Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Miséricorde
Author: Galdós, Pérez
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Miséricorde" ***


  Au lecteur

  Cette version numérisée reproduit dans son intégralité la version
  originale. Les erreurs manifestes de typographie ont été corrigées.

  La ponctuation a pu faire l'objet de quelques corrections mineures.



MISÉRICORDE



ŒUVRES DE PEREZ GALDÓS

HORTALEZA 132, MADRID


ROMANS ESPAGNOLS CONTEMPORAINS

La desheredada.--El amigo Manso.--El doctor Centeno.--Tormento.--La de
Bringas.--Lo prohibido.--Fortunata y Jacinta.--Miau.--La Incógnita.
--Realidad.--Angel Guerra.--Tristana.--La loca de la casa.--Torquemada
en la hoguera.--Torquemada en la cruz.--Torquemada en el Purgatorio.
--Torquemada y San Pedro.--Nazarín.--Halma.--Misericordia.--El Abuelo.


ROMANS DE LA PREMIÈRE ÉPOQUE

Doña Perfecta.--Gloria.--Marianela.--La familia de León Roch.--La
Fontana de Oro.--El Audaz.--La Sombra.


THÉATRE

Realidad.--La loca de la casa.--La de San Quintín.--Los Condenados.
--Voluntad.--Doña Perfecta.--La Fiera.


ÉPISODES NATIONAUX

_Première série_: Trafalgar.--La Corte de Carlos IV.--El 19 de Marzo
y el 2 de Mayo.--Bailén.--Napoléon en Chamartin.--Zaragoza.--Gerona.
--Cádiz.--Juan Martín el Empecinado.--La batalla de los Arapiles.
--_Seconde série_: El equipaje del Rey José.--Memorias de un cortesano
de 1815.--La segunda casaca.--El Grande Oriente.--7 de Julio.--Los cien
mil hijos de San Luis.--El Terror de 1824.--Un voluntario realista.
--Los Apostólicos.--Un faccioso más y algunos frailes menos.
--_Troisième série_: Zumalacárregui.--Mendizábal.--De Oñate á la Granja.
--Luchana.--La Campaña del Maestrazgo.--La estafeta romántica--Vergara.
--_En preparación_: Montes de Oca.--Los Ayacuchos.--Bodas Reales.


41894.--Imprimerie LAHURE, rue de Fleurus, 9, à Paris.



  PEREZ GALDÓS


  MISÉRICORDE

  ROMAN

  TRADUIT DE L'ESPAGNOL AVEC L'AUTORISATION DE L'AUTEUR

  _par Maurice BIXIO_

  PRÉFACE DE MOREL-FATIO

  [Illustration]

  PARIS
  LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
  79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

  1900



PRÉFACE


Perez Galdós n'a pas besoin d'être introduit auprès du public
français. La grande renommée qu'il s'est acquise depuis une trentaine
d'années dans son pays et l'imposant cortège de ses œuvres lui font
faire place partout où l'Espagne excite l'intérêt et éveille des
sympathies. Chez nous, quelques-uns de ses romans de la première
et de la seconde manière ont été traduits et lui ont valu déjà de
fervents admirateurs[1]; il est du nombre de ces Latins du Sud que
nous accueillons avec le plus de plaisir et au contact desquels nous
aimons parfois à réchauffer et à ragaillardir nos âmes oppressées et
glacées par les brumes septentrionales. Mais ce que nous connaissons
de lui n'est qu'un avant-goût de ce que nous désirons et voudrions
connaître; nos relations n'ont été qu'ébauchées, il nous faut, avec ce
grand conteur, un commerce plus assidu et intime. Puisse ce livre si
heureusement choisi par M. Maurice Bixio, puisse ce livre placé sous
le beau vocable de _Miséricorde_, tout imprégné d'humaine tendresse,
d'abnégation et de vaillance, n'être que le premier d'une nouvelle
série de traductions qui rendront accessibles aux Français tous les
aspects du talent de Galdós!

  [1] _Doña Perfecta_, _l'Ami Manso_, _Marianela_.

Je n'entreprendrai pas ici de les décrire dans ces pages qui doivent
rester un simple tribut de l'amitié; mais il me semble que je pourrai
dire au moins ce qui place l'auteur au premier rang des romanciers
contemporains de l'Espagne et pourquoi ses romans me paraissent devoir
être particulièrement goûtés en France.

L'œuvre est vaste et variée; à cette heure, plus de soixante volumes,
dont trente environ appartiennent au genre du roman historique, ou,
pour mieux dire, forment une sorte de revue rétrospective de l'Espagne
moderne depuis le commencement du siècle, et que Galdós mènera jusqu'à
la fin de la guerre carliste, peut-être plus loin encore: suite de
récits où se rejouent devant nous par les acteurs qui y ont pris une
part prépondérante les tragédies ou les comédies dont se compose au
XIXe siècle l'histoire de la nation, et qui a reçu de son auteur
le titre bien approprié d'_Épisodes nationaux_. Pour l'assimiler à
quelque chose de français, qui en donnerait le mieux l'idée, on peut
prononcer le nom de Erckmann-Chatrian, mais d'un Erckmann-Chatrian plus
imaginatif et plus fort, et encore la comparaison ne vaudrait-elle que
pour la première série de ces _Épisodes_, de procédé assez sommaire.
Dans la seconde déjà et plus encore dans la troisième, qui l'une
et l'autre ont profité de l'enrichissement du talent de Galdós, il
faudrait penser à quelque chose de plus grand, peut-être à Balzac: tel
de ces _Épisodes_ rappellerait assez les _Chouans_ par l'intensité de
vie qui y est répandue, par des portraits très étudiés de personnages
historiques, par la profusion de détails pittoresques, par la création
d'une quantité de types représentatifs. Ces _Épisodes_ ont eu en
Espagne un beau succès, sinon auprès de tous les raffinés, du moins
auprès du grand public. Ils sont venus au bon moment, ils ont répondu
à un besoin. Dans un pays où on ne lit guère, ces livres enseignent
à beaucoup tout ce qu'ils sauront jamais de l'histoire nationale; il
font revivre en les précisant, en leur donnant une âme et un corps,
quelques noms restés, mais assez indistincts, dans la mémoire des
Espagnols d'aujourd'hui. Tels les romans de Dumas, tels nos drames
historiques de la Porte Saint-Martin qui créèrent une histoire de
France à l'usage de nos classes populaires. Ne faisons point fi du
genre, sous prétexte que de médiocres écrivains l'ont discrédité: le
don d'intéresser, d'émouvoir, s'y révèle tout aussi bien qu'ailleurs,
sans compter que, pour nous Français, forts ignorants de l'histoire
moderne de l'Espagne, que la complication des événements politiques et
le manque de très grandes figures ou de très grandes actions rendent à
vrai dire fastidieuse, les _Épisodes_ de Galdós nous serviront comme
ils servent aux demi-lettrés de là-bas; ils nous apprendront sur les
Zumalacárregui, les Cabrera, les Mendizábal et les Espartero ce que
nous n'aurions sans doute jamais appris et le peu qu'il nous importe
d'en connaître.

Mais le Galdós qui réunit tous les suffrages, qui a pour public
l'Espagne entière est le Galdós des _Nouvelles espagnoles
contemporaines_, surtout celles de la seconde époque, qui commencent
par _La Desheredada_ et se termine par _El Abuelo_. Dans ce domaine
de la peinture des mœurs bourgeoises qu'il s'est adjugé par droit
de conquête, il règne en maître. Tandis que d'autres ont cherché à
décrire des singularités locales, des mœurs rares, et à nous faire
goûter la saveur de quelque terroir isolé et sauvage, lui s'est établi
au cœur de la nation, là où tout le sang afflue, où l'on jouit et où
l'on souffre le plus, où le plus grand nombre d'humains, passant et
repassant sous l'œil de l'observateur, s'offrent sans cesse à son
étude. Il a réagi contre l'idée que la vie des capitales nivelle et
uniformise tout; il y découvre, au contraire, une variété infinie de
caractères et de tempéraments, et c'est dans les milieux que leur
médiocrité et leur insignifiance semblent condamner à l'oubli, chez
les petits bourgeois, les petits employés et les humbles de toute
nature, qu'il aime à s'introduire et qu'il choisit de préférence ses
héros. La banalité d'une existence bourgeoise, dans le cercle tracé
par les exigences sociales, loin de le détourner, l'attire; sous la
monotonie du train-train journalier, il découvre des passions aussi
intenses, des vertus aussi sublimes, des ridicules ou des vices aussi
accusés que dans toute autre région de la société. Je dirai même que le
contraste entre les figures originales, les individualités qu'il sait
composer et le fond terne du milieu d'où elles émergent leur donne un
relief extraordinaire. Dans plusieurs romans de cette série, Galdós est
descendu plus bas encore, dans le monde infernal de la misère et du
vice. Comme le poète, il s'est dit un jour:

  Or, discendiam omai a maggior pietà.

Pénétré d'une immense commisération pour toutes les victimes de nos
tristes institutions, pour tous les vaincus dans l'âpre lutte pour
l'existence, les faibles, les éclopés et les infirmes, il a fait
pousser et éclore dans ces bas-fonds quelques fleurs d'un parfum
délicieux: telle la _señá Benina_, l'héroïne de _Misericordia_; telle
une adorable figure d'enfant, le _Luisito_ de _Miau_; tel l'exquis
_Nazarin_, la plus puissante, la plus tolstoïenne des créations de
Galdós, qu'il faudra nous hâter de traduire.

Tout en restant exclusivement espagnol dans la description des mœurs,
la condition moyenne et urbaine du personnel de ses livres, aussi
bien que le large courant d'humanité qui y circule, font qu'il nous
intéresse et nous touche beaucoup plus directement que d'autres de ses
compatriotes dont la couleur locale, les coutumes agrestes et certaines
étrangetés de pensée et de langage nous étonnent et nous désorientent
assez. D'autres qualités encore nous rapprochent du conteur espagnol:
je veux parler de sa langue et de son style, faciles et colorés, mais
surtout bien adaptés aux sujets, un style qui, à force de simplicité,
finit par ne plus en être un et se contente de reproduire la vie. Les
préoccupations de l'artiste cèdent toujours chez lui à la nécessité
impérieuse à ses yeux de faire vrai, de dire ce qu'il faut pour poser
un personnage et nous le présenter tel que nous devons le voir. Galdós
nous a lui-même raconté quelles difficultés il eut à surmonter pour
atteindre ce résultat, qui consiste essentiellement à se tenir à égale
distance de la copie littérale du langage parlé et du style livresque,
figé en Espagne plus qu'ailleurs dans les atours d'un autre âge.
Certains délicats préfèrent l'«écriture» plus curieusement fouillée et
rafraîchie de bonnes senteurs marines et alpestres de Pereda, ou bien
la grâce andalouse et le mysticisme érotique de Valera; mais le plus
grand nombre va à Galdós dont le réalisme de bon aloi saisit et retient
par sa franchise, par l'absence de toute «littérature».

Ajouterai-je un dernier trait qui accroît encore notre estime pour
l'homme et pour l'écrivain? L'œuvre est saine, absolument saine.
Ennemi de l'esprit étroit et de petite chapelle qui fait consister
le salut dans l'affiliation à certain parti politique ou dans les
pratiques de telle religion; non moins ennemi d'une morale prêchée
par l'auteur sous le couvert de ses personnages dont le caractère
et les allures ne suivent plus dès lors leur développement normal,
mais servent de porte-parole à une cause,--ce qui a lieu constamment
chez Fernán Caballero et parfois chez Pereda--notre peintre vigoureux
et sincère de la société espagnole contemporaine possède un idéal,
idéal des plus élevés, qui tend: en politique, à la suppression des
coteries mesquines, des petites tyrannies, du _caciquisme_, comme
on dit là-bas, et des mille injustices d'un système gouvernemental
antipathique au tempérament espagnol et faussé dans son application;
en religion, à une large diffusion de la vraie charité chrétienne,
sans aucune hostilité d'ailleurs contre les formes du culte établi,
mais aussi sans confiance aveugle dans la vertu de ces formes. Point
de réticences, point de ménagements puérils ni de pruderie, quand il
s'agit de montrer des vices et des laideurs; mais, en revanche, nul
étalage complaisant de malpropretés physiques ou morales. Et partout,
même dans les compartiments les plus sombres de la grande vallée de
larmes, toujours de la lumière, de la joie, de la bonne humeur, une
petite étoile qui luit au-dessus de la pauvre humanité dolente, qui la
guide, la réconforte et l'arrache de temps à autre à ses souffrances et
à ses misères. Qu'on en juge par ce livre!

  ALFRED MOREL-FATIO.



MISÉRICORDE



I


La paroisse... ou mieux... l'église de San-Sebastian a deux aspects
comme certaines personnes, deux faces qui sont certainement plus
gracieuses que belles; l'une regarde les maisons d'en bas, qu'elle
enfile par la rue Cañizares, l'autre est tournée vers le clan
aristocratique de la place del Angel. On retrouverait dans ces
deux façades un fidèle reflet du plus pur Madrid, où le caractère
architectonique et le caractère moral s'associent merveilleusement.
Sur la façade sud, et au-dessus d'une porte grossière, se trouve
campée l'image baroque du saint, tout recroquevillé, dans une attitude
plus chorégraphique que religieuse; sur celle du nord, dépourvue
d'ornements, pauvre et vulgaire, se dresse la tour, qui ressemble à une
personne les poings sur la hanche, voulant dire ses quatre vérités à la
place del Angel. D'un côté comme de l'autre, il faut le reconnaître,
les faces ou façades ne manquent point d'une certaine ampleur; elles
comportent de jolies cours fermées par des treillages vermoulus,
mais pleines de vases avec de gracieux arbustes et aussi un petit
marché de fleurs qui récrée la vue. Dans aucun endroit comme là, on
ne saurait trouver plus complètement le charme, la sympathie, le côté
angélique, pour parler andalou, qui émane comme un parfum léger des
choses vulgaires, ou du moins de quelques-unes des choses vulgaires qui
remplissent le monde à l'infini.

Laid et long comme une feuille entière de petites images ou comme une
romance d'aveugle, l'édifice bifrontin, avec sa tour barbienne, la
petite coupole de la chapelle de la neuvaine, ses toits irréguliers,
ses murs découpés badigeonnés d'un ton d'ocre, ses cours fleuries, ses
ferrures rouillées sur la rue et son campanile élevé, présente encore
un ensemble gracieux, piquant, galant pour le dire en un mot. C'est
un petit coin de Madrid que nous devons conserver avec amour, comme
des antiquaires soigneux, parce que le rococo monumental est aussi un
art. Admirons donc ce San-Sebastian, legs des temps anciens, une image
ridicule et grossière si l'on veut, mais conservons-la comme un joli
magot.

Bien qu'elle ait l'honneur d'être la porte principale, la porte du sud
est la moins fréquentée par les fidèles les jours ordinaires, matin et
soir. Toutes les personnes distinguées entrent par la porte du nord,
qui a l'air d'une porte dissimulée, mais familière. Point n'est besoin
de faire une statistique des paroissiens qui arrivent au culte sacré
par une porte ou une autre, car nous avons un recenseur infaillible,
les pauvres. En effet, la troupe de misère est plus nombreuse et
plus formidable au nord qu'au sud; c'est là surtout qu'elle guette
le passage de la charité, comme une garde de hallebardiers chargés
de recevoir humainement le péage à la frontière du divin, ou la
contribution imposée aux consciences impures qui vont là où l'on peut
se laver.

Ceux qui montent la garde au nord occupent des places choisies sous
le porche et aux deux entrées par les rues de las Huertas et de
San-Sebastian, et le choix de leurs places est si stratégiquement
établi qu'aucun fidèle ne pourrait leur échapper ni à l'entrée ni à la
sortie, à moins de passer par les toits.

Dans les jours rigoureux de l'hiver, la pluie ou le froid glacial ne
permettent pas aux intrépides soldats de la misère de rester à l'air
libre, bien qu'ils soient miraculeusement constitués pour supporter
de pied ferme les inclémences de l'atmosphère: ils se replient en
bon ordre au tunnel ou petit passage qui dessert l'entrée du temple
paroissial et y forment deux ailes, l'une à droite et l'autre à gauche.
On comprend bien qu'avec cette formidable occupation du terrain et
cette admirable tactique aucun chrétien ne peut échapper, et forcer ce
tunnel n'est pas moins difficile et glorieux que le mémorable passage
des Thermopyles. L'aile droite et l'aile gauche de ce contingent
aguerri ne se composent pas de moins d'une douzaine et demie de
vieillards audacieux, de vieilles indomptées, d'aveugles importuns,
renforcés d'enfants d'une activité irrésistible, étant entendu que l'on
puisse appliquer ce terme à l'art de la mendicité, et ils restent là
jusqu'à ce que Dieu fasse sonner l'heure de la soupe, et alors cette
armée va se rationner rapidement pour revenir avec un nouveau courage
entreprendre la campagne de l'après-midi. A la tombée de la nuit,
s'il n'y a pas neuvaine avec sermon, saint rosaire avec méditation et
conférence, ou adoration nocturne, l'armée se retire, chaque combattant
se dirigeant à pas lents vers son domicile. Nous les suivrons tout à
l'heure dans leur intéressant retour aux logis où ils vivent si mal.

Rapidement, observons-les dans leur rude lutte pour leur misérable
existence, sur le terrible champ de bataille dans lequel nous ne
rencontrerons pas de mares de sang ni de butins militaires, mais bien
des querelles violentes ou de féroces disputes.

Une matinée de mars, venteuse et glaciale, durant laquelle les paroles
gelaient au sortir de la bouche, et où les visages des passants étaient
fouettés par une poussière que le froid rendait semblable à de la neige
molle, l'armée des mendiants se replia à l'intérieur du passage. Un
aveugle avancé en âge, du nom de Pulido, était seul resté à la porte
de fer de San-Sebastian, et il devait avoir un corps de bronze et de
l'alcool ou du mercure dans les veines, pour pouvoir résister à une
pareille température, toujours fort, bien portant, et avec des couleurs
que pouvaient, certes, lui envier les fleurs des parterres voisins. La
fleuriste s'était retirée à l'intérieur de sa guérite et, renfermant
avec elle les pots de fleurs et les immortelles, s'était mise à tresser
des couronnes pour enfants morts.

Dans la cour qui fut le cimetière de San-Sebastian, comme l'indique
l'inscription bleue placée sur le mur au-dessus de la porte, on ne
voyait d'êtres vivants que de rares femmes qui traversaient la rue pour
entrer ou sortir de l'église en se couvrant la bouche avec la main
qui tenait leur livre d'heures, ou quelque clerc se dirigeant vers la
sacristie, avec le manteau soulevé par le vent, comme un perroquet noir
qui secoue ses plumes et étire ses ailes, retenant l'étoffe avec ses
mains crispées, comme si elle eût voulu prendre son vol au haut de la
tour.

Aucun des entrants ou des sortants ne faisait attention au pauvre
Pulido, tant on était habitué à le voir impassible dans sa faction,
aussi insensible à la neige qu'à la chaleur suffocante, avec la main
tendue, mal enveloppé dans un petit manteau ridicule de drap sombre,
modulant sans s'arrêter des paroles tristes, qui sortaient gelées de
ses lèvres.

Ce jour-là, le vent jouait avec les poils blancs de sa barbe, les
relevant sur son nez et les plaquant sur son visage rendu humide par
les larmes que le froid intense faisait couler de ses yeux morts. Il
était neuf heures et l'homme n'avait pas encore étrenné. Un jour plus
chien, on ne l'avait pas encore vu de toute l'année, qui depuis les
Rois venait à être une des plus pitoyables, car le jour du saint patron
(20 janvier) il avait fait à peine douze petites pièces, soit moitié de
l'année passée, à la Chandeleur et la neuvaine du bienheureux san Blas,
qui d'autres années avaient été si fructueuses, étaient ressorties avec
des journées de six et de cinq petites pièces, durement conquises.

«Il me semble à moi--disait, parlant à ses haillons le bon Pulido,
buvant ses larmes et essuyant les poils de sa barbe--que l'ami san
José nous fait bien grise mine! Qui se souvient de la San-José de la
première année d'Amédée? Non, les saints ne se conduisent pas comme
ils le devraient. Tout arrive, Seigneur, excepté les produits de la
fête, et l'on ne voit plus, comme on dit, la pauvreté honorée. Tout
est pour les coquins, comme dans la politique palpitante, et pour ceux
des souscriptions pour les victimes. Pour moi, puisse Dieu envoyer
aux anges tous ceux qui inventent dans les feuilles des victimes pour
frustrer les pauvres légitimes et de droit! Oui, certes, il y a des
aumônes, il y a de bonnes âmes; mais les libéraux, le bienheureux
congrès d'un côté et de l'autre les congrégations, les meetings et les
discours, et tant de choses de l'imprimerie font tomber la volonté de
la plupart des bons chrétiens.... C'est ma manière de voir: Ils disent
tous qu'ils voudraient qu'il n'y eût plus de pauvres et ils ne pensent
qu'à sauver leur âme. Mais patience! Je connais le galant qui fait
sortir les âmes du purgatoire.... Oui, oui, elles pourriront, mesdames,
leurs âmes, sans que la chrétienté fasse seulement attention à elles,
parce que... à moi, qu'on ne m'en parle pas: la prière des riches, avec
la barrique bien pleine et le corps confortablement abrité, n'a pas de
valeur.... Non, par Dieu, elle n'a pas de valeur!»

Il en était là de son monologue quand il fut accosté par un homme de
petite taille, avec un long manteau qui l'enveloppait complètement,
replet, d'environ soixante années, d'aspect doux, la barbe blanche
coupée court, et vêtu avec négligence; ce dernier, lui mettant dans la
main un gros sou pris dans une sacoche, qui sans doute contenait ses
aumônes du jour, lui dit: «Tu ne l'attendais pas aujourd'hui--dis la
vérité--avec un pareil temps?...

--Si, que je l'attendais, mon bon seigneur don Carlos, répliqua
l'aveugle en baisant la monnaie, parce que c'est aujourd'hui
l'anniversaire, et vous ne pouviez manquer, quand bien même le zéro
du _terremotos_ aurait gelé (il voulait sans nul doute dire du
_termometros_).

--C'est vrai, je ne manque jamais. Grâce à Dieu, je me défends, et ce
n'est pas un faible miracle avec cette gelée et cet affreux vent du
nord, capable de donner une pneumonie au cheval de la place Mayor. Et
toi, Pulido, fais attention; pourquoi ne rentres-tu pas à l'intérieur?

--Je suis de bronze, seigneur don Carlos, et la mort ne veut pas
de moi. On est mieux ici avec ce petit vent qu'à l'intérieur avec
ces vieilles charlatanes, sans éducation.... Je sais ce que je dis:
l'éducation est la première des choses, et sans éducation comment
voulez-vous qu'il y ait de la charité? Seigneur don Carlos, que le
Seigneur vous augmente et vous tienne en gloire!...»

Avant que l'aveugle eût terminé sa phrase, don Carlos était parti
précipitamment; il le fit ainsi, parce que le terrible ouragan, ayant
eu prise dans son manteau entr'ouvert, avait replié toute l'étoffe
autour de sa tête, faisant des enroulements et des tours, comme
un rouleau de toile ou un tapis arraché par le vent qui viendrait
battre contre la porte, et il entra bruyamment et tumultueusement,
débarrassant péniblement sa tête des plis qui l'enveloppaient.

--Quel temps.... C'est comme un coup de massue! s'écria le bon
seigneur, entouré de la multitude des pauvres qui l'accueillaient de
leurs salutations unanimes, les mains flasques des vieilles l'aidant à
remettre en ordre, sur ses épaules, son manteau.

D'un mouvement continu, il se mit à répartir les sous qu'il tirait
un à un de son sac, en les soupesant avant de les lâcher, de peur
d'en donner deux à la fois, et cela fait, non sans accompagner sa
distribution d'un petit sermon pour les exhorter à la patience et à
l'humilité, il jeta un dernier regard sur sa sacoche qui contenait la
provision pour la porte du côté d'Atocha, et il entra tout à fait dans
l'église.



II


Ayant pris l'eau bénite, don Carlos Moreno Trujillo se dirigea
vers la chapelle de Notre-Dame de la Blanca. C'était un homme si
extraordinairement méthodique que sa vie entière était enfermée dans
une règle irréductible, déterminant tous ses actes aussi bien ceux
moraux que ceux physiques, les plus graves résolutions comme les
passe-temps les plus insignifiants, jusqu'à la manière de se mouvoir ou
de respirer.

Un seul exemple suffira pour montrer les habitudes routinières dans
lesquelles vivait ce saint homme, et c'est que, vivant en ces jours
de sa vieillesse dans la rue d'Atocha, il entrait toujours par la
grille de la rue San-Sebastian et par la porte du nord, sans qu'il y
eût aucune autre raison que celle d'avoir toujours suivi ce chemin,
pendant les trente-sept ans qu'il avait vécu dans sa maison de commerce
renommée, de la petite place del Angel. Il sortait invariablement par
la rue d'Atocha, quoique à la sortie il eût à visiter sa fille qui
habitait la rue de la Cruz.

Après s'être agenouillé devant l'autel des Douleurs, et ensuite aux
images de san Lesmes, il restait un bon moment en recueillement
mystique: sa méditation terminée, il visitait toutes les chapelles et
autels, en conservant dans cette visite un ordre qu'il ne changeait
jamais; il entendait deux messes basses, toujours deux, ni une de plus,
ni une de moins; il faisait une autre visite aux autels, terminant
infailliblement par la chapelle du Christ de la Foi; il entrait
un petit instant à la sacristie, où il se permettait une courte
conversation avec le coadjuteur ou avec le sacristain, parlant du
temps, ou du mal où tout est, ou du comment, ou du pourquoi les eaux du
Lozoya étaient troubles, et il se dirigeait vers la porte donnant sur
la rue d'Atocha, où il répartissait les derniers sous de sa sacoche.
Ses prévisions étaient si bien faites qu'il était rare qu'il lui
manquât quelque chose pour distribuer aux pauvres de chacun des côtés;
s'il lui arrivait par extraordinaire d'être à court, il se rappelait
le mendiant lésé et il lui donnait toujours le lendemain, et si, au
contraire, il lui restait une pièce de plus, le bonhomme courait à
la rue del Olivar, à l'oratoire, pour trouver une main tendue dans
laquelle il la pût mettre.

Donc, le seigneur don Carlos entra, comme je l'ai dit, par la porte
que nous appellerons du cimetière de San-Sebastian, et les vieillards
et aveugles des deux sexes qui attendaient de recevoir l'aumône se
mirent à jaser pendant qu'il n'entrait ou ne sortait personne à qui ils
pussent s'adresser; que pouvaient-ils mieux faire, ces malheureux, que
de tromper leur inanition et leurs tristes heures en se régalant avec
la petite comédie qui ne coûte rien, et que, piquante ou insipide, on
a toujours à sa disposition pour se rassasier? En cela, ils sont les
égaux des riches; peut-être même ont-ils un avantage, parce que, quand
ils parlent, ils ne sont point retenus par les convenances usuelles
de la conversation qui placent, entre la pensée et son expression, la
grosse croûte de l'étiquette et de la grammaire, qui gâte le plaisir
ineffable du «dis-moi et je te dirai».

«Ne vous avais-je pas dit que don Carlos ne manquerait pas aujourd'hui?
Vous l'avez vu. Dites maintenant si je me trompe ou si je suis
véridique?

--Moi aussi, je l'ai dit..., Toma..., parce que c'est l'anniversaire du
mois, le 24; il faut dire que c'est l'anniversaire des funérailles de
sa femme, et don Carlos béni ne manque pas ce jour, bien qu'il tombe
des roues de moulin, parce que, sans offenser personne, il n'y a pas un
meilleur chrétien que lui.

--Pourtant je craignais qu'il ne vînt pas à cause du froid qu'il fait,
d'autant plus que c'est jour de grande distribution, et je pensais
que le bon seigneur en aurait profité pour supprimer la cérémonie
anniversaire.

--Il l'aurait faite le lendemain; vous savez bien, Crescencia, que don
Carlos sait acquitter et payer ce qu'il doit.

--Il nous aurait donné demain la grosse aumône d'aujourd'hui, cela,
oui, mais en nous supprimant la petite de demain.

--Eh bien, est-ce que tu crois que nous ne savons rien des comptes?
Sans offense, je sais les ajuster comme la lumière même, et je sais
que, quand il nous donne beaucoup un jour, il se fait malade quelques
jours pour gagner sur nous, ce que la défunte doit voir d'un bien
mauvais œil.

--Tais-toi, mauvaise langue.

--Mauvaise langue toi-même, et... veux-tu que je te le dise?... bavard!»

Elles étaient trois qui discutaient ainsi, assises à droite, en
entrant, formant un groupe séparé des autres pauvresses; l'une d'elles
était aveugle ou, pour le moins, voyait peu; les deux autres avaient
la vue bonne; elles étaient toutes les trois vêtues de guenilles
et protégées avec de grossières étoffes noires ou grises. La seña
Casiana, grande et osseuse, parlait avec une certaine arrogance, comme
qui tient ou croit tenir autorité, et il n'est pas invraisemblable
qu'elle eût cette autorité, car, lorsque, pour une fin quelconque, une
demi-douzaine d'êtres humains se réunissent, il y en a toujours un qui
prétend imposer sa volonté aux autres et qui y réussit.

L'aveugle ou demi-aveugle s'appelait Crescencia; toujours semblable
à une brebis, montrant sa figure amoindrie, elle sortait du paquet
de linge dont son corps était formé sa main maigre et rugueuse aux
ongles larges. Celle qui dans le colloque antérieur avait parlé d'une
façon hautaine et discourtoise s'appelait Flora et avait pour surnom
la Burlada; on ignorait son origine et son état civil; c'était une
petite vieille extrêmement vive, irascible, babillarde, qui brouillait
et troublait le cénacle des miséreux, indisposant les uns contre
les autres, car elle avait toujours quelque chose de piquant et de
malveillant à dire quand elles étaient toutes réunies, et elle ne
faisait aucune distinction entre riches et pauvres dans ses critiques
acerbes. Ses petits yeux sagaces, larmoyants, de chat, débordaient de
méfiance et de malice. Son nez était passé à l'état de petite boule
rouge qui se relevait et s'abaissait au mouvement des lèvres et de
la langue, pendant sa conversation vertigineuse. Les deux dents qui
lui restaient semblaient courir d'un côté à l'autre de sa bouche, se
transportaient promptement de-ci et de-là, et, quand elle terminait son
discours par un geste de dédain suprême et de terrible sarcasme, la
bouche se fermait d'un trait, les lèvres rentraient l'une dans l'autre,
et le menton rouge, pendant que la langue s'arrêtait, continuait à
exprimer les idées par un tremblement insultant et méprisant.

Le type de Burlada était le contraire de celui de seña Casiana; cette
dernière était grande et osseuse, maigre, et, bien que sa minceur ne
fût pas absolument apparente, les yeux malicieux disaient volontiers
qu'on ne trouverait pas beaucoup de bonnes choses sous cet amas de
guenilles. Sa face très large, comme si on l'eût tirée tous les jours
avec une machine en serrant les joues, était des plus déplaisantes
et laides qu'on pût imaginer, avec les yeux fatigués, étonnés, sans
brillant ni expression, yeux qui paraissaient ne pas voir sans être
pour cela aveugles; le nez crochu sans grâce. A une grande distance du
nez venait la bouche, aux lèvres très minces, et, pour terminer, le
maxillaire gros et osseux.

Si l'on veut comparer les figures humaines à celles des animaux, et si
pour représenter la Burlada nous songeons à la figure d'un chat qui
aurait perdu son poil dans une bataille, suivie d'un plongeon dans
l'eau, nous dirions que la Casiana est comme un vieux cheval et que la
ressemblance était complète avec ceux de la place des Taureaux, quand
elle se bouchait un œil avec un bandeau, placé de travers, conservant
l'autre libre pour surveiller avec vigilance et moquerie ses confrères.
Comme dans toutes les régions du monde il y a des classes, sans qu'on
excepte de cette règle les plus infimes hiérarchies, là, tous les
pauvres n'étaient point égaux. Les vieilles, particulièrement, ne
permettaient point qu'on altérât le principe de distinctions capitales
entre elles.

Les anciennes, c'est-à-dire celles qui comptaient vingt ans et
plus de mendicité dans cette église, jouissaient de privilèges qui
étaient respectés par toutes, et les nouvelles étaient obligées de
s'y soumettre. Les anciennes jouissaient des meilleures places, et à
elles seules était reconnu le droit de mendier à l'intérieur, près
du bénitier. Si, par malheur, le sacristain ou le coadjuteur avaient
essayé de porter atteinte à cette jurisprudence en faveur de quelque
nouvelle, cela ne leur avait jamais réussi.

Il se produisait de tels tumultes que dans bien des occasions il fallut
recourir à la patrouille ou au bureau de police.

Dans les aumônes collectives et dans les répartitions de bons, les
anciennes jouissaient de la préférence, et, quand quelque paroissien
donnait une somme pour être répartie entre toutes, le clan des
anciennes réclamait le droit à la répartition, s'appropriant la
plus grosse part si la somme n'était pas divisible exactement en
parties égales. En dehors de cela, la prépondérance morale existait,
l'autorité tacite acquise par une longue domination, la force invisible
de l'ancienneté. L'ancien est toujours fort, comme le nouveau est
toujours faible, avec l'exception que peuvent toutefois y apporter les
caractères.

La Casiana, caractère dur, dominant, d'un égoïsme élémentaire, était
la plus ancienne des anciennes; la Burlada, séditieuse, brouillonne,
babillarde, corrompue, était la plus nouvelle des nouvelles; et avec
cela, soit dit, que le plus petit événement ou la parole la plus futile
étaient le fulminate qui allumait à chaque instant le brandon de la
discorde entre elles.

La dispute que nous avons racontée précédemment fut arrêtée ou écourtée
par l'entrée et la sortie des fidèles. Pourtant la Burlada ne pouvait
refréner ses plaintes amères, et à la première occasion, voyant que la
Casiana et l'aveugle Almudena, dont il sera parlé plus loin, avaient
reçu plus d'aumônes ce jour que les autres, elle se prit de bec de
nouveau avec l'ancienne, disant:

«Flagorneuse, plus que flagorneuse, crois-tu que je ne sais pas que tu
es riche, et qu'aux Quatre-Chemins tu as une maison avec des poules en
quantité et des pigeons et beaucoup de lapins? Tout se sait.

--Ferme ta bouche, si tu ne veux pas que j'en fasse part à don Senen
pour qu'il t'enseigne l'éducation.

--Faudrait voir!

--Ne vocifère pas, voilà la cloche qui sonne l'élévation.

--Voyons, mesdames; pour Dieu, dit un estropié qui occupait la place
la plus rapprochée de l'église, arrêtez-vous, voilà qu'on élève le
saint-sacrement.

--C'est cette babillarde, langue de scorpion.

--C'est cette prépotente.... Faudrait voir, ma fille! bien que tu
sois caporale, de ne pas tant tirer la corde et de permettre que nous
autres, nouvelles, nous touchions quelque chose de la charité, car nous
sommes toutes enfants de Dieu.... Faudrait voir!...

--Silence, dis-je.

--Ah! ma fille, est-ce que tu crois vraiment être Canovas?»

Plus à l'intérieur, presque à la moitié du passage, à la gauche, il
y avait un autre groupe, composé d'un aveugle et d'une femme, tous
deux assis. Cette dernière, avec deux petites filles et à côté d'eux,
debout, une vieille silencieuse et rigide, aux vêtements et à la cape
noirs. Quelques pas plus loin, à une courte distance de l'église,
s'appuyait à la paroi, le corps soutenu par des béquilles, le boiteux
et le manchot Élisée Martinez, qui jouissait du privilège de vendre, à
cette place, la _Semaine catholique_. Puis venait Casiana, la personne
de plus grande autorité et importance de toute la bande, et comme son
général en chef.

Au total, sept mendiants vénérables, qui sont officiellement autorisés
à mendier là, avec leur caractère, leur mode d'opérer et leurs procédés
distincts. Suivons-les un instant.

La femme de noir vêtue, plus que vieille, prématurément vieillie,
faisant partie de la classe des nouvelles, ne mendiait qu'accidentellement,
parce qu'elle ne venait à la mendicité qu'à des laps de temps plus
ou moins longs et le plus souvent disparaissait, sans doute parce
qu'elle trouvait une bonne occasion ou quelques âmes charitables qui
la secouraient directement; elle répondait au nom de la seña Benina
(d'où l'on conclut qu'elle s'appelait Benigna) et elle était la plus
silencieuse et la plus humble de toute la communauté, si l'on peut
dire ainsi, bien élevée, de bonnes manières, avec l'apparence de la
plus grande soumission à la volonté divine. Jamais elle n'importunait
les paroissiens qui entraient ou sortaient. Dans les répartitions, si
léoninement qu'elles fussent faites, on ne la voyait jamais protester,
et jamais elle ne s'associait aux réclamations de la bande tumultueuse
et démagogique de la Burlada, ni de loin ni de près. Avec tous elle
tenait le même langage affable et courtois; elle traitait la Casiana
avec considération, avec respect le boiteux, et n'était en confiance,
sans s'écarter des termes de la plus rigoureuse convenance, qu'avec un
aveugle du nom d'Almudena, dont, pour l'instant, nous dirons seulement
qu'il était Arabe du Sud, à trois journées au delà de Marrasach.
(Souvenons-nous-en.)

La voix de Benina était douce, ses manières étaient jusqu'à un certain
point fines et de bonne éducation; son visage bruni ne manquait point
d'une sorte de grâce intéressante qui, atténuée par l'âge, semblait
effacée et à peine perceptible. Elle n'avait conservé que la moitié de
ses dents.

Ses yeux, grands et obscurs, avaient à peine le bord rougi par l'âge
et les froides matinées. Son nez coulait moins que celui de ses
compagnons, et ses doigts rugueux et à grosses articulations ne se
terminaient pas par des ongles d'oiseau. Ses mains ressemblaient à
celles d'une blanchisseuse et conservaient des habitudes de soins et de
propreté.

Elle portait une bandelette noire bien serrée sur le front par-dessus
un mouchoir noir, et noirs aussi étaient la mante et le vêtement; mais
le tout mieux drapé que ceux des autres anciennes. Avec cet attifage
et l'expression sentimentale et douce de son visage, dont les lignes
étaient bien composées, elle ressemblait à une sainte Rita de Casia,
qui irait dans le monde en pénitence. Il ne lui manquait que le
crucifix et la plaie au front, bien qu'une petite verrue de la grosseur
d'un pois chiche, rond, violet, située au milieu de l'entre-sourcil,
pût en donner l'apparence.

A ce moment de la journée, la Casiana sortit dans la cour pour se
rendre à la sacristie où elle devait avoir un grand entretien, comme
ancienne, avec don Senen pour traiter de quelques manquements de ses
compagnons, ou de lui-même dont elle avait à se plaindre. Le fait même
de la sortie de la caporale fit courir la Burlada vers l'autre groupe,
comme une envolée de linge qui traverserait le passage étroit, et,
s'asseyant entre la femme qui mendiait avec deux petites filles, nommée
Demetria, et l'aveugle marocain, elle délia sa langue plus tranchante
et plus affilée que les dix ongles longs de ses doigts noirs et rapaces.

«Mais pourquoi ne vouliez-vous pas croire ce que je vous disais? La
caporale est riche, immensément riche, comme vous l'avez entendu, et
tout ce qu'elle reçoit est volé à nous autres qui sommes des pauvres et
reconnus tels, et qui ne possédons que le jour et la nuit.

--Elle vit pourtant en bas, indiqua la Crescencia; elle demeure dans la
maison de Paules.

--Pourquoi non, mesdames? Cela était avant. Je sais tout, poursuivit
la Burlada, en griffant l'air avec ses ongles, elle ne m'en fait pas
accroire et je suis renseignée. Elle habite aux Quatre-Chemins, où elle
a une ferme basse-cour avec un cochon; sans vouloir offenser personne,
le plus beau cochon des Quatre-Chemins.

--Avez-vous vu la bossue qui vient avec elle?

--Que si je l'ai vue! Vous croyez que nous sommes des sottes. La bossue
est sa fille, et couturière habile, vous savez, et avec l'infirmité de
la bosse elle mendie tout de même.»

Pourtant elle est modiste et gagne de l'argent pour sa famille... au
total, et alors elles sont riches; le Seigneur me pardonne, riches sans
vergogne, qui nous trompent et trompent la sainte Église catholique,
apostolique. Et encore elle n'a pas de dépenses pour manger, car elle a
deux ou trois maisons d'où on lui apporte tous les jours des plats de
cuisine, que c'est une bénédiction du ciel.... C'est à voir!

«Hier, dit Demetria en retirant le sein à la petite, je l'ai bien vu,
on lui a porté....

--Quoi?

--Un riz avec des moules qu'il y en avait bien pour sept personnes.

--C'est à voir!... Et tu es sûre que c'était avec des moules et qu'il
sentait bon?

--Allez, que cela sentait bon!... les casseroles, le sacristain les
garde chez lui. C'est là qu'on les porte et on les envoie toutes aux
Quatre-Chemins.

--Le mari, ajouta la Burlada en lançant des flammes par ses yeux,
vend des torches de résine et des légumes...; il a été militaire, il
a sept croix simples et une de cinq réaux.... Oui, vous voyez quelle
famille.... Et me voici, moi, là, qui n'ai mangé qu'une croûte de
pain, et si cette nuit la Ricarda ne me donne pas refuge dans son
échoppe de Chamberi, il me faudra dormir à la belle étoile.

--Toi, que dis-tu, Almudena?»

L'aveugle murmurait. Interrogé une seconde fois, il dit, parlant
difficilement, d'une voix gutturale:

«Parlez-vous du Piche? Je le connais, moi. La Casiana n'est pas mariée
pour de bon à la lumière bénite, aimée, cela, non.

--Le connais-tu?

--Moi le connaître, lui m'acheter deux rosaires, deux rosaires de
mon pays, avec une pierre iman. Il a de l'argent, lui, beaucoup
d'argent.... Il est contremaître de la soupe dans le Sacré-Cœur de
là-bas..., et sur tous les mendiants de là-bas il commande, avec
garrot..., au quartier de Salamanca..., contremaître..., méchant, très
méchant, ne cesse pas de manger.... C'est un serviteur du gouvernement,
du mauvais gouvernement d'Espagne, et de ceux de la Banque, là où est
tout l'argent dans des caisses souterraines.... Il les garde, il nous
laisse mourir de faim, lui....

--Cela manquait encore, dit la Burlada avec une colère de commande,
voilà encore qu'ils prennent de l'or dans les caisses de la Banque, ces
malfaiteurs.

--C'est formidable.... Voyez-vous ça?... dit la Demetria en redonnant
le sein à sa petite qui commençait à pleurer en poussant des cris
perçants: «Tais-toi, goulue!»

«A voir, malgré tout ce tétage, je ne sais pas comment tu vis, ma
pauvre fille.... Et vous, madame Benina, que croyez-vous?

--Moi..., de quoi?

--De si elle a ou non de l'argent à la Banque.

--Moi, quoi? Chacun mange son pain comme il le peut.

--Il mange notre pain, et dessus une belle tranche de jambon.

--Cessez, cessez! cria le boiteux, vendeur de la _Semaine_. Arrive qui
arrive, il faut garder la circonspection.

--Oui, taisons-nous, taisons-nous, homme. C'est à voir.

--Est-ce que tu es Victor-Emmanuel, qui a fait taire le pape?

--Taisez-vous, dis-je, et ayez plus de religion.

--Religion, j'en ai, bien que je ne dîne pas avec la religion comme
toi, car je vis en compagnie de la faim, et mon négoce consiste à vous
voir recevoir et avaler les paquets de nourriture qu'on vous apporte
des maisons riches.

--Pourtant nous ne sommes pas envieux, sais-tu, Élisée? et nous nous
réjouissons de mourir d'épuisement, pour nous en aller en masse au
ciel, tandis que toi....

--Moi, quoi?

--C'est à voir!... Peut-être es-tu riche, toi aussi, Élisée: ne nie pas
que tu es riche... avec la _Semaine_ et ce que te donne don Senen et
M. le curé...; oui, nous savons, ce qui part et repart pour toi...; ce
n'est pas pour murmurer, Dieu m'en préserve! Bénie soit notre sainte
misère..., que le Seigneur augmente. Je le dis pour que cela te soit
agréable.

«Quand la voiture me renversa dans la rue de la Lune..., ce fut le jour
où ils reconduisirent ce Zorrilla..., comme je dis, je fus un mois et
demi à l'hôpital, et quand je sortis, c'est toi qui, me voyant seule
et désemparée, tu me dis: «Madame Flora, pourquoi ne vous mettez-vous
pas à mendier à la porte d'une église, en laissant la vie vagabonde
pour vous appuyer à la pierre de l'église? Venez avec moi et vous
verrez comment on peut tirer sa journée, sans rouler par les rues et en
vivant avec des pauvres décents.» C'est ce que tu me dis, Élisée, et
je me mis à pleurer et je vins avec toi. C'est de là qu'est venue mon
installation ici, et je suis bien reconnaissante de ta délicatesse et
de ta conduite de _caballero_ vis-à-vis de moi.

«Tu sais que je récite un _Pater noster_ pour toi chaque jour, et je
demande au Seigneur qu'il te rende plus riche que tu n'es, que tu
vendes sans fin des _Semaines_, qu'on te porte beaucoup de soupes et
de restes à la porte des couvents et des seigneurs comtes, pour que tu
puisses bien te rassasier, toi et ta femme.

«Qu'importe que Crescencia et moi, et ce pauvre Almudena nous rompions
notre jeûne à douze heures de midi avec un morceau de pain donné par
charité, qui aurait servi à paver les saintes rues! Je demande au
Seigneur qu'il ne te manque point de quoi aller même chez le marchand
d'eau-de-vie.

«Tu en as besoin pour vivre, et moi, je mourrais si j'en goûtais!...
et plût à Dieu que tes fils deviennent ducs! L'un est en apprentissage
pour devenir tourneur, et il rapporte six réaux par semaine à la
maison, et l'autre, tu l'as placé dans une taverne des Maldonadas,
et il reçoit de bons petits pourboires que lui donnent les buveurs,
pardon.... Que Dieu te conserve et t'augmente chaque année, et que
je te voie vêtu de velours et avec une béquille neuve de bois saint,
et que je voie ta méchante femme avec un chapeau couvert de plumes.
Je suis reconnaissante: s'il m'a manqué la nourriture pour les faims
que j'ai endurées, je ne connais point de mauvaises pensées, Élisée
de mon âme, et ce qui me manque, puisses-tu l'avoir; bois et mange
et soûle-toi, et puisses-tu avoir une maison avec balcon, avec une
table richement servie le soir, et des lits en fer avec des matelas
rembourrés, aussi propres que ceux d'un roi; que tes fils portent
des habits neufs et des souliers en cuir, que tes filles portent des
chapeaux roses et des souliers vernis le dimanche; aie un bon _brasero_
et de bonne peluche pour mettre dans tes chambres, et une bonne cuisine
avec un cuisinier, avec des plats nouveaux et une batterie de cuisine
dont on puisse tirer gloire par le grand nombre de casseroles, et
de belles images du Christ de Cana et de sainte Barbe bénie, et une
commode remplie de linge blanc, et des vases pleins de fleurs, et
jusqu'à une machine à coudre qui ne serve pas, mais sur laquelle tu
puisses poser les piles de _Semaines_ à vendre; je te souhaite beaucoup
de bons amis et de voisins, et de grandes maisons avec des seigneurs
qui, te voyant invalide, te donnent des restes de marchandises sucrées,
des cornets de cafés de Moka et de riz trois fois trié; que tu sois en
si bons rapports avec les dames de la Conférence qu'elles te payent ton
loyer et la cédule, et qu'elles donnent des fers à repasser le linge
fin à ta femme.... Reçois cela, Élisée, et plus encore et toujours
plus....»

La subite apparition de Mme Casiana coupa court aux souhaits
vertigineux de la Burlada et produisit un silence général dans le petit
passage, à la sortie de la porte de l'église.

«Déjà on sort de la grand'messe, dit-elle, et, se tournant vers la
bavarde, de son ton autoritaire, elle lui lança ces paroles d'un air
despotique:

--Burlada, vite à ta place, ferme ton bec, n'oublie pas que nous sommes
dans la maison de Dieu.»

Le monde commençait à sortir, et quelques rares aumônes tombaient dans
les mains tendues. Le nombre de ceux qui faisaient la tournée complète
en donnant également à chacun était rare, et ce jour-là les petites
pièces de cinq ou deux centimes données à contre-cœur n'arrivaient
qu'aux mains diligentes d'Élisée ou de la Caporale et très peu à la
Demetria et à seña Benina. De ce qui restait, il en arrivait encore
moins aux autres pauvres et l'aveugle Crescencia se lamentait de
n'avoir point étrenné. Pendant que Casiana parlait à voix basse avec
Demetria, la Burlada reprit le fil de la conversation avec Crescencia
dans le coin proche de la porte de la cour.

«Que crois-tu qu'elle dise à la Demetria?

--A savoir..., des choses entre elles.

--J'ai bien réussi à la cérémonie funéraire de ce matin. On donne
plus à Demetria parce qu'elle est recommandée à celui qui célèbre la
première messe, don Rodriguito, qu'on dit être secrétaire du pape, et
qui demeure dans la maison voisine.

--On lui donnera toute la viande et à nous les os.

--C'est à voir!... toujours la même chose. Tu ne sais pas comment
faire pour arriver avec tes trois créatures pour attraper une tranche.
Elles n'ont aucune pudeur, et ces fainéantes, comme Demetria, sont des
dévergondées, qui ne font commerce qu'avec le vice.

--Enfin tu vois; elle a une portée chaque année, et, tandis qu'elle
nourrit l'un, celui de l'année suivante est déjà en route.

--Et est-elle mariée?

--Comme toi et moi. De moi on ne dira rien, car à la Saint-André bénie
je m'étais mariée avec Roque, que Dieu a pris dans sa gloire, à la
suite d'une chute d'un échafaudage.

--Elle dit que son mari est à _Celiplinas_; c'est alors qu'il lui
envoie de là ses enfants tout faits... dans du papier.... Ah! quel joli
monde! je te le dis, sans enfants on ne gagne rien; les personnes ne
font pas attention à la dignité des gens, ils ne font attention que si
l'on donne le sein ou non. Ils ne s'occupent que de celles qui ont des
enfants sans songer que nous sommes plus honnêtes, nous qui n'en avons
pas, nous qui sommes vieilles, écrasées par le travail et sans pouvoir
nous soutenir. Alors vois à retourner le monde et à attirer la pitié
des seigneurs. On dit avec raison que tout est à l'envers ici-bas et
va de travers, excepté le ciel béni, et Pulido a raison quand il parle
de la grande révolution qui doit venir, grande puisqu'elle mettra au
pilori les riches et exaltera les pauvres.»

La vieille bavarde concluait son discours, quand il se produisit un
événement si extraordinaire, si phénoménal, si inouï, qu'il ne pourrait
être comparé qu'à la chute de la foudre au milieu de la gent mendiante,
ou à l'explosion d'une bombe, tant furent grands le trouble et la
stupeur qu'il produisit dans la misérable cohorte. Les plus anciennes
ne se rappelaient rien d'approchant et les nouvelles ne savaient que
croire. Tous restèrent muets, perplexes, épouvantés.

Et qu'est-ce que c'était, en somme? Presque rien: don Carlos Moreno
Trujillo, qui toute sa vie, depuis que le monde était monde, sortait
infailliblement par la porte de la rue d'Atocha, ne changea pas d'abord
son habitude invétérée; mais, après avoir fait quelques pas, il
retourna en arrière pour ressortir par la rue des Huertas, ce qui était
très singulier, absurde et équivalent au retour des cailloux du chemin
à leur carrière.

Pourtant ce ne fut pas la cause principale de la surprise et de la
confusion que cette sortie insolite de ce côté; mais, bien que don
Carlos s'arrêtât au milieu des pauvres (qui se groupèrent autour de
lui, croyant à une nouvelle répartition de sous), il les regarda comme
pour les passer en revue, et dit:

«Eh! mesdames les anciennes, laquelle de vous s'appelle seña Benina?

--Moi, c'est moi, seigneur, dit celle qui s'appelait ainsi, tremblant
que quelqu'une de ses compagnes ne lui prît son nom et son état civil.

--C'est elle, dit la Casiana avec un empressement officieux comme si
elle croyait son exequatur nécessaire pour la certification et la
reconnaissance de la personnalité de ses inférieurs.

--Alors, _seña_ Benina, ajouta don Carlos, en s'enveloppant dans son
manteau pour affronter le froid de la rue, demain à huit heures et
demie, venez me trouver chez moi, nous avons à causer. Savez-vous où je
demeure?

--Je l'accompagnerai, dit Élisée, faisant l'obligeant et l'empressé,
par complaisance pour le seigneur et la mendiante.

--Bien. Je vous attends, seña Benina.

--Le seigneur peut y compter.

--A huit heures et demie précises. Faites bien attention, ajouta don
Carlos à grands cris, qui étaient justifiés par ce fait que les plis
de son manteau, raidis par le froid, lui battaient sur la bouche,--si
vous arrivez avant, vous attendrez, si vous arrivez après, vous ne me
rencontrerez plus.... Voilà, adieu. Demain, c'est le 25; je dois aller
à Montserrat et après au cimetière; sur ce....»



III


Très sainte Marie, saint Joseph béni, que de commentaires, que de
curiosité fébrile, de travail d'esprit, pour rechercher, surprendre et
découvrir les intentions du bon don Carlos!

Dans les premiers moments, la même intensité de surprise rendit
tout le monde muet. Dans les plis du cerveau de chacune, passait
une procession... de doutes, de craintes, d'envie, de préoccupation
ardente. La seña Benina, désireuse de se soustraire à un fastidieux
interrogatoire, prit congé affectueusement, comme toujours elle
avait coutume, et s'en alla. Almudena la suivit à quelques minutes
d'intervalle. Parmi les restants, les petites phrases premières de
surprise et de confusion, commencèrent à pétiller comme des étincelles:

«Allons! nous le saurons demain.... C'est sans doute pour
l'employer.... Il a plus de 40 000 _pesetas_ de rente.

--Il y a des personnes qui naissent coiffées, dit la Burlada à
Crescencia, mais pas nous autres, qui sommes tombées au monde comme des
sacs de toile vides.»

Et la Casiana, effilant encore son profil de cheval jusqu'à lui donner
des proportions monstrueuses, dit avec un accent de compassion lugubre:

«Ce pauvre don Carlos est plus insensé qu'une chèvre.»

Le lendemain, la communauté mendiante, profitant de la bonne fortune
que ni la seña Benina ni l'aveugle Almudena n'étaient venus à la
paroisse, les commentaires sur l'extraordinaire événement se
multiplièrent. La Demetria exprima timidement l'opinion que don Carlos
voulait prendre Benina à son service, parce qu'elle jouissait de la
réputation de cordon bleu, ce à quoi Élisée ajouta qu'en effet elle
avait été maîtresse de cuisine, mais que personne n'en voulait plus
parce qu'elle était trop vieille.

«Et parce qu'elle était de première force à faire danser l'anse du
panier, affirma la Casiana, appuyant avec fureur sur ce point. Vous
saurez qu'elle a été terrible dans ce genre, et c'est pour ce vice que
nous la voyons comme nous la voyons, obligée de mendier pour un morceau
de pain.

--De toutes les maisons où elle a été, on l'a chassée pour avoir eu
les ongles trop crochus, et, si elle avait eu de la conduite, elle ne
manquerait pas de bonnes maisons dans lesquelles elle aurait pu finir
tranquillement....

--Eh bien, moi, déclara la Burlada avec un noir scepticisme, je vous
dis que, si elle en est arrivée à mendier, c'est parce qu'elle a été
honnête; celles qui font le plus danser l'anse du panier mettent de
l'argent de côté pour leur vieillesse, elles sont riches, elles ont de
quoi, oui, certainement, elles en ont. J'en ai connu avec voiture.

--Ici, on ne doit dire de mal de personne.

--Ce n'est pas parler mal. C'est à voir!... Celle qui a dit du mal,
c'est Votre Excellence, madame la présidente du conseil des ministres.

--Moi?

--Oui.... Votre Éminence Illustrissime a dit que la Benina avait fait
danser l'anse du panier; ce qui n'est pas vrai, parce que si elle avait
volé elle aurait de quoi et si elle avait de quoi elle ne mendierait
pas; attrape.

--Tu n'es, toi, qu'une méchante langue.

--On ne condamne personne pour bavardage, mais pour cause de richesse
exagérée, surtout quand on vient enlever l'aumône aux pauvres de bonne
foi, à ceux qui ont faim et dorment à la belle étoile.

--Assez, nous sommes dans la maison de Dieu, mesdames, dit Élisée en
frappant un coup avec sa béquille. Comportez-vous avec décence et
respect les unes vis-à-vis des autres comme le commande la très sainte
doctrine.»

Ces paroles ramenèrent le recueillement et la tranquillité que la
véhémence de propos de quelques-unes avaient gravement compromis,
et les tristes heures continuèrent à couler, partie en mendiant et
gémissant, partie en priant et bâillant.

Maintenant il convient de dire que l'absence de la seña Benina et de
l'aveugle Almudena n'était pas tout à fait accidentelle ce jour, et
pour l'expliquer il est nécessaire de faire mention d'un fait dont il
est indispensable de donner l'explication dans cette véridique histoire.

Ils partirent tous deux à quelques minutes d'intervalle, comme nous
l'avons dit; mais comme l'ancienne s'attarda un petit instant à la
grille, pour parler à Pulido, l'aveugle marocain la rejoignit et ils
prirent ensemble le chemin des rues San-Sebastian et Atocha.

«Je me suis arrêtée à parler avec Pulido pour t'attendre, ami Almudena.
J'ai besoin de te parler.»

Et, le prenant sous le bras avec une sollicitude câline, elle le
fit passer d'un trottoir à l'autre. Ils gagnèrent rapidement la rue
des Urosas et, s'arrêtant aux coins pour éviter les passants et les
voitures, elle commença de lui parler ainsi:

«J'ai besoin de te causer, parce que toi seul peux me sortir d'un grand
embarras; toi seul, parce que toutes les autres connaissances de la
paroisse ne me servent à rien. Comprends-tu? Les uns sont égoïstes,
des cœurs de pierre: celui qui a quelque chose, parce qu'il a quelque
chose, et celui qui n'a rien, parce qu'il n'a rien. Au total, les
autres laisseront quelqu'un mourir de honte s'il ne mendie point, et,
si l'on arrive à tendre la main, ils se réjouiront de voir une pauvre
mendiante à bas.»

Almudena tourna son visage vers elle, et l'on pourrait dire qu'il la
regarda, si regarder c'est diriger les yeux sur un objet, les poser sur
lui, alors que non la vue, mais d'une certaine façon l'attention et
l'intention, aussi soutenues qu'inefficaces à voir, se posent seuls sur
quelqu'un.

Lui pressant la main, il lui dit:

«_Amri_, tu sais qu'Almudena te servira, lui, comme un chien; _Amri_,
dis-moi tes affaires.... Fais-moi part.

--Descendons, nous causerons en cheminant. Tu vas chez toi?

--Je vais où tu voudras.

--Il me semble que tu te fatigues. Nous marchons trop vite: veux-tu que
nous nous asseyions un moment sur la petite place du Progrès pour que
nous puissions causer tranquillement?»

Sans doute, l'aveugle répondit affirmativement, car cinq minutes
après on les voyait assis l'un à côté de l'autre sur le socle de la
grille qui entourait la statue de Mendizabal. Le visage d'Almudena
était d'une laideur expressive, brun citron, avec la barbe rare et
noire comme l'aile du corbeau; sa caractéristique était surtout la
grandeur démesurée de la bouche, qui, lorsqu'il souriait, affectait
une courbe, dont les extrémités, repoussant les poils flottants des
joues, semblaient se mettre à la recherche des oreilles. Les yeux
étaient comme deux plaies sèches et insensibles rongées par des plaques
sanglantes; la taille moyenne, les jambes torses; sa stature plutôt
élevée était diminuée par la démarche ordinaire des aveugles et par
l'habitude de rester de longues heures assis sur le sol avec les jambes
repliées sous lui comme font les Mauresques.

Il était vêtu avec une propreté relative, avec décence tout au moins,
car ses habits, quoique vieux et pleins de taches, ne présentaient
point de trous ou de déchirures qui n'aient été recousus ou recouverts
par un rapiéçage intelligent. Il était chaussé de souliers noirs
usés, mais parfaitement protégés par des coutures et des pièces très
habilement posées. Le chapeau en forme de champignon dénotait les
efforts de dilatation subis en passant sur différentes têtes avant
d'arriver à celle qu'il recouvrait, qui ne serait peut-être pas la
dernière, mais les bosses du feutre n'étaient point telles qu'elles
ne pussent protéger le crâne qu'elles avaient mission de défendre. Le
bâton était dur et lisse; la main avec laquelle il l'empoignait était
nerveuse, très colorée en noir à l'extérieur, tirant sur l'éthiopien,
la paume blanchâtre avec une couleur et des délicatesses qui la
faisaient ressembler à une peau de morue fraîche, les ongles bien
coupés; le col de la chemise le moins sale que l'on pût imaginer dans
la misérable condition et l'état de vagabondage où vivait le misérable
fils du Sud.

«Il faut pourtant que nous y arrivions, Almudena, dit la seña Benina,
en ôtant et remettant dans sa poche son mouchoir comme une personne
troublée et nerveuse qui veut s'éventer la tête. Je suis dans un grand
embarras, et toi, rien que toi, peux m'en tirer.

--Dis-moi ce que c'est....

--Que comptais-tu faire ce soir?

--Dans ma maison, moi beaucoup à faire: moi laver linge, moi coudre
beaucoup, rapetasser beaucoup.

--Tu es l'homme le mieux nippé qui existe au monde. Je ne connais
pas ton pareil. Aveugle et pauvre, tu arranges toi-même tes petites
affaires; tu enfiles une aiguille avec ta langue aussi rapidement que
je le peux faire moi-même avec mes doigts; tu couds dans la perfection;
tu es ton tailleur, ton cordonnier, ta blanchisseuse.... Et après avoir
mendié le matin à la paroisse, l'après-midi dans la rue, tu trouves
encore le temps d'aller un petit instant au café..., content de ce que
tu n'as pas, et s'il y avait au monde une justice, et si les choses
étaient disposées selon la raison, on devrait te donner un prix...,
brave garçon; pourtant, voilà ce que c'est, je ne te laisse pas
travailler ce soir, parce qu'il faut que tu me rendes un service.... On
garde ses amis pour les grandes occasions.

--Que t'arrive-t-il?

--Une affaire épouvantable. Je n'en vis plus. Je suis si malheureuse
que, si tu ne me secours pas, je n'ai plus qu'à me jeter du haut du
viaduc... C'est comme je te le dis.

--_Amri_..., pas te jeter.

--C'est que j'ai un malheur si grand, si grand, qu'il paraît impossible
que j'en puisse sortir. Je vais te le dire d'un trait pour que tu
puisses en sentir de suite le poids: j'ai besoin d'un douro....

--Un douro! s'écria Almudena, exprimant par la subite gravité de
sa figure et l'énergie de l'accent l'épouvante que lui causait
l'importance de la somme.

--Oui, mon fils, oui..., un douro, et je ne puis rentrer à la maison si
je ne l'ai pas préalablement avec moi. Il est indispensable que j'aie
ce douro; parle, il faut le sortir de dessous les pierres, le trouver
n'importe comment.

--C'est beaucoup, beaucoup, murmurait l'aveugle, le visage baissé vers
la terre.

--Ce n'est pas tant, observa l'autre, cherchant à tromper sa peine par
des idées optimistes. Qui n'a pas un douro? Un douro, ami Almudena, le
premier venu l'a.... Donc, peux-tu me le procurer, oui ou non?»

L'aveugle murmura dans son langage étrange quelque chose que Benina
traduisit par le mot «impossible», et lançant un profond soupir,
auquel Almudena répondit par un autre non moins profond et non moins
pitoyable, elle se plongea un instant dans une douloureuse méditation,
regardant alternativement la terre et le ciel, et la statue de
Mendizabal, ce seigneur de bronze foncé qu'elle ne connaissait point,
ne sachant point d'ailleurs pour quel motif on l'avait mis là. De
ce regard vague et distrait, qui est le propre des moments de grande
préoccupation, et comme un tour anxieux de l'âme sur elle-même, elle
voyait passer d'un côté ou de l'autre du jardin des gens pressés ou
nonchalants. Les uns devaient avoir un douro, les autres allaient le
chercher. Elle voyait passer des garçons de recette de la Banque avec
leur sacoche à l'épaule; des charrettes avec des bouteilles de bière
ou de limonade gazeuse. Dans les boutiques entraient des gens pour
acheter et ils ressortaient avec des paquets. Des mendiants déguenillés
importunaient les passants, des chars funèbres portaient au cimetière
des gens à qui rien n'importait plus des douros. Avec une rapide
vision, Benina passait en revue les coffres-forts de toutes ces grandes
boutiques, des beaux appartements de toutes les maisons, des bourses de
tous les passants bien vêtus, et elle avait la certitude qu'à aucun de
ces heureux de la vie il ne manquait un douro.

Ensuite elle songea que ce serait une rude folie de se présenter
dans la maison voisine des Cespedes en les priant de lui faire la
faveur de lui donner un douro, même si elle le demandait à titre de
prêt. Sûrement ils se moqueraient d'une si absurde prétention et la
mettraient promptement à la porte.

Et nonobstant, il lui paraissait naturel et juste que quelque part où
un douro ne représentait qu'une valeur insignifiante on le lui donnât à
elle, pour qui cette somme représentait une valeur immense. Et si cette
monnaie si anxieusement désirée passait des mains qui en possèdent
beaucoup d'autres dans les siennes, on ne noterait pas une altération
sensible dans la répartition des richesses et tout suivrait son
cours, les riches toujours riches, elle toujours pauvre, et toujours
misérables tous les autres de sa condition. Puisqu'il en était ainsi,
pourquoi ce douro ne venait-il pas dans ses mains? Quelle raison y
avait-il pour que vingt personnes passant ne se privassent d'un réal
et que ces vingt réaux réunis ne tombassent pas par un chemin naturel
dans sa poche? Voyez comme les choses de ce monde sont mal arrangées!
La pauvre Benina se contenterait d'une goutte d'eau, et devant le grand
réservoir du Retiro elle ne pouvait l'obtenir. Comptons bien, ciel et
terre; l'aqueduc du Lozoya perdrait-il quelque chose si on lui prenait
une goutte d'eau?



IV


Tel était le cours de ses pensées, quand Almudena, sortant d'une
méditation sur les chiffres qui avait dû être triste, si l'on en
jugeait par l'expression de son visage, lui dit:

«N'as-tu rien à engager?

--Non, mon fils, tout est engagé déjà et jusqu'aux cornets qui ont
contenu de l'argent.

--Tu n'as personne qui pourrait te prêter?

--Il n'y a personne qui puisse me faire confiance. Je ne fais pas un
pas sans rencontrer une sale figure de créancier.

--Le seigneur Carlos t'a mandé pour demain.

--Demain est bien loin et j'ai besoin du douro aujourd'hui et comptant,
Almudena, comptant. Chaque minute qui passe est une main qui serre la
corde que j'ai autour du cou.

--Ne pleure pas, _Amri_, tu es bonne pour moi, je remédierai à tout...;
voyons maintenant.

--Quelle idée as-tu? dis-le-moi vite.

--J'engagerai des affaires.

--Le costume que tu as acheté au Rastro? Et combien crois-tu qu'ils te
donnent?

--Deux pesetas et demi.

--Il faudra en tirer trois. Et le surplus?

--Viens à la maison avec moi, dit Almudena, se levant avec résolution.

--Vivement, mon fils, il n'y a pas de temps à perdre. Il est très tard.
Et il y a loin d'ici à l'auberge de Santa-Casilda!»

Ils prirent leur marche rapide par la rue de Meson-de-Paredes, parlant
peu. Benina, plus suffoquée par l'anxiété que par la rapidité de la
marche, jetait des flammes par son visage, et chaque fois qu'elle
entendait sonner une horloge elle faisait un geste de désespoir. Le
vent froid du nord les poussait vers la rue d'en bas, soulevant leurs
habits comme la voile d'une barque. Leurs mains à tous les deux étaient
gelées; leur nez coulait, leurs voix s'enrouaient, hoquetant froidement
et tristement.

Non loin du carrefour où Meson-de-Paredes débouche dans la Ronda de
Tolède, ils découvrirent les bâtiments de Santa-Casilda, vaste ruche de
logis à bon marché alignés en corridors superposés.

On y entre par une cour ou grand enclos, large et étroit, rempli
d'amas d'ordures, résidus, dépouilles et rebuts de toute agglomération
humaine. Le logis qu'habitait Almudena était le dernier de l'étage bas,
au ras du sol, et l'on n'avait à franchir qu'une seule marche pour y
pénétrer. Il se composait de deux pièces séparées par une natte qui
pendait du plafond; d'un côté la cuisine, de l'autre la salle, qui
était à la fois alcôve et cabinet, le plancher était en terre bien
battue, les murs blancs, moins sales que bien d'autres de ce vaste
casernement humain. Une chaise était le seul meuble qu'on rencontrât,
car le lit consistait en un amas de couvertures grises entassées dans
une encoignure. La petite cuisine n'était pas dépourvue de pots, de
casseroles ni même de vivres. Au centre de l'habitation, Benina vit
l'image confuse d'une masse noire, comme un paquet de hardes, ou un
grand sac abandonné.

A la faible lueur qui restait après que la porte fut fermée, on put
reconnaître que ce paquet était animé. Par le toucher, plus que par la
vue, Benina comprit que c'était une personne.

«Cette ivrognesse de Pedra est là.

--Ah! qu'est-ce que j'apprends! C'est elle qui t'aide à payer ton
logis..., l'ivrognesse, l'éhontée.... Mais ne perdons point de temps,
mon fils; donne moi le vêtement que je l'emporte... et, avec l'aide de
Dieu, je veux voir si je n'en obtiendrai pas trois pesetas. La sainte
Vierge te le rendra, et il faut que je la prie pour qu'elle te donne le
double à toi, car, bien sûr, elle ne fera rien pour moi.»

Se rendant compte de l'impatience de son amie, l'aveugle dépendit d'un
clou le vêtement qu'il appelait neuf, par un euphémisme qui est très
courant dans les combinaisons mercantiles et le donna à son amie qui en
quatre enjambées se trouva dans la cour, puis dans la Ronda, courant
rapidement vers le lieu appelé la petite place de Manuela. Pendant ce
temps-là, le mendiant en colère prononçait des paroles difficiles à
reproduire pour nous, car elles étaient en arabe et secouait le paquet
de loques de la femme ivre morte, qui gisait à terre, comme un corps
mort au milieu de la pièce.

Aux paroles irritées de l'aveugle, elle répondit seulement par un
grognement rauque, se retournant à moitié, en levant et étirant les
bras, pour retomber immédiatement dans un sommeil de brute encore plus
profond.

Almudena plongeait sa main dans les hardes noires, qui formaient avec
le manteau une masse inextricable de plis, et il accompagnait cet acte
de paroles furibondes, explorant de son mieux le buste flasque, comme
s'il pétrissait un paquet de chiffons. L'homme était nerveux. Il fit
sortir d'un peu partout des rosaires, des scapulaires, un paquet de
reconnaissances de prêts enveloppé dans un morceau de journal, des
bouts de fer ramassés dans la rue, des dents d'animaux ou de personnes
et autres babioles.

La recherche à peine terminée, Benina rentra ayant fait telle diligence
et opéré avec une si grande rapidité qu'on aurait pu croire que les
anges l'avaient portée sur leurs ailes.

La pauvre femme arrivait tout essoufflée de sa course rapide par
les rues; elle pouvait à peine respirer; son visage inondé de sueur
marquait pourtant l'allégresse.

«Ils m'en ont donné trois, dit-elle montrant les piécettes dont une en
sous. Je n'ai pas eu de chance que Valeriano se soit trouvé là, et, sa
maîtresse, la Reimunda, étant venue, j'ai été obligée de leur donner
deux fois plus de paroles pour les convaincre.»

Ajoutant au contentement, Almudena, avec une figure joyeuse et
triomphante, lui montra entre ses deux doigts une piécette:

«Je l'ai trouvée dans la poitrine de celle-ci, prends-la.

--Oh! quelle chance! Est-ce qu'elle n'en a pas d'autres? Cherche bien,
mon fils.

--Elle n'en a pas d'autres, j'ai tout fouillé.»

Benina secouait les affaires de la pocharde espérant faire sauter une
monnaie. Mais il n'en tomba que deux épingles à cheveux et quelques
petits morceaux de charbon.

«Elle n'a plus rien.»

L'aveugle continuant à bavarder et expliquant à Benina le caractère
et les habitudes de la grosse femme, il lui fit entendre que, si
elle avait été dans un état normal, elle aurait donné d'elle-même la
piécette si on la lui avait demandée. Avec une phrase synthétique,
Almudena caractérisa sa compagne de vie: «Elle est rosse, elle est
dépravée...; elle prend tout, mais elle donne tout.»

