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Title: Considerations politiques sur les coups d'estat
Author: Naudé, Gabriel
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Considerations politiques sur les coups d'estat" ***
LES COUPS D'ESTAT ***



  CONSIDERATIONS
  POLITIQUES
  SUR LES
  COUPS D’ESTAT.

  Par Gabriel Naudé, Parisien.


  Sur la Copie de Rome.
  M DC LXVII.



AU LECTEUR.


Ce livre n’ayant esté composé que pour la satisfaction d’un particulier,
on n’en fit imprimer que 12 exemplaires, qui n’ont paru que dans fort
peu de Cabinets où ils ont toujours tenu le premier rang entre les
pieces curieuses; mais comme le hazard m’en a donné une copie, j’ay cru
que je n’obligerois pas peu le public en luy donnant un thresor qui
n’estoit possedé que de fort peu de personnes; cela joint au merite de
l’auteur & à celuy de l’ouvrage, à qui on faisoit tort de ne les pas
faire connoistre, m’ont obligé à le mettre sous la presse, & à inserer à
la fin de chaque page la traduction Françoise des citations Greques,
Latines & Italiennes qui sont dans le corps du livre, afin de faire
connoistre le merite de l’œuvre à plus de personnes, & donner au livre
la seule perfection qui sembloit y manquer; ceux qui le liront
admireront ce Traité & me sçauront bon gré de leur avoir fait part d’une
piece si rare. Adieu.



Ce livre n’a pas esté composé pour plaire à tout le monde, si l’Auteur
en eust eu le dessein, il ne l’auroit pas écrit du stile de Montagne &
de Charon, dont il sçait bien que beaucoup de personnes se rebuttent à
cause du grand nombre des citations Latines. Mais comme il ne s’est mis
à le faire que par obeïssance, il a esté obligé de coucher sur le papier
les mêmes discours, & de rapporter les mêmes autoritez dont il s’estoit
servy en parlant à son Eminence. Aussi n’est-ce pas pour rendre cet
ouvrage public qu’il a esté mis sous la presse; elle n’a roulé que par
le commandement, & pour la satisfaction de ce grand Prelat, qui n’a ses
lectures agréables que dans la facilité des livres imprimez: Et qui pour
cette cause a voulu faire tirer une _douzaine d’exemplaires_ de
celuy-cy, au lieu des copies manuscrites qu’il en faudroit faire. Je
sçay bien que ce nombre est trop petit pour permettre que ce livre soit
veu d’autant de personnes que le Prince de Balzac & le Ministre de
Sillion. Mais comme les choses qu’il traitte sont beaucoup plus
importantes, il est aussi fort à propos qu’elles ne soient pas si
communes. Et en un mot l’Auteur n’a eu autre but que la satisfaction de
son Eminence, tant pour composer, que pour publier cet ouvrage.



A l’Auteur.


    L’un s’émerveillera de vous voir en jeunesse
    Déja tout posseder, ce que l’antiquité,
    Se travaillant sans fin dans son infinité,
    A peine a sceu tirer des Tresors de sagesse.

    Un autre admirera l’heroïque hardiesse,
    Dont voulant rétablir icy la liberté,
    Vous combatés si bien contre la fausseté,
    Même dedans la place où elle est la Maitresse.

    Bref, dans vostre discours chacun admirera
    Une diversité des merveilles qu’il a;
    Mais voicy celle-là qu’entre autres j’ay trouvée:

    C’est que sçachant si bien le naturel des Grands,
    Leur maxime & leurs _COUPS_, vous soyez si long-temps
    Resté dans une vie innocente & privée.

Jac. Bouchard, à Rome.



  A MONSEIGNEUR,
  L’EMINENTISSIME
  CARDINAL
  DE BAGNI,
  mon tres-bon & tres-honoré
  Maistre.

    [1]_Non equidem hoc studeo, bullatis ut mihi nugis
    Pagina turgescat dare pondus idonea sumo:
    Secreti loquimur, tibi nunc, hortante camœna,
    Excutienda damus præcordia._

(Pers. Sat. 5.)

  [1] Je n’ay point essayé d’enfler mes ouvrages de sornettes boufies
    qui ne font que de la fumée. Je vous parle confidemment, & la muse
    me sollicite de vous découvrir le fond de mon ame.


MONSEIGNEUR,

Puis que vous estes maintenant à Rome, joüissant des honneurs qui
servent de recompense à vos merites, & vivant dans le repos que les
fonctions publiques heureusement exercées en sept Gouvernemens, une
Vice-legation, & deux Nonciatures vous y ont acquis: je n’ay pas cru
pouvoir mieux employer le loisir duquel vostre bien-veillance & vostre
bonté extraordinaire m’y font pareillement joüir, qu’en vous entretenant
des plus relevées Maximes de la Politique, & de ces grandes affaires
d’Estat, en la conduite desquelles V. E. a tellement fait remarquer sa
prudence, que les plus grands Genies qui gouvernent presentement toute
l’Europe, en sont demeurez remplis d’étonnement, & n’ont jamais mieux
reüssi aux deliberations & entreprises les plus difficiles, que lors
qu’ils les ont maniées suivant les bons & genereux avis qu’il vous a
pleu de leur en donner, _Adeò_

    [2]_Nil desperandum Teucro duce & auspice Teucro!_

(Horat. l. 1. carm. Ode 7.)

  [2] Aussi ne faut-il point desesperer, puisque Teucer marche à la
    teste, il ne faut rien craindre aussi sous le bonheur de sa
    conduite.



Chapitre I.

Objections que l’on peut faire contre ce discours avec les Réponses
necessaires.


Mais à grand peine, MONSEIGNEUR, ay-je tracé les premieres lignes de ce
Discours, que je me treuve renfermé entre deux puissantes difficultez,
capables à mon avis d’empécher toute autre personne qui auroit moins de
courage & d’affection que moy, de passer outre, & de glacer le sang des
plus échauffez à la recherche de ces Resolutions, non moins perilleuses
que extraordinaires. Car si le judicieux Poëte Horace (_Ode 1. lib. 2._)
disoit ingenûment à son amy Pollio, qui vouloit écrire l’histoire des
guerres civiles arrivées de son temps,

    [3]_Periculosæ plenum opus aleæ
    Tractas, & incedis per ignes
    Suppositos cineri doloso._

  [3] Vostre ouvrage est perilleux, & vous marchez sur des feux cachés
    sous une cendre trompeuse.

Quel bon succés peut-on attendre de cette mienne entreprise beaucoup
plus difficile & temeraire: veu que pour ne rien dire du danger qu’il y
a de vouloir déchiffrer les actions des Princes, & faire voir à nud ce
qu’ils s’efforcent tous les jours de voiler avec mille sortes
d’artifices; il y en a encore deux autres de non moindre consequence;
l’un desquels je puis en quelque façon apprehender pour ce qui regarde &
touche vostre personne; comme aussi rencontrer l’autre en ce qui
concerne la mienne.

Et pour ce qui est du premier je dirois volontiers avec le Poëte qui a
si bien traitté la Philosophie dans ses beaux vers, qu’il est maintenant
le seul & unique soustien de sa secte:

    [4]_Illud in his rebus vereor, ne forte rearis,
    Impia te rationis inire elementa, viamque
    Indugredi sceleris._

(Lucret. lib. 1.)

  [4] J’apprehende que de ce pas il ne vous viene en l’esprit que vous
    estes dans les elemens de l’impieté, & que vous entrez dans la voie
    du crime.

Au moins devrois-je craindre à bon droit de blesser les oreilles de V.
E., d’effaroucher ses yeux, & de troubler la douceur & facilité de sa
nature, aussi-bien que le repos & l’intégrité de sa conscience, par le
recit de tant de fourbes, de tromperies, violences & autres semblables
actions injustes (comme elles semblent de premier abord) & tyranniques,
qu’il me faudra cy-aprés deduire, expliquer & defendre.

Que si Enée, l’un des plus resolus Capitaines de l’antiquité, fut
tellement émeu de commiseration au seul recit qu’il luy falloit faire
devant la Reyne de Carthage, du sac & des ruïnes de la Ville de Troye
qu’il ne le put commencer que par ces paroles:

    [5]_Quanquam animus meminisse horret, luctuque refugit._

(Virgil. Æn. 2.)

  [5] Bien que mon ame ait horreur de s’en souvenir, & qu’elle s’éloigne
    de tout son pouvoir de la seule pensée d’un deuil si sensible.

Et si un certain Empereur qui n’a toutefois pû éviter le surnom de
Cruel, dit un jour au Prevost, qui luy faisoit signer la condamnation de
deux pauvres miserables: [6]_Utinam nescirem literas_: (Senec. lib. 2.
de clem.) Ne pourriez-vous pas souhaitter avec plus de raison de n’avoir
jamais veu ce discours; puis qu’il ne vous doit entretenir que de ce qui
est le moins convenable à vostre grande humanité, candeur &
bien-veillance? Et puis ne ferois-je pas beaucoup mieux de suivre le
conseil de Salomon, [7]_coram Rege tuo noli videri sapiens_, & vivre
dans la continuation des estudes esquelles j’ay esté nourri dés ma
jeunesse, que de paroistre devant vous avec ces conceptions
extravagantes, comme Diognotus fit avec les siennes devant Alexandre,
pour se faire estimer un grand Ingenieur & Architecte? veu
principalement que je puis apprehender d’avoir pareille issuë de ce
raisonnement, qu’eut le Grammairien Phormion de celuy de l’art militaire
qu’il fit devant Annibal, estimé le premier Capitaine de son temps?
[8]_Omnes siquidem videmur nobis saperdæ, festivi, belli, quum simus
copreæ._ (Varro.)

  [6] Pleût à Dieu que je n’eusse aucune connoissance des lettres.

  [7] Ne veuille pas faire le sage devant ton Roy.

  [8] Veu même qu’il nous semble à tous que nous sommes sages, plaisans
    & beaux, quoique nous ne soyons que des boufons.

Et à la verité quand je viens à considerer le peu de moyens que j’ay
pour me bien acquiter de cette entreprise, qui est la seconde
difficulté, que j’ay presque envie de ne point passer outre & de m’en
déporter entierement; afin de ne point encourir la censure que Phœbus
donna en pareille rencontre à son fils dans le Poëte,

    [9]_Magna petis, Phaëton, & quæ non viribus ipsis
    Munera conveniunt._

(Ovid. in Met.)

  [9] Tu demandes des choses grandes, Phaëton, & des dons qui ne sont
    pas proportionnés à tes forces.

Aussi fit-il une cheute memorable pour s’estre approché trop prés du
Soleil; & plusieurs qui n’avoient pas moins de temerité ont signalé leur
perte par la trop grande hardiesse de leur entreprise. Et moy qui suis
encore tout nouveau en ces exercices,

    [10]_Ense velut nudo parmaque inglorius alba._

(Virgil. Æn. 9.)

  [10] Comme portant une épée à la main avec une rondache blanche, pour
    ne m’estre point encore signalé dans le peril.

Oseray-je bien me mesler de ces sacrifices, plus cachez que ceux de la
Déesse Eleusine, sans y estre initié? Avec quelle asseurance pourray-je
entrer dans le fond de ces affaires, penetrer les cabinets des Grands,
passer au sanctuaire où se forment tous ces hardis desseins, sans avoir
eu l’addresse & la communication de ceux qui les conduisent? Certes je
pardonnerois volontiers à celuy qui me voyant en cette resolution,
jugeroit incontinent, que ce seroit violenter la nature, laquelle ne
passe jamais si promptement d’une extremité à l’autre; ou pour en parler
plus moderément, que ce seroit avec beaucoup plus de hardiesse que de
raison, vouloir singler sur les plus hautes mers sans Boussole, &
s’engager dans un labyrinthe de ruses, & de subtilitez infinies, sans
avoir en main le filet de cette science pour s’en déveloper avec le
succés d’une issuë favorable. Et ce d’autant plus volontiers qu’il n’en
est pas icy, comme de ceux qui envisagent avec beaucoup moins de
difficulté le Soleil, qu’ils sont plus éloignez de sa face; ou bien
comme de ces peintres, dont ceux qui ont la veuë courte, font
d’ordinaire les plus excellens Tableaux: mais plustost que cette
Prudence Politique est semblable au Prothée, duquel il nous est
impossible d’avoir aucune connoissance certaine, qu’aprés estre
descendus [11]_in secreta senis_, & avoir contemplé d’un œil fixe &
asseuré, tous ses divers mouvemens, figures & metamorphoses, au moyen
desquelles

  [11] Dans les secrets de ce vieillard.

    [12]_Fit subito sus horridus, atraque Tigris,
    Squammosusque Draco, & fulva cervice Leæna._

(Virgil. in Georg. IV.)

  [12] Tout d’un coup il vous presente l’horreur d’un sanglier, il se
    couvre de la peau noire d’un tygre, des écailles d’un dragon, & du
    poil roux d’une lionne.

Toutefois comme le jeune Aristée ne fut point détourné par les grandes
difficultez que luy proposoit Arethuse, d’entreprendre son voyage, &
d’obtenir en suite toute sorte de contentement: Aussi les precedentes
n’auront pas plus de force en mon endroit, & mille autres davantage ne
me pourroient empescher, qu’aprés m’estre avisé du conseil que donne
Pline le jeune, [13]_tutius per plana, sed humilius & depressius iter;
frequentior currentibus quàm reptantibus lapsus; sed & his non
labentibus nulla laus, illis nonnulla laus etiamsi labantur_, je ne
fournisse entierement la carriere du dessein que je me suis proposé.

  [13] Les chemins unis sont bien plus assurez, mais aussy plus bas &
    plus ravalez; ceux qui courent tombent bien plus souvent que ceux
    qui marchent bellement; mais ceux-cy ne remportent aucune loüange
    quoi qu’ils ne tombent pas, au lieu que ceux-là en acquierent en
    quelque façon encore bien qu’ils tombent.

C’est pourquoy, MONSEIGNEUR, pour répondre aux deux difficultez que je
me suis faites cy-dessus; & à celle qui regarde V. E. premierement, il
ne faut point apprehender que cette doctrine heurte tant soit peu vostre
pieté, ou trouble aucunement le repos & l’integrité de vostre
conscience, comme il semble de premier abord, que ces trois vers de
Lucrece le veüillent persuader: le Soleil épand sa lumiere sur les
choses les plus viles & abjectes sans en estre gasté ou noircy,

    [14]_Nec quia forte lutum radiis ferit, est ideo ipse
    Fœdus; non sordet lumen quum sordida tangit._

(Paling. in Scorp.)

  [14] Bien que de ses rayons il puisse toucher de la bouë, il n’en est
    pas pour cela soüillé; la lumiere ne se soüille point quand elle
    touche des choses sales.

Les Theologiens ne sont pas moins religieux pour sçavoir en quoy
consistent les heresies; ny les Medecins moins preud’hommes, pour
connoistre la force & la composition de tous les venins. Les habitudes
de l’entendement sont distinguées de celles de la volonté, & les
premieres appartiennent aux sciences, & sont toujours loüables, les
secondes regardent les actions morales, qui peuvent estre bonnes ou
mauvaises. Tritheme & Pererius ont monstré qu’il estoit expedient qu’il
y eust des Magiciens, & que l’on sceust au vray le moyen d’invoquer les
demons, pour convaincre par l’apparition d’iceux l’incredulité des
Athées: Les soldats vont d’ordinaire aux exercices pour apprendre à bien
manier la picque, & à tirer du mousquet; afin de pouvoir avec plus
d’artifice & d’industrie, tuër les hommes & détruire leurs semblables:
mais ils ne s’en servent neanmoins que contre les ennemis de leur
Prince, ou de la patrie: Les meilleurs Chirurgiens n’estudient autre
chose qu’à pouvoir dextrement couper bras & jambes, & ce pour le salut
des malades,

          [15]_Truncantur & artus,
    Ut liceat reliquis securum degere membris._

(Claud. 2. in Eutrop.)

  [15] On coupe certains membres, afin de garantir les autres par le
    retranchement de ceux-là.

Pourquoy doncque sera-t-il defendu à un grand Politique, de sçavoir
hausser ou baisser, produire ou resserrer, condamner ou absoudre, faire
vivre ou mourir, ceux qu’il jugera expedient de traitter de la sorte,
pour le bien & le repos de son Estat.

Beaucoup tiennent que le Prince bien sage & avisé, doit non seulement
commander selon les loix; mais encore aux loix même si la necessité le
requiert. Pour garder justice aux choses grandes, dit Charon, il faut
quelquefois s’en détourner aux choses petites, & pour faire droit en
gros, il est permis de faire tort en détail.

Que si l’on m’objecte qu’il n’est pas toutefois à propos de discourir de
ces choses, & que c’est proprement mettre [16]_gladium ancipitem in manu
stulti_, que de les enseigner; je répondray à cela, que les méchans
peuvent abuser de tout ce qu’il y a de meilleur en ce monde, & faire
comme les mouches bastardes & frelons, qui convertissent les plus belles
fleurs en amertume: Les Heretiques trouvent les fondemens de leur
impieté dans la Sainte Ecriture: Les Paracelsistes abusent du texte
d’Hippocrate pour établir leurs songes: Les Avocats citent le Code & les
Pandectes, pour defendre les plus coupables; & neanmoins l’on n’a jamais
songé à supprimer ces Livres: l’épée peut aussi-tost offenser que
defendre, le vin aussi-tost enyvrer que nourir, les remedes aussi-tost
tuër que guerir; & personne toutefois n’a encore dit que leur usage ne
fust tres-necessaire. C’est une loy commune à toutes les choses,
qu’estant instituées à bonne fin, l’on en abuse bien souvent: la Nature
ne produit pas les venins pour servir aux poisons, & à faire mourir les
hommes, parce qu’en ce faisant elle se détruiroit elle-même: mais c’est
nostre propre malice qui les convertit en cet usage, [17]_Terra quidem
nobis malorum remedium genuit, nos illud vitæ fecimus venenum._ (Plin.
lib. 18. cap. 1.)

  [16] Une épée à deux tranchans entre les mains d’un fol.

  [17] La terre nous a bien produit des remedes pour soulager nos maux;
    mais nous les avons convertis en poison pour nous oster la vie.

Mais il faut encore passer outre, & dire que la malice & la depravation
des hommes est si grande, & les moyens desquels ils se servent pour
venir à bout de leurs desseins si hardis & dangereux, que de vouloir
parler de la Politique suivant qu’elle se traitte & exerce aujourd’huy,
sans rien dire de ces Coups d’Estat, c’est proprement ignorer la Pedie,
& le moyen qu’enseigne Aristote dans ses Analytiques, pour parler de
toutes choses à propos, & suivant les principes & demonstrations qui
leur sont propres & essentielles, [18]_est enim pædiæ inscitia nescire,
quorum oporteat quærere demonstrationem, quorum verò non oporteat_:
comme il dit en sa Metaphysique. C’est pourquoy Lipse & Charon, bien
qu’ils ne fussent pas des Timons & Mysantropes, ont voulu traitter de
cette partie, pour ne point laisser leurs ouvrages imparfaits: Et le
même Aristote qui n’avoit pas accoustumé de rien faire [19]ἀπαιδεύτως,
lors qu’il a traitté de la Politique & des gouvernemens opposez à la
Monarchie, Aristocratie & Democratie, qui sont la tyrannie, l’olygarchie
& l’ochlocratie, il donne aussi-bien les preceptes de ces trois vicieux
que des legitimes. En quoy il a esté suivi par Saint Thomas en ses
Commentaires, où aprés avoir blasmé & dissuadé par toutes raisons
possibles la domination tyrannique, il donne neanmoins les avis & les
regles communes pour l’établir, au cas que quelqu’un soit si méchant que
de le vouloir faire. Et qu’ainsi ne soit, voila ses propres mots tirez
du Commentaire sur le cinquiéme des Politiques texte XI. [20]_Ad
salvationem tyrannidis, expedit excellentes in potentia vel divitiis
interficere, quia tales per potentiam quam habent possunt insurgere
contra Tyrannum. Iterum expedit interficere sapientes, tales enim per
sapientiam suam possunt invenire vias ad expellendam tyrannidem, nec
scholas, nec alias congregationes, per quas contingit vacare circa
sapientiam permittendum est, sapientes enim ad magna inclinantur, & ideò
magnanimi sunt, & tales de facili insurgunt. Ad salvandam tyrannidem
oportet quod Tyrannus procuret, ut subditi imponant sibi invicem crimina
& turbent se ipsos, ut amicus amicum, & populus contra divites, &
divites inter se dissentiant, sic enim minus poterunt insurgere propter
eorum divisionem: oportet etiam subditos facere pauperes, sic enim minus
poterunt insurgere contra Tyrannum. Procuranda sunt vectigalia, hoc est
exactiones multæ, magnæ, sic enim cito poterunt depauperari subditi.
Tyrannus debet procurare bella inter subditos, vel etiam extraneos, ita
ut non possint vacare ad aliquid tractandum contra tyrannum. Regnum
salvatur per amicos, tyrannus autem ad salvandam tyrannidem non debet
confidere amicis._ Et au texte suivant qui est le XII, voila comme il
enseigne l’hypocrisie & la simulation: [21]_Expedit tyranno ad salvandam
tyrannidem, quod non appareat subditis sævus seu crudelis, nam si
appareat sævus reddit se odiosum; ex hoc autem facilius insurgunt in
eum: sed debet se reddere reverendum propter excellentiam alicujus boni
excellentis, reverentia enim debetur bono excellenti; & si non habeat
bonum illud excellens, debet simulare se habere illud. Tyrannus debet se
reddere talem, ut videatur subditis ipsos excellere in aliquo bono
excellenti, in quo ipsi deficiunt, ex quo eum revereantur. Si non habeat
virtutes secundum veritatem, faciat ut opinentur ipsum habere eas._

  [18] Car c’est ignorer la pedie, que de ne sçavoir pas de quelles
    choses il faut ou ne faut pas chercher la demonstration.

  [19] Sans en estre bien informé.

  [20] Pour le maintien de la tyrannie, il faut faire mourir les plus
    puissans & les plus riches, parce que de telles gens se peuvent
    soulever contre le Tyran par le moyen de l’autorité qu’ils ont. Il
    est aussi necessaire de se defaire des grands esprits & des hommes
    sçavans, parce qu’ils peuvent trouver, par leur science, le moyen de
    ruïner la tyrannie; il ne faut pas même qu’il y ait des écoles, ni
    autres congregations par le moyen desquelles on puisse apprendre les
    sciences, car les gens sçavans ont de l’inclination pour les choses
    grandes, & sont par consequent courageux & magnanimes, & de tels
    hommes se soulevent facilement contre les Tyrans. Pour maintenir la
    tyrannie, il faut que le Tyran fasse en sorte que ses sujets
    s’accusent les uns les autres, & se troublent eux-mêmes, que l’ami
    persecute l’ami, & qu’il y ait de la dissension entre le menu peuple
    & les riches, & de la discorde entre les opulens. Car en ce faisant
    ils auront moins de moyen de se soulever à cause de leur division.
    Il faut aussi rendre pauvres les sujets, afin qu’il leur soit
    d’autant plus difficile de se soulever contre le Tyran. Il faut
    établir des subsides, c’est à dire des grandes exactions & en grand
    nombre, car c’est le moyen de rendre bientost pauvres les sujets. Le
    Tyran doit aussi susciter des guerres parmy ses sujets, & même parmy
    les étrangers, afin qu’ils ne puissent negotier aucune chose contre
    lui. Les Royaumes se maintienent par le moyen des amis, mais un
    Tyran ne se doit fier à personne pour se conserver en la tyrannie.

  [21] Il ne faut pas qu’un Tyran, pour se maintenir dans la tyrannie,
    paroisse à ses sujets estre cruel, car s’il leur paroît tel il se
    rend odieux, ce qui les peut plus facilement faire soulever contre
    lui: mais il se doit rendre venerable pour l’excellence de quelque
    eminente vertu, car on doit toute sorte de respect à la vertu; &
    s’il n’a pas cette qualité excellente il doit faire semblant qu’il
    la possede. Le Tyran se doit rendre tel, qu’il semble à ses sujets
    qu’il possede quelque eminente vertu qui leur manque, & pour
    laquelle ils lui portent respect. S’il n’a point de vertus en effet;
    qu’il fasse en sorte qu’ils croient qu’il en ait.

Voila certes des preceptes bien estranges en la bouche d’un Saint, & qui
ne different en rien de ceux de Machiavel & de Cardan, mais qui se
peuvent toutefois sauver par ces deux raisons assez probables &
legitimes. La premiere est, que ces maximes estant ainsi declarées &
éventées, les sujets peuvent plus facilement reconnoistre quand les
deportemens de leurs Princes tendent à établir une Domination
Tyrannique; & consequemment y donner ordre: tout de même que les
mariniers se peuvent plus facilement retirer à l’abry, lors qu’ils ont
preveu l’orage & la tempeste, par les signes que les routiers &
pilotages leur en fournissent. La seconde, parce qu’un Tyran qui veut
sans conseil & avis establir sa domination,

    [22]_Cuncta ferit, dum cuncta timet grassatur in omnes,
    Ut se posse putent._

(Claudian.)

  [22] Frape tout & n’épargne personne, & quand il craint le plus, c’est
    pour lors qu’il attaque tout le monde, afin qu’on croie qu’il est
    bien puissant.

& ressemble quelquefois au loup, lequel estant entré dans la bergerie, &
pouvant se rassasier & appaiser sa faim sur une seule brebis, ne laisse
pourtant d’égorger toutes les autres; où au contraire s’il y procede
avec jugement, & suivant les preceptes de ceux qui sont plus avisez &
moins passionnez que luy, il se contentera peut-estre d’abatre comme
Tarquin les testes des pavots plus élevez, ou comme Thrasibule &
Periandre les esprits qui paroissent par dessus les autres; & ainsi le
mal qui ne se peut éviter le rendra beaucoup plus doux & supportable.

D’ailleurs il ne faut pas craindre que le narré de tous ces tragiques
accidens puisse offenser les oreilles de V. E. ou troubler tant soit peu
la douceur & facilité de vostre nature. L’entiere connoissance que vous
vous estes acquise des affaires Politiques, la longue pratique &
experience que vous avez de la Cour des plus grands Monarques, où ces
Machiavellismes sont assez frequens, ne permettent pas que l’on vous
prenne pour apprenty à les connoistre. Et puis, encore que la justice, &
la clemence soient deux vertus bien sortables à un grand homme; il n’est
pas toutefois à propos qu’il ait pareille inclination à la misericorde:
Seneque en donne cette raison, en son traitté de la Clemence, (lib. 2.
c. 5.) [23]_Quemadmodum_, dit-il, _Religio deos colit, superstitio
violat, clementiam mansuetudinemque omnes boni præstabunt, misericordiam
autem vitabunt; est enim vitium pusilli animi ad speciem alienorum
malorum subsidentis_. Or ce seroit un crime de penser qu’il y eût rien
en V. E. de vil, rempant & abject, d’autant que s’il est vray, comme dit
le même, que [24]_nihil æque hominem quàm magnus animus decet_; avec
combien plus de raison, cet esprit fort se doit-il rencontrer en V. E.
pour accompagner dignement, & rehausser cette grande dignité qu’elle
soustient, non seulement de Prince de l’Eglise, mais encore de principal
conseiller de sa Sainteté, & quasi de tous les plus puissans Princes
d’Europe; [25]_Magnam enim fortunam magnus animus decet, qui nisi se ad
illam extulit, & altior stetit; illam quoque infra terram deducit_; au
moins fait-il qu’elle en est administrée avec beaucoup moins d’autorité
& de reputation. Ainsi voyons nous dans les histoires que le Roy
Epiphanes, pour avoir méprisé sa dignité, & ne s’estre pas gouverné en
Roy, fut surnommé l’Insensé: & que Ramire d’Arragon, qui n’avoit quitté
toutes les façons de faire des Moines, en sortant du Convent pour
prendre la Couronne, fut grandement mocqué & méprisé de tous ses
Courtisans. Nostre temps même nous fournit les exemples d’un Roy de la
grande Bretagne, lequel [26]_è stato schernito & besseggiato per haver
voluto comporte libri & fare del letterato_; (Tassoni lib. 7. cap. 4.) &
de Henry III, tant chanté & remarqué dans nos Histoires modernes, lequel
pour avoir vescu parmy les Moines, & dans un excés de devotion mal
reglée, abandonnant son Sceptre & le Gouvernement de son Estat, donna
sujet au Pape Sixte V, de dire: _Ce bon Roy fait tout ce qu’il peut pour
estre Moine, & moy j’ay fait tout ce que j’ay pû pour ne l’estre point._
Et pour ce un des meilleurs avis que donna jamais Monsieur de Villeroy à
Henry le Grand, qui avoit vescu en soldat & carrabin pendant les guerres
qui se firent à son advenement à la Couronne, fut, lors qu’il luy dit,
_qu’un Prince qui n’estoit pas jaloux des respects de sa Majesté, en
permettoit l’offense & le mépris. Que les Roy ses predecesseurs dans les
plus grandes confusions avoient toujours fait les Roys: qu’il estoit
temps qu’il parlast, écrivist & commandast en Roy._ Mais à quoy bon
chercher des exemples chez les Princes étrangers, puis que l’histoire de
ceux qui ont gouverné la Ville où se treuve à present V. E. nous
represente deux Souverains Pontifes, qui pour n’avoir accompagné cette
grandeur de leur dignité supreme avec celle de l’esprit, servent encore
de fables & de sujet de médisance, & de risée à la posterité: la grande
pieté & religion qu’ils portoient empreinte sur leur face n’ayant pas eu
le pouvoir d’empescher, que Masson ne dit du premier, qui fut Celestin
cinquiéme, [27]_Vir fuit simplex, nec eruditus, & qui humana negotia ne
capere quidem posset._ (in Episcop. Rom.) Et Paul Jove du second, en
parlant d’une certaine sorte de poisson, qui estoit beaucoup encherie
pendant son Pontificat: [28]_Merluceo plebeio admodum pisci, Hadrianus
sextus sicuti in Republica administranda hebetis ingenii, vel depravati
judicii, ita in esculentis insulsissimi gustus, supra mediocre pretium
ridente toto foro Piscatorio jam fecerat._ (Libr. de piscib. Rom.) En
quoy neanmoins il s’est monstré beaucoup plus retenu & moderé, que
Pierre Martyr, non l’Heretique de Florence, mais le Protonotaire
Apostolique natif d’une petite bourgade du Duché de Milan, lequel avoit
dit en parlant de l’élection de ce même Pape: [29]_Cardinalibus hoc loco
accidit quod in fabulis de Pardo ac Leone super Agno raptando scribitur;
sortibus illis strenuè se dilacerantibus, quodcumque quadrupes iners
aliud prædæ se dominum fecit._ De maniere qu’il faut éviter les grandes
charges, ou les administrer avec une force & generosité d’esprit si
relevée par dessus le commun, qu’elle soit capable de donner envie à la
Fortune de la seconder, & favoriser en toutes ses entreprises: la Maxime
estant tres-asseurée, que quiconque apporte ce principe & fondement,
qu’il faut bien souvent avoir de la nature ([30]_bona enim mens, nec
emitur, nec comparatur_, dit Seneque) à la conduite de son bonheur, il
ne peut manquer d’estre le propre ouvrier & createur de sa fortune;
[31]_Sapiens pol ipse fingit Fortunam sibi._ (Plaut. in Trinum.)
Alexandre se propose-t-il, quoyque jeune & tres-mal fourny d’argent & de
soldats, de subjuguer les Perses, & de passer jusques aux Indes, il en
vient à bout. Cesar entreprend-il de gouverner seul cette grande
Republique qui commandoit à toutes les autres, il en treuve le moyen.
Deux Pastres Romulus & Tammerlan ont-ils volonté de fonder deux puissans
Empires, ils l’executent; Mahomet se veut-il faire de Marchand Prophete,
& de Prophete Souverain d’une troisiéme partie du Monde, il luy reüssit:
Et quel pensez-vous, MONSEIGNEUR, avoir esté le principal ressort qui a
causé tous ces merveilleux effets, nul autre en verité, sinon celuy que
Juvenal nous enseigne de toujours mettre & placer entre les premiers de
nos souhaits avec son [32]_fortem posse animum_. (Satyr. 10.) Or de
vouloir maintenant specifier quelles sont les parties qui bastissent, &
composent ce fort esprit, ce seroit vouloir enchasser un discours dans
un autre, & faire comme Montaigne, qui suit plustost les caprices de sa
phantaisie, que les titres de ses Essais. Il suffit pour le present de
dire, que l’une des premieres & plus necessaires pieces, est de penser
souvent à ce dire de Seneque: [33]_O quam contempta res est homo, nisi
supra humana se erexerit_: (In proœm. nat. quæst.) C’est à dire, s’il
n’envisage d’un œil ferme & asseuré, & quasi comme estant sur le dongeon
de quelque haute tour, tout ce Monde, se le presentant comme un theatre
assez mal ordonné, & remply de beaucoup de confusion, où les uns jouënt
des comedies, les autres des tragedies, & où il luy est permis
d’intervenir [34]_tanquam Deus aliquis ex machina_, toutes fois &
quantes qu’il en aura la volonté, ou que les diverses occasions luy
pourront persuader de ce faire. Que si par avanture, MONSEIGNEUR, il
vous semble extraordinaire, & hors de saison de mon âge, & peut-estre
aussi de la bien-seance de ma condition, que je me fasse si resolu en
ces matieres fort chatoüilleuses & delicates d’elles-mêmes, & beaucoup
plus encore en la bouche d’un jeune homme, lequel est appellé par
Horace, (de Arte Poët.) [35]_Utilium tardus provisor_, & n’a pas
accoustumé de s’adonner à des estudes si serieuses & importantes,

    [36]_Quæque decent longa decoctam ætate senectam._

  [23] Ainsy comme la religion revere les Dieux, & que la superstition
    les offense, tous les gens de bien embrasseront la clemence & la
    douceur; mais ils éviteront la compassion. Car c’est une marque d’un
    cœur bas, & d’un esprit foible, de se laisser toucher aux maux que
    l’on voit souffrir aux autres.

  [24] Qu’il n’y a rien qui soit si bienseant à un homme qu’un grand
    courage.

  [25] Car pour ménager une grande fortune il faut un grand esprit, &
    tel que s’il ne s’est élevé jusques à elle & ne s’est placé au
    dessus, il la renverse & la met plus bas que la terre.

  [26] A esté méprisé & moqué pour avoir voulu composer des livres, &
    faire l’homme de lettres.

  [27] Ce fut un homme simple, sans erudition, & qui ne pouvoit pas même
    comprendre les affaires humaines.

  [28] Adrien sixiéme qui avoit le goust insipide pour toutes sortes de
    viandes aussi-bien que l’esprit hebeté, & le jugement depravé pour
    l’administration de la Republique, avoit déja mis un prix excessif
    au Merlus, qui est un poisson assés commun, ce qui attira la risée
    de tout le marché aux poissons.

  [29] Il arriva en ce rencontre aux Cardinaux ce que la fable raconte
    du Leopard & du Lion sur l’enlevement d’un agneau; que pendant que
    ces deux genereux animaux se déchiroient en disputant vaillamment à
    qui auroit la proye, une autre beste à quatre pieds, des plus brutes
    & lâches, s’en rendit la maitresse.

  [30] Car on ne peut acheter l’esprit, ni l’acquerir par aucune autre
    voie.

  [31] En verité l’homme sage se fabrique sa fortune lui-même.

  [32] Demandés un fort esprit qui soit gueri des craintes de la mort.

  [33] O que l’homme est une chose méprisable, s’il ne s’éleve au dessus
    des choses humaines.

  [34] Comme quelque divinité qui sort d’une machine.

  [35] Negligent aux choses qui lui sont utiles.

  [36] Et qui convienent à la vieillesse consumée dans l’âge.

Je puis premierement répondre à V. E. que l’âge auquel je me treuve,
n’est aucunement disproportionné à la matiere & au sujet que je traitte.
Le Poëte qui a le premier proféré ces deux beaux vers,

    [37]_Optima quæque dies miseris mortalibus ævi
    Prima fugit, subeunt morbi tristisque senectus._

(Virgil. 3. Georg.)

  [37] Le meilleur de nos jours passe & fuit le premier: les maux
    marchent ensuite & la triste vieillesse.

passeroit à un besoin pour garend & caution de mon dire, puis qu’il luy
donne une si belle epithete; sur lequel Seneque voulant glosser à sa
mode, [38]_Quare optima?_ dit-il, _quia juvenes possumus facilem animum,
& adhuc tractabilem ad meliora convertere; quia hoc tempus idoneum est
laboribus, idoneum agitandis per studia ingeniis_. (Epist. 108.) Et si
beaucoup de personnes ont executé plusieurs belles entreprises,
auparavant la fleur de leur âge; pourquoy me sera-t-il defendu de les
suivre de loin, & de produire sinon des actions genereuses & relevées,
au moins quelques fortes & hardies conceptions? Veu principalement que
je me suis toujours efforcé d’acquerir certaines dispositions d’esprit,
qui ne m’y doivent pas estre maintenant inutiles. Car il est vray que
j’ay cultivé les Muses sans les trop caresser; & me suis assez plû aux
estudes sans trop m’y engager: j’ay passé par la Philosophie
Scholastique sans devenir Eristique, & par celle des plus vieux &
modernes sans me partialiser,

    [39]_Nullius addictus jurare in verba magistri._

  [38] Pourquoy le meilleur? pource que nous pouvons beaucoup apprendre
    en nostre jeunesse, & faire tourner nostre ame encore facile &
    traitable du costé de la vertu; parce que ce temps-là est le plus
    propre à supporter la peine, à exercer l’esprit dans l’estude & le
    corps dans le travail.

  [39] Ne m’estant point obligé par serment, de suivre l’opinion d’aucun
    maistre.

Seneque m’a plus servi qu’Aristote; Plutarque que Platon: Juvenal &
Horace qu’Homere & Virgile: Montaigne & Charon que tous les precedens.
Je n’ay pas eu la pratique du Monde, pour découvrir par effet les ruses
& méchancetez qui s’y commettent, mais j’en ay toutefois veu une grande
partie dans les Histoires, Satyres & Tragedies. Le Pedantisme a bien pû
gagner quelque chose pendant sept ou huit ans que j’ay demeuré dans les
Colleges, sur mon corps & façons de faire exterieures, mais je me puis
vanter asseurément qu’il n’a rien empieté sur mon esprit. La Nature,
Dieu mercy, ne luy a pas esté marastre, elle luy a donné une bonne base
& fondement, la lecture de divers Auteurs l’a beaucoup aidé, mais celle
du Livre de S. Anthoine luy a fourny ce qu’il a de meilleur. En suite de
quoy je ne croy pas que V. E. puisse treuver mauvais qu’estant tout
plein de zele & de bonne affection à son service, j’employe ces pensées
qui me sont particulieres, pour honnestement le divertir: sans avoir
dessein de rencontrer quelque Agamemnon, lequel me dise comme à ce jeune
homme de Petrone qui venoit faire une longue declamation,
[40]_Adolescens, quoniam sermonem habes non publici saporis, & quod
rarissimum est amas bonam mentem, non fraudabere arte secreta_: (Init.
Satyr.) Et je n’estime pas aussi de manquer d’occasion pour faire valoir
mon petit talent dans la vie contemplative, à laquelle j’ay voüé &
destiné tout le reste de la mienne, sans me vouloir empescher &
empestrer dans l’active, sinon autant que le service de V. E. à laquelle
j’ay fait le premier vœu d’obeïr, m’y pourroit engager.

