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Title: Isabelle Eberhardt ou la Bonne nomade: suivie de Mektoub!... (cétait écrit!...)
Author: d'Octon, Paul Vigné, Eberhardt, Isabelle
Language: French
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BONNE NOMADE ***



  P. VIGNÉ D’OCTON

  Isabelle Eberhardt
  OU
  LA BONNE NOMADE

  d’après des documents inédits

  SUIVIE DE
  MEKTOUB!...
  (C’ÉTAIT ÉCRIT!...)
  ŒUVRE POSTHUME


  PARIS
  EUGÈNE FIGUIÈRE & Cie, ÉDITEURS
  7, Rue Corneille, VIme
  Bruxelles, 72, Rue Van Artevelde



Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays
y compris la Russie.



DU MÊME AUTEUR:


    Chair Noire, 1 volume.
    L’Éternelle Blessée, 1 volume.
    Au Pays des Fétiches, 1 volume.
    Fauves Amours, 1 volume.
    Le Roman d’un Timide, 1 volume.
    Terre de Mort, 1 volume.
    Les Angoisses du Dr Combalas, 1 volume.
    Les Amours de Nine, 1 volume.
    En Buissonnant, 1 volume.
    Les Universités nouvelles, 1 volume.
    Peyrottes, Poète et Potier, 1 volume.
    Petite Amie, 1 volume.
    Cœur de Savant, 1 volume.
    Journal d’un Marin, 1 volume.
    Siestes d’Afrique, 1 volume.
    Martyrs lointains, 1 volume.
    L’Amour et la Mort, 1 volume.
    Le Pont d’Amour, 1 volume.
    Les Petites Dames, 1 volume.
    Joseph Forestier, 1 volume.
    La Gloire du Sabre, 1 volume.
    Dans les Roses, 1 volume.
    Visions sahariennes, 1 volume.
    Pèlerin du Soleil, 1 volume.
    Les Impossibles Amours, 1 volume.
    La Sueur du burnous, 1 volume.


EN COLLABORATION AVEC LE PROFESSEUR RINGUET:

    Les armes pratiques: Sabre et épée, 1 volume.
    L’Escrime nouvelle avec un Code du duel, 1 volume.


Sous presse:

    Sabre de bois et pistolet de paille (Les bluffs du duel), 1 vol.
    L’Algérie. Requins et parias, 1 volume.
    Le roman d’un politicien, 1 volume.



DÉDICACE

A M. Claude Augé

Directeur du Dictionnaire Larousse


Votre publication, légitimement universelle, dément chaque jour la
parole de Balzac qui, si mélancoliquement, fit de la Gloire, le _Soleil
des Morts_.

Grâce, en effet, à votre inlassable clairvoyance, non seulement les
trépassés, mais encore nombre de vivants, avant d’aller au pays des
ombres, ont le bonheur de voir leur effort éclairé de cette tant douce
lueur.

Aussi, ce petit livre posthume d’Isabelle Eberhardt, si inespérément
retrouvé, vous est dédié afin que soit réparée l’injuste erreur commise
à l’endroit de la _Bonne Nomade_ qui, inspirée par son amour de l’Arabe
et du Désert, écrivit de belles œuvres attribuées, par votre
Dictionnaire, à un autre.

Il vous est dédié, afin qu’au plus tôt lui soit rendu le rayon de gloire
auquel elle a droit, et dont, involontairement sans doute, au profit de
cet autre, on la dépouilla.



ISABELLE EBERHARDT

OU

LA BONNE NOMADE

D’après des lettres et autres documents inédits.

            ... Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
            Pour partir: Cœurs légers, semblables aux ballons,
            De leur fatalité jamais ils ne s’écartent
            Et sans savoir pourquoi, disent toujours: Allons.

        Ch. BAUDELAIRE.


Le soir, par les temps clairs, dans les ravins perdus des Alpes, après
que s’est tu le bronze des cloches, les chevriers et les gardiens de
génisses, estivant loin des hameaux, entendent longtemps encore leurs
voix limpides, et écoutent, le cœur ému, les _Angelus_ que balancent
jusqu’à la nuit, sous les cieux déjà pleins d’étoiles, les échos et le
vent léger.

Ils écoutent, le cœur ému, ces _Angelus_ déjà morts, et ils croient
voir, comme s’ils ne les avaient point quittés, leur village et leur
clocher.

Et moi, par un phénomène semblable, longtemps après avoir lu le poète,
j’entends sa voix susurrer à mon oreille ces quatre vers où tient toute
la psychologie du vagabond.

Je les écoute, l’âme attendrie, et, chaque fois, avec une netteté sans
pareille, ils évoquent la silhouette de la douce Errante, pour laquelle
il me semble alors que Baudelaire les a chantés.

Oui, certes, Isabelle Eberhardt fut vraiment celle qui part pour
l’unique plaisir de prendre la route, de se griser d’air pur, de lumière
et de liberté. Fidèle à son destin, elle alla d’étape en étape,
souriante et sans savoir pourquoi, jusqu’à la dune d’or d’Aïn-Sefra où
la main de Dieu lui avait fait son lit pour son dernier sommeil.

Et c’est pourquoi, tandis que le quatrain nostalgique, sans trêve ni
répit, bourdonne à mes oreilles comme un essaim d’abeilles chimériques
qui butineraient les _Fleurs du Mal_, il me plaît d’évoquer ses traits
glorieux et de conter sa vie avec sincérité.

                                   *

                                 *   *

Enfant de l’amour, quand elle naquit dans la coquette villa de Meyrin,
un _Angelus_ égrenait sa plainte sur la colline génevoise, mais hélas!
c’était l’_Angelus_ des exilés.

Certains biographes peu scrupuleux, non contents d’avoir mis la main sur
son œuvre, ont encore, pour je ne sais quel motif, par ignorance
peut-être, maquillé et tripatouillé tout ce qui touche à sa vie. Nous ne
ferons pas comme eux. De même que nous éditons, sans en changer une
virgule, l’œuvre qu’un hasard bien heureux mit en nos mains, de même
nous dirons ici, sur sa trop courte existence, tout ce que nous savons
de vérité.

Pourquoi des scrupules? Pourquoi des légendes, quand, comme on en jugera
tout à l’heure, la réalité est plus belle encore? Et puis la morte
d’Aïn-Sefra, n’est-elle pas maintenant entrée dans l’histoire littéraire
de notre pays?

                   *       *       *       *       *

Donc, ainsi que cela résulte des registres de l’état-civil par nous
consultés, Isabelle d’Eberhardt, est née à Genève, en 1877, de dame
Nathalie-Dorothée-Charlotte d’Eberhardt, âgée de trente-six ans et de
père inconnu.

Oui, de père inconnu, comme Alexandre Dumas, et à Genève, comme
Jean-Jacques Rousseau.

Grande, très grande dame, cette Nathalie d’Eberhardt, issue de la plus
vieille noblesse russe et dont la vie orageuse, la psychologie
tourmentée eussent séduit Balzac, le Balzac de la _Femme de Trente ans_,
du _Curé de Village_, de _Béatrix_ et du _Lys dans la Vallée_. Car il y
eut, en cette femme remarquable, à la fois de Camille Maupin, de Mme de
Mortsauf et de Julie d’Aiglemont. C’est au milieu d’elles qu’eût été sa
place dans la galerie des héroïnes balzaciennes si fortement cataloguées
par Paul Flat. Pour sa beauté sans rivale, des diplomates se battirent à
Moscou et à Saint-Pétersbourg, des officiers de marine s’exilèrent dans
les mers des Indes, et l’un d’entre eux s’y noya de désespoir, sachant
bien qu’elle ne serait jamais infidèle à celui qu’elle aimait alors.

J’ai sous les yeux, en écrivant, une photographie d’elle et un pastel
qui ne manque pas de mérite, signé d’un peintre russe inconnu.

Dans la première, elle est âgée de vingt-trois ans; et elle avait
atteint la trentaine, quand l’artiste, sous le costume des femmes de
l’Appenzell, fixa ses traits.

Ces deux images se complètent et témoignent de leur respective fidélité.
Et elles sont l’expression extraordinairement vivante de cette beauté
régulière, limpide, faite de douceur et de fierté, pétrie de brume et de
soleil, assez fréquente chez les femmes de la Russie méridionale, où
l’Orient risque déjà son sourire d’or.

                   *       *       *       *       *

Dans les deux portraits, elle est coiffée comme Scopas faisait coiffer
les modèles de ses déesses.

Partagés en leur milieu, ses cheveux fins et cendrés ondulent en boucles
heureuses, sur son front moyen, pas très large, et modelé de façon
parfaite comme celui de la _Vénus de Milo_.

Sous les paupières qu’alourdissent, peut-être, des rêves d’amour, les
yeux s’ouvrent très larges, montrant toute la franchise d’une âme que
les hypocrisies sociales révoltèrent jusqu’au dernier jour. La flamme
des pensées généreuses éclaire la fixité troublante de son regard, et
l’impression que ce regard laisse au vôtre est un mélange de passion et
de bonté.

Si les narines frémissent de voluptés inconnues, l’on prête l’oreille
aux paroles de tendresse et d’humanité qui vont tomber de ses lèvres si
joliment sinueuses et entr’ouvertes à demi.

Telle quelle, cette figure vous remue jusqu’au fond de l’âme, comme les
plus vivantes de celles que le génie hellénique sculpta dans le
Pantélique ou le Paros.

                                   *

                                 *   *

«... Monsieur, tout cela n’est que du papier, de la toile et de la
couleur, tout cela n’est que de la matière tristement inanimée. C’est la
rose, Monsieur, la rose glorieuse et frissonnante couchée pour toujours
dans un herbier. Mais combien plus belle, quand, pleine de vie et de
santé, elle respirait l’air du bon Dieu...»

                   *       *       *       *       *

Et j’entends encore soupirer à mon oreille le vieux proscrit, le Russe
devenu Français, à qui je dois tout ce que je vais dire d’elle et aussi
d’avoir ces deux incomparables documents sous les yeux.

«... Oui, Monsieur, nul, vous m’entendez, nul de ceux qui approchèrent
Nathalie, quel que fût son âge et à quelque rang social qu’il appartînt,
ne put pas ne pas l’aimer; que dis-je? ne pas l’adorer comme un moujik,
l’icône de sa sainte préférée.»

Elle était belle comme ne le fut jamais, et comme ne le sera jamais une
créature pétrie par la main de Dieu. Elle était belle à vingt ans et
plus belle encore à trente. La quarantaine passa sans la flétrir, et je
suis sûr qu’elle était belle infiniment quand sa fille Isabelle lui
ferma les yeux. Car, croyez-le bien, Nathalie était de celles que la
mort ne peut enlaidir.

Et bonne, Monsieur, bonne à s’ôter le pain de la bouche et à se
dépouiller de ses bijoux pour soulager les malheureux.

Ils étaient nombreux dans la province lointaine où, jeune fille, elle
vivait près des siens, grands propriétaires terriens, et pourtant, grâce
à elle, grâce à sa générosité inlassable qui tenait en perpétuelle
haleine la bonté de son père et de sa mère, nul, aux alentours du vaste
domaine, ne souffrit jamais de la faim.

Une année de très cruelle famine, comme il y en avait beaucoup en ce
temps-là, où elle entrait à peine dans ses quinze ans, elle allait à
cheval du soir au matin, courant la campagne, s’arrêtant devant les
maisons des paysans les plus éprouvés, et distribuant du pain qu’elle
achetait avec l’argent destiné à ses propres colifichets.

Et de la voir si jolie, si svelte, si lumineuse et si blanche sur sa
cavale de l’Oural, beaucoup croyaient à quelque bonne fée sortie des
bois pour les arracher au fléau. Même dans les isbahs les plus modestes,
il y avait, clouées au mur, des icônes d’une attendrissante naïveté,
représentant une jeune sainte, presqu’une enfant dont le front était
auréolé d’un nimbe d’or. Et des créatures plus naïves encore,
agenouillées devant elle, murmuraient d’une voix tremblante: «Sainte
Nathalie, petite sainte de notre campagne, qui êtes si bonne pour nous,
intercédez auprès de Dieu pour que finissent ces tristes jours...»

Et plus tard, Monsieur, à Genève, pendant les longues années de l’exil,
non seulement sa villa fut toujours ouverte à tous les malheureux de sa
patrie, mais les infortunés du village ne s’adressèrent jamais vainement
à sa bonté. Telle était sa discrétion qu’il fallut son brusque départ de
Suisse pour en connaître la mesure, aux larmes que versèrent les paysans
de Meyrin, dont elle était devenue la bonne Dame, comme elle fut la
Madone de ses moujiks.

Ah! j’entends bien ce que me dit votre regard plein d’une curiosité
attristée! Oui, cet exil volontaire de sa part, on le lui a reproché
comme la faute capitale de sa vie. Et cela prouve tout simplement, une
fois de plus, la profonde injustice de nos conventions sociales ou
plutôt la bêtise méchante de nos mensonges sociaux.

Oui, à cette femme dont l’âme généreuse connut toutes les fiertés,
toutes les délicatesses, toutes les bontés, on a fait un crime de ce qui
constitue justement son plus beau titre à l’admiration de ses amis.
Rares sont celles, parmi les mieux douées du côté du cœur, qui eussent
été capables d’accomplir ce qu’on reproche à Nathalie d’Eberhardt. Et
vous aviez raison tout à l’heure, de voir en elle une des plus
touchantes héroïnes de Balzac. Nul doute, en effet, que si le grand
romancier avait connu ces pages les plus incriminées de sa vie si
tourmentée, il n’eût ajouté un autre beau livre à ceux qu’il nous a
laissés.

Tourner le dos à la plus opulente fortune, abandonner le mari beau,
puissant, titré, glorieux même, qui la possédait, s’arracher à une vie
de plaisirs et d’élégances, quitter un milieu aristocratique où elle
était adulée comme une reine, pour suivre, dans la solitude et l’exil,
un homme d’une fortune médiocre, sans jeunesse et sans beauté, et cela
parce qu’elle partageait, au fond du cœur, son idéal de réparation et de
rénovation sociales, sa haine implacable de la tyrannie.

Ce fut, en effet, le crime par lequel Nathalie d’Eberhardt scandalisa
toute l’aristocratie russe d’alors.

Crime glorieux, en vérité, et après lequel, moi qui vous parle, à
l’encontre de beaucoup d’autres, j’ai senti redoubler l’admiration que
j’eus toujours pour la beauté de sa personne et la noblesse de son cœur.

Certes, je n’ignore point qu’elle ne fut pas la seule et que les
partis révolutionnaires de cette grande et malheureuse Russie
s’enorgueillissent d’abnégations analogues et de semblables dévouements.
D’autres jeunes femmes et jeunes filles belles et heureuses comme
Nathalie, ont dit un suprême adieu à leur famille, à la félicité
paisible du foyer, pour suivre le terrible destin d’un proscrit, et s’en
aller avec lui, le sourire aux lèvres et la haine du despote au cœur.

Cela est vrai. Mais, et c’est dans ce _mais_, que le génie de Balzac
eût, à coup sûr, trouvé son chef-d’œuvre, tandis que la plupart, pour ne
pas dire toutes ces héroïnes de mon pays, aimaient passionnément l’homme
avec lequel elles s’exilaient. Nathalie d’Eberhardt adorait son mari, le
général de Moërder, et de son amant elle n’appréciait que la noblesse de
sa pensée, sa science, son talent et la grandeur de son idéal. Les
autres partaient de l’amour pour aboutir à l’anarchie militante; un peu
d’égoïsme était donc au fond de leur sacrifice; tandis que celui de
Nathalie reste d’une absolue et surhumaine pureté.

Le général était beau, je le répète, et tous les sourires de la vie
éclairaient cette beauté. Le proscrit ne l’était pas et toutes les
menaces de l’exil pesaient sur lui.

Le général était doué d’une robuste santé: le proscrit fut un
valétudinaire jusqu’à sa mort.

Nathalie n’hésita pas, et abandonnant le premier à sa fortune et à sa
gloire, elle se fit la garde-malade du second et le soigna jusqu’à sa
mort, qui survint peu après la naissance d’Isabelle en exil.

                                   *

                                 *   *

Ce que fut Alexandre Trophimowsky, son oncle qui la recueillit après la
mort de l’être cher, et devint le véritable père spirituel d’Isabelle
Eberhardt, je vais vous le dire en quelques mots:

Un savant modeste, un homme doux, un noble cœur.

Enfant, il fut aimé de notre grand Tourgueneff qui fréquentait dans sa
famille et que sa jeune intelligence émerveillait.

A quinze ans, un triste hasard le fit assister au châtiment d’un pauvre
hère, coupable d’avoir médit du général-gouverneur et que l’on knouta
jusqu’à la mort. Il s’évanouit et tel fut l’ébranlement de son système
nerveux d’éphèbe, que, quelques jours après, il fut atteint par une
fièvre typhoïde de laquelle il faillit mourir.

Deux ans plus tard, par un autre hasard, il se trouva sur la route où
passait une lamentable équipe de révoltés se dirigeant, menottes aux
poings et escortés par des cosaques, vers la Sibérie. Son émotion fut
non moins profonde, et il tomba malade à nouveau.

Cette émotivité douloureuse ainsi mise en branle par les atrocités du
tzarisme, il la garda jusqu’au dernier de ses jours. Et il va dès lors
sans dire que dès ce moment, tandis que les germes du mal physique
s’enracinaient en l’adolescent, la semence féconde du nihilisme
pénétrait en son cerveau.

Plus tard, parmi ses nombreuses et illustres amitiés, il compta celle de
Dostoiewsky et de Nicolaï Gogol.

Voici, Monsieur, un exemplaire des _Cosaques de l’Ukraine_, où, sur la
feuille de garde, vous pouvez lire, écrite de la main même de l’auteur,
cette dédicace plus éloquente que toutes les apologies:

    A Alexandre Trophimowsky,

    Au savant qui dissimule sa science,
    à l’ami sûr qui cache ses vertus comme
    d’autres cachent leur ignorance et leurs
    vices, son humble et dévoué.

    NICOLAÏ GOGOL.

Et voici maintenant un exemplaire de la _Puissance des Ténèbres_, où se
lisent ces lignes qui attestent non moins chaudement ce que fut l’oncle
de Nathalie d’Eberhardt:

    A Alexandre Trophimowsky,

    En souvenir des jours lointains où
    j’acquis un peu de bonté au contact
    de son noble cœur.

    DOSTOIEWSKY.

Combien d’autres témoignages de ce genre, écrits par les plus grands
maîtres de la pensée russe sur des œuvres qui ne mourront pas,
Trophimowsky tenait enfouis dans sa bibliothèque de Meyrin!

                                   *

                                 *   *

Et maintenant voulez-vous savoir comment je suis devenu possesseur de
ces deux-ci. Ecoutez et vous connaîtrez un peu plus ce que valait le
cœur de mon vieil ami.

C’était au début de son exil, peu après avoir quitté la Russie; avant de
se fixer à Genève, il décida de rester quelque temps à Paris, où son
intention était d’achever un travail, par lui commencé, sur l’_état de
l’enseignement scientifique et philosophique en Europe pendant la grande
Révolution_.

Les ressources de la Bibliothèque Nationale et des Archives lui étaient
indispensables, et il voulait aussi, pendant ce temps, suivre les cours
de la Sorbonne et du Museum où professaient deux de ses amis.

Lorsqu’il y arriva, je me trouvais moi-même à Paris, depuis quelque
temps, avec un groupe d’autres proscrits presque tous comme lui, et
comme moi, anciens étudiants de l’Université de Moscou.

Sur mon conseil, il descendit, avec sa valise et quelques malles pleines
de livres, dans un petit hôtel de la rue de Vaugirard, à côté de
l’Odéon. La plupart d’entre nous et moi-même habitions tout près, dans
les parages des Gobelins.

Sans être richissime, comme certains le croyaient, Trophimowsky
possédait une fortune fort enviable, dont il avait, dès lors, la pleine
jouissance, tous ses parents étant morts. Très sobre, d’une simplicité
antique, solitaire et quelque peu misogyne, il consacrait la presque
totalité de ses importantes ressources à ses études et surtout au
soulagement de ses frères en révolution. Il fut vraiment la Providence
de notre groupe, lequel, à de très rares exceptions près, dont la
mienne, ne comptait que des militants peu fortunés. Je dois vous dire,
en effet, que ma famille me faisait tenir secrètement, mais avec
régularité, des subsides suffisants pour que je puisse, moi aussi, venir
en aide à mes compagnons d’exil.

Mais il arriva que la police russe eut vent de ces envois, et somma
brutalement mon père, haut fonctionnaire de l’Etat, de les cesser
immédiatement sous peine de destitution.

Surveillé moi-même de plus près, je dus, dès lors, prendre mes
dispositions pour quitter Paris et me réfugier en Suisse dans le plus
bref délai.

Mais pour entreprendre ce voyage et effectuer ce déplacement, il me
fallait de l’argent. Or, la caisse de notre petit groupe était vide et
il ne me restait plus un sou vaillant. Sans hésiter une minute, je cours
rue de Vaugirard, exposer ma situation à Trophimowsky, et lui demander
les roubles qui m’étaient indispensables pour échapper à l’inquisition
policière dont j’étais l’objet, et dont ne tarderaient certainement pas
à souffrir mes compagnons.

Il faut croire que j’inaugurais une série noire, car je trouvai mon ami,
que je n’avais pas vu depuis plusieurs semaines, aux prises avec des
embarras pareils aux miens, non pas du côté sécurité, mais au point de
vue argent.

La faute en était, si ma mémoire est fidèle, au notaire qui détenait
encore en Russie sa fortune et qui, par excès de dévouement pour lui, se
montrait d’une extraordinaire et fâcheuse timidité, effrayé par la
surveillance policière dont il se croyait l’objet.

Bref, Trophimowsky me laissa parler, puis à ma demande d’argent, il ne
répondit pas un mot, mais se leva, ouvrit devant moi tous ses tiroirs
vides et m’embrassa en pleurant. J’étais fixé et je l’étais d’autant
mieux que j’avais aperçu, au coin de sa table de travail, avant qu’il
eût le temps de les cacher, un petit morceau de saucisson et un croûton
de pain, tout ce qui lui restait pour manger ce jour-là et le lendemain.
Les yeux mouillés, moi aussi, et oubliant ma propre détresse devant
celle de mon ami, j’allais partir sur une fraternelle poignée de main,
mais il me retint, me fit asseoir:

--Il faut tout de même que tu partes, dit-il, et dès ce soir, il y va de
ta sécurité personnelle autant que de celle de nos amis.

Et tout en murmurant cela, il ouvrit une de ses malles, y fouilla avec
des précautions infinies, et en sortit les deux livres que je viens de
vous montrer.

Il les mit dans mes mains et s’assit devant son bureau:

«Ecoute bien, reprit-il, les indications qu’il me reste à te donner. Tu
iras tout de suite au boulevard Saint-Michel, à tel numéro, tu monteras
au troisième, porte à gauche, et tu demanderas à la bonne qui viendra
t’ouvrir, Monsieur C..., de la part de Monsieur A. Trophimowsky. Tu
seras introduit de suite auprès de ce vieillard, qui est un des
bibliophiles les plus réputés, le plus riche peut-être de Paris, et qui
raffole de nos écrivains: tu lui remettras la lettre que je vais écrire,
tu prendras les trois cents francs qu’il te donnera et, dès cette nuit,
ayant ramassé tes hardes, tu fileras par le premier train.»

Et, sous mes yeux, Trophimowsky écrivit ceci:

«Monsieur, j’ai réfléchi, et vous envoie les deux livres par le porteur
auquel vous remettrez les trois cents francs que vous avez bien voulu
m’offrir.»

Pendant qu’il signait:

«Non, fis-je, en déposant les volumes sur la table, je ne porterai pas
cette lettre à Monsieur C... Du moment que toi-même, plutôt que de te
défaire de ces précieux livres, tu préfères souffrir la faim, je ne vois
pas pourquoi je n’en ferai pas autant.»

Il répliqua sèchement et d’une voix qui ne supportait pas la
contradiction:

«Ce n’est pas la même chose, dans mon cas il ne s’agit que de mon
bien-être, ma personne n’étant en rien menacée; dans le tien il y va du
salut de nos amis. Pour eux autant que pour toi, je consens ce
sacrifice: fais-moi donc la grâce de m’obéir en tous points.»

Je repris les livres, et dissimulant mes larmes ainsi que lui cachait
les siennes, je sortis. Comme je passais dans la petite rue
Monsieur-le-Prince pour gagner le boulevard Saint-Michel, mon attention
fut attirée par un carré de papier blanc collé sur la porte d’une
modeste gargote d’étudiants.

Je m’en approchai machinalement et je lus:

«On demande pour tout de suite un plongeur. Vingt francs par mois et la
nourriture. Très pressé».

Merci, Seigneur, voilà le salut, pensai-je aussitôt. Je coupe ma barbe,
j’endosse un costume de marmiton, je dépiste ainsi la police qui ne
songera pas à me chercher, moi, le fils d’un puissant seigneur, dans le
sous-sol de cet infime restaurant, je gagne ma vie en attendant des
jours meilleurs, et aussi de quoi empêcher ce brave Trophimowsky de
mourir de faim, tout en lui sauvant les deux livres, auxquels il tient
plus encore qu’à son estomac.

Et tout cela fut aussitôt accompli que conçu.

Une heure après, rasé comme un garçon de café, et en costume de
plongeur, de mes mains blanches qui n’avaient jamais manié que la plume
du journaliste, je rinçais la vaisselle d’un restaurant à douze sous la
portion.

Je restai là trois semaines sans donner signe de vie à mon ami, tout en
lui faisant parvenir chaque jour quelques reliefs de ma cuisine et du
pain, toutes choses qu’il croyait lui être envoyées par quelqu’un de nos
groupements secrets.

Enfin, lorsque j’eus acquis la conviction que la police avait
complètement perdu ma piste, je vins le trouver, et, triomphalement lui
rapporter les deux bouquins en lui contant ma petite histoire par le
détail.

Je n’avais pas achevé, qu’il m’embrassait et sanglotait comme un enfant.

--Ami, me dit-il, ces deux livres sont à toi. Garde-les comme le
souvenir le plus précieux qu’un ami puisse donner à son ami.

Et avec un sourire dont s’illuminait ses yeux mouillés:

--Mais pourquoi, oui, pourquoi n’être pas venu me voir avant de
t’imposer cette corvée qui a dû être bien rude pour toi. Oh! dès le
lendemain même du jour où je t’ai remis ces livres, j’ai su que tu ne
les avais pas apportés à Monsieur C... Figure-toi, en effet, que j’ai
reçu de mon notaire trois mille roubles ce matin-là, et naturellement,
je me suis précipité boulevard Saint-Michel, pour essayer de les ravoir.
Dès lors, sans rien connaître de ton aventure, j’ai deviné que tu étais
à Paris, que tu n’avais pas vendu les livres, et aussi que tu m’envoyais
ce qu’il me fallait pour ne pas mourir de faim; car toi seul,
m’entends-tu, toi seul, connaissais ma détresse du moment. Je t’ai
cherché partout, sauf, bien entendu, dans la cuisine de ton gargotier.

Je voulus encore une fois déposer les deux livres sur sa table, mais il
se fâcha, et toujours pleurant et riant:

--Je te supplie de les garder, car il me sera plus doux encore de les
savoir en tes mains que de moi-même les posséder.

Je sortis donc, emportant les livres et mesurant, à la grandeur de son
cadeau, la profondeur de son amitié.

Vous comprenez maintenant que j’y tienne comme au trésor le plus
précieux. J’ai, de même que tous les proscrits, beaucoup souffert. J’ai
subi les pires malheurs de l’exil; j’en ai connu les plus affreuses
détresses, et possédant des milliers de roubles de rentes, il y eut de
nombreux jours où me manquèrent les deux sous de mon petit pain.
Aujourd’hui, bien qu’ayant passé la septantaine, et encore pourvu de ce
qu’il faut pour attendre la mort en paix, j’aimerais mieux souffrir à
nouveau la faim, comme à trente ans, que de vendre, au poids de l’or,
ces deux bouquins.

Quelques semaines après ce moment inoubliable de notre vie à Paris, nous
partions ensemble pour la Suisse, que nous ne devions plus quitter. On
nous y laissa vivre en paix; de notre côté, d’ailleurs, nous mîmes
lentement et pour toujours une sourdine à notre activité
révolutionnaire, pris que nous fûmes par la passion de l’étude, par le
nouveau foyer que tous deux nous nous créâmes à Genève et aussi conquis
par le nouvel évangile de Tolstoï qui, déjà, prêchait la résignation aux
révoltés du monde entier.

Mais, puisque je suis à vous parler du plus cher de mes amis, avant de
quitter ce chapitre de sa vie et de la mienne, laissez-moi vous dire
combien, à cette rude époque qui précéda et suivit la guerre
franco-allemande, l’existence des fugitifs et des proscrits russes à
l’étranger, était plus dure et plus difficile qu’aujourd’hui. D’une
part, l’entente des tyrans européens avait su créer une police
internationale de premier ordre et dont la vigilance ne connaissait pas
la fatigue, soutenue qu’elle était par d’incalculables fonds secrets, et
d’autre part, les moyens de locomotion plus rares rendaient les
déplacements peu faciles: nous-mêmes étions moins nombreux, plus aisés à
surveiller, et il fallait d’incessants miracles pour lui échapper.

Et ces miracles-là, nous les accomplissions quand il le fallait. Oui,
Monsieur, nous avons tous poussé les audaces de la pensée
révolutionnaire jusqu’à un point que les militants de l’heure présente
ne dépassèrent jamais.

Vous considérez l’antimilitarisme, l’antipatriotisme, la haine ouverte
du drapeau et de l’armée comme les théories les plus osées qu’ait risqué
l’esprit rénovateur d’aujourd’hui; eh bien, sachez-le, votre Gustave
Hervé pissait encore dans son berceau, si j’ose m’exprimer ainsi, et y
faisait ce dans quoi il proposa plus tard de planter vos trois couleurs,
que nous avions, nous, jugé les nôtres ainsi que les drapeaux de toutes
les nations comme dignes seulement de balayer la boue des cloaques, et
la fiente des égouts. Lisez, Monsieur, ce que l’un de nous écrivait et
ce que nous imprimions en langue russe, dans une petite feuille que nous
appelions: _Le Knout_:

«... C’est ça, l’Empire des Tzars, gouverné, depuis des siècles, par des
bandits, des ivrognes et des fous; ça l’Empire d’Allemagne, qu’une
lignée de soudards cancéreux mène la cravache à la main; ça l’Empire
français, que dirige un loufoque criminel; ça le trône d’Angleterre, sur
lequel une matrone cupide et niaise assied son derrière engraissé par
toutes les famines des Indes...

»Oh! misère... misère, de notre pauvre humanité, quand donc voudras-tu
nous abandonner?...

»Incroyable vraiment que, depuis les temps historiques et même avant,
depuis qu’il y a des révoltés, il n’y ait rien de changé sur cette fange
arrondie, que des milliards de créatures, prétendues intelligentes et
raisonnables, se laissent toujours gouverner par des fantoches imbéciles
où sanguinaires, plus souvent les deux à la fois! Qu’elles s’inclinent
niaisement devant des idoles et qui pis est devant de soi-disant
symboles, fruits amers de l’humaine stupidité.

»Quoi qu’il dise et quoi qu’il fasse, comme un fellah des époques
pharaoniques ou un Hindou du Rig-Véda, l’homme d’aujourd’hui croit à
Dieu. Il est resté la brute religieuse dont parle Platon. Le fantôme du
Divin a imprégné sa cervelle pour toujours; l’eau qui la baigne sous les
méninges est de l’eau lustrale, et elle circule tout au long de sa
moelle, provoquant des réflexes rituels.

»La passion du Dogme (avec un grand D) est plus nécessaire à sa vie
morale que ne le sont à son existence physique les battements de son
cœur.

»Il s’éteindrait et avec lui mourrait sa race--ce qu’il faut peut-être
souhaiter--si, par la ruse ou par la force, il ne pouvait imposer à ses
semblables ce qu’il croit la vérité.

»Voyez plutôt, après la tyrannie du moine, se dresser à l’horizon la
tyrannie non moins insolente et nauséabonde du franc-maçon.

»Comme il y a des siècles et des siècles, et avec autant d’ardeur, il
courbe la tête et délire devant un chiffon versicolore qu’il appelle le
drapeau et avec lequel--tant il est sali de honte--un homme propre,
intelligent et honnête ne se devrait même pas torcher le c...

»La folie que cette loque imbibée de sang, déchaîne en son âme, quand
ses maîtres l’agitent devant lui, est plus épouvantable et plus cruelle
que jamais. Les guerres des temps passés ne sont que des berquinades,
près des contemporaines tueries.

»Même en temps de paix, et pour la préserver, cette guenille innommable,
à peine digne de balayer les cloaques et les égouts, de ce qu’il appelle
le déshonneur, il s’impose des sacrifices écrasants, dont une partie
suffirait à tirer de la misère et de l’ignorance la moitié du genre
humain, et il ne rêve que machines capables de détruire en quelques
heures l’autre moitié.

»Passe encore, ô homme du XIXe siècle, en train de mourir comme les
autres dans l’ignominie, passe encore que tu restes éternellement la
Brute religieuse, rituelle et dogmatique, qui s’aplatit devant le
triangle maçonnique ou la croix du Nazaréen, on ne s’extermine plus
guère pour Dieu, on se contente de se déshonorer en son nom. Mais que tu
persistes à être le bandit des siècles de fer, dénommant son repaire:
_La Patrie_, que derrière tes frontières, comme le voleur et l’assassin
dans leur caverne, tu n’aies qu’un but, un idéal: l’emporter sur ton
voisin, le tuer, le piller et le voler pour t’agrandir, voilà certes qui
est fait pour pousser au désespoir les hommes intelligents...»

Lisez et relisez ces lignes, Monsieur, songez ensuite qu’elles furent
écrites et imprimées voici plus de quarante ans, par des hommes que
traquait sans trêve la police dont je viens de vous parler, songez
encore qu’après avoir ainsi rédigé et tiré à plus de cent mille
exemplaires sur du papier à chandelle, au fond d’une cave, dans un
quartier ouvrier de Genève, le _Knout_, un placard bi-mensuel, d’autres
hommes en prenaient de lourds ballots et, risquant mille fois leur vie,
gagnaient la frontière russe, pour les remettre à ceux qui les
attendaient. Réfléchissez à tout cela et dites-moi ensuite si les
«insurrectionnels» d’alors ne valaient pas ceux d’aujourd’hui et si, au
point de vue de la hardiesse et de l’éloquence, les premiers ne
l’emportaient pas de beaucoup sur les seconds.