En soulevant le matelas et en le secouant par terre, il fit tomber
une vieille petite sacoche sale, et, passant les doigts dedans comme
lorsqu'on prend un cigare, il en retira un vieux morceau de papier
qui, déroulé, montra une monnaie neuve et toute reluisante de deux
réaux. Benina la prit; tandis qu'Almudena sortait de sa pochette, où
il avait aussi une foule de petits morceaux de fer, des ciseaux, un
étui avec des aiguilles, un couteau, il en tira un autre papier avec
deux grosses pièces de cuivre. Il y joignit ce qu'il avait reçu de don
Carlos et donna le tout à la pauvre ancienne, en lui disant:

«_Amri_, arrange-toi avec cela.

--Si, si..., j'ajouterai le mien d'aujourd'hui, et il manque si peu, je
ne veux pas te molester davantage. Merci, va avec Dieu! Il me semble
que j'ai tort. Ah! mon fils, que tu as été bon! Tu mériterais de gagner
à la loterie, et, si tu ne gagnes pas, c'est qu'il n'y a pas de justice
au ciel, pas plus que sur la terre. Adieu, mon fils, je ne peux pas
rester un moment de plus. Dieu te le rende! Je suis sur des charbons
ardents. Je vole à la maison. Calme-toi dans la tienne, et cette pauvre
femme, quand elle s'éveillera, ne la bats pas, mon fils, la pauvrette!
Chacun, pour moins souffrir, s'enivre avec ce qu'il peut, celle-ci avec
de l'eau-de-vie, cette autre avec autre chose. Moi aussi, j'ai mes
misères, pas les mêmes, et je ne les combats pas ainsi, elles sont plus
profondes; oui, je te conterai cela, je te le conterai.»

Et elle sortit comme une flèche, les monnaies dans son sein avec
la crainte que quelqu'un ne les lui prît en route, ou qu'elles
s'envolassent entraînées par ses pensées tumultueuses.

Se retrouvant seul, Almudena s'en alla à la cuisine, où, entre autres
choses inutiles, il conservait un petit plat d'étain et une cruche
pleine d'eau. Il se lava les mains et les yeux; ensuite, après avoir
fouillé dans une petite caisse où il conservait de petits morceaux de
charbon dans des cendres éteintes, il entra chez un voisin, retourna
chez lui après les avoir allumés et il répandit dessus une pincée
d'une certaine substance qu'il conservait cachée dans sa couchette et
enveloppée dans un morceau de papier. Une odeur et une fumée abondante,
forte et pénétrante s'envolèrent alors de ce foyer.

C'était un parfum de benjoin, seul souvenir matériel de la terre natale
qu'Almudena se permît dans son exil vagabond.

Cet arome spécial des maisons maures était sa consolation, son plaisir
le plus vif, usage à la fois domestique et religieux, et alors,
enveloppé par ce parfum, il se mit à rêver des choses qu'aucun chrétien
n'eût comprises.

Le parfum répandu dans la pièce, la pauvre pocharde se reprit à
s'agiter, à grogner, à se crisper et à tousser, comme cherchant à
reprendre ses sens. L'aveugle ne faisait pas plus attention à elle qu'à
un chien, attentif seulement à son rêve et à ses prières en langue que
nous savons être arabique ou hébraïque, se frappant les yeux avec les
mains et les abaissant ensuite sur sa bouche pour les baiser.

Il employa un certain temps à ses méditations, et, lorsqu'il les
termina, il sentit que sa compagne était assise devant lui; elle avait
les yeux hagards et pleurards, à cause du picotement produit par la
fumée du parfum répandu dans l'air, et elle le regardait.

Almudena, les mains étendues en avant, lui lança ces paroles:

«Vieille satyre, il n'y a qu'un dieu.... Ivrognesse, pocharde, il n'y a
qu'un dieu..., un dieu, un seul dieu, un seul.»

La femme éclata de rire et, portant la main à sa poitrine, elle se mit
à réparer le désordre que la main inquiète de son compagnon de chambre
avait produit dans cette intéressante partie de sa personne. Elle
sortait si engourdie de son rêve alcoolique qu'elle ne réussissait pas
à remettre chaque chose en place.

«Oui, il n'y a qu'un dieu, un dieu seul.

--A moi, que m'importe? Pour moi, qu'il y en ait deux ou quarante,
et qu'ils soient aussi nombreux que cela peut leur plaire.... Mais,
dis-moi, libertin, tu m'as pris ma piécette, cela ne fait rien, elle
était pour toi.

--Un dieu seul!»

Et, le voyant prendre son bâton, la femme se mit sur la défensive, en
lui disant:

«Ne me bats pas, Jaï. Assez de parfum, et songeons à souper. Combien
d'argent as-tu? Que veux-tu que je te rapporte?

--Vieille pocharde! je n'ai pas d'argent... les démons l'ont emporté
pendant que tu dormais.

--Qu'est-ce que je vais te rapporter? murmura la femme d'un air morne
et chancelant et fermant les yeux. Attends un petit peu. J'ai envie de
dormir, Jaï.»

Elle tomba de nouveau dans un profond sommeil, et Almudena, qui avait
demandé son bâton pour s'en servir comme d'un remède infaillible pour
la dégriser, se prit de pitié, soupira fortement, en marmottant quelque
chose comme:

«Je te rosserai une autre fois.»



V


Ce n'est point employer un langage hyperbolique que de dire que la
seña Benina, sortant de Santa-Casilda, possédant le douro incomplet
qui calmait ses mortelles angoisses, allait par les places et les rues
comme une flèche.

Avec soixante années sur les épaules, elle conservait son agilité et
sa vivacité, unies à une persévérance inépuisable. Elle avait passé le
meilleur de sa vie dans une situation fatigante qui exigeait autant
d'activité que de promptitude de jugement, des efforts insensés de la
tête et des muscles, et à une pareille école, elle s'était fortifié le
corps et l'esprit; ainsi s'était formé ce tempérament extraordinaire
de femme qu'apprendront à connaître ceux qui liront cette histoire
véridique de sa vie.

Avec une promptitude exceptionnelle elle entra chez un apothicaire de
la rue de Tolède; elle prit des médicaments qu'elle avait commandés
le matin; ensuite elle entra chez le boucher et chez le marchand
de comestibles, faisant faire différents paquets de ses achats, et
enfin elle se rendit dans une maison de la rue Impériale à proximité
de l'angle où se trouvent les bureaux des poids et mesures. Elle se
glissa sous le portail étroit, obstrué et rendu presque impraticable
par les paquets d'un commerce de corde qui y était installé; elle
enfila l'escalier rapidement jusqu'au premier, avec modération jusqu'au
second, et arriva enfin haletante au troisième, qui était le dernier
et surmonté d'un acrotère. Elle tourna dans un vaste espace couvert
avec des vitres, au sol très inégal, à cause des affaissements et
différences de niveau de l'ancienne maison, et enfin elle arriva à une
porte de logement mal recouverte de peinture; elle sonna...; c'était sa
maison, la maison de sa maîtresse, laquelle en personne, tâtonnant les
murs, arriva au bruit de la cloche, ou du moins à sa rumeur aphone et
ouvrit, non sans avoir eu la précaution d'interroger l'arrivante par un
petit guichet carré et grillé par une croix de fer.

«Grâce à Dieu, femme.... Je te le dis sur la porte. C'est du propre,
une heure! Je croyais que tu avais été écrasée par une voiture ou qu'il
t'était arrivé un coup d'apoplexie.»

Sans répondre, Benina suivit sa maîtresse jusqu'à un petit cabinet
voisin où elles s'assirent. La servante évita les explications de son
retard par la crainte d'avoir à les donner et se tint sur la défensive,
attendant pour voir d'où viendrait l'attaque de doña Paca, et quelle
position elle prendrait avec son esprit irascible. Le ton des premières
paroles avec lesquelles elle fut reçue la tranquillisa quelque peu;
elle s'attendait à une forte réprimande, à des paroles déplaisantes.
Pourtant, la maîtresse semblait être dans ses bons moments, sans doute,
son âpre caractère était dompté par l'intensité de la souffrance.
Benina se proposait, comme toujours, de s'accommoder au ton que
prendrait l'autre, et de rester peu avec elle; les premières paroles
échangées, elle se tranquillisa.

«Ah! madame, quel temps! Je n'y tenais plus à l'idée de rentrer dans
cette chère maison bénie.

--Je ne me l'explique pas, dit la maîtresse, dont l'accent andalou
persistait, quoique très atténué par quarante années de séjour à
Madrid.--J'étais seule, émotionnée. En entendant sonner midi, une
heure, deux heures, je me disais: «pourtant que fait la petite qu'elle
tarde tant?» Lorsque je me suis rappelé....

--Justement.

--Je me suis rappelé..., comme je sais par cœur tout mon almanach, que
c'est aujourd'hui la Saint-Romuald, confesseur et évêque de Pharsale....

--Parfaitement.

--Et c'est la fête du seigneur curé, chez qui tu sers comme auxiliaire.

--Oui, je pensais que vous y auriez songé, et cela m'a rassurée,
affirma la servante, qui, avec sa facilité extraordinaire de forger et
de conduire des mensonges, s'empressa de s'accrocher au solide câble
que sa maîtresse lui tendait, et que la besogne n'a pas été facile!

--Il a dû donner un grand repas. Oui, je me le figure! Ils ne doivent
pas être à court d'estomac les curés de San-Sebastian, compagnons et
amis de ton don Romuald!

--Tout ce que vous en direz est peu.

--Raconte-moi, que leur as-tu servi? demanda avec empressement la dame
qui était fort curieuse de ce qui se mangeait chez les autres; oui,
raconte. Tu leur as sûrement servi une mayonnaise?

--En premier un rôti que j'avais cuit à point. Ah! seigneur! qu'ils
l'ont trouvé bon! Ils ont dit que j'étais la première cuisinière de
toute l'Europe et que c'était par pur respect humain qu'ils ne s'en
léchaient pas les doigts....

--Et après?

--Un abatis de volaille que j'ai cuisiné, digne des anges du ciel.
Ensuite, des calamares dans leur jus... ensuite....

--Bien que je t'aie dit que je ne veux pas que tu m'apportes quoi que
ce soit d'aucune maison, car je préfère certainement la misère à ronger
les os qui proviennent d'autres tables, comme je te connais, je ne
doute pas que tu auras rapporté quelque chose. Où est ton panier?»

Prise à l'improviste, Benina se troubla un instant; mais ce n'était pas
une femme à se démonter devant aucun danger, et sa _maestria_ à vaincre
les difficultés lui suggéra cette habile échappatoire: «Eh! madame,
j'ai laissé le panier et tout ce qu'il contient chez Mme Obdulia, qui
en a plus besoin que nous.

--Et tu as bien fait. J'approuve fort l'idée, petite. Conte-moi encore.
Et tu ne leur as pas servi un bon petit dos de cochon?

--Allez! allez! deux kilos et demi, madame; Sotero Rico m'avait fourni
ce qu'il avait de meilleur.

--Et le dessert, les vins?

--Jusqu'au _champagne de la Veuve_. Les curés sont des diables qui ne
se privent de rien.... Mais rentrons, il est très tard et madame sera
sans doute très faible.

--Je l'étais, mais... je ne sais pas; il me semble que j'ai mangé tout
ce dont nous avons parlé...; pourtant donne-moi à dîner.

--Qu'avez-vous pris? Ce petit peu de nourriture que j'avais préparé
hier soir?

--Ma fille, je n'ai pas pu l'avaler. Je me suis soutenue avec une
demi-once de chocolat cru.

--Allons-y, allons-y. Le pis, c'est que j'ai à allumer le feu, mais
je vais me dépêcher.... Ah! j'oubliais, j'ai apporté les médicaments.
Voilà pour le premier.

--As-tu pris tout ce que je t'ai demandé? demanda la dame en se
dirigeant vers la cuisine. As-tu engagé mes deux jupons?

--Certainement. Avec les deux piécettes reçues et les autres que m'a
données don Romualdo à cause de sa fête, j'ai pu parer à tout.

--Est-ce que tu as payé l'huile d'hier?

--Cela, non!

--Et le tilleul et la tisane?

--Tout, j'ai tout payé, et, après mes achats, il me reste encore
quelque chose pour demain.

--Puisse Dieu nous apporter demain un bon jour, dit, avec une profonde
tristesse, la dame en s'asseyant dans la cuisine pendant que la
servante, avec une promptitude nerveuse, réunissait étincelles et
charbons.

--Ah! madame, tenez-le pour certain.

--Pourquoi tant d'assurance, enfant?

--Parce que je le sais, mon cœur me le dit. Demain sera un bon jour, je
dirais presque un grand jour.

--Quand nous l'aurons vu, je te dirai si tu avais raison... Je me fie
peu à tes grands élans de cœur. Tu es toujours à dire demain, demain.

--Dieu est bon.

--Avec moi on ne s'en douterait vraiment pas. Il ne se lasse pas de
me porter des coups. Il me frappe sans me laisser respirer. Après un
jour mauvais, il en vient un pire. Les années se passent à attendre
le remède, et il n'y a pas d'illusion qui ne se convertisse en
désenchantement. Je suis lasse d'espérer, lasse de souffrir. Mes
espérances me trahissent, et, comme elles me trompent toujours, je
n'aime pas espérer des choses bonnes et je les souhaite mauvaises pour
qu'elles arrivent... à peu près ordinaires.

--Pourtant moi, à la place de madame,--dit Benina en soufflant le
feu--j'aurais confiance en Dieu, et je serais contente.... Vous voyez
que je suis confiante, moi? Vous ne me voyez pas? Je suis convaincue
que le coup du sort arrivera quand nous y penserons le moins, et que
nous serons très riches; il nous donne ces jours de grande épreuve et
il nous en récompensera avec la grande vie qu'il nous donnera plus tard.

--Hélas! Nina, je n'aspire pas à la grande vie, mais seulement à un peu
de repos et de relâche.

--Qui pense à la mort? Cela, non. Je suis très à mon goût dans ce monde
de plaisirs, et pour cela je le tiens quitte des petites misères que
j'endure. Mais mourir, non pas.

--Tu t'accommodes de cette vie.

--Je m'y conforme, parce qu'il n'est pas en mon pouvoir de m'en donner
une autre. Que tout arrive, sauf la mort; tant qu'il ne manque pas un
morceau de pain, on peut le manger avec deux sauces exquises qui sont:
la faim et l'espérance.

--Et tu supportes encore la misère, la honte, l'humiliation, devoir
à tout le monde, ne payer personne, ne rencontrer personne qui soit
capable de te prêter deux réaux, vivre de mille artifices, pièges
tendus et mensonges, nous voir persécutées sans trêve par les
boutiquiers et les vendeurs de toute chose?

--Allez, cela se supporte!... Chacun dans cette vie se défend comme il
peut. Il ferait beau voir que nous dussions mourir de faim pendant que
les magasins sont remplis de tant de bonnes choses! Cela, non, Dieu ne
veut pas que l'on se rafraîchisse la bouche avec l'air du ciel en guise
de nourriture, et, quand il ne nous donne pas d'argent, il nous donne
la subtilité du jugement pour inventer les moyens de nous procurer ce
qui nous manque, sans voler...; cela, non. Je promets de payer et je
payerai certainement quand nous aurons de quoi. Oui, on sait que nous
sommes pauvres, qu'il y a de bonnes intentions chez nous, mais qu'il
n'y a pas autre chose. Il serait curieux que nous nous affligeassions
à l'idée que les marchands ne sont pas payés des misères qu'ils nous
vendent, sachant, comme nous le savons, qu'ils sont riches!

--Est-ce que tu n'as point d'honneur, Nina, je veux dire de décorum, je
veux dire de dignité?

--Je ne sais pas si j'ai ce que vous dites; mais ce que je sais, c'est
que j'ai une bouche et un estomac naturels et que Dieu qui me les a
donnés m'a mise dans ce monde pour que je vive et non pas pour que j'y
meure de faim. Les moineaux, je suppose, ont-ils un point d'honneur?
Vraiment... ce qu'ils tiennent, c'est un bec... et, regardant les
choses comme elles doivent être regardées, je dis que, si Dieu a créé
le ciel et la terre, les boutiques des épiciers, la Banque d'Espagne,
les maisons où nous vivons, les champs, sont aussi son œuvre... Tout
vient de Dieu.

--Et la monnaie, l'indécente monnaie, de qui est-elle? demanda la
maîtresse avec un accent méprisant et douloureux, réponds-moi.

--C'est Dieu aussi, puisque Dieu a créé l'or et l'argent, les billets,
je ne sais..., mais pourtant c'est lui aussi.

--Ce que je dis, Nina, c'est que les choses sont à ceux auxquels elles
appartiennent..., et tout le monde les détient, excepté nous.... Eh!
mais, dépêche-toi, je me sens faible.

--Où as-tu mis les médicaments?... Oui, ils sont sur la commode.
Je prendrai un cachet de salicylate avant de manger... Aïe! quelle
souffrance me donnent ces jambes; au lieu de me porter, c'est moi
qui dois les tirer (se levant avec un grand effort). Je ferais mieux
d'aller avec des béquilles. Mais vois ce que Dieu fait avec moi. Cela
paraît une plaisanterie! Il m'a rendue infirme de la vue, des jambes,
de la tête, des reins, de tout, moins de l'estomac. Il me prive des
moyens de me nourrir et je digère comme un vautour.

--Il a fait de même avec moi. Mais je ne lui en veux pas, maîtresse!
Béni soit le Seigneur qui nous donne le plus grand bien de nos corps:
la très sainte faim.»



VI


Doña Francisca Juarez de Zapata, infortunée à tant de titres, avait
passé la soixantaine; elle était connue, durant ces années piteuses de
décadence, sous le nom tout sec de doña Paca, qu'on lui donnait avec
une laconique et plébéienne familiarité.

On voit là à quoi tiennent les gloires et grandeurs de ce monde, et
sur quelle pente a dû glisser cette femme, pour tomber dans la plus
profonde misère, elle qui attachait ses chiens avec des saucisses, en
1859 et 1860, jusqu'à ce que nous la retrouvions vivant inconsciemment
d'aumônes, au milieu de mille angoisses, agonies, douleurs et
confusions.

Les grands assemblages de population nous offrent des exemples sans
nombre de ces chutes, mais, plus qu'aucun autre, Madrid, dans laquelle
il n'existe aucune habitude d'ordre; l'exemple de doña Francisca
Juarez, triste jouet du destin, dépasse aussi tous les autres. Si l'on
observe bien ces choses, si l'on suit l'élévation et l'abaissement des
personnes dans la vie sociale, on reconnaît que c'est grande sottise
que d'attribuer au destin la faute de ce qui est l'œuvre exclusive des
caractères et des tempéraments, et doña Paca en est une excellente
preuve, elle qui, depuis sa naissance, avait toujours vécu dans le
désordre pour tout ce qui est des choses matérielles. Née à Ronda, sa
vue s'était étendue, depuis sa plus tendre enfance, sur les dépressions
vertigineuses du terrain, et, quand elle avait des cauchemars, elle
rêvait constamment qu'elle tombait au fond de cette grandissime
crevasse qu'on appelle Tajo. Les natifs de Ronda doivent avoir la
tête très solide, ne pas avoir de vertiges, ni rien d'approchant, pour
s'habituer à contempler ces abîmes épouvantables.

Mais doña Paca était incapable de se maintenir ferme sur les hauteurs.
Instinctivement elle se précipitait: sa tête n'était bonne ni pour
cela, ni, par suite, pour le gouvernement de la vie, qui exige aussi la
sûreté du coup d'œil dans l'ordre moral.

Le vertige fut un état chronique chez Paquita Juarez depuis le jour
où on la maria toute jeune avec don Antonio-Maria Zapata, qui avait
le double de son âge. Intendant d'armée, excellente personne, d'une
position aisée de son côté, comme sa jeune femme, du reste, qui
possédait aussi des biens-fonds d'une certaine importance. Zapata avait
servi en Afrique, à la division Echagüe, et après Wad-Ras il était
passé à la direction centrale de l'administration. Les mariés s'étant
établis à Madrid, la femme mit sa maison sur un pied de vie frivole et
d'apparat qui commença d'abord en mettant d'accord les vanités et le
besoin de dépenser avec les rentes et les rentrées, mais pour continuer
en s'écartant bientôt des limites de la prudence et arriver ensuite aux
embarras, aux irrégularités, puis enfin aux dettes qui ne tardèrent
pas à apparaître. Zapata était un homme très ordonné; mais sa femme
le dominait tellement qu'elle arriva rapidement à lui faire perdre
ses qualités éminentes d'administrateur, et lui, qui savait si bien
diriger les affaires de l'armée, vit se perdre les siennes propres,
ayant oublié l'art de les conserver. Paquita ne savait s'imposer aucune
limite pour se vêtir avec élégance, pour le luxe de la table, ni pour
l'éternel mouvement de bals et de réunions, ni pour les caprices
dispendieux. Le désordre fut tellement notoire que Zapata, atterré,
voyant venir l'orage terrible, dut vaincre l'assoupissement profond
dans lequel sa chère moitié l'avait maintenu et chercher à mettre un
peu d'ordre et de raison dans le gouvernement de la maison; mais la
fatalité voulut que, pendant que le malheureux était plongé dans ses
calculs arithmétiques, dont il espérait le salut, il prît une pleurésie
qui le fit passer de vie à trépas le vendredi saint au soir, laissant
deux enfants en bas âge: le petit Antoine et Obdulia.

Administrateur et propriétaire de l'actif et du passif, Francisca ne
tarda pas à confirmer son incapacité absolue dans le maniement de ces
matières ardues et, à ses côtés, surgirent comme les vers dans un
corps corrompu, une infinité de personnes qui se mirent à la dévorer
au dedans et au dehors, sans aucune compassion. C'est à cette époque
désastreuse que Benina entra à son service, mais, si elle se montra dès
le premier jour excellente cuisinière, elle se fit remarquer aussitôt
comme la plus habile de tout Madrid à faire danser l'anse du panier.

Elle était d'une telle force sur ce terrain que doña Francisca
elle-même, d'une myopie si grande pour la surveillance de ses intérêts,
ne put faire moins que de s'apercevoir de la rapacité de sa servante
et dut songer à la corriger. En bonne justice, nous devons dire que
Benigna (que les siens appelaient Benina, et sa maîtresse simplement
Nina) avait d'excellentes qualités qui compensaient d'une certaine
façon, au milieu du déséquilibrement de son caractère, ce grave défaut
du vol.

Elle était très propre et d'une activité merveilleuse qui produisait ce
miracle d'allonger les heures et les jours.

En dehors de cela, Francisca était touchée de l'amour intense qu'elle
montrait pour les enfants: amour sincère et si l'on peut dire positif,
car il se révélait par une vigilance constante et par les soins exquis
dont elle les entourait, qu'ils fussent malades ou bien portants. Mais
ces qualités ne furent pas suffisantes pour empêcher que le défaut
dominant ne provoquât des discussions fort aigres, entre maîtresse et
servante, et Benina fut renvoyée. Les enfants la regrettèrent beaucoup
et ils pleuraient sans cesse leur Nina, si gracieuse et si tendre.

Trois mois plus tard, elle vint faire visite à la maison.

Elle ne pouvait pas oublier madame, ni les enfants. Ils étaient
son amour, et les gens, la maison, les meubles, tout l'attachait
et l'attirait. Paquita Juarez avait, du reste, un goût particulier
pour elle; on ne savait pas quelle affinité existait entre elles ni
quel point commun dans la grande diversité de leurs caractères les
réunissait. Les visites se renouvelèrent. Hélas! la Benina ne se
trouvait pas à son goût dans la maison où elle était en service. Si
bien que nous la retrouvons installée dans la domesticité de doña
Francisca, et elle si contente, la maîtresse tellement satisfaite et
les enfants fous de joie. Il advint en ce temps une grande augmentation
des difficultés et embarras de la famille dans l'ordre administratif;
les dettes dévoraient d'une dent vorace le patrimoine de la maison:
on perdait des propriétés importantes, qui passaient sans qu'on sût
comment, par les artifices d'une infâme usure, dans les mains des
prêteurs. Comme une cargaison précieuse qu'on jette par-dessus bord
dans les préoccupations d'un naufrage, les meilleurs meubles sortaient
de la maison, ainsi que les tableaux et les riches tapis: les bijoux
étaient déjà partis..., mais on avait beau alléger le bateau, la
famille n'en était pas moins en danger de sombrer et d'être submergée
dans le noir abîme social.

Par surcroît de malheur, pendant cette période de 1870 à 1880, les
enfants eurent à subir de graves maladies: l'un la fièvre typhoïde;
l'autre l'épilepsie et l'éclampsie. Benina les soigna avec une telle
intelligence et une si grande sollicitude qu'on peut dire qu'elle les
arracha des griffes de la mort. Ils récompensaient, il est vrai, ses
soins par une grande affection. Pour l'amour de Benina plus que pour
celui de leur mère, ils avalaient toutes les drogues, ils se calmaient
et restaient tranquilles, ils suaient sans trêve, ils ne mangeaient
point avant la permission du médecin, mais tout cela n'empêcha point
de nouvelles disputes et brouilles de surgir entre maîtresse et
servante et Benina de subir un second renvoi. Dans un mouvement de
colère et d'amour-propre blessé, Benina partit, parlant à tort et à
travers, jurant et rejurant qu'elle ne mettrait jamais plus les pieds
chez sa maîtresse, et, en partant, elle secouait la poussière de ses
souliers pour ne rien conserver de cette maison, car elle n'avait rien
d'autre à emporter.

En fait, l'année ne s'était pas écoulée que Benina reparut dans la
maison. Elle entra le visage inondé de larmes disant:

«Je ne sais pas ce qu'a madame, je ne sais pas ce qu'ont cette maison,
ces enfants, ces murs et toutes les choses qui sont ici; je ne sais
qu'une chose, c'est que je ne peux pas vivre ailleurs. Je suis dans
une maison riche, avec de bons maîtres qui ne regardent certes point à
deux réaux de plus ou de moins; ils me donnent six douros de salaire,
et pourtant je ne m'y trouve pas bien, je passe mes jours et mes nuits
à penser aux gens d'ici, à me demander s'ils sont bien ou mal portants.
Mes maîtres me voient soupirer et croient que j'ai des enfants. Je ne
tiens à personne au monde comme à madame et à ses enfants qui sont mes
enfants, car je les aime comme tels....» Et voilà une autre fois Benina
au service de doña Francisca Juarez, comme bonne à tout faire, car,
durant cette année, la famille avait fait un tel plongeon et les signes
de ruine étaient si apparents que la servante ne pouvait les voir sans
en ressentir une profonde affliction. On fut obligé inéluctablement de
changer l'appartement, pour un logis plus modeste et meilleur marché.
Doña Francisca, habituée à la routine et sans énergie aucune pour se
décider, hésitait. La servante prit en mains les rênes du gouvernement
et décida le changement, et de la rue Claudio-Coello ils sautèrent à
celle de l'Orme.

Ce ne fut pas une mince difficulté que de partir avant d'avoir reçu
un congé honteux: tout se régla avec l'aide généreuse de Benina,
qui retira du Mont-de-Piété ses importantes économies s'élevant à
trois mille réaux, établissant ainsi avec sa maîtresse une communauté
d'intérêts dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. Mais, chose
étrange, même dans ce grand élan de charité, elle ne put point renoncer
à ses habitudes de faire danser l'anse du panier, et elle réserva, sur
les sommes qu'elle apportait si généreusement, une petite part pour
constituer le noyau d'un nouveau dépôt au Mont-de-Piété, qui était pour
elle une nécessité de son tempérament et un plaisir de son âme.

Comme l'on voit, elle avait le vice de l'escompte dans le sang, ce qui,
à un certain point, et considérant la chose d'un autre côté, peut être
regardé comme la vertu de l'épargne. Il est difficile de distinguer
dans ce cas où commencent le vice et la vertu, et à quel moment ils
se confondent. L'habitude de détourner une portion, grande ou petite,
de l'argent à elle confié pour des achats à faire, le plaisir de
garder cet argent, de voir croître son trésor de sous volés surpassait
pour elle toutes les autres jouissances, plaisirs et agréments de la
vie. Faire danser l'anse du panier, thésauriser était devenu un acte
instinctif qui ne se distinguait plus des rapines et des larcins de la
vie. A cette troisième époque où nous entrons, de 1880 à 1885, elle
volait comme avant, quoique conservant une réserve proportionnée aux
maigres ressources de doña Francisca. De grandes mésaventures et de
grands malheurs se succédèrent à cette époque. La pension de veuve de
la dame avait été retenue pour les deux tiers par les prêteurs; les
engagements succédaient aux engagements, et, pour se libérer d'un côté,
on retombait de l'autre dans un plus grand embarras. Sa vie arriva
à être un continuel souci; les angoisses d'une semaine engendraient
celles de la semaine suivante; rares étaient les jours de détente et
de repos. Pour les heures tristes, on faisait de nécessité vertu en se
réjouissant par la fantasmagorie des rêves qu'elles faisaient la nuit,
quand elles se voyaient à l'abri des créanciers qui les tracassaient et
de leurs réclamations ennuyeuses. Il faut faire de nouveaux changements
en usant de supercherie, et c'est ainsi que la famille passa de l'Orme
au Sureau et à l'Amandier. Par la fatalité des noms d'arbres des rues
dans lesquelles elles vécurent, elles menèrent une vraie vie d'oiseaux,
volant de branche en branche, poursuivis par les coups de fusil des
chasseurs ou les pierres lancées par les gamins.

Dans une des effroyables crises de cette époque, Benina dut recourir de
nouveau au fond du coffre où elle cachait précieusement son trésor et
sa réserve pour le Mont-de-Piété, produit de ses rapines ou escomptes.
Le tout s'élevait à 17 douros.

Ne pouvant dire la vérité à sa maîtresse, elle lui compta qu'une amie
à elle, la Rosaura, qui faisait le commerce de miel de l'Alcarria, lui
avait confié quelques douros à garder.

«Donne, donne-moi tout ce que tu as, Benina, pour que Dieu t'accorde
la gloire éternelle, je te rendrai le double quand ceux de Ronda me
payeront mes rentes..., tu sais..., c'est question de jours..., tu as
vu le papier.»

En fouillant au fond de sa malle, la danseuse d'anse de panier en tira
douze douros et demi, disant à sa maîtresse:

«Voilà tout ce que je possède, vous pouvez m'en croire, c'est aussi
vrai que nous devons mourir un jour.»

Elle ne pouvait résister à sa nature. Elle escomptait sa propre charité
et faisait danser l'anse du panier de ses aumônes elles-mêmes.



VII


Cette grande infortune, cela semblera invraisemblable, n'était que le
prélude de la grandissime, épouvantable disgrâce dans laquelle devait
choir l'infortuné lignage des Juarez y Zapatas, et le bord de l'abîme
où nous les trouvons submergés lorsque nous entreprenons de raconter
leur lamentable histoire. Pendant qu'elle vivait rue de l'Orme, doña
Francisca fut complètement abandonnée par la société qui l'avait
aidée à jeter au vent sa fortune, et, lorsqu'elle tomba aux rues de
Sureau et d'Amandier, le peu d'amis qui lui étaient restés disparurent
complètement. Pour lors, les gens du voisinage, les marchands dupés
et les personnes à qui elle faisait pitié commencèrent à l'appeler
doña Paca tout sec, et on ne manqua même pas d'y ajouter d'autres
surnoms mal sonnants. Les personnes inconsidérées et grossières prirent
l'habitude d'ajouter à son nom de famille quelque adjectif déplaisant,
l'appelant doña Paca la Trompeuse ou la marquise de la misère.

C'est un fait que Dieu, voulant éprouver complètement, la pauvre
Rondanaise joignit aux calamités de l'ordre économique la grande
amertume que ses enfants, au lieu de la consoler en se montrant bons
et soumis, devinrent une cause de grande mortification pour elle,
enfonçant dans son cœur de rudes épines fort tranchantes. Antonito,
trompant les espérances de sa mère, et rendant vains les sacrifices
qu'elle avait faits pour son instruction, était devenu un très mauvais
diable. En vain, sa mère et Benina, ou, pour mieux dire, ses deux
mères, cherchèrent-elles à faire sortir de sa cervelle les idées
mauvaises; ni la rigueur, ni la douceur n'aboutirent à rien. Maintes
fois, lorsqu'elles croyaient l'avoir reconquis par leurs caresses et
leurs cajoleries, il les trompait par une feinte soumission; escamotant
leur bienveillance, il s'en allait avec la bénédiction et l'aumône.
Il était très leste pour le mal et il était doué de séductions rares
pour se faire pardonner ses escapades. Il savait cacher son astucieuse
malice sous des apparences agréables; à seize ans, il savait tromper
ses mères, comme si elles avaient été des enfants; il apportait de faux
certificats d'examens; il étudiait au moyen des seuls commentaires de
ses camarades, car il vendait tous les livres qu'on lui achetait. A
l'âge de dix-neuf ans les mauvaises compagnies donnèrent un caractère
grave à ses diableries; il disparaissait pendant des deux ou trois
jours de la maison, il s'enivrait et était réduit à la dernière misère.
Une des principales préoccupations des deux femmes était de cacher le
peu d'argent qu'elles avaient, dans les entrailles de la terre, car
avec lui aucun argent n'était en sûreté. Il le retirait avec un art
infini du sein de doña Paca ou du boursicot crasseux de Benina. Il
promit tout, que ce fût peu ou que ce fût beaucoup. Les deux femmes ne
savaient plus quelle cachette inventer, dans les coins de la cuisine
ou les profondeurs du garde-manger, pour y cacher leurs pauvres sous.
A ces escapades succédaient communément des jours de recueillement
solitaire dans la maison, déluge de larmes et de soupirs, protestations
de vouloir s'amender, accompagnées de baisers fébriles donnés aux deux
mères dupées indignement.... Le cœur trop facile de ces malheureuses,
trompé par ces tendres démonstrations, se laissait endormir dans une
confiance aisée et facile et tout d'un coup à l'improviste le garnement
disparaissait pour ses courses infâmes, laissant les deux pauvres
femmes en proie à leur profond désespoir.

Par malheur ou par bonheur (qui peut dire exactement si cela était un
malheur ou un bonheur?), il n'y avait dans la maison aucun couvert
d'argent, ni aucun objet de valeur.

Ce démon de galopin faisait main basse sur tout ce qu'il rencontrait,
sans dédaigner les choses même sans aucune valeur; ne se contentant
plus d'enlever ombrelles et parapluies, il s'en prit aux menues choses
d'intérieur, et un jour, mettant à profit un moment de distraction
de ses mères et de sa sœur, il enleva prestement la nappe et deux
serviettes. De ses affaires propres, il n'y a point à en parler; en
plein hiver, il allait par les rues sans cape et sans manteau, respecté
par les pleurésies, protégé sans doute par le feu intérieur de sa
perversité. Doña Paca et Benina ne savaient où cacher toutes choses,
car elles en étaient réduites à craindre de se voir enlever jusqu'à
la chemise qu'elles portaient sur elles. Qu'il suffise de dire qu'une
belle nuit disparurent l'huilier et le petit étui à coudre d'Obdulia;
une autre nuit, ce furent deux fers à repasser et des tenailles, et
successivement des élastiques usés, des morceaux de toile, et une
multitude de choses utiles sans aucune valeur intrinsèque. Des livres,
il n'y en avait aucun dans la maison, et doña Paca n'osait plus en
emprunter, craignant de ne plus pouvoir les rendre. Jusqu'aux livres
de messe avaient disparu et avec eux ou avant eux les lorgnettes de
théâtre, les gants en usage et jusqu'à une cage sans oiseaux.

Dans un autre ordre d'idées, et bien qu'avec un organisme tout
différent de celui de son frère, la petite fille donnait aussi
beaucoup de tracas. Dès l'âge de douze ans, il se développa chez
elle une nervosité telle que les deux mères ne savaient point
comment y remédier. Si on la traitait par la sévérité, c'était
mauvais, par la douceur pire encore. Déjà femme, elle passait sans
transition des inquiétudes épileptiques à une langueur morbide. Ses
mélancolies intenses préoccupaient les pauvres femmes autant que
ses excitations, déterminées par une grande activité musculaire et
mentale. L'alimentation d'Obdulia en vint à être le problème capital de
la maison, et les dégoûts et caprices affamés de la petite faisaient
perdre la tête aux mères, ainsi que la patience, que Dieu leur avait
pourtant accordée grande. Un jour, elles lui procuraient à grands frais
des mets riches et substantiels, et la petite fille les jetait par la
fenêtre; un autre jour, elle se nourrissait de choses graillonnées qui
lui donnaient une haleine fétide. Par moments, elle passait les jours
et les nuits à pleurer, sans que l'on pût trouver la cause de son
chagrin; d'autres fois, elle affectait un genre déplaisant et vétilleux
qui était le plus grand supplice des deux femmes. Selon l'opinion d'un
médecin qui les visitait par charité et d'un autre qui donnait des
consultations gratuites, tout le désordre nerveux et psychologique
chez la jeune fille provenait de l'anémie, et pour le combattre il n'y
avait pas d'autre moyen à employer que le régime ferrugineux, les bons
biftecks et les bains froids.

Obdulia était jolie, de figure délicate, teint opalin, cheveux
châtains, taille mince et svelte, les yeux doux, et elle parlait
avec bienséance et grâce lorsqu'elle n'avait pas ses lubies. On ne
saurait imaginer un milieu moins bien adapté à une semblable créature,
pleine de manies et malade, que celui de la misère où elle vivait.
Par intervalles, on notait en elle des symptômes de changements, de
désir de plaire, de préférences pour telles ou telles personnes,
qui indiquaient les préoccupations ou l'annonce d'un changement de
vie, ce qui ravissait doña Paca parce qu'elle avait des projets
relativement à la petite. La bonne dame se mourait d'impatience de les
réaliser, si Obdulia s'était équilibrée, si elle avait pu continuer
son instruction singulièrement négligée, car elle écrivait très mal
et ignorait les rudiments du savoir que possédaient presque toutes
les jeunes filles de la classe moyenne. Le rêve de doña Paca était
de la marier avec un des fils de son parent Matias, propriétaire
rondanais, ces jeunes gens très gentils et dans une bonne situation
étaient déjà en carrière à Séville, et venaient quelquefois à Madrid à
la Saint-Isidre. L'un d'eux, Currito Zapata, goûtait fort Obdulia, et
des relations amoureuses s'établirent même entre les jeunes gens, mais
elles ne purent aboutir à cause du caractère de la jeune fille et de
ses extravagances minaudières. Toutefois la mère n'abandonnait pas son
idée, ou au moins continuait à la caresser dans son esprit, et avec
elle se consolait des misères de l'heure présente.

De la nuit au matin, tandis que la famille vivait rue de l'Orme, des
relations télégraphiques s'étaient établies, sans que l'on sache
comment, entre Obdulia et un jeune garçon d'en face, fils d'un
entrepreneur de pompes funèbres; ce pendard ne manquait pas d'un
certain charme, il étudiait à l'Université et savait mille jolies
choses qu'Obdulia ignorait, et qui furent pour elle une révélation.
Littérature, poésie, petits vers, et mille gracieusetés de l'humain
savoir passèrent de lui à elle sous forme de poulets et dans de courtes
entrevues et d'honnêtes rencontres.

Doña Paca ne voyait pas cela d'un bon œil, toujours préoccupée de la
marier à son Rondanais; mais la jeune fille, qui à ce commerce avait
pris bon nombre de leçons de romantisme élémentaire, se montra comme
folle d'être contrariée dans son amour sentimental.

Ces contrariétés lui donnèrent jour et nuit de furieuses attaques
d'épilepsie, durant lesquelles elle se frappait la figure et se
tordait les mains; et enfin un jour, Benina la surprit, au moment
où elle faisait dissoudre dans l'eau-de-vie des têtes d'allumettes
phosphoriques pour se les mettre, comme elle disait, entre la
poitrine et les épaules. Le tumulte que cela amena dans la maison fut
indescriptible. Doña Paca était un fleuve de larmes; la jeune fille
dansait le _zapateado_, en touchant le plafond avec ses mains, et
Benina songeait à informer l'entrepreneur des enterrements, pour que,
au moyen d'une bonne volée ou de toute autre médecine efficace, il fît
renoncer son fils à cette passion de choses de mort, de cyprès et de
cimetière dont il avait affolé la pauvre fille.

Quelque temps s'étant écoulé sans que l'on pût détacher Obdulia de
sa manie amoureuse pour le jeune homme des pompes funèbres et tandis
que, par crainte de l'épilepsie, on avait fait semblant de consentir
à leur mariage pour éviter de plus grands maux, Dieu permit que le
conflit se résolût d'une façon aussi brusque que simple, et nous devons
à la vérité de dire qu'avec cette solution on s'enleva, de part et
d'autre, de forts cassements de tête, car la famille funèbre, elle
aussi, était en grandes querelles avec le jeune homme, pour le retirer
de l'abîme dans lequel il était disposé à se précipiter. Donc, un
jour, la petite, trompant la vigilance de ses deux mères, s'échappa
de la maison; le jeune homme en fit autant. Ils se rejoignirent dans
la rue, avec l'idée fixe de se rendre dans quelque lieu poétique, où
ils pourraient se débarrasser ensemble des liens de cette misérable
existence, expirant au même moment, dans les bras l'un de l'autre, sans
que l'un pût survivre à l'autre. Telle fut la résolution qu'ils prirent
au premier moment et ils se mirent à courir tout en réfléchissant au
meilleur moyen de se détruire d'un seul coup, sans aucune souffrance et
en passant dans la région pure des âmes libres. Lorsqu'ils furent loin
de la rue de l'Amandier, leurs idées se modifièrent brusquement et ils
pensèrent à toute autre chose qu'à mourir, et cela d'un parfait accord.
Par bonheur, le jeune homme avait de l'argent, car, la veille au soir,
il avait touché une facture pour cercueil doublé en zinc et une autre
pour un service complet avec lit impérial et conduite à six chevaux,
etc.

La possession de cet argent réalisa ce prodige de changer les idées
de mort en idées de prolongation de l'existence, et, modifiant leurs
projets, ils allèrent déjeuner dans un café et ils se rendirent
ensuite dans un hôtel garni voisin, puis dans un autre, d'où ils
écrivirent le lendemain à leurs familles respectives qu'ils étaient
définitivement mariés.

Mariés à proprement parler, ils ne l'étaient point; mais la petite
formalité qui manquait devait forcément arriver à être remplie. Le
père du jeune homme se rendit chez doña Paca, et là on convint, elle
pleurant et lui trépignant de colère, qu'il fallait forcément accepter
les faits accomplis. Et comme doña Francisca ne pouvait donner à sa
fille ni argent, ni effets, ni quoi que ce soit, pas même un lit de
camp, il fut convenu que lui donnerait à son garçon un logement dans
le haut de son dépôt de cercueils et de modestes appointements à la
section de la Propagande. Avec cela et le courtage qu'il pourrait
faire en travaillant dans la partie, placement d'articles de luxe,
ou embaumement, le ménage nouveau pourrait vivre dans une honorable
médiocrité.



VIII


L'infortunée dame ne s'était point encore consolée du coup de tête
de sa fille et elle passait des heures à se lamenter de son sort,
lorsqu'Antoine fut pris par la conscription. La pauvre femme ne savait
véritablement s'il y avait lieu de se désoler ou de se réjouir. C'était
une triste chose de le voir soldat avec le fusil sur l'épaule, mais
enfin il était jeune et la vie des camps pouvait lui convenir. Elle
pensait aussi que la discipline militaire viendrait à point pour
corriger ses mauvaises habitudes. Par bonheur ou par malheur pour le
jeune garçon, il tira un numéro très élevé et tomba dans la réserve.

Quelque temps après et à la suite d'une fugue de quatre jours, il se
présenta à sa mère et lui dit qu'il allait se marier, et que, si elle
ne lui donnait pas son consentement, il s'en passerait.

«Mon fils, oui, oui, dit la mère en fondant en larmes. Va avec Dieu,
Benina et moi solitaires, nous vivrons peut-être avec un peu de
tranquillité. Puisque tu as rencontré une âme qui correspond à la
tienne et que tu as trouvé qui t'aime et qui tu aimes, prends-la, je ne
puis t'en dire plus.»

A la demande de renseignements sur le nom, la famille et la situation
de la fiancée, le persifleur répliqua qu'il la supposait très riche et
si bonne qu'on ne saurait demander mieux. On apprit promptement qu'il
s'agissait de la fille d'une couturière, qui cousait habilement, mais
n'avait point d'autre fortune que son dé.

«Bien, mon enfant, bien, lui dit un soir doña Paca. Voilà mes enfants
joliment casés. Au moins Obdulia, vivant au milieu des cercueils,
elle aura de quoi se caser si elle meurt.... Mais toi, de quoi vas-tu
vivre? Du dé et des coups d'aiguille de ce prodige? Il est vrai que,
travailleur et économe comme tu l'es, tu augmenteras ses gains par
ton bon ordre. Mon Dieu, quelle malédiction m'a frappée, moi et les
miens! Que je meure bientôt afin de ne pas assister aux malheurs qui
arriveront!»

La vérité veut que nous constations que, depuis ses fiançailles avec la
fille de la couturière, Antoine semblait corrigé de sa manie de larcins
et qu'il semblait y avoir complètement renoncé.

Son caractère subit un changement radical; se montrant affectueux avec
sa mère et avec Benina, il semblait résigné à n'avoir pas plus d'argent
que le peu qu'elles lui donnaient, et jusque dans son langage, on
reconnaissait l'influence de personnes plus honorables et plus décentes
que précédemment. Cela fit que doña Paca donna son consentement sans
connaître la fiancée et sans même manifester le désir de faire sa
connaissance. Benina parlant de ces choses avec sa maîtresse aventura
l'idée que peut-être, par le chemin détourné de ce mariage, la chance
rentrerait à la maison, car la chance, on le sait, ne vient jamais
par où logiquement on l'attend, mais bien par des chemins souvent
incroyablement détournés.

Doña Paca ne se donnait pas pour convaincue, car, se sentant minée
par une mélancolie corrosive, elle ne voyait dans sa triste existence
aucun horizon qui ne fût couleur de cendre ou plein de tempêtes. Les
deux femmes, quoique se trouvant par le placement des enfants dans de
meilleures conditions de vie et de paix, ne s'accommodaient pas de
leur solitude et regrettaient la famille disparue; chose à la vérité
fort compréhensible, parce que c'est une loi naturelle que les parents
conservent leur affection aux enfants, même lorsque ceux-ci les
martyrisent, les maltraitent et les déshonorent.

Peu après la célébration des deux noces, doña Paca s'était transportée
de la rue de l'Amandier à l'Impériale, poursuivant toujours des
changements sans parvenir à résoudre le problème de vivre sans
ressources. Celles-ci s'étaient réduites à zéro, car le reste
disponible de la pension servait à peine à fermer la bouche aux petits
créanciers. Presque tous les jours du mois se passaient en angoissantes
études pour réunir quelque monnaie, chose extrêmement difficile, car
il n'y avait plus dans la maison aucun objet de valeur. Le crédit dans
les boutiques ou les baraques de la petite place était séché. Des
enfants, il n'y avait rien à attendre, les pauvres malheureux ayant
déjà bien de la peine à assurer leur propre subsistance. La situation
était donc désespérée, le naufrage irrémédiable, les corps flottant
à l'aventure, sans qu'on ne rencontrât plus ni planche, ni madrier
pour s'arrimer. En ces jours, Benina fit de prodigieuses combinaisons
pour vaincre les difficultés, et arriver à nourrir sa maîtresse, en se
procurant d'infinitésimales quantités de numéraire. Comme elle avait
des connaissances sur les petites places, pour avoir été dans des
temps meilleurs une excellente cliente, il ne lui était pas difficile
d'acquérir des comestibles à des prix infimes et gratuitement des os
pour le pot-au-feu, des trognons de choux ou des restes de poulets
avariés ou autres menus déchets de cochonaille. Dans les commerces
pour pauvres qui occupent toute la rue de la Ruda, elle avait de
bonnes amitiés et relations, et avec peu d'argent et quelquefois sans
même une obole, en prenant à crédit, elle achetait des petits œufs,
cassés ou très vieux, des poignées de pois chiches ou de lentilles, de
la cassonade, de vieux fonds de magasin et différents autres restes,
qu'elle présentait à sa maîtresse, comme articles d'ordre moyen.

Par une ironie de son destin, doña Paca, affligée de diverses
infirmités, avait conservé un excellent appétit et le goût des
mangers fins, goût et appétit qui en arrivaient à être une véritable
infirmité des plus rebelles, car dans ces pharmacies qu'on appelle
boutiques de comestibles on ne sert point sans argent. Grâce à des
efforts surhumains, employant l'activité corporelle, une attention
intense, une intelligence pénétrante, Benina arrivait à la faire manger
le mieux possible, même bien, et avec des délicatesses raffinées. Un
profond sentiment de charité la dirigeait, et dans sa vive affection
pour sa maîtresse, elle cherchait à compenser à sa manière les grands
malheurs et les terribles amertumes de sa vie. Quant à elle, elle se
contentait de ronger un os ou de ramasser quelques miettes, pourvu que
sa maîtresse pût être bien nourrie. Mais aucun sentiment de charité
ou d'amour ne pouvait lui faire renoncer à sa manie instinctive de
vol; toujours elle cachait à sa maîtresse une partie de l'argent,
laborieusement réuni, et le gardait pour former un nouveau fonds, un
capital nouveau.

L'année même du mariage, les enfants, qui étaient entrés dans la vie
matrimoniale avec un bien-être relatif, commencèrent à ressentir les
coups du sort, comme s'ils avaient hérité de la malédiction qui pesait
sur leur pauvre mère. Obdulia, qui ne pouvait s'habituer à vivre au
milieu des cercueils, fut prise par l'hypocondrie; elle fit une fausse
couche; ses nerfs se déchaînèrent; la pauvreté et les négligences
de son mari, qui ne s'occupait plus d'elle, aggravèrent ses maux
constitutifs. Mesquinement secourue par ses beaux-parents, elle vivait
sous les toits dans la maison de la rue de la Cabeza, mal abritée, plus
mal nourrie, indifférente à son mari, se consumant dans une oisiveté
mortelle, qui fomentait les dérèglements de son imagination.

Par contre, Antonito était devenu un homme sérieux depuis qu'il était
marié et cela grâce à la vertu du bon jugement et à l'application
au travail de sa femme, qui était un vrai trésor. Pourtant tous ces
mérites qui avaient produit le miracle de la rédemption morale
d'Antoine Zapata ne suffisaient point à les défendre de la pauvreté.
Le ménage vivait dans un petit logement de la rue San-Carlos, qui
avait l'air d'une bonbonnière et où à peine entré on reconnaissait la
présence d'une main active et soigneuse. Et par surcroît de bonheur,
celui qui, à une autre époque, faisait partie de la classe des mauvais
sujets, avait pris l'habitude et le goût du travail productif, et, ne
trouvant rien de mieux à faire, il s'était mis courtier d'annonces.
Toute la sainte journée, il allait affairé de boutique en boutique,
de journal en journal, et, bien qu'il eût à payer sur ses gains une
grande usure de chaussures, il lui restait toujours quelque chose pour
aider la marmite et soulager Juliana de son énorme tâche de machine
Singer. Et la femme ne se perdait pas en petites choses; sa fécondité
n'était point inférieure à ses aptitudes domestiques, car, de sa
première couche, elle eut deux jumeaux. Il fallut par force prendre une
petite bonne, et une bouche de plus à la maison nécessita de doubler
les mouvements de la Singer et les courses d'Antonito par les rues de
Madrid.

Avant l'arrivée des jumeaux, l'ancien mauvais garnement avait
l'habitude de surprendre sa mère par les splendeurs et les rayons
de son amour filial, qui furent les seules joies savourées pendant
de longs temps par la pauvre femme; il lui apportait une piécette,
deux piécettes, quelquefois un demi-douro, et doña Paca en était plus
heureuse que si elle avait reçu de ses parents de Ronda une métairie.
Mais, lorsque les poupons avides de vie et de lait se rendirent maîtres
de la maison et eurent besoin de bons aliments pour croître et se
développer, l'heureux père se trouva dans l'impossibilité de faire de
petits cadeaux à la grand'mère avec l'excédent de ses gains, parce
qu'il n'y en eut plus assez pour en faire profiter l'aïeule.

Il lui aurait été plutôt utile de recevoir de l'argent que possible
d'en donner.

Bien au contraire de ce ménage, celui des funéraires, Luquitas et
Obdulia, allait fort mal, parce que le mari se laissait distraire de
ses obligations domestiques et de son travail; il fréquentait sans
cesse le café et même d'autres lieux moins honnêtes, ce pourquoi on dut
lui retirer le recouvrement des factures de la maison des funérailles.
Obdulia ne tenait aucun ordre dans la conduite de la maison; elle se
trouva promptement accablée de dettes: chaque lundi, chaque mardi,
elle envoyait la concierge à sa mère avec de petits billets pour lui
réclamer le secours de quelques sous que sa mère ne pouvait lui donner.

Tout cela était occasion de nouvelles anxiétés et préoccupations pour
Benina qui, dans son amour sans fin pour sa maîtresse, ne pouvait
la voir affamée ou dans le besoin, sans chercher immédiatement à la
secourir selon ses moyens. Non seulement elle avait à pourvoir à
l'entretien de la maison, mais il fallait encore qu'elle fît en sorte
que le nécessaire ne vînt point à manquer chez Obdulia. Quelle vie,
quelles horribles fatigues, quel pugilat avec le destin, dans les
profondeurs sombres de la misère qui fait honte et doit se cacher
pour conserver une ombre de crédit et conserver un certain décorum!
La situation arriva à un point d'anxiété tel que l'héroïque vieille,
fatiguée de passer son temps à considérer le ciel et la terre afin de
voir s'il ne tomberait pas inopinément un secours de quelque part,
ayant tout crédit fermé chez les marchands, toutes les voies étant
bouchées, ne vit plus d'autre moyen pour continuer la lutte que de
boire sa honte et de se mettre à demander l'aumône dans les rues. Elle
commença un matin, espérant que ce serait la seule fois, mais elle dut
recommencer tous les jours, la triste nécessité lui imposant l'office
de mendiante, se trouvant dans l'impossibilité de sauver autrement les
siens. Elle y arriva à pas comptés et elle dut reconnaître qu'elle
serait obligée de continuer la voie douloureuse jusqu'à la mort,
suivant la loi économique et sociale, puisque c'est ainsi que l'on
dit. Elle n'eut plus qu'une idée, ce fut d'empêcher que sa maîtresse en
sût rien; elle commença par lui conter qu'il lui était échu une place
d'aide de cuisine dans la maison d'un curé de l'Alcarria, aussi bon que
riche.

Avec sa prestesse imaginative, elle baptisa ce personnage de pure
invention, en lui donnant, pour mieux tromper sa maîtresse, le nom de
don Romualdo. Doña Paca crut tout ce que Benina voulut bien lui dire,
et elle récitait journellement quelques _Pater Noster_ pour que Dieu
augmentât la piété et les rentes du bon prêtre, afin que Benina eût
quelque chose à rapporter à la maison. Elle désirait le connaître,
et, la nuit, tandis qu'elles trompaient leur tristesse par des
conversations et des histoires, elle lui demandait mille détails sur
lui, sur ses nièces, sur ses sœurs, comment était arrangée la maison
et les dépenses qu'on y faisait; à cela, Benina répondait avec maints
détails et circonstances qui auraient bien pu être vrais tant ils
étaient vraisemblables.



IX


Ce jour, la vieille dame avait mangé avec beaucoup d'appétit, et,
tandis qu'elle dégustait les aliments procurés par le douro de
l'aveugle Almudena, elle digérait facilement les pitoyables contes que
lui faisait avaler sa servante et compagne. Doña Paca en était arrivée
à avoir une telle confiance dans les arrangements de Benina que c'est à
peine si elle songeait aux difficultés du lendemain, sûre que l'autre
saurait les vaincre, avec sa diligence, sa connaissance du monde, la
protection du très béni don Romualdo devant d'ailleurs lui être d'un
grand secours. Maîtresse et servante mangèrent ensemble, et après le
repas doña Paca lui dit:

«Tu ne dois en aucun cas marchander ton temps à ces gens, et bien que
tu ne sois obligée de rester chez eux que jusqu'à midi, si quelque jour
ils te priaient de rester jusqu'au soir, ne crains pas de le faire,
femme, je m'arrangerai comme je pourrai.

--Cela, non, répondit Benina; il y a temps pour tout, et je ne puis
manquer mon service ici. Ces gens sont bons, et ils se rendent bien
compte de mes nécessités.

--Bien, si tu les connais. Je prie le Seigneur qu'il les récompense
des égards qu'ils ont pour toi et ma plus grande joie serait que don
Romualdo fût fait évêque.

--Eh bien! on entend déjà ronronner qu'on va le proposer; oui, madame,
évêque de je ne sais quel endroit, quelque part aux îles Philippines.

--Si loin, cela, non. Mais bien quelque part par ici où il puisse faire
beaucoup de bien.

--La Patros, la plus âgée de ses nièces, pense de même.

--C'est celle qui a les cheveux gris et louche un peu?

--Non, c'est l'autre.

--J'y suis.... Patros, c'est celle qui bégaye et souffre de
tremblements nerveux.

--Celle-là même. Elle dit: «Comment pourrions-nous aller, nous autres,
dans des pays si loin?... Non, non; mieux vaut être simple curé ici
qu'archevêque là-bas, où, comme on dit, il est midi quand il est minuit
ici.»

--Aux antipodes?

--Mais la sœur doña Josefa dit: «Que vienne la mitre et qu'elle soit
n'importe où Dieu voudra, je ne crains pas d'aller au bout du monde,
avec la joie de voir le révérend à la place qui convient à ses mérites.»

--Il peut se faire qu'elle ait raison. Et qu'avons-nous nous autres,
de mieux à faire que de nous conformer à la volonté du Seigneur? Si on
nous l'envoie aussi loin, en te protégeant, toi, il me protégera aussi.
Oui, qui connaît les desseins du Seigneur? et il pourrait arriver
que ce que nous croyons être un mal soit un bien et que le bon don
Romualdo, en partant, nous laisse bien recommandées à un évêque d'ici,
ou même au nonce....

--Je crois que oui. Enfin, nous verrons.»

La conversation se référant au prêtre imaginaire s'arrêta là. Doña Paca
le connaissait comme si elle l'avait vu et avait causé avec lui; elle
s'en était formé un type vivant, grâce aux éléments descriptifs et
pittoresques que Benina lui donnait d'un jour à l'autre. Mais la suite
de cette conversation était restée dans l'encrier, pour faire place à
des choses d'une plus grande importance.

«Explique-moi, femme. Et Obdulia, que dit-elle?

--Rien. Qu'aurait-elle à dire, la pauvrette? Ce vaurien de Luquitas n'a
pas reparu depuis douze jours. La petite assure qu'il a de l'argent,
qu'il a touché pour une facture d'embaumement, et qu'il le mange avec
une gueuse de la rue du Bonetillo.

--Jésus me protège! Et son père, que fait-il?

--Il le réprimande, il le corrige, quand il lui tombe sous la main.
Ce qu'il y a de plus certain, c'est qu'ils ne parviennent pas à le
redresser. On envoie à la petite les repas de chez ses beaux-parents;
mais la nourriture est en si petite quantité qu'elle arrive à peine aux
dents canines. Elle mourrait de faim si je ne lui portais pas ce que je
peux. Pauvre ange! Mais voyez: je l'ai rencontrée ces jours-ci, et elle
avait l'air contente. Vous savez bien, la petite est comme cela. Quand
elle a les plus grands motifs d'être joyeuse, elle pleure; quand elle
devrait être triste, elle est gaie comme une joueuse de castagnettes.
Seul, Dieu entend quelque chose à cette tête détraquée et connaît le
moyen de la soulager. Pourtant, je l'ai vue contente, oui, madame, et
c'est sans doute parce qu'elle pensait à des choses agréables. Mieux
vaut ainsi.

«Elle est de celles qui croient à tout ce qu'elles se forgent
elles-mêmes dans leur cerveau. De cette façon elles sont heureuses,
quand, au contraire, elles devraient être malheureuses.

--Et pourtant ce devrait être tout le contraire, aide-moi donc à
comprendre.... Et était-elle seule, entièrement seule, la chère petite?

--Non, madame: il y avait là ce chevalier si distingué qui lui tient
quelquefois compagnie; celui qui est de la famille des Delgados, votre
compatriote.

--Oui..., Francisco Ponte. Figure-toi si je dois le connaître. Il est
de mon pays ou d'Algeciras, ce qui est la même chose.

«Il a été un élégant et il se pique encore de l'être.... Mais je
t'avertis qu'il est plus vieux qu'un champ de palmiers.... Bonne
personne, d'ailleurs, et de principes chevaleresques, qui sait
se conduire avec les dames, et d'une façon qu'on ne connaît plus
aujourd'hui, où tous les hommes sont grossiers et mal élevés. Il
est beau-frère d'une cousine de mon mari, parce que sa sœur avait
épousé.... Enfin, je ne me rappelle pas bien la parenté. Je me réjouis
qu'il soit en rapport avec ma fille, car il convient à celle-ci d'être
en relation avec de dignes sujets, de manières décentes et jouissant
d'une bonne situation.

--Pourtant la position de ce don Frasquito me paraît de celles qui sont
bien en l'air, comme les montures de brillants.

--De mon temps, c'était un célibataire, qui jouissait de la vie. Il
avait un bon emploi, dînait dans les grandes maisons et passait ses
nuits au casino.

--Eh bien, alors, il doit être en ce moment plus pauvre qu'un rat, car
il passe ses nuits....

--Où dis-tu?

--Dans les palais enchantés de la seña Bernarda, rue du
Mediodia-Grande.... La maison de la logeuse, vous savez?

--Que me contes-tu là?

--Ce Ponte dort là, lorsqu'il a les trois réaux nécessaires pour
obtenir une place dans le dortoir de première classe.

--Tu es folle, Benina.

--Je l'ai vu, madame; la Bernarda est mon amie. C'est elle qui nous a
prêté les huit douros, vous savez? quand vous avez eu besoin d'envoyer
la cédule avec décharge et payer un pouvoir pour l'envoyer à Ronda.

--Oui, oui, je me rappelle, c'était elle qui venait tous les jours
réclamer sa créance et qui nous faisait bouillir le sang.

--Celle-là même. Mais, malgré cela, c'est une brave femme. Elle ne nous
les aurait pas réclamés en justice, bien qu'elle nous en menaçât. Bien
d'autres sont pires. Vous devez savoir qu'elle est riche et, avec les
six maisons à loger la nuit qu'elle possède, elle n'a pas moins de
quarante mille douros qu'elle a gagnés, oui, madame, et qui sont tous
placés à la Banque, et elle vit de l'intérêt.

--Que de choses incroyables il faut voir! Voilà bien le monde....
Mais, revenant au chevalier de Ponte,--c'est ainsi qu'on le nommait en
Andalousie,--s'il est aussi pauvre que tu dis, cela doit faire pitié de
le voir.... Mais cela vaut mieux ainsi, parce que la réputation de la
petite pourrait souffrir quelque atteinte si, au lieu d'être une telle
ruine, un pauvre mendiant en redingote, c'était un galant possible,
quoique vieux.

--Je crois, dit Benina en riant, car sa nature joviale se montrait
toujours dès que les tracas de la vie lui donnaient le temps de
respirer, je crois qu'il va là... pour se faire embaumer...; il en
a grand besoin. Et qu'il se dépêche avant qu'il soit tout à fait en
putréfaction.»

Doña Paca se mit à rire de ces plaisanteries, puis elle s'informa de
l'autre famille.

«Le petit, je ne l'ai vu ni aujourd'hui ni hier, répondit Benina;
pourtant la Juliana m'a dit qu'il courait derrière les miasmes, parce
que, avec tous ces changements de maladies, il y a beaucoup d'annonces
de médecine. Il pense gagner beaucoup d'argent et faire lui-même
paraître un journal, uniquement pour les affaires des pharmaciens
indiquant par exemple où l'on vend tel ou tel article. Les deux poupons
ressemblent à deux mottes de beurre. Mais ils coûtent bon comme potages
et ragoûts, car on sait quand la nourrice commence à manger et l'on ne
sait jamais quand elle finit. La Juliana m'a dit que nous goûterions
quelque peu de ce que son oncle lui enverra pour la fête du saint et
particulièrement qu'elle nous donnera deux paires de bottines de celles
de rebut dans la cordonnerie où elle est piqueuse.

--Elle est bonne, cette petite, dit avec gravité doña Paca, quoique
bien commune, si commune que nous ne pourrons jamais la fréquenter ni
nous appareiller ensemble. Ses cadeaux m'offensent; si je les reçois
c'est seulement à cause de sa bonne volonté.... Enfin, il est temps que
nous songions à nous coucher. Je crois que ma digestion est à moitié
faite, prépare-moi ma médecine pour dans une demi-heure. Ce soir, je
me sens plus lasse de mes jambes, et la vue plus fatiguée. Dieu saint,
si j'allais devenir aveugle! Je ne sais ce que j'ai, ma vue baisse de
jour en jour, sans que, grâce à Dieu, les yeux me fassent mal. Oui,
mes nuits s'écoulent sans insomnies, grâce à toi, qui me causes, et en
m'éveillant je vois les choses moins claires et mes jambes sont comme
du coton. Je me dis: qu'est-ce que la vue a à faire avec le rhumatisme?
On me dit qu'il faut que je marche, que je me promène, mais comment
puis-je sortir dans cet état, sans vêtements convenables, en craignant
de tomber à chaque pas sur des personnes m'ayant connue dans une
situation meilleure, ou sur ces types communs et malpropres auxquels
nous devons quelque chose?»

Entendant cela, Benina se rappela la chose la plus importante qu'elle
avait oublié de dire ce soir à sa maîtresse, ou que du moins elle avait
gardée pour la fin, craignant de la raconter avant de sortir de la
cuisine et, pendant que l'une et l'autre lavaient et essuyaient les
quelques plats dont elles s'étaient servies, car doña Francisca ne
dédaignant pas de s'associer à ce bas service, elle lui dit du ton le
plus naturel qu'elle put trouver:

«Ah! à propos, je ne me rappelais pas!... quelle pauvre tête j'ai!
Aujourd'hui, j'ai rencontré le seigneur don Carlos Moreno y Trujillo.»

Doña Paca sursauta et peu s'en fallut qu'elle ne laissât tomber
l'assiette qu'elle était en train d'essuyer.

«Don Carlos!... Tu as dit don Carlos? et puis, il t'a interrogée sur
moi?

--Naturellement, et avec un intérêt qui....

--Est-ce vrai? A son heure, ce vieil avare se souvient de moi, lui qui
m'a vue tomber dans la misère, moi, la belle-sœur de sa femme.... Car
Purita était la propre sœur de mon Antoine... et qui n'a pas su me
tendre une main secourable!...

--L'année passée, lorsqu'il devint veuf, un jour comme aujourd'hui, il
avait pourtant envoyé un petit secours à madame.

--Six douros! Quelle honte! s'écria doña Paca, laissant un libre cours
à son indignation, et à la haine et au dépit, accumulés durant tant
d'années d'opprobre et de souffrances dans son âme. La rougeur m'en
monte au front à le dire. Six douros! et quelques nippes de Purita, des
gants sales, des robes déchirées, et un vieux vêtement de cour datant
du mariage de la reine. A quoi pouvaient me servir ces cochonneries?...
Enfin, continue ton récit. Tu l'as rencontré...; où?... à quelle heure?

--Il pouvait être midi. Il sortait de San-Sebastian....

--Oui, je sais qu'il passe toute la matinée à rôder d'église en église,
en priant sur les marches des autels. Mais tu m'avais dit qu'à midi et
demi tu étais à servir le dîner de don Romualdo?»

Benina n'était pas femme à se troubler de cette réflexion. Son esprit
fécond pour le mensonge et sa mémoire très heureuse pour conserver
l'ordre dans les contes avancés par elle antérieurement, et pour s'en
servir à l'appui des nouveaux, la tirèrent aussitôt d'embarras.

«Mais ne vous ai-je pas dit que quand le couvert eut été mis il
manquait une salière et que je dus courir l'acheter à la place del
Angel au coin de la rue Espoz-y-Mina?

--Si tu me l'as dit, je ne m'en souviens point. Pourtant comment
pouvais-tu laisser ta cuisine au moment de servir le dîner?

--Parce que la fille de cuisine que nous avons ne connaît pas les rues,
et ne sait d'ailleurs pas acheter. Elle serait restée un siècle et
nous aurait rapporté effectivement une cuvette au lieu d'une salière;
j'y courus en volant, et pendant ce temps la Patros surveillait mes
casseroles,... elle s'y entend, croyez-moi, elle s'y entend aussi bien
que moi, ou peut-être mieux.... Enfin, je me rencontrais avec cette
vieillerie de don Carlos.

--Mais pour aller de la rue de la Greda à Espoz-y-Mina, tu n'avais pas
à passer par San-Sebastian, femme.

--Je vous ai dit qu'il sortait, lui, de San-Sebastian. Je le vis venir
de là, regardant l'horloge de Canseco. Moi, j'étais dans la boutique.
Le marchand sortit pour le saluer. Don Carlos me vit, nous parlâmes....

--Et que te dit-il? Conte-moi ce qu'il te dit.

--Ah! ce qu'il me dit.... Il me demanda des nouvelles de madame et des
enfants.

--Qu'importait à ce cœur de pierre la mère et les enfants? Un homme
qui a trente-quatre maisons dans Madrid, à ce que l'on dit, autant que
l'âge du Christ et une de plus; un homme qui a gagné de gros sacs en
faisant la contrebande des marchandises, en donnant des pots-de-vin aux
douaniers et en trompant la moitié du monde, venir maintenant faire le
gracieux! _A buenas horas mangas verdes_.... Tu aurais dû lui dire que
je le méprise, que je suis orgueilleuse de ma misère, que ma misère met
une barrière entre lui et moi,... parce que lui ne secourt les pauvres
que par poids et mesures.

«Il croit qu'en répartissant ses aumônes par huitième de sou et se
procurant à bon compte les prières des humbles il pourra tromper Celui
d'en haut et escamoter la gloire éternelle et se coller dans le ciel
par contrebande, se faisant passer pour ce qu'il n'est pas; comme il
faisait lorsqu'il introduisait du fil d'Écosse, déclarant de la percale
à un réal et demi l'aune et cela avec des marques fausses, des factures
fausses, des certificats d'origine faux.... Lui as-tu dit cela? Le lui
as-tu dit?



X


«Je ne le lui ai pas dit, madame, et je n'avais pas à le lui dire,
répliqua Benina, voyant que doña Francisca s'excitait démesurément et
que tout le sang lui montait à la tête.

--Pourtant, tu te rappelleras certainement leurs façons d'agir à lui
et à sa femme avec moi; ils étaient comme Alexandre en bataille. Puis,
lorsque mes désastres commencèrent, ils se mêlèrent de mes comptes pour
y faire leurs affaires. Au lieu de m'aider, ils tirèrent sur la corde
pour m'étrangler plus promptement. Ils me voyaient dévorée par l'usure,
et ils ont été incapables de m'offrir un prêt à de bonnes conditions.
Ils pouvaient me sauver et ils ont préféré me voir périr. Et quand ils
m'ont vue obligée de vendre mes meubles, ils me les ont achetés pour
un morceau de pain, les meubles dorés de la salle de réception, les
beaux rideaux de soie.... Ils étaient à l'affût des occasions et à me
voir perdue, menacée du naufrage, naturellement..., ils se présentaient
comme autant de sauveurs.... Que m'ont-ils donné pour le _Saint-Nicolas
de Tolentino_, de l'école de Séville, qui était le joyau de la maison
de mon mari, un tableau qu'il estimait plus que sa vie? Que m'ont-ils
donné? Vingt-quatre douros, Benina de mon âme, vingt-quatre douros. Ils
me saisirent dans une de ces heures idiotes, et moi, morte d'anxiété
et de découragement, je ne savais point ce que j'avais à faire. Plus
tard, un conservateur du musée m'a dit qu'il ne valait pas moins de dix
mille réaux.... Tu vois quelles gens! Non seulement, ils ont toujours
méconnu la véritable charité mais ils n'ont jamais connu la délicatesse
du cœur. De tout ce que nous recevions de Ronda: fruits, gâteaux,
pain d'épice, nous en envoyions une bonne partie à Pura. Quant à eux,
c'est à peine s'ils nous envoyaient un petit paquet de bonbons à la
Saint-Antoine et s'ils m'envoyaient quelque petit objet de bazar pour
se débarrasser de ma fête. Don Carlos était si parasite qu'il tombait
comme par hasard à la maison à l'heure où nous prenions le café...,
et si tu savais comme il s'en léchait les babines! Car tu sais que le
sien n'était qu'eau claire et lavasse. Et si nous allions au théâtre
ensemble, invités par moi, dans ma loge, il s'arrangeait toujours pour
que ce fût Antoine qui payât les entrées.... Du sans-gêne avec lequel
ils usaient de notre voiture à toute heure, je ne t'en dirai rien. Et
tu dois te rappeler que, le jour même où nous vendions les meubles,
ils se promenaient toute la soirée en faisant des tours infinis de la
Castellane au Retiro.»