  [40] Jeune homme, parce que vos discours ont un agrément particulier,
    & que vous avez de la passion pour les bons esprits, ce qui est
    tres-rare, vous ne manquerés pas d’avoir de talens particuliers.

Reste doncques maintenant à voir, si je n’outrepasse point les bornes de
ma capacité, en voulant traitter de ces choses autant éloignées
semble-t-il de ma connoissance, que le jour l’est de la nuit; qui est la
derniere difficulté que je me suis proposé cy-dessus de resoudre. Et à
cela je pourrois répondre brievement, que la difficulté seroit bientost
vuidée, si l’on en vouloit passer par cet arrest de Seneque, [41]_Paucis
ad bonam mentem opus est literis._ Mais pour en specifier quelque chose
davantage, j’avoüe ingenûment que je n’ay point tant de presomption, &
de bonne opinion de moy-même que de penser gagner le prix en cette
course, où je suis encore tout nouveau. Neanmoins puis que suivant le
dire du Poëte, (Horat. 1. Ep. 1.)

    [42]_Est aliquid prodire tenus, si non datur ultra_;

  [41] Un bon esprit n’a pas besoin de beaucoup de lettres.

  [42] C’est toujours faire quelque progrés, si on ne peut pas passer
    outre.

je feray quelque petit effort, & marcheray jusques à ce que je sois las
ou hors du droit chemin, alors je me reposeray, & attandray quelque
nouvelle connoissance ou instruction pour passer plus outre. Le bon
homme Aratus qui n’entendoit pas grand’chose en l’Astrologie, fit
toutefois un beau Livre de ses Phenomenes; Celse qui n’estoit que pur
Grammairien, a nonobstant composé un livre de grande importance en
Medecine: Dioscoride estoit soldat, Macer Senateur, & tous deux ont fort
bien écrit des plantes; Hippodamus même de simple architecte & masson
devint grand Politique, & auteur d’une Republique mentionnée par
Aristote. Aussi j’ay toujours esté de cette opinion, que quiconque a
tant soit peu de naturel & d’acquis par les estudes, il peut inferer &
deduire de cinq ou six bons principes, toutes sortes de conclusions,
comme Pline dit, que les Peintres anciens faisoient leurs plus belles
pieces par le meslange de quatre ou cinq sortes de couleurs seulement.
On peut aussi ajouster, que les sciences semblent estre comme
enchainées, & cadenacées les unes avec les autres, & avoir une telle
correspondance, que qui en possede une, possede aussi toutes celles qui
luy sont subalternes. Et de plus que le siecle où nous sommes, semble
beaucoup favoriser ce dessein, puis que l’on peut à peu prés sçavoir &
découvrir tous les plus grands secrets des Monarchies, les intrigues des
cours, les cabales des factieux, les pretextes & motifs particuliers, &
en un mot, [43]_quid Rex in aurem Reginæ dixerit, Quid Juno fabulata sit
cum Jove_, (Plaut.) par le moyen de tant de relations, memoires,
discours, instructions, libelles, manifestes, pasquins, & semblables
pieces secrettes, qui sortent tous les jours en lumiere, & qui sont en
effet capables de mieux & plus facilement former, dégourdir, & deniaiser
les esprits, que toutes les actions qui se pratiquent ordinairement és
Cours des Princes, dont nous ne pouvons qu’à grand’peine connoistre
l’importance, faute d’avoir penetré dans leurs causes, & divers
mouvemens. Bref pour finir en peu de mots ce qui concerne le particulier
de ma personne,

    [44]_Quod Cato, quod Curius sanctissima nomina quondam
    Senserunt, non quid vulgus, plebsque inscia dicat,
    Mente agito, atque mihi propono exempla bonorum._

(Paling. in Tauro.)

  [43] Ce que le Roy a dit en secret à la Reine, & les discours que
    Junon a tenus à Jupiter.

  [44] Je ne pense point à ce que pourra dire le vulgaire, & la populace
    ignorante, mais je medite sur les sentimens qu’ont eu jadis Caton &
    Curius, dont les noms sont en grande veneration, & me propose
    toujours l’exemple des gens de bien.

Il est bien vray que ce dessein estant un des plus relevez que l’on
puisse choisir en toute la Politique, il en sera d’autant plus
difficile; mais aussi me fait-il esperer que la fin en sera plus
glorieuse; pour moy je me suis toujours plû de dire avec Properce,

    [45]_Magnum inter ascendo, sed dat mihi gloria vires;
    Non juvat ex facili lecta corona jugo._

  [45] J’entreprens quelque chose de grand & qui surpasse ma portée,
    mais la gloire que j’espere y acquerir me donne des forces pour le
    faire; je n’aime point les couronnes qu’on remporte sans peine.

Et au pire aller, aux choses grandes l’oser est honorable, aux
perilleuses l’entreprise est hardie, aux hautes & relevées, la cheute
glorieuse; aux grandes mers si la route n’est heureuse, le naufrage est
celebre: J’ébauche, un autre achevera; j’ouvre la lyce, un autre
touchera le but; je sonne la trompette, un autre gagnera le prix, il y a
assez de personnes en ce monde qui ne peuvent marcher que sur les
chemins tracez par ceux qui les ont precedé; le nombre des esprits, qui
travaillent tous les jours à imiter les autres est assez grand, sans que
je captive encore le mien sous cet esclavage: & puis que tous les
Auteurs qui traittent de la Politique, ne mettent point de fin à leurs
discours ordinaires de la Religion, Justice, Clemence, Liberalité, &
autres semblables vertus du Prince, ou du Ministre, il vaut mieux que je
m’écarte un peu, pour n’estre atteint de cette contagion, ny envelopé
d’une telle foule; & que pour n’arriver des derniers, je passe par un
nouveau chemin, qui ne soit point fréquenté par le [46]_servum pecus_
d’Horace, ny entrecoupé de ces grands Fangears & Marais relentis, où il
y a si long-temps que

    [47]_Veterem in limo Ranæ cecinere querelam._

  [46] Les esclaves, ou gens de basse condition.

  [47] Les grenouilles ont chanté leurs vieilles plaintes dans la bouë.

Or entre tous les points de la Politique, je ne voy pas qu’il y en ait
un moins agité & moins rebatu, ny pareillement plus digne de l’estre que
celuy des secrets, ou pour mieux dire des Coups d’Estat, car ce qu’en a
dit Clapmarius en son traitté [48]_de Arcanis Imperiorum_, ne peut
fournir une exception valable, puis que n’ayant pas seulement conceu ce
que signifioit le titre de son livre, il n’y a parlé que de ce que les
autres Ecrivains avoient déja dit & repeté mille fois auparavant,
touchant les regles generales de l’administration des Estats & Empires.
Et d’autant que cette matiere est si nouvelle, & relevée par dessus les
communs sentimens des Politiques, qu’elle n’a presque encore esté
effleurée par aucun d’eux, comme l’a remarqué Bodin au sixiéme de sa
Methode en ces mots: [49]_Multi multa graviter & copiosè de ferendis
moribus, de sanandis populis, de Principe instituendo, de legibus
stabiliendis, leviter tamen de statu, nihil de conversionibus
Imperiorum, & iis quæ Aristoteles Principum σοφίσματα, seu κρύφια
Tacitus Imperii Arcana vocat, ne attigerunt quidem:_ Je marcheray
toujours la bride en main, & apporteray toute la precaution, modestie, &
retenuë possible, pour assaisonner & temperer ces discours, desquels on
peut encore mieux dire, que Platon ne faisoit de ceux de Theologie,
οὑτοί γε οἱ λόγοι χαλεποί, [50]_difficiles & cum discrimine hi
sermones_. (Libr. de Repub.) Cardan & Campanelle font passer pour un
precepte d’importance, que pour bien traitter, ou presenter quelque
sujet, il en faut concevoir une parfaite idée, & y transmuer, s’il est
possible, tout son esprit, & toute son imagination; d’où l’on voit
souvent arriver, que ceux des Comediens qui sont le mieux pourveus de
cette faculté imaginative joüent aussi toujours mieux leurs personnages.
L’on dit en France, que Dubartas auparavant que de faire cette belle
description du Cheval où il a si bien rencontré, s’enfermoit quelquefois
dans une chambre, & se mettant à quatre pattes souffloit, hennissoit,
gambadoit, tiroit des ruades, alloit l’amble, le trot, le galot, à
courbette, & taschoit par toutes sortes de moyens à bien contrefaire le
Cheval. Agrippa même avouë, que lors qu’il voulut composer sa
declamation contre les sciences, il s’imagina d’estre comme un Chien qui
abayoit à toutes sortes de personnes; & lors qu’il voulut écrire de la
Pyrotechnie, ou des feux d’artifice, il se persuadoit d’estre changé en
un Dragon, qui souffloit le feu, & le souphre par la gueule, les yeux,
les oreilles & les narines. Pour moy lors que je traitteray ou écriray
de quelque sujet absolument bon & profitable, je seray bien-aise de me
servir de ces imaginations; mais en cette matiere qui est si panchante
vers l’injustice, je ne m’imagineray jamais d’estre quelque Neron, ou
Busiris, pour mieux treuver les moyens de perdre & d’exterminer le genre
humain. Ce me sera assez de ne pas encourir le blasme & la censure, que
Neron donnoit aux Politiques & Conseillers de son temps, [51]_quod
tanquam in Platonis Republica, non tanquam in Romuli fæce sententiam
dicerent_. Et si je sçavois que le peu que j’en diray pust causer
quelque abus & desordre plus grand que celuy qui est aujourd’huy en
pratique entre les Princes, je jetterois tout maintenant la plume & le
papier dans le feu, & ferois vœu d’eternel silence, pour ne me point
acquerir la loüange d’un homme fin & rusé dans les speculations
Politiques, en perdant celle d’homme de bien, de laquelle seule je veux
faire capital, & me vanter tout le reste de ma vie.

  [48] Des secrets des Empires.

  [49] Plusieurs ont traité au fond & fort amplement de l’établissement
    des mœurs, de la guerison des peuples, de l’institution des Princes,
    & de l’affermissement des loix; mais ils ont passé fort legerement
    sur les affaires d’Estat, & n’ont rien dit des revolutions des
    Empires, & de ce qu’Aristote appelle sophismes ou secrets des
    Princes; & Tacite, secrets de l’Empire.

  [50] Ces discours sont fort difficiles & dangereux.

  [51] Qu’ils donnoient leur avis ou opinoient comme s’ils estoient dans
    la Republique de Platon, & non parmy la populace abjecte & basse de
    Romulus.



Chapitre II.

Quels sont proprement les Coups d’Estat, & de combien de sortes.


Mais pour ne pas demeurer toujours en ces prefaces, & parler enfin du
sujet pour lequel elles sont faites, ce grand homme Juste Lipse traitant
en ses Politiques de la prudence, il la definit en peu de mots, _un
choix & triage des choses qui sont à fuïr, ou à desirer_; & aprés en
avoir amplement discouru comme on la prend d’ordinaire dans les Ecoles,
c’est à dire pour une vertu morale, qui n’a pour objet que la
consideration du bien; il vient en suite à parler d’une autre prudence,
laquelle il appelle meslée, parce qu’elle n’est pas si pure, si saine &
entiere que la precedente; participant un peu des fraudes & des
stratagemes qui s’exercent ordinairement dans les Cours des Princes, &
au maniement des plus importantes affaires du Gouvernement: Aussi
s’efforce-t-il de monstrer par son eloquence, que telle sorte de
Prudence doit estre estimée honneste, & qu’elle peut estre pratiquée
comme legitime, & permise. Aprés quoy il la definit assez
judicieusement, [52]_Argutum consilium à virtute, aut legibus devium,
Regni Regisque bono_; & de là passant à ses especes & differences, il en
constitue trois principales: la premiere desquelles, que l’on peut
appeller une fraude ou tromperie legere, fort petite, & de nulle
consideration, comprend sous soy la défiance, & la dissimulation; la
seconde qui retient encore quelque chose de la vertu, moins toutefois
que la precedente, a pour ses parties, [53]_conciliationem &
deceptionem_, c’est à dire le moyen de s’acquerir l’amitié & le service
des uns, & de leurer, decevoir, & tromper les autres, par fausses
promesses, mensonges, presens & autres biais, & moyens, s’il faut ainsi
dire, de contrebande, & plutost necessaires que permis ou honnestes.
Quant à la derniere, il dit qu’elle s’éloigne totalement de la vertu &
des loix, se plongeant bien avant dans la malice, & que les deux bases,
& fondemens plus asseurez sont la perfidie & l’injustice.

  [52] Un conseil fin & artificieux qui s’écarte un peu des loix & de la
    vertu, pour le bien du Roy & du Royaume.

  [53] La conciliation & la deception.

Il me semble toutefois, que pour chercher particulierement la nature de
ces secrets d’Estat, & enfoncer tout d’un coup la pointe de nostre
discours jusques à ce qui leur est propre & essentiel, nous devons
considerer la _Prudence_ comme une vertu morale & politique, laquelle
n’a autre but que de rechercher les divers biais, & les meilleures &
plus faciles inventions de traitter & faire reüssir les affaires que
l’homme se propose. D’où il s’ensuit pareillement que comme ces affaires
& divers moyens ne peuvent estre que de deux sortes, les uns faciles &
ordinaires, les autres extraordinaires, fascheux & difficiles; aussi ne
doit-on établir que deux sortes de prudence: la premiere ordinaire &
facile, qui chemine suivant le train commun sans exceder les loix &
coustumes du païs: la seconde extraordinaire, plus rigoureuse, severe &
difficile. La premiere comprend toutes les parties de prudence,
desquelles les Philosophes ont accoustumé de parler en leurs traittez
moraux, & outre plus ces trois premieres mentionées cy-dessus, & que
Juste Lipse attribue seulement à la prudence meslée & frauduleuse. Parce
que, à dire vray, si on considere bien leur nature & la necessité qu’ont
les Politiques de s’en servir, on ne peut à bon droit soupçonner
qu’elles soient injustes, vicieuses ou deshonnestes. Ce que pour mieux
comprendre, il faut sçavoir comme dit Charon, (Lib. 3. c. 2.) que la
justice, vertu & probité du Souverain, chemine un peu autrement que
celle des particuliers; elle a ses alleures plus larges & plus libres à
cause de la grande, pesante & dangereuse charge qu’il porte, c’est
pourquoy il luy convient marcher d’un pas qui peut sembler aux autres
detraqué & déreglé, mais qui luy est necessaire, loyal, & legitime; il
luy faut quelquefois esquiver & gauchir, mesler la prudence avec la
justice, & comme l’on dit, [54]_cum vulpe junctum vulpinari_: C’est en
quoy consiste la _pedie_ de bien gouverner. Les Agens, Nonces,
Ambassadeurs, Legats sont envoyez, & pour épier les actions des Princes
étrangers, & pour dissimuler, couvrir, & déguiser celles de leurs
Maistres. Louys XI, le plus sage & avisé de nos Roys, tenoit pour Maxime
principale de son Gouvernement, que [55]_qui nescit dissimulare nescit
regnare_; & l’Empereur Tibere, [56]_nullam ex virtutibus suis magis quàm
dissimulationem diligebat_. Ne voit-on pas que la plus grande vertu qui
regne aujourd’huy en Cour, est de se défier de tout le monde, &
dissimuler avec un chacun, puis que les simples & ouverts, ne sont en
nulle façon propres à ce mestier de gouverner, & trahissent bien souvent
eux & leur Estat. Or non seulement ces deux parties de se défier &
dissimuler à propos, qui consistent en l’omission, sont necessaires aux
Princes; mais il est encore souventefois requis de passer outre, & de
venir à l’action & commission, comme par exemple de gagner quelque
avantage, ou venir à bout de son dessein par moyens couverts,
equivoques, & subtilitez; affiner par belles paroles, lettres,
ambassades; faisant & obtenant par subtils moyens, ce que la difficulté
du temps & des affaires empesche de pouvoir autrement obtenir; [57]_& si
rectà portum tenere nequeas, idipsum mutata velificatione assequi_.
(Cicero lib. 11. ad Lentul.) Il est pareillement besoin de faire &
dresser des pratiques & intelligences secretes, attirer finement les
cœurs & affections des Officiers, serviteurs, & confidens des autres
Princes & Seigneurs étrangers, ou de ses propres sujets; ce que Ciceron
appelle au premier des Offices, [58]_conciliare sibi animos hominum & ad
usus suos adjungere_. A quoy faire doncques établir une prudence
particuliere & meslée, de laquelle ces actions dépendent
particulierement, comme fait Juste Lipse, puis qu’elles se peuvent
rapporter à l’ordinaire, & que telles ruses sont tous les jours
enseignées par les Politiques, inserées dans leurs raisonnemens,
persuadées par les Ministres, & pratiquées sans aucun soupçon
d’injustice, comme estant les principales regles & maximes pour bien
policer & administrer les Estats & Empires. Aussi ne meritent-elles
d’estre appellées secrets de Gouvernement, Coups d’Estat, & [59]_Arcana
Imperiorum_, comme celles qui pour estre comprises sous cette derniere
sorte de prudence extraordinaire, qui donne le branle aux affaires plus
fascheuses & difficiles, meritent particulierement & privativement à
toutes autres, d’estre appellées _Arcana Imperiorum_, puis que c’est le
seul titre que non seulement moy, mais tous les bons Auteurs qui ont
écrit auparavant moy leur ont donné.

  [54] Renarder, ou user de finesse, avec le renard.

  [55] Qui ne sçait pas dissimuler ne sçait pas aussi regner.

  [56] De toutes les vertus qu’il possedoit il n’y en avoit point qu’il
    aimast plus que la dissimulation.

  [57] Et si on ne peut aller tout droit au port, y arriver en louvoyant
    & en changeant de cours.

  [58] S’acquerir les cœurs des hommes, & les employer à son usage.

  [59] Secrets des Empires.

Et en cela certainement nous pouvons remarquer la faute de beaucoup de
Politiques, & principalement de Clapmarius, lequel voulant faire un gros
Livre de _Arcanis Imperiorum_, & les reduire sous quelques preceptes
generaux, il dit premierement, que les secrets d’Estat ne sont rien
autre chose que les divers moyens, raisons & conseils desquels les
Princes se servent pour maintenir leur Autorité, & l’estat du public,
sans toutefois transgresser le droit commun, ou donner aucun soupçon de
fraude & d’injustice. Ce qu’ayant presupposé comme bien étably &
veritable, il les divise en deux sortes, & dit que les premiers se
doivent appeller secrets d’Empire, ou de Republiques, lesquels à raison
des trois sortes de Gouvernemens il subdivise encore en six autres
manieres, d’autant, par exemple, que l’Estat Monarchique doit avoir de
certains moyens & raisons particulieres pour se donner de garde d’estre
commandé par plusieurs qui le reduiroient en Aristocratie; d’autres pour
obvier au Gouvernement d’une populace & ne se changer en Democratiques:
& ainsi ces deux derniers doivent faire en sorte de ne point devenir
Monarchiques, ou de ne point tomber en quelque autre forme de
Gouvernement qui leur soit opposé. Les seconds sont ceux qu’il nomme &
qualifie du titre de secret de domination, lesquels ceux qui commandent
sont obligez de pratiquer pour se conserver en leur autorité soit
Monarchique, populaire ou Aristocratique. Ce qu’il confirme par une
curieuse enumeration de tous ces moyens, suivant qu’il les a pû
remarquer dedans Tite Live, Saluste, Amarcellin, & beaucoup d’Auteurs,
lesquels semblent demeurer tous d’accord de la signification de ces
mots, de la même façon que Clapmarius s’en est servy en tout son livre.
Or cela me feroit aucunement redouter l’indignation de tous ces grands
personnages, si je m’emancipois sans leur avoir demandé permission, de
leur dire qu’usurpant ce mot de secrets d’Estat, selon qu’il a esté
exposé cy-dessus, ils semblent s’éloigner de sa signification, & ne pas
bien comprendre la nature de la chose; estant certain que ces dictions
Latines, [60]_secretum & arcanum_, desquels ils se servent pour
l’exprimer, ne doivent point estre attribuez aux preceptes & maximes
d’une science, laquelle est commune, entenduë & pratiquée par un chacun:
mais seulement à ce que pour quelque raison ne doit estre ny connu ny
divulgué, parce que suivant que remarque le Poëte Marbodæus,

    [61]_Non secreta manent, quorum fit conscia turba._

(Libr. de Gem.)

  [60] Secret & caché.

  [61] Les choses qu’on communique à plusieurs personnes, ne demeurent
    pas secretes.

  [62] Secret.

Aussi apprenons nous des Grammairiens, que ce mot [62]_d’arcanum_, peut
estre derivé ab [63]_arce_, soit comme est d’avis Festus Pompeius, que
les Augures eussent coustume d’y faire un certain sacrifice, qu’ils
vouloient éloigner de la connoissance du peuple, ou parce que toutes
choses secretes & de consequence sont mieux gardées [64]_in arce_, qu’en
autre lieu. Ceux qui le tirent [65]_ab arca_ semblent aussi ne se pas
éloigner de la même opinion, & les bons Auteurs ne se sont jamais servis
de ces deux mots qu’en pareille signification. Virgile,

    [66]_Longius & volvens fatorum arcana movebo._

(Æneid. 1.)

  [63] Forteresse.

  [64] Dans une forteresse.

  [65] Coffre.

  [66] Et je vous raconteray plus au long le secret des fatalités.

& en un autre lieu:

    [67]_Te colere, arcanos etiam tibi credere sensus._

  [67] T’honorer & te confier les plus secretes pensées & passions de
    mon cœur.

Horace,

    [68]_Secretumque teges & vino tortus & irâ._

  [68] Le vin ni la colere ne te doivent pas faire reveler le secret
    qu’on t’aura confié.

Et pour finir par celle de Lucain, n’a-t-il pas dit en parlant de la
source du Nil, qui estoit totalement inconnuë aux Egyptiens mêmes,

    [69]_Arcanum natura caput non protulit ulli,
    Nec licuit populis parvum te Nile videre,
    Amovitque sinus, & Gentes maluit ortus
    Mirari quam nosse tuos._

  [69] La nature n’a découvert à personne ta source, ô Nil, & il n’y a
    point de peuple qui ait pû te voir en ton commencement: elle a
    éloigné tes replis, & a mieux aimé faire admirer ton origine aux
    nations, que de la leur faire connoître.

Je remarqueray toutefois comme en passant, que l’on peut tirer un beau
parallele entre ce fleuve du Nil & les secrets d’Estat. Car tout ainsi
que les peuples plus voisins de sa source en tiroient mille commoditez
sans avoir aucune connoissance de son origine; ainsi faut-il que les
peuples admirent les heureux effets de ces Coups de Maistre sans
pourtant rien connoistre de leurs causes & divers ressorts. Or aprés
avoir monstré que ces Ecrivains ont corrompu les mots, nous pouvons
encore dire qu’ils ont pareillement depravé la nature de la chose, veu
qu’ils nous proposent des preceptes generaux & des maximes universelles,
fondées sur la justice & droit de Souveraineté, & par consequent
permises & pratiquées tous les jours, au veu & sceu de tout le monde;
lesquels neanmoins ils estiment estre des secrets d’Estat. Aussi ne
prenoient-ils pas garde qu’il y a une grande difference entre ceux-là, &
ceux dont nous voulons parler; puis que un chacun est fait sçavant, &
rendu capable des premiers, pour si peu d’estude qu’il veüille faire
dans les Auteurs qui en ont traitté; où au contraire ceux dont il est
maintenant question, naissent dans les plus retirez cabinets des
Princes, & ne se traittent ny deliberent en plein Senat, ou au milieu
d’une Cour de Parlement; mais entre deux ou trois des plus avisez & plus
confidens Ministres qu’ait un Prince. Et en effet, nous voyons
qu’Auguste, lors qu’il eut dessein, aprés avoir gagné la bataille
Actiaque, & appaisé les guerres civiles & étrangeres, de quitter le
titre d’Empereur, & de rendre la liberté à sa patrie; il n’en communiqua
pas au Senat, quoy qu’il l’eust augmenté de six cens Senateurs; ny à son
Conseil particulier, qui estoit composé de vingt personnes les plus
doctes & judicieuses qu’il avoit pû choisir; mais il proposa & remit
toute cette affaire au jugement de ses deux principaux Amis, Ministres,
& Confidens, Mecenas & Agrippa, [70]_quibuscum Imperii arcana
communicare solebat_, dit Dion. (Libr. 53.) Et si nous voulons remonter
jusques à ce grand homme qui luy avoit resigné sa fortune entre les
mains, Jules Cesar; nous trouverons dans Suetone [71]_in Julio_, qu’il
n’avoit que Quintus Pædius, & Cornelius Balbus, avec lesquels il
communiquoit τὰ μυσικάτατα, c’est à dire ce qu’il avoit de plus secret &
caché dans l’ame. Les Lacedemoniens qui augmenterent beaucoup leur Estat
aprés la Victoire de Lisandre, établirent bien un conseil de trente
personnes pour gouverner les affaires de leur Republique, mais non
contens de ce, ils choisirent douze des plus judicieux & avisez de leurs
Citoyens, pour estre comme les Oracles qui devoient par leur réponse
conclure les Coups d’Estat. Les Venitiens font aujourd’huy de même avec
leurs six Procureurs de Saint Marc; & il n’y a aucun Souverain tant
foible soit-il & de peu de consideration, qui soit si mal avisé, que de
remettre au jugement du public ce qui à peine demeure assez secret dans
l’oreille d’un Ministre ou Favori. C’est ce qui a fait dire à
Cassiodore, [72]_Arduum nimis est Principis meruisse secretum_, (Libr.
8. Epist. 10.) & en un autre lieu, où il parle d’un Conseiller secret de
Theodoric, [73]_Tecum pacis certa, tecum belli dubia conferebat, & quod
apud sapientes Reges singulare munus est, ille sollicitus ad omnia,
tecum pectoris pandebat arcana._ (Lib. 8. Epist. 9.) Eust-il pas fait
beau voir, que Charles IX eust deliberé de faire la Saint Barthelemy
avec tous les Conseillers de son Parlement, & que Henry III eust conclu
la mort de Messieurs de Guise au milieu de son Conseil? Je croy certes
qu’ils y eussent aussi-bien reüssi, comme à vouloir prendre les lievres
au son du tambour, ou les oiseaux avec des sonnettes. Et de plus je
demanderois volontiers à ces Messieurs, si tant est qu’ils appellent les
regles communes de regir & gouverner les Royaumes, [74]_Arcana
Imperiorum_, quel nom ils pourront donner à ces secrets meslez d’un peu
de severité, & sujets à la prudence extraordinaire, desquels nous venons
maintenant de parler. Car de les appeller comme fait Clapmarius aprés
Tacite, [75]_Flagitia Imperiorum_, c’est plustost remarquer ceux qui
sont faits en consideration d’un bien particulier, & par quelque Tyran,
que beaucoup d’autres qui se font pour l’interest public, & avec toute
l’equité que l’on peut apporter en ces grandes entreprises, qui
toutefois ne peuvent jamais estre si bien circonstanciées, qu’elles ne
soient toujours accompagnées de quelque espece d’injustice, & sujettes
par consequent au blasme & à la calomnie.

  [70] Auxquels il avoit accoustumé de communiquer les secrets de
    l’Empire.

  [71] Sur Julius.

  [72] C’est par trop difficile d’avoir merité d’estre introduit dans le
    secret du Prince.

  [73] Il conferoit avec toy des choses certaines de la paix & des
    douteuses de la guerre, &, ce qui est une faveur singuliere d’un Roy
    sage & prudent, comme il avoit soin de tout, il te reveloit les plus
    secretes pensées de son cœur.

  [74] Les secrets des Empires.

  [75] Fourberies des Empires.

Ces mots estant ainsi expliquez, il nous faut passer à la nature de la
chose qu’ils signifient: Or pour la bien penetrer & comprendre, il est
besoin d’en tirer la recherche de plus haut, & monstrer comme en la
Monastique ou gouvernement d’un seul, & en l’œconomie ou administration
d’une famille, qui sont les deux pivots de la Politique, il y a de
certaines ruses, détours, & stratagemes, desquels beaucoup se sont
servis, & se servent encore tous les jours pour venir à bout de leurs
pretensions. Charon en son livre de la Sagesse, Cardan en ses œuvres
intitulées [76]_Proxeneta, de utilitate capienda ex adversis, & de
sapientia_; Machiavel en ses discours sur T. Live, & en son Prince, en
ont donné assez amplement les preceptes. Pour moy ce me sera assez d’en
rapporter quelques exemples; aprés avoir toutefois observé qu’encore que
Juste Lipse (Civil. doctr. lib. 4. c. 13.) ait dit du dernier, [77]_Ab
illo facile obtinebimus, nec maculonem Italum tam districtè damnandum
(qui misera qua non manu hodie vapulat), & esse quandam, ut vir sanctus
ait, καλὴν καὶ ἐπαινετὴν πανουργίαν, honestam atque laudabilem
calliditatem_, (Basil. in Proverb.) & que Gaspar Schioppius ait fait un
petit livre en sa defense; on luy peut neanmoins sçavoir mauvais gré, de
ce que

        [78]_Floribus Austrum
    Perditus, & liquidis immisit fontibus Apros._

(Virg. Bucol. Ecl. 2.)

  [76] Le Courtier, ou moyenneur, du profit qu’on peut tirer des
    infortunes, & de la sagesse.

  [77] Nous obtiendrons facilement de luy, que ce broüillon d’Italien
    n’est pas tant à blâmer, quoy que les plus chetifs se mêlent de le
    condamner aujourd’huy; & qu’il y a de certaines ruses loüables &
    honnestes, comme dit le saint homme.

  [78] Il a malheureusement jetté un vent furieux dans les fleurs, & des
    sangliers dans les fontaines pour en troubler les clairs ruisseaux.

Ayant le premier franchi le pas, rompu la glace, & profané, s’il faut
ainsi dire, par ses écrits, ce dont les plus judicieux se servoient
comme de moyens tres-cachez & puissans pour faire mieux reüssir leurs
entreprises. Aussi ferois-je conscience d’ajouster quelque chose à ce
qu’il en a dit, si les susnommez & beaucoup d’autres Politiques ne
m’avoient devancé, & donné quand & quand sujet de dire en cette matiere,
ce que Juvenal disoit de la Poësie.

    [79]_Stulta est clementia, cum tot ubique
    Vatibus occurras, perituræ parcere chartæ._

(Satyr. 1.)

  [79] C’est une sotte clemence d’épargner le papier perissable, puisque
    tu te rencontres si souvent en tant de lieux parmy les poëtes.

Or entre les secrets de la Monastique, je ne pense pas qu’il y en ait de
plus relevez, eu égard à leur fin, que ceux qui ont esté pratiquez par
certaines personnes, qui pour se distinguer du reste des hommes, ont
voulu établir parmy eux quelque opinion de leur divinité. Ainsi voyons
nous que Salmonée avoit fait élever un pont d’airain, sur lequel faisant
rouler son carrosse attelé de puissans chevaux, & dardant d’un costé &
d’autre des feux d’artifice, il s’imaginoit de bien contrefaire le
foudre & les tonnerres de Jupiter, d’où le Poëte a pris occasion de
dire,

    [80]_Vidi & crudeles dantem Salmonea pœnas,
    Dum flammas Jovis, & sonitus imitatur Olympi._

(Virg. Æn. 6.)

  [80] J’y vis aussi Salmonée qui soufroit d’étranges peines pour avoir
    imité les flammes de Jupiter Olympien, & pour avoir contrefait le
    bruit de ses foudres.

Psaphon, qui n’estoit pas moins ambitieux que le precedent, nourrissoit
grande quantité de Pies, Merles, Jais, Perroquets & autres oiseaux
semblables, & aprés leur avoir bien appris à prononcer ces paroles,
_Psaphon est Dieu_, il les mettoit en liberté, afin que ceux qui
entendoient tant & de si extraordinaires témoins de sa divinité, fussent
plus facilement portez à la croire. Ainsi Heraclides le Pontique avoit
commandé à un de ses plus affidez serviteurs, de cacher sous ses
vestemens aprés qu’il seroit decedé, une grande Couleuvre, qu’il
nourrissoit dés long-temps auparavant à ce dessein, afin que cet animal
éveillé par le bruit que l’on feroit, portant son corps en terre,
s’élançast au milieu des pleureurs, & donnast sujet à la populace de
croire, que Heraclite avoit esté deïfié. Pour Empedocle il y proceda
avec plus de courage & de generosité, comme il estoit bien-seant à un
Philosophe; car estant assez âgé & comblé de gloire & d’honneur, il se
precipita volontairement dans les souspiraux & volcans du mont Ætna en
Sicile, pour faire croire son ravissement au Ciel, ne plus ne moins que
Romulus établit l’opinion du sien, en se noyant dans les Marests des
Chevres,

        [81]_Deus immortalis haberi
    Dum cupit Empedocles, ardentem frigidus Æthnam
    Insiluit._

(Horat. de arte Poët.)

  [81] Empedocle, voulant qu’on le tinst pour un Dieu immortel, se jetta
    froidement dans les flammes du mont Ætna.

Les Athées, qui trouvent à glosser sur tous les passages de la sainte
Ecriture, tiennent que celuy-cy du Deuteronome, (cap. 34.) [82]_non
cognovit homo sepulchrum ejus usque in præsentem Diem_, se doit entendre
de la même sorte, & que Moyse s’ensevelit en quelque precipice ou
abysme, pour estre puis aprés élevé dans les cieux par les Israëlites;
au lieu qu’ils devroient plûtost croire, & demeurer d’accord avec les
Chrestiens, qu’il cacha veritablement son corps, pour empescher les
Juifs de l’idolatrer aprés sa mort, connoissant fort bien qu’ils
estoient portez non moins de leur naturel, que par la hantise qu’ils
avoient eu avec les Egyptiens, à adorer tous ceux desquels ils avoient
receu quelque bien, ou de qui ils croyoient que la vertu estoit
singuliere & extraordinaire. L’on peut faire encore le même jugement de
ce que Diogenes Laërce rapporte de la Cuisse d’or de Pythagore, puis que
Plutarque en la vie de Numa dit ouvertement que ce fut une feinte &
stratageme de ce Philosophe, pour établir aussi-bien que les autres
l’opinion de sa divinité. Mais ce que fit Hercules fut beaucoup plus
ingenieux; car estant fort versé en Astrologie, témoin les Fables de sa
vie qui luy font porter le Ciel avec Atlas, il choisit justement l’heure
& le temps de l’apparition d’une grande Comete, pour se mettre sur le
bucher ardant, où il vouloit finir ses jours, afin que ce nouveau feu du
Ciel assistast comme témoin, & fist croire de luy ce que les Romains par
aprés vouloient persuader de leurs Empereurs, au moyen de l’aigle qui
s’envoloit du milieu des flammes, comme pour porter l’ame du defunct
entre les bras de Jupiter. Beaucoup d’autres, qui estoient plus modestes
& retenus en leurs desseins, se sont contentez de nous donner à
connoistre le soin que les Dieux prenoient de leurs personnes, par la
continuelle assistance de quelque Genie, ou particuliere divinité; comme
firent entre les Anciens Socrate, Plotin, Porphyre, Brutus, Sylla, &
Apollonius, pour ne rien dire de tous les Legislateurs; & parmy les
modernes Pic de la Mirandole, Cecco d’Ascoli, Hermolaus, Savonarole,
Niphus, Postel, Cardan, & Campanelle, qui se vantent tous d’en avoir eu
& de leur avoir parlé, sans toutefois qu’on les puisse accuser d’avoir
pratiqué les ceremonies Theurgiques, du livre faussement attribué à
Virgile [83]_de videndo Genio_; ou les mentionnées par Arbatel dans je
ne sçay quel fatras de semblables Livres, que l’on a grand tort de
publier sous le nom d’Agrippa. Aussi pour moy j’aimerois beaucoup mieux
établir la verité de ces Histoires, sur la merveilleuse force des
contractions d’esprit fort bien expliquées par Marsile Ficin & Jordanus
Brunus, desquels aussi Palingenius en trois ou quatre endroits de son
Zodiaque ne semble pas se beaucoup éloigner. Si nous n’aimons encore
mieux dire que tous ces Messieurs ont joüé de l’imposture, & ont voulu
imiter les fables de Numa, Zamolxis, & Minos, ou plustost celles que les
Rabins & Cabalistes (_Reuchlin. libr. de Cabala._) ont plaisamment
forgées sur les Patriarches du Vieil Testament, & nous voulant faire
croire de bonne foy, qu’Adam avoit esté gouverné par son Ange Raziel,
Sem par Jophiel, Abraham par Frza-d-Kiel, Isaac par Raphaël, Jacob par
Piel, & Moyse par Mittaron,

        [84]_Sed credat Judæus apella,
    Non ego._

  [82] L’homme n’a point connu son sepulchre jusques à ce jourd’huy.

  [83] Du moyen de voir les Genies.

  [84] Mais que le Juif circoncis le croye, & non pas moy.

Quoy que c’en soit, on peut remarquer dans les Historiens, que ces ruses
n’ont pas toujours esté inutiles, puis que Scipion les ayant
judicieusement pratiquées il s’acquit la reputation d’un grand homme de
bien parmy les Romains, & fut envoyé conquester les Espagnes n’ayant
encore atteint l’âge de XXIV ans; Mais voyez aussi de quelle façon T.
Live (Libr. 6.) en parle: [85]_Fuit Scipio non tantùm veris artibus
mirabilis, sed arte quoque quadam adinventa in ostentationem composita,
pleraque apud multitudinem, aut per nocturnas visas species, aut veluti
divinitus mente monita agens._ Ainsi en ont fait beaucoup de Princes &
particuliers, & quand leur esprit n’a pas esté capable de ces finesses &
inventions si relevées, ils se sont contentez de donner par quelques
autres, le plus de lustre & de splendeur à leurs actions qu’il leur a
esté possible. C’est pourquoy Tacite a dit que Vespasien estoit,
[86]_omnium quæ diceret atque ageret arte quadam ostentator_, (Annal.
lib. 3.) & Corbulo nous est representé dans le même, [87]_super
experientiam sapientiamque, etiam specie inanium validus_; & ce avec
grande raison, puis que comme il dit en un autre endroit,
[88]_Principibus omnia ad famam dirigenda_, veu que suivant la remarque
de Cardan, [89]_Æstimatio & opinio rerum humanarum Reginæ sunt_. (Lib.
3. de utilit.)

  [85] Scipion ne se faisoit pas seulement admirer par les veritables
    arts & sciences qu’il possedoit, mais aussi par un certain artifice
    qu’il avoit trouvé & dont il se servoit fort utilement à se faire
    paroistre; & faisoit plusieurs choses devant le peuple ou par le
    moyen des visions qu’il disoit avoir euës de nuit, ou comme s’il en
    avoit esté divinement averti & qu’on le luy eût inspiré du ciel.

  [86] Fort artificieux à donner du lustre à tout ce qu’il faisoit & à
    tout ce qu’il disoit.

  [87] Considerable par la belle apparence dont il sçavoit colorer même
    les choses vaines, outre l’experience & la sagesse qu’il avoit.

  [88] Les Princes doivent gouverner, & avoir soin de tout, pour leur
    propre renommée.

  [89] L’estime & l’opinion sont les Reines de toutes les choses
    humaines.

L’on pourroit encore faire beaucoup plus de remarques sur ce qui touche
le gouvernement particulier des hommes; mais parce que cette matiere
n’est pas moins triviale que de peu de consequence, je m’en remettray à
ce qu’en a dit Cardan au livre cité un peu auparavant; & passeray aux
secrets de l’œconomie, ou reglement & administration des familles, entre
lesquels je me contenteray de remarquer seulement & pour exemple,
quelques-uns de ceux qui ont esté pratiquez pour reprimer, & comme parer
aux mauvais tours que joüent les femmes à leurs maris,

    [90]_Dum avidæ affectant implere voraginis antrum._

  [90] Quand elles veulent remplir le trou de leur goufre insatiable.

