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Title: La vigne et la maison
Author: Balde, Jean
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "La vigne et la maison" ***


                     _Il a été tiré de cet ouvrage
  12 exemplaires sur papier pur fil des papeteries Lafuma, à Voiron,
                         numérotés de 1 à 12._



                         LA VIGNE ET LA MAISON

                  DU MÊME AUTEUR, A LA MÊME LIBRAIRIE


=Les Ébauches.= Roman.                                     Un vol. in-16.

 (_Prix des Annales: le Jeune Roman, en 1911._)

=Madame de Girardin.= Textes choisis et commentés, Bibliothèque
  française.                                               Un vol. in-16.

=Mausolées.= Poésies.                                      Un vol. in-16.

 (_Couronné par l’Académie française, Archon-Despérouses._)

=Les Liens.= Roman.                                        Un vol. in-16.


                  CHEZ SANSOT, éditeurs. Paris, 1908.

=Ames d’artistes.= Poésies.                                Un vol. in-16.

 (_Couronné par l’Académie française, prix Archon-Despérouses._)


      Ce volume a été déposé au ministère de l’intérieur en 1922.



                              JEAN BALDE


                               LA VIGNE
                                  ET
                               LA MAISON

                                 ROMAN

                       [Illustration: colophon]


                                 PARIS
                            LIBRAIRIE PLON
               PLON-NOURRIT ET Cⁱᵉ, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
                         8, RUE GARANCIÈRE-6ᵉ

                        _Tous droits réservés_


                Copyright 1922 by Plon-Nourrit et Cⁱᵉ.

                Droits de reproduction et de traduction
                       réservés pour tous pays.



                      _A MON PÈRE ET A MA MÈRE,_

                           _en notre Casin,
                         ce livre est dédié._

                                                 J. B.



                         LA VIGNE ET LA MAISON



PREMIÈRE PARTIE

    «Pour y laisser entrer, avec la tiède aurore,
    Les nocturnes parfums de nos vignes en fleur.»

         (LAMARTINE, _la Vigne et la Maison_.)


I

Il y avait des mois que Mme Dupouy était très malade. Ses robes
noires, rétrécies plusieurs fois par la couturière, flottaient autour
d’elle. Quand elle descendait la rue du village, allant à la gare pour
prendre le train, des regards curieux ou compatissants traversaient
les vitres. Il n’était guère de maison où son amaigrissement ne fût
commenté. Beaucoup s’indignaient que le médecin ne lui donnât pas
l’ordre de rester chez elle et prédisaient qu’elle tomberait morte
sur la grand’route; d’autres ressassaient que sa fille ne paraissait
s’inquiéter de rien.

Il était vrai que la jeunesse élancée de Paule, à côté du dépérissement
de la pauvre femme, créait une opposition dont les esprits chagrins
se sentaient choqués. On ne pouvait lui reprocher d’avoir l’éclat de
ses vingt et un ans. Il semblait pourtant que la sensibilité et les
convenances eussent exigé que cette lumière fût atténuée, filtrée
avec soin. On lui aurait su gré de s’apitoyer sur la malade et sur
elle-même. On eût aimé l’encourager. Les événements qui se préparaient
ne vont pas habituellement sans un prélude d’attendrissement et de
bavardage, dont certaines personnes se trouvaient frustrées.

Elle parut plus blâmable encore le jour où sa mère s’éteignit enfin. La
famille, prévenue trop tard, arriva à grand’peine pour l’enterrement:
un groupe mécontent d’oncles, de tantes et de cousins venus de tous
les coins du département. Chacun trouvait quelque chose à redire dans
la lettre qu’il avait reçue. Le temps était maussade. Il y avait dans
le ciel d’avril un grand mouvement de nuées grises qui par moments se
fondaient en pluie. La Garonne souillée par de récentes inondations
traînait une eau rouge.

Dans l’omnibus qui la ramenait du cimetière, au trot pesant d’un
lourd cheval noir, Paule avait écarté ses voiles de crêpe. La voiture
descendit la pente raide du coteau. Elle tourna dans le village adossé
au flanc du rocher et prit la route qui conduit au fleuve. La jeune
fille avait les yeux fixés sur sa maison qui se rapprochait--une grosse
maison de maître, carrée, en belle pierre, entourée d’arbres et de
bâtiments d’exploitation. Elle se détachait sur le gris du ciel.

Les yeux de Paule se remplissaient peu à peu de larmes. Qu’elle était
vide, cette demeure, et grande, et muette! Il y avait là toute la
solitude. Mais elle avait pourtant envie d’y rentrer, de s’y enfoncer,
les portes fermées. Un désir lui venait de la presser entre ses bras,
comme si la vieille maison était le seul être qui l’aimât vraiment et
pût la comprendre!

Il y eut, dans la salle à manger boisée de panneaux peints en couleur
brune, un déjeuner improvisé. On parla de la cérémonie, du curé,
des chants. Les dames donnèrent des détails sur le voyage qu’elles
avaient dû faire et se plaignirent d’être fatiguées. Chacun pensait à
repartir. Mais il fallait auparavant régler le sort de la jeune fille.
La famille, ainsi réunie en assises exceptionnelles, était pleine du
sentiment de son importance. Son désir de tout décider par elle-même
éclata enfin: ce fut au salon, dans l’après-midi, comme on finissait
de prendre le café. Paule rangeait les tasses sur une console aux
pieds cannelés, ornée de guirlandes, qui se trouvait placée entre
deux fenêtres; quand elle se retourna, une impression de tristesse se
répandit qui fut absorbée par les choses seules:

--Ce que je compte faire, mais rester ici...

Le salon carré était sombre, les volets ayant été presque fermés comme
il est d’usage quand la mort est dans la maison ou vient d’en sortir.
Tous les regards furent fixés sur la jeune fille. Elle était grande,
élancée, flexible. Ainsi debout, dans sa robe noire, seulement parée
du double anneau royal de ses tresses, elle était tout enveloppée des
ombres que le malheur prête à la jeunesse.

Peu à peu pourtant sa physionomie se détacha mieux. Ses cheveux
châtains qui s’ensoleillaient au grand jour paraissaient éteints; leur
coiffure extrêmement simple entourait un visage rond, un peu aplati,
creusé par les larmes; la bouche forte avait une expression de bonté
meurtrie. Le mouvement qu’elle venait de faire présentait de trois
quarts les lignes robustes de son cou nu, d’un blanc admirable, et qui
empruntait à ce grand deuil une beauté de mélancolie.

--Où voulez-vous que j’aille vivre?

Elle avait parlé gravement. Un reproche s’élevait du fond de son
âme. Il n’en fallut pas davantage pour ouvrir la discussion qui se
préparait. Les lamentations alternaient avec les conseils: elle ne
pouvait pas demeurer seule dans cette maison. Que penserait-on? Que
dirait-on dans le pays? Une de ses tantes surtout s’alarmait, partagée
entre le désir de ne rien changer à sa propre vie et l’inquiétude
d’être critiquée. Elle craignait qu’on lui reprochât de laisser sa
nièce abandonnée à elle-même:

--Ce ne serait pas du tout convenable.

Elle soupira deux ou trois fois, se tourna vers la jeune fille qui ne
bougeait pas, puis vers son mari:

--Ton oncle d’ailleurs est de mon avis!

Une dame de compagnie lui paraissait indispensable.

Paule se taisait, laissant discuter les uns et les autres. La
prétention qu’avait sa famille de la diriger lui paraissait ridicule
et inacceptable. Elle en éprouvait du ressentiment et de la révolte.
Qui donc, parmi ceux qui se trouvaient là, lui avait jamais montré une
affection vraie? Dans les partages, tous ne s’étaient-ils pas efforcés
de la dépouiller, profitant des indécisions de sa mère et de ses
scrupules. Ils représentaient un égoïsme qu’elle détestait.

Son oncle, Charles Dupouy, dont on demandait l’approbation, parla des
affaires. C’était un homme de cinquante ans, fort, coloré, le poil
déjà blanc, qui appuyait sur ses deux genoux écartés des mains de
campagnard. Il lâcha lentement de lourdes paroles:

--Il faut que tu te maries ou bien que tu vendes. Tu es trop jeune. Tu
seras volée. Les propriétés, c’est une grosse charge pour une femme. Ta
pauvre mère aurait fini par se ruiner.

Paule avait eu un tressaillement, mais se ressaisit, cachant ses
sentiments véritables sous une apparence de tranquillité. De quoi
s’inquiétait-on? Elle ne demandait qu’à rester chez elle. Les affaires,
il y avait longtemps qu’elle s’en occupait. Sa mère l’avait mise au
courant de tout. Elle avait assez de chagrin sans qu’on lui demandât
encore de bouleverser sa façon de vivre. Une dame de compagnie, qu’en
ferait-elle à la campagne? Elle en serait bientôt réduite à lui
chercher des distractions.

Sa tante insistait, d’un air plein de sous-entendus et de réticences.
C’était une femme petite et grasse, dodue, boursouflée, avec un visage
insignifiant noyé dans la graisse. Elle avait été de bonne heure
informe, sans taille, embarrassée de son embonpoint. Cette obésité
était pour elle un sujet de désolation; sans énergie pour l’accepter
ni pour la combattre, elle faisait de molles tentatives pour se
modérer, essayant d’un régime, de légumes frais, mais toujours prête
aux concessions, s’accordant un plat défendu ou un dîner fin. Une femme
sotte et empêtrée, sans idée sur la manière de s’habiller, incapable
d’accorder une robe avec un chapeau. La digestion congestionnait sa
face bouffie; son double menton ressortait sur un col trop haut qui ne
lui permettait pas de tourner la tête. Et c’était elle qui répétait,
confortablement installée, dans une bergère profonde et basse, qu’une
jeune fille a besoin d’être conseillée.

Paule se taisait, indifférente, sa douleur même comme desséchée par les
figures de componction qui tournaient vers elle des yeux scrutateurs.
De quoi sa tante se mêlait-elle? Pouvait-elle parler de sagesse et
d’expérience, elle dont la vie gravitait autour de la table, et dont
la conversation s’engraissait des commérages de l’office? Quel rapport
y avait-il entre ce caractère engourdi et vide et ses jeunes énergies
vaillantes?

Après une averse qui avait longuement battu les volets, le ciel avait
dû s’éclaircir et s’ensoleiller. Quelques fils de lumière traversèrent
les rideaux empesés de mousseline blanche, relevés par des embrasses
sur de gros champignons dorés, de chaque côté des portes-fenêtres.
Puis, de nouveau, tout s’assombrit. Les portraits de famille, suspendus
aux boiseries par des cordons verts, présidaient cette scène où des
sentiments si divers étaient comprimés; le demi-cercle formé par les
robes noires et les redingotes se tenait en face de Paule, sur un
grand tapis d’Aubusson usé. L’espace qui la séparait de ce concile lui
semblait immense.

Sur la cheminée, un balancier en forme de lyre allait et venait, entre
les colonnes d’une pendule qui figurait un petit temple en bronze doré.
Les regards se tournaient vers le cadran à la dérobée.

L’heure du train approchant enfin, il y eut un grand remue-ménage.
Chacun ne parut plus occupé que de trouver ses gants ou son parapluie.
Le ton changea, comme si la famille avait eu conscience que son rôle
était terminé, qu’elle avait fait tout son devoir, et qu’elle pourrait
dorénavant se laver les mains des choses fâcheuses qu’elle avait
prédites. Un peu de précipitation abrégea les derniers attendrissements:

--Allons, du courage!

L’omnibus lourdement chargé s’ébranla dans l’allée boueuse que
bordaient le chai et les écuries.

Paule resta un moment debout dans l’embrasure de la porte. La vue de la
campagne verte la rafraîchissait. Le jardin était détrempé et quelques
branches de bois mort jonchaient les pelouses mal entretenues, sur
lesquelles un rouleau de pierre et une herse avaient été abandonnés. A
travers la grille du portail, elle apercevait la coulée du fleuve et
l’autre rive profilée sur les tons ardoisés du ciel. Tout paraissait
indifférent. Elle était chez elle. Il n’y avait pas de dangers
à craindre. Personne ne l’aimait ni ne la détestait. Les choses
resteraient pareilles à ce qu’elles étaient ce soir-là, telles que sa
mère les lui laissait. Sa mère, sa mère, elle allait enfin pouvoir la
pleurer. Comment eût-elle imaginé que la mort porte en elle d’autres
conséquences que le vide, les larmes, le trou béant du premier jour?



II


La propriété de Paule Dupouy, les Tilleuls, s’ouvrait par un portail
en face du fleuve. Un autre, simple claire-voie en barreaux de fer, au
bout d’un chemin de propriété, donnait sur la route. C’était par là que
les voitures entraient et sortaient; les roues y creusaient l’hiver de
profondes ornières que l’on remplissait de tuiles cassées.

La façade qui regardait l’eau avait, les jours gris, un air de
tristesse. Un cordon de glycine courait au-dessus du rez-de-chaussée.
Le jardin, humide, étouffé d’arbres, était séparé du chemin de halage
par une haie d’aubépine. Il y avait un décrottoir à côté de la porte,
des sabots épars au seuil de la cuisine. Mais, par les mauvais temps,
aucune précaution n’empêchait l’entrée de la terrible boue que les pas
transportaient dans toutes les pièces.

De l’autre côté, la vue n’était que gaieté et animation. Elle
s’étendait au-dessus de la bande verte de la «palud». Les coteaux
bleuâtres qui dessinent la rive droite de la Garonne s’abaissaient en
face du domaine. Leurs pentes cultivées formaient un vallon, au fond
duquel coulait la Pimpine, petit cours d’eau qui faisait marcher deux
moulins avant de se perdre dans le fleuve. Un village aux toits roses
et violets s’était niché dans cette ouverture parmi les feuillages; ses
petites maisons se superposaient au bas du rocher.

Un hospice se dressait sur une des crêtes, grand bâtiment neuf, à demi
caché dans un parc touffu, d’où jaillissait un clocher pointu. Les
gens du pays l’appelaient _la Chapelle_. Au-dessus du porche était une
horloge qui réglait le travail aussi loin qu’on pouvait l’entendre;
ses coups espacés tombaient lentement, comptés un par un au fond des
cuisines et dans les vignobles.

Sur l’autre versant, à mi-hauteur dans la verdure, c’était _le
Château_: une construction de style Henri IV qui tournait de ce
côté une façade terminée par deux gros pavillons carrés. Les arbres
dissimulaient les grandes terrasses, des pièces d’eau, un ensemble
presque royal.

Il y avait aussi _le bourg_ en haut de la vallée, invisible dans un
repli, avec quelques maisons et de vieilles haines. La possession de
l’église paroissiale, qui était pour lui comme un centre de résistance,
le défendait de l’oubli total. Les gens «du haut», toujours en conflit
avec ceux «du bas», se cramponnaient à sa plate-forme, à ses murs
romans, à son cimetière, cependant que la vie glissait vers la gare, le
mouvement et l’activité.

Une grand’route suivait le bas de la colline, au-dessus de la ligne du
chemin de fer. Les trains ne montaient et redescendaient que trois fois
par jour. La campagne souriante les voyait passer. Avril remplissait
les petits jardins de giroflées et de myosotis, les lilas débordaient
les murs, et un parfum d’amande amère flottait sur les haies.

Le printemps... Paule se refusait à le regarder. Pendant une semaine,
elle éprouva de la répugnance à franchir le seuil de sa maison. La
grande lumière la blessait de sensations aiguës: il lui semblait qu’au
dehors vivait un monde de joie, et devant ce jaillissement de fête,
elle se dérobait, fouillant le fond âpre de sa douleur.

Elle pensait à sa mère, avec une obstination cruelle et presque
farouche. Elle la revoyait, au fond de sa chambre, abattant le tablier
du secrétaire en bois de noyer, et reprenant la besogne ingrate des
comptes et des écritures. Mme Dupouy paraissait toujours tourmentée,
de cette inquiétude spéciale aux veuves qui sentent sur elles un
poids trop lourd et redoutent de ne le pouvoir porter jusqu’au bout.
Dépositaire des biens de sa fille, elle avait eu de sa responsabilité
un souci qui l’avait minée.

Presque chaque jour, Paule lui disait:

--Ma pauvre maman, vous exagérez!

Son visage alors se rétrécissait, il y avait une rétraction de toute sa
personne comme si elle se trouvait attaquée, blessée par la pire des
injustices:

--Mais c’est pour toi! C’est ta fortune!

Cette idée la martyrisait, absorbant peu à peu le sang de sa chair, la
pulpe de ses os, faisant d’elle cette créature desséchée, blanchie,
qui semblait toujours égrener un chapelet d’incertitudes. Sa vie,
profondément ancrée dans les tracas de chaque jour, était en même temps
troublée par la conviction qu’une femme est faible, impuissante à
bien diriger et destinée à être trompée. Cette disposition provoquait
en Paule des sentiments tout à fait contraires; et maintenant que le
souvenir était sans cesse à son côté, faisant revivre les yeux pâles,
la figure à la fin presque transparente, le désespoir encore protestait
en elle.

Les choses matérielles lui étaient tellement indifférentes! Depuis
la mort de son père, leur intimité s’était resserrée, leurs vies
confondues, annihilant tout ce qui eût été banal et superficiel. Elles
s’étaient aimées comme on s’aime dans la solitude, la vie soucieuse, où
les peines mêmes sont une raison d’aimer davantage. Si Paule n’avait
pas eu d’amies, c’était sans doute parce qu’elle avait été élevée
aux Tilleuls, tenue à l’écart, mais aussi parce que leur commune
tendresse lui avait suffi. Cette mort, qu’elle n’avait pas vu venir,
lui paraissait une trahison inexplicable. Comment sa mère n’avait-elle
pas su se garder pour elle, ménager ses forces? Et maintenant la vie
continuait, indifférente à son absence, comme dans le passé à ses
tourments et à ses scrupules.

Paule regardait, par la fenêtre de sa chambre, le dos blanc des bœufs
aller et venir dans son vignoble. Les gelées, dont la crainte arrachait
de son lit Mme Dupouy plusieurs fois par nuit, n’avaient pas fait de
dégâts sensibles. De petites feuilles s’étiraient au-dessus des rangées
de ceps. Les pruniers en fleurs pavoisaient la campagne de couronnes
immaculées.

Son domaine, ainsi étalé entre le fleuve et le coteau, le long de la
route, respirait la paix. Les travaux s’y succédaient dans leur ordre
immuable, comme chez tous les autres propriétaires de ces terres
grasses, dont elle apercevait les maisons blanches et délicates
dans les parterres semblables à de gracieux îlots de verdure. Cette
campagne girondine cultivée comme un jardin était lustrée par l’air du
printemps. Sur les coteaux poudreux d’ombres violettes pointaient les
clochers.

Tout paraissait aimable, facile, enveloppé d’une atmosphère de sécurité.

Elle pensait avec une irritation un peu méprisante aux mots de son
oncle:

--Il faut que tu te maries ou bien que tu vendes!

Aucun de ses parents ne la comprenait. Elle en éprouvait une rancune
qui n’était au fond qu’un amour trompé: ils avaient déçu ce désir
d’entente, d’union familiale que sa mère et elle avaient dans le cœur;
toutes les choses, les plus belles même, les plus attachantes, se
présentaient à leur esprit sous forme d’affaires ou de tracasseries.
«Si ma tante était restée, pensait Paule, elle aurait voulu mettre en
ordre les armoires, regardé partout, critiqué. Elle reprochait à maman
de ne pas s’occuper assez du ménage. Il aurait fallu que le dîner fût
servi à l’heure; Louisa, qui n’accepte pas les observations, m’aurait
fait des scènes. Pourquoi supporterais-je d’être tourmentée par des
gens qui ne m’aiment pas?»

Chaque jour, dans la cuisine ouverte sur le jardin, le va-et-vient des
paysans jetait des nouvelles. Quand elle descendait, elle trouvait des
gens attablés; la cuisinière, Louisa, remplissait les verres.

Paule passait vite, pour ne pas les gêner, avec un sourire bienveillant
et mélancolique. Elle avait cette délicatesse qui ne veut pas voir ce
qui est donné et ceux qui reçoivent. Un jour pourtant, elle se sentit
un peu soucieuse:

--Vous donnez donc à boire à tous ceux qui veulent?

La vieille femme mit ses mains sur les hanches:

--Ce serait malheureux tout de même, qu’on ne puisse plus se rafraîchir!

Et méprisante:

--Pour un verre de vin, ça vaut-y la peine?

Paule n’insista pas. Il lui était toujours pénible de refuser, de
faire un reproche. La bonté de son cœur, qui lui semblait la chose du
monde la plus naturelle, démentait la fermeté de son caractère; la vie
lui aurait paru insupportable si les visages n’avaient pas reflété le
contentement.

Les pêcheurs d’aloses, qui avaient leur barque dans le petit port,
trouvaient des motifs pour venir sans cesse: ils empruntaient un
maillet, des clous, une vieille planche. Un matin, Paule s’aperçut
qu’ils avaient planté des piquets le long d’une allée et commençaient
d’y suspendre leurs filets mouillés; elle eut un mouvement de
contrariété et descendit à la cuisine:

--Je ne supporterai pas une chose pareille, déclara-t-elle à Louisa.
Allez le leur dire.

La servante, penchée sur le feu, releva vivement sa grande taille
osseuse. Sous le foulard serré autour de sa tête, d’où s’échappaient
des mèches grises, son visage sec aux lèvres pincées, ses petits yeux
noyés de bile exprimèrent la stupéfaction:

--Ces pauvres gens ne font pas de mal! C’est Élie, et puis Augustin,
que la pauvre Madame connaissait bien. Sa femme a travaillé dans les
vignes, une bien bonne femme!

--Ils auraient pu au moins me demander la permission.

Cette fois, Louisa se lamenta: c’était sa faute: ils l’avaient
demandée, la permission; elle avait cru bien faire en disant qu’ils
pouvaient planter les piquets. Le long de l’allée, cela ne gênait
personne. La pêche d’ailleurs serait bientôt finie.

Le lendemain, Augustin se présenta devant la porte de la cuisine,
retira ses pieds de ses sabots et avança la tête avec précaution. Il
portait, par un brin d’osier passé dans les ouïes, une alose grasse qui
se balançait contre sa jambe.

Paule, appelée, descendit de mauvaise grâce. Elle ne voulait rien
accepter, mais Louisa avait déjà couché le poisson sur l’herbe, et en
faisait sauter les écailles avec un couteau:

--On la cuira sur le gril avec du laurier.

Et la soupesant:

--Elle pèse bien près de quatre livres.

Le vieux regardait l’alose, un mouchoir noué autour du cou, son béret
baissé sur sa peau tannée:

--Peut-être bien même qu’elle en pèse cinq!

A midi, la cuisine était pleine d’une odeur de poisson et de laurier
brûlé. Louisa apporta le plat, les deux bras levés. Elle avait un air
de triomphe.

Il fallut encore que Paule entendît toute l’histoire du vieil Augustin:
sou par sou, il avait amassé de quoi acheter une embarcation, les
avirons, le mât et la voile; il en avait maintenant une autre, une
grande yole et un hangar sur le bord du fleuve. Paule se rappela
cette cabane où s’accumulaient les filets, les planches, les pots de
peinture, les chapelets de flotteurs en liège, et ces grandes nasses
d’osier, les «bourgnes», qu’on immerge pour pêcher l’anguille dans les
trous de vase.

Louisa continuait:

--Si vous voulez qu’il vous promène quelque dimanche, il ne dira pas
non, cela vous ferait une sortie.

Paule fut touchée. Cette proposition lui semblait une marque de
reconnaissance. Augustin d’ailleurs ne lui en parla pas; jamais plus
il ne fut question de remonter le fleuve, par un beau jour, dans une
de ces barques qu’elle regardait passer comme des fourmis noires sur
l’eau éclatante. Mais elle était contente maintenant de voir les filets
suspendus chez elle, et la figure du vieil homme se plisser d’un
sourire en l’apercevant.

Elle parlait peu, ne recevait à peu près personne, mais s’intéressait
de loin aux gens et aux choses. Elle donnait des légumes, des fleurs
par brassées, non seulement aux pauvres mais à ses voisins, avec ce
goût de faire plaisir qui couvrait un plus profond désir d’être aimée.

Elle travaillait maintenant, après le dîner, dans le salon dont les
portes-fenêtres restaient ouvertes sur le jardin. Une lueur orangée
s’éteignait lentement au bas du ciel. Parfois une grande brise se
levait avec la marée et lui jetait à la face des odeurs marines
mélangées aux parfums de mai. Le jardin s’emplissait de froissements et
de murmures qui allaient se perdre dans les roseaux. Paule écoutait,
vaguement inquiète, croyant entendre dans les allées des craquements
et des bruits de pas. La lampe, posée sur un guéridon, éclairait le
bord de la pelouse et un grand massif de rosiers. Au delà de cette
tache lumineuse, l’atmosphère nocturne s’approfondissait, avec des
silhouettes d’arbres découpées sur la nappe argentée du ciel.

Elle se sentait parfois un peu oppressée. Le sentiment de sa solitude
faisait passer dans toute sa chair des frissons dont elle avait
honte. Autour d’elle, tout devenait chuchotant, mystérieux, peuplé de
présences cachées encore, mais prêtes à paraître. Il lui semblait voir
bouger des ombres.

Son cœur avait par moments des battements fous.



III


Une marchande passait tous les jours sur la route, avant le déjeuner,
et arrêtait devant le portail sa charrette tirée par un vieil âne
mélancolique.

Louisa criait de la cuisine:

--Madame Rose est là.

On l’appelait aussi «la comtesse», pour des raisons dont personne ne se
souvenait. Mais qu’on lui donnât un nom ou un autre, elle s’en souciait
peu. Elle se moquait de bien d’autres choses:

--Qu’est-ce que cela fait?

Elle avait une tournure de commère, des hanches rebondies, et un
tablier taillé dans un vieux sac. Mais la figure riait toujours,
fraîche et ouverte, avec deux yeux bleus pétillants de vie et de
malice, le nez relevé en pied de chaudière, et une grande bouche encore
élargie par un caquet intarissable. Le son de sa voix était clair et
gai. On en entendait de loin les éclats.

Elle connaissait à fond la commune, pour en avoir parcouru depuis
près de vingt ans toutes les routes du coteau et de la palud, d’abord
poussant elle-même une brouette chargée de corbeilles, puis largement
assise dans son charreton. Elle excellait à grouper les gens autour
de ses paniers. Elle les dominait, de la plate-forme de sa voiture,
sordide et joyeuse, comme la reine d’une cour misérable:

--Qu’est-ce que tu veux aujourd’hui, ma jolie, mon cœur?

Aux femmes qui ne bougeaient pas à son approche, elle faisait des
gestes:

--Venez toujours voir!

Et elle déballait, avec ses caisses de sardines et ses viandes
blanches, toutes sortes d’histoires paysannes. Personne ne l’avait
jamais vue à court de réflexions drôles et de reparties. A travers
tout cela, elle faisait marcher son commerce, tirant parti des
occasions, portant des pots de fleurs pour la Sainte-Marie, des pieds
de chrysanthèmes toute la semaine de la Toussaint, donnant des recettes
pour le mal de dents et tirant les cartes. Les jours de fête, elle
s’installait avec une boîte de madeleines au coin de la place du
village, ou devant la salle de danse. Elle mettait en loterie ses plus
vieux canards. Partout où elle passait, elle engageait à se réjouir:
quand elle apparaissait avec ses hanches balancées, on avait envie de
s’approcher d’elle. Des bonnes familles de la contrée, elle ne parlait
que pour raconter que l’une lui avait donné du bois, telle autre un
jupon, ou encore du foin pour son âne. Elle savait aussi s’apitoyer,
quand il le fallait, mais jamais sur elle, trop intelligente pour
donner en pâture ses propres ennuis.

A Paule, qui lui demandait parfois des nouvelles de son fils malade,
elle glissait tout bas:

--Il ne faut pas se plaindre. A quoi ça sert?

Et sur un autre ton:

--Il y a de la peine pour tout le monde. Votre pauvre mère en a eu sa
part. Ah! elle était bonne! En voilà une qui a fait du bien, et en
cachette! Elle n’était pas comme ceux qui le mettent au bout du doigt,
pour le faire voir.

Le groupe peu à peu se dispersait, elle criait:

--Nous partons, Cadet.

Le vieil âne attendait qu’elle l’eût au moins répété trois fois. Puis
les roues grinçaient, et te charreton de la marchande s’éloignait
enfin, laissant derrière lui une traînée de vie et de bonne humeur.

Un jour que Paule se trouvait seule à l’écouter, elle lui avait dit:

--Vous allez rire, mais j’ai fait un vœu. Si je devenais quelque jour
riche, j’ai promis au bon Dieu de rouler toujours.

Comment serait-elle devenue riche?

Dans ce petit coin de la Gironde, elle perpétuait la verve gasconne,
pittoresque et gaie, qui ensoleille les caractères. Paule se sentait
raffermie par cette bonne santé morale que la pauvreté n’avait pas
gâtée. Mme Rose du moins ne se plaignait pas; elle vivait sa vie au
jour le jour, ayant passé avec la Providence un contrat à perpétuité.

Mlle Dumont, au contraire, la décourageait.

C’était une vieille institutrice un peu effacée, qui avait essuyé de la
part des siens les pires vilenies, tout accepté, beaucoup pardonné, et
continuait de croire aux bonnes intentions. Mme Dupouy était son amie
d’enfance. Pendant douze ans, elle avait fait ses délices de passer aux
Tilleuls trois jours par semaine pour donner des leçons à Paule. Les
examinateurs d’aujourd’hui auraient rejeté avec horreur les méthodes
dont elle se servait pour résoudre de bons vieux problèmes et disposer
des analyses. Paule n’avait pas passé d’examens: Mme Dupouy pensait
qu’une jeune fille doit surtout s’entendre au ménage et cultiver les
arts d’agrément. Maintenant, le piano à queue d’acajou luisant était
solennellement fermé au fond du salon; mais la vieille demoiselle, par
amitié, continuait de venir chaque samedi.

C’était elle qui avait envoyé les lettres de faire-part et rassemblé
les cartes de condoléances. Elle regardait Paule avec attendrissement,
soupirait souvent et lui répétait:

--Ma petite, il faut vous marier.

Ou encore:

--Votre tante devrait s’occuper de vous.

L’important pour elle était que le jeune homme eût une belle position.
Et elle racontait tous les romans de ses élèves, romans bien fades,
vus à travers la bienveillance d’une vieille maîtresse de piano: elle
parlait de vie sans nuages, de bonheur parfait.

Elle aussi avait eu une lointaine histoire d’amour, confuse,
embrouillée, dont le récit paraissait à Paule une pauvre vanité de
femme, mesquine comme tout ce qui touchait à cette vie manquée. Pour
cette vieille demoiselle, le mariage demeurait ce qu’il était dans sa
jeunesse, la carrière féminine la plus facile, la plus confortable,
la seule issue. La grande affaire pour elle, c’était de _s’établir_,
affaire qu’elle voyait à la manière d’une installation solide et
commode après laquelle on était fixé, accepté définitivement par la
société qui rejette les existences flottantes et instables.

Mlle Dumont, petite et soignée, avait pu avoir autrefois un cœur
romanesque, mais cette lointaine fleur de poésie s’y était fanée, en
même temps que se décolorait le bleu de ses yeux, maintenant passé, qui
avait dû être frais et charmant; ses traits aussi s’étaient usés comme
s’effacent les effigies des pièces qui ont trop servi, qui n’ont pas
connu le repos, les économies, si bien qu’elles ne sont plus qu’une
monnaie anonyme et presque hors d’usage. Il n’y avait plus personne
pour imaginer que ce visage avait été régulier et fin. Ainsi diminuée,
ratatinée, rassemblant de pauvres objets dans son petit sac, elle
sacrifiait aisément les rêves à un idéal de sécurité:

--J’ai peur, ma chère enfant, que dans votre situation, vous ne
puissiez faire qu’un mariage de convenance.

Paule répondait par des mots très vagues:

--Il faudra voir. On ne sait jamais.

Elle était lasse de heurter l’élan de sa jeunesse à des gens si
différents d’elle, qui prétendaient donner à la vie des formes sans
âme. Elle savait bien qu’elle devrait se marier. Mais cette idée, elle
ne pouvait souffrir que la nécessité la lui imposât.

Que pouvait-on prévoir d’ailleurs quand il y avait dans l’avenir de si
merveilleux hasards, un si grand mystère?



IV


Un malheur est comme une pierre jetée dans l’eau. Pendant plusieurs
jours, dans le monde des amis et des relations, quelques ondes de
sympathie courent à la surface. Mme Dupouy, qui vivait très digne et
très retirée, ne donnant grand plaisir à personne depuis des années, ne
pouvait laisser de profonds regrets. Néanmoins, pendant la semaine qui
suivit sa mort, la société bordelaise répandit sur sa mémoire de justes
louanges.

Plusieurs familles, aussi riches que considérées, et qui avaient un
domaine sur le bord du fleuve, entretenaient l’été avec elle des
rapports de bon voisinage. Dans ce monde de propriétaires et de
négociants, quelques jeunes filles formèrent le projet d’aller voir
Paule: Mme Lafaurie, avec une certaine pompe dans son obligeance,
offrit d’amener un dimanche les bonnes amies en automobile; mais il y
eut précisément cette semaine-là un match de tennis, puis ce furent
des courses auxquelles on ne pouvait manquer d’assister. Le chagrin
attirant peu, Odette Lafaurie se contenta d’écrire une lettre, les
autres l’imitèrent. Toute cette jeunesse, se sentant en règle, fut
débarrassée d’un malaise et n’y pensa plus.

L’affluence des témoignages de sympathie ne laissait à Paule qu’une
impression de banalité et d’indifférence. Les mêmes mots revenaient
sous toutes les plumes. Elle démêlait dans ces condoléances quelque
chose de faux qui lui répugnait.

Dans le monde, elle paraissait timide et un peu farouche: c’est qu’elle
avait souvent comme un don de seconde vue, une intuition immédiate
des sentiments véritables. Quand Mme Lafaurie disait: «Vous êtes
bien aimables d’être venues», le cher visage de sa mère prenait une
expression discrète de contentement; mais elle savait, elle, que Mme
Lafaurie se serait passée de leur visite et pousserait même peut-être,
quand leur voiture s’éloignerait, un soupir de satisfaction.

Parmi les enfants, elle s’était toujours sentie seule, désorientée,
n’ayant ni les mêmes habitudes ni les mêmes jeux. Les grandes personnes
ne comprennent pas que le monde des petits a ses froissements, presque
ses passions. Il ne pouvait y avoir de rapports entre une petite
campagnarde et cette brillante Odette Lafaurie qui parlait anglais à
sa gouvernante, changeait de robe pour le dîner, travaillait, sortait,
et faisait de la gymnastique à des heures fixes. Elle, elle était une
enfant choyée, couvée, qui avait le sentiment que l’essentiel était de
s’aimer, de se consoler, de se taire mutuellement les peines.

C’était dans le monde des pauvres gens que son cœur se trouvait à
l’aise.



Paule allait à Bordeaux deux fois par semaine pour ses affaires de
succession. Ces jours-là, elle déjeunait de bonne heure et prenait le
train de midi. Les anciennes locomotives, reléguées sur cette ligne peu
importante, parcouraient en trente minutes les dix kilomètres.

L’étude se trouvait au fond d’une cour, dans un vieil hôtel du quartier
Saint-Pierre, endormi, plein de silence, où habitaient autrefois près
du palais de Lombrière les conseillers et autres robins, gens de
savoir, respectés et graves, dont le pas faisait résonner de solennels
escaliers de pierre. Leurs grandes maisons, dans lesquelles on
ressemelle maintenant d’obscures savates, quand on n’y vend pas du
fromage et des toiles à voiles, ont gardé quelque chose de leur majesté.

Les panonceaux de Mᵉ Gratiolet, sur un écusson rongé par les pluies,
étaient aussi d’une ancienneté dont l’étude faisait sa gloire. La salle
d’attente, enfumée, sombre, où le gaz brûlait du matin au soir, était
tapissée de cartonniers verts, étiquetés et sales, dont les plus hautes
rangées disparaissaient sous des épaisseurs de poussière. L’odeur de
fumée et de vieux papiers soulevait le cœur.

En face de la banquette de crin où Paule s’asseyait, une cage vitrée
avait été ménagée pour un caissier toujours absorbé. Des affiches
roses, jaunes ou blanches y étaient suspendues, annonçant des ventes
volontaires ou judiciaires, toutes consacrant quelque malheur de
famille, le désastre d’inconnus qui avaient vu venir, au fond de
quelque vieille maison délabrée, le jour où leur ruine serait publique.
A côté était accroché un tableau qui donnait la liste des huissiers.

Au fond de la salle s’agitait une nuée de clercs, dissipés, bavards,
attablés à des bureaux peints sur lesquels les paperasses étaient
entassées. Le caissier, bondissant parfois hors de sa cage comme un
forcené, faisait scandale pour imposer silence aux plus facétieux.
C’était un petit homme à la face de bouledogue, rouge, coléreux. Sa
furie passée, il épongeait longuement son crâne d’ivoire. Quelques
houppes blanches y étaient posées comme des flocons d’œufs à la neige.
Le premier clerc, au contraire, irréprochable, beau diseur, de mise
soignée, semblait revêtu de la tête aux pieds du vernis spécial aux
fonctionnaires de la troisième République.

De temps en temps, le notaire entr’ouvrait la porte capitonnée qui
retombait après avoir engouffré un des habitués de la banquette noire.

Un jour, sur une affiche récemment posée, un nom la frappa: Château de
Valmont. Elle eut une rapide contraction du cœur. Il allait se vendre,
le beau domaine si bien placé en haut du coteau. Une figure se leva
dans sa mémoire, celle de Mme Seguey, la plus aimable femme qu’elle
eût jamais vue, et qui était morte l’année précédente dans cette jolie
demeure Louis XVI. C’était une créole de Bourbon, veuve dès sa jeunesse
d’un grand armateur, et qui avait gardé dans des jours moins heureux
une grâce de fleur, des robes élégantes, un air de gaieté. Il y avait
en elle une vivacité d’impressions qui touchait le cœur. Sa disparition
laissait dans le pays un vide que personne ne pouvait combler, car
nulle autre n’avait son charme, et cette façon de sourire, de marcher
et de s’arrêter, de dire les choses ou de les laisser seulement
entendre, qui donnait à tout ce qu’elle faisait un prix singulier. Dès
qu’elle paraissait, avec ses yeux vifs et ses cheveux tordus sur son
cou, il semblait que la vie ne fût plus la même.

Paule allait en visite à Valmont trois ou quatre fois pendant l’été. La
voiture montait dans l’allée tournante, bordée de barrières allemandes
toujours bien repeintes, entre les beaux arbres de la garenne qui
répandaient une odeur de mousse et de champignons. Et tout en haut,
derrière un immense cèdre, qui déployait sur une prairie ses éventails
sombres, la maison apparaissait, délicate, nette et harmonieuse, avec
sa façade renflée et les cinq marches du perron si douces à monter.
Paule revoyait aussi le vestibule peint en gris clair, dont une natte
recouvrait le frais carrelage, la salle à manger ovale, creusée de
niches, dont les courbes dissimulaient de profonds placards remplis
de vaisselle. Le salon était tendu de tapisseries dans lesquelles on
voyait des princesses vertes aux colliers de perles, allongeant leurs
jambes parmi des feuillages et de grands paons bleus. Et quand on
regardait du côté des portes-fenêtres, le paysage de lumière était doux
et clair, avec la coulée d’argent vif du fleuve et Bordeaux comme une
nappe violette voilée de fumées.

Elle allait se vendre, cette maison qui convenait si bien à ses
possesseurs. Qui donc avait le courage de s’en séparer? Elle avait
le pressentiment que ce ne pouvait être Gérard Seguey. Il tenait de
sa mère une appréciation trop juste de ce qui est parfaitement bien
pour vouloir cela. Mais peut-être ne pouvait-il pas s’y opposer? Elle
se rappela qu’il avait une sœur mariée à un officier de cavalerie
qui s’était tué, d’une chute de cheval, dans un concours de sauts
d’obstacles. On disait de lui qu’il avait fait de folles dépenses,
et que Mme Seguey, à plusieurs reprises, lui avait assuré les moyens
de payer ses dettes. Mais personne ne l’avait su de façon certaine:
s’il y avait eu des secrets dans cette famille, ils avaient été bien
dissimulés sous des apparences d’estime réciproque. Puis, brusquement,
après la mort, une fissure se produisait dans cette façade de vie
familiale; bien des suppositions pouvaient s’y glisser. Pour une nature
comme celle de Gérard Seguey, ce ne devait pas être la moindre épreuve
que l’attroupement des curiosités mondaines autour de son sort.

«Château de Valmont.» Ce nom représentait ce qu’elle connaissait dans
la vie de plus délicat. Elle l’avait toujours entendu prononcer avec
une intonation de respect et d’admiration. Mais, sur ce papier de
couleur groseille, il ressortait avec une sorte de brutalité, comme si
une grossière réclame en eût aboyé les syllabes et les eût jetées à la
face de ceux qui entraient.

Ses réflexions l’absorbaient si profondément qu’elle n’avait pas vu la
porte s’ouvrir sur un jeune homme, habillé en noir avec un goût sobre,
qui avait fait signe au premier clerc qu’il allait attendre, et s’était
assis sur une chaise.

Il pouvait avoir une trentaine d’années. Grand, mince, le visage
allongé, les yeux très clairs dans un teint brun, il avait dans toute
sa personne un charme de finesse.

Deux ou trois fois, il avait regardé du côté de Paule, cherchant
discrètement à la saluer, mais attendant d’être reconnu. Dans le jour
poussiéreux de cette salle d’attente, sur le fond chocolat de la
boiserie, elle le vit enfin. Sa tête se détachait, découverte, un peu
inclinée:

--Gérard Seguey...

Il vint à elle, lui serra la main et prit à son côté une place libre
sur la banquette. Elle en éprouvait un sentiment mêlé de trouble et de
gêne, peut-être à cause des pensées qu’elle venait d’avoir et aussi de
cette affiche qui était maintenant juste devant lui.

Il ne paraissait pas s’en apercevoir et lui parlait de son deuil
récent, d’un ton mesuré, choisissant ses termes. Elle aussi essaya de
dire quelque chose sur le malheur qui l’avait atteint, prépara une
phrase dont elle ne sut que faire et se tournant simplement vers lui:

--Votre mère était une femme délicieuse.

Elle avait appuyé sur le dernier mot, avec une sincérité dont il fut
touché. Il ne répondit rien, mais ses paupières se relevèrent un peu
sur son regard gris qui sembla contempler une parfaite image.

Ce fut à ce moment qu’elle découvrit qu’il lui ressemblait.

Puis, d’un ton différent, il parla de plusieurs familles qui étaient
de leurs relations. Il passait d’une personne à l’autre. Sur un avocat
célèbre, M. Peyragay, qui avait une maison au bord du fleuve, il
raconta plusieurs anecdotes qui mirent entre eux quelques sourires.

Elle était étonnée qu’il soutînt ainsi leur conversation. Il y avait
longtemps qu’elle ne l’avait vu, et c’était la première fois qu’il la
traitait en jeune fille. Les paroles les plus simples, lorsqu’il les
disait, prenaient une valeur qu’elle ne s’expliquait pas.

Les gens qui attendaient à côté d’eux, avec une expression d’ennui qui
pétrifiait peu à peu d’insignifiantes ou lourdes figures, des joues
mal rasées, lui paraissaient appartenir à une médiocre humanité: elle
et Gérard, seuls, formaient ce jour-là, sur la laide banquette noire,
un petit monde privilégié. Elle avait cependant conscience qu’il était
d’une race plus fine que la sienne, à la fois forte et délicate, placée
aussi par la culture, le milieu mondain, à un degré qui la dépassait.

Elle craignait qu’il la trouvât gauche, ou mal habillée, bien qu’il y
eût entre eux un échange de sympathie qui la rassurait.

Il avait huit ans de plus que Paule et ne s’était guère occupé d’elle
que pour lui prêter des livres de Jules Verne, quand elle était petite
fille. Il semblait pourtant la regarder avec intérêt. Mais peut-être
était-ce chez lui une habitude de réfléchir, sans en avoir l’air,
chaque fois que reparaissait un visage qu’il avait connu et autour
duquel se formait une atmosphère de souvenirs. Il avait le don de
ne pas être inattentif et de trouver dans chaque personne plus ou
moins mêlée à sa vie le prolongement de beaucoup de choses, bonnes ou
mauvaises, qu’il aimait à revoir ou à s’expliquer.

Elle le rencontra à plusieurs reprises de semaine en semaine.

Un jour, il lui parla de la vente qui se préparait: sa sœur était veuve
et avait des enfants mineurs. Ainsi présenté, cet événement familial
paraissait tout simple, mais Paule sentait confusément que la vérité
devait être plus douloureuse.

Tout en parlant, il regardait fréquemment vers la porte. Ses attitudes
trahissaient une impatience qu’il réprimait mal. Elle ne savait à
quoi attribuer ce regard assombri, cette dureté des traits qui le
vieillissait. A plusieurs reprises, il avait tiré sa montre. Un
moment, elle eut l’intuition qu’il ne la _voyait_ pas, que sa présence
peut-être lui était à charge, et une tristesse infinie accabla son cœur.

Son tour étant venu, elle entra dans le cabinet. Quand elle sortit,
elle l’aperçut, assis dans un coin, qui parlait vivement à une jeune
femme. Une contraction rapprochait ses sourcils froncés. Près de
lui, le visage creusé, élégante toujours mais plus vieillie qu’elle
ne l’eût cru possible, Paule, dans un éclair de mémoire, reconnut sa
sœur. C’était bien cette séduisante Anna de Pontet! Sa taille amaigrie
gardait une grâce indéfinissable, mais qu’étaient devenues sa jeunesse
et son assurance? Paule en passant la regarda à peine, assez cependant
pour remarquer combien devant son frère elle semblait craintive. Un
éclat fiévreux animait ses yeux à la fois humbles et passionnés.

Paule emporta, avec une obscure impression d’angoisse, la vision de
Seguey penché, le front sombre et plein de reproches, sur sa sœur
muette comme une coupable.

La semaine suivante, comme elle arrivait, elle le trouva sous la voûte
qui conduisait dans la cour morose. Il lui parut plus changé encore,
contracté, nerveux. Une expression de fatigue modelait étroitement son
visage sur son masque osseux:

--Ah! lui dit-il en la saluant, vous venez encore dans cette maison.
C’est un ennuyeux endroit pour se rencontrer. Moi, du moins, j’en ai
fini pour quelque temps. Vous ne m’y verrez plus.

Elle le regardait, atterrée et désorientée.

--Mais, continua-t-il, sur un ton plus doux, je ne vous y verrai pas
non plus, et je le regrette. Mon seul bon souvenir ici, ce sera le
vôtre...

«Déjà, pensa-t-elle, c’est déjà fini!» Il lui avait dit, quelques jours
avant, qu’il devait partir pour l’Angleterre, mais elle ne croyait pas
que ce serait si tôt.

Il paraissait maintenant songeur, lent à la quitter, comme s’il eût
entendu les paroles qu’elle ne disait pas:

--Je ne resterai pas très longtemps absent, deux ou trois mois. Cet
été, nous nous reverrons peut-être chez les Lafaurie...

Elle restait devant lui, silencieuse, sentant monter une ondée de sang
qui se répandit dans le tissu jeune de ses joues.

L’esprit mûri par le chagrin a souvent une sorte de double vue. Paule
comprenait avec une étrange force de tendresse que Seguey souffrait,
mais aussi qu’il lui appartenait à cette minute comme l’ami est à son
ami. Meurtri, malheureux, n’était-il pas un peu son frère? Les droits
ineffables de la compassion dilataient son cœur qui aurait voulu
s’ouvrir pour qu’il vît en face sa sympathie vraie. Mais elle sentait
combien toute manifestation eût été sotte et déplacée.

Il lui serra la main, d’une manière qui lui donna l’impression furtive
qu’il la remerciait.

Dans la salle d’attente, l’affiche rose venait d’être ôtée. Le château
de Valmont avait été vendu le jour même, sur une mise à prix de trois
cent mille francs. Le premier clerc lui apprit le nom de l’acheteur,
un grand négociant en grains, qui avait réussi l’année précédente une
énorme spéculation.

Son attente dans la pièce obscure lui parut ce jour-là accablante et
interminable.

Mᵉ Gratiolet n’était pas un vieux pontife en cravate blanche, mais
un petit homme au teint blafard, rondelet, farfouilleur, qui remuait
des paperasses du matin au soir. Son œil jaune happait au passage
les points litigieux, les vices de forme. Quand il commençait, Paule
d’avance demandait grâce: elle se sentait la pauvre souris que le chat
mangera quand il lui plaira.

Dès qu’elle fut entrée, il prit un air gracieux et confidentiel; et
comme s’il eût trempé ses mots dans du sucre:

--Un de mes clients m’a soumis un projet de mariage qui vous concerne.

Elle le regardait gravement, le cœur étouffé, dans l’attente
d’une vérité trop belle et presque impossible dont elle redoutait
l’éblouissement.

Mᵉ Gratiolet s’attardait aux préliminaires, important, les yeux
sarcastiques, sensible au plaisir de donner à une communication si
intéressante un air de mystère. Avec sa figure blanchie par la vie
recluse, sa vieille jaquette et ses manières de ronge-papier, il eût
entaché de vulgarité les plus belles choses.

Il s’agissait d’un M. Talet.

Elle l’interrompit:

--Je sais, je le connais. C’est-à-dire que je l’ai vu l’année dernière,
une ou deux fois. Mais je ne veux pas me marier.

Assurément, elle ne le voulait pas. Comment avait-elle pu imaginer que
Gérard Seguey, s’il avait une demande à lui adresser, la lui ferait
parvenir de cette façon? Dans le feu de sa déception, c’était une
revanche de penser que cela du moins était impossible.

Cependant Mᵉ Gratiolet en venait aux chiffres: cent mille francs de
dot, trois cent à attendre, des affaires qui rapportaient environ
cinquante mille. Le père, M. Jules Talet, était courtier en même temps
que propriétaire en Médoc, du château Caillou, un cinquième cru. Il
venait d’associer son fils.

Elle essayait de l’arrêter:

--Ce n’est pas la peine.

Résignée, elle le laissa dire. Elle se rappelait bien ce M. Talet.
Chaque année, à l’époque des écoulages, il venait aux Tilleuls goûter
le vin nouveau, s’en gargarisait, crachait sur le sable de longues
gorgées et faisait tourner longuement dans sa tasse d’argent la belle
flamme sombre bordée de rose. A Mme Dupouy, qui attendait son verdict
sur le seuil du chai, il confiait toujours que le vin recélait une
saveur douteuse, un peu de douceur, «une pointe de verdeur», mais qui
passerait. Puis il s’asseyait au salon, son pardessus déboutonné.
Paule assistait à cette conférence où l’affaire était bien des fois
reprise et abandonnée, parmi des doléances de propriétaire, dont M.
Talet répétait qu’elles étaient les siennes. Mme Dupouy espérait-elle
que les prix monteraient au printemps prochain, il levait des mains
compatissantes et prophétisait d’une voix enrouée une baisse certaine!
Le bordereau signé, il restait un moment encore, apaisé, plein de
bonhomie. L’année précédente, il avait amené son fils, un grand garçon
blond, décoré, de corps un peu massif, qui ressemblait à un Hollandais.
Celui-là avait une physionomie sérieuse et laissait tranquillement
s’agiter son père. Au moment de la livraison, il était revenu, tout
seul cette fois, et avait été très courtois.

Paule se rappela brusquement qu’il l’avait beaucoup regardée. Le
ressentiment qu’elle en éprouva lui fit paraître cette scène encore
plus pénible. Le désir de s’en aller, de respirer seule et tranquille,
délivrée de toutes ces choses, creusait un grand cercle bleu autour de
ses yeux. Elle répéta d’une voix ferme:

--Je vous assure que c’est inutile.

Mᵉ Gratiolet lui faisait maintenant les représentations convenables: sa
famille se préoccupait; son devoir exigeait qu’il la mît en garde...
Puis ils revinrent aux comptes de tutelle et à une autre succession,
celle de son grand-père, dont le règlement traînait depuis des années.
Il y avait des ventes à effectuer, des remplois de fonds.

Elle l’écoutait, le regard vague, ne comprenant rien, si ce n’est que
Mme Dupouy avait perdu beaucoup d’argent.

Ainsi, pendant qu’elles vivaient toutes deux si modestement, calculant
les moindres dépenses, dans leur retraite campagnarde, une partie de
sa fortune sournoisement s’était échappée, avait fui sans qu’elle s’en
doutât, par des fissures invisibles. Était-ce possible?

Le notaire expliquait:

--Les mauvais placements... Des valeurs qui baissent.

On pouvait donc se ruiner de cette manière mystérieuse.



V


Le printemps passait.

Les lauriers étaient défleuris,--ces lauriers qui portent le long de
leurs rameaux, entre les bouquets de feuilles luisantes, des fleurs
blondes comme des abeilles. Les grappes de la glycine pendaient toutes
molles. Leur jonchée traînait au bas des vieux murs.

De la fenêtre de sa chambre, Paule avait suivi les transformations
d’un bosquet de boules-de-neige. Les petites têtes vertes, d’abord
confondues avec le feuillage, étaient devenues chaque jour plus grosses
et plus pâles. Maintenant, elles étaient d’un blanc mat et courbaient
les branches; demain, elles s’inclineraient davantage encore, lâches,
prêtes à l’éparpillement qui couvrirait la haie d’épine et le morceau
de gazon foulé.

Un rossignol invisible chantait le soir et jusqu’au matin. Il lançait
deux fois, trois fois, sa note flûtée, puis un trille où sa petite âme
délirante se brisait en perles.

