé aux malades en faisant couler les
eaux minérales, et dont les docteurs connaissaient tous les secrets
mystérieux, comme des prêtres inspirés et savants.

Il s'écria:

--Alors on peut mourir ici... On y peut crever comme un chien sans
qu'aucun de ces messieurs se dérange!

Et une colère l'envahit, une colère égoïste et furieuse d'homme menacé
dans sa santé.

--Est-ce qu'ils ont le droit de faire cela, puisqu'ils payent patente
comme des épiciers ces gredins-là? On doit pouvoir les forcer à soigner
les gens, comme on force les trains à prendre tous les voyageurs. Je
vais écrire aux journaux pour signaler le fait.

Il marchait avec agitation, et il reprit, en se tournant vers son fils:

--Écoute, il va falloir en faire venir un de Royat ou de Clermont! Nous
ne pouvons pas rester ainsi!...

Gontran répondit en riant:

--Mais ceux de Clermont et de Royat ne connaissent pas bien le liquide
d'Enval, qui n'a pas la même action spéciale que leur eau sur le tube
digestif et sur l'appareil circulatoire. Et puis, sois certain qu'ils
ne viendront pas non plus, ceux de là-bas, pour ne point avoir l'air de
couper les chardons sous la dent de leurs confrères.

Le marquis, effaré, balbutia:

--Mais alors, que deviendrons-nous?

Andermatt saisit son chapeau:

--Laissez-moi faire, et je vous réponds que nous les aurons ce soir
tous les trois, vous entendez bien--tous--les--trois--à nos genoux.
Allons voir le paralytique, maintenant.

Il cria:

--Es-tu prête, Christiane?

Elle parut sur la porte, très pâle, avec un air déterminé. Ayant
embrassé son père et son frère, elle se tourna vers Paul et lui tendit
la main. Il la prit, les yeux baissés, tremblant d'angoisse. Comme
le marquis, Andermatt et Gontran s'en allaient en causant et sans
s'occuper d'eux, elle dit, d'une voix ferme, en fixant sur le jeune
homme un regard tendre et décidé:

--Je vous appartiens corps et âme. Faites de moi désormais ce qu'il
vous plaira.

Puis elle sortit, sans le laisser répondre.

En approchant de la source des Oriol, ils aperçurent, pareil à un
énorme champignon, le chapeau du père Clovis, qui sommeillait sous le
soleil, dans l'eau chaude, au fond de son trou. Il y passait maintenant
ses matinées entières, accoutumé à ce bain brûlant qui le rendait,
disait-il, plus gaillard qu'un nouveau marié.

Andermatt le réveilla:

--Eh bien, mon brave, ça va-t-il mieux?

Quand il eut reconnu son bourgeois, le vieux fit une grimace de
satisfaction:

--Oui, oui, cha va, cha va à lo voulounta.

--Est-ce que vous commencez à marcher?

--Comme un lapin, môchieu, comme un lapin. Je dancherai une bourrée
avec ma bonne amie au premier dimanche du mois.

Andermatt sentit battre son cœur; il répéta:

--Vrai, vous marchez?

Le père Clovis cessa de plaisanter:

--Oh! pas fort, pas fort. N'importe, cha va.

Alors le banquier voulut voir tout de suite comment marchait le
vagabond. Il tournait autour du trou, s'agitait, donnait des ordres
comme pour renflouer un navire coulé.

--Tenez, Gontran, prenez le bras droit.--Vous, Brétigny, le
bras gauche. Moi je vais lui soutenir les reins. Allons,
ensemble--une--deux--trois.--Mon cher beau-père, tirez à vous la
jambe,--non, l'autre, celle qui reste dans l'eau.--Vite, je vous prie,
je n'en puis plus!--Nous y sommes,--une,--deux,--voilà,--ouf!

Ils avaient assis par terre le bonhomme qui les regardait d'un air
goguenard, sans aider en rien leurs efforts.

Puis on le souleva de nouveau et on le dressa sur ses jambes en lui
donnant ses béquilles, dont il se servit comme de cannes; et il se mit
à marcher, courbé en deux, traînant ses pieds, geignant, souffrant. Il
avançait à la façon d'une limace, et laissait derrière lui une longue
traînée d'eau sur la poussière blanche de la route.

Andermatt, enthousiasmé, battit des mains, en criant, comme on fait au
théâtre pour acclamer les acteurs:

--Bravo, bravo, admirable, bravo!!!

Puis, comme le vieux semblait exténué, il s'élança pour le soutenir, le
saisir dans ses bras, bien que ses hardes fussent ruisselantes, et il
répétait:

--Assez, ne vous fatiguez pas. Nous allons vous remettre dans le bain.

Et le père Clovis fut replongé dans son trou, par les quatre hommes qui
l'avaient pris par ses quatre membres et le portaient avec précaution,
comme un objet fragile et précieux.

Alors le paralytique déclara, d'une voix convaincue:

--Ch'est de la bonne eau tout d' même, d' la bonne eau qui n'a point
cha pareille. Cha vaut un tréjor, de l'eau comme cha!

Andermatt, tout à coup, se retourna vers son beau-père:

--Ne m'attendez point pour déjeuner. Je vais chez les Oriol et je ne
sais quand je serai libre. Il ne faut pas laisser traîner ces choses-là!

Et il partit, pressé, courant presque, et faisant avec sa badine un
moulinet d'homme enchanté.

Les autres s'assirent sous les saules, au bord de la route, en face du
trou du père Clovis.

Christiane, à côté de Paul, regardait devant elle la haute butte
d'où elle avait vu sauter le morne! Elle était là-haut, ce jour-là,
voici un mois à peine! Elle était assise sur cette herbe rousse! Un
mois! Rien qu'un mois! Elle se rappelait les plus légers détails, les
ombrelles tricolores, les marmitons, les moindres paroles de chacun!
Et le chien, le pauvre chien broyé par l'explosion! Et ce grand garçon
inconnu qui s'était élancé sur un mot d'elle pour sauver la bête!
Aujourd'hui il était son amant! son amant! Donc elle avait un amant!
Elle était sa maîtresse!--sa maîtresse! Elle se répétait ce mot dans
le secret de sa conscience--sa maîtresse! Quel mot bizarre! Cet homme,
assis à côté d'elle, dont elle voyait une main arracher un à un des
brins d'herbe auprès de sa robe qu'il cherchait à toucher, cet homme
était maintenant lié à sa chair et à son cœur, par cette chaîne
mystérieuse, inavouable, honteuse, que la nature a tendue entre la
femme et l'homme.

Avec cette voix de la pensée, cette voix muette qui semble parler si
haut dans le silence des âmes troublées, elle se répétait sans cesse:
«Je suis sa maîtresse! sa maîtresse! sa maîtresse!» Comme cela était
étrange, imprévu!

«Est-ce que je l'aime?» Elle jeta sur lui un coup d'œil rapide.
Leurs yeux se rencontrèrent et elle se sentit tellement caressée par
le regard passionné dont il l'avait couverte, qu'elle frémit de la tête
aux pieds. Elle avait envie, maintenant, une envie folle, irrésistible,
de prendre cette main qui jouait dans l'herbe, et de la serrer bien
fort pour lui exprimer tout ce qu'on peut dire dans une étreinte.
Elle fit glisser la sienne le long de sa robe jusqu'au gazon, puis
elle l'y laissa, immobile, les doigts ouverts. Alors elle vit l'autre
s'en venir, tout doucement, comme une bête amoureuse qui cherche sa
compagne. Elle s'en vint, tout près, tout près, et leurs petits doigts
se touchèrent! Ils se frôlèrent par le bout, doucement, à peine, se
perdirent et se retrouvèrent, ainsi que des lèvres qui s'embrassent.
Mais cette caresse imperceptible, cet effleurement léger, entrait en
elle et si violemment qu'elle se sentait défaillir comme s'il l'avait
de nouveau écrasée en ses bras.

Et elle comprit soudain comment on appartient à quelqu'un, comment on
n'est plus rien sous l'amour qui vous possède, comment un être vous
prend, corps et âme, chair, pensée, volonté, sang, nerfs, tout, tout,
tout ce qui est en vous, ainsi que fait un grand oiseau de proie aux
larges ailes en s'abattant sur un roitelet.

Le marquis et Gontran parlaient de la station future, gagnés eux-mêmes
par l'enthousiasme de Will. Et ils disaient les mérites du banquier, la
netteté de son esprit, la sûreté de son jugement, la certitude de sa
méthode spéculative, la hardiesse de ses procédés et la régularité de
son caractère. Beau-père et beau-frère, devant le succès probable, dont
ils se croyaient certains, étaient d'accord et se félicitaient de cette
alliance.

Christiane et Paul ne semblaient pas entendre, tout occupés l'un de
l'autre.

Le marquis dit à sa fille:

--Hé! mignonne, tu pourrais bien devenir un jour une des femmes les
plus riches de France, et on te nommera comme on nomme les Rothschild.
Will est vraiment un homme remarquable, très remarquable, une grande
intelligence.

Mais une jalousie brusque et bizarre entra soudain dans le cœur de
Paul.

--Laissez donc, dit-il, je la connais, leur intelligence, à tous ces
brasseurs d'affaires. Ils n'ont qu'une chose en tête: l'argent! Toutes
les pensées que nous donnons aux belles choses, tous les actes que nous
perdons pour nos caprices, toutes les heures que nous jetons à nos
distractions, toute la force que nous gaspillons pour nos plaisirs,
toute l'ardeur et toute la puissance que nous prend l'amour, l'amour
divin, ils les emploient à chercher de l'or, à songer à l'or, à amasser
de l'or! L'homme, l'homme intelligent, vit pour toutes les grandes
tendresses désintéressées, les arts, l'amour, la science, les voyages,
les livres; et s'il cherche l'argent, c'est parce que cela facilite
les joies réelles de l'esprit et même le bonheur du cœur! Mais eux,
ils n'ont rien dans l'esprit et dans le cœur que ce goût ignoble du
trafic! Ils ressemblent aux hommes de valeur, ces écumeurs de la vie,
comme le marchand de tableaux ressemble au peintre, comme l'éditeur
ressemble à l'écrivain, comme le directeur de théâtre ressemble au
poète.

Il se tut soudain, comprenant qu'il se laissait emporter, et il reprit
d'une voix plus calme:

--Je ne dis point cela pour Andermatt, que je trouve un charmant homme.
Je l'aime beaucoup parce qu'il est cent fois supérieur à tous les
autres...

Christiane avait retiré sa main. Paul de nouveau cessa de parler.

Gontran se mit à rire, et de sa voix méchante, dont il osait tout dire,
en ses heures de gouaillerie sincère:

--En tout cas, mon cher, ces hommes-là ont un rare mérite: c'est
d'épouser nos sœurs et d'avoir des filles riches qui deviennent nos
femmes.

Le marquis, blessé, se leva:

--Oh! Gontran! Tu es parfois révoltant.

Paul alors, se tournant vers Christiane, murmura:

--Sauraient-ils mourir pour une femme ou même lui donner toute leur
fortune--toute--sans rien garder?

Cela disait si clairement: «Tout ce que j'ai est à vous, jusqu'à ma
vie», qu'elle fut émue, et elle eut cette ruse pour lui prendre les
mains:

--Levez-vous et relevez-moi; je suis engourdie à ne plus remuer.

Il se dressa, la saisit par les poignets, et l'attirant la mit debout,
sur le bord de la route, tout contre lui. Elle vit sa bouche balbutier:
«Je vous aime» et elle se détourna vite pour ne pas lui répondre aussi
ces trois mots qui lui montaient aux lèvres malgré elle dans un élan
qui la jetait vers lui.

Ils retournèrent vers l'hôtel.

L'heure du bain était passée. On attendit celle du déjeuner. Elle
sonna, mais Andermatt ne revenait point. Après un nouveau tour dans le
parc on résolut donc de se mettre à table. Le repas, bien que long,
se termina sans que le banquier parût. On redescendit pour s'asseoir
sous les arbres. Et les heures, l'une après l'autre s'en allaient, le
soleil glissait sur les feuillages, s'inclinant vers les monts, le jour
s'écoulait, Will ne se montrait point.

Tout à coup on l'aperçut. Il marchait vite, le chapeau à la main en
s'épongeant le front, la cravate de côté, le gilet entr'ouvert, comme
après un voyage, après une lutte, après un effort terrible et prolongé.

Dès qu'il vit son beau-père il s'écria:

--Victoire! c'est fait! mais quelle journée, mes amis! Ah! le vieux
renard, m'en a-t-il donné du mal!

Et tout de suite il expliqua ses démarches et ses peines.

Le père Oriol s'était d'abord montré tellement déraisonnable
qu'Andermatt, rompant les négociations, était parti. Puis on l'avait
rappelé. Le paysan prétendait ne pas vendre ses terres, mais les
apporter à la Société, avec le droit de les reprendre en cas
d'insuccès. Il exigeait, en cas de succès, la moitié des bénéfices.

Le banquier avait dû démontrer avec des chiffres sur du papier, et des
dessins pour simuler les pièces de terre, que l'ensemble des champs ne
valait pas plus de quatre-vingt mille francs à l'heure actuelle, tandis
que les dépenses de la Société s'élèveraient, d'un seul coup, à un
million.

Mais l'Auvergnat avait répliqué qu'il entendait bénéficier de
la plus-value énorme donnée à ses biens par la création même de
l'établissement et des hôtels, et toucher les intérêts sur le pied de
la valeur acquise et non de la valeur passée.

Andermatt avait dû lui représenter alors que les risques doivent être
proportionnels aux gains possibles, et le terroriser par la peur de la
perte.

On s'était donc arrêté à ceci. Le père Oriol apportait à la Société
tous les terrains s'étendant aux bords du ruisseau, c'est-à-dire tous
ceux où il paraissait possible de trouver de l'eau minérale, plus le
sommet de la butte pour y créer un casino et un hôtel, et quelques
vignes en pente qui devaient être divisées par lots et offertes aux
principaux médecins de Paris.

Le paysan, pour cet apport, évalué à deux cent cinquante mille francs,
c'est-à-dire à quatre fois sa valeur environ, participerait pour un
quart aux bénéfices de la Société. Comme il gardait dix fois plus
de terrain qu'il n'en donnait, autour du futur établissement, il
était sûr, en cas de succès, de réaliser une fortune en vendant avec
discernement ces terres, qui constitueraient, disait-il, la dot de ses
filles.

Aussitôt ces conditions arrêtées, Will avait dû traîner le père et le
fils chez le notaire pour rédiger une promesse de vente annulable dans
le cas où on ne trouverait pas l'eau nécessaire.

Et la rédaction des articles, la discussion de chaque point, la
répétition indéfinie des mêmes arguments, l'éternel recommencement des
mêmes raisonnements, avaient duré tout l'après-midi.

Enfin c'était fini. Le banquier tenait sa station. Mais il répétait,
rongé par un regret:

--Il faudra me borner à l'eau sans songer aux affaires de terrain. Il a
été fin, le vieux singe.

Puis il ajouta:

--Bah, je rachèterai l'ancienne Société, et c'est là-dessus que je
pourrai spéculer!... N'importe, il faut que je reparte ce soir pour
Paris.

Le marquis, stupéfait, s'écria:

--Comment, ce soir?

--Mais oui, mon cher beau-père, pour préparer l'acte définitif, pendant
que M. Aubry-Pasteur fera des fouilles. Il faut aussi que je m'arrange
pour commencer les travaux dans quinze jours. Je n'ai pas une heure à
perdre. A ce propos, je vous préviens que vous faites partie de mon
conseil d'administration, où j'ai besoin d'une forte majorité. Je vous
donne dix actions. A vous aussi, Gontran, je donne dix actions.

Gontran se mit à rire:

--Merci bien, mon cher. Je vous les revends. Cela fait cinq mille
francs que vous me devez.

Mais Andermatt ne plaisantait plus devant des affaires aussi graves. Il
reprit sèchement:

--Si vous n'êtes pas sérieux, je m'adresserai à un autre.

Gontran cessa de rire:

--Non, non, mon bon, vous savez que je vous suis tout acquis.

Le banquier se tourna vers Paul:

--Mon cher monsieur, voulez-vous me rendre un service d'ami, c'est
d'accepter aussi une dizaine d'actions avec le titre d'administrateur?

Paul, s'inclinant, répondit:

--Vous me permettrez, monsieur, de ne pas accepter cette offre si
gracieuse, mais de mettre cent mille francs dans l'affaire que je
considère comme superbe. C'est donc moi qui vous demande une faveur.

William, ravi, lui saisit les mains, cette confiance l'avait conquis.
Il éprouvait toujours, d'ailleurs, une envie irrésistible d'embrasser
les gens qui lui apportaient de l'argent pour ses entreprises.

Mais Christiane rougissait jusqu'aux tempes, émue, froissée. Il lui
semblait qu'on venait de la vendre et de l'acheter. S'il ne l'avait pas
aimée, Paul aurait-il offert ces cent mille francs à son mari? Non,
sans doute! Il n'aurait pas dû, au moins, traiter cette affaire devant
elle.

Le dîner sonnait. Ils remontèrent à l'hôtel. Dès qu'on fut à table, Mme
Paille, la mère, demanda à Andermatt:

--Vous allez donc fonder un autre établissement?

La nouvelle avait déjà couru par le pays entier, était connue de tout
le monde, elle agitait tous les baigneurs.

William répondit:

--Mon Dieu oui, celui qui existe est trop insuffisant.

Et, se tournant vers M. Aubry-Pasteur:

--Vous m'excuserez, cher monsieur, de vous parler à table d'une
démarche que je voulais faire auprès de vous, mais je repars ce soir
pour Paris; et le temps me presse énormément. Consentiriez-vous à
diriger les travaux de fouille pour trouver un volume d'eau supérieur?

L'ingénieur, flatté, accepta; et, au milieu du silence général, ils
réglèrent tous les points essentiels des recherches, qui devaient
commencer immédiatement. Tout fut discuté et fixé en quelques minutes
avec la netteté et la précision qu'Andermatt apportait toujours dans
les affaires. Puis on parla du paralytique. On l'avait vu traverser
le parc, dans l'après-midi, avec une seule canne, alors que, le matin
même, il en employait encore deux. Le banquier répétait: «C'est un
miracle, un vrai miracle! Sa guérison marche à pas de géant».

Paul, pour plaire au mari, reprit:

--C'est le père Clovis lui-même qui marche à pas de géant.

Un rire approbateur fit le tour de la table. Tous les yeux regardaient
Will, toutes les bouches le complimentaient. Les garçons du restaurant
s'étaient mis à le servir le premier avec une déférence respectueuse
qui disparaissait de leurs visages et de leurs gestes dès qu'ils
passaient les plats aux voisins.

Un d'eux lui présenta une carte sur une assiette.

Il la prit et lut, à mi-voix. «Le docteur Latonne, de Paris, serait
heureux si M. Andermatt voulait bien lui accorder quelques secondes
d'entretien avant son départ.»

--Répondez que je n'ai pas le temps, mais que je reviendrai dans huit
ou dix jours.

Au même moment on apportait à Christiane une botte de fleurs de la part
du docteur Honorat.

Gontran riait:

--Le père Bonnefille est mauvais troisième, dit-il.

Le dîner allait finir. On prévint Andermatt que son landau l'attendait.
Il monta pour chercher son petit sac; et quand il redescendit il vit
la moitié du village amassée devant la porte. Petrus Martel vint lui
serrer la main avec une familiarité de cabotin et lui murmura dans
l'oreille:

--J'aurai une proposition à vous faire, quelque chose d'épatant pour
votre affaire.

Soudain le docteur Bonnefille parut, pressé selon sa coutume. Il passa
tout près de Will, et le saluant très bas comme il faisait pour le
marquis, il dit:

--Bon voyage, monsieur le baron.

--Touché, murmura Gontran.

Andermatt, triomphant, gonflé de joie et d'orgueil, serrait les mains,
remerciait, répétait: «Au revoir!» Mais il faillit oublier d'embrasser
sa femme, tant il pensait à autre chose. Cette indifférence fut pour
elle un soulagement, et quand elle vit le landau s'éloigner sur la
route obscurcie, au grand trot des deux chevaux, il lui sembla qu'elle
n'avait plus rien à redouter de personne pour le reste de sa vie.

Elle passa toute la soirée assise devant l'hôtel, entre son père et
Paul Brétigny, Gontran étant parti au Casino, comme il faisait chaque
jour.

Elle ne voulait ni marcher, ni parler, et restait immobile, les mains
croisées sur son genou, les yeux perdus dans l'obscurité, alanguie
et faible, un peu inquiète et heureuse pourtant, pensant à peine, ne
rêvant même pas, luttant par moments contre de vagues remords qu'elle
repoussait en se répétant toujours: «Je l'aime, je l'aime, je l'aime!»

Elle monta de bonne heure dans sa chambre, pour être seule et songer.
Assise au fond d'un fauteuil et enveloppée d'un peignoir flottant, elle
regardait les étoiles par sa fenêtre restée ouverte; et dans le cadre
de cette fenêtre, elle évoquait à toute minute l'image de celui qui
venait de la conquérir. Elle le voyait, bon, doux et violent, si fort
et si soumis devant elle. Cet homme l'avait prise, elle le sentait,
prise pour toujours. Elle n'était plus seule, ils étaient deux dont les
deux cœurs ne formeraient plus qu'un cœur, dont les deux âmes ne
formeraient plus qu'une âme. Où était-il, elle ne le savait pas; mais
elle savait bien qu'il rêvait d'elle comme elle pensait à lui. A chaque
battement de son cœur, elle croyait entendre un autre battement qui
répondait quelque part. Elle sentait, autour d'elle, rôder un désir
qui l'effleurait comme une aile d'oiseau; elle le sentait entrer par
cette fenêtre ouverte, ce désir venu de lui, ce désir ardent, qui la
cherchait, qui l'implorait dans le silence de la nuit. Comme c'était
bon, doux, nouveau d'être aimée! Quelle joie de penser à quelqu'un avec
une envie de pleurer dans les yeux, de pleurer d'attendrissement, et
une envie aussi d'ouvrir les bras, même sans le voir, pour l'appeler,
d'ouvrir les bras vers son image apparue, vers ce baiser qu'il lui
jetait sans cesse, de loin ou de près, dans la fièvre de son attente.

Et elle tendait vers les étoiles ses deux bras blancs dans les manches
du peignoir. Soudain elle poussa un cri. Une grande ombre noire,
enjambant son balcon, avait surgi dans sa fenêtre.

Éperdue, elle se dressa! C'était lui! Et, sans songer même qu'on
pouvait les voir, elle se jeta sur sa poitrine.


VIII

L'ABSENCE d'Andermatt se prolongeait. M. Aubry-Pasteur faisait des
fouilles. Il trouva de nouveau quatre sources qui donnaient à la
nouvelle Société deux fois plus d'eau qu'il n'en fallait. Le pays
entier, affolé par ces recherches, par ces découvertes, par les grandes
nouvelles qui couraient, par les perspectives d'un avenir éclatant,
s'agitait et s'enthousiasmait, ne parlait plus d'autre chose, ne
pensait plus à autre chose. Le marquis et Gontran eux-mêmes passaient
leurs jours autour des ouvriers qui sondaient les veines du granit,
et ils écoutaient avec un intérêt grandissant les explications et
les leçons de l'ingénieur sur la nature géologique de l'Auvergne. Et
Paul et Christiane s'aimaient librement, tranquillement, dans une
sécurité absolue, sans que personne s'occupât d'eux, sans que personne
devinât rien, sans que personne songeât même à les épier, car toute
l'attention, toute la curiosité, toute la passion de tout le monde
étaient absorbées par la station future.

Christiane avait fait comme un adolescent qui s'enivre une première
fois. Le premier verre, le premier baiser, l'avait brûlée, étourdie.
Elle avait bu le second bien vite, et l'avait trouvé meilleur, et
maintenant elle se grisait à pleine bouche.

Depuis le soir où Paul était entré dans sa chambre, elle ne savait plus
du tout ce qui se passait dans le monde. Le temps, les choses, les
êtres n'existaient plus pour elle; rien n'existait plus qu'un homme.
Il n'y avait plus, sur la terre ou dans le ciel, qu'un homme, un seul
homme, celui qu'elle aimait. Ses yeux ne voyaient plus que lui, son
esprit ne pensait plus qu'à lui, son espoir ne s'attachait plus que sur
lui. Elle vivait, changeait de place, mangeait, s'habillait, semblait
écouter et répondait, sans comprendre et sans savoir ce qu'elle
faisait. Aucune inquiétude ne la hantait, car aucun malheur n'aurait
pu la frapper! Elle était devenue insensible à tout. Aucune douleur
physique n'aurait eu de prise sur sa chair que l'amour seul pouvait
faire frémir. Aucune douleur morale n'aurait eu de prise sur son âme
paralysée par le bonheur.

Lui d'ailleurs, l'aimant avec l'emportement qu'il apportait en toutes
ses passions, surexcitait jusqu'à la folie la tendresse de la jeune
femme. Souvent, vers la fin du jour, quand il savait le marquis et
Gontran partis aux sources:

--Allons voir notre ciel, disait-il.

Il appelait leur ciel un bouquet de sapins poussé sur la côte,
au-dessus même des gorges. Ils y montaient à travers un petit bois, par
un sentier rapide, qui faisait souffler Christiane. Comme ils avaient
peu de temps ils allaient vite; et, pour qu'elle se fatiguât moins,
il la soulevait par la taille. Ayant mis une main sur son épaule elle
se laissait enlever, et parfois lui sautant au cou posait sa bouche
sur ses lèvres. A mesure qu'ils montaient l'air devenait plus vif; et
quand ils atteignaient le bouquet de sapins, l'odeur de la résine les
rafraîchissait comme un souffle de la mer.

Ils s'asseyaient sous les arbres sombres, elle sur une butte d'herbe,
lui plus bas, à ses pieds. Le vent dans les tiges chantait ce doux
chant des pins qui ressemble un peu à une plainte; et la Limagne
immense, aux lointains invisibles, noyée dans les brumes, leur donnait
tout à fait la sensation de l'Océan. Oui, la mer était là, devant eux,
là-bas! Ils n'en pouvaient douter, car ils recevaient son haleine sur
la face!

Il avait pour elle des câlineries enfantines:

--Donnez vos doigts que je les mange, ce sont mes bonbons, à moi.

Il les prenait, l'un après l'autre, dans sa bouche, et semblait les
goûter avec des frissons gourmands:

--Oh! qu'ils sont bons! Le petit surtout. Je n'ai jamais rien mangé de
meilleur que le petit.

Puis il se mettait à genoux, posant ses coudes sur les genoux de
Christiane et il murmurait:

--Liane, regardez-moi?

Il l'appelait Liane parce qu'elle s'enlaçait à lui, pour l'embrasser,
comme une plante étreint un arbre.

--Regardez-moi. Je vais entrer dans votre âme.

Et ils se regardaient de ce regard immobile, obstiné, qui semble
vraiment mêler deux êtres l'un à l'autre!

--On ne s'aime bien qu'en se possédant ainsi, disait-il, toutes les
autres choses de l'amour sont des jeux de polissons.

Et face à face, confondant leurs haleines, ils se cherchaient
éperdument dans la transparence des yeux.

Il murmurait:

--Je vous vois, Liane. Je vois votre cœur adoré!

Elle répondait:

--Moi aussi, Paul, je vois votre cœur!

Et ils se voyaient, en effet, l'un et l'autre, jusqu'au fond de l'âme
et du cœur, car ils n'avaient plus dans l'âme et dans le cœur qu'un
furieux élan d'amour l'un vers l'autre.

Il disait:

--Liane, votre œil est comme le ciel! il est bleu, avec tant de
reflets, avec tant de clarté! Il me semble que j'y vois passer des
hirondelles! ce sont vos pensées, sans doute?

Et quand ils s'étaient longtemps, longtemps contemplés ainsi, ils se
rapprochaient encore et s'embrassaient doucement, par petits coups,
en se regardant de nouveau, entre chaque baiser. Quelquefois il la
prenait dans ses bras et l'emportait en courant le long du ruisseau qui
glissait vers les gorges d'Enval avant de s'y précipiter. C'était un
étroit vallon où alternaient des prairies et des bois. Paul courait sur
l'herbe et par moments, élevant la jeune femme au bout de ses poignets
puissants, il criait:

--Liane, envolons-nous.

Et ce besoin de s'envoler, l'amour, leur amour exalté, le jetait en
eux, harcelant, incessant, douloureux. Et tout, autour d'eux, aiguisait
ce désir de leur âme, l'air léger, un air d'oiseau, disait-il, et
le vaste horizon bleuâtre où ils auraient voulu s'élancer tous les
deux, en se tenant par la main, et disparaître au-dessus de la plaine
infinie lorsque la nuit s'étendait sur elle. Ils seraient partis
ainsi à travers le ciel embrumé du soir, pour ne jamais revenir. Où
seraient-ils allés? Ils ne le savaient point, mais quel rêve!

Quand il était essoufflé d'avoir couru en la portant ainsi, il la
posait sur un rocher pour s'agenouiller devant elle! Et lui baisant les
chevilles, il l'adorait en murmurant des paroles enfantines et tendres.

S'ils s'étaient aimés dans une ville, leur passion, sans doute, aurait
été différente, plus prudente, plus sensuelle, moins aérienne et moins
romanesque. Mais là, dans ce pays vert dont l'horizon élargissait
les élans de l'âme, seuls, sans rien pour distraire, pour atténuer
leur instinct d'amour éveillé, ils s'étaient élancés soudain dans une
tendresse éperdument poétique, faite d'extase et de folie. Le paysage
autour d'eux, le vent tiède, les bois, l'odeur savoureuse de cette
campagne leur jouaient tout le long des jours et des nuits la musique
de leur amour, et cette musique les avait excités jusqu'à la démence,
comme le son des tambourins et des flûtes aiguës pousse à des actes de
déraison sauvage le derviche qui tourne avec son idée fixe.

Un soir, comme ils rentraient pour dîner, le marquis leur dit tout à
coup:

--Andermatt revient dans quatre jours, toutes les affaires sont
arrangées. Nous autres, nous partirons le lendemain de son retour.
Voici bien longtemps que nous sommes ici; il ne faut pas trop prolonger
les saisons d'eaux minérales.

Ils furent surpris comme si on leur eût annoncé la fin du monde; et ils
ne parlèrent ni l'un ni l'autre pendant le repas, tant ils songeaient
avec étonnement à ce qui devait arriver. Donc ils se trouveraient
séparés dans quelques jours et ne se verraient plus librement. Cela
leur paraissait si impossible et si bizarre qu'ils ne le comprenaient
pas.

Andermatt revint, en effet, à la fin de la semaine. Il avait
télégraphié pour qu'on lui envoyât deux landaus au premier train.
Christiane, qui n'avait point dormi, harcelée par une émotion étrange
et nouvelle, une sorte de peur de son mari, une peur mêlée de colère,
de mépris inexpliqué et d'envie de le braver, s'était levée dès le jour
et l'attendait. Il apparut dans la première voiture, accompagné de
trois messieurs bien vêtus, mais d'allure modeste. Le second landau en
portait quatre autres qui semblaient de condition un peu inférieure aux
premiers. Le marquis et Gontran s'étonnèrent. Celui-ci demanda:

--Qu'est-ce que ces gens?

Andermatt répondit:

--Mes actionnaires. Nous allons constituer la Société aujourd'hui même
et nommer immédiatement le conseil d'administration.

Il embrassa sa femme sans lui parler et presque sans la voir, tant il
était préoccupé, et se tournant vers les sept messieurs, respectueux et
muets debout derrière lui:

--Faites-vous servir à déjeuner, dit-il, et promenez-vous. Nous nous
retrouverons ici, à midi.

Ils s'en allèrent en silence, comme des soldats qui obéissent
à l'ordre, et montant deux par deux les marches du perron, ils
disparurent dans l'hôtel.

Gontran, qui les regardait partir, demanda avec un grand sérieux:

--Où les avez-vous trouvés, vos figurants?

Le banquier sourit:

--Ce sont des hommes très bien, des hommes de bourse, des capitalistes.

Et il ajouta, après un silence, avec un sourire plus marqué:

--Qui s'occupent de mes affaires.

Puis il se rendit chez le notaire pour relire les pièces dont il avait
envoyé la rédaction toute prête quelques jours auparavant.

Il y trouva le docteur Latonne, avec qui d'ailleurs il avait échangé
plusieurs lettres, et ils causèrent longtemps, à voix basse, dans un
coin de l'étude, pendant que les plumes des clercs couraient sur le
papier avec un petit bruit d'insectes.

Rendez-vous fut pris pour deux heures, afin de constituer la Société.

Le cabinet du notaire avait été préparé comme pour un concert. Deux
rangs de chaises attendaient les actionnaires en face de la table où
maître Alain devait s'asseoir à côté de son premier clerc. Maître Alain
avait passé son habit, vu l'importance de l'affaire. C'était un tout
petit homme, une boule de chair blanche, qui bredouillait.

Andermatt entra comme deux heures sonnaient, accompagné du marquis, de
son beau-frère et de Brétigny, et suivi des sept messieurs que Gontran
appelait des figurants. Il avait l'air d'un général. Le père Oriol
apparut aussitôt avec Colosse. Ils semblaient inquiets, méfiants,
comme le sont toujours des paysans qui vont signer. Le docteur
Latonne vint le dernier. Il avait fait la paix avec Andermatt par une
soumission complète précédée d'excuses habilement tournées et suivies
d'offres de services sans réticences et sans restrictions.

Alors le banquier, sentant qu'il le tenait, lui avait promis la place
enviée de médecin inspecteur du nouvel établissement.

Quand tout le monde fut entré, un grand silence régna.

Le notaire prit la parole:

--Messieurs, asseyez-vous.

Il prononça encore quelques mots que personne n'entendit dans le
mouvement des sièges.

Andermatt enleva une chaise et la plaça en face de son armée, afin
d'avoir l'œil sur tout son monde, puis il dit, quand on fut assis:

--Messieurs, je n'ai pas besoin de vous donner des explications
sur le motif qui nous réunit. Nous allons d'abord constituer la
Société nouvelle dont vous voulez bien être actionnaires. Je dois
cependant vous faire part de quelques détails qui nous ont causé un
peu d'embarras. J'ai dû, avant de rien entreprendre, m'assurer que
nous obtiendrions les autorisations nécessaires pour la création d'un
nouvel établissement d'utilité publique. Cette assurance, je l'ai.
Ce qui reste à faire sous ce rapport, je le ferai. J'ai la parole du
Ministre. Mais un autre point m'arrêtait. Nous allons, messieurs,
entreprendre une lutte avec l'ancienne Société des eaux d'Enval. Nous
sortirons vainqueurs de cette lutte, vainqueurs et riches, soyez-en
convaincus; mais de même qu'il fallait un cri de guerre aux combattants
d'autrefois, il nous faut, à nous, combattants du combat moderne, un
nom pour notre station, un nom sonore, attirant, bien fait pour la
réclame, qui frappe l'oreille comme une note de clairon et entre dans
l'œil comme un éclair. Or, messieurs, nous sommes à Enval et nous ne
pouvons débaptiser ce pays. Une seule ressource nous restait. Désigner
notre établissement, notre établissement seul, par une appellation
nouvelle.

Voici ce que je vous propose:

Si notre maison de bains se trouve au pied de la butte dont est
propriétaire M. Oriol, ici présent, notre futur casino sera situé sur
le sommet de cette même butte. On peut donc dire que cette butte, ce
mont, car c'est un mont, un petit mont, constitue notre établissement,
puisque nous en avons le pied et le faîte. N'est-il pas naturel, dès
lors, d'appeler nos bains: les Bains du Mont-Oriol, et d'attacher à
cette station, qui deviendra une des plus importantes du monde entier,
le nom du premier propriétaire. Rendons à César ce qui appartient à
César.

Et notez, messieurs, que ce vocable est excellent. On dira le
Mont-Oriol comme on dit le Mont-Dore. Il reste dans l'œil et dans
l'oreille, on le voit bien, on l'entend bien, il demeure en nous:
Mont-Oriol!--Mont-Oriol!--Les bains du Mont-Oriol...

Et Andermatt le faisait sonner, ce mot, le lançait comme une balle, en
écoutait l'écho.

Il reprit, simulant des dialogues:

--Vous allez aux bains du Mont-Oriol?

--Oui, madame. On les dit parfaites, ces eaux du Mont-Oriol.

--Excellentes, en effet. Mont-Oriol, d'ailleurs, est un délicieux pays.

Et il souriait, avait l'air de causer, changeait de ton pour indiquer
quand parlait la dame, saluait de la main en représentant le monsieur.

Puis il reprit de sa voix naturelle:

--Quelqu'un a-t-il une objection à présenter?

Les actionnaires répondirent en chœur:

--Non, aucune.

Trois des figurants applaudirent.

Le père Oriol, ému, flatté, conquis, pris par son orgueil intime de
paysan parvenu, souriait en tournant son chapeau dans ses mains, et il
faisait «oui» de la tête, malgré lui, un «oui» qui révélait sa joie et
qu'Andermatt observait sans paraître le regarder.

Colosse demeurait impassible, mais aussi content que son père.

Alors Andermatt dit au notaire:

--Veuillez lire l'acte pour la constitution de la Société, maître Alain.

Et il s'assit.

Le notaire dit à son clerc:

--Allez, Marinet.

Marinet, un pauvre être étique, toussota et, avec des intonations de
prédicateur et des intentions déclamatoires, il commença à énumérer les
statuts relatifs à la constitution d'une société anonyme, dite Société
de l'Établissement thermal du Mont-Oriol, à Enval, au capital de deux
millions.

Le père Oriol l'interrompit:

--Moment, moment, dit-il.

Et il tira de sa poche un cahier de papier graisseux, traîné depuis
huit jours chez tous les notaires et tous les hommes d'affaires
du département. C'était la copie des statuts que son fils et lui,
d'ailleurs, commençaient à savoir par cœur.

Puis il appliqua lentement ses lunettes sur son nez, redressa sa tête,
chercha le point juste où il distinguait bien les lettres, et il
ordonna:

--Vas-y, Marinet.

Colosse, ayant rapproché sa chaise, suivait aussi sur le papier du père.

Et Marinet recommença. Alors le vieux Oriol, dérouté par la double
besogne d'écouter et de lire en même temps, torturé par la crainte d'un
mot changé, obsédé aussi par le désir de voir si Andermatt ne faisait
point quelque signe au notaire, ne laissa plus passer une ligne sans
arrêter dix fois le clerc dont il coupait les effets.

Il répétait:

--Tu dis? Qué que tu dis là? J'ai point entendu! pas chi vite.

Puis, se tournant un peu vers son fils:

--Ch'est-il cha, Coloche?

Colosse, plus maître de lui, répondait:

--Cha va, païré, laiche, laiche, cha va!

Le paysan n'avait pas confiance. Du bout de son doigt crochu il suivait
sur son papier en marmottant les mots entre ses lèvres; mais son
attention ne pouvant se fixer au même moment des deux côtés, quand il
écoutait, il ne lisait plus, et il n'entendait point quand il lisait.
Et il soufflait comme s'il eût gravi un mont, il transpirait comme s'il
eût bêché sa vigne en plein soleil, et de temps en temps il demandait
un repos de quelques minutes, pour s'essuyer le front et reprendre
haleine, comme un homme qui se bat en duel.

Andermatt, impatienté, frappait le sol de son pied. Gontran, ayant
aperçu sur une table le _Moniteur du Puy-de-Dôme_, l'avait pris et le
parcourait; et Paul, à cheval sur sa chaise, le front baissé, le cœur
crispé, songeait que ce petit homme rose et ventru, assis devant lui,
allait emporter le lendemain la femme qu'il aimait de toute son âme,
Christiane, sa Christiane, sa blonde Christiane qui était à lui, toute
à lui, rien qu'à lui. Et il se demandait s'il n'allait pas l'enlever ce
soir-là même.

Les sept messieurs demeuraient sérieux et tranquilles.

Au bout d'une heure, ce fut fini. On signa.

Le notaire prit acte des versements. A l'appel de son nom, le caissier,
M. Abraham Lévy, déclara avoir reçu les fonds. Puis la Société,
aussitôt constituée légalement, fut déclarée réunie en assemblée
générale, tous les actionnaires étant présents, pour la nomination de
son conseil d'administration et l'élection de son président.

Toutes les voix, moins deux, proclamèrent Andermatt président. Les deux
voix dissidentes, celles du paysan et de son fils, avaient désigné
Oriol. Brétigny fut nommé commissaire de surveillance.

Alors le conseil, composé de MM. Andermatt, le marquis et le comte de
Ravenel, Brétigny, Oriol père et fils, le docteur Latonne, Abraham Lévy
et Simon Zidler, pria le reste des actionnaires de se retirer, ainsi
que le notaire et son clerc, afin qu'il pût délibérer sur les premières
résolutions à prendre et arrêter les points les plus importants.

Andermatt se leva de nouveau:

--Messieurs, nous entrons dans la question vive, celle du succès, qu'il
nous faut obtenir à tout prix.

Il en est des eaux minérales comme de tout. Il faut qu'on parle
d'elles, beaucoup, toujours, pour que les malades en boivent.