A propos de quoy il me souvient d’en avoir leu un dans les contes
facetieux de Bouchet, ou de Chaudiere, qui passera maintenant pour
serieux, comme estant beaucoup plus propre à corriger ces humeurs
gaillardes, que celuy de la Mule qui fut huit jours sans boire, dont
parle Cardan en son livre [91]_de sapientia_. Certain Medecin,
disent-ils, ayant eu avis que sa femme pour quelquefois se desennuyer

    [92]_Intrabat calidum veteri Centone lupanar_,

(Juvenal.)

  [91] De la sagesse.

  [92] Elle entroit dans le lieu infame qui fumoit de l’ardeur des
    impudiques débauches sur les vieux tapis de diverses couleurs.

& qu’elle avoit même pris heure au lendemain pour luy joüer à fausse
compagnie, il ne s’en émeut point, & n’en fit aucun semblant; mais sur
la minuit, & lors que sa femme ne songeoit à rien moins, il se réveille
en sursaut feignant que les voleurs estoient dedans sa chambre, met la
main à ses armes, tire deux ou trois coups de pistolet, crie au meurtre,
à l’aide, frappe de son épée sur les tables & chenets, bref il fait tout
ce qu’il peut pour mettre la terreur & l’épouvante en sa maison; le
matin tout estant appaisé il ne manque de taster le poux à sa femme,
lequel il feint de trouver grandement alteré & oppressé à cause de la
peur qu’elle avoit euë, & pour ce il luy fait tirer dix ou douze onces
de sang, & cette evacuation ayant amené une petite émotion, il commence
de s’épouvanter comme si c’eust esté quelque grosse fievre, fait
redoubler sept ou huit bonnes saignées, par aprés vient à la raser,
ventouser, & purger magistralement; ce qu’il reïtera si souvent, qu’il
la fit demeurer plus de six mois au lict, sans avoir esté malade,
pendant lequel temps il eut tout loisir de rompre ses pratiques &
connoissances, de luy diminuer son enbonpoint vermeil & attrayant, & sur
tout de tellement refroidir, matter, & adoucir la ferveur, & les humeurs
picquantes & acrimonieuses de son temperament, qu’il assoupit en elle ce
feu plus inextinguible que celuy de la pierre Asbestos,

    [93]_Qui nulla moritur, nullaque extingitur arte._

(Trigault.)

  [93] Qu’on ne peut éteindre ny faire mourir par aucun artifice.

Mais le secret que pratiquerent les peuples de la Chine, pour remedier
au même desordre qui s’estoit glissé dans leurs familles, fut beaucoup
plus gentil & industrieux. Car ils ordonnerent & établirent pour une des
premieres Loix du Royaume, que toute la bonne grace des femmes, ne
dépendroit doresnavant que de la petitesse de leurs pieds; & que
celles-là seroient jugées les plus belles, qui les auroient plus petits
& mignons: ce qui ne fut pas plûtost publié, que toutes les Meres sans
regarder à la consequence, commencerent de resserrer, estressir, & si
bien envelopper les pieds de leurs filles qu’elles ne pouvoient plus
sortir de la maison ny se soustenir droites, que sur les bras de deux ou
trois servantes. Ainsi cette figure artificielle ayant passé en
conformation naturelle, aussi-bien que celle des Macrocephales dont
parle Hippocrates, les Chinois ont insensiblement arresté & fixé le
Mercure que leurs femmes avoient dans les pieds, les faisant ressembler
à la Tortuë nommée par les Poëtes,

        [94]_Tardigrada, & domi porta,
    Sub pedibus Veneris Cous quam finxit Apelles._

  [94] Marchant lentement & portant sa maison, laquelle Apelles natif de
    l’isle de Coos a peinte & placée sous les pieds de Venus.

Ils ont empesché par ce moyen, qu’elles n’allassent plus à la promenade
des bons hommes, & à leurs passe-temps accoustumez: De même que les
Dames Venitiennes sont forcées de garder la maison plus souvent qu’elles
ne voudroient, par l’usage & les incommoditez nompareilles de leurs
grands patins. Mais l’histoire rapportée par Mocquet est bien plus
étrange, & sent beaucoup mieux son Coup d’Estat; car il dit avoir
appris, & veu mêmement pratiquer entre les Caribes, peuples barbares &
farouches, qu’arrivant la mort du mary pour quelque cause que ce soit,
la femme est contrainte sous peine de demeurer infame, abandonnée, &
mocquée de tous ses amis & parents, de se faire aussi mourir, &
d’allumer un grand feu au milieu duquel elle se precipite avec autant de
pompe & de réjoüissance, comme si elle estoit au jour de ses nopces; de
quoy ledit Mocquet s’étonnant fort, & en demandant la cause, on luy
répondit que cela avoit esté sagement étably, pour remedier à la grande
malice & lubricité des femmes de ce païs, qui avoient accoustumé devant
la publication de cette loy, d’empoisonner leurs maris, lors qu’elles en
estoient lasses ou qu’elles avoient envie d’en épouser quelque autre
plus robuste & gaillard,

    [95]_Quique suo melius nervum tendebat Ulysse._

  [95] Et qui fût plus vigoureux que son Ulysse.

Or si ce remede estoit bien proportionné à la nature de ceux qui
l’avoient ordonné; celuy que pratiqua Denys Tyran de Syracuse pour
empescher les assemblées & banquets qui se faisoient de nuit, n’estoit
pas aussi trop éloigné de la sienne: car sans témoigner qu’elles luy
dépleussent, ou monstrer qu’il craignist qu’on ne les fist à dessein de
conspirer contre son Estat, il se contenta d’introduire peu à peu
l’impunité pour toutes les voleries & larcins qui se commettoient de
nuit, les tournant plûtost en risée, & donnant la hardiesse par cette
tolerance à tous les mauvais garçons de ladite Ville, de si mal traitter
ceux qu’ils rencontroient la nuit par les ruës, que personne ne pouvoit
sortir de sa maison aprés le Soleil couché qu’il ne se mist au hazard
d’estre dévalisé, ou de perdre la vie par cette sorte de voleurs. Venons
maintenant à quelques autres moins serieux & par consequent aussi moins
fascheux & dangereux, en ce qui estoit de leur pratique; Les Republiques
de Grece voulant par regle de Police faire manger le poisson frais & à
bon marché à leurs sujets, ils n’eurent point recours à quelque tariffe
particuliere, de laquelle peut-estre que les ἰχθυοπώλαι, ou poissonniers
(comme nous les appellons) auroient eu raison de se plaindre; mais en se
servant de l’avis que le Poëte Comique Alexis dit leur avoir esté
proposé par Aristonique, ils defendirent sous grieve peine ausdits
Marchands de poisson, de se pouvoir seoir dans le marché ny en vendant
leurs marchandises, [96]_ut ii standi tædio lassitudineque confecti,
quàm recentissimos venderent_. Ainsi les Romains defendoient aux
Prestres de Jupiter de jamais monter à Cheval, _ne_, comme dit Festus
Pompeius, [97]_si longius urbe discederent, sacra negligerentur_; & pour
moy j’ose dire, que si l’on vouloit remedier à la grande confusion
qu’apporte le nombre excessif des carosses dans la Ville de Paris, il ne
faudroit que confisquer ceux que l’on trouveroit par les ruës avec moins
de cinq personnes dedans, puis qu’au moyen de cette ordonnance, ceux qui
y vont tous les jours seuls, prendroient la housse, & les autres qui ne
pourroient augmenter leur famille de trois ou quatre personnes, se
resoudroient facilement de la diminuer de trois ou quatre bouches
inutiles telles que seroient pour lors celles d’un cocher & de deux
chevaux.

  [96] Afin que lassés & ennuyés de se tenir debout ils les vendissent
    tout fraix.

  [97] De peur qu’ils ne s’éloignassent par trop de la ville, & qu’ainsy
    le service divin fust negligé ou discontinué.

Il seroit facile d’augmenter le nombre de semblables exemples & secrets
d’œconomie; si les precedens ne pouvoient facilement nous faire juger
des autres, & nous tracer le chemin pour passer de ce second degré au
troisiéme, qui est celuy de la Politique & du Gouvernement des peuples,
sous l’administration d’un seul, ou de plusieurs. Or est-il qu’en ce qui
regarde celui-cy, pour ne rien laisser à dire de tout ce qui peut servir
à son éclaircissement, nous pouvons remarquer trois choses, c’est à
sçavoir la science generale de l’établissement & conservation des Estats
& Empires pour la premiere; laquelle science ne comprend pas seulement
la traditive de Platon & d’Aristote, mais encore tout ce que Ciceron en
son Livre des loix, Xenophon en son Prince, Plutarque en ses preceptes,
Isocrate, Synesius, & les autres Auteurs ont jugé devoir estre entendu &
pratiqué par ceux qui gouvernent: Aussi est-il vray qu’elle consiste en
certaines regles approuvées & receuës universellement d’un chacun, comme
par exemple que les choses n’arrivent pas fortuïtement ny
necessairement, qu’il y a un Dieu premier Auteur de toutes choses, qui
en a le soin, & qui a étably la recompense du Paradis pour les bons, &
les peines des enfers pour les méchans: Que les uns doivent commander, &
les autres obeïr: Qu’il est du devoir d’un homme de bien de defendre
l’honneur de son Dieu, de son Roy, & de sa patrie envers tous & contre
tous: Que la principale force du Prince gist en l’amour & union de ses
sujets: Qu’il a droit de faire des levées d’argent sur eux pour subvenir
aux necessitez de la guerre, & de l’estat de sa Maison: & ainsi des
autres que Marnix, Ammirato, Paruta, Remigio, Fiorentino, Zinaro,
Malvezzi & Botero ont fort bien expliquées dans leurs discours &
raisonnemens Politiques.

La seconde est proprement ce que les François appellent, _Maximes
d’Estat_, & les Italiens, [98]_Ragion di stato_, quoyque Botero ait
compris sous ce terme toutes les trois differences que nous voulons
établir, disant, que la [99]_Ragione di stato, è notitia di mezzi atti à
fundare, conservare, e ampliare un Dominio_, en quoy il n’a pas si bien
rencontré à mon jugement, que ceux qui la definissent, [100]_excessum
juris communis propter bonum commune_, d’autant que cette derniere
definition estant plus speciale, particuliere & determinée, l’on peut au
moyen d’icelle distinguer, entre ces premieres regles de la fondation
des Empires, lesquelles sont établies sur les loix & conformes à la
raison; & ces secondes que Clapmarius appelle mal à propos, [101]_Arcana
Imperiorum_, & nous avec plus de raison, _Maximes d’Estat_; puis
qu’elles ne peuvent estre legitimes par le droit des Gens, civil ou
naturel; mais seulement par la consideration du bien, & de l’utilité
publique, qui passe assez souvent par dessus celles du particulier.
Ainsi voyons nous que l’Empereur Claudius ne pouvant par les loix de sa
patrie prendre à femme sa niepce charnelle Julia Agrippina fille de
Germanicus son frere, il eut recours aux loix d’Estat, pour fonder son
evidente contradiction aux loix ordinaires & l’épousa, [102]_ne fœmina
expertæ fœcunditatis_, dit Tacite, _integra juventa, claritudinem
Cæsarum in aliam domum transferret_. (Libr. 12.) C’est à dire, de
crainte que cette femme venant à se marier en quelque grande maison, le
sang des Cesars ne s’étendist en d’autres familles, & ne produisist une
multitude de Princes & Princesses, qui auroient eu avec le temps quelque
pretension à l’Empire, & en suite occasion de troubler le repos public.
Tibere pour cette même raison ne vouloit donner un mary à Agrippina
veuve de Germanicus, & mere de celle dont nous venons de parler, bien
qu’elle luy en demandast un avec pleurs & remonstrances, appuyées sur
des raisons si puissantes & legitimes, qu’on ne pouvoit luy refuser sans
commettre une injustice, laquelle neanmoins estoit legitimée par la loy
de l’Estat, puis que Tibere n’ignoroit point [103]_quantum ex Republica
peteretur_, (Tac. lib. 4. Annal.) c’est à dire de quelle consequence ce
mariage estoit, & que les enfans qui en proviendroient, estant
arriere-neveux d’Auguste la Republique Romaine tomberoit quelque jour en
des grands troubles & partialitez, à cause des divers pretendans à la
succession de l’Empire. Aucune loy ne permet pareillement, que nous
procurions du mal & du desavantage, à celuy qui ne nous en a jamais
fait; & neanmoins cette maxime d’Estat rapportée par Tite Live, (Lib. 2.
dec. 5.) [104]_id agendum ne omnium rerum jus ac potestas ad unum
populum perveniat_, nous oblige de donner secours à nos Voisins contre
ceux qui ne nous ont jamais offensé, de crainte que leur ruine ne serve
d’un échelon pour haster la nostre, & que tous nos compagnons, estant
devorez par ces nouveaux Cyclopes, nous n’en attendions autre grace que
celle qui fut donnée à Ulysse, d’estre reservé pour satisfaire à leur
derniere faim. C’est le pretexte duquel se servirent les Etoliens pour
obtenir secours du Roy Antiochus, & Demetrius Roy des Illyriens pour
exciter Philippes Roy de Macedoine & pere de Perseus à prendre les armes
contre les Romains. C’est encore la raison pourquoy ce grand homme
d’Estat Cosme de Medicis, n’eut rien tant à cœur, que d’empescher Milan
de tomber sous l’autorité des Venitiens, lors que la race des Vicomtes &
Ducs de Milan fut éteinte: & Henry le Grand ayant sceu que le Duc de
Savoye avoit failly à surprendre Geneve, il dit tout haut, que si son
coup eust reüssi, il l’auroit assiegé dedans dés le lendemain. Mais
neanmoins quand le Roy d’Espagne a voulu envahir les Estats du même Duc,
la France en vertu de la susdite Maxime, est allée puissamment au
secours: Et c’est elle aussi qui a fourny d’excuse legitime aux
alliances d’Alexandre Sixiéme & de François Premier avec le Grand
Seigneur; de pretexte aux traittez secrets de l’Espagnol avec les
Huguenots de France; & de passeport à tant de troupes que nous avons
fait glisser de temps en temps non moins en la Valteline qu’en Hollande,
bien qu’en apparence contre les regles sinon de la religion, au moins de
la pieté commune & de nostre conscience. Bref sans cette consideration
l’on n’auroit pas rompu tant de ligues dans Guicciardin; Charles V
n’auroit pas abandonné les Venitiens au Turc; Charles VIII n’eust pas
esté si promptement chassé d’Italie; Paul V n’eust pas joüy si
facilement du Duché de Ferrare; ny le Pape qui siege à present de celuy
d’Urbin: Tant de Princes ne desireroient pas la restitution du
Palatinat, ny tant de prosperité au Roy de Suede, ny que Casal demeurast
au Duc de Mantouë, si ce n’estoit pour borner en vertu de cette maxime,
l’ambition demesurée de certains peuples, qui voudroient pratiquer sur
les Princes voisins, ce que les riches Bourgeois pratiquent sur les
pauvres,

          [105]_O si angulus ille
    Parvulus accedat qui nunc denormat agellum._

(Horat. 2. lib. serm.)

  [98] Raison d’Estat.

  [99] Raison d’Estat est la connoissance ou science des moyens propres
    à poser les fondemens d’une Seigneurie, à la conserver & à
    l’agrandir.

  [100] Excés du droit commun à cause du bien public.

  [101] Secrets des Empires.

  [102] Afin que cette femme dont la fecondité estoit reconnuë, & qui
    estoit en la fleur de son âge, ne portast en une autre maison
    l’illustre tige des Cesars.

  [103] Combien il y alloit de l’interest de la Republique.

  [104] Il faut faire cela afin que toute l’autorité ne viene point
    entre les mains d’un seul peuple.

  [105] O, si nous pouvions faire approcher ce petit coin, qui defigure
    maintenant nostre terre, & la rend inégale.

Ajoustons encore que le droit de guerre ne permet point, que ceux-là
soient en aucune façon outragez, qui mettent les armes bas pour implorer
la misericorde du vainqueur; & neanmoins lors que la quantité des
prisonniers est si grande qu’on ne les peut facilement garder, nourrir &
mettre en lieu de seureté, ou que ceux de leur party ne les veulent
racheter, il est permis de les mettre tous bas par Maxime, d’autant
qu’ils pourroient affamer une armée, la tenir en défiance, favoriser les
entreprises de leurs compagnons, & causer mille autres difficultez. Et
pour cette raison Alde Manuce (Discorso 3.) a creu, de pouvoir
legitimement excuser Hannibal, de ce que en partant d’Italie il fit tuer
au temple de la Deesse Junon tous les captifs Romains qui ne le
voulurent pas suivre; encore qu’eu égard à cette action & à quelques
autres, Valere Maxime ait dit de luy, [106]_Hannibal cujus majore ex
parte virtus sævitia constabat_. On peut encore rapporter à semblables
maximes, les façons de faire, ou coustumes particulieres de certains
peuples en ce qui est de leur gouvernement; comme par exemple celle de
nostre Loy Salique, si religieusement observée touchant la succession
des Masles à la Couronne & l’exclusion des femmes, au moyen de laquelle
le Royaume fut preservé pendant la Ligue de l’invasion des Espagnols:
les bons & fideles François ayant protesté de nullité contre toutes les
poursuites étrangeres, & donné congé à ces beaux Corrivaux par le texte
formel de la Loy,

    [107]_Francorum Regni successor masculus esto._

  [106] Hannibal dont la vertu consistoit pour la plus grande partie en
    cruauté.

  [107] Que le successeur du Royaume de France soit mâle.

De même nature est aux Chinois la loy qui defend sur peine de mort
l’entrée de leur Païs aux étrangers; au Grand Turc la coustume de faire
mourir tous ses parens; au Roy d’Ormus de les aveugler; à l’Ethiopien de
les enfermer sur le plus haut coupeau d’une montagne inaccessible;
l’Ostracisme aux Atheniens; la Matze aux peuples de Valaiz en Allemagne;
le Conseil des Discoles aux Luquois; le Lac Orfane à Venise;
l’Inquisition en Espagne & en Italie, & autres semblables loix & façons
de faire particulieres à chaque nation, qui n’ont toutes pour fondement
autre droit que celuy de l’Estat, & neanmoins sont tres-religieusement
observées, comme estant du tout necessaires à la manutention &
conservation des Estats qui les pratiquent.

Finalement la derniere chose que nous avons dit cy-dessus devoir estre
considerée en la Politique, est celle des Coups d’Estat, qui peuvent
marcher sous la même definition que nous avons déja donnée aux Maximes &
à la raison d’Estat, [108]_ut sint excessus juris communis propter bonum
commune_, ou pour m’étendre un peu davantage en François, _des actions
hardies & extraordinaires que les Princes sont contraints d’executer aux
affaires difficiles & comme desesperées, contre le droit commun, sans
garder même aucun ordre ny forme de justice, hazardant l’interest du
particulier, pour le bien du public_. Mais pour les mieux distinguer des
Maximes, nous pouvons encore ajouster, qu’en ce qui se fait par Maximes,
les causes, raisons, manifestes, declarations, & toutes les formes &
façons de legitimer une action, precedent les effets & les operations,
où au contraire és Coups d’Estat on void plustost tomber le tonnerre
qu’on ne l’a entendu gronder dans les nuées, [109]_ante ferit quam
flamma micet_, les matines s’y disent auparavant qu’on les sonne,
l’execution precede la sentence; tout s’y fait à la Judaique; l’on y est
pris [110]_de Gallico_ sur le vert & sans y songer; tel reçoit le coup
qui le pensoit donner, tel y meurt qui pensoit bien estre en seureté,
tel en patit qui n’y songeoit pas, tout s’y fait de nuit, à l’obscur, &
parmy les brouillars & tenebres, la Deesse Laverne y preside, la
premiere grace qu’on luy demande est,

    [111]_Da fallere, da sanctum justumque videri,
    Noctem peccatis, & fraudibus objice nubem._

(Horat.)

  [108] Qu’elles sont un excés du droit commun, à cause du bien public.

  [109] Il frape avant que d’éclater.

  [110] Selon le proverbe François.

  [111] Fai qu’on se trompe & que je paroisse juste & saint, couvre mes
    pechés d’une nuit & mes fraudes d’une nuée.

Ils ont toutefois cela de bon que la même justice & equité s’y rencontre
que nous avons dit estre dans les Maximes & raisons d’Estat; mais en
celles-là il est permis de les publier avant le coup, & la principale
regle de ceux-cy est de les tenir cachées jusques à la fin. Et qu’ainsi
ne soit les executions notables du Comte de S. Paul sous Louys XI, du
Maréchal de Biron sous Henry IV, du Comte d’Essex sous Isabelle Reyne
d’Angleterre, du Marquis d’Ancre sous le Roy à present regnant, des deux
freres sous Henry III, de Majon sous Guillaume premier Roy de Sicile, de
David Riccio sous Marie Stuart Reine d’Escosse, de Spurius Melius
Chevalier Romain sous Ahala Servilius Colonel de la Cavallerie Romaine,
& de Seianus & Plautian sous divers Empereurs ont esté toutes aussi
legitimes & necessaires les unes que les autres, & toutefois les trois
premieres doivent estre rapportées aux Maximes & raisons d’Estat, parce
que le procés fut instruit auparavant l’execution; & toutes les autres
aux secrets & Coups d’Estat, parce que le Procés ne fut fait qu’en suite
de l’execution. Nous y pouvons aussi apporter cette difference, que
quand bien les formalitez auroient precedé l’execution, si neanmoins la
religion y est grandement profanée, comme lors que les Venitiens disent,
[112]_somo Venetiani, dopo Chrestiani_; qu’un Prince Chrestien appelle
le Turc à son secours; que Henry VIII fit revolter son Royaume contre le
saint Siege; que le Duc de Saxe fomenta l’Heresie de Luther, que Charles
de Bourbon prit Rome & fut cause de la prison du Pape & de la mort de
trois Cardinaux: ou que l’affaire est du tout extraordinaire & de
tres-grande consequence pour le bien & le mal qui en peut arriver; alors
on se peut encore servir du terme de Coup d’Estat, comme on pourra juger
par le denombrement suivant de quelques-uns, qui ont esté pratiquez, non
par des Turcs infideles ou Canibales; mais par des Princes Chrestiens,
tels qu’ont esté pour ne point flater ny épargner nostre Nation, les
Roys de France, entre lesquels Clovis premier Roy Chrestien, en commit
de si étranges, & de si éloignez de toute sorte de justice, que je ne
sçay pas quelle pensée a eu le bon homme Savaron, de faire un livre de
sa sainteté: Charles VII se contenta de pratiquer celuy de Jeanne la
Pucelle; Louys XI viola la foy donnée au Connestable, trompoit un
chacun, sous le voile de Religion, & se servoit du Prevost l’Hermite
pour faire mourir beaucoup de personnes sans aucune forme de procés;
François I fut cause de la descente du Turc en Italie, & ne voulut
observer le traitté fait à Madrit; Charles IX fit faire cette memorable
execution de la Saint Barthelemy, & fit assassiner secretement
Lignerolles & Bussy; Henry III se défit de Messieurs de Guise; Henry IV
fit la Ligue offensive & defensive avec les Hollandois, pour ne rien
dire de sa conversion à la Foy Catholique; & Louys le Juste, duquel
toutes les actions sont des miracles, & les Coups d’Estat des effets de
sa justice, en a pratiqué deux notables en la mort du Marquis d’Ancre, &
au secours des Valtelins. Pour les Venitiens s’il est vray qu’ils
tiennent la maxime rapportée cy-dessus, il faut avoüer qu’ils demeurent
plongez dans un continuel Machiavelisme, afin de passer sous silence
beaucoup d’autres qu’ils commettent tous les jours: Les Florentins en se
réjoüissant de la captivité de S. Louys en la terre Sainte, ne commirent
pas un secret d’Estat; mais une action tres-blasmable & honteuse,
[113]_e nota_, dit le Villani, _che quando questa novella venne in
Firenze signoreggiando, Gibellini ne fecero festa à grandi fallo_. Entre
les Papes on peut remarquer la prison de Celestin, le poison d’Alexandre
sixiéme, l’assassinat intenté & non parfait du fra Paulo, comme preuves
tres-certaines, qu’ils ne dépoüillent pas toute leur humanité lors de
l’élection. Charles d’Anjou Roy de Sicile fit decapiter Conradin &
Frederic d’Austriche: Pierre d’Arragon autorisa les Vespres Sicilienes.
Alphonse Roy de Naples, & Alexandre sixiéme eurent recours à Bajazet
contre les forces de nostre Charles VIII: Henry VIII fit revolter
l’Angleterre contre le saint Siege; Charles V ne tint conte d’infeoder
le Milanois au Duc d’Orleans, comme il avoit promis lors qu’il passa par
la France; le même pouvant ruiner les Protestans, il s’en servit pour
nous faire la guerre, & les appella ses bandes noires; il détourna ce
que l’Allemagne avoit contribué pour la guerre du Turc à ruiner François
premier, sa haine contre le Roy d’Angleterre à cause de sa tante fit
roidir Rome contre Henry VIII, & donna occasion par ce moyen au schisme
qui en survint, aprés lequel il se ligua avec luy, & le fit armer contre
le Royaume de France: son Lieutenant Charles de Bourbon prit Rome, & y
établit une telle persecution contre les Ecclesiastiques, [114]_che non
vi era Huomo che havesse ardire, di andar per la via in habito di
chierico, ò di frate_: (Il dialogo di Charonte.) Bref il se fit de son
temps, & par son commandement un tel carnage d’hommes aux Indes, & païs
nouvellement découverts, qu’il ne s’en est jamais fait un pareil.
Philippes second ne voulut jamais permettre que le Pape se meslast de
l’affaire de Portugal; & fit pendre tous les soldats François, qui
allerent au secours de Dom Antonio; & qui ne sçait par quels moyens il
traversa la reduction à l’Eglise de Henry IV & sa reconciliation avec le
saint Siege, il le peut apprendre du Cardinal d’Ossat, qui a fort bien
enregistré dans ses lettres tous les artifices qui furent lors pratiquez
contre nostre Monarchie. Or ces exemples tirez de l’Histoire de dix ou
douze Princes seulement, estant en si grand nombre, je croy qu’ils
pourront aussi servir de preuve tres-veritable, pour monstrer, qu’encore
que les écrits de Machiavel soient defendus, sa doctrine toutefois ne
laisse pas d’estre pratiquée, par ceux même qui en autorisent la censure
& la defense.

  [112] Nous sommes Venitiens, & puis Chrestiens.

  [113] Et remarquez que quand cette nouvelle vint à Florence, les
    Gibellins en firent une grande réjoüissance, mais mal à propos.

  [114] Qu’il n’y avoit homme qui osast entreprendre d’aller par la ruë
    en habit de Clerc ou de religieux.

Mais d’autant qu’aprés avoir amplement discouru sur la definition des
Coups d’Estat, il est aussi fort à propos de considerer quelle division
l’on en peut faire; il semble que la premiere & plus legitime est, de
les diviser en secrets d’Estat justes & injustes, c’est à dire en Royaux
& Tyranniques; & que l’on peut rapporter aux premiers la mort de
Plautian, de Seianus, du Mareschal d’Ancre, comme aux seconds celle de
Remus & de Conradin.

Mais outre cette division, que je croy devoir estre suivie comme la
principale, on peut encore les diviser en ceux qui concernent le bien
public, & les autres qui ne regardent que l’interest particulier de ceux
qui les entreprennent. Hannibal voulant pratiquer les premiers, commanda
qu’on fist mourir ce prisonnier Romain, lequel en sa presence avoit
combatu & surmonté un Elephant, [115]_dicens eum indignum vita qui cogi
potuerat cum bestiis decertare_; bien qu’il soit plus vray-semblable,
comme a judicieusement remarqué Sarisberiensis, [116]_eum noluisse
captivum inauditi triumphi gloria illustrari, & infamari bestias, quarum
virtute terrorem orbi incusserat_. (Polycrat. cap. 2. lib. 1.) Et les
Eliens, peuples de la Grece, ayant fait venir le sculpteur Phidias de la
Ville d’Athenes, pour leur faire la statuë d’un Jupiter Olympien, comme
ils virent que cette statuë estoit merveilleusement bien faite, & que,
s’ils laissoient retourner Phidias à Athenes où il estoit rappellé, il y
en pourroit faire quelque autre qui terniroit la gloire de celle-là; ils
l’accuserent de sacrilege, & luy ayant coupé les deux mains le
renvoyerent en tel estat; [117]_nec puduit illos Jovem debere
sacrilegio_, dit Seneque: & le pauvre Phidias, [118]_talem fecit Jovem,
ut hoc ejus opus Elii ultimum esse vellent_. Quant à ceux des
particuliers ils ont esté pratiquez par tous les Legislateurs & nouveaux
Prophetes, comme nous dirons cy-aprés.

  [115] Disant que celuy qu’on avoit pû contraindre ou obliger à se
    battre contre une beste estoit indigne de vivre.

  [116] Qu’il ne voulut pas qu’un prisonnier fust honoré de la gloire
    d’un triomphe inouï, & que les bestes, par la vertu desquelles il
    avoit donné de la terreur à tout le monde, fussent ainsy diffamées.

  [117] Et ils n’eurent pas honte de devoir Jupiter à un sacrilege.

  [118] Fit un tel Jupiter que les Eliens voulurent que ce fust son
    dernier ouvrage.

De plus on peut aussi les diviser en fortuits ou casuels, comme lors que
Colomb persuada à certains habitans du nouveau monde, qu’il leur
osteroit la Lune (qui se devoit bien-tost eclipser) s’ils ne luy
fournissoient des vivres en abondance; & en ceux qui sont premeditez, &
que l’on entreprend aprés une meure deliberation, pour le bien evident
que l’on juge en pouvoir avenir, tels que sont presque tous ceux
desquels nous avons parlé.

Il y en a pareillement de simples qui se terminent par un seul coup,
comme la mort de Seianus, & de composez qui pour lors sont ou suivis, ou
precedez de quelques autres. Precedez, comme la saint Barthelemy de la
mort de Lignerolle, des nopces du Roy de Navarre, & de la blessure de
l’Admiral; Suivis, comme l’execution du Mareschal d’Ancre, de celle de
Travail, de sa femme la Marquise, & de l’exil de la Reine Mere.

De plus il y en a qui se font par les Princes, quand la necessité & la
conjoncture des affaires le requierent ainsi, comme sont ceux desquels
nous pretendons de parler seulement en ce discours; & d’autres qui
s’executent par leurs ministres, lesquels se servent bien souvent de
l’Autorité de leurs Maistres pour conclure beaucoup d’affaires, soit
pour leur utilité particuliere ou celle du public, sans neanmoins que le
Prince en puisse connoistre les premiers ressorts ou mouvemens; ainsi
voyons nous que l’avancement de Postel sous François I, fut un petit
Coup d’Estat du Chancelier Poyet; que le mauvais rapport, que l’on fit
du Philosophe Bigot au même Roy, en fut un de Castellan Evesque de
Mascon; & de nos jours la mort de Reboul, la prison de l’Abbé du Bois,
le Chapeau rouge de Monsieur le Cardinal d’Ossat, ont esté attribuez à
Monsieur de Villeroy; ne plus ne moins que celuy de du Perron à Monsieur
de Sully, & l’execution de Travail à Monsieur de Luynes. Mais parce
qu’il seroit trop long & peut-estre ennuyeux, de rapporter icy toutes
les divisions que l’on peut faire sur cette matiere, & que d’ailleurs
elles sont presque inutiles & superfluës, je me contenteray des
precedentes, & laisseray la liberté à un chacun d’en introduire &
inventer telles autres que bon luy semblera.



Chapitre III.

Avec quelles precautions & en quelles occasions on doit pratiquer les
Coups d’Estat.


Je viens maintenant à ce qui est de plus essentiel à ce discours, & puis
que les bons & sages Medecins n’ordonnent jamais les remedes dangereux &
violens, sans prescrire quand & quand toutes les precautions moyennant
lesquelles on s’en peut legitimement servir; il faut aussi que je fasse
le même en cette occasion, & je le feray d’autant plus volontiers, que
ces Coups d’Estat sont comme un glaive duquel on peut user & abuser,
comme la lance de Telephe qui peut blesser & guerir, comme cette Diane
d’Ephese qui avoit deux faces, l’une triste & l’autre joyeuse; bref
comme ces medailles de l’invention des Heretiques, qui portent la face
d’un Pape & d’un diable sous mêmes contours & lineamens; ou bien comme
ces tableaux qui representent la mort & la vie, suivant qu’on les
regarde d’un costé ou d’autre; joint que c’est le propre de quelque
Timon seulement, de dresser des gibets pour occasioner les hommes de s’y
pendre; & que pour moy je defere trop à la nature, & aux regles de
l’humanité qu’elle nous prescrit, pour rapporter ces histoires afin
qu’on les pratique mal à propos,

    [119]_Tam felix utinam, quàm pectore candidus essem:
    Extat adhuc nemo saucius ore meo._

  [119] Plût à Dieu que je fusse aussi heureux que j’ay le cœur sincere.
    Il n’y a encore personne que ma bouche ait blessé.

C’est pourquoy voulant prescrire les regles que l’on doit observer pour
s’en servir avec honneur, justice, utilité, & bien-seance, j’auray
recours à celles qu’en donne Charon (lib. 3. cap. 2.) & mettray pour la
premiere, que ce soit à la defensive & non à l’offensive, à se
conserver, & non à s’agrandir, à se preserver des tromperies,
méchancetez, & entreprises ou surprises dommageables, & non à en faire.
Le monde est plein d’artifices & de malices: [120]_Per fraudem & dolum
Regna evertuntur_, dit Aristote, _tu servari per eadem nefas esse vis_,
ajouste Lipse; il est permis de joüer à fin contre fin, & auprés du
Renard, contrefaire le Renard: Les loix nous pardonnent les delits que
la force nous oblige de commettre: [121]_Insitum est unicuique
animanti_, dit Saluste, _ut se vitamque tueatur_; & au rapport de
Ciceron (3. de offic.) [122]_communis utilitatis derelictio contra
naturam est_, & pour lors il est besoin de biaiser quelquefois, de
s’accommoder au temps & aux personnes, de mesler le fiel avec le miel,
d’appliquer le cautere où les corrosifs ne font rien, le fer, où le
cautere n’a point de puissance, & bien souvent le feu où le fer manque.

  [120] On renverse les royaumes, par le moyen des fraudes & des
    finesses; & tu veux qu’il soit defendu de les conserver par les
    mêmes moyens.

  [121] C’est de la nature de tous les animaux qu’ils se defendent &
    leur vie aussi.

  [122] L’abandon de l’utilité commune est contre la nature.

La seconde, que ce soit pour la necessité, ou evidente & importante
utilité publique de l’Estat, ou du Prince, à laquelle il faut courir;
c’est une obligation necessaire & indispensable, c’est toujours estre en
son devoir que de procurer le bien public, [123]_semper officio
fungitur_, dit Ciceron (ibid.) _utilitati hominum consulens &
societati_. Cette loy si commune & qui devroit estre la principale regle
de toutes les actions des Princes, [124]_Salus populi suprema lex esto_,
les absout de beaucoup de petites circonstances & formalitez, ausquelles
la justice les oblige: Aussi sont-ils maistres des loix pour les
allonger ou accourcir, confirmer ou abolir, non pas suivant ce que bon
leur semble; mais selon ce que la raison & l’utilité publique le
permettent: l’honneur du Prince, l’amour de la patrie, le salut du
peuple equipollent bien à quelques petites fautes & injustices; & nous
appliquerons encore le dire du Prophete, si toutefois il se peut faire
sans rien profaner: [125]_Expedit ut unus Homo moriatur pro populo, ne
tota gens pereat._

  [123] Celuy qui pourvoit au bien & à la societé des hommes fait
    toujours son devoir.

  [124] Que la conservation du peuple soit la souveraine loy.

  [125] Il est necessaire qu’un homme meure pour le peuple, afin que
    toute la nation ne perisse pas.

La troisiéme, que l’on marche plûtost en ces affaires au petit pas qu’au
galop, puisque

    [126]_Nulla unquam de morte hominis cunctatio longa est._

(Claudien.)

& que l’on n’en fasse pas mestier & marchandise, crainte que le trop
frequent usage n’attire aprés soy l’injustice. L’experience nous
apprend, que tout ce qui est émerveillable & extraordinaire, ne se
monstre pas tous les jours: les Cometes n’apparoissent que de siecles en
siecles: les monstres, les deluges, les incendies du Vesuve, les
tremblemens de terre, n’arrivent que fort rarement, & cette rareté donne
un lustre & une couleur à beaucoup de choses, qui le perdent soudain que
l’on en use trop frequemment,

    [127]_Vilia sunt nobis, quæcunque prioribus annis
    Vidimus, & sordet quicquid spectavimus olim._

  [126] Il n’y a jamais de retardement qui soit long quand il est
    question de faire mourir un homme.

  [127] Nous méprisons tout ce que nous avons veu les années passées, &
    estimons comme de la bouë tout ce que nous ayons déja veu.

J’ajouste que si le Prince se tient dans la retenuë de ces pratiques, il
ne pourra facilement en estre blasmé, ny ne passera à cette occasion
pour tyran, perfide, ou barbare, d’autant que l’on ne doit proprement
donner ces qualitez, qu’à ceux qui en ont contracté les habitudes, & ces
habitudes dépendent d’un grand nombre d’actions souventefois repetées,
[128]_habitus est actus multoties repetitus_, tout ainsi que la ligne
est une suite de points, la superficie une multiplication de lignes,
l’induction un amas de plusieurs preuves, & le syllogisme un entre-las
de diverses propositions.

  [128] L’habitude est un acte reïteré par plusieurs fois.

La quatriéme, que l’on choisisse toujours les moyens les plus doux &
faciles, & que l’on prenne garde au precepte que donne Claudien à
l’Empereur Honorius,

        [129]_Metii satiabere pœnis?
    Triste rigor nimius._

(de 4. Consul.)

  [129] Te contenteras-tu de la punition de Metius? C’est une chose
    triste que la trop grande rigueur.

Il n’appartient qu’à des tyrans de dire, [130]_sentiat se mori_, & qu’à
des diables de se plaire aux tourmens des hommes; il ne faut pas imiter
en ces actions les chevaux des Courses Olympiques, lesquels on ne
pouvoit plus retenir lors qu’une fois ils avoient pris carriere, il y
faut proceder en juge, & non comme partie; en Medecin, & non pas en
bourreau; en homme retenu, prudent, sage, & discret, & non pas en
colere, vindicatif & abandonné à des passions extraordinaires &
violentes: cette belle vertu de Clemence,

    [131]_Quæ docet ut pœnis hominum, vel sanguine pasci,
    Turpe ferumque putes._

  [130] Qu’il se sente mourir.

