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Title: En avion vers le pôle nord
Author: Amundsen, Roald
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "En avion vers le pôle nord" ***
NORD ***



  EXPÉDITION AMUNDSEN-ELLSWORTH

  en avion
  vers le
  pôle nord

  par
  roald amundsen

  [Illustration]

  traduit du norvégien et adapté par
  CHARLES RABOT

  ALBIN MICHEL, ÉDITEUR



AVANT-PROPOS


Comment Amundsen a-t-il été amené à entreprendre son vol audacieux
au-dessus des banquises en direction du Pôle?

Quels sont les aspects caractéristiques de ces embâcles glacés? Quels
sont les phénomènes redoutables dont ils sont le théâtre? C’est ce qu’il
importe d’expliquer pour la clarté du récit que nous offrons au public.

Après avoir conquis le Pôle Sud, le célèbre explorateur norvégien
résolut de s’attaquer à l’autre pôle de la terre et pour cela
d’entreprendre une dérive à travers le bassin arctique, le vaste océan
situé au nord des continents, au milieu duquel passe le sommet boréal de
l’axe de rotation du globe. Cette étendue océanique est presque
entièrement recouverte d’énormes trains de glaçons, serrés, pressés les
uns contre les autres, formant un obstacle insurmontable à la marche des
navires. Ces masses flottantes ne demeurent pas immobiles; dans
l’immense secteur compris entre le détroit de Bering et le Groenland en
passant par le Spitzberg, sous la poussée d’un courant marin, elles
glissent lentement vers le nord-ouest, en direction du Pôle, puis, après
être parvenues dans les parages de ce point mathématique, descendent
vers le sud-ouest, le long de la côte orientale du Groenland, pour venir
finalement fondre dans l’Atlantique autour de Terre-Neuve.

Ce sera l’éternel honneur de Nansen d’avoir eu l’intuition géniale
d’utiliser ce remarquable déplacement des eaux pour pénétrer au cœur du
bassin arctique. Monté sur le fameux _Farm_, il se fit prendre, à
l’ouest des îles de la Nouvelle Sibérie, dans la grande banquise
polaire; entraîné ensuite par le courant avec ces glaces, il arriva à
421 kilomètres du Pôle, un record sensationnel pour l’époque.

Afin de parvenir plus au nord que son illustre compatriote, Amundsen
reprit son programme, mais en le modifiant considérablement. Si,
pensait-il, son devancier n’avait pas touché le but suprême, c’est qu’il
avait dérivé avec la partie périphérique de la banquise, laquelle de
toute évidence doit en passer fort loin. En conséquence le vainqueur du
Pôle austral décida d’entrer dans les glaces au nord du détroit de
Bering, c’est-à-dire plus à l’est que ne l’avait fait Nansen, afin
d’atteindre la zone médiane du courant propulseur. Par cette manœuvre il
espérait arriver à proximité du Pôle Nord.

Donc, au début de l’été 1918 Amundsen appareillait à destination du
détroit de Bering sur un bateau construit en vue de résister aux plus
rudes épreuves de la navigation arctique, le _Maud_. A celle époque,
quoique en décroissance, la guerre sous-marine était encore redoutable;
dans la pensée de soustraire son expédition aux dangers d’une attaque,
l’explorateur norvégien décida de gagner le futur théâtre de ses
opérations à l’extrémité nord-est de l’Asie, en longeant la côte
septentrionale de l’ancien monde, à travers l’océan polaire de Sibérie.

Cette navigation ne fut pour Amundsen qu’une longue suite de cruels
mécomptes. Deux mois seulement après son départ, il est bloqué par les
glaces et obligé d’hiverner dans une baie voisine du cap Tchéliouskine,
la pointe suprême du continent asiatique vers le nord. L’année suivante,
en 1919, les banquises sont encore plus épaisses que pendant la campagne
précédente, et, après quelques jours seulement de navigation, les
Norvégiens sont contraints à un nouvel hivernage dans une île de la côte
sibérienne. Depuis deux ans ils luttent contre l’âpre nature arctique,
sans avoir réussi à atteindre le point de départ de la dérive projetée,
mais leur chef n’en demeure pas moins inébranlable dans sa résolution.
Au commencement de l’été 1920, à peine est-il libéré de sa prison de
glace, qu’il va se ravitailler à Nome, sur la côte de l’Alaska, puis
reprend aussitôt la route du nord pour essayer de parvenir dans la zone
du courant portant vers le Pôle. Vain espoir! Cette troisième tentative
échoue comme les précédentes. Amundsen se trouve arrêté par la banquise
sur la côte de Sibérie, et cela avant d’avoir pu sortir complètement du
détroit de Bering; de nouveau le voici condamné à un long et pénible
hivernage.

La fortune semble vouloir faire expier au grand explorateur les faveurs
dont elle l’avait comblé jusque-là. Mais aucun coup du sort ne peut
vaincre sa volonté. Dès qu’en 1921 les glaces lui rendent la liberté de
manœuvre, Amundsen gagne Seattle, le grand port américain de la côte du
Pacifique, pour réparer son navire avarié et l’année suivante il repart
pour un quatrième assaut.

Cette fois l’explorateur a conçu une manœuvre à double action. Tandis
que son bateau cherchera à entrer au nord-ouest du détroit de Bering
dans la banquise mouvante, il s’installera, lui, sur la côte nord de
l’Alaska, avec un avion et un pilote, pour de là essayer de gagner le
Pôle par la voie des airs. La première partie de son programme réussit:
son navire commence sa dérive si longtemps attendue; par contre, son
audacieuse tentative aérienne échoue. Amundsen n’abandonne pas la partie
pour cela; il rentre en Europe pour organiser une nouvelle campagne
d’aviation vers l’extrême nord, en prenant le Spitzberg comme point de
départ.