La grande question moderne, messieurs, c'est la réclame, elle est le
dieu du commerce et de l'industrie contemporains. Hors la réclame, pas
de salut. L'art de la réclame, d'ailleurs, est difficile, compliqué, et
demande un tact très grand. Les premiers qui ont employé ce procédé
nouveau l'ont fait brutalement, attirant l'attention par le bruit, par
les coups de grosse caisse et les coups de canon. Mangin, messieurs, ne
fut qu'un précurseur. Aujourd'hui, le tapage est suspect, les affiches
voyantes font sourire, les noms criés par les rues éveillent plus de
méfiance que de curiosité. Et cependant, il faut attirer l'attention
publique et, après l'avoir frappée, il faut la convaincre. L'art
consiste donc à découvrir le moyen, le seul moyen qui peut réussir,
étant donné ce qu'on veut vendre. Nous autres, messieurs, nous voulons
vendre de l'eau. C'est par les médecins que nous devons conquérir les
malades.

Les médecins les plus célèbres, messieurs, sont des hommes comme nous,
qui ont des faiblesses comme nous. Je ne veux pas dire qu'on pourrait
les corrompre. La réputation des illustres maîtres dont nous avons
besoin les met à l'abri de tout soupçon de vénalité! Mais quel est
l'homme qu'on ne peut gagner, en s'y prenant bien? Il est aussi des
femmes qu'on ne saurait acheter! Celles-là, il faut les séduire.

Voici donc, messieurs, la proposition que je vais vous faire, après
l'avoir longuement discutée avec M. le docteur Latonne:

Nous avons classé d'abord en trois groupes principaux les maladies
soumises à notre traitement. Ce sont: 1º le rhumatisme sous toutes ses
formes, herpès, arthrite, goutte, etc.; 2º les affections de l'estomac,
de l'intestin et du foie; 3º tous les désordres provenant des troubles
de la circulation, car il est indiscutable que nos bains acidulés ont
sur la circulation un effet admirable.

D'ailleurs, messieurs, la guérison merveilleuse du père Clovis nous
promet des miracles.

Donc, étant données les maladies tributaires de ces eaux, nous allons
faire aux principaux médecins qui les soignent, la proposition
suivante: «Messieurs, dirons-nous, venez voir, venez voir de vos yeux,
suivez vos malades, nous vous offrons l'hospitalité. Le pays est
superbe, vous avez besoin de vous reposer après vos rudes travaux de
l'hiver, venez. Et venez, non pas chez nous, messieurs les professeurs,
mais chez vous, car nous vous offrons un chalet qui vous appartiendra,
s'il vous plaît, à des conditions exceptionnelles.»

Andermatt prit un repos, et recommença d'une voix plus calme:

--Voici comment je suis arrivé à réaliser cette conception. Nous avons
choisi six lots de terre de mille mètres chacun. Sur chacun de ces six
lots, la Société Bernoise des Chalets mobiles s'engage à apporter une
de ses constructions modèles. Nous mettrons gratuitement ces demeures
aussi élégantes que confortables à la disposition de nos médecins.
S'ils s'y plaisent, ils achèteront seulement la maison de la Société
Bernoise; quant au terrain, nous le leur donnons... et ils nous le
payeront... en malades. Donc, messieurs, nous obtenons ces avantages
multiples de couvrir notre territoire de villas charmantes qui ne nous
coûtent rien, d'attirer les premiers médecins du monde et la légion de
leurs clients, et surtout de convaincre de l'efficacité de nos eaux les
docteurs éminents qui deviendront bien vite propriétaires dans le pays.
Quant à toutes les négociations qui doivent amener ces résultats, je
m'en charge, messieurs, et je les ferai non pas en spéculateur, mais en
homme du monde.

Le père Oriol l'interrompit. Sa parcimonie auvergnate s'indignait de ce
terrain donné.

Andermatt eut un mouvement d'éloquence; il compara le grand agriculteur
qui jette à poignées la semence dans la terre féconde, avec le paysan
rapace qui compte les grains et n'obtient jamais que des demi-récoltes.

Puis, comme Oriol vexé s'obstinait, le banquier fit voter son conseil
et ferma la bouche au vieux avec six voix contre deux.

Alors il ouvrit un grand portefeuille de maroquin et tira les plans de
l'établissement nouveau, de l'hôtel et du casino, ainsi que les devis
et les marchés tout préparés avec les entrepreneurs pour être approuvés
et signés séance tenante. Les travaux devaient être commencés dès le
début de l'autre semaine.

Seuls les deux Oriol voulurent voir et discuter. Mais Andermatt,
irrité, leur dit:

--Est-ce que je vous demande de l'argent? Non! Alors, fichez-moi la
paix! Et si vous n'êtes pas contents nous allons voter encore une fois.

Ils signèrent donc avec les autres membres du conseil; et la séance fut
levée.

Tout le pays les attendait pour les voir sortir, tant l'émotion était
grande. On les saluait avec respect. Comme les deux paysans allaient
rentrer chez eux, Andermatt leur dit:

--N'oubliez pas que nous dînons tous ensemble à l'hôtel. Et amenez vos
fillettes, je leur ai apporté de petits cadeaux de Paris.

On se donna rendez-vous pour sept heures dans le salon du Splendid
Hotel.

Ce fut un grand repas où le banquier avait invité les principaux
baigneurs et les autorités du village. Christiane présidait, ayant à
sa droite le curé, et le maire à sa gauche.

On ne parla que de l'établissement futur et de l'avenir du pays. Les
deux petites Oriol avaient trouvé sous leurs serviettes deux écrins
contenant deux bracelets ornés de perles et d'émeraudes, et, affolées
de joie, elles causaient, comme elles n'avaient jamais fait, avec
Gontran placé entre les deux. L'aînée elle-même riait de tout son
cœur aux plaisanteries du jeune homme, qui s'animait en leur parlant
et portait à part lui, sur elles, ces jugements de mâle, ces jugements
hardis et secrets qui naissent de la chair et de l'esprit devant toute
femme désirable.

Paul ne mangeait point, et ne disait rien... Il lui semblait que sa vie
allait finir ce soir-là. Tout à coup, il se souvint qu'il y avait juste
un mois écoulé, jour pour jour, depuis leur dîner au lac Tazenat. Il
avait dans l'âme cette souffrance vague, faite plutôt de pressentiments
que de chagrins, connue des seuls amoureux, cette souffrance qui rend
le cœur si pesant, les nerfs si vibrants que le moindre bruit fait
haleter, et l'esprit si misérablement douloureux que tout ce qu'on
entend prend un sens pénible pour se rapporter à l'idée fixe.

Dès qu'on eut quitté la table il rejoignit Christiane dans le salon:

--Il faut que je vous voie ce soir, dit-il, tout à l'heure, tout de
suite, puisque je ne sais plus quand nous pourrons nous trouver seuls.
Savez-vous qu'il y a aujourd'hui juste un mois...

Elle répondit:

--Je le sais.

Il reprit:

--Écoutez, je vais vous attendre sur la route de la Roche-Pradière,
avant le village, auprès des châtaigniers. Personne ne remarquera votre
absence en ce moment. Venez vite me dire adieu, puisque nous nous
séparons demain.

Elle murmura:

--Dans un quart d'heure j'y serai.

Et il sortit pour ne plus rester au milieu de cette foule qui
l'exaspérait.

Il prit, à travers les vignes, le sentier suivi un jour, le jour où ils
avaient regardé ensemble la Limagne pour la première fois. Et bientôt
il fut sur la grand'route. Il était seul, il se sentait seul, seul par
le monde. L'immense plaine invisible augmentait encore cette sensation
d'isolement. Il s'arrêta juste à l'endroit où ils s'étaient assis,
où il lui avait déclamé les vers de Baudelaire sur la Beauté. Comme
c'était loin, déjà! Et, heure par heure, il retrouva dans son souvenir
tout ce qui s'était passé depuis. Jamais il n'avait été aussi heureux,
jamais! Jamais il n'avait aimé aussi éperdument, et, en même temps,
aussi chastement, aussi dévotement. Et il se rappelait le soir du gour
de Tazenat, voici un mois ce jour-là même, le bois frais, mouillé de
lumière pâle, le petit lac d'argent et les gros poissons qui frôlaient
sa surface; et leur retour, quand il la voyait marcher devant lui, dans
l'ombre et dans la clarté, sous les gouttes de clair de lune qui lui
tombaient sur les cheveux, sur les épaules et sur les bras à travers
les feuilles des arbres. C'étaient les heures les plus douces qu'il eût
goûtées de sa vie.

Il se tourna pour regarder si elle ne venait point. Il ne la vit pas,
mais il aperçut la lune apparue sur l'horizon. La même lune qui s'était
levée pour son premier aveu se levait maintenant pour son premier adieu.

Un frisson lui courut sur la peau, un frisson glacé. L'automne venait,
l'automne qui précède l'hiver. Il n'avait pas senti, jusqu'à présent,
ce premier toucher du froid, qui le pénétrait brusquement comme la
menace d'un malheur.

La route blanche, poudreuse, s'allongeait devant lui, pareille à
une rivière entre ses berges. Une forme soudain se dressa au détour
du chemin. Il la reconnut aussitôt; et il l'attendit sans bouger,
frémissant du bonheur mystérieux de la sentir s'approcher, de la voir
venir vers lui, pour lui.

Elle allait à petits pas, sans oser l'appeler, inquiète de ne point le
découvrir encore, car il restait caché sous un arbre, et troublée par
le grand silence, par la claire solitude de la terre et du ciel. Et,
devant elle, son ombre s'avançait noire et démesurée, la précédant de
loin, semblant apporter vers lui quelque chose d'elle, avant elle-même.

Christiane s'arrêta et l'ombre aussi resta immobile, couchée, tombée
sur la route.

Paul fit rapidement quelques pas, jusqu'à la place où la forme de
la tête s'arrondissait sur le chemin. Alors, comme s'il eût voulu
ne rien perdre d'elle, il s'agenouilla et, se prosternant, posa sa
bouche au bord de la sombre silhouette. Ainsi qu'un chien assoiffé
boit, rampant sur le ventre, au bord d'une source, il se mit à baiser
ardemment la poussière en suivant les contours de l'ombre bien-aimée.
Il allait ainsi vers elle, sur les mains et sur les genoux, parcourant
de caresses le dessin de son corps comme pour recueillir de ses lèvres
l'image obscure et chère étendue sur le sol.

Elle, surprise, un peu effrayée même, attendit qu'il fût à ses pieds
pour s'enhardir à lui parler; puis, quand il eut relevé la tête,
toujours à genoux, mais l'étreignant à présent de ses deux bras, elle
demanda:

--Qu'as-tu donc, ce soir?

Il répondit:

--Liane, je vais te perdre!

Elle enfonça tous ses doigts dans les cheveux épais de son ami et, se
penchant, lui renversa le front pour lui baiser les yeux.

--Pourquoi me perdre? dit-elle, souriante, confiante.

--Puisque nous allons nous séparer demain.

--Nous séparer? Pour si peu de temps, chéri.

--Sait-on jamais? Nous ne retrouverons point les jours passés ici.

--Nous en aurons d'autres qui seront aussi beaux.

Elle le releva, l'entraîna sous l'arbre où il l'avait attendue, le fit
asseoir auprès d'elle, plus bas, pour avoir toujours la main dans ses
cheveux, et elle lui parla sérieusement, en femme réfléchie, ardente et
déterminée qui aime, qui a tout prévu déjà, qui sait, d'instinct, ce
qu'il faut faire, qui est résolue à tout.

--Écoute, mon chéri, je suis très libre, à Paris. William ne s'occupe
jamais de moi. Ses affaires lui suffisent. Donc, puisque tu n'es pas
marié, j'irai te voir. J'irai te voir tous les jours, tantôt le matin
avant déjeuner, tantôt le soir à cause des domestiques qui pourraient
jaser si je sortais à la même heure. Nous pourrons nous rencontrer
autant qu'ici, car nous n'aurons pas à craindre les curieux.

Mais il répétait, la tête sur ses genoux et lui serrant la taille:

--Liane, Liane, je vais te perdre! Je sens que je vais te perdre!

Elle s'impatientait de ce chagrin irraisonné, de ce chagrin d'enfant
dans ce corps si vigoureux, elle si frêle auprès de lui, et si sûre
d'elle pourtant, si sûre que rien ne pourrait les séparer.

Il murmurait:

--Si tu voulais, Liane, nous nous sauverions ensemble, nous irions très
loin, dans un beau pays plein de fleurs, pour nous aimer. Dis, veux-tu
que nous partions, ce soir, veux-tu?

Mais elle haussait les épaules, un peu nerveuse, un peu mécontente
qu'il ne l'écoutât point, car ce n'était plus l'heure des rêveries et
des gamineries tendres. Il fallait, à présent, se montrer énergiques
et prudents, et chercher les moyens de s'aimer toujours sans éveiller
aucun soupçon.

Elle reprit:

--Écoute, chéri, il s'agit de bien nous entendre et de ne pas
commettre d'imprudences ni de fautes. D'abord, es-tu sûr de tes
domestiques? Ce qu'il y a de plus à craindre c'est une dénonciation,
une lettre anonyme à mon mari. De lui-même il ne devinera rien. Je
connais bien William...

Ce nom, deux fois répété, irrita tout à coup le cœur de Paul. Il
dit, nerveux:

--Oh! ne me parle pas de lui ce soir!

Elle s'étonna:

--Pourquoi? il le faut bien pourtant... Oh! je t'assure qu'il ne tient
guère à moi.

Elle avait deviné sa pensée.

Une obscure jalousie, encore inconsciente, s'éveillait en lui. Et
soudain, s'agenouillant et lui prenant les mains:

--Écoute, Liane!...

Il se tut. Il n'osait pas dire l'inquiétude, le soupçon honteux qui lui
venaient; et il ne savait comment les exprimer.

--Écoute... Liane... Comment es-tu avec lui?...

Elle ne comprit pas.

--Mais... mais... très bien...

--Oui... je sais... Mais... écoute... comprends-moi bien... C'est...
c'est ton mari... enfin... et... et... tu ne sais pas combien je pense
à ça depuis tantôt... Combien ça me tourmente... ça me torture... Tu
comprends... dis?

Elle hésita quelques secondes, puis soudain elle pénétra son intention
tout entière, et avec un élan de franchise indignée:

--Oh! mon chéri... peux-tu... peux-tu penser?... Oh! Je suis à toi...
entends-tu?... rien qu'à toi... puisque je t'aime... Oh! Paul...

Il laissa retomber sa tête sur les genoux de la jeune femme, et d'une
voix très douce:

--Mais!... enfin... ma petite Liane... puisque c'est ton mari...
Comment feras-tu?... Y as-tu songé?... Dis?... Comment feras-tu ce
soir... ou demain... Car tu ne peux pas... toujours, toujours lui dire:
«Non...»

Elle murmura, très bas aussi:

--Je lui ai fait croire que j'étais enceinte, et... et ça lui suffit!
Oh! il n'y tient guère... va... Ne parlons pas de ces choses-là, mon
chéri, tu ne sais pas comme ça me froisse, comme ça me blesse. Fie-toi
à moi, puisque je t'aime...

Il ne remua plus, respirant et baisant sa robe, tandis qu'elle lui
caressait le visage de ses doigts amoureux et légers.

Mais soudain:

--Il faut revenir, dit-elle, car on s'apercevrait que nous sommes
absents tous les deux.

Ils s'embrassèrent longuement en s'étreignant à se briser les os;
puis elle partit la première, courant pour rentrer plus vite, tandis
qu'il la regardait s'éloigner et disparaître, triste comme si tout son
bonheur et tout son espoir se fussent enfuis avec elle.



DEUXIÈME PARTIE.

I


A PEINE eût-on reconnu la station d'Enval, le 1er juillet de l'année
suivante.

Sur le sommet de la butte, debout entre les deux issues du vallon,
s'élevait une construction d'architecture mauresque qui portait au
front le mot Casino, en lettres d'or.

On avait utilisé un petit bois pour créer un petit parc sur la pente
vers la Limagne. Une terrasse soutenue par un mur orné d'un bout à
l'autre par de grands vases en simili-marbre, s'étendait devant cette
construction et dominait la vaste plaine d'Auvergne.

Plus bas, dans les vignes, six chalets montraient, de place en place,
leurs façades de bois verni.

Sur la pente tournée au midi, une immense bâtisse toute blanche
appelait de loin les voyageurs qui l'apercevaient en sortant de Riom.
C'était le grand hôtel du Mont-Oriol. Et juste au-dessous, au pied même
de la colline, une maison carrée, plus simple, mais vaste, entourée
d'un jardin que traversait le ruisselet venu des gorges, offrait aux
malades la guérison miraculeuse promise par une brochure du docteur
Latonne. On lisait sur la façade: «Thermes du Mont-Oriol.» Puis sur
l'aile de droite, en lettres plus petites: «Hydrothérapie.--Lavages
d'estomac.--Piscines à eau courante.» Et sur l'aile de gauche:
«Institut médical de gymnastique automotrice.»

Tout cela était blanc, d'une blancheur neuve, luisante et crue. Des
ouvriers travaillaient encore, des peintres, des plombiers, des
terrassiers, bien que l'établissement fût ouvert depuis un mois déjà.

Le succès d'ailleurs avait dépassé dès les premiers jours, les
espérances des fondateurs. Trois grands médecins, trois célébrités, MM.
les professeurs Mas-Roussel, Cloche et Rémusot avaient pris sous leur
protection la station nouvelle et accepté de séjourner quelque temps
dans les villas de la Société Bernoise des Chalets mobiles, mises à
leur disposition par les administrateurs des eaux.

Sous leur influence, une foule de malades accourait. Le grand hôtel du
Mont-Oriol était plein.

Quoique les bains eussent commencé à fonctionner dès les premiers jours
de juin, l'ouverture officielle de la station avait été remise au 1er
juillet afin d'attirer beaucoup de monde. La fête devait commencer à
trois heures par la bénédiction des sources. Et le soir, une grande
représentation suivie d'un feu d'artifice et d'un bal réunirait tous
les baigneurs du lieu avec ceux des stations voisines et les principaux
habitants de Clermont-Ferrand et de Riom.

Le Casino, au faîte du mont, disparaissait sous les drapeaux. On ne
voyait plus que du bleu, du rouge, du blanc, du jaune, une sorte de
nuage épais et palpitant; tandis qu'au sommet de mâts géants plantés le
long des allées du parc, des oriflammes démesurées se déployaient dans
le ciel bleu avec des ondulations de serpents.

M. Petrus Martel, qui avait obtenu la direction de ce nouveau
Casino, se croyait devenu, sous cette nuée de drapeaux, le capitaine
tout-puissant de quelque navire fantastique; et il donnait des ordres
aux garçons en tabliers blancs, avec la voix retentissante et terrible
que doivent avoir les amiraux pour commander sous la mitraille. Ses
paroles vibrantes, emportées par le vent, étaient entendues jusqu'au
village.

Andermatt, essoufflé déjà, apparut sur la terrasse. Petrus Martel
courut à sa rencontre et le salua d'un grand geste noble.

--Tout va bien? demanda le banquier.

--Tout va bien, monsieur le président.

--Si on a besoin de moi, on me trouvera dans le cabinet du médecin
inspecteur. Nous avons séance ce matin.

Et il redescendit la colline. Devant la porte de l'établissement
thermal, le surveillant et le caissier, enlevés aussi à l'autre
Société, devenue la Société rivale, mais condamnée sans lutte possible,
s'élancèrent pour recevoir leur maître. L'ancien geôlier fit le salut
militaire. L'autre s'inclina comme un pauvre qui reçoit l'aumône.

Andermatt demanda:

--Monsieur l'inspecteur est ici?

Le surveillant répondit:

--Oui, monsieur le président, tous ces messieurs sont arrivés.

Le banquier entra dans le vestibule, au milieu des baigneuses et des
garçons respectueux, tourna à droite, ouvrit une porte et trouva réunis
dans une large pièce d'aspect sérieux, pleine de livres et de bustes
d'hommes de science, tous les membres présents à Enval, du conseil
d'administration: son beau-père le marquis, et Gontran son beau-frère,
Oriol père et fils, devenus presque des messieurs, vêtus de redingotes
si longues, eux si grands, qu'ils avaient l'air de réclames pour une
maison de deuil, Paul Brétigny et le docteur Latonne.

Après des poignées de main rapides, on s'assit et Andermatt parla:

--Il nous reste à régler une question importante, celle du nom des
sources. Je suis sur ce sujet d'un avis tout différent de celui de
Monsieur l'inspecteur. Le docteur propose de donner à nos trois
sources principales les noms des trois sommités de la médecine qui
sont ici. Assurément c'est là une flatterie qui les toucherait et
nous les gagnerait davantage. Mais soyez sûrs, messieurs, qu'elle
nous aliénerait à jamais ceux de leurs éminents confrères qui
n'ont pas encore répondu à notre invitation et que nous devons
convaincre, au prix de tous nos efforts et de tous les sacrifices,
de l'efficacité souveraine de nos eaux. Oui, messieurs, la nature
humaine est invariable, il faut la connaître et s'en servir. Jamais
MM. les professeurs Plantureau, de Larenard et Pascalis, pour ne
citer que ces trois spécialistes des affections de l'estomac et de
l'intestin, n'enverront leurs malades, leurs clients, leurs meilleurs
clients, les plus illustres, les princes et les archiducs, toutes
les célébrités mondaines qui font en même temps leur fortune et leur
réputation, jamais ils ne les enverront se guérir avec l'eau de la
source Mas-Roussel, de la source Cloche ou de la source Rémusot. Car
ces clients et le public entier seraient un peu fondés à croire que ce
sont messieurs les professeurs Rémusot, Cloche et Mas-Roussel qui ont
découvert notre eau et toutes ses propriétés thérapeutiques. Il n'est
pas douteux, messieurs, que le nom de Gubler, dont on a baptisé la
première source de Châtel-Guyon, n'ait indisposé longtemps contre cette
station aujourd'hui prospère une partie au moins des grands médecins
qui auraient pu la patronner dès l'origine.

Je vous propose donc de donner tout simplement le nom de ma femme à la
première source découverte et les noms de Mlles Oriol aux deux autres.
Nous aurons ainsi les sources Christiane, Louise et Charlotte. Ça va
très bien; c'est très gentil. Qu'en dites-vous?

Son avis fut adopté même par le docteur Latonne qui ajouta:

--On pourrait alors prier MM. Mas-Roussel, Cloche et Rémusot d'être
parrains et d'offrir le bras aux marraines.

--Parfait, parfait, dit Andermatt. Je cours chez eux. Et ils
accepteront. J'en réponds! Ils accepteront. Donc rendez-vous à trois
heures, à l'église, où le cortège se formera.

Et il repartit en courant.

Le marquis et Gontran le suivirent presque aussitôt. Les deux Oriol,
coiffés de chapeaux de forme haute, se mirent en marche à leur tour
côte à côte, graves et tout noirs sur la route blanche; et le docteur
Latonne dit à Paul, arrivé seulement la veille pour assister à la fête:

--Je vous ai retenu, mon cher monsieur, afin de vous montrer une chose
dont j'attends merveille. C'est mon institut médical de gymnastique
automotrice.

Il le prit par le bras et l'entraîna. Mais à peine furent-ils dans le
vestibule qu'un garçon de bain arrêta le médecin:

--C'est M. Riquier qui attend pour son lavage.

Le docteur Latonne, l'année précédente, médisait des lavages d'estomac
préconisés et pratiqués par le docteur Bonnefille dans l'établissement
dont il était inspecteur. Mais les temps avaient modifié son opinion,
et la sonde Baraduc était devenue le grand instrument de torture du
nouvel inspecteur qui la plongeait dans tous les œsophages avec une
joie enfantine.

Il demanda à Paul Brétigny:

--Avez-vous jamais vu faire cette petite opération-là?

L'autre répondit:

--Non, jamais.

--Venez donc, mon cher, c'est très curieux.

Ils entrèrent dans la salle des douches où M. Riquier, l'homme au
teint de brique, qui essayait, cette année-là, les sources récemment
découvertes, comme il avait essayé, chaque été, de toutes les stations
naissantes, attendait sur un fauteuil de bois.

Pareil à quelque supplicié des temps anciens il était serré, étranglé
dans une sorte de camisole de force en toile cirée qui devait préserver
ses vêtements des souillures et des éclaboussures; et il avait l'air
misérable, inquiet et douloureux des patients qu'un chirurgien vient
opérer.

Dès que le docteur apparut, le garçon saisit un long tube qui se
divisait en trois vers le milieu et qui avait l'air d'un serpent mince
à double queue. Puis l'homme fixa un des bouts à l'extrémité d'un petit
robinet communiquant avec la source. On laissa tomber le second dans
un récipient de verre où s'écouleraient tout à l'heure les liquides
rejetés par l'estomac du malade; et M. l'inspecteur prenant d'une main
tranquille le troisième bras de ce conduit, l'approcha, avec un air
aimable, de la mâchoire de M. Riquier, le lui passa dans la bouche et,
le dirigeant adroitement, le fit glisser dans la gorge, l'enfonçant
de plus en plus avec le pouce et l'index, d'une façon gracieuse et
bienveillante, en répétant: «Très bien, très bien, très bien! Ça va, ça
va, ça va, ça va parfaitement».

M. Riquier, les yeux hagards, les joues violettes, l'écume aux lèvres,
haletait, suffoquait, poussait des hoquets d'angoisse; et, cramponné
aux bras du fauteuil, faisait des efforts terribles pour rejeter cette
bête de caoutchouc qui lui pénétrait dans le corps.

Lorsqu'il en eut avalé un demi-mètre environ le docteur dit:

--Nous sommes au fond. Ouvrez.

Le garçon alors ouvrit le robinet; et bientôt le ventre du malade se
gonfla visiblement, rempli peu à peu par l'eau tiède de la source.

--Toussez, disait le médecin, toussez, pour amorcer la descente.

Au lieu de tousser il râlait, le pauvre, et secoué de convulsions
paraissait prêt surtout à perdre ses yeux qui lui sortaient de la tête.
Puis soudain un léger glouglou se fit entendre par terre, à côté de son
fauteuil. Le siphon du tube à double conduit venait enfin de s'amorcer;
et l'estomac se vidait maintenant dans ce récipient de verre où le
médecin recherchait avec intérêt les indices du catarrhe et les traces
reconnaissables des digestions incomplètes.

--Vous ne mangerez plus jamais de petits pois, disait-il, ni de salade!
Oh! pas de salade! Vous ne la digérez nullement. Pas de fraises, non
plus! Je vous l'ai déjà répété dix fois, pas de fraises!

M. Riquier semblait furieux. Il s'agitait maintenant sans pouvoir
parler avec ce tube qui lui bouchait la gorge. Mais lorsque, le lavage
terminé, le docteur lui eut extrait délicatement cette sonde des
entrailles, il s'écria:

--Est-ce ma faute si je mange tous les jours des saletés qui me
perdent la santé? N'est-ce pas vous qui devriez veiller sur les
menus de votre hôtelier? Je suis venu à votre nouvelle gargote parce
qu'on m'empoisonnait à l'ancienne avec des nourritures abominables,
et je suis plus mal encore dans votre grande baraque d'auberge du
Mont-Oriol, parole d'honneur!

Le médecin dut le calmer et il promit, plusieurs fois de suite, de
prendre sous sa direction la table d'hôte des malades.

Puis il ressaisit le bras de Paul Brétigny, et l'emmenant:

--Voici sur quels principes extrêmement rationnels j'ai établi mon
traitement spécial par la gymnastique automotrice que nous allons
visiter. Vous connaissez mon système de médecine organométrique,
n'est-ce pas? Je prétends qu'une grande partie de nos maladies
proviennent uniquement du développement excessif d'un organe qui
empiète sur le voisin, gêne ses fonctions, et détruit en peu de temps
l'harmonie générale du corps d'où naissent les troubles les plus graves.

Or l'exercice est, avec les douches et le traitement thermal, un des
moyens les plus énergiques pour rétablir l'équilibre et ramener les
parties envahissantes à leurs proportions normales.

Mais comment décider l'homme à faire de l'exercice? Il n'y a pas
seulement dans l'acte de marcher, de monter à cheval, de nager ou de
ramer un effort physique considérable; il y a aussi et surtout un
effort moral. C'est l'esprit qui décide, entraîne et soutient le
corps. Les hommes d'énergie sont des hommes de mouvement! Or, l'énergie
est dans l'âme et non pas dans les muscles. Le corps obéit à la volonté
vigoureuse.

Il ne faut point songer, mon cher, à donner du courage aux lâches ni
de la résolution aux faibles. Mais nous pouvons faire autre chose,
nous pouvons faire plus, nous pouvons supprimer le courage, supprimer
l'énergie mentale, supprimer l'effort moral et ne laisser subsister que
le mouvement physique. Cet effort moral, je le remplace avec avantage
par une force étrangère et purement mécanique! Comprenez-vous? Non, pas
très bien. Entrons.

Il ouvrit une porte qui donnait sur une vaste salle où étaient alignés
des instruments bizarres, de grands fauteuils à jambes de bois, des
chevaux grossiers en sapin, des planchettes articulées, des barres
mobiles tendues devant des chaises fixées au sol. Et tous ces objets
étaient armés d'engrenages compliqués que faisaient mouvoir des
manivelles.

Le docteur reprit:

--Voici. Nous avons quatre exercices principaux que j'appellerai les
exercices naturels; ce sont: la marche, l'équitation, la natation et le
canotage. Chacun de ces exercices développe des membres différents,
agit d'une façon spéciale. Or, nous les possédons ici tous les quatre,
produits artificiellement. On n'a qu'à se laisser faire, en ne pensant
à rien, et on peut courir, monter à cheval, nager ou ramer pendant une
heure sans que l'esprit prenne part, le moins du monde, à ce travail
tout musculaire.

A ce moment, M. Aubry-Pasteur entrait suivi d'un homme dont les manches
retroussées montraient des biceps vigoureux. L'ingénieur avait encore
engraissé. Il marchait, les cuisses écartées, les bras loin du corps,
en haletant.

Le docteur dit:

--Vous vous instruirez _de visu_.

Et, s'adressant à son malade:

--Eh bien, mon cher monsieur, qu'allons-nous faire aujourd'hui? De la
marche ou de l'équitation?

M. Aubry-Pasteur, qui serrait les mains de Paul, répondit:

--Je désire un peu de marche assise, cela me fatigue moins.

M. Latonne reprit:

--Nous avons, en effet, la marche assise et la marche debout. La marche
debout, plus efficace, est assez pénible. Je l'obtiens au moyen de
pédales sur lesquelles on monte et qui mettent les jambes en mouvement
pendant qu'on se maintient en équilibre en se cramponnant à des anneaux
scellés dans le mur. Mais voici la marche assise.

L'ingénieur s'était écroulé dans un fauteuil à bascule, et il posa
ses jambes dans les jambes de bois à jointures mobiles attachées à ce
siège. On lui sangla les cuisses, les mollets et les chevilles, de
façon qu'il ne pût accomplir aucun mouvement volontaire; puis l'homme
aux manches retroussées, saisissant la manivelle, la tourna de toute
sa force. Le fauteuil d'abord se balança comme un hamac, puis les
jambes tout à coup partirent, s'allongeant et se recourbant, allant et
revenant avec une vitesse extrême.

--Il court, dit le docteur, qui ordonna: Doucement, allez au pas.

L'homme, ralentissant son allure, imposa au gros ingénieur une marche
assise plus modérée, qui décomposait d'une façon comique tous les
mouvements de son corps.

Deux autres malades apparurent alors, énormes tous deux, et suivis
aussi de deux garçons de service aux bras nus.

On les hissa sur des chevaux de bois qui, mis en mouvement, se mirent
aussitôt à sauter sur place, en secouant leurs cavaliers d'une
abominable manière.

--Au galop! cria le docteur. Et les bêtes factices, bondissant comme
des vagues, chavirant comme des navires, fatiguèrent tellement les deux
patients qu'ils se mirent à crier ensemble, d'une voix essoufflée et
lamentable:

--Assez! Assez! je n'en puis plus! Assez!

Le médecin commanda:

--Stop!

Puis ajouta:

--Soufflez un peu. Vous reprendrez dans cinq minutes.

Paul Brétigny, qui étouffait d'envie de rire, fit remarquer que les
cavaliers n'avaient pas chaud, tandis que les tourneurs de manivelle
étaient en sueur.

--Si vous intervertissiez les rôles, disait-il, cela ne vaudrait-il pas
mieux?

Le docteur répondit gravement:

--Oh! pas du tout, mon cher. Il ne faut pas confondre exercice et
fatigue. Le mouvement de l'homme qui tourne la roue est mauvais, tandis
que le mouvement du marcheur ou de l'écuyer est excellent.

Mais Paul aperçut une selle de femme.

--Oui, dit le médecin, le soir est réservé aux dames. Les hommes ne
sont plus admis après midi. Venez donc voir la natation sèche.

Un système de planchettes mobiles vissées ensemble par leurs extrémités
et par leurs centres, s'allongeant en losanges ou se refermant en
carrés comme ce jeu d'enfants qui porte des soldats piqués, permettait
de garroter et d'écarteler trois nageurs en même temps.

Le docteur disait:

--Je n'ai pas besoin de vous vanter les avantages de la natation
sèche qui ne mouille le corps que de transpiration et n'expose, par
conséquent, notre baigneur imaginaire à aucun accident rhumatismal.

Mais un garçon vint le chercher, une carte à la main.

--Le duc de Ramas, mon cher, je vous quitte. Excusez-moi.

Paul, resté seul, se retourna. Les deux cavaliers trottaient de
nouveau. M. Aubry-Pasteur marchait toujours; et les trois Auvergnats
haletaient, les bras rompus, les reins cassés à secouer ainsi leurs
clients. Ils avaient l'air de moudre du café.

Quand il fut dehors, Brétigny aperçut le docteur Honorat regardant avec
sa femme les préparatifs de la fête. Ils se mirent à causer, les yeux
levés sur les drapeaux qui auréolaient la colline.

--C'est à l'église que se forme le cortège? demanda l'épouse du
médecin.

--C'est à l'église.

--A trois heures?

--A trois heures.

--MM. les professeurs y seront?

--Oui. Ils accompagneront les marraines.

Les dames Paille l'arrêtèrent ensuite. Puis les Monécu père et fille.
Mais comme il devait déjeuner, en tête à tête avec son ami Gontran,
au _Café du Casino_, il y monta à petits pas. Paul, arrivé la veille,
n'avait point vu seul à seul son camarade depuis un mois; et il voulait
lui conter beaucoup d'histoires du boulevard, histoires de filles et de
tripots.

Ils étaient restés à bavarder jusqu'à deux heures et demie, quand
Petrus Martel les prévint qu'on se rendait à l'église.

--Allons chercher Christiane, dit Gontran.

--Allons, reprit Paul.

Ils la trouvèrent debout sur le perron du nouvel hôtel. Elle avait
les joues creuses, le teint bistré des femmes enceintes, et sa taille
fortement bosselée annonçait une grossesse de six mois au moins.

--Je vous attendais, dit-elle; William est parti en avant. Il a tant de
choses à faire aujourd'hui.

Elle leva sur Paul Brétigny un regard plein de tendresse et prit son
bras.

Ils se mirent en route doucement, évitant les pierres. Elle répétait:

--Comme je suis lourde! Comme je suis lourde! Je ne sais plus marcher.
J'ai si peur de tomber!

Il ne répondait pas et la soutenait avec précaution, sans chercher à
rencontrer ses yeux qu'elle tournait sans cesse vers lui.

Une foule compacte les attendait devant l'église.

Andermatt cria:

--Enfin, enfin! Dépêchez-vous donc! Tenez, voici l'ordre: deux enfants
de chœur, deux chantres en surplis, la croix, l'eau bénite, le prêtre,
puis Christiane avec M. le professeur Cloche, Mlle Louise avec M. le
professeur Rémusot et Mlle Charlotte avec M. le professeur Mas-Roussel.
Viennent ensuite le conseil d'administration, le corps médical, puis le
public. C'est compris. En avant!

Le personnel ecclésiastique sortit alors de l'église, et prit la
tête de la procession. Puis un grand monsieur à cheveux blancs
rejetés derrière les oreilles, le savant classique, suivant la forme
académique, s'approcha de Mme Andermatt en la saluant profondément.

Quand il se fut redressé il partit à côté d'elle, nu-tête, pour montrer
sa belle chevelure scientifique, le chapeau sur la cuisse, l'air
imposant comme s'il eût appris à marcher à la Comédie-Française et à
faire voir au peuple sa rosette d'officier de la Légion d'honneur, trop
grande pour un homme modeste.

Il causait:

--Monsieur votre époux, madame, me parlait de vous, tout à l'heure,
et de votre état qui lui inspire quelques inquiétudes d'affection. Il
m'a dit vos doutes et vos hésitations sur le moment probable de votre
délivrance.

Elle était devenue rouge jusqu'aux tempes et elle murmura:

--Oui, je me suis crue mère bien longtemps avant de l'être. Maintenant,
je ne sais plus... je ne sais plus...

Elle balbutiait, toute confuse.

Une voix disait derrière eux:

--Cette station a le plus grand avenir. J'obtiens déjà des effets
surprenants.

C'était le professeur Rémusot s'adressant à sa compagne Louise Oriol.
Il était petit, celui-là, avec des cheveux jaunes mal peignés, une
redingote mal coupée, l'air malpropre du savant crasseux.

Le professeur Mas-Roussel, qui donnait le bras à Charlotte Oriol, était
un beau médecin, sans barbe ni moustaches, souriant, soigné, à peine
grisonnant, un peu gras, et dont la douce figure rasée ne semblait ni
d'un prêtre ni d'un acteur, comme celle du docteur Latonne.

Le conseil d'administration venait ensuite, conduit par Andermatt, et
dominé par les coiffures gigantesques des deux Oriol.

Derrière eux marchait encore une compagnie de hauts chapeaux, le corps
médical d'Enval, auquel manquait le docteur Bonnefille, remplacé
d'ailleurs par deux nouveaux médecins, le docteur Black, un vieil homme
très court, presque un nain, dont l'excessive dévotion avait surpris le
pays entier dès le jour de son arrivée, puis un très beau garçon, très
coquet, coiffé, lui, d'un petit chapeau, le docteur Mazelli, un Italien
attaché à la personne du duc de Ramas, d'autres disaient à la personne
de la duchesse.

Et derrière eux le public, un flot de public, de baigneurs, de paysans
et d'habitants des villes voisines.

La bénédiction des sources fut très courte. L'abbé Litre les aspergea
l'une après l'autre avec l'eau bénite, ce qui fit dire au docteur
Honorat qu'il allait leur donner des propriétés nouvelles avec le
chlorure de sodium. Puis toutes les personnes spécialement invitées
entrèrent dans la grande salle de lecture, où une collation était
servie.

Paul disait à Gontran:

--Comme les petites Oriol sont devenues jolies!

--Elles sont charmantes, mon cher.

--Vous n'avez pas vu M. le président? demanda soudain aux jeunes gens
l'ancien geôlier surveillant.

--Oui, il est dans le coin, là-bas.

--C'est que le père Clovis amasse du monde devant la porte.

Déjà, en allant aux sources pour les bénir, la procession tout
entière avait défilé devant le vieil invalide, guéri l'année d'avant,
et redevenu à présent plus paralytique que jamais. Il arrêtait les
étrangers sur les routes, et les derniers venus de préférence pour leur
conter son histoire:

--Ché jeaux-là, voyez-vous, cha ne vaut rien, cha garit, ché vrai, et
pi on r'tombe, mais on r'tombe prechque mort. Moi, j'avais les jambo
qu'allaient pu, à ch't'heure, v'la que j' perds les bras, par chuite de
la cure. Et mes jambo, ch'est du fer, mais du fer qu'on couperio putôt
que d' le plier.

Andermatt, désolé, avait essayé de le faire emprisonner en le
poursuivant judiciairement pour préjudice causé aux eaux du
Mont-Oriol, et tentative de chantage. Mais il n'avait pu réussir à
obtenir une condamnation ni à lui fermer la bouche.

Aussitôt informé que le vieux jasait devant la porte de
l'établissement, il s'élança pour le faire taire.

Au bord de la grande route, au milieu d'un attroupement il entendit des
voix furieuses. On se pressait pour écouter et pour voir. Des dames
demandaient: «Qu'est-ce que c'est?» Des hommes répondaient: «C'est un
malade que les eaux d'ici ont achevé.» D'autres croyaient qu'on venait
d'écraser un enfant. On parlait aussi d'une attaque d'épilepsie dont
aurait été frappée une pauvre femme.

Andermatt fendit la foule, comme il savait faire, en roulant violemment
son petit ventre rond entre les ventres. «Il prouve, disait Gontran, la
supériorité des billes sur les pointes.»

Le père Clovis, assis sur le fossé, geignait ses peines, contait
ses souffrances en pleurnichant, tandis que, debout devant lui et
le séparant du public, les deux Oriol exaspérés l'injuriaient et le
menaçaient à pleine gorge.