  [131] Qui enseigne à estimer sale & cruël, de se repaitre des tourmens
    & du sang des humains.

est toujours plus estimée que la rigueur & severité; la masse
d’Hercules, disent les Poëtes, luy avoit esté donnée pour vaincre les
Geans, punir les tyrans, & exterminer les monstres, & neanmoins elle
estoit faite de la fourche d’un olivier, en symbole de paix & de
tranquillité; l’on peut souventefois remedier à un grand arbre qui s’en
va mourant, en taillant seulement quelques-unes de ses branches; & une
simple seignée faite à propos, rompt bien souvent le cours à de grandes
maladies; bref il faut imiter les bons Chirurgiens qui commencent
toujours par les operations les plus faciles à supporter; & les Juifs
qui donnoient certains breuvages aux condamnez à mort pour leur oster
les sentimens, & la douleur du supplice; la seule teste de Seianus
devoit contenter Tibere; Hannibal pouvoit bien rendre tous ses captifs
inutiles à la guerre sans les tuer; le Sac de Rome eut esté moins
odieux, si l’on eust porté plus de respect aux temples & à leurs
ministres; & le Marquis d’Ancre n’eut pas esté moins justement puny,
quand on ne l’eust point traisné & dechiré. [132]_Illos crudeles
vocabo_, dit Seneque (de clem. cap. 4.) _qui puniendi causam habent,
modum non habent._

  [132] J’appelleray ceux-là cruëls qui ont des raisons de punir, mais
    qui ne peuvent suivre de regles, & qui n’ont point de moderation.

La cinquiéme, que pour justifier ces actions, & diminuer le blâme
qu’elles ont accoustumé d’apporter quand & soy, lors que les Princes se
trouvent reduits & necessitez de les prattiquer, ils ne les fassent qu’à
regret, & en souspirant, comme le pere qui fait cauteriser ou couper un
membre à son enfant pour luy sauver la vie, ou luy arracher une dent
pour avoir du repos; c’est ce que le Poëte Claudien n’oublie pas en la
description qu’il fait d’un bon Prince:

    [133]_Sit piger ad pœnas Princeps, ad præmia velox,
    Quique dolet quoties cogitur esse ferox._

  [133] Que le Prince soit lent au chastiment & prompt aux recompenses;
    & qu’il ait du regret quand il est contraint à estre severe &
    rigoureux.

Il faut doncques retarder, ou au moins ne precipiter ces executions, les
mascher & ruminer souvent dans son esprit, s’imaginer tous les moyens
possibles pour les gauchir & éviter si faire se peut, si non pour les
adoucir & faciliter; & en un mot ne s’y point resoudre, qu’avec autant
de difficulté que feroit un homme attaqué sur mer par la tempeste, à
sacrifier tout son bien à la fureur de cet Element, ou un malade à se
voir couper la jambe.

Aussi n’est-ce pas mon intention de finir icy le nombre de ces
precautions par quelqu’une, que l’on puisse croire estre la derniere de
celles qu’il y faut observer: l’ajouste qui voudra à ses écrits, pour
moy je ne la mettray jamais aux miens, n’estimant pas raisonnable, de
prescrire des fins & des limites à la clemence & humanité; qu’elle
étende ses bornes si loing qu’elle voudra, elles me sembleront toujours
trop courtes & resserrées. Quand on n’a point peur que son cheval
bronche on luy peut lascher la bride asseurément; lors que le vent est
bon on peut deployer toutes les voiles; on ne doit borner les vertus que
par les vices qui leur sont contraires, & tant qu’elles s’en éloignent
assez pour n’y point tomber, on n’a que faire de les retenir. Il est
bien vray qu’elles n’ont pas leur carriere si franche au sujet que nous
traitons maintenant, comme en beaucoup d’autres, mais aussi sera-ce
assez que le Prince qui ne peut estre du tout bon, le soit à demy, & que
celuy qui par une raison superieure ne peut estre du tout juste, ne soit
pas aussi du tout cruel, injuste & meschant. Mais quand bien nous
n’aurions que ces cinq regles & precautions, je croy, qu’elles sont
suffisantes de faire juger à ceux qui auront tant soit peu d’esprit &
d’inclination au bien, ce qui sera de la raison, & encore que je ne les
eusse point specifiées, la discretion toutefois & le jugement des hommes
sages ne permettent pas qu’ils les puissent ignorer, veu que

    [134]_Quid faciat, quid non, homini prudentia monstrat._

(Paling. in Virgine.)

  [134] La Prudence montre à l’homme ce qu’il doit ou ce qu’il ne doit
    pas faire.

Aussi est-ce bien mon intention que de toutes les Histoires que j’ay
rapportées cy-dessus & que je cotteray encore dans la suite de ce
discours, celles-là passent seulement pour legitimes, lesquelles estant
appliquées à ces cinq regles ou à celles de la prudence en general, se
rencontreront conformes à ce qui sera du droit & de la raison.

Mais toutes les maximes & precautions susdites ne servant que pour nous
rendre mieux instruits & disposez à l’execution de ces Coups d’Estat, il
faut maintenant voir en quelles rencontres & occasions on les peut
pratiquer. Charon sans faire semblant de rien en propose 4 ou 5 dans son
livre de la sagesse (l. 3. c. 2.) mais brievement [135]_à la sfugita_, &
faisant comme les Scythes qui décochent leurs meilleures fléches lors
qu’ils semblent fuïr le plus fort. Je les étendray davantage par raisons
& exemples, & y en ajouteray beaucoup d’autres, qui serviront comme de
titres, ausquels on pourra rapporter celles qui se rencontreront aprés
dans les Auteurs & Historiens.

  [135] A la dérobée.

Or entre ces occasions il n’y a point de doute qu’on doit faire marcher
les premieres, quoy qu’elles soient à mon avis les plus injustes, celles
qui se rencontrent en l’établissement & nouvelle erection ou changement
des Royaumes & Principautez: Et pour parler premierement de l’erection,
si nous considerons quels ont esté les commencemens de toutes les
Monarchies, nous trouverons toujours qu’elles ont commencé par
quelques-unes de ces inventions & supercheries, en faisant marcher la
Religion & les miracles en teste d’une longue suite de barbaries & de
cruautez. C’est Tite Live (l. 4. decad. 1.) qui en a le premier fait la
remarque: [136]_Datur_, dit-il, _hæc venia antiquitati, ut miscendo
humana divinis, primordia urbium augustiora faciat_. Ce que nous
montrerons cy-aprés estre tres-veritable, mais pour cette heure, il nous
faut demeurer dans le general, & commencer nostre preuve par
l’établissement des quatre premieres & plus grandes Monarchies du monde.
Cette tant renommée Reyne Semiramis qui fonda l’Empire des Assyriens,
fut assez industrieuse pour persuader à ses peuples, qu’ayant esté
exposée en son enfance, les oiseaux avoient eu le soin de la nourrir,
luy apportant la becquée comme ils ont coustume de faire à leurs petits:
& voulant encore confirmer cette fable par les dernieres actions de sa
vie, elle ordonna qu’on feroit courir le bruit aprés sa mort qu’elle
avoit esté convertie en pigeon, & qu’elle s’estoit envolée, avec une
grande quantité d’oiseaux qui l’estoient venu querir jusques dans sa
chambre. Elle eut encore la resolution de feindre & changer son sexe, &
de femme qu’elle estoit devenir masle, joüant le personnage de son fils
Ninus, & le contrefaisant en toutes ses actions: & pour mieux venir à
bout de cette entreprise, elle s’avisa d’introduire une nouvelle sorte
de vestemens parmy le peuple, qui estoient grandement favorables à
couvrir & cacher ce qui pouvoit le plus facilement la faire reconnoistre
pour femme. [137]_Brachia enim ac crura velamentis, caput tiara tegit, &
ne novo habitu aliquid occultare videretur, eodem ornatu populum vestiri
jubet, quem morem vestis exinde gens universa tenet_, & par ce moyen,
[138]_primis initiis sexum mentita, puer credita est_. (Just. initio.)
Cyrus qui établit la Monarchie des Perses, voulut aussi s’autoriser par
la vigne que son grand pere Astyages avoit veu naistre [139]_ex
naturalibus filiæ, cujus palmite omnis Asia obumbrabatur_; & du songe
que luy-même eut lors qu’il prit les armes, & qu’il choisit un esclave
pour compagnon de toutes ses entreprises; mais il faisoit encore mieux
valoir l’opinion qu’une chienne l’avoit nourry & alaité dans les bois,
où il avoit esté exposé par Harpago, jusques à ce qu’un Pasteur l’ayant
rencontré fortuitement, il le porta à sa femme, & le fit soigneusement
nourrir dans sa maison. Pour Alexandre & Romulus, comme leurs desseins
estoient plus relevez, aussi jugerent-ils qu’il estoit necessaire de
prattiquer davantage & de beaucoup plus puissans stratagemes. C’est
pourquoy encore qu’ils commençassent aussi-bien que les precedens par
celuy de leur origine, ils le porterent toutefois le plus haut qu’il se
pouvoit faire, d’où Sidonius a eu occasion de dire,

    [140]_Magnus Alexander, nec non Romanus habentur
    Concepti serpente Deo._

  [136] On permet à l’Antiquité qu’en mélant des choses humaines parmy
    les divines, elle rende plus augustes les commencemens des villes.

  [137] Car elle couvrit ses bras & ses jambes d’une robe, & la teste
    d’un turban; & afin qu’elle ne semblast pas cacher quelque chose
    sous ce nouvel habit, elle ordonna que tout son peuple en prist de
    semblables, laquelle mode ce peuple garde encore.

  [138] Au commencement s’estant travestie elle fut prise pour un
    garçon.

  [139] De sa fille, dont l’ombre des sarmens couvroit toute l’Asie.

  [140] Le grand Alexandre & le Romain sont estimés avoir esté conceus
    d’un serpent & d’un Dieu.

Car pour Alexandre il fit croire que Jupiter avoit accoustumé de venir
voir & de se réjouïr avec sa mere Olympias sous la figure d’un serpent,
& que lors qu’il vint au monde, la Déesse Diane assista si assiduement
aux couches de ladite Olympias, qu’elle ne songea pas à secourir le
temple qu’elle avoit en Ephese, lequel dans cet intervalle fut
entierement consommé, par un fortuït embrasement. Quoy plus, afin de
mieux établir l’opinion de sa divinité dans la croyance de ses sujets,
il disposa les Prestres de Jupiter Ammon en Egypte, [141]_ut
ingredientem templum statim ut Ammonis filium salutarent_; (Justin. l.
11.) & pour mieux joüer encore son personnage, [142]_Rogat num omnes
patris sui interfectores sit ultus, respondent patrem ejus, nec posse
interfici, nec mori_; il en vint même aux effets, commandant à Parmenion
de démolir tous les temples, & d’abolir les honneurs que les peuples de
l’Orient rendoient à Jason, [143]_ne cujusquam nomen in Oriente
venerabilius quam Alexandri esset_. Ajoustons à cela que certains
captifs luy ayant donné la connoissance du remede dont on se pouvoit
servir contre les fléches empoisonnées des Indiens, il fit croire
auparavant que de le publier, que Dieu le luy avoit revelé en songe.
Mais cette insatiable cupidité l’ayant conduit jusques à se faire
adorer, il reconnut enfin par les remonstrances de Callisthenes, par
l’obstination des Lacedemoniens, & par les blessures qu’il recevoit tous
les jours en combatant, que toutes ses forces ne seroient jamais
suffisantes pour pouvoir établir cette nouvelle Apotheose, & qu’il faut
une plus grande fortune pour gagner une petite place dans le ciel, que
pour dompter icy bas & dominer toute la terre. Que si l’on veut ajouster
à ces histoires celles de la mort de son Pere Philippe, de laquelle il
fut consentant avec sa mere Olympias, & celle aussi de Clytus, qu’il tua
de sa propre main, parce qu’il s’estoit acquis trop d’autorité entre les
soldats, l’on trouvera qu’Alexandre pratiquoit en secret ce que Cesar a
fait depuis tout ouvertement, [144]_si violandum est jus, regnandi
causa_. Quant à Romulus, il se mit en credit par les histoires du Dieu
Mars, qui pratiquoit familierement avec sa mere Rhea; par celle de la
Louve qui le nourrit; par la tromperie des Vautours, la mort de son
frere, l’Asile qu’il établit à Rome, le ravissement des Sabines, le
meurtre de Tatius qu’il laissa impuny, & finalement par la mort en se
noyant dans des marests, pour faire croire que son corps avoit esté
enlevé dans les cieux, puis qu’on ne le pouvoit trouver en terre. Or si
l’on ajouste à ces Coups d’Estat de Romulus, ceux que Numa Pompilius son
successeur prattiqua au moyen de sa nymphe Egerie, & des superstitions
qu’il établit pendant son Regne, il sera facile en suite de juger,

    [145]_Quibus auspiciis illa inclita Roma
    Imperium Terris animos æquavit Olympo._

(Virgil.)

  [141] Que dés qu’il entreroit au temple ils le salüassent comme le
    fils de Jupiter Ammon.

  [142] Il demanda s’il ne s’estoit pas vengé de tous les meurtriers de
    son pere, & ils répondirent que son pere ne pouvoit ni estre tué ni
    mourir.

  [143] Afin qu’il n’y eût point de nom en Orient plus venerable que
    celuy d’Alexandre.

  [144] S’il faut violer le droit, c’est pour regner.

  [145] Par quelle fortune cette fameuse Rome, a maistrisé toute la
    terre, & a porté son ambition aussi haut que l’Olympe.

Il est encore à propos de remarquer, que tout ainsi que cette domination
Monarchique ne s’estoit pû établir sans beaucoup de ruses & de
tromperies, il n’en fallut aussi gueres moins pour la détruire, lors que
les Tarquins estant chassez de Rome à cause du violement de Lucresse, on
changea l’Estat d’un Royaume en celuy d’une Republique. Car nous y
pouvons premierement remarquer la folie simulée de Junius Brutus, sa
cheute feinte, son baston de sureau presenté à l’oracle, & en suite
l’execution qu’il fit faire de ses deux fils, tant parce qu’ils estoient
amys des Tarquins, & accusez de les avoir voulu remettre dans la ville,
qu’aussi parce que l’education qu’ils avoient receuë durant l’Estat
Monarchique, estoit directement contraire à celuy qu’il vouloit établir:
& pour couronner toutes ces actions par quelque grand Coup d’Estat, &
par un vray [146]_arcanum Imperii_, il fit chasser de Rome Tarquinius
Collatinus, quoy qu’il fust mary de Lucresse, qu’il eust esté son
compagnon au Consulat, & qu’il n’eust pas moins contribué que luy à la
ruine des Tarquins: car quoy qu’il prist pour pretexte que le nom des
Tarquins estoit devenu si odieux aux Romains, qu’ils ne pouvoient pas
même le souffrir en la personne de leurs amis; son principal but
neanmoins estoit de ne laisser aucun reste de ceux qu’il avoit poussez
jusques à la derniere extremité, & aussi de ne partager la gloire de
cette action avec une personne dont luy-même avoüoit & publioit le
merite: [147]_Meminimus, fatemur, ejecisti Reges, absolve beneficium
tuum, aufer hinc regium nomen_. (ap. Liv. l. 2.) Que si nous voulions
examiner toutes les autres Monarchies & tous les Estats qui sont
inferieurs à ces quatre, nous pourrions emplir un gros volume de
semblables histoires. C’est pourquoy ce sera assez pour la derniere
preuve de nostre maxime, d’examiner ce que pratiqua Mahomet, à
l’établissement non moins de sa Religion, que de l’Empire lequel est
aujourd’huy le plus puissant du monde. Certes comme tous les grands
esprits (_Postellus & alii_) ont toujours eu l’industrie de prendre
avantage des plus signalées disgraces qui leur sont arrivées, cettuy-cy
pareillement voulut faire de même; de façon que voyant qu’il estoit fort
sujet à tomber du haut mal, il s’avisa de faire croire à ses amis que
les plus violens paroxismes de son epilepsie, estoient autant d’extases
& de signes de l’esprit de Dieu qui descendoit en luy; il leur persuada
aussi qu’un pigeon blanc qui venoit manger des grains de bled dans son
oreille, estoit l’Ange Gabriel qui luy venoit annoncer de la part du
même Dieu ce qu’il avoit à faire: En suite de cela il se servit du Moine
Sergius pour composer un Alcoran, qu’il feignoit luy estre dicté de la
propre bouche de Dieu; finalement il attira un fameux Astrologue pour
disposer les peuples par les predictions qu’il faisoit du changement
d’Estat qui devoit arriver, & de la nouvelle loy qu’un grand Prophete
devoit établir, à recevoir plus facilement la sienne lors qu’il
viendroit à la publier. Mais s’estant une fois apperceu que son
Secretaire Abdala Ben-salon, contre lequel il s’estoit picqué à tort,
commençoit à découvrir & publier telles impostures, il l’égorgea un soir
dans sa maison, & fit mettre le feu aux quatre coins, avec intention de
persuader le lendemain au peuple que cela estoit arrivé par le feu du
Ciel, & pour chastier ledit Secretaire qui s’estoit efforcé de changer &
corrompre quelques passages de l’Alcoran. Ce n’estoit pas toutefois à
cette finesse que devoient aboutir toutes les autres, il en falloit
encore une qui achevast le mystere, & ce fut qu’il persuada au plus
fidelle de ses domestiques, de descendre au fond d’un puits qui estoit
proche d’un grand chemin, afin de crier lors qu’il passeroit en
compagnie d’une grande multitude de peuple qui le suivoit ordinairement,
_Mahomet est le bien-aymé de Dieu, Mahomet est le bien-aymé de Dieu_: &
cela estant arrivé de la façon qu’il avoit proposé, il remercia soudain
la divine bonté d’un témoignage si remarquable, & pria tout le peuple
qui le suivoit de combler à l’heure même ce puits, & de bastir au dessus
une petite Mosquée pour marque d’un tel miracle. Et par cette invention
ce pauvre domestique fut incontinent assommé, & ensevely sous une gresle
de cailloux, qui luy osterent bien le moyen de jamais découvrir la
fausseté de ce miracle,

    [148]_Excepit sed terra sonum, calamique loquaces._

(Petron. in Epigram.)

  [146] Secret d’Empire.

  [147] Il nous en souvient, nous le confessons, tu as chassé les Roys,
    paracheve cette bonne action, & oste d’icy le nom royal.

  [148] Mais la terre & les plumes babillardes en receurent le son.

La seconde occasion que l’on peut avoir de pratiquer ces coups fourrez,
est la conservation, ou rétablissement, & restauration des Estats &
Principautez, lors que par quelque malheur ou par la seule longueur du
temps, qui mine & consomme toutes choses, ils commencent à pancher vers
leur ruine, & à menacer d’une prochaine cheute, si bien-tost l’on n’y
donne ordre. Et certes d’autant plus que toutes les choses ayment leur
conservation, & sont obligées de maintenir autant qu’il est possible les
principes de leur estre, ou au moins de leur bien estre; je me persuade
aussi qu’il est alors permis, voire même necessaire que ce qui a servy à
les établir, serve aussi à les maintenir. J’ajouste encore que si
l’opinion d’Ovide est veritable,

    [149]_Non minor est virtus quàm quærere parta tueri:
    Casus inest illic, hic erit artis opus,_

  [149] Il n’y a pas moins de vertu à conserver qu’à aquerir du bien: en
    celui-cy il y a de la fortune, mais celui-là est une œuvre de
    l’industrie.

on doit raisonnablement conclure, que ces Coups d’Estat sont plus
necessaires pour la conservation & manutention des Monarchies, que pour
leur établissement; au moins seront-ils plus justes, puis que auparavant
qu’un Estat soit formé & dressé, il n’y a nulle necessité de l’établir;
tant s’en faut, c’est le plus souvent un coup de hazard, ou l’effet de
la puissance & ambition de quelque particulier; mais au contraire quand
il est étably & policé, l’on est en suite obligé de le maintenir. Or
puis qu’il ne seroit pas à propos de ressembler à ces vagabonds &
Cingaristes,

    [150]_Quos aliena juvant, propriis habitare molestum._

  [150] Qui se plaisant chés autruy, ne sçauroient demeurer dans leur
    propre maison.

aprés avoir tiré tant de preuves & d’exemples des Histoires étrangeres,
il ne sera pas comme je croy hors de propos de feüilleter un peu la
nostre, puis qu’elle peut nous en fournir d’aussi remarquables que
celles des Grecs & des Romains. Et à la verité quand je considere ce que
fit Clovis nostre premier Roy Chrestien, il faut avoüer que je n’ay
encore rien veu de semblable en toute l’antiquité. Car la Gaule se
trouvant divisée lorsqu’il vint à la Couronne en quatre diverses
nations, dont le Visigoth possedoit la Gascogne, le Bourguignon estoit
Maistre du Lionnois, les Romains commandoient à Soissons & à toutes ses
appartenances, & les François qui pour lors estoient encore presque tous
Payens, gouvernoient le demeurant: Il luy prit envie de reünir &
rassembler ces quatre pieces separées sous son Empire, comme Esculape
fit les membres d’Hippolyte. Et pour ce faire, considerant que la
Religion Payenne commençoit insensiblement à vieillir, & à se diminuer,
aprés avoir gagné la bataille de Tolbiac sur un Prince Allemand, il prit
resolution de se faire Chrestien, & de se concilier par ce moyen la
bienveillance non seulement de la Reyne Clothilde sa femme, mais encore
de beaucoup de Prelats, & de tout le commun peuple de la France. Surquoy
je dois remarquer comme en passant, qu’encore qu’il me seroit plus seant
de rapporter les premiers motifs d’un changement si remarquable à
quelque sainte inspiration, octroyée au Roy Clovis par les prieres de la
bonne Reyne Clothilde, & que je ferois mieux d’interpreter toutes ces
choses douteuses en bien; il faut neanmoins que je me range icy du costé
des Politiques, qui seuls ont le privilege de les interpreter en mal, ou
au moins d’y remarquer quelque ruse & stratageme, afin de demeurer
toujours du costé des plus fins, & d’aiguiser l’esprit de ceux qu’ils
instruisent par le recit de ces actions remarquables & judicieuses à la
verité, mais qui ne sont fondées le plus souvent que sur de vaines
conjectures, & sur des soupçons qui ne donnent & ne peuvent en aucune
façon prejudicier à la verité de l’Histoire. Continuant doncques à
parler de cette conversion de Clovis suivant les sentiments de Pasquier,
& de quelques autres Politiques, nous dirons que l’Escu descendu du
Ciel, les miracles du Sacre, & l’Auriflamb, dont Paul Emile ne dit mot,
furent de petits Coups d’Estat pour autoriser le changement de Religion,
duquel il se vouloit servir comme d’une puissante machine pour ruiner
tous les petits Princes qui estoient ses voisins. Et en effet il
commença par le Romain, contre lequel la haine commune des nations
étrangeres combatoit, puis par le Visigoth & Bourguignon, sous ombre
qu’ils estoient Arriens, & ensuite il entreprit les Princes Ragnacaire,
Cacarie, Sigebert & son fils, descendans de Clodion, qui occupoient
encore quelques petits échantillons de la France; & il les fit tous
frauduleusement assassiner, sans autre pretexte que pour eviter le
ressentiment qu’ils pourroient avoir un jour du tort que leur avoit fait
Merové son ayeul. Et aprés cela je laisse à juger comme j’ay déja fait
cy-dessus, quelle raison a pû avoir Monsieur Savaron de faire un livre
afin de prouver & établir la sainteté de Clovis. Pour moy je croy que la
meilleure preuve qu’il nous en pouvoit donner, estoit de luy faire dire
comme fit un certain Poëte à Scipion,

    [151]_Si fas cædendo cælestia scandere cuiquam,
    Mi soli Cæli maxima porta patet._

  [151] Si par des meurtres on peut monter au ciel, la porte n’en est
    ouverte qu’à moy seul.

Neanmoins comme la sagesse des hommes n’est que pure folie devant Dieu,
il arriva que ses successeurs se laissant conduire par les Maires du
Palais comme des bufles par le nez, le Royaume aprés avoir changé de
diverses mains, aboutit finalement à Pepin rejetton de la famille de
Clodion, comme il est fort bien expliqué par Pasquier; & ainsi Clovis
augmenta à la verité, & unit le Royaume de France, mais il ne put
toutefois le conserver long-temps à sa maison, ny à ceux qui en sont
descendus. La France doncques ayant esté reünie de la sorte par Clovis,
& un peu aprés baucoup augmentée par Charlemagne, elle se conserva
long-temps en un estat assez florissant, jusques à ce que les Anglois
sortant de leur nid, ils y apporterent la guerre, & la continuerent si
obstinément, qu’en estant presque devenus maistres, il fut necessaire
sous Charles VII, d’avoir recours à quelque Coup d’Estat pour les en
chasser: ce fut doncques à celuy de Jeanne la Pucelle, lequel est avoüé
pour tel par Juste Lipse en ses Politiques, & par quelques autres
Historiens étrangers, mais particulierement par deux des nostres,
sçavoir du Bellay Langey en son art militaire, & par du Haillan en son
Histoire, pour ne citer icy beaucoup d’autres Ecrivains de moindre
consideration. Or ce Coup d’Estat ayant si heureusement reüssi que
chacun sçait, & la Pucelle n’ayant esté brulée qu’en effigie, nos
affaires commencerent un peu aprés à s’empirer, tant par les guerres
precedentes, que par celles qui vinrent ensuite, & la France devint
comme ces corps cachectiques & mal sains qui ne respirent que par
industrie, & ne se soustiennent que par la vertu des remedes: car elle
ne s’est depuis ce temps là maintenuë que par le moyen des stratagemes
pratiquez par Louïs XI, François I, Charles IX, & par ceux encore qui
leur ont succedé, desquels je ne diray rien presentement, puis que
toutes nos Histoires en sont pleines, & qu’il y aura lieu cy-aprés de
rapporter ceux qui me sembleront les plus remarquables.

La troisiéme raison qui peut legitimer ces Coups d’Estat, est lors qu’il
s’agit d’affoiblir ou casser certains droits, privileges, franchises &
exemptions dont joüissent quelques sujets au prejudice & diminution de
l’autorité du Prince; comme lors que Charles V, voulant ruiner le droit
de l’élection, & asseurer l’Empire à sa famille, se servit pour cet
effet des predications de Luther, & luy donna tout loisir d’établir sa
doctrine, afin que sa predication prenant pied en Allemagne, la division
se glissast parmy les Princes Electeurs, & qu’il eust le moyen de les
ruiner plus facilement, lors qu’il les voudroit entreprendre. C’est ce
que Monsieur le Duc de Nevers a si bien remarqué dans le Discours qu’il
fit imprimer en l’an 1590, sur la condition des affaires de l’Estat,
dedié au Pape Sixte cinquiéme, que je ne puis moins faire que de
rapporter icy les propres termes dont il s’est servy. _Le pretexte de la
Religion_, dit-il, _n’est pas une chose nouvelle, & beaucoup de grands
Princes s’en sont servis pour cuider parvenir à leur but. Je veux cotter
la guerre que Charles V fit contre les Princes Protestans de la secte de
Luther, car il ne l’eust jamais entrepris, s’il n’eust eu intention de
rendre hereditaire à la Maison d’Austriche la Couronne Imperiale;
partant il s’attaqua aux Princes Electeurs de l’Empire pour les ruiner &
abolir cette élection. Car si le zele de l’honneur de Dieu, & le desir
de soustenir la sainte Religion Catholique eust dominé son esprit, il
n’eust retardé depuis l’an 1519, qu’il fut éleu Empereur, jusques en
l’année 1549, à prendre les armes pour éteindre, comme il luy eust esté
lors fort aisé à faire, l’heresie que Luther commença d’allumer dés l’an
1526 en Allemagne, sans attendre qu’elle eust embrasé la plus grande
region de l’Europe: mais parce qu’il estimoit que telle nouveauté luy
pourroit apporter commodité plus que dommage; tant à l’endroit du Pape
que des Princes de Germanie, à cause de la division que cette heresie
engendroit parmy eux, specialement entre les Princes seculiers & les
autres, voire aussi parmy les simples laics, il la laissa augmenter
jusques à ce qu’elle eust produit l’effet qu’il avoit projetté; & lors
il suscita le Pape Paul troisiéme pour faire la guerre aux Protestans
sous pretexte de Religion, mais en intention de les exterminer & rendre
l’Empire hereditaire à sa Maison._ Cela fut aussi remarqué par François
premier en son Apologie de l’an 1537. _L’Empereur sous couleur de la
Religion armé de la ligue des Catholiques, veut opprimer l’autre, & se
faire le chemin à la Monarchie_: C’estoit à la verité une grande ruse
conceuë de longue-main, avec beaucoup de jugement & de prudence. Mais
Philippe second en pratiqua une autre, de laquelle l’effet fut bien plus
prompt & asseuré, quoy qu’en chose de moindre consequence, puis qu’elle
n’avoit autre but que d’abolir les privileges octroyez autrefois au
Royaume d’Arragon, qui estoient en effet si avantageux, & si
courageusement maintenus par ce peuple, que les Roys d’Espagne ne se
pouvoient pas vanter de leur commander absolument: voyant doncques qu’il
se presentoit une belle occasion de les ruiner, sur ce que Antonio Perez
son Secretaire d’Estat & leur compatriote, aprés avoir rompu les prisons
de Castille s’estoit retiré en Arragon, pour asseurer sa vie sous la
faveur des Privileges octroyez à ce Royaume: il jugea que c’estoit un
beau pretexte pour se tirer une telle épine du pied: c’est pourquoy
ayant sous main pratiqué les Jesuites afin qu’ils excitassent le peuple
à prendre les armes, & à defendre les privileges & libertez du païs, luy
de son costé met ensemble une grosse armée, & fait mine de vouloir
combattre celle des Arragonois; sur ces entrefaites les Jesuites
commencent à joüer leur jeu, & à chanter la palinodie, remonstrant au
peuple que veritablement le Roy avoit la raison de son costé, que ses
forces estoient trop puissantes, les leurs trop foibles pour attendre le
hazard de quelque rencontre, aprés laquelle il n’y auroit point de
pardon; bref ils font si bien que la peur & l’étonnement se glissent
dans le cœur des Arragonois, leur armée se dissipe, chacun s’étonne,
s’enfuit, se cache, & cependant l’armée du Roy d’Espagne passe outre,
entre dedans Sarragosse, y bastit une Citadelle, demolit les maisons
principales, fait mourir les uns, bannit les autres; & n’oublie rien
pour ruiner & dompter entierement cette Province, laquelle est
maintenant plus sujette & soumise au Roy d’Espagne qu’aucune autre.

Au contraire lors qu’il faut établir quelque loy notable, quelque
reglement ou arrest de consequence, il est bon de se servir des mêmes
moyens, & d’avoir recours à ces maximes; & qu’ainsi ne soit nous en
avons tant d’exemples pratiquez par les Romains, & autres peuples
estimez des plus sages, qu’il n’est pas même bien-seant d’en douter: Y
a-t-il rien de plus cruël que de decimer toute une legion, pour la fuite
ou lascheté de quelques soldats particuliers? & neanmoins cette loy fut
établie & soigneusement observée par les Romains, afin de tenir tous les
soldats en leur devoir par la terreur de ces supplices. Et les mêmes
Romains, voulant empescher les attentats que les esclaves domestiques
pouvoient faire sur la vie de leurs Maistres, ils ordonnerent, que lors
qu’un tel delit auroit esté commis en quelque maison, tous les esclaves
qui s’y rencontreroient seroient égorgez aux funerailles de leur
Maistre; & cette loy fut si religieusement observée, que Pedanius
Prefect de la ville ayant esté tué par un de ses esclaves, il y en eut
400 de compte fait qui furent executez, nonobstant les intercessions que
fit pour eux tout le peuple de Rome, & nonobstant même l’avis de
quelques Senateurs, ausquels Cassius s’opposa ouvertement, & avec tant
de raisons, que l’opinion contraire, quoy que jugée totalement
inhumaine, fut suivie, comme il est rapporté par Tacite. (_l. 4.
Annal._) Aussi est-ce le precepte de Ciceron, (_1. Officior._) que
[152]_ita probanda est mansuetudo atque clementia, ut Reipublicæ causa
adhibeatur severitas, sine qua administrari civitas non potest_. Les
Perses avoient anciennement étably cette loy pour asseurer la vie de
leur Prince, que quiconque entreprenoit sur elle, n’estoit pas seulement
puny en sa personne, mais en celle de tous ses parens, que l’on faisoit
mourir du même supplice, comme on le remarque particulierement de
Bessus; & Fernand Pinto dit avoir esté en un Royaume, où il vit
pratiquer la même coustume, sur plus de cinquante ou soixante personnes,
qui estoient toutes parentes d’un jeune Page, lequel en l’âge de dix ou
douze ans avoit bien eu la hardiesse de tuër son Roy. Le grand Tamerlan
ayant sceu qu’un soldat de son armée avoit beu une chopine de laict sans
l’avoir voulu payer, il le fit éventrer en presence de tous ses
compagnons, afin de les tenir par cet exemple si extraordinaire, dans
l’obeïssance de ses commandemens. Les crimes de fausse monoye &
d’heresie n’estoient pas plus griefs il y a cent ans qu’à cette heure, &
neanmoins en ce temps-là, les Faux Monoyeurs estoient bouillis tout vifs
dans de l’huile, & les Heretiques brulez, le tout non à autre fin, que
pour imprimer la terreur de ces supplices, és esprits de ceux que la
simple defense du Prince n’estoit pas suffisante de retenir en leur
devoir, [153]_& sic multorum saluti potiùs quàm libidini consulendum_.
(Salust. ad Cæsar.)

  [152] Il faut user de douceur & de clemence en la temperant de quelque
    severité pour le bien public, sans laquelle on ne sçauroit gouverner
    une ville.

  [153] Et ainsy il faut plustost pourvoir au salut de plusieurs, qu’à
    leur appetit particulier.

Une autre occasion de demeurer roide en l’execution de ces maximes, est
lors qu’il est necessaire de ruiner quelque puissance, laquelle pour
estre trop grande, nombreuse, ou étenduë en divers lieux, on ne peut pas
facilement abatre par les voyes ordinaires,

          [154]_Cùm illam
    Defendat numerus, junctæque umbone phalanges._

  [154] Parce qu’elle est defenduë par des troupes nombreuses & par des
    regimens armés.

Et quoy qu’il fut grandement à desirer que l’on pust en venir toujours
aussi facilement à bout, que les Roys d’Espagne ont fait des Morisques &
Marans, qu’ils chasserent par deux fois de leurs Royaumes, jusques au
nombre de plus de deux cens quarante mille familles, & ce en vertu d’un
simple Edict & Commandement: Neanmoins parce que toutes les affaires ne
sont pas semblables en leurs circonstances, ny les maladies accompagnées
de mêmes symptomes ou accidens; aussi faut-il bien souvent changer de
remedes, & en pratiquer quelquefois de plus violens les uns que les
autres,

    [155]_Ulcera possessis altè suffusa medullis,
    Non leviore manu, ferro curantur & igne;
    Ad vivum penetrant flammæ, quo funditus humor
    Defluat, & vacuis corrupto sanguine venis
    Arescat fons ille mali._

(Claudian. 3. in Eutrop.)

  [155] On guerit par le fer & le feu, & non par quelque remede doux,
    les ulceres qui se sont attachés au plus profond des mouëlles; les
    flammes penetrant jusques au vif, font entierement evacuer l’humeur
    peccante, & tarir ensuite la cause du mal, ayant tiré tout ce qu’il
    y avoit de mauvais sang dans les veines.

La main basse que Mithridates fit faire en un seul jour sur quarante
mille Citoyens Romains épandus en divers endroits de l’Asie, estoit un
des Coups d’Estat dont je pretens parler. Comme aussi les Vespres
Sicilienes, autorisées par Pierre Roy d’Arragon, & subtilement tramées
par Prochyte grand Seigneur du païs, lequel déguisé en Cordelier noüa si
bien la partie, qu’un jour de Pasques ou de Pentecoste de l’an M CC
LXXXII, lors qu’on sonnoit le premier coup des vespres, les Siciliens
massacrerent tous les François qui estoient dans leur Isle, sans même
pardonner aux femmes ny aux petits enfans. Pareille histoire se passa
encore il n’y a pas vingt ans dans l’Isle de Magna, où les habitans de
la ville de Corme, se delivrerent par un semblable moyen, & en une seule
nuit d’une armée de trente mille hommes, qui y avoit esté envoyée par
Arcomat Lieutenant du Roy de Perse. Mais puis que nous avons dans nostre
Histoire de France l’exemple de la Saint Barthelemy, qui est un des plus
signalez que l’on puisse trouver en aucune autre, il nous y faut
particulierement arrester, pour la considerer suivant toutes ses
principales circonstances. Elle fut doncques entreprise par la Reyne
Catherine de Medicis, offensée de la mort du Capitaine Charry; par
Monsieur de Guise, qui vouloit venger l’assassinat de son Pere, commis
par Poltrot à la sollicitation de l’Amiral & des Protestans; & par le
Roy Charles & le Duc d’Anjou; le premier se voulant vanger de la
retraite que lesdits Protestans luy firent faire plus viste qu’il ne
vouloit de Meaux à Paris, & tous deux pensant de pouvoir par ce moyen
ruiner les Huguenots, qui avoient esté cause de tous les troubles &
massacres survenus pendant l’espace de trente ou quarante ans en ce
Royaume. L’affaire fut concertée fort long-temps, & avec une telle
resolution de la tenir secrete, que Lignerolles Gentilhomme du Duc
d’Anjou, ayant témoigné au Roy, encore bien que couvertement, d’en
sçavoir quelque chose, il fut incontinent aprés dépesché, par un duel
que le Roy même sous main luy suscita. Le lieu choisi pour y attirer
tous les plus riches & autorisez d’entre les Huguenots fut Paris.
L’occasion fut prise sur la réjoüissance des noces entre le Roy de
Navarre, qui estoit de la Religion, & la Reyne Marguerite. La blessure
de l’Amiral causée par le Duc de Guise son ancien ennemy, fut le
commencement de la tragedie: les moyens de l’executer en faisant venir
douze cens Arquebusiers, & les compagnies des Suisses à Paris furent
mêmement approuvez par l’Amiral, sur la croyance qu’il eut que c’estoit
pour le defendre contre la Maison de Lorraine: bref tout fut si bien
disposé, que l’on ne manque en chose quelconque sinon en l’execution, à
laquelle si on eust procedé rigoureusement il faut avoüer que c’eust
esté le plus hardy Coup d’Estat, & le plus subtilement conduit, que l’on
ait jamais pratiqué en France ou en autre lieu. Certes pour moy, encore
que la Saint Barthelemy soit à cette heure également condamnée par les
Protestans & par les Catholiques, & que Monsieur de Thou nous ait
rapporté l’opinion que son pere & luy en avoient par ces vers de Stace,

    [156]_Occidat illa dies ævo, neu postera credant
    Sæcula; nos certè taceamus, & obruta multa
    Nocte, tegi propriæ patiamur crimina gentis._

  [156] Qu’il ne se parle jamais plus de ce jour, & que les siecles
    avenir ne croyent point qu’il ait esté; & pour nous gardons le
    silence & couvrons les crimes de nostre propre nation, les
    ensevelissant dans des profondes tenebres.