Après le départ de Seguey, Paule avait eu des jours de tristesse.
Où était-il? Le reverrait-elle? Elle imaginait mal qu’elle pût le
retrouver chez les Lafaurie. La pensée d’être avec lui au milieu du
monde la remplissait de timidité. Sa solitude développait un de ces
sentiments que tout favorise, la beauté, le calme de la campagne. Nul
ne peut dire ce qui s’amasse ainsi de rêve dans des vies qu’on croit
monotones. Paule songeait qu’elle pourrait toujours l’aimer de loin,
l’aimer sans rien dire; ses vingt ans reformaient cet idéal des
grandes amours silencieuses qui ne survit guère à la jeunesse.

Devant ses vignes, ses prés où montait la belle herbe verte, des
forces profondes la ranimaient. Ses responsabilités nouvelles, toutes
les décisions qu’il lui fallait prendre, la changeaient un peu, la
faisaient plus réfléchie et plus courageuse. Son esprit travaillait
beaucoup. Mlle Dumont, quand elle arrivait, menue et soignée, ses mains
gantées de fil gris sur son petit sac, la trouvait entourée de livres
et de journaux d’agriculture. Elle lisait _le Vieux Vigneron, le Réveil
rural_, et suivait de mois en mois un calendrier agricole qui était
signé: Grand-Père Sylvain.

La vieille demoiselle paraissait troublée:

--Vous devriez continuer de faire comme votre mère a toujours fait.
C’était une femme prudente et de bon conseil.

Quand les paysans rentraient du travail, devant la porte de leur maison
ou sur le seuil de l’écurie, elle leur parlait longuement de ces
choses. Ils hochaient la tête:

--Peut-être bien!

Mais le soir, en mangeant leur soupe, ils reprenaient toutes ses
paroles. Ils les commentaient le samedi, dans la boutique du coiffeur,
qui est au village le lieu de réunion, presque le club, où se discutent
les affaires, la politique, la chasse et les syndicats. Des figures se
penchaient, hermétiques et silencieuses, pour mieux entendre.

Les yeux suivaient aussi sa voiture basse, qui avait un coffre jaune
entre deux roues bleu-clair.

Cette jeune fille qui allait et venait, presque toujours seule,
conduisant elle-même un petit cheval, faisait sur les esprits une
impression considérable. Plus d’un ruminait de lui proposer des
combinaisons. Un travail de taupe se développait, qui convergeait
vers son domaine, enveloppant de galeries souterraines sa vie isolée.
L’idée prenait racine dans plusieurs cerveaux qu’il y avait avec elle
quelque chose à tenter. Elle devenait une occasion de fortune, une
chance à courir, dont on ne savait pas encore la juste valeur, mais qui
mériterait d’être étudiée, creusée jusqu’au fond. Dans la vie paysanne,
en apparence toujours pareille, il n’est pas un événement qui échappe à
la réflexion. Ceux-là seuls réussissent qui s’attachent aux choses avec
âpreté, les palpent, les pressent pour en extraire les possibilités
qu’elles peuvent renfermer.

Dans presque toutes les petites maisons accrochées au bas du rocher, et
au pied desquelles la palud venait s’arrêter, l’opinion était établie
que Paule était très riche. Certains bâtissaient sur elle un roman,
cette histoire de l’orpheline qui, dans l’imagination populaire, tient
toujours un peu du feuilleton et de la littérature à cinquante centimes.

Un après-midi, comme la jeune fille cousait à l’ombre des ormeaux,
assise sur un banc, elle aperçut au bout de l’allée un homme portant la
longue blouse bleue des maquignons, qui venait vers elle.

Il salua de loin et se rapprocha en saluant encore.

Elle lui demanda, son aiguille en l’air, s’il avait besoin de la voir.

Il ne parut pas avoir entendu, parla du temps qui était beau, remit sa
casquette et attaqua enfin la question:

C’était pour les prairies, une idée lui était venue...

Il avait pris un air souriant:

--Je pourrai peut-être vous les louer, ou seulement couper le foin.
Chacun en aurait sa moitié: la vôtre, la mienne. Ce serait de l’ennui
de moins pour vous. Justement que le travail presse dans les vignes
au moment des foins et qu’on n’a jamais assez de personnel. Alors, on
attend, le foin se gâte, il devient tout blanc, de la paille quoi...

Il avait, dans sa figure rougeaude, les gouttes claires de deux petits
yeux à demi cachés par des paupières plantées de cils roux; et le
regard ainsi clignotant, il risquait ses phrases avec précaution,
surveillant l’effet qu’elles semblaient produire, ménageant des
silences plus ou moins longs, prêt à s’avancer, à laisser entendre
quelque chose d’autre, mais non moins capable de recul, d’atténuation,
de retraite habile:

--Ce n’est pas que l’herbe soit bien épaisse, mais j’ai des bêtes, cela
me ferait toujours de la nourriture.

Louer ses prés, ou en donner la coupe à l’entreprise, elle n’y avait
jamais pensé. Enfin, elle verrait, elle réfléchirait.

Il s’en alla, patelin, bonhomme, et revint sur ses pas:

--Vous me connaissez bien... Délicat Pouley.

Il redit son nom deux ou trois fois, en appuyant sur chaque syllabe,
pour qu’il entrât dans la mémoire de la jeune fille:

--Allons, au revoir, je repasserai.

Elle le regarda s’éloigner, réfléchit un moment, puis chassa de son
esprit ce problème nouveau qui l’embarrassait.

Elle se promena au bord de l’eau. Le ciel était d’un bleu de mois de
Marie. Un arôme indéfinissable noyait la campagne, cette pénétrante
odeur de la vigne en fleur, que la brise déplace en entraînant comme
des écharpes de parfum, que le soleil exalte, et dont les effluves
baignent les feuilles de délices subtiles et presque secrètes. Paule
avait l’impression d’une jouissance mystérieuse entrée dans sa vie. Le
paysage resplendissait, tout trempé de lumière neuve. Il y avait sur le
fleuve soyeux des barques menues et de petites voiles; une grande île,
dans sa ceinture d’aubiers argentés, semblait un majestueux vaisseau de
feuillage ancré au milieu du fleuve. Là-bas, à un détour de la nappe
claire, Bordeaux mettait sur la rive gauche un liseré violet brodé de
clochers.

Elle croisa des bicyclistes qui portaient sur leur guidon des bouquets
de fleurs.

Ses yeux se tournèrent vers le coteau: au milieu des verdures fraîches,
elle reconnut le cèdre de Valmont à sa masse sombre; par derrière, le
soleil de mai éclairait un morceau de façade blanche.

A partir de ce moment, elle ne vit plus rien. Les allées et venues des
promeneurs, l’attroupement d’une vingtaine de personnes sur une petite
plage où deux équipes de pêcheurs, tirant à pleins bras, rabattaient le
fond d’une seine, tout la laissait indifférente.

Si Gérard avait dû revenir pendant l’été, comme autrefois, dans son
beau domaine, quelle douceur elle eût éprouvée à respirer le même
air, à le sentir proche! Elle aurait eu l’impression qu’ils étaient
ensemble. L’idée qu’elle ne reverrait plus le grand parc ombreux, le
perron, lui semblait extraordinaire.

Vendre sa maison, c’était presque aussi affreux que de voir mourir.

Pendant ce temps, Pouley avait longuement fait le tour des prés, les
mesurant de ses petits yeux et paraissant établir en silence des
combinaisons, des calculs, comme si déjà il en était maître.



Il revint une seconde fois, puis une troisième.

Paule faiblissait, aux prises avec des difficultés qui
s’enchevêtraient. Un de ses paysans avait eu le pied écrasé par une
charrette. Juin s’annonçait capricieux. La nouvelle lune amenait
une pluie fine, qui devenait à certaines heures plus serrée et plus
abondante. L’eau ruisselait sur les tilleuls consternés, sur la vigne
en fleur. Paule allait dix fois par jour dans le vestibule pour
surveiller le baromètre: la colonne de mercure était basse et baissait
toujours. Les paysans regardaient du côté de l’ouest, vers le «pied du
temps» couleur de plomb; et ils répétaient:

--Cela changera au prochain quartier, ou à la pleine lune.

Mais, au fond, ils ne doutaient pas que tout fût ainsi jusqu’à «l’autre
lune».

Paule, enveloppée d’un grand manteau, les cheveux emperlés d’eau sous
son capuchon, les interrogeait:

--Vous croyez qu’il n’y aura pas une éclaircie?

Ils ne se prononçaient pas, sans toutefois la décourager:

--A la marée peut-être, si le vent tournait...

On regardait la fumée qui montait des tuyaux d’usine... ouest...
toujours. Le vent ne tournait pas. Paule entendait dans le jardin
passer les sabots; les pêcheurs mettaient des surouëts jaunes et de
grandes bottes en caoutchouc; les poules étaient de lamentables paquets
de plume mouillée.

Le journal disait: «Temps incertain. Une dépression qui va s’étendre.»

Le gros souci était qu’il fît beau pour la Saint-Médard: s’il pleuvait,
on serait sous l’eau pour quarante jours. Précisément, ce matin-là, ce
fut un déluge. Alors on mit son espoir en saint Barnabé. Les travaux
étaient en retard, les vignes non liées croulaient dans les rangs, des
maladies blanchissaient les grappes, et c’était un cauchemar que celui
de la récolte déjà compromise. Il aurait fallu soufrer, sulfater. Les
foins se couchaient. Louisa répétait sans cesse à Paule qu’elle allait
tout perdre.

Le jour où Délicat Pouley la trouva ainsi lasse, découragée, il vit que
l’affaire était à lui.

Elle lui montra les greniers qui s’étendaient au-dessus du chai et
lui demanda s’il voudrait bien engranger son foin. Pouley objecta que
c’était beaucoup de travail, en homme qui sent la partie gagnée et
grossit les difficultés. Il ne cédait que pied à pied, posant sans
cesse d’autres conditions, demandant que la charrette lui fût prêtée,
puis un câble pour corder les charges, et encore la faucheuse, la
faneuse et la ratissoire.

--Mais si vous les cassez?

Il eut un sourire; et prenant l’air que doit avoir un homme capable:

--Il y a beau temps que ça me connaît.

Il insinua:

--Vous me donnerez bien l’hiver le pacage. S’il n’y a pas de bêtes pour
tondre l’herbe, elle ne pousse plus. C’est comme cela que les prés se
perdent.

Elle hésitait, redoutant la saison pluvieuse où les bêtes s’embourbent
dans les terres grasses, et inquiète aussi dans le fond, craignant
d’être dupe:

--C’est pour cette année seulement. L’été prochain, je verrai ce que
j’ai à faire.

Il partit enfin, la figure dilatée de joie.



VI


Quand on sut que Délicat Pouley avait réussi, la fièvre s’empara de ses
concurrents.

Il y avait, en face de la grille qui ouvrait sur la grand-route,
quelques maisons groupées sur le port. Un bouvier y occupait deux
chambres et une cuisine; par derrière, l’étable donnait sur un pré
bordé par des haies. Le soir, un chien au poil fort y gardait les
bœufs; un petit cheval y paissait aussi, s’échappant souvent, à la
recherche d’une herbe meilleure.

Tout le pays connaissait bien ce bouvier-là qui entreprenait des
labours et des transports de bois à droite et à gauche.

Il s’appelait Auguste Crochard, et toute sa personne chétive et noire,
infiltrée de bile, était faite en effet pour mordre et pour dévorer.
Veuf d’une femme qui chargeait comme rien un quintal de son, et se
levait à trois heures pour soigner les bêtes, il entrait en fureur à
la pensée qu’il l’avait perdue. Une maladie de foie qui le ravageait
aigrissait encore son humeur.

Ses voisins le haïssaient, pour sa cupidité et les querelles qu’il
engageait à tout propos. Levé avant le jour, rossant son chien,
allongeant de grands coups de fouet aux chats d’alentour, il était
rongé de désirs et de convoitises. Il lui fallait se sentir le maître.
Mais si âpres que fussent ses ambitions, son commandement ne dépassait
pas les trois pièces de son logement et le pâturage qu’il avait loué.
Toutes les vignes qui l’entouraient, les pièces de terre, il avait
envie de les tondre, de les décharner. Il supputait quelles pouvaient
être ses chances de s’y établir. Tous les propriétaires du pays, il
les connaissait pour avoir fait des labours chez eux ou leur avoir
apporté du bois. Il s’était formé une idée de leur caractère, de leurs
ressources. Parfois, un vertige lui prenait l’esprit à la pensée que
certaines terres hypothéquées pourraient être vendues pour ce que les
paysans appellent un morceau de pain; mais jamais l’occasion d’une
grande réussite ne s’était encore présentée.

Lorsqu’il soupçonna la victoire de Pouley, sa petite face terreuse,
tourmentée et grimaçante comme une gargouille, devint toute noire.

Cette affaire qui était là, si près, qui lui revenait comme au plus
voisin, qu’il avait couvée, elle lui échappait. Et c’était Pouley
qui la lui arrachait, l’homme qu’il détestait entre tous les autres
pour sa chance, son avancement, sa voiture rapide attelée du meilleur
trotteur de la commune. Celui-là gagnait de l’argent, élevant des
bêtes, revendant, suivant les foires, constamment heureux, engraissé
par sa rapide prospérité. Et il lui enlevait cette occasion! Il venait
à deux pas de lui, sous son nez, lui ôter son bien. Car cette affaire
qu’il aurait pu avoir, elle était la sienne. Ah! le voleur! mais il se
vengerait. Et cette jeune fille qui l’avait joué, elle lui paierait
aussi ce tour-là. Une originale qui vous saluait sans vous regarder,
juste de la tête. Les pauvres, pour elle, ce n’était rien. On avait
beau vivre à sa porte, on _n’existait_ pas.

Il la surveillait maintenant du matin au soir, jaloux de tous, dévoré
du désir de s’approcher, de tendre l’oreille quand il la voyait près de
la charrette de Mme Rose. Elle se détachait, avec sa sobre robe noire,
son teint pur et lisse, sur le groupe des femmes en camisole. Il se
demandait ce que la marchande pouvait bien lui dire, penchée ainsi,
volumineuse, éclaboussée de rires et de grand soleil, et quel complot
se nouait là, contre lui peut-être, quand la jeune fille restait la
dernière, s’attardant à écouter les mots chuchotés.

Il se méfiait du charpentier qui raccommodait l’escalier et qu’il
apercevait de loin, sciant des planches, derrière la maison. Celui-là
était dans la place, et aussi les paysans, les pêcheurs mêmes. Le vieil
Augustin avait l’air chez lui, toujours occupé à étendre ses filets
ou à les dépendre, quand il n’était pas dans la cuisine à vider un
verre. Le bonhomme jouait partie liée avec Louisa; et il haïssait cette
femme sèche et dissimulée, qui devait tout gouverner là-bas. Celle-là
certainement lui barrait la route, rogue avec lui, remâchant les
injures qu’il lui avait crachées un soir de colère, devant les rires
des voisins. Il ne lui pardonnait pas cette colère-là, qui empoisonnait
ce qu’il méditait, maintenant qu’il aurait eu besoin de voir Louisa,
de l’attirer chez lui, de la mettre dans ses intérêts, sans en avoir
l’air, comme cela se fait, à demi-mots, quand on est des pauvres et
qu’il faut bien se soutenir.

Mlle Dumont même, ne trouvait pas grâce devant lui. Qu’est-ce qu’elle
voulait? Une mijaurée, une hypocrite, qui préparait des coups en
sourdine!



Chaque propriété est un petit monde. Ses conditions de vie lui sont
faites non seulement par le sol, le beau temps, la pluie, mais encore
par un organisme plus ou moins solide, dont le maître est la tête,
et qu’un rien détraque si la volonté est incertaine, l’outillage
défectueux. Nulle part, peut-être, les passions ne sont plus tenaces,
longuement couvées, surexcitées par mille piqûres, des affaires de
chat et de chien, de poules perdues, de légumes arrachés la nuit dans
un potager. Le passant qui regarde de la route ces carrés de terre si
bien cultivés, des hommes qui labourent, de bonnes femmes groupées
autour d’une lessive ou d’une basse-cour, a l’impression d’une vie
monotone et irréprochable. Ah! la paix, l’air pur, l’honnêteté des
gens et des choses! Les paysans ont une maison, du vin et du bois, des
légumes dans leur jardin, des caisses grillagées bondées de lapins. A
la campagne, on est bien heureux! Mais entre ces gens qui vivent porte
à porte, ces femmes qui bavardent, quelle activité de soupçons, de
jalousies, de pensées longuement conduites à leur but! Chaque famille
qui en hait une autre a sa politique, sa manière d’aborder le maître,
de semer en lui le mécontentement ou la méfiance. Les paysans entre
eux n’en sont jamais dupes. L’un d’eux est-il renvoyé, ou bien va-t-il
l’être, chacun dit déjà quel est celui qui _le fait partir_.

Crochard savait le bénéfice que l’on peut amener à soi en s’insinuant
dans ces luttes sourdes. Le génie de Dupleix cajolant les rajahs de
l’Inde, le regard double de M. de Talleyrand confiant successivement
ses pensées secrètes au gilet de chaque plénipotentaire, dans un
congrès célèbre, et faisant les amis de la veille se montrer les dents;
tout cela, flair merveilleux et grandes trouvailles, se rencontre
parfois en réduction dans le cœur de l’homme le plus inculte quand la
passion lui souffle ses étincelles. Et quelle forge que le cerveau
d’un illettré! Toutes les forces y sont captées par le maître obscur,
l’instinct, qui enseigne les ruses, prévoit les embûches, découvre en
chacun le nœud, la fissure et se repaît des crachats mêmes comme de
l’aliment amer de la haine. Le temps est à lui.

Il y avait aux Tilleuls un assez nombreux personnel: un laboureur,
deux ménages de vignerons gagés à l’année et un vieux bonhomme, le
père Pichard, que Mme Dupouy avait gardé par bonté et parce qu’il
était sur la propriété depuis sa jeunesse. Pendant les grands travaux
du printemps et ceux de l’été, cinq ou six journaliers servaient de
renfort.

Mme Dupouy n’était pas enterrée depuis trois semaines que Crochard
commençait déjà à faire des avances aux uns et aux autres. Saubat,
un petit homme de cinquante ans, trapu, velu, qui avait des épaules
épaisses et des bras de phoque, lui montrait une mine assez rechignée.
Sa femme aussi, corpulente et courte, la tête serrée dans un madras
brun, le rejetait du regard au seuil de la porte. Quand elle le voyait
venir, elle remontait ses lunettes sur deux bandeaux de cheveux noirs
mélangés de gris:

--Qu’est-ce que vous voulez?

Il faisait l’aimable:

--Michel ne vous a pas dit, Léontine, s’il avait besoin de tabac? Je
vais au village.

Elle le rembarrait:

--Du tabac... Ce n’est pas la peine de lui en parler. Il sait bien y
penser lui-même. Quand il en voudra, qu’il aille en chercher.

Il se retirait, avec cette politesse excessive des gens qui ne sont au
fond que violence:

--Alors, c’est bien. A une autre fois.

Pour Pichard, qui commençait à trembloter, il tirait de son gousset une
tabatière à queue de rat. Le bonhomme y plongeait ses doigts rapprochés
pour prendre une prise, se mouchait salement, larmoyait un peu.
Celui-là l’impatientait:

«Vieux gâteux!» marmottait-il intérieurement.

Mais il cajolait particulièrement un jeune ménage entré depuis peu.
L’homme, Octave, se montrait ouvert et un peu bavard. C’était un grand
gars osseux, bien planté, la figure maigre et les mains énormes. Le
dimanche matin, il l’emmenait dans sa carriole. Devant la maison
du buraliste, qui tenait en même temps café et débit, le cheval
s’arrêtait; Crochard tapait dans le dos de l’autre:

--Je te paie le vin blanc!

Quand Octave rentrait, il trouvait sa femme qui n’était pas sortie de
la cuisine depuis le matin. Elle était tout occupée de son ménage,
d’une petite fille qu’elle nourrissait. Il lui racontait que Crochard
avait dit ceci et cela. Mais elle ne riait pas:

--Encore un qui veut te monter la tête!

Elle paraissait plus clairvoyante que lui, cette Aurélie, une petite
femme brune, de parole vive. On ne lui en aurait pas tant conté:

--Les hommes sont si bêtes!

Crochard pensait:

«Je le tiens, celui-là. Je pourrai le mener sans qu’il se méfie. Une
tête d’enfant, pas de malice, un gars qui dit tout.»

Il avait son plan. Il s’introduirait bien dans la place un jour ou un
autre; alors, ceux qui lui résisteraient, il les ferait partir; s’il
le fallait, ils partiraient tous. Les nouveaux, ce serait lui qui
les choisirait. Quand la demoiselle en aurait assez, il affermerait:
peut-être pourrait-il acheter même, en payant à terme...

Il n’attendait plus qu’une occasion, refoulant sa bile. Tant de fois,
avec ses grandes montées de colère, le bruit et les coups, il avait
ruiné en une heure ses combinaisons. Pour celle-là, il ne tirerait
pas sur le mors avant l’arrivée. Pourtant, à trop patienter, il avait
manqué l’affaire des prés, et c’était une chose qu’il aurait longtemps
à se reprocher.

Pouley surtout l’exaspérait. Un matin, l’ayant aperçu qui venait avec
son cheval prendre la faneuse, il ne fut plus capable de se contenir;
à peine l’eut-il vu passer, assis sur le siège de sa machine, comme
en haut d’un énorme insecte aux pattes repliées, il mit son béret et
traversa enfin la route.

La maison, toutes portes et fenêtres ouvertes, respirait ces brises du
matin qui ont passé sur les brumes du fleuve et sur la rosée. Paule
debout, en peignoir blanc, ses cheveux relevés à la hâte en un chignon
bas, arrangeait des fleurs dans un vestibule carrelé qui faisait
communiquer la salle à manger avec le salon. A côté d’elle, sur un
guéridon d’acajou, recouvert d’une tranche de marbre gris, elle avait
posé une brassée d’iris qu’elle venait de cueillir dans le jardin, tout
mouillés encore. Elle aussi, la grande et claire jeune fille, avait sur
son cou et dans ses cheveux quelques gouttes de cette eau céleste où
demeure une douceur d’étoiles. Tout à l’heure, comme elle revenait dans
une allée, tenant pressée dans ses bras la gerbe de fleurs, une branche
basse l’avait effleurée.

L’homme apparut dans la porte ouverte, chétif et noiraud, grimaçant son
meilleur sourire. Il semblait suer péniblement l’amabilité:

--On m’a dit que mademoiselle avait besoin d’un laboureur?

Paule se retourna, un peu étonnée, avec une expression de bonté sur sa
bouche fraîche:

--Non, je n’ai demandé personne.

Il se rapprocha un peu, franchissant le seuil, et tortilla de longues
offres de service...

Elle continuait de prendre une à une les belles fleurs sculptées dans
du givre, entre leurs glaives d’émeraude. La haute gerbe, dans un
vase de porcelaine peinte contourné comme un coquillage, avait le
jaillissement d’un chant printanier. Paule allant et venant autour de
cette clarté semblait en être revêtue. Il se dégageait d’elle cette
fraîcheur que la jeunesse n’a parfois qu’une heure, avant que l’aient
touchée certaines laideurs dont la flétrissure est ineffaçable. La
manche ouverte de son peignoir au-dessous de son bras nu volait comme
une aile.

Elle réfléchissait, c’était bien vrai qu’elle se trouvait embarrassée.
Le domestique qui menait les bœufs lui avait dit le matin même qu’une
de ses bêtes était blessée: un grand clou planté dans un pied avait
provoqué un abcès. Sa pensée voyait déjà les labours en retard, l’herbe
dans les vignes; tous les autres travaux seraient arrêtés.

Le lendemain, Crochard marchait au milieu d’une allée, son bœuf massif
à côté de lui et l’attelait à la charrue. Sa petite tête, redressée
cette fois et arrogante, jetait des coups d’œil perçants à droite et à
gauche.

Les scènes commencèrent.

Les disputes conservent depuis des siècles dans le Bordelais une
verdeur et une extraordinaire richesse de vocabulaire. Nulle part
peut-être les éclats d’une querelle n’ont tant de couleur et de
mouvement. Deux femmes surtout, plantées face à face, peuvent
s’insulter pendant des heures, sans que s’affaiblisse ce torrent
d’injures. Tout au contraire, il rebondit et grossit toujours.

Si Paule avait donné la moindre réplique, la scène que lui fit Louisa
«rapport à Crochard» aurait pu durer la journée entière. Elle ne
comprenait pas, elle, l’entrée dans la propriété d’un homme pareil, un
ivrogne, un fumier, qui insulterait tout le monde, et mettrait la vigne
à feu et à sang; un méchant sujet qui cherchait toujours quelque os à
ronger. Ah! le bel homme, le joli garçon, il aurait mieux fait d’aller
se cacher. Dieu merci, elle y voyait clair, elle n’avait pas besoin de
mettre ses lunettes. Un laboureur, elle en aurait trouvé ailleurs, et
même dix, s’il l’avait fallu. Le bœuf n’était pas aussi malade qu’on le
prétendait: on faisait une bien grande affaire pour un mauvais clou.

--C’est étonnant, confia Paule à Mlle Dumont, comme les vieilles
domestiques deviennent tracassières.

Mais les pires scènes furent celles de Crochard lui-même, bientôt
enhardi, prenant pied partout, lançant d’abord à ses ennemis des
morsures rapides, puis les tenant plus longuement entre ses mâchoires,
les mastiquant à pleines dents, les couvrant de fiel.



VII


Tout le monde parlait de la sécheresse.

Août amenait des chaleurs torrides. Le soleil de midi blanchissait
le ciel; une buée aveuglante tremblait sur les vignes. Jusqu’à trois
heures, la campagne était vide, les volets fermés. Les gens se
lamentaient sur les puits taris. On trouvait dans les basses-cours des
poules crevées.

Dès qu’on entrait dans une cuisine, un nuage de mouches vous
enveloppait.

Le soir, la terre et les murs dégageaient une si épaisse chaleur que
l’on étouffait encore à la respirer; on apercevait des gens couchés
au bord de l’eau, cherchant la fraîcheur. Parfois, un orage lentement
amassé éclatait enfin.

Paule commençait à se sentir lasse.

Pouley, qui avait pour elle des prévenances, arriva un matin avec un
grand panier fermé. Il lui apportait un petit chien qu’un maquignon de
ses amis lui avait donné.

C’était un fox d’écurie, au poil assez fin, à la queue coupée. Il
avait de beaux yeux d’agate dans des taches de poil noir et feu qui
semblaient tracées au pinceau. Une raie blanche les séparait au milieu
de la tête.

Le panier ouvert, dès qu’elle le vit, avec son museau frais, sa petite
truffe noire, point effrayé du tout, sautant, aboyant, elle eut un
mouvement de plaisir:

--Il est bien gentil. Comment s’appelle-t-il?

Pouley, souriant, ne savait pas.

Elle l’avait appelé Boli.

Il était extrêmement vif, rapide à la course, et jetait le désordre
dans la volaille. On le voyait passer comme une flèche blanche,
poursuivant le chat. Son compère niché sur un arbre, il sautait
au-dessous indéfiniment, aboyant à en perdre haleine.

Paule était sans cesse occupée à le retrouver. On l’entendait appeler:

--Boli... Boli...

Il reparaissait deux ou trois secondes.

Avec lui, il n’y avait pas moyen de causer ni de s’arrêter. Le temps de
tourner la tête, on ne savait plus où il était. Elle frappait dans ses
mains:

--Voyons, Boli, tu es insupportable!

Il sortait au petit galop d’un chemin, d’un chai, le nez toujours au
vent, affairé.

Tout de suite, il s’était attaché à elle, la tyrannisant: pendant
les repas, il écorchait sa robe de ses ongles rudes; quand elle se
préparait à sortir, il la surveillait, couché en rond dans un fauteuil;
si elle le laissait, c’étaient des regards à fendre le cœur: puis,
quand elle rentrait, des aboiements, des colères folles.

La nuit, il sautait sur son lit, lui flairait le visage pour voir si
elle n’était pas encore éveillée. Quand la chaleur était étouffante, il
changeait de place, se jetait sur le parquet étendu à plat, essayait
d’un fauteuil, d’un autre et poussait de petites plaintes vers la
fenêtre.

Parfois, elle le retenait sur ses genoux, lui prenait la tête entre ses
deux mains, et l’étouffait de grands baisers tristes:

--Il n’y a que toi qui m’aimes!

Elle était bien seule en effet.

Pourtant, l’idée ne lui venait pas qu’elle pourrait se faire une autre
existence. Comme au premier jour de son deuil, elle eût répondu:

--Où voulez-vous que j’aille vivre?

Son pays, c’était celui-là, avec sa terre épaisse et riche, dans
laquelle le feu de l’été ouvre des crevasses. Une campagne non point
solitaire, mais pleine de grâce, soulevée par le mouvement paisible
de ses coteaux; pleine de vie aussi, parcourue de ronflements
d’automobiles et liée par le large flot brillant du fleuve à la grande
ville, dont elle voyait le soir scintiller les feux.

Elle se sentait là au bord de la foule, mais protégée des heurts, des
malpropretés. Les remous souillés des faubourgs ne l’atteignaient pas.
Et les énormes cités usinières, récemment créées, villes d’hier, postes
avancés sortis du sol bouleversé comme de nouvelles forteresses, avec
leurs tuyaux démesurés, leurs masses brutales en ciment armé, n’avaient
pas poussé leur conquête jusqu’à sa commune; quand bien même elles
arriveraient au bord de ses terres, elle les défendrait.

Autour d’elle, des agents d’affaires et des usiniers achetaient
beaucoup. Il était sans cesse question de domaines vendus ou qui
allaient l’être. Mlle Dumont lui avait même transmis une proposition
qui venait du père d’une de ses élèves:

--Céder les Tilleuls!

Elle aurait voulu qu’on lui en offrît un prix énorme, un million
peut-être, pour avoir le plaisir de le refuser.

Ses terres, elle leur était attachée d’une passion innée, plus vieille
qu’elle-même, qui plongeait ses racines dans une famille dont elle
était pleine, toute la famille paternelle, des hommes et des femmes
robustes comme elle, nourris de cet air, orgueilleux de ces vignes, du
vin éclatant dont elles ruisselaient, et qui avaient ici même livré
leurs batailles. Vivre comme eux, exercer leur autorité, ce rêve
demeurait celui de toute sa jeunesse.

Que ce fût un plaisir pour elle de décider et d’améliorer, c’était
ce que sa mère n’aurait jamais pu comprendre. Mme Dupouy, fille de
fonctionnaire, avait été élevée dans une sous-préfecture à moitié
dormante. Son rêve eût été de vivre dans un petit appartement avec une
seule domestique, des revenus fixes. La gestion d’une propriété lui
paraissait une aventure perpétuelle, une sorte de baccara. Longtemps,
elle avait caressé l’espoir que sa fille, à sa majorité, se rangerait à
son opinion. Mais il n’existait pour Paule que les Tilleuls au monde.

La pauvre femme soupirait:

--C’est fini. Elle sera comme son père. Il n’y aura pas moyen de
l’habituer ailleurs.

C’était entre elles le malentendu de deux natures que rien ne peut
jamais fondre tout à fait: la terrienne, indépendante, courageuse, qui
aime les grands risques de chaque jour; la citadine, qui préfère son
travail de fourmi dans la fourmilière.

Quand Paule y pensait, une tristesse se peignait lentement sur sa
figure. Elle comprenait maintenant que le chagrin change, et que
les pauvres yeux, fatigués, usés, ne voient pas la vie comme des
yeux neufs. Après six mois de vie tout intérieure, une aridité
l’envahissait: cette sécheresse d’âme qui est la souffrance des natures
trop tendres, trop portées au rêve, qui s’épuisent elles-mêmes, et ne
souhaitent plus rien pour avoir désiré trop passionnément.

Elle sortait vingt fois par jour, rentrait, changeait de place,
essayait de lire. Dans la bibliothèque de famille, elle prenait
toutes sortes d’ouvrages. Mais tout lui était sujet d’amertume et de
lassitude. Quand elle rouvrait _Eugénie Grandet_, le livre cher dont
son chagrin s’était nourri, Mme Grandet et sa fille travaillant côte à
côte, l’une sur sa chaise à patins, l’autre sur son petit fauteuil, la
faisaient pleurer. Elle se rappelait sa propre vie avec sa mère, leur
entente de cœur, leur intimité. Charles Grandet ressemblait à Seguey.
Lui aussi était malheureux, et si attrayant, d’un charme qui à travers
le vieux livre la troublait encore.



Un matin, en se réveillant, elle se sentit comme délivrée de son
dégoût, le cœur touché par un pressentiment de bonheur indéfinissable.

Elle regarda ses robes et pensa qu’elle devrait en commander une plus
élégante. Elle voulait aussi un grand chapeau. A la campagne, il était
inutile de porter un voile et que signifiait cet étalage?

Quand elle eut fait tous ses tours, surveillé ses gens, elle rentra
vers midi avec une sensation de fatigue heureuse. Sa figure était
brûlante. Elle avait ramassé sous les arbres des poires tombées. Comme
elle les faisait rouler sur la table de la cuisine, elle aperçut le
courrier que Louisa avait posé au coin du buffet: entre une lettre
d’affaires et un catalogue, une petite carte était glissée.

Tout de suite, au-dessous de quelques lignes d’une écriture fine et
charmante, la signature se détacha.

Bien des jeunes filles, élevées selon les idées actuelles, ne
pourraient comprendre l’émotion que Paule éprouva en recevant cette
carte de Gérard Seguey. Dans l’étouffement de la surprise, elle ne
sentit d’abord que de la joie. Puis des scrupules la tourmentèrent à la
pensée qu’elle devrait peut-être répondre. Elle était troublée. Mais
le rayon d’un jour nouveau, touchant le cœur d’une jeune fille, fond
comme la rosée cette première délicatesse. Moins d’une heure après,
tout était changé. Son âme s’élargissait dans la douceur de cette
aventure. Sa mère sans doute, avec son caractère tellement craintif,
attaché aux anciennes règles, l’eût désapprouvée. Mais entre Gérard
et elle, le jour de la vente de Valmont, il y avait eu un appel si
fort de compassion et d’amitié qu’il ne lui était plus possible de le
considérer comme un étranger. Il pensait à elle. C’était naturel. Si
elle ne répondait pas à son souvenir, il pourrait croire qu’elle était
oublieuse ou indifférente. Avant même de lui avoir écrit, elle se
sentait justifiée, sûre que son cœur ne la trompait pas.

Sa vie fut désormais remplie par l’attente.

A l’instant où il lui avait dit, dans le passage sombre: «Vous ne me
verrez plus», elle s’était sentie retomber dans sa vie déserte. Elle
avait pensé: «C’est fini.» Pourtant, c’était un commencement. Tout ce
qui arrivait lui paraissait merveilleusement extraordinaire... un si
long silence, puis ce souffle qui changeait l’air et annonçait des
jours inconnus.

Il y a dans l’ouverture toute la symphonie; dans l’enfance, la vie tout
entière. Les lettres d’amour les plus passionnées n’auraient pas touché
chaque fibre de son être d’une manière si mystérieuse que ces petites
cartes. Elle en reçut une seconde, puis une troisième. Pour bien des
femmes, elles eussent paru insignifiantes: quelques lignes expliquant
la vue d’un jardin ou d’un monument. Au-dessous d’une grande église
cuirassée de flèches, de niches, de sculptures, il avait écrit: «J’aime
mieux _la nôtre_!»

_La nôtre_... Sans doute celle du coteau, la petite et vieille
Sainte-Quiterie, derrière ses tilleuls, au fond de la place qui a la
forme d’une queue de poisson. Dans ce mot si profondément doux, pour
la première fois ils étaient ensemble, unis par une intimité d’âme, de
sentiments et de souvenirs, possesseurs de la même beauté précieuse
entre toutes, petit point unique dans le vaste monde.

Derrière une carte qui représentait un panorama triste et noir, il
avait écrit: «Je me rappelle, sur notre rivière, les soirs qui ont la
couleur des robes de Peau d’Ane.»

Elle, elle choisissait chez le buraliste des vues du pays: le coteau,
le village, le jardin de l’hospice, avec trois sœurs comme des lis dans
une petite allée, devant la chapelle; la maison de Mᵉ Peyragay, dont
l’architecture, inspirée des grands maîtres du dix-huitième siècle,
était délicieuse.

Un jour, comme elle remuait sur le comptoir quantité de cartes, dans
une vieille boîte de carton qui sentait le vin et le tabac, elle eut un
grand battement de cœur. Cette façade blanche, dans un paysage d’hiver,
mais c’était Valmont! Le photographe maladroit l’avait prise en biais,
à travers une grande branche recourbée qui se divisait comme une main
énorme dans une chevelure de ramures fines. Cette carte-là, elle se
demanda si elle l’enverrait. Finalement, elle la cacha au fond d’une
boîte, dans son armoire, comme elle aurait fait d’une chose brûlante
qui l’eût pu trahir. Le soir, elle l’allait chercher, regardait la
porte, les fenêtres à petits carreaux: un rideau aperçu à travers les
vitres l’attirait plus loin, jusqu’à l’âme même, dans l’atmosphère
où les choses avaient autrefois vécu. Ses pensées flottantes se
condensaient autour du délicat visage de cette maison. Pour ses deux
sous, elle avait acheté un trésor de rêves.

Elle n’osait pas écrire comme lui: _notre_ coteau, _notre_ vieille
église, mais elle lui disait: «Cette croix, c’est celle qui est en bas
du petit chemin, vous rappelez-vous?» Il y avait dans ces quelques mots
un appel rapide, une sollicitation à être fidèle.

Pour trouver dans un aussi mince sujet une telle exaltation de la vie
du cœur, il faut avoir eu vingt ans dans la solitude, une existence
silencieuse et pure, profondément ignorante des calculs humains. Il
faut encore avoir été privé d’affection et posséder dans sa fraîcheur
l’état de grâce de la jeunesse, ce don d’aimer comme on respire, pour
le seul délice de se sentir vivre. Le monde se plaît à penser que ces
sentiments n’existent plus. Il les traiterait volontiers de vieilles
romances. Mais que l’on descende dans la vérité des plus humbles vies,
on y verra que le printemps des cœurs n’est pas plus déteint que le
rose des lilas, le bleu des pervenches, et les divines rosées du ciel
sur l’herbe innocente.

Chaque matin, Paule se coiffait soigneusement en pensant à lui,
changeant parfois la disposition de ses cheveux, attentive à chercher
ce qui pourrait lui plaire, mais avec une profonde ignorance de l’art
où excellent d’instinct les jeunes filles les plus dénuées d’âme et
d’intelligence. A s’embellir, elle avait l’impression de faire quelque
chose de précieux pour lui. Le temps fuyait, elle donnait ses ordres,
passait en revue les occupations de chacun; mais, dans cette grande
demeure immuable, un attouchement de rêve et de joie ensorcelait sa vie
tout entière.



Elle allait souvent finir la journée chez ses paysans.

Les deux ménages de vignerons habitaient le même bâtiment, à droite du
portail. La maison basse, d’une blancheur crue, donnait d’un côté sur
la route, et de l’autre sur un potager. Dans les après-midi de chaleur,
une vieille voile était tendue de ce côté et formait une tente devant
la porte.

Aurélie poussait dans l’ombre la voiture au fond de laquelle dormait
sa petite fille, protégée des mouches par un rideau de mousseline.
Léontine, toujours méfiante, travaillait derrière sa fenêtre. Ses
prunelles marron allaient sans cesse à droite et à gauche, ne laissant
rien perdre de ce qui se passait. Une petite flamme s’y allumait
parfois. Mais, dans ses propos de grosse matrone méridionale, elle
se montrait circonspecte et précautionneuse; sur ses pires ennemis
surtout, elle se donnait l’air de ne rien savoir.

Le ton changeait quand Paule lui parlait de ses maladies. Elle devenait
alors volubile; un contentement se répandait dans sa voix grasse
habituée à se lamenter. Tout la fatiguait, sa tête enflait, elle n’y
voyait plus... elle avait comme une bête dans l’estomac qui le lui
rongeait.

L’écurie voisine répandait une odeur forte. On entendait les sabots des
chevaux sur la terre sèche et les coups de tête dont ils ont coutume
pour chasser les mouches.

A côté, dans un petit hangar, un vieux bonhomme faisait chauffer une
gamelle. Il poussait sous un trépied des brins de sarment. Elle lui
demandait:

--Eh bien! Pichard, cette soupe est bonne?

Ou bien:

--Qu’est-ce que vous me racontez aujourd’hui, Pichard?

Il allait chercher une chaise pour elle dans une petite pièce où il y
avait des chiffons par terre, et de vieilles savates sur toutes les
marches d’un escalier en bois montant à l’étage. La table était sale,
couverte de mouches, avec des croûtons de pain, quelques gousses d’ail,
et une assiette jamais lavée dans laquelle il avait bu du vin avec
son bouillon. Mais quant à mettre de l’ordre parmi ses hardes, il ne
fallait pas y songer.

Paule arrivant, c’était la jeune reine chez le plus pauvre de ses
sujets, le seul qui se fût jeté à l’eau pour l’en retirer.

Il avait des sentences sur toutes choses:

--La suie tombe dans la cheminée, c’est signe de pluie.

Ou encore:

--Je n’ai jamais aimé mentir parce que ça m’embrouille.

Ah! ce Pichard, c’était un type de ce pays!

Il vivait dans la propriété depuis cinquante ans. Sa vieille était
morte; son fils avait appris le métier de mécanicien, s’était marié et
travaillait à Bordeaux dans une grande usine. Lui n’aurait jamais voulu
s’en aller.

Mme Dupouy le voyant seul, misérable, et craignant qu’il tombât
infirme, lui donna un jour le conseil d’entrer à l’hospice. Mais il
avait été pris dans tous ses membres d’un tel tremblement qu’elle en
eut pitié:

--Ce n’est pas que je vous renvoie.

Il serait mort avant de partir.

Une voisine supputait qu’il devait avoir quelque argent. Un soir,
discrètement, elle lui avait proposé de le prendre chez elle, moyennant
qu’il lui abandonnât ses économies.

Ses économies!

Il y avait toujours eu un litre de vin à côté d’un verre sur la table
de sa cuisine. Quand la bouteille était vide, il allait la remplir
lui-même dans son petit chai, au robinet d’une barrique en perce. On
ne trouvait pas mal qu’il allât pieds nus, la veste trouée, parce que
tous pouvaient chez lui s’arrêter pour boire. Le dimanche, la cuisine
décorée de vieux calendriers ne désemplissait pas. Au temps où sa
vieille vivait encore, on entendait quelquefois du bruit; elle savait
bien montrer la porte:

--Voilà l’heure où il est convenable de se retirer chez soi.

Mais, depuis qu’elle était morte, le logement si bien placé, au bord de
la route, semblait fait pour qu’on y entrât.

Il avait sur lui des taches de vin: de grandes larmes bleues sur sa
chemise, et du violet sur ses sabots. Tout le jour, il rôdait autour
de la maison, occupé à ces besognes de vieux qui donnent l’illusion de
l’activité: il battait les haricots et les fèves sèches, remplissait
l’abreuvoir des poules.

Son bonheur, c’était de faire dans la vigne les petits travaux, les
travaux de femme. Il ramassait après la taille les sarments coupés,
arrachait l’été les repousses tout en bas du cep. Il dorlotait ces
jambes torses. Chaque pièce de vigne avait un nom, rappelant d’anciens
propriétaires ou encore quelque circonstance particulière. Les nouveaux
venus ne les savaient pas ou les confondaient. Lui, traitait chaque
pièce comme une personne:

--_Le Baraillot_ est beau cette année. Dans _la Bécasse_, il y a des
manques. _La Brunette_, la pauvre, a été gelée.

L’année où Mme Dupouy avait décidé d’arracher une vigne pour en faire
un pré, il ne pouvait pas croire que ce fût possible. Pendant la
vendange, il soulevait les feuilles sur les pieds jaunis; et d’une voix
qui chevrotait d’attendrissement:

--C’est sa derni...è...è...re toile...e...tte.

Depuis, il n’avait jamais convenu qu’elle était vieille, malade, et ne
valait plus rien. Quand on lui en reparlait, il disait seulement:

--Vous verrez bien, madame, qu’on la replantera.

Ah! la vigne, la vigne, en avait-elle ruiné des gens, dans ce pays que
le phylloxera avait ravagé, puis tant d’autres maux, la mévente, les
maladies sournoises qui dévorent la grappe en quelques matins. Sur
combien de petits domaines avait-on lutté, au delà de ses ressources,
les pieds sur les terres hypothéquées, la ruine dans l’âme, la peur
dans le sang, avec une passion qui était chez certains presque un
héroïsme.

Quelqu’un a écrit qui le sait bien:

«Chaque lopin de terre représente une blessure.»

Aussi, quelles colères pendant les années de guerre, quand les usines
attirèrent une foule d’Espagnols. Qu’est-ce qu’ils venaient faire? On
n’avait pas besoin de ces étrangers: des hommes que l’on voyait passer
sur la route, la figure tannée sous un béret sombre, le pas élastique;
des femmes au teint d’orange mûre, aux bandeaux de suie, qui avaient
des fichus à fleurs, de vieux jupons et des enfants nus. Tout ce monde
s’était jeté sur les masures environnantes comme les mouches sur les
pourritures. Les taudis, les hangars, les vieilles écuries, tout leur
était bon. Leurs campements se grossissaient sans cesse de recrues
nouvelles qui se disaient être des oncles, des tantes, des cousins.

Il ne disparaissait plus une poule, qu’on n’accusât les Espagnols de
l’avoir volée.

Pichard disait:

--De la vermine, quoi!...

Et avec orgueil:

--Pour sûr qu’ils n’ont pas de si belles vignes!

Ses vignes, Paule les inspectait dans le tremblement de la chaleur:
larges carrés de verdure dense, armées pacifiques, incendiées d’or,
qui avaient pris depuis des siècles possession du sol, lui donnaient
sa physionomie, en faisaient la gloire. Leurs alignements resserrés
remplissaient leurs cadres, se barricadaient de fil de fer et d’échalas
gris. Eux, les vieux ceps pleins de chansons, ils avaient une beauté
d’ordre, de géométrie, détachant sur le scintillement du paysage leurs
masses profondes et disciplinées.

Elle s’emplissait le cœur de ce décor, ne souhaitant rien d’autre,
n’ayant jamais rêvé de l’Espagne, de l’Italie ou des beaux pays
fabuleux.

Le soir, elle allait se promener au bord du fleuve. Le soleil baissait
derrière le grand vaisseau de l’île feuillue; après l’embrasement de
pourpre et d’or vert, le ciel lentement se décolorait. Dans le petit
port, les barques flottaient sur leur image renversée.

L’esprit de Paule se dispersait dans l’avenir. Gérard Seguey sans
doute reviendrait bientôt. Elle pensait au jour où elle le reverrait,
à son émotion, à la robe qu’elle pourrait mettre. Elle essayait de se
rappeler ses traits qui lui échappaient.

Au couchant, l’horizon prenait des teintes déjà froides. Mais un peu de
la féerie s’attardait sur l’eau grise qui traînait des roses.



VIII


Septembre glissait, pâlissant le ciel, insinuant dans les feuillages
ses touches d’or roux, et affinant de sa grâce un peu languissante les
lourdes parures de l’été.

Les matins surtout n’étaient plus les mêmes.

La campagne respirait, mystérieuse, dans des mousselines. Une brume
plus dense se pelotonnait dans le lit du fleuve. On entrevoyait
au-dessous le glissement d’une eau gorge-de-pigeon.

La terre fumait.

Peu à peu, une teinte blonde se répandait. Les paysans disaient:

--Ça chauffera cet après-midi.

Toutes les maisons égrenées sur le bord du fleuve s’étaient réveillées.
Au bout des allées d’ormeaux parfaitement droites qui les précédaient,
leur façade blanche apparaissait non plus close et impénétrable, mais
recevant la lumière par leurs fenêtres à petits carreaux.

Elles avaient, ces maisons du dix-huitième siècle, des grâces
charmantes et particulières. L’une se décorait d’un péristyle à quatre
colonnes et du bandeau qui bordait son toit. D’autres avaient le
charme d’une grande porte ouvrant sur un vestibule, ou même seulement
la beauté simple de quelques marches bien disposées, à pans coupés,
formant un perron entre des murs tapissés de rosiers et de mimosas.

On disait de toutes qu’elles avaient été bâties par Louis; et si la
main du maître ne s’était pas posée sur elles, du moins le rayonnement
de son école les avait touchées.

Au moment où la cité toute proche s’embellissait de constructions
vastes et magnifiques, elles étaient nées parmi les vignobles, bijoux
alternés, discrètes «folies» qui composaient un cercle enchanté.

Les grands négociants qui venaient y faire leurs vendanges s’y
sentaient aux sources de leur fortune. A Bordeaux, où ils possédaient
de profonds hôtels, leurs appartements décorés de boiseries
incomparables se développaient de même par-dessus leurs chais. Dans
leurs salons, d’étroites lamelles de bois des îles, disposées en
disques, en losanges, composaient des parquets précieux. Certains
étaient traversés de flèches qui s’élançaient jusque dans les angles.
Mais au-dessous, dans les ténèbres humides éclairées de loin en loin
par une chandelle, roulaient les barriques. Ils s’endormaient sur leur
fortune et les murs mêmes transpiraient des odeurs de vin.

Depuis, bien des crises s’étaient produites, et il n’était guère
de domaine qui n’eût changé plusieurs fois de maître. Tous, ils
appartenaient à une sorte d’aristocratie qui veut en Gironde avoir «sa
campagne». Aux fortunes épuisées, d’autres peu à peu se substituaient,
des orgueils nouveaux.

Avec l’automne commençant, le pays s’animait de luxe, de robes claires
et d’automobiles. La vie élégante prenait possession des jardins
éclatants de fleurs. Paule sentait autour d’elle ce murmure de fête.

Un dimanche, bien qu’elle eût recommandé à Louisa de ne recevoir
personne, un homme âgé, à la longue barbe blanche, entra sans façon,
accompagnant une dame vêtue de noir et qui s’excusait. Il se fraya un
passage entre les fauteuils:

--Vous n’auriez pas voulu qu’on nous renvoyât?

Il n’avait pas revu Paule depuis l’enterrement et dit quelques mots de
condoléances avec rondeur et bienveillance, en vieil ami de la famille,
qui compatit aux peines mais ne veut pas qu’on s’attriste trop. Sa
femme l’approuvait avec de petits mouvements de tête. Elle avait la
figure reposée, placide, une toilette soignée et l’air bienveillant.
Ses mains étaient croisées sur une belle ombrelle à manche d’ivoire.

Paule les faisait asseoir, étonnée et touchée de cette visite:

--Monsieur Peyragay, oh! comme c’est aimable!

Elle disait: Monsieur, au grand avocat que tous à Bordeaux appelaient
Maître, non seulement dans le morose Palais de Justice en forme de
temple, mais partout où apparaissait son ample redingote aux basques
flottantes.

Il avait, avec ses larges vêtements, ses chaussures trop grandes, une
majesté rabelaisienne. Jamais longue barbe sinueuse n’était descendue
d’un visage plus savoureux.

Toute la Gironde était en lui, sur cette grande bouche voluptueuse
faite pour déguster la plus fine chère, les vins excellents, mais
aussi pour répandre d’une voix d’or les belles paroles enchanteresses.
Cet homme qui, dans les grands jours des Assises, faisait pleurer le
jury entier, avait le charme puissant d’adorer la vie. Une affabilité
naturelle, un bon estomac, l’habitude des longs dîners aux meilleures
tables l’entretenaient en joie et en belle humeur. Les goûts épicuriens
s’alliaient chez lui, et avec la plus large aisance, aux principes
d’ordre et de religion hérités d’une vieille famille conservatrice. Il
était le conseiller écouté de la noblesse, des jésuites et des bonnes
sœurs, mais aussi le confesseur de tous les divorces, apportant dans
cette délicate fonction beaucoup de bonté, une inépuisable curiosité,
et un goût de la femme que ses soixante-dix ans sonnés n’amortissaient
pas. Le don de sympathie universelle qu’il avait reçu, il le rapportait
sur elle tout spécialement--que cette femme fût une élégante, une
petite bourgeoise ou une grisette. Il trouvait à lui manier l’âme, à
écouter ses confidences, un intérêt toujours nouveau, jamais fatigué,
qui lui soufflait à l’audience des mots étonnants. Dans cette Gascogne
où l’orateur est vraiment le roi, il jouissait de ses succès, en galant
homme, généreux de lui-même, sans cesse porté à écouter et à obliger.
A peine installé pour l’automne dans sa maison de campagne dont Paule
apercevait les balustres à travers les arbres, il avait pensé à la
jeune fille.

--Qu’est-ce qu’elle peut faire ici toute seule?

Cette question, il la posait maintenant, profondément assis dans une
bergère. Comment, pas d’amis, pas de réunions.... Mais elle laissait
perdre sa jeunesse!

Paule secouait tristement la tête:

--J’ai eu tant d’ennuis!

Le vieillard tourna vers elle un œil petit et fin, d’un bleu brillant,
qui semblait saisir au passage les pensées cachées:

--Des ennuis... lesquels?

Elle essaya de s’expliquer, énumérant les tracas quotidiens, mais
incapable d’exprimer le fond de ses soucis, ce qu’elle sentait autour
d’elle de menaces, et d’obscurités. Crochard maintenant lui faisait
peur. L’avocat lui donnait la réplique sur un ton plaisant:

--Je vois, lui dit-il, votre partie est mal engagée.

Il se mit à analyser la situation, en vieux propriétaire qui
connaissait le pays et les paysans, ayant écouté le récit de beaucoup
d’affaires, et sondé toutes les convoitises que peut séparer un fossé
envahi de roseaux ou l’épaisseur d’un mur mitoyen:

--Vous avez des ennuis, vous en aurez d’autres. L’important, quand
on commence une partie, c’est de bien jouer les premiers coups.
Lorsque les pions sont emmêlés mieux vaut souvent renverser le jeu et
recommencer. Et encore faut-il changer ses moyens. Votre Crochard sait
déjà où est votre faible.

