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Title: Le Pays de l'Instar
Author: Franc-Nohain
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Le Pays de l'Instar" ***


  FRANC-NOHAIN

  LE
  Pays de l’Instar


  PARIS
  ÉDITIONS DE LA REVUE BLANCHE
  23, BOULEVARD DES ITALIENS, 23

  1901



LE PAYS DE L’INSTAR


_Paris est Paris._

Il est inexact que le pays de l’Instar soit entouré d’une muraille,
comme la Chine, et qu’une seule porte y donne accès, surmontée de cette
inscription en lettres gothiques:

    ENTRÉE DE L’INSTAR

En réalité, bien loin que le génie des hommes l’ait jalousement séparé
des autres terres, ce pays ignore même les frontières naturelles: nul
cours d’eau, nulle chaîne de montagnes qui le délimite: le pays de
l’Instar n’a pas de situation géographique précise, et simplement
peut-on affirmer qu’il est éminemment français.

Ainsi se distingue-t-il de la _Province_, avec qui l’on a tendance à le
confondre mal à propos. La Province emprunte encore à ses paysages, à
son climat, à ses origines, une couleur spéciale, des mœurs souvent
particulières; on pourra relever certaines différences de caractère,
d’habitudes, de costume et de langue même, entre les autochtones de
Rennes et les indigènes de Béziers; et lorsque nous parlons de nos
vaillantes populations de l’Est, cette épithète, Dieu merci, n’est pas
encore vide de tout sens et périmée!

Ethnologiques ou climatériques, le naturel de l’Instar ne subit, lui,
aucune de ces influences, il est le même à Béziers ou à Rennes, dans le
centre, au nord, au midi; de partout et de nulle part, indifférent à
l’air qu’il respire, à la nature environnante aussi bien qu’à toutes
manifestations d’un Art local, aucun site riant ou pittoresque ne chante
en sa mémoire; il n’a point gardé le souvenir d’un vieux château,
couvert de lierres et de mousses, but choisi pour les promenades, ni de
la statue branlante d’un saint familier, auquel, enfant, il eût demandé
des pralines... Il semble d’ailleurs qu’il n’ait jamais été un petit
enfant aux étonnements charmés, aux curiosités toujours éveillées, mais
qu’il soit né tel, et tout d’une pièce, avec l’unique souci d’un avenir
administratif: et en cela ne saurait-on l’appeler même un _déraciné_.

Le pays de l’Instar est un bloc; il n’a pas d’histoire; ses habitants
n’ont pas de passé, et leur présent comme leur avenir se confondent en
un seul rêve:--SE RAPPROCHER DE PARIS.

Nous n’aurons donc pas à nous préoccuper d’établir une géographie
physique du pays de l’Instar, à étudier la formation du sol, le relief
et l’hydrographie; il n’est ici ni prairies ni vallons, ni rien de ce
qui constitue les aspects de la nature; ce pays est artificiel et sans
campagnes: d’un mot, le pays de l’Instar est moins une expression
géographique qu’une fiction administrative.

Le pays de l’Instar est formé essentiellement et exclusivement d’un
certain nombre de groupements ou de centres, dont la composition se
répète identique sur tous les points de son territoire.

Topographiquement on y relève:


_La Préfecture_;

_La Trésorerie générale_;

_L’Hôtel de la subdivision militaire_;

_La Succursale de la Banque de France_;

_La Grande Rue_ (rue du Commerce ou de la République);

_La Promenade_ (Jardin, Cours, Parc, Boulevard, Allées ou Mail);

_Le Cercle_ (de l’Industrie, du Progrès, de l’Agriculture);

_Le Café_ (Grand Café, café Glacier, café des Colonnes, ou de la
Terrasse);

_Le Café chantant_ et la _Maison publique_;

_La Gare_.


La population qui gravite autour de ces monuments, ou circule dans ces
diverses artères, est répartie en quatre classes principales:


_La Noblesse_;

_L’Élément militaire_;

_Le Commerce_;

_Les Fonctionnaires_.


Cette division est surtout rendue flagrante par l’institution des jeux
de tennis; on distinguera toujours, au pays de l’Instar, le _tennis de
la Noblesse_ et le _tennis de la Préfecture_; les officiers vont de l’un
à l’autre, suivant les rapports du colonel avec le préfet, et,
principalement, suivant l’arme; même ambiguïté pour les titulaires des
professions libérales, avocats, notaires ou médecins, que guideront des
relations de famille, leurs ambitions politiques, les opinions et
l’intérêt de leur clientèle. Quant aux commerçants, ils jouent entre
eux, et seulement au croquet.

Il faut prendre soin de noter ici que le fait d’_être de la noblesse_
n’implique nullement, au pays de l’Instar, l’usage habituel d’une
particule nobiliaire; on range simplement sous cette rubrique un certain
nombre de personnalités nettement hostiles au gouvernement établi,
fréquentant avec ostentation les églises, et, les jours de marché, se
montrant, en vêtements de chasse, au milieu de groupes d’électeurs
notoirement réactionnaires; il est vrai de dire qu’ils habitent souvent
des métairies environnantes, ou, dans un quartier spécial (vieille
ville, haute ville, faubourg), d’antiques hôtels aux fenêtres grillées,
avec une grande porte en chêne massif, à lourd marteau; mais rien
n’empêche que leur nom de famille soit Brossard, Planchot ou Camus,
Bertrand ou Raton.

Il n’y a, bien entendu, aucunes relations entre la Noblesse et les
Fonctionnaires, mais on feint de s’ignorer, sans plus; entre les
Fonctionnaires et les Commerçants, cette ignorance se double de mépris.
C’est en effet une des curiosités les plus caractéristiques du pays de
l’Instar que la dédaigneuse insolence du fonctionnaire pour le
commerçant, avec, en échange, la jalousie sournoise du commerçant pour
le fonctionnaire. Le fonctionnaire peut gagner trois mille francs par
an, pendant que le commerçant en gagne trente mille: jalousie et dédain
ne sont moindres; non que la question d’argent n’existe pas au pays de
l’Instar: mais il semble qu’en ce pays l’argent n’ait de valeur
qu’autant que c’est l’État qui l’aura donné. Ajoutons qu’il n’est point
rare, cependant, que le fonctionnaire compte dans le commerce quelques
membres de sa famille, parfois même ses ascendants; mais il évitera
toujours d’en parler; et s’il arrive que des alliances se contractent
entre les deux classes, on est assuré que le commerçant, du fait seul de
cette alliance, se transformera aussitôt, sur les cartes et dans la
conversation, en un _riche industriel_.

Entre la noblesse, dont l’éloignent ses obligations professionnelles et
sa foi politique, et le commerce, qui pour lui n’a pas d’existence
sociale, le Fonctionnaire apparaît donc comme l’émanation directe, le
naturel-type du pays de l’Instar; lui seul en connaît tous les rouages
et tous les rites, en incarne les mœurs et les habitudes essentielles:
c’est donc à l’étudier que devra s’appliquer tout l’effort de
l’explorateur et de l’analyste.

En dehors du décret de Messidor, et avant toute classification
administrative, il y a, au pays de l’Instar, les fonctionnaires _qui
reçoivent_, les fonctionnaires _qu’on invite_, et, en dernier lieu, ceux
que l’on n’a pas à inviter et _que l’on n’invite nulle part_.

Et c’est ici le lieu de signaler au lecteur l’existence peu connue de
cet organisme fondamental du pays de l’Instar, élite mystérieuse, caste
fermée entre toutes: les CHEFS DE SERVICE. Chefs de qui? et pour quels
services? Pourquoi tel, qui n’a sous ses ordres qu’un garçon de bureau,
est-il _chef de service_, tel autre ne l’est-il pas, qui commande à cent
employés? Est-ce une question d’appointements? pas davantage; il ne faut
pas chercher à s’expliquer ces nuances; mais le fait brutal est là: et
s’il arrive que des considérations étrangères, les intrigues de la mère,
la voix de la fille, ou le joli talent du père sur le violoncelle,
permettent parfois à une famille de s’insinuer de la catégorie de ceux
qu’on n’invite pas, dans la catégorie de ceux qu’on invite, une porte du
moins reste infranchissable: celle de la salle à manger de la Préfecture
où personne ne saurait s’asseoir que les _chefs de service_, au _dîner
du Conseil général_ et au _dîner du mois de janvier_.

C’est là que nous trouverons le préfet entouré de ceux qu’il se plaît à
nommer son _état-major_. Car, tout en affirmant avec autorité leur
suprématie, les représentants du pouvoir civil aiment ces assimilations
militaires: le chef de cabinet se considère volontiers auprès du préfet
comme son officier d’ordonnance; et aussi le receveur rédacteur de
l’enregistrement, auprès de son chef, le directeur des domaines et du
timbre,--qui aurait grade de général de brigade.

Je viens de citer quelques titres: tous abondamment fleurissent en ce
pays de l’Instar, dernier terrain de culture pour les contrôleurs,
conservateurs, receveurs, inspecteurs et sous-inspecteurs d’un tas de
choses obscures et singulières, et où seulement pouvaient s’acclimater
ces deux êtres énigmatiques: le _vérificateur des poids et mesures_ et
l’_entreposeur des tabacs_.

Au demeurant, cette surprenante variété n’est que dans les étiquettes et
le _modus vivendi_ et les mœurs ne sont, en réalité, sensiblement
différentes d’un conservateur ou des hypothèques, ou des forêts.
Exception faite de ceux qui constituent la jeunesse dorée du pays de
l’Instar:--_ces jeunes gens_ de la Préfecture (conseillers et
secrétaires), les attachés au parquet, les surnuméraires (de
l’enregistrement), parfois aussi certains expéditionnaires de la Banque
de France,--le costume est presque uniforme, dans sa dignité simplement
un peu surannée. Et nous touchons encore du doigt une des différences
profondes de la Province et du pays de l’Instar; l’habitant de la
province a réputation de se vêtir en grotesque; la scène ou la
caricature représenteront toujours la «pecque provinciale» sous des
soies criardes et des cascades de plumes. Les habitants de l’Instar,
eux, ne s’habillent jamais d’une façon ridicule: tout au plus
s’habillent-ils mal, ou mal à propos, ce qui n’est pas la même chose, et
leurs femmes sont toujours tenues soigneusement au courant des modes par
de petits journaux spéciaux, ou les catalogues des grands magasins.

Il en est de la littérature comme des modes. On aurait grand tort de
croire que tel romancier désuet, tel feuilletonniste dénué de style,
règnent sans partage sur les cerveaux de l’Instar; qu’on sache bien au
contraire que, du pays de l’Instar, M. Hugues le Roux, M. Marcel
Prévost, reçoivent le meilleur de leur correspondance; si la place est
encore à prendre de M. Francisque Sarcey, et, toujours chaude, hélas! de
M. Jules Lemaître, des magazines à bon marché renseignent et dirigent le
goût, _Annales politiques et littéraires_, _Illustré Soleil du
Dimanche_. Enfin, il n’est point rare qu’au moment du Salon on fasse
apporter du Cercle le supplément de l’_Illustration_, pour voir les
tableaux de M. Béraud, dont on parle tant, de MM. Henner, Bonnat,
Carolus-Duran, et de M. Dagnan-Bouveret.

Il y a donc une vie artistique et intellectuelle au pays de l’Instar, et
si on peut lui reprocher seulement d’être un peu étroite, et, en quelque
sorte, de seconde main, il convient de mettre en regard les obligations
multiples et insoupçonnées de la vie locale. Nous avons parlé du _dîner
à la Préfecture_; on relève en outre:


_Les visites du premier janvier_;

_Le bal de la Trésorerie_, réserve faite des années où le trésorier
général est en deuil, ou célibataire: on parle alors, et l’on date les
événements, de «l’année où il y a eu un bal à la Trésorerie»;

_La représentation de l’«Aiglon» par une troupe de passage_;

_Le concert militaire du dimanche_: de trois à quatre, en hiver, après
quoi l’on ira se promener dans la _rue_, et peut-être même manger un
gâteau chez le pâtissier; l’été, la musique joue le soir, et l’on a vu
des femmes de chefs de service aller ensuite s’asseoir à la terrasse du
Café, et prendre des glaces;

_Le marché_, où les jeunes filles de l’Instar, accompagnées de leurs
bonnes, viennent, sous les yeux des surnuméraires et des
sous-lieutenants, témoigner de leurs dispositions à devenir d’accomplies
maîtresses de maison;

_La revue du quatorze juillet_, où l’élément civil affirme sa
prérogative, de contempler, une fois par an, l’élément militaire, du
haut d’une tribune réservée;

_Le départ des fonctionnaires déplacés_, que l’on accompagne à la gare;
il va sans dire qu’on n’accompagne pas un préfet révoqué, ou un
directeur envoyé en disgrâce; mais, en cas d’avancement, on viendra
souhaiter que «les hasards de la vie administrative» fassent qu’à
nouveau l’on se rencontre, ou mieux que l’on puisse quelque jour «se
retrouver à Paris»;--Paris: le Boulevard, et la brasserie Pousset...

Résultat naturel de cette vie régulière en commun, il existe en effet,
entre chaque groupement du pays de l’Instar, une solidarité analogue à
celle des passagers d’un même paquebot; et l’image sera complète si nous
représentons tous ces paquebots cinglant à pleines voiles vers Paris.

Paris! _Se rapprocher de Paris_,--comme nous prenions soin de le noter
au commencement de cette étude. Au juste, on peut s’en rapprocher tout
en en demeurant assez loin: le fonctionnaire de l’Instar (groupe de
Digne), que l’on nomme dans le groupe d’Aubusson, se rapproche de Paris:
cela suffit.

D’ailleurs, disons-le, l’avantage est obscur que les habitants de
l’Instar prétendent retirer d’une effective proximité de Paris; il est
établi qu’à quatre heures de distance ils n’y viendront pas davantage,
ils ne se déplaceront pas sensiblement plus souvent, que lorsque, pour
s’y rendre, il leur fallait onze heures d’express. Et si un concours de
circonstances les appelait à Paris même, outre que des conditions de vie
fort désavantageuses bouleverseraient péniblement leurs habitudes
matérielles, plus grand encore serait le risque que courraient leurs
habitudes d’esprit: l’habitant de l’Instar n’est pas armé pour
différencier, à leur valeur, M. Jean Rameau et M. Léon Dierx; mais,
d’autre part, à la terrasse du café Napolitain, conçoit-on quel abîme
sépare un conservateur des forêts d’un contrôleur des contributions
directes? Et je pressens, tous comptes faits, un lamentable désarroi.


Je voudrais qu’au sortir d’une de ces solennités qui leur sont propres,
disons le vernissage, ou une répétition générale aux Variétés, il prît
fantaisie à nos boulevardiers de venir passer quelques heures en ce pays
de l’Instar; qu’après avoir communié avec tant de personnalités bien
parisiennes, on assistât au dîner des chefs de service, par exemple, ou
au départ d’un ancien préfet. Du voyage en Instar se dégagerait alors le
véritable enseignement, la petite leçon philosophique: et l’on
reviendrait de là plus intimement persuadés, non pas que les choses,
occupations et préoccupations des gens, et les gens eux-mêmes, sont sans
importance (ce ne serait vraiment pas la peine), mais que les gens et
les choses (et j’entends ceux de là-bas comme ceux d’ici)--n’ont
vraiment d’importance qu’à l’endroit précis où on leur en donne, ou,
plus exactement, n’ont que l’importance qu’ils se donnent.

J’imagine que l’on se convaincrait également, voyant les uns en quittant
les autres, que la vérité n’est pas plus de vivre en Instar que
dans le pays d’à côté,--ici ou là, pas davantage, mais bien
ailleurs:--c’est-à-dire chez soi.



PETIT PRÉCIS

DE LA CONVERSATION FRANCO-INSTAR

CHOIX DE QUINZE DIALOGUES GRADUÉS ET FACILES POUR CAUSER EN SOCIÉTÉ

SUIVIS D’UN EXERCICE DU DEGRÉ SUPÉRIEUR A LA FAÇON DES PIÈCES DE THÉATRE


  I.    Pour choisir un appartement.
  II.   Pour rendre les premières visites.
  III.  Pour donner un grand dîner.
  IV.   Pour jouer au bésigue.
  V.    Pour inviter sans façon.
  VI.   Pour aller à la préfecture.
  VII.  Pour attendre de la famille.
  VIII. Pour faire un voyage d’agrément.
  IX.   Pour enterrer le directeur.
  X.    Pour assister à un mariage.
  XI.   Pour blâmer une certaine personne.
  XII.  Pour arriver de Paris.
  XIII. Pour dire son fait à Wagner.
  XIV.  Pour aborder les questions d’art.
  XV.   Pour agiter les grands problèmes.



PETIT PRÉCIS

DE LA CONVERSATION FRANCO-INSTAR


I.--POUR CHOISIR UN APPARTEMENT

--Ce à quoi nous tenons, justement, c’est à avoir une maison seule, avec
un petit jardin.

--C’est ce qui avait décidé le commandant de recrutement, surtout à
cause des enfants.

--Quand on fait tant que d’habiter la province, ce n’est pas pour avoir
les inconvénients de Paris.

--Et puis à Paris on peut vivre vingt ans sur le même palier sans se
connaître.

--Dieu sait que ce n’est pas la même chose en province!

--Malheureusement l’appartement me semble bien petit.

--Dans la position de mon mari, nous ne pouvons pas nous dispenser de
recevoir.

--Si au moins il y avait une porte à deux battants entre le salon et la
salle à manger...

--En somme, madame, il n’y a que deux marches à monter, et le service se
fait très facilement par le corridor.

--Il faudrait pouvoir loger ici la belle console.

--Oui, mais le commandant n’avait pas de piano.

--Si vous preniez l’appartement, on s’entendrait toujours pour les
papiers.

--Crois-tu, Émile, que les grandes potiches japonaises que tu m’as
rapportées du Louvre...

--On en sera quitte pour mettre le portrait de parrain dans mon cabinet.

--Son portrait en conseiller de préfecture? Mieux vaudrait celui de ta
mère.

--Madame aurait bien des commodités avec tous ces placards.

--Si les Barbotin nous tombent comme l’été dernier, en même temps que
les Giloteux...

--On a toujours la ressource de dresser un lit dans le cabinet de
toilette.

--Et puis après tout, ma bonne amie, il y a des hôtels.

--Vous avez le boucher à deux pas, et la boulangère est en face.

--Si on a du monde au dernier moment, et qu’il faille courir...

--Je trouve qu’on est bien peu chez soi dans le jardin.

--Oh! quand le chèvrefeuille sera poussé...

--D’ailleurs vous n’aurez pas à vous plaindre du voisinage: une dame en
deuil, très convenable, avec deux petits garçons au lycée.

--Voici le petit endroit; si vous voulez vous rendre compte comment ça
fonctionne?

--Dame, c’est une chose qui est bien aussi à considérer.

--Tu sais comme ta tante Anna est désagréable.

--Quant à ça, madame peut être tranquille, le commandant était un homme
très propre.


II.--POUR RENDRE LES PREMIÈRES VISITES

--Monsieur est sans doute le nouvel inspecteur des contributions?...

--Nous étions dans les meilleurs termes avec votre prédécesseur, quel
homme charmant!

--Je sais que je prends une succession difficile.

--Il est certain qu’il sera très regretté...

--C’est ce que tout le monde veut bien nous dire.

--Quel dommage que sa pauvre petite femme était toujours malade!...

--Je crois que l’air du pays ne lui convenait pas.

--Pourtant on s’acclimate généralement;--vous êtes en famille?

--Nous avons eu le malheur de perdre un petit garçon...

--Ah!...

--Et vous êtes complètement installés dans la maison Taupin?

--C’est bien difficile pour trouver exactement ce qu’on voudrait...

--Nous avons beaucoup de meubles: la bibliothèque de mon mari...

--Trois déménagements valent un incendie.

--C’est l’ennui de cette vie de fonctionnaires...

--Ne m’en parlez pas!--A qui le dites-vous!

--Vous étiez à Gap? Je me souviens que, quand je me suis mariée, mon
mari fut sur le point d’y être nommé...

--A Gap? Attendez donc: ne connaissez-vous pas là-bas un médecin, qui
est conseiller d’arrondissement, qui a deux grandes filles à marier...
un nom en _eau_...

--Le docteur Camus?...

--Précisément; c’est un bon ami d’Adolphe!

--Voyez, nous nous retrouvons presque en pays de connaissance.

--La ville n’est pas très gaie, mais il y a la montagne.

--La ville n’est pas très gaie, mais il y a la mer...

--La ville n’est pas très gaie, mais il y a la proximité de Lyon...

--D’ailleurs, ce qui fait qu’on s’attache à une ville, ce sont plutôt
les relations.

--Quand on peut trouver un petit noyau de gens aimables...

--L’important est de se créer un petit noyau.


III.--POUR DONNER UN GRAND DÎNER

--Les Robineau étaient à la Préfecture.

--Oui, mais remarque bien que, si nous nous mettons sur le pied
d’inviter les Robineau, il n’y a pas de raison pour ne pas inviter aussi
les Gibelin et les Chaninel, et alors toute la ville...

--Enfin, ma bonne amie, tu feras ce que tu voudras.

--Nous ne pouvons pourtant pas laisser le commandant de gendarmerie à
côté de Mme Gombaud!...

--Avec une rallonge de plus, on ne pourrait pas ouvrir le buffet.

--Il me semble que quatre bouteilles suffiront.

--Mais si, ça se fait très bien, rappelle-toi à la Banque de France...

--Les coupes, c’est plus distingué.

--Oui, mais ça en tient davantage.

--N’oublie pas d’emprunter des fourchettes à dessert, tu te souviens,
pour éplucher les poires...

--Il n’y aura pas assez de compotiers du beau service.

--Ce qu’il faut, c’est qu’on voie de l’argenterie quand on arrive.

--As-tu pensé aux cigares?

--Oui, mais si je n’avais pas été un imbécile, j’aurais écrit au cousin
Jules de nous envoyer des cigares de député.

--Quand tu m’auras donné les bouts de table que tu m’avais promis pour
ma fête, on pourra les mettre.

--Si on ne voit pas assez clair, on aura toujours la ressource de
prendre les deux grosses lampes de mon cabinet.

--D’ailleurs, tant de fleurs que ça, ça entête...

--Mme Lambert se sert chez notre pâtissier, et il m’a dit ce qu’il lui
avait fourni la dernière fois.

--Est-ce que précisément, la dernière fois, chez les Lambert, ça n’a pas
paru un peu juste?

--Tu verras, à la _Papeterie des Deux Mondes_, il y a des menus très
originaux qui représentent des petits marmitons et des hirondelles.

--Jolly les écrira, mon nouvel expéditionnaire; il a une très belle
main.

--Tu n’aurais pas pu avoir de ces choses que nous avons mangées à la
Préfecture, tu sais, dans du papier, avec des truffes: ça faisait
beaucoup d’effet...

--Oui, mon bon ami; mais la Préfecture est la Préfecture, et ils font
tout venir directement de chez Potin.


IV.--POUR JOUER AU BÉSIGUE

--On n’a pas besoin d’être joueur pour aimer les cartes.

--Faire un petit bésigue de temps en temps, ce n’est pas ce qui
s’appelle être joueur.

--Moi, ça m’amuse autant de jouer deux sous que de jouer vingt francs.

--J’ai connu une époque où on faisait la forte partie au cercle du
Commerce.

--Le capitaine Beaulieu sait ce que ça lui a coûté!

--Il y a de ces petits jeunes gens de la Préfecture qui y laissèrent
quelques plumes.

--Un grand joueur devant l’Éternel...

--Un fervent de la dame de pique...

--Moi qui ne jouais pas, je les ai vus passer des nuits entières au
baccara!

--Comme c’est agréable pour leurs femmes!

--Je ne vois pas le plaisir qu’on peut éprouver à perdre son argent.

--On perd la notion de l’argent.

--Je m’explique, à la rigueur, quand on a une très grosse fortune...

--Alors, qu’on aille à Vichy ou à Monaco.

--Encore une jolie invention, la roulette!

--J’ai perdu une fois vingt sous aux petits chevaux, mais j’ai bien juré
qu’on ne m’y reprendrait plus.

--Et dire qu’il y a des gens qui se passionnent!

--Quand Mme Gombaud est assise là, elle y laisserait sa dernière
chemise!

--C’est peut-être encore plus vilain chez une femme que chez un homme!

--Je conçois le jeu comme une distraction; rien de plus.

--Si on joue des mille et des cents, ce n’est plus une distraction.

--Au lieu qu’un petit bésigue, ou un piquet à quatre, pour s’occuper les
mains, sans se faire de mal...

--Et c’est encore la façon la plus intelligente de passer la soirée.


V.--POUR INVITER SANS FAÇON

--Je vous répète que c’est tout à fait sans façon...

--C’est qu’avec vous il faut toujours se méfier!...

--Ne vous attendez pas à des choses extraordinaires.

--Vous dites toujours cela, et puis on n’en finit plus de sortir de
table.

--On ne peut pourtant pas vous laisser mourir de faim!...

--Ce n’est pas ce que nous craignons!

--D’ailleurs, Mme Robin est encore un peu en deuil: il n’y aura
absolument que vous.

--Nous n’acceptons qu’à cette condition.

--Et vous amènerez votre petit Paul?

--Non, cela vous ferait trop de dérangements: il ira dîner chez l’oncle
Gaspard...

--Et que dira alors sa petite amie Florentine?...

--Oh! mais votre Florentine est déjà une grande personne, qui se tient
très bien à table; tandis que notre Paul est si polisson!...

--Pas du tout, et si vous ne l’amenez pas, nous dirons que c’est vous
qui faites des cérémonies...

--Vous savez bien le contraire, et que, quand vous venez à la maison...

--N’oubliez pas le violon de M. Sicard.

--Nous n’aurions pas osé... le deuil de Mme Robin...

--Un petit air de violon, ça n’empêche pas le deuil: d’ailleurs, on
n’est pas forcé de jouer des contredanses.

--Et puis, n’est-ce pas, on est entre soi...

--Il est certain qu’il vaut bien mieux se recevoir plus simplement et
plus souvent...

--Allez donc dire ça aux Chaninel...

--Il y a des gens qui semblent ne vous inviter que pour chercher à vous
éblouir.

--C’est la vérité, aussi on n’ose plus les avoir chez soi...

--Je ne suis pas l’ennemi d’un bon dîner, parbleu! mais je ne demande
pas qu’on me serve tout le temps des truffes...

--Moi, je pense que, quand on s’invite, c’est d’abord pour se voir, et
non pas seulement pour manger.


VI.--POUR ALLER À LA PRÉFECTURE

--On vous verra au bal de samedi, à la Préfecture?

--Mon mari ne saurait s’en dispenser, en sa qualité de chef de service.

--Vous vous rappelez, l’an dernier, quelle cohue...

--C’est le fait de tous ces grands bals officiels, on est obligé
d’inviter des tas de monde, et tout le monde se croit obligé d’y aller.

--Oh! nous, nous y allons surtout pour le coup d’œil...

--Mme Bouton s’est commandé une toilette exprès à Saint-Étienne.

--Alors nous verrons aussi le beau Lambert?

--Il paraît qu’il y aura des accessoires de cotillon qui sont des
merveilles.

--Vous vous souvenez des lanternes, à la Trésorerie?

--M. Rubillet m’avait donné la sienne, cela m’en a fait quatre, avec
celle de mon mari, et une autre qu’on avait laissée sur une chaise.

--Et Mme Chamoix et ses rubans de bergère, que lui avait mis le petit
Richard...

--Vous trouviez ça drôle? Moi, je trouve ça inconvenant.

--Cette grosse femme qui persiste à danser comme une jeune fille...

--D’autant que ces messieurs se croient obligés de la faire danser, et
il y a de pauvres jeunes filles qui restent sur leur banquette.

--Le nouveau colonel est très bien avec la Préfecture.

--Il faut reconnaître ceci en faveur des officiers, c’est qu’ils ne
ménagent pas leurs jambes.

--Nos jeunes gens ne dansent plus, un genre qu’ils affectent...

--Comme dit mon mari, ce sont les vieux qui sont forcés de donner
l’exemple.

--M. Ballot n’est pas encore dans la catégorie des vieux.

--Il a toujours adoré la danse; d’ailleurs, comme je lui dis quelquefois
en plaisantant: Sans cela, je ne t’aurais pas épousé!

--Je crois que le préfet fera très bien les choses.

--On ne se figure pas ce qui se gaspille dans ces soirées-là!

--On a bien des commodités pour recevoir, dans une Préfecture, que l’on
n’aurait pas ailleurs.

--N’empêche, je trouve qu’une préfète a joliment du mérite.

--Qu’est-ce que vous voulez, ils sont payés pour ça.

--Savez-vous s’il y aura un buffet, ou si l’on passera des plateaux?

--Au fond, cela revient aussi cher, mais ce sont toujours les mêmes
personnes qui vont au buffet, tandis que, les plateaux, tout le monde
peut en prendre.

--Je mange toujours très peu, en soirée, et je ne bois que du champagne,
c’est un principe absolu.

--On parle d’un souper par petites tables?

--Il faudra nous arranger pour être ensemble, on tâchera de ne pas
s’ennuyer.

--Nous nous amuserons à voir les têtes...


VII.--POUR ATTENDRE DE LA FAMILLE

--Ce train de 11 h. 57 est bien incommode.

--Pour peu qu’il ait du retard, ça fait déjeuner à des heures
impossibles.

--Surtout, quand on habite comme vous un peu loin de la gare.

--Il y a presque toujours du retard en cette saison.

--Les Compagnies en prennent à leur aise.

--Je me demande comment il n’arrive pas plus fréquemment d’accidents.

--Ce sont des cousins de mon mari, voilà six ans qu’ils nous
promettaient de nous faire signe en allant à Vichy.

--Non, il n’est pas fonctionnaire, il est à la tête d’une grande
industrie.

--Son père était dans la magistrature, et lui-même a échoué à
Polytechnique.

--Il y a toute une branche de la famille de mon mari dans la
magistrature.

--Ce sont eux qui avaient envoyé à Marcel ce joli cinématographe.

--Est-ce que M. Girard est arrivé à bout de le faire marcher?

--C’est un meurtre de donner à des enfants des objets de ce prix, c’est
de la folie!

--Ils ont chevaux, voitures, bien entendu, et tout ce qui s’ensuit.

--J’ai entendu un jour un fabricant de soieries demander au général le
chiffre de ses appointements, et il ajouta:--C’est ce que je donne à mon
caissier.

--Il est certain que, dans l’industrie, quand ça se met à aller, ça va
vite.

--Maintenant il faut dire que, nous autres fonctionnaires, nous avons
pour nous la sécurité, et la retraite.

--Il est regrettable de gagner peu, mais être sûr de le gagner, c’est
quelque chose.

--Nous comptons bien leur faire faire quelques jolies promenades.

--Ce sont des occasions pour nous de visiter le Musée.

--Vous avez une installation qui vous permet de recevoir.

--Notre cousine emmène toujours sa femme de chambre en voyage.

--On ne se gêne pas avec de la famille comme avec des étrangers.

--Je n’aime pas à être gêné chez les autres, je ne veux pas qu’on soit
gêné chez moi.

--Je ne conçois pas qu’on puisse éprouver un plaisir quelconque à venir
se peser au milieu d’une gare.

--Il y a des gens tellement désœuvrés!


VIII.--POUR FAIRE UN VOYAGE D’AGRÉMENT

--Le Français ne sait pas voyager.

--Il est certain qu’à ce point de vue nos voisins d’outre-Manche nous
sont joliment supérieurs.

--Qu’est-ce que vous voulez? Nous nous trouvons trop bien chez nous.

--Oui, mais ce sont les étrangers qui connaissent le mieux notre pays.

--Sans aller plus loin, voyez ce qui s’est passé en 70.

--Tous les ans, nous nous absentons pendant les vacances.

--On ne peut pas non plus rester toujours chez soi.

--On a quelquefois à sa porte des merveilles que l’on ne soupçonne même
pas.

--Il y a de ces petits coins de France qui sont ravissants.

--On se demande vraiment ce que l’on va chercher en Suisse.

--Qu’est-ce qu’il y a de plus joli que toute cette région du plateau
Central?

--Les stations d’eaux sont agréables surtout quand on n’est pas malade.

--Moi, ce que j’aime dans les villes d’eaux, c’est cette société
cosmopolite...

--Cette nourriture des hôtels est si fatigante!

--Ce n’est pas tant le chemin de fer qui coûte cher...

--Quand on sait s’organiser avec les billets circulaires...

--Malgré tout, pour peu qu’on ait de la famille, ça chiffre encore vite!

--Naturellement, vous emportez vos bicyclettes?

--On n’a pas besoin de faire des tours de force comme les
professionnels.

--Ce qu’il y a d’agréable surtout avec la bicyclette, c’est de pouvoir
se dire: Je veux partir, je pars...

--Un jour viendra où tout le monde aura son automobile.

--La photographie, c’est autre chose.

--Même, si on ne réussit pas très bien, cela fixe des souvenirs.

--L’année prochaine, nous avons l’intention d’aller au bord de la mer.

--Ah! la mer... c’est encore le spectacle dont on se lasse le moins!

--Moi, je resterais des heures au bord de la mer, sans avoir besoin de
penser à rien.

--Cependant certaines personnes préfèrent la montagne.

--Très beau, la montagne, mais je trouve cette beauté un peu monotone.

--Et puis ce sont des choses qui se sentent, mais qui ne se discutent
pas.

--Le mieux serait d’avoir, à la fois, la mer et la montagne.


IX.--POUR ENTERRER LE DIRECTEUR

--En voilà un qui a été vite enlevé!

--Ce que c’est que de nous, tout de même!

--D’ailleurs, il paraît que ce dont il est mort, ce n’est pas du tout
pour ça qu’on le soignait.

--Est-ce que vous croyez aux médecins, vous?

--Je ne crois pas à la médecine, mais je crois à la chirurgie.

--Tous les médecins ne sont pas des empiriques.

--Et puis, on aura beau dire, faire venir le médecin, ça rassure
toujours.

--Parce que, en général, c’est le moral qui est atteint, et que les
médecins agissent sur le moral.

--Il est certain que le moral joue un très grand rôle.

--_Mens _sano_ in corpore _sana_!_

--Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait certaines précautions à prendre.

--Pas de drogues, mais de l’hygiène!

--Il n’est pas douteux que, si l’on suivait un peu mieux les règles de
l’hygiène, il n’y aurait pas tant de pharmaciens.

--Et ils ne vendraient pas deux francs ce qui leur revient à deux sous.

--Ce n’est toujours pas dans notre famille qu’on enrichit les
pharmaciens.

--Mon père est mort à soixante-seize ans sans avoir jamais été malade.

--Je voudrais seulement qu’on m’en souhaite autant.

--Je crois que nous sommes tous les deux de la même promotion.

--Oui, comme on dit, quand l’un partira, l’autre fera bien de graisser
ses bottes.

--J’espère que nous n’en sommes pas encore là.

--Ça vient quand ça vient, le mieux est de n’y pas songer.

--Oh! je vous garantis que ce n’est pas ça qui m’empêche de dormir.

--Tout dépend aussi de ce qu’on laisse derrière soi.

--Il passait pour avoir une certaine situation de fortune,
indépendamment de sa position.

--On n’est jamais riche quand on a quatre enfants.

--Et le voilà parti sans sa croix...

--Avouez que maintenant ça lui ferait une belle jambe!

--Je ne dis pas ça: il y a toujours la satisfaction morale.

--Voyez si Rabaud se donne de l’importance!

--Voilà une petite mort qui lui fait gagner au moins deux ans et demi.

--Je ne lui veux pas de mal et je ne suis pas riche, mais je donnerais
bien quelque chose de ma poche pour que ce ne soit pas lui qui soit
nommé.

--Le malheur des uns fait le bonheur des autres.

--C’est la vie.


X.--POUR ASSISTER À UN MARIAGE

--Et votre grande Germaine, quand la marions-nous?

--L’important n’est pas de marier sa fille, mais de la bien marier.

--Le mariage n’est une loterie que pour les gens qui l’ont bien voulu.

--On ne se marie pas tous les jours.

--C’est un acte assez sérieux pour valoir la peine qu’on y réfléchisse.

--Le divorce est une porte de sortie peut-être commode, mais ce ne sera
jamais qu’une porte de sortie.

--Le hasard est un grand maître.

--Neuf fois sur dix, l’homme qu’on épouse ne vous avait jamais fait
danser.

--Mariage d’amour, mariage d’argent, voilà des mots: il y a les bons et
les mauvais mariages.

--On ne vit pas de l’air du temps.

--Tous les ménages d’officiers ne sont pas heureux.

--Ce n’est pas seulement la situation qu’on épouse.

--Il y a des enfants légers, mais il y a des parents bien coupables.

--Le jour de son mariage, ce n’est pas ma fille qui sera la plus émue.

--Ce n’est pas la peine d’annoncer une cérémonie pour midi, quand on
sait parfaitement qu’elle ne commencera qu’à une heure moins le quart.

--Je ne peux pas entendre cette marche nuptiale de Mendelssohn sans
avoir envie de pleurer.

--Les libres penseurs auront beau faire, rien ne remplacera l’autel avec
les fleurs, et les cierges, et l’orgue, et les suisses.

--Même si j’étais libre-penseur, je n’épouserais pas une femme sans
religion.

--Il y a des femmes qui vont à la messe en sortant du bal.

--N’empêche que c’est toujours une garantie.

--Dans un cortège, il est bien rare que toutes les femmes soient jolies.

--Est-ce que c’est un officier de marine, ou des télégraphes?

--C’est un de leurs cousins qu’ils avaient perdu de vue depuis dix ans.

--Il n’y a pas de beau mariage sans uniforme et sans petits enfants.

--Ce n’était pas une raison pour habiller ce pauvre petit comme un petit
singe.

--Avouez que cette institution du lunch est plus commode et plus
économique.

--Vous pensez bien que j’ai déjeuné.

--Si nous n’avions pas fait de voyage de noces, à l’heure qu’il est je
ne connaîtrais pas l’Italie.

--Les voyages, c’est comme le piano: aussitôt que les bébés arrivent...

--J’ai encore oublié de prendre des pièces de dix sous.


XI.--POUR BLÂMER UNE CERTAINE PERSONNE

--Quand on ne veut pas qu’on vous remarque, il faut commencer par ne pas
se faire remarquer.

--C’est sans doute ce qu’on appelle l’éducation américaine?

--Nous sommes en France, nous ne sommes pas en Amérique.

--Une honnête femme n’a pas besoin de se mettre de la poudre aux joues
et du rouge aux lèvres.

--Je consens qu’une femme ait des clartés de tout, mais ce n’est pas une
raison pour qu’elle lise toutes les ordures qui paraissent.

--Nos grand’mères ne montraient pas leurs mollets à bicyclette, et elles
ne s’en portaient pas plus mal.

--On se demande ce qui reste au mari.

--Il ne faut pas tenter le diable.

--Une femme comme il faut ne se promène pas à la musique avec tous les
petits lieutenants de la garnison.

--Moi, je ne crois pas à la camaraderie entre homme et femme.

--Une femme n’a tant de camarades que pour mieux choisir un amant.

--Si au moins elle était jolie!

--Je vous accorde qu’elle a un genre particulier, mais c’est un genre
qui ne me plairait pas, voilà tout.

--Une femme trouve toujours des hommes pour lui faire la cour.

--Il y a des silences qui autorisent et des sourires qui encouragent.

--On commence par laisser dire, et on finit par laisser faire.

--Je n’admets pas qu’une femme se fasse accompagner au buffet après
chaque danse.

--Les mauvaises langues ont bon dos.

--Il n’y a jamais de fumée sans feu.

--Quand une femme est honnête, elle se conduit comme une honnête femme.

--Il faudrait pourtant laisser quelque chose aux filles.


XII.--POUR ARRIVER DE PARIS

--Songer qu’hier, à cette heure-ci, nous étions en plein boulevard.

--Le calme aussi a du bon.

--Nos cousins habitent Vaugirard, et, le soir, pour peu qu’on aille au
théâtre...

--Vaugirard, ce n’est déjà plus tout à fait Paris.

--Quand on est à Paris, on n’a le temps de voir personne.

--Nos cousins sont de vrais Parisiens, ils savent ce qu’il en est, et
ils nous excusent.

--Nous avons découvert un petit restaurant au Palais-Royal, où l’on
mange admirablement pour ses 2 fr. 50.

--Je ne sais pas comment font certains restaurateurs parisiens.

--L’avantage du restaurant à prix fixe, c’est qu’on ne dépense jamais
que ce qu’on veut bien dépenser.

--Évidemment, dans ces grands magasins, on trouve des occasions
extraordinaires, mais une fois que l’on est là, on voudrait tout
emporter.

--Si j’habitais Paris, je voudrais m’habiller pour rien.

--Croiriez-vous que nous n’étions jamais allés au musée Grévin?

--Les Parisiens ne paient jamais leur place au théâtre.

--Nous avons hésité entre l’Opéra-Comique et la Porte-Saint-Martin, et
puis, au dernier moment, il était trop tard.

--Il faudrait avoir le loisir de s’installer à la terrasse d’un café,
rien que pour voir défiler cette foule.

--On a vite fait de passer la moitié de ses journées en omnibus.

--Monter et descendre tous ces étages!

--Si l’on pouvait, à Paris, emporter son installation de province.

--Paris n’est vraiment agréable à habiter que si l’on a 50.000 livres de
rente.

--En général, les gens qui ont 50.000 livres de rente séjournent à peine
trois mois d’hiver à Paris.

--Je ne demanderais qu’à venir y passer trois semaines tous les ans, au
moment du Salon.

--Les théâtres, les grands concerts, les musées, les cours au Collège de
France...

--Nous avons rencontré deux fois Coquelin Cadet sur les grands
boulevards: la seconde fois je n’en suis pas bien sûre, mais la
première, nous l’avons vu comme je vous vois.

--Ce que la province ne peut pas nous donner, c’est ce foyer
intellectuel!...

--Paris est Paris.


XIII.--POUR DIRE SON FAIT À WAGNER

--Y a-t-il longtemps que votre petite fille apprend? c’est un résultat
extraordinaire.

--Ce n’est rien, tout à l’heure, si cela ne vous ennuie pas, elle vous
jouera sa cavatine.

--Elle retient tout ce qu’elle entend.

--Je crois que tous les grands musiciens ont commencé très jeunes.

--Ce n’est pas seulement de commencer jeune, il faut être doué.

--Il y a des gens très intelligents qui n’ont jamais pu retenir une note
de musique.

--Dans ces cas-là, je crois qu’il vaut mieux ne pas s’entêter.

--Je ne demande pas que ma fille soit une virtuose, mais simplement
qu’elle puisse se rendre utile à l’occasion.

--Dans une soirée, quand la conversation languit, quand on ne sait plus
quoi faire, un morceau de piano est toujours le bienvenu.

--Avec un piano, on ne s’ennuie jamais.

--Je n’exécute pas, mais j’ai toujours adoré la musique.

--Sous ce rapport, il faut dire qu’à Aubusson, avec les concerts
militaires, la Société philharmonique et les troupes de passage, nous
étions gâtés.

--L’ouverture de _Poète et Paysan_, _Loin du Bal_, et _Carmen_...

--Je n’ai jamais rien entendu de leur Wagner, et j’avoue à ma honte que
je ne le regrette pas.

--Il paraît que la grande musique, c’est de la musique qu’on ne doit pas
comprendre.

--Ce n’est plus de la musique, c’est de l’algèbre.

--Au fond, j’imagine que le difficile n’est pas de faire tant de bruit.

--Je me moque un peu que ça soit savant, si cela m’embête.

--Il y a les choses qui me plaisent, et les choses qui ne me plaisent
pas.

--Moi, je dis que, lorsque je vais écouter des chanteurs, ce n’est pas
pour avoir les oreilles cassées, ou pour sortir de là avec une migraine.

--Nous sommes de la vieille école.

--Les vieux maîtres avaient du bon.

--Nous n’avons pas le tempérament germanique.

--Je veux être pendu si, après l’audition de ces grandes machines, il
vous en reste seulement quatre notes à chantonner le lendemain matin.