En juin 1924 l’expédition est complètement montée, les appareils prêts à
prendre leur vol, mais avant de les laisser s’envoler, le constructeur
exige leur paiement comptant. Or, la caisse de la mission, privée de
concours qui lui avaient été promis, est vide. Pour la cinquième fois
les événements tournent contre le célèbre Norvégien. A la réalisation de
son rêve, il a sacrifié tout son avoir; pour payer les dettes de son
expédition, il est forcé de demander la liquidation judiciaire de ses
biens, il est vaincu, il est ruiné. Néanmoins il garde sa foi dans le
succès final, et, soutenu par son énergie inflexible, qu’aucun revers ne
peut entamer, à la fin de 1924 il part pour les Etats-Unis, dans la
pensée d’y trouver des subsides pour une nouvelle campagne. Le hasard,
le dieu des voyageurs, le servit en le mettant en relation avec un jeune
Américain, Mr Lincoln Ellsworth, épris d’aventures. Grâce à son
concours, et à celui de la Société de Navigation aérienne de Norvège,
les fonds nécessaires à un nouveau voyage furent réunis; après sept
longues années de défaites répétées, le succès revenait enfin à
Amundsen. Sa volonté avait fait plier l’adversité. Tel est le héros de
l’aventure racontée dans ce livre.

Sur quel terrain s’est déroulé son voyage extraordinaire, il est
nécessaire de l’indiquer dès à présent pour permettre au lecteur de se
rendre compte des péripéties émouvantes de ce nouveau drame polaire.

Personne n’ignore que, tandis que le Pôle Sud est situé sur un immense
continent glacé, le Pôle Nord se rencontre au milieu d’un vaste océan
rempli d’épaisses banquises, occupant toute la calotte arctique du
globe. Loin de former une nappe d’un seul tenant et parfaitement unie
comme la glace qui recouvre en hiver les lacs, ces banquises sont, au
contraire, morcelées et accidentées d’innombrables saillies. Leurs
fragments, les «champs», pour employer l’expression technique, possèdent
des dimensions fort variables; tantôt ils atteignent une étendue de
plusieurs kilomètres, tantôt ils ne dépassent pas plusieurs centaines de
mètres, et même souvent beaucoup moins. Sous l’impulsion des courants
marins, des marées, des vents, ces radeaux de glace sont animés d’un
mouvement de dérive constant. Une tempête vient-elle à s’élever, ils se
pressent et se heurtent avec une violence indescriptible. Dans des
collisions terrifiantes, les glaçons chevauchent les uns par-dessus les
autres, se brisent, en même temps soulevés par des poussées formidables,
leurs débris s’empilent en crêtes et en monticules[1]. Ces reliefs
peuvent atteindre une hauteur de 8 à 10 mètres et se suivent en longues
chaînes rapprochées[2]. La banquise de l’extrême Nord devient ainsi un
chaos de saillies de glace; représentez-vous une mer folle, gonflée
d’énormes vagues qu’un froid intense aurait subitement solidifiée. Cette
surface frigide, jamais elle ne demeure calme. Quand les «champs» ne se
dressent pas les uns contre les autres, ils se disloquent brutalement.
Le grand désert blanc semble-t-il figé dans l’immobilité, tout à coup un
fracas rompt le silence qui l’emplit. Une crevasse s’ouvre au milieu
d’un champ de glace; à vue d’œil, ses lèvres s’écartent, mues par des
forces mystérieuses; bientôt un canal se forme; à son tour il s’agrandit
et, à la place de l’amas de blocs préexistants, naît une nappe d’eau,
large de centaines de mètres et longue de plusieurs kilomètres. Puis, un
beau jour, sans cause apparente, ses rives mobiles se rapprochent et
finalement se rejoignent en s’écrasant. Aussi brusquement qu’il est né,
le lac disparaît.

  [1] Dans le vocabulaire arctique ces accumulations de glaçons portent
    le nom de _Toross_, un vocable russe. L’emploi de ce terme
    technique, peu familier, nous paraissant devoir nuire à la clarté du
    récit, nous l’avons remplacé par l’expression plus descriptive de
    crête ou de chaîne de monticules.

  [2] La région survolée par Amundsen ne renferme pas d’_icebergs_,
    c’est-à-dire de montagnes de glace pouvant atteindre 50, 60 et même
    parfois 100 mètres au-dessus de la mer. Ces énormes blocs, détachés
    du front de très vastes glaciers, ne se rencontrent dans
    l’hémisphère nord, en abondance et avec de grandes dimensions,
    qu’autour du Groenland, d’où ils descendent au sud, pour terminer
    leur carrière sur les bancs de Terre-Neuve. Près la côte nord-est du
    Spitzberg et aux approches de la terre Nicolas II, dans l’océan
    Glacial de Sibérie, on trouve également parfois des _icebergs_, mais
    en nombre restreint et de petite taille. Dans tout le reste du
    bassin arctique les glaçons de cette catégorie font défaut.

Que sur une surface aussi accidentée et aussi traîtresse des aviateurs
aient réussi à prendre leur envol, cela dépasse l’imagination.

Aussi bien, le récit de leur exploit présente-t-il l’intérêt d’un roman
d’aventures vécu, en même temps qu’une leçon d’énergie attachante par sa
simplicité et son absence de rhétorique.

Ces braves ont écrit comme ils ont agi.

Charles RABOT.

La Halinière en Martigné-Ferchaud, le 29 septembre 1925.