Je ne craindray point toutefois de dire que ce fut une action
tres-juste, & tres-remarquable, & dont la cause estoit plus que
legitime, quoy que les effets en ayent esté bien dangereux &
extraordinaires. C’est une grande lascheté ce me semble à tant
d’Historiens François d’avoir abandonné la cause du Roy Charles IX, & de
n’avoir monstré le juste sujet qu’il avoit eu de se défaire de l’Amiral
& de ses complices: on luy avoit fait son procés quelques années
auparavant, & ce fameux arrest estoit intervenu en suite, qui fut
traduit en huit langues, & intimé ou signifié, si l’on peut ainsi dire,
à toutes ses troupes; on avoit donné un second arrest en explication du
premier, & tous les Protestans avoient esté si souvent declarez
criminels de leze Majesté, qu’il y avoit un grand sujet de loüer cette
action, comme le seul remede aux guerres qui ont esté depuis ce
temps-là, & qui suivront peut-estre jusques à la fin de nostre
Monarchie, si l’on n’eust point manqué à l’axiome de Cardan, qui dit:
[157]_Nunquam tentabis, ut non perficias._ (in Proxen.) Il falloit
imiter les Chirurgiens experts, qui pendant que la veine est ouverte,
tirent du sang jusques aux defaillances, pour nettoyer les corps
cacochymes de leurs mauvaises humeurs. Ce n’est rien de bien partir si
l’on ne fournit la carriere: le prix est au bout de la lice, & la fin
regle toujours le commencement. On me pourra toutefois objecter qu’il y
a trois circonstances à cette action qui la rendent extremement odieuse
à la posterité. La premiere que le procedé n’en a pas esté legitime, la
seconde que l’effusion de sang y a esté trop grande, & la derniere que
beaucoup d’innocens ont esté envelopez avec les coupables. Mais pour y
satisfaire je répondray à ce qui est de la premiere, qu’il faut entendre
là-dessus nos Theologiens lors qu’ils traittent [158]_de fide Hæreticis
servanda_, & cependant je diray de mon chef, que les Huguenots nous
l’ayant rompuë plusieurs fois, & s’estant efforcez de surprendre le Roy
Charles, à Meaux & ailleurs, on pouvoit bien leur rendre la pareille; &
puis ne lisons nous pas dans Platon (_5. de Rep._) que ceux qui
commandent, c’est à dire les Souverains, peuvent quelquefois fourber &
mentir quand il en doit arriver un bien notable à leurs sujets? Or
pouvoit-il arriver un plus grand bien à la France, que celuy de la ruine
totale des Protestans? Certes ils nous la baillerent si belle par leur
peu de jugement, que c’eust presque esté une pareille faute à nous de
les manquer, comme à l’Amiral de s’estre venu enfermer avec toute la
fleur de son party, dans la plus grande ville & la plus ennemie qu’il
pust avoir, sans se défier de la Reyne mere, à laquelle il avoit tué
Charry, de ceux de Lorraine desquels il avoit fait assassiner le Pere, &
du Roy qu’il avoit fait galloper depuis Meaux jusques à Paris. Ne
sçavoit-il pas que sa Religion estant haïe aux personnes mêmement les
plus douces & traitables, elle ne pouvoit estre qu’abominée & detestée
en la sienne, & en celle de tant de coupejarets desquels il estoit
ordinairement accompagné? D’ailleurs le bruit qu’on fit courir en même
temps qu’ils avoient entrepris de nous traitter comme on les traitta
incontinent aprés leur dessein découvert, ne pouvoit-il pas estre
veritable? beaucoup le tiennent pour tres-asseuré, & pour moy j’estime
qu’excepté les Politiques, chacun le peut tenir pour constant. Quant à
ce qui est de l’effusion de sang qu’on dit y avoir esté prodigieuse,
elle n’égaloit pas celle des journées de Coutras, de Saint Denys, de
Moncontour, ny tant d’autres tuëries, desquelles ils avoient esté cause.
Et quiconque lira dans les Histoires, que les habitans de Cesarée
tuërent quatre-vingts mille Juifs en un jour; qu’il en mourut un million
deux cens quarante mille en sept ans dans la Judée; que Cesar se vante
dans Pline d’avoir fait mourir un million cent nonante & deux mille
hommes en ses guerres étrangeres; & Pompée encore davantage; que Quintus
Fabius envoya des Colonies en l’autre monde, de 100000 Gaulois, Caius
Marius de 200000 Cimbres, Charles Martel de 300000 Theutons; que 2000
Chevaliers Romains, & 300 Senateurs, furent immolez à la passion du
Triumvirat, quatre legions entieres à celle de Sylla, 40000 Romains à
celle de Mithridate; que Sempronius Gracchus ruina 300 villes en
Espagne, & les Espagnols toutes celles du Nouveau monde, avec plus de 7
ou 8 millions d’habitans: Qui considerera, dis-je, toutes ces sanglantes
tragedies, une bonne partie desquelles se trouve enregistrée dans le
traitté de la Constance de Juste Lipse, il aura assez de quoy s’étonner
parmy tant de barbaries, & de croire aussi que celle de la Saint
Barthelemy n’a pas esté des plus grandes, quoy qu’elle fust une des plus
justes & necessaires. Pour la troisiéme difficulté elle semble assez
considerable, veu que beaucoup de Catholiques furent enveloppez dans la
même tempeste, & servirent de curée à la vengeance de leurs ennemis;
mais il ne faut que la maxime de Crassus dans Tacite (_Annal. 14._) pour
luy fournir en deux mots de réponse, [159]_habet aliquid ex iniquo omne
magnum exemplum, quod contra singulos utilitate publica rependit_. D’où
vient doncques que cette action, puis qu’elle estoit si legitime &
raisonnable, a neanmoins esté & est encore tellement blâmée & décriée;
pour moy, j’en attribue la premiere cause à ce qu’elle n’a esté faite
qu’à demy, car les Huguenots qui sont restez, auroient mauvaise grace de
l’approuver, & beaucoup de Catholiques qui voient bien qu’elle n’a de
rien servy, ne se peuvent empescher de dire, qu’on se pouvoit bien
passer de l’entreprendre, puis que l’on ne la vouloit pas achever; où au
contraire si l’on eust fait main basse sur tous les Heretiques, il n’en
resteroit maintenant aucun au moins en France pour la blâmer, & les
Catholiques pareillement n’auroient pas sujet de le faire, voyant le
grand repos & le grand bien qu’elle leur auroit apporté. La seconde
raison est, que suivant le dire du Poëte,

    [160]_Segnius irritant animos demissa per aures,
    Quam quæ sunt oculis subjecta fidelibus._

  [157] Il ne faut jamais rien entreprendre si on ne le veut achever.

  [158] De la foy qu’on doit tenir aux heretiques.

  [159] Tout grand exemple a quelque chose d’injuste, qui est recompensé
    envers les particuliers par l’utilité publique qu’il procure.

  [160] Ce qu’on dit doucement à l’oreille irrite bien plus lentement
    les esprits, que ce qu’on voit d’un œil fidelle.

Aussi voyons nous qu’on ne parle pas en si mauvais termes de cette
execution en Italie & aux autres Royaumes étrangers, comme l’on fait en
France, où elle a esté faite, au milieu de Paris, & en presence d’un
million de personnes; & qu’ainsi ne soit les Polonois, qui en receurent
l’histoire & le narré particulier, de la part même des plus seditieux &
depitez Ministres, pendant que l’Evêque de Valence briguoit leurs
suffrages pour l’élection de Henry III, ne firent pas grande difficulté
de les luy accorder, parce qu’ils sçavoient bien, qu’il ne faut pas
juger du naturel d’un Prince, sur le seul pied de quelque action
extraordinaire & violente, à laquelle il aura esté forcé par de
tres-justes & puissantes raisons d’Estat. J’ajouste que cette action
n’est pas encore beaucoup éloignée de nostre memoire; Que la pluspart de
nos Histoires ont esté faites depuis ce temps-là par des Huguenots, &
enfin que nous en avons la description si ample, & si particuliere dans
les Memoires de Charles IX, l’Histoire de Beze, les Martyrologes, &
beaucoup d’autres livres composez à dessein par les Protestans, pour
condamner cette action, que rien n’y estant oublié de tout ce qui la
peut rendre blâmable & odieuse, il ne se peut pas faire aussi, que ceux
qui entendent la deposition de ces témoins corrompus, ne soient de leur
opinion; quoy que tous ceux qui la dépoüillent de ces petites
circonstances, & qui en veulent juger sans passion, soient d’un
sentiment contraire. Au reste personne ne peut nier, qu’il ne soit mort
tant de factieux, & de personnes de commandement à la journée de la
Saint Barthelemy, que depuis ce temps-là les Huguenots n’ont pû faire
des armées d’eux-mêmes; & que ce coup n’ait rompu toutes les
intelligences, toutes les cabales & menées qu’ils avoient tant au dedans
qu’au dehors du Royaume, & qu’enfin ce n’ait esté peu de chose de tous
leurs plus grands efforts, lors qu’ils n’ont point esté soustenus par
les broüilleries & seditions des Catholiques. Il est vray aussi comme
quelques Politiques ont remarqué, que la même journée a esté cause d’un
mal, duquel on ne se pouvoit jamais douter, car toutes les villes qui
firent la Saint Barthelemy, & qui tuerent les Huguenots pour obeïr au
Roy, & chercher les moyens de mettre le Royaume en paix, ont esté les
premieres à commencer la ligue, sur ce qu’elles craignoient, & non sans
raison, que le Roy de Navarre, qui estoit Huguenot, venant à la
Couronne, il n’en voulust faire quelque ressentiment; & par ce moyen
l’on peut dire que la Saint Barthelemy, pour n’avoir pas esté executée
comme il falloit, non seulement n’appaisa pas la guerre au sujet de
laquelle elle avoit esté faite, mais en excita une autre encore plus
dangereuse.

De plus lors qu’il est question d’autoriser un homme, & l’affaire dont
il se mesle, de mettre en credit quelque Prince, de gagner quelqu’un, ou
de le porter & encourager à quelque resolution importante; je croy que
pour venir plus facilement à bout de ces choses on peut y mesler les
stratagemes & les ruses d’Estat. Ainsi voyons nous que tous les Anciens
Legislateurs voulant autoriser, affermir, & bien fonder les loix qu’ils
donnoient à leurs peuples, ils n’ont point eu de meilleur moyen de le
faire, qu’en publiant & faisant croire avec toute l’industrie possible
qu’ils les avoient receües de quelque Divinité, Zoroastre d’Oromasis,
Trismegiste de Mercure, Zamolxis de Vesta, Charondas de Saturne, Minos
de Jupiter, Lycurgue d’Apollon, Draco & Solon de Minerve, Numa de la
Nymphe Egerie, Mahomet de l’Ange Gabriel; & Moyse, qui a esté le plus
sage de tous, nous décrit en l’Exode comme il receut la sienne
immediatement de Dieu. En consideration de quoy combien que le Regne des
Juifs soit entierement ruïné & aboly, [161]_mansit tamen_, dit
Campanella (in aphorism. Polit.) _religio Mosaïca cum superstitione in
Hebræis & Mahumetanis, & cum reformatione præclarissima in Christianis_.
C’est comme je croy, ce qui a donné sujet à Cardan de conseiller aux
Princes, qui pour estre peu avantagez de naissance ou dépourveus
d’argent, de Partisans, de forces militaires, & de soldats, ne peuvent
gouverner leurs Estats avec assez de splendeur & d’autorité, de
s’appuyer de la Religion, comme firent autrefois & fort heureusement
David, Numa, & Vespasien. Philippe II Roy d’Espagne ayant esté un des
plus sages Princes de son temps, s’avisa aussi d’une fort belle ruse
pour autoriser de bonne heure son fils parmy les peuples à qui il devoit
un jour commander. Car il fit un Edict qui estoit grandement
prejudiciable à ses sujets, faisant courir le bruit qu’il le vouloit
publier & verifier de jour à autre, de quoy le peuple commence à
murmurer & à se plaindre; luy neanmoins persiste en sa resolution,
laquelle est pareillement suivie des plaintes redoublées de son peuple:
enfin le bruit en vient aux oreilles de l’Infant, qui promet d’assister
le peuple, & d’empescher par tous moyens possibles que cet Edict ne soit
publié, menaçant à cet effet ceux qui voudroient entreprendre de
l’executer, & n’oubliant rien de ce qui pouvoit découvrir l’affection
qu’il avoit à delivrer le peuple de cette oppression: de maniere que le
Roy Philippe venant à rachever son jeu, & à ne plus parler de l’Edict,
chacun s’imagina que l’opposition du jeune Prince avoit esté la seule
cause de le faire supprimer; & par cette invention son Pere luy fit
gagner un empire dans le cœur & dans l’affection des Espagnols, qui
estoit beaucoup plus asseuré, que celuy qu’il avoit sur les Espagnes:
[162]_longe enim valentior est amor ad obtinendum quod velis, quàm
timor_, dit Pline le jeune. (_8. epist._) Bref si nous prenons garde aux
moyens que l’on pratiqua pour convertir Henry IV à la Religion
Catholique, & pour l’y confirmer, nous trouverons que ç’a esté une
action conduite avec beaucoup d’esprit & d’industrie. Car encore que
nous la devions tenir pour tres-veritable & asseurée, comme en effet
tant de témoignages qu’il en a rendus tout le temps de sa vie, ne
permettent pas à personne de pouvoir douter qu’elle ne fust telle. Si
toutefois nous voulons nous donner cette liberté de la considerer en
Politique, nous pouvons facilement y remarquer trois choses, sçavoir les
motifs de sa conversion, qui ne furent autres que l’obstinée resistance
de Monsieur du Maine, lequel pour cette occasion est qualifié dans les
memoires de Tavanes, _seul auteur aprés Dieu de la conversion de Henry
IV_, & la verité est qu’il n’avoit tenu qu’à luy de traiter
tres-avantageusement, lors que sa Majesté n’estoit encore convertie:
Mais soit que Dieu eust fortifié son zele, ou que les esperances
mondaines l’eussent charmé, il se reduisit comme dit l’Italien _al
verde_, & ne faisant rien pour soy, il fit beaucoup pour la France. On
met aussi entre les motifs de cette conversion le conseil donné au Roy
par Monsieur de Sully, l’un des principaux & des mieux sensez Huguenots
de son armée, _que la Couronne de France valoit bien la peine d’entendre
une Messe_. Pour ce qui est des circonstances de la conversion, il s’y
en passa deux fort remarquables; la premiere que le Roy fut instruit &
catechisé non par quelque Theologien bigot ou superstitieux qui luy eust
peut-estre rendu l’entrée de nos Eglises semblable à ces portiques &
vestibules, de qui le Poëte a dit,

    [163]_Centauri in foribus stabulant, scyllæque biformes._

  [161] Toutefois la religion Mosaïque est restée avec superstition
    parmy les Juifs & les Mahometans, & avec une tres-belle reformation
    parmy les Chrestiens.

  [162] Car l’amour est infiniment plus puissant que la crainte, pour
    nous faire obtenir quelque chose.

  [163] Il y a des Centaures aux Portes, & des Scylles à deux formes.

Mais par René Benoist Docteur en Theologie, & Curé de la paroisse de S.
Eustache, lequel, si l’on en peut juger suivant le commun bruit, & ce
qui se passa à l’article de sa mort, n’estoit ny Catholique trop zelé,
ny Huguenot obstiné. D’où vient que maniant dextrement la conscience du
Roy, & de la même sorte qu’il avoit fait celle de ses Paroissiens,
pendant l’espace de 25 ou 30 ans, il luy fit seulement comprendre les
principaux Mysteres, ne luy exaggerant point beaucoup de petites
ceremonies & traditions, & conduit plûtost cette conversion en homme
avisé & en Politique, que non pas en scrupuleux & superstitieux
Theologien. La seconde chose notable fut l’Histoire de la possedée
Marthe Brossier, laquelle à dire vray n’estoit qu’une pure feinte,
entreprise par quelques zelez Catholiques, & appuyée par un bon
Cardinal, afin que le Diable duquel on feignoit qu’elle fust possedée
venant à estre chassé par la vertu du S. Sacrement, le Roy eust occasion
de croire la presence réelle en l’Eucharistie, de laquelle presence ou
pour mieux dire transsubstantiation, on ne tenoit pas qu’il fust
entierement persuadé. Mais luy qui ne se laissoit pas facilement
surprendre, voulut qu’auparavant que d’en venir aux exorcismes, les
Medecins & Chirurgiens fussent appellez pour en dire leur avis, lequel
ayant esté conceu en ces termes rapportez par Monsieur Marescot, dans le
petit livret qu’il a composé sur cette Histoire: [164]_Naturalia multa,
ficta plurima, à dæmone nulla._ Cette pauvre possedée, aprés avoir
découvert l’ignorance & la bestise de tous les bigots de Paris, fut
menacée du fouët, si elle n’en sortoit bien-tost. C’est pourquoy certain
Abbé la mena à Rome, d’où Monsieur le Cardinal d’Ossat la fit si
promptement chasser, qu’elle n’eust pas le loisir d’y surprendre
personne. La derniere chose que l’on peut remarquer en cette conversion,
est ce qui se passa en suite. Sur quoy le Politique qui doit faire son
profit & tirer instruction des moindres syllabes & remarques des
Historiens, pourra faire reflexion sur ce que répondit un païsan au même
Roy Henry IV, que la poche sent toujours le hareng, comme il
l’interrogeoit sans se faire connoistre de ce que l’on disoit parmy le
peuple de sa conversion: Et aussi que le Mareschal de Biron estant
fasché du refus qu’on luy avoit fait du Gouvernement de Bourg en Bresse,
dit à quelqu’un de ses amys, que s’il avoit esté Huguenot on ne luy
auroit pas refusé; c’est de Cayet (Hist. sept.) que je tiens ces deux
remarques, lesquelles neanmoins, excepté le Politique, personne ne doit
estimer vraysemblables, puis qu’elles sont démenties par beaucoup
d’autres, qui leur sont directement opposées.

  [164] Beaucoup de choses naturelles, quantité de feintes, & aucune de
    la part du Demon.

Finalement la loy des contraires qui se doivent traitter sous même genre
nous oblige de ranger encore icy les occasions qui se peuvent presenter,
de borner ou ruiner la trop grande puissance de celuy qui en voudroit
abuser au prejudice de l’Estat, ou qui par le grand nombre de ses
partisans, & la cabale de ses correspondances, s’est rendu redoutable au
Souverain; voire même s’il faut le dépécher secretement, sans passer par
toutes les formalitez d’une justice reglée, on le peut faire, pourveu
neanmoins qu’il soit coupable, & qu’il ait merité une mort publique,
s’il eust esté possible de le chastier de telle sorte. La raison sur
laquelle Charron fait rouler cette maxime, est que en cela il n’y a rien
que la forme violée, & que le Prince estant maistre des formalitez, il
s’en peut aussi dispenser suivant qu’il le juge à propos. Chez les
Romains, lors que quelqu’un s’efforçoit d’obtenir un office sans le
consentement du peuple, ou qu’il donnoit le moindre soupçon d’aspirer à
la Royauté, on le punissoit de mort _lege Valeria_, c’est à dire le
plutost que l’on pouvoit, & sans forme de justice, à laquelle on
songeoit seulement aprés l’execution. Le fameux Juris Consulte Ulpian
passe encore plus outre quand il dit, que [165]_si forte latro
manifestus, vel seditio prærupta, factioque cruenta, vel alia justa
causa moram non recipiant, non pœnæ festinatione, sed præveniendi
periculi causa punire permittit, deinde scribere_: telles furent les
executions de Parmenion & Philotas par Alexandre; de Plautian & de
Seianus chez les Romains, de Guillaume Mason en Sicile, de Messieurs de
Guise & du Mareschal d’Ancre sous le regne de deux de nos Roys, & du
Colonel des Lansquenets dans Pavie, auquel Antonio de Leve fit donner un
boüillon alteré, parce qu’il y fomentoit le trouble & la sedition. Or
quoy que ces actions ne puissent estre legitimées, que par une necessité
extraordinaire & absolüe, & qu’il y ait de l’injustice & de la barbarie
à les pratiquer trop souvent; les Espagnols neanmoins ont trouvé moyen
de les accommoder à leurs consciences, & de surmonter beaucoup de
difficultez en les prattiquant. Car ils donnent des juges cachez &
secrets à celuy qu’ils estiment criminel d’Estat, ils instruisent son
procés, le condamnent, & cherchent aprés de faire mettre leur sentence
en execution par tous moyens possibles. Antoine Rincon Espagnol & par
consequent sujet de Charles V, ne pouvant demeurer en seureté à son païs
se retire vers François I, & est envoyé par luy à Constantinople, pour
traitter d’une alliance avec Soliman: l’Empereur qui prevoyoit bien le
dommage que luy pouvoit apporter cette Ambassade, fait tuer Rincon &
Cesar Fregose son Collegue, comme ils descendoient sur le Po pour aller
à Venise, par l’entremise d’Alfonse d’Avalos son Lieutenant au Milanois;
de quoy tant s’en faut que ledit Empereur s’estimast coupable, que même
un de nos Evêques a bien voulu plaider pour son innocence, [166]_Rinco
exul Hispanus, & Francisci apud Solymannum legatione functus, non
injuria fortasse, Fregosus præter jus cæsus videbatur._ (Belcar. lib.
22.) André Doria ayant quitté le party du Roy de France, & pris celuy de
l’Empereur, sous la faveur duquel il tenoit la ville de Genes comme en
esclavage, Louys Fieschy Citoyen de la même ville, entreprend avec
l’assistance de Henry II, & de Pierre Louys Farnese Duc de Parme & de
Plaisance, de la mettre en liberté: il tuë d’abord Jannetin Doria & se
noie par hazard, lors que l’entreprise estoit à peine commencée: Que
fait l’Empereur Charles V? sur cet incident il fait resoudre en son
Conseil secret, que Pierre Louys est criminel de leze Majesté, & envoye
les ordres en même temps à Doria de le faire assassiner, & à Gonzague
Gouverneur de Milan de se saisir de la ville de Plaisance; ce qui fut
ponctuellement executé suivant le projet qu’il en avoit donné: & quoy
qu’il ait fait le possible pour témoigner qu’il n’avoit eu aucune part
en cette execution, tous les Historiens neanmoins écrivent le contraire,
& le distique rapporté par Noël des Comptes nous apprend assez ce que
l’on en croyoit dés ce temps-là:

    [167]_Cæsaris injussu cecidit Farnesius Heros,
    Sed data sunt jussu præmia sicariis._

  [165] Si par fortune un larron manifeste, ou une sedition dangereuse,
    & une faction sanglante, ou quelque autre juste cause, ne demandent
    aucun retardement, il est permis de punir, non pas pour haster la
    punition, mais pour prevenir le danger; & puis écrire ou faire les
    formalités du procés.

  [166] Il sembloit que Rincon banni d’Espagne, & Ambassadeur de
    François vers Soliman, n’avoit pas esté tué à tort, ni Fregose tout
    à fait contre le droit.

  [167] Le Heros Farnese fut assassiné sans que l’Empereur l’eût
    commandé, mais les meurtriers furent recompensez par son ordre.

Quoy plus, le Cardinal George de Hongrie ne fut-il pas sententié de la
même façon, & executé encore avec plus d’inhumanité par Ferdinand
d’Austriche, sur la crainte qu’il eut que ledit Cardinal ne recherchast
l’assistance du Turc, pour commander toujours dans la Transilvanie? Et
n’avons nous pas veu depuis quatre ans seulement, que le Walstein a esté
assassiné dans Egra, par les secretes menées du Comte d’Ognate, qui
estoit pour lors Ambassadeur du Roy d’Espagne auprés de l’Empereur? &
que le Bourgmestre la Ruelle a esté traitté de la même sorte dans la
ville de Liege par le Comte de Warfuzée, suivant les Ordres que le
Marquis d’Aytone Gouverneur des armes du Païs-bas luy en avoit donnez,
avec des formalitez si precises, que celles de le faire mourir _bien
confessé & resigné à la volonté de Dieu_, n’y estoient pas oubliées,
pour valider davantage cette action, & la rendre semblable à une
sentence criminelle legitimement rendue & executée? Bref cette maniere
de justice est tellement en usage dans les Maisons d’Austriche &
d’Espagne, que le pere même ne voulut pas en exempter son propre fils,
lors qu’il jugea qu’il estoit moins expedient pour le bien de son
Royaume de le laisser vivre, que de le faire mourir. [168]_Cætera enim
maleficia tunc persequare cum facta sunt, hoc nisi provideris ne
accidat, ubi evenit, frustra judicia explores_, comme disoit fort bien
Caton en discourant de la conjuration de Catilina dans Saluste. Et
pleust à Dieu que ce grand Empereur Charles V, qui avoit tant fait
d’autres Coups d’Estat, ne fust point demeuré court en celuy qu’il
falloit pratiquer sur la personne de Luther, lors qu’il comparut à la
Conference d’Ausbourg! nous ne serions pas maintenant contraints de dire
avec le Poëte Lucian,

    [169]_Heu quantum terræ potuit Pelagique parari,
    Hoc quem civiles fuderunt sanguine dextræ._

  [168] Poursuivez la punition des autres crimes quand on les a commis,
    mais pour celuy-cy, si vous ne le prevenez avant sa naissance, quand
    il est arrivé en vain recherchez-vous d’en faire justice.

  [169] Helas! quelle grande étendue de terre & de mer auroit-on pû
    acquerir par ce sang que les guerres civiles ont fait verser.

Et nous n’aurions pas éprouvé combien ce vers de Lucrece estoit
veritable,

    [170]_Religio peperit scelerata atque impia facta._

  [170] La religion a produit des actions méchantes & impies.

Car pour ne rien dire de l’Allemagne, & des autres païs étrangers, l’on
a verifié (_Bodin & autres_) que depuis les premiers tumultes excitez
par les Calvinistes jusques au regne de Henry IV, les pretendus Reformez
nous ont livré cinq batailles tres-cruelles & sanglantes, & ont esté
cause de la mort d’un million de personnes, des surprises de 300 villes,
d’une dépense de 150 millions pour le seul payement de la gendarmerie, &
que neuf villes, 400 villages, 20000 eglises, 2000 Monasteres, & 10000
Maisons ont esté tout à fait bruslées ou razées. A quoy si l’on joint ce
qui s’est passé dans les dernieres guerres contre le Roy d’à present, je
m’asseure que l’on pourra bastir un spectacle d’horreur, capable
d’émouvoir à compassion les cœurs les plus inhumains, & de tirer encore
cette exclamation de la bouche des plus retenus,

    [171]_Tantum religio potuit suadere malorum
    Horribili super aspectu mortalibus instans!_

  [171] La religion a-t-elle pû conseiller tant de maux, qui servent
    maintenant d’un triste spectacle aux mortels!

Or d’autant que personne n’a encore fait de reflexion sur cette Histoire
de Luther, je diray en passant que l’on fit trois grandes fautes, à mon
avis, lors qu’il commença de publier ses heresies: la premiere d’avoir
permis qu’il passast de la correction des mœurs à celle de la doctrine,
puisque la plus commune est toujours la meilleure, qu’il est
tres-dangereux d’y rien changer & peu utile, que ce n’est pas à un
particulier de le faire, & enfin qu’un Royaume Chrestien bien policé ne
doit jamais recevoir d’autres nouveautez en la religion, que celles que
les Papes ou Conciles ont accoustumé d’y introduire de temps en temps
pour s’accommoder au besoin que l’Eglise en peut avoir, laquelle Eglise
doit estre la seule regle de la sainte Ecriture & de nostre foy, comme
les Conciles le sont de l’Eglise, & entre les Conciles celuy-là qui a
esté celebré le dernier doit estre preferé à tous les precedens. La
seconde fut, que Luther estant venu de bonne foy à Ausbourg pour
conferer & s’accorder, s’il estoit possible, avec les Catholiques, le
Cardinal Cayetan devoit accepter les offres qu’il fit de ne plus rien
dire, ny écrire en la matiere dont il s’agissoit, pourveu que
reciproquement on imposast silence à Ecchius, Cochleus, Sylvester
Prierias, & autres ses adversaires: & non pas le presser de se dédire en
public, & de chanter la palinodie de tout ce qu’il avoit dit & presché,
avec tant d’ardeur & de vehemence. Aprés quoy la troisiéme faute fut de
n’avoir pas eu recours à un Coup d’Estat lors que l’on vit qu’il prenoit
le frain aux dents, & qu’il regimboit à bon escient contre le zele
indiscret du Legat. Car il luy falloit jetter quelque os en bouche, ou
luy cadenasser la langue en mettant dessus un Aigle, puisque les Bœufs &
les Syrenes, que l’on employoit à même fin au temps passé, ne sont plus
en usage, c’est à dire qu’il le falloit gagner par quelque bon benefice
ou pension, comme l’on a fait du depuis beaucoup des plus doctes &
autorisez Ministres. Ferrier avoit bien entrepris il n’y a pas trente
ans, d’aller soûtenir dans la ville de Rome que le Pape estoit
l’Antichrist; & toutefois la Reine Mere n’eut pas grande peine à luy
faire quitter son party, pour se ranger au nostre: Et Monsieur le
Cardinal de Richelieu fut-il jamais venu à bout de tant de glorieuses
entreprises contre les Huguenots, s’il ne se fust servy bien à propos
des finances du Roy, pour gagner tous leurs meilleurs Capitaines? tant
ce dire d’Horace est veritable:

    [172]_Aurum per medios ire satellites
    Et perrumpere amat saxa, potentius
    Ictu fulmineo._

(Ode 16. l. 3.)

  [172] L’or passe au travers des gardes & brise les rochers avec un
    plus violent effort que le tonnerre.

Que si l’on ne pouvoit venir à bout de Luther par ce moyen-là, il
falloit en pratiquer un autre, & faire en sorte de le mettre en lieu de
seureté, comme l’on a fait depuis peu l’Abbé du Bois & le Benedictin
Barnese; ou passer outre, & l’expedier sourdement, comme l’on dit que
Catherine de Medicis, fit un signalé Magicien; ou publiquement & par
forme de justice, comme les Peres du Concile de Constance avoient fait
Jean Huz & Hierôme de Prague: quoy qu’à dire vray les premiers moyens
estoient plus à propos, puis qu’ils estoient les plus doux, faciles &
couverts, & qu’ils pouvoient plus asseurément produire l’effet que l’on
en esperoit; ce que ne pouvoient pas faire les derniers, qui eussent
peut-estre aigry l’esprit du Duc de Saxe, & confirmé davantage les
Sectateurs de Luther en leurs fausses opinions; ce que disoit un ancien
des Chrestiens, [173]_Sanguis Martyrum semen Christianorum_, se pouvant
aussi dire de tous ceux qui ont une fois commencé à maintenir des
opinions qu’ils se persuadent estre veritables. Et en effet Henry II,
pensant étouffer par ce genre de supplice, non l’heresie, mais les
occasions que pourroient avoir un jour les Princes étrangers de le
traverser par le moyen des Calvinistes, comme il avoit broüillé &
traversé l’Empereur en assistant les Lutheriens d’Allemagne, il se
trompa de telle sorte que le nombre des Heretiques croissant tous les
jours davantage, ils broüillerent enfin la France sous Charles neuf de
la façon que chacun sçait; & Henry troisiéme ne pouvant moins faire que
de s’appuyer de leurs forces, cela échauffa tellement la melancolie & le
zele indiscret du Jacobin, qu’il n’apprehenda point de perdre sa vie
pour luy oster la sienne. Le docte Mathematicien Regiomontanus ayant
esté appellé d’Allemagne à Rome pour servir à la reformation du
Calendrier, il y mourut lors qu’il estoit au plus fort de son travail, &
si l’on en veut croire ses amis, & la plus grande part des Heretiques,
ce fut par un Coup d’Estat de Gregoire XIII, qui aima mieux joüer du
gobelet, que de voir son dessein & le travail des plus habiles
Astronomes de l’Italie non seulement retardé, mais entierement renversé
par les oppositions d’un si docte personnage: Mais il est tres-certain,
que la mort de Regiomontanus ne doit aucunement flestrir l’innocence
d’un si bon & si genereux Pape, puis que ce fut plustost un crime des
enfans de George Trapezonze, lesquels faschez de sa mort, & croyant que
Regiomontanus en estoit cause, pour avoir trop librement remarqué une
infinité de fautes dans la traduction Latine de l’Almageste de Ptolomée
faite par ledit Trapezonze, ils se resolurent enfin de luy rendre la
pareille & de le traitter plutost à la Grecque qu’à la Romaine. Si les
Venitiens eussent esté aussi innocens de la mort de leur Citoyen
Lauredan, que le Pape de celle de Regiomontanus, Bodin (_l. 6._)
n’auroit pas remarqué dans sa methode qu’il ne vescut guere, aprés avoir
appaisé par sa seule presence, une furieuse sedition des gens de la
Marine, acharnez contre la populace, aprés que tous les Magistrats & les
forces même de la ville assemblées, n’y avoient pû donner ordre.
Peut-estre craignoient-ils qu’ayant reconnu quel estoit son pouvoir, &
quel empire il avoit sur les sujets de la Republique, il ne luy prist
envie de se rendre maistre absolu de leur Estat; Peut-estre aussi le
firent-ils par jalousie & emulation, comme Aristote dit que les
Argonautes ne voulurent point d’Hercule en leur compagnie, crainte que
toute la gloire d’une si belle entreprise ne fust attribuée à sa seule
valeur & vertu:

    [174]_Urit in fulgore suo qui prægravat artes
    Infra se positas._

(Horat. Ep. l. 2. ep. 1.)

  [173] Le sang des Martyrs est la semence des Chrestiens.

  [174] Car celuy de qui la valeur ternit la gloire de toutes autres
    entreprises que des sienes, attire l’envie par l’éclat de ses
    glorieuses actions.

Et le même ajouste que les Ephesiens bannirent leur Prince Hermodorus,
parce qu’il estoit trop homme de bien. C’est la raison qui fit établir
l’Ostracisme à Athenes, & qui obligea Scipion & Hannibal à faire mourir
deux braves soldats leurs prisonniers. Mais si le stratageme estoit vray
duquel on dit que les Venitiens se servirent il n’y a pas long-temps,
lors qu’ils firent courir le bruit que le Duc d’Ossone vouloit
entreprendre sur leur ville, je croy que ç’a esté un des plus judicieux
dont nous ayons encore parlé; aussi leur estoit-il tres-important de le
faire, pour obliger l’Ambassadeur d’un des plus grands Princes de
l’Europe, à quitter ses prattiques qui n’alloient à rien moins qu’à la
ruine de leur Estat, & le forcer en suite à une honneste retraite. C’est
ainsi qu’il faut reserver ces grands remedes pour les maladies
perilleuses, & pour s’en servir comme Horace dit qu’il faut faire des
Dieux, que l’on introduit aux tragedies, pour achever & finir ce dont
les hommes ne peuvent plus venir à bout.

    [175]_Nec Deus intersit nisi dignus vindice nodus
    Adfuerit._

(De arte poëtica ad Pis.)

  [175] Il ne faut point qu’un Dieu s’entre-mêle dans l’action, si
    quelque incident n’y met un nœud qui ne se puisse défaire par un
    autre moyen.

Ou comme les Mariniers font de l’ancre double, qu’ils ne jettent en mer
qu’aprés avoir perdu toute autre asseurance. Et à la verité si un
Conseiller ou Ministre proposoit, à toutes les difficultez qui se
presentent, d’en sortir par quelqu’un de ces expediens, il ne le
faudroit pas tenir pour moins sot & méchant, que seroit le Chirurgien
qui voudroit guerir chaque blessure en brûlant ou coupant le membre qui
l’auroit receuë, [176]_extremis siquidem malis extrema remedia adhibenda
sunt_. J’ajouste que si le même Conseiller abuse de ces remedes pour
appuyer ses interests, ou donner plus de champ à ses passions, outre
qu’il trahit le service de son Maistre, il se rend encore coupable
devant Dieu, & devant les hommes, du mal qu’il entreprend de faire; & le
Souverain même, quand il en use autrement que le bien du public ou le
sien, qui n’en est pas separé, le requiert, il fait plûtost ce qui est
de la passion & de l’ambition d’un Tyran, que l’office d’un Roy. Ainsi
voyons nous que la Reyne Catherine de Medicis, [177]_quam exitio patriæ
natam Mathematici dixerant_, ne pouvant souffrir d’estre mariée à un
fils de Roy sans estre Reyne, employa l’artifice d’un Montecuculi pour
se delivrer du seul obstacle qu’elle en avoit, en la personne de l’aisné
de son mary. [178]_Adfinitatem enim nuper cum Clemente contractam, tanto
sceleri causam dedisse postea compertum, quamvis inscio marito; verùm
illo mortuo, cum frater proximus esset ut in regnum paternum succederet,
omissa indagandæ rei cura est, & suppressa veritas_, comme a fort bien
remarqué Monsieur de Thou dans l’original de son Histoire. Elle
entreprit en suite la protection des Huguenots par lettres & avis
secrets, pour contrecarrer la puissance du Connestable & de Monsieur de
Guise, à l’assassinat duquel arrivé devant Orleans, les memoires de
Tavanes disent qu’elle se vanta d’avoir eu part, comme elle eut encore
du depuis à celuy de l’Amiral; sans toutefois qu’elle eust d’autres
motifs pour joüer toutes ces sanglantes tragedies, que le seul desir de
contenter son ambition, de regner sous le nom de ses enfans, & de
maintenir l’inimitié entre ceux, de qui l’autorité portoit trop
d’ombrage à la sienne.

  [176] Car il ne faut employer les extrêmes remedes qu’aux extrêmes
    maladies.

  [177] Dont les Mathematiciens avoient dit qu’elle estoit née pour la
    ruine de la patrie.

  [178] Car on remarqua puis aprés que l’alliance qui avoit esté
    contractée peu de temps auparavant avec Clement, avoit fourni
    l’occasion d’une si grande méchanceté, quoi qu’à l’insceu de son
    mary: mais quand il fut mort, son frere estant le plus proche qui
    pût succeder au royaume du pere, on negligea d’en faire la
    recherche, & la verité fut par ce moyen supprimée.



Chapitre IV.

De quelles opinions faut-il estre persuadé pour entreprendre des Coups
d’Estat.


Ce n’est pas assez d’avoir monstré les occasions que l’on peut avoir
d’entreprendre ces stratagemes, si nous ne passons plus outre, & que
nous ne declarions aussi de quelles notions & persuasions il faut estre
persuadé, pour les executer avec hardiesse, & en venir à bout
heureusement. Et bien que ce titre semble plûtost appartenir aux
qualitez & conditions du Ministre qui les peut conseiller, je ne lairray
toutefois de coucher icy les principales, puis que ce sont des maximes
tres-certaines, universelles & infaillibles, que non seulement les
conseillers, mais les Princes & toutes personnes de bon sens & de
jugement doivent suivre & observer en toutes les affaires qui leur
peuvent survenir; & au defaut desquelles les raisonnemens que l’on fait
en matiere d’Estat, sont bien souvent cornus, estropiez, & plus
semblables à des contes de vieilles, & de gens grossiers & mechaniques,
qu’à des discours de personnes sages & experimentées aux affaires du
monde.

Boëce ce grand Conseiller d’Estat du Roy Theodoric, nous fournira la
premiere, qu’il exprime en ces termes au livre de la consolation:
[179]_Constat æterna positumque lege est, in mundo constans genitum esse
nihil_; à quoy s’accorde pareillement Saint Hierôme lors qu’il dit en
ses epistres, [180]_omnia orta occidunt & aucta senescunt_: Les Poëtes
aussi ont esté de ce même sentiment.

    [181]_Immortale nihil mundi compage tenetur,
    Non Urbes, non Regna hominum, non aurea Roma._

  [179] C’est un axiome fondé sur une loy eternelle, qu’il n’y a rien
    d’engendré au monde qui ne soit sujet à quelque changement.

  [180] Il n’y a rien qui prenne naissance qui ne meure & tout ce qui
    prend accroissement vieillit.

  [181] Il n’y a rien d’immortel dans le monde, non pas même les villes,
    ny les royaumes des humains, ny Rome qui estoit si opulente.