--Et puis, quand on compare ça, tenez, tout simplement avec une jolie
valse de Métra!


XIV.--POUR ABORDER LES QUESTIONS D’ART

--Si j’étais riche, je ne voudrais avoir que de jolies choses dans mon
appartement.

--Peu de choses, mais de jolies choses.

--Je n’aime que les meubles de style.

--La première condition, pour une chaise, c’est qu’on puisse s’asseoir
dessus.

--Je ne trouve pas qu’il suffise qu’une chose soit ancienne pour être
jolie.

--Nous pouvons être fiers de notre cathédrale.

--Il ne se passe guère d’été sans que des Anglais s’arrêtent pour la
visiter.

--Une cathédrale intéressante, cela peut devenir une fortune pour les
hôtels.

--C’est souvent une question d’engoûment.

--Il suffit qu’il y ait à Paris des gens qui en parlent.

--Charonnat est notre compatriote, le célèbre peintre paysagiste.

--La médaille signifie toujours ceci, qu’elle permet à un peintre de
vendre sa peinture trois fois plus cher.

--Il y a des tableaux qui représentent une fortune.

--J’en ai vu la reproduction dans l’_Illustration_: c’est bien,
évidemment, mais ça ne me dit pas grand’chose.

--Ce que la gravure ne peut rendre, c’est le coloris.

--Moi, je n’ai jamais rencontré de chevaux bleus ni de femmes violettes.

--Ça vaut peut-être très cher, c’est peut-être très beau, c’est
peut-être moi qui ne m’y connais pas et qui ne suis qu’un imbécile, mais
je n’en voudrais pas dans mon salon, même si l’on m’en faisait cadeau.

--Une toile de cette dimension ne peut trouver sa place que dans un
musée, ou alors il faut des appartements spéciaux.

--Un joli bronze d’art sur sa cheminée...

--Remarquez que cela revient souvent plus cher de donner un bronze à un
médecin, que de lui régler tout simplement ses honoraires.

--Le bronze a toujours une valeur.

--Il n’en coûte souvent pas davantage de montrer qu’on a du goût.

--Il y a une éducation de l’œil que je proclame nécessaire.

--Voyez ce qui se passait à Athènes.

--Je suis pour l’augmentation du confortable, mais je déplorerais que la
France ne fût plus qu’une vaste manufacture.

--La France a, dans le monde, une véritable responsabilité artistique.

--Vous êtes un dilettante et un raffiné.

--Je n’aime pas ce qui est laid, voilà tout.


XV.--POUR AGITER LES GRANDS PROBLÈMES

--La paix universelle ne sera jamais qu’une utopie, généreuse sans
doute, mais une utopie.

--Pour sentir vraiment ce qu’est la patrie, il suffit de voyager un peu
à l’étranger.

--Je n’ai jamais quitté la France que pour faire un petit voyage
circulaire en Suisse, et cela me faisait quelque chose de voir flotter
un autre drapeau que le mien.

--La France est mieux qu’une expression géographique.

--Je suis le premier à reconnaître que le suffrage universel n’est pas
sans défauts, mais que mettrez-vous à la place?

--Ce n’est pas tout de démolir, il faut pouvoir reconstruire après.

--Je ne dis pas qu’il n’y ait certaines réformes à faire, mais il ne
faut pas vouloir aller plus vite que les violons.

--Je suis partisan du progrès, ennemi des révolutions.

--Évolution et non révolution.

--Il y aura toujours des riches et des pauvres, parce qu’il y aura
toujours des travailleurs et des fainéants, des hommes intelligents et
des imbéciles.

--C’est très joli de faire des phrases, mais j’attends à l’œuvre
Messieurs les théoriciens.

--Évidemment ce n’est ni vous ni moi qui nous laisserons prendre à un
discours ou à un article de journal, mais il y a la masse des ignorants
et des naïfs.

--Si ces gens-là ne sont pas convaincus, ce sont des criminels qu’on
devrait poursuivre; s’ils sont convaincus, ce sont des fous dangereux,
et qu’on les enferme!

--En principe je suis avec Victor Hugo contre la peine de mort; mais
parfois la société a le droit, et le devoir, de se défendre.

--Croyez-vous que la criminalité diminuerait le jour où les hommes
auraient perdu toute religion?

--La première religion, c’est la religion du Bien et du Mal.

--Il n’y a pas de plus beau livre que la Bible.

--Appelez-la comme vous voudrez, mais il faut bien reconnaître
l’existence d’une puissance mystérieuse qui nous dépasse et qui nous
dirige.

--Religieux ne veut pas dire clérical.

--Je ne veux pas qu’on force les gens à aller à la messe, si ce n’est
pas leur conviction, mais je n’admets pas davantage qu’on me défende d’y
aller si j’en ai envie.

--J’ai peine à croire qu’il n’y ait aucune différence entre la nature
d’un Gambetta ou d’un Pasteur, et celle d’un insecte, d’un brin d’herbe
ou d’un caillou.

--Si vous supprimez l’immortalité de l’âme, m’aiderez-vous à vivre, en
vivrai-je mieux et plus longtemps?

--Tous autant que nous sommes, nous avons soif d’au-delà, nous avons
besoin d’un peu d’idéal.



EXERCICE COMPLÉMENTAIRE DE CONVERSATION

(DEGRÉ SUPÉRIEUR)


Cet exercice fut mis à la scène sous le titre de _Vingt Mille Ames_, et
représenté pour la première fois, le 18 avril 1901, sur le THÉÂTRE DU
GYMNASE, par les soins de MM. Gémier, Arquillière, Noizeux, Janvier,
Frédal, Baudoin, Dujeu, Séruzier, etc.

Et de Mmes Milo d’Arcylle, Bussy, Andral, Jousset, etc.

Au gré général, il ne fut pas jugé assez dramatique.

--Voir, en outre, la note de la page 262.



VINGT MILLE AMES

ACTE PREMIER


_A gauche, au coin de la rue donnant sur le petit square, ceint d’une
grille basse en arceaux, la maison de Mme Champenois: La porte cochère
est ouverte et, par les fenêtres du premier étage, brillamment éclairées
et ouvertes à demi, on entend des bruits de danse et de musique._

_Au milieu de la scène, un réverbère luit, près de l’entrée du square._

_Avant que le rideau se lève, un piano et un violon commencent à jouer
le «Pas des Patineurs».--Arrêtés près de la maison, deux agents devisent
en fumant des cigarettes.--On est au mois de juillet._


SCÈNE PREMIÈRE

LAMBERT, GUIBAL, LEROUGE, puis 4e, 5e et 6e AGENTS.

LAMBERT.

Par une belle nuit, c’est une chose vraiment agréable que de fumer une
cigarette en écoutant de la bonne musique.

GUIBAL.

Oui, Lambert, mais les occasions sont rares et nous faisons bien d’en
profiter.

  Survient un autre agent.

LEROUGE.

Bonjour, camarades, on ne s’embête pas de vos côtés.

LAMBERT.

Si le cœur t’en dit, reste avec nous, Lerouge, mais laisse-nous écouter
en paix.

GUIBAL.

Oui, l’on respire, comme l’air est douce!

LAMBERT.

Oui, l’on se régale! Comme cette air est belle!

GUIBAL.

C’est une danse? Je ne la connais pas...

LEROUGE.

C’est une nouvelle danse. L’autre soir, quand je faisais ma ronde, le
substitut était en train de l’apprendre aux clientes de la rue de
l’Aiguille.

GUIBAL.

Alors, tu dois connaître ça, Lerouge, c’est dans ton service.

LEROUGE.

Farceur! Arrive un peu, Lambert, toi qui es musicien. Carmen appelle ça
le «Pas des Patineurs».

  Et Lerouge prenant Lambert par la main esquisse avec lui les premiers
  pas. Cependant, un quatrième agent survient qui prend le troisième,
  puis un cinquième avec un sixième. C’est un petit ballet d’agents. La
  musique cesse.

Bon! voilà que la musique s’arrête. C’est dommage... nous
recommencerons.

LAMBERT.

Vous direz tout ce que vous voudrez, rien ne vaut la valse à trois
temps!


SCÈNE II

LES MÊMES, GÉRÔME

GÉRÔME, paraissant au seuil de la porte.

Eh! bien, vous aussi, les amis, vous êtes venus marier Mlle Champenois?

LAMBERT.

Nous avons entendu la musique, Monsieur Gérôme; en service de nuit nous
n’avons pas tant de distractions.

GÉRÔME.

Une distraction! On voit bien que vous n’y êtes pas! Ils ont eu beau
ouvrir les fenêtres, ce qu’il fait chaud là-haut!... Rien qu’à passer
les plateaux j’ai trempé ma chemise. Je plains ceux qui dansent!

GUIBAL.

Vous êtes blasé, Monsieur Gérôme, vous qui êtes de toutes les fêtes!

GÉRÔME.

Toutes les fêtes? Voilà cinq ans qu’on n’a pas reçu à la Préfecture; le
Préfet qui vient d’être changé n’a pas offert un verre d’eau. Quel
gouvernement pour les serveurs!

GUIBAL.

Vous vous rattraperez peut-être avec celui qui va arriver!

GÉRÔME.

Souhaitons-le pour les institutions démocratiques. Sinon, vous voyez ce
qui se passe: voilà les fonctionnaires qui se mettent à venir danser
ici, chez Mme Champenois, une vieille dame dévote. Il faut bien qu’ils
marient leurs filles! Encore une saison sans bal à la Préfecture, c’est
un département perdu pour la République.

LAMBERT.

Mais pas pour vous, Monsieur Gérôme, vous avez d’autres cordes à votre
arc!...

LEROUGE.

Serveur dans les grandes soirées, loueur de chaises à la musique et
bedeau à la cathédrale; sacré Monsieur Gérôme, il n’y en a que pour lui!

GUIBAL.

Tous les métiers où l’on rigole!

GÉRÔME.

Toutes les professions qui exigent de la tenue, du tact, les habitudes
du monde et le respect des traditions... Je puis bien le dire,
Messieurs, ce sont les hommes comme moi qui maintiennent l’unité de la
France dans chaque chef-lieu de département.

GUIBAL.

Vous n’avez jamais songé à la députation, Monsieur Gérôme?

GÉRÔME.

Enfant!...

  On ferme les fenêtres, mais pas assez vite pour que l’on n’ait entendu
  une voix qui commence:

  «Mon histoire, Messieurs les Juges, sera brève!...»

--Le conservateur des hypothèques commence ses monologues, j’en ai
profité pour descendre prendre le frais.

LAMBERT.

M. Rabourdin? Il paraît qu’il débite bien, dans le dramatique!

GÉRÔME.

Oui, mais ce sont toujours les mêmes morceaux. Je les sais par cœur.

GUIBAL.

Et il y a beaucoup de monde, avez-vous dit? Il y a de jolies femmes?

LEROUGE.

Il y a la présidente. C’est une belle femme!

GÉRÔME.

Ce n’est pas mon type... Mais, voyons, qu’est-ce que je vais vous
offrir? Un verre de bière, ça ne se refuse pas.

LAMBERT.

Est-ce bien correct? Vous le disiez vous-même, Monsieur Gérôme, chez une
dame dévote... est-ce bien correct?

GÉRÔME.

Justement, une dame dévote, c’est la maison du bon Dieu!

LAMBERT.

Alors, je vous demanderai plutôt un peu d’orangeade.

  Et comme ils vont entrer, sort de la maison M. Ramage.


SCÈNE III

LES MÊMES, RAMAGE

GÉRÔME.

Vous partez déjà, Monsieur Ramage?

RAMAGE.

Oh! je reviendrai, Mme Ramage est toujours là. Mais ce diable de
Rabourdin n’en finit pas avec ses monologues. J’ai la migraine. Je vais
marcher un peu.

GÉRÔME.

Revenez vite, Monsieur Ramage, on va danser le cotillon sans vous.

RAMAGE.

J’ai une telle migraine!... Mais, dites-donc, Gérôme, ces agents,
qu’est-ce qu’ils font là? Je n’en avais jamais tant vu ensemble, sauf à
Paris. C’est singulier! Est-ce qu’ils sont en service commandé?

LAMBERT.

Quand les agents sont quelque part, c’est toujours en service commandé!

RAMAGE.

Bien. Bien. Je n’insiste pas. (En s’éloignant.) C’est singulier!

LEROUGE.

Tu le lui as mis dans la main, Lambert! En voilà des indiscrétions;
est-ce qu’on est pas en République? Est-ce que ça le regarde?

GUIBAL.

Est-ce qu’on lui demande s’il va retrouver sa maîtresse?

GÉRÔME.

Oui on la connaît sa migraine: ça ne manque jamais; il laisse sa femme
danser et il va retrouver la grande Mathilde. Tenez, regardez, en
fait-il des manigances et de la stratégie, de tourner à droite, à
gauche...

Mais vas-y donc tout droit, mon bonhomme!

  Et suivant des yeux Ramage qui a disparu en contournant le square.

TOUS (avec un même geste):

Vas-y!

LAMBERT.

Ça n’est pas la direction.

GÉRÔME.

Parbleu! c’est un vieux renard! il n’aura qu’à tourner la maison Bédu.
Mais n’oublions pas l’orangeade!

LEROUGE.

Est-ce qu’il n’y va pas aussi, le Bédu, chez la grande Mathilde?

GÉRÔME.

Bien sûr! Où voulez-vous qu’il aille; il est marié.

GUIBAL.

Je crois que le nouveau commissaire la chauffe aussi, le petit Calfa?

GÉRÔME.

Bien sûr, où voulez-vous qu’il aille, il est garçon...

LEROUGE.

Une belle femme, la grande Mathilde.

GÉRÔME.

Ça n’est pas mon type!--(Et ainsi causant ils sont entrés.--Sortent M.,
Mme et Mlle Bédu.)


SCÈNE IV

M. BÉDU, Mme BÉDU, Mlle BÉDU

Mlle BÉDU.

Germaine Champenois est ma meilleure amie, et, à sa soirée de mariage,
s’en aller ainsi, avant la fin...

Mme BÉDU.

Je ne veux pas que demain matin, dans le cortège, tu aies une figure de
papier mâché. On n’avait qu’à ne pas mettre la soirée la veille de la
cérémonie religieuse.

Mlle BÉDU.

Le substitut me disait bien qu’à Paris...

Mme BÉDU.

Nous ne sommes pas à Paris. Mais parce que cette petite Champenois
épouse quelqu’un qui n’est pas d’ici, ils ne peuvent rien faire comme
tout le monde! Qu’est-ce que ces nouvelles façons de se marier un jour à
la mairie, un autre à l’église? Sont-ils mariés, ne le sont-ils pas?
Cela crée des situations scandaleuses!

BÉDU.

Où le maire a passé...

Mme BÉDU.

Amélie, j’ai oublié mon éventail... au buffet naturellement!... (A M.
Bédu, quand sa fille s’est éloignée.)

Tu as une façon de plaisanter devant ta fille...

BÉDU.

Voyons, ma bonne amie, voyons!... L’hiver a été si triste, sans rien à
la Préfecture!... On aurait pu lui laisser danser le cotillon!

Mme BÉDU.

Je ne le danse pas. Et puis c’est toi, monsieur Bédu, qui, m’as-tu dit,
avais la migraine!

BÉDU.

Certainement! Mais je disais cela pour que vous ne vous gêniez pas; je
serais allé faire un tour et puis je serais revenu vous chercher.

Mme BÉDU.

Pas du tout; d’ailleurs Amélie est l’amie de Germaine, nous devions
venir, nous sommes venus, c’est très bien. Mais je trouve que, pour des
fonctionnaires républicains, nous nous sommes suffisamment compromis
chez notre amie Mme Champenois: qui sait ce qu’en pensera le nouveau
préfet? Et crois-tu que ce sera une excellente note, s’il arrive demain,
que tu aies dansé toute la nuit dans un milieu réactionnaire?

BÉDU.

Voyons, Mme Champenois n’est pas un milieu réactionnaire! Un mariage
n’est pas de la politique, et puis il faut avoir l’esprit large...

Mme BÉDU.

Et c’est avec ton esprit large que tu resteras toute ta vie
sous-inspecteur...

BÉDU.

Enfin, il y avait là le conservateur des hypothèques, le trésorier
général, quatre magistrats...

Mlle BÉDU (qui revient et s’approche).

Il y avait le substitut!

Mme BÉDU.

Eh bien! ma fille, tu y as mis le temps!

Mlle BÉDU.

C’est que, maman, on avait tout bouleversé dans la salle à manger.

Mme BÉDU.

Dans la salle à manger?

BÉDU.

Dans la salle à manger? Ils vont souper, parbleu!

Mme BÉDU.

Il n’y a pas de souper!

BÉDU.

Il n’y a pas de souper annoncé, mais Mme Champenois va probablement
retenir quelques intimes.

Mme BÉDU.

Allons donc! Et Mme Champenois ne nous aurait rien dit? Nous n’aurions
certes pas accepté, mais c’est pour le principe! Un souper... quelques
intimes!... ah! par exemple! J’ai envie de remonter et que nous
restions, que nous restions jusqu’au bout, et les derniers, pour voir ce
qu’elle fera...

BÉDU.

Voyons, mon amie, tu ne peux pas, tu as fait tes adieux... et puis ce
n’est pas absolument sûr. Mais, si tu voulais, je pourrais revenir, moi,
c’est plus facile, je peux toujours trouver un prétexte... et puis un
homme, ça se voit moins que deux femmes; et alors je saurais le fin mot
de ce souper...

Mme BÉDU.

Et quels sont les heureux mortels!... Eh bien! c’est cela,
accompagne-nous et tu reviendras... Je suis trop curieuse de savoir...

  La famille Bédu s’éloigne. Rentrent les agents sortant de la maison
  Champenois.


SCÈNE V

GÉRÔME, LAMBERT, GUIBAL, LEROUGE

GÉRÔME, à Lerouge.

Voyez-vous, mon cher, vous avez eu tort de prendre du champagne.

LEROUGE.

Le fait est que je l’ai trouvé un peu aigrelet!...

GUIBAL.

Celui que nous a offert la municipalité socialiste, quand ils ont été
élus, sentait plus le sucre...

GÉRÔME.

Bah! tous se valent... Tout ça, c’est du champagne de soirée, ou, comme
on dit, du champagne de préfecture... La République nous a donné des
préfets qui n’ont pas le sou, puisqu’ils sont fonctionnaires
républicains, et qui, pourtant, doivent faire boire du champagne à tout
le monde, puisqu’ils sont des administrateurs démocrates: le champagne,
ils le font fabriquer dans les prisons. Et tout le monde a si bien pris
l’habitude d’en boire que, même dans de vieilles familles bourgeoises,
même chez Mme Champenois, c’est de celui-là qu’on nous sert!... Les
caves s’en vont!

LAMBERT.

Vous n’aimez pas la République?

GÉRÔME.

On peut aimer la République et ne pas aimer le mauvais champagne. Allez
voir si M. Ramage, tout républicain qu’il est, me demanderait jamais
autre chose en soirée que du bouillon, du punch au kirsch ou du
chocolat?

GUIBAL.

Tiens, le voilà qui revient avec M. Bédu!

GÉRÔME.

Avec M. Bédu? Elle est bonne! Ils se seront retrouvés devant la porte de
Mathilde!

  Les agents, groupés près de la porte, épient sournoisement Bédu et
  Ramage; Gérôme est rentré chercher des cigares pour les agents.


SCÈNE VI

BÉDU, RAMAGE

BÉDU.

Je suis bien content de vous avoir rencontré.

RAMAGE.

Oui, un peu de migraine... Rabourdin disait ses monologues, alors
j’étais sorti fumer un cigare...

  Les fenêtres se sont entr’ouvertes et ont laissé s’envoler ce vers:

  «Et si vous m’envoyez à l’échafaud, merci!»

BÉDU.

Moi, j’ai raccompagné ces dames... elles étaient un peu fatiguées... Et
puis demain matin, la cérémonie, le temps de s’habiller... Vous savez ce
que c’est que les femmes...

RAMAGE.

Et vous remontez là-haut?... Il ne faut pas que je vous retienne...

BÉDU.

Oh! simplement pour faire acte de présence... c’est plutôt vous... il
faut sans doute que vous alliez retrouver Mme Ramage. A tout à l’heure!

RAMAGE.

Mais pas du tout!

BÉDU.

Mais si, mais si, allez donc, mon cher... Moi, je fais encore un petit
tour.

RAMAGE.

Alors, je vous accompagne... Je dirai à Mme Ramage que j’étais avec
vous.

BÉDU.

Non, non; je ne veux pas; d’ailleurs, toute réflexion faite, je vais
probablement rentrer chez moi.

RAMAGE.

Eh bien! c’est cela, je vais vous mettre à votre porte. (Ils s’éloignent
ensemble.) A propos de porte, dites-moi, Bédu, vous avez remarqué?

BÉDU.

Quoi donc?

  Ils s’arrêtent.

RAMAGE.

La porte de Mme Champenois est joliment gardée! Tous ces agents...

BÉDU.

Tiens, c’est vrai, c’est singulier!...

RAMAGE.

J’avais fait la même réflexion, car notez qu’ils y étaient déjà tout à
l’heure... Dites donc, Bédu, il m’est venu une idée...

  Ils s’éloignent en causant.


SCÈNE VII

GÉRÔME, LAMBERT, GUIBAL, LEROUGE

GUIBAL.

Est-ce que la musique ne va pas bientôt recommencer?

GÉRÔME.

Mais si! Ils dansent, ils sont enragés! J’allais même vous apporter des
chaises. Mais les dames ont fait fermer les fenêtres à cause des
courants d’air. On n’entendra plus rien.

LEROUGE.

C’est dégoûtant! Voilà encore une soirée de fichue!

GÉRÔME.

D’autant que c’est M. Canette qui tient le piano et il joue sa valse...

LAMBERT.

Elle est jolie la valse de M. Canette, je l’ai entendue à la musique
l’autre dimanche.

LEROUGE.

Dites donc, monsieur Gérôme, encore un dans votre genre, ce M. Canette:
chef de la Philharmonique, accompagnateur dans les soirées, et organiste
à l’église.

GÉRÔME.

Si tous les habitants faisaient comme nous, nos petites villes
n’auraient pas l’air de se dépeupler tous les jours.

GUIBAL.

Oui, mais maintenant, qu’est-ce que nous allons faire?

LEROUGE.

Qu’est-ce que vous penseriez d’un tour rue de l’Aiguille?

LAMBERT.

Merci! Je ne suis pas en train; les bals de société comme celui-ci, ça
me dégoûte des filles.

GUIBAL.

Voulez-vous qu’on fasse une partie d’étiquettes?

LAMBERT.

Tu as les étiquettes?

GUIBAL.

J’ai une trentaine d’«A bas l’armée!»

LEROUGE.

Tiens, voilà aussi quelques «Vive l’armée!» qui me restent de la semaine
dernière.

LAMBERT.

Alors, trois par trois; les perdants paieront le café au lait. Le doigt
mouillé colle. (Ils se rangent par camps: le 1er et le 2e agent, chefs
de camp, tirent au doigt mouillé.) C’est vous qui collez, c’est nous qui
grattons: vous passez par là, nous par là...

GUIBAL.

On a le droit de coller sur les arbres?

LAMBERT.

Oui, mais seulement à hauteur de la main...

GÉRÔME.

A la bonne heure! Dira-t-on encore que la vieille gaîté française n’est
qu’un mot, que nos petites villes sont mortes!...

GUIBAL.

Au revoir, monsieur Gérôme, et merci...

  Ils sortent trois à droite.

LAMBERT.

Merci, Monsieur Gérôme, au revoir!... (Les trois autres agents s’en vont
par la gauche, quand le premier agent se trouve nez à nez avec Calfa.)
Paix! Paix! voilà le chef...

  Les deux agents qui l’accompagnaient se faufilent, le premier reste
  seul avec Calfa.


SCÈNE VIII

CALFA, LAMBERT, GÉRÔME, JEUNHOMME

CALFA.

Rien de nouveau?

LAMBERT.

Rien de nouveau, monsieur le commissaire spécial!

CALFA.

Oh! parbleu, je pense bien! Il ne se passe jamais rien dans cette ville!
Vous n’avez pas vu Jeunhomme?

LAMBERT.

Non, monsieur le commissaire spécial!

CALFA.

Je vous le rappelle, n’est-ce pas, si vous le rencontrez dehors,
persuadez-lui de rentrer. Les nuits sont encore fraîches, il a les
bronches très délicates, et avec sa manie de chanter dans la rue!... Je
n’ai qu’un anarchiste ici, le nouveau préfet va arriver, je ne tiens pas
à ce que mon anarchiste me claque dans la main!

LAMBERT.

Monsieur le commissaire spécial peut être tranquille!

  A ce moment, du square, une voix s’élève qui chantonne le _Pas des
  Patineurs_. C’est Jeunhomme.

CALFA.

Mes compliments! Mais qu’est-ce que vous faites donc, si vous ne
surveillez pas Jeunhomme?...

LAMBERT.

Il faut vous expliquer...

CALFA.

Vous avez de la chance, vous, si vous trouvez à employer vos nuits en
dehors du service!

LAMBERT.

Pardon, Jeunhomme n’était pas dans la rue, il était dans le square, et
monsieur le commissaire sait que nous ne surveillons le square que le
samedi, vu que c’est seulement le samedi que la jeunesse de la ville met
parfois des emblèmes à la statue de l’ancien maire...

  Et Jeunhomme chante toujours.

CALFA.

Mais empêchez-le donc de chanter, au moins; il va s’éreinter!...
(L’agent entre dans le square, ramène Jeunhomme qui est pris d’une
violente quinte de toux.) Incorrigible alors? Toujours la fête? Je vous
demande un peu si c’est une façon d’occuper son temps, quand on veut se
donner les gants d’être un anarchiste! Un anarchiste, monsieur, il me
semble que lorsqu’on est anarchiste, on doit rester chez soi à faire des
lectures, écrire des manifestes, travailler dans son laboratoire, que
sais-je?... (Jeunhomme est repris d’une quinte plus violente.) Allons,
bon, nous voilà bien... Il faudrait lui faire prendre tout de suite
quelque chose de chaud.

LAMBERT, à Gérôme qui paraît au seuil.

Ah! monsieur Gérôme, vous ne pourriez pas nous procurer un peu de
bouillon?

GÉRÔME.

Vous n’avez qu’à le conduire à l’office, vous savez où c’est!...

  L’agent et Jeunhomme pénètrent dans la maison Champenois.

LAMBERT.

La maison du Bon Dieu!...


SCÈNE IX

CALFA, GÉRÔME

CALFA.

Je ne sais comment vous remercier, monsieur Gérôme...

GÉRÔME.

Eh! allez donc, monsieur Calfa, il faut bien s’entr’aider. Alors, c’est
un anarchiste dangereux, le petit Jeunhomme? Il n’en a pourtant pas
l’air.

CALFA.

C’est précisément pour cela qu’il est dangereux. Plus leurs apparences
sont tranquilles, plus il importe de les surveiller: car Dieu sait alors
ce qu’ils ruminent!

GÉRÔME.

Alors vous croyez qu’il médite un mauvais coup? Depuis six mois qu’il
est ici, je ne l’ai jamais vu que boire et jamais entendu que chanter!

CALFA.

Précisément, il étudie la place.

GÉRÔME.

Après tout, vous êtes mieux renseigné que moi, vous êtes arrivés
ensemble.

CALFA.

Oui: quand il y a un anarchiste dans un département, on nomme aussitôt
un commissaire spécial.

GÉRÔME.

Tous les départements voudront avoir leur anarchiste!...

CALFA.

Vous êtes trop aimable!

GÉRÔME.

Vous ne connaissiez pas ce pays?

CALFA.

Non. Mais je connaissais votre député. Moi, je suis Corse...

GÉRÔME.

Comme Napoléon!

CALFA.

Comme Bonaparte. Et comme votre commandant de gendarmerie!

GÉRÔME.

La gendarmerie, c’est le trait d’union entre la police et l’armée. Il y
a aussi le receveur buraliste de la rue de la Gare qui est Corse...

CALFA.

Tous les Corses sont fonctionnaires; c’est notre fierté.

GÉRÔME.

Alors, vous n’avez pas à regretter l’Empire?

CALFA.

Nous sommes fonctionnaires depuis l’Empire. Il n’y a rien à dire contre
la République: elle a continué; et pourtant je suis bien forcé de
reconnaître que l’Empire est le seul régime qui ait eu le sentiment de
la police.

GÉRÔME.

C’est comme moi, je suis bien forcé de le regretter au point de vue des
réceptions. Les préfets de l’Empire vous avaient une autre tournure, ou
même, sans aller si loin, les préfets du Seize Mai!...

CALFA.

Ah! le Seize Mai!...

GÉRÔME.

Oui, n’est-ce pas: «Quand les lilas refleuriront!...» Vous soupirez...
le Seize Mai...! quel joli renouveau c’était pour la police.

CALFA.

Songez qu’à mon âge je n’ai encore arrêté ni fait révoquer personne!

GÉRÔME.

Allons, monsieur Calfa, venez boire quelque chose à la santé de
l’Empereur, ça vous remontera!...

CALFA.

Mais permettez...

GÉRÔME.

Allons, allons, moi aussi je suis républicain. On peut se montrer un
serviteur fidèle de la République, tout en restant attaché à
l’Empereur...

CALFA.

Ce sera donc comme compatriote...

  Ils entrent, pendant que, toujours accrochés l’un à l’autre,
  reviennent Ramage avec Bédu.


SCÈNE X

BÉDU, RAMAGE

RAMAGE.

C’est curieux que nous nous soyons encore rencontrés!

BÉDU.

Oui... j’allais rentrer... et puis ce que vous m’aviez dit me trottait
par la tête... j’ai éprouvé le besoin de marcher encore un peu!...

RAMAGE (après un temps).

En somme, c’est bien clair; tout dans ce mariage était louche; je vous
recommence mon raisonnement: voilà un garçon que personne ne connaissait
ici, qui tombe un beau jour pour épouser Mlle Champenois, ce qui n’est
pas déjà très délicat, car enfin, lorsqu’il n’y a qu’une héritière dans
une ville, on pourrait la laisser aux jeunes gens du pays.

BÉDU.

Et qui le présente? Qui fait le mariage? Un parent? Un ami de la
famille? Pas du tout! Relations de villes d’eaux, a-t-on prétendu... Une
espèce de tête brûlée, un fêtard, Gilotte, le directeur de l’usine à
gaz! C’est assez dire!

RAMAGE.

Je dis que, dans ces conditions, il est inadmissible que ce garçon ait
un passé indemne; tranchons le mot, il a une maîtresse!

BÉDU.

La logique veut que cette fille vienne le relancer ici.

RAMAGE.

Du moins cela s’est vu!

BÉDU.

Et cela se voit tous les jours.

RAMAGE.

Ce sont les dames Champenois qui sont à plaindre: quand il n’y a pas
d’homme dans une maison...

BÉDU.

Que voulez-vous? Mme Champenois était trop pressée de marier sa fille!
Moi aussi, j’ai une fille, et je n’ai certes pas la fortune de Mme
Champenois. Mais Mme Bédu et moi n’irions jamais confier le bonheur de
notre enfant à d’autres qu’à nous, ni surtout nous mettre entre les
pattes d’un Gilotte!

RAMAGE.

En attendant, M. le maire y a passé.

BÉDU.

Oui, mais une bouteille de vitriol est vite jetée, derrière un pilier de
l’église...

RAMAGE.

C’est ce que je vous disais: ils se méfient. Ils ont pris leurs
précautions, et c’est pour cela que les agents faisaient bonne garde!

BÉDU.

Tenez; et voilà le commissaire spécial qui sort de la maison.

  Et en effet Calfa, avec Gérôme, sortent et s’arrêtent sur le seuil.

RAMAGE.

Non! vous badinez? Ça, c’est épatant!

BÉDU.

Je crois que nous aurons demain une cérémonie religieuse assez
mouvementée. Allons, je vous quitte. Mes hommages à Mme Ramage.

RAMAGE.

Pas du tout! Vous m’avez raccompagné, je vous raccompagne.

BÉDU.

Mais vous m’aviez déjà raccompagné une première fois! Et Mme Ramage?...

RAMAGE.

Bah! Elle danse... Et puis je lui dirai que j’étais avec vous...

BÉDU.

Savez-vous qu’il est 1 h. 45. Voyons, ça n’est pas raisonnable.
D’ailleurs, pour une fois que je suis dans les rues à des heures
pareilles, je descends jusqu’à la gare voir le passage du rapide de 1 h.
52. La grande vie, quoi! Les noctambules! Comme quand j’étais garçon!

RAMAGE.

C’est cela, allons à la gare!

  Et ils s’éloignent, toujours tous deux.


SCÈNE XI

GÉRÔME, CALFA

GÉRÔME, les regardant s’éloigner.

Pauvre Bédu! pauvre Ramage! Ils n’arriveront pas à se dépêtrer l’un de
l’autre. Allons, monsieur Calfa, il y a du bon pour vous...

CALFA.

Qu’entendez-vous par là, mon cher Gérôme?

GÉRÔME.

Eh bien! puisque Bédu empêche Ramage d’y aller, et que Ramage empêche
Bédu, à vous la pose!...

CALFA.

Mais à qui? à quoi faites-vous allusion?

GÉRÔME.

Ne faites donc pas l’étonné: voyons, c’est ma femme, Mme Gérôme, qui
blanchit Mlle Mathilde...

CALFA.

Monsieur Gérôme.

GÉRÔME.

Eh! oui, eh! oui, nous aussi nous avons notre police. J’aime bien savoir
les choses, j’écoute, je m’informe, on a des yeux, on a des oreilles!
Voyez-vous, nous sommes un peu collègues: seulement, vous, n’est-ce pas?
c’est votre état; moi, je fais ça par goût... comment dire?... Je fais
ça pour l’honneur...

CALFA.

Je ne voudrais pourtant pas que vous vous figuriez... Je vais chez
Mathilde, oui; mais croyez bien que je considère cela purement comme une
obligation professionnelle: ce sont ces femmes-là nos meilleurs agents
d’information.

GÉRÔME.

Eh bien! c’est cela, allez au rapport. Et dépêchez-vous, il faut bien
que vous ayez quelque chose à raconter au nouveau préfet!

  Calfa s’éloigne, Gérôme rentre dans la maison d’où va sortir Jeunhomme
  soutenant Lambert complètement gris.


SCÈNE XII

JEUNHOMME, LAMBERT

JEUNHOMME.

Quand je te disais que tu avais tort de reprendre du champagne sur la
chartreuse verte, et du punch au kirsch sur le consommé.

LAMBERT.

Comment donc qu’ils ont leur estomac fait, les bourgeois, pour digérer
toutes ces cochonneries?... Ah! malheur!

JEUNHOMME.

Il faut aller te reposer.

LAMBERT.

Malheur de malheur! Si on devrait pas les faire sauter, là, pendant
qu’ils dansent, tous ces cochons et leurs cochonneries à empoisonner le
monde...

JEUNHOMME.

Tu ne peux pas rentrer dans cet état-là!

LAMBERT, montrant le poing aux fenêtres.

Mort aux vaches!

JEUNHOMME.

Voilà que tu fais l’agent provocateur. Tiens, je vais t’installer dans
le square, sur un banc... sur mon banc... tu feras un somme, et puis il
n’y paraîtra plus...

LAMBERT.

Ah! malheur!

  Jeunhomme et l’agent disparaissent dans le square.


SCÈNE XIII

(SCÈNE MUETTE)

  Un voyageur, sac en bandoulière, appelle un soldat qui passe, de
  préférence un soldat du train des équipages, et l’on doit comprendre
  que le voyageur a demandé au tringlot où se trouve la rue de
  l’Aiguille, renseignement que le tringlot fournit en habitué: il va
  l’y conduire...


SCÈNE XIV

JEUNHOMME, LA PRÉFÈTE

JEUNHOMME, sortant du square.

Allons, le voilà bordé: ça n’a pas l’habitude, ça ne sait pas boire...
Le pauvre homme, pourvu qu’on ne vienne pas le déranger! Je vais
toujours éteindre cet imbécile de réverbère pour que la lumière ne
l’empêche pas de dormir...

  Il grimpe au réverbère, l’éteint, puis saute à terre.--Au même moment
  la préfète arrive et l’interpelle.

LA PRÉFÈTE.

Pardon? L’hôtel du Midi?

JEUNHOMME.

L’hôtel de minuit, voulez-vous dire, ma jolie dame... Oh! comme je suis
confus!... Mais on ne voit pas clair. Si vous désiriez que je
rallume?... Et puis je m’attendais si peu... si loin de votre
département! Excusez-moi, madame, madame la préfète...

LA PRÉFÈTE.

Comment! Même dans les autres villes?... Préfète!... C’est donc écrit
sur mon chapeau? Vous me connaissez? Déjà?

JEUNHOMME.

Je ne vous ai pas oubliée. Rappelez-vous, madame, l’ouvrier tapissier,
François, l’anarchiste...

LA PRÉFÈTE.

A qui j’avais donné un prie-Dieu à réparer, ce qui fit tant enrager mon
mari. Oh! je me souviens! Il prétendait même que ça aurait pu le faire
sauter, le préfet mon mari...

JEUNHOMME.

Dame! un anarchiste: car j’étais bel et bien sur les listes; on avait
trouvé chez moi la photographie d’un de mes cousins qui ressemblait à
Ravachol, et de l’encaustique enveloppée dans un vieux numéro du _Père
Peinard_!

LA PRÉFÈTE.

Et vous auriez mis le feu à la Préfecture? Vous auriez tué des gens par
principes?

JEUNHOMME.

Oh! Je n’aurais tué personne, mais il faut bien que la police vive!
Votre commissaire, là-bas, était marié, père de famille, et, d’avoir à
me surveiller, ça améliorait sa situation, à cet homme; moi, je suis
seul. Seulement, tout de même, j’ai dû quitter, parce que, voyez-vous,
anarchiste, ça n’est pas une très bonne recommandation dans la
tapisserie: ainsi, vous avez vu, même vous, madame, même la préfète,
vous ne pouviez plus me donner d’ouvrage...

LA PRÉFÈTE.

Ce n’est pas moi, c’est mon mari... Moi, si j’étais homme, je vous
assure que j’aimerais mieux me faire anarchiste que préfet...

JEUNHOMME.

On dit cela... D’ailleurs, je ne vous reproche rien: seulement, partout,
ça a été la même chose. Partout où j’allais, je faisais vivre les
commissaires spéciaux, mais moi je ne trouvais plus à vivre. Alors, je
me suis mis anarchiste militant.

LA PRÉFÈTE.

Eh! diable!... et ça consiste?

JEUNHOMME.

Ça consiste à ne plus chercher à rien faire: la propagande par le fait,
par le fait de ne rien faire. Vous voyez, je me promène dans les rues,
la nuit, le jour... je bois... je chante... Le commissaire tient à moi,
vous comprenez, il m’entretient...

LA PRÉFÈTE.

Mal!... Je vous trouve vieilli...

JEUNHOMME.

Oui, dans le pays on m’appelle Jeunhomme...

LA PRÉFÈTE.

Pauvre Jeunhomme! Mais j’en parlerai à mon mari, une fois installé; il
pourra peut-être vous faire rayer de cette terrible liste!

JEUNHOMME.

Ne faites pas cela! Si je n’étais plus anarchiste, je ne serais plus
qu’un pâle vagabond, un ivrogne vulgaire. L’anarchie, au moins, ça me
relève un peu, c’est ma cocarde; et ça ne fait de mal à personne.

LA PRÉFÈTE.

Sauf à vous. Je n’aurais pas votre patience, mon bon Jeunhomme: ayant
les désagréments de la situation, j’en voudrais au moins les bénéfices;
je m’amuserais à tout chambarder!

JEUNHOMME.

C’est que, maintenant, j’ai mes petites habitudes..., et puis,
croyez-vous donc que ce serait si amusant?

LA PRÉFÈTE.

Ça secouerait toujours un peu le Gouvernement! Quand je songe qu’il y a
cinq ans que nous demandons à nous rapprocher de Paris, et que le
Ministère ne trouve rien de mieux que de nous envoyer ici!...

JEUNHOMME.

Neuf heures de Paris seulement, et les trains sont très commodes. Alors,
c’est vrai, monsieur votre mari est nommé ici?... C’est curieux, nous
faisons carrière ensemble... Je ne le savais pas... je lis pourtant les
journaux, surtout en cette saison où pas mal de gens déjeunent en plein
air. C’est tout récent, sans doute?...

LA PRÉFÈTE.

C’est d’avant-hier! Oh! attendez, pas encore officiel, d’ailleurs...

JEUNHOMME.

C’est donc cela. Moi, je lis toujours les journaux un peu en retard,
vous comprenez: c’est comme un sous-abonnement. Et M. le préfet
n’est-pas content? C’est pourtant un beau département!

LA PRÉFÈTE.

C’est vous qui le dites. Mais moi, j’ai voulu me rendre compte. Parce
que, si la ville ne me plaît pas, si les habitants n’ont pas l’air
aimables, si la Préfecture n’est pas bien installée, avec un beau
jardin...

JEUNHOMME.

Il y a un très beau jardin, j’y ai couché!

LA PRÉFÈTE.

Enfin, je veux voir, je tiens à voir par moi-même; il y a une foule de
choses, des tas de petits détails auxquels un homme ne fait pas
attention. Alors, aussitôt reçu le télégramme de mon mari m’annonçant la
nouvelle, car mon mari ne quitte pas le Ministère depuis un mois, vous
pensez bien... aussitôt, j’ai sauté dans le train...

JEUNHOMME.

Vous êtes arrivée par le grand express: 1 h. 52?

LA PRÉFÈTE.

Pour ne pas attendre l’omnibus,--pas engageant déjà, l’omnibus: et puis,
il fait si beau!--j’ai voulu gagner l’hôtel à pied. On m’avait dit:
C’est tout droit! Mais tout droit, dans ces rues de province, on tourne
tout le temps! Je ne me retrouvais plus...

JEUNHOMME.

Si vous voulez me le permettre, je vais vous indiquer le chemin, madame
la préfète!

LA PRÉFÈTE.

Volontiers. Mais ne m’appelez donc pas tout le temps madame la préfète,
monsieur Jeunhomme! pour un anarchiste, ça vous amoindrit: et puis je
tiens à mon incognito si je veux me renseigner avec quelque
exactitude...

JEUNHOMME.

Oui, ça me rappelle le calife de Bagdad!

LA PRÉFÈTE.

C’est vrai! il faisait comme moi. Oh! mais vous êtes un poète, monsieur
Jeunhomme...

JEUNHOMME.

A force de coucher à la belle étoile...

LA PRÉFÈTE.

Vous voyez bien alors que vous êtes anarchiste pour tout de bon!
Promettez-moi de faire sauter la Préfecture si je trouve les bâtiments
trop laids.

  Ils s’éloignent, et à ce moment Bédu et Ramage débouchent venant de la
  gare.


SCÈNE XV

BÉDU, RAMAGE

BÉDU.

Mais c’est elle qui s’en va là-bas: elle est avec Jeunhomme!

RAMAGE.

Croyez-vous? On distingue à peine...

BÉDU.

Parbleu! Ils ont éteint le gaz pour pouvoir se concerter. Mais rien qu’à
la silhouette... Il n’y a pas deux silhouettes comme ça ici...

RAMAGE.

Et pourtant nous connaissons d’autres dames qui se font habiller à
Paris!

BÉDU.

Oui, mais il y a la façon, le je ne sais quoi qui ne trompe pas, et qui
fait que, lorsque tout à l’heure, à la gare, j’ai vu descendre cette
personne... qu’est-ce que je vous ai dit?...

RAMAGE.

Ça y est!

BÉDU.

Et vous voyez, ça y est!

RAMAGE.

Ça, c’est épatant! Qu’est-ce que nous allons faire? Il faudrait
peut-être prévenir Mme Champenois... Gilotte?... ou tout au moins
envoyer une lettre anonyme? Ne considérez-vous pas qu’il serait de notre
devoir d’honnêtes hommes d’envoyer une lettre anonyme?

BÉDU.