Cependant, pour l’exactitude de votre étude biographique sur Isabelle
Eberhardt et sa famille, je dois vous dire que Trophimowsky ne fut
jamais parmi les violents des révoltés en exil. Il n’était d’ailleurs
pas, ainsi que je vous l’ai indiqué, un véritable banni, un réfugié
politique, comme la plupart d’entre nous. Il n’avait jamais comparu
devant les tribunaux de l’Empire: aucune condamnation, par conséquent,
ne pesait sur lui. Toutefois, pendant sa vie d’étudiant et après, il
avait à maintes reprises manifesté des idées libérales fortement
hostiles au tzarisme et n’avait pas dissimulé ses nombreuses amitiés
dans les milieux révolutionnaires de ce temps-là. Et c’est pourquoi,
sans encore l’inquiéter sérieusement, la police politique le surveillait
depuis longtemps et de fort près. C’est pour échapper à cette
inquisition de plus en plus gênante et aussi pour protester hautement
contre les oppresseurs de son pays qu’il s’était volontairement exilé.

L’atmosphère empuantie de Moscou et de Pétersbourg lui étant devenue
insupportable et sa situation de fortune le lui permettant, il avait
voulu respirer l’air plus salubre du Léman.

Je m’empresse d’ajouter qu’il partit à temps, car, ainsi qu’il l’apprit
peu après son arrivée, les policiers, ayant eu vent de sa correspondance
avec certains de ses amis, réfugiés en Suisse, se disposaient à
perquisitionner chez lui et probablement à l’arrêter.

Les difficultés qu’éprouva son notaire pour lui faire tenir une partie
de sa fortune, lui montrèrent suffisamment qu’il avait eu raison de
changer d’air.

A cet exil bénévole, à ses amitiés révolutionnaires et à la générosité
touchante dont il fit preuve à leur endroit, se bornèrent ses
agissements. Il n’écrivit jamais dans le _Knout_, qui n’eut d’ailleurs
que dix numéros, aujourd’hui introuvables, même au poids de l’or, ni
dans les autres feuilles propagandistes d’alors.

Son esprit allait plutôt vers les doctrines spéculatives de la
révolution, sur lesquelles il noircit beaucoup de papier sans jamais
rien publier.

C’est ainsi qu’il écrivit à Genève d’abord, puis à Meyrin, une
_Psychologie de l’Autocrate_ et une _Psychologie du Révolté_, dont il
lisait, de temps à autre, quelques pages aux amis qui venaient le
visiter.

Tous en gardaient l’impression que jamais pensée plus puissante et plus
virile ne fut servie par une forme plus séduisante, et nul d’entre nous
ne le quittait sans l’avoir instamment supplié de livrer au public ces
fruits de sa vie laborieuse et de ses incessantes méditations.

«Plus tard, plus tard, répondait-il sans lassitude, il y a beaucoup à
retoucher.»

Que sont devenus ces manuscrits et aussi celui d’un _Essai sur le
suicide_, et encore celui d’une massive et substantielle étude _Sur les
tyrans de l’Hellade_, deux chefs-d’œuvre d’audacieuse érudition? Je
l’ignore, hélas! car alors que mourut mon pauvre ami, je voyageais
depuis trois ans, hors de Suisse, pour oublier ma solitude et la mort de
ma chère enfant.

Les plus impétueux et les plus intransigeants d’entre nous n’en
professaient pas moins pour ce grand savant, si simple et si bon, une
profonde vénération.

C’est dans sa _Psychologie du Révolté_ et dans son _Essai sur le
Suicide_, que le groupe des plus virulents qui furent les premiers
terroristes, avaient puisé l’idée d’une association tendant à colliger
l’effort ultime des désespérés de la vie, à l’utiliser en le dirigeant
contre la vie des tyrans et de leurs collaborateurs les plus actifs. Le
principe était: L’instinct de la conservation dont l’homme est affligé
vaut plus, pour la sauvegarde matérielle de ses oppresseurs, que les
meilleures cottes de mailles et que les cosaques les plus dévoués. Celui
qui a fait le sacrifice de la vie et plus particulièrement celui qui
s’en trouve ainsi chassé par l’égoïsme et la cruauté de la société
présente, est susceptible de devenir, pour cette dernière, mille fois
plus dangereux que les plus hardis militants, dont l’audace est bridée
par la vision de l’échafaud ou du peloton d’exécution.

On devait donc rechercher partout où faire se pourrait, ces malheureux,
les recueillir, les initier rapidement aux meilleures méthodes
terroristes, insuffler à leur désespérance une haine suffisante de ses
causes, et enfin, leur mettre aux mains le moyen de se venger avant de
mourir, en bien précisant un but à leurs coups.

Trophimowsky ignora toujours l’existence de cette Association quasiment
restée d’ailleurs à l’état de projet, et il ignora aussi que, de ses
études spéculatives, en avait pu sortir l’idée.

Toutefois, bien qu’à la veille de mourir, je n’en persiste pas moins à
croire qu’il y a là, pour la puissance et l’avenir du terrorisme, une
mine précieuse à exploiter.

Tandis que je m’installais définitivement à Genève, Trophimowsky,
accompagné de Nathalie, en proie à la douleur profonde de son veuvage,
errait encore, pendant de longs mois, à travers la Suisse et l’Italie,
car on ne savait auquel de l’oncle ou de la nièce, était échue l’humeur
la plus vagabonde, ou pour mieux dire, tous les deux possédaient au même
degré ces instincts nomades dont, par sa mère, devait hériter Isabelle
Eberhardt.

Ils allaient donc de Lausanne à Berne, de Berne à Bâle, de Bâle à Zurich
et Lucerne, estivant en Herzégovine, promenant leurs automnales rêveries
sur les rives aimables du lac Majeur, descendant jusqu’à Florence et
Rome pour hiverner à Naples, Palerme et visiter la riante Trinacrie.

Cependant, ils nous revenaient toujours invinciblement attirés par le
charme du lac Léman. Mais pour les retenir et les fixer à Genève,
d’abord, puis à la villa de Meyrin que Trophimowsky ne tardait pas à
acquérir, il fallut une assez grave maladie d’Isabelle, alors âgée de
cinq ans, de cette troublante Isabelle, dont vous avez entrepris
d’éditer l’œuvre inconnue et de narrer la si courte et poignante vie, ce
à quoi je voudrais, Monsieur, vous aider de mon mieux.

Quand Isabelle naquit, j’étais moi-même, depuis quatre ans, père d’une
charmante fillette qui devait être sa meilleure amie, comme j’étais le
plus fidèle intime de ses parents. De sa prime enfance, tout ce que je
puis vous dire, c’est qu’elle était laide, très laide même, et que ses
parents se montrèrent fortement impressionnés de cette disgrâce dont ils
cherchèrent la cause en vain, Nathalie étant, comme je vous l’ai dit, la
beauté même incarnée et son père, qui mourut d’ailleurs peu de temps
après la naissance d’Isabelle, n’ayant, dans ses traits, rien de laid,
voire de simplement disgracieux.

Or, voici qu’après cette sérieuse maladie et vers la fin de ses six ans,
ce qui arrive quelquefois, mais jamais à ce point-là, comme si une bonne
fée avait soufflé sur son visage pendant son sommeil, Isabelle se mit à
devenir, un peu chaque jour, une jolie, gracieuse et avenante fillette
promettant d’être ce qu’elle devint, en effet, vers ses seize ans, une
jeune fille charmante sans être belle, à la fois robuste et fine,
infiniment distinguée, attrayante et cent fois plus désirable, enfin,
que beaucoup d’autres, au visage desquelles la nature prodigua des soins
raffinés.

Elle ressemblait peu à son père, mais beaucoup à Nathalie et à son
grand-oncle, dont elle eut dès lors l’intelligence très vive, tandis
qu’elle empruntait à sa mère son activité dévorante et l’inquiète
mobilité de son esprit.

Vous ai-je dit qu’à la mort du père d’Isabelle, Trophimowsky s’était
épris, pour sa petite nièce, d’une vraie passion paternelle, tandis que
Nathalie, tout en la chérissant beaucoup, gardait, sans cependant le
laisser paraître, toutes ses préférences au jeune Augustin de Moërder,
son autre fils, lequel était un fort bel enfant.

Mais, en revanche, le frère et la sœur s’aimèrent, dès cette époque,
d’un profond amour qui arracha souvent des larmes très douces à leurs
parents.

De son grand-oncle, Isabelle eut aussi cette avide et insatiable
curiosité de l’esprit, qui la faisait passer des journées entières et
des nuits dans la bibliothèque de la villa, où elle lisait, à se rendre
aveugle et indifféremment tous les livres qui tombaient sous sa main
fiévreuse, au petit bonheur. Science, histoire, philosophie,
littérature, d’imagination, vers et prose, elle dévorait tout, sans
arriver à satisfaire cette effrayante boulimie de son cerveau.

Trophimowsky ne fit jamais rien pour réformer cette avidité, qui fut la
sienne en ses jeunes ans, et, comme on avait fait pour lui-même, il n’en
limita pas davantage le champ.

N’allez pas croire pour cela qu’il se désintéressât de cette créature si
chère, en laquelle il retrouvait à la fois, avec un tressaillement de
joie, les traits de son propre visage et son âme d’adolescent. Bien loin
de là, mais sans en rien laisser paraître et sans qu’Isabelle elle-même
s’en doutât, il la regardait croître en santé, en joliesse et
surveillait l’épanouissement de son intelligence juvénile, comme un
amateur passionné surveille l’éclosion de ses fleurs aimées.

Certain jour, un familier de la maison, esprit cultivé, mais puritain
genevois quelque peu morose, s’étonnait, devant lui, de cette liberté
d’étude ainsi laissée sans contrôle à une jeune fille de seize ans.

Ne craignez-vous pas pour sa santé, et ne craignez-vous pas aussi que
les ressorts de son intelligence encore tendre n’en soient pour toujours
faussés, et ne croyez-vous pas, enfin, qu’il serait bon d’introduire un
peu de mesure dans les efforts de son jeune esprit?

--Oui, lui répondit non sans orgueil Trophimowsky, pour toute autre
enfant qu’Isabelle je le craindrais et me conduirais différemment, mais
ma petite nièce, qui est vraiment ma fille spirituelle, est une de ces
créatures d’élite qui n’ont besoin ni de frein, ni d’aiguillon. La
robustesse de son cerveau égale celle de son estomac; et c’est pourquoi
il n’est besoin, pour l’un et pour l’autre, d’aucun régime, ni
fortifiant ni débilitant. Elle peut lire et manger ce qu’elle veut sans
aucun danger: elle n’assimilera certes pas tout, ce serait prodigieux,
et cela ne s’est jamais vu: mais la Nature, qui lui fut
exceptionnellement clémente, se charge, en elle, des élaborations
physique et morale dans l’équilibre et l’harmonie dont vous parlez...

Souvent, à ces orgies de lecture, succédaient des fringales de
mouvement, et c’était alors des périodes assez longues où il n’y avait,
dans sa vie, de place que pour les exercices violents.

L’équitation fut toujours celui qu’elle préféra. La jeune fille
studieuse devenait alors une amazone inlassable et dont la maëstria et
la hardiesse étonnaient les plus audacieux cavaliers. Puis, suivaient de
longs voyages en chemin de fer, en bateau et dans les vieilles pataches
démodées.

En compagnie de ma fille, heureuse d’être son amie et presque sa sœur
aînée, elle allait à travers tout le canton de Genève, passait des jours
et des jours à faire le tour du lac Léman, poussait tantôt jusqu’à
Ferney, où l’attirait la grande ombre de Voltaire, et plus souvent
encore s’en allait vers Chambéry et les Charmettes, où les souvenirs
plus humbles mais plus troublants de Jean-Jacques la remuaient chaque
fois plus profondément.

Il faut vous dire qu’elle avait, à l’auteur de la _Nouvelle Héloïse_,
voué le culte le plus ardent. Elle lisait, relisait ses livres, sans
lassitude, vivait avec lui dans une griserie perpétuelle de l’âme et du
cœur, s’imprégnait, jusqu’au tréfond d’elle-même, de son sentimentalisme
débordant.

Tenez, Monsieur, pour servir votre œuvre à laquelle je m’intéresse comme
aux heures les plus douces d’un passé lointain, j’ai entr’ouvert les
plus secrets de mes tiroirs, je vais mettre sous vos yeux ce qu’ils
contiennent de plus poignant pour votre humble serviteur.

Ce sont quelques lettres et de courts billets échangés entre Isabelle et
ma pauvre fille, morte après avoir reçu le dernier, à vingt-trois ans,
oui, Monsieur, à vingt-trois ans...»

Et le vieillard se tut, essuya ses yeux, ses lunettes, car il n’y voyait
plus clair du tout pour trier et lire les pauvres petits papiers.

Pauvres petits papiers en vérité que l’exilé avait maintes fois mouillés
de ses larmes, et auxquels ses doigts tremblants avaient donné la teinte
des vieux parchemins, bien qu’ils eussent douze ans à peine.

Il y avait là, en feuillets épars, un journal de sa pauvre fille assez
régulièrement tenu pendant les années 1894, 1895, 1896 et, au milieu
d’eux, six lettres qu’Isabelle lui écrivit à ces époques.

Des souvenirs de son enfant relatés au jour le jour, en langue russe, le
vieillard me lut ce qu’il crut devoir être utile à mon étude, et je vis,
en effet, combien avait été profonde l’amitié qui unissait Marie K... à
Isabelle Eberhardt, encore que celle-ci eût quatre ans de moins:

--Tenez, Monsieur, pour en revenir à la passion d’Isabelle, que dis-je?
au culte qu’elle vouait à Jean-Jacques, écoutez ceci couché sur cette
page, par ma fille, en février 1896:

«Hier, notre professeur de français nous a donné, pour sujet de
composition, le suivant:

«Dire à qui, de Voltaire ou de Jean-Jacques Rousseau, vont les
préférences de votre esprit, et raisonner _succinctement_ ces
préférences».

«J’ai mis l’auteur de la _Nouvelle Héloïse_ avant celui du _Siècle de
Louis XIV_, mais quand il a fallu raisonner cette préférence, j’ai été
fort embarrassée de le faire _succinctement_, ainsi que nous l’avait
indiqué, en insistant beaucoup, notre professeur.

«Les arguments affluaient si nombreux que, malgré tous mes efforts, j’ai
dépassé de beaucoup la moyenne de cent lignes qui nous avait été fixée.

«Bébelle (Isabelle), a triomphé superbement tant par la concision que
par la force de sa composition.

«Monsieur H... (le professeur), en a été véritablement abasourdi; et il
n’a cessé, pendant toute la matinée, de relire et de répéter les
vingt-cinq lignes de ma chère petite amie: je les sais moi-même par
cœur, et il me plaît de les écrire ici:

«Avec la puissance de son inlassable _génie_, Voltaire a défendu les
droits sacrés et méconnus de l’humanité, et jusqu’au dernier souffle de
sa longue vie, il a lutté pour l’émancipation définitive de l’esprit
humain: aussi, me semble-t-il juste que son œuvre dure tant que durera
cette humanité sur notre globe.

«Mais c’est avec son _cœur_ que l’humble fils de l’horloger genevois a
plaidé pour les droits de la créature, droit au bonheur, droit à
l’amour, et c’est par l’éloquence de son âme qu’il lui a ouvert les yeux
sur les beautés de la Nature, souveraine consolatrice de tous nos maux.
Et c’est pourquoi Jean-Jacques mérite d’être lu par les habitants des
planètes survivantes, quand la nôtre ne sera plus qu’une pâle lune
errant dans la nuit.

«Et c’est aussi pourquoi je donnerais le _Dictionnaire philosophique_
pour huit pages des _Confessions_».

Au sourire que j’ai surpris sur les lèvres minces et proprement rasées
de Monsieur H..., j’ai bien vu qu’il soupçonna d’abord la collaboration
du «Petit oncle Trof» dans cette composition de sa petite nièce. Mais,
moi qui connais la franchise et la loyauté de Belle, la fière noblesse
de son esprit, je ne l’ai pas cru un seul instant; et Monsieur H...
lui-même a dû chasser bien vite ce vilain soupçon quand il a vu: «Petit
oncle» aussi sentimental et Rousseaulâtre que sa nièce, s’essuyer les
yeux en lisant sa composition...»

Oui, vraiment, on ne savait qui de Trophimowsky ou d’Isabelle était le
plus féru du «Philosophe», de son œuvre comme de sa troublante
personnalité. Que de fois n’ai-je pas entendu mon ami soutenir, après
d’autres, mais avec plus d’éloquence, que de lui était sortie la
Révolution française tout entière, la vraie, la seule, celle de la
Convention.

Tous ses membres, en dehors desquels il n’y eut pas de révolutionnaires
au sens complet de ce mot, et en commençant par le sentimental
Robespierre qui en fût l’âme, puis en continuant par Marat qui en fut la
plus agissante et la plus juste expression, furent des adorateurs de
Rousseau, et s’imprégnèrent de ses écrits. Certains d’entre eux même
poussèrent l’imitation de sa vie jusqu’en ses pires défauts.

Pour Isabelle, les raisons qui l’incitaient à faire du «Citoyen de
Genève» le Dieu de son intelligence adolescente et son cœur furent, bien
entendu, toutes différentes, et, à vrai dire, ce ne furent pas des
raisons, mais des instincts.

Instincts héréditaires de vagabondage, qui furent ceux du pauvre
philosophe toujours errant, besoins impérieux d’aimer et de se sentir
aimé qu’il cacha toute sa vie sous son masque de bourru bienfaisant,
besoin non moins exigeant de sentir, au fond de son âme, épanouies et
toujours fraîches, les fleurs les plus rares et les plus exquises du
sentiment, voilà ce qui, à l’aurore de sa vie, fit s’agenouiller la
noble et pauvre fille devant l’auteur de la _Nouvelle Héloïse_ et des
_Confessions_.

Voilà ce qui la faisait pleurer à chaque ligne de ce dernier livre, et
voilà aussi pourquoi elle eût donné, pour huit quelconques de ses pages,
une des œuvres qui honorent le plus l’esprit humain.

Et aujourd’hui, Monsieur, que nous est connue tout entière sa destinée
si brève, si étrange, et si belle dans sa douleur, il nous apparaît bien
clairement qu’elle était marquée par cette première, ardente et unique
passion de son cerveau et de son cœur. Tout y était, depuis son véhément
amour pour la vie libre des grands espaces désertiques, jusqu’à la pitié
profonde, dont elle enveloppa les pauvres diables errant avec elle et
portant, comme elle, le burnous égalitaire du Bédouin.

Je ne parle pas de son œuvre, de sa pensée littéraire et de son style,
desquels vous m’avez dit, en excellents termes, qu’on ne sait à qui elle
dut le plus, de Jean-Jacques ou de Loti et Fromentin.

Mais je bavarde inutilement au lieu de simplement vous lire cette lettre
écrite par elle à ma fille, et dans laquelle vous puiserez sûrement plus
d’éléments utiles à votre étude que ne saurait vous en donner le
verbiage d’un vieillard.

«--Que deviens-tu, ma très chère, depuis que tu as quitté Genève pour ce
coin de rêve qu’est Montreux?... Que deviennent les rhumatismes de ton
papa?... Petit oncle Trof et Maman te le demandent aussi, et avec
beaucoup d’insistance, par ma voix. De grâce, ne fais plus la
silencieuse et tiens-nous longuement au courant de vos faits et gestes
comme moi-même aujourd’hui.

»Pour ce qui est de ta Bébelle, inutile de lui demander ce qu’elle
trafique en notre Meyrin, où l’hiver se poursuit plus que jamais
maussade, humide et gris. Je fais ce que je faisais quand tu es partie,
et ce que je ferai probablement encore quand tu reviendras. Je lis
Jean-Jacques, je relis ses _Confessions_, retenue que je suis à la villa
trois jours sur quatre par cet exceptionnel mauvais temps.

»Et, à force de lire et de relire ce livre qui contient à lui seul plus
d’humanité qu’il n’y en a dans les volumes qui emplissent les
bibliothèques de «petit oncle», il me semble que je revis moi-même son
enfance, sa prime jeunesse, tant elle m’apparaissent d’un pittoresque à
la fois charmant et douloureux. Oui, très chère, à certaines heures, à
certains passages de ma lecture, l’illusion est complète à ce point que,
le livre fermé, j’éprouve quelque peu de peine à reprendre ma vraie
personnalité.

»Il me semble que je suis vraiment née dans cette petite ruelle
genevoise, au fond de ce corridor humide, dans cette pauvre maison
d’ouvriers que nous avons tant de fois visitée ensemble, et devant
laquelle, pourtant, je ne passe jamais encore sans essuyer un peu mes
yeux.

»Il me semble que...

(Ici, Monsieur, comme vous le voyez, est une page déchirée et que,
malgré toutes mes recherches dans les papiers de ma pauvre fille, je
n’ai jamais pu retrouver.)

»Mais c’est surtout quand j’arrive au Jean-Jacques des Charmettes, à ces
pages inoubliables, que je me sens le plus émue. Oui, chère, des larmes
d’une douceur infinie mouillent toujours mes paupières en les lisant et
c’est avec les yeux de l’esprit que j’arrive à la fin des phrases dont
je sais par cœur la plupart.

»Alors aussi, la fusion de mon âme dans celle de l’adolescent recueilli
par Madame de Warens se trouve parachevée. Il faut dire que notre
existence de Meyrin, notre villa même et son cadre ont, avec l’existence
de ces deux créatures bénies de Dieu, en leur ermitage alpin, des
analogies qui facilitent et complètent l’illusion.

»Comme la maison des Charmettes notre villa, tu le sais, est ouverte à
qui veut entrer.

»Du matin au soir, sauf dans la bibliothèque où travaille «petit oncle»,
c’est partout, de la cuisine au grenier, un va-et-vient de pauvres gens
qui demandent à voir maman; tous les malheureux du voisinage courent
après elle, comme les infortunés de la vallée des Charmettes couraient
derrière la bonne Madame de Warens.

»Et c’est plus frappant encore, quand je la vois brassant, comme elle,
d’incessants et grandioses projets pour donner libre cours à sa
débordante charité; création d’orphelinats, de fermes modèles, de
refuges, etc..., etc..., puis passant tout à coup à des moyens plus
pratiques et plus modestes et confectionnant, ou faisant confectionner
des layettes pour quelque pauvresse à la veille d’accoucher.

»Et je me sens alors, ma chère, fière, très fière de posséder une
«maman» belle, douce et charitable infiniment comme la «maman» de mon
Jean-Jacques, dont je suis vraiment la sœur.

»Mais ne suis-je rien que cela?... Tu vas rire, ma très chère, de toutes
ces abracadabrantes folies... Tant pis... Oui, je suis amoureuse de mon
«Philosophe» et il n’y a, pour le moment, que deux créatures, dont, en
tant que femme, j’envie le sort: Thérèse Levasseur et Madame d’Houdetot.
Ah! je t’assure bien que si j’avais été la première, j’aurais su me
faire aimer, aimer d’amour, et je te jure qu’il n’y aurait pas eu pour
la seconde la moindre petite place dans son cœur.

»Et, si j’avais été celle-ci, oh! ce bon Monsieur d’Houdetot... enfin,
je ne vais pas plus loin, tu me comprends... Non, rien, vois-tu,
n’aurait égalé pour moi le bonheur de l’aimer et de vagabonder avec lui.

»Il est un autre rêve que je fais toujours en le lisant: j’aurais voulu
naître et vivre pauvre, errant comme lui, et, à défaut de son génie,
posséder son amour de l’humanité...»

                   *       *       *       *       *

Je m’arrête, Monsieur, car il n’y a rien dans la fin qui puisse vous
intéresser. Et le vieux proscrit, ayant remis pieusement dans le tiroir,
cette longue et curieuse lettre:

N’avais-je pas raison de vous dire que dans cette extraordinaire passion
pour l’œuvre de Jean-Jacques, pour les bizarreries troublantes de sa vie
si pittoresquement tourmentée, tenait toute la destinée de la pauvre
Isabelle Eberhardt.

Vivre pauvre et libre, en vagabondant, le cœur pitoyable aux souffrances
de tous les errants.

Mais voici une autre lettre où, sur le seuil de ses dix-neuf ans, la
jeune fille eut, avec une lucidité poignante et un frémissement de tout
son être, le sentiment de ce que devait être son court passage ici-bas.

Elle fut écrite à ma fille quinze jours après celle que je viens de vous
lire, et alors que nous étions encore à Montreux.

«Tu ne saurais croire, ma bonne Marie, combien petit oncle et maman ont
été heureux de savoir ton cher papa en bonne voie de guérison, et même,
nous dis-tu, à peu près complètement rétabli. Sans doute, sa
reconnaissance doit aller au climat très doux de ce coin béni du Léman,
où j’ai passé moi-même des heures exquises, l’an dernier. Mais j’imagine
qu’il doit plus encore au dévouement passionné, aux soins éclairés de la
jeune et jolie doctoresse qui est en même temps son ange gardien...»

Ici, la voix du vieillard trembla, ses yeux se mouillèrent encore une
fois, et il s’arrêta, ne distinguant plus l’écriture sur le vieux papier
jauni. Tandis qu’il essuyait ses lunettes: «Monsieur, fit-il, je dois
ouvrir une parenthèse pour vous dire qu’il ne manquait, alors, à mon
enfant bien-aimée que ses derniers examens de clinique, pour avoir son
diplôme de docteur en médecine. Elle finissait à peine ses vingt-trois
ans. Poussée par son exemple et encouragée par son père et par sa mère,
Isabelle venait également de commencer ses études médicales, mais, je
dois l’avouer, sans beaucoup d’entrain...»

Ceci dit, il reprit la lettre et continua:

«... Figure-toi que petit oncle et moi avions fait le projet de venir
vous surprendre, ce dont j’étais toute heureuse, quand maman s’est
trouvée souffrante, oh! un léger rhume contracté, pour être restée trop
tard, et en pantoufles, dans le jardin.

»Elle est aujourd’hui tout à fait bien, mais j’ai dû, moi, mon
professeur lui aussi malade étant guéri, reprendre mes leçons de
peinture et de dessin. Et j’ai dû également suivre le cours d’anatomie
et de physiologie que, vraiment, jusqu’ici, j’ai beaucoup trop négligés.

»Ce pauvre N...! (le professeur de peinture et de dessin), la maladie
qu’il vient de faire a dû être bien grave, car je le trouve tout à fait
changé et amaigri.

»J’ignorais complètement et toi aussi, sans doute, qu’il avait été,
pendant quelques mois, le professeur de notre grande et douloureuse
Marie Baschkirtseff.

»Depuis qu’à propos de je ne sais plus quoi, il m’a révélé ce détail,
nous ne peignons ni ne dessinons, mais tant que dure la leçon, je le
harcèle, et ne cesse de le faire bavarder sur celle dont le _Journal_
nous a tant fait pleurer toutes deux.

»Du coup, je l’ai relu, très chère, et tu m’en vois aussi émue et
troublée que lorsque nous le lûmes ensemble pour la première fois. Je
persiste à trouver médiocres les vers de Monsieur André Theuriet, qui
lui servent de frontispice. Non, vraiment, ils ne sont pas à l’unisson.
Comme toi, ce que j’aime dans Marie, c’est la virilité de son âme que
des crises de faiblesse féminine viennent de temps à autre amollir sans
arriver à la dompter.

»Et dans ces crises même, où bouillonne toute la désespérance qui lui
vient de sa précaire santé, autant que de son impuissance à réaliser son
idéal d’art, je la trouve attendrissante et humaine infiniment.

»Mais, dans toute la littérature dont je me suis gavée--c’est le mot--je
ne connais pas de pages plus poignantes, plus capables d’atteindre le
tréfond de l’âme, et d’en faire sortir toute l’humaine pitié, que celle
où elle s’attriste devant la surdité précoce dont elle se sent menacée.

»Aucune des plaintes que, tout au long de son _Journal_, lui inspire la
débilité fatale de ses poumons, n’égale en profondeur son cri de
détresse...

»... Ah! ne plus entendre le chant des oiseaux, le cri de l’hirondelle
zébrant l’azur de son aile pointue, le murmure du vent dans les arbres,
et les sanglots de la pluie sur les vitres aux soirs d’hiver...

»C’est, je crois bien, le plus navrant et aussi le plus poétique
_lamento_ qu’ait exhalé une âme d’artiste uniquement éprise de la Nature
et qui se sent, un peu plus chaque jour, isolée d’elle, de ses beautés
les plus délicates, de ses jouissances les plus exquises par une cruelle
infirmité.

»Petit oncle, à qui je disais cela, l’autre jour, m’a raconté, d’après
ses lectures, la désespérance de Beethoven, aux prises avec le mal
implacable, et j’avoue qu’en l’écoutant, je n’étais pas plus émue qu’en
relisant cette page de la pauvre Marie Baschkirtseff.

»Enfin, ce que je souhaite ardemment comme elle, ce que je désire comme
elle, à un degré presque douloureux, c’est, si je dois mourir jeune, de
ne pas mourir tout à fait, de me survivre par quelque chose, livre ou
tableau qui fera voltiger mon nom sur des lèvres, quand mes yeux seront
pour toujours clos. Oui, chérie, depuis mon âge de raison, j’ai
l’intuition très nette que, moi aussi, je mourrai jeune comme elle, et
quand je rêve à ma destinée, elle m’apparaît sous un jour tellement
étrange que j’en ai les larmes aux yeux.

»Et à ces moments-là, je me demande, par une étrange, autant que subite
contradiction, si vraiment cela vaut la peine de tant s’agiter pour un
peu de fumée. La gloire! La gloire! Qu’est-ce au juste? Hélas! Quoi que
dise ou que fasse pour elle l’humanité, que l’idée de mort révolte, la
nuit du tombeau doit être éternelle et impénétrable. Une seule clarté la
traverse peut-être, pâle, mais douce aussi comme la lueur d’une
veilleuse, c’est le souvenir du bien que nous avons fait sur la terre.

»Il me semble que, pour chacune de nos bonnes actions, Dieu allume
autour et au fond de notre tombeau, tantôt une noctiluque menue, tantôt
une luciole argentée, et c’est baignés de ces calmes et mouvantes
clartés, que nous poursuivons, dans le silence éternel, notre sommeil et
notre rêve.

»Elles nous suivent aussi, et nous éclairent, quand nos ombres, reprises
par la nostalgie de la vie, s’en vont errer près des lieux qui virent
leurs joies et leurs peines.

»Seules, les ombres des méchants dorment, rêvent et marchent dans la
profondeur des ténèbres...

»Ah! chérie, je voudrais, avant de mourir, avoir le temps de faire assez
de bien pour que, grâce aux lampyres et aux vers luisants qui
s’entrelaceront et joueront dans les asphodèles de ma tombe, il me soit
permis de rêver, éclairée par eux, comme je rêve aujourd’hui à la douce
lueur des étoiles. Et si Dieu me fait la grâce d’éclairer ainsi mon
dernier sommeil, ce ne sera peut-être pas parce que j’aurais fait une
œuvre pendant ma vie, mais parce que j’aurais aimé d’un amour profond
les parias, les déshérités, tous ceux à qui la vie fut âpre et dure...»

                   *       *       *       *       *

Suivent, Monsieur, des détails sans grand intérêt. Inutile, je crois, de
commenter ces pages quand on sait comment a vécu et comment est morte la
pauvre enfant.

Grâce à vous, du moins je l’espère, se réalisera le souhait naïf et
ardent de ses vingt ans. Grâce à vous, longtemps encore, des lèvres
humaines diront le nom de la morte qui dort dans un petit cimetière
africain. Votre pitié fraternelle lui rendra la gloire qu’on a essayé de
lui ravir. Et elle aura cette «survie spirituelle» à laquelle seule
tenait son âme de slave que le trépas du corps et le néant de la matière
n’épouvantèrent jamais, parce qu’elle sut si bien les poétiser.

                                   *

                                 *   *

Sur ces mots, le vieillard se disposait à fermer le précieux tiroir,
croyant m’avoir lu tout ce que je pouvais utiliser; mais il se reprit,
en sortit d’autres papiers:

--J’allais oublier deux autres lettres non moins importantes et qui
contiennent certains détails dont vous tirerez peut-être parti.

Voici d’abord un billet que ma fille reçut au commencement de notre
séjour à Montreux:

«Je te fais expédier par ce courrier la _Pathologie Générale_ de Beaunis
et Bouchard et la _Physiologie_ de Küss, que tu avais prêtées à Lieven
et que tu m’avais chargée de lui réclamer. Si tu ne les a pas eues plus
tôt, il n’y a pas de ma faute comme tu vas voir. Je croyais pouvoir
rencontrer ce pauvre ami au cours d’anatomie, qu’il suivait jusque-là
plus régulièrement que moi, et j’y suis allée pendant une semaine
entière tout exprès pour le rencontrer.

»Mais, à mon grand étonnement, il n’y a pas paru. Enfin, hier soir,
comme je sortais de la Poste avec maman, nous nous sommes trouvés nez à
nez. Je lui ai fait part de la commission que tu m’avais donnée. Le
pauvre garçon est devenu très rouge, puis très pâle, et rougissant
encore une fois, il nous a dit avoir reçu de toi, la veille, une lettre
à ce sujet. Enfin, il nous a avoué être sans ressources depuis trois
mois, la famille anglaise dans laquelle il donnait des leçons de russe
ayant quitté Genève depuis ce temps-là.

»Et depuis ce temps-là aussi, a-t-il ajouté, je n’ai pu payer à ma
propriétaire le loyer de ma chambre, et le blanchissage que je lui dois.
Elle m’a chassé, voici huit jours, gardant en gage mes hardes et mes
bouquins, parmi lesquels se trouvaient ceux qui m’ont été prêtés.

»Ce pauvre Lieven! En disant cela, il était si blême, il souffrait tant
de cet aveu, lui qui est très fier, et n’a jamais voulu recevoir de
subsides en dehors de ce qu’il gagnait, que Maman et moi en avons été
bouleversées.

»Connaissant cette fierté, ni l’une, ni l’autre, n’avons eu le courage
de lui répondre un mot, mais maman a eu l’heureuse idée de l’inviter à
venir passer vingt-quatre heures à Meyrin. Puis nous sommes allées du
même pas chez la propriétaire; maman a payé la petite dette, moyennant
quoi nous avons pu pénétrer dans la chambrette, presque aussi petite que
la niche de notre Médor; mais très propre, très blanche, et pour
laquelle il paie seize francs par mois. Nous avons pris les deux livres,
et, toutes émues, tremblantes, comme si nous venions de commettre une
mauvaise action, en violant le logis du pauvre exilé, nous sommes
revenues à la Poste pour te les expédier».

Il me semble, Monsieur, fit le vieillard en déposant ces feuilles, que
vous êtes ému de ce trait. Il vous montre mieux encore et dans toute sa
délicatesse, la bonté de Nathalie d’Eberhardt et de son enfant.

Je ne regrette donc pas de vous l’avoir lu.

                                   *

                                 *   *

Et maintenant, voici la dernière lettre que ma fille reçut de sa pauvre
amie, quelques jours seulement avant notre départ de Montreux, et dans
laquelle Isabelle revient sur sa passion pour l’humble fils de
l’horloger genevois:

                   *       *       *       *       *

«L’essentiel de ta lettre, ma bonne Marie, c’est que vous allez nous
arriver; inutile de te dire que je compte les jours. Sais-tu le beau
projet que je forme pour la fin du prochain printemps. Ecoute-moi bien
et prépare-toi dès maintenant.