    A
    MESDAMES
    KIRSTEN RIISER-LARSEN
    ET GUNVOR DIETRICHSON
    CES DEUX NOBLES REPRÉSENTANTES
    DES VERTUS DE LA FEMME NORVÉGIENNE
    CE LIVRE
    EST RESPECTUEUSEMENT DÉDIÉ.

    ROALD AMUNDSEN.



[Illustration: Itinéraire de l’expédition Amundsen dans son voyage vers
le Pôle et au retour]



PREMIÈRE PARTIE

A travers les airs du Spitzberg aux approches du pôle

L’Odyssée du _N-25_.--La lutte pour la vie sur la banquise.--Le retour
au Spitzberg.

PAR

Roald AMUNDSEN



CHAPITRE PREMIER

Comment je devins aviateur.

Une première expérience mouvementée.--Le début de l’aviation dans le
domaine polaire.--J.-Lincoln Ellsworth, mécène de l’expédition.--La
campagne de 1925.--Mes collaborateurs.--Mon programme d’exploration pour
1926.


Le jour où les frères Wright accomplirent leur premier vol inaugure une
ère nouvelle dans l’histoire de la civilisation. Dès lors, des
possibilités d’un intérêt considérable s’ouvraient à l’homme; des temps
nouveaux s’annonçaient dans tous les domaines, même dans celui si
particulier de l’exploration polaire.

Jusque-là, pour pénétrer à travers les banquises de l’océan Arctique en
direction du Pôle, deux moyens de locomotion avaient été employés, le
navire et le traîneau tiré par des chiens. L’un et l’autre étaient
demeurés impuissants devant les obstacles accumulés sur leurs routes. La
plupart des bateaux engagés dans la lutte avaient été broyés par les
glaces, tandis que les audacieux qui s’étaient aventurés à pied avec des
traîneaux chargés de vivres, sur le plancher mouvant de la banquise,
avaient toujours dû s’arrêter loin du but, vaincus par les privations et
par le froid. Dans ces luttes contre les éléments, quel courage, quelle
endurance ces vaillants pionniers ont déployés! Sans contredit, il n’est
pas de plus bel exemple d’abnégation et d’esprit de sacrifice que celui
donné par les assaillants du Pôle Nord. Et voici tout à coup qu’une
invention merveilleuse semble devoir fournir le moyen de triompher de
tous les obstacles qui, jusqu’ici, ont arrêté l’homme dans cette marche
à l’Etoile. Un vol de quelques heures et la victoire sera acquise.

L’exploit de Blériot fut pour moi le trait de lumière. Immédiatement, je
compris que le temps était proche où l’air deviendrait la voie de
pénétration dans le monde polaire; en imagination, j’entrevis l’avion
franchissant avec aisance les immensités blanches qui, jusque-là,
avaient arrêté navires et traîneaux. Dans mon rêve, j’envisageais
l’océan glacé au milieu duquel se rencontre le Pôle Nord et qu’enveloppe
encore presque entièrement un voile de mystère. Si Nansen, le duc des
Abruzzes, Peary ont accompli des trouées dans cette vaste solitude
frigide, combien immense cependant demeure le domaine de l’inconnu. En
poursuivre l’exploration avec les moyens employés jusqu’ici exigerait
des années et des années, peut-être sans arriver à un résultat complet.
Au contraire, avec un avion... Dès lors, cette idée s’imposa à mon
esprit et sa réalisation devint ma grande préoccupation.

Dès 1909, lorsque je me préparais à entreprendre une dérive à travers le
bassin arctique, dans le genre de celle effectuée par Nansen en
1893-1896, j’eus, avec un des meilleurs pilotes de l’époque, un
entretien sur les possibilités d’emploi de l’aéroplane dans la zone
polaire. Mon interlocuteur se déclara prêt à tenter la chance avec moi.
Seules des raisons financières me forcèrent à renoncer à ce concours. Je
ne le regrette ni pour l’un ni pour l’autre, étant donné l’état de
l’aviation à cette époque. Si je rappelle ici cette conversation, c’est
uniquement pour prouver que mon projet de survoler l’océan Glacial est
ancien, que, par suite, je ne me suis pas approprié les idées des
autres, ainsi que j’en ai été accusé. Un grief aussi enfantin, je ne
l’aurais certes pas relevé, si souvent la médisance ne trouvait un trop
facile accueil.

En 1914, j’achetai mon premier aéroplane, un Farman monté sur _ski_,
dans le dessein de m’en servir pour des reconnaissances autour de mon
navire pendant sa dérive à travers le bassin arctique. Dans ma pensée,
cet appareil rendrait des services considérables en me permettant
d’embrasser d’un seul coup d’œil de très vastes espaces. Me fiant à mon
expérience des régions polaires, je ne mettais pas alors en doute la
possibilité de rencontrer au milieu de la banquise des espaces
suffisamment plans pour les envols et les atterrissages.

Depuis, j’ai appris que sur l’état du terrain explorateurs et aviateurs
ont des opinions complètement différentes, qu’un champ de glace que les
premiers considèrent comme remarquablement uni est jugé hérissé de
saillies par les seconds. Ce premier appareil je n’eus pas l’occasion de
l’employer.

Sur ces entrefaites, la déclaration de guerre entraîna la remise de mon
expédition. Dans cette circonstance comme dans plusieurs autres,
l’obstacle qui me contraignit à m’arrêter devint plus tard la source du
succès. Pendant les quatre années que dura la conflagration mondiale,
l’aviation réalisa d’énormes progrès. Durant cette période, l’enfant né
en 1908 grandit rapidement et apprit à marcher seul.