Benina ne voulut point l'arrêter par des interruptions ou des
contradictions, parce qu'elle savait que lorsqu'elle enfourchait ce
dada il était mieux de lui laisser tout dire jusqu'au bout. Pourtant
avant qu'elle eût fini, alors qu'elle s'arrêtait un instant suffoquée
et à court d'haleine, Benina s'aventura à lui dire:

«Don Carlos m'a dit d'aller chez lui demain.

--Dans quel but?

--Pour causer avec moi....

--C'est comme si je le voyais. Il voudra m'envoyer une aumône....
Précisément, c'est aujourd'hui l'anniversaire de la mort de Pura..., il
va se liquider par une cochonnerie.

--Qui sait, madame? Il se peut qu'il s'attendrisse....

--Lui, je le vois te mettant dans la main une paire de piécettes ou de
douros, se figurant que pour ce fait les anges vont descendre en jouant
de la viole ou de la harpe pour célébrer sa charité. Repousse son
aumône, mon enfant; maintenant que nous avons notre bon don Romualdo,
nous pouvons nous permettre un peu de dignité, Nina.

--Cela ne convient point. Il pourrait se fâcher et dire, je suppose,
que vous êtes orgueilleuse, ou que sais-je, moi?

--Qu'il le dise! Et à qui veux-tu qu'il aille le dire?

--A don Romualdo lui-même, dont il est grand ami. Il entend sa messe
tous les jours, et ensuite ils s'en vont causer dans la sacristie.

--Fais ce que tu crois. Et pour ce qui doit advenir, dis bien à don
Romualdo, qui est don Carlos, fais-lui voir que ses dévotions de la
dernière heure ne sont pas recevables. Enfin, je sais que tu ne me
tromperas pas, et demain tu me conteras ce qui résultera de la visite
d'où tu ne rapporteras, sois-en sûre, qu'un noir sermon.»

Elles parlèrent encore longtemps. Benina cherchait à laisser tomber la
conversation et à la refroidir, en évitant les répliques ou en leur
donnant un ton conciliateur. Mais la dame et sa servante s'endormirent
tard, et Benina passa une partie de la nuit à la préparation mentale de
ses plans stratégiques pour le jour suivant, qui devait être sans doute
plein de difficultés, si elle n'avait pas la chance que don Carlos lui
mette dans la main une bonne poignée de douros..., ce qui pourrait bien
arriver.

A l'heure fixée par le seigneur de Moreno Trujillo, sans une minute
de plus ni de moins, Benina sonnait à la porte principale de la rue
d'Atocha, et une servante l'introduisait dans le cabinet qui était très
élégant, tous les meubles pareils comme couleur et comme façon. Une
table ministre occupait le milieu, et elle était chargée de beaucoup
de livres et de dossiers. Les livres n'étaient pas pour la lecture,
mais bien pour les comptes, tout bien clair et ordonné. La paroi du
milieu laissait voir le portrait de doña Pura; il était recouvert
d'une gaze noire, dans un cadre qui paraissait d'or pur. D'autres
portraits en photographies, qui devaient être ceux des filles, gendres
et petits-fils de don Carlos, occupaient les autres parois. Contre le
cadre ou accrochées auprès, comme des offrandes ou des ex-voto à un
autel, pendaient une multitude de couronnes de drap avec des roses
peintes, des narcisses ou des violettes avec de longs rubans noirs
avec inscriptions en or. C'étaient les couronnes qui avaient été
apportées pour l'enterrement de sa femme, et que don Carlos avait tenu
à conserver à la maison pour qu'elles ne se gâtassent pas au cimetière.
Sur la cheminée où l'on ne faisait jamais de feu, une pendule avec
sujet qui ne marchait pas et, non loin de là, un almanach américain
portant la date de la veille.

Après une demi-minute d'attente, don Carlos entra en traînant les
pieds, avec un bonnet de velours tiré sur les oreilles, et le manteau
de maison, beaucoup plus vieux que celui qu'il mettait pour sortir.
L'usage continuel de ce manteau au delà du 30 de mai s'explique par
son horreur des poêles et braseros qui, selon lui, sont la cause de
tant de malheurs. Comme il n'était pas enveloppé jusqu'aux yeux,
Benina put observer qu'il avait le col et les poignets propres et une
grosse chaîne de montre, ce qui sans doute répondait à l'étiquette
de l'anniversaire. Avec un mouchoir d'une grandeur incommensurable,
quadrillé, il se frottait et s'essuyait les yeux; il se moucha deux
ou trois fois avec un grand bruit, et, voyant Benina debout, il lui
fît signe de s'asseoir et prit gravement place dans le fauteuil qui
accompagnait la table et avait un dossier élevé et découpé comme une
stalle de chœur. Benina s'assit sur le bord d'une chaise qui, comme
toutes les autres, était en chêne et recouverte de velours vert.

«Donc, je vous ai fait venir pour vous dire....»

La tête de don Carlos était affectée d'un tremblement chronique
nerveux, mouvement latéral, comme celui qui sert à exprimer la
négation. Ce tic s'accentuait ou devenait imperceptible selon le degré
d'excitation de l'individu.

«... Pour vous dire...»

Autre pause déterminée par un flux d'humeurs. Don Carlos essuya ses
yeux bordés de rouge, se frotta sa courte barbe, qui n'avait d'autre
raison d'être que de lui éviter la peine de se raser. Depuis la mort
de sa femme, le bon monsieur, qui se rasait seulement pour elle et par
elle, voulut joindre à ses grandes démonstrations d'affliction le deuil
de son visage, en le laissant se couvrir comme d'un crêpe par des poils
blancs, noirs ou jaunes.

«Je voulais vous dire que ce qui arrive à la Francisca de se trouver
dans une position aussi précaire provient de ce qu'elle n'a jamais
voulu tenir de comptes. Sans bonne ordonnance, il n'y a fortune qui ne
se change en misère. Avec de l'ordre, les pauvres se font riches. Sans
ordre, les riches....

--Se font pauvres, oui, monsieur,--dit avec humilité Benina qui, bien
qu'elle connût la maxime de longue date, voulut la recevoir comme si ce
fût une découverte récente de don Carlos.

--Francisca a toujours été une mauvaise tête. Nous le lui répétions
souvent, ma femme et moi: «Francisca, tu te perds, tu vas droit à la
misère», et elle..., tranquille comme si de rien n'était. Nous n'avons
jamais pu obtenir qu'elle réglât ses dépenses sur ses entrées. Lui
faire écrire un chiffre, on la tuerait plutôt. Et celui qui ne fait pas
de chiffres est perdu. Je suis sûr qu'elle n'a jamais su ce qu'elle
devait ni de quelle façon elle le payerait.

--Vérité, monsieur, grande vérité, cela, dit Benina soupirant et toute
à la préoccupation de ce que don Carlos lui pourrait bien donner après
ce sermon.

--En effet, comptez...; si, dans ma vieillesse, je suis dans une bonne
condition pour moi et mes enfants, s'il ne me manque pas de quoi
payer une messe pour l'âme de ma chère femme, c'est que j'ai toujours
mené avec méthode et régularité les affaires de ma maison. Encore
aujourd'hui, retiré du commerce, je tiens à jour ma comptabilité pour
mes dépenses particulières, et je ne me couche pas sans avoir passé
tous les renseignements à l'agenda, dans les livres auxiliaires et
enfin au grand-livre. Voyez, regardez pour vous convaincre....»

Il ajouta avec son tremblement nerveux qui avait l'air d'un signe de
dénégation:

«Je voudrais bien que Francisca pût mettre à profit cette leçon. Il
n'est pas trop tard...; intéressez-vous-y.»

Et il prit un livre, puis un autre, et il les montra à Benina, qui
s'approcha pour contempler cette merveille de chiffres.

«Regardez bien, voici justement la dépense de la maison sans que je
passe rien, pas même les cinq centimes d'une boîte d'allumettes, les
sous du facteur, tout, tout. Dans cette autre petite colonne, les
aumônes que je fais et ce que j'emploie en suffrages pour l'autre
monde. Ensuite, je passe tout au grand-livre, dans lequel on peut voir
jour par jour ce que je dépense et faire la balance.... Méditez; si
Francisca avait fait sa balance, elle n'en serait pas où elle en est.

--C'est certain, très certain, monsieur. Et je ne cesse de le dire à
madame: faites donc votre balance, marquez tout, point par point, ce
qui entre comme ce qui sort. Mais elle, comme ce n'est plus une enfant,
il lui est difficile de prendre de bonnes habitudes. Mais c'est un
ange, monsieur, et il n'est nul besoin de savoir si elle compte ou ne
compte pas pour la secourir.

--Il n'est jamais trop tard pour entrer dans le cerceau, comme on dit.
Et je puis vous assurer que, si j'avais trouvé chez Francisca une
intention quelconque ou un désir de tenir ses comptes en règle, je lui
aurais prêté..., non pas prêté, mais je lui aurais facilité le moyen
de les niveler; mais c'est une tête déséquilibrée; convenez avec moi
qu'elle est déséquilibrée.

--Oui, monsieur, j'en conviens.

--Et il m'est apparu que le meilleur cadeau que je puisse lui faire...
et c'est pour cela que je vous ai fait venir, est celui-ci, la
malheureuse.»

En parlant ainsi, don Carlos prit un livre long et étroit et le mit
devant lui pour que Benina pût bien le voir. C'était un agenda.

«Voyez vous-même, dit le bon monsieur en faisant miroiter le livre, en
le feuilletant. Il y a là tous les jours de la semaine. Regardez bien,
d'un côté la colonne du doit, de l'autre celle de l'avoir. Voyez comme
dans les dépenses on marque les articles: le charbon, l'huile, le bois,
etc. Et alors, quelle peine y a-t-il à placer d'un côté ce que l'on
dépense et de l'autre ce que l'on reçoit?

--Mais si madame ne reçoit rien?

--Chansons! s'écria Trujillo en frappant sur le livre. Elle a bien
quelque chose, car vous dépensez bien quelque chose, et, si peu que ce
soit, il faut que vous ayez une entrée, petite ou grande. Et ce que
vous retirez des aumônes, pourquoi ne le noteriez-vous pas? Voyons
donc, pourquoi ne le noteriez-vous pas?»

Benina le considéra avec un sentiment de colère mêlé de compassion.
Mais je dois dire que la colère l'emportait sur la pitié et qu'il y eut
un moment où peu s'en fallut qu'elle ne prît le livre pour le lancer
à la tête du seigneur don Carlos. Pourtant elle contint sa fureur et,
pour que le vieux maniaque de la comptabilité ne s'en aperçût pas, elle
dit avec un sourire forcé:

«De sorte que vous, monsieur, vous tenez compte des sous que vous
donnez aux pauvres à la porte de San-Sebastian.

--Jour par jour, répliqua le vieux avec orgueil, en branlant davantage
son chef tremblotant, et je puis vous dire, si vous désirez le savoir,
ce que j'ai donné dans le trimestre, dans le semestre ou dans l'année.

--Non, non, ne vous dérangez pas, monsieur, reprit vivement Benina qui
sentait de nouveau la démangeaison de lui taper sur la tête avec son
livre. Je prendrai le livre, il fera grand plaisir à madame et à moi
aussi. Mais nous n'avons ni plume ni crayon.

--Bonté divine! Dans quelle maison, si pauvre qu'elle soit, manque-t-il
ce qu'il faut pour écrire? Si l'on a à donner une signature, prendre un
compte, écrire un chiffre, noter quelque chose de la maison pour s'en
souvenir.... Prenez ce crayon, il est taillé et si sa pointe se casse,
vous la referez avec le couteau de la cuisine.»

Et avec tout cela don Carlos ne parlait pas de donner un secours
effectif, bornant sa charité à l'offrande du livre, qui devait être
le fondement de l'ordre administratif dans la maison désordonnée de
doña Francisca Juarez. En le voyant remuer les lèvres pour continuer
à parler et porter la main à la clef du tiroir qui était à sa gauche,
Benina éprouva une grande joie.

«Il n'y a pas, il ne peut y avoir de prospérité sans administration,
affirma don Carlos ouvrant le tiroir et y jetant un coup d'œil. Je
désirerais que Francisca administre, et quand elle administrera....

--Et quand elle administrera.... Quoi? dit Benina à part elle. Que
vas-tu nous donner, vieux fou, plus fou que tous ceux qui sont enfermés
à Leganès? Puisse tout l'argent que tu conserves se convertir en pus
dans ton corps pour que tu en crèves, comme un vieil abcès d'avarice!

--Prenez ce livre et ce crayon, emportez-le avec grand soin et faites
attention de ne pas le perdre en route. Bien; vous en prenez charge?
Vous me répondez qu'on écrira tout?

--Oui, monsieur..., il n'échappera rien.

--Bien, et maintenant pour que Francisca se souvienne de Pura et prie
pour elle.... Vous me promettez que vous prierez pour elle et pour moi?

--Oui, monsieur, nous prierons à haute voix jusqu'à la cloche.

--Eh bien, j'ai là douze douros que je conserve pour les donner aux
pauvres honteux qui n'osent mendier.... Pauvres gens, c'est bien ceux
qui sont les plus dignes de commisération!»

En entendant prononcer ce chiffre de douze douros, Benina ouvrit
des yeux comme des portes cochères. Par le Christ! ce qu'on peut se
procurer avec douze douros! Et elle entrevoyait le soulagement de
plusieurs jours, parer à tant de nécessités, boucher tant de trous,
vivre, respirer, se reposer de la mendicité humiliante et du supplice
de la requête universelle, et de tant de démarches fatigantes. La
pauvre femme vit le ciel entr'ouvert, et par l'ouverture les douze
douros, moyen charmant de sa félicité durant quelques jours.

«Douze douros! répéta don Carlos, passant les monnaies d'une main
dans l'autre; mais je ne vous les donnerai pas en une fois, ce serait
fomenter le gaspillage; je vous les destine....»

Du coup, les ailes du cœur de Benina se cassèrent.

«Si je vous les donnais, demain, à pareille heure, il n'en resterait
pas un centime. Je vous assigne deux douros par mois, et vous pouvez
venir les prendre le 24 de chaque mois, lorsque six mois seront
écoulés et après septembre, je verrai si je dois augmenter ou non
l'attribution. Cela dépendra, entendez bien, de ce que je verrai si
vous administrez ou n'administrez pas, s'il y a de l'ordre ou s'il n'y
en a pas, si le chaos continue. Méfiez-vous bien du chaos.

--Bien, monsieur, manifesta Benina avec humilité, pensant qu'il valait
mieux se résigner et prendre ce qu'on lui donnait, sans entrer en
discussion avec ce malpropre et ravagé petit Cassandre. Je vous réponds
qu'on tiendra les comptes avec administration et qu'il n'échappera pas
un bout de fil.... Je passerai tous les 24 du mois? Cela sera un grand
secours pour la maison. Le Seigneur vous l'augmente, et qu'il tienne
votre femme défunte dans un saint repos... et à jamais. _Amen._»

Don Carlos marqua la somme déboursée, en jouissant beaucoup de cette
opération, congédia Benina d'un geste et changeant de cape, mettant son
chapeau neuf, vêtements qui ne quittaient l'armoire que les jours de
fêtes, se disposa à sortir et à procéder d'une volonté assurée et d'un
pied ferme aux dévotions de ce jour, qui commençaient à Montserrat pour
finir à la cérémonie de San-Justo.



XI


«Quel vieux démon! se disait la seña Benina, en marchant d'un bon pas
par la rue des Urosas. Il ne peut pas faire plus que ce que son naturel
ne lui commande. Dieu nous protège: si Notre-Seigneur a fait, lui, des
choses extrêmement rares parmi les plantes et les animaux, il en a créé
de plus rares encore parmi les personnes. Il nous arrive de reconnaître
comme vérités des choses qui nous paraissent des mensonges...; enfin,
il y en a de pires que ce don Carlos; quoiqu'il en tienne avec ses
comptes et tenues de livres, il donne encore un peu; certainement
il y en a de pires, et tellement pires... qu'ils ne comptent ni ne
donnent.... Ce qu'il y a de plus triste, au fond, c'est que ces deux
douros ne régleront pas ma journée, parce qu'il faut que je rende à
Almudena le sien, car il faut, avant tout, tenir sa parole. Viennent
des jours mauvais et il m'aidera encore.... Il me restera vingt réaux
dont il faut que je donne quelque chose à la petite, qui en a grand
besoin, et le reste pour manger aujourd'hui..., et je dirai à madame
que son parent ne m'a donné que le livre de comptes et le crayon, avec
lesquels nous ferons un pot-au-feu qui sera chouette..., consommé
de première classe, substance d'imprimerie...; quelle dérision!...
Enfin Dieu me guidera pour les mensonges que j'aurai à débiter à Mme
Paca, comme toujours, et partons du pied gauche. Voyons d'abord, si
je rencontrerai Almudena sur le chemin; c'est l'heure où l'on va à
l'église. Et si nous ne nous rencontrons pas, c'est qu'il sera sûrement
au café de la Croix, au Rastro.»

Elle se dirigea de ce côté et dans la rue de l'Encomienda ils se
rencontrèrent.

«Mon fils, j'étais à ta recherche, lui dit Benina en le prenant par le
bras. Voici ton douro. Tu vois que je sais m'acquitter.

--_Amri_, il n'y a pas de presse.

--Je ne te dois plus rien... jusqu'à ce que je recommence à te devoir,
mon petit Almudena, car, si le jour vient où j'aurai encore besoin de
quelque chose, tu me le donneras, comme je ferais moi-même pour toi
_vice versa_? Tu sors du café?

--Oui, et j'y retournerai si tu veux venir avec moi, je t'invite.»

Benina accepta l'invitation et, un instant après, les deux amis se
trouvaient installés au café économique, prenant deux verres à dix
centimes. Le local était un cabaret rechampi, d'une élégance moitié
populaire, moitié bourgeoise, avec des dorures criardes; les parois
étaient couvertes de peintures représentant des marines ou des
paysages; un milieu fétide et des habitués pauvres ou des marchands du
Rastro, loquaces, indolents, quelques-uns occupés à lire les feuilles
tout haut, et d'autres à en écouter la lecture, tous très contents de
se sentir au milieu du bruit, des conversations, de l'odeur du tabac
et de l'eau-de-vie. Seuls à une table, Benina et le Marocain causaient
de leurs affaires: l'aveugle racontait les diableries de sa compagne,
et elle, son entrevue avec don Carlos, et le ridicule cadeau du livre
de comptes et des deux douros mensuels. Ils parlaient des richesses
que, au dire général, possédait et thésaurisait Trujillo (trente-quatre
maisons), oh! la montagne d'argent en papiers du gouvernement, et des
mille et des mille billets de banque; ils calculèrent longuement,
émettant beaucoup de considérations de toutes sortes, la quantité
innombrable de pauvres qui pourraient être secourus avec tous les
trésors si inutiles à don Carlos, pauvres qui vont par les rues criant
la faim, et tout cela, même après avoir prélevé, comme c'est naturel
et juste, la part que ses enfants ont le droit de posséder. Mais, comme
ils ne pourraient certainement point arranger toutes choses à leur
idée, il valait mieux ne point y songer et gagner chacun son pain de
son mieux jusqu'à ce que la mort vînt et que Dieu donnât à chacun son
dû. Enfin Almudena dit tout d'un coup à Benina, avec la plus grande
gravité et avec une conviction profonde, que toute la fortune de don
Carlos pourrait être sienne si elle voulait.

«Mienne? Tu as dit que tout ce que possède don Carlos pourrait
m'appartenir? Tu es fou, mon petit Almudena.

--Tout serait à toi... par la lumière bénie. Si tu n'y crois pas, je te
le prouverai et tu le croiras.

--Tu me répètes encore que tout l'argent de don Carlos pourrait être à
moi? Quand?

--Quand tu voudras.

--Je le croirai si tu m'expliques comment ce miracle peut se produire.

--Moi, je sais comment..., et je te confierai ce secret.

--Et si tu peux faire que toute la fortune de ce vieux fou, une
supposition, puisse passer à une autre personne, pourquoi restes-tu
dans la misère et pourquoi ne la prends-tu pas pour toi?»

Almudena répondit à cela que la personne qui ferait ce miracle, dont il
possédait le secret, avait besoin d'y voir. Et le miracle était sûr,
par la lumière bénie, et, si elle avait le moindre doute, elle n'avait
qu'à essayer, en faisant ponctuellement tout ce qu'il lui dirait.

Benina avait toujours été quelque peu superstitieuse, et elle croyait
volontiers à toutes les histoires surnaturelles qu'elle entendait
conter, et la misère exaspérait en elle le respect des choses
invraisemblables et merveilleuses; bien qu'elle n'eût vu aucun miracle,
elle espérait toujours en voir arriver un en quelque jour heureux.

Un peu de superstition, beaucoup d'anxiété, d'événements
extraordinaires et jamais vus et autant de curiosité la poussèrent
à demander au Marocain des explications concrètes de sa science ou
art cabalistique, car cela devait être nécessairement œuvre de magie.
L'aveugle lui dit que le tout consistait à savoir demander ce que l'on
désire à un Sar, appelé Samdai.

«Et qui est ce noble cavalier?

--Le roi d'en bas.

--Comment? Un roi qui est en-dessous de la terre? mais c'est le diable.

--Le diable, non, mais un roi très bon.

--Est-ce une chose de ta religion? Quelle religion as-tu, toi?

--Je suis Hébreu.

--Va avec Dieu, dit Benina, qui n'avait pas entendu le mot, et tu
appelles ce roi! et il vient?

--Et il te donnera, lui, tout ce que tu lui demanderas.

--Il me donnera tout ce que je lui demanderai?

--Sûrement.»

La conviction profonde que montrait Almudena frappa la pauvre femme,
qui, après une pause durant laquelle elle interrogeait les yeux morts
de son ami et son front noir luisant, entouré de cheveux noirs, se prit
à dire:

«Et que fait-on pour l'appeler?

--Je te le dirai.

--Et il ne m'arrivera pas malheur si je l'appelle?

--Aucunement.

--Je ne me damne pas, je ne me mets pas à mal et les démons ne
m'emporteront pas?

--Non.

--Continue; mais ne me trompe pas, te dis-je.

--Non, je ne te tromperai point.

--Pouvons-nous le faire tout de suite?

--Non, il faut l'appeler à minuit.

--Il faut que ce soit à cette heure-là?

--Sûrement, sûrement....

--Et comment puis-je sortir de la maison à cette heure-là? Ce n'est
point chose facile. A la vérité, je pourrais dire, une supposition, que
don Romualdo est malade et que je suis obligée d'aller le veiller....
Bien. Que doit-on faire?

--Tu auras besoin de beaucoup de choses. Il faut que tu les achètes.
Premièrement, une lampe de terre. Mais il faut l'acheter sans prononcer
une syllabe.

--Je deviens muette.

--Toi, muette!... Acheter la chose.... Et si tu parles tout est perdu.

--Dieu te protège!... mais bon, j'achète ma lampe de terre, et
après..., sans parler....»

Almudena lui ordonna d'acheter ensuite une marmite de terre avec sept
trous, avec sept, pas un de plus, le tout sans parler, parce que, si
elle parlait, cela ne vaudrait rien. Mais où trouver ces marmites avec
sept trous? A cela, l'aveugle répondit que dans son pays il y en avait
et que l'on pouvait y suppléer avec celles dont usent les marchandes
de châtaignes, en choisissant celle qui aurait sept trous, ni plus ni
moins.

«Et il faut l'acheter sans parler?

--Si l'on parle, rien.»

Il était ensuite indispensable de se procurer un bâton de _carrash_,
bois d'Afrique qu'on appelle ici laurier. On le trouverait facilement
chez le premier marchand de bric-à-brac. Il fallait l'acheter sans
prononcer une parole. Bon, après avoir réuni ces choses, on placerait
le bâton dans le feu jusqu'à ce qu'il brûle bien...; cela doit se
passer le vendredi, à cinq heures précises. Sinon, cela ne vaut rien.
Et le bâton brûlera jusqu'au samedi à cinq heures précises, on le
trempera sept fois dans l'eau, pas une de plus, pas une de moins.

«Tout cela en se taisant?

--Ne jamais parler.

--Ensuite on habille le bâton avec des vêtements de femme, et,
lorsqu'il est bien habillé, on l'appuie au mur, en le plaçant bien
droit sur ses pieds. D'abord il faut placer la lampe de terre allumée
avec de l'huile et recouverte avec la marmite, de telle sorte qu'il
ne passe de lumière qu'à travers les sept trous, et à courte distance
on place la casserole pour brûler des parfums avec du feu, et l'on
commence à dire les prières seulement par la pensée, parce que parler
ne vaut. Et c'est ainsi que la personne doit se tenir, sans se
distraire, sans s'arrêter, regardant sortir la fumée du benjoin, et la
lumière des sept trous, jusqu'à ce qu'à minuit....

--A minuit! répéta Benina enthousiasmée. Et lorsque les douze coups ont
sonné il vient..., il monte..., il m'apparaît!...

--Le roi d'en bas; tu lui demandes ce que tu désires et il te le donne.

--Almudena, tu crois cela? Comment est-il possible que ce seigneur,
sans autres cérémonies que celles que tu m'as dites me donne, à moi,
tout ce qui est maintenant à don Carlos Trujillo?

--Tu le verras en le lui demandant.

--Mais si, dans une telle affaire, on se néglige un tout petit peu,
si l'on s'oublie un seul instant en prononçant une seule parole de la
prière mentale?...

--Il faut se tenir éveillée, ma fille.

--Et la prière?

--Je te l'enseignerai: Tu diras Sema Israël Adonaï Elohim, Adonaï
Ishat....

--Tais-toi, tais-toi: dans la vie ordinaire, je dirais cela sans me
tromper, mais comme cela n'est pas pur castillan, je ne réussirai
pas.... Et pourtant, je puis t'assurer que j'ai peur de tous ces
sortilèges.... Cesse..., cesse!... Ah! pourtant, si c'était vrai,
quelle satisfaction, quelle joie d'enlever à ce vieux fou de don Carlos
tout son argent, ne fût-ce que la moitié, pour le répartir entre tant
de pauvres diables qui meurent de faim.... Si l'on pouvait tenter
l'épreuve, en achetant les vases et le bâton, sans parler.... Mais non,
non.... Si ce roi mage avait à arriver quelque jour.... Car je te dirai
qu'il arrive quelquefois des choses extrêmement phénoménales, et qu'il
vole souvent dans les airs ce que l'on appelle des esprits ou, comme
l'on dit encore, des âmes qui viennent voir ce que nous faisons et
écouter ce que nous disons. Et encore: ce qui est un songe; qu'est-ce
que c'est? Peut-être des choses vraies de l'autre monde qui viennent
dans celui-ci.... Tout peut arriver, tout peut arriver.... Pourtant
moi, que veux-tu que je te dise? Je doute beaucoup qu'ils donnent comme
ça, au premier venu, tant d'argent, sans plus de cérémonies. Que, pour
secourir les pauvres, ils prennent aux riches la moitié d'un million
ou la moitié d'un demi-million, passe encore; mais tant et tant de
richesses pour nous autres.... Non, cela n'est pas croyable.

--Tout, tout ce qui est à la Banque, beaucoup de millions, la loterie,
tout est à toi, si tu fais ce que je te dis.

--Mais si cela est aussi facile, pourquoi d'autres ne le font-ils pas?
Ou est-ce que toi seul as le secret? Ami, conte-le au nonce, car pour
nous tu ne nous feras pas avaler ces bourdes de pape.... Je ne te dis
pas que cela est impossible..., et, si je pouvais tenter l'épreuve,
je l'essayerais avec mille.... Redis-moi donc un peu ce que l'on doit
acheter sans parler....»

Almudena répéta les formules et les règles de la conjuration en y
ajoutant une peinture si vivante et si pittoresque du roi Samdai,
de son visage magnifique, de sa noble démarche, de ses costumes
splendides, de sa suite, qui formait des régiments de princes et de
magnats, montés sur des chameaux blancs comme le lait, que la pauvre
Benina finissait par s'exalter en l'écoutant, et, si elle n'y croyait
pas encore les yeux fermés, elle commençait à se laisser gagner et
séduire par la poésie ingénue de la narration, pensant que, si tout
cela n'était pas vérité, cela méritait bien de l'être.

Quelle consolation pour les misérables de pouvoir croire à des contes
aussi gracieux, et si c'est une vérité de croire qu'il y a des rois
mages pour porter des joujoux aux enfants, pourquoi n'y aurait-il pas
d'autres rois d'illusions qui viendraient au secours des pauvres gens,
des personnes honnêtes qui n'ont qu'une chemise, et des pauvres âmes
décentes qui n'osent plus descendre dans la rue parce qu'elles doivent
trop aux boutiquiers et aux prêteurs? Ce que contait Almudena faisait
partie des choses que l'on ne connaît pas. Et ne peut-il pas se faire
que quelqu'un sache des choses que d'autres ne savent pas?... Et puis!
combien de choses qu'on a considérées comme des mensonges sont ensuite
devenues des vérités! Avant qu'on ait inventé le télégraphe, qui aurait
cru que l'on parlerait avec l'Amérique comme de balcon à balcon avec le
voisin d'en face? Et avant qu'on ait inventé la photographie, que l'on
peut faire un portrait rien qu'en posant une seconde? Ceci est la même
chose que cela. Il y a des mystères, des secrets que nous n'entendons
pas, avant qu'il arrive quelqu'un qui dise: «C'est comme cela!» et le
découvre.... Quoi plus, Seigneur! Là-bas étaient les Amériques depuis
que Dieu a créé le monde, et personne ne le savait..., jusqu'à ce
qu'arrive ce Colomb, et il lui a suffi de mettre un œuf debout, pour
les découvrir toutes, et il dit à ses compatriotes: «Ah! tenez, voilà
l'Amérique et les Américains, et la canne à sucre, et le tabac béni...
et les États-Unis, et des hommes noirs, et des onces de dix-sept
douros.» A voir.



XII


Le Marocain n'avait pas encore achevé sa légende orientale, lorsque
Benina vit entrer dans le café une femme vêtue de noir.

«Ah! voilà cette sauteuse, ta compagne de taudis.

--Pedra? qu'elle soit maudite! Je l'ai chassée ce matin. Elle vient
sûrement avec la Diega....

--Oui, avec une petite vieille, très petite et très maigre qui doit
être plus buveuse encore que les moustiques; elles vont près du garçon
et demandent deux verres de vin.

--Seña Diega lui enseigne le vice.

--Et pourquoi conserves-tu cette oie avec toi? Elle ne te sert de rien.»

L'aveugle lui raconta que Pedra était orpheline; son père avait été
employé à l'abattoir des porcs, et sa mère avait tenu un banc de change
dans la rue de la Ruda. Ils moururent tous les deux à quelques jours
d'intervalle pour avoir mangé du chat. Le minet est un très bon plat,
mais, quand il est enragé, il donne des abcès à qui le mange, et dans
les trois jours on meurt sûrement de fièvres pernicieuses. Enfin, les
parents morts, la petite se trouva à la porte de la rue, abandonnée.
Elle était jolie, ou du moins elle passait pour telle, sa voix était
comme une belle musique. Elle se mit d'abord à faire le change, puis
à vendre des chiffons, car elle avait des instincts de commerçante;
mais sa bonne volonté ne lui servit à rien, car la Diega ne tarda pas
à la faire sortir de son travail en la poussant à la boisson et à
d'autres choses encore pires. Trois mois après, Pedra n'était plus
reconnaissable. Elle était devenue fainéante, n'avait plus que la peau
sur les os et son haleine empestait. Elle criait comme une charretière,
elle ne cessait pas de tousser et sa voix était abominablement enrouée.
Souvent elle mendiait sur le chemin de Carabanchel et elle couchait la
nuit dans les remises d'hôtellerie. De temps en temps elle se lavait
un peu la peau, achetait de l'eau de senteur, s'en aspergeait les
maigreurs, se faisait prêter une chemise, une robe, un châle, et elle
se mettait aux aguets à la porte de la maison de Comadrejo, à la petite
rue de Mediodia. Pourtant elle n'avait constance à rien, et aucun
arrangement ne lui durait plus de deux jours. Seul persistait en elle
le goût pour l'eau-de-vie, et, quand elle se soûlait, ce qui avait bien
lieu de deux jours l'un, elle grimaçait dans le ruisseau et les gamins
l'agaçaient comme aux taureaux. Elle couchait comme une guenon dans la
rue où elle se trouvait, et elle avait plus de marques de coups sur
la peau que de cheveux sur la tête. Il n'existait certainement pas de
corps plus marbré de taches que le sien, ni personne qui, dans un âge
aussi peu avancé, car elle n'avait guère qu'une vingtaine d'années,
bien qu'elle en marquât au moins trente, eût habité aussi souvent,
comme prévenue, le Dépôt ou la Latine. Almudena en usait bien avec
elle, touché de ce qu'elle était orpheline, et lui donnait de trois
choses un peu, la voyant dans un tel désarroi, des conseils, des
aumônes et des coups. Il l'avait trouvée un jour pansant ses plaies
avec du suc de figuier et peignant sa chevelure désordonnée au soleil.
Il lui proposa de venir habiter avec lui en y mettant pour condition
qu'elle payerait la moitié du loyer et qu'elle couperait dans la
racine sa passion pour la boisson. Ils discutèrent, parlementèrent,
puis donnèrent une grande solennité à leur contrat, jurant tous d'eux
de l'observer fidèlement devant un emplâtre visqueux et sur un peigne
de roseau pointu, et cette nuit-là Pedra dormit pour la première fois
dans le bouge de Santa-Casilda. Les premiers jours lurent tout à la
concorde, à la sobriété dans la boisson; mais la chèvre ne tarda pas
à retourner à la montagne, et... la femme endiablée retourna faire la
joie des gamins et donna du fil à retordre aux gardiens du bon ordre.

«Je ne puis vivre avec elle, car elle est toujours ivre. C'est un
malheur..., un vrai malheur. Je ne la garde que par pitié....»

Voyant que les deux femmes, après avoir bu chacune une paire de verres,
regardaient avec ironie l'aveugle et Benina, cette dernière en fut
troublée et voulut se retirer.

«Ne t'en va pas, Amri. Reste avec moi, lui dit l'aveugle en la retenant
par le bras.

--J'ai peur que ces Indiennes ne fassent du tapage.... Voici qu'elles
viennent de notre côté.»

Elles s'approchèrent, en effet, et Benina put contempler à son aise la
figure de Pedra, d'une beauté dure et qui s'en allait. Brune, de traits
réguliers, quoique fortement accentués, de magnifiques yeux noirs, des
sourcils touffus qui se rejoignaient, une bouche sale et largement
ouverte, qui ne paraissait pas faite pour sourire, un corps droit
et élégant dans sa faiblesse et son négligé, la compagne d'Almudena
était une figure tragique, et, comme telle, impressionnait Benina, qui
se disait mentalement qu'elle n'aimerait pas se rencontrer avec une
pareille personne, la nuit, dans un lieu désert.

Quant à la Diega, il était difficile de dire si elle était jeune ou
vieille ou entre les deux. Pour la taille, elle paraissait une enfant;
par sa figure pâle, rugueuse, toute pleine de plis, elle semblait
une vieille décrépite; en regardant ses yeux, on eût dit un petit
animal extrêmement vivant. Sa maigreur était telle que Benina ne put
s'empêcher de la traduire mentalement par une phrase andalouse que
sa maîtresse employait souvent: «Ses coudes doivent piquer comme des
épines.»

Pedra s'assit en souhaitant le bonjour, et l'autre resta debout, sans
dépasser la tête d'Almudena, auquel elle donna une forte tape sur
l'épaule.

«Reste tranquille, fît ce dernier, en levant son bâton.

--Que je reste tranquille avec toi, qui es mauvais et traître, répondit
l'autre. Jaï..., la vérité est que tu es méchant et que tu m'as cherché
querelle et rossée.

--Moi, j'ai toujours été bon, et toi toujours mauvaise pocharde.

--Ne le dis pas, tu vas scandaliser la vieille dame.

--Elle n'est point vieille.

--Qu'est-ce que tu en sais, puisque tu ne la vois pas?

--Elle est convenable au moins, elle.

--Soit dit sans offense, mais tu aimes les vieilles, toi.

--Courage! je vois que vous vous la passez bien sur mon dos, dit
Benina, très contrariée, et en se levant.

--Calmez-vous, calmez-vous..., elle a bu un peu.»

La Diega l'engagea aussi à s'apaiser, ajoutant qu'elle avait acheté un
dixième à la loterie et lui offrant une participation.

«Je ne joue pas, répliqua Benina, je n'ai pas le sou.

--Moi si, dit le Marocain, je vous donne une piécette.

--Et madame, pourquoi ne jouerait-elle pas?

--Arrive demain, nous serons riches, richissimes effectivement, dit la
Diega. Moi, si je gagne, que saint Antoine m'écoute! Je retournerai
m'établir rue de la Sierpe. C'est là que je t'ai connu, Almudena, tu
t'en souviens?

--Non, je ne m'en souviens pas, non....

--Vous vous êtes connus à Mediodia-Chica, à la maison par derrière.

--Là on l'appelait Muley-Abbas.

--Oui, et toi «Quart-de-Kilo» à cause de ta petite taille.

--Se quereller est une vilaine chose. N'est-ce pas, mon petit Almudena?
Les personnes honnêtes s'appellent par le saint baptême, avec leur nom
de chrétien, et cette dame, quel nom a-t-elle?

--Je m'appelle Benina.

--Et madame, par hasard, serait-elle de Tolède?

--Non, madame, mon pays est... à deux lieues de Guadalajara.

--Moi, de Cebolla, dans la terre de Talavera.... Et dis-moi une chose:
pourquoi cette rosse de Pedrilla l'appelle-t-elle Jaï? Quel est ton nom
dans ta religion et dans ta cochonne de terre, sauf ton respect?

--Je l'appelle mon Jaï, parce qu'il est Maure, dit la femme tragique,
prenant part à la conversation.

--Mon nom est Mordejaï, déclara l'aveugle, et je suis né dans un
charmant pays qu'on appelle là-bas Ullah-de-Bergel, dans la terre de
Sus.... Oh! terre divine, gracieuse.... Beaucoup d'arbres, de l'huile
beaucoup, du miel, des fleurs et beaucoup de gomme.»

Le souvenir du pays natal lui inspira un enthousiasme chaleureux et
il se mit à le décrire avec des hyperboles gracieuses, un coloris
poétique que savourèrent les trois femmes avec un immense et infini
plaisir. Poussé par elles, il raconta quelques incidents de sa vie,
toute pleine d'événements stupéfiants, d'entreprises périlleuses et de
fantastiques aventures. Il raconta d'abord comment il s'était enfui du
foyer paternel, à l'âge de quinze ans, se lançant à parcourir le monde,
sans que, depuis ce jour, il eût jamais eu aucune nouvelle de son pays
ni des siens. Son père l'avait envoyé à la maison d'un marchand, son
ami, avec le message suivant: «Dis à Ruben Toledano qu'il te donne
deux cents douros dont j'ai besoin.» Et ce devait être le mode d'agir
entre banquiers et entre gens chez lesquels régnait une confiance
patriarcale; car la mission s'exécuta effectivement sans aucune
difficulté, Mordejaï recevant les deux cents douros en quatre sacs de
monnaie espagnole. Mais, au lieu de retourner à la maison paternelle
avec ses écus, il prit le chemin de Fez, avide de voir le monde et
de travailler pour son compte, et de gagner beaucoup d'argent pour
l'auteur de ses jours, jusqu'à cent ou deux cent mille, songeait-il.
Achetant deux bourricots, il se mit à transporter des marchandises et
des voyageurs de Fez à Méquinez, avec un bon bénéfice. Mais un jour
de grande chaleur, châtiment de Dieu, passant près d'une rivière,
il lui prit fantaisie de se baigner. Dans l'eau, pour son malheur,
flottaient deux charognes de chevaux. En sortant de l'eau, les yeux
lui faisaient mal et, trois jours plus tard, il était aveugle. Comme
il avait quelque argent, il put rester un certain temps sans implorer
la charité publique, avec la tristesse inhérente à la perte de la vue
et le chagrin non moins grand de passer de la vie active à la vie
sédentaire. Le jeune garçon, agile et fort, s'était changé du soir au
matin en un homme débile et maladif, et ses ambitions de commerçant et
ses enthousiasmes de voyageur durent disparaître pour céder la place
à une sombre et continuelle méditation sur la fragilité des biens de
cette terre, sur l'infaillible justice avec laquelle Dieu, notre père
et notre juge, fait sentir la pesanteur de sa main au pécheur. Il ne
se risquait point à le supplier de lui rendre la vue, car certainement
il ne l'eût pas exaucé. C'était un châtiment, et le Seigneur ne se
retourne pas quand il a frappé ferme. Il lui demanda seulement de lui
donner de l'argent en abondance, pour qu'il pût vivre à l'aise et
aussi une femme qui l'aimerait: rien de tout cela ne fut accordé à ce
pauvre Mordejaï, qui avait chaque jour moins d'argent, car il coulait
de ses mains, sans qu'aucun autre rentrât d'aucun côté, et aucune
femme ne vint. Celles qui s'approchaient de lui en feignant de l'aimer
ne venaient à lui que pour le voler. Un jour qu'il était l'homme le
plus molesté du monde, parce qu'il ne pouvait réussir à chasser une
puce qui le piquait horriblement et se moquait avec une audace sans
pareille de ses efforts, ce n'est point une invention..., deux anges
lui apparurent.



XIII


«Tu voyais donc un peu, Almudena? lui demanda Quart-de-Kilo.

--Je les vis parfaitement, tous deux.»

Il expliqua qu'il distinguait une masse obscure au milieu de la lumière
et cela pour toutes les choses de cette terre, mais que pour les choses
de ces mondes mystérieux qui s'étendent en haut et en bas, en avant et
en arrière, au dedans et au dehors de notre monde, ses yeux voyaient
clair, et alors aussi bien qu'elles le voyaient elles-mêmes. Bon! Alors
lui apparurent deux anges, et, comme ils ne lui apparaissaient certes
pas pour ne rien dire, ils lui firent connaître qu'ils venaient de la
part du roi d'en bas, avec un message pour lui. Le seigneur Samdai
avait à lui parler, et pour ce faire il était nécessaire qu'il se
rendît de nuit à l'abattoir, qu'il fît brûler un peu d'encens et qu'il
se mît à prier au milieu des dépouilles et des mares de sang, jusqu'à
deux heures du matin, heure de l'entrevue. Pas besoin est de dire
que les anges s'en allèrent comme une brise légère lorsqu'ils eurent
terminé leur ambassade à Mordejaï, et lui prit son brûle-parfum, sa
pipe, la ration d'encens, dans un papier, et il se dirigea à petits pas
vers l'abattoir; la longue station qu'il devait faire lui aurait paru
moins longue en fumant.

Il se plaça là, assis les jambes croisées, respirant les vapeurs qui
s'échappaient du brûle-parfum et fumant pipe sur pipe jusqu'à ce
qu'arrivât l'heure fixée, et la première chose qu'il vit, ce furent
deux chiens plus grands que le chameau blanc, avec des yeux de feu.
Mordejaï était rempli d'admiration et pouvait à peine respirer. Vint
ensuite un régiment de cavaliers avec beaucoup de musique, et des beaux
habits de fête; ensuite commença à tomber une pluie très épaisse de
sable et de pierres, tant et tant qu'il se vit enterré jusqu'au cou,
et il respirait à peine. A chaque instant plus forte... et sur toutes
ces scories passèrent de nouvelles troupes de cavaliers courant à toute
vitesse, bannières blanches au vent et tirant sans cesser des coups de
fusil. Suivit une pluie de couleuvres et de crapauds qui tombaient en
sifflant et en se tordant. Le pauvre aveugle se mourait de frayeur, se
trouvant enveloppé dans l'horrible nuage de bêtes immondes.... Puis
vinrent des hommes et des femmes à pied, dans une lente procession,
tous et toutes vêtus de blanc, portant dans les mains des paniers et
des corbeilles d'or recouverts de fleurs, car les serpents et les
crapauds s'étaient magiquement transformés en roses et en lis, et en
rameaux odorants de menthe et de lauriers tous ces sables et pierres
brûlantes et tranchantes.

Pour ne pas fatiguer et pour abréger, le roi apparut enfin, beau, d'une
beauté à la fois humaine et divine, une longue barbe noire, des boucles
d'oreilles, une couronne d'or qui avait l'air d'avoir comme pierreries
le soleil, la lune et les étoiles. Son vêtement était vert, sa finesse
était telle qu'il semblait tissé par les araignées très habiles qui
travaillent dans les profondeurs de la terre avec des aiguilles de feu.
Sa suite était si brillante et si belle qu'elle illuminait l'air. Comme
la Pedra lui demandait si Sa Majesté la reine n'était pas venue, elle
aussi, le narrateur s'arrêta un instant, recueillant ses souvenirs,
et il rendit compte qu'effectivement la femme du roi était venue,
mais que sa figure lui avait paru effacée comme la lune lorsqu'elle
traverse un nuage, et, pour cette raison, Mordejaï n'avait pas bien
pu la distinguer. La souveraine était vêtue de bleu, d'une couleur
qui ressemble à celle de nos pensées quand nous sommes entre triste
et gai. L'aveugle disait cela avec effort, suppléant à l'incertitude
de son langage par le jeu de sa physionomie convaincue et ses gestes
irrités et éloquents.

Au total, sur l'ordre du roi, les femmes vêtues de blanc déposèrent
devant lui tous les paniers et les corbeilles d'or qu'elles portaient.
Qu'était-ce? Des pierreries de diverses sortes, beaucoup, beaucoup,
qui formèrent des monceaux qui n'auraient tenu dans aucune maison;
des rubis gros comme des pois chiches, des perles grosses comme des
œufs de colombe, toutes, toutes grosses, des diamants fins en telle
quantité qu'il y en avait de quoi remplir beaucoup de sacs, et avec ces
sacs une voiture de déménagement; des émeraudes comme des noix et des
escarboucles comme mon poing.

Les trois femmes écoutaient tout cela ébahies, muettes, les yeux fixés
sur le visage de l'aveugle et la bouche ouverte. Au commencement de
la relation, elles avaient peine à croire, et elles étaient arrivées
à une naïve conviction, par excitation de leur âme, avides de choses
plaisantes et agréables, comme compensation à la vie de misère
mortifiante qu'elles subissaient. Almudena faisait passer toute son
âme dans sa voix et avec sa langue tous les plis mobiles de sa face
remuaient et jusqu'aux poils de sa barbe noire. Tout était signe,
hiéroglyphe déchiffrable, écriture orientale que les auditeurs
entendaient sans savoir comment. La fin de la splendide vision fut que
le roi dit au bon Mordejaï que des choses qu'il désirait, richesse et
femme, il ne pouvait lui en donner qu'une seule et qu'il devait choisir
entre les pierreries qu'il admirait tout à l'heure et avec lesquelles
il jouirait d'une fortune supérieure à celle de tous les souverains de
la terre, et une femme bonne, belle et laborieuse, bijou certainement
si rare que l'on ne pourrait le rencontrer qu'en parcourant toute la
terre à sa recherche. Mordejaï n'hésita pas un seul instant dans son
choix et dit à Sa Majesté le roi d'en bas que pour rien au monde il ne
saurait accepter ces pierreries si on ne lui donnait point la femme....

«Je désire la femme.... J'aimerai ma femme, et sans ma femme je ne veux
point de pierreries, ni d'argent, ni rien.»

Le roi lui signala alors une femme qui, bien enveloppée d'un manteau
qui lui recouvrait jusqu'à la figure, s'en allait par le chemin et lui
dit que cette femme était la sienne, qu'il devait la suivre jusqu'à
ce qu'il la rencontrât et l'épouser, et cette femme qui lui était
donnée s'en allait d'un pas très léger. Et, cela dit, Sa Majesté daigna
s'évanouir dans les airs, et avec elle tous ceux de sa suite, et les
régiments de cavaliers et les femmes vêtues de blanc, et tout, tout ce
qui était apparu, en ne laissant qu'une odeur pénétrante d'encens et
les aboiements des deux immenses chiens qui s'en allaient se perdant
dans l'éloignement de la nuit fraîche, et il les entendait encore
retentir d'une façon effrayante au delà des monts. Mordejaï resta trois
mois malade après cette singulière aventure, et il ne pouvait prendre
pour toute nourriture que de l'eau et de la farine d'orge sans sel.
Et il se trouva ensuite si maigre qu'il pouvait compter ses os sans
qu'aucun lui échappât. Enfin, s'arrangeant comme il put, il commença
son chemin à travers le vaste monde à la recherche de la femme qui,
selon le dire du roi Samdai, était la sienne.

«Et tu l'as rencontrée après tant et tant d'années de recherches et de
courses et elle s'appelait Nicolasa, dit la Pedra, cherchant à aider
l'aveugle dans son autobiographie.

--Qu'en sais-tu? Ce n'est pas Nicolasa.

--Mais alors, c'est peut-être madame, ajouta la Diega faisant allusion,
non sans une certaine impertinence, à la pauvre Benina qui ne
desserrait pas les dents.

--Moi?... Que Jésus me protège! Je ne suis point une effrontée qui
court par les chemins.»

Almudena conta qu'au sortir de Fez il était allé en Algérie, qu'il
vécut d'aumônes d'abord à Tlemcen, ensuite à Constantine et à Oran;
que de cette ville il s'embarqua pour Marseille, qu'il parcourut toute
la France, Lyon, Dijon, Paris, qui est très grand, plein d'arbres et
où les rues sont pavées et aussi douces que la paume de la main. Après
s'être arrêté dans une ville qui a nom Lille, il était retourné à
Marseille où il s'était embarqué pour Valence.

«Et à Valence, tu as rencontré la Nicolasa, avec laquelle tu es venu
ici, grâce au secours des municipalités, deux réaux par étape, dit la
Pedra, et de Madrid vous êtes allés en Portugal, et tu t'es contenté
ainsi durant trois ans, homme artificieux, jusqu'à ce qu'elle t'ait
lâché pour aller avec un autre.

--Tu n'en sais rien.

--Conte donc l'histoire de Nicolasa, comment on t'a arrêté, toi, pour
te mettre à San-Bernardino, et elle pour la mettre à l'hôpital; et
puis qu'une nuit, tandis que tu dormais, deux femmes de l'autre monde,
à vrai dire deux âmes, te sont apparues pour te dire que la Nicolasa
causait à l'hôpital avec un condamné qu'on allait pendre....

--Ce n'est pas vrai, cela..., tais-toi.

--Un autre jour tu nous raconteras cela, indiqua Benina, qui, bien
qu'elle goûtât fort ces histoires contées, désirait s'en aller, pour
vaquer à ses préoccupantes affaires.

--Restez donc, madame; où voulez-vous aller où vous soyez mieux qu'ici?

--Un autre jour je vous raconterai la suite, dit l'aveugle en souriant.
J'ai vu beaucoup de choses.

--Tu es assoiffé, Jaï. Invite-nous à boire une demie, pour rafraîchir
ta langue qui est sèche comme la sole d'une vieille savate.

--Je ne vous invite à rien du tout, vieilles pochardes, je n'ai point
d'argent.

--Ne t'en inquiète pas, dit la Diega orgueilleusement.

--Je ne bois pas, déclara Benina; maintenant je suis pressée et, avec
la permission de la compagnie, je m'en irai.

--Reste encore un petit instant. Il n'est que onze heures.

--Laisse-la aller, dit avec bienveillance la Pedra, car elle a
peut-être besoin de mendier encore; nous, nous avons fait notre
journée.»

Interrogées par Almudena, elles racontèrent que, la Diega ayant touché
quelques sous que deux filles de la rue Chopa lui devaient, elles
s'étaient lancées dans le commerce, l'une et l'autre tenant les plus
grandes dispositions et même une adresse supérieure pour l'achat et
la vente. La Pedra ne se sentait femme honnête et accomplie que quand
elle se livrait au trafic, même de choses menues, même de cure-dents,
de feuilles de thé ou de grains de café ayant servi. L'autre était
un aigle pour la revente des chiffons et petits objets. Avec cet
argent ainsi venu entre leurs mains par miracle, elles avaient acheté
différentes choses dans une maison de soldes, et, le matin de ce
jour, elles avaient planté leur bazar près de la petite fontaine de
l'Arganzuela, ayant la chance de vendre plusieurs cartes de boutons,
de petits morceaux de rubans et deux gilets de Bayonne. Un autre jour,
elles achetaient de la faïence, des images, des chevaux en carton,
de ceux que l'on vend à perte à la fabrique de la rue du Carnero.
Elles parlèrent longtemps de leur commerce et elles se vantaient
réciproquement l'une l'autre, parce que si Quart-de-Kilo n'avait
pas sa pareille pour l'achat de marchandises détériorées, personne
n'atteignait la force et la malice de l'autre pour la vente au détail.
Un autre indice qu'elles étaient venues au monde pour être commerçantes
et rien d'autre, est que l'argent ainsi gagné en vendant, elles
savaient le serrer dans leur bourse, en fermant avec soin les cordons,
animées du désir ardent et inquiet de le conserver, tandis que l'argent
qui arrivait entre leurs maigres mains de n'importe quelle autre façon
s'échappait, sans même qu'elles eussent le temps de fermer le poing
pour le retenir.

Benina était tout oreilles pour écouter ces explications qui eurent
pour résultat de lui faire naître une certaine sympathie pour
l'ivrognesse, parce que, elle aussi, Benina se sentait des dispositions
pour le commerce, et l'idée de l'achat et vente caressait agréablement
les fibres de son âme. Ah! si, au lieu de se mettre en service et de
travailler comme une négresse, elle s'était installée sous une porte
cochère, un autre coq aurait chanté. Mais il est vrai que ses habitudes
et son indissoluble association avec doña Paca lui fermaient la porte
du commerce.

La brave femme insista pour abandonner l'agréable réunion et, quand
elle se leva pour partir, elle laissa tomber le crayon que lui avait
donné don Carlos et, en voulant le ramasser, elle fit pareillement
tomber l'agenda.

«Mazette, dit la Pedra, vous ne transportez pas un mince bagage, et
elle jeta un coup d'œil rapide sur le livre, bien qu'elle sût plutôt
déchiffrer ses lettres que lire réellement. Ceci, qu'est-ce? Un livre
de comptes. Comme il me plaît! Mars ici, et la place des pesetas et la
place des centimes. C'est bien commode de pouvoir marquer ce qui entre
et ce qui sort. Moi, je l'écris tel que; mais je m'embrouille dans les
chiffres, parce que les yeux eux-mêmes s'embrouillent avec les doigts
et, quand je fais l'addition, je ne peux plus tomber d'accord avec ce
que je dois avoir.

--Ce livre, dit Benina qui sur-le-champ entrevit l'occasion de faire
un commerce, m'a été donné par un parent de ma maîtresse, pour que
nous écrivions point par point nos affaires; mais nous ne savons pas
le faire. Il n'y a pas «la Madeleine pour cette étoffe», comme disait
l'autre, et j'y pense, mesdames, vous autres qui êtes commerçantes, ce
livre vous conviendrait merveilleusement. Et je vous le vendrai, si
vous me le payez bien.

--Combien?

--Comme c'est pour vous, deux réaux.

--C'est beaucoup, dit Quart-de-Kilo, en dévorant des yeux le livre
qui était dans les mains de sa compagne. Et si, tandis que nous le
désirons, le Moricaud nous empêche de le prendre?

--Prends-le, indiqua la Pedra, prise d'une convoitise d'enfant, en
faisant tourner les pages avec son doigt mouillé. On écrit sur les
petites lignes: tant de quantités, tant de lignes et ainsi c'est plus
clair.... Donne-lui un réal, va.

--Mais vous ne voyez pas que le livre est tout neuf? Sa valeur est
marquée là: «deux pesetas».

Elles marchandèrent; Almudena intervint comme conciliateur des intérêts
des deux parties, et enfin le traité fut signé moyennant quarante
centimes pour le tout, avec le crayon.

La Benina sortit du café tout heureuse, pensant qu'elle n'avait point
perdu son temps, et que, si les pierres précieuses qu'Almudena avait
placées en monceaux devant elle étaient chimériques, positives et de
bon aloi étaient les quatre pièces de deux sous, luisantes comme quatre
soleils, qu'elle avait gagnées en vendant l'inutile cadeau du monomane
Trujillo.



XIV


Le long repos dans le café lui permit de parcourir comme un gaz léger,
la distance entre le Rastro et la rue de la Cabeza, où vivait Mme
Obdulia, qu'elle voulait visiter et secourir avant de rentrer, car il
était indubitable pour elle qu'à un sou près il devait lui revenir
la moitié de l'un des deux douros que don Carlos lui avait donnés. A
deux heures moins un quart elle entrait par le portail qui, par son
air sinistre et son état d'humidité, ressemblait fort à la porte d'une
prison! Dans le bas, il y avait un établissement d'ânesses à lait, avec
des petites ânesses peintes sur la devanture, et au dedans, vivaient
sans air ni lumière les pacifiques nourrices des phtisiques, enfermées
et phtisiques elles-mêmes. Dans la loge du concierge, on donnait
asile à une connaissance de Benina, l'aveugle Pulido, qui était un
des piliers de San-Sebastian. Elle causa un instant avec lui et avec
le vacher avant de monter, et tous deux lui donnèrent des nouvelles
bien mauvaises; que le pain allait augmenter et que la Bourse avait
beaucoup baissé. Le premier événement avait pour cause la sécheresse,
et le second était arrivé parce qu'il y allait avoir une révolution
terrible. Les ouvriers réclamaient la journée de huit heures et les
patrons refusaient de la leur accorder. L'ânier annonça avec un sérieux
prophétique que bientôt il n'y aurait plus d'argent métallique et
seulement du papier et qu'on allait mettre de nouvelles contributions
inclusivement jusque sur le bonjour qu'on se donnerait ou se rendrait.

C'est sur ces mauvaises impressions que Benina commença à monter
l'escalier aussi ruiné qu'obscur, avec ses marches bombées, les parois
souillées, recouvertes d'indications écrites par les habitants, au
charbon ou au crayon, auprès des portes de chaque logement, ce qui
rendait l'aspect intérieur plus sale que l'extérieur; des lumignons
vacillants l'éclairaient, comme les veilleuses de jour éclairent les
saints. Au premier étage en partant du ciel, dans le voisinage des
chats et avec une vue magnifique sur les toits et les mansardes,
demeurait la jeune dame Obdulia; sa maison, par la largeur et la
fraîcheur des pièces, aurait ressemblé à un couvent, n'était le peu de
hauteur des plafonds que l'on touchait de la main. Les tapis et les
nattes y étaient aussi inconnus que les redingotes ou les chapeaux haut
de forme au Congo; seulement dans la pièce décorée du nom de cabinet
il y avait un morceau de feutre éraillé, bleu et rouge et formant des
carrés. Les meubles d'occasion, avec leurs sièges défoncés, leurs pieds
invalides, leur aspect boiteux, accusaient les désastres de leurs
voyages à l'infini dans les voitures de déménagement.

Obdulia elle-même ouvrit la porte à Benina, disant qu'elle l'avait
entendue monter, et au même instant la bonne vieille se vit assaillie
par une paire de chats très gentils qui la regardaient en miaulant, le
poil hérissé, et en se frottant contre elle.

«Les pauvres petites bêtes, dit la jeune femme avec plus de compassion
pour elles que pour elle-même, elles n'ont point encore mangé!»

La fille de doña Paca portait une robe de chambre de flanelle rose,
d'une coupe élégante, mais défraîchie par un long usage, le devant
couvert de taches de chocolat ou de graisse, des trous aux manches,
la doublure arrachée; enfin tout indiquait un vêtement acheté de
rencontre, trop large pour la propriétaire actuelle, la précédente
étant sans doute plus forte de taille. De toute manière, un tel
vêtement convenait peu quand même à la pauvreté de la femme de
Luquitas.

«Ton mari n'est pas encore venu cette nuit? lui dit Benina suffoquée
par la pénible ascension.

--Et il n'y a pas de danger qu'il vienne. Il faudrait le chercher à son
café ou dans ces maisons de perdition avec celles qui lui ont troublé
la cervelle.

--On ne t'a rien porté de la maison de tes beaux-parents?

--Non, ce n'est pas le jour. Tu sais bien qu'ils ne m'envoient quelque
chose que de deux jours l'un. Ils vont manger chez leur tante.

--De sorte que tu es comme le caméléon. Tu ne t'affliges pas, tu
attends que Dieu y pourvoie, et il n'a pas l'air d'y penser; mais me
voici là à point pour que tu ne jeûnes pas plus que ton dû; que le ciel
t'en tienne compte.... Mais j'entends une petite toux. Ton cavalier
servant est-il venu?

--Oui, il est ici depuis dix heures. Il m'entretient avec les jolies
choses qu'il me dit, et, en l'écoutant, je ne m'aperçois pas qu'il n'y
a à la maison que deux onces de chocolat, une demi-douzaine de dattes,
et quelques vieux croûtons de pain.... Si tu as apporté quelque chose
avec toi, il faudrait donner tout d'abord à ces malheureux chats qui
souffrent et me tourmentent depuis le point du jour. Il me semble
qu'ils me parlent et qu'ils me disent: «Qu'est devenue notre Nina
qu'elle ne nous procure plus notre mou?»

--Bien, je pourvoirai à tout, mais d'abord je voudrais saluer ce
cavalier qui, quoique d'âge, sait encore dire de jolies et fines choses
aux dames.»

Elle entra dans la pièce que l'on nommait le cabinet, et M. de Ponte y
Delgado se répandit avec elle en compliments de bonne société:

«Toujours votre serviteur, Benina, et inconsolable quand vous brillez
par votre absence.

--Comment! je brille par mon absence!... Quelle phrase disparate vous
faites, monsieur de Ponte! Ou bien est-ce que nous autres femmes du
peuple nous n'entendons point ces finesses?... Allez avec Dieu. Je
reviens à l'instant, car j'ai de quoi donner à manger à la petite et
à messieurs les chats. Eh bien! que don Frasquito ne dise rien, il a
dû faire pénitence ici. Je l'invite, moi.... Non, c'est madame qui
l'invite.

--Oh! quel honneur!... J'y suis extrêmement sensible. Mais j'avais
l'intention de me retirer.

--Oui, nous savons que vous êtes toujours convié dans les maisons de
la noblesse. Mais vous êtes si bon que vous ne dédaignez pas de vous
asseoir à la table de pauvres gens comme nous.

--Considération qui nous est infiniment agréable, dit Obdulia. On sait
que pour M. de Ponte, c'est un vrai sacrifice que d'accepter une si
pauvre table....

--Pour l'amour de Dieu, Obdulia!...

--Mais votre extrême bonté vous inspire ces sacrifices et de bien plus
grands encore. N'est-ce point vrai, Ponte?

--Oui, je me fâcherai avec vous, chère amie, si vous continuez à être
aussi paradoxale. Vous appelez sacrifice le plus grand plaisir qui
puisse exister dans la vie.

--As-tu du charbon?.... dit avec brusquerie Benina, comme quelqu'un qui
jette une pierre dans un massif de fleurs.

--Je crois qu'il y en a un peu, dit Obdulia, et sinon, va en chercher.»

Nina rentra à l'intérieur de la cuisine et, ayant trouvé du
combustible, elle se mit à allumer le feu et à installer ses
casseroles. Durant la prosaïque opération elle conversait avec les
étincelles et les braises, se servant de l'écran comme d'un tuyau
acoustique leur disant:

«Je vais avoir une fois de plus le plaisir de donner à manger à ce
pauvre affamé, qui par fausse honte, ne veut point confesser sa faim.
Que de misères dans ce monde, Seigneur! On dit justement que plus
on a vu, plus on verra. Et quand on croit avoir aperçu le fin fond
de la misère, on trouve tout à coup qu'il y a encore des gens plus
misérables, car, si une pauvre femme tombe à la rue, on lui donne, elle
demande et elle mange, et un demi-pain lui suffît pour s'alimenter....
Mais ceux-ci qui joignent à l'envie de manger l'insurmontable confusion
de demander, étant timides et délicats de nature; ceux qui ont eu la
fortune et reçu de l'éducation et qui ont peur de s'abaisser.... Mon
Dieu, qu'ils sont malheureux! Que de discours ils doivent se faire pour
ajuster leur vie!... S'il me reste de l'argent, après avoir mangé,
il faut que je voie comment je m'arrangerai pour trouver la piécette
qui est nécessaire pour lui payer le lit de cette nuit. Mais non, il
faudra huit réaux. Je pense que je ne pourrai pas payer encore cette
nuit.... Et comme cette damnée Bernarda ne fait crédit qu'une fois...,
il faudra lui payer tout le comptant.... Et comment savoir si on lui
a fait crédit deux ou trois fois.... Non, si j'avais assez d'argent
je n'aurais pas le courage de le donner, et même si on me l'offrait,
j'aimerais mieux dormir à la belle étoile plutôt que de l'enlever à ces
pauvres gens.... Seigneur! que de choses il faut voir chaque jour dans
ce monde si grand de la misère!»

Pendant que Benina se livrait à ces réflexions, le langoureux Frasquito
et l'excellente Obdulia parlaient de mille choses suaves ou agréables,
bien loin de la triste réalité. Dès qu'ils eurent vu entrer la
Providence, sous la figure de Benina, la jeune femme s'était trouvée
soulagée de ses inquiétudes et de ses angoisses et, pour le même motif,
le chevalier respirait à l'aise, et leurs papilles furent agréablement
chatouillées à l'idée de voir conjuré, au moins pour ce jour, le grave
conflit des subsistances. L'un et l'autre, femme terre à terre et
homme galant, possédaient, au milieu de leur radicale pénurie, une
richesse incommensurable, inépuisable, extrêmement efficace, toujours
monnayable, extraite de l'inépuisable mine de leur propre esprit, et,
bien qu'ils usassent avec prodigalité des produits de cette mine, plus
ils en usaient, plus ils en avaient à leur disposition. Cette richesse
consistait dans la précieuse faculté d'abandonner la réalité quand
ils le voulaient, pour se transporter dans un monde imaginaire, tout
de bonheur, de plaisirs et de choses agréables. Grâce à cette divine
faculté, il arrivait qu'en mainte occasion ils ne s'apercevaient pas
de leurs énormes malheurs; car, lorsqu'ils se voyaient privés de tous
les biens positifs, ils sortaient de leur imagination le cor d'Amalthée
et ils n'avaient qu'à souffler dedans pour en voir sortir tous les
biens idéaux. Ce qu'il y avait de plus curieux, c'est que M. de Ponte
y Delgado, bien que trois fois au moins aussi âgé qu'Obdulia, la
dépassait en puissance imaginative, car, à son déclin, les illusions de
l'enfance semblaient lui revenir.

Don Frasquito était ce qu'on appelle vulgairement une âme du bon Dieu.
On ne connaissait pas son âge et il fallait renoncer à le savoir, car
les archives de l'église d'Algeciras, où il avait été baptisé, avaient
été brûlées. Il possédait le rare privilège physique d'une conservation
qui pouvait rivaliser avec celle des momies d'Égypte et qu'aucune
privation, aucune contrariété, n'arrivait à modifier. Ses cheveux
étaient restés noirs et abondants; la barbe, non; mais il parvenait,
grâce à un peu de teinture, à harmoniser l'une avec l'autre. Il portait
les cheveux tombant sur le front, non à la romantique, ébouriffés et
touffus, mais comme on les portait en 1850, bien lustrés et avec la
raie de côté, les mèches bien rabattues sur les oreilles. Le mouvement
de sa main pour ajuster et modeler à leur place ces deux mèches était
devenu un mouvement de seconde nature, vrai tic physiologique, qui
arrivait à faire partie de sa manière d'être naturelle. Certainement,
avec ses bandeaux et ses coques, sa barbe luisante et teinte, le visage
de Frasquito était de ceux que l'on peut appeler poupins, à cause de je
ne sais quelle expression d'ingénuité et de confiance qui ressortait
de son nez petit et de ses yeux jadis vifs devenus languissants. Ils
regardaient toujours avec attendrissement, lançant leurs rayons
d'astre couchant, mélancoliquement au milieu d'un brouillard de larmes
chassieuses, coulant à travers de rares cils et de grandes pattes
d'oie. Deux choses entre autres étaient un motif de grand orgueil pour
de Ponte y Delgado, à savoir: ses cheveux et son petit pied. Dans les
plus grandes adversités, au milieu des mortifications les plus grandes,
des abstinences les plus inéluctables, il se résignait facilement;
mais porter de vieilles chaussures qui auraient compromis la structure
parfaite et les gracieuses proportions de son pied, cela était
impossible, il ne fallait pas le lui demander.



XV


Nous n'avons pas parlé du grand art de conserver les vêtements.
Personne comme lui ne savait découvrir dans les loges de portiers de
maisons excentriques d'habiles tailleurs qui, pour une somme modique,
savaient habilement retourner une pièce dans un vêtement; personne ne
savait, comme lui, traiter avec délicatesse les vêtements, pour les
défendre contre l'usure constante, de façon que leur durée défie celle
des années, en se conservant dans la forme la plus pure; personne ne
savait, comme lui, employer la benzine pour faire disparaître les
taches, redresser les plis avec la main, étirer les habits, corriger
la déformation des genoux. Ce que pouvait lui durer un chapeau,
cela ne saurait se dire. Pour le vérifier, il ne suffirait pas de
compulser toutes les chronologies de la mode, car, à force d'être
ancienne, la forme de son chapeau en arrivait à paraître moderne; le
lissage de la soie et les soins maternels contribuaient à entretenir
cette illusion. Les autres parties du vêtement, si elles égalaient en
longévité le chapeau, ne pouvaient lutter avec lui pour dissimuler leur
âge, car avec les transformations et les retournements, les reprises
et les pièces, elles n'étaient plus que l'apparence d'elles-mêmes.
D. Frasquito portait en toute saison un petit paletot d'été clair;
c'était son vêtement le moins âgé, et il lui servait à cacher, boutonné
jusqu'au cou, tout ce qu'il portait ou ne portait pas sur lui, sauf la
partie basse de son pantalon. Dieu seul et Ponte se doutaient de ce que
recouvrait le petit paletot.

Je ne crois pas qu'il ait jamais existé de personne plus inoffensive,
mais je ne crois pas non plus qu'on put en rencontrer d'aussi
inutile. Ponte n'avait jamais servi à rien; sa misère seule suffisait
à l'indiquer, et elle était impossible à dissimuler en ce triste
accident de sa vie. Il avait hérité d'une petite fortune, il avait
occupé quelque bon emploi, et n'avait jamais eu de charges de famille,
parce qu'il s'était pétrifié dans le célibat, d'abord par adoration de
lui-même, ensuite parce qu'il avait perdu son temps à chercher, avec
un scrupule excessif et un soin tout spécial, un mariage de convenance
qu'il ne rencontra pas et ne pouvait pas rencontrer, avec les chances
déraisonnables et impossibles qu'il désirait trouver. Ponte y Delgado
avait consacré sa vie au monde, vêtu avec une élégance affectée,
fréquentant, je ne dirai pas les salons, parce qu'autrefois on n'usait
pas beaucoup de cette appellation, mais quelques maisons agréables et
distinguées. Les vastes salons étaient peu nombreux, et Frasquito, bien
qu'il se vantât d'en avoir fréquenté en son temps, n'en avait guère
aperçu plus loin que la porte. Dans les réunions qu'il fréquentait
et dans les bals auxquels il assistait, comme dans les casinos et
autres centres de réunions masculines, nous ne dirons point qu'il
détonnait, mais il se distinguait fort peu par son génie naturel et il
lui manquait ce mélange de correction, de bon ton et d'air dédaigneux
qui constituent la véritable élégance. Très affecté dans ses manières,
cela, oui; très occupé de ses gants, très préoccupé de sa cravate, de
son pied petit, il était agréable aux dames, sans en intéresser aucune,
tolérable pour les hommes, dont quelques-uns l'estimaient même.

Seulement, dans notre société hétérogène, libre de scrupules et de
préjugés, il arrive quelquefois qu'un petit nobliau, possesseur de
quatre sous vaillants, ou employé à demi-solde, puisse coudoyer
les marquis et les comtes de sang bleu et les gens riches dans les
centres de fausse élégance; là où l'on voit encore se réunir et se
fréquenter ceux qui exploitent la vie somptueuse pour leurs affaires,
leurs vanités ou leurs audacieuses amours, et aussi ceux qui vont
danser ou dîner avec les dames sans autre but que de se procurer des
recommandations pour un congé ou la faveur d'un chef pour manquer
impunément aux heures de bureau. Je ne dis pas cela pour Frasquito
de Ponte, qui était plus qu'un pauvre diable au temps de son apogée
sociale. Sa décadence ne commença à se manifester d'une façon notoire
que depuis 1859. Il se défendit héroïquement jusqu'en 1868, et à
l'arrivée de cette année, marquée dans son destin par des points très
noirs, le pauvre infortuné se trouva plongé jusqu'au cou dans les
abîmes de la misère la plus profonde, et cela pour n'en plus sortir.
Il avait mangé durant les années antérieures les derniers restes de sa
fortune. L'emploi qu'il avait obtenu à grand'peine de Gonzalez Bravo
lui fut malheureusement enlevé par la révolution: il n'en avait pas
joui longtemps et il n'avait pas su économiser.