»Nous referons, si tu le veux, le pèlerinage aux Charmettes que nous
fîmes voici deux ans. Mais cette fois, nous arriverons jusqu’à
Aix-les-Bains, où tu me dis que ton papa doit sous peu séjourner
longuement, par ordre de la Faculté. Il sera donc facile de trouver une
combinaison qui le servira et nous servira également.

»Nous irons aussi à cette île Saint-Pierre et à ce Val-de-Travers, où
notre idole a vécu des heures si tragiques et dont je ne puis lire les
descriptions sans me sentir toute attendrie. Nous y retrouverons, j’en
suis sûre, des émotions aussi profondes que lorsque, voici deux ans,
nous visitions pédestrement tous les jolis coins du Léman, ce
merveilleux cadre si proche de nous, et dans lequel il a placé les
amours de Julie et de Saint-Preux.

»Je brûle de voir cette petite maison de Moûtiers, où il vécut des
heures terribles, où de vilaines gens essayèrent de le lapider, mais où,
en revanche, il eut le bonheur d’être protégé par Mylord Maréchal, la
plus belle figure des _Confessions_ et aussi le plus noble, le plus
touchant de ses vrais amis.

»Vite, vite donc, revenez-nous, je languis, je languis de réaliser ce
beau projet à un degré que tu ne peux imaginer.»

                   *       *       *       *       *

--Hélas! Monsieur, il ne le devait être jamais. Prise par le mal
terrible qui emporta Marie Baschkirtseff, et auquel aussi, dix ans
avant, avait succombé sa mère, ma fille fut littéralement foudroyée en
quelques jours, et mourut la veille même d’obtenir son diplôme de
docteur.

Malgré toutes les sollicitations de mes amis, ma Marie, une fois couchée
dans la tombe, je m’enfuis de Genève comme un fou, ne pouvant supporter
la vue des gens et des choses, que ses beaux yeux très chers et très
doux avaient contemplés. Pour étourdir mon effroyable douleur, pendant
quatre ans, j’errais comme un corps sans âme, à travers la Suisse,
l’Autriche et l’Italie, sans rien voir, sans rien ouïr, sans savoir même
où j’étais, pareil à un automate vagabond.

Après être resté quatre ans sans nouvelles du monde entier, quand je
revins à Genève, en décembre 1900, j’appris, avec quel surcroît de
douleur, vous le devinez, que mon vieil ami, Alexandre Trophimowsky,
était mort et Nathalie d’Eberhardt aussi, et que, lui, reposait dans le
petit cimetière de Meyrin, tandis qu’elle dormait son dernier sommeil
sous une tombe arabe du littoral africain. J’appris, enfin, que la villa
était passée en d’autres mains, qu’Augustin de Moërder s’était engagé à
la Légion étrangère, où il servait peut-être encore et qu’Isabelle, sous
le burnous du Bédouin, errait dans les solitudes du Sahara.

Quel drame, ou plutôt quelle série de drames intimes avaient aussi
séparé ces quatre créatures que j’avais connues si heureuses et si
unies, c’est ce que je n’ai jamais pu bien savoir.

Pourtant, voici deux ans, à Aix-les-Bains, dans l’hôtel où je descends
chaque saison, je rencontrai la vieille Mme T..., qui fut à Genève,
parmi les amis de Nathalie et qui, si je ne m’abuse, est quelque peu
apparentée avec notre célèbre Lydie Pachkoff. J’appris d’elle qu’au
cours de ses vagabondages africains, Isabelle lui avait écrit plusieurs
fois ainsi qu’à notre célèbre voyageuse.

Et maintenant, Monsieur, je vous ai dit ce que je savais. Puissé-je
avoir facilité votre tâche si fraternelle et si généreuse.

Inutile de me remercier; c’est moi qui suis votre obligé, pour m’avoir
permis de lire en manuscrit, ce poignant _Mektoub_, ces belles pages
inédites de notre morte glorieuse que vous avez eu le bonheur de
retrouver.

Il ne me reste plus qu’à attendre, dans la plus vive impatience, celles
que vous avez entrepris de consacrer à son œuvre et à sa vie.

Toutefois, si les renseignements et la correspondance que détient
peut-être encore Mme T..., peuvent vous être, comme je le crois, d’une
certaine utilité, et si tel est votre désir, je serais très heureux de
vous donner son adresse avec une lettre d’introduction.

En disant cela, le proscrit, dont les paupières étaient encore emperlées
de larmes, remit pieusement dans leur tiroir, avec d’autres reliques de
sa fille, boucles de cheveux, fleurs fanées, les pauvres petits papiers
jaunis, auxquels le contact de ses doigts tremblants avaient donné la
teinte des vieux parchemins, encore qu’ils n’eussent pas plus de douze
ans.

C’est, je m’empresse de le dire, grâce à cette puissante recommandation
du comte K..., que me furent ouverts, sans hésitation, les
inappréciables trésors dont la bonne Mme T... disposait.

D’abord, des lettres aussi gentiment écrites et d’autant plus précieuses
qu’elles nous permettent de suivre Isabelle après son départ de Meyrin
(1897) et nous font connaître ce que furent sa vie, l’état de son esprit
et de son âme pendant le séjour à Bône jusqu’au jour où moururent sa
mère et peu après son grand oncle (1898-99), et où désormais, seule au
monde, devenue bédouine, jusqu’au tréfond de ses moelles, elle commença
sa vie errante, enamourée du Désert et de son soleil.

Et d’abord ce long extrait:

«Oh! oui, chère Madame, vous avez raison de le dire, j’étais bien
triste, affreusement triste quand nous avons quitté Meyrin. Que
voulez-vous? On n’abandonne pas, d’un cœur léger, les lieux où la bonté
de Dieu vous permit de savourer presque quinze ans de bonheur. Quinze
ans de bonheur! C’est bien, oui, c’est bien ce que j’ai laissé sur le
cher coteau aux horizons si paisibles, dans notre si aimable demeure,
parmi les fleurs animées de notre jardin.

»Aussi, je m’en veux beaucoup, quand je me recueille, d’avoir été
presque consolée, et si vite, par la mer. Oh! la mer, quelle
ensorceleuse! Et, comme elle sait, dans sa grande caresse toute bleue,
bercer et endormir nos petits chagrins! Elle est la consolatrice, par
excellence, la consolatrice divine, et je ne connais pas de paroles plus
apaisantes que le murmure de son flot. Il est vrai, Madame, qu’elle se
fit, pour nous, plus clémente et plus fraternelle que le lac Léman, aux
plus beaux jours de l’été.

»Nous voici, maintenant, installées dans une jolie maison arabe, dont je
me suis mise à raffoler encore plus que maman. Il y a, dans toutes les
pièces, et presque à la hauteur de ma taille, des revêtements de
faïences multicolores, aux teintes très vieilles et d’une délicatesse
infinie.

»Quand il fera chaud, et il paraît que le soleil estival de Bône égale
celui du Sahara, il me semble que de les regarder, elles doivent, tout
en rajeunissant les yeux, vous rafraîchir un peu le sang.

»D’autant plus que nous jouissons aussi d’une cour, sur laquelle
s’ouvrent les pièces principales et, où comme dans les patio d’Espagne,
un jet d’eau sanglote du matin au soir.

»Je ne sais qui de maman ou de moi est la plus entichée de ce beau pays
où tout nous enchante et nous éblouit; toutes deux, nous nous arabisons
un peu plus chaque jour; nos domestiques sont arabes; la cuisine que
nous mangeons est arabe: «Cheurba», «Couscouss», «Méchoui», et autres
mets aux noms très doux, mais bien rudement pimentés. Enfin, dans notre
intérieur si complètement arabe, nous détonnerions si nous ne revêtions,
l’une et l’autre, les étoffes aux couleurs si chatoyantes et, en même
temps, si commodes des Mauresques d’Anneba[1]. Mieux encore, chère
Madame, ne voilà-t-il pas que ma folle de maman vient de se découvrir
des origines musulmanes, et elle m’en parle, chaque jour, avec un
sérieux et des arguments qui m’ont presque convaincue.

  [1] _Anneba_ est la dénomination arabe de Bône.

»Au milieu de toutes ces folies qui nous font oublier bien des
tristesses, n’allez pas croire, comme vous le lui reprochez, qu’elle
vous oublie parce qu’elle ne vous a pas encore écrit.

»Non, certes, elle me parle au contraire, bien souvent de vous, et c’est
sous ses yeux toujours et malgré tout souriants, que je vous écris. Du
reste, je suis devenue tout à fait son secrétaire car, en Orientale
parfaite qu’elle est maintenant, elle se refuse à toute écriture, qui
pourrait noircir ses jolis doigts teints au henné... Ne riez pas, chère
Madame, mes ongles aussi sont d’un joli rouge, et j’ai beaucoup de peine
à ne pas pouffer de rire en les regardant avant de vous embrasser».

A lire ce gracieux et pétillant verbiage, comme on sent déjà l’emprise
lente et profonde de l’ardente terre d’Afrique sur ces deux créatures
étranges, bien que l’une descendît la pente d’une existence orageuse et
que l’autre fût à l’aurore de sa vie. Et aussi, comme on frissonne à la
pensée que six ans encore, et toutes deux dormiront leur dernier sommeil
sous les fleurs d’une tombe arabe, la mère, dans le petit cimetière de
Bône, la fille, dans les sables du Sud-Oranais. Mais silence! voici qui
vous mettra, tout comme à moi, encore plus de larmes dans les yeux.

                   *       *       *       *       *

«... Et maintenant, chère Madame, il ne me reste plus qu’à plaider,
encore une fois, les circonstances atténuantes pour ma paresse et pour
le long silence de maman.

»Je pourrais tout simplement vous dire que nous nous sommes mises,
depuis bientôt un an, hors de la civilisation occidentale, pour laquelle
nous n’éprouvons, l’une et l’autre, qu’un joyeux mépris, que nous sommes
aujourd’hui des femmes arabes, et que celles-ci sont trop paresseuses
pour écrire ou même pour faire quoi que ce soit.

»Mais j’aime mieux, au contraire, vous affirmer que nous sommes, sous
nos oripeaux mauresques, d’intérieur bien entendu, fort occupées toutes
deux: d’abord à apprendre la langue arabe, dans laquelle, soit dit en
passant et sans fausse modestie, nous avons fait et faisons chaque jour
de sérieux progrès; puis à nous initier, avec ferveur, par
l’intermédiaire des plus saints et des plus savants marabouts, dans
cette religion de l’Islam, si belle et si noble en sa grandiose
simplicité.

»Vous dirai-je, chère Madame, et cela sans rire, mais avec beaucoup
d’émotion, qu’en ce qui me concerne, je me sens, chaque jour, poussée,
par une force mystérieuse, vers cette religion séculaire, vers ses
mosquées liliales épanouies comme de grandes fleurs mystiques sous
l’azur du ciel africain. Quand il m’arrive d’aller vers les villages
voisins de Bône, où sont des zaouyas solitaires, je ne puis entendre la
voix du «mueddin» clamant la prière du crépuscule, sans frissonner,
comme je frissonnais, naguère encore, en écoutant chanter les cloches au
fond des frais vallons genevois.

»Mais devant les minarets neigeux aux colonnettes graciles, surmontés du
croissant d’or, mon émoi est plus profond et plus durable que celui dont
je tressaillais en passant devant les sombres clochers montagnards.

»Certes, des cloches chantant au couchant et à l’aurore, il s’exhale une
poésie profonde qui atteint l’âme des plus frustes et des plus épais, et
longtemps encore l’«Angelus» de Millet, induira les plus sceptiques en
une douce rêverie; mais, jamais, non, jamais, la clameur du bronze, les
tintements de l’airain, ne diront la gloire de Dieu comme la voix âpre
et sonore qui sort de la poitrine d’un croyant. Le «mueddin» en robe
blanche est vraiment la cloche du blanc minaret, plus émouvante, et
aussi, à mon sens, beaucoup plus pieuse, plus respectueuse, et plus
digne d’une grande religion. Toutefois, chère Madame, c’est aux abords
des cimetières indigènes de la ville et de la campagne que je me sens le
plus émue.

»Oh! ces cimetières sans clôtures, où l’on entre de plain-pied, comme si
l’Islam avait voulu établir des communications faciles et une permanente
communion entre les vivants et les trépassés.

»Ils ont, en outre, une simplicité fleurie, qui enlève toute tristesse,
quand on s’y promène parmi les stèles modestes orientées vers la Mecque,
et qui, au nombre de deux seulement pour les sépultures ordinaires,
marquent où est la tête du défunt, où sont ses pieds. Elles servent, en
même temps, de clôtures minuscules à des jardinets lilliputiens où
s’épanouissent, soigneusement entretenues, les plus odorantes fleurs du
pays. C’est une étincelante profusion de roses, de géraniums, d’azalées,
d’anthémis, et de cinéraires aux nuances tantôt ardentes, tantôt
délicates, toujours infiniment variées. Parfois, un rosier grimpant, une
liane de jasmin ou même les ceps d’une vigne vont d’une tombe à l’autre,
grimpant vers les arbres qui abritent de la canicule cette merveilleuse
floraison.

»Et ces arbres sont des figuiers centenaires aux troncs noueux, et dont
certains ont des ondulations de boas, des grenadiers où rutile, dès
janvier, la fleur aimée des Espagnoles de Bône et aussi des Juives qui
en piquent leurs cheveux de jais; des palmiers sveltes balançant leurs
grandes palmes au vent du soir; parfois il n’en est qu’un de ceux-ci
dont l’ombre grêle se profile sur la blanche koubba du saint musulman,
qui sanctifie par son sommeil celui des autres trépassés.

»Il y a des jujubiers, des oliviers, voire des poiriers, des pruniers,
des néfliers du Japon.

»Le vendredi, qui est le dimanche des Musulmans, dès le matin, les
femmes drapées et voilées de blanc, vont et viennent, humant les fleurs,
cueillant des fruits et mangeant des confitures sur les tombeaux. Oui,
j’aime l’Islam, d’un amour que je ne m’explique pas, mais qui bientôt,
je le sens, me possédera jusqu’au fond du cœur. Et peut-être ma bonne
maman n’est pas aussi folle que je le croyais, quand elle prétend que
dans ses veines et, par conséquent, dans les miennes, coule un peu de
sang musulman. Comment ne pas aimer une religion qui sait ainsi faire
sourire la Mort?

»Et il doit être moins triste qu’ailleurs de mourir jeune en pays
d’Islam. Heureux morts! Un peu de ce soleil d’Afrique que tamisent les
vieux figuiers doit arriver jusqu’à eux; et leur sommeil est sans doute
plein de douceur et de beaux rêves embaumés par la florule de leur
tombeau. Peut-être bientôt...

»Je m’arrête, chère madame, car voici maman, je ne lui lirai pas cette
fin de lettre avant de la cacheter, car comme je vous le disais au
début, elle est depuis quelque temps souffrante, se plaint du cœur, et
me paraît plus affectée que de raison. Le médecin n’éprouve aucune
inquiétude, et hier encore, il nous a répété qu’il n’y avait là que des
phénomènes nerveux et qu’avec un peu de valériane et d’hydrothérapie
tiède, il n’y paraîtrait plus dans quelques jours».

Peut-être bientôt... Quelle éloquence poignante dans ces deux mots, et,
avec quelle tristesse on devine ceux remplacés par des points de
suspension! Pauvre Isabelle! Le petit cimetière arabe d’Aïn-Sefra qui
devait te recevoir trois ans après, n’est certes pas aussi fleuri que
les cimetières indigènes du Tell bônois, ainsi décrits et glorifiés par
toi comme jamais ne sut le faire aucun de ceux que séduisirent les
beautés de notre Algérie.

Il n’y a ni grenadiers aux fleurs sanglantes, ni alisiers, ni pampres
vermeils; il n’y pousse que des fleurettes désertiques, les fleurettes
amies du sable, et aussi la pâle asphodèle et le physalis rustique cher
au Bédouin; mais une dune d’or le protège, et, de temps à autre, des
mains pieuses ornent ta tombe simple et nue de quelques roses cueillies
dans le Tell. Bientôt, du moins je l’espère, et fasse Allah qu’il en
soit ainsi, grâce à ce petit livre issu de toi et qui t’appartient tout
entier, tu dormiras sous la koubba maraboutique, liliale et ensoleillée,
à laquelle te donnent droit ton amour profond du vieil Islam et le jeune
rayon de gloire dont ta plume l’a magnifié.

Et ce jour-là, sous leurs tentes grises, tous les «meskines»[2] du
«bled» tressailleront d’allégresse, ces «meskines», aux loques superbes
et à l’âme résignée, dont tu fus la compatissante amie et la poétesse
inspirée.

  [2] _Meskine_ en arabe, pauvre, malheureux, s’applique aux bédouins du
    désert qui ne possèdent rien que leur tente pour dormir.

                                   *

                                 *   *

Et maintenant, savourez ceci, extrait d’une autre lettre où il est
surtout question de la maladie de sa mère, laquelle va désormais en
empirant:

«... Au milieu de toutes ces tristesses, et du profond ennui dans
lesquels je me débats, il ne me reste d’autre consolation que la lecture
et le travail: Je me perfectionne toujours dans la langue arabe, et ne
m’arrêterai que lorsque je la parlerai couramment, et pourrai lire, dans
le texte, les _Mille et une Nuits_ et la belle épopée d’_Antar_. Je lis
Loti et Fromentin. Fromentin! Loti! que ne donnerais-je pas pour être un
jour capable d’écrire quelques pages se rapprochant un peu de celles
qu’ils ont, tous deux, consacrées à la Kasbah d’El-Djezaïr.

»En attendant, je me repose de l’un en relisant l’autre. Avec eux, je me
grise de lumières et de couleurs. Puis, pour achever de m’étourdir, je
bois du soleil, sans raison, démesurément, jusqu’au délire,
inclusivement, comme Fromentin sur les dunes de Laghouat. Le soir venu,
sur notre terrasse qu’elle argente, j’adore la lune amicale, et par ses
rayons d’un bleu de rêve, je me laisse pénétrer et caresser toute, comme
Salammbô.

»Le ciel est alors d’une beauté qui défie toutes les plumes, sans en
excepter celle de Flaubert. Sa luminosité a de ces éclats adoucis qui
désespéraient Fromentin et lui faisaient, tour à tour, prendre et
rejeter, avec désespoir, plume et pinceaux.

»N’empêche que, lorsque la fraîcheur de la nuit m’oblige à regagner ma
chambre, je le lis encore et je lis encore Loti quelquefois jusqu’à
l’aurore, dont la contemplation termine toujours ma folle orgie.»

                   *       *       *       *       *

Certes, je me garderai bien de le taire, Isabelle Eberhardt doit
beaucoup aux deux écrivains dont elle esquisse un éloge aussi bref que
prestigieux, mais je n’hésite pas non plus à prétendre qu’elle a fait
plus que les égaler.

Oui, elle ne se doutait pas, la pauvre fille, aujourd’hui si glorieuse,
qu’elle les dépasserait l’un et l’autre, par la magnifique précision de
son style, dans ses _Notes de route_ et dans _Mektoub_... et que leurs
randonnées désertiques pâliraient devant le «romanesque» exotique de sa
courte vie.

De cette précédente lettre, il résulte qu’Isabelle Eberhardt avait un
sens critique d’une délicatesse pénétrante et, à laquelle devraient
aspirer certains Aristarques d’aujourd’hui; mais voici qui le prouve
mieux encore:

                   *       *       *       *       *

«Je viens de lire _Au Soleil_, de Maupassant, et me voici toute déçue.
Depuis déjà presque un an que je vis sous le ciel d’Afrique, je crois
avoir un peu de sa splendeur dans les yeux, et il m’est impossible de
comprendre que, sur un aussi resplendissant sujet, avec un aussi beau
titre, un aussi grand écrivain ait écrit un aussi terne bouquin.

»Vous penserez sans doute, et je le pense également, que c’est
monstrueusement prétentieux à moi, pauvre «meskine», d’oser émettre un
pareil jugement sur l’auteur de _Bel Ami_ et de _Pierre et Jean_; j’ai
même tellement conscience de mon audace que je me sens rougir en
l’écrivant sur ce papier. Heureusement que vous seule, bien chère amie,
êtes appelée à le lire, et que vous le déchirerez tout de suite après,
jurez-le moi.

»Et, cependant, puisque c’est vous qui m’avez demandé mon impression, et
m’avez même fait l’amabilité de m’envoyer le volume, ce serait mal de ne
pas vous dire ce qu’elle a été réellement.

»Non! non! et encore une fois non, le glorieux disciple de Flaubert n’a
pas vu notre ardente et lumineuse Algérie, ou plutôt, en la visitant, il
devait encore avoir les yeux noyés dans la brume ou caressés par les
paisibles verdures de sa Normandie.

»J’ai eu beau, en fermant ce livre, me battre les flancs, me répéter à
satiété que l’auteur fut, après la mort de son maître, le plus grand
écrivain de notre temps, je ne trouve rien pour justifier l’ombre même
d’une admiration; je vais plus loin, malgré que sa signature s’étale sur
la couverture bleue du volume, il m’est impossible de croire que notre
grand Maupassant l’ait écrit. Après Loti et Fromentin, il aurait fait
mieux ou n’aurait rien fait. Pardon, encore une fois, chère amie, des
énormités que je vous dis là, et empressez-vous de les déchirer.

»Je n’en garde pas moins, pour lui, mon culte, ma ferveur sans bornes,
mais je ne ferai habiller _Au Soleil_ que d’une reliure modeste, et ne
le mettrai point, avec ses frères plus luxueux, dans ma petite
bibliothèque de chevet. De plus, je reste convaincue qu’à leur tour,
quand, dans quelques siècles, les scholiastes intelligents commenteront
son œuvre devenue classique, ils traiteront d’apocryphes ces pages
monotones et sans éclat.

»Adieu, ma bien chère dame, pour effacer _Au Soleil_ de mon cerveau tout
imprégné de Fromentin, et par conséquent difficile en fait de beauté
algérienne, je vais relire _Notre Cœur_, après vous avoir bien
embrassée, pour ma bonne maman et pour moi.

»P.-S.--Je viens de relire cette sotte épître et je m’aperçois que j’ai
oublié de vous dire ce par quoi j’avais eu l’intention de la commencer,
puisqu’il ne devait y être question que de Maupassant. Savez-vous que
maman possède, de lui, un autographe de dix lignes qu’elle reçut à
Genève, en réponse à une lettre admirative qu’elle lui écrivit après
avoir lu _Notre Cœur_, lors de sa publication.

»Pour être sûre de son autographe, elle la lui fit parvenir par une amie
du ministre de France à Berne, laquelle était apparentée aux Maupassant.

»Il paraît, d’après ce que me dit maman, que dans notre colonie, à
Genève, on collectionnait, en ce temps-là, avec fièvre, les autographes
des Français illustres; et Maupassant passait pour être un des plus
avares de son écriture, et, sans doute, de son temps.

»La plupart des solliciteurs genevois n’obtenaient de lui, paraît-il,
qu’un silence dédaigneux. Aussi les dix lignes que reçut maman
firent-elles beaucoup de jaloux. Les voici:

«Ce que vous me dites de mon livre, me prouve, Madame, que vous l’avez
lu comme il doit l’être, avec les yeux de votre âme. Je suis d’autant
plus touché de vos éloges qu’ils sont, en grande part, immérités et
qu’ils me viennent d’une exilée à laquelle vont mes hommages
respectueux.

  »GUY DE MAUPASSANT.»

»C’est gentil, n’est-ce pas?...

»A mon tour, autant pour distraire mes loisirs que par une certaine
curiosité dont je reconnais la niaiserie, j’ai voulu compléter la
collection de maman et j’ai écrit dernièrement pour avoir quelques mots
d’eux, à Paul Bourget, Anatole France, François Coppée, sous la
signature de Nicolas Podolinski. Seul, le poète des _Humbles_ m’a
répondu quelques lignes d’une aimable banalité.

»Moi, j’ai ri de ma déconvenue, mais maman en est presque mortifiée.

»Pauvre maman! elle est si nerveuse, si «émotive», comme dit le médecin,
qu’un rien, une bagatelle, une fugue de notre chatte Moumoutte, lui met
des larmes aux yeux.

»Guérira-t-elle?... Une fois partie, que deviendrais-je, grand Dieu?...
Seule au monde, il ne me restera plus qu’à vagabonder, à courir vers ce
désert dont le lointain me fascine à travers les pages de mes deux
auteurs favoris. Qu’Allah retarde cette heure, car il me semble bien que
ce vide de mon âme ne sera jamais comblé!»

                   *       *       *       *       *

Même cri, même plainte, mêmes aspirations pleines d’une tristesse
contenue, dans un court billet d’où j’extrais ceci:

«... Pas très heureuse, quand maman était bien portante, me voici
franchement malheureuse, depuis que je la vois souffrir, et que je songe
à la cruelle et peut-être imminente séparation. Ce jour-là, hélas! le
Sahara, dont la nostalgie de plus en plus me tourmente, ne sera ni assez
grand ni assez lointain pour y noyer ma douleur...»

                   *       *       *       *       *

Vingt-cinq jours après, Madame T... recevait, ces quelques lignes d’une
concision désolée:

«... Maman n’est plus... Elle est morte, le sourire aux lèvres, résignée
comme une bonne Musulmane devant la volonté du Rétributeur. «Mektoub!»,
a-t-elle murmuré, en me serrant dans ses mains glacées... Je suis folle
de douleur.»

Suit un silence de plusieurs mois et, en octobre 1899, elle écrit, de
Tunis, à Madame T..., une longue lettre encore toute emplie de la
tristesse que lui ont causé ces cruelles séparations, car quelques mois
après sa mère, Trophimowsky, son grand oncle, mourait à son tour dans sa
villa de Meyrin...

«... Oublier! chère Madame! oublier, oh! le triste privilège de notre
pauvre humanité. Eh! bien, non, moi je ne l’oublie pas. Seule, à cheval,
escortée de quelques Bédouins, compagnons simples et fidèles, j’ai
commencé la réalisation de mon rêve, j’ai parcouru le Sahara, j’ai
visité l’Oued Rhir, âpre et salé, et j’ai traversé le Souf étrange au
mois d’août, c’est-à-dire au moment où la canicule décuple sa grandiose
désolation.

»Et pas une minute les souvenirs de ma pauvre maman et de «petit oncle
Troph» ne m’ont quittée. Ils étaient avec moi le long des pistes
brûlantes, à l’ombre tiède des palmeraies, et, la nuit, quand je me
couchais pour dormir sur le sable frais de la dune, ou bien sous les
grandes palmes retombantes, je les voyais me sourire, tantôt parmi les
étoiles du firmament saharien, et tantôt dans le flot limpide des
«seguias».

»Ici, à Tunis, leurs ombres aimées hantent la délicieuse maison
mauresque où je vis tout à fait à l’orientale et où tout me rappelle
celle de la blanche Anneba.

»J’en sors très peu, et le temps que je ne passe pas à rêver est employé
à revoir et à collectionner les notes que j’ai apportées du Sahara, et à
écrire mes impressions de Tunisie.

»Car, pourquoi ne pas vous l’avouer, chère madame, le jour est peut-être
proche où je serai obligée de demander à ma plume autre chose que la
distraction de mon esprit.

»C’est, sans doute, très audacieux, ce que je vous dis là, et je
n’ignore pas que la carrière littéraire dont je fus toujours entichée,
tient en réserve pour une «meskine» de mon espèce, seule au monde et
sans relations, un tas de déboires et de désillusions. Et pourtant, que
voulez-vous?... Je me sens une irrésistible vocation. Je ne vois rien
dans la vie, rien qui puisse m’y attacher, si ce n’est écrire et
vagabonder; je n’ajoute pas «aimer», car c’est là, quoiqu’en disent les
émancipateurs du beau sexe, le fond même de la femme, son but unique et
son unique raison d’être, et, malgré mes goûts d’errante et ma passion
des aventures, je n’en sens pas moins, jusqu’à l’angoisse, le désir et
le besoin «d’aimer et d’être aimée».

»Donc, encore une fois, écrire, vagabonder, aimer, tel est mon rêve;
pour le réaliser, je suis prête à dépenser toute l’énergie de mes vingt
ans. Dois-je vous dire que je me trouve en très bonne voie sur les deux
derniers points de ce programme idéal?... Il ne resterait donc que le
premier; et, ici, votre vieille amitié pourrait peut-être me servir.
Aujourd’hui, plus que jamais, vous ne l’ignorez pas plus que moi, il
faut au débutant de très puissantes relations pour que sa prose soit, je
ne dis pas agréée, mais simplement lue par les directeurs de revues et
de journaux capables de donner assez vite la notoriété.

»En ce qui me concerne, j’ai beau faire appel à mes souvenirs, sur ceux
qui approchèrent ma famille, je ne trouve d’autre appui possible que le
vôtre, chère Madame, et je suis sûre que vous ne me le refuserez pas. Je
tiens de vous-même que vous êtes du dernier mieux avec notre célèbre
compatriote, Madame Lydia Pachkoff, dont les relations dans le monde
littéraire parisien doivent être grandes, car elle a beaucoup écrit dans
les plus importantes revues, sur ses voyages et sur des sujets
exotiques, comme le sont ceux qui m’occupent en ce moment.

»Sa bienveillance me serait, à coup sûr, très précieuse et pourrait
m’entr’ouvrir des portes qui ne s’ouvrent pas aisément à des inconnus.

»Vous ne me refuserez donc pas, bien chère amie, de me recommander à
elle, et de me dire son adresse, et si je puis lui faire part moi-même
de mes désirs et de mes plus secrètes ambitions. Je voudrais aussi lui
demander quelques conseils sur le point très délicat de mon état-civil,
et aussi sur la question de savoir si je dois prendre un pseudonyme et
lequel...»

A cette très intéressante lettre, la bonne Madame T... répondit à peu
près ceci, que je résume d’après ses souvenirs et ses renseignements
verbaux:

«Madame Lydia Pachkoff n’est pas mon amie au point que vous le croyez.
Je l’ai vue et fréquentée quelquefois, à Saint-Pétersbourg, à Genève et
à Paris, mais sans plus. Toutefois, je la connais suffisamment pour vous
dire que si vous vous adressez à sa bonté, elle ne vous fera pas défaut,
encore que vous lui soyez personnellement inconnue. Le contraire
m’étonnerait autant que de voir la mer sans eau. Ecrivez-lui donc, sans
plus tarder, à Yalta, en Crimée, où elle a fixé ses pénates vagabonds.»

En possession de cette réponse, Isabelle Eberhardt s’adressa franchement
à l’illustre voyageuse qui, selon les prévisions de Madame T..., lui fut
plus que bienveillante et lui prodigua des conseils et un appui
quasi-maternels.

Vers la fin de 1900, Isabelle Eberhardt écrivait de Paris à sa vieille
amie:

«... Vous aviez raison de me dire que l’on verrait plutôt la mer sans
eau que Madame Lydia Pachkoff sans bonté. Je suis encore toute émue et
je sens mes yeux humides d’avoir lu ce qu’elle a daigné répondre et,
dans les huit jours, à la longue missive d’une solliciteuse inconnue.

»Et, d’abord, loin de me détourner de ce que je lui dis et crois être ma
vocation, elle m’y encourage et se met à mon entière disposition pour me
donner telles lettres d’introduction que je jugerais pouvoir m’être
utiles et que je lui indiquerais.

»Entre autres journaux et revues, que son influence pourrait peut-être
m’ouvrir, elle me cite le _Figaro_, la _Revue de Paris_ et le _Tour du
Monde_, où elle a publié le récit de ses plus intéressantes randonnées.

»Elle me conseille d’apporter, à ce dernier magazine, mes impressions du
Sahara, puis d’écrire une nouvelle de mille à deux mille lignes que je
pourrais, me dit-elle, assez aisément placer.

»Or, il se trouve que cette nouvelle, je l’ai longuement et
amoureusement ciselée pendant l’automne que je viens de passer dans la
délicieuse et blanche Tunis. Elle a pour cadre cette ville enchanteresse
où j’ai vécu des heures que je n’oublierai jamais, précisément parce
qu’elles s’écoulèrent dans le rêve et aussi, du moins l’ai-je cru, dans
l’amour.

»En ces pages que je voudrais certes plus belles, j’ai mis un peu de
l’émoi que mon âme a ressentie au contact d’un être d’élite appartenant
à la race aimée, à la religion adoptée. J’y décris également le _milieu
sicilien_ de Tunis, si intéressant et à peu près inédit.

»Fasse Allah que, par l’intervention puissante de la bonne Pachkoff, je
vous les fasse lire, bientôt, dans un journal ou une importante revue de
Paris.

»Pour ce qui est de la signature que je dois placer au bas, et par
conséquent de la question si délicate de mon état civil, elle me
conseille de me donner bravement comme étant la fille de la veuve du
général de Moërder et du docteur français X, Y ou Z.

»Elle en est aussi pour que je conserve l’ample et pittoresque vêtement
des cavaliers sahariens, que je portais pendant mon voyage au désert; et
même elle me conseille de faire, sous ce costume, à la salle des
Capucines, une conférence sur ma randonnée dans l’Oued R’hir et le Souf.

«Ne négligez rien, écrit-elle, de ce qui peut attirer l’attention sur
votre personne. Peut-être, sans doute même, on vous plaisantera, on vous
éreintera, pour employer le terme d’usage: n’en ayez cure,
réjouissez-vous-en, au contraire, car le pis qui puisse vous arriver,
c’est qu’on ne parle pas de vous...»

»Enfin, elle me recommande d’aller voir le vieux Cheik Abou-Nadara. «Il
est très accueillant, me dit-elle, et aussi très influent dans les
milieux littéraires et politiques de Paris.»

Et elle terminait ainsi:

«Je lis et relis cette longue et affectueuse lettre à laquelle j’étais
bien loin de m’attendre, malgré tout ce que vous m’aviez dit de son
auteur.

»J’avoue qu’elle m’est venue à son heure, car j’étais bien triste en
arrivant seule à Paris; et de me voir ainsi dans son effroyable
tourbillon, après la solitude du désert, le calme du Tell tunisien et la
paix profonde de ma petite maison mauresque, je me faisais l’effet d’une
balancelle sicilienne, à la blanche voilure latine, perdue sur la Grande
Bleue démontée.

»Pourtant, en débarquant à Marseille, chose que les Arabes considèrent
comme le plus heureux des présages, j’avais, dès la descente du bateau
et après avoir reçu la fraternelle embrassade d’Augustin, rencontré le
sourire d’un visage ami, celui de Si-Derradji-ben-Smaïl-Massarly,
l’excellent caïd de Touggourt, qui me fut si bienveillant, lors de mon
passage dans la capitale de l’oued R’hir, et, qui, comme moi, se rendait
à Paris.

»Mais la joie, qui me vint de ce hasard fortuné, s’était bien vite
dissipée devant la sensation d’esseulement qui s’empara de moi en
mettant les pieds sur les boulevards, puis, en rentrant à mon hôtel.
Enfin, me voilà maintenant, grâce à la bonne Lydie Pachkoff, toute
réconfortée, pleine d’espoir et bien décidée à ne rien négliger pour me
faire ma place au soleil.

