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Title: Paris de siècle en siècle
Author: Robida, Albert
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Paris de siècle en siècle" ***

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SIÈCLE ***



                            [Illustration:

                                 PARIS
                          de Siècle en Siècle


                                  par
                               A. ROBIDA

                Imp. Eug. Marx (Atelier Belfand) Paris
                                   ]



                                 PARIS

                          DE SIÈCLE EN SIÈCLE



                         OUVRAGES DE A. ROBIDA


     LA VIEILLE FRANCE.--NORMANDIE. BRETAGNE. PROVENCE. TOURAINE. Quatre
     volumes in-4º, illustrés de très nombreuses gravures dans le texte
     et hors texte. (A la _Librairie illustrée_.)

     LES VIEILLES VILLES D’ITALIE. Un volume in-8º raisin, illustré de
     nombreuses gravures. (Maurice Dreyfous, éditeur.)

     LES VIEILLES VILLES DE SUISSE. Un volume in-8º raisin, illustré de
     nombreuses gravures. (Maurice Dreyfous, éditeur.)

     LES VIEILLES VILLES D’ESPAGNE. Un volume in-8º raisin, illustré de
     nombreuses gravures. (Maurice Dreyfous, éditeur.)

     VOYAGES TRÈS EXTRAORDINAIRES DE SATURNIN FARANDOUL. Un fort in-8º
     jésus, illustré de nombreuses gravures. (A la _Librairie
     illustrée_.)

     LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE. Un volume in-8º jésus, illustré de
     nombreuses gravures. (A la _Librairie illustrée_.)

     LE VINGTIÈME SIÈCLE. Un volume in-8º colombier, illustré de
     gravures dans le texte et hors texte. (A la _Librairie illustrée_.)

     VOYAGE DE MONSIEUR DUMOLLET. Un volume in-8º colombier, illustré de
     gravures dans le texte et hors texte. (A la _Librairie illustrée_.)

     LE DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. Un volume in-8º colombier, illustré de
     gravures dans le texte et hors texte. (A la _Librairie illustrée_.)

     ŒUVRES DE RABELAIS, illustrées de très nombreuses gravures dans le
     texte et de gravures hors texte en couleurs. (A la _Librairie
     illustrée_.)

     MESDAMES NOS AIEULES, DIX SIÈCLES D’ÉLÉGANCES. Un volume in-18
     couronne illustré de très nombreuses gravures en noir et en
     couleurs. (A la _Librairie illustrée_.)


                ÉVREUX, IMPRIMERIE DE CHARLES HÉRISSEY

                            [Illustration:

                  A. Robida del et sculp A. Maire imp

                     LA REINE MARGUERITE DE VALOIS

                         _à l’hôtel de Sens_]



                                 PARIS

                          DE SIÈCLE EN SIÈCLE

                    TEXTE, DESSINS ET LITHOGRAPHIES

                                  PAR

                               A. ROBIDA

                            [Illustration]


                                 PARIS
                       A LA LIBRAIRIE ILLUSTRÉE
                        8, RUE SAINT-JOSEPH, 8

                        _Tous droits réservés._



                               A MON AMI

                            CHARLES NORMAND

                           PARISIEN DE PARIS

          SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DES AMIS DES MONUMENTS PARISIENS


    _Toujours sur la brèche pour la défense des intérêts_
    _artistiques de Paris toujours menacés._

                               A. ROBIDA



[Illustration: LE PONT-NEUF ET LA POINTE DE LA CITÉ AU XVIIᵉ SIÈCLE]
CHAPITRE PREMIER

L’ILE BERCEAU

     Le cœur de Paris et ses déplacements.--Lutèce gauloise.--Le village
     insulaire entre marais et forêts.--L’arrivée du Romain.--Premier
     siège et premier incendie.--Camulogène et Labiénus.--Lutèce
     gallo-romaine.--Le premier coup d’État militaire.--Un Empereur de
     Paris.--Le Palais de Julien aux Thermes.--Les Nautes.--Les arènes
     parisiennes.--Lutèce mérovingienne.--Sainte-Geneviève.--Le Palais
     des Comtes de Paris dans la Cité.--Les marchands de l’Eau.


[Illustration: PETITE TOURELLE DE L’HOTEL DE SENS]

A chaque étape de sa vie, à chaque mouvement de sa croissance, les
siècles passés ont vu notre Paris, faisant craquer sa ceinture et se
dépouillant de son enveloppe, s’épanouir en d’autres conditions au
soleil des idées nouvelles, revêtir, sous une armure de défense plus
solide et plus large, un vêtement tout neuf, enrichi et décoré suivant
les modes alors triomphantes, lesquelles constituent parfois un progrès
et un embellissement, mais parfois aussi, par malheur, n’apportent que
de regrettables modifications.

Une capitale est un organisme et Paris plus que nulle autre.

Mais dans cet organisme de la ville en perpétuelle transformation, en
même temps que l’enveloppe se modifie, le cœur change de place. Il était
ici, en ce siècle, sur cette rive du fleuve; au siècle prochain, il sera
là-bas, de l’autre côté. Il fut au milieu du fleuve d’abord, aux
premiers vagissements de Paris, dans l’île où naquit la petite Lutèce,
puis il passa l’eau, sembla se fixer un instant sur la montagne
Sainte-Geneviève, à l’ombre des palais gallo-romains, qu’après Constance
Chlore, Julien et les magistrats romains, habitaient les terribles chefs
francs,--pour revenir en son île avec les évêques et les rois, entre la
cathédrale et le palais, ensuite pour refranchir encore le fleuve, mais
de l’autre côté, et gagner la ville nouvelle, la ville bruyante et
commerçante qui s’agite sur la rive droite...

Et le cœur vagabond ne quittera plus cette rive, il se contentera
d’avancer bond par bond, du côté où va le soleil, pendant que la ville
se gonfle et s’agrandit, pousse au loin ses rues interminables, dévore
les marais, les champs, les vignes, les parcs, les taillis, boit les
petites rivières qu’elle rencontre, absorbe les villages, les châteaux,
les bourgs, étale à l’infini ses palais et ses maisons sur un territoire
qui, pour le bourgeois de jadis, était l’horizon lointain, perdu dans le
vague du couchant!

Le cœur de Paris, ce fut d’abord l’île-berceau, où, dans un paysage vide
et silencieux, au seul murmure du fleuve, tranquille alors et libre de
s’élargir à l’aise sur des berges incertaines, s’éveilla la Lutèce
gauloise, sous les saules, entre quelques chaumières rondes à toits
coniques.

Le cœur de Paris, de la Lutèce gallo-romaine et mérovingienne, ce fut la
_Cité_ naissante, l’île déjà pleine et débordant sur la rive gauche; ce
fut aussi la montagne de Geneviève, où montèrent la garde le soldat
gaulois des empereurs romains et le rude compagnon de ces chefs francs
qui devinrent les rois de la petite France naissante aussi,--la montagne
que se partagèrent le cloître qui prie et l’université qui médite et
enseigne; ce fut le quartier des manoirs féodaux groupés autour de
l’hôtel Saint-Paul et de l’hôtel des Tournelles,--palais des rois de
France alors que le Louvre attend encore son heure,--le quartier du
Marais--lequel, avec la place Royale aux arcades simples et nobles,
resta centre aristocratique jusqu’au grand siècle;--ce fut aussi le
Pont-Neuf, la grosse artère où toute la vie de Paris passe et repasse.

Puis, étape nouvelle, le cœur de Paris avance et se fixe tout près des
édifices royaux du Louvre et des Tuileries, abandonnés par leurs hôtes
pour Versailles où se ressentent moins les soubresauts du Paris toujours
bouillonnant et grondant en perpétuelles mutineries. Le cœur de Paris
bat sous les galeries du Palais-Royal, demeure élevée par le grand
cardinal et devenue le palais de la branche cadette des Bourbons.

Il oscille pendant un siècle, retournant parfois, aux jours sombres,
vers la Grève où le terrible Hôtel de Ville couve les révolutions; il
monte au commencement de notre temps vers les nouveaux boulevards
brillants, étincelants et bourdonnants, jadis simples fossés d’enceinte
sur la campagne et devenus centre de la vie parisienne pendant la course
de notre XIXᵉ siècle.

[Illustration: LUTÈCE GAULOISE. POINTE DE L’ILE AVEC LES ILOTS SUR
LESQUELS PASSE LE PONT-NEUF ACTUEL]

On perçoit le battement de ce cœur entre l’Opéra flamboyant et l’église
de la Madeleine, temple grec dédié à la Gloire par Napoléon; mais ce
cœur jamais fixé se porte de plus en plus en avant et marche vers les
Champs-Élysées, vers l’ouest, vers les immenses quartiers aux splendides
hôtels tout battant neufs, quartiers trop cosmopolites, où peut-être, de
transformation en transformation, naîtra un Paris trop différent du
Paris de l’histoire, une grande Cosmopolis, capitale internationale aux
qualités essentielles évaporées et n’ayant point gardé la saveur du
terroir lutécien.

       *       *       *       *       *

Temps lointains;--pour la Gaule aux vastes forêts, l’histoire commence à
peine et pourtant les légions de Rome, bientôt, vont y trouver des
villes importantes, du commerce, quelques routes--peu nombreuses il est
vrai, fleuves et rivières en tenant lieu,--des tribus puissantes mais
mal confédérées, des peuples divisés qui ne sauront point se réunir
contre l’ennemi commun. Des cités en nombre considérable existaient.
Sans parler des côtes méditerranéennes, aux villes prospères et policées
étendant au loin leur commerce maritime, l’intérieur du pays présentait
d’importantes agglomérations urbaines, s’élevant à quelque point de
passage sur les rives des fleuves principaux, ou serrées dans des
murailles de défense sur la crête de quelque abrupt mamelon. Parmi des
centaines de petites cités dont beaucoup gisent encore en ruines sous
quelques pouces de terre en des coins inconnus, Chartres, Tours, Rouen,
Bordeaux, Reims, Nevers, Sens, Beauvais, etc., possédaient déjà des
édifices imposants et une certaine splendeur, telle Bourges, que les
Bituriges au temps de Vercingétorix ne purent se résoudre à détruire
pour faire le désert à l’approche des Romains.

Alors que plusieurs de ces villes formaient un chapelet de petites
capitales pleines de sève ardente, ayant même une vie politique, dans
cette Gaule déjà même livrée au pouvoir dangereux de l’éloquence,
Lutèce, plus modeste, toute petite et ne pressentant point ses
destinées, vivait dans son île du commerce de sa batellerie, du
transport des marchandises lui arrivant du Sud-Est par la haute Seine,
et du Nord par les affluents divers.

Le long de halliers et de taillis se ramifiant aux profondes forêts au
milieu desquelles l’Oise se fraie un chemin, la Seine, large et semée
d’îlots, descend lentement vers la mer, coulant en méandres gracieux à
travers des plaines fertiles et de belles collines.

Ici, à la place des immenses murs de pierre qui l’encaissent aujourd’hui
et contiennent aux grandes eaux ses désirs de flâneries en dehors du lit
régularisé, c’est à cette époque une verdoyante plaine basse, aux arbres
mouillés, que nous apercevons, un marécage où le vent fait onduler avec
de soudains et harmonieux frissons, les longues étendues de roseaux où
s’abritent des barques de pêcheurs, et sur lesquels planent des vols
d’oiseaux de rivière et tournoient les canards sauvages.

Un archipel non moins verdoyant balance ses grands arbres au milieu de
la Seine, c’est une flottille d’îles et d’îlots dont beaucoup ont
disparu aujourd’hui, rongés peu à peu, dévorés par le fleuve, ou bien
que l’homme a supprimés.

Iles et îlots se suivent ainsi à la file jusqu’à l’horizon; la plus
grande île de l’archipel parisien, c’est la _Cité_ d’aujourd’hui, grande
et noble nef suivie de ses chaloupes, les deux îles qui se nomment au
moyen âge l’île Notre-Dame et l’île aux Vaches et qui, réunies sous
Louis XIV, s’appellent maintenant l’île Saint-Louis, plus loin l’île aux
Javiaux ou Louviers, maintenant soudée à la rive droite sous l’ancien
Arsenal.

Une quatrième et une cinquième île, deux îlots plutôt, précèdent la
grande nef que forme la Cité, ce sont les îlots de Bussy et de la
Jourdaine où Philippe le Bel brûla les templiers et qui, réunies et
constituées en terre-plein du Pont-Neuf, portent aujourd’hui la statue
du Vert-Galant. Deux ponts de bois reliaient Lutèce aux oseraies de la
rive, deux ponts bien modestes, qui cent fois détruits se perpétueront à
peu près sur le même point et deviendront le pont au Change et le pont
Saint-Michel.

Voilà le calme paysage parisien de ces temps, le premier décor de la
série aux immenses changements; des îles au fil de l’eau, des marécages
pour premier plan, marais dont le souvenir se retrouve encore dans le
nom du quartier aux vieux et riches hôtels; au loin, de vertes collines,
dominées par les croupes bien dessinées de Montmartre, puis des bois,
des taillis où se cachent des villages qui sont alors peut-être aussi
importants que Lutèce en son île et que Lutèce, débarquant en terre
ferme, englobera l’un après l’autre.

       *       *       *       *       *

Depuis des années, la Gaule lutte contre l’envahisseur, contre le
Romain, âpre conquérant qui n’apporte sa civilisation aux peuples
qualifiés par lui de barbares,

[Illustration: LUTÈCE INCENDIÉE A L’ARRIVÉE DES ROMAINS]

que pour organiser l’exploitation savante et régulière de ces peuples,
pour pomper leur or et leur sang, destinés à alimenter son luxe et ses
plaisirs. La civilisation romaine s’avance précédée du carnage et de
l’incendie. La Gaule sans cohésion, morcelée en cent peuples rivaux l’un
de l’autre, est dévorée morceau par morceau, malgré la bravoure de ses
enfants, qui se brise devant la tactique supérieure des légions
romaines.

Cependant ce fut dans un moment où la Fortune semblait se retourner et,
attendrie par tant d’efforts désespérés, gagnée par tant de farouche
courage, se déclarait un instant pour la Gaule, que tomba la pauvre
petite Lutèce. Les Romains venaient de subir une défaite au siège de
Gergovie, suivie d’autres revers sur la Loire. Vercingétorix, le
généralissime des nations celtiques un instant réunies, tenait César en
échec; l’espoir renaissait.

Ce fut alors que le lieutenant de César, Labiénus, manœuvrant avec
quatre légions entre Sens et Paris pour venir en aide à César arrêté sur
la Loire, s’approcha du pays des Parisii.

Pour l’histoire, c’est la première fois que la bourgade gauloise à peine
née, future capitale de la France, entend sous ses murs gronder la
terrible rumeur de la guerre, qu’elle entendra si souvent ensuite dans
le cours des siècles,--rugissement des luttes intestines ou bien heurt
violent des invasions étrangères aux tours de bois des Gaulois, aux
donjons des rois de France, aux bastions à la Vauban du Paris de 1870.

Les buccins des légions romaines vont sonner sous les faibles murs de
Lutèce, premières clameurs de l’immense vacarme que ce petit coin des
rives de la Seine, marqué par le destin, entendra maintenant, de siècle
en siècle, des cris de carnage asiatiques des hordes d’Attila, des
stridents ronflements de la trompe de guerre des barques normandes aux
ronflements des bombardes des Anglais,--des arquebusades de la Ligue aux
roulements de tambours des sections révolutionnaires,--des hourras des
cosaques de 1814 aux sifflements des obus Krupp de la Germanie
reconstituée, ou des canons révoltés de 1871...

Sous les maisonnettes en flammes de la pauvre Lutèce, la tactique
romaine eut encore raison des armes gauloises. Le vieux Calmuken ou
Camulogène, chef aulerque de la basse Seine, menant des contingents
aulerques, bellovaques et parisiens, chercha vainement le corps à corps
avec l’ennemi pour le jeter dans le fleuve. Mais par des voltes rapides,
des contremarches, des passages soudains de la rive gauche de la Seine à
la rive droite, Labiénus trompa le chef gaulois: les Romains, après une
tentative avortée dans les marais à l’embouchure de la Bièvre, passèrent
la Seine à Melun pour attaquer par la rive droite. Mais sur cette rive,
devant Lutèce incendiée et abandonnée, avec Camulogène en face, et par
derrière un corps de Bellovaques qui approchait, Labiénus se trouva tout
à coup en un péril pressant; il en sortit par un coup d’audace heureux,
par un passage nocturne du fleuve sur cinquante bateaux amenés de Melun.

Le choc eut lieu sur la rive gauche au-dessus ou au-dessous de Paris, on
ne sait au juste: pour les uns entre Choisy-le-Roy et Vitry, pour les
autres entre Sèvres et Meudon, à l’endroit où fument les cheminées de
tant de bruyants restaurants alignés sur les berges d’une gracieuse
boucle de la Seine aimée de nos pêcheurs à la ligne et de nos
canotiers,--probablement sur les deux points à la fois, Labiénus ayant
passé à Sèvres et s’étant rabattu de là sur les positions occupées par
le gros de l’armée gauloise en amont de Lutèce. Camulogène et tous ses
soldats cramponnés au sol se firent tuer jusqu’au dernier et, sur les
rangs accumulés de cadavres gaulois et romains, Labiénus, ayant conquis
un passage chèrement payé, eut tout juste la force de conduire les
débris de ses légions chez les Senones.

Que reste-t-il de cette première Lutèce entrée dans l’histoire par sa
destruction au temps de César? quelles traces matérielles des Parisiens
du temps pourrions-nous aujourd’hui retrouver encore? Rien ou presque
rien, peut-être quelques pierres grossières ressaisies au plus profond
de notre sol, dans les fouilles opérées pour la construction des
édifices de la Cité actuelle.

Une seconde Lutèce allait renaître bientôt des cendres de la première.
La guerre terminée, les Romains définitivement établis en Gaule, le
nouvel ordre de choses accepté, de grands progrès matériels
s’effectuèrent rapidement. La _paix romaine_ opère une complète
transformation, les villes détruites se relèvent, de grandes voies
parfaitement entretenues relient les unes aux autres ces vieilles cités
gauloises devenues municipes romains, qui se parent bien vite de grands
monuments taillés sur le patron des édifices de la métropole lointaine.

[Illustration: LES LÉGIONS GAULOISES PROCLAMENT JULIEN EMPEREUR]

Après les légions, c’est l’invasion des lettres et des arts latins, qui
s’infiltrent avec une surprenante facilité jusqu’aux extrémités de la
terre des Druides et font marcher ensemble la transformation matérielle
et la transformation morale; les mœurs, les usages, les costumes de Rome
sont adoptés partout et font de l’ancienne _Gaule chevelue_ une _Gaule à
toges_ très romaine.

Cette Lutèce gallo-romaine, il nous est plus facile de nous la figurer
que la petite Lutèce gauloise; quatre siècles de vie romaine en avaient
fait une jolie ville décorée de vrais monuments, blanche et riante dans
sa ceinture mouvante, si limpide alors.

L’empereur Julien l’appelle _sa chère Lutèce_; il y a passé
quelques-unes des saisons de loisir que pouvaient lui laisser et tous
les soucis de l’empire, et les armées à conduire contre les Francs et
les Germains,--ce nouveau péril s’élevant à l’horizon de la ville
latine. Il vint en 358 et 359, après sa victoire sur les Germains dans
les plaines d’Argentoratum (Strasbourg), s’y reposer au milieu de ses
amis lettrés et philosophes, et il a tracé de la ville et de la vie
qu’il y menait un intéressant croquis:

«Je me trouvais pendant un hiver à ma chère Lutèce (c’est ainsi qu’on
appelle dans les Gaules la ville des Parisiens); elle occupe une île au
milieu d’une rivière: des ponts la joignent aux deux bords. Rarement la
rivière croît ou diminue: telle elle est en été, telle elle demeure en
hiver: on en boit volontiers l’eau très pure et très riante à la vue.
Comme les Parisiens habitent une île, il leur serait difficile de se
procurer d’autre eau. La température de l’hiver est peu rigoureuse, à
cause, disent les gens du pays, de la chaleur de l’Océan, qui n’en étant
éloigné que de neuf cents stades, envoie un air tiède jusqu’à Lutèce:
l’eau de mer est en effet moins froide que l’eau douce. Par cette
raison, ou par une autre que j’ignore, les choses sont ainsi. L’hiver
est donc fort doux aux habitants de cette terre; le sol porte de bonnes
vignes; les Parisii ont même l’art d’élever les figuiers en les
enveloppant de paille de blé comme d’un vêtement, et en employant les
autres moyens dont on se sert pour mettre les arbres à l’abri de
l’intempérie des saisons.»

[Illustration: LE CLOS DE LAAS ET LE PALAIS DES THERMES]

Ces figuiers que les Parisii savaient protéger contre les rigueurs de
l’hiver sont encore cultivés de la même façon sur un point des environs
de Paris, à Argenteuil, où, souvenir plus ancien, sur les hauteurs
dominant la Seine et l’immense plaine parisienne, un dolmen recouvre
les os de quelque chef parisien préhistorique.

Le palais où ces lignes furent écrites par l’empereur existe encore, il
n’était point dans l’île, car déjà Lutèce avait débordé sur les rives,
couvrait de naissants faubourgs le débouché des voies romaines de la
rive droite et se doublait presque d’une seconde ville sur la rive
gauche.

Le grand palais romain si longtemps enfoui et méprisé, aujourd’hui
annexe de notre musée de Cluny, était construit depuis une cinquantaine
d’années peut-être lorsque Julien, vers 356, y résidait. Il présentait
un très grand développement et bien des parties, les plus importantes
probablement, ont dû se perdre sous les constructions élevées au moyen
âge à leurs dépens. Ces superbes voûtes romaines, ces salles
majestueuses que nous admirons enchâssées dans la verdure d’un beau
jardin, précieuses reliques servant elles-mêmes de reliquaire à tant de
joyaux du passé, disparaissaient naguère sous un amas de maisons
serrées, de bicoques accrochées aux vieilles pierres, entassées sur les
reins des voûtes, heureusement d’une solidité à toute épreuve. Des
salles étaient à peu près bouchées par les décombres, d’autres
défigurées, éventrées, misérables, servaient de caves, écuries ou
remises, à une foule de petites industries.

[Illustration: PARIS MÉROVINGIEN.--LA POINTE DE LA CITÉ]

Derrière des murs énormes au fond de ces voûtes obscures, aux sombres
pierres coupées d’assises de briques, des chevaux au râtelier frappaient
de leurs fers le pavé romain et des tonneliers chantaient en cognant sur
les douves de leurs tonneaux; au-dessus, dans l’enchevêtrement des
bâtisses, des jardins s’étaient établis sur six pieds de terres
rapportées on ne sait quand ni comment, de vrais jardins suspendus où
poussaient des légumes et des arbres fruitiers. L’entrée des ruines à la
fin du siècle dernier était rue de la Harpe, au fond de la cour d’une
maison à l’enseigne de la Croix de fer, où les coches de Laval et
différents services de messageries avaient leur installation.

Racheté par l’État sous la Restauration, le palais des Thermes, ou ce
qu’il en restait, apparut au jour, désobstrué, débarrassé des maisons
assises sur ses puissantes épaules, de tous les appentis parasites et de
son clos de pommiers aériens. Les parties consacrées à l’habitation ont
disparu complètement; seuls les Thermes ont survécu à tant de causes de
destruction et nous pouvons à Paris admirer ces vastes salles purement
romaines, le tepidarium, salle des bains chauds et le frigidarium, la
grande salle des bains froids, immense et haute nef au berceau
majestueux, aux fortes murailles percées de niches profondes et
d’arcades robustes, les unes bouchées, les autres encadrant de leurs
doubles archivoltes un coin de la verdure lumineuse des jardins.

Quelles étaient l’étendue, la physionomie d’ensemble et les dispositions
exactes du palais des Thermes? Avec ce qui nous en reste nous ne pouvons
plus que chercher à le deviner. Tant de salles ont été complètement
détruites autour du noyau subsistant. Un écrivain qui l’a vu au XIIᵉ
siècle, Jean de Hauteville, dit emphatiquement du palais: «Les cimes
s’élèvent jusqu’aux nues et les fondements atteignent l’empire des
Morts.» La deuxième partie de la phrase est toujours exacte, tant de
souterrains ou de tronçons de souterrains circulent sous les
constructions restées debout et s’enfoncent sous les terrains
environnants.

Au temps de Julien, au temps des rois mérovingiens, qui succédèrent aux
empereurs, le palais des Thermes, les dépendances et les jardins
occupaient un immense terrain depuis Saint-Germain des Prés jusqu’à la
rue Saint-Jacques, sur les pentes de la montagne Sainte-Geneviève (_mons
Lucotitius_), où des vignes et des maisons de campagne se chauffaient au
soleil; le vieil aqueduc d’Arcueil amenait aux hôtes du palais l’eau des
sources de Rungis que l’aqueduc moderne verse encore à Paris. Sur
l’emplacement du jardin du Luxembourg était un camp romain. C’est là, en
360, Julien n’étant encore qu’un général victorieux, rival malgré lui de
l’empereur Constance, que les légions rassemblées à Lutèce, parmi
lesquelles se trouvaient deux légions gauloises, proclamèrent Julien
empereur. Au milieu de la nuit, échauffés par un banquet, les
légionnaires gaulois, brandissant des torches et des épées, forcèrent
les portes du palais barricadé, saisirent Julien, l’élevèrent comme un
roi barbare sur un bouclier. Première révolution dont Paris ait été le
théâtre, quelque chose comme un 18 Brumaire exécuté un peu malgré celui
qui en profitait.

Au moyen âge ces jardins du palais si étendus, enclos de fortes
murailles, devinrent le Clos de Laas qu’envahirent peu à peu, en le
morcelant, des couvents et des maisons.

Lutèce proprement dite, dans son île, quatre siècles après l’arrivée des
Romains et peu avant celle des Francs, ne ressemblait plus à la
bourgade gauloise bercée par la rivière. Elle avait l’aspect de toutes
les villes romaines; l’île couverte de maisons de pierres, entourée
d’une enceinte à tours carrées, montrait çà et là quelque colonnade,
quelque monument à la forte carrure. En avant des deux ponts qui la
reliaient aux rives, s’élevaient des ouvrages militaires; tout à fait à
la pointe de l’île se trouvait le palais habité par les préfets de
l’empereur, magistrats de la région, construction dont on a retrouvé des
traces nombreuses dans les fouilles du Palais de justice et à laquelle
succédèrent sur le même emplacement le palais de Saint-Louis, le logis
de Philippe le Bel, ce précieux édifice qui fut retrouvé il y a trente
ans noyé dans les bâtiments de l’ancienne préfecture de police et que la
pioche, irrespectueuse de l’histoire, démolit sans pitié, pour
l’édification de l’énorme façade égyptienne (!) de la cour d’assises,
imitation d’un temple de Dendérah (!) aussi peu à sa place que les
imitations de Parthénons qui se voient, hélas! en tant d’endroits
n’ayant rien de grec ni d’égyptien.

Devant le palais s’étendait le forum, puis venaient les maisons pressées
de la ville et à l’autre extrémité de l’île, la première cathédrale de
Paris, c’est-à-dire un temple dédié à Jupiter, dont il subsiste encore
sans doute bien des débris sous Notre-Dame, outre ceux qu’on en a
retirés. Dans le chœur de la cathédrale, juste sous les autels
chrétiens, des fouilles en 1711 mirent au jour des débris de l’autel de
Jupiter, des bas-reliefs grossiers représentant les dieux gaulois et
romains fraternellement réunis, Jupiter, Vulcain, Esus, le Mars des
Gaulois, et Cernunnos ou Cervunnos, sculptures d’un style barbare
accompagnées de l’inscription suivante:

«_Sous Tibère Auguste, les Nautes parisiens ont publiquement élevé cet
autel à Jupiter très bon, très grand._»

Les précieuses pierres ont été rejoindre au musée des Thermes bien
d’autres débris de la même époque, déterrés un peu partout dans la Cité
et sur différents points du sol parisien. Ces trouvailles fournissent
une nouvelle preuve de cette sorte de loi historique que les monuments
de même ordre se perpétuent généralement à la même place, le palais sous
le palais, le temple sous l’église.

En avant du palais, sur le petit bras de la Seine, la muraille
d’enceinte de Lutèce, trempant dans l’eau, s’ouvrait pour une porte de
rivière, un débarcadère monumental pour les bateaux des Nautes, orné
d’un portique dont les colonnes, retrouvées en 1848, portaient la trace
profondément marquée des cordages ayant amarré les barques à leur base.
En arrière de ce portique s’élevait, pense-t-on, un temple de Mercure,
qui sans doute était en même temps une sorte de bourse, un lieu de
réunion pour les Nautes, près du port de débarquement de leurs
marchandises.

Elle était bien petite encore, notre Lutèce, car son mur d’enceinte
retrouvé sur divers points, près de Notre-Dame ou sous le palais,
s’alignait assez fortement en arrière des quais actuels, et cette
fortification était assez faible, car elle avait été élevée à la hâte,
avec des débris d’édifices rasés dans les faubourgs par mesure de
défense, afin de dégager les abords de la place lors des invasions
barbares. Ces faubourgs formés le long des voies au nord et sur les
pentes du mont Lucotitius au sud, au pied du grand palais, devaient
former avec la cité une agglomération d’une certaine importance déjà,
si l’on en juge par les ruines des Arènes parisiennes, dégagées depuis
1869.

Le gallo-romain de Lutèce, le négociant affairé sur ses ballots de
marchandises arrivant par les routes de terre ou par bateau, plaidait
devant les magistrats au Palais actuel, faisait ses dévotions au temple
de Jupiter, où ses fils des siècles suivants ont élevé la majestueuse
Notre-Dame; ou s’en allait pèleriner aux temples de Mercure et de Mars
qui couronnaient la colline de Montmartre et dont les ruines ont
subsisté côte à côte avec les moulins et l’abbaye, jusqu’au XVIIᵉ
siècle, édifices considérables puisqu’il paraît que de la plus grande
partie du territoire des Parisii on pouvait les apercevoir, comme on
peut de nos jours, au-dessus de Montmartre enveloppé par la grande
ville, apercevoir de si loin la colossale masse de l’église du
Sacré-Cœur, toute blanche et non terminée encore.

[Illustration: PALAIS DES THERMES.--LA GRANDE SALLE AU XVIIIᵉ SIÈCLE]

Ce Parisien gallo-romain, nous pouvons également nous le représenter
assis sur les gradins de l’amphithéâtre, dont les hautes arcades
superposées se dressaient parmi les verdures, sur le versant oriental du
mont Lucotitius; après tant d’années, après quinze siècles
d’enfouissement et d’oubli, depuis le temps où la crainte des invasions
franques fit jeter bas les hautes arcades et employer leurs pierres à la
construction du rempart de Lutèce, ces gradins ont été enfin en partie
remis au jour. L’existence de ces arènes sous les maisons du quartier
Saint-Victor était connue depuis longtemps; cela s’appelait au moyen
âge, par tradition, le Clos des Arènes sur le territoire de l’abbaye de
Saint-Victor, mais l’emplacement exact était oublié; des maisons serrées
s’étaient juchées sur les arènes remblayées par

[Illustration: LE PALAIS DES THERMES]

les décombres, et beaucoup possédaient des caves pratiquées dans les
couloirs, des trous inconnus et mystérieux revêtus de puissantes
maçonneries dont on ne s’expliquait pas l’origine. En 1869, lors du
percement de la rue Monge, une moitié de l’amphithéâtre reparut soudain
à la lumière, profondes excavations, gradins écroulés, tas de pierres
bouleversées. La découverte de ces arènes perdues fit du bruit quelque
temps, puis survint 1870 et Paris sous les obus eut à songer à bien
autre chose qu’à déterrer ses antiquités. Une invasion avait causé la
ruine des arènes, une autre invasion fut cause de la ruine de ces
ruines, remblayées de nouveau impitoyablement et recouvertes par les
bâtiments des dépôts et ateliers de la Compagnie des omnibus, malgré la
défense désespérée d’un Comité de savants. Quelques sculptures furent
envoyées dans les musées et ce fut fini du monument. C’était une moitié
de l’hémicycle qui redisparaissait ainsi après avoir quelque temps revu
le ciel de la Gaule.

Enfin tout récemment de nouveaux travaux dégagèrent à son tour l’autre
moitié, le second demi-cercle apparut avec une dizaine des gradins sur
lesquels venaient s’asseoir pour les jeux sanglants importés de Rome,
les Lutéciens romanisés du IVᵉ siècle et qui servent aujourd’hui aux
ébats des gamins de la rue Mouffetard, assez peu soucieux de leurs
ancêtres.

Peut-être un jour recherchera-t-on l’autre moitié volontairement perdue,
afin de rendre à Paris son amphithéâtre complet, dont l’ampleur
permettra d’évaluer, par la comparaison avec les amphithéâtres d’Italie
ou de France le chiffre de la population de la Lutèce gallo-romaine.

Le monde romain attaqué sur tous les points s’écroulait ou s’émiettait
sous le choc des armées barbares. Chaque chef de tribu important
cherchait à se tailler sa part, Sicambres, Francs, Alains, Burgondes,
Wisigoths s’arrachaient des morceaux de la Gaule. A barbare, barbare et
demi; derrière ceux-ci qui s’étaient établis et lotis, et cessaient de
ravager le pays où ils se fixaient, s’avançait un ennemi plus farouche,
l’effroyable ravageur asiatique, poussé par le vertige du carnage et de
la destruction. C’était Attila et ses hordes qui venaient de saccager
toutes les villes de l’est, Trèves, Reims, Metz. Devant l’ouragan
dévastateur, la pauvre Lutèce, derrière son faible rempart, dut se
croire à son dernier jour.

C’est à ce moment que se place la légende de sainte Geneviève de
Nanterre, non simple bergère quand elle prit le voile, mais fille
d’habitants notables, chrétiens ardents en relation avec l’évêque saint
Germain d’Auxerre. Comme les Parisiens découragés à l’approche des
terribles Huns allaient se décider à abandonner leur ville, Geneviève
s’interposa, elle leur rendit le courage et leur prédit que l’invasion
respecterait Paris. L’événement ayant réalisé ses prédictions,
Geneviève, fixée à Paris, écoutée, vénérée, devint à côté des évêques
comme une bergère d’âmes. Elle mourut au temps de Clovis et fut enterrée
dans la basilique de Saint-Pierre-et-Saint-Paul fondée par Clovis sur le
mont Lucotitius, où Clovis et Clotilde eurent à leur tour leur
sépulture, et qui devint par la suite, de reconstruction en
reconstruction, l’abbaye de Sainte-Geneviève, c’est-à-dire le lycée
Henri IV actuel et notre Panthéon, sarcophage des grands hommes.

Que devient Paris dans la confusion de ces temps, quand les royaumes
francs se font, se défont et se refont, et qu’un monde nouveau
s’organise? L’obscurité enveloppe ces commencements laborieux, il ne
surnage d’autres souvenirs que les grands faits, les guerres, les
massacres, les alliances, les absorptions de peuples...

Le municipe gallo-romain, peu à peu, devient la capitale politique de
ces rois barbares qui, lorsqu’ils ne sont pas en expéditions, vivent au
loin, dans leurs châteaux de bois entourés de fermes et de forêts.

Paris christianisé remplace ses temples par des églises, les édifices
romains disparaissent; les monuments qui s’élèvent sont rudes et
grossiers, mais si leur architecture n’est plus la copie régulière des
monuments de Rome elle laisse deviner, sous sa rudesse barbare, la sève
d’un art national qui s’élabore et se prépare à dominer tous les autres,
quels qu’ils soient, par les merveilles romanes et ogivales.

Le roi ou quelque leude investi du titre de comte de Paris, ou bien un
maire du palais de rois fainéants, réside dans le Palais de Julien ou
dans celui de la Cité. Paris, malgré les désordres et les misères du
temps, continue à prospérer matériellement, puisqu’il s’agrandit et
déborde sur les deux rives.

[Illustration: LES ARÈNES DE LUTÈCE RETROUVÉES]

Les grandes abbayes se fondent dans la banlieue, s’entourent de
murailles à l’abri desquelles viennent se grouper des habitations,
embryons de bourgs que Paris enveloppera et absorbera un jour: l’abbaye
de Sainte-Geneviève, proclamée patronne de Paris, sur qui elle semble
veiller de la hauteur où le monastère est assis; l’abbaye de
Saint-Germain des Prés, au milieu des prairies, presque sur la Seine,
fondée par Childebert au VIᵉ siècle; l’abbaye de Saint-Denis, bourg plus
éloigné, annexe de Paris que Paris n’a pas encore atteint, fondée en
l’honneur du légendaire évêque de Lutèce, au IIIᵉ siècle, martyrisé à
Montmartre, patron de Paris et des vignobles parisiens, quand il y avait
encore des vignobles parisiens. Des églises s’élèvent dans les faubourgs
et dans l’île, petites églises de la cité qui se perpétueront, et qui
disparaîtront dans les démolitions de la Révolution ou dans la grande
transformation entreprise de nos jours dans l’île mère.

Et les siècles passent. La France et Paris se bâtissent peu à peu sous
la rude main des chefs mérovingiens, sous celle des maires du palais
quand la race de Klodowig s’abâtardit, quand le trône hissé sur les
cadavres de frères, d’oncles ou de neveux n’est plus qu’un simple
fauteuil pour ses faibles successeurs.

    Quatre bœufs attelés d’un pas tranquille et lent
    Promenaient dans Paris le monarque indolent,

... ils le promènent de Paris à ses villas des environs, tandis que le
duc Pépin ou Charles-Martel conquiert le pouvoir réel, gouverne et
guerroie en son propre nom sans s’occuper du faible titulaire de la
couronne.

Le commerce de Paris prospère, les Nautes, ces négociants lutéciens,
s’appellent maintenant les _marchands de l’eau_, et forment une _hanse_
ou ligue marchande dont les opérations s’étendent au loin, association
qui deviendra au moyen âge la corporation prépondérante parmi les
métiers et fournira les Prévôts des marchands.--Là est l’origine de la
municipalité parisienne, le lien qui rattache à travers les âges les
édiles de nos jours, les terribles hommes de la commune de 1793, les
chaperons bleus et rouges d’Étienne Marcel, les négociants de la rivière
d’il y a dix siècles aux nautes gallo-romains. La nef qui vogue sur
l’écusson de Paris, on la trouve déjà au palais des Thermes, figurée par
les proues des navires sculptées aux retombées des voûtes, et s’il faut
choisir parmi les étymologies incertaines, il est bien probable que
cette nef emblématique rappelle aussi le nom de la ville, Paris en
langue celtique devant signifier Bateau et Parisii bateliers, comme
Lutèce signifiait, dit-on, _habitation au milieu de la rivière_, ou
l’île aux Corbeaux, ou l’île blanche, ou autre chose, au gré des
étymologistes.

[Illustration: LUTÈCE]

[Illustration: HENRI III ALLANT POSER LA PREMIÈRE PIERRE DU PONT-NEUF LE
31 MAI 1578]



[Illustration: A NOTRE-DAME] CHAPITRE II

LA CROISSANCE

     La cité de Paris.--Le temple de Jupiter devient l’église cathédrale
     Notre-Dame de Paris.--Les petites églises de la Cité.--Saint-Jean
     le Rond et les Enfants trouvés.--Très haut et très puissant
     seigneur le chapitre de Notre-Dame.--Le cloître et ses premières
     écoles.--Guillaume de Champeaux et Abélard.--Naissance de
     l’Université.--Les légendes: le diable Biscornette.--L’anneau de la
     Vierge.--Le grand Jeusneur.--Folies et mascarades des fêtes de
     l’âne, des fous et des innocents.--Diables, guivres et chimères.


[Illustration: A NOTRE-DAME]

Enfin le XIIIᵉ siècle,--qui mérite autant que le XVIIᵉ, pour la France
arrivée à son complet développement, le nom de grand siècle,--le grand
siècle du moyen âge va se lever sur un monde sortant de la confusion,
rajeuni, plein de sève et de force, et sur une société organisée tout
autrement que nous la comprenons maintenant, posée sur d’autres bases,
mais fortement constituée et douée d’une vitalité assez vigoureuse pour
affronter les siècles d’orages qu’elle aura bientôt à traverser.

C’est l’époque où le moyen âge, dans toutes ses institutions, se
rapproche le plus de son idéal et donne sa plus complète expression en
tout. C’est le siècle où la pensée s’efforce de se dégager des ténèbres
et des enveloppements de la scolastique, et entrevoit la science; où
l’Université fait de Paris la grande école des peuples et de la montagne
Sainte-Geneviève le plus haut sommet d’Europe; où l’art, le grand
magicien décorateur de la vie, après des siècles de tâtonnements et de
progrès vers le beau, arrive à un merveilleux et vraiment sublime
épanouissement.

Le cœur de Paris, à ce moment de son histoire, il est vraiment là, dans
l’île de l’antique Lutèce, dans cette glorieuse Cité où la grande
cathédrale, la nouvelle Notre-Dame, achève de se construire et domine de
ses tours, de sa flèche élancée, de ses mille pinacles dissemblables,
clochers, flèches, tours et tourelles hérissant l’île et les deux rives
du fleuve.

La Cité d’ailleurs est centre religieux par sa cathédrale et centre
politique par son palais, qu’habitent les rois, seigneurs de ce petit
jardin d’île de France auquel peu à peu, par l’adresse, la politique ou
la force, ils réunissent les seigneuries, les terres, les provinces,
arrondissant de plus en plus le domaine royal, noyau d’agglomération
dans le morcellement féodal.

Bien des édifices se sont remplacés l’un l’autre, sur l’emplacement du
temple gallo-romain où le Christ a succédé à Jupiter, en attendant qu’il
soit un instant remplacé par l’Être Suprême et la déesse Raison de 93.

Il y a eu d’abord au IVᵉ siècle une première église dédiée à saint
Étienne martyr, église à côté de laquelle s’éleva la cathédrale
mérovingienne bâtie au commencement du VIᵉ siècle par le roi Childebert,
en reconnaissance de la guérison d’une grave maladie. De cette
cathédrale, d’art encore à demi romain et non roman, il reste quelques
débris et une description du moine poète Fortunat qui célèbre ses
splendeurs en vers enthousiastes; les débris, des fragments de colonnes,
des chapiteaux corinthiens se peuvent voir au palais des Thermes. Une
particularité de cette église signalée par Fortunat, c’est que là pour
la première fois les fenêtres furent garnies de verrières transparentes
où «les feux tremblants de l’aurore naissante semblent se jouer jusque
dans les lambris»...

Près de dix siècles, la basilique mérovingienne, maintes fois réparée,
vécut cependant, malgré bien des accidents et des désastres soufferts au
temps des Normands. Elle avait presque l’âge de la cathédrale actuelle
lorsque fut décidée sa démolition. Cette basilique et la vieille église
Saint-Étienne accolée à son flanc sud tombaient sans doute en ruines,
malgré les incessantes réparations, et l’édifice ne répondait plus aux
exigences du temps. La cathédrale, comme on la concevait alors,--église
mère de la Cité, centre commun à tous, la maison de Dieu la plus
solennelle, autel privilégié entre tous, lieu de réunion du peuple pour
toutes les occurrences, joyeuses ou funestes, et pour certains, donjon
d’une puissance supérieure à toutes, ou pour le moins allant de pair
avec la plus haute,--la cathédrale demandait une ampleur de proportions
refusée aux autres églises et voulait être revêtue de toutes les
magnificences de l’art.

Développement naturel et superbe des beautés en germe dans l’art roman,
éclosion de toutes les fleurs poussées sur sa tige puissante, un art
nouveau surgit juste à point pour satisfaire aux conditions nouvelles,
au moment où jaillissent du sol de l’Ile de France agrandie de quelques
provinces, ces grandes cathédrales de Paris, Chartres, Laon, Reims,
Amiens, Senlis, Bourges, condensant tous les arts sublimes, toutes les
aspirations élevées, miracles de pierre pour lesquels les peuples
semblent avoir jeté comme en un brasier leur âme ardente, leur foi et
leurs trésors.

Et Notre-Dame de Paris, sous l’effort d’une génération, naquit, poussée
en cinquante années de travaux dans l’ensemble de sa structure, mais
demandant pour l’achèvement de sa merveilleuse parure de sculptures,
encore un siècle de labeurs et des centaines d’existences d’artistes, de
savants maîtres de l’œuvre et d’imagiers au patient ciseau.

[Illustration: 1711. DÉCOUVERTE DES DÉBRIS D’UN AUTEL DE JUPITER SOUS LE
CHŒUR DE NOTRE-DAME]

La Cité après saint Louis, c’est-à-dire lorsque Notre-Dame et la
Sainte-Chapelle, ces deux splendides joyaux de la couronne de Paris,
s’élèvent parfaits et achevés vers le ciel, forme un merveilleux
ensemble d’édifices et pendant trois siècles, c’est-à-dire jusqu’au
moment où l’on commencera à détruire ou dénaturer sa parure du moyen
âge, elle figurera au milieu de la Seine comme la gigantesque
représentation de la nef symbolique de son blason.

Cet aspect de nef moyen âge baignée par le flot de la Seine a frappé
tout le monde et, oubliant les _Nautes_, les bateliers de Lutèce, on a
voulu y voir l’origine de son emblème héraldique. C’est une de ces nefs
à château d’avant, et château d’arrière: à la proue le palais de saint
Louis, avec son jardin entouré de murs crénelés et la maison des étuves
en extrême pointe; la flèche aérienne de la Sainte-Chapelle au centre
pour grand mât; et vers la poupe, Notre-Dame élevant, majestueuse, sa
haute façade à grandes lignes régulières que dorent ou rougissent les
soleils couchants.

Dans ce noble vaisseau, d’un bord à l’autre il y a, outre ces deux
châteaux d’avant et d’arrière, des écoles, des hôpitaux, deux couvents,
cinquante-deux rues à maisons forcément bien serrées, bien enchevêtrées
les unes dans les autres, six impasses, des places, dix paroisses, vingt
et une églises ou chapelles.

_Le dit des rues de Paris_, rimé par Guillot vers la fin du XIIIᵉ
siècle, nomme seulement trente-six rues, certaines modifications,
certains percements de voies sur des emplacements d’hôtels ayant eu lieu
seulement après lui.

    Guillot si fait à tous sçavoir
    Que par deça _Grand pont_ pour voir
    N’a que deux cents rues moins sis
    Et en la Cite trente sis
    Outre _Petit Pont_ quatre vingt
    Ce sont dix moins de seize vingt,
    Dedans les murs, non pas dehors.

Ces rues de la Cité du moyen âge, notre époque les a connues avant le
grand déblaiement de la Cité,--qui n’en a laissé que quelques-unes
toujours blotties à l’ombre de Notre-Dame--et les a remplacées par un
colossal amas de cubes de pierre tristes et monotones, par des casernes
et par un hôpital formidable, successeur du vieil Hôtel-Dieu, qu’on eût
mieux fait de transporter ailleurs, vers les coins inoccupés des
bastions de l’enceinte moderne.

Certes, nous les avons vues ces vieilles rues--ou ce qu’il en
restait--étroites et sombres avec des recoins sinistres, des maisons
noires et sordides, des carrefours moisis aux façades lépreuses
renversées en arrière, mais ce n’est point sur ce qu’il nous en était
parvenu, en certains endroits, vieux restes semblables à un décor de
cour des miracles rongé par l’usure des siècles, bariolé de
rafistolages, défiguré, enlaidi, dégradé par la misère, ce n’est point
sur ces tristes débris que nous devons juger la _Cité_ du moyen âge avec
son enclos du Cloître, ses nombreux édifices religieux, grands ou
petits, ses hôtels et ses rues marchandes.

Alors elles étaient jeunes, ces rues et ces maisons, alors elles
n’étaient point noires et nullement fétides; le moyen âge qui jonchait
de fleurs et de feuillages les nefs des églises et les cours des palais,
et qui jetait des verdures odoriférantes dans les salles des tribunaux,
partout où s’entassent des foules,--ce que nous ne songeons guère à
faire maintenant, le moyen âge n’aimait pas plus que nous les mauvaises
odeurs. Il n’aimait pas davantage l’obscurité et nous en avons pour
preuve les vastes ouvertures, les grands fenestrages des façades
d’autrefois, fenêtres qu’on a, depuis, bouchées et rapetissées en
largeur et en hauteur pour nous marchander l’air et la lumière. De ce
que nous les voyons en leur misère et leur décrépitude, ne concluons pas
que ces rues et ces maisons ont toujours eu leur triste aspect
d’aujourd’hui; le masque lamentable de la sénilité peut-il nous faire
juger de la beauté d’une figure en son printemps.

Mais pénétrons dans ce dédale serré de petites rues et par la rue
_Neuve-Notre-Dame_, débouchons sur le Parvis élevé sur un degré de cinq
marches disparues depuis par le lent exhaussement du sol, devant la
splendide et robuste façade agrandie encore par le voisinage des maisons
qui semblent se rapetisser soudain à ses pieds, apparaissant tout
entière avec sa fantastique décoration, ses vastes portails béants où
mille images sculptées se dessinent nettement au soleil ou se devinent
dans l’ombre, avec ses deux grandes lignes horizontales coupant la
masse: la Galerie des rois alignant ses majestueuses statues d’une tour
à l’autre et la galerie des hautes arcades à jour au-dessus de la grande
rosace;--avec les hautes ogives des tours d’où tombent sur la ville le
carillon des cloches et, seulement pour les grandes joies ou les grandes
alertes, la voix grave du bourdon.

En cette Cité où l’espace est mesuré, où palais, églises et maisons se
serrent si bien les coudes, on ne saurait imaginer espace mieux rempli
et plus meublé.

[Illustration: SAINT-JEAN LE ROND ET LES ENFANTS ABANDONNÉS]

L’Hôtel-Dieu d’abord, au pied de la tour méridionale, se présente aux
gens avec son petit porche d’entrée et ses bâtiments divers découpés
très irrégulièrement. C’est ensuite l’église Saint-Christophe tournant
son abside au parvis, devant le débouché de la rue
Saint-Pierre-aux-Bœufs qui montre l’entrée de l’église Saint-Pierre à
deux pas, derrière le pignon à tourelle du Bureau des pauvres. En face,
juste sous la tour du Nord, s’accote la petite église Saint-Jean le
Rond, humble et pauvre, toute petite, dont le pignon ne monte pas plus
haut que l’ogive du portail de la cathédrale.

Cet humble Saint-Jean le Rond n’a rien de rond et s’appelle ainsi en
souvenir d’une précédente chapelle Saint-Jean, qui était le baptistère
de la cathédrale mérovingienne, bâti en rotonde, suivant l’usage. Simple
chapelle extérieure, cette annexe de la cathédrale disparut en 1790.
Précédemment à la place de la porte gothique, on lui avait infligé une
entrée surmontée d’un fronton à l’antique, sévice insignifiant pour la
modeste chapelle, mais qui fait penser au péril incroyable couru par
Notre-Dame elle-même, pendant les deux siècles de réaction classique,
par cette splendide façade dont on voulut gratter la parure gothique
pour la rhabiller en style jésuite au temps de Louis XIV, ainsi que l’on
avait fait précédemment à la pauvre façade de Saint-Gervais, ou dont on
faisait charcuter les portails au XVIIIᵉ siècle sous la direction de
Soufflot!

Les marches de Saint-Jean le Rond ont entendu bien des vagissements de
pauvres petits êtres abandonnés: les mères qui se résignaient à
délaisser leurs enfants, les déposaient là comme le Quasimodo du poète,
pour être recueillis par le chapitre de Notre-Dame. Qui pourrait compter
leur nombre en tant de siècles! Des fondations pieuses s’efforçaient de
subvenir à l’entretien des enfants trouvés, mais le vice, la misère
multipliaient les abandons de malheureux poupons, au grand souci de
l’évêque et des chanoines auxquels cette charge revenait par tradition;
au XVIᵉ siècle elle était telle qu’il fallut faire contribuer les
abbayes et les paroisses de Paris possédant fiefs de haute justice.

Un matin de 1717, sous le porche de Saint-Jean le Rond, un de ces petits
abandonnés fut trouvé par un pauvre vitrier, qui touché de compassion le
recueillit et l’éleva. L’enfant, baptisé sous le nom de Jean le Rond,
devint le célèbre philosophe d’Alembert, l’un des fondateurs de
l’_Encyclopédie_.

Sur le côté de Saint-Jean le Rond s’ouvre la porte principale du
cloître, vaste enclos qui enferme toute la pointe orientale de l’île et
qui, très diminué, est aujourd’hui à peu près la seule partie
subsistante de l’ancienne cité. La muraille de cet enclos est
représentée par la rue de la Colombe, la rue basse des Ursins et le
quai.

C’est là que les derniers débris de la Cité, telle que les siècles
l’avaient faite, peuvent encore se retrouver avec quelques vestiges
d’une chapelle Saint-Aignan au fond d’un bâtiment; de tout le reste, il
a été fait table rase pour le colossal Hôtel-Dieu et les grandissimes
casernes, et pour la grande place actuelle du Parvis qui représente
environ dix fois la grandeur de l’ancienne.

Les écoles de l’église donnent aussi sur le Parvis à côté de
Saint-Christophe. Le Chapitre de Notre-Dame, haut justicier, a sa prison
proche Saint-Pierre-aux-Bœufs et son échelle patibulaire sur le Parvis
même, laquelle potence ne fut abattue qu’au XVIIᵉ siècle.

Sur cette place étroite, au débouché de ces rues où les processions
doivent avoir peine à passer, où passeront pourtant les processions
tumultueuses de la Ligue et tant de cortèges triomphants ou sinistres,
voici donc des paroissiens de la cathédrale se rendant aux offices, des
clercs du chapitre allant à leur collège, des pèlerins arrivant, de bien
loin parfois, se prosterner devant le sanctuaire et vénérer les reliques
du Trésor... Saluons le chanoine qui passe sur sa mule, c’est un
cinquantième de très haut et très puissant seigneur le Chapitre. Il s’en
va visiter en son logis quelque gros bourgeois, quelque dignitaire de
l’Université, quelque abbé de l’un des innombrables couvents de la
Ville.

Qu’est-ce que ce rassemblement? C’est le marché au pain, marché franc où
n’importe quel boulanger du dedans ou du dehors peut apporter ses pains.

Voici plus qu’un rassemblement, une foule qui se presse et se bouscule
criant ou riant, plaignant ou se moquant suivant le cas, autour d’une
charrette escortée par des archers en hoqueton aux armes de la ville.
C’est quelque malheureux larron, quelque assommeur de carrefour que l’on
va justicier à la potence du Parvis, ou bien un criminel qui vient du
grand Châtelet faire amende honorable, pieds nus et torche en main sur
les marches de Notre-Dame, après quoi le bourreau va le reprendre pour
le conduire subir sa peine en place de Grève.

Nos seigneurs du Chapitre, les chanoines, sont gens puissants et riches!
Notre-Dame possède des seigneuries, des fiefs dans Paris, des censives
et des rentes, des droits, des terres considérables aux environs de la
ville et bien loin, et même jusqu’à une terre en Provence qui fournit à
l’église l’huile de ses lampes.

L’évêque et le Chapitre ont leurs menses parfaitement distinctes et
séparées, leurs attributions et leurs droits particuliers. Le Chapitre,
dont on fait remonter la fondation à Charlemagne, se compose, y compris
les hauts dignitaires, de soixante chanoines; n’ayant pas tous reçu les
ordres, tous doivent sous peine de suspension de bénéfice, porter la
tonsure et avoir la barbe rasée, obligation qui donna lieu en 1555 au
refus fait par le Chapitre, ennemi obstiné des longues barbes,
«_contraires à la modestie_», d’admettre Pierre Lescot l’architecte,
pourvu d’un canonicat, tant qu’il porterait sa longue barbe.

Ce Chapitre dans le cours de son existence a fourni à l’Église des
papes, nombre de cardinaux et une foule d’évêques et d’archevêques; cela
ne l’empêchait pas de se montrer fort soigneux de ses immenses richesses
terrestres, fort jaloux de ses droits et privilèges, qu’il savait
défendre du bec et des ongles même contre les rois. Ses vassaux
n’étaient pas traités toujours avec la mansuétude qu’on eût été en droit
d’attendre d’hommes d’église; l’illustre Chapitre se montrait pour tout
ce qui regardait les redevances aussi rigoureux que n’importe quel
seigneur rude et besogneux. On connaît l’histoire des pauvres habitants
de Châtenay-sous-Paris, serfs de corps de Notre-Dame, qui en 1252, sur
le refus de payer un surcroît d’impositions, furent appréhendés et jetés
sans pitié dans la prison du Chapitre. Saisie d’une plainte, la reine
Blanche, mère de saint Louis, intervint et pria les chanoines de rendre
la liberté aux prisonniers. La demande de la reine fut repoussée avec
une insolence cruelle et pour mieux établir ce qu’il prétendait être son
droit sur les biens et la vie de ses sujets, le Chapitre fit saisir en
masse et jeter avec les autres, les femmes et les enfants de Châtenay.
Les malheureux, ainsi entassés dans tous les réduits ou cachots de cette
prison trop étroite allaient périr de misère ou d’asphyxie, lorsque
accourut la reine indignée, qui fit enfoncer les portes et délivra par
la force les victimes du Chapitre.

Dans l’enclos du Chapitre il restait à la Révolution trente-trois
maisons canoniales soumises à un régime particulier; chacune était
propriété du chanoine qui l’occupait, sous réserve d’une redevance au
Chapitre, mais ne pouvait être vendue qu’à un chanoine. Le cloître,
c’est-à-dire l’ensemble de ces maisons et jardins n’était pas cependant
tout à fait le séjour de tranquillité que l’on peut supposer, le
paisible asile d’hommes d’étude et de prières, à l’ombre de la
cathédrale. Il se glissa des abus nombreux et des intrus dans la petite
ville canoniale; des chanoines sous-louèrent et, malgré les défenses,
permirent même à des tavernes de s’établir dans des dépendances de
l’enceinte.

D’ailleurs, il y eut ici jusqu’au XIIᵉ siècle une population qui ne
pouvait manquer d’amener quelques désordres et turbulences avec elle:
c’étaient messieurs les écoliers, en tout temps amis du bruit et en tout
lieu difficiles à tenir en bride. L’Université de Paris, poussin éclos
sous l’aile de l’Église, mais qui devait bientôt réclamer indépendance
et coudées plus franches, eut ses premières écoles dans l’enclos de
Notre-Dame.

[Illustration: EN HAUT DES TOURS DE NOTRE-DAME]

C’est dans le préau du cloître, jonché de bottes de paille en guise de
sièges, et dans les différentes cours voisines que se réunissaient
maîtres et écoliers, pour les leçons, cours et controverses. Bientôt ces
assemblées, passionnées pour les grandes querelles philosophiques des
Scolastiques du temps, pour la fameuse controverse des réalistes et des
nominaux, se sentirent à l’étroit de toutes façons dans les bâtiments du
chapitre; les écoliers après les cours, passionnés pour d’autres choses
moins édifiantes, lâchés dans les tavernes de la rue de Glatigny ou chez
les ribaudes du Val d’amour, trop voisines des maisons canoniales,
durent émigrer sur la rive gauche, qui devint leur ville particulière,
la ville de l’Université avec ses nombreux collèges, ses franchises, ses
coutumes.

Mais les écoles épiscopales du cloître Notre-Dame eurent pour écolier
Abélard et le virent revenir professeur à l’éclatante célébrité,
traînant avec lui à son _camp_ de la rive gauche une armée d’étudiants
suspendus à ses lèvres, enfin, rival victorieux de Guillaume de
Champeaux son ancien maître dont il combattait les idées. Hélas! la
philosophie et la science ne suffisaient pas à remplir toute l’âme
d’Abélard, il aima une femme, d’esprit supérieur comme lui, savante et
belle, Héloïse, nièce du chanoine Fulbert. Le théologien, enflammé
bientôt par cette élève charmante, se fit poète et musicien, compositeur
de chansons amoureuses qui dirent le secret de ses amours à tous les
échos scandalisés du cloître Notre-Dame. L’oncle Fulbert se montra un
terrible gardien de la vertu de sa nièce et vengeur féroce de la morale;
et l’on connaît la malheureuse aventure qui termina ce doux roman
d’amour en jetant Héloïse chez les nonnes d’Argenteuil, en faisant
d’Abélard un moine désespéré, cherchant l’oubli de couvent en couvent,
de Saint-Denis jusqu’au fond de la Bretagne.

[Illustration: LA FÊTE DES FOUS]

Abélard, mort en 1142, n’a point connu la cathédrale actuelle. Du temps
où il écrasait sous son éloquence Guillaume de Champeaux, archidiacre de
la cathédrale, c’était toujours la vieille église romane, qu’Étienne de
Garlande restaura vers 1140, restauration dont il fut utilisé des
fragments à la porte Sainte-Anne.

Vingt ans après, vers 1163, commencèrent les travaux de la nouvelle
cathédrale dont le pape Alexandre III vint poser la première pierre.

L’œuvre était dirigée par l’évêque Maurice de Sully, un prélat qui avait
été l’un de ces pauvres étudiants mendiant le pain du corps aux portes
des couvents, en sortant des écoles avec la nourriture de l’esprit. La
foi soulève des montagnes, elle élève aussi des montagnes de pierre;
alors se bâtissent également les grandes cathédrales du domaine royal
par l’élan de tous, avec l’aide de dons considérables et d’oboles, avec
le cœur et l’âme de tous,--constructions gigantesques qui nécessairement
impliquent l’existence, dans cette société du moyen âge, d’un nombre
considérable d’artistes, maîtres _massons_, tailleurs de pierre,
sculpteurs non refroidis par Rome, par l’excès de science et
d’érudition, naïfs imagiers du ciseau, dont l’œuvre, d’une imagination
formidable, d’une originalité, d’une abondance et d’une variété inouïes,
après avoir passionné leurs contemporains, stupéfie encore notre temps.

Avant la fin du XIIᵉ siècle le gros œuvre était fort avancé; la nef et
le chœur étaient couverts et en 1235 l’édifice arrivait à son
achèvement. Les portails latéraux ne sont pas de cette construction
primitive, des modifications importantes furent apportées dès le milieu
du XIIIᵉ siècle au plan primitif, adjonction de chapelles au pourtour de
l’abside, allongement du transept, construction par l’architecte Jehan
de Chelles du merveilleux portail Sud en 1257, construction du portail
Nord par Pierre de Chelles en 1313, avec une portion des richesses
confisquées sur les Templiers.

Les Parisiens suivaient avec un intérêt passionné la construction de
leur cathédrale et le cœur de Paris battit bien réellement sur ce point,
durant ces cent années de labeur pour la poussée de ces pierres
miraculeuses.

Que de légendes se formèrent devant ce déroulement d’images sculptées,
devant cette galerie des rois qui représente peut-être, comme le peuple
s’obstinait à le croire, la lignée des rois de France de Childebert à
Philippe-Auguste et non celle des rois de Juda, et devant ce troupeau de
monstres de toutes formes, guivres, dragons, aigles accrochés aux tours,
accoudés aux balustrades, démons lippus contemplant Paris de leurs
prunelles ironiques.

Ces ferrures merveilleuses si extraordinairement enroulées sur les
portes de la façade principale, qui donc avait pu les forger, tourner
aussi délicatement le fer en volutes feuillues et fleuries? qui donc,
sinon le diable lui-même, maître, chacun le sait, par-dessus tous les
maîtres! Un serrurier chrétien avait tenté l’ouvrage, mais après mille
essais, se reconnaissant vaincu, il offrit désespérément son âme au
diable s’il voulait l’aider dans son travail. L’ennemi du genre humain
consentit pour une simple âme de forgeron à travailler en l’honneur de
Notre-Dame et envoya le démon Biscornette, bon ouvrier devant qui le fer
se tordait presque de lui-même sur l’enclume.

En conséquence, les ferrures pour les vantaux des deux portes de côté,
dites porte de la Vierge et porte Sainte-Anne, furent terminées et
placées sans peine en un rien de temps; restait la porte centrale, mais
alors le forgeron infernal Biscornette eut beau s’y prendre de toutes
les façons, employer toutes les ressources de son art, il ne put venir à
bout des ferrures de cette porte centrale, qui est celle par où passe le
Saint-Sacrement aux processions. Le fer, devenu soudain rebelle,
résistait à son marteau, si bien que Biscornette, humilié à son tour,
dut abandonner le marché et se replonger dans l’Enfer sans emporter
l’âme du serrurier de Notre-Dame.

[Illustration: LES CHIMÈRES DE NOTRE-DAME]

Cette porte centrale, pour donner raison à la légende, nous est parvenue
sans ferrures, soit qu’elle n’en ait jamais eu, ce qui serait bien
extraordinaire, soit qu’elles aient disparu dans une modification
ancienne. On l’a ferrée de nos jours cependant, Viollet-le-Duc
remplaçant Biscornette.

[Illustration: LES CHIMÈRES DE NOTRE-DAME]

Autre légende: Sous la porte de gauche ou de la Vierge, une statue de la
Vierge détruite en 1793 ornait le trumeau central, dès les premiers
temps de la construction; à ses pieds était placé le tronc qui recevait
les offrandes pour les travaux de l’église. Or, un jour, un escholier
qui jouait à la pelote, c’est-à-dire à la balle, sur la place avec des
amis, eut l’idée, pour mettre en sûreté un anneau qu’il craignait de
perdre au jeu, de le passer au doigt par lequel la Vierge montrait le
ciel.

--Je vous donne cet anneau pour gage, dit-il en plaisantant à la statue,
je n’aurai ni amie ni dame, sinon vous!

[Illustration]

Et soudain la Vierge, en signe d’acquiescement, plia le doigt de manière
à retenir l’anneau! Le prodige émut fort le jouvenceau qui laissa le jeu
et songea quelque temps à se faire moine. Cependant, repris par le
siècle, notre jeune homme oublia l’anneau offert à la Vierge et il en
offrit un autre à une fiancée riche et bien née. Mais, le soir des
noces, il vit se dresser devant lui la Vierge du portail courroucée, lui
rappelant sa promesse et l’appelant parjure, apparition qui fit fuir le
pauvre garçon jusqu’au prochain couvent où il prit l’habit de moine, _se
mariant ainsi à Marie_, dit la légende rapportée par le bibliophile
Jacob.

Il y a encore la légende du _Chanoine damné_: racontée sous les voûtes
impressionnantes de l’église, elle devait faire courir le frisson dans
les veines des bonnes gens. Il s’agit d’un membre du puissant Chapitre,
aux temps lointains, mort, croyait-on, presque en odeur de sainteté;
pendant que l’on chantait à ses obsèques l’office des Morts devant une
assistance recueillie qui croyait déjà l’âme du saint homme placée au
paradis parmi les Élus, on vit tout à coup le couvercle du cercueil se
soulever, le mort passer une tête hagarde et brandir un bras hors du
cercueil, en criant par trois fois d’une voix étrange qui roula dans
l’église: _Je suis damné!_

Et comme l’assistance, pétrifiée par l’effroi, n’osait bouger, le mort
si vénéré confessa d’horribles crimes insoupçonnés, puis retomba
lourdement dans sa bière, pendant que les fidèles, retrouvant leurs
jambes, s’enfuyaient dans l’épouvante...

On vit jusqu’au siècle dernier sur cette place du Parvis un monument
singulier, une vieille statue en demi ronde bosse plantée sur le pavé en
avant des portes. Dans cette figure méconnaissable, rongée par le temps,
les vieux historiens et descripteurs de Paris voient soit un Mercure,
soit un Esculape, vestige dernier du temple de la Cité, tandis que
l’abbé Le Bœuf pense plutôt que c’était une statue de Jésus-Christ
détachée du portail de l’ancienne cathédrale romane. Le populaire,
complètement oublieux de l’origine du monument, l’appelait, sur son
aspect misérable, le _grand Jeusneur_ ou _Monsieur Le Gris_ et prenait
pour sujet ou pour endosseur de mille facéties ce vieux sermonneur:

    Vulgairement appelé le Jeusneur
    Pour s’être vu, selon l’histoire,
    Mil ans sans manger et sans boire.

Quel plus magnifique cadre pouvait-on rêver pour toutes ces fêtes qui à
des époques fixes venaient émouvoir et doucement réjouir le peuple des
villes par le déploiement de toutes les pompes religieuses sous ces
hautes voûtes, où, dans les fumées de l’encens, les magiques fenestrages
découpés, les roses flamboyantes semblent des ouvertures sur le
ciel,--ou pour d’autres journées de liesse, quand tout à coup, au
lendemain des grandes solennités religieuses élevant les âmes jusqu’aux
plus hautes poésies, éclataient sous les mêmes voûtes les transports de
la joie la plus terrestre, la plus grossière aussi, et se déroulaient
les plus burlesques parodies, devant ces mêmes chrétiens si fervents, et
même avec le concours des prêtres et des clercs!

[Illustration]

Franche et sincère, la religion du moyen âge ne connaissait pas
l’hypocrite bigoterie, elle ne frappait point la gaîté d’anathème; au
contraire, le naturel joyeux de la race se taillait sa part dans
l’ornementation des églises, et très largement, on peut le voir aux
milliers de sculptures comiques et satiriques mélangées partout aux plus
édifiantes scènes religieuses. Notre-Dame, au lendemain de la Noël,
avait sa semaine folle consacrée aux cérémonies de la _fête de l’âne_
et _de la fête des fous_, commençant le 26 décembre par la fête des
sous-diacres, qu’on appelait la fête des diacres-saôuls. Des études
spéciales ont été consacrées à ces étranges réjouissances, dont
l’origine remonte aux premiers siècles du christianisme et se relient
aux saturnales antiques, aux _barbatoires_ des premiers siècles
chrétiens dont elles sont la simple continuation, comme les églises
continuent sur les mêmes lieux les temples païens.

Fête des fous, fête de l’âne, ou bien fête des innocents, c’était
toujours une parodie des cérémonies du culte, une messe en coq-à-l’âne
et latin de cuisine, chantée dans les tons les plus discordants avec des
_Hihan_ pour alleluias. L’âne de la fuite en Égypte amené en cérémonie
figurait au milieu du chœur et portait une jeune fille avec un petit
enfant dans les bras pour représenter la Vierge et Jésus.

C’était donc tout d’abord au lendemain de la Noël un petit coin sérieux
et poétique de la fête, puis la pure farce commençait.

Tous les honneurs du cérémonial étaient pour le brave baudet, sage
monture de la Vierge; on lui chantait gravement la _prose de l’âne_, une
prose burlesque en latin baroque entremêlé de français, à chaque strophe
de laquelle la foule dans l’église clamait le refrain:

    Hez! sire âne, hez, chantez!
    Belle bouche, rechignez!
    Vous aurez du foin assez
    Et de l’avoine à plantez!...

Et la messe de l’âne s’achevait au milieu des éclats de rire et des
bouffonneries. Les prêtres officiants eux-mêmes, à certains moments,
poussaient des hi-han prolongés, qui servaient de signal aux assistants
pour braire à qui mieux mieux en guise de répons.

Pour la _fête des fous_ on trouvait le moyen d’exagérer encore ces
singulières drôleries. On choisissait alors parmi les clercs au milieu
des plus étranges cérémonies un évêque des fous que l’on promenait
processionnellement dans l’église et qui, coiffé et mitré, s’en allait
s’asseoir irrévérencieusement dans le siège épiscopal d’où il donnait
avec mille bouffonneries sa bénédiction à la foule. Huit jours après,
l’évêque des fous, amené par une nouvelle procession au son de toutes
les cloches venait, en grande cérémonie, célébrer une parodie de la
grand’messe. Diacres et clercs revêtus d’oripeaux, barbouillés de suie
ou le visage couvert de masques bizarres, barbus et cornus,
remplissaient le chœur, dansant, chantant, faisant mille extravagances.

Les encensoirs répandaient une âcre odeur de vieux cuir brûlé en guise
d’encens, puis les danses se poursuivaient dans la nef, et les gens
d’église régalaient les assistants de boudins, saucisses et cruches de
vin. Tout n’était pas fini, car la fête se continuait en véritable
carnaval par des processions non moins étranges dans les rues.

C’était une parodie, mais sans nulle dérision pourtant; la franche
gaillardise de nos pères ne trouvait là nulle matière à s’indigner et
il fallut des siècles pour faire disparaître les derniers vestiges de
ces vieilles coutumes. Vieux moines, graves évêques protestaient
parfois, mais protestations et tentatives d’interdiction n’y firent de
longtemps pas grand’chose et ne purent prévaloir contre la puissance des
vieilles coutumes, tant est vif aussi le besoin instinctif d’une détente
dans l’austérité.

[Illustration: LE GRAND JEUNEUR, SUR LE PARVIS]

Outre ces folies alternant avec les solennités religieuses, les
processions de la Fête-Dieu, les représentations de mystères, origine de
notre théâtre, Notre-Dame avait encore la promenade du dragon de saint
Marcel, une sorte de Tarasque d’osier qui partant du cloître le jour des
Rogations, était promenée dans la paroisse par le clergé, à la grande
joie du populaire qui s’efforçait de jeter fruits et gâteaux dans la
gueule du monstre.

Ces statues étranges penchées à la balustrade au-dessus de la grande
galerie ajourée, ces chimères, guivres et bêtes fantastiques que les
siècles avaient fini par ronger et qu’on a dû refaire de nos jours en
s’aidant de leurs débris, ces diables cornus usant leurs prunelles de
pierres à contempler ou surveiller Paris, quels spectacles la vieille
Lutèce ne leur a-t-elle pas donnés!

Drames, comédies et féeries, déroulements de splendeurs joyeuses pour
les entrées solennelles de rois ou de reines, départs pour la croisade,
pavoisements et enguirlandements des rues pour les grandes occasions; et
comme contrastes, la longue série des séditions populaires et
révolutions diverses, explosions périodiques de la mauvaise humeur du
peuple foulé ou trompé, furieux accès de rage causés par les trop
longues et trop dures misères.

Combien de fois les sanglantes lueurs de l’incendie ont-elles illuminé
la face de ces monstres, les flammes courant de rue en rue sur ces
milliers de toits! C’est l’Anglais à Paris et Jeanne d’Arc repoussée
sous la porte Saint-Honoré, à la joie criminelle de la majorité des
Parisiens, de l’Université et des dirigeants. C’est le sang de tant de
bagarres et de tant de massacres que boit sous les pavés soulevés le sol
des rues parisiennes; ce sont enfin les forteresses et les palais qui
s’écroulent et la guillotine qui se dresse, le terrible autel pour la
messe rouge dite chaque jour là-bas, pendant que retentissent sous les
voûtes de l’église les hymnes en l’honneur de la déesse Raison.

[Illustration: LES ÉCOLES DU CLOÎTRE]

Il semble qu’en plaçant cette couronne de diaboliques figures au front
du monument, où devant tant de vierges, de martyrs et de saints
s’élèvent comme un encens les prières des foules, les architectes du
moyen âge, philosophes ironiques, aient songé à faire la part du mal et
à fournir des patrons dignes d’eux aux êtres de sang et de proie qui
grouillent dans les bas-fonds des grandes villes, écume sinistre des
agglomérations humaines.

..... Et Paris contemplé de là-haut était bien grand déjà. Victor Hugo
dans _Notre-Dame de Paris_ a brossé splendidement le grand panorama à
vol d’oiseau

[Illustration: LA RUE DE LA MONTAGNE SAINTE-GENEVIÈVE ET
SAINT-ÉTIENNE-DU-MONT UN JOUR DE PÉLERINAGE A L’ABBAYE]

du Paris du XVᵉ siècle, à l’époque où sculpteurs et architectes
achevaient leur merveilleuse ciselure des portails nord et sud.

Nettement partagé en trois divisions: Cité, dans l’île mère, ville sur
la rive droite de la Seine et Université sur la rive gauche, Paris
agrandi commençait à déborder par-dessus la belle ceinture de remparts
de Philippe-Auguste dont les tours rondes et demi-rondes aux combles
aigus ponctuaient la ligne continue, par-dessus les toits massés en
mille chaînes de collines de tuiles et d’ardoises.

[Illustration: NOTRE-DAME ET L’ARCHEVÊCHÉ, XVIIᵉ SIÈCLE]

Au delà, dans la campagne verdoyante où s’allongeaient des embryons de
faubourgs, par-dessus maisons des champs, petits manoirs dans les
vignes, minces villages perdus dans les blés, les abbayes élevaient
leurs clochers, leurs hauts bâtiments à grands combles, leurs vastes
dépendances, enfermées comme de petites villes fortes derrière leurs
fossés et leurs murailles crénelées.

Aux antiques abbayes de Sainte-Geneviève et de Saint-Germain se sont
ajoutés le grand prieuré de Saint-Martin des Champs, les abbayes de
Saint-Victor, de Saint-Antoine, tandis qu’au nord-est l’ordre militaire
du Temple couvrait un vaste espace des bâtiments nombreux et solides de
sa Commanderie, dominés par un gros donjon à tourelles, où se gardait le
trésor de l’ordre, future prison de Louis XVI.

A l’orient, derrière le _Terrain_ ou _Motte aux Papelards_, ancienne
butte de gravats couverte de broussailles, en dehors de l’enceinte du
cloître, sous les tours de l’Archevêché, sous les chapelles du chœur de
la cathédrale, d’où surgissent les aériens arcs-boutants à double volée
soutenant le grand comble, l’île de la Cité semble traîner à sa remorque
l’île Notre-Dame et l’île aux Javiaux, l’île Notre-Dame, future île
Saint-Louis, alors partagée en deux parties et n’ayant encore d’autres
constructions que des petits bâtiments appartenant aux chanoines et
loués à des blanchisseries, et le retranchement défendant la Seine,
relié par des chaînes aux deux parties de l’enceinte.

Les rois de France sont là-bas dans leur logis immense et compliqué,
vaste ensemble d’édifices réunis sous le nom d’hôtel royal de
Saint-Paul, protégé par la formidable bastille Saint-Antoine. De l’autre
côté, vers le couchant, la sortie de la Seine n’est pas moins bien
encadrée. L’antique Palais de l’île élève ses grands pignons et les
grosses tours de Saint-Louis et de Philippe le Bel, garde robuste de la
Sainte-Chapelle, ce merveilleux reliquaire en fine orfèvrerie de pierre;
en arrière, solide et fier, se carre le gros donjon du Louvre, centre
idéal d’où relèvent tous les grands fiefs de la couronne, donjon
suzerain de tous les donjons des pays de France.

[Illustration: VIEILLE MAISON DU CLOÎTRE NOTRE-DAME, RUE CHANOINESSE]



[Illustration: L’ABBAYE DE SAINT-VICTOR] CHAPITRE III

LES TROIS GRANDES ABBAYES DE LA RIVE GAUCHE

     L’abbaye de Sainte-Geneviève.--Clovis et Clotilde.--Saint-Germain
     des Prés, fondation de Childebert.--La sépulture des rois
     mérovingiens.--Les Normands.--Massacres et dévastations.--L’Abbaye,
     petite ville féodale à côté de Paris.--Le réfectoire, fabrique de
     poudres.--L’explosion et l’incendie.--Ruine définitive.--Le Pré aux
     Clercs.--Luttes avec les Escholiers.--La foire Saint-Germain.--Les
     abbés commendataires.--L’abbaye de Saint-Victor.--Les jardins des
     chanoines.--La Bièvre.--Ce qui reste des trois abbayes.


Paris moine et Paris escholier, confondus ensemble jusqu’au temps
d’Abélard sous les arceaux de Notre-Dame, se confondent et se mêlent
encore pendant des siècles quand les écoles essaiment et s’en vont
former la grande et puissante Université de l’autre côté de l’eau.

[Illustration: LA PREMIÈRE ÉGLISE SAINTE-GENEVIÈVE FONDATION DE CLOVIS]

Le Paris qui étudie, c’est le Paris de la rive gauche, l’Université, la
ville des escholiers qui devenus trop nombreux pour tenir dans les
préaux de la cathédrale et dans les petites rues de l’île déjà trop
pleine, trouvant instinctivement cloîtres et dogmes trop étroits, ont
franchi la Seine et créé le camp de la science, sur les débris du camp
romain, autour et dans les dépendances, les clos et jardins du vieux
palais latin.

Il s’y est élevé tant de collèges, tant de nids de clercs et de
_sorbonnagres_, comme dit Rabelais, il y a tant de maisons où se
clarifient et se distribuent les choses de l’esprit, les connaissances
humaines; tant de collèges petits ou grands, pêle-mêle sur les pentes de
la montagne, groupés et enchevêtrés avec les églises et les couvents!

Paris qui prie n’est pas cantonné dans un seul quartier; sur les deux
rives de la Seine, des abbayes, des prieurés, des églises, filles de
Notre-Dame, nombreuses et rapprochées, parfois se suivant à la file sur
les grandes voies, découpent la ville en un nombre infini de paroisses,
élevant par-dessus les quartiers à hôtels féodaux et les quartiers où
travaille et grouille le populaire en ses maisons serrées, tantôt de
superbes clochers merveilleusement découpés, tantôt d’humbles petites
flèches ardoisées, ces petites flèches devenues si rares aujourd’hui.

Olivier Truschet et Germain Hoyau, dans la légende d’un plan du XVIᵉ
siècle dont l’unique exemplaire a été retrouvé à Bâle, donnant «_le vray
pourtraict naturel de la ville, cité et Université_», comptent au XVIᵉ
siècle 104 églises ou monastères et 49 collèges.

Un siècle plus tard les maisons religieuses, églises, couvents,
chapelles, hôpitaux dépassent le chiffre de deux cents, et la révolution
trouvera encore ce nombre augmenté. Les quatre cinquièmes disparaîtront
alors, et si bon nombre de ces édifices au point de vue de
l’architecture ne présentaient qu’un intérêt secondaire, certains, il
faut le dire, doivent être à jamais regrettés, qui étaient de pures
merveilles de notre art national et contenaient dans leurs nefs
d’admirables monuments aussitôt détruits ou dispersés, de superbes
stalles ou boiseries barbarement jetées au feu, des vitraux d’une
splendeur et d’un éclat incomparables, brisés sans pitié.

Il faut distinguer, en ce Paris religieux du moyen âge, les grands fiefs
ecclésiastiques dans tout leur appareil féodal, avec leurs tours, leurs
prisons, leurs justices,--les grandes églises, suzeraines d’églises
dépendantes nées d’elles-mêmes dans le cours des âges,--les chapelles
d’hospices, de collèges, de confréries, de corporations,--les prieurés,
couvents ou monastères où pullule le peuple innombrable des moines et
des nonnes de tout ordre et de toute condition, priant ou travaillant,
s’engraissant dans une béate oisiveté ou peinant devant les grabats des
pauvres, dans les hôpitaux et maladreries.

Parmi ces établissements religieux innombrables, si divers d’importance
et de mérite, il faut mettre à part cinq ou six grandes abbayes qui sont
des petites villes dans la grande, des prieurés, des commanderies qui
dominent de leur importance la foule des petits couvents.

Les membres du clergé séculier, les prêtres des églises vivant de la vie
de leurs paroissiens, en rapport journalier avec chacun pour toutes les
occasions de la vie, sont en général estimés et aimés de tous. Leur
influence est immense dans l’étendue de leur circonscription petite ou
grande, et on ne le verra que trop au temps des luttes religieuses
lorsque, devenus boute-feux de la guerre civile, ils mettront
malheureusement cette influence au service de la Ligue et feront de
leurs paroissiens, ouvriers ou bourgeois, d’enragés combattants des
barricades et des remparts.

[Illustration: RUE CLOVIS, FRAGMENT DU REMPART DE PHILIPPE-AUGUSTE ET
TOUR DE SAINTE-GENEVIÈVE]

Il n’en va pas tout à fait de même pour le clergé des ordres religieux,
pour ces moines de toutes les couleurs, des ordres mendiants ou des
ordres riches, tous fortunés, d’ailleurs, qui vivent hors du siècle dans
des couvents fermés, dans ces immenses abbayes forteresses si riches et
si puissantes. On aime certains de ces ordres pour leur esprit de
charité, pour leur vie humble, on en déteste d’autres pour la raison
contraire, on en méprise plus ou moins quelques-uns. Le peuple ne
distingue pas toujours si certains de ces moines, dans le silence de
leurs grandes salles, se livrent à l’étude, à des travaux scientifiques,
partagent leur vie entre les méditations pieuses et la culture de
l’esprit; il ne voit que la richesse des abbayes, la vie facile assurée
derrière ces murailles superbes.

Le bourgeois songe aux rentes qu’il doit payer pour les terres qu’il
tient en fief, pour les maisons dépendant de la censive de ces moines,
il additionne les énormes revenus de ces couvents.

Et l’artisan chef de famille qui travaille dur, et qui malgré ses rudes
labeurs a bien du mal à faire vivre sa nichée, est tout disposé à
trouver trop facile et trop grasse l’existence des bons pères, si
complètement libérés de préoccupations terrestres et si douillettement
abrités contre toute male aventure dans leurs bonnes murailles bien
munies.

Certaines de ces abbayes, institutions vieillies, méprisent les
anciennes règles établies et se donnent toute licence pour les
satisfactions matérielles. L’idée religieuse, le but charitable des
fondations, l’origine de la fortune conventuelle, tout est oublié. Cette
fortune ne sert qu’à engraisser les moines adonnés à la gastronomie et
s’appliquant égoïstement toutes les ressources mises entre leurs mains à
d’autres intentions.

Aussi quelle place tiennent, dans la vie du moyen âge, toutes ces
légions de moines qui occupent les meilleures places au soleil de chaque
quartier, ces moines coudoyés à toute heure dans la rue, ces frocards,
les uns aimés, les autres franchement détestés, les uns respectés, les
autres méprisés, presque tous raillés d’ailleurs par l’esprit frondeur
du Parisien bien ou mal pensant; gras prieurs, capucins quêteurs
tournant autour des broches, prêcheurs à faconde populacière, frères
débauchés ou grands _humeurs de piot_, tourmenteurs de maris, héros de
mille contes, fabliaux ou facéties...

Trois grandes abbayes, un prieuré, deux commanderies dominent de leur
importance la foule des grands et petits couvents; ce sont:
Sainte-Geneviève, Saint-Germain des Prés, Saint-Victor, la commanderie
de Saint-Jean de l’Hôpital ou de Latran sur la rive gauche, le prieuré
de Saint-Martin des Champs et la commanderie du Temple sur la rive
droite.

Situées toutes les deux presque au bord de la Seine, l’une en amont et
l’autre en aval de Paris, les abbayes de Saint-Germain et de
Saint-Victor se font pendant au pied des deux versants opposés du mont
Lucotitius, que couronne une troisième abbaye, celle dédiée à sainte
Geneviève par Clovis et Clotilde.

Dans l’église de l’abbaye de Sainte-Geneviève, ancienne basilique
Saint-Pierre et Saint-Paul élevée non loin du palais romain des rois
mérovingiens, le plus grand de ces mérovingiens, le terrible Clovis,
trônait encore il y a cent ans, couché en pierre sur sa dalle funéraire
au centre de sa nef. C’était le fondateur. Le farouche Sicambre ayant
brûlé ce qu’il adorait précédemment et adopté le dieu de Clotilde,
décidément plus fort que les dieux de ses ancêtres, avait un jour gravi
la colline au-dessus du palais des empereurs romains et, arrivé sur le
plateau, lançant sa francisque au loin, il avait mesuré à la force de
son bras la basilique qu’il allait élever. Cette basilique du VIᵉ
siècle, qui dura jusqu’au XIIᵉ, n’était point si barbare, Clovis y avait
mis de la magnificence, il y avait employé les matériaux les plus
précieux et l’avait décorée intérieurement et extérieurement de
peintures et de mosaïques.

[Illustration: RESTES DE L’ABBAYE DE SAINTE-GENEVIÈVE AU LYCÉE HENRI IV]

La statue couchée du roi marquait la place de son caveau funéraire, au
milieu de son église; dévorée par le temps, la statue avait été refaite
au XIIᵉ siècle. Clotilde aussi était là, enterrée près du tombeau de
sainte Geneviève et, avec Clotilde, les enfants de Clodomir massacrés
par leurs oncles.

La basilique, dédiée à saint Pierre et saint Paul, avait pris dès le
siècle suivant le nom de Sainte-Geneviève. La dévotion aux reliques de
la sainte, proclamée patronne de Paris, donna vite une grande importance
au monastère créé pour le service de la basilique. Ces précieuses
reliques étaient enfermées dans une magnifique châsse, précieuse par le
travail et par le métal, par les pierreries accumulées, souvenirs de
dévotions royales au cours des siècles. Au XVIᵉ siècle, cette châsse fut
placée, portée par quatre anges de Germain Pilon, en haut d’un groupe de
hautes colonnes derrière le grand autel.

Saint-Germain des Prés remonte aux mêmes temps. Childebert, fils de
Clovis, au retour d’une expédition victorieuse en Espagne d’où il
rapportait des reliques conquises sur les habitants de Saragosse, et
saint Germain, évêque de Paris, furent ses fondateurs. L’église
primitive, dédiée à saint Vincent, était recouverte de plaques de bronze
doré. A la mort de saint Germain, enterré dans une des chapelles,
l’abbaye prit son nom. Illustre autant que celle de sainte Geneviève dès
les premiers siècles de la monarchie, elle fut un Saint-Denis
mérovingien pour les tombeaux des rois de la première race alignés dans
sa nef.

[Illustration: ABBAYE DE SAINT-GERMAIN DES PRÉS, FONDATION DE CHILDEBERT

LA TOUR DE L’ÉGLISE]

L’abbaye de Saint-Germain a eu sa grande part de tous les maux qui ont
traversé l’existence de Paris sous les Carlovingiens, de tous les
bouleversements et de toutes les secousses de cette époque.

Chaque fois que la nef de Paris a menacé de sombrer, Saint-Germain des
Prés a péri, s’est écroulé dans les flammes, sur les cadavres de ses
moines égorgés, et à chaque retour de la paix, les survivants de
l’abbaye revenus au bercail ont fouillé les décombres et relevé les
murailles.

Après les prospérités des commencements, survint, pour les deux riches
abbayes, une ère de cruelles épreuves, avec les invasions normandes. Que
Paris se rachetât comme à la première visite des pirates du Nord ou
qu’il se défendît, les deux abbayes situées _extra muros_ avaient à
supporter le premier choc des terribles ravageurs.

Dès que les nefs normandes apparaissaient en Seine, dès que la fumée des
incendies signalait de loin leur approche, les moines de
Sainte-Geneviève portaient en lieu sûr les reliques de la sainte et les
ornements d’orfèvrerie dont saint Éloi avait revêtu son tombeau; les
moines de Saint-Germain mettaient en état de défense leurs murailles ou
essayaient de se racheter par une rançon. Puis la ruine et l’incendie
s’abattaient sur les édifices. Saint-Germain fut pillé et brûlé, dit-on,
cinq fois.

Après le grand siège normand, le long et opiniâtre siège soutenu de 885
à 887 par l’évêque Gozlin et Eudes, comte de Paris, il n’y avait plus
que des ruines sur la montagne de Sainte-Geneviève et dans les prés de
Saint-Germain, ruines parmi lesquelles les moines se réinstallèrent
timidement, se contentant de restaurations partielles.

[Illustration: BAGARRE ENTRE LES ESCHOLIERS ET LES GENS DE L’ABBAYE SUR
LE PRÉ AUX CLERCS]

Des édifices saccagés par les Normands il ne restait plus à
Sainte-Geneviève, lors des démolitions définitives, que certains pans de
murailles utilisés, des colonnes, des chapiteaux romains fort
remarquables, entrelaçant aux plus bizarres rinceaux les figures
humaines et les animaux. Il ne reste à Saint-Germain des Prés que la
base de la grosse tour reconstruite avec l’église par l’abbé Morard au
XIᵉ siècle, et les colonnes de l’abside aux admirables chapiteaux
fouillés avec une verve surprenante, surchargés, parmi les enroulements
de feuillages, d’animaux fantastiques, lions ailés, griffons, harpies.

Que de mutilations a subies l’intérieur de Saint-Germain des Prés au
siècle dernier! Derrière le petit porche très laid plaqué à la base de
la tour, le portail présentait une belle décoration, huit grandes
statues d’une beau style admirablement et curieusement drapées,
représentant des rois et des reines appuyés aux colonnes. Entrée
majestueuse pour l’église mérovingienne. Les bénédictins y voyaient, à
droite Thierry, Childebert, Ultrogothe sa femme, et Clotaire; à gauche
Clovis, Clotilde, Clodomir, avec saint Rémy. Les statues ont été
enlevées; les tombeaux de ces mêmes rois dans la nef ont été violés et
détruits, le maître-autel et les châsses ont disparu aussi, bien des
remaniements ont eu lieu, succédant à d’autres remaniements, opérés au
XVIIᵉ siècle.

A l’extérieur l’église élevait sur les bras du transept deux autres
clochers plus petits que celui du portail; on a dû les démolir en 1820,
parce qu’ils menaçaient ruine. On devait les reconstruire pour rendre à
l’église sa physionomie, particulière entre toutes celles de Paris, elle
les attend encore.

Reconstruites à peu près totalement au XIIIᵉ siècle, les deux abbayes,
Sainte-Geneviève sur sa colline et Saint-Germain dans ses prairies,
présentaient un ensemble d’une imposante splendeur, chacune groupant au
pied de son église ses magnifiques bâtiments neufs, ses cloîtres, ses
nombreuses dépendances dans un vaste enclos défendu par des murailles
garnies de tours.

Sainte-Geneviève couvrait tout le haut de la montagne, dans la ville
maintenant, à l’intérieur des murs de Philippe-Auguste, sous la porte
Saint-Marcel. A côté de l’église s’élevait le grand pignon du
réfectoire; la salle du chapitre et le cloître s’abritaient au pied de
la haute tour qui nous reste au-dessus de la rue Clovis. Cette tour,
romane par sa base et ogivale ensuite, était le clocher de l’église,
privé de son ancienne flèche de pierre par un incendie qui nécessita une
reconstruction des étages supérieurs.

Un énorme anneau de fer scellé en haut du grand pignon de l’église fut
longtemps l’objet de bien des suppositions; suivant l’opinion la plus
probante, c’était un vieux souvenir du droit d’asile attribué à tant
d’églises et de monastères. On sait que tout criminel qui parvenait à se
réfugier sous le porche ou dans l’intérieur de certains édifices--ici à
Sainte-Geneviève, quand il avait passé le bras dans l’anneau du
portail--devenait inviolable et que toute poursuite devait s’arrêter.
Lorsque ce droit, heureux quelquefois, abusif le plus souvent, fut
supprimé, les moines de Sainte-Geneviève, en souvenir de l’antique
privilège, auraient enlevé l’anneau pour le placer tout en haut du
pignon, endroit inaccessible pour les fugitifs privés d’ailes.

Les vieux bâtiments conventuels furent refaits en grande partie ou
restaurés au XVIIIᵉ siècle; l’abbaye, comme tant d’autres, perdit alors
son aspect gothique. En même temps, comme l’église du XIIIᵉ siècle
menaçait ruine, on résolut de la remplacer par le grand édifice
gréco-romain de Soufflot. Les travaux commencés en 1758 nécessitèrent
la démolition du collège de Lisieux et de quelques anciens bâtiments; la
première pierre de l’église supérieure fut posée en 1763 par Louis XV.
Des tassements, des excavations contrarièrent les travaux et firent
longtemps douter de l’achèvement de l’œuvre et de la solidité du dôme. A
la Révolution, la nouvelle Sainte-Geneviève, inachevée encore, devint le
Panthéon, et pour commencer, à la place des reliques de sainte Geneviève
jetées à la voirie, reçut comme nouvelles reliques les cendres de
Voltaire et de Rousseau, de Mirabeau et de Marat. Quant à l’ancienne
église, on la démolit en 1806; la rue Clovis passa dans sa nef,
épargnant heureusement le svelte clocher.

Les siècles avaient rempli cette église et sa crypte immense de tombeaux
de tous les âges, depuis les sépulcres gallo-romains et mérovingiens
remis au jour par la pioche des démolisseurs, jusqu’aux fastueux
cénotaphes de la Renaissance; c’est à peine si des débris de
quelques-uns de ces tombeaux, statues, pierres tombales ont pu être
sauvés et recueillis par nos musées.

Saint-Germain des Prés était en dehors de l’enceinte de Paris. Jusqu’au
XVᵉ siècle la cité monastique si rapprochée de la ville s’éleva
complètement isolée au milieu de champs et de prairies. L’espace entre
le mur de l’abbaye et celui de Paris, à la pointe de Nesle, était en
cultures, avec quelques petites bicoques çà et là campées sur le revers
du fossé, formant vers la porte Bucy une amorce de faubourg. Un ruisseau
emprunté à la Seine, la Noue ou petite Seine venait remplir les fossés
de l’abbaye et clore le petit Pré aux Clercs.

De l’autre côté de cette petite Seine, vers le couchant, s’étendaient le
grand Pré aux Clercs, si fameux jusque sous Louis XIV, et le grand clos
de l’abbaye, que dominaient une petite chapelle isolée, une maladrerie
et un moulin à vent tournant sur sa butte.

Voilà le cadre. L’abbaye avec ses fossés pleins d’eau et son enceinte
crénelée flanquée de quelques tours rondes et de tourelles en
encorbellement, occupe une sorte de quadrilatère irrégulier. Deux portes
à pont-levis donnent accès dans l’intérieur, l’une à l’est regardant
vers la ville et l’autre à l’ouest, plus forte, devant la courtille de
l’abbaye, dite porte papale, depuis qu’en 1163 le pape Alexandre III,
étant venu consacrer l’église reconstruite, y avait passé en allant
prêcher en plein air dans le Pré aux Clercs. Après une première cour
traversée, on se trouvait dans les jardins intérieurs, devant les beaux
bâtiments du Réfectoire et du Chapitre formant deux côtés du cloître,
sous le flanc nord de l’église.

Le Chapitre, immense bâtiment contenant aux étages supérieurs les
dortoirs des moines, montrait une architecture rude et sévère, mais le
réfectoire par sa légère architecture rappelait tout à fait la Sainte
Chapelle du palais de saint Louis; c’était d’ailleurs l’architecte de
saint Louis, Pierre de Montereau, qui l’avait construit ainsi que la
grande chapelle isolée, dédiée à la Vierge, en arrière du bâtiment du
chapitre.

Comme une _châsse_ de pierre finement ciselée et fouillée, le réfectoire
formait une immense et admirable salle où la lumière entrait à flots,
colorée par les superbes vitraux de ses hautes fenêtres, presque
entièrement semblables à celles de la Sainte Chapelle; on y admirait la
chaire du lecteur, dans le genre de celle qui nous reste au réfectoire
de Saint-Martin des Champs (Arts et Métiers), chaire magnifiquement
sculptée où pendant le repas un moine montait faire une lecture pieuse.

Quand la Révolution en 1792 supprima l’abbaye, où il ne demeurait plus
qu’une quarantaine de moines, les bâtiments libres et le splendide
réfectoire lui-même furent bientôt, comme tous les locaux disponibles
dans toute la ville, transformés en prison.

Pour le malheur des admirables bâtiments on y établit ensuite, ou en
même temps, une fabrique de salpêtre. Il arriva ce qui devait
inévitablement arriver en pareil endroit, dans le désordre des
affectations diverses. Le 2 fructidor an II la fabrique sauta,
renversant l’édifice de Pierre de Montereau et incendiant les autres
bâtiments. Ce fut un désastre, le feu gagna la riche bibliothèque de ces
bénédictins illustres par leurs travaux, collection précieuse depuis
longtemps mise par les moines à la disposition des érudits laïques.
Presque tout fut perdu, détruit par les flammes, gâté par l’eau ou jeté
par charretées dans les cours, à la disposition de quiconque voulait
fouiller dans les tas.

L’ancien bibliothécaire dom Poirier, le dernier moine resté à l’abbaye
par dévouement à ses livres, put à peine, sous les flammes ou sous les
torrents d’eau des pompes, à force d’efforts d’abord, et de soins
ensuite, sauver une partie des manuscrits.

Peu après ce lamentable désastre, la destruction de la bibliothèque
après le pillage du trésor, s’achevèrent les destins de l’abbaye. Les
ruines du réfectoire, les bâtiments subsistants, le dortoir, la chapelle
de la Vierge furent abattus et après treize siècles d’existence
glorieuse, l’abbaye fondée par Childebert disparut. L’église seule en
est conservée ainsi qu’une partie du palais abbatial construit par ce
cardinal de Bourbon abbé de Saint-Germain, qui fut le roi de la Ligue
sous le nom de Charles X, après l’assassinat d’Henri III. Le palais
abbatial est une propriété particulière, la rue de l’Abbaye actuelle,
tracée à travers le cloître, y vient aboutir; les maisons du côté nord
occupent la place du réfectoire et de la belle chapelle de la Vierge de
Pierre de Montereau.

L’abbaye au temps de sa splendeur, en possession de biens considérables,
avec haute et basse justice, droits importants et nombreux, tant sur la
rivière que sur les métiers et les marchés installés sur son territoire,
vit bientôt une petite ville se former autour de ses murailles. C’était
le faubourg Saint-Germain qui naissait, commençant par quelques rues sur
le revers du fossé, entre la porte de Nesle et la porte de Bucy, et se
poursuivant bientôt jusqu’à la rue qui menait au village de Vaugirard.

Reportons-nous à l’époque des prospérités de l’abbaye. Un gros sujet de
tracas pour les moines, ce sont messieurs les escholiers ses voisins.
L’Université et les abbés vivent en luttes perpétuelles. Les écoles
prétendent avoir des droits sur les prairies, cadre verdoyant de
l’abbaye du côté de la Seine; elles ne se contentent pas du grand Pré
aux Clercs à elles octroyé par une ancienne concession, elles veulent
aussi le petit que les moines prétendent garder.

Fort souvent des rixes éclatent entre ces turbulents écoliers et les
sergents de l’abbaye soutenus par les habitants du bourg Saint-Germain,
et les écoliers ont parfois le dessous. L’Université, qui défend
énergiquement ses enfants, même quand ils ont tort, intervient alors.

[Illustration: L’EXPLOSION DE L’ABBAYE DE SAINT-GERMAIN, DESTRUCTION DU
RÉFECTOIRE]

Pour des querelles tournées en batailles, pour des délits quelconques,
pêche dans les eaux de la petite Seine dont le poisson appartient aux
moines et que par conséquent les écoliers aiment à capturer, pour des
déprédations commises, bien des écoliers font connaissance avec la geôle
de l’abbaye ou vont même figurer au pilori des seigneurs abbés, tourelle
de justice élevée au milieu du carrefour, devant le guichet de l’abbaye.
Grande rumeur alors au pays des collèges; on s’attroupe devant la
justice de l’abbaye, on montre son mécontentement par des cris et des
grognements et on console les patients. C’est Jehan le Picard, étudiant
du collège de Beauvais, bien connu ès tavernes de la rue Saint-Jacques
qui, la tête passée dans un cercle de bois, tourne en montrant sa
grimace à chaque ouverture du pilori. C’est le grand Pierret Guillot du
collège de Karembert, coureur de mauvais lieux, faible latiniste, mais
bon larron; celui-ci tire son pain d’une bourse fondée par quelque pieux
abbé qui n’a pas songé à la soif, et pour boire il détrousse le soir les
passants attardés...

Les délits reprochés à ces malandrins saisis sur les terres de l’abbaye
sont avérés; n’importe, grande colère et réclamations de l’Université,
qui prétend être seule justicière des écoliers.

Cette lutte entre les droits de l’abbaye et les prérogatives de
l’Université donna lieu parfois à de véritables combats. En 1278, les
moines ayant commencé quelques constructions sur le petit Pré aux
Clercs, les écoliers s’en offusquent et résolument s’en viennent les
démolir; le tocsin de Saint-Germain sonne alors, appelant à la rescousse
les gens de l’abbaye; ils accourent et il y a sur le terrain en litige
bataille rangée, un rude combat où les flèches sifflent parmi les volées
de pierre; les étudiants en déroute doivent quitter la place, laissant
sur le terrain des morts et des blessés ainsi que des prisonniers.

[Illustration: LA FOIRE SAINT-GERMAIN]

Pendant la bagarre, des gens de l’abbaye avaient couru occuper les
portes de la ville; quand les escholiers abandonnant la partie veulent
rentrer dans Paris, ces nouveaux adversaires leur tombent dessus et font
prendre à bon nombre un bain forcé dans les fossés.

Pour venger les morts de cette échauffourée l’Université en appela au
pape et au roi; elle eut gain de cause, l’abbaye fut condamnée, son
prévôt chassé avec quelques-uns de ceux qui avaient le plus violemment
féri sur les écoliers, sans parler des satisfactions pécuniaires aux
blessés et aux parents des occis.

On revit nombre de fois encore des reprises d’hostilités et d’aussi
chaudes batailles. Au XVIᵉ siècle, particulièrement en 1550, 1552, 1555,
il y eut graves bagarres et dégâts importants.

En juillet 1548, ce fut presque un siège que les étudiants firent subir
à l’abbaye; ils se livrèrent pendant plusieurs jours à toutes les
dévastations dans les jardins et le grand clos de l’abbaye qu’ils
ravagèrent, empêchés seulement par le rempart de pousser plus avant les
dégâts. Le soir venu, les vainqueurs ayant arraché plus de 3,000 pieds
d’arbres dans l’enclos, rentrèrent chargés de branches et de ceps qu’ils
allèrent brûler en feux de joie sur la place Sainte-Geneviève.

En 1557, ce fut encore plus sérieux; toujours pour maintenir leurs
droits sur le Pré, les écoliers s’en vinrent brûler trois maisons
construites par les moines. On vit la ville écolière en ébullition,
sourde à toutes les remontrances, résister à ses régents, au recteur, au
parlement, disperser les quelques sergents de la force publique et
démolir leurs postes; les écoliers menaçaient même de brûler les
collèges si on empêchait leurs attroupements.

[Illustration: ENTRÉE DE LA FOIRE SAINT-GERMAIN AU XVIIᵉ SIÈCLE]

Cette fois il fallut prendre de très sérieuses mesures pour garantir
l’abbaye et les habitants du bourg Saint-Germain; le roi intervint,
menaça de faire avancer les troupes et fit élever quelques potences pour
en imposer aux fauteurs de troubles; en même temps une ordonnance
enjoignit aux écoliers français de rentrer tranquillement dans leurs
collèges, et aux étudiants étrangers de sortir du Royaume sous quinze
jours; comme ceux qui n’obéirent pas tout de suite furent jetés en
prison, l’ordre régna bientôt au turbulent pays latin. Pour enlever tout
nouveau sujet de discorde entre l’abbaye et l’Université, le roi
confisqua le Pré aux Clercs, objet du litige, les Écoliers n’y eurent
plus d’autres droits que ceux de tous les Parisiens.

A la fin du XVᵉ siècle l’abbaye fonda, par permission royale, la très
célèbre foire de Saint-Germain, qui pendant trois cents ans eut une
vogue extraordinaire. A l’origine, c’était une foire franche qui ne
devait durer qu’une huitaine de jours, mais bientôt la coutume vint de
faire durer les huit jours cinq ou six semaines, et encore les
marchands, qui faisaient là de très bonnes affaires, obtinrent-ils
souvent d’autres prolongations.

Les religieux avaient fait construire 140 loges, divisées en neuf rues
tirant leurs noms de la nature des marchandises exposées. Ouverte en
1486, la foire Saint-Germain eut bien vite un succès prodigieux. Ce
n’était pas seulement un marché, c’était aussi un champ de fête
perpétuelle. A côté des riches étalages où, comme en nos Expositions
modernes, les marchands apportaient tous les produits industriels
possibles, il y avait de nombreux lieux de plaisir, cabarets, théâtres,
académies de jeux, tripots de toutes sortes, débordant largement par les
rues avoisinantes et amenant une nombreuse population de mœurs
équivoques, amie du désordre sous toutes ses formes, à côté des
marchands et des simples chalands ou curieux.

La mode, aussi puissante alors que maintenant, avait adopté l’endroit et
lui maintint ses faveurs jusqu’au jour où, fatiguée par trois siècles de
constance, elle passa la rivière et trouva dans les galeries du
Palais-Royal les mêmes séductions et les mêmes plaisirs, dans un cadre
modernisé.

Assemblage étrange, au milieu de tout cela, parmi ces loges de bateleurs
et ces cabarets douteux, la foire Saint-Germain avait sa petite chapelle
particulière avec son desservant,--ce qui rappelait à tous que le champ
de fête était une fondation des moines.

Quel tableau animé présentait la foire Saint-Germain en son beau temps!
Quelle foule! Quel tapage! Toute la ville était là, représentée par
toutes les classes; bourgeois, populaire, seigneurs, clercs, escoliers,
laquais faisant la fortune des marchands et des bateleurs, portant des
droits considérables au trésor de l’abbaye et luttant aussi parfois de
turbulence dans les désordres du soir, aux spectacles et aux tripots.

Les rois du XVIᵉ siècle ne dédaignaient pas d’y venir. Henri III
parcourant les galeries avec ses mignons y fut insulté par des escoliers
qui les suivaient, le cou pris dans des fraises de papier, en
ridiculisant leurs attitudes et en leur criant au nez: «A la fraise, on
reconnaît le veau.»

Les occasions de désordre ne manquaient pas, ni les voleurs coupant les
bourses, enlevant les manteaux, ni les bretteurs non plus; souvent épées
et dagues se mettaient de la partie et maintes rixes ensanglantèrent la
fête. Reconstruite en 1511, la foire Saint-Germain vécut jusqu’à la
Révolution.

En ses dernières années, une nuit de mars 1762, les bâtiments,
boutiques, tripots et théâtres avaient été complètement détruits par un
incendie dont la violence fit rouler les flammes jusqu’aux murailles de
Saint-Sulpice. On reconstruisit bientôt le tout, galeries, boutiques,
loges pour les physiciens, charlatans, montreurs de phénomènes, théâtre
pour les «_farceurs de la foire_», c’est-à-dire

[Illustration: ÉCOLIERS AU PILORI DE L’ABBAYE DE Sᵗ-GERMAIN

_Imp. Draeger & Lesieur, Paris_]

plusieurs salles où les acteurs des théâtres de la ville venaient
pendant six semaines ou deux mois que durait la foire, jouer des pièces
comiques, d’un genre spécial et souvent trop libre. Il y eut aussi alors
le _Waux hall de la foire_, vaste établissement de plaisir, avec une
salle de bal en rotonde à ciel ouvert.

Mais la grande vogue n’y était plus, en 1786 la foire Saint-Germain
avait vécu. A sa place, sous l’empire, on construisit le marché actuel.

[Illustration: L’ABBAYE DE SAINTE-GENEVIÈVE AU XVIIIᵉ SIÈCLE]

Le palais abbatial qui subsiste encore et dresse dans la rue de
Furstenberg sa noble façade de briques et de pierres, fut commencé en
1586 par le cardinal de Bourbon, archevêque de Rouen et abbé de
Saint-Germain, le Charles X des Ligueurs. Plus tard le XVIIᵉ siècle, qui
ne trouvait plus à son goût les monuments gothiques, refit le grand
cloître en froides arcades plein cintre et pilastres doriques. L’aspect
féodal de l’antique abbaye se modifiait peu à peu; la ville
l’enveloppait maintenant; les vieux remparts et les tours tombèrent, les
fossés furent comblés et à leur place on fit des rues bientôt couvertes
de bâtisses. Les moines élevèrent eux-mêmes des maisons à loyer dans
les rues situées autour du palais abbatial restauré par le cardinal
landgrave de Furstenberg, abbé commendataire.

Le XVIIIᵉ siècle commence, qui devait voir la fin de l’abbaye. Le temps
n’est plus où les abbés sont des moines sortis du sein même de l’abbaye,
aimant passionnément leur maison et rêvant sans cesse à augmenter son
importance ou son illustration. Pour bien des abbayes l’abus de la
_commende_ a changé tout cela, les abbés n’ont d’abbés que le nom, ce
sont souvent des grands seigneurs, des princes tenant surtout à jouir,
du mieux possible, de tous les revenus de leur bénéfice, à en tirer tout
ce qu’il peut fournir. Dans le silence et la paix de l’immense
bibliothèque magnifiquement installée au deuxième étage au-dessus du
chapitre, les bénédictins travaillent et méditent. Ils percent, dans le
fatras embrouillé des légendes, des sentiers praticables, ils défrichent
l’histoire de France, tandis qu’à côté d’eux le faste, le bruit et le
mouvement remplissent le palais abbatial où se succèdent des abbés
commendataires menant la vie de grand seigneur à la façon du XVIIIᵉ
siècle.

[Illustration: LE PALAIS ABBATIAL, RUE DE FURSTENBERG]

Mais après ces derniers abbés, parmi lesquels le comte de Clermont, et
l’ex-roi de Pologne Jean Casimir, les sectionnaires de 1793 vont venir
et l’administration des poudres et salpêtres derrière eux, et la vieille
abbaye de Childebert, type parisien des grandes abbayes féodales,
disparaîtra par une catastrophe dans un tourbillon de flammes, en même
temps que l’antique monarchie.

La troisième grande abbaye de la rive gauche, Saint-Victor, qui bornait
l’Université à l’est, ne remontait pas, comme Saint-Germain et
Sainte-Geneviève, aux commencements de la monarchie. Elle était de
beaucoup leur cadette, et son église, pendant sept cents ans seulement,
dessina sa belle silhouette à l’horizon de Paris.

Ce ne fut d’abord qu’un modeste prieuré au petit faubourg Saint-Victor,
prieuré que le roi Louis le Gros, à la demande de Guillaume de
Champeaux, érigea en abbaye. Le grand théologien maître d’Abélard,
abattu et découragé, vint y chercher le repos après sa lutte contre son
ancien disciple devenu le chef d’une école rivale, contre le terrible
jouteur qui disait de ses anciens maîtres: «Quand ils allument du feu,
ils font de la fumée et non de la lumière.» Mais lorsque ce victorieux
Abélard s’en vint, acclamé par la foule, établir ses écoles--_son camp
d’escoliers_--sur les pentes de la colline voisine, vers la rue du
Fouarre, le vieux maître ayant repris des forces recommença la lutte et
fonda en face de l’ennemi les écoles Saint-Victor, qui posèrent les
premières assises de la renommée scientifique des Victorins.

A l’époque de sa splendeur Saint-Victor occupe un vaste enclos formant
tout à fait le pendant de Saint-Germain des Prés, également en dehors de
la muraille de Philippe-Auguste, et séparé de la Seine seulement par
quelques toises de prairies. Saint-Germain s’appuie à la tour de Nesle,
la légendaire et svelte tour en face du Louvre de Philippe-Auguste;
Saint-Victor est tout proche de la Tournelle, grosse tour carrée qui
garde l’entrée de la Seine de ce côté, en face du grand hôtel
Saint-Paul, palais des rois de ce temps.

L’église de Saint-Victor est une haute et vaste nef rebâtie presque
entièrement au commencement du XVIᵉ siècle, mais qui garde encore du
temps de sa fondation une crypte, une grosse tour à baies romanes et un
cloître du XIIIᵉ siècle. De magnifiques rosaces ornent les transepts, et
les verrières présentent une suite remarquable de vitraux. Des tombeaux
d’évêques de Paris, d’hommes illustres et de prélats, venus passer leurs
derniers jours dans la retraite à Saint-Victor, remplissent l’église; il
y a Maurice de Sully, le constructeur de Notre-Dame, des maîtres
célèbres de Saint-Victor, comme Pierre Comestor, dont l’épitaphe latine
jouant sur le nom, dit: «J’ai mangé autrefois, aujourd’hui je suis
mangé»; le XVIIIᵉ siècle y mettra le tombeau de Santeuil, le poète
retiré dans son canonicat de Saint-Victor, qui dîna pour son malheur
trop souvent chez la duchesse du Maine et mourut d’une plaisanterie de
la grande dame, lui versant un cornet de tabac dans un verre de vin
d’Espagne.

Les chanoines de Saint-Victor avaient, pour l’embellissement de leur
enclos, obtenu la permission d’y faire passer la Bièvre. La rivière
captée, presque à son embouchure, traversait ce qui fut plus tard le
Jardin des Plantes, entrait dans l’enclos, suivait parallèlement le
cours de la Seine et s’en allait se jeter dans le fleuve à la hauteur de
la rue de Bièvre actuelle. Ce fut l’occasion de nombreux procès avec les
Genovefains qui se plaignaient du tort fait aux terres de leur abbaye
par ce changement de lit et disputaient aussi aux Victorins la
seigneurie et la justice du faubourg Saint-Victor.

Ainsi donc Saint-Victor en amont de la rivière, Saint-Germain en aval et
Sainte-Geneviève sur la colline, cela faisait trois cités monastiques et
féodales, élevant de nombreuses tours et tourelles, et flanquant de
trois côtés le quartier remuant de la jeunesse, la ville de
l’Université.

De ces trois grandes abbayes debout encore à la fin du siècle dernier,
avec le prestige de l’antiquité la plus vénérable, de l’art qui avait
fait de certaines parties des merveilles architecturales, avec le
prestige de la science aussi, Saint-Victor, Sainte-Geneviève et
Saint-Germain étant illustres par les travaux littéraires de leurs
moines et par la richesse de leurs immenses bibliothèques mises
largement à la disposition des lettrés et des savants laïques,--de ces
trois abbayes qui s’étaient jadis partagé le territoire de la rive
gauche, que reste-t-il aujourd’hui?

[Illustration: CONSTRUCTION DU PANTHÉON, AU PREMIER PLAN LE COLLÈGE DES
CHOLETS]

Une église, Saint-Germain des Prés, une tour, la tour dite de Clotilde,
ancien clocher de l’église Sainte-Geneviève, cinq travées du réfectoire
des Genovefains englobées dans les bâtiments du lycée Henry IV et c’est
tout. Table rase a été faite du reste. L’abbaye de Saint-Victor, la plus
malheureuse des trois, n’a laissé aucun vestige matériel de son passage
sur le lieu où, pendant sept siècles, sa magnifique église appuyée de
ses grands bâtiments avait complété le cadre monumental de l’entrée de
la Seine dans Paris et formé comme l’avant-garde des merveilles de la
grande ville.