Le malheureux se trouva, comme on dit, avec le jour et la nuit
pour toute rente; toutefois, il lui restait encore la compassion
discrète de quelques amis qui le reçurent à leur table. Mais les
bons amis moururent ou se lassèrent et les parents ne se montrèrent
pas compatissants. Il souffrit la faim, le complet dénuement, les
privations de tout ce qui avait été son plus grand plaisir, et
pourtant, dans une aussi critique occurrence, sa délicatesse innée et
son amour-propre furent comme une pierre attachée à son cou, qui aurait
facilité son immersion et sa noyade; il n'était pas homme à importuner
ses amis par des sollicitations d'argent, à les «taper» indiscrètement,
et c'est seulement dans de si rares occasions qu'on peut les compter,
dans de vraies situations critiques, en vrai péril de mort, qu'il
s'aventura à tendre une main pour demander des secours décisifs dans
la lutte épuisante contre l'extrême misère, mais cette main était pour
cette circonstance et afin de sauver l'apparence recouverte d'un
gant qui, quoique décousu et déchiré, était pourtant encore un gant.
Bien que mourant de faim, Frasquito ne pouvait rien faire sans une
certaine dignité. Il était entré une fois en se cachant dans le cabaret
Boto, pour y manger deux réaux de bouilli, avant de se présenter dans
une bonne maison, dans laquelle, si on le recevait gracieusement, on
l'avait blessé dans son amour-propre par d'innocences plaisanteries, en
lui jetant à la face sans ménagement son parasitisme sans façon.

Le malheureux recherchait, avec une angoisse pleine d'anxiété, tous
les moyens de gagner sa vie, si peu lucratifs qu'ils fussent; mais
ses talents très limités rendaient encore plus ardue une réussite
déjà naturellement si difficile pour ceux qui sont capables. Il se
remuait tellement qu'il parvint enfin à trouver quelques petites
occupations, indignes certainement de sa situation antérieure, mais
qui lui permirent encore de vivre quelque temps sans trop s'abaisser.
Sa misère extrême pouvait encore se cacher sous un vernis de dignité.
Recevoir une courte aide pécuniaire comme répétiteur dans un collège
ou comme employé auxiliaire chez un boutiquier de la rue de Ségovie,
pour toucher ou déposer des factures, c'était certes une aumône reçue,
mais si bien dissimulée que vraiment il n'y avait aucun déshonneur
à la recevoir. Il mena une vie misérable durant quelques années,
habitant solitairement les maisons du sud, sans jamais aller du côté
de celles du centre ou du nord, de peur de rencontrer quelques-unes
de ses connaissances d'autrefois qui auraient pu le voir mal chaussé
et encore plus mal vêtu, et, ayant perdu ces quelques facilités qu'il
avait trouvées, il en chercha d'autres, allant jusqu'à accepter, non
sans scrupules et crispations de nerfs, la charge de commissionnaire ou
commis voyageur pour une fabrique de savons, pour laquelle il courait
de boutique en boutique et de maison en maison pour chercher à en
placer de son mieux les produits. Mais le pauvre diable avait si peu
de malice et de salive à sa disposition pour opérer ses placements,
qu'il se retrouva bientôt dans la rue. En dernier lieu, le ciel lui
avait envoyé une vieille femme de la confrérie de Saint-André, qui
l'avait chargé de tenir les comptes d'un restant de commerce de cierges
qu'elle liquidait, en cédant de petites parties aux paroisses et
congrégations. Le travail était léger, on lui donnait pour le faire
deux piécettes par jour, avec lesquelles il réalisait le miracle
de vivre en se procurant le repas et le lit, nous ne disons pas le
logement, car véritablement il n'était pas logé. En effet, depuis
l'année 1880, qui fut terrible pour l'infortuné Frasquito, il s'était
vu obligé de renoncer à avoir une chambre à lui, et après quelques
jours d'une horrible crise, pendant lesquels il eut le loisir de se
comparer au colimaçon, parce qu'il portait comme lui toute sa maison
sur son dos, il s'était entendu avec la seña Bernarda, la patronne
des dortoirs de la rue du Mediodia-Grande, femme très disposée à
le recueillir, sachant apprécier les gens. Pour trois réaux, elle
lui donnait un lit d'une piécette et, tenant compte des manières
particulièrement distinguées du paroissien, pour un seul réal en plus,
elle lui permit de placer sa malle dans un recoin intérieur où il fut
encore autorisé à passer une heure tous les matins pour ajuster ses
vêtements, faire sa toilette et procéder à sa teinture et à l'emploi
de ses cosmétiques. Il entrait là comme un cadavre et il en ressortait
méconnaissable, propre, sentant bon et reluisant de beauté.

Le restant de la piécette était employé par lui pour manger et se
vêtir.... Problème immense, incalculable algèbre! Avec tous ces
arrangements, il avait conquis un calme relatif, parce qu'il n'eut
pas à souffrir l'humiliation de demander de secours. Mauvais ou bon,
droit ou tordu, l'homme avait un moyen de vivre, et il vivait, et il
respirait, et il lui restait encore quelques instants pour pratiquer
une chevauchée dans les champs et les espaces imaginaires. Son très
honnête commerce avec Obdulia, qui naquit de la connaissance de doña
Paca et des relations commerciales de la vieille marchande de cire
avec l'homme des pompes funèbres, son beau-père, s'il apporta à de
Ponte la consolation qui naît de la concordance des idées, des goûts et
des affections, le mit toutefois dans ce grave compromis de négliger
les choses de la bouche pour s'acheter une paire de bottes neuves,
car celles qui étaient seules à lui offrir leurs services étaient
horriblement défigurées, et nous savons que notre pauvre nécessiteux
supportait tout, excepté d'entrer dans les régions éthérées de l'idéal
avec un pied mal chaussé.



XVI


Avec l'épouvantable déficit qu'entraînèrent dans son mince budget
les bottes neuves et autres articles de véritable superflu, tels
que pommade, cartes de visite et dans lesquels Frasquito engloutit
des sommes relativement considérables, le pauvre homme se trouva le
ventre vide, sans savoir comment il arriverait à le remplir. Mais la
Providence, qui n'abandonne jamais les braves gens, lui porta remède
dans la maison d'Obdulia, qui lui tuait la faim quelques jours, en
le priant de lui tenir compagnie à table, et il est certain qu'il ne
fallait pas user peu de salive pour le faire acquiescer et vaincre
sa délicatesse et sa courtoisie. Benina, qui lisait la faim sur son
visage, mettait moins d'étiquette dans ses procédés et le servait
avec brusquerie, riant à part elle des mignardises et des manières de
faire la petite bouche, avec lesquelles il couvrait délicatement son
acceptation empressée.

Ce jour particulièrement qui se présentait si sinistre, et que
l'apparition de Benina changea en l'un des plus heureux, Obdulia et
Frasquito, lorsqu'ils eurent compris que le grave problème de la
réfection organique était résolu, se lancèrent à cent mille lieues de
la réalité, pour baigner leurs âmes dans la rosée ambiante des biens
imaginaires. Le cercle des idées de Ponte était extrêmement limité;
celles qu'il avait pu acquérir durant les vingt années de son apogée
sociale s'étaient cristallisées, et si, d'un côté, elles ne subirent
aucune modification, d'autre part, il n'en acquit aucune nouvelle. La
misère le sépara de ses anciennes amitiés et relations, et, de même
que son corps se momifiait, sa pensée passait, elle aussi, à l'état
fossile. Dans sa compréhension des choses, il n'avait pas dépassé
les lignes de niveau de 68 et 70. Il ignorait des choses que chacun
sait: il ressemblait à un oiseau tombé du nid ou à un homme tombé des
nues; il jugeait les événements et les personnes avec une innocente
candeur. L'humiliation de son état affligeant et la retraite qui en
fut la conséquence n'étaient point une des moindres raisons de son
abaissement moral et de la pauvreté de ses idées. Dans la crainte
qu'il ne lui fût fait mauvais visage, il passait des semaines entières
sans sortir de son quartier, et, comme aucune nécessité impérieuse ne
l'appelait dans le centre, il ne passait jamais la place Mayor. Il
était continuellement hanté par la monomanie centrifuge; il préférait
pour ses promenades les rues obscures et détournées où l'on rencontrait
rarement un chapeau haut de forme. Dans de tels endroits, jouissant du
calme, de l'oisiveté et de la solitude, son pouvoir imaginatif évoquait
les temps heureux ou créait des êtres et des choses au goût et à la
mesure d'un pauvre rêveur.

Dans ses entretiens avec Obdulia, Frasquito racontait indéfiniment sa
vie sociale et élégante d'autrefois, avec des détails intéressants;
comment il avait été admis aux soirées de madame une telle ou de la
marquise de ci; quelles personnes distinguées il avait connues là,
quels étaient leurs caractères, leurs habitudes et leur façon de
s'habiller. Il énumérait les maisons somptueuses où il avait passé
tant d'heures heureuses, dans le commerce des personnes des deux sexes
les plus aimables de tout Madrid, se récréant par des conversations
charmantes et autres passe-temps délicieux. Quand la conversation
tombait sur les choses de l'art, Ponte, qui était fou de musique,
entonnait des passages de _Norma_ ou de _Marie de Rohan_, qu'Obdulia
écoutait dans l'extase. D'autres fois, se lançant dans la poésie, il
récitait les vers de don Gregorio Romero Larrañaga et d'autres poètes
de ces temps niais. L'ignorance radicale de la jeune femme offrait un
terrain singulièrement propice pour ces essais d'éducation littéraire,
car tout était nouveau pour elle, tout lui causait le ravissement que
peut éprouver un enfant auquel on offre son premier jouet.

La jeune fille--nous pouvons bien l'appeler ainsi, bien qu'elle fût
mariée et qu'elle eût fait une fausse couche--ne pouvait se rassasier
de recueillir des informations et des renseignements sur la vie de
société et, bien qu'elle en eût quelque lointaine connaissance, par
souvenirs vagues de son enfance, ou par ce que sa mère lui en avait
raconté, elle trouvait dans les descriptions et peintures de Ponte un
enchantement et une poésie plus grands. Sans aucun doute, la société
du temps de Ponte était plus belle que celle d'aujourd'hui, les hommes
étaient plus fins, les femmes plus jolies et plus spirituelles.

Sur la demande d'Obdulia, l'élégant fossile décrivait les réceptions et
les bals, avec toutes leurs magnificences; le buffet ou ambigu, avec
ses mets, gâteaux et rafraîchissements variés; il contait les aventures
amoureuses qui avaient fait causer autrefois; il énumérait les règles
de bonne éducation qui, pour lors, étaient en usage pour les plus
petits détails de la vie élégante, et il faisait le panégyrique des
beautés qui brillaient en son temps et qui étaient mortes aujourd'hui
ou retirées dans les coins comme des vieilleries. Il ne laissait point
au fond de l'encrier ses propres petites aventures ou ses fredaines
amoureuses, ni les désagréments que pour ces choses il dut avoir avec
des maris irrités ou des frères susceptibles. Il en était résulté
qu'il avait eu aussi son petit duel correspondant, certainement, avec
témoins, conditions, choix des armes, querelles pour un oui ou un
non, et enfin choc des sabres, le tout se terminant en un fraternel
déjeuner. Un jour après l'autre, il en était venu à conter toutes les
péripéties de sa vie sociale, laquelle contenait toutes les variétés
d'un naïf libertinage, de l'élégance pauvre et de la nigauderie la plus
honnête. Frasquito était aussi un grand amateur de l'art scénique et
il avait joué sur différents théâtres de société des rôles principaux
dans _Fleur d'un jour_ et la _Mèche de ses cheveux_. Il se rappelait
encore des passages et des morceaux de ces deux rôles, qu'il répétait
avec une emphase déclamatoire et qu'Obdulia écoutait avec ravissement,
les _yeux gros de larmes_, pour employer le style de l'époque. Il
raconta aussi, et il lui fallut pour cela deux séances entières,
le bal costumé donné pour la fête de naissance de Maricastaña, une
marquise ou baronne de je ne sais plus quoi. Frasquito, dût-il vivre
mille ans, ne saurait oublier cette fête splendide à laquelle il avait
assisté vêtu en brigand calabrais. Et il se rappelait tout, absolument
tous les costumes et il les décrivait, les spécifiait, sans omettre
le moindre petit ruban ou galon. Il est certain que les préparatifs
de son déguisement, les pas qu'il dut faire pour se procurer les
éléments caractéristiques de son costume lui prirent tant de temps,
nuit et jour, qu'il dut manquer des semaines entières à son bureau et
de là vint sa première absence et de cette première absence tout le
commencement de ses traverses.

Frasquito pouvait encore, bien que sur une très petite échelle,
satisfaire la curiosité d'Obdulia sur un autre point et lui donner
l'illusion des voyages. Il n'avait pas fait le tour du monde, non,
certes; pourtant il était allé à Paris, et pour un élégant cela
suffisait peut-être bien. Paris! Et comment était Paris? Obdulia
dévorait des yeux le narrateur, quand celui-ci rapportait avec
d'hyperboliques saillies les merveilles de la grande ville, rien moins
qu'à la fulgurante époque du second empire. Ah! l'impératrice Eugénie,
les Champs-Élysées, les boulevards, Notre-Dame, le Palais-Royal!...
Et, pour que tout entre dans la description, Mabille, les lorettes!...
Ponte n'était resté qu'un mois et demi, vivant avec une grande
économie, mettant à profit le temps, jour et nuit, pour que rien de ce
qu'il avait à voir ne pût lui échapper. Et, durant ces quarante-cinq
jours de liberté parisienne, il éprouva des jouissances indicibles, et
il rapporta à Madrid des souvenirs et impressions de quoi conter durant
trois années de suite. Il avait tout vu, le grand et le petit, le beau
et le rare; il avait fourré son nez partout, et il faut avouer qu'il
s'était permis aussi un peu de libertinage, désirant connaître les
enchantements secrets et les grâces séductrices qui rendent tous les
peuples esclaves, les faisant tributaires de la voluptueuse Lutèce.

«La vie doit être très chère à Paris, lui dit son amie. Ah! monsieur de
Ponte, ce n'est point plaisir à l'usage des pauvres gens.

--Non, non, vous vous trompez. Quand on sait s'arranger, on peut vivre
comme on veut. Je dépensais de quatre à cinq napoléons par jour, et
j'ai tout vu. J'avais vite appris à connaître les correspondances des
omnibus et j'allais aux endroits les plus éloignés pour quelques sous.
Il y a des restaurants bon marché où l'on vous sert pour peu d'argent
de très bons plats. Il est vrai pourtant de dire qu'en honoraires,
qu'ils appellent là-bas «pourboire», on dépense plus que le compte;
mais croyez-moi, on le donne volontiers en se voyant traité avec tant
d'amabilité. Vous n'entendez à chaque minute que le mot: pardon, pardon.

--Mais parmi les mille choses que vous avez vues, Ponte, vous oubliez
le meilleur. N'avez-vous pas vu les grands hommes?

--Je dois vous le dire. Comme nous étions en été, les grands hommes
étaient allés aux eaux. Victor Hugo, comme vous savez, était en exil.

--Et Lamartine, ne l'avez-vous point vu?

--Hélas! à cette époque, l'auteur de _Graziella_ était mort. Un soir,
les amis qui m'accompagnaient dans mes promenades me montrèrent la
maison de Thiers, le grand historien, et ils me conduisirent au café
où Paul de Kock avait coutume d'aller boire sa chope l'hiver.

--Celui des nouvelles pour faire rire? Il a de la grâce; mais ses
indécences et ses cochonneries me sont fastidieuses.

--J'ai vu aussi le cordonnier qui faisait les bottes d'Octave Feuillet.
Pour sûr que je m'en suis commandé une paire qui, ma foi, m'a bien
coûté six napoléons: mais quelle façon, quel genre! Elles m'ont duré
jusqu'à la mort de Prim!

--Cet Octave, de quoi est-il auteur?

--De _Sibylle_ et autres œuvres charmantes.

--Je ne le connais pas, je le confondais avec Eugène Sue qui a écrit,
si je m'en souviens bien, les _Péchés capitaux_ et _Notre-Dame de
Paris_.

--Vous voulez dire les _Mystères de Paris_.

--Parfaitement.... Aïe! je me suis trouvé malade, quand je lisais cette
œuvre, de la grande impression qu'elle me produisit!

--Vous vous identifiiez sans doute avec les personnages et vous viviez
leur vie.

--Exactement. Même chose m'est arrivée avec _Maria ou la fille de
l'ouvrier_....»

En ce moment, Benina les vint avertir que la pitance était prête,
et ils n'eurent que le temps de se jeter sur elle et de rendre les
honneurs dus à la petite tourte au poisson et aux petites tranches de
viande frite avec les pommes de terre. Maître de sa volonté dans tous
les actes exigeant du décorum et du savoir-vivre, Ponte sut prendre
empire sur ses nerfs afin de ne pas laisser paraître la férocité de la
faim qui le dévorait depuis longtemps.

Benina, avec une assurance engageante, lui disait:

«Mangez, mangez, monsieur de Ponte; bien que ce ne soit pas une
nourriture recherchée comme celle qu'on vous offre dans d'autres
maisons, elle ne vous fera point mal.... Les temps sont durs.... Il
faut regarder à tout....

--Madame Nina, répliquait le _proto-cursi_[2], je vous assure, je
vous donne ma parole d'honneur que vous êtes un ange; j'incline à
croire qu'un être bienfaisant et mystérieux, qui est une véritable
personnification de la Providence, est incarné en vous, de la
Providence comme l'entendent les peuples anciens et modernes.

  [2] Mot espagnol intraduisible; c'est quelque chose comme «snob».

--Dieu vous approuve, lui qui seul comprend les sottises gracieuses
comme vous savez en dire!»



XVII


Avec la substance réparatrice du déjeuner, les corps semblaient
renaître et les esprits fortifiés étaient disposés à reprendre leur
vol vers les régions les plus élevées. Installés de nouveau dans le
parloir, Ponte se prit à raconter les délices des étés de Madrid dans
son beau temps. Au Prado se réunissaient toute la crème et la fleur de
Madrid. Les gens aisés faisaient un séjour à la Granja. Il avait visité
plus d'une fois le royal séjour et il avait assisté aux grandes eaux.

«Et moi qui n'ai rien vu, rien! s'écriait Obdulia avec tristesse, en
laissant lire dans ses yeux un découragement enfantin. Croyez bien que
j'aurais été tout à fait niaise si Dieu ne m'avait pas donné la faculté
bénie de me figurer les choses que je n'ai jamais vues. Vous ne pouvez
point vous imaginer combien j'aime les fleurs, je me meurs pour elles.
Autrefois maman me permettait d'avoir des fleurs sur le balcon; mais
elle me l'a défendu ensuite, parce qu'un jour je les avais tellement
arrosées que l'eau est tombée dans la rue, et l'agent de police est
venu nous faire un procès-verbal et nous avons dû payer l'amende.
Chaque fois que je passe devant un jardin, je suis émerveillée en le
regardant. Que je serais heureuse de voir ceux de Valence, de la Granja
et ceux d'Andalousie!... Ici, c'est à peine si nous voyons des fleurs,
et celles que nous voyons arrivent par chemin de fer et sont toutes
fanées. Mon désir serait de les voir sur pied. On dit qu'il y a tant
d'espèces de roses; je voudrais les voir, Ponte; je désire aspirer leur
arome. Il y en a, paraît-il, de petites, de grandes, d'incarnat, de
blanches, de toutes variétés. Je voudrais voir une grande plante de
jasmin, grande, grande, à l'ombre de laquelle je puisse me mettre. Et
comme je serais charmée en voyant les mille petites fleurs tomber sur
mes épaules et parsemer ma chevelure!... Je rêve d'avoir un magnifique
jardin avec une serre.... Ah! ces serres avec des plantes tropicales,
des fleurs extrêmement rares, je voudrais les avoir, moi. Je me figure
comment elles sont, et je meurs de chagrin de ne pouvoir les posséder.

--Moi, j'ai vu celles de don José Salamanca en son bon temps, fit de
Ponte. Figurez-vous qu'elles étaient grandes comme cette maison et
celle d'à côté réunies. Figurez-vous des palmiers et des fougères de
grande stature et des pins d'Amérique avec leurs fruits. Il me paraît
encore que je les vois.

--Et moi aussi. Tout ce que vous me décrivez, je le vois parfois,
rêvant et voyant des choses qui n'existent pas, c'est-à-dire des
choses qui existent ailleurs, à ce que je me dis; je me demande: Et
pourquoi n'arriverait-il pas un jour où j'aurais, moi aussi, une
maison magnifique, élégante, avec salons, serres?... Les grands hommes
viendraient s'asseoir à ma table, et je causerais avec eux et ils
m'instruiraient.

--Pourquoi cela n'arriverait-il pas? Vous êtes très jeune et vous
avez devant vous un long espace de l'existence. Tout ce que vous
voyez en songe, considérez-le comme une réalité possible, probable.
Vous donnerez des dîners de vingt couverts, une fois par semaine,
les mercredis, les lundis.... Je vous conseille, en vieil habitué
des choses du monde, de ne jamais avoir plus de vingt couverts et de
n'inviter pour ces jours-là que des personnes de choix.

--Certainement..., le meilleur..., la crème....

--Les autres jours, six couverts, les convives intimes, pas un de
plus; des personnes de la famille, vous savez? des personnes alliées à
vous, qui vous portent respect et affection. Comme vous êtes si belle,
vous aurez des adorateurs.... Cela, vous ne pourrez l'éviter.... Vous
ne manquerez pas de vous trouver dans un certain péril, Obdulia. Je
vous conseille d'être aimable avec tout le monde, très polie, très
courtoise; mais si quelqu'un cherche à se mettre en avant, revêtez-vous
de dignité, montrez-vous plus froide que le marbre et dédaigneuse comme
une reine.

--J'ai pensé de même et j'y pense à toute heure. Je serai si occupée
à me divertir qu'il ne m'arrivera aucune chose mauvaise. Quel plaisir
d'aller à tous les théâtres! Ne manquer ni un opéra, ni un concert, ni
une représentation de drame ou de comédie, ni une première, ni rien,
grand Dieu, rien! Tout se bornera à voir et à jouir.... Mais croyez
bien une chose, et je vous le dis avec tout mon cœur, au milieu de tout
ce mouvement extraordinaire, je serai particulièrement heureuse de
faire beaucoup d'aumônes, j'irai à la recherche des pauvres les plus
désemparés pour les secourir et... enfin, je désire avant tout qu'il
n'y ait plus de pauvres.... C'est vrai, Frasquito, qu'il ne devrait
plus y en avoir!

--Certainement, madame. Vous êtes un ange et, avec la baguette magique
de votre bonté, vous saurez faire disparaître toutes les misères.

--Oui, je me figure que tout cela est une vérité, quand vous me le
dites. Je suis ainsi faite. Voyez ce qui m'arrive: il y a un instant
nous parlions de fleurs; depuis ce moment, il m'arrive aux narines une
odeur magnifique. Il me semble que je suis dans ma serre au milieu des
fleurs les plus rares et sentant leur parfum délicieux. Et, maintenant
que nous parlons de secourir la misère, j'étais tentée de vous dire:
Frasquito, dressez-moi une liste des pauvres que vous connaissez, pour
commencer à distribuer les aumônes.

--La liste se dressera promptement, ma chère dame, dit Ponte, subissant
la contagion de ce délire imaginatif et pensant à part lui que cette
liste devrait bien s'ouvrir avec le nom du plus grand besogneux qu'il
connût au monde: Francisco Ponte y Delgado.

--Mais il faut encore attendre pour cela, ajouta Obdulia retombant tout
d'un coup dans la réalité, pour rebondir une autre fois, comme une
balle élastique et atteindre de nouveau les hauteurs. Mais, dites-moi,
dans ces courses au travers de Madrid, pour soulager toutes ces
misères, je me fatiguerai beaucoup, n'est-il pas vrai?

--Mais à quoi servirait donc alors votre voiture?... Je pars de la base
que vous avez une grande situation.

--Vous m'accompagnerez, n'est-ce pas?

--Certainement.

--Et je vous verrai vous promenant à cheval à la Castellana?

--Je ne dis pas non. J'ai été autrefois un parfait cavalier. Je ne
monte point mal.... Mais, puisque nous avons parlé d'équipage, je vous
conseille beaucoup de ne pas avoir de voitures à vous... et de vous
entendre avec un loueur. Il y en a qui servent bien leurs clients. Vous
vous éviterez ainsi de grands cassements de tête.

--Et que vous semble? dit Obdulia que rien n'arrêtait plus, étant donné
que je dois voyager, par où commencerai-je? Par l'Allemagne ou la
Suisse?

--Tout d'abord Paris....

--C'est que je me figure que j'ai déjà vu Paris.... C'est de l'histoire
ancienne.... Je l'ai vu, et, étant donné que j'en reviens, où diriger
mes pas vers un autre pays?

--Les lacs de la Suisse sont une belle chose. Vous ne devez point
oublier les ascensions des Alpes, pour voir les chiens du mont
Saint-Bernard, les glaciers immenses et autres merveilles de la nature.

--Là, je me rassasierai d'une chose qui me plaît énormément, de beurre
de vache bien frais.... Dites-moi, Ponte, en toute franchise, quelle
est la couleur qui me va le mieux, suivant vous, le rose ou le bleu de
ciel?

--Je vous affirme que toutes les couleurs de l'iris vous vont bien; je
dis mieux: ce n'est pas que telle ou telle couleur ferait plus ou moins
ressortir votre beauté, mais que votre beauté est telle qu'elle peut
rehausser toutes les couleurs qu'on lui appliquerait.

--Merci.... Que c'est joliment dit!

--Moi, si vous me le permettez, déclara le vieux galantin fané,
sentant à son tour le vertige des hauteurs, je ferai la comparaison
de votre figure avec la figure et le visage de.... Devinez qui?...
de l'impératrice Eugénie, qui est le prototype de l'élégance, de la
beauté, de la distinction....

--Pour Dieu, que dites-vous, Frasquito?

--Je ne dis que ce que je pense. Je n'ai point cessé de penser à cette
femme idéale depuis que je l'ai vue à Paris se promenant au Bois avec
l'empereur. Je l'ai revue mille fois depuis, quand je flâne dans les
rues en rêvant tout éveillé, ou quand, tourmenté par l'insomnie,
j'entends tomber les heures mortes dans mes appartements. Il me semble
que je la vois en ce moment, que je la vois toujours.... Est-ce une
idée? Est-ce un... je ne sais quoi? Je suis un homme qui adore l'idéal,
qui ne pense pas seulement à la «vile matière». Je méprise «la vile
matière», je sais me détacher de ce fragile limon....

--J'entends, j'entends.... Continuez.

--Je dis que dans mon esprit vit l'image de cette femme.... Je la vois
comme un être tangible, comme un être.... Je ne saurais m'expliquer....
Comme un être, non figuré, mais pourtant tangible....

--Oh! oui, je comprends. La même chose m'arrive à moi.

--Avec elle?

--Non..., avec...; je ne sais pas avec qui.»

Pour un instant, Frasquito crut que l'être idéal d'Obdulia était
l'empereur. Incité à compléter sa pensée, il continua ainsi:

«Eh bien, mon amie, moi qui connais, dis-je, Eugénie de Guzman, je
soutiens que vous êtes comme elle et qu'elle et vous vous ne faites
qu'une seule et même personne.

--Je ne puis croire qu'une semblable ressemblance existe, Frasquito,
répliqua la jeune femme troublée, les yeux brillant de plaisir.

--La physionomie, l'aspect du visage, de profil comme de face,
l'expression, la tournure, la façon de regarder, le geste, la démarche,
tout, tout est pareil. Croyez-moi, je dis la vérité.

--Il peut se faire qu'il y ait quelque apparence..., indiqua Obdulia
rougissant jusqu'à la racine des cheveux. Mais nous ne sommes point
pareilles; cela, non.

--Comme deux gouttes d'eau. Et si vous vous ressemblez entièrement
au physique, dit Frasquito, entrant dans le dire d'Obdulia et sur
un ton franchement naturel, la ressemblance morale n'est pas moins
grande; dans l'apparence, dans l'air de la personne qui est née ou vit
dans la position la plus élevée, il y a quelque chose qui révèle une
supériorité à laquelle chacun rend hommage. En somme, je sais ce que
je dis. Je ne vois jamais d'une façon plus frappante la ressemblance
que lorsque vous donnez un ordre à Benina; je me figure que je vois Sa
Majesté donnant des ordres à ses chambellans.

--Quoi, que dites-vous?... Cela ne peut être, Ponte.... Cela ne peut
être.»

La jeune femme était prise d'un rire nerveux dont la violence et la
durée paraissaient annoncer une attaque de nerfs. Frasquito se mit à
rire aussi et, prenant le mors aux dents vers les espaces imaginaires,
il fit un bond formidable, lequel, traduit en langage vulgaire, veut
dire ce qui suit:

«Vous disiez il y a un moment que vous me verriez me promenant à la
Castellana. Je le crois certainement que vous pourriez m'y voir! J'ai
été excellent cavalier. Dans ma jeunesse j'ai eu une jument gris
pommelé, qui était une vraie peinture. Je la montais et la gouvernais
admirablement. Elle et moi nous appelions tous les regards dans la
première allée, ensuite à Ronda, où je la vendis pour m'acheter un
cheval de Xérès, qui depuis fut acquis..., tenez précisément... par la
duchesse d'Albe, sœur de l'impératrice Eugénie, femme très élégante,
elle aussi... et qui vous ressemble, sans que les deux sœurs se
ressemblent.

--Oui, je sais déjà..., dit Obdulia faisant semblant de se connaître en
généalogies, elles étaient filles de la Montijo.

--Juste, elle habitait la petite place del Angel, ce grand palais au
coin de la place où il y a tant de marchands d'oiseaux.... Séjour de
fées..., j'y suis allé un soir, présenté par Paco Ustariz et Manolo
Priété, deux camarades de mon bureau.... Oui, certes, j'étais un bon
cavalier, croyez-moi, mon mérite était reconnu.

--Vous deviez avoir une figure très arrogante....

--Non, pas tant.

--Parce que vous êtes trop modeste! Je vous vois ainsi. Et vous savez
que je vois les choses très clairement. Tout ce que je vois est vérité
pure.

--Oui, mais pourtant....

--Ne me contredisez pas, Ponte, ne me contredisez point en cela ni en
rien.

--J'écoute humblement vos affirmations, dit Frasquito en s'inclinant.
J'ai toujours agi de même avec les dames avec lesquelles j'ai été en
rapport et elles sont nombreuses, Obdulia, très nombreuses....

--Cela se voit bien. Je ne connais personne qui vous égale pour
la finesse des procédés. Franchement, vous êtes le prototype de
l'élégance..., de la....

--Pour Dieu, épargnez-moi....»

Arrivés à cette phrase, la brusque entrée de Benina qui, sa besogne
de récurage et de rangement de la cuisine et de la salle à manger
terminée, se disposait à partir, les fit retomber à plat dans la
réalité, des hauteurs où la fantaisie les avait transportés. Ponte
s'aperçut que c'était l'heure d'aller remplir ses obligations dans
la maison où il travaillait, et il demanda licence de se retirer à
l'impériale dame. Elle la lui donna avec chagrin, se montrant inquiète
à l'idée de la solitude dans laquelle elle allait vivre jusqu'au
lendemain, dans ses palais habités par des ombres de chambellans et
autres valeureux courtisans. Que ceux-ci prissent aux yeux du commun
des mortels la forme et l'apparence de chats miaulants, peu lui
importait. Dans sa solitude, elle se récréerait en discourant tout
à son aise dans sa serre, en admirant ses magnifiques fleurs des
tropiques et en respirant leurs parfums enivrants.

Ponte Delgado s'en alla, non sans avoir pris congé avec les salutations
à la fois les plus affectueuses et les sourires les plus tristes.
Benina qui le suivit pressa le pas pour le rejoindre, soit sous la
porte cochère, soit dans la rue, désireuse d'échanger avec lui un petit
mot en particulier.



XVIII


«Don Frasco, lui dit-elle en marchant coude à coude avec lui, dans
la rue de San-Pedro-Martir, vous n'avez pas confiance en moi et vous
devriez l'avoir. Je suis pauvre, plus pauvre que les rats, et Dieu sait
les amertumes que j'endure pour arriver à soutenir ma maîtresse, la
petite et moi-même.... Mais il y a qui me dépasse encore en pauvreté,
et ce pauvre plus confirmé que personne, c'est vous-même..., ne dites
pas le contraire.

--Seña Benina, je vous répète que vous êtes un ange.

--Oui, de... de corniche.... Je voudrais vous voir moins désemparé.
Pourquoi Dieu vous a-t-il fait si timide et si honteux? La vergogne est
une bonne chose, mais pas tant que cela, monsieur.... Oui, nous savons
que M. de Ponte est une personne honorable; toutefois, il est tombé,
et tombé si bas que, si le vent ne l'emporte pas c'est parce qu'il ne
sait plus par où le prendre. Mais c'est bien, je suis saint Jean Bouche
d'or; après avoir pourvu à tout le nécessaire pour aujourd'hui, il me
reste une piécette. Prenez-la.

--Pour Dieu, seña Benina, dit Frasquito, pâlissant et rougissant tour à
tour.

--Ne faites point de façons, cette piécette viendra à point pour vous
permettre de la donner à Bernarda, pour le lit de cette nuit.

--Quel ange, Dieu saint, quel ange!

--Laissez là vos anges et prenez la monnaie. Vous ne voulez pas? Vous
le regretterez. Vous verrez comme vous traitera la maîtresse du garni
qui ne fait confiance et crédit que pour une nuit, rarement pour deux
en épluchant son client. Et n'allez pas dire qu'elle me manquera. Comme
je n'en ai pas d'autres, je me gouvernerai comme je pourrai pour tirer
la «matérielle» de demain de dessous les pierres.... Prenez-la, vous
dis-je.

--Seña Benina, je suis arrivé à une telle extrémité de misère et
d'humiliation que j'accepterais votre piécette, oubliant qui je suis
et mettant de côté ma dignité, et..., mais comment voulez-vous que je
reçoive cette «avance», sachant, comme je le sais, que vous demandez
l'aumône pour faire vivre votre maîtresse? Je ne peux pas, non..., ma
conscience se soulève.

--Laissez là vos soulèvements qui ne sont pas de situation. Ou vous
prendrez cette petite piécette, ou je me fâche tout de bon, aussi vrai
que Dieu est le père. Don Frasquito, ne faites pas de façons, vous
êtes plus pauvre que celui qui a inventé la faim. Ou bien, est-ce que
vous auriez besoin de plus d'argent, parce que vous devez davantage
à la Bernarda? Dans ce cas, je ne puis pas vous le donner, parce que
je ne l'ai pas.... Mais, soyez sans crainte, vous n'aurez nul besoin
de faire la bouche de miel pour la faire accepter. Croyez-vous donc
que cette ogresse de Bernarda vous mangera vif si vous ne lui donnez
pas les quarante sous d'un coup? A un paroissien comme vous, de
l'aristocratie, on ne refuse pas l'hospitalité parce qu'il doit, je
suppose, trois, quatre nuits.... Que le bon Frasquito se présente avec
cent de ses pareils et il verra comme Bernarda ouvrira les oreilles....
Donnez-lui quatre réaux à compte et... allez dormir tranquille sur
votre paillasse.»

Ou Ponte ne se laissait pas convaincre, ou, convaincu de l'agrément
qu'il y aurait à posséder la piécette, il lui répugnait de tendre la
main pour recevoir l'aumône. Benina renforça son argument en lui disant:

«Et puisque vous êtes un enfant si plein de vergogne, qui a peur de se
disputer avec sa patronne, même après lui avoir payé cette somme, je
parlerai, moi, à Bernarda, je lui dirai qu'elle ne vous cherche pas
noise et qu'elle ne vous renvoie pas.... Allons, prenez ce que je vous
donne et ne me faites pas refroidir le sang, don Frasquito.»

Et sans lui donner le temps de formuler de nouvelles protestations et
un refus, elle lui prit la main, y plaça la piécette, lui ferma le
poing avec force et s'éloigna en courant.

Ponte n'avait plus le pouvoir ni d'accepter ni de refuser l'argent. Il
resta court, sans pouvoir prononcer une parole: il contempla la Benina
comme une vision qui s'évanouit dans un rayon de lumière et, conservant
dans sa main gauche la piécette, il tira son mouchoir de la main droite
et s'essuya les yeux remplis de larmes. Il pleurait doucement, le cœur
ému par l'admiration et la gratitude.

Benina s'attarda encore une heure avant de rentrer à la rue Impériale,
parce qu'auparavant elle passa par la rue de la Ruda pour y faire ses
emplettes. Elles durent être faites à crédit, car tout son argent
était parti. Elle arriva à la maison vers deux heures, ce qui n'était
certainement pas extraordinaire; d'autres jours elle était certainement
rentrée beaucoup plus tard, sans que sa maîtresse se fût fâchée. La
bonne ou mauvaise réception de Benina dépendait toujours de l'état
d'humeur de doña Paca au moment où elle rentrait. Ce soir-là, par
malheur, la pauvre dame de Ronda se trouvait dans une de ses plus
terribles crises de nerfs. Son esprit avait des explosions subites,
quelquefois déterminées par quelque contrariété insignifiante, d'autres
fois par des mystères de l'organisme, difficiles à apprécier. Le fait
est que, avant que Benina eût dépassé la porte, elle fut saluée par
cette réprimande sévère: «Te paraît-il que ce soit une heure pour
arriver? Il faudra que je parle à don Romualdo, pour qu'il me dise
l'heure à laquelle tu sors de sa maison... pour que tu ne me racontes
pas ce mensonge que tu es allée voir la petite et que tu lui as
préparé à manger. Crois-tu, vraiment, que je suis idiote et que je
donne crédit à toutes tes inventions? Ne réponds pas..., ne me donne
pas d'explication, il n'en est nul besoin, et je ne les croirai pas.
Oui, tu sais bien que je ne crois rien de tout ce que tu me dis,
menteuse et trompeuse!»

Connaissant le caractère de sa maîtresse, Benina savait que le pire
système contre ses accès de fureur était de la contredire, de lui
donner des explications, d'être sincère et de se défendre. Doña
Paca n'admettait aucun raisonnement, si juste qu'il fût. Plus les
explications qu'on lui fournissait étaient claires, logiques et justes,
plus elle se mettait en fureur. Plus d'une fois Benina innocente dut
reconnaître les torts imaginaires que lui imputait sa maîtresse, parce
qu'en agissant ainsi elle se calmait plus vite.

«Vois combien j'ai raison, continua la dame qui, lorsqu'elle se mettait
dans cet état, était tout ce qu'on peut imaginer de plus insupportable.
Tu te tais.... Qui se tait reconnaît ses torts. Par conséquent, ce
que je dis est certain; j'ai toujours raison.... C'est bien ce que je
pense: tu n'as pas été à la maison d'Obdulia et tu n'en as pas pris le
chemin. Dieu sait où tu as été vaguer. Mais ne crains rien, j'arriverai
à le savoir.... Me laisser ici seule, morte de faim. Voilà une jolie
matinée que tu m'as fait passer; j'ai dû subir les réclamations d'un
tas innombrable de garçons de boutiques, qui sont venus demander des
sommes que nous n'avons pas payées, grâce à ton désordre. Parce que,
pour dire la vérité, je ne sais pas ce que tu fais de l'argent....
Réponds..., femme...; défends-toi, si tu peux; que si tu donnes pour
toute réponse aux gens le silence, il me paraîtra que je t'en dis peu.»

Benina répéta avec humilité ce qu'elle avait dit antérieurement:
qu'elle était restée longtemps chez don Romualdo, que don Carlos
Trujillo l'avait gardée très longtemps; qu'elle était allée ensuite à
la rue de la Cabeza....

«Dieu sait, Dieu sait où tu auras été, coureuse, et en quels endroits
tu te seras arrêtée.... Voyons, voyons, si tu ne sens point le vin.»

Et se mettant à respirer son haleine, elle se recula en poussant des
exclamations de dégoût et d'horreur:

«Ote-toi, ôte-toi de là, tu empestes l'eau-de-vie.

--Je n'en ai point bu, madame, vous pouvez me croire.»

Doña Paca insistait, car dans ses crises elle convertissait toujours
ses soupçons en réalité et avec son entêtement, elle finissait toujours
par se forger une conviction.

«Vous pouvez me croire, répétait Benina, je n'ai pris qu'un tout petit
verre de vin que m'a offert M. de Ponte.

--Oui, ce M. de Ponte me cause de graves inquiétudes, c'est un vieux
encore vert, très rusé et très gueux. Mais, en tout état de cause, je
constate que tu ne te défends qu'en te taisant.... Tu ne songes pas que
tu me trompes, hypocrite.... Au seuil de la vieillesse, tu t'en vas en
dissolution et tu perds la parole. Seigneur, que nous faut-il voir? et
quels dérèglements entraîne après lui ce maudit vice?... Tu te tais:
donc c'est certain. Non, non, tu le nierais, que tu ne me convaincrais
pas, parce que quand je dis une chose, c'est parce que je la sais....
J'ai un œil!»

Sans donner le temps de s'expliquer à la délinquante, elle sauta sur un
autre sujet:

«Et qu'as-tu à me raconter, femme? Quelle réception t'a faite mon
parent Carlos? Comment est-il? Est-il bien? Il ne crève point d'envie?
Tu n'as besoin de me rien dire, parce que, comme si j'avais été cachée
derrière un rideau, je sais tout ce qu'il t'a dit.... On ne me trompe
jamais! Il t'a dit que tout ce qui m'arrive vient de ma mauvaise
habitude de ne point tenir de comptes. Personne n'est capable de le
faire revenir de cette niaiserie. Chaque fou a sa folie: celle de mon
parent est de vouloir tout régler avec des chiffres.... Avec eux, il
a fait sa petite fortune en volant la douane et les paroissiens; c'est
avec eux qu'il espère, à la fin de sa vie, sauver son âme, et aux
pauvres il recommande sa médecine des chiffres qui, lui, ne le sauvera
pas et qui à nous ne sert de rien. Est-ce cela? Est-ce bien ce qu'il
t'a dit?

--Oui, madame, il me semble l'entendre parler.

--Et après tout ce rabâchage sur le doit et l'avoir, il t'aura
certainement donné une aumône pour moi.... Il ignore que ma dignité
s'oppose à ce que je la reçoive. Je le vois ouvrant son tiroir comme
quelqu'un qui veut et qui ne veut pas, prenant le portefeuille qui
contient les billets, en le cachant pour que tu ne le voies pas; je le
vois soupeser le petit sac et le refermer soigneusement; je le vois
retirant la clef..., puis le grand cochon fait sa cochonnerie. Je
ne puis préciser la somme qu'il t'aura remise pour moi, parce qu'il
est très difficile de suivre les calculs de l'avarice, mais je puis
affirmer, sans crainte de me tromper, qu'elle ne dépasse pas quarante
douros.»

La tête que Benina fit en entendant cela ne saurait se décrire. La
vieille dame, qui l'observait avec soin, devint blême et dit après une
courte pause:

«Est-ce vrai? Est-ce que je me trompe de beaucoup? Pourtant, quelque
chiche et mesquin que soit cet homme, il ne sera pas descendu
au-dessous de vingt-cinq douros: moins, je ne saurais l'admettre. Non,
Nina, je ne l'admets pas.

--Madame, vous rêvez, répliqua l'autre en se plantant ferme dans la
réalité. Don Carlos n'a rien donné, ce qu'on peut appeler rien. Pour
le mois prochain il commencera à vous donner une paye de deux douros
mensuels.

--Menteuse et fourbe! Crois-tu me leurrer avec tes mensonges
artificieux? Va, va, je ne veux pas me rendre malade...; tu me tiens
pour de trop bon compte, et je ne suis pas pour me faire mal avec
une colère d'enfant..., tu as compris, Nina, tu as compris? Tu t'en
entendras avec ta conscience. Je m'en lave les mains. Mais tu ne vois
pas que je te confonds à l'instant et que je découvre tous tes méfaits,
et je prie Dieu qu'il te donne ta récompense! Oui, tu fais maintenant
la naïve, la petite chatte qui a manqué sa souris. Mais tu ne vois
pas que je vais te confondre à l'instant et que je devine jusqu'au
plus profond de toi-même? Allons, femme, avoue-le, ne joins point le
mensonge à l'infamie.

--Comment, madame?

--Puisque tu as succombé à la mauvaise tentation, confesse-le-moi, et
je te pardonne.... Tu ne veux point le déclarer? Tant pis pour toi
et pour ta conscience, parce que je vais te faire monter le rouge au
front. Veux-tu voir? Eh bien! les vingt-cinq douros que don Carlos t'a
remis pour moi, tu les as remis à ce Frasquito Ponte pour qu'il paye
ses dettes et puisse aller manger à l'auberge, pour qu'il s'achète
des cravates, de la pommade et une nouvelle canne.... Oui, oui, tu
vois, friponne, comme je devine tout et à combien peu servent tes
cachotteries. Maintenant tu t'es mise à protéger ce ténor défraîchi, et
tu l'aimes mieux que moi, tu as compassion de lui, et moi qui t'aime
tant, la foudre peut me frapper.»

La vieille femme se mit à fondre en larmes, et Benina, qui sentait une
démangeaison de répondre à de si grandes impertinences et de lui donner
le fouet comme à un enfant artificieux, à voir ces larmes se sentit
prise de compassion. Elle savait que les pleurs indiquaient toujours
la fin de la crise de colère, l'apaisement de l'accès et que, pour
mieux dire, quand cela arrivait, il valait mieux sourire et tourner la
discussion en plaisanterie aimable.

«Eh bien! oui, madame doña Francisca, lui dit-elle en l'embrassant.
Croyez-vous que, m'étant choisi un fiancé aussi ravissant et si
plaisant, je puisse le laisser dans l'embarras et ne pas le couvrir de
pommade?

--Ne crois pas que tu vas m'enjôler avec tes plaisanteries, friponne,
flatteuse, lui disait la dame déjà désarmée et vaincue. Je puis
t'assurer que l'usage que tu as fait de l'argent de Trujillo m'est tout
à fait indifférent, je n'aurais jamais voulu y toucher.... J'aimerais
mieux mourir de faim que de me salir les mains avec.... Donne-le,
donne-le à qui tu voudras, ingrate, et laisse-moi en paix; laisse-moi
mourir seule, oubliée de toi et de tout le monde.

--Ni vous ni moi nous ne sommes pour mourir de sitôt, parce que nous
avons encore beaucoup de combats à faire, lui dit la servante en
disposant avec empressement tout ce qu'il fallait pour manger.

--Nous allons voir quelles saletés tu m'as encore rapportées
aujourd'hui.... Montre-moi ton panier.... Mais, ma fille, tu n'as pas
honte de porter à ta maîtresse ces affreux morceaux de viande où il
n'y a que de la peau? Et quoi encore? Des choux-fleurs? Tu m'empestes
avec tes choux-fleurs, ils me donnent des renvois pendant trois jours
au moins.... Enfin, pourquoi sommes-nous au monde si ce n'est pour
souffrir? Donne-moi cette ratatouille.... Et des œufs, tu n'en as
point apportés? Tu sais que je ne puis les souffrir que s'ils sont
extrêmement frais.

--Vous mangerez ce qu'on vous donnera, sans grogner, car c'est offenser
Dieu que d'apporter tant de si et de mais à la nourriture qu'il nous
envoie dans sa bonté.

--Bien, ma fille, comme tu voudras. Nous mangerons ce qu'il y a, et
nous remercierons Dieu. Mais mange, toi aussi, car cela me fait peine
de te voir si affairée, t'occupant de tous et n'oubliant que toi-même
et le soulagement de tes besoins. Assois-toi et dis-moi ce que tu as
fait aujourd'hui.»

Elles passèrent la moitié de la soirée, mangeant ensemble, assises à
la table de la cuisine, doña Paca soupirant de toute son âme à chaque
bouchée, exprimant ainsi les idées qui bouillaient en sa cervelle.

«Dis-moi, Nina, parmi toutes ces choses rares, incompréhensibles qu'il
y a de par le monde, n'y aurait-il pas, par hasard, un moyen..., un
procédé..., je ne sais comment dire, un sortilège par lequel nous
autres nous pourrions, par exemple, passer de la misère à l'abondance,
par lequel ce qu'il y a de trop dans tant de mains avaricieuses
passerait dans nos mains à nous qui n'avons rien?

--Que dites-vous, madame? Qu'il pourrait arriver en un clin d'œil que
nous passions de la pauvreté à la richesse et que, une supposition,
notre maison se trouve pleine d'argent et de tout ce que Dieu a créé?

--C'est ce que je veux dire. Si les miracles sont des vérités, pourquoi
n'en arrive-t-il pas un à nous qui le méritons si bien?

--Et qui peut dire qu'il n'en arrivera pas, que nous ne nous trouverons
pas dans cette occurrence?» répondit Benina, dans l'esprit de laquelle
surgit tout d'un coup, avec un relief extraordinaire, la conjuration
qu'Almudena lui avait enseignée pour demander et obtenir tous les biens
de la terre.



XIX


Les idées et les images des récits de l'aveugle marocain prirent si
fort possession de son esprit qu'elle fut sur le point de raconter à
sa maîtresse la méthode qu'on pouvait employer pour conjurer et faire
venir le roi d'en bas. Mais, réfléchissant que le secret serait moins
efficace s'il était divulgué, elle sut mettre un frein à son envie de
parler et elle se contenta de dire qu'il pourrait bien arriver que du
jour au lendemain la fortune vînt frapper à la porte. En se couchant à
côté de doña Paca (car elles dormaient dans la même alcôve), elle pensa
que tout ce qu'Almudena lui avait confié était une folie pure et que
le prendre au sérieux serait une sottise. Elle chercha à s'endormir
sans pouvoir y parvenir, elle tournait et retournait dans son esprit le
moyen de réaliser l'idée, la croyant finalement de possible exécution,
et les efforts qu'elle faisait pour la repousser ne faisaient que
l'ancrer davantage dans son cerveau.

«Que perdrait-on à l'essayer? se disait-elle, en se retournant dans son
lit, cela peut ne pas être vrai.... Mais, pourtant, si c'était vrai?
Combien de mensonges ai-je vus qui se sont changés plus tard en vérités
grosses comme le poing?... Enfin, quoi qu'il en soit, je ne me calmerai
qu'après l'avoir tenté et, demain même, avec le premier argent que je
recevrai, je veux acheter la chandelle de cire, sans ouvrir la bouche.
Ce qui m'ennuie, c'est que je ne sais pas comment on peut faire pour
acheter un article sans parler.... Eh bien! je ferai la sourde-muette.
J'achèterai aussi la marmite sans parler.... Que manquera-t-il? Que
le Maure m'apprenne l'oraison et que je l'apprenne sans oublier une
syllabe.»

Après un court sommeil, elle se réveilla croyant fermement que, dans
la chambre voisine, il y avait un grand panier ou une malle très, très
grande, pleine de diamants, de rubis, de saphirs.... Dans l'obscurité
de la chambre, elle ne pouvait rien distinguer, mais elle n'avait aucun
doute que les richesses ne fussent là. Elle prit la boîte d'allumettes,
prête à allumer, pour récréer sa vue par la contemplation du trésor;
mais, pour ne pas éveiller doña Paca dont le sommeil était très léger,
elle remit au lendemain la contemplation de toutes ces merveilles....
Un instant après, elle riait de son illusion, se disant: «Il faut tout
de même que je sois un peu folle. C'est un peu fort que je gobe cela!»
A la pointe du jour, elle s'éveilla aux aboiements de deux chiens
blancs qui sortaient de dessous les lits; elle entendit sonner à la
porte, elle sauta en bas du lit et courut en chemise pour ouvrir, sûr
que c'était quelque aide de camp ou gentilhomme du roi d'en bas, à la
longue barbe et vêtu d'habits verts, qui la demandait..., mais il n'y
avait à la porte aucun être vivant.

Elle se prépara pour sortir, disposant le petit déjeûner de sa
maîtresse et donnant le premier coup de nettoyage à la maison et,
à sept heures, elle partait, avec son panier sous le bras, par la
rue Impériale. Comme elle n'avait pas un centime et ne savait point
comment elle pourrait se procurer de l'argent, elle s'achemina vers
San-Sebastian, pensant, tout en marchant, à don Romualdo et à sa
famille, car, à force d'en parler, elle finissait par croire à leur
existence. «Va là, faut-il que je sois sotte, se disait-elle. J'ai
inventé ce don Romualdo et voilà maintenant que je me figure que c'est
une personne vivante, qui peut me secourir.... Il n'y a pas d'autre
don Romualdo que la mendicité bénite et je vais voir si je recueille
quelque chose, avec la permission de la Caporale.»

«La journée sera bonne, disait Pulido, car il y a un enterrement de
première classe et un mariage à la sacristie. La mariée était nièce
d'un ministre plénipotentiaire et le marié appartenait à la presse.»

Benina prit sa place et étrenna avec deux centimes que lui donna une
dame; ses compagnes cherchèrent à se faire raconter pourquoi don Carlos
l'avait fait appeler, mais elle ne répondit qu'évasivement. La Casiana,
supposant que M. de Trujillo l'avait fait demander pour lui offrir la
desserte de sa table, la traita avec amabilité, espérant sans doute
prendre sa part de cette aubaine.

Les personnes de l'enterrement ne donnèrent pas grand'chose; ceux du
mariage se conduisirent mieux, mais il était accouru tant de pauvres
des autres paroisses et il y eut un tel tumulte et une telle confusion
que les uns reçurent pour cinq, alors que les autres firent chou blanc.
Aussitôt que parût la mariée dans ses beaux atours, et les messieurs
et les dames qui lui faisaient compagnie, les mendiants s'abattirent
sur eux comme une nuée de sauterelles et ils tirèrent le père par son
manteau, lui écrasant presque son chapeau. Le bon monsieur eut beaucoup
de peine à se défendre contre cette plaie, et il ne trouva pas d'autre
remède que de prendre une poignée de menue monnaie et de la jeter au
vol dans la cour. Les plus agiles firent leur moisson, les plus lambins
se battirent inutilement. La Caporale et Élisée cherchaient à mettre
de l'ordre, et, quand les mariés et leur suite se mirent en voitures,
la troupe misérable des mendiants envahit de nouveau les dépendances
de l'église, en grognant et trépignant. Ils se dispersaient et se
réunissaient tour à tour en troupe bourdonnante. On aurait dit une
émeute qui se vaincrait elle-même par sa propre lassitude. Les derniers
cris qu'on entendait étaient ceux-ci:

«Tu as reçu plus.... On m'a pris ce qui me revenait.... Ici, il n'y a
aucune pudeur.... Quel coquin!...»

La Burlada, qui était une de celles qui avaient attrapé le plus,
lançait par sa bouche couleuvres et crapauds, excitait les esprits
contre la Caporale et contre Élisée. Enfin, la police dut intervenir,
les menaçant de les empoigner s'ils ne se taisaient pas. Et cela fut
comme la parole de Dieu. Les intrus s'éloignèrent et les habitués
reprirent leur place dans le passage de l'église. Benina ne retira
de toute sa campagne de ce jour, enterrement et mariage réunis, que
vingt-deux centimes, et Almudena dix-sept. On disait que Casiana et
Élisée avaient fait une piécette et demie chacun.

Benina et l'aveugle marocain se retirèrent ensemble, en se lamentant de
leur mauvaise chance: ils s'arrêtèrent, comme la dernière fois, à la
place du Progrès et s'assirent au pied de la statue, pour délibérer sur
les difficultés et angoisses de la présente journée.

Benina ne savait plus à quel saint se vouer; avec l'aumône de cette
journée elle ne voyait pas comment se tirer d'affaire, parce qu'elle
était obligée de payer quelques menues dettes dans les boutiques de
la rue de la Ruda, pour soutenir son crédit et pouvoir escroquer un
jour de plus. Almudena lui dit qu'il se trouvait dans l'impossibilité
absolue de lui venir en aide; le plus qu'il pouvait faire était de
lui remettre ses sous du matin et, pour le soir, ce qu'il pourrait
recevoir dans la journée en allant mendier à sa place accoutumée,
rue du Duc-d'Albe, près de la caserne de la Garde civile. La vieille
refusa cette générosité, parce qu'il fallait bien qu'il vécût et qu'il
mangeât, lui aussi, ce à quoi le Marocain répondit qu'avec un café
et un morceau de pain il en aurait assez jusqu'à la nuit. Refusant
d'accepter son offre, Benina mit la conversation sur la conjuration
pour appeler le roi d'en bas, montrant dans la réussite une confiance
et une foi qui s'expliquaient facilement par la grande nécessité où
elle se trouvait. L'inconnu et le mystérieux font leurs prosélytes dans
le royaume du désespoir, habité par les âmes qui ne trouvent aucune
consolation d'aucun côté.

«A l'instant même, dit la pauvre femme, je vais acheter les objets.
C'est aujourd'hui vendredi, demain samedi, nous tenterons l'aventure.

--Et il faut acheter toutes choses sans parler.

--Sûrement, sans dire une parole. Que risque-t-on à tenter l'épreuve?
Et dis-moi autre chose: est-il indispensable que ce soit à minuit?»

L'aveugle affirma que oui, et il répéta une à une les règles et
conditions nécessaires pour l'efficacité de la conjuration, et Benina
s'efforça de se fixer le tout dans la mémoire.

«Oui, je sais, lui dit-elle à la fin, que tu seras toute la journée
près de la petite fontaine du duc d'Albe. S'il me manque quelque chose,
j'irai te le demander et aussi pour que tu m'apprennes la prière. C'est
cela qui va me demander un grand travail, de l'apprendre, et par-dessus
tout si tu ne veux pas me la mettre en langage chrétien, car, pour ce
qui est du tien, fils de mon âme, je ne sais pas comment je pourrai
faire pour ne pas me tromper.

--Si tu te trompes, le roi ne viendra pas.»

Découragée par ces difficultés, Benina se sépara de son ami, avec
l'idée de se procurer encore quelques sous pour pourvoir aux nécessités
du jour. Certaine qu'elle était de ne pouvoir recourir au crédit, elle
se mit à mendier au coin de la rue San-Milan, près de la porte du café
des Orangers, importunant les passants par la relation de ses malheurs:
elle sortait de l'hôpital, son mari était tombé d'un échafaudage, elle
n'avait pas mangé depuis trois jours, et autres mensonges pouvant
attendrir les cœurs. C'est ainsi qu'elle faisait sa récolte, et elle
aurait reçu certainement davantage si un maudit sergent de ville qui
vint à passer ne l'avait point menacée de l'emmener à la prison de la
Latina, si elle ne prenait pas le large et au galop. Elle s'occupa
ensuite à acheter les menus objets de la conjuration, entreprise
ardue, car il fallait tout faire par signes, et elle s'en alla à la
maison, songeant combien il lui serait difficile de suivre cette diable
d'entreprise sans que sa maîtresse s'en doutât. Il n'y avait pas
d'autres moyens pour elle d'y arriver que de faire semblant que don
Romualdo était tombé malade et qu'il lui avait fait demander de venir
le veiller, et alors de sortir sous ce prétexte et d'aller à la maison
d'Almudena.... Mais la présence de la Pedra pouvait être un obstacle:
au danger que la présence d'un témoin incrédule ne rende la réussite
impossible se joignait l'inconvénient grave qu'en cas de réussite la
pocharde voulût s'approprier tout ou partie des trésors donnés par le
roi.... Pour sûr, il conviendrait mieux qu'au lieu de les avoir en
pierres précieuses on lui donnât le tout en monnaie courante ou en
paquets de billets de banque, bien empaquetés avec des bandes gommées
comme elle l'avait vu chez le changeur. Parce que, ce ne serait pas
une mince opération que de porter chez l'orfèvre, pour lui en proposer
l'achat, tant de perles, de saphirs et de diamants. Enfin, qu'on les
lui donne comme on voudra: ce n'est point le cas d'exiger d'autre chose.

Doña Paca n'était point de bonne humeur, parce que le matin, il
était venu chez elle un commis de boutique qui l'avait insultée avec
des expressions brutales et grossières. La pauvre femme pleurait et
s'arrachait les cheveux, suppliant sa fidèle amie de retourner la terre
pour trouver ce peu de douros qui manquaient, pour les jeter à la
face imbécile de ce boutiquier, et Benina se rompit la cervelle à la
recherche de la solution de ce terrible problème.

«Femme, par pitié, parle, invente quelque chose, lui disait la pauvre
affligée, au milieu d'une mer de larmes. Ne doit-on pas trouver les
amis à l'occasion? Dans des circonstances aussi critiques, il faut
bannir toute fausse honte.... Ne te semble-t-il pas comme à moi que ton
bon Don Romualdo pourrait nous sortir d'embarras?»

La servante ne protesta pas. Préparant le dîner de sa maîtresse, elle
retournait dans son esprit les combinaisons les plus subtiles. Doña
Paca ayant répété sa proposition, Benina parut la considérer comme
raisonnable «Don Romualdo...; mais oui, j'irai le voir...; mais je
ne réponds de rien, madame, je ne réponds de rien. Peut-être faut-il
se méfier.... Faire l'aumône est une chose, prêter de l'argent une
autre... et il faut au moins dix douros pour sortir d'embarras.... Qu'a
dit cette brute de Gabino? qu'il reviendrait demain faire encore du
scandale? Canaille, voleur!... vendeur de marchandises falsifiées!...
Pourtant, c'est une affaire de dix douros, et je ne sais pas si don
Romualdo.... Je pencherais pour la négative. Mais sa sœur est un peu
comme «un poing sur la figure».... Dix douros!... Mais que madame ne
trouve pas étonnant si je tarde à rentrer. Ces choses-là... on ne sait
pas comment les traiter.... Cela dépend de l'effet qu'elles produisent;
on réussit mieux avec celui qui vous dit: «Repassez».... Je m'en vais;
je suis pleine d'inquiétude...; attendre, mais celui qui veut arriver à
la maison ne doit point se mettre en retard.

--Surtout ne reviens pas les mains vides. Va-t'en, ma fille, va-t'en,
que le Seigneur t'accompagne et qu'il affine tes raisonnements. Si
j'avais ton habileté, je sortirais bien promptement de ces embarras.
Ici je vais prier tous les saints du ciel pour qu'ils t'inspirent et
qu'à deux heures ils nous sortent de ce purgatoire. Adieu, ma fille.»

S'étant tracé un plan, le seul qui dans son jugement avisé lui parût
présenter une chance de réussite, Benina se dirigea vers la rue du
Mediodia-Grande et les garnis, propriété de son amie doña Bernarda.



XX


La maîtresse de l'établissement était absente. Benina fut reçue par
la fondée de pouvoirs et par un homme appelé Prieto, qui jouissait
de toute la confiance de la patronne et tenait la comptabilité de la
location des lits. La vieille fut obligée d'attendre, car cette paire
de congres manquait des pouvoirs nécessaires pour résoudre le problème
qui la troublait si cruellement. Parlant et reparlant du commerce de
garni, ils racontaient que l'année se présentait très mal: chaque nuit
on avait moins de personnes à coucher, et les patrons se plaignaient
fort. Benina en vint à s'informer de Frasquito Ponte: ce à quoi Prieto
répondit que, la nuit dernière, il s'était vu dans la nécessité de
ne pas le recevoir, parce qu'il était débiteur de sept lits et qu'il
n'avait pu donner aucun acompte.

«Pauvre monsieur! dit Benina, il aura dormi à la belle étoile.... C'est
triste... à son âge.... Malgré sa teinture, il est plus vieux que la
Cuesta de la Vega.»

La fondée de pouvoirs dit que don Frasquito, ne sachant où aller, avait
trouvé un asile dans la maison de la Comadréjà, rue du Mediodia-Chica,
à deux pas de là. Au surplus, le bruit avait couru qu'il était tombé
malade. Entendant cela, Benina, oubliant aussitôt le motif principal
qui l'avait conduit chez Bernarda, ne songea plus qu'à vérifier par
elle-même ce qu'il était définitivement advenu du pauvre désemparé
Frasquito. Elle avait le temps de faire un saut jusqu'à la maison
de la Comadréjà et de revenir au moment où Bernarda rentrerait chez
elle. Aussitôt dit, aussitôt fait. Un instant après, la diligente
vieille entrait dans la taverne borgne qui reçoit le public dans
l'établissement en question, et la première personne qu'elle aperçut
fut cet abominable type de Luquitas, l'époux d'Obdulia, lequel, avec
d'autres gens de mauvaise vie et deux ou trois femmes, sales et
malpropres, jouait aux cartes sur une horrible table ronde, au milieu
de verres de cariñena et de pardillo. Au moment où Benina entrait, ces
gens finissaient une partie, et, avant d'entamer une autre main, le
gendre de doña Paca, jetant sur la table les cartes visqueuses, qui
auraient pu lutter de malpropreté avec les mains des joueurs, se leva
en titubant, et, d'une langue empâtée, avec les manières caressantes
qui sont le propre des pochards, il offrit à la servante de sa
belle-mère un verre de vin:

«Non, monsieur, j'ai déjà bu.... Je vous remercie,» dit la vieille en
refusant le verre.

Mais comme il insistait vivement, les autres s'étant joints à lui pour
l'inviter à boire, Benina prit peur et accepta la moitié d'un verre
poisseux. Elle ne voulait point se mettre mal avec de tels gens, pour
ce qui aurait pu en arriver, et, sans perdre de temps en observations
et réprimandes au vicieux Luquitas, sur l'abandon dans lequel il
laissait sa femme, elle revint directement à l'objet de sa venue et dit:

«Est-ce que la Pitusa n'est pas là?

--Elle est là pour vous servir,» dit une femme pâle, sortant par une
porte bien dissimulée entre les étagères pleines de bouteilles et de
carafes, derrière le comptoir. La porte ressemblait à la fissure par
laquelle se glisse une anguille, et la femme était certainement la plus
maigre, la plus fluette et la plus glissante qui pût se rencontrer
dans la faune de ces sortes de femmes. Son visage était si mince qu'à
le considérer de profil on aurait pu le croire fait en découpure comme
les figures qui sont sur les girouettes. Son cou ne faisait aucun pli
et, à l'une de ses oreilles, le trou pour la boucle était tellement
grand qu'on aurait pu facilement y passer un doigt. Les dents rares et
noires, les sourcils absents, les cils rares, les yeux tendres, avec
une acuité de lynx, complétaient sa physionomie. De son corps il n'y
a rien à dire, sinon qu'il serait difficile de rencontrer une forme
plus exactement comparable à un manche à balai habillé ou, si l'on
veut, recouvert de chiffons pour frotter; des bras et des mains qui, en
gesticulant, semblaient flageller comme les barbes d'un plumeau avec
lequel on voudrait épousseter son interlocuteur; de sa langue et de
son accent, nous pouvons dire qu'ils donnaient l'idée d'une personne
qui se gargariserait et quoique cela puisse paraître étrange, je dois
dire pourtant que de toutes ces apparences il ressortait un certain air
affable, un aspect attrayant et, pour terminer, nous pouvons affirmer
que la Pitusa était fort loin d'être antipathique.

«Qu'est-ce qui amène la seña Benina dans nos parages? dit la Pitusa
en lui frappant amicalement les deux épaules. J'ai entendu dire que
vous êtes dans une grande maison, dans une maison riche... où vous
devez avoir de bons profits.... Et votre chat ne doit certes pas être
malheureux?...

--Ma fille, non.... Il y a un siècle de cela. Maintenant, nous sommes
en baisse.

--Quoi, cela va mal?

--Nous tâchons de tirer en avant, nous tâchons seulement. S'il y a
de la soupe, nous en mangeons; s'il n'y en a pas, rien.... Et le
Comadréjà, il est bien?...

--Désirez-vous que je l'appelle, seña Benina?

--Ma fille, je te demande seulement comment il se porte, s'il est en
bonne santé.

--Il se défend. Mais sa blessure s'ouvre malheureusement quand il y
pense le moins.

--Que Dieu vous protège!... Dis-moi autre chose....

--Commandez-moi.

--Je désire savoir si tu as donné refuge dans ta maison à un
gentilhomme qui a nom Frasquito Ponte et s'il y est encore, parce que
l'on m'a dit qu'il avait été très malade cette nuit?»

Pour toute réponse, la Pitusa dit à Benina de la suivre, et toutes
deux, se serrant, se glissèrent par la fente qui se trouvait entre
les montants du comptoir. De l'autre côté commençait un escalier très
étroit, par lequel elles montèrent l'une derrière l'autre.

«C'est une personne très honorable, comme on dit, un personnage, ajouta
Benina, sûre de servir ainsi le pauvre gentilhomme.

--De la grandesse! Voyez donc à quoi servent les titres?»

Par un petit passage sentant mauvais et horriblement sale, elles
arrivèrent à une cuisine où l'on ne faisait certes pas grand feu.
Le fourneau et le buffet servaient de dépôt de bouteilles vides, de
caisses défoncées, de chaises cassées et de monceaux de chiffons. Sur
le sol et sur un misérable grabat, gisait de toute sa longueur don
Francisco Ponte, en manches de chemise, immobile, la figure décomposée.
Deux grosses femmes l'entouraient, debout de chaque côté, l'une lui
présentait un verre avec un peu d'eau et de vin, l'autre essayait de
lui faire des frictions aux jambes, toutes deux lui parlaient en criant:

«Tournez-vous par ici.... Quel démon vous agite?... Vous le faites
exprès!... Ne voulez-vous point boire?»

Benina, se mettant à genoux, se mit à crier, elle aussi, en le secouant:

«Don Frasquito de mon âme, qu'avez-vous? Ouvrez les yeux, regardez-moi,
je suis la Nina.»

Les deux guenons qui, entre parenthèses, si elles rivalisaient de
laideur et d'air rébarbatif, n'avaient personne qui les surpassât en
bonté, ne tardèrent pas à donner à Benina les explications qu'elle leur
demandait sur ce qui était arrivé.

Ponte, n'ayant pas été admis chez la Bernarda, s'était réfugié au seuil
de la porte de la chapelle des Irlandais pour y passer la nuit....
C'est là qu'elles le rencontrèrent; elles se mirent à l'interpeller,
à lui dire des choses... toutes deux..., de ces choses que l'on dit
sans vouloir offenser les gens. Au total, le pauvre vieux mal teint
s'était fâché et, en courant après elles, sa canne levée, et levée
pour les frapper, patatras, il était tombé par terre. Elles éclatèrent
de rire, croyant qu'il avait fait un faux pas; mais, voyant qu'il ne
bougeait pas, elles s'étaient approchées, le veilleur de nuit était
arrivé, il lui avait mis la lanterne sous le nez et, alors, ils
s'aperçurent qu'il avait une attaque. Retourné sur un côté, puis sur
l'autre, le bon monsieur avait tout l'air d'un cadavre. Ils appelèrent
le Comadréjà qui l'examina et déclara qu'il était en syncope, et, comme
il est charitable, lui, comme il est bon chrétien, lui, et qu'en outre
il avait étudié pendant un an l'art vétérinaire, il leur commanda de
le rapporter chez lui pour le faire revenir par des frictions et des
sinapismes.

Ainsi fut fait. Elles le portèrent toutes deux avec l'aide d'une de
leurs compagnes, car le malade pesait autant qu'un paquet de tuyaux et
à la maison, à force de le pincer et de le secouer, il était revenu à
lui et les avait remerciées avec une grande amabilité. La Pitusa lui
avait apporté une soupe qu'il mangea avec un grand appétit, remerciant
à chaque cuillerée avec les expressions les plus gracieuses, et ainsi
il s'était bien porté jusqu'au matin, bien couvert sur sa paillasse. On
ne pouvait pas le mettre dans une chambre, parce que c'est à peine si
elles désemplissaient la nuit, et dans la cuisine, il était très bien,
la pièce étant vraiment très aérée.

Le malheur avait voulu que le matin, alors qu'il se levait pour s'en
aller, il avait été repris par une attaque, et, toute la sainte
journée, il avait eu d'heure en heure des syncopes si effrayantes qu'il
devenait un cadavre et qu'on ne pouvait le faire revenir à lui qu'avec
l'aide de Dieu. On l'avait mis en manches de chemise parce qu'il se
plaignait de la chaleur; mais toutes ses affaires étaient là sans que
personne y touchât, et il ne manquait absolument rien de ce qu'il
avait dans ses poches. Le Comadréjà avait dit que, s'il ne se remettait
pas dans la soirée, il préviendrait la Délégation pour qu'on le fît
porter à l'hôpital.

Benina déclara à la Pitusa que ce serait un crime d'envoyer à l'hôpital
un homme aussi considérable et qu'elle se déterminerait plutôt à le
conduire chez elle, si.... A ce moment, une idée hardie avait traversé
la cervelle de Benina et, avec la promptitude de résolution qui
était la caractéristique primordiale de son caractère, elle la mit à
exécution sans désemparer:

«Voudriez-vous m'écouter un instant? J'aurais un petit mot à vous dire,
dit-elle à la Pitusa, la prenant par le bras pour l'attirer hors de la
cuisine.»

Et elles entrèrent, à l'extrémité du petit couloir, dans l'unique
chambre habitable de la maison: une alcôve avec un lit en fer,
courte-pointe au crochet, des miroirs en mauvais état, des enluminures
représentant des odalisques, une commode fourbue et un saint Antoine
sur un socle, entouré de fleurs artificielles et ayant devant lui une
petite lampe à huile. Le dialogue fut nerveux et rapide:

«Que voulez-vous?

--Une misère. Que tu me prêtes dix douros.

--Seña Benina, est-ce dans l'ordre?