»L’immense foire au pain d’épices que doit être l’Exposition n’étant pas
ouverte, j’emploierai tout mon temps à suivre les conseils de celle que
j’ai maintenant le droit d’appeler ma grande amie...»

                                   *

                                 *   *

Hélas! Comme d’autres écrivains de race, Isabelle ne possédait rien de
ce qu’il faut pour réussir dans le monde des «gens de lettres», où elle
eut, un moment, le désir d’entrer. Ses belles ardeurs s’évanouirent à la
première déconvenue, et après un mois de séjour, reprise par son humeur
vagabonde, elle quittait Paris à la fin de 1900, pour courir la Grande
Bleue de Marseille à Gênes et de Gênes à Cagliari.

Puis, elle revint à Marseille où elle passa quelques semaines chez son
frère, Augustin de Moërder qui, après avoir terminé son engagement à la
Légion étrangère, y avait trouvé un emploi et s’y était définitivement
fixé.

Enfin, elle ne résista pas plus longtemps à son _Mektoub_ et, vaincue
par la nostalgie du ciel africain, redevenue l’«Errante Isabelle», comme
elle aimait déjà s’appeler, elle s’embarqua pour l’Algérie.

                                   *

                                 *   *

Pendant tout ce laps de temps, pas une fois la bonne Madame T... ne
reçut d’elle signe de vie.

Enfin, vers la fin octobre 1900, elle lui faisait parvenir d’El-Oued,
dans le Souf, ces quelques lignes non moins éloquentes que ses plus
longues missives, et où elle étale, avec une franchise poignante, le
tréfond de son âme, en même temps que la hantise de sa fin précoce, dont
elle n’a jamais cessé d’être obsédée.

«... Me revoici dans mon milieu, dans mon élément, dans mon monde aussi,
et dont j’avais eu le tort de sortir, autant qu’un poisson est mal venu
à sortir de l’eau.

»Je vis dans un pays où les horizons sont sans limite, où la lumière est
la caressante amie de mes yeux, où les couchants et les aurores ont des
splendeurs toujours nouvelles, jamais les mêmes, et qui me donnent un
avant-goût du Paradis. Je vagabonde sans trêve et, pour le plaisir de
vagabonder, à travers les blanches dunes, sous les grandes palmes qui
bruissent au fond des jardins ombreux. J’écris pour le plaisir d’écrire
et sans même le plus vague désir d’être lue. _Le papier que je noircis
de temps à autre, dans mes haltes et pour couper mes rêveries, s’en va
rejoindre en quelque recoin de la pittoresque maison soufi que j’habite,
le manuscrit de Mektoub, la nouvelle dont je vous parlais naguère et
dont personne n’a voulu._

»La nuit venue, je m’endors à la belle étoile, sur le frais velours du
sable, en attendant le jour, peut-être proche, où je reposerai dessous.

»Mais cette idée ne trouble en rien mon sommeil, car en bonne musulmane,
je me sens dans la main de Dieu. Enfin, j’aime, je suis aimée et ne
tarderai pas à m’unir à l’homme de cœur, au burnous rouge sur lequel
s’est pour toujours fixé mon choix.

»C’est donc, comme vous le voyez, une femme heureuse, très heureuse qui
vous écrit et vous embrasse, ma bonne amie.»

                                   *

                                 *   *

Ce fut la dernière lettre que Mme T... reçut d’Isabelle Eberhardt. Elle
resta désormais sans nouvelles et apprit sa fin tragique par les
journaux. Toutefois, outre cette précieuse correspondance qui nous a
permis de pénétrer plus avant dans la vie morale de notre héroïne--ce
mot est très juste en vérité--elle voulut bien nous conter certains
détails postérieurs dont on appréciera l’intérêt.

Quelque temps après avoir reçu les lignes que l’on vient de lire, Mme
T... se trouvait à Yalta, cette Nice de la Crimée, où Mme Lydie Pachkoff
vivait sous un ciel très doux et sur les rives de cette mer qui tant
évoque notre Côte d’Azur, dans une retraite paisible mais assez mal
supportée par son humeur vagabonde et par la curiosité toujours
insatisfaite de son noble esprit. Ces deux grandes dames russes se
voyaient assez souvent et il leur arrivait parfois d’échanger quelques
mots sur cette étrange Isabelle qu’elles savaient en train de courir le
Sahara, mais sans plus.

Un jour, Lydie Pachkoff fit part à Mme T... d’une autre lettre d’elle,
datée de Marseille et qu’elle venait de recevoir.

La pauvre fille lui racontait assez brièvement sa tragique aventure de
Behima, dans laquelle un indigène fanatique avait tenté de l’assassiner,
son séjour à l’hôpital d’El-Oued, comment, dès sa guérison, elle avait
dû quitter le Souf, rentrer en France, où elle allait se marier avec un
sous-officier arabe passé des spahis aux hussards.

Autant que ma mémoire est fidèle, continua Mme T..., elle terminait sa
lettre à peu près ainsi:

«... Je quitterai Marseille avant peu pour regagner cette terre
algérienne que j’aime tant, à laquelle j’ai voué désormais ma vie, d’où
j’ai été injustement expulsée comme Russe, et où je rentrerai la tête
haute, devenue Française par mon mariage avec Si Ehni-Sliman. Aussi,
voudrais-je profiter de mon séjour en France pour essayer, encore une
fois, de forcer les portes d’une grande revue parisienne avec une assez
longue nouvelle exotique, écrite lors de mon séjour à Tunis, et quelques
impressions que je crois intéressantes sur mes vagabondages au Sahara.
Je ne puis rien sans votre aide que vous ne me refuserez pas...»

Peu de jours après, la bonne Lydia Pachkoff lui envoyait une lettre
chaleureuse qu’elle devait remettre à M. Brieux, le célèbre auteur de
«Robes Rouges» et des «Remplaçantes».

«J’ai quelque peu hésité, je l’avoue, lui écrivait-elle en même temps, à
vous envoyer cette lettre, car je me trouve dans une situation assez
délicate à l’égard de M. Brieux.

»A l’époque pas bien lointaine encore de ses débuts très pénibles, il
fut, en effet, mon secrétaire pendant que je résidais à Paris. Depuis,
il a couru à pas de géant vers la gloire, et c’est moi maintenant, qui
fais appel à son appui. Il est, en ce moment-ci, dans sa villa de la
Côte d’Azur, où vous le trouverez: j’ai tout lieu de croire qu’il ne
vous marchandera pas son concours.

»J’ignore, conclut Mme T..., ce qu’il advint de cette recommandation,
n’ayant plus rien su d’Isabelle, que sa mort, par les journaux.»

Nous le savons, nous, hélas! et ce n’est pas à la louange de M. Brieux.

Isabelle ne put aller à sa villa, mais lui envoya, par la poste, la
lettre de Mme Lydie Pachkoff, en y joignant quelques mots, dans lesquels
la vaillante jeune fille, avec une attendrissante dignité, lui faisait
part de sa situation matérielle assez précaire, car il ne lui restait
plus grand’chose du petit avoir qu’elle avait hérité de sa mère et de
son oncle, et elle était à la charge de son frère Augustin de Moërder.
Aussi, sollicitait-elle de lui un prompt appui pour qu’elle pût tirer
quelques ressources de sa copie.

Quelques jours après, Isabelle recevait une lettre de M. Brieux. Elle
l’ouvrit et devint toute pâle en y trouvant un billet de cent francs,
puis un mot très court et d’une politesse assez froide, et où il n’était
pas plus question de sa nouvelle que de l’Antéchrist.

M. Brieux ne pouvait montrer d’une façon plus éloquente combien son âme
et son caractère étaient à la hauteur de son talent.

Il n’avait pu supporter l’idée qu’on pût savoir un détail de ses débuts,
dont tout autre se serait enorgueilli.

Et Lydia Pachkoff n’avait pas été bien inspirée en s’adressant à celui
qui fût son humble petit secrétaire et dut une grande part de sa chance
extraordinaire à sa générosité.

Encore trois ans après, la pauvre Isabelle qui, cependant, n’avait
jamais cessé d’opposer aux mufleries dont elle fut si souvent l’objet,
la sérénité de son beau front dédaigneux, se mettait en colère, quand,
devant un ami très intime, elle contait celle-là:

--Ah! s’écriait-elle, j’eus un moment l’idée de lui renvoyer son billet
de banque avec un mot cinglant au verso. Je ne le fis pas, par égard à
la grande et bonne Lydie Pachkoff; je me contentai de le donner au
bureau de bienfaisance du quartier de la Madeleine, où habitait mon
frère Augustin. Et cependant, ajoutait-elle avec son doux sourire
résigné, moi qui aime tant, pour noyer mon rêve, les cigarettes de fin
tabac, j’en étais à ce moment réduite à fumer des feuilles de platane
desséchées.

Toute la glorieuse jeune femme est dans ce trait et dans ces mots.

Certes, M. Brieux ne se doutait pas et il ne se doute pas encore que son
théâtre inesthétique et ses marionnettes falotes seront, depuis
longtemps, tombés dans l’oubli, alors qu’on lira l’œuvre d’Isabelle
Eberhardt, bien que certain scribe peu scrupuleux en ait tripatouillé
maintes pages, en essayant de se les approprier.

Quelques semaines après, écœurée de ses insuccès, mais heureuse d’avoir
épousé l’homme aimé, renonçant à la gloire littéraire aussi peu
noblement représentée, Isabelle repartait avec son mari, pour l’Algérie.

Conduite par la main de Dieu, elle allait encore une fois et pour ne
plus revenir, vers cette terre que sa plume devait bientôt magnifier;
elle allait vers le désert, vers ses humbles frères, les Bédouins, dont,
pauvre elle-même, elle devait, en prose ineffable, chanter la glorieuse
pauvreté; elle allait, enfin, vers son tombeau et vers la gloire qui,
pour elle, fut si vraiment le _Soleil des Morts_.

                                   *

                                 *   *

Voici maintenant épuisée, sur notre héroïne, la documentation écrite et
absolument inédite que nous sommes, non sans peine, parvenus à nous
procurer.

Il en résulte, comme on a pu le voir, deux choses que personne ne
connaissait jusqu’ici et d’un énorme intérêt: l’une touche à son œuvre
littéraire, l’autre à sa vie morale, et toutes deux eurent le don de
m’émouvoir profondément, en passionnant ma curiosité.

D’abord, pensai-je, qu’est devenue cette nouvelle tunisienne de 2.000
lignes, intitulée _Mektoub_, dont Isabelle parle assez longuement dans
sa première lettre à Mme T..., sur laquelle elle revient dans sa
deuxième missive à Mme Lydia Pachkoff?

Ensuite, quel était l’objet du sentiment tendre, sinon de l’amour auquel
elle fait une très claire allusion dans les deux passages suivants à Mme
T...:

«... Donc, encore une fois écrire, vagabonder, aimer, tel est mon rêve
et, pour le réaliser, je suis prête à dépenser toute l’énergie de mes
vingt ans. _Dois-je vous dire que je me trouve en très bonne voie sur
les deux derniers points de ce programme idéal?_»

Et plus loin, dans cette même lettre, à propos de la nouvelle
tunisienne:

«... En ces pages que je voudrais, certes, plus belles, _j’ai mis un peu
de l’émoi que mon âme a ressenti au contact d’un être d’élite
appartenant à la race aimée et à la religion adoptée_...»

De la nouvelle, il n’existe nulle trace dans les œuvres publiées après
sa mort, avec de déplorables retouches, comme je l’ai dit, pas plus dans
le livre qui a pour titre _Dans l’ombre chaude de l’Islam_, que dans les
_Notes de route_, beaucoup moins tripatouillées. Pas de vestige, non
plus, dans les courtes nouvelles et les contes encore disséminés en des
feuilles algériennes, et que je me propose de réunir bientôt en volume
avec, il va sans dire, l’autorisation préalable de ses légitimes
héritiers.

Pour ce qui est de l’«être d’élite, appartenant à la race aimée et à la
religion adoptée», ce ne pouvait être Si Ehni, puisqu’elle ne connut que
huit ou dix mois plus tard, à El-Oued, celui qu’elle devait épouser?

Que faire pour retrouver le précieux écrit? Comment résoudre l’énigme de
l’amant mystérieux, sans autres renseignements que ceux dont nous avons
fait l’exposé? La chose nous apparut difficile, mais non pas
irréalisable, et nous nous mîmes à l’œuvre sur-le-champ, poussés et
soutenus par notre culte et notre amitié pour la grande disparue.

Et d’abord, pensâmes-nous, une enquête s’impose, personnelle,
minutieuse, et qui serait aussi une sorte de très pieux pèlerinage au
pays du Tell et du Sahara, où la noble errante vécut et souffrit sa
courte vie.

Pour retrouver l’amoureux, il fallait s’informer d’abord à Bône où elle
l’avait connu, puis battre la villa arabe de la blanche Tunis avec la
patience et l’astuce d’un policier.

En ce qui concerne le manuscrit, une indication vague, mais précieuse,
ne m’était-elle pas fournie par le passage suivant de la lettre
d’El-Oued:

«... J’écris pour le plaisir d’écrire, sans même le plus vague désir
d’être lue. Les papiers que je noircis de temps à autre, dans mes
haltes, vont rejoindre en quelque recoin de la pittoresque maison soufi
que j’habite le _Mektoub_ dont je vous parlais naguère et dont personne
n’a voulu...»

Isabelle Eberhardt avait, à cette époque, séjourné plus de six mois dans
la capitale du Souf. Qui sait?... Peut-être aurai-je le bonheur de
trouver les précieux feuillets soit à El-Oued, soit dans un des autres
«ksour» ou quelqu’une des zaouïas qui lui donnèrent si souvent
l’hospitalité. Mais, par-dessus tout, il fallait, coûte que coûte,
visiter minutieusement les «recoins de la pittoresque maison soufi» où
elle vécut à El-Oued.

Une circonstance particulièrement heureuse et quasi providentielle,
comme on va le voir, facilita ma tâche et me permit d’éclairer, en
quelques heures, la tendre et mystérieuse aventure d’Isabelle Eberhardt
à Tunis.

Un de mes amis avait été, pendant quelque temps, fonctionnaire à Bône, à
l’époque où y vivait la jeune fille, et il l’avait beaucoup connue.

Mis partiellement au courant de mes projets:

--N’oublie pas, me dit-il, dès que tu arriveras dans la ville, d’aller
trouver le vénérable Si Saïd ben Mohamed, qui fut le professeur d’arabe
d’Isabelle Eberhardt et de sa mère, en même temps qu’un des plus intimes
amis des deux exilées. Il en sait long sur la vie de ces deux femmes
mystérieuses et, étant donné le projet que tu poursuis, il n’hésitera
pas à te le faciliter. Du reste, comme même après mon départ d’Algérie,
je suis resté avec lui en très bonnes relations, je vais, dès
maintenant, lui écrire pour lui annoncer ton arrivée.»

Je m’embarquai donc heureux de cette aubaine inespérée, et aussi
désireux de remplir ma mission, entre toutes délicate, que de revoir la
terre d’Afrique à laquelle, comme à la Bonne Nomade, j’ai voué le
meilleur de moi.

                                   *

                                 *   *

Une terre lumineuse sertissant un golfe d’azur que sillonnent de rares
steamers, mais où palpitent, nombreuses, au vent léger, les blanches
voiles latines des balancelles de pêcheurs. Au bord, un hâvre, hier
encore très calme et qui semblait dormir sous la caresse du ciel, tel un
refuge oublié sur la côte lointaine de Moghreb, et qui, aujourd’hui, le
dispute, en activité, avec les plus fréquentés de nos ports. Derrière et
au-dessus, une avalanche cascadante de tuiles rouges et de maisons
blanches, sur lesquelles, à l’aurore et au crépuscule, le soleil épuise
toute la gamme de ses pourpres et de ses ors. A droite et à gauche, se
reflétant dans le flot toujours paisible, les coteaux de la Ménadia où,
parmi les orangers et les oliviers centenaires, s’épanouit toute une
flore de délicieuses villas. Ici, le cap de Garde un peu sauvage, et où
la prunelle du phare clignote dans la sérénité douce des nuits, là le
mamelon d’Hippone magnifié par le souvenir d’Augustin.

Plus loin encore, et dominant ce paysage de rêve, la masse imposante,
aux crêtes souvent vaporeuses, de l’Edough, dont les forêts sont
millénaires. Et enfin, dans les lointains imprécis, les montagnes de la
Tunisie, tantôt d’un bleu très doux et très pâle, et tantôt d’un violet
très franc.

Tel est le tableau, qui, pour la troisième fois, enchanta mes yeux
éblouis, quand le _transat_ entra dans le port de Bône, par un matin
soleilleux d’avril.

Au débarcadère, je trouvai, noblement vêtu de laine blanche, le sourire
aux lèvres et sa barbe grise bien peignée, l’aimable Si Saïd ben Mohamed
qui m’attendait. Une heure après, nous étions tous deux assis à l’arabe
devant un excellent kaoua, parfumé à l’eau de rose, sur la terrasse de
sa maisonnette arabe, sise dans le quartier haut de la ville. Le
tableau, qui se déroulait sous nos yeux, était encore plus beau que
celui dont je venais de jouir sur le pont du «Général Chanzy». Et tandis
qu’autour de nous, le soleil mourant épandait ses derniers ors sur la
ville, rosait le golfe, et semait de lilas et de violettes les
promontoires et les monts lointains, tandis que, d’une zaouïa voisine,
montait, éperdue et nasillarde, la clameur d’un «mueddin», l’aimable
vieillard, sur ma demande, me narrait tout ce qu’il savait de notre
chère et grande morte, dont l’image restait, souriante et fraîche, en
son souvenir.

Sur cette terrasse où elle était venue bien souvent savourer, comme nous
le faisions à cette heure, les splendeurs ineffables du moghreb, il me
répétait, sans lassitude et en prodiguant les fleurs les plus rares du
bien-dire oriental, ce que furent l’intelligence et la bonté de cette
créature d’élite, qu’Allah jaloux s’était empressé d’appeler parmi ses
houris.

L’œil humide, la voix quelque peu tremblante, il enveloppait, d’un geste
large, la beauté autour de de nous épandue.

--Encore qu’elle fut bien malheureuse, me dit-il, elle a aimé ce pays,
cette ville, cette mer, ce golfe et ces montagnes harmonieuses d’un
amour profond et comme seuls savent aimer les poètes et les vagabonds...
Sur cette terrasse, à la place où vous êtes assis, je l’ai vue, maintes
fois, pleurer de joie devant la féerie d’un couchant semblable à celui
qui ravit nos yeux en ce moment. Par certaines nuits, comme il n’y en a
qu’au bord de la mer latine, je l’ai vue sautiller, telle une folle, ou
battre des mains comme une gamine, quand la lune, émergeant du large, se
balançait à la cime des flots argentés. Et je l’ai vue aussi rire aux
étoiles, aux bonnes étoiles, dont elle savait le nom et qu’elle appelait
«ses petites amies du ciel africain».

«--Oui, Si Saïd, me disait-elle avec ce sourire à la fois doux et
résigné qu’ont seuls les êtres prédestinés et qui reste gravé dans mon
œil, comme le nom du trépassé sur la pierre de son tombeau, oui, Si
Saïd, ne plaisante pas, je les connais, comme tu me connais, et, quand
je leur parle, elles me répondent tout comme toi. Tiens, vois-tu
celle-ci dont le rire d’or tombe sur nous du zénith, et celle-là qui
palpite à l’Orient, comme un clou d’argent, c’est Altaïr et c’est
Aldébaran. Toutes deux ont là-bas, dans le ciel du Désert fascinateur,
un éclat plus pur encore. Toutes deux sont mes amies les plus intimes,
et sais-tu ce qu’elles me disent dans leurs scintillations de diamants
et de rubis, sais-tu ce qu’avec elles me dit la lune qui émerge radieuse
du cap Rosa?

--Viens, viens au désert, bonne Isabelle. Pourquoi t’attarder plus
longtemps en cette Anneba monotone qui n’a plus de secrets pour toi.
Viens, viens au Désert. Nous éclairerons ta route de nos plus jolis
rayons. Pendant les courtes nuits estivales, comme les mages allant vers
la crêche de Bethléem, tu connaîtras l’ivresse divine de marcher en nous
contemplant. Puis, quand tes pieds seront lassés, sur la dune qui te
servira de couche, nous broderons avec nos fils les plus légers, avec
des fils d’or et d’argent, un oreiller tout pareil à celui sur lequel
les «djinoun» du Sahara reposent leur tête menue. Viens, viens, ô notre
bonne Isabelle, ô notre douce sœur terrestre, viens voir comme nous
savons embellir et caresser, de nos baisers lumineux, le Désert dont
nous sommes les amoureuses. Et viens voir aussi comme nous savons
emplir, d’une allégresse éternelle, l’âme du Bédouin qui s’endort en
nous souriant.» Oh! Saïd! Saïd, mon maître vénéré dans la langue sainte
du Livre, combien je suis malheureuse et pleine d’ennui! Et combien je
voudrais partir, fuir, errer à travers les solitudes lumineuses pour
obéir à l’appel tendrement impérieux de mes célestes amies!...»

Et il y avait, dans sa voix, une telle détresse contenue que moi,
vieillard blasé sur toutes les émotions de la vie et déjà mûr pour la
tombe, je ne pouvais qu’essuyer mes yeux.»

Alors, n’osant exhaler le sanglot qui serrait sa gorge, le maître
vénérable d’Isabelle se taisait, les yeux noyés dans les splendeurs du
Moghreb. Et moi, non moins ému, je ne disais mot non plus, rêvant de la
noble morte, à l’endroit même où elle aima tant bercer, dans un silence
semblable, la tristesse de sa rêverie. Je l’évoquais, en train de rire à
la lune, et d’écouter la voix des étoiles qui l’appelaient au Désert. Et
il me semblait l’ouïr murmurant, nostalgique et douce, ces vers qui, par
un matin d’incurable ennui, s’envolèrent, comme des abeilles
harmonieuses, des lèvres divines de Mallarmé:

    La chair est triste, hélas! et j’ai lu tous les livres,
    Fuir là-bas! Fuir! Je sens que des oiseaux sont ivres
    D’être parmi la terre inconnue et les cieux.

Et le vieillard poursuivit:

... Quand elle ne venait pas ici, elle allait, seule, à cheval, vers la
colline d’Hippone où, parmi les vestiges de la cité morte, elle
promenait sa nostalgie chaque jour plus grande du désert et sa jeune
mélancolie.

Elle s’attardait près des citernes d’Adrien, à l’ombre de la basilique
que tes pères roumis élevèrent à la gloire d’Augustin, l’enfant de
Thagaste, un des plus illustres et des plus saints parmi vos antiques
marabouts. Mais ce qu’elle aimait par-dessus tout, c’était de passer de
longues heures à l’endroit où fut, dit-on, ensevelie Lalla Bouna, la
sainte vénérée qui, avant d’être la protectrice de la ville, avait été
la patronne des chameliers sahariens. D’après une attendrissante légende
qu’elle me faisait souvent lui conter, Lalla Bouna n’était venue vers la
blanche Anneba qu’à la fin de sa longue vie. Sa jeunesse et son âge mûr
s’étaient passés à vagabonder dans le désert en compagnie des Bédouins
et des «meskines» dont elle était la maraboute respectée.

Un jour, le «djich» dont elle faisait partie, s’était égaré dans un pays
où il n’y avait ni source, ni puits, ni rhédir: ses compagnons et ses
compagnes, après avoir marché, des jours et des jours, sous un soleil
implacable, tirant la langue comme des chiens, et ne pouvant supporter
le feu qui les brûlait aux entrailles, se couchèrent au flanc d’une dune
pour mourir.

Alors Lalla Bouna se prosterna vers l’Orient, afin de supplier, une
dernière fois, le Seigneur d’avoir pitié d’eux. Et tandis qu’elle
priait, un flot de larmes tomba de ses yeux, roula sur le sable et
aussitôt, à la place qu’elles touchèrent, un puits se creusa soudain, un
puits dont l’eau fut et reste encore la plus limpide et la plus fraîche
de toutes les sources du Sahara.

Quand, sur l’ordre de Dieu, elle quitta le désert, pour sanctifier de sa
présence le Tell d’Anneba, elle avait déjà vécu plus de deux cents ans,
sans cesser de vagabonder, et, cependant ses jambes étaient plus agiles
que celles du plus robuste Bédouin, l’éclat d’une jeunesse radieuse
brillait dans ses yeux, ses joues étaient semblables à des roses que les
abeilles sauvages de l’Edough venaient butiner.

Toujours sur l’ordre de Dieu, elle fixa sa résidence dans les citernes
éventrées qu’une folle végétation de myrtes, de lentisques et de
chèvrefeuilles recouvraient un peu partout, en ces temps déjà lointains
et bien avant votre arrivée.

Elle vécut là un nombre incalculable d’années, faisant un miracle chaque
jour.

Des montagnes de Kabylie, comme du Tell et des ksours les plus lointains
du Sahara, les croyants accouraient vers elle, attirés par le bruit de
ses miracles et la réputation de sa sainteté. Ceux qui souffraient
étaient guéris: ceux qui pleuraient étaient consolés.

Un matin, des gens d’Anneba étant venus la visiter, virent que les
myrtes, les lentisques, les chèvrefeuilles et tous les arbustes les plus
hirsutes qui recouvraient les citernes, s’étaient, pendant la nuit,
métamorphosés en magnifiques rosiers, tout resplendissants de fleurs.
Dans chacun d’eux voletait un rossignol qui, l’aile palpitante et la
voix plus que jamais harmonieuse, chantait, en arabe, les louanges de la
sainte, dont l’âme s’était envolée vers Dieu.

En effet, pénétrant dans les citernes, les visiteurs y virent Lalla
Bouna couchée sur un lit de roses fraîches, et dormant, un sourire aux
lèvres, son dernier sommeil. Nul, même parmi les marabouts les plus
vénérés d’Anneba, ne se sentit les mains assez pures pour toucher au
corps de la sainte d’où s’exhalait, avec la senteur des roses, une douce
odeur de benjoin. Et ayant jugé qu’il n’avait pas besoin d’être lavé,
ils décidèrent de le laisser ainsi dans les citernes, parmi les fleurs
dont Dieu lui fit un manteau, et sous la garde des oiselets qui, sans la
moindre lassitude, continuèrent à chanter.

Ils chantèrent encore pendant des années et des années, et ni les roses
qui couvraient la sainte, ni son front toujours serein ne se flétrirent
pendant ce temps-là.

Un beau matin, quelques années seulement avant l’invasion des «roumis»,
on vit un vol innombrable de rossignols l’emporter dans son lit de roses
vers le ciel.

Mais, encore aujourd’hui, mes frères en Dieu, avec leurs femmes et leurs
filles, vont au mamelon sacré d’Hippone, fumer le «kif» et danser, aux
accords de la «rhaïta», près des oliviers sauvages de la vénérable Lalla
Bouna.

Comme bien tu penses, c’est ce souvenir de l’antique maraboute,
protectrice des nomades, que ma jeune élève venait chercher près des
citernes, sur le mamelon fleuri.

Là, des soirées entières, pendant qu’aux mains d’un petit Arabe, sa
monture broutait le gazon, elle rêvait du Désert où les aurores sont
plus limpides, et les crépuscules plus ardents qu’aux villes du Tell.
Elle rêvait des fiers «meskines» dont les loques s’empourpraient aux
feux du couchant, des Bédouins au cœur simple qui devaient être bientôt
ses frères, et des Bédouines, au frontal nimbé de sequins qu’elle
aimerait bientôt comme ses sœurs.

Et, quand au retour de ses promenades, elle revenait sur ma terrasse, je
la voyais plus triste encore; je lisais, plus que jamais véhémente en
ses yeux très doux, l’amertume des implacables nostalgies.

Son intelligence était une des plus vives qu’il m’ait été donné de
rencontrer. En dix-huit mois de mes modestes leçons, et surtout de
celles qu’elle reçut de professeurs de Medersa les plus savants, elle
était devenue une arabisante distinguée.

Elle parlait très purement notre belle langue, la lisait et l’écrivait
mieux que les plus anciens et les meilleurs des jeunes _tolba_ bônois.

Elle connaissait nos meilleurs auteurs, qu’elle étudiait dans leur
texte, et, parfois même, trouvait, pour certains d’entre eux, des
commentaires spirituels et délicats.

Par sa science précoce des choses d’Islam autant que par la pureté de
ses expressions, la sagesse de ses propos et l’originalité de son
caractère, (elle portait déjà le costume arabe avec une noble élégance),
elle stupéfia de vieux docteurs et nos plus vénérés savants. Parmi
ceux-ci, je citerai Si Abdul Wahab, le fin lettré tunisien qui fit le
voyage de Bône pour la voir.

Au risque de vous étonner, je vous dirai même qu’elle versifiait en
arabe, on ne peut plus agréablement et composait de petits poèmes d’une
fraîcheur délicieuse et pleins de coloris oriental.

Un jour, je lui montrai une poésie finement sertie, amoureusement
ciselée et que m’envoyait un de mes anciens élèves parmi les meilleurs,
devenu bach-adel[3], de la mohakma[4], de Touggourt dans l’oued R’hir.

  [3] _Bach-Adel_, Greffier en chef.

  [4] _Mahakma_, Tribunal arabe.

Elle en fut enthousiasmée, déclara qu’elle atteindrait, elle aussi,
cette perfection, et, en attendant, écrivit au lointain poète, en arabe
bien entendu, une missive dithyrambique dans laquelle elle glissa ses
meilleurs vers.

Au lieu de les signer Mahmoud Saadi ou Nicolas Podolinski, ou de tout
autre pseudonyme comme elle faisait pour ce qu’elle écrivait dès cette
époque en français, elle les parapha de son vrai nom.

                   *       *       *       *       *

Mon ancien élève répondit et ce fut, dès lors, entre eux, une
correspondance poétique très suivie, qu’elle me permettait de lire, et
dont j’ai encore mon vieux cœur tout embaumé...

Ici, Saïd ben Mohamed fit une pause, se leva, et ses petits yeux
flambants d’une allégresse furtive à ces souvenirs évoqués, il s’en alla
vers le grand coffre de bois délicieusement peinturluré qui lui servait
de bibliothèque, en sortit un tas de petits papiers minutieusement
colligés, et dont il mit un certain nombre entre mes mains.

Il va sans dire qu’elles tremblaient en les recevant; j’y jetai un
regard avide, mais hélas! le bon professeur me croyait plus fort en
arabe que je n’étais réellement. Je dois avouer très humblement qu’au
cours de ma longue vie africaine, j’ai quelque peu négligé la grammaire
et que mes maîtres, les seuls, furent les Bédouins du «bled».

Aussi fut-ce d’un regard presque navré et le rose de la honte au front,
qu’après avoir parcouru les pattes de mouches du poète de l’Oued R’hir,
et de la pauvre Isabelle, je les lui rendis:

«Mon cher Saïd, lui dis-je, j’ai visité à plusieurs reprises, la grande
Mosquée de Tunis et aussi l’Université égyptienne d’El-Ahzar, mais je
n’ai jamais eu le temps de m’y attarder. Je connais assez d’arabe pour
parler à mes chameliers, pour comprendre ce qu’ils me disent et ce
qu’ils chantent dans la monotonie des longues étapes et aussi les
vieilles histoires qu’ils se content, le soir, devant les feux du
bivouac.

»Mais c’est là tout. Ayez donc la complaisance de me traduire, de ces
vestiges précieux, tout ce que vous croirez devoir intéresser ma
curiosité fraternelle pour la morte et servir l’œuvre que je consacre à
sa vie».

Si Saïd n’eut pas même ce furtif sourire qui, en pareille occurrence,
eût voltigé sur les lèvres d’un pédant occidental.

«D’Isabelle, me dit-il, je ne possède que quelques brouillons, car je
dois vous dire que, de cette correspondance, j’avais fait, pour elle,
matière à devoirs arabes et à compositions poétiques, que je retouchais
quelque peu, mais toujours seulement au point de vue prosodique et
grammatical, respectueux de leur grâce et leur laissant toute
l’originalité de la pensée; je vous dirai tout à l’heure où vous pourrez
peut-être trouver les originaux.

                   *       *       *       *       *

Voici d’abord une des premières piécettes par elle envoyées:

    Je suis triste, ami lointain, et pourtant
    Le printemps sourit dans les campagnes d’Anneba,
    Le géranium et l’aubépine, le liseron et la pervenche
    Bordent les sentes étroites des collines.
    Les genêts balancent l’or éclatant de leurs fleurs.
    Il y a autant de roses dans les jardins
    Que d’étoiles resplendissantes dans le ciel,
    Et pourtant je suis triste, ami lointain.

    Je suis triste, ami lointain, et pourtant
    Le printemps sourit à la douce Ménabia,
    Il embaume de son souffle les coteaux bônois.
    Leurs villas semblent des colombes blanches,
    Blotties sous les millénaires oliviers,
    Et l’on voit l’or des fruits
    Rutiler encore parmi la neige des fleurs.
    Et pourtant je suis triste, ami lointain.

    Pour qui dissipera la tristesse de mes jours,
    Je cueillerai, une à une, toutes les étoiles du ciel
    Et d’une main pieuse, j’en couronnerai son front.
    Egalement je lui donnerai trois rayons de lune
    Pris au filet dans le golfe d’Anneba.
    Et ne crois pas qu’il soit surpris de ce cadeau
    Celui qui dissipera la tristesse de mes vingt ans,
    Car celui-là, ami lointain, c’est le Désert.

Toujours, comme vous le voyez, la nostalgie profonde, incurable du
Sahara. Son âme ardente déborde, ses yeux s’emperlent de larmes, rien
que d’entendre ou d’écrire ce mot magique, ce vocable fascinateur. Et
l’inspiration en naît très douce pour elle, prenante, apaisante et
consolatrice aussi.

Des sables lointains de Touggourt, sur un rythme et un fond semblables,
le poète, inconnu d’elle, répond:

    J’étais joyeux, amie lointaine, voici peu.
    Les palmeraies de l’Oued R’hir n’avaient pour moi
    Que des sourires; les grandes palmes
    Balancées au vent du soir, chantaient
    A mes oreilles attentives de douces chansons.
    Et maintenant, amie lointaine, d’avoir ouï
    La tienne que m’apporta le vent du Nord
    Tu me vois, plus triste que toi.

    Voici peu, amie lointaine, j’étais joyeux.
    Sous mes pieds, dans mes voyages, la dune
    Etait plus veloutée que la laine des tapis.
    Aux étapes, l’eau saumâtre de nos puits
    Me semblait plus douce que le miel.
    Et, maintenant, amie lointaine, d’avoir respiré
    La senteur des roses et des aubépines
    Que tes vers m’ont apportée du Tell printanier,
    Tu me vois plus triste que toi.

    Pour qui dissipera ce malaise de mon âme,
    Quand au désert sonnera l’heure du moghreb,
    Je cueillerai, sur un plateau d’or,
    Le soleil mourant dans ses pourpres,
    Et de même, je prendrai pour elle
    Un peu d’azur au firmament saharien,
    Quand flambera l’heure du _dohor_ (midi)
    Fasse Allah qu’elle veille de mon présent.