En 1921, en Amérique, le record de la durée du vol fut porté à
vingt-sept heures. L’appareil employé était un monoplan Junker. Fabriqué
entièrement en duralumin, ni le froid, ni la chaleur, ni la neige, ni la
pluie ne pouvaient lui causer de dommages. Il répondait donc
complètement aux exigences de l’exploration polaire. Je me trouvais
alors à Seattle, sur les bords du Pacifique, occupé à remettre en état
mon navire, le _Maud_, en vue d’une nouvelle campagne dans l’Arctique.
Dès que je connus l’exploit accompli par le Junker, ma résolution fut
prise; à n’importe quel prix, je devais m’en procurer un. Avec cet
appareil l’impossible pouvait devenir une réalité; la porte sur le grand
inconnu blanc allait s’ouvrir d’un coup, me semblait-il. Hélas! encore
une fois mes espoirs furent déçus: pendant quelques années encore la
porte devait demeurer close.

[Illustration: SPITZBERG.--A la baie du Roi, les membres de l’expédition
étudient sur la carte le trajet éventuel des hydravions au dessus de la
banquise (au centre, assis, Roald Amundsen, debout de gauche à droite
Feucht, Ellsworth, Horgen, Riiser-Larsen, Dietrichson, Omdal). (Cliché
ILLUSTRATION)]

Donc, j’acquis un Junker, et, pour le piloter, fis choix du lieutenant
de vaisseau Omdal, de la marine norvégienne. Afin d’apprendre à
connaître notre appareil, nous décidâmes d’effectuer, par la voie des
airs, le trajet de New-York, où sont installés les établissements
Junker, à Seattle, en d’autres termes de traverser les Etats-Unis dans
toute leur largeur. Le voyage faillit avoir une issue tragique.
Au-dessus de la ville de Marion, en Pensylvanie, une panne de moteur
nous obligea à une descente piquée. De l’aventure nous sortîmes
indemnes, mais l’appareil fut brisé. L’usine m’en ayant expédié un
second par chemin de fer, je pus l’embarquer sur le _Maud_, ainsi qu’un
petit avion de reconnaissance que m’avait remis la célèbre firme
américaine Curtiss.

Une fois arrivée sur la côte nord de l’Alaska, l’expédition se partagea
en deux groupes. Le _Maud_ fit route dans le nord-ouest pour commencer
sa dérive à travers le bassin arctique; il emmenait le Curtiss destiné à
effectuer des raids de rayon limité autour du bateau.

Le _Maud_ se trouvait ainsi outillé à la fois pour l’exploration de
l’océan et pour celle de l’atmosphère. Le second groupe, comprenant le
lieutenant Omdal et moi, avec le Junker, s’installa sur les bords de la
baie Wainwright. De là nous projetions de survoler aussi loin que
possible la région inconnue s’étendant en direction du Pôle, au nord de
l’Alaska.

Le mauvais temps nous ayant empêché d’accomplir ce programme pendant
l’été 1922, nous hivernâmes sur cette côte, et, en mai 1923, nous nous
préparâmes à partir. Le premier essai de l’appareil amena un désastre.
En touchant le sol au retour, le train d’atterrissage se brisa
complètement; ne possédant aucun moyen de le réparer, nous fûmes
contraints à la retraite. Telle fut l’issue de ma première tentative
d’exploration aérienne.

Un sort semblable attendait le Curtiss. Il fut détruit à son second
atterrissage sur la banquise, ainsi qu’un radio lancé par le _Maud_ nous
l’apprit. Les deux reconnaissances qu’il a effectuées paraissent avoir
été fort brèves et n’avoir pas permis d’examiner des régions étendues.
Quoi qu’il en soit, ce sont les deux premiers vols qui aient été
effectués au-dessus des glaces polaires et en même temps les premières
expériences révélant les énormes difficultés que présente l’emploi de
l’avion dans l’Arctique. Le message relatant les sorties du Curtiss
signale notamment l’impossibilité pour le pilote, quand il vole à une
certaine hauteur, de se rendre compte de l’état du terrain en vue de
l’atterrissage; alors même qu’il se trouve à une faible altitude, la
glace lui paraît unie, alors qu’en réalité elle est hérissée de
monticules.

Après ces deux échecs, l’avenir ne me paraissait pas précisément
souriant. Revenu à Seattle après ma campagne infructueuse en Alaska, je
me trouvai démuni de tout; mon avoir consistait uniquement en un
aéroplane avarié dont personne ne voulait. Je ne perdis pas courage pour
cela, et, sans désemparer, travaillai à me procurer un nouvel
équipement. La majeure partie de 1924 s’écoula sans obtenir aucun
résultat. C’est alors qu’en septembre de cette même année j’offris à la
Société norvégienne de Navigation aérienne de collaborer à la mise sur
pied de mon projet. Ma proposition ayant reçu un accueil enthousiaste,
je convins avec cette association que, pendant qu’elle s’occuperait de
recueillir des fonds en Norvège, j’irais en Amérique essayer d’en
trouver de mon côté. Après avoir fait des conférences dans plusieurs
villes des Etats-Unis, un matin j’étais occupé à calculer combien de
temps encore je devrais me livrer à cet exercice oratoire pour réunir
les capitaux nécessaires à désintéresser mes créanciers et à monter une
nouvelle expédition. Pas précisément encourageant, le résultat:
seulement, dans cinquante-huit ans, alors que j’aurai 110 ans, je
disposerai d’une somme suffisante. L’imprévu me sauva. A la suite de mes
opérations arithmétiques, j’étais plongé dans des réflexions assez
tristes, lorsque, soudain, retentit un appel du téléphone. Je prends
l’écouteur:

--C’est bien au capitaine Roald Amundsen que j’ai l’avantage de parler?