--J'en suis, Teresa Conejo, où tu en étais toi-même lorsque je te
prêtai mille réaux et t'empêchai d'aller en prison.... Ce fut l'année
et le jour même du cyclone qui renversa les arbres du Jardin botanique,
ne t'en souviens-tu point?... Tu habitais alors dans la rue du
Gobernador, et moi, à celle de San-Agustin, où j'étais en service.

--Certainement que je m'en souviens. Je vous avais connue parce que
nous achetions ensemble....

--Tu étais dans une situation très grave....

--Je commençais à rouler dans le monde....

--Et, à force de rouler, tu avais succombé à la tentation.

--Et comme vous serviez dans une grande maison, j'ai calculé et je me
suis dit: «Certainement, celle-là, si elle veut, elle pourra me sauver.»

--Tu vins me trouver avec une grande terreur... qui te passa.... Tu me
demandas si je ne voudrais pas te soulager d'un grand poids, et que je
te sauve.

--Et vous m'avez sauvée.... Oh! combien je vous fus reconnaissante,
Benina!

--Et cela, bien que je n'eusse pas de rentes.... Et toi, lorsque tu as
eu fait la paix avec le marchand de vin, tu m'as payée....

--Douro pour douro.

--C'est bien: aujourd'hui c'est moi qui suis dans l'embarras; j'ai
besoin de deux cents réaux, et tu vas me les donner.

--Quand?

--A l'instant.

--Par la Mecque! Saint Dieu! Comment ma tête ferait-elle pour changer
les pois chiches en argent?

--Tu ne les as point? Ni ton Comadréjà non plus?

--Nous sommes comme le coq de Moron.... Et pourquoi avez-vous besoin de
ces dix douros?

--Pour ce qui ne te regarde pas. Dis-moi seulement si tu peux, oui ou
non, me les donner. Je te les rendrai promptement et, si tu le désires,
avec un réal par douro. Cela ne fera pas de difficulté.

--Ce n'est pas cela: c'est que je n'ai point la moitié d'un gros sou.
Ce chien de métier ne procure que misère.

--Dieu te bénisse! Et ainsi...?

--Non. Je n'ai pas même de bijoux, si j'en avais....

--Cherche bien, patronne.

--Eh bien, j'ai deux bagues. Elles ne sont pas à moi; elles
appartiennent au rey de Bastos, un ami de Rumaldo, qui les lui a
confiées et que Rumaldo m'a données à garder.

--Eh bien....

--Si vous me donnez votre parole de les dégager dans huit jours et de
me les rapporter, mais une parole formelle, Dieu sait, emportez-les....
Vous en retirerez certainement dix douros, car l'une d'elles a un
brillant qui donne la cataracte rien qu'à le regarder.»

Elles n'en dirent pas davantage. Elles fermèrent soigneusement la
porte, pour que personne ne pût les voir du couloir. Si quelqu'un avait
pu écouter, il n'aurait entendu qu'ouvrir et fermer un tiroir de la
commode, un chuchotement de Benina et une gargouillade de l'autre.



XXI


A peine les deux femmes étaient-elles revenues au chevet de Frasquito,
toujours évanoui, que Comadréjà entra. C'était un gaillard de belle
prestance, le teint et la figure de gitano; il portait un chapeau
large et la taille bien serrée; la première chose qu'il dit, ce fut
que le contaminé allait être conduit à l'hôpital. Benina protesta
disant que la maladie de de Ponte était de celles qui exigent un
traitement à la maison et en famille, que le conduire à l'hôpital
ce serait certainement l'envoyer à la mort, et qu'ainsi il valait
beaucoup mieux qu'elle le conduisît chez sa maîtresse, doña Francisca
Juarez, laquelle, bien que sa situation fût très amoindrie, se trouvait
encore, néanmoins, en situation de faire une charité en hébergeant
son compatriote, M. de Ponte, auquel elle croyait, d'ailleurs,
qu'elle était liée par une parenté éloignée. Sur ces entrefaites,
le vieux galantin sortit de son évanouissement et, reconnaissant sa
bienfaitrice, lui baisa les mains, l'appelant ange et je ne sais quoi
encore, ravi de la voir à son côté. D'un geste impérieux, suivi d'une
taloche, la Pitusa ordonna aux deux filles en guenilles d'aller à leurs
affaires à la porte de la rue; le Comadréjà descendit pour servir sa
clientèle; Benina et son amie, se trouvant seules avec le pauvre de
Ponte, lui passèrent son habit et son paletot pour l'emmener.

«Ayez confiance, don Frasquito, lui dit la Benina; contez-nous pourquoi
vous n'avez pas fait ce que je vous ai dit.

--Quoi donc, madame?

--Donner à Bernarda la piécette à compte sur les nuits dues..... Ou
bien la piécette aurait-elle été dépensée à autre chose qui vous
manquait, une supposition, en peinture pour arranger la physionomie de
la moustache? Dans ce cas, je n'aurais rien à dire.

--En cosmétique, non..., je vous le jure, répondit Frasquito d'un ton
langoureux, les paroles sortant de sa bouche comme si on les lui eût
tirées avec un crochet. Je l'ai dépensée..., non pour ce que vous
dites...; je désirais me pro... pro... je le dirai bien à la fin...
procurer une photo... graphie.»

Il chercha dans la poche de son paletot et d'entre une masse de cartes
et de papiers il sortit un portrait photographique, de la dimension
d'une carte ordinaire.

«Qui est cette dame? dit la Pitusa, qui la lui prit prestement pour
l'examiner.

--Comme elle est belle! Certes elle l'est!...

--Je voudrais, continua Frasquito reprenant haleine à chaque syllabe,
démontrer à Obdulia sa parfaite ressemblance avec...

--Ce portrait n'est donc point celui de la petite? dit Benina en le
regardant. On retrouve quelque chose dans la coupe du visage; mais ce
n'est point tout à fait la même chose.

--Dites-moi, mesdames, si vous ne trouvez pas qu'elles se ressemblent;
pour moi elles sont identiques.... L'une comme l'autre sont pareilles à
cette photographie.

--Mais, qui est-ce?

--L'impératrice Eugénie.... Mais on ne la vend pas. On ne la trouve
que chez Laurent, et il ne la donne pas pour moins d'une piécette....
Obligé de l'acheter, pour démontrer à Obdulia la similitude....

--Don Frasquito, par la Vierge sainte, pensez-vous que nous allons
croire cela?.... Dépenser une piécette pour un portrait!»

Le pauvre cavalier ne se convainquit pas, et, serrant précieusement
sa petite carte, il boutonna son paletot et essaya de se mettre sur
pied, opération extrêmement compliquée qu'il ne put accomplir à cause
de l'extrême faiblesse de ses jambes, moins grosses que des baguettes
de tambour. Avec la promptitude qu'elle savait mettre en toutes choses,
Benina sortit pour retenir une voiture avec laquelle elle avait à
faire des courses de la plus grande importance. Mais comme elle était
extrêmement active, elle fit rapidement; ayant ses dix douros dans sa
poche, elle prit à Mediodia-Grande un fiacre à l'heure, et, à la porte
de la maison, elle tomba sur la pocharde de Pedra et sa compagne, qui
sortaient de la taverne en vociférant.

«Oui, oui, nous savons bien qui vous emmenez avec vous, dirent-elles
d'un ton moqueur. C'est ainsi que se comportent les femmes du grand
monde qui estiment un homme.... On voit bien que ces choses peuvent
arriver.

--C'est à voir!... Mais comme au fond cela ne vous regarde pas, je
dis.... Eh bien, quoi?

--Rien..., enfin, il faut s'alléger.

--C'est Almudena qui va être content!

--Pourquoi cela, que se passe-t-il?

--Qu'il vous a attendue toute la soirée. Pendant qu'il était obligé de
s'en aller, vous couriez après votre chevalier maladif!

--Il nous a donné une commission pour vous, pour le cas où nous vous
rencontrerions.

--Qu'a-t-il dit?

--Qui sait si je me rappellerai? Ah! si: que vous n'achetiez pas la
marmite..., la marmite avec les sept trous.... Qu'il en a une rapportée
de son pays.

--Bien.

--Eh quoi! est-ce que vous voulez installer une maison pour faire la
lessive? Sinon, pourquoi tant de trous?

--Taisez-vous, grandes bavardes! Allez avec Dieu!

--Et nous avons voiture. Plus que cela de luxe! On voit bien que nous
courons le guilledou!

--Taisez-vous donc.... Vous feriez bien mieux de m'aider à le descendre
et à le mettre en voiture.

--Certainement oui, de tout cœur.»

Ce fut un divertissement pour tous ceux de la maison et ceux du dehors.
Ce fut un rude travail que de descendre Frasquito, en lui chantant des
couplets comme pour son enterrement et lui disant mille plaisanteries
s'appliquant tant à lui qu'à Benina qui, insensible aux quolibets de la
vie canaille, monta en voiture portant dans ses bras le vieux cavalier
andalou, comme s'il avait été un paquet de chiffons, tout en donnant
l'ordre au cocher de descendre la rue Impériale et en lui recommandant
de pousser son cheval.

Ce ne fut pas, comme on peut bien le supposer, une mince surprise pour
doña Francisca de se voir apporter chez elle une sorte de moribond,
transporté par Benina et un commissionnaire avec sa corde. La pauvre
femme avait passé la soirée et une partie de la nuit dans une mortelle
inquiétude et, à voir une chose aussi extravagante, elle croyait rêver
ou elle pensait tout au moins qu'elle avait perdu la tête. Mais la
servante avisée s'empressa de la tranquilliser en lui disant que ce
n'était pas un cadavre, comme son aspect piteux pourrait le faire
supposer, mais bien un malade très gravement atteint, M. don Frasquito
de Ponte Delgado lui-même, natif d'Algeciras, qu'elle avait rencontré
dans la rue, et, sans se perdre en plus longues explications sur cet
événement extraordinaire, elle se mit à réconforter l'âme troublée de
doña Paca, avec l'heureuse nouvelle qu'elle rapportait dans sa bourse
neuf douros et demi, somme suffisante pour parer aux difficultés les
plus urgentes et pouvoir respirer durant quelques jours.

«Ah! quel poids tu m'enlèves du cœur! s'écria la vieille dame en levant
les bras au ciel.

--Que le Seigneur le bénisse! Nous voici en mesure de faire la charité
à notre tour, dit-elle, pensant à ce malheureux. Tu vois, Dieu nous
secourt sur un seul point, et en une seule occasion, et il nous donne
de suite le moyen de secourir nous-mêmes. La faveur et son payement se
suivent.

--Il faut prendre les choses comme les dispose... Celui qui lance la
foudre.

--Et, à propos, où allons-nous mettre ce pauvre vieux magot?» dit doña
Paca en palpant Frasquito qui, bien qu'il ne fût pas sans connaissance,
se remuait et parlait à peine, étendu sur le sol et arrimé contre le
mur.

Comme, depuis le mariage d'Obdulia avec Antonito, on avait vendu son
lit, il surgit une difficulté d'installation domestique que Nina
résolut en proposant de dresser son propre lit dans un petit coin de
la salle à manger pour y placer le pauvre malade. Quant à elle, elle
mettrait sa paillasse par terre et l'on verrait bien s'il n'y avait pas
moyen d'arracher ce pauvre infirme aux ongles de la mort.

«Mais, Nina de mon âme, as-tu pensé à la charge que nous nous mettons
sur le dos? «Toi qui n'as pas la force, porte-moi sur tes épaules»,
comme dit l'autre. Te paraît-il que nous soyons, nous autres, dans le
cas de nous mettre à protéger qui que ce soit?... Mais achève de me
conter: c'est don Romualdo béni qui....

--Oui, madame, Romualdo..., répondit la vieille qui, dans son
ahurissement, n'avait point eu le temps de forger son mensonge.

--Que cet homme soit béni, mille fois béni!»

Doña Paca s'étant calmée, on ne pensa plus qu'à l'installation de
Frasquito, lequel n'avait point l'air de se rendre bien compte de ce
qui se passait. Enfin, quand on l'eut mis au lit, il reconnut la veuve
Juarez, et lui montrant sa gratitude par un serrement de mains et des
soupirs affectueux, il lui dit:

«Telle fille, telle mère.... Vous êtes le vivant portrait de la Montijo.

--Que dit cet homme?

--Il prétend que nous ressemblons toutes à... je ne sais qui..., aux
empereurs de France.... Enfin ne vous en occupez pas.

--Je suis dans le palais de la place del Angel? dit Ponte, examinant la
pauvre alcôve avec des yeux extasiés.

--Oui, monsieur, couvrez-vous bien; restez bien tranquille, essayez de
dormir. Plus tard, nous vous donnerons un bon bouillon, et en avant la
santé!»

Elles le laissèrent seul, et Benina sortit de nouveau dans la rue,
brûlant du désir d'aller fermer la bouche aux grossiers créanciers qui,
avec leurs impertinentes réclamations, troublaient le repos de deux
pauvres femmes. Elle se paya le plaisir de leur jeter à la face les
douros qui leur étaient dus; elle fit d'amples provisions, passa par la
rue de la Ruda et, avec son panier plein de nourriture, elle avait le
cœur plein de joie, songeant qu'elle était libérée pour quelques jours
de la honte de mendier, et elle rentra à la maison.

Avec une méthodique activité elle se mit à travailler à la cuisine, en
compagnie de sa maîtresse qui, elle aussi, était souriante et joyeuse.

«Sais-tu ce qui m'est arrivé, dit-elle à Benina, pendant que tu as été
dehors? J'ai fait un petit somme dans le fauteuil et j'ai rêvé que deux
messieurs très graves, vêtus de noir, venaient me trouver. C'étaient
Francisco Morquecho et don José-Maria Porcell, mes compatriotes, qui
venaient m'annoncer la mort de don Pedro-José Garcia de los Antrines,
oncle de mon mari.

--Pauvre monsieur! Il est mort? s'écria Benina avec toute son âme.

--Et ce don José qui est un des plus grands richards de la Serrania....

--Mais, dites-moi, est-ce que vous avez rêvé cela, ou bien est-ce que
c'est vrai?

--Attends, femme. Ces deux messieurs, don Francisco et don José
Maria, l'un médecin et l'autre secrétaire de la municipalité, étaient
venus..., venaient pour me dire que le Garcia de los Antrines, propre
neveu de son mari, les avait nommés exécuteurs testamentaires....

--Enfin....

--Et que... la chose est claire...; comme il n'avait pas d'héritiers
directs, il désignait comme héritiers....

--Qui?

--Sois calme, femme... Qu'alors il laissait la moitié de ses biens à
mes enfants Obdulia et Antonito et l'autre à Frasquito Ponte. Que t'en
semble?

--Qu'à ce seigneur béni, Dieu devrait accorder de suite le paradis.

--Don Francisco et don José-Maria me dirent que depuis plusieurs jours
ils me cherchaient pour me donner connaissance de cet héritage et que,
me demandant de-ci de-là, ils étaient parvenus à trouver l'adresse de
cette maison. Par qui crois-tu qu'ils l'ont eue? Par le prêtre don
Romualdo, déjà proposé pour l'épiscopat, qui leur expliqua que j'avais
recueilli M. de Ponte. De telle sorte, me dirent-ils en riant, que, en
venant vous présenter nos respects, chère madame, nous attrapons deux
oiseaux d'un seul coup.

--Mais, de bon compte, tout ce que vous me racontez, vous l'avez, comme
on dit, purement et simplement rêvé!

--Bien sûr: tu n'as donc pas compris que je m'étais endormie dans mon
fauteuil?... Comme ces deux messieurs qui sont venus me visiter sont
morts tous deux, il y a une trentaine d'années, quand j'étais fiancée
avec Antoine..., figure-toi.... Et à cette époque, Garcia de los
Antrines était déjà très vieux. Je n'ai plus entendu parler de lui.
Pourtant si.... Enfin, tout cela est l'œuvre d'un songe. Mais je l'ai
tellement vécu qu'il me semble encore les voir. Je te raconte tout cela
pour te faire rire. Non, non, ce n'est pas choses dont il faille rire,
les songes....

--Les songes, les songes disent ce qu'ils veulent, manifesta Nina, ils
viennent tout de même de Dieu. Et va savoir où commence la vérité et
où finit le rêve?

--Justement.... Qui te dit que, en bas ou en haut de ce monde que nous
voyons, il n'y a pas un autre monde où vivent ceux qui sont morts? Et
qui te dit que la mort n'est pas une autre manière, une autre forme de
la vie?...

--En bas, en bas, tout cela est en bas, affirma l'autre devenue
pensive. Je fais grand cas des songes, parce qu'il pourrait bien
arriver, par exemple, que ceux qui s'en vont là-bas reviennent ici nous
apporter remède à nos maux. En dessous de la terre, il y a un autre
monde, et la seule difficulté est de savoir comment nous pourrions
arriver à parler avec ce monde souterrain. Ils doivent connaître les
maux que nous endurons ici, et nous autres nous voyons en songe combien
ils sont heureux.... Je ne sais pas si je m'explique.... Je dis qu'il
n'y a pas de justice, et, pour qu'il en arrive une, nous devons rêver
tout ce qui peut la faire arriver, et, en rêvant, je suppose que nous
attirerons ici la justice.»

Doña Paca acquiesça par une longue enfilade de soupirs qu'elle
tirait du plus profond de sa poitrine, et Benina se reprit, avec un
redoublement de fièvre et de conviction, à penser à la merveilleuse
conjuration.

Se promenant sans s'arrêter au travers de la cuisine, elle ne voyait
plus avec les yeux de l'âme que les sept becs de la marmite, le bâton
de laurier, son habillement et l'oraison.... Diablesse d'oraison, c'est
cela qui était difficile!



XXII


Tout allait bien, le matin suivant: la santé de Frasquito s'améliorait
d'heure en heure, et son entendement semblait revenir à une clarté
moyenne; doña Paca était contente; la maison bien pourvue de
victuailles; ce jour qui venait et le suivant pouvaient être considérés
comme assurés, et par conséquent la pauvre Benina pouvait se dispenser
de sa pénible station de mendicité à San-Sebastian. Mais, comme il
lui était nécessaire de soutenir la comédie de son occupation dans
la maison de l'ecclésiastique, elle sortit comme tous les jours, son
panier sous le bras, résolue toutefois à ne pas perdre la matinée et
à faire quelque chose d'utile. Au moment où elle allait partir, sa
maîtresse lui dit:

«Il me semble que nous devrions faire une politesse à notre bon don
Romualdo.... Il faut lui montrer que nous sommes reconnaissantes et
bien élevées. Porte-lui de ma part deux bouteilles de champagne d'une
bonne marque, pour accompagner avec elles le ragoût du lapin que tu vas
lui faire aujourd'hui.

--Mais madame est folle? Savez-vous ce que coûteraient deux bouteilles
de champagne? Nous nous endetterions pour plus de trois mois. Vous êtes
toujours la même. C'est votre goût de bien vivre et largement qui est
la cause de notre pauvreté d'à présent. Certainement nous lui ferons un
cadeau, quand nous aurons gagné à la loterie, mais pour aujourd'hui je
ne puis songer qu'à trouver qui me cède une piécette dans un dixième de
billet à trois.

--Bien, bien, que Dieu t'accompagne!»

Et la vieille dame s'en alla causer avec Frasquito, lequel, tout
ranimé, redevenait loquace. L'un et l'autre évoquèrent les souvenirs de
la terre andalouse où ils étaient nés, ressuscitant familles, personnes
et événements.

De fil en aiguille, doña Francisca en revint à penser à son songe, mais
elle se garda bien de le raconter à son compatriote.

«Dites-moi, Ponte, qu'est-il advenu de don Pedro-José Garcia de los
Antrines?»

Après une très pénible recherche dans les registres embrouillés et
confus de sa mémoire, Frasquito répondit que le don Pedro était mort
dans l'année de la révolution.

«Allons donc, allons donc: je crois qu'il vit encore maintenant.
Savez-vous qui a hérité de ses biens?

--Probablement son fils Raphaël, qui n'a jamais voulu se marier. Il
doit être vieux maintenant. Il pourrait bien arriver qu'il se souvînt
de nous, de vos enfants et de moi, car il n'a pas de parenté plus
proche.

--Ah! n'en doutez pas, il se souviendra..., s'écria doña Paca avec
une grande animation dans les yeux et parlant rapidement. S'il ne
s'en souvenait pas, ce serait un cochon. C'est ce que me disaient don
Francisco Morquecho et don José-Maria Porcell....

--Quand cela?

--Il y a... je ne sais plus combien de temps. A la vérité, ils sont
passés à meilleure vie. Mais il me semble que je les vois.... Ils ont
été les exécuteurs testamentaires de Garcia de los Antrines, cela est
certain, n'est-ce pas?

--Oui, madame, je les ai beaucoup connus. Ils étaient amis de la
maison. Je les ai en mémoire.... Il me semble les voir encore avec
leurs redingotes noires de coupe antique....

--Pareillement, pareillement.

--Leurs cols-cravates ressemblant à une semelle, et les chapeaux haut
de forme, aussi hauts que la tour de Sainte-Marie.»

L'entretien continua avec ce mélange et cette fluctuation du réel
à l'imaginaire, et, pendant ce temps-là, Benina arpentait les rues
de haut en bas et de bas en haut, avec le cœur apaisé et l'esprit
tranquille par la possession d'un capital qui n'était pas inférieur à
trois douros et demi, et elle se disait que toute l'opération de la
conjuration d'Almudena n'était qu'un attrape-nigaud. Elle voyait une
plus grande chance de réussite dans la loterie qui n'est pas, quoi
qu'on en dise, œuvre de pur hasard, car qui nous dit qu'il n'y a pas
dans les airs un ange ou un démon invisible qui se charge de tirer le
bulletin de l'urne, sachant par avance qui possède le numéro? C'est
pour cela qu'il arrive des choses si extraordinaires et, par exemple,
que le gros lot vienne à se répartir entre une multitude de pauvres
diables qui ont pris, l'un un réal, l'autre une piécette, en réunissant
leurs enjeux.

Suivant cette idée, elle pensa qu'il lui conviendrait de s'assurer
une participation modique, car prendre à elle seule un dixième, ce
serait vraiment trop risquer. Il ne lui convenait pas d'entrer en
compte avec la Pedra et Quart-de-Kilo, qui jouaient à toutes les
extractions; il valait mieux s'entendre pour cette affaire avec
Pulido, son compagnon de mendicité à la paroisse, car on prétendait
qu'il faisait des combinaisons de numéros à la loterie avec le vacher
voisin d'Obdulia, et, pour le trouver chez lui avant qu'il partît pour
mendier, elle pressa le pas vers la rue de la Cabeza et se dirigea
vers l'établissement d'ânesses à lait. C'est dans les étables de ces
pacifiques bêtes que les laitiers, gens simples et bons, donnaient
asile à Pulido. La sœur de la laitière vendait des dixièmes dans la
rue, et un oncle du vacher, qui avait fait le même commerce, même rue,
même maison, quelques années auparavant, avait fait fortune et s'était
retiré dans son pays, où il avait acheté des terres. La passion du jeu
s'était perpétuée dans l'établissement, passant à l'état de vice. A la
date où nous sommes arrivés de cette histoire, avec ce que les âniers
avaient dépensé en quinze années de jeu, ils auraient pu tripler leur
troupeau de bêtes.

Benina eut la chance de rencontrer toute la famille réunie, toutes les
ânesses étant déjà rentrées de leurs excursions matinales. Pendant
que ces dernières prenaient leur ration d'avoine et de son, les gens
se livraient à des calculs de probabilité et pesaient les raisons
qui pouvaient donner la certitude que le jour suivant le numéro 5005
sortirait, car ils en possédaient un dixième. Pulido, examinant le cas
avec sa puissante vue intérieure, d'autant plus vive que celle du corps
était obscurcie, renforça la conviction des âniers, en leur disant
qu'il était aussi sûr que le 5005 gagnerait qu'il pouvait affirmer
qu'il y avait un Dieu dans le ciel et un diable aux enfers. Inutile de
dire que la prétention de Benina tomba au milieu de la gent aveuglée
comme une bombe et que le premier mouvement général fut de lui refuser
la participation qu'elle sollicitait, car cela équivalait à lui faire
cadeau de monceaux d'or. La mendiante se piqua, disant qu'il ne lui
manquait certes pas trois piécettes pour jouer à elle toute seule un
petit dixième et ce coup d'audace produisit son effet. Pour terminer,
il fut convenu que, si elle achetait un dixième, ils lui en prendraient
la moitié, en lui donnant une participation de deux réaux dans le
magique numéro 5005, numéro sûr, aussi sûr que si on le voyait déjà
sorti. Ainsi fut fait: Benina sortit et acheta un dixième du numéro
4844 lequel, vu par les autres et répété à haute voix par l'aveugle,
produisit dans toute la réunion des joueurs la plus grande confusion et
le plus grand trouble comme si, par un art mystérieux, la chance avait
passé d'un numéro à l'autre. A la fin, tous les traités et combinaisons
se firent au goût de chacun et l'ânier distribua les papiers de
participation, la vieille se contentant de six réaux sur son billet et
de deux sur l'autre.

Pulido sortit en grognant et s'en alla à la paroisse, de mauvaise
humeur, disant que cette hypocrite ecclésiastique était venue leur
ficher la guigne pour leur numéro de la loterie; les âniers se mirent
à parler à tort et à travers sur le compte d'Obdulia, disant qu'elle
ne payait pas son pain, qu'elle achetait des corbeilles de fleurs et
que son propriétaire allait la mettre dans la rue; et Benina s'en
alla visiter la petite, qu'elle trouva dans les mains de la coiffeuse
occupée à lui faire une jolie tête. Ce jour-là ses beaux-parents lui
avaient envoyé des boulettes de hachis et des sardines en saumure;
Luquitas était rentré à la maison à six heures du matin et il
dormait encore maintenant comme un loir. La petite, elle, songeait à
aller faire un tour de promenade, ayant une envie folle de voir des
jardins, des arbres, des équipages, des gens élégants, et sa coiffeuse
l'engageait à aller au Retiro, où elle verrait tout cela et, en outre,
toutes les bêtes féroces du monde et même des cygnes qui sont comme
qui dirait des oies plus fières. Apprenant que Frasquito malade avait
trouvé un refuge dans la maison de doña Paca, la petite montra un très
vif chagrin et parla d'aller le voir de suite, mais Benina la fit
renoncer à cette idée.

Il valait mieux laisser passer quelques jours avant d'exposer le
malade à des conversations délirantes qui lui mettaient la cervelle
à l'envers. Se rendant à ce sage raisonnement, Obdulia congédia la
servante, décidée à aller à la promenade, et Benina s'en alla d'un pas
agile à la rue de la Ruda où elle comptait acquitter quelques petites
dettes de peu d'importance. Tout en marchant, elle songeait qu'elle
ferait bien de céder une partie de l'engagement excessif qu'elle
avait à la loterie et, dans ce but, elle se dit qu'il conviendrait de
chercher le Maure aveugle pour l'engager à jouer une piécette. Cette
opération-là était certainement plus sûre que celle d'évoquer les
esprits souterrains.

Elle songeait à cela lorsqu'elle se rencontra nez à nez avec Pedra et
Diega qui revenaient de vendre, portant à la main, entre elles deux,
un panier plat rempli de mercerie à bon marché. Elles s'arrêtèrent,
désireuses de lui raconter quelque chose d'extraordinaire et qui devait
l'intéresser.

«Vous ne savez pas, patronne, Almudena est en train de vous chercher.

--Il me cherche? J'ai justement besoin de lui parler, pour savoir s'il
me prendrait....

--Vous ferez bien de prendre vos précautions. Il dit....

--Quoi?

--Qu'il est furieux... fou furieux. Pour un peu, il m'aurait tuée ce
matin, avec la grande antipathie qu'il a pour moi. Enfin, il divague.

--Il quitte Santa-Casilda pour aller demeurer aux Cambroneras.

--Il est piqué de la tarentule; il danse sur un pied.»

Les deux femmes se livraient à de grossiers éclats de rire et Benina
ne savait que dire. Apprenant que l'Africain était malade, elle dit
qu'elle avait envie d'aller à sa recherche à San-Sebastian; ce à
quoi elles répliquèrent qu'il n'était pas allé mendier et que, si la
patronne désirait le rencontrer, elle devait aller a sa recherche par
l'Arganzuela ou la rue del Penon, car elles l'avaient vu peu auparavant
dans ces parages. Benina suivit ces indications, après avoir rapidement
fait ses petites affaires dans la rue de la Ruda; au moment de tourner
à la Fuentecilla, après avoir monté et descendu plusieurs fois la rue
del Penon, elle vit le Marocain qui sortait de chez un forgeron. Elle
se dirigea vers lui, le prit par le bras et....

«Ne me touche pas, ne me touche pas..., dit l'aveugle, agité comme s'il
avait été secoué par une décharge électrique. Méchante, trompeuse...,
je veux te tuer.»

La pauvre femme fut effrayée en lisant sur le visage de son ami un
grand trouble; il avait un violent mouvement convulsif des lèvres
qui modifiait complètement l'aspect de sa physionomie habituelle; il
tremblait des pieds à la tête et sa voix était devenue rauque.

«Qu'as-tu, mon petit Almudena? Quelle mouche te pique?

--C'est toi qui me piques, mauvaise mouche.... Venir avec moi.... Moi
te parler? Tu es une mauvaise femme....

--Allons où tu veux, homme. Tu as l'air d'un fou!»

Ils descendirent la Ronda, et le Marocain, qui connaissait les lieux,
se dirigea vers la fabrique de gaz sans vouloir se laisser prendre le
bras par son amie. Ils passèrent par des sentiers étroits pour arriver
à la promenade des Acacias, sans que la bonne femme fût arrivée à
comprendre clairement les motifs de cette extravagante course.

«Asseyons-nous ici, dit Benina en arrivant près de la fabrique de
goudron, je suis très lasse.

--Ici, non..., plus bas.»

Et ils se précipitèrent par un sentier très rapide, ouvert sur le
terre-plein où ils se trouvaient. Ils auraient certainement roulé tous
deux en bas si Benina ne l'avait soutenu en modérant le pas et en
s'assurant chaque fois où elle posait le pied. Ils arrivèrent enfin
à un endroit situé au-dessous de la promenade, sol brûlé, plein de
scories ressemblant aux laves d'un volcan; derrière eux, les fondations
des maisons à la hauteur de la tête; devant eux et à leurs pieds, les
toits de pauvres cabanes. Dans les détours de ce creux, on distinguait
de misérables huttes, et, au loin, opprimé entre les bâtiments de
l'asile Sainte-Christine et les bâtiments de la scierie mécanique, le
quartier de las Injurias, où fourmillent les familles pauvres.

Ils s'assirent tous deux. Almudena, respirant fortement, essuya avec
son mouchoir la sueur coulant abondamment de son front. Benina ne le
quittait pas des yeux, attentive à ses mouvements, car elle n'était
rien moins que tranquille en se voyant seule dans un endroit aussi
solitaire avec le Marocain si irrité.

«Voyons, ami.... Voyons pourquoi je suis si méchante et si trompeuse?
Pourquoi?

--Parce que tu m'as trompé. Moi, je t'aime, et toi, tu en aimes un
autre.... Si, si.... Un bel homme, un chevalier galant. Il t'aime....
Malade chez Comadréja.... Toi l'enlever et l'emporter à ta maison....
Ton bien-aimé..., bien-aimé..., riche, lui, un monsieur, lui....

--Qui t'a conté ces bourdes, Almudena? dit la bonne femme, se mettant à
rire de toute son âme.

--Ne nie pas.... Tu m'exaspères, tu te moques de moi, par-dessus le
marché....»

Et, parlant ainsi, il fut pris tout à coup d'une fureur subite, il
se leva et, avant que Benina eût pu se rendre compte du péril qui
la menaçait, il lui déchargea un coup de bâton de toute sa force.
Heureusement que la malheureuse put éviter, en se détournant, de le
recevoir sur la tête, mais elle le reçut sur la poitrine. Elle voulut
lui arracher son bâton, mais, avant d'y parvenir, elle reçut encore un
bon coup à l'épaule et un autre sur la hanche. La meilleure défense
était la fuite. En un clin d'œil, la vieille se rejeta à dix pas de
l'aveugle. Il essaya de la suivre, elle l'évita et se mit en lieu sûr,
tandis qu'il continuait à lancer des coups de bâton dans l'air et à
frapper le sol. Et, ce faisant, il s'étala tout de son long et se mit
à se plaindre comme s'il avait été, lui, la victime, mordant la terre,
tandis que la dame de ses pensées lui disait:

«Almudena, petit Almudena, si je t'attrape, tu verras.... Espèce de
sot, bourrique!»



XXIII


Après s'être roulé par terre avec des contorsions épileptiques des
bras et des jambes, se griffant la figure et s'arrachant les cheveux
et la barbe, lançant des exclamations en langue arabique que Benina
n'entendait point, il se mit à fondre en larmes, assis sur ses talons
à la mauresque, le front méditatif et les doigts enfoncés dans la
figure. Il pleurait dans une amère désolation et ce flot de larmes
calma sans doute sa folie furieuse. S'approchant un peu, Benina vit son
visage inondé de pleurs qui trempaient sa barbe. Ses yeux semblaient
une fontaine par laquelle son âme se serait déchargée du torrent d'une
peine infinie.

Une longue pause suivit. Almudena, avec la voix plaintive d'un enfant
qui vient d'être battu, se mit à appeler tendrement son amie.

«Niña..., _Amri_..., es-tu là?

--Oui, mon fils, je suis là à te regarder pleurant, comme saint Pierre
quand il eut fait la canaillerie de renier le Christ. Au moins, te
repens-tu de ce que tu as fait?

--Si, si..., _Amri_.... Je t'ai battue!... Cela te fait mal beaucoup?

--Je te crois que cela me brûle.

--Moi, méchant..., pleurer pendant beaucoup de jours, parce que je t'ai
frappée? _Amri_, me pardonneras-tu?...

--Si..., je te pardonne..., mais je me défie.

--Prends mon bâton, lui dit-il en le lui tendant. Viens ici,
frappe-moi. Prends le bâton et frappe fort, jusqu'à ce que mort
s'ensuive.

--Non, je me méfie.

--Prends aussi ce petit couteau, ajouta l'Africain, sortant de sa poche
intérieure un grand couteau à manche de corne. Je l'ai acheté pour te
frapper..., pour nous tuer tous deux; j'ai assez de la vie. Mordejaï
n'aime plus la vie. Mais la mort, oui, la mort....»

Sans avoir l'air de rien, Benina s'empara des deux armes, bâton et
couteau et, s'approchant alors sans crainte du malheureux aveugle, elle
lui mit la main sur l'épaule.

«Tu m'as cassé quelque os, car cela me fait très mal, lui dit-elle.
Comment vais-je faire pour me soigner maintenant?... Non, heureusement,
je n'ai aucun os cassé; tu m'as fait des bleus gros comme ma tête, et
l'arnica dont je vais avoir besoin, c'est toi qui devras me le fournir.

--Je te donnerai... ma vie, si tu veux me pardonner. J'étais fou.... Je
t'aime.... Si tu ne m'aimes pas, Almudena se détruira lui-même.

--C'est bien, mais tu as dû prendre quelque philtre. Qu'est-ce que cela
veut dire de sortir ce conte que tu es amoureux de moi? Ne sais-tu donc
pas que je suis une vieille et que, si tu me voyais, tu tomberais à la
renverse de la peur que je te ferais?

--Tu n'es pas vieille, moi t'aimant.

--Mais, tu aimes Pedra.

--Non..., pocharde..., méchante..., mauvaise.... Tu es ma seule femme,
il n'en existe pas d'autre pour moi.»

Sans donner trêve à son intense affliction, entrecoupant ses paroles
de profonds soupirs et de sanglots, la langue embarrassée, Almudena
dit et répéta ce qu'il ressentait et, à la vérité, Benina put
entendre un langage extraordinaire, non pas peut-être par la pureté
de l'expression, mais bien à cause de la force de conviction que le
Marocain mettait dans ses étranges modulations, suivies de hurlements,
de cris désespérés et de murmures suffoqués.

Il lui dit que, depuis que le roi Samdaï lui avait signalé la femme
unique, pour qu'il la suivît et s'en rendit maître, il n'avait cessé
de courir après elle et par toute la terre. Plus il cheminait, plus
vite la femme s'enfuyait devant lui, sans qu'il pût jamais l'atteindre.
Le temps s'écoulant, il crut un instant que c'était la Nicolasa et il
vécut trois ans avec elle, d'une vie errante. Mais ce n'était point
elle: il s'aperçut vite de son erreur. La femme fuyait toujours,
toujours plus loin, voilée et ne se laissant pas voir le visage....
Certainement, il voyait bien sa figure avec les yeux de l'âme..., mais
en voilà assez; quand il connut Benina, un matin que pour la première
fois elle se présenta à San-Sebastian, amenée par Élisée, son cœur, qui
battait si fort qu'il semblait sauter hors de sa poitrine, lui dit de
suite: «La voilà, la voilà, la seule, il n'y en a pas d'autre». Plus il
parlait avec elle, plus il se convainquait que c'était elle; mais il
désirait attendre quelque temps encore, pour mieux s'en assurer. Enfin,
la certitude se fit jour, et alors il attendit une occasion de se
déclarer et de lui parler.... Aussi, lorsqu'on vint lui conter qu'elle
avait un beau galant et qu'elle l'avait emporté chez elle rien moins
qu'en voiture, il eut un tel désespoir suivi d'une telle furie qu'il ne
savait pas s'il voulait la tuer ou se tuer lui-même.... Le mieux lui
paraissait de se tuer tous deux, mais non sans avoir massacré la moitié
de l'humanité en frappant indistinctement à droite et à gauche.

Benina entendit avec intérêt et compassion ce récit, que nous donnons
nous-mêmes considérablement réduit afin de ne pas fatiguer le lecteur,
et, comme c'était une bonne femme, elle ne commit point la légèreté
de se moquer de cette passion africaine; elle ne la tourna même point
en ridicule, comme cela eût été pourtant bien naturel de le faire,
en considérant son âge à elle et les conditions physiques du pauvre
aveugle. Se maintenant dans un juste milieu discret, elle ne se
proposa pas d'autre but que de calmer son ami et de chasser de son
esprit toute idée de mort et d'extermination. Elle lui expliqua ce
qu'il en était du beau galant, cherchant à le convaincre que c'était
par pure charité qu'elle l'avait amené dans la maison de sa maîtresse,
sans que l'amour ni les rapports quelconques d'homme à femme y eussent
pu jouer un rôle. Mordejaï ne se donnait pas comme convaincu, et
il posa finalement la question sur un terrain que justifiaient la
sincérité et la force de son affection, à savoir que, pour qu'il pût
ajouter foi à ce que lui disait Benina, il fallait, non qu'elle lui
donnât des paroles qu'emporte le vent, mais qu'elle lui prouvât son
dire par des faits matériels. Et comment lui prouver par des faits, de
façon qu'il demeurât pleinement satisfait et convaincu? Cela était bien
facile: en abandonnant tout, sa maîtresse, sa maison, le beau galant,
et venant vivre avec Almudena et restant unis pour la vie.

La vieille ne répondit pas par un refus catégorique, pour ne
pas l'exciter davantage, et elle se borna à lui représenter les
inconvénients de l'abandon aussi brusque de sa vieille maîtresse, qui
mourrait de chagrin d'être ainsi quittée tout d'un coup. Mais à toutes
ces raisons le Marocain en opposait d'autres, basées sur ses droits et
les lois de l'amour qui doivent tout dominer:

«Si tu m'aimes, tu dois m'épouser, _Amri_.»

A l'offre de sa blanche main, accompagnée de tendres sourires et de
minauderies dites avec ses grosses lèvres qui se dilataient jusqu'aux
oreilles, ou se resserraient pour former une horrible figure, Benina
ne put résister à l'expression d'un rire moqueur. Mais, se contenant à
l'instant, elle répondit par cet excellent argument:

«Mon fils, je t'appelle ainsi, car tu pourrais l'être... je suis très
touchée des preuves d'amitié que tu me donnes; mais considère, je te
prie, que j'ai accompli soixante ans.

--Que tu aies accompli ou pas soixante ans ou mille ans, je t'aime.

--Je suis une vieille qui ne peut servir à rien.

--Tu te trompes, _Amri_: je t'aime plus que la première bénie; tu es
pour moi une jeune femme.

--Quelle extravagance!

--Nous nous épousons tous deux et je t'emmène dans mon pays, à la
terre de Sus. Saül, mon père, est riche, lui; mes frères sont riches;
ma mère, Rimna, riche et belle..., elle t'aimera, elle t'appellera sa
fille.... Mon père a beaucoup de brebis, beaucoup d'arbres près du
ruisseau, une grande maison..., une noria d'eau fraîche..., climat très
bon; ni froid ni chaleur.»

Bien que la peinture d'une si grande félicité influât légèrement sur
son âme, Benina ne se laissait pas séduire et, comme une personne
pratique, elle vit de suite les inconvénients d'une brusque translation
dans des pays aussi lointains, où elle se trouverait au milieu de gens
inconnus, parlant une langue de tous les diables, et qui sûrement
différaient d'elle par les mœurs, la religion, le vêtement, car elles
marchaient voilées.... Voyez-vous Benina voilée? Non, la seule chose
qu'on peut faire pour le bon Mordejaï, c'est de le calmer. Se montrant
affectueuse et bonne, elle lui fit ressortir l'inconvénient grave qu'il
y aurait à mettre de la précipitation dans une chose aussi grave que
de se marier comme cela, de but en blanc, et de se sauver d'un seul
trait rien moins qu'en Afrique, qui est, comme on dit, l'endroit où
naissent les Pyrénées. Non, non, il fallait y penser tranquillement et
prendre son temps pour ne pas faire une bêtise. Il était beaucoup plus
pratique, suivant elle, de laisser toute cette histoire du mariage et
du voyage des jeunes époux pour plus tard et de s'occuper de suite,
avec tous les soins voulus pour réussir, de la grande conjuration du
roi Samdaï. Si la chose réussissait, comme l'assurait Almudena, et
s'ils pouvaient en tirer les paniers remplis de pierres précieuses
que l'on convertirait si facilement en billets de banque, toutes les
questions seraient facilement résolues, et la suite en découlerait
promptement. L'argent est le grand arrangeur de toutes choses en ce
monde. Conclusion: elle consentait à tout ce qu'il désirait, et elle
engageait sa parole de l'épouser et de le suivre au bout du monde
aussitôt que le roi Samdaï aurait donné tout ce qu'on allait lui
demander avec toutes les règles et cérémonies prescrites.

L'Africain écoutait ces paroles avec un air méditatif, quand tout d'un
coup il se mit à se frapper le front, comme un homme qui éprouverait
une grande confusion et désolation:

«Pardonne-moi, j'ai oublié de te dire quelque chose.

--Quoi? Vas-tu faire à cette heure quelque difficulté? Est-ce que
l'opération ne réussira pas parce qu'il manquera quelque condition?

--J'ai oublié une chose..., cela ne peut réussir parce que tu es une
femme.

--Manqué! dit Benina, sans pouvoir contenir son désappointement.
Pourquoi n'as-tu pas commencé par là, puisque la première condition
était d'être homme?

--Pardonne-moi d'avoir oublié.

--Tu n'as pas ta tête. En voilà une histoire! Mais c'est ma faute
d'avoir été croire bêtement les sottises qu'on invente dans ta terre
maudite et dans ta religion de démons couronnés. Non, non, je ne le
croyais pas, c'est la pauvreté qui m'aveuglait.... Je ne le crois pas,
non. Que Dieu me pardonne la mauvaise pensée d'appeler le diable avec
toutes ces agaceries, et que la très sainte Vierge, mère de Dieu, me le
pardonne pareillement!

--Si tout cela ne vaut rien parce que tu es femme..., répliqua Almudena
tout honteux, je sais moi une autre chose..., et, si tu veux la faire,
tu auras tout l'argent que tu pourras désirer.

--Non, non, tu ne me tromperas pas une seconde fois. Tu es un bon
oison!... Je ne croirai plus rien de ce que tu diras.

--Par la lumière bénie, c'est une vérité.... Que la foudre me frappe si
je te trompe.... Tu auras de l'argent, beaucoup d'argent.

--Quand?

--Quand tu voudras.

--C'est à voir.... Bien que je n'en croie pas un mot, dis-moi vite
comment.

--Je te donnerai un petit papier....

--Un petit papier?

--Oui...; tu le placeras sur la pointe de la langue....

--Sur la pointe de la langue?

--Oui: tu entreras avec lui dans la banque, le petit papier sur la
langue, et personne ne te verra. Tu pourras prendre tout l'argent que
tu voudras, personne ne te verra.

--Mais c'est voler cela, Almudena.

--Personne ne te verra, personne ne te dira rien.

--Assez, assez.... Je ne mange pas de ce pain-là. Voler, cela, non!
S'ils ne me voient pas, Dieu me verrait, lui.»



XXIV


Le Marocain passionné ne cessait point de chercher à convaincre sa
dame (nous devons l'appeler ainsi dans ce cas, puisqu'il la voyait
telle avec les yeux de son âme) et, convaincu que les moyens positifs,
les meilleurs, les plus efficaces pour la vaincre définitivement
lui seraient fournis par sa cupidité et son désir de s'enrichir, il
sortit un autre sortilège, produit naturel de son sang sémite et de
sa riche imagination. Il lui dit que parmi tous les secrets dont il
était dépositaire par la faveur de Dieu il y en avait un qu'il s'était
toujours réservé de ne dire qu'à la personne qui serait digne de tout
son amour, et, comme cette personne c'était elle, la femme rêvée, la
femme promise par le souverain Samdaï, à elle seule il révélerait le
procédé pour découvrir les trésors cachés sous terre. Bien que Benina
affectât de ne pas donner créance à ces histoires, elle ne perdait pas
une syllabe de ce qu'Almudena lui disait.

La chose était très facile, décrite par lui, bien que les difficultés
pour produire l'effet magique sautassent aux yeux.

La personne qui désirerait savoir d'une façon certaine, absolument
certaine, où il pouvait y avoir de l'argent caché, n'avait qu'à creuser
un trou dans la terre et à se mettre dedans en chemise, durant quarante
jours, sans autre aliment que de la farine sans sel, et aucune autre
occupation que de lire un livre saint, à grands feuillets, et de
méditer sur les profondes vérités que contient ce livre....

«Et cela, il faudrait que je le fisse moi-même? dit Benina impatiente.
Passe encore! Et ce livre est écrit dans ta langue. Comment, espèce
d'idiot, veux-tu que j'arrive à lire ces griffonnages, si dans ma
propre langue, le pur castillan, les caractères noirs me troublent?

--Je lirai, moi...; tu liras, toi.

--Mais dans ce trou sous la terre, qui sera comme une maison de taupes,
est-ce que nous pourrons rester tous les deux?

--Sûrement.

--Bien. Et pour mieux voir les lettres de ce livre, dit la femme avec
un air moqueur, tu prendras des lunettes pour aveugle?

--Je le sais par cœur,» répliqua sans se troubler l'aveugle.

Après les quarante jours de pénitence, pour terminer les prescriptions,
il fallait écrire sur un papier à cigarettes certaines paroles magiques
que lui seul connaissait, et alors on lançait le papier en l'air et
pendant que le vent le faisait voltiger de-ci, de-là, il fallait
réciter dévotement beaucoup de prières sans quitter des yeux le papier,
volant.

Là où le papier tombera, en creusant, creusant profondément, on
trouvera certainement le trésor enfoui, très probablement une jarre
remplie de pièces d'or.

Benina manifesta son incrédulité en éclatant de rire; mais pourtant
il resta quelque trace dans son esprit de cette nouvelle énigme de la
recherche des trésors cachés, car elle se prit à dire solennellement:

«Je ne crois pas qu'il y ait des trésors enterrés dans les champs.
Il peut se faire que cela arrive dans ton pays; mais pour ce qui est
d'ici..., ils les gardent dans les cours intérieures, dans les patios,
ils les cachent sous le sol des bûchers, des magasins, des boutiques,
et, lorsque cela se peut, dans les murs.

--C'est même chose de le découvrir dans les endroits que tu dis..., si
tu m'aimes et si tu consens à m'épouser.

--Nous avons le temps de causer de cela, dit Benina, mettant et ôtant
son châle sur sa tête, signe d'impatience et de désir de s'en aller.

--Je n'ai pas fini de parler, _Amri_, non, murmura l'aveugle, plaintif,
la retenant par sa robe. Toi, toujours avec moi.

--Ce n'est pas possible maintenant. Aie patience, mon fils.»

Pris de nouveau de fureur, en sentant qu'elle voulait partir, il
se lança sur elle, la saisit dans ses bras, manifestant par des
rugissements plus que par des paroles humaines son ardent désir de la
garder avec lui:

«Moi, je t'aime.... Je veux me tuer, me jeter dans la rivière, si tu ne
viens pas avec moi....

--Laisse-moi, pour Dieu, Almudena, dit la dame avec un accent plein
d'affliction, espérant en venir plus facilement à bout en lui parlant
affectueusement. Je t'aime, mais mes obligations me réclament.

--Je le tuerai, le beau galant! cria l'aveugle en serrant les poings
et faisant quelques pas vers la vieille, laquelle, craintive, s'était
écartée de lui.

--Sois raisonnable; sinon, je ne t'aimerai pas.... Allons, si tu me
promets d'être bon et de ne pas me frapper, nous nous en irons ensemble.

--Te battre, non, non, bien sûr..., moi qui t'aime plus que la lumière
bénie.

--Si tu ne me bats pas, allons-nous-en,» dit Benina s'approchant
gentiment et le prenant par le bras.

Le bon Mordejaï étant pacifié, ils reprirent le chemin pour remonter
et, en marchant, il raconta qu'il avait quitté Santa-Casilda pour
rompre avec la Pedra, et, comme les temps devenaient mauvais et qu'on
gagnait peu de sous, il comptait se transporter le même soir aux
Cambroneras, près du pont de Tolède, car dans ce quartier on trouvait
des chambres à la nuit pour dix centimes seulement. Benina n'approuva
pas ce changement de domicile, parce qu'elle avait entendu dire que
les pauvres vivaient très mal là-bas, très étroitement, entassés comme
des moutons dans des chambres indécentes, mais il insista d'une voix
dolente et mélancolique, affirmant qu'il désirait être mal, qu'il
voulait faire pénitence, passer ses jours à pleurer, pleurer jusqu'à ce
qu'Adonai ait attendri le cœur de la femme aimée. Ils soupiraient tous
deux, et silencieux ils montèrent toute la rue de Tolède.

Comme Benina lui offrait un douro pour son déménagement, Almudena
exprima un désintéressement sublime:

«Je n'aime point l'argent...; l'argent chose sale...; je méprise
l'argent... Moi, j'aime _Amri_.., ma femme avec moi....

--Bien, bien, aie patience, lui dit Benina, qui craignait de le voir
recommencer ses folies à la fin de la journée. Je te promets que demain
nous reparlerons de tout cela.

--Tu viendras à Cambroneras?

--Oui, je te le promets.

--Moi, je ne retournerai pas à la paroisse.... Ces gens orgueilleux me
pèsent: Cassiana, Élisée.... Je hais mes compagnons. J'irai mendier au
pont de Tolède.

--Attends-moi demain..., et promets-moi d'être raisonnable.

--Oui, en pleurant, en pleurant.

--Mais à quoi servent toutes ces pleurnicheries? Mon petit Almudena, si
je t'aime, mon maître, ne me donne pas d'ennuis.

--Tu vas maintenant à ta maison, voir le vieux galantin et lui
prodiguer tes tendresses?

--Ah! bien oui, il est frais! Un grand cas que je fais de cette vieille
antiquaille! Il a plus d'années que la Cuesta de la Vega. Il est parent
de ma maîtresse, et c'est elle qui m'a chargée d'aller le chercher pour
le ramener dans sa maison.

--C'est un vieux magot, lui?

--Un fameux magot! Et il n'y a point de comparaisons à faire entre toi
et lui..., mon petit. Je suis très pressée. Adieu, jusqu'à demain.»

Mettant à profit un moment où le Marocain se tenait tranquille comme un
idiot, elle prit sa course, le laissant appuyé contre le mur près de
la boutique du Botijo. C'était le seul moyen possible de séparation,
étant donnée la terrible adhérence du pauvre aveugle. Au bout d'un
court instant, il se laissa tomber sur le sol et les passants le virent
là, mendiant toute la soirée, assis sur ses talons, muet, sa main noire
tendue.

La Nina ne trouva pas grand'chose de nouveau à la maison, car on ne
saurait compter comme nouveauté l'extrême contentement de doña Paca,
qui ne cessait de s'extasier sur la grâce de son hôte et la manière
charmante avec laquelle il rappelait tous les souvenirs d'Algeciras
et de Ronda. La bonne dame se trouvait transportée à ses jeunes ans;
elle oubliait sa pauvreté et, mue par le généreux instinct qui, dans
sa prime jeunesse, avait été le fond de son caractère imprévoyant et
la cause de ses malheurs, elle proposa à Nina d'aller chercher pour
Frasquito deux bouteilles de Xérès, un paon en galantine, des œufs
glacés et une hure de sanglier.

«Oui, madame, répliqua la servante, nous allons lui apporter tout cela
et ensuite nous nous rendrons à la prison pour éviter aux marchands
la peine de nous y traîner. Je crois que vous êtes devenue folle,
vraiment! Pour ce soir vous aurez une soupe à l'ail avec des œufs et
pas autre chose. Croyez bien que le chevalier s'en contentera encore
parfaitement, habitué comme il l'est à toutes sortes de victuailles
impossibles.

--Bien, on fera ce que tu veux.

--Au lieu d'une tête de sanglier, nous mettrons une tête d'oignon.

--Je crois, avec ta permission, que, dans toutes les circonstances,
fût-ce au prix d'un sacrifice, on doit se comporter comme il faut.
Enfin, combien avons-nous d'argent?

--Peu vous importe. Laissez-moi faire, je saurai m'arranger. Quand il
manquera, ce n'est pas vous qui irez le chercher.

--Oui, je sais que c'est toi qui iras. Moi, je ne sers à rien.

--Si, si, vous servez beaucoup, et maintenant aidez-moi à peler les
pommes de terre.

--Si tu veux. Ah!... j'allais oublier. Frasquito prend du thé, et,
comme il est très difficile, il faut que tu le choisisses très bon.

--Du meilleur. J'irai le chercher en Chine.

--Ne te moque pas. Va chez le marchand et prends de celui qu'on appelle
mandarin. Et en même temps rapporte donc pour dessert un joli petit
fromage....

--Allez, allez, vous parlez à tort et à travers, sans rien oublier.

--Tu sais qu'il est accoutumé de manger dans les maisons riches et
somptueuses.

--Parfaitement, comme la taverne de Boto, rue de l'Ave-Maria..., une
portion de ragoût, un réal; avec pain et vin, trente-cinq centimes.

--Tu es mal disposée.... On ne sait vraiment pas comment te prendre.
Mais j'accepte tout, Nina, tu gouvernes.

--Ah bien! si je ne gouvernais pas, bon Dieu! nous serions propres!
Il y a beau jour qu'on nous aurait mises à la prison pour dettes, à
San-Bernardino ou même au Pardo.»

Disputant ainsi, on arriva à la nuit. Ils mangèrent frugalement, gais
tous trois et résignés à la pauvreté, tolérable et légère quand on ne
manque point d'un morceau de pain pour apaiser sa faim. Le véridique
historien doit confesser que les bonnes dispositions dans lesquelles
se trouvait doña Paca s'altérèrent un peu lorsque les deux femmes se
trouvèrent dans la même alcôve, l'une dans son lit, l'autre sur un
matelas par terre, ayant cédé son lit à Frasquito. Comme la veuve
de Zapata était d'un esprit extrêmement mobile et changeant en un
moment sans qu'on en sût le motif, elle passait de la douceur extrême
à la colère la plus folle, d'une crédulité enfantine à la méfiance la
plus grande, des paroles les plus raisonnables aux sottises les plus
lourdes. Benina connaissait bien ce rapide changement dans la façon
d'être et de vouloir de sa maîtresse, qu'elle comparait volontiers à
une girouette, et sans s'inquiéter outre mesure de ses manières qui
devenaient subitement déplaisantes et de ses accès de colère, elle
attendait une saute de vent. Et, en fait, il changeait à l'improviste,
retournant à la bonne partie du cadran, et, en un moment, la mauve se
changeait en chardon ou revenait à sa forme première.

La mauvaise humeur de doña Paca dans la nuit dont il s'agit devait
être attribuée à ce fait, suivant des renseignements dignes de foi,
que Frasquito, dans ses conversations de la soirée, dans celles du
souper et de l'après-dîner, laissa paraître pour Benina une prévenance
qui blessa profondément l'amour-propre de l'infortunée veuve. Le
bon monsieur montrait presque exclusivement sa gratitude à Benina,
réservant pour madame une déférence courtoise; pour Benina tous ses
sourires, ses phrases les plus ingénieuses, les regards langoureux de
ses yeux attendris comme ceux d'un mouton mourant, et Ponte ajouta
un comble à cette façon d'agir en l'appelant ange plus de douze fois
pendant la frugale cène.

Et, cela dit, écoutons doña Paca bien couchée entre ses draps de lit,
tandis que Benina s'étendait par terre:

«Pourtant, ma fille, rien ne m'ôtera de la tête que tu as donné un
philtre à ce pauvre monsieur. Vois comme il te chérit? Si tu n'étais
pas une vieille abominablement laide et sans aucune grâce, je croirais
que tu l'as ensorcelé.... Certainement tu es bonne, charitable, tu
sais t'attirer la sympathie par le bien que tu sais faire à tous, et
par ta douceur et la suavité de tes petites manières... qui seraient
bien capables de tromper ceux qui ne te connaissent pas.... Mais, avec
toutes ces qualités, il est impossible qu'un homme aussi couru puisse
s'éprendre de toi.... Si tu le crois et si tu t'infatues d'orgueil à
cause de cela, à mon avis tu te trompes singulièrement, ma pauvre Nina.
Tu seras toujours ce que tu as été. Et ne crains pas que j'ôte à don
Frasquito ses illusions en lui racontant toutes tes mauvaises façons,
la voleuse que tu as été, et d'autres petites choses, autres petites
choses que tu sais et moi aussi....»

Benina se taisait, se bouchant la bouche avec son drap, et cette
humilité et cette modération excitèrent encore davantage la haine de la
veuve de Zapata, qui continua à molester sa compagne:

«Personne ne reconnaît mieux que moi tes qualités, parce que tu les
as, c'est certain; mais on doit te tenir à distance, toujours à
distance, ne pas te laisser sortir de ta basse condition, pour que tu
ne l'oublies pas et que tu ne viennes pas manger dans la main de tes
maîtres. Rappelle-toi que, par deux fois, j'ai dû te renvoyer de chez
moi pour vol.... Ton effronterie était arrivée à un tel point,--que
dis-je, effronterie?--ton cynisme dans ce vice abominable, que...
jamais je n'ai pu faire un compte, tant cela me dégoûtait de voir
mon argent sortir de ma bourse pour entrer dans la tienne... à jet
continu!... Mais quoi, tu ne dis rien? Tu ne te défends pas? Tu es
devenue muette?

--Oui, madame, je suis devenue muette, fut l'unique réponse de la bonne
femme. Il peut se faire que, quand madame se taira et fermera son bec,
j'aurai quelque chose à dire.... Mais je ne dis rien.»



XXV


«Oui, oui.... Dis ce que tu veux..., continua doña Paca. Tu oserais
t'attaquer à moi? Que je n'ai pas su tenir le Doit et l'Avoir? Eh
quoi? Qui t'a dit que les grandes dames sont des teneurs de livres?
Ne tenir aucun compte, ne rien écrire, mais ce n'était que la forme
naturelle de ma générosité sans limites. Je me laissais voler par tous;
je voyais le voleur mettre la main dans ma bourse, et j'avais l'air
de ne pas m'en apercevoir.... J'ai toujours agi ainsi. Si c'est un
péché, Dieu me le pardonnera. Mais ce que Dieu ne pardonne pas, Benina,
c'est l'hypocrisie, ce sont les procédés artificieux, et le soin avec
lequel certaines personnes composent leurs actes, pour se faire croire
meilleures qu'elles ne sont. J'ai toujours eu le cœur sur la main et
je me suis toujours présentée aux yeux de tous comme j'étais, comme je
suis, avec mes défauts et mes qualités, telle que Dieu m'a faite....
Mais n'as-tu donc rien à me répondre? Ou bien n'as-tu rien à dire pour
ta défense?

--Madame, je me tais, parce que je dors.

--Non, tu ne dors pas, c'est un mensonge de plus; ta conscience
t'empêche de dormir. Reconnais que j'ai raison, et que tu es de celles
qui se composent un visage pour dissimuler leurs méchancetés; non,
on ne peut pas dire que ce soit des méchancetés, c'est trop. Je suis
généreuse en cela comme en tout; je dirai simplement faiblesses....
Mais quelles faiblesses! Nous sommes fragiles; vraiment tu peux dire:
je ne m'appelle pas Benina, mais bien fragilité. Mais ne crains rien,
car tu sais bien que je n'irai pas te déprécier auprès de M. de Ponte
et détruire la fleur de ses illusions.... Quelle dérision! Ne voyant en
toi, comme, du reste, il ne saurait le voir, ni une figure élégante,
ni une face fraîche et rose, ni de fines manières, ni une éducation de
dame, ni rien de ce qui peut rendre les hommes amoureux, il aura vu....
Quoi! Pour Dieu, que je ne devine pas. Si tu étais franche, ce que tu
n'es pas et ne seras jamais.... Écoutes-tu ce que je te dis?

--Oui, madame, j'écoute.

--Si tu étais franche, tu me dirais que M. de Ponte t'appelle ange
parce que tu fais bien la soupe à l'ail toute maigre.... Et crois-tu
que cela suffise pour qu'on appelle une femme ange en toutes lettres?

--Mais qu'est-ce que cela peut bien vous faire que M. de Ponte Delgado
me donne tous les noms ou sobriquets qu'il lui plaît?

--Tu as raison, si, si..., il peut se faire qu'il le dise ironiquement.
Ces grands seigneurs, très habitués aux manières du grand monde, quand
il semble qu'ils nous font un compliment, ils se payent notre tête,
comme on dit.... Que si l'homme est sincère et s'il est amoureux de toi
pour le bon motif.... Tout peut arriver, Benina.... Tu dois procéder
avec loyauté et confesser tes taches, que Frasquito n'aille pas croire
que la pureté des anges du ciel soit quelque chose de comparable à ta
pureté à toi. Si tu n'agis pas ainsi, tu seras une mauvaise femme....
La vérité, Nina, dans ces cas, la vérité. Cet homme a cru que tu étais
un prodige de conservation; oui, oui, tu as fait un miracle, un miracle
sérieux, en pleine vie de Madrid et dans la classe domestique, une
virginité de soixante ans!... Tu peux lui donner cinquante-cinq ans,
si cela te convient.... Mais si tu le trompes sur ton âge, qui est une
supercherie très courante de notre sexe, ne le trompe pas sur ce qui
rentre dans la loi morale, Nina: cela, non. Vois, ma fille, je t'aime
beaucoup, et, comme maîtresse et comme amie, je te conseille de parler
clair et de lui conter tes fautes et tes chutes. Ainsi le bon monsieur
ne pourra dire que tu l'as trompé, s'il découvre avec le temps ce que
tu lui auras caché. Non, Nina, non; ma fille, dis-lui tout, même si
cela te force à rougir et si cela doit congestionner la verrue que tu
portes sur le front. Confesse ta grande faute de ces temps-là, quand tu
avais trente-cinq ans..., et dis-lui courageusement: M. don Frasquito,
j'ai aimé un garde civil qui se nommait Romero, qui me garda avec lui
pendant deux années et qui ensuite refusa de m'épouser....» Allons,
femme, il n'y a pas de quoi devenir écarlate. Après tout, qu'est-ce
que cela? Aimer un homme. C'est pour cela que les femmes sont venues
au monde: pour aimer les hommes. Tu as eu le malheur de tomber sur un
homme qui s'est mal conduit avec toi. Question de chance, ma fille. Ce
qu'il y a de sûr, c'est que tu as été folle de lui.... Il m'en souvient
bien. On ne pouvait pas te saisir; tu ne faisais plus rien de bien.
Tu faisais danser l'anse du panier dans les grands prix et, tandis
que tu étais à peine vêtue convenablement, lui ne manquait jamais de
bons cigares.... A moi qui ai vu tes souffrances et ton aveuglement,
toujours tourmentée et sans un jour de tranquillité, au lieu de fuir le
supplice tu courais au-devant; à moi qui ai vu tout cela, tu n'as rien
à me raconter. Je connais l'histoire, bien que je ne la connaisse pas
toute, parce que tu m'as caché quelque chose..., et l'on m'a dit des
choses que je ne sais pas si elles sont exactes ou non.... On m'a dit
que de tes amours tu as retiré....

--Cela n'est pas vrai.

--Et que tu l'aurais placé à l'Inclusa....

--Cela n'est pas vrai,» répéta Benina avec un accent sonore et d'une
voix forte, se dressant sur son lit. A ce cri, doña Paca se tut
subitement, comme la souris qui cesse de ronger la nuit lorsqu'elle
entend le pas ou la voix de l'homme. Pendant un long moment, on
n'entendit plus que les profonds soupirs de la dame qui commençait
à se calmer tout en marmottant à voix basse. L'autre ne desserrait
pas les dents. L'esprit de la pauvre dame avait eu une crise rapide
et la girouette avait tourné de nouveau. La colère et les mauvaises
paroles se changèrent en un instant en douceur et paroles flatteuses.
Le symptôme caractéristique de l'apaisement ne tarda pas à se produire;
c'était tout d'abord un vif repentir de tout ce qui lui était échappé
de dire et la honte de se le rappeler; les grognements qu'elle
laissait échapper n'avaient pas d'autre cause, ainsi que les plaintes
de douleurs imaginaires qu'elle faisait entendre. Comme Benina ne
répondait pas à ces démonstrations, doña Paca, vers minuit, se décida à
l'appeler:

«Nina, Nina, si tu voyais comme je suis mal! Quelle jolie petite nuit
je passe. Il me semble que l'on m'applique un fer chaud sur le côté et
qu'on m'arrache avec violence les os des jambes. J'ai la tête comme
si on m'avait arraché le cerveau pour le remplacer par de la mie de
pain et du persil hachés.... Pour ne pas te déranger, je n'ai pas osé
te demander une petite tasse de tilleul, ni que tu me frictionnes les
épaules et que tu me donnes un petit cachet de salicylate, de bromure
ou de quinine.... C'est horrible. Tu as dormi comme un plomb. Bien,
femme, repose-toi, fais-toi un peu de graisse.... Pour rien au monde je
ne voudrais te déranger.»

Sans desserrer les lèvres, Benina se leva de son grabat et, passant
un jupon, se mit à préparer une tasse de tilleul sur le fourneau
économique, et la donna à la malade; enfin, elle la frictionna et
ensuite elle se pencha vers elle pour la bercer comme un enfant pour
l'endormir. La vieille dame, désirant ardemment faire oublier ses
divagations antérieures, pensait que le meilleur moyen était d'effacer
par des paroles et des expressions affectueuses les mauvaises idées
exprimées auparavant, et c'est en suivant cette idée que, tandis que sa
compagne la bordait dans son lit, elle lui disait:

«Si je ne t'avais pas, je ne sais pas ce qui adviendrait de moi. Je
me plains de Dieu lui-même et j'en arrive quelquefois à lui dire des
injures comme à la première venue. C'est bien vrai qu'il me prive de
beaucoup de choses; mais il m'a donné ta compagnie et ton amitié, qui
valent plus à elles seules que l'or, l'argent et les brillants.... Et,
pour que je ne l'oublie pas, dis-moi un peu ce que tu me conseilles de
faire dans le cas où don Francisco Morquecho et don José-Maria Porcell
viendraient me trouver avec ce message relatif à cette succession.

--Mais, madame, si vous avez rêvé tout cela... et que ces nobles
ambassadeurs soient morts depuis plus de mille ans et en poussière sous
terre?

--Tu dis bien, je l'ai rêvé.... Mais, si ce n'est eux, d'autres peuvent
arriver, un jour fortuné, avec la même musique.

--Qui dirait non? Avez-vous rêvé de caisses vides? Car ce serait le
signe d'un héritage certain.

--Et toi, qu'as-tu rêvé?

--Moi? Cette nuit, j'ai rêvé que nous nous rencontrions avec un taureau
noir.

--Mais cela veut dire sûrement que nous trouverons un trésor caché,
sais-tu? Qui nous dit que dans cette vieille maison, qui fut habitée
autrefois par des commerçants riches, il n'y ait pas dans ces murs ou
dans ces cloisons quelque jarre bien remplie de belles onces d'or?

--J'ai ouï conter qu'au siècle passé vivaient ici des marchands de drap
très riches et que, quand ils moururent, on ne trouva aucun argent dans
leurs caisses. Il pourrait bien se faire qu'ils l'eussent caché. Il y a
beaucoup, beaucoup d'exemples de cela.

--Je suis certaine qu'il y a de l'argent caché dans cette propriété....
Mais va savoir où ces Indiens ont été le fourrer. Est-ce qu'il n'y
aurait pas moyen de le découvrir?

--Je ne sais.... Je ne sais, murmura Benina, repassant dans sa tête
rêveuse les conjurations orientales proposées par Almudena.

--Et si ce n'est pas dans les murs, qui dit que ce n'est pas sous les
dalles de la cuisine ou de la salle à manger que ces messieurs ont
caché leur argent, pensant qu'il serait plus à leur portée dans l'autre
monde?

--C'est bien possible.... Mais il est plus probable que ce sera dans le
mur, ou bien, par exemple, sous les toits entre les solives....

--Je crois que tu as raison. Cela peut aussi bien être caché en haut
qu'en bas. Je t'assure que, lorsque je cogne fortement dans les
couloirs et dans la salle à manger et que toute la maison tremble
comme si elle voulait s'écrouler, il me semble que j'entends un petit
bruit... qui ressemble au tintillement de l'or qui est remué.... Ne
l'as-tu pas entendu?

--Si, madame.

--Eh bien! faisons donc tout de suite la preuve. Fais un pas hors de
l'alcôve, cogne fort et écoutons....»

Benina le fit comme il était dit et avec non moins de conviction que
sa maîtresse et, en effet..., elles entendirent aussitôt un bruit
métallique qui ne pouvait certainement provenir que de l'énorme
quantité d'argent et d'or (certainement plus d'or que d'argent) cachée
dans des pots, dans la vieille fabrique. Elles s'endormirent toutes
deux sur cette illusion et, en songe, elles continuèrent à entendre le
son argentin du métal....

La maison était comme un grand corps qui aurait sué et de chacun de ses
pores s'écoulait une once, une pièce de vingt-cinq francs ou une petite
monnaie de vingt et un quart de réal.



XXVI


Au petit matin du jour suivant, Benina cheminait vers les Cambroneras,
son panier au bras, pensant, non sans inquiétude, à l'exaltation du bon
Almudena, qui le conduirait promptement à la folie, si par ses bonnes
manières elle n'arrivait pas à le calmer.

Plus bas que la porte de Tolède, elle rencontra la Burlada et un autre
pauvre qui mendiait avec un enfant hydrocéphale. Sa camarade de la
paroisse lui dit qu'elle avait transféré son domicile au pont, parce
qu'elle ne pouvait plus vivre dans le cœur de Madrid avec la cherté des
loyers et l'exiguïté des aumônes. On lui donnait l'hospitalité dans une
maison près de la rivière et pour moins que rien, et à cet avantage
elle joignait cet autre de bien se mouvoir pour mendier sur le passage
des allants et venants, matin et soir, de la rivière au pont et du pont
à la rivière. Interrogée par Benina au sujet de l'aveugle et de sa
manière de vivre, elle répondit qu'elle l'avait vu près de la petite
fontaine après le pont, mendiant, mais qu'elle ne savait point où il
demeurait.

«Allez avec Dieu, madame, dit la Burlada. N'allez-vous pas au pont?
Moi, si, parce qu'on y trouve son compte, si on y gagne peu. On me
donne tous les soirs un bon plat de nourriture à la maison de M. le
banquier, qui est située en face et à son entrée par la rue de Las
Huertas, et je vis comme un chanoine, me réjouissant de faire la nique
à la Caporale quand la servante du banquier m'apporte ma grande platée
de nourriture; enfin avec cela et quelque autre petite chose que je
reçois, nous vivons, madame Benina, et nous pouvons même nous compter
parmi les riches. Adieu, portez-vous bien, j'espère que vous trouverez
votre Maure en bonne santé. Portez-vous bien.»

Elles s'en allèrent, chacune de son côté et, à l'entrée du pont,
Benina, enfilant la chaussée qui descend à droite et conduit au
faubourg de Cambroneras, sur la rive gauche du Manzanarès, tout en
bas, elle se trouva sur une espèce de petite place limitée, du côté
du couchant, par un vulgaire édifice; au sud, par le mur d'appui du
contrefort de la culée du pont, et, des deux autres côtés, par des
talus ou terre-pleins sablonneux où vivent quelques épines silvestres,
des chardons et quelques herbes rachitiques. L'endroit est pittoresque,
plein de lumière et, on peut dire, extrêmement gai, parce que de là
on domine les rives verdoyantes du fleuve et les lavoirs avec leurs
linges de mille couleurs. Au couchant, on distingue les chaînes de
montagnes et, à la rive opposée du fleuve, les cimetières de San-Isidro
et San-Justo qui présentent un aspect grandiose avec leurs monuments
et le vert foncé de leurs cyprès.... La mélancolie inhérente à ces
lieux de repos ne les prive point, dans ce panorama, de leur caractère
décoratif, et ils sont comme un beau décor ajouté par l'homme à tous
ceux de la nature.