Cela n’aurait d’intérêt que si nous pouvions encore faire manquer le
mariage; mais il est trop tard: après la mairie le plus gros est fait.

RAMAGE.

Je me demande d’ailleurs s’ils ne sont pas renseignés?

BÉDU.

En tout cas, on ne nous a pas demandé notre avis avant; après, ça les
regarde!

RAMAGE.

Oui, mais, d’un autre côté, il est désagréable de penser que nous savons
tout et qu’ils croient que nous ne savons rien: on nous prend pour des
imbéciles...

BÉDU.

C’est vrai. C’est un point de vue!

  Calfa, retour de chez Mathilde, louvoie en les apercevant.

RAMAGE.

Tenez, voyez plutôt le commissaire, là-bas, qui cherche à nous éviter
pour ne pas donner l’éveil...

BÉDU.

Attendez! nous allons nous amuser... (Allant au-devant de Calfa.) Eh
bien! Monsieur Calfa, vous l’avez vue?


SCÈNE XVI

CALFA, BÉDU, RAMAGE puis GÉRÔME

CALFA.

Je vous demande pardon, Messieurs, je...

BÉDU.

Allons, ne faites donc pas de cachotteries avec nous, nous sommes au
courant, nous l’avions vue avant vous...

CALFA.

Ensemble?

BÉDU.

Mais certainement, ensemble...

CALFA.

Mathilde m’avait pourtant assuré...

BÉDU.

Mathilde?

RAMAGE.

Elle aussi?

BÉDU.

Oui, enfin vous avez vu la maîtresse du jeune marié?

CALFA.

Lui aussi?

BÉDU.

Voyons, monsieur Calfa, ne jouons pas au plus fin. Vous êtes un policier
habile, mais nous sommes de vieux routiers, n’est-ce pas, Ramage?

RAMAGE.

De vieux routiers!

BÉDU.

Nous rendons hommage à la discrétion et au tact avec lesquels vous
accomplissez votre mission; mais nous avons tout surpris. La personne
est arrivée par le train de 1 h. 52.

RAMAGE.

Parfaitement, la maîtresse du marié, celle dont on craignait la venue...

BÉDU.

Car, selon toute vraisemblance, elle vient pour le vitrioler...

RAMAGE.

Est arrivée par l’express. Mais vous devez savoir tout cela aussi bien
que nous...

CALFA, après un temps.

Je le savais!

BÉDU.

Maintenant, ce que vous ne savez peut-être pas, c’est que nous venons de
surprendre la donzelle en conciliabule avec Jeunhomme.

CALFA.

Avec Jeunhomme?

BÉDU.

Ici même, il n’y a pas cinq minutes!

RAMAGE.

Ah! elle n’a pas perdu son temps!

BÉDU.

Nous non plus! C’était évidemment préparé d’avance.

CALFA.

Évidemment! Cela vous étonne? Privés ou publics, l’anarchiste est le
fauteur né de tous les désordres, c’est dans l’ordre!

RAMAGE.

Et puis c’est peut-être son cousin?

BÉDU.

Jolie famille!

RAMAGE.

Mais, est-ce qu’il ne faudrait pas prévenir l’intéressé, ou tout au
moins Gilotte, qui fait le mariage?

CALFA.

A quoi bon, Messieurs? C’est aux particuliers à prévenir la police, mais
la police n’a pas à prévenir les particuliers. J’en sais assez et je
réponds de tout!

BÉDU.

Vous êtes joliment fort!

CALFA.

On ne me connaît pas encore, ici... Je n’avais pas encore eu l’occasion
de montrer ce que je savais faire. Mais on va voir! Je me disais bien
aussi que Jeunhomme devait préparer quelque chose! Brave Jeunhomme! Et
moi qui le rudoyais presque, il n’y a qu’un moment! Pourvu qu’il n’aille
pas courir encore, attraper du mal! Pourvu qu’il ait bien pris son
bouillon! On va voir!

RAMAGE.

Je crois que l’on ne va pas s’embêter!

  Paraît Gérôme sur le seuil, pardessus et chapeau, prêt à partir.

GÉRÔME.

Bonsoir, Messieurs! Vous savez que c’est fini là-haut et qu’on s’en
va... Tiens, monsieur Ramage, il y a justement Mme Ramage qui vous
cherchait...

CALFA.

Ah! monsieur Gérôme, précisément: vite à l’œuvre! Ne perdons pas une
minute! Au sujet de la cérémonie de demain, comme bedeau, j’aurais à
vous dire deux mots...

GÉRÔME.

Rentrons un moment, monsieur Calfa!

BÉDU.

Je crois que l’on ne va pas s’embêter!

  Gérôme et Calfa rentrent, se croisant avec Mme Ramage en sortie de
  bal.


SCÈNE XVII

LES MÊMES, Mme RAMAGE

Mme RAMAGE, à Ramage.

Eh bien, qu’est-ce que tu étais donc devenu?

RAMAGE.

Patiente un peu; j’en aurai à te raconter... n’est-ce pas, Bédu?

BÉDU.

Allez, vous ne perdrez rien pour l’avoir attendu!

Mme RAMAGE.

Oui, mais, en attendant, tu n’as pas dansé le cotillon.

RAMAGE.

Voyons, tu sais bien que je ne danse pas.

Mme RAMAGE.

Oui, mais tu aurais invité une dame qui ne dansait pas non plus, pour
avoir des accessoires à rapporter aux petits. Un père de famille doit
danser le cotillon. Si tu crois que ça m’amuse beaucoup, toutes ces
figures: mais je songe à mes enfants.

BÉDU.

Jolis, les accessoires?

Mme RAMAGE.

De vrais objets d’art, jugez plutôt. Croyez-vous que ça fera bien sur la
cheminée de mon salon? C’est-à-dire qu’ils ont fait des folies, et que
l’on n’avait jamais vu ça, même dans les grandes époques à la
Préfecture...

RAMAGE.

On veut montrer que c’est un beau mariage.

BÉDU.

Oui, Gilotte doit toucher la forte prime! Il y a de quoi, n’est-ce pas,
Ramage?

RAMAGE.

Oui, oui, il y a de quoi!

Mme RAMAGE.

Allons, taisez-vous, mauvaises langues! Tout s’est très bien passé, en
somme; Mme Champenois est une si excellente femme! Et Germaine
Champenois, était-elle assez gentille?

BÉDU.

Oui! c’est dommage, n’est-ce pas, Ramage?

RAMAGE.

C’est dommage!

Mme RAMAGE.

Allez-vous m’expliquer, à la fin, vos airs de mystère? Dommage, quoi?
Évidemment. Il eût mieux valu que Germaine épousât quelqu’un d’ici.
Mais, puisque son mari a l’intention de se fixer ici après le mariage,
il devient des nôtres. Ça fera une maison agréable de plus. Il n’y en a
pas tant.

BÉDU.

Évidemment.

RAMAGE.

Attendons la fin!

Mme RAMAGE.

Vous me faites bouillir avec ces réticences.

RAMAGE.

Vous nous accompagnez, Bédu? Nous te raconterons cela en marchant.

  Mais voici que les invités sortent, la soirée finie. Il y a Gilotte et
  sa femme, le commandant de gendarmerie, le président du tribunal, etc.
  Ils sont bruyants et très gais, chamarrés d’accessoires de cotillon.
  Il y a aussi le marié, Lanvornay, plus calme.


SCÈNE XVIII

BÉDU, RAMAGE, Mme RAMAGE, GILOTTE, Mme GILOTTE, LANVORNAY, LE COMMANDANT
DE GENDARMERIE, LE PRÉSIDENT DU TRIBUNAL, ETC.

GILOTTE, aux précédents qui s’en allaient.

Eh! là-bas, les lâcheurs!... vous nous enlevez la belle Mme Ramage.

Mme RAMAGE.

Je ne sais pas ce qu’avait le directeur de l’usine à gaz ce soir: M.
Gilotte est très excité.

BÉDU.

Comme quand on vient de faire un mauvais coup qui a réussi.

GILOTTE.

D’abord, nous n’allons pas nous quitter comme ça, n’est-ce pas,
commandant?

LE COMMANDANT DE GENDARMERIE.

Mon cher Gilotte, je vous emboîte le pas!...

GILOTTE.

Commandant, avance à l’ordre. Ralliement!

LE PRÉSIDENT.

Et l’on dit que l’esprit militaire s’en va!

GILOTTE.

C’était très bien, cette petite fête, mais nous n’allons pas nous
coucher comme les poules, à deux heures du matin.

LE CONSERVATEUR DES HYPOTHÈQUES.

Quel viveur, ce Gilotte!

Mme RAMAGE.

Et la cérémonie, demain; on voit bien que vous n’avez pas à vous faire
coiffer, ni toilette à mettre.

GILOTTE.

Vous n’avez qu’à rester comme ça. M. le curé ne s’en plaindra pas, ni
nous, belle dame...

RAMAGE.

Permettez, mon cher Gilotte...

GILOTTE.

D’abord, il faut souper; je comprends que cette brave Mme Champenois
avait peut-être hâte de nous mettre à la porte... Mais il n’y a pas de
belle fête sans souper. N’est-ce pas, commandant?

LE COMMANDANT.

Assurément, directeur, le souper: assurément!

GILOTTE.

Commandant! le bras à Mme Gilotte!

Mme GILOTTE.

Mais, mon ami, je ne sais pas si nous pouvons...

GILOTTE.

Bon, bon, la cave n’est pas vide. Et puis, à la guerre comme à la
guerre, n’est-ce pas, commandant?

Mme GILOTTE, bas à son mari.

Tu es fou... tu es ivre... voyons, il reste tout juste un peu de bouilli
froid de ce soir.

GILOTTE, prenant à partie Lanvornay.

Ah! le marié: il vient avec nous le marié... Madame Ramage, enlevez le
marié!

RAMAGE.

Messieurs, le marié a besoin d’un peu de repos.

GILOTTE.

Compris! nous comprenons, n’est-ce pas, commandant?

LE COMMANDANT.

Je comprends toujours.

GILOTTE.

Seulement, il ne faudrait pas vous figurer, mon cher Lanvornay, que
parce que vous êtes en province... Je vous avais prévenu d’ailleurs...
On est très gai en province, et vous voyez qu’on ne demande qu’à
s’amuser. Quand on est moins nombreux, il y a des chances pour qu’on
s’entende mieux ensemble...

LE COMMANDANT.

Et qu’on se trouve entre gens plus intelligents.

GILOTTE.

Voilà la province, une élite. Où trouver un noyau de relations plus
agréables, de personnages plus sympathiques...

LE COMMANDANT.

Car vous savez, tout est là: se créer un petit noyau.

GILOTTE.

Il est tout créé, le noyau: notre distingué président, notre excellent
directeur des postes, notre vaillant commandant de gendarmerie...

LE COMMANDANT.

Bravo, Gilotte!

GILOTTE.

Notre spirituel conservateur des hypothèques...

LE CONSERVATEUR.

Bravo, Gilotte!

LANVORNAY.

Est-ce qu’il faut que je réponde?

LE PRÉSIDENT.

Vous parlez bien, Gilotte, mais vous nous éclairez mal! Voilà un
réverbère qui se fiche de vous!

GILOTTE.

Allons! c’est vous qui vous serez amusé à l’éteindre, mon bec; comme au
quartier latin, pas vrai? Oui, oui, avant d’être directeur d’usine,
j’étais étudiant en pharmacie. Je sais ce qu’il en est. Mais vous ne
m’en donnerez pas le démenti: Commandant, la courte échelle! Messieurs,
c’est le président qui va allumer: Oui! oui! comme au quartier latin!
(Jeu de scène.) La magistrature s’appuie sur l’armée pour faire la
lumière: admirable tableau!... Et nous manifestons notre joie autour!

  Prélude des mirlitons du cotillon et des bigophones.

TOUS.

Le pas des patineurs, le pas des patineurs!

  Dans un coin, Bédu et Ramage.

RAMAGE.

Cette joie bruyante est bien factice!

BÉDU.

En réalité, tout cela, c’est pour donner le change...

RAMAGE.

Ils ne danseraient pas tant s’ils savaient ce que nous savons.

BÉDU.

Ils dansent sur un volcan!

RAMAGE.

Ce réverbère est un volcan!


SCÈNE XIX

LES MÊMES, LAMBERT, CALFA et GÉRÔME

LAMBERT, sortant du square.

Bon Dieu! est-ce bête, cette lumière, je dormais si bien! Attendez là,
les galopins!... Pardon, excuse!... Mon commandant, Monsieur le
Président... Est-ce que j’ai la berlue?... est-ce que je suis encore
saoûl?

BÉDU.

Un agent, à cette heure-ci, vous trouvez cela naturel?

CALFA, sortant de la maison avec Gérôme.

Je vous demande pardon, Messieurs; si cet agent avait pu prévoir; ne
perdons pas une minute! Venez, Lambert, j’ai besoin de vous...

RAMAGE.

Ainsi, ça ne vous dit rien, toute cette police?

LANVORNAY, désignant Calfa à Gérôme, qui se trouve près de lui.

Qui est ce monsieur? Je ne l’ai pas vu à la soirée.

GÉRÔME.

Le nouveau commissaire spécial: oh! vous avez de la chance, c’est un
garçon remarquablement intelligent. Tout ira bien!

LANVORNAY.

Mais, j’espère bien que je n’aurai pas besoin de lui!

GÉRÔME.

Sans doute, sans doute; mais, au dernier moment, on ne sait pas ce qui
peut arriver. Enfin, soyez tranquille, nous venons de nous concerter,
toutes les précautions seront prises.

BÉDU, à Calfa.

Alors, il se passera sûrement quelque chose demain?

CALFA.

S’il ne se passe rien, ce ne sera pas ma faute. Mais vous pouvez compter
sur moi!

BÉDU.

Vous me le promettez? (A part.) Alors, je peux me donner encore une
heure de congé et filer chez Mathilde, maintenant que me voilà
débarrassé de Ramage; Mme Bédu n’y fera pas attention, j’en aurai tant à
lui raconter. (Aux Ramage.) Bonsoir, mes chers amis.

RAMAGE, courant après lui.

Bédu? Bédu?

GILOTTE.

Alors, tout le monde s’en va? C’est la police qui vous fait fuir?

BÉDU.

Il en a de bonnes.

RAMAGE.

C’est plus raisonnable! Pensez que demain, pour la cérémonie, nous avons
besoin d’être tous là, frais et valides. Vous le savez mieux que
personne.

GILOTTE.

Oui, oui, tout le monde sur le pont! Eh bien, nous, nous allons souper
avec le commandant, n’est-ce pas, commandant?

LE COMMANDANT.

Je vous emboîte le pas, mon cher Gilotte.

GILOTTE.

Vous ne venez décidément pas, Lanvornay? Vous préférez enterrer votre
vie de garçon tout seul?

RAMAGE.

Il a des allusions d’un cynisme!

GILOTTE.

Allons, bonsoir, à demain!

RAMAGE, à Bédu.

Vous ne nous accompagnez pas un petit bout de chemin?

BÉDU.

Oh! maintenant, il est trop tard, je rentre, je rentre!

  Restent seuls en scène Gérôme et Lanvornay.


SCÈNE XX

GÉRÔME, LANVORNAY

GÉRÔME.

Vous rentrez seul à l’hôtel?

LANVORNAY.

Mais certainement...

GÉRÔME.

Il serait peut-être plus prudent que je vous accompagne?

LANVORNAY.

En voilà une idée! les rues sont sûres, j’imagine?

GÉRÔME.

Sans doute: d’ailleurs, ce sera comme vous voudrez.

LANVORNAY.

Je pense bien.

GÉRÔME.

Mais je croyais... Dans votre situation particulière... on éprouve
quelquefois le besoin de se confier à quelqu’un de sûr, de discret et de
renseigné...

LANVORNAY.

Merci, monsieur Gérôme, je n’ai besoin de rien!...

GÉRÔME.

Très bien, Monsieur Lanvornay, à votre aise. Bonne chance!

  Il sort.


SCÈNE XXI

LANVORNAY seul.

Ils sont un peu bruyants, ou familiers; mais ce sont de si braves gens.
Seulement, moi qui avais promis à ma petite Germaine d’aller devant la
fenêtre de sa chambre, de l’autre côté de la maison, et d’écrire: _je
t’aime_ dans les airs, comme ça, en lettres de feu, avec le bout de mon
cigare... (Geste.) Évidemment ça n’est pas indispensable à notre
mariage, et pourtant on ne se marie que pour ces petites choses-là...
(En s’éloignant.) Comme tout est paisible ici, comme tout respire un
bonheur calme...

  Bruit d’une bataille de chats; un silence; un chat traverse la scène;
  réapparaissent ensemble Bédu et Ramage.


SCÈNE XXII

BÉDU, RAMAGE

RAMAGE.

Oui, ma femme a été tellement impressionnée par ce que je lui ai
raconté, qu’elle a voulu que j’aille tout de suite voir, si, en rentrant
à l’hôtel, il n’était pas arrivé d’accident au marié... (Entre ses
dents.) Et puis zut! zut!

BÉDU.

C’est comme moi, je n’ai pas voulu me coucher avant d’être sûr... (Entre
ses dents.) Nom de Dieu de nom de Dieu!

RAMAGE.

C’est curieux tout de même que nous nous rencontrions toujours au même
endroit.

BÉDU.

Oui, c’est une vraie chance!


RIDEAU



ACTE DEUXIÈME

_La tribune du grand orgue à la cathédrale. On y arrive par l’escalier
en colimaçon qui aboutit au fond de la scène, ou par la galerie, à
droite, qui fait le tour de l’église. La gauche de la scène est occupée
par la caisse de l’orgue, avec ses tuyaux, que les spectateurs de face
voient de profil: là est une porte pour pénétrer dans le réduit du
souffleur. A droite, orienté de même, le clavier où s’installe
l’organiste. A gauche, porte basse fermée d’un verrou, par où l’on monte
dans le clocher._

_Au lever du rideau, Gérôme et Calfa causent à l’avant-scène. Les agents
en bourgeois sont groupés dans le fond._


SCÈNE PREMIÈRE

GÉRÔME, CALFA, LES AGENTS

GÉRÔME.

Est-ce que vous comptez arrêter la personne avant qu’elle ait jeté le
vitriol, ou après?

CALFA.

Cela dépendra des circonstances, monsieur Gérôme; permettez-moi de
réserver mon appréciation.

GÉRÔME.

C’est moi qui m’excuse. Je ne suis que le bedeau chargé de faciliter
l’action de la justice, en mettant à votre disposition les ressources de
notre église. Sans vous faire ressortir les avantages stratégiques de la
galerie circulaire qui aboutit ici et vous permet de dominer la nef de
tous les côtés, vous avez double dégagement: l’escalier par lequel nous
sommes montés, et un autre, à l’extrémité opposée, derrière le
maître-autel, dans la chapelle de saint Antoine...

CALFA.

Saint Antoine de Padoue?

GÉRÔME.

Bien entendu.

CALFA.

Bien trouvé. Cette porte?...

GÉRÔME.

Donne dans l’escalier du clocher. Pas d’indiscrétions à craindre. Le
sonneur ne passe jamais par ici, il tire les cloches d’en bas; quant à
l’organiste, M. Canette, vous savez qu’il est extrêmement myope.

CALFA.

En général, tous les bons organistes sont même aveugles.

GÉRÔME.

Enfin, j’ai pensé que, de toute façon, votre quartier général serait
mieux ici qu’à la sacristie: l’orgue, c’est encore l’église, mais avec
un petit côté profane. C’est plus décent.

CALFA.

Je vous approuve, monsieur Gérôme, j’aime ces nuances. Certes, je sais,
quand il le faut, ne reculer devant aucun scandale; mais, si celui que
nous craignons et que nous attendons se produit, il sera assez
retentissant, il nous fera suffisamment d’honneur, pour qu’il soit
inutile d’y ajouter le piment du sacrilège! (Aux agents.) Et justement,
Messieurs, je vous rappelle ce que je vous ai dit: vous allez être
disséminés parmi les fidèles et les invités; vous ne devez vous faire
remarquer pendant la cérémonie que par votre correction et votre
recueillement.

GÉRÔME.

Dois-je me retirer si vous avez à donner quelques instructions
confidentielles?

CALFA.

Mais pas du tout. Il ne me reste qu’à jeter un coup d’œil sur ces tenues
bourgeoises: vous êtes homme de goût, vous n’êtes pas de trop. (Revue.)
Ah! d’abord une observation générale: je remarque que vous avez tous
pris vos matraques, c’est très bien; même au milieu d’une foule
inoffensive, un représentant de la force publique ne doit jamais marcher
désarmé. Seulement je vous recommande de vous en servir à la façon des
gentlemen, c’est-à-dire en portant votre chapeau au bout. Maintenant,
voyons les détails. Ah! Lambert, il ne fallait pas vous mettre en habit,
mon garçon; même en province, il n’y a que les gens de la noce qui
portent l’habit, et vous figurez seulement un invité à la cérémonie...
Enfin, vous boutonnerez votre pardessus. Lerouge, on ne vient pas à une
messe de mariage en veston de chasse! Allons, mettez-y ce ruban violet:
comme ça, ça ira tout de même. Bien, Guibal, tournez-vous un peu; bien!
Ah! seulement la cravate... attendez que je vous arrange un peu ce
nœud-là. Bien. Qu’en dites-vous, Monsieur Gérôme?

GÉRÔME.

Mon Dieu, ces messieurs se sont peut-être donné beaucoup de mal. Vous
savez, Monsieur Calfa, dans nos petites villes, tout le monde se
connaît. Alors que Guibal, ou Lambert, ou Lerouge, aient ou n’aient pas
leur uniforme, chacun sait bien qu’ils en sont.

CALFA.

Raison de plus pour que leur tenue soit irréprochable et qu’ils fassent
honneur à la police. Je ne prétends pas qu’ils donnent le ton, mais du
moins, en les voyant, je veux qu’on dise: A la bonne heure! quand les
agents d’ici sont en civil, ils ne sont pas habillés comme des
mouchards. Mais il est temps que je prenne mes dernières dispositions.

GÉRÔME.

Oh! nous ne sommes pas pressés, le mariage est pour midi; les mariés ne
seront pas ici avant une heure et quart, c’est un grand mariage. Tenez,
passons par la galerie: si vous êtes amateur, je vous montrerai, chemin
faisant, de petits chapiteaux assez gaulois...

CALFA.

Oui, je sais, il y en a dans toutes les églises.

GÉRÔME.

On raconte que c’était pour amuser les moines.

CALFA.

Je le croirais assez volontiers. Ce sont des chapiteaux gothiques?

GÉRÔME.

Gothiques.

CALFA avec un rire fin et satisfait.

Gothon!

  Ils s’en vont par la galerie, suivis des agents.

  De l’escalier du fond sortent Bédu et Ramage, portant chacun par une
  extrémité un violoncelle dans sa boîte.


SCÈNE II

RAMAGE, BÉDU

RAMAGE.

Ouf! cette fois nous y sommes!

BÉDU.

Oui. Le violoncelle est un joli instrument, mais ce n’est pas un
instrument de voyage.

RAMAGE.

Je vous demande pardon de cette corvée, mon cher ami, si je ne vous
avais rencontré pour me donner un coup de main, je ne sais comment
j’aurais fait.

BÉDU.

Heureusement que nous nous rencontrons toujours!

RAMAGE.

Il n’y avait pas moyen d’avoir la bonne, ce matin. Mme Ramage doit
inaugurer pour la cérémonie une nouvelle robe qui s’agrafe dans le dos:
ça n’en finit plus. Et puis j’ai cherché Jeunhomme pour porter ma boîte;
introuvable!

BÉDU.

Parbleu! Il prépare le coup.

RAMAGE.

Alors, vous comptez toujours qu’il va se passer quelque chose?

BÉDU.

Mais absolument! Je l’ai dit à ma femme.

RAMAGE.

C’est une raison.

BÉDU.

S’il ne se passait rien, elle ne me pardonnerait pas d’avoir passé la
nuit dehors.

RAMAGE.

Mais alors ce n’était pas la peine que je trimballe ici mon violoncelle.
Ça va me couper mon _Ave Maria_ de Gounod!

BÉDU.

Au contraire, c’est excellent! Comme cela vous allez être aux premières
loges pour tout voir sans courir de risques.

RAMAGE.

Quels risques?

BÉDU.

Dame! un attentat, dans la foule, les balles de revolver, le vitriol, ça
tombe où ça peut.

RAMAGE.

Il est certain que pour tomber ici, il faudrait que la bouteille fût
drôlement lancée.

BÉDU.

Aussi, comme ma fille doit chanter...

RAMAGE.

Mlle Amélie doit chanter: mais c’était une surprise...

BÉDU.

Oui, c’était la surprise: voilà deux mois qu’elle l’étudie. Ma femme et
moi en profiterons pour rester à l’orgue.

RAMAGE.

Voilà une excellente idée!

BÉDU.

Remarquez bien que ce que j’en fais, c’est surtout pour éviter des
émotions à ces dames. Vous pensez que, personnellement, une femme ne me
fait pas peur, et je n’aurais pas été fâché de voir celle-là d’un peu
près: n’est-ce pas, c’est toujours un joli souvenir; c’est même pour
cela que j’étais venu un peu en avance. (Il regarde dans la nef, tout en
causant.) Tiens, mais, dites donc, voilà une toilette, un chapeau, oh!
oh!...

RAMAGE.

Où donc?

BÉDU.

Là, en bas, elle disparaît sous la tribune... on ne la voit plus... elle
monte l’escalier alors... elle vient par ici...

  Il se dirige vivement vers l’escalier et se trouve nez à nez avec Mme
  Ramage.


SCÈNE III

LES MÊMES, Mme RAMAGE

Mme RAMAGE.

Ah! Monsieur Bédu!... je cherche mon mari...

BÉDU.

Madame Ramage!...

RAMAGE.

Mais c’est ma femme!

BÉDU.

Je vous demande pardon, mon cher ami; mais, comme vous m’aviez dit, une
robe neuve... ces manteaux, ces chapeaux auxquels on n’est pas habitué,
changent tellement ces dames...

RAMAGE.

Au contraire, Bédu, au contraire!...

  Gérôme et Calfa débouchent par l’escalier.


SCÈNE IV

RAMAGE, BÉDU, Mme RAMAGE, CALFA, GÉRÔME

GÉRÔME.

Elle est montée par ici, Monsieur le commissaire... je l’ai pistée dans
l’église, le temps de vous faire signe: elle est montée par ici...

CALFA.

Madame... messieurs... eh! bien, Gérôme?

GÉRÔME.

Mais c’est Mme Ramage!... ce chapeau... ce manteau!...

CALFA.

Comment? Vous avez pris Madame? C’est fort désagréable... voilà une
erreur ridicule...

GÉRÔME.

Remarquez que personne ne se doute...

  Toujours de l’escalier, et vite, débouchent un enfant de chœur et un
  petit pâtissier.


SCÈNE V

LES MÊMES, L’ENFANT DE CHŒUR, LE PETIT PATISSIER

L’ENFANT DE CHŒUR.

Ben? où qu’elle est la dame au chapeau qu’ils ont dit? Où qu’elle est
leur Parisienne?

LE PETIT PATISSIER.

Fff... c’est Mme Ramage...

GÉRÔME, à l’enfant de chœur.

Toi, je vais te faire soigner par M. l’Abbé.

CALFA, au petit pâtissier.

Et toi? polisson, qu’est-ce que tu viens faire?

LE PETIT PATISSIER.

Mais, m’sieu, je suis enfant de chœur aussi, je suis en extra pour la
cérémonie, c’est seulement que je m’ai pas encore habillé...

L’ENFANT DE CHŒUR.

Vrai! ils n’ont pas l’œil!

  Ils se sauvent, croisant Mme et Mlle Bédu.


SCÈNE VI

Mme BÉDU, Mlle BÉDU, RAMAGE, BÉDU, Mme RAMAGE, CALFA, GÉRÔME

Mme BÉDU.

Eh! bien! elle est arrêtée? On m’avait dit en bas qu’elle était montée
ici et que M. Calfa l’avait arrêtée...

Mlle BÉDU.

Je vais donc voir une grande grue, une grande grue de Paris!

BÉDU.

Il y a confusion...

Mme RAMAGE.

Oui, il paraît que c’est la faute de mon nouveau chapeau...

Mme BÉDU.

C’est pourtant un chapeau tout ce qu’il y a de plus simple, chère amie.

Mme RAMAGE.

N’est-ce pas, chère amie?

CALFA.

Permettez-moi, Madame, et vous aussi, Monsieur Ramage, de vous exprimer
nos excuses...

RAMAGE.

Mais comment donc? Cela nous rappelle les premiers temps de notre
mariage, où l’on me croyait toujours en bonne fortune quand je sortais
avec ma femme.

Mme RAMAGE.

C’était le bon temps!

Mme BÉDU.

M. Bédu n’a jamais eu l’air d’être en bonne fortune avec moi, même aux
premiers jours de notre mariage.

BÉDU.

Et pourtant, c’était le bon temps aussi.

Mme BÉDU.

Mais, alors, Monsieur Bédu, toute cette histoire?... je suppose que ce
n’est pas parce que Mme Ramage a un chapeau neuf que vous êtes rentré à
trois heures du matin?

BÉDU.

Mais, ma bonne amie, vois comme tu es avec moi, comme tu manques de
confiance! Je t’assure qu’il y a une autre femme dans l’air, une femme
qui n’est pas d’ici, qui va faire un scandale, comme nous en avions été
privés depuis longtemps, bref, tout ce que je t’ai raconté. Tiens, tu
vois bien qu’il y a déjà le commissaire, demande-le-lui au commissaire.
N’est-ce pas, Monsieur Calfa, qu’un grand scandale se prépare...

CALFA.

Cher Monsieur, le secret, le secret professionnel...

BÉDU.

Allons, vous faites des façons parce qu’il y a des dames... mais vous,
Gérôme, dites un peu à ma femme...

GÉRÔME.

Je ne dirai qu’une chose, c’est que j’ai déjeuné...

Mme BÉDU.

Quel rapport?

GÉRÔME.

Si j’ai déjeuné, c’est probablement qu’il pourrait bien ne pas y avoir
de lunch, tout à l’heure, chez Mme Champenois.

TOUS.

Pas de lunch? Il n’y aura pas de lunch?

GÉRÔME.

Dame! s’il se passe du grabuge pendant la cérémonie, vous pensez bien
que le lunch...

  Tous commencent à remonter vers l’escalier de sortie.

RAMAGE.

Pas de lunch, fichtre! voilà qui est plus sérieux!

Mme RAMAGE.

En somme, la messe ne commencera pas avant une demi-heure?

  Le mouvement de retraite s’accentue.

Mme BÉDU.

Vous comprenez que, nous aussi, nous avons déjeuné. Mais s’il doit
réellement se passer quelque chose, je songe que je n’ai pas apporté mes
sels.

  Ils descendent. Restent en arrière Amélie et son père.

AMÉLIE.

Alors, une grande grue, ça peut être une femme comme Mme Ramage?

BÉDU, distrait.

Ce sont des gens qui n’y connaissent rien (Se reprenant.) Eh! bien,
Amélie?

  Il ne reste plus que Gérôme qui fermait la marche et s’apprête à
  descendre, lui aussi, quand la préfète, arrivée par la galerie,
  l’interpelle.


SCÈNE VII

LA PRÉFÈTE, GÉRÔME

LA PRÉFÈTE.

Monsieur le bedeau?

GÉRÔME, sans se retourner.

Je le répète: il sera prudent d’avoir déjeuné.

LA PRÉFÈTE.

Merci, j’ai déjeuné! Est-ce que vous avez fini d’accompagner ces
touristes?

GÉRÔME, l’apercevant.

Hein? (A part.) Oh! cette fois, ce n’est pas Mme Bédu, ce n’est pas Mme
Ramage, je ne me trompe pas. (Haut.) Vous êtes bien la personne qui est
arrivée cette nuit par l’express de 1 h. 52? (A part.) Elle va nier,
parbleu!

LA PRÉFÈTE.

Tiens, vous savez ça?

GÉRÔME, à part.

Quel cynisme! (Haut.) Je sais bien d’autres choses! (A part.) Mais ne
nous trahissons pas!

LA PRÉFÈTE.

Je le pense bien, c’est justement. (A part.) Quel type! (Haut.) Eh bien,
Monsieur le bedeau qui savez tant de choses, dites-moi donc ce qu’il y a
encore de curieux à voir dans votre église? On m’avait parlé de l’orgue,
qui n’est pas mal en effet. Je viens aussi de voir là, dans la galerie,
des chapiteaux assez peu convenables.

GÉRÔME.

Je ne les ai jamais regardés.

LA PRÉFÈTE.

Ils n’ont pas de chance. Mais est-ce qu’il y a autre chose à visiter, un
trésor, une crypte?

  Tout en causant la préfète inspecte la tribune, regarde dans la nef.

GÉRÔME, à part.

Comme elle se possède! elle est vraiment forte! (Haut.) Alors, votre
résolution est bien arrêtée? Vous voulez rester ici?

LA PRÉFÈTE.

Je vous demande s’il y a autre chose à voir? Il faut bien que je tue le
temps...

GÉRÔME.

Que vous tuiez le temps! (A part.) La malheureuse!

LA PRÉFÈTE.

Qu’est-ce que vous dites? Eh bien! Où m’allez-vous conduire?

GÉRÔME, à part.

Quelle idée! (Haut.) Voulez-vous monter au clocher?

  Il ouvre la porte.

LA PRÉFÈTE.

Ça vaut la peine?

GÉRÔME.

La vue est admirable!...

LA PRÉFÈTE.

Si c’est trop haut, je ne grimpe pas...

GÉRÔME, à part.

Elle se méfie! (Haut.) C’est un tout petit clocher. Voici la porte...

LA PRÉFÈTE, à part.

Il tient à gagner ses quarante sous. (Haut.) Enfin, si ça m’ennuie, je
redescendrai. Tenez, mon brave homme...

  Elle passe la porte.

GÉRÔME pousse le verrou, regarde et empoche la pièce.

A la grâce de Dieu! Et maintenant, allons prévenir le commissaire. Je
crois que voilà qui répare ma bévue de tout à l’heure. Mais, comment s’y
reconnaître dans un temps où les honnêtes femmes mettent des chapeaux à
plumes, et les grues des chapeaux canotiers?... Allons prévenir le
commissaire!

  Il s’en va par l’escalier.


SCÈNE VIII

JEUNHOMME, LA PRÉFÈTE

JEUNHOMME, sortant du réduit du souffleur d’orgue.

On étouffe dans cette boîte: je vais établir un petit courant d’air avec
le clocher. (Il ouvre la porte du clocher.) Qu’est-ce que je pourrais
bien inventer pour me distraire en attendant la messe? Voyons s’il y a
toujours un écho. (Criant par la porte.) Eh! oh! eh! oh!

LA PRÉFÈTE, du clocher.

Oh! oui, vous savez, je ne reste pas. (Paraissant à la porte.) Non,
décidément! Ce qui m’ennuie, ce n’est pas tant de monter toutes ces
marches, c’est de penser qu’il faudrait encore les redescendre...

JEUNHOMME.

Tiens, Mme la Préfète qui visite son église...

LA PRÉFÈTE.

Comment! C’est encore vous! et c’est ici que je vous retrouve?...

JEUNHOMME.

Oh! je n’y ai pas couché. Je fais seulement une suppléance: je suis venu
pour remplacer le souffleur de l’orgue qui est de mes amis...

LA PRÉFÈTE.

Vous avez des relations bien cléricales pour un anarchiste, Monsieur
Jeunhomme.

JEUNHOMME.

Il faut avoir des amis dans tous les camps. Donc, il était indisposé, et
comme, en somme, ça n’est pas bien difficile, je suis venu souffler à sa
place...

LA PRÉFÈTE.

Au pied levé. Mais le curé n’est pas effrayé par votre réputation, il
vous accepte? Je le recommanderai à mon mari, il est tolérant.

JEUNHOMME.

Oh! moi, je suis à un point où on n’y fait plus attention: je ne suis
pas électeur. D’ailleurs le curé n’en saura rien. Je me tiens bien
tranquille là, dans ma boîte... personne ne me voit.

LA PRÉFÈTE.

Il y a donc une grande cérémonie?

JEUNHOMME.

Un mariage. Et même j’y pense, puisque vous êtes venue inspecter la
nouvelle résidence de M. le Préfet...

LA PRÉFÈTE.

Oh! oui, et je m’en donne: c’est si agréable de n’être pas la Préfète,
de ne pas se sentir épiée, surveillée: la Préfète était habillée comme
ci; la Préfète est allée par là...

JEUNHOMME.

C’est vrai qu’au fond vous êtes comme moi, nous sommes tous les deux
sous la surveillance de la police: moi, c’est la police administrative,
et vous la police de vos administrés...

LA PRÉFÈTE.

Et la mienne n’est pas plus amusante, mon pauvre Jeunhomme! Elle a bien
plus d’yeux, d’abord, et bien plus d’oreilles, et elle y met d’autant
plus de zèle qu’elle n’est pas payée pour ça. Aussi ce que c’est bon de
lui échapper un peu, de se sentir libre: croyez-vous que, lorsque je
reviendrai ici, préfète, nous pourrons causer comme cela tranquillement
tous deux?

JEUNHOMME.

C’est vrai; c’est-à-dire que moi, je le pourrais: je suis presque plus
libre que vous.

LA PRÉFÈTE.

Ah! songer que du moins, en ce moment, personne dans cette église, ne se
doute, ne se soucie de ma présence, que personne ne s’inquiète de moi!

JEUNHOMME.

Personne. Et pourtant tout le monde est là, car, je vous le disais,
c’est un grand mariage et, si vous voulez rester, vous verrez défiler,
sans qu’il s’en doute, tout le personnel de vos réceptions futures, vous
le connaîtrez avant qu’il ne vous connaisse.

LA PRÉFÈTE.

Allez, je le connais déjà. Rien ne ressemble tant aux fonctionnaires
d’une préfecture que les fonctionnaires d’une autre préfecture: ils ont
les mêmes habits, le même langage, et jusqu’aux mêmes têtes. C’est
positif; il y a un moule pour les receveurs d’enregistrement, pour leurs
femmes, même pour leurs enfants. Une ville de vingt mille âmes, c’est
toutes les villes de vingt mille âmes, et c’est à croire que par toute
la France il n’y a que vingt mille âmes en tout.

JEUNHOMME.

Vingt mille, Madame, vingt mille âmes... croyez qu’il n’y en a pas tant.

LA PRÉFÈTE.

Vous êtes philosophe, Monsieur Jeunhomme!

JEUNHOMME.

A force de ne plus travailler de mes mains! Vous restez pour le défilé?

LA PRÉFÈTE.

C’est bientôt cette cérémonie?

JEUNHOMME.

Mon Dieu, il y a une demi-heure que ce devrait être commencé. Mettons
encore une demi-heure. Vous pourriez, en attendant, voir le tableau de
la sacristie.

LA PRÉFÈTE.

Il y a un tableau à voir?

JEUNHOMME.

C’est un tableau d’un peintre local, que l’État avait acheté et envoyé.
On l’a mis dans la sacristie à cause d’un petit ange qu’on trouvait trop
nu pour le montrer, en public, dans une chapelle... la sacristie, vous
comprenez, c’est plus intime...

LA PRÉFÈTE.

Allons voir le petit ange...

JEUNHOMME.

Par cette galerie, vous y serez tout de suite, je vais vous indiquer.
Vous avez vu les sculptures des chapiteaux?

LA PRÉFÈTE.

Oui, à l’hôtel on me les avait déjà signalés. Il paraît que c’est la
grande attraction de cette église.

JEUNHOMME.

Les archéologues n’y viennent que pour ça.

  Ils s’éloignent par la galerie.


SCÈNE IX

LANVORNAY, arrivant par l’escalier du fond

Ma petite Germaine m’a fait promettre que, le matin de notre mariage,
j’irais graver nos initiales sur l’escalier du clocher, avec la pointe
de mon couteau. Idée puérile, mais charmante! Et puis il paraît que
c’est une coutume du pays. Seulement le coiffeur m’a mis en retard, je
n’ai plus beaucoup de temps. N’importe. Évidemment ça ne serait pas
indispensable; mais, n’est-ce pas, on ne se marie que pour avoir de ces
petits souvenirs-là!

  Il monte au clocher par la porte ouverte, mais Jeunhomme revient qui
  la ferme soigneusement.


SCÈNE X

JEUNHOMME

Non, il vient trop d’air maintenant, c’est mauvais pour mon rhume,
qu’est-ce que dirait Calfa?... Rentrons chez nous.

  Il a réintégré les flancs de l’orgue, quand Gérôme et Calfa paraissent
  au fond.


SCÈNE XI

GÉRÔME, CALFA

CALFA.

Alors vous l’avez enfermée dans le clocher?

GÉRÔME.

Oui, et, sans vouloir me poser en maître, il me semble que c’est assez
bien imaginé.

CALFA.

Évidemment, c’est une solution. Mais, voulez-vous mon opinion? Vous ne
vous fâcherez pas? C’est une solution sans élégance.

GÉRÔME.

Comment! j’assure la tranquillité de la cérémonie, je mets cette femme
dans l’impossibilité de nuire...

CALFA.

C’est justement. Vous comprenez bien, si j’avais pensé que ce fût là le
résultat à atteindre, ce n’était pas bien malin: je n’avais qu’à la
faire garder à vue à l’hôtel.

GÉRÔME.

Tiens, au fait: pourquoi ne l’avez-vous pas fait?

CALFA.

Ah! Monsieur Gérôme, Monsieur Gérôme, comme on voit bien qu’avec des
dispositions pourtant remarquables vous n’êtes qu’un amateur: vous
n’avez pas nos coquetteries professionnelles!

GÉRÔME.

Enfin, l’important est que vous empêchiez un malheur?

CALFA.

Non! l’important était qu’on vît bien qu’il pouvait arriver un malheur,
mais que nous avions pris toutes nos précautions. Nous ne commandons pas
à l’orage, mais nous apportons des parapluies. Si l’orage ne crevait
jamais, on finirait par trouver que les parapluies sont des instruments
encombrants et d’une forme ridicule. Comprenez-vous la vraie mission de
la police? Enfin! vous êtes bien sûr, cette fois, que c’est bien la
personne qui est là dedans?

GÉRÔME.

Absolument sûr, comme je vous vois, je le lui ai demandé.

CALFA.

Et elle vous a répondu qu’elle était la maîtresse du jeune marié?

GÉRÔME.

Pas complètement. Mais c’était facile à comprendre.

CALFA.

D’ailleurs, je vais m’assurer à mon tour, sans avoir l’air...

GÉRÔME.

Si vous n’avez plus besoin de moi, il serait peut-être bon que j’aille
m’occuper aussi des derniers apprêts de la cérémonie?

CALFA.

Mais sans doute. Seulement je remarque qu’il n’y a pas de serrure à
cette porte. Il faudrait deux agents pour garder le verrou et empêcher
que, si la prisonnière s’impatiente et si l’on entend frapper, il ne
prenne à quelqu’un fantaisie d’ouvrir. Voulez-vous être assez aimable
pour envoyer deux agents à qui vous expliquerez ce qu’ils auront à
faire.

GÉRÔME.

Je leur dirai que vous leur donnez pour consigne de ne laisser tirer ce
verrou, sous aucun prétexte?...

CALFA.

C’est cela même, et merci.

GÉRÔME.

Sans rancune?

CALFA.

Comment donc: on peut avoir des points de vue différents en matière de
police, et cela n’empêche pas qu’on s’estime. Et puis, qui sait? Le
hasard est un grand maître. Assurons-nous toujours.

  Gérôme est parti. Calfa ouvre la porte du clocher et se trouve nez à
  nez avec Lanvornay.


SCÈNE XII

LANVORNAY, CALFA

LANVORNAY.

Ah! je vous remercie, Monsieur, on voit à peine clair là dedans, je ne
pouvais plus ouvrir la porte!...

  Il va pour filer.

CALFA.

Voyons, je ne rêve pas; ce n’est pas un déguisement: c’est bien un
homme... C’est même le jeune marié!... Eh! Monsieur!...

LANVORNAY.