Rien n’a survécu de Saint-Victor; un nom de rue, la rue des
Fossés-Saint-Victor, voilà seulement ce qui nous dit l’endroit où fut
le grand monastère; la halle aux vins s’est assise sur l’emplacement
bouleversé et le paysage de Paris, de ce côté, a perdu à jamais sa riche
décoration d’autrefois.

Moins heureuse encore que les abbayes de Saint-Germain et de
Sainte-Geneviève, lesquelles au moins ont laissé quelques vestiges sur
le lieu où elles ont brillé, l’abbaye de Saint-Victor a disparu tout
entière. Ici même où vécurent tant de savants religieux plongés dans
l’étude, parmi les livres d’une bibliothèque illustre, tant de chanoines
lettrés qui, pour l’amour de la science, célébraient l’anniversaire des
premiers imprimeurs, Conrad Schœffer et Faust, importateurs à Paris de
l’invention de Gutenberg, silencieux et poétique monastère où les vieux
évêques et archevêques venaient chercher le calme pour leurs derniers
jours, ici roulent maintenant les futailles de la halle aux vins.
L’église disparut à la Révolution et les bâtiments du couvent furent
démolis sans qu’il en soit rien resté.

[Illustration: TOUR ALEXANDRE DE L’ABBAYE DE SAINT-VICTOR

EN ARRIÈRE, LA BUTTE COPEAU, FUTUR LABYRINTHE DU JARDIN DES PLANTES]



[Illustration: LA CHARTREUSE DU LUXEMBOURG] CHAPITRE IV

LE PARIS DES ÉGLISES ET DES COUVENTS


I

     La légende de saint Julien l’Hospitalier.--Au cimetière
     Saint-Séverin.--Opéré ou pendu.--Inscriptions macabres.--Les
     reclusoirs et les recluses.--Saint-Yves des Avocats.--Saint-Benoist
     le Bientourné.--Les belliqueux Augustins.--Sièges de couvents.--Les
     Bernardins.--Le cloître des Carmes.--Les frères aux Anes.--Le
     couvent des Cordeliers.--Désordres et bagarres.--Émeute en
     plain-chant.--Le corps de Marat.--Le bataillon des
     Marseillais.--Aux Jacobins.--Les prédicateurs de la Ligue.--La
     Chartreuse du Luxembourg.--Au grand Diable Vauvert.

Pendant des siècles les trois abbayes de la rive gauche furent les trois
principaux établissements religieux du pays des Écoles, et comme les
suzeraines d’une grande quantité de couvents secondaires, d’églises et
de collèges innombrables.

[Illustration: LE BATAILLON DES MARSEILLAIS VIENT LOGER AUX CORDELIERS]

Autour d’elles, sous leur ombre, quelle végétation d’architectures
gothiques, de gables aigus, de pinacles fleuronnés, attirant à ce qu’il
semble le regard et l’âme vers les régions supérieures; quelle
profusion de fenestrages délicatement découpés, encadrant des verrières
protégées par des grillages, quelle quantité de clochers et de
clochetons causant entre eux à travers l’espace avec leurs voix de
bronze et laissant tomber par les hautes ogives l’allégresse ou le deuil
des cloches, les appels des offices sur les paroisses petites ou grandes
enchevêtrées les unes dans les autres.

Le triomphe de l’architecture ogivale aux XIIᵉ et XIIIᵉ siècles a amené
la reconstruction de la plupart des églises existant auparavant,
lesquelles d’ailleurs avaient souffert des invasions normandes, avaient
été restaurées ensuite, et succombaient moins sous le poids des siècles
que sous celui de leurs voûtes. Le contrefort roman ne suffisait pas à
maintenir les murs latéraux poussés par les voûtes, l’arc-boutant
gothique, inventé au XIIᵉ siècle, allait permettre d’élever les vastes
et merveilleuses nefs aux immenses verrières, miracles de hardiesse et
de légèreté.

[Illustration: LE DANTE A SAINT-JULIEN LE PAUVRE]

Dédiée soit à saint Julien le Martyr, soit à saint Julien, évêque du
Mans, dit le Pauvre parce qu’il distribuait son bien aux malheureux,
soit à saint Julien l’Hospitalier,--on ne sait trop auquel,--l’Église
Saint-Julien le Pauvre, chapelle de l’Hôtel-Dieu son voisin, est une
œuvre en partie romane, en partie du style ogival à ses débuts, simple
et sévère reconstruction d’une église des plus anciennes, dévastée par
les Normands et devenue un prieuré. Cette église où, dit-on, le Dante,
pauvre écolier exilé, étudiant aux écoles de la rue du Fouarre, avait
coutume de faire ses dévotions, nous l’avons vue de nos jours, tombée
dans une misère profonde, montrant ses murailles délabrées, ses
verrières crevées, mais gardant un grand air de noblesse triste avec sa
belle abside, ses gros piliers et ses belles fenêtres supérieures.

Elle est au fond d’une cour nauséabonde, haillonneuse, misérable,
complètement entourée de bâtiments lépreux, de vieilles maisons
misérables aussi--non de naissance, mais par vieillesse et
dégradation,--dans le quartier de la rue Galande. Ainsi abandonnée en
cet état lamentable, elle semblait vouée à la démolition, mais le salut
lui est venu d’Orient, le culte catholique grec vient de s’y installer,
la sauvant d’une ruine imminente.

[Illustration: BAS-RELIEF DE SAINT-JULIEN, RUE GALANDE]

Un vieux débris de son portail, depuis longtemps ruiné et disparu,
figure au-dessus d’une boutique de la rue Galande, au numéro 42, un
bas-relief usé et rongé où l’on peut encore reconnaître vaguement l’un
des épisodes de la légende de saint Julien l’Hospitalier. Saint Julien
par méprise avait tué son père et sa mère, qu’en revenant de la chasse
il avait trouvés couchés dans son lit. En expiation de son crime, il
avait tout quitté et s’en était allé, suivi de sa femme qui voulait
partager sa pénitence, bâtir près d’un fleuve au passage difficile où
«moult de gens périssaient» un hospice pour les pauvres voyageurs que
lui et sa femme passaient en barque. Par une nuit d’âpre gelée
Jésus-Christ en personne, sous la figure d’un pauvre lépreux, vint
demander le passage; c’est l’épisode du bas-relief, le Christ dans la
barque de Julien. Or, dans sa charité courageuse, l’Hospitalier ne se
contenta point de passer le pauvre lépreux; pour le réchauffer, il le
mit dans son propre lit et se coucha sur lui. Jésus-Christ se fit
connaître alors, «et peu après Julien et sa femme pleins de bonnes
œuvres et d’aulmones reposèrent en Notre-Seigneur». Beau sujet
d’édification pour les habitants actuels de la rue Galande, où les plus
ignobles bouges sont installés dans des logis habités jadis par de
dignes bourgeois et de respectables magistrats.

Bien près du pauvre et austère monument du XIIᵉ siècle, toutes les
grâces du style ogival des époques suivantes se montrent à
Saint-Séverin, très pittoresque, avec son beau clocher à flèche
d’ardoises, et ses chapelles que les maisons enferment vers l’abside.
L’entrée sous le grand pignon est moderne, c’est le joli portail d’une
église de la Cité, Saint-Pierre-aux-Bœufs, démolie de nos jours, qu’on y
a appliqué; jadis on entrait à Saint-Séverin, au pied de la tour, par la
petite porte dans le tympan de laquelle est sculpté saint Martin coupant
son manteau.

Les Parisiens du temps jadis, avant d’entreprendre quelque long voyage,
venaient, pour solliciter la protection du saint, clouer un fer à cheval
sur les vantaux de la porte, ou apportaient au retour un fer de leur
monture en signe de remerciement. C’était une coutume assez commune, en
bien des endroits on retrouve ces fers cloués dans les portes d’églises
dédiées à saint Martin. «Ce saint, dit l’abbé Le Bœuf, étant réclamé par
les gens voyageant à cheval.» A droite de l’église est le cimetière,
aujourd’hui transformé en jardin pour le presbytère, mais qui conserve
une partie des arcades de ses charniers donnant maintenant
l’hospitalité à une école libre tenue par les sœurs. De ce côté
Saint-Séverin est fort joli avec sa série de chapelles dont les petits
pignons sont décorés de fausses arcatures en gothique flamboyant et de
fioritures sculptées, toutes différentes.

[Illustration: LES SACS DE PROCÉDURE PORTÉS A SAINT-YVES PAR LES
PLAIDEURS APRÈS UN PROCÈS GAGNÉ]

C’est dans ce cimetière Saint-Séverin que se pratiqua pour la première
fois, en 1474, l’opération de la taille sur un franc-archer de Meudon
malade de la pierre. Ayant été condamné à mort pour des crimes divers et
notamment pour vol dans l’église de Meudon, ce sacripant eut à choisir
entre la corde du bourreau et le scalpel des chirurgiens. Il choisit le
scalpel et s’en trouva bien, l’opération réussit parfaitement.

L’archer, guéri à la fois de sa maladie et de la potence, reçut de plus
une pension qui lui permit d’aller vivre à la campagne pour y planter
ses choux en toute honnêteté.

Les vieilles descriptions de Paris citent les inscriptions curieuses des
charniers de Saint-Séverin; en voici deux, celle-ci placée sur la porte
du cimetière sur la rue de la Parcheminerie:

    _Passant, penses-tu pas passer par ce passage;_
                _Où pensant, j’ai passé._
    _Si tu n’y penses pas, passant, tu n’es pas sage,_
    _Car en n’y pensant pas, tu te verras passé._

Et cette autre d’un accent plus terrible sur les murs du charnier:

    _Tous ces morts ont vécu; toi qui vis tu mourras!_

Saint-Séverin, comme beaucoup d’autres églises, comme Saint-Médard,
Saint-Merry, les Innocents, etc., avait quelque part, probablement du
côté du cimetière, un reclusoir, une cellule fermée et murée, n’ouvrant
plus sur le monde que par une étroite fenêtre, cabanon où vivait, des
aumônes des passants, une pauvre femme enfouie vivante dans ce tombeau,
soit de sa pleine volonté, pour quelque malheur particulier ou pour
expier quelque faute, soit, comme il est arrivé, recluse par justice en
punition d’un crime. C’était un lieu d’expiation, un sépulcre «pour les
femmes affligées, mères, veuves ou filles qui auraient beaucoup à prier
pour autrui ou pour elles et qui voudraient s’enterrer vives dans une
grande pénitence», dit Victor Hugo dans _Notre-Dame de Paris_, où il a
mis en scène une de ses recluses, _la Sachette_, qui s’appelait en sa
folle jeunesse, avant son malheur, _Paquette la Chantefleurie_.

La recluse de Saint-Séverin sous Charles V s’appelait dame _Flore_; en
1403 l’église Sainte-Opportune avait Agnès du Rocher dans son reclusoir;
on connaît parmi les recluses de l’église des Innocents: _Alix la
Burgotte_, morte en 1466, _Jeanne la Vaudrière_, enfermée en 1442 après
une cérémonie et un sermon de l’évêque de Paris, _Jeanne Pannoncel_, en
1496, enfin une noble dame, Renée de Vendômois, murée en 1485 dans le
reclusoir par arrêt du Parlement, pour avoir fait tuer son mari.

Dans ce quartier de l’Université, où le tournant de chaque rue montre
quelque pignon de chapelle, d’église, ou de couvent, on trouve
Saint-André des Arcs, des Aas, ou des Arts, probablement ainsi nommée à
cause du grand enclos de Laas, formé par les jardins romains du Palais
des Thermes; c’est une église élevant une jolie tour, au-dessus d’un
portail gothique que le XVIIIᵉ siècle défigurera en attendant que la
Révolution le supprime.

A l’angle de la rue Saint-Jacques, sur le carrefour entre Saint-Jean de
Latran et le collège de Cambrai, une petite chapelle du XIVᵉ siècle,
dédiée à saint Yves, est la chapelle des seigneurs bretons de la cour et
aussi des avocats de Paris; elle est remplie de sépultures de
basochiens, de procureurs et de notaires, saint

[Illustration: ÉGLISE SAINT-SÉVERIN]

Yves de Tréguier, le grand saint de Bretagne, avocat lui-même, étant le
patron des gens de loi, très révéré surtout par les plaideurs, comme en
témoignent les sacs aux paperasses de procédure, apportés en ex-voto
pour les causes gagnées. Il y a toujours des procureurs et des procès,
et plus qu’autrefois, mais la chapelle Saint-Yves a disparu, démolie en
1797.

Rue Saint-Jacques, au-dessous de la Sorbonne, il y a Saint-Benoît le
Bientourné, appelé ainsi après un changement dans l’orientation de
l’autel; c’est l’église des gens du noble art du Livre, écrivains,
grands imprimeurs ou libraires, si nombreux dans son quartier et en
nombre considérable enterrés sous ses voûtes; Saint-Benoît a un beau
portail du XVᵉ siècle, de beaux pignons de chapelles sur le côté du
cimetière. Saint-Benoît le Bientourné eut une fin mouvementée: vendu en
96, rendu au culte par l’acquéreur, puis revendu à un meunier, il fut
transformé en salle de spectacle. Ce fut de 1832 à 1845 le théâtre du
Panthéon. La vieille église stupéfaite écouta les flonflons du
vaudeville et les rires d’un public bruyant entre tous. Mais le théâtre
ne réussit pas et Saint-Benoît fut démoli en 1854.

Saint-Hilaire, Saint-Côme, Saint-Étienne des Grès, vendues et rasées
aussi à la Révolution, étaient de toutes petites églises. Les églises
Saint-Médard et Saint-Nicolas du Chardonnet eurent plus de chance et
furent conservées quand tout se transformait autour d’elles.

Que de moines dans ces rues et que de clochettes de couvents répondant
aux cloches des églises, Augustins grands et petits, Bernardins,
Mathurins, Carmes, Cordeliers, Jacobins, etc. En face de la pointe de la
Cité, s’élève en bordure de la Seine le couvent des Grands Augustins
dont l’importance est considérable. C’est là que se fit, le 1ᵉʳ janvier
1579, la cérémonie d’institution de l’ordre du Saint-Esprit, par le roi
Henri III qui établit aussi aux Grands Augustins la confrérie des
Pénitents Blancs; l’ordre du Saint-Esprit garda chez les Augustins une
salle des séances décorée des portraits, bustes ou écussons de tous les
dignitaires depuis la fondation. L’église, très riche en monuments,
possédait entre autres mausolées celui de Philippe de Commines; à la
Révolution, on y installa, avant de la démolir, une imprimerie
d’assignats.

Les moines Augustins n’étaient point gens commodes et le vieux couvent
qui terminait sur la rive gauche la perspective du Pont-Neuf pouvait,
comme une place de guerre, inscrire des sièges dans ses annales,
aventures héroï-comiques où les Augustins montrèrent l’humeur
batailleuse des moines de la Ligue.

En 1588, l’année des barricades, quand Paris est en pleine révolution et
que Guisards et Royaux s’entre-tuent par les carrefours, la mutinerie et
la forcenerie de la rue gagnent le couvent, les Augustins se battent
entre eux à l’occasion d’une élection de dignitaire.

En 1657, peu après la Fronde, comme la vétusté des bâtiments du Châtelet
forçait les tribunaux à chercher un asile ailleurs pendant le temps de
leur restauration, on voulut louer pour cela des salles aux Augustins.
Les moines refusèrent leurs salles et malgré les ordres du roi, les
arrêts du parlement, s’obstinèrent si résolument que l’on dut forcer le
couvent, _manu militari_. L’année suivante devait voir bien autre chose,
un vrai siège, une brèche, un combat, avec blessures et morts d’hommes.

[Illustration: LES ANCIENS CHARNIERS DE SAINT-SÉVERIN]

    Quoi!...

dit la Discorde dans le _Lutrin_ de Boileau,

    J’aurai pu jusqu’ici brouiller tous les chapitres,
    Diviser Cordeliers, Carmes et Célestins!
    J’aurai fait soutenir un siège aux Augustins.....

La discorde s’était mise dans le couvent, encore à propos d’élections;
le parlement dut intervenir et comme ses arrêts restaient lettre morte,
envoyer les archers de la ville pour mettre les moines à la raison. Mais
ceux-ci, décidés cette fois à soutenir un vrai siège, s’étaient
barricadés dans la place, bien garnie de munitions de bouche et de
guerre.

Les préparatifs de cette petite guerre passionnaient Paris. «--Je vais
voir tuer des Augustins!» disait La Fontaine, qui ne croyait pas si bien
dire, en courant au Pont-Neuf assister à la bataille. On se battit
réellement et sur la brèche, comme en un vrai siège, les archers ayant
fait un trou à la muraille. Les Augustins, bien qu’ayant déjà deux tués
et des blessés, s’efforçaient d’empêcher l’escalade; encouragés par le
son du tocsin de leur église, quelques-uns se maintinrent sur la brèche,
pendant que d’autres couraient chercher le Saint-Sacrement qu’ils mirent
en travers de leur mur écroulé. Mais les archers portèrent leurs efforts
à côté et cette dernière barricade allait être tournée; c’était la
défaite, alors nos Augustins déconfits demandèrent à capituler. Ainsi se
termina le siège, le parlement avait ville prise. En punition de leur
résistance, il envoya pour quelque temps dans les cachots de la
Conciergerie les plus acharnés des combattants, mais peu après Mazarin
les délivra et les fit reconduire en triomphe à leur couvent dans les
carrosses du roi.

Les Bernardins d’humeur plus paisible ont leur couvent presque à la
Tournelle, derrière l’église Saint-Nicolas du Chardonnet; c’est un très
grand couvent et en même temps un collège où les moines de Cîteaux
viennent «demeurer et étudier tant ès arts libéraux qu’en théologie et
decret et y prendre les degrés de maîtres, bacheliers et docteurs». Leur
église est grande et belle, quoiqu’une partie de la nef demeure
inachevée en encadrant un jardin de ses ogives béantes.
Perpendiculairement à l’église un immense édifice superposant réfectoire
et dortoir limite avec d’autres bâtiments la grande cour du couvent.

Tout à côté des Bernardins, au-dessus de la place Maubert, les Carmes
sont établis depuis Philippe le Bel. Cet ordre originaire des couvents
du Mont-Carmel et venu de Palestine avec saint Louis, avait précédemment
occupé un couvent sur la rive droite entre les Célestins et un monastère
de béguines devenu plus tard l’Ave Maria.

Ils portaient un manteau à bandes alternativement blanches et noires,
habillement qui leur fit donner par le peuple de Paris le nom de Barrés,
nom resté jusqu’à nos jours à la rue conduisant à leur premier couvent,
aujourd’hui rue de l’Ave-Maria.

Le populaire et les écrivains du moyen âge prennent souvent ces Carmes
barrés pour cibles de leurs plaisanteries et de leurs fabliaux. Le
voisinage des nonnes surtout donne carrière aux satiristes comme
Rutebœuf, qui dit nettement:

    Les Barrès sont près des Béguines
    Neuf ving en ont; à lor voisines
    Ne lor faut que passer la porte.

A la place Maubert les Carmes n’ont pas de voisines. Dulaure, qui appuie
si volontiers sur les démérites gros ou menus de tout ce qui porte froc
ou soutane, ne voit plus à leur reprocher qu’un penchant à la bonne
chère et rappelle certain festin en temps de carême, en 1658, festin
troublé sur réquisition du supérieur, par des exempts qui saisirent
force pâtés, jambons et bouteilles de vin et pour ce fait conduisirent
douze religieux au For l’Évêque.

A l’église des grands Carmes s’appuie un très beau cloître du XIVᵉ
siècle, lequel sur un des côtés possède une superbe chaire extérieure
accrochée aux arceaux. Entre autres tombeaux de l’église des Carmes, il
faut signaler celui du libraire Gilles Corrozet, le premier
historiographe de Paris, auteur des Antiquités, Chroniques et
Singularités de Paris, un ancêtre que tous les amis de Paris et des
monuments parisiens doivent révérer.

Que reste-t-il de ce couvent et du magnifique cloître? Absolument rien!
Un marché en tient la place. Les Bernardins, s’ils ont perdu leur
église, pourraient, dans le quartier très serré où jadis ils avaient
leurs aises, retrouver leur réfectoire et leur dortoir avec des pompiers
installés dans leurs lits. La caserne de pompiers de la rue de Poissy
est logée dans le magnifique bâtiment à vingt travées d’arcades
gothiques soutenues par de puissants contreforts.

Les Mathurins, ordre s’occupant du rachat des captifs, ont leur couvent,
très modeste de proportions, près de l’hôtel des abbés de Cluny. Le
peuple les aime tant pour le but de leur œuvre d’une si haute charité,
que pour leur humilité et les appelle les _frères aux ânes_, parce qu’on
ne les voit jamais sur d’autres montures par les marchés et les routes.
Sur l’emplacement de leur couvent s’élève aujourd’hui le théâtre Cluny.

Les Cordeliers sont voisins des Mathurins, ordre important, couvent
considérable, grande église. Les frères de Saint-François,
reconnaissables à la grosse corde ceignant leur taille, doivent beaucoup
à saint Louis qui favorisa leur établissement à Paris sur un terrain
appartenant à l’abbaye de Saint-Germain des Prés et leur donna, pour la
construction de leur église, une partie de l’amende considérable payée
par son vassal, le farouche sire Enguerrand de Coucy, pour le meurtre de
trois jeunes gens surpris chassant sur ses terres.

Il faut avouer que les Cordeliers dépassaient encore les Augustins en
humeur batailleuse; sans parler de leurs longues querelles avec
l’Université qui, en raison de leur collège pour les religieux de leur
ordre, les accusait d’empiéter sur ses attributions et prérogatives. Le
désordre et l’agitation en permanence dans le couvent, les batailles que
se livrèrent entre eux les frères de Saint-François pour divers motifs,
leur insubordination perpétuelle, amenèrent même des conflits avec les
représentants du Saint-Siège.

Au point de vue pittoresque, la façon dont ils en usèrent avec les
Évêques envoyés en 1501 par le légat du pape, pour refréner les abus et
réformer les mœurs du couvent, mérite d’être rapportée. Réunis dans leur
église, les Cordeliers attendirent de pied ferme les deux Évêques
chargés des foudres pontificales; dès qu’ils entrèrent, accueillis par
un silence glacial, et parurent vouloir prendre la parole, une moitié
des Cordeliers entonna soudain une hymne à plein gosier et, l’hymne
achevée, l’autre moitié des frères commença un autre cantique, puis un
troisième et successivement de nombreux autres, pendant des heures, sans
laisser entre leurs chants le plus petit intervalle permettant aux
Évêques de glisser leur admonestation.

[Illustration: LA DUCHESSE DE MONTPENSIER APPORTE AUX CORDELIERS LA
NOUVELLE DE L’ASSASSINAT D’HENRI III]

Les Évêques eurent beau élever la voix, rien n’y fit, leurs
objurgations, leurs protestations étant étouffées sous les cantiques
chantés à perdre haleine. Ils durent enfin se retirer, laissant la
victoire aux Cordeliers. Grand scandale, notable émotion dans toute la
ville cléricale. Après s’être concertés avec les autorités temporelles,
les Évêques revinrent le lendemain, non plus seuls, mais avec le Prévôt
de Paris, des procureurs et de nombreux sergents. Usant de la même
tactique, les Cordeliers reprirent aussitôt les chants de la veille;
mais cette fois les magistrats, voyant toutes les sommations inutiles,
firent avancer les archers et force fut aux Cordeliers houspillés de se
taire.

Les novices des Cordeliers, turbulents tout autant que des écoliers
laïques

[Illustration: AUX CORDELIERS. QUERELLE DE CLUBISTES ET SECTIONNAIRES]

se mutinèrent plus d’une fois, ainsi que des lycéens de nos jours, et
comme c’était le siècle des Barricades, ils soulevaient volontiers les
pavés de leurs préaux. Quand le désordre se mettait dans le couvent, ils
étaient, bien entendu, au premier rang, heureux des occasions de
tumulte. De quoi ne les accusait-on pas d’ailleurs! Ils étaient
fortement soupçonnés de cacher dans leurs rangs des novices du sexe qui
ne doit point fournir de moines. Le fait est qu’on découvrit quelquefois
des femmes parmi eux. L’Étoile dans son journal cite ainsi un certain
frère Antoine dont le froc couvrait une femme jeune et jolie; quand on
s’aperçut de la fraude, après quelque temps, au grand chagrin des
novices, la demoiselle fut emprisonnée et punie avec grande rigueur.

[Illustration: LE COUVENT DES BERNARDINS]

La très vaste église des Cordeliers brûla en 1580; on ne connut pas au
juste la cause de l’accident; on accusa des novices, soupçonnés au moins
d’imprudence, tandis que les Cordeliers mettaient le malheur sur le
compte des protestants. Henri III, qui tenait leur couvent en faveur
particulière, fournit une grande partie des fonds nécessaires à la
reconstruction. Aux Cordeliers s’assemblait le chapitre de l’ordre de
Saint-Michel créé par Louis XI en 1469 en l’honneur du premier chevalier
qui, pour la querelle de Dieu, «batailla contre l’ancien ennemi de
l’humain lignage et le fit trébucher du ciel».

Il n’y avait plus, lorsque survint la Révolution, que soixante religieux
dans les immenses bâtiments déclarés propriété nationale, et bientôt la
grande salle de théologie, qui servait d’école aux jeunes religieux,
devint le local du fameux club des Cordeliers fondé par Camille
Desmoulins. Les âmes des fougueux Cordeliers de la Ligue, de ces novices
belliqueux qui faisaient l’exercice sous les galeries du cloître avec la
pique et l’arquebuse, durent violemment tressaillir quand les échos du
vieux couvent retentirent des motions enflammées des orateurs ou des
violentes querelles des patriotes du club.

Camille Desmoulins, Danton, Marat étaient des voisins, habitant tous
trois la rue voisine. Marat, lorsque le couteau de Charlotte Corday eut
interrompu violemment son insatiable fringale de sang, fut, en sortant
de la baignoire rouge, apporté aux Cordeliers, exposé dans la grande
cour à côté de la baignoire au milieu des lamentations de la populace,
des furieuses déclamations et des cris de vengeance, sanglante apothéose
de «l’Ami du Peuple». Un tombeau bientôt s’éleva en son honneur dans
cette cour du couvent, un mausolée avec des arbres poétiquement penchés
au-dessus d’une urne funéraire.

Autre souvenir révolutionnaire des Cordeliers: le bataillon des fédérés
marseillais, venu à Paris pour collaborer au 10 août, fut logé dans ce
vieux couvent, caserne de la Ligue transformée en caserne
révolutionnaire. Quel tapage sous les galeries, avec les allées et
venues des meneurs de la Commune, les visites et fraternisations des
sectionnaires.

En témoignage de l’importance de ces Cordeliers, il reste encore le
grand bâtiment du réfectoire, comble majestueux qu’on aperçoit au-dessus
des toits, large pignon flanqué d’une très belle tourelle d’escalier.
Cette grande salle est le musée médical Dupuytren. De tout le reste,
néant. La clinique de l’école de Médecine en occupe en partie
l’emplacement.

Le mur de Philippe-Auguste, dont la rue Monsieur-le-Prince représente le
fossé, avait, pendant des siècles, borné ici la ville; il longeait le
jardin des Cordeliers et touchait peu après à la porte Saint-Michel.
Entre cette porte et la porte Saint-Jacques un autre grand couvent
s’appuyait à la muraille. C’était le couvent des Jacobins.

Ce ne sont pas ces Jacobins qui ont donné leur nom au club rival du club
des Cordeliers, ceux-là sont les Jacobins de la rue Saint-Honoré,
établis seulement sous Louis XIII. Leur couvent n’avait rien de bien
remarquable, mais l’église renfermait quelques beaux tombeaux du XVIIᵉ
siècle.

Le grand couvent de la rue Saint-Jacques formait encore à la fin du
siècle dernier un ensemble de bâtiments des plus pittoresques, remplacés
aujourd’hui par les cubes bien nets des blocs de maisons entre les rues
Soufflot et Cujas. Dans la très vaste église les siècles avaient
accumulé un nombre considérable de monuments; tout le long de la nef
c’était une magnifique rangée de rois, princes du sang, princesses,
chevaliers, dames, dormant les mains jointes, couchés sur leur dalle.

La porte du couvent sur la rue Saint-Jacques était fort belle, décorée
d’une statuette de la Vierge entre celles de saint Dominique et d’un
autre docteur de l’ordre, sous une gracieuse arcature. Elle survécut
quelque temps à la destruction des édifices conventuels, ainsi que le
bâtiment dit de l’École Saint-Thomas, construit au XVIᵉ siècle pour
servir de salle d’exercice aux prédicateurs. Cette vaste salle où se
voyaient les statues des grands orateurs religieux, entre autres saint
Thomas d’Aquin de qui elle tirait son nom, ne disparut qu’en 1850, après
avoir servi quelque temps d’École communale.

Au moyen âge, nos Jacobins, les frères prêcheurs de Saint-Dominique, ne
se montrèrent pas moins indisciplinés et dissolus que les Cordeliers.
Lorsqu’on voulut en 1501 apporter une réforme aux mœurs du couvent,
ainsi qu’il avait été fait chez les voisins, il en résulta aussi
quelques troubles graves. Chassés de leur demeure, les Jacobins, pour y
rentrer, vinrent l’assiéger avec l’aide de douze cents écoliers armés,
forcèrent les portes et battirent rudement ceux qu’ils trouvèrent dans
la place.

[Illustration: PORTE DU COUVENT DES JACOBINS DE LA RUE SAINT-JACQUES]

Au temps de la Ligue, le couvent fournit les plus farouches de ces
prédicateurs enragés qui surexcitaient les colères politico-religieuses.
La foule aux grands jours remplissait les cours du couvent et les
fanatiques Jacobins prêchaient en plein air avec la verve populacière
des moines de ce temps, accablant le roi Henri III, cet Hérode, et avec
lui tous les ennemis de la Ligue, des injures les plus violentes,
appelant les bénédictions du Ciel sur messieurs de Guise, sauveurs de la
religion, et sur les braves Seize, chefs de Paris insurgé.

C’est de là que sortit fanatisé le petit frère Jacques Clément, pour
s’en aller poignarder Henri III en son camp à Saint-Cloud, meurtre que
le lendemain la duchesse de Montpensier, triomphante, accourait annoncer
elle-même au peuple en l’église des Cordeliers, du haut des marches du
grand autel.

Le réfectoire des Jacobins, perpendiculaire au rempart, avait pour
annexe un vieux bâtiment carré qui formait en dehors de l’enceinte aux
tours rondes une encoche singulière, quelque chose comme une grosse tour
carrée soutenue par des contreforts et crénelée comme la muraille.
C’était un ancien parloir aux bourgeois donné au couvent par Louis XII.
Ce bâtiment, saillant sur les dehors et assez fort pour avoir été
conservé lors de la construction de l’enceinte, avait été auparavant,
dit-on, le manoir des seigneurs de Hautefeuille, domaine seigneurial
absorbé par la ville grandissante; il a dans tous les cas survécu
longtemps à l’enceinte et même au couvent et n’a disparu que de nos
jours, avec des débris de l’enceinte de Philippe-Auguste et une tour
cylindrique voisine.

Paris a sa chartreuse aussi; succursale de la Grande Chartreuse de
Grenoble. Des moines de Saint-Bruno, appelés par saint Louis, se sont
créé une Thébaïde hors de la porte Saint-Michel, au pied de la montagne
Sainte-Geneviève, sur les terrains qui formeront plus tard une partie du
jardin du Luxembourg, toute la partie sud après le grand bassin jusqu’à
l’Observatoire.

Dans ces parages mal fréquentés, presque déserts, s’était élevé un
château de plaisance du roi Robert, le manoir de Vauvert. Abandonné
ensuite et tombé à l’état de ruines, le manoir de Vauvert devint un
refuge de malandrins et de coupeurs de bourses, lesquels, pour chasser
tout visiteur indiscret, lui firent une réputation de lieu terrible,
hanté par des gnomes et gobelins malfaisants. On racontait mille
horreurs de ce vilain endroit, repaire d’un grand magicien cornu, à
pieds fourchus, au corps enveloppé dans une immense barbe verte, vivant
entouré de démons aussi hideux que lui.

Il fallait du courage pour aller au «_grand diable Vauvert_»; les
Chartreux n’en manquaient pas sans doute, car ils occupèrent la ruine
hantée et la purifièrent. Le diable vert, seigneur châtelain de Vauvert,
se laissa expulser. Saint Louis fit construire une grande église, par
son architecte, Eudes de Montreuil, les Chartreux édifièrent sur les
quatre côtés d’un immense carré une série de petites maisonnettes où ils
vécurent solitaires, chacun reclus dans sa cellule, cultivant son petit
jardin et ne rencontrant ses frères qu’aux offices et le dimanche au
grand réfectoire.

Dans le vaste carré rien qu’un bâtiment au milieu abritant une pompe, et
partout des croix disséminées. C’est le cimetière des pères chartreux;
leur vie s’écoule entre leur cellule et leur fosse, car ils ne quittent
jamais l’enceinte intérieure du couvent. Autour de cette enceinte,
prison de ces moines qui vivent si pauvrement des légumes qu’ils ont
fait pousser, est un enclos immense cultivé par les frères non profès.
Le couvent est devenu très riche par des dons successifs, et s’est
agrandi de nombreux bâtiments pour les hôtes, d’un cloître sous les
arceaux duquel Eustache Le Sueur, au XVIIᵉ siècle, peindra la vie de
saint Bruno, ces tableaux d’un sentiment religieux si intense qui sont
maintenant au Louvre.

[Illustration: ÉGLISE SAINT-BENOIT LE BIENTOURNÉ]

Un très beau bâtiment du XVᵉ siècle sert de portique à la deuxième
enceinte, il est divisé en cinq arcades dont les piliers supportent des
statues sous des dais très fouillés; au-dessus de l’arcade centrale,
dans un champ semé de fleurs de lys, est une statue de la Vierge à
laquelle saint Louis dans une niche voisine présente cinq Chartreux
agenouillés.

Avec quelle rapidité tout se transforme! Cent ans à peine ont passé
depuis qu’ont été dispersés les solitaires de cette Thébaïde enveloppée
peu à peu par la ville; église et couvent furent démolis à la
Révolution, leur immense enclos vint s’ajouter au jardin de Marie de
Médicis, et maintenant les ombrages du Luxembourg agrandi couvrent la
place où ils vécurent six siècles dans le silence et la prière, et la
rue Auguste-Comte, philosophe positiviste, traverse le grand préau où
ils creusaient leurs tombes.

[Illustration: L’ENTRÉE DE LA CHARTREUSE DU LUXEMBOURG (INTÉRIEUR)]

[Illustration: LES CÉLESTINS, L’ARSENAL ET L’ILE LOUVIERS]


II

     L’enclos féodal du prieuré de Saint-Martin des Champs.--Le
     réfectoire et la chaire du lecteur.--Abbés trop gras et moines trop
     mal nourris.--Les procès de l’Épée.--Duels judiciaires dans la lice
     du prieuré.--Carrouges et Le Gris.--Les Célestins.--L’église. Musée
     de grands tombeaux seigneuriaux.--Les serfs de la Vierge
     Marie.--Aux Carmes Billettes, le dernier cloître gothique de
     Paris.--Le cadavre d’Étienne Marcel à Sainte-Catherine du Val des
     Écoliers.--L’abbaye de Saint-Antoine.--Pécheresses
     repenties.--Fondations hospitalières.--Les Haudriettes.--Les
     confrères de la Trinité et les origines du théâtre.--Les
     Quinze-Vingts.--Frères cordonniers et frères tailleurs.

[Illustration: FONDATION DE SAINTE-CATHERINE PAR LES SERGENTS D’ARMES DE
BOUVINES]

L’autre côté de la Seine, la partie de Paris appelée la Ville, n’a point
autant de couvents et d’abbayes que cet extraordinaire quartier de
l’Université, Monacopolis autant que ville des études. L’établissement
monacal le plus important est le prieuré de Saint-Martin des Champs,
bâti en dehors de la ville de Philippe-Auguste et plus tard compris dans
l’enceinte quand, au temps d’Étienne Marcel, on enferma dans une
nouvelle muraille tous les faubourgs du nord.

Le prieuré de Saint-Martin des Champs, c’est comme Saint-Germain une
petite ville forte enfermée dans sa ceinture crénelée, et son prieur est
également très haut et très puissant seigneur, suzerain de bon nombre
d’autres prieurés, de nombreuses cures, vicairies et chapellenies, et
possédant haute et basse justice sur son territoire. Une abbaye de
Saint-Martin avait existé dès le règne de Dagobert, à proximité d’un
champ de foire, dit aussi de Saint-Martin, et qui devait se trouver sur
l’emplacement du boulevard actuel. Les Normands avaient fait de cette
abbaye un monceau de ruines. Ce fut le roi Henri Iᵉʳ en 1060 qui songea
à faire renaître un nouveau monastère des décombres envahis par la
végétation de deux siècles.

[Illustration: LE PRIEURÉ DE SAINT-MARTIN DES CHAMPS (ARTS ET MÉTIERS)]

Malgré l’importance et la richesse de la fondation nouvelle, ce ne fut
qu’un grand prieuré relevant de l’abbaye de Cluny. Une enceinte formant
un immense carré, avec grosses tours aux quatre angles et une vingtaine
de tourelles en encorbellement sur des contreforts de distance en
distance, enveloppe un jardin considérable, des bâtiments nombreux et
les édifices conventuels massés dans l’angle sud-ouest du carré.

L’église est une grande nef sans bas côtés ni transept, rebâtie au XIIIᵉ
siècle, mais le chœur irrégulier avec sa petite chapelle absidale en
forme de trèfle a un siècle de plus et date du moment où l’architecture
semble hésiter encore entre le plein cintre et l’ogive[A].

[Illustration: LE NOUVEAU PIGNON DE SAINT-MARTIN DES CHAMPS (ARTS ET
MÉTIERS)]

Le portail, sans ornements, est un grand pignon à contreforts accosté
d’une tourelle. Sur le côté sud du chœur s’élève un gros clocher à
ouvertures romanes, probablement de la fondation du prieuré au XIᵉ
siècle. Parallèlement à l’église s’étend un deuxième bâtiment moins haut
et moins long, c’est le réfectoire des moines dont on attribue la
construction à Pierre de Montereau, l’architecte de la Sainte-Chapelle.
Merveille d’élégance à l’intérieur, ce réfectoire est partagé en deux
nefs aux belles voûtes portées par une épine de colonnes, d’une
prodigieuse légèreté. En ce petit chef-d’œuvre de l’art du XIIIᵉ siècle,
quand les moines viennent prendre leur repas, l’un d’eux monte faire une
lecture pieuse, assis dans une tribune suspendue à la muraille. Cette
chaire du lecteur, annexe gracieuse de l’édifice, s’accuse à l’extérieur
par une saillie entre deux contreforts; à l’intérieur un escalier,
ajouré sur la grande salle par de hautes lancettes trilobées, fait
accéder au balcon de pierre de cette chaire, porté par un encorbellement
revêtu de feuillages sculptés. Un cloître vaste et superbe orné de
statues de rois, une belle chapelle de la Vierge dans le style de la
Sainte-Chapelle, une salle pour le Chapitre, une tour des Archives et de
grands bâtiments consacrés au logement du prieur, des dignitaires et des
moines, complètent l’ensemble du monastère.

M. Hippolyte Cocheris, le continuateur de l’abbé Le Bœuf, a trouvé dans
un manuscrit des Archives, registre écrit en 1340 par le prieur Bertrand
de Pibrac, de très curieux détails sur l’organisation intérieure du
prieuré, qui comportait en son temps cinquante moines et des
dignitaires, assistés d’un nombre considérable d’officiers divers et de
subalternes religieux ou laïques. Le registre Bertrand énumère les
droits et attributions de chacun en commençant par le prieur:

«Nous avons dans tout notre territoire de Saint-Martin, tant à Paris que
dans les faubourgs et les villages touchant à la ville de Paris où sont
trente mille feux environ, toute justice haute, moyenne et basse, pour
laquelle juridiction tant au civil qu’au criminel, nous instituons un
camérier, un maire, un tabellion et des sergents. Et il est appelé de
l’audience desdits camériers et maire à notre assise, pour corriger le
jugement, et du jugement de ladite assise au prévôt de Paris et de
celui-ci au Parlement. Il est délivré par nous ou par le maire en notre
nom toutes mesures des grains et des vins sur tout le territoire désigné
ci-dessus... Il nous est permis de confisquer tous les biens meubles et
immeubles de nos sujets et serviteurs qui conspirent ou machinent contre
notre personne... _item_, nous percevons droits sur les amendes,
défauts, épaves et forfaitures... _item_, tous ceux qui vendent du vin
doivent chaque année apporter leur mesure à Saint-Martin devant notre
maire et faire vérifier ces mesures sur l’étalon,... etc.»

Le registre détaille aussi les droits et devoirs des différents
dignitaires et fonctionnaires, depuis les plus importants jusqu’aux plus
petits employés, et particulièrement ceux de l’hôtelier et du cellerier,
chargés de tout ce qui concerne la nourriture des moines--laquelle varie
selon les jours fériés ou non fériés, gras ou maigres, et selon la
qualité des convives depuis les sacristains, infirmiers, grainetiers,
avocats, tabellions, procureurs, médecins, etc...

Ce précieux registre contient les détails les plus circonstanciés et les
plus minutieux sur la vie à l’abbaye, sur le régime de la maison et
l’ordonnance des repas. Sage administrateur, le prieur fixe une moyenne
de dépenses en supposant l’existence d’une cinquantaine de moines à
Saint-Martin; il compte la quantité de muids de blé nécessaire, la
provision de vin, le nombre de fromages, les consommations diverses, les
œufs à 1,700 par semaine de Noël à Pâques, les harengs pendant le Carême
à 1,250 par semaine.

On mangeait beaucoup de harengs à Saint-Martin. Cependant les officiers
importants ne se privaient pas de se laisser aller quelquefois au péché
de gourmandise. M. Cocheris a trouvé ailleurs le menu d’un dîner offert
par le sacristain de Saint-Martin, le 4 octobre 1430, et qui se
composait, pour cinq convives, de deux perdrix, un faisan, quatre
pigeons, un lièvre, une poitrine de veau, carpe, brochet, anguille,
raisins, poires, trois chopines d’hypocras, huit quartes de vin, plus
différentes petites choses.

Si les fonctionnaires faisaient bonne chère au XVᵉ siècle, les simples
moines n’étaient pas aussi heureux, car ils furent plusieurs fois
réduits à intenter des procès à leurs prieurs pour obtenir une
nourriture suffisante, ainsi que des réparations à leurs logements
délabrés. Les réformes introduites par l’abbé de Cluny ou par le
Parlement saisis de ces plaintes, amenaient pour quelque temps une
amélioration, puis le mal revenait peu à peu, les fonctionnaires et les
moines se remettaient, au mépris de la règle, à vivre à part, largement
ou chichement.

[Illustration: LA CHAIRE DU LECTEUR, VUE DE L’EXTÉRIEUR]

Le mal, ici comme en bien d’autres monastères, c’était l’égoïsme des
abbés, bergers s’inquiétant fort peu de leur troupeau, seigneurs
hautains vivant en leur palais abbatial comme un seigneur temporel en
son château et considérant leur abbaye comme une terre de rapport. Le
régime de la commende ne pouvait qu’ajouter au mal, la richesse du
bénéfice était un danger puisque cette richesse le faisait plus
rechercher des hommes de cour. Et Saint-Martin des Champs était très
riche, son prieur titulaire, souvent pourvu ailleurs encore, touchait de
grosses sommes, tandis que les simples moines avaient mal à vivre,
réduits à une misère relative et mal logés dans des bâtiments non
entretenus. Certaines estampes du XVIIᵉ siècle en font foi, qui nous
montrent Saint-Martin avec presque un aspect de ruine.

Le prieur de Saint-Martin eut jusqu’à la Révolution sous sa dépendance
vingt prieurés dans les diocèses de Paris, Meaux, Senlis, Noyon,
Beauvais, Chartres, etc...; il nommait à dix cures, vicairies ou
chapellenies de Paris et à soixante-sept autres en différents diocèses.
En 1790, il n’y avait plus que dix-neuf religieux au prieuré et le
revenu s’élevait à 180,000 livres. Parmi les prieurs commendataires,
cardinaux ou gens de cour, on compte le cardinal Richelieu qui l’ajouta
en 1633 à ses autres nombreux bénéfices.

[Illustration: ANCIEN CLOCHER ROMAN DE SAINT-MARTIN DES CHAMPS]

Saint-Martin sur la rive droite, avait, comme Saint-Germain des Prés de
l’autre côté de la Seine, l’aspect d’un bourg féodal et garda longtemps
cette apparence, même quand Paris, débordant toujours, eut enveloppé
tout à fait ses murailles crénelées, les noyant dans les maisons. A
l’époque où, par une aberration incroyable, l’architecture ogivale si
purement nationale se trouvait tout à fait incomprise et méprisée, où
les œuvres de notre glorieuse architecture du XIIIᵉ siècle étaient
considérées comme des travaux de barbares sans goût, sous Louis XIV, les
abbayes riches s’efforçaient de se mettre à la mode du jour, et de
renverser leurs cloîtres gothiques pour les remplacer par de froids
préaux gréco-romains. Ce fut un temps de transformations à jamais
regrettables, Saint-Martin

[Illustration: RÉFECTOIRE DE SAINT-MARTIN DES CHAMPS.--LA CHAIRE DU
LECTEUR]

y perdit son vieux cloître qui, paraît-il, était une merveille. Les
autres bâtiments, sauf l’église et le réfectoire, furent reconstruits et
sur l’emplacement de la muraille crénelée, le long des rues
Saint-Martin et du Vert-Bois, les moines élevèrent des maisons à loyer
aussitôt occupées.

Une des plus singulières coutumes du moyen âge, c’est le duel
judiciaire, ce vieux reste de barbarie ancienne qui a persisté si
longtemps.

Cette étrange manière de plaider et de décider de quel côté étaient le
droit et la raison dans les causes difficiles, était établie et
réglementée dans certaines seigneuries et pour certains cas. A Paris le
chapitre de Notre-Dame eut, dit-on, le droit de faire régler certains
différends entre ses sujets «_à coups de bâton_» devant la maison de
l’archidiacre. L’abbé de Saint-Germain des Prés et le prieur de
Saint-Martin avaient sur leur territoire un champ clos spécial pour les
«_Procès de l’Épée_», c’est-à-dire pour les combats, à outrance ou
autrement, soit entre les parties directement en cause, soit entre
champions appointés représentant des plaideurs non disposés à risquer
leur vie ou des plaideurs empêchés, c’est-à-dire des vieillards, femmes
ou enfants.

Ces combats avaient lieu en présence des autorités laïques ou
ecclésiastiques, sous les yeux d’un public entassé derrière des
barrières. Parfois pour les grandes causes l’appareil était plus
solennel, le roi, les princes prenaient place dans les tribunes bordant
la lice. Les règles de cette étrange procédure étaient compliquées; il y
avait, pour nécessiter des façons de procéder particulières, tant de cas
divers, qu’il s’agît de contestations, de litiges ou bien d’accusations,
de crimes à prouver ou d’innocence à défendre. Les combats, qui se
terminaient souvent par une amende pour le vaincu quand l’affaire
n’était pas capitale, pouvaient dans les cas graves se poursuivre à
outrance jusqu’à la mort d’un des tenants ou se terminer par le supplice
du vaincu accroché bientôt au gibet voisin.

Dans la lice de Saint-Martin des Champs, le 29 décembre 1386, se régla
l’affaire Carrouges et Le Gris, qui passionnait l’époque. La dame de
Carrouges accusait d’un attentat sur sa personne un écuyer nommé Jacques
Le Gris qui niait avec opiniâtreté. La cour du Parlement, embarrassée
par les accusations sans preuves de la dame de Carrouges et par les
dénégations énergiques de Le Gris, ordonna le combat à outrance entre
l’accusé et le mari de l’accusatrice dans les lices de Saint-Martin.

Une dernière fois avant le combat la dame de Carrouges fut interrogée.

--Dame, fit le chevalier, je vais exposer ma vie et combattre Jacques Le
Gris, ma cause est-elle juste et loyale?

--Il en est ainsi, répondit la dame, combattez sûrement, la cause est
bonne!

Carrouges embrassa sa femme et entra dans la lice.

L’écuyer avait également ferme contenance et regard assuré, lui aussi
prétendait combattre pour juste cause. Le premier choc entre les deux
adversaires eut lieu à cheval; puis, aucun des champions n’ayant obtenu
un avantage marqué, ils s’abordèrent à pied. Le chevalier de Carrouges
reçut une grave blessure à la cuisse, mais ne tomba pas et se rejeta
avec rage sur son ennemi. Jacques Le Gris, pour son malheur, fit un faux
pas et roula sur le sol; Carrouges fut aussitôt sur lui et, la pointe de
l’épée à la gorge, s’efforça de lui faire avouer son crime. Le Gris
vaincu n’avait plus qu’à mourir, par la potence s’il avouait, par le fer
s’il persistait à nier. Il protesta énergiquement de son innocence et
l’épée de Carrouges s’enfonça.

Le cadavre du vaincu considéré comme coupable accroché au gibet de
l’abbé, Carrouges indemnisé de sa blessure par les biens de son
adversaire confisqués, on pouvait croire l’affaire terminée, lorsque
tout à coup éclata l’innocence du malheureux Le Gris. Le véritable
coupable avouait son crime. C’était un sosie de Le Gris, un écuyer
aussi, pris pour d’autres méfaits. La dame de Carrouges avait pu se
tromper à la ressemblance; désespérée de l’erreur commise, elle se jeta
dans un cloître et son mari disparut, entré, pensa-t-on, dans l’un des
ordres militaires qui combattaient l’infidèle en Terre Sainte.

L’échelle patibulaire du prieur de Saint-Martin se dressait à l’angle de
la muraille au coin de la rue au Maire actuelle, elle y était encore
sous Louis XV, en signe de juridiction simplement, la haute justice
étant passée au roi. Une nuit des jeunes gens en joie, sortant de souper
trop copieusement, s’amusèrent à y mettre le feu. La potence flamba,
mais le prieur la releva encore pour affirmer ses droits.

Le prieuré de Saint-Martin eut meilleur destin que les abbayes de la
rive gauche, le vaste ensemble de bâtiments avoisinant les deux grandes
nefs aux sévères pignons nous a été conservé; des modifications
considérables ont été ajoutées à celles entreprises à la fin du règne de
Louis XIV et la demeure des moines est devenue, avec des transformations
notables, le Conservatoire des Arts et Métiers.

Affecté à la bibliothèque du Conservatoire le réfectoire de Pierre de
Montereau est intact, l’église a subi des avaries, mais demeure aussi;
elle servait encore récemment de galerie des Machines au grand dommage
de la construction ébranlée par les trépidations; elle a perdu son
clocher roman dont il reste la souche dépassant à peine les toits des
petites maisons de la rue de Réaumur. Son portail ruiné a été restauré
de nos jours avec des modifications par M. Vaudoyer.

Une portion de l’enceinte n’a pas été démolie au siècle dernier, elle
existe toujours, englobée dans les constructions au fond des cours des
maisons de la rue du Vertbois, avec une des petites tourelles
encorbellées sur contreforts. La grosse tour à l’angle de l’enceinte, la
tour du Vertbois, a été restaurée en 1882 par les soins de l’État
«_suivant le vœu des antiquaires parisiens_», dit une inscription
encastrée dans la fontaine du Vertbois érigée en 1712 et restaurée en
même temps. Cette tour faisait partie de la prison du prieuré; quand
Saint-Martin perdit sa justice, la prison devint jusqu’en 1785 maison
d’arrêt pour les femmes de mauvaise vie. Il y avait sous le flanc sud de
l’église dans l’enclos et tout près de la grosse tour, une chapelle
Saint-Michel, tout petit édifice construit par la famille Arrodes, des
bourgeois de Paris du XIIᵉ siècle, seigneurs de Chaillot, pour recevoir
leurs sépultures. Cette chapelle intéressante et remplie de tombes a été
démolie depuis la Révolution. Un débris de la petite chapelle, rue de
Réaumur, subsiste encore transformée en maison, au pied de la vieille
tour, avec un atelier de réparations de machines à coudre sous sa voûte
ogivale.

Touchant à l’angle sud-ouest de l’enclos Saint-Martin s’élève l’église
Saint-Nicolas des Champs, paroisse ancienne née d’une simple chapelle
dépendant de Saint-Martin; reconstruite aux XVᵉ et XVIᵉ siècles, la
façade est pittoresque avec ses pignons et sa tour. Le mouvement de la
Renaissance battait son plein quand on agrandit l’église, aussi piliers
gothiques et colonnes grecques se mélangent dans la vaste nef à doubles
collatéraux aboutissant à un frontispice d’autel corinthien. Sur le
flanc méridional enveloppé de maisons, on a ouvert, sous Henri III, un
petit portail fort élégamment décoré, avec pilastres et fronton à
figures d’anges, et de beaux vantaux de bois sculpté.

[Illustration: LE DUEL CARROUGES ET LE GRIS DANS LA LICE DE
SAINT-MARTIN]

Parmi les principaux couvents éparpillés dans ce Paris bruyant et animé
de la rive droite, il faut mettre au premier rang les Célestins, établis
sur l’emplacement précédemment occupé par les Carmes. Ces religieux,
venant d’un monastère de la forêt de Compiègne, obtinrent la faveur de
Charles V, leur voisin de l’hôtel Saint-Paul, et des grands personnages
de la cour. Sur la berge de la Seine devant le port Saint-Paul, entre le
grand Hôtel Royal et l’Arsenal, Charles V leur fit construire une église
dont il posa la première pierre en 1335 et le couvent s’enrichit et
s’embellit bien vite par les donations royales et princières.

M. de Guilhermy, parlant des couvents secondaires qui s’établissaient
partout

[Illustration: LES CORDELIERS APPRENANT L’EXERCICE.--1588]

en quantités prodigieuses aux XIIIᵉ et XIVᵉ siècles, et qui n’offraient
pas l’ampleur des grands abbayes des siècles précédents, «ni les
splendeurs de Cluny, les magnificences de la famille bénédictine ou les
sévères grandeurs de Clairvaux», rappelle que les églises de ces
couvents secondaires n’étaient que d’immenses nefs, souvent à voûtes de
bois, avec une petite flèche aiguë couverte d’ardoises.

«Si les églises des couvents n’avaient plus, dit-il, ce grand caractère
des anciens édifices sacrés, elles furent en revanche richement
décorées: les fidèles fondaient à l’envi de brillantes chapelles dans
leurs monastères préférés. A Paris plus qu’ailleurs, la mode exerce en
toute chose son influence; il fut de bon ton d’avoir une sépulture de
famille dans l’église ou dans le cloître d’un couvent. C’est ainsi que
les églises des Cordeliers et des Jacobins étaient devenues de vrais
musées de sculpture, toutes meublées de statues et de tombeaux...»

Église aristocratique, couvent admirablement placé au milieu de tous les
logis féodaux qui entouraient alors l’hôtel royal de Saint-Paul «_hostel
solennel des grands esbattements_», lequel était lui-même, non pas
seulement un château royal, mais une vaste réunion d’hôtels habités par
les princes du sang et les hauts personnages de la cour, on conçoit qu’à
l’ombre de la monarchie et sous la protection royale couvrant «_nos bien
aimez chapelains et orateurs en Dieu, prieur et couvent de nostre
prieuré et monastère de Notre-Dame des Célestins de Paris_», les
Célestins aient prospéré vite et largement.

[Illustration: LA TOUR DU VERTBOIS A SAINT-MARTIN DES CHAMPS]

Certes, indépendamment de tous les avantages de voisinage, c’est une
admirable situation pour le couvent ce coin annexé à Paris par Charles
V, ce saillant aigu de la muraille entre la tour Billy et la Bastille.
Les bons moines, pour prendre le soleil après les exercices religieux,
jouissent d’un grand enclos, d’un beau jardin mitoyen avec les cerisaies
et les treilles des jardins royaux. Le rempart de la ville gêne
malheureusement la vue, mais de certaines fenêtres du couvent,
par-dessus les toits ou entre les pavillons de l’hôtel Saint-Paul, on
peut apercevoir le cours de la Seine, l’abbaye de Saint-Victor de
l’autre côté, la montagne Sainte-Geneviève hérissée de flèches et de
tours et, plus près, le fleuve avec son mouvement, la batellerie du port
Saint-Paul, les îles toutes vertes, l’île des Javiaux ou Louviers, les
peupliers de l’île Notre-Dame qui n’est pas encore l’île Saint-Louis,
superbe tableau en arrière duquel la majestueuse abside de Notre-Dame
s’élève au-dessus du fouillis confus des maisons de la Cité.

En ces temps l’église des Célestins devient donc peu à peu un musée, la
nef et les chapelles se remplissent de monuments, dalles, tombeaux,
statues, groupes, vases funéraires, obélisques, colonnes, etc., de
merveilleuses œuvres d’art que la destruction atteindra malheureusement
un jour, et dont les musées se disputeront les superbes débris.

La chapelle des ducs d’Orléans surtout, bâtie en exécution d’un vœu de
Valentine de Milan, lors du fameux bal dit des _hommes sauvaiges_ ou des
_ardents_, fête où Charles VI déguisé en sauvage faillit être brûlé vif
comme ses compagnons, montra bientôt chefs-d’œuvre sur chefs-d’œuvre
assemblés autour du grand tombeau de Louis de France, duc d’Orléans,
assassiné par Jean sans Peur, et de Valentine de Milan sa veuve, qui,
bien qu’elle ait eu à pardonner beaucoup de choses au duc, personnage
fort séduisant et doué de brillantes qualités mais très vert galant,
adopta après le meurtre cette devise découragée: «Rien ne m’est plus,
plus ne m’est rien», et fidèlement mourut peu de mois après.

Sur ce grand tombeau des deux victimes du duc de Bourgogne réunies à
leurs enfants, s’élevaient leurs statues entourées de statuettes
d’apôtres, de saints et de pénitents ou _pleurants_.

Parmi ces tombeaux accumulés sous les voûtes, dans la chapelle d’Orléans
ou dans les autres chapelles, il faut citer les tombeaux de Philippe de
Chabot, amiral de France, et de Henri de Chabot, duc de Rohan, les
tombeaux des Cossé, de Renée d’Orléans, de Jeanne de Bourbon, femme de
Charles V, de la duchesse de Beldfort, femme du régent gouvernant Paris
pour le roi anglais, la colonne torse entourée de Vertus à la base et
portant dans une urne le cœur du connétable Anne de Montmorency[B], la
pyramide des Longueville, le groupe célèbre des Trois Grâces de Germain
Pilon, qui portaient sur leur tête dans une urne les cœurs de Henri III,
Charles IX et du duc d’Anjou, trop gracieux contenant pour un triste
contenu, pour la Saint-Barthélemy et les guerres de religion, pour les
cœurs de Charles IX et de ses frères...

Ce sont là les monuments principaux, combien d’autres encore dans tous
les coins réclament l’admiration ou éveillent le souvenir d’une figure
historique. Les Célestins au XVIᵉ siècle ont fait reconstruire leur
cloître dans le goût de la Renaissance, les arcades en plein cintre
reposent sur de fines colonnettes corinthiennes accouplées; c’est
élégant, mais c’est loin d’être aussi religieux que les beaux arceaux
gothiques.

[Illustration: ÉGLISE SAINT-NICOLAS DES CHAMPS]

Entre autres particularités de ce couvent enrichi par les libéralités
des princes vivants et embelli par les sépultures des princes morts,
dont les religieux, à défaut de grandes œuvres, ont laissé surtout une
réputation gastronomique, non usurpée, disent les mauvaises langues; les
Célestins étaient le siège de la confrérie des notaires parisiens qui
possédaient là une salle de réunion et y déposaient leurs archives.

De tout ce grand couvent des Célestins rien ne reste que le nom d’un
quai de la Seine, formé avec l’ancien port Saint-Paul; tout autre
souvenir en a disparu définitivement; quelques-uns des magnifiques
monuments funéraires de l’église sont au Louvre ou à Saint-Denis;
cloître, église, bâtiments, tout a été détruit. L’église après la
Révolution transformée en écurie, fut abattue en 1849, les bâtiments
devenus caserne, vécurent jusqu’à ces dernières années; puis le nouveau
boulevard Henri IV est venu renverser cette caserne que l’on reconstruit
maintenant un peu plus haut pour la garde républicaine.

Au XVᵉ siècle, le couvent des Blancs-Manteaux est un monastère d’une
certaine importance; c’est en l’année 1258 que le monastère naquit,
grâce aux libéralités de saint Louis, le grand fondateur de couvents,
pour des moines venus de Marseille. Ces moines s’intitulaient les
«_Serfs de la Vierge Marie_». Comme ils portaient de grands manteaux
blancs sur leurs robes, le peuple les appelait les «_Blancs Manteaux_».
Saint Louis leur avait donné une «_méson et vielz places en tour pour
eulz héberger delez la viex porte du Temple à Paris_», c’est-à-dire en
dedans du rempart.

A peine installés dans leur monastère, les serfs de la vierge Marie
furent supprimés par le pape Grégoire X, comme beaucoup de petits ordres
mendiants, mais ce fut pour être remplacés peu après par un autre ordre
mendiant, les ermites de Saint-Guillaume ou Guillemites, qui portaient
des manteaux noirs mais auxquels, malgré tout, le peuple conserva par
habitude le nom de Blancs-Manteaux. En 1618, les Bénédictins
remplacèrent à leur tour les Guillemites et firent peu après
reconstruire l’église et le couvent. L’église existe rue des
Guillemites, elle est loin d’être jolie, et on lui a donné pour portail
celui de l’église des Barnabites, démolie dans la Cité, portail bien
laid aussi, sans intérêt, conservé sans doute par sa laideur, quand tant
de magnifiques portes gothiques étaient impitoyablement jetées aux
gravats.

Les bâtiments des bénédictins, agrandis et transformés, sont devenus le
siège de l’administration du Mont de Piété. Des dépendances s’en
retrouvent encore près de l’église, dans la rue qui a gardé le nom de
Guillemites.

Le couvent des Carmes Billettes avoisinait les Blancs-Manteaux; son
cloître a par miracle échappé aux transformations des deux derniers
siècles et aux démolitions de celui-ci. C’est chose rare à Paris un
cloître complet, oublié pour ainsi dire, quand tous ceux du moyen âge,
importants ou modestes, y ont péri. C’est un charmant cloître du XVᵉ
siècle, tout petit, qui abrite ses arceaux sous l’église des Billettes
reconstruite en 1756 dans le mauvais style du temps, et devenue depuis
1822 temple protestant.

L’origine de ce couvent de Carmes Billettes est curieuse. Un juif fort
riche, Jonathas, prêteur sur gages, aurait en 1290 obtenu d’une femme,
sa débitrice, qu’elle lui apportât, moyennant libération de sa dette,
une hostie consacrée conservée à la communion de Pâques. Quand le juif
Jonathas eût entre les mains l’hostie consacrée il essaya de la percer
et de la découper à coups de couteau. Miracle! Sous les coups, l’hostie
devient rouge et le sang du Christ en jaillit; alors le juif affolé
prend un clou et un marteau, il frappe, le sang coule encore mais
l’hostie résiste à la destruction, il la jette dans le feu, elle s’élève
intacte au-dessus des flammes qui s’inclinent et lui font une auréole,
il la reprend et la plonge dans une chaudière d’eau bouillante...

[Illustration: LE CLOITRE DES BILLETTES, RUE DES ARCHIVES]

C’était le jour de Pâques. Comme tout le quartier était en fête et que
la foule se pressait aux églises, le fils du juif dit aux enfants
chrétiens devant l’église voisine: «C’est bien en vain que vous allez
adorer votre Dieu, car mon père vient de le tuer.» C’est ainsi, dit la
légende, que le sacrilège est découvert, on va chez le père de
l’enfant, on trouve encore l’hostie dans la chaudière où l’eau
bouillante n’a rien pu contre elle. Grande rumeur, le juif est arrêté,
jeté dans la prison de l’évêque et bientôt après brûlé en solennité.

La rue du crime devint «_la rue où Dieu fut bouilli_», la maison de
Jonathas, confisquée avec tous ses biens, fut rasée et sur l’emplacement
un riche bourgeois fit élever une chapelle dite des Miracles; un couvent
se fonda ensuite pour les _frères de la Charité de Notre-Dame des
Billettes_ que remplacèrent les Carmes réformés en 1631. A la Révolution
le couvent fut supprimé, on en conserva quelques bâtiments et l’église
fut concédée au culte protestant.

Voici encore d’autres communautés plus ou moins importantes, logées en
des édifices plus ou moins beaux:

Les frères de Sainte-Croix de la Bretonnerie, établis par saint Louis en
1258, avaient été appelés frères Croisiers pour la croix qu’ils portent
sur leur robe. Le couvent a donné naissance à l’administration des
pompes funèbres. Là était le local des jurés crieurs chargés de tous les
services des obsèques et fournissant tous les objets nécessaires,
draperies, cierges, billets d’invitations et même habits de deuil.

Un passage Sainte-Croix indique l’emplacement de l’église démolie en
1778 quand la Communauté fut supprimée; cette église était, paraît-il,
fort belle, elle avait été construite par Pierre de Montereau,
l’architecte de la Sainte-Chapelle.

L’abbaye de Saint-Magloire, entre la rue Saint-Denis et la rue
Quincampoix derrière l’église Saint-Leu, en un endroit qui fut d’abord
le cimetière de Saint-Barthélemy de la Cité, était un très ancien
monastère fondé en l’honneur des reliques de saint Magloire, apportées à
Paris par des moines bretons pour les préserver des Normands. En 1572
des religieuses pénitentes, dont Catherine de Médicis démolissait le
couvent pour bâtir l’hôtel de Soissons, vinrent à Saint-Magloire
remplacer les moines. Il n’en reste rien dans le quartier Saint-Denis.

Le couvent de Sainte-Catherine du Val des Ecoliers, dans la rue qui mène
à la Bastille, tout à côté du palais des Tournelles, est séparé
seulement de l’hôtel Saint-Paul par la rue Saint-Antoine. On rencontre
là un enclos assez vaste, renfermant l’église et la maison dite du Val
des Ecoliers, établie par les chanoines du Val des Écoliers de Langres
pour servir de collège aux novices de leur ordre. Très modeste fondation
à l’origine, l’importance lui vint à l’occasion de la bataille de
Bouvines. Le jour de cette terrible rencontre entre l’armée de
l’empereur Othon et celle de Philippe-Auguste, armée nationale
réunissant la chevalerie et les milices des communes, des hommes d’armes
de la garde particulière du roi, qui dans la mêlée formidable
défendaient le pont de Bouvines, firent un vœu à sainte Catherine, ainsi
qu’il est dit dans une inscription sous un très beau bas-relief placé au
XIVᵉ siècle au portail de l’église.

«_A la prière des sergents d’armes, Monsieur Saint Loys, fonda ceste
église et y mist la première pierre. Ce fust pour la joye de la vittoire
qui fust au pont de Bovines l’an 1214._

«_Les sergents d’armes pour le temps gardaient ledit pont et vouèrent
que si Dieu leur donnoit vittoire ils fonderoient une église en
l’honneur de Madame Sainte Katherine._

«_Et ainsy fust-il._»

Le bas-relief, très souvent reproduit, représente les sergents d’armes
accomplissant leur vœu; leurs costumes ne sont pas ceux du temps de
Philippe-Auguste mais ceux des chevaliers du XIVᵉ siècle admirablement
détaillés. L’église du vœu élevée vers 1230 dans la culture
Sainte-Catherine, modifiée au XVIIᵉ siècle par un portail de Mansard,
fut démolie sous Louis XVI.

En 1359, à la fin de la grande sédition, quand le prévôt Étienne Marcel
et cinquante de ses partisans furent tués à la porte Saint-Antoine,
qu’en désespoir de cause ils allaient livrer aux troupes anglaises et
navarraises, leurs corps furent jetés nus et exposés pendant plusieurs
jours dans le préau de Sainte-Catherine, où venaient les rejoindre les
corps décapités des autres personnages ayant marqué dans les troubles.

Nombreuses aussi sont les communautés de femmes dans la ville du moyen
âge; leur nombre ne diminuera pas, au contraire, dans les siècles qui
suivront. Extra muros, dans le faubourg qui naît en avant de la Bastille
Saint-Antoine, il y a l’abbaye de Saint-Antoine des Champs, fondée au
XIIᵉ siècle et qui commença par être un couvent de repenties recevant
les _folles femmes_ désireuses de revenir à meilleure vie. Ces filles
repenties de Saint-Antoine pour comble de pénitence faisaient des
pèlerinages par la ville pieds nus et en chemise de grosse toile
semblable à des sacs, ce qui sur leur passage, excitait plus de rires et
de quolibets que d’édification parmi les curieux ameutés.

De cette abbaye de Saint-Antoine l’église, fort belle, fut élevée par
Blanche de Castille en mémoire de la naissance de saint Louis, son fils.
Tout proche se trouve une chapelle dédiée à saint Hubert et une
maladrerie appelée le _Répit de Saint-Hubert_, hôpital où les malheureux
mordus par les chiens enragés viennent se recommander au patron des
chasseurs.

L’abbaye, isolée par sa situation dans la campagne sur le chemin qui
mène à Vincennes, est entourée d’une muraille et d’un fossé; à l’un des
angles de l’enclos, une croix a été élevée, appelée la Croix des
Trahisons. Une inscription dit la raison de ce nom:

                            _L’an MCCCCLXV
                 fut ici tenu le landit des Trahisons
                         et fut par une trèves
                          qui furent données
                   Maudit soit-il qui en fut cause._

Ce landit des trahisons, c’est-à-dire suivant le sens du vieux mot
_landit_, la réunion des trahisons, c’était le marché aux négociations
au moment de la ligue du bien public, après la singulière bataille de
Montlhéry où les deux armées se mirent mutuellement en déroute et se
passèrent sur le corps pour battre en retraite. Princes et seigneurs
venaient parlementer à Saint-Antoine, marchandaient de la paix avec le
roi Louis XI qui tenait Paris et cherchaient à tirer chacun quelque
bribe de la monarchie, quelque bon duché ou comté, quelques villes,
quelque charge ou pour le moins quelque argent; tous, suivant la qualité
et la force du traitant «_butinant le monarque et le mettant au
pillage_», comme dit Commines. Louis XI donna, assura, jura tout ce que
l’on voulut, se promettant bien de tout reprendre ou de ne rien tenir.
Et ce fut l’année où, suivant une chronique, la vigne ne donna pas,
parce que les _sarments_ (serments) n’avaient rien valu.

La rue Saint-Denis possède le grand couvent des Filles-Dieu, fondation
de saint Louis. L’origine de plusieurs couvents de femmes de ces temps
est la même. Pauvreté, alors comme en bien d’autres siècles, jetait
beaucoup de filles ou femmes des grandes villes en «péché de luxure».

Par moments le mal devenait si grand que l’on cherchait par tous les
moyens à l’atténuer; des ordonnances de la Prévôté parquaient les femmes
folles de leurs corps en certaines rues, en certains quartiers, et leur
interdisait le reste de la ville sous peines sévères, mais la barrière
était bientôt franchie, ces rues et ces quartiers spéciaux débordaient
bientôt sur leur voisinage et tout se retrouvait comme devant.

[Illustration: DÉPENDANCES DU COUVENT DES GUILLEMITES, RUE DES
GUILLEMITES]

Les évêques de Paris essayaient des sermons, tentaient de véritables
croisades de conversions, fondaient des maisons de refuge pour les
pécheresses fuyant les quartiers licencieux des ribaudes, le Val d’amour
aux tavernes hantées par la débauche, bâtissaient des hospices pour
celles «_qui pendant toute leur vie avaient abusé de leur corps et à la
fin étaient tombées en mendicité_».

La maison des Filles-Dieu, fondée hors Paris, recueillit deux cents de
ces pénitentes qui rachetaient leurs fautes passées en soignant les
malades de l’hôpital Saint-Lazare.

Au couvent des Filles-Dieu comme en d’autres maisons de repenties, il y
avait une limite d’âge que les pécheresses ne devaient pas dépasser.
Après l’âge de trente ans elles n’étaient plus admises à venir y pleurer
leurs erreurs. Il eût été trop commode aux _Madeleines_ tardives, on le
comprend, de ne songer à la conversion qu’à l’heure où la rue ne voulait
plus d’elles. De plus, elles devaient en entrant jurer qu’elles ne
s’étaient pas jetées dans leur vie de désordres exprès, en vue de se
créer des droits à cette retraite chez les pénitentes.

[Illustration: LES CORPS D’ÉTIENNE MARCEL ET DE SES PARTISANS DANS LE
PRÉAU DE SAINTE-CATHERINE]

Sous Charles V, pendant les grands ravages des Anglais autour de Paris,
leur couvent ayant été brûlé, les Filles-Dieu qui n’étaient plus, bien
entendu, des pécheresses repenties comme à l’origine, vinrent en 1360
s’établir rue Saint-Denis, dans un petit hôpital fondé en 1216 pour
loger une nuit les femmes pauvres passant par Paris, auquel hôpital
elles ajoutèrent de nouveaux bâtiments et une église. Puis la décadence
vint, le couvent et les biens des Filles-Dieu passèrent, à la fin du XVᵉ
siècle, à l’ordre de Fontevrault.

En ces temps chaque condamné que l’on mène supplicier à Montfaucon fait,
par suite d’une coutume ancienne, une dernière station à l’église des
Filles-Dieu. Les religieuses viennent le recevoir, lui apportent trois
morceaux de pain, un verre de vin et le mènent baiser un crucifix placé
extérieurement sur le mur de l’église, pour lui inspirer le courage de
continuer sa route douloureuse.

Que de fondations pieuses dans ces rues de Paris où la charité avait
éparpillé un peu partout les petits hospices, les refuges et les lieux
de secours; fondations infimes souvent, nées des libéralités de quelque
bourgeois à son lit de mort, administrées simplement et naïvement,
entretenues par les aumônes implorées dans les rues de Paris, où chaque
matin des nonnes, des moines attachés à ces humbles établissements vont
«_crier leur pain_», concurremment avec des frères quêteurs d’autres
ordres, mendiant pour eux-mêmes ceux-là et qui, bien que fort riches,
leur font une concurrence désastreuse et prennent pour leur superflu le
nécessaire des malheureux.

    Aus _frères de Saint-Jacques_ pain
    Pain, por Dieu, aus _frères menors_
    Cels je tiens por bons perneors
    Aus frères de Saint-Augustin
    Icil vont criant par matin
    Du pain aus _sas_, pain aus _barrez_,
    Aus povres prisons enserrés,
    A cels du Val des Écoliers
    Li uns avant, li autres arriers
    Aus frères des _pies_ demandent
    Et li _croisés_ pas ne s’atandent,
    A pain crier mettent grand peine
    Et li aveugle à haute alaine,
    Du pain a cels du _Champ-pourri_
    Dont moult souvent, sachiez, me ri,
    Les _bons Enfants_ orrez crier:
    Du pain, nes veuil pas oublier
    Les _Filles Dieu_ savent bien dire:
    Du pain pour Jhésu notre sire.
    Ça du pain, por Dieu, aus _sachesses_...

C’est un poète du XIIIᵉ siècle, _Guillaume de la Villeneuve_, qui, dans
une pièce intitulée les _Crieries de Paris_, ayant rapporté toutes les
_crieries_ des marchands des rues, des vendeurs de fruits, de volailles,
de légumes, de poisson de mer et d’eau douce, des marchands de boissons
diverses, de pâtés et de gâteaux, des marchands d’habits et de
friperies, des crieurs d’actes officiels, du clocheteur des trépassés,
etc., en arrive aux quémandeurs des couvents et des écoles, sans
distinguer entre les couvents riches et les autres, les pieuses
institutions qui n’ont vraiment pour vivre que la charité publique.

Parmi ces humbles communautés qui ont rendu le plus de services,
modestement, s’occupant de soigner les malades dans les divers hôpitaux
ou d’ «_hebergier_» les pauvres et les voyageurs, il existe rue de la
Tixeranderie la communauté des hospitalières de Saint-Gervais ou de
Sainte-Anastase, qui, depuis le jour lointain de la fondation, donne
l’hospitalité dans sa maison de la rue de la Tixeranderie. Fondée par
Garin, maçon, et Harcher son fils, prêtre, c’était d’abord une toute
petite maison tenue par des frères; on y mit des religieuses au XIVᵉ
siècle et une chapelle fut bâtie en 1411.

Les hospitalières de Saint-Gervais donnent aux gens dépourvus le souper
et le gîte pendant trois nuits; elles hébergent entre 15 et 16,000
pauvres par an et en 1789, quand l’institution n’a plus que peu de mois
à vivre, ce nombre montera à 32,238 personnes, dans l’hôpital transféré
sous Louis XIV à l’hôtel d’O, rue Vieille-du-Temple, 60, à la place
occupée maintenant par le marché des Blancs-Manteaux. C’était, on le
voit, tout à fait l’_hospitalité de nuit_, une vieille institution qu’on
s’efforce de faire renaître.

Les Haudriettes sont voisines des hospitalières Saint-Gervais; au
commencement du XIVᵉ siècle, Étienne Haudri, panetier de saint Louis,
dit la légende, ayant accompagné le roi à sa dernière croisade en Terre
Sainte, y fut gardé prisonnier par les Sarrasins. Le croyant mort, sa
femme désespérée voulut se retirer du monde et passer le reste de sa vie
dans les prières. Elle fonda donc, dans sa maison même, une petite
communauté de femmes.

Mais voici qu’un jour, après de longues années, reparaît le captif évadé
ou racheté, tombant parmi ces nonnes et réclamant sa femme. Pour obtenir
l’annulation des vœux prononcés par elle, Haudri, rentré dans sa charge
à la cour et dans ses biens, agrandit la pieuse fondation et bâtit rue
de la Mortellerie-en-Grève un hôpital destiné à recevoir de pauvres
veuves. Il y ajouta une chapelle en 1306; puis ses fils continuèrent la
bonne œuvre de leur père et dotèrent convenablement l’hôpital, mis en
possession de quelques maisons formant le fief Cocatrix ou des
Haudriettes.

A l’origine, les Haudriettes ne furent point tout à fait des
religieuses, c’étaient tout simplement de pauvres veuves recueillies,
vivant dévotement entre elles comme dans les béguinages de Flandre. Le
peuple les appelait les _bonnes femmes de la Chapelle Estienne Haudri_
ou les _bonnes femmes de la Maison-Dieu en Grève_. Plus tard
l’institution changea de caractère, la maison devint un couvent comme un
autre et les Haudriettes à la fin furent réunies à la communauté des
dames de l’Assomption, couvent dont il reste une église à dôme du XVIIᵉ
siècle dans le faubourg Saint-Honoré. Quant à la chapelle de la rue de
la Mortellerie, elle fut transformée en maison particulière, disparue en
1841 dans l’agrandissement de l’Hôtel de Ville.

Il y eut plusieurs autres fondations analogues à celle d’Étienne Haudri,
mais moins importantes, entre autres l’hôpital des Veuves, rue de
Grenelle, fondé en 1497 par la famille d’un maître des requêtes nommé
Barthélemy pour «_huit pauvres femmes veuves ou anciennes filles de
quarante ans_».

Les voyageurs arrivant à Paris trouvaient à certaines portes logement et
secours. Dès les premiers siècles, des bâtiments annexes de l’église
Saint-Julien le Pauvre ou l’Hospitalier servaient ainsi à
l’hébergement.

Plus tard, quand la ville s’agrandit, l’hospice de Saint-Julien «_qui
héberge les chrétiens_» fut reporté plus près des portes, à
Saint-Benoît.

C’est en somme un vieux souvenir de la tradition hospitalière qui fit
attribuer, en 1655, à l’Hôtel-Dieu de Paris, Saint-Julien devenu prieuré
de l’abbaye de Longpont.

[Illustration: L’ÉGLISE DES FILLES-DIEU]

Dans la rue Saint-Denis, entre la rue Grenetat et la rue
Guérin-Boisseau, près d’une fontaine dite fontaine de la Reine, qui
apparaît assez monumentale dans le plan Truschet, ce grand pignon est
celui de la chapelle de la Trinité, hôpital fondé au commencement du
XIIIᵉ siècle par deux bourgeois, Jean Pallé et Guillaume Estuacol, et
appelé d’abord hôpital de la Croix de la Reine.

Une communauté de frères, les _frères asniers de la Trinité_, ainsi
appelés par le peuple qui les voit tirant leur âne par la bride mendier
par les rues, donne gîte aux pauvres voyageurs, les soigne quand ils
sont malades et s’ils meurent les enterre dans le cimetière qui se
trouve derrière leur chapelle.

Cette institution de charité, cet hôpital, refuge des pauvres passants,
c’est tout simplement le lieu de naissance du Théâtre-Français; Thalie
et Melpomène y ont eu leur berceau tout proche du grabat des voyageurs
dépourvus, des pauvres pèlerins, des porte-besace errant sur les routes.
L’hôpital étant passé aux Prémontrés, ces moines louèrent en 1411 une
salle aux _Confrères de la Passion_ unis aux _Enfants sans Souci_.
_Confrères et Enfants sans Souci_ donnaient des spectacles variés,
tantôt des _Mystères_ où les grandes scènes de la vie du Christ, de la
Bible ou de la Vie des Saints s’entremêlaient d’épisodes comiques,
tantôt des _Farces, Sotties ou Moralités_, c’est-à-dire on le voit, le
drame, à grand spectacle même, et la comédie de mœurs, le vaudeville
burlesque déjà, dont les couplets satiriques, fort licencieux parfois,
touchaient à tout et à tous, aux événements et aux personnes en vue,
avec une liberté grande. Leurs représentations avaient tant de succès
que, pour certaines pièces, on dut quelquefois avancer dans les
paroisses l’heure des vêpres, afin de permettre aux gens et aux prêtres
eux-mêmes de s’en aller s’esjouir à la Trinité.

[Illustration: LES QUINZE-VINGTS A LA PORTE SAINT-HONORÉ]

En 1548, pour y loger des orphelins, on retira leur salle aux Confrères
de la Passion et ceux-ci, ayant reçu en outre défense de jouer désormais
des pièces religieuses, s’en allèrent porter leur théâtre à l’hôtel de
Bourgogne sous la tour de Jean sans Peur.

Le peuple désigne sous le nom d’_Enfants bleus_ les enfants recueillis à
la Trinité à cause de la couleur de leur habillement, comme il appelle
_Enfants rouges_ les _orphelins_ de l’hôpital fondé sous François Iᵉʳ
dans la rue Porte-Foin au Marais.

Plus bas et du même côté de la rue Saint-Denis, dans le quartier de
l’Apport, Paris qu’assombrissent les tours du Grand Châtelet, un autre
hôpital, la _Maison-Dieu de Sainte-Catherine_, administrée par des
frères et des sœurs, loge les pèlerins et reçoit pendant trois jours les
femmes ou filles qui viennent à Paris chercher une condition.

L’hôpital de la Trinité et l’hôpital Sainte-Catherine ont été supprimés
à la Révolution et tout vestige a disparu de leurs édifices ou
chapelles, comme a disparu aussi tout vestige de l’ancien hôpital du
Saint-Esprit, ce vieux voisin de la maison de ville, qui touchait à la
Maison aux Piliers et tomba au commencement du siècle pour
l’agrandissement de l’Hôtel de Ville.

Le Saint-Esprit avait été fondé au XIVᵉ siècle rue Geoffroy-l’Asnier et
transféré bientôt en place de Grève, où les confrères du Saint-Esprit
firent construire maison et chapelle mitoyennes avec l’hôtel de la
ville, l’antique Maison aux Piliers. Cet hôpital élevait cent vingt
orphelins, filles et garçons, dont les parents étaient morts à
l’Hôtel-Dieu.

[Illustration: LES COCHONS DU PETIT SAINT-ANTOINE]

Une autre institution plus célèbre du moyen âge a survécu. C’est
l’hospice des Quinze-Vingts, fondation de saint Louis pour les pauvres
aveugles.

_Aussi li benoyez roi fist acheter une pièce de terre de lez
Saint-Ennouré où il fist fere grand mansion porce que les poures avugles
demorassent ileques perpetuelement jusques a trois cents; et ont touz
les anz de la borse du roi pour potages et pour autres choses
rentes..._»

La maison des _Quinze-Vingts_ au _Champ-Pourri_, tout près du Louvre,
était dans la campagne au temps de saint Louis, quand la première porte
Saint-Honoré s’ouvrait où se trouve aujourd’hui l’oratoire du Louvre. Au
XIVᵉ siècle, l’enceinte d’Étienne Marcel a mis les Quinze-Vingts dans la
ville, derrière la seconde porte Saint-Honoré. Dans cet enclos du
Champ-Pourri assez vaste, des bâtiments divers entourent une petite
chapelle dédiée à saint Rémi. C’est à peu près l’emplacement du guichet
de l’Échelle, à l’entrée du Carrousel actuel; à côté sur la ligne de
notre cour du Carrousel, s’élèvent deux autres petites églises,
Saint-Nicaise et Saint-Thomas, entourées de leurs cimetières.

Les rentes établies par saint Louis ne suffisent pas à l’entretien des
aveugles et de l’établissement des Quinze-Vingts; tous les matins les
aveugles sortent et s’en vont par troupes quêter leur pain dans la ville
et, se traînant les uns les autres, regagnent l’hospice quand la besace
est garnie des aumônes des Halles ou des rogatons des logis bourgeois.

Jusqu’en 1780, les Quinze-Vingts sont restés là entre Louvre et
Tuileries. Le cardinal de Rohan, grand aumônier de France, l’homme de
l’affaire du Collier, les fit transférer au faubourg Saint-Antoine, dans
leur local actuel, alors caserne des Mousquetaires noirs. Leur nombre
fut porté à huit cents, mais les malheureux furent bien près d’être
forcés par la misère à reprendre la besace pour mendier comme jadis, les
spéculations et dilapidations du cardinal ayant à peu près ruiné
l’hospice; cela fit scandale alors et le règlement de la gestion des
biens des Quinze-Vingts fut très laborieux.

[Illustration: LES FRÈRES CORDONNIERS]

D’autres hôpitaux encore se rencontrent en divers quartiers: hôpital
Saint-Eustache, Saint-Jacques de l’Hôpital, le petit Saint-Antoine; ce
dernier, hospice fondé par Charles V, est affecté aux pauvres atteints
de ces maladies étranges qu’on appelait le feu Sacré, le feu
Saint-Antoine ou le mal des Ardents, espèce de peste qui régna
épidémiquement jusque vers la fin du XVᵉ siècle.

L’hôpital des Ardents se distinguait par une particularité pittoresque;
il avait pour privilège spécial le droit de laisser vaguer par les rues,
cherchant leur nourriture aux tas d’ordures, des cochons portant la
marque du couvent et une clochette au cou. L’animal consacré à saint
Antoine errait dans le quartier en toute liberté, sans que nul s’en
offusquât ou cherchât à l’empêcher de rentrer au gîte une fois repu.

Ce vieux Paris, qui abonde en pittoresque et en singularités, put
montrer pendant les deux derniers siècles une communauté très singulière
qui n’était pas un couvent, des frères qui n’étaient que des
demi-moines; c’était la communauté des frères cordonniers de
Saint-Crépin, établie en deux maisons, rue de la Grande-Truanderie et
rue Pavée-Saint-André. Les frères cordonniers ne faisaient pas de vœux
monastiques, ils ne portaient pas de froc, mais vivant en commun, ils
tiraient l’alène dévotement entre les offices et, il faut le croire,
confectionnaient, en l’honneur de leur patron, d’excellentes chaussures.
Le plan de Gomboust indique leur chapelle en cette rue
Pavée-Saint-André, dite aussi rue Pavée-d’Andouilles à cause de ses
éleveurs de porcs.

A la même époque il y eut aussi des frères tailleurs vivant, priant et
travaillant en commun ainsi que les bons disciples de saint Crépin.

[Illustration: LE COUVENT DU PETIT SAINT-ANTOINE]

[Illustration: DERNIÈRE STATION AUX FILLES-DIEU DES CONDAMNÉS ALLANT A
MONTFAUCON

_Imp. Draeger & Lesieur, Paris_]

[Illustration: L’ÉCHOPPE DE NICOLAS FLAMEL, MAITRE ÉCRIVAIN ENLUMINEUR A
SAINT-JACQUES LA BOUCHERIE]


III

     Les églises de la rive droite.--Paroisses royales de Saint-Germain
     l’Auxerrois et Saint-Paul.--Au temps de la
     Ligue.--Saint-Eustache.--La Jussienne.--Les paroissiens de
     Saint-Jacques la Boucherie, écorcheurs et enlumineurs.--Les maisons
     de Nicolas Flamel.--Saint-Merry.--Saint-Julien des Ménétriers.--La
     loue des jongleurs, ménestrels et musiciens.--Saint-Gervais.

Si le Paris de la rive droite n’a pas de collèges, s’il a moins de
couvents que le Paris de la rive gauche, il possède par contre de
nombreuses églises.

[Illustration: UN PIGNON DE SAINT-MERRY]

Il est peu de rues importantes qui ne se glorifient de plusieurs
clochers espacés, peu de voies secondaires qui ne possèdent au moins une
église, et il se trouve des édifices religieux jusque dans les quartiers
retirés, où mènent seulement des ruelles détournées, et que l’étranger
non prévenu ne découvrirait pas. Presque toutes ces églises sont
entourées de leur cimetière ou bien, si l’espace leur a été marchandé,
elles enterrent leurs paroissiens à peu de distance, dans quelque
terrain bien enfermé de maisons.

De même qu’il y a des églises de toutes les tailles, depuis la
majestueuse cathédrale jusqu’à l’humble petite chapelle, il est des
paroisses de toutes les grandeurs. Les unes étendent leur juridiction
religieuse sur tout un quartier, sur une immense agglomération de
maisons, les autres sur quelques rues ou ruelles. Quelques-unes doivent
se contenter de moins encore et la plus petite, Sainte-Marine dans la
Cité, n’a pour territoire qu’une vingtaine de maisons.

Près les tours du Louvre et séparée seulement de la demeure royale par
l’hôtel de Bourbon, s’élève la plus ancienne des églises de la rive
droite, la plus glorieuse par ses souvenirs. L’église collégiale
Saint-Germain l’Auxerrois, paroisse royale, est née au temps des
Mérovingiens; fondée par Childebert, dit la tradition, elle s’appelait
alors Saint-Germain le Rond pour sa forme circulaire.

Cette église primitive, les Normands en 886 la détruisirent et firent de
ses ruines le centre de leur camp retranché de ce côté de Paris, de même
qu’ils s’installèrent sur l’autre rive parmi les ruines de Saint-Germain
des Prés. Rebâtie par le roi Robert, l’église, pour n’être pas confondue
avec Saint-Germain le Vieux et Saint-Germain des Prés, fut appelée
Saint-Germain l’Auxerrois en souvenir du séjour à Paris de l’évêque
d’Auxerre.

Dans la grande poussée de la période ogivale, on la reconstruisit
entièrement. La caractéristique de Saint-Germain l’Auxerrois, ce qui lui
donne cet aspect si pittoresque, ce bel agencement de lignes, c’est, en
avant-corps sous le grand pignon, un large porche du XVᵉ siècle flanqué
de deux jolis pavillons à combles d’ardoises réunis par la terrasse à
balustrade qui couronne cinq grandes arcades de hauteurs et de formes
variées.

La place en avant de ce porche, c’est le Cloître, non pas le préau à
arcades des monastères, mais un terrain appartenant à l’église, une
espèce de cour irrégulière, fermée de portes et entourée des maisons
habitées par les chanoines ou louées par le chapitre. Le porche et les
portes qu’il abrite, tout est sculpté, ciselé, fleuri, décoré de rangées
de figures sous les voussures, de statues sous des niches, de figurines
accrochées aux saillies.

De chaque côté des portes centrales de ce porche, les deux pavillons à
comble ardoisé renferment chacun une belle chambre éclairée par des
fenêtres jumelles. Le trésor et les archives de l’église y sont gardés
dans de grandes armoires de chêne à panneaux sculptés. L’une de ces
chambres est encore intacte aujourd’hui dans ses dispositions anciennes
et dans son mobilier.

Les années des troubles de la Ligue vont remplir cette place du cloître
des clameurs et du fracas de la guerre civile. Le signal d’ailleurs est
parti des clochers de l’église; le soir du 24 août, la reine Catherine,
toutes dispositions prises, et impatientée de ne rien entendre encore,
fit sonner la grosse cloche à laquelle répondit aussitôt celle du palais
de justice, jetant par leur grosse voix l’ordre aux massacreurs de
commencer la besogne. Trois jours auparavant, Coligny, longeant le
cloître en sortant du Louvre pour regagner son hôtel de la rue de
Béthisy, avait reçu l’arquebusade de Maurevert, à l’affût dans une
maison de la rue des Fossés-Saint-Germain-l’Auxerrois.

Aux journées des Barricades, en mai 1588, quand le roi essaie son coup
de force contre Guise et la Ligue, «en moins de rien, disent les
Mémoires de l’Estoile, chacun prend les armes, tend les chaînes et fait
barricade au coin des rues, l’artisan quitte ses outils, le marchand ses
trafics, l’Université ses livres, les procureurs leurs sacs, les avocats
leurs cornettes, les présidents et les conseillers mêmes mettent la main
aux hallebardes». Et tout de suite le quartier de
Saint-Germain-l’Auxerrois est soulevé et barricadé, sous la direction
d’un «coquin de tavernier, nommé Perrichon, qui depuis fut pendu par ses
compagnons». Les Ligueurs entassant barricades après barricades de ce
côté, bloquent le Louvre pendant que les soldats de Guise, avec une
troupe de sept à huit cents écoliers et quatre cents moines sortis de
tous les couvents, se préparent à marcher pour y forcer le roi.

Mais les tumultes ont passé, les farouches prédicateurs de la Ligue se
sont tus, les pavés sont remis en place et les hallebardes aux
râteliers, le Béarnais au Louvre est le premier paroissien de
Saint-Germain. Il traverse quelquefois le cloître pour aller à la messe
ou pour voir la belle Gabrielle dans la maison dite du Doyenné occupée
par sa tante Mᵐᵉ de Sourdis,--une des maisons du cloître, où Gabrielle
reçut souvent le Vert-Galant, qu’elle comptait bien avant peu aller
rejoindre de l’autre côté de la rue du Louvre, comme épouse et reine. Ce
fut là aussi que Gabrielle, saisie d’un mal soudain après un repas chez
Zamet, se fit transporter mourante.

Peu d’années après, Saint-Germain voit un autre cadavre lui arriver, ce
n’est plus une favorite, c’est un favori, celui de Marie de Médicis,
veuve d’Henri IV, Concini, le maréchal d’Ancre, maître détesté, dont
Luynes, Vitry et quelques conspirateurs débarrassent le jeune Louis
XIII, d’un coup de pistolet tiré sur le pont-levis du Louvre; on l’a
inhumé secrètement dans un caveau sous les orgues, mais la populace
avertie vint l’y déterrer, pour s’en aller le brûler sur le Pont-Neuf
devant la statue du bon roi.

Saint-Germain, paroisse du Louvre, possédait les sépultures de nombreux
personnages de la cour, chanceliers, secrétaires d’État, grands
officiers de la couronne et aussi celles des artistes gratifiés par le
roi d’un logement dans les galeries du Louvre. On y voyait même la tombe
d’un fonctionnaire d’un autre ordre, d’un fou de Charles V auquel le roi
avait fait l’honneur d’une tombe de marbre noir sur laquelle était
couchée sa statue revêtue des insignes de sa charge et marotte en main.

Dans ce quartier du Louvre, il y a Saint-Honoré, église collégiale
aussi, mais moins importante, enfermée au milieu de son carré de maisons
canoniales; Saint-Nicolas, proche la chapelle des
Bons-Enfants-Saint-Honoré, collège d’étudiants mendiants; Saint-Thomas,
entre le Louvre et la tour du Bois, autre petite collégiale dont la
voûte, s’écroulant en 1739, écrasa plusieurs chanoines...

L’église Saint-Eustache n’est pas loin du Louvre non plus, mais elle
domine un quartier populaire, le très commerçant, très riche, et très
turbulent quartier des Halles.

Simple chapelle au XIIIᵉ siècle, on la rebâtit en 1532, quand les
accroissements de population du quartier n’ont plus permis de se
contenter d’un aussi petit édifice. Entreprise sur des proportions
considérables, la nouvelle église Saint-Eustache ne devait pas se
terminer vite ou plutôt ne devait jamais s’achever, car son portail ne
l’est pas encore. La nef, très haute et très vaste, est d’un superbe
aspect, avec un caractère d’étrangeté due à l’alliance, sur un plan
gothique, des formes de l’art ogival et de l’art de la Renaissance,
constituant un ensemble d’une grande élégance et d’une extrême légèreté
aussi, par la délicatesse des colonnes et colonnettes superposées et
poussées audacieusement à une prodigieuse hauteur.

[Illustration: CHAMBRE AU-DESSUS DU PORCHE DE SAINT-GERMAIN L’AUXERROIS]

Au dehors, c’est le même mélange des deux styles fusionnés produisant
néanmoins un bon ensemble, avec des détails remarquables comme le très
élégant portail latéral sud, qui fait face aux Halles.

Les guerres civiles, qui vinrent interrompre les travaux, n’ont pas
permis d’achever l’œuvre et de donner à l’église un frontispice digne
d’elle. Le grand portail abandonné fut repris plus tard, et épaissi et
abîmé par de lourdes superpositions de colonnes, une sorte d’emplâtre
très laid qui déshonore un remarquable édifice.

Non loin de Saint-Eustache, l’église des Saints-Innocents est de l’autre
côté des Halles, bâtie à l’un des angles du plus grand champ funéraire
de Paris, du fameux cimetière où la nuit brûle la lampe des morts, un
fanal allumé sur un édicule, parmi des monuments nombreux. Coin sinistre
du vieux Paris, sur lequel planent de macabres légendes, ce sont les
grandes Halles de la Mort, très étrange réunion, à côté des Halles de la
Vie, des immenses charniers dont les galeries abritent, à
rez-de-chaussée, des boutiques vendant de menus articles de modes, et
fort bien achalandées, au-dessus desquelles s’empilent et s’entassent
les ossements exhumés d’un cimetière à la terre dévorante, sans cesse
approvisionné par la mort, comme les divers marchés d’à côté sont, par
l’incessante production de la terre, approvisionnés pour la vie.

[Illustration: LE CLOITRE SAINT-GERMAIN L’AUXERROIS A LA JOURNÉE DES
BARRICADES]

Sainte-Marie l’Égyptienne, dite par corruption la Jussienne, est une
simple chapelle de la «_grant rue Montmartre_» au coin de la rue de la
Jussienne, tout proche le rempart; sainte Marie l’Égyptienne, sous
l’invocation de laquelle se trouve l’édifice, fut une pécheresse
repentie qui se retira au désert. L’abbé Le Bœuf pense, d’après quelques
vieux documents, que l’origine de cette chapelle vient d’une Égyptienne
ou bohémienne qui, lasse d’une vie de désordres, se serait retirée ici
dans un reclusoir.

Cette chapelle est ornée de verrières illustrant naïvement la vie de la
sainte, même en ses moments scabreux avant la conversion, comme ce
vitrail qui montre Marie l’Égyptienne passant une rivière et offrant,
faute d’argent, son corps au batelier pour payer le passage.

Gagnons plus loin la «_grant rue Saint-Denis_»; ici les passants ne
peuvent faire cent pas le long des maisons serrées, sous les auvents et
les enseignes des marchands, sans rencontrer quelque édifice religieux,
pignon d’hôpital ou portail d’église.

Avant le commencement de la rue, au débouché du pont aux Meuniers sous
le Châtelet, se trouve déjà Saint-Leufroy, chapelle du Châtelet, petite
chapelle sans importance qui fut démolie sous Louis XIV pour
l’agrandissement des prisons. Après la voûte noire du Châtelet, commence
la rue Saint-Denis. A l’Apport-Paris, petit marché étranglé par les
maisons, devant la grande boucherie du Châtelet, tout de suite après les
étaux de la grande boucherie, on rencontre à droite l’hôpital
Sainte-Catherine et en face, à gauche, l’église Sainte-Opportune fondée
en l’honneur des reliques de sainte Opportune apportées du diocèse de
Séez à Paris, pour les mettre à l’abri des Normands, et que Paris ne
voulut pas rendre.

Plus haut dans la rue, presque en face les Innocents, se montre le grand
pignon de l’église du Saint-Sépulcre; cette collégiale, fondée au XIVᵉ
siècle à l’occasion d’un hôpital pour les pèlerins du saint Sépulcre de
Terre Sainte, est l’église de nombreuses confréries qui possèdent de
gros revenus et pourvoient largement aux magnificences des cérémonies et
à l’embellissement des chapelles, mais sont cause aussi de nombreux
différends entre les administrateurs de la confrérie du Saint-Sépulcre
et les chanoines,--querelles scandaleuses où les torts étaient souvent
des deux côtés et qui amenèrent en 1582 un arrêté du chapitre de
Notre-Dame, rapporté par M. H. Cocheris, où se lisent entre autres les
articles suivants donnant quelque idée des désordres survenus:

«... Les maisons et eschoppes appartenantes à l’église du Sépulchre et
proches d’icelle ne seront louées à l’advenir à des ouvriers desquels le
travail se faict avec grand bruit qui empêche la célébration de l’office
divin.

«Les chanoines, clercs et officiers sont advertis d’estre habillés
honnestement de longues soutanes ou robbes à l’église, et allant à la
ville ils porteront la soutane et le manteau long et deffences d’aller
en habits cours et de couleur, aultres que celles dont les
ecclésiastiques modestes usent ordinairement. Comme aussi de porter des
habits fendus sur la chemise, déccouppés ou chamarrez.

«Les chanoines n’iront aux cabarets, ni aux jeux publicqs de boulles ou
aultres semblables.

«Toutes les servantes qui sont maintenant demeurantes avec les chanoines
sortiront de leurs maisons... etc.»

L’église Saint-Leu et Saint-Gilles se présente ensuite à peu de maisons
au-dessus du Sépulcre, puis c’est Saint-Jacques de l’Hôpital en face,
chapelle de l’hôpital des pèlerins de Saint-Jacques, qui possède en son
trésor d’admirables reliquaires, ensuite c’est Saint-Sauveur en face de
la Trinité.

A Saint-Leu que le boulevard de Sébastopol, poussé inflexiblement en
ligne droite, a amputé d’une partie de son abside, il ne faut point
oublier le tour de force exécuté en 1727 par un maître charpentier nommé
Guérin, qui, la tour du Nord menaçant ruine, transporta tout simplement
le clocher avec la charpente et les cloches, de cette tour sur celle du
Sud en franchissant une distance de huit mètres.

Dans le labyrinthe des ruelles tournant sur les côtés du Grand Châtelet,
par-dessus les toits serrés contre les chapelles, s’élève la haute tour
de Saint-Jacques la Boucherie, commencée sous Louis XII, en 1508, pour
compléter l’église déjà vieille alors de quelques siècles, mais qui
allait s’agrandissant et s’embellissant, au fur et à mesure que
croissaient la population du quartier et la richesse de cette
population. Quartier des bouchers, écorcheurs, corroyeurs et pelletiers,
des gros commerçants que la boucherie fait très riches et qui ont avec
l’argent l’influence, comme ils le montrent lors des grandes commotions
populaires des _XIV_ᵉ et XVᵉ siècles; les maîtres des étaux de la grande
Boucherie sont les seigneurs de la foule aux bras musculeux et rouges
maniant la masse et le couteau dans les tueries et triperies, des rudes
ouvriers écorcheurs et assommeurs de bœufs qui, dans les séditions sous
Charles VI, saignèrent et assommèrent dans les prisons et par la ville
tous ceux qui paraissaient Armagnacs et qui tinrent Paris épouvanté sous
le couteau de leur chef Caboche.

Bien heureusement il n’y a pas que ces rudes métiers dans le quartier,
il n’y a pas que des écorcheurs parmi les paroissiens de Saint-Jacques.
Sur le côté nord de l’église court une ruelle dite des _Écrivains_; là,
entre les contreforts, s’appuient de petites échoppes pour des
travailleurs paisibles et doux, pour les bons calligraphes et
enlumineurs, qui calligraphient des missels et les décorent de grandes
lettres ornées, peintes et dorées, de belles miniatures représentant les
personnages des scènes de l’Écriture ou de la légende des saints, en
costumes de seigneurs et de nobles dames ou de chevaliers de leur temps.

L’un de ces écrivains a pour clientèle les plus riches bourgeois, les
princes, le roi Charles V lui-même qui lui a fait exécuter une superbe
Bible. Il s’appelle maistre Nicolas Flamel, c’est un homme de haut
talent et de grande réputation, époux de dame Pernelle, bonne et sage
bourgeoise. Son échoppe, au vitrage de laquelle on peut voir exposés
quelques échantillons de son talent, est une des premières en entrant à
main droite dans la rue des Écrivains, sous l’enseigne de la Fleur de
Lys. La maison qu’il habite est en face de l’échoppe à l’angle de la rue
Malivault.

Maître Flamel a pignon sur rue, et même pignons sur plusieurs rues, car
on lui connaît rue de Montmorency une grande maison, dite la maison _du
grand pignon_, qu’il a fait bâtir de ses économies, maison de rapport
comme on dit maintenant, dans laquelle il a réservé en haut quelques
logements donnés pour

[Illustration: L’ÉGLISE SAINT-LEU-SAINT-GILLES, RUE SAINT-DENIS]

rien ou loués à bas prix à de pauvres artisans, ainsi qu’en témoigne
l’inscription gravée sur la poutre au-dessus des boutiques, sous un
grand bas-relief représentant, au milieu, Dieu le Père avec son Fils en
croix, et de chaque côté diverses figures parmi lesquelles Nicolas
Flamel et dame Pernelle:

«_Nous homes et femes laboureurs damourant au porche de cette maison qui
fust batie en l’an de grâce mil quatre cens et sept, somes tenus chascun
en droit soy dire tous les jours une patenôtre et I Ave Maria en priant
Dieu q. sa grace face pardo. aux poures pescheurs tréspassez-Amen._»

Cette maison de Flamel existe encore aujourd’hui au nº 45 de la rue de
Montmorency, mais l’aspect de sa façade a été totalement changé, seule
l’inscription sur la poutre au-dessus des boutiques se lit toujours et
perpétue ce naïf souvenir du bon enlumineur. Quant à sa demeure près de
l’église Saint-Jacques, la rue de Rivoli passe sur son emplacement.

[Illustration: LA TOUR SAINT-JACQUES, 1830]

Le riche Nicolas Flamel a consacré une forte somme à faire établir à
l’église Saint-Jacques la Boucherie, en face de sa maison de la rue des
Écrivains, un petit portail sculpté dans le tympan duquel le sculpteur
l’a représenté agenouillé avec sa femme aux pieds de la Vierge Marie.
Notable paroissien et bienfaiteur de l’église, il y eut sa dalle
tumulaire représentant son cadavre étendu avec cette inscription:

    De terre suis venus et en terre retorne
    L’âme rens à toi IHS qui les péchés pardonne.

Flamel fut de son vivant une figure populaire; il était considéré
presque comme un alchimiste à cause de sa science, et aussi de sa
fortune que les bonnes gens du quartier grossissaient considérablement,
et il devint après sa mort bien vite légendaire. Pour expliquer ses
bonnes œuvres et toutes les largesses qu’il faisait aux églises et aux
hôpitaux, on racontait qu’il avait trouvé la pierre philosophale, sans
songer que le diable se fût montré bien niais de favoriser un si fervent
chrétien. On ajoutait que Satanas lui avait vendu le secret de la longue
vie, que cette tombe devant laquelle on passait chaque dimanche en se
signant ne renfermait aucune dépouille humaine, et que maître Flamel et
dame Pernelle continuaient leur alchimie quelque part au pays d’Orient.
La légende traversa les âges. Et longtemps il fut tenu pour certain que
la maison de la rue des Écrivains gardait quelque part, en une cachette
bien dissimulée, une partie des trésors amassés par l’alchimiste.
Plusieurs fois on fit des fouilles dans ce logis que Flamel avait légué
à la paroisse. Au siècle dernier encore, un particulier se disant en
quête de bonnes œuvres à accomplir, offrit à la paroisse de réparer à
ses frais la maison affaissée par l’âge; la paroisse ayant accepté, le
bienfaisant inconnu s’installa avec ses maçons, fouilla, creusa,
démolit, puis, ne trouvant aucun trésor, disparut sans payer personne.

On travailla pendant tout le XVᵉ siècle à l’église Saint-Jacques
agrandie et modifiée, le portail fut refait vers 1492, et en 1508
commencèrent les travaux de la grosse tour destinée à remplacer le petit
clocher du temps de Flamel. Elle s’éleva et s’acheva en quatorze années,
majestueuse et dernière efflorescence du style gothique, sur laquelle le
tailleur d’ymaiges Rault campa une figure colossale de saint Jacques,
accompagnée, aux angles de la tour, des quatre figures symboliques des
Évangélistes, l’aigle, le lion, l’ange et le bœuf regardant au-dessous
d’eux bouillonner Paris.

Il ne faut pas oublier qu’au XIIIᵉ siècle les chirurgiens se
réunissaient dans l’église Saint-Jacques la Boucherie et que les maîtres
avaient même obtenu l’autorisation d’y faire leurs cours, ce qui place,
on peut le dire, sauf le respect dû à la science, le berceau de la
chirurgie chez messieurs les bouchers.

La _grant rue Saint-Martin_, où la foule des passants et des chalands se
pressant aux boutiques n’est pas moins serrée que dans la rue
Saint-Denis, possède dans sa partie basse Saint-Merry ou Médéric, et
Saint-Julien des Ménétriers. C’est une très ancienne église que
Saint-Merry, on en fait remonter la fondation au VIIᵉ siècle; alors elle
était une simple chapelle dédiée à saint Pierre où, vers l’an 700, vint
mourir saintement un moine nommé Merry. Saint Pierre céda la place à
saint Merry, la chapelle fut rebâtie et agrandie par un des vaillants
défenseurs de Paris au grand siège des Normands, nommé Odon le
Fauconnier, qui reçut à sa mort la sépulture dans l’église.

Sous François Iᵉʳ, en même temps que se termine la tour Saint-Jacques,
on reconstruit l’église Saint-Merry et l’on couvre d’une riche broderie
gothique le grand portail du milieu de la façade, les deux petites
portes voisines et les façades latérales, portails du transept, pignons
de chapelles, fenêtres flamboyantes, contreforts à pinacles. Décoration
très fouillée qui se trouve par malheur aux trois quarts perdue et
cachée sous le grand presbytère du côté sud, sous les petites maisons
appliquées contre les murailles, incrustées pour ainsi dire dans tous
les creux extérieurs de l’édifice et enveloppant complètement l’abside.

La tour seule, terminée au XVIIᵉ siècle, est sacrifiée, ses étages
supérieurs sont sans décoration, flanqués de froids pilastres grecs.
L’intérieur de l’église a reçu la même riche ornementation, nervures
fouillées, frisées, clefs pendantes; aux fenêtres découpées en meneaux
délicats et variés, brillent de superbes vitraux. Sous la nef, il reste
de l’ancienne église la crypte de Saint-Merry, marquant l’endroit où fut
le tombeau du saint, belle chapelle souterraine dont la voûte à nervures
repose sur des colonnes trapues.

[Illustration: IMPASSE DE LA PORTE AUX PEINTRES, RUE SAINT-DENIS (1830)

ANCIENNE PORTE SAINT-DENIS DE L’ENCEINTE DE PHILIPPE-AUGUSTE]

Un peu plus haut que Saint-Merry, à l’angle de la rue de _la Cour du
More_, presque en face de la rue aux Ours, s’élève le pignon de
Saint-Julien des Ménétriers, attenant à un hôpital de la confrérie des
jongleurs et ménétriers. Du Breul, bénédictin de Saint-Germain des Prés,
dans son _Théâtre des antiquités de Paris_, rapporte ainsi l’histoire
touchante de sa fondation:

«En l’an de grâce 1328, le mardy durant la saincte Croix en Septembre,
il y avoit en la rue de Saint-Martin-des-Champs, deux compagnons
menestriers qui s’entr’aymoient et estoient toujours ensemble. Si
estoit l’un de Lombardie et avait nom Jacque Grare de Pistoie, autrement
dit Lappe; l’autre estoit de Lorraine et avoit nom Huet, le guette du
Palais du Roy. Or advint que le jour susdit après disner, ces deux
compagnons estant assis sur le siège de la maison dudit Lappe et parlans
de leur besongne, virent de l’autre part de la voye, une pauvre femme
appelée Fleurie de Chartres laquelle estoit en une petite charrette et
n’en bougeait jour et nuict, comme entreprinse d’une partie de ses
membres, et là, vivait des aumosnes des bonnes gens. Ces deux, esmeus de
pitié, s’enquerrent à qui appartenoit la place, desirans l’achepter et y
bastir quelque petit hospital. Et après avoir entendu que c’estoit à
l’abbesse de Montmartre, ils l’allèrent trouver et pour le faire court,
elle leur quitta le lieu à perpétuité, à la charge de payer par chascun
an cent solz de rente et huict livres d’amendement dedans six ans
seulement et sur ce, leur fit expédier lettres, en octobre, le Dimanche
devant la Sainct Denys 1330. Le lendemain les dits Lappe et Huet
prinrent possession dudit lieu et pour la memoire et souvenir firent
festin à leurs amys.»

«.... Les jongleurs, menestriers et maistres en l’art de menestrandrie
dependant de la science et art de musique qui lors étaient demourans en
ceste ville de Paris» se joignirent à leurs deux charitables confrères,
et, agrandissant leurs plans, résolurent de construire sur le terrain
acquis un hôpital pour héberger les pauvres «en l’honneur et revérence
de Dieu, de Notre Dame, de saint Julien du Mans et de saint Genest».

L’hôpital avec sa chapelle se construisit rapidement. Le portail de
cette chapelle sur la rue Saint-Martin encadre dans sa grande ogive
toute une légion de petits anges accrochés à la voussure et jouant de la
harpe, de la viole, du rebec et autres instruments. A droite du portail
est la statue de saint Genest, comédien romain et martyr, que les
jongleurs ont pris pour patron, à gauche saint Julien l’Hospitalier, le
saint à la légende terrible, patron de l’église Saint-Julien de la rive
gauche.

Voyez à certaines heures devant ce portail ces groupes aux allures
pittoresques, ces gens costumés de façons bizarres ou porteurs
d’instruments de musique. Ce sont jongleurs, ménestrels, chanteurs,
musiciens qui attendent ici qu’on vienne les louer pour les cérémonies,
banquets, noces et fêtes quelconques. Ils ont le siège de leur
corporation un peu plus bas que l’église dans la rue des Jongleurs, dite
plus tard des Ménétriers.

Voulez-vous, honorable bourgeois, quelques bons joueurs d’instruments,
viole, mandoline, flûte et hautbois, pour faire danser vos invités aux
noces de votre fille? Vous, digne majordome, cherchez-vous bons diseurs
de vers ou farceurs joyeux pour une fête au manoir de votre maître, pour
l’ébattement des convives en un banquet de fête? Vous trouverez ici
votre affaire. Êtes-vous chargés de recruter un corps de musique pour
une cérémonie publique, désirez-vous bons sonneurs d’instruments à
placer sur les échafauds enguirlandés pour quelque entrée solennelle de
prince, quelque belle procession? Vous avez le choix, vous trouvez ici
gens capables de faire partie des Maîtres violons du roi, attachés à

[Illustration: ÉGLISE SAINT-JULIEN DES MÉNÉTRIERS, RUE SAINT-MARTIN

LA LOUÉE DES MUSICIENS]

sa cour en l’hôtel Saint-Paul ou au Louvre; demandez au Roi des
ménétriers, Prévôt de Saint-Julien, grand chef élu de la corporation des
jongleurs, jongleresses et ménétriers, qui dirige toutes les affaires de
la corporation, fait observer ses règlements et interdit à quiconque
n’est point reçu confrère de Saint-Julien de venir en la place proposer
au public des talents non reconnus.

Jusqu’à la fin du XIIIᵉ siècle, qui marque aussi la fin des corporations
et la fin de la chapelle, se maintient l’usage établi de la louée des
musiciens sous le portail de Saint-Julien et l’église reste affectée à
la corporation, demeure même sa propriété, laquelle propriété, par suite
des transformations de la corporation, se disputent à coups de procès la
communauté des joueurs d’instruments et l’Académie de Danse, ancienne
communauté des maîtres à danser.

Derrière la Maison aux piliers, l’Hôtel de Ville, il y a Saint-Gervais,
notable église, et Saint-Jehan de Grève. L’église Saint-Jehan est trop
voisine de cette maison de ville toujours grandissante, le futur palais
du peuple la couvre de son ombre et finira un jour par l’absorber. En
attendant, sous les tours de Saint-Jean se cache un quartier assez mal
famé qui est à la fois une juiverie et une cour des miracles où grouille
une population guenilleuse vivant de diverses industries équivoques, de
mendicité quand ce n’est de rapines, et logeant en des masures délabrées
adossées à la vieille tour Petaudiable, ancien hôtel Saint-Mesme,
ancienne propriété des Templiers qui tenait elle-même la place d’une
ancienne pierre druidique. Jean Gerson, le grand théologien, chanoine de
Notre-Dame, était curé de Saint-Jean aux temps troublés du XIVᵉ siècle.
Il faillit un jour être massacré par les féroces bouchers de Caboche et
ne trouva son salut qu’en se cachant dans les grands combles de
Notre-Dame.