En descendant lentement l'esplanade, la mendiante vit deux ânes; que
dis-je, deux? huit, neuf, dix ou plus avec leur collier d'un rouge
éclatant, et auprès d'eux un groupe de gitanos se chauffant au soleil,
qui inondait déjà la place de sa lumière éblouissante, donnant plus
d'éclat encore aux vives couleurs dont bêtes et gens étaient parés.
Au milieu de conversations animées tout était rire, tapage, courses
de droite et de gauche; les gamins couraient en se chamaillant; les
tout petits, vêtus d'oripeaux, faisaient la roue, et, seuls, les ânes
conservaient leur aspect grave et méditatif, au milieu de toute cette
agitation, de ce mouvement et de ces cris en charabia; les vieilles
gitanas, dont quelques-unes au teint couleur de tan ou même noir,
tenaient leurs commérages à part, réunies auprès du mur du grand
édifice, qui est une maison de location d'aspect régulier. Deux ou
trois petites filles lavaient des chiffons dans la mare que formait, au
milieu de l'esplanade, l'eau qui se perdait au sortir de la fontaine
voisine. Quelques-unes de ces petites filles avaient un teint foncé
et presque noir que faisaient ressortir les boucles d'oreilles en
filigrane suspendues à leurs oreilles; d'autres avaient le teint mat
et terreux, toutes étaient agiles, gracieuses, à la taille fine et
de langue déliée. La vieille trouva parmi ces gens des visages de
connaissance et, regardant de-ci, de-là, elle crut reconnaître un
gitano qu'elle avait rencontré un certain jour, à l'hôpital, tandis
qu'elle allait voir une amie. Elle ne voulut point s'approcher du
groupe dans lequel il se disputait avec d'autres au sujet d'un âne dont
les blessures de l'échine étaient l'objet d'une très vive discussion,
et attendit le moment favorable pour lui parler. Il ne tarda pas à
venir, parce que deux d'entre eux en arrivèrent promptement à se donner
force bourrades, l'un avec un pantalon fendu du haut en bas, montrant
ses jambes noires, et, l'autre, ayant un turban sur la tête et, pour
tout vêtement, un grand gilet d'homme. Le gitano essaya de les séparer;
Benina l'y aida et, tout étant rentré dans l'ordre, elle l'interpella
en ces termes:

«Dites-moi, bon ami, n'auriez-vous pas vu par ici un Maure aveugle,
qu'on appelle Almudena?

--Si, madame, je l'ai vu et j'ai même parlé avec lui, répliqua le
gitano, montrant deux rangées de dents d'une blancheur éblouissante,
d'une égalité et d'une conservation parfaites, se détachant dans l'étui
de deux grosses lèvres charnues, d'un violet foncé. Je l'ai vu près
du pont.... Il m'a dit qu'il couchait la nuit dans les maisons de
Ulpiana... et que... je ne sais plus quoi..., qu'il était abandonné,
bonne femme, qu'elle est une ingrate et qu'elle est cuisinière.»

Benina fit un brusque saut en arrière, voyant tout d'un coup devant
elle les pieds de derrière d'un âne, que deux gamins rouaient de
coups, sans doute pour lui apprendre les belles manières et faire son
éducation gitanesque, et elle se dirigea vers la maison que lui avait
indiquée l'homme à la belle dentition.

A côté de l'esplanade s'ouvrait un chemin ou rue tortueuse dans la
direction de la porte ségovienne. A gauche, lorsqu'on y entre, se
trouve la maison de rapport, immense amas de logements pauvres à six
piécettes le mois, et, à sa suite, les murs et dépendances d'une ferme
ou grange qu'on appelle Valdemora. Sur la droite, diverses maisons très
anciennes, en désordre, avec des cours intérieures, avec des treillis
moisis, les parois sales, offrant la réunion la plus irrégulière de
vétusté et de misère que l'on puisse voir en architecture urbaine ou
campestrale. Quelques portes laissent apercevoir de jolies faïences
avec le portrait de san Isidro et la date de la construction, et, sur
les toits en ruine, pleins de saillies pittoresques, on est tout étonné
de voir encore de belles girouettes toutes tordues, d'un travail exquis.

Voyant, en s'approchant, que quelqu'un se montrait au grillage d'une
fenêtre, elle se prépara à demander un renseignement: c'était un âne
blanc aux oreilles démesurées, qu'il passa au travers des barreaux,
lorsqu'elle eut ouvert la bouche. Alors la vieille entra dans la
première cour pavée, pleine de trous; de tous côtés des habitations
avec des portes d'inégales grandeurs, des auvents ou petites huttes
économiquement dressées, couvertes de feuilles de cuivre couleur
vert-de-gris; sur l'unique paroi blanche ou, du moins, moins sale que
les autres, s'étalait un grand bateau peint à l'ocre rouge, frégate à
trois mâts, de style enfantin, avec une cheminée d'où s'échappait une
grande ligne de fumée. De ce côté, une femme, à la figure hâve, lavait
des haillons dans une auge en pierre: ce n'était pas une gitana, mais
bien une paysanne. D'après les explications que celle-ci lui donna, les
gitanos vivaient dans la partie gauche, avec leurs ânons, en pacifique
communauté d'habitation; ils avaient pour lit, les uns comme les
autres, le sol sacré, les mangeoires servant d'oreillers aux animaux
doués de raison; à la droite, et dans des chambres ressemblant aussi
bien à des écuries et non moins immenses que les autres, accouraient
pour y dormir, la nuit, beaucoup de ces pauvres qui parcourent les rues
de Madrid, de jour, en mendiant. Pour dix centimes ils avaient droit à
une portion de sol et de nourriture. Benina ayant donné le signalement
d'Almudena, la femme affirma qu'effectivement il avait dormi là,
mais qu'à l'instar de tous les autres pauvres il était parti de très
bonne heure, car les dortoirs n'étaient point faits pour inviter à
la paresse. Si madame désirait d'autres renseignements sur le Maure
aveugle, elle s'empresserait de les lui fournir, dans le cas où il
viendrait dormir une autre nuit.

Remerciant la femme maigre, Benina s'en alla par la rue, guettant
çà et là des deux côtés de la rue. Elle espérait apercevoir sur ces
monticules dénudés Almudena prenant le soleil, plongé dans ses idées
mélancoliques. Passé la maison d'Ulpiana, on ne voyait plus à droite
que des talus arides et pierreux, couverts d'immondices, de scories
et de sable. A cent mètres environ se présenta une courbe ou route en
zigzag qui conduit à la station de Las Pulgas, laquelle se reconnaît
par la trace noire des charbons déposés sur le sol et qui s'aperçoivent
d'en bas, les palissades qui ferment la voie et quelque chose qui
fume et bout au-dessus de tout cela. Arrivé à la station, du côté de
l'orient, un ruisseau d'eaux d'égout, noires comme de l'encre, coule
au travers d'une tranchée ouverte dans le talus et, franchissant le
chemin par un petit canal, s'en va féconder les prairies avant de se
jeter dans la rivière. La mendiante s'arrêta un instant, examinant
avec sa vue de lynx la tranchée par laquelle l'eau s'écoulait en flots
troubles, et les plaines qui, sur la gauche, s'étendent jusqu'à la
rivière, plantée de légumes. Elle continua plus loin, car elle savait
que l'Africain aimait la solitude des champs et la rude intempérie.
Le jour était paisible, la lumière très vive accentuait le vert des
récoltes et le bleu intense des choux de Lombardie, jetant dans tout
le paysage des notes gaies. La vieille femme marchait et s'arrêtait
alternativement, regardant les champs dont la vue récréait ses yeux et
son esprit, et les collines arides, et elle ne vit rien qui ressemblât
à un aveugle marocain qui serait occupé à boire le soleil. Retournant
à l'esplanade, elle descendit jusqu'à la rive du fleuve et parcourut
les lavoirs et les petites maisons qui s'appuient au contre-fort du
pont, sans rencontrer une trace de Mordejaï. Découragée, elle retourna
vers le Madrid d'en haut, décidée à reprendre, le lendemain, ses
investigations.

Dans sa maison, elle ne trouva rien de nouveau; je me trompe, elle
trouva une nouvelle qui peut bien être considérée comme un événement
merveilleux, œuvre du génie souterrain Samdaï. A peine entrée, doña
Paca lui cria avec joie:

«Mais, tu ne sais pas, femme?... Je t'attendais avec impatience pour te
le raconter....

--Quoi, madame?

--Que don Romualdo est venu ici.

--Don Romualdo?... Mais vous rêvez.

--Je ne sais pourquoi.... C'est une chose de l'autre monde que ce
monsieur vienne chez moi?

--Non, mais....

--Pour sûr, cela m'a donné à penser. Qu'arrive-t-il?

--Il n'arrive rien.

--J'ai cru qu'il s'était passé quelque chose dans la maison de don
Romualdo, quelque question désagréable avec toi et qu'il venait m'en
rendre compte.

--Il n'y a rien de tout cela.

--Ne l'as-tu point vu sortir de chez lui? Ne t'a-t-il pas dit qu'il
venait ici?

--Quelle idée? Est-ce que monsieur va maintenant me dire où il va quand
il sort?

--En tout cas, c'est bien extraordinaire....

--Mais enfin, puisqu'il est venu, il a dû vous dire....

--A moi? Que veux-tu qu'il m'ait dit, si je ne l'ai pas vu?...
Laisse que je t'explique. A dix heures, une des petites filles de la
cordonnière est descendue comme d'habitude pour me tenir compagnie:
l'aînée, Célédonia, qui est plus vive que la poudre. Bon! à minuit
moins un quart, drelin, drelin! on sonne à la porte. Je dis à la
petite: «Ouvre, ma fille, et qui que ce soit, dis que je n'y suis
pas». Depuis le scandale que m'a fait ce marchand, je me garde bien de
recevoir quand tu n'es pas là.... Célédonia ouvre..., j'entends d'ici
une voix grave, comme celle d'un personnage, mais je ne puis rien
distinguer.... Alors la petite me raconte que c'est un prêtre qui est
venu....

--Son signalement?

--Grand, beau, ni vieux, ni jeune.

--C'est cela, affirma Benina, stupéfaite de la coïncidence, mais
n'a-t-il point laissé sa carte?

--Non, parce qu'il avait oublié son portefeuille.

--Et il a demandé après moi?

--Non. Il a dit seulement qu'il désirait me voir pour une affaire de
grande importance.

--Dans ce cas, il reviendra.

--Non, pas de sitôt. Il doit partir ce soir pour aller à Guadalajara.
Tu as dû entendre parler de ce voyage.

--Il me paraît que oui.... On a parlé, je crois, d'aller à la station,
de la petite malle et de je ne sais quoi.

--Mais tu pourrais appeler Célédonia, elle t'expliquera tout cela mieux
que moi. Il dit qu'il était très contrarié de ne pas me rencontrer....
Qu'à son retour de Guadalajara il reviendrait.... Mais c'est tout de
même bien curieux qu'il ne t'ait pas parlé de cette question d'intérêt
qu'il a à traiter avec moi. Ou bien le sais-tu et veux-tu me réserver
la surprise?

--Non, non, je ne sais rien de cette affaire..., et la Célédonia
est-elle sûre du nom?

--Demande-le lui.... Deux ou trois fois, il lui a répété: «Dis à ta
maîtresse que don Romualdo est venu».

La petite, interrogée, confirma tout ce que venait de dire doña Paca;
elle était très fûtée et pas une syllabe de ce que M. le curé lui
avait dit ne lui avait échappé; elle décrivait avec une mémoire des
plus fidèles sa figure, son vêtement, son accent.... Benina, d'abord
confondue de la rareté du cas, l'oublia promptement, son esprit étant
préoccupé de choses plus importantes. Elles trouvèrent Frasquito
tellement mieux qu'on lui accorda de se lever de son lit; mais, en
faisant ses premiers pas dans l'appartement et les couloirs, le pauvre
galant s'aperçut de cette nouveauté que sa jambe droite était devenue
un peu faible à le porter.... Il espérait néanmoins qu'avec une bonne
alimentation et un peu d'exercice ce membre finirait par retrouver
sa fermeté et son activité premières. Bientôt il aurait son bulletin
de guérison. Sa reconnaissance pour ces deux femmes durerait autant
que sa vie et principalement pour Benina.... Il reprenait haleine. Il
renaissait à l'espérance, il avait le pressentiment d'obtenir bientôt
une situation qui lui permettrait de vivre indépendant, d'avoir un
logis propre, bien que tout simple, et... l'homme s'animait en parlant,
et avec l'inépuisable pharmacie de son optimisme il se rétablissait
promptement.

Comme Benina songeait à tout et qu'elle ne laissait de côté rien de ce
qui pouvait toucher ceux dont elle s'occupait, elle pensa qu'il était
convenable de prévenir les dames de la Costanilla de San-Andres qui
auraient sûrement été inquiètes de l'absence de leur commis.

«Oui, faites-moi le plaisir de leur porter mes compliments, dit le
galant, plein d'admiration pour cette nouvelle preuve de prévoyance.
Dites-leur ce que vous voudrez et je suis sûr d'avance que vous me
mettrez en bonne posture auprès d'elles.»

C'est ce que Benina exécuta le soir même, et, le lendemain matin de
bonne heure, elle reprit le chemin de Tolède.



XXVII


Elle rencontra un vieux bonhomme déguenillé qui avait coutume de
mendier avec une petite fille dans les bras, à la chapelle de l'Olivar;
il lui conta en pleurant ses malheurs qui auraient suffi à émouvoir des
rochers.

Sa fille, la mère de cette créature et d'une autre qui, malade, avait
été recueillie par une voisine, était morte deux jours avant de
misères, madame, de fatigue, de tant souffrir, pendant qu'elle envoyait
ses pauvres enfants à la recherche d'un morceau de pain. Qu'allait-il
devenir maintenant avec ces deux enfants, n'ayant point de quoi les
nourrir et ne suffisant pas à se tirer d'affaires lui-même? Le Seigneur
avait retiré sa main de lui. Aucun saint du ciel ne lui venait en aide
dans cette maudite situation. Il ne désirait qu'une chose, mourir,
et qu'on l'enterre promptement, promptement, pour ne plus voir le
monde. Son seul désir serait de voir ses deux pauvres petites placées
dans un de ces refuges comme il y en a beaucoup pour petits des deux
sexes. Et c'est là que l'on pouvait reconnaître sa malchance.... Il
avait rencontré une âme charitable, un ecclésiastique, qui lui offrit
de placer les petites dans un asile; mais, quand il croyait l'affaire
arrangée, le diable est venu la défaire.

«Voyons, madame, est-ce que vous ne connaîtriez pas par hasard un brave
homme, prêtre, qui s'appelle don Romualdo?

--Il me paraît que si, répondit la mendiante, sentant de nouveau un
grand vertige et une épouvantable confusion dans son esprit.

--Grand, bien planté, portant des habits fins, ni jeune, ni vieux.....

--Et il dit qu'il s'appelle don Romualdo?

--Don Romualdo, oui, madame.

--Aurait-il par hasard une petite nièce qui se nomme doña Patros?

--Je ne sais pas comment elle s'appelle; mais pour une nièce, il en
a certainement une... et jolie encore. Mais voilà bien ma chienne de
chance. Et je vais vous en donner la raison. Je vais chez lui et l'on
me dit qu'il est parti pour Guadalajara.

--Justement, fit Benina tout étourdie, sentant que le réel et
l'imaginaire se livraient à une sarabande dans son pauvre cerveau; mais
il reviendra bientôt.

--Savoir s'il reviendra!»

Le pauvre vieux ajouta qu'il se mourait de faim; qu'il n'avait, en
tout et pour tout, mangé depuis trois jours autre chose qu'un morceau
de morue crue qu'on lui avait donné par charité dans un magasin, et
quelques croûtes de pain qu'il avait été obligé de tremper dans la
fontaine pour les attendrir, car il n'avait plus de dents dans la
bouche. Depuis le jour de la Saint-Joseph, où la distribution de la
soupe a été supprimée au Sacré-Cœur, il n'avait plus trouvé remède à
sa faim; il ne trouvait d'assistance nulle part; le ciel ne l'aimait
plus. Avec quatre-vingt-deux ans accomplis, pourquoi aurait-il désiré
continuer à vivre? Si peu qu'il réussisse à caser ses deux petites
filles, il se coucherait pour ne plus se relever qu'au jugement dernier
très tard. Il ne se lèverait que le dernier tout à fait, tant il était
las et fatigué!

Transportée de peine en écoutant le récit d'une semblable infortune,
dont elle ne pouvait mettre en doute la sincérité, elle dit au
vieux de la mener auprès de sa petite-fille malade, et elle fut
aussitôt conduite dans un logis sombre, au rez-de-chaussée de la
maison de location où vivaient pêle-mêle, pour trois réaux par mois,
une demi-douzaine de «mendiants pour l'amour de Dieu», avec leur
progéniture. La majeure partie d'entre eux se rendaient alors à Madrid
pour y recueillir la sainte obole. Benina ne rencontra qu'une vieille
sèche, endormie, qui paraissait alcoolique, et une femme pansue, mal
couverte de haillons de différentes couleurs. Par terre, sur un méchant
grabat, couvert de morceaux d'étoffes légères jaunes, et de lambeaux de
mantes cramoisies, était étendue la petite malade; elle paraissait six
ans, la face livide, les poings serrés contre la bouche.

«Ce qu'elle a, cette enfant, c'est qu'elle souffre de la faim, dit
Benina qui, lui ayant touché le front et les mains, les avait trouvés
froids comme le marbre.

--Il est possible que cela soit, car il n'est pas entré dans nos corps
quoi que ce soit de chaud depuis hier.»

Il n'en fallait pas plus pour faire déborder la pitié de la brave
Benina, pitié qui emplissait et inondait son âme et, transportant dans
la pratique les choses avec la prestesse qui était la caractéristique
de sa nature, elle s'en alla à la minute à la boutique de comestibles
voisine et acheta tout ce qu'il lui fallait pour mettre immédiatement
un bon pot-au-feu, prenant en plus des œufs, du charbon, de la
morue..., car elle ne faisait jamais les choses à demi. Sur l'heure
elle portait remède à la triste situation de ces infortunés et de
quelques autres qui vinrent se joindre à la compagnie, alléchés
par l'odeur de cuisine qui s'était si subitement et si rapidement
répandue dans la partie basse de cette ruche humaine. Et le Seigneur
récompensa de suite sa charité en lui envoyant, parmi les mendiants
qui accoururent à ce festin, un cul-de-jatte qui lui donna enfin des
nouvelles du pauvre Almudena dévoyé.

Le Maure couchait dans la maison Ulpiana et le reste du temps il le
passait en prières et jouant sur une petite guitare à deux cordes
qu'il avait rapportée de Madrid, le tout sans s'éloigner d'un tas de
décombres provenant de la station de Las Pulgas, du côté qui regarde
vers le pont ségovien. Benina se rendit là très lentement, parce que le
mendiant qui la guidait était lui-même de marche lente, l'extrémité du
corps enfermée dans une semelle et se mouvant au moyen des mains armées
elles-mêmes de petits socques de bois. Tout en cheminant, cette moitié
d'homme émit sur le compte de l'aveugle quelques remarques critiques,
disant que sa manière d'être était tant soit peu extravagante. Il
croyait qu'Almudena devait être un prêtre dans son pays, un curé de
Zancarron et que, dans ces jours, il devait faire la pénitence du
carême mahométan.

«Ce qu'il chante avec sa guitare, ce doit être des chansons de
funérailles de là-bas, parce qu'elles sont tristes et donnent envie de
pleurer en les entendant. Enfin, madame, le voilà devant vous, étendu
sur son tapis, la tête en avant, aussi privé de mouvement que s'il eût
été changé en pierre.»

Benina distinguait en effet la figure immobile de l'aveugle au milieu
d'un tas d'immondices, de scories, de plâtras et de balayures qui se
trouve entre la voie et le chemin de Las Cambroneras, au milieu d'une
aridité absolue, car aucune plante, aucun arbre, aucune verdure ne
poussait en cet endroit. Le cul-de-jatte continua à se traîner en
avant, et Benina, son panier sous le bras, se mit à monter, non sans
glisser sur les décombres et non sans peine, car le talus, à cause de
sa composition hétéroclite, s'écroulait sous ses pieds. Avant d'arriver
au sommet, qu'occupait Almudena, elle annonça par des cris son arrivée,
lui disant:

«Eh bien! mon enfant, voilà un joli endroit que tu as choisi pour te
mettre au soleil! Est-ce que tu voudrais, par hasard, te dessécher pour
faire une peau de tambourin? Eh!... Almudena, c'est moi, c'est moi qui
monte ces escaliers d'enfer. Petit... Mais quoi? est-ce que tu es fou
ou endormi?»

Le Marocain ne bougeait point, la face tournée vers le sol, comme un
morceau de viande qu'on aurait mis à rôtir. La vieille lui lança deux
ou trois petites pierres avant de parvenir à attirer son attention.
Almudena se mit à trembler de tout son corps et, se mettant sur ses
pieds, il s'écria:

«Toi, Benina, c'est toi, Benina?

--Oui, mon enfant. C'est cette pauvre vieille elle-même qui vient te
trouver au désert où tu demeures. Tu as eu une drôle d'idée de venir
ici, et ce n'est pas sans peine que je suis parvenue à te découvrir!

--Benina! répéta l'aveugle avec une émotion enfantine, qui se révélait
par une crise de larmes et un tremblement qui le secouait des pieds à
la tête. Tu viens du ciel.

--Non, enfant, non, répliqua la brave femme en lui frappant les épaules
en signe d'amitié. Je ne viens pas du ciel. Je monte de la terre,
au contraire, par ces maudites rocailles. Eh bien! c'est une jolie
idée qui t'a pris, pauvre petit Maure! Dis-moi: est-ce que ton pays
ressemble à cela?»

Mordejaï ne répondit pas à cette question. Ils descendirent tous deux.
L'aveugle la palpait avec les mains, comme s'il cherchait à la voir par
le toucher.

«Je suis venue, dit enfin la mendiante, parce que je craignais que tu
ne mourusses de faim.

--Moi pas manger....

--Tu fais pénitence? Tu aurais pu choisir un meilleur endroit.

--Il est le meilleur.... Montagne parfaite.

--Va, là avec ta montagne! Et comment l'appelles-tu?

--Mont Sinaï.... Je suis à Sinaï....

--Où tu es à bayer aux corneilles.

--Tu es venue avec les anges, Benina..., venue, avec le feu.

--Non, mon enfant, je n'apporte pas de feu et, du reste, il ne manque
pas ici, tu es assez rissolé comme cela. Tu es plus sec qu'une morue.

--Tant mieux.... Je veux être desséché... et brûler comme une souche.

--Tu deviendrais sec comme la paille, si je t'abandonnais. Mais je
ne t'abandonne pas et maintenant tu vas manger et boire ce que je
t'apporte dans mon panier.

--Moi je ne veux pas manger..., moi devenir squelette.»

Sans en écouter davantage, Almudena tendit la main et se mit
fébrilement à chercher par terre. Il cherchait sa guitare que Benina
vit et ramassa, en faisant résonner les deux cordes distendues.

«Donne, donne vite», dit l'aveugle impatient, saisi par l'inspiration.

Et, attirant à lui l'instrument, il pinça les cordes et il en tira
quelques sons tristes, accords sans concordance harmonique entre eux,
et ensuite il se mit à chanter en langue arabe une étrange mélopée,
accompagnée de sons secs et cadencés qu'il tirait de ces deux cordes.
Benina écouta la cantilène avec un certain recueillement, bien qu'elle
ne comprît rien aux paroles gutturales ni à la cadence des sons qui ne
ressemblait en rien à ce qu'elle connaissait, mais elle sentait que
cette musique procédait d'une intense mélancolie. L'aveugle balançait
la tête sans s'arrêter, comme s'il eût voulu adresser les paroles aux
différentes parties du ciel, et il prononçait certaines d'entre elles
avec une véhémence et une ardeur qui dénotaient l'enthousiasme dont il
était possédé.

«Bien, enfant, bien, lui dit la vieille, quand il eut terminé son
chant. Ta musique m'a beaucoup touchée. Mais l'estomac me dit qu'à lui
les couplets ne lui suffisent pas et qu'il préfère de bonnes tranches
de jambon.

--Mange, toi..., moi je chanterai.... C'est manger pour moi que d'être
avec toi.

--Tu t'alimentes en m'ayant près de toi? Jolie nourriture, vraiment!

--Moi, t'aimer!...

--Oui, aime-moi; mais tu dois tenir compte de ce que je suis ta mère et
que je dois prendre soin de toi.

--Tu es bonne, tu es jolie.

--Ah! je t'en souhaite, que je suis jolie..., avec plus d'années que
san Isidro, avec cette misère et cette figure!»

Non moins inspiré en parlant qu'en chantant, Almudena lui dit:

«Tu es comme l'oasis, l'ombre bienfaisante.... Ta taille est élancée
comme les palmiers du désert.... Ta bouche, comme les roses.... Tes
yeux brillent comme les étoiles du soir.

--Très sainte Vierge! Jamais je ne me serais doutée que j'avais toutes
ces beautés.

--Toutes les femmes t'envient.... La main de Dieu t'a créée avec amour;
les anges te louent avec leurs cithares....

--Saint Antoine béni!... Si tu veux que je croie tout cela, il faut que
tu me fasses une faveur: mange ce que je te rapporte. Lorsque tu auras
la barrique pleine, nous causerons, tu oublieras toutes ces lubies.»

Et, ce disant, elle sortait de son panier, pain, omelette, viande
froide et une bouteille de vin. Elle énumérait ses provisions, espérant
exciter son appétit, et comme argument final, elle lui dit:

«Si tu t'obstines à ne pas manger, je me sauve et tu ne me verras
jamais plus. Laisse là ma bouche de roses, mes petits yeux pareils aux
étoiles... et ensuite fais tout ce que je vais te prescrire: rentre à
Madrid et retourne vivre dans ton petit logis comme avant.

--Si tu m'épouses, oui; sinon, non.

--Manges-tu ou ne manges-tu pas? Parce que je ne suis pas venue ici
pour perdre mon temps à te faire des sermons, déclara Benina, mettant
toute son énergie dans son accent. Si tu persistes à jeûner, je m'en
vais à l'instant même.

--Mange, toi.

--Tous les deux. Je suis venue pour te voir et pour manger avec toi.

--Reste avec moi!

--Dieu, quel entêté! On dirait un enfant. Je vais être obligée de
te donner des taloches.... Allons, voyons, mon cher Maure, mange,
nourris-toi; nous causerons ensuite de notre mariage. Crois-tu que
je veuille prendre un mari séché au soleil, qui va devenir comme un
parchemin?»

Avec ces raisons et d'autres, elle parvint à le convaincre et le
dédaigneux finit par faire honneur aux victuailles apportées.
Commencé avec répulsion, le repas fut terminé avec voracité. Mais il
n'abandonnait pas pour cela son thème favori et, entre chaque bouchée,
il répétait:

«Tu m'épouseras..., nous irons dans mon pays.... Je t'épouserai dans ta
religion, si tu le désires, tu te marieras dans ma religion, si tu le
préfères.... Moi, je suis d'Israël.... Les dames de la conférence m'ont
fait baptiser.... Elles m'ont donné comme nom José-Marie Almudena....

--José-Maria de Almudena, si tu es chrétien, pourquoi me parles-tu de
ces autres sottes religions?

--Il n'y a qu'un Dieu, qu'un seul Dieu, lui seul existe, s'écria
l'aveugle saisi d'une exaltation mystique. Il soulage ceux qui ont
le cœur meurtri. Il sait le nombre des étoiles et comment elles se
nomment. Adonaï est adoré par tout ce qui existe et par tous les
quadrupèdes, par le passereau qui vole.... Alleluia....

--Homme, si nous nous mettons à chanter Alleluia, le déjeuner ne
passera pas.

--La voix d'Adonaï plane au-dessus des eaux, des grandes masses
d'eaux. La voix d'Adonaï, forte et belle. La voix d'Adonaï couvre les
montagnes du Liban et de Sion.... La voix d'Adonaï lance des flammes,
fait trembler le désert: elle fera trembler le désert de Kader.... La
voix d'Adonaï fait mettre bas les biches.... Dans son palais, tout est
joie. Adonaï a fait cesser le déluge.... Adonaï a béni son peuple avec
la paix.»

Il continua ainsi, récitant des oraisons hébraïques en castillan du
quinzième siècle, qu'il conservait dans sa mémoire depuis sa plus
tendre enfance, et Benina l'écoutait avec respect, attendant qu'il eût
terminé pour le ramener à la réalité et le faire rentrer dans la vie
terrestre. Ils discutèrent un instant sur la convenance de retourner à
l'hôtellerie de Santa-Casilda, mais il ne paraissait pas disposé à lui
complaire sur un point aussi important, si elle ne se décidait point à
accepter sa main noire. Il essaya d'expliquer l'attraction que, dans
l'état d'esprit où il se trouvait actuellement, avaient pour lui ces
monticules arides et pleins de décombres. Réellement, il ne savait
comment l'expliquer, ni Benina comment le comprendre; toutefois, un
observateur attentif pouvait entrevoir dans cette singulière passion
pour ces lieux un cas d'atavisme et un retour instinctif vers les temps
anciens, cherchant une ressemblance géographique avec les solitudes
désertes où la race avait commencé.... Était-ce folie? Peut-être non.



XXVIII


Avec tout son talent et son esprit, la vieille ne parvint pas à le
convaincre de l'opportunité de regagner le haut Madrid.

«Et je ne sais pas, dit-elle, faisant flèche de tout bois, je ne sais
pas comment tu vas faire pour vivre sur cette montagne de la pénitence.
Car tu ne mendies plus et personne ne sera là pour t'apporter l'ombre
d'un pois chiche si je ne puis venir, et moi, si aujourd'hui j'ai
quelques sous, promptement je serai sans un centime, et j'aurai la
honte de devoir retourner à la mendicité. Espères-tu voir tomber la
manne?

--Oui, la manne tombera, répliqua avec une conviction profonde Almudena.

--Compte là-dessus. Mais dis-moi autre chose, mon petit enfant:
crois-tu qu'il y ait par ici quelque trésor caché?

--Oui, oui, il y en a beaucoup.

--Eh bien, si tu en découvres un, tu n'auras pas perdu ton temps.
Mais, bah! je ne crois pas aux bourdes que tu racontes ni à toutes
ces momeries que tu as rapportées de ton pays d'infidèles.... Non,
non, ici il n'y a point de salut pour le pauvre, et la découverte de
trésors cachés, comme la venue de tous ces gens qui doivent apporter
des charretées de pierres précieuses, me paraissent autant d'histoires
à dormir debout.

--Si tu m'épouses, je trouverai beaucoup de trésors.

--Bien, bien.... Mais mets-toi à travailler pour la découverte de
l'endroit où se trouve la marmite pleine d'argent. Je viendrai la
chercher et, si c'est vrai, nous nous marierons ensemble.»

Ce disant, elle remettait dans son panier les restes du repas pour s'en
aller. Almudena s'opposait à son départ si rapide; mais elle insistait
pour s'en aller, avec la fermeté qu'elle apportait dans ses décisions:

«Il serait beau, vraiment, que je reste ici exposée au soleil et à
l'air comme une peau de cuir dans un séchoir de tanneur! Et, dis-moi?
Est-ce que tu vas m'entretenir ici? Et à ma maîtresse, qui lui remplira
le bec?»

Cette indication de la maison de sa maîtresse remit en mémoire, à
Mordejaï, le joli galant et, comme il commençait à s'exciter outre
mesure, Benina s'empressa de le calmer en lui disant que, Dieu merci,
le vieux galant était parti de la maison et qu'il était retourné dans
ses palais aristocratiques et que, heureusement, ni sa maîtresse ni
elle n'avaient plus rien à voir avec ce vieux fainéant, qui s'était mal
conduit avec elle, étant parti à la française et sans payer sa pension.
L'Africain accepta ce mensonge avec une candeur enfantine et, faisant
jurer à son amie qu'elle viendrait le voir tous les jours pendant ces
temps de dure pénitence, il la laissa partir.

Benina s'en alla par en bas, préférant remonter ensuite par la station
dont la route était plus commode et praticable.

Lorsqu'elle rentra à la maison, la première chose que sa maîtresse lui
demanda, c'est si l'on connaissait l'époque à laquelle don Romualdo
rentrerait de Guadalajara; ce à quoi elle répondit qu'on n'avait
aucune donnée certaine sur son retour. Il n'arriva rien de notable ce
jour-là, sinon que Ponte allait de mieux en mieux, étant très joyeux de
la visite d'Obdulia qui resta quatre heures à causer avec sa mère et
avec lui de choses élégantes et de ses succès à Ronda, antérieurs de
quarante ans à l'époque présente. Il faut pourtant noter que l'argent
s'en allait diminuant dans les mains de Benina, car la petite dîna à
la maison et il fallut ajouter à l'ordinaire de la merluche, quelques
dattes et petits gâteaux pour le dessert. Avec la dépense de ces jours
et avec les prodigalités charitables aux Cambroneras, les douros qui
restaient du prêt de la Pitusa, après le payement de quelques dettes
criardes, se réduisaient à peine à un douro, le jour de sa troisième
échappée au pont de Tolède.

C'est un point avéré que, dans cette troisième course, le vieux du
jour précédent, qui dit s'appeler Silverio, vint à sa rencontre,
et, après lui, venaient, formés en rang de bataille, les autres
miséreux habitants de ces humbles logis, ayant pour interprète le
cul-de-jatte, qui s'exprimait avec une certaine facilité, comme si,
en lui donnant cette faculté, la nature avait voulu lui donner une
compensation de l'horrible mutilation de son corps. Il fut déclaré,
au sein de cette foule de pauvres réunis, que la dame devait répandre
ses bienfaits également sur tous et sans distinction, parce que tous
avaient les mêmes titres à son immense charité. Benina leur répondit
avec une franchise ingénue qu'elle n'avait ni argent ni quoi que ce
soit à leur répartir, étant aussi pauvre qu'eux. Ces paroles furent
accueillies avec la plus profonde incrédulité et le pauvre estropié,
ne sachant quoi répondre, ayant épuisé dans son discours premier toute
sa faconde oratoire, le vieux Silverio prit la parole et dit qu'ils
n'étaient point récemment tombés d'un nid, qu'on ne leur en faisait
point accroire et qu'il était bien clair que la dame n'était point ce
qu'elle paraissait, mais bien une dame déguisée qui, sous l'aspect et
l'habit d'une pauvresse attitrée, s'en allait à travers le monde pour
rechercher la véritable misère et la soulager. Quant à ce déguisement,
il ne faisait aucun doute, parce qu'ils l'avaient déjà vue les années
antérieures. Ah! lorsqu'elle était venue l'autre fois, la dame
déguisée, elle les avait tous secourus également. Lui et d'autres se
rappelaient bien sa figure et ses manières et ils pouvaient affirmer
que c'était la même personne, la même précisément qu'ils avaient
devant les yeux et qu'ils touchaient de leurs mains.

Il n'y eut qu'une voix pour confirmer le dire de l'octogénaire,
qui ajouta que la dame avait été reconnue pour une sainte, mais
qu'elle, tout en respectant son déguisement, serait tenue pour très
sainte et que tous se mettaient à genoux devant elle pour l'adorer.
Benina contesta avec enjouement qu'elle fût une sainte comme son
aïeule, qu'elle était très étonnée de ce qu'ils disaient et qu'ils
reviendraient de leur erreur. En effet, il avait bien existé autrefois
une dame de grande naissance, appelée doña Guillermina Pacheco[3],
cœur délicieux, esprit élevé, qui allait par le monde distribuant
les dons de son immense charité, et elle s'habillait simplement sans
manquer à la décence, révélant dans sa modestie souveraine le rang
qu'elle occupait. Mais cette dame était morte depuis longtemps. Comme
elle s'était montrée bonne au pauvre monde, Dieu l'avait rappelée
à lui, et elle nous manque beaucoup par ici. «Et même si elle
vivait encore, comment, mes amis, pourriez-vous la confondre avec
l'infortunée Benina?» On reconnaissait à cent lieues en elle une femme
du peuple, une servante. Si ses vêtements de pauvre, pleins de pièces
et de taches, ses souliers éculés ne leur faisaient pas comprendre
suffisamment la différence qu'il y a entre une vieille cuisinière
retraitée et une femme née dans la noblesse, car il est facile de se
déguiser, il n'y avait pas moyen de se tromper sur d'autres choses,
par exemple sur la façon de parler. Ceux qui ont entendu le langage
de doña Guillermina, qui s'exprimait à l'égal des anges eux-mêmes,
comment peuvent-ils confondre avec ce qu'elle disait ses paroles,
à elle, vulgaires? Elle était née dans un village des environs de
Guadalajara, ses parents étaient de pauvres laboureurs, elle était
venue pour servir à Madrid vers sa vingtième année. Elle lisait avec
difficulté et, pour l'écriture, elle était si peu adroite que c'est
à peine si elle pouvait signer son nom, Benina de Casia. A cause de
ce nom, les garçons de son pays se moquaient d'elle, disant qu'elle
descendait de santa Rita. Au total, elle n'était point une sainte, mais
bien une pécheresse, et elle n'avait rien à voir avec doña Guillermina
d'autrefois, qui était actuellement à la droite de Dieu. Elle était
une pauvresse comme eux, vivant d'aumônes, et elle s'arrangeait de
son mieux pour faire vivre les siens. Dieu l'avait faite généreuse,
cela, oui; si elle avait quelque chose et qu'elle rencontrât une
personne plus besogneuse qu'elle, elle ne prenait que le temps de la
secourir.... Et si contente de le faire!

  [3] Ce personnage apparaît dans le roman du même auteur: _Fortunata
  y Jacinta_.

Ils ne se donnèrent point pour convaincus, les misérables abandonnés
de Dieu et tendant leurs mains amaigries, ils continuaient à supplier
d'une voix plaintive Benina de Casia de leur venir en aide. De petits
enfants malingres en guenilles s'unirent au chœur des mendiants et,
se pendant à ses jupes, criaient: «Du pain! du pain!» Émue de tant de
misère, la vieille se rendit chez le boulanger, y prit une douzaine de
grands pains et, les coupant par le milieu, elle les distribua à cette
troupe d'affamés. L'opération ne fut pas sans présenter de difficultés,
car tous se précipitaient sur elle avec furie, chacun voulant recevoir
sa part avant le voisin, et certains s'efforçant d'attraper deux
portions. On aurait dit que le nombre des mains augmentait à chaque
instant et qu'il en sortait de dessous terre. Suffoquée, la brave
femme dut encore retourner acheter quelques petits pains, car deux ou
trois vieilles qui n'avaient rien reçu poussaient des cris de paon et
ameutaient le quartier avec leurs lamentations aiguës.

Enfin, elle se croyait libérée de tous ces moucherons, quand elle
fut appelée par une femme à la voix rauque qui tenait dans ses bras
un enfant hydrocéphale, monstrueux. Elle reconnut de suite la femme
qu'elle avait vue en compagnie de la Burlada, le jour auparavant, sur
le chemin de la porte de Tolède. Elle prétendait la faire monter au
dernier étage de la maison, où elle lui ferait voir le tableau le plus
pitoyable qu'elle pût imaginer.

Benina consentit à la suivre, car la pitié cédait toujours chez elle
le pas à ses convenances, et, tandis qu'elles montaient l'escalier,
l'autre lui expliquait la situation de sa pauvre famille. Elle n'était
pas mariée, mais elle avait eu deux enfants d'un garde civil, qui
étaient morts d'une esquinancie, l'un après l'autre, à six jours
d'intervalle. Celui qu'elle portait avec elle ne lui appartenait pas;
il était à une de ses compagnes, qui vivait avec un aveugle qui jouait
du violon; c'était une pocharde et une voleuse, quand elle en trouvait
l'occasion. Celle qui contait ces tristes choses se nommait Basilisa;
son père était perclus de douleurs pour avoir gagné sa vie en pêchant
des anguilles dans la rivière avec de l'eau par-dessus les jarrets; sa
sœur, malade des coups reçus de son amoureux, un brigand, un gouffre,
un rat, qui passe toutes ses nuits à jouer dans l'établissement de
Comadréja.

«Madame connaît peut-être cet établissement.

--De nom, dit Benina, médiocrement intéressée par cette histoire.

--C'est une honte; non content de battre ma sœur, il a encore engagé
nos manteaux et nos jupons. Vous devez le connaître, car il n'y a pas
de pire canaille dans tout Madrid. On l'appelle _Si Toseis Tomeis_...
et, par abréviation, nous disons _Tomeis_.

--Je ne le connais pas. Je ne fréquente pas de telles gens.»

Elles montèrent jusqu'à l'un des logis les plus étroits au dernier
étage, où Benina put voir la terrible infortune de ces gens. Le vieux
aux rhumatismes avait l'air d'un fou; dans l'exaspération où le
mettaient ses douleurs, il vociférait, blasphémant tout à la fois, et
Cesarea était comme idiote de la grande inanition qui la consumait, et
elle ne faisait pas autre chose que de donner des coups sur les fesses
d'un malheureux petit morveux, pleurnichard, qui montrait le blanc de
ses yeux à force de crier et de se contorsionner. Au milieu de tout ce
désordre, les deux femmes dirent à Benina qu'en dehors de la faim elles
n'avaient pas d'autre désir que de payer leur propriétaire, qui ne les
laissait pas vivre un instant tranquilles, réclamant à toute heure son
dû. Benina répondit qu'elle n'était point, faute d'argent, en état
de les tirer d'embarras. Tout ce qu'elle pouvait faire était de leur
donner une piécette pour qu'elles pussent pourvoir à leurs besoins ce
jour-là et le suivant. Benina, le cœur plein de tristesse, s'éloigna
de ces malheureux et, bien que les femmes montrassent une certaine
reconnaissance, elle vit bien qu'elles conservaient grande rancune au
fond d'elles-mêmes de n'avoir point obtenu tout le secours qu'elles
avaient espéré.

Benina, en descendant, se rencontra dans l'escalier avec deux vieilles
décrépites, dont l'une lui dit grossièrement:

«Ah! bien, oui, vous prendre pour doña Guillermina! Les lourdauds, pire
que des ânes! Oui, celle-là était un ange vêtu comme une mortelle, mais
celle-ci une femme ordinaire, qui vient ici faire semblant de faire
l'aumône.... Une dame! Ah bien, ouiche! une dame... empestant l'ail
cru... et avec ses mains bonnes à frotter les casseroles....»

La bonne femme suivait son chemin sans se préoccuper de toutes ces
injures; mais, une fois dans la rue, elle se vit importunée par une
foule innombrable d'aveugles, de manchots et de paralytiques qui lui
demandaient avec une insupportable insistance du pain ou de l'argent
pour en acheter. Elle essaya de se débarrasser de ces importuns
quémandeurs; mais ils continuaient à la suivre, ne la quittant pas et
ne voulant pas la laisser partir. Enfin, pressant le pas, elle chercha
à se mettre à distance de ces pauvres insupportables et se dirigea
vers le monticule où elle espérait rencontrer le bon Mordejaï. Au même
endroit où elle l'avait laissé la veille, se trouvait notre homme,
les yeux sans regard fixés anxieusement du côté où elle devait venir;
aussitôt qu'elle l'eut rejoint, elle sortit les vivres de son panier
et ils se mirent à manger ensemble. Mais Dieu n'entendait point que
les choses allassent ce jour-là de conformité avec le bon cœur et
les chères intentions de Benina, car il y avait à peine dix minutes
qu'ils étaient installés à manger, lorsque Benina s'aperçut que, sur
le chemin d'en bas du monticule, se réunissaient de très méchants
petits gitanos, quelques autres mendiants de très mauvaise mine et
deux ou trois vieilles acariâtres et furibondes. En voyant le groupe
idyllique que la vieille et l'aveugle composaient, toute cette engeance
se prit à vociférer. Que disaient-ils? De cette hauteur on n'aurait
vraiment pas su le comprendre. Des mots isolés parvenaient seuls...
que c'était une sainte d'autodafé: une mendiante qui faisait la sainte
pour mieux voler.... Que c'était une lécheuse de cierges, une voleuse
d'huile de lampe d'église.... Enfin, la chose semblait prendre une
mauvaise tournure et une pierre lancée par une main vigoureuse, pim! ne
tarda pas à le montrer, et la pauvre Benina la reçut sur l'épaule....
Un instant après, une autre et pim! pam! une nuée d'autres. Ils se
levèrent immédiatement, tout épouvantés, et serrant dans le panier les
victuailles, la dame prit son chevalier par le bras, lui disant:

«Sauvons-nous, car ils vont nous tuer!»



XXIX


Grimpant difficilement sur ce sol déclive, tombant et se relevant à
chaque instant, se serrant le bras, la tête basse, ils subissaient
cette nuée formidable de projectiles. Les pierres, arrivant à Benina
dans ses jupes, ne lui faisaient pas grand mal, mais l'infortuné
Almudena eut le malheur de recevoir une pierre dans la tête au moment
où il tournait la face vers l'ennemi pour l'apostropher, et le coup
fut terrible. Lorsqu'ils arrivèrent, épuisés et endoloris, à un
endroit à l'abri de cette pluie de pierres, la blessure du Marocain
saignait abondamment, teintant de rouge la face entière. Ce qu'il y
avait d'étrange c'est que le blessé avait tout supporté en silence
et que c'était précisément au moment où il s'adressait au ciel pour
lui demander de frapper de sa foudre et de confondre leurs infâmes
agresseurs qu'il avait été blessé. Un cantonnier du chemin de fer,
qui vivait à proximité du lieu du sinistre, les secourut. Homme calme
et pieux qui, s'intéressant aux victimes de cet attentat, les reçut
comme bon chrétien dans son humble demeure, plein de compassion pour
leur malheur. Peu d'instants après survint sa femme, et la première
chose qu'ils firent ce fut de donner de l'eau à Benina pour laver la
blessure de son compagnon, et ils apportèrent ensuite du vinaigre et
des chiffons pour panser la plaie. Le Maure ne cessait de répéter:

«Et toi, _Amri_, n'as-tu pas reçu de pierres?

--Non, mon enfant, je n'ai reçu qu'une pierre derrière la tête, qui n'a
point saigné.

--Cela te fait mal?

--Peu.... Ce n'est rien.

--Ce sont les esprits souterrains, les mauvais.

--Ce sont d'indécentes canailles, méritant d'être ramassées par la
garde civile.»

Le pauvre aveugle fut soigné avec les remèdes les plus primitifs.
On arrêta le sang et on lui mit un bandeau sur l'œil; ensuite on le
fit asseoir par terre, l'appuyant au mur, parce que sa tête branlait
et qu'il ne pouvait pas se tenir sur pieds. La mendiante recommença
à sortir la nourriture de son panier, le pain et la viande qu'ils
n'avaient point eu le temps d'achever, offrant de partager avec leurs
généreux protecteurs; mais ces derniers, au lieu d'accepter, voulurent
au contraire leur offrir des sardines et des beignets qui étaient
restés de leur repas. Ce ne fut qu'offres réciproques et amabilités
et politesses sans nombre et, à la fin, chacun resta avec ses propres
provisions. Mais Benina songea de suite à mettre à profit les bonnes
dispositions de ces braves gens pour leur proposer de prendre en
pension l'aveugle dans leur petite maison jusqu'à ce qu'elle eût pu lui
préparer un logement à Madrid. Il n'y avait pas à songer à retourner
aux Cambroneras, car on y était trop mal disposé en sa faveur. A Madrid
et dans la maison où elle habitait, il lui était absolument impossible
de le conduire, parce qu'elle était servante et lui..., cela n'était
pas facile à expliquer..., et si M. et Mme les gardiens de l'aiguille
pensaient mal des relations de Benina et du Maure, eh bien! qu'ils
pensent après tout ce qu'ils voudront.

«Voyez, vous autres, dit la vieille en les trouvant hésitants et
perplexes, je n'ai pas un sou en dehors de cette piécette et de ces
sous. Prenez-les et gardez ici ce pauvre aveugle jusqu'à demain. Il ne
vous gênera pas, parce qu'il est bon et honnête. Il dormira dans ce
coin, pour peu que vous lui prêtiez une vieille mante et, quant à ce
qui est de la nourriture, vous lui donnerez de ce que vous mangerez
vous-mêmes.»

Après une courte hésitation, ils acceptèrent et, s'enhardissant jusqu'à
donner un conseil à leur étrange compagne, le garde dit:

«Ce que vous devriez faire, ce serait de renoncer à errer et vagabonder
par voies et par chemins, car il n'y a que des mauvaises paroles ou des
coups à recevoir, et vous devriez essayer de vous faire admettre dans
un refuge, madame, aux _Ancianitas_, et monsieur dans un établissement
pour les aveugles, et ainsi vous auriez tous deux le vivre et le
couvert assurés pour tout le temps qui vous reste à vivre».

Almudena ne répondit rien: il aimait la liberté et la préférait,
pénible, misérable et incertaine, à toute la commode sujétion de
l'asile des pauvres. Benina, de son côté, ne désirait point entrer dans
de longues explications, ni chercher à dissiper l'erreur de ces braves
gens qui s'imaginaient certainement qu'ils étaient associés pour le
vagabondage et la maraude. Elle se contenta de dire qu'ils ne sauraient
songer aux établissements à cause de la grande quantité de candidats
et des nombreuses recommandations qu'il fallait avoir pour y entrer et
sans lesquelles il était tout à fait impossible de réussir. A cela,
la femme de l'aiguilleur leur répondit qu'ils pourraient certainement
réussir à se caser, s'ils allaient trouver un brave monsieur, très
charitable, qui s'occupait des asiles! un prêtre qu'on appelait don
Romualdo.

«Don Romualdo? Oui, je le connais de nom. C'est un curé grand et bien
fait, qui a une nièce appelée doña Patros, qui louche un peu?»

Ce disant, Benina sentait se renouveler le trouble extrême de ce
perpétuel mélange du réel et de l'imaginaire.

«Je ne sais si elle louche ou non..., continua la femme de
l'aiguilleur, mais je sais que don Romualdo est de Guadalajara.

--Cela est vrai et actuellement il est allé dans son pays.... Il est
certain qu'on veut le faire évêque et il est allé chercher ses papiers.»

Elles tombèrent d'accord que don Romualdo ne devait pas revenir sans
ses papiers et ensuite on lia traité pour l'hébergement de l'aveugle
dans la maison pour vingt-quatre heures. Benina donna la piécette et
les gros sous moins trois petits sous qu'elle conserva à part, et les
autres s'engagèrent à le traiter comme leur enfant. Benina, cela fait,
eut à lutter contre le Marocain, s'engageant à l'emmener plus tard avec
elle. Elle réussit à le convaincre en le cajolant un peu et en lui
assurant que sa blessure à la tête lui jouerait un mauvais tour s'il ne
restait pas tranquille.

«_Amri_, reviens demain, disait le malheureux en la quittant. Si tu
m'abandonnes, je mourrais tout de suite moi-même.»

La vieille promit solennellement de revenir et elle s'en alla toute
mélancolique, retournant dans sa tête toutes les aventures de cette
journée auxquelles se joignaient de tristes présages, annonçant de plus
grands malheurs, parce qu'elle se trouvait de nouveau sans ressources,
ayant trop suivi l'impulsion de son cœur, en faisant des aumônes
exagérées. Certainement, elle allait se trouver dans des embarras
inextricables, car il allait falloir très promptement rendre les bijoux
à la Pitusa, trouver des ressources pour faire vivre sa maîtresse et
son hôte, secourir Almudena, et elle s'était mis tant d'obligations sur
le dos qu'elle ne savait vraiment plus comment faire pour y parer.

Elle retourna chez elle, après avoir fait tous ses achats à crédit et,
trouvant Frasquito très bien, elle dit à sa maîtresse qu'il convenait
de le congédier et qu'il devrait retourner remplir les devoirs de
son emploi et gagner sa vie. La chère dame fut de cet avis, mais la
tristesse de toutes deux prit un nouveau cours à la nouvelle apportée
par la servante d'Obdulia que la pauvre jeune femme était tombée très
malade: elle avait une forte fièvre, le délire et une crise de nerfs
qui faisait compassion. Benina s'en alla la trouver et, après avoir
prévenu ses beaux-parents pour qu'ils eussent à en prendre soin, elle
rentra tranquilliser sa maîtresse. Elles passèrent une triste soirée et
une nuit pire encore en songeant aux difficultés de toutes sortes qui
s'offraient à elles et, le matin suivant, la pauvre femme retournait
occuper sa place à San-Sebastian, car la mendicité était le seul remède
qu'elle pût employer dans une aussi terrible adversité.

Chaque jour, son crédit diminuait et les obligations contractées rue
de la Ruda ou dans les boutiques de la rue Impériale l'accablaient.
Elle se trouva dans la nécessité d'aller mendier le soir et un peu
aussi, un peu plus tard, la nuit, prenant pour prétexte une visite
à la petite. Pour la brève campagne nocturne, elle sortait, cachée
sous un vieux voile de doña Paca qui lui enveloppait toute la figure
et, avec cela, une vieille paire de lunettes vertes qu'elle gardait
pour cette occasion; elle ressemblait à merveille à une vieille dame,
pauvresse honteuse et aveugle, et, en faction au coin du Barrio-Nuevo,
elle attaquait tout chrétien passant à sa portée, l'interpellant à
mi-voix par une plaintive prière. Avec cette combinaison et travaillant
à trois reprises par jour, elle parvenait à réunir quelques sous, non
en quantité suffisante pour les besoins qu'elle avait à satisfaire,
besoins qui n'étaient point minces, car Almudena tombé malade
était resté chez l'aiguilleur dans la petite maison de Las Pulgas.
L'aiguilleur ne demandait rien pour son hospitalité, mais il fallait
apporter à manger à Almudena. Obdulia ne guérissait pas: il fallait lui
porter médicaments et consommés, car ses beaux-parents ne faisaient
rien pour elle, malgré leurs promesses, et on ne pouvait songer à la
conduire à l'hôpital. L'héroïque femme supportait donc une charge
démesurément forte, et pourtant elle la supportait et elle suivait,
sa croix sur le dos, son chemin rempli de dures épines, anxieuse,
sinon de pourvoir à tout, du moins de faire tout ce qu'elle pouvait.
Si le malheur voulait qu'elle fût forcée de s'arrêter à mi-chemin,
elle aurait du moins la satisfaction d'avoir accompli tout ce que lui
dictait sa conscience.

Le soir, sous prétexte d'achats à faire, elle s'en allait mendier à
la porte de San-Justo, ou près du palais archiépiscopal; mais elle
ne pouvait rester longtemps dehors dans la crainte que son absence
trop prolongée n'inquiétât outre mesure sa maîtresse. En rentrant, un
soir, sans avoir gagné autre chose qu'un petit sou, elle apprit cette
nouvelle extraordinaire que doña Paca était sortie avec Frasquito
pour aller rendre visite à Obdulia. La portière ajouta qu'un instant
auparavant il était venu un prêtre, grand, de bon aspect, qui, fatigué
de sonner, avait laissé un message à la portière.

«Oui, c'est don Romualdo.

--C'est ainsi qu'il a dit, madame. Il est venu deux fois, et....

--Est-ce qu'il retourne de nouveau à Guadalajara?

--Il en est revenu hier soir. Il a à parler à doña Paca et il reviendra
quand il pourra.»

Un épouvantable doute régnait dans l'esprit de Benina relativement à ce
bienheureux prêtre, si ressemblant par nom et signalement au sien, à
celui qui était la création de son cerveau, et elle pensait que, par un
miracle de Dieu, la création de son imagination, pieux mensonge, né de
tristes circonstances, cet être imaginaire avait pris le corps et l'âme
d'une personne véritable.

«Enfin, nous verrons ce qui résultera de tout cela, se dit-elle en
montant posément l'escalier. Bienvenu sera M. le curé, s'il nous
apporte quelque chose.»

Et elle agitait de telle façon dans sa tête le mélange du réel et du
mensonger, relatif au révérend prêtre de l'Alcarria, qu'une nuit où
elle mendiait avec voile et lunettes, elle crut reconnaître dans une
jeune dame, qui lui donnait dix centimes, la propre doña Patros, la
nièce qui louchait un peu.

Doña Paca et Frasquito apportèrent, Dieu soit loué, la bonne nouvelle
qu'Obdulia se rétablissait, quoique lentement.

«Écoute, Nina, lui dit la veuve, arrange-toi comme tu voudras, il faut
que tu portes à Obdulia une bouteille d'amontillado. Tu verras si
l'on veut encore te la donner à crédit à la boutique, et, si on te la
refuse, trouve l'argent comme tu pourras, car ce qu'a surtout l'enfant,
c'est de la faiblesse.»

L'autre ne dit rien contre cette nouvelle idée de magnificence, pour
ne point heurter sa maîtresse, et se mit à préparer le souper. Elle
demeura taciturne jusqu'à l'heure de son coucher et doña Paca se
plaignit vivement de ce qu'elle ne lui causait pas comme les autres
jours et qu'elle ne l'entretenait pas avec ses conversations amusantes.
Elle prit force de sa fatigue même et, avec l'esprit plein de trouble,
l'âme pleine de sombres présages, elle se mit à bavarder avec un grand
flux de paroles, afin de bercer sa maîtresse de ses discours, comme de
propos et de chansons de nature à appeler le sommeil.



XXX


Remis de sa blessure, le Maure s'en alla de nouveau mendier, sur les
instances de son amie, car ce n'était vraiment pas le moment de se
mettre au soleil pour jouer de la guitare. Les nécessités de toutes
sortes augmentaient et la dure réalité s'imposait, et il fallait par
force arracher les gros sous de la masse humaine, comme d'une mer riche
en trésors de toute nature. Almudena ne put résister à l'énergique
suggestion de la dame, et peu à peu il se guérit de ses tristesses
et du délire mystique et de pénitence qui l'avait tant déséquilibré
les jours précédents. Ils convinrent, après une vive discussion, de
transférer leur centre de mendicité de San-Sebastian à San-Andres,
parce qu'Almudena connaissait à cette paroisse un brave prêtre qui
l'avait protégé en d'autres circonstances. Ils allèrent là, et bien
qu'à San-Andres il y eût aussi des Caporales et des Élisées, avec des
noms différents, car ces gens-là sont le produit naturel de la vie, dès
que les gens sont classés et réunis par groupe ou par famille dans la
société, ils ne paraissaient pas toutefois aussi autoritaires et aussi
arrogants que ceux de l'autre paroisse. Le prêtre qui protégeait le
Marocain était un jeune homme très intelligent, quelque peu arabisant
et hébraïsant, qui avait coutume de parler assez souvent et longtemps
avec lui, non pas tant par charité que comme exercice de langue.
Un matin, Benina observa que le jeune curé sortait de la Rectorale
accompagné d'un autre prêtre, grand, de belle apparence, et ils
parlèrent tous deux en regardant le Maure aveugle. Sans aucun doute,
ils parlaient de lui, de son origine, de son parler et de sa religion
endiablés. Ensuite, l'un et l'autre tournèrent leurs regards vers elle.
Quelle honte! Que pensaient-ils d'elle? Ils la supposaient compagne du
Maure, sa femme peut-être, sa....

Enfin, le prêtre qui était bel homme, étant parti par la Cava-Baja,
l'autre, le savant, daigna venir causer un petit instant avec Almudena
en langue arabe. Il se tourna ensuite vers Benina et lui dit, en lui
parlant avec une certaine considération:

«Vous, doña Benina, vous devriez bien cesser cette vie de mendicité
qui est si dure à votre âge. Il ne convient pas que vous alliez avec
le Maure comme la corde avec le seau. Pourquoi n'entreriez-vous pas
à la Miséricorde? J'en ai parlé à don Romualdo, et il m'a promis de
s'intéresser....»

La bonne femme fut stupéfaite de cette conversation et ne sut
tout d'abord que répondre. Pour dire quelque chose, elle exprima
sa reconnaissance à M. de Mayoral, c'est ainsi que se nommait le
bienfaisant don Romualdo dans le prêtre qui venait de le quitter.

«Oui, je lui ai dit aussi, ajouta Mayoral, que vous étiez la servante
d'une dame qui demeure dans la rue Impériale, et il a dit qu'il
s'informerait de vous avant de vous recommander.»

Il ajouta encore quelques mots et Benina arriva dans son esprit au
plus haut degré de trouble et de vertige, car le prêtre grand et de
belle prestance qu'elle venait de voir concordait en tout point comme
ressemblance avec celui qu'elle avait créé de toutes pièces par ses
mensonges systématiques et réitérés, et il était absolument pareil à
l'image sortie de son imagination.

Elle eut envie de courir par la rue Cava-Baja, voir si elle le
rencontrerait pour lui dire: «Monsieur don Romualdo, pardonnez-moi de
vous avoir inventé. Je ne croyais pas mal faire. Je l'ai fait pour
cacher ou justifier envers ma maîtresse les sorties que j'étais obligée
de faire pour aller mendier afin de la faire vivre. Et si ce fait de
vous voir aujourd'hui apparaître en chair et en os est un châtiment
pour moi, que Dieu me le pardonne! Je ne recommencerai pas. Ou bien
êtes-vous un autre don Romualdo? Pour que je sorte de cette incertitude
qui me trouble, faites-moi la faveur de me dire si vous avez une nièce
qui louche, une sœur qui s'appelle doña Josefa, si vous êtes proposé
pour évêque comme vous le méritez et, si, plaise à Dieu, tout cela est
vérité. Dites-moi si vous êtes mon don Romualdo ou un autre sorti de je
ne sais où, et dites-moi pourquoi vous avez besoin de parler avec ma
maîtresse et si vous allez lui donner l'apaisement pour lequel je vous
ai inventé.»

Voilà ce qu'elle lui aurait dit si elle l'avait rencontré; mais elle ne
le rencontra pas et ces discours ne furent pas tenus.

Elle rentra chez elle fort triste; elle ne put éloigner l'idée que le
bienfaisant prêtre de l'Alcarria n'était pas une pure invention de son
esprit fertile, et que tout ce que nous rêvons a une existence propre
et qu'enfin tout mensonge contient une certaine portion de vérité.
Les jours passèrent dans ces conditions, sans autre nouveauté qu'une
épouvantable augmentation des difficultés économiques de la vie. Malgré
toutes ses stations de mendicité, matin et soir, elle n'arrivait point
à pourvoir à tout et il n'y avait plus personne qui consentît à lui
faire crédit d'un réal; la Pitusa la menaçait de la poursuivre si elle
ne lui rendait pas ses bijoux. L'énergie venait à lui manquer et sa
grande âme vacillait; elle perdait sa foi dans la Providence, et elle
se formait une opinion peu flatteuse de la charité humaine; toutes ses
démarches pour se procurer de l'argent n'aboutirent qu'au prêt d'un
douro que lui fit Juliana la femme d'Antonito. L'aumône n'arrivait pas
suffisante, bien loin de là. En vain faisait-elle des économies sur sa
propre nourriture pour dissimuler la détresse où la maison se trouvait;
en vain elle s'en allait par les rues et cheminant avec ses souliers
éculés et se meurtrissant les pieds. L'économie sordide même était
inefficace. Il n'y avait plus d'autres ressources que de succomber en
disant: «Que les choses aillent comme elles voudront; pour le reste,
que Dieu y pourvoie si toutefois cela lui convient!»

Un samedi soir, ses malheurs arrivèrent au comble par un triste
incident tout à fait inattendu. Elle était allée mendier à San-Justo;
Almudena en faisait autant dans la rue du Sacrement. Elle étrenna avec
dix centimes, chance extraordinaire du sort, qu'elle considéra comme
de bon augure. Mais combien était grande son erreur, en se fiant à ces
gracieuses faveurs que le destin semble nous présenter alors qu'il ne
nous les accorde que pour mieux nous tromper et ensuite nous frapper
plus cruellement tout à son aise. Un court instant après que Benina
eut étrenné comme nous l'avons raconté, se présenta un individu de la
brigade secrète, qui l'interpella d'une façon brutale et grossière et
lui dit:

«Eh! la bonne femme, marchez, marchez et vivement, et plus vite que
cela....

--Que dites-vous?

--Que vous vous taisiez et que vous filiez....

--Mais où m'emmenez-vous?

--Taisez-vous, votre compte est bon.... Allons... à San-Bernardino.

--Mais quel mal ai-je fait, monsieur?

--Vous mendiez!... Ne vous ai-je point dit hier que M. le gouverneur ne
veut pas que l'on mendie dans cette rue?

--Alors que M. le gouverneur m'entretienne, car je ne dois pas mourir
de faim, par le Christ.... Allez, laissez-moi.

--Taisez-vous, vous avez bu; marchez, marchez, vous dis-je.

--Ne me poussez pas!... Je ne suis pas une criminelle.... J'ai une
famille, des gens qui répondent de moi; allez, je ne puis être conduite
où vous voulez me mener.»

Elle s'accrocha au mur, mais le brutal agent de police l'en arracha
en la repoussant violemment. Les municipales s'approchèrent, celui de
la brigade secrète les requit de lui prêter main-forte pour l'emmener
à San-Bernardino, avec tous les autres pauvres qu'ils purent ramasser
dans cette rue et dans les rues adjacentes. Néanmoins, Benina essaya
encore de se gagner la bienveillance de ses gardiens en se montrant
soumise dans la désolation où elle était. Elle supplia, pleurant
abondamment, mais ses larmes et ses cris furent inutiles. En avant,
en avant, toujours en avant; mais voyant à l'arrière-garde l'aveugle
africain et se rendant compte qu'on l'arrêtait aussi, elle s'adressa
aux agents de l'ordre, leur demandant de la laisser marcher à côté
du pauvre infirme sans les séparer. La malheureuse femme eut besoin
de faire appel à toute la fermeté de son esprit pour se résigner à
une aussi atroce aventure.... Être conduite à un dépôt de mendicité
comme on conduit des criminels endurcis à la prison! Se voir dans
l'impossibilité de rentrer à sa maison à l'heure accoutumée et de faire
le nécessaire pour pourvoir aux besoins de sa maîtresse et amie! Quand
elle songeait que doña Paca et Frasquito n'auraient point à manger
ce soir-là, sa douleur atteignait la frénésie; elle se serait ruée
volontiers sur les agents pour se dégager d'eux, si ses forces avaient
été suffisantes contre deux hommes. Elle ne pouvait éloigner de son
esprit la consternation dans laquelle serait plongée son infortunée
maîtresse en voyant passer les heures et les heures..., sans que sa
Nina rentrât. Jésus, Vierge sainte! qu'allait-on penser dans cette
maison? Si le monde ne s'écroule pas devant de pareils événements,
sûrement qu'il ne s'écroulera jamais.... Arrivée plus loin que Las
Caballerizas, elle chercha encore à attendrir le cœur de ses gardiens
par ses raisonnements et ses lamentations. Mais eux accomplissaient
un ordre de leur chef et, s'ils ne l'avaient point exécuté, ils
auraient encouru une vive réprimande. Almudena se taisait, marchant
silencieusement, accroché au bras de Benina, et il ne paraissait
nullement contrit de son arrestation et de sa conduite au dépôt de
mendicité.

Si la pauvre femme pleurait, le ciel faisait de même, semblant associer
sa tristesse à la sienne, car la brume qui tombait au moment de
l'arrestation s'était changée en une pluie diluvienne et ils étaient
trempés des pieds jusqu'à la tête. Les vêtements des deux malheureux
ruisselaient; le chapeau rond d'Almudena ressemblait à la pièce
supérieure de la fontaine des Tritons; un peu plus, il serait venu de
la mousse. La chaussure légère de Benina, détruite par ses longues
courses des jours précédents, s'en allait en morceaux dans les flaques
d'eau et la boue du chemin. Lorsqu'ils arrivèrent à San-Bernardino, la
pauvresse songeait qu'elle ferait mieux d'aller tout à fait nu-pieds.

«_Amri_, dit Almudena quand ils passèrent la triste porte de l'asile
municipal, ne pleure pas, toi. Ici je serai bien avec toi..., ne pleure
pas.... Je suis content..., on nous donnera de la soupe, on nous
donnera du pain....»

Dans sa désolation, Benina ne prit point la peine de le contredire.
Elle lui aurait volontiers donné un coup de bâton. Comment aurait-elle
fait comprendre à ce malheureux vagabond les raisons cuisantes pour
lesquelles elle se plaignait et se lamentait de son sort? Qui en
dehors d'elle pourrait comprendre le désemparement de sa maîtresse,
de son amie, de sa sœur, et la nuit d'anxiété qu'elle allait passer,
ne sachant pas ce qui était arrivé? Et si on lui faisait la faveur
de la relâcher le lendemain, avec quelles raisons et quels mensonges
pourrait-elle expliquer sa longue absence, sa disparition subite?
Que pourrait-elle dire? Que sortirait-elle de son imagination
féconde? Rien, rien: le mieux serait certainement de renoncer à toute
dissimulation, de dire la vérité, de révéler le secret de sa mendicité
occulte qui n'avait, certes, rien dont elle pût avoir à rougir. Mais
il pouvait bien arriver que doña Francisca ne la croirait pas et
que le lien d'amitié qui les unissait depuis tant d'années en vînt à
se rompre, et, si elle se fâchait pour de bon, si elle la chassait
d'auprès d'elle, Nina mourrait de peine, parce qu'elle ne pouvait pas
vivre sans doña Paca, qu'elle aimait pour ses bonnes qualités et quasi
aussi pour ses défauts. Enfin, lorsqu'elle eut remué toutes ces idées
et qu'elle se vit jetée dans une grande salle à l'odeur fétide et
suffocante, au milieu d'une cinquantaine de pauvres des deux sexes en
haillons, elle conclut qu'elle n'avait plus autre chose à faire que de
se jeter dans les bras amoureux de la résignation, se disant: «Qu'il
en soit ce que Dieu voudra! Quand je retournerai à la maison, je dirai
la vérité, et si madame se montre trop vive lorsque je m'expliquerai,
et si elle ne veut pas me croire, qu'elle ne me croie pas; et si elle
se fâche, eh bien, qu'elle se fâche, et si elle me renvoie, qu'elle me
renvoie, et si je meurs, eh bien, je mourrai.»



XXXI


Bien que Nina eût songé à la consternation et au désarroi de doña
Paca dans cette triste nuit, ils dépassèrent tout ce qu'elle avait pu
imaginer. A mesure que l'heure avançait sans que la servante rentrât,
l'angoisse de sa maîtresse augmentait. Si d'abord elle fut agitée par
la préoccupation matérielle de ses besoins, ce fut ensuite l'anxiété
de la crainte d'un accident; une voiture avait pu la renverser ou
bien encore elle était morte subitement dans la rue. Le bon Frasquito
chercha inutilement à la tranquilliser. Le vieux à la teinture ne
pouvait que fermer la bouche quand sa compatriote lui disait:

«Jamais cela n'est arrivé, jamais, cher de Ponte. Elle n'a jamais
manqué une fois, pendant tant et tant d'années, de rentrer à la maison.»

Les plus graves difficultés se présentèrent pour un souper formel et
cela ne servit à rien, ou du moins n'avança guère les choses, que les
filles du cordonnier vinssent aimablement offrir leurs services pour
remplacer la servante absente. Il est vrai, heureusement, que doña
Paca avait perdu l'appétit et le même effet, à peu de chose près,
était arrivé à son hôte. Mais, comme il fallait bien prendre quelque
aliment pour soutenir les forces, tous deux s'administrèrent un œuf
battu dans du vin et une croûte de pain. De dormir, il n'en put être
question. La vieille dame compta les heures et même les quarts d'heure
aux horloges du voisinage, et elle ne fit pas autre chose que d'écouter
les bruits de la maison, attentive aux mouvements de l'escalier. Ponte
ne pouvait faire moins. La galanterie lui faisait un devoir de ne pas
s'endormir, tandis que son amie était en veille cruelle, et, pour
concilier ses devoirs de chevalier avec les soins de sa convalescence,
il fît une série de petits sommes sur une chaise. Mais pour cela il
fut astreint à prendre des poses violentes, se faisant un oreiller de
ses bras et pliant sa tête dans une posture tellement incommode que
le lendemain il eut un fort torticolis. Au point du jour, vaincue par
l'extrême fatigue, doña Paca, elle aussi, s'endormit dans un fauteuil.
Elle parlait en songe et son corps était secoué de temps en temps par
des mouvements nerveux. Elle se réveillait en sursaut, croyant qu'il
y avait des voleurs dans la maison, et lorsque le jour parut, avec
le vide créé par l'absence de Benina, tout lui sembla plus triste et
solitaire que durant la nuit. Selon Frasquito, qui en cela pensait
judicieusement, il n'y avait rien de mieux que de s'informer auprès
des personnes chez qui Benina allait faire des extras. Sa compatriote
y avait bien pensé dès la veille, mais comme elle ne savait pas le
numéro de la maison de don Romualdo dans la rue de la Gréda, ils ne
donnèrent pas suite à cette idée et renoncèrent à ces investigations.
Le concierge s'étant spontanément offert pour aller à la recherche de
la malheureuse servante perdue, on l'envoya avec mission de s'enquérir,
mais il revint en disant qu'on ne savait rien d'elle dans aucune des
loges de concierges. Et par-dessus cela, il n'y avait dans toute la
maison qu'un reste de plat de la veille tout aigri et quelques croûtes
de pain dur. Heureusement que les voisins, émus d'un événement aussi
grave, vinrent offrir quelques vivres: les uns, une soupe à l'ail; les
autres, de la morue frite, et le dernier, un œuf et une demi-bouteille
de piquette. Il fallait bien songer à s'alimenter, faisant contre
fortune bon cœur, parce que l'estomac a sa tyrannie; il faut vivre,
quand bien même l'âme, liée à son amie la mort, s'y opposerait.
Les heures du jour s'écoulaient lentes, et Ponte pas plus que sa
compatriote ne pouvaient distraire leur attention de tout bruit de pas
se produisant dans l'escalier. Mais cela leur causa de tels mécomptes
que, désabusés et sans espérance, ils s'assirent en face l'un de
l'autre, silencieux et avec le calme de deux sphinx. Et se regardant,
ils confièrent tacitement à Dieu la solution de cette énigme. On
saurait ce que Nina était devenue et les motifs de son absence quand il
plairait à Dieu de le faire savoir par les voies qui déroutent toute
prévision.