Et du Tell au Désert, d’Anneba, la voluptueuse, à la sauvage Touggourt,
le dialogue se poursuivait, tour à tour gracieux et naïf, nostalgique et
langoureux. Isabelle était heureuse d’avoir provoqué cet écho lointain
du pays ardemment rêvé, et peut-être quelque peu éprise déjà du poète
saharien qu’elle savait, par moi et par d’autres, beaucoup plus âgé
qu’elle--il avait dépassé trente ans--mais d’une beauté orientale à
rendre rêveuses les plus jolies filles d’Occident.

Peu après elle lui disait:

    Ami, dont la voix me vient du pays rêvé,
    Oui, ton présent est bien celui
    Que dans la détresse de mon âme
    Je désire depuis des ans et des ans.

    A mon tour je t’envoie des roses,
    Les plus belles roses écarlates
    Qui embaument, de leur odeur printanière,
    Les jardins et les collines du Tell fécond.

    Puisses-tu éprouver, en les respirant,
    Dans ma chanson, autant de bonheur
    Que j’en aurais à sentir les fleurs du désert,
    Les fleurettes aimées des sables brûlants.

Et le poète, dont ces strophes exaltent l’âme enfantine, dans la
solitude de l’exil, de plus en plus enamouré, se fait pressant:

    Amie, je suis né dans le Tell fécond,
    J’ai grandi sur ses opulentes collines,
    A l’ombre douce et profonde de ses jardins
    Et mes yeux restent pleins de sa beauté.

    Aussi mon cœur a tressailli d’aise,
    En respirant les belles roses de tes vers.
    Sur la terre humide qui te sourit,
    Roses et jasmins vivent longtemps.

    Ici l’eau du ciel arrose à peine la dune
    Que le soleil inapaisable l’a bu,
    Et les fleurettes sahariennes n’ont qu’un jour,
    Hâte-toi, amie lointaine, de venir les respirer.

«Avouez avec moi, Sidi, que ces roucoulements de palombes au cœur du
printemps, ainsi échangés par deux êtres épris de bien-dire et de
poésie, et qui ne se connaissaient pas, sont tout simplement délicieux à
lire comme à ouïr. Elles ne pâliraient certes pas, ces piécettes,
parfumées aux roses du Tell, et aux fleurettes désertiques, devant les
«qacidas» antiques des poètes du Hadjouz ou de l’Yémen. Oui, on dirait,
vraiment, ces poèmes pleins de tendresse amoureuse, dont les meilleurs,
sur une décision des plus illustres et des plus anciens parmi les autres
poètes, étaient tantôt gravées en lettres d’or, tantôt simplement
suspendues aux murs de la Kasba, et devenaient les unes des «Moallahaas»
(les suspendues), les autres des «Mouzahabats» (les dorées).»

    Les fleurettes sahariennes n’ont qu’un jour,
    Hâte-toi, amie lointaine, de venir les respirer.

Hélas! la pauvre Isabelle devait bientôt, en effet, s’en aller vers sa
destinée, dans la voie que, de tout temps, lui traça le Rétributeur.
Mais quelques semaines avant que ne mourût la très noble et très douce
Mme Nathalie d’Eberhardt, devenue, devant Dieu, Fathima Manoubia, il se
passa, dans la vie de sa jeune fille, un événement dont vous apprécierez
vous-même l’intérêt profond.

Je vous ai dit l’étonnement dans lequel l’intelligence, le savoir et
aussi l’étrangeté d’Isabelle avaient plongé, lors de sa visite à Bône,
le vénérable Si Abdul Wahab, le lettré dont s’honore Tunis-la-Blanche.
Sans doute, il dut en parler à son jeune fils, jeune homme dont la
beauté et l’érudition avaient déjà fait de nombreux jaloux, car, à son
tour, celui-ci désira connaître la famille d’Eberhardt. Il vint donc à
Bône, et Allah voulut que l’impression mutuelle des deux jeunes gens fût
de celles qu’on n’oublie pas de longtemps.

Peu après, Mme Nathalie d’Eberhardt mourut et fut suivie de près au
tombeau par l’oncle Trophimowsky. Comme vous le savez, sa première crise
de douleur passée, Isabelle, à la tête d’un petit avoir, partit seule
pour son premier voyage au désert qui, d’ailleurs, fut des plus courts.
Elle prit le chemin de l’Oued R’hir, passa par Biskra et arriva à
Touggourt à cheval et sous le pittoresque costume des cavaliers
sahariens qu’elle avait dès lors adopté.

Désireuse de voir, en passant, le poète bach-adel, tout en restant
maîtresse de l’heure où elle se ferait connaître à lui, elle se donna
pour un jeune taleb tunisien visitant les zaouïas du Sahara et prétendit
s’appeler Mahmoud-Saadi, pseudonyme adopté par elle depuis quelque
temps.

Son cœur appartenait-il déjà à un autre? La rencontre du poète fut-elle
une déception pour son idéal? Mystère que la pauvre morte emporta dans
son tombeau. Mais toujours est-il, et cela je puis l’affirmer, qu’elle
resta trois jours entiers à Touggourt, avant de s’enfoncer dans le Souf;
que, pendant ce temps, elle eut avec Si Mohamed--c’était son
nom--plusieurs entretiens et qu’elle partit aussi mystérieusement
qu’elle était venue. Telle était la loyauté et la délicatesse d’Isabelle
que le pauvre poète n’eût peut-être jamais connu l’identité de sa
visiteuse si je n’avais eu, moi, la fâcheuse inspiration de l’en
informer par un mot.

Je suis déjà vieux, Sidi, et peut-être n’ai-je devant moi que très peu
de jours, mais jusqu’à ma mort, je ne me pardonnerai jamais cette
malencontreuse idée, tu vas comprendre pourquoi.

Si Mohamed reçut ma lettre au lendemain même du jour où Isabelle avait
quitté Touggourt pour le Souf. Il la lut, la relut, comprit toute la
portée de son malheur et le trouva d’autant plus profond que dans le
taleb Mahmoud-Saâdi, il avait, comme bien d’autres d’ailleurs, soupçonné
une femme parmi les plus exquises, les plus troublantes et les plus
dignes d’amour qu’il soit possible de rencontrer.

Il ne dit mot, courba la tête devant son «Mektoub» inéluctable, n’essaya
même pas de revoir celle dont Allah lui refusait si clairement l’amour,
ne lui écrivit même pas, mais il devint, en quelques mois, plus vieux de
vingt ans et, hélas! paraît-il, mais je n’en suis pas sûr, demanda à
celle que vous appelez la «Fée Verte», l’oubli des jours que son Destin
lui gardait. Est-il encore à Touggourt? Vit-il encore? Ou a-t-il
emporté, dans la paix suprême du tombeau, sa passion morte et le
souvenir des beaux vers échangés avec l’inconnue... Point ne le sais,
car Si Mohamed ne m’a plus donné signe de vie. Toutefois, puisque votre
pieux pèlerinage vous conduira à Touggourt, il y a là quelqu’un qui
pourra vous renseigner, car il fut son meilleur ami. C’est le caïd de
la capitale des Rouerha, le très aimé et très généreux Si
Derradji-ben-Smaïl-Massarly, neveu et gendre de l’illustre Ben-Ganah,
bach-agha de Biskra et des Ziban.

Allez le trouver, dites-lui l’œuvre que vous avez entreprise en
l’honneur de la morte, et encore qu’il soit très discret, de ses lèvres,
comme un vol d’abeilles, s’envoleront les souvenirs les plus précieux,
car je tiens de source sûre que non seulement il fut l’ami de
l’infortuné bach-adel, mais qu’il garde, pour la mémoire de l’errante,
un culte attendri.

Ce que je puis vous dire, moi, c’est qu’à son retour d’El-Oued, où elle
ne resta cette fois que quelques jours, Isabelle repassant par
Touggourt, ne s’arrêta pas; elle regagna Biskra par la même route des
oasis qu’elle avait suivie à l’aller, poussa une pointe dans les
montagnes de l’Aurès et s’en vint à Tunis où l’attirait l’impulsion
vraie de son cœur. Assez brièvement, mais avec l’émotion profonde qui se
dégage de tout ce qu’elle a écrit, elle-même a narré dans ses _Heures de
Tunis_ ce que fut sa vie pendant cet automne de l’année 1900. Elle a dit
ses courses folles dans le Tell, et aussi sa tentative de vie rêveuse à
l’orientale, dans la ruelle emplie d’ombre et de mystère, où l’amour
avait caché la maison arabe aux fraîches faïences, au patio silencieux
et au jet d’eau babillard.

Elle écrivit là, les belles pages tunisiennes, que vous connaissez comme
moi, et où, dignement, elle laisse dans le silence les secrets de son
âme éprise...»

Ici, le cœur débordant de joie d’avoir appris, en quelques minutes, une
bonne part de l’inconnu, à la recherche duquel j’étais parti, je ne pus
m’empêcher d’interrompre le vieillard.

--Isabelle, lui dis-je, n’a pas écrit, à cette époque, que les _Heures
de Tunis_, mais aussi une longue nouvelle tunisienne, intitulée:
_Mektoub_, ainsi que cela résulte de ses lettres à une vieille amie de
sa mère, et à Mme Lydie Pachkoff». Et je lui dis de mémoire ce que ses
lettres contenaient à ce sujet.

De cette nouvelle, poursuivis-je, il n’y a pas de trace dans les pages
publiées après sa mort, dans celles qui furent odieusement
tripatouillées, comme dans celles qui ne le furent pas.

Vous comprendrez, Saïd, tout l’intérêt qu’il y aurait à découvrir ce
manuscrit. Et c’est à cela que je m’emploie de tout cœur, décidé à
suivre dans le Tell comme au Désert tous les chemins, sentiers et pistes
qu’elle a foulés, et à visiter tous les bordjs, toutes les maisons, et
tous les refuges maraboutiques où elle a, pour quelques jours ou
quelques mois, déposé ses bottes poudreuses et dormi autrement que sous
les étoiles du ciel...

--Qu’Allah bénisse vos efforts et les couronne de succès. Que
l’inspiration du Prophète soit avec vous! Je vous suivrai comme le
pêcheur suit le liège de ses filets.

--Merci, lui dis-je, et maintenant voulez-vous, de grâce, continuer à me
conter ce que vous savez de son existence à Tunis et de son aventure
d’amour avec le jeune Abdul Wahab.

--Ce que je puis vous en dire, Sidi, avec pleine certitude, c’est
qu’elle ne dura pas plus longtemps que ne vivent les roses d’automne; à
peine l’espace de ce que vous appelez, je crois, lune de miel.

--Fut-elle heureuse au moins du commencement à la fin? On pourrait
peut-être en douter d’après une lettre qu’elle m’écrivit à cette époque,
la seule et la dernière qu’elle daigna m’envoyer.

Et Si Saïd ayant sorti de son coffre-bibliothèque, délicieusement
peinturluré, cette lettre écrite, en arabe, voulut bien m’en lire ceci:

«... Quand vous recevrez ces mots, très estimé et très vénéré Saïd, le
jour ne sera pas loin où je quitterai la Tunisie. En somme, les
souvenirs que j’en emporte pourraient, l’éloignement aidant, figurer
parmi les heureux de ma vie, si l’on tient compte des désenchantements
inhérents à toute humaine félicité. Du moins, ceux-ci ne me seront pas
venus du pays que j’aime et admire, et dans lequel s’épanouissent toutes
les grâces de l’Islam. Non, vraiment, je n’ai rien de ce qu’il faut pour
vivre dans l’inactivité et la mollesse du harem, alors même que j’y
aurais l’avantage d’en être l’unique maîtresse et de dominer mon maître
et seigneur. Je suis semblable à ces oiseaux des grands espaces qui
dépérissent en captivité. Il serait, n’est-ce pas, puéril de vouloir
garder en cage une mouette, un goëland ou une ganga. A celle-ci, il faut
l’immensité désertique, à ceux-là, l’infini des Océans.

»Donc, à nouveau, je prends mon vol pour passer la mer encore une fois.
Je vais en France, embrasser mon frère Augustin et tenter la fortune
littéraire avec la folle audace que vous me connaissez.

»Où irai-je de là? Dieu seul le sait. Mais, si j’en crois la nostalgie
que j’emporte du Sahara, l’éblouissement persistant de mes prunelles,
l’enchantement dans lequel sa seule évocation par la pensée ou
l’écriture suffit à plonger mon âme, c’est probablement à lui, maître
vénéré, que j’irai bientôt, car c’est, peut-être, dans la désolation
superbe de ses sables que Dieu à décidé de fermer le livre de ma
destinée...»

Vous savez ce qui suivit, car vous me l’avez vous-même conté, son voyage
à Paris, ses tentatives avortées, ses pérégrinations rapides en Italie
et en Sardaigne, et enfin, son retour prévu et fixé par Dieu au Sahara.

Et maintenant, je vous ai dit tout ce que je savais de notre glorieuse
amie et qu’en général on ignorait. Faites-en pour votre fraternelle
entreprise ce que vous jugerez bon, et dites bien, dans votre livre, ce
trait de sa vie que j’allais oublier et qui, pourtant, reflète la
grandeur de son âme et la fierté de son caractère aussi fidèlement que
le golfe reflète les étoiles du firmament.

Pendant son séjour à Tunis, elle confia une bonne part de son avoir,
vingt-cinq mille francs environ, à la garde d’un petit banquier juif,
sans exiger le moindre papier. Quand elle les lui réclama, l’enfant
d’Israël sourit dans sa barbe et, par les foudres de Yaveh, jura n’avoir
rien reçu. Isabelle n’insista pas, haussa les épaules, cracha devant
elle avec mépris et s’en fut. Elle ne s’en occupa plus, jamais elle ne
parla, la première, de cette aventure, et, quand on y faisait allusion,
et qu’on en prenait injustement texte devant elle pour déblatérer contre
les juifs, souriante et douce comme toujours, elle répondait: «On ne
juge pas une race d’après un individu...»

Si Saïd se tut. Déjà la nuit tombait autour de nous. Sous nos pieds, une
à une, s’allumaient les lumières de la ville, tandis que devant nous,
par delà le golfe, les prunelles vigilantes des phares commençaient à
clignoter sur des promontoires lointains. Dans la nuit, d’une limpidité
printanière, Aldébaran et Altaïr, les étoiles amies d’Isabelle,
scintillaient comme des clous d’or. Longtemps encore, nous restâmes
silencieux et il nous semblait, à l’un et à l’autre, que, par la porte
entr’ouverte, la pauvre morte allait venir pour rêver, devant la
splendeur du ciel africain.

Il était fort tard, quand nous nous séparâmes, et, certes, on n’eût pu
savoir lequel des deux sortait le plus ému de cet entretien.

Le lendemain, sur ma prière, Si Saïd voulut bien me conduire à la maison
où Isabelle Eberhardt et sa mère avaient vécu pendant leur séjour à
Bône. Un fonctionnaire musulman, fort aimable, l’habitait. Je vis les
belles faïences aux nuances délicates qui rafraîchissaient les yeux de
la morte et, dans la pénombre douce du _patio_, j’entendis la chanson
mélancolieuse du jet d’eau qui berçait, aux longues heures d’ennui, la
rêverie de son âme perpétuellement tressaillante au souffle du vieil
Islam.

Prestement, avec toute la puissance évocatrice d’une imagination
possédée par son image et son souvenir, je la remis et la revis dans ce
cadre d’un exotisme un peu naïf, mais prenant, et où, pendant près de
deux années, elle souffrit, pensa, pleura, interrogea le Destin et eut
une si claire intuition de ce que devait être sa courte et dolente vie.

Je vis ces deux créatures venues des collines genevoises aux bords d’un
golfe dont l’azur profond fait pâlir celui du Léman, et poursuivant dans
le calme mystérieux de cette maison arabe le cours de leur existence
tourmentée. Quelle raison plus mystérieuse encore les y avait amenées?

Pour les y attirer, la beauté du ciel d’Afrique, l’exotisme d’un sol
lointain avaient-ils suffi?

Cela que n’avaient pu ou voulu me dire ni le vieux proscrit, ni Mme T...
ni Si Saïd, ni aucun de leurs amis et connaissances interrogés
jusqu’alors, il m’était réservé de le connaître plus tard.

Et avant de poursuivre mon récit, il est, je crois, nécessaire que j’en
dise deux mots ici.

                   *       *       *       *       *

Pour déraciner complètement un être du milieu auquel, la veille même, il
paraissait attaché jusqu’à la mort, il n’est rien de tel qu’un orage
d’amour.

Et c’est une de ces tourmentes qui souleva comme un fétu l’âme de
Nathalie d’Eberhardt à l’âge où le mot seul d’amour tombant des lèvres
d’une femme ne fait éclore, autour d’elle, que des sourires et des
fleurs de mélancolie. Et pourtant, même à cet âge, Nathalie était si
belle qu’elle fut ardemment aimée.

Mais à ces folies tardives, de toutes les plus redoutables, combien
d’autres, parmi les meilleures, furent capables de résister? Malgré
cette faiblesse de sa fin d’automne, Nathalie n’en reste pas moins la
grande âme, le noble cœur, la créature d’élite dont son vieil ami d’exil
nous a dit, au début de cette étude, la si belle et si passionnante vie.

Pour ma part, je ne l’en aime que plus, et la sentant ainsi plus
humaine, plus douloureuse, il ne me déplaît pas de pouvoir mêler à ma
vénération un peu de pitié.

                   *       *       *       *       *

Celui qui fut l’ami le plus fidèle de son exil, lira sûrement ces lignes
et, sans en demander davantage, car il en sait peut-être plus, ne
pensera pas autrement que moi.

C’est de cette passion finale qu’elle chercha et trouva sans doute
l’oubli dans la paix immuable de l’Islam. Sous un pan de son suaire,
elle enveloppa les dernières ardeurs de son âme, et quand sa fille eut
clos ses paupières, celles qui lavèrent son corps, selon les rites du
Livre, restèrent émerveillées de sa beauté.

Dans le cimetière musulman de Bône, où j’allais en sortant de sa maison,
elle repose aux bords du golfe d’azur. De chaque côté de sa tombe arabe
s’épanouissaient deux rosiers. Sur eux, de belles roses se balançaient,
ouvrant au soleil leur cœur glorieux. Dans un autre, plus éloigné, un
rossignol peu farouche chantait le bonheur de vivre et la félicité de
mourir quand a sonné l’heure de Dieu.

J’écarte, d’une main tremblante, les fleurs qui caressent les deux
stèles du tombeau et je lis en français et en arabe:

_Ici repose Fathima Manoubia_...

Quand nous sortons, Si Saïd essuie encore une larme en me regardant, et
moi, je détourne un peu mon visage pour voir, une dernière fois, les
belles roses qui se balancent sur le tombeau.

Quelques heures après, je prenais congé de Si Saïd Mohamed et quittais
Bône, car j’avais hâte de poursuivre jusqu’au Sahara ce pèlerinage si
bien commencé dans le Tell.

                                   *

                                 *   *

Biskra! l’oasis interlope et cosmopolite, telle fut, ainsi que je l’ai
déjà écrit dans mes _Visions Sahariennes_, l’impression que fit sur moi
la vieille Reine des Ziban.

Ce fut aussi l’impression d’Isabelle Eberhardt, encore aggravée chez
elle par la rencontre qu’elle y fit en allant au Souf, d’un certain
capitaine Susbielle, sorte de soudard colonial, dont le type, me dit-on,
et j’aime à le croire, tend à disparaître de notre armée d’Afrique un
peu chaque jour.

L’antipathie spontanée et naturelle qui ne manque jamais de surgir au
premier contact d’une brute et d’une créature d’élite, poussa ce galonné
à tracasser bêtement Isabelle pendant tout son premier voyage dans
l’Oued R’hir.

De cette malveillance ridicule et sans motif, la vaillante jeune fille
trouva la trace et eut à souffrir dans tous les bordjs depuis Chegga
jusqu’à Touggourt.

A Our’lana, pour s’abriter dans le refuge cependant ouvert à tous les
errants, elle dut se disputer avec le gardien qui avait reçu des ordres
formels.

Partout, même hostilité de la part de ces pauvres diables à dix francs
par mois. Eux qui, d’ordinaire, sont si avenants et si pitoyables même
pour leurs frères les Bédouins vagabonds, lui mesurèrent les heures de
repos, et lui refusèrent œufs, volaille et coucouss qu’ils vendent au
premier venu.

Le capitaine avait tout prévu.

Isabelle ne s’en émut pas. Elle haussa les épaules, coucha à la belle
étoile, et mangea sur la dune avec ses compagnons de route--Salah et
Chlely ben Amor--les croûtons de pain et la galette qu’ils avaient
emportés de Biskra.

Sa bonne humeur n’en souffrit pas, mais elle sentit croître, au fond de
son âme, sa pitié pour les indigènes, sur lesquels un de Susbielle
régnait en maître absolu.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je vais suivant sa trace pas à pas, à travers les oasis et partout avec
son souvenir, très vivant encore, surgissent devant moi les _Visions
Sahariennes_ d’antan.

«... A Sidi Khelil, à Tala-el-Mouïdi, à Chria-Saïa, à Djemâ, à
Sidi-Amran, à Aïata, à Sidi-Rached, à R’amra, jusqu’à Touggourt,
partout, enfin, je vois de la blanche mer de sable, surgir vers l’azur
du ciel, des îlots de sombre verdure. O le merveilleux archipel qui
s’égrène ainsi sous nos yeux ravis, dans la lumière caressante!

»Et soudain, voici qu’entre Our’lana et Sidi-Rached, je suis transporté,
par cette vision merveilleuse, à quelques années d’aujourd’hui, alors
que j’allais, vers les rives sacrées d’Hellénie, accomplir le plus saint
des pèlerinages. Et il me semble que je vois, une fois de plus, surgir,
des flots égéens, dans la pourpre du jour mourant, les corbeilles d’or
des Cyclades.

»Partout, de M’rayer jusqu’à Touggourt, j’ai entendu, autour de moi, le
bruissement joyeux des palmes, partout à la lisière des jardins, j’ai vu
les maisonnettes de «tob» sourire au grand soleil qui les dore. Je
voudrais, de ce spectacle enchanteur, de cette Afrique insoupçonnée,
fixer ici le souvenir inoubliable.

»Et maintenant, voici Touggourt, la sablonneuse et la fière. C’est
d’abord la vision de deux blancs minarets, hardiment profilés sur l’azur
interni, qui frappe nos prunelles avides de connaître la capitale
étrange, encore un peu sauvage de l’Oued R’hir!

»Puis, tranchant sur la neige du sable, nous distinguons la verdure
imprécise de ses palmiers. Lentement, l’amas de ses maisons basses, les
unes grises, les autres d’une blancheur douteuse, se dessine. Elles sont
dominées de-ci, de-là, par les coupoles que des mains frustes, plus
habiles à dresser la tente qu’à pétrir et ordonner les briques de «tob»,
arrondirent au petit bonheur.

»Ce serait presque une déception, si tout à coup le soleil n’eût atteint
l’horizon. Avec une lenteur glorieuse, il sombre derrière les dunes
occidentales et j’assiste à une transformation féérique de la vieille
cité saharienne, jadis si ardente, si belliqueuse, et qui dort
aujourd’hui d’un sommeil farouche, sur sa colline de sable fin. Le gris
terne de ses maisons à terrasses est devenu rose; ses deux minarets
sont, l’un violet, l’autre lilas, et pareils à des améthystes,
étincellent ses koubbas.

»Oui, certes, sous le manteau divinement bariolé que lui font toutes les
délicates nuances du couchant, Touggourt est bien la sultane hautaine du
Désert, qui, si longtemps, refusa de courber la tête.»

Précédé de mon guide, je vais derrière la Djama-Kébir, dans un des coins
les plus ombreux de la vieille cité saharienne, où se cache, très
modeste, la demeure du caïd qui fut l’ami d’Isabelle Eberhardt.

Quel merveilleux cavalier devait être--voici seulement quelques
années--Si Derradji ben Smaïl Massarly.

Bien que légèrement alourdi par l’embonpoint de la cinquantaine
approchante, il n’en reste pas moins encore un type bien représentatif
de cette virile beauté, suprême et intangible apanage de la noblesse du
Sahara. Il appartient doublement à la grande famille des Ben-Ganah,
étant né d’une sœur et ayant épousé la fille préférée de l’actuel
bach-agha des Ziban.

Des Ben-Ganah, il a la régularité sculpturale des traits, la prunelle
ardente, la barbe orgueilleuse et le front superbe, et sous le burnous
écarlate aux agrafes d’or des caïds, cette prestance vraiment royale des
patriarches guerriers que Gustave Doré fait caracoler aux plaines arides
de Judée.

A peine eus-je exposé ce qui m’amenait dans l’Oued R’hir, et prononcé le
nom d’Isabelle Eberhardt, qu’une étincelle de curiosité sympathique
pétilla jusque dans la profondeur de ses grands yeux noirs.

--Une créature d’élite, fit-il aussitôt, et qui eût été digne de naître
sous la tente, dans notre belle famille, alors que les cavales nerveuses
de nos aïeux foulaient le sol saharien dont ils étaient les
possesseurs...

Et debout devant la Djama-Kébir, le front nimbé par un rayon du
couchant, il leva les bras dans un geste qui eût voulu circonscrire le
Désert illimité. J’acquiesçai vivement des yeux. Il reprit d’une voix
lente, très douce, et dans un français très pur:

--... Sa mort tragique au ksar d’Aïn-Sefra fut une perte pour les
«meskines» sahariens. Après trois ans, j’en reste encore tout ému. Mais
bien que partie au printemps de son existence, tant qu’il y aura des
nomades poussant leurs chameaux étiques chargés de misère, depuis les
oasis figuiguiennes jusqu’aux dunes de l’Oued-Souf, son souvenir ne
périra pas.

Voilà, Monsieur, ce que je pense et ce que j’ai à vous dire de celle qui
tant aima notre race et mérita d’en être issue.

Cette oraison funèbre si courte et si fière de la Bonne Nomade, tombant
des lèvres d’un prince du Sahara, m’émut jusqu’au fond de l’âme et,
sentant sa mémoire entourée d’une telle vénération, je n’hésitai plus:
je lui répétai ce que m’avait conté Si Saïd, le lettré bônois, de son
aventure amoureuse avec Si Mohamed, le bach-adel de Touggourt et lui
demanda:

--Qu’en savez-vous?

--Guère plus que ce que vous venez de me narrer.

--Mais de l’infortuné bach-adel, qu’est-il devenu? Est-il mort?

--Non, Monsieur. Allah, dont les desseins sont mystérieux, n’a pas
encore voulu lui accorder ce bonheur. Et pour combler son infortune,
votre «Fée Verte» de qui, dans son désarroi d’amour, il sollicita
l’oubli, ne lui a donné jusqu’à ce jour que la folie. Dans les premiers
temps, je fis mille efforts pour l’arrêter sur cette pente terrible en
lui montrant la dégradation, la misère et aussi la colère de Dieu qui
étaient au bout. Ce fut en vain. Lui qui, jusqu’alors, avait été un
observateur scrupuleux du Livre, déserta la mosquée, et en arriva
jusqu’à boire comme le plus intempérant des _roumis_. Il ne tarda pas à
négliger ses fonctions, oublia le chemin de la «Mahakma», malgré toutes
les paternelles admonestations de son vénérable cadi qui joignit ses
efforts aux miens.

Enfin, il fallut sévir et la révocation s’imposait. Mais telles étaient
l’impeccabilité de son passé et l’estime dont sa famille jouissait dans
la province de Constantine, qu’on se contenta de le rétrograder et de
l’envoyer à Bône comme simple adel. Ce n’était, hélas! qu’une étape dans
la voie de calamité qui lui fut, toujours, tracée par Dieu. Il continua
de boire, fréquenta les bouges et les lupanars et fut enfin révoqué. Il
serait tombé dans la plus basse crapule du port, si un de ses oncles,
membre vénérable du clergé musulman constantinois et mufti à la grande
mosquée ne l’avait aussitôt recueilli. Et, maintenant, d’après ce qu’on
m’en a dit récemment, il boit un peu moins, mais hélas! il demande au
kif l’oubli que l’absinthe lui a refusé. Du matin au soir, assis dans
une minuscule échoppe de la ville arabe, sa pipette près de lui et son
calam à la main, à ses heures de lucidité et pour gagner quelques
piécettes de cuivre, il fait l’écrivain public.

»Oui, Monsieur, Si Mohamed ben Ould Feld, le brillant bach-adel de
Touggourt, le poète dont l’inspiration charmante séduisit, en ses vingt
ans, la douce Isabelle, écrit aujourd’hui des lettres pour les Bédouins
égarés dans la grande ville et aussi pour les «fellahin» huileux et
hirsutes descendus des montagnes de l’Aurès. Il est, en même temps, le
secrétaire de quelques prostituées. Ainsi l’a voulu Celui qui, avant
même notre naissance, écrivit sur les pages blanches du Livre notre
destinée. Mektoub!

Mektoub! Telle fut aussi, Monsieur, la parole qui tomba des lèvres
d’Isabelle Eberhardt, quand, l’ayant rencontré, sur les quais de
Marseille à son retour du Désert, j’eus la malencontreuse idée de lui
conter jusqu’au bout la navrante aventure qu’elle ignorait. Elle devint
très pâle, s’essuya maintes fois les yeux, et quand j’eus fini, elle me
murmura dans l’oreille sur un ton dont la détresse m’émeut encore: Je
vous jure, Si Derradji, qu’avant vous, je n’en avais jamais rien su,
rien, rien. Mektoub!

Le bon caïd ajouta:

--Quand je pense à la pauvre morte et que je me remémore la loyauté de
son âme, et la noblesse de son cœur, je sens encore le remords de ma
fâcheuse indiscrétion qui a dû la faire beaucoup souffrir.

Il y eut entre nous un très court silence, et comme je me disposais à
prendre congé, après l’avoir remercié:

--Alors, fit-il, vous allez d’ici dans l’Oued Souf?

--Oui.

--Eh bien! qu’Allah vous protège et facilite le noble but que vous
poursuivez. Tous mes vœux seront avec vous, et je vous conseille de
prendre pour guide, s’il y consent, un jeune commerçant soufi que, sans
doute la bonté divine envoie pour vous à Touggourt, car il n’y vient que
rarement. C’est l’aimable Si Ahmet-ben-Belkacem qui a connu Isabelle
Eberhardt pendant son séjour à El-Oued.

»Il se trouvait avec elle et le vénérable Si El-Hachmi, le cheik kadrya
des Amièches, dans la maison où le Tidjania Abdallah-ben-Lakhdar essaya
de l’assassiner. Isabelle Eberhardt était en train de lui traduire, du
français en arabe, une lettre de commerce, quand le fanatique se jeta
sur elle et lui porta le premier coup. C’est un jeune homme sympathique,
d’une famille estimable et riche et qui possède des maisons de commerce
ici, à Biskra et à Guémar, dans le Souf.

--Mais consentira-t-il à me servir de compagnon, fis-je, déjà tout pâle
à l’idée qu’il pourrait s’y refuser.

--Je l’espère d’autant plus qu’il doit avoir des affaires à régler
présentement dans sa maison de Guémar.

Et avec son bon sourire:

--Je me charge d’ailleurs de l’y décider.

                   *       *       *       *       *

Ce soir-là même, j’étais présenté à Si Ahmet-ben-Belkacem, et le
lendemain, nous prenions ensemble la route du Souf.

Tout en cheminant au pas lent, mais régulier de nos mules, à travers les
dunes immaculées, je lui confiai que le but principal de mon voyage
était la recherche d’un manuscrit écrit par la célèbre morte et qui,
d’après moi, devait traîner, avec d’autres papiers sans doute, dans
quelque coin d’El-Oued.

--Ah! fit le jeune Soufi, quelque peu stupéfait.

Puis ayant réfléchi deux minutes:

--Si Mahmoud, en effet, n’écrivait pas beaucoup, pas du tout même,
pendant les premiers temps de son séjour à El-Oued, mais vers la fin,
elle ne faisait que cela.

Toutes les heures qu’elle ne passait pas à courir les dunes à cheval ou
en compagnie des vagabonds et des chasseurs de la tribu des Rebaya, elle
les employait à noircir papiers sur papiers. Même quand elle errait à
travers les oasis, elle avait toujours sur elle, dans la poche de son
«saroual» ou dans le capuchon de son burnous, un crayon et un carnet. Et
tantôt sur la crête d’une dune, tantôt au bord d’une tombe, dans un
cimetière arabe, tantôt encore sur la margelle d’un puits, ou à l’ombre
d’un palmier, elle sortait l’un et l’autre, s’asseyait et, pendant des
heures entières, sa main blanche faisait marcher le calam.

Elle écrivait aussi, sans se fatiguer, dans le petit café maure de
Belkacem-Bebachi, près de la Kasbah, où elle allait souvent, avant le
moghreb, prendre son kaoua. Un jour que je m’y trouvais avec elle, je me
permis de lui dire:

--Si Mahmoud, si j’en juge par toutes les lettres que tu écris, tu dois
avoir beaucoup de parents et d’amis dans ton pays.

Si Mahmoud parti d’un éclat de rire qui fit tressauter les petites
tasses de porcelaine dans l’oudjak. De la voir en cette gaîté
débordante, Belkacem Bebachi, le kaouadji, se prit à rire à son tour et,
comme lui, sans savoir pourquoi, les spahis et les souafa, qui se
trouvaient là, éclatèrent à leur tour; alors, de mon côté, j’en fis
autant.

Quand tout le monde eut assez ri:

--Mais, mon brave Belkacem, fit-elle, ce ne sont pas des lettres que
j’écris.

--Et alors, qu’est-ce que c’est si je ne suis pas indiscret?

--Des histoires de ton pays que personne ne lira.

--Mais pourquoi donc les écris-tu?

--Et toi, Belkacem, pourquoi humes-tu le bon kaoua de Bebachi, les yeux
mi-clos, comme une chatte qui boit du lait?

Et tout le monde à nouveau de rire et moi à mon tour de m’esclaffer.
Oui, certes, encore qu’une simple femme, c’était un grand taleb que Si
Mahmoud. Si j’en crois ce qu’en disait le vénérable Si El-Houssine,
l’ancien mokaddem kadrya de Guémar, elle dépassait, en science, beaucoup
de tolba de Constantine et de Tunis. Et il n’y avait pas, dans ces deux
villes, de plus habiles toubibs.

Le jeune enfant de celui qui tient ma boutique de Guémar était sur le
point de perdre la vue. Son père avait employé tous les remèdes,
consulté tous les sorciers et toutes les sorcières de l’Oued Souf, sans
pouvoir arrêter la pourriture de ses yeux. Si Mahmoud vint, soigna
l’enfant et le guérit. Il y voit aujourd’hui comme toi et moi, et
bientôt il remplacera son père déjà très vieux.

Si El-Houssine lui-même, le cheik vénéré, suivait ses conseils quand il
souffrait. C’est à lui, à ce marabout vénérable que tu feras bien de
t’adresser pour apprendre sur Si Mahmoud des choses que lui seul
connaît. Lui et son frère, Si El-Hachmi, le noble cheik kadrya des
Amièches furent, en effet, ses meilleurs amis; ils lui tinrent lieu de
frère et de père pendant tout son séjour dans le Souf. C’est par Si
El-Houssine, alors mokaddem des kadryas de Guémar, qu’elle fut initiée à
la confrérie de Sidi Abd-el-Kader Djilani. Chez lui et chez Si Lachmi,
dans sa zaouya d’Elakbab, elle passait des semaines entières, quand elle
ne courait pas le Désert.