--Cha n'est pas vrai, criait Colosse, ch'est un menteux, un faignant,
un braconnier, qui court le bois toute la nuit.

Mais le vieux, sans s'émouvoir, répétait d'une petite voix perçante
entendue malgré les vociférations des deux hommes:

--Ils m'ont tua, mes bons méchieus, ils m'ont tua avec leur eau. Ils
m'ont baigné par forche l'an paché. Et me v'la, à ch't'heure, me v'la,
me v'la!

Andermatt imposa silence à tout le monde, et se penchant vers
l'impotent il lui dit, en le regardant au fond des yeux:

--Si vous êtes plus malade, c'est votre faute, entendez-vous. Mais si
vous m'écoutez je vous réponds de vous guérir, moi, en quinze ou vingt
bains tout au plus. Venez me trouver dans une heure à l'établissement,
quand tout le monde sera parti, et nous arrangerons ça, mon père. En
attendant, taisez-vous.

Le vieux avait compris. Il se tut, puis après un silence, il répondit:

--J' veux toujours ben échayer. Verraï.

Andermatt prit par les bras les deux Oriol et les entraîna vivement,
tandis que le père Clovis restait allongé sur l'herbe entre ses
béquilles, au bord de la route, clignant les yeux sous le soleil.

La foule intriguée se serrait autour de lui. Des messieurs
l'interrogeaient; mais il ne répondait plus, comme s'il n'avait pas
entendu ou pas compris; et cette curiosité, inutile à présent,
finissant par l'ennuyer, il se mit à chanter à tue-tête, d'une
voix aussi fausse que suraiguë, une interminable chanson en patois
inintelligible.

Et la foule s'écoula peu à peu. Seuls, quelques enfants demeurèrent
longtemps debout devant lui, les doigts dans le nez, en le contemplant.

Christiane, très fatiguée, était rentrée se reposer; Paul et Gontran
se promenaient dans le nouveau parc au milieu des visiteurs. Tout à
coup ils aperçurent la compagnie des acteurs qui avait aussi déserté
l'ancien casino pour s'attacher à la fortune naissante du nouveau.

Mlle Odelin, devenue très élégante, se promenait au bras de sa mère,
qui avait pris de l'importance. M. Petitnivelle, du Vaudeville,
semblait très empressé auprès de ces dames que suivait M. Lapalme, du
Grand-Théâtre de Bordeaux, en discutant avec les musiciens, toujours
les mêmes, le maestro Saint-Landri, le pianiste Javel, le flûtiste
Noirot et la contre-basse Nicordi.

En apercevant Paul et Gontran, Saint-Landri s'élança vers eux. Il avait
eu, pendant l'hiver, un tout petit acte en musique joué dans un tout
petit théâtre excentrique; mais les journaux avaient parlé de lui avec
une certaine faveur et il traitait de haut maintenant, MM. Massenet,
Reyer et Gounod.

Il tendit ses deux mains avec un élan bienveillant et raconta aussitôt
sa discussion avec ces messieurs de l'orchestre qu'il dirigeait.

--Oui, mon cher, c'est fini, fini, fini, des rengainards de la vieille
école. Les mélodistes ont fait leur temps. Voilà ce qu'on ne veut pas
comprendre.

La musique est un art neuf. La mélodie en est le bégaiement. L'oreille
ignorante a aimé les ritournelles. Elle y prenait un plaisir d'enfant,
un plaisir de sauvage. J'ajoute que les oreilles du peuple ou du public
naïf, les oreilles simples aimeront toujours les petites chansons, les
airs enfin. C'est un amusement assimilable à celui que prennent les
habitués des cafés-concerts.

Je vais me servir d'une comparaison pour me faire bien comprendre.
L'œil du rustre aime les couleurs brutales et les tableaux
éclatants, l'œil du bourgeois lettré mais non artiste aime les nuances
aimablement prétentieuses et les sujets attendrissants; mais l'œil
artiste, l'œil raffiné, aime, comprend, distingue les insaisissables
modulations d'un même ton, les accords mystérieux des nuances,
invisibles pour tout le monde.

De même en littérature: les concierges aiment les romans d'aventures,
les bourgeois aiment les romans qui les émeuvent, et les vrais lettrés
n'aiment que les livres artistes incompréhensibles pour les autres.

Quand un bourgeois me parle musique, j'ai envie de le tuer. Et quand
c'est à l'Opéra, je lui demande:

--Êtes-vous capable de me dire si le troisième violon a fait une fausse
note à l'ouverture du troisième acte?--Non.--Alors taisez-vous. Vous
n'avez pas d'oreille. L'homme qui, dans un orchestre, n'entend pas en
même temps l'ensemble, et séparément tous les instruments, n'a pas
d'oreille et n'est pas musicien. Voilà! Bonsoir!

Il pivota sur un talon, et reprit:

--Pour un artiste, toute la musique est dans un accord. Ah! mon cher,
certains accords m'affolent, me font entrer dans toute la chair un flot
de bonheur inexprimable. J'ai aujourd'hui l'oreille tellement exercée,
tellement faite, tellement mûre, que je finis par aimer même certains
accords faux, comme un amateur dont la maturité de goût arrive à la
dépravation. Je commence à être un corrompu qui cherche les extrêmes
sensations d'ouïe. Oui, mes amis, certaines fausses notes! Quelles
délices! Quelles délices perverses et profondes! Comme ça remue, comme
ça ébranle les nerfs, comme ça gratte l'oreille... comme ça gratte..!
comme ça gratte..!

Il se frottait les mains avec ravissement, et il chantonna:

--Vous entendrez mon opéra,--mon opéra, mon opéra.--Vous entendrez mon
opéra.

Gontran dit:

--Vous faites un opéra?

--Oui, je l'achève.

Mais la voix de commandement de Petrus Martel retentissait:

--Vous comprenez bien! C'est convenu: une fusée jaune, et vous partez!

Il donnait des ordres pour le feu d'artifice. On le rejoignit et il
expliqua ses dispositions en montrant de son bras tendu, comme s'il eût
menacé une flotte ennemie, des piquets de bois blancs sur la montagne,
au-dessus des gorges, de l'autre côté du vallon.

--C'est là-bas qu'on le tirera. Je disais à mon artificier d'être à son
poste dès huit heures et demie. Aussitôt que le spectacle sera fini je
donnerai le signal d'ici par une fusée jaune, et alors il allumera la
pièce d'ouverture.

Le marquis apparut:

--Je vais boire un verre d'eau, dit-il.

Paul et Gontran l'accompagnèrent et redescendirent la colline. En
arrivant à l'établissement ils aperçurent le père Clovis qui y
pénétrait, soutenu par les deux Oriol, suivi par Andermatt et par le
docteur, et faisant, à chaque traînée de ses jambes sur le sol, des
contorsions de souffrance.

--Entrons, dit Gontran, ce sera drôle.

On assit l'impotent sur un fauteuil, puis Andermatt lui dit:

--Voici mes propositions, vieux filou que vous êtes. Vous allez vous
guérir immédiatement en prenant deux bains chaque jour. Et vous aurez
deux cents francs aussitôt que vous marcherez...

Le paralytique se mit à gémir:

--Mes jambos, ch'est du fer, mon brave monchieu.

Andermatt le fit taire et reprit:

--Écoutez donc... Et vous aurez encore deux cents francs tous les ans,
jusqu'à votre mort... vous entendez... jusqu'à votre mort si vous
continuez à éprouver l'effet salutaire de nos eaux.

Le vieux resta perplexe. La guérison continue contrariait toutes ses
dispositions d'existence.

Il demanda en hésitant:

--Mais quand... quand ch'est fermé... votre boîte... si cha me
reprend... j'y peux rien... moi... pichque ch'est fermé... votre eau...

Le docteur Latonne l'interrompit; et se tournant vers Andermatt:

--Parfait..! parfait..! Nous le guérirons tous les ans... cela vaut
mieux et prouvera la nécessité du traitement annuel, l'indispensabilité
du retour. Parfait, c'est entendu!

Mais le vieux répétait de nouveau:

--Che ch'ra pas commode ch'te fois, mes braves méchieus. Mes jambo,
ch'est du fer, du fer en barro...

Une idée nouvelle germait dans l'esprit du docteur:

--Si je lui faisais faire quelques séances de marche assise, dit-il, je
hâterais beaucoup l'effet des eaux. C'est une chose à tenter.

--Excellente pensée, répondit Andermatt, qui ajouta: Maintenant, père
Clovis, allez-vous-en et n'oubliez pas nos conventions.

Le vieux partit en gémissant toujours; et, comme le soir venait,
tous les administrateurs du Mont-Oriol rentrèrent dîner, car la
représentation théâtrale était annoncée pour sept heures et demie.

Elle avait lieu dans la grande salle du nouveau Casino qui pouvait
contenir mille personnes.

Dès sept heures, les spectateurs qui n'avaient point de places
numérotées se présentèrent.

A sept heures et demie la salle était pleine et le rideau se leva sur
un vaudeville en deux actes qui précédait l'opérette de Saint-Landri,
interprétée par des chanteurs de Vichy, cédés pour la circonstance.

Christiane, au premier rang, entre son père et son mari, souffrait
beaucoup de la chaleur.

Elle disait, à tout instant:

--Je n'en puis plus! je n'en puis plus!

Après le vaudeville, lorsque commença l'opérette, elle faillit se
trouver mal, et, se tournant vers son mari:

--Mon cher Will, je vais être obligée de sortir. J'étouffe!

Le banquier fut désolé. Il tenait avant tout à ce que la fête réussît,
d'un bout à l'autre, sans un accroc. Il répondit:

--Fais tous tes efforts pour résister. Je t'en supplie. Ton départ
bouleverserait tout. Tu aurais la salle entière à traverser.

Mais Gontran, placé derrière elle avec Paul, avait entendu. Il se
pencha vers sa sœur:

--Tu as trop chaud? dit-il.

--Oui, j'étouffe.

--Bon. Attends. Tu vas rire.

Une fenêtre était proche. Il s'y glissa, monta sur une chaise et sauta
dehors sans être presque remarqué.

Puis il entra dans le café complètement vide, étendit la main sous le
comptoir où il avait vu Petrus Martel cacher la fusée de signal, et,
l'ayant volée, il courut se cacher dans un massif, puis l'alluma.

La rapide gerbe jaune s'envola vers les nuages en décrivant une courbe
et jetant à travers le ciel une longue pluie de gouttes de feu.

Presque aussitôt une formidable détonation éclata sur la montagne
voisine et un faisceau d'étoiles s'éparpilla dans la nuit.

Quelqu'un cria dans la salle de spectacle où frémissaient les accords
de Saint-Landri:

--On tire le feu d'artifice!

Les spectateurs les plus proches des portes se levèrent brusquement
pour s'en assurer et sortirent à pas légers. Tous les autres tournèrent
les yeux vers les fenêtres, mais ne virent rien, car elles regardaient
la Limagne.

On demandait:

--Est-ce vrai? Est-ce vrai?

Une agitation remuait la foule impatiente, avide surtout d'amusements
simples.

Une voix du dehors annonça:

--C'est vrai, on le tire.

Alors, en une seconde, toute la salle fut debout. On se précipitait
vers les portes, on se bousculait, on hurlait vers ceux qui obstruaient
la sortie:

--Mais dépêchez-vous, dépêchez-vous donc!

Tout le monde fut bientôt dans le parc. Seul Saint-Landri exaspéré
continuait à battre la mesure devant son orchestre distrait. Et
là-bas les soleils succédaient aux chandelles romaines, au milieu des
détonations.

Tout à coup, une voix formidable lança trois fois ce cri furieux:

--Arrêtez, nom de Dieu! Arrêtez, nom de Dieu! Arrêtez, nom de Dieu!

Et, comme un feu de Bengale immense s'allumait alors sur le mont,
éclairant en rouge à droite, en bleu à gauche, les rochers énormes et
les arbres, on aperçut, debout dans un des vases de simili-marbre qui
décoraient la terrasse du Casino, Petrus Martel éperdu, nu-tête, les
bras en l'air, gesticulant et hurlant.

Puis, la grande clarté s'éteignant, on ne vit plus rien que les vraies
étoiles. Mais aussitôt, une autre pièce partit et, Petrus Martel
sautant à terre, s'écria:

--Quel désastre! quel désastre! Mon Dieu, quel désastre!

Et il passait dans la foule avec des gestes tragiques, des coups de
poing dans le vide, des trépignements de colère, en répétant toujours:

--Quel désastre! Mon Dieu, quel désastre!

Christiane avait pris le bras de Paul pour venir s'asseoir au grand
air, et elle regardait, ravie, les fusées qui montaient au ciel.

Son frère la rejoignit tout à coup, et dit:

--Hein, est-ce réussi? Crois-tu que c'est drôle?

Elle murmura:

--Comment, c'est toi?

--Mais oui, c'est moi. Est-elle bonne, hein?

Elle se mit à rire, trouvant cela drôle en effet. Mais Andermatt
arrivait, navré. Il ne comprenait pas d'où un coup pareil était parti.
On avait volé la fusée sous le comptoir pour donner le signal convenu.
Une pareille infamie ne pouvait venir que d'un émissaire de l'ancienne
Société, d'un agent du docteur Bonnefille!

Et il répétait, lui:

--C'est désolant, positivement désolant. Voici un feu d'artifice de
deux mille trois cents francs qui est perdu, tout à fait perdu!

Gontran reprit:

--Non, mon cher, en comptant bien la perte ne s'élève pas à plus du
quart, mettons au tiers, si vous voulez; soit à sept cent soixante-six
francs. Vos invités auront donc joui de quinze cent trente-deux francs
de fusées. Ça n'est pas mal, en vérité.

La colère du banquier se tourna vers son beau-frère. Il le prit
brusquement par le bras:

--Vous, j'ai à vous parler d'une façon sérieuse. Puisque je vous tiens,
faisons un tour dans les allées. J'en ai pour cinq minutes, d'ailleurs.

Puis, se tournant vers Christiane:

--Je vous confie à notre ami Brétigny, ma chère; mais ne restez pas
longtemps dehors, ménagez-vous. Vous pourriez attraper froid, vous
savez. Prenez garde, prenez garde!

Elle murmura:

--Ne craignez rien, mon ami.

Et Andermatt entraîna Gontran.

Dès qu'ils furent seuls, un peu loin de la foule, le banquier s'arrêta.

--Mon cher, c'est de votre situation financière que je veux vous parler.

--De ma situation financière?

--Oui! la connaissez-vous, votre situation financière?

--Non. Mais vous devez la connaître pour moi, puisque vous me prêtez de
l'argent.

--Eh bien, oui, je la connais, moi! et c'est pour cela que je vous en
parle.

--Il me semble au moins que le moment est mal choisi... au milieu d'un
feu d'artifice!

--Le moment est fort bien choisi, au contraire. Je ne vous parle pas au
milieu d'un feu d'artifice; mais avant un bal...

--Avant un bal?... Je ne comprends pas.

--Eh bien, vous allez comprendre. Votre situation, la voici: Vous
n'avez rien, que des dettes; et vous n'aurez jamais rien que des
dettes...

Gontran reprit avec sérieux:

--Vous me dites cela un peu crûment.

--Oui, parce qu'il le faut. Écoutez-moi: Vous avez mangé la part de
fortune qui vous revenait de votre mère. N'en parlons plus.

--N'en parlons plus.

--Quant à votre père, il possède trente mille francs de rente, soit
un capital de huit cent mille francs environ. Votre part sera donc,
plus tard, de quatre cent mille francs. Or, vous me devez, à moi, cent
quatre-vingt-dix mille francs. Vous devez en outre à des usuriers...

Gontran murmura d'un air hautain:

--Dites à des juifs.

--Soit, à des juifs, bien qu'il y ait dans le nombre un marguillier de
Saint-Sulpice qui s'est servi d'un prêtre comme intermédiaire entre
lui et vous... mais je ne chicanerai pas pour si peu... Vous devez
donc à divers usuriers, israélites ou catholiques, à peu près autant.
Mettons cent cinquante mille, au bas mot. Cela fait un total de trois
cent quarante mille francs dont vous payez les intérêts en empruntant
toujours, sauf pour les miens, que vous ne payez point.

--C'est juste, dit Gontran.

--Alors, il ne vous reste plus rien.

--Rien, en effet... que mon beau-frère.

--Que votre beau-frère, qui en a assez de vous prêter de l'argent.

--Alors?

--Alors, mon cher, le moindre paysan logé dans une de ces huttes,
là-bas, est plus riche que vous.

--Parfaitement... et après?

--Après... après... Si votre père mourait demain, il ne vous resterait
plus, pour manger du pain, entendez-vous, qu'à accepter une place
d'employé dans ma maison. Et ce serait encore là un moyen de déguiser
la pension que je vous ferais.

Gontran dit, d'un ton irrité:

--Mon cher William, ces choses-là m'embêtent. Je le sais d'ailleurs
aussi bien que vous, et, je vous le répète, le moment est mal choisi
pour me les rappeler avec... avec... avec aussi peu de diplomatie...

--Permettez, laissez-moi finir. Vous ne pouvez vous tirer de là que
par un mariage. Or, vous êtes un parti déplorable, malgré votre nom
qui sonne bien, sans être illustre. Enfin, il n'est pas de ceux qu'une
héritière, même israélite, paye d'une fortune. Donc, il faut vous
trouver une femme acceptable et riche, ce qui n'est pas très commode...

Gontran l'interrompit:

--Nommez-la tout de suite, ça vaut mieux.

--Soit: une des filles du père Oriol, à votre choix. Et voici pourquoi
je vous en parle avant le bal.

--Et maintenant, expliquez-vous plus longuement, reprit Gontran d'une
voix froide.

--C'est bien simple. Vous voyez le succès que j'ai obtenu, du premier
coup, avec cette station. Or, si j'avais entre les mains, ou, plutôt si
nous avions entre les mains toutes les terres conservées par ce finaud
de paysan, j'en ferais de l'or. Pour ne parler que des vignes qui vont
de l'établissement à l'hôtel et de l'hôtel au Casino, je les payerais
un million demain, moi, Andermatt. Or, ces vignes-là et les autres,
tout autour de la butte, seront les dots des petites. Le père me le
disait encore tantôt, non sans intention, peut-être. Eh bien..., si
vous vouliez, nous pourrions faire là une grosse affaire, tous les deux?

Gontran murmura, en ayant l'air de réfléchir:

--C'est possible. J'y penserai.

--Pensez-y, mon cher, et n'oubliez pas que je ne parle jamais que de
choses très sûres, après y avoir beaucoup songé, et quand je connais
toutes les conséquences possibles et tous les avantages certains.

Mais Gontran, levant un bras, s'écria, comme s'il venait d'oublier
brusquement tout ce que lui avait dit son beau-frère:

--Regardez! Que c'est beau!

Le bouquet s'allumait, simulant un palais embrasé sur lequel un
drapeau flambant portait _Mont-Oriol_ en lettres de feu toutes rouges,
et, en face de lui, au-dessus de la plaine, la lune, rouge aussi,
semblait apparue pour contempler ce spectacle. Puis, quand le palais,
après avoir brûlé quelques minutes, fit explosion ainsi qu'un navire
saute, en projetant dans le ciel entier des astres de fantaisie qui
éclataient à leur tour, la lune resta toute seule, calme et ronde, sur
l'horizon.

Le public applaudissait avec rage, criait:

--Hurra! Bravo! bravo!

Andermatt dit soudain:

--Allons ouvrir le bal, mon cher. Voulez-vous danser en face de moi le
premier quadrille?

--Mais oui, certainement, mon cher beau-frère.

--Qui avez-vous l'intention d'inviter? Moi, j'ai retenu la duchesse de
Ramas.

Gontran répondit avec indifférence:

--Moi j'inviterai Charlotte Oriol.

Ils remontèrent. Comme ils passaient devant la place où Christiane
était restée avec Paul Brétigny, ils ne les aperçurent plus.

William murmura:

--Elle a écouté mon conseil, elle est partie se coucher. Elle était
très lasse aujourd'hui.

Et il s'avança vers la salle de bal que les hommes de service avaient
préparée pendant le feu d'artifice.

Mais Christiane n'était point rentrée dans sa chambre, ainsi que le
pensait son mari.

Dès qu'elle s'était sentie seule avec Paul, elle lui avait dit tout
bas, en lui serrant la main:

--Te voici donc venu, je t'attends depuis un mois. Tous les matins,
je me demandais: Est-ce aujourd'hui que je le verrai?... Et tous les
soirs je me disais: Ce sera demain alors?... Pourquoi as-tu tardé si
longtemps, mon amour?

Il répondit avec embarras:

--J'ai eu des occupations, des affaires.

Elle se penchait sur lui, murmurant:

--Ça n'était pas bien de me laisser seule ici, avec eux, surtout dans
ma situation.

Il écarta un peu sa chaise:

--Prends garde, on pourrait nous voir. Ces fusées éclairent tout le
pays.

Elle n'y pensait guère; elle dit:

--Je t'aime tant!

Puis, avec des tressaillements de joie:

--Oh! que je suis heureuse, que je suis heureuse de nous retrouver
ensemble, ici! Y songes-tu? Paul, quelle joie! Comme nous allons nous
aimer encore!

Elle soupira d'une voix si faible qu'elle semblait un souffle.

--J'ai une envie folle de t'embrasser, mais folle... là,... folle. Je
ne t'ai pas vu depuis si longtemps!

Puis soudain, avec une énergie violente de femme passionnée, à qui
tout doit céder:

--Écoute, je veux... tu entends... je veux aller avec toi tout de
suite, à l'endroit où nous nous sommes dit adieu, l'an dernier! tu te
rappelles bien, sur la route de la Roche-Pradière?

Il répondit, stupéfait:

--Mais c'est insensé, tu ne peux plus marcher. Tu as été debout toute
la journée! C'est insensé, je ne le permettrai pas.

Elle s'était levée, et elle répéta:

--Je le veux. Si tu ne m'accompagnes pas, j'irai seule.

Et lui montrant la lune qui se levait:

--Tiens, c'était un soir tout pareil! Tu te rappelles, comme tu baisais
mon ombre?

Il la retenait:

--Christiane... écoute... c'est ridicule... Christiane.

Elle ne répondait pas et marchait vers la descente qui conduisait aux
vignes. Il connaissait cette volonté calme que rien ne faisait dévier,
l'entêtement gracieux de ces yeux bleus, de ce petit front de blondine
qu'aucun obstacle n'arrêtait; et il prit son bras pour la soutenir en
route.

--Si on nous voyait, Christiane?

--Tu ne disais pas ça, l'an dernier. Et puis, tout le monde est à la
fête. Nous serons revenus sans qu'on ait remarqué notre absence.

Il fallut bientôt monter par le sentier pierreux. Elle soufflait,
s'appuyant sur lui de toute sa force; et à chaque pas, elle disait:

--C'est bon, c'est bon, c'est bon, de souffrir ainsi!

Il s'arrêta, voulant la ramener. Mais elle ne l'écoutait point:

--Non, non. Je suis heureuse. Tu ne comprends pas ça, toi. Écoute...
je le sens qui tressaille... notre enfant... ton enfant... quel
bonheur!... donne ta main... Tiens... le sens-tu?...

Elle ne comprenait pas qu'il était, cet homme, de la race des amants,
et non point de la race des pères. Depuis qu'il la savait enceinte,
il s'éloignait d'elle et se dégoûtait d'elle, malgré lui. Il avait
souvent répété, jadis, qu'une femme n'est plus digne d'amour qui a
fait fonction de reproductrice. Ce qui l'exaltait dans la tendresse,
c'était cet envolement de deux cœurs vers un idéal inaccessible, cet
enlacement de deux âmes qui sont immatérielles, c'était tout le factice
et l'irréalisable mis par les poètes dans la passion. Dans la femme
physique, il adorait la Vénus dont le flanc sacré devait conserver
toujours la forme pure de la stérilité. L'idée d'un petit être né de
lui, larve humaine agitée dans ce corps souillé par elle et enlaidi
déjà, lui inspirait une répulsion presque invincible. La maternité
faisait une bête de cette femme. Elle n'était plus la créature
d'exception adorée et rêvée, mais l'animal qui reproduit sa race. Et
même un dégoût matériel se mêlait en lui à ces répugnances de l'esprit.

Comment aurait-elle senti et deviné cela, elle que chaque
tressaillement de l'enfant désiré attachait davantage à son amant? Cet
homme qu'elle adorait, qu'elle avait aimé chaque jour un peu plus,
depuis l'heure de leur premier baiser, non seulement il avait pénétré
jusqu'au fond de son cœur, mais voilà qu'il était entré aussi jusqu'au
fond de sa chair, qu'il y avait semé sa propre vie, qu'il allait
sortir d'elle redevenu tout petit. Oui, elle le portait là, sous ses
mains croisées, lui-même, son bon, son cher, son tendre, son seul ami,
renaissant dans ses entrailles de par le mystère de la nature. Et elle
l'aimait doublement, maintenant qu'elle l'avait deux fois, le grand
et le petit encore inconnu, celui qu'elle voyait, qu'elle touchait,
qu'elle embrassait, qu'elle entendait parler, et celui qu'elle ne
pouvait encore que sentir remuer sous sa peau.

Ils étaient arrivés sur la route.

--Tu m'attendais là-bas, ce soir-là, dit-elle.

Et elle lui tendit ses lèvres. Il les baisa sans répondre, d'un baiser
froid.

Elle murmura, pour la deuxième fois:

--Te souviens-tu, comme tu m'embrassais par terre? Nous étions ainsi,
regarde.

Et, dans l'espoir qu'il recommencerait, elle se mit à courir pour
s'éloigner de lui. Puis elle s'arrêta, haletante, et attendit, debout
au milieu de la route. Mais la lune, allongeant son profil sur le
sol, y dessinait la bosse de son flanc déformé. Et Paul, regardant à
ses pieds l'ombre de sa grossesse, restait immobile en face d'elle,
blessé dans ses pudeurs poétiques, exaspéré qu'elle ne sentît pas
cela, qu'elle ne devinât point sa pensée, qu'elle n'eût pas assez de
coquetterie, de tact et de finesse féminine pour comprendre toutes les
nuances qui font si différentes les circonstances; et il lui dit, avec
une impatience dans la voix:

--Voyons, Christiane, ces enfantillages sont ridicules.

Elle revint à lui, émue, triste, les bras ouverts, et se jetant sur sa
poitrine:

--Oh! tu m'aimes moins. Je le sens! J'en suis sûre!

Il eut pitié, lui prit la tête et mit sur ses yeux deux longs baisers.

Puis ils revinrent, silencieux. Il ne trouvait rien à lui dire; et
comme elle s'appuyait sur lui, épuisée de fatigue, il hâtait le pas
pour ne plus sentir contre sa hanche le frôlement de cette taille
élargie.

En approchant de l'hôtel, ils se séparèrent, et elle monta dans sa
chambre.

L'orchestre du Casino jouait des airs de danse, et Paul alla voir
le bal. C'était une valse, tous valsaient: le docteur Latonne avec
Mme Paille la jeune, Andermatt avec Louise Oriol, le joli docteur
Mazelli avec la duchesse de Ramas et Gontran avec Charlotte Oriol. Il
lui parlait dans l'oreille avec cet air tendre qui indique une cour
commencée; et elle souriait derrière son éventail, rougissait, semblait
ravie.

Paul entendit derrière lui:

--Tiens, tiens, M. de Ravenel qui conte fleurette à ma cliente.

C'était le docteur Honorat, debout près de la porte, s'amusant à
regarder. Il reprit:

--Oui, oui, voilà une demi-heure que cela dure. Tout le monde l'a déjà
remarqué. Ça n'a pas l'air d'ailleurs de déplaire à la petite.

Il ajouta, après un silence:

--En voilà une perle, que cette enfant-là, bonne, gaie, simple,
dévouée, droite, vous savez, une brave créature. Il en faudrait dix
comme l'aînée pour la valoir. Moi, je les connais depuis l'enfance...
ces fillettes... Et pourtant le père préfère l'aînée, parce qu'elle
est plus... plus... comme lui... plus paysanne... moins droite... plus
économe... plus rusée... et plus... plus jalouse... Oh! c'est une
bonne fille tout de même... je n'en voudrais pas dire de mal... mais,
malgré moi, je compare, vous comprenez... et, après avoir comparé... je
juge... voilà.

La valse finissait; Gontran rejoignit son ami et, apercevant le docteur:

--Ah! dites-moi donc, le corps médical d'Enval me paraît singulièrement
accru. Nous avons un M. Mazelli qui valse dans la perfection et un
vieux petit M. Black qui semble fort bien avec le ciel.

Mais le docteur Honorat fut discret. Il n'aimait point juger ses
confrères.


II

C'ÉTAIT maintenant une question brûlante, que celle des médecins dans
Enval. Ils s'étaient brusquement emparés du pays, de toute l'attention,
de toute la passion des habitants. Jadis les sources coulaient
sous l'autorité du seul docteur Bonnefille, entre les animosités
inoffensives du remuant docteur Latonne et du placide docteur Honorat.

C'était bien autre chose, à présent.

Dès que le succès préparé pendant l'hiver par Andermatt se fut tout
à fait dessiné, grâce au concours puissant de MM. les professeurs
Cloche, Mas-Roussel et Rémusot, qui avaient apporté chacun un
contingent de deux ou trois cents malades au moins, le docteur Latonne,
inspecteur du nouvel établissement, était devenu un gros personnage,
particulièrement patronné par le professeur Mas-Roussel, dont il avait
été l'élève et dont il imitait la tenue et les gestes.

Du docteur Bonnefille, il n'était plus guère question. Rageant,
exaspéré, déblatérant contre le Mont-Oriol, le vieux médecin restait
tout le jour dans le vieil établissement, avec quelques vieux malades
demeurés fidèles.

Dans l'esprit de quelques clients, en effet, il connaissait seul les
propriétés véritables des eaux; il avait, pour ainsi dire, leur secret,
puisqu'il les administrait officiellement depuis l'origine de la
station.

Le docteur Honorat ne conservait guère que la clientèle auvergnate. Il
se contentait de cette fortune médiocre, en demeurant bien avec tout le
monde, et se consolait en préférant de beaucoup les cartes et le vin
blanc à la médecine.

Il n'allait point cependant jusqu'à aimer ses confrères.

Le docteur Latonne serait donc demeuré le grand augure de Mont-Oriol,
si on n'avait vu apparaître un matin un tout petit homme, presque un
nain, dont la grosse tête enfoncée entre les épaules, les gros yeux
ronds et les grosses mains, faisaient un être très bizarre. Ce nouveau
médecin, M. Black, amené dans le pays par le professeur Rémusot,
s'était fait tout de suite remarquer par son excessive dévotion.

Presque tous les matins, entre deux visites, il entrait quelques
minutes à l'église, et presque tous les dimanches il recevait la
communion. Le curé, bientôt, lui fit avoir quelques malades, de
vieilles filles, de pauvres gens qu'il soignait gratuitement, des
dames pieuses qui demandaient conseil à leur directeur avant d'appeler
un homme de science dont elles désiraient avant tout connaître les
sentiments, la réserve et la pudeur professionnelles.

Puis un jour on annonça la venue de la princesse de Maldebourg, vieille
Altesse Allemande, catholique très fervente, qui appela, le soir même
de son arrivée, le docteur Black auprès d'elle, sur la recommandation
d'un cardinal romain.

De ce moment il fut à la mode. Il était de bon goût, de bon ton, de
grand chic de se faire soigner par lui. C'était le seul médecin comme
il faut, disait-on, le seul en qui une femme pût avoir entièrement
confiance.

Et l'on vit courir d'un hôtel à l'autre, du matin au soir, ce petit
homme à tête de bouledogue qui parlait bas, toujours, dans tous les
coins, avec tout le monde. Il semblait avoir des secrets importants
à confier ou à recevoir sans cesse, car on le rencontrait dans les
corridors en grande conférence mystérieuse avec les patrons des hôtels,
avec les femmes de chambre de ses clients, avec quiconque approchait
ses malades.

Dans la rue, dès qu'il apercevait une personne de sa connaissance,
il allait droit à elle de son pas court et rapide, et il se mettait
aussitôt à marmotter des recommandations nouvelles et minutieuses, à la
façon d'un prêtre qui confesse.

Les vieilles femmes surtout l'adoraient. Il écoutait leurs histoires
jusqu'au bout sans interrompre, prenait note de toutes leurs
observations, de toutes leurs questions, de tous leurs désirs.

Il augmentait ou diminuait chaque jour le dosage de l'eau bue par ses
malades, ce qui leur donnait pleine confiance dans le souci qu'il
prenait d'eux.

--Nous en sommes restés hier à deux verres trois quarts, disait-il;
eh bien! aujourd'hui nous prendrons seulement deux verres et demi, et
demain trois verres... N'oubliez pas..., demain, trois verres... J'y
tiens beaucoup, beaucoup!

Et tous ses malades étaient convaincus qu'il y tenait beaucoup, en
effet.

Pour ne pas oublier ces chiffres et ces fractions de chiffres, il les
inscrivait sur un calepin, afin de ne se jamais tromper. Car le client
ne pardonne point une erreur d'un demi-verre.

Il réglait et modifiait avec la même minutie la durée des bains
quotidiens, en vertu de principes de lui seul connus.

Le docteur Latonne, jaloux et exaspéré, haussait les épaules de dédain
et déclarait:

--C'est un faiseur.

Sa haine contre le docteur Black l'avait même amené quelquefois jusqu'à
médire des eaux minérales.

--Puisque nous savons à peine comment elles agissent, il est bien
impossible de prescrire quotidiennement des modifications de dosage
qu'aucune loi thérapeutique ne peut réglementer. Ces procédés-là font
le plus grand tort à la médecine.

Le docteur Honorat se contentait de sourire. Il avait toujours soin
d'oublier cinq minutes après une consultation le nombre de verres qu'il
venait d'ordonner.

--Deux de plus ou de moins, disait-il à Gontran en ses heures de
gaieté, il n'y a que la source pour s'en apercevoir; et encore, ça ne
la gêne guère!

La seule plaisanterie méchante qu'il se permît sur son religieux
confrère consistait à l'appeler «le médecin du Saint Bain de Siège».
Il avait la jalousie prudente, narquoise et tranquille.

Il ajoutait quelquefois:

--Oh! celui-là, il connaît le malade à fond... et ça vaut encore mieux
pour nous que de connaître la maladie!

Mais voilà qu'un matin, arriva à l'hôtel du Mont-Oriol une noble
famille espagnole, le duc et la duchesse de Ramas-Aldavarra, qui
amenaient avec eux leur médecin, un Italien, le docteur Mazelli, de
Milan.

C'était un homme de trente ans, grand, mince, très joli garçon, portant
moustaches seulement.

Dès le premier soir il fit la conquête de la table d'hôte, car le duc,
homme triste, atteint d'une obésité monstrueuse, avait horreur de
l'isolement et voulait manger dans la salle commune. Le docteur Mazelli
connaissait déjà par leurs noms presque tous les habitués; il eut un
mot aimable pour chaque homme, un compliment pour chaque femme, un
sourire même pour chaque domestique.

Placé à la droite de la duchesse, une belle personne entre trente-cinq
et quarante ans, au teint pâle, aux yeux noirs, aux cheveux bleuâtres,
il lui disait à chaque plat: «Très peu», ou bien: «Non, pas ceci», ou
bien: «Oui, mangez de cela.» Et il lui versait lui-même à boire, avec
un soin très grand, en mesurant bien exactement les proportions de vin
et d'eau qu'il mélangeait.

Il gouvernait aussi les nourritures du duc, mais avec une négligence
visible. Le client, d'ailleurs, ne tenait aucun compte de ses avis,
dévorait tout avec une voracité bestiale, buvait à chaque repas deux
carafes de vin pur, puis allait s'abattre sur une chaise, à l'air,
devant la porte de l'hôtel et se mettait à geindre de peine en se
lamentant sur ses digestions.

Après le premier dîner, le docteur Mazelli, qui avait jugé et pesé tout
son monde d'un coup d'œil, alla rejoindre, sur la terrasse du Casino,
Gontran qui fumait un cigare, se nomma et se mit à causer.

Au bout d'une heure, ils étaient intimes. Le lendemain, à la sortie du
bain, il se fit présenter à Christiane dont il gagna la sympathie en
dix minutes de conversation, et il la mit en relations le jour même
avec la duchesse, qui n'aimait point non plus la solitude.

Il veillait à tout dans la maison des Espagnols, donnait au chef
d'excellents conseils sur la cuisine, à la femme de chambre des avis
précieux sur l'hygiène de la tête pour conserver aux cheveux de sa
maîtresse leur brillant, leur nuance superbe et leur abondance, au
cocher des renseignements fort utiles de médecine vétérinaire, et il
savait rendre les heures courtes et légères, inventer des distractions,
trouver dans les hôtels des connaissances de passage toujours choisies
avec discernement.

La duchesse disait à Christiane, en parlant de lui:

--C'est un homme merveilleux, chère madame, il sait tout, il fait tout.
C'est à lui que je dois ma taille.

--Comment, votre taille?

--Oui, je commençais à engraisser et il m'a sauvée avec son régime et
ses liqueurs.

Il savait, d'ailleurs, rendre intéressante la médecine elle-même tant
il en parlait avec aisance, avec gaieté et avec un scepticisme léger
qui lui servait à convaincre ses auditeurs de sa supériorité.

--C'est bien simple, disait-il, je ne crois pas aux remèdes. Ou plutôt
je n'y crois guère. La vieille médecine partait de ce principe qu'il
y a remède à tout. Dieu, croyait-on, dans sa divine mansuétude, avait
créé des drogues pour tous les maux, seulement il avait laissé aux
hommes, par malice peut-être, le soin de découvrir ces drogues. Or les
hommes en ont découvert un nombre incalculable sans jamais savoir au
juste à quel mal convient chacune. En vérité, il n'y a pas de remèdes;
il y a seulement des maladies. Quand une maladie se déclare, il faut
en interrompre le cours suivant les uns, le précipiter suivant les
autres, par un moyen quelconque. Chaque école préconise son procédé.
Dans le même cas, on voit employer les méthodes les plus contraires
et les médications les plus opposées: la glace par l'un et l'extrême
chaleur par l'autre, la diète par celui-ci et la nourriture forcée par
celui-là. Je ne parle pas des innombrables produits vénéneux tirés des
minéraux ou des végétaux que la chimie nous procure. Tout cela agit,
il est vrai, mais personne ne sait comment. Quelquefois ça réussit, et
quelquefois ça tue.

Et, avec beaucoup de verve, il indiquait l'impossibilité d'une
certitude, l'absence de toute base scientifique tant que la chimie
organique, la chimie biologique ne serait pas devenue le point de
départ d'une médecine nouvelle. Il racontait des anecdotes, des erreurs
monstrueuses des plus grands médecins, prouvait l'insanité et la
fausseté de leur prétendue science.

--Faites fonctionner le corps, disait-il, faites fonctionner la peau,
les muscles, tous les organes et surtout l'estomac, qui est le père
nourricier de la machine entière, son régulateur et son magasin de vie.

Il affirmait qu'à son gré, rien que par le régime, il pouvait rendre
les gens gais ou tristes, capables de travaux physiques ou de travaux
intellectuels, selon la nature de l'alimentation qu'il leur imposait.
Il pouvait même agir sur les facultés cérébrales, sur la mémoire, sur
l'imagination, sur toutes les manifestations de l'intelligence. Et il
terminait, en plaisantant, par ces mots:

--Moi, je soigne par le massage et le curaçao.

Il disait merveille du massage, et parlait comme d'un dieu du
Hollandais Hamstrang, qui accomplissait des miracles. Puis, montrant
ses mains fines et blanches:

--Avec ça on peut ressusciter des morts.

Et la duchesse ajoutait:

--Le fait est qu'il masse dans la perfection.

Il préconisait aussi les alcools en petites proportions pour exciter
l'estomac à certains moments; et il faisait des mélanges, savamment
combinés, que la duchesse devait boire, à heures fixes, soit avant,
soit après ses repas.

On le voyait chaque jour arriver au _Café du Casino_, vers neuf heures
et demie, et demander ses bouteilles. On les lui apportait fermées par
de petits cadenas d'argent dont il avait la clef. Il versait un peu de
l'une, un peu de l'autre, lentement, dans un verre bleu fort joli que
tenait avec respect un valet de pied très correct.

Puis le docteur ordonnait:

--Voilà! Portez à la duchesse dans son bain, pour boire avant de
s'habiller, en sortant de l'eau.

Et quand on lui demandait avec curiosité:

--Qu'est-ce que vous avez là dedans?

Il répondait:

--Rien que de l'anisette fine, du curaçao très pur et du bitter
excellent.

Ce beau médecin, en quelques jours, devint le point de mire de tous
les malades. Et toutes les ruses étaient employées pour lui arracher
quelques avis.

Quand il passait par les allées du parc, à l'heure de la promenade, on
n'entendait que ce cri: «Docteur!» sur toutes les chaises où étaient
assises les belles dames, les jeunes dames, qui se reposaient un peu,
entre deux verres de la source Christiane. Puis lorsqu'il s'était
arrêté, un sourire sur la lèvre, on l'entraînait quelques instants dans
le petit chemin qui longeait la rivière.