Oh! je vous demande pardon... on doit m’attendre, je suis très pressé.
Tiens, j’ai même laissé mon couteau là-haut... tant pis... Bonsoir,
Monsieur!

  Il file.

CALFA.

Voyons, Gérôme n’est pas un professionnel, c’est égal, il n’a pu se
tromper à ce point: l’homme, je le retrouverai toujours. Mais elle, la
femme, qu’est-ce qu’il en a fait, qu’est-elle devenue? Un dernier
rendez-vous, peut-être. Il a parlé de son couteau? Quelles turpitudes
vais-je découvrir, ou quel drame? Tout va bien.

  Il monte au clocher. Les deux agents envoyés de service s’arrêtent
  devant la porte que Calfa vient de laisser ouverte.


SCÈNE XIII

LAMBERT, GUIBAL

LAMBERT.

Puisqu’il s’agit que personne entre et que personne sorte, si une bonne
fois nous poussions le verrou?

GUIBAL.

Nous n’avons pas d’instructions.

LAMBERT.

Il y a des cas où il faut montrer un peu d’initiative. (Il pousse le
verrou) Là! comme ça nous n’aurons qu’à surveiller du coin de l’œil, et,
de l’autre, nous pourrons voir un peu la cérémonie.

GUIBAL.

Je suis libre penseur, mais les grandes cérémonies religieuses, ça
m’impressionne toujours.

LAMBERT.

Oui, nous avons tous fait notre première communion.

GUIBAL.

Oui, on aura beau dire, pour un mariage, rien ne remplace l’autel avec
les fleurs, et les cierges, et l’orgue, et les suisses.

  Ils rôdent autour de l’orgue.

LAMBERT.

C’est curieux un orgue; je n’en avais jamais vu de près, c’est gros!

GUIBAL.

C’est censément plus gros qu’un piano.

LAMBERT.

M. Canette en joue bien, encore qu’il n’y voit guère...

GUIBAL.

C’est sans doute que, quand on n’y voit pas, on entend mieux.

LAMBERT.

Moi, j’aime surtout quand cela fait un petit bruit, comme si c’était
dans le lointain, et que ça tremble.

GUIBAL.

Oui, on dirait qu’on vous chatouille.

LAMBERT, lisant.

Voix céleste... cor anglais...

GUIBAL.

Toujours les Anglais, nom de Dieu! ça me gâte un peu mon plaisir!

LAMBERT.

A notre poste, voilà qu’on vient.

  Ils sont installés près de la porte quand arrivent les Bédu et les
  Ramage.


SCÈNE XIV

LES MÊMES, Mme RAMAGE, Mlle BÉDU, BÉDU, RAMAGE

Mme RAMAGE.

Tiens, il y a d’autres invités qui font comme nous qui s’installent à
l’orgue.

Mlle BÉDU.

Nous ne les connaissons pas. Ce sont peut-être des touristes?

BÉDU.

Chut! ce sont des agents. Il y en a comme ça plein l’église.

Mme RAMAGE.

C’est très impressionnant! Mais ils ne sont pas en uniforme?

BÉDU.

Ils ne sont pas en uniforme pour qu’on ne les reconnaisse pas. (Montrant
dans la nef.) Tenez, il y a là Babin, et Lacaze, et Choquart, le petit
blond...

Mme RAMAGE.

Cela ne vous fait rien, chère amie, de sentir qu’on est comme cela
enveloppée de soldats?...

Mme BÉDU.

Les sergents de ville ne sont pas des soldats.

Mme RAMAGE.

Sans doute, n’empêche que de les savoir là calmes, immobiles, plein
l’église, je trouve que cela donne aux circonstances une solennité
particulière: j’imagine que ce que j’éprouve, c’est comme si j’assistais
à une messe à bord d’un navire, vous savez, avec tout l’équipage...

Mme BÉDU.

Vous avez de l’imagination.

Mme RAMAGE.

Il faut bien.

Mme BÉDU.

Pour moi, je trouve qu’il n’y a pas de belle cérémonie de mariage sans
uniformes dans le cortège.

Mme RAMAGE.

Ils ont dû faire venir leur cousin...

Mme BÉDU.

Oui, ce fameux cousin qui est quelque chose dans les douanes, ou dans
l’intendance, et qui s’est promené tout l’été dernier, à la musique,
avec une pelisse d’officier...

Mlle BÉDU.

Est-ce qu’un substitut peut être autorisé à se marier en robe?

Mme BÉDU.

Qu’est-ce que ça peut te faire?

RAMAGE.

Allons, madame Bédu, Bédu autorise: venez que je vous montre les
horreurs que les moines avaient mises dans cette galerie...

Mme BÉDU.

M. Bédu n’a rien à autoriser.

RAMAGE.

Voyons, nous avons encore quelques minutes à perdre, il faut en
profiter: on ne marie pas tous les jours la fille d’une amie. Vous
verrez, c’est très curieux.

Mme RAMAGE.

En somme, c’est de l’architecture.

Mme BÉDU.

En tous cas, nous ne pouvons laisser Amélie seule. (A Bédu.) Tu vas me
faire le plaisir de rester avec elle.

BÉDU.

Mais certainement! (A part.) Ça m’est égal, j’ai vu ça quarante fois.

  Mmes Bédu et Ramage avec Ramage s’en vont dans la galerie.


SCÈNE XV

Mlle BÉDU, BÉDU, LES AGENTS

Mlle BÉDU.

Ce sont les petits chapiteaux, n’est-ce pas, papa?

BÉDU.

Tiens, tu sais ça, toi?

Mlle BÉDU.

Je crois bien: à la pension, Germaine Champenois en dessinait sur tous
ses cahiers.

BÉDU.

C’est du joli!

Mlle BÉDU.

Oh! tu vois bien que ça ne l’empêche pas de se marier.

BÉDU.

Tu ferais mieux de repasser un peu ton morceau de chant.

  Et laissant Mlle Bédu à l’orgue, il se rapproche des agents qui ont
  entamé une partie de cartes.

BÉDU.

A quoi jouez-vous donc là, sergents de ville?

LAMBERT.

Au bonneteau.

GUIBAL.

Nous ne jouons pas, d’ailleurs, nous étudions.

LAMBERT.

Oui, c’est un jeu qui n’est pas très courant en province; mais monsieur
Calfa exige que nous l’apprenions à tout événement, pour la
surveillance.

GUIBAL.

Il nous a rapporté ça de Paris.

BÉDU.

J’ai connu ce jeu-là, autrefois. Voyons, voulez-vous que je vous fasse
dix sous?

LAMBERT.

Si vous voulez, monsieur Bédu. (Jeu.) C’est perdu.

BÉDU.

Je recommence. Un homme intelligent, le nouveau commissaire.

LAMBERT, tout en faisant le jeu.

Oui, il va de l’avant. C’est perdu.

  Le jeu continue.

GUIBAL.

On ne comprend pas toujours ce qu’il fait faire; mais comme il dit,
moins on comprend, mieux on est discipliné; il inspire confiance.

LAMBERT.

Et dame, tout est là, pour les chefs, inspirer confiance. C’est encore
perdu.

BÉDU.

Sapristi! je n’ai plus de petite monnaie. Je suppose bien qu’on n’aura
pas l’aplomb de venir jusqu’ici faire la quête. Mais c’est égal, en cas,
c’est embêtant de se trouver pris au dépourvu, et de n’avoir pas de
pièce de dix sous. Je descends jusqu’au bureau de tabac, et je reviens.
(A sa fille.) Solfie en m’attendant.

  Il s’en va.

Mlle BÉDU, après le départ de son père.

En somme, c’est de l’architecture!...

  Et, elle aussi, va voir les chapiteaux.


SCÈNE XVI

LAMBERT, GUIBAL, puis JEUNHOMME

LAMBERT.

Il a parlé de bureau de tabac, moi je fumerais bien une pipe.

GUIBAL.

Pour ce que nous faisons... Pourtant ici, on ne peut guère.

LAMBERT, montrant la porte de l’orgue.

Si on entrait par là, c’est peut-être plus discret. (Il ouvre.) Tiens,
Jeunhomme, qu’est-ce que vous faites là, vous?

JEUNHOMME.

Bon! on ne peut pas être dix minutes tranquille sans que vous veniez me
relancer.

LAMBERT.

Allons! ne vous fâchez pas: seulement on ne vous savait pas si dévot!

JEUNHOMME.

C’est le père Louche qui m’avait demandé pour souffler l’orgue à sa
place...

GUIBAL.

Parbleu! quand il s’agit de faire de la musique, vous en êtes toujours.
Mais il n’est pas question de ça. Le patron nous a collés de service
ici.

JEUNHOMME.

Pour quoi faire?

LAMBERT.

Pour garder cette porte.

JEUNHOMME.

En voilà une idée!

LAMBERT.

C’est son idée!

GUIBAL.

Seulement nous cherchions un petit coin pour en griller une...

JEUNHOMME.

Eh! bien, mettez-vous là! Mais ne fichez pas le feu. Et puis je vais
vous enfermer pour que la fumée n’aille pas dans l’église.

LAMBERT.

Et vous, si on veut toucher à la porte, prévenez-nous.

JEUNHOMME.

Oui, oui, elle ne va pas s’envoler.

  Les agents s’enferment dans l’orgue.


SCÈNE XVII

JEUNHOMME, Mlle BÉDU, puis LA PRÉFÈTE.

Mlle BÉDU.

C’est bien extraordinaire que M. Canette ne soit pas arrivé; si j’allais
n’avoir personne pour m’accompagner? (A Jeunhomme.) Dites, Monsieur,
puisque vous êtes quelque chose dans l’orgue, savez-vous pourquoi
l’organiste est si en retard?

JEUNHOMME.

Oh! qu’est-ce que vous voulez, il est tellement myope!

Mlle BÉDU.

Il me semble qu’on monte l’escalier, c’est peut-être lui?

JEUNHOMME.

Eh! non, c’est Mme la préfète qui revient.

Mlle BÉDU.

La préfète?

JEUNHOMME.

Ça m’a échappé... Eh! oui la nouvelle préfète, arrivée ici d’hier soir!

Mlle BÉDU.

La préfète!... Je vais sans doute voir une grue et voici que je me
rencontre aussi avec la nouvelle préfète: quelle bonne journée!

LA PRÉFÈTE.

Vous voyez, Monsieur Jeunhomme, j’ai suivi vos conseils, je viens
assister au défilé. Mais je ne vais pas vous gêner, vous me permettez,
Mademoiselle?

Mlle BÉDU.

Oh! Madame la préfète, bien sûr, Madame la préfète...

LA PRÉFÈTE.

Allons, bon! je vois qu’on m’a trahie...

JEUNHOMME.

Ça m’a échappé!...

  Il va retrouver les agents dans l’orgue.

Mlle BÉDU.

Oh! Madame la préfète, j’aurais deviné...

LA PRÉFÈTE.

C’est bien ce que je craignais, c’est une fatalité! mais enfin, à
première vue, à quoi donc reconnaît-on une préfète?

Mlle BÉDU.

C’est que, je ne sais pas comment dire, Madame, mais bien sûr qu’à la
musique, par exemple, on voit tout de suite: ça, ce sont les femmes
d’officiers, ça, les femmes de commerçants... ça, les dames des
fonctionnaires...

LA PRÉFÈTE.

Et moi aussi, à première vue, je reconnais tout de suite une gentille
jeune fille de fonctionnaire, qui sera bien contente si l’on danse cet
hiver à la préfecture.

Mlle BÉDU.

Oh! oui, Madame la préfète: pensez donc, c’est si triste quand la
préfecture ne donne pas l’élan!

LA PRÉFÈTE.

Et notre prédécesseur Bavolet ne donnait pas l’élan, lui qui était
célibataire...

Mlle BÉDU.

Et avant, madame Laussel, la préfète qui était toujours en deuil...
Tandis qu’il y a eu une année, seulement j’étais trop jeune alors pour
faire mon entrée dans le monde, une année où il y a eu un bal travesti!

LA PRÉFÈTE.

Si vous étiez préfète, je parie que vous donneriez des bals
travestis?...

Mlle BÉDU.

Oh! oui, et puis je ferais jouer la comédie: c’est si amusant,
paraît-il, surtout les répétitions...

LA PRÉFÈTE.

Vous joueriez très bien la comédie!

Mlle BÉDU.

Oh! je ne dis pas moi, mais il y a de ces messieurs qui débitent bien,
allez, il y a le substitut!

LA PRÉFÈTE.

Vous comprenez, je me renseigne; tout cela est très important à savoir,
Mademoiselle. (Prenant la partition que Mlle Bédu tient à la main.) Et
vous chantez, vous allez chanter tout à l’heure?

Mlle BÉDU.

Germaine Champenois est ma meilleure amie; elle m’avait tellement fait
promettre que je chanterais à son mariage!...

LA PRÉFÈTE.

Il n’y a pas d’organiste pour vous accompagner?

Mlle BÉDU.

Je commence même à être un peu inquiète! d’autant que le morceau que je
dois chanter est de lui...

  La préfète jette un coup d’œil sur les premières lignes.

LA PRÉFÈTE.

Tiens, ça ressemble au Pas des Patineurs...

Mlle BÉDU.

C’est en effet le Pas des Patineurs. Il faut vous dire que Germaine
s’est fiancée en dansant cette danse-là. Alors M. Canette a eu l’idée
d’arranger le Pas des Patineurs avec des paroles religieuses, en plus
lent, bien entendu: c’est pour le souvenir.

LA PRÉFÈTE.

M. Canette est homme de goût. Mais, dites-moi, Mademoiselle! avec la
musique de M. Canette et les monologues du substitut, il me semble que
voilà de quoi passer de charmantes soirées: voilà des éléments!

Mlle BÉDU.

Quand on veut, on trouve toujours des éléments! D’ailleurs, on peut
toujours organiser des petits jeux...

LA PRÉFÈTE.

J’allais le dire: les petits papiers, les portraits. Ce n’est pas un
homme, ce n’est pas une femme, qu’est-ce que c’est?...

Mlle BÉDU.

Le trou...

LA PRÉFÈTE.

Le trou?

Mlle BÉDU.

Oh! oui, le trou!... moi, je trouve que c’est le plus amusant, n’est-ce
pas, Madame?

LA PRÉFÈTE.

Oui? Tiens, voilà un jeu que je ne connais pas du tout! J’ai pourtant
été élevée au couvent. Oh! mais il faut que vous me l’appreniez, tout de
suite.

Mlle BÉDU.

Que je vous apprenne, Madame la préfète!...

LA PRÉFÈTE.

Si, si, tout de suite! Ah! par exemple! Entendez-vous les potins des
réactionnaires, quand mon mari aurait pris possession de son poste:
Qu’est-ce que cette nouvelle préfète qui ne sait pas seulement jouer au
trou!... Je l’ai échappée belle! Allons, Mademoiselle, c’est pour la
République!

Mlle BÉDU.

Oh! Madame la préfète, bien sûr, Madame la préfète!... Seulement il
faudrait être au moins trois...

LA PRÉFÈTE.

Eh! bien, mais il y avait là Jeunhomme...

JEUNHOMME, sortant de l’orgue, aux agents.

Tiens, je vous crois que je fais Charlemagne! Et puis, vrai, au
bonneteau, vous n’êtes pas de force. Fumez, fumez! et soufflez un peu si
vous voulez pour vous distraire...

LA PRÉFÈTE.

Monsieur Jeunhomme, vous allez venir jouer avec nous.

JEUNHOMME.

Encore un bonneteau? Jamais de la vie! J’ai épuisé ma veine, vous
comprenez! Trente sous que je viens de gagner là!

LA PRÉFÈTE.

Fi, des jeux d’argent, Monsieur Jeunhomme, dans votre situation!... Non,
nous cherchons un troisième pour jouer au trou; allons! ne dites pas
non; moi non plus je ne sais pas jouer, mademoiselle va nous
expliquer...

Mlle BÉDU.

Eh! bien, voilà... Je suis un peu émue... On se met en cercle... et puis
on tient la main gauche, comme ceci... ça fait comme un petit puits...

LA PRÉFÈTE.

C’est ça, le trou? Ah! très bien!...

Mlle BÉDU.

Comme vous comprenez vite, Madame la préfète! C’est le trou. Au milieu,
c’est le trou commun. Et le trou du voisin de droite, c’est le trou du
voisin, bien entendu. Et alors on commande: chacun son trou... trou
commun... trou du voisin... et chacun suit avec l’index de la main
droite: chacun son trou... trou commun... trou du voisin...
Naturellement, plus on est nombreux, plus on va vite, plus on
s’embrouille, et plus c’est amusant...

LA PRÉFÈTE.

Je trouve que, rien qu’à nous trois, c’est déjà très amusant, n’est-ce
pas, Monsieur Jeunhomme?...

JEUNHOMME.

Oh! moi, il faut très peu de chose pour m’amuser.

LA PRÉFÈTE.

Allons, attention! je commence: Trou commun... chacun son trou... Ah!
Monsieur Jeunhomme, un gage!...

JEUNHOMME.

Un gage?

LA PRÉFÈTE.

Oui, vous vous êtes trompé. Il faut donner un gage... donnez n’importe
quoi... votre mouchoir de poche?

JEUNHOMME.

Mon mouchoir de poche?... Si j’avais pu prévoir...

Mlle BÉDU.

Est-ce dommage que M. Canette ne soit pas là... C’est lui qui en fait
des gages!... Avec sa myopie, il se trompe tout le temps, ce qu’il est
drôle!... Oh! mon Dieu les cloches!... voilà qu’on sonne...

JEUNHOMME.

On dirait même que c’est quelqu’un qui n’a pas l’habitude...

Mlle BÉDU.

Pendant que nous jouions là, bien tranquillement, le cortège qui arrive,
et cette pauvre Germaine va faire son entrée sans musique, une entrée
manquée, c’est épouvantable!... Ah! si je savais jouer de l’orgue...

LA PRÉFÈTE.

Mais, j’en sais jouer, moi; je ne vais pas à l’église dans les villes où
mon mari est préfet, mais chez nous, l’été, à la campagne, c’est
toujours moi qui tiens l’harmonium pendant la messe. (Prenant le morceau
de musique des mains de Germaine.) Allons, donnez-moi ça... Ces cloches
sont folles!... Ne laissons pas rater l’entrée de votre amie Germaine!

  Elle joue les premières mesures, Gérôme se précipite.


SCÈNE XVIII

LES MÊMES, GÉRÔME, RAMAGE, Mme RAMAGE, Mme BÉDU, CALFA, BÉDU, CANETTE,
GILOTTE, LE COMMANDANT.

GÉRÔME.

Arrêtez l’orgue, arrêtez: la noce n’est pas là, c’est un faux départ.
(Apercevant la préfète à l’orgue.) La personne! c’est la personne!...
Mais alors on l’a laissée sortir... les agents ne sont plus là... et qui
est-ce qui est dans le clocher... qui peut se permettre de toucher aux
cloches... (Il va rapidement à la porte du clocher qu’il ouvre et d’où
sort un nègre.) Ah! vous, tout le monde vous avait oublié!... on sonne
toujours!

  Il monte au clocher.

LA PRÉFÈTE.

Un nègre?

JEUNHOMME.

Ah! oui! le nègre? C’est l’architecte diocésain délégué du ministère des
Beaux-Arts; voilà onze ans qu’il passe ses journées dans le clocher pour
en étudier la restauration; personne n’y fait plus attention...

LA PRÉFÈTE.

Et il continue.

  De la galerie arrivent Ramage, Mme Ramage et Mme Bédu.

RAMAGE.

Que se passe-t-il? La personne!...

Mme BÉDU.

Ma fille seule avec la personne!... Quelles horreurs lui aura-t-elle
apprises?...

RAMAGE.

Les chapiteaux en action!

Mme RAMAGE.

Oh! puisque le nègre était là!

  Au seuil de la porte du clocher, Calfa et Gérôme.

CALFA, à Gérôme.

J’étais enfermé! Il a bien fallu que je sonne pour me faire entendre. (A
la Préfète.) Bien joué, Madame...

LA PRÉFÈTE.

Oh! trop aimable... L’orgue, quand on sait un peu de piano, je tapote...

CALFA.

Bien joué, vous dis-je; mais à deux de jeu?

LA PRÉFÈTE.

C’est l’organiste? Mais il n’a pas l’air myope...

CALFA.

Et les agents? Où sont les agents?

JEUNHOMME, ouvrant la porte de l’orgue.

Tenez, ils sont là; ils fument.

CALFA.

De mieux en mieux, Madame: séquestration d’agents de la force publique,
le délit se caractérise; à merveille!

  Arrive Bédu, avec l’organiste.

BÉDU.

Voici la noce, dépêchez-vous, monsieur Canette, vous allez être en
retard!

GÉRÔME.

Canette ne voit personne: voilà qu’il s’installe.

CALFA[1].

  [1] Voir la note de la page 262.

Ne le troublez pas. Seulement je suis forcé de garder Jeunhomme, bien
entendu, et madame à ma disposition.

JEUNHOMME.

Mais c’est la préfète!

Mlle BÉDU.

C’est la préfète!

Mme BÉDU, à sa fille.

Petite dinde!

CALFA.

Elle est ingénieuse! elle est drôle!... Mais je n’ai pas envie de rire.

GÉRÔME.

La préfète? un nom de guerre, comme la Vrille, ou la Mominette.

CALFA.

Évidemment!

  M. Canette commence sur l’orgue son arrangement du Pas des Patineurs.
  Musique jusqu’au baisser du rideau.

JEUNHOMME, à la préfète.

Voilà les avantages de l’incognito!

LA PRÉFÈTE.

Mais je n’en espérais pas tant: moi arrêtée, c’est admirable, c’est
délicieux!

JEUNHOMME.

Si vous en aviez comme moi l’habitude...

  Surgissent de l’escalier du fond Gilotte, le commandant, un enfant de
  chœur.

GILOTTE.

Eh! bien, voyons, qu’est-ce qui se passe? Gérôme, le cortège est en
bas...

LE COMMANDANT.

L’exactitude militaire, politesse des rois!

RAMAGE, à Gérôme.

Ne dites rien, sacrebleu, le lunch...

BÉDU.

Le lunch!

GÉRÔME.

Je vous demande pardon, Messieurs, je vous suis... (A Calfa.) Vous n’y
voyez pas d’inconvénient?

CALFA.

Pas le moins du monde; ma mission est accomplie: la noce continue...

Mlle BÉDU.

Ai-je vu une grue qui ressemble à une préfète, ou une préfète qui
ressemblerait à une grue?

CALFA.

Je crois que j’aurai un joli rapport à présenter au nouveau préfet.


RIDEAU



ACTE TROISIÈME

_Au jardin public. A gauche, un coin du kiosque couvert où joue la
musique: l’escalier par où l’on y monte, et à côté de l’escalier, face
au public, la porte basse du hangar sous le kiosque, qui sert pour les
chaises.--Au lever du rideau, les enfants Ramage crient et trépignent
sur le kiosque._


SCÈNE PREMIÈRE

Mme RAMAGE, Mme BÉDU, Mlle BÉDU

Mme RAMAGE, appelant les enfants.

Yvonne! Édouard! Vovonne, Doudou! voyons! voulez-vous bien descendre!...
oh! insupportables!... (Aux dames Bédu qui arrivent.) Ah! bonjour, chère
madame, bonjour mademoiselle: vous venez prendre vos chaises? Gérôme
n’est pas encore là... Vovonne! Doudou!... Je vous demande pardon: ces
enfants me rendront folle!...

Mme BÉDU.

Ils sont délicieux! Amélie, va les embrasser...

  Amélie rejoint les enfants sur le kiosque.

Mlle BÉDU.

Vovonne!... Doudou!...

Mme BÉDU.

Alors, M. Ramage y est allé lui aussi?... se présenter à cette préfète?

Mme RAMAGE.

Mais oui... et aussi M. Bédu?...

Mme BÉDU.

Oh! vous pensez! du moment qu’il s’agit d’aller faire la roue devant une
péronnelle...

Mme RAMAGE.

Mais, chère amie, je vous trouve sévère!... En somme, cette dame a été
victime d’une erreur regrettable, et je trouve très bien qu’en manière
d’hommage et de protestation ces messieurs se soient donné le mot pour
aller corner leur carte.

Mme BÉDU.

Corner!... je ne vous le fais pas dire!

Mme RAMAGE.

Après tout, c’est la préfète!

Mme BÉDU.

Je ne dis pas non; c’est tant mieux pour elle: autrement elle s’en
serait tirée à moins bon compte! Le commissaire reconnaît qu’il s’est
trompé, c’est une chose entendue! Mais ce qui ne trompe pas, c’est notre
instinct d’honnête femme.

Mme RAMAGE.

Alors, vous croyez qu’il y avait quelque chose?

Mme BÉDU.

On ne m’enlèvera pas de l’idée que cette dame était parfaitement la
maîtresse du petit Lanvornay. D’abord, qu’est-ce que ces façons? Elle
cause un quart d’heure avec ma fille, et quand j’arrive, elle n’a même
pas un regard pour moi, moi la mère? Vous trouvez que ce sont des
procédés de femme bien élevée?

Mme RAMAGE.

Enfin, une préfète est une préfète...

Mme BÉDU.

Vous en êtes encore là? Mais, chère madame, dans les Basses-Alpes, nous
avons connu un préfet qui avait épousé la fille d’un contrebandier
espagnol, après l’avoir enlevée d’un cabaret à matelots: tout le monde
savait cela, à Digne!

Mme RAMAGE.

Vous me bouleversez! Celle-ci aurait assez le type espagnol, ne
trouvez-vous pas?

Mme BÉDU.

Toutes ces femmes-là ont le type espagnol! En attendant, nous sommes
forcées de laisser nos maris, trop contents de l’aubaine, se galvauder
auprès de cette personne; et nous-mêmes, il faut que nous venions
attendre ici, afin que, s’il lui prend fantaisie de venir s’afficher à
la musique, elle trouve les femmes des hauts fonctionnaires prêtes à la
saluer, à la face de la ville, pour pallier l’effet de son algarade, et
lui constituer une garde d’honneur: pour la réhabiliter!

Mme RAMAGE.

Mais mon mari, en m’envoyant, m’avait dit que c’était vous-même qui
aviez eu l’idée...

Mme BÉDU.

Mais certainement, chère amie: j’ai fait la bêtise de me marier à un
fonctionnaire, je ne tiens pas à ce que mon mari meure dans la peau d’un
sous-inspecteur, j’ai une fille. Mais quand je songe que j’aurais pu
épouser un officier, et qu’alors je me serais moquée de la préfecture,
de la préfète, et de tous ces croquants!...


SCÈNE II

LES MÊMES, GÉRÔME

GÉRÔME.

Je vous demande pardon, Mesdames, je suis un peu en retard pour les
chaises. Mais vous vous expliquez sans doute: j’étais allé corner ma
carte, comme serveur à la préfecture.

  Tout en parlant, il a ouvert la porte basse et tiré quelques chaises.

Trois chaises, n’est-ce pas, à la place habituelle, du côté du jet
d’eau. Ne vous donnez pas la peine, je vais les porter.

  Il s’éloigne avec les chaises.

Mme RAMAGE, appelant.

Vovonne... Doudou!...

Mlle BÉDU, descendant du kiosque avec les enfants.

Les voilà! dites que vous vous êtes bien amusés avec votre amie
Amélie...

Mme RAMAGE.

Vous n’embrassez pas la dame; allons, embrassez la maman de votre amie
Amélie...

  Les enfants hurlent.

Mme BÉDU.

Mais non, mais non, laissez-les donc jouer!

Mlle BÉDU.

Je songeais à une chose: si le commissaire spécial ne s’était pas
trompé, si la personne qu’on a arrêtée à l’église avait été coupable,
c’est le substitut qui l’aurait jugée?

Mme BÉDU.

Tu ferais mieux de t’occuper des enfants: tiens, ils vont jeter toutes
les chaises par terre...

Mme RAMAGE.

Ce sont des diables! ce sont des diables!...

Mme BÉDU.

Ils sont délicieux! (A part.) S’ils étaient à moi, ce que je leur
flanquerais des gifles!... (Haut.) Ils sont délicieux!...

  Ils s’éloignent.


SCÈNE III

CALFA, GÉRÔME

CALFA, arrivant suivi de deux agents. Il leur montre la cave.

Là! vous serez très bien là-dedans: c’est parfait! (A Gérôme qui
revient.) Ah! Gérôme, je réquisitionne votre hangar pendant la musique,
c’est là que se tiendront mes agents!

GÉRÔME.

Comment? ça n’est pas fini! Eh! bien, vous en avez un ressort! Est-ce
que vous comptez encore sur quelque chose, Monsieur Calfa?

CALFA.

Je vous l’ai déjà dit, mon cher Gérôme, c’est notre profession de
toujours faire comme si nous comptions sur quelque chose: et il faut
bien que ça finisse par arriver, un jour ou l’autre.

GÉRÔME.

Mais, justement, après ce qui vous est arrivé hier, ça ne vous suffit
pas?

CALFA.

Quoi? vous admettrez bien qu’il y avait quatre-vingt-dix-neuf chances
pour que cette personne ne fût pas la préfète: il s’est trouvé que
c’était la préfète, eh! bien, mon Dieu, c’était la chance à courir; sans
cela, on ne ferait jamais rien. J’ajouterai d’ailleurs que l’événement
n’a pas été pour me déplaire: comme cela, dès son arrivée, le nouveau
préfet saura, et de première main, qu’il a un commissaire spécial qui ne
craint pas d’ouvrir l’œil.

GÉRÔME.

Selon vous, ça lui sera égal, au préfet, que vous ayez arrêté sa femme?

CALFA.

Ça ne lui sera pas égal: il sera enchanté,--si du moins c’est un homme
intelligent, comme je l’espère.

GÉRÔME.

Il peut être intelligent, et ne pas aimer à être cocu, ou du moins que
cela se sache. Car enfin, monsieur Calfa, de vous à moi, l’idée m’était
venue, et je crois bien qu’elle est venue à d’autres: de ce que cette
dame est la préfète, cela ne prouve pas qu’elle ne soit aussi la
maîtresse de M. Lanvornay.

CALFA.

Qui est-ce qui vous dit le contraire? Mais vous mélangez les questions;
l’aventure pourra lui être désagréable comme homme, mais comme préfet,
elle ne lui offre que des avantages, et je n’ai affaire qu’au préfet. En
donnant à la préfète l’auréole de l’arrestation arbitraire, je me trouve
avoir déterminé en son honneur, et en l’honneur de l’administration
préfectorale par conséquent, un courant d’opinion, un mouvement de
sympathie considérable; vous savez bien qu’en ce moment tous les
fonctionnaires défilent à l’Hôtel du Midi pour témoigner de leur
loyalisme: ça aura été une entrée exceptionnelle!

GÉRÔME.

Entre deux agents. Ce n’est pas l’entrée de tout le monde.

CALFA.

Et tout à l’heure, quand la préfète paraîtra à la musique, ce ne sont
plus seulement les fonctionnaires, c’est toute la ville, c’est l’opinion
publique qui va se manifester, et nous allons pouvoir juger d’un coup
quels sont, dans la population, les éléments hostiles, et quels sont
ceux sur qui nous pouvons compter...

GÉRÔME.

Vous croyez qu’on va manifester?

CALFA.

Pour la préfète et contre moi, certainement! Vous voyez bien que
j’établis ici une permanence. D’ailleurs, je ne crois pas à des
manifestations violentes, vous n’avez rien à craindre pour vos chaises.

GÉRÔME.

Oh! ça m’est égal, la municipalité les assure. Et même, j’y pense, il y
en a de vieilles que j’avais laissées à l’église pour la cérémonie de
tantôt, je vais aller les chercher...

CALFA.

Je vais également du côté de l’église. Il habite par là un certain
entreposeur des tabacs qui ne m’a jamais paru bien catholique, chair ou
poisson: il faut que je sache s’il est allé se faire inscrire chez la
préfète.

GÉRÔME.

Ah! les fonctionnaires n’ont qu’à bien se tenir avec vous: toujours prêt
à les surprendre; vous vous cacheriez dans leur encrier!

CALFA.

Je considère cela comme une mission.

  Ils s’éloignent ensemble.


SCÈNE IV

LAMBERT, GUIBAL

GUIBAL.

C’est que nous allons nous embêter, là-dedans, il est embêtant le patron
avec ses idées.

LAMBERT.

Enfin, ce qu’il y a toujours, c’est qu’on peut s’asseoir... Et j’espère,
toujours, que nous entendrons bien la musique.

GUIBAL.

Nous n’entendrons rien du tout, c’est une cave: on est en dessous.

LAMBERT.

A la maison, il y a une machine à coudre au-dessus de la chambre, on
entend très bien... Tiens, monte un peu; tu vas chanter pour que je me
rende compte.

  Guibal monte sur le kiosque, fait une roulade, et redescendant:

GUIBAL.

Eh bien?

LAMBERT.

Rien.

GUIBAL.

Maintenant c’est peut-être aussi que j’étais tout seul. Quand toute la
Philharmonique y sera, avec la caisse et les cuivres, peut-être que ça
s’entendra davantage?...

LAMBERT.

Oui. Et puis tu as la voix faible. Écoute un peu moi. (Montant sur le
kiosque.) Il me semble que j’aurais aimé à être chanteur, ou à parler
sur des estrades... (Roulade.) Eh bien?...

GUIBAL.

Eh bien! mon vieux, voilà qu’il pleut!...

LAMBERT.

Farceur! C’est vrai qu’il tombe des gouttes... Enfin ce qu’il y a
toujours, c’est qu’on sera à l’abri.


SCÈNE V

LES MÊMES, JEUNHOMME

JEUNHOMME.

Décidément, quand ce n’est pas vous qui me trouvez, c’est moi qui vous
trouve...

LAMBERT.

Et définitivement qu’il se trouve qu’on se trouve toujours, monsieur
Jeunhomme...

JEUNHOMME.

Seulement, ce que je ne trouve pas, c’est mon bouton de manchette...
c’est très désagréable, d’autant que je n’en avais qu’un: et comme j’ai
achevé la nuit là, la nuit dernière, je venais voir s’il n’y serait pas
resté, par négligence.

LAMBERT.

Voilà ce que c’est que de coucher toujours où c’est défendu.

GUIBAL.

Enfin, si nous mettons la main dessus, nous vous ferons signe.

LAMBERT.

C’est que ça doit bien vous manquer, hein? Vous soignez votre tenue,
monsieur Jeunhomme, maintenant que vous frayez avec des dames de la
haute administration!

GUIBAL.

C’est pas de reproche; puisqu’elle était l’amie, cette préfète, de M.
Lanvornay, qu’est réactionnaire, c’est bien juste qu’elle ait des bontés
pour vous qu’êtes anarchiste: ça rétablit l’équilibre.

LAMBERT.

L’équilibre opportuniste, quoi!

JEUNHOMME.

Imbéciles!

LAMBERT.

Eh! là, Jeunhomme, vous insultez les agents.

JEUNHOMME.

Vous insultez bien une femme.

GUIBAL.

C’est complètement différent!

LAMBERT.

Et puis, je ne vois pas ce qui vous fâche, au contraire: une dame du
gouvernement qui se conduit mal, c’est le commencement de l’anarchie.

JEUNHOMME.

Et dire que c’est Calfa qui a imaginé toutes ces petites histoires!

GUIBAL.

Et ce n’est pas fini; car, si le patron nous a mis de service
là-dessous, pendant la musique, bien sûr que c’est encore pour en voir!

LAMBERT.

Bien sûr!

JEUNHOMME.

Comment, vous êtes de service sous le kiosque?

GUIBAL.

Dame, nous n’y sommes pas venus pour notre plaisir!...

LAMBERT.

Pour la promenade!...

JEUNHOMME.

Calfa continue, alors! Encore! toujours? Il est donc enragé! Mais cette
fois, il n’aura pas le dernier mot! Ah! il vous met de service sous le
kiosque pendant la musique: vous savez pourquoi?

LAMBERT.

Bien sûr que non!

GUIBAL.

Il ne nous dit pas ses secrets, bien sûr!

JEUNHOMME.

A moi non plus. Mais ça n’est pas malin à deviner.

LAMBERT.

Nous ne devinons jamais.

JEUNHOMME.

Eh bien! ne devinez pas, je vais vous le dire: Il vous a mis là, parce
qu’on doit venir le gifler ici, dans vingt-cinq minutes.

GUIBAL.

On doit gifler le patron?

LAMBERT.

Mais s’il le sait, pourquoi viendra-t-il?

JEUNHOMME.

Il ne peut pas faire autrement, pour son avancement.

LAMBERT.

Mais qui donc doit le gifler?

JEUNHOMME.

Qui? le nouveau préfet. Là! (A part.) Il ne faut pas que ce soit
toujours cette brute qui invente. C’est bien notre tour! Et puis je lui
dois bien ça, à la pauvre préfète!

LAMBERT.

Ah! sacrebleu! je m’asseois!

GUIBAL.

Le fait est que, depuis hier, ce qu’on en apprend: on ne sait plus
comment on vit: c’est extraordinaire!

LAMBERT.

On se croirait à Paris!

JEUNHOMME, à part.

Allons-y! (Haut.) Vous comprenez bien que ça ne pouvait pas se passer
comme ça. La préfète n’a rien dit sur le moment, mais elle mijotait,
n’est-ce pas, elle pouvait pas garder cet affront sur le cœur, c’te
femme. Elle a télégraphié à son mari, qui doit arriver par le train de
Paris, en pleine musique, où il a convoqué Calfa, pour lui flanquer une
paire de calottes, au débotté: ça lui apprendra. Et voilà. Et je m’en
vais.

GUIBAL.

Vous partez: ça ne vous tente pas de voir?

JEUNHOMME.

Peuh! quand j’étais plus jeune, peut-être, mais maintenant j’en ai tant
vu. Et puis je vais au train, précisément, chercher les journaux. C’est
moi le crieur aujourd’hui; Reboul est enrhumé, il me passe la casquette
et la trompe...

LAMBERT.

Toujours des suppléances, Jeunhomme, toujours du provisoire!...

JEUNHOMME.

Il n’y a que le provisoire qui dure. (Gérôme paraît, traînant une petite
charrette remplie de chaises.) Ah! ah! M. Gérôme prend ses précautions:
vous allez refuser du monde!...

GÉRÔME.

Au lieu de badiner, vous feriez mieux de me donner un coup de main.

JEUNHOMME.

Excusez, je suis attendu; mais ces messieurs sont là. Bonsoir,
Messieurs!


SCÈNE VI

LES MÊMES, moins JEUNHOMME

GÉRÔME.

C’était bien la peine que je me fatigue à traîner cette charrette: le
garçon de l’hôtel du Midi vient de me dire que la préfète faisait ses
malles et ne venait pas. Je l’aurais juré, parbleu, maintenant que son
Lanvornay va partir en voyage de noce. Avec cela qu’il va pleuvoir:
sacré Calfa, avec ses histoires! Mais vous ne paraissez pas bien en
train...

GUIBAL.

C’est que nous venons d’apprendre des choses!

LAMBERT.

Oui, on n’a de courage à porter les chaises que pour s’asseoir dessus.

GÉRÔME.

Qu’est-ce qu’il y a encore?

LAMBERT.

On doit, tout à l’heure, flanquer ici des gifles au patron.

GÉRÔME.

Ah! diable! ceci paraît plus sérieux.

GUIBAL.

Oh! c’est sérieux: Jeunhomme est très renseigné.

LAMBERT.

D’abord, n’est-ce pas, un anarchiste, il y a à penser qu’il fait partie
de la Sûreté.

GUIBAL.

Et puis il était tout le temps avec la préfète.

GÉRÔME.

C’est la préfète qui doit gifler Calfa?

LAMBERT.

Oh! il ne se laisserait pas gifler par une femme!

GUIBAL.

Non: c’est le préfet, qui arrive exprès dans vingt minutes, par le train
de Paris.

GÉRÔME.

Le nouveau préfet? Cela ne m’étonne pas. Je m’étais toujours douté que
ça finirait de cette façon-là. Calfa ne voulait pas me croire. Alors le
préfet doit venir le gifler à la musique?

LAMBERT.

Oui! sans doute pour que ça se fasse devant plus de monde.

GÉRÔME.

Malheureusement, ça ne se sait pas assez. Et la pluie va même éloigner
tous les amateurs.

  Paraissent Bédu et Ramage au coin d’une allée.

GUIBAL.

En voilà deux, cependant.

LAMBERT.

Redingote et chapeau de soie: ce sont peut-être les témoins?

GÉRÔME.

Un duel par là-dessus: Oh! ne soyons pas trop gourmands.

LAMBERT.

Renseignez-vous toujours. Nous rangeons vos chaises pour ne pas donner
l’éveil.

  Les deux agents dans le hangar prennent les chaises que leur tend
  Gérôme.


SCÈNE VII

LES MÊMES, RAMAGE, BÉDU

RAMAGE.

Je crois que nous arrivons juste pour l’ondée.

BÉDU.

Je vous avouerai que je tremblais pour mon chapeau haut de forme.

RAMAGE.

Vous vous rappelez l’enterrement du père Moulins, où il pleuvait tant!

BÉDU.

Précisément,--il y a cinq ans.--J’ai eu mon ancien chapeau confondu. Et
c’est embêtant d’acheter un chapeau haut de forme tous les jours.

RAMAGE.

Enfin, nous ne les remettrons plus qu’au premier janvier.

BÉDU.

Et les réceptions, vous oubliez qu’il y aura les réceptions du nouveau
préfet.

RAMAGE.

C’est vrai, sacrebleu! nous n’avons encore vu que la préfète... Avec
cette façon de ne pas arriver ensemble, c’est la ruine de nos chapeaux
hauts de forme!...

BÉDU.

Ce n’est pas seulement ça. Mais on se serait contenté de la préfète,
hein, Ramage?

RAMAGE.

Ah! ce Bédu! toujours la bagatelle! Le fait est qu’elle a de la branche,
du montant: c’est bien la République aimable!

BÉDU.

Oui! et cet animal de Lanvornay qui est peut-être réactionnaire!

RAMAGE.

Chut! chuuut! Il y aura des ralliés, cet hiver, aux soirées de la
Préfecture!

BÉDU.

Mais nous ne jouerons pas à l’écarté avec le préfet!

RAMAGE.

Craignons le coup de la Préfecture: le coucoup... ah! ah! ah!

BÉDU.

Avec tout cela, nous ne savons toujours pas quand il arrive, ce
cocu-là?...

GÉRÔME, qui s’est rapproché.

Il m’a semblé que ces messieurs parlaient de l’arrivée de M. le Préfet?

BÉDU.

Hein? Ah! oui, il y a un moment,--tout à l’heure...

RAMAGE.

Au fait, vous savez peut-être cela, Gérôme, vous qui êtes un peu de la
Préfecture?

GÉRÔME.

C’est-à-dire, je suis de la Préfecture, comme de la cathédrale, comme de
tout: j’ai mon indépendance. Mais je vous croyais renseignés. Le préfet
sera ici, à l’arrivée du train de Paris, dans vingt minutes.

BÉDU.

Pas possible?

GÉRÔME.

Je le tiens de quelqu’un qui touche de près à la personne qu’il se
propose de gifler.

RAMAGE.

Le préfet vient gifler quelqu’un?

BÉDU.

Je parie que c’est un journaliste?

GÉRÔME.

Vous n’y êtes pas: il vient gifler le commissaire. Vengeance de femme.

RAMAGE.

Ça, c’est épatant!

BÉDU.

Dites donc, nous n’allons pas rater celle-là, hein, Ramage?

GÉRÔME.

Je me permettrai de vous conseiller d’autant plus de rester, que
peut-être M. le Préfet ne sera pas fâché d’avoir là deux fonctionnaires
honorables, deux témoins tout trouvés, sous la main...

RAMAGE.

Sous la main? eh! là, eh! là: c’est assez du commissaire.

GÉRÔME.

Monsieur Ramage a toujours le mot pour rire; mais ces messieurs
entendent ce que je veux dire...

BÉDU.

Oui, oui.--«Les témoins étaient, pour M. le préfet, M. Bédu et M.
Ramage...» Dites donc, Ramage, c’est ça qui embêterait Gilotte, lui qui
a fait tant d’histoires au cercle, parce qu’il était témoin au mariage
Lanvornay...