Dans la niche de vieille soie qu’il remplissait toute, un peu renversé,
sa tête majestueuse avait cette promptitude à se mouvoir, à droite et à
gauche, qui trahissait chez lui l’habitude d’un auditoire.

Elle l’écoutait, désolée, de l’autre côté de la cheminée, frappée par
cette idée qu’elle se trouvait peut-être prise aux pièges mêmes de ses
maladresses et qu’il était trop tard pour s’en dégager.

Il continuait:

--Dans les affaires, comme dans le mariage, c’est le début qui décide
le plus souvent en faveur de l’un ou de l’autre.

A ces derniers mots, une étincelle avait couru dans son petit œil
bleu, qu’une paupière flétrie et l’éventail de rides fines comme des
cheveux nuançaient sans cesse. Le mariage était le sujet dont il aimait
parler aux femmes. Cette question était pour lui la pierre de touche
sous laquelle se révélaient le cœur et l’esprit. Il la maniait sans
embarras, d’une main alerte, avec l’expérience de toute sa carrière.
Que pouvait-elle en penser, cette fille de vingt ans, qui gâchait
ainsi dans la solitude un précieux moment de sa vie? Il fallait que sa
famille n’eût aucun bon sens. Lui, au contraire, en dilettante, aurait
eu le goût d’essayer sur cette nature neuve des idées qui jamais ne
l’avaient touchée, de l’éveiller, de l’épanouir en une œuvre d’art et
de joie.

Elle détournait un peu la tête, gênée et heureuse, se dérobant au
charme:

--Tout dans la vie est si difficile!

Un moment après, ses beaux yeux châtains s’étaient animés. Une
expression nouvelle entr’ouvrait sa bouche éclatante. M. Peyragay
disputait avec elle, l’enveloppant d’arguments qu’elle n’avait jamais
entendus, mais surtout changeant l’atmosphère, y suspendant des pensées
radieuses. Ce vieil homme, qui avait embelli tant de causes douteuses,
trouvait des ressources infinies pour plaider la plus discutée.

Sa femme parfois commençait le geste de l’interrompre, puis se
résignait avec un sourire, ayant d’ailleurs passé sa vie sans réussir à
placer son mot. Le moment qu’elle croyait saisir lui échappait toujours.

Il faisait maintenant à Paule le portrait de la femme qu’elle pourrait
être et elle protestait, se donnant l’air d’être incrédule, mais
enivrée intérieurement par les mots magiques. Personne ne lui parlait
jamais du bonheur. L’instinct qu’elle en avait demeurait dormant,
étouffé par une chagrine conception des chose que sa mère lui avait
léguée.

--Les Lafaurie sont arrivés, déclara M. Peyragay qui s’était levé.

Il resta un quart d’heure encore, faisant un pas, s’arrêtant,
n’arrivant pas à épuiser ce qu’il voulait dire.

Mais dans la pensée de Paule bourdonnait une seule phrase, obstinée et
étourdissante:

--Les Lafaurie étaient arrivés...

Le grand salon paraissait changé. Son air de froideur et de solitude
s’était dissipé. Les boiseries peintes en vert qui le tapissaient
répandaient dans la lumière déclinante une teinte douce; les meubles un
peu disparates, hérités de deux ou trois générations, ne dessinaient
plus un cercle muet. Cette causerie vive et familière, cette flamme de
l’esprit les faisaient revivre.

Depuis qu’elle était maîtresse dans cette maison, Paule n’avait
désiré aucun changement, éprouvant pour ces vieilles choses une
affection mêlée de respect. Le fond de l’ameublement était formé par
des fauteuils à médaillon. Des bandes de tapisserie tranchaient sur le
velours émeraude qui les recouvrait. La rosace du tapis d’Aubusson,
étalée devant la cheminée, les avait toujours vus groupés autour
d’elle. Mais, dans leur assoupissement, avec M. Peyragay, le plein air
de la vie venait de pénétrer. Le vieil avocat ouvrait toutes grandes
les perspectives: la jeunesse, l’amour, ses lèvres d’enchanteur
s’étaient usées à les glorifier, des ondes de joie se répandaient.
Paule avait l’impression que son fardeau glissait, que ses yeux
voyaient, et un contentement extraordinaire soulevait son être.

Dans cette voix qui engourdissait magiquement les juges, sous leur
toque, les amollissait, les transportait dans un monde de philosophie
et de bienveillance, elle entendait pour la première fois le chant de
la vie. Ce chant n’était ni hésitant ni mélancolique. Il annonçait au
contraire que la tristesse a tort, et qu’il en est de l’avenir ainsi
que d’un banquet parfumé, orné, où il ne faut pas manquer de trouver sa
place.



IX


Toute la société essaimée dans les domaines du coteau et au bord du
fleuve se retrouvait le dimanche à l’église, pour la messe chantée de
dix heures.

C’était un sujet de grande agitation pour la sacristine, qui avait la
tâche de guider dans les rangées de la nef des familles si considérées,
pouvant toutes prétendre aux meilleures places. Elle aurait aimé
dispenser à chacune des faveurs spéciales. Cette répartition de
prie-Dieu et de chaises devenait dans son esprit une question de
préséances, qu’elle croyait fermement être la seule à pouvoir régler.

Pour les deux premiers rangs, les contestations n’étaient pas
possibles: ils étaient réservés, par tradition, à une famille de
la noblesse, presque une dynastie, patriarcale, nombreuse, de foi
militante, dont trois générations apportaient chaque semaine au pied
de l’autel le même type physique et moral fortement marqué. Mais,
par derrière, les hésitations commençaient. Il fallait tenir compte
des prie-Dieu marqués aux initiales de quelques dévotes, rétives et
méfiantes dans leur robe noire, formant des îlots de résistance qu’il
était impossible de déplacer. La question se grossissait, certains
dimanches, de difficultés insoupçonnables, quand un groupement
quelconque de la commune célébrait sa fête, poussant sous les voûtes
décorées de guirlandes de mousseline un défilé de jeunes gymnastes,
avec musique et bannière en tête, le groupe suranné et vénérable des
vétérans de 70, ou le flot compact de la Société des Combattants.
Ces jours-là, les fidèles étaient refoulés en désordre dans les bas
côtés, où ils manifestaient par leur désir de s’agiter et de piétiner
l’horreur qu’éprouvent toujours pour la compression et le manque d’air
les natures villageoises, habituées à l’espace, et qui ne craignent
rien tant que de ne pouvoir pas bien respirer.

L’église se trouvait sur la hauteur, enveloppée de deux routes,
dont l’une en terrasse sur le vallon. Elle était vieille, d’un gris
mordoré, présentant à la montée perpétuelle des gens et des choses son
clocher-arcade. Il se dressait au beau milieu de la façade. C’était, à
la mode de la Gascogne, un haut fronton, qui portait les cloches, entre
deux ailes accroupies dans un mince jardin planté d’ifs taillés.

L’ogive du portail avait la forme d’une mitre d’évêque. Deux cordons
de pierre la dessinaient comme des bourrelets posés gauchement. On y
insérait, aux grandes fêtes, une guirlande de verdure.

Devant ce portail, autos et voitures évoluaient le dimanche sur la
petite place triangulaire, sous le feuillage des tilleuls, et allaient
se ranger un peu à l’écart, voisinant avec l’humilité résignée des
ânes. Les groupes campagnards, qui ne se décident à descendre les
marches que lorsque retentissent les premiers chants, échangeaient
autour des bancs, des paroles pesées et circonspectes. Enfin, aux
derniers battements des cloches le troupeau des garçons se précipitait
dans un bruit d’orage. Le curé, dont un enfant de chœur relevait la
chape, parcourait l’allée en faisant s’incliner les têtes sous le
goupillon, cependant que le groupe des chanteuses brusquement dressées
contre l’harmonium jetait aux piliers romans sa gerbe de voix:

_Veni Creator_....

L’assistance se tassait peu à peu. La messe commençait.

Ce dimanche-là, le prêtre était déjà monté à l’autel, entre deux
rangées d’enfants de chœur, coiffés de rouge, dont la sagesse variait
instantanément selon qu’ils étaient sous les regards de leur pasteur
ou derrière sa belle chasuble blanche, ornée d’une croix d’or. Le
_Gloria_ venait même d’être entonné, devant l’assistance qui retournait
bruyamment les chaises, lorsqu’un mouvement de curiosité se produisit
au fond de l’église: Paule s’avançait vers le portail ouvert.

Il y avait des mois qu’on ne l’avait pas vue à la messe. Sa mère
morte, la règle qu’elle représentait s’était détendue. La jeune fille
avait redouté d’être exposée à tous les regards de la paroisse; son
âme blessée croyait les sentir braqués sur elle avec insistance pour
estimer son degré de peine; mais, plus encore, elle ne pouvait souffrir
de revoir l’allée où le cercueil avait reposé, entre deux rangées de
cierges, avant de s’enfoncer dans des ténèbres plus profondes. Son
sentiment s’étant ainsi substitué aux lois établies, il lui avait paru
que son chagrin était devant Dieu la meilleure prière, et qu’elle
n’avait pas besoin d’en chercher une autre.

Mais, ce matin, elle s’était habillée de bonne heure avec l’idée
d’aller à la messe. La visite de M. Peyragay avait ranimé en elle une
force joyeuse. A Pichard, qui ouvrait le portail devant son cheval,
elle avait crié:

--Vous ne venez pas?

Tout en regardant s’éloigner la petite voiture, dont le fond touchait
presque le ruban de la route blanche, le vieux marmottait:

--Bien sûr que je ne sais pas s’il y a un bon Dieu. Mais ce que je sais
bien, c’est que sans la messe, nous n’aurions pas un vrai dimanche.

Du fond de l’église, elle reconnut, dans le parterre des chapeaux
baroques, la puissante carrure du vieil avocat. Sa tête ridée,
prolongée par sa longue barbe, allait constamment d’un côté à l’autre,
suivant l’office, mais aussi les préoccupations de la sacristine et
celles des dames qui ne retrouvaient pas leur porte-monnaie.

Il ne pouvait se tenir d’échanger quelques paroles avec une société
rangée devant lui--famille, amis et invités--parmi laquelle se
détachait une tête brune dont la vue éveilla en Paule un frisson rapide:

«Gérard Seguey...»

Son cœur commençait de battre comme il ne l’avait pas fait depuis
quatre mois. C’était donc là le moment qu’elle avait attendu, rêvé,
désiré, avec parfois la crainte affreuse de ne jamais l’atteindre.
Elle était si émue que si Gérard l’avait regardée, sa timidité l’eût
paralysée. Mais il ne pouvait la voir et elle jouissait d’être avec lui
sans qu’il s’en doutât, dans cette vieille église où leurs pensées déjà
s’étaient réunies.

Un instant, comme M. Peyragay se penchait vers lui, il se retourna et
elle entrevit un peu de son visage. Rien de tourmenté ne s’y révélait.
Qu’était devenu l’être ravagé de chagrin qu’elle avait, à leur dernière
rencontre, découvert en lui? Ce jour-là,--un jour de douleur--une
force brusque les avait jetés face à face, lui laissant une impression
presque tragique. Le jeune homme assis près d’une femme très élégante,
attentif à s’occuper d’elle, ne rappelait rien de cet être-là.

Elle reconnaissait aussi Mme Lafaurie, une dame imposante, qui remuait
son face-à-main au bord de l’allée. Elle avait conduit à la messe toute
la société que réunissaient dans sa maison, pendant les vacances, ses
goûts de large hospitalité.

Paule s’inclinait maintenant dans l’ombre. Elle était restée tout au
fond, près du bénitier. Plusieurs personnes la bousculèrent, des femmes
qui sortaient précipitamment, emportant un enfant hurlant. Le sonneur
de cloches, dont luisait sous une broussaille de sourcils un seul œil
valide, trébucha dans les rangs en présentant un plat d’étain. Puis il
traversa encore la foule pour aller se suspendre, au bas du clocher,
aux longues cordes de chanvre tombant jusqu’à terre.

_Sanctus, Sanctus_....

Les paupières de Paule restaient abaissées. Elle savourait cette heure
où une présence qui avait le pouvoir de faire palpiter sa jeunesse lui
était donnée. Elle aurait souhaité que cette messe durât indéfiniment;
c’était en elle comme un prélude dont elle sentait que la douceur
surpassait peut-être ce qui devait suivre. Tout à l’heure, quand leurs
yeux se rencontreraient, elle aurait l’appréhension de ne pas lui
donner le plaisir délicieux qui était en elle comme un dieu caché.

Un enfant de chœur agenouillé au bas des marches secouait la sonnette
avec frénésie. Le prêtre, au-dessus de l’autel, commençait le geste
solennel. Dans ses deux mains dressées, l’hostie apparut.

Une émotion bouleversa Paule. Des paroles confuses se pressaient en
elle: «Vous pouvez tout, mon Dieu, si vous le voulez. Vous pouvez, d’un
cœur indifférent, faire un cœur qui m’aime... Mon Dieu, puisque je le
revois, accordez-moi au moins un peu d’amitié. Vous savez, vous, toute
ma solitude.»

Son être fondait dans un sentiment de douceur, de reconnaissance. Une
impression de vœu exaucé.

Le bataillon des jeunes filles entourant l’accompagnatrice en robe
rose, penchée sur les soufflets de l’harmonium, commençait un
Souvenez-vous:

... Souvenez-vous de ceux qui pleurent, de ceux qui tremblent.

Elle aussi, dans le plus profond de son cœur, elle se souvenait.
Mais non point de ses larmes, de ses frayeurs. Une paix divine était
descendue sur toute la vie.

Une phrase passait cependant que les voix plus tendues semblaient
soutenir d’un sanglot caché:

Souvenez-vous de ceux qui s’aimaient et qui ont été séparés...



Le curé, que précédait la double file des enfants de chœur, venait de
disparaître par la porte de la sacristie.

La foule sortait dans le bruit des cloches. Elles battaient l’air
avec une sorte d’exaltation, proclamant la messe finie, les langues
délivrées, et soutenues d’en bas par la bourdonnante rumeur des
conversations. Les fidèles, répandus entre les rangs d’arbres, s’y
aggloméraient en groupes de toutes les couleurs.

C’était pour cette petite place un extraordinaire moment de vie. Toute
la semaine, elle avait été une plate-forme méditative: son étendue
vide, avec seulement du soleil, de l’ombre, quelques jeux d’enfants
égrenés, faisait étrangement ressortir derrière le portail un plus
profond et obscur silence. L’église, veuve de la paroisse occupée
ailleurs, se réfléchissait sur la place mystérieusement. Muette, ses
ailes arrêtées, le regard fixé sur l’horizon, portant en elle une
infinie blessure d’amour dans un abîme de solitude, elle paraissait
plus profondément religieuse qu’à cette heure-là.

Les autos ronflaient.

Tout près du portail, Paule avait été arrêtée par un groupe de ces
personnes prolixes et complimenteuses, qui retiennent dans leurs
discours comme dans de la glu. Elles manifestaient, d’une manière un
peu appuyée, leur satisfaction de la rencontrer. Leur étonnement aussi:
on ne l’avait pas vue à la messe depuis si longtemps. Une vieille dame
indulgente rectifia: «à la grand’messe».

Elle était gênée, uniquement attentive à l’approche de Gérard Seguey,
qui attendait à quelques pas, avec un sourire dans son regard gris,
qu’il fût possible de lui parler. Elle craignait qu’il eût entendu
quelque chose des allusions faites à sa négligence. La pensée qu’il
en tirerait peut-être un motif de la mal juger, mettait au supplice
une part secrète d’elle-même, qui ne s’était encore jamais souciée de
plaire à personne.

Seguey n’était pas précisément choqué, mais un peu désillusionné.
Lui-même était cependant fort peu religieux: il lui arrivait, devant
assister à un office par convenance, d’y apporter quelque petit livre
bien relié rappelant la forme d’un paroissien, mais d’un caractère tout
à fait profane. Néanmoins, dans le tissu de sa conscience, subsistait
l’idée que la religion ajoute infiniment au charme des femmes. Il
avait même de cette question une conception à la fois psychologique et
sentimentale, qui eût mérité qu’il la discutât. Mais ce n’était pas le
moment. Il arrivait enfin jusqu’à Paule et retenait sa main dans la
sienne:

--Où étiez-vous dans l’église? Je vous ai cherchée. J’étais sûr que
vous y seriez. Je vous avais dit que je viendrais à Belle-Rive. Il me
tardait de vous remercier. C’est tout ce pays que vos petites cartes
m’ont apporté.

Il parlait avec aisance, de cette voix aux intonations caressantes qui
le faisait rechercher des femmes. Elle, au contraire, ne disait rien,
le regard baissé, remarquant seulement la chaînette d’or qui attachait
ses manchettes souples rayées de noir. Tout, dans sa personne,
bien que parfaitement simple, décelait une élégance qui semblait
l’expression même de sa nature.

Il parut se souvenir de ce qui l’amenait:

--Mme Lafaurie m’a prié d’aller vous chercher. Voulez-vous venir?

Il la guida à travers les groupes.

M. Peyragay s’éloignait déjà, ayant répandu en quelques minutes une
profusion de galanteries, mais avec l’arrière-pensée de ne pas retarder
l’heure de son déjeuner. Maintenant, ayant jeté son tribut de fleurs
aux pieds des femmes les plus aimables, il s’arrondissait dans le
fond de sa victoria, à côté du chapeau amazone qui coiffait sa femme,
et quittait la place avec des gestes de la main et des saluts de
président. Deux paysannes s’étaient serrées sur le siège, réduisant
autant que possible la place d’un cocher-jardinier en chapeau de paille.

La voiture disparut dans un murmure de sympathie et d’admiration.

Gérard et Paule trouvèrent Mme Lafaurie encore arrêtée à droite de
l’église. Elle se tenait, très entourée, un peu en arrière du banc sur
lequel Mme Rose, bruyante et joyeuse, vantait ses gâteaux saupoudrés
d’anis à l’assemblée des enfants de chœur, vite dévêtus de leur
soutane, et que signalait seulement l’éclat de leurs bas rouges. Mais
le groupe respectueux qui s’était formé autour d’elle préservait Mme
Lafaurie du désagrément d’être bousculée.

Elle avait pris, avec la cinquantaine qu’elle venait d’atteindre,
une sorte de majesté. Une véritable dame de grande bourgeoisie,
volumineuse et semblant tenir plus de place encore, avec des cheveux
gris magnifiques sous une capote, un double menton, et une immense
satisfaction d’elle-même répandue sur toute sa personne. Une vie
de prospérité toujours croissante avait gonflé ses idées et ses
sentiments. Sa richesse était partout autour d’elle, comme dans les
plus profonds replis de son caractère. La solennité de sa marche
annonçait déjà quelle opinion considérable elle avait d’elle-même, et
avec quelle force elle croyait que lui étaient dues les salutations.

Partout où elle se trouvait, elle était le centre d’une cour. Avec
Paule, qui la saluait, un peu gênée, elle retrouva tout de suite cette
manière de la traiter en petite fille qui avait toujours été la sienne.
Elle l’avait connue enfant, elle ne voyait pas les années passer, et la
jeune fille ne songeait pas à protester, bien au contraire, car dans
son beau masque volontaire, Mme Lafaurie laissait s’épanouir le sourire
qui ferait d’elle, dans l’avenir, une grand’mère pleine de bonté. Déjà,
elle décidait pour Paule l’emploi de sa journée:

--Vous viendrez prendre le thé cet après-midi. Il y aura de la
jeunesse. Ce n’est pas une vie que de rester ainsi toute seule. Votre
tante aurait dû vous prendre chez elle. Je le lui dirai.

Puis, revenant brusquement à l’idée de ses réceptions, elle commença
d’énumérer les gens qui seraient chez elle. Mais déjà, elle passait au
chapitre des distractions: le tennis, et un autre jeu de balles dont
elle échoua à prononcer les difficiles syllabes anglaises. Comment,
Paule ne savait pas...

--Ma petite, vous vous y mettrez.

Si, dans l’après-midi de ce dimanche, Seguey n’avait pas dû être
à Belle-Rive, elle aurait tiré de son deuil une objection presque
irréfutable. Mais, à la pensée de le voir librement et pendant des
heures, d’avoir peut-être avec lui, dans quelque allée, un long
tête-à-tête, les raisons qui lui commandaient un refus se dissipèrent
par enchantement.

Elle remercia Mme Lafaurie, un peu plus qu’il n’aurait fallu, avec une
effusion de toute sa jeunesse.



X


Le château de Belle-Rive, largement assis au milieu d’un vaste
parterre, ne conservait du dix-huitième siècle qu’un noyau fragile.
Un architecte du second Empire l’avait épaissi, entre deux pavillons
carrés, de la masse écrasante d’un grand bâtiment. Dans l’empâtement de
la façade, une porte cintrée et deux fenêtres harmonieuses répandaient
seules le souvenir d’une beauté perdue. Leur charme dégageait une sorte
de mélancolie. Mais, parmi tous ceux qui se pressaient dans les salons
ou formaient dans les allées des couples épars, Gérard Seguey était
sans doute le seul qui pût la sentir.

Cette maison, à l’origine petite et exquise, avait été comme submergée
par le flot montant de la richesse. Le père de Mme Lafaurie, M.
Montbadon, l’avait achetée, alors que l’extraordinaire prospérité qui
marqua à Bordeaux le règne de Napoléon III arrivait à son apogée.
En dix ans, il doubla le nombre des voiliers qui lui rapportaient
lentement, mais comme une chaîne non interrompue, les cargaisons de
café, de rhum, de vanille et de cacao prises dans les ports des grandes
Antilles. Et en même temps que se construisaient, sur le bord même de
la Garonne, des bateaux nouveaux, soutenus dans l’échafaudage des bois
de charpente comme dans un berceau, un luxe ostensible rembourrait
progressivement tout ce qui servait de cadre à sa vie.

Dans le quartier des Chartrons, somptueusement bâti au dix-huitième
siècle, son hôtel voisinait avec ceux des grands négociants venus du
Danemark et de l’Angleterre. Il se trouvait là au centre même de la
caste la plus fermée, élevée par un siècle de richesse constante et
d’activité à un plan de la vie commerciale sur lequel toute la société
bordelaise a les yeux fixés. S’il n’y fut pas reçu sans réserves, il
eut du moins l’entrée des bureaux. Sa fille avait pénétré plus loin,
jusque dans les salons où règne, au milieu d’un grand confortable, une
correction toute britannique et protestante.

Mme Lafaurie aimait le monde et se glorifiait de ses relations. Il
était impossible de se figurer ce qu’elle aurait pu être si la fortune
n’avait pas fourni une substantielle nourriture à son caractère. Elle
appartenait à cette classe de la haute bourgeoisie commerçante qui vit
largement, dépensant beaucoup pour la toilette, la tenue luxueuse d’une
grande maison, et soutenant en toutes circonstances sa réputation.

Sa richesse, elle était dans l’épaisseur des tapis, le domestique
nombreux, les armoires profondes et lourdes de linge, les buffets
gorgés d’argenterie, l’entretien constant de toutes les choses cirées
et encaustiquées, fleurant bon, associées à la prospérité de la famille
et la reflétant. Sa richesse, elle était aussi dans la trépidation
des longues autos où elle s’enfonçait--ces autos grondantes avant le
départ, accordées au mouvement de la vie moderne. Elle était encore
dans le ton déférent des valets de chambre qui l’annonçaient; dans
l’empressement que l’on mettait à la servir, dès qu’elle paraissait;
dans les confidences que les marchands lui glissaient si habilement,
sous le couvert de leur main flatteuse.

Depuis trois jours que Gérard Seguey occupait à Belle-Rive une chambre
charmante, d’où il découvrait la rivière à travers les arbres, la vie
qui était menée dans cette maison fournissait une assez intéressante
matière à ses réflexions. Il y étudiait la situation nouvelle que lui
faisait un changement de fortune dont il ne parlait pas, sur lequel le
jeu des hypothèses mondaines n’était pas fini.

Les Montbadon, en deux générations, avaient édifié une fortune que
M. Lafaurie ne cessait d’accroître. Celle des Seguey, au contraire,
longtemps éclatante, avait eu un déclin rapide. Leur maison d’armement,
réputée dans les annales du grand commerce bordelais, avait été fondée
en 1840, par le grand-père de Gérard, Jean-Jacques Seguey, homme
d’honneur et homme d’affaires, qui avait eu une grande flotte sur
toutes les mers, un hôtel magnifique en face du théâtre, soutenu des
entreprises considérables, et enfin obtenu comme couronnement de toute
sa vie les honneurs municipaux. Les intérêts du port de Bordeaux lui
étaient presque aussi chers que les siens propres, et son nom restait
parmi ceux des plus grands maires dont la ville pût s’enorgueillir.
Mais, après lui, les fortes qualités s’étaient affaiblies, le père de
Gérard, distrait et rêveur, mena ses affaires d’une main négligente.
Quand il était mort, prématurément, alors que son fils n’avait que
douze ans, Mme Seguey, effrayée par le désordre, les difficultés,
et qui tenait de ses origines créoles un fond de mobilité et
d’insouciance, avait trop facilement cédé à un nouveau venu le pavillon
blanc semé d’étoiles bleues, qui était celui de la famille. «Ancienne
maison Seguey et fils, Dominique Lagrave, successeur», pouvait-on lire
quai des Chartrons, sur une plaque de cuivre dont la vue donnait à
Seguey une vive sensation d’amertume et de déchéance.

En ces dernières années, les folies du capitaine de Pontet avaient
précipité une ruine maintenant à peu près complète. Ces événements
laissaient dans la sensibilité de Gérard un poison caché. Le rôle que
sa sœur avait joué lui était même si pénible que sa pensée évitait
de s’y arrêter. Il n’aurait jamais imaginé qu’elle pût apporter une
énergie si passionnée à cette œuvre de destruction; pour ce mari, qui
ne l’aimait pas, qu’elle-même semblait par moments supporter à peine et
traiter comme un étranger, elle avait dépouillé de ses mains sa mère et
son frère, leur arrachant tout avec une sorte de frénésie insatiable.
Il y avait là un mystère que, devant les derniers sacrifices mêmes, il
évitait d’approfondir. Leur vie était maintenant tout à fait séparée et
leurs rapports froids: elle, retirée à la campagne depuis son veuvage,
chez sa belle-mère, avec ses enfants, mais revenant à Bordeaux presque
chaque semaine, pour des motifs mal déterminés; lui, vivant seul,
au deuxième étage d’une maison du quai de Bourgogne, où il venait
d’installer un mobilier Empire recouvert d’une vieille soie verte, et
quelques tableaux que sa mère lui avait réservés dans son testament.
On lui prêtait des succès mondains. Il s’en souciait peu. Une liaison
qu’il avait entretenue pendant deux ans, avec une femme plus âgée que
lui, intelligente et raffinée, s’était dénouée par lassitude. Mais en
ce moment, dans le monde de la grande bourgeoisie riche qui était le
sien, et où toute diminution de fortune est une déchéance, il sentait
la nécessité de garder sa place. Entre sa famille et les Lafaurie, une
rivalité avait existé à laquelle l’amitié s’était mêlée insensiblement,
d’autant plus cordiale que l’affaiblissement des Seguey avait commencé.
Il la sentait à son égard un peu dédaigneuse et protectrice. Sa
nature, prompte à discerner toutes les nuances, en souffrait souvent.
Cependant, il était venu à Belle-Rive...

En cet après-midi de dimanche, Seguey fumait un cigare devant la
maison. Des fauteuils d’osier, garnis de coussins rouges et jaunes,
formaient un cercle sur la pelouse autour d’une table de jardin. Il
s’était assis en face d’une magnifique allée d’ormeaux.

Une atmosphère dorée baignait les corbeilles de géraniums et le
jaillissement écarlate d’un massif de sauges.

Cet assemblage de belles couleurs lui était agréable. Mais il jouissait
plus encore de n’avoir personne auprès de lui qui le détournât du
plaisir de fumer en paix. Dans sa pensée flottait l’image d’un autre
parterre: c’était la même qualité de lumière sur une grande prairie
inclinée gardée par un cèdre.

En haut du perron, qu’encadraient deux rampes de pierre, la porte était
restée ouverte sur le vestibule. Un bruit de voix s’en échappait.

Vers trois heures, quelques couples de jeunes gens traversèrent le
jardin, se dirigeant vers le tennis. Odette, la seconde fille de
Mme Lafaurie, mince et musclée, dans une robe de tricot blanc. Elle
marchait du pas spécial à la jeunesse entraînée au sport. Un grand
garçon l’accompagnait. C’était son cousin, Roger Montbadon. Il avait
de très grands yeux sombres dans un teint brun, un nez de Cyrano, et
dans toute sa personne une allure brusque et prime-sautière. Seguey le
regarda passer avec sympathie. D’autres les suivirent, et il entendit
bientôt le bondissement des balles derrière un rideau d’arbustes.

En même temps, le mouvement de quelques personnes sur le perron lui fit
comprendre que son bien-être moral ne tarderait pas à être troublé:

--Oh! monsieur Seguey, vous étiez là! Comment, vous n’avez pas bougé de
ce fauteuil depuis le déjeuner. Précisément, je vous cherchais. C’est
pour une assiette dont on m’a parlé....

Gisèle Saint-Estèphe, plus âgée de six ans que sa sœur Odette,
appartenait à une autre génération. Une belle jeune femme extrêmement
parée, en robe soyeuse, qui s’assit vivement en face de Seguey et
abandonna sur le capiton du fauteuil d’osier ses bras magnifiques. Il
y avait des ondes souples dans ses cheveux. Dans son teint couleur
d’ambre claire, sous ses grands cils, l’œil semblait une amande
laiteuse où glissaient les prunelles sombres. Un long collier de
perles descendait sur sa gorge nue. Le goût du luxe éclatait en elle,
capricieux, sujet à des sautes d’humeur et à des manies. Dans le monde,
elle s’était fait une réputation de connaisseuse; pour la soutenir,
après avoir acheté quantité d’éventails et de bonbonnières, puis, sans
qu’on pût comprendre pourquoi, des meubles modernes, elle affectait de
ne plus rêver que chinoiseries:

--Une assiette comme je n’en avais encore jamais vu aucune. Rien qu’un
dragon, un petit dragon tout tordu, avec une tête ébouriffée, et d’un
bleu, d’un bleu...

Elle avait l’air extasié de quelqu’un qui viendrait de découvrir la
Chine.

Seguey l’écoutait, avec l’attitude d’un homme habitué à ces sortes
de consultations. Sa culture artistique lui valait d’être recherché.
Mais, bien qu’il posât quelques questions, son esprit continuait de se
reposer dans sa paresse. Il savait trop que cette éclatante jeune femme
ne ferait jamais de distinction entre une pièce tout à fait belle et
une autre extrêmement médiocre. Il n’essayait même pas de lui ouvrir
les yeux, ayant reconnu depuis longtemps que certaines natures ne sont
pas capables d’éducation, et que la vanité pour la plupart des gens
fait fonction de goût.

Paule s’engageait à ce moment, dans son grand deuil mat, au bout d’une
allée ensoleillée que bordaient des buissons de roses. Elle les aperçut
ainsi tous les deux, rapprochés, et semblant causer familièrement.

Son cœur se serra.

L’heure du thé.

Une à une, les autos glissantes se rangeaient devant le perron. Les
grands chapeaux clairs, entrevus à travers les glaces, se présentaient
dans l’ouverture de la portière. Un instant, comme d’énormes fleurs,
ils en occupaient toute la largeur. Puis, relevés, ils découvraient des
cheveux brillants et des teints d’été.

Peu à peu, tout le rez-de-chaussée se remplissait.

Mme Lafaurie était allée trôner au salon. Un grand salon à deux
fenêtres, aux boiseries ivoire, encadrant des panneaux de soie. Des
sujets chinois y étaient tissés dans le même ton d’un bleu ancien.
Les rideaux de taffetas, au fond de leurs plis gonflés et traînants,
buvaient la lumière.

La jeunesse, refoulée par l’envahissement des gens respectables, se
pressait debout dans le vestibule. Odette Lafaurie, la figure encore
animée par six parties consécutives, disait de groupe en groupe:

--Il me tarde qu’on serve le thé. Les parents laisseront le salon et
après nous pourrons danser.

Elle était bien de cette jeunesse d’aujourd’hui, entraînée et
insatiable, qui ne peut supporter que l’on reste un moment tranquille.
Un plaisir à peine fini, il fallait qu’un autre le remplaçât,
immédiatement:

--Qu’est-ce que l’on attend?

Gisèle Saint-Estèphe, dans une encoignure, tenait quelques jeunes
gens sous le charme de ses exclamations de petite fille. Son mari,
tout occupé des arrivants, les accompagnait. C’était un personnage
cérémonieux, au regard éteint, sans cesse tourmenté de choses infimes.

Seguey, que retenait un homme court et gros, au teint échauffé, fut
frappé par l’air malheureux de Paule. Il n’avait pu encore lui dire
que quelques paroles à son arrivée. Dans le mouvement joyeux de cette
réunion, elle se sentait paralysée. Elle regrettait d’être venue.
C’était comme si elle découvrait la tristesse de sa solitude. Tout
l’accablait, la simplicité même de sa robe noire. Une heure avant, en
face de sa glace, elle l’avait vue plutôt agréable; maintenant, dans ce
monde brillant, une impression d’infériorité lui glaçait le cœur; et
elle reculait toujours plus dans l’ombre, souhaitant que Seguey ne la
vît pas.

Jusqu’à cette heure, elle avait pu croire qu’il était heureux de la
rencontrer. Mais ses espérances, toutes les choses de son cœur, comme
elle les sentait piétinées ici! Une intuition l’avertissait que ce
domaine de la vie lui était contraire. Que faisait-elle, ainsi perdue,
parmi ces femmes parées et charmantes? Son imagination exaltait encore
la force brûlante de cette expérience, laissant sourdre en elle le
découragement infini qui envahit si vite les très jeunes gens. Un
premier rêve ne passe pas sans dommage d’un milieu à l’autre, de
l’atmosphère enivrée de la solitude aux feux perçants de la vie
mondaine! Paule croyait voir ses pensées du matin gisant autour d’elle.

Seguey cependant se rapprochait d’elle, par un cheminement que
d’inévitables rencontres arrêtaient sans cesse. Il était maintenant la
proie d’un amateur de meubles, M. Le Vigean, dont clignotaient derrière
un lorgnon les yeux fureteurs et qui détaillait avec insistance les
plus belles pièces du mobilier. Son fils, Maxime, nouveau venu dans la
maison, inspectait de toute la hauteur de sa petite taille les gens
et les choses, pour établir d’après la richesse et le chic son degré
d’amabilité.

Il s’écarta à peine pour laisser passer un homme au front bas, au cou
enfoncé, qui cherchait sa fille:

--Tu n’es pas venue saluer Mme Lafaurie!

Et levant vers le plafond ses deux mains épaisses:

--Quelle éducation!

Un domestique annonça:

--Le thé est servi.

Le défilé commençait déjà. La porte avait été ouverte à deux battants
sur l’immense salle à manger aux boiseries brunes, que décoraient des
faïences anciennes arrangées sur des étagères. Au-dessous des stores à
moitié baissés apparaissait dans les trois fenêtres la vue du jardin.

Le thé avait été disposé sur une longue table d’acajou. M. Le Vigean,
qui accompagnait Mme Lafaurie, lui fit plaisir en la remarquant. Lui
aussi en avait une très belle, un peu plus foncée. Les tasses fines
sur de la guipure, les belles pièces d’argenterie ancienne, toute
une richesse délicate se reflétait dans ce miroir sombre. Un sucrier
Empire, mince lanterne de cristal, dans une cage d’orfèvrerie, dominait
le parterre des petits gâteaux. On entendit encore M. Le Vigean qui
s’extasiait.

Devant les fenêtres, quelques groupes s’étaient formés, entre lesquels
allait et venait la grâce alerte des jeunes filles. De petites phrases
s’entre-croisaient: «Voulez-vous du thé?--Oui, merci.--Deux morceaux
de sucre?--Non, un seulement.--Du pain brioché?--Attendez, je vais y
mettre de la confiture.--Non, vous ne savez pas, laissez-moi faire.--Ce
thé est trop fort.--Vous, madame, une seconde tasse?»

Un valet de chambre versait dans les verres un porto couleur acajou.

Paule s’était assise entre deux vieilles dames, moins isolée peut-être
parmi les personnes d’âge que dans le mouvement de la jeunesse. Elle se
sentait si étrangère à ce qui l’entourait! Les marques de politesse lui
étaient à charge. A côté d’elle, les pâtisseries s’accumulaient sans
qu’elle y touchât.

De l’autre côté de la table, une demoiselle couperosée, fortement
serrée dans une robe claire, jetait des regards désespérés à des
gâteaux au chocolat que personne n’avait eu l’idée de lui présenter.
L’assiette, après avoir volé autour d’elle, était revenue se poser
juste sous ses yeux. Mais elle hésitait, craignant qu’il fût impoli
d’y puiser elle-même, comme le faisait pourtant Maxime Le Vigean, avec
tant de désinvolture par-dessus sa tête. Ce débat intérieur gâtait son
plaisir.

Une rumeur de conversation s’établissait, mais sourde, sans éclats,
maintenue sur un ton très bas par l’éducation un peu formaliste
dont l’aristocratie girondine a le grand souci. Dans cette Gascogne
si profondément pittoresque, la haute classe réforme avec soin son
tempérament. Elle se défait de l’exubérance, du rire même et du
sans-façon, pour revêtir une froideur un peu apprêtée. La perfection
mondaine y paraît plus artificielle que partout ailleurs, tant elle
contient l’accent corrigé. On y devine les rectifications successives
du langage et des attitudes. Il y règne le goût établi de ce qui est
«neutre», par opposition à ce qui pourrait paraître vulgaire. Le
désaccord avec les couches profondes de la race semble si complet que
l’idée de supériorité en est renforcée.

Dans l’accord tacite de ces conventions, les jeunes filles seules
gardaient leur souplesse, cette aisance que donne l’usage du monde, des
habitudes d’élégance, la certitude de plaire et d’être jolies. Elles
allaient de l’un à l’autre, essayant sur tous leur beauté. Le sentiment
qu’elles avaient de leur grâce les enveloppait. Paule, à leur contact,
prenait conscience de son sérieux de jeune fille seule, étrangère au
monde, ne sachant rien de ce qui s’y dit ni de ce qui s’y fait, trop
habituée aussi à réfléchir et à descendre dans ce qui est triste.
Qu’auraient-ils pensé, ceux qui l’entouraient, s’ils avaient connu les
difficultés dans lesquelles quotidiennement elle se débattait? Sa
vie, vue à la lumière de ce milieu mondain, lui paraissait encore plus
difficile et plus rebutante.

Au moment où elle se levait, Seguey se détacha d’un groupe et vint
la rejoindre. Son cœur alors se mit à battre et ce fut comme si tout
changeait au fond d’elle.

--Vous voyez, dit-il, je réussis enfin à vous retrouver.

Son regard gris, posé sur elle, l’enveloppait avec amitié. Une douceur
brilla dans son âme, dissipant son angoisse la plus obscure, cette
crainte de lui déplaire qui la tenait depuis son arrivée éloignée de
lui. Son être engourdi par une sorte d’asphyxie morale recommençait de
vivre.

--Vous ne dansez pas, lui dit-il, mais voulez-vous regarder danser?

Dans le salon, qu’éclairait la lumière finissante de l’après-midi,
quelques couples allaient et venaient, reprenant indéfiniment une
marche lente et cadencée. Il découvrit deux places sur un canapé et
s’assit près d’elle. La musique paraissait à Paule étrange et un
peu sauvage. Les mêmes robes toujours repassaient, des cheveux d’or
pâle, une gorge plate presque transparente et veinée de bleu, des
reflets de soie, une figure à moitié cachée par un grand chapeau. Elle
remarqua, sans que fût troublée sa joie intérieure, le joli mouvement
qu’elles avaient toutes pour se laisser prendre: un peu de la grâce des
libellules quittant le feuillage où elles sont posées.

Quant à lui, Seguey, rafraîchi par cette nature neuve, il pensait que
Paule ne connaissait encore rien du monde.

«Elle ne sait pas comme c’est compliqué».

Lui aussi se sentait las de cette journée. Depuis son retour
d’Angleterre, c’était la première fois qu’il se trouvait mêlé à une
réunion. Naturellement, parmi tant de gens, beaucoup avaient dit ou
laissé entendre ce qu’un peu de tact aurait soigneusement commandé de
taire. Il avait plusieurs fois senti sa ruine dans l’air, et autour de
lui un désir mal contenu de condoléances. Mais il n’était pas de ceux
auxquels la vanité distribue aisément ses consolations: la manière dont
il écoutait certaines allusions les arrêtait net sur le bord des lèvres.

Néanmoins, la répugnance qu’il éprouvait pour toute laideur, physique
ou morale, mêlait à cet état de défense un profond dégoût. Il gardait
aussi l’impression qu’on lui avait trop parlé de sa sœur. Chaque fois,
il avait cru sentir que son sentiment était guetté, et qu’une sournoise
avidité faisait effort pour s’en emparer. Une appréhension augmentait
en lui, que son esprit si lucide pourtant se refusait à analyser.

Au-dessus du fleuve, le soleil descendait rouge dans des brumes grises.
Mais ses braises éparses sous les feuillages s’éteignirent soudain
quand le lustre s’illumina.

Dans le salon ivoire, sous la couronne de pendeloques étincelantes,
passaient et repassaient les couples unis; les jeunes gens--figures
imberbes, faces glacées par la fatuité, masques vibrants de sentiments
sourds--tenaient embrassées les robes flottantes; le grand garçon brun,
aux yeux immenses, buvait l’éclat de beaux cheveux d’or; un autre
dominait de toute la tête le chapeau de velours noir abaissé sur un
teint de fleur, sous lequel apparaissait seulement la bouche très rouge
d’un mince visage. Près du piano, un petit homme insouciant, joyeux,
le ventre fortement dessiné dans un gilet blanc, fredonnait un refrain
qu’on entendait mal.

Seguey sentait en lui une détente dont il jouissait. Paule se tournait
fréquemment vers lui. Son visage un peu aplati rappelait la très
ancienne souche paysanne. Mais elle lui parut embellie d’une manière
extraordinaire: il semblait que son cœur eût recommencé de battre,
son sang de couler. La jeunesse brillait dans ses yeux châtains. Son
visage tout à l’heure éteint, sans couleur, était transformé par une
expression de bonheur et de confiance; sa bouche, dans les rousseurs
posées par l’été, avait l’éclat d’un œillet ouvert.

Il la regardait, étonné, ne pouvant douter que sa présence opérât ce
miracle en elle. Entre Paule et la sécheresse du monde, il découvrait
un contraste frappant qui n’apparaissait sans doute à personne d’autre.
Il écoutait attentivement le son de sa voix et goûtait en elle cette
nature profonde et sincère, si différente de toutes celles qu’il avait
connues.



XI


M. Lafaurie, retenu à Bordeaux par une réception officielle en
l’honneur du ministre de la Marine, arriva à Belle-Rive une heure avant
le dîner. Il amenait un jeune peintre, Jules Carignan, qui lui était
recommandé par un de ses amis. Il le présenta en entourant son nom
d’affables louanges. Seguey, qui avait assisté, l’hiver précèdent, à la
lutte pour la vie de ce néophyte, le regarda faire autour du salon ses
saluts raides et respectueux. Puis personne ne s’occupa de lui.

M. Lafaurie était un homme de haute taille, élégant, de belles
manières. Son sourire, qu’il avait très fin, venait se perdre dans un
carré de barbe blanche extrêmement soignée. Il était le seul à promener
dans Bordeaux, dès le matin, une fleur énorme à sa boutonnière; et
cette fleur, qui sur d’autres eût éveillé quelques sourires, était
acceptée chez lui comme la fantaisie d’un homme qui avait le droit
de tout se permettre. Il donnait le ton, mais aucun de ceux qui le
copiaient assidûment n’avait son aisance, sa désinvolture, et cette
manière de porter avec une feinte négligence d’irréprochables costumes
commandés à Londres. A la Chambre de commerce, dont il avait été
président à plusieurs reprises, il avait reçu le roi d’Espagne, sans
que rien en lui décelât l’enflure, avec la fierté d’un grand négociant
qui parle au nom d’une grande ville. Dans des toasts qui émerveillaient
ses admirateurs, il louait Bordeaux, reine de l’Atlantique, couronnée
de pampres, et tenant dans ses mains comme un immense éventail ouvert
ses routes marines. D’une vieille famille royaliste, il s’honorait d’un
ruban donné à son grand-père, en 1814, par la duchesse d’Angoulême
fuyant le retour de Napoléon; mais les temps nouveaux avaient mué sa
fidélité en un scepticisme de bonne compagnie. Respectueux vis-à-vis
de l’archevêché, il prêtait une de ses autos à Son Éminence. Son nom
s’inscrivait automatiquement dans les comités. Mais rien de tout cela
ne troublait jamais en lui le sens des affaires. Il l’avait avisé,
agile, tenace. Quand une question le mettait en jeu, son visage de
vieux renard magnifique s’éclairait soudain d’un regard fouilleur,
aigu, insistant, dans lequel passaient les éclairs d’une intelligence
vive et autoritaire. Les syndicats lui faisaient horreur, et il
assimilait vaguement au socialisme toutes les initiatives sociales,
même les plus bénignes.

Dès qu’il parut, les danses furent interrompues, le piano fermé. Il
exprima ses regrets aux personnes qui se retiraient. Mais il retint
à dîner M. Peyragay, venu à la fin de l’après-midi, et qui faisait
à la jolie Mme Saint-Estèphe cette sorte de cour, mêlée de louanges
et d’ironie, dont les vieillards qui ont toujours été parfaitement
aimables ont seuls le secret.

Seguey, qui avait été passer son smoking, trouva, quelques minutes
avant le dîner, Jules Carignan seul sur le perron. Il s’était assis sur
une des rampes de pierre, à côté d’un grand vase fleuri de géraniums
lierre. Le jeune peintre se jeta sur lui, avec l’avidité terrible d’un
garçon gêné, qui n’a encore trouvé personne à qui s’accrocher.

Jules Carignan, dur et nerveux, évoquait l’idée du loup de la fable.
Sa jeunesse, mal sustentée de vache enragée, devait cacher sous des
façons timides un orgueil entêté d’artiste. Sa tête était ombragée
d’épais cheveux ternes. Leurs mèches irrégulières se séparaient sur
un front bosselé et proéminent, au-dessous duquel s’étranglait un
maigre visage. Mais, tout au fond de leurs grottes d’ombre, les yeux
brun-clair avaient parfois une lumière ingénue d’enfance. Deux sources
de fraîcheur merveilleuse résidaient là, qu’aucune fièvre n’avait
séchées.

Issu d’une famille extrêmement modeste, il travaillait à forcer les
portes du monde de l’argent, le seul où l’on puisse espérer placer
cette denrée toujours mal cotée, jugée de très haut, qu’est la peinture
d’un débutant. Ce rôle de solliciteur lui était odieux. De la vie
de l’artiste, il avait embrassé avec une ardeur passionnée les durs
travaux et les privations; mais qu’il fallût encore plier sa fierté,
mendier des appuis, c’est ce qu’il ne pouvait ni comprendre, ni
accepter.

Ce garçon, si profondément psychologue en face d’un visage, portait
dans le monde des naïvetés de jeune huron. Il continuait de juger
comme il le faisait à l’École même, dans cette sorte de république
idéale, rapportant tout aux seules idées de beauté et d’art. Qu’il fût,
dans son petit monde d’artistes, ce que, depuis la guerre, on appelle
«un as», Seguey s’en doutait; mais que sa vision molestât tous les
préjugés, il en était sûr. Auprès des jeunes, c’est une chance de grand
succès que d’être brutal; dans les salons, on risque fort de passer
pour un malappris. Carignan avait cette naïveté de n’en rien savoir, et
de croire aveuglément que la valeur s’impose d’emblée, même au mauvais
goût ou au goût prudent. Dans une société où régnaient exclusivement
des calculs de réserve, de modération, son âpre touche ferait scandale.

Seguey, appuyé sur l’autre banquette, l’écoutait parler. Il revoyait
Paule s’éloignant, dans la petite voiture qui était vers sept heures
venue la chercher. Il avait regardé le feu des lanternes se perdre
dans l’ombre. Les impressions que lui laissait cette journée ne
l’inclinaient pas à l’optimisme, mais à une vue des choses toute
réaliste et désabusée.

«Pauvre garçon, pensait-il, tandis que Carignan épanchait son cœur,
il ne se doute pas avec quels cris les gens qu’il veut conquérir se
plaindront d’être maltraités. Il est plein de lui, de son art, quand
toute personne qui paie exige qu’on se remplisse d’elle exclusivement.
Pour réussir, il devrait précisément renoncer à ce qui lui vaut, dans
son milieu de peintres, sa réputation.»

Et il revoyait cette manière corrosive, heurtée, qui dépouillait
impitoyablement les visages de leur bourre molle, faisant apparaître en
ce monsieur si parfaitement correct un masque de faune, en tel autre,
la paupière plissée et l’allure d’un éléphant.

Les femmes surtout jetaient des cris quand la toile leur présentait
une face bouffie, qui leur paraissait odieusement vulgaire: «Mon
portrait, ma chère, mais c’est une horreur. Je ne veux pas le voir.»
La canaillerie inconsciente de certains regards, leur hébétement,
il saisissait tout. Aussi était-ce, devant chaque tableau, la
conflagration immédiate de son idéal aux angles durs, sans
accommodements, ni compromissions, et de l’idéal mondain tout de vernis
et de politesse. La folie était de vouloir les faire vivre ensemble,
chacun ne pouvant entièrement absorber l’autre.

Un à un, les habitués reparaissaient. Sur une banquette du vestibule,
Mme Saint-Estèphe racontait à M. Peyragay son entrée en ménage. Elle
avait d’abord acheté trois lustres, dont un tout petit, charmant, en
forme de poire. C’était amusant, ces lustres pendus dans des pièces
vides. Son mari lui avait dit: «Vous auriez pu commencer par quelque
chose de plus utile!»

--Madame, approuva le vieil avocat, sa redingote largement ouverte sur
l’énorme surface de son gilet blanc, c’était assurément une idée de
très jolie femme.

Mme Lafaurie, imposante dans une robe de taffetas noir, réclama son
bras. Le dîner était annoncé.

Au milieu de la table, dans une corbeille d’argenterie, un massif de
gloxinias répandait sur la nappe et dans les cristaux les reflets
éclatants de son velours pourpre. Aux extrémités du couvert, sous
de petits abat-jour soufre, les ampoules que portaient de hauts
candélabres diffusaient sur les épaules et sur les smokings une lumière
douce comme de l’huile.

Ces candélabres, au temps où leurs branches étaient encore enflammées
de bougies ruisselantes dans des bobèches, avaient appartenu à un
grand-oncle de M. Lafaurie, Mgr Blandin, dont Napoléon distingua
lui-même les manières et l’intelligence. Il le nomma évêque d’Agen. La
corbeille aussi, et les seaux d’argent dans lesquels rafraîchissaient
de précieuses bouteilles, portaient les armes de l’évêché. Autour
de ce surtout massif, les pauvres chanoines, tremblants encore des
orages de la Révolution, avaient peu à peu réparé leurs forces et
raconté l’extraordinaire histoire des années d’exil. M. Lafaurie, par
tradition, gardait encore dans sa mémoire quelques bribes éparses de
leurs aventures. Il savait en tirer parti. Quand sa table réunissait
une société dont l’esprit dégelait un peu, une goutte de sang gascon
remontait en lui; et il lui arrivait de conter, sur le cuisinier
de Monseigneur, de savoureuses anecdotes, dont la dignité même des
vieilles dames était égayée.

Ce soir-là, c’était M. Peyragay qui rompait la glace. Installé à la
droite de Mme Lafaurie, son petit œil bleu était réjoui par la rangée
décroissante des verres effilés, qui rappelaient devant chaque assiette
la disposition d’un harmonica. C’était là un excellent clavier, sur
lequel les grands crus feraient vibrer à l’instant choisi leur note
spéciale. Aussi s’épanouissait-il, en homme qui est assuré de bien
dîner et en savoure d’avance toute la jouissance.

Il donnait aux maîtresses de maison des satisfactions profondes et
secrètes, en ne laissant point passer un plat sans l’apprécier. Pour
le célébrer, il interrompait sans fausse honte la conversation la
plus apprêtée. Il en résultait souvent une détente dont tout le monde
lui savait gré. Mais personne d’autre n’eût osé amplifier ainsi les
louanges autour d’un melon aux côtes énormes, ou d’un lièvre à la
royale dont le fumet noyait les cerveaux. Mme Lafaurie, à l’écouter,
éprouvait une exaltation bourgeoise de ses sentiments. La qualité des
plats qu’on servait lui paraissait se confondre avec ses vertus. Auprès
de lui, enveloppée par l’expansion de sa bonne humeur, elle ne pouvait
douter que sa table fût incontestablement supérieure aux plus renommées.

M. Lafaurie, discrètement, donnait la réplique par-dessus le massif de
fleurs éclatantes. Il fit se récrier à côté de lui une vieille dame,
au visage long et parcheminé, en rappelant que la gelée de groseille
accompagne chez les Allemands le lièvre rôti. Plusieurs personnes
voulurent y voir une preuve de la grossièreté de leur goût; M.
Peyragay, moins affirmatif, avait fait l’essai, mais la discussion ne
laissa pas de doute sur l’excellence de la sauce forte.

La conversation se fixa un moment sur les bizarreries spéciales à
divers pays. Les personnes d’âge en profitèrent pour émettre toutes
sortes de contes. Mais M. Lafaurie aiguilla habilement l’entretien vers
d’autres sujets.