On lui parlait d'abord de choses et d'autres, puis discrètement,
adroitement, coquettement, on arrivait à la question de santé, mais
d'une façon indifférente comme si on eût touché à un fait-divers.

Car il n'était point, celui-là, à la dévotion du public. On ne le
payait pas, on ne pouvait l'appeler chez soi, il appartenait à la
duchesse, rien qu'à la duchesse. Cette situation même excitait les
efforts, irritait les désirs. Et comme on affirmait tout bas que la
duchesse était jalouse, très jalouse, ce fut entre toutes ces dames une
lutte acharnée pour obtenir les conseils du joli docteur italien.

Il les donnait sans se faire trop prier.

Alors, entre les femmes qu'il avait favorisées de ses avis, commença le
jeu des confidences intimes pour prouver sa sollicitude.

--Oh! ma chère, il m'a fait des questions, mais des questions...

--Très indiscrètes?

--Oh! indiscrètes! Dites effrayantes. Je ne savais absolument que
répondre. Il voulait savoir des choses... mais des choses...

--C'est comme pour moi. Il m'a beaucoup interrogée sur mon mari!...

--Moi aussi... avec des détails... si... si personnels! C'est fort
gênant ces questions-là. Cependant on comprend bien que c'est
nécessaire.

--Oh! tout à fait. La santé dépend de ces menus détails. Moi il m'a
promis de me masser, à Paris, cet hiver. J'en ai grand besoin pour
compléter le traitement d'ici.

--Dites, ma chère, que comptez-vous faire? On ne peut pas le payer?

--Mon Dieu! j'avais l'intention de lui donner une épingle de cravate.
Il doit les aimer, car il en a déjà deux ou trois fort jolies...

--Oh! comme vous m'embarrassez. La même idée m'était venue. Alors je
lui donnerai une bague.

Et on complotait des surprises pour lui plaire, des cadeaux ingénieux
pour le toucher, des gentillesses pour le séduire.

Il était devenu le «bruit du jour», le grand sujet de conversation, le
seul objet de l'attention publique, quand se répandit la nouvelle que
le comte Gontran de Ravenel faisait la cour à Charlotte Oriol, pour
l'épouser. Et ce fut aussitôt dans Enval une assourdissante rumeur.

Depuis le soir où il avait ouvert avec elle le bal d'inauguration du
Casino, Gontran s'était attaché à la robe de la jeune fille. Il avait
pour elle, en public, tous les menus soins des hommes qui veulent
plaire sans cacher leurs vues; et leurs relations ordinaires prenaient
en même temps un caractère de galanterie enjouée et naturelle qui
devait les conduire au sentiment.

Ils se voyaient presque chaque jour, car les fillettes s'étaient prises
pour Christiane d'une excessive amitié, où entrait sans doute beaucoup
de vanité flattée. Gontran, tout à coup, ne quitta plus sa sœur; et il
se mit à organiser des parties pour le matin et des jeux pour le soir,
dont s'étonnèrent beaucoup Christiane et Paul. Puis on s'aperçut qu'il
s'occupait de Charlotte; il la taquinait avec gaieté, la complimentait
sans en avoir l'air, lui montrait ces mille attentions légères qui
nouent entre deux êtres des liens de tendresse. La jeune fille,
accoutumée déjà aux manières libres et familières de ce gamin du monde
parisien, ne remarqua rien d'abord, et se laissant aller à sa nature
confiante et droite elle se mit à rire et à jouer avec lui, comme elle
eût fait avec un frère.

Or elle rentrait avec sa sœur aînée, après une soirée à l'hôtel, où
Gontran, plusieurs fois, avait essayé de l'embrasser à la suite de
gages donnés dans une partie de pigeon-vole, quand Louise, qui semblait
soucieuse et nerveuse depuis quelque temps, lui dit, d'un ton brusque:

--Tu ferais bien de veiller un peu à ta tenue. M. Gontran n'est pas
convenable avec toi.

--Pas convenable? Qu'est-ce qu'il a dit?

--Tu le sais bien, ne fais pas la niaise. Il ne faudrait pas longtemps
pour te laisser compromettre, de cette façon-là! Et si tu ne sais pas
veiller sur ta conduite, c'est à moi d'y faire attention.

Charlotte confuse, honteuse, balbutia:

--Mais je ne sais pas... je t'assure... je n'ai rien vu...

Sa sœur reprit avec sévérité:

--Écoute, il ne faut pas que ça continue ainsi! S'il veut t'épouser,
c'est à papa de réfléchir et de répondre; mais s'il veut seulement
plaisanter, il faut qu'il cesse tout de suite.

Alors, brusquement, Charlotte se fâcha, sans savoir pourquoi, sans
savoir de quoi. Elle était révoltée maintenant que sa sœur se mêlât
de la diriger et de la réprimander; et elle lui déclara, la voix
tremblante et les larmes aux yeux, qu'elle eût à ne jamais s'occuper
de ce qui ne la regardait pas. Elle bégayait, exaspérée, prévenue par
un instinct vague et sûr de la jalousie éveillée dans le cœur aigri de
Louise.

Elles se quittèrent sans s'embrasser, et Charlotte pleura dans son lit
en pensant à des choses qu'elle n'avait jamais prévues ni devinées.

Peu à peu ses larmes s'arrêtèrent et elle réfléchit.

C'était vrai pourtant que les manières de Gontran étaient changées.
Elle l'avait senti jusqu'ici sans le comprendre. Elle le comprenait
à présent. Il lui disait, à tout propos, des choses gentilles,
délicates. Il lui avait baisé la main, une fois. Que voulait-il? Elle
lui plaisait, mais jusqu'à quel point? Est-ce que, par hasard, il se
pourrait qu'il l'épousât? Et aussitôt il lui sembla entendre, dans
l'air, quelque part, dans la nuit vide où commençaient à voltiger ses
rêves, une voix qui criait: «Comtesse de Ravenel.»

L'émotion fut si forte qu'elle s'assit dans son lit; puis elle chercha,
avec ses pieds nus, ses pantoufles sous la chaise où elle avait jeté
ses robes et elle alla ouvrir la fenêtre, sans savoir ce qu'elle
faisait, pour donner de l'espace à ses espérances.

Elle entendit qu'on parlait dans la salle du bas, et la voix de Colosse
s'éleva: «Laiche, laiche. Y sera temps de voir. Le païré arrangera cha.
Y a pas de mal jusqu'ici. C'est le païré qui fera la chose.»

Elle voyait sur la maison d'en face le carré blanc de la fenêtre
éclairée au-dessous d'elle. Elle se demandait: «Qui donc est là? De
quoi parlent-ils?» Une ombre passa sur le mur lumineux. C'était
sa sœur! Elle n'était donc pas couchée. Pourquoi? Mais la lumière
s'éteignit, et Charlotte se remit à songer aux choses nouvelles qui
remuaient dans son cœur.

Elle ne pouvait pas s'endormir maintenant. L'aimait-il? Oh, non! Pas
encore! Mais il pouvait l'aimer puisqu'elle lui plaisait! Et s'il
arrivait à l'aimer beaucoup, éperdument, comme on aime dans le monde,
il l'épouserait sans aucun doute.

Née dans une maison de vignerons, elle avait gardé, bien qu'élevée dans
le couvent des demoiselles de Clermont, une modestie et une humilité de
paysanne. Elle pensait qu'elle aurait pour mari un notaire peut-être
ou un avocat, ou un médecin; mais l'envie de devenir une vraie dame
du grand monde, avec un titre de noblesse devant son nom, ne l'avait
jamais pénétrée. A peine en achevant un roman d'amour avait-elle
rêvassé quelques minutes sous l'effleurement de ce joli désir, qui
s'était aussitôt envolé de son âme, comme s'envolent les chimères. Or,
voilà que cette chose imprévue, impossible, évoquée tout à coup par
quelques paroles de sa sœur, lui semblait se rapprocher d'elle, à la
façon d'une voile de navire que pousse le vent.

Elle murmurait entre ses lèvres, avec chaque souffle en respirant:
«Comtesse de Ravenel.» Et le noir de ses paupières fermées dans la
nuit s'éclairait de visions. Elle voyait de beaux salons illuminés, de
belles dames qui lui souriaient, de belles voitures qui l'attendaient
devant le perron d'un château, et de grands domestiques en livrée
inclinés sur son passage.

Elle avait chaud dans son lit; son cœur battait! Elle se releva une
seconde fois pour boire un verre d'eau, et rester debout quelques
instants, nu-pieds, sur le pavé froid de sa chambre.

Puis, un peu calmée, elle finit par s'endormir. Mais elle s'éveilla dès
l'aurore, tant l'agitation de son esprit avait passé dans ses veines.

Elle eut honte de sa petite chambre aux murs blancs, peints à l'eau
par le vitrier du pays, de ses pauvres rideaux d'indienne, et des deux
chaises de paille qui ne quittaient jamais leur place aux deux coins de
sa commode.

Elle se sentait paysanne, au milieu de ces meubles de rustres qui
disaient son origine, elle se sentait humble, indigne de ce beau garçon
moqueur dont la figure blonde et rieuse flottait devant ses yeux,
s'effaçait puis revenait, s'emparait d'elle peu à peu, se logeait déjà
dans son cœur.

Alors elle sauta du lit et courut chercher sa glace, sa petite glace
de toilette, grande comme le fond d'une assiette; puis elle revint se
coucher, son miroir entre les mains; et elle regarda son visage au
milieu de ses cheveux défaits, sur le fond blanc de l'oreiller.

Parfois elle posait sur ses draps le léger morceau de verre qui
lui montrait son image, et elle songeait combien ce mariage serait
difficile, tant étaient grandes les distances entre eux. Alors un
gros chagrin lui serrait la gorge. Mais aussitôt elle se regardait
de nouveau en se souriant pour se plaire, et comme elle se jugeait
gentille les difficultés disparaissaient.

Quand elle descendit pour déjeuner, sa sœur, qui avait l'air irrité,
lui demanda:

--Qu'est-ce que tu comptes faire aujourd'hui?

Charlotte répondit sans hésiter:

--Est-ce que nous n'allons pas en voiture à Royat avec Mme Andermatt?

Louise reprit:

--Tu iras seule, alors, mais tu ferais mieux, après ce que je t'ai dit
hier soir!...

La petite lui coupa la parole:

--Je ne te demande pas de conseils... mêle-toi de ce qui te regarde.

Et elles ne se parlèrent plus.

Le père Oriol et Jacques arrivèrent et se mirent à table. Le vieux
demanda presque aussitôt:

--Qué-che que vous faites aujourd'hui, petites?

Charlotte n'attendit point que sa sœur répondît:

--Moi, je vais à Royat avec Mme Andermatt.

Les deux hommes la regardèrent d'un air satisfait, et le père murmura
avec ce sourire engageant qu'il avait en traitant les affaires
avantageuses.

--Ch'est bon, ch'est bon.

Elle fut plus surprise de ce contentement secret, deviné dans toute
leur allure, que de la colère visible de Louise; et elle se demanda, un
peu troublée: «Est-ce qu'ils auraient causé de ça tous ensemble?»

Aussitôt le repas fini elle remonta dans sa chambre, mit son chapeau,
prit son ombrelle, jeta sur son bras un manteau léger, et elle s'en
alla vers l'hôtel, car on devait partir dès une heure et demie.

Christiane s'étonna que Louise ne vînt point.

Charlotte se sentit rougir en répondant:

--Elle est un peu fatiguée, je crois qu'elle a mal à la tête.

Et on monta dans le landau, dans le grand landau à six places dont on
se servait toujours. Le marquis et sa fille tenaient le fond, la petite
Oriol se trouva donc assise entre les deux jeunes gens, à reculons.

On passa devant Tournoël, puis on suivit le pied de la montagne sur une
belle route serpentant sous les noyers et les châtaigniers. Charlotte,
plusieurs fois, remarqua que Gontran se serrait contre elle, mais avec
trop de prudence pour qu'elle pût s'en offenser. Comme il était assis
à sa droite, il lui parlait tout près de la joue; et elle n'osait pas
se retourner pour lui répondre, par crainte du souffle de sa bouche
qu'elle sentait déjà sur ses lèvres, et par crainte aussi de ses yeux
dont le regard l'aurait gênée.

Il lui disait des gamineries galantes, des niaiseries drôles, des
compliments plaisants et gentils.

Christiane ne parlait guère, alourdie, malade de sa grossesse. Et Paul
semblait triste, préoccupé. Seul, le marquis causait sans trouble et
sans souci, avec sa bonne grâce enjouée de vieux gentilhomme égoïste.

On descendit au parc de Royat pour écouter la musique, et Gontran,
prenant le bras de Charlotte, partit avec elle en avant. L'armée de
baigneurs, sur les chaises, autour du kiosque où le chef d'orchestre
battait la mesure aux cuivres et aux violons, regardait défiler les
promeneurs. Les femmes montraient leurs robes, leurs pieds allongés
jusqu'au barreau de la chaise voisine, leurs fraîches coiffures d'été
qui les faisaient plus charmantes.

Charlotte et Gontran erraient entre les gens assis, cherchant des
figures comiques pour exciter leurs plaisanteries.

Il entendit à tout instant qu'on disait derrière eux: «Tiens! une jolie
personne.» Il était flatté et se demandait si on la prenait pour sa
sœur, pour sa femme ou pour sa maîtresse.

Christiane, assise entre son père et Paul, les vit passer plusieurs
fois, et trouvant qu'ils avaient «l'air un peu jeune,» elle les
appelait pour les calmer. Mais ils ne l'écoutaient point et
continuaient à vagabonder dans la foule en s'amusant de tout leur cœur.

Elle dit tout bas à Paul Brétigny:

--Il finirait par la compromettre. Il faudra que nous lui parlions ce
soir, en rentrant.

Paul répondit:

--J'y avais déjà songé. Vous avez tout à fait raison.

On alla dîner dans un des restaurants de Clermont-Ferrand, ceux de
Royat ne valant rien, au dire du marquis qui était gourmand, et on
rentra, la nuit tombée.

Charlotte était devenue sérieuse, Gontran lui ayant fortement serré la
main en lui donnant ses gants, pour quitter la table. Sa conscience de
fillette s'inquiétait tout à coup. C'était un aveu, cela! une démarche!
une inconvenance! Qu'aurait-elle dû faire? Lui parler? mais quoi lui
dire? Se fâcher eût été ridicule! Il fallait tant de tact dans ces
circonstances-là! Mais en ne faisant rien, en ne disant rien, elle
avait l'air d'accepter son avance, de devenir sa complice, de répondre
«oui» à cette pression de main.

Et elle pesait la situation, s'accusant d'avoir été trop gaie et trop
familière à Royat, trouvant à présent que sa sœur avait raison, qu'elle
s'était compromise, perdue! La voiture roulait sur la route, Paul et
Gontran fumaient en silence, le marquis dormait, Christiane regardait
les étoiles, et Charlotte retenait à grand'peine ses larmes, car elle
avait bu trois verres de champagne.

Lorsqu'on fut revenu, Christiane dit à son père:

--Comme il est nuit, tu vas reconduire la jeune fille.

Le marquis offrit son bras et s'éloigna aussitôt avec elle.

Paul prit Gontran par les épaules et lui murmura dans l'oreille:

--Viens causer cinq minutes avec ta sœur et avec moi.

Et ils montèrent dans le petit salon communiquant avec les chambres
d'Andermatt et de sa femme. Dès qu'ils furent assis:

--Écoute, dit Christiane, M. Paul et moi nous voulons te faire de la
morale.

--De la morale!... Mais à propos de quoi? Je suis sage comme une image,
faute d'occasions.

--Ne plaisante pas. Tu fais une chose très imprudente et très
dangereuse sans y penser. Tu compromets cette petite.

Il parut fort étonné.

--Qui ça?... Charlotte?

--Oui, Charlotte!

--Je compromets Charlotte?... Moi?

--Oui, tu la compromets. Tout le monde en parle ici, et tantôt encore,
dans le parc de Royat, vous avez été bien... bien... légers. N'est-ce
pas Brétigny?

Paul répondit:

--Oui, madame, je partage tout à fait votre sentiment.

Gontran tourna sa chaise, l'enfourcha comme un cheval, prit un nouveau
cigare, l'alluma, puis se mit à rire.

--Ah! Donc, je compromets Charlotte Oriol?

Il attendit quelques secondes pour voir l'effet de sa réponse, puis
déclara:

--Eh bien, qu'est-ce qui vous dit que je ne veux pas l'épouser?

Christiane fit un sursaut de stupéfaction.

--L'épouser?... Toi?... Mais tu es fou!...

--Pourquoi ça?

--Cette... cette petite... paysanne...

--Tra la... la... des préjugés... Est-ce ton mari qui te les apprend?...

Comme elle ne répondait rien à cet argument direct, il reprit, faisant
lui-même les demandes et les réponses:

--Est-elle jolie?--Oui!--Est-elle bien élevée?--Oui!--Et plus naïve, et
plus gentille, et plus simple, et plus franche que les filles du monde.
Elle en sait autant qu'une autre, car elle parle anglais et auvergnat,
ce qui fait deux langues étrangères. Elle sera riche autant qu'une
héritière du ci-devant faubourg Saint-Germain qu'on devrait baptiser
faubourg de Sainte-Dèche, et, enfin, si elle est fille d'un paysan,
elle n'en sera que plus saine pour me donner de beaux enfants...
Voilà...

Comme il avait toujours l'air de rire et de plaisanter, Christiane
demanda en hésitant:

--Voyons, parles-tu sérieusement?

--Eh parbleu! Elle est charmante, cette fillette. Elle a bon cœur et
jolie figure, gai caractère et belle humeur, la joue rose, l'œil clair,
la dent blanche, la lèvre rouge, le cheveu long, luisant, épais et
souple; et son vigneron de père sera riche comme un Crésus, grâce à ton
mari, ma chère sœur. Que veux-tu de plus? Fille d'un paysan! Eh bien,
la fille d'un paysan ne vaut-elle pas toutes les filles de la finance
véreuse qui payent si cher des ducs douteux, et toutes les filles de
la cocotterie titrée que nous a donnée l'Empire, et toutes les filles
à double père qu'on rencontre dans la société? Mais si je l'épousais,
cette fille-là, je ferais le premier acte sage et raisonnable de ma
vie!...

Christiane réfléchissait, puis soudain, convaincue, conquise, ravie,
elle s'écria:

--Mais c'est vrai tout ce qu'il dit! C'est tout à fait vrai, tout à
fait juste!... Alors tu l'épouses, mon petit Gontran?...

Ce fut lui, alors, qui la calma.

--Pas si vite... pas si vite... laisse-moi réfléchir à mon tour. Je
constate seulement: Si je l'épousais, je ferais le premier acte sage et
raisonnable de ma vie. Ça ne veut pas dire encore que je l'épouserai;
mais j'y songe, je l'étudie, je lui fais un peu la cour pour voir si
elle me plaira tout à fait. Enfin je ne te réponds ni oui ni non, mais
c'est plus près de oui que de non.

Christiane se tourna vers Paul:

--Qu'est-ce que vous en pensez, monsieur Brétigny?

Elle l'appelait tantôt monsieur Brétigny, et tantôt Brétigny tout court.

Lui, toujours séduit par les choses où il croyait voir de la grandeur,
par les mésalliances qui lui paraissaient généreuses, par tout
l'apparat sentimental où se cache le cœur humain, répondit:

--Moi je trouve qu'il a raison maintenant. Si elle lui plaît, qu'il
l'épouse, il ne pourrait trouver mieux...

Mais le marquis et Andermatt rentraient, qui les firent parler d'autre
chose; et les deux jeunes gens allèrent au Casino voir si la salle de
jeu n'était pas encore fermée.

A dater de ce jour, Christiane et Paul semblèrent favoriser la cour
ouverte que Gontran faisait à Charlotte.

On invitait plus souvent la jeune fille, on la gardait à dîner, on la
traitait enfin comme si elle eût fait déjà partie de la famille.

Elle voyait bien tout cela, le comprenait, s'en affolait! Sa petite
tête battait les champs et bâtissait en Espagne de fantastiques
palais. Gontran, cependant, ne lui avait rien dit; mais son allure,
toutes ses paroles, le ton qu'il prenait avec elle, son air de
galanterie plus sérieuse, la caresse de son regard semblaient lui
répéter chaque jour: «Je vous ai choisie; vous serez ma femme.»

Et le ton d'amitié douce, d'abandon discret, de réserve chaste qu'elle
avait maintenant avec lui, semblait répondre: «Je le sais, et je dirai
«oui» quand vous demanderez ma main.»

Dans la famille de la jeune fille on chuchotait. Louise ne lui parlait
plus guère que pour l'irriter par des allusions blessantes, par des
paroles aigres et mordantes. Le père Oriol et Jacques semblaient
contents.

Elle ne s'était point demandé cependant si elle aimait ce joli
prétendant dont elle serait sans doute la femme. Il lui plaisait, elle
songeait à lui sans cesse, elle le trouvait beau, spirituel, élégant,
elle pensait surtout à ce qu'elle ferait quand il l'aurait épousée.

Dans Enval on avait oublié les rivalités haineuses des médecins et
des propriétaires des sources, les suppositions sur l'affection de la
duchesse de Ramas pour son docteur, tous les potins qui coulent avec
l'eau des stations thermales, pour ne s'occuper que de cette chose
extraordinaire: le comte Gontran de Ravenel allait épouser la petite
Oriol.

Alors Gontran jugea le moment venu et prenant Andermatt par le bras, un
matin, au sortir de table, il lui dit:

--Mon cher, le fer est chaud, battez-le! Voici la situation bien
exacte. La petite attend ma demande sans que je me sois avancé en rien,
mais elle ne la repoussera pas, soyez-en sûr. C'est le père qu'il faut
tâter de telle sorte que nous fassions en même temps vos affaires et
les miennes.

Andermatt répondit:

--Soyez tranquille. Je m'en charge. Je vais le sonder aujourd'hui même,
sans vous compromettre et sans vous avancer; et quand la situation sera
bien nette, je parlerai.

--Parfait.

Puis, après quelques instants de silence, Gontran reprit:

--Tenez, c'est peut-être ma dernière journée de garçon. Je vais à Royat
où j'ai aperçu l'autre jour quelques connaissances. Je rentrerai dans
la nuit et j'irai frapper à votre porte, pour savoir.

Il fit seller son cheval et s'en alla par la montagne, humant le vent
pur et léger, et galopant par moments pour sentir la rapide caresse
de l'air effleurer la peau fraîche de ses joues et chatouiller ses
moustaches.

La soirée à Royat fut gaie. Il y rencontra des amis que des filles
accompagnaient. On soupa longtemps; il revint fort tard. Tout le monde
reposait dans l'hôtel du Mont-Oriol quand Gontran se mit à frapper à la
porte d'Andermatt.

Personne ne répondit d'abord; puis, comme les coups devenaient
violents, une voix enrouée, une voix de dormeur, grommela de
l'intérieur:

--Qui est là?

--C'est moi, Gontran.

--Attendez, j'ouvre.

Andermatt apparut en chemise de nuit, la face bouffie, le poil du
menton hérissé, la tête enveloppée d'un foulard. Puis, il se remit dans
son lit, s'assit, et, les mains étendues sur le drap:

--Eh bien, mon cher, ça ne va pas. Voici la situation. J'ai sondé
ce vieux renard d'Oriol, sans parler de vous, en disant qu'un de
mes amis--j'ai peut-être laissé comprendre qu'il s'agissait de Paul
Brétigny--pourrait convenir à une de ses filles, et j'ai demandé quelle
dot il leur donnait. Il m'a répondu en demandant à son tour quelle
était la fortune du jeune homme; et j'ai fixé trois cent mille francs,
avec des espérances.

--Mais je n'ai rien, murmura Gontran.

--Je vous les prête, mon cher. Si nous faisons ensemble cette
affaire-là, vos terrains me donneront assez pour me rembourser.

Gontran ricana:

--Fort bien. J'aurai la femme et vous l'argent.

Mais Andermatt se fâcha tout à fait:

--Si je m'occupe de vous pour que vous m'insultiez, c'est fini, brisons
là...

Gontran s'excusa:

--Ne vous fâchez pas, mon cher, et pardonnez-moi. Je sais que vous êtes
un fort honnête homme, d'une irréprochable loyauté en affaires. Je ne
vous demanderais pas un pourboire si j'étais votre cocher, mais je vous
confierais ma fortune si j'étais millionnaire...

William, calmé, reprit:

--Nous reviendrons là-dessus tout à l'heure. Terminons à présent la
grosse question. Le vieux n'a pas été dupe de mes ruses et m'a répondu:
«C'est selon de laquelle il s'agit. Si c'est de Louise, l'aînée,
voilà sa dot.» Et il m'a énuméré toutes les terres qui entourent
l'établissement, celles qui relient les bains à l'hôtel et l'hôtel
au Casino, toutes celles enfin qui nous sont indispensables, celles
qui ont pour moi une inestimable valeur. Il donne au contraire à la
cadette l'autre côté du mont, qui vaudra aussi beaucoup d'argent plus
tard, sans doute, mais qui ne vaut rien pour moi. J'ai cherché, par
tous les moyens possibles, à lui faire modifier cette répartition et à
intervertir les lots. Je me suis heurté à un entêtement de mulet. Il ne
changera pas, c'est décidé. Réfléchissez, qu'en pensez-vous?

Gontran fort troublé, fort perplexe, répondit:

--Qu'en pensez-vous vous-même? Croyez-vous qu'il ait songé à moi en
faisant ainsi les parts?

--Je n'en doute pas. Le rustre s'est dit: «Puisque la petite lui plaît,
gardons le sac».

Il a espéré vous donner sa fille en conservant ses meilleures terres...
Et puis, peut-être a-t-il voulu avantager l'aînée... Il la préfère...
qui sait... elle lui ressemble davantage... elle est plus rusée... plus
adroite... plus pratique... Je la crois forte, cette gamine-là... Moi,
à votre place... je changerais mon bâton d'épaule...

Mais Gontran, abasourdi, murmurait:

--Diable... diable... diable!... Et les terres de Charlotte... vous
n'en voulez pas, vous?...

Andermatt s'écria:

--Moi... non... mille fois non!... Il me faut celles qui relient mes
bains, mon hôtel et mon Casino. C'est bien simple. Je ne donnerais
rien des autres, qui ne pourront se vendre que plus tard, par petits
lots, à des particuliers...

Gontran répétait toujours:

--Diable... diable... en voilà une affaire embêtante... Alors vous me
conseillez?

--Je ne vous conseille rien. Je pense que vous ferez bien de réfléchir
avant de vous décider entre les deux sœurs.

--Oui... oui... c'est juste... je réfléchirai... je vais dormir
d'abord... ça porte conseil...

Il se levait; Andermatt le retint:

--Pardon, mon cher, deux mots sur une autre chose. J'ai l'air de ne
pas comprendre, mais je comprends très bien les allusions dont vous me
piquez sans cesse, et je n'en veux plus.

Vous me reprochez d'être juif, c'est-à-dire de gagner de l'argent,
d'être avare, d'être spéculateur à friser la filouterie. Or, mon cher,
je passe ma vie à vous prêter cet argent que je gagne non sans peine,
c'est-à-dire à vous le donner. Enfin laissons! Mais il y a un point que
je n'admets pas! Non, je ne suis point un avare; la preuve c'est que
je fais à votre sœur des cadeaux de vingt mille francs, que j'ai donné
à votre père un Théodore Rousseau de dix mille francs dont il avait
envie, que je vous ai offert, en venant ici, le cheval sur lequel vous
avez été à Royat, tantôt.

En quoi donc suis-je avare? En ceci que je ne me laisse pas voler.
Et nous sommes tous comme ça dans ma race, et nous avons raison,
monsieur. Je veux vous le dire une fois pour toutes. On nous traite
d'avares parce que nous savons la valeur exacte des choses. Pour vous
un piano c'est un piano, une chaise c'est une chaise, un pantalon
c'est un pantalon. Pour nous aussi, mais cela représente en même temps
une valeur, une valeur marchande appréciable et précise qu'un homme
pratique doit évaluer d'un seul coup d'œil, non point par économie,
mais pour ne pas favoriser la fraude.

Que diriez-vous si une débitante de tabac vous demandait quatre sous
d'un timbre-poste ou d'une boîte d'allumettes-bougies? Vous iriez
chercher un sergent de ville, monsieur, pour un sou, oui, pour un
sou! tant vous seriez indigné! Et cela parce que vous connaissez,
par hasard, la valeur de ces deux objets. Eh bien, moi, je sais la
valeur de tous les objets trafiquables; et cette indignation qui vous
saisirait si on réclamait quatre sous d'un timbre-poste, je l'éprouve
quand on me demande vingt francs pour un parapluie qui en vaut
quinze! Comprenez-vous? Je proteste contre le vol établi, incessant,
abominable des marchands, des domestiques, des cochers. Je proteste
contre l'improbité commerciale de toute votre race qui nous méprise.
Je donne le pourboire que je dois donner relatif au service rendu, et
non le pourboire de fantaisie que vous jetez, sans savoir pourquoi,
et qui va de cinq sous à cent sous, selon le caprice de votre humeur!
Comprenez-vous?

Gontran s'était levé, et, souriant avec cette ironie fine qui allait
bien sur sa lèvre:

--Oui, mon cher, je comprends, et vous avez tout à fait raison,
d'autant plus raison que mon grand-père, le vieux marquis de Ravenel,
n'a presque rien laissé à mon pauvre père, par suite de la mauvaise
habitude qu'il avait de ne jamais ramasser la monnaie rendue par les
marchands quand il payait un objet quelconque. Il trouvait cela indigne
d'un gentilhomme, et donnait toujours la somme ronde et la pièce
entière.

Et Gontran sortit d'un air très content.


III

ON allait se mettre à table pour dîner, le lendemain, dans la salle à
manger particulière des familles Andermatt et de Ravenel, quand Gontran
ouvrit la porte en annonçant:

--Mesdemoiselles Oriol.

Elles entrèrent, gênées, poussées par lui qui riait en s'expliquant:

--Voilà, je les ai enlevées toutes les deux, en pleine rue. Ça a fait
scandale, d'ailleurs. Je vous les amène de force, parce que j'ai à
m'expliquer avec mademoiselle Louise et que je ne pouvais le faire au
milieu du pays.

Il leur ôta leurs chapeaux, leurs ombrelles, qu'elles avaient encore,
car elles revenaient d'une promenade, les fit asseoir, embrassa sa
sœur, serra les mains de son père, de son beau-frère et de Paul, puis,
revenant vers Louise Oriol:

--Ah çà, mademoiselle, voulez-vous me dire à présent, ce que vous avez
contre nous depuis quelque temps?

Elle semblait effarée comme un oiseau pris au filet et que le chasseur
emporte.

--Mais rien, monsieur, rien de rien! Qu'est-ce qui vous a fait croire
ça?

--Mais tout, mademoiselle, tout de tout! Vous ne venez plus ici, vous
ne venez plus dans l'arche de Noé (il avait ainsi baptisé le grand
landau). Vous prenez des airs revêches quand je vous rencontre et quand
je vous parle.

--Mais non, monsieur, je vous assure.

--Mais oui, mam'zelle, je vous l'affirme. En tout cas je ne veux point
que cela dure et je vais signer la paix avec vous, aujourd'hui même.
Oh! vous savez, je suis entêté, moi. Vous aurez beau me faire grise
mine, je saurai bien venir à bout de ces manières-là et vous forcer
à devenir gracieuse avec nous comme votre sœur, qui est un ange de
gentillesse.

On annonça le dîner servi et ils passèrent dans la salle à manger.
Gontran prit le bras de Louise.

Il fut plein d'attentions pour elle et pour sa sœur, partageant ses
compliments avec un tact admirable, disant à la cadette:

--Vous, vous êtes notre camarade, je vais vous négliger pendant
quelques jours. On fait moins de frais pour les amis que pour les
autres, vous savez.

Et il disait à l'aînée:

--Vous, je veux vous séduire, mademoiselle, et je vous préviens en
ennemi loyal. Je vous ferai même la cour. Ah! vous rougissez, c'est bon
signe. Vous verrez que je suis gentil, quand je m'en donne la peine.
N'est-ce pas, mademoiselle Charlotte?

Et elles rougissaient en effet toutes les deux; et Louise balbutiait de
son air grave:

--Oh! monsieur, comme vous êtes fou!

Il répondait:

--Bah! vous en entendrez bien d'autres plus tard, dans le monde, quand
vous serez mariée, ce qui ne tardera pas. C'est alors qu'on vous en
fera, des compliments!

Christiane et Paul Brétigny l'approuvaient d'avoir ramené Louise Oriol;
le marquis souriait, amusé par ce marivaudage enfantin; Andermatt
pensait: «Pas bête, le gaillard.» Et Gontran, irrité du rôle qu'il
lui fallait jouer, porté par ses sens vers Charlotte et par son
intérêt vers Louise, murmurait entre ses dents, avec des sourires pour
celle-ci: «Ah! ton gredin de père a cru me jouer; mais je vais te mener
tambour battant, ma petite; et tu verras si je m'y prends bien.»

Et il les comparait en les regardant l'une après l'autre. Certes, la
plus jeune lui plaisait davantage; elle était plus drôle, plus vivante,
avec son nez un peu relevé, ses yeux vifs, son front étroit et ses
belles dents un peu trop grandes, dans sa bouche un peu trop large.

Cependant, l'autre était aussi jolie, plus froide, moins gaie. Elle
n'aurait jamais d'esprit, celle-là, ni de charme dans la vie intime,
mais quand on annoncerait à l'entrée d'un bal: «Madame la comtesse
de Ravenel», elle pourrait bien porter son nom, mieux que la cadette
peut-être, avec un peu d'habitude et de frottement aux gens bien nés.
N'importe, il rageait; il leur en voulait à toutes les deux, au père et
au frère aussi, et il se promettait de leur faire payer sa mésaventure
plus tard, quand il serait le maître.

Lorsqu'on fut revenu dans le salon, il se fit dire les cartes par
Louise, qui savait fort bien annoncer l'avenir. Le marquis, Andermatt
et Charlotte écoutaient avec attention, attirés malgré eux par le
mystère de l'inconnu, par le possible de l'invraisemblable, par cette
crédulité invincible au merveilleux qui hante l'homme et trouble
souvent les plus forts esprits devant les plus niaises inventions des
charlatans.

Paul et Christiane causaient dans l'embrasure d'une fenêtre ouverte.

Elle était misérable depuis quelque temps, ne se sentant plus chérie
de la même façon; et leur malentendu d'amour s'accentuait chaque jour
par leur faute mutuelle. Elle avait soupçonné ce malheur pour la
première fois, le soir de la fête, en emmenant Paul sur la route. Mais
comprenant qu'il n'avait plus la même tendresse dans le regard, la
même caresse dans la voix, le même souci passionné qu'autrefois, elle
n'avait pu deviner la cause de ce changement.

Il existait depuis longtemps, depuis le jour où elle lui avait crié,
avec bonheur, en arrivant au rendez-vous quotidien: «Tu sais, je me
crois enceinte vraiment.» Il avait éprouvé alors, à fleur de peau, un
petit frisson désagréable.

Puis, à chacune de leurs rencontres, elle lui parla de cette grossesse
qui faisait bondir son cœur de joie; mais cette préoccupation d'une
chose qu'il jugeait, lui, fâcheuse, vilaine, malpropre, froissait son
exaltation dévote pour l'idole qu'il adorait.

Plus tard, quand il la vit changée, maigrie, les joues creuses, le
teint jaune, il pensa qu'elle aurait dû lui épargner ce spectacle
et disparaître quelques mois, pour reparaître ensuite plus fraîche
et plus jolie que jamais, en sachant faire oublier cet accident, ou
peut-être en sachant unir à son charme coquet de maîtresse, un autre
charme, savant et discret de jeune mère, qui ne laisse voir son enfant
que de loin, enveloppé de rubans roses.

Elle avait d'ailleurs une occasion rare de montrer ce tact qu'il
attendait d'elle, en allant passer l'été à Mont-Oriol et en le laissant
à Paris, lui, pour qu'il ne la vît pas défraîchie et déformée. Il
espérait bien qu'elle le comprendrait!

Mais à peine arrivée en Auvergne elle l'avait appelé en des lettres
incessantes et désespérées, si nombreuses et si pressantes qu'il était
venu par faiblesse, par pitié. Et maintenant, elle l'accablait de sa
tendresse disgracieuse et gémissante; et il éprouvait un désir immodéré
de la quitter, de ne plus la voir, de ne plus l'entendre chanter sa
chanson amoureuse, irritante et déplacée. Il aurait voulu lui crier
tout ce qu'il avait sur le cœur, lui expliquer combien elle se montrait
maladroite et sotte, mais il ne le pouvait faire, et il n'osait pas
s'en aller, et il ne pouvait non plus s'abstenir de lui témoigner son
impatience par des paroles amères et blessantes.

Elle en souffrait d'autant plus que, malade, alourdie chaque jour
davantage, travaillée par toutes les misères des femmes grosses, elle
avait plus besoin que jamais d'être consolée, dorlotée, enveloppée
d'affection. Elle l'aimait avec cet abandon complet du corps, de l'âme,
de son être entier, qui fait de l'amour, quelquefois, un sacrifice sans
réserves et sans limites. Elle ne se croyait plus sa maîtresse, mais
sa femme, sa compagne, sa dévouée, sa fidèle, son esclave prosternée,
sa chose. Pour elle, il ne s'agissait plus entre eux de galanterie, de
coquetterie, de désir de plaire toujours, de frais de grâce à faire
encore, puisqu'elle lui appartenait complètement, puisqu'ils étaient
liés par cette chaîne si douce et si puissante: l'enfant qui naîtrait
bientôt.

Dès qu'ils furent seuls dans la fenêtre, elle recommença sa tendre
lamentation:

--Paul, mon cher Paul, dis, m'aimes-tu toujours autant?

--Mais oui! Voyons, tu me répètes cela tous les jours, ça finit par
être monotone.

--Pardonne-moi! C'est que je ne puis plus le croire, et j'ai besoin que
tu me rassures, j'ai besoin de t'entendre me le dire sans cesse, ce mot
si bon; et comme tu ne me le répètes plus si souvent qu'autrefois, je
suis obligée de le demander, de l'implorer, de le mendier.

--Eh bien oui, je t'aime! Mais parlons d'autre chose, je t'en supplie!

--Oh! que tu es dur!

--Mais non, je ne suis pas dur. Seulement... seulement, tu ne comprends
pas... tu ne comprends pas que...

--Oh oui! Je comprends bien que tu ne m'aimes plus. Si tu savais comme
je souffre!

--Voyons, Christiane, je t'en conjure, ne me rends pas nerveux. Si tu
savais, toi, comme c'est maladroit ce que tu fais là.

--Oh! si tu m'aimais, tu ne parlerais pas ainsi.

--Mais, sacrebleu, si je ne t'aimais plus je ne serais point venu.

--Écoute. Tu m'appartiens, maintenant, tu es à moi, et je suis à toi.
Il y a entre nous cette attache d'une vie naissante que rien ne brise;
mais promets-moi que si tu ne m'aimais plus, un jour, plus tard, tu me
le dirais?

--Oui, je te le promets.

--Tu me le jures?

--Je te le jure.

--Mais alors, tout de même, nous resterions amis, n'est-ce pas?

--Certainement, que nous resterions amis.

--Le jour où tu ne m'aimeras plus d'amour tu viendras me trouver, et tu
me diras: «Ma petite Christiane, je t'aime bien, mais ce n'est plus la
même chose. Soyons amis, là, rien qu'amis.»

--C'est entendu, je te le promets.

--Tu me le jures?

--Je te le jure.

--N'importe, j'aurai bien du chagrin! Comme tu m'adorais l'an dernier!

Une voix cria derrière eux:

--Madame la duchesse de Ramas Aldavarra!

Elle venait en voisine, car Christiane recevait, tous les soirs, les
principaux baigneurs, comme reçoivent les princes en leurs royaumes.

Le docteur Mazelli suivait la belle Espagnole avec des airs souriants
et soumis. Les deux femmes se serrèrent la main, s'assirent et se
mirent à causer.

Andermatt appelait Paul:

--Mon cher ami, venez donc, Mlle Oriol fait les cartes admirablement,
elle m'a dit des choses surprenantes.

Il le prit par le bras et ajouta:

--Quel drôle d'être vous êtes, vous! A Paris, nous ne vous voyons
jamais, pas une fois par mois, malgré les instances de ma femme. Ici,
il a fallu quinze lettres pour vous faire venir. Et depuis que vous
êtes arrivé on dirait que vous perdez un million par jour, tant
vous avez une tête désolée. Allons, cachez-vous une affaire qui vous
chiffonne? On pourrait peut-être vous aider? Il faut nous le dire.

--Rien du tout, mon cher. Si je ne viens pas plus souvent vous voir, à
Paris... C'est qu'à Paris, vous comprenez?...

--Parfaitement... je saisis. Mais ici, au moins, il faut être en train.
Je vous prépare deux ou trois fêtes qui seront, je crois, très réussies.

On annonçait:

--Madame Barre et Monsieur le professeur Cloche.