Il était midi lorsqu'un violent coup de sonnette retentit. La dame de
Ronda et le vieux galant d'Algeciras sursautèrent comme deux balles
élastiques sur leurs sièges.

«Non, non, ce n'est pas elle, dit doña Paca, avec les signes de la plus
grande désillusion; Nina ne sonne pas ainsi.»

Et comme Frasquito se disposait à aller à la porte, elle l'en détourna
avec cette observation fort à sa place:

«N'y allez point vous-même, il est possible que ce soit un de ces
grossiers fournisseurs. Que la petite aille ouvrir. Célédonia, va
ouvrir, et fais bien attention; si c'est quelqu'un qui apporte des
nouvelles de Nina, qu'il entre. Mais si c'est quelque fournisseur,
dis-lui que je n'y suis pas.»

La petite y courut et elle revint précipitamment disant:

«Madame, c'est don Romualdo.»

Cette annonce causa une émotion intense et presque terrifiante. Ponte
se dandinait, tantôt sur un pied, tantôt sur l'autre, et doña Paca se
levait et retombait sur sa chaise plus de dix fois, disant:

«Que s'est-il passé? Nous allons savoir! Dieu de Dieu, don Romualdo à
la maison! Dépêche-toi, Célédonia...; donne-moi ma coiffure noire....
Et je ne suis pas peignée.... De quelle façon vais-je le recevoir....
Eh bien, petite, mon bonnet noir....»

L'Algésirain et la petite l'aidèrent à s'habiller; mais, dans leur
affolement, ils lui mettaient toute chose de travers. La vieille dame
s'impatientait, les apostrophait pour leur lenteur et les bousculait
fort. Enfin tout finit par s'arranger tant bien que mal, elle se passa
un peigne dans les cheveux et, se bousculant, elle se rendit dans la
pièce où attendait le prêtre qui était resté debout et regardait les
photographies de famille qui formaient la décoration unique de la
pauvre chambre.

«Excusez-moi, monsieur don Romualdo, dit la veuve de Zapata, que la
grande émotion empêchait de se tenir sur ses jambes et se laissant
tomber dans un fauteuil, non sans avoir baisé la main du révérend.
Grâce à Dieu, je puis enfin vous remercier de votre ineffable bonté.

--Je ne fais que mon devoir, madame, répondit l'ecclésiastique un peu
surpris, et vous n'avez nullement à me remercier.

--Et dites-moi, maintenant, pour l'amour de Dieu, ajouta la dame avec
une telle crainte d'apprendre une mauvaise nouvelle, qu'elle pouvait à
peine articuler; dites-moi vite ce qui est arrivé à ma pauvre Nina.»

Ce nom sonna à l'oreille du bon prêtre comme celui d'une petite chienne
que la dame aurait perdue.

«Elle n'a point reparu?... dit-il, pour dire quelque chose.

--Vous ne savez rien?... Hélas! hélas! est-ce qu'il est arrivé un
malheur que vous voulez me cacher par charité?»

Et la malheureuse se mit à pleurer violemment, et le prêtre restait
perplexe et muet.

«Madame, par pitié, ne vous affligez pas ainsi, par pitié. Ce n'est
peut-être pas ce que vous pensez.

--Nina, Nina de mon âme!

--Est-ce une personne de votre famille, de votre intimité?
Expliquez-moi....

--Oui, je comprends, monsieur don Romualdo ne veut pas me dire la
vérité pour ne pas augmenter mes tribulations. Je l'en remercie
infiniment.... Pourtant, peut-être vaudrait-il mieux tout savoir.... Ou
bien, est-ce que vous aimez mieux me donner la nouvelle peu à peu, pour
qu'elle m'impressionne moins?...

--Ma chère dame, dit le prêtre avec une impatiente franchise, avide
d'éclaircir les choses, je ne vous apporte aucune nouvelle, ni bonne ni
mauvaise, de la personne pour laquelle vous pleurez, ni ne sais de qui
il s'agit, ni sur quoi vous vous fondez pour penser que je....

--Excusez-moi, don Romualdo. Je pensais que la Benina, mon amie et
compagne, avait eu quelque grave accident dans votre maison ou en en
sortant, ou dans la rue, et....

--Que voulez-vous dire? Sans doute, madame doña Francisca, il y a dans
tout cela une erreur qui se découvrira certainement en vous disant
mon nom: Romualdo Cédron. J'ai occupé pendant vingt années la cure de
Santa-Maria de Ronda, et je suis venu vous dire, chargé expressément de
cette mission par les exécuteurs testamentaires, la dernière volonté
de celui qui fut l'ami de mon cœur, Rafael Garcia de los Antrines, que
Dieu ait son âme.»

Si doña Paca avait vu la terre s'entr'ouvrir et une légion de diables
en sortir, et que, par en haut, le ciel en eût fait autant, donnant
passage à un essaim d'anges, et que les deux cohortes se fussent
réunies dans une immense phalange à la fois glorieuse et grotesque,
elle n'aurait certes pas été frappée de plus d'étonnement et de
confusion. Testament, héritage. Ce que disait le prêtre était-il
bien vérité ou plaisanterie déplacée? Et celui qui était devant elle
était-il en chair ou en os, ou bien un produit d'une hallucination de
son esprit affaibli? Sa langue était collée au palais et elle regardait
don Romualdo avec des yeux atterrés.

«Il n'y a nullement de quoi vous épouvanter, madame. Au contraire, j'ai
la satisfaction d'annoncer à doña Francisca Juarez que le terme de
ses souffrances est arrivé. Le Seigneur a été grandement touché de la
bonne volonté et de la résignation que vous avez montrées, et il veut
maintenant récompenser votre vertu en vous faisant sortir de la triste
situation où vous avez vécu tant d'années.»

Les larmes de doña Paca coulaient à flots et elle ne pouvait prononcer
une syllabe.

Son émotion, sa surprise et sa joie étaient telles que l'image de
Benina sortit de son esprit comme si son absence et sa perte eussent
remonté à plusieurs années en arrière.

«Je comprends, continua le bon curé, redressant son grand corps et
rapprochant sa chaise de doña Paca pour lui toucher le bras avec sa
main, je comprends votre bouleversement.... On ne saurait passer
brusquement de l'infortune au bien-être sans ressentir une forte
secousse. Le contraire serait pire. Et puisqu'il s'agit d'une chose
importante qui doit occuper de préférence votre attention, parlons-en,
madame, laissant pour plus tard cette autre affaire qui vous
préoccupe.... Vous ne devez pas autant vous chagriner de la disparition
de votre servante et amie.... Elle reviendra, soyez-en sûre!»

Cette phrase fit revenir à l'esprit de doña Paca l'idée de Nina et le
souvenir de son incroyable absence. Notant dans le «elle reviendra»
de don Romualdo une intention bienveillante et optimiste, elle eut la
pensée que le bon prêtre après avoir réglé l'affaire principale qui
l'avait amené, lui parlerait du cas de sa servante qui sans doute était
sans gravité. Et promptement, avec un tour rapide de la girouette,
l'esprit de la dame revint à l'héritage et elle s'y arrêta, laissant
le reste dans l'oubli, et le bon curé, voyant l'anxiété où elle était
d'être plus amplement informée, s'empressa de la satisfaire.

«Vous saurez sans doute que le pauvre Rafael est passé à meilleure vie
le 11 février.

--Non, je ne le savais pas, non, monsieur. J'espère que Dieu lui aura
accordé le repos.... Hélas!

--C'était un saint. Son unique erreur a été d'avoir le mariage en
abomination, repoussant tous les excellents partis que nous, ses amis,
nous lui offrions. Les dernières années, il les a passées dans une
ferme appelée les Higueras de Juarez.

--Je la connais. Cette propriété a appartenu à mon grand-père.

--Parfaitement: à don Alejandro Juarez.... Bien, ensuite Rafael a
contracté aux Higueras l'affection du foie qui l'emporta au tombeau à
cinquante-cinq ans. Pauvre homme, il était presque aussi grand que moi,
madame, avec une musculature non moins vigoureuse que la mienne, une
poitrine de taureau et ce visage resplendissant de vie....

--Hélas!

--Dans nos chasses au sanglier et aux cerfs, je n'ai jamais réussi à
le voir fatigué. Son amour-propre était plus fort que sa complexion,
elle-même très forte. Il bravait la pluie, la faim, la soif, et... voir
ensuite ce chêne brisé comme un roseau. Peu de mois après qu'il fut
tombé malade, on pouvait lui compter les os au travers de la peau... et
il s'en alla se consumant chaque jour.

--Hélas!

--Et avec quelle résignation, il supportait son mal, et comme il se
préparait sagement à la mort qu'il regardait comme l'exécution d'une
sentence de Dieu, contre laquelle il ne serait point protesté, mais
qu'il fallait au contraire accepter allégrement! Pauvre Rafael! Quelle
pâte d'ange, c'était!

--Hélas!

--Je n'habitais pas Ronda, parce que des intérêts à soigner
m'obligèrent à venir me fixer à Madrid. Mais, quand j'eus appris la
gravité de l'état de cet ami très cher, je retournai auprès de lui et
je l'ai suivi et assisté pendant un mois.... Quel chagrin! Il est mort
dans mes bras.

--Hélas!»

C'était autant de soupirs qui montaient à doña Paca du fond de son âme,
s'échappant comme des oiseaux d'une cage entr'ouverte des quatre côtés.
Avec une noble sincérité et sans songer à caresser dans sa pensée
l'idée de l'héritage, elle s'associait au deuil de don Romualdo qui
paraissait tant regretter le généreux célibataire de Ronda.

«Enfin, chère madame, il mourut en bon chrétien non sans avoir fait son
testament en bonne et due forme....

--Hélas!

--Dans lequel il laissa le tiers de ses biens à sa nièce au second
degré, Clemencia Sopelana, vous savez? la femme de don Rodrigo del
Quintanar, sœur du marquis de Guadalerce. Les deux autres tiers
sont destinés, partie à une fondation pieuse, partie à améliorer la
situation de quelques-uns de ses parents qui, par disgrâce de famille,
mauvaises affaires ou autres causes d'adversité ou contretemps fâcheux,
sont tombés dans la misère. Comme vous et vos enfants vous êtes dans ce
cas, il est certain que vous êtes parmi les plus favorisés, et....

--Hélas! Enfin Dieu a voulu que je ne meure pas sans voir le terme de
cette misère ignominieuse. Mille et une fois soit béni Celui qui donne
et ôte tous les maux, le justicier, le miséricordieux, le saint des
saints!...»

Après cette effusion, l'infortunée doña Francisca fondit en larmes,
croisant les mains et se précipitant à genoux, si bien que le bon
curé, craignant qu'un tel éclat de sensibilité ne se terminât par un
évanouissement, se précipita vers la porte en frappant dans ses mains
pour appeler afin qu'on apportât un peu d'eau fraîche.



XXXII


Frasquito revint aussitôt apportant le secours d'un verre d'eau, et don
Romualdo, quand la dame y eut trempé ses lèvres et se fut remise de son
émotion, dit au chevalier délabré:

«Si je ne me trompe, j'ai l'honneur de parler à don Frasquito Ponte
Delgado qui habitait, il y a pas mal d'années, Algeciras. Vous
êtes parent au troisième degré de Rafael Antrines, dont vous avez
certainement appris le décès?

--Il est mort? Hélas! je n'en savais rien, répliqua Ponte très affligé.
Pauvre cher Rafael! Lorsque j'étais à Ronda, en 1856, peu avant la
chute d'Espartero, c'était un enfant, pas plus grand que cela. Ensuite,
nous nous vîmes deux ou trois fois, à Madrid. Il avait coutume de
venir passer quelques mois d'automne; il allait beaucoup au Jardin
Royal, il était ami des Ustariz, il travaillait pour Rios Rosas dans
les élections, et pour les Rios Acuña.... Oh! pauvre Rafael! Excellent
ami, homme sensible et affectueux, grand chasseur! Nous étions d'accord
sur tous les points, excepté sur un toutefois: c'était un campagnard,
très ami des choses rustiques, et moi, j'ai une sainte horreur de la
campagne et des petits arbres. J'ai toujours été l'homme des villes,
des grandes agglomérations de populations.

--Asseyez-vous ici,» dit don Romualdo, en donnant un fort coup
indicatif sur un vieux fauteuil à ressorts d'où sortit un flot de
poussière.

Un moment après, le vieux galant, mis au courant de sa participation
dans l'héritage de son parent Rafael, se trouva tellement émotionné
que, pour éviter de se trouver mal, il dut boire précipitamment toute
l'eau que doña Francisca avait laissée dans son verre.

Il n'est point superflu de signaler maintenant la parfaite concordance
entre la personne du prêtre et son nom de Cédron, car, pour la stature,
la robustesse et la couleur, il pouvait bien être comparé à un cèdre
opulent. Si l'on y regarde bien, en effet, il y a toujours entre les
arbres et les hommes, en considérant leur caractère, une certaine
concomitance et parenté. Le cèdre est de forte structure et pourtant
beau, noble, d'un grain flexible, mais agréable et odorant. Ainsi
était aussi don Romualdo: très grand, robuste, plutôt noir et, en même
temps, excellente personne, d'une conduite inattaquable comme prêtre,
chasseur, homme du monde dans la mesure où doit l'être un curé, d'un
esprit calme, la parole persuasive, tolérant pour les faiblesses
humaines, charitable, miséricordieux; en somme, il avait les procédés
méthodiques et réguliers qui conviennent à quelqu'un dans une situation
aisée. Habillé correctement, sans élégance exagérée, il fumait
beaucoup d'excellents cigares, il mangeait et buvait autant qu'il
était nécessaire pour entretenir sa forte ossature et sa musculature
si développée. Des pieds et des mains énormes, en proportion avec le
reste. Sa figure, plutôt grande et large, ne manquait pas de beauté par
la proportion heureuse des lignes; beauté de pierre sculptée, si l'on
veut, beauté à la Michel-Ange, pour décorer une imposte en soutenant
dans sa bouche une guirlande de fleurs et de festons.

Entrant dans les détails que les deux héritiers brûlaient d'apprendre,
Cédron leur donna les renseignements les plus détaillés sur le
testament, renseignements que tant doña Paca que Ponte écoutèrent,
comme bien l'on pense, avec la plus religieuse attention. Les
exécuteurs testamentaires étaient D. Sandalio Maturana et le marquis de
Guadalerce. Les dispositions en faveur des deux personnes présentes
étaient les suivantes: à Obdulia et à Antonio il laissait le bien
d'Amoraima, mais seulement en usufruit. Les exécuteurs testamentaires
leur verseraient le produit de cette ferme qui, partagée en deux,
reviendrait, à leur mort, à leurs héritiers. A doña Francisca et
à Ponte il assignait une rente viagère, comme à beaucoup d'autres
parents, avec des titres de rente de la Dette, qui constituaient une
des principales richesses du testateur.

Entendant ces choses, Frasquito s'appliquait sur ses oreilles, sans se
donner un instant de repos, les mèches trop noires de sa chevelure.
Doña Francisca ne savait ce qui lui arrivait et croyait rêver, et, dans
un accès de joie fébrile, elle se précipita dans l'antichambre, criant
à tue-tête:

«Nina, Nina, viens et écoute: nous sommes riches; je te dis, nous ne
sommes plus pauvres.»

Ce faisant, le souvenir de la disparition de sa servante lui revint à
l'esprit et, se tournant du côté de Cédron, elle dit en sanglotant:

«Pardonnez-moi, je ne me rappelais plus que j'ai perdu la compagne de
ma vie....

--Elle reviendra, répéta le curé, et aussi Frasquito, comme un écho.

--Oui, elle reviendra.

--Si elle était morte, indiqua doña Francisca, je crois vraiment que
l'intensité de ma joie la ferait revivre.

--Oui, nous parlerons de cette dame, dit Cédron. Mais auparavant il
convient de s'occuper de ce qui vous intéresse particulièrement. Les
exécuteurs testamentaires, désireux que vous, comme monsieur, vous
sortiez de votre situation très précaire, et cela pour des raisons
qu'il n'y a pas lieu d'examiner, parce que c'est inutile, mais surtout
parce que le testateur les y autorise, leur donnant tous pouvoirs à
cet effet, ont décidé que, pendant que l'on mettra en règle tout ce
qui concerne l'héritage, le payement des droits royaux, _et cætera, et
cætera_, ils ont décidé, dis-je....»

Doña Paca et Frasquito, à force de retenir leur respiration pour
écouter, étaient sur le point de suffoquer.

«Ils ont décidé, dis-je bien, ils ont décidé ou nous avons décidé...,
comme cela peut durer encore deux mois..., de vous assigner la somme
mensuelle de cinquante douros comme provision ou, si vous voulez,
anticipation, jusqu'à ce que nous puissions déterminer le chiffre exact
de la pension. Est-ce compris?

--Oui, monsieur, oui, monsieur, c'est compris, très bien compris,
s'écrièrent-ils tous deux à l'unisson.

--Avant de pouvoir arriver à accomplir ce message auprès de vous,
dit le prêtre, j'ai dû me livrer à un travail énorme pour découvrir
où vous demeuriez; je crois bien avoir interrogé à ce sujet la
moitié de Madrid..., et enfin..., ce n'est pas sans peine que je
suis arrivé à trouver réunies dans cette maison les deux pièces que
je poursuivais,--pardonnez-moi ce terme de chasseur,--et que je
recherchais en me donnant beaucoup de mal depuis tant de jours!»

Doña Paca lui baisait la main droite et Frasquito la gauche, tous deux
pleurant à chaudes larmes.

«Deux mois de votre pension courent déjà; maintenant nous allons nous
mettre d'accord sur les formalités qui sont à remplir, afin que tous
deux vous puissiez toucher régulièrement.»

Ponte croyait faire une ascension en ballon et il se retenait et se
cramponnait aux bras du fauteuil comme un aéronaute au bord de la
nacelle.

«Nous sommes à vos ordres, dit doña Francisca à haute voix, et à part
elle: C'est impossible, c'est un rêve.»

L'idée pourtant que Nina ne connaissait pas le bonheur qui lui était
arrivé troublait la joie qui inondait son âme.

A cette pensée, de Ponte Delgado répondit par un mystérieux
enchaînement d'idées:

«Quel malheur que Nina, cet ange, ne soit pas là! Mais nous ne pouvons
pas supposer qu'il lui soit arrivé un accident grave. N'est-ce pas,
monsieur don Romualdo? Il sera arrivé....

--Mon cœur me dit qu'elle reviendra aujourd'hui en bonne et parfaite
santé, déclara doña Paca avec un ardent optimisme, voyant toutes choses
enveloppées de rayons roses. Il est certain que..., pardonnez-moi,
monsieur, il y a une telle confusion dans ma pauvre tête.... Je disais
que..., en entendant annoncer M. de Romualdo, m'arrêtant simplement
au nom, j'avais pensé que vous étiez ce digne prêtre chez lequel ma
servante va faire des extras. Est-ce que je me trompe?

--Je crois que oui.

--C'est le propre des grandes âmes charitables de se cacher pour faire
le bien, nier sa personnalité pour éloigner les remerciements et la
publicité de ses vertus.... Faisons nos comptes, monsieur don Romualdo,
faites-moi la faveur de ne pas faire mystère de vos grandes vertus. Il
est certain que c'est à cause d'elles qu'on vous a proposé pour évêque.

--Moi?... Cette nouvelle ne m'est point parvenue.

--Vous êtes pourtant bien de Guadalajara ou de la province?

--Oui, madame.

--N'avez-vous point une nièce qui s'appelle doña Patros?

--Non, madame.

--Vous dites bien la messe à San-Sebastian?

--Non, madame, je la dis à San-Andres.

--Il est bien certain, toutefois, qu'il y a quelques jours on vous a
fait cadeau d'un lapin de garenne?

--C'est possible..., oui..., oui... mais je ne me le rappelle pas.

--N'importe, monsieur don Romualdo, vous m'assurez que vous ne
connaissez pas ma Benina?

--Je crois.... Voyons, je ne puis pas assurer qu'elle m'est tout à fait
inconnue, ma chère dame. Je crois bien l'avoir vue.

--Oh! je disais bien que.... Monsieur de Cédron, quelle joie vous me
donnez!

--Soyez calme. Voyons, cette Benina n'est-elle point une femme habillée
de noir, d'environ soixante ans, avec une verrue sur le front?...

--Parfaitement, parfaitement, monsieur don Romualdo; sérieuse, encore
très verte pour son âge.

--Autre renseignement, voyons: elle demande l'aumône et s'en va par les
rues avec un aveugle africain qui s'appelle Almudena?

--Jésus! s'écria avec stupéfaction et frayeur doña Paca. Cela, non, par
exemple! Dieu me protège! Cela, non.... Je vois bien que vous ne la
connaissez pas.»

Ponte regarda alternativement le curé et la dame, tourmenté tout à coup
de certains doutes qui traversaient son esprit et sa conscience.

«Benina est un ange, se permit-il de dire timidement. Qu'elle mendie ou
ne mendie pas, je n'en sais rien, mais c'est un ange, parole d'honneur.

--Vous n'y pensez point?... Mendier, Benina? et encore courir les rues
avec un aveugle!...

--Un Maure comme complément de signalement, ajouta don Romualdo.

--Je dois déclarer, indiqua Ponte avec une honorable sincérité, qu'il
n'y a pas longtemps, passant par la place del Progreso, je la vis
assise en compagnie d'un mendiant aveugle qui, comme type, paraissait
originaire du Riff.»

Le trouble de cerveau, le vertige mental de doña Paca étaient tels que
sa joie se changea subitement en tristesse et elle en vint à croire que
tout ce qui se passait était une illusion de ses sens; que les êtres
avec qui elle parlait étaient imaginaires, que tout était mensonge à
commencer par l'héritage. Elle redoutait un réveil terrible. Fermant
les yeux, elle disait:

«Seigneur, arrache-moi d'un doute aussi horrible, arrache-moi à cette
idée. Est-ce un mensonge, est-ce une vérité? Moi, héritière du petit
Rafael Antrines; moi ayant les moyens de vivre? Nina demandant
l'aumône et Nina vivant avec un homme du Riff?

--Bien! s'écria-t-elle subitement dans un bel entraînement du cœur.
Pourvu que Nina soit vivante, que m'importe qu'elle vive avec un Maure,
avec toute la mauricaille d'Alger, pourvu qu'elle rentre à la maison,
même avec ce Maure dans son panier!»

Don Romualdo se mit à rire et il expliqua quand et comment il avait
connu Benina; il dit que, par un de ses amis, coadjuteur à San-Andres,
prêtre de beaucoup de valeur et humaniste très distingué, qui
travaillait les langues orientales, il avait connu Almudena. Avec lui
il avait vu une femme qui l'accompagnait, qu'on lui a dit être au
service d'une dame veuve, andalouse, habitant la rue Impériale.

«Je ne pus faire moins que d'établir une corrélation entre cette
veuve et Mme doña Francisca Juarez, que je n'avais pas eu le plaisir
de connaître et, aujourd'hui, vous entendant vous lamenter sur la
disparition de votre servante, je pensais et je me disais à part moi:
«Si la femme qui est perdue est celle que je crois, cherchons le seau
et nous trouverons la corde, cherchons le Maure et nous trouverons
l'odalisque»; je dis celle que vous nommez....

--Benina de Casia..., de Casia, oui, monsieur, c'est pourquoi on dit en
plaisantant qu'elle est parente de santa Rita.»

M. de Cédron ajouta que, non certainement pour ses mérites, mais pour
la confiance qu'il inspirait aux fondateurs de l'asile de vieillards
et de vieilles femmes de la Miséricorde, il avait été nommé directeur
et majordome de cet asile, et, comme c'est à lui que les demandes
d'admission doivent être adressées, il ne faisait pas un pas dans
la rue sans être poursuivi par les mendiants importuns; il était
littéralement assiégé de recommandations et de cartes dans lesquelles
on lui recommande des personnes pour les faire admettre. On pourrait
croire que notre pays est une immense fourmilière de pauvres et
que nous devons faire de la nation un asile sans limites, où nous
les recevrions tous du premier au dernier. Du pas où nous allons,
nous serons bientôt le plus grand hospice de l'Europe. J'ai rappelé
cela, parce que mon ami Mayoral, le jeune prêtre amateur des lettres
orientales, me demanda d'accueillir dans notre asile la compagne
d'Almudena.

«Je vous supplie, mon cher monsieur don Romualdo, de ne pas croire un
mot de tout cela, dit doña Francisca tout à fait bouleversée. Ne faites
aucun cas de la Benina que vous venez de décrire et ne considérez que
la vraie et légitime Nina: celle qui va tous les matins travailler
en extra chez vous, recevant de vous tant de bienfaits, dont, grâce
à elle, j'ai eu ma part. Celle-là est la vraie; c'est celle que nous
cherchons et que nous retrouverons par l'aide de M. de Cédron, de sa
digne sœur doña Josefa et de sa nièce doña Patros.... Vous niez que
vous la connaissiez pour faire un secret de votre vertu et de votre
charité; mais cela n'est pas bien, monsieur, ce n'est pas bien. Il
est certain pour moi que vous êtes un saint et que vous ne voulez pas
laisser échapper les secrets de votre charité sublime, et comme je le
crois, je le dis. Cherchons ma Nina et, quand nous l'aurons retrouvée,
nous crierons ensemble: «Saint, trois fois saint est le Seigneur!»

M. de Cédron conclut de ce discours que doña Francisca Juarez avait
tant soit peu l'esprit dérangé et, pensant justement que s'il voulait
lui répondre et la contredire cela ne modifierait en rien les choses,
il mit fin à ce sujet et prit congé disant qu'il reviendrait le
lendemain pour l'examen des papiers et le payement, moyennant un reçu
en règle, des termes échus de l'héritage.

Son départ s'effectua longuement, car doña Paca et Frasquito
l'accompagnèrent jusqu'à la porte en l'accablant de remerciements
quarante fois répétés de la porte à l'escalier et en lui baisant
autant de fois les mains. Et quand le grand Cédron disparut au bas de
l'escalier et qu'ils se virent seuls, la porte fermée, la veuve de
Ronda et le galant d'Algeciras, elle dit:

«Frasquito de mon âme, est-ce que tout cela est bien vrai?

--J'allais vous adresser la même question.... Est-ce que nous rêvons?
Que croyez-vous?

--Je ne sais..., je ne puis arrêter ma pensée...; l'intelligence me
manque, la mémoire me manque, le jugement me manque, Nina me manque.

--A moi aussi il manque quelque chose.... Je ne puis plus parler.

--Nous allons certainement devenir idiots ou fous.

--Ce que je dis: don Romualdo n'a point nié que sa nièce s'appelle
Patros, qu'il est proposé pour évêque et qu'il a reçu un lapin?

--Quant au lapin, il ne l'a pas nié. Rappelez-vous, il a dit qu'il ne
se rappelait pas.

--C'est vrai. Mais si maintenant le don Romualdo que nous avons eu le
plaisir de voir était un être fictif, une création de la sorcellerie ou
des arts infernaux? Allons! pourvu que tout cela ne s'évanouisse pas,
ne laissant qu'une ombre, une fumée, une illusion, un songe?

--Madame, par la très sainte Vierge, ne dites pas cela.

--Et s'il ne revenait plus?

--S'il ne revenait pas? Croyez-vous donc qu'il ne revienne plus, qu'il
ne nous apportera pas la... les...?»

Disant cela, la figure flasque et décolorée de Frasquito exprimait une
terreur folle. Il se passa la main sur les yeux et, poussant un cri,
il retomba sur son fauteuil, frappé d'un coup d'apoplexie, comme dans
cette nuit lugubre, entre les rues des Irlandais et Mediodia-Grande.



XXXIII


Grâce aux bons soins de doña Paca, assistée des filles de la
cordonnière, Ponte se remit rapidement de cette nouvelle manifestation
de son mal et, lorsque la nuit fut venue, devisant avec la dame de
Ronda, ils tombèrent tous deux d'accord que don Romualdo était bien
un être réel et l'héritage une vérité incontestable. Nonobstant
cette conviction, ils vécurent dans des craintes mortelles jusqu'au
moment où, le lendemain, apparut pour la seconde fois la figure du
prêtre bienfaisant accompagné d'un notaire, qui était une ancienne
connaissance de doña Francisca Juarez de Zapata. L'affaire réglée après
examen des papiers, ce qui ne présenta aucune difficulté, les héritiers
de Rafaelito Antrines reçurent une quantité de billets de banque qui,
à tous deux, parut fabuleuse, à cause sans aucun doute de la longue et
absolue vacuité de leurs coffres-forts. La possession de cet argent,
événement inouï dans ces dernières années de sa vie, produisit chez
doña Paca un effet psychologique très extraordinaire; son intelligence
s'obscurcit; elle perdit la notion du temps, elle ne trouvait plus
les mots pour rendre sa pensée et ses idées tourbillonnaient dans son
cerveau comme les mouches qui se précipitent aussi incessamment que
vainement sur les vitres d'une fenêtre espérant sans succès passer au
travers pour reprendre leur libre vol. Elle voulut parler de sa Nina
et dit mille inconséquences. Comme il arrive souvent que l'on entend
le bruit d'une dispute et la rumeur des paroles échangées par des gens
qui se querellent sans rien distinguer, Frasquito et les deux autres
messieurs parlant de l'affaire, elle crut comprendre qu'ils disaient
que la fugitive était revenue, qu'on l'avait rencontrée et rien de
plus. Les trois hommes causaient debout, le notaire tout près de
Cédron. Petit et avec le profil d'une perruche, on eût dit un oiseau se
disposant à grimper sur les branches d'un arbre.

Les aimables visiteurs prirent enfin congé, non sans renouveler leurs
compliments et leurs offres gracieuses et, restés seuls, la dame
de Ronda et l'homme d'Algeciras se mirent d'abord à parcourir la
maison d'un bout à l'autre, allant sans but et sans motif aucun de la
cuisine à la salle à manger, pour en ressortir aussitôt, échangeant
nerveusement quelques brèves paroles lorsqu'ils se rencontraient
dans ces marches agitées. Doña Paca, pour dire la vérité, sentait sa
joie profondément diminuée par l'impossibilité d'en faire part à sa
compagne, qui avait été son soutien pendant tant d'années malheureuses.
Ah! si Nina était entrée dans ce moment, quel plaisir sa maîtresse
aurait éprouvé à lui donner la grande nouvelle, à jouir de sa surprise,
en feignant d'abord d'être affligée du manque d'argent, et lui montrant
ensuite brusquement la poignée de billets de banque! Quelle tête elle
ferait! Comme ses yeux s'élargiraient! Et que de choses on allait
pouvoir se procurer avec cette montagne de papiers! Allons, il est
dit que Dieu ne fait jamais les choses complètes. Ainsi, dans le mal
comme dans le bien, il y a toujours une petite tache qui est comme la
marque du destin. Dans les plus grandes calamités, il laisse tout d'un
coup respirer le patient un instant: dans les choses heureuses que sa
miséricorde accorde, il oublie toujours quelque détail dont le manque
risque de tout gâter.

Dans une de ces rencontres, dans le va-et-vient de la cuisine au salon
et du salon à la cuisine, Ponte proposa à sa compatriote de célébrer ce
beau jour en allant tous deux dîner au restaurant. Elle trouva fort de
son goût le proposition. C'est lui qui l'invitait, heureux de répondre
ainsi à la généreuse hospitalité qu'elle lui avait accordée.

Doña Francisca répondit qu'elle ne se montrerait certainement pas dans
un endroit public tant qu'elle ne serait point en état de paraître
habillée comme il convient à son rang, et, comme il insistait ajoutant
qu'en dînant dehors on éviterait l'ennui de faire la cuisine à la
maison sans autre aide que celle des petites filles de la cordonnière,
la dame répondit que, tant que Nina ne reviendrait pas, elle ne voulait
point allumer de fourneau et qu'elle ferait tout venir de la maison
Botin. Certainement qu'elle aussi sentait le besoin de manger de bonnes
choses et bien accommodées, que son appétit s'ouvrait fort à cette
idée.... Il n'était que temps, Seigneur Dieu! Tant d'années de jeûnes
forcés méritaient bien que l'on chantât l'_alleluia_ de la résurrection.

«Allons, Célédonia, mets ta jupe neuve, car tu vas chez Botin. Je vais
t'écrire sur un morceau de papier ce que je veux, pour que tu ne te
trompes pas.»

Aussitôt dit, aussitôt fait. Et que pouvait-elle demander moins, la
chère dame, pour se refaire le palais en ce jour de fête que deux
poulets rôtis, quatre merluches frites et un bon morceau d'aloyau,
avec accompagnement de jambon au sucre, d'œufs dans la glace et d'une
douzaine de petits gâteaux à la frangipane?... Et voilà!

La dame n'arriva pas, avec cette commande suggestive, à arrêter
l'imagination de Frasquito, qui, depuis qu'il se sentait de l'argent
en poche, était dévoré d'une envie folle de descendre dans la rue,
de courir, de s'envoler, car il croyait positivement qu'il lui était
poussé des ailes.

«Quant à moi, madame, veuillez m'excuser, mais j'ai affaire ce
soir.... Il est indispensable que je sorte.... J'ai d'abord besoin de
prendre l'air.... Je sens que j'ai un peu de vertige. L'exercice m'est
nécessaire, soyez sûre qu'il m'est nécessaire.... Et aussi bien il est
nécessaire que je me concerte avec mon tailleur, ne fût-ce que pour
me mettre au courant des modes nouvelles et voir à préparer quelques
commandes.... Je suis extrêmement difficile et j'ai beaucoup de peine à
me décider pour telle ou telle étoffe.

--Si, si, allez à vos affaires. Mais ne vous y trompez pas, il faut que
vous voyiez, comme je le vois moi-même, dans cet événement heureux,
une leçon de la Providence. Pour ma part, je me déclare convaincue de
l'efficacité de l'ordre et de la règle, et j'ai la ferme intention de
tenir mes comptes et d'écrire tout ce que je dépenserai.

--Et les recettes aussi.... Je ferai de même, et pourtant cela ne m'a
servi à rien, croyez-le bien, amie de mon cœur, que cela ne m'a servi à
rien.

--Ayant une rente assurée, la seule chose à faire, c'est de
proportionner la dépense aux entrées et de ne pas dépasser.... Pour
Dieu, cher Ponte, ne soyons pas assez barbares, une autre fois, pour
nous moquer de la balance et de la.... Maintenant, je reconnais que
Trujillo a raison.

--J'ai fait, madame, plus de balances que je n'ai de cheveux sur la
tête, mais, croyez-le bien, cela ne m'a jamais servi qu'à me le faire
perdre, l'équilibre!

--Maintenant que Dieu nous a accordé sa faveur, soyons ordonnés et
j'oserai vous demander, si cela ne vous dérange pas trop, de vouloir
bien, en faisant vos achats, me procurer un livre de comptes, agenda ou
tout autre livre analogue.»

Certainement, ce n'est point un livre, mais une demi-douzaine qu'il
lui apporterait avec amour, et, promettant cela, Frasquito s'élança
dans la rue, avide d'air, de lumière, de voir du monde, de se récréer
des choses et des gens qu'il contemplerait. Du premier pas, marchant
machinalement, il alla jusqu'au paseo de Atocha sans se rendre compte
de rien. Et puis il retourna en arrière, parce qu'il préférait se voir
entre les rangées de maisons qu'au milieu des arbres. Franchement,
les arbres lui étaient souverainement antipathiques, probablement
parce que, passant près d'eux dans ses heures de désolation, ils
semblaient lui tendre leurs bras pour qu'il s'y accrochât avec une
corde. S'enfonçant dans les rues sans but déterminé, il contemplait
les étalages des tailleurs où étaient exposées de belles étoffes, les
boutiques de cravates et de lingerie élégante. Il ne manquait point
pourtant de jeter un coup d'œil aux restaurants et, en général, à
toutes les boutiques que, dans sa vie de mortifiante pénurie, il avait
toujours regardées avec désolation.

Il passa quelques heures délicieuses dans ces courses vagabondes
et sans ressentir aucune fatigue. Il se sentait fort, robuste et
plein de santé. Il regardait langoureusement et avec un certain
air de protection toutes les femmes jolies ou dignes d'attirer son
attention qui passaient près de lui. Un étalage de parfumerie lui
suggéra une heureuse idée: il avait ses vieux cheveux blancs tout en
l'air, dans un désordre impossible, sans être lissés et corrigés par
une belle teinture noire, et cette délicieuse boutique lui offrait
l'occasion de réparer une si grande inconvenance, lui permettant
d'inaugurer la campagne de restauration de son existence qui devait
commencer justement par celle de son visage. Ce fut là qu'il changea
le premier billet du gros paquet que lui avait remis don Romualdo
Cédron; après s'être fait présenter différents articles, il fit une
ample provision de ceux qu'il croyait le plus nécessaires et, payant
sans marchander, il donna l'ordre de lui porter à la maison de doña
Francisca le volumineux paquet de ses achats de drogues odorantes et
colorantes. Sortant de là, il songea à la nécessité de se procurer un
logis convenable sans toutefois être trop cher, mais correspondant
à la pension dont il jouissait, car, en aucun cas, il ne voulait
sortir des limites de ses moyens nouveaux. Il ne retournerait jamais
aux dortoirs de Bernarda, si ce n'est pour lui payer les sept nuits
qu'il lui devait et lui dire ses quatre vérités. Divaguant et comptant
ainsi avec lui-même, l'heure arriva où son estomac lui fit comprendre
que l'on ne vit pas exclusivement de rêves. Problème: où aller
manger? L'idée d'aller dans un des grands restaurants fut promptement
écartée. Sa tenue n'était pas assez convenable. Irait-il, suivant son
habitude routinière de ses jours malheureux, à la boutique de Boto?
Oh! non.... On l'avait toujours vu là avec sa teinture soignée. On
s'étonnerait de le voir mal coiffé, avec ses cheveux gris tout en
l'air. Enfin, se souvenant qu'il devait à l'honorable Boto une petite
note de nourriture, il pensa qu'il devait répondre par un payement
ponctuel à la confiance qui lui avait été faite par le patron et qu'il
expliquerait par la maladie et son retard et le désordre de sa figure,
et qu'on reconnaîtrait clairement la vérité. Il dirigea ses pas vers
la rue de l'Ave-Maria et il entra un peu intimidé dans la taverne,
passant comme d'un air distrait dans la pièce extérieure, en se cachant
la figure avec son manteau. Cet endroit très resserré est encombré par
l'énorme clientèle attirée par la variété des mets et leur excellente
préparation. La taverne proprement dite est suivie d'un petit passage
étroit où il y a pourtant quelques tables, avec le banc appuyé au mur,
et ensuite se présente un réduit où l'on parvient par deux marches et
qui contient deux tables longues de chaque côté, ne laissant juste
entre elles que la place nécessaire pour les allées et venues du garçon
qui fait le service. Ponte s'installait toujours en cet endroit s'y
trouvant plus à l'abri de la curiosité et des regards scrutateurs des
clients; il occupait le bout de la table qu'il trouvait libre, s'il y
en avait un, car elles étaient le plus souvent complètes et les hôtes y
étaient serrés comme harengs en caque.

Ce soir-là, car il faisait déjà nuit, il put se caser dans la petite
chambre intérieure tout à son aise, car il n'y avait encore que trois
personnes et l'une des tables était vide. Il s'assit dans le coin
auprès de la porte, endroit très recueilli dans lequel le public,
c'est-à-dire les gens de la taverne, le découvriraient difficilement,
et alors se posa cet autre problème délicieux: Qu'allait-il demander?
Ordinairement, l'état lamentable de sa bourse l'obligeait à se limiter
à la consommation d'un réal pour un plat qui, avec le pain et le vin,
représentait une dépense totale de quarante centimes, ou bien une
portion de morue en sauce. L'une ou l'autre de ces consommations, avec
le long morceau de pain qu'il mangeait jusqu'à la dernière miette, soit
avec la sauce, soit avec son petit quart de vin, lui offraient une
alimentation suffisante et savoureuse. Quelquefois il prenait au lieu
de ragoût de la viande cuite à l'étuvée et, dans quelques très rares
occasions, de la fricassée de poulet. Du gras-double, des escargots,
des viandes hachées ou autres cochonailles, jamais il ne s'en était
fait servir.

Ce soir-là, il demanda au garçon la liste complète de ce qu'il y avait
et, se montrant indécis, comme une personne blasée qui cherche en vain
un mets de nature à exciter son appétit, il arrêta son choix à la
fricassée de poulet.

«Vous avez mal aux dents, monsieur de Ponte? lui dit le garçon, voyant
qu'il n'ôtait point le foulard qui lui cachait le bas de la figure.

--Oui, mon fils..., une douleur terrible; aussi ne me donne pas du gros
pain, mais bien du pain à la française.»

En face de Frasquito étaient assises deux personnes qui mangeaient
dans le même plat deux parts de ragoût pour deux réaux, et plus loin,
dans l'angle opposé, un individu dépêchait posément et méthodiquement
une portion d'escargots. C'était vraiment une machine à avaler les
escargots, car, pour manger chacun d'eux, il employait les mêmes
mouvements de la bouche, des mains et même des yeux. Il prenait la
coquille, sortait l'animal avec un cure-dent, le portait à sa bouche,
raclait l'intérieur avec son petit bâton; puis, jetant un regard
furibond à Frasquito de Ponte, il suçait le jus contenu dans la
coquille; ensuite il déposait la coque vide pour en reprendre une
pleine, et il répétait la même opération avec les mêmes gestes mesurés
au compas, les mêmes mouvements pour sortir l'escargot et les mêmes
regards ensuite: un, sympathique, à la bête, au moment de la prendre;
un, de haine, à Frasquito, au moment de l'avaler.

Pendant très longtemps, cet homme, à la figure petite et simiesque,
continua à accumuler les coquilles vides en un monceau qui croissait
parallèlement à la diminution du tas des pleines, et Ponte, qui était
en face de lui, commençait à s'inquiéter des regards terribles que,
comme une figurine mécanique de boîte à musique, à chaque opération, le
consommateur lui lançait.



XXXIV


De Ponte avait une forte envie de demander à ce type des explications
sur cette façon impertinente de le regarder. La cause ne pouvait être
autre que la nouveauté que Frasquito offrait au public de se montrer
sans teinture, et le bon chevalier se disait: «Mais qu'est-ce que
cela peut bien faire aux gens que je me maquille ou ne me maquille
pas? Je fais de ma physionomie ce qui me plaît et rien ne m'oblige à
contenter ces messieurs en leur présentant toujours le même visage.
Que j'aie ma tête vieille ou ma tête jeune, je dois me faire respecter
et conserver mon décorum.» Il se proposait déjà de répondre par une
œillade méprisante, quand l'homme aux escargots, ayant vidé, mangé et
sucé le dernier et remis la coque vide sur l'assiette, se leva et paya
sa consommation; il remit sur ses épaules sa cape qui avait glissé et
l'espèce de singe, enfonçant son chapeau, se dirigea vers notre homme
mal teint et lui dit de la manière la plus courtoise:

«Monsieur de Ponte, voulez-vous me permettre de vous adresser une
question?»

Au ton cordial de l'individu, Frasquito comprit qu'il avait affaire à
un de ces infortunés qui expriment par leur façon de regarder, tout le
contraire de ce qu'ils veulent dire.

«Parlez.

--Pardonnez-moi, monsieur de Ponte.... Je désirerais savoir, si vous ne
le trouvez pas mauvais, s'il est vrai qu'Antonio Zapata et sa sœur ont
fait un héritage d'une quantité considérable de millions.

--Hum! tant de millions, je ne le crois pas.... Je vous dirai: ma part
dans l'héritage, comme celle qui revient à doña Francisca Juarez,
consiste en une pension, dont nous ne savons pas encore le montant.
Mais je pourrai sous peu vous le dire exactement. Mais dites-moi à
votre tour, ne seriez-vous pas, par hasard, un journaliste?

--Non, monsieur, je suis peintre héraldique.

--Ah! je croyais que vous étiez de ceux qui sont à l'affût des
nouvelles pour les porter aux journaux?

--Ce que je porte aux journaux, c'est des annonces. Parce que comme
l'art héraldique ne rapporte pas beaucoup, je me dédie aux annonces,
aux réclames et avis.... Antonio et moi nous travaillons ensemble et
nous faisons une chasse étonnante. C'est pour cela qu'ayant appris
qu'Antonio devenait riche, je viens vous demander d'user de votre
influence sur lui pour qu'il me cède sa clientèle. Je suis veuf et j'ai
six enfants à nourrir.»

Il disait cela sur le ton d'un parfait honnête homme, et ce disant,
il lançait à de Ponte une œillade pareille à celle de l'assassin au
moment où il va frapper sa victime. Avant que Ponte eût le temps de lui
répondre, il continuait disant:

«Je sais que vous causez souvent avec doña Obdulia.... Et, à propos,
doña Obdulia ou madame sa mère pourraient désirer avoir un titre,
maintenant qu'elles sont riches. A leur place, je voudrais en avoir un
tout de suite, étant, comme elles le sont, de la grandesse d'Espagne.
Souvenez-vous de moi, monsieur de Ponte, voici ma carte. Je leur
composerai leurs armes et leur arbre généalogique et leur investiture
en lettres anciennes avec des majuscules rouges, mieux que ne saurait
le faire aucun peintre des plus huppés et à meilleur prix. Vous
pourriez juger de mes talents par les modèles que j'ai à la maison.

--Je ne puis vous assurer, dit Frasquito d'un air important, avec un
cure-dents à la bouche, ni si elles voudront prendre un titre, ni si
elles ne le voudront pas. La noblesse leur vient des quatre côtés de la
parenté, car les Juarez, comme les Zapatas et les Delgados et les Ponte
sont les plus grands lignages de l'Andalousie.

--Les Ponte tiennent une pointe de sinople sur gueule écartelé d'azur
et or....

--En vérité, pour mon compte, je n'ai nulle envie de prendre un titre:
mon héritage n'est point tellement conséquent pour le nécessiter....
Ces dames, je ne sais pas.... Obdulia serait digne d'être duchesse et
elle l'est vraiment par le visage et par les manières, bien qu'elle ne
daigne pas porter sa couronne. Elle a la tournure d'une impératrice,
aussi vrai qu'il n'y a qu'un Dieu. Enfin, je ne me mêle de rien.... Et,
laissant l'art héraldique, passons à un autre sujet.»

Ce disant, l'homme aux escargots s'était assis à côté de Frasquito et
son regard sinistre jetait la terreur parmi les clients qu'il semblait
prêt à dévorer.

«Étant donné que vous faites votre métier du courtage des annonces, ne
pourriez-vous pas m'indiquer une bonne pension de famille?

--Précisément j'en ai deux.... Je les ai dans mon portefeuille pour les
porter à l'_Imparcial_ et au _Liberal_. Regardez-les..., c'est tout ce
qu'il y a de bon: habitation charmante, nourriture à la française, cinq
plats... trente réaux.

--Je désire meilleur marché... de quatorze à seize réaux.

--Parfaitement, je l'ai aussi.... Demain matin, je pourrai vous donner
la liste d'au moins six maisons toutes de confiance.»

L'apparition subite d'Antonio Zapata leur coupa la parole. Il entra
rouge de colère, menant grand bruit et plaisantant bruyamment avec
l'hôte et quelques-uns des clients. Il pénétra dans la petite chambre
intérieure et posant sur sa table le volumineux portefeuille qu'il
portait en ôtant son chapeau, il se trouva à côté de Frasquito et de
l'homme aux escargots.

«Bonsoir, cavaliers, bonsoir!» s'écria-t-il d'un air fatigué.

Et, au garçon qui servait, il dit:

«Je ne prends rien, j'ai déjà mangé. Madame ma mère nous a collé, à
ma femme et à moi, un poulet dans le corps, avec force rasades de
Champagne, et, par-dessus, quantité de petits fours à la crème.

--Petit, que t'importe maintenant? dit l'homme aux escargots, la parole
douce, le regard terrible. Il faut que tu te décides à me donner une
prompte réponse; me cèdes-tu ou ne me cèdes-tu point ton commerce?

--Ah bien! tu aurais dû voir la tête de ma femme quand je lui ai
proposé de ne plus travailler! J'ai cru qu'elle allait me mordre et
m'arracher les yeux. Rien du tout. Nous continuerons de même, elle avec
sa machine et moi avec mes annonces, car nous ne savons pas ce que
diable sera cet héritage.... Ami Ponte, savez-vous ce que rapporte ce
bien de la Almarina? Combien il nous donnera de rente?

--Je ne saurais le préciser, répliqua Frasquito. Je sais que c'est une
terre magnifique, avec terrasses, haras, terres de cultures, terres à
maïs, le meilleur endroit de toute l'Andalousie pour le passage des
cailles quand elles traversent le détroit.

--Nous irons y passer quelque bon temps..., mais, pour l'instant, il
n'y a pas Dieu qui fasse, elle ne veut pas que je lâche ces annonces
du diable. Patiente pour l'instant, Polidor, car, tu le sais, on
ne plaisante pas avec ma femme: j'en ai plus peur que d'une lionne
affamée.... Et conte-moi un peu, qu'as-tu fait aujourd'hui?.... Ah!
j'allais oublier, ma mère voudrait acheter une araignée....

--Une araignée?

--Oui, homme, une lampe suspension pour la salle à manger. Elle m'a dit
de demander si l'on peut en trouver une bonne, riche, d'occasion.

--Si, si, répliqua Polidor, il y en a une à la maison de vente de la
rue de Campomanes.

--Autre chose.... Elle voudrait encore savoir où se procurer de la
moquette et du velours en bonnes conditions.

--Pour cela, on le trouvera à la vente aux enchères de la place de
Célenque. Voici l'annonce: «Tout le mobilier complet d'une maison. De
deux à trois. On n'admet pas les marchands.»

--Ma sœur qui, entre parenthèse, a mangé son demi-poulet ce matin,
voudrait un landau à cinq lumières....

--Allumées?

--J'ai conseillé à Obdulia, indiqua Frasquito avec gravité, de ne pas
prendre de voitures, mais plutôt de s'entendre avec un loueur.

--Bien sûr.... Mais cela ne fera pas tant l'effet d'un cortège du
diable. Un landau à cinq lanternes! Traîné par les ânesses de lait du
sieur Jacinto.»

Polidor éclata de rire; surtout en voyant que ces plaisanteries
n'étaient pas du goût de l'homme d'Algeciras et qu'il cherchait à
détourner la conversation. Cet effronté d'Antonio Zapata se permit de
dire à Ponte:

«Franchement, je crois que vous êtes mieux ainsi.

--Comment?

--Sans teinture. Cela vous fait une bonne figure de vieux et
respectable chevalier. Convenez qu'avec la teinture vous ne réussissiez
pas à paraître jeune: ce à quoi vous ressemblez c'est à... un cercueil.

--Cher Antonio, répliqua Ponte, faisant un violent effort pour
dissimuler sa colère et faire semblant de suivre la plaisanterie, il
nous plaît, à nous autres vieux, de faire peur aux gamins pour qu'ils
nous fichent la paix. Les enfants d'aujourd'hui, qui veulent avoir
l'air de tout savoir, ne savent rien.»

Le pauvre monsieur enguignonné ne trouvait point d'autre réponse et sa
bêtise excita Zapata qui continua à le mortifier en disant:

«Et maintenant que nous sommes en fonds, la première chose à faire
c'est de mettre à la retraite notre sarcophage.

--Comment?

--Oui, ce chapeau haut de forme, que vous conservez pour les jours de
fête, et qui date de la mode qu'on portait à l'époque où on a exécuté
Riego.

--Vous n'entendez goutte aux questions de mode! Elles se renouvellent
maintenant constamment et la mode d'avant-hier revient demain.

--C'est possible pour les vêtements, mais pour les personnes, ce qui
est passé est bien passé. Il ne vous reste que les créneaux. Il ne vous
reste que des boursouflures, il n'y a plus rien derrière. Ce qu'il y
avait dessous vous est remonté à la tête et vous ne pensez plus qu'avec
vos cors.»

Peu s'en fallut que la colère de Frasquito n'éclatât et qu'il ne jetât
à la tête d'Antonio les plats, les verres et même la table, et ce
serait arrivé, si Polidor n'avait point cherché à atténuer l'effet de
ces mauvaises plaisanteries en disant d'un air conciliant:

«Tais-toi, espèce de fou, M. de Ponte n'est point encore entré à
Ville-Vieille et il porte mieux ses années que nous.

--Il n'est pas vieux, non..., il date seulement de l'époque où
Ferdinand VII portait un paletot.... Mais enfin, si cela l'offense, je
me tairai.... Monsieur de Ponte, vous savez combien je vous aime et
que si j'ai plaisanté, c'est uniquement pour passer le temps. Ne tenez
aucun cas de ce que j'ai dit, cher maître, et parlons d'autre chose.

--Vos plaisanteries sont un peu impertinentes, dit Frasquito avec
dignité, et, si vous voulez, irrespectueuses..., mais vous êtes un
gamin et....

--C'est bien..., quittes..., on se tait. Mais je voudrais vous demander
une chose respectable, monsieur de Ponte, à quoi comptez-vous employer
les premiers sous de votre pension?

--A une œuvre de justice et de charité. J'achèterai une paire de
bottines à Benina quand elle reparaîtra, si elle reparaît, ainsi qu'une
robe neuve.

--Pour moi, je lui achèterai un vêtement d'odalisque, c'est le seul qui
lui convient depuis qu'elle s'est dédiée à la vie mauresque.

--Que dites-vous? Est-ce que vous sauriez par hasard où est cet ange?

--Cet ange est au Pardo, qui est le Paradis où l'on reçoit les petits
anges qui s'en vont mendier dans les rues sans permission.

--Mauvaise plaisanterie!

--Plaisanterie de la destinée, monsieur de Ponte! Je savais que la Nina
se rendait souvent à la porte de San-Sebastian pour mendier quelques
sous.... La nécessité est une terrible conseillère. La pauvre Nina
faisait cela!... Mais je n'ai su qu'aujourd'hui qu'elle vivait avec un
Maure aveugle et que de là est venue sa perdition.

--Êtes-vous sûr de ce que vous dites?

--Je l'ai vue. Je n'en ai rien voulu dire à maman, pour ne pas lui
faire de peine; mais je le savais. Alors, dans une rafle que les
gens de la police ont faite, on a arrêté Nina et l'autre et on les a
enfermés à San-Bernardino. Et de là on les a emballés pour le Pardo,
d'où Nina m'a adressé un billet me priant de tenter l'impossible pour
qu'on la relâche.... Je tâcherai d'y réussir demain. Voyez ce que j'ai
fait pour cela ce matin, j'ai loué une bicyclette et je suis allé au
Pardo.... Et, pour que je ne l'oublie pas, si ma femme savait que
je me suis promené à bicyclette, il y aurait du bruit à la maison.
Toi, Polidor, fais attention de ne pas me vendre; tu sais comme est
Juliana.... Mais je continue: j'arrivai là et je la vis; la pauvre
femme était sans souliers et les vêtements en loques. Elle fait peine à
voir. Le Maure est tellement jaloux que quand il m'entendit parler avec
elle il se mit en fureur et il voulut se jeter sur moi: «Beau galant!
Moi assommer le beau galant.» La crainte de produire un scandale
m'empêcha seule de lui tomber dessus.

--Je ne puis croire que Benina, à son âge..., dit Frasquito timidement.

--Vous devriez pourtant comprendre mieux que personne les amours de
vieux.

--Enfin, dit Polidor, dirigeant toute la fureur de son regard sur
Antonio, en voilà assez. Il faut faire une démarche auprès du
gouvernement civil.

--Oui, oui, agissons, Pepe d'Alcania est-il toujours gouverneur?

--Homme, pour l'amour de Dieu! Le duc de Sesto? Mais vous êtes tombé en
enfance!

--Vous en êtes, monsieur de Ponte, vous en êtes resté à la guerre
d'Afrique ou pas loin, affirma l'homme aux escargots. Je me rappelle...
Quand l'union libérale..., il y avait comme ministre de l'intérieur
D. José Posada Herrera. J'étais au journal _la Iberia_, avec Calvo
Asensio, Carlos Rubio et D. Praxedes.... Mais il est passé de l'eau
sous le pont depuis lors.

--Qu'il en soit ce qu'il voudra, messieurs, ajouta de Ponte revenant à
la pratique, il faut venir en aide à Nina.

--Il faut la tirer de là.

--Et son petit Maure avec. Demain même, j'irai voir un ami que j'ai à
la Délégation.... Mais n'oublie pas, Polidor, reste tranquille et ne
vends pas la mèche.... Si Juliana savait que j'ai loué une bicyclette
et que j'ai une machine au mois!

--Vous allez retourner au Pardo?

--C'est possible. Et vous, est-ce que vous pédalez aussi?

--Je n'ai jamais essayé. En tout cas, j'irai à cheval.

--Allez, allez, vous êtes un cachottier. Montez-vous à l'anglaise ou à
l'espagnole?

--Je ne sais pas, mais ce que je sais, c'est que je monte très bien.
Voulez-vous le voir?

--Certainement, mon homme, et faisons un pari: si vous ne vous cassez
pas la tête, je paye la location du cheval.

--Et si vous ne vous rompez pas le cou avec votre machine ce sera moi
qui la payerai.

--Convenu. Et toi, Polidor?

--Moi, je vais prendre l'omnibus de San-Francisco. Rendez-vous là-bas à
trois heures. Vous nous payerez des escargots.

--Je vous invite à ce que vous voudrez, dit Frasquito en se levant,
et si nous arrivons sains et saufs jusqu'à Nina et à l'homme du Riff,
banquet général.

--Vous divaguez....»



XXXV


Doña Paca ne pouvait se consoler de l'absence de Nina, pas même en se
voyant entourée de ses enfants, qui prenaient part à sa bonne fortune
et se montraient, reconnaissants de l'héritage dont ils allaient
savourer les bienfaits et qu'ils lui devaient. Avec cet échange
d'agréables impressions, l'esprit de la bonne dame se transportait
facilement au septième ciel d'où elle apercevait les horizons les plus
enchanteurs; mais elle ne tardait pas à retomber dans la réalité,
sentant le vide que lui causait l'absence de sa compagne. En vain
l'imagination vagabonde d'Obdulia cherchait-elle à la soulager et à
l'enlever en la tirant par les cheveux dans la région de l'idéal.
Doña Francisca, accablée par son affliction, refusait de se laisser
entraîner et elle se dérobait, laissant l'autre voler de nue en nue et
de ciel en ciel. La petite avait proposé à sa mère de vivre ensemble
avec tout le décorum que comportait leur situation. En fait, elle se
séparerait de Luquitas, auquel elle ferait une pension pour qu'il pût
vivre; elles prendraient un hôtel avec jardin; un abonnement à deux ou
trois théâtres.

«Nous rechercherons les relations et la fréquentation de personnes
distinguées....

--Ma fille, ne t'excite pas, car tu ne sais pas encore ce que te
rapportera la moitié de la rente de l'Almoraima et, bien qu'autant que
je peux me souvenir cette propriété soit magnifique, je calcule que
le revenu ne sera peut-être pas aussi considérable que tu pourrais le
croire, et il est bon que tu saches qu'il faut soulever largement le
drap quand on veut sortir la jambe.»

Parlant ainsi, la veuve de Zapata appliquait les idées de la très
pratique Nina qui lui revenaient à la mémoire, se renouvelaient dans
son esprit et brillaient comme étoiles au ciel.

Obdulia quitta rapidement sa maison de la rue de la Cabeza pour venir
chez sa mère; elle était pressée d'avoir une meilleure installation,
confortable et située dans un endroit gai, jusqu'à ce qu'arrivât
le jour où elle pourrait prendre ses quartiers dans le petit hôtel
qu'elle ambitionnait. Quoique plus modérée que sa fille dans ce prurit
de grandeur, sans doute à cause de l'expérience cruellement acquise,
doña Paca ne manquait pas d'une certaine assurance et, se croyant
raisonnable, elle souhaitait une foule de superfluités. Ainsi elle
était hantée de l'idée d'acheter une suspension pour sa salle à manger
et elle ne pouvait se calmer tant qu'elle n'aurait point satisfait
son caprice. Le maudit Polidor se chargea de la chose et l'enrossa
d'un abominable appareil qui pouvait à peine entrer dans l'appartement
et qui, une fois en place, balayait la table de ses pendeloques en
cristal. Comme elles avaient l'intention d'occuper promptement une
maison à hauts plafonds, cela présentait moins d'inconvénients. L'homme
aux escargots leur fit encore acheter un mobilier en placage de buis et
aussi quelques bons tapis, qu'il était impossible de placer en entier
dans l'étroit logis et dont on ne put poser que quelques morceaux pour
se payer le plaisir de marcher sur quelque chose de doux aux pieds.

Obdulia ne cessait de donner de fortes attaques au trésor de sa mère
pour acquérir des quantités de jolies plantes dans les étalages de
fleuristes de la petite place de Santa-Cruz et en deux jours elle mit
vraiment la maison dans un état d'apparence glorieuse: les affreux
couloirs sales se changèrent en bosquets et le salon en un charmant
jardin suspendu.

En prévision de la prochaine installation dans un hôtel, elle acheta
des plantes de grandes dimensions, des figuiers d'Inde, des palmiers
et autres arbustes verts. Doña Francisca voyait avec ravissement
l'envahissement de sa triste demeure par le règne végétal, et devant de
pareilles beautés elle ressentait des émotions d'enfant, comme si, au
sommet de la vieillesse, elle se trouvait subitement reportée aux joies
de sa petite jeunesse.

«Que les fleurs soient mille fois bénies, disait-elle en se promenant
dans ses jardins enchanteurs, quelle allégresse elles répandent dans la
maison! Et que Dieu soit béni, car, s'il ne nous permet pas de jouir de
la campagne en ce moment, il nous accorde, pour peu d'argent, la joie
de faire venir la campagne à la maison.»

Obdulia passait sa journée entière à régler ces massifs, et elle les
arrosait tellement que véritablement il s'en fallut bien peu qu'on
ne fût obligé de se mettre à la nage pour aller de l'escalier à la
salle à manger. Ponte, avec ses louanges exagérées et ses exclamations
admiratives, les encourageait à acheter encore des fleurs et à
convertir la maison en jardin botanique. Il est certain que le premier
et le second jour de cette vie nouvelle doña Paca dut adresser de
vifs reproches à ce bon Frasquito parce qu'il revenait toujours à la
maison, ayant oublié le fameux livre de comptes qu'elle l'avait chargé
de lui acheter. Le galant mortifié s'excusait sur la multitude de ses
occupations, jusqu'à ce qu'un soir, revenant avec une quantité d'objets
qu'il avait acheté, il sortit le fameux livre de comptes, dont la brave
dame s'empara à la minute avec joie pour y inscrire l'histoire et les
raisons de cet avenir heureux et fortuné.

«Je passerai ensuite tout ce que j'ai noté sur ce petit papier,
dit-elle, ce que l'on apporte de chez Botin, le lustre, les tapis,
diverses petites choses..., les médicaments..., enfin, tout. Et
maintenant, ma fille, il faut que tu me donnes la note bien claire
de toutes, toutes ces belles fleurs, pour que nous notions cette
dépense sans oublier une feuille verte. Fais bien attention, parce que
la balance doit ressortir. N'est-ce pas, Ponte, que la balance doit
ressortir?»

Curieuse comme une femme, elle ne put faire moins que de fureter dans
les paquets qu'apportait de Ponte:

«Voyons ce que vous apportez ici? Faites attention que je n'entends
point que vous jetiez l'argent par les fenêtres. Voyons: une éponge
fine...; bien, cela me paraît bien. Comme goût, personne ne peut
rivaliser avec vous. De grandes bottes.... Homme, quelle élégance! Quel
pied! Que de femmes voudraient avoir le pareil!... Des cravates, une,
deux, trois.... Regarde, Obdulia comme celle-ci est jolie, verte avec
des raies jaune d'or. Une ceinture qui a l'air d'un corset. Très bien,
cela doit servir à empêcher le développement du ventre.... Et cela?
Qu'est-ce encore? Des éperons? Pour l'amour de Dieu, Frasquito, que
comptez-vous faire avec ces éperons?

--Ah! est-ce que vous allez monter à cheval? dit Obdulia joyeuse.
Est-ce que vous passerez par ici? Ah! quel chagrin de ne pas vous voir!
Mais comment peut-on rester plus longtemps dans une maison qui n'a pas
une seule fenêtre sur la rue?

--Tais-toi, femme, nous demanderons à la voisine, la sage-femme,
qu'elle nous permette d'aller regarder lorsque le chevalier traversera
la rue.... Ah! comme cela aurait fait plaisir aussi à notre pauvre Nina
de le voir!»

De Ponte expliqua sa renaissance inopinée à la vie hippique par la
nécessité où il était d'aller au Pardo en excursion de plaisir avec
quelques amis de la meilleure société. Lui seul serait à cheval et
tous les autres à pied ou à bicyclette. Ils parlèrent un instant des
différentes espèces de sports et de passe-temps élégants avec une
grande animation, jusqu'à ce qu'ils fussent interrompus par l'arrivée
de Juliana, qui s'était mise, depuis l'héritage, à fréquenter sa
belle-mère et sa belle-sœur. C'était une femme agréable, sympathique,
d'esprit vif, au teint blanc, aux magnifiques cheveux noirs peignés
avec art. Elle avait un châle épais sur les épaules et sa tête était
recouverte d'une mantille en soie de couleurs vives; elle était
chaussée de bottines fines et ses dessous propres indiquaient un bon
approvisionnement de lingerie.

«Mais on se croirait au Retiro ou à la promenade d'Osuna? dit-elle
en voyant cet énorme amas de feuillages, d'arbustes, et de fleurs.
Pourquoi tant de végétation?

--Caprice d'Obdulia, répliqua doña Paca, qui se sentait dominée par le
caractère énergique et railleur de sa gracieuse bru. Cette monomanie de
changer ma maison en un bosquet me coûte un argent fou.

--Doña Paca, lui dit sa bru l'emmenant seule dans la salle à manger,
ne soyez pas si faible et laissez-vous guider par moi; vous savez que
je ne vous tromperai pas. Si vous suivez les étourderies d'Obdulia,
vous arriverez promptement aux mêmes embarras dont vous sortez à peine,
parce qu'il n'y a point de pension qui puisse suffire quand on ne sait
point se régler. Je supprimerais bois et bêtes féroces; je dis cela
pour cet espèce d'orang-outang mal teint que vous avez introduit chez
vous et que vous devez lâcher dans la rue le plus promptement possible.

--Le pauvre Ponte retourne demain dans sa pension de famille.

--Laissez-vous conduire par moi, qui m'entends au gouvernement d'une
maison... et ne me parlez pas de cette plaisanterie du petit livre de
comptes. La personne qui tient toutes choses en ordre dans sa tête n'a
besoin de rien écrire. Je ne sais pas tracer un chiffre et vous voyez
comme je me comporte. Suivez mon conseil; louez-vous un appartement
pas trop cher et vivez comme une personne qui a occasionnellement une
pension et sans faire d'embarras ni chercher à jeter de la poudre aux
yeux. Faites comme moi, qui veux continuer à vivre comme je vivais
auparavant, sans me départir de mon travail ordinaire, surtout avant de
savoir ce que me vaudra exactement cet héritage, avant de changer quoi
que ce soit à mon existence. Enlevez de la tête de votre fille cette
idée d'hôtel, si vous ne voulez pas vous en voir sortir aussitôt, et
prenez de suite une servante pour vous faire la cuisine et dispenser de
dépenses coûteuses chez Botin.»

Doña Francisca se montrait pleinement d'accord avec les idées émises
par sa bru, consentant à tout, sans élever aucune objection à ses
conseils judicieux. Elle se sentait dominée par l'autorité qui
découlait de la seule expression des idées et ni la dominatrice ni sa
belle-mère ne se rendaient compte, l'une de sa puissance et l'autre de
sa soumission. C'était l'éternelle prédominance de la volonté sur le
caprice et de la raison sur la folie.

«Espérant toujours le retour de Nina, c'est seulement en l'attendant
que je me suis adressée à Botin....

--Ne comptez plus sur Nina, doña Paca, si jamais vous la retrouvez, ce
que je ne crois pas. Elle est très bonne, mais beaucoup trop vieille,
et elle ne vous servirait à rien. Et, d'autre part, qui nous dit
qu'elle voudra revenir, puisque nous savons qu'elle est partie de sa
propre volonté? Elle aime particulièrement à être dehors et vous ne
sauriez en jouir, si vous la priviez d'aller courir les rues.»

Pour ne point perdre l'occasion, Juliana insista sur la recommandation
qu'elle avait déjà faite à sa belle-mère de prendre une bonne à tout
faire. Elle lui recommanda tout d'abord sa cousine Hilaria, qui était
jeune, robuste, propre et travailleuse... et fidèle, cela va sans
dire. Elle verrait promptement la différence qui existerait entre
l'honorabilité de Hilaria et les rapines de certaines autres.

«Eh! eh! pourtant ma Nina est bonne, s'exclama doña Paca se révoltant
contre les insinuations répétées de sa belle-fille, pour défendre son
amie.

--Elle est très bonne, oui, et nous devrons la secourir, mais pas
davantage..., lui donner à manger.... Mais, croyez-moi, doña Paca, rien
ne marchera bien si vous ne prenez pas ma cousine. Et pour que vous
puissiez vous en convaincre et que vous vous déchargiez l'esprit de
tous ces cassements de tête, je vous l'enverrai ce soir même.

--Bien, ma fille, qu'elle vienne, elle se chargera de tout, et à
propos, il y a là un poulet rôti qui va se perdre. Cela finit par
m'être indigeste de manger tant de poulets. Veux-tu le prendre?

--Certainement, j'accepte.

--Il est encore resté quatre côtelettes. Ponte a dîné dehors.

--Cela va bien.

--Je te les enverrai par Hilaria.

--Non, c'est inutile, je les emporterai bien moi-même. Vous allez voir
comme je m'arrange. Je mets le tout dans une assiette et l'assiette
dans une serviette... ainsi. Puis je noue les quatre coins....

--Et ce morceau de pâté..., il est magnifique.

--Je l'enveloppe dans un journal et je file, car il se fait tard.
Et tous ces fruits, qu'en voulez-vous faire? C'est à peine si l'on
a touché à ces pommes et à ces oranges. Passez-les-moi, je vais les
mettre dans mon mouchoir.

--Mais, ma pauvre fille, tu vas être chargée comme une bourrique.

--Peu importe!... Il faut maintenant que je m'en aille! Demain je
passerai par ici, pour voir comment les choses marchent et pour vous
dire ce qu'il faut faire.... Mais, attention! Ne nous endormons point
et n'allons pas reprendre nos anciens errements. Parce que, si madame
ma belle-mère se dérobe, moi je tourne les épaules et je ne remets plus
les pieds ici et vous recommencerez à faire vos bêtises tout à votre
aise.

--Non, ma fille, à quoi penses-tu?

--Bien sûr que si cela arrive je ne me mêle plus de rien. Chacun peut
manger son pain comme il lui plaît et tout bâton peut porter sa voile.
Mais je veux que vous vous conduisiez bien, que vous ne commettiez
point d'inconséquences, de façon à ne plus jamais retomber dans les
griffes des usuriers, comme vous y êtes actuellement.

--Hélas! tout ce que tu dis est frappé au coin de la plus pure raison.
Je connais ton expérience et je sais ce que tu vaux. Tu as peut-être le
commandement un peu rude, mais qui pourrait ne pas t'en louer, quand
je vois que tu as dompté mon Antonio et que tu as fait d'un vaurien un
honnête homme!

--Parce que je ne m'arrête pas, parce que, dès le premier jour, je lui
ai administré le baptême des cinq doigts, parce que je le redresse au
moindre faux pas, parce que je le fais marcher très droit et qu'il a
plus peur de moi que les voleurs de la garde civile.

--Et comme il t'aime!

--C'est tout naturel. On se fait aimer du mari en portant les culottes,
comme je les ai prises dès le premier jour. C'est ainsi qu'on gouverne
les maisons petites ou grandes, madame, et aussi le monde.

--Tu es admirable et crâne!