A l’église Saint-Jean en Grève, à la fin du XIIIᵉ siècle, se disait
chaque année la _Messe de la pie_, en souvenir de la fameuse affaire de
la _Pie voleuse_ et de la pauvre servante pendue pour le vol de dix
couverts d’argent, que l’on retrouva plus tard cachés sous les tuiles du
toit dans le nid de la pie.

Saint-Gervais est une église plus ancienne, puisque Saint-Jean n’en fut
d’abord que la chapelle baptismale, érigée plus tard en paroisse. Dès le
VIᵉ siècle, il y avait déjà là un édifice religieux, un oratoire devenu
église, agrandie et reconstruite au XIIᵉ siècle. Une complète
reconstruction en fut faite encore vers la fin du XVᵉ siècle dans le
style flamboyant, œuvre superbe où l’on va admirer la grande clef
pendante de la chapelle de la Vierge, qui suspend aux nervures de la
voûte une délicate couronne de pierre ciselée.

«Bonnes gens plaise vous savoir que ceste présente église de
messeigneurs saint Gervais et saint Prothais fut dédiée le dimanche
devant la feste de Saint-Simon et Saint-Jude l’an mil quatre cens et
vingt...» dit une inscription encastrée dans le mur du bas côté gauche,
et probablement antérieure à la dernière reconstruction.

Saint-Gervais, déjà illuminé par de magnifiques vitraux de Pinaigrier et
par d’autres verrières non moins belles des XVᵉ, XVIᵉ et XVIIᵉ siècles,
peut se décorer aux grands jours de superbes tapisseries de haute lisse,
en plusieurs suites sur l’Histoire Sainte, l’histoire des Sibylles,
l’histoire d’Hector, représentant une longueur de plus de 540 mètres.
Des nombreux tombeaux de jadis, il ne reste à Saint-Gervais que celui du
ministre de Louis XIV Le Tellier, représenté à demi couché sur un
sarcophage de marbre porté sur deux énormes têtes de vieillards et
accompagné de figures allégoriques.

Au commencement du XVIIᵉ siècle, à la place de son portail gothique,
l’architecte Jacques de Brosse lui plaqua, comme un masque sur la
figure, ce portail où les colonnes doriques, ioniques et corinthiennes
se superposent pompeusement, déguisement sans aucun rapport avec
l’intérieur. Et l’on considéra ce placage comme une merveille, comme le
seul portail de Paris digne d’être admiré, bien autrement beau que la
façade barbare de Notre-Dame, et Voltaire, dédaignant l’église gothique,
en dit dans le _Temple du goût_: «le portail de Saint-Gervais,
chef-d’œuvre auquel il manque une église...»

En sortant du cimetière Saint-Gervais bordé de maisons, nous tombons à
la place Baudet ou Baudoyer, marquant au pied du _monceau
Saint-Gervais_, la place d’une porte de l’enceinte attribuée au règne de
Louis VI, qui enveloppait le faubourg de la rive droite de la Seine et
fut reportée plus loin par Philippe-Auguste.

La deuxième porte Baudoyer coupe la grand’rue Saint-Antoine par le
milieu; dans cette deuxième moitié de la rue que termine la sévère masse
grise des tours de la Bastille bouchant l’horizon, à côté des hôtels
divers formant l’ancien hôtel Saint-Paul, en face de l’hôtel des
Tournelles, se montre la tour, flanquée d’une haute tourelle d’escalier,
de l’église Saint-Paul, paroisse royale, quand les rois et les princes
étaient voisins et qui garda son importance tant que la noblesse et la
haute magistrature restèrent fidèles au quartier.

La façade n’a rien de très remarquable, car Saint-Paul, primitivement,
n’était qu’une église de faubourg; le faubourg s’étant embelli, étant
devenu séjour royal, l’église y a gagné, avec des paroissiens de
qualité, une plus riche ornementation à l’intérieur, des verrières, des
tombeaux et des monuments nombreux. Comme les rois habitant l’hôtel
Saint-Paul y faisaient baptiser les enfants de France, un curé de
Saint-Paul changea l’ancienne cuve baptismale, trop modeste pour d’aussi
puissants paroissiens, contre des fonts plus riches, et les anciens
fonts où Charles V et Charles VI avaient été faits chrétiens, furent
recueillis par le seigneur de Médan près Poissy, pour l’église de sa
seigneurie.

Les vitraux de Saint-Paul à personnages du XVᵉ siècle étaient
magnifiques. Dans la plus remarquable de ces étincelantes verrières
figuraient quatre panneaux curieux. Les deux premiers représentaient
Moïse et David armés, avec cette légende:--Nous avons défendu la Loy. Le
troisième montrait un chevalier croisé, Godefroy de Bouillon, s’appuyant
sur son épée avec cette inscription:--Et moi la foy.

Dans le quatrième enfin, le plus précieux, car c’était une
représentation contemporaine de la grande Lorraine, se voyait Jehanne la
Pucelle l’épée à la main, et la légende au-dessous achevait:--Et moi le
roy.

Parmi les inscriptions curieuses de nombreuses pierres tombales de
l’église Saint-Paul, l’abbé Le Bœuf rapporte celle-ci:

«Cy-devant gist Denisette la Bertichière, femme Husson la Bertichière,
Gardehuche de l’Echanssonnerie du Roy et lavandière de corps du Roy
nostre Sire: Laquelle décéda le jeudi XXVI du mois d’octobre de l’an
MCCCCLI. Priez Dieu qu’il ait l’âme d’elle.»

[Illustration: ÉGLISE DU SAINT-SÉPULCRE, RUE SAINT-DENIS]

M. H. Cocheris, continuateur du savant chanoine, parmi d’innombrables
épitaphes de gentilshommes, de fonctionnaires de la cour, conseillers du
roy, magistrats, etc., en donne une autre du XVIᵉ siècle non moins
curieuse. C’est celle de Pierre de Cambray, seigneur de la Fosse
Sandarville, tué à la bataille de Saint-Denis en 1567.

    Le dixième jour de novembre,
    L’esprit du corps luy fallut rendre
    Et ce fut le jour d’un lundy
    Entre Paris et le Landy
    En débattant la querelle
    De Jésus-Christ et ses fidelles,
    Estant au combat
    Sous la charge du seigneur et comte de Brissac,

[Illustration: LA SAINT-BARTHÉLEMY

_Imp. Draeger & Lesieur, Paris_]

    De son cheval rué par terre.
    Par ses amis retourné querre
    Pour che Céans inhumez
    Priez Dieu pour les trépassés.

[Illustration: L’ÉGLISE SAINT-PAUL]

[Illustration]

Sous les voûtes de Saint-Paul quand les mignons de Henri III moururent
dans le fameux combat des Tournelles, le roi fit enterrer avec pompe
Quélus, Maugiron et avec eux Saint-Mesgrin, attaqué en sortant du Louvre
par vingt ou trente cavaliers appostés par les Guise, qui le laissèrent
criblé de coups d’épée, de dague et de pistolet. Il leur éleva un
monument décoré par le ciseau de Germain Pilon, œuvre superbe qui n’orna
pas longtemps l’église, car, bien peu d’années après, en 1588, la rue
étant toute aux Guises et à la Ligue, la populace pensa venger le
meurtre de Blois en détruisant ce mausolée des Mignons. Le meurtre et la
violence étaient tellement entrés dans les habitudes à cette époque de
sang, dans cette cour de bretteurs, que pendant les obsèques de
Saint-Mesgrin, sur la place de Saint-Paul, le seigneur de Grammont, pour
une futile querelle, tua un autre gentilhomme, lieutenant de sa
compagnie.

Dans le cimetière séparant l’église des hôtels royaux, fut inhumé
l’homme qui, dans ce XVIᵉ siècle si bouleversé, apparaît comme la
personnification de la bonne et franche humeur gauloise, d’un esprit de
philosophie «_confite en mépris des choses fortuites_», maître François
Rabelais, ayant vécu en toute sagesse, puisque la suprême sagesse est de
s’efforcer de tirer des circonstances tout le bien qu’elles sont
susceptibles de contenir, et puisque aussi «_mieux est de ris que de
larmes écrire_». Ayant quitté sa cure de Meudon, maître François s’en
vint vivre quelque temps sur la paroisse Saint-Paul, rue des
Jardins-Saint-Paul, dans une maison dont la place est inconnue, où très
chrétiennement il passa de vie à trépas en avril 1553. On l’enterra dans
le cimetière Saint-Paul sous un grand arbre que l’on conserva longtemps
en mémoire de lui, à défaut d’un de ces somptueux mausolées qui sont
faits pour les grands de ce monde, de qui le souvenir disparaîtrait si
vite et si complètement sans cela, aussitôt l’âme exhalée,--monuments
que la première Révolution survenant s’empresse de mettre en pièces.

Tout à côté de la dépouille de Rabelais, le cimetière Saint-Paul donnait
le suprême _in pace_ aux prisonniers de la Bastille, échappés à la
prison par la mort. Ainsi cette terre a dévoré le secret de l’homme au
Masque de Fer, mort en 1703. Qu’il fût le diplomate Marchiali, ou
Fouquet, ou le fils d’Anne d’Autriche et de Mazarin, ou le frère jumeau
de Louis XIV ou tout autre, son destin misérable s’est achevé ici, et il
repose aujourd’hui sous un lavoir installé sur l’emplacement du
cimetière.

Dans le passage Saint-Pierre une partie des charniers survit à la
disparition de l’église et du cimetière; convertis en logements, et même
en synagogue fort pauvre pour les juifs, en nombre dans ce quartier,
venus d’outre-Rhin ou d’outre-Vistule, les vieux charniers résonnent au
bruit réaliste des battoirs et des caquets des blanchisseuses,
absolument ignorantes de tout ce qui faisait encore il y a cent ans la
vieille gloire du quartier.

Le passage conduisant aux charniers longeait le côté sud de l’église;
sur le côté nord se trouvait une prison, l’ancienne Grange-Saint-Éloi,
vaste bâtiment appartenant au monastère de Saint-Éloi dans la Cité, dans
lequel, en juin 1418, Paris livré par Perrinet le Clerc, étant retombé
aux mains du parti bourguignon, on entassa, comme en beaucoup d’autres
lieux, des prisonniers du parti Armagnac, seigneurs, bourgeois et
prêtres. Comme en tant d’autres prisons aussi, les malheureux y furent
massacrés sans pitié.

«... Lors se leva la déesse Discorde, qui estoit à la tour de
Mauconseil, et esveilla Ire la forcenée, et Convoitise, et Enragerie,
et Vengeance, et prindrent armes de toutes manières et boutèrent hors
d’avecques eux Raison, Justice, Mémoire de Dieu, Atrempance, moult
honteusement. Lors Forcenerie et Meurtre et Occision abbatirent,
tuèrent, meurtrirent tout ce qu’ils trouvèrent es prisons sans merci,
sans cause ou à cause, et Convoitise avait les pans à sa ceinture et son
fils Larrecin qui tost après qu’ils estoient morts ou avant, leurs
ostoient tout ce qu’ils avoient...»

[Illustration: TOUR DE L’ÉGLISE SAINT-LAURENT, FAUBOURG SAINT-MARTIN]

Ainsi le Bourgeois de Paris commence le récit des horribles scènes de
carnage où se ruèrent les écorcheurs de Caboche et la lie de la
population, conduite par le bourreau Capeluche.

«Et si n’eussiez trouvé à Paris rue où n’eust aucune occision et en
moins (de temps) qu’on y iroit cent pas de terre, depuis que morts
estoient, ne leur demeuroit que leurs brayes; et estoient en tas comme
porcs au milieu de la boue...»

La prison de Saint-Éloi vit arriver les massacreurs une des premières; à
coups de haches, d’assommoirs ou de piques, tous les prisonniers furent
dépêchés, sauf un, l’abbé de Saint-Denis, Philippe de Villette, qui eut
le temps de revêtir ses habits sacerdotaux et de se jeter, l’eucharistie
en mains, à genoux dans le sang, devant l’autel de la prison où les
assassins le laissèrent.

Combien d’autres églises ou chapelles encore, perdues dans le lacis
embrouillé des petites rues centrales ou dans les faubourgs:
Saint-Josse, rue Aubry-le-Boucher,--Saint-Germain le Vieux, près le
Petit pont,--Saint-Jacques du Haut Pas, fondé au XIIIᵉ siècle par les
frères pontifes hospitaliers du Haut Pas (sur l’Arno près Lucques),
église que le XVIIᵉ siècle reconstruira,--Saint-Laurent hors Paris,
fondé aux premiers siècles dans les champs bordant la route de
Saint-Denis, réédifié aux XVᵉ, XVIᵉ et XVIIᵉ siècles,--Saint-Lazare en
face, très vieille église, antique monastère desservant la plus célèbre
léproserie du royaume,--Notre-Dame de Bonne-Nouvelle à
Villeneuve-sur-Gravois, près la porte Saint-Denis, chapelle extra-muros
bâtie parmi les moulins à vent, rasée pour la défense au temps de la
Ligue et reconstruite en attendant de nouvelles démolitions et
reconstructions;--Saint-Martin et Saint-Hippolyte au faubourg
Saint-Marcel,--l’église Saint-Marcel, grande et importante collégiale et
très antique édifice,--Saint-Médard, pittoresque église dans le même
faubourg, près de la Bièvre, accaparée par les tanneurs et teinturiers.

[Illustration: CLOITRE DES CÉLESTINS]

[Illustration: L’ÉGLISE DES JACOBINS DE LA RUE SAINT-JACQUES]


IV

     Les Églises des XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles.--Le vandalisme à perruque
     et manchettes de dentelles.--Mutilations et
     amputations.--Saint-Étienne du Mont, Val-de-Grâce.--La
     Révolution.--Les édifices déséglisés.--Fermetures et
     destructions.--Clubs et prisons, Temples, Marchés ou magasins.--La
     grande démolition.

Les révolutions du goût ne sont pas moins dangereuses pour les églises
de Paris que les révolutions politiques. Les révolutions politiques
abattent, les Révolutions du goût mutilent, charcutent. Les édifices
n’en meurent pas toujours, mais ils restent estropiés, amputés ou
raccommodés avec des membres d’occasion.

[Illustration: LE VAL-DE-GRACE]

Ce fut le sort de beaucoup d’églises gothiques à partir du XVIᵉ siècle,
quand l’art ogival commença à être regardé comme vieillot et suranné. Au
début du grand mouvement de la Renaissance, comme le XVᵉ siècle dans sa
deuxième partie, plus heureuse que la première, achevait à peine de
réparer les désastres de la guerre civile et de la guerre anglaise, de
déblayer les ruines, de relever dans le style flamboyant les édifices
détruits, de donner à tant d’églises touchées par le temps ou abattues
par la guerre, ces beaux portails si délicatement ouvragés, le XVIᵉ
siècle survenant ne trouva plus les édifices à son goût. Ce siècle donna
le premier l’exemple mauvais et dangereux de mépriser ses prédécesseurs.
Il croyait avoir retrouvé, dans les ruines de la Rome antique, l’art pur
et unique, en dehors duquel rien n’existait que barbarie. François Iᵉʳ,
rapportant d’outre-mont cette idée de la supériorité de l’art et des
artistes d’Italie, projeta même, pour sa capitale, un grand travail de
transformation des façades des principales églises gothiques qu’on
aurait mises au goût du jour par un rhabillage et des applications de
colonnades antiques.

Cependant le XVIᵉ siècle, gardant la structure gothique et modifiant
seulement les détails, créa encore de belles œuvres, à preuve l’élégante
église Saint-Eustache; le fond de l’étoffe est le même, ce sont les
broderies seules qui ont changé. Vint le XVIIᵉ siècle qui se libéra
complètement des traditions et des formules ogivales. Et pour les
remplacer par quoi? Par la pompe, l’excès de richesse et l’ostentation,
par la lourdeur aussi, quand ce n’est point par la sécheresse et
l’ennui.

A son actif en fait de monuments religieux, le XVIIᵉ siècle a
Saint-Étienne du Mont, commencé cent ans auparavant dans le style ogival
et très élégamment achevé dans le style de la Renaissance, l’église des
jésuites, Saint-Paul-Saint-Louis, d’un grandiose aspect à l’intérieur,
le Val-de-Grâce, l’église des Invalides, colossale architecture au goût
du Grand Roi.

Ce sont là des œuvres réussies. En revanche, on peut porter à son passif
de nombreuses petites églises froides et lourdes, des chapelles de
couvent non moins laides, plus une énorme quantité de méfaits:
démolitions, adjonctions, placages et enlaidissements quelconques! Et
après lui, hélas! le XVIIIᵉ siècle et le XIXᵉ lutteront à qui commettra
le plus de dévastations, à qui poussera le plus loin le vandalisme,
jusqu’au jour où une réaction bien tardive arrivera juste à temps pour
sauver les derniers monuments restant encore à dénaturer ou à renverser.

L’église Saint-Étienne du Mont est née d’une chapelle élevée par
l’abbaye de Sainte-Geneviève, pour servir de paroisse à la population
groupée autour de son enclos; cette chapelle dut être reconstruite au
XIIIᵉ siècle, puis à la fin du XVᵉ elle fut abattue pour faire place à
un grand édifice appelé à former, avec l’église de l’abbaye, un groupe
de deux grandes églises jumelles, enfermées toutes deux dans l’enceinte
des moines.

Le chœur de Saint-Étienne fut encore construit dans le style ogival,
mais sa nef est Renaissance. C’est un superbe édifice qui provoque
l’admiration par ses belles proportions, par la hauteur de sa nef où la
lumière joue à l’aise, indiquant des perspectives inattendues, révélant
des détails gracieux, de belles voûtes à nervures compliquées au
transept, d’audacieuses clefs pendantes délicatement fouillées.

Le dernier jubé de Paris projette son arche élégante d’un côté du chœur
à l’autre et se combine avec des escaliers tournant en spirale autour de
chacune des deux premières colonnes du chœur, pour conduire à la galerie
de balustrades qui coupe les colonnades à mi-hauteur. L’aspect de
Saint-Étienne avec ce jubé et ces curieux escaliers est unique à Paris.

La façade abondamment ouvragée présente une curieuse décoration de
frontons de différentes formes, de niches, de colonnes, de bas-reliefs
et de groupes, d’un goût moins heureux que l’intérieur cependant; ce qui
la sauve tout à fait, c’est le svelte clocher gothique qui monte sur un
des côtés, très gracieux de lignes effilées avec sa tourelle d’escalier
et son lanternon final; c’est le joli porche latéral à tourelles qui
semble un petit manoir accolé au bas de la tour et se prolonge sous le
bas côté par une galerie menant aux anciens charniers.

C’est la reine Marguerite de Valois, Margot la Belle, qui posa la
première pierre du grand portail en 1610; l’église terminée fut dédiée
en 1626, comme en témoigne une inscription au-dessus de laquelle une
seconde pierre mentionne un accident survenu pendant la cérémonie.

«..... Et pendant les _Cérimonies_ de la | dédicace deux filles de la
paroisse | tombèrent du haut des galleries | du chœur avec l’appuy et
deux | des balustres, qui furent miraculeusement préservées | comme
aussi les assistans | ne s’estant rencontré personne, | soubz les
ruines, vue l’affluence du | peuple qui assistait aux dites cérimonies.»

Saint-Étienne du Mont conserve le cercueil de pierre qui reçut le corps
de sainte Geneviève en 1511, sarcophage transféré ici lors de la
démolition de l’église Sainte-Geneviève. L’église possède aussi quelques
plaques ou épitaphes anciennes, entre autres celles de Pascal et de
Racine.

Autre souvenir plus tragique et plus récent, c’est à Sainte-Geneviève,
lors de la neuvaine de 1857, que Mᵍʳ Sibour, archevêque de Paris, fut
assassiné par Verger.

L’église Saint-Louis-Saint-Paul, dans la rue Saint-Antoine, fut
construite de 1627 à 1641 par les jésuites, à côté de leur noviciat,
aujourd’hui lycée Charlemagne.

L’architecte était un jésuite, le père François Derrand. Cela se voit au
portail, ennuyeuse superposition de colonnes, de niches et de frontons,
échantillon du style peu séduisant adopté par la Société pour ses
églises.

Mais l’intérieur avec ses piliers massifs, ses sculptures, ses galeries
à balcons de fer, et sa coupole centrale, bien assise, rachète
l’extérieur et déploie une pompe noble d’un grand caractère, avec une
ostentation de richesses qui tient autant du palais que du temple. C’est
bien là l’église qui convient à des grands seigneurs du temps de Louis
XIII, aux belles dames à grandes fraises et lourdes jupes ramagées, aux
cavaliers à grands feutres empanachés, relevant avec l’épée leur large
manteau et faisant sonner sur les dalles du palais d’un Dieu grand
seigneur aussi, les éperons de leurs bottes aux entonnoirs garnis de
dentelle. Le cardinal de Richelieu vint y dire la messe d’inauguration.

L’édifice, imposant par sa masse et l’opulence de sa décoration,
témoigne de la richesse et de la puissance de l’ordre qui l’éleva. Comme
église de l’aristocratie de ce noble quartier du Marais, aux beaux jours
de la place Royale, Saint-Louis des jésuites succéda au vieux
Saint-Paul, son voisin, dont elle reprit aussi le titre plus tard. Les
caveaux renferment les sépultures de beaucoup de grands personnages et
de nombreuses notabilités de la compagnie de Jésus.

[Illustration: LE JUBÉ DE SAINT-ÉTIENNE DU MONT]

Tout près de là, un peu plus haut dans la rue Saint-Antoine et touchant
presque à la Bastille, Mansard éleva l’église des filles de la
Visitation Sainte-Marie, appelées à Paris par la baronne de Chantal,
Sainte-Françoise de Chantal, grand’-mère de Mᵐᵉ de Sévigné. Le petit
dôme ardoisé de l’église est fort élégant. Fouquet fut enterré à
Sainte-Marie, affectée aujourd’hui au culte protestant.

[Illustration: LE TEMPLE PROTESTANT, ANCIENNE ÉGLISE SAINTE-MARIE (MAI
1871)]

Dans les champs à l’autre extrémité de Paris, après la porte
Saint-Jacques qui se trouvait au milieu de notre rue Soufflot, au bout
du faubourg qui s’allongeait derrière le grand enclos des Chartreux,
parmi des couvents nombreux, les Ursulines, les Feuillantines, les
Capucines, les Carmélites, Port-Royal, etc..., la reine Anne d’Autriche,
en remerciement de la naissance longtemps désirée de l’enfant qui
devait être le Grand Roi, fonda l’abbaye du Val de Grâce pour les
Bénédictines du Val-Profond, dont elle modifia le nom en 1645.

Louis XIV, âgé de sept ans, posa la première pierre en grande cérémonie.
«Les mousquetaires rangés en double haie occupaient le haut de
l’ouverture des fondations. Les Suisses étaient dans la tranchée sur les
parois de laquelle s’étendaient de magnifiques tapisseries du Louvre,
plusieurs tentes avaient été dressées pour cette magnifique solennité.
Huit étaient destinées aux religieuses, mais celles-ci, par esprit
d’humilité, préférèrent rester dans leur couvent. Jean-François de
Gondi, en camail et en rochet avec l’étole, précédé des porte-croix et
des porte-crosses, escorté d’un nombreux clergé, bénit la pierre et les
tranchées destinées aux fondations. La musique du roy pendant la
cérémonie accompagnait le chant des chœurs...»

Les grands artistes des commencements du règne de Louis, François
Mansard, Jacques Lemercier, Mignard, Michel Auguier, etc... accumulèrent
pour cette église toutes les recherches d’une pompe majestueuse, toutes
les richesses d’une décoration non plus religieuse, mais plutôt
courtisanesque. C’est autant une église dédiée au roi qu’un temple élevé
à Dieu.

Il fut décidé, en 1662, que le Val de Grâce donnerait la sépulture aux
cœurs des princes et princesses de la famille royale. En 1792,
quarante-cinq cœurs furent enlevés de la chapelle Sainte-Anne et
dispersés, pendant que les boîtes de métal précieux s’en allaient à la
Monnaie.

Le XVIIᵉ siècle, dans sa deuxième moitié, éleva au bout du faubourg
Saint-Germain l’église des Invalides.

C’est une autre église du même style, plus grande, plus large, plus
majestueuse; une autre coupole aux proportions plus vastes, d’une
décoration plus somptueuse. L’église d’abord n’avait point de dôme.
Hardouin Mansard posa ce gigantesque couronnement des grands bâtiments
de l’hôtel qui se développent avec une ampleur non moins majestueuse à
l’extrémité de larges avenues. Hélas! ce refuge ouvert aux pauvres
soldats qui ont reçu les faveurs de Bellone sous forme de balles, de
boulets ou de coups de sabre, le Grand Roi a bien pu lui donner
d’immenses proportions pour recueillir un certain nombre de militaires
estropiés en ses batailles, mais il est triste de songer que le moindre
combat d’aujourd’hui remplirait à lui seul une douzaine d’édifices de
cette taille.

Aussi a-t-on changé sa destination; au lieu d’un refuge d’invalides, au
lieu d’un musée de glorieux débris humains échappés au fer et au feu, on
en a fait le musée des engins qui faisaient ces invalides, l’hôtel des
vieux canons illustrés dans les combats, des antiques carapaces de
chevaliers, des vieilles armes vaillantes du corps à corps et du tir à
trois cents pas au plus, engins démodés, remplacés aujourd’hui par des
instruments de précision à trop longue portée et par les derniers
produits de la chimie.

On peut encore citer Saint-Nicolas du Chardonnet reconstruit au XVIIᵉ
siècle, sous la direction de Lebrun, et qui renferme le tombeau élevé
par Lebrun à sa mère et celui du peintre lui-même. L’église attend
encore un portail; telle qu’elle est, avec son pignon provisoire depuis
deux siècles, et les masures au pied de la tour restée de l’église
primitive du vieux clos du Chardonnet, l’église ne manque pas de
pittoresque.

Le XVIIIᵉ siècle acheva un certain nombre d’églises commencées sous
Louis XIV et dont la construction avait été ralentie ou interrompue par
le manque d’argent; il acheva le nouveau Saint-Sulpice, dont le portail
ne manque pas d’une certaine grandeur, à la place d’un petit
Saint-Sulpice gothique; il acheva Saint-Roch assez laid et qui ne vaut
que comme fond de tableau à l’épisode du 13 Vendémiaire. C’est sur ce
portail gris que se détache nettement le profil du général Bonaparte,
entrevu pour la première fois, quand il se fait connaître en mitraillant
les sections royalistes insurgées contre la Convention et massées sur
les marches du perron.

Quelques autres églises sans importance sont l’œuvre de ce siècle
XVIIIᵉ, qui a surtout beaucoup démoli. Ce siècle a commencé la nouvelle
église Sainte-Geneviève (le Panthéon) et la Madeleine. Au Panthéon,
l’église souterraine fut établie en 1758 avec les ressources fournies
par une loterie. Le temps n’était plus où les Cathédrales poussaient
toutes seules dans un élan de foi, et l’on recourait aux loteries pour
avoir des fonds.

Beaucoup d’églises alors doivent ainsi naissance à la loterie. Louis XV,
Clovis de la nouvelle Sainte-Geneviève, posa la première pierre de
l’église supérieure en 1763.

La Madeleine, commencée lentement en 1763, sur le boulevard alors
champêtre qu’on appelait le Cours, où les _petites maisons_
s’entouraient de grands jardins, était inachevée quand survint la
Révolution.

Les changements de plan se succédaient depuis la construction, mais on
n’était pas au bout. Que faire de ce bloc de marbre? Sera-t-il Dieu,
table ou cuvette?

Que faire de ce temple grec aux énormes colonnes, de ce massif colossal
et ennuyeux? Sera-t-il la Bourse, le Tribunal du commerce ou la Banque
de France? On discutait donc toutes ces affectations qui lui convenaient
aussi bien l’une que l’autre. On aurait même pu en faire un théâtre, le
chœur étant disposé tout à fait comme une scène. Napoléon trancha la
question en le consacrant à la seule divinité de son cœur, il en voulut
faire le temple de la Gloire, où tous les ans, suivant le décret, on
célébrerait par un concert et des illuminations les anniversaires
d’Austerlitz et d’Iéna, mais la Restauration survenant décréta que le
temple grec redeviendrait église chrétienne.

Les églises subissaient depuis deux siècles toutes les mutilations que
le faux goût leur pouvait infliger; on en était arrivé à considérer les
plus belles œuvres du XIIIᵉ siècle, ces édifices merveilleux, ces
magnifiques nefs gothiques au si grand caractère religieux, comme de
grossières bâtisses d’un peuple de barbares. Mercier, dans le _Tableau
de Paris_, miroir fidèle des idées de son temps, est impressionné par
leur grandeur, mais il commence ainsi le chapitre de Notre-Dame:

«Quel est l’architecte goth qui a tracé le plan de cet édifice très
ancien?».....

Les chanoines à perruques du temps de Louis XIV, les abbés académiques
et mondains pouvaient-ils encore s’accommoder de ces chœurs majestueux
aux arcatures superposées, de ces sévères piliers romans, de ces frêles
colonnettes gothiques montant jusqu’aux voûtes d’un seul jet? Ils ne
songeaient qu’à couper, détruire, mutiler, qu’à enlever ce qui pouvait
s’enlever et à masquer ce que l’on était bien forcé de laisser, par des
applications d’ordres, des placages de marbres, des boiseries pompadour
blanc et or.

Les magnifiques jubés placés à l’entrée des chœurs, balcons portés par
des colonnes formant le plus souvent trois grandes arcatures, superbe
décoration des grandes églises, furent démolis alors. On détruisit en
1709 le jubé de Saint-Merry, en 1725 le jubé de Notre-Dame qui datait du
XIVᵉ siècle, en 1745 celui de Saint-Germain l’Auxerrois...

En même temps on raclait les colonnes, on bouchait les ogives, on
charcutait les chapiteaux gothiques pour tâcher d’en faire de faux
corinthiens. C’était un véritable massacre; les vieilles statues des
ymaigiers du moyen âge, les saints et les saintes aux belles draperies
taillées dans la pierre au XIIIᵉ siècle, ces figures et ces groupes du
XVᵉ siècle si curieusement travaillés d’un art naïf et sincère, d’une
imagination si touffue, si curieux de détails avec leurs costumes aux
plis cassés et contournés, étaient sans pitié détruits et remplacés par
de fades allégories, par de grandes statues amphigouriques et
boursouflées, anges bouffis, saints et saintes rococo du style le plus
prétentieux. Triste décadence de l’art religieux, sur laquelle nous
avons encore trouvé moyen de surenchérir avec nos statuettes et images
du quartier Saint-Sulpice.

C’est alors que le vandalisme à perruques et manchettes de dentelles, à
cœur joie s’en donna dans Notre-Dame livrée à sa discrétion. Alors
disparurent le colossal saint Christophe debout à l’entrée de la nef
avec l’enfant Jésus sur les épaules, la statue équestre de Philippe le
Bel érigée au souvenir de la bataille de Mons-en-Puelle... C’est alors
qu’on «_nettoya_» les chapelles de la plus grande partie des monuments
artistiques et historiques accumulés dans le cours des âges, et que l’on
détruisit le chœur ancien avec tous ses précieux monuments, jubé,
clôture, grand autel, etc., pour remplacer tout cela par la décoration
fastueuse et théâtrale dite du vœu de Louis XIII.

On croit rêver vraiment quand on songe que sous Louis XIV des projets
furent étudiés pour la transformation complète de la façade de
Notre-Dame, dont le bon goût du temps se trouvait trop offusqué, et
qu’on se proposait de rhabiller tout entière dans le style du portail
Saint-Gervais! Ce fut un heureux manque d’argent qui sauva la pauvre
cathédrale, on se contenta sous Louis XV de mutiler le portail central
et d’entailler le trumeau pour lui donner plus de hauteur, afin de
laisser passer les plumes du dais aux grandes processions!

Alors aussi les vieux cloîtres subissaient les mêmes désastreux
_embellissements_; on jetait bas les arceaux gothiques et on les
remplaçait par de froides arcades à pilastres romains. Ainsi fut fait à
Saint-Martin des Champs, à Saint-Germain des Prés et ailleurs, dans tous
les monastères riches. En même temps, l’esprit de spéculation s’emparait
des Chapitres, on bâtissait à la place des vieilles clôtures des maisons
de rapport. Saint-Martin des Champs démolissait pour cela sa vieille
enceinte, Saint-Germain des Prés bâtissait les rues Cardinale, de
l’Échaudé, de Furstenberg d’un côté, la rue Childebert de l’autre, au
pied de sa grande tour.

[Illustration: ÉGLISE SAINT-NICOLAS DU CHARDONNET]

L’heure fatale allait sonner, ces grands changements, ces
_embellissements_, s’achevaient à peine qu’arrivait l’heure de la
destruction totale pour les trois quarts des édifices religieux couvrant
Paris: vieilles abbayes de Childebert et de Clovis, murailles
historiques, antiques églises, cloîtres superbes ou couvents mesquins,
tout allait tomber!

Après le souffle desséchant d’incrédulité qui avait passé même par les
ogives des cloîtres, en ce siècle d’abbés musqués et de philosophes
athées, après le grand courant de coquetterie Pompadour apportant dans
les sévères sanctuaires le style efféminé des boudoirs, tout à coup
éclatait la grande tourmente, dont chaque rafale devait faire crouler un
pan de la vieille société.

Le vieux culte est supprimé, «_ite missa est_», les églises sont
confisquées par la nation et fermées; quand elles ne sont pas réclamées
par quelque nouveau culte philosophique ou attribuées à quelque club,
elles sont mises en adjudication comme bien national, et bien vite
transformées en magasins, en écuries, affectées aux plus viles
destinations ou démolies.

Toutes ces vieilles cloches qui pendant tant de siècles ont parlé aux
générations, participé aux joies et aux deuils des aïeux, elles ont fini
de se faire entendre; ou plutôt, tombées des clochers et transformées en
canons, elles vont prendre une autre et plus terrible voix, et rugir
dans la grande bataille de vingt-cinq ans!

Les trésors des églises qui contiennent tant de pièces merveilleuses, où
l’art l’emportait de beaucoup sur la richesse de la matière, vont se
vider dans les fourneaux de la Monnaie. D’ailleurs mauvaise opération
d’alchimie, ce sont des millions qui dans la flamme se transmuent en
gros sous.

Ces trésors des églises étaient remplis de précieux chefs-d’œuvre
d’orfèvrerie religieuse, surtout de châsses de métal ciselées
superbement, de reliquaires de toutes formes, souvent illustrant de
façon pittoresque et naïve l’histoire du saint personnage dont ils
renfermaient une relique quelconque, os, dent, etc.; reliquaires
travaillés en forme de bras, de tête humaine, de tour, de chapelle, de
nef; châsses portées sur colonnettes, tous objets de l’art le plus
original, comme par exemple ce reliquaire du trésor de Saint-Jacques de
l’Hôpital cité par M. H. Cocheris dans ses additions de l’abbé Le Bœuf,
reliquaire figurant une montagne, au sommet de laquelle était un petit
Saint-Jacques couvert d’un chaperon, une escarcelle sous le bras, le
bourdon d’une main, un livre ouvert de l’autre, accompagné sur les
flancs de la montagne d’autres figurines: deux petits pèlerins assis et
buvant, un mulet qui monte...

Alors des merveilles accumulées dans les églises, tout ce qui est métal
s’en va à la fonte, tout ce qui est bois s’en va en fumée.

La Commune de Paris, à l’Hôtel de Ville, se chauffera pendant dix-huit
mois avec les splendides stalles enlevées des églises, avec toutes les
boiseries sculptées, traitées avec tant d’amour par le ciseau des
arrière-grands-pères.

Et tout ce qui n’est que pierre sculptée est jeté aux gravats. Quelques
amis des arts, avec grand’peine et en risquant beaucoup, sauvent un
certain nombre des monuments les plus importants, épaves du grand
naufrage, qui enrichiront plus tard le Louvre, l’église-musée de
Saint-Denis ou Cluny. Mais combien de belles choses, de reliques
artistiques ou historiques disparaîtront à jamais, périront ou serviront
aux plus vils usages comme certaines statues enlevées à des porches
d’églises et employées en guise de bornes, ou comme la pierre tombale de
Flamel sur laquelle pendant trente ans un fruitier hachera des
épinards...

Les couvents fermés sont transformés en dépôts de poudre, en fabriques
de salpêtre et surtout en prisons.

Assez peu habités en raison de la décadence des ordres, ces vieux
monastères où vivaient doucement et mollement quelques douzaines de
moines perdus dans les vastes bâtiments jadis débordants, où
travaillaient silencieusement dans la paix des bibliothèques des
théologiens et des savants en robe à côté de gens de lettres laïques,
retrouvent tout à coup comme en d’autres temps les foules bruyantes, le
mouvement... Mais quel changement! ces foules, ce sont les clubistes qui
s’emparent des grandes salles pour en faire leurs lieux de réunions.
Avec eux les mots _Feuillants_, _Cordeliers_, _Jacobins_, vont prendre
une nouvelle signification et les frères prêcheurs de la Ligue vont
avoir de terribles successeurs.

[Illustration: ANCIENNE ÉGLISE SAINT-SULPICE]

Ou bien ce sont les nouvelles administrations qui s’installent, les
sections, ce sont les gardes nationaux qui viennent y établir leurs
postes, ce sont les prisonniers dont on les remplit: aristocrates,
ci-devant nobles, ci-devant prêtres, suspects, républicains tièdes,
qu’on entasse pêle-mêle dans les vieux dortoirs de moines et de nonnes,
en attendant le tribunal révolutionnaire et la charrette...

On démolit la Bastille, mais on en crée cinquante nouvelles rien que
pour Paris. Prisons à Saint-Germain des Prés, aux Carmes-Déchaussés, à
Saint-Lazare, à Port-Royal qui s’appelle alors dérisoirement Port-Libre,
dans les collèges Montaigu, des Écossais, du Plessis-Sorbonne, au
Luxembourg, et même prison au collège des Quatre-Nations, c’est-à-dire à
l’Institut, dans les bâtiments académiques actuels, qui durent contenir
alors, dit Michelet, deux mille prisonniers parmi lesquels le général
Hoche.

Plusieurs couvents deviendront ensuite des casernes ou feront place à
des marchés.

Les quelques églises conservées d’abord comme paroisses en 1791 sont
fermées en 93, ou consacrées au culte théo-philantrophique fondé par
Larévellière-Lépeaux; Saint-Germain l’Auxerrois prend le titre de
_temple de la Reconnaissance_, Saint-Laurent devient le _temple de la
Vieillesse_, Saint-Gervais le _temple de la Jeunesse_, et Saint-Merry le
_temple du Commerce_, pendant qu’à Notre-Dame la Commune installe la
déesse Raison.

Ces édifices qu’on ne démolit pas, qu’on se borne à _déségliser_,
suivant un néologisme créé alors, et qui en sont quittes pour des
dévastations intérieures et extérieures, sont les plus heureux. En
quelques années, Paris subit une transformation extraordinaire; s’il
voit disparaître des monuments sans importance, une foule de couvents où
l’art avait peu de choses à pleurer, où les architectes des deux
derniers siècles s’étaient livrés à une débauche de frontons, de
pilastres et de colonnes à l’antique, en revanche la pioche s’attaque à
de splendides édifices à jamais regrettables, aux grands décors
historiques qui avaient encadré pendant dix siècles la vie tourmentée du
grand Paris.

Formidable coup de théâtre! Tout cela qui semblait éternel, ou du moins
qui semblait ne devoir subir que les lentes transformations naturelles,
tout cela tombe subitement, en quelques années, comme des architectures
de toile peinte au coup de sifflet du machiniste. Si l’ouragan sauvage
de dévastations et de démolitions n’avait point soufflé si fort, si l’on
avait pu épargner quelques édifices d’un mérite artistique reconnu
pourtant par tous, si l’on avait consenti à ne pas exproprier
brutalement l’art et l’histoire, combien le Paris d’aujourd’hui n’en
paraîtrait-il pas plus beau, avec quelques superbes pièces de plus à sa
couronne monumentale, décorant certaines parties demeurées maintenant
bien dénuées, et donnant ainsi à la pensée effarouchée par le tourbillon
réaliste de la rue, quelques satisfactions supérieures, un peu de doux
repos aux yeux effarés par des kilomètres de boulevards interminables,
sans arrêt, ou de rues impitoyablement rectilignes.

[Illustration: LA PORTE DE NESLE

LA NOUE ESSAIE DE PASSER LA SEINE LORS DE LA TENTATIVE D’HENRI IV SUR
PARIS EN 1589]



[Illustration: LE TEMPLE AU XVIIᵉ SIÈCLE] CHAPITRE V

LES COMMANDERIES

     L’ordre dee Templiers.--La Villeneuve du Temple.--L’église en
     rotonde et la grosse tour.--Philippe le Bel.--Ecroulement de
     l’ordre.--Le Temple aux chevaliers de Saint-Jean.--Franchises et
     privilèges.--Le palais du grand prieur.--La prison de Louis
     XVI.--L’enclos de Saint-Jean de Latran.--Disparition complète.


Au Nord de Paris, assez loin en dehors des murailles construites par
Philippe-Auguste, dans les cultures voisines de l’enclos de Saint-Martin
des Champs, s’était élevée au XIIIᵉ siècle la grosse tour de l’ordre
célèbre et mystérieux du Temple, donjon de la commanderie chef d’ordre,
d’où relevaient toutes les commanderies de France, château fort que le
château royal du Louvre regardait de loin avec inquiétude.

[Illustration: TOURELLE D’ANGLE DE L’ENCEINTE DU TEMPLE]

Cet ordre du Temple né en 1118 en Terre-Sainte, ordre hospitalier et
militaire, avait en peu de temps prodigieusement grandi; devenu une
puissance formidable, suscitant la crainte et l’envie, il possédait des
biens considérables, des places fortes, neuf mille commanderies en terre
chrétienne et d’immenses richesses, entassées, disait-on, dans cette
fameuse tour gardienne du trésor de l’ordre. Le but de l’institution fut
bien vite oublié dans la prospérité, la règle établie par saint Bernard
violée, le renoncement et la pauvreté remplacés par le luxe et la
satisfaction de tous les appétits. Contrairement à l’esprit des Ordres
religieux militaires, admirable création du siècle des croisades, voués
d’abord au service des pèlerins, puis uniquement occupés à la défense de
la Terre-Sainte, rempart d’épées dressées devant l’Islam,--de ces
chevaliers combattant sans cesse sur les brèches ouvertes et qui
rendirent à l’Europe l’immense service d’arrêter le débordement du monde
musulman,--l’ordre des Templiers dégénère en une association puissante,
redoutable même aux autres Ordres, ayant son but secret et sa politique.
Cette politique du Temple s’inspire des intérêts de l’ordre et non de
ceux de la chrétienté; forts de leurs cent millions de revenus annuels,
de leurs nombreuses milices, s’alliant avec les musulmans, avec le Vieux
de la Montagne, pour guerroyer contre les princes francs fixés en Terre
Sainte ou dans les royaumes fondés aux pays d’Orient, les grands
maîtres, souverains dans leurs commanderies, deviennent inquiétants pour
les rois d’Europe. Leur ambition croît avec leur richesse. Tout est
secret dans l’ordre, l’affiliation, la vie, le but véritable qui ne
semble plus être la défense de la Croix, depuis surtout que la Terre
Sainte échappe aux Chrétiens.

La commanderie de Paris est une véritable forteresse, aux fortes
murailles crénelées flanquées de tours rondes. Ce vaste enclos ouvrant
par une seule porte solidement défendue, renferme de grands jardins, des
maisons disséminées, des bâtiments habités par une nombreuse population
de serviteurs et de vassaux, au-dessus desquels sont les frères servants
et au-dessus des frères servants, les chevaliers à la croix rouge sur
manteau blanc. Les édifices principaux sont: une église dont la nef est
précédée d’une rotonde à colonnes établie, dit-on, sur le modèle de
l’église du Saint-Sépulcre à Jérusalem, et le château du grand prieur,
immense agglomération féodale que domine la grosse tour.

La grosse tour du Temple est un très fort bâtiment carré, d’une
épaisseur de murs considérable, d’une grande hauteur, atteignant trente
mètres à son crénelage, et flanqué de quatre tours rondes plus hautes
avec un avant-corps à tourelles. Ce bâtiment a été élevé en 1212 par
Hubert, trésorier de l’ordre, pour servir de donjon et garder les
archives et le trésor.

Cet enclos est une ville d’ailleurs, la _ville neuve du Temple_ avec sa
juridiction, ses usages, ses métiers exercés en franchise, ses
boucheries qui font tort aux bouchers de Paris et suscitent de leur part
des réclamations inutiles. Une petite ville concurrente de la cité de
Paris et qui n’a pas les mêmes charges que celle-ci. L’installation des
grands maîtres est riche et forte. Henri III d’Angleterre revenant de
ses possessions de Guyenne en 1259 et faisant visite à saint Louis,
préféra loger en la forteresse du Temple plutôt que dans le palais de la
Cité.

L’Ordre au faîte de la puissance allait s’écrouler pourtant. La ruine
allait atteindre subitement ces templiers si riches dont l’audacieuse et
toujours grandissante ambition pouvait devenir un danger pour les
rois,--et frapper ces chevaliers oublieux du but de l’institution,
seigneurs fastueux de qui le luxe et les excès en Europe étaient un
objet de scandale, pendant que les chevaliers des autres ordres,
repoussés d’Orient, luttaient pied à pied, cramponnés maintenant aux
îles grecques et mouraient pour la défense de l’Europe, attaquée à son
tour par l’Islam triomphant. L’orage s’amassait: d’un côté un ordre trop
riche, trop ambitieux, une puissance grandissante; de l’autre Philippe
le Bel, un roi menacé de toutes parts, gêné de toutes façons, à une
époque de crise où, aux dépens des grands fiefs, la monarchie se formait
avec de larges visées, et peu de ressources;--un roi aux prises avec
toutes les difficultés, toujours à court d’argent, pressurant ses
peuples, pillant les Juifs ou battant de la mauvaise monnaie.

Philippe le Bel aux abois cherchait l’argent où il savait en devoir
trouver. Il n’y avait plus moyen de baisser encore le titre des
monnaies; déjà pour le trouble apporté par ces altérations successives,
une révolte avait éclaté à Paris. Il y avait eu bataille, massacre
d’agents du roi, pillage et destruction de la courtille Barbette, maison
d’Étienne Barbette, argentier royal; et même le roi, pendant cette
révolte, était justement venu au Temple dont il avait pu apprécier la
force.

C’était le moment de la grande querelle de Philippe et du pape Boniface
VIII, entamée à propos des subsides réclamés par le roi au clergé.
Toujours l’âpre question d’argent, tracas perpétuel de ces temps où l’on
n’avait pas encore inventé de ronger l’avenir par l’emprunt à jet
continu, de vivre sur le travail des générations à venir.

[Illustration: LA SURPRISE DU TEMPLE PAR GUILLAUME DE NOGARET]

Ceci dit non pour excuser, mais pour expliquer les exactions des rois
besoigneux, cette perpétuelle course à l’argent si difficile pour le
monarque et si dure au pauvre peuple foulé.

Impôts arbitrairement établis, mal répartis et mal perçus, expédients
inventés au jour le jour, tailles nouvelles au fur et à mesure des
besoins immédiats, vente des offices, extorsions aux financiers dans les
moments difficiles: voilà le seul système financier d’alors. Aussi le
trésor royal pendant trois ou quatre siècles est-il presque constamment
à sec. Henri III en vint à emprunter individuellement aux membres du
Parlement, aux grands fonctionnaires, taxant chacun selon sa fortune,
demandant aux uns quelques milliers de livres, aux autres cinq cents,
deux cents, ou moins encore. Ce roi prodigue, quand l’argent rentrait
mal, dut plus d’une fois, en voyage, laisser les manteaux de ses pages
en gage. Temps naïfs! on ignorait alors le secret de reporter, par des
émissions de rente, ses charges sur le dos de ses descendants, comme
nous faisons aujourd’hui.

[Illustration: PHILIPPE LE BEL ASSISTE DU HAUT DE LA TOUR DU TEMPLE A
L’INCENDIE DE LA COURTILLE BARBETTE]

La lutte entre Philippe le Bel et Boniface VIII, poursuivie à coups de
bulles et d’édits, se termina par un coup de force incroyable pour ces
temps: l’arrestation du pape arraché de son siège pontifical à Anagni,
par Guillaume de Nogaret. Ensuite un accord s’établit entre le roi et
Bertrand de Goth, archevêque de Bordeaux, élu pape sous le nom de
Clément V. L’ordre du Temple devait faire les frais de la réconciliation
entre la monarchie et la papauté; le roi vendit la tiare au pape, le
pape livra les templiers.

[Illustration: DUGUESCLIN TRAITE AVEC LES CHEFS DES GRANDES COMPAGNIES]

Le 13 octobre 1307 l’affaire éclata. A la même heure, les instructions
cachetées envoyées par tout le royaume furent ouvertes, et toutes les
commanderies immédiatement investies.

A Paris, Guillaume de Nogaret, l’homme du coup de main d’Anagni, se
présenta dès l’aube à la grand’porte du Temple et s’en saisit au nom du
roi. La porte prise, ses soldats se glissèrent rapidement dans tout le
Temple et mirent la main sur tous les chevaliers qui s’y trouvaient.

Par toute la France le même coup réussissait de la même façon, à la même
heure les chevaliers trouvés dans les manoirs surpris allaient
s’entasser dans les prisons. Le long et terrible procès commença, mené
de parlement en concile, avec le roi et le pape pour grands juges et
pour bourreaux. On sait comment, sur quelques particularités assez
étranges de l’affiliation à l’Ordre, sur quelques rites mystérieux, fut
appuyée l’accusation d’hérésie et comment, à la plupart des chevaliers,
la torture arracha tous les aveux que l’on souhaitait pour la perte de
l’ordre. Ceux qui avouèrent des crimes imaginaires eurent la vie sauve,
ceux qui s’obstinèrent ou se rétractèrent périrent par le feu.

A Paris cinquante-quatre Templiers furent brûlés en 1310 dans un champ
devant l’abbaye de Saint-Antoine, et le 11 mars 1314, dans l’île de
Bussy, formant l’extrême pointe de la Cité et rattachée aujourd’hui à la
grande île par le Pont-Neuf,--c’est-à-dire à la place où se dresse
aujourd’hui la statue d’Henri IV,--un bûcher, vu de tout Paris réuni sur
les rives, s’éleva pour le grand maître de l’ordre, Jacques Molay, et
Guy, maître de Normandie, qui, le même jour sur le parvis Notre-Dame,
avaient rétracté tous leurs aveux. Ces deux grandes victimes montèrent
au bûcher avec une fermeté qui frappa la multitude d’admiration et de
stupeur; la légende veut qu’enveloppés dans la flamme, ils
interpellèrent ce roi qu’ils voyaient assister à leur supplice de son
jardin du Palais et l’ajournèrent à comparaître devant Dieu quarante
jours après eux et le pape un an après.

Les Templiers morts, leur trésor entré dans les coffres royaux, leurs
biens confisqués, la grande commanderie du Temple échappa au roi et fut
transférée par le pape à l’ordre des Hospitaliers de Saint-Jean de
Jérusalem, qui devint plus tard l’ordre de Malte. Le Temple aux
chevaliers de Malte, rien ne changea dans l’enclos, le palais du grand
maître devint le palais du grand prieur, la population augmenta. La
grosse tour cependant fut quelquefois prison d’État. Enguerrand de
Marigny, financier de Philippe le Bel et de Louis X, y fut enfermé avant
d’aller mourir à Montfaucon. C’est dans la forteresse du Temple que
Duguesclin réunit autour des tables d’un banquet les chefs des Grandes
Compagnies et traita avec eux pour les entraîner en Espagne et en
débarrasser la France.

Malgré la force du Temple et son importance, il ne joua aucun rôle dans
les guerres contre l’Anglais ou dans les luttes entre Bourguignons et
Armagnacs; il n’y a point de faits notables dans son histoire aux
siècles troublés qui suivirent, il semble pour ainsi dire qu’il resta
terrain neutre constamment.

La _Ville neuve du Temple_ prospère; des maisons, des hôtels se sont
construits dans l’immense enclos. Il y a quelque raison à cela, c’est un
lieu de franchise, exempté de certains impôts; le commerce et
l’industrie sont libres sur son territoire et ne connaissent point les
restrictions, les entraves des maîtrises et des corporations. Ces lieux
de franchise sont nombreux à Paris; si les corporations, par les
barrières qu’elles élevaient devant la maîtrise, maintenaient la valeur
de l’enseignement professionnel et garantissaient, pour ainsi dire, la
bonne main-d’œuvre, le produit de bon aloi, il fallait bien à côté
d’elles une porte ouverte aux industriels qui n’avaient pu franchir
régulièrement les degrés corporatifs ou acheter une maîtrise. Le Temple,
la Commanderie de Saint-Jean de Latran, l’enclos des Quinze-Vingts et
bien d’autres petites enceintes privilégiées étaient donc ouverts en
franchise à tous artisans. On y travaillait librement, les produits
pouvaient être inférieurs, mais comme ils se vendaient à meilleur
marché, la clientèle du dehors ne manquait pas; ainsi le grand marché
de nos jours ne fait que continuer la tradition. Autre privilège du
Temple, les débiteurs insolvables réfugiés dans l’enclos y étaient
garantis contre toute poursuite.

Au XVIIᵉ siècle, les édifices du Temple, on le voit par les estampes,
ont un certain aspect de ruine, par suite de manque d’entretien, sans
doute, plutôt que par l’âge. C’est, depuis l’établissement de l’enceinte
de Charles V, une petite ville enfermée dans la grande, une petite ville
avec sa campagne, sa ferme, ses jardins maraîchers, contenus dans le
grand carré de murs crénelés. Devant l’église et les bâtiments des
charniers, on dirait une place de village avec son abreuvoir au milieu,
et ses terrains coupés de fondrières, les massifs d’arbres entourant de
vieilles constructions et les jardins seigneuriaux, à l’arrière-plan
sous le grand donjon.

Des maisons, des petits hôtels, y sont loués à des gens de cour de
petite fortune, dames veuves, abbés de petit revenu qui viennent
chercher la tranquillité dans cette enceinte éloignée du bruit et du
mouvement. A côté de cette aristocratie que les carrosses des nobles
habitants du quartier du Marais viennent visiter, la population
industrielle continue à vivre libre d’impôts et d’entraves corporatives;
elle fait un commerce considérable. Avec les débiteurs insolvables qui
passent la porte du Temple comme on franchit aujourd’hui la frontière de
Belgique, mais qui peuvent circuler dans Paris le dimanche sans crainte
des recors, il y a plus de 4,000 âmes dans cette petite ville.

Le palais du grand prieur, reconstruit au XVIIᵉ siècle, au fond d’une
cour bordée de charmilles en hémicycle, avec un grand portail à
colonnade sur la rue du Temple, fut occupé vers la fin du règne de Louis
XIV par un grand prieur épicurien, Philippe de Vendôme, petit-fils
d’Henri IV, et ce grand prieur, pendant la régence, trouva le moyen,
dans les petits soupers de son prieuré, de scandaliser le Paris de cette
folle époque. Le Temple fut alors aussi licencieux que le Palais-Royal.
Les nouveaux Templiers y buvaient au moins aussi bien que les anciens,
ils chantaient avec Chaulieu, abondant en vers anacréontiques. Quand le
XVIIIᵉ siècle arrive à sa fin, le Temple est complètement noyé dans
Paris, qui déborde en faubourgs de l’autre côté des boulevards.

Les constructions s’étaient multipliées aussi dans le Temple, empiétant
fortement sur les jardins, le grand prieur de Vendôme a construit des
rues sur les anciennes dépendances et l’un de ses successeurs venait de
faire construire en 1781 ce grand bazar de marchandises neuves et
d’occasion, la Rotonde, étrange souvenir, comme la rotonde de l’église,
du temple de Jérusalem.

Voici, esquissé par Mercier, le tableau du grand enclos du Temple à ses
derniers jours:

«L’ancienne demeure des Templiers sert d’asile aux débiteurs qui ne
paient point. Là l’exploit de l’huissier devient nul, l’arrêt qui
ordonne la prise de corps expire sur le seuil de la porte, le débiteur
peut entretenir ses créanciers sur le seuil même, les saluer, leur
prendre la main. S’il faisait un pas de plus il serait pris; on fait
tout pour l’attirer au dehors, mais il n’a garde de tomber dans le
piège. Il paie cher une petite chambre étroite toujours préférable à la
prison; du fond de cette retraite, il arrange ses affaires, il traite,
il négocie...

«La visite des jurés des communautés n’a plus lieu dans le Temple.
Toutes les professions y sont libres; en voici un exemple récent. Un
épicier ruiné, ayant trouvé la recette d’une tisane purgative et
confortative, la débite aujourd’hui dans le Temple avec un prodigieux
succès, le débit de cette tisane monte jusqu’à douze cents pintes par
jour.

[Illustration: PORTE DE L’ENCLOS DU TEMPLE]

«Mᵍʳ le duc d’Angoulême, fils de Mᵍʳ le comte d’Artois, frère du roi,
est grand prieur du Temple; on enterre dans l’église du Temple tous les
commandeurs, chevaliers de l’ordre de Malte, qui meurent à Paris...»

De terribles événements bouleversèrent la France et l’Europe et tout à
coup, dans l’histoire de France, reparut le vieux donjon des Templiers,
fantôme noir oublié depuis le grand drame de 1307. Après cinq cents ans,
cette grosse tour sinistre allait servir de théâtre au dernier acte d’un
autre grand drame et les victimes du roi allaient pouvoir y contempler,
vengeance du destin, la royauté prisonnière.

Ce n’est plus Nogaret et ses hommes d’armes qui forcent l’entrée du
Temple comme au matin de la surprise de 1307, c’est une immense troupe
de gardes nationaux, en grande partie sans uniformes et armés de piques,
qui se présente; c’est la multitude en bonnets rouges, ce sont les
combattants du 10 août qui viennent de forcer le palais des Tuileries
et de faire écrouler sur les cadavres de ses défenseurs l’antique
monarchie, ce vieil édifice qui résistait depuis quinze cents ans à tous
les assauts. Sous les invectives ou les menaces, à travers la houle des
fusils et des piques, le maire de Paris vient écrouer au Temple Louis
XVI, Marie-Antoinette, Mᵐᵉ Elisabeth et les enfants royaux et les
enferme dans la grosse tour, hâtivement mise en état de garder ses
prisonniers.

[Illustration: LA FAMILLE ROYALE AMENÉE AU TEMPLE]

Le roi est aussi bien gardé que pouvait l’être jadis, en cette même
tour, le trésor que son aïeul saint Louis avait apporté et confié aux
Templiers avant le départ pour la croisade.

Grands bouleversements dans le Temple, on place corps de garde sur corps
de garde, on creuse un fossé et l’on élève une forte muraille autour de
la prison royale qu’il s’agit de rendre inaccessible aux tentatives
désespérées des royalistes, aux conspirateurs tournant héroïquement
autour du sinistre donjon. Ce donjon se divise en quatre étages voûtés:
le rez-de-chaussée, où jadis était tenu le chapitre de l’ordre du
Temple, est occupé par les officiers municipaux; le premier étage est un
corps de garde; le roi habite le deuxième étage et la reine le
troisième, sans moyens de communication ensemble, sauf ceux que peut
inventer l’ingéniosité toujours en éveil des captifs. Au-dessus de la
plate-forme les merlons du crénelage ont été surélevés et les créneaux
bouchés par des jalousies. Louis Capet se promène sur cette galerie.
Plus tard, quand le roi est allé à la guillotine, place de la
Révolution, la reine, restée seule en attendant son tour, y vint guetter
les rares sorties dans le préau du malheureux petit Dauphin livré à
Simon. Dans cette dernière et terrible période de sa vie, on a vu la
fille des empereurs raccommoder là-haut sa chaussure trouée.

[Illustration: LA ROTONDE DU TEMPLE, 1840]

Dans les premiers jours de la captivité, pendant les massacres de
Septembre, les tueurs de la Force et de l’Abbaye ont défilé sous les
fenêtres de la Tour en brandissant les outils du massacre, en appelant
avec des cris féroces Marie-Antoinette l’Autrichienne, pour lui montrer
au bout d’une pique la tête de la malheureuse princesse de Lamballe,
pâle et sanglante figure qu’un perruquier des environs a été contraint
de coiffer et de poudrer, et que les assassins dans leur tournée dans
Paris, promenant triomphalement pendant toute une journée leur horrible
trophée, déposaient à côté de leurs verres sur le comptoir des épiciers
ou limonadiers chez lesquels ils s’arrêtaient pour boire.

Malgré les conspirations désespérées, les tentatives répétées, la Tour
du Temple a gardé ses prisonniers jusqu’au dernier jour et ne les a
lâchés que pour l’échafaud. Prison elle était redevenue, prison elle
demeura encore pendant une quinzaine d’années pour des prisonniers de
marque comme Pichegru, Toussaint-Louverture, Georges Cadoudal, Moreau,
etc...

En 1811, on voulait faire du grand prieuré le ministère des cultes, le
souvenir sinistre de 93 gêna, on abattit la grosse tour. Le Temple
disparaissait morceau par morceau, l’église et les autres bâtiments
avaient été rasés peu auparavant. Après 1814, un couvent de Bénédictines
prit la place du ministère, puis le couvent fut transformé en caserne.
Puis survinrent encore d’autres changements, et en peu d’années tout
vestige disparut du grand domaine des Templiers, de ce pittoresque
ensemble de bâtiments et de tours, du gros donjon historique et de cette
petite ville qu’il dominait, si particulière avec ses usages et ses
privilèges singuliers.

[Illustration: MARIE-ANTOINETTE DANS LA TOUR DU TEMPLE]

Une autre commanderie des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem existait
encore il y a cent ans de l’autre côté de la Seine. Cet enclos, dit de
Saint-Jean de Latran, occupant un vaste espace entre le collège de
Beauvais et le collège de France, mais moins considérable que le Temple,
était lieu de franchise aussi; les commandeurs, par spéculation, y
avaient construit des maisons louées à des artisans qui pouvaient
exercer leurs professions en dehors de tout règlement corporatif.
Fondée, pense-t-on, vers 1158, elle avait bientôt groupé un ensemble de
bâtiments considérable autour du logis du commandeur fortifié par un
donjon. A côté s’élevait l’église, bâtie au commencement du XIIIᵉ
siècle, refaite en partie en gothique flamboyant aux XVᵉ et XVIᵉ
siècles, et remplie de tombeaux de commandeurs et de chevaliers. La
commanderie de Saint-Jean de Jérusalem s’était à une époque indéterminée
et sans qu’on sache la raison du changement, appelée Saint-Jean de
Latran. «La Grange aux Dîmes, dit M. de Guilhermy, dans son Itinéraire
archéologique, était une curieuse construction du XIIIᵉ siècle, couverte
de voûtes ogivales à nervures croisées et partagée en deux nefs par un
rang de colonnes monostyles... Depuis bien des années, des épiciers, des
marchands de vins, des vendeurs de peaux de lapins remplissaient ces
vieilles galeries, où chacun s’était fait un gîte de plâtre et de bois.»

L’église, vendue à la Révolution, fut démolie en 1835, mais il en
subsista des ruines importantes longtemps encore, jusque vers 1863. Le
donjon méritait de survivre, c’était une magnifique construction
militaire aux murs solides soutenus par des contreforts, avec trois
belles salles voûtées superposées et un étage de crénelage. On le
démolit sans pitié en 1854 pour la rue des Écoles qui aurait bien pu
s’infléchir à droite ou à gauche et respecter ce vieux souvenir, pour
son caractère imposant et pour sa valeur artistique. On l’appelait alors
tour Bichat, parce qu’au commencement de notre siècle, elle avait été le
laboratoire d’anatomie du célèbre physiologiste.

[Illustration: LA COMMANDERIE DE SAINT-JEAN DE LATRAN]



[Illustration: LE CLOITRE DES CARMES DE LA PLACE MAUBERT] CHAPITRE VI

A TRAVERS LA VILLE ESCHOLIÈRE


I

     La grande Université de Paris.--Fondation de Mᵉ Robert de
     Sorbon.--Les quatre nations de la faculté des Arts.--La rue du
     Fouarre.--Les écoles de médecine.--Le collège des Haricots et son
     maître fouetteur.--Les pauvres Capettes de Montaigu.--Etudiants
     vagabonds.--Tavernes et mauvais lieux.--Désordres et bagarres.--Les
     cinquante collèges.--Immunités et privilèges de l’Université.--La
     procession du Landit.--Les écoles de droit au Clos Bruneau.--Robert
     Estienne.

[Illustration: DÉBRIS DU COLLÈGE SAINT-MICHEL RUE DE BIÈVRE]

«Les rois de France s’accoutumèrent à porter dans leurs armes la fleur
de lys peinte par trois feuilles afin qu’elles disent à tout le monde:
«Foi, Sapience et Chevalerie sont par la provision et la grâce de Dieu
plus abondamment en notre royaume qu’en les autres. Les deux feuilles de
la fleur de lys qui sont ailées signifient _sens_ et _chevalerie_ qui
gardent et défendent la tierce feuille au milieu, par laquelle _Foi_ est
entendue et signifiée, car elle doit être gouvernée par sapience et
défendue par chevalerie...»

Ainsi dit le sire de Joinville, parlant des discordes entre les
bourgeois de Paris et les clercs de l’Université. Il ajoute: Précieux
joyaux sont la sapience et l’étude des lettres et la philosophie qui
vinrent primitivement de Grèce à Rome et de Rome en France...

Passées sur la rive gauche au temps d’Abélard, cent ans avant saint
Louis, les écoles de Paris, ayant secoué le manteau épiscopal et sa
protection un peu lourde, étaient devenues la libre Université du XIIIᵉ
siècle, universalité des maîtres, des élèves et des études, corps
régulièrement organisé divisé en quatre facultés: Faculté des Arts dont
les étudiants étaient répartis en quatre nations: nation de France,
nation d’Angleterre, nation de Normandie et nation de Picardie; Faculté
de théologie, Faculté de décret ou droit canon, car on n’enseignait
point d’abord le droit romain, et Faculté de médecine. Seules les
petites écoles, celles où se distribuait l’instruction élémentaire,
étaient restées sous la dépendance de l’Église; établies dans chaque
paroisse elles relevaient d’un fonctionnaire de la cathédrale, le
_chantre de Notre-Dame_. Il y avait des maîtres et des maîtresses.

L’ensemble de l’Université, collèges, maîtres et élèves, constituait sur
les pentes de la montagne Sainte-Geneviève une nation particulière dans
une ville à part, ayant sa langue particulière aussi, puisqu’on ne
parlait aux écoles que le latin.

Bien vite, avec la renaissance des études, avec des maîtres dont les
noms célèbres portaient au loin la gloire de l’Université parisienne,
ces Écoles prirent une importance et une extension considérables. Les
écoliers leur arrivaient en foule des provinces lointaines, des pays
étrangers. Cette jeunesse avide de science, mieux pourvue de bonne
volonté que d’écus, ces étudiants de tous les pays trouvaient ici des
collèges innombrables, entretenus au moyen de fondations pieuses, où les
écoliers recevaient gîte et nourriture ou gîte seulement.

Les bandes d’étudiants, accourant de tous les coins de l’Europe,
envahissant la ville des écoles, étaient donc primitivement réparties en
quatre nations, mais devant leur foule de plus en plus nombreuse chaque
année, on fut obligé de créer de nouvelles subdivisions. Remplis d’une
belle ardeur, ils venaient s’abreuver à la fontaine de science, décidés
à gravir un à un les échelons conduisant à la maîtrise et à la fortune,
sans se laisser rebuter par rien,--obscurités de la scholastique ou
difficultés de la vie matérielle,--décidés à mettre tout le temps
nécessaire, à passer des années et des années sous la chaire des
professeurs, mais à ne se point retirer sans la possession du Trivium et
du Quadrivium, les sept arts libéraux enseignés par les maîtres,
c’est-à-dire les trois premiers degrés, ou trivium: grammaire,
rhétorique et dialectique, base de l’enseignement, et les degrés
supérieurs ou quadrivium: arithmétique, musique, géométrie, astronomie.

Ainsi est née avec des statuts élaborés au commencement du XIIIᵉ siècle
et approuvés par les papes, avec des privilèges accordés par les rois,
cette brillante Université dont les docteurs les plus éminents ont place
aux conciles, dont l’éclat dépasse les frontières de France et qui eut
pour élèves des papes, des archevêques, des princes, des rois. Ainsi se
forma cette ville des écoles vivant de sa vie propre à côté de Paris,
avec ses mœurs particulières, ses coutumes, ses privilèges.

Ils sont nombreux, ces privilèges de l’Université, ces immunités
particulières des escholiers; le moyen âge, cette époque qu’on s’est
toujours représentée si rude et si grossière, aime la science, et la
_clergie_ confère aux plus humbles clercs, outre le respect et la
considération, une foule d’avantages sérieux. Aussi voit-on arriver dans
cette ville de la science, pour prendre leurs degrés aux Écoles de Paris
et obtenir par les lettres ces situations sociales, charges séculières
ou bénéfices ecclésiastiques, des escholiers de toutes conditions, des
cadets de maison noble, des fils de bonne famille bourgeoise, dédaigneux
de l’épée ou du négoce, des jeunes gens de petite extraction pourvus
d’une bourse en quelque maison, aussi bien que des étudiants dépourvus
de la plus mince ressource, venus en mendiant sur les routes, logés
ensuite à Paris dans quelque galetas de collège, mais obligés ou à peu
près de quêter leur pain par les rues.

    Dedans Paris les sciences florissent
    Et gens sçavants en ce lieu resplendissent
    Plus qu’en nul lieu car Pallas y octroye
    Autant et plus qu’en Athènes ou Troie
    Le sien séjour et les muses sçavantes
    Font en ce lieu leur demeure tenantes...

A la Sorbonne fondée par Robert de Sorbon, chapelain de saint Louis,
choisi par le roi «_pour la grant renommée qu’il avait d’être
prudhomme_», sont les grandes écoles de théologie qui ont commencé bien
modestement, avec quelques professeurs et quelques boursiers en une
pauvre maison. Les leçons des maîtres donnèrent rapidement à la maison
de Sorbonne une célébrité sans pareille, une prospérité extraordinaire
et une autorité sur toutes les matières de la foi, domaine légitime dont
on ne se contenta point aux siècles troublés, quand les docteurs de la
Sorbonne voulurent étendre cette autorité sur les choses de la
politique.

Sur la savante montagne Sainte-Geneviève brille l’étoile de la pensée
que ne voileront pas les obscurités de la scholastique, le pédantisme
des études; et toutes les difficultés des épreuves et des thèses, le
terrible renom des Sorbonnagres, la rigueur des maîtres des diverses
écoles, ne rebuteront point la jeunesse avide de cette science qu’on lui
sert pourtant sous épineuse enveloppe et qu’il lui faut décortiquer avec
les dents effilées de l’intelligence. Et voyez comme dans son _Traité
des louanges de Paris_ Jean de Jaudun, un moine du XIVᵉ siècle, parle
avec une emphase respectueuse de ces maîtres:

«... Dans la très paisible rue nommée de Sorbonne comme aussi dans
nombre de maisons religieuses on peut admirer des pères vénérables, des
seigneurs et pour ainsi dire des satrapes célestes et divins parvenus
heureusement au faîte de la perfection humaine qui élucident
solennellement les textes sacrés...»

Les écoles de droit ou de décret sont au-dessus de la commanderie de
Saint-Jean de Latran, sur l’ancien clos Bruneau, autrefois l’un des
petits vignobles couvrant les pentes de la colline, clos fameux chez
les écoliers, où se sont installés plusieurs collèges, Beauvais,
Presles, etc. «Dans la rue qu’on nomme clos Bruneau, les utiles lecteurs
des décrets et des décrétales proposent leurs doctrines devant une
multitude nombreuse d’auditeurs.» C’est le berceau de la faculté de
droit restée fidèle au clos Bruneau jusqu’à la fin du siècle dernier,
époque où les bâtiments de la rue Saint-Jean-de-Beauvais tombant en
ruines, l’École émigra dans l’édifice construit pour elle à l’un des
angles de la place devant le Panthéon.

Les écoles de médecine furent moins bien partagées que les écoles de
théologie, de droit ou de grammaire, elles restèrent longtemps errantes,
logées n’importe où. La médecine n’eut son local à elle qu’au XVᵉ
siècle, quand on l’installa dans une maison de la rue de la Bucherie.
Jusque-là l’enseignement dut se donner dans d’assez mauvaises
conditions, on ne sait pas où exactement, dans les maisons des mires ou
médecins, dont la science confuse, composée surtout de pratiques
empiriques, n’était pas tenue en grand honneur alors et qui n’avaient pu
trouver place dans l’Université.

Les docteurs se réunissaient dans des chapelles d’églises, à
Saint-Jacques la Boucherie, aux Mathurins, et surtout autour du bénitier
de Notre-Dame où se tenaient les assemblées générales. Le médecin de
Charles VII, Desparts, légua à sa mort une somme d’argent à la faculté
de médecine pour lui assurer un local. C’est alors que fut achetée aux
Chartreux la maison de la rue de la Bucherie, installation modeste qui
s’agrandit un peu par la suite.

Quant aux écoles de grammaire de la faculté des Arts, elles occupent
pendant quatre siècles la vieille rue du Fouarre, bordée de locaux que
chaque jour remplissent les étudiants assis ou couchés sur la paille
devant la chaire des maîtres, locaux trop petits pour la foule qui s’y
presse, qui déborde dans la rue et s’efforce de recueillir
l’enseignement qui lui arrive par les fenêtres ouvertes quand il n’est
pas donné en plein air dans la rue même.

Les collèges sont au nombre d’une cinquantaine peut-être, quelques-uns
ont des maîtres et des cours suivis, mais bon nombre ne sont en réalité
que des logis d’étudiants qui suivent les cours des grandes écoles. Ces
collèges sont des fondations de hauts personnages, de dignitaires de
l’Église ou de simples particuliers qui ont acheté des maisons pour
recevoir les écoliers de leur province, de leur diocèse ou de leur
ville. Il y a aussi des collèges étrangers, pour les étudiants attirés
d’Angleterre, d’Italie, des pays d’Allemagne, et même de plus loin, par
la renommée de l’Université parisienne.

Aucune uniformité dans le régime de ces maisons, entretenues plus ou
moins bien par des donations, des rentes diverses, fournies quelquefois
par de nobles seigneurs, souvent par des legs d’écoliers parvenus,
d’honnêtes bourgeois, de bons chanoines, anciens écoliers reconnaissants
envers la maison qui donna la pâture intellectuelle et matérielle à leur
jeunesse studieuse.

Sous Philippe-Auguste, on comptait déjà plus de deux mille écoliers,
mais ils n’avaient point encore de quartier particulier. Dispersés un
peu partout, ils venaient aux écoles de Notre-Dame, de Saint-Germain
l’Auxerrois ou d’ailleurs,

[Illustration: LA TÊTE DE LA PRINCESSE DE LAMBALLE PROMENÉE SOUS LES
FENÊTRES DU TEMPLE

_Imp. Draeger & Lesieur, Paris_]

«personne ne s’étant encore avisé de fonder des collèges ou hospices. Je
me sers du mot hospice, dit Sauval, non sans raison, car les collèges
qu’on vint à bâtir d’abord n’étaient simplement que pour loger et
nourrir de pauvres étudiants. Que si depuis on y a fait tant d’écoles,
ce n’a été que longtemps après et pour perfectionner ce que les
fondateurs en quelque façon n’avaient qu’ébauché».

Joinville raconte que saint Louis fit acheter «maisons qui sont en deux
rues près le palais des Thermes, esquelles il fit faire maisons bonnes
et grandes pour ce que escholiers étudiant à Paris demeurassent
illecques à toujours: et encore de ces maisons sont aucunes louées à
autres écoliers, desquelles le prix ou le louage est converti au profit
des pauvres écoliers devant dis».

Bon nombre de ces écoliers venant des provinces lointaines, boursiers de
quelque fondation, ne trouvent donc en arrivant à leur collège que le
couvert et doivent se pourvoir du reste, c’est une affaire entendue,
tandis que d’autres établissements plus riches nourrissent leurs
boursiers ou leur donnent chaque semaine quelques deniers pour
s’arranger à leur guise. Parmi les grands collèges qui sont quelque
chose de plus que des hôtelleries sans cuisine, le collège de Montaigu,
très important, est l’un des plus durs, comme régime de vie intérieure,
comme aussi l’un des plus pauvres.

[Illustration: LE MAITRE FOUETTEUR DU COLLÈGE MONTAIGU]

C’est là que les écoliers sont le moins nourris et le plus battus, car
en ces temps, l’une des façons réputées les meilleures de faire entrer
la science dans la tête des étudiants, c’est de distribuer largement les
étrivières sur une autre partie du corps. On ne s’en fait pas faute à
Montaigu, certain frère fouetteur de Montaigu gagna une telle réputation
de forte poigne que parfois les autres collèges l’envoyaient chercher.
«Tempeste, dit Rabelais parlant du principal de son temps, fut un grand
fouetteur d’escholiers au collège de Montagut; si pour fouetter pauvres
petits enfants, escholiers innocents, les pédagogues sont damnés, il
est, sur mon honneur en la roue d’Ixion, fouettant le chien courtaut qui
l’esbranle.» Rabelais appelle Montaigu collège de pouillerie et
Pornocrates, le maître de Grandgousier s’indignant «de l’énorme cruauté
et villenye qu’il y connut, car trop mieux sont traités les forçats chez
les Maures, les meurtriers en la prison criminelle, voire certes les
chiens en votre maison, dit que s’il était roy de Paris, il ferait
brusler et principal et régents».

Quelle triste chère aussi pour les pauvres diables d’écoliers condamnés
à une dizaine d’années de Montaigu, maigre, très maigre cuisine quand on
en fait, la maison est si pauvre! M. Cocheris, à propos de cette
pauvreté, cite une supplique au roi en 1675, exposant que le collège n’a
pas quatre francs par jour pour nourrir cinquante personnes.

Rabelais qui, plus d’une fois dans son livre, accable Montaigu de son
indignation, avait peut-être goûté de son régime en sa jeunesse, M.
Édouard Fournier le suppose du moins.

On y faisait donc de bonnes études, les écoliers s’acharnant peut-être
au travail pour en sortir plus vite. Erasme, quand il vint compléter ses
études à Paris, fut élève de Montaigu. Entré bien portant, avec la
fringale de la science seulement, il souffrit tant de l’autre fringale,
de la malpropreté et de la tristesse du lieu, qu’il en tomba malade et
dut regagner son pays.

Les pauvres élèves de Montaigu étaient aussi mal habillés que mal
nourris, on ne leur fournissait que de pauvres hardes avec une cape de
grosse bure brune, ce qui les faisait appeler les _Capettes de
Montaigu_. Leur collège, objet de raillerie dans le pays latin, était
surnommé le _collège des Haricots_, à cause du légume dont on faisait
toute l’année le fond de la nourriture des élèves, ce qui ne veut
toutefois pas dire qu’on leur en donnât toujours suffisamment.

Ce surnom si bien mérité a traversé les siècles: lorsque le collège
Montaigu aux bâtiments rébarbatifs, vieillis et encore assombris, eut
vécu ses derniers jours, lorsque la Révolution le supprima, de ce
collège _carcere duro_, elle fit tout naturellement une prison: des
détenus militaires remplacèrent les écoliers. Furent-ils mieux nourris?
il faut l’espérer pour eux qui n’avaient point l’étude pour
consolatrice. Le collège Montaigu devint, dans le langage courant, la
_prison des Haricots_.

Après les militaires, on y mit des gardes nationaux récalcitrants; le
vieux nom persista; la maison d’arrêt de la garde nationale fut dénommée
par les soldats citoyens l’_hôtel des Haricots_. On démolit Montaigu
pour installer à sa place la bibliothèque Sainte-Geneviève, lorsqu’elle
émigra du vieux local bâti par les moines, beau débris du passé dont on
fit table rase sous un prétexte non justifié de manque de solidité, et
l’on aménagea vers Passy une nouvelle maison d’arrêt de la garde
nationale laquelle prit tout aussitôt le vieux surnom provenant de
Montaigu et resta, jusqu’à la fin de la garde nationale, l’_hôtel des
Haricots_, aux souvenirs vaudevillesques, aux _cachots_(!) illustrés de
dessins et peintures entremêlés d’inscriptions en vers et en prose par
les gens de lettres et artistes peu soucieux de la gloire de monter la
garde aux Tuileries ou à l’Hôtel de Ville. La cellule nº 14 y était
fameuse: Decamps, Théophile Gautier, Daumier, Gavarni, Devéria,
Français, Alfred de Musset, y incarcérés, l’avaient décorée au crayon et
au pinceau.

    On dit triste comme la porte
          D’une prison
    Et je crois, diable m’emporte,
          Qu’on a raison.

avait rimé Musset dans cette peu terrible cellule.

Étrange association de noms: Gavarni et Daumier reliés à Rabelais,
Gautier et Musset à Erasme, la garde nationale aux pauvres Capettes de
Montaigu!

Plus heureux vraiment sont les écoliers presque vagabonds, mais libres,
qui, pour vivre, travaillent de leurs bras, louent quelquefois leurs
services, se font chantres de quelque église; plus heureux même ceux qui
mendient leur pain. Beaucoup de ces collèges sont loin d’être tenus avec
l’austérité et la sévérité de Montaigu, la discipline y est inconnue;
dans quelques-uns écoliers et maîtres vivent dans un désordre peu
favorable aux études; ils sont trop voisins des tavernes et l’on a vu
même quelquefois des régents peu scrupuleux serrer les écoliers dans une
partie des bâtiments et tirer parti du reste en louant des locaux à des
industriels qui en ont fait des cabarets et pire encore.

Ainsi après des années d’études passées depuis l’enfance sous la férule
de pédagogues imbus de ce principe que le maître qui bat bien enseigne
bien, après les années d’études primaires passées en quelque école de
paroisse ou même en quelque collège prenant l’écolier tout jeune, études
poursuivies ensuite plus librement comme boursier de quelque fondation,
courant aux leçons des maîtres fameux ou préférant les esbattements des
tavernes, les plaisirs tumultueux du Pré aux Clercs et les joyeux propos
des camarades, au dur labeur de suivre les argumentations des savants à
méthodes rébarbatives,--l’escolier, après des examens très difficiles,
finissait par attraper ses diplômes et trouvait le moyen de se faire
nommer à quelque bénéfice ou pourvoir de quelque bonne place lui
fournissant amplement ces pécunes, dont il était jadis si peu pourvu.

Il pouvait devenir pédagogue à son tour et transfuser la science à coups
de verges aux écoliers ses successeurs; ou bien il entrait dans les
ordres, obtenait quelque bonne cure, quelque canonicat douillet. S’il
dénichait de puissantes protections, les chemins étaient ouverts
largement devant lui; il pouvait tout espérer, les plus hautes
situations séculières ou ecclésiastiques, la faveur des princes et les
avantages qui en résultent, les grands emplois... Et alors, sur ses
vieux jours, se remémorant ses souvenirs du pays des Études, de ses
misères et de ses joies, du bon temps quelquefois si dur de sa jeunesse,
il se souvenait de son vieux collège, et lui léguait quelque petit bien
pour entretenir les étudiants, ses successeurs. Tous les escholiers
n’arrivaient point là. Écoutons François Villon en son grand testament:

    Bien sçai si j’eusse étudié
    Au temps de ma jeunesse folle
    Et a bonnes mœurs dedié
    J’eusse maison et couche molle!...
    Ou sont les gratieux gallants
    Que je suivye au temps jadis,
    Si bien chantans, si bien parlans,
    Si plaisans en faictz et en dictz?
    Les anciens sont morts et roydiz,
    D’eulx n’est-il plus rien maintenant.
    Respits ils ayent au Paradis
    Et Dieu sauve le remenant!
    Et les aucuns sont devenuz
    Dieu mercy! grands seigneurs et maistres,
    Les aultres mendient tout nudz
    Et pain ne voyent qu’aux fenestres;
    Les aultres sont entrez en cloistres,
    De Célestins et de Chartreux,
    Bottés, housez com pescheurs d’oystres
    Voila l’estat divers d’entre eulx.

De ces maisons de science, officines de bacheliers et de docteurs qui
hérissent la montagne de Sainte-Geneviève et font de ce Paris de la rive
gauche une ville particulière, la grande cité des Études, voici à peu
près la liste, non pas complète, car on pourrait y ajouter tels
établissements de minime importance qu’il est inutile de nommer, tels
collèges qui vécurent peu et disparurent faute de ressources
suffisantes:

_Collège de Sorbonne_, grande école de théologie fondée vers 1250, par
Robert de Sorbon, du village de Sorbon près de Rethel, grâce à un legs
de Robert de Douai, chanoine de Senlis, son ami, et aux libéralités de
saint Louis. Le collège de Sorbonne eut de très humbles commencements:
il n’y avait d’abord place, dans les maisons achetées par le roi, que
pour quelques docteurs menant la vie la plus modeste, pour ne pas dire
pauvre, et pour seize boursiers seulement. Peu après la fondation,
Robert de Sorbon put adjoindre à l’établissement primitif un petit
collège de jeunes enfants qui passaient plus tard dans les classes
supérieures, aux études de théologie.

Bien petits commencements pour cette institution qui va croître si vite
en grandeur et en puissance, qui va régenter la théologie, décider sur
toutes les questions religieuses et bientôt connaître également de la
politique, se lancer passionnément, en terrible disputeuse et ergoteuse,
dans toutes les querelles des partis, prenant position dans toutes les
luttes, et bataillant à coups de thèses et de décrets, avec une vigueur,
une violence redoutables et une obstination jamais lassée. La Sorbonne
est une forteresse dont la garnison de docteurs et professeurs, dans les
crises nationales, n’a pas toujours arboré le bon drapeau. Elle fut
bourguignonne dans la guerre civile, anglaise ensuite et condamna Jeanne
d’Arc; elle fut guisarde, espagnole, combattit pour la Ligue avec furie
et fut, après la victoire du Béarnais tant de fois condamné par elle,
très lente à faire sa soumission.

Richelieu, qui la réorganisa, marque la fin de sa grande époque. Dans
ces temps, la Sorbonne vieillie vit son champ de luttes se restreindre
singulièrement et elle s’achemina tout doucement vers sa transformation
définitive.

_Collège des Lombards_, rue des Carmes, fondé en 1334, dit maison des
_pauvres écoliers italiens de la bienheureuse Marie_, ruiné et abandonné
au XVIᵉ siècle, devenu au XVIIᵉ collège des prêtres irlandais, qui ont
laissé une chapelle rue des Carmes, 23, au fond d’une cour.

_Collège de Karembert_, fondé par un gentilhomme breton pour les
écoliers du diocèse de Léon, collège de bonne heure tombé dans la
misère, les bâtiments s’écroulant, le principal vendant les portes et
les fenêtres, les malheureux boursiers obligés de chanter par les rues
pour vivre.

_Collège de Lisieux_, fondé en 1336 par Guy d’Harcourt, évêque de
Lisieux, pour vingt-quatre boursiers; démoli au XVIIIᵉ siècle, pour
former la grande place devant la nouvelle Sainte-Geneviève, c’est-à-dire
le Panthéon.

_Collège de Constantinople_, fondé au XIIIᵉ siècle pour des étudiants
grecs envoyés par l’empereur Baudoin, après la prise de Constantinople
par les Croisés.

[Illustration: LES ÉCOLIERS TIRELAINES AU CARREFOUR COUPE-GUEULE]

_Collège de Clermont_, fondé en 1563 par Guillaume Duprat, évêque de
Clermont, qui le donna bientôt aux jésuites. Les jésuites eurent tout de
suite de graves désaccords avec l’Université, qui voyait d’un œil
inquiet cette nouvelle puissance s’élever, et ces désaccords
dégénérèrent vite en guerre ouverte, en procès devant le Parlement.
L’Université avait fait sa soumission à Henri IV et voulait se faire
pardonner sa participation fougueuse à la Ligue; les jésuites s’étaient
distingués aussi, mais ils restaient devant le vainqueur dans une
réserve hostile. L’affaire se décida contre eux, lors de l’attentat de
Jean Chatel. Le collège fut fermé, le principal et les professeurs
furent arrêtés, le Parlement prononça leur bannissement et l’on vit un
jour, en 1595, les 37 jésuites de Clermont, conduits par un huissier du
Parlement, quitter la ville, les uns empilés dans trois charrettes, les
autres à pied. Ils revinrent en 1618 et leur collège de Clermont se
rouvrit triomphalement, malgré l’opposition de l’Université.

Les jésuites, de plus en plus en faveur à la cour de Louis XIV, firent
disparaître une nuit le nom de Clermont inscrit sur leur porte et lui
substituèrent celui de Louis le Grand. Agrandi des collèges de
Marmoutiers et du Mans, le collège Louis le Grand acquit une prospérité
extraordinaire et vit se presser sur ses bancs les fils des plus grandes
familles de France, jusqu’à l’expulsion des Jésuites en 1763.

Particularité curieuse, en 93, l’ancien collège des jésuites Louis le
Grand, sous le nom de collège Égalité, fut le seul collège qui resta
ouvert pendant toute la durée de la Terreur.

Pendant les deux derniers siècles, le collège des Jésuites eut son
théâtre, où pour les solennelles distributions de prix, devant une foule
aristocratique, les élèves jouaient des tragédies rimées par des
professeurs, des pièces latines, des tragédies en musique et dansaient
même des ballets. M. Cocheris a donné une longue liste de ces pièces de
circonstance, dans laquelle nous pouvons relever quelques titres:

_Les réjouissances du Lys et de l’impériale_, ballet dédié à Leurs
Majestés par les écoliers du collège de Paris de la compagnie de Jésus,
1660.

_Les Tartares convertis_, 1657.

_La Prise de Babylone_.

_Le Ballet des songes_, 1671.

_La France victorieuse sous Louis le Grand_, ballet, 1680.

_Les Héros ou les Actions d’un grand prince_, ballet, 1684.

_Le ballet de Mars et de la Guerre_, 1696.

_Jason ou la conquête de la Toison d’or_, ballet mêlé de récits, 1701.

_Adonias_, tragédie; l’_Empire de l’Imagination_, ballet pour la
tragédie d’Adonias, 1702.

_Maurice, empereur d’Orient_, tragédie.

_L’Empire du monde partagé entre les dieux de la fable_, ballet, 1710.

_L’Empire de la folie_, ballet, 1712. _L’Art de vivre heureux_, ballet
intermède de la tragédie d’_Hermenegilde_, 1718, etc...

Les jésuites avec leur théâtre _officiel_, pompeux et ordonné, ne
faisaient que reprendre en la modifiant une vieille tradition écolière.
Les collèges avaient eu autrefois des théâtres _libres_, où les
étudiants des collèges Navarre, Bourgogne, Justice, Boncourt, etc., à
l’instar des Clercs de la Basoche du Palais, des Enfants Sans Souci et
des confrères de la Passion, donnaient en spectacle public des _farces_
et _moralités_, dans lesquelles les acteurs prenaient souvent
d’audacieuses libertés vis-à-vis des autorités de l’Église ou du
royaume, et des gens de la cour.

[Illustration: ÉGLISE DU COLLÈGE DE BEAUVAIS]

Reprenons la liste des collèges:

_Collège de Suède_, fondé au XIVᵉ siècle.

_Collège des Allemands._

_Collège de Dace ou de Danemark_, fondé en 1275.

_Collège de Picardie._

_Collège de Chollet_ ou _des Chollets_, fondé en 1292 par le cardinal
Jean Chollet, supprimé à la Révolution. Les derniers bâtiments et la
chapelle ont été rasés en 1822 pour l’agrandissement de Louis le Grand.

_Collège de Navarre_, fondé en 1304 par la reine Jeanne de Navarre,
femme de Philippe le Bel, et doté assez richement pour que les bourses y
fussent plus importantes que partout ailleurs. On a calculé que la
valeur moyenne d’une bourse à Navarre était de 1,170 francs, monnaie
actuelle. Collège illustre entre tous et qui eut pour élèves Jean
Gerson, Ramus, et nombre de savants et professeurs fameux.

C’était aussi le collège de la noblesse au XVIᵉ siècle avant les succès
des jésuites. Henri de Valois, Henri de Bourbon et Henri de Guise y
étudièrent en même temps et y reçurent un jour, en 1568, la visite du
roi Henri II.

Le roi de France était de fondation le premier boursier de Navarre et
l’argent de sa bourse était affecté à l’achat des verges _nécessaires_
aux études. Navarre possédait une belle entrée sur la rue de la
Montagne-Sainte-Geneviève, un beau porche décoré de statues s’ouvrant
dans une ligne de pignons gothiques. Navarre, à la Révolution, fut réuni
à Boncourt et devint l’École Polytechnique.

_Collège de Boncourt_, fondé en 1353 par Pierre de Boncourt.

_Collège de Tournai_, réuni à Navarre en 1638.

_Collège de Presles_, fondé en 1313 par Raoul de Presles.

_Collège du Plessis_, fondé en 1322 par Geoffroy du Plessis, uni à la
Sorbonne en 1646, prison en 93. Ce collège a été rasé pour les nouveaux
bâtiments de Louis le Grand.

[Illustration: ENTRÉE DU COLLÈGE DE NAVARRE]

_Collège des Écossais_, fondé en 1323 par l’évêque de Murray en Écosse.
Prison en 93, où Saint-Just au 9 thermidor fut écroué. Les bâtiments
occupés par une institution existent encore devant la rue Clovis.

_Collège d’Hubant_ ou de l’_Ave Maria_, fondé en 1336 par Jean Hubant,
conseiller du roi, rue de la Montagne-Sainte-Geneviève.

_Collège Saint-Michel_, rue de Bièvre, 12, fondé en 1348 par Guillaume
de Chanac, évêque de Paris.

_Collège des Trois-Évêques_ ou _de Cambrai_, fondé en 1348 par les
évêques de Langres, de Laon et de Cambrai; démoli en 1774 pour le
collège de France.

[Illustration: L’ÉCOLE POLYTECHNIQUE EN 1814]

_Collège de Beauvais_, fondé en 1370 par le cardinal Jean de Dormans,
évêque de Beauvais, pour douze boursiers de Dormans ou de Soissons.
Après l’expulsion des Jésuites au XVIIᵉ siècle, les boursiers du collège
de Beauvais passèrent à Louis le Grand, et ses bâtiments furent affectés
au collège de Lisieux. A la Révolution, ils devinrent magasins
militaires, puis caserne dite de Lisieux. La caserne ayant été
supprimée, les bâtiments ont disparu, mais la chapelle subsiste rue
Saint-Jean-de-Beauvais; restaurée après la démolition de la Caserne,
elle est affectée aujourd’hui à l’église roumaine.

_Collège de Fortet_, fondé en 1397, berceau de la Ligue et du conseil
des Seize.

_Collège de Sainte-Barbe_, fondé en 1420; le collège vit arriver au XVIᵉ
siècle un étudiant espagnol de trente-sept ans, déjà docteur de
l’université de Salamanque, Ignace de Loyola, qui devait devenir le
fondateur de la société de Jésus.

_Collège de Reims_, fondé en 1412 par l’archevêque de Reims, reconstruit
au XVIIIᵉ siècle et réuni à Sainte-Barbe.

_Collège de Bayeux_, fondé en 1308 par Guillaume Bonnet, évêque de
Bayeux, pour des boursiers du Mans et d’Anjou.

_Collège de Laon_, fondé en 1327 par Guy de Laon, trésorier de la
Sainte-Chapelle.

_Collège de Montaigu_, fondé en 1314 par le cardinal de Montaigu, évêque
de Laon.

_Collège de Narbonne_, fondé en 1307 par Bernard de Fargis, archevêque
de Narbonne.

_Collège de France_ ou _collège Royal_, dit d’abord Collège des Trois
Langues, fondé en 1529 par François Iᵉʳ pour les hautes études.

_Collège de Tréguier_, fondé en 1325.

_Collège de Grassins_, fondé en 1571 par Pierre Grassins, conseiller au
Parlement. Ce collège innova au XVIIIᵉ siècle le palmarès; il en reste
une porte, rue Laplace, ancienne rue des Amandiers.

_Collège de Bourgogne_, fondé en 1332 par la reine Jeanne, femme de
Philippe V, rue des Cordeliers, acheté en 1769 par l’Académie Royale de
Chirurgie, aujourd’hui École de médecine.

_Collège Mignon_, fondé en 1345, appartenant aux religieux de l’ordre de
Grammont, chapelle reconstruite en 1749, transformée aujourd’hui en
imprimerie.

_Collège du Cardinal Lemoine_, fondé en 1297 par le cardinal Jean
Lemoine.

_Collège des Bons-Enfants Saint-Victor_, XIIIᵉ siècle. Ce collège eut
pour principal, au XVIIᵉ siècle, saint Vincent de Paul. Il fut
transformé plus tard en séminaire et devint prison en 93.

_Collège de Justice_, fondé par Jean de Justice, chantre de Bayeux,
chanoine de Paris, pour huit écoliers du diocèse de Rouen et quatre de
Bayeux.

_Collège des Trésoriers_, fondé en 1269 pour vingt-quatre écoliers par
le trésorier de Notre-Dame de Rouen.

_Collège de Calvi_, démoli au XVIIᵉ siècle pour la Sorbonne.

_Collège d’Harcourt_, fondé en 1200 par des membres de la famille
d’Harcourt, qui possédait près de là un hôtel.

_Collège de Cornouailles_, fondé en 1317.

_Collège de la Marche_, fondé en 1362 par Guillaume de la Marche,
chanoine de Toul.

_Collège d’Arras_, fondé en 1332 par l’abbé de Saint-Wast d’Arras.

_Collège de Tours_, fondé en 1333 par Étienne de Bourgueil, archevêque
de Tours.

_Collège d’Autun_, fondé en 1337, rue Saint-André-des-Arts.

_Collège de Boissi_, fondé en 1356 par Guillaume de Boissi pour
«étudiants pauvres et de basse extraction» de la famille de Boissi ou
natifs de Boissi-le-Sec.

_Collège de Dainville_, 1380; _collège de Seez_, 1427; _collège du
Mans_, 1519.

_Collège de Mᵉ Gervais_, fondé en 1371 par Gervais Chrétien, chanoine de
Bayeux et médecin de Charles V.

_Collège Mazarin_ ou _des Quatre-Nations_, devenu le palais de
l’Institut.

La plupart de ces collèges, on le voit, datent du XIIIᵉ ou des premières
années du XIVᵉ siècle.

Ces fondations ainsi que les dons et legs destinés à l’entretien des
professeurs et des boursiers apportaient remède à la misère des
écoliers, si souvent relatée dans les documents du XIIIᵉ siècle, qui
nous montrent bien des fois le pauvre écolier allant au cours le ventre
vide, puis quêtant aux portes des couvents, ou ramassant les rebuts des
halles qu’il fait cuire tout en repassant ses cahiers dans le froid
taudis où il loge.

Il faut ajouter à cette liste les collèges religieux où les couvents des
différents ordres envoyaient leurs novices pour compléter leurs études
dans Paris, centre des lettres et des sciences. Ce sont:

Le _Grand collège des Bernardins_, fondé en 1244 par les moines de
l’abbaye de Clairvaux et de l’ordre de Cîteaux.

Le _collège de Marmoutiers_, pour les religieux de Marmoutiers, fondé en
1327, passé aux jésuites en 1641.

Le _collège des Prémontrés_, fondé en 1283 pour les chanoines réguliers
de l’abbaye de Prémontré dans la forêt de Coucy. La chapelle subsiste
près des Cordeliers.

Le _collège de Cluny_, fondé en 1269, séminaire de l’ordre illustre qui
comptait plus de deux mille maisons en Europe. Le collège de Cluny
possédait un cloître superbe et une très belle église, ajourée comme la
Sainte Chapelle; après la Révolution le peintre David en fit son
atelier.

Le _collège de la Merci_, fondé en 1516 pour les religieux de cet ordre.

[Illustration: ANCIENNE CHAPELLE DU COLLÈGE MIGNON]

Quartier de contrastes, cette ville particulière de l’_Université_,
quartier de _moinerie_ et de _clergie_, où moines et clercs se coudoient
par les rues que bordent de hautes constructions sévères; où les
cloîtres sont proches voisins des tavernes d’écoliers, où passent tant
de frocs de tout ordre et de toutes sortes, cachant sous le capuchon des
fronts plissés par la méditation ou de béates figures épanouies par les
satisfactions matérielles, Claude Frollos ou Gorenflots; ville
tranquille des études, ville agitée des étudiants, où bouillonne une
jeunesse avide de science, et aussi,--malheureusement pour le repos des
couvents ses voisins--jeunesse amoureuse de bruit et de gaîté dans
l’intervalle des sévères études, jeunesse remuante et turbulente,
jalouse de ses droits et privilèges, souvent en lutte avec ses recteurs,
en dispute perpétuelle quand ce n’est pas en guerre ouverte avec les
moines de la grande abbaye de Saint-Germain des Prés.

Fixés par diverses ordonnances royales, depuis Philippe-Auguste, les
privilèges de l’Université sont nombreux et importants: privilèges de
protection quand l’écolier est attaqué, privilège de justice
particulière quand il s’agit de délits commis par les écoliers. Tout
homme qui blesse un clerc est frappé d’excommunication et n’en peut être
relevé que par le pape. Hors le cas de flagrant délit, les écoliers ne
peuvent être arrêtés, ils ne sont justiciables que de la justice
ecclésiastique ou de l’Université.

Et cette Université savait soutenir ses clercs et maintenir ses
privilèges. On le vit bien souvent à l’occasion de désordres d’écoliers
débauchés et batailleurs.

Ces écoliers sans le sou, toujours en quête de ressources, amis des
_repues franches_, comme dit Villon, avaient souvent dispute avec
hôteliers et marchands, et par suite maille à partir avec les archers du
Prévôt de Paris. Le prévôt Hugues Aubryot, en reconstruisant le petit
Châtelet au Petit-pont, avait, sous la voûte, ménagé deux petites geôles
pour messieurs les clercs auxquels ses archers dans les bagarres
devaient mettre la main sur le collet. Et ce prévôt, qui n’aimait pas
beaucoup les écoliers, avait donné à ces deux cachots par dérision les
noms de _clos Bruneau_ et de _rue du Fouarre_.

Souvent des batailles ensanglantaient les tavernes où s’entassaient ces
clercs, futurs prêtres ou docteurs, les cabarets hantés par les filles,
des bagarres s’engageaient aux carrefours où quelques mauvais écoliers
se transformaient en tirelaines vulgaires.

L’Université alla quelquefois, pour défendre ses droits et privilèges,
lorsqu’elle les croyait menacés ou méconnus, jusqu’à fermer ses collèges
et cesser ses cours. En 1230, l’affaire fut plus grave, l’Université
abandonna Paris, ville hostile et ennemie. «En cet an même, dit
Joinville, grande dissension mut à Paris entre les clercs et les
bourgeois et les bourgeois occirent aucuns des clercs par quoi
l’Université se départit et issit hors de Paris et allèrent en diverses
provinces.»

Ce fut au grand chagrin de saint Louis. Il s’agissait d’une bataille
entre écoliers et habitants du faubourg Saint-Marceau, à la suite de la
mise à sac d’un cabaret par les écoliers; ceux-ci avaient blessé et tué
des bourgeois, les archers accourus, trouvant de la résistance de la
part des écoliers en fureur, à leur tour blessèrent ou tuèrent.

Plusieurs fois des bagarres semblables donnèrent lieu à des demandes de
réparations de la part de l’Université et créèrent des conflits
interminables. Il ne s’agissait pas toujours de simples tumultes: en
1303, le prévôt de Paris Pierre le Jumeau ayant fait justice d’un
étudiant assassin il en résulta une énorme émotion au Pays des Études,
où tous les cours furent suspendus et les collèges fermés. A
l’Université réclamant son justiciable se joignit l’autorité
ecclésiastique qui le réclamait aussi, le supplicié étant tonsuré et
l’on vit un matin une longue et interminable procession de tous les
chanoines, prêtres et clercs de Paris se diriger solennellement, croix
et bannières des paroisses en tête, vers l’hôtel du Prévôt. Devant
l’hôtel fermé les formules d’excommunication furent prononcées et
aussitôt après chaque prêtre ou clerc lança une pierre dans les huis ou
les fenêtres immédiatement enfoncées.

[Illustration: L’AMENDE HONORABLE DES HUISSIERS DU CHATELET AUX
AUGUSTINS]

Le malheureux prévôt fut obligé de dépendre son criminel et de donner un
baiser sur la bouche du cadavre, puis de s’en aller à pied à Avignon se
faire relever de l’excommunication.

Encore en 1408, le même fait se reproduisit; deux écoliers voleurs et
assassins ayant été, pour crimes patents, condamnés et pendus par le
prévôt de Paris, l’Université réclama hautement et menaça encore de
fermer les Écoles; finalement le prévôt de Paris fut condamné à répéter
la réparation de son devancier, à s’en aller détacher les deux écoliers
du gibet où ils se balançaient depuis quelque temps déjà et à faire en
signe d’amende honorable le simulacre de leur donner un baiser sur la
bouche. Il dut ensuite placer les deux cadavres sur un char drapé de
noir et les conduire processionnellement, prêtres et religieux en tête,
suivis de tous les archers de la prévôté, jusqu’au Parvis Notre-Dame
pour les présenter à l’évêque de Paris, puis de là au couvent des
Mathurins, pour les remettre au recteur de l’Université qui fit inhumer
les deux assassins dans l’église des Mathurins.

En 1440, un maître de théologie nommé Aimeri, poursuivi pour quelque
méfait, ayant cru pouvoir recourir au droit d’asile de l’église des
Grands-Augustins, les huissiers ou sergents du Châtelet violèrent cet
asile; ils entrèrent dans le couvent de haute lutte et enlevèrent le
délinquant malgré la vive résistance opposée par les moines. L’un de
ceux-ci, par malheur, resta sur le carreau.

Grande rumeur au pays latin, les Augustins firent agir l’autorité
ecclésiastique, l’Université réclama énergiquement et reprit sa grande
menace de fermeture des Écoles. Elle obtint satisfaction; suivant arrêt
du prévôt de Paris, les sergents envahisseurs Jean Bayard, Gillet
Rolland et Guillaume de Besançon vinrent pieds nus, en chemise et un
cierge à la main, suivis de tous les huissiers du Châtelet, faire à
genoux trois solennelles amendes honorables devant les religieux
Augustins et les dignitaires de l’Université, au Châtelet d’abord,
ensuite au couvent sur le lieu du meurtre et sur la place Maubert, après
quoi ils furent bannis. En témoignage de leur victoire, les Augustins
firent encastrer dans le mur extérieur de leur couvent sur le quai un
bas-relief représentant l’amende honorable des huissiers[C].

Les assemblées générales de l’Université se tenaient depuis les premiers
jours dans l’église Saint-Julien le Pauvre, bientôt trop étroite pour la
foule universitaire. C’est là que, suivant ordonnance de Philippe le
Bel, le prévôt de Paris venait, tous les deux ans, prêter serment
d’observer et de faire observer les privilèges des maîtres et des
écoliers. Les élections des dignitaires, des délégués de la faculté des
arts pour la nomination du recteur, et l’élection du recteur se
faisaient également dans l’église hospitalière, et non quelquefois sans
dommage pour elle, car elles étaient souvent troublées par des disputes
graves, dégénérant vite en bousculades et en batailles, au cours
desquelles, plus d’une fois, de turbulents écoliers enfoncèrent les
portes et firent dans l’église d’importants dégâts.

La foire du Landit ouvrant chaque année au mois de juin entre le village
de la Chapelle et celui de Saint-Denis, sur le territoire de l’abbaye de
Saint-Denis, fut bien souvent le théâtre de désordres occasionnés par
les écoliers.

L’Université entière, maîtres et élèves, avait pour coutume de s’y
rendre en une immense procession, longue troupe bruyante de quinze ou
vingt mille étudiants, dont l’avant-garde était déjà au champ de foire
quand, disait-on, le recteur n’avait pas encore quitté Saint-Julien le
Pauvre ou les Mathurins.

Les écoliers arrivés au Landit officiellement, avec leurs professeurs,
pour s’approvisionner de livres et de parchemins, se répandaient ensuite
dans le champ de foire aux mille échoppes et tentes, parmi l’innombrable
affluence de gens de toute sorte, marchands et taverniers, bourgeois et
artisans, ribaudes et malandrins; et se laissaient aller dans la cohue,
dans la licence de la fête, à bien des tentations.

Aux écoles de droit du clos Bruneau, on n’enseignait alors que le droit
ecclésiastique; le droit civil en ce temps où la coutume avec son
extraordinaire variété régnait seule, ne constituant pas encore une
science régulière. Ces écoles, trop à l’étroit dans leur maison
originaire, l’avaient vendue pour mieux s’installer à côté. Au XVIᵉ
siècle, Robert Estienne, fondateur de la dynastie des Estienne, ces
illustres imprimeurs, établit son imprimerie dans la vieille maison des
décrétales, à l’enseigne de Saint-Jean-Baptiste et aussi de l’olivier,
la marque de ses livres. On raconte qu’il avait pour coutume d’accrocher
aux vitrages de sa maison sur la rue, les épreuves corrigées des livres
en cours d’impression, pour que les doctes passants, escholiers et
professeurs, pussent les lire. Il y avait une prime pour qui signalait
une faute oubliée. François Iᵉʳ, protecteur des lettres, et en
particulier protecteur d’Estienne qu’il avait nommé imprimeur royal pour
le grec, vint plus d’une fois faire visite à l’officine de
l’imprimeur-éditeur, d’où sortaient tant de savantes éditions et de
beaux livres illustrés.

[Illustration: PORTE DU COUVENT DES GRANDS-AUGUSTINS]

[Illustration: CLOITRE DU COLLÈGE DE CLUNY]


II

     La chasse aux Huguenots de la petite Genève.--Mort de Pierre
     Ramus.--La Ligue.--Formation du Conseil des Seize au collège
     Fortet.--Les curés ligueurs.--La journée des
     Barricades.--Escarmouches autour de la place Maubert.--Le comte de
     Brissac bon sur le pavé.--La Commune blanche.--Misères des Écoles
     pendant le siège.--Étudiants tirelaines.--Transformation du Pré aux
     Clercs.--Comment la reine Marguerite faisait faire ses
     pénitences.--La chapelle des Louanges.

Maintes fois, dans les troubles politiques des XIVᵉ et XVᵉ siècles,
l’Université était entrée en scène, et ses docteurs avaient joué un rôle
important, assez triste au temps de Jeanne d’Arc et de la guerre
anglaise, par l’appui donné aux Bourguignons d’abord, puis au duc de
Bedfort, régent pour Henri V, roi de France et d’Angleterre.

[Illustration: LA PORTE DE NESLE]

Au XVIᵉ siècle, elle se jeta violemment dans les querelles religieuses.
Écoliers et maîtres se montrèrent fougueux catholiques et ligueurs

[Illustration: AU QUARTIER DES ÉCOLES]

déterminés, les protestants en eurent maintes preuves aux nombreuses
échauffourées qui se produisirent à l’occasion de réunions huguenotes ou
de prêches clandestins, découverts et assaillis par des bandes
d’écoliers, à la mise à sac de maisons protestantes dans le faubourg
Saint-Germain, aux désordres du Pré aux Clercs, et à l’échauffourée de
l’église de Saint-Médard, quand les protestants rassemblés en grand
nombre dans la maison du Patriarche, voisine de l’église, voulant faire
taire les cloches que l’on sonnait exprès à toute volée pour troubler
leur prêche, assaillirent l’église, et firent le siège du
clocher,--véritable bataille enfin dont les protestants sortirent
vainqueurs et où le temple mit l’église à sac.

Alors sur la vieille place Maubert où aboutissent les rues écolières du
Clos Bruneau, de Saint-Victor, du mont Saint-Hilaire, de la Montagne
Sainte-Geneviève, grand carrefour réceptacle, recevant pour les tumultes
fréquents les bandes dégringolant des collèges, une potence se dresse
non loin de la croix du carrefour Saint-Victor. Maintes fois de pauvres
huguenots viennent y prendre la place des malandrins justiciés pour
leurs crimes; et l’on voit aussi à côté de la potence s’élever des
bûchers pour quelques victimes jugées dignes d’un plus cruel supplice,
ministres protestants, religionnaires connus, comme Étienne Dolet,
l’imprimeur brûlé avec ses livres en 1546. Et quelquefois aussi de
l’autre côté de la montagne écolière d’autres bûchers flambent devant
l’abbaye de Saint-Germain sur la place où s’élève le pilori abbatial.

[Illustration: LE CADAVRE DE RAMUS TRAINÉ A LA SEINE]

A la Saint-Barthélemy, quand les haines particulières, sous couleur de
religion, se donnent libre carrière, périt un des maîtres célèbres de
l’Université, Pierre Ramus, principal du collège de Presles. Pour avoir
un peu bousculé les idées philosophiques de son temps et les
sorbonnagres confits en Aristote, ce maître novateur s’était attiré bien
des haines; déjà, pendant les persécutions contre les réformés, Ramus
avait été obligé de s’enfuir et l’on avait profité de son absence pour
piller sa bibliothèque. Il faut dire aussi que, lors des troubles
survenus au Pré aux Clercs, il avait, de son côté, fortement chauffé
l’animosité des écoliers contre l’Abbaye de Saint-Germain.

Rentré à son collège, Ramus fut, le surlendemain de la Saint-Barthélemy,
découvert caché au fond des caves et mis à rançon d’abord; mais la bande
d’assassins, recrutée par ses ennemis dans les bas-fonds de la populace,
revint à la charge, l’égorgea tout de même, traîna le pauvre cadavre nu
jusqu’à la Seine, et l’y précipita pour aller rejoindre les corps
ensanglantés que depuis deux jours la Seine charriait vers les îles de
Grenelle, où des fossoyeurs les recueillaient pour les jeter en de
grandes fosses.

A l’époque de la Ligue, professeurs de l’Université, moines des
couvents, curés des paroisses rivalisent de zèle pour la Sainte-Union,
et manifestent des sentiments hautement guisards. Les frères prêcheurs
ou jacobins fournissent les plus furieux de ces prédicateurs qui mettent
la hallebarde et l’arquebuse aux mains des bourgeois fanatisés. Les
curés des paroisses luttent avec eux d’éloquence dans ces étranges
sermons où les grossièretés, les traits ridicules sur les textes de
l’Écriture appliqués aux événements, se mêlent aux provocations ouvertes
à la sédition et au meurtre. Parmi ces curés se distinguent surtout ceux
de Saint-Séverin et de Saint-Benoît, qu’un jour Henri III veut faire
arrêter et que la populace ameutée défend.

Au collège Fortet, rue des Sept-Voies, chez Jean Boucher, curé de
Saint-Benoît, dans la grande salle d’un corps de logis qui existe
encore, appuyé par des contreforts et flanqué d’une haute tourelle
d’escalier, se réunit une assemblée de quatre-vingts personnes, prêtres,
gentilshommes, procureurs, bourgeois, tous animés du même zèle
catholique et guisard, qui organisèrent puissamment le parti de la
Ligue, dans Paris divisé en seize quartiers, en donnant comme chefs aux
Parisiens le fameux conseil des seize. Chacun de ces Seize répondait de
son quartier et faisait marcher les milices bourgeoises dirigées par des
chefs inférieurs, centeniers et dizeniers. Parmi ces fougueux Ligueurs,
ces quarteniers qui tenaient Paris à la façon des chefs cabochiens, il
se voyait d’étranges figures comme ce procureur ancien maître d’armes
Bussy Le Clerc, comme Lachapelle-Marteau, maître des comptes ou Crucé,
autre procureur, et des curés de paroisse, c’est-à-dire des agents des
Guise travaillant à porter sur le trône une nouvelle dynastie, des
politiciens forcenés, qui ayant trop de sang aux mains pour reculer,
finirent, quand ils entrevirent la ruine, par vendre leur pays à
l’Espagne.

Dans ces fureurs catholiques et guisardes on peut démêler aussi le vieil
esprit révolutionnaire des Parisiens, et il se trouvait bien des
éléments démagogiques. Ce fut deux siècles avant la Commune rouge de
93, quelque chose comme une Commune blanche qui sortit de cette maison
si paisiblement bourgeoise aujourd’hui.

Simple rapprochement. Sous le collège Fortet, le cimetière de
Saint-Étienne du Mont occupait un terrain en triangle irrégulier. Là,
sous les fenêtres de ce curé Boucher qui fut une espèce de Marat de la
Ligue, vint échouer le corps du Marat de 93, après un séjour au
Panthéon, non jeté à l’égout comme on l’a dit, mais balayé des caveaux
et enterré nuitamment dans le vieux cimetière.

Le collège Fortet donna donc dix années d’effroyable anarchie, dix
années de troubles, de luttes sourdes, quand ce n’était point guerre
ouverte, dix années pendant lesquelles Paris vécut en pleine révolution
et parfois en pleine terreur.

C’est bien en vain qu’Henri III essaie de s’attacher les couvents par
des dons nombreux et fait procession sur procession, comme celle où il
va, avec ses mignons, tous revêtus de la cagoule des pénitents, chantant
des psaumes, recevant et donnant des coups de discipline, depuis les
Grands-Augustins jusqu’à Notre-Dame, sous une pluie battante. La Ligue
lui répondra par d’autres processions où les moines, au lieu de
disciplines, porteront la cuirasse et la hallebarde. Le roi est d’abord
ouvertement attaqué, méprisé, insulté dans la chaire et dans la rue; les
prédicateurs de la Ligue proclament journellement la nécessité d’en
finir par le fer avec lui.

Il survient bien quelques rares périodes d’accalmie, mais elles sont
suivies d’une recrudescence de rébellion, de secousses soudaines comme
la journée des Barricades et la fuite du roi, puis éclate le coup de
théâtre de l’assassinat des Guises à Blois, auquel répond la déchéance
du roi proclamée solennellement par le Parlement et la Sorbonne, qui
délient les sujets de l’obéissance.