                   *       *       *       *       *

Pour ce qui est des papiers que tu recherches, nul mieux que Si
El-Houssine ne peut t’aider et voici pourquoi:

Quand Si Mahmoud sortit de l’hôtel d’El-Oued, où l’on avait soigné la
blessure que lui fit le fanatique de Behima, elle fut dirigée sur Batna
avec son mari, le maréchal des logis des spahis, Si Ehni Slimane.
C’était, si ma mémoire est fidèle, du 15 au 18 février 1901. Comme le
convoi qui devait les prendre tous les deux, pour les conduire jusqu’à
Biskra, partait le surlendemain, elle eut à peine vingt-quatre heures
pour faire ses préparatifs de départ. J’étais encore à El-Oued, où
j’allais tous les jours à la Kasbah, me renseigner sur sa santé et lui
apporter quelques petites douceurs; car je n’oubliais pas que Si Mahmoud
fut toujours très bonne pour moi, traduisant, quand je le lui demandais,
ma correspondance française, et je n’oubliais pas surtout que c’est à la
minute où elle déchiffrait pour moi un télégramme qu’elle fut assaillie
par Abdallah. Je la vis donc, le jour même où elle sortit de l’hôpital.

Elle était encore très pâle et souffrait un peu de son bras qu’elle ne
pouvait trop remuer.

--Belkacem, me dit-elle, je pars demain, n’aurais-tu pas dans tes
magasins quelques caisses vides où je pourrais enfermer certains effets?

--Si Mahmoud, lui répondis-je, tout ce qui est à moi est à toi, toutes
mes caisses avec tout ce qu’il y a dedans.

Elle sourit tristement, me serra la main et me dit:

--Merci, Belkacem, tu es un bon cœur, je le savais, et je le sais encore
plus maintenant. D’ailleurs, il y en a tant, ajouta-t-elle, en ce pays
que je vais quitter, la mort dans l’âme, et peut-être pour ne plus y
revenir.

Et Sidi, vous ne le croirez peut-être pas, elle que j’avais toujours
vue, sous le burnous, plus virile qu’un Bédouin, elle pleura, oui, elle
pleura comme une femme qu’elle était. Une heure après, je vins chez elle
avec un de mes domestiques, lui apportant les caisses vides demandées
et, comme Si Ehni n’était pas encore rentré, qu’elle était seule et ne
pouvait faire grand chose de son bras, je lui offris mon aide et celle
de mon serviteur. Elle accepta. A ce moment, Si El-Houssine arriva, et
voulut mettre la main à l’ouvrage, lui aussi. Nous enfermions dans les
caisses tout ce que Si Mahmoud nous donnait. Quand ce fut fini, tout
emballé, les caisses même clouées, j’avisai, dans le recoin d’une
chambre obscure, une paire de belles bottes marocaines presque neuves,
celles-là mêmes qu’elle portait au sombre jour de Behima, et une
ceinture bleue de tirailleur, le tout pêle-mêle au milieu d’un tas de
papiers noircis.

--Et ça, demandâmes-nous à Si Mahmoud, qu’en faisons-nous maintenant?

Si Mahmoud ne répondit pas, mais prenant les bottes, elles les mit dans
les mains de Si El-Houssine:

--Ami, dit-elle, je ne les chausserai guère plus maintenant; aussi, vous
les ai-je réservées afin que vous pensiez à moi en les mettant, quand
vous monterez à cheval pour vagabonder au Désert.

                   *       *       *       *       *

Puis, elle me tendit le miroir et me dit: «Tiens, Belkacem, tu as des
femmes jeunes, coquettes et belles, prends-leur ceci et chaque fois
qu’elles s’y regarderont, elles penseront à leur pauvre amie Si
Mahmoud».

Enfin, elle voulut que mon serviteur, qui était précisément le père de
l’enfant par elle guéri, gardât pour lui la ceinture de tirailleur.

Restaient les papiers.

--Qu’en faisons-nous? dit Si El-Houssine.

--Du feu! répondit-elle en riant.

Mais le marabout est un grand lettré. Bien que ne pouvant lire le
français, il savait que Si Mahmoud avait, au jour le jour, noirci ces
feuilles en y mettant un peu de son cœur. Aussi, l’empêcha-t-il de les
brûler, et si ma mémoire est fidèle, il les emporta.

                   *       *       *       *       *

Belkacem s’arrêta, me regarda, et me voyant blême d’émotion, il
s’empressa d’ajouter:

--Peut-être est-ce là ce que tu cherches? Et sans doute Si El-Houssine
les a gardés! C’est ce que je souhaite de toute mon âme, puisque tu y
tiens tant que cela.

                   *       *       *       *       *

Il se tut et, me voyant toujours silencieux, il comprit plus encore mes
perplexités. Alors, sans doute dans l’intention de les calmer: «Quelques
mois après le départ de Si Mahmoud, poursuivit-il, au bout d’un instant,
Si El-Houssine, à son tour, quitta Guémar et le Souf pour s’en aller
prendre la direction des khouan kadrya du Sahara tunisien, à
Bou-Abdallah, dans les Nafzouas, près Kebili, où il fit bâtir une très
belle zaouïa. Peut-être y a-t-il emporté les papiers, et faudra-t-il que
tu arrives jusque là pour les trouver; mais, il peut se faire aussi
qu’il les ait laissés à la zaouïa des Amièches, la plus importante de
l’Oued Souf et même de tout le Sahara algérien, et dont son frère, Si
El-Hachmi est le cheik très vénéré. Présentement, Si El-Hachmi est en
«ziara»[5] dans le M’zab et au pays d’Ouargla, mais, quand j’ai quitté
le Souf, voici à peine trois semaines, Si El-Houssine arrivait pour y
rester quelque temps, et tu auras la chance certaine de le trouver à la
«zouïa».

  [5] _Ziara_, pèlerinage accompagné de quêtes que font les chefs d’un
    ordre musulman, au tombeau de son fondateur ou de ses illustres
    santons.

Je n’ajoutai pas un mot, car il me semblait qu’à la moindre de mes
paroles s’envolerait la belle essaimée d’espoirs qu’avaient fait naître
en moi les indications précises et le récit si intéressant et si naïf
d’Ahmet-ben-Belkacem.

                                   *

                                 *   *

Il est, dans la vie, des souvenirs dont on croit, tant ils vous
apparaissent ailés et vivaces à chaque heure, que la Mort elle-même ne
pourra les effacer, et qu’ils suivront, par delà la tombe, l’âme libérée
de tout ce qui n’est pas eux.

Le souvenir que je garde de mon arrivée à la zaouïa des Amièches est au
premier rang parmi ceux-là.

La veille, sur la piste de quelques kilomètres qui sépare Bir-Ourmès
d’El-Oued, nous avions eu la bonne fortune de rencontrer le mokaddem des
kadryas de Z’goum, un ksar situé près de Behima. Ce saint homme faisait
route vers Touggourt, après passé par les Amièches.

Dès l’apercevoir au loin, l’excellent Belkacem qui, de plus en plus
prenait conscience de mes anxiétés, avait mis sa mule au trot, et
l’avait interpellé, lui demandant si le cheik Si El-Houssine était
encore à la zaouïa.

De sa réponse affirmative, le brave garçon avait manifesté presque
autant de joie que moi.

Le vénéré cheik des Nefzaouas, nous confirma le voyageur dès qu’il fut
auprès de nous, doit rester à la zaouïa des Amièches jusqu’à l’arrivée
de Si El-Hachmi. Vous me voyez tout pressé d’être à Touggourt, où j’ai
affaire, pour rentrer à Z’goum, car Si El-Houssine doit venir bientôt y
visiter nos «kouan».

                   *       *       *       *       *

Cette rencontre fut pour moi le plus heureux des présages et les
battements de mon cœur comptaient, sur le rythme ardent des fiévreux,
toutes les minutes qui me séparaient de celle où j’arriverais à la
zaouïa.

Jamais aube plus radieuse ne couronna nuit plus agitée. L’ombre de la
pauvre Errante ne cessa de la hanter, et l’espoir, ou mieux la profonde
intuition que j’avais de tenir, enfin, dans quelques jours, peut-être
même dans quelques heures, le précieux manuscrit, m’empêchèrent de clore
les yeux.

                   *       *       *       *       *

Il était matin, très matin, quand Belkacem et moi nous quittâmes El-Oued
sur nos mules, le second jour du mois de mai. L’ombre bleutée des nuits
sahariennes enveloppait encore les mille petites coupoles grises des
maisonnettes souafa, et les blanches koubbas des mosquées. Les minarets
étaient silencieux, et sur la muraille croulante des cours pas un coq
n’avait chanté. Pourtant, sur la route du Sud que nous prîmes, dans les
jardins profonds qui dévalaient et se creusaient en cuvette autour de
nous, on entendait des bruits de pas, des frémissements de palmes et le
grincement des troncs de palmier servant d’armature aux puits, et le son
mat des outres de cuir tombant à la surface de l’eau. C’étaient les
rudes fellahin d’El-Oued, qui déjà arrosaient leurs palmeraies.

Sur nos têtes, dans l’azur laiteux du ciel, l’Etoile du Berger palpitait
encore et la lune agonisait. Ses derniers rayons, d’une pâleur
fantomale, traînaient sur les hautes dunes qui moutonnaient à l’infini,
sous nos pieds. Et à mesure que nous avancions, ce manteau disparaissait
lentement pour faire place à la robe de lilas très doux que l’aurore
commençait à tisser pour elles à l’Orient. Puis ce fut une éclosion plus
lente encore de roses, qui muèrent les sables lointains en jardins du
Paradis. A son tour, l’Occident se couvrit de cette flore merveilleuse;
des nuages jusqu’alors invisibles s’empourprèrent tout à coup, se
frangeant d’or et d’argent, et sous le vent léger qui se leva, tout cet
immense océan, aux lames figées, sembla frémir et refléter pourpres et
ors.

Enfin, vers huit heures, le vieux refuge maraboutique d’Elelkbab nous
apparut, avec son enceinte de murailles délabrées et ses koubbas déjà
dorées par le soleil.

Prévenu depuis la veille par un pâtre Rebaya, auquel Belkacem avait
remis un long billet explicatif de ma visite, Si El-Houssine nous
attendait sur le seuil.

Son accueil dépassa, en affectueuse cordialité, tout ce que nous avions
imaginé d’après la réputation du bon marabout.

Il nous sourit comme le ciel lui-même souriait à son antique zaouïa; il
se précipita vers ma mule, consolida l’étrier et me reçut dans ses bras.

Un frère aîné ne reçoit pas autrement, après une longue absence, le plus
aimé de ses cadets.

Avant même qu’il me fût permis de rompre mon émotion de cet accueil et
de l’en remercier: Vous venez pour Si Mahmoud, s’écria-t-il, soyez mille
fois le bienvenu: que cette maison soit la vôtre comme elle fut celle de
la pauvre disparue!

Et quand, après avoir traversé la vaste cour, nous fûmes dans la salle
des hôtes, il n’attendit pas mes questions:

--Rassurez-vous, fit-il, tous les papiers qu’elle a laissés sont ici; il
n’en manque pas un seul.

Puis, tandis qu’un serviteur apportait le kaoua fumant, un autre arriva
derrière lui, avec une caisse dans les bras.

Lui-même, Si El-Hussine, ne voulut laisser à personne le soin de la
déclouer:

--Les voilà tous, fit-il, et tels qu’ils étaient, quand je les emportai
de sa maison d’El-Oued; personne depuis n’y toucha. Voyez, Monsieur,
s’il y a ceux que vous êtes venu chercher.

Je n’essaierai même pas de rendre, avec d’inertes vocables, l’anxiété à
laquelle j’étais en proie, tandis que je plongeai mes doigts parmi le
tas de feuillets.

Elle était d’ailleurs si visible que le vénérable marabout et Belkacem
en devinrent presqu’aussi pâles que moi. Cette pâleur fit soudain place
à la roseur des joies suprêmes, et ils comprirent, l’un et l’autre, que
j’avais enfin trouvé l’objet le plus poignant de mes désirs.

Et c’est à peine si j’eus la force de dire: Oui, Sidi, les voici.

Elle était bien là, en effet, tout entière, sans qu’il y manquât un seul
feuillet, écrite d’une main ferme et de façon très lisible, cette
nouvelle tunisienne, et le titre tracé en fort belles majuscules
étincelait sous mes yeux ravis: _Mektoub!_ avec le sous-titre: _C’était
écrit!..._

Oui, murmurai-je dans ma joie: Mektoub!

Mektoub! Il était écrit que je retrouverais ces pages, dont allait se
glorifier encore, la mémoire de Celle qui dort sous les sables du
Sud-Oranais!

Et ces pages, nulle main sacrilège ne les tripatouillerait, nulle plume
n’en changerait ni point ni virgule, et encore moins ne ferait
disparaître le nom désormais illustre que l’auteur avait mis au bas.

                                   *

                                 *   *

En signe de réjouissance, Si El-Houssine voulut bien nous offrir le
traditionnel mouton rôti en entier sur la braise parfumée. Rien comme le
bonheur après un long et matinal voyage pour vous ouvrir l’appétit.

Nous fîmes donc au «méchoui» rissolé le plus grand honneur; et tout en
découpant de ses doigts experts, les fines lanières de peau dorée, Si
El-Houssine nous conta tout ce qu’il savait de la morte; et cette
évocation de la «Douce Errante», de sa vie nomade dans les dunes de
l’Oued Souf, de sa bonté inlassable, de sa pitié quasi divine pour les
humbles Bédouins, fut une des plus belles et des plus attendrissantes
qu’il m’ait été donné d’ouïr pendant mes pérégrinations au Désert; en ce
Désert qu’elle a quitté mais que son âme habite encore.

Certes, je connaissais déjà bien des choses de son récit; n’empêche que
j’éprouvai beaucoup de peine à cacher mon émotion. Mais ce que je tenais
à savoir, ce que j’ignorais, et tout le monde comme moi, c’étaient les
détails de son initiation à l’ordre des Kadryas, accomplie par le
vénérable marabout. Je lui demandai donc en grâce de me les conter.

--Nous, Kadryas, dit tout de suite Si El-Houssine, nous ne craignons
pas, comme nos voisins les Tidjanias, la lumière sur tout ce qui
concerne notre confrérie. Nous n’avons pas, comme eux, des secrets; nous
ne fuyons pas le contact de nos amis les Français; nous sommes même
heureux et fiers quand il nous est donné d’en accueillir quelqu’un parmi
nous. Je ne vois donc pas le moindre inconvénient à satisfaire votre
désir et à vous narrer, dans tous ses détails, comment fut par moi
initiée Celle que nous pleurerons longtemps encore comme la plus douce,
la plus aimée, la plus généreuse de nos khouan.

                   *       *       *       *       *

Donc, un jour qu’elle était venue me voir à Guémar, elle me demanda avec
insistance de lui conférer notre «ouerd»[6].

  [6] _Ouerd._--Formule pratique d’initiation propre à chaque confrère.

En fondant son ordre, notre maître, l’Emir des Sultans, l’Etoile des
Savants, le guide des hommes pieux, le cheik Abd-el-Kader Djilani (que
la miséricorde de Dieu soit sur lui!) eut surtout en vue la pratique de
la charité. Et son cœur pitoyable fut ouvert à tous ceux qui peinent et
souffrent, quelles que fussent leur race et leur religion.

Nous, mokaddems, naïfs et simples khouan du désert, ne devons être et ne
sommes, d’après son auguste volonté, que les humbles porteurs d’aumônes
envoyés par Dieu aux Errants. Nos zaouïas ont toujours été et ne
cesseront jamais d’être, s’il plaît à Dieu, les hôtelleries du Désert.

Comment donc refuser d’admettre parmi nous cette jeune femme à l’âme
virile, au cœur débordant d’humanité, dont la pauvreté superbe avait,
chaque jour, des gestes d’une royale générosité qui nous mettait les
larmes aux yeux. Comment refuser l’«ouerd» à celle qui partageait sa
maigre galette avec le «meskine» affamé, soignait avec la science d’un
«toubib» de France, les malades et tous ceux dont le sable et le soleil
rongent les yeux, à celle qui pâlissait de bonheur quand on l’appelait
«la Providence des Bédouins» et qui sereine, les yeux clos comme une
sainte du Ciel, fit parfois, aux plus misérables, l’aumône d’un peu
d’amour. Je n’hésitai pas et ce fut même avec fierté que j’accédai à son
désir. L’initiation fut très simple et eut lieu chez moi, à Guémar, où
j’étais alors mokaddem sans zaouïa, en présence de Si Ehni, déjà
lui-même initié, et de quelques khouan Souafa.

Après les ablutions d’usage, je lui rasai la tête selon les rites--elle
portait déjà les cheveux courts comme l’exige la lourde coiffure
saharienne--et lui donnai le «dikr», c’est-à-dire la formule initiatrice
de Sidi Abd-el-Kader Djilani, qu’elle devait réciter désormais après
chacune des cinq prières du jour:

«Il n’y a de Divinité qu’Allah, car l’Ange Gabriel a dit au Prophète:
C’est là ma forteresse. Celui qui prononcera ces paroles entrera dans ma
forteresse, et celui-là sera en sûreté contre mes châtiments.»

Elle le répéta, et là aurait pu s’arrêter l’initiation. Ainsi va, en
effet, pour la plupart de nos khouan. Mais Isabelle possédait une
culture islamique qui méritait mieux. Elle connaissait d’ailleurs, aussi
bien que le plus érudit de nos mokaddems, l’histoire, les doctrines et
le rituel de l’ordre auquel elle avait décidé de s’affilier. Aussi, ce
fut sans hésitation qu’elle répondit aux questions exigées et par
lesquelles on est concédé, à un degré plus élevé, l’_ouerd_ de Sidi
Abd-el-Kader El-Djilani:

--Qui le premier a reçu la ceinture de Kadryas?

--Gabriel.

--Où l’a-t-il reçue?

--Au ciel.

--Qui l’en a ceint?

--Les anges du ciel par ordre de la Vérité, que sa gloire avait
proclamée!

--Qui le second a reçu la ceinture?

--Notre seigneur Mohammed.

--Qui l’en a ceint?

--Gabriel, par l’ordre du Maître de l’Univers.

--Qui le troisième a reçu la ceinture?

--Ali, fils d’Abou-Thaleb.

--Qui l’en a ceint?

--Mohammed.

--Et ainsi jusqu’au fondateur de notre ordre l’Etoile des mondes, le
flambeau étincelant, la perle précieuse, l’astre de la religion, l’émir
des Sultans, le cheik Abd-el-Kader El-Djilani.

Et je continuai en lui demandant:

--Qu’y a-t-il à ta droite, à ta gauche, derrière toi, devant toi, sur ta
tête et sous tes pieds?

Et elle répondit sans hésitation:

--A ma droite, est Gabriel; à ma gauche, derrière moi, Azrael; devant
moi, Affafil; au-dessus de moi, le Souverain glorieux; et sous mes
pieds, la Mort qui est plus proche de nous que la veine jugulaire ne
l’est de la gorge, conformément à cette parole divine: «Toute âme doit
goûter la mort; vous recevrez votre salaire au jour de la résurrection.»

--Quelles choses sont venues du Ciel dont l’une est supérieure à
l’autre?

--Le blé et la viande. La viande est supérieure au blé, car le blé a été
apporté du Paradis par Adam, tandis que le bélier a été envoyé du Ciel
pour servir de rançon à Ismaïl que son père allait immoler.

--Quelle est la maison sans porte, la mosquée sans mirhab, et le
prédicateur sans livre?

--La maison sans porte c’est la terre qui n’est qu’un séjour d’illusions
trompeuses: la mosquée sans mirhab, c’est la Kaâba, que Dieu Très Haut
la protège! et le prédicateur sans livre, c’est le Prophète, car il
n’écrivait jamais, et on écrivait, au contraire, sur un livre, ce qu’il
disait.

--Le diadème de l’Islam est-il sur ma tête ou sur la tienne?

--Il est sur ma tête, sur la tienne et sur celle de tous ses serviteurs;
car notre maître commun est Dieu l’Unique, le Puissant qui dit à une
chose: «Sois!» Et elle est.

Puis je lui remis le chapelet de notre ordre et ce fut fini. Désormais,
l’Errante Isabelle pouvait, sur son maigre étalon, courir d’un bout du
Sahara à l’autre, vagabonder dans le grand Erg jusqu’à Ghadamès, planter
sa tente au cœur du pays touareg, elle serait partout la bienvenue;
partout elle trouverait sa part de galette, des mains fraternelles et
des visages souriants, car partout, dans le Sahara, notre ordre rayonne
comme le soleil au firmament; et il n’est pas, dans les ruelles des
ksour et sur les pistes désertiques, un seul mendiant, un seul aveugle
qui, pour apitoyer les passants et bercer sa vie dolente, ne chante la
complainte de Sidi Abd-el-Kader Djilani.

Mais, à partir de ce jour, augmenta la haine que nourrissait contre elle
la confrérie rivale des Tidjanyas de Guémar, à cause de sa vive
sympathie pour nous. Son initiation ne pouvait que glorifier notre ordre
dans le Souf parmi les «meskines», où sa popularité allait croissant.

Il n’y eut pas de calomnies, pas d’abominations dont ils ne
l’accusassent, en attendant le jour où ils essayeraient de la faire
assassiner.

C’est une prostituée, disaient-ils partout.

Oui, Monsieur, ils allaient partout répétant cela. Une prostituée! Les
misérables, ou ce mot n’a aucun sens dans ma langue comme dans la vôtre;
ou il désigne celle qui se donne pour de l’argent. Or, si parfois, comme
je vous l’ai dit tout à l’heure, Isabelle, au cours de ses vagabondages
incessants, fit l’aumône de ses bras et de ses lèvres toujours
souriantes, ce fut aux plus misérables des errants qu’elle rencontrait,
et pour l’unique plaisir de voir un peu de bonheur étinceler dans les
prunelles de ceux à qui le Destin ne concéda d’autres épouses que la
Misère et la Pauvreté. Et pour cela, rien que pour cela, à défaut de
tous ses autres mérites, sa place était marquée à la droite même
d’Allah, dans le ciel. Car, si partager son pain avec celui que la faim
torture est chose agréable à ses yeux, si couper la moitié de son
burnous pour couvrir la nudité de son semblable lui plaît aussi, que
dire de celle qui se donne toute et fait la charité d’un peu d’amour à
celui qui n’en eut jamais?

Oui, Sidi, même si tous les crimes dont l’accablèrent nos ennemis, les
Tidjanyas de Guémar, étaient choses vraies, et si, au jour du jugement
dernier on les mettait dans un plateau de la balance en y ajoutant des
crimes plus grands encore, il suffirait, pour le soulever comme un fétu,
de mettre dans l’autre, un seul de ces sourires et de ces baisers...

Ainsi parla Si-El-Houssine-ben-Brahim, mokaddem des Kadryas, fièrement
drapé dans son burnous de laine blanche, tel un philosophe de l’Hellade
dans son peplos. Et il me sembla que jamais, de la bouche des sages
antiques, ne tombèrent plus nobles paroles sur la Pitié et sur l’Amour.

                                   *

                                 *   *

J’étais arrivé au terme de ma randonnée fraternelle et que le Dieu de Si
Mahmoud avait bien voulu bénir. Il ne me restait plus qu’à l’écrire et à
publier, dans son intégrité absolue, l’œuvre posthume si heureusement
retrouvée, afin que soit rendue à la Morte la gloire dont on essaya
hypocritement de la dépouiller.

Six mois avant, j’étais, pour la troisième fois, revenu dans l’extrême
Sud-Oranais, où, partout depuis Aïn-Sefra jusqu’à Ounif, j’avais entendu
les Bédouins chanter les louanges de leur glorieuse amie. J’étais allé
porter des roses du Tell, des jasmins et des violettes du Télemly sur
son humble tombe musulmane, dans le petit cimetière désertique où Elle
dort en paix son dernier sommeil:

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Elle dort sous la dune à la robe de moire,
    Non loin du ksar aimé, sous le palmier hautain
    Dont les palmes, le soir, chantent sa jeune gloire
    Et bénissent le Dieu qui fixa son Destin.

    Car ceux-là seuls dont l’âme a des instincts vulgaires
    Désirent de longs jours. Mais le cœur haut placé
    Ne demande au Seigneur que le temps nécessaire
    Pour transmettre en courant le flambeau du passé.

    Pour la remercier de sa pitié divine,
    Aux entours de sa tombe, en les soirs lumineux,
    Les pâtres, accordant la flûte bédouine,
    Lui diront la chanson qu’elle chanta pour eux.

    Cette belle chanson de l’Errante tragique,
    Où palpite et gémit l’âme des vagabonds,
    Où s’évoquent, ardents, l’horizon désertique
    Et le sable infini sous les grands cieux profonds.

    Cette chanson virile à la gloire de vivre
    Sous la tente qui claque au vent frais du matin,
    Où la nouba des «goums» pleure, nasille et vibre,
    Où le clairon des camps mêle sa voix d’airain,

    La chanson de la plaine aride et grandiose,
    Que la Bonne Nomade à ses frères errants
    Chantait, le soir venu, devant la tente close,
    Quand le soleil mourait en ses ors triomphants.

    Tandis qu’au ksar prochain agonisaient les flûtes,
    Elle évoquait leur vie sereine et sans douleur,
    Et les rudes «soekar», les chameliers hirsutes
    Sur leur manteau poudreux laissaient tomber un pleur:

    --«Rendons grâces à Dieu, frères, leur disait-elle,
    Après lui, nous n’avons qu’un Roi: c’est le Soleil,
    Il dispense au désert sa jeunesse éternelle
    Et caresse nos yeux dès l’heure du réveil.

    Louons-le d’avoir fait nos poitrines robustes,
    Forgé nos reins d’acier, allumé notre œil clair,
    De nous avoir donné l’âme simple des justes,
    L’inlassable maigreur de nos jarrets de fer.

    L’eau qui dort dans la mare est l’élixir des braves.
    Quand il a bu trois fois dans le creux du «rhédir»
    Le plus lâche à son sort ne connaît plus d’entraves.
    Il sent sa veine battre et son cœur se raidir.

    Plaignons celui qui mord à même le pain tendre,
    Car son sang sera froid dans son cœur toujours mou;
    La galette pétrie en le sable et la cendre
    Fait bouillonner le nôtre en un joyeux remou.

    Louons Celui qui fit, de la nuit éternelle,
    Sortir l’immensité de son blond Sahara,
    Et ne nous a laissé d’autre tâche que celle
    De marcher au pas lent de nos grands méhara,

    De marcher en chantant, la poitrine bombante
    Et le front caressé par le vent du matin,
    De l’heure du «fedjer» jusqu’à la nuit tombante
    Et de nous endormir en riant au Destin.

    Louons Celui qui fit les étoiles, la lune,
    Pour réjouir nos yeux jusqu’au soleil levant...»
    Et les Errants charmés, au sable de la dune
    Heurtaient leurs fronts nimbés par le soleil couchant.

                                   *

                                 *   *

Dors en paix, douce Isabelle, sous les palmiers d’Aïn-Sefra! Pour toi,
je suis tenté d’implorer le sable d’or qui te recouvre, de même que
Méléagre de Gadara implora le sol de l’Hellade pour son amante fauchée,
comme toi, par la Mort en son printemps:

    _Terre d’Afrique, sois légère
    A celle qui a si peu pesé sur toi._

Oui, dors en paix, et puisses-tu, sous les fleurettes de ta tombe, ouïr
les fières et pieuses paroles du bon caïd de Touggourt:

«Bien que morte à l’aurore de sa vie, tant qu’il y aura des nomades
poussant leurs chameaux étiques chargés de misère depuis les oasis
figuiguiennes jusqu’aux dunes de l’Oued Souf, sa mémoire ne périra pas».

Dors en paix! Issue comme une reconnaissance éternelle du Désert que ta
plume a glorifié, la Légende, harmonieuse, impérissable, attend ton âme
au seuil des siècles futurs. Peut-être même, en ces jours lointains,
seras-tu la _djinia_ bienfaisante, la fée clémente et subtile dont le
pastour saharien implore les grâces pour son troupeau. Tu guériras sa
brebis malade, tu rendras sa chèvre féconde, et la nuit, à cheval sur un
rai de lune, tu souriras, dans leurs rêves, aux chameliers endormis.

Ou peut-être encore, sous ton nom de jeune fille poétiquement arabisé,
tu deviendras la sainte, la _Lella_ vénérée, qui repose dans la blanche
koubba désertique, à l’ombre du solitaire dattier et où, entre deux
étapes, viendront s’agenouiller tous les sublimes pouilleux que tu
chantas.

O toi, la Bonne Nomade, dors en paix, sous les palmiers d’Aïn-Sefra.


FIN



MEKTOUB!... C’ÉTAIT ÉCRIT!...


En ce temps-là, qui n’est pas encore bien lointain, quand les enfants
bruns de Tunis-la-Blanche voulaient rendre hommage à la beauté de l’un
d’entre eux.

Et de fait, il n’y avait pas, dans tout le Souk, des étoffes dont son
père était «amin», d’adolescent plus parfait.

--Il est beau, disait-il, comme le jeune Omar-Hamidou-ben-Tayeb, le
brodeur.

Sous son turban fleur de pêcher, ses yeux larges, abrités par des
paupières aux longs cils, avaient l’éclat du diamant noir. Jamais regard
plus limpide n’éclaira traits plus fins et plus doux. Son nez, ses
lèvres surtout, eussent désespéré les plus habiles miniaturistes
d’Ispahan. Son teint pâle et mat était celui que l’éloquente Shaharazade
donne au visage de ses éphèbes et de ses vierges, quand elle veut
emplir, de rêves lascifs, le sommeil de son terrible sultan.

Mais sur ses joues et à son menton, frisottait soyeuse et légère, une
barbe, qui, sans nuire à l’incomparable douceur de ses traits, leur
donnait la virilité suffisante au poète:

    Pour porter fièrement la honte d’être beau.

Quand, dans sa boutique minuscule du Souk peinte et dorée comme le
_mokam_ d’un saint marabout, la tête penchée, l’aiguille à la main, il
brodait, sur des étoffes chatoyantes, les fleurs de son rêve, les
vieillards s’arrêtaient pour le contempler, et on les entendait murmurer
entre eux: Ainsi devait être, en son printemps, Haroun-el-Raschid, qui,
avant de devenir le plus grand khalife, fut le plus beau des
adolescents, auxquels avaient jamais souri les roses, dans les jardins
de Bagdad.

Et les touristes qui, à l’ombre odorante des bazars, promenaient leur
curiosité insolente et niaise, restaient de longues, trop longues
minutes à dévisager le jeune brodeur importuné.

--Le Christ à vingt ans! disaient la plupart--les peintres surtout--pour
résumer l’impression que leur donnait cette exquise figure orientale.

Il y en eut un parmi ces derniers, dont le nom était glorieux, et qui,
désireux de peindre Jésus au milieu des docteurs, lui demanda, comme une
grâce, une heure de pose.

Il consentit, et au Salon qui suivit, le tableau fut un triomphe.

On pense bien que les clientes aussi ne manquaient pas à la petite
boutique d’Hamidou, et qu’il n’était pas en peine de vendre les «cedara»
ou gilets pour cavaliers, rehaussés de passementeries, les «r’elaïl»,
petites vestes que les femmes riches portent sous le blanc «haïk», les
«familla», charmants boléros dont s’adornent les jeunes mariées
tunisiennes, tous ornements qu’il brodait, d’ailleurs, d’une façon
merveilleuse, et aussi les voiles fleuris d’argent, les tulles et les
mousselines pailletées d’or, qu’il agrémentait d’arabesques idéales, car
l’habileté de ses doigts était égale à la beauté de son visage.

Nul, même parmi les plus anciens brodeurs du Souk, ne lui était
comparable pour la richesse et la variété des motifs comme pour l’art et
la délicatesse des nuances. Et parmi les femmes de Tunis qui passaient
pour les plus habiles dans ce gracieux et charmant métier, nulle
n’était, mieux que lui, initiée aux secrets des «points» nombreux et
savants dont se complique la broderie orientale: le _moalk_ qui n’a pas
d’envers, le _men’zel_, que l’on passe sans bourrage, le _meteka_ qui
doit être matelassé, le _zezileyh_, carré, un des plus exquis qui
s’enlève à jour sur des étoffes, lilas, violettes ou roses très pâles,
et d’autres encore qu’inventa l’imagination des grands artistes brodeurs
du Maghreb lointain, de la Perse et de l’Asie-Mineure.

Une aimable fée semblait, après avoir enroulé l’arc-en-ciel sur ses
bobines, guider elle-même son aiguille.

Et, sous le voile qui cachait leurs prunelles emplies d’extase, les plus
belles femmes de Tunis ne savaient ce qu’il fallait le plus admirer de
l’artiste ou de son œuvre.

Et plus d’une eût donné, pour un seul baiser de ses lèvres, tous ses
bijoux. Elles emportaient, au fond des yeux, l’image du jeune brodeur,
et rêvaient de sa beauté dans la solitude du harem.

                   *       *       *       *       *

Enfin, si Omar-Hamidou l’eût voulu, il y aurait eu, dans Tunis, beaucoup
de maris trompés. Mais Hamidou, dont les heures de loisir se passaient à
étudier le Saint Livre et à prier dans la Djemaâ Zitouna, savait que,
selon la volonté d’Allah, il n’y aurait pas plus de place au Paradis
pour les larrons d’amour que pour les autres. Aussi faisait-il semblant
de ne pas voir les œillades enflammées, et de ne pas ouïr les ardentes
déclarations comme les aveux timidement murmurés à son oreille.

A ses jeunes amis qui se moquaient de sa niaiserie, il répondait: «Que
voulez-vous? Je suis ainsi; je respecte le bien des autres comme je
voudrais qu’on respectât le mien, si j’en avais un; et puis, je réserve
toute la fleur de mon amour à celle qui me donnera la fleur du sien».

Et ses amis, dont les passions étaient grossières et qui, en bons
musulmans, ne voyaient dans la femme qu’un instrument de plaisir, de se
gausser plus encore et de lui dire: «Tu es plus sentimental, à toi tout
seul, qu’une douzaine de roumis. Epouse donc une de leurs filles, car
les nôtres ne te comprendront jamais, ô Hamidou, brodeur de rêves».

                   *       *       *       *       *

Et, chaque fois, d’entendre cela, le jeune Hamidou sentait le froid et
la mort couler en ses veines; une angoisse profonde s’emparait de lui,
et il restait ensuite des heures entières, inerte, pensif devant sa
broderie dont les couleurs lui semblaient éteintes.

C’est que, voici peu de temps, il avait eu la fâcheuse idée
de consulter, dans sa maisonnette de Ben-Ménara, le vieil
Abdallah-ben-Abducelem, le plus clairvoyant sorcier de Tunis-la-Blanche.
Il ne s’était jamais trompé, disait-on, sur le sort prédit à ceux qui
faisaient appel à ses surnaturelles lumières, car il lisait aussi
facilement dans l’avenir qu’un savant taleb dans les livres.