RAMAGE.

C’est un autre genre. Mais, dites-moi, Gérôme, connaissez-vous les
intentions du commissaire, êtes-vous sûr aussi qu’il ne nous fera pas
faux bond?

GÉRÔME.

Ce serait fou de sa part; raisonnons un peu: cette gifle lui crée une
situation exceptionnelle: il devient «le commissaire que le préfet a
giflé», et on est forcé de le déplacer avec avancement. Calfa est trop
fin pour ne pas le comprendre.

RAMAGE.

Une gifle est toujours une gifle.

GÉRÔME.

L’avancement est toujours de l’avancement. D’ailleurs, je sais où il
est, je vais causer de tout cela avec lui.

RAMAGE.

Vous allez vous mouiller.

GÉRÔME.

La chose en vaut la peine. Je vous dirai ce qu’il en est.

  Il s’en va.


SCÈNE VIII

LES MÊMES, moins GÉRÔME, puis Mme RAMAGE, Mme BÉDU, Mlle BÉDU et LES
ENFANTS.

RAMAGE.

Croyez-vous que nous avons bien fait de mettre nos chapeaux hauts de
forme?

BÉDU.

Quand on occupe une certaine situation, on ne devrait jamais sortir sans
chapeau haut de forme. Voyez les médecins.

RAMAGE.

Ce n’est cependant pas une raison pour ne pas mettre les nôtres à
l’abri.

BÉDU.

Ce kiosque couvert nous coûte assez cher, à nous contribuables.

  Ils montent sur le kiosque.

RAMAGE, regardant au loin.

Voilà de pauvres dames qui veulent faire comme nous. Eh! parbleu, c’est
Mme Bédu qui vient en courant.

BÉDU.

En courant? c’est bien invraisemblable. C’est pourtant vrai.

  Accourent, se garant de la pluie, Mme Ramage, Mme Bédu, Amélie et les
  enfants.

Mme RAMAGE.

Eh bien, Messieurs, vous n’êtes guère galants.

Mme BÉDU.

Avec nous, mais avec leur préfète...

RAMAGE, à sa femme.

Nous n’avions pas de parapluie; nous ne pouvions pourtant pas vous
apporter le kiosque.

BÉDU.

Nous ne pouvions pas apporter le kiosque.

Mme BÉDU.

Oh! toi, je te conseille de faire de l’esprit, ça te complète. Mais tu
ferais mieux de me répondre, et ta préfète?

BÉDU.

Mais, ma bonne amie, nous ne savons pas, nous ne l’avons pas vue.

Mme BÉDU.

Charmant! alors vous ne savez pas si elle va venir?

RAMAGE.

Dame, maintenant, c’est peu probable: avec la pluie...

Mme BÉDU, à Bédu.

C’est parfait! Nous autres, que nous fassions le pied de grue--le pied
de grue--sous la pluie, c’est tout naturel; que ta fille,--je ne dis pas
moi,--que ta fille risque d’attraper une pleurésie...

Mlle BÉDU.

Pourtant, maman...

Mme BÉDU.

Occupe-toi des enfants,--une pleurésie: c’est sans importance. Tout cela
pour attendre le bon plaisir d’une personne de mœurs équivoques, auprès
de laquelle M. Bédu ira faire le joli cœur!

BÉDU.

Mais, ma bonne amie, je ne te comprends pas: toi-même étais la
première...

Mme BÉDU.

C’est cela, reproche-moi maintenant de sacrifier à ton avancement...
problématique, ma dignité et mes révoltes d’honnête femme...

RAMAGE, à sa femme.

C’est ennuyeux que nous ne puissions pas nous en aller.

BÉDU.

Mais, ma bonne amie, je t’assure que tu as tort de parler ainsi. D’abord
une préfète est la femme du préfet comme nous sommes les fonctionnaires
du préfet: la femme de César ne doit pas être soupçonnée.

RAMAGE.

Et puis quoi? tromper un représentant du gouvernement, c’est comme voler
l’État: ça ne compte pas. Et à tout prendre, en admettant que cette
personne soit un peu légère, aime à s’amuser? Cela nous promet quelques
réceptions brillantes pour l’hiver prochain. Vous en plaindrez-vous,
Mesdames? Mademoiselle Amélie s’en plaindra-t-elle?

BÉDU.

Sans parler du commerce local.

RAMAGE.

D’ailleurs, il se peut très bien qu’elle ne soit pas ce que vous pensez.
Elle n’est pas cause de ce qui arrive.

BÉDU.

Et il faut bien reconnaître ceci en sa faveur, c’est que le préfet, son
mari, mandé par elle, sera ici d’un moment à l’autre pour corriger ce
commissaire maladroit, qui a pris sa femme pour une cocotte.

Mme BÉDU.

Qu’est-ce encore que cette histoire?

RAMAGE.

Ce n’est pas une histoire. Vous ne comprenez pas que cette dame ait été
furieuse, outrée, contre cet imbécile de commissaire qui, dans son zèle
intempestif, l’a si sottement arrêtée?

Mme RAMAGE.

Moi, d’abord, je lui aurais crevé les yeux.

RAMAGE.

Bien, Clotilde! Et tout naturellement, le mari, prévenu, accourt pour
venger sa femme indignement traitée; j’en ferais tout autant.

Mme RAMAGE.

Merci, Paul!

RAMAGE.

Tous les maris en feraient autant: si le commissaire avait arrêté Mme
Bédu, est-ce que Bédu, lui aussi, ne voudrait pas tirer les oreilles du
commissaire?

BÉDU.

Ou tout au moins tiendrais-je à lui faire entendre mon vif
mécontentement.

Mme BÉDU.

Moi, je dis qu’une honnête femme commence par ne pas se mettre dans le
cas qu’on la prenne pour une grue.

  A ce moment on entend des cris épouvantables poussés par les enfants
  qui étaient descendus jouer en bas du kiosque et ont disparu.

Mme RAMAGE.

Oh! mon Dieu, qu’est-ce qu’il y a encore? Vovonne? Doudou?

Mme BÉDU, à Amélie.

Je t’avais dit de surveiller les enfants, au lieu d’écouter ce que tu
n’as pas à apprendre.

RAMAGE.

Laissez donc, chère madame, je vais voir.

  Par la porte basse, sous le kiosque, sortent les agents tenant les
  enfants.

BÉDU, à Mme Bédu.

Ah! des agents: tu vois que c’est sérieux.

LAMBERT, aux enfants.

Allons, allons, criez pas comme ça: ces enfants s’attendaient pas à nous
trouver là-dessous, et, dans le noir, ils ont pris peur.

RAMAGE.

C’est votre métier, il faut bien que vous fassiez peur à quelqu’un.

LAMBERT.

Oui, mais nous ne sommes pas méchants. (Jouant avec les mioches.)
Allons, tu veux mon képi? tiens...

GUIBAL.

Faut pas toucher au grand sabre: ça ne coupe pas, mais c’est égal...

LAMBERT.

Là, vous voyez, messieurs et dames, nous sommes tout à fait bons amis
maintenant. A dada? vous voulez jouer à dada?

  Chaque agent prend un bébé sur le dos, et se met à trotter autour du
  kiosque.

LAMBERT.

Hop! hop!

GUIBAL.

Hop! hop!

Mme RAMAGE.

Oh! du moment que ces messieurs ont des uniformes! Vovonne et Doudou
passeraient leur vie sur les genoux de leur oncle le capitaine
télégraphiste, et le capitaine leur passerait tout.

BÉDU.

C’est curieux cette affinité des bébés et des militaires...

RAMAGE.

C’est que les militaires sont de grands enfants.

Mme BÉDU.

Vous avez la rage d’appeler les agents des militaires!

LAMBERT.

Hop! hop!

GUIBAL.

Hop! hop!

RAMAGE.

Les agents sont de braves gens!


SCÈNE IX

LES MÊMES, GÉRÔME, CALFA

CALFA, survenant avec Gérôme.

Eh bien! Lambert, Guibal! voyons, ce n’est pas pour cela que je vous ai
mis de service. Comment arriver à un résultat sérieux avec un pareil
personnel!... Où sont les brigades centrales, mon Dieu!

RAMAGE.

Pardonnez-leur, ils ont bien gagné un moment de distraction.

CALFA.

Permettez: aujourd’hui, les circonstances sont particulièrement graves:
il y a temps pour tout.

RAMAGE.

Oui, oui, nous savons!...

TOUS, avec mystère.

Nous savons!...

  Et tous chuchotent, groupés sous le kiosque, cependant que Calfa a
  emmené Gérôme à l’écart.

CALFA.

Alors je n’en dis pas davantage. Dites donc, Gérôme, il n’y a personne.

GÉRÔME.

Qu’est-ce que vous voulez? d’un temps pareil...

CALFA.

C’est très désagréable. Et s’il allait ne pas y avoir musique?

GÉRÔME.

Quant à cela, vous pouvez être tranquille. Autrefois, à la première
goutte d’eau, les musiciens filaient. Mais, maintenant que nous avons un
kiosque couvert, la musique joue quelque temps qu’il fasse...

CALFA.

Mais le public?

GÉRÔME.

Ah! dame, on ne peut pas construire un kiosque aussi pour le public.
Alors, maintenant, c’est lui qui s’en va.

CALFA, montrant les Bédu et les Ramage.

Diable! et si ceux-là s’en vont aussi...

GÉRÔME.

C’est que, justement, je crains bien que tout à l’heure les musiciens
qui vont prendre leurs places ne les forcent à partir...

CALFA.

Mais ce serait un désastre: vous m’annoncez que le préfet doit me gifler
ici, j’accours; on n’a pas deux aubaines comme cela dans sa carrière:
mais à condition que ça se voie: s’il n’y a personne pour le voir, cet
acte perd toute signification; et il n’y a plus de raisons pour qu’on me
déplace. D’ailleurs, on ne se gifle jamais qu’en public; s’il n’y a pas
de public, on se flanque des coups de poing, et ces procédés répugnent à
des gens bien élevés. Il ne faut pas que ces personnes s’en aillent.
Vous n’avez pas de parapluies, Messieurs? Voulez-vous que je vous en
envoie chercher? Si si, je vais en envoyer chercher pour ces dames...
Lambert, Guibal, au lieu de ne rien faire, allez donc d’une course
prendre des parapluies pour Mme Bédu et Mme Ramage. Au trot!

GÉRÔME.

Voulez-vous que j’aille en chercher deux ou trois à offrir, si par
hasard il venait encore du monde?

CALFA.

Merci, mon cher Gérôme, merci. Moi, je vais marcher un peu: cette
attente me surexcite...

GÉRÔME.

On ne vous a jamais giflé?

CALFA.

Des femmes, quelquefois; mon père, quand j’étais gamin, et aussi à
l’école des frères... Mais un préfet, jamais!

GÉRÔME.

Alors, un peu d’émotion est bien compréhensible. C’est égal, ne vous
énervez pas trop.


SCÈNE X

LES MÊMES, moins GÉRÔME et CALFA

Mme BÉDU.

Vous voyez bien que ce commissaire est très bien élevé, quand il sent
qu’il a affaire à des femmes comme il faut...

RAMAGE.

Sans vous offenser, je crois que ses amabilités s’adressent plutôt à
nous, n’est-ce pas, Bédu?

Mme BÉDU.

Oh! certainement, M. Bédu n’admettra jamais qu’on puisse être aimable
avec sa femme.

RAMAGE.

Vous vous calomniez, belle dame. Mais, en réalité, Calfa voudrait que
si, après la gifle, il y a un duel, c’est à lui que nous servions de
témoins.

Mme RAMAGE.

Paul, je te défends de te battre en duel!

RAMAGE.

Mais il ne s’agit pas de cela...

BÉDU.

Les témoins ne sont jamais que du déjeuner...

Mme RAMAGE.

Oui, oui, on dit cela. Mais rappelle-toi l’histoire que racontait
toujours ce pauvre oncle Gustave...

RAMAGE.

Mais, ma chère amie, ça se passait sous la Restauration, et il était
question de sous-officiers de hussards.

BÉDU.

Ici, il n’y a pas eu de duel depuis la fameuse affaire entre Rochefort
et Galibert, le marchand de nouveautés de la rue Creuse, qui est mort il
y a quatre ans.

RAMAGE.

Oui, ils s’étaient battus là-haut dans la propriété Brunet. La balle de
Rochefort cassa une cloche à melons: je me rappelle qu’il y a deux ans,
Brunet la montrait encore.

BÉDU.

Oui, mais comme il avait fortement grêlé, on n’était pas bien sûr que ce
fût la même.

RAMAGE.

Bah! c’était toujours une cloche!

Mme BÉDU.

Je trouve le duel une invention stupide et barbare.

BÉDU.

Stupide, mais parfois nécessaire.

RAMAGE.

Barbare, le duel au sabre, je ne dis pas; mais au pistolet, à trente
pas...

Mme RAMAGE.

Enfin, stupide ou non, barbare ou non, je te défends, Paul, tu entends,
je te défends de te mêler de cette affaire-là!...

RAMAGE.

Mais il n’y aura sans doute pas de duel; je me demande même s’il y aura
une gifle...

Mme BÉDU, après un temps.

Il y aura une gifle.

Mme RAMAGE.

Eh bien, ça m’est égal, nous ne serons pas là pour la voir donner;
partons!

RAMAGE.

C’est ridicule!

Mme RAMAGE.

Partons! je te connais, je ne serais pas tranquille.

RAMAGE.

Attendons au moins les parapluies.

  Les agents en apportent deux.

Mme RAMAGE.

Les voilà. (A Mme Bédu.) Vous ne venez pas, chère amie?

Mme BÉDU.

Non, prenez les devants; nous attendrons les parapluies de Gérôme:
autrement, nous n’aurions chacun qu’une moitié de parapluie, c’est le
bon moyen pour être deux à se mouiller...

Mme RAMAGE.

Eh bien, vous nous raconterez ce qui se sera passé. Voulez-vous nous
confier Mlle Amélie?

Mme BÉDU.

J’allais vous en prier.

RAMAGE, bas à Bédu.

Je vais revenir.

Mme RAMAGE, aux enfants qui se cramponnent aux agents.

Vovonne... Doudou... voyons, ces messieurs ne peuvent pas vous porter
sur leur dos jusqu’à la maison.

Mlle BÉDU.

Dites, monsieur Ramage, les substituts? la loi leur défend, je crois, de
se battre en duel?

  Ils s’éloignent, les agents se sont retirés sous le kiosque.


SCÈNE XI

Mme BÉDU, BÉDU

Mme BÉDU.

Bédu, j’ai à te parler.

BÉDU.

A moi?

Mme BÉDU.

Oui. Il m’est venu une idée.

BÉDU.

A toi?

Mme BÉDU.

Oui. Veux-tu être décoré?

BÉDU.

Mais, ma bonne amie, si ça doit te faire plaisir.

Mme BÉDU.

Je ne plaisante pas. D’ailleurs, ce ne serait pas pour mon plaisir, va:
les rubans, on sait ce qu’en vaut l’aune. Ce serait dans l’intérêt de ta
fille.

BÉDU.

Chère Amélie!

Mme BÉDU.

«M. Bédu, chevalier de la Légion d’honneur, a l’honneur de vous faire
part...» Ça vaut trente mille francs de dot, tu sais...

BÉDU.

Avec ce que nous pouvons donner à Amélie, ça lui ferait toujours une
quarantaine de mille francs... Mais ce n’est pas une raison pour qu’on
me décore...

Mme BÉDU.

La raison? J’en ai trouvé une. Monsieur Bédu?

BÉDU.

Madame Bédu?

Mme BÉDU.

C’est toi qui vas gifler le commissaire.

BÉDU.

Mais, ma bonne amie, tu n’y penses pas. Un simple particulier ne gifle
pas un commissaire de police; on le gifle moralement, tout au plus;
autrement on se ferait fourrer en correctionnelle!

Mme BÉDU.

Tu ne comprends donc rien! Tu ne comprends pas que voilà pour toi une
occasion unique de te mettre en relief, une occasion comme tu n’en as
jamais trouvé, comme tu n’en trouveras jamais plus dans toute ta
carrière. Le préfet arrive: «Où est ce commissaire, que je le
gifle?--Mais, monsieur le préfet, il est déjà giflé!--Giflé! et par
qui?--Par le mari de Mme Bédu, par M. Bédu, le sous-inspecteur.» Te
voilà du coup le vengeur de l’honneur administratif, l’ami du préfet, le
champion de la préfète...

BÉDU.

J’entends bien; mais si le préfet trouve que ça ne vaut pas plus que les
palmes académiques?


SCÈNE XII

LES MÊMES, GÉRÔME

GÉRÔME.

Je viens de chercher des parapluies...

Mme BÉDU.

Donnez, merci! Maintenant, allez chercher le commissaire...

BÉDU.

Mais permets, ma bonne amie...

Mme BÉDU.

Allez chercher le commissaire, et dites-lui que c’est M. Bédu qui veut
le gifler...

BÉDU.

Mais, ma parole, tu vas, tu vas...

GÉRÔME.

Votre mari va faire cela, madame Bédu? M. Bédu entre dans la lice? Il va
gifler le commissaire? Ah! bravo! bravo! enfin! bravo! quand je songe
que, sans votre initiative généreuse, une femme avait pu être arrêtée,
violentée, que personne dans la ville ne s’élevait pour protester, et
qu’il fallait attendre la venue d’un étranger pour châtier l’auteur de
cette abominable et criminelle méprise! Quelle opinion le nouveau préfet
aurait-il eue de notre ville? Mais vous êtes là, cher monsieur Bédu,
vous êtes là pour soutenir notre vieux renom chevaleresque: au nom des
vieux habitants de la ville, permettez-moi de vous remercier. Bravo!
bravo! Et puis le préfet vous revaudra cela.

Mme BÉDU.

Tu l’entends, Bédu, tu l’entends? A la bonne heure, vous, vous m’avez
comprise tout de suite. Vous êtes intelligent.

GÉRÔME.

J’ai le sentiment de certaines choses... Je vais chercher le
commissaire.

BÉDU.

Il préférera peut-être que ce soit le préfet. Moi aussi, d’ailleurs.

GÉRÔME.

Laissez, j’arrangerai cela. Une gifle est toujours une gifle, au point
de vue du retentissement, et, dans l’intérêt de sa carrière, l’important
pour lui est d’être giflé!

Mme BÉDU.

Il pleut toujours à verse. Reprenez un parapluie.

GÉRÔME.

Vous en seriez privés. Voici les musiciens qui arrivent et qui vont vous
chasser du kiosque.

Mme BÉDU.

Vous allez être mouillé...

GÉRÔME.

La chose en vaut la peine. Encore bravo et merci!

  Il s’éloigne. Cependant les musiciens, portant leurs instruments,
  arrivent en courant, à la débandade. M. et Mme Bédu sont forcés de
  descendre en bas du kiosque.


SCÈNE XIII

LES MÊMES moins GÉRÔME, LES MUSICIENS

Mme BÉDU.

Tu vois, tu vois l’impression produite!...

BÉDU.

Parbleu, lui, pour ce qu’il risque! et puis, un jour de pluie, il tient
à avoir sa petite distraction.

Mme BÉDU.

Allons, Bédu, ne sois pas amer. En cette minute décisive, qui peut
changer toute ta carrière, d’être comme cela, serrés tous deux à la
musique, cela ne te rappelle rien?

BÉDU.

Rien; et puis nous n’avons pas besoin de nous serrer.

Mme BÉDU.

Ah! Eugène! Où est le temps où tu étais surnuméraire, et où nous étions
fiancés: à la musique, le dimanche, tu passais parmi les beaux jeunes
gens de la ville, et moi, assise avec petite mère, toute émue et toute
rougissante, je te regardais passer.

BÉDU.

Oui, mais il ne pleuvait pas.

Mme BÉDU.

Et puis, à Aubusson, nous avions la musique militaire, et dans ce
temps-là, c’était avant l’année terrible, il y avait des sapeurs pour
garder le kiosque, avec leur tablier de cuir et leur grande barbe. Te
rappelles-tu les sapeurs?

BÉDU.

Oui, tu me rappelles bien les sapeurs!

Mme BÉDU.

Eh bien! cela devrait te donner un peu de cœur, morbleu!

BÉDU.

C’est que je n’ai jamais giflé personne...

Mme BÉDU.

Ne suis-je pas là pour te stimuler? tu me regarderas...


SCÈNE XIV

LES PRÉCÉDENTS, JEUNHOMME

JEUNHOMME.

Le commissaire n’est pas là?

Mme BÉDU.

Hein? Ah! j’ai eu une émotion. J’ai cru que c’était le préfet!--Nous
l’attendons.

JEUNHOMME.

Alors quoi? cette permanence, c’est de la frime? C’est pour se créer un
alibi, si on ne le trouve pas au commissariat. Quelle anarchie! Il est
temps que le préfet arrive!

BÉDU.

A qui le dites-vous!

JEUNHOMME.

Mais ça ne se passera pas comme ça. Je venais me plaindre d’un de ses
agents qui, pour faire du zèle, vient de me dresser une contravention et
de me confisquer mes journaux, parce que je criais ce qu’il y avait
dedans. Il paraît que c’est défendu. Moi, je ne savais pas, n’est-ce
pas: c’est pas mon métier, puisque je faisais un remplacement. Mais si
c’est défendu de crier, c’est pas défendu de chanter: ça m’abîme la
gorge, Calfa va être furieux. Et je chante (psalmodiant): Le changement
de ministère. Voyez le nouveau ministè-è-re...

  En l’entendant, les agents sortent de dessous le kiosque.

LAMBERT.

C’est vous, Jeunhomme? Voyons, vous n’êtes pas gentil... et avec le
mauvais temps! Que dirait le commissaire?...

JEUNHOMME.

Je m’en fiche; j’aurai une reprise de ma laryngite, ça vous apprendra:
voyez le nouveau ministè-è-re...

BÉDU.

Mais c’est sérieux, ce que vous chantez là?

JEUNHOMME.

Pour qui me prenez-vous? Tenez, j’ai gardé un exemplaire... Présidence
du Conseil et Intérieur: Sampiero...

Mme BÉDU.

Pierrot?

JEUNHOMME.

R, o, ro! (Il lui donne le journal.) C’est un Corse, un cousin de Calfa.

LAMBERT.

Croyez-vous?

JEUNHOMME.

Un Corse est toujours cousin d’un autre Corse; surtout quand l’un des
deux devient ministre!

GUIBAL.

Alors le patron va avoir de l’avancement? On va le nommer à Paris.

JEUNHOMME.

Il a fait tout ce qu’il faut pour ça.

Mme BÉDU, agitant le journal.

Bédu?

BÉDU.

Quoi?

Mme BÉDU.

Là!

BÉDU.

Quoi?

Mme BÉDU.

En dernière heure: le précédent mouvement administratif...

BÉDU, lisant.

«Le précédent mouvement administratif, qui n’avait pas encore paru à
l’_Officiel_, est retenu par le nouveau ministre de l’Intérieur qui
compte y apporter d’importants changements.»

Mme BÉDU.

C’est bien cela! Alors, ce préfet que nous espérions ne viendra jamais,
n’est pas notre préfet... Alors cette préfète n’est même pas notre
préfète... Alors c’est pour cela que tu me fais attendre depuis une
demi-heure sous la pluie...

BÉDU.

Mais...

Mme BÉDU.

D’ailleurs, je m’en doutais... il n’y avait qu’à voir cette
pseudo-préfète... Mais il suffit qu’une femme ait des allures
d’aventurière, cela plaît à vos instincts vicieux, et, pour ces
créatures-là, vous vous feriez couper en quatre, vous et votre femme
avec. Quand je songe... oh! oui, pierrot!... saltimbanque!...
imbécile!...

  Et elle le gifle, sur la dernière note du trait que la petite flûte
  étudie depuis un moment.

LAMBERT.

Je crois que ces instruments ont énervé cette dame...

JEUNHOMME.

Eux s’en fichent, parbleu, des préfets, des ministres, du
gouvernement!... maintenant qu’ils ont un kiosque couvert!...

GUIBAL.

Je vous conseillerais de rentrer...

  Tous rentrent sous le kiosque.


SCÈNE XV

LANVORNAY, seul

Ma petite Germaine m’a fait promettre qu’avant de partir tantôt pour
notre voyage de noces, je viendrais à la musique gifler ce commissaire
imbécile, qui voulait absolument que j’aie une maîtresse et risquait de
compromettre notre bonheur... Idée gracieuse, mais absurde. Avec les
complications inévitables, nous manquerions fatalement le train. Et
puis, maintenant que nous sommes définitivement mariés, ces promesses-là
perdent beaucoup de leur importance.


SCÈNE XVI

LANVORNAY, GÉRÔME, CALFA

CALFA, arrivant avec Gérôme.

Comment? personne? Ah! çà, Gérôme, qui trompe-t-on ici? Nous avions tout
organisé pour la venue de la préfète: nous apprenons qu’elle s’en va.
Après cela, vous me faites monter l’eau à la bouche avec vos histoires:
le préfet, d’abord, puis c’est M. Bédu: et en définitive, rien, rien!...
Tiens! Monsieur Lanvornay, je ne suis pas fâché de vous rencontrer!

LANVORNAY esquisse un geste et regardant sa montre:

Non, décidément, je n’aurais pas le temps...

CALFA.

En somme, c’est vous qui êtes cause de tout: si vous ne vous étiez pas
marié, si vous n’aviez pas eu de maîtresse, je ne me serais pas donné de
mal pour arriver à quoi?... à être ridicule! Mais j’en ai assez; et
qu’est-ce que vous veniez encore faire ici? Vous veniez me voir gifler!
J’en ai assez! Je ne souffrirai pas que vous vous fichiez de moi
par-dessus le marché! Je suis Corse, à la fin!...

  Mais brusquement et sur la même dernière note du même trait de la
  petite flûte (mais maintenant les musiciens, debout, viennent de
  commencer l’introduction du _Pas des Patineurs_), Lanvornay gifle
  Calfa.

GÉRÔME.

C’est un malentendu, ce n’est qu’un malentendu.

JEUNHOMME.

Mais allez donc donner des explications délicates, avec une fanfare à
côté de soi!...


SCÈNE XVII

  Pantomime. Pendant que la musique joue le _Pas des Patineurs_, les
  Bédu, Jeunhomme, les agents, Gérôme, s’interposent entre Calfa et
  Lanvornay. On montre le journal à Calfa qui, ravi, ne pense plus à sa
  gifle, puisque son cousin Sampiero, ministre, va lui donner de
  l’avancement.--Vive Sampiero! crient les agents.

CANETTE, arrêtant brusquement les musiciens.

Comment voulez-vous faire de la bonne musique, avec des gens qui se
chamaillent autour de vous!

  Mais peu à peu arrivent tous les invités du premier acte, Gilotte, le
  commandant, le président, le conservateur des hypothèques, et aussi le
  petit pâtissier. Tous ont des parapluies, car il pleut toujours.


SCÈNE XVIII

GÉRÔME, CALFA, LANVORNAY, LES MUSICIENS, LES BÉDU, LES RAMAGE,
JEUNHOMME, LES AGENTS GILOTTE, LE COMMANDANT, LE PRÉSIDENT, CONSERVATEUR
DES HYPOTHÈQUES, LE PETIT PATISSIER

LE COMMANDANT.

Eh bien! et cette gifle?

GILOTTE.

On nous a dit qu’il devait y avoir une gifle?

RAMAGE.

Eh bien! est-ce qu’il y a eu une gifle?

LANVORNAY.

Oui!... Oui!...

BÉDU.

C’est-à-dire non!

JEUNHOMME.

C’est-à-dire que cela s’est produit dans différents sens...

RAMAGE.

Qu’est-ce que j’apprends? M. Calfa nous quitte?

CALFA.

Vous savez, Messieurs, que, si vous avez besoin de quoi que ce soit au
ministère, un mot à mon cousin Sampiero...

LE COMMANDANT.

A notre cousin Sampiero... moi aussi, je suis Corse!

LAMBERT.

Et vous êtes content que M. Sampiero va vous nommer à Paris?

GUIBAL.

Oui, Paris!

TOUS.

Ah! Paris!

GILOTTE.

A Paris, il y a des demi-mondaines...

LE COMMANDANT.

A Paris, on peut jouer à la manille dans les cafés jusqu’à trois heures
du matin!

RAMAGE.

Les femmes ne s’habillent bien qu’à Paris!

Mme BÉDU.

Les fonctionnaires n’ont d’avancement qu’à Paris!

BÉDU.

A Paris, on se rencontre moins!

LE PETIT PATISSIER.

A Paris, il y a des rassemblements!

JEUNHOMME.

A Paris, il y a des asiles de nuit!

LAMBERT.

A Paris, il y a les rafles!

CALFA.

Tandis qu’en province, voyez-vous, on a beau faire, il ne se passe
jamais rien!


RIDEAU



Le public un peu spécial, mais juge délicat et conseilleur avisé, de la
répétition générale et de la première représentation, crut s’apercevoir
que le troisième acte allongerait inutilement la pièce, l’alourdissait,
et risquait de laisser le spectateur sous une impression toujours
fâcheuse de monotonie. L’auteur n’eut garde de négliger un avertissement
aussi précieux que sage, et s’empressa de faire intervenir, dès la fin
du deuxième acte, un nouveau dénouement. Il semble bien que les
suffrages de la presse lui aient donné raison:--voir notamment le
_Moniteur des Halles_, l’_Écho de Paris_, le _Petit Écho de la Mode_, la
_République d’Aurillac_ et le _Journal des Débats_. Toutefois s’est-il
promis que sa prochaine pièce aurait au moins quatre actes, pour qu’en
semblable occurrence le spectacle pût supporter plus allégrement encore
qu’on supprimât l’un d’eux.



AUTRE DÉNOUEMENT

SI L’ON JUGE A PROPOS DE FINIR LA PIÈCE AU SECOND ACTE

ACTE DEUXIÈME


SCÈNE DERNIÈRE

GÉRÔME.

Canette ne voit personne, voilà qu’il s’installe!

CALFA.

Ne le troublez pas: la noce continue. Seulement je me vois forcé de
garder Madame, bien entendu, et Jeunhomme à ma disposition.

JEUNHOMME.

Mais c’est la préfète!

AMÉLIE.

Vous arrêtez la préfète!

TOUS.

La préfète?

AMÉLIE.

La nouvelle préfète arrivée ici d’hier soir: et je viens de lui
apprendre à jouer au trou!

Mme BÉDU.

Bédu, Bédu! notre fille est l’amie de la préfète! Mais présente-nous
donc, petite dinde! La mère, Madame la Préfète, je suis la mère! Et M.
Bédu, mon mari, vingt-cinq ans de service!...

LA PRÉFÈTE, à part.

Allons, c’était trop beau, cela ne pouvait pas durer, ça recommence!
(Présentations.)

CALFA.

La préfète, c’était la préfète! Pour une fois où j’aurais eu quelque
chose d’intéressant à apprendre au préfet!

AMÉLIE, à M. Ramage.

Alors une préfète peut être prise pour une grue?

M. RAMAGE.

Ce serait le salut de l’administration!

CALFA, à Jeunhomme.

Vous qui étiez au courant, vous n’auriez pas pu me prévenir? Mais,
parbleu, j’aurais dû me méfier: anarchiste, autant dire que vous êtes
agent de la sûreté; vous briguez ma place!

LA PRÉFÈTE.

Allons, Monsieur le Commissaire, ne vous troublez pas; je vous dois un
peu d’imprévu, c’est si rare dans la vie d’une préfète: je parlerai de
vous au préfet.

CALFA.

Je voudrais tant être nommé à Paris...

LA PRÉFÈTE.

Comment donc! à la façon dont vous arrêtez les femmes, votre vraie place
est à Paris.

TOUS.

Ah! Paris!

CALFA.

Oui, Paris! Car, en province, vous voyez qu’on a beau faire: il ne se
passe jamais rien.


RIDEAU



APPENDICE

CONCERNANT UNE PERSONNALITÉ POLITIQUE DU PAYS DE L’INSTAR


Le Député et le Fonctionnaire sont corrélatifs (Faites-nous de bonne
politique, nous vous ferons de bonne administration!), et c’est
seulement en se familiarisant avec l’un qu’on peut prétendre à bien
connaître l’autre. Les documents suivants, extraits du dossier de M.
Martin-Martin, ancien député, et que nous publions ici sous le titre
significatif d’_Appendice_, apparaîtront donc comme le complément
indispensable d’une étude sur cet habitat des Fonctionnaires qu’est le
Pays de l’Instar.



APPENDICE

CONCERNANT UNE PERSONNALITÉ POLITIQUE DU PAYS DE L’INSTAR


_Monsieur le directeur-rédacteur en chef «du Bulletin-Panthéon des
grands hommes de la Troisième République», 83, rue des Aubépines,
Bois-Colombes (Seine)._

MONSIEUR LE DIRECTEUR,

Je m’empresse de vous adresser les renseignements que vous avez bien
voulu me demander et qui vous sont nécessaires pour établir dans votre
journal la notice me concernant.

MARTIN dit MARTIN-MARTIN (_Félix, Alban_), né le 6 juin 1850, à
Saint-Hermentaire (Plateau-Central).

Après avoir fait de fortes études au collège de La Marche, une maladie
de croissance m’empêcha de poursuivre l’obtention de mes grades
universitaires. Je rentrai dans mon domaine familial des Petits-Cailloux
(commune de Saint-Hermentaire), où la mort prématurée de mon pauvre père
devait me laisser, tout jeune encore, à la tête d’une importante
exploitation viticole. Insister sur ce point que, pendant l’Année
terrible, bien qu’exempté du service militaire et à peine majeur, je
n’en ai pas moins abandonné de gros intérêts pour venir accomplir mon
devoir et ai figuré jusqu’à l’armistice comme adjoint au
secrétaire-trésorier des francs-tireurs du Plateau-Central.

Je passe bien entendu sur les événements d’ordre purement intime qui ont
suivi, tels que mon mariage avec Mlle Martin-Bedu; peut-être cependant
pourra-t-il être intéressant pour vos lecteurs d’apprendre que M.
Martin-Bedu, mon beau-père, ancien avoué, est le doyen des maires du
Plateau-Central, et que, seuls, deux autres de ses collègues plus âgés,
l’un dans le département de l’Ardèche, l’autre de la Drôme, lui
disputent le décanat pour la France entière.

Très absorbé par les soins de mon exploitation, je ne songeais nullement
à la vie publique, lorsqu’en 1886, le Conseil municipal de
Saint-Hermentaire ayant été dissous, les républicains m’offrirent de se
grouper autour de moi pour démolir la réaction à qui nos divisions
avaient jusqu’alors malheureusement laissé le champ libre. Bien que je
ne m’occupasse point de politique, mes convictions et celles de ma
famille étaient suffisamment connues; d’autre part, ma situation dans le
pays me donnait une certaine influence; bref, je ne crus pas pouvoir me
dérober à l’œuvre de discipline républicaine pour laquelle on faisait si
spontanément appel à mon dévouement. Élu maire à une écrasante majorité,
dès l’année suivante les républicains du canton me confiaient leur
drapeau, et j’étais assez heureux pour le faire triompher, lors du
renouvellement au conseil d’arrondissement, après une lutte qui, j’ose
le dire, ne fut pas sans gloire: ceci se passait en 1887.

Vers 1890, l’éducation de ma fille m’obligeait à venir m’installer à La
Marche, et j’avais la bonne fortune de laisser les Petits-Cailloux entre
les mains d’un gérant qui me donne toutes les garanties désirables, tant
au point de vue des aptitudes que de l’honnêteté. A partir de cette
époque, j’ai donc pu me consacrer plus complètement à la défense et à
l’affirmation de mes convictions.

La situation politique, dans notre arrondissement de La Marche, était la
suivante: une population foncièrement républicaine, et même républicaine
avancée, mais qui, par apathie, manque d’hommes, faute d’être conduite,
votait depuis vingt ans pour un vieux suppôt de l’Empire, le baron
Lambusquet.

Ma tactique a été bien simple,--réveiller les énergies, prêcher l’union,
et surtout répéter ce que je répète encore:--_Les personnalités comme_
_la mienne ne sont rien_, elles s’effacent devant les principes; votez
pour moi ou pour un autre, mais n’abandonnez pas les principes!--Et
c’est ainsi que j’ai pu chasser Lambusquet du Conseil général en 1893,
et qu’aux dernières élections législatives ses agents durent, pour lui
obtenir encore une fois les apparences d’un succès, apitoyer les
électeurs sur son grand âge et les persuader qu’il allait bientôt
mourir.

Le baron Lambusquet est mort, en effet, comme vous savez, au mois de
juin dernier:--malgré la campagne acharnée dont j’ai été l’objet de la
part du maire réactionnaire de La Marche, Alcide Caille, mon concurrent,
soutenu officiellement par l’Évêché et même, en secret, par certaines
personnalités républicaines,--malgré l’intervention, à la dernière
heure, d’un pseudo-candidat blanquiste, un certain Tripette, visiblement
payé par mes adversaires pour tenter une diversion, m’enlever quelques
voix et parvenir ainsi au ballottage,--le collège électoral réuni à la
fin d’août m’a proclamé au premier tour, par 3.620 voix contre 3.273 à
M. Caille, et 62 à M. Tripette.

Et maintenant je n’ai plus qu’une pensée, me mettre à la besogne et
faire bonne besogne. Je ne me pose ni en légiste, ni en tribun; mais
j’ai quelque expérience: j’ai l’honneur de représenter une région qui
est la mienne et que je connais bien, dont les besoins me sont
familiers, dont j’ai pu étudier à fond les justes desiderata. Nouveau
venu dans l’enceinte parlementaire, j’aurai cette unique ambition de
remplir le programme sur lequel les électeurs du Plateau-Central se sont
prononcés et m’ont élu:--_Relèvement de l’agriculture et protection du
petit commerce par la diminution du fonctionnarisme et grâce à une
répartition plus équitable de l’impôt._--Il me semble en effet, et j’ai
toujours tenu, qu’il y aurait dans l’application de cette brève et
simple formule plus de vérité et de bien-être efficace que dans les
utopies dont se leurrent et nous leurrent trop de théoriciens en chambre
de la Chambre. Mais il ne m’appartient pas d’en dire plus long pour le
moment, et vos lecteurs, comme mes électeurs, auront à me juger sur mes
actes.

Vous me demandez si j’ai fait quelques publications; comme je vous
l’expliquais au début de ce résumé succinct, les soins de mon
exploitation me laissaient peu de loisirs, que je devais occuper surtout
à des lectures et à des études purement techniques. Néanmoins, en
feuilletant la collection du _Petit Tambour du Plateau-Central_, on
retrouverait un certain nombre d’articles parus sous divers pseudonymes,
et notamment une série de «lettres du village», signées Jacques
Bonhomme, où, sous une forme plaisante et avec des allusions locales, je
discutais des problèmes économiques et sociaux: voir en particulier les
lettres ayant trait à l’échelle mobile, au privilège des bouilleurs de
cru, et aux Bourses de Travail. A noter également une plaquette sur
_Kléber et Marceau_, discours prononcé par moi à l’inauguration du
nouveau groupe scolaire de Saint-Hermentaire, et dont plusieurs extraits
furent cités avec éloges par M. Édouard Petit, le savant pédagogue.

Quant aux distinctions honorifiques, _dire simplement que je n’en ai
jamais sollicité_.

La photographie que je vous envoie n’est qu’une photographie d’amateur,
je puis même vous dire que c’est l’œuvre de ma fille. Notre photographe
habituel de La Marche va tous les ans s’installer pendant la saison à La
Bourboule, et il n’est pas encore revenu. D’ailleurs, cette photographie
ne me paraît pas mauvaise, et naturellement je n’en avais pas d’autres
dans les conditions que vous m’avez soulignées, c’est-à-dire en habit,
portant mon écharpe en sautoir, et, à la boutonnière, mon baromètre de
député.

Ci-joint également la somme de vingt-six francs en mandat-poste, pour
frais réclamés de gravure, correspondance et publicité.

Agréez, Monsieur le Directeur, l’expression de mes sentiments très
distingués.

MARTIN-MARTIN,

Député du Plateau-Central.

_P. S._--Mon beau-père me télégraphie à l’instant la mort de son
collègue plus âgé de l’Ardèche; vous pourrez donc imprimer que mon
beau-père, Martin-Bedu, reste le doyen des maires de France, avec M.
Canal, de la Drôme.

                   *       *       *       *       *

_Mademoiselle Germaine Tirebois, chez Monsieur Tirebois, architecte, 88,
boulevard Pereire, Paris._

MA CHÈRE GERMAINE,

Vous êtes bien gentille de tant insister pour savoir la date de notre
arrivée à Paris; mais nous-mêmes l’ignorons encore; vous comprenez, cela
dépendra de l’époque de la convocation des Chambres, et père dit que,
dans l’état actuel, on ne peut rien prévoir de précis à ce sujet.

Alors, vous voyez notre situation; nous campons dans une maison à peu
près démeublée, avec nos malles à moitié faites: ajoutez à cela une
foule de petits ennuis, la saison qui avance: ma mère, qui comptait me
commander un costume en arrivant à Paris, s’est brouillée avec notre
couturière, Mme Prunet; je n’ai rien à me mettre; nous vivons en
recluses. Enfin, père vient de se décider à partir pour Paris, arrêter
un appartement, et «à moins d’événements graves», comme dit père, je
crois bien qu’à la fin du mois nous serons complètement installés. Mais,
mon Dieu! que de tracas, et comme vous avez de la chance, ma chère, de
n’avoir rien à démêler avec cette affreuse politique!...

Enfin, il ne faut pas que j’en dise trop de mal, puisque je lui devrai
d’habiter Paris et de vous revoir: ah! oui, cela surtout, ma chère
Germaine; il me tarde bien de vous avoir vue, et d’avoir causé un peu
avec vous de ce grand et cher Paris de mes rêves, où vous voudrez bien
me piloter un peu, n’est-ce pas, et faire mon éducation de petite
provinciale; vous êtes si intelligente et si répandue!...

Comme vous devez vous amuser en ce moment! Je vois par les journaux que
tous les théâtres ont rouvert, et vraiment les comptes rendus qu’on
donne sont d’un passionnant! Il y a un spectacle dont on parle beaucoup,
je crois, et qui m’attire plus que tout autre; d’ailleurs mère m’a bien
promis de m’y conduire dès notre arrivée; c’est le Combat Naval; d’après
les causeries que j’ai eues à ce sujet avec le fils Rodrigues, vous
savez, qui justement vient de sortir du _Borda_, cela doit être
passionnant; je serai aussi bien heureuse, ma chère Germaine, si vous
voulez bien être des nôtres ce soir-là, quoique, à coup sûr, vous ayez
déjà dû voir ce spectacle unique en son genre, n’est-il pas vrai?

Le Métropolitain aussi m’impressionne et m’intéresse au plus haut point;
que tous ces travaux gigantesques doivent être passionnants! Les
avez-vous vus, chère Germaine? Père s’y intéresse vivement. Nous allons
arriver à Paris juste au bon moment, ne trouvez-vous pas? L’Exposition
si prochaine doit amener tant de monde et par ce fait occasionner un
énorme mouvement: ce n’est pas moi qui m’en plaindrai, ni vous, ma
chère, convenez-en...

Mais il faut encore que je vous remercie de votre lettre, ma chère
Germaine; elle m’a si vivement intéressée! Ma mère l’a lue et a trouvé
votre style charmant. Le bal dont vous me parliez m’a d’autant plus
intéressée que je connais un peu l’un de vos danseurs, Octave Ramponot.
Sa sœur suivait en même temps que moi les cours de Mmes Cambrone, et,
naturellement, elle m’entretenait souvent de son frère qui, à cette
époque, venait d’échouer à Polytechnique. N’est-ce pas un petit jeune
homme blond, à monocle? Assez bien. Il avait du bagout et de l’entrain;
mais pas très excellent valseur, à ce que j’ai entendu dire à ces
demoiselles Rodrigues; encore un de ces jeunes gens sans doute qui
trouvent plus _chic_ de rester pendant la moitié du bal plantés près des
portes comme des _espaliers_ (c’est une expression de Mme Rodrigues).