--Dieu m'a mis un grain de sel dans la tête. Vous vous en apercevrez.
Mais il faut que je m'en aille, car j'ai affaire à la maison.»

Tandis que belle-mère et bru parlaient ainsi, Obdulia et Ponte, dans
le petit salon, causaient, et la petite disait que jamais elle ne
pardonnerait à son frère d'avoir introduit dans la famille une personne
aussi commune que Juliana, qui prononçait déférence pour différence et
autres barbarismes. Elles ne pourraient jamais vivre d'accord. Avant
de partir, Juliana donna un baiser à Obdulia et une poignée de main à
Frasquito, s'offrant pour lui blanchir son linge au prix courant, à lui
retourner ses habits pour un prix égal ou même inférieur à celui du
tailleur le meilleur marché. Elle savait aussi tailler pour homme: s'il
voulait s'en rendre compte, il n'avait qu'à lui commander un vêtement;
sûrement elle le lui ferait aussi élégant que s'il sortait de chez le
premier tailleur en boutique. Toutes les affaires d'Antonio, c'était
elle qui les faisait, et que dirait-on si son cher mari n'était pas
bien habillé?... Cela méritait d'être vu! Elle avait fait à son oncle
Boniface un vêtement à l'américaine qu'il étrenna pour aller à la
séance de la réunion des vitriers, à la Toussaint, et ce vêtement eut
tant de succès que l'alcalde voulut par force se le faire prêter pour
s'en faire tailler un pareil. Ponte la remercia, se montrant toutefois
sceptique à l'endroit des aptitudes féminines pour la confection des
vêtements masculins, mais sans se départir de sa galanterie habituelle,
et tous l'accompagnèrent jusqu'à la porte, en l'aidant à se charger de
tous les paquets qu'elle emportait avec joie chez elle.



XXXVI


Obdulia ne voulut pas demeurer en reste avec sa belle-sœur et elle
déclara, avec non moins d'autorité, qu'il était impossible de
suffire à tout avec une bonne à tout faire et que, si son intruse
belle-sœur avait trouvé indispensable la cuisinière, elle trouvait,
quant à elle, qu'il fallait y joindre une femme de chambre.... Cela
était indispensable pour leur décorum.... Voilà! Elles discutèrent
un instant, mais la petite donna de telles raisons à l'appui de la
création de cette nouvelle fonctionnaire que doña Paca ne put faire
moins que de reconnaître la nécessité absolue de sa nomination. Comment
ferait-on pour se passer de femme de chambre? Obdulia avait choisi pour
remplir cette charge une jeune fille très fine, élevée dans les grandes
maisons et sans emploi pour la saison et qui vivait avec la famille du
doreur ornemaniste de l'entreprise funéraire. Elle s'appelait Daniela,
avec une jolie physionomie et une activité dévorante. Enfin doña Paca,
sur cette description, mourait d'envie d'avoir cette femme de chambre
pour jouir du plaisir d'être servie.

Au soir arriva Hilaria qui apportait un message de Juliana, ressemblant
plutôt à un ordre. La cousine était chargée de dire que madame devait
renoncer à faire des tas d'achats inutiles, que lorsqu'elle aurait
envie d'acheter quelque chose elle l'en avisât, car personne ne
s'entendait mieux qu'elle à acheter et à se faire livrer les choses
convenablement. Item: que madame devait réserver la moitié au moins
de sa pension pour retirer du Mont-de-Piété la quantité d'objets
qui y étaient engagés, en donnant pour le retrait la préférence aux
reconnaissances dont l'échéance était la plus voisine et ainsi, en très
peu de temps, elle pourrait rentrer en possession d'objets de la plus
grande utilité.

Doña Paca admira la sagesse de Juliana, qui était la prévision en
personne, et promit de suivre ponctuellement ses instructions, ou
mieux d'y obéir. Comme elle avait la tête un peu vacillante, par suite
des événements extraordinaires de ces derniers jours, de l'absence de
Benina et... pourquoi ne pas le dire? à cause de l'odeur des fleurs
qui embaumait la maison, il ne lui était pas venu à l'esprit l'idée de
passer en revue les reconnaissances qui représentaient des rames de
papiers qu'elle conservait dans différents tiroirs comme papiers en
barre. Mais elle le ferait certainement... et, si Juliana voulait bien
se charger de la commission si fastidieuse de dégager les objets, cela
serait d'autant mieux et elle lui en serait très reconnaissante. La
cuisinière insinua qu'elle se chargerait aussi bien de la commission
que sa cousine, et elle s'occupa avec un soin particulier du souper,
qui fut entièrement du goût de doña Paca et d'Obdulia.

Le jour suivant, la femme de chambre fit son entrée dans la famille; la
mère et fille étaient tellement convaincues que des services étaient
indispensables qu'elles ne pouvaient comprendre comment elles avaient
pu s'en passer pendant tant d'années. Le succès de Daniela fut aussi
grand le premier jour que l'avait été, la veille, celui d'Hilaria.
Elle faisait tout bien, avec art et adresse, devinant les goûts et les
désirs de ses maîtresses pour les satisfaire à l'instant. Et quelles
bonnes manières, quelle douceur, quelle humilité, quel désir de plaire!
On eût dit que les deux jeunes servantes devaient toujours travailler
sans reprendre haleine et avec toute leur habileté, pour chercher à
conquérir l'esprit de leurs maîtresses. Doña Francisca était en pleine
exultation; une seule chose l'affligeait, c'était l'étroitesse de leur
logis où les quatre femmes avaient peine à se mouvoir.

Juliana, il faut dire la vérité, ne vit pas avec plaisir l'entrée de la
femme de chambre et maudissait le besoin qu'on avait cru d'en avoir;
mais, par prudence, elle se tut, se réservant de tâcher de la faire
mettre à la porte quand elle aurait assis plus solidement l'autorité
qu'elle avait commencé à exercer. Sur d'autres matières, elle conseilla
et mit à exécution tant de choses bien combinées, qu'Obdulia elle-même
dut reconnaître que c'était une maîtresse femme pour le gouvernement
de la maison. Elle s'occupait, en attendant, de la recherche d'un
appartement, mais elle le voulait dans de telles conditions de
commodité, de ventilation et de bon marché qu'il n'était point facile
de se décider avant d'avoir couru tout Madrid. Il est vrai que
Frasquito avait mis à la voile par un temps léger, pour aller s'établir
dans une maison pour jeunes pensionnaires (Concepcion-Jeronima, 37),
et si heureux, le pauvre homme, de son indépendance reconquise. Doña
Paca n'avait point de place pour le loger, et l'installer dans le
couloir, avec l'agglomération de plantes, eût été bien difficile, et,
d'autre part, il n'eût vraiment pas été admissible ni convenable,
qu'un cavalier réputé pour son élégance et ses bonnes fortunes, vécût
en compagnie de quatre femmes, dont trois au moins étaient jeunes et
belles. Fidèle à sa reconnaissante estime envers doña Francisca, il
lui rendait visite chaque jour, matin et soir, et un certain samedi il
annonça qu'il ferait, le lendemain dimanche, la fameuse promenade à
cheval au Pardo, dans laquelle il se promettait de faire revivre son
habileté à monter à cheval.

Avec quel plaisir les quatre femmes s'installèrent, sur le balcon prêté
par le voisin, pour voir passer le brillant cavalier! Il passa, ma
foi, fort gaillardement, monté sur un très grand cheval; il salua ces
dames à plusieurs reprises, faisant évoluer et caracoler son cheval,
pratiquant mille gentillesses. Obdulia agitait son mouchoir et doña
Paca, dans l'effusion de sa tendre amitié, ne put s'empêcher de lui
crier d'en haut:

«Pour l'amour de Dieu, Frasquito, prenez garde que cette bête ne vous
jette par terre, pour notre plus grand chagrin!»

L'habile cavalier piqua des deux et se mit à trotter par la rue de
Tolède, pour prendre la rue de Ségovie et celle de Ronda pour rejoindre
ses compagnons au rendez-vous à la porte de San-Vicente. Quatre jeunes
gens de fort bonne humeur formaient avec Antonio Zapata la bande des
cyclistes dans cette joyeuse excursion, et, quand ils virent apparaître
Ponte sur son immense destrier, ils le saluèrent de leurs bravos et
de leurs aimables plaisanteries. Avant de partir dans la direction de
la porte de Hierro, Frasquito et Zapata parlèrent de l'objet de leur
excursion, ce dernier disant que, non sans difficulté, il avait obtenu
l'ordre de mise en liberté de Benina et de son Maure. Ils partirent
joyeux et, au milieu de la grande route, commença le match entre le
cavalier monté sur son cheval en chair et en os et ceux montés sur les
chevaux de fer, en s'animant réciproquement au jeu et se provoquant
d'une voix joyeuse par d'agréables plaisanteries. Un des cyclistes, qui
était coureur émérite et qui avait gagné des prix, allait et venait de
l'un à l'autre et ensuite les dépassait; ils couraient tous beaucoup
plus vite que la rosse de Frasquito, qui se gardait bien de faire des
folies, se maintenant à un trot et à un pas modérés.

Il ne leur arriva rien de particulier à l'aller. Réunis là-bas avec
Polidor et d'autres amis qui étaient venus à pied par la fraîcheur,
ils déjeunèrent joyeusement, Frasquito et Antonio payant chacun par
moitié le repas, comme il était convenu; ils visitèrent rapidement la
maison de refuge des pauvres, firent mettre en liberté les captifs
et, l'après-midi, ils reprirent la route de Madrid devancés par
Benina et Almudena. Dieu ne voulut pas que le retour s'effectuât
aussi heureusement que l'aller, parce qu'un des cyclistes, appelé et
mal nommé, Pedro Minio «Peau du diable», ayant un peu plus bu que de
raison au déjeuner, en faisant le gracieux avec sa machine, prit des
attitudes variées et, dans une de ses voltes, il alla se précipiter
contre un arbre, s'estropiant le pied et la main et se trouvant dans
l'impossibilité de rentrer en pédalant. Mais ce ne fut pas tout: les
malheurs ne devaient point s'arrêter là; car, un peu plus loin que la
porte de Hierro, aux environs des Viveros, le coursier de Frasquito
qui, sans doute, était écœuré des allées et venues vertigineuses des
bicyclettes qui lui passaient constamment sous le nez et s'apercevant
combien il était mal dirigé, résolut de se débarrasser d'un cavalier
ridicule et fastidieux. Une charrette traînée par des bœufs et chargée
de genêts et de chêne vert à brûler, vint à passer; le carcan en
profita pour se planter ou faire semblant d'avoir peur et lancer force
ruades, jusqu'à ce qu'il eût envoyé son élégant cavalier vers les
nues. Le pauvre Ponte tomba comme un sac à moitié vide et il resta
après sa chute sans mouvement sur le sol, jusqu'à ce que ses amis
eussent pu venir à son secours pour le relever. Il n'avait point de
blessure apparente et, par bonheur, il n'avait point de commotion grave
à la tête, car il avait repris connaissance et, dès qu'il fut remis
sur pieds, il commença à crier, rouge comme un paon, apostrophant
le charretier qui, selon lui, était seul coupable de ce sinistre
accident.... Profitant de la confusion, le cheval, heureux de sa
liberté reconquise, partit à bride abattue vers Madrid, sans se laisser
prendre par les passants qui essayaient de lui sauter à la tête et, en
peu de minutes, Zapata et ses amis le perdirent de vue.

C'est à peine si dans leur marche lente Almudena et Benina avaient
dépassé la ligne des Viveros, lorsque la vieille vit passer comme le
vent le grand diable de cheval de Ponte, sans cavalier, et elle comprit
avec effroi ce qui avait dû se passer. Elle craignait sûrement un
malheur, parce que Frasquito n'était certes plus d'âge à supporter de
pareilles expéditions qu'il avait prétentieusement et présomptueusement
entreprises. Elle n'eut pas le loisir de s'arrêter pour chercher à
savoir la vérité, parce qu'elle désirait arriver promptement à Madrid
pour reposer Almudena qui souffrait de la fièvre et marchait exténué.
Ils continuèrent à avancer pas à pas, jusqu'à la porte de San-Vicente,
où ils arrivèrent à la chute du jour; ils s'assirent pour se reposer,
espérant voir repasser les expéditionnistes avec leur malheureux
compagnon dans une civière. Mais, n'ayant rien vu durant une demi-heure
qu'ils restèrent là, ils reprirent leur chemin par la Virgen del
Puerto, avec l'intention d'arriver à la rue Impériale par celle de
Ségovie. Les malheureux étaient tous les deux dans l'état le plus
lamentable: Benina les pieds nus, ses vêtements noirs ne formant plus
qu'un amas de haillons et de guenilles sordides; le Maure extrêmement
vieilli, la figure verte et décomposée; l'un et l'autre montrant sur
leurs visages amaigris la faim qu'ils avaient soufferte, l'oppression
et la tristesse de leur séjour forcé dans cet endroit, qui était plus
un cachot qu'un hospice pour des chrétiens.

La pensée de Nina ne pouvait se détacher de l'image de doña Paca et
elle ne cessait de chercher à se représenter l'accueil qui allait lui
être fait. A certains moments, elle espérait qu'elle allait être reçue
avec joie, et à d'autres elle croyait voir doña Francisca furieuse
d'apprendre qu'elle était allée mendier, et surtout avec un Maure.
Mais rien ne mettait une plus grande confusion dans son esprit ni un
plus grand trouble que de comprendre ce que c'était que les nouveautés
introduites dans la famille, dont Antonio lui avait à peine dit un
mot en l'air à sa sortie du Pardo. Doña Paca, lui et Obdulia étaient
riches! Comment? Cela était arrivé subitement, du jour au lendemain,
par don Romualdo.... Que don Romualdo soit béni! Elle l'avait inventé,
elle, et du fond obscur de son invention ressortait tout à coup une
personne véritable, faisant des miracles, apportant des richesses
et convertissant en réalités les dons rêvés du roi Samdaï. Allons
donc! Cela n'était pas possible. Nina ne croyait plus rien, songeant
que c'était une plaisanterie d'Antonio et qu'au lieu de trouver doña
Francisca, nageant dans l'abondance, elle allait la retrouver nageant
comme toujours dans une mer d'expédients et de misères.



XXXVII


Toute tremblante, elle arriva à la rue Impériale et, ayant recommandé
au Maure de rester sans bouger, appuyé contre la muraille en
l'attendant, tandis qu'elle irait voir s'il y avait moyen ou non de le
loger dans son ancienne maison, Almudena lui dit:

«_Amri_ ne pas m'abandonner.

--Es-tu fou? Moi t'abandonner en ce moment où tu es malade et que tous
deux nous sommes sans sou ni maille? Tu ne peux croire sérieusement à
une telle folie. Attends-moi. Je te mets là, en face de l'entrée de la
rue de la Lechuga.

--Ne me trompe point, toi. Reviens promptement.

--Tout de suite, que je voie seulement ce qui se passe en haut et si ma
maîtresse doña Paca est en bonne santé.»

Nina monta sans prendre le temps de respirer et sonna, une fois
arrivée, avec une grande anxiété. Première surprise: une femme
inconnue, jeune, de type élégant, avec un beau tablier, vint lui
ouvrir. Benina croyait rêver. Certainement, des démons avaient taillé
la maison en morceaux pour l'emporter et la remplacer par une autre qui
semblait la même, mais qui était toute différente. La fugitive entra
sans rien demander, non sans froncement de sourcils de Daniela, qui ne
l'avait pas reconnue sur-le-champ. Mais que voulait dire, qu'est-ce que
c'était et d'où sortaient ces jardins qui formaient comme une promenade
d'arbres précieux dans l'antichambre, depuis la porte jusqu'aux
couloirs? Benina se frottait les yeux, croyant être en proie à une
hallucination, résultat de ses stupides somnolences dans le milieu
fétide et asphyxiant d'où elle sortait. Non, non, ce n'était pas sa
maison, cela ne pouvait pas l'être et cela lui fut encore confirmé par
l'apparition d'une autre figure inconnue, qui avait l'air d'une fine
cuisinière, bien nippée, et d'aspect plutôt insolent.... Et, regardant
du côté de la salle à manger qui s'ouvrait à l'extrémité du couloir,
elle vit... Dieu saint, quelle merveille, qu'était-ce encore? Était-ce
un rêve? Non, non, elle voyait bien avec les yeux de son corps.
Au-dessus de la table, suspendue sans y toucher, se tenait en l'air
une montagne de pierres précieuses, d'éclat, de lumière, d'espèces
différentes, les unes incarnat, les autres vertes ou bleues. Jésus,
quels trésors! Est-ce que, par hasard, doña Paca, plus habile qu'elle,
serait arrivée à réussir la conjuration du roi Samdaï, lui demandant
et recevant de lui les charretées de diamants et de saphirs? Avant
que Benina eût pu comprendre que tout ce scintillement provenait des
pendeloques de la salle à manger, subitement éclairées par les rayons
d'une lampe que doña Paca venait d'allumer pour examiner les couteaux
que Juliana lui rapportait du Mont-de-Piété, cette dernière apparut
à la porte de la salle à manger, et, repoussant un peu de la main la
pauvre vieille, elle lui dit, moitié figue, moitié raisin:

«Eh là! Nina, te voilà par ici? Tu as donc reparu? Nous te croyions
partie pour le Congo.... N'avance point, n'entre pas, tu tacherais nos
planchers qui viennent d'être lavés cet après-midi.... Tu es dans un
joli état!... Pose là tes savates, tu vas salir les carreaux...

--Où est madame, dit Nina se retournant, pour mieux voir les diamants
et les émeraudes, et doutant encore qu'ils fussent vrais.

--Madame est ici, mais elle te prie de ne pas entrer parce que tu viens
pleine de vermine....»

Au même moment arriva par un autre côté la jeune Obdulia qui s'écria:

«Nina, sois la bienvenue, mais, avant d'entrer dans la maison, tu feras
bien de te faire donner une fumigation et de passer à la lessive....
Ne m'approche pas. Après tant de journées passées au milieu de pauvres
immondes! Regarde comme tout cela est joli.»

Juliana s'avança vers elle d'un air souriant; mais, à travers ce
sourire, Nina se rendit compte de l'autorité qu'elle avait su conquérir
et son regard semblait dire: «La voilà celle qui commande maintenant
ici. Il faut reconnaître son autorité.» Aux arrogances recouvertes d'un
vernis de bonhomie avec lesquelles la nouvelle maîtresse l'accueillit,
Nina se contenta de répondre qu'elle ne partirait point sans avoir vu
sa maîtresse.

«Femme, entre, entre,» murmura du fond de la salle à manger doña
Francisca Juarez, d'une voix étranglée par des sanglots.»

Sans dépasser le pas de la porte, Benina répondit d'une voix ferme:

«Me voici, madame, et, comme on dit que je salirais les parquets, je
n'entre pas, je ne veux pas entrer; je répète: je n'entre pas.... Il
m'est arrivé des choses que je ne veux pas vous raconter pour ne pas
vous affliger.... On m'a arrêtée, j'ai subi la faim, la honte, les
mauvais traitements.... Et je n'ai vraiment souffert que d'une chose,
c'est de ne pas savoir si vous-même vous ne souffriez pas de la faim et
si vous n'étiez pas toute désemparée.

--Non, non, Nina! Depuis que tu nous a quittées, regarde quelle
coïncidence! La fortune est entrée dans ma maison.... Cela paraît un
vrai miracle, n'est-ce pas? Te souviens-tu de ce que nous disions
dans nos conversations solitaires, en ces nuits de misères et de
souffrances? Eh bien, le miracle est une vérité, ma fille, et tu sauras
que l'auteur de ce miracle, c'est don Romualdo, ce mille fois béni,
cet archange qui dans sa modestie se refuse à avouer les bienfaits
antérieurs dont il nous a comblées, toi et moi.... Il nie ses mérites
et ses vertus.... Il prétend qu'il n'a pas de nièce qui s'appelle doña
Patros..., qu'il n'est point proposé pour un évêché. Et pourtant, c'est
lui, parce qu'il ne peut pas y en avoir un autre; non, certainement,
pas un autre capable de réaliser ces merveilles.»

Nina ne répondait pas un mot, se contentant de sangloter adossée à la
porte.

«Je te reprendrais bien volontiers de nouveau avec moi ici, affirma
doña Francisca, au côté de laquelle se tenait Juliana lui soufflant
tout bas ce qu'elle devait dire, seulement nous ne tenons pas dans
la maison, nous sommes extrêmement gênées.... Tu sais combien je
t'aime, que je préfère ta compagnie à toute autre... mais..., tu
vois.... Demain nous déménageons et, s'il y a un coin dans la nouvelle
maison.... Que dis-tu? As-tu quelque chose à me dire? Ma fille, ne
crie point à l'injustice; souviens-toi que tu t'es fort mal conduite
avec moi, m'abandonnant brusquement, sans un morceau de pain à la
maison, toute seule, toute délaissée, sans secours aucun. Va là! Nina!
Franchement ta conduite mériterait que je sois un peu sévère avec
toi.... Et pour que tout soit contre toi, il faut encore que tu aies
oublié tous les sages principes que je t'ai enseignés, en te lançant
dans le monde en compagnie d'un affreux Mauresque.... Dieu seul sait
quelle espèce de moineau c'est encore, et quels sortilèges il a dû
employer pour te faire sortir de la bonne voie. Dis-moi? Confesse-moi
tout: l'as-tu déjà abandonné?

--Non, madame.

--Tu l'as amené avec toi?

--Oui, madame, il m'attend en bas.

--S'il en est ainsi, je te crois capable de tout. Comment, tu vas
jusqu'à me l'amener ici, dans ma maison?

--Je l'amenais à la maison parce qu'il est malade et que je ne veux pas
l'abandonner au milieu de la rue, répéta Benina d'un accent ferme.

--Oui, je sais que tu es bonne et que, lorsque la bonté t'aveugle, tu
laisses de côté toute décence.

--La décence n'a rien à voir avec tout cela et je ne suis nullement
coupable parce que je vais avec Almudena, qui est un pauvre malheureux.
Il m'aime, moi.... Et moi, je le chéris comme un fils.»

L'ingénuité avec laquelle s'exprimait Nina ne parvint pas à l'âme de
doña Paca, qui, sans rien changer à son attitude et conservant les
couteaux dans son tablier, continua en lui disant:

«Tu n'as pas ta pareille pour arranger les choses et retourner tes
fautes pour les présenter comme des vertus; pourtant, Nina, je t'aime,
je reconnais tes bonnes qualités et je ne t'abandonnerai jamais.

--Merci, madame, grand merci.

--Il ne te manquera ni de quoi manger, ni de quoi dormir. Tu m'as
servie, tu m'as tenu compagnie, tu m'as soutenue dans l'adversité. Tu
es bonne, très bonne; mais n'abuse pas, ma fille; ne me dis pas que
tu viens t'installer ici avec un marchand de dattes, parce que tu me
ferais croire que tu es devenue tout à fait folle.

--Je l'amenais à la maison, oui, madame, comme j'ai amené Frasquito
Ponte, par charité.... Si j'ai eu pitié de l'autre, pourquoi
n'aurais-je pas eu pitié de celui-ci aussi? Ou bien, est-ce qu'il y a
une charité pour ceux qui portent une redingote et une autre pour le
pauvre sans vêtements? Je ne l'entends point ainsi, je ne distingue
pas.... C'est pour cela que je l'ai amené; si vous ne le recevez pas,
ce sera même chose que de me refuser la porte.

--Pour toi, toujours... dis-je, mais pourtant, toujours, non...; je
voudrais pouvoir dire.... Mais nous n'avons point un coin de vide....
Nous sommes quatre femmes ici, tu le vois.... Tu reviendras demain:
place ce malheureux dans une bonne hôtellerie.... Non, quelle sottise
je dis? Mets-le à l'hôpital. Tu n'as qu'à t'adresser à don Romualdo....
Dis-lui de ma part que je le recommande.... Qu'il le considère comme
une chose à moi.... Ah! je ne sais plus ce que je dis..., comme une
chose à toi..., tout à fait à toi.... Enfin, ma fille, tu viendras, tu
verras, peut-être qu'on le prendra dans la maison de M. de Cédron,
qui est très grande.... Tu m'as dit que c'était une maison énorme, une
espèce de couvent.... Tu le sais bien, ma pauvre Nina, comme créature
imparfaite, je suis incapable d'héroïsme et de vertu suffisante pour
me permettre de venir directement en aide à la pauvreté sordide et
dégoûtante.... Non, ma fille, non: c'est une question d'estomac et
de nerfs.... Je mourrais de dégoût, tu le sais bien. Même, je te
l'avoue, avec la misère que tu apporterais avec toi, je ne puis pas te
recevoir.... Je t'aime, Nina, mais tu connais la sensibilité de mon
estomac.... Si je trouve un cheveu dans la nourriture, mon estomac
se retourne et je suis malade trois jours.... Ote ces vêtements si
tu veux bien.... Juliana va te donner ce qu'il te faut.... Écoute ce
que je dis. Pourquoi te tais-tu? Ah! Je comprends. Tu te fais humble
pour mieux cacher ton orgueil.... Je te pardonne tout; tu sais que je
t'aime, que je suis bonne pour toi.... Enfin, tu me connais.... Que
dis-tu?

--Rien, madame, je ne dis rien, et n'ai rien à dire, murmura Benina
entre deux soupirs. Que Dieu vous garde!

--Mais, tu ne vas pas t'en aller fâchée contre moi, ajouta d'une voix
tremblante doña Paca, en la suivant à distance dans sa marche lente de
retraite par le couloir.

--Non, madame, vous savez que je ne me fâche jamais, répliqua la
vieille en la regardant avec plus de compassion que de chagrin. Adieu,
adieu!»

Obdulia reconduisit sa mère à la salle à manger, disant:

«Pauvre Nina!... Elle s'en va. Eh bien, regarde, cela m'aurait fait
plaisir de voir ce Maure et de causer avec lui. Cette Juliana qui vient
se mêler de tout!»

Obsédée par des doutes cruels qui déconcertaient son esprit, doña
Francisca ne put exprimer aucune idée et elle continua à compter
les couverts dégagés du Mont-de-Piété. Pendant ce temps, Juliana,
reconduisant Nina en la poussant avec douceur vers la porte, la
congédia avec ces paroles affectueuses:

«Ne craignez rien, madame Benina, rien ne vous manquera. Je vous fais
cadeau du douro que je vous ai prêté la semaine dernière. Vous vous
rappelez, n'est-ce pas?

--Oui, madame Juliana, oui, je m'en souviens. Merci.

--Bien; prenez encore cet autre douro pour vous arranger cette nuit....
Venez demain à la maison prendre vos affaires....

--Madame Juliana, que Dieu vous le rende!

--Vous ne seriez nulle part mieux qu'à la Miséricorde et, si vous le
désirez, j'en parlerai moi-même à don Romualdo, si vous avez honte.
Doña Paca et moi nous vous recommanderons. Parce que ma belle-mère a
placé toute sa confiance en moi, et elle m'a donné tout son argent
pour que je le lui conserve..., et c'est moi qui gouverne la maison
et qui lui achète tout ce dont elle a besoin. Elle doit beaucoup de
reconnaissance à Dieu de l'avoir fait tomber entre mes mains....

--Ce sont de bonnes mains, madame Juliana.

--Ne vous fâchez pas et je lui dirai ce qu'elle doit faire.

--Il peut se faire qu'elle le sache sans que vous ayez besoin de le lui
dire.

--Cela, vous le verrez..., si vous ne voulez pas chercher à vous
caser....

--J'irai.

--En tout cas, madame Benina, à demain.

--Madame Juliana, votre servante.»

Elle descendit précipitamment les escaliers brûlant du désir de se
retrouver dans la rue. Quand elle fut arrivée auprès de l'aveugle qui
l'attendait tout près, la peine immense qui opprimait le cœur de la
pauvre vieille se fondit en un pleur ardent et anxieux et, se frappant
le front avec ses poings fermés, elle ne put que s'écrier:

«Ingrate, ingrate, ingrate!

--Ne pleure pas, _Amri_, lui dit l'aveugle d'une voix tendre, ta
maîtresse est mauvaise, mais toi, tu es un ange.

--Quelle ingratitude, seigneur Dieu!... Oh! vilain monde.... Oh! misère
humaine!... Un pareil accueil pour avoir fait le bien!...

--Dis-moi, dis-moi vite, _Amri_.... Le monde méchant ne sait pas
t'apprécier.

--Dieu lit dans le cœur de chacun. Mon cœur il le voit.... Vois-le,
maître des cieux et de la terre. Vois-le promptement.»



XXXVIII


Elle dit ce que nous venons de rapporter, essuya ses larmes d'une main
tremblante et elle songea de suite à prendre les résolutions d'ordre
pratique que les circonstances comportaient.

«Dis-moi, dis-moi tout, répéta Almudena la prenant par le bras.

--Où aller? dit Nina toute troublée. Ah! d'abord chez don Romualdo.»

Et, prononçant ce nom, elle demeura un instant bouche béante, tout à
fait idiote.

«Romualdo mensonge, déclara l'aveugle.

--Oui, oui, ce fut une invention de moi. Celui qui a apporté tant
de richesses à ma maîtresse, c'est un autre, quelque don Romualdo
de carnaval..., suggestion du démon.... Non, non, celui de carnaval
c'est le mien.... Je ne sais plus rien, je ne comprends plus rien.
Allons-nous-en, Almudena. Songeons que tu es malade, que tu as besoin
de passer la nuit bien à l'abri. Mme Juliana, qui maintenant est
chargée de couper le fromage dans la maison de ma maîtresse, et qui
dirige tout..., je lui souhaite un grand bonheur..., m'a donné ce
douro. Je vais te conduire aux palais de Bernarda et nous verrons
demain.

--Demain nous irons à Jérusalem.

--Où as-tu dit? A Jérusalem? Où est-ce cela? Va là? Est-ce que tu
aurais l'intention de m'emmener là, une supposition comme s'il
s'agissait d'aller à Jetafe ou à Carabanchel de Abajo?

--Tout de suite, tout de suite.... tu m'épouseras, nous ne ferons plus
qu'un. Nous irons à Marseille en mendiant tout le long du chemin....
A Marseille, nous prendrons le vapeur.... Pim, pam.... Jaffa....
Jérusalem!... Nous nous marierons dans ta religion ou dans la mienne.
Comme tu voudras.... Tu verras le Saint-Sépulcre, moi j'entrerai à la
synagogue pour prier Adonaï....

--Attends un peu et calme-toi et ne me donne pas le vertige avec toutes
ces inventions de ton imagination en délire. La première chose à faire,
c'est de te mettre en sûreté pour cette nuit.

--Moi, je suis bien.... Je n'ai pas de fièvre.... Moi très content. Tu
viendras avec moi pour toujours, par le vaste monde, nous marcherons
beaucoup..., la liberté, la mer, la terre et beaucoup de joie.

--C'est très bien, mais, pour l'instant, nous avons besoin de manger
et nous allons entrer dans une taverne pour réparer nos forces, si tu
veux, à la Cava Baja.

--Où tu voudras, toi, moi je voudrai.»

Ils soupèrent avec un certain plaisir et Almudena ne cessait d'énumérer
les délices de s'en aller ensemble à Jérusalem, demandant l'aumône par
terre et par mer, sans préoccupations et sans soucis. Cela durerait des
mois, des années, mais ils finiraient bien par arriver en Palestine,
dussent-ils aller par terre jusqu'à Constantinople, à pied. Il y avait
beaucoup de beaux pays à traverser. Nina objectait qu'elle avait déjà
les os un peu durs pour courir si loin, et l'Africain, ne sachant
comment s'y prendre pour la convaincre, lui disait:

«Espagne, terre d'ingratitude.... Courons au loin où les pays sont
bons.»

Quand ils eurent soupé, ils se rendirent à la maison de Bernarda, où
ils prirent deux lits, pour deux réaux l'un, dans les dortoirs d'en
bas. Almudena fut très agité toute la nuit, ne pouvant arriver à dormir
et continuant à divaguer sur le petit voyage à Jérusalem, et Benina,
pour le calmer, dut lui dire qu'elle consentait à entreprendre ce
grand voyage. Inquiet et tout endolori, comme si sa couche eût été
remplie de pointes très aiguës, Mordejaï ne faisait que se retourner de
côté et d'autre, se plaignant de piqûres à la peau très douloureuses,
qui, il faut l'avouer, provenaient uniquement de cette misère qui se
combat avec la poudre insecticide. Peut-être cela provenait-il aussi
d'une forme étrange que prenait sa fièvre et qui se manifesta le
lendemain par une forte irruption toute rouge sur les bras et sur les
jambes. Le malheureux ne cessait de se gratter avec fureur et Benina
l'emmena dans la rue, espérant que l'air libre et l'exercice lui
procureraient un peu de soulagement. Après avoir vaqué en mendiant,
pour ne pas en perdre l'habitude, ils arrivèrent à la rue San-Carlos,
et Benina monta voir Juliana, qui devait lui donner ses affaires, et
les lui donna effectivement en un paquet, ajoutant que, tandis qu'elles
allaient pétitionner pour son entrée à la Miséricorde, elle ferait bien
de se loger dans quelque maison bon marché avec ou sans son homme,
bien que, certainement, pour son décorum, il conviendrait certes mieux
qu'elle abandonnât sa compagnie et une conduite aussi indécente. Elle
ajouta que, lorsqu'elle se serait bien débarrassée de toute la saleté
et la vermine qu'elle avait rapportées du Pardo, elle pourrait venir
rendre visite à doña Paca, qui la recevrait avec joie; mais toutefois
il ne fallait pas qu'elle songeât à vivre de nouveau avec elle, parce
que les enfants s'opposaient à cela, désirant que leur mère fût bien
servie et que ses affaires fussent administrées régulièrement. La brave
femme approuva tout, se trouvant en présence d'une volonté supérieure
contre laquelle elle sentait qu'il n'y avait point à lutter.

Juliana n'était pas une mauvaise femme; dominatrice, cela, oui; avide
de montrer les grandes aptitudes de gouvernement que Dieu lui avait
départies, femme à ne point lâcher d'aucune manière la proie qui lui
était tombée entre les mains. Pourtant elle ne manquait point d'amour
du prochain; elle avait compassion de Benina et, cette dernière ayant
dit que le Maure l'attendait en bas, elle désira le voir et le juger
par ses propres yeux. Que l'aspect du pauvre Africain lui parût digne
de pitié, elle le fît bien voir par son geste et sa figure et par
l'accent avec lequel elle dit:

«Certainement, je le connaissais, cet homme, pour l'avoir vu souvent
mendiant dans la rue du Duc-d'Albe. Il est bien pris et bien amoureux.
N'est-ce pas, monsieur Almudena, que vous aimez les petites femmes?

--Moi aimer Benina chérie.

--Aïe, aïe.... Pauvre Benina, vous êtes tombée sur une mauvaise mouche?
Si vous le faites par charité, en vérité je vous le dis, vous êtes une
sainte.

--Le pauvret est malade et incapable de se tirer d'affaire tout seul.»

Et comme le Maure, accablé de démangeaisons sur les bras et sur la
poitrine, se servait de ses doigts comme d'un peigne pour se gratter,
la piqueuse de bottines s'approcha pour regarder ses bras qui étaient
nus, ses manches étant relevées.

«Ce que ce malheureux a, s'écria-t-elle avec vivacité, c'est la
lèpre, Jésus! et quelle lèpre, madame Benina! J'en ai vu un autre
cas; un pauvre qui était aussi un Maure, mendiant lui-même, d'Oran,
qui demandait la charité à la Puerta Cerrada, près de la boutique de
mon beau-père. Et il était dans un tel état qu'il n'y avait chrétien
consentant à l'approcher et qu'aucun hôpital ne voulait le recevoir....

--Cela me pique! cela me pique beaucoup!» C'était tout ce que le
malheureux pouvait dire en se passant les ongles des épaules à la main
comme un peigne au travers d'une chevelure emmêlée.

Dissimulant son dégoût, pour ne pas attrister le pauvre couple, Juliana
dit à Benina:

«Pourvu que vous n'attrapiez rien avec ce type! Car vous savez que
cette maladie est contagieuse. Vous vous mettez dans une jolie
affaire, oui, madame: bonne, jolie, et qui ne vaut pas cher.... Vous
êtes plus sotte que l'ânesse qui fait le beurre, ou je ne m'y connais
point!»

Nina montra d'un regard non moins expressif sa commisération pour
le pauvre aveugle et sa décision de ne point l'abandonner, et sa
résignation pour tous les maux ou calamités que le Seigneur voulait
lui envoyer. En ce moment, Antonio Zapata, qui retournait chez lui,
vit sa femme au milieu de ce groupe et, très empressé, la rejoignit
et, s'étant mis au courant de la conversation, il donna à Benina le
conseil de conduire le Maure à la consultation des maladies de peau à
Saint-Jean-de-Dieu.

«Il vaudrait mieux pour lui le renvoyer dans son pays, affirma Juliana.

--Loin, loin, dit Almudena, nous irions à Jérusalem.

--Ce n'est pas mal. «De Madrid à Jérusalem ou la famille de l'oncle
Maroma....» Bien, bien. Ah! autre chose, ma petite femme, tu ne vas pas
te fâcher et crier. Je n'ai pas pu faire tes commissions, parce que....
Ne te fâche pas, je te prie.

--Parce que tu es allé jouer au billard, espèce de canaille! Monte,
passe devant, nous allons régler nos comptes.

--Je ne peux pas monter parce qu'il faut que je retourne chez ce diable
de déménageur.

--Que dis-tu encore, canaille?

--Qu'il ne veut pas donner la grande voiture à moins de quarante réaux
et, comme tu m'as dit que tu ne voulais pas payer plus de trente....

--J'irai le voir, moi. Ces hommes ne servent jamais à rien. N'est-ce
pas, Nina?

--C'est vrai. Que se passe-t-il? Madame déménage?

--Oui, femme, mais cela ne pourra pas se faire aujourd'hui, parce que
ce serin de mari que Dieu m'a donné, sorti avant huit heures pour
arrêter la maison et les voitures de déménagement, rentre, comme vous
le voyez, seulement maintenant et sans avoir rien fait de ce que je lui
avais dit.

--J'ai assez couru cependant, ma petite. A neuf heures j'arrivais à la
maison de maman avec le bail pour lui faire signer. Tu vois si cela
faisait gagner du temps. Mais tu sais ce qui m'a retardé, l'accident
de Frasquito Ponte, qui nous a fait une peur terrible? C'est avec
grand'peine que nous avons pu, Polidor et moi, le ramener chez lui.
Dieu sait comment va l'homme et quelle confusion dans la tête il doit
avoir après cette effroyable culbute d'hier!»

Également intéressées à la bonne et à la mauvaise fortune du fils
d'Algeciras, Benina et Juliana écoutèrent avec grande attention ce
qu'Antonio leur raconta des funestes conséquences de la chute du
cavalier au Pardo. Quand ils le virent par terre, après qu'il eût été
désarçonné par cette rosse, ils crurent tout de suite que le pauvre
cavalier avait terminé sa carrière mortelle. Mais à peine relevé,
Frasquito recouvra, comme quelqu'un qui ressuscite, le mouvement et la
parole, et, s'assurant qu'il n'avait aucun coup à la tête, ce qui eût
été le plus dangereux, et se palpant tout le corps, il leur dit:

«Ce n'est rien, absolument rien, messieurs, touchez-moi, je n'ai point
le plus léger accroc.»

Si au premier abord il semblait ne rien avoir aux bras ni aux jambes,
car sûrement il n'avait rien de cassé, néanmoins il souffrait beaucoup
de sa jambe gauche qui avait dû heurter violemment le sol. Mais ce
qu'il y eut de plus étrange, c'est qu'à peine relevé il se mit à parler
d'une façon tout à fait incohérente et impétueuse, rouge comme un coq,
tremblant, très excité et la langue embarrassée. Ils le reconduisirent
en voiture à son logis, espérant que le repos absolu l'aurait rétabli:
ils lui avaient frotté tout le corps avec de l'arnica et, après l'avoir
couché, ils étaient partis.... Mais le malheureux, d'après ce qu'ils
apprirent de son hôtesse, ne voulut pas rester au lit et, s'habillant
précipitamment et sortant aussitôt de la maison, il s'était rendu à
la maison de Boto, où il était resté très tard et avait fait grand
scandale, causant avec tout le monde, provoquant avec la plus grande
insolence tous les pacifiques consommateurs. Cela était si contraire
au naturel pacifique de Frasquito, à sa timidité habituelle et à sa
bonne éducation que sûrement il devait avoir une grave perturbation
cérébrale, suite du choc qu'il avait subi. On ne savait point où il
avait pu passer le reste de la nuit: on croit qu'il avait parcouru
les rues de Mediodia-Grande et Chica en menant grand tapage. Ce qui
est certain, c'est que, peu après l'arrivée d'Antonio et de Polidor
chez doña Francisca, Frasquito était entré très agité, la face
congestionnée, les yeux brillants et qu'à la plus grande surprise et
consternation de ces dames, il avait commencé, la bouche légèrement
tordue, à proférer les discours les plus extravagants. Moitié
persuasion, moitié force, ils étaient parvenus à l'arracher de là et à
le reconduire chez lui où ils le laissèrent, recommandant à la patronne
de veiller sur lui comme elle pourrait et de lui donner à manger.
Parmi les lubies revenant avec le plus de ténacité dans ses discours,
figurait celle de répéter que son honneur exigeait qu'il demandât
raison au Maure pour avoir affirmé publiquement que lui, Frasquito,
faisait la cour à Benina. Plus de vingt fois il s'était précipité dans
la rue Mediodia-Grande, à la recherche de M. don Almudena pour le
provoquer et lui remettre sa carte; mais le Marocain s'esquivait et ne
se laissait voir nulle part. Certainement il était parti pour son pays
par crainte, ayant appris la fureur de Ponte.... Mais il était décidé à
ne s'arrêter que lorsqu'il l'aurait découvert et obligé à remplir ses
devoirs de gentilhomme, en quelque endroit de l'Atlas qu'il fût allé se
cacher.

«Si le joli galant vient, dit le Maure, riant à se décrocher les
mâchoires, les coins de sa bouche rejoignant ses oreilles, c'est moi
qui lui flanquerai une volée de coups de bâton!

--Pauvre don Frasquito!... infortuné, pauvre âme de Dieu! s'exclama
Nina croisant les mains. J'ai toujours eu peur qu'il ne finît ainsi....

--Vieux fou! dit la Juliana. Et à nous autres qu'importe que cette
vieille peinture d'homme tombe en enfance ou non? Savez-vous ce que
je vous dis? Tout cela provient des drogues qu'il se fourre sur la
tête, qui sont des poisons et attaquent sa cervelle. Mais ne perdons
pas davantage notre temps. Antonio, retourne à la rue Impériale et
dis qu'on prépare tout pour le départ; pendant ce temps j'irai voir
si l'on peut ajuster les choses pour la voiture de déménagement, cet
après-midi. Nina, va avec Dieu et garde-toi de la contagion. Tu sais?
Hélas! ma fille, c'est un grand danger dans l'état de malpropreté où tu
es? Vois? Tu commences à supporter les conséquences du mauvais pas où
tu t'es mise en n'écoutant pas mes bons conseils. Doña Paca m'avait dit
qu'elle te permettrait de venir la voir. Elle désire te voir, la pauvre
femme. Je l'ai autorisée à le faire et, aujourd'hui, je songeais à te
ramener avec moi.... Mais, véritablement, je ne puis plus m'y résoudre
en présence de cette peste, je ne puis continuer à te fréquenter....
J'avais arrêté que tu viendrais tous les jours pour recevoir la
desserte de la table dans la maison de celle qui fut ta maîtresse....

--Vous avez changé d'idée?

--Oui, oui, la desserte sera pour toi..., mais... tu verras ce que tu
dois faire.... Tu te trouveras en bas à la porte à l'heure que je te
fixerai et ma cousine Hilaria te la descendra et te la donnera... en se
frottant le moins possible à toi....

«Tu comprends, n'est-ce pas?.... Chacun a ses scrupules.... Tout
le monde n'a pas ton estomac, Nina, à l'épreuve de la bombe.... Et
maintenant....

--J'ai compris..., madame Juliana. Que Dieu vous-garde!»



XXXIX


Toutes les infortunes venaient battre le cœur de Benina comme les
vagues errantes qui viennent se briser sur un dur rocher. Elles se
brisent avec fracas, se taisent, se changent en blanche écume, et puis,
plus rien. Chassée et repoussée par la famille qu'elle avait soutenue
seule dans les jours de triste misère et de douleurs sans nombre, elle
ne tarda point à se remettre du coup que lui avait porté une si noire
ingratitude. Sa conscience lui donna d'ineffables consolations; elle
regarda la vie de la hauteur où l'avait transportée son mépris de
l'humaine vanité; elle sourit des petits côtés ridicules des êtres qui
la torturaient, et son âme s'éleva grande et forte. Elle remportait un
glorieux triomphe; elle se sentait victorieuse après avoir perdu la
bataille sur le terrain matériel. Mais les satisfactions intimes de la
victoire ne la privèrent pas un seul instant de son don d'organisatrice
et, attentive aux choses pratiques, elle songea, aussitôt après avoir
quitté Juliana, à tout ce qui pouvait être nécessaire pour la vie
matérielle de tous deux. Il était indispensable de trouver un logis,
ensuite de s'occuper des soins à donner à Mordejaï et à sa peste ou
maladie, quelle qu'elle fût, car l'abandonner dans l'état où il était,
cela, elle ne le ferait pour rien au monde, même au risque d'attraper
la contagion. Elle se dirigea vers Santa-Casilda et, trouvant vide le
logement autrefois occupé par le Maure avec la Pedra, elle le prit.
Heureusement, la pocharde était partie pour vivre avec la Diega à la
Cava de San-Miguel derrière la Escalerilla.

Installés en cet endroit qui était vraiment assez commode, la première
chose que fit Benina, ce fut d'aller chercher de l'eau en quantité et
de se laver et savonner à fond tout le corps; c'était une coutume à
laquelle elle ne manquait jamais chez doña Paca. Puis elle s'habilla
proprement. Le bien-être qu'elle éprouva, le soulagement de son corps
se confondaient d'une certaine façon avec la paix de sa conscience,
dans laquelle elle sentait mêmement quelque chose comme une fraîcheur
et une limpidité absolues et réconfortantes.

Elle s'occupa ensuite de mettre en ordre le pauvre logis et, avec le
peu d'argent qui lui restait, elle sortit faire ses achats et rentra
préparer un bon petit repas pour Mordejaï. Elle songeait à le mener
le jour suivant à la consultation et elle le lui dit, l'aveugle
acquiesçant sans discussion à tout ce qu'elle voulait.

Tout en le faisant manger, elle l'entretenait et le calmait par de
douces paroles et de bonnes espérances, lui disant que certainement
elle irait comme il le désirait à Jérusalem avec lui et même plus
loin encore, aussitôt qu'il aurait recouvré la santé. Tant que ses
démangeaisons ne l'auraient point quitté, il ne fallait pas songer
à voyager. Ils vivraient tranquilles, lui à la maison, elle allant
mendier toute seule pour se procurer de quoi vivre. Dieu, certainement,
ne voudrait pas les laisser mourir de faim. L'aveugle fut si content
du plan combiné et proposé par son intelligente amie et de toutes ses
affectueuses paroles qu'il se mit à chanter la mélopée arabe qu'il
avait fait entendre à Benina lors de sa retraite; mais, comme, en
fuyant avec elle lorsqu'ils avaient été poursuivis à coup de pierres,
il avait perdu sa petite guitare, il ne pouvait plus s'accompagner des
sons plaintifs de cet instrument. Ensuite, il proposa à sa compagne
de brûler des parfums, ce à quoi elle consentit volontiers, parce que
cela ferait une fumigation parfumée et aromatisée qui ne pourrait
qu'assainir leur pauvre logis.

Ils sortirent le jour suivant pour aller à la consultation. Mais,
comme on leur indiqua une heure éloignée pour l'examen, ils employèrent
la première partie de la journée à mendier dans les différentes rues,
en se gardant bien des agents de police, pour ne point tomber encore
une fois dans les mains de ceux qui lancent le lasso aux mendiants
comme aux chiens pour les conduire ensuite au dépôt où on les traite
de même. Nous devons dire que les procédés si ingrats de doña Paca
n'avaient produit chez Benina ni haine ni rancœur, et que cette
ingratitude même n'avait pu éteindre chez elle le désir de voir encore
la pauvre femme que, malgré tout, elle aimait de tout son cœur, comme
la compagne des amertumes de tant d'années. Elle était anxieuse de la
voir, quoiqu'elle fût loin de la maison, et, ayant fini de mendier,
elle se dirigea vers la rue de la Lechuga pour s'assurer, en se tenant
à une distance respectueuse, si oui ou non, la famille était en train
de déménager ou si elle était déjà partie. Elle arriva à temps! La
voiture était devant la porte et les déménageurs la remplissaient avec
cette barbare prestesse avec laquelle ils ont coutume de traiter cette
opération.

De l'endroit où elle guettait, Benina reconnut les vieux meubles
décrépits, cassés, et elle ne put réprimer son émotion en les
contemplant. Ils étaient comme siens, ils avaient fait partie de son
existence, et, en eux, elle voyait comme dans un miroir l'image de ses
joies et de ses tristesses et elle pensait que, s'ils l'avaient aperçue
dans son coin, les pauvres débris lui auraient dit certainement quelque
chose ou auraient pleuré avec elle. Mais ce qui l'impressionna bien
davantage, ce fut de voir sortir doña Paca et Obdulia avec Polidor et
Juliana, se rendant à la maison nouvelle, pendant que les élégantes
servantes restaient dans l'ancienne et s'occupaient de l'enlèvement des
petits objets de l'appartement.

Profondément troublée et émue, Benina se cacha sous une porte cochère
d'où elle pouvait voir sans être vue. Comme doña Paca lui parut
diminuée! Elle avait un vêtement neuf; mais si mal fait que la pauvre
femme avait l'air habillée par charité. Elle avait la tête couverte
d'une mantille et Obdulia portait avec ostentation un affreux petit
chapeau couvert de plumes et d'ornements de mauvais goût. Doña
Paca marchait lentement, le regard fixé au sol, toute rembrunie,
mélancolique, comme si elle eût été arrêtée et conduite par des gardes
civils. La petite riait en causant avec Polidor. Derrière s'avançait
Juliana, gourmandant chacun et les poussant pour qu'ils marchassent
plus vite, la route étant longue. Il ne lui manquait absolument qu'une
gaule pour qu'elle eût tout à fait l'air d'une de ces femmes qui mènent
par les rues, la veille de Noël, des troupeaux de dindons. Comme le
despotisme se faisait sentir jusque dans ses moindres mouvements! Doña
Paca était la chose humble qui va sans résistance partout où on la
mène, même à la boucherie; Juliana, le pasteur qui guide et conduit. On
les vit disparaître par la plaza Mayor, la rue de Botoneras.... Benina
fit quelques pas pour voir encore le triste convoi, et, quand elle les
eut perdus de vue, elle essuya les larmes qui inondaient son visage.

«Ma pauvre maîtresse, dit-elle à l'aveugle quand elle le rejoignit, je
l'aime comme une sœur, parce que nous avons supporté ensemble beaucoup
d'heures tristes. J'étais tout pour elle et elle tout pour moi. Elle
me pardonnait mes fautes et moi je lui pardonnais les siennes....
Quelle amère tristesse de voir comme elle s'est mal conduite avec la
Nina! Elle a l'air de souffrir davantage de son rhumatisme et elle a
la figure de quelqu'un qui n'aurait pas mangé depuis quatre jours. Je
la soignais de mon mieux, je la trompais dans son intérêt, lui cachant
notre misère, ne craignant pas de m'exposer à la honte pour lui donner
à manger selon son goût et ses habitudes. Enfin, ce qui est passé est
passé, comme dit l'autre. Allons-nous-en, Almudena, allons-nous-en
d'ici, et plaise à Dieu que tu te rétablisses promptement pour prendre
ce petit chemin de Jérusalem qui m'effraye un peu parce que c'est loin.
En marchant, marchant toujours, mon fils, on finit bien par aller
d'un bout du monde à l'autre, et si, d'un côté, nous nous procurerons
le plaisir de prendre l'air et de voir beaucoup de choses nouvelles,
nous aurons, de l'autre, le plaisir de constater que tout est au fond
la même chose et que les différentes parties ressemblent au tout,
c'est-à-dire, comme façon de parler, partout où vivent les hommes, ou
si l'on veut les femmes, il y a partout ingratitude et égoïsme, et
qu'il y a aussi des gens qui conduisent les autres et leur imposent
leur volonté. C'est pour cela que nous devons toujours chercher à faire
ce que commande notre conscience et laisser les gens se battre pour
un os, comme les chiens, les autres pour un jouet, comme les enfants,
ou ceux-ci encore, pour se promener comme les vieux, ou pour rien, et
ensuite prendre comme les passereaux ce que Dieu met à leur portée....
Allons-nous-en, Almudena, jusqu'à l'hôpital et chasse toute tristesse.

--Moi pas triste, dit Almudena. Je suis toujours heureux quand je suis
avec toi.... Tu sais tout comme Dieu lui-même. Et moi je t'aime comme
un bon ange.... Et si tu ne veux point te marier avec moi, eh bien, tu
seras ma mère et moi ton petit enfant.

--Bien, homme, tu m'as l'air très bien.

--Tu es comme le palmier du grand désert, très belle; tu es comme
l'arbre qui donne de l'ombre..., un rêve.... Moi je t'ai nommé _Amri_:
Mon âme!»

Tandis que la pauvre femme s'acheminait vers l'hôpital, doña Paca et sa
suite, à l'opposé, arrivaient à la demeure nouvelle, rue de l'Orellana:
un troisième très propre, avec les tentures et les peintures fraîches,
bonne lumière, ventilation, belle cuisine et prix convenable pour la
circonstance. Il parut parfait à doña Francisca, lorsqu'elle arriva
en haut suffoquée par l'ascension de l'interminable escalier et, s'il
lui avait paru mal, elle se serait bien gardée de le manifester,
ayant absolument abdiqué toute volonté et toute opinion personnelles.
Le caractère flexible, plus que flexible, absolument flasque, de la
veuve s'était complètement adapté à la manière de sentir et de penser
de Juliana, et cette dernière, voyant que cette mie de pain se plaçait
d'elle-même sous ses doigts, en faisait des boulettes. Doña Paca
n'osait pas respirer sans la permission de son tyran, qui semblait se
complaire à accabler de ses ordres, pour toute chose, l'infortunée
veuve. Celle-ci arriva à en avoir une peur d'enfant: elle se sentait
elle-même une mie de pain dans la main de la piqueuse de bottines et,
en vérité, cette crainte n'allait pas sans être accompagnée d'une forte
dose de respect et d'admiration.

La dame se reposait de la grande fatigue de cette journée et tous les
meubles, objets, pots de fleurs placés dans le nouvel appartement, sous
le coup d'une tristesse intense qui avait envahi son cœur, elle appela
son tyran pour lui dire:

«Tu ne m'as pas bien expliqué en marchant ce que tu m'as dit. Que Nina
compte-t-elle faire de son Maure? T'a-t-il paru bien?»

Juliana fournit à sa sujette les explications demandées sans dire aucun
mal de Benina, ni la présenter sous un mauvais jour, ce en quoi elle
fit preuve d'un tact très fin.

«Tu lui as dit en conclusion... qu'elle ne doit pas venir me voir, à
cause de la contagion de cette sale peste? Tu as très bien fait. Sans
toi, je me serais trouvée exposée, Dieu sait! à prendre cette affreuse
maladie.... Tu lui as bien dit aussi qu'elle pourrait prendre les
restes de nos repas? Mais cela ne suffit pas et j'aurais grand plaisir
à lui assigner un petit fixe par jour, une piécette, par exemple. Qu'en
dirais-tu?

--Je dis que, si nous commençons avec de pareilles prodigalités, nous
allons promptement reprendre le chemin du Mont-de-Piété. Non, non, une
piécette, c'est une piécette.... Nina aura bien assez avec deux réaux.
C'est mon opinion et, si vous faites plus, je m'en lave les mains.

--Deux réaux, deux, tu as dit.... Oui, tu as raison, c'est assez. Tu ne
sais pas les miracles que fait Nina avec une demi-piécette.»

En ce moment, Daniela accourut, toute tremblante, disant que Frasquito
sonnait à la porte, et Obdulia, qui l'avait vu à travers le judas,
disait qu'il ne fallait pas ouvrir afin d'éviter un scandale pareil
à celui de la rue Impériale. Mais qui diable avait pu lui donner la
nouvelle adresse? C'était sûrement cet animal de Polidor, et Juliana
fit le serment de lui arracher une oreille. Mais, par un fâcheux
contretemps, tandis que Ponte sonnait à la porte, Hilaria montait,
revenant de son marché, et elle ouvrit avec sa clef, et il fut
impossible d'empêcher Frasquito d'entrer, et il se présenta devant ces
femmes épouvantées, le chapeau tiré jusqu'aux oreilles, brandissant sa
canne, son vêtement en désarroi, tout maculé de terre et de boue. Il
avait la bouche de travers et traînait péniblement sa jambe droite.

«Pour Dieu, Frasquito, lui dit doña Paca suppliante, ne nous faites pas
peur. Vous êtes malade, vous devriez aller vous mettre au lit.»

Et Obdulia, arrivant à son tour, lui dit d'une voix déclamatoire:

«Frasquito, une personne comme vous, si distinguée, de si bonne
société, nous dire ces choses; remettez-vous, rentrez en vous-même.

--Señora et madame, dit Ponte, enlevant avec la plus grande difficulté
son chapeau, je suis un chevalier et je me vante de savoir me conduire
avec des femmes élégantes; mais, comme ce bruit absurde est parti
d'ici, je viens demander des explications. Mon honneur l'exige....

--Et qu'avons-nous à voir, nous autres, avec l'honneur d'un personnage
comme vous? s'écria Juliana. Allez, c'est d'une personne mal élevée
que de manquer ainsi aux dames! L'autre jour, elles étaient pour vous
impératrices et reines, et aujourd'hui....

--Et maintenant, dit Ponte effrayé et tremblant tant soit peu devant
l'accent énergique de Juliana comme roseau battu par le vent, et
maintenant je ne manque point au respect dû aux dames. Obdulia est
une dame, doña Francisca une autre dame. Mais pourtant, toutes dames
qu'elles sont, elles m'ont calomnié; elles m'ont blessé dans les
sentiments les plus purs de mon être, en soutenant que j'ai fait la
cour à Benina... et que je l'ai poussée vers un amour déshonnête
pour la faire manquer avec moi à la fidélité qu'elle doit à ce noble
chevalier de l'Arabie.

--Comment voulez-vous que nous ayons dit pareille sottise?

--Tout Madrid le répète.... C'est d'ici, de ce salon, qu'est sortie
cette indigne calomnie. On m'accuse d'un crime abominable: d'avoir
osé lever un œil déshonnête sur un ange aux ailes immaculées. Or,
vous saurez que je respecte les anges: si Nina avait été une créature
mortelle, je ne l'aurais pas respectée, parce que je suis un homme....
J'ai aimé des femmes à la chevelure rouge ou noire, mariées, veuves
ou demoiselles, et nulle ne m'a résisté..., car j'ai toujours été
la beauté même.... Mais je n'ai séduit aucun ange et je n'en veux
séduire aucun.... Sachez-le, Francisca, sachez-le, Obdulia..., la Nina
n'est pas de ce monde..., la Nina appartient au ciel.... Habillée
en pauvresse, elle est allée mendier pour nous faire vivre, vous
et moi.... Et la femme qui a fait cela, je ne la séduis pas, je ne
peux pas la séduire, je ne puis pas en être amoureux...; ma beauté
est humaine, la sienne est divine: mon splendide visage est pétri de
chair humaine et le sien d'essence divine, de céleste lumière.... Non,
non, non, je ne l'ai pas séduite, elle ne m'a point appartenu, elle
appartient à Dieu. Je vous le dis en vérité, Curra Juarez de Ronda, à
vous qui maintenant ne pouvez plus remuer, tant votre corps est accablé
par le poids de l'ingratitude.... Moi, parce que je suis reconnaissant,
je me sens léger comme plume au vent et je vole..., vous le voyez....
Vous êtes, vous, de plomb, parce que vous êtes ingrate et vous ne
pouvez quitter le sol..., vous le voyez bien.»

Consternées, mère et fille poussaient des cris, demandant secours aux
voisins. Mais Juliana, plus courageuse et plus expéditive, ne pouvant
entendre avec calme les divagations du malheureux Ponte, se jeta sur
lui furieuse et, le saisissant par le revers de son vêtement, elle le
foudroya de ses regards et de sa parole:

«Si vous ne filez pas tout de suite hors de cette maison, espèce de
macaque, je vous préviens que je vous flanque par la fenêtre.»

Et sûrement elle l'aurait fait, si Hilaria et Daniela ne s'étaient
précipitées sur le pauvre fils d'Algeciras et ne l'avaient point, en
deux ou trois mouvements, jeté hors de la porte.

Le portier et quelques voisins, attirés par cette algarade, se
présentèrent alors et, voyant ces renforts, les quatre femmes sortirent
sur le palier, pour expliquer que cet homme avait perdu le jugement
et, de la personne la mieux élevée et la plus distinguée, il s'était
brusquement transformé en un être importun et dévergondé. Frasquito
descendit clopin-clopant un étage et, se retournant et levant les yeux
vers l'étage supérieur, il s'écria:

«Ingrate! ingrrr....»

Il lui fut impossible d'achever la parole commencée et une violente
contorsion dénota cette impossibilité. Il ne sortit plus de sa
bouche qu'un son âpre et désordonné, comme si une main invisible
l'avait étranglé. Tous les assistants virent son visage se décomposer
horriblement: les yeux lui sortaient de la tête et sa bouche tordue et
de travers rejoignait son oreille. Il battit l'air de ses bras, poussa
un dernier cri plein d'angoisse et tomba comme une masse. A la chute de
son corps tout l'escalier fut secoué de haut en bas.

On se mit à quatre personnes pour le remonter dans l'appartement et
porter secours à ce pauvre malheureux. Mais Juliana l'ayant tâté
s'écria sèchement:

«Il est plus mort que mon grand-père.»



ÉPILOGUE


Juliana était certainement le plus bel exemple des admirables effets de
la volonté humaine pour le gouvernement des plus grandes comme des plus
petites choses, dans les réunions d'êtres humains. Femme n'ayant reçu
aucune éducation première, sachant à peine lire et écrire, elle avait
reçu de la nature ce don très rare de savoir organiser l'existence
et régir toutes les actions d'une série de personnes. Si une famille
plus importante que celle des Zapata lui était tombée dans les mains,
dans les mêmes conditions, elle s'en serait tirée tout aussi bien,
elle aurait gouverné une île, un État, elle aurait toujours monté,
grandissant toujours. Dans la petite île de doña Francisca elle établit
d'une main ferme la régularité du gouvernement et de la gestion
financière et chacun marchait droit, sans que personne osât enfreindre
ses ordres irrévocables. Il faut dire que, pour obtenir ce précieux
résultat, elle avait recours au gouvernement absolu dans toute sa force
et qu'elle pratiquait le régime de la terreur dans toute sa pureté. Son
génie n'admettait pas la plus timide observation, sa volonté faisait
loi et le bâton était son seul effort de logique.

Avec les caractères si faibles de la mère et des enfants, ce régime
réussissait à merveille; il avait déjà fait ses preuves avec Antonio.
Elle en était arrivée à une telle domination sur doña Francisca que la
pauvre veuve n'aurait pas osé dire un _Pater noster_ sans l'agrément de
son dictateur et, lorsqu'elle allait pousser un soupir, son regard se
portait sur elle, semblant lui dire:

«N'est-ce pas que tu ne trouves pas mauvais que je pousse un tout petit
soupir?»

Juliana était obéie aveuglément en tout par sa belle-mère excepté sur
un point. Elle lui recommandait de secouer sa tristesse et, quoique
l'esclave répondît que oui, il était facile de voir que l'ordre ne
s'exécutait point. La veuve de Zapata abordait l'époque prospère de son
existence avec la tête affaiblie, les yeux morts, le regard toujours
vague, perdu dans le monde extérieur, le corps avachi, se confinant
chaque jour davantage dans l'indolence la plus absolue, l'appétit nul,
l'humeur taciturne, l'esprit fermé, les idées noires.

Quinze jours à peine après l'installation de doña Francisca dans la
rue d'Orellana, la maîtresse de toutes choses décida que son autorité
serait plus forte et son pouvoir plus efficace si l'on demeurait
tous ensemble, général et subalternes. La translation eut lieu et
Juliana amena son humble mobilier, sa marmaille et elle-même; mais,
préalablement, il avait fallu mettre dehors les pots de fleurs et les
caisses de plantes et remercier Daniela, qui vraiment était un luxe
inutile. A ses fonctions de grand chancelier Juliana joignit celles de
femme de chambre et de peigneuse de sa belle-mère et de sa belle-sœur.
Ainsi tout se trouva réglé à la maison.

Mais, comme il n'y a point de félicité complète en ce monde, dans le
mois même ou à peu près du déménagement, marqué dans les éphémérides
zapatesques par la mort de don Frasquito Ponte Delgado, Juliana
commença à ressentir dans sa façon d'être une altération fort
extraordinaire. Elle, qui pour la luxuriante exubérance de sa santé
s'était toujours comparée elle-même à une mule, tomba tout d'un
coup dans un genre de souffrance absolument contraire à sa nature
parfaitement équilibrée. Qu'était-ce? Cela se traduisait par des
troubles nerveux et des atteintes d'hystérie, affection dont Juliana
s'était ressentie plus d'une fois déjà, l'attribuant à des caprices de
femme trop gâtée ou à des troubles imaginaires que la tendresse d'un
mari savait seule guérir.

Le mal de Juliana débuta par des insomnies absolument rebelles. Elle
se levait le matin sans avoir pu fermer l'œil de toute la nuit. Peu
de jours après, elle avait commencé à perdre l'appétit et, enfin,
à la perte de sommeil se joignirent promptement des agitations et
des terreurs extraordinaires dans l'obscurité et, de jour, une
mélancolie noire, pesante, funèbre. Ce qu'il y eut de pire pour la
famille, ce fut que ces malaises ne changèrent absolument rien aux
habitudes despotiques de la gouvernante et ne firent au contraire que
les aggraver. Antonio lui proposa de la conduire à la promenade et
elle l'envoya promener à tous les diables. Elle devint tout à fait
désagréable, mal embouchée, grossière et insupportable.

Enfin, ses monomanies hystériques se réduisirent à une seule, l'idée
que ses enfants ne se portaient point bien. L'apparence extrêmement
robuste des enfants ne servait à rien. Avec les précautions
extraordinaires qu'elle prit pour leur santé et les soins multiples
qu'elle leur prodiguait, elle les tourmentait incessamment et elle
n'arrivait qu'à les faire pleurer à tout propos. La nuit, elle sautait
à bas de son lit, assurant que les enfants avaient été assassinés et
nageaient dans le sang. S'ils toussaient, c'était qu'ils étaient prêts
à étouffer; s'ils mangeaient mal, ils étaient empoisonnés.

Un matin, elle sortit précipitamment avec son châle et sa mantille et
se rendit aux quartiers du sud, pour trouver Benina avec laquelle elle
voulait causer. Et elle marcha plusieurs heures avant de la rencontrer,
car elle ne passait point son temps à Santa-Casilda, mais bien dehors
dans les quartiers de la Carretera de Tolède, à main gauche du pont.
Elle la trouva enfin là, après l'avoir cherchée de tous côtés au milieu
de ces rues enchevêtrées. La vieille vivait avec le Maure dans une
petite maison qui avait l'air d'une cabane située au sud des terrains
qui dominent la Grand'Rue.

Almudena allait de mieux en mieux avec sa terrible maladie de peau;
mais son visage était encore couvert d'horribles pustules. Il ne
sortait pas de la maison et la pauvre vieille allait tous les matins
gagner sa vie en mendiant à San-Andres. Juliana ne fut pas peu surprise
de la voir en apparence de bonne santé et toujours gaie, l'esprit
serein et acceptant sans récrimination son sort.

«Je viens vous gronder, madame Benina, lui dit-elle en s'asseyant sur
un banc de pierre qui se trouvait contre la maison, près d'une auge où
la pauvre femme lavait son linge, tandis que le vieil aveugle était
assis assez loin à l'ombre. Oui, madame, parce qu'il était convenu
que vous viendriez prendre la desserte à la maison et vous n'avez pas
encore paru et nous n'avons plus vu votre figure.

--Je vous dirai, madame Juliana, répliqua Nina, ce n'est pas parce que
je méprise votre offre, mais c'est parce que j'ai pu m'en passer. J'ai
les restes d'une autre maison, avec ce que je gagne, cela me suffit,
et vous pouvez bien en faire cadeau à un autre pauvre, et, pour votre
conscience, ce sera tout comme.... Que voulez-vous savoir? Qui me donne
à manger? Eh bien, je dois cette aumône bénie à don Romualdo Cédron....
Je l'ai connu à San-Andres, où il dit la messe.... Oui, madame: don
Romualdo qui est un saint, pour que vous le sachiez.... Et je suis
sûre, après beaucoup de réflexions, que ce n'est point le don Romualdo
que j'avais inventé, mais bien un autre qui ressemble au mien comme
deux gouttes d'eau. Souvent on invente une chose qui devient vérité le
lendemain, ou bien les vérités, avant d'être des vérités, commencent
par être des mensonges très grossiers.... Vous le savez peut-être?»

La piqueuse de bottines déclara qu'elle était enchantée de tout ce
qu'elle venait d'entendre et, étant donné que don Romualdo lui venait
en aide, doña Paca et elle donneraient les restes de la table à
d'autres malheureux.

«Mais j'avais autre chose à vous dire. Je suis votre débitrice, Benina,
car ma belle-mère, que je conduis avec un fil de soie, a décidé de vous
allouer une petite pension de deux réaux par jour.... Comme je ne vous
ai pas vue nulle part, je n'ai pas pu régler avec vous et voici quinze
piécettes qui font le mois entier, madame Benina.

--Cela, je l'accepte volontiers, oui, madame, cela n'est pas à
mépriser.... Ces piécettes me tombent du ciel, dit Nina toute joyeuse,
car j'ai une dette avec la Pitusa, rue du Mediodia-Grande, et je
la paye avec ce que je peux réunir et avec une piécette par douro
d'intérêt. Avec cela, j'aurai remboursé pas loin de la moitié. Des
coups de pierre de cette nature, que le Seigneur m'en envoie chaque
jour, madame Juliana. Vous savez, je vous suis très reconnaissante:
puisse le Seigneur vous le rendre en santé pour vous, pour votre mari
et pour vos enfants!»

Avec un flux de paroles abondantes, nerveuses et tant soit peu
hyperboliques, Juliana assura qu'elle n'avait plus de santé; qu'elle
souffrait d'un mal aussi étrange qu'incompréhensible. Mais elle le
supportait avec patience, sans se préoccuper en rien de cet état. Ce
qui l'inquiétait, ce qui faisait de son existence un atroce supplice,
c'était la peur que ses enfants tombassent malades. Ce n'était point
seulement une idée ou une crainte; elle était sûre que si Antonio et
Paquito tombaient malades..., ils mourraient infailliblement.

Benina chercha à lui enlever de la tête pareilles idées, mais l'autre
ne se laissa point convaincre et, la quittant brusquement, elle reprit
le chemin de Madrid. Grande fut la surprise de Benina et du Maure de
la voir apparaître le lendemain matin, de très bonne heure, agitée,
tremblante, les yeux brillants. Le dialogue fut bref, mais rempli de
matière psychologique.

«Qu'as-tu, Juliana, lui demanda Benina la tutoyant pour la première
fois.

--Que veux-tu que j'aie? si ce n'est la peur de la mort de mes enfants.

--Ah! mon Dieu, ils sont malades?

--Oui, c'est-à-dire, non: ils sont bien. Mais je suis tourmentée par
l'idée qu'ils vont mourir.... Ah! Nina de mon âme, je ne puis chasser
cette idée. Je ne fais que pleurer, et encore pleurer, vous le voyez....

--Oui, je le vois bien. Mais, si ce n'est qu'une idée, il faut te
l'ôter de la tête, femme.

--Je viens pour ceci encore, madame Benina, parce que cette nuit il
m'est venu l'idée que vous seule pouviez me guérir.

--Et comment?

--En me persuadant que je ne dois point me figurer que mes petits
peuvent mourir..., en m'ordonnant de le croire.

--Moi?

--Si vous me l'affirmez, je le croirai et je me guérirai de cette
maudite préoccupation..., parce que..., je le dis franchement, je suis
mauvaise, je suis une pauvre pécheresse....

--Eh bien, alors, Juliana, c'est chose facile de te guérir. Je
t'affirme que tes enfants ne vont pas mourir, que tes enfants sont
sains et robustes.

--Voyez.... La joie que j'éprouve m'est une certitude que vous savez ce
que vous dites.... Nina, Nina, vous êtes une sainte.

--Je ne suis pas une sainte. Mais tes enfants sont bien et ne souffrent
d'aucun mal.... Ne pleure pas... va-t'en chez toi, et ne pèche plus.


FIN


41 894.--Paris, Imprimerie LAHURE, rue de Fleurus, 9.



*** End of this LibraryBlog Digital Book "Miséricorde" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home