Les Seize enfin organisent le régime terroriste, jettent en prison les
tièdes, accrochent aux potences ceux qui osent élever la voix contre
leurs décisions; ils arment des milices bourgeoises, des bataillons
populaires pour marcher à côté des troupes espagnoles contre l’armée
royale, contre Henri III d’abord, et contre le Béarnais son successeur,
quand Jacques Clément a enfin exécuté ce que tant de fois les
prédicateurs ont demandé.

A la journée des Barricades, les écoliers se signalèrent sous la
conduite du comte de Brissac; ils prirent les armes et barricadèrent la
place Maubert pendant que Cordeliers et Jacobins, réunis aux bourgeois,
escarmouchaient au carrefour Saint-Séverin.

M. de Brissac satisfaisait une rancune personnelle en s’attaquant au
roi. Pour quelques revers éprouvés par lui, en combats sur mer ou en
batailles sur le plancher solide des gendarmes, Henri III avait dit
qu’il n’était bon ni sur la terre ni sur l’eau. Furieux du mot, Brissac
se jeta plein d’ardeur dans la rébellion parisienne.

--Pour le moins, dit-il, le roi saura que j’ai trouvé mon élément et que
je suis bon sur le pavé!

Il le prouva bien avec ses écoliers, en recevant vigoureusement les
troupes royales à coups d’arquebuse, en les repoussant la pertuisane
dans le flanc, sous la grêle des pavés qui leur tombait des fenêtres, et
il ne tint pas à lui de le prouver encore davantage, quand l’affaire fut
bien en train dans tout Paris, en prenant le Louvre avec les bandes
écolières, avec les troupes de moines armés et casqués, marchant mèches
allumées, les prédicateurs en tête, pendant que d’un autre côté, le duc
de Guise conduisait les bourgeois de la rive droite, les compagnies de
la rue Saint-Denis. Par bonheur pour lui, Henri III put sortir à temps
et courir jusqu’à Saint-Cloud, où le rejoignirent les troupes qui
décampaient de la ville guisarde.

[Illustration: LE COUVENT DES GRANDS-AUGUSTINS, LA PROCESSION DE HENRI
III]

Cependant l’Université, qui s’est jetée à corps perdu dans le mouvement
de la Ligue, en souffre bientôt d’une terrible façon. Les études sont
mortes, les collèges sont presque abandonnés, les écoliers peu à peu se
dispersent, ceux venus de l’étranger ou des provinces sont retournés
chez eux, les autres meurent de faim ou se font soldats. Élèves et
maîtres cèdent la place à des troupes espagnoles casernées dans les
vieux logis de la science. Les rues des études retentissent des tambours
du duc de Féria, on voit dans les cours des collèges, au lieu de régents
et d’écoliers, des bourgeois en train d’apprendre, sous la direction de
quelques lansquenets, le maniement de la pique ou du mousquet. Les
locaux non confisqués par les troupes s’emplissent de paysans des
environs de Paris, réfugiés ici avec leurs meubles et leurs bestiaux.

C’est la guerre civile qui se prolonge avec toutes ses misères, c’est
Paris assiégé. On a fait roi sous le nom de Charles X le cardinal de
Bourbon, abbé de Saint-Germain des Prés; celui-là mort, on en veut faire
un autre qui ne soit pas le Béarnais.

[Illustration: JOURNÉE DES BARRICADES. LES ÉCOLES DESCENDANT A LA PLACE
MAUBERT]

Moines et sorbonnagres n’ayant plus à déclamer contre Henri III, «_ce
vilain Hérode, concierge du Louvre, marguillier de Saint-Germain
l’Auxerrois et de toutes les églises de Paris, gauderonneur des collets
de sa femme et friseur de ses cheveux, etc._,» donnent de toute leur
fureur contre Henri de Navarre, suppôt de l’enfer, dont l’armée enserre
Paris. Le conseil de la Sainte-Union pèse par la terreur comme un comité
de Salut public sur tous ceux qui, par raison, par politique ou par
fatigue, voudraient un accommodement. On a pendu le prudent Brisson et
on menace de pendre ou daguer tout ce qui ne marche pas d’enthousiasme
avec les Seize.

«Fut-il jamais tyrannie et domination pareille à celle que nous voyons
et endurons? dit la Satire Menippée, composée en secret pendant cette
dure période par quelques braves Parisiens qui préparent la révolte du
bon sens, où est l’honneur de notre Université?

«Où sont nos collèges? où sont les escholiers? où sont les religieux
étudiants aux couvents? Ils ont pris les armes et les voilà tous soldats
desbauchés... Où est la majesté et gravité du Parlement?

«Avons-nous pas consommé peu à peu toutes nos provisions, vendu nos
meubles, fondu notre vaisselle, engagé jusqu’à nos habits pour vivoter
bien chétivement. Où sont nos salles et nos chambres tant bien garnies,
tant diaprées et tapissées. Nos banquets sont d’un morceau de vache pour
tout mets. Bienheureux qui n’a pas mangé chair de cheval et de chien, et
bienheureux qui a eu toujours du pain d’avoine et s’est pu passer de
bouillie de son vendue au coin des rues, au lieu où l’on vendait jadis
les friandises de langues, caillettes et pieds de mouton, et n’a pas
tenu à M. le légat et à l’ambassadeur d’Espagne que n’ayons mangé les os
de nos pères!...»

Et quand tout fut terminé après tant d’années d’agitations sanglantes,
quand le roi Henri ayant en quatre années de chevauchées conquis son
royaume, ayant prononcé son abjuration à Saint-Denis et reçu la
sainte-ampoule à Reims, eut définitivement vaincu la Ligue, quand ses
troupes entrèrent dans Paris ruiné, affamé, dépeuplé, livré à bon prix
par ce même Brissac de la place Maubert, ce fut encore au quartier des
Écoles que se montrèrent quelques dernières velléités de résistance.

Le Béarnais tant de fois maudit s’en allait à Notre-Dame, au milieu des
acclamations, les trompettes sonnant l’allégresse, les grosses cloches
mises joyeusement en branle, pendant que par la ville des magistrats
avec hérauts et trompettes couraient de carrefour en carrefour,
proclamer une amnistie générale. Au bruit, le quartier de l’Université
s’émut, quelques enragés ligueurs prirent leurs mousquets et même firent
mine de commencer une barricade devant Saint-Yves; Hamilton, le curé de
Saint-Cosme, sortit la pertuisane au poing, le capitaine Crucé réunit
une douzaine de ses vieux compagnons, et courut pour se saisir de la
porte Saint-Jacques, mais ils virent bientôt que tout était fini, que le
sentiment général de Paris, fatigué et désabusé, était contre eux et
qu’ils allaient être écrasés au premier choc. La proclamation de
l’amnistie les rassurant sur leur sort, ils jetèrent les armes et
rentrèrent chez eux. La Ligue avait vécu.

Le XVIIᵉ siècle commençant trouva la plupart des collèges mal remis
encore des suites de la longue guerre civile. La Sorbonne confuse avait
fait sa soumission au roi; elle était en lutte alors avec les jésuites
dont les établissements prospéraient, et qui accaparaient les faveurs de
l’aristocratie. Quelques-uns des collèges, tombés en décadence et
couverts de dettes, n’avaient plus que quelques boursiers, six ou huit
et même moins. Plusieurs, par mauvaise administration, ne pouvaient même
plus subvenir à l’entretien de ces quelques boursiers, ni réparer les
bâtiments non entretenus depuis longtemps et tombant en ruines.

Il advint plus d’une fois que le Parlement dut supprimer momentanément
les bourses pour laisser certains collèges obérés rétablir leurs
finances. Des désordres et des abus de toute sorte aggravaient encore
cette décadence. Des parties de collèges étaient louées à de la populace
aux mœurs peu recommandables et d’un contact dangereux pour les
étudiants. Certains régents ayant gardé le goût des armes, étaient
devenus de véritables bretteurs, et l’on revit, jusque sous Louis XIII,
des étudiants tirelaines s’en aller le soir attendre en quelques mauvais
carrefours, le passant attardé pour le détrousser et tirer de sa poche
de quoi payer le vivre et la débauche.

Délaissant l’étude dont il n’était pas toujours besoin pour obtenir
grades et diplômes, que délivraient volontiers des docteurs aux oreilles
de qui quelques bons écus sonnaient mieux qu’un peu de science,
messieurs les écoliers, bottés et éperonnés, traînant l’épée comme des
soldats, s’en allaient mêlés aux pages et aux laquais par la ville,
cherchant et faisant naître au besoin les occasions de désordre,
profitant de toutes les cohues pour commettre mille insolences et se
permettre mille avanies, s’attaquant aussi bien aux femmes et filles des
bourgeois qu’à leurs bourses.

La recrudescence de vogue de la foire Saint-Germain sous Henri IV leur
fournissait ces occasions d’un désordre agréable ou profitable. Toute
l’aristocratie, les seigneurs de la cour et le roi lui-même, accouraient
aux divertissements, amenant une suite nombreuse de pages et de laquais
dans la cohue bruyante. Les soirées de la foire de 1605 furent
particulièrement troublées. L’Estoile, dans son journal, rapportant les
excès commis aux tripots de la foire et dans les rues d’alentour dit que
laquais, écoliers, soldats se livraient de véritables petites batailles
rangées, si bien qu’un jour, des laquais ayant coupé les deux oreilles à
un écolier et les lui ayant mises dans sa poche, les écoliers furieux se
rassemblèrent pour le venger, et tombant en troupes armées sur les
laquais qu’ils rencontraient, en tuèrent ou blessèrent un grand nombre.
Quels délicieux chanoines, quels âpres procureurs, quels étranges
médecins devaient faire de pareils étudiants après de telles études!

Voyons un peu les maîtres de ces escholiers, élite intellectuelle et
parfois tourbe désordonnée, jeunesse ardente qui bruit dans les vieilles
rues de la Montagne savante. Parmi ces maîtres, il y a dans le cours des
siècles des figures de toutes sortes, d’illustres philosophes, des
gloires de l’école dont le nom rayonne à travers les siècles et
d’humbles pédagogues enseignant le rudiment aux enfants, des lettrés de
toute envergure, d’austères docteurs et de simples marchands de soupe,
comme on dit maintenant.

Après les maîtres des écoles épiscopales, Guillaume de Champeaux, Pierre
Comestor, Robert d’Arbrisselle, Roscelin de Compiègne, après Abélard
entraînant son camp de trois mille étudiants sur les pentes alors
plantées de vignes de la montagne Sainte-Geneviève, il y a d’autres
maîtres célèbres; il y a eu au XIIᵉ siècle Jean de Petit-Pont,
dialecticien et philosophe qui enseignait dans une maison bâtie sur le
Petit-Pont devant le premier Petit Châtelet construit par Louis le
Gros, au XIIIᵉ siècle; l’Italien saint Thomas d’Aquin, _l’ange de
l’école_, l’auteur de la _Somme_; maître Albert, le mystérieux Albert le
Grand des légendes, alchimiste et magicien, dont le nom est peut-être
rappelé, quoi qu’on en ait dit, par la place

[Illustration: LA MISE A SAC DE L’ÉGLISE SAINT-MÉDARD]

Maubert ou maître Albert, s’il est vrai que faute de salle assez grande
pour contenir les écoliers qui se pressaient à ses cours, il a enseigné
en plein air sur cette place, alors simple terrain vague,--ainsi que
faisait aussi un autre maître, Sigier de Brabant en la rue du Fouarre,
quand Dante proscrit de Florence, séjournant à Paris, venait se mêler à
la foule de ses auditeurs.

La Sorbonne, du bon Robert de Sorbon, fournit au XIVᵉ siècle et au XVᵉ
siècle ces docteurs mêlés à toutes les intrigues politiques, à tous les
événements dramatiques des époques troublées, passant du parti d’Étienne
Marcel au parti du Dauphin, alliés du duc de Bourgogne ou du duc
d’Orléans, condamnant Jeanne Darc et affirmant les droits du roi
d’Angleterre à la couronne de France; elle nous donne ensuite ces grands
docteurs lancés à corps perdu dans les âpres luttes religieuses du
siècle de la Réforme. Alors le professeur quitte parfois la robe et
endosse la cuirasse pour conduire les escholiers aux émeutes, mais le
plus souvent il se contente, sans payer de sa personne, d’attiser le feu
des querelles par la parole ou la plume. Les haines sont terribles et
dans les désordres du temps trouvent le moyen de s’assouvir. Le pauvre
Ramus qui enseignait la philosophie au collège de Presles, en sait
quelque chose, lui qui sous prétexte de religion fut en réalité dagué en
l’honneur d’Aristote, par des assassins que lui envoyèrent des docteurs
rivaux.

[Illustration: ÉBATS D’ÉCOLIERS AU MOULIN DES GOBELINS]

Mais c’est aussi le siècle de la Renaissance des lettres, de l’antiquité
retrouvée, de la diffusion des sciences et des lettres antiques par
l’imprimerie; et ce sont des professeurs de Sorbonne qui ont introduit
l’imprimerie en France et favorisé l’établissement des premiers
ateliers sur la Montagne des études. Guillaume Fichet, recteur, et un
professeur de la nation d’Allemagne appelèrent à Paris, en 1569, trois
imprimeurs de Bâle et dans les bâtiments de la Sorbonne installèrent les
premières presses parisiennes, sous la surveillance officielle de la
Sorbonne.

Au collège de France, collège royal pour l’avancement des sciences fondé
par François Iᵉʳ, professe Guillaume Budé, le savant helléniste et
nombre d’autres maîtres éminents.

On trouve dans les collèges des maîtres qui sont durs et sévères à
l’écolier, mais qui impriment une bonne direction aux études et donnent,
par cette rigoureuse discipline, une forte et grave éducation. On y
trouve des humanistes pédants et doux très aimés, et aussi des
principaux qui sont tout le contraire, qui se moquent au fond des
lettres et des écoliers, d’âpres fonctionnaires que l’on peut accuser de
conduire leurs collèges avec rapacité, de ne pas pourvoir aux vacances
des chaires de professeurs pour s’en appliquer les traitements, et même
de se livrer au commerce des grades enlevés à coups de pistoles.

Richelieu, grand maître de la Sorbonne, apporte de l’ordre dans cette
Université si profondément troublée par un siècle de bouleversements.
Dans l’antique maison de Sorbonne, reconstruite par lui, siègent les
docteurs en bonnet carré, les terribles ergoteurs que les aspirants aux
grades n’abordent qu’en tremblant. Qu’une belle perruque sous ce bonnet
carré complète bien les graves personnages et leur prête de la majesté!

Le jansénisme plus tard viendra, dans le grand siècle régulier, apporter
quelques rumeurs discrètement adoucies des querelles religieuses
d’antan. Rollin, le bon et illustre principal du collège de Beauvais,
recteur de l’Université, est janséniste, et la lutte qu’il doit soutenir
se termine par son expulsion au milieu des larmes de tout le personnel
de son collège, maîtres et élèves.

Tous ces collèges du moyen âge, de petit et de haut enseignement, les
uns prenant les écoliers enfants, après les écoles de paroisses, dès le
commencement de leurs études comme nos collèges d’aujourd’hui, les
autres simples nids de boursiers venant dans les collèges de plein
exercice conquérir leurs diplômes et se faire recevoir maîtres ès arts,
licenciés, docteurs, disparaissaient peu à peu dans le cours des deux
derniers siècles.

Les collèges de moindre importance furent absorbés par les grands. En
1763, une réforme générale de l’Université décida la suppression des
derniers petits collèges et ne conserva que dix établissements: la
Sorbonne, Louis le Grand, Lisieux, Cardinal Lemoine, de la Marche, des
Grassins, d’Harcourt, de Montaigu, de Navarre et des Quatre Nations. Les
bourses et les titres de quelques-uns se maintenaient encore, mais leurs
boursiers appartenaient à ces dix collèges. La Révolution ne trouva que
ceux-là en exercice.

On sait que Louis le Grand subsiste, que d’Harcourt est devenu
Saint-Louis et que le collège de Navarre, réuni à Tournai et à Boncourt,
est aujourd’hui l’École polytechnique.

Ces collèges, prospères pour la plupart, avaient reconstruit leurs vieux
bâtiments du moyen âge ou les avaient transformés au XVIIIᵉ siècle. Ils
n’en étaient pas plus beaux ni plus gais, loin de là! Chez quelques-uns,
tristes geôles aux cours sombres enserrées de plus en plus dans les
grandes bâtisses et les maisons surélevées, la Révolution eut peu à
faire pour les changer en prisons.

La Sorbonne, ce vieux collège de théologie du temps de saint Louis,
ayant fait sa soumission au roi Henri et désavoué publiquement et
solennellement tout ce qu’elle avait pu dire et faire au temps de la
_détestable rébellion de la Ligue_, était rentrée en grâce. On reconnut
l’insuffisance de ses vieux bâtiments, et le cardinal de Richelieu, qui
était proviseur ou grand maître élu de la Sorbonne depuis 1622, en
entreprit la reconstruction sur un vaste plan, en s’agrandissant aux
dépens de quelques petits collèges voisins. Un quadrilatère de bâtiments
solennels et tristes enferma une vaste cour, au fond de laquelle s’éleva
l’église, monument d’un style à la fois noble et solennel, élégant et
sévère qui semble bien cadrer avec la figure du grand cardinal.
L’édifice est de l’architecte Jacques Lemercier, la première pierre en
fut posée par Richelieu le 15 mai 1635.

La coupole qui surmonte l’église lui donne malgré ses recherches
d’élégance une lourdeur triste qui va bien aussi au caractère de ce
temple de la théologie scolastique, antre antique de la fameuse Thèse
Sorbonnique, grande et petite, couronnement de dix ou douze ans
d’études, disputes et argumentations. Cette épreuve décisive durait
treize heures pendant lesquelles «sans boire ni quitter la place» le
patient, avant de recevoir son bonnet de docteur en Sorbonne, devait
tenir tête à tous les docteurs et ergoteurs de la maison se relayant de
deux heures en deux heures pour l’assaillir, l’attaquer de tous les
côtés, le retourner de toutes les façons.

Jusqu’à la Révolution, la cloche de la nouvelle Sorbonne, comme celle de
l’ancienne, sonne le couvre-feu pour le quartier des Écoles. Villon le
dit:

... Je ouys la cloche de Sorbonne
    Qui toujours à neuf heures sonne...

ce qui n’empêchait guère messieurs les clercs d’occuper leurs soirées
autrement qu’à repasser leurs cahiers et n’assurait point la
tranquillité des carrefours.

Le terrible cardinal restaurateur de la Sorbonne a son tombeau dans
cette église, un mausolée de marbre, édifié sur les dessins de Le Brun
en 1694, avec son effigie sculptée par Girardon. Et la coupole de
Richelieu continue de planer sur la Sorbonne moderne encore une fois
renouvelée et agrandie, en train de pousser sur la vieille Montagne des
Études.

Une autre coupole et un édifice d’un style moins sévère rappelle un
autre cardinal tout en donnant l’hospitalité à une fondation de
Richelieu. C’est la coupole du collège des Quatre-Nations aujourd’hui
palais de l’Institut, siège de l’Académie aux quarante fauteuils, créée
par le grand cardinal ministre, auteur de tragédies rimées moins fortes
que les drames réels de l’histoire où il mit la main.

Par son testament de 1661, le cardinal Mazarin légua une forte somme,
dont deux millions affectés à la construction, pour la fondation d’un
collège Mazarin destiné à donner l’éducation à soixante gentilshommes
des provinces de Pignerol, d’Alsace, de Flandre et de Roussillon. Les
terrains de l’hôtel de Nesle furent achetés; avec un tas de vieux
bâtiments souventes fois rafistolés et d’une si pittoresque vétusté, on
jeta bas la porte de Nesle et aussi la vieille tour qui allait si bien à
ce côté de Paris, cavalièrement plantée là comme une aigrette sur un
casque, et bientôt, transformant radicalement ce vieux quartier à la
pointe du Pré-aux-Clercs, tels des alexandrins pompeusement alignés
succédant à des vers pittoresques de ballades à la Villon, s’élevèrent
les bâtiments en hémicycle, les pavillons d’angles à grands toits, la
façade à fronton et la coupole du collège des Quatre-Nations. Cette
coupole, c’était la chapelle au milieu de laquelle, comme Richelieu à la
Sorbonne, reposait Mazarin dans un riche mausolée sculpté par Coysevox,
transporté maintenant au Louvre.

[Illustration: ANCIENNE BIBLIOTHÈQUE SAINTE-GENEVIÈVE]

Sur la gauche et juxtaposés aux constructions du collège s’élevèrent en
même temps les bâtiments de la Bibliothèque Mazarine, collection formée
par les soins de Gabriel Naudé, ancien bibliothécaire de Richelieu,
laquelle, première bibliothèque ouverte au public à Paris, avait durant
la vie du cardinal occupé d’abord l’hôtel en pierres et briques du coin
des rues Vivienne et Neuve-des-Petits-Champs et s’était logée ensuite en
de nouvelles galeries construites au-dessus des chevaux de Son Éminence,
sur l’emplacement occupé par la Bibliothèque nationale actuelle.

Les livres du cardinal, augmentés de beaucoup d’autres, sont encore
aujourd’hui dans les bâtiments grisâtres de la Bibliothèque Mazarine, au
fond des cours graves et silencieuses, si complètement en dehors du
courant bruyant de la vie moderne.

La Révolution ferma ce collège de gentilshommes et l’utilisa comme tant
d’autres en prison. A côté de cette prison, dans les bâtiments où
siègent aujourd’hui les quarante, tint séance pendant quelque temps le
comité de Salut public, terrible prédécesseur des Académiciens
d’aujourd’hui.

M. Cocheris rapporte qu’alors, au plus fort de la Terreur, un prêtre
proscrit caché dans une chambrette de l’édifice, dit chaque jour sa
messe juste au-dessus de la salle où siégeait le terrible comité.

En 1795 on plaça ici l’École centrale, que vint remplacer peu après
l’École des Beaux-Arts, l’édifice s’acheminant peu à peu vers sa
définitive destination. Napoléon enfin, en 1806, l’attribua à l’Institut
de France. Ainsi Mazarin donnait l’hospitalité à Richelieu et l’Académie
Française depuis tant d’années vagabonde et jusqu’ici se réunissant en
des locaux peu en rapport avec sa dignité, trouvait enfin un domicile.

Tout a bien changé aujourd’hui dans l’antique ville de l’Université, les
transformations du XVIIIᵉ siècle, le grand ouragan de la Révolution et
enfin les démolitions de notre époque ont tout bouleversé. Les écoliers
de toute nation écoutant les maîtres en la rue du Fouarre, assis sur des
bottes de paille, nous semblent aussi loin que les Mèdes et les Perses.

[Illustration: LA SORBONNE]

Et cependant il est encore sur la Montagne de science, dans les vieilles
rues laissées à l’écart dédaigneusement par les grandes voies modernes,
beaucoup de ces noires maisons, aux façades plus ou moins modifiées, se
cachant un peu honteuses parmi les bâtisses neuves, il est de vieilles
pierres qui ont vu les maîtres d’autrefois, les longues robes noires
des docteurs, les bonnets des sorbonnagres, les surcots râpés, les
souquenilles rapiécées des boursiers, et qui peuvent se rappeler les
tumultes des écoliers courant assiéger l’abbaye de Saint-Germain des
Prés, les moines et les écoliers, salade en tête, arquebuse à la main,
descendant aux barricades du XVIᵉ siècle ou aux émeutes de la Fronde,
comme plus tard des étudiants et des polytechniciens sont allés aux
barricades de 1830 et de 1848.

Avant de loger les étudiants de Gavarni et de Murger, apprentis médecins
ou notaires, professeurs, avocats et pharmaciens, ces vieilles maisons
tant de fois rafistolées ont abrité d’innombrables générations
d’écoliers, dont les habits et les idées, les goûts et les
enthousiasmes, et les mœurs aussi, varièrent beaucoup plus qu’elles.
Néanmoins, les coins ayant gardé un peu la physionomie du Quartier Latin
deviennent très rares; il subsiste à peine, respecté par le boulevard
Saint-Michel, un petit morceau de la rue de la Harpe qui montait à la
porte Saint-Michel, un peu de la rue Saint-Jacques et des débris de rues
çà et là.

Sont restés plus intacts les entours de Saint-Séverin et de Saint-Julien
le Pauvre, la rue de la Huchette, la rue de la Parcheminerie qui tire
son nom du dépôt des parchemins que l’Université allait acheter au
Landit, la rue Hautefeuille aux belles tourelles, la rue Serpente,
quelques ruelles du quartier Saint-André-des-Arts.

D’autres ruelles noires et sinistres se retrouvent encore, rues de
populace, autour des anciennes écoles de Médecine, débouchant sur la
place Maubert transformée, qui voit en ce moment de grandes maisons de
rapport confortables et bourgeoises remplacer les antiques bâtisses des
XVᵉ et XVIᵉ siècles tombées en misère.

Après la grande expropriation révolutionnaire de tous les édifices
religieux ou scolaires du quartier, la désaffectation des églises,
couvents, chapelles, collèges, et la démolition qui fut ensuite le sort
de la plupart de ces édifices, vinrent, pour donner le dernier coup à ce
qui avait pu échapper, les grands travaux d’édilité de notre époque. Le
boulevard Saint-Michel traversa inflexiblement tout un quartier de
vieilles rues serrées; par bonheur le palais des Thermes et l’hôtel de
Cluny ne se trouvèrent point sur son passage, car il les eût sans pitié
renversés. La rue des Écoles et le boulevard Saint-Germain ensuite
firent non moins rigoureusement leur trouée à travers tout ce qui se
trouva sur le tracé arrêté, bicoques quelconques ou édifices
intéressants. Pendant qu’on y était on opéra même des trouées à droite
et à gauche de la voie, achevant sans nécessité des édifices entamés
comme les sauvages égorgent des blessés sur un champ de bataille. Ainsi
disparurent la tour de la Commanderie de Saint-Jean de Latran et
l’église Saint-Benoît, de même que la rue Soufflot fit disparaître les
derniers débris du couvent des Jacobins et les ruines de l’antique
Parloir aux Bourgeois, annexe de leur réfectoire.

Quelles traces retrouverait-on aujourd’hui des vieux collèges? Bien peu
de choses, tant de restes vénérables, de débris artistiques doublement
précieux, qui avaient survécu aux coups violents de la Révolution ont
été perdus par négligence, abandonnés à la spéculation, au vandalisme
privé, ou bien ont été abattus par le vandalisme officiel, par le pic et
la pioche des démolisseurs administratifs. Les sectateurs de
l’inflexible ligne droite, gens sans pitié ni merci, les sacrifiaient
pour des rues qui auraient certes gagné à s’infléchir un peu, pour des
boulevards d’une aride monotonie, qui n’ont pas consenti à s’orner de
monuments précieux par leurs souvenirs ou par leurs mérites artistiques.

A part les deux dômes des cardinaux, on retrouve difficilement trace des
bâtiments universitaires d’antan. L’École polytechnique conserva presque
jusqu’à nos jours la vieille chapelle de Navarre et le grand bâtiment
gothique de la Bibliothèque qui lui faisait pendant de l’autre côté de
la cour; ces débris ont disparu il y a une trentaine d’années. Il reste
dans l’ancienne rue des Sept-Voies, aujourd’hui rue Valette, le collège
de Fortet, maison particulière, une façade du XVIIIᵉ siècle du collège
de la Mercy, rue des Carmes la chapelle des Irlandais; dans la rue de
Bièvre, une statuette de saint Michel au-dessus d’une porte indique
l’entrée de l’ancien collège Saint-Michel ou de Chanac dont le cardinal
Dubois fut boursier...

On peut retrouver quelques maisons pour la plupart sans caractère
extérieur qui ont appartenu à d’autres collèges, mais ce sera tout, avec
la chapelle du collège Mignon, rebâtie en 1749, et la belle chapelle du
collège de Beauvais.

Le local de la vieille école de médecine, rue de la Bucherie, à l’angle
de la rue du Fouarre, existe encore en partie. La vieille maison achetée
aux Chartreux au XVᵉ siècle fut modifiée et agrandie au XVIIᵉ siècle;
elle eut alors une certaine décoration extérieure sur la cour, des
frontons et des sculptures. A l’intérieur on y trouvait une grande salle
décorée des portraits des doyens, local pour les assemblées de la
Faculté, les élections et les examens, une rotonde d’amphithéâtre
terminée en coupole, des salles de cours, etc... Les vieux bâtiments aux
ogives gothiques sont aujourd’hui transformés en lavoirs et en
logements. A côté c’est encore pis, car la coupole abrite une maison
honteuse.

Cette installation, très belle pour un lavoir, médiocre pour la Faculté
de médecine, fut abandonnée peu avant la Révolution pour les bâtiments
construits en face du couvent des Cordeliers, édifice à l’antique, comme
un temple grec et qui figure, comme on l’a dit, plutôt un temple à
Esculape qu’une école de médecine.

Le fameux Pré aux Clercs, champ de promenade que les escoliers
considéraient comme leur propriété et qu’ils prétendaient leur avoir été
concédé par Philippe-Auguste, s’étendait sur d’immenses espaces le long
de la Seine à peu près jusqu’à l’Esplanade des Invalides actuelle. Le
mur de Paris aboutissant à l’aile gauche du palais de l’Institut avec la
tour de Nesle et sentinelle sur la berge, la campagne commençait là. Il
n’y eut d’abord de ce côté aucune construction dans les prairies d’où
surgissaient à peu de distance les murs crénelés et les flèches de
l’abbaye de Saint-Germain, puis au XIVᵉ siècle s’éleva le séjour de
Nesle, dépendance contenant les écuries et divers bâtiments de service
du grand hôtel de Nesle _intra muros_.

Le Pré aux Clercs se subdivisait en deux parties: le petit pré, objet
des perpétuelles contestations entre les moines et l’Université, était
un champ irrégulier

[Illustration: COUR DE L’ANCIENNE ÉCOLE DE MÉDECINE, RUE DE LA BUCHERIE.
ÉTAT ACTUEL]

[Illustration: ORGANISATION DU CONSEIL DES SEIZE, AU COLLÈGE FORTET
(_aujourd’hui rue Valette, 21_)]

circonscrit d’un côté par le séjour de Nesle et sur les autres faces par
la Seine, par le fossé de l’abbaye, maintenant rue Jacob, et par la Noue
ou petite Seine, le canal fournissant l’eau des fossés abbatiaux, et
représenté maintenant par la rue Bonaparte. Le grand pré aux Clercs, de
l’autre côté de la petite Seine, étendait au loin ses vallonnements
herbeux, verdoyants ici, pilés là-bas, coupés d’oseraies et de saulaies
sur les berges, déboulant en pente jusqu’aux roseaux. Ce n’était pas une
promenade régulière, bien peignée comme nous les arrangeons maintenant,
c’était la nature libre et fleurie à son gré, des champs d’herbe drue
pour les jeux, des sentiers serpentant capricieusement dans le vert ou
se perdant aux endroits battus par la foule. Des lignes de peupliers
fournissaient l’ombrage, et abritaient çà et là des cabarets de
campagne; sur la rive passaient les gros chevaux de halage pour la
nombreuse batellerie qui égayait la Seine.

[Illustration: LES ÉCOLIERS PÊCHANT LE POISSON DE L’ABBAYE DE
SAINT-GERMAIN]

Le petit pré aux Clercs, outre les bagarres entre écoliers et moines,
vit aussi se dérouler quelques scènes de l’histoire parisienne. Le champ
clos de l’Abbaye, la lice des combats judiciaires, entamait un peu ce
pré; le 30 mai 1357, pendant les troubles de la commune de Paris, après
la prise du roi Jean à Poitiers, le roi de Navarre, allié d’Étienne
Marcel, s’en vint sur un échafaud ou tribune, préparé sur les murs de
l’abbaye pour le roi de France quand il venait assister aux duels
judiciaires, parler aux Parisiens rassemblés dans le petit pré au nombre
de plus de dix mille. «Moult longuement sermonna et tant que l’on avait
dîné par Paris quand il cessa,» disent les grandes Chroniques de
Saint-Denis. Charles le Mauvais, roi de Navarre, essayait de tourner les
Parisiens à son parti, comme Marcel et les meneurs n’y étaient déjà que
trop portés.--«Contre le roi ni contre le duc (le Dauphin Charles, duc
de Normandie) il ne dit rien apertemment, toutefois dit-il assez de
choses déshonnêtes et vilaines par paroles couvertes.»

Comme dans tous les temps de révolution, on «_haranguait_» beaucoup en
ce temps et sans parler de tous les discoureurs aux séances des états,
aux assemblées de l’Université, on vit le duc de Normandie, pour essayer
de ramener les Parisiens au parti royal, s’en aller en janvier 1358,
avec sept ou huit hommes seulement, haranguer à cheval le peuple
convoqué aux Halles. Pour contre-balancer l’effet de cette harangue sur
le populaire presque retourné, le prévôt des marchands organisa une
autre réunion--réunion publique contradictoire, comme on dirait
maintenant--à Saint-Jacques de l’Hôpital et fit parler dans cette séance
tumultueuse l’échevin Toussac, lequel parla si bien que les gens du
parti opposé durent se taire ou se retirer. Et peu après, en février,
Étienne Marcel ayant fait massacrer sous les yeux du Dauphin les
maréchaux de Champagne et de Normandie, monta à son tour haranguer d’une
fenêtre de la maison aux piliers, le peuple couvrant la grève, «moult
grand nombre de gens armés» qui l’approuvèrent et l’acclamèrent.

Le grand pré aux Clercs, théâtre des ébats de la gent universitaire, fut
jusque sous Louis XIV la promenade favorite des Parisiens, quelque chose
comme le Bas-Meudon du moyen âge, un Bas-Meudon que l’on avait à sa
porte, à proximité de tous les quartiers centraux, de cette population
que l’agrandissement démesuré de Paris force aujourd’hui, pour
apercevoir un peu de verte campagne, à entreprendre un véritable voyage.

Au temps de la Réforme, le Pré aux Clercs joua son rôle dans les
troubles. Tout Paris s’en allait aux belles soirées d’été respirer l’air
frais dans ces prairies gracieusement baignées par la Seine, dans le
paysage si magnifiquement encadré, vers le couchant, où tourne la
rivière, par de jolies collines verdoyantes, et de l’autre côté par le
hérissement superbe de la grande ville silhouettant ses tours
innombrables et ses clochers, le vieux Louvre, l’île du Palais, la
montagne Sainte-Geneviève, les abbayes, et couvrant la Seine de ponts
étranges chargés de maisons.

Quelque soir des calvinistes et des écoliers à la promenade commencèrent
à chanter les psaumes de David mis en vers français par Clément Marot;
on écouta d’abord leurs chants avec curiosité, puis les écouteurs
entraînés se mirent à chanter aussi; le fait se reproduisit et l’on vit
bientôt chaque soir tous les promeneurs, formés en longs cortèges,
parcourir le pré au chant des psaumes. Des seigneurs de la cour, avec
eux Antoine de Bourbon, le roi de Navarre, et la reine, s’en vinrent
plusieurs fois de suite écouter ces chants et même faire leur partie
dans le chœur. Les catholiques se plaignirent et sollicitèrent des
ordres du roi pour faire cesser ces promenades chantantes, qui
menaçaient d’être bientôt une occasion de querelles et de désordres.

[Illustration: COUPOLE DE L’ANCIENNE ÉCOLE DE MÉDECINE, RUE DE LA
BUCHERIE, ÉTAT ACTUEL]

C’était en 1558, l’année que les étudiants eurent encore maille à partir
avec l’abbaye. On sait que les écoliers, excités par Ramus, prétendant
que les moines avaient tiré sur eux des coups de fauconneaux du haut de
leurs remparts, brûlèrent quelques maisons du pré. Pour ce fait
d’incendie, un écolier huguenot, Baptiste Croquoison, fut brûlé au Pré
aux Clercs et l’on n’obtint pour lui que la grâce d’être étranglé sur le
bûcher.

A cette époque déjà la rue de Seine et quelques ruelles s’intercalaient
entre la porte de Nesle et le Pré aux Clercs et rejoignaient le faubourg
Saint-Germain, formé entre le rempart, l’abbaye et le chemin de
Vaugirard. En ce naissant faubourg Saint-Germain habitaient beaucoup de
huguenots, et ceux-là seulement des seigneurs huguenots venus à Paris
pour les noces d’Henri de Navarre, qui se logèrent chez leurs
coreligionnaires du faubourg, échappèrent à la Saint-Barthélemy.

Certaines maisons du faubourg étaient particulièrement signalées à la
haine des catholiques, les protestants s’y réunissaient pour des
cérémonies religieuses et, à l’occasion, pour des conciliabules
politiques. Des catholiques ardents, des écoliers rôdant en quête de
tumultes, surprirent plus d’une fois le secret de ces réunions. Alors
des foules ameutées assiégeaient ces maisons protestantes, tuant et
pillant, aidées par les archers du guet accourus au bruit, lesquels
traînaient aux prisons les malheureux huguenots hommes ou femmes,
échappés à la populace.

[Illustration: TOURELLE DES CHARTREUX]

Quelquefois les catholiques avaient affaire à forte partie, en cette
petite Genève comme on appelait la rue des _Marais_, maintenant
_Visconti_, au petit Pré aux Clercs, qui était un véritable centre
protestant, et où certaines maisons communiquaient entre elles par des
passages secrets pour faciliter les évasions en cas d’alerte. A
l’attaque de la maison d’un sieur le Vicomte, deux gentilshommes
chargèrent avec une telle furie les assaillants qu’ils les mirent en
déroute, ce qui permit aux protestants assemblés de s’échapper. Seul le
maître de la maison fut pris et envoyé avec sa famille pourrir dans les
cachots du Châtelet.

Une autre fois, et pourtant dans un moment d’accalmie des querelles
religieuses, les protestants, rassemblés en la maison d’un sieur de
Longjumeau, furent assaillis par une bande d’écoliers et subirent un
véritable siège, qui, devant la rude défense des assiégés, se changea en
un blocus. Au bout de quatre jours, la maison ayant brèches ouvertes et
se trouvant à moitié démolie, les protestants affamés, après avoir en
vain réclamé secours au Parlement, après avoir courageusement ferraillé,
profitèrent d’une négligence des assaillants pour s’ouvrir une issue par
laquelle ils eurent la chance de battre en retraite, emmenant leurs
blessés, mais laissant quelques morts.

[Illustration: LE PRÉ AUX CLERCS (XVIᵉ SIÈCLE)]

Le Pré aux Clercs fut occupé par l’armée d’Henri IV en 1589, lorsque le
roi tenta d’enlever Paris par une surprise qui ne réussit point. Les
guerres civiles et le siège qui les termina amenèrent la ruine et la
dévastation des faubourgs. Quand la tranquillité revint, des rues
nouvelles se créèrent rapidement au bourg Saint-Germain.

Une circonstance hâta la fin du petit Pré aux Clercs. Marguerite de
Valois, épouse divorcée de Henri IV, rentrée à Paris et logée à l’hôtel
de Sens, voulut se construire un palais sur la rive gauche de la Seine,
en face des Tuileries de sa mère Catherine. Sur la rue de Seine s’éleva
bientôt un assez vaste hôtel de pierres et briques dont le pavillon
central, terminé par un lanternon, comme le montre le plan de Méryan,
donnait juste en face de la vieille porte de Nesle. Ce pavillon existe
encore dans la cour du numéro 6 de la rue de Seine actuelle.

Derrière, sur les terrains du petit Pré aux Clercs et d’une partie du
grand Pré, s’étendaient des jardins au milieu desquels la reine Margot
installa en 1609 une communauté de moines Augustins, «_les Augustins
déchaussés de la reine Marguerite_» dans une petite chapelle, dite
_chapelle des Louanges_, dont le dôme fut la première coupole construite
à Paris. «La reine voulut, dit Dulaure, que ces moines chantassent jour
et nuit sans discontinuer de deux en deux, en se relevant d’heure en
heure, à la louange du Seigneur, des hymnes et cantiques sur des airs
modernes qui leur seraient prescrits. Elle exigeait, en outre, que ces
frères, chanteurs éternels, ne sortissent jamais du couvent, ni eussent
aucune communication avec les séculiers.»

La reine Margot ainsi faisait faire ses pénitences par d’autres. Après
quelques années de plain-chant, trouvant la pénitence suffisamment
faite, ou fatiguée de la musique des pauvres moines, elle les expulsa
sans plus de façons, les remplaçant en 1609 par des Augustins chaussés
de la réforme de Bourges, qu’elle laissa à sa mort avec des
constructions commencées, beaucoup de dettes et pas de ressources.

Les Augustins trouvèrent heureusement des protections, la reine Anne
d’Autriche leur éleva une église dont la chapelle des Louanges forma le
chœur, et elle acheva la construction de leur couvent. A la Révolution,
le couvent des Petits-Augustins devint le Musée des monuments français
et plus tard l’École des Beaux-Arts. Alexandre Lenoir qui rendit à l’art
d’inappréciables services, avec le concours d’une commission de savants
et d’artistes, véritable commission de sauvetage fonctionnant en pleine
Terreur au milieu du vandalisme déchaîné, s’efforça de réunir dans ce
musée les débris intéressants de tant d’édifices renversés, de superbes
morceaux, monuments artistiques, tombeaux, statues, fragments divers
d’un précieux intérêt historique, tout ce qu’il put enfin arracher aux
démolisseurs forcenés, à travers de nombreux dangers et même au prix
d’un coup de baïonnette reçu en protégeant le tombeau de Richelieu.

Au delà des Augustins un grand parc, le _jardin de la Reine Marguerite_,
ouvert au public, s’étendait le long de la Seine jusque vers la rue du
Bac. Hôtel, jardin et parc furent vendus pour payer les dettes de la
reine Margot, la promenade disparut au grand déplaisir des Parisiens;
des hôtels et des rues s’élevèrent plus loin même que la rue du Bac. Au
commencement du règne de Louis XIV, comme on le voit sur le plan de
Gomboust, il ne restait plus que l’extrémité du Pré aux Clercs, derrière
la Grenouillère continuant le quai Malaquais, bordée de maisons et de
cabarets, avec des chantiers de bois flotté à la suite. Peu à peu, après
des aliénations successives par l’Université propriétaire des terrains,
le faubourg Saint-Germain dévora tout ce qui restait de l’antique Pré
aux Clercs et il n’en demeure plus, comme souvenir, que le nom de rue de
Sorbonne ou rue de l’Université donné à la grande voie traversant les
champs d’esbattement de messieurs les écoliers, transformés en jardins
d’hôtels aristocratiques.



[Illustration: L’HÔTEL DE BOURBON] CHAPITRE VII

PARIS FÉODAL


I

     Petits palais et grands hôtels.--L’hôtel de Bourbon.--La trahison
     du connétable.--Les États généraux de 1614 dans la grande salle de
     l’hôtel.--Le séjour de Nesle.--Les femmes des trois fils de
     Philippe le Bel.--Marguerite, Jeanne et Blanche de Bourgogne.--La
     tour de Nesle et sa légende.--Le duc Jean de Berry.--Benvenuto
     Cellini au Petit-Nesle.--L’hôtel de Nevers-Gonzague.--La tête de
     Coconas.--L’hôtel de Bourgogne.--Jean sans Peur et le duc
     d’Orléans.--Bourguignons et Armagnacs.--Les bouchers de
     Paris.--Chaperon blanc et bonnet rouge.--Caboche et Capeluche.--Le
     théâtre de l’hôtel de Bourgogne.--Gauthier-Garguille et Turlupin,
     successeurs de Jean sans Peur.

[Illustration: LA FENÊTRE DU MEURTRIER]

Ce que fut le Paris carolingien, nous ne pouvons que très difficilement
nous le figurer. Il est plus facile de se représenter le Paris
gallo-romain dont on a retrouvé tant de traces, dont il reste même des
monuments, mais le Paris des époques intermédiaires entre ces temps si
lointains et l’épanouissement merveilleux du siècle des cathédrales,
demeurera à jamais enfoui dans l’inconnu. Il n’a pas laissé de traces ou
du moins s’il reste quelques pierres de ces temps, elles sont cachées
dans le sol, recouvertes par les constructions postérieures, elles ont
servi de soubassement au Paris des époques suivantes.

Tout a disparu. Paris plus souvent bouleversé que n’importe quelle ville
ne possède pas le plus petit coin de maison romane comme on en rencontre
encore quelquefois ailleurs, pauvres, vieilles, ridées et crevassées,
oubliées en quelques tranquilles cités de province, sur lesquelles le
temps semble avoir pesé moins lourdement ou qui furent moins exposées
aux bouleversements de la guerre et de l’enrichissement, ces deux
grandes causes de destruction.

Pour les humbles maisons des artisans, celles des bourgeois même,
construites en matériaux de médiocre durée, cette disparition complète
ne peut surprendre, mais pour les logis plus importants, les maisons que
des grands seigneurs laïques et ecclésiastiques, des magistrats, des
gros fonctionnaires devaient posséder en ville, le fait qu’aucun vestige
n’en soit resté ne peut s’expliquer que par l’afflux perpétuel de la
richesse sur le même point, et les changements non moins perpétuels et
les reconstructions qu’elle entraîne. Nous ne pouvons guère nous faire
une idée des villes d’autrefois, des pauvres toits du populaire et des
demeures plus importantes, nobles ou bourgeoises, que sur de vagues
indications fournies par des enluminures sommaires ou fantaisistes
d’antiques manuscrits.

«Aux constructions de pierre de l’époque gallo-romaine, dit Viollet le
Duc, sont venues, après les invasions, s’ajouter des ouvrages de
charpenterie, système de construction particulier aux races du Nord et
de l’Est. Dans les villes fermées de murailles où l’espace par
conséquent était mesuré, les deux systèmes se superposèrent; sur les
rez-de-chaussée en maçonnerie suivant les traditions gallo-romaines, se
superposèrent des étages en pans de bois pour gagner en hauteur l’espace
qui manquait en surface... Il suffit de jeter les yeux sur les
manuscrits occidentaux des IXᵉ, Xᵉ et XIᵉ siècles, sur quelques
sculptures d’ivoire de cette époque et même sur la tapisserie de Bayeux
pour constater l’influence des traditions gallo-romaines dans les
maçonneries du rez-de-chaussée des habitations et celle des
constructions de bois indo-germaniques pour les couronnements des palais
et des maisons, tandis que les églises affectent toujours la forme de la
basilique latine ou celle de l’édifice byzantin.»

L’architecture civile a brisé le moule romain aussitôt après la chute de
l’empire, et au bout de peu de temps rien ne rappelle plus, dans les
villes bâties sur nos fleuves gaulois, la vieille métropole du Tibre,
cette Rome, mère d’une innombrable quantité de petites Romes qu’elle
avait pour ainsi dire modelées, ou plutôt déguisées à son image, dans
les contrées les plus différentes et sous les climats les plus divers.
Aussitôt après l’écroulement de Rome et des idées romaines tout se
modifia. La caractéristique de l’architecture des époques suivantes fut
l’importance de la charpenterie: les fortifications des villes
elles-mêmes s’en ressentirent, sur les débris des tours gallo-romaines
ébréchées par les guerres s’élevèrent des étages de bois hourdé. Sans
remonter jusqu’au gros donjon de bois du camp de Clovis, le _Lower_ sur
l’emplacement duquel Philippe-Auguste bâtit plus tard le château royal
du Louvre, on voit au IXᵉ siècle, quand Paris se défend contre les
Normands, les têtes de pont couronnées par des ouvrages et des tours de
bois.

[Illustration: SOMMET DE L’ESCALIER DE LA TOUR JEAN-SANS-PEUR]

Le Paris des temps Carolingiens répandu sur la rive droite devant
l’ancienne Lutèce de l’île, ayant à peine quelques têtes de faubourgs
sur la rive gauche, entre la rivière et les abbayes, devait présenter
derrière ses remparts élevés à la hâte et criblés de blessures par les
sièges, un ensemble d’assez rude apparence, de massives constructions de
chefs militaires, des logis de l’aristocratie bourgeoise et marchande,
décorés avec un art encore grossier qui se cherchait dans les
ressouvenirs ou les imitations de l’époque romaine, des façades posées
au rez-de-chaussée sur des arcades protégeant contre la pluie et la
neige les passants et les petits marchands; puis, au centre, surtout aux
endroits où la ville se serrait près des ponts communiquant avec la
vieille cité, des maisons de bois, pressées, se hissant les unes sur les
autres avec leurs étages encorbellés sur de grosses poutres surplombant
rues et ruelles.

Ainsi par de lentes modifications nous arrivons aux siècles du moyen
âge, aux architectures que nous connaissons parfaitement, non seulement
par les représentations plus fidèles des miniatures qui enrichissent
tant de beaux manuscrits, mais de plus par les spécimens qui nous en
restent, fragments de palais, hôtels ou maisons encore habités, abritant
encore, après tant de générations, les descendants trop souvent ingrats
et malveillants de ceux qui les ont construits.

Si des maisons du XIIIᵉ siècle il ne peut rester à Paris que des
fragments nombreux, cachés dans les bâtisses postérieures, ou des pans
de murs, au fond des vieux pâtés de maisons aux façades plusieurs fois
rhabillées, au fond des quartiers anciens, s’il ne subsiste des hôtels
seigneuriaux de ces temps rien à peu près d’antérieur au XIVᵉ siècle,
les documents ne manquent plus et l’on peut très bien se faire une idée
exacte du Paris du moyen âge, avec les vieux historiographes de Paris,
avec toutes les peintures et gravures qui nous ont transmis la
physionomie des rues étroites, si grouillantes sur certains points de
croisements des grandes artères, et si encombrées de populaire, de
marchands, de chariots et de cavaliers, et l’aspect des grands logis
féodaux, des demeures de ville de hauts et puissants seigneurs, princes
de sang royal, grands officiers de la couronne, ou seigneurs
ecclésiastiques.

Ces logis féodaux, manoirs ou _séjours_ comme on disait au XIVᵉ siècle,
bâtis cependant de façon à traverser les siècles, étaient plus exposés
aux destructions que les simples logis populaires. Leurs murs étaient de
taille à braver les coups de force des révolutions, à résister aux
tempêtes populaires si fréquentes sur l’océan parisien, mais les
révolutions de la mode, cette reine puissante, et les brusques
changements qu’elle apporte dans les goûts et les idées, ont eu raison
de la plupart d’entre eux.

Si l’emplacement de ces hôtels seigneuriaux était bon, pas trop éloigné
des logis du roi, soit du Louvre, soit de Saint-Paul ou des Tournelles,
ces hôtels, suivant la fortune de leurs possesseurs, subissaient pour se
mettre au goût du siècle des transformations, des reconstructions
partielles ou totales. Si au contraire l’emplacement était médiocre, si
peu à peu la marée parisienne montait, si les maisons de marchands et de
populaire, envahissant jardins et cultures, venaient se coller aux
murailles seigneuriales, alors ses nobles possesseurs s’en allaient en
quelque quartier nouveau et plus aristocratique bâtir de nouveaux logis,
abandonnant les anciens à quelque riche marchand qui l’occupait avec ses
commis ou le partageait en divers logements.

Des grands logis du moyen âge ce sont surtout ces derniers hôtels
abandonnés au populaire qui nous sont restés. Ainsi l’hôtel des
archevêques de Sens, l’hôtel des abbés de Cluny, le manoir de ville de
Jean sans Peur, qui était une espèce de château fort élevé tout près des
remparts parisiens, l’hôtel des prévôts de Paris, près des remparts
aussi, mais sur un autre point, ont survécu à tant d’autres logis de
grands barons dont il n’est pas resté une pierre, et, plus ou moins
diminués ou abîmés, sont venus jusqu’à nous, peut-être parce qu’ils sont
tombés en roture dès le temps de Louis XIV.

[Illustration: L’HÔTEL DU CHEVALIER DU GUET]

L’hôtel de la Trémouille, magnifique spécimen de l’architecture civile
du XVᵉ siècle, l’hôtel du Chevalier du guet, plus ancien et plus sévère,
avaient ainsi traversé les siècles jusqu’à notre époque, tandis que tout
vestige avait dès longtemps disparu d’autres grandes et illustres
demeures. Ceux-là, ce sont des travaux d’édilité, des percées de rues
qui leur ont donné le coup suprême.

Tout près du vieux Louvre de Philippe-Auguste, du Louvre à la grosse
tour suzeraine, s’élève au commencement du XIVᵉ siècle l’hôtel de
Bourbon, bâti en 1309 par un prince de la maison de France, Louis de
Bourbon, fils du comte de Clermont; cet hôtel, agrandi et embelli dans
le courant du XIVᵉ siècle, occupe tout le carré formé par les fossés du
Louvre, la rue du Petit-Bourbon conduisant à Saint-Germain l’Auxerrois,
et la rue des Poulies qui aboutit à l’arche de Bourbon jetée sur la
berge au-dessus d’un abreuvoir.

Sur le quai au coin de la rue des Poulies se dresse un grand corps de
logis à trois pignons, dont le plus grand, au milieu, porte une
bretèche, une belle loge fermée à balustrade délicatement sculptée, où
se découpent dans un entrelacement de fleurs de lis, les lettres du mot
«_Espérance_». Un long bâtiment, la _galerie dorée_, ornée de peintures,
borde le quai. En arrière est une cour dominée par le bâtiment de la
grande salle au pignon flanqué de tourelles, au comble énorme, aussi
élevé, dit Sauval, que celui de Saint-Eustache.

Cet hôtel de Bourbon a bien des pages tragiques en son histoire. En 1418
lorsque Perrinet Leclerc livra Paris aux Bourguignons, les tueurs du
parti de Bourgogne, ayant par le massacre vidé les prisons de tous les
Armagnacs qu’on y avait jetés, s’en vinrent après «_l’occision_» à
l’hôtel de Bourbon où ils tuèrent encore tout ce qu’ils rencontrèrent.
Et ayant, dans le pillage qui accompagnait naturellement ces horreurs,
trouvé dans une chambre «une grant bannière comme estandard où il y
avait un dragon figuré qui par la gueule jetait feu et sang, si furent
plus mus en ire que devant et la portèrent par tout Paris, les épées
toutes nues, criant sans raison: «Veez ici la bannière que le roy
d’Angleterre avait envoyé aux faux Arminaz...» et par tous les
carrefours se replongeant dans leur soulerie de sang, écorcheurs et
bouchers toute la nuit encore assaillirent tous ceux qu’on leur
signalait comme Armagnacs, sans même demander aucune preuve, et
massacrèrent hommes et femmes, les laissant nus sur le pavé, sans que le
duc de Bourgogne osât ou pût arrêter la tuerie!»

Un siècle après l’hôtel était en la possession du connétable de Bourbon,
comte de Montpensier et dauphin d’Auvergne, duc de Bourbon, comte de
Clermont, de Forez, de la Marche, de Gien, etc., etc., possesseur
d’immenses domaines, prince du sang, aussi près du trône que son logis
de Paris l’était du château royal du Louvre. Héros de Marignan, seigneur
magnifique éblouissant la cour par son luxe et son opulence, Bourbon de
plus était un homme beau et bien fait.

La mère du roi, Louise de Savoie, fatale en plus d’une occasion à
d’autres personnages et à la France, princesse alors âgée de
quarante-sept ans, s’éprit du superbe connétable qui dépassait de peu la
trentaine et venait de perdre sa femme Suzanne de Bourbon-Beaujeu.
Louise de Savoie rêvait de l’épouser, mais ses avances à différentes
reprises furent repoussées. Alors, la haine remplaçant l’amour déçu,
Louise de Savoie, liguée avec le chancelier Duprat, autre ennemi de
Bourbon, chercha par un grand procès en Parlement, à enlever au
connétable les terres de la maison de Bourbon qu’il tenait d’une
donation de sa femme et qui formaient peut-être la moitié de ses
domaines.

Un premier procès fut perdu par le connétable, le comté de la Marche lui
fut enlevé et il parut à tous que Louise devait avoir gain de cause pour
le reste. C’est alors que les émissaires de Charles-Quint vinrent
trouver le connétable et, profitant de sa fureur, réussirent à
l’entraîner dans une trahison qui n’allait à rien moins qu’au
démembrement de la France, dont on devait, avec un des morceaux ajouté
aux terres du connétable, fabriquer un royaume de Bourgogne. Les
événements se précipitèrent, la fuite de Bourbon hors du Royaume, le
connétable de France à la tête des bandes allemandes de l’Empereur,
l’invasion de la Provence et la défaite de Pavie.

Pendant ce temps, à Paris, le Parlement instruisait lentement le procès
du traître, confisquait tous ses biens, flétrissait sa mémoire, le
retranchait de la race des Bourbons «comme notoirement dégénéré des
mœurs et fidélité des autres sieurs de ladite maison».

[Illustration: L’HOTEL DE LA REINE MARGUERITE SUR L’EMPLACEMENT DU PETIT
NESLE, ET LA CHAPELLE DES LOUANGES AU PETIT PRÉ AUX CLERCS]

En conséquence de l’arrêt, un jour de 1527, le connétable étant déjà
mort du coup d’arquebuse que Benvenuto Cellini se vantait d’avoir tiré
sur lui à l’assaut de Rome, l’hôtel de Bourbon paya pour lui. Devant la
foule assemblée on commença par décapiter, en signe d’infamie, la
tourelle formant l’angle de la rue des Poulies; puis le bourreau de
Paris brisa les armoiries du connétable, barbouilla d’ocre jaune,
couleur de flétrissure, le portail d’entrée, la _porte dorée_, les
fenêtres et tous leurs ornements et sema du sel dans les appartements.

Les marques infâmes de la trahison furent longtemps visibles et la
tourelle d’angle demeura informe et tronquée jusqu’à la démolition de ce
qui restait de l’hôtel en 1758. Cette flétrissure n’empêcha pas la
grande salle de servir, de 1614 à 1615, aux séances solennelles des
États généraux, les derniers convoqués avant ceux de 89, les séances
ordinaires se tenant aux Augustins.

Il y eut là des scènes qui furent comme la répétition de ce qui devait
se passer cent soixante-quinze ans plus tard: querelles d’étiquette
d’abord, dissentiments profonds entre les ordres, prétentions des uns
dans leurs cahiers, doléances et réclamations des autres, présentation
solennelle au roi des cahiers des trois ordres dans la grande salle de
l’hôtel de Bourbon, puis mise à la porte sans façon des députés du
tiers, qui le lendemain en arrivant pour siéger aux Augustins trouvèrent
la salle fermée et démeublée, avec défense de se réunir ailleurs. Il
fallut s’en aller; le tiers état n’était pas mûr alors pour un serment
du Jeu de Paume.

Cette grande salle, salle de fêtes et salle de bal aux beaux jours de la
jeunesse de Louis XIV, fut, au milieu du XVIIᵉ siècle, transformée en
théâtre, sur lequel alternativement jouèrent la comédie Italienne et la
troupe de Molière. Celle-ci y donna le 18 novembre 1659 la première
représentation des _Précieuses Ridicules_ et, le 28 mai 1660, celle de
_Sganarelle_. Molière y joua pendant deux ans; un jour la troupe
arrivant pour la représentation trouva la salle en démolition, on
mettait les acteurs à la porte comme de simples députés du tiers aux
États généraux, pour faire de la salle le garde-meubles de la Couronne.

Cette affectation nouvelle, privant la cour d’une salle spéciale pour
les fêtes, l’obligea à chercher dans le Louvre un emplacement nouveau,
ce qui fut cause qu’au premier bal, le feu prit au palais et faillit
brûler, avec une foule de meubles précieux, le pauvre cardinal Mazarin
alors presque mourant dans son lit. Quant à la troupe de Molière, le roi
lui avait donné une autre salle, celle construite par Richelieu pour la
représentation de _Mirame_, dans le Palais-Royal, alors Palais Cardinal.

Les derniers restes du Petit-Bourbon transformés en garde-meubles ne
tombèrent qu’en 1758, lors des travaux qui dégagèrent le Louvre de vieux
bâtiments de service accolés à la façade orientale et permirent de voir
cette fameuse colonnade de Perrault chantée par Boileau:

    Dans Florence jadis vivait un médecin
    Savant hableur, dit-on, et célèbre assassin...
    Le rhume à son aspect se change en pleurésie
    Et par lui la migraine est bientôt frénésie...
    Notre assassin renonce à son art inhumain
    Et désormais la règle et l’équerre à la main
    Laissant de Galien la science suspecte
    De méchant médecin devient bon architecte...
    Soyez plutôt maçon si c’est votre talent...

Juste en face de l’hôtel de Bourbon, de l’autre côté de la Seine,
d’autres somptuosités, d’autres superbes bâtiments lui font pendant,
comme la tour de Philippe Hamelin ou de Nesle, de l’enceinte de Paris,
fait pendant à la tour du coin de l’enceinte du Louvre. L’hôtel de
Nesle, de fameuse et légendaire mémoire, a été bâti au XIIIᵉ siècle par
un seigneur de Nesle, sur le terrain formant ici l’angle saillant de
l’enceinte de Philippe-Auguste. En 1308, Amaury de Nesle vendit son
hôtel au roi Philippe le Bel qui ne le garda pas longtemps, pas plus que
son fils Philippe le Long. A la mort de celui-ci, en 1322, l’hôtel
devint la propriété de sa veuve Jeanne de Bourgogne, laquelle, à sa mort
en 1329, ordonna par testament que l’hôtel serait vendu et le prix
appliqué à la fondation du collège dit de Bourgogne, avec bourses pour
les pauvres écoliers.

Ce serait le séjour de cette reine pendant le court espace de sept à
huit ans qui valut à l’hôtel de Nesle sa réputation légendaire et à la
tour de Philippe Hamelin ou de Nesle sa célébrité sinistre.

On connaît par les vieux chroniqueurs les débauches reprochées aux
femmes des trois fils de Philippe le Bel qui régnèrent successivement,
Marguerite de Bourgogne femme de Louis le Hutin, Jeanne de Bourgogne
femme de Philippe le Long, et Blanche de Bourgogne première femme de
Charles le Bel. Le terrible scandale qui éclata à la cour de France et
révéla les désordres des princesses est de 1314, l’année même de la mort
de Philippe le Bel. Après le procès et le supplice terrible des deux
frères Philippe et Gauthier d’Aulnay, Charles le Bel répudia sa femme et
la força de prendre le voile à l’abbaye de Maubuisson, près Pontoise;
Marguerite fut enfermée au château Gaillard où son mari Louis le Hutin,
désirant un divorce plus complet, la fit étrangler le jour où il monta
sur le trône.

Quant à Jeanne de Bourgogne, on la déclara solennellement innocente pour
permettre à Philippe le Long de la garder et de conserver avec elle ses
domaines de Bourgogne apportés en dot.

C’est donc l’épouse proclamée innocente qui est la reine dont parle
Villon dans sa ballade des dames du temps jadis,

..... la reine
    Qui commanda que Buridan
    Fut jetté en ung sac en Seine?

Jeanne de Bourgogne, rapporte la tradition, de son hôtel placé au pays
des Ecoles, sur le chemin du Pré aux Clercs, voyait journellement passer
et repasser les jeunes gens de l’Université et pouvait à son aise jeter
son dévolu sur ceux qui lui plaisaient et les attirer en son logis. Le
bel écolier, mystérieusement introduit le soir par quelque poterne,
était conduit en une chambre de la tour de Nesle, laquelle était
pourtant séparée de l’hôtel par une rue, ce dont ne s’inquiète pas
beaucoup la tradition qui au besoin inventerait des passages secrets
sous la rue. En cette tour, l’écolier trouvait bon repas, bon gîte et le
reste, mais il ne sortait pas vivant. Avant le jour, Jeanne de Bourgogne
rassasiée quittait le pauvre écolier; celui-ci tout étourdi encore et
radieux de son bonheur, recevait un bon coup de dague et rapidement
était jeté en Seine d’une fenêtre de la tour. Quand le cadavre échouait
sur une berge de Passy ou de Saint-Cloud, on attribuait le crime aux
malandrins de Paris, on enterrait le pauvre diable et tout était dit.
L’écolier Buridan plus méfiant que les autres et mis en soupçon par les
disparitions successives de compagnons partis pour bonne fortune et
jamais revenus, fut plus heureux et sortit de la tour de Nesle
autrement que par la fenêtre, car il vécut longtemps et devint même,
trente ans après, recteur de l’Université.

Voilà le roman, la sombre légende de l’hôtel de Nesle, simple tradition
très grossie et très dramatisée sans doute des désordres connus de
Jeanne de Bourgogne et de son goût pour messieurs les écoliers,
fantaisie de grande dame cherchant à égayer les jours de son veuvage.

Était-ce en souvenir pour ces escoliers qu’elle fonda par testament avec
le prix de l’hôtel de Nesle le collège de Bourgogne rue des Cordeliers,
remplacé au siècle dernier par l’école de Médecine?

En 1350, l’hôtel de Nesle était habité par le roi Jean le Bon au retour
de son sacre à Reims. C’est là, qu’après les fêtes de son entrée
solennelle, il fit arrêter et décapiter le comte d’Eu et de Guines,
connétable de France, qui venait par traité de s’engager à livrer Guines
au roi d’Angleterre.

En 1380, le duc de Berry, second fils de Jean le Bon, l’un des oncles de
Charles VI, acheta l’hôtel pour en faire son logis de Paris. C’était un
prince magnifique, aimant les arts, le luxe et les bâtisses somptueuses
comme il l’a prouvé par ses constructions de Bourges et par ses
châteaux.

Le duc Jean de Berry apporte aux bâtiments de Nesle des adjonctions et
des embellissements nombreux. L’hôtel de Nesle devient entre ses mains
une résidence vraiment princière. Il occupe un grand triangle ayant la
tour et la porte de Nesle à sa pointe, la Seine d’un côté, le rempart de
l’autre; un long corps de logis très richement décoré tient tout le
troisième côté séparé par une ruelle, la rue de Nevers actuelle, du
couvent des Grands-Augustins et des jardins de l’hôtel de l’abbaye de
Saint-Denis.

[Illustration: LA TOUR JEAN-SANS-PEUR. ÉTAT ACTUEL]

La berge de la Seine est défendue par un rempart depuis la tour de
Nesle

[Illustration: LE DUC JEAN-SANS-PEUR RECEVANT CABOCHE ET CAPELUCHE A
L’HOTEL DE BOURGOGNE]

jusqu’au château Gaillard, petit ouvrage terminal; un passage public
entre ce rempart et le mur de l’hôtel conduit à la porte de Nesle. De
l’autre côté de cette porte, en dehors de la ville, le duc de Berry a
bâti sur le petit Pré aux Clercs le séjour de Nesle où sont ses écuries.
Pendant les guerres entre Armagnacs et Bourguignons, les Le Goix, fameux
bouchers de Paris, du parti de Bourgogne, qui se livrèrent à tous les
excès dans Paris, pillèrent et dévastèrent le séjour de Nesle.

[Illustration: JEAN SANS PEUR DANS LA TOUR DE BOURGOGNE]

L’hôtel de Nesle revint à la couronne à la mort du duc de Berry et ce
fut encore une princesse connue par ses désordres qui vint l’habiter,
Isabeau de Bavière, femme de Charles VI, en grande partie responsable
des malheurs et des crimes de son temps. Les Anglais étaient à Paris,
qui souffrait de la guerre et d’une famine horrible. Pendant que Charles
VI végète à l’hôtel Saint-Paul entre deux accès de démence, Isabeau en
son hôtel, toujours magnifiquement vêtue de robes éblouissantes,
coiffée de hennins ou de «_Cornes merveilleusement larges et hautes_» si
larges avec leurs accessoires que la reine et ses dames, lorsqu’elles
voulaient passer par la porte d’une chambre, étaient obligées de se
baisser et de se tourner de côté, Isabeau donne des fêtes au roi Henri V
d’Angleterre, régent de France, époux de sa fille Catherine et proclamé
héritier de France; elle fait représenter en l’hôtel de Nesle par les
confrères de la Passion _le mystère de la passion de saint Georges_, en
1422, bien peu de semaines avant que mourussent le roi Charles VI et le
régent Henri V lui-même.

L’hôtel eut ensuite pour propriétaires, sinon pour habitants, le comte
de Richemont, connétable de France, duc de Bretagne, le comte de
Charolais, Charles le Téméraire, mais il revint encore à la couronne.

François Iᵉʳ l’avait donné ou prêté à la ville de Paris pour
l’installation de quelques services, pour l’établissement d’une
juridiction spéciale aux écoliers. En 1540, le roi, pour loger Benvenuto
Cellini et son atelier, oublia l’attribution faite à la ville, reprit le
petit Nesle, c’est-à-dire la partie de l’hôtel qui touchait aux remparts
et complètement séparée du grand Nesle, le grand corps du logis du
fond,--mais Benvenuto n’entra pas en possession sans difficultés, le
prévôt de Paris défendit ses droits contre cet intrus malgré les ordres
du roi, et Cellini dut presque employer la force pour le déloger.

Cellini qui était peut-être aussi grand hâbleur qu’excellent artiste, en
ses mémoires où les estocades et les arquebusades tiennent autant de
place que les souvenirs artistiques, raconte avec complaisance que pour
ne pas être attaqué dans son Petit-Nesle par les anciens occupants, et
assassiné, il dut s’entourer de précautions et armer jusqu’aux dents ses
élèves et serviteurs. Il avait mis son logis en état de siège. Une nuit
rentrant avec une forte somme touchée au Louvre pour ses travaux, il
faillit être assassiné sur la berge par de simples voleurs, et dut
combattre et estocader avec vigueur, bien qu’il fût gêné par l’argent
qu’il avait enveloppé dans son manteau.

L’hôtel de Nesle devait tomber à la fin du XVIᵉ siècle. A sa place
s’éleva, sans se terminer jamais, l’hôtel de Nevers, bâti par le duc de
Nevers, prince de Gonzague. Dans les bâtiments de l’hôtel de Nesle qui
ne furent détruits qu’au fur et à mesure de la construction du nouvel
hôtel, la belle duchesse de Nevers cacha sa douleur de l’exécution de M.
de Coconas, son amant, compromis dans une conspiration du duc d’Alençon,
sacrifié par cet horrible prince et décapité en place de Grève avec son
ami La Mole en 1574.

La reine de Navarre, maîtresse de La Mole, et la duchesse de Nevers
n’avaient pu sauver les condamnés; la légende qui souvent n’est pas
beaucoup plus menteuse que l’histoire, veut que les deux princesses, la
nuit de l’exécution, soient allées chez le bourreau chercher les têtes
des suppliciés et qu’elles aient de leurs propres mains embaumé ces
pauvres chefs sanglants. Elle ajoute, pour la duchesse de Nevers, que
celle-ci, fidèle à Coconas, conserva toujours dans une armoire près de
son lit la tête de l’amant infortuné.

L’histoire qui se répète quelquefois ajoute ceci, qu’en la même chambre
où vécut la duchesse de Nevers avec cette sinistre relique d’amour à
côté de son oreiller, un demi-siècle après, sous Louis XIII ou plutôt
sous Richelieu, la petite-fille de la duchesse Marie de Gonzague, eut à
pleurer sur un autre supplicié, son amant Cinq-Mars arrêté pour
conspiration avec l’Espagne contre le terrible cardinal et décapité à
Lyon en compagnie du pauvre de Thou, entraîné par l’amitié dans
l’affaire et dont la maison était non loin de l’hôtel de Nevers, place
Saint-André-des-Arts.

[Illustration: PASSAGE SUR LES LIMITES DU SÉJOUR BARBETTE, RUE DES
FRANCS-BOURGEOIS, PRÈS DUQUEL FUT ASSASSINÉ LOUIS D’ORLÉANS]

Cet hôtel de Nevers fait bonne figure dans les estampes de Callot et de
Pérelle, avec ses grands pavillons de pierres et briques, avec ses toits
immenses qui dominent quelques masures, vieux restes de dépendances de
l’hôtel de Nesle, et les remparts à demi ruinés touchant à la porte de
Nesle. L’hôtel de Nevers ne vécut pas longtemps, il fut démoli à son
tour et remplacé par l’hôtel de Guénégaud, plus tard Conti, lequel céda
la place à l’hôtel des Monnaies actuel.

Des hôtels élevés par les grands seigneurs féodaux, par les princes de
la maison de France aux XIIIᵉ et XIVᵉ siècles, il en est un qui traverse
en partie les siècles et dont le donjon, témoin des événements tragiques
de la grande querelle entre Armagnacs et Bourguignons, a survécu aux
tours royales du vieux Louvre, à la Bastille, à presque tous les
édifices ses contemporains. C’est la vieille tour du duc Jean sans Peur,
le donjon de l’hôtel de Bourgogne, fameux à des titres divers.
Précédemment le logis s’appelait hôtel d’Artois, parce qu’il avait
appartenu au comte d’Artois, frère de saint Louis. Ayant été confisqué
sur un de ses descendants, il fit partie de l’apanage de Philippe,
quatrième fils de Jean le Bon, surnommé le Hardi parce que tout enfant,
à la bataille de Poitiers, il s’était obstinément tenu en combattant à
côté de son père sans vouloir le quitter.

--Père, garde-toi à gauche!... père, garde-toi à droite!... Un rude
enfant qui devait être l’aïeul de Jean sans Peur et de Charles le
Téméraire.

Les ducs de Bourgogne agrandirent l’hôtel et le fortifièrent vers la fin
du XIVᵉ siècle. Situé à cheval sur l’enceinte de Philippe-Auguste au
saillant nord, entre la porte aux Peintres de la rue Saint-Denis et la
porte de Bourgogne ou Montorgueil, il formait un vaste ensemble de
constructions, nous ne pouvons plus juger de son importance que par le
donjon subsistant; il dominait le mur de la ville et tout le quartier
qui s’appela Mauconseil, _mauvais conseil_, après les sanglantes
tragédies du commencement du XVᵉ siècle.

Longtemps enfermée dans une arrière-cour, étouffée parmi les hautes
maisons serrées, la vieille tour vient de reparaître au jour, dégagée
sur un côté seulement par malheur.

Ce bel et solide édifice rectangulaire en pierres de taille, divisé en
plusieurs étages accusés par des encorbellements, a gardé son
couronnement de mâchicoulis couvert aujourd’hui par une toiture basse.
Les divers étages sont éclairés par des baies carrées à meneaux,
inscrites, à l’étage de la grande salle, dans une haute ogive. Un large
escalier à vis tourne autour d’un pilier central qui se termine en haut
de la cage par un chapiteau en forme de caisse de jardin, d’où s’élance
un chêne sculpté, dont les grosses branches se subdivisent bientôt et
forment, avec leurs branchages entre-croisés et leur feuillage touffu,
quatre travées de voûte ogivale.

On pense que Jean sans Peur avait fait construire ce donjon pour
renforcer son hôtel après qu’il eut fait assassiner le duc d’Orléans.
Monstrelet le dit: «Et mêmement fit faire en ces propres jours à
puissance d’ouvriers, une forte chambre de pierre bien taillée en
manière d’une tour, dedans laquelle il se couchait par nuit et était
ladite chambre fort avantageuse pour le garder.» Probablement, Jean
sans Peur qui se fortifia en son hôtel en vue des événements, l’avait
commencée quelque temps avant le crime. Cette tour, dévastée
intérieurement par des appropriations diverses, et des intercalations
d’étages, montre encore, sculptés extérieurement au tympan d’une fenêtre
basse sur la rue, le niveau et les rabots choisis pour emblèmes par le
duc Jean.

[Illustration: LE MEURTRE DU DUC D’ORLÉANS]

Son brillant cousin et rival le duc d’Orléans, confiant dans sa force,
avait pris pour emblème un bâton noueux avec la devise: _je l’envie_ ou
_je l’ennuie_. Jean sans Peur adopta en réponse au défi l’emblème du
rabot, avec les mots flamands: _Ich oud_, _Je tiens_.

Jadis pris par les Turcs à Nicopolis dans le grand désastre de la
Croisade aux pays du Danube, Jean sans Peur, héritier de Bourgogne,
avait été l’un des rares chevaliers francs épargnés par Bajazet, parce
qu’au moment où l’on allait le mettre à mort, dit une légende
probablement forgée plus tard, un vieil iman turc s’était écrié qu’il
fallait soigneusement préserver ce seigneur, destiné à faire couler plus
de sang chrétien qu’aucun musulman ne pourrait faire. L’événement ne
donna que trop raison à la prophétie.

A la mort du duc de Bourgogne Philippe le Hardi, en 1404, son fils Jean
sans Peur hérita de sa rivalité avec le duc d’Orléans. Depuis douze ans
déjà Charles VI était en démence et les oncles du roi, les princes, se
disputaient la direction des affaires. La lutte s’était bientôt
circonscrite entre le duc d’Orléans qui avait pris la position de chef
et de défenseur de la noblesse, et le duc de Bourgogne, chef du parti
populaire.

Avec Jean sans Peur, fougueux et violent, la rivalité se changea presque
aussitôt en lutte ouverte, il y eut des préparatifs de guerre civile,
malgré des essais de réconciliation tentés quand Charles VI recouvrait
un instant l’esprit. On s’arrachait le dauphin. Le duc d’Orléans, avec
l’appui d’Isabeau de Bavière, levait des armées en province, le duc de
Bourgogne armait les Parisiens, leur rendait les chaînes de leurs rues
et les maillets des guerres civiles du siècle précédent. Puis il y eut
accalmie, une feinte réconciliation encore entre les ducs à l’occasion
de mariages princiers, mais toujours, suivant l’expression de Juvénal
des Ursins, il y avait «quelques _grommellis_ entre les ducs et souvent
fallait faire alliances nouvelles».

Les ducs, déguisant en affectation de courtoisie leur farouche inimitié,
s’embrassaient et se donnaient des fêtes magnifiques. Le duc d’Orléans,
tout en dehors, se reposait de la politique par une vie de plaisirs,
tandis que Jean sans Peur, retiré dans son donjon de Mauconseil, tramait
résolument la mort de son rival et travaillait patiemment à l’exécution
du plan longuement médité.

Le coup fait dans les environs de l’hôtel Barbette, le 20 novembre 1407,
le duc de Bourgogne, accusé partout, dut se résoudre à l’avouer après
avoir tenu un coin du drap mortuaire aux obsèques qui furent faites en
l’église des Célestins. Devant l’horreur générale, ne se trouvant pas
assez en sûreté dans sa _chambre de pierre_, craignant de se trouver
assailli en son hôtel, il monta subitement à cheval, au retour d’un
conseil royal tenu à l’hôtel de Nesle où il n’avait pas été admis, et
partit à toute bride, suivi de six hommes seulement, sans s’arrêter
nulle part avant son château de Bapaume. Cette rapide chevauchée lui
sauva la vie, car dès que la nouvelle de sa fuite arriva en l’hôtel
d’Orléans, des hommes d’armes du défunt s’armèrent d’eux-mêmes et se
mirent à sa poursuite avec l’intention arrêtée de le mettre à mort.

L’an 1407 fut «_l’année du grand hiver_», la gelée très rude dura
soixante-six jours et la débâcle de la Seine emporta le pont
Saint-Michel de Paris avec les maisons. Les neiges empêchèrent les
partis d’entrer en campagne tout de suite sur le coup de l’événement. Il
y eut des rassemblements de troupes dans les villes, des entrevues de
princes. Le roi de Sicile et le duc de Berry allant à Amiens conférer
avec Jean sans Peur et lui défendre au nom du roi de revenir à Paris
sans y être mandé, se trouvèrent presque arrêtés par les grandes neiges
et durent faire parfois marcher devant leur troupe des paysans pour
ouvrir le chemin.

Jean sans Peur à la porte de son logis d’Amiens avait placé deux lances,
l’une à fer de guerre, l’autre à fer émoulu, offrant ainsi la paix ou la
guerre. Pour toute réponse à la défense des princes, il assembla des
troupes et dès que les neiges le permirent, marcha droit sur Paris. Le
populaire goûtait fort les ducs de Bourgogne pour leur opposition
politique aux taxes et impôts, il cria Noël à l’entrée de Jean sans Peur
qui s’en alla réoccuper son hôtel bien pourvu de gens de guerre.

Et ce ne sont plus, pendant des années, que terribles et successives
secousses, ayant pour point de départ cette tour de Mauconseil, où
revenait sans cesse se tapir le duc Jean sans Peur, qui entre temps,
pour sa répression des troubles en ses villes de Flandre, avait mérité
le nom de Jean sans Pitié. Paris en a pour douze années de
perturbations, de guerre ouverte et de révolutions sanglantes. Jean sans
Peur appuyé sur la démagogie déchaînée, sur les bouchers, les
écorcheurs, sur des bandes de malandrins sans aveu ne rêvant que
violences et pilleries, tient la ville où il a mis la main sur le
Dauphin, n’en sort que pour piller, faire tête aux gens de guerre du
parti des princes d’Orléans qu’on appelle maintenant les Armagnacs, du
nom du comte d’Armagnac, dont Louis d’Orléans, fils du prince assassiné,
venait d’épouser la fille.

Armagnacs, Bourguignons et Anglais se disputent et s’arrachent la ville
où éclatent des mouvements révolutionnaires, les «_Journées_» de la
commune cabochienne, pendant lesquelles il n’est pas de pavé qui n’ait
sa tache de sang, pas de rue où les massacreurs ne travaillent.

Dans la tour de Jean sans Pitié se tiennent des conciliabules avec les
bouchers, les chefs de la populace armée, prompte à la tuerie; ces chefs
ce sont les Saint-Yon, les Le Goix, avec Jeannot Caboche, écorcheur de
vaches à la boucherie de Saint-Jacques, qui tient Paris sous la terreur
et donne son nom aux gens de sa troupe et par extension à son parti.
Alors les Cabochiens prirent la Bastille par capitulation, comme en 89,
et néanmoins coupèrent peu après la tête à son gouverneur Pierre des
Essarts. Ce furent des journées de terreur où le chapeau blanc joua le
rôle du bonnet rouge de 93; il désignait les partisans de Bourgogne et
de la commune de Paris, comme le bonnet rouge coiffera plus tard les
patriotes sans culottes,--et ce chaperon blanc on l’imposa au roi de
l’hôtel Saint-Paul comme on le fera pour le bonnet rouge au roi des
Tuileries, en 92, l’histoire sans se recommencer se répétant souvent.

Dans son jardin de l’hôtel de Bourgogne, Jean sans Peur se trouva même,
de par la révolution qu’il avait déchaînée, obligé de recevoir le
bourreau de Paris Capeluche, devenu homme d’importance et tueur par
amour du métier; il alla même jusqu’à lui toucher la main quand
Capeluche vint à la tête de sa bande lui parler hardiment.

Jean sans Peur ayant réussi à envoyer les Cabochiens guerroyer aux
alentours de Paris, crut laver la tache restée à cette main, en faisant
saisir soudainement Capeluche pour lui couper la tête à son tour.

Capeluche enlevé comme il buvait aux Halles, prit philosophiquement son
parti du changement de rôle, et, comme son propre valet chargé de le
décapiter lui semblait s’y prendre mal, il leva la tête du billot pour
lui donner d’une voix ferme quelques conseils sur la manière de trancher
proprement un col et, cette dernière leçon donnée, tendit froidement la
nuque au coupe-tête.

Après Jean sans Peur vint Philippe le Bon, prince aux goûts superbes;
Philippe le Bon à l’avènement du roi Louis déploya son faste accoutumé
dans cet hôtel de Bourgogne aux sanglants souvenirs. Il avait tendu les
salles de magnifiques tapisseries d’Arras rehaussées de soie, d’argent
et d’or. Une vaisselle précieuse par le métal et merveilleuse par le
travail, garnissait de splendides buffets. Dans son jardin sous un
pavillon de velours doublé de soie, brodé de ses emblèmes et couvert des
armoiries de ses innombrables seigneuries, le duc donna de grands
festins à tous les princes et seigneurs réunis à Paris après les fêtes
de son sacre, festins auxquels il daigna convier «les plus notables
bourgeoises de la ville» sans oublier leurs maris il faut l’espérer.

«Le duc Philippe, dit M. de Barante dans son _Histoire des ducs de
Bourgogne_, tenait en son hôtel un état qui émerveillait tout le monde.
Quand il allait visiter les églises, sa suite n’était jamais de moins
que quatre-vingts ou cent chevaliers parmi lesquels étaient des princes,
des ducs, des grands seigneurs. Les archers étaient richement équipés.
Pour lui il mettait chaque jour quelques joyaux différents, tantôt une
ceinture de diamants, tantôt un rosaire de pierres précieuses, d’autres
fois un bonnet ou une aumusse qui en étaient tout brodés. Le peuple de
Paris qui avait vu bien des princes et qui ne se dérangeait pas toujours
pour les voir passer, courait dans les rues pour regarder le duc de
Bourgogne chaque fois qu’il sortait.»

Charles le Téméraire, fils de ce magnifique prince, semble réincarner en
lui Philippe le Hardi et Jean sans Peur, avec un caractère poussé encore
davantage dans le sens de la violence. Avec lui finit la superbe et
terrible maison de Bourgogne qui se couche dans une pourpre sanglante et
à sa mort l’hôtel de Mauconseil revient à la couronne qui, à défaut de
preneurs princiers, le subdivise et le loue à des particuliers.

En 1453, François Iᵉʳ pressé par le besoin de pécunes, fit mettre en
vente aux enchères les anciens hôtels royaux ou princiers qu’il ne
pouvait utiliser, certaines parties de l’hôtel Saint-Paul, l’hôtel de
Bourbon confisqué au connétable, et avec eux l’ancien hôtel de
Bourgogne.

C’était la fin pour cette grande résidence qui fut découpée en treize
lots à travers lesquels passait une rue nouvelle qui s’appella du nom du
roi, rue Françoise dont on a aujourd’hui, à tort, changé l’_o_ en _a_.
Tout sur ce point se transforma bien vite, le jardin de Jean sans Peur
disparut, les grandes salles jadis si richement meublées et tapissées
tombèrent et des maisons vinrent s’accrocher au donjon. Évanouis, les
souvenirs tragiques des Bourguignons et des Armagnacs. Le vieil hôtel
sanglant où s’étaient préparés les grands drames du siècle précédent
devint le théâtre des confrères de la Passion et des enfants Sans Souci,
c’est-à-dire le théâtre de l’hôtel de Bourgogne, si fameux pendant cent
cinquante ans, donnant ainsi pour successeurs à Jean sans Peur les
désopilants farceurs, Gros-Guillaume, Turlupin, Gauthier Garguille et
Bruscambille.

Les _Confrères de la Passion_, chassés de l’hôpital de la Trinité, près
la porte Saint-Denis, s’arrangèrent une salle de spectacle à l’hôtel de
Bourgogne et reprirent leurs représentations de mystères, jusqu’à ce
qu’un jour le Parlement leur ayant fait défense de tirer désormais leurs
sujets des légendes et miracles des saints, de l’histoire sacrée et des
dogmes mis continuellement à la scène, depuis la Création jusqu’au
Jugement dernier, avec tous les personnages de l’ancien ou du nouveau
testament, il ne leur resta plus pour domaine que les sujets profanes,
les romans de chevalerie et la mythologie, ainsi que les sotties et
moralités, ces farces satiriques des enfants Sans Souci dont les
allégories, fort audacieuses parfois, suscitaient les colères de
l’autorité, du parlement et du roi.

En ce temps les confrères de la Passion faisaient annoncer leurs
représentations par un ou plusieurs acteurs, au son du tambour, par les
carrefours environnants. Vers 1570 il arriva même, dit-on, qu’un de ces
acteurs, Jean de Pontalais, alors célèbre par ses facéties, faisant
l’annonce devant le porche de Saint-Eustache, le curé de Saint-Eustache,
incommodé au cours d’un sermon par le bruit du tambour, descendit de la
chaire, et vint interrompre l’annonce:

[Illustration: GROS-GUILLAUME, TURLUPIN ET GAUTHIER-GARGUILLE, A L’HÔTEL
DE BOURGOGNE]

--Qui vous a fait si hardi, dit-il à Pontalais, de jouer du tambourin
pendant que je prêche?

Pontalais, qui ne se laissait pas démonter facilement, répondit:

--Eh! qui vous a fait si hardi de prêcher pendant que je tambourine?

Le curé furieux creva la caisse et battit ensuite en retraite, mais
Pontalais le rattrapa sur les marches de l’église et le coiffa de son
tambour crevé, aux éclats de rire de l’assistance plus égayée que
scandalisée de cet exploit inattendu d’un comédien aimé.

Au commencement du XVIIᵉ siècle le goût est à la farce joyeuse, c’est le
moment des fantoches comiques, des baladins et des bouffons jouant soit
dans les petits théâtres, soit en plein air sur les tréteaux des
charlatans et vendeurs d’orviétan du Pont-Neuf. Et pourtant l’hôtel de
Bourgogne, où des comédiens de métier ont succédé aux Confrères de la
Passion, joue alors des pièces quelque peu amphigouriques, de froides
tragédies au langage précieux et il s’inquiète de voir de plus en plus
vides ses banquettes. Les farceurs célèbres, Gauthier-Garguille,
Gros-Guillaume et Turlupin, trois garçons boulangers du quartier
Saint-Jacques enlevés au pétrin par le goût de la farce, avaient fondé
un petit théâtre place de l’Estrapade; sur ces très humbles tréteaux
leurs joyeusetés eurent un succès de curiosité d’abord, puis une telle
vogue, que le théâtre de l’hôtel de Bourgogne, se voyant de plus en plus
délaissé par le public, alla porter ses plaintes devant Richelieu, plus
favorable à la tragédie qu’à la farce. Celui-ci fit venir le trio au
Palais-Cardinal, le fit jouer devant lui et, gagné à son tour, engagea
sur l’heure l’hôtel de Bourgogne à se l’attacher.

Et alors les pièces de Scudéry, Hardy et Rotrou, les premières tragédies
de Corneille alternèrent avec les grosses farces de l’énorme
Gros-Guillaume, au ventre cerclé comme un tonneau, du fluet et tout
disloqué Gauthier-Garguille et de Turlupin, leur maître peut-être en
bouffonneries, d’une verve extravagante peu ordinaire, mais aussi de
grosse joyeuseté très peu délicate, très ordurière et même frisant trop
souvent et de trop près l’obscénité.

Immense succès pour les trois compères, vogue fabuleuse. On se bouscule
à la porte de l’hôtel de Bourgogne, où les bouffons ouvrent la
représentation par une parade pour attirer le public et égayer la
_queue_ des spectateurs devant le guichet. Les banquettes sont bondées à
l’intérieur, on s’écrase, même pour les tragédies qui nous semblent les
plus rébarbatives, comme certaines de Scudéry qui eut pourtant l’honneur
de faire étouffer dans la presse le portier du théâtre.

Bientôt d’autres bouffons, Bruscambille, Jean Farine qui _paradaient_ en
même temps sur le Pont-Neuf, Galinette la Galina viennent seconder ou
remplacer le trio sur les planches de l’hôtel de Bourgogne, puis arrive
Guillot Gorju, dont le pseudonyme cachait un fils de médecin qui, après
avoir lui-même obtenu ses diplômes, courut la province comme charlatan
ambulant avant de devenir tout à fait comédien.

Sous Louis XIV, grande rivalité entre les comédiens de l’hôtel de
Bourgogne et la troupe de Molière. Celle-ci après avoir couru la
province à la façon de la troupe du _Roman comique_ de Scarron, pour
laquelle elle a servi peut-être de modèle, après avoir erré dans Paris
de salle en salle, chassée de la salle du jeu de paume de la Croix-Noire
du Marais au jeu de paume de la Croix-Blanche de la porte de Buci, puis
au jeu de paume de Nesle, a conquis enfin la faveur du roi et une salle
à l’hôtel de Bourbon.

La troupe royale des comédiens français de l’hôtel de Bourgogne
regardait de son haut ces comédiens errants, lesquels finirent par lui
disputer la vogue. A la mort de Molière les deux troupes se fondirent en
une seule qui s’en alla occuper la salle de la rue Guénégaud, tandis que
la salle de l’hôtel de Bourgogne restait en la possession des comédiens
italiens, lesquels, appelés par Mazarin, alternaient déjà depuis
longtemps avec les comédiens français.

Sous la tour de Jean sans Peur ce sont d’autres fantoches maintenant qui
égaient de leurs lazzis le vieux quartier Mauconseil; c’est Scaramouche
et sa bande avec il signor Pantalone, c’est Scapin, c’est Arlequin,
c’est Polichinelle sans peur et sans pitié aussi, le farouche capitaine
Matamore, Cassandre toujours berné et le doux Pierrot avec Colombine la
Coquette.

Les bouffons italiens s’étant permis quelques épigrammes sur Mᵐᵉ de
Maintenon dans une pièce intitulée _la fausse Prude_, on les mit à la
porte en 1693 et leur théâtre resta fermé jusqu’à la Régence.
Précédemment les confrères de la Passion qui n’étaient plus comédiens du
tout, mais dont l’association, en tant que confrérie de charité, était
demeurée propriétaire de la salle, avaient été supprimés par édit de
1677 et leurs revenus affectés à l’entretien des Enfants Trouvés.

La salle abrita ensuite la comédie italienne, c’est-à-dire sous le même
titre, la musique italienne et l’opéra comique français, jusqu’à la
construction de la salle de la rue de Choiseul; tout était fini alors,
le vieux théâtre de l’hôtel de Bourgogne avait vécu. En 1783, au moyen
de quelques travaux d’aménagement il devint la halle aux cuirs, jusqu’à
l’éventrement du quartier pour le passage de la rue aux Ours ou
Étienne-Marcel, qui fit soudain reparaître au jour le donjon des ducs de
Bourgogne.

[Illustration: ANCIENS ANIMAUX SYMBOLIQUES DES ÉVANGÉLISTES DE LA TOUR
SAINT-JACQUES.--AUJOURD’HUI DANS LE JARDIN DE CLUNY.]

[Illustration: HÔTEL SAINT-AIGNAN, RUE VIEILLE-DU-TEMPLE]


II

     L’hôtel de Cluny, Guise, Soubise.--Marguerite ou Miséricorde?--Les
     mauvais garçons de Pierre de Craon.--L’assassinat de Clisson.--MM.
     de Guise, rois de la très sainte Ligue.--La citadelle des
     Ligueurs.--Le Balafré aux Barricades.--Mˡˡᵉ de
     Montpensier.--L’hôtel aux Soubise.--Le séjour Barbette.--La reine
     Isabeau.--Meurtre du duc d’Orléans.--La lampe du
     meurtrier.--Savoisy.--L’hôtel du roi de Sicile.--Mᵐᵉ de Lamballe à
     la Force.

Au quartier du Temple, dans la rue du Chaume qui continue la rue de
l’Homme-Armé, le connétable Olivier de Clisson en 1370 éleva pour «soi
demeurer pendant ses séjours à Paris» un hôtel point trop éloigné de
l’hôtel royal Saint-Paul, un peu en dehors de l’ancienne enceinte de
Philippe-Auguste, remplacée depuis peu par la muraille d’Étienne Marcel.

[Illustration: MANOIR DIT DE LA REINE BLANCHE AU FAUBOURG SAINT-MARCEL]

[Illustration: PORTE DE L’HÔTEL DE GUISE, MAINTENANT PALAIS DES
ARCHIVES]

Cet hôtel de Clisson, modifié et augmenté, devint plus tard l’hôtel de
Guise et tint en cette qualité une place considérable dans l’histoire de
Paris, en reprenant dans les troubles du XVIᵉ siècle, le rôle de
l’hôtel de Bourgogne dans les guerres civiles du XVᵉ siècle. Modifié
encore, reconstruit, il fut au XVIIIᵉ siècle l’hôtel Soubise et il est
maintenant le palais des Archives. Après avoir fait de l’histoire, il
abrite ce qui en est le résidu aujourd’hui, gardant entre ses murs
toutes les innombrables et précieuses paperasses, chartes, diplômes,
dossiers, lettres, etc., poussière des siècles vécus, lave refroidie des
Révolutions, dernières traces de tant de grands faits, de nobles ou
criminelles actions, de grands travaux et d’intrigues tortueuses,
d’événements lointains qui ont passionné les esprits, terrifié ou réjoui
les cœurs, fait couler les larmes et le sang des générations
successives...

De l’hôtel de Clisson il reste la porte, une belle entrée d’aspect
militaire comme il convenait à une demeure de connétable, une haute
ogive protégée par deux tourelles en encorbellement. La tourelle de
droite a bien été un peu attaquée et amaigrie par les architectes du
siècle dernier, à qui nous devons savoir gré d’avoir oublié de la
démolir, mais la porte du connétable n’en souffre pas trop; les deux
écussons peints au-dessus de la voûte portent les armes de la maison de
Guise compliquées d’armoiries d’alliances et de chiffres.

Plus haut, se voit gravée dans la pierre une grande M, initiale
mystérieuse sur laquelle on a beaucoup disserté. A Josselin en Bretagne,
dans l’église où dort le connétable sous un beau tombeau mutilé, l’M se
trouve partout, alternant avec des Marguerites presque effacées, c’était
l’initiale de Marguerite de Rohan sa femme. D’après la légende de
l’hôtel de Clisson, cela voudrait dire aussi Miséricorde et rappellerait
un épisode des insurrections parisiennes du règne de Charles VI.

En 1382, au retour de l’expédition victorieuse de Flandre, Charles VI,
alors enfant de quatorze ans, trouva Paris en armes, atterré par la
nouvelle de la victoire de la noblesse à Rosebecke, alors que les bandes
parisiennes s’étaient préparées à joindre leurs efforts à ceux des
Flamands. Cette nouvelle révolte des Maillotins fut plus sévèrement
châtiée que celle de l’année précédente. Le roi et les princes ses
oncles, en trois «_batailles_», dont Clisson commanda la première,
entrèrent dans Paris par les portes rompues et abattues. Clisson avait
la main dure et le fit sentir aux révoltés. Après avoir pris tout ce qui
avait marqué dans la sédition, et décapité aux Halles les principaux
meneurs, on désarma Paris, on enleva les chaînes des rues; il fallut
livrer les maillets, arbalètes, vouges, fauchards, et tout les harnois
de guerre «et disait-on qu’il y en avait assez pour armer cent mille
hommes».

Des bourgeois compromis restaient aux prisons attendant leur sort. Un
jour le peuple de Paris fut convié au Palais de Justice. Sur les degrés
de la cour un siège avait été élevé pour le petit roi, qu’entouraient
ses oncles et ses capitaines et ses conseillers. Le chancelier
d’Orgemont prit la parole, semonça véhémentement les Parisiens, rappela
toutes leurs séditions et commotions, et les crimes et délits commis
dans les désordres, puis arrivèrent les familles des prisonniers, «_les
dames et demoiselles toutes déchevelées_» qui se jetèrent aux pieds du
roi criant miséricorde; les oncles du roi, les capitaines en firent
autant et le peuple à genoux, nu-tête, de tous les points de la cour du
palais, clama de même: Miséricorde!

Alors le roi, comme s’il se laissait attendrir, quitta sa figure
courroucée et donna l’ordre de mettre les prisonniers en liberté,
changeant les peines encourues en amendes qui servirent à payer les
gendarmes. On attribua surtout, dit-on, la clémence royale aux conseils
de Clisson et en reconnaissance le peuple, voyant ces M sculptés par
Clisson sur sa maison en l’honneur de sa femme, appela cette maison
l’hôtel de Miséricorde. Ceci est l’explication de la légende, la vérité
est peut-être toute contraire, et le mot miséricorde est plus
probablement une ironie des Parisiens se souvenant de la poigne de
Clisson dans la répression.

Clisson avait des ennemis mortels; le duc de Bretagne, qui déjà l’avait
par trahison tenu en son château de l’Hermine à Vannes et ne l’avait
relâché que sur grosse rançon, ce dont il se repentait fort, et le
chevalier Pierre de Craon que Clisson avait fait chasser de la cour. Ces
deux haines s’entendirent et Pierre de Craon, assuré en tout cas d’un
refuge en Bretagne, s’en vint à Paris tendre une embuscade au
connétable, se jurant bien de trouver le moyen de réussir l’occision que
le duc avait manquée à Vannes.

Au bout de la rue de la Verrerie, derrière l’hôpital Saint-Gervais,
c’est-à-dire tout proche de l’hôtel du connétable, par la rue des
Mauvais-Garçons et la rue du Murier, Pierre de Craon possédait un logis
dans lequel il fit secrètement provision d’armes et d’armures et qu’il
pourvut largement de vivres. Ces _pourvéances_ faites, Craon réunit des
«_compagnons hardis et outrageux_»; il les envoya par petites troupes en
son hôtel où ils arrivaient de nuit et restaient tapis sans sortir,
faisant largement honneur aux victuailles amassées, en attendant
l’ouvrage inconnu qui leur était réservé. Quand il y en eut une
quarantaine, Craon arriva à son tour, toujours secrètement et s’enferma
comme les autres, gardant seulement dehors des espions qui guettaient
tous les faits et gestes du connétable.

Enfin l’occasion si patiemment épiée se présenta. Il y avait fête à
l’hôtel Saint-Paul, le jour de la Fête-Dieu de 1392, joûtes toute la
journée dans les lices de l’hôtel devant les dames, puis festin et
danses. Les danses ne finirent qu’une heure après minuit, l’assemblée
tout aussitôt se dispersa, chacun s’en retournant au logis. Messire
Olivier de Clisson ayant causé longuement avec le roi quitta l’hôtel le
dernier, alors que les lumières de la fête s’éteignaient et que tous à
l’hôtel se préparaient à dormir. Ses gens et ses chevaux l’attendaient à
la porte, ils étaient huit seulement, avec deux torches que les valets
allumèrent dès que le connétable fut en selle.

Pierre de Craon avait fait monter ses hommes à cheval et dans la nuit
noire s’en était allé s’embusquer au carrefour Baudoyer. La petite
troupe du connétable quittant la rue Saint-Paul, tourna au carrefour des
rues Saint-Antoine et Sainte-Catherine, maintenant Sévigné; Clisson
causait avec un écuyer, il était en train de lui dire: «Je dois demain
avoir au dîner chez moi, monseigneur de Touraine, le seigneur de Coucy,
messire Jean de Vienne, messire Charles d’Hangiers, le baron d’Ivry et
plusieurs autres, or pensez que ils soient tous aisés et que rien n’y
ait d’épargné...» lorsque tout à coup retentit en arrière le galop des
quarante chevaux de Craon.

En un clin d’œil le cortège du connétable fut bousculé, les deux torches
éteintes. Le connétable prit d’abord l’attaque pour une plaisanterie du
duc d’Orléans, il cria aux assaillants: Monseigneur, par ma foi, c’est
mal fait, mais je vous le pardonne, car vous êtes jeune...

--A mort Clisson! à mort, ci vous faut mourir, lui répondit un homme de
la mêlée.

--Qui es-tu, qui dis de telles paroles?

--Je suis Pierre de Craon!

Et les épées commençaient leur jeu; les gens du connétable et lui-même,
dans leurs habits de fête, étaient peu armés, tandis que les hommes de
Craon étaient couverts de fer.

--Occirons-nous tout? demandèrent-ils à Craon.

--Oil, tous ceux qui se mettront en défense.

Les gens de Clisson furent vite à terre ou jetés de côté, dans le noir
de la rue; le connétable se défendait de son mieux avec une courte épée
contre les coups qui pleuvaient dru sur lui. Par bonheur l’obscurité le
protégeait un peu, et d’un autre côté les hommes de Craon qui venaient
seulement d’apprendre à quel illustre personnage ils s’attaquaient, s’en
trouvaient fort troublés. Clisson ferraillant toujours, déjà meurtri et
blessé par tout le corps, se maintenait à cheval. Un coup formidable
asséné sur la tête le renversa enfin. Il tomba juste dans la porte d’un
boulanger qui préparait son pain et qui au terrible fracas des épées
venait d’entrebâiller son huis. Sous le poids du corps roulant à terre,
la porte s’ouvrit toute grande et le connétable resta sans mouvement, la
tête dans la maison du boulanger épouvanté, les jambes dans la rue.

Craon hésita un moment, il n’osa descendre pour voir si l’œuvre était
bien achevée.--Allons, dit-il, nous en avons assez fait, s’il n’est pas
mort, il mourra du coup féru à la tête!...

Et toute la troupe fila au grand trot vers la porte Saint-Antoine pour
s’échapper. Or toutes les portes de Paris, depuis la révolte des
Maillotins, avaient été enlevées, précisément sur le conseil du
connétable. Si elles avaient pu être closes comme jadis à la nuit,
jamais Craon n’aurait osé tramer son attentat, arrêté par
l’impossibilité de sortir une fois le coup fait. «Or considérez comme
les choses adviennent, dit Froissart, le connétable avait cueilli la
verge dont il fut battu.» Craon, sorti sans difficulté par la porte
Saint-Antoine, poussa tout d’une traite jusqu’à Chartres, y trouva des
chevaux préparés et continua de la même allure jusqu’au château de
Sablé.

Criblé de blessures et la tête pleine de sang, Clisson gisait dans la
boutique du boulanger, on le croyait bien mort et l’on avait couru
prévenir à l’hôtel Saint-Paul, d’où le roi partit immédiatement en robe
de chambre, avec quelques chambellans et des gens d’armes, torches
allumées, et tout ce monde vint remplir la rue et la petite boutique du
boulanger. Cependant Clisson, que l’on avait déshabillé pour visiter ses
plaies, donnait quelques faibles signes de vie, au grand étonnement de
ses gens.

[Illustration: LE CONNÉTABLE DE CLISSON RAPPORTÉ A SON HOTEL, RUE
VIEILLE-DU-TEMPLE

_Imp. Draeger & Lesieur, Paris_]

--Connétable, comment vous sentez-vous? demanda le roi se penchant sur
ce corps tout sanglant qui remuait encore.

--Cher sire, petitement et faiblement, murmura le connétable.

--Qui vous a mis en cet état?

--Sire, c’est Pierre de Craon, traîtreusement...

--Connétable! je le jure, jamais chose ne sera si bien et si fort
vengée! Or tôt, aux médecins et surgiens d’abord!...

Déjà les médecins de l’hôtel Saint-Paul accouraient. Ils examinèrent
longuement et pansèrent les blessures dont le connétable était navré par
tout le corps. Par chance miraculeuse, aucune n’était mortelle, le grand
nom de Clisson, jeté subitement aux assassins, avait pour ainsi dire
amolli leurs bras; néanmoins le connétable eût été achevé sous les pieds
des chevaux, si la porte du boulanger ne s’était ouverte quand il tomba
sous le grand coup porté par Craon.

--Dans quinze jours, dirent les médecins au roi bien heureux, nous vous
le rendrons chevauchant!

[Illustration: UN COIN DE LA COUR DE L’HÔTEL DE MAYENNE-D’ORMESSON RUE
SAINT-ANTOINE]

On sait comment Craon ne fut pas rattrapé par le prévôt de Paris lancé
sur ses traces, comment n’estimant point le château de Sablé asile assez
sûr quand il apprit que le connétable n’était pas mort, il se réfugia
près du duc de Bretagne, comment, la guerre ayant été déclarée à ce duc,
Clisson guéri et le roi déjà malade, s’obstinant malgré sa faiblesse,
menèrent l’armée vers la Bretagne, et comment se déclara dans la forêt
du Mans la folie de Charles IV.

Que de maux découlèrent de ce meurtre manqué rue
Culture-Sainte-Catherine: les longues guerres civiles pendant la démence
du roi et la jeunesse de Charles VII, la lutte des princes s’arrachant
villes dévastées et provinces ravagées, les féroces massacres des
partis, cruelles meurtrissures auxquelles vinrent s’ajouter encore les
désastres de la guerre anglaise, comme pour achever de faire un cadavre
de la France pantelante.

Pierre de Craon ne fut pas pris; mais il eut tous ses biens confisqués,
son logis de Paris fut rasé et l’emplacement ajouté au cimetière
Saint-Jean; la ruelle qui longeait les murs du logis et dont il reste un
fragment, prit alors, pense-t-on, le nom de rue des Mauvais-Garçons.
Plus tard Craon repentant fit, en signe d’amende honorable, élever dans
le cimetière, à l’endroit où avait été sa maison, une croix de pierre
portant son nom et l’aveu de son crime.

L’hôtel de Clisson, après avoir passé dans diverses mains, devint en
1553 la propriété d’Anne d’Este, femme de François de Lorraine, duc de
Guise. Les Guises, par diverses adjonctions et bâtisses agrandirent
considérablement l’ancien logis de Clisson et formèrent le très haut et
très vaste hôtel à deux grandes cours, avec jardins derrière et sur les
côtés, que l’on peut voir sur le plan de Paris de Gomboust, tenant déjà
tout le pâté de bâtiments de la rue des Quatre-Fils à la rue des
Francs-Bourgeois.

Dans cet immense hôtel magnifiquement installé et meublé, orné de
peintures murales du Primatice, décoré de tapisseries merveilleuses qui
étaient, d’après Sauval, avec celles du Vatican et du Louvre, les plus
belles du monde, les Guises tenaient une véritable cour et pouvaient
loger une suite considérable de gentilshommes attachés à leur fortune,
garnison qui s’augmenta, aux jours critiques, de soldats et de partisans
nombreux.

A François de Guise, défenseur de Metz, assassiné sous Orléans par
Poltrot de Méré, succéda Henri de Guise le Balafré qui devait périr à
Blois. Dans l’Etat bouleversé par les factions, au moment le plus
terrible des guerres de religion, la maison de Guise si rapidement
élevée, n’ayant plus de frein à ses ambitions, pouvait tout espérer.
Elle avait déjà les cœurs d’une bonne partie des Français détachés des
Valois dégénérés; Paris conquis par ses curés et ses prédicateurs, par
les meneurs fanatiques, était Guisard. Les Guises pouvaient nourrir
l’espoir de culbuter les fils de l’italienne Catherine de Médicis, de
rejeter en sa Gascogne ou supprimer le Béarnais, cet Henri de Bourbon
que Charles IX avait épargné à la Saint-Barthélemy, puis, cet héritier
du trône écarté, d’enlever le trône de France au roi des Mignons, à cet
Henri III méprisé, que les ciseaux de la duchesse de Montpensier
comptaient bien tonsurer pour en faire frère Henri de Valois.

En ces années tumultueuses, de 1560 à 1594, l’hôtel de Guise est une
citadelle rivale du Louvre. C’est là que les ligueurs prennent le mot
d’ordre, les gens de robe, intrigants, parlementaires ou sorbonnistes,
les gens d’épée cherchant le bon parti, les bourgeois remuants, les
terribles Seize. Le fil de toutes les intrigues secrètes aboutit ici et
c’est d’ici que part le signal de toutes les complications qui viennent
embrouiller et compléter l’anarchie du pauvre royaume.

Autant et plus que le Louvre, l’hôtel de Guise a trempé dans le sang de
la Saint-Barthélemy; la tentative d’assassinat de Maurevel sur Coligny y
fut tramée, et c’est le duc de Guise, dans son hôtel changé en place de
guerre et rempli de soldats, qui organisa le massacre, donna l’ordre au
prévôt des marchands et aux échevins de préparer leurs gens.

[Illustration: LES PRÉDICATEURS DANS LE JARDIN DES JACOBINS DE LA RUE
SAINT-JACQUES, SOUS LA LIGUE

AU FOND LES ÉCOLES SAINT-THOMAS, DÉMOLIES VERS 1850]

Aux coups du tocsin l’hôtel de Guise s’ouvre et lâche par la ville ses
bandes de forcenés, tandis que Guise lui-même à la tête d’une forte
troupe marche sur la maison de l’amiral pour faire exécuter sous ses
yeux ce que Maurevel avait manqué deux jours auparavant.

Pendant les années qui suivent, Guise est aussi roi, sinon plus, que cet
Henri III pour lequel il ne cache pas son mépris. Les gentilshommes de
l’hôtel de Guise insultent journellement les mignons du roi et lui tuent
les plus aimés, Quélus et Maugiron, tombés dans le fameux duel de trois
contre trois, aux Tournelles près de la Bastille. Guise est le vrai roi
de la ville de Paris, le roi de la très sainte Ligue dont il tient tous
les fils avec ses frères Mayenne et le cardinal de Guise, jouant même
avec adresse, pour l’opposer au roi de Navarre, de son oncle le cardinal
de Bourbon. De ce vieillard, ils ont l’air de faire l’héritier éventuel
du trône, dont chaque pas semble les rapprocher, pas assez vite
cependant au gré de l’impatience de la sœur des Guise, l’ardente et
vindicative duchesse de Montpensier, qui, à elle seule, suffirait à
entretenir toutes les intrigues, toutes les machinations de la maison, à
maintenir à la température voulue, dans la cuve parisienne, le
bouillonnement des passions révolutionnaires savamment malaxées.

L’heure étant venue, l’insurrection parisienne étant bien préparée, tous
les rôles sus, le plan des barricades, faites de tonneaux remplis de
terre, adopté, les chefs de quartier nommés, les capitaines guisards
introduits et cachés, le duc de Guise malgré la défense du roi entre
dans Paris. C’est un triomphe, une ovation sans fin, de la porte
Saint-Denis à l’hôtel de Soissons où tout d’abord il se rend pour saluer
la reine mère. Puis il a l’audace de se présenter au Louvre, où peu s’en
faut qu’il ne trouve ce qui l’attend à Blois.

--Sire, tenez-vous M. de Guise pour votre ami ou votre ennemi, dit au
roi le colonel des gardes Alphonse d’Ornano, il ne faut qu’un mot sans
vous en donner autrement peine et je vous apporte aujourd’hui sa tête à
vos pieds.

Mais Henri III ne dit pas le mot, _il n’ose_, cette fois. Il ne se sent
pas assez fort dans Paris, au milieu de ce peuple dont il a entendu
jusque sous ses fenêtres les cris d’amour frénétiques pour les
Guises--«de qui la France, a-t-on dit, est folle car c’est trop peu dire
amoureuse».

Rentré à l’hôtel de Guise, le Balafré prend les dernières mesures pour
le corps à corps avec le roi; l’hôtel de Guise devient un arsenal et un
quartier général. Dans le jour ce ne sont qu’allées et venues de
gentilshommes, de curés, de capitaines et de bourgeois; les meneurs
populaires sont les plus caressés par les princes lorrains. Pendant la
nuit on amène à l’hôtel grande provision d’armes. Le roi de son côté
fait venir des troupes.

Le jeudi 12 mai 1588, la mine éclate, un immense réseau de barricades
couvre la ville. Tout le monde marche sous la direction des dixeniers et
quarteniers, dans la fumée des arquebusades; les suisses sont cernés,
culbutés et désarmés. Guise toute la journée resta aux fenêtres de
l’hôtel de Guise surveillant son œuvre et occupé à donner des ordres. A
quatre heures, la révolte étant partout maîtresse et les troupes qui
n’étaient pas prisonnières rabattues sur le Louvre, Guise sortit de son
hôtel en pourpoint blanc tailladé, avec une suite de gentilshommes. Les
rues autour de l’hôtel sont pleines de monde, à sa vue c’est une
frénésie d’enthousiasme, les gens des barricades, la foule qui se
presse, bourgeois et bourgeoises, l’acclament. «Il ne faut plus
lanterner, crient des gens, il faut le mener à Reims!» On l’étourdit
par les rues de tant de cris de: Vive Guise! qu’il ne fait que lever son
grand chapeau et qu’il feint d’en être fâché. «Mes amis, c’est assez,
messieurs, c’est trop, criez vive le roi!»

Il est presque au but maintenant, il ne reste plus pour achever l’œuvre
que la suppression d’Henri III et c’est, il y compte bien, ce que les
Parisiens fanatisés vont faire sans qu’il ait besoin d’y mettre la main.
Déjà des gens à lui excitaient le peuple à compléter sa victoire par la
prise du Louvre.

--Allons prendre et barricader ce bougre de roi dans son Louvre!
criait-on aux carrefours changés en places d’armes.

Toute la nuit se passe ainsi tumultueuse, les bourgeois de la Ligue ont
saisi les portes de la ville, ce qui permet aux partisans des Guises
d’accourir; ils s’emparent de l’Hôtel de Ville et de l’Arsenal et
bloquent la Bastille; les barricades touchent le Louvre et tout semble
présager une grande attaque du château.

Ce vendredi la reine-mère monte en sa chaise et, péniblement, à travers
la foule armée, à travers les retranchements des rues «si dru semés» où
elle obtient difficilement passage, elle se dirige vers l’hôtel de
Guise, quartier général de l’insurrection déchaînée. Elle tente une
dernière démarche auprès du duc de Guise, le suppliant d’éteindre tant
de feux allumés et de venir s’entendre avec le roi disposé à toutes les
concessions. Le duc de Guise répond froidement qu’il n’y peut plus rien,
que le peuple est un taureau échappé qu’on ne peut plus retenir: il
déplore l’état des choses, mais quant à aller au Louvre il s’y refuse
absolument, ne voulant se mettre à la merci de ses ennemis.

[Illustration: TOURELLE HEROUET, RUE VIEILLE-DU-TEMPLE]

Cette démarche cependant sauve peut-être le roi, car pendant ces
négociations, les colonnes ligueuses qui se préparent à marcher sur le
Louvre ne reçoivent point les ordres de Guise et l’appoint de soldats
dont le courage éprouvé doit donner de la vigueur à l’attaque. Guise
tergiverse et va laisser échapper la proie qu’il tient presque en sa
main. Henri III, prévenu par sa mère, comprend que s’il reste un instant
de plus il est perdu, et il se décide à une fuite précipitée.

Jamais plus il ne remettrait le pied dans Paris; il ne devait le revoir
que de loin, des hauteurs de Saint-Cloud quand il essaya de tenir son
serment d’y rentrer par la brèche. Mais alors l’arrêta le couteau du
cordelier Jacques Clément, mis en la main du moine par la duchesse de
Montpensier qui, à la journée des Barricades, n’aurait pas eu les
hésitations de son frère.