Seguey, assis entre deux joueuses de tennis, suivait à peine leur
conversation, qui allait d’une partie sensationnelle aux danses
défendues par l’archevêché. Roger Montbadon, les cheveux relevés sur
un front très haut, blâmait «Monseigneur». Il aurait volontiers dansé
devant lui pour le convaincre.

Carignan, qui dévorait des yeux les physionomies, essaya de se jeter
dans ces commentaires. Mais ses propos venaient mourir sur l’épaule
froide d’une de ses voisines, obstinément tournée de l’autre côté.
C’était une mince et hautaine jeune fille, qui avait une figure de
porcelaine rose sous des cheveux très oxygénés; son attitude en disait
long sur les différences sociales que le pauvre artiste fourvoyé ne
mesurait pas.

Seguey pensait à un grand dîner auquel il avait dernièrement assisté à
Londres. Bien qu’il se sentît las et attristé, il restait le spectateur
dont les yeux sont toujours ouverts sur la vie. A deux reprises,
un regard rapide de Mme Saint-Estèphe avait arrêté dans son esprit
l’engrenage silencieux des comparaisons. Que lui voulait-elle? Odette,
au contraire, assise non loin de lui, évitait ses yeux; plusieurs
fois, comme il lui adressait la parole, elle avait paru troublée et
embarrassée. Mais, à ce point de ses réflexions, le nom de Paule lancé
dans la conversation le frappa soudain.

Un domestique venait de faire le tour de la table, versant dans les
verres un vin doré et jetant d’une voix sourde dans chaque oreille:
Château-Yquem 93. M. Peyragay, mis en verve par le feu caché de ce
grand vin à la fois doux et embrasé, racontait l’histoire de la jeune
fille. Il y ajoutait même, emporté par l’habitude professionnelle de
donner à ses récits un tour dramatique. Dans la grande lutte avec
Crochard, son humeur faisait ressortir un côté plaisant. En conteur
incomparable, il noircissait et il égayait, passant de l’isolement de
l’orpheline à la ruse entêtée de l’homme. Ses yeux mobiles sous les
cils blancs, les mouvements de sa longue barbe animaient la scène.

Une rumeur dans laquelle se mélangeaient divers sentiments suivit les
courbes de la table.

Mme Lafaurie était indignée. A première vue, elle avait jugé que Paule
s’exposait à tous les périls. Elle dépeignit la maison isolée sur le
bord de l’eau. Sa mère, Mme Montbadon, une très vieille et austère
dame, évoqua d’une voix blanche des choses terribles. La campagne
lui faisait peur. Elle y avait toujours nourri l’inquiétude d’être
assassinée. Sa figure longue, un peu chevaline, exprimait l’horreur et
l’étonnement. Les idées d’autrefois frémissaient en elle: qu’une jeune
fille dût se débattre seule dans de tels tracas, c’était une preuve
que les temps actuels ne valaient rien; elle rappela le nom de vieux
domestiques, des rochers de fidélité, mais le type en était perdu, et
le voisinage des usines avait tout gâté.

M. Lafaurie, en propriétaire, envisageait l’histoire sous une autre
face. Ce qui le frappait, c’était le drame campagnard, la mise en
marche des convoitises encerclant de loin la jeunesse et l’inexpérience:

--Le paysan, dit-il, est rapace.

Ses mains firent le geste d’agripper dans l’air une chose invisible:

--Il veut tout pour lui!

Une expression dure figea lentement son beau visage--ce visage qui
avait jusque-là répandu sur la diversité des propos de table un sourire
affable et épicurien. Il dissimulait un fond tyrannique. La défense
de ses intérêts lui paraissait le premier devoir. C’était à la fois
instinct, habitude et idée maîtresse, protestation de toute sa vie
contre ce scandale: céder quelque chose. Son esprit, exercé à calculer
ses propres affaires, n’avait pas été dressé à intervertir les rôles
humains. On pouvait voir d’ailleurs une grandeur dans cette défense:
elle représentait, en même temps que ses intérêts particuliers, des
principes de droit, d’organisation sociale et des idées d’ordre.

Mme Lafaurie décida que Paule aurait déjà dû renvoyer Crochard. Elle se
laissait intimider. Son jeune neveu, Roger Montbadon, qui portait le
ruban de la croix de guerre, fut de cet avis: si la chose avait dépendu
de lui, il eût vite fait de la terminer. Ce n’était pas si difficile.
M. Peyragay, plus circonspect, hochait la tête. Il connaissait l’homme.
Les jeunes gens mêlèrent à ces commentaires quelques remarques
humoristiques que favorisait le nom de Crochard.

Seguey pensait aux anciens serviteurs qui avaient sans heurts vieilli
à Valmont: d’honnêtes gens, non point très actifs, un peu négligents,
mais dévoués dans le fond du cœur et dont sa mère était adorée.
Installés pour toute leur vie dans des maisons éparses au bord du
domaine, ils faisaient partie de la famille. Ils se souvenaient de très
anciennes choses, des grands-parents morts, d’une jument: Trompette,
que M. Seguey avait achetée à un officier, de l’année même où avait été
plantée quelque vigne maigre et qui déclinait. Étaient-ce là des mœurs
qui disparaissaient pour ne plus renaître?

En face de lui, Francis Saint-Estèphe désapprouvait au point de vue
mondain la situation de la jeune fille. Elle n’aurait pas dû demeurer
seule. Il croyait découvrir en Paule un penchant fâcheux à ne pas tenir
compte de l’opinion. Une existence pareille, dans un certain monde, ne
pouvait pas être tolérée:

--Cela ne se fait pas.

Il confia à sa voisine que les Dupouy appartenaient à un milieu qui
manquait de tact.

Seguey regardait, d’une extrémité à l’autre, les deux côtés de la
longue table. La dureté des jugements mondains atteignait en lui une
douleur latente. Lui aussi, un jour, il serait peut-être _exécuté_.
Rien ne le laverait du tort impardonnable de manquer d’argent. Puis sa
pensée se fixa de nouveau sur Paule; il comprenait mieux maintenant
certaines paroles qu’elle lui avait dites, et ce qui passait parfois de
si triste dans ses silences.



Dans un petit salon où le café était servi, M. Lafaurie, debout devant
un buffet ancien, réchauffait dans sa belle main un verre rempli d’un
cognac fameux. Il le fit tourner plusieurs fois, en respira longuement
l’odeur, et l’inséra enfin dans sa barbe blanche.

M. Peyragay, ses larges narines penchées aussi sur les effluves
incomparables, développait l’éloge de Gérard Seguey:

--Un garçon charmant, sympathique.

Il ajouta, ménageant un sous-entendu qui s’étendait loin:

--Malheureusement, sa sœur lui donnera de l’ennui. On parle beaucoup
d’elle.

M. Lafaurie voulut savoir ce que l’on en disait:

--Vous la connaissez bien, cette petite Mme de Pontet, dont le mari
montait aux courses. Un officier très brillant, qui faisait des
folies au jeu. Elle-même avait une vie plutôt compliquée. Maintenant,
le capitaine est mort, laissant des dettes, et elle s’accroche
désespérément d’un autre côté. On raconte que ses affaires ne vont pas
du tout.

Et il lui chuchota, presque dans l’oreille, une histoire que M.
Lafaurie écoutait attentivement.

Devant le perron, Seguey, tête nue, fumait en silence. Odette, un
instant arrêtée au seuil du vestibule éclairé, dans une robe blanche,
était rentrée vivement, en l’apercevant. Mais il regardait d’un autre
côté. Son souffle avivait régulièrement le point rouge de son cigare.
Un grand massif d’héliotropes embaumait la nuit.



XII


Le même soir, assise devant un couvert disposé à la hâte par Louisa,
Paule avait l’impression de se réveiller.

La fin de l’après-midi avait suspendu en elle toute autre sensation
que celle de la joie. Tandis que son poney filait sur la route, dans
la fraîcheur de la nuit tombée, la vibration des minutes heureuses la
maintenait au-dessus de la vie réelle. Ses pensées étaient délivrées.
La griserie du bonheur et de la jeunesse soulevait son cœur.

L’heure qu’elle venait de vivre lui soufflait une inspiration
merveilleuse, cette première inspiration de l’amour qui ressuscite
la beauté du monde. La voiture, dont bondissaient sur la route les
deux roues légères, ne courait pas vers sa maison obscure mais vers
l’avenir. Son âme volait au-devant d’elle.

La fête de l’imagination commençait dans son souvenir. Les tristesses
étaient effacées. Que lui importait la cohue des indifférents? Elle
croyait emporter l’amour. Le rêve s’emparait de toutes les choses, du
silence, de la solitude où elle s’était trouvée avec Seguey au milieu
du monde. Le beau regard gris versait en elle sa lumière mystérieuse.
Et elle oubliait que tout avait été entre eux indéfinissable. Aucun mot
prononcé ne justifiait une joie si ardente; mais l’état d’esprit qui
s’était profondément éclairé en elle n’avait pas commencé d’éteindre
ses feux. Les pensées radieuses y descendaient naturellement comme
des oiseaux dans le soleil. C’était la faute de ses vingt ans, de
l’éclat des lampes, du monde brillant dont elle revenait. Son cœur, qui
avait pâti en ces derniers mois, se penchait avidement sur la première
sympathie trouvée sur sa route. Le désir qu’elle avait de l’amour s’y
répétait merveilleusement.

Quand la voiture tourna au portail, un dernier nuage couleur de rose
noyait son reflet dans le miroir obscurci du fleuve.

Dans le désert de la vaste salle à manger, sous l’abat-jour de
porcelaine, pendu au plafond, la médiocrité de son existence commença
de réapparaître. Les battements de la pendule rejetaient inexorablement
dans l’ombre le monde enchanté. Ses pensées peu à peu s’affaissaient,
se décoloraient: ainsi retombe le fleuve au fond de son lit, quand se
retire le flot puissant qui l’a soulevé.

Son regard voyait sur tout ce qui l’entourait des traces d’usure. Un
grand cercle lumineux éclairait au plafond des solives brunes. La
pièce, située dans un angle de la maison, rappelait les mœurs d’une
vieille et simple bourgeoisie; elle était carrelée, sans luxe, meublée
d’une grande armoire à linge, de chaises paillées et de deux buffets
sur lesquels étaient sculptés des trophées de fruits et de gibier;
les boiseries couleur de tabac, divisées en panneaux par des moulures
rectangulaires, étaient décorées d’estampes qui représentaient des
scènes de chasse, avec des chevaux, des chiens et des habits rouges.

La soupière posée devant Paule était remplie d’une soupe rustique
que recouvrait une couche de légumes. Elle remarqua une assiette
ébréchée et les carafes mises sur la nappe un peu au hasard. C’était un
précepte de Louisa qu’on ne doit pas être difficile. Elle prétendait,
comme un grand nombre de Méridionaux, qu’il est beaucoup plus long de
faire bien que mal; dans son ignorance de paysanne, qui avait surtout
travaillé aux champs, elle traitait les choses du ménage selon son
humeur, passant de la brusquerie à la négligence et au sans-souci. Son
caractère têtu et méfiant, d’une indépendance obstinée, redoutait plus
que tout au monde ce qu’elle appelait la peine inutile:

--Est-ce que je sais, moi, ce que vous voulez?

Ou encore:

--Si vous croyez que j’ai le temps!

La contradiction montait en elle, comme s’enfle le lait qui bout.

Dans la cuisine qui communiquait avec la salle à manger par une
porte restée entr’ouverte, elle admonestait maintenant le chat et le
renvoyait à coups de balai. Un moment après, Paule l’entendit qui
s’agitait devant la maison, secouant les arbustes dans lesquels des
volailles s’étaient juchées, puis les pourchassant avec quantité
de reproches vers le poulailler. Ces humbles détails d’une vie
campagnarde, dénuée de préoccupations d’amour-propre, semblaient ce
soir à la jeune fille choquants et pénibles. Ce n’était pas que cette
existence toute proche de la terre et des paysans lui parût vulgaire.
Elle en sentait profondément la beauté simple. Mais elle craignait que
Gérard Seguey jugeât autrement: tout son être frémissait déjà devant
ce regard d’homme qui se fixerait peut-être un jour sur l’intimité de
sa vie; s’il la dédaignait, de cette manière presque imperceptible qui
était la sienne, elle recevrait de son attitude une peine cruelle.

Il y avait plus d’une demi-heure qu’elle était à table, car Louisa
entrant et sortant, oubliant toutes choses, ayant laissé refroidir
les plats, n’en finissait plus de souffler le feu. Paule en était
impatientée:

--Apportez-moi ce que vous voudrez et dînez aussi.

Une souffrance sourde faisait lever dans sa vie des pensées nouvelles.
Bien qu’elle ne connût encore rien du monde, elle le devinait
intransigeant, prompt à rendre des arrêts implacables et définitifs.
Il lui apparaissait, très vaguement encore, qu’un code particulier
en règle l’esprit, tenant peu de compte des vertus profondes, mais
défendant, comme le saint des saints, une certaine idée d’élégance.
Seguey, qui lui semblait différent de tous, était-il aussi détaché de
son milieu qu’elle le souhaitait? Ses coudes nus posés sur la nappe,
elle réfléchissait indéfiniment. La lumière paisible qui descendait de
la suspension baignait ses cheveux, et faisait étinceler autour de son
cou un collier de jais.

S’il l’aimait, elle se disait que tout cela ne compterait pas. Mais
l’aimait-il? Les impressions qui tout à l’heure flambaient dans son âme
s’étaient envolées. Sa mémoire même ne parvenait pas à les ressaisir.
Elle n’en gardait aucune autre trace qu’une grande fatigue. La douceur
qui avait un moment flotté sur sa vie, avant de s’y poser, elle la
voyait mieux. Il se pouvait que ce fût seulement de la sympathie. La
veille encore, elle l’eût goûtée comme un bienfait; mais sa soif, après
avoir absorbé instantanément cette rosée précieuse, voulait davantage.

Ses mains se nouaient sur les tresses qui encerclaient son visage de
leur double anneau. Ses prunelles avaient la même nuance châtain mêlés
d’un peu d’or. Les premières inquiétudes de la jalousie, sous les cils
levés, répandaient leurs ombres sévères.

Dans une vieille glace encadrée de chêne, placée au-dessus de la
cheminée, elle regardait avec anxiété son visage émerger de l’ombre.
L’image trouble, un peu déformée, ne la rassurait pas. Elle en aimait
pourtant l’expression, cet air de droiture et de dignité où son âme
se reconnaissait. Mais elle pensait à ces autres femmes, parées,
séduisantes, qui devaient dans le grand salon de Belle-Rive entourer
Seguey; l’éclat subtil qui rayonnait d’elles jetait de loin une lumière
railleuse sur sa propre vie.

Une fois entrée en elle, cette idée ne la quitta plus. Elle voyait,
dans l’obscurité du jardin, le rez-de-chaussée illuminé: au milieu des
groupes, elle croyait découvrir Seguey. Mme Saint-Estèphe était près de
lui, un peu renversée, avec ses yeux comme deux fleurs sombres dans son
teint d’or; sa robe coulait en plis souples sur le canapé, à la place
même où Paule était tout à l’heure assise; un grand coussin de guipure
traînait à ses pieds. Ils causaient tous deux familièrement. Et à les
revoir, dans l’attitude où elle les avait aperçus à son arrivée, une
souffrance grandissait en elle, s’exaspérait de l’impossibilité où elle
se trouvait de ressaisir cette chose fuyante, déjà évadée, que son cœur
avait cru sentir.

La lune légère et comme transparente pouvait bien verser sur l’eau
descendante son charme de rêve. Le ciel était clair sur les vignes
et sur le coteau; les blanches maisons du dix-huitième siècle
s’endormaient dans leurs bouquets d’arbres; près du vaisseau feuillu
de l’île, partageant la nappe du fleuve, les feux égrenés de quelques
pêcheurs semblaient des veilleuses. L’aboiement d’un chien en faisait
éclater d’autres de loin en loin.

Mais cette atmosphère de paix sur les choses, Paule ne pouvait ni la
voir ni la respirer.

Elle ferma les volets du salon, posa sur une petite table octogonale la
lampe allumée, et s’enfonça dans la bergère tournée vers la cheminée.
De temps en temps, ses yeux se levaient vers la pendule en bronze doré.
Les aiguilles inégales élargissaient lentement leur angle: dix heures
un quart... Dix heures vingt. Il était là-bas. On prenait le thé. Elle
imaginait sa pensée distraite, son regard posé sur des visages, sur des
sourires qui le lui volaient.

Tous, ils avaient été auprès de lui la journée entière. Il en serait
ainsi demain, et tous les jours qu’il resterait à Belle-Rive, une
semaine encore. Elle l’avait à peine approché qu’il lui échappait.
Les circonstances se réunissaient pour le lui reprendre. Elles lui
arrachaient sa pauvre parcelle de bonheur, et son illusion n’avait plus
la force de souffler sur cette étincelle.

Que pouvait-elle être pour lui? Il était élégant, recherché, d’une
culture qu’elle devinait rare. S’il était ruiné, ce qu’elle ne savait
pas d’une façon précise, il n’en avait pas moins l’habitude d’une vie
raffinée. Les milieux les plus brillants lui restaient ouverts. S’il
avait été simple et bon pour elle, n’était-ce pas en souvenir de son
enfance? Elle allait parfois à Valmont. Elle lui rappelait des étés
anciens. Peut-être aussi sa solitude lui inspirait-elle une pensée
délicate et compatissante? Mais qu’il y eût en lui, dans ce front
impénétrable, dans toute cette nature mesurée, discrète, une préférence
incompréhensible, elle ne le croyait plus.

Elle avait si peu de confiance en elle. Les femmes qu’elle avait
vues dans l’après-midi, les jeunes filles mêmes, avaient le culte de
leur beauté. Longuement, elles devaient l’étudier, la perfectionner,
développant dans leur personne et dans leur esprit ce désir de plaire
qui est un goût avant d’être un art. Elles excellaient à s’en servir.
Cette habileté donnait de l’assurance à celles-là mêmes qui eussent pu
paraître moins favorisées; et elle enviait ce soin heureux dont chacune
portait le secret, suggérant l’impression que tout en elles était
précieux, digne d’admiration. Elle seule ne savait pas.

Son esprit exagérait singulièrement ce charme mondain qui lasse si
vite. Sous la physionomie que chacun se fait, elle ne découvrait pas
les traits véritables. Qu’eussent-elles été, ces jeunes femmes, sans
l’adulation qui les enivrait? C’était pour elles une si grande force
de se sentir heureuses et fêtées. Mais ce pouvoir d’attirer les yeux,
d’accroître par sa seule présence le plaisir de vivre, Paule était
persuadée qu’elle ne l’aurait jamais. Un désir lui venait maintenant,
grandissant et désespéré, de ne plus voir personne.

Le lendemain, le soleil levé dans le brouillard réveilla son tourment
caché.

Dans le cuvier, aux murs noircis par l’humidité, un charpentier
réparait la poutre que traversait la vis du pressoir. Le toit aussi
était vieux, rongé. Toutes les choses criaient le besoin qu’elles
avaient de soutien, de réparations. Paule voyait là une tâche trop
grande devant laquelle sa bonne volonté restait désarmée.

Près de l’écurie, le père Pichard, la tête branlante, répétait pour
la cinquantième fois depuis le matin qu’une échelle avait disparu. La
veille encore, il l’avait vue là, dans une encoignure!

Saubat, à son habitude, écoutait sans vouloir se mêler de rien. Mais
Octave, planté devant le vieux, s’excitait beaucoup:

--Vous l’avez vue. Allez la chercher.

Il avait levé sa main épaisse comme un battoir:

--Ce n’est pourtant pas moi qui l’ai prise!

Sa femme de loin lui faisait des gestes. Il tourna le dos:

--Bourrique, va!

Paule rentra, trop lasse pour approfondir ce qui s’était passé.
Chaque jour, d’ailleurs, il lui fallait s’apercevoir que des objets
indispensables ne pouvaient plus être retrouvés.

Dans le grand salon carrelé, devant le cercle des fauteuils vides, elle
recommença de songer indéfiniment. Ses yeux découvraient partout des
signes de déclin. Un certain pathétique frappait son esprit, cette âme
des choses qui avoue la vieillesse, la défaite, les abandons.

Il y avait autour d’elle tant d’héritages accumulés! Au-dessus de
la cheminée, dans le cadre écaillé d’un ancien trumeau, une nymphe
aux chairs d’ivoire, une étoile au front, trempait son pied dans un
ruisseau gris. Paule devinait que Seguey y aurait avec plaisir arrêté
ses yeux. Il eût aimé aussi, entre les fenêtres, les belles consoles.
Les autres meubles paraissaient un peu disparates. Les fauteuils à
médaillon auraient sans doute été de son goût, mais le velours en était
fané; plusieurs générations de chiens y avaient dormi. Des traces
d’usure, entre les meubles, formaient sur le tapis d’Aubusson des
sortes de sentiers; devant la cheminée, une partie de la rosace s’était
effacée et montrait la trame.

Cette vie, qui peu à peu se retirait de toutes les choses, elle se
sentait impuissante à la ranimer. Il aurait fallu qu’on l’aidât. Mais
celui qui l’eût soutenue de son regard et de sa pensée, comme il était
loin! Comme il lui semblait étranger!



XIII


Les propriétés qui bordaient le fleuve présentaient sur le chemin
de halage de très beaux portails. La composition en était variée et
harmonieuse. Leurs larges coupures, dans le soubassement foncé d’une
haie, découvraient la vue des jardins.

Le soleil, levé derrière le coteau, venait se coucher en face d’eux.
Leur plus belle heure était celle où la lumière horizontale les fardait
de rose. Les gens de goût se plaisaient à les comparer. L’un d’eux
surtout était renommé: une longue grille peinte en bleu de roi, entre
deux piles cylindriques. L’une et l’autre, de belle pierre blanche
éblouissante, élevaient sur un fond de feuillage, au-dessus d’une
double couronne de moulures, une urne renflée à la base et enguirlandée
que coiffait un couvercle de cassolette.

Le portail de Belle-Rive déployait, sur une longueur de cinquante
pas, un grand décor d’architecture. Quatre piliers de pierre blanche
aux cannelures régulières, sculptés à la base de feuilles de chêne,
partageaient la claire-voie de barreaux effilés en pointes de lance.
Ces beaux fûts du dix-huitième siècle, terminés par un large chapiteau
carré, portaient des coupes très évasées. Des têtes de béliers y
retenaient des cordons de fruits.

Cet ensemble s’appuyait, à droite et à gauche, sur deux petites
tribunes bordées de balustres. On y accédait par un escalier à rampe
ajourée, dont le pilier de départ s’ornait d’une corbeille débordant
de fruits. Bâties en pierre blanche mélangée de briques, elles
formaient en face du grand paysage d’eau et de verdure deux terrasses
charmantes. Les habitués de Belle-Rive s’y isolaient volontiers le
soir. Il était rare de n’y pas trouver au soleil couchant des groupes
accoudés.

Tout l’après-midi, on voyait entre la maison et le fleuve une lente
circulation. Les gens qui manquaient d’imagination vantaient la
beauté de l’allée d’ormeaux. Elle était très belle en effet. Sa voûte
s’allongeait, haute et régulière, entre deux plus étroits couloirs de
verdure qui aboutissaient aux terrasses. Une atmosphère bleue flottait
sous ses branches.

Francis Saint-Estèphe faisait volontiers les honneurs de cette grande
allée. Il avait à son sujet un répertoire de phrases dont sa femme
était excédée. Dès qu’il parlait de perspective et de point de vue,
elle mettait entre eux une bonne distance. Il était rare, d’ailleurs,
qu’elle consentît à l’écouter: à travers le déroulement des phrases
ternes, son esprit fuyait, vagabond; il en était mécontent et
déconcerté.

Ce jour-là, après le déjeuner, il essayait d’avoir son avis sur une
question qui le tourmentait. Sa belle-mère, Mme Lafaurie, qui comptait
donner avant son retour à Bordeaux deux ou trois grands dîners, l’avait
prié de dresser la liste des invités; et il hésitait, préoccupé de
grouper les gens sans faire une faute:

--Croyez-vous, ma chère amie, que nous puissions inscrire dans la
première série M. Dubergier? C’est un homme charmant, qui nous a
rendu pendant la guerre de très grands services, et que j’apprécie
personnellement. Mais, aux dernières élections, il a eu la faiblesse
de soutenir ce Louis Macaire, un homme d’hier, un spéculateur, que
personne de notre monde ne devrait connaître. M. Le Vigean, que votre
père désire inviter aussi, l’a beaucoup blâmé. Si nous lui imposons de
le rencontrer, il trouvera peut-être que nous manquons de tact.

Le soleil de quatre heures étincelait sur l’argent du fleuve. La jeune
femme, nonchalante et souple, le coude appuyé sur sa robe paille,
regardait dans l’allée d’ormeaux. Seguey y faisait une lente promenade
à côté de Paule. Deux fois déjà, ils l’avaient parcourue dans toute sa
longueur; maintenant encore, ils s’éloignaient sous la voûte verte,
et après avoir guetté tous leurs mouvements, surpris quelques-unes de
leurs expressions, elle dissimulait un brûlant dépit.

Il insista:

--Vous ne me dites pas quel est votre avis?

Elle tourna lentement vers lui ses yeux assombris:

--Je pense que cela lui sera tout à fait égal.

Et comme il restait perplexe, craignant qu’elle jugeât trop légèrement:

--Invitez-le, ne l’invitez pas, que voulez-vous que cela me fasse?
C’est insupportable de prêter à tout le monde ce petit esprit!

Son regard se fixait de nouveau sur la légère robe noire qui s’en
allait au bout de la nef immense; Seguey aussi, très rapproché d’elle,
semblait marcher vers une éblouissante vision de lumière.

Cependant, Saint-Estèphe, le front penché sur la table ronde du jardin,
développait ses explications. Elle l’interrompit avec impatience: il
était le seul à s’embarrasser de questions qui comptaient si peu. Cette
élection, personne ne s’en souvenait.

Il protesta d’un geste navré de ses mains pâles.

Les moindres obligations mondaines étaient pour lui d’importantes
choses, les seules dont eût jamais été occupée sa tête légèrement
déprimée aux tempes, déjà grisonnante, qui avait rendu tant de
saluts, et revêtu fidèlement, suivant les jours et les milieux, un
air assorti aux événements. Il était de ceux qui ne sourient jamais
aux enterrements, et qui présentent dans la cohue des mariages une
figure discrètement épanouie, sur laquelle les félicitations semblent
fleuries d’avance. Sa seule attitude, empressée ou condescendante, eût
indiqué l’exacte valeur mondaine et sociale de la personne à qui il
parlait. Son cerveau, qu’éclairait une lumière grise, était entièrement
rempli de compartiments, de longue date classés et hiérarchisés, dans
lesquels s’accumulaient les renseignements acquis pendant toute une
carrière de vie mondaine, et où il puisait immédiatement ce qu’il eût
été si honteux de ne pas savoir sur les familles, les alliances, les
relations, et les fortunes. Sa science de ces choses était infaillible.
Il la tenait soigneusement à jour, informé de toutes les nuances de
l’opinion, sachant quelles personnes prenaient du relief dans la
mobile géographie de la société, quelles autres y perdaient peu à peu
leur force attractive. Il suivait tout cela comme d’autres le cours
de la Bourse ou le taux du fret. Il n’avait jamais manqué l’envoi
d’une carte. Une élection au cercle était pour lui un événement: il en
discutait à l’avance l’opportunité, avec l’humeur opiniâtre d’un homme
dont toutes les idées sont en mouvement. Une infraction au code établi
lui aurait paru une menace à sa propre situation. Il s’en défendait
avec âpreté. Son idéal était si profondément pétri de ses préjugés que
la moindre atteinte à l’un d’eux eût été une blessure aux sentiments de
toute sa vie.

Dès sa jeunesse, à l’âge où il choisissait ses premières cravates, il
répondait à ceux qui l’interrogeaient sur son avenir:

--Je veux être un homme du monde.

Il le voulait, comme d’autres décident d’être notaire ou diplomate.
Toutes ses ambitions se cristallisaient autour de l’image,
invinciblement séduisante, de l’homme qu’environne un murmure discret
de considération et de sympathie.

Sa femme lui disait:

--On aurait dû faire de vous l’introducteur des ambassadeurs.

Sa femme, elle, ne jouait jamais sa partie dans le même ton. Beaucoup
plus jeune, d’un esprit libre et prime-sautier, elle n’avait d’abord vu
en lui qu’une grande fortune; depuis, ayant eu le loisir de le regarder
mieux, elle l’avait trouvé ennuyeux.

Dans le monde, où il se préoccupait d’être irréprochable, elle prenait
sa revanche de très jolie femme. Insatiable d’hommages et d’adulation,
elle avait pourtant le goût des natures fines, de celles surtout qui
lui résistaient. Depuis que Seguey était à Belle-Rive, le plaisir
qu’elle aurait eu à le capturer l’occupait beaucoup. C’était un
divertissement d’été, dont elle avait réglé d’avance les péripéties.
Elle ne menait jamais jusqu’au bout cette sorte de jeu, mais trouvait
à le conduire, et à l’arrêter, le genre d’émotion qui lui convenait.
Seulement, cette fois, elle se voyait déçue et dupée. Les allées
et venues des deux jeunes gens, sous les grands ormeaux, faisaient
tressaillir son orgueil blessé: ce dilettante, ce raffiné, qu’elle
avait cru si difficile, voilà donc la surprise qu’il lui réservait!



Il l’avait vue venir, la svelte jeune fille, dans sa robe unie et
flottante. Son visage était pâle comme une perle sous la transparence
d’un grand chapeau d’étoffe légère. Elle avait ses deux mains gantées.
Et comme elle montait les marches du perron, il l’accueillit d’un
regard qui la pénétra de douceur et d’apaisement.

Dans un petit salon dont la porte était ouverte sur le vestibule, M.
Peyragay jouait au bridge avec M. Lafaurie et deux vieilles dames.
Le grand avocat, comme ils passaient, les avait d’un signe priés de
l’attendre. Paule pensait que le geste s’adressait à elle. Mais, la
partie finie, il avait entraîné Seguey:

--J’ai à vous parler.

Elle les avait vus s’installer un peu à l’écart sur une banquette
du vestibule. Aux premières paroles, M. Peyragay tourna vers Gérard
une physionomie sérieuse et professionnelle; sa voix sonore s’était
assourdie: il s’agissait des affaires de sa sœur.

Il protesta qu’un sentiment d’amitié lui commandait de le prévenir:
l’ignorance pour lui n’était plus possible. Cette fois, le jet de
lumière que Seguey redoutait depuis bien des jours allait l’aveugler.
De sa main grasse, toute parsemée de taches de rousseur, le vieil
avocat commençait de tourner le disque terrible. Seguey eut
l’impression qu’il chancelait au bord d’un abîme. Son visage se faisait
hautain:

--Comment savez-vous?

Il n’acceptait pas qu’un autre pût connaître avant lui des affaires
qui étaient les siennes, celles de sa famille, et qu’il avait eu la
faiblesse de ne pas sonder. Il lui était intolérable de penser qu’elles
étaient déjà divulguées et presque publiques. De quel droit venait-on
jouer auprès de lui le rôle de fâcheux? Était-il si aveugle, au
jugement de tous, qu’on crût nécessaire de l’avertir charitablement?
Son être frémissait d’orgueil et d’humiliation.

M. Peyragay fit un geste qui semblait imposer silence à ce qui n’était
pas le fond de l’affaire:

--Votre sœur est venue me voir.

Puis, avec une sympathie sincère:

--Ah! mon pauvre ami!

Il raconta qu’elle l’avait consulté la veille, au sujet de plusieurs
billets qui étaient près d’arriver à leur échéance; des billets signés
par le capitaine, quelques jours seulement avant sa mort, et pour
lesquels il avait obtenu la signature de sa femme.

Seguey protesta:

--Nous avons déjà payé trois fois. Ma mère s’est presque ruinée.
Valmont, notre hôtel du Cours du Chapeau-Rouge, tout y a passé.

M. Peyragay eut un geste de réprobation. Le capitaine s’était conduit
comme un misérable.

Seguey réfléchissait:

--Mais elle, elle, comment a-t-elle toujours cédé? Elle a deux enfants.
La dernière fois, ma mère avait exigé la promesse qu’elle ne donnerait
plus aucune signature.

M. Peyragay leva vers le plafond ses petits yeux qui avaient plongé
dans tant de ruines et de vies défaites:

--Elle ne pouvait pas agir autrement.

Puis rapidement, d’une voix plus basse:

--Voyons, Seguey, vous êtes un homme, vous me comprenez. Si votre sœur
avait refusé, dans la situation où elle se trouvait, son mari n’aurait
pas hésité à faire un scandale. Cette liaison qu’elle traîne toujours,
il la connaissait. Non, ne l’accablez pas, ne jetez pas la pierre;
demain, elle n’aura peut-être plus que vous.

Il avait appuyé sur ces derniers mots d’une manière significative. Un
nom était sur ses lèvres qu’il eût aimé dire. Mais Seguey, le visage
aride, s’était détourné: la vérité lui brûlait le cœur.

Certes, s’il avait voulu savoir davantage, M. Peyragay eût été
amplement communicatif. Il suffisait de le regarder pour voir que son
information était abondante. Un certain orgueil se dégageait de toute
sa personne, primant des sentiments d’amitié pourtant très réels;
devant une affaire passionnelle, et alors même que sa bienveillance la
déplorait, il redevenait le vieux spécialiste au flair infaillible; son
geste ne pouvait s’interdire de soulever des vagues d’émotion. Mais
Seguey s’était ressaisi:

--Pouvez-vous me dire quelles sont les sommes?

--Quinze et vingt mille francs. Si vous voulez payer, ou essayer d’une
transaction, il faut que ce soit avant le 30.

Seguey réfléchissait: huit jours pour agir... Il rentrerait à Bordeaux
le lendemain.

Son attitude montrait qu’il considérait l’entretien comme terminé.
Mais, au moment où il se levait, M. Peyragay le retint: s’il n’avait
pas immédiatement des fonds disponibles, peut-être pourrait-il
s’adresser à M. Lafaurie?

Seguey se redressa:

--Je ne lui ai jamais rien demandé.

M. Peyragay le savait bien, et aussi que la veille encore toute
démarche de ce genre eût sans doute été inutile, mais M. Lafaurie
lui-même l’avait chargé de cette négociation, qui devait avoir
l’avantage de placer Seguey sous sa dépendance. Un télégramme venait
de lui apprendre la mort de l’agent qui dirigeait son comptoir, à la
Martinique; et, dans l’embarras où il se trouvait, ne disposant de
personne qui pût partir immédiatement, il avait pensé à Gérard. Le
garçon lui plaisait. Il parlait peu, mais toujours avec un remarquable
esprit de finesse. M. Lafaurie détestait les gens qui portent dans
les affaires des façons tranchantes. Seguey, lui, avait de «la race»;
petit-fils d’un grand armateur, il appartenait à la caste qui était
la sienne et pouvait faire un chef de maison. M. Lafaurie croyait à
l’atavisme. Il était aussi extrêmement jaloux de son autorité, prompt
à prendre ombrage, et distinguait tout l’intérêt qu’il y aurait pour
lui à tenir complètement en main ce garçon très intelligent et très
délicat, scrupuleux peut-être, qui se sentirait les bras liés par une
obligation matérielle. Que Seguey acceptât cet argent--et peut-être y
serait-il forcé--il était désormais à lui, fixé pour longtemps, pour
toujours peut-être, dans une situation qu’il lui ferait large, mais
subalterne. Trop habile pour se découvrir lui-même immédiatement, il
avait chargé M. Peyragay de le pressentir. L’affaire de Mme de Pontet
venait à point pour précipiter une décision qu’il voulait rapide. Il
comptait sur l’émotion du premier moment, le bouleversement d’une
nature qui avait de son nom un respect extrême. Cette fois encore,
Seguey ne laisserait pas glisser sa sœur dans la boue, dût-il y tout
perdre.

C’était le reflet de ces impressions sur son visage que surveillait M.
Peyragay. Toujours optimiste, heureux de voir les choses s’arranger
vite et facilement, il n’avait pas pénétré d’ailleurs ce que cette
offre dissimulait de calculs sagaces. Il avait hâte d’en venir au fait.
Mais Seguey ne s’y prêtait pas.

Ainsi, M. Lafaurie était au courant et tous les autres aussi sans
doute. On lui faisait offrir de l’argent. Pourquoi? Dans quel but?
Quelle était la combinaison qui s’organisait et le jugeait-on assez
naïf pour croire aux protestations d’amitié, aux bonnes paroles, quand
il savait ce que coûtent dans le monde de tels services? L’affection
seule, le dévouement vrai et indiscutable les peuvent offrir. Mais il
ne s’agissait pas de cela, il le sentait bien. La vie et les affaires
sont choses brutales où le sentiment fait triste figure. S’il fallait
payer, il paierait lui-même.

Paule passant à ce moment devant le perron, il éluda la fin de
l’entretien. M. Peyragay, puissant et massif, l’accompagna jusqu’à la
porte:

--Je vous reverrai.

Il les regarda s’éloigner. L’idée lui vint que dans le plan si bien
agencé, cette jeune fille était l’imprévu: qu’il y eût entre eux un
sentiment vif, toutes les suppositions se trouvaient déplacées, l’issue
incertaine.

Ils s’étaient enfin rejoints, et s’éloignaient dans la grande allée,
Seguey s’excusait:

--Je vous voyais. J’aurais bien voulu vous rejoindre, mais avec M.
Peyragay, il n’y a pas moyen de finir...

«Il a été retenu. Ce n’est pas sa faute», pensait Paule qui avait erré
pendant une demi-heure, pleine d’anxiété et de confusion.

Il voulut savoir si elle venait souvent à Belle-Rive:

--Les Lafaurie reçoivent beaucoup. A la campagne, les visites sont une
distraction... Odette sans doute est votre amie.

--Oh! non, protesta Paule, je ne viens pas souvent; aujourd’hui, c’est
pour cet été la dernière fois.

Il entendait bien qu’elle voulait dire: «Quand vous serez parti, on
ne me verra plus, c’est seulement à cause de vous.» Le ton de sa voix
était un peu douloureux et désabusé:

--Odette n’est pas mon amie. Pour se plaire dans le monde, il faut
se contenter d’une certaine amabilité superficielle. Seulement, pour
moi, un peu, ce n’est rien. Les gens veulent surtout que tout soit
facile, et que personne ne les dérange ou ne les ennuie. Moi, si
j’avais des amis, j’aimerais me gêner, me fatiguer pour eux; ce serait
mon bonheur de donner beaucoup. Mme Lafaurie, qui est très aimable
pour moi, m’invite volontiers si elle me rencontre, elle n’aurait pas
l’idée de m’écrire. Odette est très gentille, mais elle n’a pas besoin
de moi; elle ne peut vivre que dans une bande de jeunes gens et de
jeunes filles; elle n’aime pas causer. Si je venais trop souvent, je
l’ennuierais. Ce n’est pas l’amitié, cela.

C’était la première fois qu’elle parlait si longuement à quelqu’un, si
intimement, mais Seguey était encore pénétré par les pensées brûlantes
que M. Peyragay avait suscitées. Il écoutait mal. Peu à peu, ce grand
désir de sincérité l’atteignait pourtant. Il la regarda. Les yeux brun
clair tournés vers lui étaient baignés d’un regard d’amour.

Elle continuait, comme si elle eût voulu, une fois au moins, aller au
bout de cette pensée:

--Avoir des amis, c’est être sûr qu’on est aimé, qu’on ne gêne pas,
qu’on peut entrer avec confiance dans une maison qui vous est ouverte.

Il semblait qu’elle eût déjà lutté longuement contre ce mensonge des
apparences, dont se contentent tant d’autres natures: «Ce n’est pas
bien prudent, lui disait-il, avec une amertume soudaine, de vouloir
seulement ce qui est vrai, d’aller jusqu’au fond. On s’expose à des
déceptions.»

Un groupe de jeunes femmes passa tout près d’eux. Odette Lafaurie les
accompagnait; elle portait en travers devant elle une raquette de
tennis, son pas enroulait sa robe lâche autour de ses jambes. Seguey
continuait:

--Dans les relations, la plupart des gens apportent seulement des
préoccupations d’intérêt ou de vanité. On recherche telle personne
parce qu’elle est le lien qui vous rattache à certains milieux.

Elle marchait à côté de lui, les yeux maintenant baissés. Est-ce que
lui non plus ne comprenait pas? Elle, si fière, qui demandait tout,
elle était disposée avec lui à se contenter de très peu de chose...

--Chez vous, dit-elle enfin, je n’étais pas intimidée. Votre mère
accueillait si bien. J’aurais aimé revenir sans cesse, rester plus
longtemps.

Elle se rappelait être allée à Valmont un jour où les vendanges
devaient s’achever. Plusieurs jeunes filles tressaient des guirlandes;
dans la grande porte du cuvier ouvert, Mme Seguey avait fait suspendre
une touffe d’asters et d’hélianthus...

--Oui, dit Seguey adouci et se souvenant, elle aimait que tout fût joli.

Il revoyait ces réjouissances. Après quinze jours de gaieté et
de soleil, de branle-bas dans toute la maison, les vendanges se
terminaient dans une grande fête. La charrette chargée de bastes
entassées, dont la plus haute pavoisée de pampres, rentrait au milieu
des rires, des chants, dans un cortège d’enfants qui écrasaient sur
leurs joues les dernières grappes. Sa sœur était là aussi, petite
fille, en robe claire... Le soir, conduite par le doyen des paysans, la
troupe venait en procession offrir aux maîtres un bouquet énorme...

«Comme il se souvient de tout cela», pensait Paule.

Elle était heureuse d’avoir touché une partie de son cœur restée si
sensible. Dans la douceur de cette intimité naissante, elle se sentait
de nouveau revivre: ce jour-là, le visage éclairé, les mouvements
recueillis et tendres, elle était jolie...

Ils venaient de faire volte-face au bout de l’allée, près d’un grand
massif de cannas aurore. Pour revenir au fleuve, ils s’engagèrent dans
un des étroits couloirs de verdure. La lumière filtrée par les feuilles
y était blonde et dormante. Gérard s’était un peu rapproché de Paule;
il se voyait l’attirant à lui, couvrant de baisers ce visage altéré
d’amour.

Il n’y avait personne dans la petite tribune de pierre et ils y
montèrent. Le ciel palpitait devant eux comme un abîme de lumière. Elle
s’était accoudée et ne disait rien, les yeux fatigués par l’immense
éblouissement. Des barques passaient. Elle se sentait comme en dehors
de la vie, au-dessus des choses...

Un bruit de pas dans les feuilles mortes la fit tressaillir. Ils se
retournèrent. Mme Saint-Estèphe, quittant vivement un jeune homme qui
l’accompagnait, alla vers Seguey:

--Il m’a été dit que vous aviez l’intention de partir demain?

Sa voix, qu’elle s’efforçait de rendre ironique, tremblait légèrement
de contrariété.

Il répondit, avec les formes habituelles de la politesse que des
affaires le rappelaient. Elle affecta de ne rien en croire: les hommes
se retranchaient toujours derrière ce prétexte.

Elle revenait vers la maison et ils la suivirent.

Dans le jardin, comme elle ouvrait une ombrelle verte, Odette, qui
paraissait nerveuse et bouleversée, arrêta sa sœur. Elle voulait savoir
s’il était vrai que Gérard Seguey allait partir.

--Il le dit du moins, répondit Gisèle, qui la regarda comme si une idée
subite frappait son esprit.

Un peu en arrière, Seguey disait à Paule:

--Vous vous en allez? Je pensais vous voir davantage. Ici, je sais,
c’était difficile. Si vous le vouliez, je pourrais aller vous dire
adieu demain, dans la matinée.



XIV


Seguey refusa la voiture qui devait le raccompagner. La veille, à la
fin de la soirée, il avait pris congé de ses hôtes, et demandé que ses
valises fussent transportées à la gare dans la matinée. Quant à lui,
il préférait marcher un peu avant de partir. Personne ne pensa qu’il
voulait monter à Valmont.

Tout en s’éloignant, il revoyait les heures de la veille; Paule,
en face de lui, sur la petite terrasse, pâle d’amour. Elle aussi,
infiniment seule, se débattait dans les tristesses. Il aurait voulu
l’attirer à lui et l’apaiser entre ses bras; mais, dans cet abandon, ne
consommerait-il pas sa propre défaite? La vie l’entraînait. Vers quels
lendemains?

Il revivait aussi une tout autre scène, qui avait éveillé en lui un
monde de pensées. C’était le soir, après le dîner. Il avait vu M.
Lafaurie venir à lui, souriant, affable. Dans le petit salon, où
le vide s’était fait autour d’eux immédiatement, l’entretien avait
commencé sans préliminaires: la proposition que M. Peyragay était
évidemment chargé de lui transmettre, mais que sa froideur avait
arrêtée, M. Lafaurie la lui avait faite du ton le plus aimable; rien
d’autoritaire ne se dégageait de sa personne à ce moment-là, aucun
désir de rappeler combien la situation présente de Seguey était
difficile; au contraire, toute la bonne grâce que cet homme si fin
savait déployer:

«Je serai heureux de vous avoir,» disait l’expression bienveillante
de son beau visage. Tout de suite, il le traitait en collaborateur,
mélangeant agréablement les louanges aux indications:

--Cette sorte d’affaires, vous la connaissez. Vous ne seriez pas le
petit-fils d’un homme que Bordeaux n’a pas oublié si les questions
d’armement vous restaient fermées... Vous n’avez jamais été là-bas...
C’est parfait. Vous n’y apporterez pas d’idées préconçues. Chez moi, on
a toujours eu une défiance extrême des gens qui prétendent tout savoir
d’avance. D’ailleurs, avec votre tact, vous verrez vite ce qui en est,
et que l’essentiel est de pénétrer les gens et les choses. Dans ces
pays, il y a toujours beaucoup d’intrigues, de consciences douteuses ou
malhonnêtes, mais vous n’êtes pas de ceux qui tombent dans les pièges,
et ma proposition vous montre assez quelle confiance...

Certes, il n’était pas de ceux qu’on joue aisément. Tant de manières
charmantes ne lui avaient pas dissimulé qu’il serait là-bas en
sous-ordre, et que le petit-fils de Jean-Jacques Seguey tomberait au
rôle d’employé supérieur, d’employé pourtant. Cette situation, dont M.
Lafaurie disait habilement qu’elle était brillante, elle l’enchaînait
au char d’un autre. Les apparences ne le trompaient pas. Le même homme
qui était hier si séduisant pour le conquérir, resserrerait demain
sur lui une poigne de fer. Il travaillerait à sa fortune. Entre cette
maison et la sienne, une rivalité autrefois avait existé dont il
retrouvait dans sa sensibilité les traces profondes. Voilà de quelle
façon elle se terminait aujourd’hui en lui. La défaite encore, et
irrémédiable! Dans de telles ruines, que pouvait-il d’ailleurs rebâtir?

Ses paupières battirent. A Valmont, n’était-ce pas encore cet air de
désastre qu’il allait trouver?

Le village, qu’il dut traverser, avait son air de gaieté et
d’animation. La journée commençante le rafraîchissait de ses brises. Le
soleil le baignait de ces ondes argentées qui font si brillantes les
heures du matin.

On voyait là, des deux côtés de la route départementale, une
cinquantaine de maisons rangées. La gare avait été bâtie au fond du
vallon. La Pimpine coulait auprès d’elle, baignant les chevaux que
l’entrepreneur de charrois y faisait descendre et entraînant vers la
Garonne des flottilles de canards que les ménagères allaient chercher
dans les oseraies.

Le petit cours d’eau passait sous la route, au bas de la côte, à
l’endroit où avaient été bâties les premières maisons. Celle du
pharmacien, par crainte des inondations, avait été élevée sur une
plate-forme de ciment qui formait un bastion au bord de la rue. En haut
de la montée, dominé par le clocher de l’hospice, le rocher feuillu
fermait la vue.

Il regardait toutes choses avec une émotion singulière, comme pour les
pénétrer jusqu’au fond et s’en souvenir. Il n’avait jamais remarqué
combien une petite épicerie sombre, à droite de la route, paraissait
paisible et somnolente, avec sa vitrine encombrée de sabots, de
pelotons de ficelle, d’engins de pêche, et les bidons d’essence posés
sur un banc. Trois pas plus loin, étalant ses grandes devantures
vitrées à un carrefour, en face d’une petite place en terrasse plantée
de trois platanes et d’une croix de fer, un vaste établissement
d’alimentation représentait dans le village l’activité et la vie
moderne. Déjà grondait, le long du trottoir, la trépidation d’un grand
camion automobile surchargé de sacs. On le sentait prêt à s’élancer
sur toutes les routes, fait pour l’élargissement des affaires et pour
la richesse. Dans le bureau de tabac, qui était aussi un cabaret, deux
ou trois paysans buvaient du vin blanc. Seguey se rappela combien
cette petite salle débordait le dimanche de fumée et de vie bruyante;
c’était là le réceptacle des passions qui secouent les hommes, la
politique fermentait au fond des gros verres, toutes les questions qui
n’échauffent bien que lorsqu’on est plusieurs à les discuter, avec du
vin et du tabac.

Il quitta la rue pour s’engager dans un chemin creux qui s’élevait
au flanc du coteau. Encaissé, bordé d’un côté par un haut talus, il
longeait le mur du couvent. A travers le portail, Seguey aperçut deux
religieuses qui portaient un chaudron de cuivre. Elles avaient, sur
leur robe brune, un tablier bleu. Dans le jardin, des volubilis couleur
de saphir fleurissaient sur une barrière; quelques vieillards étaient
assis: une femme trottinait, les cheveux tirés, sa jupe de pauvresse
découvrant des bas de coton blanc dans de gros chaussons de lisière.

Une pensée grandissait qui lui cachait ce ramassis de vies misérables.
Lui aussi souffrait d’une de ces douleurs qui ne s’avouent pas.
Qu’y-a-t-il dans les plaies que nous font les questions d’argent?
Quelle humiliation les corrode pour que la volonté s’exténue à les
cacher sous les vêtements, comme cette bête qui rongea les entrailles
du héros antique sans qu’il se fût trahi par un cri? Les amis mêmes
ont le geste instinctif de s’en détourner. Seguey se demandait s’il
en découvrirait tout à l’heure quelque chose à Paule. Devant elle, ne
serait-ce pas aussi se diminuer? Les attendrissements lui faisaient
horreur. Mais que ce pays était beau!

Au-dessous de lui, le grand paysage était étendu, vert au premier plan,
puis baigné au delà du fleuve de lumière bleue. En bas du coteau, la
palud se divisait en prés et en vignes, avec des rangées d’arbres
fruitiers qui bordaient les chemins de propriété. Les maisons étaient
posées dans les feuillages. Dans les lointains commençaient les pins,
et les huit pylônes d’un poste de télégraphie aérienne dressaient sur
l’horizon des silhouettes presque chimériques.

Quand Valmont fut sur le point de lui apparaître, il se surveilla,
observant vis-à-vis de lui-même les règles de modération qu’il s’était
fixées, mais une grande tristesse l’envahit dès qu’il vit la façade
blanche et les contrevents fermés. Il se rappela le jour où là maison
avait été vidée de ses meubles. Tout l’après-midi, devant le perron,
les paysans attroupés regardaient descendre les sommiers, les armoires
et les ciels de lit.

Il tourna dans une allée bordée de lilas. Derrière la maison, un noyer
d’Amérique, léger feuillage agité et mêlé de jaune, avait jonché la
pelouse de grosses noix vertes. Il en ramassa une, respira son odeur de
poivre, et la rejeta.

Il se tint à l’écart des communs, ne voulant pas être reconnu. Un coin
du jardin était marqué par un colombier, en bas duquel se trouvait une
pièce remplie de ferraille et de vieux outils. Un pigeon posé sur une
planchette le regarda passer; il était blanc, la queue relevée; son œil
paraissait dur dans une peau rouge.

En un quart d’heure, il eut tout revu. Que ce jardin paraissait désert!
Mais puisque sa mère n’était plus là, puisque jamais ne reparaîtraient
sur la prairie son parasol de coutil rayé et sa chaise longue, que
venait-il chercher ici? Valmont n’existait plus que dans sa mémoire.
Que valait la réalité auprès de tant d’images descendues en lui, parmi
lesquelles son cœur n’épuiserait jamais la déchirante douceur de se
souvenir?



Partout les vendanges étaient commencées.

Depuis le début de septembre, chacun s’occupait des préparatifs. On
avait balayé les cuviers, arrosé les cuves, et mis à l’air tous les
ustensiles. Dans les vieux pressoirs, un ouvrier accroupi avait
soigneusement mastiqué les joints, étalant avec une palette de bois
un ciment rouge mélangé de suif qu’il faisait fondre dans un poêlon.
Il s’en dégageait une odeur de cire qui se mêlait à celle des murs
humides. Dans les cuisines, on avait fourbi les chenets, l’écumoire,
la cuiller énorme qui sert à remuer la soupe dans un pot de fer. Les
charrettes passaient sur les routes, transportant plusieurs étages de
barriques vides qui s’élevaient au-dessus de leurs fourragères.

Dans les vignes, se détachant parmi les feuilles jaunes, apparaissaient
de loin les mouchoirs noués sur le chapeau des jeunes filles. De toutes
les maisons du village et de la campagne s’échappaient le matin des
bandes joyeuses. Tous, depuis les vieillards jusqu’aux enfants, et
les chiens mêmes, entraient dans le mouvement de la grande fête; les
pêcheurs cessaient de pêcher, les couturières de tirer l’aiguille, Mme
Rose abandonnait ses paniers et mettait son âne en vacances.