Il entra avec sa fille, une jeune veuve, rousse et hardie. Puis,
presque aussitôt le même valet cria:

--Monsieur le professeur Mas-Roussel.

Sa femme l'accompagnait, pâle, mûre, avec des bandeaux plats sur les
tempes.

Le professeur Rémusot était parti la veille, après avoir acheté son
chalet à des conditions exceptionnellement favorables, disait-on.

Les deux autres médecins auraient bien voulu connaître ces conditions,
mais Andermatt répondait seulement:

--Oh, nous avons pris de petits arrangements avantageux pour tout
le monde. Si vous désiriez l'imiter on verrait à s'entendre, on
verrait... Quand vous serez décidé vous me préviendrez et alors nous
causerons.

Le docteur Latonne apparut à son tour, puis le docteur Honorat, sans
son épouse qu'il ne sortait pas.

Un bruit de voix maintenant emplissait le salon, une rumeur de
causeries. Gontran ne quittait plus Louise Oriol, lui parlait sur
l'épaule, et de temps en temps disait en riant à quiconque passait près
de lui:

--C'est une ennemie dont je fais la conquête.

Mazelli s'était assis auprès de la fille du professeur Cloche. Depuis
quelques jours il la suivait sans cesse; et elle recevait ses avances
avec une audace provocante.

La duchesse ne le perdait point de vue, semblait irritée et
frémissante. Tout à coup, elle se leva, traversa le salon, et rompant
le tête-à-tête de son médecin avec la jolie rousse:

--Dites donc, Mazelli, nous allons rentrer. Je me sens un peu mal à
l'aise.

Dès qu'ils furent sortis, Christiane, qui s'était rapprochée de Paul,
lui dit:

--Pauvre femme! Elle doit tant souffrir!

Il demanda avec étourderie:

--Qui donc?

--La duchesse! Vous ne voyez pas comme elle est jalouse.

Il répondit brusquement:

--Si vous vous mettez à gémir sur tous les crampons, maintenant, vous
n'êtes pas au bout de vos larmes.

Elle se détourna, prête à pleurer vraiment, tant elle le trouvait
cruel, et, s'asseyant auprès de Charlotte Oriol qui demeurait seule,
surprise, ne comprenant plus ce que faisait Gontran, elle lui dit sans
que la fillette pénétrât le sens de ses paroles:

--Il y a des jours où l'on voudrait être mort.

Andermatt, au milieu des médecins, racontait le cas extraordinaire du
père Clovis dont les jambes recommençaient à vivre. Il paraissait si
convaincu que personne n'eût pu douter de sa bonne foi.

Depuis qu'il avait pénétré la ruse des paysans et du paralytique,
compris qu'il s'était laissé duper et convaincre, l'année d'avant,
par l'envie seule dont il était mordu de croire à l'efficacité des
eaux, depuis surtout qu'il n'avait pu se débarrasser, sans payer, des
plaintes redoutables du vieux, il en avait fait une réclame puissante
et il en jouait à merveille.

Mazelli venait de rentrer, libre, après avoir reconduit sa cliente au
logis.

Gontran le prit par le bras:

--Dites donc, beau docteur, un conseil. Laquelle préférez-vous des
petites Oriol?

Le joli médecin lui souffla dans l'oreille:

--Pour coucher, la jeune; pour épouser, l'aînée.

Gontran riait:

--Tiens, nous sommes exactement du même avis. J'en suis ravi!

Puis allant à sa sœur qui causait toujours avec Charlotte:

--Tu ne sais pas? Je viens de décider que nous irions jeudi au puy
de la Nugère. C'est le plus beau cratère de la chaîne. Tout le monde
consent. C'est entendu.

Christiane murmura avec indifférence:

--Je veux bien tout ce que vous voudrez.

Mais le professeur Cloche, suivi de sa fille, venait prendre congé, et
Mazelli, s'offrant à les reconduire, sortit derrière la jeune veuve.

Tous partirent en quelques minutes, car Christiane se couchait à onze
heures.

Le marquis, Paul et Gontran accompagnèrent les petites Oriol. Gontran
et Louise allaient devant, et Brétigny, quelques pas en arrière,
sentait sur son bras trembler un peu le bras de Charlotte.

On se sépara en criant: «A jeudi, onze heures, pour déjeuner à l'hôtel.»

En revenant, ils rencontrèrent Andermatt retenu au coin du jardin par
le professeur Mas-Roussel qui lui disait:

--Eh bien, si cela ne vous dérange pas, j'irai causer avec vous, demain
matin, de cette petite affaire du chalet.

William se joignit aux jeunes gens pour rentrer, et se haussant à
l'oreille de son beau-frère:

--Tous mes compliments, mon cher, vous avez été admirable.

Gontran, depuis deux ans, était harcelé par des besoins d'argent qui
lui gâtaient l'existence. Tant qu'il avait mangé la fortune de sa
mère, il s'était laissé vivre avec la nonchalance et l'indifférence
héritées de son père, dans ce milieu de jeunes gens, riches, blasés et
corrompus, qu'on cite dans les journaux chaque matin, qui sont du monde
et y vont peu, et prennent à la fréquentation des femmes galantes des
mœurs et des cœurs de filles.

Ils étaient une douzaine du même groupe qu'on retrouvait tous les soirs
au même café, sur le boulevard, entre minuit et trois heures du matin.
Fort élégants, toujours en habit et en gilet blanc, portant des boutons
de chemise de vingt louis changés chaque mois et achetés chez les
premiers bijoutiers, ils vivaient avec l'unique souci de s'amuser, de
cueillir des femmes, de faire parler d'eux et de trouver de l'argent
par tous les moyens possibles.

Comme ils ne savaient rien que les scandales de la veille, les échos
des alcôves et des écuries, les duels et les histoires de jeux, tout
l'horizon de leur pensée était fermé par ces murailles.

Ils avaient eu toutes les femmes cotées sur le marché galant, se les
étaient passées, se les étaient cédées, se les étaient prêtées, et
causaient entre eux de leurs mérites amoureux comme des qualités d'un
cheval de courses. Ils fréquentaient aussi le monde bruyant et titré
dont on parle, et dont les femmes, presque toutes, entretenaient des
liaisons connues, sous l'œil indifférent, ou détourné, ou fermé, ou
peu clairvoyant du mari; et ils les jugeaient, ces femmes, comme les
autres, les confondaient dans leur estime, tout en établissant une
légère différence due à la naissance et au rang social.

A force d'employer des ruses pour trouver l'argent nécessaire à leur
vie, de tromper les usuriers, d'emprunter de tous côtés, d'éconduire
les fournisseurs, de rire au nez du tailleur apportant tous les six
mois une note grossie de trois mille francs, d'entendre les filles
conter leurs roueries de femelles avides, de voir tricher dans les
cercles, de se savoir, de se sentir volés eux-mêmes par tout le monde,
par les domestiques, les marchands, les grands restaurateurs et autres,
de connaître et de mettre la main dans certains tripotages de bourse
ou d'affaires louches pour en tirer quelques louis, leur sens moral
s'était émoussé, s'était usé, et leur seul point d'honneur consistait
à se battre en duel dès qu'ils se sentaient soupçonnés de toutes les
choses dont ils étaient capables ou coupables.

Tous, ou presque tous devaient finir, au bout de quelques ans de cette
existence, par un mariage riche, ou par un scandale, ou par un suicide,
ou par une disparition mystérieuse, aussi complète que la mort.

Mais ils comptaient sur le mariage riche. Les uns espéraient en leur
famille pour le leur procurer, les autres cherchaient eux-mêmes sans
qu'il y parût, et avaient des listes d'héritières comme on a des
listes de maisons à vendre. Ils épiaient surtout les exotiques, les
Américaines du Nord et du Sud qu'ils éblouiraient par leur chic, par
leur renom de viveurs, par le bruit de leurs succès et l'élégance de
leur personne. Et leurs fournisseurs aussi comptaient sur le mariage
riche.

Mais cette chasse à la fille bien dotée pouvait être longue. En tout
cas, elle exigeait des recherches, du travail de séduction, des
fatigues, des visites, toute une mise en œuvre d'énergie dont Gontran,
insouciant par nature, demeurait tout à fait incapable.

Depuis longtemps, il se disait, sentant chaque jour davantage les
souffrances du manque d'argent: «Il faut pourtant que j'avise.» Mais il
n'avisait pas, et ne trouvait rien.

Il en était réduit à la poursuite ingénieuse de la petite somme, à tous
les procédés douteux des gens à bout de ressources, et, pour finir, aux
longs séjours dans la famille, quand Andermatt lui avait tout à coup
suggéré l'idée d'épouser une des jeunes Oriol.

Il s'était tu d'abord, par prudence, bien que la jeune fille lui
parût, à première vue, trop au-dessous de lui pour consentir à cette
mésalliance. Mais quelques minutes de réflexion avaient bien vite
modifié son avis, et il s'était aussitôt décidé à faire sa cour en
plaisantant, une cour de ville d'eaux, qui ne le compromettrait pas et
lui permettrait de reculer.

Connaissant admirablement son beau-frère, il savait que cette
proposition avait dû être longuement réfléchie, pesée et préparée par
lui, que dans sa bouche elle valait un gros prix, difficile à trouver
ailleurs.

Nulle peine à prendre en outre, se baisser et ramasser une jolie fille,
car la cadette lui plaisait beaucoup, et il s'était dit souvent qu'elle
pourrait être fort agréable à rencontrer plus tard.

Il avait donc choisi Charlotte Oriol, et, en peu de temps, l'avait
amenée au point nécessaire pour qu'une demande régulière pût être faite.

Or, le père donnant à son autre fille la dot convoitée par Andermatt,
Gontran avait dû ou renoncer à ce mariage, ou se retourner vers l'aînée.

Son mécontentement avait été vif, et il avait songé, dans les premiers
moments, à envoyer au diable son beau-frère et à rester garçon, jusqu'à
nouvelle occasion.

Mais il se trouvait justement alors tout à fait à sec, tellement à sec
qu'il avait dû demander pour sa partie du Casino, vingt-cinq louis à
Paul, après beaucoup d'autres, jamais rendus. Et puis, il faudrait la
chercher, cette femme, la trouver, la séduire. Il aurait peut-être à
lutter contre une famille hostile, tandis que sans changer de place,
avec quelques jours de soins et de galanterie, il prendrait l'aînée des
Oriol comme il avait su conquérir la cadette. Il s'assurait ainsi dans
son beau-frère un banquier qu'il rendrait toujours responsable, à qui
il pourrait faire d'éternels reproches, et dont la caisse lui resterait
ouverte.

Quant à sa femme, il la conduirait à Paris, en la présentant comme
la fille de l'associé d'Andermatt. Elle portait d'ailleurs le nom de
la ville d'eaux, où il ne la ramènerait jamais! jamais! jamais! en
vertu de ce principe que les fleuves ne remontent pas à leur source.
Elle était bien de figure et de tournure, assez distinguée pour le
devenir tout à fait, assez intelligente pour comprendre le monde, pour
s'y tenir, y faire figure, même lui faire honneur. On dirait: «Ce
farceur-là a épousé une belle fille dont il a l'air de se moquer pas
mal», et il s'en moquerait pas mal, en effet, car il comptait reprendre
à côté d'elle sa vie de garçon, avec de l'argent dans ses poches.

Il s'était donc retourné vers Louise Oriol, et profitant sans le savoir
de la jalousie éveillée dans le cœur ombrageux de la jeune fille, avait
excité en elle une coquetterie encore endormie, et un désir vague de
prendre à sa sœur ce bel amoureux qu'on appelait: «Monsieur le comte».

Elle ne s'était point dit cela, elle n'avait ni réfléchi, ni combiné,
surprise par sa rencontre et par leur enlèvement. Mais en le voyant
empressé et galant, elle avait senti, à son allure, à ses regards, à
toute son attitude, qu'il n'était point amoureux de Charlotte, et, sans
chercher à voir plus loin, elle se sentait heureuse, joyeuse, presque
victorieuse, en se couchant.

On hésita longtemps, le jeudi suivant, avant de partir pour le puy de
la Nugère. Le ciel sombre et l'air lourd faisaient craindre la pluie.
Mais Gontran insista si fort qu'il entraîna les indécis.

Le déjeuner avait été triste. Christiane et Paul s'étaient querellés
la veille sans cause apparente. Andermatt avait peur que le mariage de
Gontran ne se fît pas, car le père Oriol avait parlé de lui en termes
ambigus, le matin même. Gontran, prévenu, était furieux et résolu à
réussir. Charlotte, qui pressentait le triomphe de sa sœur, sans rien
comprendre à ce revirement, voulait absolument rester au village. On la
décida, non sans peine, à venir.

L'arche de Noé emporta donc ses passagers ordinaires, au grand complet,
vers le haut plateau qui domine Volvic.

Louise Oriol, devenue brusquement loquace, faisait les honneurs de la
route. Elle expliqua comment la pierre de Volvic, qui n'est autre
chose que la lave des puys environnants, a servi à construire toutes
les églises et toutes les maisons du pays, ce qui donne aux villes
d'Auvergne l'air sombre et charbonneux qu'elles ont. Elle montra les
chantiers où l'on taille cette pierre, indiqua la coulée exploitée
comme une carrière, d'où on extrait la lave brute, et fit admirer,
debout sur un sommet et planant au-dessus de Volvic, l'immense Vierge
noire qui protège la cité.

Puis on monta vers le plateau supérieur, bosselé de volcans anciens.
Les chevaux allaient au pas sur la route longue et pénible. De beaux
bois verts bordaient le chemin. Et personne ne parlait plus.

Christiane songeait à Tazenat. C'était la même voiture! c'étaient les
mêmes êtres, mais ce n'étaient plus les mêmes cœurs! Tout semblait
pareil... et pourtant?... pourtant?... Qu'était-il donc arrivé? Presque
rien!... Un peu d'amour de plus chez elle!... un peu d'amour de moins
chez lui!... presque rien!... la différence du désir qui naît au désir
qui meurt!... presque rien!... l'invisible déchirure que la lassitude
fait aux tendresses!... oh! presque rien, presque rien!... et le regard
des yeux changé, parce que les mêmes yeux ne voient plus de même le
même visage!... Qu'est-ce qu'un regard?... Presque rien!

Le cocher s'arrêta et dit:

--C'est ici, à droite, par ce sentier, dans le bois. Vous n'avez qu'à
le suivre pour arriver.

Tous descendirent, excepté le marquis, qui trouvait le temps trop
chaud. Louise et Gontran partirent en avant et Charlotte demeura
derrière, avec Paul et Christiane, qui pouvait à peine marcher. Le
chemin leur parut long, à travers le bois, puis ils arrivèrent sur une
crête couverte de hautes herbes et qui conduisait, en montant toujours,
aux bords de l'ancien cratère.

Louise et Gontran, arrêtés au faîte, grands et minces tous deux,
avaient l'air debout dans les nuages.

Quand on les eut rejoints, l'âme exaltée de Paul Brétigny eut un élan
de lyrisme.

Autour d'eux, derrière eux, à droite, à gauche, ils étaient entourés de
cônes étranges, décapités, les uns élancés, les autres écrasés, mais
tous gardant leur bizarre physionomie de volcans morts. Ces lourds
tronçons de montagnes à cime plate s'élevaient du sud à l'ouest, sur
un immense plateau d'aspect désolé qui, haut lui-même de mille mètres
au-dessus de la Limagne, la dominait à perte de vue vers l'est et le
nord, jusqu'à l'invisible horizon, toujours voilé, toujours bleuâtre.

Le puy de Dôme, à droite, dépassait tous ses frères, soixante-dix
à quatre-vingts cratères endormis à présent. Plus loin, les puys de
Gravenoire, de Crouel, de la Pedge, de Sault, de Noschamps, de la
Vache. Plus près, le puy du Pariou, le puy de Côme, les puys de Jumes,
de Tressoux, de Louchadière: un énorme cimetière de volcans.

Les jeunes gens regardaient cela stupéfaits. A leurs pieds se creusait
le premier cratère de la Nugère, profonde cuve de gazon au fond de
laquelle on voyait encore trois énormes blocs de lave brune, soulevés
par le dernier souffle du monstre, puis retombés dans sa gueule
expirante, et restés là, depuis des siècles et des siècles, pour
toujours.

Gontran cria:

--Moi, je vais au fond. Je veux voir comment ça rend l'âme, ces
bêtes-là. Allons, mesdemoiselles, une petite course sur la pente. Et,
saisissant le bras de Louise, il l'entraîna. Charlotte les suivit,
courant derrière eux; puis soudain elle s'arrêta, les regarda fuir,
enlacés et bondissants, et, se retournant brusquement, elle remonta
vers Christiane et Paul assis sur l'herbe au sommet de la descente.
Quand elle les eut rejoints elle tomba sur les genoux et, cachant sa
figure dans la robe de la jeune femme, elle se mit à sangloter.

Christiane, qui avait compris, et que tous les chagrins des autres
transperçaient depuis quelque temps comme des blessures faites à
elle-même, lui jeta ses bras sur le cou et, gagnée aussi par les
larmes, elle murmura:

--Pauvre petite, pauvre petite!

L'enfant pleurait toujours, prosternée, la tête cachée et, de ses mains
tombées à terre, elle arrachait l'herbe d'un geste inconscient.

Brétigny s'était levé pour ne pas paraître avoir vu, mais cette misère
de fillette, cette détresse d'innocente l'emplirent brusquement
d'indignation contre Gontran. Lui, que l'angoisse profonde de
Christiane exaspérait, fut touché jusqu'au fond du cœur par cette
première désillusion de gamine.

Il revint et, s'agenouillant à son tour pour lui parler:

--Voyons, calmez-vous, je vous en supplie. Ils vont remonter,
calmez-vous. Il ne faut pas qu'on vous voie pleurer.

Elle se redressa effarée par cette idée que sa sœur pourrait la
retrouver avec des larmes dans les yeux. Sa gorge restait pleine de
sanglots qu'elle retenait, qu'elle dévorait, qui rentraient en son cœur
pour le rendre plus gros de peine. Elle balbutiait:

--Oui... oui... c'est fini... ce n'est rien... c'est fini... Tenez...
on ne voit plus... n'est-ce pas?... on ne voit plus.

Christiane lui essuyait les joues avec son mouchoir, puis le passait
aussi sur les siennes. Elle dit à Paul:

--Allez donc voir ce qu'ils font. On ne les aperçoit plus. Ils ont
disparu sous les blocs de lave. Moi je vais garder cette petite et la
consoler.

Brétigny s'était relevé et, la voix tremblante:

--J'y vais... et je les ramène, mais il aura affaire à moi...
votre frère... aujourd'hui même... et il m'expliquera sa conduite
inqualifiable après ce qu'il nous a dit l'autre jour.

Il se mit à descendre en courant vers le centre du cratère.

Gontran, entraînant Louise, l'avait lancée de toute sa force sur le
rapide versant du grand trou, afin de la retenir, de la soutenir,
de lui faire perdre haleine, de l'étourdir et de l'effrayer. Elle,
emportée par son élan, essayait de l'arrêter, balbutiait:

--Oh! pas si vite... je vais tomber... mais vous êtes fou... je vais
tomber!...

Ils vinrent heurter les blocs de lave et demeurèrent debout, essoufflés
tous deux. Puis ils en firent le tour, regardant de larges crevasses
formant dessous une sorte de caverne à double issue.

Lorsque le volcan, à bout de vie, avait rejeté cette dernière écume,
ne pouvant la lancer au ciel comme autrefois, il l'avait crachée,
épaissie, à moitié froide, et elle s'était figée sur ses lèvres
moribondes.

--Faut entrer là-dessous, dit Gontran.

Et il poussa devant lui la jeune fille. Puis, dès qu'ils furent dans la
grotte:

--Eh bien, mademoiselle, voici le moment de vous faire une déclaration.

Elle fut stupéfaite:

--Une déclaration... à moi!

--Mais oui, en quatre mots: Je vous trouve charmante.

--C'est à ma sœur qu'il faut dire ça.

--Oh! Vous savez bien que je ne fais pas de déclaration à votre sœur.

--Allons donc.

--Voyons, vous ne seriez pas femme si vous n'aviez point compris
que je me suis montré galant auprès d'elle pour voir ce que vous en
penseriez!... et quelle figure vous me feriez!... Vous m'avez fait une
figure furieuse. Oh! que j'ai été content! Alors j'ai tâché de vous
montrer, avec tous les égards possibles, ce que je pensais de vous!...

On ne lui avait jamais parlé ainsi. Elle se sentait confuse et ravie,
le cœur plein de joie et d'orgueil.

Il reprit:

--Je sais bien que j'ai été vilain pour votre petite sœur. Tant pis.
Elle ne s'y est pas trompée, elle, allez. Vous voyez qu'elle est restée
sur la côte, qu'elle n'a pas voulu nous suivre... Oh! elle a compris,
elle a compris!...

Il avait saisi une des mains de Louise Oriol et il lui baisa le bout
des doigts doucement, galamment, et en murmurant:

--Comme vous êtes gentille! Comme vous êtes gentille!

Elle, appuyée contre la paroi de lave, écoutait son cœur battre
d'émotion, sans rien dire. La pensée, la seule qui flottait en son
esprit troublé était une pensée de triomphe: elle avait vaincu sa sœur.

Mais une ombre apparut à l'entrée de la grotte. Paul Brétigny les
regardait. Gontran laissa retomber d'une façon naturelle la petite main
qu'il tenait sur ses lèvres et il dit:

--Tiens, te voici... Tu es seul?

--Oui. On s'est étonné de vous voir disparaître là-dessous.

--Eh bien nous revenons, mon cher. Nous regardions ça. Est-ce assez
curieux?

Louise, rouge jusqu'aux tempes, sortit la première et se mit à remonter
la pente, suivie par les deux jeunes gens qui parlaient bas derrière
elle.

Christiane et Charlotte les regardaient venir et les attendaient, la
main dans la main.

On retourna vers la voiture où le marquis était resté; et l'arche de
Noé repartit pour Enval.

Tout à coup, au milieu d'une petite forêt de pins, le landau s'arrêta
et le cocher se mit à jurer; un vieil âne mort barrait la route.

Tout le monde le voulut voir et descendit. Il était étendu sur la
poussière noirâtre, sombre lui-même, et tellement maigre que sa peau,
usée à la saillie des os, semblait au moment d'être crevée par eux
si la bête n'avait point rendu le dernier soupir. Toute la carcasse
se dessinait sous le poil rongé de ses côtes, et sa tête avait l'air
énorme, une pauvre tête aux yeux clos, tranquille sur son lit de pierre
broyée, si tranquille, si morte qu'elle paraissait heureuse et surprise
de ce repos nouveau. Ses grandes oreilles, molles à présent, gisaient
comme des loques. Deux plaies vives à ses genoux disaient qu'il était
tombé souvent, ce jour-là même, avant de s'abattre pour la dernière
fois; et une autre plaie sur le flanc indiquait la place où son maître,
depuis des années et des années, le piquait avec une pointe de fer
fixée au bout d'un bâton pour hâter sa marche alourdie.

Le cocher, l'ayant pris par les jambes de derrière, le traînait vers
un fossé; et le cou s'allongea comme pour braire encore, pour pousser
une dernière plainte. Quand il fut sur l'herbe, l'homme, furieux,
murmura:

--Quelles brutes de laisser ça au milieu de la route.

Personne autre n'avait parlé; on remonta dans la voiture.

Christiane, navrée, bouleversée, voyait toute cette misérable vie
d'animal finie au bord d'un chemin: le petit bourricot joyeux, à
grosse tête où luisaient de gros yeux, comique et bon enfant, avec ses
poils rudes et ses hautes oreilles, gambadant, libre encore, dans les
jambes de sa mère, puis la première charrette, la première montée,
les premiers coups! et puis, et puis l'incessante et terrible marche
par les interminables routes! les coups! les coups! les charges trop
lourdes, les soleils accablants, et pour nourriture un peu de paille,
un peu de foin, quelques branchages, et la tentation des prairies
vertes tout le long des durs chemins!

Et puis encore, l'âge venant, la pointe de fer pour remplacer la souple
baguette, et le martyre affreux de la bête usée, essoufflée, meurtrie,
traînant toujours des fardeaux exagérés, et souffrant dans tous ses
membres, dans tout son vieux corps, râpé comme un habit de mendiant.
Et puis la mort, la mort bienfaisante à trois pas de l'herbe du fossé,
où la traîne, en jurant, un homme qui passe, pour dégager la route.

Christiane, pour la première fois, comprit la misère des créatures
esclaves; et la mort aussi lui apparut comme une chose bien bonne par
moments.

Tout à coup ils passèrent devant une petite charrette qu'un homme
presque nu, une femme en guenilles et un chien décharné traînaient,
exténués de fatigue.

On les voyait suer et haleter. Le chien, la langue tirée, maigre
et galeux, était attaché entre les roues. Dans cette charrette, du
bois ramassé partout, volé sans doute, des racines, des souches, des
branchages brisés qui semblaient cacher d'autres choses; puis, sur ces
branches, des loques et, sur ces loques, un enfant, rien qu'une tête
sortant de haillons gris, une boule ronde avec deux yeux, un nez, une
bouche!

C'était une famille, cela, une famille humaine! L'âne avait succombé
aux fatigues, et l'homme, sans pitié pour le serviteur mort, sans
le pousser même jusqu'à l'ornière, l'avait laissé en plein chemin,
devant les voitures qui viendraient. Puis, s'attelant à son tour
avec sa femme dans les brancards vides, ils s'étaient mis à tirer
comme tirait la bête tout à l'heure. Ils allaient! Où? Quoi faire?
Avaient-ils même quelques sous? Cette voiture... la traîneraient-ils
toujours, ne pouvant acheter un autre animal? De quoi vivraient-ils? Où
s'arrêteraient-ils? Ils mourraient probablement comme était mort leur
bourricot.

Étaient-ils mariés, ces gueux; ou seulement accouplés? Et leur enfant
ferait comme eux, cette petite brute encore informe, cachée sous des
linges sordides.

Elle songeait à tout cela, Christiane, et des choses nouvelles
surgissaient au fond de son âme effarée. Elle entrevoyait la misère des
pauvres.

Gontran dit soudain:

--Je ne sais pas pourquoi, mais je trouverais délicieux de dîner tous
ensemble, ce soir, au Café Anglais. Le boulevard me ferait plaisir à
voir.

Et le marquis murmura:

--Bah! on est bien ici. Le nouvel hôtel vaut beaucoup mieux que
l'ancien.

On passait devant Tournoël. Un souvenir fit battre le cœur de
Christiane, en reconnaissant un châtaignier. Elle regarda Paul qui
avait fermé les yeux et ne vit point son humble appel.

Bientôt on aperçut deux hommes devant la voiture, deux vignerons
revenant du travail, portant la binette sur l'épaule et marchant du
long pas fatigué des ouvriers.

Les petites Oriol rougirent jusqu'aux tempes. C'étaient leur père et
leur frère, qui retournaient aux vignes comme jadis, passaient des
jours à suer sur la terre qui les avait enrichis, et courbés, la croupe
au soleil, la retournaient du matin au soir pendant que les belles
redingotes, pliées avec soin, se reposaient dans la commode, et les
grands chapeaux dans une armoire.

Les deux paysans saluèrent avec un sourire d'amitié tandis que toutes
les mains dans le landau répondaient à leur bonsoir.

Dès qu'on fut revenu, comme Gontran descendait de l'arche pour monter
au Casino, Brétigny l'accompagna, et, l'arrêtant dès les premiers pas:

--Écoute, mon cher, ce que tu fais n'est pas bien et j'ai promis à ta
sœur de t'en parler.

--Me parler de quoi?

--De ta façon d'agir depuis quelques jours.

Gontran avait pris son air impertinent:

--D'agir? Envers qui?

--Envers cette petite que tu lâches salement.

--Tu trouves?

--Oui, je trouve... et j'ai raison de le trouver ainsi.

--Bah! te voici devenu bien scrupuleux au sujet des lâchages.

--Eh, mon cher, il ne s'agit pas d'une gueuse ici, mais d'une jeune
fille.

--Je le sais bien, aussi n'ai-je pas couché avec elle. La différence
est très marquée.

Ils s'étaient remis à marcher, côte à côte. L'allure de Gontran
exaspérait Paul qui reprit:

--Si je n'étais pas ton ami, je te dirais des choses très dures.

--Et moi je ne te les laisserais pas dire.

--Voyons, écoute, mon cher, cette enfant me fait pitié. Elle pleurait
tantôt.

--Bah! elle pleurait? Tiens, ça me flatte!

--Voyons, ne plaisante pas. Que comptes-tu faire?

--Moi? Rien.

--Voyons, tu t'es avancé avec elle jusqu'à la compromettre. Tu nous
disais l'autre jour à ta sœur et à moi que tu pensais à l'épouser...

Gontran s'arrêta, et avec un ton railleur où perçait une menace:

--Ma sœur et toi feriez mieux de ne pas vous occuper des amourettes des
autres. Je vous ai dit que cette fille me plaisait assez et que s'il
m'arrivait de l'épouser je ferais un acte sage et raisonnable. Voilà
tout. Or il se trouve qu'aujourd'hui l'aînée me plaît davantage! J'ai
changé d'avis. Cela arrive à tout le monde.

Puis, le regardant en pleine figure:

--Qu'est-ce que tu fais, toi, quand une femme cesse de te plaire? La
ménages-tu?

Surpris, Paul Brétigny cherchait à pénétrer le sens profond, le sens
caché de ces paroles. Un peu de fièvre aussi lui montait à la tête; il
dit violemment:

--Encore une fois il ne s'agit ni d'une drôlesse, ni d'une femme
mariée, mais d'une jeune fille que tu as trompée, sinon par des
promesses, du moins par tes allures. Cela n'est, entends-tu, ni d'un
galant homme!... ni d'un honnête homme!...

Gontran, pâle, la voix cassante, l'interrompit:

--Tais-toi!... Tu en as déjà trop dit... et j'en ai trop entendu... A
mon tour, si je n'étais pas ton ami je... je te ferais voir que j'ai
l'humeur courte. Un mot de plus et c'est fini entre nous, pour toujours.

Puis, pesant ses paroles, lentement, et les lui jetant au visage:

--Je n'ai pas d'explications à te donner... j'en pourrais avoir plutôt
à te demander... Ce qui n'est ni d'un galant homme, ni d'un honnête
homme, c'est une sorte d'indélicatesse... qui peut avoir bien des
formes... dont l'amitié devrait garder certaines gens... et que l'amour
n'excuse pas...

Soudain, changeant de ton, et badinant presque:

--Quant à cette petite Charlotte, si elle t'attendrit et si elle te
plaît, prends-la, et épouse-la. Le mariage est souvent une solution
dans les cas difficiles. C'est une solution et une place forte
dans laquelle on se barricade contre les désespoirs tenaces...
Elle est jolie et riche!... Il faudra bien que tu finisses par cet
accident-là!... Ce serait amusant de nous marier, ici, le même jour,
car moi j'épouserai l'aînée. Je te le dis en secret, ne le répète pas
encore... Maintenant, n'oublie point que tu as le droit, moins que
personne, toi, de parler jamais de probité sentimentale et de scrupules
d'affection. Et maintenant retourne à tes affaires. Je vais aux
miennes. Bonsoir.

Et changeant brusquement de chemin il descendit vers le village. Paul
Brétigny, l'esprit hésitant et le cœur troublé, revint à pas lents vers
l'hôtel du Mont-Oriol.

Il cherchait à bien comprendre, à se rappeler chaque mot, pour en
déterminer le sens, et il s'étonnait des détours secrets, inavouables
et honteux que peuvent cacher certaines âmes.

Quand Christiane l'interrogea:

--Que vous a répondu Gontran?

Il balbutia:

--Mon Dieu, il... il préfère l'aînée, à présent... Je crois même qu'il
veut l'épouser... Et devant mes reproches un peu vifs, il m'a fermé la
bouche par des allusions... inquiétantes... pour nous deux.

Christiane s'abattit sur une chaise en murmurant:

--Oh! mon Dieu!... Mon Dieu!...

Mais comme Gontran justement entrait, car le dîner venait de sonner, il
la baisa gaiement au front en demandant:

--Eh bien, petite sœur, comment vas-tu? N'es-tu point trop fatiguée?

Puis il serra la main de Paul, et se tournant vers Andermatt venu
derrière lui:

--Dites donc, perle des beaux-frères, des maris et des amis,
pouvez-vous me dire au juste ce que ça vaut un vieil âne mort, sur une
route?


IV

ANDERMATT et le docteur Latonne se promenaient devant le Casino, sur la
terrasse ornée de vases en simili-marbre.

--Il ne me salue même plus, disait le médecin, parlant de son confrère
Bonnefille, il est là-bas, dans son trou comme un sanglier. Je crois
qu'il empoisonnerait nos sources, s'il pouvait.

Andermatt, les mains derrière le dos, le chapeau, un petit chapeau
melon en feutre gris rejeté sur la nuque et laissant deviner la
calvitie du front, songeait profondément. Il dit enfin:

--Oh! dans trois mois la Société aura couché les pouces. Nous en sommes
à dix mille francs près. C'est ce misérable Bonnefille qui les excite
contre moi et qui leur fait croire que je céderai. Mais il se trompe.

Le nouvel inspecteur reprit:

--Vous savez qu'ils ont fermé leur Casino depuis hier. Ils n'avaient
plus personne.

--Oui, je le sais, mais nous n'avons pas assez de monde ici, nous.
On reste trop dans les hôtels; et dans les hôtels on s'ennuie, mon
cher. Il faut amuser les baigneurs, les distraire, leur faire trouver
trop courte la saison. Ceux de notre hôtel Mont-Oriol viennent tous
les soirs, parce qu'ils sont tout près, mais les autres hésitent et
restent chez eux. C'est une question de routes, pas autre chose. Le
succès tient toujours à des causes imperceptibles qu'on doit savoir
découvrir. Il faut que les chemins conduisant à un lieu de plaisir
soient eux-mêmes un plaisir, le commencement de l'agrément qu'on aura
tout à l'heure.

Les voies menant ici sont mauvaises, pierreuses, dures, elles
fatiguent. Quand une route allant quelque part où on désire vaguement
se rendre est douce, large, ombragée pendant le jour, facile et peu
montante pour le soir, on la choisit fatalement, de préférence aux
autres. Si vous saviez comme le corps garde le souvenir de mille choses
que l'esprit n'a pas pris la peine de retenir! Je crois que la mémoire
des animaux est faite ainsi! Avez-vous eu trop chaud en vous rendant
à tel endroit, vous êtes-vous lassé les pieds sur les cailloux mal
écrasés, avez-vous trouvé une montée trop rude, pendant même que vous
pensiez à autre chose, vous éprouverez pour retourner à ce lieu-là une
répugnance physique invincible. Vous causiez avec un ami, vous n'avez
rien remarqué des légers ennuis de la marche, vous n'avez rien regardé,
rien noté; mais vos jambes, vos muscles, vos poumons, votre corps tout
entier n'ont pas oublié eux, et ils disent à l'esprit, quand l'esprit
veut les reconduire par la même route: «Non, je n'irai pas, j'y ai trop
souffert.» Et l'esprit obéit à ce refus sans le discuter, subissant ce
langage muet des compagnons qui le portent.

Donc il nous faut de beaux chemins, cela revient à dire qu'il me faut
les terres de cette bourrique de père Oriol. Mais patience... Ah!
à ce propos, Mas-Roussel est devenu propriétaire de son chalet aux
mêmes conditions que Rémusot. C'est un petit sacrifice dont il nous
dédommagera largement. Tâchez donc de savoir au juste les intentions de
Cloche.

--Il fera comme les autres, dit le médecin. Mais il y a encore une
chose à laquelle j'ai pensé depuis quelques jours et que nous avons
complètement oubliée; c'est le bulletin météorologique.

--Quel bulletin météorologique?

--Dans les grands journaux de Paris! C'est indispensable, cela! Il
faut que la température d'une station thermale soit meilleure, moins
variable, plus régulièrement tempérée que celle des stations voisines
et rivales. Vous prendrez un abonnement au Bulletin météorologique
dans les principaux organes de l'opinion et j'enverrai tous les soirs,
par télégraphe, la situation atmosphérique. Je la ferai telle que
la moyenne constatée en fin d'année soit supérieure aux meilleures
moyennes des environs. La première chose qui nous saute aux yeux, en
ouvrant les grands journaux, c'est la température de Vichy, de Royat,
du Mont-Dore, de Châtel-Guyon, etc., etc., pendant la saison d'été,
et, pendant la saison d'hiver, la température de Cannes, Menton, Nice,
Saint-Raphaël. Il doit faire toujours chaud et toujours beau, dans ces
pays-là, mon cher directeur, afin que le Parisien se dise: «Cristi,
ont-ils de la chance, ceux qui vont là-bas!»

Andermatt s'écria:

--Sacrebleu! vous avez raison. Comment n'ai-je pas pensé à cela? Je
vais m'en occuper aujourd'hui même. En fait de choses utiles, avez-vous
écrit aux professeurs de Larenard et Pascalis? En voilà deux que je
voudrais bien avoir ici.

--Inabordables, mon cher président... à moins.., à moins qu'ils ne
s'assurent par eux-mêmes, après beaucoup d'expériences, que nos
eaux sont excellentes... Mais auprès d'eux vous ne ferez rien par
persuasion... anticipée.

Ils passaient devant Paul et Gontran, venus pour prendre le café après
leur déjeuner. D'autres baigneurs arrivaient, des hommes surtout, car
les femmes, en sortant de table, montent toujours une heure ou deux
dans leurs chambres. Petrus Martel surveillait ses garçons, criait: «Un
kummel, une fine, une anisette», de la même voix roulante et profonde
qu'il prendrait une heure plus tard, pour diriger la répétition et
donner le ton à la jeune première.

Andermatt s'arrêta quelques instants à causer avec les deux jeunes
gens, puis il reprit sa promenade aux côtés de l'inspecteur.

Gontran, les jambes croisées, les bras croisés, renversé sur sa chaise,
la nuque appuyée au dossier, les yeux et le cigare au ciel, fumait,
plongé dans un bonheur parfait.

Tout à coup, il demanda:

--Veux-tu faire un tour, tout à l'heure, au vallon de Sans-Souci? Les
petites y seront.

Paul hésita, puis, après quelque réflexion:

--Oui, je le veux bien.

Puis il ajouta:

--Ça va, ton affaire?

--Parbleu! Oh! je la tiens: elle n'échappera pas, à présent.

Gontran avait pris maintenant son ami pour confident, et lui contait,
jour par jour, ses progrès et ses avantages. Il le faisait même
assister, en complice, à ses rendez-vous, car il avait obtenu, d'une
façon fort ingénieuse, des rendez-vous de Louise Oriol.

Après la promenade au puy de la Nugère, Christiane, mettant fin aux
excursions, ne sortait plus guère et rendait difficiles les rencontres.

Le frère, troublé d'abord par cette attitude de sa sœur, avait cherché
les moyens de se tirer de cet embarras.

Habitué aux mœurs de Paris, où les femmes sont considérées, par les
hommes de son espèce, comme un gibier dont la chasse est souvent
difficile, il avait usé, jadis, de bien des ruses pour approcher de
celles qu'il convoitait. Il avait su, mieux que personne, employer les
intermédiaires, découvrir les complaisances intéressées et juger d'un
coup d'œil, ceux ou celles qui favoriseraient ses intentions.

Le secours inconscient de Christiane venant soudain à lui manquer, il
avait cherché autour de lui le trait d'union nécessaire, la «nature
souple», suivant son mot, qui remplacerait sa sœur; et son choix
s'était arrêté bien vite sur la femme du docteur Honorat. Beaucoup de
raisons la désignaient. Son mari d'abord, très lié avec les Oriol,
soignait cette famille depuis vingt ans. Il avait vu naître les
enfants, dînait chez eux tous les dimanches, et les recevait à sa
table tous les mardis. La femme, une grosse et vieille demi-dame,
prétentieuse, facile à conquérir par la vanité, devait prêter ses deux
mains à tout désir du comte de Ravenel, dont le beau-frère possédait
l'établissement du Mont-Oriol.

Gontran, d'ailleurs, qui s'y connaissait en proxénètes, avait jugé
celle-là très bien douée par la nature, rien qu'à la voir passer dans
la rue. Elle en a le physique, pensait-il, et quand on a le physique
d'un emploi, on en a l'âme.

Donc il était entré chez elle, un jour, en reconduisant le mari jusqu'à
sa porte. Il s'était assis, avait causé, complimenté la dame, et comme
l'heure du dîner sonnait, il avait dit en se levant:

--Ça sent fort bon chez vous. Vous faites de meilleure cuisine qu'à
l'hôtel.

Mme Honorat, gonflée d'orgueil, balbutia:

--Mon Dieu... si j'osais... si j'osais, monsieur le comte...

--Si vous osiez quoi, chère madame?

--Vous prier de partager notre modeste repas.

--Ma foi... ma foi... je dirais oui.

Le docteur, inquiet, murmura:

--Mais nous n'avons rien, rien: le pot-au-feu, le bœuf, une poule,
voilà tout.

Gontran riait:

--Ça me suffit, j'accepte.