Dans son journal, l’Estoile raconte qu’à la nouvelle de cette fuite qui
renversait tous les plans des Guisards, «un quidam dit que les deux
Henri avaient tous deux bien fait les ânes,» l’un pour n’avoir pas eu le
cœur d’exécuter ce qu’il avait entrepris, c’est-à-dire de faire tuer
Henri de Guise à sa visite au Louvre et fait donner sérieusement ses
troupes dès le commencement du soulèvement, et l’autre pour avoir le
lendemain laissé échapper la bête qu’il tenait en ses filets.

L’hôtel de Guise, n’ayant point réussi à force ouverte, reprit sa
politique de feintes et de machinations, qui devaient bien étonner le
bon badaud ligueur ne voyant pas plus loin que le bout de sa hallebarde;
le duc de Guise pour reprendre contact avec le roi réfugié à Chartres,
ouvrit les négociations par une singulière ambassade, une procession de
capucins conduite par frère Ange, un Joyeuse qui s’était fait moine et
qui plus tard redevint homme d’épée. C’était une procession ridicule ou
plutôt une mascarade.

En tête des Capucins, frère Ange déguisé en Jésus-Christ couronné
d’épines lié et garrotté, marchait sous les coups de fouet entre deux
femmes représentant Marie et Madeleine; des soldats venaient derrière en
costumes burlesques, portant en guise de casques des marmites renversées
et brandissant de vieilles armes rouillées.

On négocia; par un accord signé entre le roi et les princes, le duc de
Guise fut nommé lieutenant général du royaume. S’y croyant tout autant
qu’à Paris le maître de la situation, il alla aux États réunis à Blois,
où les élections avaient envoyé une majorité ligueuse, où le président
du Tiers était La Chapelle-Marteau, un des Seize, un des chefs de la
journée des barricades, devenu prévôt des marchands de par les Guise.

Cette fois le roi osa et deux des Guise périrent, le Balafré et le
cardinal.

A l’hôtel de Guise il ne restait plus que Mayenne et la duchesse de
Montpensier; la déchéance du roi fut proclamée dès qu’arriva la nouvelle
du meurtre et Mayenne, prenant la présidence du conseil général de
l’Union, se nomma lieutenant général. Paris vécut dans l’effervescence
révolutionnaire, on pendit, on emprisonna les royaux et les politiques,
pendant que l’armée de Mayenne manœuvrait autour de Paris contre l’armée
royale formée des troupes combinées d’Henri de Valois et d’Henri de
Navarre. Quand, à la fin de juillet 1589, les deux rois vinrent attaquer
Paris, les Seize firent «_reserrer_» en toutes les prisons de Paris
environ trois cents bourgeois des plus apparents et notables, pris comme
otages, et la duchesse de Montpensier, à l’hôtel de Guise, eut des
conférences avec le petit cordelier Jacques Clément amené par le prieur
Bourgoin. Bien caressé et catéchisé, enflammé par des promesses de
toutes sortes, celui-ci s’en alla résolument à Saint-Cloud, et son
couteau vengea l’assassinat de Blois.

L’hôtel de Guise savourait la joie de la vengeance; la duchesse et ses
gentilshommes prirent l’écharpe verte en signe d’allégresse, mais tout
n’était pas fini, car il restait Henri de Navarre devenu le grand
adversaire. Celui-ci après sa victoire d’Ivry revint attaquer Paris.
Dans la ville assiégée, affamée, affolée, le foyer révolutionnaire
entretenu par les Guises flamba si fortement, devint si dangereux, les
Seize, en vrai comité de salut public, poussés par le curé Boucher qui
était une sorte de Marat pensionné par l’Espagne, allèrent si loin dans
leurs fureurs démagogiques que Mayenne les voyant dépasser de beaucoup
ses plans, dut se hâter d’intervenir et de faire pendre quelques-uns de
ceux qu’il avait précédemment le plus caressés.

Mais après cinq années encore d’agitations, l’hôtel de Guise d’où sont
sortis tant de maux pour la France et pour Paris en particulier, ce
palais de la Ligue responsable de toutes les horreurs déchaînées, des
férocités de la populace guisarde, de la guerre civile, de l’appel aux
Espagnols, de la terrible famine du siège, l’hôtel de Guise est enfin
vaincu.

Le fils du Balafré et Mayenne lui-même peu après, essoufflé par cinq
années de campagnes, firent leurs accommodements avec Henri IV
victorieux partout, maître de Paris, oint de la Sainte-Ampoule et rentré
dans le giron de l’Église catholique. L’hôtel de Guise humilié, déçu
dans ses ambitions n’est plus ce quartier général de la rébellion qu’il
a été tant d’années; Mayenne s’en va bâtir un hôtel particulier, en face
de celui de Sully son vieil ennemi, dans la rue Saint-Antoine. L’hôtel
de Guise, silencieux maintenant, reste pendant un siècle encore aux
mains des descendants du Balafré, seigneurs opulents qui ont renoncé aux
grands rêves et dont l’ambition ne trouble plus l’État. On ne loge plus
de conspirateurs à l’hôtel de Guise, ses immenses bâtiments que la foule
des traîneurs d’épée ne remplit plus, donnent l’hospitalité à des
protégés de la maison de Lorraine, à de tranquilles gens de lettres,
entre lesquels Corneille pendant quelque temps.

En 1700, l’hôtel passa aux princes de Soubise. Alors tombèrent les
vieilles murailles pour la transformation du terrible hôtel, à l’aspect
grave et solide, en un palais XVIIIᵉ siècle largement ouvert,
somptueusement orné et décoré. Il ne resta pour rappeler le temps des
Guises qu’un bel escalier de pierre dont la rampe de fer est ornée de
croix de Lorraine. Les parties de murailles que l’on conserva furent
transformées et complètement déguisées par de nouvelles dispositions et
par une décoration à la mode nouvelle. Portique à colonnes
corinthiennes, vaste cour d’honneur encadrée d’une colonnade à terrasse,
grande façade avec fronton central, statues et sculptures diverses;
appartements magnifiques dont la décoration est due à Germain Boffrand,
boiseries splendides, plafonds, trumeaux, bas-reliefs, dessus de portes,
on trouve là toute la grâce, toute l’élégance du XVIIIᵉ siècle. Tout
cela, quand arriva la Révolution, allait être mis en vente par les
créanciers des Soubise.

Un moment, la Révolution triomphante vint réveiller à l’hôtel de Guise
l’écho des anciennes séditions. Un jour des gens armés envahirent les
cours, c’étaient les vainqueurs de la Bastille qui venaient entasser
dans l’hôtel quarante-cinq milliers de poudre trouvés dans la
forteresse. Les poudres parties, des ateliers divers pour l’armement de
la nation les remplacèrent, avec un détachement de hussards Chamboran
casernés dans les parties disponibles.

Enfin l’Empire, en 1808, achète l’hôtel Soubise en même temps que
l’hôtel de Rohan qui le touche par les jardins. Il fait de celui-ci
l’Imprimerie nationale et donne à celui-là son affectation actuelle de
grand dépôt des Archives nationales et d’École des Chartes.

Tout près de ce logis de Clisson et des Guises, s’élevait l’hôtel d’un
riche financier du XIVᵉ siècle, Étienne Barbette, prévôt de Paris et
argentier ou surintendant des finances de Philippe le Bel. C’était un
_Séjour_, un manoir de campagne situé en dehors de l’enceinte de
Philippe-Auguste, près de la porte de la rue Vieille-du-Temple, qu’on
appelait en raison de ce voisinage porte Barbette.

L’hôtel entouré de jardins était très considérable, les financiers de
tout temps ont fait imprudemment étalage de leurs richesses, qu’à tort
ou à raison, et très souvent à raison, on considérait comme mal
acquises. Ces questions de finances, d’impositions, tailles et aides
levées irrégulièrement et arbitrairement, c’est la grosse cause de
discordes entre les peuples et les rois; il était bien difficile d’y
apporter remède et d’améliorer le système de répartition et de
perception, à cause des privilèges de classes, des différences de
traitement des provinces et de la confusion des franchises, coutumes,
immunités. C’est la cause directe ou indirecte de presque toutes les
séditions. Les financiers haïs par les peuples, qui voient tous ces
ruisseaux d’argent converger vers leurs coffres, soupçonnés par les
princes qui les accusent d’en arrêter au passage une trop forte partie,
ont souvent payé fort cher leurs malversations. Les hôtels et châteaux
construits par eux témoignant imprudemment d’une opulence acquise aux
dépens de l’épargne des peuples et de la bourse du roi, leur ont attiré
souvent de terribles mésaventures et sont rarement passés à leurs
héritiers.

Philippe le Bel, ayant usé de toutes les ressources de l’impôt, s’en
était pris aux monnaies, dont il diminua le titre à plusieurs reprises
au grand dommage et embarras de tous en général; cela créa une question
des loyers qui poussa enfin à bout l’irritation du peuple. Les loyers,
convenus en ancienne et loyale monnaie devaient-ils être payés en
monnaie altérée, ayant perdu une forte partie de sa valeur? Les
locataires disaient oui et les propriétaires non. Tous avec autant de
raison. Cette question d’argent tourna en émeute. Le populaire se porta
sur la courtille Barbette, mit le feu à l’hôtel et détruisit tout ce
qu’il pouvait détruire, jusqu’aux arbres du jardin.

A la fin du XIVᵉ siècle, au séjour Barbette réédifié, habitait la reine
Isabeau de Bavière qui au milieu d’une petite cour dissolue, menait
toujours sa vie de faste et de désordres. Cette vie licencieuse bien
connue de tous, ces fêtes masquées, ces déportements dont l’écho
dépassait les murs du séjour Barbette, devinrent un tel scandale public
qu’un jour un moine Augustin nommé Jacques Legrand osa, dans un sermon
solennel prêché devant la reine et s’adressant à elle, se faire
l’interprète de l’indignation générale.--«Je voudrais, dit-il, noble
reine, ne rien vous dire qui ne vous fut agréable mais votre salut m’est
plus cher que vos bonnes grâces; je dirai donc la vérité, quels que
doivent être vos sentiments à mon égard. La déesse Vénus règne seule en
votre cour; l’ivresse et la débauche lui servent de cortège et font de
la nuit le jour, au milieu des danses les plus dissolues. Ces maudites
et infernales suivantes qui assiègent sans cesse votre cour corrompent
les mœurs et énervent les cœurs... Partout, noble reine, on parle de ces
désordres et de beaucoup d’autres qui déshonorent votre cour.»

[Illustration: UNE PORTE DANS LA COUR DE LA MAISON RUE DU JOUR Nº 25]

Ce dur langage ne pouvait être bien reçu, Isabeau et les dames de sa
suite se récrièrent, mais aux reproches le moine répondit plus bravement
encore, sans se soucier de la colère des familiers de la reine qui
parlaient de le faire jeter à l’eau.

En ce _petit séjour_ Barbette, très vaste hôtel qui tenait tout le carré
formé aujourd’hui par les rues Vieille-du-Temple, des Francs-Bourgeois,
Payenne, du Parc-Royal et de la Perle, avec l’entrée principale rue
Vieille-du-Temple,--Isabeau en relevailles d’un enfant mort en naissant,
reçut le 20 novembre 1407, la visite du duc d’Orléans, pour le moment
trop lié avec elle et qui resta à souper. Ce souper devait lui coûter la
vie. C’était l’occasion attendue depuis longtemps par le duc de
Bourgogne. Assez tard dans la soirée, un valet de chambre du roi, acheté
par Jean sans Peur, vint demander le duc d’Orléans et lui dit que le roi
l’envoyait quérir hâtivement pour choses importantes.

Le duc immédiatement fit seller sa mule et quitta l’hôtel Barbette,
suivi seulement de deux écuyers montés sur le même cheval et de quatre
ou cinq valets porteurs de torches, car il était venu en petite
compagnie. Ils avaient à peine fait quelque chemin dans la rue obscure
et déserte, que soudain de l’ombre d’une ruelle il leur tomba sur le
corps dix-huit hommes, les uns à pied, les autres à cheval. Dès la
première poussée un coup de hache abattit la main du duc d’Orléans qui
n’avait pu se mettre en défense et criait: «Je suis le duc d’Orléans!»

--C’est ce que nous demandons! à mort! à mort!

En un instant le duc fut jeté à bas de sa mule et percé de coups.
Retourné à terre par les assaillants et encore terriblement martelé, il
mourut la tête écrasée, projetant sa cervelle sur les pavés, et avec lui
périt un de ses écuyers, un jeune Allemand qui, renversé aussi en le
défendant, se coucha sur son maître pour lui servir de bouclier.

Au bruit le cheval qui portait les deux écuyers avait pris peur et
s’était emballé; lorsque à une certaine distance ils purent se rendre
maîtres de leur monture, les deux écuyers revinrent sur leurs pas et
arrêtèrent en route la mule du duc.

Les maisons noires s’éclairaient çà et là de lumières, on s’éveillait au
bruit, mais on n’osait bouger. Les deux écuyers s’approchèrent du groupe
des assassins acharnés encore sur les cadavres; on leur cria de reculer
s’ils ne voulaient subir le sort des autres, puis, la besogne bien
terminée, les meurtriers s’échappèrent en criant au feu, et en jetant
des chausse-trapes derrière eux pour empêcher la poursuite.

En même temps, pour augmenter le désordre, un des leurs mettait le feu à
la maison de l’image Notre-Dame touchant au séjour d’Isabeau, où ils
avaient vécu cachés depuis dix jours, commandés par un sieur Raoullet
d’Octonville, ennemi particulier du duc, et par Guillaume et Thomas
Courteheuse.

On a prétendu que le duc de Bourgogne lui-même avait pris sa part de
l’exécution du crime afin d’être bien sûr qu’il réussirait mieux que
celui de Pierre de Craon. Ce qui est certain, c’est que les meurtriers
allèrent lui rendre bon compte de l’affaire à la tour Mauconseil, et
qu’il les fit partir déguisés pour son château de Lens, en même temps
qu’il s’éloignait de Paris après l’aveu de son crime.

Le tumulte était grand autour de l’hôtel Barbette, les gens de la reine
arrivaient criant au meurtre, on se précipitait vers l’hôtel d’Orléans
et aussitôt accouraient serviteurs et chevaliers armés à la hâte. La
reine Isabeau, prise de peur, s’était jetée en sa litière et s’était
fait porter à l’hôtel Saint-Paul, pendant que l’on enlevait le cadavre
pour le conduire au milieu des gémissements, d’abord chez le maréchal de
Rieux dans l’hôtel remplacé au XVIIᵉ siècle par l’hôtel Amelot de
Bizeuil ou des Ambassadeurs Bataves, puis en l’église Saint-Guillaume
des Blancs-Manteaux.

Ce meurtre qui fut le coup de tonnerre annonçant la grande lutte entre
Armagnacs et Bourguignons et qui amena tant de malheurs sur le pays,
avant d’être expié par la mort de Jean sans Peur tombant à son tour sous
les haches et les épées au pont de Montereau, eut lieu dans la rue des
Francs-Bourgeois, probablement devant un petit passage bordé de vieux
murs et de bâtiments en encorbellement, subsistant peut-être des
dépendances de l’hôtel Barbette.

Un peu plus d’un siècle après la reine Isabeau, l’hôtel Barbette reçut
dans ses murs une autre femme célèbre, une reine encore, mais de la main
gauche, Madame Diane de Poitiers, femme de Louis de Brézé grand sénéchal
de Normandie. A sa mort l’hôtel Barbette trop vaste pour être conservé
intact fut vendu en plusieurs lots. En 1563, les rues Barbette, du
Parc-Royal et des Trois-Pavillons,--celle-ci maintenant Elzévir et qui
s’appela aussi rue de Diane,--passèrent à travers le vaste ensemble de
constructions ayant formé la courtille Barbette. Il subsista une partie
des anciens bâtiments formant des hôtels particuliers comme l’hôtel
d’Estrées, marqué sur le plan de Gomboust, logis appartenant au maréchal
d’Estrées, père d’une troisième beauté célèbre, maîtresse royale encore,
de la _Belle Gabrielle_ qui attacha son nom à tant de maisons, _nids
d’amour_ éparpillés dans Paris, où elle recevait la visite du Vert
Galant, l’amant officiel, et aussi, dit-on, de plusieurs autres galants,
traîtres à leur roi. C’est en cet hôtel d’Estrées, reste des anciens
hôtels d’Isabeau et de Diane de Poitiers, que l’Empire plaça la
maison-mère des demoiselles de la Légion d’honneur.

[Illustration: LE PUITS DE L’ANCIEN SÉJOUR D’ORLÉANS ET DE
L’ABRI-COYCTIER, SUBSISTANT COUR DE ROUEN]

La maison formant le coin des rues Vieille-du-Temple et des
Francs-Bourgeois porte sur l’angle une magnifique tourelle à pans
coupés, la plus jolie de celles qui nous restent à Paris, gracieusement
décorée et ciselée d’arcatures ogivales. Tourelle et maison avaient bien
souffert; le poids du Temps s’était fait sentir, les affectations
diverses avaient forcément amené bien des modifications, mais une
restauration récente a rendu son comble effilé à la tourelle et rétabli
certaines fenêtres dénaturées. Logis et tourelle ne datent point
d’Étienne Barbette, ils n’ont même pu faire partie du séjour d’Isabeau,
mais probablement ont été construits plus tard sur quelque dépendance de
ce séjour.

Un autre hôtel princier s’élevait dès le XIIIᵉ siècle sur les rues du
roi de Sicile et Pavée. Le roi de Sicile qui lui avait donné son nom
était Charles, frère de saint Louis. A la fin du XIVᵉ siècle, l’hôtel
appartenait au roi Charles VI. Près de là, demeurait le favori Savoisy,
compagnon de jeunesse de Charles VI, en croupe de qui le roi, lors de
l’entrée solennelle de la reine Isabeau, s’en allait incognito courir
les rues de Paris pour jouir de la fête, ce qui lui attira dans la
presse quelques horions de bourgeois bousculés.

Savoisy eut avec l’Université une affaire qui tourna mal pour lui. Un
jour que les Écoles allaient en procession générale à Sainte-Catherine
du Val des Ecoliers, le cortège se heurta aux gens de Savoisy menant
leurs chevaux boire à la Seine. Une querelle s’engagea, les gens de
Savoisy chevauchèrent raidement à travers la procession, renversèrent et
blessèrent quelques personnes, puis non contents de cela, étant rentrés
à l’hôtel s’y armèrent et revinrent tomber sur les écoliers qu’ils
poursuivirent jusque dans l’église. Alors une vraie bataille s’engagea,
par leur nombre, les écoliers finirent par avoir raison des assaillants
à leur tour fortement étrillés.

Très irritée de l’offense, l’Université s’en alla en corps à l’hôtel
Saint-Paul réclamer vengeance, reprenant, en cas de non-satisfaction, sa
grande menace de quitter Paris. A cette époque de tiraillements
politiques aigus, quand les ducs d’Orléans et de Bourgogne se
disputaient le gouvernement, Dame Université était une puissance qu’il
importait d’avoir pour soi, aussi eut-elle pleine et entière
satisfaction. Pour l’offense faite par ses gens, Savoisy fut, par arrêt
du conseil, privé de sa charge de chambellan de l’hôtel du roi et banni;
on s’en prit aussi à sa maison qui fut rasée de fond en comble.

L’hôtel du roi de Sicile, voisin de cette place vide, eut après une
longue et brillante existence un sort plus triste qu’une mort violente.
Après avoir appartenu à des princes de sang royal, au duc d’Alençon, il
fut acheté en 1390 par Charles VI avant sa démence, alors que ce roi
était un jeune prince très chevalereux, passionné d’armes et de tournois
et qui donnait les plus grandes espérances; l’hôtel ensuite passa aux
rois de Navarre, puis aux Roquelaure, aux comtes de Saint-Paul qui le
rebâtirent, au cardinal de Birague qui en même temps qu’il y apportait
quelques embellissements fit élever la fontaine de Birague en face
Saint-Paul démolie de nos jours; l’hôtel vint enfin aux Caumont la
Force, dont il prit le nom.

C’était une magnifique demeure avec de beaux jardins; une partie des
bâtiments, après diverses affectations, fut en 1780 transformée en
prison pour remplacer le For-l’Evêque et le petit Châtelet. L’hôtel
devint la prison de la Force, la _Grande Force_, avec l’hôtel de
Brienne voisin pour annexe appelée la _Petite Force_.

En cette prison de la Force fut écrouée en 92 la princesse de Lamballe.
Elle faillit échapper aux massacres de septembre, grâce au dévouement de
quelques amis qui couvrirent d’or quelques-uns des tueurs chargés de la
besogne en cette prison; mais la malheureuse femme, sortie des geôles
sanglantes à demi folle de terreur, fut saisie à la porte par d’autres
assassins qu’on n’avait pas achetés, qui lui coupèrent la tête sur une
borne au coin de la rue du roi de Sicile. Non satisfaits, ces
cannibales, après que le cadavre dépouillé de ses vêtements fut resté
quelque temps exposé aux regards de tous, pendant qu’un perruquier
réquisitionné était contraint de friser et poudrer la tête de la
malheureuse femme, ouvrirent le corps, enlevèrent le cœur et le
placèrent au bout d’une pique pour le promener avec la tête dans tout
Paris, du Temple à l’Assemblée, en s’arrêtant pour boire dans des
cabarets, où ils déposaient la tête sur le comptoir à côté de leurs
verres.

Il n’est rien resté de la Force qui fut démolie en 1840.

[Illustration: LA PETITE FORCE]

[Illustration: L’HÔTEL SCIPION SARDINI, ÉTAT ACTUEL.]


III

     L’hôtel des Prévôts de Paris.--Hugues Aubryot et les
     Maillotins.--L’hôtel d’Orléans.--A l’Abri-Coyctier.--Le fief de la
     Trémouille.--Magnificences de la maison à l’enseigne de la Couronne
     d’or.--Sa destruction.--L’hôtel des archevêques de Sens.--Tristan
     de Salazar.--La justice sommaire de la reine Margot.--L’hôtel des
     abbés de Cluny.--François Iᵉʳ et la veuve de Louis XII.--Les
     émotions du cardinal de Guise.--Le connétable de Montmorency.--Le
     manoir de la Salamandre.--Le chancelier Séguier.--Catherine de
     Médicis.--La kermesse de l’Agio à l’hôtel de Soissons.

[Illustration: LE PRÉVÔT DE PARIS]

Entre le lycée Charlemagne et l’église Saint-Paul, dans la cour du
passage Charlemagne, subsistent quelques débris notables de diverses
époques provenant d’un hôtel des Prévôts de Paris. Ce sont des restes de
façades de la Renaissance et du XVIIᵉ siècle, à côté d’une tour
d’escalier à pans coupés dont les larges fenêtres sont encadrées d’une
haute ogive. Un corps de logis de la Renaissance, assez important, a été
démoli récemment.

Les prévôts de Paris, magistrats royaux dont les fonctions étaient
importantes et qui représentaient à peu près les préfets actuels, comme
le prévôt des marchands représentait un maire, ne devaient pas, suivant
une très sage ordonnance de saint Louis, être pris parmi les Parisiens
d’origine. Le siège de leur juridiction était le Châtelet, mais
généralement en entrant en charge, ils quittaient leur domicile
particulier pour s’en aller habiter l’hôtel des Prévôts, à proximité du
logis royal de Saint-Paul.

[Illustration: L’HÔTEL DES PRÉVÔTS, PASSAGE CHARLEMAGNE, ÉTAT ACTUEL]

Cette tour d’escalier est le seul débris de l’hôtel primitif bâti par le
célèbre prévôt Hugues Aubryot, à l’époque la plus troublée du XIVᵉ
siècle. Hugues Aubryot, natif de Bourgogne, arrivant après la répression
de la commune de 1358, n’avait pas besogne facile, dans ce Paris encore
si profondément remué. Il eut à diriger d’importants travaux, à terminer
d’abord la muraille d’Etienne Marcel, cette nouvelle enceinte de la rive
droite qui triplait de ce côté l’étendue de la ville et avait été
hâtivement élevée en l’espace d’une année seulement, en travaillant nuit
et jour, pour mettre la Commune révolutionnaire à l’abri de l’attaque
des troupes royales. On n’avait alors probablement, dans la grande
presse, cherché qu’à se clore; Hugues Aubryot paracheva les travaux.

Pour compléter le système de défense, il construisit la Bastille
Saint-Antoine, forteresse formidable destinée aussi bien à garder le
saillant Est de la ville et le quartier de l’hôtel Saint-Paul de toute
insulte du dehors, qu’à maintenir au dedans le peuple de Paris, toujours
grondant et si prompt à se laisser entraîner aux séditions.

[Illustration: TOURELLE-ORATOIRE DE L’HÔTEL LA TRÉMOUILLE DÉMOLIE EN
1842]

Hugues Aubryot eut encore à ordonner d’autres constructions: la
réédification du Petit-Châtelet de Philippe-Auguste qui tombait en
ruines, le pont Saint-Michel alors appelé le Pont-Neuf. Mais Aubryot,
riche et puissant personnage, administrateur rigoureux, s’était, dans
ses multiples et importantes fonctions, attiré de grandes inimitiés.
L’orage fondit sur lui après la mort de Charles V. «Sur toutes choses,
dit Juvénal des Ursins, avait en grande irrévérence les gens d’église et
principalement l’Université de Paris»; s’il s’était attiré l’inimitié
des dignitaires de l’Université, les écoliers ne l’aimaient pas non
plus, car dans la reconstruction du Châtelet il avait ménagé sous la
voûte menant au

[Illustration: RÉCEPTION D’HOTES IMPORTANTS A L’HOTEL DES ABBÉS DE
CLUNY]

quartier des écoliers, deux cachots spécialement réservés à Messieurs
les étudiants, deux violons que par ironie il appelait Clos-Bruneau et
rue du Fouarre, du nom des deux principales rues des études. L’Église et
l’Université coalisées préparèrent sa perte. On fit une enquête secrète
sur son gouvernement et sa vie «qui était très orde et déshonnête en
toute ribaudise, à décevoir femmes partie par force et partie par
argent, dons et promesses, et avait compagnie à Juives, et ne croyait
pas le Saint Sacrement de l’autel et s’en moquait...».

[Illustration: COUR DE L’HÔTEL LA TRÉMOUILLE VERS 1840]

C’est ainsi que Hugues Aubryot fit connaissance avec les cachots de la
Bastille qu’il venait justement d’achever après dix ans de travaux. Son
procès s’instruisait, un procès pour «plusieurs hérésies», avec lequel
on comptait bien le mener jusqu’au bûcher. Transféré ès prisons de
l’évêché, il fut examiné sur plusieurs points «et fut trouvé par gens
clercs, ce connaissants, qu’il était digne d’être brûlé». Cependant
grâce aux prières des princes, oncles de Charles VI, cette peine fut
commuée, après amende honorable au parvis Notre-Dame, en prison
perpétuelle en basse fosse, au pain et à l’eau.

Heureusement pour lui cette basse fosse n’était pas dans sa solide
Bastille--mais dans les prisons de l’Evêque. Il s’y trouvait depuis
quelques mois, un an peut-être, lorsque éclata l’insurrection des
Maillotins, en 1382.

Il s’agissait encore d’impôts nouveaux. La sédition commença aux Halles
par le refus qu’une vieille marchande de cresson opposa aux percepteurs
de l’impôt. Ses cris ameutèrent la populace qui se mit aussitôt à courir
sus aux fermiers des aides et à les massacrer. Les émeutiers, mal armés
d’abord, marchèrent sur l’Hôtel de Ville, enfoncèrent les portes et
s’emparèrent des armes amassées, harnois de guerre, cottes de mailles et
«grande foison de maillets de plomb».

Ainsi armés, les insurgés deviennent les «_Maillotins_»; la terreur est
si grande par la ville en proie à la violence déchaînée, que les
officiers royaux, les magistrats et l’évêque se sauvent. Les Maillotins
se livrent à tous les excès, ils tuent, saccagent et pillent. Ils
assiègent l’abbaye de Saint-Germain qui se défend vigoureusement et
réussit à les repousser. Ils délivrent les prisonniers du Châtelet qui
se joignent à eux, ils vont à la prison de l’évêque, enfoncent tout
aussi et parmi les prisonniers trouvent Hugues Aubryot.

Sentant le besoin d’avoir un chef, ils lui proposèrent d’être leur
capitaine. Hugues Aubryot heureux de revoir le jour, leur promit une
assistance vigoureuse mais demanda d’abord à s’aller rafraîchir et armer
dans son hôtel. Et très sagement, pendant que les Maillotins passaient
la nuit en désordres et orgies dans la ville épouvantée, Aubryot trouva
le moyen de s’enfuir et de gagner la Bourgogne son pays, d’où il se
garda bien de revenir jamais; pendant que tombait d’elle-même cette
insurrection sans chef, que se dissipaient les bandes, si forcenées les
premiers jours et maintenant effrayées elles-mêmes de leurs excès et que
tout se terminait par la punition sévère des plus coupables, dont
beaucoup furent secrètement jetés la nuit dans la rivière.

L’histoire de cet hôtel des Prévôts est, après Aubryot, assez confuse;
la tradition y fait se succéder des princes, des grands seigneurs, et
ensuite d’autres prévôts successeurs d’Aubryot revenant à l’hôtel
affecté à leurs prédécesseurs: on y voit le duc d’Orléans qui y fonda
l’ordre du Porc-Epic, Jean de Montaigu, surintendant des finances, plus
mal traité par le sort que Aubryot et décapité en 1409, le duc de Berry,
le connétable de Richemont, l’amiral de Graville, le connétable de
Bourbon, le connétable de Montmorency, etc...

Au XVIᵉ siècle l’hôtel fut reconstruit, puis encore remanié et subdivisé
au siècle suivant. Outre la tour d’escalier il reste un corps de logis
remarquable par d’anciennes lucarnes et de grandes figures en
cariatides; à part ces débris, des locaux industriels et une maison de
rapport bordent maintenant la vieille cour qui vit si souvent messieurs
les Prévôts de la grande ville, en chaperon et robe aux armes de la
ville, le bâton de commandement à la main, partir à cheval précédés des
sergents en hoquetons aux couleurs parisiennes, pour présider aux
cérémonies en solennité, ou pour marcher au bruit, les jours d’émotion
populaire.

Si des connétables de France possédèrent ce vieux logis des prévôts, un
autre connétable, le chevalier Bertrand du Guesclin, avait son hôtel de
Paris dans la rue de la Verrerie, mais rien de rien n’en demeure qui
pourrait sur un point bien précis fixer le souvenir du grand Breton. On
sait seulement que son logis avait par derrière, dans les communs, une
sortie sur la rue Barre-du-Bec englobée dans la rue du Temple, à la
hauteur du numéro 17 actuel de cette rue.

Le malheureux duc d’Orléans, assassiné rue des Francs-Bourgeois, avait
son hôtel de l’autre côté de la Seine, appuyé au rempart entre la porte
de Buci, que Perrinet Le Clerc devait livrer aux Bourguignons, et la
porte Saint-Germain. C’était un magnifique séjour qui resta aux ducs
d’Orléans jusqu’à Louis XII.

A son avènement celui-ci le vendit en plusieurs parties, dont un lot
important fut acquis par Jacques Coyctier, l’ancien médecin de Louis XI,
«habile homme, dit Commines, qui savait prendre son malade et lui était
si rude que l’on ne dirait point à un valet les dures paroles qu’il lui
disait». Cet homme si rude était très retors, en travaillant sans
vergogne par la crainte de la mort l’esprit de son malade, il sut tirer
de Louis XI d’énormes sommes, des gages de 10 000 écus par mois, des
seigneuries et différents bénéfices pour lui ou sa famille. Il dut en
partie rendre gorge plus tard et versa au trésor royal 50 000 écus, mais
n’en resta pas moins fort à l’aise dans son _abri-Coictier_, comme il
appelait sa maison où il avait fait sculpter à côté d’un éléphant chargé
d’une tour, ornement de l’hôtel d’Orléans, l’_abricotier_, son emblème
particulier formant rébus.

L’abri Coyctier est tombé; on retrouverait pourtant quelques fragments
des murailles qui en ont fait partie, au fond de la deuxième cour de
Rouen, dans le passage du Commerce; il en subsiste, dans tous les cas,
dans un angle de cette cour, un vieux puits gothique dont la margelle
sculptée est à demi enterrée aujourd’hui dans le sol remblayé.

Mais retournons de l’autre côté de l’eau dans les parages de la Tour de
Bourgogne. Dans la rue des Bourdonnais, se continuant par la rue
Thibautodé jusqu’à l’arche Marion, exista jusqu’à nos jours, à l’angle
de la rue de Béthisy, un magnifique hôtel du XVᵉ siècle, le plus beau
peut-être, avec celui-ci de Cluny, des édifices civils de Paris, au
moyen âge. Le très important fief de la Trémouille, qui possédait tous
droits de justice et englobait dans sa censive quelques rues autour de
l’hôtel, avait été acheté au duc d’Orléans par Guy de la Trémouille,
vers la fin du XIVᵉ siècle. Les la Trémouille se contentèrent pendant
une centaine d’années de l’hôtel du XIIIᵉ siècle. Louis de la
Trémouille, rude homme de guerre, celui qui, tout jeune, vainquit à
Saint-Aubin-du-Cormier le futur Charles VIII, alors duc d’Orléans, et
fit couper la tête aux seigneurs pris avec lui, celui qui, plus tard,
commanda les armées de ce même Charles VIII et s’en fut mourir en 1525 à
la journée de Pavie, fit construire en 1490 ce très charmant édifice, un
des joyaux si nombreux du vieux Paris, que Paris a malheureusement
perdus.

Dans le magnifique hôtel où Louis de la Trémouille s’installe aux
premières années du XVIᵉ siècle, le corps de logis principal se trouve
entre une grande cour, donnant rue des Bourdonnais, et un jardin fermé
par des communs sur la rue Tirechappe, bâtiments et jardins longés par
la rue de Béthisy. Cette cour est bordée, en face du grand logis, de
portiques irréguliers en ogive et en anse de panier surmontés d’un
étage, portiques qui se continuent sur le côté droit de la cour et vont
rejoindre le grand logis par la tour contenant l’escalier principal.

La façade principale, élevée de deux étages sur rez-de-chaussée, est
flanquée à droite par cette tour d’escalier, ouvrant au-dessus d’un
perron une magnifique porte toute fleurie, où les plus délicats rinceaux
entourent de leurs volutes l’écusson des la Trémouille; à gauche par une
tourelle d’une grâce et d’une légèreté inouïes, entièrement portée par
des colonnettes et couverte du haut en bas des plus fines ciselures
gothiques, laquelle tourelle au premier étage contient un oratoire
annexé aux chambres.

La décoration de cette façade est vraiment merveilleuse, c’est une
splendide parure gothique où dans les ramages flamboyants se mêlent déjà
quelques détails Renaissance, comme cette rangée de médaillons des
lucarnes. Le parti pris est simple, ce sont trois lignes horizontales,
deux en fausses balustrades ogivales séparant les étages, balustrades
variées offrant de travée en travée toutes les combinaisons de lignes
possibles; puis le couronnement des fenêtres du deuxième étage dépassant
la naissance du toit et dressant sur les combles leurs frontons ajourés
reliés par de légères arcatures. Trois lignes verticales complètent
cette décoration, la tourelle oratoire, la tour d’escalier et près de
cette tour d’escalier une superbe porte superposant jusqu’au toit les
ogives, les niches et les arcatures où s’encadrent des écussons et des
statues.

Cet admirable logis, chef-d’œuvre de la dernière période ogivale, ne
resta pas longtemps dans la famille de la Trémouille: dès 1535, c’était
déjà un hôtel de magistrature appartenant à Antoine Dubourg, chancelier
de François Iᵉʳ; passant ensuite de Pomponne de Bellièvre, chancelier de
Henri IV, à Nicolas de Bellièvre, président à mortier au parlement de
Paris.

De la magistrature, l’hôtel passa au commerce en 1738 et devint un
magasin de soieries à l’enseigne de la _Couronne d’or_. Combien à partir
de cette époque eut-il à subir de mutilations et de barbares
traitements! On sait dans quel mépris incompréhensible étaient alors
tenus ces merveilleux spécimens de notre art national. Les artistes
eux-mêmes n’avaient que du grec et du romain dans la tête et une taie
sur les yeux pour le reste. Que dire des autres! Et dans ces
chefs-d’œuvre de l’art français, on rognait, on taillait, on charcutait
sans la moindre hésitation; on abattait tout ce que l’on pouvait abattre
et quand on ne pouvait gratter la ciselure des murailles, on emplâtrait
les meneaux délicats, les sculptures feuillues et fleuries, avec l’idée
que l’on rendait ainsi les pauvres façades plus propres et plus
présentables.

L’hôtel de Louis de la Trémouille transformé en magasins, en ateliers,
en logements, nous arriva fort maltraité, mais enfin, tout couvert de
blessures qu’il fût, il existait, ce qui est le point principal. Il
était question d’en faire la Mairie du 1ᵉʳ arrondissement ce qui eût été
doublement heureux, puisque d’un côté on sauvait le noble édifice, et
que de l’autre on évitait d’altérer l’aspect de la belle église
Saint-Germain l’Auxerrois par une adjonction de pastiches, par la mairie
qui lui fait pendant et la tour pseudo-gothique qui sert de trait
d’union.

[Illustration: LE PAGE DE LA REINE MARGUERITE DÉCAPITÉ DEVANT L’HÔTEL DE
SENS]

L’hôtel chef-lieu du fief la Trémouille pouvait être restauré, on
pouvait facilement en débouchant ses arcades fermées, ses grandes
fenêtres rétrécies, en rétablissant les morceaux disparus de ses
lucarnes, lui rendre sa splendeur d’autrefois et conserver au centre de
Paris, à quelques pas du Louvre, un monument incomparable. On lésina sur
l’achat, on préféra le laisser démolir en 1842, sauf à porter à l’école
des Beaux-Arts quelques débris des sculptures, pour construire à sa
place la maison qui porte le numéro 31 de la rue des Bourdonnais où l’on
peut voir comme marque d’emplacement un débris de balustrade enchâssé
dans la façade sur la cour. Comme on l’a regretté depuis ce monumental
hôtel, gâché et perdu, qui eût été l’une des attractions du vieux
quartier traversé par la rue de Rivoli! On gémit maintenant qu’il est
trop tard, et l’on va laisser perdre de la même façon un édifice non
moins précieux: l’hôtel de Sens, en si grand danger d’être démoli,
abandonné par les édiles à son sort, et sur lequel on gémira plus tard,
de la même façon, une fois l’acte de vandalisme stupide accompli.

Par miracle l’hôtel des archevêques de Sens, rue du Figuier, à l’entrée
du quartier Saint-Paul, existe encore, après avoir eu les mêmes
destinées que l’hôtel la Trémouille, mais le miracle persistera-t-il et
ne verrons-nous pas soudain une maison de rapport de cinq étages
s’élever à sa place? Son sauvetage malgré l’urgence, malgré les
réclamations unanimes des artistes, de la société des Amis des Monuments
parisiens, de tout ce qui pense, enfin, rencontre bien des difficultés.
Ne tombera-t-elle pas bientôt, la pioche de Damoclès suspendue sur sa
tête? Et tant d’affectations diverses seraient possibles pour le
conserver!

Les archevêques de Sens, métropolitains des évêques de Paris jusqu’à
l’érection du siège parisien en archevêché en 1623, possédaient au XVᵉ
siècle entre l’ancienne enceinte de Philippe-Auguste, touchant au
couvent des Filles de l’Ave Maria, et la nouvelle enceinte d’Étienne
Marcel, une demeure que le roi leur prit par échange avec l’hôtel
d’Hastomesnil ou d’Estomenil, pour l’englober dans cette agglomération
de grands logis, irrégulièrement disposés sur des cours et des vergers,
constituant l’hôtel royal de Saint-Paul.

L’archevêque de Sens, Tristan de Salazar, prélat aux goûts artistes, se
fit construire en 1475, un nouveau logis au carrefour des rues du
Figuier, du Fauconnier et des Barrés. La façade d’entrée qui donne un si
grand caractère à ce carrefour est fort pittoresque par son
irrégularité, ses deux belles tourelles d’angle et son portail donnant
sur un porche voûté. La grande porte cavalière encadrée d’une profonde
ogive a, comme particularité, un mâchicoulis dissimulé à la pointe de
cette ogive. Jadis les écussons des archevêques garnissaient le tympan
des portes, disposés sur un champ d’étoiles, emblèmes des Salazar.

La cour n’est pas moins intéressante. Dans un angle rentrant un petit
donjon comme tour d’escalier, domine de haut les vieux toits; une
échauguette à créneaux et mâchicoulis défend la porte et laisse encore
deviner entre les merlons des traces d’armoiries.

Une petite chapelle en avant-corps faisait pendant à la tour d’escalier,
elle a disparu en même temps que les logis subissaient des
transformations intérieures et que disparaissaient quelques dépendances
avec le jardin. A son extrémité l’étroite rue de l’Hôtel-de-Ville,
jadis de la Mortellerie, passe sous une longue partie des vieux murs de
l’hôtel, que décore une troisième tourelle semblable aux deux du
carrefour, moins la poivrière rognée.

Le cardinal Duprat, archevêque de Sens et chancelier de France, succéda
à Tristan de Salazar; les archevêques Senonnais occupèrent en personne,
ou louèrent leur hôtel jusqu’au jour où ils perdirent leur suprématie
sur Paris. Le cardinal de Lorraine, le cardinal Pellevé, le cardinal du
Perron l’habitèrent. A l’entrée d’Henri IV dans Paris, le cardinal
Pellevé, violent ligueur, se trouvait au lit malade; il en mourut de
fièvre chaude criant sans cesse: «Qu’on le prenne! qu’on le prenne!»

Lorsque Marguerite de Navarre, femme divorcée du Béarnais, revint à
Paris avec l’intention de se faire bâtir un palais au Pré aux Clercs,
elle habita pendant un an environ l’hôtel de Sens. Elle avait
cinquante-deux ans, elle était envahie par l’embonpoint, mais toujours
intrigante, toujours coquette, belle encore, toujours galante et
s’efforçant de réparer sans cesse l’œuvre des années, pour demeurer la
séduisante reine Margot qui naguère encore «par la seule vue de l’ivoire
de son bras» triomphait de son gardien au château d’Usson.

Triste fin pour la belle héroïne de ce XVIᵉ siècle étincelant et
terrible! Doublant l’ampleur de ses charmes par l’ampleur de ses
vertugadins, la tête engoncée dans de hautes fraises, outrageusement
fardée, peinte et musquée, elle déploie un grand faste dans sa
résidence.

[Illustration: TOUR D’ESCALIER DE L’HÔTEL DE SENS, ÉTAT ACTUEL]

Deux de ses pages, deux beaux jeunes gens de vingt ans, nommés
Saint-Julien et Vermond, se disputaient ses faveurs; Saint-Julien parut
un instant le préféré, à la grande fureur de l’autre page. Le 5 avril
1606, comme la reine Marguerite venait d’entendre la messe aux
Célestins, Vermond abattait d’un coup de pistolet son rival aux pieds de
la reine. La punition ne se fit pas attendre. Deux jours après, sur un
échafaud dressé devant la porte de l’hôtel de Sens, la reine, altérée de
vengeance comme une lionne blessée, faisait sous ses yeux trancher la
tête du meurtrier et quittait immédiatement la demeure maudite pour n’y
plus rentrer.

Vers la fin du XVIIᵉ siècle, le logis féodal des archevêques cessa
d’être une demeure aristocratique. Les coches de la Bourgogne et du
Lyonnais s’y installèrent, ce fut la gare de Lyon de ce temps-là. Des
remises et des écuries, de grosses voitures et de gros chevaux, du
tapage et des coups de fouet dans la cour où tant de prélats, de princes
et de princesses avaient passé. Vendu à la Révolution, tantôt occupé par
des entreprises de roulage, ou par des industriels, par un gros marchand
de peaux de lapins, nous l’avons connu fabrique de confitures.
L’intérieur a reçu forcément bien des outrages en passant par tant de
mains irrespectueuses, mais l’extérieur, malgré tout, est resté complet
dans son ensemble, a conservé sa grande allure et il est à souhaiter
qu’il soit bientôt soustrait au péril imminent qui le menace, arraché au
vandalisme, pour que Paris possède ici un superbe pendant de son hôtel
de Cluny.

L’hôtel de Cluny, également logis de prélats féodaux, fut le manoir de
ville des abbés de Cluny, cette grande abbaye bénédictine de Bourgogne,
mère de tant d’abbayes et de couvents. Sur les ruines romaines des
Thermes de Julien, éparpillés en décombres ou dressant dans les jardins
désordonnés les croupes de leurs robustes voûtes drapées de
broussailles, des maisons s’étaient juchées. Pierre de Chaslus, abbé de
Cluny vers le milieu du XIVᵉ siècle, acheta un lot de ces ruines avec
quelques maisons et jardins et fit construire un premier édifice destiné
à servir de résidence parisienne aux abbés de la célèbre abbaye.

D’après les recherches de M. Charles Normand pour son histoire de
l’hôtel de Cluny, les travaux de l’abbé Jean de Bourbon, vers 1460, ne
seraient probablement que des remaniements de cet hôtel primitif et
c’est à Jacques d’Amboise, 43ᵉ abbé, un des frères de Georges d’Amboise,
cardinal archevêque de Rouen, ministre de Louis XII, et grand bâtisseur
comme tous ces d’Amboise, hommes d’Etat ou prélats, que reviendrait
l’honneur d’avoir élevé de 1485 à 1510, ce magnifique monument, dernière
et splendide fleur de l’architecture gothique, poussée au moment où va
commencer le mouvement de réaction de la Renaissance.

Abandonnée tout à coup par suite d’un engouement rapporté d’Italie pour
l’art romain, art de formules et de répétitions, art qui pourtant, avec
les architectes ayant dans les veines le sang des artistes nationaux,
donnera encore bien des œuvres gracieuses avant d’aboutir à tant de
froids pastiches, l’architecture ogivale d’invention inépuisable, avant
de disparaître s’épanouit splendidement ici, élève comme à l’hôtel la
Trémouille des bâtiments de noble carrure et les décore de ses plus
gracieuses dentelures et broderies.

Cette belle cour à la muraille crénelée s’entoure de grands logis dont
les riches balustrades se couronnent de hautes et magnifiques lucarnes
d’un dessin varié; une robuste tour à huit pans, portant une fine
tourelle sur le côté, se détache en avant-corps et montre des cordons de
feuillage, des ouvertures en accolades fleuries, avec des écussons de
Jacques d’Amboise surmontés de devises sur des banderoles flottantes,
dans un semis de coquilles de Saint-Jacques, écussons et coquilles se
retrouvant dans les frontons des lucarnes.

[Illustration: LA CHAPELLE DE L’HÔTEL DE CLUNY]

Il y a derrière ce corps de logis une autre cour non moins belle, la
cour sur laquelle donne la petite chapelle de l’hôtel; cette chapelle,
située au premier étage, se termine extérieurement par une petite
abside en tourelle suspendue à la muraille et portée hardiment sur un
pilier séparant les deux arcades ogivales du bas. La chapelle au dedans
est très richement ornée de sculptures, de belles frises feuillagées, de
niches à hauts pinacles, etc.

C’est une demeure vraiment seigneuriale que ce logis des puissants abbés
de Cluny, aussi splendidement décorée, avec des détails charmants, dans
toutes ses salles intérieures et dans les plus petits coins, que sur la
cour d’honneur.

L’hôtel était dans toute sa fraîcheur, à peine sorti des mains des
sculpteurs, lorsqu’en 1515, la jeune femme de Louis XII, Marie
d’Angleterre, sœur d’Henri VIII, devenue veuve après deux mois de
mariage, vint l’habiter. La couronne de François Iᵉʳ ne tenait alors
qu’à peu de chose, à un héritier posthume qui pouvait survenir du feu
roi. Aussi le Valois qui tenait à cette couronne faisait-il surveiller
étroitement l’hôtel, et non sans raison, car, suivant la chronique,
François vint y surprendre un jour un consolateur de la jeune reine, le
duc de Suffolk, ambassadeur d’Angleterre, de qui les assiduités avaient
été signalées.

Et sur l’heure le roi, feignant une grande indignation, força Suffolk à
épouser Marie dans la chapelle de l’hôtel, après quoi François se
chargea d’obtenir le consentement d’Henri VIII au mariage effectué,
expédia en Angleterre, avec tous les honneurs possibles, la reine Marie
et son nouvel époux, et enfin dégagé de ce souci put s’occuper de son
sacre.

L’hôtel, une vingtaine d’années après, fut encore résidence royale.
François Iᵉʳ y logea Jacques V, roi d’Écosse, qui le 1ᵉʳ janvier 1536 y
épousa Madeleine de France, fille du roi.

Le cardinal de Guise, Charles de Lorraine, étant abbé de Cluny, occupa
l’hôtel. En 1565, il lui arriva son aventure fameuse avec le maréchal de
Montmorency son ennemi, alors gouverneur de Paris. Le cardinal, revenant
du concile de Trente, voulait faire dans Paris son entrée solennelle à
la tête de ses abbés et de ses gentilshommes et entouré de toute sa
maison en armes, ainsi qu’il avait fait à Saint-Denis. Le maréchal de
Montmorency, prévenu de son intention, lui envoya une défense formelle
d’entrer avec cet appareil militaire et sur une réponse hautaine du
cardinal, il prit ses mesures pour le faire repentir de son orgueilleuse
prétention. Les archers du prévôt de Paris se trouvèrent à la porte
Saint-Denis quand se présenta le cortège et sommèrent au nom du roi le
cardinal de laisser son appareil trop militaire. Le cardinal ne fit que
rire de la défense, dispersa les archers et passa outre.

Montmorency, qui s’y attendait, avait fait monter ses gentilshommes à
cheval, et se précipita fortement accompagné à la rencontre de son
ennemi. Le cortège cardinalice descendait la rue Saint-Denis et se
trouvait devant les Innocents, lorsque déboucha la troupe de Montmorency
chargeant aussitôt à outrance.

En peu d’instants la troupe du cardinal fut culbutée et dispersée,
quelques-uns qui voulurent résister furent tués, leurs mules cherchaient
pleines d’émoi refuge dans les boutiques. Le cardinal pouvait tout
appréhender de Montmorency, mais il put se jeter dans une maison de la
rue Trousse-Vache et chercher une cachette en un galetas, sous le lit
d’une servante, d’où il ne se hasarda à sortir que le soir pour gagner
l’hôtel de Cluny. Les Parisiens, futurs ligueurs et guisards, ne firent
que rire de la mésaventure.

En 1584, l’hôtel des abbés de Cluny abrita un théâtre, une troupe de
comédiens donna quelque temps des représentations fort suivies; ils
avaient plus de spectateurs, dit l’Estoile, que les quatre meilleurs
prédicateurs de Paris tous ensemble quand ils prêchaient. Un arrêt du
parlement expulsa les comédiens.

Au commencement du XVIIᵉ siècle l’hôtel de Cluny devint la résidence des
nonces du Pape. Le cardinal Mazarini vint l’habiter en cette qualité en
1634.

A partir du XVIIIᵉ siècle l’hôtel de Cluny entre pour cent ans dans une
période moins brillante. L’illustre maison, abandonnée par les abbés,
glisse peu à peu à des affectations désastreuses pour ses beautés
architecturales. Elle est louée par parties à des industries diverses;
il y a des libraires, des imprimeurs, des relieurs et des procureurs
dans la maison. La belle tour octogonale sert d’observatoire; de 1750 à
1817 les astronomes Delisle, Lalande et Messier s’y succèdent.

Devenu bien national à la Révolution, l’hôtel fut vendu à un
particulier; un instant la superbe chapelle courut le risque d’être
cédée à un Anglais pour être réédifiée en Angleterre, heureusement le
propriétaire repoussa les propositions, pour conserver à Paris la
merveille alors dédaignée par Paris. L’hôtel continua ensuite à être
loué en magasins et appartements; c’est ainsi que M. Du Sommerard, le
célèbre antiquaire, y installa sa précieuse collection, noyau du musée
actuel, laquelle resta dans l’hôtel qu’enfin l’État consentit à
racheter, après une longue et laborieuse campagne de MM. A. Lenoir et
Vitet, syndiquant les efforts de tous les amis de l’art et de
l’histoire.

Les Montmorency possédaient plusieurs maisons dans Paris, l’hôtel de
Montmorency rue Sainte-Avoye, le seul qui restera marqué sous ce nom
dans le plan de Gomboust, l’hôtel neuf de Montmorency en face de
celui-ci, devenu plus tard l’hôtel de Mesmes, plus l’hôtel de Rochepot
rue Saint-Antoine, l’hôtel de Damville rue Couture-Sainte-Catherine, et
enfin l’hôtel patrimonial de la rue de Montmorency alors rue
Courtauvillain. C’était un grand logis du XIIIᵉ siècle, reconstruit plus
tard et qui porte aujourd’hui le nº 5 de la rue de Montmorency. Cet
hôtel fut confisqué par Richelieu, sous Louis XIV; Nicolas Fouquet
l’habita alors qu’il n’était encore que procureur général en Parlement.
Grandeurs passées, la finance succède aux hauts barons, le commerce
succède à la finance, et maintenant cette grande façade à hautes
fenêtres sans ornements ne se distingue plus guère des maisons voisines
que par ses proportions.

Dans l’hôtel neuf rue Sainte-Avoye, aujourd’hui rue du Temple, 14, vint
mourir le vieux connétable Anne de Montmorency, âgé de quatre-vingts
ans, blessé d’un coup de pistolet dans les reins, dans une charge
poussée à fond par le prince de Condé à la bataille de Saint-Denis, le
10 décembre 1567. C’était pendant la deuxième guerre civile, l’armée
protestante bloquait Paris: le connétable, qui n’avait que peu de
troupes et attendait des renforts, avait dû, malgré lui, donner bataille
pour faire cesser les murmures des Parisiens. Rapporté dans son logis
le soir de la bataille, il mourut trois jours après. Comme ceux qui le
soignaient essayaient de lui donner de l’espoir, le vieux connétable
s’irrita:--Assez! leur dit-il, pensez-vous que j’aie vécu quatre-vingts
ans et que je n’aie pas appris à mourir un petit quart d’heure!

Henri II était venu quelquefois dans la maison. Henri III y vint danser
aux noces du duc d’Épernon. L’hôtel du vieux connétable devint un siècle
après, pour les de Mesmes, hôtel de parlementaires, et plus tard maison
de financiers pour Law, qui, avant de mettre ses commis rue Quincampoix,
établit ici ses bureaux. Encore une fois la finance après les grands
barons.

Un logis important au commencement du XVIᵉ siècle, logis royal, logis de
duchesse et de maîtresse de roi, occupait un vaste espace entre le pont
Saint-Michel et le couvent des Grands-Augustins, c’était l’hôtel
d’Étampes, un manoir dit de la Salamandre, bâti par François Iᵉʳ pour
Anne de Pisseleu, duchesse d’Étampes. Le roi chevalier avait ainsi à
côté l’une de l’autre sa maîtresse et son chancelier le cardinal Duprat,
quand celui-ci cessa d’habiter l’hôtel de Sens pour prendre l’hôtel
d’Hercule qui fut plus tard de Nantouillet, à l’angle de la rue des
Grands-Augustins.

[Illustration: LES CHARNIERS DE SAINT-PAUL]

L’hôtel de la duchesse d’Étampes portait partout la Salamandre, la
marque royale, qui se retrouve encore dans un des débris dissimulé au nº
20 de la rue de l’Hirondelle.

C’était un véritable palais que ce nid des amours royales, luxueusement
décoré de peintures et de tapisseries, couvert d’emblèmes et de devises
galantes. Au siècle suivant, la maîtresse royale étant devenue une dame
du temps jadis, l’hôtel d’Étampes fut morcelé. Il se partagea en hôtel
de Luynes et hôtel d’O; celui-ci formait le coin de la rue Gilles-Cœur
et du quai, alors rue de Hurepoix. L’hôtel d’O appartenait aux Séguier.
La fille du chancelier Séguier épousa un de Luynes et sans doute les
deux logis contigus furent de nouveaux réunis.

[Illustration: L’HÔTEL DE SOISSONS (ÉTAT ANCIEN) ET LA COLONNE DE
CATHERINE DE MÉDICIS (ÉTAT ACTUEL)]

Pendant la Fronde, lors de l’affaire Broussel, le chancelier Séguier y
courut danger de mort. Il avait quitté courageusement sa demeure à six
heures du matin pour se rendre au Parlement malgré les barricades,
s’obstinant à passer, laissant son carrosse pour une chaise à porteurs
et quittant ensuite la chaise pour continuer à pied à travers les pavés
soulevés, lorsqu’une troupe de furieux se jeta sur lui.

Bousculé avec l’évêque de Meaux, il put néanmoins se réfugier à l’hôtel
de Luynes qu’aussitôt les émeutiers assiégèrent et dont la porte fut
bientôt enfoncée. Le chancelier avait trouvé une cachette dans une
chambre bien dissimulée où son frère le confessait et lui donnait
l’absolution pendant que les émeutiers cherchaient partout, fouillaient
la maison, sondaient les murs, saccageaient, brisaient les meubles et,
en désespoir de cause, pillaient tout ce qu’il pouvait y avoir à piller.

La partie du petit palais qui avait gardé le nom d’hôtel de la
Salamandre n’avait pas eu la même chance que les hôtels de Luynes et
d’O; elle fut occupée par divers industriels; bientôt les appartements
particuliers de Mᵐᵉ d’Étampes n’eurent plus rien d’aristocratique, la
chambre de bains de la belle servit d’écurie à une auberge, qui
naturellement se para pour son enseigne de l’emblème royal de la
Salamandre. La chambre de François Iᵉʳ fut une cuisine et les belles
salles furent transformées en logements.

La belle-fille de François, la veuve de Henri II, Catherine de Médicis,
délaissant les Tuileries _sur la paroisse Saint-Germain l’Auxerrois_,
les Tuileries à peine achevées, en raison de la crainte inspirée par un
horoscope qui lui annonçait qu’elle devait mourir _près de
Saint-Germain_, se fit construire à quelques pas de Saint-Eustache un
nouveau palais qui s’appela hôtel de la Reine, puis hôtel de Soissons.

Il se trouvait alors sur cet emplacement un vieil édifice gothique jadis
hôtel de _Nesle_, où la reine Blanche de Castille, mère de saint Louis,
était morte, et qui avait appartenu à Charles, comte de Valois, à Jean
de Luxembourg, roi de Bohême, au duc d’Orléans. Celui-ci en devenant
Louis XII avait donné cet hôtel de Nesle ou de Bohême à un couvent de
Filles pénitentes qui s’y étaient cloîtrées.

La reine ayant besoin du terrain expulsa ces pénitentes et les envoya
rue Saint-Denis à l’abbaye de Saint-Magloire.

L’édifice construit par Jean Bullant sur l’emplacement du vieil hôtel,
augmenté de quelques autres terrains, n’avait plus rien du fier aspect
des demeures féodales, c’était un palais, une vaste résidence composée
d’un grand corps de logis à trois pavillons, avec ailes en retour
encadrant une cour d’honneur et se prolongeant sur des jardins.

On vantait beaucoup la magnificence des appartements et la beauté de la
chapelle, édifice séparé, bâti au bout des jardins à l’angle des rues
Coquillière et de Grenelle-Saint-Honoré, aujourd’hui
Jean-Jacques-Rousseau. Germain Pilon, Jean Goujon et tous les plus
célèbres artistes du temps avaient travaillé à la décoration du
somptueux palais, ou fourni des statues pour les jardins.

Une singularité de cet hôtel de la reine c’était la haute colonne
cannelée qui dominait les toits des pavillons, et au sujet de laquelle
il a été fait tant de suppositions. C’est aujourd’hui tout ce qui reste
du palais de Catherine, tout ce qui a survécu aux changements et
démolitions. Elle a vingt-cinq mètres de haut et elle est semée dans ses
cannelures d’ornements divers, fleurs de lis, cornes d’abondance,
miroirs brisés, grandes initiales C H, entrelacées et couronnées,
ornements aujourd’hui effacés par places.

A quoi cette colonne surmontée d’une bizarre armature de fer terminée
par une sphère également en ferronnerie ajourée a-t-elle bien pu servir?
La tradition en fait un observatoire non pas astronomique mais
astrologique, pour les sorciers et cabalistes ordinaires de la reine
mère; là sur ce perchoir planté au-dessus des appartements où la reine
cachait ses sombres méditations, s’exécutaient les opérations magiques,
les sorcelleries criminelles de la redoutable Italienne, par les soins
de son sorcier en chef, le fameux Ruggieri.

En somme, la légende s’appuie sur des faits avérés. Il est parfaitement
certain que Catherine se faisait suivre partout des astrologues attachés
à sa maison, on trouve même au château de Blois, où elle mourut, un
observatoire astrologique sur la tour du Foix.

Si la colonne, comme on le pense aussi, fut un monument commémoratif
élevé par Catherine à la mémoire de son époux Henri II[D], bien qu’il
soit extraordinaire qu’aucune inscription n’ait consacré cette
destination pieuse, les astrologues de la reine utilisèrent ce monument
à deux fins, et nous pouvons lui laisser sa vieille réputation de
piédestal de sorciers.

Catherine vécut une douzaine d’années en son palais; fêtes,
divertissements, intrigues de toutes sortes, intermèdes pour tant de
drames et de catastrophes sanglantes s’y succèdent, pendant ces jeunes
années de l’hôtel abritant la vieillesse tragique de Catherine. C’est
là, qu’à la veille de la grande journée des barricades, le duc de Guise,
arrivé à Paris malgré la défense du roi, descendit sans débotter avant
de se rendre à l’hôtel de Guise. Après une longue et délicate
conversation, la reine mère se mit en sa chaise à porteurs et emmena au
Louvre le duc de Guise qui marchait à pied à côté de la chaise au milieu
des acclamations de la foule ligueuse, remuée par l’arrivée de celui
qu’elle appelait son sauveur, acclamations qui le suivirent de rue en
rue, jusqu’au palais où l’attendait Henri III blême de rage et hésitant
à le faire daguer sur l’heure. La crise suprême commençait pour les
Valois.

Le Balafré et Catherine devaient huit mois après s’en aller mourir tous
deux à Blois, à quelques jours de distance. A la mort de Catherine
couverte de dettes, l’hôtel de la Reine fut saisi par les créanciers
comme une simple maison de particulier; la liquidation laborieuse ne se
termina qu’en 1601 par la vente de l’hôtel au comte de Soissons, fils du
prince de Condé.

Les mânes de la première propriétaire durent tressaillir au temps de
l’affaire des poisons, en 1680, quand la comtesse de Soissons compromise
avec La Voisin ainsi que d’autres grandes dames, pour des histoires de
sorcellerie et surtout pour des emplettes de poudre de succession, fut
obligée de quitter l’hôtel et la France pour éviter de comparaître
devant la chambre ardente.

L’agiotage, c’est-à-dire l’empoisonnement moral, _les poudres de
succession_ appliquées aux fortunes, s’installa ensuite à l’hôtel de
Soissons au moment de la fièvre de spéculation inoculée par Law. Quand
la rue Quincampoix fut fermée, le camp des agioteurs se transporta
d’abord place Vendôme, puis le prince de Carignan, à qui appartenait
alors l’hôtel de Soissons, sollicita du Régent le privilège de cette
Bourse errante et l’établit dans ses jardins.

Curieux tableau que ce camp de l’agio, cette Bourse de la Régence, dans
les jardins de Catherine. Cela ne ressemblait guère à la Bourse du
Commerce que l’on trouve aujourd’hui à la même place, c’était plutôt une
espèce de kermesse financière. Le prince de Carignan fit construire plus
de six cents baraques louées chacune 500 livres par mois, ce qui lui
donnait un revenu mensuel de 300,000 livres. Dans les allées du jardin
où ces baraques élégantes s’alignent sous les arbres, une foule bigarrée
se presse; des carrosses, des chaises à porteurs amènent grands
seigneurs et belles dames, spéculateurs à cordons bleus, joueuses en
falbalas. On spécule, on intrigue, on danse et l’on rit, malgré la
terrible crise qui sévit et les ruines qui s’accumulent. Les danses aux
violons sous les tentes ou sous les ombrages alternent avec la danse des
écus, jusqu’à la chute définitive du système amenant la ruine totale de
tant de gens.

Il y avait jadis toujours un peu de spectacle et de gaîté dans tout,
même en des choses qui ne nous semblent pas devoir en comporter. Quelle
distance entre la cohue noire de la Bourse actuelle, hurlante et
vociférante en son temple grec, et le marché financier de la Régence,
coquet, fleuri et enrubanné, digne d’être peint par Watteau, où sur des
airs de menuet s’écroulent les fortunes, où tant de grands seigneurs,
entraînés dans le branle financier, se ruinent en faisant des grâces,
quitte à se brûler la cervelle en sortant de leurs hôtels patrimoniaux
perdus, après avoir légué leurs fils au roi pour ses armées et leurs
filles à Dieu pour ses couvents.

A la mort du prince de Carignan, l’hôtel de Soissons fut encore une fois
mis en vente par des créanciers et faute d’acquéreurs livré aux
démolisseurs en 1749. Tout disparut; de l’édifice de Catherine augmenté
par les successeurs, il ne demeura debout que la fameuse colonne sous
laquelle s’éleva en 1772 la rotonde de la halle aux blés, avec quelques
rues circulaires tournant autour. Primitivement cette halle n’était
qu’une grande cour ronde à ciel ouvert, on la recouvrit dix ans après de
la coupole que nous avons connue.

La halle aux blés vécut un peu plus d’un siècle. Son tour vint de
tomber, pour être remplacée par la Bourse du Commerce, mais la colonne
de Catherine fut heureusement respectée encore, et avec elle continuent
à planer, sur un quartier bien transfiguré et très prosaïque, le vieux
souvenir historique et la légende romanesque.

La colonne Ruggieri n’a survécu au palais de Catherine que grâce à
l’écrivain Bachaumont qui, pour faire rougir les édiles de leur
vandalisme, l’acheta 800 livres au moment où elle allait être comprise
dans la démolition, et qui la recéda plus tard à la ville à la condition
qu’elle ne serait pas démolie.

L’un des nombreux Italiens amenés à Paris par Catherine de Médicis,
Scipion Sardini, a laissé dans un quartier fort éloigné et qui alors
confinait à la campagne, sur les bords de la Bièvre, un hôtel assez
important qui a pu, sans doute grâce à son éloignement du centre,
traverser trois siècles, affecté à différents services.

Les Italiens venus à la cour de France au XVIᵉ siècle firent tous des
fortunes rapides, comme les Gondi, les Strozzi, les Zamet, les Concini
et autres. Ce Scipion était un traitant fermier des impôts, qui se
transforma bientôt en un riche gentilhomme, baron de Chaumont-sur-Loire,
possédant château en Touraine, château féodal de haute importance, ayant
appartenu à Catherine,--et où se voit encore, à côté de la chambre de la
Reine, la chambre de son astrologue Ruggieri,--possédant

[Illustration: LE DUC DE GUISE A LA JOURNÉE DES BARRICADES.--1588

Imp. Draeger & Lesieur, Paris]

en outre un bel hôtel à Blois, et en situation sous Henri III de se
bâtir à Paris un autre logis plus riche et plus vaste.

Ce bel hôtel des bords de la Bièvre rappelle les édifices des rives de
la Loire par son architecture de briques et pierres, ses arcades, ses
médaillons à têtes romaines, comme on en voit là-bas, notamment à
l’hôtel d’Alluye.

Hélas, la vie est courte et les années de prospérité surtout passent
vite, c’était bien la peine de se lancer en belles constructions.
Sardini était à peine mort aux premières années du XVIIᵉ siècle, que du
bel hôtel, probablement confisqué comme règlement de comptes avec le
financier, on faisait un hôpital de mendiants.

Alors s’opérait comme une grande liquidation de ce siècle de troubles
religieux, de révolutions et de guerres civiles; dans tous les coins de
Paris s’élevaient des hôpitaux, des hospices, des refuges et des prisons
pour recevoir les pauvres soldats estropiés, les innombrables mendiants,
les soudards devenus tire-laine faute d’emploi, épaves de la longue
tourmente. L’hôtel Scipion Sardini, sous le nom d’hôpital Sainte-Marthe,
reçut sa part de malheureux entassés sous les lambris du riche traitant
défunt, dont les splendeurs durent disparaître rapidement.

En 1636, les prisons de la Conciergerie furent vidées en partie dans
l’hôtel Scipion, en raison d’une épidémie de peste.

La boulangerie générale des hôpitaux y était déjà, elle s’y trouve
encore. Des arcades de la cour, la plupart ont été bouchées, les bustes
des médaillons ont fortement souffert, mais on peut encore par
l’imagination reconstituer la demeure du financier du XVIᵉ siècle, et en
oubliant tout ce qui l’entoure aujourd’hui, essayer de la compléter par
des jardins, par des horizons plus aimables, et par une Bièvre plus
claire courant sur des berges fleuries de pâquerettes.

[Illustration: LE PASSAGE SAINT-PIERRE DONNANT DANS L’ANCIEN CIMETIÈRE
SAINT-PAUL (ÉTAT ACTUEL)]



[Illustration: INONDATION DE LA VALLÉE DE MISÈRE EN 1493] CHAPITRE VIII

PARIS BOURGEOIS ET POPULAIRE


I

     Souvenirs champêtres.--Clos, granges, cultures, fermes.--La double
     croisée de Paris.--Autour du Châtelet.--Les maîtres bouchers et la
     grande boucherie.--La rue Trop-va-qui-dure et la Vallée de
     misère.--Grandeurs, prospérités et solennités de la grande rue de
     Saint-Denis.--Chemin royal au commencement et à la fin des
     règnes.--Entrées de l’empereur Charles IV, d’Isabeau de Bavière, de
     Louis XI, etc.--Cortèges, spectacles et divertissements.--Les
     funérailles royales.--Un Arbre de Jessé.--Noms de
     maisons.--Anciennes hôtelleries.--Les omnibus de Blaise Pascal.--La
     grande rue Saint-Honoré.--L’Arbre sec.--Arbrissel ou potence?--La
     croix du Trahoir.--La rue de la Ferronnerie.--Aux
     Innocents.--Grandes halles de la mort et grand marché des vivants.

[Illustration: VIEUX PIGNONS RUE BEAUBOURG]

Ce Paris bourgeois et populaire qui répand ses innombrables maisons
autour des grands hôtels féodaux, des logis de noblesse et des séjours
de princes a, depuis le jour où il a débordé de l’île berceau sur les
deux rives, englobé, dans son accroissement jamais arrêté, bien des
hameaux, des fermes, des petits fiefs champêtres rejoints d’abord, puis
étouffés bientôt dans les lacis des ruelles qui les enserrent.

Il ne restera de ces villages absorbés au plus touffu de l’immense
enchevêtrement de pignons, de cubes de pierres et de cages en pans de
bois où grouille la fourmilière parisienne, que des noms de quartiers,
que des appellations agrestes pour des voies commerçantes où ne verdit
plus aucun feuillage, ou bien des noms jolis et ensoleillés étiquetant
ironiquement des ruelles profondes et noires que le soleil ne connaît
plus.

[Illustration: L’ÉGLISE SAINT-SAUVEUR, RUE SAINT-DENIS]

En fouillant au plus profond des quartiers encombrés on retrouve des
souvenirs d’anciens clos, le clos de Laas, le clos Bruneau au pays des
écoles, le clos Garlande, le clos Georgeau, le clos des Halliers, le
clos des Arènes à Saint-Victor, le clos Thyron appartenant à l’abbaye de
Thiron ou Tiron près Chartres,--laquelle avait aussi donné son nom à une
rue où les abbés avaient leur logis près de la rue Saint-Antoine, ainsi
qu’à une prison,--le clos des Mureaux, le clos Saint-Symphorien planté
en vignes sur la montagne Sainte-Geneviève et bien d’autres tant sur la
rive gauche que sur la rive droite.

On rencontre d’agrestes souvenirs étouffés sous les pierres, plusieurs
rues des Amandiers, dont une sous Sainte-Geneviève où se sont bâtis des
collèges, la rue Hautefeuille, le Chardonnet, champ de chardons où fut
édifiée l’église Saint-Nicolas du Chardonnet, les Vignes, les Marais,
les Champeaux, des Granges, la Grange aux Merciers, la Grange batelière
qui fut un fief important, dont le manoir était situé sur l’emplacement
de l’hôtel Drouot.

La transformation du quartier Saint-Paul aux dépens des jardins de
l’hôtel royal au XVIᵉ siècle, donna les rues de la Cerisaie,
Beautreillis; on avait déjà les rues des Jardins-Saint-Paul, du Mûrier,
du Figuier, du Champ Fleuri, des Petits-Champs, des Rosiers, du Vertbois
et même la rue des Orties entre le Louvre et les Tuileries.

Plus tard, quand la ville, grandissant toujours, fera la conquête
d’autres villages et hameaux suburbains, on aura la ferme des Mathurins,
le buisson Saint-Louis, le champ de l’Alouette, le Gros Caillou, etc...

[Illustration: BAS-RELIEF DE LA MAISON DE L’ANNONCIATION, 89, RUE
SAINT-DENIS]

Le Paris de la rive droite est traversé par deux grandes artères
perpendiculaires à la Seine, la grande rue Saint-Denis qui se relie par
le pont au Change à la Cité et par le pont Saint-Michel à la ville
universitaire, et la grande rue Saint-Martin qui mène au pont
Notre-Dame. Une troisième grande voie parallèle au fleuve, la grande rue
Saint-Antoine, reliée par des petites rues tournantes à la grande rue
Saint-Honoré, traverse Paris de l’est à l’ouest et forme avec les deux
autres ce qu’on appela alors la _Croisée de Paris_. Ces trois rues, ce
sont des rivières charriant des flots humains, entre des berges fort
étroites aux maisons serrées; il y coule sans cesse une foule pressée et
tassée de cavaliers et de piétons, de charrettes, de litières et de
carrosses.

Ce sont des rues bruyantes et houleuses, toujours encombrées, toujours
retentissantes, mais dont la foule change vingt fois de caractère
suivant la région traversée; plus bourgeoise en certains endroits où
sont les gros marchands, plus ouvrière à certains carrefours, près des
quartiers où, dans toutes les maisons et toute la journée, frappent,
tapent, cognent sur le fer ou le bois, les gens de métiers; plus
populacière sur certains points et haillonneuse çà et là, montrant plus
de truands et de mendiants aux abords des cours de Miracles où gîtent
les _truandailles_, la lie toujours prête à remonter à la surface.

En passant au long des moutiers, sous les grands murs appuyés de
contreforts, sous les églises, le flot des passants est plus sombre; il
y a plus de soutanes noires, plus de frocs de bure. La rue est plus
noire aussi du côté du Châtelet, au pays des procureurs et de la
basoche, tandis qu’en s’approchant des régions aristocratiques, aux
environs du Louvre à l’ouest ou de l’hôtel Saint-Paul dans la région de
l’est, elle devient plus élégante, égayée par des chaperons de gros
bourgeois ou des pourpoints de jeunes seigneurs, par les harnois
brillants de quelques gens d’armes, par des toilettes de belles dames
voisinant à pied ou chevauchant à mules, avec petits ou grands cortèges,
pour visites ou promenades. Le point de rencontre de ces artères
principales, la _Croisée de Paris_, est aux abords du Châtelet juste au
point le plus serré et le plus populeux, où le Paris de la rive droite
commence, où les maisons forment un conglomérat de toits et de pignons,
sillonné et comme fendillé par un réseau de ruelles étroites qui sinuent
autour du grand Châtelet, cette antique forteresse défendant jadis la
tête du pont de Lutèce, rebâtie et refaite plus d’une fois, devenue au
centre de la ville une sombre cage à prisonniers, le siège de la
juridiction de la prévôté et vicomté de Paris, c’est-à-dire aussi un nid
de justiciers redoutables, de tout ordre depuis le simple clerc du
greffe jusqu’au tourmenteur chargé de _questionner_ les patients sur le
terrible chevalet.

[Illustration: ENTRÉE DE LA RUE SAINT-DENIS, LA GRANDE BOUCHERIE, LE
MARCHÉ DE L’APPORT-PARIS ET LE CHATELET]

De plus, outre ses prisonniers et ses gehenneurs, comme si ce n’était
assez pour son renom sinistre, ce redoutable paquet de tours cache
encore autre chose de plus lugubre, il abrite une _morgue_ pour les
cadavres rejetés par le flot sur les berges de la rivière ou laissés par
la nuit au coin des carrefours malfamés.

C’est ici le quartier des bouchers, les noms des rues le disent assez,
rue Triperie, rue de la Place-aux-Veaux, rue du Pied-de-Bœuf, de la
Tuerie... Juste devant l’entrée du Châtelet, c’est-à-dire du passage
voûté traversant la forteresse, se trouve la Grande Boucherie de
l’Apport-Paris, un vaste bâtiment de pierres au rez-de-chaussée avec
étage de bois largement ouvert pour l’aération.

La Grande Boucherie est une espèce de halle à la viande, contenant vingt
et quelques étaux où se vendent les bêtes abattues dans les tueries
voisines; une odeur de sang plane sur ces rues des bouchers, le sang
coule vers la rivière, sur le pavé sans cesse lavé et relavé par le flot
rouge, et par le ruissellement des seaux d’eau lancés à tour de bras
après l’abatage.

Établie là depuis des temps fort lointains, moyennant un cens payé à
l’abbaye de Montmartre, la Grande Boucherie est la plus importante de
Paris; il y a d’autres étaux près du petit Châtelet, et d’autres aux
halles, à la grande boucherie de Beauvais, qui se plaignent également de
la concurrence des boucheries des moines de Saint-Germain des Prés et de
Sainte-Geneviève, et de celles établies jadis par les Templiers dans
l’enceinte du Temple.

Les bouchers forment une corporation puissante par la richesse des
patrons et par son armée de robustes gaillards habitués aux besognes
sanglantes. Les Thibert, les Saint-Yon sont les gros bonnets de la
corporation et forment des dynasties qui marquent dans les luttes
violentes des XIVᵉ et XVᵉ siècles et jusque sous la Ligue; des Le Goix
de la boucherie de Sainte-Geneviève se perpétuent dans le même commerce
jusqu’à nos jours, tandis que des Saint-Yon enrichis achètent des
charges au XVIIᵉ siècle et passent ainsi dans la noblesse de robe.

Au temps de la grande querelle des princes, quand Armagnacs et
Bourguignons se massacrent à qui mieux mieux, les maîtres bouchers
marchent à la tête de bandes nombreuses et bien organisées qui tiennent
énergiquement pour Bourgogne. Pendant la démence de Charles VI, ils ne
veulent pas d’autre régent que Jean sans Peur, qui s’appuie sur ces
corporations redoutables et flatte leurs tendances démagogiques. Jean
sans Peur est alors pour eux, comme pour la majorité des Parisiens, ce
que sera pour leurs petit-fils le duc de Guise.

Les chefs aux prises d’armes de la boucherie sont «les Thibert et les
Saint-Yon de la grande boucherie jouxte le Châtelet et les trois fils de
Thomas le Goix, qui était boucher, bel homme et en son état bon
marchand, dit Juvénal des Ursins, demeurant lui et ses enfants et
vendant chair en la boucherie de Sainte-Geneviève, bourgeois et natifs
de Paris». Avec eux se voient un chirurgien, Jean de Troyes «qui avait
moult bel langage» et le fameux écorcheur de bêtes Caboche «qui était de
la boucherie d’auprès l’Hôtel-Dieu, devant Notre-Dame».

On sait quelles traces sanglantes ces bouchers du XVᵉ siècle ont
laissées dans l’histoire des Révolutions de Paris. S’ils massacrèrent un
peu partout par les rues aux grandes journées, ils combattaient aussi
aux batailles livrées aux alentours entre les armées des princes, comme
à la prise de Saint-Cloud. Un de leurs chefs, un le Goix tué à une
défaite du parti bourguignon en Beauce, fut ramené à Paris, eut à
Sainte-Geneviève des funérailles de prince, où l’on vit le duc de
Bourgogne lui-même marcher derrière le cercueil. Cet épisode de
l’enterrement en grande pompe du chef insurgé, quand on le lit dans
Juvénal des Ursins, rappelle les enterrements avec grand cortège et
musique funèbre des chefs de la commune contemporaine tués aux
avant-postes.

Le parti de Bourgogne devient le parti des Cabochiens, prenant le nom de
l’écorcheur Jeannot ou Simonet Caboche qui s’était distingué par sa
violence et son audace avec les le Goix, à l’enlèvement de la Bastille
le 8 avril 1413 et aux journées sanglantes. Alors règne en souveraine
farouche et délirante la violence déchaînée, pataugeant dans le sang des
massacres. Les écorcheurs extorquent des rançons aux gros bourgeois qui
n’ont pu quitter la ville à temps, ils pillent, dérobent, proscrivent et
assomment à tort et à travers, se plongeant dans la soulerie du sang,
faisant peur au duc Jean sans Peur lui-même, et à la fin suscitant la
réaction.

[Illustration: CARREFOUR RUE PIROUETTE, ÉTAT ACTUEL]

Toute la ville, sous la terreur des bandes cabochiennes, prend donc le
chaperon blanc, couleur du parti révolutionnaire, même les princes, les
seigneurs, les gens d’Église. Le dauphin qui reçoit à son hôtel la
redoutable visite des communes doit coiffer le chaperon cabochien, et
Charles VI, dans un intervalle de sa maladie, l’arbore aussi quand, pour
aller faire ses oraisons à Notre-Dame, il traverse la grande multitude
des Parisiens en armes sur son passage.

Il y avait derrière les gens de coups de main, des politiques aussi,
plus sages, réprouvant au fond ces violences, et qui essayaient, par
l’ordonnance dite _cabochienne_, de régulariser le mouvement et d’en
tirer des réformes possibles, quelque chose comme une refonte du système
politique. Mais comme toujours ces politiques et leurs idées devaient
être emportés et noyés dans le mouvement tumultueux des masses
soulevées, des hommes de violence irréfléchie.

Les Cabochiens trouvèrent cependant à qui parler; en assemblée à l’Hôtel
de Ville un maître charpentier osa leur dire qu’il y avait à Paris
autant de frappeurs de cognée que d’assommeurs de bœufs. Les modérés
relevèrent la tête. Alors Juvénal des Ursins, qui fut le courageux
meneur de la lutte contre les Cabochiens, et quelques vaillants
bourgeois entraînés par ses exhortations, se sentant soutenus par tout
ce qui dans Paris en avait assez de la violente tyrannie cabochienne,
arrachèrent la ville au parti démagogique, allèrent chercher le dauphin
et le duc de Berry pour les faire marcher à leur tête et achever de
rétablir l’ordre.

Comment finit l’écorcheur Caboche, ce meneur sanguinaire de la populace,
l’histoire ne le sait pas au juste. Il eut son procès en parlement, avec
les principaux chefs; Jean de Troyes eut le col coupé aux Halles, les
autres, les le Goix, Deniset de Chaumont, Robinet de Mailly,
Jacqueville, furent simplement bannis du royaume. Comme eux Caboche
échappa au bourreau, probablement parce qu’il avait pu avec eux gagner à
temps les terres du duc de Bourgogne.

[Illustration: LA RUE BRISEMICHE, ÉTAT ACTUEL]

Dans la réaction qui suivit, la Grande Boucherie fut démolie, mais elle
fut

[Illustration: L’ATTAQUE DU CLOITRE SAINT-MERRY, AVRIL 1832]

reconstruite quelques années après, au retour des Cabochiens bannis,
quand Paris livré par Perrinet Leclerc retomba au pouvoir du parti
bourguignon, et elle subsista aussi longtemps que le Châtelet lui-même,
son voisin, pour ne tomber qu’en même temps que lui au commencement de
notre siècle.

Devant cette Grande Boucherie des rudes compagnons de Caboche, se tient
le marché de l’Apport de Paris ou la Porte Paris, un petit marché aux
légumes qui est tous les matins une cause d’encombrement en ce lieu déjà
si encombré, au débouché de la sombre voûte du Châtelet, près de la
barrière aux Sergents, poste de vingt-cinq hommes de police. Aux
étalages d’herbes et de verdures qui apportent parmi ces bâtisses
tassées de bonnes odeurs de campagne s’ajoutent les étalages de poisson
moins agréablement odorants.

Tout le long de la rue Pierre-à-Poisson, simple ruelle serpentant le
long des sombres murailles du Châtelet, côté du couchant, des échoppes
s’alignent avec des pierres pour étaler le poisson. Le poisson frais de
la rue Pierre-à-Poisson rencontre le poisson salé de la rue de la
Saunerie qui n’a pas meilleure odeur. De la rue aux Salaisons on tombe
par la rue Trop-va-qui-Dure à la rue de la Poulaillerie et à la vallée
de Misère.

De l’autre côté du Châtelet, tourne au pied des murs la rue de la
Joaillerie où sont des boutiques d’orfèvres assez étrangement placées
dans ce quartier voué au commerce des victuailles.

Le nom de la rue _Trop-va-qui-Dure_, ou _Qui-m’y-trouva-si-dure_, a mis
les cerveaux des chercheurs d’étymologies à la gehenne. L’appelle-t-on
ainsi parce qu’elle conduit à l’entrée du terrible Châtelet et que pour
bien des malheureux elle est le chemin du supplice? Il va trop longtemps
celui qui dure encore après l’avoir suivie, car les juges et les
bourreaux l’attendent. Peut-être aussi est-ce tout simplement un nom
torturé lui-même et à la fin tout à fait dénaturé comme on en peut citer
beaucoup d’autres.

Quant à la vallée de Misère, c’est la place où se tenait le marché aux
volailles, la Poulaillerie, une place bordée de quelques vieilles
maisons que dominent le sommet des tours du Châtelet et le petit
clocheton de Saint-Leufroy. Son nom lui vient peut-être de l’aspect
misérable de son entourage, ou peut-être parce que la place étant en
contre-bas du quai de la Mégisserie et du débouché des ponts aux
Changeurs et aux Meuniers, la Seine, à la moindre crue, lui vient faire
visite et gêner les pauvres marchands de volaille.

En souvenir de l’une des plus sérieuses de ces inondations si
fréquentes, la vallée de Misère avait son petit monument à l’angle d’une
maison du quai, un pilier portant une image de la Vierge avec cette
inscription:

    Mil quatre cens quatre vingt treize
    Le septiesme jour de janvier
    Seyne fut icy à son aise
    Battant le siège du pillier.

Les rues constituant la croisée de Paris furent les premières voies
parisiennes régulièrement pavées. Boueuses à la moindre pluie, d’une
boue qui se changeait l’été en poussière désagréable et malsaine que le
moindre vent soulevait, les rues laissaient fort à désirer alors au
double point de vue de la viabilité et de la salubrité.

On raconte que Philippe-Auguste prenant un soir d’été l’air à une
fenêtre de son palais de la Cité, comme un bon bourgeois qui se repose
après la journée faite, se trouva fort incommodé par les miasmes se
dégageant des rues poudreuses, par la poussière malodorante soulevée
sous les pieds des chevaux et les roues des charrettes traversant en si
grand nombre la Cité.

[Illustration: VIEUX PIGNONS DE LA RUE GALANDE (1894)]

Le roi, obligé par ces inconvénients de se retirer des fenêtres, prit
alors la résolution de faire cesser cet état de choses. Le prévôt et les
bourgeois furent convoqués au palais et Philippe ordonna le pavage en
forte et dure pierre des voies principales; la dépense un peu forte fit
faire la grimace aux édiles, mais le roi, comme bourgeois de Paris, y
contribua pour sa part.

Ce premier pavage, disent les vieux historiens de Paris qui en ont pu
voir les traces en certains endroits sous le sol exhaussé, était fait de
grandes dalles de grès, de _carreaux_ de trois pieds de longueur. En
raison de la dépense excessive on se borna à daller ainsi les grandes
voies passagères, laissant les autres en l’état.

La grande rue Saint-Denis qui commence,--ou finit,--à la Grande
Boucherie, c’est l’artère principale, de beaucoup la plus mouvementée,
le fleuve pas bien large pourtant recueillant sur son chemin bien des
affluents importants; c’est la grande route aussi. Tout ce qui vient des
provinces du Nord descend par cette longue rue après avoir franchi la
Bastille Saint-Denis, la porte la plus importante de l’enceinte
construite par Étienne Marcel et Charles V.

[Illustration: ANCIENNE FAÇADE DE LA MAISON DE NICOLAS FLAMEL, RUE DE
MONTMORENCY, 45, DONT IL NE RESTE QUE LA POUTRE A L’INSCRIPTION]

C’est le chemin des entrées triomphales, des réceptions solennelles de
rois et de reines. C’est par la porte Saint-Denis, pour ne citer que les
plus fameuses et les plus fastueuses de ces réceptions royales,
qu’entrèrent en la bonne ville de Paris l’empereur d’Allemagne Charles
IV, venant visiter le roi Charles V en 1378, la reine Isabeau de
Bavière, femme de Charles VI, qui apportait avec elle tant de malheurs
pour Paris et la France, les rois Louis XI, en 1461, et François Iᵉʳ en
1515, la reine Anne de Bretagne en 1504...

Nous n’avons aucune idée des magnificences déployées en ces
circonstances, et notre époque, jusque dans ses fêtes, ignore
désespérément le pittoresque. Une fête pour nous c’est plus ou moins de
sociétés musicales ou de gymnastique, plus ou moins de drapeaux et de
lanternes vénitiennes aux fenêtres, plus ou moins de soleils tournants
et d’étoiles filantes au feu d’artifice. Notre imagination, quand elle a
ajouté quelques mâts de cocagne à ce programme, est à bout.

Le moyen âge déployait un peu plus de recherches de splendeurs, dans
toutes les réunions et solennités; aux grandes journées, nos aïeux
s’ingéniaient à relever la pompe de ces grands cortèges par tous les
moyens et à les égayer sur leur route par toutes sortes de
divertissements et d’intermèdes.

[Illustration: COUR DU COMPAS D’OR, RUE MONTORGUEIL]

Il n’y a qu’à ouvrir les vieux chroniqueurs pour en avoir maintes et
maintes preuves. La grande ville de Paris se tirait particulièrement
bien de ces occasions, les gros bourgeois donnaient de leurs personnes
dans les cortèges, les corporations, les quartiers cherchaient à se
distinguer, le menu peuple s’esbaudissait et comme chacun y allait tout
naïvement bon jeu bon argent, personne, malgré le penchant bien connu
des Parisiens à la raillerie, ne songeait à se moquer si quelque chose
du programme venait à clocher. La rue Saint-Denis avait donc le
privilège des cortèges royaux aux circonstances solennelles, après le
sacre, lors des noces princières, ou autres joyeux événements, comme au
retour des campagnes victorieuses. Philippe-Auguste qui avait pavé notre
rue, fit son entrée triomphale au retour de sa campagne de Bouvines,
lorsque, au milieu d’une allégresse inouïe et de fêtes générales qui
n’en finissaient plus, il ramena le comte de Flandre Ferrand, son vassal
enfin vaincu, si bien enferré sur un chariot.

Aux entrées princières, tous les carrefours, tous les parvis d’église,
tous les endroits où pouvait un instant stationner un cortège,
recevaient des décorations particulières, en quelque sorte comme les
reposoirs aux processions de la Fête-Dieu, et servaient de théâtre à des
divertissements particuliers. On y élevait des machineries à surprises,
des échafauds pour des représentations de mystères ou d’allégories, des
tréteaux pour jongleurs et jongleresses, des lices pour combats simulés;
on y dressait des tables bien garnies pour rafraîchir le cortège, tandis
que pour le populaire, les fontaines, au lieu d’eau, coulaient du vin ou
de l’hypocras.

Quand l’empereur Charles IV vint faire visite à Charles V en 1378, le
prévôt de Paris, le chevalier du guet, le prévôt des marchands, les
échevins s’en furent au-devant de lui jusqu’à mi-chemin de Saint-Denis,
suivis de dix-huit cents bourgeois à cheval, vêtus de robes mi-partie
blanc et violet. A la Chapelle Saint-Denis l’empereur, qui voyageait en
litière parce qu’il avait été pris en route d’un violent accès de
goutte, quitta cette litière et se hissa sur un cheval noir richement
caparaçonné, envoyé par le roi.

Le cortège se remit en marche et trouva, l’attendant en avant de la
porte Saint-Denis, le roi de France avec les ducs de Berry, de Bourgogne
et de Bar, les archevêques de Reims, de Rouen et de Sens, les évêques de
Paris, Laon, Beauvais, Noyon, Bayeux, des abbés de grandes abbayes, tous
à cheval, avec une quantité de seigneurs de la cour et d’innombrables
chevaliers. Le roi, vêtu d’une cotte hardie d’écarlate vermeille et d’un
manteau fourré, montait un grand palefroi blanc. Outre les hauts et
puissants seigneurs laïques et ecclésiastiques dessus dits, il était
accompagné de tous les fonctionnaires de la cour: chambellans,
chevaliers d’honneur, maîtres d’hôtel, écuyers, huissiers, pannetiers,
échansons, sommeliers en nombre, plus cinquante-deux valets de chambre
et soixante sergents d’armes, foule étincelante et chatoyante vêtue de
velours et de satins aux couleurs éclatantes. Pour juger de la
magnificence des costumes, il suffit de citer les queux et écuyers de
cuisine vêtus de houppelandes de soie et aumusses fourrées à boutons de
perles.

Après que les monarques se furent salués, embrassés et complimentés, le
cortège se remit en marche et descendit la rue Saint-Denis dans l’ordre
suivant: trente sergents d’armes à pied tenant tout le travers de la rue
pour ouvrir le passage, ensuite les gens de l’empereur, huit cents
chevaliers de France avec un nombre infini d’écuyers, tous vêtus et
montés magnifiquement, le chancelier de France et les conseillers du
roi, le prévôt de Paris, le maréchal de Blainville à la tête des écuyers
du roi, la garde d’honneur de l’empereur composée de gentilshommes
français conduits par le seigneur de Coucy et le comte de Saarbruck,
tous descendus de cheval, marchant en files serrées un bâton au poing et
entourant le roi et l’empereur. Après les huissiers d’armes à pied,
s’avançaient les frères du roi, le frère de l’empereur, une quantité de
seigneurs allemands et français; derrière ce groupe vingt chevaliers à
pied et vingt-cinq arbalétriers, puis les archevêques et les évêques,
les chevaux de parement du roi, tout le reste de la cavalcade, et pour
clore la marche, le prévôt des marchands, le chevalier du guet avec ses
archers et sergents et les bourgeois.

Grâce aux bonnes mesures prises, le défilé de l’interminable cortège se
fit dans le plus grand ordre sans trop grande presse et sans accident,
au grand émerveillement des gens qui n’avaient vu «_telle ni si bonne
ordonnance de telle multitude_».

La réception de la reine Isabeau de Bavière, épouse de Charles VI, eut
un autre caractère que ce grandiose et chevaleresque défilé. C’était une
fête en même temps, une marche nuptiale coupée de réjouissances, et la
rue Saint-Denis vit ce jour-là passer dans le flamboiement des drapeaux
et des bannières, entre deux interminables murailles de tapisseries de
haute lisse, de verdures et de fleurs, et sous un ciel de draperies de
soies, un éblouissant cortège de nobles dames en grands atours, toutes
les princesses de la cour, toutes les femmes de la haute noblesse de
France.

[Illustration: LA FONTAINE MAUBUÉE, RUE SAINT-MARTIN. ÉTAT ACTUEL]

Supposons-nous un instant dans une de ces maisons enguirlandées,
pavoisées de la base au faîte et garnie de spectateurs penchés sur
toutes les saillies, de têtes pressées à toutes ses ouvertures grandes
ou petites, aux larges fenestrages où pendent des tapisseries ou des
étoffes brillantes, et jusqu’aux lucarnes du toit.

C’était le dimanche 20 août 1389. Sur le chemin de Saint-Denis se
tenaient douze cents bourgeois de Paris à cheval, vêtus de vert et de
vermeil. La reine Isabeau s’avançait en litière richement parée et
découverte, entourée des ducs frères du roi et de dix seigneurs de haut
rang à cheval, marchant au petit pas. Venaient ensuite la duchesse de
Berry sur un palefroi, _adextrée_ de deux seigneurs, la duchesse de Bar
en litière, la duchesse de Bourgogne et la comtesse de Nevers, la
duchesse de Touraine à cheval et une foule d’autres dames et damoiselles
en chars couverts ou sur palefrois galamment harnachés, des
gentilshommes, prélats et chevaliers en nombre, précédés de sergents
d’armes et d’officiers du roi, ouvrant la marche et très _embesognés_,
comme bien on pense, à percer la foule immense qui remplissait les rues
et les places.

A la Bastille Saint-Denis, des enfants _appareillés en ordonnance
d’anges_, dans un ciel semé d’étoiles et d’armoiries, chantèrent au
passage du cortège _moult mélodieusement et doucement_. Des vins et
liqueurs coulaient de la grande fontaine monumentale qui se trouvait à
la hauteur de la rue Guérin-Boisseau, décorée pour ce jour de drap
d’azur semé de fleurs de lis et couverte d’écussons aux armes des hauts
et notables seigneurs; des jeunes filles aux riches costumes chantèrent
encore en l’honneur de la reine, et chantèrent si bien que, dit le
chroniqueur, «douce chose et plaisante était à l’ouïr!» Leur chant
terminé elles prirent hanaps et coupes d’or et présentèrent à boire des
vins de la fontaine aux nobles seigneurs du cortège.

[Illustration: LES CHARNIERS DE L’ANCIEN CIMETIÈRE SAINT-PAUL (1895)]

A quelques pas de là, devant le moutier de la Trinité où peu après
s’établirent les Confrères de la Passion, il y eut grande représentation
théâtrale. On donnait _le pas du roi Saladin_ avec une multitude de
personnages; après un compliment à la reine, des personnages
représentant les douze pairs de France et Richard Cœur de Lion
assaillirent une forteresse défendue par Saladin et ses Sarrasins, «et
là y eut par esbattement grande bataille qui dura une bonne espace».

[Illustration: LES PREMIÈRES BARRICADES AU TEMPS D’ÉTIENNE MARCEL]

A la deuxième porte Saint-Denis, dite Porte aux Peintres, ouvrant dans
l’enceinte de Philippe-Auguste, d’autres anges attendaient encore la
reine, dans un ciel constellé, mais ils avaient cette fois avec eux Dieu
le père, Dieu le fils et le Saint-Esprit. A l’arrivée du cortège, des
chants éclatèrent dans ce Paradis, il y eut belle séance de musique,
puis la porte du ciel s’ouvrit, deux anges descendirent des nuages et
vinrent poser sur la tête de la reine une belle couronne d’or garnie de
pierres précieuses, en lui chantant ces vers avant de remonter:

    Dame enclose entre fleurs de lys,
    Reine estes vous de Paris,
    De France et de tout le pays.
    Nous en r’allons en Paradis.

[Illustration: LA TOUR PETAUDIABLE, QUARTIER DE LA GRÈVE]

A la chapelle Saint-Jacques, autre arrêt devant une haute chambre
encourtinée montée sur un échafaud où de grandes orgues faisaient
éclater leur musique. La plus grande station fut au Châtelet devant
lequel avait été élevé un castel de charpente avec tourelles «assez
fortes, dit Froissart, pour durer quarante ans,» et gardé à tous ses
créneaux par des hommes d’armes armés de toutes pièces. Au milieu sur un
lit richement paré était une femme représentant madame sainte Anne.

En avant de ce castel, dans un espace fermé de palissades on avait
_planté_ un petit bois, une garenne où se trouvait «grand foison de
lièvres, de lapins et d’oisillons, courant ou voletant dans la ramée».
Quand le cortège déboucha devant le Châtelet, un grand cerf blanc sortit
du bois et s’en vint devant le lit de justice de sainte Anne, comme pour
chercher asile contre les attaques d’un lion et d’un aigle qui le
suivaient de près. Alors parurent douze belles jeunes filles l’épée nue
à la main, qui se mirent devant le cerf pour repousser les
assaillants...

La nuit était venue quand le cortège, arrêté à chaque rue par d’autres
jeux, parvint à la Cité, après avoir passé le pont Notre-Dame, couvert
entièrement d’un ciel de soie vermeille étoilée, et gagna la cathédrale,
du haut de laquelle, ainsi que fit plus tard Mᵐᵉ Saqui, s’envola un
acrobate qui, sur une corde tendue de la tour au pont aux Changeurs,
descendit en chantant et tenant de chaque main un cierge allumé.

Louis XI à son tour, au début de son règne, fit par notre grande rue
Saint-Denis une entrée mémorable dans sa bonne ville de Paris, qu’il
avait très à cœur de s’attacher, en prévision des futures luttes qu’il
pressentait devoir bientôt soutenir contre les grands vassaux de la
couronne, ces princes trop rapprochés du trône, et dont l’ambition et
les compétitions funestes avaient causé tant de maux depuis cent ans.
D’autres entrées, bien mémorables pour d’autres causes, dans
l’intervalle avaient eu lieu: entrée du duc de Bourgogne, entrée des
Armagnacs, entrée des Anglais et enfin entrée par escalade avec rude
bataille par les rues, des troupes du roi de France arrachant Paris à
l’étranger. Il fallait faire oublier tout cela, rejeter dans l’ombre du
passé les vieux souvenirs des discordes, les maux soufferts, la longue
défiance de Charles VII contre Paris, défiance justifiée, il faut le
dire, par le vieil esprit de sédition couvant perpétuellement dans le
sein de la bonne ville si prompte aux colères.

L’évêque de Paris, le Parlement, le prévôt de Paris, le prévôt des
marchands et les échevins tous vêtus de robes de damas fourrées de
martre, accueillirent le roi à son arrivée en avant de la Bastille
Saint-Denis, et le prévôt des marchands lui présenta les clefs de la
ville.

Devant l’église Saint-Lazare dans le faubourg, dernière station avant
l’entrée, un héraut d’armes à cheval, splendidement costumé aux couleurs
et armes de la ville attendait le roi. Il prenait pour nom _Loyal cœur_
et présentait au roi, galante attention du corps de ville, cinq dames en
superbes atours montées sur de magnifiques chevaux, blasonnés à la nef
parisienne. Dans le costume de chacune de ces dames se distinguait une
grande lettre richement brodée et les cinq lettres réunies formaient le
mot PARIS.

Tous les princes et grands seigneurs du royaume, comme au sacre,
tenaient leur place dans le cortège royal et déployaient un luxe
extraordinaire. Dans cette étincelante chevauchée de princes se
remarquaient le fils de Jean sans Peur tué à Montereau, le vieux duc de
Bourgogne, Philippe le Bon qui allait, en cette occasion, éblouir les
Parisiens de son faste dans sa résidence de l’hôtel de Bourgogne et son
fils, le comte de Charolais, destiné à devenir plus tard le grand
adversaire de Louis XI, Charles le Téméraire.

Au sommet de la porte Saint-Denis on avait construit une belle nef de
charpente argentée, la nef du blason de la ville, dans laquelle des
figurants costumés représentaient les trois états, clergé, noblesse et
tiers. Aux châteaux d’avant et d’arrière étaient deux personnages
allégoriques _Justice_ et _Equité_, tandis que dans la hune du mât «qui
était en façon d’un lys» se voyait un roi que deux anges conduisaient.

A l’entrée de la grande rue, la fontaine de la Reine jouait encore son
rôle dans la fête. Là se vit un combat d’homme et femme «sauvages» puis
«trois bien belles filles faisant personnages de sirènes toutes nues»
sortirent de l’eau du bassin et chantèrent quelques motets et
bergerettes au son des instruments. Le divertissement terminé les tuyaux
de la fontaine se mirent à jeter du lait, du vin et de l’hypocras pour
rafraîchir les seigneurs du cortège.

[Illustration: LA BARBE D’OR, RUE DES BOURDONNAIS]

Et la fête se continuait tout le long de la rue aux endroits accoutumés.
Les confrères de la Passion sur un échafaud, devant leur local du
moutier de la Trinité, représentèrent le mystère de la Passion,
Jésus-Christ sur la croix, entre les deux larrons. A la porte aux
Peintres autre représentation. Plus loin devant l’église des
Saints-Innocents, ce fut une chasse, une biche poursuivie par chasseurs
et chiens menant grand bruit d’abois et de trompes. A la Grande
Boucherie on avait élevé encore un château fort figurant la bastille de
Dieppe, jadis enlevée d’assaut aux Anglais par Louis alors Dauphin, et
quand le roi passa il se livra un merveilleux «assault de gens du roy, à
l’encontre des Anglais qui furent prins et gagnez et eurent tous les
gorges coupées».

Enfin au passage du cortège sur le pont au Change, tout fermé et tendu
d’un ciel d’étoffes brillantes, deux cents douzaines d’oiseaux de toutes
sortes s’envolèrent tout à coup, lâchés par les oiseleurs de Paris,
suivant leur coutume aux entrées, «pour ce qu’ils ont sur le dict pont,
lieu et place à jours de fête pour vendre les dicts oyseaulx».

En d’autres circonstances d’autres cortèges au lieu de descendre la rue
Saint-Denis la remontaient. Notre rue était le chemin de l’abbaye royale
de Saint-Denis. Rois et reines qui avaient suivi ce chemin à cheval ou
en litière, pour leurs noces ou entrées joyeuses, un jour le reprenaient
couchés dans leur bière pour leur enterrement... Si on la descendait
joyeusement couronne en tête au commencement des règnes, aux retours du
sacre, au temps des belles espérances, souvent déçues, plus tard la
dépouille mortelle de ces rois tant acclamés refaisaient à rebours le
même chemin pour aller retrouver dans les caveaux de Saint-Denis les
ombres de leurs prédécesseurs.

Autres circonstances, autres pompes et autres sentiments dans les cœurs
des assistants. C’était lentement, à la lueur des torches funèbres, que
le cercueil royal au sortir de Notre-Dame montait vers la porte
Saint-Denis, suivi par les princes, les prélats, les officiers royaux à
pied. Plus de fleurs, plus de guirlandes de verdure, plus de joyeuses
volées de cloches, mais au passage du cortège le glas funèbre sonné par
toutes les églises, à l’unisson du gros bourdon de Notre-Dame.

[Illustration: L’ARBRE DE JESSÉ RUE SAINT-DENIS (1895)]

Le cortège des funérailles de Charles VII peut donner une idée de ces
funèbres processions, la chronique de Jean de Troyes nous en donne le
détail: en avant du corps marchaient deux cents «povres personnes» en
robes et chaperons de deuil, portant torches armoriées de quatre livres
de cire; le corps suivait dans une litière portée par les officiers

[Illustration: LE PRESBYTÈRE DE SAINT-GERMAIN L’AUXERROIS. JOURNÉES DE
JUILLET 1830]

des gabelles de Paris, au-dessus de cette litière couverte d’un riche
drap d’or, se voyait la _pourtraiture_ en cire du roi Charles revêtue
de l’habit royal, couronne en tête et sceptre en main. Le duc d’Orléans,
le comte d’Angoulême, le comte d’Eu, Dunois, Jean Juvénal des Ursins,
grand chancelier, tous à cheval, menaient le deuil. Derrière eux,
marchaient six coursiers couverts de velours noir et montés par six
pages en habit de deuil, puis deux à deux et à pied tous les officiers
de l’hôtel royal, «tous vestus de deuil angoisseux».

Mais indépendamment de ces journées exceptionnelles, la rue Saint-Denis
en temps ordinaire, avec la simple circulation habituelle dans le cadre
de la vie journalière, offrait par elle-même assez de variété d’aspects
pour intéresser et émerveiller l’étranger entrant dans Paris et le bon
bourgeois en flânerie. Certes tout a bien changé; il n’y a plus
d’occasion de spectacles extraordinaires aujourd’hui pour notre rue, et
sur tout le parcours règnent une uniformité de lignes générale et une
monotonie de détails répondant à l’uniformité de la vie. Ainsi passent
les gloires de ce monde.

Où sont les beaux pignons ouvragés qui virent passer toutes ces choses
d’autrefois, les pignons à charpente en ogive, ou cintrées ou en
trèfles, les façades égayées de sculptures, quadrillées de pans de bois,
cherchant toutes à se diversifier par quelque irrégularité de structure
ou d’ornementation? On n’en retrouve plus guère de ces témoins de la
vieille gloire de la rue, quelques-uns çà et là, fort abîmés et comme
honteux parmi les lignes bien régulières des maisons neuves, ou parmi
d’autres qui ne sont que de vieilles personnes déguisées et fardées,
dissimulant leur âge sous des rhabillages trompeurs.

Où sont les vieilles églises qui coupaient de distance en distance la
file des pignons laïques par un pignon plus ouvragé, le couvent de
moines ou de nonnes sur le compte desquels on aimait à médire en bons
voisins? Moutiers et églises sont tous tombés, sauf l’église
Saint-Leu-Saint-Gilles.

Qu’est devenu le carrefour macabre des Saints-Innocents devant la porte
des Charniers? La joyeuse et si bien vivante rue Saint-Denis ne
s’offusquait pas du grand cimetière ouvert là, et qui la dévorait
génération après génération. Elle ne s’en attristait guère et acceptait
le voisinage avec la philosophie de l’habitude. Au temps de l’occupation
anglaise, époque de désastres et de tristesses, on y représenta pendant
des mois, sur un théâtre élevé dans le cimetière même et adossé aux
charniers, la grande Danse Macabre en costumes appropriés, la Mort
menant le branle des vivants, depuis le pape et le roi jusqu’au pauvre
gagne-deniers. D’août 1424 au carême suivant, ce spectacle fantastique,
dans ce décor si bien approprié, fit courir les Parisiens au grand
cimetière.

Les galeries des charniers se remplissaient d’ossements déterrés,
enlevés à la terre dévorante pour faire vite place à d’autres. On
surélevait ces galeries en laissant aux maisons voisines la vue de
toutes ces têtes de morts empilées sur des tas d’ossements; n’importe,
les rez-de-chaussée des galeries pliant sous leur funèbre fardeau se
garnissaient de petites boutiques et d’échoppes vendant lingeries et
colifichets de mode.

Bien rares sont devenues les maisons qui ont pu voir défiler ces
cortèges de rois et de reines, considérer de tous leurs yeux, de toutes
leurs fenêtres grandes ouvertes, la belle Isabeau en joyeux atours et le
roi Louis XI somptueusement habillé, ce qui n’était guère son habitude,
passant à cheval sous un dais porté par les échevins. Il y en a une
pourtant au coin de la rue des Prêcheurs, une façade vieille, noire et
flétrie qui, sous ses rides, garde les traces des coquetteries de son
jeune temps. Vieux atours en triste état, hélas! Son poteau d’angle sur
la rue des Prêcheurs est un arbre de Jessé sculpté du haut en bas,
figuration en sculpture de la généalogie de Jésus-Christ. A la base est
le patriarche Jessé endormi, du sein de qui jaillit un tronc d’arbre qui
porte sur des rameaux étagés à droite et à gauche des statuettes de rois
de Juda et enfin la Vierge et le Christ.

Le moyen âge aimait ce motif très décoratif, avec lequel il orna parfois
d’une façon originale les poteaux corniers des maisons de bois. Celui-ci
est fort abîmé l’usure et la poussière de cinq siècles ont altéré
considérablement la physionomie des personnages sculptés; notre temps
irrespectueux méconnaissant leur signification, ne voyant là qu’un arbre
avec des figurines informes perchées dans les branches, a infligé à la
maison le titre d’hôtel de l’Écureuil.

[Illustration: ENSEIGNE DU SOLEIL D’OR, RUE SAINT-SAUVEUR (CABARET ET
JEU DE PAUME)]

Quant à la rue des Prêcheurs qui devait son nom à quelque couvent et qui
débouchait autrefois aux piliers des Halles, presque devant le Pilori,
ce n’est plus qu’un bout de ruelle noire.

Avant l’introduction du numérotage chaque maison avait son nom ou son
enseigne peinte ou sculptée, un signe quelconque marqué sur la pierre ou
le bois pour la désigner, et vraiment rien n’était plus amusant que
toutes ces appellations souvent originales.

Certaines se répétaient bien des fois et se voyaient dans presque toutes
les rues. Les propriétaires dévotieux donnaient à leurs logis des
enseignes ayant un caractère religieux, rappelant par le nom ou par un
attribut, soit le saint leur patron, soit la Vierge, soit un saint de
corporation ou particulièrement révéré dans le quartier. D’autres
enseignes se rapportaient au métier exercé ou ayant été exercé dans la
maison, un grand nombre enfin étaient purement fantaisistes, faisaient
allusion à un proverbe populaire, à un fabliau, étaient tirées d’une
idée comique ou satirique, d’une invention joviale.

En voici quelques-unes parmi l’immense quantité de celles qu’on a pu
relever à Paris. Appellations religieuses: l’image Notre-Dame, en nombre
considérable, l’image Saint-Michel, l’image Saint-Louis, les Trois-Rois,
Saint-Nicolas, Notre-Dame de Liesse, Sainte-Catherine, Notre-Dame
d’Argent, Sainte-Véronique, Saint-Esprit, Saint-Fiacre.

[Illustration: LE BON PUITS, ENSEIGNE RUE BEAUBOURG]

[Illustration: ENSEIGNE DE L’ENFANT JÉSUS, RUE DES BOURDONNAIS]

Appellations diverses: le Heaume, le Singe, le Cygne, la Couronne-d’Or,
le Bœuf-Couronné, le Cœur-Volant, le Croissant, le Lansquenet, la
Bouteille, l’Étoile, la Lune, la Hure-de-Sanglier, les Trois-Colombes,
l’Arbalète, le Coq et la Pie, la Corne-de-Cerf, le Grand-Cerf, le
Pélican, la Prison de Saint-Crépin, le Cheval-Blanc, le Sauvage, le
Griffon d’Or, la Licorne, les Quatre-Vents, le Bras d’Or, l’Écu de
France, les Trois-Chandeliers, le Chat qui pêche, la Truie qui file, la
Fleur de Lis, le Chat-Noir, le Lion d’Argent, l’Épée-de-Bois, le
Grand-Cerf, la Balance, la Croix-de-Fer, la Croix-de-Lorraine, les
Croix-Rouge, Blanche, d’Or ou Noire, les Trois-Entonnoirs, le
Fort-Samson, le Barbe-d’Or, la Tête-Noire, le More, l’Aigle, le
Singe-Vert, le Chapeau-Rouge, la Clef, la Pomme-de-Pin, les Deux-Écus,
les Trois-Maillets, la Limace, les Trois-Couronnes, les Deux-Anges, la
Rose-Blanche, le Gros-Chêne, le Chêne-Vert, le Moulinet-d’Or, le Faisan,
le Renard-Rouge, les Gros-Raisins, l’Ours, le Grand-Turc, la Clef-d’Or,
le Chaudron, le Pot-Cassé, l’Homme-Sauvage, l’Éléphant, le Sagittaire,
la Bonne-Femme, les Grenouilles, le Gril, le Barillet, le Papegaut, la
Cuiller, la Pelle, la Crosse, l’Entonnoir, l’Huis de Fer, la Grimace, la
Lamproie, la Nonnain qui ferre l’Oie, la Chicheface, le Pot-Cassé, la
Cage, l’Arbalète, l’Écrevisse, la queue de Renard, le Chevalier au
Cygne, l’Oriflant, l’Adventure, la Coste de Baleine, l’Échiquier, la
Galerie, la Gerbe-d’Or, la Chaste-Suzanne, le Grand-Lion, le Petit-Lion,
le Quatre-Fils Aymon, le Sabot, le Saumon, les Trois-Chandelles, la
Pomme-Rouge, la Femme-sans-Tête... M. Berty

[Illustration: LA RUE DE LA FERRONNERIE. ASSASSINAT D’HENRY IV]

en a relevé quelques milliers, de maison en maison, en fouillant les
vieux titres, les vieux registres des tailles, rien que pour les
quartiers de la Cité et du Louvre.

Certaines de ces appellations étaient des enseignes d’hôtelleries qui se
sont perpétuées jusqu’à nous, souvent bien déchues, par malheur, et
devenues en leur vieillesse de simples auberges de rouliers. On est tout
surpris de rencontrer, au centre de Paris, aux endroits où les maisons
étroites et serrées, les façades à ventre renversé se disputent le
terrain, de vastes cours avec d’immenses hangars à gros poteaux de bois,
comptant leur âge par siècles, puis de sombres écuries sous d’antiques
bâtiments vermoulus, et là dedans les tas de fumier, les poules picorant
et caquetant comme en des cours de campagne...

Jadis descendaient dans ces hôtelleries les gentilshommes de passage à
Paris, les riches bourgeois venus pour affaires, les gros marchands en
tournée d’achats. Des troupes de cavaliers, de seigneurs en carrosses,
des dames en litières s’arrêtaient sous cette voûte où les accueillait
l’hôte le bonnet à la main. Ces vieilles écuries ont logé des chevaux de
seigneurs venus pour les noces d’Isabeau, des coursiers de guerre aussi,
amenés par les partisans d’Armagnac ou de Bourgogne, les amis de
messieurs de Guise ou du prince de Condé.

Ces années de jeunesse et de gloire sont loin, il n’y a plus dans ces
écuries et sous ces hangars que gros chevaux de roulage, camions,
charrettes, attelages de maraîchers ou de paysans des environs de Paris
apportant leurs légumes aux Halles.

[Illustration: ANCIENNE ENSEIGNE DE L’ORME SAINT-GERVAIS AUJOURD’HUI RUE
DU TEMPLE]

Où sont les coches, les carrosses, berlines et chaises de poste qui
donnaient un tel mouvement à ces rues et remplissaient à certains jours
ces vastes cours de bruit et de mouvement. Au siècle dernier, du
Grand-Cerf, rue Saint-Denis, partaient les carrosses de Lille, de
Dunkerque, de Belgique et de Hollande, deux fois par semaine. D’autres
lignes en des auberges voisines avaient leurs remises et points de
départ. Les carrosses de Strasbourg partaient une fois par semaine de
l’hôtel de Pomponne, rue de la Verrerie, les carrosses de Dijon deux
fois par semaine, de Besançon, de Franche-Comté une fois par semaine, de
l’hôtel de Sens quand il cessa de loger les archevêques Senonnais et la
reine Marguerite; les carrosses d’Orléans, Tours, Bordeaux et la
Rochelle gîtaient rue Contrescarpe; ceux de Soissons, Laon et Reims rue
Saint-Martin.