Pour moi, ma chère, je suis toujours, comme vous savez, une passionnée
de la danse; aussi ai-je le cœur battant quand je songe que la situation
de père nous ouvrira les portes des soirées de l’Élysée, de l’Hôtel de
Ville, des Grands Ministères!... Et pourtant je ne dis pas qu’au milieu
de tout ce luxe officiel, de tous ces éblouissements, je ne regretterai
pas quelquefois nos modestes sauteries d’ici, toutes simples, toutes
intimes,--mais cela aussi, n’est-il pas vrai, a bien son charme?--chez
les Rodrigues, chez les Benoît, chez tant d’autres où ma mère et moi
étions toujours si affectueusement reçues. Savez-vous, ma chère, que
j’ai déjà promis huit lettres pour ma première semaine à Paris, mes
amies m’ont absolument arraché ces imprudentes promesses, et dame,
aurai-je le temps d’en écrire seulement la moitié? En tout cas,
j’écrirai toujours à Mlle Benoît, que vous connaissez, n’est-ce pas, ma
chère? et celle-ci se chargera de communiquer mes impressions aux
autres. Son père a été fort courtois avec le mien, il y a quelque temps,
au cours de la période électorale, et je n’aurai garde de l’oublier en
aucune circonstance.

Mais je m’aperçois, ma chère Germaine, que je vous en raconte bien long;
j’oublie que vous êtes Parisienne et que vos loisirs sont courts,
surtout pour entendre un pareil caquetage. Présentez, je vous prie, à
Mme Tirebois, nos meilleures amitiés. Père n’est-il pas allé vous voir
comme il en avait manifesté l’intention? Peut-être; mais il est si
occupé à présent!... De toute façon, ne lui en veuillez pas; vous savez
en quelle haute estime il tient M. Tirebois, et comme nous vous aimons
tous ici, bien sincèrement. Allons, adieu, ma chère; je vous embrasse en
vous disant joyeusement _à bientôt_.

YVONNE.

                   *       *       *       *       *

_Monsieur Martin-Martin, député du Plateau-Central, hôtel du Régent et
des Trois-Coquelin, rue de Valois, Paris._

MON CHER ALBAN,

Nous sommes un peu étonnées de n’avoir pas reçu de nouvelles de toi
depuis le télégramme nous annonçant ton arrivée à bon port. Je pense
bien que tu dois être excessivement surmené; mais enfin une carte-lettre
est bien vite griffonnée; songe combien nous devons être anxieuses,
avides d’être un peu renseignées, impatientes de te rejoindre, Vovonne
et moi. Cette enfant ne vit plus, tant il lui tarde de partir; à chaque
moment ce sont des questions qu’elle me pose, auxquelles je ne peux même
pas répondre étant donné que je ne sais pas dans quels quartiers tu
cherches notre appartement. Fais pour le mieux, mon ami, mais n’oublie
pas que nous avons grande hâte d’être enfin près de toi et installées.

Pour ce choix d’appartement, sois bien prudent, n’est-ce pas, songe
combien il nous serait désagréable d’être forcés de déménager d’ici un
an ou deux. Cela me tracasse beaucoup de n’avoir pu t’accompagner, car,
tu le reconnais toi-même, il y a des choses que nous voyons mieux que
les hommes, nous autres femmes; je le répète, sois bien prudent,
rappelle-toi mes recommandations, notamment pour la cuisine, pour les
placards, tout cela est de la première utilité. Évidemment nous ne
pouvons avoir là-bas toutes les commodités que nous avions ici, la
province est la province, tandis que Paris est Paris. Mais, et sans y
mettre pour cela des mille et des cents, il doit y avoir, à Paris comme
ailleurs, des gens qui ont souci de leur santé et de celle de leurs
enfants, qui aiment leurs aises et leur confortable; ces gens-là logent
quelque part et, en cherchant bien, il me semble qu’on peut trouver.

D’ailleurs, tu sais aussi bien que moi ce qu’il nous faut, nos exigences
de famille, celles de ta situation; sans rêver d’esbrouffe, ce n’est pas
dans mes goûts, si les personnes que nous avions l’habitude de recevoir
convenablement et largement ici viennent à Paris nous rendre visite, il
ne faut pas non plus qu’elles nous trouvent installés dans un grenier ou
dans une écurie; au reste, je n’insiste pas et tu es assez intelligent
pour me comprendre là-dessus.

N’oublie pas que la chambre destinée à Vovonne doit être encore assez
grande, songe que son lit est de milieu, et que sa commode empire est
fort large. Il faut que, ces meubles placés, notre fille ait de quoi
remuer librement, et aussi avec l’armoire à glace, qui demande à être
mise en lumière, en bonne place. La salle de bains aussi, je le désire,
et la considère comme essentielle. Enfin, mon ami, prends note de toutes
mes petites recommandations. Si nous pouvions avoir un balcon, notre
volière y serait fort à l’aise, conviens-en, et tu sais quel crève-cœur
pour notre Yvonne si elle ne peut pas emporter ses chers canaris.

Maintenant, autre chose, la plus importante de toutes, à mon avis:
l’honnêteté et la tranquillité de la maison que nous devons habiter; non
seulement pour toi, mon ami, mais pour notre fille qui est grande. Je
suis sûre que sur ce point nous sommes déjà d’accord. Je sais fort bien
qu’à Paris on vit vingt ans sur le même palier sans se connaître, mais
que d’inconvénients pour nous si nos voisins étaient turbulents,
tapageurs, mal élevés! Je n’insiste pas, cher Alban, mais prends bien
toutes tes précautions avant d’arrêter définitivement un appartement qui
conviendrait peut-être sous les autres rapports, mais qui, sur ce point,
serait défectueux.

Depuis ton départ, l’ami Carbonel est venu deux ou trois fois nous tenir
compagnie l’après-dîner, et nous raconter les petits potins de La
Marche. Tout revient au calme, Dieu merci, et nous n’en sommes plus aux
agitations d’il y a deux mois, et à ce que ce brave Carbonel appelait
«la zone dangereuse»! D’ailleurs Alcide Caille n’est pas rentré de la
campagne, et Olympe a su au marché qu’ils comptaient rester là-bas
encore jusqu’à la fin du mois. Seule la _Localité_ continue ses petites
notes stupides, tu sais, la fameuse série: _Est-il vrai?_... Mais
personne n’y fait plus attention, et tu as joliment bien fait de
recommander au _Petit Tambour_ de ne plus répondre.

Mais, à ce propos, Carbonel m’a dit une chose qui va bien t’étonner: on
assure au Cercle que l’auteur ou tout au moins l’inspirateur, de ces
insanités, ne serait autre que Toupin, oui, mon cher, Toupin, l’avoué,
avec qui tu t’es montré si délicat, au moment de ces vilains bruits qui
coururent sur son étude il y a deux ans, et dont tu me fis aller voir la
femme, quand tout le monde menaçait de leur tourner le dos;
rappelle-toi, au fait, que mon père t’avait prévenu, car, tout vieux
qu’il est, il a encore l’intuition de bien des choses. Toupin! Vrai, je
ne suis pas méchante, et tu sais qu’à mon avis il faut laisser de côté
bien des mesquineries; mais, tout de même, si bon qu’on soit, il y a de
ces lâchetés qui finissent par vous outrer, et il ne faut pas non plus
être les dindons de la farce et se laisser éternellement manger la laine
sur le dos!

Je te mettrai au courant aussi de ce qui m’est revenu sur un certain
sous-inspecteur de l’enregistrement; car, il ne faut pas t’illusionner,
malgré le préfet, il y a beaucoup de fonctionnaires qui, en dessous,
faisaient campagne contre toi... Mais nous reparlerons de tout cela
entre nous à Paris, où je pourrai mieux te faire part de mes impressions
à ce sujet.

Nous avons eu la visite du frère d’Olympe, qui nous a apporté les
meilleures nouvelles des Petits-Cailloux et de M. Gildard; il vient
toujours pour son poste de facteur; il paraît qu’il y aurait une
combinaison pour le faire nommer à l’Albenque, un facteur qui est sur le
point de mourir, Olympe t’expliquera. Reçu aussi une lettre désolée des
demoiselles Vernuche: la recette-buraliste d’Auvilars leur échappe
encore, et les pauvres vieilles recommencent à geindre que depuis huit
ans on leur promet une meilleure recette, qu’en les nommant à la
Magistère, on leur avait dit que ce n’était qu’en attendant mieux pour
leur _mettre le pied à l’étrier_, en quelque sorte, qu’elles patientent
donc seulement un peu, question de mois: et depuis huit ans, on les
laisse avec ce bureau qui ne rapporte que soixante-dix francs.

Mme Benoît et sa fille sont revenues mardi, et aussi les dames
Rodrigues; ce sont là vraiment d’aimables relations, que nous
regretterons, et qui nous regrettent sincèrement. Les dames Benoît
viendront peut-être en mars à Paris; je n’ai pas pu faire différemment
que de les prier de descendre chez nous; j’ai bien agi, n’est-ce pas,
cher Alban? Je ne crois pas qu’elles acceptent, d’ailleurs, ayant
l’intention de venir s’installer pour un grand mois avec leur vieille
tante Séraphine; celle-ci perd presque complètement la vue et elle vient
se faire soigner à Paris.

Nous ne sommes guère sorties tous ces jours-ci. Yvonne est dans les
malles depuis le matin; la chère petite m’a bien rendu service; tu sais
combien j’ai de peine pour me baisser, et sans elle je me demande
comment je serais venue à bout de toutes ces caisses. Enfin maintenant
nous commençons à respirer. Je vais donc tâcher d’aller samedi à la
Préfecture, comme tu me l’as tant recommandé; mais, entre nous, je fais
des vœux pour que la préfète ne reçoive pas, car, tu as beau dire, cette
petite Mme Jambey du Carnage, c’est un genre de femme qui ne me revient
pas; et puis on sent si bien que si tu n’étais pas député...! Et, va,
cela n’échappe pas non plus à ta fille, qui est fine...

Si tu as un instant, je voudrais bien que tu ailles voir pour des
tentures, dont tu auras besoin dans ton cabinet, et aussi un tapis de
table, car je n’emporterai pas le vieux, qui est usé. Tu pourrais faire
un tour en te promenant jusqu’à la place Clichy, par exemple, parce que,
de là, tu pousserais jusque chez les Tirebois, dont c’est, je crois, un
peu le quartier (je te rappelle leur adresse, 88, boulevard Pereire). Tu
leur feras certainement grand plaisir en y allant; Yvonne a reçu une
petite lettre charmante de Germaine, qui sera pour elle, je crois, une
excellente et précieuse amie; les Tirebois connaissent beaucoup de
monde, et c’est un milieu qu’il me sera fort agréable de fréquenter.
Donc, les tentures, le tapis de table, et les Tirebois.

Et surtout envoie-nous vite de tes nouvelles.

Vovonne et moi embrassons le député.

ANTOINETTE.

P.-S.--Tu pourrais voir aussi, pendant que tu y seras, pour une grande
lampe à pied (te rappelles-tu celle qui est à la Banque de France?), et
un abat-jour (vert mousse ou vieux rose). Je pense aussi qu’il faudra un
filtre et un fourneau à gaz.

                   *       *       *       *       *

_Monsieur Martin-Martin, député, Paris._

MON CHER MONSIEUR MARTIN-MARTIN,

Il faut que je vous mette au courant de ce qui se passe. Vous savez
qu’un comité vient de se former ici sous prétexte d’organiser un banquet
en l’honneur de M. Syveton, qui aurait, paraît-il, débuté autrefois au
lycée de La Marche comme maître répétiteur, et dont on fêterait les
trente-huit ans.

Or, en réalité, c’est Alcide Caille qui agit sous main, avec toute sa
clique; ils veulent tout simplement chercher à vous compromettre, et
embêter la Préfecture. En effet, ils ont recueilli les adhésions des
Quesnay de Beaurepaire, Barrès, Jules Lemaître, Forain, Coppée, et
autres sectaires, et ils comptent bien sur ces messieurs pour faire du
boucan.

Alors, leur jeu est clair à comprendre: forcer le préfet à intervenir,
le préfet qui vous a soutenu, et crier, après, par-dessus les toits, que
toutes vos protestations n’étaient que duperie, que vous avez bel et
bien été élu par les ennemis de l’armée, et que vous faites cause
commune avec les cosmopolites et les sans-patrie. Tout cela, bien
entendu, pour diminuer votre influence auprès des délégués sénatoriaux
du mois de janvier, et ainsi faciliter les voies à Alcide Caille, qui,
décidément, n’a pas assez de la veste que vous lui avez infligée pour la
Chambre, et veut se porter au Sénat.

D’un autre côté, si vous vous laissez prendre à leur traquenard, et si
vous acceptez leur invitation, ils auront des interrogations
catégoriques, ils vous pousseront à des déclarations dangereuses, bref,
vous mettront au pied du mur, et, de toute façon, interpréteront votre
attitude, votre présence, de telle sorte qu’ils puissent vous placer en
mauvaise posture auprès des socialistes. Or, vous n’ignorez pas que vous
avez besoin de toutes les forces républicaines, que nous n’avons réussi
en août dernier que grâce au concours de ces 900 voix socialistes, qui,
un instant même, avaient failli s’égarer sur Tripette, et qu’un mot
suffirait à nous faire perdre irrémédiablement.

Donc, voyez, mon cher député; je vous crie casse-cou, comme c’est mon
devoir, et je ne vous dissimule pas que la situation me paraît des plus
délicates. Mais je suis persuadé qu’avec vos hautes qualités d’esprit et
de cœur, vous saurez vous tirer de ce mauvais pas; vous savez d’ailleurs
que nous sommes un certain nombre, parmi lesquels je suis orgueilleux de
me compter, qui vous sommes dévoués jusqu’à la mort, et de qui vous
pouvez faire état comme vous l’entendrez.

Pour finir sur un sujet moins grave, mais dont vous me permettrez de
vous entretenir aussi, j’ai mon fils qui a dû aller vous trouver, ou qui
s’y apprête, si ce n’est déjà fait. Vous n’ignorez pas qu’il a été un
des grands lauréats du lycée de La Marche, et que ses professeurs
voulaient même le pousser à l’École normale. Mais le gamin n’a pas voulu
entendre parler de professorat, et, après avoir passé par l’Institut
agronomique, pour ne faire qu’un an de service militaire, le voilà qui
vient de terminer sa licence en droit. Mon rêve serait, naturellement,
de le voir faire carrière dans l’Administration, et vous pensez bien,
mon cher député, que, le moment venu, nous vous demanderons un petit
coup d’épaule; mais peut-être est-il encore bien jeune, et puis Marc
prétend qu’il aurait plus de chances en faisant d’abord son doctorat. Je
vois bien que ce qui le séduit surtout dans le doctorat, c’est de rester
à Paris, car mon garçon est devenu très Parisien. Enfin, j’y
consentirais volontiers, mais à la condition qu’il aurait une petite
occupation, quelque chose qui le retienne, tout en lui permettant de
poursuivre ses études et de ne pas négliger les soins de sa carrière.

C’est alors que nous avons songé, ou plutôt qu’il a songé, à vous
demander si vous ne pensiez pas à faire choix d’un secrétaire: il est
certain en effet qu’avec la situation que vous allez prendre à la
Chambre, le travail des commissions, les lettres, les pétitions dont
vous devez déjà être accablé, la présence à vos côtés d’un garçon zélé
et dévoué pourrait vous rendre d’utiles services. Sans vouloir faire
l’éloge de mon fils, Marc me paraît avoir bien des qualités requises:
vous le verrez, ce n’est pas parce qu’il est mon fils, mais c’est un
garçon qui représente bien, qui, naturellement, connaît à merveille le
département, enfin il sait rédiger, puisqu’il écrit même dans certaines
petites revues, et, ce qui est plus sérieux, puisqu’il a failli, comme
je vous le disais, entrer à Normale. Enfin je n’ai pas besoin de vous
dire combien il est, par avance, attaché à vos idées, à votre personne;
mes opinions et ma vie tout entière vous sont, je crois, de suffisants
garants d’un dévouement qu’il aura dans le sang.

Je n’insiste pas, mon cher député, et ne veux vous influencer en rien;
mais permettez-moi de vous dire qu’en accueillant mon fils auprès de
vous, vous rendrez un service de plus, et une fois de plus vous ferez un
gros plaisir, à un vieux républicain, fier de votre confiance et de
votre amitié.

Nous présentons nos hommages à ces dames Martin-Martin, et pour vous,
cher Monsieur Martin-Martin, mes sentiments les plus inébranlables.

GÉLABERT.

Professeur d’agriculture.

                   *       *       *       *       *

_Au même._

MON CHER ALBAN,

Ce départ précipité, après une si longue attente, me donne la migraine;
c’est donc parfait puisqu’il est convenu que je _dois_ être malade dès
mon arrivée à Paris. Dieu merci, Vovonne ne l’est pas, malade, gaie
comme pinson, et trouvant naturellement que tu es un grand capitaine,
puisqu’une de tes ruses de guerre consiste à nous faire partir enfin, et
dare dare.

Malheureusement, ce qui ne va pas dare dare, c’est l’acceptation de mon
père. Il faut te dire que ces premiers froids d’automne l’ont assez
fortement touché, il a attrapé une petite grippe qui augmente encore sa
surdité, et dans ces cas-là, tu sais comme il est désagréable, ce qui,
d’ailleurs, est bien permis à son âge, mais, en ce moment, ne facilite
pas nos projets.

Enfin je lui ai bien expliqué que tu ne voulais pas, que tu ne devais
pas assister à ce damné banquet, et que pour cela tu prétexterais ma
santé compromise par le brusque changement d’air; mais que, d’autre
part, il était de première nécessité que lui y figure, de telle façon
qu’on ne puisse pas dire que notre famille se désintéressait d’une
manifestation en faveur de l’armée, et pour que la présence de
Bedu-Martin à côté de leur monsieur Syveton témoignât des sentiments
patriotiques des Martin-Martin... Mais le voilà qui parle de son
estomac, de ses yeux fatigués, des courants d’air, et quand il m’objecte
qu’il ne pourra pas même porter un toast, je ne peux pourtant pas lui
dire que c’est bien là-dessus que tu comptes, et que, de cette façon, il
n’y aura pas de paroles prononcées que tes ennemis puissent exploiter
pour te compromettre.

Mais tu sais comme il est; si j’avais le malheur d’en ouvrir la bouche,
tu connais la tirade:--Est-ce que ton mari me prend pour un imbécile? Je
sais les choses qu’il faut dire et les choses qu’il ne faut pas dire; je
le sais mieux que lui; je faisais de la politique avant qu’il fasse pipi
tout seul! Et Quarante-huit; et Gambetta; et que tout vieux qu’il est,
il tiendrait encore mieux que toi sa place au Palais-Bourbon...--Car
c’est sa rage, à ce pauvre cher père, chaque fois que sa surdité
augmente, d’entamer des diatribes sur ton compte, et de se reprocher
avec violence d’avoir, croit-il, sacrifié à la tienne, la situation
politique que son âge et les services rendus lui avaient acquise.

Il vaut donc bien mieux ne pas l’exciter, et surtout ne pas lui
recommander le silence qu’il serait capable de rompre exprès pour te
faire une niche, et montrer qu’il est plus fort que toi; tandis qu’en ne
lui disant rien, et en le décidant simplement à assister au banquet, je
suis persuadée qu’il s’en tiendra à son traditionnel: «Je bois aux
républicains de Quarante-huit, et aux réformes!» et rien de plus.

Seulement, il faut le décider, et, encore une fois, ce n’est pas une
petite besogne. Heureusement, Vovonne est là; cette enfant est
étonnante, c’est un diplomate de première force:--Vous mettrez votre
belle redingote, grand-père, et votre cravate blanche: j’ai envie de
rester rien que pour lui faire un beau nœud, à votre cravate blanche;
pensez donc, tous les gens qui viendront de Paris, quand je les
rencontrerai cet hiver dans les salons, il faut qu’ils me disent: La
petite-fille de Bedu-Martin, du doyen des maires de France? Nous avons
vu votre grand-père, Mademoiselle, il est admirable! Et je serai
fière!...--Le moyen de résister à des arguments comme ceux-là?...

Il paraît d’ailleurs que ce banquet s’annonce comme devant être
parfaitement raté; au Cercle, tes amis font courir le bruit que François
Coppée ne viendra pas, et, en réalité, c’était lui le gros attrait, bien
plus que ce Syveton qu’on connaît à peine. Beaucoup de gens ont
souscrit, pas du tout pour manifester une opinion quelconque, mais
uniquement pour voir de près le célèbre académicien: cette tournée, qui,
cet été, a joué _Severo Torelli_ au théâtre, lui a donné en effet à La
Marche un grand regain de vogue; Caille et les autres le sentent si bien
que c’est en son honneur surtout que la manifestation paraît organisée,
et ils s’appliquent même, ce qui est assez canaille, à lui donner un
caractère surtout littéraire: c’est du moins ce que m’a affirmé Carbonel
qui assure qu’à la mairie tous les employés sont occupés à confectionner
de grands cartouches portant les titres de ses œuvres principales.
Syveton est noyé au milieu de tout cela, sauf cependant une bande de
calicot qu’on mettra devant la porte de l’hôtel de ville:--_Honneur à
Syveton! La ville de La Marche._

Et voilà les nouvelles; en attendant, je crois que le préfet est décidé
à ne pas tolérer la moindre bêtise, et à marcher au premier signal; il a
des ordres, paraît-il, et le régiment sera consigné; naturellement cela
n’amuse pas messieurs les militaires, et cela m’expliquerait le regard
que m’a jeté la colonelle Tissot-Lapanouille, que j’ai croisée hier
devant la poste; tous ces gens-là se figurent que c’est toujours notre
faute, et que leurs ennuis doivent nous retomber sur le dos; je voudrais
seulement que Mme Tissot-Lapanouille ne s’occupe pas plus de moi que je
ne m’occupe d’elle; et il est tout de même fâcheux de penser que la
femme d’un colonel n’est en somme que la femme d’un chef de service
comme les autres, que c’est vous, messieurs les députés, qui votez les
traitements des chefs de service, et que vous en payez un certain
nombre, dont ceux-là, pour se moquer de la République, et de vous
par-dessus le marché. J’ai l’esprit assez large, Dieu merci, pour ne pas
prêter attention à toutes ces misères, mais j’avoue que je ne suis pas
fâchée de m’éloigner un peu de cette atmosphère d’hypocrisie et de
jalousies stupides.

A bientôt, nous avons hâte de t’embrasser. Olympe partira le matin avec
la grosse malle et les petits colis. Nous te télégraphierons l’heure de
notre arrivée.

ANTOINETTE.

                   *       *       *       *       *

Du _Petit Tambour_:

[Au moment où les yeux du monde entier sont fixés sur la lutte héroïque
engagée contre l’autocratie anglaise par la République sud-africaine, au
moment aussi où certains sectaires de La Marche prétendent monopoliser à
leur profit la défense de l’armée et l’amour de la patrie, nous sommes
heureux de publier dans nos colonnes l’article, vibrant de foi militaire
et de sincère patriotisme, que le sympathique leader du Plateau-Central,
notre distingué représentant, M. Martin-Martin, a bien voulu écrire
spécialement pour les lecteurs du _Petit Tambour_ sur le _Rôle de la
France dans le conflit transvaalien_.

N. D. L. R.]

... Je n’ai pas la prétention d’apporter ici des vues diplomatiques
précises, et je connais assez mon excellent ami et collègue, M.
Delcassé, pour être assuré par avance que tout ce qui doit être fait
sera fait. Je voudrais simplement indiquer en quelques mots quel
enseignement paraît, dès l’abord, se dégager de cette guerre dont nous
voyons se dérouler, si loin de nous sur la carte, mais si près dans nos
cœurs, les préliminaires émouvants.

Je n’ai pas besoin de souligner l’ironie particulièrement douloureuse de
ce conflit sanglant qui éclate au lendemain même du jour où notre
puissant ami et allié adressait à toutes les nations européennes son
éloquent appel au désarmement.

Personne, pas plus mon éminent collègue et ami, M. Bourgeois, que moi ou
les autres, ne pouvions nous faire illusion,--illusion généreuse et bien
séduisante cependant,--sur les suites probables de la conférence de La
Haye. Tout au plus cependant pouvait-on espérer en de moins brusques
lendemains, et qu’aux feux d’artifice joyeusement tirés par les
bourgeois de Hollande en l’honneur des délégués de la conférence, le
canon des Anglais serait plus lent à répondre, écho sinistre, sous
Prétoria.

Mais voici le point sur lequel il me paraît utile et intéressant
d’insister: cette paix que l’on cherchait à établir sur des bases
internationales, que tous se plaisaient à reconnaître désirable le plus
longtemps, sinon possible toujours, quelle est, sur l’échiquier
européen, la nation qui la première éprouve, on ne peut même pas dire le
besoin, mais bien plutôt le désir, l’âpre désir de la rompre?

Sans doute une nation où une armée trop lourde à entretenir, un esprit
militaire développé avec trop d’acuité, à outrance, ont fait apparaître
l’opportunité d’une guerre comme un contrepoids, ou, si je puis ainsi
m’exprimer, comme une soupape nécessaire?

Mais non: c’est, au contraire, de toutes les nations, celle où
l’héroïsme n’est que vertu de second plan, celle où l’intérêt prime
tout, c’est une nation, non de soudards et de capitaines, mais de
banquiers et de marchands, qui se rue la première à la guerre, à la
guerre des cargaisons pour leurs entrepôts, à la guerre de l’or pour
leurs banques!

Quel démenti plus topique pour ceux qui, en critiquant l’organisation de
notre armée, ont prétendu faire le procès de son esprit?

Oui, ce qu’on se refuse à voir, c’est qu’il y a deux choses, deux choses
bien distinctes; il y a notre organisation militaire qui peut,
assurément, présenter certaines défectuosités, comme toutes les
organisations: mais alors c’est tâche aux législateurs d’y remédier, et
je sais que pour ma part je m’y emploierai volontiers de toutes mes
forces; mon cher et distingué collègue Mirman n’ignore pas déjà combien
ma collaboration lui est acquise sur ce point.

Et puis, il y a l’esprit militaire, qui, lui, bien compris, sans
exagérations dangereuses ni déviations malsaines, est irréprochable et
admirable, car il est l’esprit même de la France, de la Patrie.

J’ai dit sans exagérations ni déviations,--et c’est ici que je
m’explique:

Vous connaissez l’adage latin: _Si vis pacem para bellum_, si tu veux la
paix, prépare la guerre; oui, prépare la guerre, c’est-à-dire développe
tes armements, exerce tes soldats, instruis tes chefs. Mais, ce n’est
pas tout: surveille l’esprit de ces chefs et de ces soldats, fais en
sorte que rien ne vienne altérer dans leur âme le filon de tous ces
sentiments élevés, qui sont leur plus précieux patrimoine: amour de la
gloire, certes, et de l’héroïsme, mais aussi amour du Bien et du Juste,
car c’est cela aussi que signifie l’amour de la Patrie.

Et c’est ainsi qu’en préparant la guerre tu assureras la paix, tu
l’assureras dans les limites du juste et du bien, tu ne t’embarqueras
pas dans une aventure déloyale, tu ne feras pas usage de ta force et de
tes armes pour un profit honteux, dans l’attente d’un gain illicite,
contre le droit et la légalité.

Si les Anglais avaient cet esprit militaire, comme je viens de
l’expliquer, comme je le comprends, comme il est et doit être en effet
l’esprit de notre belle et vaillante armée de France,--ils
n’imposeraient pas à l’Europe le spectacle vil et révoltant de cette
guerre que si exactement l’expression vengeresse et incisive de Mme Adam
stigmatise: «la guerre Chamberlain, Rhodes et Cie»!...

MARTIN-MARTIN,

Député.

                   *       *       *       *       *

Du _Petit Tambour_:

LACHE AGRESSION

Notre rédacteur en chef vient d’être victime d’un inqualifiable
attentat. Assis à la table du café Fougères avec quelques amis, M.
Antonin Canelle parcourait, en les commentant selon son habitude, les
diverses feuilles parisiennes que le courrier venait d’apporter.

Soudain un forcené s’est approché de lui, et, brusquement, _par
derrière_, lui a asséné un violent coup de poing.

Grâce aux consommateurs qui se sont immédiatement interposés,
l’agresseur a pu, par une fuite précipitée, éviter les justes
représailles auxquelles s’apprêtait notre ami.

Quant au nom de cet énergumène, l’ignominie du procédé le proclame assez
haut, et tous nos lecteurs ont déjà compris qu’il s’agit du valet de
plume aux gages des jésuites, du cacographe de la feuille
clérico-cafarde.

Quelque habitude que nous en ayons pu prendre au cours de la dernière
période électorale, ces mœurs de cannibales nous produisent encore un
haut-le-cœur de surprise et de dégoût.

Ajoutons que M. Antonin Canelle a immédiatement adressé au Parquet la
lettre suivante:

  «MONSIEUR LE PROCUREUR,

  «_Puisque la libre circulation dans les rues de La Marche et les
  endroits publics n’est plus assurée aux honnêtes gens, j’ai l’honneur
  de vous faire connaître qu’à partir de ce jour je sortirai armé._

  «_Veuillez, etc._»

A bon entendeur, salut!

                   *       *       *       *       *

De la _Localité_:

MAITRESSE CORRECTION

Depuis le triomphe (??) de leur candidat, les laquais de Martin-Martin
se croient tout permis.

Hier, entre cinq et six, notre rédacteur en chef, M. Robinet, prenait
tranquillement son absinthe au café Fougères, quand son attention fut
tout à coup appelée sur un groupe d’individus au milieu desquels
pérorait l’exécuteur des basses-œuvres, le vidangeur de la Préfecture,
Antonin Canelle.

Le jugeant aisément pris de boisson selon son habitude, M. Robinet se
désintéressait des propos de ce triste pochard; mais des éclats de voix
le forcèrent à dresser l’oreille: Canelle, agitant les journaux, le
fixait d’un air goguenard et provocant, et commentait en termes odieux
l’admirable et retentissant article que M. Quesnay de Beaurepaire venait
de publier dans l’_Écho de Paris_: _le Testament d’un franc-tireur_.

M. Robinet, qui, comme on sait, est officier de réserve, ne put tolérer
plus longtemps un pareil langage, et s’approchant, seul, au milieu du
groupe, très calme, il se planta bien en face d’Antonin Canelle, et lui
administra une magistrale paire de gifles.

--Gardez tout!--a-t-il ajouté spirituellement; et il s’est retiré au
milieu des rires de toute l’assistance, visiblement amusée et ravie par
l’attitude couarde et la mine penaude du bel Antonin.

Il va sans dire qu’à l’heure présente notre sympathique rédacteur en
chef attend encore les témoins du giflé Canelle.

                   *       *       *       *       *

De la _Localité_:

_M. le Préfet Benoiton._

M. le Préfet est parti pour Paris, hier soir, par l’express de 10 h. 40.

Un de nos amis, qui s’occupe de statistique à ses moments perdus, veut
bien nous communiquer la curieuse information suivante: depuis onze mois
que nous avons la bonne fortune d’être administrés par M. Jambey du
Carnage, c’est la vingt-troisième fois que la _Localité_ a mission de
faire connaître à ses lecteurs le départ de M. le Préfet par l’express
de 10 h. 40.

Il va sans dire que, personnellement, nous ne voyons aucun inconvénient
à ce que M. le Préfet aille prendre l’air du boulevard, et la présence
de sa redingote et de son haut de forme dans les rues de La Marche ne
saurait manquer à notre bonheur.

Nous ne pouvons cependant nous empêcher de trouver étrange la façon
d’administrer de ce surprenant fonctionnaire, et, tout en comprenant
fort bien que la besogne qu’il fait ici n’ait rien de particulièrement
attachant, nous nous demandons si l’État, avec l’argent des
contribuables, paie aussi grassement MM. les Préfets, uniquement pour
qu’ils se promènent en chemin de fer, où ils ont d’ailleurs le transport
gratuit.

Il nous semblait que la place d’un administrateur, soucieux de ses
devoirs et de sa dignité, était dans son cabinet, comme le pilote à son
gouvernail, contrôlant avec un soin constant et jaloux la gestion des
finances départementales, stimulant ses agents, conseillant ses chefs de
service, sage économe des deniers dont il a la charge, gardien
scrupuleux et éclairé de la légalité.

Il paraît que nous nous trompons. Ce «tuteur des communes», comme la loi
l’appelle, est un tuteur complaisant, qui n’aime pas ennuyer ses
pupilles, et se plaît à les surveiller de loin; M. le Préfet n’est là
que pour présider aux tripotages et aux gaspillages électoraux; la
comédie finie, bonsoir! Les maires peuvent venir du fond du département,
faire des lieues et des lieues en patache ou en carriole, pour heurter
l’huis préfectoral:--M. le Préfet est parti à Paris par l’express de 10
h. 40!

Au reste, et bien que nous n’ayons pas l’honneur de ses confidences,
nous croyons savoir que le voyage actuel de M. le Préfet n’est pas un
simple voyage d’agrément. Il n’y a pas besoin, en effet, d’être grand
clerc pour s’apercevoir que M. Jambey du Carnage a hâte de quitter le
Plateau-Central, où, s’étant fait l’homme-lige de Martin-Martin, il se
trouve compromis à fond dans une politique, dont à l’heure présente, les
instants sont comptés. M. Jambey a suffisamment de flair pour sentir que
le torchon brûle, et il ne veut pas être pris sans vert.

Les ministères passent, comme le vent d’automne,

    Emportant à la fois
    Les préfets dans l’espace,
    Et les feuilles des bois...

En allant solliciter prestement son changement auprès de
Waldeck-Rousseau, M. le Préfet montre que la prévoyance est une qualité
de son caractère, sinon de son administration.

Pour nous, qui ne voulons pas la mort du pécheur, nous ne demandons pas
mieux qu’on exauce les désirs de M. Jambey du Carnage,--bien au
contraire! On peut même lui donner de l’avancement, il le mérite, il a
fait un assez vilain métier pour cela! Qu’on le nomme donc n’importe où,
qu’on le nomme préfet de police!--Mais, pour Dieu! qu’on en débarrasse
notre pauvre département!

Hier, pour la vingt-troisième fois, M. le Préfet a quitté La Marche par
l’express de 10 h. 40: puisse cette fois être la bonne!

JUVÉNAL.

                   *       *       *       *       *

_Monsieur Martin-Martin, député du Plateau-Central, 74, boulevard de
Latour-Maubourg, Paris._

MON CHER AMI,

Le bruit court à La Marche, avec persistance, que Jambey du Carnage va
être changé; tu as même dû voir dans le canard de Caille une note
tendancieuse à ce sujet. (Et à ce propos, pour ta gouverne, c’est bien
Toupin qui signe _Juvénal_, je suis très exactement renseigné.) J’ignore
ce qu’il y a de fondé là dedans, mais je tiens à t’avertir que tous nos
amis considéreraient comme désastreux le départ du préfet dans les
circonstances actuelles.

Je t’accorde volontiers que Jambey n’est pas un aigle, et qu’il y a
peut-être des préfets plus éloquents, ou plus forts en droit
administratif.

Mais tu sais aussi bien que moi qu’il n’y a pas besoin d’être un puits
de science, ni un Mirabeau, pour réussir à la tête de ce département, et
tu te rappelles l’expérience récente du préfet Laforgue, de néfaste
mémoire, qu’on nous avait expédié du Conseil d’État, homme très fort,
assurément, mais gaffeur de première classe, et qui, avec toute sa
science, s’était fait si proprement rouler par défunt Lambusquet.

Jambey a d’abord une qualité, c’est qu’il ne fiche pas les pieds dans
son cabinet, ou le moins possible, et qu’ainsi du moins il évite de se
compromettre; Laforgue avait cette rage d’être toujours là, de recevoir
tout le monde, et cela avait naturellement pour résultat de lui mettre à
dos tous ceux à qui il avait dû refuser quelque chose; sans compter
qu’avec l’esprit des gens de ce pays, qu’il connaissait imparfaitement,
il se laissait embobeliner par un tas de crapules, qui lui arrachaient
des promesses, que nous avions ensuite toutes les peines du monde à
l’empêcher de tenir.

Et puis quand on veut tout voir par soi-même, c’est le vrai moyen de
tout embrouiller et de laisser échapper le plus important; tandis qu’en
s’en remettant tout bonnement à des chefs de division comme Travers et
Belleuil, qui sont de vieux routiers et qui connaissent toutes les
ficelles, un préfet n’a qu’à laisser courir, et il est sûr qu’il n’y
aura d’accrocs ni d’embêtements ni pour lui, ni pour ses amis. A la
session d’août, Jambey est arrivé de Royan, le jour de l’ouverture du
Conseil général, sans avoir ouvert son rapport, et sans avoir lu le
premier mot de ce que le père Travers avait mis dedans: tout a marché
admirablement, et le projet du pont de Trembles, qui traînait dans les
cartons depuis cinq années, a passé comme une lettre à la poste; au lieu
qu’un Laforgue, pour étaler ses lumières, et son labeur, et sa
conscience, nous aurait rasé pendant des heures avec des détails
techniques et des considérations budgétaires, et, au bout du compte,
aurait réussi à tout flanquer à bas.

Enfin Jambey du Carnage a un autre mérite, c’est d’avoir de la fortune,
et une maîtresse femme. Car, on aura beau dire, cela ne fait pas de mal
qu’un préfet se montre, autrement qu’en locatis, dans un bon landau avec
de bons chevaux qui lui appartiennent; et il n’y aura pas un maire
socialiste pour trouver mauvais que le champagne de la Préfecture soit
autre chose que de la blanquette à vingt-cinq sous.

Avec cela Mme du Carnage est une maîtresse de maison exceptionnelle, qui
aime à recevoir, et qui reçoit admirablement. A-t-on assez daubé sur ces
pauvres Bavolet, qui, pendant les quatre ans qu’ils sont restés ici,
prétextaient toujours des deuils au bon moment, et n’ont pas offert un
verre d’eau dans les salons de la Préfecture! Assurément Bavolet avait
d’autres qualités, mais il n’en est pas moins évident que tout le monde,
à La Marche, a béni leur départ, sans oublier la grosse Mme Piédegorge,
la femme du juge, tu te rappelles, si désespérée de ne pouvoir produire
à la Préfecture, sous l’œil de gendres éventuels, les trois demoiselles
Piédegorge, et qui venait faire ses doléances à ta femme, et
concluait:--Des préfets comme ça, ça ne fait pas aimer la
République!--Et il est certain qu’elle avait raison, Mme Piédegorge, et
qu’en ce moment, par exemple, Fantin, le restaurateur, et Latour, le
pâtissier, et, d’une façon générale, tous les boutiquiers de la rue
Grande, dont la Préfecture fait marcher le commerce, doivent aimer
infiniment mieux la République que du temps des Bavolet.

Mais il y a plus: voici que certaines familles de la haute ville, et du
faubourg du Moustier, qui avaient toujours battu froid à la Préfecture,
gagnées par le charme et la bonne grâce, et, disons le mot, par le
_chic_ de la préfète, commencent à faire des avances; il se trouve
précisément que le nouveau général de cavalerie, La Camuzarde, est allié
à la famille de Mme du Carnage, ce qui naturellement contribue à rallier
l’élément militaire, qui boudait un peu, et cela ne laisse pas, à
l’heure actuelle, que d’avoir son importance; la préfète, qui est une
femme extrêmement fine, joue de tout cela supérieurement: en sorte que,
le mari pour les radicaux, la femme pour les conservateurs, tout La
Marche rayonne autour de la Préfecture, dont l’influence est
considérable.

C’est cette influence qu’Alcide Caille voudrait bien ne pas trouver en
face de lui le jour des élections sénatoriales, car il sent parfaitement
que le Préfet,--et aussi la Préfète,--auront tous les délégués dans la
main, et qu’avec un tel appoint, Moulin ne ferait de lui qu’une bouchée.
Tandis que si Jambey s’en va, le Préfet qui viendra, si zélé et si malin
soit-il, ne connaissant personne, pourra peu de chose; les groupes
formés grâce à la diplomatie préfectorale se désagrégeront, Caille
reprendra du poil de la bête, et, réduit à ses seules ressources, le
père Moulin, qui est, je te l’accorde, un très honnête homme et le
candidat nécessaire, mais qui,--nous ne nous faisons pas d’illusions,
n’est-ce pas?--est un vieil imbécile, risquera fort de rester sur le
carreau.

Il faut donc à tout prix que Jambey du Carnage soit maintenu dans le
Plateau-Central; son départ compromettrait le succès des élections de
janvier, et j’ajoute qu’on l’interpréterait à ton encontre comme un
échec personnel, puisqu’on sait que le Préfet est ton homme, que tu dois
par conséquent y tenir et le retenir. C’est donc à toi d’agir au
ministère pour que Jambey ne soit pas déplacé, et auprès de Jambey
lui-même si, comme la _Localité_ l’insinue, il est exact qu’il soit en
train de solliciter son changement. Raisonne-le, cet homme: en somme, le
Plateau-Central n’est pas un département difficile, sa situation y est
solide, et, par le temps qui court, cela vaut peut-être mieux que
d’aller ailleurs risquer de se casser le cou; et puis quoi? La Marche
est une jolie troisième, résidence agréable, huit heures de Paris
seulement et les trains sont commodes; tu pourrais peut-être lui faire
promettre sa seconde classe personnelle, ou la décoration, car il ne
doit pas tenir à l’argent. Et puis, en fin de compte, quand on est
préfet, on est préfet, on doit obéir à d’autres considérations que ses
convenances, et quand, dans un endroit, on se trouve par hasard être bon
à quelque chose, il ne faut pas en profiter pour demander à ficher le
camp immédiatement!...

Mes hommages à tes dames, et bonne poignée de main de ton

J. CARBONEL.

                   *       *       *       *       *

_Madame Paul J. du Carnage, hôtel de la Préfecture, La Marche
(Plateau-Central)._

MA CHÈRE AMIE,

Quelle sale boîte que ce Ministère! J’espérais voir Waldeck ce matin,
j’arrive à dix heures place Beauvau, je me fais inscrire, nous étions
relativement peu nombreux, tombe une pluie de délégations, députés en
tête, qui nous passent sur le dos comme il convient lorsqu’on représente
le peuple souverain; si bien qu’à une heure je n’avais ni vu le
ministre, ni déjeuné.

J’ai déjeuné, mais je ne pourrai voir le grand chef que demain; juste
retour des choses d’ici-bas, j’en arrive à plaindre les gens à qui je
fais, quelquefois, faire antichambre: il est vrai que, ceux-là, je ne
les avais pas priés de venir. D’ailleurs ce matin, un spectacle a
diverti mon impatience: dans le salon d’attente, ma chère, dans le salon
d’attente du ministère de l’Intérieur, un solliciteur comme moi était
installé à la table du milieu, et, pour charmer les loisirs que lui
imposait le bon vouloir du ministre,--je n’invente pas, ce ne serait pas
drôle,--il _copiait de la musique_! Ne trouvez-vous pas, chère amie,
qu’il y a là une philosophie du sacrifice, une résignation préconçue,
fort impressionnantes? Très certainement cet homme était là hier, et je
l’y retrouverai demain, continuant sa besogne mystérieuse; car sans
doute il n’y a pas d’apparence que celui-là voie jamais le ministre, et
peut-être n’en a-t-il aucun désir, ni même aucun dessein: cet homme est
un symbole et c’est un sage; en somme, je ferais tout aussi bien de
copier de la musique, que de m’embêter à courir après le ministre, et à
droguer pour une audience qui n’y fera ni chaud ni froid. Tout dépend de
votre oncle Gourdey; il est évident qu’en ce moment les sénateurs
peuvent beaucoup, et si l’oncle voulait se donner la peine de pratiquer
un léger chantage à notre profit, nous ne tarderions pas à secouer nos
sandales sur La Marche, ses pompes et ses habitants; mais sait-on jamais
de quoi il retourne avec ce vieux ramolli?