--Oui.

--Ici, Lincoln Ellsworth.

C’est ainsi que j’entrai en rapport avec l’homme auquel je dois d’avoir
pu mettre à exécution mon programme.

En exprimant ma gratitude à mon collaborateur et ami américain, je ne
crois pas diminuer le rôle de la Société norvégienne de Navigation
aérienne dans la préparation de mon entreprise; à elle aussi toute ma
reconnaissance demeure acquise pour son concours si utile. A son
président, le Dr Rolf Thommesen, et à deux membres de son comité
directeur, le Dr Arnold Ræstad[3] et le major Sverre[4], je dois des
obligations toutes particulières. Grâce à leurs efforts énergiques,
grâce également à l’appui du gouvernement norvégien, ils réussirent à
assurer l’organisation matérielle de l’expédition pendant mon séjour aux
Etats-Unis qui se prolongea durant tout l’hiver 1924-1925.

  [3] Ancien ministre des Affaires étrangères de Norvège.

  [4] Ancien attaché militaire à la Légation de Norvège à Paris.

Je confiai au lieutenant de vaisseau Riiser-Larsen, de la marine
nationale norvégienne, la direction des services techniques. Ayant été
mon collaborateur dévoué en 1924, il était au courant de cette lourde
tâche. Avec quelle satisfaction et quelle confiance en lui je lui
câblais que je disposais de 85.000 dollars, subvention personnelle de
James W. Ellsworth[5], et que je le priais en conséquence de commander
deux aéroplanes[6].

  [5] Père de M. Lincoln Ellsworth.

  [6] M. James W. Ellsworth, père de M. Lincoln Ellsworth, est mort
    pendant le cours de l’expédition, sans avoir pu jouir du triomphe de
    son fils.

La réputation de Riiser-Larsen comme aviateur est si bien établie dans
notre pays qu’il est oiseux de faire l’éloge de sa maîtrise. Outre ses
qualités professionnelles, il en possède une bonne douzaine d’autres non
moins précieuses qui le rendaient tout à fait digne du poste que je lui
assignai. Pour un chef, c’est une singulière bonne fortune de pouvoir se
reposer sur un tel second; un pareil collaborateur aplanit toutes les
difficultés, quelques nombreuses qu’elles soient.

Mes deux autres auxiliaires de premier plan ont été le lieutenant de
vaisseau Leif Dietrichson, également de la marine nationale norvégienne,
et le lieutenant-aviateur Omdal, déjà nommé. Tous deux, ayant également
participé aux préparatifs de l’expédition avortée de l’an dernier,
connaissaient, comme Riiser-Larsen, la besogne leur incombant.
Dietrichson est, lui aussi, un pilote aussi habile qu’expérimenté; le
récit du voyage mettra en relief son courage et son esprit de décision;
donc inutile d’en dire plus long à son sujet. Omdal se distingue par une
rare volonté et une énergie indomptables. Indifférent à la mauvaise
fortune, il ne se courbe devant aucun échec. Après avoir été mon
compagnon d’infortune dans mes deux tentatives de 1923 et 1924, on
aurait pu croire qu’il eût été peu désireux de continuer à me prêter son
concours. Pas du tout. Omdal ne cède jamais: «Tant que vous n’aurez pas
triomphé, je resterai à vos côtés», me répondit-il un jour où je lui
parlais de mes déceptions. Avec trois hommes de cette trempe, la
préparation technique était en bonnes mains.

Maintenant, deux mots sur notre programme. Je me proposais de pénétrer
aussi loin que possible dans la zone arctique, entre le Spitzberg et
l’Alaska. Que renferme cet immense espace? Les explorations de Nansen,
du duc des Abruzzes, de Peary autorisent à penser qu’il est occupé par
un océan couvert de banquises en dérive. A cet égard, toutefois, aucune
certitude; or, la science actuelle en exige; un vol de quelques heures
au-dessus de cette région aurait précisément pour résultat de fournir
les précisions nécessaires. Nous n’envisagions guère la possibilité de
parvenir jusqu’au Pôle même, le rayon d’action de nos appareils étant
trop faible pour un aussi long voyage. D’ailleurs, je n’attachais qu’un
médiocre intérêt à atteindre le sommet boréal de l’axe de rotation du
globe, ayant toujours été persuadé que Peary y était déjà parvenu.

D’autre part, j’espérais, au cours du vol envisagé, exécuter des
observations météorologiques intéressantes.

Enfin, l’expédition devait me permettre d’acquérir une expérience très
utile au cas où j’entreprendrais plus tard le raid que je projette
depuis longtemps entre le Spitzberg et l’Alaska, ou si d’autres
tentaient cette aventure. Je le déclare hautement; je souhaite ardemment
que notre campagne de cette année puisse servir à des confrères. Je ne
suis pas de ces explorateurs qui considèrent l’océan Glacial comme un
terrain de chasse réservé à leur usage exclusif. Mon sentiment est tout
différent. Dans mon opinion, plus nombreux sont les pionniers partant à
la conquête de l’inconnu, plus importants seront les résultats, surtout
si les attaques sont simultanées et dirigées vers le même point. La
concurrence est la source du progrès. Un exemple: un aviateur fait
connaître son intention de survoler de part en part le bassin arctique,
en raison d’incidents imprévus, il ne peut accomplir son programme.
Est-ce que, tant qu’il vivra, d’autres n’auront pas le droit d’essayer
de le réaliser? Pareille prétention me paraît absurde en même temps que
peu conforme à l’esprit sportif qui doit régner en pareille matière.
«Qui arrive le premier au moulin moud le premier», dit un vieux proverbe
norvégien.