Et il avait dîné chez le ménage Honorat. La grosse femme se levait,
allait saisir les plats entre les mains de la bonne, pour que celle-ci
ne répandît point de sauce sur la nappe, et malgré les impatiences de
son mari, faisait tout le service elle-même.

Le comte l'avait félicitée sur sa cuisine, sur sa maison, sur sa bonne
grâce, et il l'avait laissée enflammée d'enthousiasme.

Il était revenu faire sa visite de digestion, s'était laissé inviter de
nouveau, et il entrait maintenant sans cesse chez Mme Honorat, où les
petites Oriol venaient aussi à tout moment, depuis beaucoup d'années,
en voisines et en amies.

Il passait donc là des heures entre les trois femmes, aimable pour les
deux sœurs, mais accentuant bien de jour en jour sa préférence marquée
pour Louise.

La jalousie née entre elles, dès qu'il s'était montré galant auprès de
Charlotte, prenait des allures de guerre haineuse du côté de l'aînée,
et de dédain du côté de la cadette. Louise, avec son air réservé,
mettait, dans ses réticences et ses manières contenues vis-à-vis de
Gontran, plus de coquetteries et d'avances que n'avait fait l'autre,
auparavant, avec tout son abandon libre et joyeux. Charlotte, blessée
au cœur, cachait sa peine par orgueil, semblait ne rien voir, ne rien
comprendre, et continuait à venir avec une belle indifférence apparente
à toutes ces rencontres chez Mme Honorat. Elle ne voulait pas rester
chez elle, de crainte qu'on pensât qu'elle souffrait, qu'elle pleurait,
qu'elle cédait la place à sa sœur.

Gontran, trop fier de sa malice pour la cacher, n'avait pu s'empêcher
de la conter à Paul. Et Paul, la trouvant drôle, s'était mis à rire. Il
s'était promis d'ailleurs, depuis les phrases ambiguës de son camarade,
de ne plus se mêler de ses affaires, et souvent il se demandait avec
inquiétude: «Sait-il quelque chose de Christiane et de moi?»

Il connaissait trop Gontran pour ne pas le croire capable de fermer
les yeux sur une liaison de sa sœur. Mais alors, comment n'avait-il
pas laissé comprendre plus tôt qu'il la devinait ou qu'il la savait?
Gontran était en effet de ceux pour qui toute femme du monde doit
avoir un amant ou des amants, de ceux pour qui la famille n'est qu'une
société de secours mutuels, pour qui la morale est une attitude
indispensable pour voiler les goûts divers que la nature a mis en
nous, et pour qui l'honorabilité mondaine est la façade dont on doit
cacher les aimables vices. S'il avait poussé d'ailleurs sa petite sœur
à épouser Andermatt, n'était-ce pas avec la pensée confuse, sinon bien
arrêtée, que ce juif serait exploité, de toutes les façons, par toute
la maison, et il aurait peut-être autant méprisé Christiane d'être
fidèle à ce mari de convenance et d'utilité, qu'il se serait méprisé
lui-même de ne pas puiser dans la bourse de son beau-frère.

Paul songeait à tout cela, et tout cela troublait son âme de Don
Quichotte moderne disposé d'ailleurs aux capitulations. Il était alors
devenu très réservé vis-à-vis de cet énigmatique ami.

Donc, quand Gontran lui avait dit l'usage qu'il faisait de Mme Honorat,
Brétigny s'était mis à rire, et même, depuis quelque temps, il se
laissait conduire chez cette personne, et prenait grand plaisir à
causer avec Charlotte.

La femme du médecin se prêtait, de la meilleure grâce du monde, au rôle
qu'on lui faisait jouer, offrait du thé, vers cinq heures, comme les
dames de Paris, avec de petits gâteaux confectionnés de sa propre main.

La première fois que Paul pénétra dans cette maison, elle le reçut
comme un vieil ami, le fit asseoir, le débarrassa malgré lui de son
chapeau, qu'elle porta sur la cheminée, à côté de la pendule. Puis,
empressée, remuante, allant de l'un à l'autre, énorme et le ventre en
avant, elle demandait:

--Êtes-vous disposés pour la dînette?

Gontran disait des drôleries, plaisantait, riait avec une aisance
complète. Il entraîna quelques instants Louise dans l'embrasure d'une
fenêtre, sous l'œil agité de Charlotte.

Mme Honorat, qui causait avec Paul, lui dit, d'un ton maternel:

--Ces chers enfants, ils viennent ici s'entretenir quelques minutes.
C'est bien innocent, n'est-ce pas, M. Brétigny?

--Oh! très innocent, madame.

Quand il revint, elle l'appela familièrement «M. Paul», le traitant un
peu comme un compère.

Et depuis lors, Gontran racontait avec sa verve gouailleuse toutes les
complaisances de la dame, à qui il avait dit la veille:

--Pourquoi n'allez-vous jamais vous promener avec ces demoiselles, sur
la route de Sans-Souci?

--Mais nous irons, monsieur le comte, nous irons.

--Demain, vers trois heures, par exemple.

--Demain, vers trois heures, monsieur le comte.

--Vous êtes tout à fait aimable, Mme Honorat.

--A votre service, monsieur le comte.

Et Gontran expliquait à Paul:

--Tu comprends que dans ce salon je ne puis rien dire d'un peu pressant
à l'aînée devant la cadette. Mais dans le bois je pars en avant ou je
reste en arrière avec Louise! Alors tu viens?

--Oui, je veux bien.

--Allons.

Ils se levèrent et partirent tout doucement par la grand'route;
puis, ayant traversé la Roche-Pradière, ils tournèrent à gauche et
descendirent dans le vallon boisé à travers les buissons emmêlés. Quand
ils eurent passé la petite rivière ils s'assirent au bord du sentier,
pour attendre.

Les trois femmes arrivèrent bientôt, à la file, Louise en avant et Mme
Honorat derrière.

On eut l'air surpris, de part et d'autre, de se rencontrer.

Gontran s'écriait:

--Tiens, quelle bonne idée vous avez eue de venir par ici!

La femme du médecin répondit:

--Voilà, c'est moi qui l'ai eue, cette idée-là!

Et on continua la promenade.

Louise et Gontran hâtaient le pas peu à peu, prenaient de l'avance,
s'écartaient tellement qu'on les perdait de vue aux détours de l'étroit
chemin.

La grosse dame, qui soufflait, murmura en leur jetant un coup d'œil
indulgent:

--Bah! c'est jeune, ça a des jambes. Moi, je ne peux pas les suivre.

Charlotte s'écria:

--Attendez, je vais les rappeler.

Elle s'élançait. La femme du médecin la retint:

--Ne les gêne pas, ma petite, s'ils veulent causer! Ça n'est pas
aimable de les déranger, ils reviendront bien tout seuls.

Et elle s'assit sur l'herbe, à l'ombre d'un pin, en s'éventant avec
son mouchoir. Charlotte jeta sur Paul un regard de détresse, un regard
implorant et désolé.

Il comprit et dit:

--Eh bien, mademoiselle, nous allons laisser madame se reposer, et nous
rejoindrons votre sœur, nous.

Elle répondit avec élan:

--Oh oui, monsieur.

Mme Honorat ne fit aucune objection:

--Allez, mes enfants, allez. Moi, je vous attends ici. Ne soyez pas
trop longtemps.

Et ils s'éloignèrent à leur tour. Ils marchèrent vite, d'abord, ne
voyant plus les deux autres, et espérant les rejoindre; puis, après
quelques minutes, ils pensèrent que Louise et Gontran avaient dû
tourner soit à gauche, soit à droite, à travers bois, et Charlotte
appela, d'une voix tremblante et contenue. Personne ne lui répondit.
Elle murmura: «Oh! mon Dieu, où sont-ils?»

Paul se sentit envahi de nouveau par cette pitié profonde, par cet
attendrissement douloureux qui l'avait saisi déjà au bord du cratère de
la Nugère.

Il ne savait que dire à cette enfant désolée. Il avait envie, une envie
paternelle et violente de la prendre dans ses bras, de l'embrasser, de
trouver pour elle des choses douces et consolantes. Lesquelles? Elle se
tournait de tous les côtés, fouillant les branches de ses yeux affolés,
écoutant les moindres bruits, balbutiant:

--Je crois qu'ils sont par ici... Non, par là... N'entendez-vous
rien?...

--Non, mademoiselle, je n'entends rien. Le mieux est de les attendre
ici.

--Oh! mon Dieu... Non... Il faut les trouver...

Il hésita quelques secondes puis il lui dit, très bas:

--Cela vous fait donc beaucoup de peine?

Elle leva sur lui un regard éperdu où les larmes commençaient à
poindre, couvrant l'œil d'un léger nuage d'eau transparente encore
retenu par les paupières bordées de longs cils bruns. Elle voulait
parler, ne pouvait pas, n'osait pas; et pourtant son cœur gonflé,
fermé, si plein de chagrins, avait tant besoin de s'épandre.

Il reprit:

--Vous l'aimez donc bien fort... Il ne mérite pas votre amour, allez.

Elle ne se put contenir plus longtemps, et, jetant ses mains sur ses
yeux pour cacher ses pleurs:

--Non... non... je ne l'aime pas... lui... c'est trop vilain de s'être
conduit comme ça...! Il s'est joué de moi... c'est trop vilain... c'est
trop lâche... mais ça m'a fait de la peine tout de même... beaucoup...
parce que c'est dur... bien dur... oh oui... Mais ce qui me fait le
plus de mal, c'est ma sœur... ma sœur... qui ne m'aime pas non plus...
elle... et qui a été plus méchante que lui... Je sens qu'elle ne m'aime
plus... plus du tout... qu'elle me déteste... je n'avais qu'elle... je
n'ai plus personne... et je n'ai rien fait, moi!...

Il ne voyait que son oreille et son cou de chair jeune qui s'enfonçait
dans le col de la robe, sous l'étoffe légère, vers des formes plus
rondes. Et il se sentait bouleversé de compassion, de tendresse,
soulevé par ce désir impétueux de dévouement qui s'emparait de lui
chaque fois qu'une femme touchait son âme. Et son âme prompte aux
fusées d'enthousiasme s'exaltait auprès de cette douleur innocente,
troublante, naïve, et cruellement charmante.

Il étendit la main vers elle, par un geste inconsidéré, ainsi qu'on
fait pour flatter, pour calmer les enfants, et la posa sur sa taille,
près de l'épaule, par derrière. Alors il sentit battre le cœur à coups
pressés, comme on sent le petit cœur d'un oiseau qu'on a pris.

Et ce battement continu, précipité, montait le long de son bras, vers
son cœur à lui dont le mouvement s'accélérait. Il le sentait ce toc
toc rapide, venant d'elle et l'envahissant par sa chair, ses muscles
et ses nerfs, ne leur faisant plus qu'un cœur souffrant de la même
souffrance, agité de la même palpitation, vivant de la même vie, comme
ces horloges qu'un fil unit de loin et fait marcher ensemble seconde
par seconde.

Mais elle découvrit brusquement son visage rougi, joli toujours,
l'essuya vivement et dit:

--Allons, je n'aurais pas dû vous parler de ça. Je suis folle.
Retournons bien vite auprès de Mme Honorat, et oubliez... Vous me le
promettez?

--Je vous le promets.

Elle lui tendit la main.

--J'ai confiance. Je vous crois très honnête, vous!

Ils revinrent. Il la souleva pour traverser le ruisseau, comme il
soulevait Christiane, l'année d'avant. Christiane! Que de fois il était
venu avec elle par ce chemin aux jours où il l'adorait. Il pensa,
s'étonnant de son changement: «Comme ça a peu duré cette passion-là!»

Charlotte posant un doigt sur son bras, murmurait:

--Mme Honorat s'est endormie, asseyons-nous sans faire de bruit.

Mme Honorat dormait, en effet, adossée au pin, son mouchoir sur la
figure et les mains croisées sur son ventre. Ils s'assirent à quelques
pas d'elle, et ne parlèrent point afin de ne pas l'éveiller.

Alors le silence du bois fut si profond qu'il devenait pour eux pénible
comme une souffrance. On n'entendait rien que l'eau courant dans les
pierres, un peu plus bas, puis ces imperceptibles frissons de bêtes
menues qui passent, ces rumeurs insaisissables de mouches qui volent ou
de gros insectes noirs faisant basculer les feuilles mortes.

Où étaient donc Louise et Gontran? Que faisaient-ils? Tout à coup on
les entendit, très loin; ils revenaient. Mme Honorat se réveilla et fut
surprise:

--Tiens, vous êtes ici? Je ne vous ai pas senti approcher!... Et les
autres, vous les avez trouvés?

Paul répondit:

--Les voici. Ils arrivent.

On reconnaissait les rires de Gontran. Ce rire soulagea Charlotte d'un
poids accablant qui pesait sur son esprit. Elle n'eût pas su dire
pourquoi.

On les aperçut bientôt. Gontran courait presque, entraînant par le bras
la jeune fille toute rouge. Et, avant même d'être arrivé, tant il avait
hâte de conter son histoire:

--Vous ne savez pas qui nous avons surpris?... Je vous le donne en
mille... Le beau docteur Mazelli avec la fille de l'illustre professeur
Cloche, comme dirait Will, la jolie veuve aux cheveux roux... Oh!
mais là... surpris... vous entendez... surpris... Il l'embrassait, le
gredin... Oh! mais!... Oh! mais!...

Mme Honorat, devant cette gaieté immodérée, eut un mouvement de dignité:

--Oh! monsieur le comte... pensez à ces demoiselles!...

Gontran s'inclina profondément.

--Vous avez tout à fait raison, chère madame, de me rappeler aux
convenances. Toutes vos inspirations sont excellentes.

Puis, afin de ne pas rentrer ensemble, les deux jeunes gens saluèrent
les dames et revinrent à travers bois.

--Eh bien? demanda Paul.

--Eh bien, je lui ai déclaré que je l'adorais et que je serais enchanté
de l'épouser.

--Et elle a dit?

--Elle a dit, avec une prudence très gentille: «Cela regarde mon père.
C'est à lui que je répondrai.»

--Alors tu vas?

--Charger tout de suite mon ambassadeur Andermatt de la demande
officielle. Et si le vieux rustre fait quelque mine, je compromets la
fille par un éclat.

Et comme Andermatt causait encore avec le docteur Latonne sur la
terrasse du Casino, Gontran les sépara et mit aussitôt son beau-frère
au fait de la situation.

Paul s'en alla sur la route de Riom. Il avait besoin d'être seul, tant
il se sentait envahi par cette agitation de toute la pensée et de tout
le corps que jette en nous chaque rencontre d'une femme qu'on est sur
le point d'aimer.

Depuis quelque temps déjà il subissait, sans s'en rendre compte, le
charme pénétrant et frais de cette fillette abandonnée. Il la devinait
si gentille, si bonne, si simple, si droite, si naïve, qu'il avait
été d'abord ému de compassion, de cette compassion attendrie que nous
inspire toujours le chagrin des femmes. Puis, la voyant souvent, il
avait laissé germer dans son cœur cette graine, cette petite graine de
tendresse qu'elles sèment en nous si vite, et qui pousse si grande.
Et maintenant, depuis une heure surtout, il commençait à se sentir
possédé, à sentir en lui cette présence constante de l'absente qui est
le premier signe de l'amour.

Il allait sur la route, hanté par le souvenir de son regard, par le
son de sa voix, par le pli de son sourire ou celui de ses larmes, par
l'allure de sa démarche, même par la couleur et le frisson de sa robe.

Et il disait: «Je crois que je suis pincé. Je me connais. C'est
embêtant, cela! Je ferais peut-être mieux de retourner à Paris.
Sacrebleu, c'est une jeune fille. Je ne peux pourtant pas en faire ma
maîtresse.»

Puis, il se mettait à songer à elle, ainsi qu'il songeait à Christiane
l'année d'avant. Comme elle était aussi, celle-là, différente de toutes
les femmes qu'il avait connues, nées et grandies à la ville, différente
même des jeunes filles instruites dès l'enfance par la coquetterie
maternelle ou par la coquetterie qui passe dans la rue. Elle n'avait
rien du factice de la femme préparée pour la séduction, rien d'appris
dans les paroles, rien de convenu dans le geste, rien de faux dans le
regard.

Non seulement c'était un être neuf et pur, mais il sortait d'une race
primitive, c'était une vraie fille de la terre au moment où elle allait
devenir une femme des cités.

Et il s'exaltait, plaidant pour elle contre cette vague résistance
qu'il sentait encore en lui. Des figures de romans poétiques lui
passaient devant les yeux, des créations de Walter Scott, de Dickens
ou de George Sand qui excitaient davantage son imagination toujours
fouettée par les femmes.

Gontran le jugeait ainsi: «Paul! c'est un cheval emballé avec un amour
sur le dos. Quand il en jette un par terre, un autre lui saute dessus.»

Mais Brétigny s'aperçut que le soir venait. Il avait marché longtemps.
Il rentra.

En passant devant les nouveaux bains, il vit Andermatt et les deux
Oriol, arpentant les vignes et les mesurant; et il comprit à leurs
gestes qu'ils discutaient avec agitation.

Une heure plus tard Will, entrant dans le salon où la famille entière
était réunie, dit au marquis:

--Mon cher beau-père, je vous annonce que votre fils Gontran va
épouser, dans six semaines ou deux mois, Mlle Louise Oriol.

M. de Ravenel fut effaré.

--Gontran? dites-vous?

--Je dis qu'il épousera, dans six semaines ou deux mois, avec votre
consentement, Mlle Louise Oriol, qui sera fort riche.

Alors le marquis dit simplement:

--Mon Dieu, si cela lui plaît, je veux bien, moi.

Et le banquier raconta sa démarche auprès du vieux paysan.

Aussitôt prévenu par le comte que la jeune fille consentirait, il
voulut enlever, séance tenante, l'assentiment du vigneron sans lui
laisser le temps de préparer ses ruses.

Il courut donc chez lui, et le trouva faisant à grand'peine ses
comptes sur un bout de papier graisseux, avec l'aide de Colosse qui
additionnait sur ses doigts.

S'étant assis:

--Je boirais bien un verre de votre bon vin, dit-il.

Dès que le grand Jacques fut revenu apportant les verres et le broc
tout plein, il demanda si Mlle Louise était rentrée; puis il pria qu'on
l'appelât. Quand elle fut en face de lui, il se leva et, la saluant
profondément:

--Mademoiselle, voulez-vous me considérer en ce moment comme un ami
à qui on peut tout dire? Oui, n'est-ce pas? Eh bien, je suis chargé
d'une mission très délicate auprès de vous. Mon beau-frère, le comte
Raoul-Olivier-Gontran de Ravenel s'est épris de vous, ce dont je le
loue, et il m'a chargé de vous demander, devant votre famille, si vous
consentiriez à devenir sa femme.

Surprise ainsi, elle tourna vers son père des yeux troublés. Et le père
Oriol, effaré, regarda son fils, son conseil ordinaire; et Colosse
regarda Andermatt qui reprit avec une certaine morgue:

--Vous comprenez, mademoiselle, que je ne me suis chargé de cette
mission qu'en promettant une réponse immédiate à mon beau-frère. Il
sent très bien qu'il peut ne pas vous plaire et, dans ce cas, il
quittera demain ce pays pour n'y plus jamais revenir. Je sais en
outre que vous le connaissez suffisamment pour me dire, à moi, simple
intermédiaire: «Je veux bien», ou: «Je ne veux pas.»

Elle baissa la tête, et, rouge, mais résolue, elle balbutia:

--Je veux bien, monsieur.

Puis elle s'enfuit si vite qu'elle heurta la porte en passant.

Alors Andermatt se rassit et, se versant un verre de vin à la façon des
paysans:

--Maintenant nous allons causer d'affaires, dit-il.

Et, sans admettre la possibilité même d'une hésitation, il attaqua la
question de la dot, en s'appuyant sur les déclarations que le vigneron
lui avait faites, trois semaines auparavant. Il évalua à trois cent
mille francs, plus des espérances, la fortune actuelle de Gontran et il
laissa entendre que si un homme comme le comte de Ravenel consentait
à demander la main de la petite Oriol, une très charmante personne
d'ailleurs, il était indubitable que la famille de la jeune fille
saurait reconnaître cet honneur par un sacrifice d'argent.

Alors le paysan, très déconcerté, mais flatté, presque désarmé, tenta
de défendre son bien. La discussion fut longue. Une déclaration
d'Andermatt l'avait cependant rendue facile dès le début.

--Nous ne demandons pas d'argent comptant, ni de valeurs, rien que des
terres, celles que vous m'avez désignées déjà comme formant la dot de
Mlle Louise, plus quelques autres que je vais vous indiquer.

La perspective de ne point débourser de monnaie, cette monnaie amassée
lentement, entrée dans la maison franc par franc, sou par sou, cette
bonne monnaie, blanche ou jaune, usée par les mains, les bourses,
les poches, les tables des cafés, les tiroirs profonds des vieilles
armoires, cette monnaie, histoire sonnante de tant de peines, de
soucis, de fatigues, de travaux, si douce au cœur, aux yeux, aux doigts
du paysan, plus chère que la vache, que la vigne, que le champ, que la
maison, cette monnaie plus difficile à sacrifier parfois que la vie
même, la perspective de ne point la voir partir avec l'enfant apporta
tout de suite un grand calme, un désir de conciliation, une joie
secrète, mais contenue, dans l'âme du père et du fils.

Ils discutèrent cependant pour garder en plus quelques lopins de sol.
On avait étalé sur la table le plan détaillé du mont Oriol; et on
marquait, une à une, avec une croix, les parties données à Louise. Il
fallut une heure à Andermatt pour enlever les deux derniers carrés.
Puis, afin qu'il n'y eût aucune surprise de l'un ou de l'autre côté, on
se rendit sur les lieux, avec le plan. Alors on reconnut soigneusement
tous les morceaux désignés par les croix et on les pointa de nouveau.

Mais Andermatt était inquiet, soupçonnant les deux Oriol capables de
nier, à leur première entrevue, une partie des cessions consenties, de
vouloir reprendre des bouts de vigne, des coins utiles à ses projets;
et il cherchait un moyen pratique et sûr de rendre définitives leurs
conventions.

Une idée lui traversa l'esprit, le fit sourire d'abord, puis lui parut
excellente, bien que bizarre.

--Si vous voulez, dit-il, nous allons écrire tout ça pour ne rien
oublier plus tard?

Et comme ils rentraient au village il s'arrêta devant le débit de
tabac pour acheter deux papiers timbrés. Il savait que la liste des
terres dressée sur ces feuilles légales prendrait aux yeux des paysans
un caractère presque inviolable, car ces feuilles représentaient la
loi, toujours invisible et menaçante, défendue par les gendarmes, les
amendes et la prison.

Donc il écrivit sur l'une et recopia sur l'autre: «Par suite de la
promesse de mariage échangée entre le comte Gontran de Ravenel et Mlle
Louise Oriol, M. Oriol père abandonne comme dot à sa fille les biens
désignés ci-dessous...» Et il les énuméra minutieusement, avec les
numéros du registre cadastral de la commune.

Puis ayant daté et signé, il fit signer le père Oriol qui avait exigé à
son tour la mention de la dot du fiancé, et il s'en alla vers l'hôtel
portant le papier dans sa poche.

Tout le monde riait de son histoire, et Gontran plus fort que les
autres.

Alors le marquis dit à son fils avec une grande dignité:

--Nous irons ce soir, tous les deux, faire une visite à cette famille,
et je renouvellerai moi-même la demande présentée d'abord par mon
gendre, afin que ce soit plus régulier.


V

GONTRAN fut un fiancé parfait, aimable autant qu'assidu. Il fit des
cadeaux à tout le monde avec la bourse d'Andermatt et il allait à tout
instant voir la jeune fille, soit chez elle, soit chez Mme Honorat.
Paul, maintenant, l'accompagnait presque toujours, afin de rencontrer
Charlotte qu'il se décidait, après chaque visite, à ne plus voir.

Elle s'était résignée bravement au mariage de sa sœur, et elle en
parlait même avec aisance, sans paraître en garder à l'âme la moindre
peine. Son caractère seul semblait un peu changé, plus posé, moins
ouvert. Brétigny, pendant que Gontran contait des galanteries à Louise,
à mi-voix, dans un coin, causait gravement avec elle, et se laissait
lentement conquérir, laissait noyer son cœur par cet amour nouveau
comme par une marée montante. Il le savait et s'abandonnait, songeant:
«Bah! quand le moment sera venu, je me sauverai, voilà tout.» En la
quittant il montait chez Christiane, étendue à présent du matin au soir
sur une chaise longue. Dès la porte il se sentait nerveux, irrité, armé
pour toutes les menues querelles que la lassitude fait naître. Tout
ce qu'elle disait, tout ce qu'elle pensait le fâchait d'avance; son
air de souffrance, son attitude résignée, ses regards de reproche et
de supplication lui faisaient venir aux lèvres des paroles de colère
qu'il réprimait par savoir-vivre; et il gardait près d'elle le constant
souvenir, l'image fixée en lui de la jeune fille qu'il venait de
quitter.

Comme Christiane, tourmentée de le voir si peu, l'accablait de
questions sur l'emploi de ses jours, il inventait des histoires qu'elle
écoutait avec attention en cherchant à surprendre s'il ne pensait point
à quelque autre femme. L'impuissance où elle se sentait de retenir cet
homme, impuissance de verser en lui un peu de cet amour dont elle était
torturée, impuissance physique de lui plaire encore, de se donner,
de le reconquérir par des caresses, puisqu'elle ne pouvait pas le
reprendre par la tendresse, lui faisait tout redouter sans qu'elle sût
où fixer ses craintes.

Elle sentait vaguement un danger planant sur elle, un grand danger
inconnu. Et elle était jalouse dans le vide, jalouse de tout, des
femmes qu'elle voyait passer de sa fenêtre et qu'elle trouvait
charmantes, sans même savoir si Brétigny leur avait jamais parlé.

Elle lui demandait:

--Avez-vous remarqué une très jolie personne, une brune, assez grande
que j'ai aperçue tantôt et qui a dû arriver ces jours-ci?

Quand il répondait: «Non. Je ne la connais pas», elle soupçonnait
aussitôt un mensonge, pâlissait et reprenait:

--Mais ce n'est pas possible que vous ne l'ayez point vue, elle m'a
paru fort belle.

Lui, s'étonnait de son insistance.

--Je vous assure que je ne l'ai point vue. Je tâcherai de la rencontrer.

Elle pensait: «C'est celle-là assurément.» Elle était persuadée aussi,
en certains jours, qu'il cachait une liaison dans le pays, qu'il avait
fait venir une maîtresse, son actrice, peut-être. Et elle interrogeait
tout le monde, son père, son frère et son mari, sur toutes les femmes
jeunes et désirables qu'on connaissait dans Enval.

Si au moins elle avait pu marcher, chercher elle-même, le suivre, elle
se serait un peu rassurée, mais l'immobilité presque absolue qu'il lui
fallait garder maintenant lui faisait endurer un intolérable martyre.
Et quand elle parlait à Paul, le ton seul de sa voix révélait sa
douleur et avivait chez lui les impatiences nerveuses de cet amour fini.

Il ne pouvait plus causer tranquillement avec elle que d'une chose,
du prochain mariage de Gontran, ce qui lui permettait de prononcer le
nom de Charlotte et de penser tout haut à la jeune fille. Et c'était
même pour lui un plaisir mystérieux, confus, inexplicable d'entendre
Christiane articuler ce mot, vanter la grâce et toutes les qualités de
cette petite, la plaindre, regretter que son frère l'eût sacrifiée, et
désirer qu'un homme, un brave cœur, la comprît, l'aimât et l'épousât.

Il disait:

--Oh! oui, Gontran a fait là une sottise. Elle est tout à fait
charmante, cette enfant.

Christiane, sans défiance, répétait:

--Tout à fait charmante. C'est une perle! une perfection.

Jamais elle n'eût songé qu'un homme comme Paul pouvait aimer une
fillette et pourrait se marier un jour. Elle ne redoutait que ses
maîtresses.

Et, par un bizarre phénomène du cœur, l'éloge de Charlotte dans la
bouche de Christiane, prenait pour lui une valeur extrême, excitait
son amour, fouettait son désir, enveloppait la jeune fille d'un
irrésistible attrait.

Or, un jour, comme il entrait avec Gontran chez Mme Honorat pour y
rencontrer les petites Oriol, ils trouvèrent le docteur Mazelli,
installé là, comme chez lui.

Il tendit ses deux mains aux deux hommes, avec son sourire italien qui
semblait donner tout son cœur avec chaque parole et chaque geste.

Gontran et lui s'étaient liés d'une amitié familière et futile, faite
d'affinités secrètes, de similitudes cachées, d'une sorte de complicité
d'instincts, bien plus que d'affection vraie et de confiance.

Le comte demanda:

--Et votre jolie blonde du bois Sans-Souci?

L'Italien sourit:

--Bah! nous sommes en froid. C'est une de ces femmes qui offrent tout
et ne donnent rien.

Et on se mit à causer. Le beau médecin faisait des frais pour les
jeunes filles, pour Charlotte surtout. Il montrait, en parlant aux
femmes, une adoration perpétuelle dans la voix, le geste et le regard.
Toute sa personne, des pieds à la tête, leur disait: «Je vous aime!»
avec une éloquence d'attitude qui les lui gagnait infailliblement.

Il avait des grâces d'actrice, des pirouettes légères de danseuse,
des mouvements souples d'escamoteur, toute une science de séduction
naturelle et voulue dont il usait d'une façon continue.

Paul, revenant à l'hôtel avec Gontran, s'écria, d'un ton d'humeur
maussade:

--Qu'est-ce que ce charlatan venait faire dans cette maison?

Le comte répondit doucement:

--Sait-on jamais, avec ces aventuriers? Ce sont des gens qui se
glissent partout. Celui-là doit être las de sa vie vagabonde, d'obéir
aux caprices de son Espagnole dont il est plutôt le valet que le
médecin et peut-être plus encore. Il cherche. La fille du professeur
Cloche était bonne à prendre; il l'a ratée, dit-il. La seconde fille
des Oriol ne serait pas moins précieuse pour lui. Il essaye, il tâte,
il flaire, il sonde. Il deviendrait copropriétaire des eaux, tâcherait
de culbuter cet imbécile de Latonne, se ferait en tout cas ici, chaque
été, une excellente clientèle pour l'hiver... Parbleu! c'est là son
plan, va... n'en doutons pas.

Une colère sourde, une inimitié jalouse s'éveillait dans le cœur de
Paul.

Une voix criait:

--Hé! hé!

C'était Mazelli qui les rejoignait.

Brétigny lui dit, avec une ironie agressive:

--Où courez-vous si vite, docteur, on dirait que vous poursuivez la
fortune?

L'Italien sourit, et sans s'arrêter, mais sautillant à reculons, il
enfonça d'un geste gracieux de mime, ses deux mains dans ses poches,
les retourna vivement et les montra, vides l'une et l'autre, en les
écartant entre deux doigts par l'extrémité des coutures. Puis il dit:

--Je ne la tiens pas encore.

Et pivotant sur ses pointes avec élégance il se sauva comme un homme
très pressé.

Les jours suivants ils le retrouvèrent plusieurs fois chez le docteur
Honorat, où il se rendait utile aux trois femmes par mille services
menus et gentils, par les mêmes qualités d'adresse dont il s'était
servi, sans doute, auprès de la duchesse. Il savait tout faire en
perfection, depuis les compliments jusqu'au macaroni. Il était
d'ailleurs excellent cuisinier et, préservé des taches par un tablier
bleu de servante, coiffé d'un bonnet de chef en papier, chantant en
italien des chansons napolitaines, il marmitonnait avec esprit sans
être ridicule en rien, amusant et séduisant tout le monde, jusqu'à la
bonne imbécile qui disait de lui: «C'est un Jésus!»

Ses projets bientôt furent apparents, et Paul ne douta plus qu'il ne
cherchât à se faire aimer de Charlotte.

Il semblait y réussir. Il était si flatteur, si empressé, si rusé pour
plaire, que le visage de la jeune fille avait, en l'apercevant, cet air
de contentement qui dit le plaisir de l'âme.

Paul, à son tour, sans se rendre même bien compte de son allure, prit
l'attitude d'un amoureux et se posa en concurrent. Dès qu'il voyait
le docteur près de Charlotte, il arrivait, et avec sa manière plus
directe, s'efforçait de gagner l'affection de la jeune fille. Il se
montrait tendre avec brusquerie, fraternel, dévoué, lui répétant, avec
une sincérité familière, d'un ton si franc qu'on n'y pouvait guère
trouver un aveu d'amour:

--Je vous aime bien, allez!

Mazelli, surpris de cette rivalité inattendue, déployait tous ses
moyens, et quand Brétigny mordu par la jalousie, par cette jalousie
naïve qui étreint l'homme auprès de toute femme, même sans qu'il l'aime
encore, si seulement elle lui plaît, quand Brétigny plein de violence
naturelle, devenait agressif et hautain, l'autre, plus souple, maître
de lui toujours, répondait par des finesses, par des pointes, par des
compliments adroits et moqueurs.

Ce fut une lutte de tous les jours où l'un et l'autre s'acharnèrent,
sans que l'un ou l'autre, peut-être, eût de projet bien arrêté. Ils ne
voulaient point céder, comme deux chiens qui tiennent la même proie.

Charlotte avait repris sa bonne humeur, mais avec une malice plus
pénétrante, avec quelque chose d'inexpliqué, de moins sincère dans
le sourire et dans le regard. On eût dit que la désertion de Gontran
l'avait instruite, préparée aux déceptions possibles, assouplie et
armée. Elle manœuvrait entre ses deux amoureux d'une façon déliée
et adroite, disant à chacun ce qu'il fallait lui dire, sans heurter
jamais l'un à l'autre, sans jamais laisser supposer à l'un qu'elle le
préférait à l'autre, se moquant un peu de celui-ci devant celui-là,
et de celui-là devant celui-ci, leur laissant la partie égale sans
paraître même les prendre au sérieux l'un et l'autre. Mais tout cela
était fait simplement, en pensionnaire et non point en coquette, avec
cet air gamin des jeunes filles, qui les rend parfois irrésistibles.

Mazelli cependant eut l'air tout à coup de prendre de l'avantage. Il
semblait devenu plus intime avec elle, comme si un accord secret se fût
établi entre eux. En lui parlant il jouait légèrement avec son ombrelle
et avec un ruban de sa robe, ce qui semblait à Paul une sorte d'acte
de possession morale, et l'exaspérait à lui donner envie de souffleter
l'Italien.

Mais un jour, dans la maison du père Oriol, alors que Brétigny causait
avec Louise et Gontran, tout en surveillant du regard Mazelli contant,
à voix basse, à Charlotte des choses qui la faisaient sourire, il la
vit soudain rougir avec un air si troublé qu'il ne put douter une
seconde que l'autre n'eût parlé d'amour. Elle avait baissé les yeux, ne
souriait plus, mais écoutait toujours; et Paul se sentant prêt à faire
un éclat, dit à Gontran:

--Tu serais bien gentil de sortir cinq minutes avec moi.

Le comte s'excusa près de sa fiancée et suivit son ami.

Dès qu'ils furent dans la rue, Paul s'écria:

--Mon cher, il faut à tout prix empêcher ce misérable Italien de
séduire cette enfant qui est sans défense contre lui.

--Que veux-tu que j'y fasse, moi?

--Que tu la préviennes de ce qu'est cet aventurier.

--Hé, mon cher, ces choses-là ne me regardent pas.

--Enfin, elle sera ta belle-sœur.

--Oui, mais rien ne me prouve absolument que Mazelli ait sur elle des
vues coupables. Il est galant de la même façon avec toutes les femmes,
et il n'a jamais rien fait ou rien dit d'inconvenant.

--Eh bien si tu ne veux pas t'en charger, c'est moi qui l'exécuterai,
bien que cela me regarde moins que toi assurément.

--Tu es donc amoureux de Charlotte?

--Moi?... non... mais je vois clair dans le jeu de ce gredin.

--Mon cher, tu te mêles de choses délicates... et... à moins que tu
n'aimes Charlotte...?

--Non... je ne l'aime pas... mais je fais la chasse aux rastaquouères,
voilà...

--Puis-je te demander ce que tu comptes faire?

--Gifler ce gueux.

--Bon, le meilleur moyen de le faire aimer d'elle. Vous vous battrez,
et soit qu'il te blesse, soit que tu le blesses, il deviendra pour elle
un héros.

--Alors que ferais-tu?

--A ta place?

--A ma place.

--Je parlerais à la petite en ami. Elle a grande confiance en toi.
Eh bien, je lui dirais simplement, en quelques mots, ce que sont ces
écumeurs de société. Tu sais très bien dire ces choses-là. Tu as de la
flamme. Et je lui ferais comprendre: 1º pourquoi il s'est attaché à
l'Espagnole; 2º pourquoi il a essayé le siège de la fille du professeur
Cloche; 3º pourquoi, n'ayant pas réussi dans cette tentative, il
s'efforce, en dernier lieu, de conquérir Mlle Charlotte Oriol.

--Pourquoi ne fais-tu pas cela, toi, qui seras son beau-frère?

--Parce que... parce que... à cause de ce qui s'est passé entre nous...
voyons... je ne peux pas.

--C'est juste. Je vais lui parler.

--Veux-tu que je te ménage un tête-à-tête tout de suite?

--Mais oui, parbleu.

--Bon, promène-toi dix minutes, je vais enlever Louise et le Mazelli et
tu trouveras l'autre toute seule en revenant.

Paul Brétigny s'éloigna du côté des gorges d'Enval, cherchant comment
il allait commencer cette conversation difficile.

Il retrouva Charlotte Oriol seule, en effet, dans le froid salon peint
à la chaux, de la demeure paternelle; et il lui dit, en s'asseyant
près d'elle:

--C'est moi, mademoiselle, qui ai prié Gontran de me procurer cette
entrevue avec vous.

Elle le regarda de ses yeux clairs:

--Pourquoi donc?

--Oh! ce n'est pas pour vous conter des fadeurs à l'italienne, c'est
pour vous parler en ami, en ami très dévoué, qui vous doit un conseil.

--Dites.

Il prit la chose de loin, s'appuya sur son expérience à lui et sur son
inexpérience à elle, pour amener tout doucement des phrases discrètes
mais nettes sur les aventuriers qui cherchent partout fortune,
exploitant, avec leur habileté professionnelle, tous les êtres naïfs et
bons, hommes ou femmes, dont ils exploraient les bourses et les cœurs.

Elle était devenue un peu pâle et l'écoutait, sérieuse, de toutes ses
oreilles.

Elle demanda:

--Je comprends et je ne comprends pas. Vous parlez de quelqu'un, de qui?

--Je parle du docteur Mazelli.

Alors elle baissa les yeux et demeura quelques instants sans répondre,
puis d'une voix qui hésitait:

--Vous êtes si franc, que je ferai comme vous. Depuis... depuis le...
depuis le mariage de ma sœur je suis devenue un peu moins... un peu
moins bête! Eh bien, je me doutais déjà de ce que vous me dites... et
je m'amusais toute seule à le voir venir.

Elle avait relevé son visage, et dans son sourire, dans son regard fin,
dans son petit nez retroussé, dans l'éclat humide et luisant de ses
dents apparues entre ses lèvres, tant de grâce sincère, de malice gaie,
d'espièglerie charmante apparaissaient, que Brétigny se sentit emporté
vers elle par un de ces élans tumultueux qui le jetaient éperdu de
passion, aux pieds de sa dernière aimée. Et son cœur exultait de joie,
puisque Mazelli n'était point préféré. Il avait donc triomphé, lui!

Il demanda:

--Alors, vous ne l'aimez pas?

--Qui? Mazelli?

--Oui.

Elle le regarda avec des yeux si chagrins qu'il se sentit bouleversé,
il balbutia d'une voix suppliante:

--Eh... vous n'aimez... personne?

Elle répondit, le regard baissé:

--Je ne sais pas... J'aime les gens qui m'aiment.

Il saisit soudain les deux mains de la jeune fille et les baisant avec
frénésie, dans une de ces secondes d'entraînement où la tête s'affole,
où les mots qui sortent des lèvres viennent de la chair soulevée plus
que de l'esprit égaré, il balbutia:

--Moi! je vous aime, ma petite Charlotte, moi je vous aime!

Elle dégagea bien vite une de ses mains et la lui posa sur la bouche en
murmurant:

--Taisez-vous... Je vous en prie, taisez-vous!... Cela me ferait trop
de mal si c'était encore un mensonge.

Elle s'était dressée; il se leva, la saisit dans ses bras, et
l'embrassa avec emportement.

Un bruit subit les sépara; le père Oriol venait d'entrer et il les
regardait effaré. Puis, il cria:

--Ah bougrrre! ah bougrrre!... ah bougrrre!... de chauvage...!

Charlotte s'était sauvée; et les deux hommes restèrent face à face.

Paul, après quelques instants de détresse, essaya de s'expliquer.

--Mon Dieu... monsieur... je me suis conduit... il est vrai... comme
un...