Tout ce monde coupe, mange et rit, s’enveloppe les jours de brouillard
dans de vieux tricots, se régale le matin de raisins glacés, et vide
des cruches de piquette dans le soleil. Les vapeurs roses du couchant
éclairent le retour des lourdes charrettes. Une odeur de moût qui
fermente s’échappe des cuves. Leur gouffre est plein d’un sourd
grondement; et dans le sang échauffé par le vin nouveau, la vie aussi
tressaille plus forte, les mouvements de joie et d’humeur s’y succèdent
par sautes brusques, du rire, des chants, puis des querelles qui
éclatent en une minute.

Le matin où Paule attendait Seguey, elle était allée près de la route,
au bord d’une vigne que l’on vendangeait. La troupe avait vu glisser
au-dessus d’un rang son ombrelle blanche. Le vieux Pichard, les bras
ruisselants de jus écarlate, foulait les belles grappes d’un bleu noir
que renversaient dans une baste les vide-paniers. Mme Rose, dont les
ciseaux ne s’arrêtaient pas, encourageait un enfant qui lui faisait
face:

--Passe par-dessous, mon petit homme. Voyez s’il coupe bien. C’est
qu’il n’a pas du sang de lapin. Vide-paniers, tu ne veux donc pas venir
me trouver... Ah! l’insolent, il courtise les jeunes filles. Cours vite
ici, mon joli garçon!

Un peu plus loin, une femme âgée parlait aux pieds de vigne avec
affection:

--Ah! le pauvre! Comme il est chargé! Encore un de débarrassé... Le
voilà bien à l’aise jusqu’à l’année prochaine. C’est drôle, tout de
même, que ces affaires-là poussent sur du bois.

Sa figure décharnée de vieille paysanne, sous son mouchoir sombre,
était creusée de grandes rides autour du menton.

Deux jeunes filles, du bleu et du rose, le visage rapproché à travers
les feuilles, chuchotaient longuement. L’une d’elles, fière de sa
belle natte, de ses traits fins, de sa taille mince, aurait voulu
savoir comment on danse le fox-trott. Mais l’autre, qui avait des
yeux bleu clair, dans une figure ronde et plate, toute tachée de son,
ne connaissait que la scottisch, la mazurka, et cette ronde pendant
laquelle on chante: «A la tresse, jolie tresse...»

Plusieurs fois, pendant cette matinée, Paule avait été de la maison
au bord de la route. Seguey tardait à paraître. Elle redoutait qu’il
ne vînt pas. Toute la nuit, ayant été agitée, troublée, elle aurait
voulu précipiter la marche des heures. Avant l’aube, elle avait ouvert
sa fenêtre: la campagne était grise encore, les arbres tranquilles;
tout exhalait un calme qui l’avait frappée. C’était donc ici qu’il
allait venir. Quelle était cette parole qu’il n’avait pas dite et qu’il
s’était décidé à lui apporter?

En ces heures glacées où la nuit s’achève, il lui semblait bien long
d’attendre le jour. Maintenant, elle aurait voulu retenir le temps.

L’appel de la cloche éclata soudain. Louisa, quand elle ne savait où
la trouver, avait coutume de sonner ainsi. Elle rentra rapidement. La
vieille femme, plus hargneuse que jamais en ces jours où toutes ses
casseroles étaient bousculées, se plaignit qu’elle ne fût jamais à la
maison; on avait autre chose à faire qu’à l’aller chercher.

Paule, d’un geste, lui imposa silence:

--Mais enfin, pourquoi?

Pouley se montra.

Il avait son éternel sourire sur sa face rouge, tortillait sa casquette
dans ses deux mains, et ne parut pas comprendre quand elle déclara, le
visage mécontent et froid, qu’il lui était impossible de l’écouter:

--Revenez demain si vous voulez. Aujourd’hui, je suis occupée.

Elle insista:

--J’attends quelqu’un.

Louisa, qui ne perdait rien de la conversation sans en avoir l’air,
tourna vivement la tête vers la route. Pouley, planté devant la porte
de la cuisine, ne faisait pas mine de bouger. Paule répéta:

--Demain, si vous voulez.

Dans le jardin, comme elle contournait la maison, elle entendit le
bruit de ses gros souliers. Toujours bonhomme, il la rattrapa, regarda
à droite et à gauche, et, satisfait de la tenir enfin à l’écart:

--Crochard, il y a deux jours, est venu me trouver le soir.

Il parlait d’une voix presque basse, l’air mystérieux:

--Pouley, qu’il me dit, je te préviens que tu n’as pas à compter
l’année prochaine sur les prairies. «--Qu’est-ce que tu en sais? que
je lui dis.--Parce que c’est moi qui les ai louées, l’affaire est
faite.» Au premier mot, je ne l’ai pas cru, parce que je sais comme il
se vante. Mais pour pouvoir mieux lui répondre, je suis venu voir. Ce
n’est pas que la chose vaille le dérangement. Avec un homme comme moi,
qui vous ai rentré tous vos foins, vous ne penseriez pas...

--Si ce n’est que cela, trancha Paule, vous pouvez être bien
tranquille, nous n’en avons pas seulement parlé. Allons, au revoir,
monsieur Pouley.

Mais il l’arrêta au coin de la maison, lui barrant la route:

--Alors, je pourrai lui dire que je les aurai l’année prochaine, et
puis les autres. Un bail de dix ans, c’est ce que je voulais vous
proposer.

Elle essayait de se dégager:

--Je vous ai dit que je suis pressée.

L’homme continuait de suivre son idée. Dans sa figure patiente,
ses yeux clignotaient. Son menton, sur le col de sa blouse bleue,
ressortait carré. Rien n’empêchait «Mademoiselle» de se prononcer.

Il soupira:

--Autrement, on parle, on dispute, on ne sait plus lequel écouter...

Sur ces derniers mots, elle le vit qui s’écartait respectueusement. Un
chien aboya.

Seguey arrivait.

Depuis la veille, l’esprit de Paule s’était fatigué à imaginer ce
moment. Cependant, à le voir paraître, elle éprouva un saisissement
et son cœur battit. Le reste du monde s’effaça pour elle: les regards
de Louisa, postée sur la porte de la cuisine, l’air de complicité de
Pouley qui se retirait discrètement, tant d’autres curiosités cachées,
tout lui échappa. Il n’y avait plus qu’elle et lui dans son vieux
domaine et une solitude profonde les enveloppait.

Elle lui offrit d’entrer dans la maison, mais il refusa:

--Peut-être, lui dit-il, n’aurais-je pas dû venir ici?

Il paraissait hésitant, nerveux. Sa voix avait eu une inflexion de
tristesse qui ne pouvait tromper. Il portait en lui un fond de douleur.
Craignait-il que sa visite fût critiquée? Elle remarqua que sa figure
était creusée; les yeux, dans son teint brun, paraissaient plus clairs,
brillants et fiévreux.

--Mais, dit-elle doucement, je vous attendais.

Elle continua:

--A Belle-Rive, nous n’avons jamais pu causer tranquillement. Tout le
monde semble agité, pressé. J’aurais voulu vous remercier mieux de
m’avoir écrit, d’avoir eu quelquefois une pensée pour moi. Dans mon
malheur, vous m’avez aidée...

--Moi, dit-il vivement en prenant sa main, mais je n’ai rien fait.
C’est vous, Paule, vous seule. Tout à l’heure, à Valmont, je pensais à
vous. Il n’y a que vous qui puissiez comprendre...

Elle marchait à côté de lui, tête nue, ayant oublié sur un banc son
chapeau de paille et l’ombrelle blanche. Les allées étaient jonchées
de feuilles rousses, de feuilles d’argent toutes tigrées de noir et de
marrons d’Inde. Un peu de brise glissait dans les arbres déjà dégarnis;
leur dépouille sèche passait par grands vols.

Il lui parlait de la vente de Valmont, du regret qu’il en avait eu. Un
instant, ils se sentirent intérieurement tout près l’un de l’autre,
près de se rejoindre.

--Oh! disait Paule, les choses qu’on aime, qu’il doit être dur de les
céder pour de l’argent!

Il la regardait, avec la gravité d’un homme qui a mesuré toutes les
bassesses de la vie:

--Dans les soucis d’argent, il y a toujours tant d’autres peines!

Elle courbait un peu la tête, hésitante, n’osant pas poser la question
qui brûlait son cœur. Qu’y avait-il donc? Des tristesses qui touchaient
peut-être au plus intime de lui-même, à la dignité, à l’honneur? Une
force de passion s’élevait en elle. Les pires suppositions ne lui
représentaient rien qui la fît frémir: elle ne redoutait qu’un malheur
au monde, celui de le perdre.

Il la sentait à son côté entièrement à lui. Une émotion d’amour montait
dans ses fibres. Avec elle, la médiocrité eût été embellie, la vie
transformée; la douleur n’eût été qu’un motif d’être mieux aimé,
plus complètement défendu par ce cœur profond prêt à se placer entre
les duretés du monde et sa déchéance. Il imaginait sa tête posée sur
l’épaule qui touchait la sienne, la laideur humaine oubliée, mais les
mots fondaient sur ses lèvres. Il sentit que la minute était passée,
qu’il ne pourrait pas...

L’horloge de la chapelle frappa lentement les coups de midi. Paule
les comptait, par habitude, ne sachant pas que les battements fidèles
avaient la mission de fixer exactement cette heure dans son souvenir.

Puis l’angélus souleva dans l’air ses grandes clameurs, exaltant sur la
campagne riante et dorée la visite de l’ange, la fête éternelle du plus
pur amour.

Ils s’étaient assis en face du fleuve, à droite du portail, sur un banc
rongé de lichens. Plusieurs générations y avaient guetté, dans les
jours d’été, la venue fameuse du mascaret, ou simplement le passage
d’une «gondole» verte qui s’arrêtait à l’embarcadère mouillé près
du port. On y accédait par une passerelle qui descendait en pente
rapide, formant un angle presque droit quand la marée basse découvrait
au-dessous des roseaux les pentes de vase.

Ce service de bateaux, interrompu pendant la guerre, n’avait pas été
rétabli. Seguey le regrettait. Le court voyage était charmant. Il
avait, sur le pont, une place de prédilection; dans la cabine, les
riverains se recevaient comme dans un salon, M. Peyragay tenait sous
le charme de ses histoires les propriétaires mêmes qui ne parlaient
habituellement que du cours des vins.

Les yeux de Seguey se fixaient sur Paule qu’il se rappelait y avoir
vue, petite fille, dans une robe blanche très empesée.

--Vous n’avez pas une photographie de vous, avec cette robe?

Il regrettait tout ce qu’il avait aimé, qui n’existait plus.

Le temps passait. Il fallait partir.

Elle fit quelques pas avec lui sur le chemin de halage. Il était
protégé du soleil par une bordure de chênes magnifiques; à travers
leurs plus basses branches, les yeux découvraient la nappe brillante
du ciel d’automne et l’ondulation des coteaux. Le fleuve coulait de
l’autre côté du chemin; une épaisseur grise de roseaux et d’oseraies le
dissimulait.

Le soir, le soleil brûlait cette berge avant de descendre comme un
globe rouge derrière l’écran de l’horizon. Les barques échouées sur la
vase du petit port craquaient de chaleur, la réverbération de l’eau
fatiguait les yeux. Mais, le matin, il n’était point sur cette rive un
plus bel ombrage que celui du vieux rang de chênes: ils étaient sept
ou huit, robustes, non point très hauts, mais développant une ample
verdure; quelques tiges de lierre couraient dans la gerçure des écorces.

Seguey et Paule s’étaient arrêtés pour les regarder. Le soleil pleuvait
entre les étages de verdure. Les feuilles touchées paraissaient blondes
et translucides. Une barque passa que l’on devinait au battement
des rames et au mouvement de l’eau sur la rive; quelques ondulations
vinrent mourir au pied des roseaux qui s’inclinaient dans un bruit de
soie.

Deux ou trois fois, il avait commencé de lui dire adieu. Mais elle le
retenait:

--Vous avez le temps.

Elle ne pouvait croire que ce fût fini pour ce jour-là. Ses mains
ne se tendaient que pour le garder. Elle avait tant de choses à lui
dire qui, depuis toujours, pesaient sur son cœur. La ruine, elle s’y
serait enfoncée avec lui, s’il l’avait permis; le bonheur était dans
sa présence, il n’était que là, mais il y a sur les lèvres d’une jeune
fille un sceau invisible qu’elle ne peut rompre la première.

Quand il fut parti, elle rentra dans le jardin vide. Tout ce qu’elle
avait à faire paraissait soudain inutile et privé de sens: entre cette
heure et les réalités quotidiennes, un abîme s’était creusé.

Elle avait senti qu’il l’aimait.



Le jour où les vendanges s’achevaient, une dispute s’éleva à la fin
de l’après-midi. Paule avait donné de l’argent pour que la jeunesse
s’amusât le soir à l’auberge. Ceux qui ne dansaient pas demandaient
leur part. Crochard, qui avait beaucoup bu, réclamait très haut; la
veille, une explication au sujet des prés l’avait mis en rage, Pouley
s’était vanté d’avoir fait l’affaire et signé un bail pour dix ans.
Depuis, Crochard rôdait sans cesse autour de la maison, aigri, violent.

Quand Paule, à la fin de la journée, le vit passer, poussant son bœuf,
et jetant aux uns et aux autres des mots irrités, elle pensa avec
angoisse qu’il lui serait impossible de garder cet homme.

Dans le cuvier, où était foulée la dernière vendange, sous le feu
trouble d’une lampe, le travail se prolongea jusqu’à près de huit
heures. Paule regardait, dans les demi-ténèbres, la danse de quatre
hommes écrasant les grappes; leurs jambes rougies s’enfonçaient dans
l’épaisseur bleue. Ils la ramenèrent, avec des pelles de bois, dans le
milieu du large pressoir. Le moût ruisselait.

A ce moment, Crochard entra, le pas chancelant, et s’entrava dans le
tuyau de la pompe à vin. Il lança un juron ignoble.

Elle lui demanda s’il s’était fait mal. Mais déjà, il avait jeté la
pompe à bas et se répandait en injures.

Elle alla vers lui. Une force la poussait. Le moment était venu pour
elle de rejeter enfin une odieuse domination.

Elle lui dit:

--Sortez.

Une rage folle le secoua. Il ne sortirait pas. Ce n’était pas comme
cela qu’on parlait aux gens. Sa petite tête coiffée d’un béret se
rapprochait d’elle, crispée et furieuse. Paule en sentait l’haleine
avinée. Mais elle faisait tête, le visage pâle et impassible; d’un
geste, elle écarta les hommes accourus:

--Non, laissez-moi!

Et à Crochard:

--Je vous ai dit de sortir.

Il la menaçait maintenant, de son poing noueux qui avait rompu tant de
fouets sur ses chiens et sur son bétail. La colère qui était en lui
balayait tout, ambition, calculs,--une colère d’homme fou d’orgueil et
à moitié ivre. Elle, elle, cette petite, elle avait l’audace de lui
résister. Et il lui jetait, tout contre sa face, son profond réservoir
d’injures,--les mots les plus bas, ceux qu’on crache aux filles. Il les
reprenait, avec les pâteuses répétitions de l’homme qui a bu; et elle
reculait peu à peu, traquée maintenant contre le pressoir.

Elle dit enfin, affreusement pâle:

--Emmenez-le.

Il y eut un bref corps à corps, des «bordées» d’injures, puis le tapage
se perdit...

A Louisa, promptement survenue au bruit, elle répondit d’une voix qui
s’efforçait de demeurer ferme:

--Ce n’est rien.

Dans sa chambre seulement, elle s’abandonna. La brutalité de l’attaque
l’avait étourdie. Elle éprouvait bien un soulagement à la pensée que
cet homme ne pouvait plus rentrer chez elle, mais ses impressions
étaient les plus fortes, et elle sanglotait de souffrance et
d’humiliation, écœurée par les mots affreux.

Elle se sentait pleine de pitié pour sa jeunesse. Plus encore que
d’affection, elle avait besoin de respect. Pendant ces quelques
instants affreux, les barrages avaient été rompus et la vie avait
précipité sur elle ses flots les plus sales. Où trouverait-elle un
refuge sûr? Le nom de Seguey, qui avait été mêlé à cette scène, la
faisait rougir.

Un sentiment d’horreur lui venait pour l’existence que ce vieux domaine
lui imposait. Pour la première fois, elle le haïssait; tout ce qu’elle
avait aimé en lui s’évanouissait dans l’impression que sa jeunesse
était sacrifiée à une tâche lourde et inutile; elle l’avait vu, dans sa
pensée, florissant, prospère, avec ses vignes croulant sous les fruits:
maintenant, elle n’aspirait plus qu’à la paix. Y parviendrait-elle?

Une phrase reparut soudain dans sa mémoire:

«Il faut que tu te maries ou bien que tu vendes.»

Un frémissement la secoua toute. Elle se marierait. Seguey reviendrait,
elle appuierait sur lui sa tête si lourde et, quand il saurait de
quelle manière elle était traitée, il l’envelopperait de ses deux bras
pour la protéger. Toute sa peine se réfugierait contre son cœur.



DEUXIÈME PARTIE



I


Lorsque Gérard Seguey, descendant du train, se trouva au bout du pont
de pierre, il remarqua tout de suite que les pêcheurs de morue étaient
arrivés.

Huit jours avant, quand il avait quitté Bordeaux, il n’y avait
encore, dans le port, que deux goélettes. Maintenant, elles étaient
une quinzaine, rangées deux par deux et formant une file, comme un
grand convoi ancré au milieu du fleuve. Autour d’elles, dans la
lumière ambrée d’un après midi de septembre, crépitait comme pour
une danse infatigable l’étincellement de petites vagues. Ce clapotis
éblouissant courait sur leurs flancs. Les unes, hautes sur l’eau,
allégées, découvraient une ligne de flottaison de couleur ocre;
d’autres s’enfonçaient, appesanties par leur lourd butin. Quelques
bricks-goélettes y étaient mêlés. Les coques battues par la mer se
détachaient presque uniformément d’un gris de saumure, avec de grandes
traînées rouilleuses; les ponts étaient encombrés de toiles roulées, de
cordes, de doris enchâssées les unes dans les autres; de ces épaisseurs
de choses jaunâtres jaillissaient les hautes mâtures--deux mâts, trois
mâts, en bois clair, luisant, montant d’un seul jet ou croisés de
vergues, et entre lesquels s’élançaient les drisses. Leurs gréements
dessinaient, dans le grand paysage de la rade, d’aériennes figures
de géométrie: pyramides nettes des haubans, aux faces tendues comme
des échelles; losanges multiples, toute une architecture élégante et
sèche dressée pour le vent et pour les oiseaux. Ses traits audacieux
semblaient sur le ciel tracés au burin.

Chaque année, à la même époque, le cortège besogneux remontait le
fleuve, ayant drainé dans les brouillards de l’océan l’antique richesse
des poissons salés. Il avançait dans l’immense croissant formé par
la rade, laissant derrière lui les bassins de réparation, les quais
verticaux où s’amarrent les paquebots massifs des grandes Compagnies.
Il passait devant la longue façade du dix-huitième siècle, coupée de
loin en loin par de grands cours et de vastes places; la plus belle,
l’esplanade des Quinconces, encadrée d’arbres, luxe royal d’air et
d’espace, au cœur d’une ville toute commerçante, lui présentait
son double phare, sa terrasse dressée au-dessus du port, sa rampe
à balustres que l’on pourrait voir au fond d’un tableau de Claude
Lorrain ou de Véronèse; la place Richelieu, avec ses hôtels où siègent
les sociétés de navigation; l’ancienne place Royale, symétrique et
harmonieuse, d’une noble architecture Louis XV, qui a gardé sous les
fumées les belles lignes de Gabriel, et où l’âme même de la Cité règne
vigilante et laborieuse. La Bourse et la Douane y ont été bâties face
à face, comme à Venise la Libreria vis-à-vis du palais des Doges. Ce
décor classique, d’un goût sobre et pur, s’accorde avec l’idéal de
mesure, d’ordonnance régulière et de correction que l’aristocratie
bordelaise impose à sa ville. Mais le vieux quartier est proche,
pittoresque et sale, tout grouillant de vie populaire. C’est devant lui
que les goélettes viennent s’amarrer sur les bouées de corps mort.

Il y a là, pour les attendre, de grosses gabares qui s’attachent au
flanc des bateaux pêcheurs. Une fourmilière d’hommes se font passer
de main en main les grands poissons plats qui n’apparaissent que pour
disparaître. La ville réveille les portefaix, couchés sur le seuil
des portes ou assis le long des trottoirs; les charretiers mettent
en branle les longs camions bas que tirent plusieurs chevaux attelés
en flèche. Les chargements s’engouffrent dans l’ancien Bordeaux où
serpente, sombre et célèbre depuis des siècles, la rue de la Rousselle.
Un relent de morue y flotte; les grands-parents de Montaigne, plusieurs
générations d’Eyquem, s’y sont enrichis.

Les hommes de la mer débarquent. Ils ont revu de loin, en bas des
maisons rangées sur le port, une bordure lépreuse de bars équivoques.
Leurs larges carrures encombrent l’entrée toujours ouverte. Un
perroquet enchaîné la garde. Des lanternes vénitiennes, orange, vertes,
multicolores, s’y allument le soir dans la fumée, au-dessus des filles
qui versent à boire. Ils se groupent aussi, le long des trottoirs,
devant les petites voitures drapées d’andrinople où les marchands
ambulants débitent des foulards, des bretelles et des pipes mélangés
aux porte-monnaie. Par derrière cette façade, à la fois princière et
sordide, les maisons louches entr’ouvrent sur des ruelles leur corridor
noir où l’on trouve parfois au petit jour de grands corps couchés.

Seguey aimait ce tableau du port.

Il habitait sur le quai de Bourgogne, en face de la montée du pont:
une longue terrasse en pente douce, plantée comme une promenade de
quatre rangs de tilleuls. Les femmes, l’été, y cousent des voiles, les
sandaliers y transportent leur établi. Un marché s’y tient le samedi,
et le lundi la foire aux guenilles. Le grand effort monumental du
dix-huitième siècle a élevé tout à côté un hémicycle de façades, la
place Bourgogne, avec l’ouverture béante d’un arc de triomphe. Mais ce
quartier bruyant, animé et dépenaillé, garde une physionomie que la vie
moderne entame avec peine.

C’est Saint-Michel. Il se tasse au pied de ce monument populaire qui
est son église. Il a son clocher, haut de cent huit mètres, planté sur
la rade. Dans cette ville où les églises dressent dans le ciel tant
de tours inégales, la sienne est unique. C’est _la flèche_, mot que
toutes les bouches modulent d’un accent affreux. Un caveau s’ouvre dans
sa base, recélant des momies qui passent pour une des curiosités de
la ville. Mais, en réalité, elle est gardienne et symbole des choses
vivantes; autour d’elle tettent en plein terroir les vieilles racines.

_La flèche_... Elle est la reine de l’esprit local, d’un vocabulaire
qui fait parfois sursauter d’horreur l’oreille délicate ou non
prévenue; un monde spécial s’accroche à elle, la foule des vanniers,
des marchands de filets, des gagne-petit, et aussi la clientèle du
bateau-soupe mouillé à côté des bains sur le bord du fleuve. La halle
voisine déborde à ses pieds. Chaque matin dresse autour d’elle des
parapluies de toile grise abritant des légumes, des viandes entassées,
des quartiers de lard. Les oignons et les têtes d’ail s’accumulent
par terre sur de vieilles toiles. Les ruisseaux traînent des détritus
et des troncs de choux. Autour d’elle s’agite la nuée bruyante des
portanières qui soutiennent en équilibre sur leur tête une corbeille
ronde, ou reviennent couronnées de leur coussinet.

C’est alors, dans l’encombrement des caisses renversées, des paniers
ouverts, que sa vraie vie éclate. Elle est dans le rire des jeunes
filles, qui ont sur un peigne de strass un chignon déployé comme un
éventail; elle est dans l’assemblée des femmes assises au milieu de
leur déballage, les hanches rebondies, la poitrine grasse, et qui
ont, pour interpeller, des roulements d’yeux, des rengorgements, toute
une mimique inimitable. Son âme joyeuse se répand en cris, renouvelant
derrière les tréteaux une séculaire comédie d’appels et d’insultes.
Son âme misérable est dans l’éventail des petites rues souillées où
des loques pendent aux fenêtres. L’Espagne est là aussi, avec ses
femmes rondes comme des tourelles dans des entrepôts de grenades;
l’Afrique y mêle ses grands diables de nègres en bourgeron bleu et
casquette sombre, balançant leurs bras, quand ils ne pressent pas sur
leur cœur des paquets enveloppés de gros papier jaune. Et voilà que la
marée humaine roule encore parmi tous ceux-là, énormes et enfantins,
accompagnés parfois par une coiffe blanche, ceux qu’on appelle ici les
«Terre-Neuviens».



La maison qu’habitait Seguey, comme toutes celles de la «façade», avait
été construite au dix-huitième siècle, alors que de véhémentes colères
accusaient un grand Intendant, M. de Tourny, de transformer la ville
en un chantier de construction. Elle avait une belle architecture
classique, une entrée voûtée, des balcons charmants et un étage dans le
toit d’ardoise. Celle-là n’était pas déshonorée par des rideaux sales
derrière les vitres, de vieilles persiennes, une devanture bariolée de
bar au rez-de-chaussée. Au second étage, on voyait même des stores de
tulle et des jardinières remplies de géraniums.

Au-dessus de chaque porte s’épanouissait, sculptée dans la pierre, au
fond d’une sorte de coquille, une figure malicieuse.

Elles apparaissaient entre des volutes et des attributs, noircies par
les fumées du port, mais étonnamment vivantes sur cette cimaise. Le
peuple des marins, des charretiers, des filles qui ont aux oreilles des
pendants de cuivre, défilait au-dessous d’elles sans les voir jamais.
Mais elles, d’en haut, les dévisageaient.

Elles regardaient passer la vie.

Le dix-huitième siècle souriait en elles. Quelle coquetterie animait
cette figure de femme aux cheveux bouffants, au nez relevé sur une
bouche en croissant de lune. Combien narquoise se révélait cette face
d’homme: un front couronné de quatre cornes, le regard railleur, les
lèvres charnues et délicates sur une barbe qui semblait douce dans
la pierre même. Les navires pouvaient bien apparaître et s’évanouir,
les couples, un instant enlacés, se jeter dans l’oreille des phrases
brutales, elle disait, cette figure encadrée d’une ancre et d’un
éventail, que l’amour est chose légère.

Il en était une surtout qui eût pu servir de modèle à Quentin-Latour:
un masque de femme un peu lourd et gras, couronné de fleurs, qui
lançait un regard oblique. Elle semblait épier le galant qui allait
tourner au coin de la rue. La bouche spirituelle avait sa riposte prête
au coin du sourire. Celle-là connaissait tout des choses et des gens:
elle regardait, sur le trottoir, la vieille marchande qui s’était
fait un chapeau de gendarme avec un journal, débiter dans ses cornets
des poignées de crevettes et des crabes rouges. Les hommes, largement
souillés de sueur, de charbon et d’huile, ne l’effrayaient pas.
Mais, dans ce flot humain, elle n’avait qu’un seul amoureux, souvent
infidèle, qui passait bien des fois sans lever la tête. Ce soir-là,
après huit jours d’absence, il était rentré brusquement. Et elle
guettait, malicieuse, sa sortie prochaine.

La domestique, Virginie, remettait à Seguey un paquet de lettres.
C’était une mulâtresse qui avait servi pendant trente ans chez sa mère
comme femme de charge. Elle avait un visage couleur de cannelle sous un
madras jaune, des anneaux d’or aux oreilles, et un vieux cœur plein de
dévouement passionné et d’enfantillage.

Seguey, qui la tutoyait depuis l’enfance, coupa court à son bavardage.

L’appel du téléphone résonna trois fois. Gérard, qui achevait de lire
son courrier, étendit la main vers l’appareil posé sur sa table. Sa
physionomie se fit attentive: M. Lafaurie l’attendait à la fin de
l’après-midi.

Un moment encore, dans le petit salon ouvert sur le quai, il examina sa
situation. L’affaire qui se présentait à lui, s’il trouvait le moyen
de la modifier à son avantage, était peut-être une chance heureuse.
Il considérait comme transitoire la position qu’il occupait chez un
courtier maritime, depuis longtemps en relation avec sa famille. Au
lendemain de la démobilisation, il était entré dans ce bureau avec la
pensée d’y faire un apprentissage, et aussi d’attendre qu’une occasion
de fortune vînt s’offrir à lui. Il s’y était d’ailleurs attardé.
Il avait été un peu distrait, quelquefois hautain et dédaigneux.
En réalité, le goût de son indépendance morale le tenait souvent à
l’écart. Dans ses relations, il avait tout naturellement cherché les
qualités rares, la culture, la distinction, au détriment d’autres
avantages que la vie monnaie. Cet art de choisir ses amitiés, ses
plaisirs d’esprit, c’était le plus coûteux de tous les luxes, parce
qu’il risquait de le mettre en marge. Au fond, il portait en lui un
inconscient mépris de l’argent--mépris hérité de parents négligents,
artistes et un peu prodigues. Maintenant, l’argent, qui ne souffre pas
l’indifférence, prenait sa revanche. Et il se rappelait les mythes
antiques: le monstre féroce qui affronte l’homme et le met en pièces
s’il n’est pas dompté. Un plus lointain atavisme se réveillait aussi en
lui: celui du grand-père Seguey qui avait vécu dans cette ville presque
comme un roi, et dont l’œuvre s’était fondue. Il avait suffi pour cela
de bien peu de temps. Deux générations avaient passé et le remettaient
au point de départ.

Ses yeux cherchaient lentement ce qui lui restait: dans ce petit
bureau, qui eût fait la joie d’un antiquaire, qu’est-ce que la vie
lui avait laissé? Des éventails, des châles de l’Inde aux longues
palmes rousses, des miniatures délicieuses. Son regard se fixa sur un
petit tableau de Galard, un berger des Landes très haut perché sur
ses échasses, son tricot aux doigts, qui avait été la perle d’une
exposition de l’art du Sud-Ouest. Le conservateur du Musée lui en
avait offert un grand prix. A des enchères, les amateurs bordelais
se le fussent disputé. Mais tout cela, dont il avait tiré de si
intimes satisfactions, comme c’était peu! Il y découvrait maintenant
l’expression même de sa destinée; dans leur naufrage, quelques
parcelles de beauté avaient surnagé, mais ce n’étaient que des débris.

Son esprit était vraiment ce jour-là extrêmement lucide. Il voyait
exactement où il en était: au point de vue social, il bénéficiait d’un
ancien prestige dont le lustre allait s’éteignant; son nom n’était
coté comme une valeur que dans la mémoire des vieux négociants, il
faisait partie d’un passé. «Ancienne Maison J.-J. Seguey», pouvait-il
lire quai des Chartrons, sur une plaque de cuivre jaune. Des hangars
se trouvaient en face, recevant les marchandises avant l’embarquement
et à l’arrivée. La même raison sociale s’y étalait en grosses lettres
d’outremer sur un fond gris-clair: «Compagnie de navigation. Ancienne
Maison Seguey et Fils.» La vieille flotte n’existait plus, ces grands
voiliers qui naviguaient autrefois pour eux entre Bordeaux et la
Martinique. Les siens leur avaient donné de beaux noms: _La France
chérie, La Confiance_...

Le capitaine Guignon, justifiant sa réputation malheureuse, en avait
mis un sur des récifs. Les autres avaient eu peu à peu bien des
avaries. C’étaient maintenant des paquebots à deux ou trois ponts qui
portaient, largement peint sur leurs cheminées, le pavillon blanc aux
étoiles bleues.

Dans le monde aussi, peut-être, le crédit dont il jouissait était-il
tout près de sa fin? Pendant son séjour à Belle-Rive, auprès de
certaines personnes qui exagéraient l’amabilité, il avait eu parfois
l’impression d’une imperceptible réserve. Ce n’était presque rien
encore, une nuance, mais que sa nature enregistrait immédiatement.
Jusque-là, bien qu’il pût paraître diminué, ses qualités d’esprit et de
goût lui valaient une indiscutable considération. Il n’était personne
qui ne tirât quelque vanité de le fréquenter. Dès son entrée dans le
monde, à la fin d’études brillantes, il avait été classé, déclaré une
fois pour toutes «très intelligent» dans une société où le premier
jugement se modifiait peu. Chacun y était, d’un bout à l’autre de son
existence, auréolé ou desservi par cette mystérieuse sentence qui
prenait la forme classique du lieu commun.

Certes, sans qu’il se mît jamais en avant, et sans doute à cause de
cette réserve, l’opinion s’était plu à renchérir sur son mérite. Mais,
auprès des gens qui représentaient une grosse fortune, une réputation
de cette sorte ne pouvait se soutenir que difficilement.

Ah! il regardait devant lui sans illusion. Sa valeur intellectuelle,
autour de laquelle on avait fait parfois un bruit déplaisant, personne
ne lui aurait accordé la moindre attention s’il n’avait été un homme
du monde, allié aux meilleures familles de la société. Dans d’autres
conditions, il n’eût été qu’un pauvre garçon, un Jules Carignan, ce
qui aurait autorisé chacun à prendre avec lui un air protecteur sans
le protéger jamais effectivement. Mais, pour des raisons d’ordre
différent, la même disgrâce le menaçait: la médiocrité était devant
lui, et peut-être la pauvreté.

Lui-même, le matin, avait dit à Paule: «Vous ne savez pas combien la
ruine est une laide chose.» Oh! bien laide! Non pas tant à cause des
retranchements matériels que parce qu’elle pose la grande question:
Être ou ne pas être. Manquer d’argent, c’est se trouver sans cesse
limité, cerné, avec une sensation d’insécurité qui met une fièvre
impuissante dans le goût d’agir. C’est aussi se voir chaque jour dans
la dépendance des gens et des choses.

Ah! qu’il était difficile de vivre la vie. Les philosophes qui
célèbrent le détachement intérieur et le stoïcisme n’avaient su bâtir
que de précaires maisons de refuge, dont on n’est même jamais sûr de
bien fermer la porte. Ils parlaient d’oubli, de retranchement. Tout
cela lui paraissait faux, inutilisable, comme des paroles de paix quand
la guerre éclate.

Sur le quai, alors qu’il se dirigeait vers le Pavé des Chartrons, sa
tension nerveuse augmenta encore. Plus il y pensait, plus la pauvreté
lui faisait horreur. Il n’avait jamais recherché le monde, mais quant à
y être mis de côté ou traité de haut, il se refusait même à l’imaginer.
Il avait vu tant de jeunes hommes se hasarder dans des milieux où ils
se trouvaient peu à peu repoussés et éliminés. La fourmi fourvoyée dans
une fourmilière qui n’est pas la sienne n’aurait pas fait plus triste
figure. Tout cela pourtant valait-il la peine qu’il s’en occupât?

Soudain, une plus profonde émotion effaça les autres. Paule... Pourquoi
l’avait-il revue? Son souvenir, quelque chose d’inquiet et de tendre où
il la sentait vivre frémissait en lui. Si l’affaire qui l’amenait chez
M. Lafaurie arrivait à sa conclusion, n’aurait-il pas à se reprocher
d’avoir été imprudent, peut-être cruel? Il sentait en lui, quand il y
pensait, comme une fêlure de sa volonté.



II


Les bureaux de M. Lafaurie se trouvaient au premier étage d’une maison
du quai, entre les Quinconces majestueux et la petite place encombrée,
bruyante, fermée au fond par l’Entrepôt, près de laquelle débouche le
cours aristocratique entre tous: le Pavé des Chartrons. Le «Pavé» comme
les Bordelais l’appellent par une abréviation qui n’implique aucune
familiarité, planté d’arbres, bordé d’hôtels aux portes cintrées, aux
façades brodées de fines guirlandes, et au bout duquel apparaît le
Jardin Public éclatant de gaieté derrière ses grilles aux lances dorées.

Seguey, qui avait marché presque jusqu’aux docks pour tromper son
impatience, revint lentement en suivant les quais. Il s’arrêta un
moment devant un paquebot que l’on déchargeait: c’était l’_Ausone_,
récemment sorti des chantiers, avec trois ponts superposés et deux
énormes cheminées orange. Une nuée d’hommes s’agitait le long de son
flanc noir amarré au quai, comme une fourmilière à côté d’un monstre.
Avec sa masse énorme qui écrasait tout son entourage, ses moignons de
mâts, il s’opposait vigoureusement aux fines goélettes dressées dans
le fleuve qui ont l’élan et la liberté des oiseaux de mer. Un peuple
tumultueux de machines et d’hommes le prenait d’assaut pour le vider
jusqu’aux entrailles. Deux grues, dont la tourelle tournait à la
hauteur d’un entresol, dévidaient une chaîne au fond de la cale et en
arrachaient des grappes de sacs. Il y avait là, pour les recevoir,
le troupeau puissant des hommes de peine que la hâte de jeter leur
charge pourchasse comme un fouet à travers le quai. Deux mécaniciens
nègres, en cotte bleue, indolemment accoudés à un bastingage, levaient
au-dessus d’eux des faces joyeuses.

Les portefaix étaient toujours ceux qu’a sculptés Puget: des faces
d’ivrogne aux cheveux trempés par la sueur; des encolures de taureau
que le poids du sac tasse entre les épaules; des bras nus aux muscles
gonflés, des mains qui s’accrochent à la charge inerte. L’un d’eux,
énorme, tendait une tête contractée. Quelques malingres, la respiration
courte, la peau collée, dépensaient précipitamment leur force nerveuse.
L’un d’eux, aux moustaches gauloises, quand la charge tombait sur lui,
semblait s’écraser.

Tout autour se pressaient des camions, les autos grondaient, un train
long de cent cinquante mètres dévidait la file de ses plates-formes;
des pauvresses, glissées entre les sacs comme des rats d’égout,
balayaient hâtivement quelques grains perdus; d’autres, accroupies,
misérables paquets de guenilles grises, grattaient avec leurs ongles
dans des tas d’ordures. En face, quelques maisons inclinaient au-dessus
de la chaussée les hampes nues où monte, aux jours de fête, le pavillon
des grandes Compagnies. De l’autre côté, lisière du ciel éblouissant,
s’étalait le bleu des coteaux; et dans tout cela, brume dorée du
soir, fumées et relents, clameur du travail, affiches immenses, grues
encrassées et infatigables, s’exhalait la puissante poésie du port.

Quand Seguey eut passé devant l’Entrepôt, ses yeux se tournèrent vers
les fenêtres des bureaux où présidait M. Lafaurie. Il était à la fois
irrité et respectueux de cette grandeur. Ses sentiments étaient ceux
que peut avoir, devant le monument d’une victoire, le fils du chef qui
a succombé. Que de fois, à cette place, il avait été mordu au cœur par
le sentiment de son impuissance! Il enviait cette force qu’il avait
perdue. Sa pensée se portait vers les grands paquebots, les grandes
affaires; une ardeur d’action le tourmentait, fatigante et vaine,
comme cette fièvre de réussite qui consume l’étudiant pauvre sur ses
mornes livres. Puis il passait, il oubliait... avec ses pensées, il se
composait un autre univers. Mais, aujourd’hui, M. Lafaurie, tendant
vers lui une main ouverte, pouvait le remettre à sa vraie place. Le
voudrait-il?... Trouverait-il en lui assez de ressources et d’habileté
pour l’y décider?

Les bureaux comprenaient plusieurs pièces claires, sobrement garnies
de meubles anglais et de cartonniers, dans lesquelles une quinzaine
d’employés étaient répartis. Un garçon se tenait à l’entrée dans un
vestibule arrangé en salon d’attente. Ce personnage en veste bleu
barbeau toisait de très haut les nouveaux venus. La prétention de voir
M. Lafaurie lui paraissait exorbitante. Le cabinet du chef de la maison
était dans son esprit un lieu redoutable et presque sacré, devant
lequel étaient dressés plusieurs barrages qu’il devait défendre. Mais à
peine eut-il présenté la carte de Seguey qu’il reparut transformé des
pieds à la tête, presque obséquieux.

Seguey attendit quelques minutes. Une porte entrebâillée découvrait
une grande pièce partagée en deux parties inégales par une boiserie.
Le crépitement des machines à écrire vous assourdissait. Deux
dactylographes, tapant sur leur clavier à toute vitesse, le regardèrent
curieusement....

M. Lafaurie représentait heureusement dans le monde le type du galant
homme. Dans son bureau, il faisait figure de souverain. Son cabinet
de travail, net et déblayé, avec une table d’acajou Empire, quelques
larges fauteuils en cuir, donnait une haute idée de son importance.
Bien des jeunes gens, entrés en solliciteurs dans ce sanctuaire des
grandes affaires, y avaient immédiatement perdu leurs moyens et donné
la plus piètre idée de leur caractère. L’empressement, qui est un signe
de vulgarité, y tombait dans le vide d’un profond dédain; la timidité
succombait sous l’indifférence. Mais, rien qu’à regarder Gérard Seguey
entrer et s’asseoir, M. Lafaurie fut confirmé dans l’idée qu’aucun
autre ne pourrait correspondre aussi parfaitement à ses propres vues.

M. Lafaurie, comme presque tout le monde, avait deux visages. Pour
accueillir son futur «collaborateur», il avait arboré le plus
séduisant, cette bonne grâce dans le sourire qui est une première
suggestion d’entente. La confiance émanait de lui. «Tout cela n’est
rien», semblait-il dire, devant le jeune homme un peu soucieux qui ne
renonçait évidemment pas à ses objections.

Il est rare qu’un sujet difficile soit abordé immédiatement. Lorsque
deux adversaires se trouvent en présence, une convention tacite leur
accorde quelques minutes pour s’observer. M. Lafaurie reprit le
cigare qu’il avait un instant posé à côté de lui, dans un cendrier.
Il en regarda l’extrémité pour s’assurer que quelques points rouges
y vivaient encore. Un œillet violet, cueilli le matin à Belle-Rive,
fleurissait son veston noir un peu élimé. Depuis la guerre, il mettait
une sorte d’ostentation à faire durer ses vieux vêtements. Mais sa
cravate se détachait, souple et moelleuse, dans l’ouverture d’un gilet
moucheté de gris.

Le préambule languit un peu, M. Lafaurie se tenant à des considérations
générales de sympathie et de bienveillance. Seguey, assis dans un
fauteuil qu’il lui avait désigné près de sa table, attendait que la
conversation prît un autre tour; ce n’était pas pour entendre cela
qu’il était venu. Ses manières, un peu créoles, trompaient sur la
ténacité cachée de son caractère. Lorsqu’il écoutait, ses paupières
se fermaient à demi. Ses cheveux ondulés aux tempes et divisés sur le
côté par une raie très fine semblaient garder un pli féminin; mais la
mâchoire ressortait, puissante.

M. Lafaurie le tâtait de regards vifs et précautionneux. Sans doute,
sous les touffes de ses sourcils gris, son œil enfoncé vit-il
clairement que sa première manœuvre ne pouvait sans inconvénient être
prolongée; et, renonçant aux banalités:

--Maintenant, parlons de vous. Puis-je compter sur votre concours?

Une fois entrés dans le plein jour de la question, ils la discutèrent.
M. Lafaurie insistait sur les avantages matériels.

--Que vous faut-il? Que demandez-vous?

Seguey se recueillit deux ou trois secondes:

--Des avantages immédiats, c’est beaucoup pour moi. Mais je suis obligé
de regarder plus loin. Vous-même m’avez rappelé tout à l’heure le nom
que je porte. Si l’un des miens avait accepté la situation que vous
m’offrez, ce n’eût été que pour quelque temps, avec la promesse d’un
autre avenir.

M. Lafaurie redressa ses larges épaules. On eût dit que sa personnalité
allait se dilater et occuper la maison entière. L’association... Ce
garçon, qu’il aurait cru désintéressé, de but en blanc, osait exprimer
cette prétention inadmissible. Qu’était-il au juste? Un rêveur ou un
ambitieux extrêmement pratique, osant jouer le tout pour le tout?

L’expression de bienveillance s’était glacée sur son beau visage. Un
second masque se dessina. Seguey eut l’impression qu’il se trouvait en
face d’un grand féodal.

M. Lafaurie affectait de ne pas comprendre:

--Il n’est pas question de cela. Vous connaissez les sentiments que je
vous porte. Là-bas, représentant la Maison, vous aurez toute autorité.

Les traits de Seguey aussi se rétrécirent et se ramassèrent. Sous la
courte moustache brune, les coins de sa bouche s’étaient creusés.
Lui-même avait la révélation de sa volonté longtemps dormante,
brusquement heurtée qui serait, dans la lutte, malléable mais
résistante.

Il regarda discrètement M. Lafaurie:

--Je ne doute pas de vos sentiments.

Un éclat d’ironie passa dans sa voix. Décidément, il se sentait d’une
caste, celle des chefs. Si elle l’excluait, il ne mendierait pas un
morceau de pain.

M. Lafaurie essayait d’assoupir la question en épaississant sur elle
les paroles condescendantes:

--Je crains que vous n’ayez pas une vue juste des circonstances.
Les jeunes gens ont souvent beaucoup d’illusions. Plus tard, ils
regrettent... Ils distinguent mieux de quel côté leurs intérêts
auraient dû les mettre. Mais l’occasion passe et ne reparaît plus.
Ceux-là mêmes qui ont en main les plus grandes chances, des relations,
des capitaux, sont souvent déçus. Quand on entre dans le domaine des
réalités, il faut se délester de beaucoup de rêves.

A d’autres moments, ses insinuations eussent accablé Seguey de
découragement et de doute, mais, dans l’état de tension où il se
trouvait, il les sentit comme un aiguillon.

Sa réponse fut, au début, un modèle de modération. Puis, dans la
discussion, ses arguments peu à peu se développèrent. La sympathie
qu’on lui témoignait ne pourrait-elle pas prendre une autre forme?
Il ne recommencerait pas plusieurs fois sa vie. Pour la Maison même,
ne vaudrait-il pas mieux qu’il lui fût attaché par un intérêt
direct, permanent? Dans l’avenir, au moins, il lui fallait voir des
possibilités d’élévation et de fortune...

Chacun avançait comme à pas feutrés, s’efforçant de poser le problème
de telle façon que l’autre n’eût plus qu’à lui donner la solution la
plus aisée. M. Lafaurie s’étonnait lui-même d’envisager avec sang-froid
cette chose énorme, le partage futur de l’autorité. Mais, s’il avait
trouvé devant lui un pauvre hère, consentant à tout, avec quel dédain
il l’eût écarté!

L’un et l’autre, installés dans de semblables fauteuils carrés,
se surveillaient attentivement. Il y a dans un jeune homme plein
d’ambition dissimulée une singulière force attractive. M. Lafaurie, qui
n’avait pas de fils, appréciait chez Seguey des manières et un tour
d’esprit qui pourraient en faire un grand patricien. C’était dommage
qu’il fût ruiné!

Gérard s’étant levé, M. Lafaurie le raccompagna jusqu’à la porte, le
ton changé, presque paternel:

--Quand j’avais votre âge... non, quelques années de moins, avant que
je parte pour le Chili... j’entrai chez M. Montbadon avec de très
modestes appointements. Il me dit un mot que je me rappelle... Votre
situation, c’est vous-même qui la ferez. Vous voyez, cela ne m’a pas
trop mal réussi.

Il avait posé sur la manche de Seguey sa main large et blanche.
L’annulaire était orné d’une pierre gravée, épaisse et sombre, entre
deux griffes:

--Revenez me voir... Vous savez que j’ai beaucoup d’amitié pour vous.
Les vieilles relations, c’est encore ce qu’il y a de mieux. Nous
trouverons peut-être un arrangement.

Seguey regardait à travers les vitres. Le crépuscule tombait rapidement
sur l’eau gris d’argent. A travers ces petites phrases, il entrevoyait
des sous-entendus comme autant de mines à exploiter, dont il
extrairait peut-être sa part de fortune. Toute espérance n’était pas
perdue, mais il fallait attendre, dissimuler...

Il trouva quelques mots délicats pour remercier M. Lafaurie d’une
bienveillance qui le touchait profondément. Ce fut dit un peu
froidement, sans démonstration, avec une attitude qui ne livrait rien.

Dans l’escalier, Seguey rencontra Carignan furieux qui enfonçait
jusqu’à ses oreilles un vieux chapeau mou. Il avait mis une cravate
voyante et son meilleur costume pour aller voir M. Lafaurie, dit des
sottises au garçon posté à l’entrée et, finalement, échoué devant le
barrage. C’était la troisième fois qu’il se présentait.

Sur le Pavé des Chartrons, les réverbères allumés éclairaient les
arbres. Le gémissement d’une sirène s’enfla sur le port. Ils longèrent
les façades silencieuses. Devant le Jardin Public, les hautes grilles
d’or étaient fermées, les allées tournaient vides et blanches entre les
feuillages.

Carignan, rongé de colère, soulageait son cœur:

--Depuis six mois, on me fait jouer un rôle ridicule. Partout où je
vais, on m’arrête et on me présente: Carignan... médaille d’or... Les
gens veulent mon avis sur n’importe quoi, leurs bronzes d’art, leurs
porcelaines, leur appartement. A Belle-Rive, Mme Saint-Estèphe m’a
demandé de lui dessiner une robe japonaise. Un croquis, cela ne peut
pas se refuser.

Il marchait par grandes enjambées et fauchait l’air de gestes violents.
Seguey, plus petit, d’apparence tranquille, et qui essayait de régler
son pas sur le sien, voulut des détails. Cette robe serait-elle
exécutée?

--Exécutée!... Personne ici ne va jamais au bout de quoi que ce soit!
Ce n’est pas une, mais dix personnes qui m’ont parlé de faire leur
portrait. Moi, naïf, qui m’y laissais prendre, je remuais les vieux
éventails, les robes, les écharpes, tout ce que les femmes peuvent
exhiber d’affreux et d’inutile dans ces moments-là. Ces dames me
donnaient des rendez-vous où elles ne venaient pas; ou bien, elles me
recevaient par grâce et d’un air pincé, en laissant entendre que je les
dérangeais. C’est qu’elles attendaient ce jour-là leur modiste ou leur
manucure...

Il respira profondément, à plusieurs reprises:

--Un artiste est traité comme un gobe-mouches. Les gens qui l’ont
eux-mêmes prié de venir ne se souviennent plus de lui ni de rien. On
n’oserait pas faire perdre ainsi son temps à un domestique. C’est
fatigant, à la longue, ces faux espoirs, ces journées vides. Moi qui
aurais tant à travailler...

Et d’une voix plus basse:

--Les gens du monde ne comprennent pas. Ou bien, ils n’ont aucune idée
de l’honnêteté. Un artiste, s’il gâche son temps, se détruit lui-même.
Le temps, un homme comme moi n’a que cela... Mais, pour ce qui est de
ma peinture, ils _ne m’auront pas_! Je ne leur ferai aucune concession.

Ils suivaient les allées de Tourny, bleues et désertes, illuminées
de hauts candélabres. Les devantures de fer des magasins étaient
abaissées, l’heure du dîner hâtait la marche des rares passants. Au
bout de cet espace éclairé, la masse sombre du Grand Théâtre dominait
tout.

Seguey lui toucha légèrement le bras:

--Pourquoi êtes-vous venu ici?

Il avait à peine parlé qu’il le regretta. Ne savait-il pas Carignan
pauvre, accablé de charges, talonné par un besoin d’argent qui était sa
pire humiliation? Lui aussi tombait fatalement dans la dépendance des
gens et des choses; et, sans lui donner le temps de répondre:

--Des sympathies... Vous en aurez, de très réelles. Les meilleures
n’apparaissent d’abord qu’à un second plan.

Carignan tournait vers lui des yeux affamés d’amitié dans ses traits
tirés. Seguey le regarda profondément:

--Vous avez raison de ne rien céder. Un artiste, s’il capitule, n’a
vraiment plus sa raison d’être. De l’argent, vous n’avez pas besoin
d’argent! Qu’est-ce que cela vous fait? Votre vie n’est pas là.

Il parlait avec une émotion singulière:

--Ne rien sacrifier de soi, c’est ce qu’il y a au monde de plus
difficile. Pour la plupart des hommes, cela ne se peut pas. La vie
est plus forte. Mais vous, peut-être, vous le pourrez. Quelques-uns
résistent.

Quand il le laissa, Carignan marcha longuement dans les rues désertes.
Devant un cinéma illuminé, comme il passait auprès d’une glace, il
fut frappé par l’expression d’enthousiasme qui rajeunissait son
maigre visage. Tous ses mécomptes se fondaient dans un sentiment de
joie orgueilleuse: cet amour de son art, le seul amour qui fût dans
son sang, dans toute sa chair, il avait l’impression de l’étreindre
passionnément.

Seguey rentra sans se hâter, en passant dans le vieux quartier par un
dédale de petites rues. L’entretien qu’il venait d’avoir décuplait ses
forces nerveuses. «Votre situation, c’est vous-même qui la ferez,»
avait dit M. Lafaurie, et il s’était cité comme exemple!

«Après tout, pensa Seguey, pour réussir, il lui a suffi de se marier.»

Une idée traversait son esprit: il l’écarta d’abord comme une folie,
mais elle reparaissait, tâtonnant autour de faits oubliés, et répandant
une lumière qui lui semblait presque insupportable.

«Non, protesta-t-il intérieurement, je n’aurais pas pu épouser Odette.»

Il revoyait l’air de froideur de la jeune fille. Pendant son séjour
à Belle-Rive, elle avait été singulière et presque impolie: en dix
jours, elle ne lui avait pas adressé trois fois la parole; cependant,
il ne cessait de la rencontrer, puis, à la veille de son départ, cette
agitation, ce trouble subit! A ce point de ses déductions, son esprit
s’arrêta de nouveau, craignant de conclure.

Un camion attardé dans une petite rue passa près de lui avec fracas. Il
se gara dans l’entrée d’un corridor noir.

«Non, répéta-t-il, je sais bien que c’est impossible.»