Pendant l’été 1926, je me propose de traverser le bassin arctique, du
Spitzberg à l’Alaska, par la voie des airs. Ce projet, je l’annonce, non
pas pour me réserver l’exclusivité de son exécution, mais, au contraire,
dans l’espoir que d’autres seront tentés de suivre mon exemple. Les
enseignements que j’ai recueillis en 1925, je les mets avec plaisir à
leur disposition. Dans un radio expédié en septembre 1924 par le _Maud_,
captif dans la banquise, le Dr Sverdrup explique que, d’après les
observations de marée très nombreuses qu’il a effectuées pendant ses
campagnes dans l’océan Glacial de Sibérie, il ne croit guère à
l’existence d’une terre au nord de l’Alaska. Ma confiance en ce
collaborateur est très grande; je le considère comme un excellent
observateur et un esprit critique fort avisé. Il n’en reste pas moins
que son opinion repose uniquement sur des raisonnements. Or, en
géographie, seule la vision d’un pays donne la certitude.

Le nouveau raid que je prépare ne sera donc pas dépourvu d’intérêt
scientifique[7].

  [7] Ce voyage sera exécuté non plus en avion, mais en dirigeable. A
    cet effet, Amundsen a acquis un semi-rigide en service dans la
    marine italienne. Le départ sera pris au Spitzberg, sur les bords de
    la baie du Roi, où un hangar va être construit pour permettre à
    l’aéronef d’attendre en sécurité des circonstances atmosphériques
    favorables. (_Note du traducteur._)

[Illustration: SPITZBERG.--La baie du Roi.--Chenal ouvert par un vapeur
à travers la banquise recouvrant le fjord pour permettre aux navires de
l’expédition d’arriver à Ny Aalesund.]



CHAPITRE II

Au Spitzberg.--Le départ des avions.

Une traversée délicate.--Arrivée à la baie du Roi.--L’hiver au
printemps.--Le débarquement des avions.--Installation et occupations à
Ny Aalesund.--Le mauvais temps nous oblige à reculer le
départ.--L’envol.


Le 9 avril, tous les préparatifs,--oh! combien longs et divers,--sont
enfin terminés; à cinq heures du matin, nous appareillons de Tromsö à
destination du Spitzberg.

Comme centre d’opérations dans cet archipel, j’ai choisi, sur sa côte
occidentale, la rive sud de la King’s bay ou baie du Roi.

Il existe là un village, Ny Aalesund[8] autour d’un charbonnage ouvert,
il y a quelques années, par une compagnie norvégienne. Nous y trouverons
des ressources pour le logement de l’expédition comme pour le montage
des appareils; ajoutez à ces avantages que l’établissement en question
possède un poste de T. S. F.[9] et qu’il est situé à proximité de la
pleine mer et de la côte nord du Spitzberg, d’où nous nous enfoncerons
dans le mystérieux désert blanc.

  [8] Le nouvel Aalesund. Ce nom a été donné à la cité ouvrière
    construite autour de la mine de la baie du Roi par ses fondateurs
    qui appartenaient au commerce de la ville d’Aalesund, en Norvège.

  [9] Ce poste communique avec le réseau européen par l’intermédiaire de
    la Centrale de T. S. F. au Spitzberg, situé plus au sud sur les
    bords du Green Harbour dans l’Isfjord. (_N. du trad._)

Notre expédition compte deux bateaux: le _Hobby_ chargé des deux avions,
et le transport de la marine royale _Farm_ commandé par le capitaine
Hagerup, mis à ma disposition par le gouvernement norvégien. A bord du
premier, Riiser-Larsen, Dietrichson, Omdal, le photographe Berge et le
mécanicien des Rolls-Royce, Green, ont pris passage, tandis que j’ai
embarqué sur le second avec Lincoln Ellsworth, le docteur Matheson, M.
Schulte-Frohlinde, directeur des établissements d’aviation de Marina di
Pisa, ses deux mécaniciens Feucht et Zinsmayer, les journalistes Ramm et
Wharton, les météorologistes Bjerkenes et Calwagen, le lieutenant
Horgen[10], le voilier Rönne, mon camarade de l’expédition au Pôle Sud,
le pharmacien Zapffe, le radiotélégraphiste Devold, enfin Olsen, le
cuisinier de la troupe.

  [10] Aviateur de complément.

La traversée de la côte nord de Norvège au Spitzberg éveille en nous une
certaine inquiétude.

Le _Farm_ est un excellent bateau..., mais pour une navigation d’été et
en mer libre. Or, en avril, dans l’océan Arctique, les tempêtes sont
fréquentes et les glaces parfois copieuses. Le _Hobby_ est plus apte à
affronter les mers du Nord; dans des circonstances ordinaires il
étalerait le gros temps aussi bien qu’un autre, mais surchargé dans les
hauts par les énormes caisses d’avions qui ont été installées sur son
pont, il ne se trouve guère en état de tenir le coup. Dans tous les
ports où il a relâché, les marins ont été unanimes à prédire sa perte à
la première tempête; je ne suis pas loin de partager leur opinion.
Lorsque nous quittons Tromsö, le _Hobby_, avec son entassement de colis
de taille extraordinaire, a complètement perdu l’aspect d’un bateau; on
dirait une pile de caisses gigantesques flottant à la surface de la mer.

Ordre est donné aux deux navires de naviguer de conserve, afin de
pouvoir se prêter assistance en cas de besoin. Au large la vue d’un
camarade donne une impression de sécurité et de confiance.