Maintenant, il y a quelque chose d’admirable; j’ai vu au Cabinet, où
j’étais allé faire un tour pour serrer la main du petit Destrem, Destrem
m’a appris que le Martin-Martin s’opposait absolument à mon avancement;
d’ailleurs j’en avais un vague soupçon, et Martin, que j’avais vu hier,
tout en protestant qu’il m’était acquis (je te crois!), avait eu une
façon d’insister sur l’intérêt supérieur du département, l’attachement
que j’inspire aux populations républicaines... Ces gens-là sont
étonnants! Ainsi voilà Martin-Martin, qui certes n’est pas un aigle,
mais qui n’est relativement pas un malhonnête homme; je me donne un mal
de chien pour faire un député de cet imbécile, et quand, la besogne
finie, je demande à passer à d’autres exercices, il est le premier à me
mettre des bâtons dans les roues, uniquement parce qu’il est content de
moi, qu’il a besoin de moi, et qu’il n’ose pas marcher tout seul, gros
égoïste! Je ne peux pourtant pas servir éternellement de bonne d’enfants
à tous les députés que j’aurai fait élire! Heureusement que, si Gourdey
se remue un peu, Martin-Martin n’y pourra rien; il n’a aucune espèce
d’influence, et Waldeck a d’autres chiens à fouetter en ce moment, que
d’écouter les petites histoires de ce fantoche.

Ah! ils sont gais pour les préfets, les élus du peuple! Destrem me
racontait ce mot d’un député du Centre (il n’a pas voulu me dire lequel,
mais tous en sont capables), venant demander la tête de son
préfet:--Nommez-le à une trésorerie générale, confiez-lui une caisse,
c’est ce que je souhaite; comme cela je suis bien sûr qu’avant deux mois
il aura passé aux assises!...--Douce confiance, charmant pays, joli
métier!

Je vais aller flâner tout à l’heure à l’exposition des chrysanthèmes;
j’ai rencontré avant-hier l’amiral Verdure, et cet horticulteur
vénérable en sortait enthousiasmé:--Vous verrez, dans le fond, il y en a
de ces fleurs, c’est tellement gros, on dirait des choux!...

Hier soir, je voulais aller à _Tristan et Yseult_, mais je n’ai pu avoir
de place; alors j’ai passé la soirée aux Mathurins, avec le petit
Destrem; je ne l’ai pas regretté, Tarride et Deval sont toujours drôles,
tandis qu’à ce qu’il paraît, Tristan et Yseult sont crevants...

Tendresses.

P.-J. DU C.

                   *       *       *       *       *

Du _Petit Tambour_:

Coupons immédiatement les ailes au nouveau canard échappé de la volière
de la rue Piquebœuf: jamais, à aucun moment, il n’a été question de
déplacer notre honorable préfet, pas plus que ce haut fonctionnaire n’a
eu l’intention de demander son changement.

Nous comprenons fort bien que le maintien du _statu quo_ gêne certains
calculs, et que certaines personnes, promptes à prendre leurs désirs
pour des réalités, aient eu intérêt à répandre un bruit dénué de toute
consistance.

Mais les jésuites de la _Localité_ doivent décidément en faire leur
deuil; M. Jambey du Carnage, solidement attaché à ce département où il a
su conquérir de si vives sympathies, restera à la tête du
Plateau-Central, pour continuer, avec l’appui de tous les honnêtes gens,
son œuvre d’assainissement républicain.

                   *       *       *       *       *

Du _Petit Tambour_:

NOTRE DÉPUTÉ

Au lendemain de l’élection de M. Martin-Martin, nous écrivions:

«... A coup sûr, le nouvel élu ne suivra pas les errements de son
prédécesseur: M. Martin-Martin n’est pas de ceux qui remettent aussi
bénévolement les destinées de la France aux mains des maires du Palais;
dans la période de troubles et de désorganisation sociale et morale que
nous traversons, il nous sera réconfortant de penser qu’il y a encore au
Parlement, travaillant et veillant, quelques personnalités de la valeur
et de l’activité de M. Martin-Martin. Nul doute, en tout cas, que nous
n’ayons bientôt à nous en féliciter, non seulement pour la France, mais
aussi pour notre pauvre département, jusqu’à ce jour si laissé à l’écart
et déshérité: M. Martin-Martin sera là pour rappeler que le
Plateau-Central existe, et nous aurons enfin quelqu’un, auprès des
gouvernants, en situation d’exposer nos plaintes et de faire valoir nos
justes droits...»

Les documents suivants, que l’on veut bien nous communiquer, montreront
à nos lecteurs si nous étions bons prophètes:


1º

MINISTÈRE DES FINANCES

DIRECTION DU PERSONNEL

MON CHER COLLÈGUE,

Vous avez bien voulu appeler mon attention sur l’opportunité qu’il y
aurait à créer, dans la commune de Saint-Landry un deuxième débit de
tabac. Je m’empresse de vous faire connaître que j’ai aussitôt chargé M.
le directeur des contributions indirectes de votre département d’étudier
la question au point de vue technique, et, dès que son rapport m’aura
été transmis, avec l’avis de M. le préfet du Plateau-Central, je serai
heureux d’examiner s’il m’est possible d’accorder satisfaction à la
commune de Saint-Landry.

Veuillez, etc.

_Le Ministre des Finances_,

Caillaux.

A M. Martin-Martin, député du Plateau-Central.


2º

SOUS-SECRÉTARIAT DES POSTES

ET TÉLÉGRAPHES

CABINET DU SOUS-SECRÉTAIRE D’ÉTAT

MON CHER COLLÈGUE,

Vous avez bien voulu appeler mon attention sur les heures des courriers
qui desservent la commune de La Rémolade, et appuyer auprès de moi une
pétition des habitants de cette commune, demandant qu’une levée
supplémentaire soit faite après quatre heures du soir par le facteur de
Malvoisin. J’ai l’honneur de vous informer que, conformément au désir
que vous m’aviez verbalement exprimé, la question est en ce moment
soumise à l’examen du service compétent, et qu’aussitôt qu’une solution
sera intervenue, je m’empresserai de la porter à votre connaissance.

Veuillez, etc.

_Le Sous-Secrétaire d’État des Postes et Télégraphes_,

MOUGEOT.

A M. Martin-Martin, député du Plateau-Central.


3º

MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR

CABINET DU MINISTRE

MON CHER DÉPUTÉ,

Vous avez bien voulu appeler mon attention sur la situation précaire
d’un groupe de cultivateurs, habitant l’agglomération des Gorgerettes,
dont la récolte et une partie des habitations, non assurées, viennent
d’être détruites par un incendie violent. J’ai le plaisir de vous faire
connaître que, par courrier de ce jour, et à titre tout à fait
exceptionnel, je fais ordonnancer au nom de M. le préfet de votre
département une somme de 40 francs, pour être répartie entre les
familles les plus nécessiteuses et les plus éprouvées.

Veuillez, etc.

Pour le président du Conseil, ministre de l’Intérieur,

_Le chef du Cabinet_,

ULRICH.

A M. Martin-Martin, député du Plateau-Central.


A tous ceux qui n’ont pas oublié l’époque néfaste où les intérêts de
notre département étaient abandonnés aux mains débiles et dédaigneuses
du baron Lambusquet,--celui-là même qui se vantait de n’avoir jamais mis
les pieds dans un ministère,--à tous nos lecteurs nous laissons le soin
de dégager la moralité des lettres ci-dessus: pour notre part, nous
n’aurions garde d’en atténuer l’éloquence par aucun commentaire. Dans sa
profession de foi, M. Martin-Martin avait écrit:--Je ne vous fais pas de
promesses: Je demande que vous me jugiez à l’œuvre, et sur mes
actes!--Les honnêtes gens, les gens éclairés et impartiaux, ont déjà
jugé.

ANTONIN CANELLE.

                   *       *       *       *       *

Du JOURNAL _de Mlle Yvonne Martin-Martin_:

_Dimanche._--Le matin, nous avons été, Mère et moi, à la messe de onze
heures; c’est l’abbé Launois qui a quêté; il a toujours sa tête qui
penche sur son épaule, et une main dans sa poitrine, mais il est fort
bien quand même. Il faisait si froid déjà que Mère m’avait permis de
mettre mon boléro en fourrure, ce dont je n’ai pas été fâchée, car, à la
messe, j’étais précisément devant ces personnes dont nous ne savons pas
encore le nom, mais qui sont pour nous si désagréables, et qui sont si
mal mises. Elles n’ont fait que me regarder tout le temps. Nous sommes
rentrées juste pour le déjeuner. Père, très absorbé, n’a pas dit un mot,
et Mère respectait son silence, de telle façon que le déjeuner a été
expédié vivement. J’ai lu dans ma chambre jusqu’à quatre heures le livre
de Mme Hector Malot que Germaine Tirebois m’a prêté.

Il me passionne énormément; que cette Félicie est intéressante, et que
son fiancé a tort! Je n’en suis qu’au milieu du volume, mais déjà on
sent ce qui va advenir; c’est réellement passionnant. Mère, à quatre
heures, m’a appelée. Elle était prête à sortir, et il m’a fallu laisser
là mon livre! Nous avons été aux Champs-Élysées, où j’ai eu la chance de
rencontrer Germaine, accompagnée de sa fidèle Mlle Pauline. Nous nous
sommes assises toutes deux un peu à l’écart pour causer plus librement;
d’ailleurs Mère sympathise beaucoup avec Mlle Pauline; Mère est si bonne
qu’elle se laisse raconter pour la vingtième fois les mêmes histoires,
que cette vieille Mlle Pauline aime tant à narrer, surtout les exploits
de son oncle le capitaine Michelot; je crois aussi que Mère en profite
pour penser à autre chose. Germaine m’a dit confidentiellement avoir
entendu son père et sa mère parler l’avant-veille de son futur mariage:
sa mère était d’avis qu’elle se mariât jeune, le plus tôt possible, M.
Tirebois préférait attendre. Germaine riait en me disant cela, mais j’ai
bien vu qu’au fond elle était très émue. Elle doit avoir son idée, je
pense. Peut-être même l’aurais-je confessée immédiatement, si Mlle
Pauline ne s’était rapprochée de nos chaises, sournoisement. Nous avons
fait chemin ensemble jusqu’aux grands boulevards, où il y avait un monde
énorme; Mère et moi sommes rentrées à pied, Germaine, qui était pressée,
en omnibus. Nous avons dîné tard. Père ayant eu à travailler, moi j’ai
lu jusqu’à onze heures dans ma chambre.

_Lundi._--Mère et moi, à dix heures, avons été au Bon-Marché, c’était
l’Exposition des vêtements; maman en a essayé plusieurs, mais sans en
choisir aucun. J’ai acheté pour moi des jarretelles roses et un corset
maïs; Mère ne voulait pas, mais j’ai fait mes yeux suppliants, alors...
Nous avons été ensuite chez le pâtissier, j’ai mangé trois galettes; il
y avait un jeune homme qui m’a souri, probablement il trouvait que
j’étais un peu affamée; quand nous sommes sorties, il est sorti derrière
nous; Mère, très mortifiée, a pris une voiture, et nous sommes rentrées.
L’après-midi, rien de neuf. Nous n’avons pas bougé. J’ai fini mon livre:
Félicie ne se marie pas avec Valentin, c’est bien là ce que je pensais;
la fin est encore plus passionnante que le début.

_Mardi._--J’ai étudié mon chant une bonne partie de la matinée; après
mes sons filés, j’ai chanté une petite mélodie de Chaminade qui a
vraiment beaucoup de caractère, très gentille, et bien dans ma voix; il
y a un contre-si que je donne de tête, et qui est doux, doux, doux... si
doux même que maman qui comptait l’argenterie dans la pièce à côté m’a
crié:--Vovonne, c’est idéal ce que ta voix me fait plaisir!...--J’ai été
l’embrasser pour la remercier, mais déjà elle disait à Olympe que le
manche à gigot manquait, et elle n’était plus du tout à mon contre-si de
tête... L’après-midi, restées. Père seul s’est absenté, il n’est même
pas rentré, un petit bleu qu’il nous avait envoyé nous prévenait qu’il
dînait avec des messieurs de la Chambre, et le préfet, qui est à Paris.

_Mercredi._--Nous avons été, à cinq heures, rendre visite à Mme Tirebois
dont c’était le jour. Germaine portait une robe assez échancrée, et un
tablier rose à bavolets, elle offrait le thé quand nous arrivions; il y
avait beaucoup de monde, et comme Germaine était très affairée, j’étais
assise seule, et un peu intimidée par conséquent. Mme Tirebois avait une
traîne à sa robe, et des saphirs énormes aux oreilles; elle causait tout
bas à un monsieur âgé, décoré; je pense même qu’il avait une perruque,
car, quand il buvait son thé, ses oreilles remuaient, et on apercevait
un vide entre elles et le crâne. Germaine m’apporta une tasse et des
gâteaux, une grande jeune fille qui la suivait avec le sucrier et le pot
au lait me sourit si gentiment que je sympathisai tout de suite avec
elle; pour lui être agréable, je sucrai mon thé beaucoup plus que de
coutume, et, par la suite, j’en ai eu un peu mal au cœur; elle s’appelle
Marthe Gérard, m’a dit Germaine plus tard, elle est orpheline, et vit
avec son parrain, un goutteux millionnaire. Comme Germaine s’asseyait
enfin avec moi sur le canapé, il entra en coup de vent dans le salon une
grosse dame et son fils, un long jeune homme pâle, qui portait une
serviette sous le bras; Germaine l’appela pour me le présenter; c’était
son cousin Alfred; il s’assit près de nous, assez gauchement, et nous
entendîmes alors distinctement un tintement de grelot qui venait de son
côté. Comme Germaine, Marthe et moi le regardions, surprises, il rougit
affreusement, et se tint immobile. Je sus par la suite que c’était le
grelot de sa bicyclette, qu’il avait par mégarde dans une de ses poches;
et, n’osant bouger, par crainte de faire du bruit, il n’accepta ni thé,
ni gâteaux. Rentrées à la maison en voiture, il pleuvait beaucoup.

_Jeudi._--J’ai reçu, le matin, un mot de Germaine qui me dit que son
père l’emmène ce soir chez Marck le dompteur, à la fête de Montmartre,
et elle me demande si Mère me permettrait de les y accompagner. J’ai la
permission et je saute de joie! Toute l’après-midi, je suis restée à la
maison. Vers huit heures du soir, on a sonné, c’était M. Tirebois et
Germaine qui venaient me prendre. Père a dit à M. Tirebois:--Je ne vous
accompagne pas à cette ménagerie, la Chambre me suffit!--ce qui a
beaucoup fait rire M. Tirebois. Moi, j’étais prête déjà, et nous n’avons
eu qu’à partir. Ça sent très fort quand on entre dans la ménagerie, qui
est pourtant admirablement tenue. Au premier rang, des fauteuils étaient
réservés, derrière lesquels nous nous sommes installés. Il y avait un
lion magnifique assis tout contre les barreaux, il nous regardait bien
en face, en passant sa langue sur ses babines, j’ai été si intimidée que
je ne l’ai plus regardé. Il y avait trois adorables petits lionceaux
tout jeunes; c’est comme de gros chats, ça joue, ça se couche si
gentiment! Il y avait le plus petit qui s’est mis sur le dos, les pattes
en l’air, et il nous regardait avec des yeux si câlins, le pauvre
chéri... Dans un coin, il y avait aussi deux singes, dont l’un ne
faisait qu’aller et venir de long en large dans sa cage, il avait des
yeux brillants et de véritables petites mains roses avec lesquelles il
attrapait les barreaux, et se serrait contre; il y avait un perroquet et
un ara, il avait l’air stupide comme tout, cet ara! M. Tirebois s’en est
approché pour lui faire dire quelque chose, mais il a tourné son dos et
est monté le long du perchoir en se dandinant, et en nous regardant de
côté, comme s’il riait de nous. Nous avons été nous rasseoir sur nos
chaises, et alors nous avons vu que les fauteuils réservés étaient pour
des Chinois, on disait autour de nous que c’était l’ambassadeur de
Chine, toute une famille composée de l’ambassadeur, sa femme, ses deux
filles, et de plusieurs autres jeunes gens, tous vêtus à l’européenne;
il n’y avait que l’ambassadeur et trois autres chinois qui portaient le
costume; il y avait un tout petit garçon chinois assis juste devant
Germaine, il était coiffé d’un béret bleu et vêtu d’une capote de
collégien, il avait des joues énormes et des yeux imperceptibles; le
spectacle ne l’amusait pas du tout, il se tint tout le temps le visage
contre le dossier de sa chaise, à regarder derrière lui, malgré les
protestations du Chinois à lunettes placé à son côté et qui lui tenait
la main. Les jeunes filles chinoises étaient très gentilles, une
surtout, très coquette, lançant des œillades à droite, à gauche: elle
avait du rouge sur les lèvres et les joues, les yeux tirés sur les
tempes et noirs comme des grains de café. Le spectacle a commencé; il y
avait des ours, des hyènes, des loups, qui ont travaillé avec un
dompteur polonais, frisé comme un caniche, et bête comme une oie
probablement, car, après chacune des prouesses de ses animaux, il
envoyait des baisers aux Chinois. Marck (le dompteur mondain, me souffle
Germaine) est un jeune homme très décoré et brillant, il avait des gants
blancs, et des moustaches noires frisées très légèrement. Il salua
dignement en entrant dans la cage, et fit travailler à la fois deux
lionnes, et l’énorme lion qui m’avait tant impressionnée; il faisait
comme s’il était dans le désert: il tirait des coups de revolver, et
excitait les bêtes à rugir et à sauter toutes ensemble; c’était un
vacarme épouvantable, et pourtant le petit garçon chinois ne tournait
pas la tête, il avait l’air aussi tranquille que si rien ne s’était
passé de terrible à deux pas de sa chaise; il regardait Germaine qui se
bouchait les oreilles et fermait les yeux, il la regardait curieusement,
et l’air positivement narquois, ce mioche... Pour finir, une jeune femme
outrageusement décolletée vint danser, avec des castagnettes, dans la
cage, pendant que Marck fixait des yeux terribles sur son gros lion,
accroupi dans un coin à côté des trois lionnes réellement abruties par
tout ce bruit du diable. La danseuse espagnole faisait les yeux
langoureux aux Chinois, qui n’en avaient jamais tant vu, je pense; mais
elle ne courait aucun risque avec les lions, naturellement, dansant
devant la porte, et derrière le dompteur Marck. Nous sommes sortis à
onze heures, très contentes de notre soirée, Germaine et moi. Germaine
et son père m’ont accompagnée, et sont montés dans l’appartement où Mère
nous attendait, et a proposé de faire du thé; mais M. Tirebois n’a rien
voulu prendre. J’ai raconté les Chinois à Père, il ne savait pas si
c’était vraiment l’ambassadeur, mais il m’a dit qu’il le demanderait à
M. Delcassé.

_Vendredi._--Le matin j’ai écrit quelques lettres à mes amies de La
Marche; Marthe Benoît m’avait envoyé un long journal de ce qu’elle avait
fait dans la quinzaine, j’ai été obligée de lui répondre aussi une fort
longue missive; sans ça elle m’aurait tenu rigueur et aurait dit
qu’étant à Paris, je faisais ma fière, et la dédaignais. J’ai écrit
aussi aux demoiselles Rodrigues, mais deux pages seulement. Le soir nous
avions à dîner M. Gélabert, et son fils Marc qu’on nous présentait.
C’est un petit jeune homme court et avec un certain embonpoint; il avait
une superbe cravate rouge et une épingle représentant un pied de biche.
Son père a été fort attentionné pour moi, il m’a fait des compliments
sur ma toilette et sur mes boucles de cheveux. Il avait apporté à Mère
une superbe gerbe de chrysanthèmes jaunes, que j’ai placés tout de suite
sur la petite table, devant la fenêtre du salon. Pendant le dîner
j’étais entre M. Gélabert et son fils, qui me passait à chaque instant
la moutarde et les cure-dents, j’avais très envie de rire,
naturellement, mais mère ne me quittait pas des yeux, et m’obligeait à
être sérieuse malgré moi; je me suis bien rattrapée dans ma chambre, par
exemple! On a pris le café dans le salon de maman, et alors on m’a priée
de faire un peu de musique. J’ai chanté ma petite mélodie de Chaminade,
et mon contre-si a produit son effet habituel; M. Marc me tournait les
pages et, son père nous ayant dit qu’il touchait un peu de piano, nous
l’avons forcé à jouer à quatre mains avec maman. Père et M. Gélabert se
sont alors retirés dans le cabinet de travail pour causer affaires, et
j’ai été plus libre avec maman et le fils Gélabert. Mère ne joue
vraiment pas mal, elle a du sentiment, même... Ils ont à eux deux fort
bien rendu la sérénade de Pierné, puis, sur la demande de M. Marc, j’ai
encore chanté une de mes anciennes romances de Massenet. Après avoir
fait de la musique, nous avons causé, nous aussi; ce jeune homme est
fort intéressant dans sa conversation, il fait beaucoup de bicyclette et
d’escrime,--pour maigrir, a-t-il ajouté en souriant; nous nous sommes
récriées, mère et moi:--Mais vous êtes très bien comme ça; voyons, à
votre âge, il vaut mieux être un peu solide, voyez donc votre père à qui
vous ressemblez tant, eh bien! il est magnifique, etc...--Mère était
lancée et elle ne s’est arrêtée que pour servir le thé qui refroidissait
dans la salle à manger. Nous avons parlé voyages; il m’a avoué qu’il
adorerait visiter l’Afrique, qu’il avait deux camarades de lycée qui y
étaient, et qui lui écrivaient des lettres enthousiasmées, qui lui
donnaient chaque fois plus envie de partir. Notre soirée a passé très
vite et il était plus de onze heures quand ces messieurs se sont
retirés.

_Samedi._--Je me suis levée tard ce matin. Olympe avait beau cogner à ma
porte, je n’avais pas la moindre envie de répondre. Mais mère est venue
en personne et il m’a fallu aller ouvrir; j’ai bu mon chocolat au lit,
par exemple. L’après-midi, Germaine et sa mère nous ont fait la bonne
surprise de venir nous voir. Maman, elle, n’était pas très enchantée, à
cause du salon qui n’était pas tout à fait en ordre comme elle aurait
voulu; ces dames venaient pour la première fois, nous aurions évidemment
tenu à les mieux recevoir; mais elles sont si simples, si aimables, que
nous aurions mauvaise grâce de leur en vouloir de ne nous avoir pas
averties. Mère et Mme Tirebois sont restées dans le boudoir. Germaine et
moi sommes allées dans ma chambre. J’avais à lui montrer ma photographie
que j’ai fait faire il y a quinze jours, et un petit meuble que père m’a
offert pour mon anniversaire de naissance. Germaine s’est extasiée sur
le portrait et a absolument exigé que je lui en donne un avec une
dédicace derrière; le petit meuble lui a beaucoup plu également. Je lui
ai raconté ma soirée de la veille, elle m’a posé une quantité de
questions sur le fils Gélabert, à la plupart desquelles je ne savais que
répondre. Quand elle a eu fini d’être indiscrète (si gentiment, chère
Germaine!), elle m’a embrassée en riant, et je n’ai jamais pu savoir ce
qui la faisait rire de la sorte. Elle m’a raconté des choses inouïes sur
son cousin Alfred, que j’avais vu l’autre jour chez elle; lui qui a
l’air d’un petit saint, eh bien! il passe ses nuits à jouer aux cartes,
et il est l’amant de la femme d’un professeur; c’est inouï, je trouve!
Germaine m’a dit qu’elle savait bien d’autres choses encore sur lui et
son ami Edward, mais qu’elle ne pouvait me les confier. Je n’ai pas
insisté, naturellement, mais il faudra bien qu’elle me les dise, un jour
ou l’autre. Nous avons ri de tout notre cœur lorsqu’elle m’a raconté que
Mlle Pauline écrivait ses mémoires et ceux de son oncle le capitaine
Michelot et qu’elle allait les faire paraître très prochainement:--Elle
passe des nuits, ma chère, m’a dit Germaine, et elle soupire, et elle
parle toute seule, c’est un vrai bonheur que de l’entendre: nous sommes
censés ignorer tout ça, bien entendu, mais père commence à en avoir
assez, et il parle déjà de la remplacer! pour moi, j’en aurai du
chagrin, car elle m’amuse beaucoup, et elle est si distraite dans la
rue!--Mme Tirebois et mère sont venues voir ce que nous complotions
toutes les deux; Mme Tirebois a trouvé très bien notre appartement,
beaucoup d’air, de soleil, a-t-elle dit, pas de voisins, le rêve
enfin...--Il est probable que nous déménagerons au printemps, a-t-elle
ajouté: si rien n’est survenu d’ici là...--et elle a regardé Germaine.
Elles sont parties toutes deux à sept heures passées. Je voulais finir
cette tapisserie qui traîne partout, et qui fait le désespoir de mère si
ordonnée; mais j’ai un nouveau livre de Mme Hector Malot, et je crois
bien qu’il va me passionner autant que l’autre, probablement...

_Dimanche._--Été à la messe de 11 heures, mère et moi, il pleuvait à
torrents, nous y sommes allées en voiture. Vu encore les personnes
désagréables, elles avaient des chapeaux nouveaux, mais quels chapeaux:
des bérets de velours chaudron à plumes écarlates, quel goût pour des
Parisiennes, mon Dieu? Aperçu aussi Marthe Gérard et sa gouvernante:
elle m’a saluée de la tête très aimablement...

                   *       *       *       *       *

De la _Localité_:

PAYE, PAYSAN!

... Le budget de 1900 s’équilibrera avec cinquante millions d’impôts en
augmentation sur le précédent exercice. Voilà le résultat le plus clair,
le plus net, auquel devait aboutir l’impéritie de nos gouvernants.
Sera-t-il permis de se demander alors à quoi bon envoyer à la Chambre
des gens qui sont censés représenter et défendre nos intérêts, si le
premier de nos intérêts, qui est notre bourse, se trouve entre leurs
mains aussi mal gardé et lésé? Il nous semblait que le devoir essentiel
d’un député honnête et conscient des obligations de son mandat serait de
monter à la tribune et de crier:--Halte-là! Le pays a assez de ce régime
de bon plaisir, il a assez de servir de proie quotidienne aux sangsues
de toute sorte qui l’épuisent et qui l’oppriment, sous prétexte de
l’administrer: halte-là, vous dis-je!--Mais sans doute sommes-nous bien
naïfs! Lorsqu’une majorité faussée ou aveuglée fait un député d’un
Martin-Martin, je suppose que personne ne doit s’attendre à ce que le
Palais-Bourbon retentisse de pareils accents, éloquents et vengeurs. Les
électeurs de Martin-Martin ont ce qu’ils méritent: qu’importe que leur
bas de laine se vide jusqu’au dernier écu, leur cher député ne s’en
portera pas plus mal; il est à Paris, confortablement installé, il peut
se promener sur les boulevards, boire des bocks, aller aux
Folies-Bergère, il visitera à l’œil l’Exposition universelle: qu’est-ce
à côté de cela que cinquante millions d’impôts? Et puis il faut bien que
quelqu’un paie les vingt-cinq francs par jour qui lui sont alloués pour
ses frais de cigares...

JEAN LE CONTRIBUABLE.

                   *       *       *       *       *

_A Monsieur Martin-Martin, député du Plateau-Central, au Palais-Bourbon,
Paris._

MONSIEUR LE DÉPUTÉ,

Sera-t-il permis à un humble desservant d’oser prétendre détourner à son
profit l’attention d’un législateur, et vous enlever un instant à vos
graves et multiples travaux? Mais je m’enhardis en songeant qu’au milieu
des études et des occupations les plus sérieuses que vous avez assumées
pour le bien et la grandeur de notre cher pays, vous condescendez à
garder une oreille bienveillante et attentive aux affaires de ce
Plateau-Central que vous représentez avec une si parfaite dignité, et un
éclat auquel, je puis bien le dire, vos prédécesseurs étaient si
éloignés d’atteindre.

Peut-être n’ignorez-vous point que la cure de Monistrol, qui compte
parmi les plus importantes de votre arrondissement, est vacante par
suite du décès du vénérable et regretté archiprêtre, monsieur le curé
Grubillot. Lors d’un voyage récent que je fis à la Marche et où j’eus
l’honneur de m’entretenir avec M. le chef du Cabinet de M. le préfet, ce
haut fonctionnaire avait bien voulu me laisser entendre que
l’Administration verrait d’un œil favorable ma venue dans cette
paroisse, que M. le Préfet avait l’intention de s’en entretenir avec
Monseigneur, et qu’en un mot j’étais, si je puis m’exprimer sur moi-même
en ces termes, j’étais _persona grata_ à la Préfecture.

Malheureusement, je ne pouvais guère me faire d’illusions sur le sort
que ma pauvre candidature rencontrerait à l’Évêché, non pas, certes, que
j’aie la coupable témérité d’incriminer Monseigneur, mais je sais trop
qu’à ses côtés, dans la personne de M. le vicaire général Foing, tous
les prêtres indépendants et d’idées libérales ont un adversaire
intraitable et souvent écouté.

Je ne suis pas un ambitieux, Monsieur le député, et si j’avais pu
souhaiter, un moment, remplacer M. l’archiprêtre Grubillot, c’était,
j’ose le dire, dans l’unique espoir d’apporter dans cette paroisse de
Monistrol, encore en proie aux passions de certains dévots exaltés, cet
esprit d’apaisement et de tolérance qui doit être, selon moi, celui du
prêtre dans son église: ainsi ai-je agi dans ma modeste cure du
Trou-Madame, où je me réjouis d’avoir peut-être contribué à faire
reporter sur votre nom, lors des élections dernières, les trente-cinq
voix qui d’habitude allaient à M. le baron Lambusquet.

Or, il me revient qu’à la suite d’intrigues, auxquelles M. le vicaire
général Foing ne semble pas être demeuré étranger, Monseigneur aurait
nommé, et présenterait à l’agrément de l’Administration, M. l’abbé
Barigoule, actuellement desservant à Fraizes. Il répugne à mon
caractère, comme à la robe que je porte, d’avoir à dénoncer certaines
manœuvres honteuses et la bassesse de certains calculs, mais, pour le
bien d’une commune à laquelle vous vous intéressez, je crois de mon
devoir de vous avertir. Il ne m’appartient pas de juger M. l’abbé
Barigoule, que d’aucuns cependant représentent comme un prêtre sectaire,
un intrigant et un brouillon. Mais ce que je dois vous faire connaître,
ce sont les dessous ténébreux de sa nomination. Vous savez qu’en
commençant l’édification d’une église sous le vocable du bienheureux
Saint-Trophime, M. le curé Grubillot avait compromis à ce point les
finances de la fabrique de Monistrol, que l’église reste inachevée, ses
fondations à peine sorties, et que la fabrique, sans un sou vaillant,
plaide avec l’entrepreneur, et a déjà perdu un premier procès. C’est
pour tirer la fabrique de ce mauvais pas que l’on a songé à M.
Barigoule; M. Barigoule a en effet,--et tout le monde à Monistrol
chuchote par quels moyens,--réussi à capter la confiance de la dame
Berlain, la propriétaire du beau domaine des Mauminettes, chez qui
descendait le baron, quand il venait à Monistrol en tournée électorale;
et alors on escompte, et l’abbé Barigoule a donné à entendre, que, s’il
est nommé à la cure vacante, la dame Berlain fera don des soixante mille
francs qui sont nécessaires pour sauver la fabrique.

Je ne doute pas qu’il suffira de vous avoir signalé un pareil état de
choses pour que votre haute intervention, tant auprès de M. le préfet du
département qu’auprès de M. le directeur des cultes, empêche l’agrément
d’une nomination dont les effets présenteraient tous les caractères d’un
scandale public. Peut-être dépendrait-il alors de votre influence que
l’Administration, en opposant mon nom à celui de l’abbé Barigoule, en en
faisant même au besoin une question de principes, parvînt à triompher,
auprès de Monseigneur, de l’hostilité de M. le vicaire général Foing?
Mais croyez qu’en ce moment j’écarte loin de moi toute idée d’un
bénéfice personnel, dans une circonstance où je n’ai en vue que la bonne
renommée de l’Église à laquelle j’appartiens, et qui doit réprouver ces
compromissions; en vue aussi des dangers que de semblables sectaires
menacent de faire courir aux institutions établies, auxquelles je
m’honore de me proclamer fervemment et respectueusement attaché.

Veuillez agréer, Monsieur le député, l’hommage de votre dévoué
serviteur,

JOLLY, curé.

                   *       *       *       *       *

_Monsieur Jambey du Carnage, Préfet, La Marche._

Ci-joint une lettre que je reçois au sujet de la cure de Monistrol.
Qu’est-ce que c’est que toute cette histoire? Et qu’est-ce que ce curé
qui m’écrit? Il m’a tout l’air d’un garçon assez débrouillard, mais je
me défie des prêtres si malins, et surtout si dévoués: les abbés sont
dévoués quand ils veulent être curés, les curés quand ils veulent être
évêques, et les seuls évêques républicains sont ceux qui prétendent à
l’archevêché; d’ailleurs vous connaissez mes sentiments là-dessus;
agréez qui vous voudrez à Monistrol, je m’en désintéresse; la seule
chose à laquelle je tienne, et vous le savez aussi bien que moi, c’est
que le curé ne nous embête pas et ne se mêle que de ce qui le regarde;
après cela, qu’il ait ses opinions, et qu’il ne vote pas pour moi, ça
m’est égal; mais qu’il dise sa messe, qu’il reste dans son église, et
qu’il nous fiche la paix.

Sentiments dévoués,

MARTIN-MARTIN.

                   *       *       *       *       *

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

PRÉFECTURE DU PLATEAU-CENTRAL

Cabinet du Préfet.

_A Monsieur Martin-Martin, député,_

MONSIEUR LE DÉPUTÉ,

Comme suite à la demande de renseignements que vous aviez bien voulu
m’adresser concernant M. l’abbé Jolly, je m’empresse de vous faire
connaître que ce desservant a eu son traitement suspendu en 1895 à la
suite de paroles violentes prononcées en chaire contre M. le président
de la République Félix Faure.

Déplacé et envoyé dans la paroisse du Trou-Madame, cet ecclésiastique
paraît s’être amendé, et, lors des dernières élections législatives, il
a voté, à bulletin ouvert, pour le candidat républicain.

Veuillez agréer, Monsieur le député, l’assurance de ma considération la
plus distinguée,

_Le Préfet du Plateau-Central_,

JAMBEY DU CARNAGE.

_P. S._ Cet abbé Jolly vient assez souvent à la préfecture demander des
secours pour aller aux eaux; comme il est le cousin du secrétaire de
l’évêque, le grand rival de l’abbé Foing, il peut quelquefois renseigner
d’une façon assez précise mon chef de cabinet sur ce qui se passe à
l’évêché: mais il n’est pas intéressant.

Ce qu’il vous a écrit de la nomination de Barigoule est exact; mais il
ignore que cela a été combiné par moi, d’accord avec l’évêque. L’abbé
Barigoule est un garçon très intelligent, et qui ne nous créera aucun
ennui; sa nomination me permet d’obtenir,--donnant, donnant, puisque
nous ne pouvons rien traiter autrement avec l’évêché,--le déplacement du
curé de Cantelles; enfin il est entendu que, si la fabrique a les
soixante mille francs, les délégués sénatoriaux de Monistrol, qui sont
fabriciens, voteront pour notre candidat.

Croyez, mon cher député, à mes meilleurs sentiments,

JAMBEY.

                   *       *       *       *       *

Extrait du _Journal Officiel_ (_Chambre des députés, Compte rendu in
extenso des débats. Séance du 7 décembre_).

M. TOURGNOL... les jésuites de toute robe, de tout calibre, et de tout
poil! (_Violentes protestations au centre; ricanements sur les bancs de
droite._)

M. MARTIN-MARTIN _essaie de prononcer quelques paroles qui se perdent
dans le tumulte_.

M. COUTANT. M...!

M. LE PRÉSIDENT. Le parti-pris est évident!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

                   *       *       *       *       *

De _la Localité_:

L’ÉCŒUREMENT

Nous recevons la lettre suivante:

MONSIEUR LE RÉDACTEUR,

Une surexcitation facile à comprendre agite en ce moment notre
population de Chaumettes; voici les faits: l’instituteur Moulineau, qui
vient de perdre une petite fille de deux ans et demi, a annoncé
publiquement qu’il voulait un enterrement civil. Assurément toutes les
opinions sont libres, même les moins respectables; mais il y a cependant
des limites où le scandale ne devrait pas être permis. On frémit en
effet en pensant que c’est à de semblables hommes, aveuglés par l’esprit
de parti, caudataires et prisonniers de la franc-maçonnerie, ce sont eux
à qui nous devons confier le soin de former le cœur et l’âme de nos
enfants. On frémit en songeant aux générations qu’un semblable
enseignement nous prépare, et l’on ne peut s’empêcher de relever dans
les annales de la criminalité, depuis que Dieu est banni de l’école, la
précocité de jour en jour plus effroyable dont font preuve les plus
récentes recrues de l’armée du vice. Mais, en ce moment, ce que nous
voulons simplement constater, c’est que l’instituteur Moulineau est la
créature de Martin-Martin, et que l’enterrement civil de la petite
Moulineau prend une signification toute particulière, au lendemain du
jour où, dans la discussion du budget des cultes, Martin-Martin s’est
affirmé avec l’attitude violente dont le _Journal Officiel_ nous
apportait hier les lamentables échos. A coup sûr, nous serions les
premiers à déplorer qu’un enterrement, quel qu’il soit, pût servir de
prétexte à des manifestations toujours regrettables; mais j’ai cru
devoir vous signaler ce qui se passait, pour que les responsabilités, le
cas échéant, soient bien établies, et que les honnêtes gens de tous les
partis voient et sachent de quel côté est venue la provocation.

UN PÈRE DE FAMILLE.

                   *       *       *       *       *

Du _Petit Tambour_:

TOUCHANTE MANIFESTATION

On nous écrit de Chaumettes:

MONSIEUR LE RÉDACTEUR,

L’enterrement de Mlle Moulineau, la charmante enfant de notre pauvre
ami, le distingué instituteur de Chaumettes, a eu lieu ce matin au
milieu d’un concours considérable, d’une foule respectueuse et
recueillie venue pour témoigner de sa sympathie à la douleur de M.
Moulineau, et aussi à la fermeté et à la dignité de sa conduite dans
cette douloureuse circonstance. Disons tout de suite que, contrairement
aux bruits qui avaient été répandus, nulle note discordante n’est venue
troubler cette manifestation à la fois imposante et touchante, et qu’en
dépit des provocations souterraines de certaines personnalités dont il
serait aisé de soulever le masque, les sectaires les plus intransigeants
ont eu la sagesse ou la pudeur de ne pas bouger.

Au cimetière, un éloquent discours a été prononcé par M. Bedos,
conseiller municipal à Marseille, et ami personnel de M. Moulineau. Nous
regrettons de ne pouvoir reproduire cette superbe improvisation, où,
dans un langage élevé et vibrant d’émotion, M. Bedos a montré la marche
ascendante de l’esprit humain, _se dégageant progressivement de toute
mainmise, de toute superstition mesquine et avilissante, pour affirmer
un Idéal supérieur que réalisera l’Individu parfait et tel que l’aura
conçu et formé la Société égalitaire_.

L’assistance s’est retirée profondément impressionnée.

UN HABITANT.

                   *       *       *       *       *

MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR

COMMISSARIAT SPÉCIAL DES CHEMINS DE FER

Nº ...

_Le Commissaire spécial de La Marche, à Monsieur le Préfet du
Plateau-Central._

Conformément aux instructions que vous m’aviez données, je me suis rendu
hier à Chaumettes, où certaines manifestations paraissaient à craindre,
à l’occasion des obsèques de la petite Moulineau, fille de
l’instituteur. J’ai l’honneur de porter à votre connaissance qu’il ne
s’est produit aucun incident de nature à motiver mon intervention. Dans
le cortège, assez peu nombreux, j’ai relevé la présence de tous les
fonctionnaires de Chaumettes, à l’exception du receveur d’enregistrement
et du conducteur des ponts et chaussées. Sur la place de l’église, où le
convoi est forcé de passer, un groupe formé de MM. Coulon, l’ancien
adjoint au maire, Tardieu, notaire, et Boulet, maréchal-ferrant, ont
affecté de ne pas se découvrir devant le cercueil; je dois dire que
cette attitude est généralement blâmée.

Au cimetière, un conseiller municipal de Marseille, M. Bedos, camarade
d’enfance de M. Moulineau, et qui était de passage pour son commerce, a
prononcé un discours, où je ne vois rien de particulier à signaler;
j’ajouterai que cette allocution, bien qu’elle ne m’ait point paru
dépourvue de qualités littéraires et même oratoires, n’a pas semblé
produire un grand effet. Un incident plutôt comique a marqué la fin de
la cérémonie; quand M. Bedos a eu terminé de parler, un vieillard s’est
approché, qui paraissait extrêmement ému, mais légèrement pris de
boisson; il avait l’air de vouloir, à son tour, prononcer quelques mots;
mais tout à coup, il s’est borné à jeter violemment dans la fosse
ouverte son chapeau qu’il tenait à la main en s’écriant:--N... de
D...!--puis s’est retiré en sanglotant. Ce vieillard serait un nommé
Gourd, receveur buraliste, père de Mme Moulineau et qui adorait sa
petite-fille et filleule, la petite Moulineau. En résumé, les cléricaux
en ont été pour leurs menaces, qui n’ont atteint personne, et j’estime
même qu’il sera inutile de déplacer l’instituteur Moulineau, ainsi que
vous en aviez bien voulu examiner l’éventualité, avant les vacances de
Pâques.

_Le Commissaire spécial_,

LAFLIZE.

                   *       *       *       *       *

PRÉFECTURE DU PLATEAU-CENTRAL

CABINET DU PRÉFET

_Le Préfet du Plateau-Central à Monsieur le Ministre de l’Intérieur._

Sous ce pli, j’ai l’honneur de vous adresser, conformément à vos
instructions, mes propositions concernant la promotion du 1er janvier
dans l’ordre de la Légion d’honneur. J’ai réduit à quatre, selon les
termes de votre circulaire de décembre, le nombre des candidats
proposés: ce sont MM. Bedu-Martin, Collombier, Lajambe et Jolivet.
Chacun de ces candidats me paraît, à des titres divers, digne de la
haute distinction que j’ai l’honneur de solliciter pour eux; mais je
crois devoir présenter en première ligne M. Bedu-Martin, doyen des
maires de mon département, que son grand âge et les services rendus
depuis près de cinquante ans à la cause démocratique me semblent
désigner plus qu’aucun autre aux faveurs gouvernementales; j’ajouterai
que M. Bedu-Martin est le beau-père de M. Martin-Martin, député, et que
sa décoration ne pourrait que produire l’impression la plus favorable
auprès des électeurs de M. Martin-Martin.


1º NOTICE CONCERNANT M. BEDU-MARTIN

M. Bedu-Martin a déjà fait l’objet de nombreuses propositions; la
première remonte à 1885; depuis cette époque, tous les préfets qui se
sont succédé, à la tête du Plateau-Central se sont fait un devoir et un
honneur de signaler la vie, toute de probité et de dévouement à la cause
républicaine, de M. Bedu-Martin, et de demander pour lui une récompense
à laquelle applaudiraient tous les républicains et tous les honnêtes
gens. Le préfet du Plateau-Central, en renouvelant la proposition de ses
prédécesseurs en faveur de M. Bedu-Martin, tient à signaler en outre la
parenté du postulant avec M. Martin-Martin, le nouveau député, son
gendre, en insistant sur ce fait que, si M. Martin-Martin a été assez
heureux pour grouper autour de son nom toutes les énergies républicaines
et ramener à la République une circonscription qui jusqu’alors avait
toujours voté pour les bonapartistes, une grande part en revient à la
notoriété et aux sympathies qui avaient toujours entouré le nom de son
beau-père, M. Bedu-Martin.