Mais des images se succédaient, lui représentant vivement ce qui aurait
pu être. Cette fois encore, il avait été négligent, il avait vu faux;
avec Mme Saint-Estèphe aussi, une occasion de fortune s’était présentée
qu’il ne s’était pas soucié de saisir. Quand donc renoncerait-il à
suivre imprudemment un attrait, un rêve? Le moment n’était-il pas venu
enfin d’étouffer son âme de jeunesse?

L’impatience hâtait son pas comme pour une fuite. Il était temps de
changer délibérément d’idéal et de jouissances. Mais Paule était
comprise dans ce sacrifice, Paule, dont il voyait d’avance le visage
meurtri, la désolation. L’abandonner... Cette pensée lui faisait
horreur. L’ambitieux chez lui était doublé d’un délicat dont il ne
parvenait pas à se délivrer.

Quand il arriva quai de Bourgogne, il fut surpris de voir éclairées les
deux fenêtres de son bureau.

Au bas de l’escalier sombre, un papillon de gaz dansait dans un globe
de verre dépoli; sa flamme éclairait un vieux tapis et une rampe en fer
forgé s’élevant dans l’ombre. Il était neuf heures. Seguey trouva une
lampe allumée dans le petit couloir et la salle à manger plongée dans
l’obscurité. Virginie, qui avait entendu tourner la clef, versait le
potage dans la soupière.

Il alla tout droit à son bureau. Une jeune femme assise dans une
encoignure, la taille ployée, se leva vivement et comme en un sursaut.

C’était sa sœur.



Anna de Pontet avait eu dans l’après-midi avec M. Peyragay un long
entretien. Il lui avait conseillé d’aller voir son frère. Un flot de
sang était monté à son visage durement marqué par ces derniers temps.
L’explication qu’elle redoutait, qu’elle avait fui obstinément, était
maintenant tout près et inéluctable.

Chaque semaine, elle passait deux jours à Bordeaux, laissant ses
enfants à sa belle-mère dans un domaine du Bazadais. Les de Pontet
avaient là-bas, depuis cent cinquante ans, des châtaigneraies, une
grande métairie, et un rendez-vous de chasse avec une tour en poivrière
enguirlandée par un rosier. C’étaient deux jours tourmentés, fiévreux,
pendant lesquels elle attendait l’amant, qui souvent tardait à venir.
Quand il était là, elle ne pouvait s’empêcher de lui demander des
explications, elle était jalouse; lui, de plus en plus capricieux,
brutal... Elle lui reprochait de ne plus l’aimer.

Elle était montée chez son frère à la nuit tombante. Dans l’appartement
vide, où son pas résonnait sur les parquets nus, Virginie l’avait reçue
avec un attendrissement de vieille bonne. Un moment, elle la garda
auprès d’elle, s’étourdissant de ses paroles.

Puis elle était demeurée seule. L’attente crispait ses nerfs fatigués.
Elle paraissait maintenant plus vieille que son âge, élégante toujours,
mais la figure osseuse, le nez aminci, le teint presque gris. Les
agitations incessantes avaient encore agrandi ses yeux. Un peu de rouge
ranimait sa bouche amère et comme harassée.

Par moment, un désir de fuite dilatait ses larges pupilles. Dans une
minute peut-être, elle entendrait tourner une clef, la porte s’ouvrir.
Que savait-il au juste de sa vie? La faisait-il appeler pour l’accabler
de reproches et la rejeter?

L’idée lui vint que tous _savaient_ et la méprisaient. Combien de fois
s’était-elle heurtée à des manières contraintes et des regards froids?
Le monde qui avait fêté sa jeunesse se retirait à son approche, sa vie
angoissée haletait dans la solitude.

Parfois, une colère s’emparait d’elle. Oui, c’était vrai; son amer
bonheur, elle l’avait volé. Mais de quel droit les indifférents
tournaient-ils vers elle des faces de juge? Qui donc aurait su aimer
comme elle l’avait fait, dans ces affres, cette agonie, toujours
menacée par le scandale, engloutissant tout? Est-ce qu’on calcule...
L’amour... Il n’y avait que cela au monde.

Des images passèrent fiévreusement dans son esprit. Quatre ans, pendant
lesquels elle avait lutté, torturée de crainte, de jalousie, reprenant
sans cesse un amant qui lui échappait! Maintenant, traquée par tous,
elle ne s’humiliait pas. Elle avait vécu. Mais, dans cette ruine où
elle s’abîmait, que ne pouvait-elle se griser encore? La pire honte,
c’étaient les éclats d’une passion aigrie, les scènes, les reproches,
ses bras refermés qui n’étreignaient plus qu’une haine aveugle. Malgré
tout ce qu’elle avait fait, en arriver là... Et demain serait pire
encore... Cet amour, qui n’était plus qu’une horrible exaspération,
quel désastre l’en délivrerait?

Elle pensa:

--Quand Gérard sera là, je lui dirai tout.

Elle était venue à sept heures, pour être sûre de le rencontrer. Au
point où elle en était arrivée, il n’y avait que lui pour la sauver.
Quelle autre main se serait tendue? Lui seul pouvait souffrir avec
elle, dans la même chair; et elle oubliait son silence de quatre
années--ce silence dans lequel chacun d’eux s’était enfermé,
inaccessible. Elle se voyait blottie contre lui, réfugiée dans ces bras
d’homme. Les affaires, les femmes n’y comprennent rien, ce n’étaient
pas des choses pour elles.

Elle écoutait, tendue vers l’instant où elle l’entendrait ouvrir la
porte et marcher dans le corridor. Mais, quand il entra, son courage
s’évanouit et elle s’abandonna aux événements.

Le dîner était servi. Doucement, elle repoussa le couvert que Virginie
avait préparé pour elle et s’assit un peu à l’écart. Il lui demanda des
nouvelles de ses enfants.

--Ils sont à Lugmeau, chez ma belle-mère. Je compte les laisser à la
campagne pendant tout l’hiver. L’air des pins, c’est parfait pour eux.
Moi-même, je ne viens ici qu’en passant...

Il évitait de regarder en face ses yeux misérables. S’il lui avait
demandé ce qui l’amenait ainsi à Bordeaux, elle aurait menti; sa vie
n’était que mensonge depuis si longtemps, mais, dans sa voix, il
entendait le son d’une douleur cachée.

Elle grappillait dans un compotier des grains de raisin. Quand ils se
retrouvèrent dans le petit bureau, la porte soigneusement fermée, elle
se sentit prisonnière et à sa merci; Gérard, assis devant sa table,
les mains éclairées, se dérobant à l’émotion, était à la fois son juge
et le plus redoutable de ses créanciers; passive, elle répondait à
ses questions. Ces billets, elle avait pu trois fois les renouveler.
Maintenant, c’était impossible. D’autres dettes, oui, elle en avait...
Elle ne se souvenait pas bien... Elle ferait le compte.

Un abat-jour très abaissé étouffait une lumière orange. Anna
reculait peu à peu dans l’ombre, à l’extrémité d’un lit de repos.
L’interrogatoire courbait ses épaules. Sa petite main blanche
s’accrochait nerveusement à un appui d’acajou, qui avait la forme d’un
col de cygne; ses doigts serraient par moments comme pour l’étrangler.

L’angoisse rendait sa voix haletante:

--Tu vas payer... Tu feras encore cela pour moi!

Elle souffrait horriblement, accablée, le cœur en détresse, mais
avec l’idée que tout à l’heure elle pourrait partir. Dans la rue,
toute honte bue, elle respirerait. Depuis six mois, épouvantée par
ce cauchemar des questions d’argent, elle s’était abaissée à tant de
démarches. Maintenant, pour quelque temps au moins, ce serait fini.

Elle murmura:

--Alors, tu veux... tu veux encore!

Il se leva, agité par la colère, et revint s’asseoir devant sa table:

--Si c’était la dernière fois... A présent, fais attention, je ne
pourrai plus, tu nous as ruinés.

Après un silence:

--Et pourquoi, pourquoi?

Il s’était promis de se dominer, mais les reproches amassés en lui
étaient plus forts que sa volonté, l’injustice qui le dépouillait était
trop criante. D’une voix sourde et pourtant violente, il rappela tout...

Elle avait mis sur son visage ses mains amaigries. Son corps tremblait.
C’était bien l’heure terrible qu’elle avait prévue, et elle essayait
de ne pas l’entendre, de penser à «l’autre». Demain, s’il l’avait
vue insolvable, ses meubles saisis, avec quelle brutalité il l’eût
repoussée! Ces histoires-là lui faisaient horreur.

Gérard aussi la piétinait:

--Nous avons trop souffert par ta faute.

Elle revoyait les premiers temps de cette passion ardente; un début
si doux, un enivrement rapide et total; puis, par de toutes petites
blessures, un envahissement du malheur qui déchirait et emportait tout.

Elle se défendait intérieurement. L’appel avait été trop puissant, elle
n’avait pas pu; l’excès même de sa folie ranimait ses forces. Soudain,
une intonation meurtrie de Gérard la fit tressaillir, quelque chose en
elle venait d’être heurté, l’ancienne tendresse...

--Comme tu me méprises!

Dans ses bras, intimement raccrochée à lui, elle avoua tout: ces
signatures, son mari avait usé de menaces pour les obtenir; si elle
avait résisté, il l’aurait chassée, il avait le droit. Elle aurait
préféré mourir.

Gérard la serrait contre sa poitrine. Pour ce misérable argent,
allait-il aussi la brutaliser? La passion qui l’avait arrachée aux
siens la rejetait ce soir toute en larmes. Il l’avait aimée pourtant,
il l’aimait toujours...

Une onde de tendresse submergea son cœur.



III


Gérard avait dit à Paule:

--Quelquefois, vers une heure, sur la terrasse du Jardin Public...

Mais il pensait qu’elle ne viendrait pas.

Le lendemain, le jour suivant, il parut très intéressé par les
plates-bandes. L’étroite esplanade était presque vide. Un gardien à
moustaches grises, assis dans l’entrée ouverte du Musée colonial,
lisait son journal. C’était l’heure où le jardin est dégarni de petits
enfants; des couples passaient; d’autres se penchaient, chuchotants, le
long des allées, sur des chaises de fer rapprochées.

Un jardinier déplaçait le panache d’eau jailli d’une lance. Au-dessous
de la terrasse, au bord d’une pelouse, un grand massif couleur
d’incendie vous éblouissait. Sa large ceinture brune s’éclairait de
festons verdâtres.

Il pensait:

«Pourquoi lui ai-je demandé de venir? N’avais-je pas assez d’ennuis, de
difficultés? Si je pars, il eût mieux valu...»

Ou bien:

«Dans sa vie si triste, elle aura toujours eu cela. Quand bien même je
ne lui donnerais que de l’amitié, c’est beaucoup pour elle. Après, je
ne sais pas, je ne peux pas savoir. A son âge; on doit oublier...»

Mais sa sœur était comme présente en lui. Il revoyait sa poitrine
creusée, son visage pitoyable et pourtant avide, le déséquilibre de
tout son être:

--Avec les femmes, on n’est jamais sûr!

Il se rassurait en pensant que Paule était tout autre, très
raisonnable. Elle avait été élevée dans des idées de réserve, de
dignité; c’était cela aussi qu’il aimait en elle; avec celle-là, il
serait toujours possible de raisonner et de réfléchir. Une tendresse
de jeune fille n’avait d’ailleurs rien d’une passion de femme, c’était
quelque chose de pur, de presque glacé...

La preuve semblait faite d’ailleurs: elle ne venait pas.

Il vivait de dures journées. Ses matinées se passaient chez les
huissiers et chez les avoués, sa main tournait le loquet de portes
gluantes, et, dans tout cela, il respirait un relent de misère, de
malpropreté qui lui répugnait. Les affaires de sa sœur s’étaient
enchevêtrées dans un tissu d’expédients presque inextricable. Devant
les notaires, les gens de loi qui tournaient vers lui des masques
d’Argus, il s’efforçait de paraître calme et indifférent, mais le
mépris qu’il croyait lire sur tous les visages lui était odieux. Son
intervention ne rendrait pas à Anna l’estime du monde. Il retirerait
les billets honteusement souscrits des mains avides qui les retenaient,
mais il ne pouvait faire que sa sœur ne les ait signés, et que ces
mêmes cabinets aux portes rembourrées de crin ne l’eussent vue entrer,
le visage décomposé, avec l’attitude d’une femme aux abois. Elle, si
fine, dont toute la personne n’était que grâce et distinction, elle
avait paru la bête traquée que les chiens achèvent.

Il devinait autour d’elle de douteuses complicités. Un sentiment
d’amertume s’élevait dans son âme contre ceux qui avaient ainsi gâché
sa vie. Sa mère même, entraînée par la violence de ce désespoir, avait
fermé les yeux en se dépouillant. Dans ce désastre de leur fortune,
le règlement définitif ne lui laisserait peut-être pas soixante mille
francs. Que faire alors? Comment entreprendre? Le soir où il l’avait
tenue dans ses bras, palpitante, exténuée, la pitié montée du fond
de sa chair l’avait désarmé. A la réflexion, une colère impuissante
l’irritait contre elle:

«Il faut qu’elle consente à une rupture», se répétait-il. Elle n’a
donc pas d’honneur, pas de sens moral? Elle ne pense pas à ses
enfants? Attendra-t-elle la dernière insulte, la honte d’être rejetée
et abandonnée?» Après tant de sacrifices, il avait le droit de lui
imposer... Puis, tout se fondait dans une sensation de tristesse, dont
il ne parvenait pas à se délivrer; leur situation lui apparaissait
tellement sombre que la seule issue était de partir.

«Il ne t’aime plus, voulait-il lui dire. Pourquoi n’as-tu pas le
courage de faire aujourd’hui ce que tu seras forcée de subir demain?»
Mais elle avait repris vis-à-vis de lui une attitude inquiète et
craintive. Devant cette femme ombrageuse, toujours prête à se dérober,
qui fixait anxieusement ses yeux sur la porte, il sentait l’inutilité
des raisonnements; leurs conversations d’affaires déraillaient sans
cesse, tous les gens qui lui réclamaient de l’argent étaient pour elle
des hommes sans cœur et des malhonnêtes.

Puis elle s’interrompait, le cerveau perdu et comme épuisée:

--Je ne sais plus. C’est trop fort pour moi.

Dans la passion seulement, elle n’était qu’intuitions, ardeur, énergie.

Cette fièvre entraînait Gérard insensiblement. Lui aussi sentait
l’attrait de l’abîme. Chaque jour, il se promettait de ne plus venir
au Jardin Public, mais, quelques instants après une heure, il se
retrouvait marchant de long en large sur la terrasse; il entendait
les tramways passer dans un bruit de ferraille; quelques vieilles gens
étaient assis le long des murs, sur des bancs verts, entre les colonnes
du petit Musée colonial. Il y entrait, parcourait les salles tapissées
de sandales tressées, de chapeaux en forme d’éteignoir, de peaux de
boas qui descendaient depuis la voûte jusqu’au parquet; quelques
flâneurs traînaient leurs semelles autour des vitrines, ébahis devant
le tam-tam, les dents d’éléphant et un masque de féticheur auquel pend
une barbe de paille; les petits oiseaux de Guyane à la gorge couleur
d’étincelle brillaient doucement à travers les vitres.

Le troisième jour, comme il tournait au coin de la terrasse, il vit
Paule qui venait à lui. Elle avait un chapeau recouvert d’un léger
voile qui tombait jusqu’à ses épaules et une veste ouverte sur une
blouse blanche. La clarté de son sourire effaçait toute idée de
mensonge et de rendez-vous équivoque.

Elle approcha, le visage heureux, sans hésitation:

--Je me demandais si je vous verrais... Il y a longtemps que vous êtes
là?

D’autres auraient regardé à droite et à gauche, inquiètes d’être vues,
mais elle était très naturelle et comme au-dessus de tous les soupçons,
avec un air de plaisir et de confiance.

Ils marchaient à côté des plates-bandes qui débordaient de fleurs
mêlées et multicolores, encadrant les gazons d’un jardin français.
Au-dessus s’élevait une figure d’adolescent enlacé à une chimère.
Seguey lui demanda si elle venait souvent à Bordeaux. Dans la fatigue
de la journée, un moment comme celui-là était délicieux.

Une semaine pendant laquelle ils se virent presque tous les jours;
mais Seguey paraissait souvent nerveux et préoccupé. Quand elle
l’apercevait, elle cherchait anxieusement dans ses yeux cette première
impression qui ne trompe pas; le ton qu’il conservait avec elle était
celui d’une amitié presque fraternelle; leur intimité était plus dans
leurs sentiments que dans leurs paroles. Paule, après qu’elle l’avait
quitté, s’en apercevait. Que savait-elle de lui, sinon qu’il y avait
dans sa vie un fond douloureux et impénétrable?

Lui-même ne voulait rien connaître des soucis qui la tourmentaient. Le
soir où Crochard l’avait insultée, elle avait pensé à Seguey, comme au
seul être qui pût la défendre, mais le geste que son imagination lui
prêtait,--ce geste des bras forts qui vous enveloppent,--pouvait-elle
compter qu’il le fît jamais? Chaque fois qu’elle essayait de lui parler
de cette scène, elle avait l’impression qu’il se dérobait, l’air
contrarié, avec l’égoïsme des hommes qui redoutent d’être mêlés aux
choses ennuyeuses. Tout cela était laid, brutal, et il lui reprochait
instinctivement de ne pas savoir s’en garder:

--Ces gens-là abusent de votre faiblesse, il faut être ferme.

Pourquoi lui opposait-il, quand elle lui montrait sa vie véritable,
cette réserve un peu hautaine et qui la glaçait? Elle avait cru qu’il
serait indigné et qu’il la plaindrait; mais, quand il était à côté
d’elle, tout cela lui paraissait tellement étranger et indifférent!

Chez elle aussi, elle oubliait... Elle pensait à tant d’autres choses;
le matin, occupée à choisir sa robe, à préparer ses gants, ses rubans,
elle ne regardait pas plus loin que le jour présent. Il lui fallait
déjeuner rapidement pour prendre le train.

Un après-midi, elle l’attendit jusqu’à près de deux heures. Les allées
ensoleillées se garnissaient peu à peu d’enfants et de bonnes... des
petites robes roses, des bleues, des vertes. Elle se sentait fatiguée
et abandonnée. S’il ne venait pas, quelle humiliation pour elle de
l’attendre ainsi! Peut-être était-il déjà lassé? La veille aussi, il
avait été en retard; elle était assoiffée de lui, et il lui avait parlé
de Londres, d’un musée, de voyages interminables; ces récits, elle
les détestait, parce qu’ils lui volaient un temps précieux. Qu’est-ce
que tout cela pouvait lui faire? Elle attendait l’instant où un de
ses regards descendrait en elle, comme pour y chercher des choses
profondes. Ce regard n’était pas venu; elle l’avait trouvé froid,
lointain et elle avait cru sentir qu’il était un autre, un étranger qui
ne l’aimait pas et qui lui faisait peur.

Une voiture d’enfant passait près d’elle, la capote baissée, découvrant
une petite figure embéguinée qui regardait à droite et à gauche.

Qu’attendait-elle là, perdue, toute seule? Elle se répétait qu’il
était fatigué d’elle, qu’il ne viendrait pas. S’il l’avait aimée,
ils auraient eu tant de choses à dire, intimes, secrètes, dont le
frémissement seul la remplissait de trouble; mais, la veille, il lui
avait serré la main hâtivement, la pensée ailleurs; elle l’avait
regardé partir... Et elle avait eu la sensation de n’être plus rien
pour lui. Il l’avait laissée si facilement.

Elle, au contraire, l’aurait accompagné indéfiniment, manquant tous
les trains. Il lui eût fallu dix longues étreintes de leurs mains
unies--et non point ce serrement sec et dégagé qui la froissait si
intimement. Elle le sentait bien... A l’instant où l’on se sépare,
toutes les impressions se résolvent en une impression décisive. C’est
celle-là seulement qui se continue. Elle donne une physionomie au
souvenir. Quand deux êtres se sont touchés, enivrés, déçus, c’est à
cette seconde-là qu’ils le savent; les mains se retiennent, se quittent
à regret ou se détachent tristement.

Elle pensa:

--Je ne reviendrai plus. Cette fois, c’est fini.

A cet instant même, elle le vit venir, maigri, l’air fiévreux. Une
angoisse lui serra le cœur:

--Qu’est-ce qu’il y a? Vous êtes malade?

Elle gardait sa main dans la sienne et la réchauffait silencieusement.

En ces quelques jours, elle avait appris tant de choses! Avec lui, elle
devenait vraiment une femme, découvrant les nuances, l’inconnu du cœur,
et cette impossibilité de donner le bonheur à celui qu’on aime.



Un après-midi de pluie, ils avaient été au Musée.

Un jour gris régnait dans les longues salles silencieuses. Il avait
voulu lui montrer un grand paysage de dunes et de mer. Mais elle
paraissait accablée, la pensée absente.

Il la regardait, apitoyé:

--Vous venez presque tous les jours, c’est trop fatigant. Il fera nuit
quand vous rentrerez.

Il la pressait un peu contre lui. C’était bien vrai qu’il se montrait
égoïste et déraisonnable. Dans l’état d’insécurité où il se trouvait,
il ne réfléchissait plus, buvant aveuglément sa goutte de bonheur comme
il le faisait pendant la guerre, aux permissions, avec une hâte un peu
avide et une sorte de fatalisme.

Dans une pâtisserie où il l’emmena, il prit son manteau pendant qu’elle
se reposait enfin sur une banquette de velours rouge. Elle tourna un
peu la tête pour se regarder dans une grande glace placée derrière
elle, toucha ses cheveux, retira ses longs gants de soie et les plaça
à côté de son sac, sur la petite table recouverte d’un napperon blanc
et fleurie d’œillets. Il admirait ces jolis gestes de la femme qui
tout de suite a l’air chez elle, s’arrange et s’installe, créant dans
la pièce la plus banale une impression d’intimité, presque de _home_.
Ils étaient assis dans un coin, en face l’un de l’autre. Elle voulut
lui verser son thé, étendre du beurre sur le pain grillé; toute à
la douceur de s’occuper de lui, de le gâter et de le servir, elle
redevenait rose et rayonnante.

Il se rapprochait peu à peu d’elle, attiré par ce beau regard profond
et doré. Il avait l’impression de l’avoir à lui, de respirer son
charme. Comme il l’eût aimée si la vie ne l’avait pas harcelé de
soucis et d’humiliations, lui rappelant sans cesse que rien au monde
ne pouvait en ce moment lui appartenir; il eût éveillé son esprit,
ses goûts, choisi pour elle des fleurs et des livres; il lui aurait
appris à savourer la vie, délicatement, dans ce refuge de silence où
ceux qui s’aiment oublient tout le reste. Mais que pouvait-il attendre
et promettre? Cette tendresse de jeune fille qui faisait si doux ses
mouvements, il se reprochait comme la pire faute d’en élargir la source
profonde. «Aujourd’hui, pensa-t-il, une heure encore, et puis ce sera
fini. Il faudra que je sache ce que je veux faire.»

Au dehors, les réverbères étaient allumés. Une buée grise couvrait
les vitres sur lesquelles coulaient quelques gouttes d’eau. Ils
distinguaient confusément les tramways illuminés, les phares d’autos,
qui dardent dans l’obscurité de grands faisceaux blonds. Cette
trépidation de vie emportée faisait tinter parfois les verres rangés
dans une petite armoire. Le salon baigné de lumière paraissait plus
tranquille encore; les tasses étaient vides, la théière refroidie, des
miettes de pain traînaient sur la nappe... Il lui prit la main:

--Vous êtes bien... Vous n’avez plus froid?

Elle ne voyait pas l’heure qui approchait, son retour solitaire dans
la nuit d’automne. Un bien-être délicieux la pénétrait entièrement.
Cette heure avec lui, c’était peut-être la plus intime qu’ils eussent
goûtée. Elle avait une impression de foyer, de vie partagée. Un moment
comme celui-là tous les jours, c’eût été si bon; et plus encore, des
soirées entières, l’abandon total... Il y avait pourtant des gens qui
s’aimaient ainsi, les rideaux fermés. Ceux-là ne connaissaient pas cet
étouffement de l’heure qui passe... Toujours craindre, toujours se
quitter...

Elle le regardait par-dessus les fleurs. Il prit un œillet et le lui
donna, puis ils demeurèrent silencieux, les mains réunies, comme
suspendus au-dessus d’un gouffre.

Dans la rue, la pluie avait cessé, un vent froid soufflait. Ils
marchèrent rapidement sur un trottoir qu’éclairaient de grandes
vitrines. Elle ne savait pas l’heure... Si le dernier train était
parti, que ferait-elle? Il la sentait appuyée à lui, inquiète,
oppressée...

Au coin d’une rue, une jeune femme très élégante ralentit le pas pour
les saluer. C’était Mme Saint-Estèphe, les yeux brûlants sous sa
voilette.

Sa vue donna à Seguey une brusque secousse.

Ils passaient sur le quai de Bourgogne. Gérard vit que Paule levait les
yeux vers ses fenêtres, mais il l’entraîna; des ouvriers encombraient
le trottoir, le bras de Seguey serrait celui de Paule:

--Venez... Venez...

Sur le pont, ils respirèrent la fraîcheur du soir. Les feux des navires
brillaient dans la rade, ponctuant des masses d’ombre immobiles; les
phares des Quinconces étincelaient dans le bleu nocturne.

Au bout du pont, ils ralentirent un peu leur marche. Ils étaient
maintenant tout près de la petite gare de banlieue; le train qu’ils
apercevaient à travers une barrière soufflait dans la nuit; le long du
trottoir, deux voitures étaient arrêtées, leurs lanternes éclairaient
faiblement le pavé boueux.

Seguey fut pris soudain d’une infinie pitié pour la jeune fille qu’il
allait quitter. Dans un instant, elle s’enfoncerait dans l’obscurité,
toute chaude encore de son étreinte. Elle serait seule dans ce train
poussif, seule là-bas sur la route vide:

--Ne venez pas demain, je vous écrirai.

Un vertige s’emparait de lui. Brusquement, il saisit une des mains de
Paule et l’écrasa contre sa bouche.

La nuit autour d’eux leur parut soudain impénétrable. Il eut
l’impression qu’elle s’appuyait à lui, qu’il n’avait qu’à ouvrir les
bras...

Un homme passa en courant. Le train allait partir.

--Paule, dit Seguey, desserrant l’étreinte qui les unissait.

Une hâte instinctive les précipita. Dans la gare déserte et froide,
éclairée par un lumignon, un jeune garçon contrôlait le billet d’un
petit homme revêtu d’une blouse qui les regarda. Ses prunelles
s’allumèrent dans l’ombre comme des yeux de chat. Mais Paule, toute
pénétrée par la grande flamme entrée dans sa chair, n’entendit pas dans
les ténèbres du quai un ricanement.



IV


La vie domestique de Mme Lafaurie était fondée sur des règles et des
habitudes auxquelles il n’était même pas question de manquer jamais.
C’est ainsi qu’elle rentrait de Belle-Rive à la fin d’octobre, quel
que fût le temps et l’agrément qu’un bel automne répand souvent sur la
campagne.

Pour les fêtes de la Toussaint, elle voulait se trouver «en ville».

Le 28 octobre, les habitants du Pavé des Chartrons purent voir aux
fenêtres de son hôtel les stores relevés, une voiture de déménagement
arrêtée devant la porte, et sur le trottoir des débris de foin tombés
des caisses que l’on déballait. Les plantes d’appartement, rapportées
la veille par le jardinier prenaient l’air sur le grand balcon renflé
du premier étage qui s’étendait devant les six fenêtres de la façade.

A travers les vitres du salon, le _David vainqueur_ de Mercié, tout
en remettant dans le fourreau son épée de bronze, inspectait le cours
presque désert sous les marronniers.

Le retour en ville était pour Mme Lafaurie un événement. Il lui fallait
réinstaller la maison entière. Quand elle remettait le pied dans
son escalier, sa figure sévère sous sa capote jetait sur toutes les
choses le regard d’un inquisiteur. Les grandes glaces reflétaient une
enfilade de salons blafards, les lustres et les candélabres ayant été
emmaillotés dans des linges blancs et les meubles ensevelis sous des
housses pendant tout l’été.

Son ombrelle à la main, elle désignait les objets et donnait des ordres:

--Comment, l’escalier n’a pas encore été lavé! J’avais pourtant dit...
Où est Frédéric? La femme de ménage devait venir hier pour commencer le
nettoyage.

La cuisinière interpellée se mettait à la recherche du domestique.
Frédéric, vexé, le teint brouillé de bile, et qui avait encore son
chapeau melon, voulait envoyer une des femmes de chambre répondre à
sa place; mais les unes et les autres, réfugiées dans la lingerie,
parlaient surtout d’aller à la foire et encourageaient dans sa
résistance la femme de chambre de Mme Saint-Estèphe qui se refusait
à comparaître. Le personnel, satisfait de rentrer en ville, mais
mécontent des observations et du brouhaha, témoignait de ses sentiments
en disparaissant dans toutes les chambres.

Mme Lafaurie, essoufflée, grondeuse, accusait ses filles de ne vouloir
s’occuper de rien. Elles aussi redoutaient l’orage. L’expérience leur
avait appris que leur mère ne permettait à personne de donner des
ordres. Peu à peu, cependant, tout s’apaisait, l’eau ruisselait dans
l’escalier, la femme de service tordait dans un seau ses gros linges
gris. Mme Saint-Estèphe, relevant sa robe sur ses petites bottines,
sortait vivement:

--Je vais prévenir le tapissier.

Dans le fumoir, Odette téléphonait. Un peu penchée, auréolée d’un grand
chapeau sombre sur lequel s’écrasait une pivoine rose, elle tenait le
cornet de métal près de son visage:

--C’est vous, Gilberte... vous allez au théâtre ce soir... _Primerose_,
on dit que c’est très joli... Vous croyez que votre mère voudra
m’emmener... que vous êtes gentille!

Elle parlait en face d’un miroir encadré de vieil or et se regardait.
Sa robe était fanée, ce chapeau d’été revu à Bordeaux la choquait comme
une fausse note:

--Je n’ai rien à me mettre, c’est ennuyeux.

Elle continua de téléphoner:

--C’est vous, Madeleine... Bonjour, Paulette... Il y a un siècle que je
ne vous ai vue... Arcachon, oui, c’est amusant, plus que la campagne...
Irez-vous au tennis cet après-midi?

Une demi-heure après, elle avait repris contact avec toutes ses amies
rentrées à Bordeaux. Il était convenu qu’on se retrouverait au théâtre
le soir, le lendemain au golf, à cinq heures chez le pâtissier du cours
de l’Intendance, où la fine fleur de la société bordelaise se réunit
presque chaque jour, autour de petits gâteaux qu’on pourrait servir
dans le royaume de Lilliput. La légende veut que le moindre chou à la
crème enlevé aux compotiers de cristal de cette maison, surpasse toutes
les pâtisseries parisiennes en délicatesse. Cela se répétait souvent
autour des tables légères et des plateaux encombrés de tasses; mais il
était parlé encore de bien d’autres choses...

Tout en remontant l’escalier, Odette pensait:

--Au tennis, il n’y aura pas beaucoup de monde. Maxime Le Vigean
peut-être... Qu’il me déplaît! Nous rentrons trop tôt...

Dans sa chambre, un petit groupe en biscuit était encore empaqueté. Les
meubles, comme déshabitués de la vie, avaient pris un air de froideur.
Elle passa dans son cabinet de toilette et se recoiffa, brossant
longuement ses beaux cheveux dorés. La ville lui paraissait maussade et
grise. L’éblouissement du jardin de Belle-Rive restait dans ses yeux.

Elle sonna sa femme de chambre et demanda une robe de serge. Quand
elle fut habillée, avec son teint de rose, ses dents régulières, elle
ressemblait à une jeune Anglaise. L’entraînement physique lui donnait
une démarche souple. Mais elle avait des jointures fortes et des mains
trop grandes.

Un moment encore, avant de sortir, elle alla d’un meuble à l’autre,
ouvrant des tiroirs, s’impatientant de ne pas trouver à leur place
tous les objets. La vie l’ennuyait. L’année précédente, dans la joie
de ses dix-huit ans, avec quelle ardeur elle pensait aux plaisirs, aux
bals! L’hiver qui venait éveillait en elle un pressentiment de bonheur.
Maintenant, si elle s’agitait, c’était pour échapper à la solitude.

«Je ne veux pas penser à _lui_, se disait-elle. Je ne le veux pas.»

Pourquoi, entre tous les jeunes gens qui l’entouraient, était-ce
Seguey qui l’avait troublée, dominée, conquise? Elle avait senti
cette attraction sans se l’expliquer. Tout de suite, elle avait été
blessée dans sa confiance en elle-même et dans son orgueil. L’idée
de sa supériorité vis-à-vis de Paule, établie depuis l’enfance, lui
paraissait indiscutable. Aussi l’attitude de Seguey la remplissait-elle
de colère et d’humiliation! C’était pour cela qu’elle l’avait à la fois
évité, cherché, pendant son séjour à Belle-Rive, avec les brusqueries
et les maladresses d’une nature qui n’admettait pas qu’on lui résistât.
Ce secret qu’elle avait cru si bien comprimer, elle ne se doutait pas
que sa sœur l’avait deviné.

Quand elle revoyait Seguey, avec son air indifférent, son sourire fin,
un peu ironique, un sentiment de honte la bouleversait. Mais elle se
défendait, en fille énergique, décidée à se sauver elle-même de cette
souffrance:

«Non, se disait-elle, je ne serai pas malheureuse. Je m’occuperai, je
m’amuserai.»

Les larmes qui montaient à ses grands yeux clairs, elle les refoula.
Posément, elle arrangea ses cheveux et les rattacha sur la nuque avec
une petite épingle d’écaille. Chaque mouvement de tête déplaçait sur
son chapeau de longues aigrettes douces et légères. Quand elle eut
fini, elle se détourna pour ne plus voir son regard brillant.

Ah! comme elle haïssait la tristesse et qu’il lui tardait de ne plus
souffrir!

Un instant encore, elle revit Seguey avec Paule, absorbé, songeur, dans
la grande allée. Quand elle était venue au-devant d’eux, de Gisèle qui
les précédait, il avait levé sur elle des yeux étonnés. Peut-être son
agitation lui avait-elle paru extraordinaire! Elle s’en voulait de
n’avoir pas su mieux dissimuler; mais elle venait d’apprendre qu’il
allait partir: une sorte de révolte lui faisait perdre toute prudence.

Maintenant encore, à se rappeler ces jours si récents, elle le
détestait. Quand bien même il aurait compris, que lui importait? Elle
saurait lui montrer qu’il s’était trompé.

A l’étage au-dessous, toutes les fenêtres étaient ouvertes. Frédéric,
en tablier bleu, brossait sur le palier des fauteuils de soie
capitonnée. Mme Lafaurie, la tête casquée de ses beaux cheveux, lançait
des ordres d’une voix forte et autoritaire. Quand elle aperçut sa fille
prête à sortir, elle s’arrêta net.

--Tu sors! Où vas-tu? Aujourd’hui, tu aurais bien pu m’aider un peu. Ta
sœur, où est-elle?

Odette regardait avec dégoût à droite et à gauche:

--Oh! cette poussière, Frédéric, attendez un peu. Vous savez bien,
maman, que je ne ferais rien...



--Ce n’est pas fini, pensa Gisèle Saint-Estèphe, quand elle eut
rencontré Seguey avec Paule. Mais il faut que ce soit bientôt terminé.

A Belle-Rive, le soir où M. Lafaurie s’efforçait de capter Gérard,
elle avait jugé d’un coup d’œil la situation. L’idée d’envoyer Seguey
à la Martinique lui semblait plaisante. Pourquoi pas en Chine?
Décidément, entre les affaires des hommes et celles des femmes, il y
avait un monde. Il ne lui venait même pas à l’esprit qu’un tel projet
fût pris au sérieux. Son père, avec ses belles manières flatteuses,
ne comprenait donc pas qu’il perdait son temps; et aussi Seguey qui
l’avait écouté attentivement... et encore Odette. La jeune femme,
tapie dans son coin, l’esprit aiguisé par tous ces manèges, avait le
sentiment qu’elle seule voyait juste et triompherait.

Ce n’était pas qu’elle voulût travailler pour son propre compte.
Vis-à-vis de Seguey, elle gardait un fond de dépit plutôt bienveillant.
M. Peyragay, tout à l’heure encore, n’avait-il pas fait le geste de
l’homme qui met bas les armes pour lui dire qu’elle n’avait jamais été
plus jolie. C’était d’ailleurs ce qu’elle sentait. Cette impression
délicieuse mêlée à sa vie la disposait à l’indulgence: puisque sa sœur
aimait Seguey, elle l’épouserait, et elle était sûre maintenant que de
légers indices ne la trompaient pas.

Entre Odette et elle, il n’y avait jamais eu beaucoup d’affection
ni d’intimité. Gisèle appartenait à une autre génération. Elle ne
comprenait pas les goûts nouveaux des jeunes filles, leurs allures
franches, cette passion des sports qui changeait jusqu’à l’atmosphère
de la vie mondaine. «Ce n’est pas de mon temps», disait-elle, avec
la coquetterie de ses vingt-huit ans brillants et épanouis. Cette
agitation physique lui semblait fatigante et sèche, opposée à ce qui
fait le charme de la femme, son attrait changeant, son caprice. Il
fallait avoir bien peu de fantaisie pour passer des heures à courir
après une balle. Le football était une horreur. Les jeunes gens qui
se bousculaient à des jeux pareils s’endormaient à table. Si cela
continuait, ce ne serait plus la peine de savoir s’habiller, de savoir
causer... Odette, toujours pressée, était pour elle presque une
étrangère. Mais, ce soir-là, mise en éveil par la découverte qu’elle
venait de faire, Gisèle se sentait, vis-à-vis de sa sœur, curieuse,
amicale et pleine d’entrain.

Comment n’avait-elle pas remarqué plus tôt qu’Odette était avec Seguey
contrainte et sérieuse? Quand il approchait, sa physionomie perdait sa
vivacité et elle évitait de le regarder.

«Comme elle est jeune, pensait Gisèle, devant ce visage franc et ouvert
sur lequel les impressions étaient si visibles. A son âge, nous savions
mieux cacher notre jeu. Et elle fait précisément tout ce qu’il ne faut
pas. Ces petites ne comprennent rien.»

Il y avait dans cette affaire sentimentale un plaisir d’intrigue,
de combinaisons, qui l’eût animée en toute circonstance; mais sa
jouissance était plus complexe et un goût de revanche y était mêlé.

Dans l’attitude de Gérard vis-à-vis de Paule, elle avait discerné des
hésitations, cet air des gens qui se demandent s’ils sont amoureux.
Tout était d’ailleurs au rebours du bon sens dans cette aventure.
Seguey ne pouvait manquer de comprendre qu’il n’est pas pour un homme
de plus grande faute qu’un sot mariage. Agréable, fin, mais appauvri,
il devait avant tout chercher la fortune. Quant à Paule, elle la
jugeait en femme du monde. Une jeune fille qui menait une vie de
sauvage, seule, à la campagne, n’était en rien intéressante. Il entrait
dans son antipathie beaucoup de dédain, de l’amour-propre, et ce goût
de prendre qui est pour certaines jolies femmes tout le plaisir de
vivre.

Combien il serait agréable de réussir, elle le sentit plus vivement
encore le soir où elle rencontra les deux jeunes gens. C’était le
lendemain du jour où elle était rentrée à Bordeaux. A les voir
ensemble, elle éprouva un froissement vif. Vraiment, il était de son
devoir d’occuper Seguey plus utilement. Les femmes veulent toujours
que l’homme qui les intéresse soit un peu leur œuvre; elles ont des
exigences de protectrice et de conseillère, une de leurs plus vives
satisfactions est de pouvoir dire: «Vous voyez bien... Comme j’avais
raison!» Gisèle pensa que si Seguey venait la voir, entre cinq et six,
tout s’arrangerait.

Le soir de cette rencontre, Gisèle qui habitait le troisième étage de
l’hôtel dînait chez sa mère. M. Lafaurie, le dos légèrement voûté,
était entré dans la salle à manger d’un air mécontent. Tout de suite,
il avait cherché des yeux le couvert d’Odette:

--Où est-elle?... Voilà deux soirs qu’elle dîne hors de la maison. Je
ne supporterai pas que cela continue.

M. Lafaurie, qui avait dans le monde une réputation d’amabilité, était
dans la vie quotidienne un père irritable. Pour sa seconde fille, il
se montrait extrêmement jaloux, susceptible, et accusait sa femme de
contrecarrer son autorité. En réalité, les défenses qu’il accumulait ne
servaient à rien. Mme Lafaurie, tout en blâmant les nouvelles habitudes
de liberté et d’indépendance, laissait Odette faire à sa volonté. Elle
récriminait beaucoup et n’empêchait rien. M. Lafaurie, d’ailleurs, ne
disait guère autre chose qu’elle; mais ses propres observations, dans
la bouche de son mari, la révoltaient comme une injustice. Quand il
commençait, elle prenait une attitude de mère outragée:

--Qu’est-ce que tu me reproches? Tu ne veux pourtant pas que je
l’empêche de s’amuser? Elle serait la seule.

Saint-Estèphe, conciliant, citait toutes les jeunes filles de leurs
relations qui jouaient aussi au tennis, allaient au théâtre, montaient
à cheval beaucoup plus qu’Odette. C’étaient, disait-il, les nouveaux
usages. Il ne fallait pourtant rien exagérer.

Le dîner à peine fini, ces messieurs sortirent. Gisèle s’inquiétait peu
de savoir où Saint-Estèphe passait la soirée. Quant à Mme Lafaurie,
tout en continuant de gronder un peu, elle était contente que son mari
eût l’habitude d’aller au cercle. Jusqu’à dix heures au moins, on était
tranquille.

La mère et la fille s’installèrent en tête-à-tête dans un petit salon
réservé à la vie intime. Un plateau lumineux suspendu au plafond
diffusait une lumière douce. Mme Lafaurie se plaignit qu’elle n’y
voyait pas, éteignit le plafonnier, puis le ralluma. La jeune femme à
demi étendue sur un canapé lui conseillait de rester tranquille:

--Vous ne savez pas ce que vous voulez. J’aime beaucoup cet éclairage.
C’est très reposant...

--Mais on ne peut rien faire. Comment veux-tu que je travaille?

Une lampe de Chine, coiffée d’un abat-jour rose voilé de dentelle, noya
de lumière le salon vert d’eau. Mme Lafaurie s’assit enfin près d’une
bonne table de style Louis-Philippe, repoussa des journaux pliés, les
derniers numéros de _l’Illustration_, et ouvrit une boîte à ouvrage
en vannerie ronde nouée d’un ruban. La bergère qu’elle affectionnait
était recouverte d’un velours côtelé qui avait la nuance des très vieux
vins. Quand elle eut assuré ses grosses lunettes d’écaille sur son
nez busqué et pris son tricot, ses mains commencèrent à s’agiter. Un
médaillon ovale entouré de perles fermait son corsage de blonde noire.
Elle parut soudain vieillie, fatiguée, avec des ombres creusant son
masque blafard, sa corpulence de quinquagénaire en robe de soie un peu
craquante, et les pelotons roulant dans son tablier.

Gisèle ouvrit une petite boîte de cigarettes, en choisit une, l’alluma
soigneusement et se renversa dans la courbe du canapé. Elle fumait
lentement, avec des gestes paresseux de son beau bras nu. Quand sa main
s’approchait de ses lèvres, ses bagues brillaient.

--Je ne comprends pas, déclara Mme Lafaurie, quel plaisir tu trouves à
fumer. Je ne peux pas m’y habituer. Autrefois, une jeune femme n’aurait
pas osé! On eût été bien étonné.

Gisèle, dans son nuage de fumée légère, ne semblait entendre que très
vaguement ces observations. Sa mère ne remarqua pas son expression qui
était à cet instant singulière et presque cruelle. Elle ne répondait
que sur un ton de condescendance:

--Moi, vous savez, rien ne m’étonne.

Elle avait une tunique claire en crêpe de Chine. Sa jupe noire, un
peu remontée, découvrait ses bas de soie gris et ses pieds charmants
chaussés de satin. Habituellement, lorsque sa mère récriminait, elle
montrait plus d’impatience. Mais, ce soir, ses yeux pleins de feu
semblaient sourire à d’autres pensées.

A dix heures et demie, Saint-Estèphe rentra et referma soigneusement la
porte. Il avait l’air pressé et mystérieux de quelqu’un qui a marché
vite pour apporter une nouvelle:

--Vous ne savez pas, commença-t-il...

Frédéric se montrait pour servir le thé. Il s’interrompit.

Le domestique avançait une petite table sur laquelle étaient disposées,
autour d’un grand samovar d’argent, des tasses de porcelaine
transparente à petits bouquets.

Gisèle se leva:

--Je vous sers du thé?

--Non, un peu de tilleul, si vous voulez bien.

Il souffrait de l’estomac et reprochait à sa femme de ne pas y faire
attention. Son visage se rembrunit. C’était une contrariété pour lui de
n’avoir pas dit tout de suite ce qu’il voulait dire.

Tout en attendant que le domestique se retirât--et il semblait prendre
plaisir à prolonger son manège autour de la table--Saint-Estèphe
regardait sa femme à la dérobée. Valait-il la peine qu’il eût quitté si
tôt une réunion extrêmement joyeuse pour être accueilli de cette façon?
Depuis quelque temps, elle était maussade, agacée. Lui, au contraire,
qui avait une infidélité à se reprocher, exagérait l’empressement.
Si elle se doutait de quelque chose, pensait-il, ce serait terrible!
Devant cette idée, il se sentait pusillanime comme un enfant, prêt
à toutes les protestations, à tous les mensonges. En réalité, cette
liaison avec une modiste en renom--celle-là même qui faisait à Gisèle
de charmants chapeaux--ne l’amusait guère. Cette femme avait des
manières vulgaires qui lui déplaisaient; mais, dans le monde où il
fréquentait, n’était-il pas presque de règle que tout homme marié eût
une maîtresse? Il ne comprenait pas comment l’opinion exigeait de
lui cette chose ennuyeuse, qui contrariait ses goûts de prudence, de
tranquillité; néanmoins le souci de ne pas manquer à «ce qui se fait»
l’empêchait de mener jusqu’au bout son raisonnement.

--Non, elle ne sait rien, pensa-t-il en regardant la jeune femme verser
tranquillement du thé dans sa tasse; et l’intérêt de la nouvelle qu’il
apportait le gonfla de nouveau du sentiment de son importance.

Mme Lafaurie, tirée de son assoupissement, tenait Frédéric comme au
port d’armes en face d’elle. Presque chaque soir, elle entamait ainsi
un interrogatoire et lui donnait en cinq minutes trois ou quatre ordres
contradictoires.

--Que nous disiez-vous? demanda-t-elle enfin à son gendre.

Et elle s’installa confortablement, avec une sensation de bien-être.
C’était un bon moment pour elle que celui où elle s’apprêtait à
dévorer quelque nouvelle. La mine de Saint-Estèphe mettait en appétit
sa curiosité de dame presque mûre, barricadée de vertus bourgeoises
mais qui éprouvait vaguement devant le scandale le mouvement de l’ogre
flairant la chair fraîche.

La physionomie de Saint-Estèphe s’éclaira de satisfaction. Il s’assit
à côté de sa belle-mère, remuant son tilleul avec une petite cuiller,
ses maigres jambes croisées par-dessous la table. Gisèle eut soudain
l’intuition qu’il allait parler de Seguey.

--Videau m’a appris ce soir de bien tristes choses, commença-t-il
sur le ton affligé d’un homme du monde qui déplore des événements
contraires aux bienséances élémentaires. Vous savez ce que l’on dit du
capitaine Galet, et que Mme de Pontet serait du dernier bien avec lui
depuis des années...

Il regardait alternativement sa belle-mère pétrifiée par l’attention et
sa femme qui mangeait un petit gâteau:

--Le capitaine, qui est en garnison à Libourne, venait la voir chaque
semaine. Elle-même le rejoignait le samedi et restait deux jours.
C’était soi-disant pour des affaires, mais le monde avait son opinion
faite et ses voyages à Bordeaux étaient remarqués. Il y a vraiment des
femmes qui ne redoutent rien. On s’étonne que sa belle-mère, qui est
une personne de grand mérite, n’ait pas essayé de la retenir. Cependant
le capitaine se serait lassé. Certains disent que la dame aurait des
dettes, et qu’il a eu peur...

Sa voix se faisait de plus en plus basse et chuchotante, comme s’il eût
craint que quelqu’un écoutât derrière la porte:

--Le capitaine, qui voulait rompre, a obtenu de permuter. Il part
pour Nancy. On raconte que cette malheureuse l’a relancé jusque chez
lui, et qu’il lui a refusé sa porte. C’est vraiment une créature sans
dignité.

--Quelle horreur, déclara énergiquement Mme Lafaurie qui avait le
mépris du monde militaire. Cette petite femme n’a jamais été de mon
goût. J’espère bien que son frère ne la verra plus.

--Vous-même, interrogea Saint-Estèphe, tourné vers sa femme, ne
pensez-vous pas qu’il serait convenable de lui faire comprendre que
nous ne pouvons plus la recevoir?

--Oh! dit Gisèle, je ne pense pas qu’elle vienne. Vous savez bien
qu’elle ne s’occupe pas beaucoup de nous. Il faut croire qu’une grande
passion est très absorbante.

Saint-Estèphe, gêné, se demandait s’il n’était pas visé par quelque
allusion. Certaines phrases de sa femme le déconcertaient. Sa
belle-mère, au contraire, fortement établie dans ses opinions,
n’attendait pas d’autres informations pour prendre parti; tout à
fait réveillée maintenant, son tricot repris, elle sautait selon son
habitude d’une idée à l’autre:

--Les enfants sont bien à plaindre. Ce qu’elle aura de mieux à faire,
c’est de rester à la campagne. Tout cela, c’est pour de l’argent. Sa
pauvre mère aurait bien souffert...

--Qu’est-ce qu’il y a? dit M. Lafaurie qui venait d’entrer.

Sa fille lui offrit une tasse de thé qu’il but sans s’asseoir appuyé à
la cheminée. Lui aussi connaissait l’histoire, mais se donna l’air de
ne rien savoir:

--Odette n’est pas rentrée? demanda-t-il.

Mme Lafaurie lui jeta un regard de blâme, plia son ouvrage et quitta
la pièce majestueusement. Gisèle, les coudes posés sur ses genoux,
paraissait pensive. Son mari, qui avait sommeil, s’excusa de se
retirer.

Quand il fut parti, M. Lafaurie s’assit, calmé, et elle lui tendit la
petite boîte à cigarettes: il y avait entre eux une affinité de père à
fille, profonde, immédiate, plus pénétrante que les paroles.

--Odette, lui dit-elle, après un silence, je voulais justement vous
parler d’elle....



Mme Saint-Estèphe s’était composé, dans son appartement du troisième
étage, un petit coin moderne avec des meubles achetés rue du
Faubourg-Saint-Honoré, des tentures violet évêque et des coussins de
toutes les couleurs. Cette initiative n’avait pas été sans préoccuper
Saint-Estèphe qui craignait que sa femme fût critiquée. La plus
haute société bordelaise, celle qui a ses hôtels dans le voisinage
du Jardin Public, n’admettait que le Louis XVI, les meubles anciens.
Quant à la bourgeoisie de vieille souche, qui a moins de brillant
et d’automobiles, elle se contentait de vivre confortablement, avec
sérieux et dignité, dans son acajou et dans ses peluches, renouvelant
de loin en loin quelque bon tapis ou faisant recouvrir ses canapés
d’étoffe pompadour. Gisèle Saint-Estèphe, avec ses coussins et les
petites pattes de ses fauteuils, fit beaucoup parler et choqua grand
nombre de ces personnes dont il est convenu de dire qu’elles ont
«beaucoup de goût»; mais les mêmes dames qui avaient déclaré tout cela
affreux, et peut-être pas très comme il faut, trouvèrent en rentrant
chez elles leurs meubles plus éteints et éprouvèrent un déplaisir
qu’elles ne s’expliquaient pas.

Les messieurs, très favorables au contraire, disaient à Gisèle que ce
petit coin lui allait bien. Quand on entrait, il y avait toujours des
revues sur la table, un grand étui plein de cigarettes et un je ne
sais quoi d’intime et d’amical qui vous accueillait. Le divan gardait
quelque chose de ses repos de jeune femme, et aussi les coussins
jetés, le livre oublié qui restait ouvert.

Entre cinq et six heures, le plateau du thé était posé sur une table
basse. Des amis entraient et sortaient, des jeunes gens apportaient des
fleurs. Un éclairage spécial avait été ménagé sur un petit vase.

--... Moi, déclarait Gisèle quand Seguey entra, j’aime beaucoup le
jaune serin.

Elle élevait sur son poing un petit abat-jour en forme de cloche, la
bouche rieuse, les cheveux tirés découvrant son front. Sa souple robe
noire s’enroulait sur ses jambes minces. Deux jeunes gens, assis à
l’autre bout du divan, comparaient des morceaux d’étoffe.

Elle tendit la main à Seguey comme s’il eût été un des habitués de ce
petit coin.

Lorsque la portière s’était soulevée et qu’elle l’avait vu paraître, un
peu pâle, habillé avec ce soin où il excellait, elle avait compris ce
que signifiait sa présence. La veille, elle lui avait envoyé un de ces
billets que les femmes savent écrire et qui laissent beaucoup entendre
en ne disant rien. Toute la journée, elle avait pensé qu’il viendrait,
le soir même ou le lendemain, à une heure qu’il essaierait de retarder
mais qui devait sonner infailliblement; elle sentait, elle, que
l’attrait de leur fortune, de leur situation l’amènerait là, à défaut
d’autres sentiments, et que ses essais d’indépendance viendraient
sombrer au pied de son divan, sur cette peau d’ours blanc dans laquelle
se perdaient ses petits souliers de satin.