Mais le vieux n'écoutait pas; la colère, une colère furieuse le gagnait
et il avançait sur Brétigny, les poings fermés, en répétant:

--Ah! bougrrre de chauvage...

Puis, quand ils furent nez à nez, il le saisit au collet de ses deux
mains noueuses de paysan. Mais l'autre, aussi grand, et fort de cette
force supérieure que donne la pratique des sports, se débarrassa par
une seule poussée de l'étreinte de l'Auvergnat, et le collant au mur:

--Écoutez, père Oriol, il ne s'agit pas de nous battre, mais de nous
entendre. J'ai embrassé votre fille, c'est vrai... Je vous jure que
c'est la première fois... et je vous jure aussi que je veux l'épouser.

Le vieux, dont la fureur physique était tombée sous le choc de son
adversaire, mais dont la colère ne se calmait point, bredouillait:

--Ah! ch'est cha! On vient voler cha fille, on veut chon argent.
Bougrrre de trompeur...

Alors, tout ce qu'il avait sur le cœur s'échappa en paroles nombreuses
et désolées. Il ne se consolait pas de la dot promise à l'aînée, de
ses vignes allant aux mains de ces parigiens. Il soupçonnait à présent
la misère de Gontran, l'astuce d'Andermatt, et, oubliant la fortune
inespérée que le banquier lui apportait, il répandait sa bile et toute
sa rancune secrète contre ces malfaisants qui ne le laissaient plus
dormir en paix.

On eût dit qu'Andermatt, sa famille et ses amis venaient chaque nuit
le dévaliser, lui voler quelque chose, ses terres, ses sources et ses
filles.

Et il jetait ces reproches dans la figure de Paul, l'accusant aussi
d'en vouloir à son bien, d'être un fripon, de prendre Charlotte pour
avoir ses champs.

L'autre, impatienté bientôt, lui cria sous le nez:

--Mais je suis plus riche que vous, nom d'un chien de vieille
bourrique. Je vous en donnerai, de l'argent...

Le vieux se tut, incrédule mais attentif, et d'une voix apaisée, il
recommença ses récriminations.

Paul, à présent, répondait, s'expliquait; et, se croyant lié par cette
surprise dont il était seul coupable, proposait d'épouser sans réclamer
la moindre dot.

Le père Oriol secouait sa tête et ses oreilles, faisait répéter,
ne comprenait pas. Pour lui, Paul était encore un sans-le-sou, un
cache-misère.

Et, comme Brétigny, exaspéré, lui hurlait dans le nez:

--Mais j'ai plus de cent vingt mille francs de rente, vieux crétin.
Entendez-vous?... trois millions!

L'autre demanda tout à coup:

--L'écririez-vous, cha, chur un papier?

--Mais oui je l'écrirais!

--Et vous le chigneriez?

--Mais oui je le signerais!

--Chur un papier de notaire?

--Mais oui, sur un papier de notaire!

Alors, se levant, il ouvrit son armoire, en tira deux feuilles marquées
du timbre de l'État et, cherchant l'engagement qu'Andermatt, quelques
jours auparavant, avait exigé de lui, il rédigea une bizarre promesse
de mariage où il était question de trois millions garantis par le
fiancé, et au bas de laquelle Brétigny dut apposer sa signature.

Quand Paul se retrouva dehors, il lui sembla que la terre ne tournait
plus dans le même sens. Donc, il était fiancé malgré lui, malgré elle,
par un de ces hasards, par une de ces supercheries des événements qui
vous ferment toute issue. Il murmurait: «Quelle folie!» Puis il pensa:
«Bah! je n'aurais pu trouver mieux, peut-être, par le monde entier.» Et
il se sentait joyeux, au fond du cœur, de ce piège de la destinée.


VI

LA journée du lendemain s'annonça mal pour Andermatt. En arrivant à
l'établissement des bains il apprit que M. Aubry-Pasteur était mort
dans la nuit, d'une attaque d'apoplexie, au Splendid Hotel. Outre
que l'ingénieur lui était très utile par ses connaissances, son zèle
désintéressé et l'amour dont il s'était pris pour la station du
Mont-Oriol qu'il considérait un peu comme sa fille, il était fort
regrettable qu'un malade, venu pour combattre une tendance congestive,
mourût justement de cette manière, en plein traitement, en pleine
saison, au début du succès de la ville naissante.

Le banquier, fort agité, allait et venait dans le cabinet de
l'inspecteur absent, cherchait les moyens d'attribuer une autre origine
à ce malheur, imaginait un accident, une chute; une imprudence, la
rupture d'un anévrisme; et il attendait avec impatience l'arrivée
du docteur Latonne, afin que le décès fût adroitement constaté sans
qu'aucun soupçon pût s'éveiller sur la cause initiale de l'accident.

Le médecin inspecteur entra tout à coup, la face pâle et bouleversée,
et dès la porte il demanda:

--Vous savez la déplorable nouvelle?

--Oui, la mort de M. Aubry-Pasteur.

--Non, non, la fuite du docteur Mazelli avec la fille du professeur
Cloche.

Andermatt sentit un frisson lui courir sur la peau.

--Comment?... vous dites...

--Oh, mon cher directeur, c'est une affreuse catastrophe, un
écrasement...

Il s'assit et s'essuya le front, puis il raconta les faits tels qu'il
les tenait de Petrus Martel qui venait de les apprendre directement par
le valet de chambre de monsieur le professeur.

Le Mazelli avait fait une cour très vive à la jolie rousse, une rude
coquette, une gaillarde, dont le premier mari avait succombé à une
phtisie, résultat de leur union trop tendre, disait-on. Mais M. Cloche
ayant éventé les projets du médecin italien, et ne voulant pas pour
second gendre cet aventurier, le mit dehors énergiquement, l'ayant
surpris aux genoux de sa fille.

Mazelli, sorti par la porte, rentra bientôt par la fenêtre avec
l'échelle de soie des amoureux. Deux versions couraient. D'après la
première, il avait rendu la fille du professeur folle d'amour et de
jalousie; d'après la seconde, il avait continué à la voir secrètement,
tout en paraissant s'occuper d'une autre femme; et sachant enfin,
par sa maîtresse, que le professeur demeurait inflexible, il l'avait
enlevée la nuit même, rendant par ce scandale un mariage inévitable.

Le docteur Latonne se releva et, s'adossant à la cheminée tandis
qu'Andermatt, atterré, continuait à marcher, il s'écria:

--Un médecin, monsieur, un médecin, faire une chose pareille!... un
docteur en médecine!... quelle absence de caractère!...

Andermatt, désolé, appréciait les conséquences, les classait et les
pesait comme on fait une addition. C'étaient:

1º Le bruit fâcheux se répandant dans les villes d'eaux voisines et
jusqu'à Paris. En s'y prenant bien cependant, peut-être pourrait-on
faire servir cet enlèvement comme réclame. Une quinzaine d'échos
bien rédigés dans les feuilles à grand tirage attireraient fortement
l'attention sur Mont-Oriol;

2º Le départ du professeur Cloche, perte irréparable;

3º Le départ de la duchesse et du duc de Ramas-Aldavarra, seconde perte
inévitable sans compensation possible.

En somme, le docteur Latonne avait raison. C'était une affreuse
catastrophe.

Alors le banquier, se tournant vers le médecin:

--Vous devriez aller tout de suite au Splendid Hotel et rédiger l'acte
de décès d'Aubry-Pasteur de façon à ce qu'on ne soupçonne pas une
congestion.

Le docteur Latonne reprit son chapeau, puis, au moment de partir:

--Ah! encore une nouvelle qui court. Est-ce vrai que votre ami Paul
Brétigny va épouser Charlotte Oriol?

Andermatt tressaillit de surprise:

--Brétigny? Allons donc!... Qui vous a conté cela?...

--Mais, toujours Petrus Martel qui le tenait du père Oriol lui-même.

--Du père Oriol?

--Oui, du père Oriol, lequel affirmait que son futur gendre possédait
trois millions de fortune.

William ne savait plus que penser. Il murmura:

--Au fait, c'est possible, il la chauffait pas mal depuis quelque
temps!... Mais alors... toute la butte est à nous... toute la
butte!... Oh! il faut que je m'assure de cela immédiatement.

Et il sortit derrière le docteur pour rencontrer Paul avant le déjeuner.

Comme il entrait à l'hôtel, on le prévint que sa femme l'avait demandé
plusieurs fois. Il la trouva encore au lit, causant avec son père et
avec son frère qui parcourait les journaux d'un œil rapide et distrait.

Elle se sentait souffrante, très souffrante, inquiète. Elle avait peur,
sans savoir de quoi. Et puis une idée lui était venue et grandissait
depuis quelques jours dans son cerveau de femme enceinte. Elle voulait
consulter le docteur Black. A force d'entendre autour d'elle des
plaisanteries sur le docteur Latonne elle avait perdu toute confiance
en lui et elle désirait un autre avis, celui du docteur Black, dont le
succès grandissait toujours. Des craintes, toutes les craintes, toutes
les hantises dont sont assiégées les femmes vers la fin des grossesses,
la tenaillaient maintenant du matin au soir. Depuis la veille, à la
suite d'un rêve, elle se figurait l'enfant mal tourné, placé de telle
sorte que l'accouchement serait impossible et qu'il faudrait avoir
recours à l'opération césarienne. Et elle assistait en pensée à cette
opération faite sur elle-même. Elle se voyait sur le dos, le ventre
ouvert, dans un lit plein de sang, tandis qu'on emportait quelque
chose de rouge, qui ne remuait pas, qui ne criait pas, qui était mort.
Et toutes les dix minutes elle fermait les yeux pour revoir cela,
pour assister de nouveau à son horrible et douloureux supplice. Alors
elle s'était imaginé que le docteur Black, seul, pourrait lui dire
la vérité, et elle le réclamait immédiatement, elle exigeait qu'il
l'examinât tout de suite, tout de suite, tout de suite!

Andermatt, fort troublé, ne savait plus que répondre:

--Mais, ma chère enfant, c'est bien difficile, étant données mes
relations avec Latonne... c'est... même impossible. Écoute, j'ai une
idée, je vais chercher le professeur Mas-Roussel qui est cent fois plus
fort que Black. Il ne me refusera pas de venir.

Mais elle s'obstina. Elle voulait Black, rien que lui! Elle avait
besoin de le voir, de voir sa grosse tête de dogue à côté d'elle.
C'était une envie, un désir fou et superstitieux; il le lui fallait.

Alors William essaya de changer le cours de ses idées:

--Tu ne sais pas que cet intrigant de Mazelli a enlevé cette nuit la
fille du professeur Cloche. Ils sont partis; ils ont filé on ne sait
où. En voilà une histoire!

Elle s'était soulevée sur son oreiller, les yeux agrandis par le
chagrin, et elle balbutiait:

--Oh! la pauvre duchesse... la pauvre femme, comme je la plains.

Son cœur, depuis longtemps, avait compris ce cœur meurtri et passionné!
Elle souffrait du même mal et pleurait les mêmes larmes.

Mais elle reprit:

--Écoute, Will, va me chercher M. Black. Je sens que je vais mourir
s'il ne vient pas!

Andermatt lui saisit la main, la baisa tendrement:

--Voyons, ma petite Christiane, sois raisonnable... comprends...

Il vit des larmes dans ses yeux, et, se tournant vers le marquis:

--C'est vous qui devriez faire ça, mon cher beau-père. Moi je ne
peux pas. Black vient ici tous les jours vers une heure pour voir la
princesse de Maldebourg. Arrêtez-le au passage et faites-le entrer chez
votre fille. Tu peux bien attendre une heure, n'est-ce pas, Christiane?

Elle consentit à attendre une heure, mais refusa de se lever pour
déjeuner avec les hommes qui passèrent seuls dans la salle à manger.

Paul y était déjà. Andermatt, en l'apercevant, s'écria:

--Ah! dites donc, qu'est-ce qu'on m'a conté tout à l'heure? Vous
épousez Charlotte Oriol? Ça n'est pas vrai, n'est-ce pas?

Le jeune homme répondit à mi-voix, en jetant un regard inquiet sur la
porte fermée:

--Mon Dieu oui!

Personne ne le sachant encore, tous les trois demeurèrent ébahis devant
lui.

William demanda:

--Qu'est-ce qui vous a pris? Avec votre fortune, vous marier? vous
embarrasser d'une femme quand vous les avez toutes? Et puis enfin la
famille laisse à désirer comme élégance. C'est bon pour Gontran qui n'a
pas le sou!

Brétigny se mit à rire:

--Mon père a fait fortune dans les farines, il était donc meunier... en
gros. Si vous l'aviez connu vous auriez pu dire aussi qu'il manquait
d'élégance. Quant à la jeune fille...

Andermatt l'interrompit:

--Oh! parfaite... délicieuse... parfaite... et... vous savez... elle
sera aussi riche que vous... sinon plus... j'en réponds, moi, j'en
réponds!...

Gontran murmurait:

--Oui, le mariage ça n'empêche rien et ça couvre les retraites.
Seulement il a eu tort de ne pas nous prévenir. Comment diable s'est
faite cette affaire-là, mon cher?

Alors Paul conta la chose en la modifiant un peu. Il dit ses
hésitations qu'il exagéra, et sa décision subite quand un mot de la
jeune fille lui avait permis de se croire aimé. Il raconta l'entrée
inattendue du père Oriol, leur querelle, en l'amplifiant, les doutes du
paysan sur sa fortune et le papier timbré tiré de l'armoire.

Andermatt, riant aux larmes, tapait du poing sur la table:

--Ah! il l'a refait, le coup du papier timbré! Elle est de mon
invention, celle-là!

Mais Paul balbutia en rougissant un peu:

--Je vous prie de ne pas annoncer encore cette nouvelle à votre femme.
Dans les termes où nous sommes, il est plus convenable que je la lui
porte moi-même...

Gontran regardait son ami avec un sourire bizarre et gai qui semblait
dire: «C'est très bien, tout cela, très bien! Voilà comment les choses
doivent finir, sans bruit, sans histoires, sans drames.»

Il proposa:

--Si tu veux, mon vieux Paul, nous irons ensemble après le déjeuner,
quand elle sera levée, et tu lui feras part de ta détermination.

Leurs yeux se rencontrèrent, fixes, pleins de pensées inconnaissables,
puis se détournèrent.

Et Paul répondit avec indifférence:

--Oui, volontiers, nous reparlerons de cela tout à l'heure.

Un domestique de l'hôtel entra pour prévenir que le docteur Black
venait d'arriver chez la princesse; et le marquis sortit aussitôt afin
de le saisir au passage.

Il exposa au médecin la situation, l'embarras de son gendre et le désir
de sa fille, et il l'emmena sans résistance.

Dès que le petit bonhomme à grosse tête fut entré dans la chambre de
Christiane:

--Papa, laisse-nous, dit-elle.

Et le marquis se retira. Alors, elle énuméra ses inquiétudes, ses
terreurs, ses cauchemars, d'une voix basse et douce, comme si elle se
fût confessée. Et le médecin l'écoutait comme un prêtre, la couvrant
parfois de ses gros yeux ronds, prouvait son attention par un petit
signe de tête, murmurant un: «C'est cela» qui semblait dire: «Je
connais votre cas sur le bout du doigt et je vous guérirai quand je
voudrai.»

Lorsqu'elle eut fini de parler, il se mit à son tour à l'interroger
avec une extrême minutie de détails sur sa vie, sur ses habitudes, sur
son régime, sur son traitement. Tantôt il paraissait approuver d'un
geste, tantôt il blâmait d'un: «Oh!» plein de réserves. Quand elle
en vint à sa grosse peur que l'enfant fût mal placé, il se leva et,
avec une pudeur ecclésiastique, l'effleura de ses mains à travers les
couvertures, puis il déclara: «Non, très bien.»

Elle eut envie de l'embrasser. Quel brave homme que ce médecin!

Il prit une feuille de papier sur la table et écrivit l'ordonnance.
Elle fut longue, très longue. Puis il revint près du lit et, avec
un ton différent, pour bien prouver qu'il avait achevé sa besogne
professionnelle et sacrée, il se mit à causer.

Il avait la voix profonde et grasse, une voix puissante de nain trapu;
et des questions se cachaient dans ses phrases les plus banales. Il
parla de tout. Le mariage de Gontran semblait l'intéresser beaucoup.
Puis, avec son vilain sourire d'être mal fait:

--Je ne vous dis rien encore du mariage de M. Brétigny, bien que ce ne
soit plus un secret, car le père Oriol le raconte à tout le monde.

Ce fut en elle une sorte de défaillance qui commença par le bout des
doigts, puis envahit tout le corps, les bras, la poitrine, le ventre,
les jambes. Elle ne comprenait point cependant; mais une peur horrible
de ne pas savoir la rendit subitement prudente, et elle balbutia:

--Ah! Le père Oriol le raconte à tout le monde?

--Oui, oui. Il m'en a parlé à moi-même il n'y a pas dix minutes.
Il paraît que M. Brétigny est très riche, et qu'il aime la petite
Charlotte depuis longtemps. C'est Mme Honorat, d'ailleurs, qui a fait
ces deux unions-là. Elle prêtait les mains et sa maison aux rencontres
des jeunes gens...

Christiane avait fermé les yeux. Elle était sans connaissance.

A l'appel du docteur, une femme de chambre accourut, puis apparurent
le marquis, Andermatt et Gontran qui allèrent chercher du vinaigre, de
l'éther, de la glace, vingt choses diverses et inutiles.

Soudain la jeune femme fit un mouvement, rouvrit les yeux, leva les
bras et poussa un cri déchirant en se tordant dans son lit. Elle
essayait de parler, balbutiait: «Oh! que je souffre... mon Dieu... que
je souffre... dans les reins... on me déchire... oh! mon Dieu...» Et
elle recommençait à crier.

On dut reconnaître bientôt les symptômes d'un accouchement.

Alors, Andermatt s'élança pour chercher le docteur Latonne et le
trouva achevant son repas:

--Venez vite... ma femme a un accident... vite...

Puis il eut une ruse et raconta comment le docteur Black s'était trouvé
dans l'hôtel au moment des premières douleurs.

Le docteur Black lui-même confirma ce mensonge à son confrère:

--Je venais d'entrer chez la princesse quand on m'a prévenu que Mme
Andermatt se trouvait mal. Je suis accouru. Il était temps!

Mais William, très ému, le cœur battant, l'âme troublée, fut pris de
doutes tout à coup sur la valeur des deux hommes, et il sortit de
nouveau, nu-tête, pour courir chez le professeur Mas-Roussel et le
supplier de venir. Le professeur y consentit aussitôt, boutonna sa
redingote d'un geste machinal de médecin qui part pour ses visites, et
se mit en marche à grands pas pressés, à grands pas sérieux d'homme
éminent dont la présence peut sauver une vie.

Dès qu'il entra, les deux autres, pleins de déférence, le consultèrent
avec humilité, répétant ensemble ou presque en même temps:

--Voici ce qui s'est passé, cher maître... Ne croyez-vous pas, cher
maître?... N'y aurait-il pas lieu, cher maître?...

Andermatt à son tour, affolé d'angoisse par les gémissements de sa
femme, harcelait de questions M. Mas-Roussel, et l'appelait aussi «cher
maître», à pleine bouche.

Christiane, presque nue devant ces hommes, ne voyait plus rien,
ne savait plus rien, ne comprenait plus rien; elle souffrait si
horriblement que toute idée avait fui de sa tête. Il lui semblait qu'on
lui promenait dans le flanc et dans le dos, à la hauteur des hanches,
une longue scie à dents émoussées qui lui déchiquetait les os et les
muscles, lentement, d'une façon irrégulière, avec des secousses, des
arrêts et des reprises de plus en plus affreuses.

Quand cette torture s'affaiblissait quelques instants, quand les
déchirures de son corps laissaient renaître sa raison, une pensée alors
se plantait dans son âme, plus cruelle, plus aiguë, plus épouvantable
que la douleur physique: Il aimait une autre femme et il allait
l'épouser.

Et pour que cette morsure qui lui rongeait la tête s'apaisât de
nouveau, elle s'efforçait de réveiller le supplice atroce de sa chair;
elle agitait son flanc, elle remuait ses reins; et quand la crise
recommençait, au moins elle ne songeait plus.

Pendant quinze heures elle fut ainsi martyrisée, tellement broyée
par la souffrance et le désespoir qu'elle désirait expirer, qu'elle
s'efforçait de mourir dans ces spasmes qui la tordaient. Mais, après
une convulsion plus longue et plus violente que les autres, il lui
sembla que tout le dedans de son corps s'échappait d'elle tout à coup!
Ce fut fini; ses douleurs se calmèrent comme des vagues qui s'apaisent;
et le soulagement qu'elle éprouva fut si grand que son chagrin lui-même
demeura quelque temps engourdi. On lui parlait, elle répondait d'une
voix très lasse, très basse.

Soudain le visage d'Andermatt se pencha vers le sien et il dit:

--Elle vivra... elle est presque à terme... C'est une fille...

Christiane ne put que murmurer:

--Ah! mon Dieu!

Donc, elle avait un enfant, un enfant vivant, qui grandirait... un
enfant de Paul! Elle eut envie de se remettre à crier, tant ce nouveau
malheur lui meurtrissait le cœur. Elle avait une fille! Elle n'en
voulait pas!... Elle ne la verrait point!... elle ne la toucherait
jamais!

On l'avait recouchée, soignée, embrassée! Qui? Son père et son mari
sans doute? Elle ne savait pas. Mais lui, où était-il? Que faisait-il?
Comme elle se serait sentie heureuse, à cette heure-là, s'il l'eût
aimée!

Le temps passait, les heures se suivaient sans qu'elle distinguât même
le jour de la nuit, car elle sentait seulement la brûlure de cette
pensée: il aimait une autre femme.

Tout à coup elle se dit: «Si ce n'était pas vrai?... Comment
n'aurais-je pas su plus tôt son mariage, moi, avant ce médecin?»

Puis elle réfléchit qu'on le lui avait caché. Paul avait pris soin
qu'elle ne l'apprît pas.

Elle regarda dans sa chambre pour voir qui était là. Une femme inconnue
veillait près d'elle, une femme du peuple. Elle n'osa pas l'interroger.
A qui pourrait-elle donc demander cette chose?

Soudain la porte fut poussée. Son mari entrait sur la pointe des pieds.
Lui voyant les yeux ouverts il s'approcha.

--Tu vas mieux?

--Oui, merci.

--Tu nous as fait bien peur depuis hier. Mais voilà le danger passé!
A ce propos je suis tout à fait dans l'embarras à ton sujet. J'ai
télégraphié à notre amie, Mme Icardon, qui devait venir pour tes
couches, en la prévenant de l'accident et en la suppliant d'arriver.
Elle est auprès de son neveu, atteint de la fièvre scarlatine... Tu ne
peux pourtant pas rester sans personne auprès de toi, sans une femme
un peu... un peu... convenable... Alors une dame d'ici s'est offerte
pour te soigner et te tenir compagnie tous les jours, et, ma foi, j'ai
accepté. C'est Mme Honorat.

Christiane se souvint soudain des paroles du docteur Black! Un
soubresaut de peur la secoua; et elle gémit:

--Oh non... non... pas elle... pas elle!...

William ne comprit pas et reprit:

--Écoute, je sais bien qu'elle est fort commune; mais ton frère
l'apprécie beaucoup; elle lui a été très utile; et puis on prétend que
c'est une ancienne sage-femme qu'Honorat a connue près d'une malade.
Si elle te déplaît par trop je la congédierai le lendemain. Essayons
toujours. Laisse-la venir une fois ou deux.

Elle se taisait, songeant. Un besoin de savoir, de savoir tout, entrait
en elle si violent que l'espérance de faire bavarder cette femme
elle-même, de lui arracher une à une les paroles qui déchireraient son
cœur, lui donnait envie à présent de répondre: «Va... va la chercher
tout de suite... tout de suite... Va donc!»

Et à ce désir irrésistible de savoir s'ajoutait aussi un étrange
besoin de souffrir plus fort, de se rouler sur son malheur comme on
se roulerait sur des ronces, un besoin mystérieux, maladif, exalté de
martyre appelant la douleur.

Alors elle balbutia:

--Oui, je veux bien, amène-moi Mme Honorat.

Puis tout à coup elle sentit qu'elle ne pourrait pas attendre plus
longtemps sans être sûre, bien sûre de cette trahison; et elle demanda
à William d'une voix faible comme un souffle:

--Est-ce vrai que M. Brétigny se marie?

Il répondit tranquillement:

--Oui, c'est vrai. On te l'aurait annoncé plus tôt si on avait pu te
parler.

Et elle dit:

--Avec Charlotte?

--Avec Charlotte.

Or William avait, lui aussi, une idée fixe qui déjà ne le quittait
plus: sa fille, à peine vivante encore, et qu'il venait regarder à tout
instant. Il s'indigna que la première parole de Christiane n'eût pas
réclamé l'enfant; et, d'un ton de doux reproche:

--Eh bien, voyons, tu n'as pas encore demandé la petite? Tu sais
qu'elle se porte très bien?

Elle tressaillit comme s'il eût touché une plaie vive; mais il lui
fallait bien passer par toutes les stations de ce calvaire.

--Apporte-la, dit-elle.

Il disparut au pied du lit, derrière le rideau, puis il revint, la
figure illuminée d'orgueil et de bonheur, et tenant en ses mains, d'une
façon maladroite, un paquet de linge blanc.

Il le posa sur l'oreiller brodé, près de la tête de Christiane qui
suffoquait d'émotion, et il dit:

--Tiens, regarde si elle est belle!

Elle regarda.

Il maintenait écartées, avec deux doigts, les dentelles légères dont
était voilée une petite figure rouge, si petite, si rouge, aux yeux
fermés, et dont la bouche remuait.

Et elle songeait, penchée sur ce commencement d'être: «C'est ma
fille... la fille de Paul... Voilà donc ce qui m'a fait tant
souffrir... Cela... cela... cela... c'est ma fille!...»

Sa répulsion pour l'enfant dont la naissance avait si férocement
déchiré son pauvre cœur et son tendre corps de femme venait soudain de
disparaître; elle le contemplait maintenant avec une curiosité ardente
et douloureuse, avec un étonnement profond, un étonnement de bête qui
voit sortir d'elle son premier-né.

Andermatt s'attendait à ce qu'elle le caressât avec passion. Il fut
encore surpris et choqué et demanda:

--Tu ne l'embrasses pas?

Elle se pencha tout doucement vers le petit front rouge; et à mesure
qu'elle approchait ses lèvres, elle les sentait attirées, appelées par
lui. Et quand elle les eut posées dessus, quand elle le toucha, un peu
moite, un peu chaud, chaud de sa propre vie, il lui sembla qu'elle ne
les pourrait plus retirer, ses lèvres, de cette chair d'enfant, qu'elle
les y laisserait toujours.

Quelque chose frôla sa joue; c'était la barbe de son mari, qui se
penchait pour l'embrasser. Et quand il l'eut serrée longtemps contre
lui, avec une tendresse reconnaissante, il voulut, à son tour, baiser
sa fille, et il lui donna avec sa bouche tendue de petits coups bien
doux sur le nez.

Christiane, le cœur crispé par cette caresse, les regardait, à côté
d'elle, sa fille et lui... et lui!

Il prétendit bientôt remporter l'enfant dans son berceau.

--Non, dit-elle, laisse-le encore quelques minutes, que je le sente
près de ma tête. Ne parle plus, ne bouge pas, laisse-nous, attends.

Elle passa un de ses bras par-dessus le corps caché dans les langes,
posa son front tout près de la petite figure grimaçante, ferma les
yeux, et ne remua plus, sans penser à rien.

Mais William, au bout de quelques minutes, lui toucha doucement
l'épaule:

--Allons, ma chérie, il faut être raisonnable! pas d'émotions, tu sais,
pas d'émotions!

Alors il emporta leur fille que la mère suivit des yeux jusqu'à ce
qu'elle eût disparu derrière le rideau du lit.

Puis il revint:

--C'est entendu, je t'enverrai demain matin Mme Honorat pour te tenir
compagnie.

Elle répondit d'une voix affermie:

--Oui, mon ami, tu peux me l'envoyer... demain matin.

Et elle s'allongea dans son lit, fatiguée, brisée, un peu moins
malheureuse, peut-être?

Son père et son frère vinrent la voir dans la soirée et lui contèrent
les histoires du pays, le départ précipité du professeur Cloche à la
recherche de sa fille, et les suppositions sur le compte de la duchesse
de Ramas, qu'on ne voyait plus, qu'on pensait partie aussi, à la
recherche de Mazelli. Gontran riait de ces aventures, tirait une morale
comique des événements:

--C'est incroyable, ces villes d'eaux. Ce sont les seuls pays de féerie
qui subsistent sur la terre! En deux mois il s'y passe plus de choses
que dans le reste de l'univers durant le reste de l'année. On dirait
vraiment que les sources ne sont pas minéralisées, mais ensorcelées.
Et c'est partout la même chose, à Aix, Royat, Vichy, Luchon, et dans
les bains de mer aussi, à Dieppe, Étretat, Trouville, Biarritz, Cannes,
Nice. On y rencontre des échantillons de tous les peuples, de tous les
mondes, des rastaquouères admirables, un mélange de races et de gens
introuvable ailleurs, et des aventures prodigieuses. Les femmes y font
des farces avec une facilité et une promptitude exquises. A Paris on
résiste, aux eaux on tombe, vlan! Les hommes y trouvent la fortune,
comme Andermatt, d'autres y trouvent la mort, comme Aubry-Pasteur,
d'autres y trouvent pis que ça... et s'y marient... comme moi... et
comme Paul. Est-ce bête et drôle cette chose-là? Tu savais le mariage
de Paul, n'est-ce pas?

Elle murmura:

--Oui, William me l'a dit tantôt.

Gontran reprit:

--Il a raison, très raison. C'est une fille de paysan... Eh bien quoi,
elle vaut mieux qu'une fille d'aventuriers ou qu'une fille tout court.
Je connais Paul. Il aurait fini par épouser une gueuse pourvu qu'elle
lui eût résisté six semaines. Et pour lui résister il fallait une rosse
ou une innocente. Il est tombé sur l'innocente. Tant mieux pour lui.

Christiane écoutait, et chaque mot entrant dans son oreille lui allait
jusqu'au cœur, et lui faisait mal, un mal horrible.

Elle dit, en fermant les yeux:

--Je suis bien fatiguée. Je voudrais me reposer un peu.

Ils l'embrassèrent et partirent.

Elle ne put dormir, tant sa pensée s'était réveillée active et
torturante. Cette idée qu'il ne l'aimait plus, plus du tout, lui
devenait tellement intolérable, que si elle n'eût pas vu cette femme,
cette garde assoupie dans un fauteuil, elle se serait levée, aurait
ouvert sa fenêtre, et se serait jetée sur les marches du perron. Un
très mince rayon de lune entrait par une fente de ses rideaux et posait
sur le parquet une petite tache ronde et claire. Elle l'aperçut; tous
ses souvenirs l'assaillirent ensemble: le lac, le bois, ce premier
«Je vous aime», à peine entendu, si troublant, et Tournoël, et toutes
leurs caresses, le soir, par les chemins sombres, et la route de la
Roche-Pradière. Tout à coup, elle vit cette route blanche, par une
nuit pleine d'étoiles, et lui, Paul, tenant par la taille une femme
et lui baisant la bouche à chaque pas. Elle la reconnut. C'était
Charlotte! Il la serrait contre lui, souriait comme il savait sourire,
lui murmurait dans l'oreille les mots si doux qu'il savait dire, puis
se jetait à ses genoux et embrassait la terre devant elle comme il
l'avait embrassée devant Christiane! Ce fut si dur, si dur pour elle
que, se tournant et se cachant la figure dans l'oreiller, elle se mit
à sangloter. Elle poussait presque des cris, tant son désespoir lui
martelait l'âme.

Chaque battement de son cœur qui sautait dans sa gorge, qui sifflait à
ses tempes, lui jetait ce mot: «Paul,--Paul,--Paul», interminablement
répété. Elle bouchait ses oreilles de ses mains pour ne plus
l'entendre, enfonçait sa tête sous les draps; mais il sonnait alors
au fond de sa poitrine ce nom, avec chacun des coups de son cœur
inapaisable.

La garde, réveillée, lui demanda:

--Êtes-vous plus malade, madame?

Christiane se retourna, la face pleine de larmes, et murmura:

--Non, je dormais, je rêvais... J'ai eu peur.

Puis elle pria qu'on allumât deux bougies pour ne plus voir le rayon de
lune.

Vers le matin pourtant, elle s'assoupit.

Elle avait sommeillé quelques heures quand Andermatt entra, amenant Mme
Honorat. La grosse dame, familière tout de suite, s'assit près du lit,
prit les mains de l'accouchée, l'interrogea comme un médecin, puis,
satisfaite des réponses, déclara:

--Allons, allons, ça va bien.

Alors elle ôta son chapeau, ses gants, son châle, et se tournant vers
la garde:

--Vous pouvez vous en aller, ma fille. Vous viendrez si on vous sonne.

Christiane, soulevée déjà de répugnance, dit à son mari:

--Donne-moi un peu ma fille.

Comme la veille, William apporta l'enfant en l'embrassant avec
tendresse, et le posa sur l'oreiller. Et, comme la veille aussi, en
sentant contre sa joue, à travers les étoffes, la chaleur de ce corps
inconnu, emprisonné dans les linges, elle fut pénétrée soudain par un
calme bienfaisant.

Tout à coup la petite se mit à crier, elle pleurait d'une voix grêle et
perçante:

--Elle veut le sein, dit Andermatt.

Il sonna, et la nourrice parut, une énorme femme rouge, avec une bouche
d'ogresse, pleine de dents larges et luisantes qui firent presque peur
à Christiane. Et de son corsage ouvert elle tira une pesante mamelle,
molle et lourde de lait comme celles qui pendent sous le ventre des
vaches. Et quand Christiane vit sa fille boire à cette gourde charnue
elle eut envie de la saisir, de la reprendre, un peu jalouse et
dégoûtée.

Mme Honorat maintenant donnait des conseils à la nourrice, qui s'en
alla, emportant l'enfant.

Andermatt à son tour sortit. Les deux femmes restèrent seules.

Christiane ne savait comment parler de ce qui torturait son âme,
tremblait d'être trop émue, de perdre la tête, de pleurer, de se
trahir. Mais Mme Honorat se mit à bavarder toute seule, sans qu'on lui
demandât rien. Lorsqu'elle eut conté tous les potins qui couraient par
le pays, elle en vint à la famille Oriol:

--C'est de braves gens, disait-elle, de bien braves gens. Si vous aviez
connu la mère, quelle femme honnête, vaillante! Elle en valait dix,
madame. Les petites tiennent d'elle, d'ailleurs.

Puis, comme elle abordait un autre sujet, Christiane dit:

--Laquelle préférez-vous des deux, Louise ou Charlotte?

--Oh! moi, madame, j'aime mieux Louise, celle de votre frère, elle est
plus sage, plus rangée. C'est une femme d'ordre! Mais mon mari préfère
l'autre. Les hommes, vous savez, ils ont leurs goûts, pas comme les
nôtres.

Elle se tut. Christiane, dont le courage faiblissait, balbutia:

--Mon frère l'a rencontrée souvent chez vous, sa fiancée.

--Oh! oui, madame, je crois bien, tous les jours. Tout s'est fait chez
moi, tout! Moi je les laissais causer, ces enfants, je comprenais bien
la chose! Mais ce qui m'a fait plaisir vraiment, c'est quand j'ai vu
que M. Paul en tenait pour la cadette.

Alors Christiane, d'une voix presque inintelligible:

--Il l'aime beaucoup?...

--Ah! madame, s'il l'aime! Il en perdait l'esprit dans ces derniers
temps. Et puis comme l'Italien, celui qui a pris la fille au docteur
Cloche, tournait un peu autour de la petite, histoire de voir, de
tâter, j'ai cru qu'ils s'allaient battre!... Ah! si vous aviez vu les
yeux de M. Paul! Et il la regardait comme une bonne Vierge, elle!... Ça
fait plaisir quand on aime tant que ça!

Alors Christiane l'interrogea sur tout ce qui s'était passé devant
elle, sur ce qu'ils avaient dit, sur ce qu'ils avaient fait, sur
leurs promenades dans ce vallon de Sans-Souci, où tant de fois il
lui avait parlé de son amour. Elle avait des questions inattendues
qui surprenaient la grosse dame, sur des choses auxquelles personne
n'eût songé, car elle comparait sans cesse, elle se rappelait mille
détails de l'an passé, toutes les galanteries délicates de Paul, ses
prévenances, ses inventions ingénieuses pour lui plaire, tout ce
déploiement d'attentions charmantes et de soins tendres qui prouvent
chez un homme l'impérieux désir de séduire; et elle voulait savoir
s'il avait fait tout cela pour l'autre, s'il avait recommencé ce siège
d'une âme avec la même ardeur, avec le même entraînement, avec la même
passion irrésistible.

Et chaque fois qu'elle reconnaissait un petit fait, un petit trait, un
de ces riens délicieux, une de ces troublantes surprises qui font venir
un battement de cœur, et dont Paul était prodigue quand il aimait,
Christiane, étendue en son lit, poussait un petit «Ah!» de souffrance.

Étonnée de ce cri bizarre, Mme Honorat affirmait plus fort:

--Mais oui. C'est comme je vous dis, tout comme je vous dis. Je n'ai
jamais vu un homme aussi amoureux que lui.

--Est-ce qu'il lui disait des vers?

--Je crois bien, madame, et de jolis encore.

Et quand elles se taisaient toutes les deux on n'entendait plus que le
chant monotone et doux de la nourrice, endormant l'enfant dans la pièce
voisine.

Des pas s'approchaient dans le corridor. MM. Mas-Roussel et Latonne
venaient visiter leur malade. Ils la trouvèrent agitée, un peu moins
bien que la veille.

Lorsqu'ils furent partis, Andermatt rouvrit la porte, et, sans entrer:

--C'est le docteur Black qui désire te voir. Tu veux bien?

Elle cria, en se soulevant dans son lit:

--Non... non... je ne veux pas... non!...

William s'avança stupéfait:

--Mais pourtant, écoute... il faudrait... on lui doit... tu devrais...

Elle semblait folle tant ses yeux étaient grands et sa bouche
frémissante. Elle répéta, d'une voix aiguë, si forte qu'elle devait
percer tous les murs:

--Non... non... jamais!... qu'il ne vienne jamais... tu entends...
jamais!...

Et puis, ne sachant plus ce qu'elle disait et désignant, de son bras
tendu, Mme Honorat debout au milieu de la chambre:

--Elle non plus... chasse-la... je ne veux pas la voir... chasse-la!...

Alors il s'élança vers sa femme, la prit dans ses bras, lui baisa le
front:

--Ma petite Christiane, calme-toi... Qu'est-ce que tu as?... mais
calme-toi donc!

Elle ne pouvait plus parler. Les larmes lui jaillissaient des yeux:

--Fais-les partir tous, dit-elle, et reste seul avec moi.

Il courut, éperdu, vers la femme du médecin, et la poussant doucement
vers la porte:

--Laissez-nous quelques instants, je vous prie, c'est la fièvre, la
fièvre de lait. Je vais la calmer. Je vous retrouverai tout à l'heure.

Quand il retourna vers le lit, Christiane s'était recouchée et pleurait
d'une façon continue, sans secousses, anéantie. Et pour la première
fois de sa vie, il se mit à pleurer aussi.

En effet, la fièvre de lait se déclara dans la nuit, et le délire
survint.

Après quelques heures d'agitation extrême, l'accouchée se mit tout à
coup à parler.

Le marquis et Andermatt, qui avaient voulu rester près d'elle, et
jouaient aux cartes, en comptant les points à voix basse, se crurent
appelés, se levèrent et vinrent au lit.

Elle ne les vit pas, ou ne les reconnut point. Toute pâle sur son
oreiller blanc, avec ses cheveux blonds répandus sur ses épaules, elle
regardait, de ses clairs yeux bleus, le monde inconnu, mystérieux et
fantastique, où vivent les fous.

Ses mains, allongées sur les draps, remuaient parfois, agitées de
mouvements rapides et involontaires, de tressaillements et de sursauts.

Elle ne semblait point causer d'abord avec quelqu'un, mais voir et
raconter. Et les choses qu'elle disait paraissaient sans suite,
incompréhensibles. Elle trouva une roche trop haute pour sauter. Elle
avait peur d'une entorse, et puis elle ne connaissait pas assez l'homme
qui lui tendait les bras. Puis elle parla des parfums. Elle avait l'air
de chercher des phrases oubliées: «Quoi de plus doux?... Cela grise
comme le vin... Le vin grise la pensée, mais le parfum grise le rêve...
Avec le parfum on goûte l'essence même, l'essence pure des choses et du
monde... on goûte les fleurs... les arbres... l'herbe des champs... on
distingue jusqu'à l'âme des demeures anciennes endormie dans les vieux
meubles, les vieux tapis et les vieux rideaux...»

Puis son visage se contracta, comme si elle eût subi une longue
fatigue. Elle montait une côte lentement, lourdement, et disait à
quelqu'un: «Oh! porte-moi encore je t'en prie, je vais mourir ici! Je
ne peux plus marcher. Porte-moi comme tu faisais au-dessus des gorges?
Te rappelles-tu!... comme tu m'aimais!»