2º NOTICE CONCERNANT M. COLLOMBIER

M. le Dr Collombier dirige depuis quinze ans l’asile d’aliénés de La
Gélinotte, près La Marche. Praticien habile et administrateur consommé,
le Dr Collombier a su, dans l’accomplissement de ses fonctions
délicates, se concilier l’estime et la sympathie de tous. M. le Dr
Collombier est un enfant du département, où il ne serait pas impossible
qu’il fût appelé quelque jour à jouer un rôle politique; il est très
apprécié, pour son tact et sa grande droiture, des diverses
municipalités qui se trouvent en relations avec lui; sincèrement attaché
aux institutions républicaines, les républicains du Plateau-Central
accueilleraient avec satisfaction la distinction que je sollicite en
faveur de ce postulant.


3º NOTICE CONCERNANT M. LAJAMBE

M. Lajambe est un des plus riches propriétaires terriens du
Plateau-Central; fondateur et président d’une société coopérative,
_l’Abeille Marchaise_, on le trouve toujours disposé à apporter le
concours de sa grande fortune et de son activité organisatrice à toutes
les œuvres de bienfaisance et de mutualité. Par son _Abeille Marchaise_
qui compte d’importantes ramifications dans les milieux tant agricoles
qu’industriels, et aussi parce qu’il se trouve avoir un pied dans la
plupart des associations et sociétés du département, M. Lajambe est une
force avec laquelle il est bon de compter; le jour en effet où il
plairait à M. Lajambe de faire de la politique, et plusieurs
personnalités le poussent vivement dans ce sens, nul doute qu’il
n’acquière rapidement une situation prépondérante; M. Lajambe a toujours
été gouvernemental, mais, pour le soustraire à certaines influences qui
le travaillent en ce moment, j’estime qu’une distinction honorifique
viendrait à son heure, justifiée par les nombreuses fonctions gratuites
qu’il a toujours acceptées volontiers, et de nature à être accueillie
favorablement par les populations du Plateau-Central, sans distinction
de partis.


4º NOTICE CONCERNANT M. JOLIVET

M. Jolivet, agent voyer en chef du Plateau-Central, est un fonctionnaire
intelligent et zélé, et au dévouement duquel mes prédécesseurs, comme
moi-même, se sont toujours plu à rendre hommage. Sous son habile
direction, le réseau vicinal a été considérablement développé durant ces
dix dernières années, et les études d’importants travaux d’art, celles
notamment du pont de Trembles, ont été poussées activement. M. Jolivet
est un républicain de la veille, qui s’applique à maintenir son nombreux
personnel dans une voie fermement républicaine. Très estimé des
différentes personnalités politiques du Plateau-Central, avec lesquelles
il se trouve en constantes relations d’affaires, et dont il a su se
concilier les sympathies par son caractère loyal et obligeant, la
décoration de M. Jolivet, digne couronnement d’une carrière
honorablement remplie, serait accueillie avec faveur dans tout le
département.

_Le Préfet du Plateau-Central_,

JAMBEY DU CARNAGE.

                   *       *       *       *       *

_Monsieur Martin-Martin, député, Paris_.

MON CHER MONSIEUR MARTIN-MARTIN,

Deux mots seulement: Vous savez sans doute ce dont il s’agit, ou vous le
devinez; je viens vous rappeler ce que vous m’aviez dit lors de mon
dernier voyage à Paris:--Nous allons faire rougir cette
boutonnière-là!--Y a-t-il du nouveau? Vous êtes témoin que je n’y
songeais pas, mais vous y avez mis une insistance si affectueuse:--J’en
fais mon affaire! m’avez-vous répété. Et puis, n’est-ce pas? pas besoin
de poser à la petite bouche devant vous: il est certain que, maintenant
que je me suis un peu fait à cette idée que je pouvais être décoré, cela
me serait une grosse déception de ne pas l’être, non seulement pour moi,
mais pour mon fils, pour ma fille aussi quand je la marierai; or, je
sens bien que si ce n’est pas maintenant, où j’ai cette chance de
pouvoir compter sur votre haute influence, si ce n’est pas maintenant ce
ne sera peut-être jamais. C’est pourquoi je viens vous prier, mon cher
député, d’agir vigoureusement au ministère, d’autant qu’à ce que je
crois comprendre, ma décoration arriverait dans un bon moment pour vous
et pour le parti, car on sait que je vous suis tout dévoué, et cela
serait de nature à porter un grand coup, et à vous rallier bon nombre de
suffrages, de voir que vous m’avez fait décorer.

Excusez le décousu de cette lettre, mon cher député, et croyez-moi votre
inaliénable.

GÉLABERT,

Professeur d’agriculture.

Peut-être ne sera-t-il pas mauvais de rappeler au Ministre qu’en 1870
j’ai fait partie des mobilisés du Plateau-Central comme capitaine, et
qu’à la revision des grades, après la guerre, on m’avait offert de me
conserver dans l’armée régulière comme sous-lieutenant, ce qui fait que,
si j’avais accepté, je serais probablement commandant à l’heure
actuelle, et sûrement décoré.

                   *       *       *       *       *

Du _Petit Tambour_:

UN NOUVEAU LÉGIONNAIRE

Nous croyons savoir que la prochaine promotion de la Légion d’honneur
comprendra le nom de M. Aristide Gélabert, notre sympathique
compatriote, le distingué professeur d’agriculture du département. Tout
le monde au _Petit Tambour_ applaudira à une décoration qui récompensera
si justement l’homme de bien, le fonctionnaire irréprochable, le
républicain convaincu, et aussi, ne l’oublions pas, le vaillant officier
de l’Année terrible. De semblables distinctions honorent à la fois le
citoyen qui les reçoit et le Gouvernement qui les donne, et nous nous
plaisons à deviner ici la main discrète et délicate, l’intervention
puissante et toujours efficace de notre éminent député M. Martin-Martin,
qui mieux qu’aucun autre était à même de rendre et de faire rendre
justice à la valeur de M. Gélabert, à son dévouement politique, et à
l’inébranlable fermeté de ses sentiments républicains.

                   *       *       *       *       *

_Monsieur Martin-Martin, député, Paris._

MON CHER AMI,

Tu connais mon opinion sur les décorations, Légion d’honneur, ou autres
balivernes; du moins faut-il que cet attrape-nigauds nous serve à
prendre des imbéciles de quelque utilité, de quelque importance; or ce
qui est pour toi, en ce moment, de première importance, ce sont les
élections sénatoriales, et il ne faut pas te dissimuler que cela ne va
pas tout seul; à tort ou à raison, vous vous êtes entêtés sur la
candidature de ce pauvre Moulin dont le titre le plus clair à faire un
sénateur est d’être à demi gâteux, par avance. Il faut pourtant que nous
le fassions réussir, et il réussira; seulement il convient d’y mettre le
prix. Pour cela, il faut que nous ayons Lajambe avec nous, et un bout de
ruban rouge nous attache Lajambe; je sais parfaitement tout ce que tu
peux dire sur le compte de cette vieille fripouille, qui fait de la
bienfaisance à 60 p. 100, et qui ne préside les sociétés ouvrières que
pour embrasser des petites ouvrières de moins de quinze ans. Mais,
n’est-ce pas? à la guerre comme à la guerre; Lajambe, d’abord, c’est de
l’argent; et puis, si nous ne l’avons pas avec nous, nous l’aurons
contre nous, tous les amis de Caille le travaillent actuellement pour
qu’il se porte concurremment avec leur patron dont il ferait le jeu au
second tour. Je crois que le préfet a indiqué cela timidement dans son
rapport; mais ces rapports-là ne signifient rien; ce qu’il faut, c’est
faire une démarche collective au ministère et enlever la chose,
d’assaut; voilà huit ans qu’il n’y a pas eu de décorations dans le
Plateau-Central, le ministère doit t’accorder cela comme don de joyeux
avènement, et à part Lajambe, je ne vois pas trop qui décorer? Je ne
parle pas de ce pauvre Gélabert, dont l’article du _Petit Tambour_ (car
cet article émanait très visiblement de lui) a provoqué un long éclat de
rire. Ce brave Jolivet est un excellent agent voyer, mais, que diable!
il n’y a pas péril en la demeure: c’est déjà très bien qu’il soit
proposé; la politique d’abord, les fonctionnaires ensuite, plus on
attendra, plus il aura fait de ponts, et mieux il méritera son ruban;
j’ai aussi entendu prononcer le nom du Dr Collombier.--Collombier est
déjà presque fou; si on le décore, il le deviendra tout à fait. Reste
ton beau-père; mais tu connais l’aimable caractère de ce vieillard; le
père Bedu a formellement déclaré qu’il refuserait la croix si on la lui
donnait maintenant, qu’il ne voulait à aucun prix avoir l’air de te
devoir quelque chose, qu’il avait déjà attendu seize ans, et qu’il
pouvait donc bien attendre deux ans encore que tu ne sois plus député.
La situation est ainsi bien nettement posée et délimitée; à toi d’agir.

Mes hommages à tes dames, et bien à toi.

CARBONEL.

                   *       *       *       *       *

De _la Localité_:

... L’homme s’agite, le ruban le mène! Nous écoutons impassibles
s’élever, des marécages d’une politique de boue, les coassements de
toutes les grenouilles panamistes gonflées vers le chiffon écarlate. Et
nous songeons que c’est pour la jeter en pâture aux appétits des laquais
électoraux qu’un gouvernement de lâches et de cosmopolites arrache la
croix d’honneur à cette même poitrine que notre grand et cher Déroulède
offrait jadis, bouclier de la Patrie, aux balles et aux lances des
uhlans prussiens!...

JUVÉNAL.

                   *       *       *       *       *

_M. Bédu-Martin, à La Marche._

MON CHER GRAND-PAPA,

C’est la première fois, depuis sa naissance, que votre petite-fille
Vovonne n’est pas auprès de vous, le jour de l’an, pour vous embrasser
bien fort et vous souhaiter la bonne année. Savez-vous que j’en ai un
gros chagrin, malgré ma joie d’être à Paris; ah! grand-papa, pourquoi
n’être pas ici avec vos enfants qui seraient si heureux tous de vous
avoir! Mère ne cesse de me le répéter chaque jour:--Si bon papa était
ici, Vovonne, nous serions vraiment trop contents!...--Et elle a bien
raison, je trouve, moi: car, allez cher grand-père, à présent que je
connais bien Paris, je vous en ferais voir de belles choses, et faire de
longues promenades, nous en ferions chaque après-midi, tous les deux, et
ce que nous serions contents, allez, je vous le garantis, vous ne
penseriez plus à vos méchantes douleurs rhumatismales. Enfin, cher bon
papa, si vous nous aviez accompagnés à Paris, comme on vous en avait
tant prié, eh bien! au lieu de vous écrire comme je fais, je serais
venue moi-même demain matin dans votre chambre, vous crier comme
toujours:--Bonne et heureuse année, cher grand-père!--J’ai aussi le cœur
gros en songeant que ce n’est qu’au printemps que je vous embrasserai,
les occupations de père ne nous permettront pas de nous éloigner de
Paris avant mai, et vous-même je vois bien que vous ne viendrez pas cet
hiver, alors...--Mais, ne nous attristons pas, n’est-ce pas, cher
bon-papa!

Savez-vous que je deviens tout à fait Parisienne, et mère aussi; nous
sortons beaucoup, beaucoup, nous allons quelquefois au théâtre, et fort
souvent en visite; j’ai été vendeuse à une grande vente de charité,
j’aidais ces dames Tirebois qui avaient un buffet; nous avons eu un
monde énorme; beaucoup de jeunes gens: ils aiment beaucoup les gâteaux,
je vous assure, bon-papa! A lui seul, le cousin de Germaine Tirebois a
avalé pour quinze francs de beurres-mokas, j’en avais mal au cœur pour
lui! Je me suis, naturellement, énormément amusée, Germaine est si gaie,
si boute-en-train, et sa mère réellement très aimable. Ce sont là de
très bonnes amies que nous avons, et nous nous voyons fréquemment. Mère
a pris un jour de réception; nous commençons à avoir pas mal de
relations, et comme nous rendons beaucoup de visites, les mercredis de
maman sont très courus. J’ai des amies très gentilles ici, mais je n’ai
de réelle affection que pour Germaine. C’est elle d’abord que je connais
le plus, et depuis très longtemps, et ensuite nous avons deux natures
qui sympathisent parfaitement. Son père et sa mère sont aussi, il faut
l’avouer, des gens réellement aimables, et fort liés avec mes parents,
de cette façon l’amitié que j’ai pour Germaine ne fera qu’aller en
augmentant. Elle ne vous a vu qu’une fois à La Marche, il y a quatre
ans, pour la fête du 15 août, vous rappelez-vous, cher bon-papa? eh
bien! elle a gardé un très bon souvenir de vous, et elle se souvient
parfaitement que vous lui avez offert une belle fleur de votre petit
jardin...

Cher bon-papa, je ne veux pas vous ennuyer plus longtemps de mon
bavardage, et je me sauve bien vite. Encore une fois, bonne et heureuse
année, et de bons et affectueux baisers de votre petite-fille bien
aimante,

YVONNE MARTIN-MARTIN.

Maman me charge de vous dire qu’elle vous écrira demain, mais qu’elle
fait partir pour vous une petite caisse de fruits confits.

                   *       *       *       *       *

_Mademoiselle Yvonne Martin-Martin, chez Monsieur Martin-Martin, député,
Paris._

CHÈRE YVONNE,

Vous avez peut-être su par M. Bédu-Martin, votre grand-père, que nous
nous étions absentés de La Marche pendant quinze jours, et, de là, chère
amie, le retard de ma lettre; excusez-moi, je vous en prie; je serais
tout à fait ennuyée que vous ayez pu penser un moment que je vous
oubliais! Pourtant votre longue missive, si détaillée, si intéressante,
demandait une réponse immédiate; mais, vous savez ce que c’est, chère
amie, et c’est pourquoi je compte beaucoup sur votre indulgence à mon
égard: quand on voyage, on ne s’appartient plus!

Ma mère et moi avons été chez une vieille amie qui a une magnifique
propriété à trois heures de La Marche. Nous n’avons pas eu lieu du reste
de le regretter, car ces quinze jours ont passé trop rapides à mon avis,
je me suis tellement amusée, chère Yvonne!

Nous étions très nombreux, beaucoup de jeunes filles, par conséquent
beaucoup de gaîté! J’ai eu le plaisir de faire là la connaissance de
votre charmante cousine, Mlle Jane Roche, nous avons beaucoup causé de
vous, elle m’a dit avoir reçu un long journal de votre vie parisienne,
et elle a même eu la gentillesse de m’énumérer tous les plaisirs que
vous avez eus ces dernières semaines. Je vois avec bonheur que, quoique
vous amusant bien, vous ne nous négligez pas, nous autres petites
provinciales...

Nous avons passé chez la vieille amie de ma mère juste quinze jours, et
si papa ne nous avait pas écrit lettre sur lettre qu’il voulait
absolument que nous rentrions à La Marche, je crois bien que nous
serions encore dans cet agréable séjour... Croiriez-vous, chère Yvonne,
que nous avons même joué la comédie! La vieille amie de ma mère a un
cousin, substitut à Saint-Geniès, et fort original; il fait des comédies
de salon; c’est sous sa direction que nous avons joué une petite pièce
de lui tout à fait charmante, intitulée: _Qui s’y frotte s’y pique!_
Nous avons eu un grand succès, je vous assure, chère amie, il y avait
même quelques couplets que j’ai chantés, et qui ont eu les honneurs du
_bis!_ Nous avions eu de nombreuses répétitions qui avaient été autant
de parties de plaisir; les parents n’étaient pas autorisés à y assister,
de cette façon vous comprenez quelle franche gaîté a présidé à ces
répétitions! Il y avait surtout le frère d’une jeune fille, qui ne
savait jamais son rôle, il avait des mines impayables, et, rien qu’à le
voir, nous riions sans nous arrêter... Les costumes aussi avaient été
très réussis. Le mien était en drap rouge, bordé de velours noir;
j’avais un petit bonnet de dentelles, et un petit tablier rose avec des
poches; je tenais une corbeille toute garnie de rubans roses et bleus,
dans laquelle se trouvaient des fleurs artificielles que je devais jeter
devant le premier rôle qui était une marquise. Après la comédie, on a
dansé jusqu’à une heure du matin, et on a soupé très gaîment. Quel
malheur que vous n’ayez pas été avec nous, chère Yvonne, car alors la
fête aurait été complète! Mais, j’y pense, peut-être que ces plaisirs de
campagne vous touchent peu, chère amie, habituée que vous êtes depuis
trois mois (déjà!) à ceux de Paris, si dissemblables, je crois, des
nôtres... C’est égal, il me semble que, même devenue Parisienne, je
n’aurais garde d’oublier ce qui autrefois me réjouissait tant: n’ai-je
pas un peu raison, chère amie?...

Depuis ma dernière lettre, rien de bien extraordinaire ne s’est passé à
La Marche; il y a eu deux bals à la Préfecture; on a beaucoup jasé sur
la toilette de la préfète; nous avions une invitation, et j’aurais assez
aimé à assister à un de ces bals, mais justement mon père se trouvait un
peu grippé, et puis je crois qu’il n’était pas fâché d’avoir un prétexte
pour refuser au préfet, je ne sais pourquoi, bref, nous ne pouvions
songer à aller seules, ma mère et moi...

Je passe fréquemment, en me rendant à mon cours de solfège, devant votre
ancienne habitation qui n’est pas encore louée. J’aperçois, à travers la
grille du jardin, le buisson de houx tout rempli de belles petites
boules, et ça me donne envie, chaque fois, d’entrer et de les cueillir.
Vous rappelez-vous, chère Yvonne, il n’y a pas plus de quatre ou cinq
ans, les jolis colliers que nous faisions à nos poupées avec ces petits
fruits rouges? Que tout cela est loin, mon Dieu! Nous voici de grandes
et sérieuses personnes, à présent,--bonnes à marier, comme dit M. le
vicaire!... Allons, ma chère Yvonne, que je vous souhaite, en terminant
cette longue lettre, une bonne et heureuse année! Faites bien nos
meilleures amitiés à Mme Martin-Martin, sans oublier M. Martin-Martin à
qui mon père doit, je crois, écrire prochainement. Mille affectueux
baisers de votre amie,

MARTHE BENOIT.

                   *       *       *       *       *

Du _Petit Tambour_:

UNE LETTRE DE M. MARTIN-MARTIN

Nous sommes heureux de reproduire dans nos colonnes la lettre suivante,
que notre rédacteur en chef, Antonin Canelle, a reçue de notre distingué
député, M. Martin-Martin:

MON CHER CANELLE,

J’ouvre le _Petit Tambour_, et j’y lis le leader-article que vous
consacrez à l’étude des douzièmes provisoires. Je n’ai pas besoin de
vous dire que je m’associe entièrement aux critiques si pleines de sens
que vous faites de ce que vous avez spirituellement dénommé: l’anse du
panier gouvernemental, le sou du franc ministériel!--comme vous, je suis
l’ennemi déclaré du système des cotes mal taillées et des demi-mesures,
et j’estime qu’un gouvernement qui gouverne devrait être suffisamment
fort, suffisamment prévoyant et armé, pour ne point se laisser acculer à
des expédients qui ne tranchent rien, à des compromis où il ne saurait y
avoir que des dupes... C’est précisément parce que mes convictions sont
telles, et pour qu’il n’y ait pas de malentendu, même apparent, entre
nous au sujet de cette apparente divergence, que je tiens à vous
expliquer en deux mots et vous faire toucher du doigt, dans quel esprit
je viens de voter les deux douzièmes provisoires demandés par le
Gouvernement, et je m’empresse d’ajouter: appuyés par la Commission du
budget.

Seules les situations exceptionnelles, et vous allez être de mon avis,
expliquent et excusent les mesures exceptionnelles; or, ce qui me paraît
exceptionnel au premier chef, c’est l’imminente Exposition. Au moment où
Paris se couvre de palais, au moment où la France s’apprête pour des
hospitalités augustes, j’estime que des soucis budgétaires ne doivent
pas apparaître dans nos discussions, et altérer, ne fût-ce qu’un moment,
la sérénité qui convient à des hôtes; je reprends votre image de tout à
l’heure, mon cher ami: quand on attend du monde à dîner, il ne faut pas
que les invités puissent vous entendre vous plaindre d’être volé par la
cuisinière... Dieu merci, la France est encore assez riche pour demeurer
lorsqu’il s’agit de sa dignité, de son prestige jamais terni auprès des
autres nations, pour demeurer, dis-je, au-dessus d’un sacrifice
financier, qui, dans l’espèce, ne saurait être d’ailleurs qu’un
sacrifice momentané. Il a toujours été de notre crânerie, de notre
gloire, à nous autres Français, de nous montrer beaux joueurs, qu’il
s’agisse d’argent ou de sang! Lorsque le renom chevaleresque du pays est
en jeu, sans compter nous dépensons l’un, comme nous avons su verser
l’autre. Que certains nous traitent de jobards; cette _jobarderie_-là,
c’est l’honneur, c’est le patrimoine glorieux de la France; et il nous
reste quand même assez d’or encore pour que nous n’ayons pas besoin
d’aller voler celui du Transvaal!

Mes sentiments les plus cordialement dévoués, mon cher Canelle, et,
puisque nous sommes à la veille du 1er janvier, mes meilleurs vœux pour
vous, pour le Plateau-Central et pour la France!

MARTIN-MARTIN,

Député.

                   *       *       *       *       *

Du _Journal_ de Mademoiselle Martin-Martin.

... Je me suis levée d’assez bonne heure, j’ai tant à faire aujourd’hui!
J’ai vivement déjeuné, je me suis habillée, coiffée (ce qui est le plus
long), et j’ai été embrasser papa qui lisait la _Localité_, dans son
lit. J’aurais aussi bien fait de me tenir tranquille, car il n’était pas
de très bonne humeur: il m’a fait l’observation que mes cheveux étaient
trop lâches, et que j’avais de la poudre de riz sur le nez; pour essayer
de le dérider, je me suis frottée contre sa barbe, en l’appelant mon
oiseau bleu, mais rien n’a fait, il était réellement de méchante
humeur... Je ne sais trop pourquoi, par exemple!

J’ai été alors demander à maman qui causait à Olympe dans l’antichambre,
si on sortait ce matin; elle m’a répondu que son intention était d’aller
seule faire quelques courses pressées; je n’ai eu garde d’insister,
sachant de quoi il s’agissait: aux alentours de Noël, mère sort toujours
seule un matin, je sais ce que cela veut dire...

Je ne sais trop, par exemple, ce que ma petite maman pourra bien me
donner cette fois-ci; d’ordinaire elle tâtait le terrain quelques jours
à l’avance, mais cette année, rien du tout, pas d’allusions, pas de
sous-entendus. Je voudrais bien pourtant qu’elle eût deviné qu’un peigne
en écaille blonde me comblerait de joie, je meurs d’envie d’en avoir un
depuis que j’en ai vu porter à Germaine; c’est délicieux avec des
cheveux châtain clair comme sont les miens; peut-être aura-t-elle vu mon
désir, j’ai souvent complimenté Germaine à ce propos devant ma mère...
et un peu à dessein, même; aussi ai-je de l’espoir! Si par hasard
c’était autre chose, eh bien! avec l’argent que grand-père va m’envoyer,
je m’en offrirai un magnifique, voilà!

De dix heures à onze heures, j’ai été au salon étudier mon chant:
consciencieusement, même! Ma voix prend beaucoup de force dans le
médium, je trouve; c’est le médium qui me faisait le plus défaut, au
dire de mesdemoiselles Turquet, eh bien! si elles m’entendaient à
présent, je crois qu’elles seraient satisfaites... Oh! j’étonnerai mon
monde à La Marche, cet été!...

De onze heures à midi, j’ai travaillé à mon napperon russe, dont
Germaine m’a demandé le modèle; j’ai fait tout autour des effiloches de
soie lavande et turquoise, ce qui est d’un effet idéal!

Maman n’est rentrée qu’à midi et demi, elle n’a sonné qu’un coup et
Olympe s’est précipitée pour lui ouvrir; je suis restée discrètement
dans ma chambre...

Tout de suite après le déjeuner, j’ai été mettre mon chapeau et mon
manteau: puis nous sommes sorties, nous avons pris une voiture à cause
du dégel et nous nous sommes fait conduire au Louvre. Il y avait un
monde fou, partout, principalement aux jouets exposés dans le grand hall
du bas; c’était un brouhaha fantastique, et une telle cohue que j’ai
perdu maman deux fois dans la foule. Nous avons acheté, pour les enfants
de M. Gildard, des jouets très jolis, un cinématographe qui marche
merveilleusement, et un bébé incassable brun, aux yeux bleus, avec un
costume de matelot, tout à fait idéal. Ça m’amuserait encore de jouer
avec une poupée, et de la coiffer et de l’habiller; il y a des fois où
je me sens encore tout à fait fillette!...

Nous avons regardé différents objets pour offrir à Germaine, et notre
choix s’est fixé sur une petite crédence japonaise, réellement idéale,
tout incrustée d’ivoire imitant des chimères et des fleurs de lotus: je
pense qu’elle sera tout à fait contente, cette chère Germaine! Pour
Marthe Benoît, j’ai pris un buvard en étoffe ancienne et peluche grenat,
avec un petit encrier en métal anglais, d’un goût charmant. Pour les
demoiselles Turquet, mère était d’avis qu’on leur envoyât une boîte de
chocolats, mais j’ai pensé qu’un service à thé leur ferait un grand
plaisir. Nous avons donc été à la porcelaine et nous avons trouvé un tel
assortiment de services, que nous avons hésité entre un chinois, et un
en porcelaine anglaise, d’une finesse extraordinaire; décidément, nous
avons pris le chinois. Maman a regardé une robe pour Olympe; mais elle
préfère la consulter d’abord sur la couleur. A cinq heures seulement
nous avions fini nos emplettes. Nous avons été goûter chez notre
pâtissier habituel de l’avenue de l’Opéra, et j’ai décidé maman à faire
quelques pas dans Paris, si agréable à cette heure-là. Les petites
boutiques s’installent déjà et on n’avance que lentement sur les
boulevards; c’est égal, c’est joliment amusant tous ces gens affairés,
avec des paquets plein les bras; on sent bien qu’une grande fête
approche, et que tout le monde en est très content. Moi, rien que de les
voir, je riais toute seule; j’aurais bien désiré traverser aussi un de
ces grands passages qui donnent sur les boulevards, mais maman n’a
jamais voulu...

                   *       *       *       *       *

Du _Petit Tambour_:

A LA PRÉFECTURE

Les réceptions du Premier Janvier ont eu lieu hier matin à la Préfecture
avec le cérémonial accoutumé.

M. le Préfet a reçu les autorités civiles à 9 heures, et, à 10 heures et
demie, les autorités militaires.

Répondant au général Pommier, qui lui présentait les officiers de la
garnison, M. le Préfet s’est exprimé en ces termes:

«Je vous remercie, mon Général, des sentiments que vous voulez bien
exprimer au représentant du gouvernement de la République. C’est
l’honneur de la République de pouvoir mettre sa confiance dans une armée
vaillante et dévouée, comme c’est l’honneur de l’armée de savoir qu’elle
peut compter sur la République respectée et forte! Merci encore, mon
cher Général, et merci, Messieurs!»

Tout l’après-midi a été, comme d’habitude, consacré aux visites de
corps, et les habits noirs et les uniformes donnaient aux rues de La
Marche une animation extraordinaire, malgré la pluie torrentielle qui
n’a pas discontinué de tomber.

                   *       *       *       *       *

_Monsieur Martin-Martin, député, Paris._

MON CHER AMI,

Moulin ne se porte plus au Sénat, voilà la nouvelle: officiellement, il
se désiste pour raison de santé. Il y a là-dessous une assez vilaine
histoire, une famille d’ouvriers, soutenue par l’évêché, la petite,
couturière, à qui le fils Moulin aurait fait un enfant, scandale
imminent, chantage, le tout habilement exploité par cette fripouille de
Caille et par les curés. Je l’avais toujours dit que les magistrats de
La Marche nous claqueraient dans la main à la première occasion, cela
n’a pas manqué; au lieu de calmer tous ces gens et de les inviter à se
tenir tranquilles, le procureur Quillet est monté sur ses grands
chevaux, sacerdoce, intégrité, austérité: si la belle madame Quillet
avait toujours été aussi austère, on connaît pourtant un grand dadais de
procureur qui se morfondrait encore comme juge suppléant; Quillet a fait
venir dans son cabinet Moulin père et fils; tu sais que le père Moulin
ne se sent jamais très en sûreté au Palais de justice, vieil atavisme de
banqueroutier et de commerçant failli: on n’a pas eu de peine à lui
faire peur; et quand des émissaires de l’évêché sont venus après cela
lui offrir d’étouffer l’affaire, et que la _Localité_ ne soufflerait
mot, s’il ne se présentait pas contre Caille, il a promis tout ce qu’on
a voulu.

Cela nous apprendra à nous mettre en campagne avec de pareilles chiffes
molles; en attendant le parti est désemparé, la Préfecture ne sait où
donner de la tête, nous voici à pas trois semaines de l’élection, le bec
dans l’eau, sans candidat, perdant sottement le bénéfice de tous les
tripatouillages auxquels on s’était livré, de tout le remue-ménage en
faveur de cette vieille brute de Moulin. Comment improviser une autre
candidature? D’autre part, nous ne sommes pas ici pour nous en conter,
n’est-ce pas: Caille élu sénateur, sans concurrent sérieux, c’est ton
renouvellement à l’eau, aussi sûr que deux et deux font quatre.

Il n’y a pas deux moyens de sauver la mise: il faut que ce soit toi qui
te présentes au Sénat; tout ce qui avait été fait pour Moulin l’ayant
été, en somme, en ton nom, tu as toutes les chances que nous lui avions
acquises, et en plus, bien entendu, les chances personnelles que te
donnent tes relations, ton expérience, ta situation; car, enfin, les
électeurs sont de rudes imbéciles, mais tout de même on ne peut dire
qu’ils t’auraient préféré Moulin, simplement parce que, sans te flatter,
tu es moins bête...

Je t’écris tout cela au galop, mais il me paraît de la dernière
importance que tu arrives ici sans tarder, pour causer avec tes amis,
voir le préfet, tâter le terrain et te rendre compte. Au demeurant,
puisque tu n’as pas besoin de donner ta démission de député, et qu’une
élection sénatoriale coûte à peine cinquante louis de circulaires et
d’affiches, tu joues sur le velours: si tu échoues, eh bien! mon Dieu,
ta réélection n’en sera ni plus ni moins compromise à la Chambre, tu
auras même pour toi, à ce moment-là, d’avoir «rallié les troupes
républicaines à l’heure difficile, ramassé le drapeau, combattu le bon
combat», etc., etc., et toutes les balançoires qui valent toujours ce
qu’elles valent dans les journaux et les réunions publiques...

Si tu es élu, et cela me paraît, je le répète, non seulement possible
mais probable, te voilà débarrassé des soucis et des frais de l’élection
législative, installé au Sénat pour neuf ans, au lieu de deux qui te
restent à faire au Palais-Bourbon, et, par-dessus tout, infiniment plus
tranquille.

Réfléchis, mon vieux, ou plutôt ne perds pas ton temps à réfléchir:
arrive.

CARBONEL.

                   *       *       *       *       *

De la _Localité_:

RISUM TENEATIS!

_Risum teneatis, amici!_ La montagne franc-maçonnique et panamiste
accouche enfin de son candidat sénatorial, et voilà qu’une fois de plus
nous allons revoir dans la lice l’ineffable Martin-Martin. Ce Maître
Jacques de la politique, ce larbin à tout faire des officines
ministérielles et des Loges, ne demande qu’une chose, c’est qu’on ne le
casse pas aux gages: pour cela, vous pensez bien que ses capacités
universelles lui permettraient de passer indifféremment de la Chambre au
Sénat, des écuries à l’office...

D’ailleurs, il n’en est pas à un camouflet près, et après la gifle
retentissante et magistrale que vont lui appliquer les vaillants
délégués sénatoriaux, il n’en sera que plus frais et dispos pour tendre
l’autre joue au suffrage universel, lors du renouvellement législatif:
Jocrisse s’entraîne.

Au fond, pas si Jocrisse: Martin-Martin est un malin compère qui calcule
que, pour le moment, il ne risque rien, puisque l’assiette au beurre,
encore que le beurre commence à sentir l’huile, lui est encore assurée
pour deux ans: et il calcule aussi que, pour l’avenir, plus il aura
endossé de vestes, sous le fallacieux prétexte de sauver la République,
plus il aura de titres à quelqu’une de ces grasses sinécures qui sont la
honte et la ruine d’une nation dite démocratique, mais qui font à
merveille l’affaire de ces terre-neuve intrépides, prêts surtout à
sauver la caisse.

                   *       *       *       *       *

_Madame Martin-Martin, député, Paris._

MA CHÈRE AMIE,

Je viens de déjeuner à la Préfecture: nous avons encore passé une heure
avec Jambey et son chef de cabinet à faire les pointages les plus
serrés: mon élection est absolument assurée à cent quarante-six voix de
majorité, chiffre minimum; maintenant nous venons d’imaginer avec le
Préfet un coup merveilleux: par ce même courrier, je donne ma démission
de député; remarque, ma bonne, que je joue absolument sur le velours,
comme disait Carbonel, puisque je ne peux pas ne pas être élu, les
chiffres sont là, et les chiffres sont les chiffres. Et, d’autre part,
tu vois l’attitude que cela me donne vis-à-vis des délégués sénatoriaux:
non, mes amis, non, je ne veux rien être: que par vous!--Il n’y a pas
ici de député, pas de pression administrative, il n’y a qu’un candidat
comme les autres, qui remet sa fortune entre vos mains, qui attend tout
de votre esprit de justice, de votre républicanisme éclairé, etc.; tu
vois tout ce qu’il y a à dire!--Je t’assure qu’ils vont faire une tête,
ce soir, Caille et l’Évêque, et leurs amis!

Ce qui me réjouit de cette élection, c’est que nous allons pouvoir nous
installer maintenant bien tranquillement à Paris sans plus avoir cette
perspective énervante d’un changement possible dans deux ans. Et puis je
me dis que, pour ma réélection à la Chambre, il fallait toujours compter
une trentaine de mille francs, qui se trouveront fort à propos pour
arrondir d’autant la dot d’Yvonne. Eh! dame, ma bonne amie, il va bien
falloir songer à la marier, cette petite: le Sénat, me voilà un vieux
papa!

Je vous embrasse toutes les deux bien tendrement.

Ton vieux sénateur,

ALBAN.

                   *       *       *       *       *

_A Messieurs les délégués sénatoriaux du Plateau-Central._

Monsieur ..., délégué sénatorial à...

MONSIEUR LE DÉLÉGUÉ,

J’apprends que, par suite d’une inadvertance de mon secrétaire, la
lettre-circulaire que j’avais eu l’honneur de vous adresser vous a été
remise insuffisamment affranchie.

Je m’empresse de vous adresser ci-joint, en timbres-poste, le montant de
la surtaxe que vous avez dû acquitter, et, en vous priant d’agréer
toutes mes excuses pour cet incident malencontreux, je vous renouvelle,
mon cher délégué, l’assurance de mon attachement inébranlable et de mon
plus entier dévouement.

MARTIN-MARTIN.

                   *       *       *       *       *

_Préfet La Marche, à Intérieur, Paris_

Résultats élection sénatoriale: Inscrits, 747.--Votants, 740.--Suffrages
exprimés, 737.--Majorité absolue, 369.

1er tour: Martin-Martin, 324.--Alcide Caille, 187.--Lajambe,
179.--Gélabert, 42.--Drumont, 2.--Déroulède, 1.--Lieutenant-colonel
Marchand, 1.--Jaurès, 1.

2e tour: Martin-Martin, 331.--Alcide Caille, 194.--Lajambe,
205.--Gélabert, 4.--Déroulède, 1.--Jaurès, 1.

3e tour: Lajambe, 370 voix, élu.--Martin-Martin, 369.--Jaurès, 1.

                   *       *       *       *       *

MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR

AFFAIRES POLITIQUES

_1er bureau: Élections._

_Le Préfet du Plateau-Central à M. le Ministre de l’Intérieur_.

Comme suite à mon télégramme concernant l’élection sénatoriale qui a eu
lieu hier dans mon département, j’ai l’honneur de vous confirmer
l’élection de M. Lajambe, candidat de la concentration indépendante, élu
à une voix de majorité contre M. Martin-Martin, ancien député.

Ainsi que le faisaient prévoir mes précédents rapports, M. Martin-Martin
arrivait en tête au premier tour, avec près de 150 voix d’avance sur son
concurrent conservateur, Alcide Caille.

Une première défection a eu lieu au second tour: M. Gélabert, après
avoir été, lors des élections législatives, un des agents les plus zélés
de M. Martin-Martin, ne pardonne pas à ce dernier d’avoir fait nommer M.
Julien Tirebois, au lieu de son fils, conseiller de préfecture à La
Marche; plus récemment, lorsque M. Lajambe, qu’on espérait ainsi
empêcher de se présenter, a été décoré, la croix, sur laquelle M.
Gélabert comptait absolument et qu’il n’a pas obtenue, a été l’objet
pour lui d’une déception plus amère encore. Aussi s’est-il désisté
purement et simplement, et ses 42 voix, chiffre très supérieur à celui
que nous prévoyions, et qu’il avait réussi à grouper, grâce à une
campagne acharnée auprès des électeurs agricoles qu’il connaît de longue
date, les voix de M. Gélabert se sont presque toutes portées sur M.
Lajambe.

C’est alors qu’au troisième tour s’est produite une manœuvre absolument
inattendue; les conservateurs, sentant impossible le triomphe de leur
candidat, ont voulu à tout prix faire échouer M. Martin-Martin; M.
Alcide Caille s’est désisté, en engageant secrètement les électeurs à
voter pour M. Lajambe; une trentaine de républicains, appartenant
presque tous au groupe Gélabert, ne voulant pas faire le jeu de la
réaction, ont alors reporté leurs suffrages sur M. Martin-Martin. Mais
la majorité n’a pas suivi: il faut dire que M. Martin-Martin, en plus
des mécontents que fait nécessairement un homme au pouvoir, s’était
aliéné bon nombre de délégués sénatoriaux par sa démission prématurée de
député: les délégués avaient vu là, en effet, une marque de présomption
déplacée, et comme une suspicion outrageante de leur indépendance,
puisqu’on semblait escompter leurs suffrages avec une telle sécurité.

Quoi qu’il en soit, en dépit de toutes ces coalitions, M. Lajambe n’a
obtenu qu’une voix de majorité, et il y a lieu de remarquer que M.
Martin-Martin arrivait à égalité et eût été proclamé au bénéfice de
l’âge, si, plutôt que de lui donner sa voix, M. Bedu-Martin, avec un
entêtement de vieillard, ne s’était obstiné à voter jusqu’au dernier
tour, à bulletin ouvert, pour M. Jaurès, dont il fait grief à son gendre
de partager les idées.

Cet échec empêchera vraisemblablement M. Martin-Martin de jouer de
longtemps aucun rôle politique dans le Plateau-Central: nous ne pensons
pas d’ailleurs qu’il songe à se représenter au siège de député que sa
démission rend vacant, et pour lequel il n’aurait, maintenant, aucune
chance de succès.

Quant à M. Lajambe, bien qu’il se soit présenté comme indépendant,
c’est-à-dire antigouvernemental, le fait qu’il ne doit son élection qu’à
l’appoint des voix d’Alcide Caille, le déterminera sans doute à
accentuer ses premiers votes vers la gauche, pour se garder du reproche
d’être l’élu de la réaction et de l’évêché, et j’estime qu’au moins dans
les questions de principes son appui sera facilement acquis au
Gouvernement.

_Le Préfet du Plateau-Central_,

JAMBEY DU CARNAGE.

                   *       *       *       *       *

Du _journal_ d’Yvonne Martin-Martin:

Triste journée, hier. Mère et moi n’avions pas quitté la maison, dans
l’attente de la dépêche que père devait nous envoyer de La Marche pour
nous annoncer son élection; elle n’est arrivée qu’à près de huit heures;
nous nous sommes précipitées toutes deux, si angoissées que nous ne
pouvions ni l’ouvrir, ni lire son contenu qui, hélas! nous a faites bien
désolées, bien malheureuses! Père était si sûr pourtant d’être élu! Quel
échec pour lui et pour nous! Nous n’avons pu ni dîner, ni dormir de la
nuit, tant l’épouvantable nouvelle nous avait causé d’émotion. Moi,
j’étais surtout triste à la pensée de quitter Paris tout à fait,
d’abandonner mes habitudes, mes goûts parisiens, et Germaine que j’aime
tant et avec qui nous nous entendons si bien; bien sûr que tout cela me
causait encore plus de peine que l’échec de père... Quant à mère, son
premier chagrin passé, ce qu’elle m’en a dit sur l’imprévoyance, la
naïveté de ce pauvre papa! Heureusement qu’il était loin, sans cela il
aurait été bien affligé! C’est égal, dans le fond, je trouvais que maman
avait raison; pour moi, je n’aurais certes pas agi de cette façon, il ne
faut pas courir deux lièvres à la fois, c’est ce que père a fait
malheureusement, et il en voit maintenant la conséquence... J’appréhende
surtout notre retour à La Marche: tous ces gens que nous connaissions
doivent être si contents de nos ennuis, et quel accueil il nous va
falloir recevoir! Je vois d’ici les mines contrites, les airs de fausse
commisération... Dieu! que c’est bête, tout de même! l’élection de Père
tenait à si peu de chose, pourtant! Enfin, ce qui est fait est fait, il
n’y a pas à revenir; et le mieux est de paraître prendre, de tout cela,
gaîment son parti,--sans quoi ils seraient tous trop contents!

Ce matin j’ai écrit à Germaine qu’elle vienne nous voir ainsi que sa
mère. Je ne lui ai parlé de rien, mais déjà elles savent, j’en suis
sûre, la triste nouvelle. Maman a une mine de déterrée aujourd’hui, et
moi-même, étant si absorbée, j’ai oublié de mettre hier soir mes
bigoudis, et me voilà mal coiffée pour la journée entière. Il faudra
pourtant que nous sortions acheter nos chapeaux de demi-saison; je veux
révolutionner La Marche: quand papa était encore quelque chose, il
fallait ménager les susceptibilités des femmes d’électeurs et de leurs
filles; mais maintenant, je m’en moque; je vais choisir des chapeaux qui
les feront toutes crever de jalousie, c’est bien le moins,--et ça me
consolera un peu...

                   *       *       *       *       *

Du _Petit Tambour_:

J’ai le devoir de remercier ici les électeurs vaillants, les démocrates
convaincus, dont la confiance inébranlable m’a soutenu jusqu’au bout
dans la lutte que nous tentions ensemble contre les forces coalisées de
la réaction.

Je n’ai pas à m’arrêter aux inqualifiables manœuvres qui ont assuré le
succès momentané de nos adversaires; j’ai été l’élu de tous les honnêtes
gens, cela me suffit: de semblables échecs sont la gloire d’un parti, et
je proclame fermement mon droit d’en être fier.

Mais si je me suis toujours montré disposé, quand sonnait l’heure du
danger, à affronter les fatigues, les charges et les responsabilités de
la vie publique, abandonnant mes travaux et la gestion de mes intérêts,
dépensant sans compter mon temps et mes forces, pour l’accomplissement
d’un mandat d’honneur, permettez-moi de résister aux mille
sollicitations qui m’assiègent, et de jouir enfin d’un repos que je
crois bien gagné.

Non pas que j’abandonne la lutte; mais je réclame la faveur de rentrer
dans le rang, et simplement, je viens reprendre au milieu de vous mon
poste de soldat obscur, mais toujours irréductible et dévoué, soldat de
la cause démocratique dans notre cher et beau Plateau-Central.

MARTIN-MARTIN.

                   *       *       *       *       *

Du _Journal officiel_:

M. Touchard, sous-préfet du Havre, est nommé préfet du Plateau-Central,
en remplacement de M. Jambey du Carnage, mis en disponibilité.


FIN



TABLE DES MATIÈRES


                                                   Pages
  Le Pays de l’Instar                                  1
  Manuel de conversation                              13
  Autre Manuel de conversation (degré supérieur)      65
  Appendice                                          267


21-5-01.--Tours, Imp. E. Arrault et Cie.



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