Maintenant elle le regardait, elle lui souriait, avec des attitudes
où quelque chose de son père affleurait sans cesse. Elle semblait
lui dire: «Vous voyez comme c’était facile», et avec elle, dans
son atmosphère, Seguey sentait se dissiper les impressions presque
intolérables qui se pressaient en lui un instant avant, comme il
montait avec un peu d’oppression le grand escalier. Il avait redouté
une explication, un étalage de paroles dont sa pensée accablée se
détournerait. Mais, à peine introduit, dans la lumière violette de
ce petit salon, ses appréhensions s’étaient effacées: il ne trouvait
que la réunion de chaque soir, autour des tasses de thé d’une femme
agréable, qui savait rendre attrayantes toutes les choses mêlées à son
petit monde. Un des jeunes gens la contemplait avec des yeux extasiés.

Elle les présenta: «Louis Castéra... Daniel d’Eysines. Mais vous les
connaissez. Tous mes amis doivent se connaître!»

Et elle lui demanda son opinion sur l’abat-jour.

Seguey cligna des yeux comme un peintre en face d’un tableau dont il ne
sait que dire et approuva le jaune serin.

La jeune femme jouait avec des chapelets d’olives sombres qui
glissaient sur un fil de soie:

--Je pourrais y suspendre quelques petits pruneaux.

Puis elle écarta l’abat-jour qui alla rouler sur le divan comme une
petite cage renversée dont l’oiseau a fui. Elle se leva, versa du thé
dans de minuscules tasses de Chine, s’assit de nouveau, se leva encore.

--Elle est charmante, pensa Seguey, qui vit deux roses grenat sur la
cheminée et regretta de ne pas lui avoir envoyé des fleurs.

Le premier feu de l’année, entre deux chenets coiffés de boules de
cuivre, consumait doucement une grosse bûche doublée de braises;
quelques mottes incandescentes se recouvraient lentement de cendres; il
y avait dans l’atmosphère un peu lourde et chaude des odeurs de thé, de
pain grillé, et une impression d’intimité qui faisait oublier la vie du
dehors.

En un moment, Gisèle avait fourni à chacun des jeunes gens un sujet de
conversation, parlé d’un livre, d’un concert qui se préparait, mais
en conservant à toutes ces choses leur caractère qui était pour elle
d’embellir la vie.

Un des jeunes gens parlait beaucoup. C’était Louis d’Eysines qui avait
des cheveux très noirs sur un masque de Japonais. Il était connu à
Bordeaux pour ses singularités d’esprit: avant même d’avoir passé
son baccalauréat, il lisait Claudel, et méprisait les vieux opéras.
L’autre, Louis Castéra, demeurait à l’extrémité du divan et ne disait
rien; c’était un petit brun, mince, aux yeux bleu-tendre, l’air réservé
et délicat: il n’avait ni la vigueur ni l’allure ferme des «sportsmen».
Un garçon qui aimait à rester tranquille, qui savait des vers. Mme
Saint-Estèphe lui avait révélé ces choses qui n’ont l’air de rien, et
qui sont tout pour certaines natures, le charme d’une étoffe moderne,
d’un appartement, d’une fleur dans un vase. Il l’admirait, comme
on admire une fois dans sa vie, quand on a vingt ans, des rêveries
flottantes, et un goût de la femme qui ne sait encore comment se fixer.
Seguey fut frappé par le caractère poétique de cette figure: quand on
lui parlait, ses yeux s’éclairaient un peu lentement...

--Madame, dit Gérard en posant sa tasse sur la petite table, il paraît
que vous allez avoir une bien belle robe, une robe japonaise...

Et il parla de Carignan. Mme Saint-Estèphe trouvait qu’il avait l’air
un peu farouche:

--Je ne sais pas s’il réussira.

Elle disait cela comme si elle pensait:

«Le pauvre garçon! Je lui ai demandé ce croquis de robe pour le
distraire, pour lui faire une politesse. Cela ne m’intéressait pas
beaucoup...»

Elle fixait sur Seguey ses beaux grands yeux sombres:

--Sa peinture, vous croyez vraiment que c’est bien? Moi, je ne sais
pas.

Et avec gaieté:

--Ces jeunes gens qui arrivent de Paris croient que nous n’avons jamais
rien vu. Si, ils nous méprisent. Mon portrait, croyez-vous que ce
serait très cher? Mais je suis sûre qu’il m’enlaidirait.

Seguey sourit:

--Les peintres ne pensent jamais à cela.

La conversation s’anima sur ce sujet de la beauté, trois jeunes gens
réunis autour d’une femme ayant naturellement beaucoup à dire. Gérard,
tout à fait détendu, se sentait presque de la maison...

Pendant ce temps, à l’étage au-dessous, Mme Lafaurie disait à son mari
d’une voix impétueuse:

--Je t’assure que c’est impossible!

M. Lafaurie, qui devait assister le soir à un dîner officiel donné à
l’Hôtel de Ville, mettait sa cravate. Il renversait un peu la tête, en
face d’une glace, pour voir le nœud immaculé par-dessous sa barbe. Lui
aussi, la veille au soir, avait eu un mouvement de réprobation quand
Gisèle lui avait insinué l’idée audacieuse de donner sa fille à Seguey;
à la réflexion, cette pensée ne lui paraissait plus si déraisonnable.

Ce n’était pas la première fois qu’une scène éclatait entre eux au
sujet d’un projet de mariage. Mme Lafaurie, comme presque toutes les
femmes, cherchait pour Odette un parti brillant, de la fortune, cet
ensemble de conditions sur lequel le monde ne transige pas. Mais son
mari, pour sa seconde fille, ne voulait pas d’un Saint-Estèphe: une
préoccupation pour lui dominait les autres, celle de sa Maison.

Il entendit sa femme qui disait:

--Tu ne penses pas à sa sœur. Lui-même, quoiqu’il soit ruiné, croira
nous faire un grand honneur. D’ailleurs, à Belle-Rive, il n’était
occupé que de cette petite Dupouy qui n’est pourtant ni belle, ni
riche. Odette aurait bien peu d’amour-propre...

M. Lafaurie ne discutant pas davantage, elle pensa l’avoir convaincu.
Mais, quand il fut sur le point de partir, son chapeau de soie luisant
à la main, il dit seulement:

--Je l’inviterai à dîner demain.



V


Le lendemain, en s’habillant, dans sa chambre tendue de camaïeux qui
communiquait avec le salon, Seguey regardait la rade par-dessus les
tilleuls rouilleux que les premières gelées avaient éclaircis. Le
grand paysage du port baignait dans le ciel comme dans une opale.
Des chariots passaient, des voitures chargées de malles; sur le quai
poisseux, un double courant s’établissait, montant vers la gare et en
descendant; les carrioles des maraîchers roulaient sur le pont. C’était
l’heure où des filles échevelées, en bas roses et violets, traînant
leurs savates, versent le vin blanc aux charretiers qui entrent dans
les cabarets, leur fouet sur l’épaule.

Seguey passa dans son cabinet de toilette, noua une cravate sombre
sur un col souple, ouvrit une armoire et la referma. Le soleil levé
derrière le coteau montait lentement au-dessus du fleuve. Virginie,
coiffée de son turban orange à grands carreaux bruns, versait une
carafe d’eau sur les jardinières de géraniums et de pétunias. Le
plateau du déjeuner était posé sur une petite table. Elle tambourina
sur la porte.

--Voilà, dit Seguey en apparaissant, rasé, rafraîchi, mais les yeux
profondément enfoncés et l’air fatigué.

Tout en trempant le pain grillé dans sa tasse de thé, il jeta les
yeux sur le carnet fripé où elle inscrivait ses dépenses; un bout de
crayon y était attaché par une ficelle. Familière, elle s’asseyait à
côté de Gérard, les mains croisées sur son tablier; le contentement
épanouissait sa bonne figure marron, joyeuse et soumise, sur laquelle
saillaient les grosses prunelles roulant comme des boules dans un globe
jaune; les larges narines se relevaient à la manière d’un énorme accent
circonflexe. Son dévouement était celui du chien de la maison, toujours
prêt à lécher la main de son maître, même s’il est injuste ou de
mauvaise humeur. Le rire plissait toute la face, secouait aux oreilles
les grands anneaux d’or et élargissait la bouche lippue sur la gaieté
des grosses dents blanches.

Gérard ferma le petit carnet:

--Aujourd’hui, je pense que Mme de Pontet viendra déjeuner. Ce n’est
pas sûr, mais tu mettras son couvert.

Virginie emporta le plateau en combinant dans sa tête laineuse un plat
de volaille au kari auquel elle mélangeait toujours un peu de safran.

Seguey écrivit un moment avant de sortir. Une serviette de cuir
placée dans le tiroir de sa table contenait des papiers relatifs à la
succession de ses parents et aux affaires de sa sœur. Il l’ouvrit, en
retira des notes, et s’absorba dans des calculs.

Puis il chercha un brouillon de lettre, plusieurs fois repris et
abandonné, qui commençait par ces mots: Ma chère Paule... Il le relut
lentement, ratura des lignes entières et enfin l’écarta d’un geste de
lassitude.

Il resta un moment encore, les coudes sur la table, comme s’il eût fixé
son regard sur une image qui lui était extrêmement pénible: on eût
dit que toute la lâcheté de la vie lui apparaissait et que ses yeux
s’éteignaient en la mesurant. Puis il se leva, agité, comme s’il eût
cherché en marchant à se fuir lui-même. Bien des fois, depuis quelques
jours, cette expression de fatigue morale avait creusé sur son visage
un masque tragique. Il semblait voir une chose à la fois redoutée
et souhaitée s’approcher de lui. Son regard parcourut le port, les
paquebots amarrés au quai, et un feu trouble baigna ses prunelles
grises.

Il descendit et fit les cent pas sur le trottoir. Chaque matin, il
allait ainsi à la rencontre du facteur, un homme alerte et jovial, au
teint échauffé, content de distribuer sous forme de lettres la pâture
impatiemment attendue des joies et des peines. Des femmes en peignoir,
soulevant un rideau, le guettaient à tous les étages. Seguey jeta sur
les enveloppes qui portaient son nom un coup d’œil rapide; le facteur
passé, il respira, une légère rougeur au visage, avec la sensation d’un
répit gagné.

Sur le quai, il salua successivement un courtier et un grand négociant
en grains qu’il rencontrait presque tous les jours. Il marchait vite,
pressé par ce désir d’agitation qui tourmente les tempéraments nerveux
aux heures de crise. Le trottoir était grouillant de vie populaire.
Une brume jaune pesait ce matin sur les toits d’ardoise, lustrés et
sombres, d’un bleu d’hirondelle; la petite gondole qui va et vient
d’une rive à l’autre, pareille, de loin, à une mouche verte, gonflait
son panache de coton blanc; les navires se dressaient comme des îles
sur la grande courbe d’eau limoneuse. Devant tout cela, il voyait
double... Des deux hommes qu’il portait en lui, il fallait que l’un fût
sacrifié.

Il regardait machinalement les devantures qui lui donnaient la
sensation de défiler à côté de lui. Dans leurs boutiques, les
sandaliers, manches retroussées, tapaient les semelles de corde sur
leur établi; des charretiers en pantalon rapiécé et veste de toile,
essuyant leur moustache du revers de la main, sortaient des cabarets
d’un pas incertain; un groupe, attablé, mangeait des sardines bleues
figées dans du sel; d’autres puisaient dans des cornets de gros papier
jaune, et jetaient derrière eux sur le trottoir des débris de crabes.
Il y avait cercle, au coin du quai et d’un grand cours, autour de la
grosse marchande assise entre ses deux corbeilles rondes, les hanches
écroulées sur un escabeau. Tout cela lui apparaissait comme à travers
un brouillard de fièvre.

A midi, en rentrant chez lui, il trouva Virginie consternée et le salon
vide. Anna de Pontet n’avait pas paru. Cette absence, sans qu’il pût
s’expliquer pourquoi, le troubla comme ces moments d’attente angoissée
qui précèdent une catastrophe.

Après le déjeuner, il s’étendit sur le lit d’acajou en forme de barque,
doucement soutenu par les cols de cygne. Que de fois, à cette même
place, il avait joui de sa solitude, dans ce petit salon tapissé de
livres, de gravures, et où son âme respirait si bien. Il demeurait
immobile, un bras replié sous sa tête, laissant s’éteindre une
cigarette presque consumée. La pensée qui avait le matin assombri ses
traits, se reflétait de nouveau dans son regard morne.

Une petite pendule de voyage encadrée de cuir, posée sur sa table,
marquait une heure moins le quart. Il la regarda... Sa physionomie
changeait peu à peu, déformée par des sensations qui devaient être
presque intolérables. Des images passaient lentement en lui comme des
taches claires sur un écran sombre... un sourire, une expression de
bonté merveilleuse qui un jour l’avait ébloui.

Quand la pendule sonna une heure, il se leva, ouvrit la fenêtre et
demeura quelques minutes dans la corbeille ajourée du balcon de fer:
là-bas, sur la droite, au delà de la passerelle où roulait un train,
les clochers pointaient sur la ligne douce des coteaux. Tout son être,
penché comme sur un visage, semblait implorer un pardon secret.

A ce moment même, abaissant ses yeux, il aperçut Paule qui débouchait
du pont et suivait la rampe inclinée au-dessus du fleuve. C’était bien
sa démarche parfaitement noble, sa tête pensive sous un léger voile.
Il quitta le balcon et continua de la regarder. Un instant elle
s’arrêta devant la balustrade de pierre, les yeux sur la rade. Il eut
le pressentiment qu’une émotion la retenait là, le désir peut-être de
se retourner. Une flamme de tendresse passa dans ses veines.

Brusquement, il entra dans sa chambre, chercha son chapeau, puis le
posa d’un air indécis: quelque chose d’inexprimable le clouait là, le
sentiment qu’il ne pouvait commettre que plus de mal encore.

Quand il se rapprocha du balcon, la terrasse inclinée lui parut
étrangement vide. Un homme, la figure cachée sous son bras, dormait
sur un banc, des enfants couraient. Il se pencha pour chercher sur la
chaussée, dans le mouvement des voitures, un point noir lointain. Mais
il ne vit rien.



Gisèle Saint-Estèphe entra chez sa sœur un moment avant le dîner.
Odette était assise sous la cage rose d’un abat-jour pendu au plafond.
Elle était encore en costume de ville; une fourrure jetée sur ses
épaules enveloppait sa gorge d’une pénombre douce. Elle semblait
engourdie et triste, ses grands bras croisés sur sa taille.

La jeune femme, au contraire, paraissait contente. Elle s’assit sur
un petit pouf et ouvrit sur un corsage émeraude sa longue jaquette de
couleur sombre; à travers sa voilette, ses beaux yeux brillaient:

--Comment t’habilles-tu ce soir? demanda-t-elle en souriant.

L’atmosphère de la chambre avait la teinte des roses de Bengale.
C’était Odette qui avait choisi l’année précédente les cretonnes
claires sur lesquelles se détachaient de grandes fleurs et de grands
oiseaux. Le lit bas et blanc était adossé à une tenture; blanche aussi
l’armoire sans angles, doucement renflée de chaque côté et treillissée
d’or. Il y avait sur les petits meubles ces bibelots informes et
mièvres qu’une jeune fille riche ne peut manquer de recevoir comme
cadeaux de fête et d’anniversaire. Mme Saint-Estèphe négligea de leur
jeter son coup d’œil moqueur:

--Je suis rentrée de bonne heure pour causer un peu avec toi, dit-elle
à Odette en tirant ses gants. Tu sais qui nous avons à dîner ce soir?

Odette cita deux ou trois noms. Sa mère lui avait parlé d’un jeune
Anglais, de passage à Bordeaux, et que patronnait une famille de grands
négociants:

--Je ne sais pas, dit-elle, s’il parle français. Il est descendu chez
les Butlow qui ont été reçus chez lui à Londres et le promènent en
automobile. Aujourd’hui, ils ont dû aller en Médoc...

--Odette, interrompit sa sœur, d’une voix insinuante, tu sais bien que
ce n’est pas de lui que je veux parler...

Une rougeur se répandit sur le visage de la jeune fille. Pourquoi
Gisèle prenait-elle plaisir à la tourmenter? Elle se demandait aussi
ce que signifiait ce dîner. Il lui semblait singulier que sa mère eût
consenti à recevoir alors qu’elle venait seulement de revenir en ville
et que la maison était encore désorganisée. Et pourquoi Seguey avait-il
été invité? Depuis le matin, elle s’efforçait de composer son visage et
ses attitudes; mais, maintenant, elle avait l’impression que son secret
lui échappait...

Brusquement, elle couvrit son visage de ses deux mains:

--Laisse-moi, dit-elle. Tu sais bien qu’il ne m’aime pas. Moi non plus,
je ne tiens pas à lui. Si tu crois le contraire, c’est pour me blesser;
personne ici ne me comprend...

--Oh! déclara Mme Saint-Estèphe, le mariage n’est pas du tout ce que tu
crois. Je suis sûre, moi, qu’il t’épousera.

Elle avait envie de lui dire:

--Tu n’as plus qu’à te laisser faire.

Une discussion s’engagea qui fut assez vive. Odette répétait à travers
ses larmes que Seguey ne la trouvait pas intelligente: si elle était
bête, on pouvait au moins la laisser tranquille. Les femmes ne confiant
jamais le fond de leurs pensées, elle ne dit pas qu’elle était jalouse
de Paule. Gisèle ne donnait pas au facteur sentimental une grande
importance:

--Si tu ne l’épouses pas, continua-t-elle, il végétera. Ce sera un
homme fini, un homme à la côte. Tu ne voudrais pourtant pas le laisser
partir pour la Martinique.

Et, changeant de ton:

--Cette petite Dupouy était une erreur. Il l’a vu lui-même. D’ailleurs,
quand quelqu’un vous plaît, il faut savoir lutter, se jeter en travers
des événements. Pour une femme, c’est le seul match qui vaille la
peine. Et maintenant, montre-moi tes robes...



Mme Lafaurie recevait d’une manière un peu pompeuse. Elle avait été
jeune dans un milieu où une maîtresse de maison n’improvisait rien,
mais donnait au contraire une sorte de bouffissure à tous les détails.
La vieille société bordelaise avait sur ce sujet un fond de principes
extrêmement solide.

Gisèle, invitant des amis au dernier moment, téléphonait d’abord à la
fleuriste pour avoir des roses. C’était le genre des jeunes femmes
qui ne veulent décidément rien prendre au sérieux. Les nouvelles
générations bouleversaient l’existence avec cette idée que l’on ne
doit vivre que pour son plaisir; mais les dames qui approchaient de la
cinquantaine tenaient bon encore. Mme Lafaurie, héritière d’aïeules
intransigeantes et plantureuses, considérait comme une charge de donner
des dîners cossus, confortables, avec de grands vins, des foies gras,
et un de ces entremets qui font la gloire d’une cuisinière. La sienne
était une personnalité avec laquelle il fallait compter. Bien des
maîtresses de maison la lui enviaient depuis le jour où M. Klipcher, un
des arbitres de la ville, avait dit sur une certaine purée de bécasses
un mot que toute la société avait répété.

M. Lafaurie, lui, aimait à réunir autour de sa table quelques vieux
amis, bien choisis, qui savaient apprécier les vins. Mais il invitait
volontiers les étrangers, surtout les Anglais de passage et les
Hollandais, ayant le souci d’entretenir des relations très étendues qui
lui étaient utiles. Ce soir-là, Charly Hudson, un jeune Anglais frais
et rasé, haut de deux mètres, dont le père expédiait du charbon dans
toute la France, venait dans la maison pour la première fois.

A sept heures et demie, Seguey n’était pas encore arrivé. La lumière
inondait le grand salon crème. Mme Lafaurie, en velours noir, essayait
de tirer quelques paroles du jeune Hudson, écarlate, qui répondait par
des gloussements d’approbation. M. Butlow, de la maison Schamming et
Butlow, lui donnait en anglais des explications. C’était un petit homme
court et couperosé, qui portait des faux cols trop étroits et élevait
dans ses prairies du Médoc d’assez beaux chevaux. Sa femme, longue,
maigre, d’une distinction ennuyeuse, avait sur ses lèvres pincées
un pâle sourire. Elle s’occupait d’œuvres protestantes. Ses amis la
redoutaient, à cause du tribut qu’elle prélevait régulièrement sous
forme de souscriptions et de billets de loterie.

La conversation languissait. Un nouvel arrivant, en redingote et
cravate grise, le sourcil froncé sur son monocle, glaça tout le monde.
C’était M. Lafay, un administrateur de la Banque de Bordeaux, que
M. Lafaurie avait invité par égard pour M. Butlow. Gisèle, toute
scintillante, dans une robe noire brodée d’argent, laissait pendre avec
ennui ses manches de gaze.

Seguey, précédé d’un domestique en habit noir, rencontra Odette
dans l’antichambre. Il s’arrêta pour la saluer. Elle remarqua qu’il
s’inclinait profondément et que quelque chose entre eux paraissait
changé.

--Suis-je en retard? lui demanda-t-il.

Il ne l’avait pas revue depuis son départ de Belle-Rive. Elle portait
une robe verte très éclatante. Dans le salon, quand elle entra, les
yeux exprimèrent une admiration dont il fut flatté:

«Quel dommage, pensa-t-il, qu’elle ait les mains lourdes.»

Instinctivement, quand il l’avait vue, il s’était composé une attitude;
maintenant encore, il avait l’impression que les convenances lui
suggéraient certains sentiments: somme toute, elle était jolie, d’une
beauté un peu trop physique et comme vide de pensées, mais son teint
avait le rose nacré des coquillages.

«C’est du moins une jeune fille énergique et droite», pensa-t-il un
moment après, comme s’il avait eu à la défendre contre lui-même.

A l’instant où Mme Lafaurie regardait la pendule avec inquiétude, un
dernier convive arriva. C’était un de ses cousins, Auguste Montbadon,
bibliophile et collectionneur, qui avait le défaut de se faire
attendre. Ses amis déploraient son inexactitude et aussi qu’il dépensât
plus que de raison pour enrichir sa bibliothèque. Quand il vit Seguey,
un sourire éclaira son visage rond.

Le dîner fut servi cérémonieusement, avec le luxe habituel de linge
damassé et d’argenterie. Un sauternes couleur de soleil accompagna
les grosses huîtres vertes; après le filet aux champignons, le verre
voisin se remplit d’un _Château-Laroze_. M. Butlow, déjà repu et
congestionné, le compara avec _La Mission_; il parla aussi d’une
excellente bouteille qu’il avait fait boire à des Hollandais.

La conversation continuait de languir un peu, M. Lafay aborda la
question des changes:

--Les Américains, déclara-t-il, vont recevoir nos vins légers; si la
chose n’est pas encore faite, elle le sera demain.

Il se rengorgea et regarda autour de lui pour mesurer l’effet de cette
nouvelle.

M. Lafaurie paraissait sceptique:

--La question reste bien discutée.

Discrètement, avec des sourires, des sous-entendus, il parla d’un débit
de tempérance ouvert à Bordeaux: le premier soir, l’homme de confiance
qu’on y avait mis était ivre-mort. Montesquieu, ajouta-t-il, plantait
de la vigne, c’était lui qui restait dans la vérité.

Il s’interrompit pour conjurer Mme Butlow de reprendre un peu de filet.
Butlow, circonspect depuis la guerre, n’osa pas dire que les Allemands
du moins buvaient bien; mais il parla des caves du Nord qui avaient
besoin d’être regarnies.

Montbadon, le bibliophile, rappela que le grand-duc Constantin de
Russie, frère du tsar, passant à Bordeaux, acheta vingt-quatre mille
francs un tonneau d’_Yquem_.

--Oh! manifesta le jeune Anglais dont les mâchoires avaient travaillé
jusque-là silencieusement, vous avez dit vingt-quatre mille francs!

Sa phrase se termina par un gloussement de stupéfaction.

Mme Lafaurie surveillait l’entrée de Frédéric qui apportait un plat
de bécasses. Une longue rôtie, sur laquelle les entrailles étaient
écrasées, fut placée devant son mari qui se réservait d’y ajouter
lui-même divers ingrédients. La rôtie de bécasses nécessitait une sorte
de rite. Il récapitulait: beaucoup de beurre, un peu de muscade, un
jus de citron, du poivre, du sel, une goutte de cognac...

Tous les convives suivaient des yeux les évolutions de son couteau qui
triturait sur le pain détrempé une crème de couleur brune. La rôtie,
renvoyée à la cuisine, pour passer sur le gril, reparut trois minutes
après et fut goûtée avec attention:

--Très bonne... Excellente... un peu plus de cognac peut-être...

--Cette année, confiait Butlow à Gisèle, je vais engraisser des
ortolans.

Montbadon plaignait Saint-Estèphe qui buvait de la camomille et
émiettait du pain grillé:

--Les médecins sont de grands coupables.

M. Lafaurie, souriant, félicité, le visage un peu coloré, détourna la
conversation. Le directeur du Grand-Théâtre avait engagé un nouveau
ténor qui débuterait dans _les Huguenots_.

--Ah! s’écria Gisèle, toujours ce beau ciel de la Touraine!

Mme Butlow parut choquée. Dans cette ville, où des concerts classiques
réunissent toute la société, on revenait toujours entendre _la Juive_,
_le Prophète_ et _les Huguenots_. C’était le fonds du répertoire. Les
artistes continuaient d’être jugés aux mêmes grands morceaux.

--Non, disait Odette à Seguey, je n’aime pas beaucoup la musique.
Le chant peut-être... Mais les acteurs sont souvent si laids et si
ridicules...

Il lui cita quelques noms: Debussy... Ravel... C’était pour elle une
langue étrangère. Peut-être préférait-il qu’elle ne comprît pas. A quoi
bon? Il garderait du moins, fermé et intact, son monde intérieur.

Soudain, pendant ce dîner, il avait eu la sensation que sa destinée
était fixée. Il ne savait pas à quel moment sa résolution avait été
prise; mais pouvons-nous jamais remonter jusqu’aux plus profondes
racines de nos décisions? Le moment où il hésitait encore semblait déjà
loin: la vie l’avait si bien emporté qu’il ne distinguait plus le point
de départ.

Il voyait, lui, le sens réel de la scène qui se jouait là, autour de
cette table couverte de fruits, sous des paroles insignifiantes. Ce
Butlow, rogue et trop nourri, croyait être le personnage important de
cette réunion; M. Lafay, qui semblait regretter chaque parole qu’il
lui adressait, le considérait d’un air protecteur. Ni l’un ni l’autre
ne se doutaient qu’ils devraient bientôt changer de ton. Ce n’était
pas la première fois qu’il se sentait ainsi mesuré, classé... Chaque
coup d’œil tombé sur lui décuplait le désir de revanche que réveillait
toujours dans son sang le contact du monde. Une trépidation rapide
passa dans ses nerfs: la partie se jouait et il ne souffrirait pas
de ne la point gagner. Le souvenir de Paule, gênant et obscur, était
relégué ce soir hors de la vraie vie.

Après le dîner, dans le salon, il se sentit harassé comme s’il avait
longtemps marché. Quel chemin avait-il donc parcouru sans que son corps
changeât de place? Le regard de Gisèle posé sur lui semblait lui dire:
«Mais allez donc! Qu’attendez-vous?»

Odette était assise un peu à l’écart, ses bras nus très blancs dans les
volants de sa robe verte. Son visage avait une expression passive, un
peu animale; dans ses grands yeux vides, il crut voir une intelligence
engourdie. Et il cherchait les mots qu’il fallait, respectueux, pas
trop intimes; avec elle, il valait mieux que ce fût banal.

Sa vue intérieure s’obscurcit un instant comme se ferment les yeux
de l’homme qui se jette à l’eau: ce fut une déchirante sensation
d’angoisse. Puis il se leva, traversa le salon, et alla s’asseoir à
côté d’Odette...



VI


«Ne revenez pas, je vous écrirai», avait dit Seguey à Paule, d’une
voix rapide et sourde qui l’avait frappée. C’était dans l’obscurité,
sur le bord du fleuve. Au même instant, elle avait senti sa bouche à
travers son gant, et ce grand saisissement dont elle était restée comme
foudroyée.

Dans le train, elle avait fermé les yeux. Une chétive lumière agonisait
avec des sursauts dans une cuvette de verre fixée au plafond; les
vêtements pressés dégageaient une odeur de laine mouillée. Son visage
gardait une impression de brûlure et tout son être défaillait d’une
joie étrange et inapaisable.

Octave l’attendait à la gare. Dans la petite voiture, enveloppée d’un
grand manteau, elle regardait les étoiles suspendues dans un ciel noir
et froid comme un ciel d’hiver. Le grand garçon grommelait à son côté
des paroles qu’elle entendait mal. Ce n’était pas la première fois que
la voiture venue la chercher à un autre train stationnait pendant deux
heures devant la gare: la colère grondait chez ses gens à cause du
souper retardé, du cheval qu’il fallait encore dételer, soigner. Elle
passait vite, les oreilles bourdonnantes. Mais, ce soir-là, elle se
sentait soulevée au-dessus des choses quotidiennes, dans l’isolement
farouche de l’amour.

La porte de la cuisine était ouverte et une seule fenêtre éclairée.
Elle prit une petite lampe qui brûlait dans le vestibule. Il y avait
sur la table de sa chambre une boîte à gants bouleversée et sur le lit
un corsage qu’elle avait jeté avant de partir. Il lui semblait qu’elle
revenait après une très longue absence; elle n’avait plus la notion du
temps; il lui était aussi impossible de rentrer dans sa vie ancienne
que d’étouffer dans tout son être ce besoin d’aimer et d’être aimée.
Son cœur continuait de battre dans un autre cœur.

Elle n’avait jamais imaginé la minute obscure et poignante qu’elle
venait de vivre: tout était surprise pour elle dans le mouvement
irrésistible qui, un instant, l’avait enlacée. Combien elle avait dû
douter pour éprouver tant d’étonnement, une si enivrante sensation
d’orgueil! Et elle allait d’un meuble à l’autre, égarée et désorientée,
oubliant d’enlever son chapeau.

Toute la soirée elle se réfugia dans un souvenir.

D’autres femmes, peut-être, désiraient la fortune, des colliers de
perles; mais elle, dans son petit monde, chez tous les êtres mêlés à
sa vie, n’avait jamais cherché qu’un cœur qui l’aimât. Il y avait en
elle comme un grand amas de tendresse que les jours avaient entassé.
Que Seguey fût ruiné, peut-être tourmenté de soucis tragiques, ce
n’était qu’une raison d’aimer davantage. En un instant, avec une sorte
de violence, il avait serré autour de ses mains un nœud de tendresse
qui la ravissait; et elle se taisait, le regard ébloui par les joies
si proches de la fiancée et de l’épouse, comme devant une lumière trop
vive dont elle pouvait à peine supporter l’éclat.

Il lui avait dit: «Je vous écrirai...» Cette lettre, sans doute, lui
apporterait ce qu’il avait tant tardé à lui dire. Désormais, elle
ne serait plus tourmentée, troublée; elle vivrait sous son regard
comme la campagne sous le soleil, avec le même frisson de bonheur, et
cette sécurité inconsciente qui abonde dans la lumière et dans la
chaleur. Elle avait été si souvent froissée et déçue! Le mariage ne lui
apparaissait pas comme une dangereuse et grave aventure, mais comme une
large sérénité.

Le lendemain, il tombait une petite pluie grise. Le facteur se fit
beaucoup attendre. A onze heures seulement, elle entendit le grelot
de sa bicyclette. Il ne lui remit que des journaux et des lettres
insignifiantes. Elle imagina que Seguey viendrait peut-être dans
l’après-midi et changea de robe, se recoiffa, avec une hâte un peu
fiévreuse. L’après-midi passa, puis une autre journée encore. Elle
attendait, frissonnante, se démontrant sans cesse qu’il avait pu
être empêché d’écrire et qu’il lui était impossible de venir par ce
mauvais temps; mais un instinct grandissait en elle qui la remplissait
d’effroi et de honte; quoi qu’elle essayât de se représenter, elle
savait maintenant qu’il ne viendrait pas, qu’il avait peur de la revoir
et qu’un vent de défaite soufflait sur sa vie. Par moments, il lui
semblait même qu’il la haïssait. Ah! qu’elle aurait voulu le revoir!
Elle était tellement tourmentée par le désir de s’expliquer, de se
justifier. Maintenant, plus encore que d’amour, elle avait besoin de
respect. Il y avait eu en elle un idéal immaculé que les derniers
événements avaient piétiné. Elle découvrait que cet idéal était sa
force, sa sécurité; si elle pardonnait à Seguey son geste violent--et
quelle femme ne pardonne pas ces choses-là à celui qu’elle aime--elle
était sans pitié pour sa propre erreur.

Chez ceux qui l’entouraient, elle croyait découvrir aussi de
l’hostilité. Il était bien vrai qu’Octave la dévisageait avec
insolence; Crochard, quand elle le croisait sur la route, la regardait
d’un air de triomphe. Une rancune s’amassait en elle contre tous les
siens, qui n’avaient pas su la défendre, la protéger...

Une fois seulement, elle avait été à Bordeaux. Sur le quai de
Bourgogne, elle crut sentir, par une de ces divinations du cœur qui ne
trompent guère, le regard de Seguey attaché à elle; mais elle avait
passé solitaire, marchant dans un rêve, avec le sentiment que sa
dignité au moins devait lui rester.

Le lendemain, qui était un samedi, Mlle Dumont arriva aux Tilleuls
dans l’après-midi. Paule éprouvait le désir violent de s’accrocher
à quelqu’un et de s’étourdir. Elle ne pouvait plus supporter de se
trouver seule. Toutes deux s’installèrent près du feu, avec leur
ouvrage, de chaque côté d’une petite table. Paule regardait la vieille
demoiselle; elle n’avait jamais remarqué ces yeux paisibles, ces
bandeaux blancs; une vie irréprochable était inscrite sur cette figure,
dans cette bienveillance qui avait traversé le monde sans y voir le
mal, et elle l’écoutait raconter tranquillement de petites nouvelles de
société: une de ses élèves allait se marier... Mme Lafaurie avait donné
un grand dîner.

Paule tressaillit comme si Mlle Dumont allait toucher en elle un point
douloureux:

--Gérard Seguey y était sans doute?

--Naturellement, déclara très innocemment la vieille demoiselle qui
était informée de tout. On prétend qu’il va beaucoup ces temps-ci chez
les Lafaurie et qu’il aurait l’intention d’épouser Odette.



Le lendemain, un peu avant quatre heures, Paule se dirigeait vers le
Pavé des Chartrons. La place des Quinconces et les quais étaient noirs
de ces promeneurs du dimanche qui vont en famille à travers les rues,
achetant aux petits marchands des ballons de toutes les couleurs tenus
par un fil, des sucres d’orge, des pains au lait, et des arachides
grillées. Un grand calme régnait pourtant sur le port, à cause du
travail arrêté, des grues immobiles. La vie ralentie couvrait les
chaussées à la manière d’une eau presque étale.

L’après-midi était ensoleillé. Paule marchait, le cœur battant, dans
un état de vaillance et de décision qui tendait ses forces. Il lui
était impossible de s’adresser à Seguey et elle était trop fière pour
lui demander jamais des explications. Mais Mme Lafaurie recevait le
dimanche; elle s’était dit que rien ne l’empêcherait d’être accueillie,
à Bordeaux comme à Belle-Rive, bien qu’aucune invitation ne lui eût été
adressée.

En réalité, sa simple logique faisait fausse route, et il y avait
là une nuance qui lui échappait. Elle ne savait pas que certaines
relations de voisinage ne sont admises qu’à la campagne, et qu’elles
ne sauraient être transplantées, à Bordeaux surtout, où chaque milieu
se défend par une intermittente faculté d’oubli. Il en est de ces
relations comme de toutes celles que l’on peut faire fortuitement, au
collège, aux eaux, sur les plages, et dont chacun sait qu’elles ne
comptent pas.

Mais ce sont des choses au milieu desquelles s’égarent les natures
simples. Paule ignorait de même qu’une jeune fille isolée est partout
reçue d’un air méfiant, parce que sa situation n’a de place dans aucune
catégorie. Elle ne savait même pas, l’ignorante, ce que représente
sur le «Pavé» l’alignement des hôtels discrets et corrects. Une
aristocratie s’y est constituée, issue du Danemark, de Hambourg et
de l’Angleterre, qui a acquis peu à peu son droit de cité, constitué
un code, et dans laquelle il lui eût été presque aussi impossible de
pénétrer qu’à un chrétien d’entrer dans la Mecque. Elle ne savait pas
ce qu’est le Bordeaux véritable, entrepôt des Antilles, de l’Amérique
du Sud et du Sénégal, marché des arachides et du caoutchouc, cité des
grands vins, dont la suzeraineté commerciale s’étend à travers les
mers. Ses mœurs véritables lui étaient aussi étrangères que celles
de la Chine, parce que cette science des valeurs sociales, cette
hiérarchie sans galons, sans grades, ne s’apprend dans aucun manuel.
Le monde lui apparaissait comme une réunion de personnes aimables et
polies, où, à vrai dire, elle respirait mal, mais sans soupçonner que
son cœur viendrait s’y briser.

Tout en montant le grand escalier fraîchement repeint, au tapis épais,
elle avait seulement l’impression que son sort allait se décider. Elle
pensait à Seguey qu’elle allait revoir. Pourtant, quand un domestique
l’accueillit sur un grand palier, meublé d’une commode ventrue et
de chaises anciennes, elle sentit avec angoisse la fausseté de sa
situation. Que venait-elle faire dans cette maison et était-ce sous les
yeux d’Odette qu’elle allait mettre Gérard en demeure de se décider?
N’y avait-il pas là une démarche qui pouvait paraître vulgaire, et dans
quelle position cruelle ne se trouveraient-ils pas tous les trois?

Le grand salon était plein de monde. Elle eut la sensation que son
entrée causait de l’étonnement. Les messieurs qui se tenaient debout
reculèrent comme si personne ne la connaissait. Des mots bourdonnaient
à ses oreilles: «Nous ne vous attendions pas», disait Mme Saint-Estèphe
sur un ton indéfinissable. Odette, avec une brusque rougeur qui colora
son visage jusqu’à la nuque, lui tendit rapidement la main.

Devant Mme Lafaurie, elle s’arrêta, attendant qu’une conversation
engagée entre plusieurs dames lui permit de la saluer. Ainsi isolée,
le visage calme, elle avait un charme singulier de distinction et de
gravité. Seguey, qui la vit à cette minute, ne devait jamais l’oublier.

Il avait réprimé d’abord un mouvement violent de surprise et
d’irritation. Comment était-elle venue ici? Voulait-elle le poursuivre,
faire un éclat? Mais devant son air de dignité qui lui faisait comme
une solitude au milieu du monde, il eut honte de ces sentiments. Les
préoccupations de ces derniers jours l’avaient amincie. Elle lui parut
plus grande, transfigurée par une beauté pathétique qui montait de
l’âme.

Il sentait bien qu’elle était venue parce qu’elle savait. Était-ce un
dernier effort qu’elle avait tenté, ou sa présence signifiait-elle
une acceptation des faits accomplis? A cet instant, il vit qu’elle
l’apercevait dans le groupe des jeunes gens et allait vers lui; leurs
mains se touchèrent comme s’ils eussent été l’un pour l’autre des
étrangers.

--Lui avez-vous dit la nouvelle? demanda Mme Saint-Estèphe qui
approchait toute scintillante dans une robe bruissante de perles de
jais. Mais un mouvement se produisit vers la salle à manger dont les
portes venaient d’être ouvertes. Une fois encore, Paule vit tout
proche ce visage qui avait pour elle reflété l’amour. Elle le regarda
profondément. L’expression en était si humble et si suppliante qu’elle
eut honte pour lui et détourna lentement les yeux.

Dans la salle à manger, une bande de jeunes filles commençaient à
servir le thé; elles portaient des robes de taffetas aux nuances vives,
qui ressortaient parmi les toilettes sombres des jeunes femmes presque
toutes habillées de noir. L’une d’elles, très belle, gainée de velours,
son grand chapeau ombragé d’une plume, avait une bouche relevée sur
des dents d’un éclat laiteux. Un groupe l’entourait. Maxime Le Vigean,
luisant, trop nourri, le cou cramoisi dans son faux col, lui parlait
très haut; autour de lui se tenaient d’autres jeunes gens dont la
principale occupation était de manger du foie gras truffé dans les
restaurants.

Paule était restée debout et remuait d’un geste machinal le thé dans
sa tasse. La nouvelle dont avait parlé Mme Saint-Estèphe, et qui
n’était sans doute pas officielle encore, elle la connaissait. Seguey
était au fond de la salle à manger à côté d’Odette. Chaque fois qu’elle
se tournait vers lui, ses yeux clairs brillaient. L’éclat du succès
était répandu sur toute sa personne. Elle portait cette robe verte qui
s’harmonisait avec son teint; ses cheveux blonds formaient sur ses
joues de grosses coquilles, et un bracelet s’enroulait autour de son
bras. Sa coiffure était exactement celle qui figurait à toutes les
pages des journaux de modes, de même que les trois volants de sa robe
s’étalaient sur les derniers catalogues des grands couturiers. Mais le
sourire qui entr’ouvrait sa large bouche, un peu tombante, la montrait
grisée de joie orgueilleuse.

«L’aime-t-il, se demanda Paule?» Elle le regarda aussi avec un
détachement d’elle-même qui était une sorte d’inconscience. Auprès de
la grande jeune fille, il paraissait petit, d’une finesse nerveuse. Sa
physionomie était soucieuse, avec une expression de politesse un peu
forcée. Où étaient ce feu dans le regard, cette supplication passionnée
qu’elle avait vus sur ce visage et qui exerçaient sur elle un pouvoir
terrible? Ici, il paraissait plus semblable aux autres. L’homme qui
s’était rapidement penché sur elle avait disparu. Celui qui se tenait
à côté d’Odette, avec tant de tact, n’était pas le même. Leurs deux
visages se détachaient sur le fond mouvant de la vie mondaine, et elle
eut l’impression que ce milieu où on affectait de ne point la connaître
le lui reprenait avec une force qu’elle avait toujours pressentie, et
qui avait, dès les premiers jours, oppressé son cœur.

Plusieurs personnes autour d’elle allaient et venaient. Elle posa sa
tasse sur une desserte. Les sensations qu’elle éprouvait brouillaient
maintenant la vue distincte de toutes ces choses; elle sentait bien
qu’elle devait partir, mais un sentiment plus fort qu’elle la retenait
à son supplice.

Dans le flot qui la ramenait vers le salon, Maxime Le Vigean, qu’elle
avait vu à Belle-Rive, passa près d’elle sans la saluer. Cette
grossièreté fit monter le sang à son visage, en même temps que se
répandait en elle une impression de secours divin; parmi tous ces gens
dont l’ensemble paraissait parfaitement poli et bien élevé, et où elle
était seule, elle sentit affluer un sentiment de pardon qui débordait
tout. Que lui importait ce que l’on pensait, ce qu’on pouvait dire? Une
beauté supérieure était dans son cœur qui l’enivrait comme un autre
amour.

Dans le salon, Seguey s’approcha d’elle. Sous le léger voile qui
recouvrait son chapeau et retombait sur ses épaules, son visage avait
un recueillement indéfinissable.

Elle eut un sourire qui parut comme un rayon de soleil dans un soir de
neige. Un instant, il essaya de ressaisir les mots que depuis une heure
il avait cherchés, et qui ne pouvaient être ceux qu’il aurait voulus.

--Vous savez, murmura-t-il--et il s’interrompit--vous savez qu’il y a
des choses plus fortes que nous.

Il s’arrêta encore, fit un geste de lassitude comme si ces choses ne
pouvaient être dites, maintenant ni jamais, la regarda d’une manière
inexprimable et disparut dans un groupe qui se déplaçait.

A côté de Paule, une jeune femme en robe de taffetas sombre, brodée de
soie grise, blâmait le mariage d’une de ses amies:

--Je lui ai dit ce que j’en pensais, mais elle prétend qu’on est bien
partout avec celui qu’on aime.

Il y eut une rumeur de rires dans laquelle la voix se perdit.

Paule se disposait à partir sans prendre congé, quand elle vit M.
Peyragay entrant, sa barbe étalée, saluant à droite et à gauche. Les
visages exprimèrent le plaisir que tous avaient à le rencontrer. A
peine eut-il aperçu Paule qu’il lui adressa un geste bienveillant; ses
salutations faites, il se retourna, d’un mouvement vaste, et alla vers
elle:

--Justement, lui dit-il, je parlais de vous. Un jeune homme, que
je viens de rencontrer dans le vestibule, m’a demandé si je vous
connaissais.

Paule leva les yeux. Derrière les épaules du vieil avocat, Louis
Talet se tenait debout et la saluait. Elle eut l’impression qu’il ne
s’attendait pas à la rencontrer et que sa présence lui causait une joie
mélangée de crainte. Il lui apparut qu’elle aussi pouvait, si elle le
voulait, faire souffrir Seguey; mais cette vanité misérable passa comme
un éclair et sombra en elle.

Ils échangèrent quelques paroles. La pensée que Gérard lui prêterait
une intention de revanche la paralysait. Elle eût voulu partir tout
de suite. Devant ce grand garçon fortement constitué, un peu lourd et
digne, elle avait le sentiment d’être, elle aussi, toute puissante;
mais un frisson de désespoir s’élevait en elle:

--Il faut que je parte, dit-elle doucement, comme avec pitié.

Il l’accompagna jusque sur le palier où il la quitta, après l’avoir
saluée respectueusement. Quand il revint dans le vestibule, il
rencontra Seguey qui eut un mouvement nerveux en l’apercevant. Alors
il demanda son chapeau et son pardessus, descendit l’escalier, longea
trois automobiles arrêtées le long du trottoir et disparut dans
l’obscurité.



VII


Il y avait ce vendredi soir au Grand-Théâtre une représentation de gala.

Cette fois, on ne jouait ni _les Huguenots_ ni _la Favorite_: Une
troupe venue de Paris devait chanter _Orphée_. Seguey, qui arrivait
un peu avant huit heures et demie, vit devant le théâtre une file de
voitures. Des groupes montaient précipitamment les longues marches
solennelles qui s’élèvent vers le péristyle de Louis; les jeunes
filles, enveloppées de fourrures claires, des têtes entourées de
dentelle blanche se détachaient parmi les pardessus sombres; on
apercevait des silhouettes lourdes et grotesques et des robes relevées
très haut.

Seguey s’arrêta sous le portique magnifique comme celui d’un temple.
Le jaillissement des hautes colonnes lui reposait l’âme. Depuis la
veille, ses fiançailles étaient officielles, et la journée s’était
passée en visites fastidieuses dont il gardait une courbature. Des
centaines de cartes lancées par la poste répandaient automatiquement,
depuis le matin, la nouvelle que sa fiancée semblait porter inscrite
sur son front. Quelqu’un qui l’aurait connu véritablement aurait vu se
refléter sur son visage un ennui qui n’appartient qu’à certaines âmes,
après une activité stérile qui les a lassées. Ce n’était pas qu’il eût
l’intention de reculer ni de s’évader; mais quelque chose souffrait au
plus intime de lui-même, dans cette partie obscure de l’être où aucun
regard ne descend jamais. Il aurait eu besoin d’être seul, de fermer
les yeux.

La foule envahissait le vestibule illuminé, véritable propylée dorique,
au milieu duquel s’élargit, entre ses deux rampes de pierre, la majesté
du grand escalier. Seguey monta la première volée, comme soulevé par un
mouvement de beauté paisible. Un homme âgé, en habit, qui accompagnait
deux dames surchargées d’étoffes, s’engouffra devant lui dans la porte
hautaine du premier palier. Une animation de fourmilière régnait dans
la pénombre du couloir recourbé sur lequel s’ouvrent les portes des
loges. Seguey chercha une des ouvreuses qui couraient affolées dans le
corridor. Un instant après, il ressortait: les Lafaurie n’étaient pas
encore arrivés.

Il monta vers les grands dégagements bordés de colonnes qui réunissent
au-dessus de l’escalier monumental la salle au foyer. L’harmonie de
ce décor si vaste et si beau exerçait toujours sur lui une influence
d’apaisement. Son âme ne s’était jamais trouvée à l’étroit dans ce
grand peuple de colonnes. Tout y était abondant, noble, d’un goût
élevé. Une foule même y circulait avec aisance. On y sentait cette
présence de l’art qui éveille dans les natures impressionnables des
associations d’idées et d’émotions. Cette grandeur, au seuil du royaume
des sons et des mélodies, agissait comme une admirable préparation.

Combien il découvrait ce soir qu’il avait faim et soif de beauté! Une
part de son âme, durement comprimée et mise à l’étau, tournait vers
elle un regard d’esclave. La liberté, il ne l’aurait plus désormais
que dans ces régions où l’esprit oublie. Mais ici même, dans ces
sortes d’avenues bordées de fûts magnifiques, malgré cette solitude
particulière que l’on éprouve au milieu de l’agitation, tout son être
demeurait meurtri. Il y avait en lui une lutte sourde contre cette
chose qui n’était pas tout à fait vaincue, son remords, un fond de
sentiments confus et intraduisibles.

Il marcha un moment dans le foyer désert. Quand il était seul, et que
des occupations ne l’absorbaient pas, il revoyait Paule, ce geste
grave qu’elle avait eu pour se détourner et ne pas regarder en face
son humiliation. Il se rappelait aussi cette expression si belle
qu’il avait entrevue au seuil du salon. Son visage avait une douceur
ineffable de détachement. C’était la pire souffrance qu’elle lui
pardonnât; par moments, il eût préféré des reproches, de la colère,
cette violence désordonnée qui éclate chez tant de femmes et détruit
l’amour; à d’autres, il aurait voulu se justifier... Quand il l’avait
vue s’en aller, tout enveloppée du calme effrayant qui précède le
désespoir, il avait failli descendre avec elle. Il n’aurait pas dû la
laisser partir de cette façon. Mais, dans le salon même de sa fiancée,
entouré, surveillé, que pouvait-il dire? Que pensait-elle de lui
maintenant? Il savait quelle sincérité animait son âme, et combien elle
avait cherché, souhaité, voulu que la vie prît la forme passionnée de
son idéal. Combien le monde devait lui paraître trompeur et vide, la
foi inutile et les hommes lâches!

C’était un supplice de ne pouvoir lui dire qu’il valait mieux que ce
qu’il avait fait. Mais il ne s’attendait pas à la voir paraître; il
avait été surpris, dominé par les circonstances: il n’était pas prêt.
Maintenant, alors que ses fiançailles étaient annoncées, il y aurait
dans toute explication une ironie cruelle qui lui répugnait.

Pourquoi n’avait-il pas voulu la revoir à temps? Il avait eu peur
de lui-même--peur de ces surprises sentimentales dont les siens
étaient coutumiers et qui avaient été la cause de leur ruine. Il se
représentait ce qui, vraisemblablement, serait arrivé: il aurait cédé
à l’amour. Mais c’était ne point échapper au dénouement d’une vie
médiocre, et il avait fui devant la douleur de l’enlisement, devant
la peur aussi de ne pouvoir l’aimer comme elle l’aimait, de sentir
toujours le dissentiment prêt à se creuser entre son cœur d’homme
ambitieux, avide, et ce cœur royal d’ombre et de bonté. N’y avait-il
pas eu tout un ensemble de circonstances? Sa sœur même, qu’il avait vue
ces jours derniers, misérable, hagarde, traînant la chaîne brisée rivée
à sa chair, lui montrait la passion sous un jour odieux!

Dans la salle, le rideau frémissait comme impatient et l’orchestre
s’installait au bas de la scène. Les violons s’accordaient longuement,
avec des hésitations et des fausses notes. Seguey, revenu dans le
couloir, aperçut Odette. L’ouvreuse la débarrassait de sa longue mante
claire bordée d’hermine. Un instant après, entré derrière elle dans la
loge, saluant les dames, il avait repris sa figure de fiancé.

La grande salle en hémicycle, au-dessus de la courbe bourdonnante
de l’amphithéâtre, tendait le double étage de ses balcons d’or; ils
débordaient de robes claires, d’épaules nues, de chevelures; tout
près du plafond, sur lequel s’étale en tons brillants l’apothéose de
Bordeaux, les cordons humains s’épaississaient, présentant des rangées
compactes de têtes avides.

Dans le bas, mis en valeur par la pénombre empourprée des loges, des
bustes de femmes se détachaient.

Odette, assise au premier rang, sa lorgnette de nacre posée sur le
bourrelet de velours rouge, rendait des saluts. Elle se retourna pour
parler à sa mère qui se plaignait déjà d’étouffer. Seguey avait été
chercher un programme.

Quand il rentra, le rideau se levait sur une forêt.

L’orchestre un peu grêle et tout vibrant de violons répandait dans
la salle assombrie les premières phrases évocatrices de ce grand
drame d’amour et de mort. Au-dessus du chœur des pleureuses qui se
succédaient autour du tombeau, le premier appel s’éleva: Orphée,
prostré, en tunique blanche, le front ceint d’un mince laurier,
exhalait la plainte immortelle:

--Eurydice, répéta lentement la voix déchirante qui s’affaissa sur la
dernière note comme dans la mort même.

--C’est une femme, chuchota Odette, qui n’avait jamais vu _Orphée_.
Mme Lafaurie, braquant ses jumelles, inspectait la scène. L’entrée de
Mme Saint-Estèphe qui se glissa entre les sièges, fit se retourner
plusieurs têtes.