Puis elle poussa un cri d'angoisse; une horreur passa dans ses yeux.
Elle voyait une bête morte devant elle et suppliait qu'on l'ôtât de là
sans lui faire de mal.

Le marquis dit tout bas à son gendre:

--Elle pense à un âne que nous avons rencontré en revenant de la Nugère.

Maintenant elle parlait à cette bête morte, la consolait, lui racontait
qu'elle était aussi très malheureuse, elle, bien plus malheureuse,
parce qu'on l'avait abandonnée.

Puis tout à coup elle refusa quelque chose exigée d'elle. Elle criait:
«Oh! non, pas cela! Oh! c'est toi... toi... qui veux me faire traîner
cette voiture!...»

Alors elle haleta, comme si elle eût traîné une voiture, en effet. Elle
pleurait, gémissait, poussait des cris et toujours, pendant plus d'une
demi-heure, elle monta cette côte, en tirant derrière elle, avec des
efforts horribles, la charrette de l'âne, sans doute.

Et quelqu'un la frappait durement, car elle disait: «Oh! que tu me fais
mal! Au moins ne me bats plus, je marcherai... mais ne me bats plus, je
t'en supplie... Je ferai ce que tu voudras, mais ne me bats plus!...»

Puis son angoisse se calma peu à peu et elle ne fit plus que divaguer
doucement jusqu'au jour. Elle s'assoupit alors et finit par dormir.
Quand elle se réveilla, vers deux heures de l'après-midi, la fièvre la
brûlait encore, mais sa raison lui était revenue.

Jusqu'au lendemain, cependant, sa pensée demeura engourdie, un peu
indécise, fuyante. Elle ne trouvait pas tout de suite les mots dont
elle avait besoin et se fatiguait affreusement à les chercher.

Mais, après une nuit de repos, elle reprit complètement la possession
d'elle-même.

Cependant elle se sentait changée, comme si cette crise eût modifié
son âme. Elle souffrait moins et songeait davantage. Les événements
terribles, si proches, lui paraissaient reculés dans un passé déjà
lointain, et elle les regardait avec une clarté d'idées dont son
esprit n'avait encore jamais été éclairé. Cette lumière qui l'avait
envahie soudain, et qui illumine certains êtres en certaines heures
de souffrance, lui montrait la vie, les hommes, les choses, la terre
entière avec tout ce qu'elle porte comme elle ne les avait jamais vus.

Alors, plus même que le soir où elle s'était sentie tellement seule
au monde dans sa chambre en revenant du lac de Tazenat, elle se jugea
totalement abandonnée dans l'existence. Elle comprit que tous les
hommes marchent côte à côte, à travers les événements, sans que jamais
rien unisse vraiment deux êtres ensemble. Elle sentit, par la trahison
de celui en qui elle avait mis toute sa confiance, que les autres,
tous les autres, ne seraient jamais plus pour elle que des voisins
indifférents dans ce voyage court ou long, triste ou gai, suivant les
lendemains, impossibles à deviner. Elle comprit que même entre les bras
de cet homme, quand elle s'était crue mêlée à lui, entrée en lui, quand
elle avait cru que leurs chairs et leurs âmes ne faisaient plus qu'une
chair et qu'une âme, ils s'étaient seulement un peu rapprochés jusqu'à
faire toucher les impénétrables enveloppes où la mystérieuse nature a
isolé et enfermé les humains. Elle vit bien que nul jamais n'a pu ou ne
pourra briser cette invisible barrière qui met les êtres dans la vie
aussi loin l'un de l'autre que les étoiles du ciel.

Elle devina l'effort impuissant, incessant depuis les premiers jours
du monde, l'effort infatigable des hommes pour déchirer la gaine où
se débat leur âme à tout jamais emprisonnée, à tout jamais solitaire,
effort des bras, des lèvres, des yeux, de la chair frémissante et nue,
effort de l'amour qui s'épuise en baisers, pour arriver seulement à
donner la vie à quelque autre abandonné!

Alors un désir irrésistible la saisit de revoir sa fille. Elle la
demanda, et quand on l'eut apportée, elle pria qu'on la dévêtît, car
elle ne connaissait encore que son visage.

La nourrice déroula donc les langes et découvrit un pauvre corps
de nouveau-né, agité de ces vagues mouvements que la vie met en
ces ébauches de créatures. Christiane le toucha d'une main timide,
tremblante, puis voulut baiser le ventre, les reins, les jambes, les
pieds, puis elle le regarda, pleine de pensées bizarres.

Deux êtres s'étaient vus, s'étaient aimés avec une exaltation
délicieuse; et de leur étreinte, cela était né! Cela c'était lui et
elle, mêlés pour jusqu'à la mort de ce petit enfant, c'était lui
et elle, revivant ensemble, c'était un peu de lui et un peu d'elle
avec quelque chose d'inconnu qui le ferait différent d'eux. Il les
reproduirait l'un et l'autre, dans la forme de son corps et dans celle
de son esprit, dans ses traits, ses gestes, ses yeux, ses mouvements,
ses goûts, ses passions, jusque dans le son de sa voix et l'allure de
sa démarche, et il serait un être nouveau pourtant!

Ils étaient séparés maintenant, eux, pour toujours! Jamais plus leurs
regards ne se confondraient dans un de ces élans de tendresse qui font
indestructible la race humaine.

Et serrant l'enfant contre son cœur, elle murmura:

--Adieu--adieu!

C'était à lui qu'elle disait «adieu» dans l'oreille de sa fille,
l'adieu courageux et désolé d'une âme fière, l'adieu d'une femme qui
souffrira longtemps encore, toujours peut-être, mais qui saura du moins
cacher à tous ses larmes.

--Ah! ah! criait William par la porte entr'ouverte. Je t'y prends!
Veux-tu bien me rendre ma fille?

Courant au lit, il saisit la petite en ses mains exercées déjà à la
manier, et l'élevant au-dessus de sa tête, il répétait:

--Bonjour, mademoiselle Andermatt... bonjour, mademoiselle Andermatt...

Christiane songeait: «Voici donc mon mari». Et elle le contemplait avec
des yeux surpris comme s'ils l'eussent regardé pour la première fois.
C'était lui, l'homme à qui la loi l'avait unie, l'avait donnée! l'homme
qui devait être, d'après les idées humaines, religieuses et sociales,
une moitié d'elle! plus que cela, son maître, le maître de ses jours et
de ses nuits, de son cœur et de son corps! Elle eut presque envie de
sourire tant cela, à cette heure, lui parut étrange, car, entre elle
et lui, aucun lien, jamais, n'existerait, aucun de ces liens si vite
brisés, hélas! mais qui semblent éternels, ineffablement doux, presque
divins.

Aucun remords même ne lui venait de l'avoir trompé, de l'avoir trahi!
Elle s'en étonna, chercha pourquoi? Pourquoi?... Ils étaient trop
différents sans doute, trop loin l'un de l'autre, de races trop
dissemblables. Il ne comprenait rien d'elle; elle ne comprenait rien de
lui. Pourtant il était bon, dévoué, complaisant.

Mais seuls, peut-être, les êtres de même taille, de même nature, de
même essence morale peuvent se sentir attachés l'un à l'autre par la
chaîne sacrée du devoir volontaire.

On rhabillait l'enfant. William s'était assis:

--Écoute, ma chérie, disait-il, je n'ose plus t'annoncer de visite
depuis que tu m'as si bien accueilli avec le docteur Black. Il en est
une pourtant que tu me ferais grand plaisir de recevoir: celle du
docteur Bonnefille!

Alors elle rit, pour la première fois, d'un rire pâle, resté sur la
lèvre, sans aller jusqu'à l'âme; et elle demanda:

--Le docteur Bonnefille? Quel miracle! Vous êtes donc réconciliés?

--Mais oui. Écoute: je vais t'annoncer, en grand secret, une grande
nouvelle. Je viens d'acheter l'ancien établissement. J'ai tout le
pays, maintenant. Hein! quel triomphe? Ce pauvre docteur Bonnefille l'a
su avant tout le monde, bien entendu. Alors il a été malin; il est venu
prendre de tes nouvelles, tous les jours, en laissant sa carte avec un
mot sympathique. Moi, j'ai répondu à ses avances par une visite; et
nous sommes au mieux à présent.

--Qu'il vienne, dit Christiane, quand il voudra. Je serai contente de
le recevoir.

--Bon, je te remercie. Je te l'amènerai demain matin. Je n'ai pas
besoin de te dire que Paul me charge, sans cesse, de mille compliments
pour toi, et s'informe beaucoup de la petite. Il a grande envie de la
voir.

Malgré ses résolutions, elle se sentait oppressée. Elle put dire
cependant:

--Tu le remercieras pour moi.

Andermatt reprit:

--Il était très inquiet de savoir si on t'avait annoncé son mariage. Je
lui ai répondu oui; alors il m'a demandé plusieurs fois ce que tu en
pensais?

Elle fit un grand effort d'énergie et murmura:

--Tu lui diras que je l'approuve tout à fait.

William, avec une ténacité cruelle, reprit:

--Il voulait aussi, absolument savoir comment tu appellerais ta fille.
J'ai dit que nous hésitions entre Marguerite et Geneviève.

--J'ai changé d'avis, dit-elle. Je veux la nommer Arlette.

Autrefois, aux premiers jours de sa grossesse, elle avait discuté avec
Paul le nom qu'ils devaient choisir soit pour un fils, soit pour une
fille; et pour une fille Geneviève et Marguerite les avaient laissés
indécis. Elle ne voulait plus de ces deux noms-là.

William répétait:

--Arlette... Arlette... C'est très gentil... tu as raison. Moi,
j'aurais voulu l'appeler Christiane, comme toi. J'adore ça...
Christiane!

Elle poussa un profond soupir:

--Oh! cela promet trop de souffrances de porter le nom du Crucifié.

Il rougit, n'ayant point songé à ce rapprochement, et se levant:

--D'ailleurs, Arlette est très gentil. A tout à l'heure, ma chérie.

Dès qu'il fut parti elle appela la nourrice et ordonna que le berceau
fût placé désormais contre son lit.

Quand la couche légère en forme de nacelle, toujours balancée, et
portant son rideau blanc, comme une voile, sur son mât de cuivre tordu,
eut été roulée près de la grande couche, Christiane étendit sa main
jusqu'à l'enfant rendormie, et elle dit tout bas:

--Fais dodo, ma petite. Tu ne trouveras jamais personne qui t'aimera
autant que moi.

Elle passa les jours suivants dans une mélancolie tranquille, songeant
beaucoup, se faisant une âme résistante, un cœur énergique, pour
reprendre la vie dans quelques semaines. Sa principale occupation
maintenant consistait à contempler les yeux de sa fille, cherchant à
y surprendre un premier regard, mais n'y voyant rien que deux trous
bleuâtres invariablement tournés vers la grande clarté de la fenêtre.

Et elle ressentait de profondes tristesses en songeant que ces yeux-là,
encore endormis, regarderaient le monde comme elle l'avait regardé
elle-même, à travers l'illusion du rêve intérieur qui fait heureuse,
confiante et gaie l'âme des jeunes femmes. Ils aimeraient tout ce
qu'elle avait aimé, les beaux jours clairs, les fleurs, les bois et les
êtres aussi, hélas! Ils aimeraient un homme sans doute! Ils aimeraient
un homme! Ils porteraient en eux son image connue, chérie, la
reverraient quand il serait loin, s'enflammeraient en l'apercevant...
Et puis... et puis... ils apprendraient à pleurer! Les larmes, les
horribles larmes couleraient sur ces petites joues! Et l'affreuse
souffrance des amours trahis les rendrait méconnaissables, éperdus
d'angoisse et de désespoir, ces pauvres yeux vagues, qui seraient bleus.

Et elle embrassait follement l'enfant en lui disant:

--N'aime que moi, ma fille!

Un jour enfin, le professeur Mas-Roussel, qui venait la voir chaque
matin, déclara:

--Vous pourrez vous lever un peu tantôt, madame.

Andermatt, quand le médecin fut parti, dit à sa femme:

--Il est bien malheureux que tu ne soies pas tout à fait rétablie,
car nous avons aujourd'hui une expérience bien intéressante à
l'Établissement. Le docteur Latonne a fait un vrai miracle avec le père
Clovis, en le soumettant à son traitement de gymnastique automotrice.
Figure-toi que ce vieux vagabond marche presque comme tout le monde à
présent. Les progrès de la guérison, d'ailleurs, sont apparents après
chaque séance.

Elle demanda, pour lui plaire:

--Et vous allez faire une séance publique?

--Oui et non, nous faisons une séance devant les médecins et quelques
amis.

--A quelle heure?

--A trois heures.

--M. Brétigny y sera?

--Oui, oui. Il m'a promis d'y venir. Tout le conseil y sera. Au point
de vue médical c'est fort curieux.

--Eh bien, dit-elle, comme je serai, moi, justement levée à ce
moment-là, tu prieras M. Brétigny de me venir voir. Il me tiendra
compagnie pendant que vous regarderez l'expérience.

--Oui, ma chérie.

--Tu n'oublieras pas?

--Non, non, sois tranquille.

Et il s'en alla à la recherche des spectateurs.

Après avoir été joué par les Oriol lors du premier traitement du
paralytique, il avait à son tour joué de la crédulité des malades, si
facile à conquérir quand il s'agit de guérison, et maintenant il se
jouait à lui-même la comédie de cette cure, en parlait si souvent, avec
tant d'ardeur et de conviction, qu'il lui eût été bien difficile de
discerner s'il y croyait ou s'il n'y croyait pas.

Vers trois heures, toutes les personnes qu'il avait racolées se
trouvaient réunies devant la porte de l'Établissement, attendant la
venue du père Clovis. Il arriva, appuyé sur deux cannes, traînant
toujours les jambes et saluant avec politesse tout le monde sur son
passage.

Les deux Oriol le suivaient avec les deux jeunes filles. Paul et
Gontran accompagnaient leurs fiancées.

Dans la grande salle où étaient installés les instruments articulés, le
docteur Latonne attendait, en causant avec Andermatt et avec le docteur
Honorat.

Quand il aperçut le père Clovis, un sourire de joie passa sur ses
lèvres rasées. Il demanda:

--Eh bien! comment allons-nous aujourd'hui?

--Oh! cha va, cha va!

Petrus Martel et Saint-Landri parurent. Ils voulaient savoir. Le
premier croyait, le second doutait. Derrière eux on vit, avec stupeur,
entrer le docteur Bonnefille, qui vint saluer son rival et tendit la
main à Andermatt. Le docteur Black fut le dernier venu.

--Eh bien, messieurs et mesdemoiselles, dit le docteur Latonne en
s'inclinant vers Louise et Charlotte Oriol, vous allez assister à une
chose fort curieuse. Constatez d'abord qu'avant la séance ce brave
homme marche un peu, mais très peu. Pouvez-vous aller sans vos bâtons,
père Clovis?

--Oh non! môchieu.

--Bon, nous commençons.

On hissa le vieux sur le fauteuil, on lui sangla les jambes aux
pieds mobiles du siège, puis; quand M. l'inspecteur commanda: «Allez
doucement», le garçon de service, aux bras nus, tourna la manivelle.

On vit alors le genou droit du vagabond s'élever, s'étendre, se plier,
s'allonger de nouveau, puis le genou gauche en fit autant, et le père
Clovis, pris d'une joie subite, se mit à rire en répétant avec sa tête
et sa longue barbe blanche tous les mouvements auxquels on forçait ses
jambes.

Les quatre médecins et Andermatt, penchés sur lui, l'examinaient avec
une gravité d'augures, tandis que Colosse échangeait des coups d'œil
malins avec le vieux.

Comme on avait laissé les portes ouvertes, d'autres personnes entraient
sans cesse, se pressaient pour voir, des baigneurs convaincus et
anxieux. «Plus vite», commanda le docteur Latonne. L'homme de peine
tourna plus fort. Les jambes du vieux se mirent à courir, et lui, saisi
d'une gaieté irrésistible, comme un enfant qu'on chatouille, riait
de toute sa force, en agitant sa tête éperdument. Et il répétait, au
milieu de ses crises de rire: «Ché rigolo, ché rigolo!», ayant cueilli
ce mot sans doute dans la bouche de quelque étranger.

Colosse à son tour éclata et, tapant du pied par terre, se frappant les
cuisses de ses mains, il criait:

--Ah! bougrrre de Cloviche... bougrrre de Cloviche...

--Assez! ordonna l'inspecteur.

On détacha le vagabond, et les médecins s'écartèrent pour constater le
résultat.

Alors on vit le père Clovis descendre tout seul de son fauteuil; et il
marcha. Il allait à petits pas, il est vrai, tout courbé et grimaçant
de fatigue à chaque effort! mais il marchait!

Le docteur Bonnefille déclara le premier:

--C'est un cas tout à fait remarquable.

Le docteur Black aussitôt renchérit sur son confrère. Seul, le docteur
Honorat ne dit rien.

Gontran murmurait à l'oreille de Paul:

--Je ne comprends pas. Regarde leurs têtes. Sont-ils dupes ou
complaisants?

Mais Andermatt parlait. Il racontait cette cure depuis le premier jour,
la rechute et la guérison enfin qui s'annonçait définitive, absolue. Il
ajouta gaiement:

--Et si notre malade est un peu repris chaque hiver, nous le
reguérirons chaque été.

Puis il fit l'éloge pompeux des eaux du Mont-Oriol, célébra leurs
propriétés, toutes leurs propriétés:

--Moi-même, disait-il, j'ai pu expérimenter leur puissance dans une
personne qui m'est bien chère, et si ma famille ne s'éteint pas, c'est
à Mont-Oriol que je le devrai.

Mais tout à coup un souvenir l'assaillit: il avait promis à sa femme
la visite de Paul Brétigny. Son remords fut vif, car il était plein de
soins pour elle. Il regarda donc autour de lui, aperçut Paul et, le
rejoignant:

--Mon cher ami, j'ai complètement oublié de vous dire que Christiane
vous attend en ce moment.

Brétigny balbutia:

--Moi... en ce moment...?

--Oui, elle s'est levée aujourd'hui et elle désire vous voir avant tout
le monde. Courez-y donc bien vite, et excusez-moi.

Paul s'en alla vers l'hôtel, le cœur palpitant d'émotion.

En route il rencontra le marquis de Ravenel qui lui dit:

--Ma fille est debout et s'étonne de ne vous avoir pas encore vu.

Il s'arrêta cependant sur les premières marches de l'escalier pour
réfléchir à ce qu'il lui dirait. Comment allait-elle le recevoir?
Serait-elle seule? Si elle parlait de son mariage, que répondrait-il?

Depuis qu'il la savait accouchée il ne pouvait songer à elle sans
frémir d'inquiétude; et la pensée de leur première rencontre, chaque
fois qu'elle effleurait son esprit, le faisait brusquement rougir ou
pâlir d'angoisse. Il songeait aussi, avec un trouble profond, à cet
enfant inconnu dont il était le père, et il demeurait harcelé par le
désir et la peur de le voir. Il se sentait enfoncé dans une de ces
saletés morales qui tachent, jusqu'à sa mort, la conscience d'un homme.
Mais il redoutait surtout le regard de cette femme qu'il avait aimée si
fort et si peu longtemps.

Aurait-elle pour lui des reproches, des larmes ou du dédain? Ne le
recevait-elle que pour le chasser?

Et quelle devait être son attitude à lui? Humble, désolée, suppliante
ou froide? S'expliquerait-il ou écouterait-il sans répondre? Devait-il
s'asseoir ou rester debout?

Et quand on lui montrerait l'enfant, que ferait-il? Que dirait-il? De
quel sentiment apparent devrait-il être agité?

Devant la porte il s'arrêta de nouveau, et, au moment de toucher le
timbre, il s'aperçut que sa main tremblait.

Il appuyait son doigt cependant sur le petit bouton d'ivoire et
il entendit dans l'intérieur de l'appartement tinter la sonnerie
électrique.

Une domestique vint ouvrir, le fit entrer. Et, dès la porte du salon,
il aperçut, au fond de la seconde chambre, Christiane qui le regardait,
étendue sur sa chaise longue.

Ces deux pièces à traverser lui parurent interminables. Il se sentait
chanceler, il avait peur de heurter des sièges et il n'osait pas
regarder à ses pieds pour ne point baisser les yeux. Elle ne fit pas un
geste, elle ne dit pas un mot, elle attendait qu'il fût près d'elle. Sa
main droite restait allongée sur sa robe et sa main gauche appuyée sur
le bord du berceau tout enveloppé de ses rideaux.

Quand il fut à trois pas il s'arrêta, ne sachant ce qu'il devait faire.
La femme de chambre avait refermé la porte derrière lui. Ils étaient
seuls.

Alors il eut envie de tomber à genoux et de demander pardon. Mais elle
souleva avec lenteur sa main posée sur sa robe et la lui tendant un peu:

--Bonjour, dit-elle d'une voix grave.

Il n'osait toucher ses doigts, qu'il effleura cependant de ses lèvres,
en s'inclinant.

Elle reprit:

--Asseyez-vous.

Et il s'assit sur une chaise basse, près de ses pieds.

Il sentait qu'il devait parler, mais il ne trouvait pas un mot, pas
une idée, et il n'osait plus même la regarder. Il finit pourtant par
balbutier:

--Votre mari avait oublié de me dire que vous m'attendiez, sans quoi je
serais venu plus tôt.

Elle répondit:

--Oh! peu importe! Du moment que nous devions nous revoir... un peu
plus tôt... un peu plus tard?...

Comme elle n'ajoutait plus rien, il s'empressa de demander:

--J'espère que vous allez bien, maintenant?

--Merci. Aussi bien qu'on peut aller, après des secousses pareilles.

Elle était fort pâle, maigrie, mais plus jolie qu'avant son
accouchement. Ses yeux surtout avaient pris une profondeur d'expression
qu'il ne leur connaissait pas. Ils semblaient assombris, d'un bleu
moins clair, moins transparent, plus intense. Ses mains étaient si
blanches qu'on eût dit de la chair de morte.

Elle reprit:

--Ce sont des heures très dures à passer. Mais, quand on a souffert
ainsi, on se sent fort pour jusqu'à la fin de ses jours.

Il murmura, très ému:

--Oui, ce sont des épreuves terribles.

Elle répéta comme un écho:

--Terribles.

Depuis quelques secondes, de légers mouvements, ces bruits
imperceptibles du réveil d'un enfant endormi, avaient lieu dans le
berceau. Brétigny ne le quittait plus du regard, en proie à un malaise
douloureux et grandissant, torturé par l'envie de voir ce qui vivait là
dedans.

Alors il s'aperçut que les rideaux du petit lit étaient clos du haut en
bas avec les épingles d'or que Christiane portait ordinairement à son
corsage. Il s'amusait souvent, autrefois, à les ôter et à les repiquer
sur les épaules de sa bien-aimée, ces fines épingles dont la tête était
formée d'un croissant de lune. Il comprit ce qu'elle avait voulu; et
une émotion poignante le saisit, le crispa devant cette barrière de
points d'or qui le séparait, pour toujours, de cet enfant.

Un cri léger, une plainte frêle s'éleva dans cette prison blanche.
Christiane aussitôt balança la nacelle, et d'une voix un peu brusque:

--Je vous demande pardon de vous donner si peu de temps; mais il faut
que je m'occupe de ma fille.

Il se leva, baisa de nouveau la main qu'elle lui tendait, et, comme il
allait sortir:

--Je fais des vœux pour votre bonheur, dit-elle.


  Antibes, villa Muterse, 1886.


FIN



NOTE.


Le manuscrit de _Mont-Oriol_ comprend 312 feuillets de papier grand
in-8º réunis dans une reliure pleine en parchemin. La première
partie est paginée de 1 à 153; la seconde de 1 à 159 avec le mot
FIN. L'écriture en est rapide et sûre, les surcharges sont rares; on
ne soupçonne nul effort. Quelques corrections de forme, visant à la
sobriété de l'expression, troublent l'aspect régulier de chaque page.

_Mont-Oriol_ a paru en feuilleton dans le _Gil-Blas_, du jeudi 23
décembre 1886 au dimanche 6 février 1887.

Le roman fut entrepris dans l'été de 1885, durant un séjour que
Maupassant fit en Auvergne. Il écrit à sa mère de Châtel-Guyon (août
1885):

  «Je ne fais rien que préparer tranquillement mon roman... Ce sera une
  histoire assez courte et très simple dans ce grand paysage calme.
  Cela ne ressemblera guère à _Bel-Ami_.»

Dans une autre lettre adressée à Mme Leconte de Nouy (mars 1886), il
écrit:

  «Je fais une histoire de passion très exaltée, très ardente et très
  poétique... Les chapitres de passion sont beaucoup plus raturés que
  les autres. Enfin ça vient tout de même. On se plie à tout, avec
  de la patience; mais je ris souvent des idées sentimentales, très
  sentimentales et tendres que je trouve, en cherchant bien! J'ai peur
  que ça ne me convertisse au genre amoureux, pas seulement dans les
  livres, mais aussi dans la vie. Quand l'esprit prend un pli, il le
  garde; et vraiment il m'arrive quelquefois, en me promenant sur le
  cap d'Antibes,--un cap solitaire comme une lande de Bretagne,--en
  préparant un chapitre au clair de lune, de m'imaginer que ces
  histoires-là ne sont pas si bêtes qu'on le croirait.»



OPINION DE LA PRESSE
SUR
_MONT-ORIOL_.


_Revue des Deux-Mondes_, 1er mars 1887 (F. Brunetière).

«Avec aisance, et surtout avec une clarté parfaite, quels que soient
le nombre des personnages et la diversité des épisodes, M. de
Maupassant... d'un mouvement rapide nous entraîne vers le dénouement...
Je me reprocherais fort de ne pas ajouter que, dans _Mont-Oriol_, la
dureté coutumière de M. de Maupassant s'est singulièrement attendrie
et qu'il est demeuré sans doute pessimiste, mais que son pessimisme a
souri. L'émotion... voilà ce qui manquait encore à ses romans, et voilà
ce que nous sommes heureux de rencontrer dans _Mont-Oriol_.»


_Journal des Débats_, dimanche 27 février 1887 (André Hallays).

«... Depuis le jour où, dans les _Soirées de Médan_, parut _Boule
de Suif_, que n'a-t-on pas dit et écrit sur le robuste talent du
conteur, son style vigoureux et clair, la puissante sobriété de ses
descriptions, l'amertume de ses bouffonneries et le tragique de ses
farces? Toutes ces qualités, on les trouve dans _Mont-Oriol_ et quelque
chose de plus encore. L'observation, sans rien perdre de sa précision
et de sa vigueur, est ici moins brutale, le style moins tendu, le récit
plus alerte. Çà et là, des remarques presque féminines, de la grâce, de
l'abandon, même de la gentillesse. L'ironie qui est au fond du conte
est voilée d'une légère mélancolie. Les niaiseries sentimentales de
l'amour en sont plus impitoyablement bafouées. Enfin,--et ceci est
bien remarquable,--par delà la scène où se meuvent les personnages,
apparaissent brusquement des lointains imprévus et des lueurs d'idées
générales. Il semble que ce roman, unique dans l'œuvre de M. de
Maupassant, ait été pour lui comme un délassement d'imagination; on
y sent cette indulgence que donne à l'écrivain, même pessimiste,
l'accomplissement d'une tâche facile, allègrement exécutée d'une main
légère.»


_Revue Bleue_, 12 février 1887 (Maxime Gaucher).

«Il me semble que M. de Maupassant a le don spécial d'animer et de
transformer tout ce qu'il touche de sa plume magique... Cette fois il
nous transporte à Mont-Oriol,... où ne va que la bonne compagnie.
Cette bonne compagnie sera d'assez mauvaise compagnie: ainsi le veut
la baguette qui transforme; mais elle vivra d'une vie intense: ainsi
le veut la baguette qui anime. Autre prodige: la donnée sera à peu
près complètement dénuée d'intérêt, disons même tout à fait dénuée--et
cependant cette lecture nous attachera et nous aurons quelque regret de
voir arriver la dernière page et le mot: FIN. C'est que chacun de ses
bonshommes est pris sur nature, chacun d'eux est vivant.»


_Le Figaro_, 7 février 1887 (Albert Wolff).

«Aucun de nos jeunes romanciers de valeur ne m'a donné,--au même degré
que Maupassant,--la double sensation de la comédie et de la tragédie
humaines... Il a ce double don, si rare chez un écrivain, d'attendrir
le lecteur et de l'égayer, de le distraire et de le pousser à la
méditation... Cette note attendrie, sans déclamation, venant après
tant de pages où pétille l'esprit d'observation, clôt le livre sur une
sensation durable.»



VARIANTES

D'APRÈS LE MANUSCRIT ORIGINAL.


Page 3, ligne 1, vitrée, _plantée dans son dos_, puis...

Page 5, ligne 25, entrée _de l'établissement_. Embusqué...

Page 19, ligne 13, ennui _pétrifiant_ des...

Page 21, ligne 27, opinions, _sans convictions_, sans...

Page 22, ligne 18, la toute _puissance_ de...

Page 22, ligne 21, plus _puissant_...

Page 25, ligne 3, mystérieuse. Il _est plus grossier qu'un camionneur,
plus poilu qu'un ours, plus sale qu'un ruisseau_, et il...

Page 26, ligne 27, pantalon, _qui tenait_ ou...

Page 29, ligne 26, congé _apporte mé_ de...

Page 36, ligne 22, moins. _Il se tut, et il ajouta_: et puis...

Page 37, ligne 5, s'assit _avec beaucoup de_ peine...

Page 42, ligne 15, famille, _rien que par la famille_ et...

Page 42, ligne 23, Allons, _fieu_, faut...

Page 43, ligne 3, réveillait _le gars_; et...

Page 43, ligne 14, oui, oui, _ce sont eux_.

Page 44, ligne 9, flaira, _leva la patte, se remit à flairer_, et...

Page 47, ligne 1, à _voir_ ici.

Page 47, ligne 10, qu'il _sait prendre les choses en riant_ et qu'il
ne...

Page 47, ligne 15, jamais _troublé par_ mes...

Page 48, ligne 13, aussi _dur_ et résistant...

Page 49, ligne 24, tomba _tout entier_, ce...

Page 51, ligne 4, votre _vin_! Le vieux fut flatté.--_Oh non, pour sûr,
Monsieur le docteur._ Christiane _en_ avait assez et...

Page 51, ligne 20, rien _voir_, elle...

Page 73, ligne 8, leur _dos_ ventru.

Page 81, ligne 8, paralytique, _bien connu_ dans...

Page 89, ligne 10, d'une... (ici l'auteur manquant de références a
laissé une ligne en blanc, pour désigner l'affection du paralytique.)

Page 95, ligne 19, nature _excitable_.

Page 95, ligne 22, des amours _orageuses_ pour...

Page 107, ligne 2, d'hôte, _ce qui choqua les dames Paille_, mais...

Page 110, ligne 15, cinq ans _et des rentes_. C'est du reste...

Page 111, ligne 2, d'Enval à _Saint-Hippolyte_.

Page 118, ligne 14, dans _l'air_ plus frais...

Page 125, ligne 26, bleue, _comme un rêve_, et si...

Page 129, ligne 3, elle _sut trouver_ toutes...

Page 129, ligne 21, murmurant _dans la nuque_ les paroles...

Page 134, ligne 6, rien _surpris de cette découverte_. Gontran...

Page 137, ligne 26, une _éclaircie_, le rivage...

Page 141, ligne 6, lieu. _Le jour finissait_, l'air...

Page 150, ligne 27, l'haleine _de soufre_ le...

Page 154, ligne 17, cherche! _Deux fois déjà j'avais cru vous revoir,
je m'étais trompé, aujourd'hui, je vous ai reconnue._ Elle voulait...

Page 166, ligne 4, elle _se donnait_ à lui...

Page 168, ligne 8, bien _les eaux_ d'Enval...

Page 180, ligne 14, Gontran _inquiet_ cessa...

Page 183, ligne 19, coutume. _Gontran disait: il semble toujours courir
entre deux morts..._

Page 189, ligne 29, face, _tout près l'un de l'autre_, confondant...

Page 190, ligne 4, votre _âme_...

Page 191, ligne 15, portant _au bout de ses poignets_, il la...

Page 191, ligne 18, tendres. _Elle lui dit: «Vous ne sentez plus cette
bonne odeur que vous aviez.»_

_Il répondit: «Je ne veux rien garder d'autrefois. Ma vie a commencé le
jour où je vous ai connue. C'était le parfum d'une autre.»_

_Ils ne parlaient de rien que d'eux-mêmes, car rien n'existait plus
pour eux que leur passion. Il ne pensait qu'à elle, elle ne pensait
qu'à lui; ils ne savaient plus rien de ce qui les entourait, ils
n'écoutaient plus rien de ce qu'on leur disait, et s'ils répondaient
quelquefois c'était sans avoir entendu. Ils gardaient, jour et nuit,
l'un et l'autre, sur les lèvres le goût de leurs baisers, dans les yeux
l'image de leurs visages, dans la bouche le murmure d'un nom, dans
l'oreille le bruit d'un seul mot. Et dans leurs bras, sur leur cœur,
dans leur chair, demeurait imprégné, vibrant, incessant et délicieux le
souvenir de leur dernière étreinte et aussi le désir d'un enlacement
nouveau_. S'ils s'étaient...

Page 209, ligne 3, pas, _n'osant point_ appeler...

Page 209, ligne 12, route. _Il fit quelques pas, mais ne sachant si
c'était lui, elle n'osa point remuer._ Alors...

Page 209, ligne 17, bouche _à la place où la forme de la tête
s'arrondissait sur le chemin_. Ainsi...

Page 213, ligne 16, ai _annoncé_ que...

Page 214, ligne 1, les _reins_; puis...

Page 215, ligne 1, la _petite_ station...

Page 216, ligne 27, de _venir passer_ quelque...

Page 229, ligne 13, Brétigny, _que le rire étouffait_, fit...

Page 259, ligne 9, bal. _On y dansait avec délire._

Page 277, ligne 15, Qu'elle _épouserait_ un notaire...

Page 285, ligne 18, franche _et plus fraîche_ que...

Page 286, ligne 11, véreuses _qu'on vend si cher aux ducs et princes_
et toutes...

Page 288, ligne 18, serait _bientôt_ la...

Page 293, ligne 22, ni _à vous rendre service_, à...

Page 296, ligne 14, leur _enleva_ leurs...

Page 299, ligne 11, annoncerait _à la porte d'un salon_, Madame...

Page 301, ligne 18, gémissante, _il avait presque pour son état le
même dégoût que pour une saleté, elle devenait pour lui l'être malade,
impur, à qui l'Église même ne permet plus d'être la marraine d'un
nouveau-né avant d'avoir été purifiée_, et il...

Page 309, ligne 1, criant «_c'est entendu_, jeudi...

Page 309, ligne 24, groupe _qu'on avait baptisé les flambeurs_, qu'on
retrouvait...

Page 325, ligne 6, misères des _bêtes_; et la...

Page 325, ligne 13, chien, _aussi maigre que l'âne_, était...

Page 326, ligne 14, misère _humaine_.

Page 347, ligne 6, oreille, _sa main étendue sur son visage_ et son...

Page 348, ligne 8, oubliez _ce que je viens de vous avouer_. Vous...

Page 358, ligne 17, visite _à ta fiancée_, et je...

Page 359, ligne 16, _drôleries_ à Louise...

Page 360, ligne 15, venait de quitter à page 363, ligne 4, Un jour
comme il entrait...

Page 372, ligne 17, Il avait donc triomphé, lui! Il saisit soudain les
deux mains...

Page 373, ligne 6, _Comme_ je vous aime, ma petite Charlotte, _comme_
je vous aime!

Page 373, ligne 13, Elle s'était _levée_; il se leva _et_ la saisit
_au_ bras _pour l'embrasser au front_ avec emportement...

Page 377, ligne 3, apprit _par le caissier_ que...

Page 380, ligne 5, C'était une affreuse catastrophe. _Aussi quand
le père Printemps annonça que le facteur réclamait la gratification
promise au commencement du mois, le banquier reçut cette demande par
une explosion de colère._

--_Quelle gratification? Quel facteur? Qu'est-ce qu'une exploitation
pareille? On me vole de tous les côtés, mais j'en ai assez
entendez-vous, j'en ai assez!_

_Le père Printemps s'expliqua_:

--_Monsieur le Président ne se rappelle pas qu'il a promis au facteur
dix francs par mois pour porter toutes ses dépêches à Châtel-Guyon tant
que nous n'aurions pas un télégraphe ici._

--_Je lui ai promis dix francs par mois, moi?_

--_Mais oui, Monsieur le Président._

--_C'est dix fois trop, je ne me laisserai pas piller de la sorte._

--_Mais si Monsieur le Président songe qu'il y a quatre kilomètres
d'ici Châtel-Guyon, par les raccourcis, cela fait huit aller et retour.
A dix francs par mois il n'a pas eu dix sous par course, allez._

_A cette pensée qu'il avait payé dix sous pour huit kilomètres faits
à pied, la fureur de William Andermatt s'apaisa quelque peu sans que
sa mauvaise humeur de fond se dissipât. Il commanda: «Faites entrer le
facteur». L'homme parut, botté, en blouse bleue, son képi noir à la
main. Le banquier lui dit_:

--_Je vous ai promis dix francs par mois pour porter mes dépêches à
Châtel-Guyon quand votre service des lettres était fini._

--_Oui, Monsieur le Président._

--_Ah!... c'est bon... eh bien... eh bien... quelle remise
l'administration vous fait-elle sur les timbres que vous vendez?_

--_Cinq pour cent, Monsieur le Président._

--_Cinq pour cent?_

--_Oui, Monsieur._

--_Eh bien vous allez m'apporter pour deux cents francs de timbres
de quinze centimes. J'en ai l'emploi très rapidement avec la
correspondance de ma maison de banque. Cela vous fera vos dix francs._

_L'homme, stupéfait, restait debout, sans bien saisir cette
combinaison._

_Alors Andermatt dont les nerfs étaient frémissants, ce matin-là,
s'emporta de nouveau._

--_Vous ne comprenez pas, nom d'un chien?
Vous--m'apporterez--pour--deux--cents--francs--de--timbres-poste--de
quinze centimes. Je vous paye--deux--cents--francs--et vous ne remettez
à l'administration que--cent--quatre-vingt-dix francs,--puisqu'elle
vous fait cinq pour cent de remise. C'est donc dix francs que vous
gardez, dix francs que je vous donne. Hein?_

_Le facteur avait enfin compris. Il balbutia_:

--_Oui, Monsieur le Président._

_Alors Andermatt le congédia brusquement._

--_C'est bon, allez-vous-en, et apportez-moi vos timbres demain matin._

_Quand l'homme fut sorti il se retourna vers le médecin_:

--Vous devriez...

Page 385, ligne 26, _Tu sais_, mon vieux Paul, _si ça t'ennuie de
raconter ta petite affaire à Christiane, je m'en chargerai bien, moi_.
Leurs yeux...

Page 388, ligne 28, accouchement _prématuré_...

Page 391, ligne 6, sembla qu'elle _s'entr'ouvrait_ et que tout le
dedans...

Page 402, ligne 22, quelle _digne_ femme...

Page 406, ligne 3, calme-toi, _je t'en supplie, calme-toi_, qu'est-ce...

Page 406, ligne 29, blonds _qui sortaient de son fin bonnet_, elle
regardait...

Page 407, ligne 7, de _secousses_.

Page 409, ligne 29, totalement _et pour toujours_ abandonnée...

Page 410, ligne 27, yeux, _des bouches_, de...

Page 411, ligne 17, petit _être_...

Page 411, ligne 19, quelque chose _d'autre venu d'ailleurs_. Il...

Page 415, ligne 2, Geneviève; _lui préfère Geneviève_...

Page 422, ligne 6, femme, levée pour la première fois, la...

Page 424, ligne 6, interminables. _Il croyait ne pas marcher droit_, il
avait peur...

Page 424, ligne 24, toucher _cette main_, qu'il...


                   *       *       *       *       *


  Liste des modifications:

  Page  67: «Gontron» remplacé par «Gontran» (Gontran affirmait parfois)
  Page  82: «il» par «ils» (ils les enterrèrent en plaisantant)
  Page 128: «s'étais» par «s'était» (il s'était mis)
  Page 130: «elles» par «elle» (tant il avait de pensées pour elle)
  Page 137: «firmanent» par «firmament» (jusqu'à l'autre firmament)
  Page 251: «m'enbêtent» par « m'embêtent» (ces choses-là m'embêtent)
          : «tirez» par «tirer» (Vous ne pouvez vous tirer de là)
  Page 371: «être» par «êtres» (les êtres naïfs et bons)
  Page 378: «Andermat» par «Andermatt» (Andermatt sentit un frisson)
  Page 381: «l'a» par «la» (Il la trouva encore au lit)
  Page 394: «n'a» par «n'as» (tu n'as pas encore demandé)



*** End of this LibraryBlog Digital Book "Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 17" ***

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