Et tous ceux-là generalement ne s’en éloignent gueres, qui considerent
avec attention, comme ce grand cercle de l’univers depuis qu’il a une
fois commencé son cours, n’a point cessé d’emporter & faire rouler quant
& soy les Monarchies, les Religions, les sectes, les villes, les hommes,
les bestes, arbres, pierres, & generalement tout ce qui se trouve
compris & enfermé dans cette grande machine; les cieux même ne sont pas
exempts des changemens ny de corruption. Le premier Empire des
Assyriens, celuy des Perses, qui le suivit, ont aussi cessé des
premiers; le Grec & le Romain ne l’ont pas fait plus longue. Ces
puissantes familles de Ptolomée, d’Attalus, de Seleucides ne servent
plus que de fables,

    [182]_Miramur periisse homines, monimenta fatiscunt;
    Mors etiam saxis nominibusque venit._

(Rutil. in Itiner.)

  [182] Nous nous étonnons de la mort des hommes; les sepulcres
    s’ouvrent, car la mort vient attaquer les rochers & les noms.

Cette Isle de Crete où il y avoit cent villes, cette ville de Thebes, où
il y avoit cent portes, cette Troye bastie par les mains des Dieux,
cette Rome qui triompha de tout le monde, où sont-elles maintenant?
[183]_Jam seges est ubi Troia fuit._ Il ne faut doncques pas croupir en
l’erreur de ces foibles esprits, qui s’imaginent que Rome sera toujours
le siege des saints Peres, & Paris celuy des Roys de France.
[184]_Byzantium illud vides quod sibi placet duplicis imperii sede?
Venetias istas quæ superbiunt mille annorum firmitate? Veniet illis sua
dies, & tu Antvverpia, ocelle urbium, aliquando non eris_, disoit
judicieusement Lipse. De maniere que cette maxime estant tres-veritable,
un bon esprit ne desesperera jamais de pouvoir surmonter toutes les
difficultez, qui empescheroient peut-estre quelque autre d’executer ou
d’entreprendre ces affaires d’importance. Comme par exemple, s’il est
question qu’un Ministre, soit pour le service de Dieu, ou pour celuy de
son Maistre, songe aux moyens de ruiner quelque Republique ou Empire,
cette maxime generale luy fera croire de premier abord, qu’une telle
entreprise n’est pas impossible, puis qu’il n’y en a pas une qui jouïsse
du privilege de pouvoir toujours durer & subsister. Et si au contraire,
il est question d’en établir quelque autre, il se servira encore du même
axiome pour se resoudre à l’entreprendre, & il se persuadera d’en
pouvoir venir aussi facilement à bout, comme ont fait les Suisses, les
Lucquois, les Hollandois, & ceux de Geneve, non dans les siecles dont
nous n’avons plus de memoire, mais dans les deux derniers, & quasi de
fraische date. Aussi en est-il de même des Estats, que des hommes, il en
meurt & naist bien souvent, les uns sont étouffez en leurs principes,
les autres passent un peu plus outre, & prennent force & consistance aux
dépens de leurs voisins, beaucoup parviennent même jusques en
vieillesse; mais enfin les forces viennent à leur manquer, ils font
place aux autres, & quittent la partie pour ne la pouvoir plus defendre:

          [185]_Sic omnia verti
    Cernimus, atque alias assumere pondera gentes,
    Concidere has._

  [183] Il croist maintenant du bled là où estoit autrefois Troye.

  [184] Vois-tu cette Constantinople qui se flate du siege d’un double
    empire? & Venise qui se glorifie d’une fermeté de mille ans? Leur
    jour viendra; & toy Anvers, qui es l’œillet de toutes les villes, le
    temps viendra que tu ne seras plus.

  [185] Ainsi voyons nous bouleverser toutes choses; ces nations
    s’affoiblir, & d’autres s’acquerir du pouvoir.

Et alors les premieres maladies les émeuvent, les secondes les
ébranlent, les troisiémes les emportent; Gracchus, Sertorius, Spartacus
donnerent le premier Coup à la Romaine; Sylla, Marius, Pompée, Jules
Cæsar la porterent sur le panchant, à deux doigts de sa ruine, & Auguste
aprés les furies du Triumvirat l’ensevelit, [186]_Urgentibus scilicet
Imperii Romani fatis_: & de la plus celebre Republique du monde il en
fit le plus grand Empire, tout ainsi que des plus grands Empires qui
sont aujourd’huy, il s’en fera quelque jour des fameuses Republiques.
Mais il faut encore observer que ces changemens, ces revolutions des
Estats, cette mort des Empires, ne se fait pas sans entraisner avec soy
les Loix, la Religion & les Sectes: s’il n’est toutefois plus veritable
de dire, que ces trois principes internes des Estats venant à vieillir &
se corrompre, la religion par les heresies ou atheismes; la justice par
la venalité des offices, la faveur des grands, l’autorité des
Souverains; & les Sectes par la liberté qu’un chacun prend d’introduire
de nouveaux dogmes, ou de rétablir les anciens, ils font aussi tomber &
perir tout ce qui estoit basty dessus, & disposent les affaires à
quelque revolte ou changement memorable. Certes si l’on considere bien
maintenant, quel est l’Estat de l’Europe, il ne sera pas aussi difficile
de juger qu’elle doit bien-tost servir de Theatre où se joüeront
beaucoup de semblables tragedies, puis que la pluspart des Estats
qu’elle contient ne sont pas beaucoup éloignez de l’âge qui a fait perir
tous les autres, & que tant de longues & fascheuses guerres ont fait
naistre, & ont augmenté les causes mentionnées cy-dessus, qui peuvent
ruiner la justice; comme le trop grand nombre de Colleges, seminaires,
étudians, joints à la facilité d’imprimer & transporter les livres, ont
déja bien ébranlé les Sectes & la Religion. Et en effet c’est une chose
hors de doute, qu’il s’est fait plus de nouveaux systemes dedans
l’Astronomie, que plus de nouveautez se sont introduites dans la
Philosophie, Medecine & Theologie, que le nombre des Athées s’est plus
fait paroistre depuis l’année 1452, qu’aprés la prise de Constantinople
tous les Grecs, & les sciences avec eux se refugierent en Europe, &
particulierement en France & en Italie, qu’il ne s’en estoit fait
pendant les mille années precedentes. Pour moy je défie les mieux versez
en nostre Histoire de France, de m’y monstrer que quelqu’un ait esté
accusé d’Atheïsme, auparavant le Regne de François I, surnommé le
Restaurateur des lettres, & peut-estre encore seroit-on bien empesché de
me montrer le même dans l’Histoire d’Italie, auparavant les caresses que
Cosme & Laurens de Medicis firent aux hommes lettrez; ce fut de même
sous le siecle d’Auguste que le Poëte Horace (_lib. 1. Ode XXXIV._)
disoit de soy-même:

    [187]_Parcus Deorum cultor, & infrequens,
    Insanientis dum sapientiæ
    Consultus erro._

  [186] Les fatalités de l’Empire Romain estant enfin arrivées.

  [187] L’estude que j’ay faite d’une sagesse insensée, m’avoit rendu si
    peu soigneux d’honorer les Dieux, que je les adorois rarement.

Que Lucrece pensoit bien se concilier la bienveillance de ses lecteurs,
en leur disant qu’il les vouloit delivrer des gesnes & des peines que
leur donnoit la religion,

    [188]_Dum relligionum animos vinclis exsolvere pergo._

  [188] Pendant que je continue à rompre les liens dont la religion a
    embarrassé vos esprits.

Et que S. Paul disoit aux Romains, [189]_tunc veni cum Deus non erat in
vobis_. Ce fut enfin sous les Rois Almansor & Miramolin, plus studieux &
lettrez que n’avoient esté tous leurs Predecesseurs, que les Aladinistes
ou libertins, eurent grande vogue parmy les Arabes: en suite de quoy
nous pouvons bien dire avec Seneque, [190]_ut rerum omnium sic literarum
intemperantia laboramus_.

  [189] Je suis venu à vous, en un temps qu’il n’y avoit point de Dieu
    parmy vous.

  [190] Nous sommes aussi-bien travaillez de l’intemperance des lettres
    que de celle de toutes autres choses.

La seconde opinion de laquelle on doit estre persuadé pour bien reüssir
aux Coups d’Estat, est de croire qu’il ne faut pas remüer tout le monde
pour occasionner les changemens des plus grands Empires, ils arrivent
bien souvent sans qu’on y pense, ou au moins sans que l’on fasse de si
grands preparatifs. Et comme Archimede remuoit les plus pesans fardeaux,
avec trois ou quatre bastons industrieusement joints ensemble, aussi
peut-on quelquefois remüer, voire même ruiner ou faire naistre des
grandes affaires, par des moyens qui sont presque de nulle
consideration. C’est de quoy Ciceron (_Philip. 5._) nous avertit lors
qu’il dit, [191]_quis nesciat, minimis fieri momentis maximas temporum
inclinationes_; le monde suivant la doctrine de Moyse a esté fait de
rien, & en celle d’Epicure il n’a esté composé que du concours de divers
atomes: Et ces grands fleuves qui roulent avec impetuosité presque d’un
bout de la terre à l’autre, sont d’ordinaire si petits vers leurs
sources qu’un enfant les peut facilement traverser,

    [192]_Flumina quanta vides parvis è fontibus orta?_

  [191] Qui est-ce qui ignore que dans un moment il peut arriver de
    grands changemens aux temps.

  [192] Quelles grandes rivieres ne voit on pas qui prenent leur
    naissance de fort petites fontaines?

Il en est de même aux affaires Politiques, une petite flammeche negligée
excite bien souvent un grand feu,

    [193]_Dum neglecta solent incendia sumere vires._

  [193] Lors que les embrasemens ont coustume de se renforcer à mesure
    qu’on les neglige.

Et comme il ne fallut qu’une petite pierre arrachée de la montagne, pour
ruiner la grande statue, ou plutost le grand colosse de Nabuchodonosor;
de même une petite chose peut facilement renverser de grandes
Monarchies. Qui eust jamais creu que le ravissement de Helene, le
violement de Lucrece par Tarquin, & celuy de la fille du Comte Julien
par le Roy Roderic, eussent produit des effets si notables tant en
Grece, qu’Italie & Espagne? Mais qui eust jamais pensé que les Etoles &
Arcades se fussent acharnez à la guerre pour une hure de Sanglier; ceux
de Carthage & de Bisague pour le fust d’un brigantin; le Duc de
Bourgogne & les Suisses pour un chariot de peaux de Mouton; les Frisons
& les Romains du temps de Drusus pour des cuirs de Bœuf; & les Pictes &
Escossois pour quelques Chiens perdus? Ou que du temps de Justinian
toutes les villes de l’Empire eussent pû se diviser & concevoir une
haine mortelle les unes contre les autres, pour le differend des
couleurs qui se portoient aux jeux & recreations publiques? La nature
même semble avoir agreable cette façon de proceder, lors qu’elle produit
les grands & spacieux Cedres d’un petit germe; & les Elephans & Balenes,
d’un atome s’il faut ainsi dire de semence. C’est en quoy elle s’efforce
d’imiter son Createur, qui a coustume de tirer la grandeur de ses
actions, de la foiblesse de leurs principes, & de les mener d’un
commencement debile au progrez d’une perfection accomplie. Et en effet
lors qu’il voulut delivrer son peuple de la captivité de Pharaon, il
n’envoya pas quelque Roy, ou quelque Prince, accompagné d’une puissante
armée, mais il se servit d’un simple homme [194]_impeditioris &
tardioris linguæ, qui pascebat oves Jethro soceri sui_; (Exod. 3. & 4.)
lors qu’il voulut chastier & épouvanter les Egyptiens, il ne se servit
pas du foudre ny du tonnerre, [195]_sed immisit tantum ranas, cyniphes &
locustas & omne genus muscarum_; lors qu’il fallut delivrer les
Philistins, ce fut par les mains de Saül qu’il fit couronner Roy de son
peuple, au même temps qu’il ne pensoit qu’à chercher [196]_asinas patris
sui Cis_; (1 Reg. 11.) ainsi pour combattre Goliath, il choisit David
[197]_dum ambulabat post gregem patris sui_; (c. 17.) & pour delivrer
Bethulie de la persecution d’Holofernes, il n’employa point de puissans
& courageux soldats, [198]_sed manus fœminæ dejecit eum_. (Judith. 9.)
Mais puis que ces actions sont autant de miracles, & que nous ne pouvons
pas les tirer en consequence, faisons un peu de reflexion sur la
grandeur de l’Empire du Turc, & sur les merveilleux progrez que font
tous les jours les Lutheriens & Calvinistes, & je m’asseure que l’on
sera contraint d’admirer comme le dépit de deux Moines qui n’avoient
pour toutes armes que la langue & la plume, ont pû estre cause de si
grandes revolutions, & de changemens en la Police & en la Religion si
extraordinaires. Aprés quoy il faut avoüer que les Ambassadeurs des
Scythes avoient bonne raison de remonstrer à Alexandre, que [199]_fortis
Leo aliquando minimarum avium pabulum est, ferrum rubigo consumit, &
nihil est cui periculum non immineat ab invalido_. C’est doncques le
devoir du bon Politique, de considerer toutes les moindres circonstances
qui se rencontrent aux affaires serieuses & difficiles, pour s’en
servir, en les augmentant, & en faisant quelquefois d’une Mouche un
Elefant, d’une petite égratignure une grande playe, & d’une étincelle un
grand feu; ou bien en diminuant toutes ces choses suivant qu’il en sera
besoin pour favoriser ses intentions. Et à ce propos il me souvient d’un
accident peu remarqué qui se passa aux Estats tenus à Paris l’an 1615,
lequel neanmoins estoit capable de ruiner la France, & de luy faire
changer sa façon de Gouvernement, si l’on n’y eust promptement remedié;
car la Noblesse ayant inseré dans son cahier de remonstrances un article
pour faire comprendre le bien qui pouvoit revenir à la France de la
cassation du droit annuel, ou pour estre mieux entendu de la Polette, le
Tiers Estat qui se croyoit grandement lesé par cette proposition, en
coucha un autre dans le sien, par lequel le Roy estoit supplié, de
retrancher les pensions qu’il donnoit à beaucoup de Gentilshommes qui ne
luy rendoient aucun service; là-dessus chaque partie commence à
s’alterer, & chacun de son costé envoye des deputez pour faire entendre
ses raisons; ils se rencontrent, & en viennent aux injures, les deputez
de la Noblesse appellant ceux du Tiers Estat des Rustres, & les menaçant
de les traitter à coups d’éperon; ceux-cy répondent qu’ils n’avoient pas
la hardiesse de le faire, & que s’ils y avoient seulement songé, il y
avoit 100000 hommes dans Paris, qui en tireroient la raison sur le
champ: cependant quelques Magistrats & Ecclesiastiques qui estoient
presens à ces discours, jugeant bien des dangereuses consequences qui en
pouvoient arriver, vont à bride abbatue au Louvre, avertissent le Roy de
ce qui se passe, le prient & conjurent d’y remedier promptement, & font
en sorte que Sa Majesté, les Reynes & tous les Princes y interposant
leur autorité, defenses furent faites sur peine de la vie, de plus
parler de ces deux articles, ny de plus tenir aucun discours de tout ce
qui s’estoit passé à leur sujet; & bien nous prit de ce qu’on y apporta
si promptement remede: car si les deputez de la Noblesse eussent passé
des paroles aux effets, ceux du Tiers Estat se fussent peut-estre
rencontrez si violents, obstinez & vindicatifs, & le peuple de Paris en
telle verve & disposition, que toute la Noblesse qui y estoit, eust
couru grande risque d’estre sacagée, & peut-estre qu’en suite on eust
fait le même par toutes les autres villes du Royaume, qui suivent
d’ordinaire l’exemple de la Capitale.

  [194] Qui n’avoit pas la langue bien pendue & avoit peine à parler, &
    qui paissoit les brebis de son beaupere Jethro.

  [195] Mais leur envoya des grenoüilles, des sauterelles, des mouches à
    chien, & toutes autres sortes de mouches.

  [196] Les ânesses de Cis son pere.

  [197] Lors qu’il alloit aprés le troupeau de son pere.

  [198] Mais il fut abbatu par la main d’une femme.

  [199] Quelquefois le Lion courageux sert de pasture aux plus petits
    oiseaux, que la roüillure consume le fer, & qu’il n’y a rien qui ne
    coure risque d’estre endommagé de la plus foible chose.

Or parce que si cet accident fust arrivé, c’eust esté par le moyen de la
populace, laquelle sans juger & connoistre ce qui estoit de la raison,
se fust jettée à l’impourveu & à l’étourdie, sur ceux qu’on luy auroit
mis les premiers en butte de sa fureur; il n’est pas hors de propos
d’avertir & de mettre pour une troisiéme persuasion, que les meilleurs
Coups d’Estat se faisant par son moyen on doit aussi particulierement
connoistre, quel est son naturel, & avec combien de hardiesse &
d’asseurance on s’en peut servir, & la tourner & disposer à ses
desseins. Ceux qui en ont fait la plus entiere & la plus particuliere
description, la representent à bon droit comme une beste à plusieurs
testes, vagabonde, errante, folle, étourdie, sans conduite, sans esprit,
ny jugement. Et en effet si l’on prend garde à sa raison, Palingenius
dit, que

    [200]_Judicium vulgi insulsum, imbecillaque mens est._

(in Piscib.)

  [200] Le jugement du commun peuple est toujours sot, & son entendement
    foible.

Si à ses passions, le même ajouste,

    [201]_Quod furit atque ferit sævissima bellua vulgus._

(in Sagitt.)

  [201] Que la populace est une tres-cruelle beste, & qu’elle devient
    furieuse & frape le plus souvent.

Si à ses mœurs & façons de faire, [202]_Hi vulgi mores, odisse
præsentia, ventura cupere, præterita celebrare._ Si à toutes ses autres
qualitez, Saluste nous la represente, [203]_ingenio mobili, seditiosam,
discordiosam, cupidam rerum novarum, quieti & otio adversam_. Mais moy
je passe plus outre, & dis qu’elle est inferieure aux bestes, pire que
les bestes, & plus sotte cent fois que les bestes mêmes; car les bestes
n’ayant point l’usage de la raison, elles se laissent conduire à
l’instinct que la Nature leur donne pour regle de leur vie, actions,
passions & façons de faire, dont elles ne se departent jamais, sinon
lors que la méchanceté des hommes les en fait sortir. Là où le peuple
(j’entens par ce mot le vulgaire ramassé, la tourbe & lie populaire,
gens sous quelque couvert que ce soit de basse, servile, & mechanique
condition) estant doüé de la raison; il en abuse en mille sortes, &
devient par son moyen le Theatre où les Orateurs, les Predicateurs, les
faux Prophetes, les imposteurs, les rusez politiques, les mutins, les
seditieux, les dépitez, les superstitieux, les ambitieux, bref tous ceux
qui ont quelque nouveau dessein, representent leurs plus furieuses &
sanglantes tragedies. Aussi sçavons nous que cette populace est comparée
à une mer sujette à toutes sortes de vents & de tempestes: au Cameleon
qui peut recevoir toutes sortes de couleurs excepté la blanche; & à la
sentine & cloaque dans laquelle coulent toutes les ordures de la maison.
Ses plus belles parties sont d’estre inconstante & variable, approuver &
improuver quelque chose en même temps, courir toujours d’un contraire à
l’autre, croire de leger, se mutiner promptement, toujours gronder &
murmurer: bref tout ce qu’elle pense n’est que vanité, tout ce qu’elle
dit est faux & absurde, ce qu’elle improuve est bon, ce qu’elle approuve
mauvais, ce qu’elle louë infame, & tout ce qu’elle fait & entreprend
n’est que pure folie. Aussi est-ce ce qui a fait dire à Seneque, (_de
vita B. cap. 2._) [204]_Non tam bene cum rebus humanis geritur ut
meliora pluribus placeant: argumentum pessimi est turba._ Et le même ne
donne autre avis pour connoistre les bonnes opinions & comme parle le
Poëte Satyrique, [205]_quid solidum crepet_, sinon de ne pas suivre
celle du peuple, [206]_Sanabimur si modo separemur à cœtu._ Que Postel
luy persuade que Jesus-Christ n’a sauvé que les hommes, & que sa mere
Jeanne doit sauver les femmes, il le croira soudain. Que David George se
dise fils de Dieu, il l’adorera. Qu’un tailleur enthousiaste & fanatique
contrefasse le Roy dans Munster, & dise que Dieu l’a destiné pour
chastier toutes les Puissances de la terre, il luy obeïra & le
respectera comme le plus grand Monarque du monde. Que le Pere Domptius
luy annonce la venuë de l’Antechrist, qu’il est âgé de dix ans, qu’il a
des cornes, il témoignera de s’en effrayer. Que des imposteurs &
Charlatans se qualifient freres de la Rose-Croix, il courra aprés eux.
Qu’on luy rapporte que Paris doit bien-tost abismer, il s’enfuira. Que
tout le monde doit estre submergé, il bastira des Arches & des basteaux
de bonne heure pour n’estre pas surpris. Que la mer se doit secher & que
des chariots pourront aller de Genes à Jerusalem, il se preparera pour
faire le voyage. Qu’on luy conte les fables de Melusine, du sabat des
sorcieres, des loups garoux, des lutins, des fées, des Paredres, il les
admirera. Que la matrice tourmente quelque pauvre fille, il dira qu’elle
est possedée, ou croira à quelque Prestre ignorant ou méchant, qui la
fait passer pour telle. Que quelque Alchimiste, Magicien, Astrologue,
Lulliste, Cabaliste, commencent un peu à la cajoller, il les prendra
pour les plus sçavans, & pour les plus honnestes gens du monde. Qu’un
Pierre l’Hermite vienne prescher la croisade, il fera des reliques du
poil de son mulet. Qu’on luy dise en riant qu’une Canne ou un Oison sont
inspirées du S. Esprit, il le croira serieusement. Que la peste ou la
tempeste ruine une province, il en accusera soudain des graisseurs ou
Magiciens. Bref si on le trompe & befle aujourd’huy, il se lairra encore
surprendre demain, ne faisant jamais profit des rencontres passez, pour
se gouverner dans les presentes ou futures; & en ces choses consistent
les principaux signes de sa grande foiblesse & imbecillité. Pour ce qui
est de son inconstance, nous en avons un bel exemple dans les Actes des
Apostres en ce que les habitans de Lystrie & de Derben, n’eurent pas
plutost apperceu S. Paul & S. Barnabé, que [207]_levaverunt vocem suam
Lycaonicè dicentes; Dii similes facti hominibus descendunt ad nos; &
vocabant Barnabam Jovem, Paulum quoque Mercurium_; & neanmoins
incontinent aprés voila que [208]_lapidantes Paulum, traxerunt eum extra
civitatem, existimantes mortuum esse_. Les Romains adorent le matin
Seianus, & le soir

          [209]_Ducitur unco
    Spectandus._

(Juven. Sat. 10.)

  [202] Voicy les mœurs du menu peuple, haïr les choses presentes,
    desirer les futures, & celebrer celles qui sont passées.

  [203] D’un naturel inconstant, seditieuse, querelleuse, convoiteuse de
    choses nouvelles, & ennemie du repos & de la tranquillité.

  [204] Les choses humaines n’ont pas tant de bonne fortune, que les
    plus saines & les meilleures soient agreables au plus grand nombre:
    La foule est ordinairement une marque du peu de prix que valent les
    choses.

  [205] Qu’est-ce qu’il y a de solide.

  [206] Nous serons gueris pourveu que nous nous separions de la foule.

  [207] Ils éleverent leur voix & dirent en langue Lycaonienne: Les
    Dieux sont descendus vers nous sous la forme d’hommes: Et ils
    appeloient Barnabé Jupiter & Paul Mercure.

  [208] Ayant lapidé Paul, ils le traisnerent hors de la ville croyant
    qu’il fust mort.

  [209] Il est traîné avec un croc pour servir de spectacle au peuple.

Les Parisiens en font de même du Marquis d’Ancre, & aprés avoir déchiré
la robe du Pere à Jesus Maria, pour en conserver les pieces comme
reliques, ils le befflent, & s’en mocquent deux jours aprés. Que s’il
entre en colere, ce sera comme le jeune homme de Horace, lequel

          [210]_Iram
    Colligit & ponit temerè, & mutatur in horas._

(ad Pison.)

  [210] Se courrouce & s’appaise facilement, & change à toute heure.

S’il rencontre quelque homme d’autorité lors qu’il est en sa plus
boüillante mutinerie & sedition, il s’enfuira & abandonnera tout; s’il
se presente quelque gueux temeraire, ou hardy qui luy remette, comme on
dit communément, le cœur au ventre, & le feu aux étoupes, il reviendra
plus furieux qu’auparavant; bref nous luy pouvons particulierement
attribüer ce que disoit Seneque (_de vita B. cap. 28._) de tous les
hommes, [211]_fluctuat, aliud ex alio comprehendit, petita relinquit,
relicta repetit, alternæ inter cupiditatem suam, & pœnitentiam vices
sunt_. Or d’autant que la force gist toujours de son costé, & que c’est
luy qui donne le plus grand branle à tout ce qui se fait
d’extraordinaire dans l’Estat, il faut que les Princes ou leurs
Ministres s’estudient à le manier & persuader par belles paroles, le
seduire & tromper par les apparences, le gagner & tourner à ses desseins
par des predicateurs & miracles sous pretexte de sainteté, ou par le
moyen des bonnes plumes, en leur faisant faire des livrets clandestins,
des manifestes, apologies & declarations artistement composées pour le
mener par le nez, & luy faire approuver ou condamner sur l’etiquete du
sac tout ce qu’il contient.

  [211] Il est toujours en doute, il fait toujours de nouveaux desseins,
    il quitte ce qu’il avoit demandé, & il redemande aussi-tost ce qu’il
    vient de quitter: le desir & le repentir commandent chez luy tour à
    tour, & possedent l’un aprés l’autre la domination de son ame.

Mais comme il n’y a jamais eu que deux moyens capables de maintenir les
hommes en leur devoir, sçavoir la rigueur des supplices établis par les
anciens legislateurs pour reprimer les crimes, dont les juges pouvoient
avoir connoissance; & la crainte des Dieux & de leur foudre, pour
empescher ceux dont par faute de témoins ils ne pouvoient estre
suffisamment informez, conformément à ce que dit le Poëte Palingenius:
(_in Libra._)

    [212]_Semiferum vulgus frænandum est relligione
    Pœnarumque metu, nam fallax atque malignum
    Illius ingenium est semper, nec sponte movetur
    Ad rectum._

  [212] C’est par la religion & par la crainte des supplices, qu’il faut
    brider la populace à demy sauvage, car son esprit est toujours
    trompeur & malin, & de soi-même ne se porte point à ce qui est
    droit.

Aussi les mêmes Legislateurs ont bien reconnu, qu’il n’y avoit rien qui
dominast avec plus de violence les esprits des peuples que ce dernier,
lequel venant à se trouver en butte de quelque action, il porte soudain
toute la poursuite que l’on en peut faire à l’extremité; la prudence se
change en passion, la colere, s’il y en a tant soit peu, se tourne en
rage, toute la conduite s’en va en confusion, les biens mêmes & la vie
ne se mettent pas en consideration, s’il les faut perdre pour defendre
la divinité de quelque dent de singe, d’un bœuf, d’un chat, d’un oignon,
ou de quelque autre idole encore plus ridicule, [213]_nulla siquidem res
efficacius multitudinem movet quàm superstitio_. (Q. Curt. l. 4.) Et en
effet ç’a toujours esté le premier masque que l’on a donné à toutes les
ruses & tromperies pratiques aux trois differences de vie, ausquelles
nous avons déja dit, que l’on pouvoit rapporter les Coups d’Estat. Car
pour ce qui est de la Monastique, nous avons l’exemple dans S. Hierôme
(_epist. 13. lib. 2._) de ces vieux moines de la Thebaïde, qui
[214]_dæmonum contra se pugnantium portenta fingunt, ut apud imperitos &
vulgi homines miracula sui faciant & lucra sectentur_. A quoy nous
pouvons rapporter la tromperie que firent les prestres du Dieu Canopus,
pour le rendre superieur au feu qui estoit le Dieu des Perses;
l’invention du Chevalier Romain Monde, pour jouïr de la belle Pauline
sous le nom d’Esculape, les visions supposées des Jacobins de Berne, &
les fausses apparitions des Cordeliers d’Orleans, qui sont toutes trop
communes & triviales pour en faire icy un plus long recit. Que si l’on
doute qu’il ne se commette un pareil abus dans l’œconomie, il ne faut
que lire ce que Rabby Moses écrit des Prestres de l’Idole Thamuz ou
Adonis, qui pour augmenter leurs offrandes, le faisoient bien souvent
pleurer sur les iniquitez du peuple, mais avec des larmes de plomb
fondu, au moyen d’un feu qu’ils allumoient derriere son image; & certes
il n’y aura plus d’occasion d’en douter, aprés avoir leu dans le dernier
Chapitre de Daniel, comme en couvrant de cendres le pavé de la Chapelle
de l’Idole Bel, il découvrit que les Prestres avec leurs femmes & enfans
venoient enlever de nuict par des conduits sousterrains, tout ce que le
pauvre peuple abusé croyoit estre mangé par ce Dieu qu’ils adoroient
sous la figure d’un dragon. Finalement pour ce qui est de la Politique,
il faut un peu s’y étendre davantage, puis que c’est nostre principal
dessein, & montrer en quelle façon les Princes ou leurs Ministres,
[215]_quibus quæstui sunt capti superstitione animi_, (Livius l. 4.) ont
bien sceu ménager la Religion, & s’en servir comme du plus facile & plus
asseuré moyen, qu’ils eussent pour venir à bout de leurs entreprises
plus relevées. Je trouve doncques qu’ils en ont usé en cinq façons
principales, sous lesquelles par aprés on en peut rapporter beaucoup
d’autres petites. La premiere & la plus commune & ordinaire est celle de
tous les Legislateurs & Politiques, qui ont persuadé à leurs peuples,
d’avoir la communication des dieux, pour venir plus facilement à bout de
ce qu’ils avoient la volonté d’executer: comme nous voyons qu’outre ces
anciens que nous avons rapportez cy-dessus, Scipion voulut faire croire
qu’il n’entreprenoit rien sans le Conseil de Jupiter Capitolin, Sylla
que toutes ses actions estoient favorisées par Apollon de Delphe, duquel
il portoit toujours une petite image; & Sertorius que sa biche luy
apportoit les nouvelles de tout ce qui estoit conclu dans le concile des
Dieux. Mais pour venir aux Histoires qui nous sont plus voisines, il est
certain que par de semblables moyens Jacques Bussularius domina quelque
temps à Pavie, Jean de Vicence à Boulogne, & Hierôme Savanarole à
Florence, duquel nous avons cette remarque dans Machiavel: (sur T. Liv.)
_Le peuple de Florence n’est pas beste, auquel neanmoins F. Hierôme
Savanarole a bien fait croire qu’il parloit à Dieu._ Il n’y a pas plus
de soixante ans que Guillaume Postel en voulut faire de même en France,
& depuis peu encore Campanelle en la haute Calabre: mais ils n’en purent
venir à bout, non plus que les precedens, pour n’avoir pas eu la force
en main; car comme dit Machiavel, cette condition est necessaire à tous
ceux qui veulent établir quelque nouvelle Religion. Et en effet ce fut
par son moyen que le Sophi Ismaël, ayant par l’avis de Treschel Cuselbas
introduit une nouvelle secte en la religion de Mahomet, il usurpa en
suite l’Empire de Perse, & il arriva presque en même temps, que
l’Hermite Schacoculis, aprés avoir bien joüé son personnage l’espace de
sept ans dans un desert, leva enfin le masque, & s’estant declaré
autheur d’une nouvelle secte, il s’empara de plusieurs villes, defit le
Bascha d’Anatolie, avec Corcut fils de Bajazet, & eut bien passé plus
outre, s’il n’eust irrité par le sac d’une caravane le Sophi de Perse,
qui le fit tailler en pieces par ses soldats. Lipse met encore avec
ceux-cy un certain Calender, qui par une devotion simulée ébranla toute
la Natolie, & tint les Turcs en cervelle, jusques à ce qu’il fust défait
en une bataille rangée; & un Ismaël Africain qui prit cette voye pour
ravir le sceptre à son maistre le Roy de Maroc.

  [213] Il n’y a rien qui fasse agir plus efficacement la populace, que
    la superstition.

  [214] Feignent des monstres & Demons qui se batent contre eux, pour
    persuader leurs miracles aux idiots & au menu peuple, & pour aquerir
    du bien.

  [215] Qui font leur profit des esprits adonnés à la bigoterie.

La seconde invention de laquelle ont usé les Politiques pour se
prevaloir de la religion parmy les peuples, a esté de feindre des
miracles, controuver des songes, inventer des visions, & produire des
monstres & des prodiges:

      [216]_Quæ vitæ rationem vertere possent,
    Fortunasque omnes magno turbare timore._

  [216] Qui pussent changer la façon de vivre, & troubler toutes les
    fortunes par une grande crainte.

Ainsy voyons nous qu’Alexandre ayant esté avisé par quelque Medecin d’un
remede souverain contre les flesches empoisonnées de ses ennemis, il fit
croire que Jupiter le luy avoit revelé en songe: & Vespasian attitroit
des personnes qui feignoient d’estre aveugles & boiteuses, afin qu’il
les guerist en les touchant; c’est aussi pour cette raison que Clovis
accompagna sa conversion de tant de miracles; que Charles Sept augmenta
le credit de Jeanne la Pucelle, & l’Empereur d’apresent celuy du Pere à
Jesus Maria; sous esperance peut-estre de gagner encore quelque bataille
non moindre que celle de Prague.

La troisiéme a pour fondement les faux bruits, revelations, &
propheties, que l’on fait courir à dessein pour épouvanter le peuple,
l’étonner, l’ébranler, ou bien pour le confirmer, enhardir & encourager,
suivant que les occasions de faire l’un ou l’autre se presentent. Et à
ce propos Postel remarque, que Mahomet entretenoit un fameux Astrologue,
qui ne faisoit autre chose que prescher une grande revolution, & un
grand changement qui se devoit faire, tant en la religion, qu’en
l’Empire, avec une longue suite de toutes sortes de prosperitez, afin de
frayer par cette invention le chemin au même Mahomet, & preparer les
peuples à recevoir plus volontiers la religion qu’il vouloit introduire,
& par même moyen intimider ceux qui ne la voudroient pas approuver, par
le soupçon qu’ils pouvoient avoir de combattre contre l’ordre des
destinées, en s’opposant à ce nouveau favory du Ciel, celuy-là estant
toujours le plus avantagé,

          [217]_Cui militat æther
    Et conjurati veniunt ad classica venti._

  [217] Pour qui le ciel combat, & les vents d’un commun accord vienent
    au son de ses trompettes.

Ce fut par le moyen de ces folles creances que Ferdinand Cortez occupa
le Royaume de Mexique, où il fut receu comme s’il eust esté le
Topilchin, que tous les devins avoient predit devoir bien-tost arriver.
Et François Pizarre dans celuy du Perou, où il entra avec le general
applaudissement de tous les peuples, qui le prenoient pour celuy que le
Viracoca devoit envoyer pour delivrer leur Roy de la captivité.
Charlemagne même penetra bien avant dans l’Espagne au moyen d’une
vieille idole, qui comme les devins avoient preveu laissa tomber une
grosse clef qu’elle tenoit en la main; & les Alarbes ou Sarasins venant
sous la conduite du Comte Julian, à inonder le même Royaume d’Espagne,
on ne tint presque conte de les repousser, parce qu’on avoit veu quelque
temps auparavant leurs faces depeintes sur une toile qui fut trouvée
dans un vieil Chasteau proche la ville de Tolede, où l’on croyoit
qu’elle avoit esté enfermée par quelque grand Prophete. Et j’ose bien
dire avec beaucoup d’Historiens, que sans ces belles predictions,
Mahomet II n’auroit pas si facilement pris la ville de Constantinople.
Mais veut-on un exemple plus remarquable, que celuy qui arriva en l’an M
DC XIII, au sujet d’Ascosta Cité principale de l’Isle de Magna, laquelle
estant revoltée contre le Sophi, elle fut prise sans beaucoup de
difficulté par son Lieutenant Arcomat, & ce en vertu d’une certaine
prophetie receuë par tradition entre les citoyens, qui disoit que si
cette ville ne se rendoit à Arcomat, elle seroit Arcomatée, c’est à dire
que si elle ne se rendoit à _Dissipe_ elle seroit dissipée, encore que
si elle eust voulu se defendre, elle n’eust peut-estre pas esté prise,
veu qu’au rapport de Garcias _ab Horto_ Medecin Portugais, qui y avoit
esté trente ou quarante ans auparavant, elle contenoit cinq lieuës de
tour, cinquante mille feux, & rendoit au Sophi quinze millions six cens
mille escus chaque année de revenu asseuré. C’est doncques un grand
chemin ouvert aux Politiques pour tromper & seduire la sotte populace,
que de se servir de ces predictions pour luy faire craindre ou esperer,
recevoir ou refuser tout ce que bon luy semblera.

Mais celuy d’avoir des Predicateurs & de se servir d’hommes bien-disans
est encore beaucoup plus court & plus asseuré, n’y ayant rien de quoy
l’on ne puisse facilement venir à bout par ce stratageme. La force de
l’eloquence & d’un parler fardé & industrieux, coule avec tel plaisir
dans les oreilles, qu’il faut estre sourd, ou plus fin que Ulysses, pour
n’en estre pas charmé; Aussi est-il vray, que tout ce que les Poëtes ont
écrit des douze labeurs d’Hercules, trouve sa mythologie dans les
differents effets de l’eloquence, par le moyen de laquelle ce grand
homme venoit à bout de toutes sortes de difficultez; c’est pourquoy les
anciens Gaulois eurent bonne raison de le representer avec beaucoup de
petites chaisnes d’or qui sortoient de sa bouche, & s’alloient attacher
aux oreilles d’une grande multitude de personnes qu’il trainoit ainsi
enchainée aprés soy. Ce fut encore par ce moyen que

    [218]_Sylvestres homines sacer interpresque deorum,
    Cædibus & victu fœdo deterruit Orpheus,
    Dictus ob hoc lenire Tygres, rabidosque Leones._

(Horat. de Art. poët.)

  [218] Le divin Orphée interprete des Dieux a retiré du meurtre & de la
    barbarie les hommes sauvages; ce qui luy a donné le bruit d’avoir
    trouvé l’invention d’adoucir les Tygres & les Lyons furieux.