De ces auberges des siècles passés le Compas d’Or, rue Montorgueil,
bureau de roulages divers maintenant, ou le Cheval-Blanc, rue Mazet,
ancienne rue Contrescarpe-Dauphine, peuvent nous donner quelque idée.
La vieille cour du Cheval-Blanc, forme un joli cadre pour une arrivée de
voyageurs du temps de Louis XIII et Louis XIV, si fanés que soient
aujourd’hui ses bâtiments qui furent des dépendances de l’hôtel des
archevêques de Lyon et où des vieux murs peut-être proviennent d’un
séjour de Navarre ayant appartenu à Jeanne de Navarre, femme de Philippe
le Bel.

[Illustration: L’ORME SAINT-GERVAIS]

C’est la vieille croisée de Paris naturellement qui eut la gloire de
voir passer les premiers omnibus, bien avant ceux que nous connaissons,
des omnibus du XVIIᵉ siècle, création de M. Blaise Pascal, tout
simplement. Pascal avait eu l’idée de ces carrosses publics et, pour
commencer, une première ligne, une _route_ comme on disait, avait été
établie du Luxembourg à la porte Saint-Antoine. Par prudence, pour
garantir les véhicules contre les malintentionnés, le Grand Prévost
avait, dans les premiers jours, fait monter un soldat dans chaque
voiture, mais la précaution fut inutile, les carrosses omnibus à cinq
sols, bien accueillis par tous, n’eurent à subir aucune insulte ni
attaque.

On se rendit en foule, paraît-il, sur le Pont-Neuf et sur toute la route
pour les voir passer. Ils se suivaient assez rapidement, tous les
demi-quarts d’heure; la rue Saint-Denis devait avoir la deuxième _route_
établie, mais le roi en ayant exprimé le désir, aussitôt le succès
reconnu de la première ligne, on mit en service une ligne pour la porte
Saint-Honoré, passant devant le Louvre, et la rue Saint-Denis vint en
troisième.

Les cochers de ces omnibus, raconte Mᵐᵉ Périer, la sœur de Blaise
Pascal, avaient pour uniforme des casaques bleues «aux couleurs du roi
et de la ville, avec les armes du roi et de la ville en broderies sur
l’estomac».

Ce fut donc un grand succès, puis, la première curiosité passée, les
gens qui n’avaient pas de voiture à eux reprirent leur vieille habitude
de faire leurs courses à pied, sauf à prendre aux grandes occasions une
brouette ou une vinaigrette. Ces carrosses à cinq sous étaient
d’ailleurs établis dans de mauvaises conditions et secouaient
terriblement les huit voyageurs entassés dans leur caisse non suspendue.
L’institution tomba. Le temps n’était pas encore aux grands tramways ni
aux véhicules électriques.

[Illustration: LA CROIX DU TRAHOIR]

La rue Saint-Martin dispute à la rue Saint-Fiacre l’invention des
voitures de place, moins démocratiques que les omnibus. Le nom de ces
véhicules leur vient-il de leur port d’attache à l’image Saint-Fiacre,
rue Saint-Martin, ou de ce que leur inventeur, le sieur Sauvage,
habitait la rue Saint-Fiacre, ou encore de ce que chaque voiture était
ornée du portrait du frère Fiacre, moine du couvent des Augustins
déchaussés ou petits Pères, très célèbre au XVIIᵉ siècle? Petite
question qui reste douteuse.

C’est l’an 1739 qui les vit rouler pour la première fois avec le
portrait du frère Fiacre collé sur la caisse. Les chaises à porteurs
existaient antérieurement. Dès 1617, un bâtard du duc de Bellegarde en
avait obtenu le privilège; c’était une invention anglaise et Londres en
voyait déjà circuler dans ses rues avec grand succès.

[Illustration: LA FONTAINE ET LE MARCHÉ DES INNOCENTS EN 1830]

Il y eut bientôt dans Paris une vingtaine de places où les chaises
attendaient les clients. Outre les fiacres et chaises à porteurs, outre
les vinaigrettes, qui étaient des chaises montées sur une paire de
roues, tirées en avant par un homme et poussées derrière par un gamin,
il y eut encore aux deux derniers siècles une entreprise qui se
chargeait, non de véhiculer les Parisiens, mais seulement de les
escorter le soir en les éclairant pour rentrer chez eux. C’étaient les
porteurs de falots, dont l’assistance n’était pas inutile à une époque
où, si les réverbères étaient ou tout à fait absents, ou très rares, les
détrousseurs, tire-laine, vagabonds, voleurs et assassins l’étaient un
peu moins. Mais nous aurons l’occasion de parler de ces falots plus
loin.

Des vieux carrefours d’autrefois épargnés par le tracé des grandes voies
modernes qui ont découpé Paris en triangles réguliers, des carrefours
restés à peu près ce qu’ils étaient au temps jadis, il en reste bien peu
et seulement dans les rues tombées en misère. Et c’est seulement sur
ceux-là, pauvres malheureux carrefours aux façades déjetées et
squameuses, qu’aujourd’hui l’on juge les autres, ceux qui ont disparu,
ou dont il ne reste que le nom, s’appliquant maintenant à des devantures
neuves et clinquantes. La vieille mendiante édentée et chassieuse,
grognante et trognonnante, a peut-être été une jolie fille fraîche et
rieuse. La ruelle sordide a été blanche et gaie, le carrefour sombre où
débouchent des rues en corridors, hideuses et puantes, mal famées, mal
hantées, a pu être une jolie petite place à boutiques prospères, sur
laquelle tombaient, ainsi que des coulisses, des rues très éveillées,
versant l’animation et la vie.

La grande rue Saint-Honoré qui forme la croisée de Paris, en rejoignant
assez difficilement, il est vrai, et par maints détours, la grande rue
Saint-Antoine, n’a pas moins de souvenirs que la rue Saint-Denis et à sa
brillante époque, elle offre encore plus de contrastes qu’elle. Ne
relie-t-elle pas les Tuileries de Catherine de Médicis, le Louvre de
Philippe-Auguste et Charles V au quartier non moins royal de Saint-Paul,
au Marais aristocratique, en passant par ces quartiers grouillants de
populaire des Halles et des Innocents, par le sombre Châtelet, par
Saint-Merry et la rue de la Verrerie?

Elle avait pour commencement sous Philippe-Auguste la vieille porte
Saint-Honoré située à l’Oratoire du Louvre, laquelle fut reportée par
Etienne Marcel à la hauteur de la place du Carrousel. En arrière il n’y
eut jusqu’au XVIᵉ siècle qu’un embryon de faubourg, et sur toutes les
buttes ou relèvements du sol, des moulins à vent, cette ancienne
couronne de moulins tournant joyeusement autour de Paris.

La porte Saint-Honoré et la bastille Saint-Denis furent les deux points
d’attaque de Jeanne d’Arc quand elle essaya, en 1428, d’arracher Paris
aux Anglais. C’est ici qu’elle combattit elle-même et qu’elle reçut les
injures et les flèches non seulement des soudards anglais, mais encore
des Parisiens du parti de Bourgogne.

Deux siècles après Jeanne d’Arc, la porte Saint-Honoré se trouvait
reportée encore plus à l’ouest, juste au travers de la rue Royale
actuelle, au point où commence aujourd’hui le faubourg,--auquel se sont
encore ajoutés depuis d’autres faubourgs et des villages soudés bout à
bout, des kilomètres de maisons sans interruption, ce qui reporterait
l’entrée de la rue Saint-Honoré au-dessus de Courbevoie.

En attendant ces jours d’expansion formidable, choux et carottes
poussent encore sur l’emplacement de la place Vendôme, et des tuiles se
fabriquent encore réellement aux Tuileries. La rue Saint-Honoré,
aussitôt après les Quinze-Vingts et l’église Saint-Honoré, devient rue
de grand commerce; drapiers, fourreurs, orfèvres, rubanniers, étalent
leurs riches marchandises dans les boutiques des rez-de-chaussée,
occupant quelquefois avec leurs apprentis logés en famille la maison
tout entière, ce qui n’est pas difficile, lorsque aux endroits très
serrés, aux bons carrefours, la maison pressée entre deux voisines n’a
que deux fenêtres de largeur, si ce n’est une.

Aux abords des Halles se dresse dans la rue Saint-Honoré, au carrefour
de l’Arbre Sec, la croix du Trahoir ou du Tiroir, sur le nom de laquelle
on a bien disserté. De fondation très ancienne, la croix du Trahoir
avait dû déjà être plus d’une fois renouvelée, lorsque François Iᵉʳ dut
la refaire encore, en l’arrangeant comme couronnement d’une petite
fontaine octogone.

Il est probable, suivant Berty et d’autres, que son nom lui vient de ce
que l’on _triait_ ici les animaux amenés pour les boucheries voisines.
Cette explication étant trop simple, on allait jusqu’à voir dans la
croix du Trahoir ou Tiroir un souvenir du supplice de Brunehaut, le lieu
où s’était arrêtée la cavale farouche qui traînait attachée à sa queue
par les cheveux, par un pied et par un bras, le cadavre de la rivale de
Frédégonde, déchiquetée aux pierres et aux ronces du terrain. Comme le
supplice de Brunehaut n’eut pas lieu à Paris, la croix du Tiroir ne
pouvait en marquer la place.

De même pour le nom de l’Arbre Sec. Son nom primitif devait être
l’Arbrissel, l’arbrisseau, enseigne d’une maison, on en avait fait
l’Arbre-Sec, un nom qui éveillait l’idée de la potence, arbre éminemment
sec bien qu’il porte souvent de très gros fruits; la confusion
d’ailleurs était justifiée par le voisinage de la croix du Trahoir où
s’exécutaient les arrêts de justice du territoire de
Saint-Germain-l’Auxerrois. Les appellations pittoresques abondent dans
le quartier, il se trouve entre la rue Tirechappe et la rue des
Bourdonnais le fief de chasteau Festu qui donnait son nom à cette partie
de la rue Saint-Honoré. Château-Festu, d’après les recherches de M.
Cocheris qui en a trouvé plusieurs dans le Paris du moyen âge, était un
nom ironique donné à d’antiques constructions branlantes et sans valeur.

En arrière des maisons bourgeoises et commerçantes bordant la grande
voie passagère, quelques pignons et tourelles de nobles hôtels se lèvent
sur des jardins. Il y a là le grand hôtel jadis de Nesle, de Bohême,
puis d’Orléans, où la reine Catherine de Médicis bâtira l’hôtel de
Soissons. Au XVIᵉ siècle, les Filles repenties en occupaient une partie,
laissant vides de grands logis avec hautes tours d’escalier sur la rue
de Guernelle ou Grenelle-Saint-Honoré qui devait devenir plus tard la
rue Jean-Jacques-Rousseau.

Et la rue du Jour, qui va rejoindre la rue Montmartre, s’appelle alors
rue du Séjour. C’est un séjour royal, un logis de Charles V à l’angle de
la rue Montmartre; au XVIᵉ siècle le séjour de Charles V fut transformé
en un bel hôtel Renaissance et il en demeure au numéro 25 de notre rue
du Jour, un superbe morceau dans la cour, une magnifique entrée
d’escalier encadrée de sculptures, surmontée d’une imposte fermée d’un
grillage en fer forgé aux initiales P. M.; il reste encore deux consoles
ayant jadis porté des bustes absents aujourd’hui, à côté d’une large
porte d’écurie également ornée de sculptures, sans compter çà et là
d’autres jolis détails épargnés lors des adaptations et
transformations.

On retrouve ici les bouchers, la violente et redoutable corporation qui
opprima Paris dans le grand trouble bourguignon; près de la croix du
Tiroir est la boucherie de Beauvais, grande boucherie contiguë au marché
à la friperie des Halles. Les piliers des Halles commencent là sur la
rue de la Tonnellerie pour aller rejoindre les piliers de la place du
Pilori, en tournant autour de cet amas incohérent de bâtiments, maisons
et grands hangars qui constituent le grand marché où s’approvisionne la
ville.

On se trouvait là au centre du mouvement, au confluent des grandes voies
qui sans cesse amènent des flots d’allants et venants, et justement, sur
ces points de rencontre, les grandes voies s’étranglaient en rues
tourmentées plus étroites, presque des ruelles, où le flux et le reflux
des passants se trouvait plus gêné.

Par la rue de la Ferronnerie longeant le cimetière des Innocents ou par
des ruelles passant derrière Sainte-Opportune, il fallait gagner la rue
Saint-Denis, la descendre un instant et continuer par les rues des
Lombards et de la Verrerie. La rue de la Ferronnerie n’avait de maisons
que sur un côté, regardant en face, par-dessus le cimetière et les
galeries des charniers, les maisons de la rue aux Fers.

On sait qu’il ne fallait pas plus d’une voiture arrêtée pour la barrer
complètement. Le 14 mai 1610, dans un encombrement causé par une voiture
de tonneaux et un fardier transportant des pierres, se trouva pris le
carrosse dans lequel Henri IV, avec quelques seigneurs, se rendait à
l’Arsenal pour faire visite à Sully malade, à la veille de partir pour
faire sacrer la reine Marie de Médicis à Reims, et de courir ensuite aux
armées rassemblées pour une grande guerre longuement méditée, qu’il
espérait faire aboutir à une paix bien assise, à une Europe remaniée et
mieux équilibrée, en entravant les puissances inquiétantes et en
achevant avec tous les matériaux français demeurés hors frontières
l’édifice d’une grande France.

Le carrosse royal, robuste et large caisse à lourds ornements, fermé
seulement par des rideaux de cuir, dut s’arrêter dans l’étroite rue,
devant la maison d’un notaire nommé Poutrain. Comme les seigneurs
remplissant la voiture se penchaient pour découvrir la cause de la
presse, un homme surgit de l’ombre sous l’auvent d’une boutique, profita
de ce que l’escorte royale était rejetée en arrière, et sans opposition
de personne, put monter sur le moyeu d’une roue pour enfoncer un couteau
dans le flanc d’Henri IV.

Le crime de Ravaillac favorisé par un vulgaire accident arrêtait tout.
Les armées déjà en branle reprenaient le chemin de leurs garnisons, le
grand projet était abandonné et les destins de l’Europe modifiés sans
doute.

L’endroit précis où mourut _le Béarnais_, bon maçon qui recimenta
l’édifice national si lézardé, était près de la place aux Chats, à la
jonction des rues de la Chaussetterie et de la Ferronnerie, c’est-à-dire
sur un point enlevé par notre moderne rue des Halles, entre la rue des
Bourdonnais et la rue des Déchargeurs.

Longtemps l’enseigne «Au bon roi Henri» avec un buste du roi sur la
façade de la maison du notaire Poutrain, subsista pour rappeler
l’événement qui changea probablement tant de choses; la transformation
du quartier des Halles a fait tomber cette maison et les trois quarts de
la rue. La Révolution avait supprimé

[Illustration: LA RECLUSE DU CIMETIÈRE DES INNOCENTS]

le buste, et le commerçant occupant alors la maison avait mis, à la
place du roi, _le grand Marat_ sur l’enseigne, d’autres disent même _le
grand Ravaillac_.

Et rien maintenant ne remémore plus au Parisien qui passe ici que sur
tel ou tel point précis de son pavé le sang de Henri IV a coulé.
Laissons de côté toute idée politique et plaçons-nous au seul point de
vue historique: ne restituerait-on pas ainsi à nos rues une partie de
l’intérêt que la régularisation et le parti pris de l’uniformité leur
ont enlevé, si l’on rappelait par une pierre, une plaque, un petit
édicule, les faits plus ou moins importants dont elles ont été le
théâtre, si l’on s’efforçait de réveiller et de fixer autant que
possible ces traditions qui s’oublient, tant et tant de souvenirs qui se
perdent peu à peu?

[Illustration: LE PILORI DES HALLES]

[Illustration: CARREFOUR BRISE-MICHE ET TAILLE-PAIN. CLOÎTRE
SAINT-MERRY, 1832]


II

     Chronique des rues et carrefours de Paris.--Le Puits d’amour, la
     rue Pirouette et le Pilori des Halles.--Les rues de
     métiers.--Quelques bourgeois parisiens d’il y a longtemps.--Vieux
     noms de rues estropiés et dénaturés.--Noms bizarres.--Les rues à
     mauvaise renommée.--Cabarets d’autrefois et vieilles enseignes.--La
     Pomme de pin et les cabarets littéraires du XVIIᵉ siècle.--La
     maison de l’amiral Coligny.--L’hôtel du chevalier du Guet.--Les
     dernières tourelles de nos rues.--Les empoisonneurs.--Sainte-Croix
     et la Brinvilliers.--La fontaine des Innocents.--Souvenirs du
     carrefour de l’Arbre sec.--Les maisons de Molière.

[Illustration: LE PUITS QUI PARLE]

Se découpant de la façon la plus irrégulière, au confluent de ces rues
étranglées et tortueuses, combien pittoresques étaient ces vieux
carrefours qui dans des perspectives pleines d’imprévu faisaient filer
les lignes de façades à pignons aigus. Ils n’avaient pas tous d’aussi
tragiques souvenirs que celui de la Ferronnerie, mais il en était peu
qui n’eussent servi de théâtre à quelque épisode de commotion populaire
ou de farouche révolte, comme il était peu de pavés qui n’eussent, de
siècle en siècle, été soulevés pour défendre les quartiers derrière les
grosses chaînes d’Etienne Marcel tendues au travers des rues, ou pour
servir à confectionner les barricades de la Ligue et de la Fronde; pas
de ruisseaux qui n’eussent été rougis par des rigoles de sang aux traces
bien vite effacées.

La chronique des rues de Paris avait aussi ses pages presque poétiques.
Que nous raconte par exemple ce vieux carrefour, qui existe encore au
centre d’un quartier assez noir, à l’intersection des rues de la Grande
et de la Petite-Truanderie, rues sombres et renfrognées aujourd’hui et
dont le vieux nom n’indique pas non plus un passé bien noble? Là,
jusqu’au siècle dernier, exista un vieux puits appelé le Puits d’amour.
La légende voulait qu’une jeune fille s’y fût jetée jadis par désespoir
amoureux. Au XVIᵉ siècle le puits était à demi ruiné; un amant éconduit
par les parents de sa belle voulant donner raison à la légende, vint un
jour s’y précipiter. Par bonheur il en fut tiré avant la noyade complète
et seulement couvert de meurtrissures attendrissantes; les parents de la
jeune fille touchés de cette preuve de passion lui accordèrent la main
de son adorée et peu après, par reconnaissance, les mariés firent
réédifier le puits, avec quelques ornements sculptés encadrant un
distique:

    L’amour m’a refait,
    En 1525, tout à fait.

[Illustration: LE PUITS D’AMOUR, AU CARREFOUR DES RUES PETITE ET
GRANDE-TRUANDERIE]

Un cabaret établi probablement de toute antiquité en ce carrefour à
l’angle des deux rues, mit le Puits-d’Amour sur son enseigne. Ce cabaret
vécut longtemps mais n’existe plus malheureusement, quand tant d’autres
prospèrent sous des enseignes moins jolies.

A l’autre bout de la rue de la Grande-Truanderie se trouve encore
aujourd’hui un autre antique carrefour, curieux comme disposition de
maisons à ventres renversés, de pignons bien plantés, mais dont
l’appellation pittoresque de carrefour Pirouette rappelle de moins
gracieux souvenirs que le Puits-d’Amour.

La rue Pirouette donne sur le côté des Halles centrales; jadis, du temps
que les Halles possédaient leur entourage irrégulier, mais continu, de
maisons à lourds piliers trapus, la rue Pirouette, comme distraction de
haut goût, regardait par toutes ses fenêtres le fameux pilori des
Halles. Tourelle gothique ouverte sur toutes ses faces, ce pilori
n’avait pas mauvaise tournure et n’était pas dépourvu d’ornements. Le
temps passé enjolivait jusqu’aux instruments de punition, les échelles
patibulaires quelquefois montraient un peu de style, le puissant gibet
de Montfaucon s’élevait monumental et le pilori des Halles déployait
quelque élégance.

Le criminel quelconque amené au pilori avec tout un cortège de
magistrats à cheval et d’archers du Châtelet, était conduit à la
plate-forme ouverte de la tourelle, et là, le cou et les mains pris dans
un grand cercle de bois, tournait avec le plancher en montrant
successivement sa tête par toutes les ouvertures. De là, dit-on, le nom
de Pirouette donné à cette rue à qui l’on offrait assez souvent
l’occasion de prendre quelque amusement aux grimaces forcément
grotesques des pilorisés. C’est l’origine la plus probable de la
pittoresque appellation, bien que certains chercheurs prétendent aussi
que Pirouette serait une déformation du nom du fief de Thérouenne sur
lequel la rue fut bâtie, possession d’un évêque de Thérouenne,
archidiacre de Paris au XIIIᵉ siècle, étymologie un peu tirée à quatre
chevaux.

Outre le Puits-d’Amour, quelques autres puits existaient sur la voie
publique. On en voyait un très beau sur la place du
Cloître-Saint-Germain l’Auxerrois, il y avait le puits de l’Abbaye au
marché Sainte-Marguerite devant Saint-Germain des Prés, le puits Certain
au carrefour des rues Fromentel et Charretière derrière Saint-Jean de
Latran, puits appelé du nom de celui qui l’avait fait édifier, Robert
Certain, curé de l’église voisine Saint-Hilaire; sur la rive gauche
encore, le _Puits qui parle_ et le _Puits de l’Hermite_, qui ont laissé
leurs noms à des rues et qui, eux aussi, avaient leurs légendes.

Le Puits qui parle, dans le faubourg Saint-Marcel près de la rue des
Postes, autrefois rue des Pots ou des Poteries, c’était tout simplement
un puits sonore, pourvu d’un écho sur lequel peu à peu s’étaient
établies des légendes dont le souvenir est assez confus, parmi
lesquelles il suffit de rapporter, d’après Charles Nodier, celle d’un
méchant mari qui, tourmenté par les caquets de sa femme, aurait jeté
celle-ci dans le puits.

Évidemment cela de tout temps a bien pu suffire pour faire bavarder un
puits, mais l’explication est trop ironique pour être la bonne et il
faut se contenter de celle d’un écho plus ou moins phénoménal.

Quant au Puits de l’Hermite, il ne devait son nom à aucun ermitage, mais
seulement à un nommé Adam l’Hermite, tanneur de son état, à la maison
duquel il était adossé.

[Illustration: CARREFOUR BUCI, AVEC L’ESTRADE DES ENROLEMENTS EN 1792.]

Si pour bien des rues la bizarrerie des noms provient de lentes
déformations, il y a néanmoins dans la simple nomenclature des
anciennes rues de Paris, à recueillir des vestiges plus ou moins
embrouillés de vieilles légendes, à glaner des indications de toute
sorte, des renseignements topographiques et des souvenirs historiques,
et même quelques dernières traces de vieilles familles parisiennes qui
tinrent grande place jadis, évocations d’antiques bourgeois étonnés de
voir leurs noms traverser les siècles.

Beaucoup de corps de métiers avaient eu jadis une tendance à se grouper
sur certains points; cet usage présentait évidemment des avantages pour
les marchands et les vendeurs, et répondait à de vieilles habitudes; les
acheteurs avaient ainsi sous la main des points de comparaison et
pouvaient faire leur choix plus facilement dans ces rues qui tiraient
leur nom des professions exercées.

C’est ainsi que nous trouvions et que nous trouvons encore en partie
autour des Halles, la rue de la Tonnellerie, dont la ligne de piliers se
continuait jusqu’à la rue Pirouette, la rue de la Cordonnerie, la rue de
la Cossonnerie ou Poulaillerie, la rue de la Poterie, les rues de la
Lingerie, de la Chaussetterie, la rue de la Ferronnerie faisant pendant
à la rue aux Fers, jadis aux Febvres, de l’autre côté du grand cimetière
des Innocents; la rue des Déchargeurs, ces ancêtres des forts de la
halle, plus loin les rues de la Coutellerie, jadis Guignoreille, de la
Vannerie, de la Tissanderie, de la Verrerie, de la Savonnerie, de la
Tannerie, le quai de la Mégisserie, dit aussi de la Ferraille, la rue
puis le quai des Orfèvres, etc. Mais de bonne heure, paraît-il, suivant
les recherches faites par les fouilleurs du passé dans les registres des
tailles, ces métiers réunis s’étaient disséminés et les noms seuls
étaient restés à ces rues spéciales, sauf pour les marchands autour des
Halles et du Châtelet.

[Illustration: MAISON DE NICOLAS FLAMEL RUE DES ÉCRIVAINS DÉMOLIE POUR
LE SQUARE SAINT-JACQUES LA BOUCHERIE]

La rue des Lombards nous reporte au XIIᵉ siècle et nous rappelle ces
négociants et changeurs originaires presque tous d’Italie, venus établir
leurs boutiques dans toutes les villes populeuses et commerçantes, pour
faire le change ou se livrer à tous les commerces de l’argent.
Quelques-uns de ces banquiers prêtaient sur gages et faisaient l’usure,
ce qui n’amenait pas beaucoup de sympathies à la corporation. Lombard
était alors souvent synonyme de Juif, et dans les séditions populaires
les boutiques et les coffres de ces marchands d’argent couraient
quelques risques.

Ce qui reste de la rue des Lombards a changé de commerce et semble voué
surtout aux produits pharmaceutiques, où déjà les enseignes de
droguerie, les _Barbe d’or_, les _Mortier d’or_ ont plus d’un siècle
d’âge.

A côté des souvenirs des vieilles corporations, des noms d’antiques
bourgeois de temps fort lointains surnagent dans l’immense Paris de
leurs arrière-descendants, appliqués encore, après bien des siècles, aux
rues qu’ils ont habitées et qu’ils ne pourraient guère reconnaître.
Cette longue gloire posthume refusée à tant de gens importants dans leur
temps, et dont le souvenir s’éteint sous des couches successives
d’autres gens non moins importants, le boulanger Quiquetonne la connaît;
il faisait sans doute d’excellent pain blanc, mais à quelle époque? La
rue s’appelle encore rue Tiquetonne de son nom à peine estropié. C’est
aussi un boulanger sans doute qui fut le parrain de la rue
Jean-Pain-Mollet; celle-ci a perdu ses droits séculaires de bourgeoisie
de nos jours seulement, lorsque la rue de Rivoli, la rencontrant sur son
chemin, l’avala d’une bouchée.

[Illustration: PIGNON DE LA RENAISSANCE RUE DU DRAGON]

Les Bourdon, Adam et Guillaume, furent au XIIIᵉ siècle de notables
bourgeois et commerçants qui, sans doute, perpétuèrent quelque temps
leurs boutiques et leur lignée; leur rue s’en appelle encore rue des
Bourdonnais. Pierre Coquillier, riche bourgeois du XIIᵉ siècle, survit
depuis sept cents ans, grâce à la rue Coquillière, qui, au XVIᵉ siècle,
aboutissait à un moulin sur le rempart, à peu près où se trouve
aujourd’hui la Banque de France.

Jusqu’aux dernières démolitions de la Cité, la rue Cocatrix garda le nom
de Geoffroy Cocatrix, échanson de Philippe le Bel. De même pour Jehan
Tison et Jehan Lantier ou Jehan Lointier, Aubry le Boucher,
Guérin-Boisseau ou Guérin-Boucel, Simon le Franc, Pierre Sarrazin,
Geoffroy l’Angevin, Bertin Poirée ou Porée. Guillot dans son _Dict des
rues de Paris_ parle de tous:

    Emprès la rue Jehan Lointier
    Là ne fus-je pas trop lointier
    De la rue Bertin Porée...

Ces braves gens ne furent pourtant point des seigneurs importants, de
hauts personnages ou des échevins, mais tout simplement de bons
bourgeois, des commerçants ouvrant boutiques achalandées dans ces rues
qu’ils baptisèrent et leurs noms ont traversé les siècles.

Pierre Oilard, bourgeois de Paris, eut moins de chance, son nom donné à
sa rue se transforma en Pierre au Lard, à cause, dit-on, du voisinage
d’un marché aux pourceaux qui amena la confusion. De même le nom de
Jehan Portevin, autre bourgeois, a subi une altération aussi sensible,
sa rue étant avec l’âge devenue la rue Portefoin.

En ces temps où les noms des rues n’étaient point fixés _ne varietur_
par des plaques, les fantaisies de la langue et de l’oreille les
dénaturaient facilement et il est curieux de suivre les variations
successives de certaines appellations en parcourant les anciens plans.
Amenées par la mauvaise prononciation, ces modifications ont parfois été
un peu fortes; qui retrouverait par exemple dans la rue Boutebrie, le
nom primitif d’Érembourg ou Éremburge de Brie. Parallèle à la _grant rue
de la Harpe_, cette voie si importante du quartier latin, on la trouve
appelée rue du Bout-de-Brie sur le plan Truschet et Bourg-de-Brie sur le
plan Gomboust.

Le collège de Maître Gervais y faisait le coin de la rue du
Foin-Saint-Jacques; en face, à l’autre coin, une reine douairière de
France y avait un hôtel. Quelle était cette reine? On ne le sait plus
guère. Le logis s’appelait l’hôtel de la reine Blanche, nom sous lequel
étaient aussi connues plusieurs autres maisons dans Paris. Comme les
reines de France portaient au moyen âge leur deuil en blanc, la reine
veuve devenait pour le populaire la reine Blanche. Ensuite, la reine
douairière disparue à son tour, la légende faisait du logis qu’elle
avait habité un séjour de la reine Blanche de Castille. C’est ainsi que
la mère de saint Louis a été gratifiée de tant de sombres pâtés de vieux
murs perdus dans les antiques quartiers.

L’hôtel de la rue Boutebrie, dans tous les cas, ne remontait pas plus
loin que le XVIᵉ siècle. On y voyait une très élégante petite porte
Renaissance ornée d’un écusson aux trois croissants de Diane entrelacés,
marque énigmatique évoquant Catherine de Médicis ou Diane de Poitiers.
Le boulevard Saint-Germain a emporté le logis et l’énigme avec bien
d’autres choses.

La rue Sac-à-Lie de la paroisse Saint-Séverin, ruelle sordide hantée
sans doute par les ivrognes, qui ne pouvaient pourtant s’y étendre sans
toucher les façades d’un côté avec la tête et celles de l’autre côté
avec les pieds, a transformé, honteuse de son vilain nom, Sac-à-Lie en
Zacharie, nom très présentable qu’on a étendu à la rue des
Trois-Chandelles.

La rue aux Oües, ou aux Ouches, c’est-à-dire aux Oies, appellation due à
de nombreuses hôtelleries qui répandaient dans son atmosphère le parfum
des oies à la broche, est devenue la rue aux Ours, ce qui est bien de
l’ingratitude pour les excellentes volailles dépossédées au profit
d’Ours qui n’ont jamais eu rien à faire ici. Rien que le nom de rue aux
Oües faisait venir l’eau à la bouche d’un Parisien des vieux temps,
songeant aux bons repas qui s’y préparaient. Hélas! ces rôtisseries et
ces hôtelleries ont depuis longtemps éteint leurs fourneaux, et la rue
elle-même est réduite à peu de chose.

[Illustration: LES PILIERS DES HALLES ET L’ÉGLISE SAINT-EUSTACHE]

La rue de l’Autruche, par une non moins étrange transformation, s’est
appelée la rue d’Autriche. Les bourgeois de celle-ci n’étaient pas des
moindres, puisqu’elle passait entre le Louvre et l’hôtel de Bourbon;
elle ne disparut qu’avec la transformation du Louvre sous Louis XIV.

La rue des Prouvaires qui arrive à Saint-Eustache, c’est la rue des
Prêtres ou des Prieurs, prouvaires en vieux français. Au XVᵉ siècle, le
roi de Portugal Alphonse V étant venu à Paris pour intéresser Louis XI à
sa querelle avec l’Aragon, le roi ne daigna pas lui offrir gîte chez
lui, il le logea chez Laurent Herbelot, riche marchand épicier de la rue
des Prouvaires. De même qu’il traitait son hôte avec assez peu de façons
quant au logement, Louis XI ne se ruina pas non plus en fêtes pour le
divertir; il lui offrit la réjouissance d’une belle plaidoirie au
Palais, suivie de réceptions de docteurs en théologie et, pour couronner
le tout, le régala, pour la veille de son départ, d’une grande
procession de l’Université, recteurs, suppôts, massiers, escholiers
défilant sous les fenêtres d’Alphonse, rue des Prouvaires.

La rue Greneta était au XIIIᵉ siècle la rue Darnetal, du nom d’un
bourgeois, Pierre Darnetal, ainsi transformé à la longue.

La rue Bourgthibourg était primitivement le Bourg Thiébault, comme
Vaugirard était Valgérard, de Gérard de Moret, abbé de
Saint-Germain-en-Laye, lequel y construisit un hospice au XIIIᵉ siècle.
La rue Fer-à-Moulin, Fer-de-Moulain au XVIᵉ siècle, s’appelait
auparavant Permoulin, du nom d’un de ses habitants.

Pour la rue Gît-le-Cœur, il n’y a point à chercher sous le nom ainsi
orthographié quelque légende terrible et sanglante, il faut choisir
seulement entre deux parrains, l’un aristocratique, Gilles Cœur, un des
fils de Jacques Cœur, l’argentier de Charles VII, et l’autre très
démocratique: Gilles Queux, maître queux, cuisinier ou rôtisseur, ce
dernier beaucoup plus probable. Forgier l’Asnier est devenu Geoffroy
l’Asnier, pour une petite voie très pittoresque de la paroisse
Saint-Gervais.

[Illustration: TOURELLE DE LA RUE DU JARDINET DÉMOLIE POUR LE BOULEVARD
SAINT-GERMAIN]

Pour Quincampoix, enseigne de la rue fameuse par le coup de folie de la
Régence, c’était vers le XIIIᵉ siècle, la rue Quiquenpoit ou
Quiquenpoix, mot bizarre dénaturant le nom d’un lointain gentilhomme
breton, possesseur d’un logis dans ce riche et bruyant quartier entre
les deux grandes rues Saint-Denis et Saint-Martin, comme plus tard un
autre gentilhomme breton verra pour son hôtel de la culture
Sainte-Catherine son nom de Ker-Nevenec, trop dur à prononcer pour des
lèvres parisiennes, transformé en Carnavalet.

La rue Cassette n’a dans ses souvenirs aucune histoire de trésor, son
nom vient d’un hôtel _de Cassel_ connu au XVIᵉ siècle. La rue du Jour
était, nous l’avons dit, la rue du Séjour, à cause du manoir ou séjour
bâti par Charles V.

Qu’était le Thibaut dont le nom survécut longtemps dans la rue
Thibautodé? Était-ce Thibaut Odet, argentier ou financier, ou bien
Thibaut Todé, ou encore Thibaut aux Dez, du nom du patron de quelque
cabaret fameux hanté par les joueurs, avant le XIIIᵉ siècle, puisque
Guillot la cite? Qui le sait maintenant? Cette rue, confondue
aujourd’hui avec la rue des Bourdonnais, était toute proche de la rue de
Béthisy où mourut Gaspard de Coligny, derrière l’ancien hôtel des
monnaies, abandonné en 1778 pour l’hôtel du quai Conti, la _Vieille
Monnaie_, antique établissement dont survivent peut-être quelques bouts
de muraille au fond des cours, à côté d’autres débris des Greniers à sel
qui les avoisinaient sur la rue Saint-Germain-l’Auxerrois.

Le nom de la rue de la Grange-Batelière nous fournit un autre exemple de
transformation bizarre. Cette grange était une ferme de campagne, hors
des murs, entre Montmartre et Paris, un carré de bâtiments bien fermés,
avec son colombier au milieu; on la voit sur le plan Truchet de 1550,
non loin des Porcherons et du château du Coq, petit château à tourelles
bâti par Jean Bureau, le vieux maître de l’artillerie de Charles VII.

Le ruisseau de Ménilmontant coulait au pied de la Grange-Batelière et
descendait au château du Coq, auquel il fournissait de l’eau pour le
fossé baignant les bâtiments. Louis XI, à une entrée solennelle dans
Paris, s’arrêta au manoir du Coq. Les Porcherons n’étaient qu’une
dépendance du château, une vraie ferme avant de devenir les fameuses
guinguettes où le XVIIIᵉ siècle galant et joyeux vint se divertir.

La ferme de la Grange-Batelière, comme la plupart des fermes de
campagne, était pourvue de quelques échauguettes et percée de
meurtrières sur son pourtour. C’était la Grange _bataillée_ dont on fit
_batelière_ plus tard, bien que jamais le ruisseau de Ménilmontant,
facile à franchir d’un saut, n’eût porté barques ni bateliers, une
petite arche de pont ou quelques planches suffisant très bien pour le
passer.

Un des plus curieux exemples d’altérations de noms, c’est celui fourni
par la rue du Petit-Musc. Qui donc irait chercher là-dessous la rue
_pute-y-muce_ ou _muche_ du moyen âge? Nom provenant soit d’une voirie
puante, soit d’un séjour de filles de joie. Le changement est heureux au
point de vue des convenances si les mœurs de la rue lui avaient valu
cette étiquette grossière; il devient d’une ironie amusante si le nom
était dû soit à un égout, soit à l’un des trous punais, réceptacles
d’ordures que l’on trouvait aux endroits écartés.

Guillot, dans son _Dict des rues de Paris_ de la fin du XIIIᵉ siècle, a
pris soin de signaler toutes les rues spécialement habitées par

... Dames o cors gent

toutes les rues à clapiers, tous les quartiers des femmes et filles
_folles de leurs corps_. Et Dieu sait s’il y en avait, à l’en croire, du
Val d’amour de Glatigny à la Truanderie grande ou petite.

La rue du Petit-Musc dut transformer son nom de bonne heure, dans ce
quartier aristocratique de Saint-Paul et des Tournelles. Il reste en un
coin du Paris moderne, dans la rue Geoffroy-Lasnier, une impasse
Putigneux fort ancienne dont le nom doit avoir une origine aussi peu
recommandable.

D’autres rues, il faut l’avouer, arboraient avec une franchise brutale,
et sans rougir le moins du monde, des appellations triviales encore plus
grossières, parmi lesquelles on ne peut guère citer que la rue
_Tireboudin_ à laquelle on a donné le nom de Marie-Stuart au
commencement de notre siècle, la rue _Troussenonnain_, changée en
Transnonnain et débaptisée tout à fait en 1850, pour éteindre le
souvenir du farouche égorgement de 1832, entre soldats et insurgés. Il y
avait aussi une rue _Troussevache_, allant du coin du cimetière des
Innocents à la rue des Cinq-Diamants; ce qu’il en reste maintenant a
pris le nom de M. de la Reynie, le fameux lieutenant de police de Paris
sous Louis XIV. C’est rue Troussevache que le connétable de Montmorency
fit au cardinal de Guise la belle peur que nous avons racontée plus
haut.

Pour l’amour du pittoresque il ne faut pas oublier la rue _Orde_, le
plus propre de tous les noms donnés à quelques voies réputées pour leur
saleté; la rue _Maubuée_ qui fait supposer aussi de très mauvaises
odeurs, deux ou trois rues dites _Pavées d’andouilles_, probablement
pour quelques porcheries; les noms impliquant quelque mauvaise renommée
comme les rues _Maudétour_, _Mauvoisin_, _Mauconseil_, des
_Mauvais-Garçons_, des _Mauvaises-Paroles_; les carrefours à mauvaise
réputation hantés par les tirelaines: la rue _Coupe-Gueule_, la rue
_Vide-Gousset_, la rue _Tirechappe_, ainsi nommée de ses fripiers
toujours sur le pas de leur échoppe à guetter les clients et les tirant
par la manche pour leur vanter les belles friperies, les vêtements neufs
ou d’occasion suspendus aux étalages.

Quant au vieux nom de Baudoyer, appliqué d’abord à une porte de
l’enceinte antérieure à Philippe-Auguste au-dessous de Saint-Gervais,
puis à la porte de l’enceinte de Philippe-Auguste reportée plus loin
devant l’église Saint-Louis-Saint-Paul,--nom resté à la place que
l’orgueilleuse rue de Rivoli traverse entre la caserne Lobau et la
mairie du IVᵉ arrondissement,--son origine, si lointaine et si obscure,
permet d’échafauder toutes les suppositions et prête aux plus savantes
dissertations. Pour beaucoup, la vieille porte Baudet ou Baudoyer est la
porte des Bagaudes, ces paysans gaulois insurgés qui tentèrent de
secouer le joug romain quand déjà, depuis deux ou trois siècles, les
villes étaient romanisées. Mais il vaut mieux avouer que l’on ne sait
rien de certain sur l’origine du nom, et se contenter de constater la
célébrité parisienne de l’endroit, rendez-vous pendant de longs siècles
des oisifs et des badauds, venant, en prenant l’air hors des murs, se
conter les nouvelles de la ville, c’est-à-dire _baguenaudant_, vocable
assez cousin de _bagaude_, si bagaude vient de _bagad_, qui voudrait
dire en Celte attroupement.

Et combien d’indications topographiques, de points de repère historiques
nous sont conservés par les noms des rues, combien de vieux souvenirs
surgissent sur la simple vue d’une plaque indicatrice à l’angle d’un
carrefour, lequel bien souvent, trop radicalement transformé et
modernisé, n’a plus que cela pour frapper l’esprit.

Des nombreuses rues ou places du _Cloître_ il ne reste plus que trois ou
quatre indiquant les cloîtres Saint-Merry, Notre-Dame et Saint-Honoré,
c’est-à-dire les places formant enceinte fermée devant ces églises; mais
beaucoup d’autres noms rappellent des églises ou des monastères
supprimés. Toutes les pierres en ont disparu, c’est à peine si quelques
fragments sculptés ont pu être retrouvés et portés à Cluny, mais ces
églises, dont il ne subsiste qu’un vague souvenir, continuent à dénommer
le quartier jadis serré à leurs pieds.

Pour les lignes de rempart ayant successivement enfermé la ville, à
défaut des tours disparues, nous en retrouvons parfois la configuration
dans certaines rues qui suivent le tracé des anciens fossés et qui
longtemps en ont gardé le nom; nous avons encore les rues des
Fossés-Saint-Bernard, des Fossés-Saint-Jacques et des
Fossés-Saint-Marcel, mais on n’a fait que changer les noms des fossés
Montmartre, Saint-Germain des Prés, Sainte-Geneviève, Saint-Victor,
Saint-Martin, etc.

[Illustration: TOURELLE DE LA RUE DU COQ EN GRÈVE DÉMOLIE VERS 1850]

Les rues Culture-Sainte-Catherine, Couture-Saint-Gervais, marquent la
place des jardins maraîchers d’autrefois appartenant au couvent de
Sainte-Catherine et à l’hôpital Saint-Gervais, comme la rue du Chaume, à
côté, rappelle les champs de blé du XIIIᵉ siècle, avant la poussée des
hôtels seigneuriaux; comme la rue du _Parc Royal_, au quartier du
Marais, fait surgir le souvenir du parc de ce palais des Tournelles où
mourut Henri II; comme les rues des Jardins-Saint-Paul, Beautreillis, de
la Cerisaie, évoquent d’autres jardins royaux, ceux du vieil hôtel
Saint-Paul où _s’esbattirent_ sous les ombrages et les treilles, rois,
reines et princes des temps troublés du XIVᵉ siècle, où ils reçurent les
tumultueuses et terribles visites des Maillotins, des milices d’Étienne
Marcel et des Cabochiens, ainsi que plus tard, en d’autres jardins
royaux, passèrent les bandes guisardes de la Ligue, les Frondeurs mêlés
de grands seigneurs et de duchesses jouant avec l’émeute, les masses
terrifiantes des sectionnaires de 92, puis les gardes nationales du XIXᵉ
siècle...

Si nous voulons des souvenirs plus lointains, les rues du Cendrier, de
Lourcine, _locus cinerum_ et la Tombe-Issoire sont encore là pour
rappeler de très anciens cimetières des périodes gallo-romaine et
mérovingienne. Toute la région sur les confins des quartiers
Saint-Marcel et du Val-de-Grâce fut un lieu de sépultures. La Lutèce des
premiers siècles éparpillait à la mode romaine ses tombeaux le long des
chemins. Sur les pentes de la montagne Sainte-Geneviève de nombreux
sarcophages ont été découverts, quelques pierres avec inscriptions sont
allées à Cluny; le Paris mérovingien et carolingien continua à envoyer
ses morts ou leurs cendres dans cet immense champ de repos.

[Illustration: TOURELLE DE LA RUE SAINT-PAUL (1895)]

La rue d’Enfer tire-t-elle son nom de _via infera_, par rapport à la rue
Saint-Jacques, _via supera_, comme le veulent certains des
historiographes de Paris, ou doit-on chercher l’origine du nom dans le
voisinage des vieux cimetières et dans les contes populaires qui
faisaient de tout ce territoire un lieu hanté par esprits et fantômes.
La Bièvre, la rivière des Gobelins, délimite cette région et Gobelin en
vieux français signifie lutin ou démon. Le nom d’Enfer s’explique donc
aisément. De plus elle conduisait au vieux château de Vauvert, manoir du
fils d’Hugues Capet, Robert le Pieux, dès longtemps ruiné et abandonné,
et dans les décombres duquel démons horribles et fallacieux gobelins
faisaient rage aux ordres d’un vieux magicien, un vieillard vert à barbe
blanche et queue de serpent. Malheur à qui s’aventurait le soir en ce
quartier sinistre, le diable Vauvert en faisait sa proie--ou les voleurs
cachés dans les ruines.--Aller au diable Vauvert était une entreprise
téméraire. Les Chartreux, plus tard, purifièrent l’endroit et plus tard
encore l’Observatoire, ayant succédé aux jardins de la Chartreuse, au
lieu de magicien il y eut des astronomes. Il n’y a plus de rue d’Enfer,
mais bien, par un calembour administratif, la rue Denfert-Rochereau, ce
qui relie d’une façon bien imprévue à ce diable Vauvert le défenseur de
Belfort en 1870.

Les diverses rues des Francs-Bourgeois au
Marais,--Saint-Marcel--Saint-Michel réveillent les ombres de ces riches
bourgeois des temps féodaux qui défendaient si rudement, lorsqu’il le
fallait, les franchises acquises ou conquises et leurs pignons sur
rue,--la pépinière des notables, échevins et magistrats pour
l’administration de la cité parisienne, ce premier échelon vers la
noblesse, caste supérieure mais ouverte en somme, ouverte plus qu’on ne
le dit, puisqu’un flot constant y arrivait, de grosse bourgeoisie
achetant charges qui comportaient l’anoblissement, se pourvoyant de
fiefs et de terres et se confondant bien vite avec la noblesse d’épée,
ainsi qu’on en peut trouver nombre de preuves.

[Illustration: TOURELLE DE LA RUE DU TEMPLE (1895)]

Tout au bout de la rue des Francs-Bourgeois au Marais, en arrivant aux
parages aristocratiques de la place Royale, on trouvait naguère encore
la rue de l’Écharpe, qui tirait son nom du cabaret de l’_Écharpe
blanche_. Voilà qui sentait furieusement son commencement du XVIIᵉ
siècle et faisait penser tout de suite au vainqueur de la Ligue, au roi
Henriot conquérant son royaume casque en tête et rapière au poing. Nous
le voyons, ce cabaret de l’Écharpe Blanche, avec sa clientèle de
cavaliers à grands feutres et longue flamberge, de soldats aux gardes et
de mousquetaires, comme nous voyons, au débouché opposé de la place
Royale dans la petite rue du _Pas de la Mule_, les graves magistrats,
les parlementaires un peu moins lestes que messieurs les gendarmes du
roi, se hisser sur leur mule en profitant du montoir de pierre qui a
valu à la rue son nom pittoresque. On nous a rendu dernièrement le _Pas
de la Mule_, pourquoi ne pas nous rendre la rue de l’_Écharpe_?

Il y a quelque trente ans, une petite rue au pied de la butte des
Moulins, la rue des _Frondeurs_, était encore là pour nous faire
souvenir des troubles de la Fronde, du temps où, dans ce quartier du
Palais Cardinal, les Parisiens, mis en branle par le parlement et par M.
le coadjuteur, s’essayaient joyeusement à recommencer une Ligue et
faisaient de si belles peurs à M. de Mazarin.

Pour réveiller de plus sombres idées, nous avons la rue de l’Échelle,
qui dans notre brillante avenue de l’Opéra, fait surgir l’échelle ou les
fourches patibulaires, signe de la juridiction des évêques de Paris;
nous avons de l’autre côté de l’eau, derrière le Panthéon, la rue de
l’Estrapade qui, jadis, sur le revers du rempart bordant
Sainte-Geneviève, au-dessous de la porte papale, était le lieu où
s’exécutaient les sentences militaires, où les soldats condamnés
subissaient le supplice de l’estrapade. L’instrument de la justice
militaire, à demeure ici, était une sorte de potence très haute et à
très longs bras, avec un tourniquet en bas par le moyen duquel le
condamné, attaché les bras croisés derrière le dos, était hissé jusqu’en
haut et brusquement précipité jusqu’au ras du sol.

D’autres voies, comme la rue de l’Écharpe, n’avaient eu pour parrains
que les buveurs de quelque cabaret célèbre à un titre quelconque,
l’enseigne du cabaret devenant le nom de la rue: ainsi en était-il pour
les rues des Deux-Écus, du Cygne, des Ciseaux, des Deux-Anges, de
l’Épée-de-Bois, des Deux-Maillets, du Chat-qui-Pesche, du Sabot, de la
Cloche-Percée, et d’une foule d’autres que nous retrouvons toujours dans
le Paris d’aujourd’hui, quoique les tavernes qui servirent à les
dénommer soient depuis longtemps défuntes.

La rue Cloche-Perce, ainsi baptisée du cabaret de la _Cloche percée_,
s’appela aussi au XVIIᵉ siècle rue de la _grosse Margot_, du nom d’un
cabaret rival, finalement vaincu par la Cloche.

La section de la rue Saint-Sauveur entre les rues Montorgueil et
Montmartre, tirait son nom de rue du Bout du Monde d’une enseigne de
cabaret représentant un bouc sur un globe terrestre, le _bouc du monde_;
ce mauvais calembour voulait dire que la campagne n’était pas loin après
la porte Montmartre, ouverte un peu plus haut au bout de la rue des
Jeûneurs ou des Jeux Neufs, ainsi nommée de deux jeux de boules donnant
sur le bastion.

La rue des Canettes doit son nom à un joli bas-relief représentant des
canes nageant dans un étang, sculpté sur la façade d’une maison du
commencement du XVIIIᵉ siècle. Le bas-relief est plus ancien, et encore
rappelle-t-il sans doute une

[Illustration: L’ARRESTATION DE BROUSSEL

_Imp. Draeger & Lesieur, Paris_]

plus ancienne enseigne. Ces vieilles enseignes de toute forme et de
toute taille, on peut bien les regretter, celles qui, suspendues à des
potences de fer, tintinnabulaient au-dessus de la tête des passants,
divertissant à la fois l’œil et l’oreille, ou même les dernières, moins
artistiques, celles qui se contentaient de porter un emblème fixe, une
figure, un animal plus ou moins héraldique, une indication
professionnelle, la botte gigantesque des cordonniers, l’homme de fer ou
l’épée de l’armurier, la couronne de chandelles de l’épicier, etc. Que
de plaintes elles suscitaient dans les rues étroites où les fardiers et
les carrosses les accrochaient au passage! On les accusait aussi avec
quelque raison d’être un danger pour le passant aux jours de tempête;
des ordonnances réitérées réglementèrent leur taille. Elles gênaient en
quelques endroits, on les supprima partout et les commerçants durent se
contenter d’enseignes sculptées ou peintes sur les façades mêmes.

[Illustration: ENSEIGNE DES TROIS CANETTES, RUE DES CANETTES (1895)]

Les anciennes enseignes disparaissent rapidement; quelques-unes
subsistent encore, mais pour combien de temps? on ne les retrouvera
bientôt plus que dans le curieux livre de M. Édouard Fournier,
l’_Histoire des Enseignes de Paris_.

On peut juger du caractère artistique et décoratif des vieilles
enseignes par ces dernières épaves qui subsistent, tandis que toutes les
annonces ou indications commerciales d’aujourd’hui sont tout ce qu’il y
a de plus banales et presque toujours du plus exécrable mauvais goût;
est-il rien de plus écœurant et de plus hideux que ces maisons ou ces
monuments bariolés d’annonces gigantesques, sans parler de ces pignons
peinturlurés des couleurs les plus criardes pour crever les yeux au
loin, qui gâtent nos paysages urbains et déshonoreraient les plus belles
perspectives.

Parmi toutes les boutiques d’une vulgarité lamentable, il se rencontre
encore de modestes cabarets d’autrefois, qui à défaut d’enseignes, ont
gardé leurs belles grilles artistiques, des enroulements de ferronnerie
superbes de style, forgés aux XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles. L’Empire, au
commencement du siècle, a laissé aussi quelques devantures de boutiques
d’un goût particulier; ensuite on ne trouve plus rien que la banalité
pure.

Cette chute complète de l’art industriel décoratif, d’un art qui
précédemment n’avait jamais eu d’éclipses et se transformait
perpétuellement, sans interrègnes de styles, cette disparition subite,
absolue, et cette décadence des métiers peuvent s’expliquer par la
suppression des corporations à la Révolution. Avec leurs défauts, les
corporations maintenaient le niveau du goût et transmettaient les
traditions.

Quand l’ouragan éclata sur la malheureuse génération d’il y a cent ans,
toute la partie jeune des métiers fut enlevée pour les armées et fauchée
dans les grandes guerres; il ne resta que les hommes d’âge mûr, qui,
ayant reçu les traditions, firent encore quelque chose, puis, ceux-là
disparus, tout disparut. Tout était à recréer. De ce que l’art pur se
maintint on ne peut tirer une contradiction, attendu que l’art
proprement dit avait conservé son enseignement et ses traditions.

[Illustration: CABARET DE L’ÉPÉE-DE-BOIS, MAISON DE LULLY RUE
SAINTE-ANNE (1895)]

De ces cabarets à enseignes pittoresques, bien peu ont survécu. De même
que l’ivrogne d’autrefois, ce joyeux buveur à rouge trogne, a été
remplacé par le sombre alcoolique facilement tourné en furieux, le
cabaret d’antan a pour successeurs l’assommoir à comptoir de zinc et
l’officine du distillateur, où flamboient les cuivres des alambics
distribuant les poisons verts et jaunes.

Bien des cabarets de jadis, fréquentés non par des ivrognes mais par
d’honnêtes gens, heureux de causer et de rire les coudes sur la table,
ont laissé des souvenirs joyeux dans la chronique des rues de Paris, ou
même dans l’histoire littéraire. Telle la fameuse _Pomme de Pin_ qui
florissait sous Louis XIV.

Située au cœur de la Cité, rue de la Juiverie, en face de l’église de la
Madeleine, la Pomme-de-Pin, bien que d’apparence modeste, n’en avait pas
moins d’illustres clients. Là se rencontraient Boileau, Molière, Racine,
Lafontaine, Chapelle, Lully, Mignard, Furetière et autres. On s’y grisa
même quelquefois, dit la chronique, entre illustres compagnons.
Chapelle, du moins, s’y laissait aller à son penchant pour les crus de
Bourgogne, lesquels alors ne se montraient point si grands seigneurs
qu’aujourd’hui et daignaient connaître le chemin du gosier des poètes à
bourse plate.

Néanmoins, pour l’ordinaire, les brocs de la Pomme-de-Pin étaient le
prétexte de simples et joyeuses débauches d’esprit. Boileau fut l’un des
plus fidèles, lui qui, enfant de la Cité, fils d’un greffier du Palais,
né quai des Orfèvres, ne fit d’infidélité à son vieux berceau de Lutèce
que pour sa maison d’Auteuil, laquelle maison il abandonna dès que la
vieillesse et les infirmités l’accablèrent, pour venir passer ses
derniers jours en un logis de chanoine du cloître Notre-Dame.

Un jour que Boileau, saisissant Chapelle en quelque Pomme-de-Pin, le
morigénait pour son peu de résistance aux appas du vin frais tiré,
celui-ci, raconte Voltaire, se laisse docilement sermonner mais invite
son ami à s’asseoir pour continuer son sermon plus à l’aise. On
s’assoit. Boileau s’anime; le sermon est si bien écouté et l’apôtre de
la sobriété se rafraîchit si souvent, que bientôt il n’a guère plus de
raison que celui qu’il avait tenté de convertir. Chapelle avait gagné sa
cause.

L’antique Pomme-de-Pin aux littéraires souvenirs, devenue peut-être un
infâme caboulot, ne disparut que de nos jours dans la démolition
générale de la Cité, comme a sombré tout vestige d’autres cabarets
littéraires, le _Mouton-Blanc_, rue de la Verrerie au cimetière
Saint-Jean, cabaret où Racine causant avec Boileau et d’autres amis,
traça le plan de ses _Plaideurs_, la _Tête-Noire_ près de la
Sainte-Chapelle, l’_Ange_, les _Bons Enfants_, le _Caveau_, rue de Bucy,
etc.

Nous connaissons encore, à défaut de la Pomme-de-Pin, quelques vieilles
enseignes sculptées ou forgées, débris du passé, demeurées au
frontispice de quelques anciennes maisons. Lully qui fréquentait avec
Boileau le fameux cabaret de la Cité, se fit bâtir une superbe maison au
coin des rues Sainte-Anne et des Petits-Champs. La musique mène plus que
sa sœur aînée, la poésie, à l’opulence, car Lully était déjà le seigneur
suzerain de quelques maisons dans Paris.

Cette maison de la rue Sainte-Anne était un logis somptueux, décoré de
sculptures, notamment d’un grand panneau d’attributs de musique. Au
rez-de-chaussée à l’angle du carrefour, Lully, propriétaire avisé,
installa un cabaret dont on peut voir encore, à côté d’un superbe
balcon, les belles ferronneries à la mode du XVIIᵉ siècle, enchâssant
l’enseigne de l’_Épée de bois_, laquelle épée de bois ou de métal, se
trouvait aussi dans l’écu de Lully, devenu gentilhomme par l’achat d’une
charge à la cour.

Rue Saint-Sauveur, près de la rue Montmartre, autre enseigne du temps du
grand roy, le _Soleil d’Or_, large bas-relief où l’on peut voir un
soleil doré et emperruqué comme Louis XIV, darder ses rayons sur des
ceps de vigne à l’ombre desquels des amours assis sur des futailles
hument allègrement le piot.

Un cabaret à enseigne religieuse peut passer pour une rareté à notre
époque; il s’en trouve pourtant un près des Halles, rue des Bourdonnais;
c’est le cabaret de l’_Enfant Jésus_, représenté en belle ferronnerie
dorée. Très probablement voilà des siècles que l’image de l’_Enfant
Jésus_ se perpétue à ce coin de rue et l’enseigne en ferronnerie a dû en
remplacer une plus antique fort bien vue sans doute des Parisiens du
temps de la Ligue ou d’avant. A côté de cet Enfant Jésus, il convient de
ne pas oublier un petit hôtel particulier du XVIᵉ siècle, à l’enseigne
de la Barbe d’Or, figurée par un buste de vieillard à barbe d’or
au-dessus de sa porte. La Barbe d’Or donne d’un côté sur une antique
ruelle, impasse aujourd’hui, qui s’appelait jadis la rue de la
Fosse-aux-Chiens, sans doute parce qu’elle n’était qu’un réceptacle
d’immondices; cette ruelle de la Fosse-aux-Chiens avoisinait d’ailleurs
la place aux Chats, entre les Halles et le cimetière des Innocents.

La rue de la Huchette, une rue de huchiers ou coffriers menuisiers au
moyen âge, peut montrer aussi une enseigne sculptée, vieille à peine de
deux siècles, la Hure d’Or, datée de 1722, mais qui sans doute remplace
une hure plus ancienne. L’enseigne du _Bon Puits_ arborée rue Beaubourg
n’est pas sans originalité pour un cabaret. La rue de Grenelle possède
la _Petite Chaise_, fondée en 1700. C’est à peu près tout, nous sommes
donc assez pauvres maintenant en curieuses enseignes à la mode
d’autrefois, ces quelques dernières survivantes suffisent pour faire
regretter la _Bonne-Vendange_, le _Gaillardbois_, la _Côte-Rôtie_, le
_Juste-Prie_, c’est-à-dire le _Juste-Prix_, le _Cygne-de-la-Croix_, le
_Cerf-Mont_, pour le sermon, le _Singe-en-Batiste_ pour le
Saint-Jean-Baptiste, le _Puissant-Vin_, la _Vieille-Science_, autres
enseignes en rébus, la _Bonne-Femme_, le _Pied-de-Mouton_, le
_Treillis-Vert_, le _Panier-Fleuri_, la _Bouteille-d’Or_, le
_Chariot-d’Or_ et surtout parmi tant d’autres, le _Monde en travail
d’Argent_, situé rue Saint-Médard, la _Lamproie-sur-le-Gril_, décorant
la rue de la Huchette, d’après M. Lefeuvre, l’historiographe des rues de
Paris.

Pour en revenir aux rues, il y avait au plus serré des quartiers serrés,
un dédale de petites voies fortement entamé aujourd’hui, qui pouvait
bien mériter la palme, autant pour l’originalité de ses appellations que
pour l’intensité et la truculence de son pittoresque. Certes, il ne
s’agit nullement de réclamer contre les mesures prises au nom de
l’hygiène, trop méconnue sur ce point, mais seulement de signaler
l’intérêt de ce vieux décor en grande partie disparu.

C’était entre Saint-Merry, l’hôtel de ville et le féodal hôtel de Guise,
coquettement accommodé par les Soubise à la façon du XVIIIᵉ siècle. La
rue Saint-Martin d’abord ne commençait jadis qu’à l’archet Saint-Merry,
poterne percée dans le premier rempart du Paris sorti de l’île-berceau,
avant l’enceinte de Philippe-Auguste. Entre l’archet Saint-Merry et le
pont Notre-Dame, il y eut jusqu’en 1851, la rue des Arcis, incommode
étranglement d’une voie si fréquentée, et la rue de la Planche-Mibray
presque aussi étroite.

Regrettons le nom de la _Planche-Mibray_, il rappelait des jours
extrêmement lointains, les premiers temps où Paris débordant de son île
eut un embryon de faubourg en avant du pont Notre-Dame, et sans doute
une tête de pont fortifié. Un fossé, une dérivation de la Seine
précédait cette tête de pont, marécage quelconque qu’un pont de bois
traversait. Ce pont, c’était la _Planche de Mibray_, c’est-à-dire
_mi-boues_. Rien que ce nom sur une plaque nous reportait à des siècles
presque carolingiens et nous évoquait, sur ce point si central
aujourd’hui, une entrée de ville, des chemins bourbeux sous de
pittoresques remparts.

De même la rue du Temple n’arrivait pas comme aujourd’hui jusqu’à la
place de Grève. Après l’échelle du Temple, c’était la rue Sainte-Avoye,
du nom du couvent de religieuses faisant l’angle de la rue
Geoffroy-l’Angevin; puis la rue devenait ruelle et s’appelait, jusqu’à
la rue de la Verrerie, rue Barre-du-Bec, à cause de la barre de justice
de l’abbaye du Bec en Normandie, dont les abbés possédaient dans Paris
un petit fief et plusieurs cures. Pour déboucher devant la maison de
ville des Parisiens, sur la fameuse, houleuse et si souvent sanglante
place de Grève, il fallait tourner par la rue des Coquilles, un vrai
couloir circulant entre de hauts pignons serrés et tassés, qui devait
son nom à une maison dont la façade était ornée de coquilles sculptées.

Toutes les voies qui si souvent jetaient des flots de populaire joyeux
ou frémissant sur la place de Grève pour les jours sanglants, les
exécutions et les émeutes, ou pour les grandes occasions de liesse,
quand Sa Majesté daignait accepter de messieurs de la ville festin dans
la grande salle, toutes ces voies n’étaient ainsi que des corridors
resserrés, les rues de la Tannerie, de la Vannerie, Jean de l’Espine, du
Mouton, des Vieilles-Garnisons, aussi bien et quelquefois plus encore
que la rue des Coquilles.

[Illustration: ENSEIGNE DE LA HURE D’OR, RUE DE LA HUCHETTE (1895)]

Derrière Saint-Jean de la Grève, il y avait le quartier de la tour
Pétaudiable, quartier mal famé parmi les plus mal famés, et de l’autre
côté de la rue de la Tisseranderie, cet autre coin louche, le carrefour
Guillory appelé aussi Guignoreille, parce que, dit-on, aux temps
lointains, le bourreau de Paris y essorillait les malfaiteurs...

Qu’on se les figure, ces ruelles, aux jours sinistres, pendant la longue
série d’émeutes de la Ligue, pendant la Fronde qui ne fut vraiment
terrible que lorsque faillit flamber tout à fait l’hôtel de ville
saccagé, qu’on se les figure aux grandes journées de la Révolution. Il
nous suffit pour nous représenter ces quartiers au temps des lointaines
crises politiques, secoués par les vieilles convulsions révolutionnaires
périodiques, de nous rappeler les secousses de naguère, l’aspect
sinistre du bas de la rue du Temple le soir du 22 janvier 1871, quand
les mobiles bretons gardaient les carrefours avoisinant l’hôtel de ville
menacé, et ensuite les barricades de Mars et de Mai...

La moderne rue des Archives, pour déboucher à l’hôtel de ville, a fait
élargir ou plutôt a presque absorbé la rue des Billettes où subsiste le
seul cloître gothique de Paris et la rue de l’_Homme-Armé_. Celle-ci
n’est plus, pour ainsi dire, elle avait 1ᵐ,50 de large, elle en a
maintenant dix fois plus et nous ne pouvons plus retrouver que dans le
vague du souvenir ce sinueux corridor d’un aspect si moyen âge.

Son nom seul reste sur les plaques; il lui venait, selon une vieille
légende, de la prouesse d’un nommé Galleran, écuyer de Renaud de Bréhan,
chevalier breton, qui pendant les troubles de la minorité de saint
Louis, s’attacha fidèlement au parti du roi. Une nuit de février 1228,
cinq soudards anglais pénétrèrent dans le logis de Renaud de Bréhan,
situé dans ce quartier, espérant occire sans difficulté le chevalier,
mais celui-ci quoique surpris, se défendit bravement avec l’aide de son
chapelain et de son écuyer Galleran. Seul le pauvre chapelain périt dans
la lutte; Renaud et Galleran le vengèrent bien, ils tuèrent trois de
leurs agresseurs et mirent en fuite les deux autres plus ou moins
éclopés.

En reconnaissance du courage déployé par son écuyer, Renaud de Bréhan
lui fit don du logis et du verger y attenant. Le populaire pour célébrer
l’exploit du breton, appela ce logis la maison de l’_homme armé_. La rue
s’appela bientôt de même, ou des _hommes armés_, comme on le voit sur le
plan Truschet, pendant que le quartier devenait le champ aux bretons ou
la Bretonnerie, ce qui fit appeler Sainte-Croix de la Bretonnerie le
couvent des frères croisiers établi sur ce point trente ans après.

Deux ruelles qui se suivent bout à bout derrière Saint-Merry, dans ce
qu’on appelait le cloître avant le percement de la rue du
Cloître-Saint-Merry, portent encore les noms de rue _Brisemiche_ et rue
_Taillepain_, suffisamment bizarres pour attirer l’attention. Ces deux
rues aux antiques maisons noires, hautes, massives et serrées, bâties
sur des terrains du chapitre de Saint-Merry, doivent leurs noms
vraisemblablement à des distributions de pains par le chapitre. Au moyen
âge, malgré les chanoines peu flattés du voisinage, ces rues furent des
clapiers de filles que plusieurs fois le prévôt de Paris, sur requête du
chapitre, tenta d’épurer, mais bien inutilement, car pour dix ribaudes
expulsées, il en revenait cinquante.

Ce quartier fut le champ de bataille de l’insurrection qui éclata le
jour des funérailles du général Lamarque, le 5 juin 1832. Retranchés
dans ce dédale de petites rues, couverts par des barricades élevées
autour de l’église, les insurgés commandés par un combattant de Juillet
nommé Jeanne, résistèrent une nuit et un jour, se défendirent avec
fureur contre des forces importantes, barricade après barricade, dans
les détours du cloître et dans le passage Jabach. Cernés sur leur
dernier tas de pavés, les derniers survivants foncèrent à la baïonnette
sur la troupe, Jeanne en tête, et réussirent à se perdre dans les noires
ruelles, terrifiées par les péripéties tragiques de la longue lutte. Le
passage Jabach où se traîna la tuerie avait été ouvert en 1828 sur les
dépendances et devant l’hôtel de Jabach, riche financier et
collectionneur du XVIIIᵉ siècle.

Au-dessous de Saint-Merry, le court tronçon de la rue Saint-Bon reste
pour rappeler la petite chapelle Saint-Bon ou Saint-Bonnet, dépendance
de l’abbaye de Saint-Maur. Sous l’abside de l’église s’abritait l’hôtel
des Juges consuls, le premier tribunal de commerce, que fonda Henri III,
justement frappé de la longueur des procès commerciaux portés devant le
Parlement, qui n’y entendait goutte et volontiers eût décidé de ces
causes comme le juge Bridoye de Pantagruel, _lequel sententiait les
procès au sort des déz_.

Les alentours du Louvre n’étaient pas moins que les environs de la Grève
un labyrinthe de rues et de ruelles, dont quelques-unes n’avaient rien
de recommandable, au point de vue de la propreté et de la moralité des
habitants.

Au bas de la butte Saint-Roch, où des moulins tournèrent jusqu’en 1670,
au cloître Saint-Germain-l’Auxerrois, s’il y avait nombre d’hôtels de
noblesse qui disparurent quand le Louvre s’agrandit du côté de l’est,
sous Louis XIV, s’il y avait une agglomération de maisons
aristocratiques, hôtels d’Aumont, de Villequier, de Longueville, de la
Force, de Créquy, à côté du vaste hôtel du Petit-Bourbon, il se trouvait
aussi nombre de corridors étroits se faufilant derrière ces hôtels, le
long de maisons souvent immondes, ou de masures bâties sur des passages
perdus, dans des impasses, le tout formant autour du palais des rois une
ceinture de rues plus ou moins mal famées, habitées par une population
plus ou moins douteuse.

Rien ne peut aujourd’hui nous donner une idée de l’aspect de ces
quartiers tels que le XIXᵉ siècle les a trouvés, les grands travaux
autour du Louvre, autour de Saint-Germain l’Auxerrois, l’immense
tranchée de la rue de Rivoli, les ont radicalement transformés.
Saint-Germain l’Auxerrois, semblable à un surtout de table avec la
Mairie construite en pendant, était enveloppé de vieilles maisons
canoniales ou autres. La rue des Fossés-Saint-Germain sur le côté gauche
rappelait les fossés creusés par les Normands, quand ils se fortifièrent
dans les ruines de l’église brûlée par eux au siège de 886.

Reliée au cloître par la ruelle très étroite du Demi-Saint, en face la
rue Jean-Tison, elle se continuait après la rue de l’Arbre-Sec par la
rue de Béthisy. En cette rue de Béthisy se trouvait la maison où périt
la principale victime de la Saint-Barthélemy, l’amiral Gaspard de
Coligny, que M. de Guise prit soin de faire assassiner sous ses yeux par
des massacreurs que dirigeaient l’italien Petrucci et le bohême
Dianowitz, surnommé Boesme, tous deux colonels de gardes françaises.

Le logis a subsisté jusqu’à nos jours et n’a disparu qu’avec la grande
démolition d’il y a quarante ans. Quelques jours avant la
Saint-Barthélemy, comme l’amiral revenait du Louvre où il avait été si
bien caressé par Charles IX, l’assassin aux gages du duc de Guise,
Maurevel, embusqué dans une maison de la rue des Fossés-Saint-Germain,
lui tira un coup d’arquebuse qui l’atteignit au coude gauche.
L’assassin, sans perdre de temps après l’affaire manquée, sauta par une
fenêtre de la rue du Demi-Saint, traversa le cloître Saint-Germain,
trouva un cheval qui l’attendait et s’enfuit.

Le logis de l’amiral était l’ancien hôtel de Ponthieu, bâti par Jacques
de Béthisy, avocat au parlement, vers 1416, et appartenant alors à la
famille d’Antoine Dubourg, chancelier de France, d’après M. Édouard
Fournier, qui a retrouvé le récit d’un prêtre allemand, témoin oculaire
de la Saint-Barthélemy. Dans ce récit d’une

[Illustration: LA MORT DE COLIGNY A LA SAINT-BARTHÉLEMY]

intense couleur dramatique sont rapportés tous les épisodes connus, la
mise à sac de la maison par les hommes du duc de Guise, le massacre
d’une quarantaine de soldats et de serviteurs dans l’escalier et dans
les chambres pour arriver jusqu’à la chambre et au lit où Coligny blessé
attendait les assassins.

Ici le récit diffère de la tradition, Coligny ne se laissa pas égorger
dans son lit, mais se défendit vigoureusement au dernier moment. Percé
de quelques coups dès l’entrée des meurtriers, Coligny retrouva tout à
coup ses forces pour lutter contre les assassins; ceux-ci durent
l’accabler de coups de hallebarde et lui tirer même un coup d’arquebuse
dans la bouche avant d’en venir à bout, l’achevant ainsi en le traînant
jusqu’à une fenêtre.

--L’Amiral est-il mort? Jetez-le en bas! criait M. de Guise
s’impatientant dans la cour avec le duc d’Aumale, pendant que s’achevait
la besogne.

Alors une fenêtre s’ouvrit, un corps vint s’aplatir sur le pavé aux
pieds de Guise qui fut obligé, pour reconnaître Coligny, d’essuyer avec
son manteau le sang couvrant la figure.

Cet hôtel devint plus tard l’hôtel du duc de Montbazon et l’on a
longtemps dit qu’en ce lieu, déjà tragique, s’était passée l’aventure de
Rancé, amant de Mᵐᵉ de Montbazon, arrivant joyeux de voyage sans savoir
que sa maîtresse était morte et trouvant dans la maison les chirurgiens
en train d’embaumer la duchesse, le corps ouvert sur une table et la
tête de la femme aimée sur le parquet.

[Illustration: TOURELLE DE LA RUE JEAN-TISON DÉMOLIE EN 1850]

Cette horrible explication de la fondation de la Trappe par Rancé
serait, paraît-il, un conte inventé pour dramatiser le renoncement de
Rancé, quittant le monde et ses plaisirs pour la tombe effrayante du
Trappiste.

Le massacre de Coligny et des gens de sa maison suffisait à la légende
de l’hôtel, qui devint, après avoir été aux Montbazon, une simple
hôtellerie, l’hôtel de Lisieux, maison de roulage et de messageries. Et
voici dans ce sanglant logis de plus gracieux souvenirs. Le peintre
Carle Vanloo l’habita. Dans la chambre même où périt l’amiral naquit
Sophie Arnould, qui devait se faire un si joli et si galant renom de
comédienne, après s’être fait enlever dès ses quinze ans de chez ses
parents les hôteliers.

Il se trouvait encore au bout de la rue Saint-Germain-l’Auxerrois, vers
le Châtelet, place Perrin-Gasselin, l’hôtel du chevalier du Guet, forte
et massive construction d’aspect suffisamment rébarbatif, élevée au XIVᵉ
siècle au centre d’un quartier remuant, rempli de malandrins et de
_mauvais garçons_. C’était le commandant du guet royal, milice casernée
dépendant du prévôt de Paris, armée de vouges et d’arbalètes, et fort
différente du guet bourgeois dit _Guet assis_, _Guet dormant_, peu
redouté des voleurs. L’hôtel du chevalier du guet survécut à
l’institution, adapté à différents usages; il servit même quelque temps
de mairie au IVᵉ arrondissement, jusqu’à la construction de
l’édifice-pastiche en pendant à Saint-Germain l’Auxerrois.

Comme les enseignes, qui furent trouvées gênantes seulement lorsque
triompha la ligne droite, les jolies tourelles que l’on rencontrait si
souvent dans le vieux Paris, presque dans chaque rue, accrochées au
milieu des façades ou suspendues à l’angle des maisons sur les
carrefours, ont presque toutes disparu. Extérieurement elles donnaient
du pittoresque et de la grâce à la rue; à l’intérieur des maisons
c’était de la lumière et de la gaieté, qu’elles fussent annexe d’une
grande pièce ou simple cabinet de toilette. De ces cages étroites et
minces, la maîtresse du logis suivait le mouvement de la rue tout en
travaillant, bonne ménagère, à l’entretien des hardes de la maisonnée.
Pauvres tourelles! combien en reste-t-il aujourd’hui? on peut facilement
les compter.

Les grands travaux de Paris, depuis une quarantaine d’années, en ont
fait tomber plusieurs particulièrement à regretter pour leur beauté ou
pour les vieilles histoires qu’elles pouvaient raconter au passant. Dans
la rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois, il y avait la tourelle du
presbytère fort élégante, accrochée au coin d’une ancienne maison
canoniale nichée dans les contreforts de l’église, après le portail
latéral. Il n’y a guère plus de trente ans qu’on l’a démolie; en ses
derniers jours elle avait pu entendre siffler les balles des combattants
de juillet, à l’attaque de la colonnade du Louvre défendue par les
Suisses de Charles X, et voir entasser les victimes de la guerre civile
dans l’église transformée en ambulance. Peu après, en 1831, ce fut autre
chose, à l’occasion d’un service célébré pour le duc de Berry, une bande
d’énergumènes saccagea l’église et le presbytère et leur fit subir les
plus tristes dégâts.

De l’autre côté de l’église, au coin des rues Bailleul et Jean-Tison, il
se trouvait une autre tourelle suspendue à l’angle d’une maison du XVᵉ
siècle qui faisait face au vieil hôtel Schomberg, plus tard d’Aligre.

La rue du Coq-en-Grève, démolie pour l’agrandissement de l’hôtel de
ville vers 1840, et dont il ne reste qu’une impasse, en possédait une
fort gracieusement décorée à l’angle d’une maison du XVᵉ siècle.

[Illustration: TOURELLE DE LA RUE DE L’ÉCOLE-DE-MÉDECINE, DÉMOLIE POUR
LE BOULEVARD SAINT-GERMAIN]

La rue de Rivoli en a fait disparaître un peu plus tard une plus
importante et plus belle, encorbellée non sur un coin de maison, mais
dans un angle rentrant d’un pâté de maisons donnant sur la place de
l’Hôtel-de-Ville, entre les rues du Mouton et de la Vannerie. Maison et
tourelle étaient du XVᵉ siècle, mais au-dessous les caves immenses
dataient du XIIIᵉ. Cette vieille tourelle de la Grève, qui contemplait
la façade de la maison de ville dès le temps de Louis XI, avait-elle
souvenir des spectacles mouvementés et terribles que lui donna sa
terrible voisine et la Grève ouverte sous ses fenêtres; des têtes
roulant sur les billots et des condamnés écartelés ou rompus sur la
roue; des réjouissances aux entrées royales et des canons de la ville
tirant pour le feu de la Saint-Jean; de la potence royale et de la
lanterne populaire, des bandes insurrectionnelles barricadant pour la
Ligue, la Fronde ou la Révolution,--jusqu’au jour où la maison devint,
pour la compagnie de garde à l’hôtel de ville, le café restaurant de la
garde nationale de 1830, de la garde nationale boutiquière, amie de
l’ordre, marchant courageusement avec la ligne contre les barricades--ou
bien laissant faire suivant le cas, baïonnettes intelligentes,
embataillonnées pour défendre les institutions et au besoin pour les
combattre. La garde nationale est morte en 1871, on n’avait pas attendu
jusque-là pour abattre la pauvre tourelle.

Le boulevard Saint-Germain a fait disparaître une autre tourelle plus
jeune d’un siècle, décorant agréablement un carrefour des rues de
l’École-de-Médecine et Larrey, jadis des Cordeliers et du Paon, tout
près du grand couvent dont il reste le réfectoire, et de la cour du
Commerce, passage tracé sur les fossés remblayés de la porte Buci, un
des vieux coins de Paris où des maisons se sont incrustées dans des
tours, dans des morceaux du rempart, malheureusement, sans qu’il y
paraisse aux façades, passage ramifié avec des arrière-cours sur
lesquelles s’élèvent de beaux corps de logis en pierres et briques d’un
hôtel des archevêques de Rouen.

Dans la partie de la cour du Commerce malheureusement supprimée, à
l’entrée du passage, demeurait Danton. Il pouvait apercevoir de l’autre
côté de la rue le cordonnier Simon, il pouvait voisiner avec Desmoulins
rue Dauphine à deux pas, et avec Marat qui imprimait l’_Ami du peuple_
au numéro 8 de la cour et qui demeurait, non comme on l’a dit, dans la
maison à la tourelle, mais dans celle d’à côté, au numéro 20.

La maison à la tourelle n’avait pas eu le dément Marat pour locataire,
mais elle avait assisté à toutes les scènes révolutionnaires dont le
club voisin des Cordeliers avait été le théâtre, elle avait pu entendre
les motions des farouches orateurs et le chant terrible que le bataillon
des Marseillais fit entendre pour la première fois à Paris, la veille du
10 août lorsque la Commune le logea en face dans le couvent vidé de ses
moines; elle avait vu passer l’héroïne de Caen, la petite-nièce de
Corneille Charlotte Corday, arrivant résolue avec son couteau caché dans
son fichu, et peu d’instants après, quand le couteau disparut dans la
poitrine de Marat, elle avait vu dans la rue bouleversée, au milieu des
clameurs de mort et des bousculades éperdues, deux cortèges défiler:
d’un côté les sans-culottes entraînant Charlotte Corday à la section de
l’Abbaye, et de l’autre, une autre troupe poussant des gémissements
emphatiques, portant le corps sanglant de Marat au jardin des Cordeliers
où l’on fit de ce cadavre et de sa baignoire rouge de sang une
exhibition théâtrale en attendant les funérailles au Panthéon.

Journées tragiques dont les derniers témoins sur ce point si bouleversé
sont, au coin de la rue Dupuytren, ces quelques vieux pignons renversés
en arrière, aux toits mouvementés, avec leurs grandes fenêtres et leurs
lucarnes irrégulières, où tant de têtes effarées durent se pencher ces
jours-là.

Une autre jolie tourelle voisine a disparu aussi; elle ornait une maison
de la petite rue du Jardinet, ruelle d’aspect antique et provincial qui
se relie à la cour du Commerce, en passant devant le vieux puits de
l’Abri-Coyctier.

L’abbaye de Saint-Germain avait légué au quartier poussé sur ses ruines
après la Révolution, une très jolie tourelle carrée, portée en
encorbellement par une trompe, à l’angle d’un bâtiment, au coin des rues
Jacob et Saint-Benoît qui limitaient le grand jardin de l’abbaye, tracé
au XVIIᵉ siècle sur l’emplacement du rempart et du fossé comblé de la
petite Seine. Le pavillon et la tourelle dataient de cette
transformation de l’abbaye, vers 1630, et de la création de la rue
appelée d’abord du Colombier à cause d’une vieille tour du rempart de
l’abbaye, et aujourd’hui dotée du nom biblique de Jacob, en souvenir
d’une fantaisie de la reine Margot, du couvent fondé par elle sous
l’appellation d’Autel de Jacob et qui devint l’École des beaux-arts. La
tourelle et le pavillon qui jalonnaient de ce côté le territoire de
l’abbaye ont été remplacés par une maison quelconque en 1850.

[Illustration: MAUSOLÉE ÉLEVÉ À MARAT DANS LA COUR DES CORDELIERS]

Arrivons maintenant aux quelques tourelles restées pour l’ornement de
quelques rares quartiers. Une rue de l’Université a eu la chance
particulière de garder celles qui la décorent, c’est la rue
Hautefeuille, très favorisée, car elle possède encore la tourelle de
l’hôtel de Fécamp, la maison à trois tourelles engagées, une sur l’angle
et deux encadrant la porte du logis, belle construction du XVᵉ siècle
d’un aspect si robuste, ancien hôtel de Miraulmont, et la mince tourelle
carrée à l’angle de la rue Pierre-Sarrazin, gracieux ornements qui
ajoutent encore à sa physionomie si intéressante déjà par ses nombreuses
maisons anciennes, par ses toits accidentés.

La grosse tourelle ronde sur l’impasse provient de l’hôtel possédé par
les abbés de Fécamp au XIIIᵉ siècle, hôtel ou manoir dit aussi de la
_Serpente_, ayant son corps de logis principal rue Serpente, qui tire
son nom de la Sirène ou _Serpente_ jadis sculptée comme enseigne sur
l’hôtel. Si la tourelle n’a pas tout à fait cette ancienneté, encore
est-il qu’elle peut dater, comme restauration peut-être, du commencement
du XVIᵉ siècle, les débris de sa fine ornementation l’indiquent. A
l’intérieur elle est lambrissée de jolies boiseries de la même époque.

Dans l’appartement auquel s’annexe la tourelle demeura Sainte-Croix,
l’amant de la marquise de Brinvilliers. Sainte-Croix, officier au
régiment de Tracy, avait été jeté à la Bastille sur la requête du mari
de sa maîtresse, M. de Brinvilliers, son colonel, et du père de la
marquise, M. d’Aubray, lieutenant civil de Paris. Il fit en prison la
connaissance de l’Italien Exili, qui l’initia à ses recherches sur les
poisons. La marquise essaya les produits de Sainte-Croix et d’Exili, les
poudres de succession, sur son père d’abord, puis sur ses frères.

Une série de crimes effroyables s’ensuivit, la Brinvilliers eut des
émules et des imitateurs dans les plus hautes régions de la ville et de
la cour. Tout se découvrit à la suite d’un accident arrivé à
Sainte-Croix. Celui-ci, la figure couverte d’un masque de verre,
préparait ses poisons dans un laboratoire, lorsque subitement son masque
se brisa. Suffoqué par des vapeurs mortelles, Sainte-Croix tomba sur son
fourneau et exhala aussitôt son âme noire. Dans l’enquête faite par la
justice sur les causes de cette mort, on mit la main sur une cassette
contenant avec des fioles et des paquets de poudres, des lettres de la
marquise qui ne pouvaient laisser aucun doute sur les crimes commis.
L’affaire dite des poisons éclata, effroyable et terrifiante, qui
devait, à la suite de longues et romanesques péripéties, mener la
Brinvilliers au bûcher. L’empoisonneuse s’était enfuie dans un couvent
de Belgique où l’on ne pouvait la saisir; après des tentatives diverses,
on lui expédia un bel agent déguisé en abbé qui obtint vite toute sa
confiance et parvint un jour, fort galamment, à l’entraîner hors du
couvent jusqu’à un carrosse dans lequel il la jeta de force, pour courir
ensuite à toutes brides jusque sur le sol français.

[Illustration: TOURELLE DE LA RUE SAINT-BENOIT DÉMOLIE EN 1850]

La rue Vieille-du-Temple possède encore, récemment restaurée avec goût,
la vraiment remarquable tourelle de l’hôtel Herouët, considérée souvent
à tort comme un reste de l’hôtel Barbette, parce qu’elle touchait à
l’hôtel Barbette qu’habita Isabeau de Bavière, et au sortir duquel fut
assassiné le duc d’Orléans en 1409. D’après les recherches de M.
Sellier, cette maison, construite probablement sur quelque ancienne
dépendance du séjour Barbette, appartenait déjà à une demoiselle
Herouët, lorsqu’en 1561 le séjour Barbette fut vendu par ses derniers
propriétaires, les héritiers de Diane de Poitiers, pour être démoli peu
d’années après. La tradition rapporte que l’un des assassins du duc
d’Orléans, pris de remords, établit à perpétuité sur le lieu du crime
une lampe allumée le soir dans une fenêtre grillée de cette tourelle. La
tourelle étant bien postérieure au meurtre, les remords seraient venus
bien tard à ce criminel, à moins que la fondation de la lampe du remords
sur ce point n’ait été établie avant la construction de la maison et
n’ait persisté ensuite.

[Illustration: TOURELLE DE L’HOTEL DE FÉCAMP, RUE HAUTEFEUILLE, HABITÉ
PAR SAINTE-CROIX]

Cette tourelle de l’hôtel Herouët est aussi précieuse que celles du même
temps qui flanquent l’hôtel de Sens. Plus bas dans la rue du Temple, la
maison qui fait l’angle de la rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie porte
sur cet angle une haute tourelle carrée dépourvue d’ornements. Elle est
loin de valoir celles que le XVᵉ siècle nous a laissées, mais elle n’en
donne pas moins une belle allure à la maison qui la supporte. Cette
tourelle est datée de 1610, le cabaret à qui elle sert d’enseigne fait
remonter sa naissance à 1690.

Un peu plus bas dans la rue du Temple, à propos d’enseigne, se trouve
appliquée sur la façade d’une maison, l’enseigne de l’_Orme
Saint-Gervais_ provenant d’une maison de la place Saint-Gervais.

Ce fameux orme qui sans doute est pour quelque chose dans le dicton
ironique: _attendez-moi sous l’orme_, était planté devant le portail de
l’église Saint-Gervais; on l’avait entouré d’un banc toujours occupé par
des flâneurs ou par les bonnes gens du quartier venant y goûter, après
journée faite, le repos assaisonné de petites ou grandes nouvelles.

L’orme traditionnel de Saint-Gervais, pas toujours le même, car il
vieillissait et mourait comme tout dans la nature, mais pour renaître
bien vite, ombrageait cette étroite place de l’église depuis six ou huit
siècles; en 1131 il était là déjà, Philippe, fils de Louis le Gros,
passant à cheval sur la place, se cassa la tête près de lui, son cheval
ayant pris peur d’un porc qui se jeta dans ses jambes.

Le XIXᵉ siècle ne respecte guère les antiques traditions, on le sait; il
trouva encore à sa place le fameux orme parisien, mais, sans pitié pour
ce monument végétal, Napoléon le fit raser.

Revenons aux tourelles, il en est une encore, carrée comme la tourelle
de la rue du Temple, qui s’encorbelle à la maison du coin des rues
Saint-Paul et des Lions-Saint-Paul, une haute et forte tourelle
accrochée à un énorme pignon remarquable par sa masse, mais qui a dû
perdre dans des ravalements successifs les ornements que ses
constructeurs avaient pu lui donner. D’après M. Lefeuvre, là demeurait
le médecin de Charles IX et de Henri III, peu après le percement de la
rue des Lions sur les terrains de l’hôtel Saint-Paul.

La partie de l’hôtel dite _hôtel de la Reine_ était derrière, entre
cette tourelle et l’église Saint-Paul. Quant à la rue des Lions, on la
nomma ainsi parce qu’elle traverse, dans les dépendances de l’hôtel
Saint-Paul, l’emplacement de la ménagerie des rois, qui gardaient près
de leur palais des cages pour _lions_, _ours_, _sangliers et aultres
bêtes étrangères et sauvaiges_. La ménagerie royale en s’établissant
plus tard au jardin du roi ou des Plantes ne fit que traverser la
rivière.

Henri III eut sa ménagerie au Louvre: la chronique du temps rapporte
qu’à la suite d’un rêve où il se voyait dévoré par ses lions et ses
ours, il fit arquebuser tous ses pensionnaires, ce qui ne conjura pas le
danger, car on lui expliqua aussitôt que les bêtes du songe étaient
allégoriques et représentaient les dragons furieux de la révolte prêts à
le déchirer, les factions de la très Sainte Ligue.

Nous trouvons maintenant encore une tourelle dans le quartier du Marais,
celle de l’hôtel Lamoignon, tourelle carrée portée sur une trompe.
Ensuite, plus de tourelles aux hôtels du XVIIᵉ siècle, plus
d’encorbellements. Sous le règne de

[Illustration: CHARLOTTE CORDAY CONDUITE A LA SECTION DE L’ABBAYE

Imp. Draeger & Lesieur, Paris]

la ligne droite, on ne songea guère à gracieusement accidenter la
silhouette des constructions.

Le XVIIIᵉ siècle cependant, cherchant à donner un peu d’agréments aux
lignes, a laissé en fait d’encorbellements la curieuse maison qui fait
l’angle des rues de la Vrillière et Croix-des-Petits-Champs. Assez
semblable à deux tours accolées dont on aurait fortement rogné la base,
la maison avec ses corniches saillantes, ses espèces de frontons
ondulés, conserve quelque prestance malgré les enseignes commerciales
cachant en partie sa ceinture de balcons.

Outre les puits de carrefours assez nombreux, des fontaines aussi
ornaient quelques places. La plus ancienne était celle des Innocents qui
existait avant le XIIIᵉ siècle. La fontaine primitive avait-elle un
caractère architectural, c’est fort probable. On dut la reconstruire au
XVIᵉ siècle; appuyée à l’église des Innocents, elle donnait sur la rue
Saint-Denis et sur la rue aux Fers. C’était, de par les talents réunis
de Pierre Lescot et de Jean Goujon, un monument charmant orné des
nymphes gracieuses que l’on connaît.

En 1786, à la suppression de l’église et du cimetière, on créa sur
l’emplacement le marché des Innocents; alors, en remontant la fontaine,
il fallut lui donner les deux faces qui lui manquaient, avec trois
nymphes de plus, que le sculpteur Pajou traita dans la manière de Jean
Goujon.

[Illustration: PORTE DE L’HÔTEL DE MIRAULMONT, RUE HAUTEFEUILLE (1895)]

Il était fort pittoresque ce marché des Innocents et la fontaine en
faisait superbement le centre; en 1865, on le supprima à son tour pour
le remplacer par un square. Hélas! elle fait moins bien maintenant, la
pauvre fontaine, sur les pelouses banales de ce jardin correct et
bourgeois. Oh! les squares ridiculement bien peignés, que de monuments
ils ont gâtés!

On connaît les noms et les emplacements de quelques-unes des fontaines
d’avant la Renaissance, Sainte-Avoye, Barre-du-Bec, de la place
Baudoyer, des Filles-Dieu, etc., celle du prieuré Saint-Martin existe
toujours ainsi que la fontaine Maubuée.

Celle-ci, reconstruite en 1734, fut ornée de sculptures bien abîmées
aujourd’hui, au-dessus desquelles cependant un bel écusson de la ville
de Paris subsiste malgré tout et laisse voir la nef parisienne sous
forme de frégate marchant toutes voiles dehors.

Rien n’est resté, pas même un dessin, de la fontaine monumentale de la
Trinité, près la porte Saint-Denis, cette fontaine qui jouait toujours
son rôle dans les divertissements des entrées royales.

La fontaine primitive de la Croix-du-Trahoir a disparu aussi, mais elle
a été remplacée par celle que nous connaissons. François Iᵉʳ
reconstruisant en 1529 la croix ruinée du Trahoir, lui donna pour
soubassement une petite fontaine octogonale qui formait le centre d’un
petit marché, dans un carrefour pourtant fort étroit. La grande gêne qui
en résultait pour la circulation fit déplacer cette fontaine en 1636; on
l’appliqua contre un pavillon construit par le prévôt des marchands
François Miron, pour recevoir les eaux de l’aqueduc d’Arcueil.

Au XVIIIᵉ siècle cette vieille fontaine tombant en ruines fut remplacée
par celle que nous voyons aujourd’hui, construite sur les dessins de
Soufflot.

Le carrefour de l’Arbre-Sec, avec sa fontaine et la croix du Trahoir,
était un de ces vieux décors de l’histoire parisienne, fameux à bien des
titres. Proche des Halles et du Louvre, au confluent de la rue
Saint-Honoré, avec le fleuve humain coulant sur le Pont-Neuf, c’était un
endroit vivant, bourdonnant et remuant et qui ne manquait pas de jouer
son rôle aux jours d’émeute.

Si le bourreau y venait quelquefois accrocher ses clients à la potence
qui faisait pendant à la vieille croix du Trahoir, le roi y passait
aussi. Un jour, Henri III s’y rencontra avec Monsieur de Paris au moment
où celui-ci allait pendre un pauvre diable. Le criminel à la vue du roi
se débattit en criant grâce et le roi s’arrêta pour s’informer des
méfaits du patient. Renseignements pris, le crime était vraiment trop
notable pour que Sa Majesté pût faire acte de clémence; le roi, en
haussant les épaules, continua son chemin en disant: Qu’on ne le pende
point qu’il n’ait dit son _In manus!_... Le pendu récalcitrant jura
qu’il se garderait bien de le dire, et voilà juges, greffiers et
bourreaux bien embarrassés. On courut après le cortège royal pour
exposer le cas et cette fois Henri III ne put faire autrement que
d’octroyer sa grâce à ce criminel si avisé.

Le 21 juillet 1578, le mignon Saint-Mesgrin sortant du Louvre à onze
heures du soir, fut chargé par une troupe nombreuse tout près du Trahoir
et percé de trente-quatre coups mortels. Et, dit l’Estoile, «de ce
meurtre n’en fut fait autre instance ou poursuite, tout favori du roi
qu’il était, Sa Majesté étant bien avertie que le duc de Guise l’avait
fait faire par le bruit qu’avait ce mignon d’entretenir sa femme».
C’était d’ailleurs le frère de Guise, le duc de Mayenne, qui conduisait
les assassins, le fait était connu.

Bien d’autres assassinats entre gens de qualité, en ce terrible XVIᵉ
siècle et aussi après, ensanglantèrent ce carrefour ou ses environs.
N’est-ce pas entre l’Arbre-Sec et la barrière des Sergents qu’en 1618 le
chevalier de Guise, fils du duc de Guise, ayant formé le projet de tuer
le maréchal d’Ancre pour prendre sa place dans les bonnes grâces de la
veuve d’Henri IV, Marie de Médicis, et voyant ses plans déjoués par un
avertissement donné à Concini, se vengea sur l’indiscret, qui était un
vieux gentilhomme nommé le baron de Luz. Il le rencontra en carrosse rue
de l’Arbre-Sec, le força à descendre de voiture et le tua d’un coup
d’épée avant que le baron eût pu se mettre en garde. Le fils du baron
ayant voulu venger son père, provoqua peu après le chevalier de Guise,
qui, dit-on, se servit encore du procédé qui lui avait réussi et
assassina le fils de la même façon que le père.

A la journée des barricades de la Fronde, dont le coadjuteur fait en ses
Mémoires un si pittoresque tableau, le carrefour de l’Arbre-Sec eut sa
bonne part d’émotions. Quelle journée mouvementée pour le coadjuteur
frétillant d’ambition, et pour le quartier du Pont-Neuf!

[Illustration: MAISON NATALE DE MOLIÈRE A L’ENSEIGNE DU «PAVILLON DES
CINGES», ANGLE DES RUES SAINT-HONORÉ ET DES ÉTUVES]

Quand la sédition occasionnée par l’arrestation du conseiller Broussel
est bien allumée et que le populaire en fureur bouscule les quelques
troupes envoyées pour le contenir, le cardinal de Retz sort en rochet et
camail pour aller trouver la reine, prend en passant le maréchal de la
Meilleraye fort en peine au Pont-Neuf au milieu de l’émeute et arrive
avec lui au Palais-Royal, suivi d’une foule criant: Broussel! Broussel!
Il est d’abord mal reçu par la reine courroucée, par les courtisans qui
essayent en s’en moquant de diminuer l’importance de cette sédition
soulevée, disent-ils, par la nourrice du bonhomme Broussel,--lequel
bonhomme avait quatre-vingts ans.

Anne d’Autriche furieuse déclara que plutôt que de rendre Broussel elle
l’étranglerait de ses deux mains! Mais sur de nouveaux renseignements
annonçant que l’émeute est à deux doigts de tourner en révolution, les
courtisans qui tout à l’heure se moquaient ouvertement du coadjuteur,
arrachent à la reine la promesse de la liberté de Broussel, promesse que
l’on comptait bien d’ailleurs ne pas tenir une fois l’ébullition
parisienne refroidie.

Munis de cette promesse, le coadjuteur et le maréchal repartent pour
répandre la nouvelle dans la ville soulevée. Le maréchal de la
Meilleraye, encore ému de ses embarras de la matinée et de la peine
qu’il a dû se donner pour convaincre la cour, se fraie péniblement un
passage dans la foule, à la tête de ses chevau-légers, et marche l’épée
haute, s’époumonnant à dominer les vociférations populaires par le cri
de vive le Roi, liberté à Broussel!

Mais en touchant à la rue de l’Arbre-Sec, l’épée qu’il brandit paraît
une menace aux émeutiers, qui dans le tumulte ne saisissent point le
sens de ses paroles. Le maréchal est pressé, menacé, des bras se lèvent
contre lui, il se défend, il se fâche et abat un homme d’un coup de
pistolet. A ce coup tout paraît gâté, l’escorte repoussée se débat et
essaie de charger, les bourgeois allument la mèche de leurs arquebuses
et la mêlée s’engage dans le carrefour bondé d’une foule hurlante.

Fort de la faveur des Parisiens le coadjuteur veut, pour arrêter la
bagarre, interposer son autorité; il est renversé d’un coup de pierre et
un garçon apothicaire lui appuie le canon de son mousquet sur le front,
il va lui faire sauter la cervelle lorsque Retz, qui garde un grand
sang-froid à cette minute terrible, se retourne et lui crie: «Ah!
malheureux, si ton père te voyait!» Le garçon interdit à ce mot relève
son mousquet, et le coadjuteur peut se faire reconnaître. On parlemente,
Retz entraîné dans la foule traverse les quartiers soulevés et bientôt,
suivi de trente ou quarante mille Parisiens criant, chantant, acclamant
et menaçant, foule bariolée, bardée de vieilles cuirasses, hérissée de
toutes les vieilles arquebuses et hallebardes de la Ligue, il reparaît
devant le Palais-Royal avec la Meilleraye que son intervention à
l’Arbre-Sec avait sauvé, et rentre avec lui chez la Reine pour
renouveler ses instances en faveur de Broussel.

Ainsi chemin direct, sinon trait d’union entre le palais des rois et la
maison du peuple, la rue Saint-Honoré, depuis que le Parisien s’émeut,
et cela lui est arrivé assez souvent dans le cours des siècles, a servi
de champ à bien des bagarres semblables. Il est peu de générations de
Parisiens qui n’aient eu l’occasion de la voir parcourue par des bandes
ayant pour objectif l’un ou l’autre de ces deux édifices ennemis, qui
se regardaient depuis si longtemps par-dessus Paris bouillonnant.

Lorsque triompha l’édifice de la Grève où siégeait la commune de 93, la
rue Saint-Honoré ne fut-elle pas aussi le chemin conduisant du tribunal
révolutionnaire, tenant séance dans le palais de saint Louis, à la
guillotine de la place Louis XV, dite alors de la Révolution et
maintenant de la Concorde? Après les cortèges royaux, les convois des
charrettes fatales.

[Illustration: TOURELLE RUES HAUTEFEUILLE ET PIERRE-SARRAZIN]

En ce siècle les habitants de la vieille rue y ont eu surabondance de
spectacles: splendeurs impériales, défilés de soldats épiques revenant,
harassés de victoires, de toutes les contrées d’Europe avec le fulgurant
empereur en tête; bandes insurgées criant Vive la Charte, vive Orléans,
vive la République ou vive la Commune! comme leurs pères avaient crié:
vive Bourgogne, vive Guise ou vive la Ligue!

Le dernier défilé de ce genre, nous l’avons vu nous-même le 22 mai 1871
au matin, c’était la débâcle des soldats de la Commune surpris au petit
jour aux remparts de Passy et refluant en désordre le long des boutiques
se fermant à la hâte...

Encore un souvenir cependant à notre carrefour de l’Arbre-Sec. Molière
fut un de ses enfants. Nous avions à Paris pour le grand poète comique,
deux maisons natales, une rue de la Tonnellerie aux Halles, et une rue
des Étuves-Saint-Honoré en face de la croix du Trahoir, et deux maisons
mortuaires rue de Richelieu. Des plaques en font encore foi.

C’était vraiment beaucoup. Il n’y a plus guère de doute maintenant. Les
recherches des moliéristes semblent avoir définitivement prouvé qu’en
1622, au moment de la naissance de l’enfant qui devait être Molière, le
tapissier Jean Poquelin avait quitté la rue de la Tonnellerie et
occupait la maison faisant le coin de la rue des Étuves et de la rue
Saint-Honoré. Dans tous les cas, Molière y a passé son enfance.

En ce temps la rue des Étuves, aujourd’hui rue Sauval menant à la Bourse
du commerce, aboutissait aux jardins de l’hôtel de la reine Catherine de
Médicis. La maison Poquelin était une construction à pans de bois
apparents, déjà vieille de plus d’un siècle, décorée sur l’angle d’un
beau poteau sculpté jusqu’au toit; ce poteau cornier figurait un arbre
après lequel grimpait une troupe de singes, se contorsionnant, grimaçant
et croquant des pommes. Le tapissier en avait tiré son enseigne: _au
pavillon des cinges_. On a pu voir encore ce poteau des singes au
commencement de notre siècle, la maison ayant vécu jusqu’en 1802.

Quant aux deux maisons mortuaires rue de Richelieu 34 et 40, il paraît
que la dernière seule a droit à la plaque relatant la mort de Molière le
6 février 1673.

[Illustration: TOURELLE PLACE DE L’HOTEL DE VILLE, DÉMOLIE EN 1850]

Grâce à l’intervention du roi près de l’archevêque de Paris, la
dépouille du grand comédien put s’en aller reposer en terre sacrée. On
l’enterra à sept heures du soir dans le cimetière de la petite église
Saint-Joseph, bâtie à l’angle des rues Montmartre et du Temps-Perdu,
maintenant Saint-Joseph. Une grande pierre recouvrait la tombe et sur
cette pierre la veuve de Molière fit charitablement, dans un hiver
rigoureux, allumer de grands feux pour un chauffoir public.

[Illustration: ENTERREMENT DE MOLIÈRE AU CIMETIÈRE SAINT-JOSEPH, RUE
MONTMARTRE]

A la Révolution on créa un marché sur l’emplacement de l’église et du
cimetière; nous avons vu il y a peu d’années démolir ce marché
Saint-Joseph, et retirer des fouilles des tombereaux d’ossements, parmi
lesquels peut-être les os et le crâne de Molière. Alas, poor Yorick!



[Illustration: FRONTON DE L’HÔTEL SALÉ. ÉTAT ACTUEL] CHAPITRE IX

LA PLACE ROYALE ET LE MARAIS

     Le dernier tournoi.--Fêtes au palais des Tournelles.--La lance de
     Montgommery.--Le combat des Mignons.--Fondation de la place
     Royale.--Le carrousel d’inauguration.--Les raffinés d’honneur et la
     manie des duels.--L’hôtel Sully.--M. de Mayenne.--L’hôtel
     Lamoignon.--Les logis de Gabrielle d’Estrées.--Zamet.--Les
     ruelles.--Précieuses et Alcôvistes.--Poètes et beaux esprits.--Mᵐᵉ
     de Sévigné à Carnavalet.--Marion Delorme et Ninon de Lenclos.--Le
     malade de la Reine.--Mᵐᵉ Scarron.--L’hôtel de Beauvais.--Théâtres
     et jeux de paume.--Le Roi des Halles.--L’hôtel Salé.--Hôtels de
     grands seigneurs et de Parlementaires.--Grandes portes et frontons
     sculptés.


[Illustration: AU CARROUSEL DE LA PLACE ROYALE]

Jusque vers la fin du XVIᵉ siècle la grande muraille de Charles V
enferma, entre la Bastille et le Temple, de vastes terrains non bâtis;
les quartiers du Marais et de la future place Royale, ces quartiers qui
devaient bientôt devenir le centre du Paris aristocratique, restèrent
en jardins, en cultures de maraîchers, entremêlés de quelques hôtels, de
couvents en certain nombre, de maisons de repenties.

La lance de Montgommery en frappant Henri II dans le dernier tournoi
chevaleresque fut comme la baguette magique qui donna le signal de la
transformation, bien lente il est vrai.

Le palais des Tournelles avait succédé comme demeure royale à l’hôtel
Saint-Paul, le vieil _hôtel des grands esbattements_; la cour occupait,
de l’autre côté de la rue Saint-Antoine, juste sous la Bastille, le
vaste palais ceint d’une muraille que flanquaient de place en place les
_tournelles_ ou tourelles qui lui avaient valu son nom.

[Illustration: HÔTEL SULLY, FAÇADE SUR LA RUE SAINT-ANTOINE. ÉTAT
ACTUEL]

Des lices, un champ clos pour _tournoyer_ tenaient un large espace bordé
de bâtiments à galeries. Les grandes joutes chevaleresques données en
1559 à l’occasion des accordailles de la fille du roi avec Philippe II
d’Espagne et des noces de Marguerite, sœur du roi, avec Emmanuel
Philibert, duc de Savoie, coûtèrent la vie au roi de France et au palais
des Tournelles.

Le tournoi fatal, dans des lices spécialement établies entre la Bastille
et le Palais, dura quatre jours. A la fin du quatrième jour, le roi
ayant déjà rompu quelques lances, voulut malgré l’avis de certains
seigneurs saisis d’un vague pressentiment, courir une dernière joute et
tenter de faire vider les arçons à Montgommery, capitaine de sa garde
écossaise, «_grand et raide jeune homme_» qu’il avait déjà ébranlé une
première fois. Le choc eut lieu; par malheur, Montgommery oublia de
jeter aussitôt sa lance rompue; le bois de cette lance donna dans la
visière du roi et s’enfonça dans un œil.

Le roi tomba de son cheval à moitié mort déjà.

Malgré toute la science des premiers chirurgiens, et bien qu’on eût fait
toutes les expériences et essais possibles sur les têtes de quatre
criminels décapités au Grand Châtelet, on ne put retirer les esquilles
logées dans le cerveau et, après dix jours d’horribles souffrances,
Henri II trépassa, à peine âgé de quarante-trois ans.

Catherine de Médicis prenant les Tournelles en horreur, les quitta
sur-le-champ et finit par obtenir de Charles IX en 1563 un arrêt de
démolition.

Cette démolition se fit très lentement, les Tournelles restèrent
longtemps à l’état de ruines dont on ne savait que faire, entourées de
terrains vagues où se tint même un marché aux chevaux. Les événements
n’étaient guère favorables, la Ligue et la guerre civile donnaient
d’autres sujets de préoccupations aux rois qui se succédaient sur un
trône en état de démolition aussi.

L’autorité royale rétablie sous Henri IV, les dernières ruines des
Tournelles disparurent définitivement. Alors par la création de la place
Royale avec son carré de bâtiments d’une si belle ordonnance, le
quartier aristocratique en formation prit tout à coup une grande et
noble allure et conquit avec la vogue son renom d’élégance et de
gentilhommerie cavalière.

Les raffinés Louis XIII, les belles dames et les gens de qualité, les
précieux et les précieuses se donnant rendez-vous sous les arcades,
allaient en faire le centre du Paris élégant, et succéder aux maquignons
et aux maraîchers chassés de leurs terrains où poussaient maintenant au
lieu de choux de magnifiques hôtels.

Mais pendant que les Tournelles étaient encore en l’état de ruine à demi
démolie, sur le terrain de la future place Royale, emplacement de
l’ancienne grande cour du palais et alors marché aux chevaux, eut lieu
en 1578 le fameux duel des mignons d’Henri III.

Un jeune gentilhomme attaché aux Guises, Charles d’Entragues, le bel
Entraguet, ayant, dans l’enceinte même du Louvre, insulté publiquement
Quélus l’un des mignons du roi, une rencontre fut arrêtée pour le
lendemain 29 avril à cinq heures du matin, au marché aux chevaux. Quélus
avait pris pour seconds Maugiron et Livarot, autres mignons du roi,
Entraguet amenait Riberac et Schomberg; c’étaient de très jeunes gens
tous les six et qui n’avaient même pas tous atteint leur vingtième
année.

L’animosité était si grande alors entre guisards et royaux que le combat
s’engagea furieusement tout de suite, aux cris de «Vive le roi!» et de
«Vive Guise!» Or, Quélus n’avait que son épée.--Tu as une dague et je
n’en ai point! dit-il à son adversaire quand ils tombèrent l’un sur
l’autre.

--Tu as donc fait une grande sottise de l’oublier au logis! lui répondit
Entraguet en ferraillant.

Et le malheureux Quélus eut bien vite la main gauche «toute découpée de
plaies» en parant les coups avec le bras faute de dague. Bientôt
Maugiron et Schomberg roulèrent à terre tués raides; leurs adversaires
victorieux, Riberac et Livarot n’en valaient guère mieux.

Quélus couvert de sang luttait encore; après s’être longtemps défendu,
il ne tomba que criblé de dix-neuf blessures; tandis qu’Entraguet s’en
tirait avec une simple écorchure.

Riberac mourut le lendemain, Livarot fut six semaines en danger. Quant à
Quélus, dans l’hôtel de Boissy où il avait été transporté, il mit
trente-trois jours à mourir, soigné par les chirurgiens du roi et par le
roi lui-même qui venait passer les journées à son chevet.

Ce XVIᵉ siècle, quel temps d’énergie surexcitée! et ces enragés
ferrailleurs n’étaient que des adolescents efféminés, des mignons de cet
étrange Henri III, et ils avaient déjà fait leurs preuves, si
sérieusement que Maugiron en était borgne, ayant eu l’œil crevé à seize
ans au siège d’Issoire. Cela fait penser aux débuts du terrible Montluc,
à peu près au même âge, se lançant à corps perdu dans un trou de brèche
à l’assaut d’une bicoque du Piémont, tombant sous les arquebusades à
bout portant, accroché par une jambe par ses compagnons qui le tirent de
là en lui cassant cette jambe et plusieurs côtes.

Henri III éleva à Quélus et Maugiron, réunis à Saint-Mesgrin tué rue
Saint-Honoré, un tombeau magnifique dans Saint-Paul, avec des
inscriptions où sa douleur s’épanchait en vers et en prose. Saint-Foix
dans ses _Essais_ sur Paris donne, entre autres, l’étrange épitaphe de
Maugiron, gravée sur le tombeau détruit en 1588 par les ligueurs:

    La déesse Cyprine avait conçu des Cieux,
    En ce siècle dernier, un enfant dont la vue
    De flammes et d’éclairs était si bien pourvue
    Qu’Amour, son fils aîné, en devint envieux.
    Chagrin contre son frère et jaloux de ses yeux
    Le gauche lui creva, mais sa main fut déçue
    Car l’autre qui était d’une lumière aiguë
    Blessait plus que devant les hommes et les Dieux.
    Il vint en soupirant s’en complaindre à sa mère;
    Sa mère s’en moqua; lui tout plein de colère
    La Parque supplia de lui donner confort
    La Parque, comme Amour en devint amoureuse;
    Ainsi Maugiron gît sous cette tombe ombreuse,
    Et vaincu par l’Amour et vaincu par la mort.

C’est seulement en 1605 que disparurent les dernières ruines du palais
des Tournelles et avec elles les restes de ses jardins. Sur cet
emplacement abandonné, qui peu à peu prenait un aspect misérable et
devenait, par sa population sordide, une vraie cour des miracles, Sully
avait fait décider par Henri IV la création d’une vaste place carrée
qu’on appellerait place de France et sur laquelle viendraient aboutir
huit grandes rues destinées à porter des noms de huit provinces. Le
temps manqua au Béarnais pour exécuter complètement le projet de Sully,
la place seule fut achevée et encore seulement au commencement du règne
de son successeur, en 1612.

[Illustration: HÔTEL LA VIEUVILLE, RUE SAINT-PAUL (1895)]

La place Royale par sa noble et symétrique ordonnance, ses arcades
ininterrompues, ses pavillons réguliers aux immenses combles, ses
grandes lignes, son heureux mélange de pierres et de briques demeure un
spécimen complet et précieux de l’architecture des commencements du
XVIIᵉ siècle.

Sur les deux grands côtés du rectangle, deux hauts pavillons dominent
les autres, l’un ouvrant sur la rue de Birague par trois larges arcades,
du côté de la rue Saint-Antoine, est le pavillon du Roi; il porte
d’ailleurs pour le rappeler, au fronton de la fenêtre centrale du
principal étage, le buste du bon Henri à la barbiche souriante. Le
pavillon qui lui fait face, ouvert également par trois arcades,
s’appelle le pavillon de la Reine.

Henri IV bâtit lui-même la face méridionale, côté du pavillon du roi, et
l’on raconte qu’il venait souvent, comme un particulier qui se livre à
la bâtisse, surveiller ses maçons, dont il ne devait malheureusement pas
voir l’œuvre achevée. Les terrains des autres faces avaient été mis en
adjudication, à charge pour les acquéreurs de bâtir aussitôt suivant les
plans arrêtés. Grands seigneurs et riches parlementaires s’étaient
disputé les terrains. Le quartier était lancé. En même temps que les
hôtels de la place Royale sortaient de terre, d’autres constructions
s’élevaient rapidement aux alentours, sur tous les emplacements libres,
couvrant le vieux Marais de logis princiers, de beaux hôtels
aristocratiques.

Les somptueux logis de la place Royale aux majestueux appartements d’une
seigneuriale hauteur de plafonds, ouvrant au-dessus des arcades leurs
balcons ventrus, eurent parmi les premiers occupants les Rohan-Guémenée,
le marquis de Vitry, le maréchal de Lavardin, le marquis de Tresmes, le
duc de Chaulnes, etc... On y vit plus tard les Rohan-Chabot, le marquis
de Dangeau, le duc de Richelieu et bien d’autres parmi les noms les plus
illustres. Un seul hôtel est resté depuis la fondation jusqu’à nos jours
dans la famille de l’acquéreur primitif, c’est l’hôtel d’Escalopier, au
numéro 25.

Bientôt trois siècles se sont écoulés depuis ces temps, la place Royale
n’a plus cette brillante population qui faisait de ce vaste carré rouge
et blanc quelque chose comme une immense cour de château, les nobles
seigneurs se sont envolés, mais elle a gardé son grand air. Cette
douairière ne vieillit pas trop et se défend contre les atteintes du
temps. Ses hôtels ont à l’intérieur gardé de beaux restes de leur
splendeur, et conservé extérieurement leurs vieux balcons.