Au départ de Tromsö, nuit noire et pluvieuse. En sortant du Skaarö
Sund[11], d’épaisses giboulées de neige nous accueillent; une tempête
d’ouest est annoncée par les météorologistes. Dans ces conditions, le
capitaine Hagerup et moi décidons de virer de bord et d’aller attendre
une embellie dans le canal que nous venons de quitter.

  [11] _Sund_, détroit. Le Skaarösund est un des canaux conduisant de
    Tromsö à l’océan Glacial. (_Note du traducteur._)

Nous prescrivons au _Hobby_ de nous suivre; juste à ce moment il
disparaît derrière un tourbillon de neige.

A 11 h. 45 du matin, l’ancre est mouillée. Coups de vent et temps
bouché. Notre camarade ne nous rallie pas.

A 16 heures le centre de dépression est passé; aussitôt en route. Nous
serrons de près Fuglö, explorant à la jumelle toutes les criques de
l’île dans l’espoir d’y découvrir le _Hobby_. Point de navire; notre
conserve n’a évidemment pas vu nos signaux et a mis le cap sur l’île aux
Ours.

Malgré l’amabilité du capitaine, de ses officiers et les égards de
l’équipage, la traversée de Norvège au Spitzberg manqua d’agréments. Les
logements étant insuffisants pour le nombre de passagers embarqués, nous
nous trouvons serrés et empilés ainsi que des harengs dans un baril,
suivant l’expression consacrée. Avec cela le bateau roule comme un
bouchon; par l’effet de ses bonds désordonnés les vêtements suspendus
aux portemanteaux abandonnent leur état d’équilibre pour prendre un
mouvement pendulaire; du même coup les passagers perdent également leur
assiette. Non, certes, ils n’ont pas le mal de mer. Depuis trente ans
que je navigue, pas une seule fois je n’ai rencontré un homme ayant la
franchise d’avouer cette indisposition. En pareil cas, jamais les gens
ne veulent en convenir; non, ils ne sont pas malades, ils souffrent
simplement d’une migraine ou d’une crampe d’estomac.

La nuit du 9 au 10 avril fut particulièrement pénible. Nous la passâmes,
Ellsworth et moi, étendus sur le parquet du carré, dans nos sacs de
couchage, pendant qu’autour de nous les sièges exécutaient une sarabande
désordonnée aux sons du cliquetis de la vaisselle et des ustensiles de
l’office, le _Jazzband_ des marins.

Combien chez l’homme la curiosité est journalière, j’eus l’occasion de
l’observer après cette nuit agitée. Avant-hier à Tromsö, les devantures
resplendissantes des boutiques nous laissaient tous indifférents; nous
passions devant ce clinquant sans y prêter aucune attention. Aujourd’hui
un de nos camarades ayant ouvert sa malle sur le pont pour y prendre
quelque effet, aussitôt un cercle se forme autour de lui. Notre ami sort
un paquet de chocolat; tout de suite les cous se tendent en avant dans
un mouvement de curiosité. Ce paquet de chocolat, comme il est
intéressant! Passe encore, si son heureux propriétaire vous invitait à y
goûter. Après cela l’homme à la malle en retire de vieux souliers. On se
presse, on se bouscule pour être au premier rang et les commentaires
vont leur train. Il fallut une averse de neige pour disperser la foule.

Un radio de l’île aux Ours[12] signale l’absence de glaces autour de
cette terre. Nous pouvons donc nous en approcher sans crainte; à 4
heures du matin nous rangeons de très près sa partie sud. J’ai la
déception de n’y point rencontrer le _Hobby_. En conséquence j’envoie un
message à cette station pour prier de veiller le passage de ce bateau et
de nous informer de ses mouvements le cas échéant. En même temps je
demande au poste de T. S. F. de la baie du Roi des renseignements sur
l’état des glaces dans ce fjord.

  [12] A l’île aux Ours, où une compagnie norvégienne exploite des
    couches de charbon, existe un poste de T. S. F. en relation avec la
    station installée à Ingö, île de la côte nord de Norvège, voisine
    d’Hammerfest. (_Note du traducteur._)

Près de l’île aux Ours, brise de sud-est; dans l’après-midi elle
fraîchit. A 5 heures du soir, rencontré un champ de petites glaces;
venant alors dans l’ouest, nous réussissons promptement à le doubler.


_12 avril._--Traversé un nouveau «champ» formé également de menus
glaçons et de fragments de glace fondante. Le _Farm_ n’est guère
approprié à pareille navigation; aussi le capitaine Hagerup et son
pilote des glaces Ness méritent-ils les plus grands éloges pour avoir
franchi cet obstacle sans accident. Un marin inexpérimenté en matière de
navigation arctique aurait pu perdre son bateau au milieu de glaces plus
faibles.

Toute la journée, de nouveau temps bouché. A 20 heures, une courte
éclaircie nous permet de reconnaître la terre. Nous sommes par le
travers du Quade Hook, le cap marquant l’entrée sud de la baie du Roi,
et, bientôt nous pénétrons dans ce beau fjord. Le 13, à 2 heures, nous
nous amarrons sur le bord de la glace qui recouvre ce golfe, près d’un
petit vapeur, le _Knut Skaaluren_, arrivé il y a quelques jours. Nous
voici au Spitzberg.

L’hiver dernier la baie du Roi est restée complètement libre. Il y a
deux jours seulement, à la suite d’un froid de 26° sous zéro, une couche
de glace s’est formée à sa surface. Tout d’abord sa présence nous sembla
un contre-temps fâcheux; n’allait-elle pas nous empêcher de venir au
quai du charbonnage et de commencer aussitôt le déchargement? L’avenir
nous réserva à son sujet une surprise agréable. Cette glace contre
laquelle nous pestâmes au début nous permit, en effet, d’accomplir notre
envol avec succès.