Seguey, après s’être levé deux fois, avait repris sa place au fond
de la loge. La musique l’entraînait dans ce monde de poésie où la
douleur n’est plus qu’une forme divine de la beauté. Il avait entendu
déjà cette voix de femme, un peu sourde et riche; jamais elle n’avait
éveillé en lui cet écho poignant, Orphée redemandait maintenant
Eurydice aux dieux. Avec lui, par les sonorités flexibles de dix
violons, par le jaillissement du hautbois solitaire et pur comme un
chant de source, l’orchestre redisait l’arrachement de l’homme à la
femme aimée, les allées et venues de l’âme gémissante en quête d’une
ombre. Mais quand s’éleva, fluette et acide, la voix de l’Amour, quand
chancela, sous le premier rayon de la joie, la face errante inondée
peu à peu d’un sentiment inexprimable, Seguey eut l’impression que lui
aussi était entraîné au delà des choses possibles.

Les applaudissements avaient éclaté, crépitants et nourris dans les
hautes régions du théâtre où se pressent les étudiants pauvres,
réservés dans le bas où la meilleure société croirait déchoir en
manifestant. La salle, de nouveau rutilante et illuminée, s’emplissait
d’une rumeur immense. Les visages se cherchaient, se reconnaissaient.
De chaque côté de la scène, où elles formaient des taches mêlées
de noir et de blanc, se vidaient les loges réservées aux cercles.
Maxime Le Vigean, debout, en smoking, adossé à un des beaux fûts d’or
cannelés, appliquait ses lorgnettes sur son masque gras; un vieil
abonné entamait par-dessus la balustrade de l’orchestre sa conversation
quotidienne avec un flûtiste; au cinquième rang des fauteuils, à
côté d’une dame luisante de chaleur, dont la tête reposait sur deux
bourrelets, Louis d’Eysines cherchait avec indécision à saluer Gisèle.

M. Lafaurie venait d’arriver. Le petit salon, attenant à la loge, était
rempli de visiteurs qui avaient appris dans la journée la nouvelle des
fiançailles; les jeunes filles se frayaient un passage jusqu’à Odette,
triomphante, qui absorbait les félicitations par tous les pores de
son âme vide. Gérard, brusquement tombé de son rêve, l’air attentif,
subissait les présentations.

Au fond de la loge, Mme Lafaurie, le ton haussé, abondait en éloges
sur le fiancé. Maintenant que le mariage était décidé, elle prenait
le parti de se faire honneur de Seguey comme de tout ce qui était sa
propriété.

Dans le couloir, M. Butlow interrogeait M. Le Vigean:

--Est-il vrai que ce jeune homme entre dans la maison?

On disait déjà que M. Lafaurie, préoccupé de se choisir un successeur,
avait mis ce projet à l’étude depuis des années. Lui-même, debout, très
entouré, l’air mystérieux et satisfait, goûtait la sensation d’un très
grand succès personnel. Il jugeait bien, lui, que la vieille dynastie
rivale, à peine entrée dans son rayonnement, verrait son lustre se
ranimer. Gisèle avait compris cela du premier coup d’œil. Mais c’était
sa fille. Quant aux autres histoires de femmes, il savait le peu
qu’elles comptent... Sa volonté dédaigneuse les balayait dans une ombre
où personne n’oserait plus aller les chercher.

La sonnerie qui annonçait le second acte fit refluer vers la salle la
foule désœuvrée, richement coloriée de toilettes claires, qui s’était
répandue dans le foyer et parmi les avenues bordées de colonnes qui
ennoblissent le bel étage du Grand-Théâtre. Les loges regarnies,
où scintillaient les feux des bijoux, étaient fouillées comme des
devantures par la curiosité des yeux fureteurs. Seguey prit une
lorgnette qui traînait sur un tabouret. Les marques de considération
venaient de réchauffer sa vanité. Toutes ces femmes parées comme
des idoles, ces hommes si complètement satisfaits d’eux-mêmes le
recevraient désormais sur le plan de l’égalité. Lui aussi posséderait
ces réalités de la fortune qui font régner; il serait délivré de
l’angoisse du lendemain, des expédients; il ne connaîtrait plus
l’embarras de vivre pauvre au milieu des riches, avec tout ce que ce
rôle comporte de difficultés dans une société où le classement est
avant tout utilitaire. Ce serait son tour d’être recherché, non plus
pour ces seules qualités d’esprit qui pèsent dans les balances du
monde le poids d’une paille, mais parce que beaucoup auraient intérêt
à être vus dans son entourage. Le mot que Paule lui avait dit sur les
amitiés véritables, qui ne cherchent en nous que nous-mêmes, était
étouffé comme l’aspiration la plus chimérique par le crescendo enivrant
d’autres sensations.

L’orchestre pouvait bien maintenant évoquer tumultueusement les
tourments de l’enfer et Orphée exhaler _le Chant de l’amour_. Tout
ce prélude, saccadé, strident, opposé à la douceur de la plainte
en larmes, échouait sur son cœur où les parties divines s’étaient
refermées. «Laissez-vous toucher par mes pleurs», chantait la jeune
femme en tunique blanche, penchée sur sa lyre, dans le rougeoiement des
feux de Bengale. Mais, tout cela, c’était le mirage de l’art, l’appel
des sirènes que personne n’a jamais revues au jour cru des réalités.
Dans la vie qu’il faut vivre, les barrières ne s’écartaient pas, aucune
prière à la beauté parfaite n’était exaucée. Orphée s’enfonçant
dans le sentier crépusculaire, s’éloignait à jamais des hommes: la
pathétique et poignante histoire se déroulait au pays des ombres.

--C’est très bien, n’est-ce pas, fit Odette, comme s’élevait devant la
forme blanche étreignant sa lyre ce miraculeux chant de bienvenue qui
semble porté par des souffles d’aube.

Il s’était rapproché d’elle et regardait la scène par-dessus son
épaule nue. Elle avait ce port de tête impérieux que le bonheur lui
avait donné. Sa taille était élargie par une toilette d’un rose
vif--la nuance à la mode cette année pour les jeunes filles--sur
laquelle se détachait une grosse rose d’un éclat banal. Une heure
auparavant, à reconnaître dans la salle dix robes semblables, il lui
avait été désagréable de constater que sa fiancée n’avait pas d’autre
goût que celui de sa couturière. Maintenant, cette impression aussi
était effacée. Et cependant que le chœur subjugué laissait s’éteindre
le chant de triomphe: _Il est vainqueur, il est vainqueur_, une
substitution se faisait en lui qui l’inondait dans toute sa chair des
secrètes délices de sa victoire.

A l’entr’acte, il aperçut au premier rang des places populaires, dans
cette courbe haute que l’on appelle «le paradis», le visage jaune et
barbu de Jules Carignan. Son orgueil satisfait lui suggéra un bon
mouvement. Pourquoi ne commencerait-il pas d’être généreux?

Mme Lafaurie, consultée, accueillit comme une marque d’empressement
le désir qu’il exprima d’avoir un portrait d’Odette. Mais le nom du
peintre la déçut. Elle en eût préféré un autre, auquel cette manière
qu’on nomme «léchée», une touche un peu molle et la longue pratique de
ce qui plaît au monde avaient assuré des succès durables. Avec lui, il
n’y aurait pas eu de déceptions à craindre et la ressemblance eût été
parfaite. Odette, le visage brillant de satisfaction, se mit du côté de
son fiancé. Seguey comprit qu’elle avait pour son goût une admiration
qui se ferait volontiers aveugle et passive. Il trancha tout de suite,
en faveur de Carignan, un débat qui pouvait reprendre le lendemain dans
des conditions plus défavorables:

--Voulez-vous, demanda-t-il à Odette, que j’aille le chercher?

Elle le laissa faire, avec une expression de contrariété, et bien que
la proposition lui parût un peu singulière.

Carignan, qui respirait un air moins lourd en haut d’un petit escalier,
eut un mouvement de joie violente. Mais il refusa avec une sorte
d’effroi d’aller dans la loge. Seguey, constatant qu’il était venu
au théâtre avec son veston de travail, une chemise molle et de gros
souliers à lacets, n’eut garde d’insister.

Carignan voulut cependant descendre avec lui. La musique d’_Orphée_
l’avait enivré. Il y avait respiré une atmosphère de terreur sacrée, en
même temps que son esprit s’emplissait de formes et de visions:

--Avez-vous remarqué, dit-il à Seguey, en prenant son bras, combien les
mouvements de cette femme sont évocateurs. Elle passe, elle marche et
l’on voit des dieux. Mais tous ces gens ne comprennent rien.

Il eût volontiers traité de philistins les Bordelais, qui avaient
mesuré à la grande artiste les acclamations. Seguey, cette fois,
n’était pas disposé à entrer dans ces sentiments. Carignan avait tort
de mépriser sans la connaître une société où le goût de la musique est
indiscutable et traditionnel. Quelque chose le choquait ce soir dans
son amertume; il y voyait l’humeur agressive d’un intransigeant qui ne
veut pas accepter tels qu’ils sont la vie et les hommes.

Ils marchèrent quelques instants dans le foyer doré et illuminé.
Carignan, levant la tête, montra le plafond de Bouguereau:

--Voilà ce qu’_ils_ aiment!

La sonnerie retentissait. Seguey, qui avait conscience de s’attarder,
éprouvait vis-à-vis de tant d’âpreté une irritation grandissante:

--Cette société que vous méprisez, vous la recherchez cependant.
Pourquoi élargir le fossé entre vous et elle? Combien d’artistes
s’asphyxient pour avoir voulu vivre entre eux dans un monde fermé à la
vie réelle! Vos préjugés, tout autant que ceux de cette caste, sont
impénétrables; vous avez des grandeurs qui ne sont pas les siennes,
un ordre de valeurs qu’elle se refuse à reconnaître. Mais n’a-t-elle
pas le droit d’avoir son orgueil comme vous aussi avez le vôtre? Elle
est dans le pays l’élément solide, fortement fixé, qui trouve en
lui-même ses satisfactions, regarde de haut les aventures et se passe
de curiosités. Tout ce qui s’agite hors de ses limites l’intéresse peu.
Mais combien de milieux se heurtent ainsi et vous-même n’avez pas le
droit...

Quand il le laissa, Carignan remonta lentement le petit escalier. Il
avait l’impression d’une amitié déjà finie, qui n’avait jeté qu’une
lueur furtive et sombrait sans qu’il sût pourquoi. Seguey, qu’il aurait
cru tout près de lui, était au fond comme les autres. La nostalgie
du monde qui était le sien agitait en Carignan des nerfs douloureux.
Qu’attendait-il pour tout quitter ici et le retrouver? Il lui fallait
respirer encore, et dût-il retomber dans sa misère d’artiste, cette
atmosphère de liberté dont s’était nourri son être ombrageux. Il
saurait bien, par la seule force du travail, avoir sa victoire; lui
aussi régnerait, non par l’argent, mais par cette autorité de l’art qui
conquiert lentement les yeux et les cœurs.

Seguey, rentré dans la loge, se sentit encore plus mécontent de
lui-même que de Carignan. Cet essai de générosité n’aboutissait qu’à
une sottise: mieux valait pour lui rester maintenant dans le cadre
qu’il avait choisi, sans se jeter imprudemment à droite et à gauche,
parmi des gens qui mettaient leur orgueil à voir les choses comme elles
ne sont pas. Que leur folie roulât n’importe où, c’était leur affaire;
sa dépense de compassion n’avait vraiment pas sa raison d’être.

L’orchestre essayait vainement de l’entraîner encore vers
l’enchantement des pays divins. Il lui tardait maintenant d’échapper à
cette musique imprégnée de nostalgies, de rêves trop grands. Ce n’était
pas au milieu des ombres voilées qu’il devait vivre. Les supplications
d’Eurydice, implorant son époux de se retourner, lui paraissaient
interminables.

Pourtant, quand éclata le fameux air: _J’ai perdu mon Eurydice_, son
âme eut soudain l’impression d’être arrêtée au-dessus du vide. Il
disait, ce cri impuissant, qu’il n’est pour le cœur qu’un être au
monde et que le supplice de l’avoir perdu est inapaisable: le sanglot
d’Orphée atteignait au pathétique d’une fureur sacrée.

Seguey, le front dans sa main, s’isolait pour lui résister. L’écho
immortel se propageait dans toute sa chair, réveillant un monde de
douleur qui l’épouvantait. Mais tout cela, c’était la beauté de l’Art,
dont le triomphe dure à peine une heure, dans des régions imaginaires
d’où l’âme tombe avec le rideau.

Tout était fini, en effet, les acteurs saluaient dans le brouhaha du
départ.

Dans le couloir, comme l’ouvreuse remuait fébrilement les chapeaux et
les pardessus, Seguey entendit chuchoter le nom de sa sœur. Il jeta
derrière lui un coup d’œil rapide. Un officier, qui parlait dans un
groupe, le dévisagea. Ce fut brusque comme un éclair. Il se redressa...

Un instant après, à côté de sa fiancée blonde, enveloppée d’une cape de
soie, Seguey descendait l’escalier presque royal du Grand-Théâtre avec
cet air indéfinissable que donne la possession d’une fortune acquise.



VIII


L’automne était venu, avec une tempête de vent qui soufflait de
l’ouest, entraînant de grandes nappes grises, des vols égarés d’oiseaux
de mer, et soulevant en lames courtes la rivière couleur de plomb sur
laquelle blanchissaient des crêtes d’écume.

Paule avait entendu pendant deux jours le vent gémir autour de la
maison. Les ondées collaient dans la boue du jardin et sur les prairies
les feuilles rousses arrachées aux arbres; les ornières s’emplissaient
d’eau. L’humidité ruisselait sur les murs et coulait le long des
boiseries; la porte du salon avait gonflé et ne fermait plus; des
tuiles volaient et une gouttière élargissait sur le plafond de la
cuisine une tache grise en forme d’île.

Les écoulages étaient terminés. L’une après l’autre, chaque grosse
cuve avait été percée; Michel Saubat, appliqué et précautionneux, en
tablier de toile, les manches de sa chemise relevées découvrant un
bout de gilet de flanelle et ses bras velus, avait appliqué tout en
bas, à l’endroit de la bonde, un gros robinet de cuivre. Il l’avait
enfoncé avec un maillet. Les autres vignerons, qui formaient un cercle,
regardaient perler sous ses coups quelques gouttes sombres; puis le
vin avait jailli comme une fusée rouge; son jet puissant, gros comme
le bras, rebondissait dans le douil sonore; les mains avidement s’y
étaient plongées, remuant les verres dans la nappe noire qui montait en
se couvrant d’une écume rose. Pichard, tremblotant, avait regardé le
vin nouveau au grand jour, à l’ombre, puis y avait pieusement trempé
ses moustaches.

Tout cela était fini, et les barriques roulées dans le chai; les unes
blanches, fleurant le bois neuf, seulement rougies de quelques traînées
vineuses autour de la bonde; d’autres vieilles et de couleur grise,
tapissées de mousse aux extrémités, avec des ligatures de jonc refaites
et d’un jaune paille sur les cercles de châtaignier. La récolte avait
été médiocre, la sécheresse ayant bu avant les vendanges la moitié
du jus dans les grappes, mais le vin était plein de feu et d’un haut
degré. Les paysans avaient convenu qu’il était encore chaud, ni doux
ni «vert», et que ce serait une grande année pour la qualité. Les
courtiers, moins enthousiastes, parlaient de la mévente, des affaires
difficiles, et des prix qui seraient sans doute assez bas.

Quand Louis Talet était venu pour goûter le vin, Paule l’avait reçu
simplement; ils avaient causé de la récolte, mais leur conversation
était hésitante, comme si chacun gardait une pensée qui primait les
autres. Il parlait sérieusement, en homme qui connaissait la terre
et le vin, et prenait souci des difficultés; en l’écoutant, elle
comprenait la justesse de ses remarques, et la vie où elle devait se
débattre seule lui apparaissait encore plus incertaine et plus désolée.

Il citait des propriétaires qui s’étaient ruinés:

--Cette culture de la vigne, elle est pour nous, Girondins, une passion
innée. Chaque année, nous nous attachons aux mêmes espérances, pour
aboutir presque toujours aux mêmes déceptions. L’intérêt est toujours
nouveau, les péripéties continuelles, et cette récolte que nous couvons
de notre regard, que nous défendons, a un attrait qui l’emporte sur
toute sagesse. Ces émotions sont notre vie, et aucun découragement ne
nous en éloigne. Peut-être ce sentiment vient-il de très loin, de tous
les nôtres qui ont fait ce que nous faisons, lutté sur ce sol, aimé
cette aventure de chaque printemps et de chaque été que tant de gens ne
soupçonnent pas. Seulement, avec les temps nouveaux, cela devient plus
périlleux encore... Les gens pratiques ont eu raison de vendre pendant
la guerre.

Avant de partir, il avait hésité longuement, et d’une voix plus basse:

--Il y a longtemps que je veux vous dire une chose... Je sais qu’une
démarche a été faite auprès de vous et d’une manière qui vous a déplu.
Je ne vous demande pas de me répondre. Vous me répondrez quand vous
voudrez. Ce que je veux que vous sachiez, c’est que je n’avais chargé
personne de parler pour moi. Il y a eu un malentendu. Mon père s’est
entremis sans me consulter; jamais je n’aurais permis qu’on agît ainsi.

Il avait tourné vers elle un regard anxieux:

--Dites-moi seulement que vous ne m’en voulez pas. Je comprends
tellement que c’était blessant...

Il était très grand, large d’épaules, rouge de visage, avec des cheveux
blonds, un menton carré et des yeux clairs qui disaient la droiture
profonde et l’honnêteté; ses manières étaient modestes, ses paroles
lentes, et il devait avoir cette timidité des forts qui sont, dans
l’amour, patients, tenaces et silencieux. Avec lui, elle ne se sentait
pas transportée dans un monde de bonheur, mais quelque chose en elle
s’apaisait et se rassurait.

Un matin, il était revenu, par un brouillard si épais que toute la
campagne en était ouatée, et qu’on ne pouvait découvrir ni le fleuve ni
les coteaux. Il avait laissé devant le chai son automobile et essuyé
longuement sur le paillasson du vestibule ses fortes chaussures.
L’affaire dont il voulait l’entretenir n’était qu’un prétexte, c’était
pour la revoir qu’il était venu: tout ce qu’il disait couvrait mal un
désir qu’il ne savait comment exprimer.

Il paraissait connaître les difficultés de sa vie:

--Je crois que vous êtes trop compatissante. Le commandement est
difficile à une femme. Les gens autour de vous doivent en profiter;
être bon, à leur avis, c’est être faible, tout accorder, fermer les
yeux sur les abus, sur les négligences.

Il hésitait, cherchant du regard dans le salon quelque chose qui pût le
secourir, puis avait pris le parti de dire:

--Il me semble que je suis le seul qui vous connaisse.

Mais elle était restée muette, découragée, et si triste, si désarmée,
qu’il avait rougi extraordinairement et n’avait rien ajouté.

Pendant la tempête, tandis que gémissaient les grandes rafales, elle
sentit l’accablement d’être seule et faible. Le poids de sa défaite la
courbait comme une vieillesse soudaine et prématurée. Tous ceux qu’elle
aurait tant voulu aimer lui étaient hostiles; celui pour lequel elle
aurait donné sa vie l’avait trompée et abandonnée. Elle voulait croire
qu’il pouvait avoir des excuses; mais le pardon même laissait en elle
une sécheresse terrible qui fanait son cœur, en figeait les sources de
vie et les espérances.

Le troisième jour, le vent tourna au nord et le matin couvrit les prés
d’une gelée brillante. Vers le soir, la température devint tiède et
une pluie impalpable brouilla le grand paysage presque entièrement
dépouillé de feuilles.

Paule, enveloppée dans son manteau, entra un moment dans le potager.
C’était un enclos rectangulaire, protégé par un grillage en fil de
fer et bordé d’un côté par des pieds de chasselas et de groseilliers.
Un petit vieillard plié vers le sol, repiquant des choux dans une
plate-bande, parlait tout seul. Il paraissait se quereller avec un
absent. Paule, qui regardait sous un châssis des plants de fraisiers,
ne s’en inquiétait pas. Elle avait de l’estime pour ce journalier qui
venait toute la belle saison travailler chez elle: un petit homme sec
et affairé, toujours sarclant, taillant, émondant, plein de sagesse
paysanne, mais empli aussi de mauvaise humeur, de gronderie, se fâchant
tout rouge, sans qu’on sût pourquoi, comprenant de travers ce qu’on lui
disait, et se justifiant d’une voix coléreuse de torts que personne ne
lui reprochait. Paule finit par élever la voix:

--Voyons, Plantey, qu’est-ce qu’il y a donc?

Il se rapprocha, tenant d’une main le bâton pointu dont il se servait
pour faire des trous:

--Il y a que quelqu’un me traite de «feignant».

Elle cueillait sur un espalier une poire oubliée, rousse, amollie par
la gelée de la nuit dernière. Il gesticulait:

--Feignant... Feignant. Je voudrais bien qu’il le répète. Je lui ferais
voir.

Paule s’efforçait de le calmer:

--Du moment que je ne vous reproche rien, vous n’avez qu’à rester
tranquille. Personne ne commande ici que moi.

Il éclata:

--Le malheur, c’est justement que d’autres sont maîtres. Y a pas
jusqu’à la vieille qui donne ses ordres. Va ici. Fais ça. Porte-moi de
l’eau. Et toujours des rapports, des mots par-dessous. On ne peut pas
dire tout ce qui se passe, mais ce n’est pas beau.

Et montrant du poing, de l’autre côté de la route, une maison bâtie sur
le port:

--Il y en a _un_ là qui vous veut du mal. Il s’en cache pas.
Maintenant, c’est Octave qu’il vous détourne; un garçon qui était
tranquille, poli, comme il faut; le voilà qui se dérange de plus en
plus. On les voit tous les dimanches au café ensemble. Il lui en fait
dire sur la maison... Pourtant, pour ce qui est du travail, il n’est
pas trop commandé ici. Que cela continue, il fera partir tous les gens
qui travaillent chez vous et personne de sérieux ne voudra venir...

Elle refermait le châssis vitré, voulant paraître indifférente, mais
troublée par l’attaque, mécontente aussi. L’idée lui vint qu’il était
jaloux:

--Ce qu’il faudrait, c’est que chacun fit son ouvrage sans regarder les
autres.

Il battait déjà en retraite, des phrases grondeuses entre ses dents.
C’était malheureux tout de même de ne pas pouvoir dire ce que l’on
voyait; et grommelant, secouant de colère mal étouffée sa petite taille
cassée au milieu des reins, il enfonça de nouveau son bâton dans la
plate-bande.

Une heure plus tard, un bruit de voix remplissait la cuisine: Louisa
tirait de l’armoire un litre et des verres et Octave buvait avec les
pêcheurs. Paule, retirée dans sa chambre, effrayée et découragée,
pensait aux avertissements qu’elle avait reçus:

«Vous ne savez pas ce qu’il dit de vous. Des choses qu’on ne peut même
pas répéter... Il faudrait un homme dans la maison pour qu’il se taise,
quelqu’un de sérieux et qui en impose...»

Après tout cela, une lassitude l’envahissait, dans laquelle fondait
le peu d’énergie que les derniers jours lui avaient laissée. Elle
n’avait plus confiance en personne: Louisa, le vieil Augustin, tous lui
paraissaient dangereux, contre elle, animés d’intentions qu’elle ne
savait pas.

La veille, examinant dans le détail son livre de comptes, elle avait
été effrayée devant ses dépenses. Il lui fallait payer tant de choses,
impôts, assurances, gages des domestiques et des journaliers, et
encore ce qu’exige l’entretien des terres, celui des bêtes, l’imprévu
enfin... En regard de tout cela, les quelques affaires qu’elle avait
faites, médiocres ou mauvaises: Pouley, après avoir laissé mouiller le
foin, en avait acheté une part à bas prix; les vaches avaient cassé
dans les prairies une rangée de jeunes peupliers. L’idée qu’elle
pourrait se ruiner se présenta à son esprit. Mais, plus vivement
encore, elle sentit d’autres dangers rôdant autour d’elle; certes, il
était inquiétant de perdre de l’argent, d’en voir fuir chaque jour par
des fissures qui s’ouvraient partout; il y avait pourtant une angoisse
plus grande, celle de la solitude où le cœur bat seul, où l’esprit
s’affole, et dans laquelle vos actes sont soupçonnés, épiés, dénigrés...

Se marier, elle ne pouvait encore s’y résoudre. Elle n’avait qu’un
grand désir de tout laisser et de disparaître. Cette maison, ce domaine
où sa fortune s’engloutissait, elle sentait que leur charge pesant
sur elle était écrasante. Elle ne pourrait plus la porter longtemps.
L’hiver allait venir avec ses jours mouillés, ses boues, ses eaux
jaunes, et la mauvaise volonté de tous la réduirait à rester dedans,
sans oser rien dire, dans la crainte d’aggraver encore une situation
presque intolérable. Mieux valait vendre et se retirer, comme sa mère
voulait le faire, dans un petit appartement où personne ne la viendrait
voir. Ainsi, l’été prochain, elle ne risquerait pas de rencontrer
partout, à l’église, dans le village, Seguey et Odette. Jamais plus
elle ne reviendrait à Belle-Rive. En femme, elle accusait la jeune
fille de lui avoir pris Gérard sans l’aimer, par méchanceté et par
vanité. La tranquillité lui apparaissait comme le refuge après l’orage.



Deux jours plus tard, Paule sortait de la gare et prenait un tramway
qui la conduisait au centre de Bordeaux. La pluie avait cessé, et les
tentes déroulées au-dessus des trottoirs abritaient les devantures
d’un chaud soleil d’arrière-saison. Les quais avaient leur physionomie
coutumière, et les boutiques des cordiers, des marchands de voiles,
pavoisées de bouées et de surouëts jaunes, répandaient une pénétrante
odeur de goudron. A un arrêt, une bande de Brésiliens, débarqués de la
veille, envahirent la plate-forme du tramway. Une des jeunes femmes,
brune de visage, balafrée de sourcils immenses, jacassait sous un
chapeau de jaconas blanc; avec sa robe de satin et ses fausses perles,
au milieu d’hommes qui ressemblaient à des toréadors en voyage, on eût
dit un oiseau des îles.

Paule descendit et marcha très vite sans rien regarder. Elle longea
une des façades du Grand-Théâtre. La masse noble et magnifique, aux
travées égales, haussée sur son socle, élevait au-dessus du port son
rayonnement de beauté paisible. La fourmilière humaine, étalée à
ses pieds, se répandait dans les grands cours, s’agglomérait sur la
terrasse d’un café et envahissait l’entrée ouverte des beaux magasins.
Cette animation paraissait à Paule aussi étrangère que si elle eût
appartenu à un autre monde. Que tout dans une ville lui semblait aride,
dénué de sens, et combien l’appréhension de rencontrer celui qu’elle ne
voulait plus revoir lui était pénible!

Dans une rue sordide où elle s’engagea, entre un petit bar et la
devanture d’un brocanteur, elle aperçut ce qu’elle cherchait: une
agence de vente et de location. Elle en avait souvent vu le nom dans
les annonces des journaux locaux. De loin, elle s’en était fait une
idée vague et favorable; maintenant, devant l’entrée peinte en couleur
jaune et ouverte sur un vestibule assez misérable, une répugnance
l’envahissait. Cette maison lépreuse et louche lui paraissait un
mauvais lieu. Elle hésitait à y pénétrer.

Elle entra pourtant. Quelques personnes, d’une tenue assez négligée,
lisaient de petites affiches manuscrites fixées sur les murs: d’un
côté, les appartements à louer; de l’autre, les maisons et les terres à
vendre. Son cœur se serra à la pensée que le nom de son vieux domaine
serait cloué là, sur ce plâtre sale, comme au pilori.

Un petit homme rondelet, au poil gris, faussement affable et souriant
vint au devant d’elle.

--C’est à M. Nèche que je veux parler.

--Mon fils sera à vous dans quelques instants.

Il désignait, d’une main courte chargée de bagues, un petit salon
séparé du vestibule par une boiserie. On entendit quelques éclats de
voix, puis la porte s’ouvrit devant un laitier en blouse bleue, dont
la carriole était arrêtée le long du trottoir. Un grand garçon brun,
basané, le nez fortement accusé et la barbe noire, parut derrière lui:
une figure de Judas dont un peintre aurait pu tirer d’assez beaux
effets. Il fit signe à Paule que c’était son tour.

Elle s’expliqua en quelques phrases, avec des contractions de la gorge
qui hachaient ses mots. Il s’était assis en face d’elle, de l’autre
côté d’un bureau crasseux chargé de papiers. Un papillon de gaz
grésillait sur eux.

Dès qu’elle s’arrêta, il l’étourdit d’un flot de paroles. Il parla de
ventes qu’il avait faites: un château historique, le mois précédent,
avec un mobilier que les antiquaires de Paris s’étaient disputé.

Elle l’interrompit:

--Mais je ne veux pas vendre mes meubles.

Il énuméra alors les moyens de publicité dont il disposait. Il
employait la réclame sous toutes les formes: affiches et journaux.
Puis, rapidement, il interrogea... La situation? Le nombre d’hectares?
Près de Bordeaux, il serait aisé de faire un lotissement. Sa pensée
dépeçait déjà toute la terre. Pour ce qui était du prix, il passa très
vite.

Enfin, résumant:

--Vous allez d’abord me donner une option.

Elle l’écoutait, inquiète, ne comprenant pas, ses yeux largement cernés
d’ombres bleues. Il dut s’expliquer: par cette option, elle s’engageait
à ne vendre que par son intermédiaire, aux conditions qu’ils allaient
fixer. Il ouvrit le tiroir du bureau et prit une feuille.

Elle eut l’impression que les événements se précipitaient avec trop de
rapidité. Au moment d’être emportée par eux, elle tenta de se ressaisir:

--Vous pourriez préparer ce papier. Je reviendrai...

Il lui mettait la plume dans la main:

--Cela n’a aucune importance; un simple arrangement entre vous et moi.

Son ton s’était fait autoritaire. Elle regarda vers la porte fermée,
voulut se lever et ne bougea pas. Une volonté supérieure à la sienne
l’étranglait déjà.

De sa longue main brune et nerveuse, aux doigts agités, il lui montrait
la place de la signature:

--Là... sur la droite.

Brusquement, elle se mit debout. Du fond d’elle-même une attitude de
résistance venait de monter, qui ne modifiait pas encore sa résolution,
mais transformait progressivement ses yeux, son visage, en durcissait
la pâleur douloureuse et l’expression de grande fatigue. Toute sa
personne semblait opposer un refus formel:

--J’aime mieux réfléchir.

Il redevint instantanément déférent et souple:

--C’est donc moi qui irai chez vous. Je vous apporterai le papier tout
prêt.

Elle fit un mouvement vers la porte, angoissée et désespérée, craignant
de voir s’introduire dans ses affaires cet homme inconnu dont elle
devinait maintenant qu’il pouvait être redoutable. Cette inquiétude
lui paraissait si horrible qu’elle aurait voulu trouver tout de suite
un moyen certain de s’en délivrer. Lui, au contraire, appuyé à la
boiserie, affectait de croire qu’un engagement la liait déjà:

--Il faudra d’abord penser aux annonces. Dans le pays, je mettrai de
grands tableaux peints sur le bord des routes.

--Je vous ai dit, répétait-elle, que je ne suis pas encore décidée.

Pendant le retour, Paule vit une fois de plus la vie et les choses
sous un jour nouveau. Elle s’était accoudée à la fenêtre ouverte
du compartiment, regardant passer l’armée noire des vignes, les
propriétés qui lui étaient familières depuis si longtemps. Les grandes
usines aussi défilaient, avec leurs tuyaux démesurés, qui semblent
les colonnes des temps modernes dressées dans le ciel. De l’autre
côté du fleuve, derrière une exquise maison du dix-huitième siècle,
se profilait la silhouette d’un hall immense. Partout la puissance
de l’argent, énorme, écrasante. Les souvenirs, l’âme anéantis! En
serait-il de même chez elle?

Elle ne comprenait plus quels événements l’avaient entraînée. Le regret
lui venait, puisqu’elle voulait vendre, de ne pas s’être plutôt confiée
à quelqu’un de sa famille ou à son notaire. Une pudeur l’avait retenue:
il lui avait paru plus facile de s’adresser à des étrangers.

Elle était revenue par un train de l’après-midi et traversa le village
à la nuit tombante. Il lui semblait porter sur son front ce qu’elle
venait de faire, et que tous lisaient sur son visage qu’elle mettrait
en vente sa vieille demeure. Le maréchal-ferrant, maigre et noir, les
manches de son gilet de flanelle relevées, frappait sur du fer. Il la
salua. Plusieurs hommes, qui le regardaient travailler, tournèrent les
yeux vers elle, et aussi l’apprenti qui faisait marcher le soufflet,
et l’ouvrier qui remettait un fer à un cheval gris. C’était une grande
forge aux murs noirs de suie, éclairée par une vaste porte toujours
ouverte sur la route et vers laquelle descendaient les attelages de la
contrée. Le maréchal y menait la belle vie de l’ouvrier de village dont
tous ont besoin, et qui tape de ses fortes mains pendant que discute
à côté de lui le groupe patient de ceux qui attendent. Que dirait-on
d’elle, autour du brasier de l’enclume, dès que la nouvelle de la vente
serait répandue? Elle enviait cet homme, au visage brûlé par les éclats
du fer et les étincelles, qui besognait ainsi chez lui et y resterait;
elle enviait les femmes assises sur des bancs, entre les boutiques,
qui la saluaient aussi au passage. Comme la vie semblait facile pour
tous ces gens-là! Quand elle aurait quitté le pays, déracinée, ils
continueraient le train quotidien. Rien ici ne serait changé.

Elle ne connaissait ceux qui vivaient là que pour les avoir croisés
sur la route, ou pour échanger avec eux quelques paroles de loin en
loin. Maintenant, elle regrettait de s’être tenue ainsi à l’écart. Ce
village qu’elle avait traversé si souvent, avec une âme indifférente,
était _son village_, le seul en France, le seul au monde, où elle fût
connue et considérée. Toutes les petites maisons rangées prenaient
soudain pour elle une figure particulière: celle du peintre, éclatante
de blancheur, avec un mince jardin ordonné derrière une grille de fer
qui bordait la route; le «Café de l’Avenir», où s’entre-choquaient à la
fin du jour les boules de billard, et qu’annonçaient devant la porte
des fusains taillés dans des caisses vertes. Sa tristesse se déchirait
au contact de toutes les choses, lui découvrant dans les racines mêmes
de ses sentiments des profondeurs d’affection qu’elle n’avait jamais
soupçonnées.

Elle avait salué dix personnes, mais elle s’arrêta devant la maison de
Mme Rose. La marchande, mal peignée, le col dégrafé, tout en savonnant
sur une vieille table de bois, parlait à ses poules. Quand elle vit
Paule, elle fit tomber la mousse de ses mains rougies et s’appuya à la
balustrade vermoulue qui bordait la route:

--Non, dit-elle, il ne va pas mieux,--et elle indiquait d’un geste la
chambre de son fils, au premier étage,--je lui ai apporté un nouveau
remède.

La petite cour en terre battue était encombrée de fumier et de
détritus; quelques canards groupés piétinaient la boue; mais cette
maison, ces pauvres murs étaient le royaume d’un grand amour!

Mme Rose, qui avait été chercher la fiole, reparut derrière un lambeau
de toile à sac qui cachait l’entrée. Le nom du remède avait paru dans
un journal, après tant d’autres qu’elle énuméra, tout en brassant dans
son petit chai un amoncellement de boîtes étiquetées et de flacons
vides. Elle semblait s’enivrer de joie en les remuant.

Puis, brusquement:

--Je sais bien, dit-elle, qu’il est perdu, mais je le fais durer. C’est
toujours deux ans que j’ai gagnés.

Quand Paule rentra, le couchant était par-delà le fleuve orangé et
mauve. Elle pensait à la prodigalité du pauvre qui ne calcule pas, ne
mesure rien et n’a même pas besoin d’espoir pour jeter jusqu’au dernier
sou.

Des reproches s’éveillaient en elle:

«Ne pouvais-je donc pas la défendre, pensa-t-elle, en regardant sa
grande maison blanche?»



Le lendemain matin, qui était un dimanche, il faisait encore nuit quand
Paule monta sur le coteau pour entendre à sept heures la messe de
l’hospice.

Depuis que les feuilles étaient tombées, les grands bâtiments
apparaissaient mieux au-dessus du village, avec leur flèche monastique,
et cette horloge incrustée dans la façade comme un œil énorme qui
dirigeait d’en haut la vie du pays. L’ordre qui régnait dans le jardin
balayé la veille, l’électricité allumée dans la cuisine et dans les
dortoirs, le piétinement de quelques vieux déjà habillés, tout parlait
d’une vie régulière et organisée.

Dans le chœur, une franciscaine en voile noir et robe de bure, la
taille plate dans sa cordelière, ôtait un pot de fleurs posé sur les
marches; puis elle monta vers l’autel, prépara le livre, et alluma
entre les bouquets rouges la flamme menue de quatre grands cierges.

Paule était restée tout au fond, dissimulée dans l’ombre de la
tribune. Par une petite porte, ménagée à droite de l’autel, les vieux
arrivaient: les uns par couples, se soutenant, traînant une jambe
inerte ou tâtant le sol de leur bâton; ils rejoignaient chacun leur
chaise, certains avec d’immenses efforts. Les hommes formaient un carré
à gauche, hétéroclites, dépareillés: un grand infirme, maigre et tondu,
qui avait des mouvements de tête convulsifs, laissait pendre depuis
dix ans un bras paralysé dans la même jaquette noire de la charité.
Un vieux ménage, Philémon et Baucis, traversa l’allée; l’homme, ayant
assis sa compagne au milieu d’un rang, revint prendre sa place de
l’autre côté, les genoux raides dans un pantalon en accordéon.

Une religieuse essoufflée et courte, le menton écrasé sur sa guimpe
blanche, tenait par le bras une jeune fille aveugle, les paupières
baissées, qui marchait comme un automate. Devant l’harmonium, sur une
chaise haute, cette frêle créature coiffée d’un petit chapeau plat
domina le troupeau rangé des pauvresses. Les vieilles femmes qui ont
sur le front des croûtes séniles, les idiotes à la face boursouflée qui
poussent des gloussements incompréhensibles, les misères décentes,
en capote et en mantelet, toutes ces épaves repêchées, ces débris,
ces paquets de hardes, formaient au pied du Seigneur ce ramassis de
douleurs que lui seul rassemble. Dans les luttes de la vie, où l’argent
est à la fois le maître et l’enjeu, tous ceux-là étaient des vaincus.
Les religieuses qui arrivaient une à une, attachant leur grand manteau
noir, venaient par derrière s’agenouiller sur deux rangs de chaises.

Paule les regardait passer. Elle était frappée par l’expression
tranquille de ces visages où se reflétait le calme intérieur. Malgré
leur vie si dure, ces franciscaines paraissaient reposées, heureuses:
les plus vieilles même gardaient un air de jeunesse, cette fraîcheur
des yeux, du sourire, qui mêle aux vies pures une lumière ingénue
d’enfance. Ces femmes, pauvres entre les plus pauvres, n’attendant que
de la Providence le pain quotidien, et toujours confiantes, toujours
accueillantes, ne voyaient jamais sombrer leur barque. La sécurité
de leur vie était dans l’amour qui ne trompe pas, se distribue sans
s’épuiser, et renouvelle pour toutes les bouches qu’il faut nourrir
l’éternel miracle de la charité.

Paule, pour la première fois depuis son chagrin, sentait son cœur se
desserrer, se mettre à l’aise. Parmi ces pauvres, elle se retrouvait
au milieu des siens, ranimée par une parenté profonde, un unisson
mystérieux avec ceux qui souffrent. Derrière eux, au pied de cet autel,
elle pouvait librement découvrir son âme, et ce que le monde eût
méprisé, ses désillusions et ses larmes, prenait une valeur infinie
d’amour.

«Je n’ai pas su aimer, se disait-elle en les regardant, je n’ai pas
assez fait pour eux!» Si elle avait toujours échoué, n’était-ce pas
que quelque chose avait dans le fond manqué à son cœur, la prière
peut-être, la soumission à la vie telle qu’il faut la vivre?

Le vieux prêtre qui disait la messe ayant commencé de lire l’Évangile,
l’assistance se leva, puis s’installa pour l’écouter. Il ôta
maladroitement la chasuble de ses épaules, traversa la chapelle précédé
d’un enfant de chœur et monta dans la chaire, où il apparut sous la
colombe en plâtre moulée au revers de l’abat-voix.

C’était un vieux pauvre homme, qui avait de longs cheveux ivoire, et
un visage de paysan qui semblait taillé dans du bois bis. Il prêchait
à l’ancienne mode, familièrement, parlant des malades, des fêtes de la
semaine et donnant des explications:

--Mes frères, dit-il, pour vous qui êtes tous de braves gens, c’est si
facile d’aller au ciel.

La tête courbée, ses mains rouges sur le rebord de la chaire blanche,
il avait l’air d’un ancien berger qui connaît la route. Tout était
simple. A ceux qui réclamaient des miracles mêmes, Jésus-Christ n’avait
jamais demandé qu’un acte de foi...

«Non, pensa Paule, je ne peux pas m’en aller d’ici.»

Elle ne comprenait pas bien ce qui se passait en elle, mais ces gens
qui l’entouraient, ces pauvres, ces humbles, lui paraissaient des amis
sans lesquels elle ne pourrait vivre. C’était au milieu d’eux qu’elle
était née, qu’elle avait grandi. Cette paroisse de France était sa
famille. Tout ce qu’elle avait aimé l’enveloppait d’un charme puissant
et indestructible.

Quand le vieux prêtre, tournant sa face tannée par l’âge, traça dans
l’air un signe de croix, elle sentit que cette bénédiction traversant
les murs s’étendait jusqu’à son domaine.

Pendant le retour, elle pensait au vieux Pichard, à son petit cheval,
à la grande jument noire qui, depuis vingt ans, labourait ses terres.
Ses reins étaient maintenant creusés, ses boulets enflaient. Il ne lui
fallait plus que de petits travaux. Un rêve inné rejaillissait, ce
rêve du bonheur régnant autour d’elle. Elle aurait voulu revenir en
arrière, recommencer...



--Nèche, déclara M. Peyragay, en frappant la table de sa main
grasse, mais c’est une canaille! Vous avez vraiment eu une idée bien
extraordinaire!

Il avait reçu Paule dans son salon recouvert de housses où un grand feu
de vignes était allumé pour l’après-midi. Chaque dimanche, après son
déjeuner, il venait à la campagne pour donner des ordres. Les gens du
pays en profitaient pour le consulter sur leurs affaires. Il n’était
pas de semaine où l’on ne vit, dans son allée, des paysans méditatifs
faisant les cent pas. Il les recevait cordialement, leur tendait la
main, et distribuait des conseils qui avaient l’avantage de ne rien
coûter. «C’est un bien brave homme, un homme populaire», disait-on
de lui. Les plus républicains, quand ils avaient besoin de ses bons
offices, oubliaient momentanément ses opinions réactionnaires.

Quand Paule était arrivée chez lui, elle avait croisé sur le perron un
petit propriétaire en casquette noire qui était venu avec son fusil. M.
Peyragay avait paru particulièrement réjoui de la recevoir. Il semblait
s’être emparé de cette occasion de la voir seule comme d’une aubaine.
La satisfaction pétillait sur son vieux visage au grand front ridé, qui
rappelait par sa majesté un prophète chargé d’ans du puits de Moïse.

Paule avait pensé que M. Peyragay pourrait seul débrouiller ses soucis,
la conseiller utilement, et surtout intervenir entre Nèche et elle pour
que le projet d’option fût abandonné. Tout ce qu’il lui apprenait de
cet homme augmentait ses craintes:

--Au Palais, disait-il d’un ton d’autorité, nous le connaissons bien.
C’est un garçon qui aurait vendu dix fois son père s’il avait valu
quelque chose.

Il s’étendit, énumérant les canailleries du personnage dont il avait eu
connaissance, et les entremêlant d’anecdotes divertissantes; puis il
releva la tête et regarda Paule avec insistance:

--Surtout, ne faites pas la sottise de le recevoir. Voulez-vous que
j’aille chez lui de votre part pour tout terminer? S’il voit que je
suis dans vos affaires, je vous réponds qu’il ne viendra pas. Nous
avons déjà réglé des comptes, et j’en sais un peu plus long qu’il ne le
voudrait...

Elle le remerciait avec humilité, comprenant que lui seul pouvait la
tirer de ce mauvais pas, sentant aussi que cette aide fortuite ne
pouvait désormais suffire.

Elle voulait partir, mais il la retint, se tourna vers le feu, et
présenta à la flamme ses larges chaussures. Dans son grand fauteuil,
réchauffé par la belle flambée chantonnante, il avait l’air heureux, à
l’aise, plein d’une sagesse qu’il voulait répandre. Elle, au contraire,
penchée, le visage pâli et vieilli sous son bonnet de laine noire,
paraissait jeter sur la vie un regard désabusé.

Lui, cependant, se rapprochait peu à peu du but:

--Quand je vous ai vue l’autre jour chez les Lafaurie, j’ai pensé que
vous deviez avoir des ennuis. Vous aviez l’air triste. Une jeune fille
n’est pas faite pour vivre seule. Cela paraît banal de le dire, mais
il y a des vérités vieilles comme le monde qu’on ne comprend que peu à
peu, avec l’expérience. Chacun rencontre ses difficultés. Quand on a
mon âge, et qu’on a vu au fond de beaucoup de choses, il est impossible
de ne pas penser que la plupart des gens font leur vie eux-mêmes,
bonne ou mauvaise. Les malheurs ne sont souvent que des événements
mal interprétés. Les femmes surtout se laissent tromper par leurs
impressions. Les hommes, en général, sont plus raisonnables. Ainsi,
voyez Gérard Seguey....

Elle releva lentement ses paupières sur ses grands yeux graves. Mais
il continuait résolument, d’un ton parfaitement simple et naturel:

--Je ne dis pas qu’Odette Lafaurie soit la femme qu’en dehors de toutes
considérations sociales il aurait choisie; mais la fortune s’est
offerte à lui, à un moment de sa vie particulièrement difficile, et il
ne l’a pas laissée passer. Sa situation eût été d’une certaine manière
inacceptable et désespérée. C’est un sensible que ce Seguey. Il avait
été déjà froissé et heurté. Il manquait d’argent. Avec ce mariage, ce
qu’il ressaisit, c’est ce qui compte le plus au monde, la considération
et la dignité; isolé, il n’aurait pas pu se tirer d’affaire. Vous avez
su sans doute l’histoire de sa sœur?

--Non, dit-elle, je n’ai rien su...

C’était pour elle un soulagement d’entendre enfin parler des événements
dont elle portait le poids accablant. Dans l’obscurité où elle
étouffait, un rayon de lumière venait de pénétrer. Sans doute, en
effet, les motifs véritables de la conduite de Seguey lui avaient-ils
toujours échappé? Là où elle voyait seulement l’amour, il avait calculé
et examiné, pesé des choses dont elle ne savait rien. Tandis que se
déroulait sur les lèvres de M. Peyragay le récit des égarements d’Anna
de Pontet, elle se repliait sur elle-même, honteuse pour une autre,
pour une femme misérable et humiliée des outrages qu’elle avait subis.
Entre Seguey et elle, il y avait donc eu cela, sans qu’il trouvât la
force de lui en parler? Ainsi s’expliquaient ses regards fiévreux,
ce qu’elle sentait parfois en lui d’âcre et de violent. Elle voulait
bien accepter cette explication du mystère. Mais était-il vrai que
Seguey n’aurait pu refaire sa vie autrement? Elle aurait su, elle, être
pauvre. Pour lui, elle eût tout aimé et tout accepté, oublié le monde.
Était-ce que leur courage n’était pas égal? Elle s’arrêta devant cette
pensée, ne pouvant accepter l’idée qu’il eût été lâche, incapable de
le condamner aujourd’hui comme elle l’avait été au premier moment.

M. Peyragay racontait sur la dernière entrevue d’Anna de Pontet et de
son amant certains détails que personne n’aurait dû connaître, mais
dont tous affirmaient qu’ils les savaient de source certaine.

Paule s’appuyait à un bras du fauteuil, effrayée et désorientée:

--Comment, il l’a chassée, et elle est revenue. Ce n’est pas possible?

Elle se refusait à admettre certaines hontes. La folie qui est au fond
de la passion, elle ne l’avait jamais soupçonnée!

Et il donnait d’autres exemples: des femmes qui avaient divorcé, deux,
trois, quatre fois, et qui encore se laissaient prendre, n’avaient rien
appris, s’appuyant sur l’argument qui leur semblait indiscutable, celui
qui devait tout justifier:

--J’aime... Je l’aime... Je l’ai aimé!

La vie des femmes, c’était donc cela, ou tout au moins ces choses
pouvaient être. Il lui semblait que l’amour en était sali, et que
les images qui s’imprimaient en elle étaient sur son âme autant de
souillures. Elle revoyait Anna de Pontet, dans la salle d’attente de
l’étude, penchée vers son frère. D’autres figures peut-être, entrevues
dans le monde, avec un teint fané, des stigmates mal effacés, cachaient
implacablement d’épouvantables essais de bonheur. Une compassion
inexprimable la soulevait vers d’autres domaines où toute douleur est
purifiée:

«Mon Dieu, n’aurez-vous pas pitié du cœur des femmes?»

M. Peyragay soudain tourna court:

--Quant à vous, mon enfant, il faut vous décider à vous marier. Vous
trouvez sur votre route un homme de mérite. Sachez le reconnaître.
Celui-là vous aime, vous pouvez en être bien sûre.

Quand il avait dit: celui-là _vous aime_, elle s’était un peu reculée,
pour que ce mot qui lui semblait presque maudit ne la touchât pas. Mais
peu à peu un calme inattendu se faisait en elle. Tout ce qu’il lui
disait de Louis Talet, de sa bonté, de sa droiture, elle n’avait pas
la pensée de le contester. Sa douloureuse histoire avec Seguey, son
amour, sa déception, sans doute en avait-il deviné l’essentiel? Sous
ses yeux mêmes, elle avait regretté, souffert, préféré! Cependant il
venait à elle sans orgueil et lui pardonnant. Elle en éprouvait une
reconnaissance qui changeait son cœur.

Le feu s’éteignait, elle se leva:

--Je vous remercie, dit-elle avec une intonation profonde qu’il comprit
immédiatement.

Il voulut la reconduire jusqu’au bord de l’eau. Elle marchait près de
lui, penchée, ses formes jeunes moulées dans une veste en tricot noir.
L’île embrumée se dessinait sur l’eau boueuse dans une ceinture de
roseaux jaunes comme de la paille. Le ciel d’automne était bas et gris.
Les cloches de l’église sonnaient au loin la fin des vêpres. C’était
une de ces journées où la lumière même est couleur de cendre.

Le soir, dans sa chambre, près de son lit drapé de grands rideaux
blancs, elle resta assise longtemps avec le sentiment que la vie
l’emportait vers ce qui devait être. La flamme qui avait enveloppé
son cœur paraissait morte. Le mystère dans lequel Seguey s’enfonçait
n’était pas encore bien éclairci. Elle comprenait qu’elle ne savait pas
tout, qu’elle ne saurait jamais! Ce qui s’était trouvé en face d’elle,
c’était tout un ensemble de choses contre lequel elle ne pouvait rien;
les conditions de leur vie s’étaient dressées pour les séparer et son
cœur avait vainement crié un droit illusoire. La réalité, sourde et
aveugle, s’était établie dans un domaine aux portes duquel son pouvoir
de femme avait succombé.

Avait-il souffert? L’avait-il vraiment regrettée? Quel souvenir
gardait-il d’elle? Elle acceptait maintenant cette ignorance même,
cette ombre qu’aucun autre rayon sans doute ne percerait plus. Seguey,
riche, heureux, était entré dans un monde brillant où elle le voyait
disparaître comme un étranger. Seul demeurait le regret poignant qu’il
n’eût pas été ce que son cœur avait réclamé, ce que peut-être, en dépit
de toutes les forces du monde, il aurait pu être.

Un esprit de soumission la pénétrait d’une paix indéfinissable. Sa
vie véritable, elle ne l’avait pas encore commencée. La longue lutte
qu’elle avait soutenue contre les hommes et contre elle-même s’achevait
dans une bienfaisante impression d’attente. La pire chose eût été de
s’abandonner, sans appui et déracinée, sur cette vie qui emporte si
vite dans des remous qu’on n’avait pas vus. Ici, elle restait dans sa
maison, en contact avec son passé, le cœur nourri par ses racines,
rattachée à ce que les siens avaient voulu, aimé, commencé.

Celui qui allait venir lui apporterait un esprit calme et raisonnable,
ce qui fait la vie forte et sûre. Tout ce que lui avait dit M.
Peyragay, elle le savait depuis longtemps, la trace en était marquée
dans ces parties obscures de l’être où s’amassent bien avant que nous
en ayons conscience nos idées et nos sentiments. Oui, tout cela,
elle l’avait vu dans ses yeux patients, respectueux, sincères, qui
l’enveloppaient déjà de sécurité. Elle éprouvait maintenant le désir de
cette vie à deux, où elle serait soutenue, aidée.

Quelques mois plus tôt, elle avait dédaigné ces perspectives
paisibles. Un autre rêve s’offrait à elle. Celui-là avait le charme,
l’attrait de l’inconnu, les couleurs infiniment douces de la tendresse
et de la pitié. La vie avait déchiré ce tissu brillant et impalpable,
écrasé les fleurs. Ce qu’elle voyait dans son avenir, c’était le foyer
pour lequel il faut être deux, et cette dignité de la femme qui est
pour le cœur un premier repos.

Elle resta encore un moment, la tête appuyée. Une petite lampe
dessinait autour d’elle un étroit cercle lumineux.

Longuement, comme pour un adieu, elle appuya sa bouche sur sa main à la
place qu’un soir il avait baisée.

Le Casin, juillet 1921-janvier 1922.


                                  FIN


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