Parmi ceux que des noms particulièrement grands recommandent, il
convient de citer l’hôtel portant aujourd’hui le numéro 1 _bis_ et
l’hôtel numéro 6. Au premier de ces hôtels naquit Mᵐᵉ de Sévigné. Le
second, qui fut primitivement l’hôtel Guéménée, vaut par la majesté du
génie une demeure royale, illustre entre les plus illustres, car il fut
le logis de Victor Hugo de 1830 à 1852. Aux grands jours de la place
Royale, en ce même hôtel vécut la belle Marion Delorme, dont le souvenir
devait inspirer au poète un de ses plus beaux drames.

Ainsi habitée par les plus grands seigneurs, devenue en quelques années
le plus aristocratique carré du sol parisien, la place Royale toute
fraîche voit affluer sous ses arcades toute la fleur de Paris, les
brillants cavaliers, les seigneurs à la moustache galamment retroussée
en barbe de chat, le col encadré dans les grands rabats, de la dentelle
au cou, de la dentelle aux bottes, relevant avec l’épée les pans de
leurs manteaux brodés et soutachés, et toutes les belles dames de la
cour et de la ville, femmes de qualité ou beautés à la mode, recevant ou
lançant les œillades, presque toutes la figure cachée sous un masque
qu’elles retiennent par un bouton de verre dans un coin de la bouche.

C’est un vivant tableau d’Abraham Bosse que cette place Royale des
premiers temps; tous les personnages du graveur et les gentilshommes de
Callot, toutes les élégances du temps rencontrent sous les arcades ou
sous les tilleuls de la place, les gens de robe d’allure plus grave et
les gens de finance. Parmi ces jeunes cavaliers au large feutre
empanaché circulent de vieilles barbes engoncées dans les fraises à
l’ancienne mode, vieux compagnons des longues chevauchées du feu roi, ou
de non moins vénérables barbes d’échevins et de parlementaires, épaves
de la Très Sainte Ligue, des gens trempés au feu des terribles luttes
religieuses, d’anciens ligueurs apaisés, oublieux des vieilles passions.

De temps en temps dans le bourdonnement des causeries et des rires
scandés par des bruits d’éperons, un mouvement se produit, on s’arrête,
on se hausse pour voir, on s’incline pour saluer, c’est le siècle défunt
qui passe, c’est Maximilien de Béthune, M. le duc de Sully, grave et
imposante figure à belle barbe blanche, marchant cérémonieusement
entouré de ses gardes et de ses gentilshommes, et rentrant en son hôtel
de la rue Saint-Antoine, qui touche par les jardins à un angle de la
place Royale.

Cette place qui devait sa naissance au tournoi d’Henri II, le dernier
tournoi chevaleresque marquant la fin des gendarmes aux lourdes armures
et de toute l’antique et majestueuse ferraille des combats, avait été
inaugurée en 1612, à l’occasion des fiançailles du petit Louis XIII avec
Anne d’Autriche, par un grand carrousel, tournoi théâtral et galant où
le clinquant, les rubans et les plumes remplaçaient les armures, la
lance et les masses d’armes.

Tout le pourtour de la place avait été garni d’immenses estrades et de
pavillons merveilleusement décorés et pavoisés, destinés à recevoir la
cour et tout ce que Paris renfermait de gens de qualité ou de notables.
Au centre la lice était gardée par les mousquetaires et les Suisses,
sous les ordres du duc d’Épernon. Les tenants de ce tournoi pour rire
étaient les ducs de Guise, de Nevers, de Bassompierre, de Chevreuse et
le marquis de la Châtaigneraie, caracolant à la tête de cinq cents
gentilshommes qui luttaient de somptuosité dans les costumes et les
équipages et qui s’évertuaient en inventions fastueuses de toute sorte.

Le sujet de ce pas d’armes inauguratif, réglé comme un ballet, était des
plus galants. Sur un côté de la place avait été élevé un château fort à
tourelles joyeusement pavoisé, _le palais de la félicité_ que devaient
défendre contre tout venant les tenants du carrousel, les chevaliers de
la Gloire, dénommés Alcindor, Léontide, Alphée, Lysandre, Argant,
assistés par plusieurs escadrons de non moins brillants gentilshommes,
les _chevaliers du Lys_, à la tête desquels marchait le duc de Vendôme,
les _chevaliers de la Félicité_ commandés par le duc de Retz, les
_chevaliers de l’Univers_, les _chevaliers du Soleil_, conduits par le
prince de Conti sous le nom d’Aristée, les deux Amadis, Persée, plus un
certain nombre de preux de romans de chevalerie, bizarrement mélangés
de chevaliers romains, de nymphes de Diane représentées par de jeunes
gentilshommes, plus une interminable suite de hérauts d’armes,
d’archers, d’estafiers, de pages, d’écuyers, d’esclaves, etc...

On devait y voir même les Quatre Vents, mais ils ne se trouvaient plus
par malheur qu’au nombre de trois, le Vent du Nord, c’est-à-dire le
chevalier de Balagny, dit Balagny le brave, bretteur fameux par nombre
de duels heureux, ayant eu la malechance de se faire tuer l’avant-veille
dans une dernière querelle.

[Illustration: UN PANNEAU DE LA GRANDE PORTE DE L’HOTEL SAINT-AIGNAN 71,
RUE DU TEMPLE]

Il y avait aussi un rocher figurant le Pinde, garni d’un orchestre de
divinités chantant agréablement et comme intermèdes des défilés de chars
divers de toutes formes, de bêtes fabuleuses, de géants de carton et
d’animaux vivants. Pour cette immense cavalcade, des sommes folles
avaient été dépensées, aussi bien par ceux qui figuraient dans les
cortèges que par les invités des tribunes, mais quel succès que ces
trois jours de fête, de passes d’armes courtoises, de courses de
quintaine et bagues, au fracas des musiques, des arquebusades sur la
place et de deux cents canons tonnant à la Bastille! Journées joyeuses,
terminées chaque soir par un défilé du cortège interminable à travers la
ville, à la lueur des lanternes. Superbe occasion de désordres dans le
turbulent Paris d’alors, et pourtant, à quelques bousculades près, tout
se passa bien «sans qu’il en résultât d’autres accidents que deux
incendies».

Mais la destinée de la place Royale n’était pas seulement de servir de
champ clos à des luttes réglées comme des menuets, elle devait revoir
des rencontres assez semblables à celles des Mignons et des Guisards au
temps du marché aux chevaux des Tournelles. Tous ces galants à grandes
flamberges qui promenaient leurs panaches sous les arcades avec mille
politesses et mille gracieusetés pour les dames rencontrées, tous ces
_raffinés d’honneur_, ces seigneurs pimpants et piaffants avaient aussi
l’amour des belles estocades. Leurs rapières n’étaient pas seulement
pour battre leurs talons, elles sortaient facilement du fourreau à la
moindre occasion, pour une querelle, sérieuse ou anodine, pour une
rivalité quelconque, pour un mot, pour un coup d’œil de travers, pour un
regard de dame intercepté, ou pour rien, «pour le plaisir»!

La manie des duels, en quinze ans sous Henri IV, avait coûté la vie à
sept ou huit mille gentilshommes. Il y avait pourtant des défenses
formelles, des édits sévères, mais les survivants de ces combats en
étaient quittes pour se mettre quelque temps à l’abri des officiers de
justice et pour solliciter, une fois l’affaire assoupie, des lettres de
rémission.

Richelieu arrivé au pouvoir renouvela les prohibitions d’Henri IV et
résolut par des exemples sévères de couper court à cette rage de combats
singuliers. L’un de ces plus enragés parmi ces enragés duellistes, le
comte de Bouteville-Montmorency, exilé à Bruxelles pour quelques
rencontres où il avait couché ses adversaires sur le carreau, faisait
demander vainement au roi de rapporter l’ordre d’exil. Provoqué à
Bruxelles par le marquis de Beuvron, parent du comte de Thorigny, un de
ses derniers adversaires, Bouteville déclara qu’il se battrait à Paris
en pleine place Royale et en plein jour.

Il prend la poste, rentre à Paris et le 12 mai 1627, dans l’après-midi,
à l’heure du beau monde, apparaît place Royale avec son adversaire et
les seconds, qui vont, selon la vieille coutume, s’entrégorger
également. Bouteville amène le comte des Chapelles et la Berthe, Beuvron
est accompagné de Briquet et de Bussy d’Amboise, lequel, malade depuis
deux semaines, sortait du lit avec la fièvre pour venir estocader aux
côtés de son ami.

Il y a foule sur la place; aussitôt qu’on les reconnaît, galants
cavaliers et belles dames font le cercle et voilà les six adversaires
aux prises. Bouteville et Beuvron après avoir ferraillé furieusement et
s’être désarmés successivement, se réconcilient tout à coup, mais
pendant ce temps, des Chapelles tue le pauvre Bussy. Les archers du
guet, accourus au bruit, ont de la peine à fendre la foule, ils arrivent
juste pour voir les survivants sauter sur des chevaux et s’efforcer de
mettre du terrain entre eux et le cardinal bafoué.

C’est à cette occasion que Mᵐᵉ de Sévigné dut de perdre son père, le
baron de Chantal, quelques mois à peine après son entrée en ce monde
dans l’hôtel de la place Royale. Le baron avait aidé à la fuite des
duellistes: poursuivi lui-même, il dut fuir à son tour et se réfugia
chez son ami le comte de Toiras, gouverneur de l’île de Ré; il y périt
l’an d’après au moment du siège de la Rochelle; les Anglais venant
secourir la cité protestante débarquèrent dans l’île et le baron de
Chantal fut tué dans le combat.

Bouteville et des Chapelles couraient sur la route de Lorraine, Beuvron
et Briquet galopaient vers un port de mer pour gagner l’Angleterre. Les
deux premiers se laissèrent rattraper à Vitry-le-Brûlé. On les ramena à
Paris et le 21 juin 1627, le grand cardinal ayant repoussé
inflexiblement toutes les sollicitations, ils furent décapités sur la
place de Grève. A propos de «l’accident qui est arrivé à M. de
Bouteville», écrit le cardinal dans une lettre, «pour couper les

[Illustration: LE DUEL DE BOUTEVILLE-BEUVRON, SUR LA PLACE ROYALE, EN
1627

_Imp. Draeger & Lesieur, Paris_]

[Illustration: L’HÔTEL SULLY, FAÇADE SUR LA COUR]

racines de ce mal si invétéré dans le royaume, le roi a cru être obligé
en conscience et devant Dieu et devant les hommes, de laisser le cours
libre à la justice en cette occasion».

Ce terrible exemple refroidit un peu les têtes trop chaudes de la jeune
noblesse. Bouteville habitait l’hôtel de Royaumont, rue du Jour, sous
l’église Saint-Eustache, hôtel bâti pour les abbés de Royaumont et qui
existe encore aujourd’hui, occupé par un magasin de faïences; il en
avait fait une véritable académie de bretteurs, non pas seulement
friands de lame, mais bien possédés de la fringale de l’épée.

En 1639 une statue de Louis XIII fut érigée par Richelieu au milieu de
la place Royale qui n’était délimitée alors que par un carré de
barrières. La monture royale était, ainsi que le cheval de bronze de
Henri IV au Pont-Neuf, un cheval d’occasion qui avait déjà dû servir
pour une statue de Henri II projetée par Catherine de Médicis sur cette
même place.

Le cavalier, paraît-il, valait moins comme art que le cheval: on le
trouvait grotesque. Louis XIII était représenté avec le bâton de
commandement en main, une nuit d’audacieux satiristes en action lui
enlevèrent ce bâton. Le cardinal, en dressant cette statue au roi pour
le compte duquel il gouvernait, avait chargé les inscriptions du
piédestal de préciser un peu indiscrètement son rôle. La dédicace le
donnait déjà à entendre:

«_Pour la glorieuse et immortelle mémoire du très grand, très invincible
Louis le juste XIIIᵉ du nom, roi de France et de Navarre, Armand,
cardinal et duc de Richelieu, son principal ministre dans tous ses
illustres et généreux desseins, etc..._»

En réponse à cette dédicace, un sonnet de Desmarets faisant parler Louis
XIII, disait sur l’autre face:

    Armand, le grand Armand, l’âme de mes exploits
    Porta de toutes parts mes armes et mes lois
    Et donna tout l’éclat aux rayons de ma gloire...

Cheval et cavalier, en 92, furent envoyés à la fonte par la Révolution.
Une autre statue équestre les remplaça sous la Restauration.

A cette belle place Royale, dont le nom seul fait revivre tant de choses
et qui, restée complète, intacte, nous représente toute cette époque, on
a infligé le nom de place des Vosges; on peut se demander ce que ces
montagnes viennent faire ici, la raison en est qu’en 93 ou 94, pour
récompenser le département des Vosges d’avoir achevé le premier de payer
ses contributions, on inscrivit ce nom sur les plaques à la place du nom
historique. Il est fort louable de payer ses impôts avec exactitude,
mais la débaptisation de la pauvre place n’en est pas moins ridicule.

Le grand ministre du grand Henri, le duc de Sully, qui survécut trente
années à son roi, ne fit point bâtir l’hôtel de Sully, ce vaste hôtel de
magnifique architecture, qui demeure assez mélancolique dans sa pompe
seigneuriale au fond de sa grande cour toujours silencieuse si près de
la rue bruyante et populaire, à deux pas du remuant faubourg
Saint-Antoine, où se ralluma le feu des révolutions juste deux siècles
après la pacification de la France par le roi et le ministre. Sully
n’est pas le constructeur de cet hôtel et pourtant, comme il est bien
dans le caractère du ministre, avec sa solennité, son ornementation
abondante mais lourde, cet aspect ordonné, solide et massif qui respire
la noblesse et la gravité, avec une certaine dose de morgue; comme cette
façade grise d’une noblesse imposante, mais pesante et morose, évoque
puissamment la grande figure de Sully vieillissant dans l’inaction et
dans l’ennui solennel!

Et pourtant, ce cadre tout à fait digne de lui, Sully l’aurait acheté,
sinon tout fait du moins fort avancé, d’un sieur Gallet, riche
financier, spéculateur et joueur, qui en avait gagné, disait-on, le
terrain d’un coup de dés heureux. Ce terrain était un morceau des
Tournelles, là-dessus en 1624 le très riche Gallet fit édifier par Jean
Androuet du Cerceau l’hôtel que nous voyons et peu de temps après, en
1627, la construction n’étant pas achevée, Gallet ruiné vendit à un
acquéreur qui recéda au vieux ministre en 1634 l’hôtel non encore
terminé. Il y a encore incertitude sur tout cela. On se représente assez
peu un financier à la fortune peu assise édifiant un pareil hôtel tandis
que Sully semble en être le maître naturel.

[Illustration: TOURELLE DE L’HÔTEL LAMOIGNON]

Le style, d’ailleurs, retarde un peu sur l’époque de Louis XIII, comme
l’homme et en 1630 il en est resté à Henri IV. Bossages, riches
encadrements et frontons de fenêtres, lucarnes énormes et robustes
consoles, la façade est très décorée; de grand bas-reliefs, un Hercule
et un Bacchus ornent les trumeaux du premier étage au-dessus de
l’entrée. Cette façade principale au fond de la cour est précédée d’un
fossé sur lequel est jeté un pont que gardent deux espèces de sphinx
Renaissance. Aux bâtiments en retour sur la cour, toujours même
décoration, mêmes robustes lucarnes, et de grands bas-reliefs de nymphes
et de déesses.

Derrière est un jardin qui va rejoindre la place Royale, l’aspect de ce
côté est aussi bien XVIIᵉ siècle, ce ne sont que grands murs à vieille
décoration, antiques bâtiments par-dessus lesquels se profilent les
grands toits des maisons de la place. De tout l’hôtel, la façade sur la
rue Saint-Antoine seule a été modifiée; entre les deux gros pavillons à
larges frontons arrondis, à fenêtres colossales, le grand portail
d’entrée voûté à caissons, jadis couvert d’une simple terrasse, a été
surmonté d’un bâtiment d’une hauteur égale à celle des pavillons, ce qui
a bouché la cour, supprimé la vue à la façade du fond et donné à cette
cour un air de froide tristesse.

[Illustration: PAVILLON DE L’HÔTEL LAMOIGNON AVEC LES CROISSANTS DE
DIANE AUX FRONTONS. ÉTAT ACTUEL]

Sully qui s’était démis de sa surintendance des finances six mois après
la mort d’Henri IV, écœuré par les dilapidations de la régence de Marie
de Médicis, c’est-à-dire du règne de Concini devenu soudainement grand
seigneur et maréchal d’Ancre, demeura grand maître de l’artillerie et
garda une habitation à l’Arsenal. Il partagea sa vie entre ses châteaux,
Villebon et Sully-sur-Loire, l’Arsenal et cet hôtel de la rue
Saint-Antoine; éloigné des affaires, absent du siècle pour ainsi dire,
il vécut dans un fastueux ennui jusqu’à quatre-vingt-deux ans, quittant
ce monde six mois à peine avant Richelieu.

Presque en face de l’hôtel Sully vécut un autre survivant du XVIᵉ siècle
et des longues guerres, M. de Mayenne, l’ancien adversaire du Béarnais
que le Béarnais essouffla si bien en des années de courses et de
combats. L’hôtel de Mayenne est d’une quinzaine d’années antérieur à
celui de Sully, il fut élevé sur un terrain ayant dépendu de l’hôtel
Saint-Paul. Lorsque Sully vint occuper son logis, Mayenne n’existait
plus et c’est dommage, car c’eût été motif à philosopher que de voir les
deux vieux ennemis encore face à face, se regardant à travers la rue,
tous deux, le vainqueur et le vaincu, pacifiés et bien revenus des
furieuses haines d’antan. Mayenne n’a pas eu de chance, son hôtel a
quitté son nom et pris celui de l’intendant des finances Lefèvre
d’Ormesson. L’hôtel d’Ormesson élève sur l’angle des rues Saint-Antoine
et du Petit-Musc de hautes et sévères murailles, ce fut la pension
Favart, c’est maintenant une grande école libre des Frères. Dans un
angle de la belle cour récemment restaurée et modifiée, au-dessus du
bâtiment d’entrée surélevé comme à l’hôtel Sully, se voit une jolie
tourelle d’angle, encorbellée sur une trompe.

Rue Pavée, à l’angle de la rue des Francs-Bourgeois, s’élève l’hôtel de
Lamoignon qui jadis s’en allait par ses jardins border la rue de la
Culture-Sainte-Catherine et ne se trouvait guère séparé de la place
Royale que par le couvent de Sainte-Catherine du Val-des-Écoliers. C’est
encore un logis qui fait surgir de l’histoire des noms fameux du XVIᵉ
siècle. Aux frontons des grands pavillons sur la cour se reconnaissent
les emblèmes de Diane de Poitiers, les cerfs et les chiens, les
croissants de la maîtresse de Henri II. Malgré ces marques ce n’est
pourtant pas elle qui a construit l’hôtel, mais sa fille légitimée Diane
de France. Celle-ci fut une très vertueuse dame fort éloignée de
ressembler à sa mère la belle Diane; elle avait épousé Charles de
Valois, duc d’Angoulême, fils naturel de Charles IX et de Marie Touchet,
son neveu par conséquent, lequel était un très vilain personnage. On
connaît la réponse du duc d’Angoulême aux réclamations de ses valets
auxquels il oubliait de payer leurs gages:--Des gages! C’est à vous à
vous pourvoir, quatre rues aboutissent à l’hôtel d’Angoulême, vous êtes
en beau lieu, profitez-en si vous voulez!

L’hôtel, bien que serré par les constructions élevées à la place de ses
dépendances, a conservé grande allure avec ses énormes pilastres
corinthiens et ses frontons; à l’encoignure de ce carrefour où les
valets du duc auraient dû prélever leurs gages sur les passants, il
encorbelle encore une large tourelle carrée, d’un bel effet. Le nom de
ce duc d’Angoulême, triste et méprisable sire, n’est pas resté à
l’hôtel, pour lequel on a préféré le nom respectable de Lamoignon.

Le célèbre premier président au Parlement de Paris, sage magistrat qui
tenta quelques réformes dans le système judiciaire et essaya d’adoucir
un peu la patte de fer de Dame Justice, vint habiter l’hôtel dans le
dernier quart du XVIIᵉ siècle, et ses descendants le gardèrent jusqu’à
la Révolution, jusqu’à Guillaume de Lamoignon de Malesherbes, non moins
vertueux magistrat, vieillard admirable qui vint courageusement et
simplement, à soixante-dix-sept ans, s’offrir comme défenseur à Louis
XVI, c’est-à-dire apporter de lui-même sa tête à la guillotine.

Lamoignon de Malesherbes dans sa jeunesse prenait des leçons de danse
sans grand profit. Un jour après six mois de persévérance le maître à
danser, son professeur, vint désespérément trouver son père.--Monsieur
le président, dit-il, je dois à la confiance dont vous avez bien voulu
m’honorer, ainsi qu’à ma conscience de maître dans notre art si
important, de vous déclarer que j’y renonce, monsieur votre fils ne
dansera jamais! et il ne fera jamais rien! j’en suis désolé. Essayez de
l’Église, car rien qu’à la manière dont il porte la tête, je le déclare
incapable de réussir jamais dans la magistrature!...

La superbe Diane de Poitiers, ensuite Marie Touchet, qui malgré
l’anagramme flatteur: _Je charme tout_, fut de toute façon figure bien
moindre, ne sont pas les seules ombres de maîtresses royales que le
passant épris du passé rencontre en ces parages du Marais et de la Place
Royale. L’ombre de la maîtresse du Béarnais plane aussi sur quelques
points de la région. Elle y vécut avant que la Place Royale fût créée,
elle y eut de nombreuses intrigues, prétend la chronique qui lui prête
volontiers toutes les qualités hormis celle de la fidélité, et si elle
n’y mourut pas, elle y prit le poison cause de sa mort, chez le
financier italien Zamet qui avait son hôtel rue de la Cerisaie.

Il y a peu d’années existait encore cet hôtel devenu l’hôtel de
Lesdiguières ou des Diguières, comme on disait jadis. Il avait été bâti
par Sébastien Zamet. Cet homme, fils d’un cordonnier de Lucques, était
devenu, en passant par d’assez vilains métiers, grand financier et
«_seigneur suzerain de dix-sept cent mille écus_», pêchés en eaux
troubles pendant les guerres civiles.

Or en 1599, la charmante Gabrielle, créée duchesse de Beaufort, mère de
deux enfants, les ducs de Beaufort et de Vendôme, se trouvait sur le
point de devenir reine de France; Henri IV était résolu à l’épouser et
faisait prononcer ou plutôt régulariser le divorce depuis si longtemps
effectué avec sa femme de la Saint-Barthélemy, la reine Margot. Le
mariage n’était plus que l’affaire de quelques semaines, la belle
Gabrielle allait devenir reine de France. Au printemps, pour aller faire
ses Pâques à Paris et terminer quelques apprêts en vue du grand
changement prochain, elle quitta le château de Fontainebleau escortée
jusqu’à Melun par le roi et toute la cour. Les adieux furent très
tendres, Henri ne pouvait qu’avec grand’peine se détacher de cette
_racine de son cœur_, comme il appela Gabrielle. Il ne devait plus la
revoir. Le roi, pour logement à Gabrielle, donnait l’hôtel du seigneur
Zamet, rue de la Cerisaie, maison fort bien montée--Henri le savait pour
y avoir fait souvent quelques parties clandestines--logis fort agréable
et dont le maître s’efforça de faire avec quelque grandeur les honneurs
à la future reine.

Une après-midi, en prenant l’air dans le jardin de Zamet, après un repas
magnifique, elle ne put résister au désir de goûter d’un fruit que lui
offrit le maître du lieu. En quittant l’hôtel ce jour-là, jeudi saint,
Gabrielle alla ouïr un peu de musique sacrée dans la chapelle du petit
Saint-Antoine. Mais il lui prit soudain un malaise tel qu’on dut la
ramener à l’hôtel.

Chez Zamet l’indisposition empira violemment, le mal était si profond,
les souffrances de la pauvre femme tellement atroces que la belle
Gabrielle en eut tout de suite la face comme ravagée. Elle comprit sans
doute, car lorsqu’elle put parler, dans un instant d’accalmie «_elle
n’eut d’autre parole, sinon qu’on l’ôtât promptement du logis_». On la
porta dans la maison de Mᵐᵉ de Sourdis au cloître
Saint-Germain-l’Auxerrois, où elle n’arriva presque que pour mourir,
terriblement défigurée en quelques heures par le mal mystérieux.

Ainsi finit la pauvre Gabrielle à la veille de partager le trône du
Béarnais. Cette mort survenue à un tel moment est une des énigmes de
l’histoire. Fut-elle empoisonnée par le Florentin Zamet? Ne le fut-elle
pas? Mystère! En tout cas, dix-huit mois après, Henri épousait Marie de
Médicis, triste union pour lui et pour la France. Et Marie de Médicis,
qui prit la place de la malheureuse Gabrielle, ne craignit pas
d’accepter elle-même nombre de fois l’hospitalité et les collations de
Zamet, devenu l’un de ses confidents intimes. Apparemment il n’y avait
rien à craindre pour elle des poires ou des oranges de son ami.

Pour en revenir à la maison de Zamet, elle devint, après le financier,
l’hôtel du duc de Lesdiguières, connétable de France, dont elle garda le
nom en passant plus tard aux Villeroy. Du temps des Lesdiguières, une
habitante de l’hôtel mourut qui fut si fort regrettée qu’on l’enterra
dans le jardin sous un monument portant une épitaphe en vers:

    Cy gist une chatte jolie
    Sa maîtresse qui n’aima rien
    L’aima jusqu’à la folie
    Pourquoi le dire? on le voit bien.

Cette chatte tant aimée appartenait à Marguerite de Gondi, veuve de
François de Créquy, duc de Lesdiguières. Le monument subsista longtemps,
le tzar Pierre le Grand put le voir lors de son voyage en France en
1717. Il logea dans l’hôtel Zamet chez le maréchal de Villeroy, et y
reçut la visite de Louis XV enfant. On sait dans quel étonnement, dans
quel effarement même, le monarque moscovite aux façons pour le moins
excentriques, et sa suite peu raffinée, plongèrent les gens de
Versailles, les anciens courtisans du Grand Roy. Lorsque le petit Louis
XV, amené en grande cérémonie, lui rendit la visite reçue à Versailles,
il l’enleva sans façon dans ses bras et l’embrassa sur les deux joues,
ce qui parut une chose absolument inouïe.

Les maisons auxquelles reste attaché le nom de Gabrielle d’Estrées sont
assez nombreuses à Paris. Elle habita ou fréquenta de nombreux logis,
son père le maréchal François d’Estrées et sa mère, massacrée plus tard
à la prise d’Issoire par les protestants, possédaient rue Barbette, sur
les terrains de l’ancien séjour Barbette, un vaste hôtel dont les
jardins donnaient rue des Trois-Pavillons, maintenant Elzévir, hôtel qui
fut plus tard au président de Corberon, et devint sous l’empire la
maison mère des filles de la Légion d’honneur. Tout près de cet hôtel,
par-dessus la rue Barbette, un autre grand logis de la rue des
Francs-Bourgeois fut habité par la belle Gabrielle et, suivant la
tradition, vit souvent le roi Henri franchir son seuil. De ces deux
figures de la Reine de Beauté et du Vert Galant, que la maison, restée
presque intacte jusqu’en ces dernières années, et son vieux jardin
purent voir jadis, on peut rapprocher un autre locataire, Barras, vert
galant aussi, le presque roi du Directoire, bientôt jeté bas par le
général Bonaparte.

[Illustration: MAISONS RUE GALANDE, 1895]

La tradition fait passer aussi Gabrielle d’Estrées mais sans nulles
preuves, rue des Gravilliers, 69, rue du Four-Saint-Germain dans une
maison qui porta ensuite l’enseigne de la chaste Suzanne; elle lui donne
aussi une maison rue Galande, façade de belle apparence, logis
respectable jadis, tombé aujourd’hui au dernier rang des bouges. Pauvre
rue Galande, dont les morceaux encore respectés par les nouvelles voies
alignent encore quelques très beaux pignons, qui se douterait
aujourd’hui à voir ses assommoirs sinistres, ses louches repaires,
qu’elle fut jadis rue écolière très docte, rue de robe, où les régents
de collège voisinaient avec les magistrats, les conseillers au
Parlement. Des Lamoignon y demeurèrent avant d’aller s’installer à
l’ancien hôtel d’Angoulême. Triste décadence.

[Illustration: ENTRÉE DE L’HÔTEL DE CÉSAR DE VENDÔME, RUE DE MOUSSY,
DÉMOLI EN 1893]

Pour en revenir à Gabrielle d’Estrées, la chronique parisienne la
gratifie encore de quelques logis, entre autres d’une maison rue
Brantôme, jadis propriété des nonnes de Montmartre, dont une abbesse qui
gouverna fort longtemps l’abbaye était sa cousine Marie de Beauvilliers,
simple nonnain au temps du siège de Paris par Henri IV, et qui précéda
Gabrielle dans le cœur du Vert Galant. Le dernier logis de la belle fut
cette maison du cloître Saint-Germain-l’Auxerrois habitée par Mᵐᵉ de
Sourdis, sa tante, où elle se fit transporter dans sa cruelle agonie.

Un peu en dehors du quartier du Marais, près de la Grève et du Monceau
Saint-Gervais, César duc de Vendôme, fils de Henri IV et de Gabrielle
d’Estrées, eut sa résidence dans un hôtel du XVIᵉ siècle qui allait de
la rue Bourthibourg à la ruelle de Moussy, sur laquelle ouvrait la
grande porte. Vieux quartier et bien vieux murs tombant aujourd’hui un à
un. Quand le démolisseur fait sa trouée dans toutes ces ruelles serrées,
l’éventrement des vieilles façades, enlaidies par les replâtrages ou la
décrépitude, laisse apparaître souvent de vieux ornements salis, de
fines sculptures ou des traces d’or aux vieilles poutres, des escaliers
à rampes de fer forgé ou bien à gros balustres de bois, des armoiries
parfois, donnant de nobles origines à ces logis tombés en roture
d’abord, puis en misère. Nous avons vu disparaître l’hôtel de Vendôme,
et récemment en 1893 on a démoli la belle entrée qui avait survécu un
peu à l’hôtel, une large porte où restaient des sculptures et une énorme
serrure, entrée surmontée d’une galerie encorbellée sur de belles
consoles.

Dans notre quartier de la Place Royale, un hôtel fameux tire son
illustration principale d’une femme dont il ne porte pas le nom
d’ailleurs; c’est l’hôtel Carnavalet, tout rempli du souvenir de la
femme à la plume d’or, de la marquise de Sévigné, née place Royale près
du Pavillon du roi. Sur des terrains maraîchers du prieuré de
Sainte-Catherine du Val-des-Ecoliers, fondé après la bataille de
Bouvines par les sergents d’armes du roi «_qui pour lors gardaient le
pont de Bouvines_», le président au Parlement, Jacques des Ligneris
construisit vers 1550 une superbe demeure, œuvre de Pierre Lescot et
Jean Bullant décorée par Jean Goujon, demeure que la mort lui fit
quitter à peine achevée. La maison fut alors acquise par la marquise
veuve de Kernevenoy qui lui imposa son nom breton francisé en
Carnavalet. Le marquis de Kernevenoy avait été en son vivant premier
écuyer de Henri II, gouverneur du futur Henri III, un vaillant soldat de
Montcontour, dit M. Jules Cousin en son étude sur l’hôtel. Mᵐᵉ de
Carnavalet qui vécut fort longtemps en ce logis a, pour armes parlantes,
laissé un masque de carnaval au-dessus de l’ancien écu aux armes
disparues des Ligneris, dans le tympan de la porte d’entrée.

Au milieu du XVIIᵉ siècle, la finance s’installa dans l’hôtel avec
l’intendant Claude Boislève, un des subordonnés de Fouquet. La finance
ne pouvait se contenter de l’hôtel bâti par M. des Ligneris, il lui
fallait un somptueux logis à la nouvelle mode. Ce fut le château de Vaux
de l’ami de Fouquet; il fit agrandir, surélever ou reconstruire
l’édifice ancien par François Mansard, changea toutes les dispositions
de ce qu’il conservait, et fit ajouter aux grandes figures sculptées par
Jean Goujon une nouvelle série de bas-reliefs.

Les travaux achevés, les fastueux appartements préparés, survinrent
l’arrestation et la ruine de Fouquet entraînant l’effondrement de
Boislève. Le financier jeté en prison aussi, l’hôtel fut confisqué et
vendu au nom du roi. Un conseiller au Parlement l’acheta et en 1677 il
eut la gloire d’avoir pour locataire notre illustre marquise, heureuse
de s’installer au centre du beau quartier, dans les splendeurs préparées
par le financier avec les bénéfices de la maltote. «Enfin nous avons
notre chère Carnavalette, écrit-elle après des négociations laborieuses,
le bel air, une belle cour, un beau jardin, un beau quartier!»

Toute la famille tient à l’aise en ce vaste logis, la marquise, son
fils, les Grignan quand ils ne sont pas en Provence, son oncle, l’abbé
de Coulanges, «_le bien bon_,» etc... Et pendant une vingtaine d’années
Mᵐᵉ de Sévigné habite sa Carnavalette qu’elle ne quitte que certains
étés pour les Rochers, son château de Bretagne sous Vitré, ou pour aller
voir sa fille à Grignan.

Marie de Rabutin-Chantal avait épousé en 1644, à dix-huit ans, le
marquis de Sévigné, fort mauvais sujet qui la délaissa pour Ninon de
Lenclos et alla peu après pour les beaux yeux de quelque autre se faire
tuer en duel. Restée veuve de bonne heure et très jolie veuve, Mᵐᵉ de
Sévigné se consacra tout entière à ses deux enfants, un fils ressemblant
quelque peu à son père, une fille qui épousa M. de Grignan, gouverneur
de Provence. La séparation de la mère et de la fille nous a valu la plus
grande partie de cette correspondance merveilleuse, chronique vivante,
spirituelle et légère de Paris et de Versailles, miroir fidèle de la
société au temps du grand roi et qui nous rend _au naturel_ tant et tant
d’illustres ou de gros personnages. De toutes ces lettres exquises, une
grande partie a été écrite ici, dans ces salons où se trouve aujourd’hui
la bibliothèque du musée.

Donc, en son logis de Carnavalet, la marquise, dit M. Cousin, «régna
vingt ans sur cette société polie dont ses lettres sont l’éblouissante
chronique, au milieu d’une petite cour de familiers ayant nom Retz, la
Rochefoucauld, Arnault, Pomponne, Séguier, Turenne, Condé, Bossuet,
Bourdaloue et tant d’autres».

De tels noms suffiraient à donner de la majesté à ce Carnavalet superbe,
legs des XVIᵉ et XVIIᵉ siècles, s’il n’avait pas gardé ou repris toute
sa splendeur, son imposante mine d’autrefois.

La marquise quitta sa Carnavalette en 1696 pour aller soigner sa fille à
Grignan et elle ne revint plus. Après elle, l’hôtel eut des conseillers
à la cour, des financiers pour locataires ou propriétaires; pendant près
d’un siècle la finance y succéda à la robe et la robe à la finance. On y
vit sous la Terreur les bureaux de l’enregistrement; tout était mort
alors, sauf le fisc qui ne mourra jamais et qui alors était devenu, par
les séquestres et confiscations, le plus gros propriétaire de France.
Sous l’Empire, autre administration: la direction de l’imprimerie et de
la librairie, autrement dit la Censure. L’école des Ponts et Chaussées
lui succéda en 1815, les mânes de la pauvre Mᵐᵉ de Sévigné ont dû
souffrir alors, pour tant de géométrie et de mathématiques dans sa
maison. Ce fut ensuite une grande pension, l’institution Verdot jusqu’à
l’achat par la ville de Paris en 1866.

L’hôtel Carnavalet, sauvé par cet achat de la triste décadence qui
attend tous

[Illustration: Mᵐᵉ DE SÉVIGNÉ A L’HÔTEL CARNAVALET]

ces vieux hôtels des quartiers aristocratiques abandonnés par
l’aristocratie, est devenu le musée Parisien par excellence, le musée
des souvenirs spéciaux à Paris. Il n’y a pas perdu, il y a gagné au
contraire, indépendamment des richesses _mobilières_ du musée, puisque
aux richesses architecturales de l’_immeuble_, d’autres richesses sont
venues s’ajouter.

La belle cour de l’hôtel refait par Boislève a été restaurée
dernièrement, c’est là qu’on admire les véritablement merveilleux
bas-reliefs des Saisons, sculptés pour M. des Ligneris par Jean Goujon,
particulièrement la plantureuse Cérès symbolisant l’Été, corps superbe
si élégamment drapé, et le robuste Automne. Ces chefs-d’œuvre décorent
la façade du fond de la cour; en face, au revers du pavillon d’entrée,
Jean Goujon sculpta également à la clef de voûte de la porte cochère une
élégante Renommée, et sur les côtés de l’arc deux Victoires couchées
tenant des palmes.

Les ailes en retour, œuvre de Mansard ont également de grandes figures
entre les fenêtres du premier étage, mais elles sont bien inférieures,
ce sont les quatre Éléments d’un sculpteur inconnu, et les quatre
déesses fort lourdes de Gérard Van Ostal.

Les appartements de l’hôtel Carnavalet avaient souffert des
transformations et adaptations diverses et des changements de goût,
depuis Mᵐᵉ de Sévigné à qui l’on peut reprocher d’avoir, à l’instigation
de sa fille, fait enlever des «_antiquailles_» de cheminées du XVIᵉ
siècle. Dans la grande restauration entreprise par la ville on a
restitué le grand corps de logis de la Renaissance, les hautes fenêtres
et les combles élevés, à la place du comble à la Mansard et l’on a rendu
à l’intérieur quelques-unes des anciennes dispositions, en y ajoutant
quelques cheminées et de belles décorations d’appartements sauvées
ailleurs des démolitions parisiennes.

[Illustration: MAISON DE LA RENAISSANCE, RUE SAINT-PAUL DÉMOLIE VERS
1840]

Tout cela est plein maintenant et déborde. Vieux souvenirs parisiens,
précieux vestiges d’autrefois, estampes et tableaux, reliques de nos
ancêtres, curiosités de toutes sortes et de toutes les époques mais
plus particulièrement de la Révolution, objets divers parlant si
éloquemment des temps tragiques, toutes les pièces du musée sont dignes
de l’écrin et le moment va venir où il faudra l’agrandir.

Derrière le grand corps de logis est l’ancien jardin de l’hôtel. Les
galeries qui l’entourent abritent des fragments de sculptures et relient
de beaux débris d’édifices parisiens atteints par les démolitions,
rapportés et reconstitués ici autour de cette charmante cour fleurie, au
parterre de broderies dessiné dans le style des jardins d’autrefois.

L’un de ces débris d’édifice est la façade de l’ancien bureau des
drapiers autrefois rue des Déchargeurs, construit sous Louis XIII,
arrivé jusqu’à nous très abîmé, mais restitué aussi fidèlement que
possible, avec son grand écusson représentant le vaisseau de Paris en
gros navire de commerce toutes voiles dehors, sous un fronton supporté
par de puissantes cariatides.

En face, le joli pavillon Renaissance ouvert par une large arcade sur la
rue des Francs-Bourgeois, c’est le vieil arc de Nazareth, très élégant
débris de l’ancien palais de justice rapporté de la vieille impasse de
Nazareth, autrefois de Galilée, qui s’appelait ainsi, de même que la rue
de Jérusalem, en souvenir des pèlerins de Terre Sainte ici logés dans
des bâtiments spéciaux du palais de saint Louis.

L’arc avait été élevé sous Henri II pour relier des bâtiments de
l’ancienne et admirable chambre des comptes de Louis XII. Une magnifique
grille, du temps d’Henri II aussi, complète cette superbe porte du musée
parisien où tant de curieuses choses sont à signaler.

Aux beaux jours du quartier du Marais, si la place Royale eut ses
raffinés d’honneur, bravant les édits et la rigueur du terrible
cardinal, elle eut aussi ses Précieux et ses Précieuses, belles dames,
gens de qualité ou gens de lettres, se rencontrant sur la place aux
promenades de l’après-midi, se retrouvant ensuite dans les salons ou
dans les ruelles des hôtels du quartier. Tout le grand siècle se promena
sous ces arcades et leur resta fidèle tant que le roi Louis XIV n’eut
pas inventé Versailles,--tout le noble et élégant XVIIᵉ siècle, depuis
les vieux amis d’Henri IV, les grands seigneurs du commencement, qui se
souvenaient encore des rudes temps de la Ligue, et leurs fils les
brillants cavaliers, de qui le grand cardinal régnant avait tant de
peine à retenir les épées trop fringantes. Les duchesses et les princes
de la Fronde y viennent lancer mille pointes contre le Mazarin,
successeur de Richelieu et de Louis XIII; les poètes qui vont faire de
leur époque un grand siècle littéraire, y rencontrent beaux esprits et
précieuses qui vont raffiner et subtiliser sur tous les sentiments et
s’efforcer d’écheniller la langue de toutes les vulgarités, ou du moins
de tout ce que dans les ruelles on trouvait plat et commun.

C’est un besoin de régularité et d’ordonnance qui semble général et
s’impose à tout; on élague le langage comme on élague aussi et comme on
régularise dans la vie nationale et dans le cadre où la vie s’agite,
dans l’architecture touffue des âges précédents; car tout se tient dans
ce monde, les manières de penser comme les manières de se vêtir; les
idées influent sur le costume, l’architecture, le mobilier, le
gouvernement, la littérature, les perruques et tout le reste, il est
aisé de s’en apercevoir.

[Illustration: GRANDE PORTE RUE DES FRANCS-BOURGEOIS, 1895]

La _Ruelle_ qui joue un si grand rôle dans l’histoire littéraire du
XVIIᵉ siècle, c’est l’alcôve de la _chambre de parade_, séparée de cette
chambre par un _balustre_, comme on disait, une balustrade reliant
parfois des colonnes somptueuses, riche encadrement laissant voir la
maîtresse du lieu couchée dans le grand lit à colonnes, courtines et
panaches, au milieu d’un cercle de dames, de seigneurs et de beaux
esprits lancés dans une causerie animée, dans des dissertations
littéraires, ou écoutant les poètes dire les petits vers, l’épigramme ou
le sonnet du jour.

La plus fameuse de ces réunions de Précieuses, celle de l’hôtel de
Rambouillet n’était point voisine du centre brillant de la place Royale.
L’hôtel de Rambouillet était situé rue Saint-Thomas-du-Louvre, près de
l’hôtel de Longueville, autre logis de Précieuses. C’est là que trôna
d’abord Catherine de Vivonne, première marquise de Rambouillet, puis sa
fille Julie d’Angennes, plus tard duchesse de Montausier. Chaque jour à
deux heures, Mˡˡᵉ de Rambouillet ouvrait sa _Chambre bleue_ au milieu de
laquelle, sur une estrade, se trouvait un grand lit entouré d’une
balustrade; elle s’étendait sur ce lit pour recevoir visiteurs et
visiteuses, grands seigneurs, nobles dames, poètes, beaux esprits, et
alors commençaient les discussions quotidiennes sur toutes les
questions, sur tous les raffinements possibles de la galanterie ou de la
littérature, pour démêler de tout le _grand fin_ et le _fin du fin_.

Il passa ici, en ce cercle de beaux esprits, les plus pimpantes, les
plus fines et les plus précieuses beautés de cette première et plus
belle partie du grand siècle, les plus hauts seigneurs de France et les
poètes les plus spirituels et les plus grands, Mᵐᵉ de Longueville,
l’héroïne de la Fronde, la duchesse de Chevreuse, l’amie d’Anne
d’Autriche, la marquise de Sablé, la duchesse de Lesdiguières, la jeune
marquise de Sévigné, le cardinal de Retz, Condé, le prince de Conti, le
chevalier de Grammont, M. de Montausier qui fut l’Alceste du
_Misanthrope_, Bossuet en son adolescence, prêchant déjà, ce qui faisait
dire à Voiture un soir que le futur évêque avait parlé longtemps: Je
n’ai jamais entendu prêcher ni si tôt ni si tard!...

Et les gens de lettres, toutes les étoiles littéraires du temps, celles
qui étincellent toujours, et les autres, lumignons éteints, Corneille,
Chapelain, Balzac l’emphatique et le dédaigneux, Conrart qui parlait
quelquefois, Colletet, Chapelain l’épique époumonné, Scudéry le
matamore, Voiture et Benserade, les auteurs des fameux sonnets
d’_Uranie_:

    Il faut finir mes jours dans l’amour d’Uranie
    L’absence ni le temps ne m’en sauraient guérir...

et de Job,

    Job de mille tourments atteint...

qui eurent tant de succès dans les ruelles littéraires et partagèrent
tous les alcôvistes en Uranistes et Jobelins, ce qui valut un troisième
sonnet de Corneille:

    Deux sonnets se partagent la ville,
    Deux sonnets se partagent la cour
    Et semblent vouloir à leur tour
    Rallumer la guerre civile...

Tous les poètes de l’hôtel de Rambouillet,--et tout ce qui rimait ou
rimaillait dans Paris aspirait à faire partie du Parnasse de la belle
Julie d’Angennes,--se

[Illustration: LES BOULEVARDS DE PARIS SOUS LE PREMIER EMPIRE

_Imp. Draeger & Lesieur, Paris_]

réunirent pour composer la fameuse Guirlande de Julie, recueil de
superbes miniatures et de madrigaux dont le manuscrit admirablement
exécuté, offert par le duc de Montausier, valut enfin à celui-ci la main
de l’idole après laquelle il soupirait depuis tant d’années.

[Illustration: PORTE DE L’HÔTEL DE CHALONS-LUXEMBOURG, RUE
GEOFFROY-L’ASNIER]

Ces précieuses habituées de la célèbre ruelle de Rambouillet et les
autres alcovistes se retrouvaient aux ruelles littéraires de notre
quartier du Marais, lesquelles bien qu’éclipsées par la triomphante
réunion rivale n’en ont pas moins brillé aussi et réuni les mêmes
personnages de qualité, les mêmes poètes ou beaux esprits.

La marquise de Sablé et la comtesse de Maure, ces deux inséparables
précieuses demeurant porte à porte sous les arcades, passaient leur vie
ensemble, excepté lorsque le moindre «_mauvais air_» courait dans Paris,
la plus petite grippe, car elles étaient horriblement peureuses, et
elles se calfeutraient alors dans leurs appartements, s’écrivant l’une à
l’autre billet sur billet, faute de pouvoir causer.

Mᵐᵉ Cornuel leur amie était du quartier aussi, c’est la dame aux
piquants bons mots, esprit des plus vifs et qui trouvait des mots même
dans les situations les plus _refroidissantes_, comme un certain soir
lorsque, dans quelque carrefour voisin, en sortant de quelque réunion de
beaux esprits, elle fut arrêtée et dévalisée par d’audacieux voleurs qui
cherchèrent des bijoux jusqu’en son corsage.

Madeleine de Scudéry à l’encrier inépuisable, fournissant
infatigablement à l’admiration de ses lecteurs d’interminables romans
héroïco-précieux en 8000 pages, demeurait rue de Beauce. Elle avait des
samedis très fréquentés où les précieuses luttèrent jusqu’à la fin et
opposèrent une belle résistance aux épigrammes des poètes et beaux
esprits de la période suivante. Mˡˡᵉ de Scudéry ne se rendit jamais et
resta précieuse Louis XIII jusqu’à la fin, jusqu’à sa mort à un âge
aussi avancé que son amie Ninon, au commencement du XVIIIᵉ siècle.

La place Royale si elle avait de nobles dames, grandes par le nom, par
l’esprit et la beauté, pouvait aussi voir passer sous ses arcades
d’autres femmes non moins admirées et non moins entourées, mais qui
n’avaient pour toute principauté que leur charme et leur beauté. Les
hommages de tous n’en étaient que plus sincères.

Dans un des hôtels de la place demeurait Marion Delorme, superbe et
prodigue, pour qui soupirèrent des princes, le froid Louis XIII lui-même
et aussi, dit-on, le terrible cardinal «_l’homme rouge qui passe_»! On
dit qu’elle ne lui fut pas cruelle et ne le laissa pas soupirer trop
longtemps sous son balcon. Marion était bonne catholique et l’on sait
par des mémoires du temps,--calomniateurs ou médisants, qui peut savoir
au juste,--comment elle convertit deux jeunes gentilshommes protestants,
le comte de Chavagnac et le chevalier de Chatillon. Elle avait mis cette
conversion pour prix à ses faveurs et conduisit à confesse, avant tout
paiement, les deux cavaliers touchés par la grâce. Comme Ninon de
Lenclos, cette femme à la mode avait de la naissance et malgré sa vie
libre, la bonne compagnie fréquentait sa maison, dont les galants
soldaient les frais et dont elle faisait les honneurs avec une grâce
spirituelle et charmante. Quand elle mourut à trente-sept ans, dans tout
l’éclat de sa beauté, elle fut exposée vingt-quatre heures sur un lit de
parade dans son logis de la Place-Royale et tout Paris vint la voir.

Ninon de Lenclos habitait rue des Tournelles, dans ce quartier aussi;
cette épicurienne fantaisiste était de bonne maison et se fit pardonner
toutes ses fantaisies à force d’esprit. La haute société ne lui tenait
aucunement rigueur; la charmeuse destinée à rester belle, et charmeuse,
et spirituelle presque tout un siècle et à porter la tradition des
précieuses du temps de Louis XIII presque jusqu’à la Régence, avait une
ruelle où se rencontraient bien des gens d’esprit et des précieuses de
qualité. Mᵐᵉ de Sévigné y fut souvent; Mᵐᵉ de Maintenon y vint aussi
quand elle n’était que la femme du poète Scarron, _le malade_ en titre
de la reine. Ninon était oublieuse et légère, heureusement pour elle,
sans quoi, dans son cœur que de grands noms du grand siècle, que
d’importants seigneurs!

Son dernier logis rue des Tournelles, où elle était locataire de
Hardouin Mansart, existe encore; c’est celui qui la vit prendre de l’âge
sans vieillir et mourir bien près de la centaine. Par malheur a disparu
l’autre logis, celui qui pourrait dire que de serments elle a faits qui
valurent juste autant que le bon billet de La Châtre.

Mᵐᵉ de Maintenon est aussi une des figures célèbres de la Place Royale,
que parmi tant d’autres il ne faut point oublier. C’était au temps de
son obscurité quand elle accompagnait la chaise à porteurs dans laquelle
on amenait son mari gémissant, souffrant et riant, pour prendre un peu
de soleil sur la place.

Le pauvre Scarron, tordu et perclus à vingt-cinq ans, après on ne sait
trop quel accident, mais perclus à ne pouvoir remuer que les doigts, ce
«_poète circonflexe, raccourci de la misère humaine_», comme il
s’intitulait, vécut d’abord avec ses sœurs rue des Douze-Portes, pourvu
d’une petite pension de 500 écus qu’il justifiait burlesquement par sa
charge de _Malade de la reine_,--de toutes les charges du royaume, la
plus consciencieusement occupée, hélas! Enfoncé dans ce fauteuil qui
resta sa coquille pour la vie, il s’efforçait de prendre son mal en
gaieté, entassait incessamment avec une verve inattaquable à la maladie,
les rimes les plus folles, écrivait le _Roman comique_ et se raillait de
tout, spirituellement, avec ses amis les poètes qui venaient rire et
causer en sa chambre de malade.

Au temps de la Fronde il fit comme les autres, chansonna Mazarin et se
vit retirer cette charge qu’il remplissait si bien. Privé de sa pension,
il se consola encore, écrivit et rima davantage, s’efforçant de rire
plus haut. En 1652, cet homme ruiné de toutes façons épousa par bonté
d’âme la petite Françoise d’Aubigné, alors âgée de dix-sept ans, et qui
ne se voyait point d’autre asile que le couvent. Les nouveaux mariés
allèrent habiter rue de la Tixeranderie près de l’Hôtel de Ville. Ce
triste mariage fut pourtant le point de départ de la fortune de Mˡˡᵉ
d’Aubigné. C’est par son mari le pauvre poète, ami de la fine fleur des
beaux esprits, protégé par quelques grands seigneurs, que Françoise
d’Aubigné entra en relations avec les grandes familles de la
Place-Royale et mit le pied très modestement dans ce monde brillant, qui
ne se doutait guère alors de la haute fortune à elle promise par le
destin.

Tous les mémoires ou récits du temps sont d’accord pour dire que la
belle Mᵐᵉ Scarron se tint dignement, très simple et très réservée, en
cette maison du poète burlesque, maison irrégulière où les revenus
étaient bien incertains, où le rôti absent se remplaçait parfois par une
histoire, mais où assez souvent aussi de nobles convives et de joyeux
lettrés s’invitaient sans façon à manger les poulardes et les venaisons
apportées par chacun ou envoyées par des amis, maison gaie en somme,
malgré les tracas d’argent, et que plus tard, sous le terrible fardeau
de ses grandeurs, Mᵐᵉ de Maintenon avoua quelquefois regretter en
cachette.

Mᵐᵉ Scarron fréquentait alors beaucoup, entre autres nobles maisons du
quartier, l’hôtel de Richelieu sur la place, l’hôtel Lesdiguières,
l’hôtel d’Albret, un des beaux hôtels encore de la rue des
Francs-Bourgeois au numéro 5, en face Carnavalet; elle était assidue
chez Mᵐᵉ de Sévigné qui n’habitait pas encore Carnavalet. Combien de
fois la marquise écrit-elle à sa fille «Mᵐᵉ Scarron vint dîner hier» ou
«Mᵐᵉ Scarron que je vis l’autre jour disait...» On la voit mêlée à
l’existence de toute cette haute société, et même plus tard emmenée par
Mᵐᵉ de Montespan au château de Saint-Germain où est la cour.

Quand l’excellent Scarron, à moitié mort depuis si longtemps, acheva de
mourir, quittant sa chaise, sa vie de souffrances si bravement
supportées, ses bons amis affligés, il laissa Mᵐᵉ Scarron fort
dépourvue. Il avait rimé depuis longtemps sa touchante épitaphe:

    Celui qui cy maintenant dort
    Fit plus de pitié que d’envie
    Et souffrit mille fois la mort
    Avant de perdre la vie.

    Passant ne fais icy de bruit,
    Garde bien que tu ne l’éveilles
    Car voicy la première nuit
    Que le pauvre Scarron sommeille.

La veuve dans son dénuement dut se retirer chez les Hospitalières de la
Charité de l’impasse du Foin, maintenant de Béarn et elle eut à se
chercher des protecteurs parmi ses belles relations. La protection
n’avait plus couleur littéraire, Scarron n’étant plus là pour payer en
esprit; sa femme n’était plus qu’une veuve distinguée, mais très pauvre,
qui dut se résoudre à bien des amertumes et même à des humiliations.
Enfin elle hérita de la pension que l’on avait rendue à Scarron, et s’en
alla habiter, croit-on, rue du Perche, une maison qui existe encore.

Elle eut dix ans d’obscurité et de petite vie bourgeoise aux prises avec
la gêne, lorsque tout à coup, en 1670, se produisit ce foudroyant coup
de fortune qui la jeta dans l’histoire et presque sur le trône de
France.

Chez la maréchale d’Albret, Mᵐᵉ de Montespan, maîtresse du roi, avait
jadis remarqué cette jeune femme modeste et spirituelle, au maintien
très digne, et qui, traitée en protégée, rendait de petits services dans
la maison. La favorite du roi avait déjà fait rétablir la petite pension
encore une fois supprimée à la mort d’Anne d’Autriche. Elle pensa un
jour à cette veuve instruite, intelligente et de bonnes mœurs, pour en
faire la gouvernante des enfants qu’elle avait de Louis XIV, ce qui fit
mener à Mᵐᵉ Scarron une vie mystérieuse et fatigante, l’obligeant à
courir en cachette à Vaugirard dans une petite maison qu’on lui avait
donnée, où étaient les nourrices et les enfants, pour revenir au petit
jour, rentrer chez elle par une porte de derrière, se rhabiller et
monter en carrosse pour aller faire visite à l’hôtel d’Albret, à l’hôtel
de Richelieu.

Le secret ne put être si bien gardé cependant que ses amis de la Place
Royale et la cour ne fussent à la fin au courant. L’ascension fut longue
et dura dix années. Admise à la cour, vivant dans la confidence des
amours du roi et de l’altière et querelleuse Montespan, qui même pour le
grand roi, était une maîtresse difficile, Mᵐᵉ de Maintenon, car elle ne
s’appelait plus Mᵐᵉ Scarron, ayant été gratifiée de la terre et du beau
château de Maintenon, plus tard érigé en marquisat, la marquise de
Maintenon n’était occupée qu’à recevoir les plaintes de l’un et de
l’autre, et devenait par fonctions la confidente des brouilles et
l’intermédiaire des réconciliations.

[Illustration: BALCON DE L’HÔTEL DE BRAQUE, RUE DE BRAQUE NUMÉRO 4]

Il est permis de croire qu’elle travailla un peu à ces brouilles. Enfin
le moment arriva en 1680 où la veuve du pauvre Scarron, triomphante, de
confidente devint autre chose, devint _madame de Maintenant_, comme
disait Mᵐᵉ de Sévigné, et supplanta dans le cœur de Louis, Montespan et
Fontanges, si bien et si complètement qu’à la mort de la reine, par une
nuit de janvier 1685, la chapelle de Versailles vit célébrer par
l’archevêque de Paris mandé secrètement, le mariage de la veuve du poète
burlesque avec Sa toute-puissante Majesté le roi Soleil.

La maison de Scarron le burlesque, rue des Douze-Portes, fut plus tard
celle de Crébillon le tragique. Il y a ainsi en ce siècle des rencontres
curieuses; par exemple Regnard venant au monde dans la maison natale de
Molière, du moins dans une des deux qui revendiquent ce titre, dans
celle de la rue de la Tonnellerie aux Halles, et peut-être, si c’est la
bonne, dans la même chambre, et Boileau le satiriste, naissant quai des
Orfèvres, dans l’ancienne chambre du chanoine Gillot, où se réunissaient
aux mauvais jours de la Ligue les auteurs de la Satire Ménippée,
quarante-cinq ans auparavant.

Des vieux hôtels de ce temps, aux alentours de notre centre élégant, les
survivants, plus ou moins atteints par la vieillesse et la décadence, ne
manquent pas. Ne parlons pas des simples maisons, celles-ci sont en
nombre considérable, mais plus touchées et plus déguisées à force de
replâtrages; dans la partie de la rue Saint-Antoine qu’on a débaptisée
pour lui donner le nom de l’échevin François Myron au nº 68, se voit le
très remarquable hôtel de Beauvais, dont la façade a beaucoup perdu à
des changements effectués au siècle dernier, mais qui garde sur la cour
une réelle splendeur.

Mᵐᵉ de Beauvais, qui l’a fait construire par Antoine Lepautre vers 1654,
sur le terrain d’anciennes maisons de l’abbaye de Chalis achetées au
surintendant Fouquet et à d’autres propriétaires, était Henriette
Bellier femme de chambre d’Anne d’Autriche, complaisante confidente
prêtant les mains à toutes les intrigues, connaissant tous les secrets
petits ou grands de la reine et sachant admirablement en tirer parti.

Encore un exemple de haute fortune qui peut être rapprochée de celle de
Mᵐᵉ de Maintenon. Entre ces deux noms tient toute la vie galante du roi
Soleil, quelque peu sultan à Versailles.

Si Mᵐᵉ Scarron fut la dernière passion de Louis XIV, la femme de chambre
d’Anne d’Autriche, disent les cancans de la cour, doit être mise en tête
de la liste pour Louis adolescent. Et alors Henriette Bellier est
toute-puissante, ses coffres se remplissent, la reine, Mazarin, Fouquet
sont là pour cela. Echange de bons offices. On pourvoit son mari d’une
charge conférant noblesse, et elle se fait bâtir un magnifique hôtel,
aidée de toutes façons par la reine qui va jusqu’à donner pour les
bâtisses de sa confidente des pierres destinées aux travaux du Louvre.

Le 26 avril 1660, après la paix des Pyrénées, après le mariage royal
consacrant la réconciliation de la France et de l’Espagne, eut lieu
l’entrée solennelle en leur bonne ville de Louis XIV et de l’infante
Marie-Thérèse d’Espagne. On sait quelle fut la pompe déployée et combien
d’arcs de triomphe colossaux, de groupes allégoriques et de
réjouissances diverses marquèrent, depuis la place du Trône jusqu’au
Louvre, le passage du splendide et interminable cortège.

C’était une immense cavalcade. Après le corps de ville, les prévôts, les
échevins, les conseillers, les archers, l’université, des députations du
clergé et des couvents, les juges et les huissiers du Châtelet à
cheval, la cour des aides, la chambre des comptes, à cheval aussi en
robes et bonnets carrés, et le Parlement de même, venaient le train de
Son Eminence le cardinal Mazarin composé de ses officiers et d’une suite
de 72 mulets caparaçonnés et empanachés, conduits par des pages
escortant les carrosses de ladite Eminence, les écuries du roi, la
maison du roi, tous les gentilshommes officiers de la chambre, les
mousquetaires et chevau-légers, la chancellerie avec une haquenée
blanche portant le sceau royal, flanquée de conseillers en robe la
tenant par la bride, la prévôté de l’hôtel, les Cent Suisses, puis Louis
XIV à cheval suivi de la garde écossaise et d’un brillant escadron de
princes, enfin dans un char découvert étincelant de dorures, traîné par
huit chevaux, la reine non moins étincelante, couverte de tous les
joyaux de la couronne.

[Illustration: HÔTEL MONTHOLON, 79, RUE DU TEMPLE]

Entre les arcs de triomphe toutes les rues étaient décorées,
enguirlandées de verdure, jonchées d’herbes et de fleurs; de riches
tapisseries flottaient aux fenêtres, les hôtels et les maisons des
bourgeois se paraient de longues bandes de satin. Pour voir tout cela,
pour voir défiler le cortège, la reine mère s’en vint chez Mᵐᵉ de
Beauvais et prit place sur le balcon au-dessus de la grande porte avec
Henriette d’Angleterre, avec Mazarin, Turenne et d’autres grands
personnages. Et le cortège en passant fit halte devant l’hôtel pour
laisser échanger les compliments entre le roi et sa mère... Ce glorieux
balcon n’est plus, ou du moins il a été modifié quand la façade a été
abîmée par le financier Orry entre les mains brutales de qui la
propriété passa en 1704.

L’hôtel de Beauvais bâti sur le plan le plus irrégulier, tout en
zigzags, sur la commerçante rue Saint-Antoine d’alors, l’hôtel
seigneurial avait des boutiques au rez-de-chaussée; il les a encore.
Entre ces boutiques s’ouvre un long passage aboutissant à un porche en
rotonde soutenu par huit hautes colonnes, devant lequel se développe une
belle cour à demi circulaire dans le fond pour le rez-de-chaussée
seulement, en écuries et remises; une terrasse sur ces écuries se
continue en balcon porté sur de fortes consoles autour de la cour,
au-dessus de laquelle terrasse la chapelle encadrée de colonnes fait
face au portique d’entrée. Le grand escalier à gauche sous la rotonde
est également un superbe morceau avec colonnes et motifs de sculptures.
Mais il faut voir le plan de l’hôtel pour se rendre compte du parti
merveilleux tiré par Lepautre de son terrain et de l’ingéniosité des
dispositions. Sous ce rapport l’hôtel de Beauvais est unique. Loret,
dans ses gazettes rimées, parle plus d’une fois et des visites d’Anne
d’Autriche à sa confidente et amie, et des merveilles de l’hôtel tout
battant neuf, admiré par les gens de la cour, qui n’épargnaient pas
d’ailleurs les épigrammes à la propriétaire jalousée.

Après Mᵐᵉ de Beauvais, après le financier son successeur qui fut un
maltôtier peu scrupuleux, après ses héritiers de meilleure réputation,
la maison logea l’ambassadeur de Bavière. Logis inviolable alors, local
interdit au contrôle de la police, l’hôtel fut un tripot fréquenté par
les joueurs et les filous de haut vol.

Bien national en 93, l’hôtel eut ses magnifiques appartements
d’autrefois fort abîmés et partagés en petits locaux, tandis qu’une
entreprise de diligences utilisait ses grandes écuries et ses remises.

Dans la rue de Jouy, au nº 7, derrière l’hôtel de Beauvais, Mansart a
bâti pour le duc d’Aumont un hôtel occupé aujourd’hui par la Pharmacie
centrale, façade imposante, mais d’une élégance assise un peu
lourdement. L’antique rue Geoffroy-l’Asnier, ruelle plutôt, a gardé au
nº 26, juste devant la non moins étroite rue _Grenier-sur-l’eau_ qui
arrive pittoresquement sous l’abside de Saint-Gervais où jadis était le
cimetière, un autre logis bien plus remarquable. C’est l’hôtel de
Châlons-Luxembourg, élégante construction en briques et pierres du
commencement du XVIIᵉ siècle ou de la fin du XVIᵉ, élevée sur la cour
derrière un autre bâtiment dans lequel s’ouvre une grande porte, d’une
ampleur superbe.

Un grand arc, souligné par une frise à rinceaux, encadre un beau
cartouche largement traité, destiné à recevoir des armoiries disparues,
et sur lequel on trouve seulement l’indication que l’hôtel était de
Châlons en 1625 et de Luxembourg en 1659. Les boiseries de la porte
elle-même sont un chef-d’œuvre de menuiserie et le marteau de bronze une
véritable petite merveille.

Dans le quartier près de la Seine qui renferme tant de maisons des XVᵉ
et XVIᵉ siècles sans compter les débris plus anciens, il y a encore les
hôtels la Vieuville et Fieubet. Tous deux, comme les maisons voisines,
ont été construits sur l’emplacement du séjour royal de Saint-Paul. La
Vieuville, à l’extrémité de la rue Saint-Paul présente encore sur sa
cour de beaux et solides bâtiments en briques et pierres qui cachent
peut-être quelques débris des écuries royales achetées

[Illustration: LA COUR DE L’HÔTEL DE BEAUVAIS]

sous François Iᵉʳ par Galliot de Genouillac, grand maître de
l’artillerie. Le marquis de la Vieuville qui a donné son nom à l’hôtel
est ce ministre de la jeunesse de Louis XIII, surintendant des
finances, qui fit entrer Richelieu au conseil du roi et que tout de
suite Richelieu supplanta.

A l’autre extrémité du quai, l’hôtel Fieubet est une construction plus
importante et surtout plus ornée. Primitivement il était beaucoup moins
orné, et malheureusement on ne sait que trop maintenant ce qui est œuvre
authentique ou simple pastiche plus ou moins heureux. Il provient de
Gaspard de Fieubet, conseiller du roi, chancelier d’Anne d’Autriche, bel
esprit et poète de ruelles.

Précédemment, sur son terrain, Galliot de Genouillac abritait les
fauconneaux et coulevrines de François Iᵉʳ; aux bâtiments de ce temps
qui avaient succédé à ceux de l’hôtel Saint-Paul, succéda l’édifice
construit pour Fieubet par Hardouin Mansard. L’hôtel subit bien des
transformations et reçut bien des destinations. Enfin, M. de la Valette,
rédacteur en chef du journal _l’Assemblée nationale_ de 1848, l’acheta,
s’éprit de son acquisition et se mit à restaurer l’hôtel à tour de bras,
à le modifier, à le compléter par des sculptures rapportées du haut en
bas. Ce qui fait qu’à côté de fort belles choses, de sculptures de
grande allure, on voit de maigres ornements et de fort médiocres
bas-reliefs. Le pavillon d’angle, qu’il soit une restauration ou qu’il
provienne entièrement de M. de la Valette, fait bon effet tout de même
avec sa boutique encadrée de gaines à figures barbues, sous un lourd
amoncellement de trophées et d’attributs.

Cette région de Paris, habitée par tant de grand et beau monde, centre
d’élégances, était aussi centre de plaisirs, ce qui lui avait amené
cette population de mœurs faciles qui se presse toujours dans les
endroits à la mode. Où la vie de Paris battait-elle son plein alors
sinon à la place Royale? Les bourgeois du Marais ne se piquaient point
de rigorisme. Le bon Scarron, vivant ici avec ses sœurs non mariées, les
voyait mener une existence des plus libres dans ce tourbillon du beau
monde. Il est vrai qu’il eût été bien empêché pour les surveiller. Il
lui en était venu un neveu qu’il qualifiait spirituellement de _neveu à
la mode du Marais_.

Le Marais possédait des théâtres qui au XVIIᵉ siècle disputaient la
vogue aux comédiens de l’hôtel de Bourgogne, aux farceurs du Pont-Neuf.
Il y avait des salles nombreuses pour le jeu de paume, en grande vogue
alors parmi les jeunes cavaliers, comme, pour le populaire, les jeux de
boule qui ont servi à baptiser soit directement, soit en passant par des
enseignes, des _boules noires_, _rouges_ ou _blanches_, plusieurs rues,
par exemple la rue du Bouloi.

C’est dans un jeu de paume du quartier du Marais que M. de Beaufort, aux
beaux jours de la Fronde, en train de jouer avec des amis, fut
interrompu dans son jeu par les femmes de la Halle, désireuses
d’apporter au roi des Halles, ce beau gentilhomme blond de si cavalières
façons et petit-fils d’Henri IV par-dessus le marché, pour qui tout
Paris brûlait d’une véritable passion, leur tribut d’admiration et
d’amour.

Guy Patin, le spirituel et endiablé médecin, raconte l’anecdote dans une
lettre. Les femmes de la Halle s’en allaient par pelotons voir leur
idole envoyer la balle. «Comme elles faisaient du tumulte pour entrer et
que ceux du logis s’en plaignaient, il fallut qu’il quittât le jeu et
qu’il vînt lui-même mettre le holà, ce qu’il ne put faire sans
permettre que ces femmes entrassent en petit nombre, les unes après les
autres, pour le voir jouer, et s’apercevant qu’une de ces femmes le
regardait de bon œil, il lui dit: «Hé bien, ma commère, vous avez voulu
entrer, quel plaisir prenez-vous à me voir jouer et à me voir perdre mon
argent?» Elle lui répondit aussitôt: «Monsieur de Beaufort, jouez
hardiment, vous ne manquerez pas d’argent; ma commère que voilà et moi
vous apportons deux cents écus et, s’il en faut davantage, je suis prête
d’en retourner quérir autant.» Toutes les autres femmes commencèrent
aussi à crier qu’elles en avaient autant à son service, dont il les
remercia. Il fut visité ce jour-là par plus de deux mille femmes...»

[Illustration: FRONTON, 106, RUE DU TEMPLE]

Ces mêmes femmes de la Halle deux jours après lui criaient sur son
passage: «Monsieur, ne consentez pas à votre mariage avec la nièce du
Mazarin, quelque chose que vous fasse ou vous dise M. de Vendôme votre
père. S’il vous abandonne, vous ne manquerez de rien, nous vous ferons
tous les ans dans la Halle une pension de soixante mille livres!...»

Les idoles populaires dans le cours des siècles, quelle jolie galerie de
figures! Il y a de tout, des princes, des tribuns, des magistrats, des
journalistes, des soldats et même des rois comme le Vert Galant, et
quelle étrange diversité de raisons aussi à ces popularités. Mais il
faut toujours la parole ou la haute mine, de grandes phrases ou de
cavalières façons,--bien plus rarement une action réelle et une
direction vers le bien.

Les comédiens du Marais avaient leur théâtre rue Vieille-du-Temple,
entre les rues de la Perle et des Cultures Saint-Gervais, dans l’ancien
local d’un jeu de paume. C’est là que se donna la _première_ du _Cid_
avec nombre d’autres pièces de Corneille. Les comédiens comptèrent même
au nombre de leurs auteurs le cardinal de Richelieu, qui leur fit jouer
l’_Aveugle de Smyrne_, avant que pour _Mirame_ il se fût construit un
théâtre particulier au Palais Cardinal.

Madeleine Béjart, sœur d’Armande Béjart, femme de Molière, fit
probablement partie de la troupe du Marais, les Béjart étaient du
quartier, établis sur la paroisse de Saint-Paul. C’est sans doute au
théâtre de la rue Vieille-du-Temple que Molière, tout jeune et dévoré de
sa passion pour le théâtre, la connut, l’apprécia et l’enrôla avec ses
frères Joseph et Louis dans la troupe de l’_Illustre Théâtre_,
audacieuse entreprise dont le succès fut loin de couronner les efforts.

Après avoir essayé pour ses représentations du jeu de paume des
_Métayers_, à la porte de Nesle en 1643, la troupe désespérée de ne
jouer que devant des banquettes et de ne point encaisser seulement de
quoi payer les chandelles, décida de se rapprocher du beau monde et loua
dans le beau quartier le jeu de paume de la _Croix Noire_, rue des
Jardins-Saint-Paul. Hélas! cruelle persistance de la déveine, l’illustre
théâtre ne réussit pas mieux au Marais que de l’autre côté de l’eau, les
élégants de la place Royale conservent leur faveur aux comédiens de la
rue Vieille-du-Temple, se souciant peu de la nouvelle troupe. On joue de
grandes tragédies, toujours devant les banquettes, la troupe fait des
dettes, Molière dans les affres de cette détresse signe des billets
qu’il ne peut payer à l’échéance et un beau jour, comme dénouement de la
navrante situation, les huissiers viennent l’appréhender au corps et il
est emprisonné au Châtelet à la requête de ses créanciers, parmi
lesquels son moucheur de chandelles.

Le grand roman comique de Molière allait commencer. Après une tentative,
en sortant du Châtelet, dans un troisième jeu de paume, à la _croix
Blanche_, dans le faubourg Saint-Germain, la troupe de l’_Illustre
Théâtre_ abandonne décidément Paris indifférent et se lance pour douze
années à travers la province, du Nord au Midi, de Pézenas à Rouen,
roulant sur les routes, courant de ville en ville, donnant des
représentations dans des auberges, des salles de châteaux ou des
granges, jusqu’au jour où Molière, ayant acquis quelque notoriété,
auteur de nombreuses comédies, que certains ont pu applaudir en
province, revient à Paris, et tout à coup, sur le théâtre de l’hôtel
Bourbon, conquiert enfin le succès si longtemps inutilement poursuivi,
par sa comédie des _Précieuses Ridicules_ qui fit un terrible esclandre
dans le monde des ruelles, parmi toutes les Précieuses, aussi bien les
grandes précieuses de l’hôtel de Rambouillet, que les précieuses
affectées, bourgeoises imitatrices des grandes dames à prétentions
littéraires.

Les temps de gloire de la région du Marais ressuscitent dans l’esprit du
passant, lorsque dans ces rues devenues manufacturières, purement
industrielles, il retrouve malgré démolitions et transformations, tant
de vieux hôtels qui, en dépit des adaptations diverses, gardent de beaux
restes de leur physionomie d’autrefois. Les nobles seigneurs, les belles
dames à carrosses, les imposants parlementaires à longues barbes et à
bonnets carrés, les magistrats à perruque ont cédé la place à des
négociants, à des fabricants d’articles de Paris, à des droguistes en
gros; partout les raisons sociales couvrent les vieux écussons, partout
les enseignes commerciales bariolent les nobles architectures, coupant
les fenêtres, masquant les

[Illustration: HÔTEL AMELOT DE BIZEUIL, 47, RUE VIEILLE-DU-TEMPLE]

bas-reliefs ou les beaux balcons; n’importe, il reste assez de superbes
frontons sculptés, de balcons ventrus, portés par des figures
magistralement traitées, par des consoles d’un art charmant; il subsiste
assez d’admirables motifs décoratifs, assez de traits magnifiques sous
les rides ou les cicatrices, pour que l’esprit s’essaie en
reconstitutions du passé de ces nobles logis, en évocations du décor
complet, tel qu’il fut par exemple lorsque Gomboust, au commencement du
règne de Louis XIV, traçait son grand plan de Paris, avec la figuration
des hôtels et logis importants comme en une vue à vol d’oiseau.

Il en manque certes beaucoup aujourd’hui, mais il n’avait pas tout mis,
ayant un tel choix alors. Il a omis par exemple l’hôtel Amelot de
Bizeuil ou des ambassadeurs de Hollande, au nº 47 de la rue
Vieille-du-Temple, une belle demeure pourtant, pourvue d’un superbe
portail par-dessus lequel se silhouette un beau pavillon ardoisé
couronnant un fronton, où des génies supportent un écusson avec d’autres
petits génies en consoles.

Cy était précédemment l’hôtel du maréchal de Rieux. Le 4 novembre 1407,
à l’heure de minuit le carrefour Barbette tout voisin retentit du bruit
d’une lutte, d’appels et de cris de mort. C’était le duc d’Orléans que
les hommes de Jean sans Peur assassinaient. L’hôtel de Rieux s’ouvrit,
les gens du maréchal se précipitèrent, mais il était déjà trop tard, ils
n’arrivèrent que pour ramasser les cadavres du duc et de son écuyer
qu’ils apportèrent à l’hôtel.

L’hôtel Amelot de Bizeuil remplaça vers 1640 les anciennes constructions
de Rieux, les ambassadeurs Bataves peu après s’y logèrent. Les panneaux
de la grande porte sont fort beaux, avec leurs têtes de Méduses
entourées de vipères, qui contemplent ce sol ayant bu jadis le premier
sang versé des longues guerres entre Bourguignons et Armagnacs. Le
revers de ce portail encadre un large bas-relief représentant Rémus et
Romulus allaités par la louve. Les côtés de la cour ont pour décoration
de grands cadrans solaires peints en grisaille avec attributs et
sentences latines.

L’hôtel Saint-Aignan, rue du Temple, dans la partie qui prenait jadis le
nom du couvent de Sainte-Avoye, attire forcément le regard par ses
proportions formidables, ses hautes lucarnes, ses fenêtres à croisillons
sur la rue et son portail colossal, dont la porte a aussi de beaux
panneaux dans le style de ceux de l’hôtel de Bizeuil. En face était un
des hôtels de Montmorency disparu aujourd’hui; à côté se voit encore
l’hôtel de Mesme, logis sous Louis XIV du premier président Antoine de
Mesme, puis au nº 79 l’hôtel de Montmor, devenu plus tard de Montholon,
lequel montre comme Saint-Aignan une grande cour entourée de hautes
constructions de très noble aspect, avec son fronton central, son
admirable grand balcon au premier palier de l’immense cage d’escalier,
ses sculptures et ses lucarnes ardoisées. Comme à l’hôtel de Bizeuil, le
revers du portail d’entrée est décoré d’un beau bas-relief.

Un bel édifice du temps de Louis XIV occupe l’angle des rues de Thorigny
et des Coutures-Saint-Gervais, élevé sur les jardins maraîchers ou
cultures des hospitaliers Saint-Gervais, où l’on commença à bâtir en
1620 seulement. L’hôtel est de 1656; il fut construit pour le financier
Aubert de Fontenay, à qui ses bénéfices dans les gabelles permettaient
de se loger magnifiquement. A l’aspect de ces somptuosités où le
traitant étalait un peu trop au grand jour une fortune extraite des
droits sur le sel, on donna unanimement à l’édifice le nom d’_hôtel
Salé_, qui devint si bien son nom officiel qu’il le porte toujours.

[Illustration: PORTE DE L’HÔTEL DE BOULIGNEUX, RUE MICHEL-LE-COMTE, 28]

C’est encore une de ces belles cours du Marais, très vaste, et noblement
encadrée, gardée par de grands sphinx posés sur la corniche des
bâtiments bas en retour, jadis couverts en terrasses à balustrades.
L’entrée du grand corps de logis central se couronne d’un énorme fronton
avec des figures de femmes, des amours enguirlandés et de grands chiens,
supports de l’écusson effacé. Là se déploie majestueusement, d’une
ampleur à contenir une maison de nos jours, un magnifique escalier d’une
grande richesse de décoration, abondance de sculptures qui se
poursuivait, et se retrouve encore en partie dans les appartements.

L’hôtel Salé après avoir été la demeure du maréchal de Villeroy, l’hôtel
des Ambassadeurs de Venise, etc., fut pendant quelque temps avant 89
l’hôtel de Mᵍʳ de Juigné archevêque de Paris.

A la Révolution on y entassa les livres saisis dans les couvents
supprimés, puis l’hôtel fut vendu comme bien national et transformé en
pension jusqu’à l’installation de l’Ecole centrale, qui l’a quitté il y
a peu d’années pour le nouvel édifice contigu aux _Arts et Métiers_.

L’Imprimerie nationale, rue Vieille-du-Temple occupe les vastes locaux
de l’hôtel de Rohan, qui s’appela aussi le palais Cardinal ou l’hôtel de
Strasbourg. Plus jeune que les autres grands logis du Marais, l’édifice
ne date que du commencement du XVIIIᵉ siècle et fut construit par le
cardinal de Rohan, évêque de Strasbourg.

Quatre-vingts ans après lui un autre cardinal de Rohan habitait aussi ce
palais, réuni par les jardins au palais de Soubise, précédemment hôtel
Clisson-de-Guise. Rohan était le cardinal de cette scandaleuse et
mystérieuse affaire du collier, commencement pour Marie-Antoinette des
terribles infortunes qui l’amenèrent en peu d’années prisonnière à la
tour du Temple, si proche voisine de l’hôtel du cardinal.

A l’hôtel de Rohan, l’art du XVIIIᵉ siècle a laissé de nombreuses
beautés un peu partout et un morceau de sculpture vraiment superbe, le
grand bas-relief de Le Lorrain, qui couvre la muraille au-dessus de
l’ancienne porte des écuries et représente Phaéton faisant boire le
quadrige de chevaux attelés au char du Soleil. L’imprimerie vint occuper
le palais en 1808.

Que d’autres superbes logis dans ce Marais, qui sans avoir
l’illustration de ces demeures princières, se montrent un peu partout,
dans leurs vieux atours en partie respectés, ou laissent transparaître
quelques débris de leur ancienne splendeur. Les belles portes sont
nombreuses d’où l’on s’attendrait presque à voir sortir la chaise de
quelque marquise, ou l’un de ces longs carrosses du grand siècle menant
un président au Parlement. Celle du nº 30 actuel de la rue des
Francs-Bourgeois est encore un très beau morceau; monumentale également
celle de l’hôtel du maréchal d’Albret, un peu plus loin dans la même
rue. Au 28 de la rue Michel-le-Comte, l’immense porte de style grec
donnait entrée à l’hôtel de Bouligneux, puis d’Halwill; elle est de
l’architecte des barrières de Paris, Ledoux, qui donnait à ses
constructions un caractère puissant tout particulier.

Combien d’autres encore, et de riches balcons comme ceux de l’hôtel de
La Grange, rue de Braque, nº 6, des fenêtres Louis XIV ou de style
rocaille, de grands pavillons, d’énormes toits Louis XIII, dans les rues
Pastourelle, des Quatre-Fils, des Vieilles-Haudriettes, au coin de
laquelle une fontaine du XVIIIᵉ siècle nous montre une jolie naïade
couchée sur son urne. Combien de frontons curieux comme celui de la rue
Payenne où l’on voit un long et maigre Temps couché sur

[Illustration: LA RUE QUINCAMPOIX PENDANT LE _Système_

_Imp. Draeger & Lesieur, Paris_]

des débris de colonnes renversées, vieillard allégorique qui a l’air de
songer tristement aux jours brillants du Marais, aux beaux temps finis
pour jamais.

[Illustration: PORTE DES ÉCURIES DE L’HÔTEL DE ROHAN (IMPRIMERIE
NATIONALE)]

Où sont les hôtels de Lorraine, de Chavigny, voisins de l’hôtel
d’Angoulême-Lamoignon sur la rue Pavée, les hôtels d’Orléans et d’Effiat
rue Vieille-du-Temple, les hôtels d’Estrées, d’Epernon, de Sordis,
Nicolaï, etc. Détruits, disparus complètement, ou, si quelques restes
subsistent, ils sont si bien dissimulés par les replâtrages et
transformations, si bien perdus dans les reconstructions que c’est tout
comme si rien absolument n’en restait!...

La mélancolie des choses qui ne sont plus ne flotte pourtant pas dans
l’air et ne tombe pas des murailles grises; il y a tant de bruit et de
mouvement dans ce quartier monumental, dans cette ville aristocratique
abandonnée au commerce, envahie par tous les métiers, qui la traitent en
pays conquis; tant de chariots industriels sortent des portes cochères à
carrosses et font retentir d’un fracas de ferraille le pavé des rues
démocratisées. Il est bien vivant ce quartier des élégances défuntes, on
entrevoit dans les cours le mouvement de la fourmilière travailleuse
parmi les ballots empilés, les caisses de marchandises encombrant tous
les coins et débordant par toutes les baies, dégringolant des larges
escaliers à rampes en volutes de fer forgé... A certaines heures, de ces
vieux hôtels des élégantes du grand siècle, de ces logis compassés de
haute magistrature, débouchent des foules bruyantes, ouvriers et
apprentis en bourgerons, ouvrières en longs sarraus, employés en veston
courant au déjeuner.

Il est pourtant bien attristant de penser que fatalement des
modifications journalières vont davantage altérer peu à peu la
physionomie des vieilles façades, et feront disparaître demain ce que
l’on admirait encore hier. Les grands hôtels subsistant à peu près
intacts deviendront de plus en plus rares, et peu à peu chaque année
enlèvera un trait à leur physionomie... Et le vieillard symbolique du
fronton de la rue Payenne, s’il n’est abattu lui aussi, restera seul à
se souvenir et à échanger par-dessus les toits des soupirs attristés
avec l’ombre affligée de Mᵐᵉ de Sévigné, errant dans le vieil hôtel de
Ligneris-Kernevenoy-Carnavalet préservé par son affectation officielle,
et d’où elle gémit de ne pouvoir écrire sur tous ces désastreux
changements à Mᵐᵉ de Grignan une longue, bien longue lettre, remplie
d’exclamations, de protestations et de récriminations.....

[Illustration: FRONTON RUE PAYENNE]



[Illustration: LE DUEL DE BEAUFORT-NEMOURS AU MARCHÉ AUX CHEVAUX (RUE DE
LA PAIX ACTUELLE)] CHAPITRE X

LE PARIS DE LOUIS XIV ET DE LOUIS XV

     La fin du Pré aux Clercs.--Développement du faubourg
     Saint-Germain.--Les Invalides.--Le Luxembourg.--Les ruines de la
     Ligue.--L’enceinte de Louis XIII.--Places, portes et statues
     triomphales du roi Soleil.--M. de la Feuillade et la place des
     Victoires.--L’hôtel de la Vrillière.--L’hôtel de Vendôme et la
     place des Conquêtes-Vendôme-Des Piques.--Duel Beaufort et Nemours
     au marché aux chevaux.--Paris la nuit.--Premières lanternes.--Les
     porteurs de falots.--Les voleurs et la police.--M. de la Reynie et
     M. d’Argenson.--Le système de Law.--La grande folie de la rue
     Quincampoix.--Le crime de l’Épée de bois.--Un cardinal de la
     Régence.--Emplacements révolutionnaires: le champ de la fédération,
     la place Louis XV.--La catastrophe du feu d’artifice.--La
     guillotine.


[Illustration: PLACE DES VICTOIRES]

Triomphant et glorieux au temps du roi Henri IV, le quartier du Marais
et de la Place Royale décline en même temps que le siècle qui a vu sa
naissance et sa poussée rapide. Les beaux jours, hélas, passent vite et
la vogue capricieuse s’échappe et se porte ailleurs. En un siècle Paris
s’était considérablement agrandi du côté de l’ouest, il avait fait une
très large enjambée dans la direction du couchant, du côté où son
expansion avait été si longtemps contrariée par le rempart et par
l’abbaye de Saint-Germain sur la rive gauche, de même que longtemps le
Louvre et les Tuileries arrêtèrent et arrêteront l’expansion sur la rive
droite.

Louis XIV et les grands seigneurs avaient colonisé Versailles; princes
et courtisans, pour suivre le roi Soleil, se contentaient à Versailles
d’un simple pied à terre ou d’un mesquin logement au château, mais ils
se construisaient de grands hôtels dans les quartiers neufs du faubourg
Saint-Germain.

Henri IV avait encore trouvé l’abbaye de Saint-Germain isolée hors de la
ville, avec un commencement de faubourgs sous ses remparts. Au delà
était la campagne. Il n’y a qu’à regarder les estampes de Callot, Israël
Sylvestre et Pérelle pour voir, avec son aspect de bout de ville donnant
sur une banlieue, le quartier de la Porte de Nesle toujours dominé par
la vieille tour de Philippe Hamelin, ce quartier désordonné de vieilles
bicoques et d’antiques constructions au milieu desquelles s’élevaient
les grands bâtiments de briques et pierres de l’hôtel de Guénégaud non
terminé et destiné à être remplacé par l’hôtel Conti, la future Monnaie.

La reine Marguerite s’était bâti un grand hôtel qualifié de palais,
pourvu d’un long jardin pris sur les terrains du Pré aux Clercs, sans
contestations avec ces écoliers qui cinquante ans auparavant
s’opposaient par la force à tout empiètement sur leur domaine, et
l’Université elle-même avait aliéné le reste de ces terrains sur
lesquels assez vite s’élevèrent de belles constructions. Un quartier
aristocratique naissait qui se préparait à enlever la vogue à la région
de l’Est si longtemps en possession du prestige avec ses souvenirs des
vieux palais de Saint-Paul et des Tournelles.

La place ne manquait point pour s’étendre par là, puisque l’on n’avait
qu’à mordre en pleine campagne, et le site était assez séduisant, juste
en face du vieux Louvre et des jeunes Tuileries, des verdures du Cours
la Reine, avec un horizon de belles collines encaissant le tournant de
la Seine, gracieusement allongée au pied des villages de Chaillot,
Passy, Auteuil, si lointains alors et cachés dans les arbres de leurs
vergers.

Jusqu’en 1660, l’ombre de la tour de Nesle continua de se projeter sur
le talus herbeux et mouvementé du port au nom ironique:
Malaquest--mauvaise acquisition--où débouche la rue de Seine et que
bordent les constructions de la reine Marguerite, avec la chapelle des
Louanges des Petits-Augustins, puis les jardins qui touchent de l’autre
côté l’ancien clos de l’Abbaye transformé, montrant des amorces de rues,
mais où s’élève encore sur sa butte le vieux moulin à vent des moines, à
côté de la chapelle de la Maladrerie.

La tour de Nesle et la porte disparaissent, le rempart est éventré, les
fossés comblés, le collège des Quatre-Nations s’élève assez lentement.
Transformation complète, un vieux paysage parisien s’efface, un nouveau
décor le remplace plus régulier et plus froid.

Pendant que le monument s’élevait, les rues du faubourg Saint-Germain
s’allongeaient et se bâtissaient, la rue de la Sorbonne, maintenant rue
de l’Université, s’avançait à travers le grand Pré aux Clercs en suivant
à peu près le tracé d’un petit chemin qui s’appelait le chemin des
Treilles et conduisait à l’île aux Treilles ou des Cygnes. De même se
bâtissait aussi la rue de Grenelle, et l’ancien chemin des vaches,
devenu la longue rue parallèle intermédiaire de Saint-Dominique depuis
l’installation, sur un morceau des anciennes possessions de
Saint-Germain, d’un couvent de Jacobins de Saint-Dominique.

[Illustration: ENTRÉE DE LA RUE DE SEINE DERRIÈRE LE COLLÈGE DES QUATRE
NATIONS (INSTITUT)]

Au milieu du siècle, les constructions du faubourg Saint-Germain
arrivent à peine à la hauteur de la porte de la Conférence au jardin des
Tuileries; la berge de la Grenouillère, en face de cette porte de la
Conférence, restait couverte de chantiers de bois. Peu à peu cependant
les bâtisses s’égrènent dans les champs et le moment approche où les
maisons de campagne devront céder le terrain aux beaux hôtels, mais
c’est toujours la pleine campagne, les prés et les champs un peu plus
loin, autour de l’hôtel des Invalides qui commence à s’élever en 1670 et
reçoit dès 1674 ses premiers pensionnaires, pendant que son église croît
lentement.

Le sort des pauvres soldats mutilés dans les guerres était réellement
alors plus lamentable que celui de leurs camarades tombés pour ne plus
se relever. Que pouvaient-ils devenir, ces pauvres invalides, triste
résidu de la gloire, simples ouvriers de la victoire, tombant sur les
champs de bataille, chargés de lauriers, mais avec, en moins, une jambe
ou un bras qu’emportèrent les boulets ou que hachèrent les sabres.
Estropiés, incapables de gagner leur vie, se traînant par les chemins
sur des béquilles, ils mouraient de faim, s’ils n’avaient pas la chance
rare d’être recueillis par quelque couvent, ou bien, s’ils se trouvaient
induits par la misère à la maraude, la potence les attendait.

Cette horrible injustice avait révolté Henri III qui avait essayé d’y
porter remède, en créant la maison de Lourcine, hôpital destiné à en
recueillir au moins quelques-uns. Mais combien devaient encore mourir
sur les grands chemins, de ces tristes épaves de la bataille au temps de
la longue guerre civile! Henri IV hérita de l’œuvre et l’agrandit un
peu. Louis XIII plaça ces invalides dans des bâtiments construits à
Bicêtre sur l’emplacement du château bâti au XVᵉ siècle par l’évêque de
Winchester (Angleterre), dont le nom s’était transformé en Vinchestre,
puis Bicestre.

Louis XIV à son tour s’occupa des invalides; il en avait fait assez dans
ses guerres et reconnut la nécessité de tenter quelque chose pour eux.
Mais c’était le Grand roi, il voyait tout de certaine façon, toutes ses
idées tournaient d’elles-mêmes au grandiose et à l’ostentation, et ses
architectes semblent avoir pensé à élever plutôt un temple à la gloire
du roi, qu’un asile pour les soldats mutilés, victimes de son rêve
dominateur. C’est un palais qu’ils ont construit, un colossal édifice
d’une imposante ordonnance, une pompeuse façade, avec une triomphale
entrée au fronton de laquelle domine la statue équestre du roi, et des
bâtiments somptueux où travaillèrent les peintres et les sculpteurs
ordinaires du monarque. Un superbe monument enfin, mais, hélas,
susceptible de recevoir seulement une bien faible partie de tous ceux
qui avaient chèrement payé le droit d’y espérer un logement.

Au-dessus du chemin de Vaugirard, entre le bourg Saint-Germain des Prés
et le faubourg Saint-Jacques, le plan Truschet de 1550 ne nous montre
que des champs encore et quelques maisons éparses. Au loin sont des
bâtiments qualifiés de _Pressoir de l’Hôtel-Dieu_, et le grand enclos
silencieux des Chartreux qu’indique la flèche effilée de son église. Un
sieur de Harlay de Sancy, vers cette époque, y fit construire un hôtel
qui passa en 1583 au duc d’Epinay-Luxembourg. Celui-ci se trouvant à
l’étroit arrondit considérablement le domaine en constructions et en
jardins.

De même que Catherine de Médicis pour se donner un logis particulier
avait construit les Tuileries, de même une autre reine de la même
famille, Marie de Médicis voulut, quand le couteau de Ravaillac l’eut
faite veuve, avoir un palais à elle. Les longues trames qui aboutirent à
l’assassinat de Henri IV et au bouleversement des grands plans arrêtés,
sont un des mystères de l’histoire. La deuxième Médicis, la triste
épouse qu’avait été chercher à Florence ce roi de France qui avait eu
tant à redouter une première Médicis comme roi de Navarre, participa
peut-être à ces complots et l’on comprend alors que lui fût devenu
désagréable le séjour en ce Louvre sur lequel planait l’ombre de Henri
IV. En 1612 Marie de Médicis acheta l’hôtel du Luxembourg, plus la
grande ferme dite le pressoir de l’Hôtel-Dieu et les fit démolir; elle
ajouta au terrain des jardins divers, des pièces de terre et, s’étant
constitué un immense emplacement, elle entreprit la construction d’un
palais confiée à l’architecte Jacques de Brosse. Ses travaux furent
poussés avec rapidité et terminés en cinq années malgré les événements
politiques, les crises nombreuses, la guerre civile éclatant, la mort de
Concini et l’exil de la reine Régente loin de ce palais où les artistes
chargés de la décoration intérieure, Rubens entre autres, se mettaient à
l’œuvre.

Avec ses belles façades en bossages, avec son élégant pavillon d’entrée
à coupole faisant face à la rue de Seine, son grand jardin, le
Luxembourg, car on lui conserve malgré tout le nom de l’hôtel disparu,
est un magnifique ornement pour le Paris qui va se développer de ce côté
et masquer complètement les vieux remparts que l’on aperçoit encore,
dominés par les flèches des couvents adossés aux tours.

Sur la rive droite de la Seine, pendant que les nouveaux quartiers de la
rive gauche se couvrent de maisons, nous voyons également Paris
s’avancer très vite. Au commencement du règne de Henri IV, les Tuileries
inachevées, le logis de Catherine de Médicis avec l’élégant pavillon
central à dôme de Philibert Delorme, le beau palais non encore
transformé, agrandi et alourdi par Louis XIV, se trouvait isolé hors de
la ville. En arrière entre le nouveau palais et le Louvre s’élevaient
les vieux remparts d’Étienne Marcel aboutissant sur le bord du fleuve à
la tour du Bois, absolument semblable à la tour de Nesle, mais sœur non
jumelle, car elle avait quelque chose comme cent quatre-vingts ans de
moins que la sentinelle parisienne d’en face.

En dedans de la ville, le flot pressé des maisons battait partout cette
enceinte vieillie, fort dégradée sur certains points, mais qui venait de
servir à la défense de Paris ligueur contre les troupes royales. Au nord
et à l’ouest, en dehors des fossés éboulés remplis d’eau bourbeuse, les
faubourgs s’étaient considérablement épaissis pendant le cours du XVIᵉ
siècle. La guerre civile accumula ruine sur ruine dans la ville, les
faubourgs furent en partie rasés pour la défense, et le roi vainqueur
trouva sa capitale fort mal en point. Il fallut quelques années pour
réparer ces désastres, relever les maisons abattues, faire renaître le
commerce et l’industrie, rendre la vie enfin à un organisme malade et
ruiné à fond par une si longue série de crises. Henri IV s’employa
fortement à l’œuvre de reconstitution avec les échevins et
particulièrement le prévôt des marchands François Myron.

Après les premières années difficiles, les progrès de cette renaissance
se firent plus rapides. Les ambassadeurs espagnols, au moment des
négociations de la paix de Vervins, n’en revenaient pas et avouèrent ne
plus reconnaître le Paris qu’ils avaient vu en si triste état au temps
du siège. Ce grand nettoyage matériel ne laissait pas d’être une dure
besogne, le prévôt des marchands avait beau s’occuper des restaurations
d’édifices, de la propreté des rues, des travaux d’assainissement et
d’embellissement, des quais et des égouts, l’ordre et la sécurité dans
ce Paris nettoyé et embelli restaient difficiles à assurer avec la
nombreuse population de gens de sac et de corde, ayant conservé de la
période des discordes civiles l’habitude et le goût du brigandage. Pour
un tire-laine que les archers saisissaient et qui s’en allait figurer
aux potences du roi, il s’en retrouvait quatre-vingt-dix-neuf qui
continuaient à infester, dès la nuit venue, les rues et les carrefours,
à dévaliser les passants et à les assassiner s’ils tentaient de
résister.

Malgré cette insécurité de la ville, qui fut à peu près de toutes les
époques, la prospérité matérielle se prouvait par une continuelle
transformation, par des travaux d’intérêt public, par l’achèvement de
constructions restées en route, par une poussée d’édifices nouveaux, des
églises, des couvents, des hôpitaux, des reconstructions de ponts à
maisons auxquels on s’efforçait de donner un aspect décoratif régulier
et plus de solidité.

En quelques années, après 1630, la partie des vieux remparts comprise
entre la tour du Bois et la porte Saint-Denis tomba et la nouvelle ligne
d’enceinte fut reportée de la porte nouvelle de la Conférence, ouvrant
sur le quai des Tuileries tout près de la place de la Concorde actuelle,
à une nouvelle porte Saint-Honoré sise en travers de notre rue Royale,
et de là, en passant à la hauteur de la Bourse, jusqu’à la porte
Saint-Denis. C’était la marge donnée à Paris pour son développement sur
cette rive de la Seine.

La nouvelle enceinte englobait les Tuileries et leur grand jardin, tout
le faubourg Saint-Honoré, les buttes de Saint-Roch, de vastes étendues
des champs où bientôt les anciens chemins et les sentiers se changèrent
en rues et en ruelles, poussant les maisons à la conquête de l’espace
libre jusqu’aux nouveaux bastions.

Au milieu du siècle, le changement de décor est déjà complet. Le grand
palais que s’est donné Richelieu, le palais Cardinal, aujourd’hui Royal,
avec ses vastes jardins, l’autre palais Cardinal qui le suit le long de
la rue comme les deux cardinaux se suivent dans l’histoire,--le palais
de Jules Mazarin, aujourd’hui la Bibliothèque nationale,--occupent tout
le terrain entre le Louvre et la porte Richelieu. L’hôtel de Vendôme,
rue Neuve-Saint-Honoré, forme plus à l’est un autre noyau de grandes
constructions entouré de plusieurs couvents, Feuillants, Capucins,
Jacobins.

Corneille dans le _Menteur_, joué en 1642, constate les grands
changements survenus:

    Paris voit tous les jours de ces métamorphoses;
    Dans tout le Pré aux Clercs tu verras mêmes choses:
    Et l’univers entier ne peut rien voir d’égal
    Aux superbes dehors du palais Cardinal;
    Toute une ville entière avec pompe bâtie,
    Semble d’un vieux fossé par miracle sortie...

Du vieux fossé il reste encore trace alors, au milieu de ces superbes
constructions surgissant du sol bouleversé; à côté de la Tour du Bois
restée debout sur la berge, se voient des éboulis et des terrains vagues
à la place du rempart démoli, de grands trous non comblés encore, des
cloaques oubliés sous les masures jadis cachées par le rempart, et
maintenant surprises par le grand jour.

Et Paris ne se contente pas alors de dévorer ses faubourgs, il conquiert
au dedans de la vieille enceinte au milieu de la Seine une grande île
restée inhabitée, l’île Notre-Dame coupée en deux par le fossé d’un
rempart disparu qui la faisait entrer dans le système de défense de
Philippe-Auguste entre la tour Barbeau et la Tournelle; l’île
appartenait au chapitre de Notre-Dame, le roi l’acheta en 1614, et les
sieurs Christophe Marie, Le Regrattier et Poulletier entreprirent de la
rattacher par des ponts à la ville, de créer de toutes pièces au milieu
de la rivière une petite ville à l’arrière de la vieille cité. Une
église s’éleva dédiée à saint Louis et peu après le même nom s’appliqua
à la vieille île de Notre-Dame enlevée aux quelques vaches qui tondaient
ses herbages.

[Illustration: UN BALCON RUE SAINT-JACQUES]

C’est donc sur toute l’étendue de sa partie ouest que Paris, sautant
par-dessus ses remparts, gagne les champs et grandit considérablement.
Dans le cours du siècle il va pousser fort loin les rues commencées aux
talus des vieux fossés et remplir du flot de ses maisons les espaces
conquis. Des spéculateurs avisés créeront tout d’une pièce des quartiers
nouveaux et bâtiront des rues entières en réalisant de jolies fortunes.
La ville prend un aspect nouveau; on veut maintenant de la régularité,
des façades rectilignes. C’est au détriment du pittoresque; plus de
belles saillies comme dans les âges précédents, plus de pignons pointus,
d’encorbellements, de détails imprévus, on a pris le goût des
ordonnances froides et lourdes.

Les hôtels que se construit la noblesse n’ont plus rien de l’aspect
féodal des grandes maisons nobles d’antan, plus rien de seigneurial
même, pour ceux qui ne visent pas au palais. Rien ne les distingue des
logis de grosse bourgeoisie, ce sont des maisons cossues et voilà tout,
et ce caractère aristocratiquement bourgeois ou bourgeoisement
aristocratique s’accentuera encore au XVIIIᵉ siècle, même dans le
faubourg Saint-Germain où les plus grands noms de France vont briller au
fronton de toutes les grandes portes de style plus ou moins pompeux.

Ces hôtels auront beau montrer une carrure importante, élever sur des
cours bien fermées de hauts pavillons avec de vastes ailes en retour, on
sent malgré tout une vague tristesse planer, quelque chose comme le
découragement pesant déjà sur une caste qui voit confusément arriver la
déchéance politique, la fin du grand rôle joué par elle pendant des
siècles. A part quelques écussons, quelques maigres sculptures aux
fenêtres, toute la décoration est réservée à l’intérieur, aux somptueux
appartements, au mobilier, comme si les descendants des fières races
féodales, domptés et domestiqués à la longue par les rois, les nerfs
coupés, abandonnaient désormais toute idée d’un rôle extérieur à jouer
en dehors de leurs fonctions ou de leur rôle purement décoratif à la
cour.

Ils ont beau élever de hautes constructions avec dépendances nombreuses,
grandes écuries et remises pour leurs chevaux et leurs carrosses, larges
communs pour leurs gens, il y a du renfrogné dans ces logis, de la
maussaderie qui tournera plus tard à la mélancolie. On peut y mener vie
magnifique au milieu d’un monde de serviteurs galonnés, du roulement des
équipages, des allées et venues du personnel, mais c’est en somme une
existence qui ne diffère guère de celle du bourgeois riche ou du
traitant chez qui l’or afflue; les grands seigneurs ne se retrouveront
plus réellement grands seigneurs que loin de Paris, dans les châteaux de
leurs ancêtres, dans le rayon dominé par les vieux donjons fièrement
posés jadis sur plaines et vallons.

De la rue on ne voit rien de ces hôtels bâtis au noble faubourg dans le
courant du XVIIᵉ ou du XVIIIᵉ siècle, rien que de grands murs; on devine
de beaux jardins à la française, des parterres correctement dessinés.
Les appartements sont richement ornés, des tapisseries, des tableaux de
maîtres s’encadrent dans les délicates boiseries aux détails menus, fort
jolis, dans le style de Berain et Lepautre, ou dans le genre rocaille,
mais si menus qu’on les croirait dessinés plutôt que sculptés.

Au centre de Paris, sous le grand roi, un quartier où s’élevaient déjà
de beaux hôtels, entre le palais Cardinal, l’hôtel de Soissons et
l’hôtel de la Vrillière, vit par un acte de courtisanerie du duc de la
Feuillade s’ouvrir la place des Victoires. Le duc de la Feuillade,
maréchal de France, colonel des gardes françaises, gouverneur du
Dauphiné, vaillant soldat couvert de blessures, qui depuis sa jeunesse
avait couru à tous les endroits où les horions se distribuaient et fait
brillamment toutes les campagnes du règne, eut l’idée de marquer
l’espèce de culte enthousiaste qu’il avait voué au roi pour la grandeur
duquel il avait été se faire un peu partout cribler de coups de
mousquet, en dédiant à Louis une statue allégorisant les victoires
royales au centre d’une place publique aux architectures symétriques.

L’entreprise se fit avec la participation de la ville de Paris. Le
maréchal acheta l’hôtel de la Ferté-Senneterre, la ville acheta l’hôtel
d’Emery à côté; on les démolit et sur leur emplacement Mansard et Predot
créèrent une place circulaire entourée de façades d’une ordonnance
régulière. Au centre de la place baptisée des Victoires, M. de la
Feuillade érigea la statue du monarque, Louis XIV à pied, vêtu à la
romaine, foulant aux pieds la triple alliance représentée par un monstre
à trois têtes, avec une Victoire voltigeant derrière qui le couronnait
de lauriers. Ce groupe de bronze doré, haut de treize pieds, se dressait
sur un piédestal de vingt-cinq pieds, aux quatre angles duquel quatre
figures enchaînées symbolisaient les nations vaincues. Le duc pour
assurer l’entretien du monument qui devait être redoré tous les
vingt-cinq ans, avait constitué sa terre de la Feuillade en majorat
grevé à tout jamais de cette charge, et, à défaut de successeurs, la
terre devait revenir avec la charge à la ville de Paris.

Quel bruit en 1686 à l’inauguration de ce groupe colossal, acte
d’idolâtrie à la romaine, qui valut au duc de la Feuillade un renom de
courtisanerie effaçant sa renommée d’homme de guerre et le souvenir de
ses services aux armées! Des épigrammes coururent Paris sur le duc et
sur le Roi Soleil lui-même. La victoire du monument place-t-elle la
couronne sur la tête du roi ou la lui ôte-t-elle? Il n’était pas
jusqu’aux lanternes flanquant le monument qui ne fussent devenues motif
de moqueries:

    La Feuillade, sandis! jé crois qué tu me bernes
    Dé mettre lé soleil entre quatré lanternes!

Lorsque la victoire tourna et que Louis XIV entra dans sa cruelle
période de revers, ce fut d’abord aux lanternes que l’on s’en prit,
elles disparurent en 1699, puis ce fut la statue royale elle-même, de
pose assez prétentieuse, qui fut remplacée par un autre Romain de
Coysevox.

A la Révolution l’âme du pauvre La Feuillade eut à subir un plus
terrible assaut. Cette fois on enleva d’abord, au nom de la fraternité
des peuples, par politesse internationale, les Nations enchaînées qui
furent portées aux Invalides et on jeta ensuite le monarque à terre,
pour l’envoyer à la fonte et en faire des canons destinés à envoyer à
ces mêmes peuples, en guise d’autres politesses, de solides boulets.

Que mettre en ce milieu de place où l’on s’était habitué à voir quelque
chose? On commença par y dresser une pyramide de bois portant les noms
des citoyens morts au 10 août, en attaquant le palais du successeur du
grand roi. Les grenadiers du 18 brumaire se chauffèrent, dans un corps
de garde voisin, avec ce monument, et pour le remplacer on érigea,
encore en bois, un modèle de monument égyptien consacré aux mânes de
Desaix et de Kléber. Peu après le modèle alla aussi au feu et Desaix
tout seul hérita de la place. Desaix en Romain ne resta pas longtemps
sur son socle, la Restauration le fit descendre à son tour et fit
reparaître Louis XIV non plus à pied mais sur un cheval caracolant.

A côté de la place des Victoires la Banque occupe le vaste hôtel
construit par Mansard pour le secrétaire d’État Phélipaux de la
Vrillière, une demeure vaste et somptueuse où, plus tard, le comte de
Toulouse, fils légitimé de Louis XIV, puis ses successeurs et la Banque
de France ont apporté bien des modifications, mais où les modifications
ont respecté une galerie digne d’un palais royal par ses proportions et
par la richesse de sa décoration.

La place des _Victoires royales_ n’avait pas suffi au roi Soleil pour sa
glorification; au même moment où M. de la Feuillade travaillait avec
grande hâte à son œuvre, le roi travaillait lui-même à une autre place
qui en était comme le pendant de toutes les façons, qui devait être en
hémicycle et bordée de bâtiments symétriques, comme l’autre, s’appeler
place des Conquêtes et avoir comme ornement central la statue équestre
de Louis, statue colossale montrant le roi en dominateur de l’Europe.

C’était une idée de M. de Louvois; le ministre voulait faire grand,
élever des édifices majestueux destinés à loger la bibliothèque du roi,
les ambassadeurs extraordinaires, certaines administrations et aussi
l’Académie qui n’avait pas encore de local bien à elle et tenait séance
où elle pouvait.

L’emplacement n’était pas tout à fait vide, l’hôtel de Vendôme et ses
jardins en occupaient une partie, un couvent de capucins sur le côté
avait le reste; au-dessus, c’est-à-dire dans la rue de la Paix actuelle,
était un marché aux chevaux utilisant le terre-plein d’un bastion de
l’enceinte de Louis XIV. L’hôtel de Vendôme était une très importante
habitation construite par Henri IV pour le fils aîné de la belle
Gabrielle, César de Vendôme; il comprenait un grand pavillon central à
colonnades et loggias et des bâtiments sur deux grandes cours, plus un
très grand jardin bordant le marché aux chevaux du bastion.

En 1652,--quelques semaines après la journée de la paille, où les
émeutiers prirent l’hôtel de ville, massacrèrent les magistrats mazarins
ou frondeurs, sans distinguer, et mirent le feu à l’édifice,--au plus
fort de la Fronde, le 3 juillet à 7 heures du soir, eut lieu sur ce
marché aux chevaux un duel fameux qui peut faire le pendant de celui des
Mignons au marché aux chevaux des Tournelles.

Cette fois les combattants étaient cinq contre cinq, et il resta trois
morts sur le carreau. Le héros principal du combat c’était le petit-fils
de Gabrielle, le duc de Beaufort idolâtré des Parisiens. Le roi des
Halles vaniteux et fougueux, était depuis longtemps au plus mal avec son
beau-frère le duc de Nemours; déjà, au conseil même des chefs de la
Fronde, ces deux beaux-frères s’étaient, comme deux crocheteurs,
littéralement pris aux cheveux et battus à coups de poings. S’étant
repris de querelle, de la même façon en une partie de débauche au jardin
de Regnard, ce cabaret célèbre du jardin des Tuileries, ils résolurent
d’en finir et sans désemparer réunirent chacun quatre seconds pour vider
la querelle derrière les jardins de l’hôtel de Vendôme.

Le duc de Nemours aussitôt arrivé sur le terrain, pendant que les
seconds quatre contre quatre, commençaient à ferrailler, s’avança sur
Beaufort et lui déchargea un coup de pistolet. La balle passa dans les
boucles blondes du roi des Halles, celui-ci hésita un instant, mais
voyant Nemours le charger l’épée à la main, il tira à son tour, Nemours
tomba comme une masse et mourut pendant qu’on le transportait dans son
carrosse. Du côté des seconds les choses allaient aussi vite, il y avait
déjà plusieurs blessés, Héricourt, l’un des seconds de Beaufort, était
tué par le marquis de Villars qui ne l’avait jamais vu auparavant, et il
y eut encore un autre blessé qui mourut peu après.

[Illustration: BALCON RUE THÉVENOT (DÉMOLI EN 1895)]

Louis XIV acheta l’hôtel de Vendôme et le fit démolir. Les travaux de la
place des Conquêtes commencèrent, mais ils coïncidèrent avec la
désertion de la Fortune; fatiguée d’une trop longue constance, elle
passait à l’ennemi. Le temps des revers était venu, le grand projet en
souffrit, les travaux traînèrent en longueur; puis Mansard modifia les
plans ou les réduisit à des proportions plus modestes, on abandonna
l’idée de la place en hémicycle et des palais, on éleva les façades tout
de même comme un grand décor derrière lequel les acquéreurs des lots
purent s’arranger à leur aise.

Enfin le Louis XIV vêtu à la romaine se dressa sur son cheval de bronze
et la place, quoique non terminée, s’inaugura par une magnifique
cérémonie en 1699. Des financiers surtout habitèrent ces hôtels mis en
vente par la ville. En 1792 la place des Conquêtes ou Louis-le-Grand
devint la place des Piques, chef-lieu de la section du même nom. La
statue de Louis XIV était tombée; transmuée en canons elle aussi,
peut-être servit-elle à la conquête des canons ennemis qui fournirent la
matière de la gigantesque colonne de la Grande Armée au sommet de
laquelle domine un autre violenteur de la Fortune, le grand empereur
Napoléon, statue vêtue à la romaine encore et qui déjà connaît le revers
des enthousiasmes populaires.

A l’autre extrémité de la ville on travaillait aussi à un gigantesque
monument triomphal qui devait porter à 250 pieds au-dessus du sol une
troisième statue équestre du roi Soleil; c’était au bout du faubourg
Saint-Antoine, à la place du Trône, où déjà s’était élevé un arc de
triomphe provisoire pour l’entrée du roi et de la reine Marie-Thérèse,
aux fêtes de leur mariage.

A la suite d’un concours entre les architectes, un projet de Perrault
avait été adopté. C’était une modification des arcs de triomphe de Rome,
avec d’énormes colonnes accouplées formant avant-corps sur le côté des
portes. Ce gigantesque piédestal de la statue royale fut commencé, puis
faute d’argent on éleva une carcasse de charpente et de plâtre avec un
modèle de la statue en attendant de pouvoir reprendre les travaux. La
fin du règne arriva, l’arc de triomphe se détériorait, asile d’une
innombrable armée de rats, comme plus tard l’éléphant de la Bastille.
Sous la Régence on eut bien autre chose à faire que de continuer des
arcs de triomphe dédiés au grand roi dont on était débarrassé, on
abattit cette ruine...

Deux autres monuments, des arcs de triomphe aussi, construits en 1674,
au moment des grands succès de Louis XIV, ont eu plus de chance. Ce sont
nos portes Saint-Denis et Saint-Martin qui méritent d’ailleurs cette
chance sous tous les rapports, parce que les armées de Louis XIV s’y
trouvent associées à son triomphe, et parce que l’architecte Blondel qui
les éleva, leur a donné un tout autre aspect que celui de purs pastiches
des monuments romains.

Le Paris de Louis XIV a vu les premiers essais réguliers d’éclairage des
rues entrepris par la municipalité: il y avait bien eu précédemment, aux
époques de troubles, quelques ordonnances enjoignant aux propriétaires
de placer après neuf heures une chandelle allumée sur une fenêtre du
premier étage de chaque maison, mais ces ordonnances étaient oubliées
aussitôt la tranquillité revenue, et Paris retombait dans l’obscurité
propice aux entreprises des larrons. Aussi ne sortait-on le soir qu’en
cas de nécessité, et, quand on se risquait dehors par des temps sans
lune, n’oubliait-on point de se munir d’une lanterne ou d’un falot. Le
souci des fondrières le voulait, comme la prudence commandait de ne se
point hasarder sans armes dans certains quartiers.