Et Abdallah, après avoir mis dans la main d’Hamidou le fatidique calam
pour qu’il en appuyât la pointe sur sa poitrine, et avoir tracé sur ses
tablettes les chiffres et les signes cabalistiques, devint tout à coup
très pâle, arracha les poils de sa barbe, et non sans une longue
hésitation, finit par lui murmurer à l’oreille ces terrifiantes paroles:

--Une fille de chienne te prendra ton cœur, ô mon fils, elle en mourra,
et toi... mais pardonne au vieux Abdallah, si t’ayant avoué cela, il
ferme la bouche sur le reste.

Et malgré l’insistance maladive que mit le jeune brodeur à obtenir des
explications sur la fin de cette phrase terrible, le sorcier ne sortit
plus de son mutisme.

Et voilà pourquoi les paroles de ses amis qui s’obstinaient à lui donner
une roumi pour épouse le plongeaient en d’aussi vives tristesses.

                                   *

                                 *   *

Depuis la prédiction du vieil Abdallah-ben-Abducelem, le jeune brodeur
ne quittait que très rarement le Souk, évitait d’aller à la ville
franque, et chaque fois qu’une jeune et jolie touriste s’arrêtait devant
sa boutique, il baissait la tête, l’œil fixé sur sa broderie, afin de ne
rien voir de son visage.

Mais hélas! ce qui est écrit est écrit; et comme tout le monde, Hamidou
ne devait pas tarder à toucher du doigt la vanité des précautions prises
contre le Destin, qui est la volonté même du Maître.

Un soir, pour célébrer la fête du «Rhamadan», ses amis l’entraînèrent à
Halfaouine, où la fête arabe battait son plein, bruyante et folle, après
le jeûne sévère.

Tout au long de la rue Bab-Souïka, comme aux entours de la
Djama-Sidi-Mahrez, c’était un débordement de peuple affolé de
jouissances, à la vérité quelque peu grossières et à la portée de toutes
les bourses.

Les cafés maures regorgeaient de turbans multicolores, de burnous et de
«djellabas», aux nuances audacieuses ou délicates, mais toujours mariées
de façon très harmonieuse. Malgré toute leur bonne volonté, les
«kaouadgis» n’arrivaient pas à servir leur débordante clientèle; et les
éphèbes à la tempe fleurie de jasmin, qui les aidaient dans leur
besogne, ne savaient auquel entendre. A droite, à gauche, aux clients
assis sur les nattes devant la porte et à ceux qui se tenaient accroupis
sur les banquettes intérieures, ils distribuaient, sans une minute de
répit, le «kaoua» fumant en de minuscules tasses fleuries, les
narghilehs odorants et la braise ardente pour les fumeurs de cigarettes.

L’œil inspiré, la main au cœur, des meddahs--conteurs
éloquents--narraient, avec une verve qui ne connaissait pas de
lassitude, les exploits d’Antar, ou quelque récit merveilleux de
l’éloquente Shaharazade.

Des «fezzesni» et autres nègres, venus du Soudan, se trémoussaient, avec
des grâces simiesques, ou faisaient danser un bouc, aux sons diaboliques
des _kerokebs_, qui sont des castagnettes de fer ou de bronze.

On faisait cercle autour d’eux et les sous pleuvaient dans leurs
calebasses.

Mais les saltimbanques Aïssaouas étaient pour eux des concurrents
redoutables. On se pressait, en effet, pour les voir avaler des sabres,
manger du feu, des scorpions, des morceaux de verre et se taillader la
poitrine.

Non loin d’eux, des nomades venus du Djerid, et des lointains Nefzaouas
où les vipères abondent, charmaient, aux sons de l’aigre rhaïta, des
lefâas, et des najas redoutables. Ils se faisaient mordre par eux
jusqu’au sang et les forçaient à se balancer en cadence sur leur queue,
aux sons de la flûte bédouine.

                   *       *       *       *       *

En des cafés européens aux allures louches, des ballerines ou plutôt des
prostituées venues de tous les bouges qui fleurissent aux bords de la
mer latine, exhibaient, sous des oripeaux éclatants, des charmes flétris
et de suspects maquillages. Il y avait là, coiffées du petit chapeau
constantinois paillette d’or, des Juives pâles et bouffies de graisse
malsaine, des Maltaises maigres et des Espagnoles bronzées, en mantille
et jupe courte et, même, perdue dans le large pantalon des Orientales,
une Marseillaise menue et brune, à laquelle incombait l’honneur de
représenter la femme arabe. Les unes dansaient la traditionnelle danse
du ventre, les autres esquissaient des pas lascifs et d’audacieuses
seguedilles; la fausse Mauresque attaquait le grand écart et levait la
jambe aussi haut que les meilleures coryphées du Moulin-Rouge.

Enfin, il y en avait qui, venu leur tour, chantaient, en tous les sabirs
méditerranéens, les refrains canailles, les couplets sentimentaux, ou
les _scies_ boulevardières depuis dix ans passées de mode. Inénarrable
était aussi le cosmopolitisme de l’orchestre qui accompagnait ces chants
et ces danses.

Un Espagnol aveugle frappait vigoureusement sur ce que gardait de
touches une très antique épinette. Deux Palermitains, le père et le
fils, pinçaient de la mandoline et de la guitare. Drapés dans des
burnous d’une propreté douteuse, trois Bédouins, venus du Sud, étaient
accroupis à la mode arabe; l’un jouait de la «rhaïta» qui tant ressemble
à notre musette montagnarde, l’autre de la «djouath» ou flûte antique;
tous deux soufflaient à se rompre les veines du cou, et leurs joues se
gonflaient et s’arrondissaient comme des courges; le troisième
multipliait, d’un pouce nerveux, les chiquenaudes sur la peau tendue
d’une «darbouka» de terre cuite.

Et tout cela crissait, glapissait, hurlait, sanglotait et justifiait
amplement, tant par la bizarrerie des instruments, que par l’étrangeté
du charivari, l’enseigne:

    Qonsair Franco Arabe

écrite, avec de l’encre et un balai, sur le linteau de la porte.

Et il n’y avait pas, dans la salle, assez de place pour tout le monde.

                   *       *       *       *       *

Le triomphe de cette kermesse cosmopolite n’était pourtant pas là, mais
un peu plus loin dans un sous-sol obscur et nauséabond, où la verve
épicée de Karagueuz et sa truculente gesticulation attiraient croyants
et roumis de tout sexe et de tout âge. La paillardise endiablée des
fameuses marionnettes avait le don d’égayer les plus moroses et de
soulever d’inextinguibles éclats de rire: les plus grosses obscénités
étaient les meilleures. On les applaudissait, on les bissait, avec une
impudeur naïve, et Karagueuz, encouragé, se montrait encore plus
licencieux, plus libertin qu’un faune lâché parmi des nymphes.

Un soleil d’avril, déjà brûlant sous le ciel d’Afrique, ajoutait encore,
à la joie de ce peuple bariolé, l’allégresse de son sourire. C’était,
tout au long de Bab-Souïka et sur la place Halfaouine, un ruissellement
de rayons d’or dont se magnifiaient les gens et les choses: comme une
bande de lézards lâchés sur le sable chaud de la dune, la foule se
grisait d’air pur et de vibrante lumière.

Les pâtes de guimauve que les marchands enturbannés étiraient, tout en
déambulant, prenaient des blancheurs et des roseurs idéales qui
faisaient saliver les «yaouled», ces bambins arabes si jolis et si
gentils sous leurs chéchias drôlatiques.

Les marchands de graines de courges avaient l’air de troquer des sequins
d’or contre de la menue monnaie de cuivre.

Et la citronnade que les Siciliens vendaient aux gens altérés,
étincelait dans les carafes comme du champagne.

Les vociférations gutturales des uns, Maltais, Tripolitains ou nomades,
et le parler zézayant et doux des hommes de Palerme et de Messine, loin
de se choquer en une cacophonie lamentable, s’harmonisaient, sous la
magie de ce soleil radieux, comme les visages et les costumes.

                   *       *       *       *       *

Un peu de cette universelle griserie, à laquelle nul ne parvient à se
soustraire, puisqu’elle émane de Dieu, s’était emparée du jeune Hamidou.
Et il allait, non moins joyeux que ses amis, éprouvant après les
privations et l’austérité du «Rhamadan», une sorte d’animale béatitude à
se laisser emporter par la houle de ce peuple en fête.

Ils passaient d’un café maure à un autre, écoutant les conteurs,
s’attardant devant les bateleurs aïssaouas et aussi devant les charmeurs
de vipères. Il consentit même à les suivre dans le taudis de Karagueuz;
mais ces naïves et effroyables obscénités le révoltèrent. Comme, au
contraire, ses amis s’amusaient beaucoup, il les quitta et reprit seul
sa promenade à travers la place Halfaouine.

                                   *

                                 *   *

«... Entrez, entrez, nobles seigneurs et jolies madames, venez voir les
extraordinaires aventures du véridique Pulcinello. Mes «pupazzi» sont
les meilleurs de notre belle Sicile. Avant de faire la joie de Tunis,
ils ont fait les délices de Palerme et de Messine. Que dis-je? Madone du
Ciel! Ils ont soulevé l’admiration des Napolitains difficiles, et on les
a applaudis jusque dans Sorrente la Magnifique. Entrez, entrez, nobles
seigneurs et jolies madames, pour cinq sous seulement vous verrez les
extraordinaires aventures du véridique Pulcinello. Entrez, entrez, on
commence dans cinq minutes...»

                   *       *       *       *       *

Le boniment était lancé dans le parler populaire de Sicile, si joli et
si rapide. Et l’homme debout sur un tonneau vide devant son théâtricule,
l’accompagnait d’une mimique incomparable.

Un peu plus loin, de l’autre côté de la rue, juché sur une charrette
vide, un rival s’évertuait à son tour et luttait d’éloquence
gesticulante pour attirer à lui la foule:

--«Messeigneurs, clamait-il dans la même langue, illustres chevaliers et
gentilshommes, et, vous, dames et demoiselles qui faites la joie de nos
yeux, accourez pour voir les belles amours de _Roméo et de Juliette_.
Les «pupi» ne sont que des pupi, tandis que nos acteurs, hommes et
femmes, sont en chair et en os comme vous et moi et ne redoutent aucune
concurrence.

»Ils ont été acclamés dans toutes les grandes capitales: à Rome, même,
ils ont été applaudis par S. M. notre Roi, et ont fait pleurer notre
illustrissime Reine, en jouant les amours de _Roméo et de Juliette_ que
nous allons vous représenter tout à l’heure.

»Entrez, entrez, illustres chevaliers et genstilshommes et vous, dames
et demoiselles qui faites la joie de nos yeux, entrez, ce n’est pas cinq
sous, mais quatre seulement qu’il en coûte pour pleurer comme notre
illustrissime Reine. Entrez, entrez, voilà le rideau qui se lève...»

                   *       *       *       *       *

Et la foule, empoignée par ce double débordement d’éloquence, déjà
captée par d’aussi alléchantes promesses, hésitait entre le théâtre de
marionnettes et les amours de _Roméo et de Juliette_ jouées par de vrais
acteurs, dans un vrai théâtre.

Et dans l’un comme dans l’autre, il n’y eut bientôt plus assez de
places. Hamidou, que sa destinée conduisait ainsi dans le quartier
sicilien, lui aussi en fête, avait écouté les deux boniments avec un
sourire, et désireux de passer quelques instants plus agréables qu’à
Karagueuz, il se décida pour _Roméo et Juliette_.

Il entra donc, et eut de la peine à trouver un petit coin dans la salle
bondée de monde. Il remarqua qu’il y avait beaucoup de fez écarlates
parmi les feutres noirs et les casquettes; et cela lui fit plaisir de
voir que nombreux étaient, parmi les fils de l’Islam, ceux qui se
complaisaient aux nobles spectacles.

La foule d’abord turbulente, se recueillit tout à coup dès que se leva
la voilure de tartane qui servait de rideau à cette scène populaire.

Et le spectacle commença au milieu d’un silence religieux comme il s’en
fait, à l’_Elévation_, dans les églises de Sicile.

                                   *

                                 *   *

Certes, si d’aventure l’ombre de Shakespeare s’était risquée dans ce
petit théâtre sicilien de Tunis-la-Blanche, nul doute qu’elle n’eût
tressailli d’étonnement devant ce qu’avait fait de son œuvre la
fantaisie d’un impresario de Palerme. Roméo était devenu le fils du
syndic et Juliette la fille d’un vieux pêcheur de Taormina. Les
tribulations des deux amants ainsi audacieusement modernisés se
corsaient de scènes dignes des marionnettes d’en face. N’empêche qu’un
peu de la passion, dont frissonne le drame illustre, était restée dans
cette adaptation populaire, et tels étaient la conviction et
l’enthousiasme naïf de ses frustes interprètes que certaines scènes,
quoique déformées, débordaient d’un pathétique plus brutal, mais non
moins sublime.

En vérité, le Roméo était quelconque, bellâtre à la voix melliflue,
encore que jadis célèbre dans les petits théâtres de la banlieue
palermitaine. Mais en revanche, la Juliette était une de ces grandes
tragédiennes, comme la nature se comptait parfois à en faire surgir dans
le peuple, pour narguer les Conservatoires. La Madalena avait le feu, le
geste et la voix d’une Rachel faubourienne.

Dans son âme qu’elle livrait jusqu’en son tréfond--naïve et superbe--la
grande artiste eût senti palpiter un peu de la sienne.

Et de plus la Madalena était belle d’une beauté à faire pâlir la Duse
elle-même, belle comme le furent jadis les courtisanes qui affolaient
doges et papes.

La flamme de ses grands yeux noirs allumait des étincelles de passion en
ses phrases les plus banales, et quand elle disait des mots d’amour, ou
souriait au jeune héros, toutes les roses du désir s’épanouissaient sur
ses lèvres.

Mais la chevelure, dont s’adornait cette beauté, était la signature même
de Dieu content de son œuvre. Dénouée, elle la vêtait tout entière comme
un péplos tissé par la main des Grâces antiques. C’était alors la
chevelure d’une déesse, d’une stellaire Bérénice ou de Phryné devant
l’Aréopage hellénique. Relevée en casque et piquée d’une rose purpurine,
elle évoquait les hétaïres d’essence divine dont le sourire humanisa le
génie de Périclès et de Socrate.

Enfin, simplement tressés et noués d’un ruban de soie, elle donnait à
son visage le charme attendri des vierges gravissant, aux Panathénées,
les escaliers de l’Acropole, une corbeille fleurie sur la tête.

Et de cette toison de jais qui parachevait sa beauté, la Madalena, en
comédienne consommée, tirait des effets dont se nuançait la simplicité
grandiose de son pathétique.

                   *       *       *       *       *

Ce jour-là, dans le drame ainsi popularisé du grand tragique, elle fut
une Juliette incomparable.

Bouche bée, les prunelles élargies par l’extase, ils écoutaient, ces
hommes et ces femmes du prolétariat vagabond, aux frustes allures, mais
dont le cœur est pareil à l’or dans sa gangue. Ils bavaient de rire, ces
exilés de la verdoyante Sicile, en les veines desquels coule encore le
sang des pâtres et des vignerons qui suivaient le cortège du bouc
antique en chantant des chœurs alternés d’où sortirent la comédie et le
drame.

Un frisson passait sur les épidermes rudes, le frisson du beau qui ne
doit rien aux artifices des hommes, mais s’exhale, naïf et superbe, des
entrailles mêmes de la Nature.

Et dédaigneux de tout snobisme, ils pleuraient, sanglotaient sans songer
à réfréner leurs sanglots ni à essuyer les grosses larmes perlant aux
coins de leurs paupières.

                   *       *       *       *       *

Et voici que le jeune Hamidou se mit à pleurer comme ses voisins, remué
jusque dans le tréfond de son âme musulmane, car le génie a des accents
qui subjuguent les religions et les races.

Telle était l’émotion de la salle entière que nul ne remarqua combien la
Madalena s’obstinait à regarder, en jouant, vers le coin où le jeune
brodeur s’était glissé, sans être aperçu de quiconque.

Lui-même, à travers ses cils mouillés, ne vit pas d’abord ce manège.

Mais bientôt, devant la flamme de ses prunelles, le cœur battant, l’âme
captée, il dut baisser ses paupières.

Elle semblait vraiment ne jouer que pour lui, et la passion qu’elle
rendait en prenait des accents d’une humanité plus poignante.

En vérité, la beauté du jeune Hamidou, par un charme connu de Dieu seul,
avait conquis la tragédienne.

Et ceux-là mêmes qui d’ordinaire l’écoutaient, son mari même, le Roméo
de la pièce, trouvèrent qu’elle ne fut jamais aussi pathétique.

                   *       *       *       *       *

De son côté, Hamidou sentit bien que la Sicilienne cueillait son cœur
avec la fleur de son amour, et il frémit comme frémissent les belles
roses écarlates que l’on détache de leur tige.

Il frémit, car sur les planches de ce théâtre de faubourg, il vit surgir
sa destinée, tandis que les paroles du vieil Abdallah alternaient, dans
son oreille, avec la clameur passionnée de la tragique Juliette.

Et quand la toile tomba, la sueur au front, les mains brûlantes, il se
surprit à murmurer le mot sacré qui contient toutes les résignations de
sa race:

--Mektoub R’hibbi...

--Mektoub R’hibbi, murmurait-il encore en remontant, sans même
s’enquérir de ses amis, vers Bab-Ménara, où logeait son père, l’amine.

                                   *

                                 *   *

Il dormit peu, cette nuit; et son sommeil fut plein de la Madalena.

Il revit sa beauté simple et superbe, illuminée par son génie sous le
casque sombre de sa chevelure. Il sentit, sur les siens, la caresse de
ses yeux de flamme.

Il entendit ses soupirs d’amour, ses cris de passion, et il savoura plus
encore la joie de les savoir jetés pour lui seul, parmi la salle
entière, frémissante. Et il pleura dans son rêve comme au théâtre.

Le lendemain, en s’éveillant, il lui sembla que cette femme inconnue la
veille, était depuis toujours dans son existence. Et quand il descendit
au Souk, sa miniature de boutique, avec ses étoffes aux chatoyantes
couleurs, lui parut éclairée et agrandie par la lumière de son sourire.

Il se remit avec plus d’ardeur que jamais à la broderie commencée, et
son aiguille fit des miracles. Alors il regretta que la Madalena ne fût
pas de sa religion et de sa race. Oh! les beaux «famillas», les
délicieux «a’laïls» qu’il aurait brodés pour la rendre encore plus belle
et plus désirable!!!

Et il n’apercevait même plus les clientes énamourées, qui s’attardaient
dans sa boutique, le frôlaient et le brûlaient de leurs regards, sous
les voiles.

--«Comment la revoir? songeait-il. Et son front se rembrunit quelque peu
à la pensée que le théâtre du signor Vittorio Monte-Léone, ne jouant que
le jeudi, le samedi et le dimanche, il lui faudrait attendre quatre
longs jours, pour s’emplir les yeux de sa beauté et les oreilles de sa
voix divine. Et ces quatre jours lui apparurent comme des siècles.

Non, certes! il n’attendrait pas jusque-là, et il trouverait bien le
moyen, en y réfléchissant un peu, de la voir avant la prochaine
représentation théâtrale.

Et tout à coup, l’idée lui vint, inspirée sans doute par le _djin_ qui
veille aux amours des hommes, que la Madalena n’attendrait pas, elle
aussi, jusque-là pour le revoir, et qu’elle viendrait, qu’elle allait
venir au Souk des étoffes.

Et comme un peu pâle à cette pensée, il levait les yeux, il la vit
debout devant son échoppe, un sourire lumineux aux lèvres.

Et ils se saluèrent simplement comme s’ils se fussent connus depuis leur
enfance.

--Bonjour, Si Hamidou, fit la jeune femme.

--Et à toi, aussi, bonjour, Lella-Madalena, répondit le fils de
l’_amine_ qui s’empressa d’empiler coussins sur tapis pour lui faire un
siège moelleux près de sa natte.

Elle s’assit sans hésitation, et posa sur l’adolescent son regard
limpide:

--Tu m’attendais? n’est-ce pas? reprit-elle.

--Oui, et ma petite boutique était déjà toute éclairée de ton sourire.

Tous deux se turent, et ils entendirent battre leur cœur dans le silence
du Souk désert, à cette heure matinale encore.

Un rayon de soleil filtra par les jointures de la voûte allumant l’or et
l’argent de la _familla_, charmant petit boléro que l’adolescent était
en train de broder pour une jeune mariée tunisienne.

--Sainte Madone! s’écria la Madalena, que c’est joli ce que tu fais là,
et comme je voudrais savoir broder comme toi, moi, qui ne sus jamais
tenir une aiguille...»

Hamidou sourit, la regarda tendrement, et, très grave:

--Contente-toi, murmura-t-il, de faire couler de douces larmes à ceux
qui t’écoutent.

--Alors, vraiment, tu as pleuré toi aussi, hier, à _Roméo et Juliette_.

--Oui, et encore toute la nuit en t’écoutant et te voyant dans mon rêve.

--C’est vrai, fit la Madalena devenue tout à coup rêveuse et comme se
parlant à elle-même, il a pleuré, je l’ai vu, et lui abandonnant sa main
qu’il cherchait:

--Ah! si au lieu de Vittorio, mon époux, tu avais été Roméo, comme
j’aurai joué mieux encore.

                   *       *       *       *       *

Et il y eut entre eux un nouveau silence.

Le jeune homme était devenu très pâle en apprenant ce à quoi il n’avait
pas osé arrêter sa pensée, que la Madalena se trouvait sous la puissance
maritale, et que son maître et seigneur était le directeur même du
théâtre sicilien d’Halfaouine.

                                   *

                                 *   *

Un bien singulier personnage que le Signor Vittorio-Emmanuele
Monte-Léone, et qui, la quarantaine dépassée, pouvait se vanter d’une
existence tourmentée et pittoresque.

Il était le troisième enfant d’un vieux pêcheur de Palerme qui, jusqu’à
sa mort, n’eut d’autre domicile que sa barque pontée, peinte en bleu,
avec, à la proue, une Madone en robe rose, et à la poupe, sur une
banderolle blanche, ce nom charmant écrit à l’ocre: _Virgen della
Primavera._

Sa mère avait accouché de lui, comme des deux autres, sur un tas de
vieux filets hors d’usage; et, pour lui faire son berceau, le père avait
enroulé, dans un coin, la même amarre et avait bourré le nid ainsi
obtenu de mousse marine et de varech à l’odeur salubre, ainsi que font,
au creux des rochers, les goëlands et les mouettes.

Sa naissance n’avait pas, pourtant, empêché le bonhomme de battre,
quelques jours après, toute la côte sicilienne et de voguer même vers
les côtes de la Tunisie, pour y pêcher corail et éponges.

A l’encontre de l’aîné et du cadet, que leur métier passionna, dès
qu’ils furent à même d’aider leur père, le jeune Vittorio ne se sentit
jamais le moindre goût pour la pêche.

Il s’ennuyait à la mer et emportait toujours avec lui la nostalgie des
quais de Palerme. Dès que la barque paternelle y revenait après une
longue tournée de pêche, il s’empressait de déguerpir, et son bonheur,
toute sa passion était d’aller dans le quartier de l’Albergheria, où se
trouve le théâtre des Paladins dont les «pupi», ces fameuses
marionnettes siciliennes, font la joie des Palermitains, de leurs
enfants et de leurs femmes.

Là, pour cinq sous, il se grisait d’héroïsme, de bravoure, assistant,
pendant des heures entières, aux mirifiques exploits des paladins du
monde entier, encore amplifiés et magnifiés par la verveuse et
inépuisable fantaisie de l’artiste qui maniait les ficelles.

C’était surtout, la Geste merveilleuse de Charlemagne, de Rolland, des
chevaliers de la Table Ronde qui faisaient les frais de ces spectacles
populaires, dont quelques-uns duraient des six mois entiers, coupés en
représentations journalières.

                   *       *       *       *       *

Le vieux Monte-Léone n’était pas large pour ses enfants, ayant
d’ailleurs fort à faire pour nourrir sa très nombreuse famille. Aussi,
le jeune Vittorio économisait-il jalousement les quelques sous qu’il
recevait, comme ses frères, chaque dimanche, afin d’aller plus souvent
au théâtre de l’Albergheria.

Encore que les séances fussent longues, et qu’en été la soif lui serrât
la gorge, il laissait passer devant sa banquette, l’«acquafolu» avec sa
fontaine portative, plaignant le sou qu’il eût fallu pour boire un peu
de limonade.

Il se contentait de se rafraîchir la bouche, en achetant deux centimes
de graines de courge au _riminzaru_.

Son rêve qu’il ne disait à personne, pas même à ses frères, et qu’il
n’osait se formuler à lui-même, tant il le trouvait exorbitant,
irréalisable, était de devenir un jour l’artiste caché qui faisait
esquisser de si beaux gestes à de simples poupées en bois et leur
faisait prononcer de si éloquentes paroles.

Oh! avoir un théâtre à lui, des «pupi» qui, sous ses doigts devenus
experts, seraient tantôt Charlemagne, tantôt Rolland dont l’épée coupait
en deux les montagnes!

Inspirer aux autres les sentiments qu’il éprouvait, les faire pleurer,
frémir, tressaillir de terreur ou d’enthousiasme! Comme il serait
heureux, alors et comme cela était loin de la destinée que lui préparait
la volonté paternelle!

                   *       *       *       *       *

En attendant, quand, entre deux tournées de pêche, la _Virgen della
Primavera_ était mouillée dans le port, et qu’il ne pouvait aller au
théâtre de l’Albergheria, il s’ingéniait à imiter la dernière
représentation avec des «pupi» par lui taillées en quelque épave; ce qui
lui valait maintes taloches du vieux pêcheur qui le croyait avec ses
frères en train de réparer les filets ou de travailler à la propreté de
la barque.

Vittorio les empochait en silence, mais soupirait plus encore après le
jour où il pourrait échapper à la tutelle paternelle, travailler pour
son propre compte à quelque métier qui ne l’éloignerait pas de Palerme,
et, qui sait? gagner peut-être assez d’argent pour réaliser son rêve.

Mais sa peine et ses regrets devenaient plus cuisants encore quand, au
point culminant d’une épopée comme la _Rotta di Ronscivalle_, dont la
représentation durait trois mois, il lui fallait s’embarquer pour une
longue campagne de pêche, sans savoir ce qu’il advenait de Rolland, de
sa fille, du traître Ganelon et de tous les autres personnages de la
Geste.

                   *       *       *       *       *

Un jour, comme la _Virgen della Primavera_ se disposait à faire voile le
lendemain pour les côtes tunisiennes, il disparut. Son père et ses
frères le cherchèrent vainement dans tous les coins de la ville, et
désolés, appareillèrent sans lui. Il avait quitté Palerme pour suivre un
de ces montreurs de «pupi», ambulants et modestes, qui vont, jusque dans
les plus petites bourgades, amuser les paysans de Sicile.

Il s’était engagé comme domestique, sans autre gage que la nourriture,
mais à la condition expresse que son maître l’initierait à tous les
secrets de son métier et lui apprendrait son répertoire.

Ils coururent ainsi tous les villages siciliens, puis s’embarquèrent
pour Naples. Les années passèrent et Vittorio, qui avait vraiment la
vocation théâtrale, devint un artiste de premier ordre dépassant de
beaucoup son maître, qui, d’ailleurs, en convenait, et le réservait pour
les grandes circonstances.

                   *       *       *       *       *

Non content de rajeunir le répertoire un peu vieillot de leurs «pupi»
par des adaptations nouvelles, il composait ou improvisait lui-même des
bouffonneries, des comédies, des drames, dont le succès était grand
parmi les paysans napolitains.

Cependant, tout en reconnaissant sa supériorité, et en s’inclinant
devant elle, son maître ne se pressait pas d’augmenter ses appointements
et continuait à la payer surtout en gracieusetés et prévenances.

N’avait-il pas, en outre, les applaudissements du peuple? Et aussi la
faculté de donner libre cours à sa verve et à sa passion pour les
«pupi», devant des auditoires aussi variés qu’enthousiastes.

Cela certes, eût pendant longtemps encore suffi à Vittorio, sans la
hantise du rêve qu’il faisait depuis son enfance: posséder un
théâtricule de «pupi»; jouer ce qu’il voudrait, et où il voudrait. Etre,
enfin, le maître de ses marionnettes comme de lui-même. Il ne le
réaliserait jamais en restant avec son patron, car il n’aurait jamais
l’argent nécessaire pour l’achat du matériel, d’une carriole pour le
traîner et d’une monture.

Aussi, après avoir longuement réfléchi, prit-il une décision très grave.
Il abandonnerait pour quelques années les «pupi»; achèterait, avec le
peu d’argent qu’il possédait, une petite pacotille, et s’embarquerait
pour l’Afrique.

Un bateau était en partance pour l’Erythrée, il le prit, passa là-bas
trois ans dans les privations et les fatigues, et revint avec une somme
qui lui permit d’acquérir le matériel de son ancien patron, trop vieux
maintenant pour courir les bourgades de la campagne.

Mais hélas! la fortune ne consentit pas à couronner la persévérance de
ses efforts. A la suite de quelques années maigres, il y eut, dans la
campagne napolitaine et en Calabre, une véritable disette. On manqua de
pain dans les villages où était sa meilleure clientèle, laquelle
n’avait, d’ailleurs, plus le cœur à la joie; et lui-même, pour ne pas
mourir de faim, fut obligé de vendre son matériel et ses «pupi». Il
revint à Naples, et entra comme _facchino_ dans un hôtel de la Chiaja.

                   *       *       *       *       *

Il y avait alors, à Naples, une troupe de passage qui jouait la comédie
et le drame dans les théâtres de deuxième ordre. Son impresario était
justement en cet établissement. Vittorio, toujours tourmenté par la
vocation théâtrale, fut assez heureux pour se faire engager par lui
comme _utilité_, et bien entendu moyennant un salaire dérisoire.

Mais qu’importait encore au jeune Monte-Léone? Ne serait-il pas,
maintenant, au-dessus de son ambition et au delà même de son rêve,
puisqu’au lieu de faire applaudir des marionnettes de bois sur un
théâtre enfantin, il jouerait sur une vraie scène, avec des artistes de
métier, de _vraies comédies_ et de _vrais drames_? Et, de fait, il ne
tarda pas à montrer ce dont il était capable, et on lui confia bientôt
des rôles d’une certaine importance.

Ce fut alors qu’il s’énamoura de la Madalena, toute jeune encore,
presque une enfant, mais qui ne devait pas tarder à se révéler comme une
grande tragédienne. Alors que l’impresario de la troupe ne se doutait
pas du trésor qu’il possédait, Vittorio le devina, sut s’en faire aimer,
en attendant de l’épouser et d’unir sa destinée à la sienne dans la
carrière dramatique.

Ensemble donc, ils coururent toutes les villes d’Italie, petites et
grandes, et trois ans après, la troupe s’embarquait à Gênes pour
Alexandrie et l’Egypte.

Mais tandis que Vittorio, ayant donné tout ce qu’il avait dans le
ventre, restait, malgré ses efforts, un artiste populaire de deuxième
ordre, la Madalena était devenue l’étoile de la petite troupe, dont elle
assurait le succès, en soulevant l’enthousiasme des auditoires
plébéiens. Autant par son merveilleux et fruste génie que par sa beauté
et la splendeur de sa chevelure, elle allumait autour d’elle, partout où
elle jouait, des passions ardentes.

Et bien qu’elle lui gardât la foi jurée et lui accordât tout son amour,
Vittorio qui, plus follement que jamais, la chérissait, n’en subissait
pas moins les tourments d’une jalousie féroce.

Bientôt même, ce mauvais sentiment l’aveugla au point de se montrer
injuste envers elle. Ce furent d’abord, à propos de tout et de rien, de
sanglants reproches. Puis ses colères et ses accès prirent une brutalité
croissante. La Madalena subissait tout avec une patience angélique, sans
jamais un instant se rebeller, mais, au contraire, s’évertuant à guérir
de son mal affreux, l’homme qu’elle aimait, malgré tout, encore et
qu’elle plaignait aussi de toute son âme.

Vittorio ne vivait plus que dans la pensée d’arracher sa jeune femme à
la promiscuité des théâtres populaires, ou plutôt de posséder un théâtre
à lui, d’être l’impresario d’artistes qu’il dirigerait, ce qui,
croyait-il, lui rendrait plus facile la surveillance de la Madalena.

Il était dans ces intentions, quand la troupe vint à Tunis pour donner
une série de représentations théâtrales.

                   *       *       *       *       *

Un beau matin, il reçut une lettre de son frère aîné, avec lequel il
n’avait cessé de correspondre, de loin en loin, il est vrai, mais d’une
façon régulière. Il lui annonçait la mort de leur père, et lui disait
que la succession étant réglée, il lui revenait, pour sa part, environ
trois mille lires.

C’était, pour lui, la fortune et le moyen de réaliser son nouveau rêve.
Justement, dans le quartier sicilien, un café était à louer, déjà très
achalandé et dont la salle se prêterait merveilleusement à
l’installation d’une scène, ce qui lui permettrait d’en faire un théâtre
par intermittence.

Il le loua incontinent, et, trois mois après, il s’y installait avec sa
femme toujours résignée, toujours aussi douce et aimante.

Encore qu’il eût beaucoup de peine à trouver, parmi les Italiens de la
colonie, des artistes suffisants, et n’ayant guère à sa disposition que
des amateurs bénévoles, grâce à la beauté de la Madalena, le succès
dépassa ses espérances.

Il eut, d’ailleurs, la très heureuse inspiration, comme on était aux
approches de la semaine sainte, de débuter par une de ces _Passions_,
dont raffolent non seulement les Siciliens, mais tout le peuple de
l’Italie méridionale.

Et il recommença l’année suivante...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

                                   *

                                 *   *

A Rhadès, sur la colline fleurie où l’_amine_ du Souk des étoffes,
possédait une maison de campagne.

Impossible de rêver, pour des amoureux, lieu de rendez-vous plus
charmant que cette terrasse mauresque d’où la vue s’épandait comme une
caresse facile, sur Tunis-la-Blanche, sur la mer bleue, sur le lac
Bahira à toute heure hanté de flamants roses. Sur la colline verdoyante
de Carthage, et aussi sur le promontoire où la sereine Bou-Saïd
s’épanouit, liliale, au milieu des roses.

C’est là que pour fuir la curiosité et les indiscrétions des oisifs, la
Madalena et Hamidou se rencontraient, après que la Destinée les eut
jetés dans les bras l’un de l’autre.

Sans la moindre hésitation, convaincus tous deux qu’ils étaient aux
mains d’une puissance mystérieuse qui est plus forte que la mort, et à
laquelle rien ne résiste, ils s’étaient, dans un frémissement de tout
leur être, passionnément baisés sur la bouche dès leur première
rencontre.