Et par la même raison Philippe Roy de Macedoine, l’un des grands
Politiques qui ait jamais esté, & qui sçavoit fort bien que [219]_omnia
summa ratione gesta etiam fortuna sequitur_, (T. Liv.) ne se soucioit
point de combattre ouvertement & à main forte contre les Atheniens, veu
qu’il luy estoit plus facile de les surmonter par l’eloquence de
Demosthenes, & par les resolutions prejudiciables qu’il faisoit passer
au Senat. Pericles s’aidoit pareillement du beau parler d’Ephialte, pour
rendre le même Estat des Atheniens du tout populaire; & c’est pour cette
raison que l’on disoit anciennement, que les Orateurs avoient le même
pouvoir sur la populace que les vents ont sur la mer. Aprés quoy s’il
faut aussi parler de nostre France, ne sçait-on pas que cette fameuse
Croisade entreprise avec tant de zele par Godefroy de Boüillon, fut
persuadée & concluë par les harangues & predications d’un simple homme
surnommé Pierre l’Hermite, comme la seconde par celles de Saint Bernard;
Quoy plus y eut-il jamais un meurtre plus meschant, & plus abominable
que celuy de Louys Duc d’Orleans fait l’an 1407, par le Duc de
Bourgogne? Neanmoins il se trouva Maistre Jean Petit Theologien & grand
Predicateur, qui le sceut si bien pallier, couvrir & déguiser par les
sermons qu’il fit à Paris dans le parvis de Nostre-Dame, que tous ceux
qui vouloient par aprés soustenir le party de la Maison d’Orleans
estoient tenus par le peuple pour mutins & rebelles; ce qui les
contraignit d’user du même artifice que leur ennemy, & de se mettre sous
la protection de ce grand homme de bien Jean Gerson, qui entreprit leur
defense, & fit declarer au Concile de Constance la proposition tenuë par
Petit, pour heretique & erronée. Mais comme ce Jean Petit avoit esté
cause d’un grand mal sous Charles VI, il y eut un frere Richard
Cordelier sous Charles VII, qui fut aussi cause d’un grand bien; car en
dix predications de six heures chacune qu’il fit dans Paris, il fit
jetter dans des feux allumez tout exprés aux carrefours, tout ce qu’il y
avoit de tables, tabliers, cartes, billes, billards, dez, & autres jeux
de sort ou de chance, qui portent & violentent les hommes à jurer &
blasphemer: mais ce bon homme ne fut pas si-tost sorti de Paris qu’on
commença à le mépriser & à le gausser ouvertement, & le peuple retourna
avec plus d’application qu’auparavant, à ses divertissemens ordinaires:
ne plus ne moins que les metamorphoses étranges, & les conversions, s’il
faut ainsi dire, miraculeuses que faisoit, il n’y a pas vingt ans, le
Pere Capucin _Giacinto da Casale_ par toutes les villes d’Italie où il
preschoit, ne duroient qu’autant de temps que ledit Pere y demeuroit
pour y exercer les fonctions de cette charge. Que si nous descendons au
regne de François Premier, nous y verrons cette grande & furieuse
bataille de Marignan, donnée avec tant d’obstination & d’animosité par
les Suisses, qu’ils combattirent deux jours entiers, & se firent presque
tous étendre sur la place, sans neanmoins en avoir eu d’autre sujet plus
pressant que la Harangue que leur fit le Cardinal de Sion nommé dans
Paul Jove (_in elog._) [220]_Sedunensis Antistes_; car aprés l’avoir
entendu haranguer, ils se resolurent de combattre, livrerent la
bataille, & contesterent la victoire jusques à la derniere goutte de
leur sang. Nous y verrons aussi comme Monluc Evêque de Valance, fut
envoyé vers les Venitiens pour legitimer par ses belles paroles, le
secours que son Maistre faisoit venir de Turquie pour se defendre contre
l’Empereur Charles V, & lors que la S. Barthelemy fut faite, le même
Monluc & Pibrac, travaillerent si bien de la plume & de la langue, que
cette grande execution ne put détourner, comme nous l’avons déja
remarqué, les Polonois, quoy que instruits particulierement de tout ce
qui s’y estoit passé par les Calvinistes, de choisir Henry III pour leur
Roy, au prejudice de tant d’autres Princes qui n’avoient rien épargné
pour venir à bout de leurs pretentions. Ne fut-ce pas aussi une chose
remarquable, que le premier siege de la Rochelle, fut mieux soustenu par
les continuelles predications de quarante Ministres qui s’y estoient
refugiez, que par tous les Capitaines & Soldats dont elle estoit assez
bien fournie? Et du temps que les Parisiens mangeoient les Chiens & les
Rats pour n’obeïr pas à un Roy heretique, n’estoit-ce pas Boucher, Rose,
Wincestre, & beaucoup d’autres Curez qui les entretenoient en cette
resolution? Certes il est tres-constant que si le Ministre Chamier
n’eust esté emporté d’un coup de canon sur les bastions de Montauban,
cette ville n’auroit peut-estre pas donné moins de peine à prendre que
la Rochelle. Et lors que Campanelle eut dessein de se faire Roy de la
haute Calabre, il choisit tres à propos pour compagnon de son
entreprise, un frere Denys Pontius, qui s’estoit acquis la reputation du
plus eloquent, & du plus persuasif homme qui fust de son temps. Aussi
voyons nous dans l’ancien Testament que Dieu voulant delivrer son peuple
par le moyen de Moyse, qui n’estoit bon qu’à commander, à cause qu’il
estoit begue & homme de fort peu de paroles, il luy enjoignit de se
servir de l’eloquence de son frere Aaron. [221]_Aaron frater tuus
levites, scio quod eloquens sit, loquere ad eum, & pone verba mea in ore
ejus_, (Exodi cap. 4.) & un peu aprés il repete encore, [222]_ecce
constitui te Deum Pharaonis, & Aaron frater tuus erit Propheta tuus, tu
loqueris ei omnia quæ mandabo tibi, & ille loquetur ad Pharaonem_. (cap.
7.) C’est ce que les Payens vrais Singes de nos Mysteres, ont depuis
voulu representer par leur Pallas Deesse des sciences & de l’eloquence,
laquelle neanmoins estoit armée de la lance, bouclier, & bourguignote,
pour monstrer que les armes ne sçauroient beaucoup avancer sans
l’eloquence, ny l’eloquence sans les armes. Or d’autant que cette
liaison & assemblage de deux si differentes qualitez, ne se peut que
fort rarement trouver en une même personne, comme a fort bien monstré
Virgile par l’exemple de Drances,

      [223]_Cui lingua melior, sed frigida bello
    Dextra._

  [219] La fortune accompagne tout ce qu’on fait avec un grand
    raisonnement.

  [220] Prelat de Sion.

  [221] Je sçay que ton frere Aaron le Levite est eloquent, parle à luy,
    & luy mets mes paroles en sa bouche.

  [222] Voicy, je t’ay établi Dieu sur Pharaon, & ton frere Aaron sera
    ton Prophete; tu luy diras tout ce que je t’ordonneray, & il le dira
    lui-même à Pharaon.

  [223] Qui a la langue bonne, mais ses mains sont froides au combat.

Cela a esté cause, que les plus grands Capitaines ont toujours observé
pour suppléer à ce defaut, d’avoir à leur suite, ou de se joindre
d’affection avec quelqu’un assez puissant, pour seconder par l’effort de
sa langue celuy de leur épée: Ninus par exemple se servit de Zoroastre,
Agamemnon de Nestor, Diomedes d’Ulysse, Pyrrhus de Cynée, Trajan de
Pline le Jeune, Theodoric de Cassiodore; & le même se peut ainsi dire de
tous les grands guerriers qui n’ont pas moins que les precedens caressé
cette [224]_Venus verticordia_, & n’ont pareillement ignoré, que

    [225]_Cultus habet sermo & sapiens mirabile robur,
    Imperat affectus varios, animumque gubernat._

  [224] Venus qui change & tourne les cœurs où elle veut.

  [225] Un discours sage & bien poli a une merveilleuse force, il
    gouverne l’esprit, & commande sur des passions diverses.

Pour moy je tiens le discours si puissant, que je n’ay rien trouvé
jusques à cette heure, qui soit exempt de son empire, c’est luy qui
persuade, & qui fait croire les plus fabuleuses religions, qui suscite
les guerres les plus iniques, qui donne voile & couleur aux actions les
plus noires, qui calme & appaise les seditions les plus violentes, qui
excite la rage & la fureur aux ames les plus paisibles; bref c’est luy
qui plante & abat les heresies, qui fait revolter l’Angleterre &
convertir le Japon,

    [226]_Limus ut hic durescit, & hæc ut cera liquescit
    Uno eodemque igne._

(Virg. Ecl. 4.)

  [226] Tout ainsi qu’un même feu endurcit la bouë & fait fondre la
    cire.

Et si un Prince avoit douze hommes de telle trempe à sa devotion, je
l’estimerois plus fort, & croirois qu’il se feroit mieux obeïr en son
Royaume, que s’il y avoit deux puissantes armées. Mais d’autant que l’on
se peut servir de l’eloquence en deux façons pour parler ou pour écrire;
il faut encore remarquer que cette seconde partie n’est pas de moindre
consequence que la premiere, & j’ose dire qu’elle la surpasse en quelque
façon; car un homme qui parle ne peut estre entendu qu’en un lieu & de 3
ou 4000 hommes tout au plus,

    [227]_Gaude quod videant oculi te mille loquentem._

  [227] Réjouï-toi de ce qu’il y a mille yeux qui te voient parler.

Là où celuy qui escrit peut declarer ses conceptions en tous lieux, & à
toutes personnes. J’ajouste que beaucoup de bonnes raisons échapent
souvent aux oreilles par la precipitation de la langue, qui ne peuvent
si facilement tromper les yeux quand ils repassent plusieurs fois sur
une même chose. Et ce que les armes ne peuvent bien souvent obtenir sur
les hommes, ceux-cy le gagnent par une simple declaration ou manifeste.
C’est pourquoy François I, & Charles cinq ne se faisoient pas moins la
guerre avec leurs lettres & apologies, qu’avec les lances & les épées: &
nous avons veu de nostre temps, que la querelle du Pape & des Venitiens;
le debat sur le serment de fidelité en Angleterre; la faveur du Marquis
d’Ancre & Messieurs de Luyne en France, la guerre du Palatin en
Allemagne, & des Valtelins en Suisse, ont produit une infinité de
libelles autant prejudiciables aux uns que favorables aux autres. Ceux
qui ont veu les merveilleux effets qu’ont produit la Cassandre & l’Ombre
de Henry le Grand contre le Marquis d’Ancre, le Contadin Provençal &
l’Hermite du mont Valerien, contre Messieurs de Luyne; le Mot à
l’oreille & la voix publique, contre le Marquis de la Vieuville,
[228]l’_Admonitio_ même, & le _Mysteria Politica_ de Jansenius, contre
les bons desseins de nostre Roy. Ceux-là dis-je ne peuvent pas douter
combien de semblables écrits ont de force. Et Dieu veüille que ceux n’en
ayent pas tant contre l’estat present de la France qui sont
journellement envoyez de Bruxelles, ou qu’il se trouve des personnes
assez capables & affectionnées, pour defendre vigoureusement les
interests du Roy contre les mutinez, comme le Pere Paul l’Hermite a
courageusement defendu la cause des Venitiens; & Pibrac & Monluc celle
de Charles IX & de Henry III, contre les plus furieuses médisances de
tous les Calvinistes.

  [228] L’advertissement & les Mysteres Politiques.

Mais aprés avoir amplement discouru de tous ces moyens pour accommoder
la Religion aux choses Politiques, il ne faut pas oublier celuy qui a
toujours esté le plus en usage, & plus subtilement pratiqué, qui est
d’entreprendre sous le pretexte de Religion ce qu’aucun autre ne
pourroit rendre valable & legitime. Et en effet le proverbe communément
usurpé par les Juifs, [229]_in nomine Domini committitur omne malum_, ne
se trouve pas moins veritable, que le reproche que fit le Pape Leon à
l’Empereur Theodose, [230]_privatæ causæ pietatis aguntur obtentu, &
cupiditatum quisque suarum religionem habet velut pedissequam_. De quoy
puis que les exemples sont si communs que tous les livres ne sont pleins
d’autre chose, je me contenteray, aprés avoir assez parlé de nos
François, de m’arrester icy sur les Espagnols & de suivre ponctuellement
ce que Mariana le plus fidele de leurs Historiens en a remarqué. Il dit
doncques en parlant des premiers Goths, qui occuperent les Espagnes, &
des guerres qu’ils faisoient pour se chasser les uns les autres, qu’ils
se servoient de la Religion comme d’un pretexte pour regner, & son
refrain ordinaire est, [231]_optimum fore judicavit religionis
prætextum_, (l. 6. c. 5.) en parlant du Roy Josenand qui se fit assister
des Bourguignons Arriens pour chasser le Roy Suintila; & lors qu’il est
question des Roys de Chintila, [232]_cum species religionis
obtenderetur_; (c. 6.) comme aussi décrivant en quelle façon Ervigius
avoit chassé le Roy Wamba, [233]_optimum visum est religionis speciem
obtendere_; (c. 7.) & quand deux freres de la Maison d’Arragon
[234]_violento imperiosi Pontificis mandato_ (c’estoit Boniface VIII)
s’armerent l’un contre l’autre, ce bon Pere remarque fort à propos,
qu’il n’y avoit rien de plus inhumain, que de violer ainsi les loix de
la nature, [235]_sed tanti fides religioque fuere_; (lib. 51. c. 1.) &
le même encore parlant de la Navarre, que Ferdinand [236]_immensa
imperandi ambitione_, osta à sa propre Niepce, il ajouste pour excuse,
[237]_sed species religionis prætexta facto est, & Pontificis jussa_.
(lib. 25. cap. ult.) Mais parce que ce ne seroit jamais fait de vouloir
alleguer tous les endroits où ce brave auteur a fait de semblables
remarques, j’attesteray tout son livre entier qui n’est plein d’autre
chose; & passant à Charles V, je produiray contre luy ce que disoit
François I, en son apologie de l’an 1537. _Charles veut empieter sur les
Estats sous couleur de Religion._ Et en parlant de la guerre
d’Allemagne, _l’Empereur sous couleur de religion armé de la ligue des
Catholiques, veut opprimer l’autre & se faire le chemin à la Monarchie_,
Ce qui fut aussi fort bien remarqué par Monsieur de Nevers au passage
que nous avons allegué cy-dessus. Finalement lors que le feu Roy Jacques
fut appellé à la Couronne d’Angleterre, le Roy d’Espagne se hasta de
noüer une étroitte alliance avec luy, le Connestable de Castille y fut
envoyé, la relation en a esté imprimée, & Rovida Senateur de Milan
appelle cette alliance une œuvre tres-sainte, reconnoist le Roy
d’Angleterre pour un tres-saint Prince Chrestien, luy offre de la part
du Roy son Maistre toutes ses forces par mer & par terre, & proteste que
le Roy d’Espagne le fait [238]_divinâ admonitione, divinâ voluntate,
divinâ ope, non nisi magno Dei beneficio_. Puis doncques que le naturel
de la plûpart des Princes est de traitter de la religion en Charlatans,
& de s’en servir comme d’une drogue, pour entretenir le credit & la
reputation de leur theatre, on ne doit pas, ce me semble, blâmer un
Politique, si pour venir à bout de quelque affaire importante, il a
recours à la même industrie, bien qu’il soit plus honneste de dire le
contraire, & que pour en parler sainement,

    [239]_Non sunt hæc dicenda palam, prodendaque vulgo,
    Quippe hominum plerique mali, plerique scelesti._

(Palingen. in Libra.)

  [229] Sous le nom de Dieu on commet toute sorte de mal.

  [230] On traite des affaires privées sous le pretexte de la religion,
    qu’un chacun rend chambriere de ses convoitises.

  [231] Il jugea que le pretexte de la religion seroit tres-bon.

  [232] Lors qu’on faisoit parade de la religion.

  [233] Il fut trouvé fort bon, de faire parade de la religion.

  [234] Par un ordre violent qu’un Pape imperieux donna.

  [235] Mais la foy & la religion eurent tant de force.

  [236] Par l’immense ambition qu’il avoit de commander à tous.

  [237] Mais il se couvrit du pretexte de la religion, & des ordres du
    Pape.

  [238] Par un avertissement divin, par la volonté divine, par
    l’assistance divine, & comme par une grande grace de Dieu.

  [239] On ne doit point découvrir ny reveler de telles choses au menu
    peuple, veu que parmy les hommes il y en a tant de méchants & de
    scelerats.

Toutes ces maximes neanmoins demeureroient sans lustre, & sans éclat, si
elles n’estoient rehaussées, & comme animées d’une autre, qui nous
enseigne de les prendre par le bon biais, & de bien choisir l’heure & le
temps favorable pour les mettre en execution,

          [240]_Data tempore prosunt,
    Et data non apto tempore multa nocent._

  [240] Les choses qu’on applique opportunément, profitent & reüssissent
    bien; mais il y en a beaucoup qui sont fort nuisibles, quand elles
    ne sont pas appliquées en un temps propre.

Et encore n’est-ce pas assez d’avoir acquis cette prudence ordinaire &
commune à beaucoup de Politiques, si nous ne passons à une autre encore
plus rafinée, & qui est seulement propre aux plus rusez & experimentez
Ministres, pour se prevaloir des occasions fortuites, & tirer profit &
avantage de ce qui auroit esté negligé de quelque autre, ou qui
peut-estre luy auroit porté prejudice. Telle fut l’occasion de cette
grande eclipse qui arriva sous l’Empereur Tibere, lors que toutes les
legions de Hongrie estoient si fierement revoltées, qu’il n’y avoit
quasi aucune apparence de les pouvoir appaiser; car un autre moins avisé
que Drusus eust negligé cette occasion, & n’eust jamais pensé d’en
pouvoir tirer quelque avantage; mais luy voyant que les mutins avoient
conceu une grande frayeur de cette obscurité, parce qu’ils n’en
sçavoient pas la cause, il prit l’occasion aux cheveux, & les intimida
de telle sorte, qu’il vint à bout par cet accident de ce à quoy tous les
autres Chefs, & luy-même auparavant desesperoient de pouvoir donner
ordre. Tel fut aussi le stratageme duquel le Roy Tullus couvrit
ingenieusement la retraitte de Metius Suffetius, voire même en tira un
avantage nompareil, faisant courir le bruit & passer parole d’escadron
en escadron, qu’il l’avoit envoyé pour surprendre ses ennemis, & leur
oster tout moyen de retraite: En suite de quoy je m’étonne bien fort,
comme T. Live & Corneille Tacite, qui rapportent ces deux Histoires, se
sont contentez d’en tirer des conclusions particulieres, & que le
premier ait seulement dit, [241]_Stratagema est, quæ in certamine à
transfugis nostris perfide fiunt, ea dicere fieri nostro jussu_; &
l’autre, [242]_In commoto populo sedando, convertenda in sapientiam &
occasionem mitigationis, quæ casus obtulit, & quæ populos ille pavet aut
observat etiam superstitiosè_, veu qu’il falloit tout d’un coup en tirer
cette regle generale, [243]_quæ casus obtulit in sapientiam vertenda_,
puis que non seulement aux trahisons, & aux mutineries, mais en toutes
autres sortes d’affaires & de rencontres, [244]_mos est hominibus_,
comme dit Cassiodore, _occasiones repentinas ad artes ducere_. Ainsi
lisons nous que Christophle Colomb, aprés avoir supputé le temps auquel
une grande eclipse devoit arriver, il menaça certains habitans du
nouveau Monde, de convertir la Lune en sang, & de la leur oster
entierement, s’ils ne luy fournissoient les rafraischissemens dont il
avoit besoin, & qui luy furent incontinent envoyez, dés aussi-tost que
l’eclipse commença de paroistre. J’ay remarqué cy-dessus que Ferdinand
Cortez fit croire aux habitans de Mexique, qu’il estoit le Dieu
Tophilchin, pour entrer plus facilement dans leur Royaume; & que
François Pizarre se servant du même stratageme en la conqueste du Perou,
se faisoit nommer le Viracoca. Ce fut encore par ce moyen que Mahomet
changea son epilepsie en extase, & que Charles V se servit de l’heresie
de Luther, pour diviser & affoiblir les Princes d’Allemagne, qui
pouvoient en demeurant unis controller l’autorité qu’il vouloit avoir
dans l’Empire, & empescher le projet qu’il avoit dressé d’une Monarchie
universelle. Disons encore que le même Empereur, n’ayant plus l’esprit &
le jugement assez fort pour gouverner un Estat si grand qu’estoit le
sien, & voyant d’ailleurs que la fortune naissante de Henry II, mettoit
des bornes à la sienne, se mocquoit de son [245]_plus ultra_, & faisoit
dire aux Pasquinades,

    [246]_Siste pedem Metis, hæc tibi meta datur._

  [241] C’est un stratageme, que de dire, que ce que nos transfuges font
    perfidement pendant le combat, se fait par nostre ordre.

  [242] Pour appaiser l’émotion d’un peuple, il faut tourner en sagesse
    & en occasion de l’addoucir les choses que le cas fortuit presente,
    & celles dont ce peuple s’épouvante, ou qu’il observe avec
    superstition.

  [243] Il faut tourner en sagesse les choses que le cas fortuit
    presente.

  [244] Les hommes ont accoutumé de mettre en œuvre & se servir
    artificieusement des rencontres impreveües.

  [245] Plus outre.

  [246] Arreste toi à Mets, car c’est là la borne qui t’est donnée.

Il couvrit toutes ces disgraces, du voile de Pieté & de Religion,
s’enfermant dans un cloistre, où il eut pareillement la commodité de
faire penitence du peché secret, qu’il avoit commis en la naissance d’un
fils bastard, qui luy estoit aussi neveu. Ainsi Philippe II, prit sujet
de casser tous les Privileges extraordinaires des Arragonois, sur la
protection qu’ils voulurent donner à Antonio Perez; & je trouve entre
nos Roys de France que Philippe premier augmenta beaucoup son Royaume, &
le delivra s’il faut ainsi dire de la Tutele des Maires du Palais,
pendant que tous les Princes de la France, & son Frere même estoient
occupez à combattre les Sarrasins, sous la conduite de Godefroy de
Boüillon; & pendant la troisiéme Croisade, on pourroit dire que Philippe
Auguste abandonna le Roy Richard d’Angleterre, pour s’en revenir en
France broüiller les affaires des Anglois, parce qu’en matiere d’Estat,
[247]_quædam nisi fallacia vires assumpserint, fidem propositi non
inveniunt, laudemque occulto magis tramite quàm via recta petunt_. (Val.
Max. l. 7. cap. 3.)

  [247] Il y a de certaines choses qui ne rencontrent pas la croyance
    qu’on s’est proposée, si elles n’ont pris des forces par le moyen de
    quelque tromperie, & qui cherchent plustost la loüange par quelques
    sentiers cachez que par des voyes droites.



Chapitre V.

Quelles conditions sont requises au Ministre avec qui l’on peut
concerter les Coups d’Estat.


L’on me pourra objecter icy que je ne devrois traitter des conditions du
Ministre, qu’aprés avoir parlé de celles du Prince, puis que c’est luy
qui donne le premier branle & mouvement à tout ce qui est fait dans son
Conseil, comme le premier mobile entraine tous les Cieux avec soy, & le
Soleil communique sa lumiere à tous les Astres & Planetes: Mais à cela
je puis répondre, que les Souverains nous sont donnez ou par succession
ou par élection; or de ces deux moyens le premier suit la nature, à
laquelle nous obeïssons ponctuellement, sans restriction ou
consideration d’aucune circonstance voire même,

    [248]_Dum pecudes auro, dum murice vestit Asellos._

  [248] Quand il revest d’or les brebis, & les ânes de pourpre.

Et le second dépend des brigues, monopoles, & cabales de ceux qui se
trouvent les plus riches, & les plus puissans d’amis, de faveurs, &
d’argent, pour satisfaire à leur ambition; de maniere que ce seroit
parler en vray pedant, de proposer ou de penser seulement, que les
considerations de la vertu & des merites, puissent avoir lieu parmy un
tel desordre. Mais pour ce qui est des Ministres, on en peut philosopher
d’autre façon, parce qu’ils dependent absolument du choix que le Prince
en peut faire; luy estant permis, voire même bien-seant & honorable, de
trier soigneusement d’entre tous ses amis ou domestiques, celuy qu’il
jugera estre le mieux conditionné pour le serieux employ où il le veut
mettre, [249]_Sapientissimum enim dicunt eum esse cui quod opus sit
veniat in mentem, proximè accedere, illum qui alterius bene inventis
obtemperet._ (Cicero pro Cluentio.) J’ajouste encore qu’outre l’honneur
que le Prince reçoit d’une telle election, il en retire une commodité
tres-grande, & si considerable, que s’il ne se veut negliger &
abandonner luy-même, il est presque necessité de proceder à cette
election, Velleius Paterculus ayant remarqué fort à propos, que
[250]_magna negotia magnis adjutoribus egent_, (lib. 2.) & Tacite, que
[251]_gravissimi Principis labores queis orbem terræ capessit, egent
adminiculis_. (12. Annal.) Joint que comme dit fort bien Euripides,
σοφὸς τύραννος τῶν σοφῶν συνουσίᾳ, [252]_princeps fit sapiens sapientum
commercio_. Et en effet les Histoires nous apprennent, que ceux-là ont
toujours esté estimez les plus sages entre les Princes, qui n’ont rien
fait de leurs testes, ny sans avis de quelque fidele & asseuré Ministre;
d’où vient qu’Alexandre avoit toujours auprés de soy Clitus & Ephestion:
qu’Auguste ne faisoit rien sans l’avis de Mecenas & d’Agrippa; que Neron
fut le meilleur des Empereurs pendant qu’il suivit le conseil de Burrus
& de Seneque; & pour venir à ce qui est plus de nostre connoissance,
Charles V & Philippes II, ont eu les Sieurs de Chevres, & Ruy de Gomez
pour confidents, tout ainsi que les intimes Conseillers de Charles VII,
furent en divers temps le Comte de Dunois, Louvet President de Provence,
Tannegui du Chastel, & un Comte de Dammartin. Pour ce qui est de son
fils Louys XI, comme il estoit d’un esprit défiant, variable, & toujours
trouble, aussi changea-t-il plusieurs fois de serviteurs secrets &
affidez, mais neanmoins il en avoit toujours quelqu’un à qui il se
communiquoit plus librement qu’aux autres, témoin le Cardinal Ballue,
Philippes de Comines, & son Medecin Cottier. Charles VIII en fit de même
du Cardinal Brissonet, & son successeur Louys XII, du Cardinal d’Amboise
qui le possedoit entierement. Le Roy François I avoit plus de fiance à
l’Amiral d’Annebaut qu’à nul autre, & Henry II, au Connestable de
Montmorency. Bref nous voyons dans la suite de nos Annales, que les deux
freres de Lorraine furent l’appuy de François II, le Cardinal Birague de
Charles IX, Monsieur d’Espernon de Henry III, Messieurs de Sully,
Villeroy, & Sillery de Henry IV, & Monseigneur le Cardinal de Richelieu
de nostre Roy Louys le Juste & le Triomphant.

  [249] Car on appelle le plus sage celuy, à qui vient en la pensée tout
    ce dont il a besoin, & que celui-là en approche de bien prés qui
    obeït aux bonnes inventions qu’un autre a trouvées.

  [250] Les grandes affaires ont besoin de grandes aides.

  [251] La plus grande peine qu’un Prince puisse prendre à gouverner le
    monde, a besoin d’assistance.

  [252] Le Prince se rend sage par le commerce qu’il a avec les sages.

Mais cette maxime estant établie comme tres-certaine & veritable, que
les Princes doivent avoir quelque Conseiller secret & affidé, les
Politiques se trouvent bien en peine à se resoudre, s’ils se doivent
contenter d’un seul, ou en avoir plusieurs en égal & pareil degré de
confidence. Car si l’on veut agir par raisons & par exemples, Xenophon
nous avertira d’un costé, que πολλοὶ βασιλέως ὀφθαλμοὶ καὶ πολλοὰ ὤτα,
[253]_multi debent esse Regis oculi, & multæ aures_, (l. 28. pæd.) & le
Triumvirat qui a si heureusement gouverné la France sous Henry IV, fera
foy de son dire, quand bien nous n’aurions pas l’exemple d’Auguste & des
anciens. D’ailleurs aussi nous sçavons qu’entre plusieurs [254]_non voto
vivitur uno_, & qu’en matiere d’affaires il n’y a rien de plus
prejudiciable, ny de plus fascheux que la diversité d’opinions; que la
haine, l’ambition, la vaine gloire ou passions semblables font bien
souvent proposer & autoriser, ce qui est directement contraire à la
raison, & Tacite remarque fort à propos, que [255]_cæde Messalinæ
convulsa est Principis domus, orto apud libertos certamine_: de sorte
que tout ainsi que le grand nombre de Medecins tuë souvent les malades,
le trop grand nombre de Conseillers ruine aussi presque toujours les
affaires. C’est pourquoy il me semble à propos pour accorder ces deux
opinions si differentes, d’user de quelque distinction, & de dire, que
si le Prince se juge assez fort, autorisé, judicieux, & capable pour
estre au dessus de ses Conseillers & Confidens, il est bon d’en avoir
trois ou quatre, parce que aprés qu’ils auront opiné sur quelque
incident, il en pourra tirer diverses ouvertures ou moyens, & choisir
celuy qu’il estimera plus expedient d’executer: Mais s’il est d’un
esprit foible, peu entendu & incapable de choisir le meilleur avis & le
faire suivre, il est sans doute plus expedient, qu’il ne se confie qu’à
un seul qu’il choisira pour le plus judicieux & mieux conditionné de
tous les autres; parce que s’il se commet à plusieurs, il peut arriver
que chacun d’eux aura ses interests particuliers differents, ses
intentions diverses, ses desseins tout à fait dissemblables, sur quoy le
Prince n’estant pas en estat de les regler, & de leur servir de chef,
les brigues & les partis se formeront dans son Conseil, l’ambition s’y
coulera, & la jalousie qui la suit d’aussi prés comme elle fait l’amour,
la raison n’y fera rien, & la passion y fera tout, le secret en sera
banny, & cependant le pauvre Prince sera inquieté d’une étrange façon,
il ne sçaura à quoy se resoudre, ny de quel costé se tourner, il servira
de fable à son peuple, & de joüet à la passion de ses Ministres. C’est
ce qui a esté tres-judicieusement remarqué par Tacite à propos de
l’Empereur Galba, [256]_quippe hiantes in magna fortuna amicorum
cupiditates, ipsa Galbæ facilitas intendebat; cum apud infirmum &
credulum minori metu, & majori præmio peccaretur_. Autant en arriva-t-il
à l’Empereur Claudius, & de nostre temps à Charles VIII, en ce qui
concernoit les affaires de Pise & Siene. Guicciardin fait la même
remarque de Clement VII, & les Politiques Italiens ont pris sujet d’en
former cet Axiome, [257]_Ogni volta che un Principe sarà in mano di più,
quando non habbia consiglio e prudenza da se, sarà preda da tutti_; où
au contraire s’il ne se fie qu’à un seul Ministre bien conditionné &
entretenu suivant les devoirs reciproques de maistre à serviteur, toutes
choses en iront beaucoup mieux pour le Prince, son credit luy sera
conservé, son autorité maintenuë, sa personne aimée, ses commandemens
executez, & tout son Estat en recevra des fruits pareils à ceux que
reçoit maintenant la France du sage gouvernement de Monseigneur le
Cardinal de Richelieu.

  [253] Le Roy doit avoir plusieurs yeux, & plusieurs oreilles.

  [254] On n’est pas toujours d’un même sentiment.

  [255] Par la mort de Messalina la maison du Prince fut toute
    bouleversée, à cause de la contestation qui survint entre ses
    affranchis.

  [256] Car la trop grande facilité de Galba augmentoit la convoitise de
    ses amis, qui baailloient aprés une grande fortune; veu même que les
    fautes que l’on commettoit auprés d’un esprit foible & credule comme
    le sien, estoient suivies de moins d’apprehension, & de plus de
    recompense.

  [257] Toutes les fois qu’un Prince se met entre les mains de
    plusieurs, s’il n’a du conseil & de la prudence de soy-même, il sera
    la proye de tous.

Cela donc estant resolu qu’un Prince doit avoir quelque Ministre ou
Conseiller secret, fidele, & confident, il faut maintenant voir de
quelle façon il le peut choisir, & quelles qualitez il doit rechercher
en sa personne; ou pour mieux dire, de quelle condition il le doit
prendre, tant pour ce qui est du corps & des accidens qui le suivent,
que de l’esprit. Aprés quoy nous ajousterons aussi ce que doit
contribuer le Prince à la satisfaction de son Ministre, & mettrons fin à
ce present discours.

Or pour ce qui est du premier point qui nous doit principalement
monstrer de quelle qualité, office ou sorte de personnes on peut prendre
un Ministre, je m’y trouve aussi empesché que l’estoit Vegece pour
resoudre de quel lieu & de quelle condition de personnes on pouvoit
choisir un bon soldat. Car comme toutes les affaires ne sont pas
semblables, aussi toutes sortes de personnes ne sont pas toujours bonnes
à toutes sortes de negociations, non plus que tout bois n’estoit
anciennement propre à faire la statue de Mercure. Je diray neanmoins
pour vuider ce different, qu’il faut distinguer entre le Ministre de
Conseil, & le Ministre d’execution, car encore que l’on leur puisse
donner à tous deux cet avertissement rapporté par T. Live, (_lib. 24._)
[258]_magis nullius interest quàm tua, T. Ofacili, non imponi cervicibus
tuis onus, sub quo concidas_; il faut neanmoins pour les considerer tous
deux en particulier, y apporter aussi des conditions differentes, & dire
pour ce qui est du dernier, qu’on ne peut manquer de le tirer d’entre
les plus nobles & illustres familles, afin qu’il exerce la charge & le
commandement qu’on luy donnera, avec plus d’éclat, de grandeur &
d’autorité. Il faut aussi prendre garde qu’il ait l’inclination & la
suffisance proportionnée à l’employ auquel il est destiné,

    [259]_Nec enim loricam poscit Achillis Thersites._

  [258] Il t’importe plus qu’à aucun autre, Titus Ofacilius, de ne te
    charger pas d’un fardeau dont tu puisses estre accablé.

  [259] Car un Thersite ne demande pas la cuirasse d’Achilles.

Et comme un Appius ne duisoit aucunement aux affaires populaires, Cleon
n’entendoit pas la conduite d’une armée, Philopœmen ne sçavoit nullement
commander sur mer, Pericles n’estoit bon que pour gouverner, Diomedes
que pour combattre, Ulysse que pour conseiller; il faut de même tirer
avantage de ces diverses inclinations, afin d’appeller à chaque vacation
celuy qui pour y avoir du naturel, la peut exercer avec honneur &
satisfaction; autrement ce seroit faire tort à ceux qui sont nez pour
commander, de les assujettir aux autres, qui ne sont faits que pour
obeïr; à ceux qui ne sont pas hardis & belliqueux, de leur donner la
conduite d’une armée; & d’employer aux Ambassades ceux qui ne sçavent ny
parler ny haranguer; estant beaucoup plus à propos, comme nous avertit
un Ancien, [260]_quemque cuique functioni pro indole admovere_: mais
pour ce qui est du choix d’un Ministre secret, je croy qu’on en peut
discourir d’autre façon, & pour resoudre le doute proposé cy-dessus si
on le doit tirer d’entre les familles illustres de l’Estat, ou des
personnes de mediocre condition; il me semble qu’on le peut faire de
toutes les deux sortes indifferemment, parce que [261]_dum nullum
fastidiretur genus in quo eniteret virtus, crevit imperium Romanum_. (T.
Livius lib. 4.) Il y a toutefois ces difficultez du costé des nobles &
grands Seigneurs, qu’ils sont enviez des autres, que bien souvent au
lieu d’obeïr ils veulent commander, qu’ils conseillent plutost le Prince
suivant leur interest particulier, que le bien de l’Estat, qu’ils
veulent avancer leurs creatures, & ruiner ceux qui sont contraires à
leur cabale; qu’ils veulent bien souvent entreprendre sur l’autorité de
leur Maistre, comme firent les Maires du Palais en France, qu’ils
broüillent le Royaume pour se rendre necessaires, qu’ils ne sont jamais
contens de ce qu’on leur donne, comme estant toujours au dessous de ce
qu’ils pensent avoir merité, soit pour leurs services ou pour la
grandeur de leur maison; bref il me semble qu’en cette occasion, où l’on
n’a que faire de la noblesse & dignité des personnes, mais plutost de
leur avis, conseil, & jugement, un Marquis, un Duc, un Prince, ne
peuvent pas mieux rencontrer que les hommes de mediocre condition, &
peuvent causer beaucoup plus de mal; où au contraire ceux-cy peuvent
faire autant de bien, ne coustent pas tant, se rendent plus sujets, plus
faciles & traitables, & sont beaucoup moins à craindre. Et à la verité
Seneque avoit raison de dire, [262]_nulli præclusa est virtus, omnes
admittit, nec censum, nec sexum eligit_. (in epistol.) A propos de quoy
Tacite remarque que les Allemans prenoient même conseil de leurs femmes,
[263]_nec consilia earum aspernabantur, nec responsa negligebant_. (de
morib. Germ.) Ce que Plutarque confirme aussi des Lacedemoniens, &
beaucoup d’Historiens, des Empereurs Auguste & Justinien; & Cecilius
disoit fort bien dans les Tusculanes de Ciceron, [264]_sæpe etiam sub
sordido pallio latet sapientia_. Ce sont les occasions, l’employ, & les
affaires qui la découvrent, & qui la font briller & éclatter. Si l’on
n’eust employé Matthieu Paumier Florentin, à l’ambassade de laquelle il
s’acquita si dignement, envers le Roy Alphonse, on auroit toujours creu
qu’il n’estoit bon qu’à battre le mortier pour faire des medecines &
clysteres; si le Cardinal d’Ossat ne se fust rencontré dans les affaires
de la Cour de Rome, on se fust toujours persuadé qu’il n’estoit propre
qu’à pedanter dans les Colleges de Paris & à defendre Ramus contre
Charpentier. Et le semblable peut-on dire encore des Cardinaux Balue,
Ximenes, & du Perron, [265]_quorum nobilitas sola fuit atque unica
virtus_. L’on dit que de toutes tailles bons Levriers, & pourquoy non de
toutes sortes de conditions de bons esprits: Cardan estoit Medecin,
Bodin Advocat, Charon Theologien, Montagne Gentilhomme, la Nouë Soldat,
& le Pere Paul Moine: enfin

    [266]_Sæpe etiam est olitor verba opportuna locutus._

  [260] D’employer chacun à la fonction dont son genie est plus capable.

  [261] L’empire Romain s’est toujours augmenté, pendant qu’on n’a point
    dedaigné ceux où l’on voyoit éclater la vertu, de quelle condition
    qu’ils fussent.

  [262] La vertu n’est inaccessible à personne; elle reçoit un chacun, &
    ne fait choix, ny de condition ny de sexe.

  [263] Ils ne méprisoient pas leurs conseils, & ne negligeoient pas
    leurs réponses.

  [264] Et souvent aussi il y a de la sagesse cachée sous un vilain
    manteau.

  [265] Qui n’avoient point d’autre noblesse que leur seule vertu.