..... La frayeur des nuits précipite mes pas.
    Car sitôt que du soir des ombres pacifiques
    Au double cadenas font fermer les boutiques:
    Que, retiré chez lui, le paisible marchand
    Va revoir ses billets et compter son argent;
    Que dans le Marché Neuf tout est calme et tranquille,
    Les voleurs à l’instant s’emparent de la ville.
    Le bois le plus funeste et le moins fréquenté
    Est, au prix de Paris, un lieu de sûreté.
    Malheur donc à celui qu’une affaire imprévue
    Engage un peu trop tard au détour d’une rue!
    Bientôt quatre bandits lui serrant les côtés,
    La bourse!... Il faut se rendre! ou bien non, résistez,
    Afin que votre mort, de tragique mémoire,
    Des massacres fameux aille grossir l’histoire...

Voilà ce que disait Boileau en 1660 dans sa satire des _Embarras de
Paris_ et le satiriste n’exagérait vraiment pas. Il ajoute un peu plus
loin:

..... Des filous effrontés, d’un coup de pistolet,
    Ebranlent ma fenêtre, et percent mon volet;
    J’entends crier partout: Au meurtre! on m’assassine!...

On devine ce que pouvaient être, dès la nuit bien tombée, ces rues
enténébrées, ces étroites rues aux ramifications compliquées, où les
hautes façades rapprochées comme des falaises de ravins sombres et
profonds, à peine piquées de quelque lumignon timide çà et là, laissent
à peine entrevoir quelques étoiles, ces carrefours de mauvaise
réputation où le tournant des ruelles menace à droite et à gauche, ces
voûtes inquiétantes, portes cochères ou entrées d’impasses, innocentes
dans le jour, prenant l’aspect de coupe-gorge avec la nuit, et tout ce
noir qui vous enveloppait, ce noir sinistre, lugubre, se poursuivant
interminablement!

Messieurs les voleurs ne se gênaient pas toujours en plein jour et dès
la nuit venue pouvaient se dire les rois du pavé. La chronique de ces
temps est pleine de leurs coups d’audace. N’osèrent-ils pas un beau soir
s’attaquer à M. de Turenne lui-même! Le grand maréchal, ne voyant pas la
résistance possible, y laissa sa bourse; sans doute elle n’était pas
assez ronde, car les voleurs avec la plus grande politesse d’ailleurs,
taxèrent leur illustre victime à une certaine somme en plus, qu’un des
leurs se chargea d’aller toucher le lendemain.

Le sieur Loret dans sa gazette rimée raconte maints exploits des
détrousseurs de carrefour, qui ne se montraient pas toujours d’aussi
bonnes façons qu’avec Turenne:

    La sœur du chevalier du guet
    Fut un jour dévalisée,
    Et tout entière dépouillée
    Par des barbares inhumains...

M. de la Reynie, magistrat intègre et vigilant, pour qui l’on créa, à la
réorganisation de la police en 1667, la charge de lieutenant général de
la police de la ville de Paris, travailla énergiquement à l’épuration
des bas-fonds de la capitale, poursuivit à outrance les innombrables
coupe-jarrets et tire-laine, les voleurs et assassins pullulant dans
Paris, ferma les cours des Miracles et jeta truands et vagabonds dans
les prisons ou les hôpitaux.

Dans sa lutte contre les criminels ou contre les simples fauteurs de
désordres, il commença, en même temps qu’il augmentait le guet, par
éclairer le champ d’opérations de tous les malandrins. On plaça une
lanterne garnie d’une chandelle à l’extrémité de chaque rue et une au
milieu quand la rue était longue. Cette mesure causa une sensation si
profonde, parut une innovation si importante et un bienfait si grand que
pour en perpétuer le souvenir on frappa en 1669 une médaille où se
voyait la Ville de Paris, une lanterne à la main, avec la légende:
_Urbis securitas et nitor_. Pour forcer les _mauvais garçons_ à
respecter ces lanternes gênantes, il y avait peine de galères pour
quiconque y toucherait.

Par malheur, ces lanternes n’étaient allumées que pendant l’hiver, du 20
octobre au 31 mars. Le reste du temps on s’en remettait, pour
l’illumination des rues, à l’antique Phébé, lanterne qui ne coûte rien
et que l’on n’a pas la peine d’allumer. On avait aussi les _falots_, une
entreprise dans les divers bureaux de laquelle on trouvait des porteurs
de falots numérotés par qui l’on pouvait se faire accompagner et qui
rendaient divers services à leurs clients.

Cette institution des falots numérotés vécut longtemps et subsista
jusqu’à la fin du XVIIIᵉ siècle, malgré l’augmentation de l’éclairage
des rues, malgré les réverbères.

[Illustration: PORTAIL DE L’ÉGLISE DES FILLES SAINT-CHAUMONT]

Le sévère La Reynie resta une trentaine d’années en charge. La ville de
Paris lui fut redevable d’un grand nombre de règlements de police,
concernant la sécurité des personnes et la salubrité des rues. Par
malheur, vers la fin du XVIIᵉ siècle, avec l’augmentation de la
population et la misère publique, les désordres recommencèrent; il
fallut encore pour remédier au mal doubler le guet à pied et à cheval et
remplacer La Reynie, dont la sévérité s’était peut-être amollie avec
l’âge, par Voyer d’Argenson.

La dureté et l’inflexibilité de d’Argenson jetèrent la terreur parmi les
malfaiteurs, effrayèrent les méchants sans pour cela rassurer tout à
fait les autres,

[Illustration: LA BUTTE DES MOULINS AU XVIᵉ SIÈCLE

_Imp. Draeger & Lesieur, Paris_]

car cette vigilance énergique était aussi au service des intérêts et des
passions politiques de la cour. Les tristesses de la fin du règne, le
mouvement de folie de la Régence, la multiplication des impôts et le
débordement de la passion du jeu sous toutes ses formes, le _système_ de
Law et l’épidémie de spéculations engendrant la ruine et la
démoralisation, il n’en fallait pas tant pour jeter le trouble partout
et donner naissance aux pires désordres.

C’est le moment où les exploits du fameux Cartouche mettent sur les
dents lieutenant de police, exempts et commissaires. Malgré
l’augmentation du guet et malgré les agents secrets de d’Argenson,
Cartouche et sa bande terrifient la ville, Paris nocturne redevient
extrêmement dangereux pendant quelque temps. L’arrestation de Cartouche
avec une cinquantaine de ses complices, livrés par un soldat de leur
bande, fit un bruit énorme. Les premiers pris, mis à la question, en
firent découvrir d’autres de toutes les classes sociales, y compris même
des exempts du Châtelet. Les prisons en étaient pleines et après le
grand procès, lorsque Cartouche et les plus coupables conduits en Grève
furent couchés sur la roue où ils devaient être rompus vifs, ils
dénoncèrent encore de nombreux complices pour retarder leur supplice
d’une nuit ou deux.

[Illustration: LE BUREAU DES MARCHANDES-LINGÈRES, 6, RUE COURTALON]

Après avoir couvé quelques années dans quelques premières tentatives
d’organisation du crédit, tentatives qui n’avaient réussi ou semblé
réussir que grâce à une série de mesures obtenues de l’État alors acculé
à la banqueroute et gémissant sur ses coffres vides, la fièvre chaude de
la spéculation s’était complètement emparée de Paris en 1719. Le
financier écossais Law était passé dieu.

Bel homme et beau joueur, ayant couru déjà mille aventures de tout
genre, desquelles il avait toujours su se tirer, même quand elles
avaient abouti à la prison, ce banquier audacieux fut jeté par le hasard
dans les débauches du duc d’Orléans et se trouva ainsi à même de
convertir la Régence à ses plans financiers, à son fameux _Système_
d’organisation du crédit. Ce joueur effréné allait attirer la France
entière, à demi folle, dans l’immense tripot de la rue Quincampoix.

Malgré l’opposition et les remontrances du Parlement, l’hostilité de
d’Argenson, le _Système_ triomphait. La Banque générale fondée par le
financier écossais devint la Banque royale et ouvrit l’émission à jet
continu d’actions sur lesquelles les premiers bénéfices éblouirent la
foule. On se rua bientôt sur tous les papiers de la banque, billets,
actions, promesses d’actions. La compagnie universelle des Indes et les
autres affaires de la banque, les fermes et les monopoles accaparés par
elle, fournirent l’occasion d’émissions d’actions, jetées par séries
successives à la tête des spéculateurs.

Plus d’argent, plus d’or, rien que du papier, des actions par centaines
de mille montées bientôt à des taux formidables, des millions de billets
sur lesquels on se livrait à un agiotage sans frein. Paris, la France,
l’Europe sont infestés. Le cœur de Paris, de la France et du monde bat
rue Vivienne où sont les bureaux de la Banque et rue Quincampoix,
quartier général des financiers.

A la voir aujourd’hui cette pauvre rue Quincampoix, sombre et triste,
voie tortueuse et assez misérable, où ne passe plus personne, étouffée
qu’elle se trouve entre la vieille rue Saint-Martin et le jeune
boulevard Sébastopol, pourrait-on se douter qu’à un certain moment elle
fut le camp de la finance, le centre des affaires. Ses grandes maisons,
noires aujourd’hui et bien délaissées par le luxe, laissent apercevoir à
peine quelques traces de leur fortune d’antan, quelques sculptures ou
ornements rocaille. Entre les deux grandes artères voisines si vivantes
et si bruyantes, son silence, sa tristesse marquent davantage sa
déchéance. Antérieurement au système, la rue Quincampoix était déjà
vouée au commerce de l’argent, le _bureau des Merciers_, siège d’une
importante corporation, était à l’entrée en face de la petite église
Saint-Josse et proche de la _Chambre des assurances maritimes_; il y
avait des banquiers, des courtiers, des juifs surtout, des usuriers et
tripoteurs agiotant sur les traites et les billets de l’État, tombés
considérablement à la fin du règne du grand Roi. La rue avait donc ses
habitués, quand débuta l’affaire du système, elle se vit envahie tout à
coup par des hordes d’agioteurs de toutes les classes sociales.

Pendant toute l’année 1719, une foule tumultueuse s’y étouffait aux
heures marquées pour le trafic, une foule enragée de l’âpre passion de
la spéculation s’y ruait sur les papiers de la Compagnie, pendant que
chez le Régent, les plus grands seigneurs de France et jusqu’à des
mandataires des souverains étrangers sollicitaient des souscriptions
privilégiées aux émissions. A la fin de 1719 il y avait un milliard de
billets du système sur le marché.

La fortune était folle et la démence s’emparait de toutes les classes
sociales. De la corne d’abondance de la déesse aux yeux bandés, à la
roue prestigieuse, des millions pleuvaient, lancés à tort et à travers
sur la foule. Du soir au matin des situations sociales changeaient du
tout au tout, tel richard du matin se trouvait tombé à la misère le
soir, et tel qui s’éveillait misérable se voyait le soir possesseur de
quelques millions... en papier. Ceux qui savaient réaliser à temps et
quitter le tripot avec leurs bénéfices achetaient terres et châteaux,
vendus par des gens empressés de courir en porter le prix rue
Quincampoix.

Chance inouïe pour les propriétaires des moindres logis de la rue
Quincampoix, les maisons rapportaient des loyers fabuleux, les plus
humbles locaux se louaient à des prix extravagants pour y établir des
bureaux d’agioteurs. Il y en avait partout en haut et en bas des
maisons, des financiers plus ou moins gros, plus ou moins marrons, dans
tous les coins où pouvait s’installer une table pour les opérations de
tous ces écumeurs qui trouvaient leur Mississipi dans les ruisseaux de
la rue Quincampoix, et les Grandes Indes dans les poches de leur
clientèle affolée. La banque de Law était établie au nº 47 dans une
maison à trois fenêtres de façade, ornées de quelques sculptures, maison
disparue aujourd’hui, emportée par le percement de la rue de Rambuteau.
Il fallut faire placer une grille et un corps de garde aux deux
extrémités de cette rue. Au milieu une cloche sonnait l’ouverture des
séances à 6 heures du matin et la clôture à 9 heures du soir. Aux
alentours de ce champ de foire financier, on se plaignait de l’affluence
des carrosses qui interrompaient la circulation et bouchaient les
carrefours.

Dès que la cloche avait sonné l’ouverture légale des opérations, la
bousculade commençait, on se pressait, on s’étouffait; du haut en bas
des maisons des flots d’or roulaient, s’échangeant furieusement contre
des papiers de la banque. Les actions de 500 livres étaient montées à
12, 15, 20,000 livres et l’invraisemblable ascension des cours ne
semblait pas près de finir. La monnaie de métal d’ailleurs baissait de
valeur et même se voyait proscrite, l’or et l’argent pourchassés
n’étaient plus reçus dans les paiements que pour une petite fraction. Il
était interdit d’en conserver plus d’une certaine quantité, le reste des
capitaux monnayés devait sous les peines les plus dures être apporté aux
caisses de l’État pour y être échangé contre des billets de la banque
Royale. Le pauvre XVIIIᵉ siècle a donc vu deux fois les assignats, ceux
de la République, pourvus d’une illusion de garantie au moyen des biens
nationaux, ceux de la Régence hypothéqués sur les mirages du Mississipi.

On peut donc se figurer, dans la rue Quincampoix, l’encombrement et le
tapage, les clameurs diverses qui remplissent aujourd’hui notre monument
grec de la rue Vivienne. Du haut en bas des maisons et d’un bout de la
rue à l’autre sur le pavé, on criait des cours, des offres de demandes,
tout se faisait rapidement, si l’on avait quelque signature à donner,
quelques mots à écrire, dans la presse, le dos d’un personnage
obligeant, moyennant une misère, un écu ou deux, se transformait en
pupitre. Le petit bossu, fameux dans l’histoire du système, amassa ainsi
en peu de temps 150,000 livres, qu’entraîné par l’exemple il eut la
sottise de risquer comme les autres et qu’il perdit de même. Les belles
dames intéressées par cette folie de l’époque, ou piquées elles aussi
par le démon de l’agio, venaient s’entasser dans l’échoppe en planches
d’un savetier, pour contempler le spectacle extraordinaire de cette
course à la fortune, ou plutôt surveiller les opérations de leurs maris
et mandataires. L’heureux savetier avait cessé de ressemeler des
souliers et s’amassait des rentes avec ses belles locataires d’un
moment.

On cite une foule d’anecdotes sur ce temps, la plus drôle est celle de
l’abbé qui vint vendre, au lieu d’actions, des billets d’enterrement
sans que les acheteurs, dans leur hâte d’empocher, s’aperçussent de la
plaisanterie. Les cours montaient ou descendaient avec une rapidité
inouïe et les fortunes faisaient de même; des grands seigneurs se
trouvaient ruinés à plate couture en une séance, de braves marchands de
province devenaient soixante fois millionnaires dans le même temps, des
commissionnaires, des laquais se transformaient soudain en énormes
capitalistes. La veuve de Racine y perdit tout son modeste avoir. Un
banquier qui se ruina en même temps que son valet s’enrichissait, céda à
celui-ci son hôtel, ses chevaux et son carrosse.

[Illustration: LA MAISON DE LAW, RUE QUINCAMPOIX (DÉMOLIE)]

Les mouvements de hausse étaient si rapides que des intermédiaires
chargés d’acheter des actions trouvaient moyen de réaliser de
considérables bénéfices dans l’intervalle entre l’achat et la livraison.
Aussi quelle existence menaient ces gens étourdis par tout ce
bruissement de millions remués par toutes les mains! Il se faisait mille
folies, par tous les lieux de plaisir; on jouait dans les tripots de la
foire Saint-Germain des billets de 10,000 livres sur une carte. Alors
dans ce roulement extravagant des fortunes, le commerce et l’industrie
prirent tout à coup un essor fabuleux, les têtes avaient tourné à tout
le monde, les nouveaux enrichis ne savaient comment employer leurs fonds
et se lançaient dans un luxe insensé. Un de ces nababs nouveaux, pour
monter rapidement sa maison, acheta le fonds d’un orfèvre; avec la
vaisselle plate il se trouvait une grande quantité de ciboires et de
reliquaires, il prit le tout et le disposa sur ses buffets, dans un
hôtel meublé somptueusement avec la même profusion inouïe.

Mais quel réveil quand vint la débâcle, quelle chute pour ceux qui ne
surent pas comprendre que ce mouvement tout factice devait forcément
s’arrêter. Les beaux jours du système tiraient à leur fin. Toutes les
actions, les premières, les _mères_, et celles des émissions suivantes,
les _filles_ et les _petites-filles_, avaient tellement monté qu’elles
ne pouvaient plus que descendre, les gens prudents jugèrent le moment
venu de sortir de l’affaire et de réaliser définitivement leurs
bénéfices.

En peu de semaines le mouvement des réalisations s’accéléra, la baisse
commençait. Le prince de Conti, ennemi de Law, précipita encore le
mouvement en venant à la Banque enlever ses fonds ostensiblement, avec
trois chariots. Bientôt ce fut la panique, on s’étouffa de plus en plus
dans la rue Quincampoix ou devant les bureaux de Law, mais ce fut pour
essayer de sauver quelques bribes du désastre. Dans la rue Vivienne,
envahie dès trois heures du matin, il y eut un jour seize personnes
étouffées.

[Illustration: HÔTEL DE LA CHANCELLERIE D’ORLÉANS, RUE DES
BONS-ENFANTS]

Law dans ces moments terribles où il luttait en désespéré fut plusieurs
fois en grand péril. On renversa ses voitures, on assomma ses gens, s’il
était tombé entre les mains du peuple furieux, il était mis en pièces.
Une grave crise politique s’en suivit. Le parlement s’étant mis sur la
question en opposition avec la Régence était exilé à Pontoise.

...C’est fini pour la rue Quincampoix, on la ferme. Le Système est à
l’agonie, le papier tombe, mais il y a encore des agioteurs, qui
tripotent maintenant à la baisse. Law transporte ses bureaux dans un des
hôtels neufs de la place Vendôme. Le camp de l’agio est transféré sous
les tentes établies au milieu de la place Vendôme qui était alors un
quartier de gros financiers. Le Système meurt gaiement en musique, dans
une espèce de fête galante que l’on transporte bientôt dans les jardins
de l’hôtel de Soissons sous des baraques mieux installées. Et celui qui
a mis cette immense affaire en branle, qui a bouleversé toutes les
fortunes particulières et celle de la France, Law vaincu, complètement
ruiné, quitte un jour Paris, emportant à peine quelques poignées de
louis, pour s’en aller mourir peu après à Venise.

Il est assez extraordinaire de pouvoir dire qu’en définitive tous les
désastres accumulés par le vertigineux coup de folie, tous les
successifs effondrements de tant de fortunes privées, tous les
écroulements particuliers tournèrent au profit de la fortune générale
une fois la douloureuse liquidation faite et la banqueroute partielle de
l’Etat acceptée. Tous les historiens le constatent; le Système, parmi
tant de ruines, avait fait quelque bien. Law avait à son actif quelques
heureuses mesures, suppressions de charges, régularisation d’impôts, et
le mouvement industriel et commercial, né de la grande secousse, devait,
après un temps d’arrêt, reprendre et continuer. Mais quelle profonde
perturbation, le ver était dans le siècle, avec les germes de
démoralisation devant faire lentement leur œuvre, pour aboutir à cette
autre terrible liquidation que les enfants de la Régence verraient en
leur vieillesse.

Il ne faut donc plus chercher la maison d’où sortirent toutes ces choses
et la rue elle-même a modifié son aspect. Les façades qui ont vu la
grande folie sont maintenant fort rares; pour cause d’alignement elles
ont reculé de deux mètres pour la plupart; il n’y a plus de ce temps que
celles qui avancent encore et marquent l’ancienne largeur--ou
étroitesse--de la rue. Après la rue Aubry-le-Boucher, l’ancienne rue des
Cinq-Diamants est restée étroite et intacte; il faut s’y casser le cou
pour admirer quelques mascarons aux fenêtres et de vieux balcons à des
maisons qui furent jadis demeures de gens importants.

Au moment le plus chaud du système, se produisit une affaire qui eut un
retentissement terrible. A l’angle de l’étroite ruelle de Venise qui
fait communiquer la rue Quincampoix avec la rue Saint-Martin se trouvait
le cabaret de l’_Epée de bois_, toute la journée rempli et bondé
d’agioteurs. Le jeune comte de Horn, fils d’un prince allemand, parent
de l’Empereur et du Régent, venu à Paris sans doute pour prendre sa part
des profits, avait considérablement perdu à l’agio et au jeu dans les
tripots de la foire Saint-Germain. Pour se refaire d’un seul coup, il
eut l’audace, avec deux aigrefins ses complices, en plein jour,
d’attirer dans une petite chambre du second étage, en ce cabaret de
l’Épée de bois, un malheureux courtier porteur de 150.000 livres en
billets.

On entama une opération, comme le courtier se penchait pour écrire, le
comte de Horn soudain lui entortilla la tête avec une serviette pendant
que ses complices le poignardaient. L’homme put crier pourtant et ses
cris jetèrent l’alarme dans la maison. On accourut. Les deux complices
quittèrent la chambre à temps et se perdirent dans la foule; le comte de
Horn effaré prit par la fenêtre, et s’accrochant à des bois de charpente
étayant la maison put descendre jusqu’en bas sans se blesser. Il pouvait
encore essayer de se sauver, mais il prit le parti de se rendre lui-même
chez le commissaire, et de dire, pour détourner les soupçons, qu’il
avait failli aussi être assassiné. Convaincu bientôt de son crime, le
comte de Horn fut condamné à mort malgré tous les efforts et toutes les
supplications de sa noble parenté. Le régent, sur les instances de
d’Argenson et du cardinal Dubois, tint bon et ce fils de prince régnant
fut rompu en Grève avec un de ses complices que l’on avait pu retrouver.

A côté du Palais Royal où Philippe d’Orléans partageait son temps entre
les conseils de cabinet et les petits soupers, entre les affaires de
l’Etat et les parties de débauche, avec sa bande de roués et ses
maîtresses, Dubois, son principal conseiller habitait un hôtel
particulier que l’on peut voir dans la rue des Bons-Enfants, un peu
noirci mais encore intact avec sa façade d’une élégante tournure, sa
porte magistrale. C’était la chancellerie d’Orléans, une dépendance du
Palais Royal.

Saint-Simon, qui n’a pas le crayon tendre, trace en deux lignes un
croquis physique et moral de Dubois: «C’est un petit homme maigre,
effilé, chafouin, à perruque blonde, à mine de fouine, à physionomie
d’esprit. Tous les vices combattaient en lui à qui en resterait le
maître.»

Fils d’un apothicaire de Brives-la-Gaillarde, Dubois était venu faire
ses études comme boursier dans un des petits collèges de Paris, au
collège Saint-Michel, dont il subsiste rue de Bièvre, nº 12, une maison
signalée par une statuette gothique de saint Michel au-dessus de la
porte. Sa situation au sortir du collège demeura quelque temps
misérable, il fut instituteur de petits bourgeois ici, laquais ailleurs,
jusqu’au jour où le précepteur du futur duc d’Orléans se l’adjoignit,
après lui avoir fait prendre le petit collet. Il était ainsi l’abbé
Dubois sans avoir reçu les ordres. Peu à peu l’intelligent adjoint du
précepteur en titre suppléa celui-ci qui se faisait vieux et, avec
l’appui de son élève lui-même et de ses amis, obtint à la fin la place,
malgré sa mauvaise réputation déjà bien établie. Ce précepteur ivrogne
et débauché, mais spirituel et rusé, insuffla sa corruption dans l’âme
du duc d’Orléans, né pourtant avec les plus heureuses qualités, et lui
donna tous ses vices. Attaché désormais à la maison d’Orléans, quelle
fortune inespérée pour le boursier de Saint-Michel aux commencements si
durs! Ce n’était pourtant pas fini et le sort lui réservait beaucoup
mieux en sa vieillesse. L’abbé Dubois est déjà vieux, il a soixante ans
quand son élève prend la Régence; sa fortune alors fait un bond
prodigieux. Dubois est diplomate, ambassadeur, il est ministre et dirige
les affaires extérieures de la France, au mieux, dit-on, des intérêts de
l’Angleterre qui lui paie pour cela une pension de 100.000 écus. Ces
hautes dignités ne lui suffisent pas, il n’est qu’abbé pour rire, il
veut être archevêque de Cambrai; il violente le Régent qui l’injurie,
mais qui se laisse arracher le siège, et Dubois avant de coiffer sa
mitre et de prendre sa crosse doit s’en aller d’abord recevoir la
prêtrise.--Ne vous faudrait-il pas aussi le baptême? lui demanda
ironiquement l’évêque qui l’ordonna. Devenu archevêque, il ne lui
restait plus que le chapeau de cardinal à conquérir, il y arriva bien
vite...

Ce prélat, qui riait volontiers de son élévation dans les soupers du
Palais Royal et défiait tous les cardinaux réunis d’être à eux tous plus
athées que lui tout seul, ne put jouir longtemps de ses extraordinaires
succès; il mourut en 1723 et fut enterré dans l’église Saint-Honoré,
voisine de la Chancellerie. Il y eut son tombeau surmonté de sa statue
par Coustou fils. La malchance s’acharna sur le tombeau de Dubois;
d’abord il avait été placé de façon telle que la statue tournait le dos
à l’autel, ce qui donnait l’occasion de rappeler à tout visiteur
l’indignité du cardinal des orgies de la Régence. Lorsqu’on démolit
l’église en 1792 et que l’on construisit sur son emplacement le passage
Saint-Honoré, on utilisa certains murs de l’église; alors dans la
chapelle du cardinal, ignoble affectation, s’installa une maison de
débauche, et l’âme de Dubois sans doute ne s’y trouvait point trop mal à
l’aise; mais ce ne fut pas tout et le plus horrible reste à dire: comme
pour symboliser terriblement l’ignominie restée attachée au nom de
Dubois dans l’histoire de cette maison de débauche, le caveau funéraire
de Dubois devint la fosse d’aisances!

Au commencement du siècle la vieille abbaye de Saint-Germain avait
achevé de perdre ce qu’il lui restait de son caractère de petite ville
close, qu’elle avait gardé si longtemps. Le faubourg Saint-Germain
s’étendait et prospérait, le prix des terrains montait; les moines, pour
profiter de cette hausse, et d’ailleurs ayant dépensé beaucoup d’argent
dans les travaux de transformation exécutés sous Louis XIV, bâtirent
plusieurs rues dans leur enclos, entre autres les rues Cardinale et
Furstenberg, ainsi baptisées du nom de l’abbé qui était le cardinal Jean
de Furstenberg. Ces rues enserraient le beau palais abbatial d’un amas
de maisons et de bâtisses à petits loyers qui lui nuisaient beaucoup.
Les abbés par cette spéculation se résignaient à un voisinage médiocre
bien rapproché; ils n’étaient plus chez eux, sauf par derrière où leurs
jardins étaient à peu près enfermés par l’église et par le gros bâtiment
carré de la prison de l’Abbaye, passée aux mains de l’Etat et qui devait
prendre un sinistre renom lors des égorgements de 1792.

Après la prison, sur le flanc sud de l’église on fit encore deux rues,
la rue Childebert et la rue Sainte-Marthe encadrant la place du Parvis
au pied de la grosse tour. Le boulevard Saint-Germain a fait sauter tout
cela. La prison de l’Abbaye, démolie en 1854, tenait toute la largeur du
boulevard devant le petit passage de l’abbaye.

Le nom de la rue Childebert évoque pour nous le souvenir d’une maison
célèbre dans les fastes littéraires du siècle, maison fameuse, maison
bruyante, la _Childebert_ comme on disait, où vécurent des poètes et
des peintres tous plus ou moins échevelés, de l’époque romantique. Une
jolie petite fontaine appuyée sur une façade de cette rue Childebert,
une simple niche en coquille surmontée de deux dauphins, mérite de
rester dans le souvenir.

[Illustration: PASSAGE DU CLOÎTRE SAINT-HONORÉ]

En face de la vieille abbaye et des maisons de la rue Childebert, avait
rapidement prospéré, sous le règne du grand roi, une Académie comme il y
en avait plusieurs en ce quartier, rue de Condé, rue de l’Université,
rue du Vieux-Colombier, etc., établissements où les jeunes gentilshommes
venaient compléter leur éducation, c’est-à-dire apprendre les armes,
l’équitation et la danse. Cette académie est déjà marquée sur le plan de
Gomboust; ses bâtiments se retrouvent dans la cour du Dragon, qui
n’était pas alors un passage, cour très curieuse, remarquable d’abord
par sa porte d’entrée; la haute voûte cintrée encadrant une fenêtre à
beau balcon supporté par un gigantesque Dragon, ailé, boursouflé et
pustuleux. Ce dragon, représentant un monstre légendaire dompté par
sainte Marguerite, est là parce qu’il faisait face à la rue
Sainte-Marguerite aujourd’hui Gozlin. La maison au fond de la cour du
dragon n’est pas moins pittoresque avec ses deux tours encorbellées où
se suit extérieurement la spirale de l’escalier; le passage donne rue du
Dragon, jadis du Sépulcre, où se trouvent des maisons du XVIᵉ siècle
plus ou moins transformées, mais montrant encore parfois des pignons ou
des détails caractéristiques. Au nº 24 a demeuré Bernard Palissy, le
maître potier des _Rustiques figulines_. On y voyait naguère comme
souvenir, encadré dans la muraille au-dessus de la porte, un médaillon
de Palissy représentant Samson terrassant un lion, avec cette légende
qui servait d’enseigne à la maison: _Au fort Samson_. Le plat a disparu
pour aller enrichir quelque collection.

Non loin de ces académies de danse et d’équitation s’élevait au
commencement du XVIIIᵉ siècle, sur des terrains cédés par les Carmes
déchaussés, le bel hôtel dit de Hinisdal, du nom de l’un de ses
propriétaires après la Révolution. Grande porte majestueuse, style du
grand siècle, belle cour entourée d’imposants corps de logis. Ce fut il
y a cent ans l’hôtel du dernier gouverneur de Paris sous l’ancien
régime, le duc de Brissac, qui par dévouement à la monarchie ne voulut
pas émigrer, resta près du roi, devint le commandant de sa garde
constitutionnelle en 90 et fut en 93 arrêté en province et massacré à
Versailles, comme on le ramenait à Paris pour le juger. Il aimait d’une
affection très vraie, avec un grand dévouement aussi, Mᵐᵉ du Barry, qui
devait finir peu après lui sur l’échafaud où l’amenaient les
dénonciations de ses gens de Louveciennes, intendant et valets pillards,
y compris le nègre Zamore, devenu une autorité dans le pays.

Ce coin des rues Cassette et de Vaugirard est un endroit tragique. Au
couvent des Carmes qui touche à l’hôtel de Brissac, les massacreurs de
septembre égorgèrent 117 prêtres insermentés parmi lesquels plusieurs
évêques. La chapelle des martyrs existe encore. Dans le jardin où les
assassins poursuivaient leurs victimes, les flonflons résonnèrent
aussitôt après la Terreur; c’était le bal des Tilleuls, un des
innombrables endroits où Paris sortant de son bain de sang, heureux de
vivre, se rua au plaisir.

Ces quartiers de la rive gauche virent encore au XVIIIᵉ siècle s’achever
d’autres transformations. Sur le côté gauche du collège des Quatre
Nations, l’hôtel Guénégaud qui avait succédé à l’hôtel de Nesle, était
devenu sous Louis XIV l’hôtel Conti, pour la princesse de Conti qui
l’avait augmenté d’un petit hôtel. En 1750, la ville de Paris acheta le
tout et après diverses hésitations, on en décida en 1769 la démolition
pour construire sur cet emplacement l’hôtel des Monnaies, celui que nous
voyons actuellement, considérable masse de bâtiments dans lesquels fut
cependant conservé le petit hôtel Conti.

Parmi les beaux hôtels du faubourg Saint-Germain, deux palais importants
s’élevaient, le premier était né en 1722, mais on y avait travaillé tout
le long du siècle. C’est le palais Bourbon, notre chambre des députés,
dont les bâtiments primitifs construits pour la duchesse de Bourbon,
continués par les princes de la maison de Condé, furent au moment de la
Révolution considérablement transformés et augmentés pour loger d’abord
la commission des travaux publics, en 93, quand le palais des Condé
s’appela maison de la Révolution, puis le conseil des Cinq-Cents sous le
Directoire. La façade sur le quai date de l’Empire; mais, de
transformations en adaptations, les travaux continuèrent jusque vers
1830.

L’autre palais est un charmant édifice construit d’un seul jet dans le
style gréco-français de Louis XVI, par l’architecte Rousseau, pour le
prince Frédéric III, rhingrave de Salm-Kirburg. Il donne sur la rue de
Lille et sur le quai d’Orsay; l’entrée principale rue de Lille est une
sorte d’arc de triomphe ouvrant au milieu d’un portique ionique qui se
continue tout autour de la cour d’honneur. Pour racheter la froideur
antique de cette arche triomphale on a jeté coquettement au-dessus de
l’archivolte de la voûte des bouquets de fleurs et de feuillages.

Sur le quai le palais ne se présente pas moins gracieusement; au-dessus
d’un jardin en terrasse, façade décorée d’une rangée de bustes, et au
milieu, pavillon demi-circulaire terminé par une coupole basse entourée
de statues.

Le prince de Salm qui se construisit ce palais était un grand seigneur
allemand au service de la France, marié à une Hohenzollern. Grand
joueur, ayant entamé déjà sa principauté en prodigalités ostentatives,
le prince se trouva, la construction terminée, à peu près complètement
ruiné. Il acheva cette ruine en dépenses d’installations, en fêtes et
pendaisons de crémaillère, si bien qu’au commencement de la Révolution
il n’était plus que le locataire de son architecte.

Pour couronner dignement une vie de désordres, ce prince Frédéric de
Salm-Kirburg, jadis aussi absolument aristocrate que possible, se jeta
dans le mouvement révolutionnaire et s’efforça de faire oublier son
origine par l’excès de son sans-culottisme. Il ouvrit même un club
démagogique en son hôtel, mais comme malgré tout on se moquait du prince
sans-culotte, on appela cette réunion où l’on phrasait à tort et à
travers le club Salm-igondis, et le pauvre citoyen Salm, emprisonné
malgré ses preuves de civisme, fut guillotiné par ses nouveaux amis.

Sous le Directoire, le palais tomba en de tristes mains, il fut acheté
par un nommé Lieuthrand, ex-garçon perruquier, enrichi dans l’agiotage
et les fournitures nationales, et qui se faisait appeler marquis de
Beauregard. Pour continuer la tradition du prince, Beauregard donna des
fêtes splendides à toute la bande d’agioteurs et de financiers véreux de
ce temps, mais il vit bientôt sa carrière interrompue par la gendarmerie
et dut quitter son palais pour les galères, en raison de quelques
escroqueries un peu trop fortes.

Mᵐᵉ de Staël occupa quelque temps le palais ensuite, le temps de le
purifier, puis Napoléon l’acheta pour y installer la Chancellerie de la
Légion d’honneur. Elle est encore là, mais le palais n’est plus tout à
fait celui du prince de Salm, pétrolé en 71. La Commune y avait installé
le général Eudes et son état-major; le 23 mai, quand arrivèrent les
troupes de Versailles, les fédérés battirent en retraite après avoir
savamment organisé l’incendie du palais. Les derniers tisons éteints, il
ne restait plus debout, sur les décombres, que le portique d’entrée et
les colonnades de la cour d’honneur; il fallut donc reconstruire le
palais, mais on s’abstint d’apporter aucun changement aux anciens
plans.

[Illustration: PORTE DE LA COUR DU DRAGON]

Parmi les grands travaux accomplis sous le roi Louis XV le Bien-Aimé, il
faut citer la création de la place Louis XV, plus tard de la Révolution,
puis de la Concorde, l’Ecole militaire et la fontaine de la rue de
Grenelle. Celle-ci est un bel échantillon de l’art décoratif académique
du XVIIIᵉ siècle; elle n’a rien de rococo, de ce qui caractérisait le
style Louis XV aux lignes contournées, parfois amples et grasses; on y
sent déjà l’école de David et le triomphe des purs Romains de la
génération suivante: mais il y a de jolis morceaux dans ce grand décor
assez froid et de gracieuses figures sculptées par Edme Bouchardon.

Cinq cents jeunes gentilshommes devaient être logés à l’École militaire
et y recevoir toute l’instruction nécessaire à la carrière d’officier;
l’architecte Gabriel leur éleva la monumentale caserne à portique qui
fait le fond du Champ de Mars, vaste quadrilatère aménagé pour les
exercices militaires des élèves.

[Illustration: LA COUR DU DRAGON]

Il semble que Louis XV dont le triste règne a préparé la terrible crise
de la Révolution, préparait aussi par une sorte de fatalité le terrain
nécessaire pour les grandes évolutions de peuple, arrangeait le cadre
des formidables événements qui devaient marquer le règne de son
successeur et la fin sanglante de la dynastie. En grande partie
responsable de la Révolution, pour les hontes et les fautes de son règne
néfaste, il fit le lit de cette Révolution.

Là-bas, devant l’Ecole militaire, il traçait le champ de la future
fédération, où le 14 juillet 1790, au commencement de la grande
commotion, les Français des diverses classes, l’Assemblée, la garde
nationale, des députations des gardes nationales de quarante-deux
départements, avec le drapeau tricolore encadré par le drapeau blanc et
par une représentation de la vieille oriflamme des anciens temps portée
par des maréchaux de France, le roi et les représentants de la Commune
vinrent solennellement jurer la Constitution, Lafayette conduisant
l’immense cortège, et M. de Talleyrand, alors évêque d’Autun, disant une
messe solennelle sur l’autel de la Patrie.

D’autres fêtes devaient suivre cette journée de fraternisation, il ne
fallut pas attendre plus d’un an pour y voir couler le sang sur les
marches de l’autel de la Patrie; ce fut un jour de grande explosion des
colères populaires savamment attisées par des meneurs, manifestation
aboutissant à la proclamation de la loi martiale, à des fusillades et
mitraillades jonchant de cadavres le terrain où l’année d’avant ces
Français s’étaient embrassés. Après cette journée sanglante dont
l’épilogue eut lieu sur le même point dix-huit mois plus tard, par le
supplice de Bailly, du malheureux Bailly attendant assis dans sa
charrette, sous la pluie et la bise glaciale de novembre, que le montage
de la guillotine fût achevé, le Champ de Mars vit d’autres fêtes: Fête
commémorative de la prise de la Bastille, défilé de l’Assemblée, des
gardes nationales et du peuple autour d’un bûcher où l’on brûla
solennellement armoiries, couronnes, titres de noblesse; Fête des
victoires après la première campagne de Bonaparte en Italie; Fête de la
fondation de la République avec jeux et courses de chars à la romaine,
etc... Ces premières années du Champ de Mars furent bien mouvementées,
mais des temps plus calmes vinrent et il ne fut plus qu’une Esplanade de
manœuvres, jusqu’aux jours où les Expositions universelles
l’accaparèrent pour les grandes assises de l’industrie.

Arrivons à l’autre emplacement révolutionnaire préparé par Louis XV.
Sous le règne précédent Paris finissait ici au bout du jardin des
Tuileries par un bastion enfermant une garenne entre la Porte de la
Conférence sur le quai, et la Porte Saint-Honoré plus haut, mais Paris
avait grandi, le jardin des Tuileries avait renversé le bastion. Entre
le jardin et le commencement du Cours la Reine, restait devant le pont
tournant du jardin des Tuileries un vaste espace vide ou occupé par des
hangars, des dépôts du magasin des marbres, espace dont le prévôt des
marchands et l’échevinage projetèrent de faire une place monumentale
avec, pour principal ornement, la statue du roi Louis XV, alors le
Bien-Aimé, que la petite vérole avait failli enlever à l’amour de son
peuple.

Votée en 1748, la statue ne put être terminée qu’en 1763, Louis XV était
toujours sur le trône, mais il n’était plus le Bien-Aimé, c’était le roi
du parc aux cerfs et de Mᵐᵉ de Pompadour, que Mᵐᵉ du Barry allait
remplacer. Aussi, quand la statue parut sur un piédestal flanquée de
quatre grandes figures de femmes symbolisant la Force, la Paix, la
Prudence et la Justice, les pasquinades insultantes ne manquèrent pas.
On placarda sur le piédestal entre autres épigrammes celle-ci:

    O la belle statue! ô le beau piédestal!
    Les vertus sont à pied, le vice est à cheval!

L’architecte Gabriel avait fait à cette statue un cadre vraiment
magnifique. Le quadrilatère de la place Louis XV était dessiné par un
large fossé entouré de balustrades, ouvert aux angles et au milieu de
chaque face. Au fond s’élevèrent les deux bâtiments jumeaux du
garde-meuble et du ministère de la marine, édifices d’une belle
ordonnance et de lignes imposantes, entre lesquels alors s’apercevaient,
au lieu du temple grec de la Madeleine, les petites maisons du boulevard
et la verdure de la campagne voisine.

Hélas! la belle place aux tragiques destins si proches devait avoir, à
peine achevée, un sinistre baptême. C’était le 30 mai 1770. En
réjouissance du mariage du dauphin avec l’archiduchesse
Marie-Antoinette, la municipalité fit tirer un feu d’artifice sur la
place encore en partie obstruée de matériaux. Une foule immense était
venue contempler le spectacle. Aussitôt la dernière fusée éteinte, cette
foule entassée entre les fossés et qui n’avait pour rentrer dans Paris
que l’issue de la rue Royale, se mit en mouvement et se heurta à une
autre foule de curieux descendant des boulevards. Il y eut dans
l’obscurité une atroce mêlée. Les deux masses se heurtant s’étouffèrent;
tout ce qui tombait était piétiné, écrasé, des flots humains roulaient
sur d’autres flots humains, se broyaient sur les obstacles, soulevaient
des voitures dont on égorgeait les chevaux à coups de couteau; des gens
affolés mettaient l’épée à la main pour essayer de se faire jour. Quand
l’effroyable mêlée se fut dissipée, il restait sur le terrain plusieurs
centaines de cadavres. Tristes noces pour le pauvre couple qui devait
finir ici même aussi, vingt-trois ans après.

Entre ce baptême lugubre et les grandes et sanglantes journées qui vont
venir, la place Louis XV a peu de choses en ses annales; elle hérita de
la foire Saint-Ovide qui se tenait précédemment sur la place Vendôme, et
qui amena avec elle de la gaieté pour quelques années. Dans la nuit du
22 au 23 septembre 1777, un incendie éclata, baraques de saltimbanques
et de montreurs de curiosités, boutiques de marchands, théâtres de
marionnettes, tréteaux de chanteurs, tout brûla.

Que citer encore? Des défilés joyeux en attendant les autres, le défilé
du carnaval qui dans ces dernières années de la monarchie était très
bruyant et remplissait la rue Saint-Honoré et les grandes voies
d’innombrables masques; le cortège du beau monde, à la fin du carnaval,
pour la promenade traditionnelle de Longchamps, où les impures et les
filles d’Opéra, mêlées aux duchesses, rivalisaient de luxe et d’élégance
dans les toilettes et dans les équipages tarabiscotés, pour lesquels les
carrossiers trouvaient les inventions les plus galantes, comme cette
conque dorée et enguirlandée dans laquelle trôna Mˡˡᵉ Guimard fardée
jusqu’à l’extravagance.

Mais voici avec l’an 89 bien d’autres foules et bien d’autres tumultes;
la place Louis XV voit passer le prince de Lambesc cavalcadant et
sabrant à la tête de Royal Allemand, puis des bandes de gardes
nationaux, de fédérés fêtant dans les guinguettes des Champs-Élysées la
liberté conquise et la Bastille démolie, des cortèges de clubistes et de
sectionnaires, allant pour quelque cérémonie à l’autel de la Patrie.

Mais ce n’est encore que la petite pièce avant la grande. Voici le drame
qui se dessine et les événements qui se précipitent. Les femmes de
Paris, le 6 octobre, sont allés enlever la royauté de son château de
Versailles et la ramènent à Paris, déjà captive, sinon prisonnière.
C’est encore dans le carrosse royal traîné à huit chevaux que Louis XVI
et Marie-Antoinette font leur entrée dans leur capitale, mais autour de
ce carrosse les poissardes dansent et chantent, le peuple brandit des
milliers de sabres et de fusils, et, en avant pour ouvrir la marche, des
énergumènes balancent à la pointe des piques quelques têtes de gardes du
corps.

Le 10 août 1792, le canon et la fusillade annoncent que derrière les
bosquets des Tuileries le peuple donne le dernier assaut à la royauté,
puis les feux de peloton, les salves d’artillerie s’espacent, d’immenses
clameurs de victoire et d’horribles cris retentissent. Le château est
pris, ses derniers défenseurs sont égorgés ou fuient dans le jardin; on
leur donne la chasse, ils tombent sous les arbres les uns après les
autres; seuls, quelques groupes peuvent gagner les Champs-Élysées...

[Illustration: BALCON, RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS]

Le pont de la Concorde, alors appelé pont Louis XVI, a été commencé en
1787; ironie du sort, ce pont Louis XVI, on l’achève avec les pierres
provenant de la démolition de la Bastille. Comme il mène à la Chambre
des députés, il restera révolutionnaire, en dépit de son nouveau nom, et
chemin naturel de l’émeute, nous l’avons déjà vu maintes fois.

Toute blanche, toute fraîche dans la fleur de sa jeunesse, la place
Louis XV voit disparaître la statue de Louis le Bien-Aimé et s’élever
sur le même piédestal une colossale figure de la Liberté. La place n’en
reste pas moins coquette et jolie. A l’ombre de cette figure de la
Liberté, on construit autre chose, l’autel sur lequel on va lui offrir
de terribles holocaustes, l’autel sur lequel Samson dira tous les jours
pendant des mois la _messe rouge_.

La place Louis XV est la place de la Révolution ou plutôt la place de

[Illustration: UNE FÊTE A LA FOLIE-MONCEAUX.--1787

Imp. Draeger & Lesieur, Paris]

la Guillotine. Le carrosse royal encore une fois va passer. Le 21
janvier 93, sur l’immense place couverte de troupes, la guillotine fait
le centre d’un carré de fusils et de canons derrière lesquels se
pressent, houleuses et sombres, les masses populaires. A dix heures du
matin, au roulement des tambours de Santerre qui étouffent la dernière
protestation royale, tombe la tête de Louis XVI.

[Illustration: INCENDIE DU PALAIS DE LA LÉGION D’HONNEUR (HÔTEL DE
SALM), MAI 1871]

Le roi était venu à la guillotine dans son carrosse, la reine, plusieurs
mois après, y viendra en charrette, après avoir suivi, les mains liées
derrière le dos, toute la rue Saint-Honoré, longue route d’un calvaire
qui lui permettait d’entrevoir au détour de chaque rue transversale, le
palais où elle avait régné et les beaux ombrages du jardin où le soleil
avait éclairé les heureuses journées de naguère.

Avant elle et après elle, combien de fois la charrette fit-elle, ou
plutôt le convoi de charrettes fit-il ce voyage, amenant à Samson la
fournée quotidienne de condamnés que le tribunal révolutionnaire lui
envoyait: les Girondins et les Feuillants, Mᵐᵉ Roland, Camille
Desmoulins et Danton, Charlotte Corday, Philippe Egalité... puis, les
fournisseurs de la guillotine arrivant à leur tour, Hébert,
Fouquier-Tinville, Robespierre...

Ainsi chaque jour, comme des employés de ministère qui vont à leur
bureau, Samson et ses aides arrivaient sur la place pour l’effroyable
besogne, procédaient tranquillement au nettoyage de leur machine, et se
mettaient ensuite à trancher froidement toutes ces têtes, jeunes ou
vénérables, illustres ou obscures, innocentes ou scélérates... Et le
ruisseau rouge coulait, mare de jour en jour plus impossible à étancher
et que le sol saturé refusait de boire, dont l’odeur attirait les chiens
errants et faisait reculer les chevaux au passage. Quand nous traversons
près de l’Obélisque et des fontaines jaseuses, la place actuelle,
vivante, élégante et gaie, fermons un peu les yeux sur le présent et
voici que s’évoque, sinistre vision, la place de la Révolution avec
l’instrument de mort, les deux bras rouges levés en l’air et les
horribles tricoteuses en cercle, guettant l’éclair du couperet qui
tombe...

Pendant des mois, tous les jours, Fouquier-Tinville envoie sa fournée,
Samson travaille. Le sol saturé refuse de boire le sang qui coule dans
une fosse sous l’instrument; de même le cimetière des suppliciés à la
Madeleine refuse les cadavres, on envoie les corps dans un nouveau
cimetière taillé dans le parc du duc de Chartres à Monceaux, puis à
partir du 25 prairial an II (13 juin 93), le terrible abattoir humain
est transporté à la place du Trône.

La rue Saint-Honoré n’a plus chaque après-midi son défilé de charrettes,
c’est le faubourg Saint-Antoine qui hérite du tragique spectacle et qui
s’en émeut, qui réclame à son tour.

[Illustration: PLACE DE LA RÉVOLUTION]



[Illustration: LA BUTTE DES MOULINS AU COMMENCEMENT DU XVIᵉ SIÈCLE]
CHAPITRE XI

L’ENFANTEMENT DU PARIS MODERNE

     La Chaussée d’Antin.--Les Porcherons.--Le Temple de
     Paphos.--Petites maisons et Folies.--Abattis et grandes
     trouées.--La disparition du vieux Paris.--La Butte des moulins.


Très près de nous encore est le temps où de bons maraîchers faisaient
pousser des choux et des salades sur l’emplacement de l’Opéra et des
beaux et brillants quartiers d’aujourd’hui; il ne faudrait guère pour
retrouver ces honnêtes cultures villageoises reculer de plus d’une
centaine d’années.

[Illustration: A TIVOLI]

L’extrémité de la ligne des grands boulevards au point le plus animé, le
plus peuplé, qui fait à peu près le centre du Paris d’aujourd’hui, ce
n’était, il y a cent et quelques années, qu’un commencement de banlieue.
La promenade des boulevards pour les Parisiens du milieu du XVIIIᵉ
siècle, c’était une ouverture sur la campagne; il y avait des arbres, il
y en a encore, mais moins vigoureux et moins nature; il y avait de
petites maisons, des guinguettes champêtres éparpillées aux entours de
quelques _folies_ de grands seigneurs ou de financiers, presque des
maisons de campagne, coquets nids d’amour, joyeux vide-bouteilles où les
fredaines galantes du beau monde trouvaient une discrète tranquillité.

La Chaussée d’Antin est née dans la première moitié du XVIIIᵉ siècle,
alors que les choux des champs environnants avaient encore de longues
années de tranquillité devant eux. Cette précocité s’explique, cette
chaussée nouvelle conduisait au pimpant hameau des Porcherons en avant
du village de Clichy. Un petit chemin serpentant dans les cultures
s’appelait Chaussée de l’Egout de Gaillon, ou chemin des Porcherons.
Quand on en fit une rue, on lui donna d’abord le nom de rue de
l’Hôtel-Dieu parce que l’Hôtel-Dieu y avait une ferme et des terres,
voisines de celles des Mathurins, desquelles terres l’Hôtel-Dieu
conserva des bribes jusque vers 1840.

Sur tout ce côté nord de Paris serpentait le ruisseau descendant du
village de Ménilmontant; il touchait presque à la porte du Temple et
courait ensuite à certaine distance des murs de la ville, coupant les
faubourgs Saint-Martin, Saint-Denis, Montmartre, moitié ruisseau et
moitié collecteur des petits égouts qu’il recevait au passage. Au siècle
dernier, il descendait moins d’eau des hauteurs déboisées de
Ménilmontant, une partie de ces eaux étant captée au passage par les
maraîchers ou pour une dérivation sur Vincennes, et le ruisseau était en
bien des endroits une sentine. A la sortie des Porcherons, le ruisseau
passait sous un pont nommé pont Arcans (?) il se dirigeait vers le
Roule, ex-village devenu faubourg s’ajoutant au faubourg Saint-Honoré et
s’en allait se jeter à la Seine sous Chaillot. Couvert aujourd’hui, son
lit est le collecteur des égouts de la rive droite; le ruisseau n’en
continue pas moins à couler dans le collecteur ou perdu dans les terres
et on le retrouve, croit-on, dans une nappe d’eau qui baigne les
fondations de l’Opéra de Charles Garnier et qui en a bien gêné la
construction.

Du côté de la Chaussée d’Antin le grand égout ne fut couvert qu’en 1771
et l’on construisit dessus la rue de Provence. Aux Porcherons florissait
Ramponneau, maître cabaretier en possession de la célébrité. Ce cabaret,
à l’enseigne du _Tambour Royal_, est une ancienne auberge d’ouvriers de
campagne, tout à fait dépourvue d’élégance, vaste mais très sommairement
installée, un comptoir en planches grossières sous un haut manteau de
cheminée campagnarde, la cheminée à faire sauter les omelettes au lard,
des tables, des bancs de bois et c’est tout, avec quelques dessins
charbonnés sur le mur pour ornements, œuvres d’art représentant Mˡˡᵉ
_Camargo_ dansant avec le soldat _Belle Humeur_, _Crédit tué par les
mauvais payeurs_, _Monnoye fait tout_, et autres plaisanteries de
cabaret. Tous les rangs sont confondus chez Ramponneau, on y boit, on y
chante, on y est gai, on s’y grise. Le succès de ce cabaret est énorme
et Ramponneau devient un type populaire.

Il y a Ramponneau, il y a la Grande Pinte, il y a bien d’autres cabarets
aux Porcherons qui ont abandonné l’élevage des porcs, leur ancienne
industrie, et ne sont plus qu’une immense et joyeuse guinguette.

Quelle vogue eurent pendant tout le XVIIIᵉ siècle les parties de plaisir
dans tous ces bruyants cabarets où sous les treilles l’on chantait et
buvait à l’aise. Il y en avait pour tous les goûts et tous les rangs,
les petits commis de boutique, les clercs de procureur en bonne fortune,
tout comme les jeunes seigneurs en partie fine trouvaient une tonnelle
ou une salle pour s’installer gaiement avec les grisettes endimanchées
ou les belles impures, devant des nappes blanches agréablement chargées.
Les bons bourgeois y venaient avec les demoiselles d’opéra. Quand une
fille voulait jeter son bonnet par-dessus les moulins, elle n’avait pas
besoin de monter jusqu’à Montmartre. Derrière les Porcherons, le moulin
des dames de Montmartre--rue de la Tour-des-Dames maintenant--faisait
tourner ses grandes ailes un peu au-dessus des cabarets et du château du
Coq, manoir du XIVᵉ siècle, où le roi Louis XI avait couché la veille de
son entrée solennelle dans Paris.

[Illustration: L’HÔTEL DE LA GUIMARD, CHAUSSÉE D’ANTIN]

Comme pour racheter les péchés de ce temps, notre siècle a bâti une
église à peu près sur l’emplacement des Porcherons, sur ce sol où l’on a
tant bu et chanté si galamment. Justement cette église n’a rien
d’austère dans le style de son architecture, elle semble même coquette,
c’est la Trinité qui se voit au bout de notre Chaussée d’Antin actuelle.
L’église Notre-Dame de Lorette remplace presque sur le même point, la
chapelle du même nom aux Porcherons.

Cette Chaussée d’Antin prit son nom de l’hôtel du duc d’Antin bâti en
1713, qui passa plus tard au maréchal duc de Richelieu. A cet hôtel, le
maréchal, célèbre à tant de titres par ses victoires et conquêtes sous
les drapeaux réunis de Mars et de Vénus, ajouta ce pavillon donnant sur
le rempart, auquel la malignité publique accrocha le nom de Hanovre pour
dire que le maréchal en y prodiguant les grâces extérieures et
intérieures, ne faisait qu’employer le butin de la campagne de Hanovre.

La Chaussée d’Antin s’embellit rapidement et se garnit de jolis hôtels
enchâssés dans quelques ombrages encore. C’était un faubourg élégant qui
commençait là et qui avait considérablement gagné et grandi à la fin du
siècle. Mˡˡᵉ Guimard, vers 1762, la danseuse diaphane si légère et si
maigre, «le squelette des Grâces» adorée par tant de grands seigneurs,
s’y fit construire un hôtel par l’architecte Le Doux.

Naturellement ce Grec forcené construisit pour Mˡˡᵉ Guimard une manière
de petit temple qu’on appela temple de Terpsichore, un cube de pierre
ouvrant par un péristyle ovale à colonnes ioniques. On disait de ce
temple de Terpsichore que la Volupté en dessina le plan et que l’Amour
en fit les frais. C’était le prince de Soubise surtout. L’hôtel
paraissait petit, mais il était vaste en réalité, sans doute par des
annexes; il y avait grands et petits appartements, galerie de tableaux,
salle de spectacle pouvant contenir cinq cents personnes, plus des
jardins magnifiques avec un petit temple à Paphos. La divinité du lieu y
menait une existence de folles dépenses et de luxe scandaleux, soupers,
orgies, fêtes à spectacles, représentations théâtrales, etc... Elle
donnait régulièrement trois grands soupers par semaine, le premier aux
princes et grands seigneurs plus ou moins attachés à son char, le second
aux gens de lettres et artistes, épicuriens de second rang; le
troisième, la grande orgie, réunissait seigneurs et financiers viveurs,
comédiennes et impures en renom.

Un jour, la Guimard se dégoûta de son temple; ses légions de créanciers
se fâchaient ou les galants qui fournissaient à ses fabuleuses dépenses
s’étaient fatigués de lui apporter les millions qu’elle jetait ensuite
par toutes les fenêtres, même par celles de la bienfaisance quand elle
allait, aux lendemains d’orgie, porter dans les taudis misérables
quelques poignées de tout cet or qui roulait incessamment en offrandes à
Vénus. La rivière était-elle tarie? ou la belle courtisane, l’heure de
la retraite étant sonnée, prenait-elle ses dispositions pour quitter le
pays de Cythère et s’en aller finir ses jours en bourgeoise du Marais?
Le temple de Terpsichore fut mis en loterie; il y avait 2,500 billets à
cinq louis, le tirage eut lieu en 1786 et l’hôtel fut gagné par une dame
qui n’avait pris qu’un seul billet. Peu d’années après, l’ancien temple
stupéfait devenait le local de la section du Mont-Blanc. Quel changement
pour le logis licencieux, pour ces salons resplendissants où tous les
grands seigneurs de France se pressaient jadis aux grandes fêtes. Ils
étaient loin alors, emportés par le vent de tempête comme de pauvres
feuilles mortes, guillotinés ou errant fort dépourvus hors frontières,
tandis que la danseuse, devenue peut-être une bourgeoise épaisse, vivait
cachée quelque part, oubliée dans quelque coin silencieux de vieille
maison aux murs gris et moroses.

Mirabeau était venu mourir au nº 42 de la Chaussée d’Antin le 2 avril
1791. Désolation universelle, Paris en larmes se presse à ses obsèques
solennelles à Notre-Dame, l’Assemblée nationale en tête, et conduit le
grand orateur à la nouvelle église de Sainte-Geneviève que l’on
désaffecta pour en faire le Panthéon. La rue débaptisée s’appela rue
Mirabeau et sur la maison mortuaire fut scellée une plaque de marbre
noir portant ces deux vers de Marie-Joseph Chénier:

    L’âme de Mirabeau s’exhala dans ces lieux!
    Hommes libres, pleurez! Tyrans, baissez les yeux!

Ce qui n’empêcha pas 93 de rejeter le corps du Panthéon, d’enlever la
plaque de marbre et de changer encore le nom de la chaussée pour celui
de rue du Mont-Blanc.

Avant 1789, un petit casernement des gardes françaises occupait l’angle
du boulevard à droite; le temple Guimard était au nº 9. M. Necker avait
un hôtel au nº 7.--Autres salons, autres hôtes qu’à côté. Voici chez M.
Necker les grands noms de la littérature et de la bonne société à la fin
de l’ancien régime. Une jeune fille écoute les brillantes causeries,
c’est la future Mᵐᵉ de Staël. Après la tourmente, M. Necker cède son
hôtel à un banquier, M. Jacques Récamier, et pendant une dizaine
d’années, dans ses appartements décorés à la romaine, la belle Mᵐᵉ
Récamier, statue vivante, apparaît comme une déesse descendue de son
nuage pour recevoir le tribut d’admiration de toute la nouvelle société,
les débris de l’ancien grand monde mêlés à la nouvelle aristocratie
émergée du grand bouleversement. C’est un des plus brillants salons de
Paris, moins politique que celui de Mᵐᵉ de Staël et plus gai, plus
animé. On y fait de la musique et de la littérature, on y danse
beaucoup; la déesse invente des danses nouvelles qui lui permettent de
déployer toutes ses grâces merveilleuses.

Le nom ancien d’une rue qui traverse la Chaussée d’Antin, ancienne
ruelle boueuse montée en grade en même temps que la chaussée et nommée
alors rue _Chantereine_, était un dernier souvenir des marécages
transformés d’abord en cultures, puis couverts de maisons.
_Chantereine_, c’était: Chante-reinette ou grenouille. Les grenouilles y
coassaient il y a moins d’un siècle et demi. Talma y possédait une
maison qu’il tenait de Condorcet. Les Girondins, dit Nodier, l’avaient
fréquentée, Talma y eut, en 1797, un locataire qui se moquait bien des
grandes phrases et des beaux discours. Ce successeur de la bavarde
Gironde, c’était le général Bonaparte, ex-jacobin, mari de Joséphine de
Beauharnais.

Ce petit général, revenant couvert de lauriers de sa triomphante
campagne d’Italie, fit soudain de la rue Chantereine, débaptisée par
l’enthousiasme et appelée rue de la Victoire, le point sur lequel
convergeront les regards attentifs et les espérances de Paris las de
soubresauts et de la France écœurée du relent des corruptions
politiques. Bonaparte partit quelques mois après de la rue de la
Victoire pour s’en aller au Caire et aux Pyramides; il y revint plus
prestigieux encore, pour préparer dans la maison du tragédien le 18
Brumaire et l’Empire.

Petites maisons, folies de grands seigneurs ou de fermier général, le
XVIIIᵉ siècle en avait enveloppé Paris; il y en avait dans tous les
villages de la première banlieue que Paris grandissant devait atteindre
bientôt, il y en avait dans les coins discrets et tranquilles, à l’abri
de coquets jardins ou de beaux parcs bien ombragés. Pour tout grand
seigneur, c’était presque l’annexe obligée de l’hôtel patrimonial,
maison officielle de l’époux et de la famille. Pour loger quelque belle
impure, quelque comédienne, quelque célébrité du corps de ballet, on
demandait à l’austère architecture de se faire galante et libertine, à
la peinture de développer ses thèmes les plus voluptueux pour faire un
cadre cythéréen à la reine de boudoir. Meubles précieux et chefs-d’œuvre
gracieux de l’art industriel s’accumulaient dans toutes les pièces de la
blanche petite maison nichée dans la verdure. Que fallait-il encore? Une
cave bien montée et un cuisinier de talent. On les avait. Et comme s’il
prévoyait les drames terribles qui se préparaient, comme s’il cherchait
à s’étourdir, le siècle se plongeait dans l’orgie galante.

Il y avait des folies de toutes tailles, suivant la fortune du prince ou
du traitant. On en retrouve encore de temps en temps quelqu’une, oubliée
derrière les bâtisses modernes qui ont envahi les quartiers où elles se
croyaient tranquilles et qui les ont écrasées ou enterrées. Il y en
avait partout et même en des quartiers où leur souvenir est bien fait
pour nous surprendre, dans les environs de la Roquette par exemple, qui
n’était alors qu’un couvent de nonnes, dans les villages, riants alors,
de la Roquette et de Popincourt,--celui-ci qu’on appelait alors par
abréviation Pincourt, mais qui doit son nom à Jean de Popincourt,
premier président du Parlement sous Charles VI. Popincourt était presque
un site historique; c’est sur la terrasse d’une de ses maisons que
Mazarin et Louis XIV vinrent contempler la bataille du faubourg
Saint-Antoine et entendre tonner le canon de la Bastille, tirant par les
ordres de Mˡˡᵉ de Montpensier sur les troupes royales. De beaux ombrages
entre le faubourg Saint-Antoine et la Roquette abritaient la folie
Titon, un riche fermier général qui s’était arrangé là une fabuleuse
installation, folie coûteuse où se ruina le financier, et dont un lot
plus tard logea la fabrique de papiers peints Réveillon, pillée et
incendiée peu de jours avant la prise de la Bastille. Un autre
financier, Samuel Bernard, avait la sienne dans les mêmes environs, et
aussi le duc de Fronsac, fils du maréchal de Richelieu.

Mais le point où les petites maisons étaient plus serrées, où leurs
habitués pouvaient voisiner les uns chez les autres, c’étaient les
quartiers de Clichy et des Porcherons, ce qui se comprend du reste, par
la situation agréable sur les pentes ondulant vers Montmartre et par les
traditions du lieu. Le maréchal de Richelieu, le grand vainqueur, le
maître de tous les roués petits et grands, ne se contentait pas de son
pavillon de Hanovre sur le rempart, il avait planté une maison plus
petite et plus discrète sur la hauteur de Clichy, maison qui fut, sous
le Directoire, habitée par la belle Mᵐᵉ Hamelin, une des Merveilleuses
de l’époque. Le XVIIIᵉ siècle, ce débauché vieilli, revenait à la nature
sur ses vieux jours; désireux de finir en églogue, en buvant du lait,
servi par des bergères poudrées, il s’était pris d’un bel amour pour la
nature arrangée, pomponnée, gracieusement enjolivée, sinon embellie, et
ce goût de décorations champêtres, qui avait produit le village de
Trianon, allait trouver à s’exercer dans un genre particulier de
_Folies_, qui n’étaient plus seulement la petite maison galante, mais
des créations autour d’un petit palais champêtre, de parcs immenses
meublés de fabriques, ruines et curiosités de toutes sortes.

[Illustration: LES PORCHERONS AU XVIᵉ SIÈCLE (PLACE DE LA TRINITÉ
ACTUELLE)]

Parmi les plus fameuses, prenons-en deux seulement pour leur importance
et leurs particularités: celle du financier Boutin et celle du duc de
Chartres. La folie Boutin était une merveille avec son magnifique jardin
anglais, qui avait coûté plus d’un million au financier, allant de la
rue Saint-Lazare à la rue de Clichy. Ce fermier général était un fort
brave homme, très bienfaisant et un ami des arts. Sous le Directoire, le
pauvre Boutin ayant été guillotiné, on fit de son jardin le _Tivoli_ des
incroyables et des merveilleuses qui eut un succès prodigieux où dans un
décor de temples, de moulins, cascades, ponts rustiques, grotte de
sorcier, curiosités de toutes sortes, se donnaient des fêtes de tout
genre, surtout fêtes de nuit avec illuminations, ascensions de ballons
et feux d’artifice.

Napoléon donna dans ce merveilleux Tivoli un banquet à sa garde
impériale au retour d’une de ses triomphales courses à travers les
capitales étrangères.

La folie de Chartres s’appelle aussi le jardin Mousseaux ou Monceaux du
nom d’un petit village éparpillant quelques maisonnettes dans la plaine;
en 1778, Philippe d’Orléans duc de Chartres, le futur Égalité, acheta
d’immenses terrains plats, un sol ingrat et sans verdure, et bouleversa
le tout avec des légions d’ouvriers. Il avait chargé Carmontelle,
peintre et musicien, de dessiner son futur domaine, en laissant
chevaucher sa fantaisie bride sur le cou. Carmontelle ne lésina sur
rien, mais le résultat fut une merveille. Ce n’est pas le parc Monceaux
que nous connaissons. Celui-ci est joli, mais il n’a point la fantaisie
de l’autre, bien que ses principales beautés lui viennent encore des
débris de la folie de Chartres.

Dans les détours des vallons enfantés par Carmontelle, au milieu
desquels circulait une petite rivière jaseuse, il y avait de tout: un
temple de Mars en ruines, un moulin à vent hollandais, avec la maison du
meunier et une laiterie, un château gothique ruiné, une tour et des
tourelles ébréchées sur un mamelon, un bois poétique de cyprès et de
sycomores, abritant des tombeaux antiques au milieu desquels se dressait
une pyramide et à côté de ce site sévère, un coin riant d’Italie, avec
quelques motifs antiques et une vigne encadrant dans les pampres une
statue de Bacchus. De l’exotique, maintenant: un portique chinois, passé
lequel on rencontrait un pavillon bleu, puis un pavillon de verre, puis
un pavillon jaune, une immense galerie formant jardin d’hiver... Les
ponts, les cascades ne se comptaient pas, ni les grottes non plus; il y
en avait une dans laquelle le duc de Chartres donnait quelquefois à
souper, grotte très vaste à laquelle étaient annexées les cuisines et
une arrière-grotte pour les musiciens. Il y avait encore des temples,
des obélisques, des fontaines, des pagodes chinoises mobiles, des jeux
de bague curieusement installés; enfin, comme morceau important, la
charmante naumachie, la belle colonnade ruinée, entourant la pièce d’eau
que nous connaissons.

C’était une féerie dont nous sommes loin d’avoir indiqué tous les
tableaux. Quand les fermiers généraux en 1782 établirent le fameux mur
d’octroi qui mettait Monceaux dans Paris,

    Le mur murant Paris rend Paris murmurant,

on bâtit ce mur dans un fossé pour ne pas priver la folie Monceaux de
ses vues sur la campagne.

Le duc d’Orléans ne jouit pas longtemps de ces merveilleux jardins. La
Révolution survient qui confisque Monceaux et en fait après la Terreur,
lorsque l’on est sorti du terrible cauchemar, un établissement de fêtes
comme Tivoli, comme l’Elysée, ancienne folie Beaujon.

Sous Napoléon, on ne dansa plus à Monceaux; l’empereur l’avait donné à
Cambacérès, qui le rendit peu après à l’Etat en raison des trop
considérables frais d’entretien. La Restauration le restitua à la
famille d’Orléans à laquelle la Révolution de 48 l’enleva encore. On y
mit alors la direction des ateliers nationaux. C’est seulement vers 1860
que la Ville de Paris entra en possession et créa le parc actuel qui ne
comprend guère plus de la moitié de l’ancien jardin, le reste ayant
servi à la création du beau quartier environnant.

Le sort de ces grands jardins aristocratiques fut le même au
commencement du siècle, établissements de plaisirs d’abord, transformés
ensuite en jardins publics ou découpés pour la création de quartiers
nouveaux. Les parcs plus modestes, toutes ces petites maisons aux
souvenirs licencieux devenus hôtels de spéculateurs enrichis après la
Révolution, ou de généraux de l’Empire, ont disparu peu à peu, atteints
par les nouvelles grandes voies, écrasés sous les grandes maisons de
rapport. Dans la région de l’Est, c’est l’industrie qui s’en est
emparée; de l’autre côté, dans la grande marche de la ville vers le
soleil couchant, la marée montante des constructions atteint les
derniers débris de la coquette villégiature de jadis, les derniers
ombrages des derniers petits parcs lointains, pour y faire surgir des
rues neuves à petits hôtels.

Quels changements en une ou deux générations de Parisiens. La ligne de
remparts, les fortifications de 1840, englobaient toute une ceinture de
villages séparés encore par des champs et des cultures. Où sont-elles
maintenant? où sont les vignes et les champs de violettes de Belleville,
ce village qui était le Montmorency des bourgeois du quartier
Saint-Denis de 1830? Il y a vingt ans, la campagne commençait après le
Trocadéro. Les Parisiens d’aujourd’hui ont connu des maraîchers à Passy
et de grands espaces en jardins et parcs, entre ce Passy et Auteuil,
isolé au bout du monde, à la pointe extrême du rempart; leurs pères ont
vu des chantiers de bois à la place de la gare Saint-Lazare et leurs
grands-pères ont pu assister à des grandes manœuvres et petites guerres
exécutées par la garnison de Paris jusqu’en 1830, dans les plaines
désertes de Monceaux.

Les grands boulevards intérieurs, la promenade du rempart du siècle
dernier, sont devenus la grande artère intérieure; une seconde ligne les
double et les remplace, les boulevards extérieurs tenant la place du mur
d’octroi des fermiers généraux de 1782, et une troisième ligne de
boulevards, le chemin militaire des bastions de l’enceinte, se bâtit
rapidement, voit s’élever du côté de l’ouest de superbes hôtels
regardant la campagne par-dessus les talus, en attendant que Paris
encore une fois franchisse cette enceinte et dévore les agglomérations
formées _extra-muros_.

A l’intérieur de grandes trouées ont été faites dans tous les sens pour
donner de l’air au Paris trop serré d’autrefois; ces trouées, personne
ne les blâme; on ne critique que leur implacable tracé rectiligne, qui
ne se serait pas dérangé pour Notre-Dame ou la Sainte-Chapelle s’il
avait heurté ces monuments. La vieille croisée de Paris du temps de
Philippe-Auguste a été modifiée, la nouvelle croisée, c’est la rue de
Rivoli coupant la ligne des boulevards Sébastopol et Saint-Michel.

Commencée presque au début du siècle, l’an X de la République, par le
Premier Consul, la rue de Rivoli dans son premier tronçon modifia
considérablement les abords du jardin des Tuileries, en effaçant des
souvenirs du commencement de la Révolution. Les premiers coups de pioche
firent tomber la salle du Manège, construite sur l’ancien manège des
écuries royales, la salle où peu d’années auparavant avaient siégé la
Constituante, la Législative et la terrible Convention, et que celle-ci
avait quittée pour une salle dans les Tuileries mêmes. En même temps
disparurent les Feuillants dont l’enclos mitoyen avec le jardin royal
donnait son nom à la terrasse de ce côté, et le couvent des Capucins sur
l’emplacement duquel fut en partie construit le ministère des finances
incendié par la commune. Aux premiers jours de la Révolution, un club
rival des Jacobins et des Cordeliers se tint au couvent des Feuillants;
les hommes du parti des Feuillants étaient modérés; ils firent les
premiers le voyage à la place de la Révolution.

Arrêtée longtemps entre le Louvre et le Palais Royal, la rue de Rivoli
reprit sa course au commencement du second Empire et continua sa percée
à travers Paris en transformant extraordinairement les abords du Louvre
comme elle avait fait précédemment pour les Tuileries, et après les
entours du Louvre, ceux du palais rival, de la vieille maison de ville
des Parisiens.

[Illustration: RESTES DE L’ÉGLISE DES MATHURINS (1840)]

Tout le long de sa route, elle éventra de vieux quartiers tortueux et
embrouillés, elle dévora des ruelles antiques aux séculaires bâtisses
souvent misérables et sordides, coins lépreux cachés au cœur de la
ville, à deux pas de la demeure des rois et du Paris brillant.

Le changement était prodigieux et par quelques ruelles qui nous restent
bien dissimulées derrière de hauts édifices aux environs du Pont Neuf,
nous ne pouvons guère nous faire une idée de ce qui dans le cours des
siècles s’était tassé là au débouché des ponts autour du Châtelet. La
rue de Rivoli et les travaux qui en furent la suite jetèrent bas ce qui
subsistait des ruelles ayant enserré le vieux Châtelet tombé en 1808 et
bouleversèrent complètement les environs, dégageant la tour
Saint-Jacques du marché à la friperie qui l’entourait et amenant même le
transport à 12 mètres de distance de la fontaine dite du Palmier,
consacrée sous le premier Empire au souvenir des victoires remportées en
Italie et en Egypte. Alors disparut, avec la rue Pierre-à-Poisson, la
rue de la Tannerie et quelques autres mal odorantes, la rue de la
Vieille-Lanterne, repaire immonde et noir coupe-gorge auquel la mort du
pauvre Gérard de Nerval assassiné en quelque bouge et pendu ensuite au
grillage d’une fenêtre, venait de donner une renommée sinistre.

Même formidable abatis et même transformation auprès de l’Hôtel de
Ville, du nouvel hôtel considérablement agrandi en 1835 et qui devait
s’effondrer dans les flammes de 71. On achevait de dégager le monument,
et l’on régularisait la vieille place de Grève. Pendant tout le second
Empire la pioche et le pic maniés par le préfet Haussmann ne
s’arrêtèrent pas. Le vieux Paris disparaissait ou se masquait, démoli
ou dissimulé derrière un rideau de hautes bâtisses monotones. L’air et
la lumière devenaient denrées moins rares pour le Paris central,
l’hygiène y gagnait assurément, mais ces avantages se trouvaient
chèrement payés, par la perte de bien des édifices intéressants et par
l’accablante monotonie des rues nouvelles. Toute idée d’art semblait
bannie du plan, on pourrait le croire, comme aussi tout vrai sentiment
décoratif. Au centre, à droite, à gauche, partout la pioche bousculait
les séculaires décors de la cité parisienne, et bouleversait
profondément le sol, enfouissant les souvenirs, grattant, effaçant
l’histoire. Pour ne parler que des grandes percées des vieux quartiers
historiques, en négligeant les boulevards filant aux quatre coins de
l’horizon à travers territoires annexés, villages absorbés, ou faubourgs
à peine âgés de quelques pauvres siècles, on poussait au nord les
boulevards de Sébastopol et de Strasbourg, et au sud les grandes voies
modifiant si profondément la physionomie du quartier des Études.

    Non, tu n’es plus, mon vieux quartier Latin...

... Le boulevard Saint-Michel, la rue Monge, la rue des Ecoles, le
boulevard Saint-Germain et les grands travaux qui se poursuivent encore
sur les pentes de la Montagne l’ont du moins fortement entamé.

[Illustration: LA MAISON DE CORNEILLE, RUE D’ARGENTEUIL]

Au centre, la rue Turbigo réunissait le boulevard du Temple aux Halles,
en surcoupant les vieilles rues déjà coupées par le boulevard
Sébastopol, et les alentours des Halles étaient bouleversés de fond en
comble. Alors disparurent les derniers vestiges des vieux marchés
d’autrefois et les dernières rues à piliers, aux pittoresques vieilles
maisons sous lesquelles débordait le grand marché.

L’avenue de l’Opéra, étincelante et superbe, fourmillante, bruyante, si
parisienne et si cosmopolite, grande artère faisant communiquer le vieux
centre de la vie d’autrefois, le Louvre et le Palais Royal, avec le
centre de la vie d’aujourd’hui, les boulevards élégants et l’Opéra, est
une tranchée ouverte il y a bien peu d’années. A voir l’immense
circulation, les files de voitures et le flot des piétons sur chaque
trottoir, qui se douterait qu’on a pu s’en passer jamais!

Elle a bouleversé de l’histoire, elle aussi, en approchant de la vieille
rue Saint-Honoré et des Tuileries, en perforant largement le quartier de
la butte des Moulins. Au XVᵉ siècle c’était, de ce côté, une banlieue
fangeuse et assez mal habitée; la porte Saint-Honoré, de l’enceinte
d’Etienne-Marcel, était presque à l’entrée de l’avenue de l’Opéra. Au
delà s’étendaient les terrains du marché aux pourceaux avec quelques
bâtisses, étables ou porcheries. La butte venait de naître, car la
question controversée de l’origine naturelle ou factice de cette butte a
été tranchée justement par les travaux d’édilité qui l’ont fait
disparaître. Elle était faite de terres rapportées et ne remontait pas
au delà du XIVᵉ siècle, puisqu’on n’y a rien trouvé d’antérieur.
L’historien de la butte, M. Edouard Fournier, suppose cependant que
peut-être les premiers éléments ont pu être fournis par les débris du
Lower, château fort des Francs, ancêtre du Louvre de Philippe-Auguste,
mais la butte doit sa constitution aux gravats et terres tirés du fossé
lors de la construction de l’enceinte de 1358, des remparts si
rapidement élevés par Marcel, munis de 750 guérites de bois sur le
pourtour, et armés de bombardes.

Cette butte n’était pas le seul amas de déblais transformé en montagne;
il y en eut tout autour des remparts et plusieurs de ces buttes
subsistent chargées de maisons ou couvertes de verdure, souvenirs soit
des travaux de fortifications du XIVᵉ et du XVIᵉ siècle, soit des
_boulevards_, grands bastions de terre gazonnée élevés pour couvrir des
points faibles sous François Iᵉʳ, lors de la grande alarme, quand les
Impériaux maîtres de la Picardie touchaient presque Paris. Villeneuve
sur gravats à la porte Saint-Denis, la butte Copeau au Jardin des
Plantes, le renflement du boulevard à la porte Saint-Martin et d’autres
élévations, d’autres bosses cachées sous les maisons ont la même origine
et la plupart de ces buttes furent couronnées de moulins, même quand
elles étaient encore ouvrages de fortification.

Notre butte des Moulins, sise à deux ou trois cents mètres de la porte
Saint-Honoré eut l’honneur de servir de soutien à l’assaut de cette
porte par Jeanne d’Arc en 1429. Jeanne d’Arc, voulant essayer d’arracher
par une brusque attaque Paris aux Anglais, y plaça son artillerie, et se
jeta de là résolument sur le rempart, malheureusement trop bien défendu.
Descendue dans le fossé, elle s’obstinait sous la grêle des traits à
chercher l’endroit le moins profond pour le combler de fascines,
lorsqu’elle fut grièvement blessée; elle ne consentait point cependant à
lâcher l’attaque et il fallut que le duc d’Alençon vînt la chercher
lui-même. Sous François Iᵉʳ la butte fut convertie en un bastion,
défense avancée de la porte Saint-Honoré. A partir de ce moment,
couronnée de ses moulins, la butte est double; une seconde éminence
faite de déblais encore, est venue s’ajouter à la première et se
distingue parfaitement sur les plans, séparée de la première par une
petite échancrure où serpente un chemin.

Le marché aux pourceaux avec les porcheries qui l’environnent, la voirie
qui a donné naissance à la butte ou s’est perpétuée longtemps sur ses
flancs, n’étaient pas pour en faire un endroit bien fréquenté. Notre
butte possédait de plus la _Justice_ de l’évêque; outre des moulins et
des buissons, il y avait poussé deux ou trois gibets. A côté, un carré
de pierres, visible sur le plan Truschet, devait être à deux fins,
c’était le soubassement du bûcher pour des supplices d’hérétiques, comme
on en vit trop souvent à certaines époques, et le fourneau pour faire
chauffer la chaudière d’huile dans laquelle étaient bouillis les
malheureux convaincus du crime de fausse monnaie.

Cette affectation sinistre de la butte n’empêcha pourtant pas un
faubourg de se former peu à peu autour des porcheries et des gibets, ni
les cabarets à la fin du XVIᵉ siècle de venir se camper sur les pentes,
au-dessous des moulins, et de recevoir à leurs tables rustiques sous les
tonnelles bon nombre de Parisiens en quête de campagne. Le quartier
nouveau avait sa chapelle dédiée à saint Roch; peu à peu il se faisait
plus ville, enfermant les buttes aux Moulins parmi les bâtisses et les
cabarets de plus en plus nombreux, banlieue remuante et de mœurs
irrégulières. Sous la Fronde, c’est le champ d’exercice de l’émeute, qui
s’échauffe ici à discourir contre le Mazarin, feux de paille qui
essaient de devenir brandons de guerre civile et qui finiront par
flamber réellement, de façon à brûler bien des doigts imprudents. On
s’amuse en attendant, on voit là une imitation des gamins du quartier
Saint-Honoré qui ont coutume de venir par bandes se battre à coups de
fronde sur les pentes de la butte, et le jeu de ces gamins baptise les
nouvelles factions politiques.

Cependant, la tranquillité revenue, les maisons reprirent de plus belle
l’assaut de la butte, les moulins étaient bien menacés: on voulait faire
à leur place et sur les pentes un nouveau quartier plus digne du
voisinage du Louvre et des Tuileries que le faubourg désordonné de
l’ancien marché aux pourceaux. Enfin les rues montant à l’escalade de la
butte ou la perforant dans divers sens arrivèrent au sommet et alors, au
grand regret de quelques-uns, aux grands soupirs des gazettes en rimes
ou en prose, le jour vint, vers 1668, où ils durent déménager. Les
moulins de la «_Gentille butte Saint-Roch_» s’en furent les uns
rejoindre ceux qui tournaient déjà sur la butte Montmartre, les autres
ailleurs et de nouvelles rues s’alignèrent à leur place, la rue du
Clos-Georgeau, la rue des Moineaux, la rue des Moulins, etc...

Avant que les moulins n’eussent déguerpi, un homme pouvait, de son logis
de la rue d’Argenteuil formée avec l’ancien chemin de ce nom, les
regarder tourner au-dessus de tous les tripots et cabarets, où
bretteurs, amis du désordre et frondeurs s’en donnaient à cœur joie.
C’était Corneille dont la maison a subsisté au nº 18 de cette rue
jusqu’à ce que l’avenue de l’Opéra, opérant sa grande trouée, l’emportât
avec ce qui restait de la butte elle-même et sa charge de maisons très
serrées. Ce quartier après les souvenirs lointains que nous venons de
réveiller n’avait plus eu que des souvenirs littéraires, épicuriens ou
galants au XVIIIᵉ siècle. Les noms illustres ou célèbres ne manquent
pas: après Lulli, Mignard, La Fontaine, on y trouve Voltaire, Rousseau,
Grimm, d’Holbach, Helvétius, etc., en voisinage avec filles d’opéra ou
filles du monde, avec bien des cabarets plus ou moins fameux. La
politique reparut autour de Saint-Roch aux jours suivants, le terrible
club des Jacobins était trop voisin et Robespierre aussi qui demeurait
rue Saint-Honoré, chez les Duplay; quand la Terreur prit fin, que le
club terroriste fut fermé, quand la réaction fit sa tentative de
Vendémiaire, les sections royalistes vinrent se faire mitrailler sur les
marches de l’église par un petit général corse d’assez pauvre mine, mais
qui n’y allait pas de main morte...

       *       *       *       *       *

Maintenant l’avenue percée à travers ce qui était encore banlieue il y a
deux siècles est artère centrale, le grand Paris continue à dévorer ce
qui était naguère encore cultures ou villégiatures champêtres; nous
l’avons vu faire des bonds de quelques kilomètres dans sa rapide poussée
vers l’ouest et dans tel grand quartier surgi depuis vingt ans, il n’y a
pas bien loin, on peut le dire, du dernier lièvre abattu, des derniers
choux poussés, aux vraiment superbes architectures qui s’élèvent tous
les jours pour rattacher le Paris moderne au Paris des grandes époques,
en faisant oublier des temps intermédiaires bien indigents de style.

[Illustration: LUCARNE DE L’HÔTEL MONTHOLON, AU MARAIS]



[Illustration: LE CLUB DES JACOBINS (RUE SAINT-HONORÉ)] TABLE DES
CHAPITRES


CHAPITRE PREMIER.--L’ILE BERCEAU

Le cœur de Paris et ses déplacements.--Lutèce gauloise.--Le village
insulaire entre marais et forêts.--L’arrivée du Romain.--Premier siège
et premier incendie.--Camulogène et Labiénus.--Lutèce gallo-romaine.--Le
premier coup d’État militaire.--Un empereur de Paris.--Le Palais de
Julien aux Thermes.--Les Nautes.--Les arènes parisiennes.--Lutèce
mérovingienne.--Sainte-Geneviève.--Le Palais des Comtes de Paris dans la
Cité.--Les marchands de l’Eau                                          1


CHAPITRE II.--LA CROISSANCE

La cité de Paris.--Le temple de Jupiter devient l’église cathédrale
Notre-Dame de Paris.--Les petites églises de la Cité.--Saint-Jean le
Rond et les Enfants trouvés.--Très haut et très puissant seigneur le
chapitre de Notre-Dame.--Le cloître et ses premières écoles.--Guillaume
de Champeaux et Abélard.--Naissance de l’Université.--Les légendes: le
diable Biscornette.--L’anneau de la Vierge.--Le grand Jeusneur.--Folies
et mascarades des fêtes de l’âne, des fous et des innocents.--Diables,
guivres et chimères                                                   17


CHAPITRE III.--LES TROIS GRANDES ABBAYES DE LA RIVE GAUCHE

L’abbaye de Sainte-Geneviève.--Clovis et Clotilde.--Saint-Germain des
Prés, fondation de Childebert.--La sépulture des rois mérovingiens.--Les
Normands.--Massacres et dévastations.--L’Abbaye, petite ville féodale à
côté de Paris.--Le réfectoire, fabrique de poudres.--L’explosion et
l’incendie.--Ruine définitive.--Le Pré aux Clercs.--Luttes avec les
Escholiers.--La foire Saint-Germain.--Les abbés
commendataires.--L’abbaye de Saint-Victor.--Les jardins des
chanoines.--La Bièvre.--Ce qui reste des trois abbayes                35


CHAPITRE IV.--LE PARIS DES ÉGLISES ET DES COUVENTS

I.--La légende de Saint-Julien l’Hospitalier.--Au cimetière
Saint-Severin.--Opéré ou pendu.--Inscriptions macabres.--Les reclusoirs
et les recluses.--Saint-Yves des Avocats.--Saint-Benoist le
Bientourné.--Les belliqueux Augustins.--Sièges de couvents.--Les
Bernardins.--Le cloître des Carmes.--Les frères aux Anes.--Le couvent
des Cordeliers.--Désordres et bagarres.--Émeute en plain-chant.--Le
corps de Marat.--Le bataillon des Marseillais.--Aux Jacobins.--Les
prédicateurs de la Ligue.--La Chartreuse du Luxembourg.--Au grand Diable
Vauvert                                                               54

II.--L’enclos féodal du prieuré de Saint-Martin des Champs.--Le
réfectoire et la chaire du lecteur.--Abbés trop gras et moines trop mal
nourris.--Les procès de l’Epée.--Duels judiciaires dans la lice du
prieuré.--Carrouges et Le Gris.--Les Célestins.--L’église. Musée de
grands tombeaux seigneuriaux.--Les serfs de la Vierge Marie.--Aux Carmes
Billettes, le dernier cloître gothique de Paris.--Le cadavre d’Etienne
Marcel à Sainte-Catherine du Val des Ecoliers.--L’abbaye de
Saint-Antoine.--Pécheresses repenties.--Fondations hospitalières.--Les
Haudriettes.--Les confrères de la Trinité et les origines du
théâtre.--Les Quinze-Vingts.--Frères cordonniers et frères
tailleurs                                                             71

III.--Les églises de la rive droite.--Paroisses royales de Saint-Germain
l’Auxerrois et Saint-Paul.--Au temps de la Ligue.--Saint-Eustache.--La
Jussienne.--Les paroissiens de Saint-Jacques la Boucherie, écorcheurs et
enlumineurs.--Les maisons de Nicolas Flamel.--Saint-Merry.--Saint-Julien
des Ménétriers.--La loue des jongleurs, ménestrels et
musiciens.--Saint-Gervais                                             97

IV.--Les églises des XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles.--Le vandalisme à perruque
et manchettes de dentelles.--Mutilations et amputations.--Saint-Etienne
du Mont, Val-de-Grâce.--La Révolution.--Les édifices
déséglisés.--Fermetures et destructions.--Clubs et prisons, temples,
marchés ou magasins.--La grande démolition                           117


CHAPITRE V.--LES COMMANDERIES

L’ordre des Templiers.--La Villeneuve du Temple.--L’église en rotonde et
la grosse tour.--Philippe le Bel.--Ecroulement de l’ordre.--Le Temple
aux chevaliers de Saint-Jean.--Franchises et privilèges.--Le palais du
grand prieur.--La prison de Louis XVI.--L’enclos de Saint-Jean de
Latran.--Disparition complète                                        129

CHAPITRE VI.--A TRAVERS LA VILLE ESCHOLIÈRE

I.--La grande Université de Paris.--Fondation de Mᵉ Robert de
Sorbon.--Les quatre nations de la faculté des Arts.--La rue du
Fouarre.--Les écoles de médecine.--Le collège des Haricots et son maître
fouetteur.--Les pauvres Capettes de Montaigu.--Etudiants
vagabonds.--Tavernes et mauvais lieux.--Désordres et bagarres.--Les
cinquante collèges.--Immunités et privilèges de l’Université.--La
procession du Landit.--Les écoles de droit au Clos Bruneau.--Robert
Estienne                                                             141

II.--La chasse aux Huguenots de la petite Genève.--Mort de Pierre
Ramus.--La Ligue.--Formation du Conseil des Seize au collège
Fortet.--Les curés ligueurs.--La journée des Barricades.--Escarmouches
autour de la place Maubert.--Le comte de Brissac bon sur le pavé.--La
Commune blanche.--Misères des Écoles pendant le siège.--Étudiants
tire-laine.--Transformation du Pré aux Clercs.--Comment la reine
Marguerite faisait faire ses pénitences.--La chapelle des
Louanges                                                             160


CHAPITRE VII.--PARIS FÉODAL

I.--Petit palais et grands hôtels.--L’hôtel de Bourbon.--La trahison du
connétable.--Les États généraux de 1614 dans la grande salle de
l’hôtel.--Le séjour de Nesle.--Les femmes des trois fils de Philippe le
Bel.--Marguerite, Jeanne et Blanche de Bourgogne.--La tour de Nesle et
sa légende.--Le duc Jean de Berry.--Benvenuto Cellini au
Petit-Nesle.--L’hôtel de Nevers-Gonzague.--La tête de Coconas.--L’hôtel
de Bourgogne.--Jean sans Peur et le duc d’Orléans.--Bourguignons et
Armagnacs.--Les bouchers de Paris.--Chaperon blanc et bonnet
rouge.--Caboche et Capeluche.--Le théâtre et l’hôtel de
Bourgogne.--Gauthier-Garguille et Turlupin, successeurs de Jean sans
Peur                                                                 183

II.--L’hôtel de Cluny, Guise, Soubise.--Marguerite ou Miséricorde?--Les
mauvais garçons de Pierre de Craon.--L’assassinat de Clisson.--MM. de
Guise, rois de la très sainte Ligue.--La citadelle des Ligueurs.--Le
Balafré aux Barricades.--Mˡˡᵉ de Montpensier.--L’hôtel aux Soubise.--Le
séjour Barbette.--La reine Isabeau.--Meurtre du duc d’Orléans.--La lampe
du meurtrier.--Savoisy.--L’hôtel du roi de Sicile.--Mᵐᵉ de Lamballe à la
Force                                                                204

III.--L’hôtel des Prévôts de Paris.--Hugues Aubryot et les
Maillotins.--L’hôtel d’Orléans.--A l’Abri-Coyctier.--Le fief de la
Trémouille.--Magnificences de la maison à l’enseigne de la Couronne
d’or.--Sa destruction.--L’hôtel des archevêques de Sens.--Tristan de
Salazar.--La justice sommaire de la reine Margot.--L’hôtel des abbés de
Cluny.--François Iᵉʳ et la veuve de Louis XII.--Les émotions du cardinal
de Guise.--Le connétable de Montmorency.--Le manoir de la
Salamandre.--Le chancelier Séguier.--Catherine de Médicis.--La kermesse
de l’Agio à l’hôtel de Soissons                                      222


CHAPITRE VIII.--PARIS BOURGEOIS ET POPULAIRE

I.--Souvenirs champêtres.--Clos, granges, cultures, fermes.--La double
croisée de Paris.--Autour du Châtelet.--Les maîtres bouchers et la
grande boucherie.--La rue Trop-va-qui-dure et la Vallée de
Misère.--Grandeurs, prospérités et solennités de la grande rue
Saint-Denis.--Chemin royal au commencement et à la fin des
règnes.--Entrées de l’empereur Charles IV, d’Isabeau de Bavière, de
Louis XI, etc.--Cortèges, spectacles et divertissements.--Les
funérailles royales.--Un arbre de Jessé.--Noms de maisons.--Anciennes
hôtelleries.--Les omnibus de Blaise Pascal.--La grande rue
Saint-Honoré.--L’Arbre sec.--Arbrissel ou potence?--La croix du
Trahoir.--La rue de la Ferronnerie.--Aux Innocents.--Grandes halles de
la mort et grand marché des vivants                                  242

II.--Chronique des rues et carrefours de Paris.--Le Puits d’amour, la
rue Pirouette et le Pilori des Halles.--Les rues de métiers.--Quelques
bourgeois parisiens d’il y a longtemps.--Vieux noms de rues estropiés et
dénaturés.--Noms bizarres.--Les rues à mauvaise renommée.--Cabarets
d’autrefois et vieilles enseignes.--La Pomme de pin et les cabarets
littéraires du XVIIᵉ siècle.--La maison de l’amiral Coligny.--L’hôtel du
chevalier du Guet.--Les dernières tourelles de nos rues.--Les
empoisonneurs.--Sainte-Croix et la Brinvilliers.--La fontaine des
Innocents.--Souvenirs du carrefour de l’Arbre sec.--Les maisons de
Molière                                                              274


CHAPITRE IX.--LA PLACE ROYALE ET LE MARAIS

Le dernier tournoi.--Fêtes au palais des Tournelles.--La lance de
Montgommery.--Le combat des Mignons.--Fondation de la place Royale.--Le
carrousel d’inauguration.--Les raffinés d’honneur et la manie des
duels.--L’hôtel Sully.--M. de Mayenne.--L’hôtel Lamoignon.--Les logis de
Gabrielle d’Estrées.--Zamet.--Les ruelles.--Précieuses et
Alcôvistes.--Poètes et beaux esprits.--Mᵐᵉ de Sévigné à
Carnavalet.--Marion Delorme et Ninon de Lenclos.--Le malade de la
Reine.--Mᵐᵉ Scarron.--L’hôtel de Beauvais.--Théâtres et jeux de
paume.--Le Roi des Halles.--L’hôtel Salé.--Hôtels de grands seigneurs et
de parlementaires.--Grandes portes et frontons sculptés              312


CHAPITRE X.--LE PARIS DE LOUIS XIV ET DE LOUIS XV

La fin du Pré aux Clercs.--Développement du faubourg Saint-Germain.--Les
Invalides.--Le Luxembourg.--Les ruines de la Ligue.--L’enceinte de Louis
XIII.--Places, portes et statues triomphales du roi Soleil.--M. de la
Feuillade et la place des Victoires.--L’hôtel de la Vrillière.--L’hôtel
de Vendôme et la place des Conquêtes-Vendôme-Des-Piques.--Duel Beaufort
et Nemours au marché aux chevaux.--Paris la nuit.--Premières
lanternes.--Les porteurs de falots.--Les voleurs et la police.--M. de la
Reynie et M. d’Argenson.--Le Système de Law.--La grande folie de la rue
Quincampoix.--Le crime de l’Épée de bois.--Un cardinal de la
Régence.--Emplacements révolutionnaires: le champ de la fédération, la
place Louis XV.--La catastrophe du feu d’artifice.--La
guillotine                                                           355


CHAPITRE XI.--L’ENFANTEMENT DU PARIS MODERNE

La chaussée d’Antin.--Les Porcherons.--Le temple de Paphos.--Petites
maisons et Folies.--Abatis et grandes trouées.--La disparition du vieux
Paris.--La Butte des moulins                                         387



[Illustration: ANCIENNE ÉGLISE NOTRE-DAME DES CHAMPS PRÈS LE VAL DE
GRACE] TABLE DES ILLUSTRATIONS


Le Pont-Neuf et la pointe de la cité au XVIIᵉ siècle                   1

Petite tourelle de l’hôtel de Sens                                     1

Lutèce gauloise. Pointe de l’île avec les îlots sur lesquels passe le
Pont-Neuf actuel                                                       3

Lutèce incendiée à l’arrivée des Romains                               5

Les légions gauloises proclament Julien empereur                       7

Le clos de Laas et le palais des Thermes                               8

Paris mérovingien.--La pointe de la cité                               9

Palais des Thermes.--La grande salle au XVIIIᵉ siècle                 12

Le palais des Thermes                                                 13

Les arènes de Lutèce retrouvées                                       15

Lutèce                                                                16

A Notre-Dame                                                          17

A Notre-Dame                                                          19

1711. Découverte des débris d’un autel de Jupiter sous le chœur de
Notre-Dame                                                            19

Saint-Jean le Rond et les enfants abandonnés                          21

En haut des tours de Notre-Dame                                       24

La fête des fous                                                      25

Les chimères de Notre-Dame                                            27

Les chimères de Notre-Dame                                            27

Le grand jeûneur, sur le parvis                                       31

Les écoles du cloître                                                 32

Notre-Dame et l’archevêché, XVIIᵉ siècle                              33

Vieille maison du cloître Notre-Dame, rue Chanoinesse                 34

L’abbaye de Saint-Victor                                              35

La première église Sainte-Geneviève. Fondation de Clovis              35

Rue Clovis, fragment du rempart de Philippe-Auguste et tour de
Sainte-Geneviève                                                      36

Restes de l’abbaye de Sainte-Geneviève au lycée Henri IV              39

Abbaye de Saint-Germain des Prés, fondation de Childebert. La tour de
l’église                                                              40

Bagarre entre les escholiers et les gens de l’abbaye sur le Pré aux
Clercs                                                                41

L’explosion de l’abbaye de Saint-Germain. Destruction du
réfectoire                                                            44

La foire Saint-Germain                                                46

Entrée de la foire Saint-Germain au XVIIᵉ siècle                      47

L’abbaye de Sainte-Geneviève au XVIIIᵉ siècle                         49

Le palais abbatial, rue de Furstenberg                                50

Construction du Panthéon, au premier plan collège des Cholets         52

Tour Alexandre de l’abbaye de Saint-Victor. En arrière, la butte Copeau,
futur labyrinthe du Jardin des Plantes                                53

La chartreuse du Luxembourg                                           54

Le bataillon des Marseillais vient loger aux Cordeliers               54

La Dante à Saint-Julien le Pauvre                                     55

Bas-relief de Saint-Julien, rue Galande                               56

Les sacs de procédure portés à Saint-Yves par les plaideurs après un
procès gagné                                                          57

Église Saint-Séverin                                                  59

Les anciens charniers de Saint-Séverin                                61

La duchesse de Montpensier apporte aux Cordeliers la nouvelle de
l’assassinat d’Henri III                                              64

Le couvent des Bernardins                                             65

Porte du couvent des Jacobins de la rue Saint-Jacques                 67

Église Saint-Benoit le Bientourné                                     69

L’entrée de la Chartreuse du Luxembourg (intérieur)                   70

Les Célestins, l’arsenal et l’île Louviers                            71

Fondation de Sainte-Catherine par les sergents d’armes de
Bouvines                                                              71

Le prieuré de Saint-Martin des Champs (Arts et Métiers)               72

Le nouveau pignon de Saint-Martin des Champs (Arts et Métiers)        73

La chaire du lecteur, vue de l’extérieur                              75

Ancien clocher roman de Saint-Martin des Champs                       76

Réfectoire de Saint-Martin des Champs.--La chaire du lecteur          77

Le duel Carrouges et le Gris dans la lice de Saint-Martin             80

La tour du Vertbois à Saint-Martin des Champs                         81

Église Saint-Nicolas des Champs                                       83

Le cloître des Billettes, rue des Archives                            85

Dépendances du couvent des Guillemites, rue des Guillemites           88

Les corps d’Étienne Marcel et de ses partisans dans le préau de
Sainte-Catherine                                                      89

L’église des Filles-Dieu                                              92

Les Quinze-Vingts à la porte Saint-Honoré                             93

Les cochons du petit Saint-Antoine                                    94

Les frères cordonniers                                                95

Le couvent du petit Saint-Antoine                                     96

L’échoppe de Nicolas Flamel, maître écrivain enlumineur à
Saint-Jacques la Boucherie                                            97

Chambre au-dessus du porche de Saint-Germain l’Auxerrois             100

Le cloître Saint-Germain l’Auxerrois à la journée des Barricades     101

L’église Saint-Leu-Saint-Gilles, rue Saint-Denis                     104

La tour Saint-Jacques, 1830                                          105

Ancienne demeure de Nicolas Flamel, rue des Écrivains, démolie pour le
square Saint-Jacques la Boucherie                                    107

Église Saint-Julien des Ménétriers, rue Saint-Martin. La louée des
musiciens                                                            109

Église du Saint-Sépulcre, rue Saint-Denis                            112

L’église Saint-Paul                                                  113

Tour de l’église Saint-Laurent, faubourg Saint-Martin                115

Cloître des Célestins                                                116

L’église des Jacobins de la rue Saint-Jacques                        117

Le Val-de-Grâce                                                      118

Le jubé de Saint-Étienne du Mont                                     120

Le temple protestant, ancienne église Saint-Marie (mai 1871)         121

Église Saint-Nicolas du Chardonnet                                   125

Ancienne église Saint-Sulpice                                        127

Le Temple au XVIIᵉ siècle                                            129

Tourelle d’angle de l’enceinte du Temple                             129

La surprise du Temple par Guillaume de Nogaret                       131

Philippe Le Bel assiste du haut de la tour du Temple à
l’incendie de la Courtille Barbette                                  132

Duguesclin traite avec les chefs des grandes compagnies              133

Porte de l’enclos du Temple                                          136

La famille royale amenée au Temple                                   137

La rotonde du Temple, 1840                                           138

Marie-Antoinette dans la tour du Temple                              139

La commanderie de Saint-Jean de Latran                               140

Le cloître des carmes de la place Maubert                            141

Débris du collège Saint-Michel rue de Bièvre                         141

Le maître fouetteur du collège Montaigu                              145

Les écoliers tire-laine au carrefour Coupe-Gueule                    149

Église du collège de Beauvais                                        151

Entrée du collège de Navarre                                         152

L’école Polytechnique en 1814                                        153

Ancienne chapelle du collège Mignon                                  155

L’amende honorable des huissiers du Châtelet aux Augustins           157

Porte du couvent des Grands-Augustins                                159

Cloître du collège de Cluny                                          160

La porte de Nesle                                                    160

Le cadavre de Ramus traîné à la Seine                                161

Le couvent des Grands-Augustins, la procession d’Henri III           164

Journée des Barricades. Les écoles descendant à la place Maubert     165

La mise à sac de l’église Saint-Médard                               168

Ébats d’écoliers au moulin des Gobelins                              169

Ancienne bibliothèque Sainte-Geneviève                               172

La Sorbonne                                                          173

Cour de l’ancienne école de médecine, rue de la Bucherie. État
actuel                                                               176

Les écoliers pêchant le poisson de l’abbaye de Saint-Germain         177

Coupole de l’ancienne école de médecine, rue de la Bucherie. Etat
actuel                                                               179

Tourelle des Chartreux                                               180

Le pré aux Clercs (XVIᵉ siècle)                                      181

L’hôtel de Bourbon                                                   183

La fenêtre du meurtrier                                              183

Sommet de l’escalier de la tour Jean-Sans-Peur                       185

L’hôtel du chevalier du Guet                                         187

L’hôtel de la reine Marguerite sur l’emplacement du Petit Nesle, et la
chapelle des Louanges au petit Pré aux Clercs                        189

La tour Jean-Sans-Peur. État actuel                                  192

Jean sans Peur dans la tour de Bourgogne                             193

Passage sur les limites du séjour Barbette, rue des Francs-Bourgeois,
près duquel fut assassiné Louis d’Orléans                            195

Le meurtre du duc d’Orléans                                          197

Gros-Guillaume, Turlupin et Gauthier-Garguille, à l’hôtel de
Bourgogne                                                            201

Anciens animaux symboliques des évangélistes de la tour
Saint-Jacques.--Aujourd’hui dans le jardin de Cluny                  203

Hôtel Saint-Aignan, rue Vieille-du-Temple                            204

Manoir dit de la reine Blanche au faubourg Saint-Marcel              204

Porte de l’hôtel de Guise, maintenant palais des Archives            205

Un coin de la cour de l’hôtel de Mayenne-d’Ormesson rue
Saint-Antoine                                                        209

Les prédicateurs dans le jardin des Jacobins de la rue Saint-Jacques,
sous la Ligue, au fond les écoles Saint-Thomas, démolies vers
1850                                                                 211

Tourelle Herouet, rue Vieille-du-Temple                              213

Une porte dans la cour de la maison rue du Jour, nº 25               217

Le puits de l’ancien séjour d’Orléans et de l’Abri-Coyctier,
subsistant cour de Rouen                                             219

La Petite Force                                                      221

L’hôtel Scipion Sardini. État actuel                                 222

Le prévôt de Paris                                                   222

L’hôtel des prévôts, passage Charlemagne. État actuel                223

Tourelle-oratoire de l’hôtel la Trémouille démolie en 1842           224

Cour de l’hôtel la Trémouille vers 1840                              225

Le page de la reine Marguerite décapité devant l’hôtel de Sens       229

Tour d’escalier de l’hôtel de Sens. État actuel                      231

La chapelle de l’hôtel de Cluny                                      233

Les charniers de Saint-Paul                                          236

L’hôtel de Soissons (état ancien) et la colonne de Catherine de
Médicis (état actuel)                                                237

Le passage Saint-Pierre donnant dans l’ancien cimetière
Saint-Paul (état actuel)                                             241

Inondation de la Vallée de Misère en 1493                            242

Vieux pignons rue Beaubourg                                          242

L’église Saint-Sauveur, rue Saint-Denis                              243

Bas-relief de la maison de l’Annonciation, 89, rue Saint-Denis       244

Entrée de la rue Saint-Denis, la grande boucherie, le marché de
l’Apport-Paris et le Châtelet                                        245

Carrefour rue Pirouette. État actuel                                 247

La rue Brise-Miche. État actuel                                      248

L’attaque du cloître Saint-Merry, avril 1832                         249

Vieux pignons de la rue Galande (1894)                               251

Ancienne façade de la maison de Nicolas Flamel, rue de
Montmorency, 45, dont il ne reste que la poutre à l’inscription      252

Cour du Compas d’Or, rue Montorgueil                                 253

La fontaine Maubuée, rue Saint-Martin. État actuel                   255

Les charniers de l’ancien cimetière Saint-Paul (1895)                256

La tour Petaudiable, quartier de la Grève                            257

La Barbe d’or, rue des Bourdonnais                                   259

L’arbre de Jessé rue Saint-Denis (1895)                              260

Le presbytère de Saint-Germain l’Auxerrois. Journées de juillet
1830                                                                 261

Enseigne du Soleil d’Or, rue Saint-Sauveur (cabaret et jeu de
paume)                                                               263

Le Bon Puits, enseigne rue Beaubourg                                 264

Enseigne de l’Enfant Jésus, rue des Bourdonnais                      264

La rue de la Ferronnerie. Assassinat d’Henri IV                      265

Ancienne enseigne de l’orme Saint-Gervais aujourd’hui rue du
Temple                                                               266

L’orme Saint-Gervais                                                 267

La croix du Trahoir                                                  268

La fontaine et le marché des Innocents en 1830                       269

Le Pilori des Halles                                                 273

Carrefour Brise-Miche et Taille-Pain. Cloître Saint-Merry, 1832      274

Le Puits qui parle                                                   274

Le Puits d’Amour, au carrefour des rues petite et grande
Truanderie                                                           275

Carrefour. Buci, avec l’estrade des enrôlements en 1792              277

Maison de Nicolas Flamel, rue des Écrivains, démolie pour le square
Saint-Jacques-la-Boucherie                                           278

Pignon de la Renaissance, rue du Dragon                              279

Les piliers des Halles et l’église Saint-Eustache                    281

Tourelle de la rue du Jardinet, démolie pour le boulevard
Saint-Germain                                                        282

Tourelle de la rue du Coq-en Grève, démolie vers 1850                285

Tourelle de la rue Saint-Paul (1895)                                 286

Tourelle de la rue du Temple (1895)                                  287

Enseigne des Trois Canettes, rue des Canettes (1895)                 289

Cabaret de l’épée de bois, maison de Lully, rue Sainte-Anne
(1895)                                                               290

Enseigne de la Hure d’Or, rue de la Huchette (1895)                  293

La mort de Coligny à la Saint-Barthélemy                             296

Tourelle de la rue Jean-Tison, démolie en 1850                       297

Tourelle de la rue de l’École-de-Médecine, démolie pour le boulevard
Saint-Germain                                                        299

Mausolée élevé à Marat dans la cour des Cordeliers                   301

Tourelle de la rue Saint-Benoit, démolie en 1850                     302

Tourelle de l’hôtel de Fécamp, rue Hautefeuille, habité par
Sainte-Croix                                                         303

Porte de l’hôtel de Miraulmont, rue Hautefeuille (1895)              305

Maison natale de Molière à l’enseigne du «Pavillon des cinges», angle
des rues Saint-Honoré et des Étuves                                  307

Tourelles rues Hautefeuille et Pierre-Sarrazin                       309

Tourelle place de l’Hôtel-de-Ville, démolie en 1850                  310

Enterrement de Molière au cimetière Saint-Joseph, rue Montmartre     311

Fronton de l’hôtel Salé. État actuel                                 312

Au carrousel de la place Royale                                      312

Hôtel Sully, façade sur la rue Saint-Antoine. État actuel            313

Hôtel la Vieuville, rue Saint-Paul (1895)                            316

Un panneau de la grande porte de l’hôtel Saint-Aignan. 71, rue du
Temple                                                               319

L’hôtel Sully. Façade sur la cour                                    321

Tourelle de l’hôtel Lamoignon                                        323

Pavillon de l’hôtel Lamoignon avec les croissants de Diane aux
frontons. État actuel                                                324

Maisons rue Galande, 1895                                            328

Entrée de l’hôtel de César de Vendôme, rue de Moussy, démoli en
1893                                                                 329

Mᵐᵉ de Sévigné à l’hôtel Carnavalet                                  332

Maison de la Renaissance, rue Saint-Paul, démolie vers 1840          333

Grande porte rue des Francs-Bourgeois, 1895                          335

Porte de l’hôtel de Châlons-Luxembourg, rue Geoffroy-l’Asnier        337

Balcon de l’hôtel de Braque, rue de Braque, nº 4                     341

Hôtel Montholon, 79, rue du Temple                                   343

La cour de l’hôtel de Beauvais                                       345

Fronton, 106, rue du Temple                                          347

Hôtel Amelot de Bizeuil, 47, rue Vieille-du-Temple                   349

Porte de l’hôtel de Bouligneux, rue Michel-le-Comte, 28              351

Porte des écuries de l’hôtel de Rohan (Imprimerie Nationale)         353

Fronton rue Payenne                                                  354

Le duel de Beaufort-Nemours au marché aux chevaux (rue de la Paix
actuelle)                                                            355

Entrée de la rue de Seine derrière le collège des Quatre-Nations
(Institut)                                                           357

Un balcon rue Saint-Jacques                                          361

Balcon rue Thévenot, démoli en 1895                                  365

Portail de l’église des filles Saint-Chaumont                        368

Le bureau des marchandes-lingères, 6, rue Courtalon                  369

La maison de Law, rue Quincampoix (démolie)                          372

Hôtel de la Chancellerie d’Orléans, rue des Bons-Enfants             373

Incendie du palais de la Légion d’honneur (hôtel de Salm), mai
1871                                                                 385

Passage du cloître Saint-Honoré                                      377

Porte de la cour du Dragon                                           380

La cour du Dragon                                                    381

Balcon, rue Saint-André-des-Arts                                     384

Place de la Révolution                                               386

La butte des Moulins au commencement du XVIᵉ siècle                  387

A Tivoli                                                             387

L’hôtel de la Guimard, chaussée d’Antin                              388

Les Porcherons au XVIᵉ siècle (place de la Trinité actuelle)         393

Restes de l’église des Mathurins (1840)                              396

La maison de Corneille, rue d’Argenteuil                             397

Lucarne de l’hôtel Montholon, au Marais                              400

Le club des Jacobins, rue Saint-Honoré                               401

Ancienne église Notre-Dame des Champs près de Val-de-Grâce           405

Fontaine Childebert                                                  411

Maison rue Croix-des-Petits-Champs                                   412



[Illustration: FONTAINE CHILDEBERT ANCIENNEMENT PRÈS DE SAINT-GERMAIN
DES PRÉS] PLANCHES HORS TEXTE


La Reine Marguerite de Valois à l’hôtel de Sens (eau-forte)            1

Henri III allant poser la première pierre du Pont-Neuf (couleur)      17

La rue de la Montagne-Sainte-Geneviève et Saint-Etienne du Mont,
un jour de pèlerinage (lithographie)                                  33

Ecoliers au Pilori de l’Abbaye de Saint-Germain (couleur)             49

Aux Cordeliers. Querelle de clubistes et sectionnaires (lithographie) 65

Les Cordeliers apprenant l’exercice (1588)                            81

Dernière station aux Filles-Dieu des condamnés allant à
Montfaucon (couleur)                                                  97

La Saint-Barthélemy                                                  113

La porte de Nesle. La Noue essaie de passer la Seine lors de la
tentative d’Henri IV sur Paris en 1589 (lithographie)                129

La tête de la princesse de Lamballe promenée sous les fenêtres du Temple
(couleur)                                                            145

Au quartier des Ecoles (lithographie)                                161

Organisation du Conseil des Seize au collège Fortet                  177

Le duc Jean sans Peur recevant Caboche et Capeluche à l’hôtel
de Bourgogne (lithographie)                                          193

Le connétable de Clisson rapporté à son hôtel rue Vieille-du-Temple
(couleur)                                                            209

Réception d’hôtes importants à l’hôtel des abbés de Cluny
(lithographie)                                                       225

Le duc de Guise à la journée des Barricades (couleur)                241

Les premières barricades au temps d’Etienne Marcel (lithographie)    257

La recluse du cimetière des Innocents (lithographie)                 273

L’arrestation de Broussel                                            289

Charlotte Corday conduite à la section de l’Abbaye                   305

Le duel de Bouteville-Beuvron sur la place Royale en 1627 (couleur)  321

Les boulevards de Paris sous le premier Empire                       337

La rue Quincampoix pendant le Système                                353

La Butte des Moulins au XVIᵉ siècle (couleur)                        369

Une fête à la Folie-Monceaux en 1787                                 385

[Illustration: MAISON RUE CROIX-DES-PETITS-CHAMPS]

[Illustration]


NOTES:

[A] Les ogives du chœur de Saint-Martin des Champs seraient les
premières qu’on ait faites à Paris. (M. de Guilhermy et Ch. Normand.)

[B] Au Louvre maintenant avec plusieurs autres de ces mausolées.

[C] Bas-relief transporté à l’École des Beaux-Arts lors de la
démolition des Grands-Augustins.

[D] Suivant M. Piton dans ses études sur l’hôtel de la Reine et le
quartier des Halles.





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