Du soir au matin, que dis-je? d’une heure à l’autre, la Madalena oublia
l’amour juré sur les pieds de la Madone et la fidélité jusqu’alors
gardée, malgré tout, à Vittorio Monte-Léone.

Et de son côté, Hamidou ne songea pas plus à la terrible prophétie du
vieil Abdallah-ben-Abdusselem que s’il n’y avait jamais eu de sorcier à
Bab-Ménara, où logeait son père.

Enfin, bien que leur amour datât à peine de trois semaines, il leur
semblait à tous deux qu’il n’avait jamais commencé et qu’il n’aurait
jamais de fin comme Dieu lui-même.

--Madalena!...

--Hamidou!...

Ils ne balbutiaient pas autre chose, entre deux étreintes, et pendant
des heures entières, parce qu’il n’y avait pas autre chose dans leur âme
emplie d’eux-mêmes.

--Hamidou!...

--Madalena!...

Ils ne se fatiguaient pas plus de répéter ces deux noms qu’ils ne se
lassaient de se mirer dans les prunelles l’un de l’autre.

Et autour d’eux, sur la colline fleurie, tout chantait l’amour, en ces
matinées printanières.

Mais hélas! venait bientôt l’heure de se séparer alors que, sur les
terrasses de Rhadès, les colombes se baisaient encore et que l’haleine
des fleurs, pâmées sous les caresses du soleil, montaient vers eux plus
que jamais enivrantes.

Et c’était, chaque fois, la scène poignante du balcon, quand les deux
amants entendent chanter l’alouette.

--Ecoute, Hamidou, disait, ce matin, la Madalena, les yeux mouillés à la
pensée qu’allait sonner la fin de l’heure si douce, écoute, c’est à
peine si nous pouvons nous rencontrer ainsi deux fois par semaine; il y
aurait pourtant un moyen de nous voir, pendant quelque temps, chaque
jour, et non pas ici, mais chez moi, et sans que mon mari, qui ignore
tout, s’en inquiète.

--Tu deviens folle, Madalena, s’écria le jeune brodeur en étreignant
nerveusement son amante.

--Non, Hamidou, je ne suis pas folle, et de toi seul dépend qu’il en
soit comme je viens de te le dire.

--Parle donc, chère, parle, tu sais bien que ta volonté est la mienne.

--Nous voici au milieu de notre carême: comme chaque année, Vittorio se
dispose, quand viendra la semaine sainte, à représenter la mort de
Christ, pour complaire à tous nos compatriotes de Tunis, qui aiment tant
ce spectacle. Seulement, voilà, il a beau chercher, il ne trouve, dans
la colonie italienne, personne capable de jouer le rôle du Christ et
comme il t’a vu plusieurs fois, il ne cesse de répéter: Ah! s’il
voulait, ce jeune musulman qui ne manque pas une de nos représentations,
et qui possède la beauté du Nazaréen, quelle belle _Passion_
n’aurions-nous pas et qui soulèverait d’admiration nos compatriotes?...
Et moi, pour ne pas lui donner l’éveil, je feins de hausser les épaules
à son idée, de la trouver ridicule, mais je ne m’en réjouis pas moins au
fond de mon cœur, devant l’espoir des douces heures qu’elle nous
vaudrait, s’il y persistait et pouvait la réaliser. Et il y persiste,
ami, plus que jamais, cherchant tous les moyens de t’accointer, mais il
n’ose pas, ayant appris que tu es fils d’amine et descendant du
Prophète. Ah! trésor, si tu voulais, si tu consentais à aller le voir et
lui dire que tu as appris, par hasard, son désir, et que tu serais
heureux de t’y prêter, quelle joie, quelles incomparables délices! Songe
donc, nous ne sommes pas encore à la Mi-Carême, et les répétitions vont
commencer. Chaque soir, pendant plus de trois semaines nous passerions,
l’un près de l’autre, les longues heures de la veillée; chaque soir,
moi, qui joue le rôle de la Madeleine, je te dirai les pieuses
tendresses dont son âme est pleine jusqu’à déborder. Chaque soir, je
ferai le geste de parfumer tes pieds blancs, et chaque soir, je
dénouerai ma chevelure pour les essuyer. Ah! trésor, quel bonheur, je
n’ose à peine y songer; mais toi, cher, le voudras-tu?

Elle avait dit tout cela presque d’un trait, les yeux mi-clos, sans le
regarder, tant, en sa vive intelligence, elle comprenait l’énormité de
sa demande.

Elle leva enfin les yeux sur lui, et vit son visage blême, décomposé
comme s’il eut reçu, dans la poitrine, un coup mortel.

--Ami, ami, s’écria-t-elle en le baisant sur la bouche, pardonne-moi,
oublie les sottises que je viens de prononcer, tu as dit vrai, je
deviens folle, oui, Hamidou, folle d’amour, pardonne-moi.

Et l’heure de la séparation étant passée, elle s’arracha vivement à son
étreinte, revêtit hâtivement les habits de musulmane, l’ample haïk et le
voile qui la protégeaient chaque fois, et s’en alla.

                                   *

                                 *   *

Resté seul, Hamidou connut, pendant de longues minutes, toutes les
affres, toutes les angoisses morales dont peut être assaillie l’âme d’un
jeune homme de sa race, de sa religion et de son rang. Lui, fils de
l’homme le plus pieux, le plus vénéré de Beb-Ménara, en les veines
duquel coulait le sang du Prophète, non content d’aimer follement une
comédienne, devenir le baladin qu’Allah maudit et que Mohammed exécra.
Et quel baladin, juste ciel! Celui qui représente les impostures et les
mensonges, sur lesquels les roumis ont modelé la noble figure du doux
Prophète Sidi-Aïssa! Quelle abomination et quelle désolation, quand on
apprendrait cela dans les Souks et dans son quartier de Beb-Ménara! Son
vieux père en mourrait peut-être de chagrin, et le chasserait, en tout
cas, de sa maison. Et lui, dont la vie s’était jusqu’alors partagée
entre la prière et le travail, entre sa petite boutique du Souk et
l’ombre sainte de la Djemaa-Zitouna, deviendrait le hideux «m’zanat», le
renégat, auquel est interdite l’entrée des mosquées, et, sur les pas
duquel cracheraient les femmes et les enfants. Oui, vraiment, s’il
faisait cela, il n’aurait plus, pour n’être pas lapidé, qu’à quitter
Tunis, ou bien à s’y terrer en un coin, invisible à tous, et même à fuir
pour toujours la terre d’Islam, le sol sacré de sa race.

Oh! encore une fois, la terrible, l’épouvantable, la tragique lutte qui
se livra entre son devoir et son amour, dans l’âme énamourée et
vacillante du pauvre Hamidou-ben-Taïeb! Et qui, hélas! se termina comme
elle devait se terminer: c’est-à-dire selon la volonté du Destin,
éternel et impénétrable.

--Mektoub R’hibbi! fit-il simplement et très pâle, mais l’esprit
soudainement rasséréné, n’ayant plus au cœur d’autre désir que celui de
voir son amante plus souvent, il s’en alla, le soir même, vers le
quartier sicilien.

Au signor Monte-Léone, qui tressaillit de le voir:

--J’ai appris, dit-il, que tu voudrais bien me confier le rôle du Christ
dans la Passion que tu joueras le vendredi saint; je n’en serais pas
fâché non plus; aussi bien, signor Vittorio, me voilà. Quand veux-tu que
nous commencions à répéter?

--Ce soir même, répondit Monte-Léone, exultant de joie...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ah! la belle, l’incomparable _Passion_ qui fut, cette année-là,
représentée devant la colonie italienne de Tunis-la-Blanche. On en parla
et on parlera longtemps encore dans les parages de Bab-Souïka et
d’Halfaouine.

Au dire de tous les spectateurs, on ne fit jamais mieux dans les
théâtres populaires de Palerme et de Messine.

Devant la voie douloureuse de ce Christ aussi beau que ceux dont la face
pâle s’incline à la lueur douce des cierges, dans les églises de Sicile,
les hommes pleurèrent et sanglotèrent, enfants et femmes.

«Ainsi, oui, ainsi devait être le Nazaréen portant sa croix sur le
chemin du Golgotha», murmuraient-ils sans même essuyer les larmes
étincelant entre leurs paupières.

Et quand survint la fameuse scène, entre Maria de Magdala et Jésus,
quand la pécheresse, ayant versé sur les pieds du Christ le nard de son
urne, dénoua, pour les essuyer, sa chevelure divine, ce fut, parmi le
peuple, un délire d’amour et de foi brûlante.

Jamais la grande tragédienne des faubourgs n’avait atteint, et jamais
plus elle ne devait atteindre ce point culminant de son génie et de sa
gloire.

Toute la folie mystique, toutes les ardeurs d’une passion à la fois
divine et charnelle, que la Madalena sut exhaler devant son amant,
s’empara de l’auditoire.

Et non moins pâle que le Christ à la veille de son calvaire, Hamidou fut
sur le point de s’évanouir, quand il sentit, sur ses pieds nus, couler à
flots, les vraies larmes de son amante...

                                   *

                                 *   *

Combien terribles et douloureux les lendemains que le Destin réservait à
ce triomphe! Vittorio qui, jusqu’aux dernières répétitions--tant furent
prudents les deux amoureux--ne devina pas leur intrigue, ne put
conserver l’ombre d’un doute, comme d’ailleurs tout le monde, devant ce
geste que, seule, l’ardente passion pouvait inspirer à une femme,
fût-elle la plus incomparable tragédienne.

Il eut tôt fait de connaître, par une enquête rapide, la vérité tout
entière. Désormais, plus que jamais brûlé par les feux de la jalousie,
il martyrisa sa Madalena; et pour oublier son chagrin, plus que jamais,
aussi, il s’adonna à l’anisette et à l’absinthe, ces deux fléaux de
l’Afrique septentrionale.

Et le sort d’Hamidou fut plus calamiteux encore. Dès qu’on apprit à
Bab-Ménara et dans les Souks, qu’il était l’amant d’une roumie
comédienne, et qu’il avait poussé la honte, le mépris de Dieu et du
Livre jusqu’à monter avec elle sur les planches, et à représenter le
Prophète Sidi Aïssa dans toutes les jongleries que lui prête la doctrine
des infidèles, le scandale dépassa tout ce que le jeune brodeur avait
prévu sur la terrasse de Rhadès, voici trois semaines.

Son père, le vieil _amine_ qui, pourtant, l’aima toujours plus que ses
autres enfants, ne voulut plus le regarder, et le maudit sans même
verser une larme. Pour n’être pas étranglé par ses frères et lapidé par
les voisins, il dut fuir précipitamment de Bab-Ménara, ayant juste le
temps d’emporter ses économies, quelques bijoux qu’il possédait et
quelques hardes.

Il se réfugia à Bab-Souïka, chez un vieux potier dont les ancêtres
furent esclaves de sa famille, et qui lui portait une affection
paternelle.

Là, dans une sorte de souterrain obscur et chaud où le zereba pétrissait
son argile et faisait cuire, à la flamme du four, ses vases et ses
canthares, il continua de recevoir les visites de la Madalena; car, loin
de s’affaiblir devant ces malheurs, leur passion ne fit que s’accroître.

                   *       *       *       *       *

La Madalena profitait des longs et profonds sommeils qui suivaient les
excès alcooliques de son mari, pour s’échapper et venir le rejoindre.
Alors, vêtus, lui, d’une pauvre djellaba déchirée que lui prêtait le
potier, semblable à un «meskine» de Bab-Souïka, elle, dissimulée sous le
voile et le haïk d’une pauvre femme arabe, ils s’en allaient vers le lac
Bahira, par des ruelles solitaires, et, sur la barque d’un pêcheur,
gagnaient le large. C’était l’heure où le soleil mourant magnifie la mer
elle-même, en laissant traîner la gloire de ses ultimes rayons sur les
promontoires. Devant eux, celui de Bou-Saïd et la petite ville blanche
qu’il supporte s’auréolaient d’or et de pourpre. Sur les collines de
Carthage flottait une douce buée violette, et dans la profondeur
verdoyante de ses blés, l’alouette déjà blottie jetait, vers l’azur pâli
du ciel, son dernier trille. Autour d’eux le lac frissonnait au vent du
soir, et sa moire prenait la teinte rose des flamants qui regardaient
l’agonie du jour, debout et immobiles sur la grève.

                   *       *       *       *       *

Alors, devant la beauté de l’heure, devant le bonheur paisible qu’exhale
la fin d’une journée radieuse, pour ne penser qu’à leur amour, ils
oubliaient leur misère.

Les yeux dans les yeux, silencieux, ils revivaient les heures douces de
Rhadès, mais hélas! celles-ci passaient plus vite encore que sur la
terrasse, et les battements douloureux de leur cœur en scandaient les
dernières et fugitives minutes.

Il fallait se séparer, avant même que s’éteignît la dernière rose du
crépuscule, et chaque fois, avec l’idée, de plus en plus angoissante,
que leurs adieux seraient peut-être des adieux suprêmes.

C’est qu’en effet, la jalousie et les colères de Vittorio s’exaspéraient
de jour en jour, et entre ses accès de brutalité, il parlait souvent de
quitter Tunis, pour fuir quelque part, dans le sud, où sa femme ne
verrait personne.

Le malheureux marchait à grands pas sur le chemin de la folie
définitive. Il buvait plus que jamais et avait de fréquentes
hallucinations, au cours desquelles il voyait la Madalena épandant, sur
les pieds blancs du bel Hamidou, les splendeurs de sa chevelure.

Oh! ce geste dans lequel elle avait mis, comme dans les accents de sa
voix d’or, toute l’ardeur d’une passion qui la fit toucher au sublime,
non seulement Vittorio l’avait perpétuellement sous les yeux pendant le
jour, mais il la revoyait, la nuit, dans son sommeil, sans répit ni
trêve.

Cruelle comme l’idée fixe qui ronge lentement le cerveau des fous, était
devenue pour lui l’image de cette chevelure, que tant de fois il caressa
de ses lèvres énamourées, au temps pas encore lointain de leur jeune et
folle tendresse.

Et dans les affres de sa jalousie, éréthisée par l’absinthe, il lui
venait d’horribles projets de vengeance, comme de l’oindre d’essence
pendant que la Madalena dormirait, et d’en approcher ensuite la lampe.

Et il tressaillait d’une satanique allégresse quand, dans les rêves
sombres, il la voyait flamber, cette chevelure d’amour et de honte!

Et si, au moment de ses réveils toujours mauvais, il la surprenait en
train de se peigner devant la glace, il la querellait pour le plus
futile motif, se jetait sur elle, et saisissant à pleines mains les
superbes cheveux épandus sur les épaules, il la traînait comme une loque
dans la chambre.

Et la pauvre femme se contentait de pleurer comme Maria de Magdala, sa
patronne.

                                   *

                                 *   *

Il y avait à ce moment-là, dans le quartier sicilien, une jeune
prostituée venue à Tunis des bouges de Malte pour tâcher de mieux
exploiter ses charmes.

Elle s’appelait Thérésa et on la surnommait la «Gouge», parce qu’elle
ouvrait sa porte à la lie de toutes les races qui grouillent dans la
ville Franque.

Aussi, l’infortunée ne tarda pas à subir ce qui est le lot douloureux de
beaucoup, parmi ses pareilles.

Un beau matin, elle s’éveilla, le visage et tout le corps ravagé par ce
mal horrible que Dieu met au bout des amours nomades, et dont tous les
peuples du monde, y compris les Napolitains, se jettent l’origine à la
face comme une honte. Ce mal, en terre africaine, a des effets et des
allures plus qu’ailleurs terribles et dévorants.

La pauvre Maltaise faillit en mourir, et trois mois après, quand elle
sortit de son taudis, elle n’avait plus cheveux ni cils; tous ses traits
étaient flétris d’indélébiles stigmates, et, dans la bouche jadis jolie,
ne se voyaient plus que quelques dents jaunes et branlantes.

Elle vécut, désormais, de la charité publique: ses compatriotes la
nourrissaient et, de-ci, de-là, lui faisaient l’aumône de quelque
monnaie de cuivre.

N’ayant plus rien à espérer dans ce monde, la malheureuse vivait dans un
antre, et demandait un peu d’oubli à la «Fée Verte» qui lui en ouvrait
chaque jour les portes.

Son crâne nu, caché par un béret de matelot, chaque jour elle venait au
café de Vittorio, s’asseyait dans le coin le plus sombre de la salle, et
se faisait servir une absinthe.

Elle la savourait à gorgées menues comme un buveur endurci, allumait une
cigarette, attendait, qu’entre ses paupières écillées et sanguinolentes
surgissent, dans la fumée bleue, les rêves berceurs et les doux mirages.

Bientôt, elle se voyait petite et jolie, trop jolie sans doute, gaminant
derrière ses chèvres, sur les rochers moussus et fleuris de l’île
natale. Elle était si naïve, alors, et si peu coquette qu’elle ne
songeait même pas à se mirer, comme les autres, dans l’eau vive des
ruisselets, quand elle venait y boire.

Et la bonne fée prolongeait, jusqu’à la minute présente, ce rêve de
lointaine enfance. Elle permettait que la pauvre jeune fille se vît, au
fond de son verre, toujours belle et plus que jamais séduisante.

Puis, le rêve fini, elle lui envoyait le sommeil lourd et profond de son
ivresse, ce sommeil qui ressemble tant à la mort et dans lequel il n’y a
pas de place pour les songes.

Parfois alors, d’autres ivrognes près d’elle couchés la prenaient
brutalement dans une impulsion de luxure, et payaient cher cette
voluptueuse minute.

Souventes fois, Vittorio, qui avait connu Thérésa dans toute la fleur de
sa beauté, lorsqu’elle arriva de Malte, se surprenait à la regarder
longuement, hideuse, affalée devant une table, cachant sa tête sans
cheveux dans le coin le plus obscur de la salle.

Et, au plein de ses accès de jalousie, cette image lui suggérait
d’abominables idées, auxquelles il s’attardait chaque jour un peu plus,
après avoir bu son absinthe.

--Quelle vengeance, pensait-il, de voir un jour la Madalena semblable à
Thérésa-la-Gouge.

Et il la voyait vraiment ainsi, au cours de ses hallucinations
alcooliques. Si bien qu’un jour, pendant un accès encore plus violent
que les autres, il mit à exécution son diabolique projet, et, tandis
qu’elle était plongée dans son sommeil comateux, comme un ivrogne, il
posséda l’ivrognesse.

... Un mois après, là-haut, tout en haut dans la blanche Kasbah d’Alger,
sur la terrasse exiguë d’une modeste maison mauresque, la Madalena et
Hamidou, plus que jamais enamourés, la main dans la main, regardent le
golfe divin dont l’azur frémit doucement au vent léger de l’aurore.

Aube divine, annonciatrice d’un beau jour d’été comme il en est à
El-Djzaïr, cette rose neigeuse que la main clémente de Dieu fit
s’épanouir sur les flots bleus de la mer latine.

Depuis plus de quinze jours, ils ont fui l’enfer de Tunis, sans être vus
de quiconque; ils sont heureux, heureux autant que peuvent l’être,
ici-bas, deux créatures qui s’aiment et font tenir le monde entier dans
leur tendresse.

C’était Hamidou, qui, le premier, avait eu l’idée de se réfugier à
Alger. Il y connaissait un très riche Mozabite, marchand d’étoffes, de
tissus et de vêtements orientaux qui ne manquerait pas d’utiliser son
grand talent de brodeur et ne lésinerait pas sur le salaire.

Il lui avait écrit, en effet, et sur sa réponse affirmative, tous deux
avaient décidé leur fuite.

Ils partirent donc quinze jours après la fameuse nuit, où fou d’alcool
et de jalousie, Vittorio avait possédé Thérésa-la-Gouge.

Et l’immonde, après s’être ainsi volontairement empoisonné, n’avait pas
manqué d’empoisonner, au moment voulu, l’infortunée Madalena.

Leur bonheur présent était donc semblable à l’un de ces fruits superbes
encore, mais en lesquels, par une piqûre que nul ne peut voir, s’est
introduite, invisible aussi, la larve, mère des pourritures à venir et
de la chenille dévorante.

                   *       *       *       *       *

Dans les veines de la Madalena où jusqu’alors n’avait coulé qu’un sang
limpide, le terrible virus dormait, attendant l’heure fatidique.

Elle ne devait pas tarder à sonner. Chaque matin, Hamidou, après avoir
tendrement pris congé d’elle, quittait la petite maison qu’ils avaient
louée tout en haut de la Kasbah, et s’en allait dans le quartier de
Bab-el-Oued, où était l’atelier du Mozabite: or, voici que, ce jour-là,
à peine était-il sorti qu’elle se sentit plus lasse, plus affaiblie
qu’avant de s’endormir la veille.

Depuis déjà trois jours, d’ailleurs, elle s’essoufflait au moindre pas,
dormait peu, d’un sommeil pénible, se réveillait migrainée, endolorie
dans tous ses membres et un peu de sueur aux tempes. Même, elle avait
remarqué, sur sa poitrine et ses bras, des taches d’un rose livide, qui
pâlissaient et s’avivaient tout à tour, la tourmentant de démangeaisons
douloureuses.

Elle n’y prit garde, s’en cacha de son amant par une sorte de pudeur, et
aussi pour ne pas lui créer des inquiétudes inutiles. Elle ne s’en
alarma pas elle-même, mettant le tout sur le compte des fatigues de leur
voyage, de leur nouvelle installation et de ses tristes émotions encore
récentes.

Mais peu après, Hamidou se trouva comme elle, éprouvant ce qu’elle
éprouvait, et alors, s’étant mutuellement renseignés, tous deux prirent
le parti d’en rire.

Ils en riaient d’autant plus qu’ils crurent avoir une scarlatine légère,
selon le diagnostic d’un vieux sorcier moghrebin, leur voisin, lequel
soignait, pour ce mal-là, quelques enfants de la ville arabe.

Et de fait, sans autre traitement que quelques simples anodins ordonnés
par le vieux marabout et accompagnés de quelques versets du Coran, le
mal disparut et ne laissa pas la moindre trace.

Ce furent, alors, pour les deux amants, des mois d’un bonheur parfait,
inouï, et comme le Rétributeur n’en concède que très rarement à des
créatures élues, dont il marqua le front du doigt pour des desseins
pleins de mystère.

                   *       *       *       *       *

Le merveilleux talent d’Hamidou était apprécié du Mozabite; et les
salaires qu’il gagnait suffisaient pour assurer leur existence, au delà
même, car ils vivaient simplement de la vie arabe, comme d’ailleurs tous
leurs voisins, dans ce quartier musulman de la ville haute.

D’abord, par prudence, comme on l’a vu, puis par goût et par habitude,
enfin et surtout pour complaire à son amant, qui la préférait ainsi, la
Madalena s’habillait comme ses voisines.

Elle se voilait comme elles pour sortir, et, comme elles, sortait
rarement pour les besoins du ménage ou pour aller au bain maure,
accompagnée d’une vieille négresse qu’Hamidou lui avait donnée pour
servante.

Enfin, pour combler leur amoureuse béatitude, Hamidou obtint de son
Mozabite qu’il emporterait et ferait chez lui son ouvrage.

Dès lors, ils ne se quittèrent plus un instant, et la claustration à
laquelle ils se vouèrent d’un accord tacite, eut, pour eux, des voluptés
ineffables.

Bientôt, de la Sicilienne, il ne resta plus grand’chose en la Madalena.
Conquise par l’amour à l’Islam dont sa grande âme avait compris, depuis
longtemps, l’austère et simple beauté, ce fut avec un bonheur profond
que, pour donner à son amant cette joie suprême, elle prononça, devant
le vieux marabout moghrebin, les paroles qui la sacrèrent musulmane:

«Il n’y a d’autre Dieu qu’Allah et Mohammed est son Prophète».

N’ayant qu’une âme, pouvaient-ils, vraiment, ne pas avoir même idéal,
même Dieu, mêmes espoirs, de s’aimer encore et toujours dans le même
ciel que leur ouvriraient les mêmes prières?

L’Islam, avec le bel épanouissement qu’il donne à la vie intérieure,
n’a-t-il pas d’ailleurs, pour ceux qui s’aiment, d’incomparables
délices?

Désormais donc, la Madalena devint vraiment ce que ses voisines et
voisins l’avaient toujours crue: Lella Zina, une pieuse Moghrebine
amenée du pays natal par son époux et qui, par sa bonté, ne tardait pas
à se faire adorer de tout le monde.

L’aisance, en effet, nécessaire à la charité, venait chaque jour, car
ils étaient deux, maintenant, à exécuter des broderies merveilleuses.
L’amour ne fut-il pas, de tout temps, le plus puissant des thaumaturges?
Quelques mois lui avaient suffi pour faire de la Madalena une brodeuse
sur étoffe, comme Hamidou, incomparable. Une part de l’argent qu’elle
gagnait, servait, d’un commun accord, à secourir autour d’eux les plus
criantes misères.

Et Dieu sait si, dans cette pauvre Kasbah, elles sont nombreuses.

Enfin, pour tout le quartier musulman, elle était bien _Lella_, la
Sainte, la Madame, autant dire une Maraboute.

                   *       *       *       *       *

Quand elle sortait pour aller, enveloppée et alourdie de ses voiles, à
travers les ruelles de la Kasbah, les enfants se disputaient pour avoir
d’elle une caresse, les vieillards, une main au cœur, inclinaient la
tête, et les pauvresses qu’elle soulageait pleuraient en baisant le pan
de son bel haïk de soie blanche.

Et autant se réjouissait Hamidou de la voir ainsi aimée, vénérée et
sainte que de la sentir belle et sienne.

                                   *

                                 *   *

Or, voici, qu’au plein de cette félicité pareille à nulle autre, de
nouveau la Madalena se sentit malade: mais, cette fois, au grand
désespoir d’Hamidou, son mal s’aggrava avec une rapidité terrible. Ce
furent, d’abord, des douleurs qui, pendant la nuit, lui broyaient le
crâne, comme si on l’eût martelé sur une enclume. Elle se réveillait
brusquement en poussant des cris dont s’épouvantait Hamidou qui ne
savait que lui faire.

Le vieux Moghrebin consulté, ne s’alarma pas, disant que ça passerait
comme le reste. Il écrivit sur des petits carrés de papier, quelques
sourates du Saint-Livre, en fit des boulettes qu’elle devait avaler
comme pilules, et déclara qu’Allah, miséricordieux et clément, se
chargeait du reste.

Mais hélas! Il fit si peu que, loin de s’atténuer, les douleurs du crâne
redoublèrent et s’étendirent même à tous les os de la malade, lui
arrachant, pendant la nuit, des cris qu’elle ne pouvait réprimer, malgré
toute sa volonté de ne pas ajouter à la détresse du pauvre Hamidou
couché près d’elle.

Pourtant, ce qui la désespérait plus encore que ces tortures nocturnes,
c’était de se voir maigrir, pour ainsi dire, à vue d’œil. De plus,
chaque matin, quand elle démêlait devant son miroir sa splendide
chevelure, il en restait, aux dents de son peigne, des poignées énormes,
qui allaient de jour en jour grossissant, et dont la vue mouillait son
front d’une sueur froide. Enfin, après chacune de ces crises aiguës,
elle sentait branler et voyait jaunir ses dents, jusqu’alors plus
blanches et plus éclatantes que des perles.

Et ce lent évanouissement de sa beauté, mais par-dessus tout, la perte
bientôt consommée de sa chevelure, la jetait en de mornes désespoirs
qu’elle s’efforçait, sans y parvenir, de dissimuler à Hamidou, dont la
navrance était encore plus profonde que la sienne.

Il se résolut donc, enfin, ce par quoi il aurait dû commencer, à faire
appeler un des médecins de la ville, mais, avant, il perdit encore un
temps précieux en mandant, sur le conseil d’une voisine, la vieille
Frendah, cette sorcière de Bab-el-Oued, dont la réputation de
guérisseuse dépassait le Sahel d’Alger, et que, de leurs très lointains
douars du Sud, accouraient consulter de riches nomades.

Elle arriva, palpa longuement le crâne de la malade, et tous les os de
ses membres, et annonça que c’était un _djin_ amoureux de Lella-Zina
qui, chaque nuit, venait lui frapper la tête et les membres, et lui
arracher un peu de sa chevelure.

Elle se livra à de bizarres incantations, ordonna de faire boire à la
malade une mixture plus étrange encore, dans laquelle entraient du lait
d’ânesse, de l’urine d’âne, des pépins d’orange et quelques graines de
courge, pilées ensemble.

Elle ordonna, en outre, de lui appliquer une peau de chèvre noire sur la
poitrine et sur les membres.

Le mal bien entendu empira: les beaux cheveux de Lella Zina restèrent
plus encore à son peigne; quelques dents achevant de se déchausser,
tombèrent; son amaigrissement s’accrut, la peau de ses bras devint
squameuse comme celle des couleuvres, et il lui sortit, aux doigts des
pieds et des mains, tout autour des ongles qu’elles firent lentement
tomber, de petites plaies douloureuses et très profondes.

Enfin, quand le docteur arriva, il n’eut pas de peine à reconnaître la
nature du terrible mal, et put, par une médication énergique, en arrêter
la marche ascendante, mais la science, déclara-t-il, était impuissante
devant les ravages accomplis et qui faisaient de la belle Lella Zina une
créature méconnaissable.

Alors, à certaines paroles et investigations du médecin, la pauvre femme
comprit, elle aussi, quel était son mal, et eut de lamentables
intuitions sur son origine.

Elle se rappela, en effet, que pendant un de ces accès de rage jalouse,
Vittorio lui avait dit au milieu d’un tas d’injures immondes:

--Un jour, tu seras pareille à Thérésa la Gouge.

Elle frémit, mais courba la tête, résignée comme une bonne musulmane.

Pourtant, elle se sentit incapable de survivre à cette beauté qui lui
valut l’amour d’Hamidou, et était sa seule raison d’être en ce monde.

--Ma vie ne peut désormais être pour lui qu’une continuelle déplaisance,
il ne me reste donc qu’à mourir, pensait-elle, tandis qu’Hamidou,
refoulant au fond de son âme bonne, sa désespérance, redoublait de
dévouement, de tendresse délicate, de tendresse d’amant épris, pour lui
rendre l’existence encore meilleure.

--Eh! que t’importe, trésor, ne cessait-il de lui répéter, puisque tu es
toujours belle à mes yeux et que je t’aime!»

Or, comme il avait eu l’affectueuse précaution de faire enlever du logis
toutes les glaces, la Madalena ne pouvant plus se regarder et entendant
ces douces paroles sentait s’apaiser son ardent désir de suicide.

Mais un jour, ayant mis la main sur un de ces petits miroirs engaînés de
cuir brodé dont se servent les mauresques, elle eut la triste curiosité
de s’y contempler, se vit, et poussa un rugissement de détresse, tant
elle s’apparut semblable à Thérésa la Gouge.

Hamidou était derrière elle, et lui enlevait, mais trop tard, la fatale
glace.

La pâleur de la pauvre femme ajoutait encore à la laideur de son visage.
Alors, n’osant plus même l’embrasser, comme une chienne ou une esclave,
elle se jeta à ses pieds, les baisa dans une étreinte frénétique.

--Hamidou, clama-t-elle, de grâce, ne m’empêche plus de mourir. Ecoute,
tu m’as donné la plus grande preuve d’amour qu’un amant puisse donner à
son amante. Tu m’as aimée laide et malade autant, même plus, que dans la
splendeur de ma beauté et de ma saine jeunesse. Nulle créature n’a donc
eu plus de bonheur que ta servante. Oh! mourir, maintenant, encore tiède
de tes caresses! ami, crois-moi, ce suprême sourire de ma Destinée
serait plus doux que les autres. La tienne te réserve encore des matins
roses, car tu es jeune et tu es beau, et tu mérites d’être aimé jusqu’à
la tombe. Ami, ami, je t’en supplie, laisse-moi mourir en baisant ta
main secourable et bonne.

Devant ces accents de désespoir, Hamidou vit bien que tout était fini,
que tout bonheur était désormais pour elle impossible. Il aurait beau
l’aimer ardemment dans sa beauté évanouie, se dépenser en mille efforts
pour lui faire oublier la cruauté du destin, l’image de sa laideur ne
cesserait de la hanter et empoisonnerait toutes les heures de son
existence.

Et lui, Hamidou, pourrait-il encore être heureux en la sentant
malheureuse? Alors, il regretta d’être épargné par le mal, et les
paroles du sorcier de Bab-Ménara lui revinrent à la mémoire, avec une
netteté sans pareille:

--Une roumie prendra ton cœur, et pour le reste, permets au vieil
Abdallah de clore ses lèvres.

Ce reste, il le connaissait à cette heure.

Il courba la tête devant l’inéluctable Mektoub, et serrant tendrement
dans ses bras son amante:

--Trésor, fit-il simplement, la vie sans toi serait pour moi pire que la
mort, et puisque tel est notre destin, mourons ensemble.

Et le soir même, ils s’enfermèrent dans leur chambre, allumèrent le
fatal réchaud, puis ayant revêtu leurs plus beaux habits, s’endormirent
dans la paix de Dieu, après un baiser suprême.

Le lendemain, la vieille négresse qui couchait sur une natte dans la
cour, ne les voyant pas sortir, força la porte et les trouva morts, les
mains enlacées et se souriant encore l’un à l’autre.

Elle comprit tout le drame, l’approuva dans son âme simple, et afin que
rien ne vînt ternir, aux yeux des musulmans, la réputation de sainteté
dont jouissait sa bonne maîtresse, elle enleva le réchaud, et après
s’être assurée que rien ne pouvait trahir le suicide, elle appela les
voisins à l’aide.

Ils accoururent avec le vieux moghrebin en tête, et tous furent étonnés
du sourire de béatitude qui voltigeait sur les lèvres des deux cadavres.

--«Mektoub!» murmura le marabout après avoir constaté la mort; et il
déclara que, sur l’ordre même d’Allah, l’ange Azrael avait dû leur
apparaître dans le jardin des délices. Ce qui expliquait la douceur
ineffable de leur sourire.

Quand on voulut les séparer pour remettre leur dépouille à celui et à
celle qui lavent les morts, selon les rites, il fut impossible de rompre
l’étreinte qui liait la main droite d’Hamidou à la main gauche de son
amante. Il eût fallu les rompre aux poignets d’un coup de hache.

Force fut donc--ce que leur conseilla d’ailleurs le vieux marabout--de
les coudre dans le même linceul, et de les coucher dans la même fosse,
leur regard encore brillant d’amour tourné vers La Mecque.

On leur éleva, dans le cimetière d’El-Kettar, une petite koubba
maraboutique; et le vendredi qui est le dimanche des musulmans, les
femmes arabes de la Kasbah, viennent, accompagnées de leurs enfants,
prier et manger des confitures parfumées sur la tombe de Lella Zina qui
fut, pendant sa trop courte vie, si secourable et si bonne.

  ISABELLE EBERHARDT.



  SORTI DES PRESSES
  DE LA
  MAISON EUGÈNE FIGUIÈRE ET Cie
  7, RUE CORNEILLE, PARIS
  ET
  72, RUE VAN ARTEVELDE, BRUXELLES,
  LE 15 AVRIL 1913




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