C’est pourquoy je n’exclus personne de cette charge, non les étrangers,
parce que Tibere [267]_subinde res suas quibusdam ignotis mandabat_,
(Tacit. 4. Annal.) & que Charles V se servit de Granvelle, François I de
Trivulse, Henry II de Strozzi, & Charles IX du Cardinal de Birague. Non
les jeunes, parce que [268]_cani indices ætatis non sapientiæ_, & que
Ciceron nous avertit, [269]_ab eximia virtute progressum ætatis
expectari non oportere_, (Philip. 5.) témoin les exemples de Josephe,
David, Ephestion, & Papyrius. Non les vieux, puis que Moyse par le
conseil de son beau-pere Jethro, en choisit LXX pour gouverner avec luy
le peuple d’Israël; & que Louys XI pensa estre accablé par la guerre du
bien public, pour n’avoir pas voulu croire aux vieux Conseillers, que
son Pere luy avoit laissez. Non les ignorans, puis que, comme dit
Seneque, [270]_paucis ad bonam mentem opus est literis_, & que suivant
l’opinion de Thucydides les esprits grossiers sont plus propres à
gouverner des peuples, que ceux qui sont plus subtils & épurez; les
grands esprits ayant cela de propre qu’ils sont plus portez à innover
qu’à negotier, _novandis quàm gerendis rebus aptiora_, (Curt. l. 4.) à
dépendre qu’à conserver, à poursuivre leur pointe avec obstination qu’à
ceder ou s’accommoder à la necessité des affaires, & à traitter enfin
avec des Anges ou intelligences, qu’avec des hommes, [271]_quod enim
celeriter arripiunt, id quum tardè percipi vident discruciantur_. (Cic.
pro Roscio.) Non les lettrez, veu que [272]_Imperator Alexander
consiliis togæ & militiæ literatos adhibebat, & maxime eos qui historiam
norant_, (Lamprid. in eo.) joint que le Cardinal de Richelieu a esté
tiré du fond de sa Bibliotheque pour gouverner la France. Non les
Philosophes, à cause de Xenophon, Seneque & Plutarque. Non les Medecins,
puis que Oribase par ses bons conseils & avis éleva Julien à l’Empire,
que Apollophanes estoit chef du Conseil d’Antiochus, qu’Estienne fut
envoyé par l’Empereur Justinien à Cosroës, que Jacques Cottier & Olivier
le Dain furent des principaux Conseillers de Louys XI, le Pere de
Monsieur le Chancelier de l’Hospital de Charles de Bourbon, & Monsieur
Miron du Roy Henry III. Non les Moines à cause du Pere Paul de Venise,
ny pour finir, telles autres sortes de personnes que ce soit, pourveu
qu’elles ayent les conditions que nous expliquerons cy-aprés;
[273]_magna enim ingenia sæpe in occulto latent_, comme disoit Plaute,
(_in Capt._) & la Prudence & Sagesse ne fait point choix de personnes,
elle habite aussi-bien dans le tonneau de Diogenes, aux écoles, sous un
froc, & sous des méchans haillons, que parmy les delices & somptuositez
d’un Palais. Tant s’en faut, [274]_nescio quomodo factum est, ut semper
bonæ mentis soror sit paupertas_.

  [266] Un jardinier même a dit souvent de bonnes choses.

  [267] Commettoit quelquefois l’administration de ses affaires à des
    gens inconnus.

  [268] Les cheveux blancs sont les marques de l’âge, & non de la
    sagesse.

  [269] Qu’il ne faut pas attendre le progrés de l’âge d’une
    extraordinaire vertu.

  [270] Un bon esprit n’a pas besoin de beaucoup de lettres.

  [271] Car ils enragent de voir aller lentement ce qu’ils ont entrepris
    avec precipitation.

  [272] L’Empereur Alexandre employoit aux conseils de la robe & de la
    guerre des hommes lettrez, & particulierement ceux qui sçavoient
    l’histoire.

  [273] Car il arrive souvent que les grands esprits demeurent cachez.

  [274] Je ne sçay comment il est arrivé que la pauvreté soit toujours
    la sœur & la compagne du bon esprit.

Or les conditions que le Ministre doit apporter & contribuer du sien au
service de son Prince, ne se peuvent expliquer qu’assez difficilement.
C’est ce qui a fait suer tant d’écrivains, ce qui a ouvert la carriere à
tant de discours, & ce qui a produit tant de livres sur l’idée,
l’exemple & la parfaite description du bon Conseiller, du fidele
Ministre, du prudent Politique, & de l’homme d’Estat, quoy que tous ces
auteurs ayent plutost ressemblé aux Archers de Diogenes, qui sembloyent
tirer au plus loing du but, qu’à Ciceron en son livre de l’Orateur, ou à
Xenophon en son Prince. Pour moy qui n’ay pas entrepris comme eux de
publier un gros livre de toutes les vertus, sous ombre de trois ou
quatre qui sont necessaires à un Ministre, je diray premierement: Que je
le veux estre tel en effect qu’il sera en predicament, connu du Prince,
& choisi de luy-même par la seule consideration de ses merites, sans
autre recommendation que de sa propre vertu, [275]_virtute enim ambire
oportet non favitoribus_. Beaucoup qui viennent sur le theatre du monde
pour entrer aux honneurs & confidences, y paroissent bien souvent
revestus d’ornemens empruntez, de faveurs, d’amis, d’argent, de
sollicitations & poursuites ambitieuses, ils s’y presentent comme la
Corneille d’Esope couverts des plumes d’autruy, & font parade de ce qui
n’est pas à eux, pour obtenir ce qu’ils ne meritent pas; mais leur
nudité paroist toujours à travers de ces habits, qu’ils n’ont que par
emprunt, & qui les expose aussitost à la honte sur le propre Theatre de
la gloire. Il faut doncques qu’un homme qui se veut maintenir en credit
& en reputation jusques à la fin, entre & penetre dans le credit & la
bonne opinion de son Maistre, orné comme l’estoit Hippias Eleus de
vestemens faits de sa main, de sçavoir, de prudence, de vertu, de
merite, de courage, bref de choses qui soient de son propre creu: il
faut que comme le Soleil il produise du dedans la lumiere qu’il éclaire
au dehors, de peur qu’il ne ressemble à la Lune, qui n’ayant ce qui la
fait luire que par emprunt, monstre bien-tost sa defaillance. Mais parce
que ce n’est rien de parler des merites en general, si l’on ne determine
en particulier, quelles sont les vertus qui les composent; je croy qu’on
les peut toutes rapporter à trois principales, sçavoir la Force, la
Justice, & la Prudence. Sur lesquelles je me veux un peu étendre, pour
les expliquer d’une façon moins triviale & commune que celle des écoles.

  [275] Car il faut aspirer aux charges par la vertu & non pas par le
    moyen des fauteurs.

Par la force j’entens certaine trempe & disposition d’esprit toujours
égale en soy, ferme, stable, heroïque, capable de tout voir, tout oüir,
& tout faire, sans se troubler, se perdre, s’étonner; laquelle vertu se
peut facilement acquerir en faisant des continuelles reflexions sur la
condition de nostre nature foible, debile, & sujette à toutes sortes de
maladies & d’infirmitez, sur la vanité des pompes & honneurs de ce
monde; sur la foiblesse & imbecillité de nostre esprit; sur les
changemens & revolutions des affaires; sur les diverses faces &
metaschematismes du Ciel & de la terre; sur la diversité des opinions,
des sectes, des religions, sur le peu de durée de toutes choses; bref
sur les grands avantages qu’il y a de fuïr le vice & de suivre la vertu.
Aussi est-ce à peu prés comme l’a décrite Juvenal par ces beaux vers de
sa X. Satyre.

    [276]_Fortem posce animum, mortis terrore vacantem,
    Qui spatium vitæ extremum inter munera ponat
    Naturæ, qui ferre queat quoscunque dolores,
    Nesciat irasci, cupiat nihil, & potiores
    Herculis ærumnas ducat sævosque labores
    Et Venere, & plumis, & cœnis Sardanapali._

  [276] Demandez un esprit qui soit gueri des craintes de la mort, qui
    mette au rang des presens de la Nature le dernier terme de la vie,
    qui puisse endurer toutes sortes de fatigues, qui ne se fasche
    point, qui ne desire rien, & qui estime davantage les peines
    d’Hercule, & ses longs travaux, que les delices, les festins, & les
    plumes (_licts_) de Sardanapale.

Monsieur le Chancelier de l’Hospital qui estoit pourveu de cette force
d’esprit autant qu’aucun autre de ceux qui l’ont precedé ou suivy, la
décrivoit encore plus brievement, quoy qu’en termes beaucoup plus
hardis, desquels même il avoit composé sa devise, [277]_si fractus
illabatur orbis impavidum ferient ruinæ_. Arriere doncques de ce
Ministere tant d’esprits foibles & effeminez, tant d’ames coüardes &
pusillanimes, qui s’épouvantent des premieres difficultez, qui fuyent à
la moindre resistance, & qui perdent l’esprit lors qu’on leur parle de
quelque grande resolution. Je veux un esprit d’Epictete, de Socrates,
d’Epicure, de Seneque, de Brutus, de Caton, & pour me servir d’exemples
plus familiers, du Pere Paul, du Cardinal d’Ossat, du President Janin,
de V. Eminence, de Ferrier, & de quelques autres de pareille marque. Je
veux qu’il ait les bonnes maximes de Philosophie dans la teste non pas
sur les levres; qu’il connoisse la nature en son tout & non pas en
quelque partie; qu’il vive dans le monde comme s’il en estoit dehors, &
au dessous du Ciel comme s’il estoit au dessus, afin qu’il ne puisse pas
seulement comme les Gaulois apprehender la ruine de cette grande
machine, je veux qu’il s’imagine de bonne heure que la Cour est le lieu
du monde où il se dit & fait plus de sottises, où les amitiés sont plus
capricieuses & interessées, les hommes plus masquez, les maistres moins
affectionnez à leurs serviteurs, & la fortune plus folle & aveugle; afin
qu’il s’accoustume aussi de bonne heure à ne se point scandaliser de
toutes ces extravagances. Je veux enfin qu’il puisse regarder
[278]_oculo irretorto_ ceux qui seront plus riches, & moins dignes de
l’estre que luy, qu’il se picque d’une pauvreté genereuse, d’une
obstination au bien, d’une liberté Philosophique mais pourtant civile,
qu’il ne soit au monde que par accident, à la Cour que par emprunt, & au
service d’un Maistre que pour s’en acquiter honnestement. Or quiconque
aura cette premiere, universelle, & generale disposition, qui conduit
l’homme à une apathie, franchise, & bonté naturelle, il aura par même
moyen la fidelité, [279]_optimum enim quemque fidelissimum puto_, disoit
fort bien Pline en parlant à l’Empereur Trajan; & cette fidelité ne sera
pas commune, bridée de certaines circonstances, & assujettie à diverses
considerations de nos interests particuliers, des personnes, de la fin
des affaires, & de mille autres, mais une fidelité telle que doit avoir
un galand homme, pour servir celuy à qui il la promettra envers tous &
contre tous, sans exception de lieu, de temps, ny de personnes. C’est
ainsi que C. Blosius servoit son amy Tiberius Gracchus, (_Valer. Max.
lib. 4. cap. 7._) & le Pere du Chancelier de l’Hospital son maistre
Charles de Bourbon, duquel se trouvant Medecin & Confident lors de sa
disgrace & persecution, il ne l’abandonna jamais, le suivant en habit
déguisé, participant à toutes ses infortunes, le secondant en tous ses
desseins contre le Roy, contre l’Empereur & contre Rome, les Cardinaux &
le Pape même. Action que son fils ce grand Chancelier de France a
tellement estimée, qu’il l’a bien voulu placer comme la plus remarquable
de sa famille, en teste de son Testament. Il faut doncques qu’un
affectionné Ministre soit premierement & principalement garny de
fidelité, & que lors qu’il sera besoin de la témoigner, il dise
librement,

    [280]_Huic ego nec rerum metas nec tempora pono,
    Obsequium sine fine dedi._

  [277] Si le monde se bouleversoit, ses ruïnes me fraperoient, sans que
    j’en fusse épouventé.

  [278] D’un œuil droit & non de travers.

  [279] Car j’estime que le plus homme de bien est aussi le plus
    fidelle.

  [280] Je ne mets point icy de bornes, & n’y limite point de temps,
    j’ay témoigné une obeïssance sans fin.

Il faut aussi qu’il soit dégagé d’ambition, d’avarice, de convoitise &
de tout autre desir, que de bien servir son Maistre dans l’estat d’une
fortune mediocre, honneste, & capable de le delivrer luy & ses plus
proches parens, d’envie & de necessité. Car s’il commence une fois à
aller au plus à se vouloir avancer dans les charges & dignitez, il ne se
pourra pas faire qu’il ne prefere son bien propre à celuy de son
Maistre, & qu’il ne se serve premier que luy; & cela estant, c’est
ouvrir la porte à l’infidelité, perfidie & trahison, il n’y aura plus de
secret qu’il ne découvre, plus de conseil qu’il n’évente, plus de
resolution qu’il ne declare, plus d’ennemy qu’il ne courtise, bref

    [281]_Publica privatis postponet commoda rebus._

  [281] Il preferera son profit particulier au bien public.

S’il desire la grandeur de son Maistre ce ne sera que pour avancer la
sienne, à laquelle s’il ne peut parvenir en le servant avec fidelité, il
ne fera point de doute de le deservir, de le vendre & livrer à ses
ennemis pour satisfaire à son ambition, ou à son avarice demesurée,

    [282]_Namque ubi avaritia est habitant ferme omnia ibidem
    Flagitia, impietas, perjuria, furta, rapinæ,
    Fraudes atque doli, insidiæque & proditiones._

(Paling. in Sagit.)

  [282] Car là où est l’avarice, tous les autres vices y habitent aussi,
    l’impieté, le parjure, le vol, la rapine, les fraudes & tromperies,
    les embusches & les trahisons.

C’est ce que pratiqua autrefois Stilico, quand pour s’acquerir l’amitié
d’Alaric Roy des Gots, & s’appuyer de son secours pour se saisir de
l’Empire d’Orient, il fit une paix honteuse avec luy & obligea
l’Empereur de luy payer tribut sous le nom de pension; & Pierre des
Vignes Chancelier de Frederic II, fut à bon droit privé de la veuë, pour
avoir noüé une intelligence trop secrete avec le Pape Alexandre III,
ennemy capital de son Maistre. Ce fut encore pour la même cause que le
Cardinal Balue demeura XII ans resserré dans la Tour des Loches sous le
Regne de Louys XI, & que le Cardinal du Prat décheut de sa faveur, & fut
long-temps en prison pendant celuy de François I. Cette même force &
disposition d’esprit defend aussi à nostre Ministre d’estre trop credule
ou superstitieux, & bigot: Car bien que [283]_credulitas error sit magis
quam culpa, & quidem in optimi cujusque mentem facillimè obrepat_, (Cic.
l. 1. ep. 23.) c’est toutefois le propre d’un homme judicieux & bien
sensé, de ne rien croire [284]_nisi quod in oculos incurret_; (Senec. de
Ira.) au moins Palingenius est d’avis qu’il faut ainsi faire, crainte
d’estre trompé, parce que

    [285]_Qui facilis credit facilis quoque fallitur idem._

  [283] La credulité soit plutost une erreur qu’une faute, & qu’elle
    s’empare facilement des meilleurs naturels.

  [284] Que ce qu’il void de ses yeux.

  [285] Qui croit facilement se laisse aussi facilement tromper.

Et comme nous avons dit cy-dessus, qu’il y avoit quatre ou cinq moyens
d’attraper ou tromper les trop credules & superstitieux, aussi faut-il
que celuy qui se mesle de les pratiquer, ne soit pas si sot que de s’y
laisser prendre par d’autres qui s’en voudroient servir contre luy-même.
Joint qu’à un Ministre qui aura l’esprit assez bas pour le ravaler &
soumettre à la creance de tant de fables, impostures, faux miracles,
tromperies, & charlataneries qui se font ordinairement, ne pourra pas
donner grande esperance de bien reüssir en beaucoup d’affaires où il
faut gaillardement enjamber par dessus toutes ces folies. Les souplesses
d’Estat, les artifices des Courtisans, les menées & pratiques de
quelques avisez Politiques, trompent aisément un homme plongé dans des
devotions excessives & superstitieuses. La prediction d’un devin, le
croassement d’un corbeau, la rencontre d’un maure, un faux bruit,
quelque vau de ville, tromperie, ou superstition, luy feront perdre
l’escrime, l’étonneront, & le reduiront à prendre quelque party honteux
& deshonneste; A quoy s’il est tant soit peu porté de sa nature, la
superstition sœur germaine de cette grande credulité, l’y plongera tout
à fait, & luy ostera si peu de jugement qui luy pouvoit rester.
[286]_Occentus soricis auditus Fabio Maximo dictaturam, C. Flaminio
magisterium equitum deponendi causam præbuit._ (Val. Max. l. 1. cap.
10.) Elle luy ravira le repos du corps, & la fermeté, constance, &
resolution de l’esprit; [287]_superstitione enim qui est imbutus
quiescere nunquam potest_: (Cicero de fin. l. 1.) elle l’assujettira à
mille terreurs paniques, & luy fera craindre & redouter,

      [288]_Nihilo metuenda magis, quàm
    Quæ pueri in tenebris pavitant, finguntque futura._

  [286] Le chant d’une souris fut cause que Fabius Maximus se démit de
    la Dictature, & Caius Flaminius de la charge de Colonel de la
    Cavalerie.

  [287] Car quiconque est imbu de superstition, il luy est impossible de
    reposer.

  [288] Des choses qui ne sont non plus à craindre que celles dont les
    enfans ont peur dans les tenebres, & qu’ils s’imaginent devoir
    arriver.

Elle luy fera commettre plus de pechez qu’il n’en est defendu aux dix
commandemens, & se frottant les yeux avec de l’eau benite, ou touchant
la chape d’un Prestre, il pensera effacer toutes les mauvaises actions
de sa vie: [289]_sic errore quodam mentis famulatur impietati_;
(Paschas. de virtut.) elle luy fera trouver des scrupules où il n’y en a
point, & auparavant que de conclure une affaire, il en voudra parler
cent fois à un confesseur. Il luy revelera le conseil de son Prince, le
soumettra à sa censure, l’examinera suivant toutes les regles des
Casuistes, & à la fin [290]_ea quæ Dei sunt audacter excludet, ut sua
tantùm admittat_; bref elle le rendra sot, impertinent, stupide,
méchant, incapable de rien voir, de rien faire, de rien juger ou
examiner à propos, & capable seulement de causer la perte & la ruine
totale de quiconque se servira de luy, & la sienne propre, puis que
[291]_superstitione quisquis illaqueatus est, non potest effugere
proximas miserias, ipsa sibi superstitio supplicium est, dum quæ non
sunt mala hæc fingit esse talia, & quæ sunt mediocria mala, hæc maxima
facit ac lethalia_. Il ne faut point tant de mysteres & de ceremonies
pour estre homme de bien, Lycurgue fut estimé tel quoy qu’il eust
retranché beaucoup de choses superflues & inutiles à la Religion. Le
vieux Caton passoit pour le plus vertueux de Rome, encore qu’il se fust
mocqué de celuy qui prenoit pour mauvais augure que les souris eussent
rongé ses chausses, & qu’il luy eust dit, [292]_non esse illud monstrum
quod arrosæ sint à soricibus caligæ, sed verè monstrum habendum fuisse
si sorices à caligis roderentur_. (D. August. de Doct. Christian.)
Luculle ne fut estimé impie pour avoir combatu Triganes un jour que le
Calendrier Romain marquoit pour malheureux; ny Claudius pour avoir
méprisé les auspices des poulets; non plus que Lucius Æmilius Paulus
pour avoir le premier commencé d’abatre & ruiner les Temples d’Isis & de
Serapis. D’où l’on peut conjecturer que la superstition est le vray
caractere d’une ame foible, rampante, effeminée, populaire, & de
laquelle tout esprit fort, tout homme resolu, tout bon Ministre doit
dire, comme faisoit Varron de quelque autre chose qui ne valoit pas
mieux,

    [293]_Apage in directum à domo nostra istam insanitatem._

(in Eumenidib.)

  [289] Et ainsi par l’erreur de l’entendement on se rend esclave de
    l’impieté.

  [290] Il rejettera hardiment les choses qui sont de Dieu pour admettre
    les sienes propres.

  [291] Quiconque est enlassé dans la superstition, il ne peut pas
    éviter les miseres qui luy panchent sur la teste; sa superstition
    luy est un supplice, lors qu’il s’imagine mauvaises des choses qui
    ne le sont pas; & qu’il fait grands & mortels les maux qui ne sont
    que mediocres.

  [292] Que ce n’estoit pas un prodige que les souris eussent rongé des
    chausses, mais que c’en seroit veritablement un si des chausses
    rongeoient des souris.

  [293] Chassons de nostre maison cette folie.

La seconde vertu qui doit servir de base & de fondement aux merites & à
la bonne renommée de nostre Conseiller, c’est la Justice; de laquelle si
nous voulions expliquer toutes les parties, il la faudroit comparer à
une grosse tige qui produit trois branches, dont l’une monte à Dieu,
l’autre s’étend vers soy-même, & la tierce vers le prochain; & chacune
desdites branches produit encore divers petits rameaux que je
n’expliqueray point en particulier, m’estant assez de prendre les choses
en gros, & non en détail. C’est pourquoy je mettray le principal
fondement de cette justice à estre homme de bien, à vivre suivant les
loix de Dieu & de la Nature, noblement, philosophiquement, avec une
integrité sans fard, une vertu sans art, une religion sans crainte, sans
scrupule, & une ferme resolution de bien faire, sans autre respect &
consideration, que de ce qu’il faut ainsi vivre, pour vivre en homme de
bien & d’honneur,

    [294]_Oderunt peccare boni virtutis amore._

  [294] Les gens de bien haïssent le vice pour l’amour de la vertu.

Mais d’autant que cette justice naturelle, universelle, noble &
philosophique, est quelquefois hors d’usage & incommode dans la pratique
du monde, où [295]_veri juris germanæque justitiæ solidam & expressam
effigiem nullam tenemus, umbris & imaginibus utimur_. Il faudra bien
souvent se servir de l’artificielle, particuliere, politique, faite &
rapportée au besoin & à la necessité des Polices & Estats, puis qu’elle
est assez lâche & assez molle pour s’accommoder comme la regle Lesbienne
à la foiblesse humaine & populaire, & aux divers temps, personnes,
affaires & accidens: Toutes lesquelles considerations nous obligent bien
souvent à plusieurs choses que la justice naturelle rejetteroit &
condamneroit absolument. Mais quoy, il faut vivre comme les autres, &
parmy tant de corruptions, celuy qui en a le moins doit passer pour le
meilleur, [296]_beatus qui minimis urgetur_; entre tant de vices on en
peut bien quelquefois legitimer un; & parmy tant de bonnes actions en
déguiser quelqu’une. C’est doncques une maxime, que comme entre les
lances celles-là sont estimées les meilleures, qui sont les plus
souples, aussi entre les Ministres, on doit priser davantage ceux qui
sçavent le mieux plier, & s’accommoder aux diverses occurrences, pour
venir à bout de leurs desseins, imitant ainsi le Dieu Vertumnus qui
disoit dans Properce:

    [297]_Opportuna mea est cunctis natura figuris,
    In quamcunque voles verte decorus ero._

  [295] Nous n’avons aucune solide & expresse effigie du vray droit, &
    de la veritable justice, nous nous servons seulement de leurs
    ombres.

  [296] Bienheureux est celuy qui est travaillé des plus petites.

  [297] Ma nature est propre à prendre toutes sortes de figures, donnez
    moy celle que vous voudrez, je seray beau sous chacune.

Qu’il se souvienne seulement d’observer toujours ces deux preceptes, le
premier de conjoindre & assembler autant qu’il luy sera possible
l’utilité & l’honnesteté, l’envisageant toujours & la costoyant le plus
prés qu’il luy sera possible: l’autre de ne servir jamais d’instrument à
la passion de son Maistre, & de ne rien proposer ny conclure, qu’il ne
juge luy-même estre necessaire pour la conservation de l’Estat, le bien
du peuple, ou le salut du Prince, demeurant à couvert pour ce qui sera
du reste sous ce bon avis de Plutarque, _Que bien souvent pour faire la
justice il ne faut pas tout ce qui est juste_. (Livre de la curiosité.)

Enfin la troisiéme & derniere partie qui doit composer & perfectionner
nostre Ministre, est la Prudence, Vertu si necessaire à un homme de
cette qualité, qu’il ne peut en aucune façon s’en passer, veu que comme
nous enseigne Aristote, [298]_prudentia & scientia civilis iidem sunt
animi habitus_, (l. 6. Eth. c. 8.) & qu’au reste elle est si puissante
qu’elle seule domine & gouverne les trois temps de nostre vie, [299]_dum
præsentia ordinat, futura prævidet, præterita recordatur_: si
universelle qu’elle comprend sous soy toutes les autres vertus,
circonstances, & observations que nous pouvons faire icy de la science,
modestie, experience, conduitte, retenuë, discretion, & particulierement
de ce que les Italiens appellent _Segretezza_ par un terme qui leur est
propre. Juvenal (_Sat. X._) ayant fort bien dit que

    [300]_Nullum numen abest si sit prudentia_:

  [298] La prudence & la science civile sont les mêmes habitudes d’un
    esprit.

  [299] Lors qu’elle ordonne pour le present, prevoit l’avenir & se
    souvient du passé.

  [300] La fortune ne manque jamais là où il y a de la prudence.

Neanmoins comme plusieurs choses sont requises pour former l’or, qui est
le Roy des Metaux, la preparation de la matiere, la disposition de la
Terre, la chaleur du Soleil, la longueur du temps; aussi pour former
cette Prudence, la Reyne des vertus politiques, l’or des Royaumes, le
thresor des Estats, il faut de grandes aides, & des avantages
tres-heureux; la force de l’esprit, la solidité du jugement, la pointe
de la raison, la docilité pour apprendre, l’instruction receuë des
grands personnages, l’estude des sciences, la connoissance de
l’histoire, l’heureuse memoire des choses passées, sont les dispositions
pour y parvenir: la saine consultation, la connoissance & consideration
des circonstances, la prevoyance des effets, la precaution contre les
empeschemens, la prompte expedition, sont les belles actions qu’elle
produit; & enfin le repos des peuples, le salut des Estats, le bien
commun des hommes, sont les fruits divins que l’on en recueille. Mais
encore n’est-ce rien dire, si nous n’ajoustons quels sont les lignes,
par lesquels on peut juger du progrez que quelqu’un aura fait en
l’acquisition de ce thresor, & s’il est veritablement assez sage &
prudent pour seconder un Prince en l’administration de son Estat. Or
entre plusieurs que l’on en peut donner, je proposeray ceux-cy comme les
plus ordinaires & communs, sçavoir tenir secret ce qu’il n’est à propos
de dire, & parler par necessité plutost que par ambition, ne croire trop
promptement ny à toutes sortes de personnes, estre plus prompt à donner
ce qui est à soy qu’à demander ce qui appartient à autruy, examiner bien
les choses auparavant que d’en juger, ne médire de personne, excuser les
fautes, & defendre la renommée d’un chacun, ne mépriser personne, non
pas même les moindres: Honorer les hommes selon leurs merites &
qualitez, donner plus de loüange à ses compagnons qu’à soy-même, servir
& entretenir ses amis, demeurer ferme & constant parmy leurs adversitez,
ne changer de dessein & de resolution sans quelque grand sujet,
deliberer à loisir & executer gayement & avec diligence, ne
s’émerveiller de ce qui est extraordinaire, ny se mocquer de personne,
mais sur tout épargner les pauvres & ses amys, n’envier la loüange à
ceux qui la meritent, non pas même à ses ennemis, ne parler sans
sçavoir, ne donner conseil qu’à ceux qui le demandent, ne faire
l’entendu en ce qui n’est pas de sa profession, & ne parler de ce qui en
est qu’avec modestie & sans jactance & affectation, comme faisoit Piso,
duquel Vell. Paterc. a dit, [301]_quæ agenda sunt agit sine ulla
ostentatione agendi_; avoir plus d’effets que de paroles, plus de
patience que de violence, desirer plutost le bien que le mal à ses
ennemis, plutost perdre que plaider, n’estre cause d’aucun trouble ny
remuement, finalement aymer Dieu, servir son prochain, & ne souhaitter
la mort ny la craindre. Or ce qui m’a fait recueillir tous ces signes si
particulierement, c’est parce que le choix d’un Ministre est de si
grande importance, que les Princes ont grand interest de ne s’y pas
tromper, & encore qu’il ne faille pas esperer de les pouvoir tous
rencontrer en un homme, on ne peut toutefois manquer de preferer celuy
qui en aura le plus. Et quand le Prince l’aura trouvé, ce sera à faire à
luy de le bien maintenir & choier comme un precieux thresor, parce que
si la naissance ne luy a donné des couronnes, les couronnes toutefois ne
se peuvent passer de luy: si la fortune ne l’a fait Roy, sa suffisance
le rend l’oracle des Roys, & tout ce qu’il dira des loix, ses simples
paroles passeront pour raisons, ses actions pour exemples, & toute sa
vie pour miracle.

  [301] Il fait ce qu’il faut faire sans aucune ostentation de ses
    actions.

Aprés avoir expliqué ce qui est du devoir du Ministre envers le Prince,
il nous reste à considerer, comme en passant neanmoins, ce que le Prince
doit contribuer de son costé, pour bien traitter avec son Ministre, &
parce qu’en matiere de regles & preceptes, j’ay toujours estimé avec
Horace, que les plus courts sont les meilleurs,

    [302]_Quicquid præcipies esto brevis_;

  [302] Sois succinct dans tous les preceptes que tu donneras.

Je reduiray tous ceux qui me semblent les plus necessaires en cette
occasion à trois principaux, dont le premier sera de le traitter en amy,
non pas en serviteur, de parler & conferer avec luy à cœur ouvert, de ne
luy rien celer de tout ce qu’il sçaura, de luy ouvrir une entiere
confidence, & de traitter avec luy comme il feroit avec soy-même, sans
avoir honte de luy declarer sa foiblesse, ignorance, imbecillité ou tel
autre defaut qu’il pourra avoir; Ny aussi son dépit, ses fascheries,
coleres, mécontentemens, & semblables passions, qui le pourront
tourmenter. Et si je n’ay assez d’autorité pour établir cette maxime,
qu’on defere au moins quelque chose à l’avis de Seneque, [303]_Cogita_,
dit-il, _an tibi in amicitiam aliquis recipiendus sit, quum placuerit id
fieri, toto illum pectore admitte, tam audacter cum illo loquere quàm
tecum_. C’est ce qu’il avoit encore dit auparavant en beaucoup moins de
paroles, [304]_tu omnia cum amico delibera, sed de illo prius_. Que si
l’autorité d’un si grand homme a besoin d’estre appuyée & soustenue par
quelques raisons, T. Live nous en fournira une tres-puissante & valable,
[305]_vult sibi quisque credi, & habita fides ipsam fidem obligat_: les
experimentez Chymistes tiennent que pour faire de l’or on ne se doit
servir que de l’or même,

    [306]_Nec aliunde quæras auri primordia, in auro
    Semina sunt auri, quamvis abstrusa recedant
    Longius, & multo nobis quærenda labore._

(Augurel.)

  [303] Pense s’il te faut recevoir quelcun en ton amitié, & quand tu
    l’auras voulu faire, admets l’y de tout ton cœur, & luy parle aussi
    hardiment qu’à toi-même.

  [304] Delibere de toutes choses avec ton amy; mais delibere
    premierement d’en avoir un tel qu’il faut.

  [305] Un chacun veut qu’on se fie à luy, & la confiance que nous avons
    en quelcun l’oblige à se confier en nous & à nous estre fidelle.

  [306] Ne cherche point ailleurs l’origine de l’or; l’or contient les
    semences de l’or, quoi qu’elles nous soient fort cachées, ce qui
    fait que nous sommes obligés à travailler beaucoup pour les
    chercher.

Les Lapidaires épreuvent tous les jours, qu’il se faut servir du diamant
pour en tailler & preparer un autre; les Oiseleurs que pour faire bonne
chasse il se faut servir de ces oiseaux que Varro appelle, [307]_illices
& traditores generis sui_: Les Philosophes moraux, que l’amour ne se
peut acquerir que par une amitié & affection reciproque.

  [307] Traitres de ceux de leur espece, & servant à les faire prendre.

    _Veux-tu mon fils que t’apprenne en peu d’heure
    Le beau secret du breuvage amoureux;
    Aime les tiens, tu seras aimé d’eux;
    Il n’y a point de recepte meilleure._

Comment doncques un Prince pourra-t-il trouver de la confidence en
quelque amy, s’il ne luy en communique auparavant de son costé, s’il ne
luy monstre ce qui sera de son devoir en s’acquittant du sien propre:
[308]_Si vis me flere_, disoit Horace, _dolendum est prius tibi_.
[309]_Cur te habebo ut Consulem, si me non habeas ut Senatorem_,
repliquoit un autre? Il faut tout ou rien, & jouïr d’une entiere
confidence, ou n’en avoir point; declarer aujourd’huy une affaire, en
taire demain une autre, en entamer quelqu’une, & ne la pas achever,
garder toujours quelque [310]_retentum_, & ne pas tout dire, sont des
marques de défiance, d’inquietude & d’irresolution, qui font perdre au
Ministre la visée pour ce qui est du conseil, & l’affection pour ce qui
concerne le service.

  [308] Si tu veux que je pleure, il faut que tu t’affliges auparavant.

  [309] Pourquoy te traiteray-je comme un Consul, si tu ne me traites
    pas comme un Senateur.

  [310] Chose de retenu.

La seconde chose que le Prince doit observer envers son Ministre, est
qu’il le tienne comme amy, & non pas comme flateur, qu’il luy permette
de parler & d’opiner librement, d’expliquer & fortifier son opinion,
sans le contraindre ou luy sçavoir mauvais gré de ne point condescendre
à la sienne, [311]_meliora enim vulnera diligentis, quàm oscula
blandientis_, & puis que comme disoit un brave Conseiller à son Maistre,
[312]_non potes me simul amico & adulatore uti_. Si un Prince veut estre
flatté, il a assez de Gentilshommes & Courtisans qui ne cherchent que
l’occasion de le faire, sans y employer celuy qui doit estre sa bouche
de verité. Et celuy-là ne peut jamais bien reüssir, [313]_cujus aures
ita formatæ sunt, ut aspera quæ utilia, & nihil nisi jucundum non
læsurum accipiant_. (Tacit. 3. hist.)

  [311] Car les blessures d’un amy sont meilleures que les baisers d’un
    flateur.

  [312] Tu ne peux pas te servir de moy comme amy & flateur tout
    ensemble.

  [313] Dont les oreilles sont formées, à trouver rudes les choses qui
    sont utiles, & à n’écouter rien que de plaisant, & qui ne peut
    blesser.

Finalement comme ceux qui demeurent quelque temps au Soleil sont
échauffez par sa chaleur; aussi faut-il que celuy qu’un Prince ou
Souverain approche de sa personne, ressente les effets de son pouvoir, &
de l’amitié qu’il luy porte par la recompense deüe à ses services; &
quoy que la plus honorable & glorieuse qu’il luy puisse donner, soit de
les agréer, & de s’en declarer satisfait, [314]_beneficium siquidem est
reddere bonitatis verba_, (Senec.) & suivant même l’opinion commune,

    [315]_Principibus placuisse viris non ultima laus est._

  [314] Veu que c’est un bienfait, ou une recompense, que de parler en
    bons termes des services qu’on a reçus.

  [315] On ne remporte pas peu de loüange d’avoir plu aux Princes.

Il faut neanmoins passer outre, & pratiquer à son occasion cette belle
vertu de la liberalité, en luy subministrant les choses necessaires pour
vivre honnestement dans un estat mediocre, & autant éloigné de
l’ambition que de la necessité. Philippes II disoit à Ruy Gomes son
Confident serviteur, _faites mes affaires & je feray les vostres_: Il
faut que tous les Princes en disent autant à leurs Ministres, s’ils en
veulent estre servis avec affection & fidelité, [316]_liberalitas enim
commune quoddam vinculum est, quo beneficus & beneficio devinctus
astringuntur_. Et j’estime qu’il seroit encore meilleur de les mettre
promptement en repos de ce costé-là, afin que n’ayant plus à la teste
cet horrible monstre de pauvreté, ils apportent un esprit entierement
libre & dégagé de toutes passions au maniement des affaires, qui seroit
le premier fruit de cette liberalité, comme le second d’acquerir
beaucoup d’honneur & de recommandation à celuy qui l’auroit pratiquée,
d’autant que, selon la remarque d’Aristote, entre tous les Princes
vertueux, [317]_ii fere diliguntur maximè, qui fama & laude valent
liberalitatis_; & le dernier de rendre les personnes entierement liées
au service de ceux qui leur font du bien, veu que, suivant le dire d’un
Ancien, qui a le premier inventé les bienfaits, il a voulu forger des
seps & des menottes, pour enchaisner les hommes, les captiver & traisner
aprés soy.

  [316] Car la liberalité est un certain lien qui lie le bienfaiteur &
    celuy qui reçoit le bienfait.

  [317] On aime particulierement ceux qui ont le renom & la loüange
    d’estre les plus liberaux.

Voila, MONSEIGNEUR, tout ce que j’avois à dire en cette matiere, de
laquelle je n’eusse jamais voulu entreprendre de traitter, si V.
Eminence ne me l’eust commandé, & que sa grande bonté & facilité ne
m’eussent fait esperer une excuse favorable, de toutes les fautes que je
puis y avoir commises. Je sçay qu’elle desiroit d’autres forces que les
miennes, une plume plus diserte & eloquente, une erudition plus grande,
un jugement plus fort, un esprit plus universel: Mais nous aurions peu
de statues de Jupiter s’il n’eust esté permis qu’à Phidias de les faire,
& Rome seroit maintenant sans peintures & tableaux, si d’autres n’y
avoient travaillé que Michel Ange, & Raphael d’Urbin: les bons ouvriers
ne se rencontrent pas si souvent, que l’on se puisse passer des mauvais,
ny les grands Politiques, que l’on ne se divertisse quelquefois dans les
écrits des moindres, sous le titre desquels s’il plaist à V. Eminence de
recouvrir le present discours, elle m’obligera de songer à quelque autre
de plus longue haleine; & j’ose bien me promettre sous la continuation
de vostre faveur & bienveillance, que

    [318]_Illa dies olim veniet (modo stamina
    Longa trahat Lachesis) quum te & tua facta canemus
    Uberius, nomenque tuum Gangetica tellus,
    Et Tartessiaci resonabunt littora ponti.
    Ibit Hyperboreas passim tua fama per urbes,
    Et per me extremis Libyæ nosceris in oris,
    Tunc ego majori Musarum percitus œstro,
    Omnibus ostendam, quanto tenearis amore
    Justitiæ, sit quanta tibi pietasque fidesque,
    Quantum consilio valeas & fortibus ausis,
    Quàm sis munificus, quàm clemens, denique per me
    Ingenium, moresque tuos mirabitur orbis.
    At nunc ista tibi quæ tradimus accipe læto
    Interea vultu, & præsentibus annue cœptis._

  [318] Le temps viendra un jour (pourveu que la Parque fasse nostre
    fusée longue) que nous publierons plus amplement les belles actions
    de vostre personne; & que vostre nom retentira dans la terre du
    Gange, & sur les costes de la mer d’Espagne. Vostre nom ira jusques
    aux villes du Nord, & je vous feray connoistre dans les extremités
    de la Libye. Alors poussé d’une plus grande veine poëtique, je feray
    voir à tout le monde combien vous estes amateur de la justice,
    combien grande est la foy & la pieté dont vous estes orné; combien
    vous estes puissant en conseil, & en courageuses entreprises;
    combien vous estes liberal, & clement, & enfin je feray que toute la
    terre admirera vostre esprit & vos mœurs. Mais cependant recevés ce
    que je vous offre maintenant, & daignés prendre en bonne part &
    favoriser la presente entreprise.



TABLE

des Chapitres.


  Objections que l’on peut faire contre ce discours, avec les
    réponses necessaires. Chap. I.                                pag. 3

  Quels sont proprement les Coups d’Estat, & de combien de
    sortes. Chap. II.                                                 50

  Avec quelles precautions, & en quelles occasions on doit
    prattiquer les Coups d’Estat. Chap. III.                         118

  De quelles opinions faut-il estre persuadé pour entreprendre
    des Coups d’Estat. Chap. IV.                                     213

  Quelles conditions sont requises au Ministre avec qui l’on
    peut concerter les Coups d’Estat. Chap. V.                       283


FIN.




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