A 10 heures je me rends à terre pour faire une visite aux directeurs de
la mine, MM. Brandal et Knutsen, et étudier avec eux la question du
logement de tout mon monde. La banquise entre notre mouillage et le quai
est large de trois bons kilomètres et par endroits couverte de larges
flaques d’eau; donc promenade fort peu agréable. Une tourmente de neige
obscurcissant le ciel, je ne vois pas grand’chose de Ny Aalesund.

A peine arrivé au sommet de l’échelle conduisant de la glace au quai,
des mains se tendent vers moi. Ce sont les directeurs du charbonnage
accourus pour me souhaiter la bienvenue. Quelle généreuse hospitalité
ils nous ont offerte pendant notre séjour à la baie du Roi, et combien
grande est ma gratitude à leur égard; sans leur assistance jamais le
départ n’aurait pu s’effectuer dans d’aussi bonnes conditions.

Après quelques instants d’entretien il est convenu que nos
collaborateurs s’installeront comme ils pourront dans les bâtiments de
la mine. Où il y a place dans le cœur, il y a place au logis, dit un de
nos proverbes. Les directeurs Knutsen et Brandal sont l’un et l’autre
des cœurs généreux comme il est rare d’en trouver; aussi les abris
confortables ne nous manquèrent pas chez eux.

Maintenant je n’ai plus qu’une seule préoccupation, mais combien lourde!
Qu’est devenu le _Hobby_? N’a-t-il pas capoté avec son chargement
d’avions, comme tant de fois on nous l’a prédit! Si pareil accident est
arrivé, ce sera de nouveau la ruine de mon projet. Je rentre à bord du
_Farm_; obsédé par cette pensée, je me promène de long en large sur le
pont. Il est environ 17 heures; tout à coup le lieutenant Horgen appelle
mon attention sur une tache informe, tout là-bas, sur le bord de la
banquise, du côté de la pleine mer. Dans son opinion cette tache
pourrait bien être le navire attendu. Vite les jumelles! Horgen a
raison. Si on ne distingue pas encore le bateau, on aperçoit d’énormes
caisses au-dessus de la raie blanche de la glace; aucun doute n’est donc
possible. Immédiatement grande rumeur à bord: dans toutes les parties du
_Farm_ retentit le cri: «Le _Hobby_ arrive!» Lentement le navire
approche; bientôt le voici à quelques encablures. Le capitaine Hagerup
commande alors: «Tout l’équipage sur le pont!» et ce sont des hurrahs
prolongés, lorsque à 18 heures le _Hobby_ s’amarre à côté de nous, à la
lisière de la banquise. La première partie de notre programme est
remplie. Les avions sont arrivés à bon port à la baie du Roi. Honneur à
qui de droit, à nos aviateurs, au capitaine, au pilote des glaces, à
tout l’équipage du vaillant navire. Ces braves ont accompli un véritable
exploit en amenant ici à bon port cette «baille» flottante.

Les jours suivants, l’hiver dans toute sa rigueur: tourmentes de neige
si épaisses que la vue demeure complètement masquée; température
inférieure à −10°.

Nous nous installons à terre. Les aviateurs Riiser-Larsen, Dietrichson,
Omdal, Horgen, avec Ellsworth et Ramm logent dans une excellente petite
maison, Zappfe et moi dans l’habitation directoriale, le reste de mes
compagnons à l’hôpital. Dans la menuiserie est organisé le mess de
l’expédition à l’enseigne _Speilen_[13]. Là règne en maître l’ami Zappfe
promu au grade d’intendant en chef. Dans cette modeste fonction son
dévouement nous a rendu les plus grands services.

  [13] Speilen (_le Miroir_), enseigne du restaurant le plus élégant
    d’Oslo. (_Note du traducteur._)

La «jeune glace»[14] qui recouvre la baie empêche toujours les bateaux
de venir à quai. Cette situation deviendrait gênante, si fatigué
d’attendre la débâcle, le capitaine du _Skaaluren_ ne s’était résolu à
employer les grands moyens. Attaquant la banquise avec l’étrave de son
navire comme bélier, il la brise et ouvre dans son épaisseur une large
brèche dans laquelle le _Farm_ et le _Hobby_ s’engagent à sa suite.

  [14] On donne le nom de «jeune glace» à la glace datant de moins d’un
    an, par opposition à celui de «vieille glace» réservée aux blocs de
    formation plus ancienne. (_Note du traducteur._)

Le soir les trois bateaux mouillaient à proximité du quai. Pendant
l’opération un vent de nord a soufflé sans répit avec une température de
13° sous zéro. Toujours l’hiver!


_16 avril._--Immédiatement commence le débarquement des avions sous la
direction de Riiser-Larsen. Un pénible travail; mais les hommes du
_Hobby_ ne boudent pas à la besogne, non plus que ceux du _Farm_
accourus leur prêter assistance. Je ne saurais trop faire l’éloge de
l’équipage de ce transport; toujours il s’est empressé de nous rendre
service avec un dévouement et un entrain véritablement touchants.

Ici, près de la rive, la banquise est si épaisse qu’elle peut porter le
poids de notre lourd matériel. Cette circonstance facilite
singulièrement la besogne. Une fois sortis du navire, les hydravions
sont déposés sur la glace, hissés ensuite sur la rive, en utilisant un
_slip_[15] construit en glace et amenés auprès des ateliers de la mine
où aura lieu le montage. Sans perdre un instant, le directeur
Schulte-Frohlinde, de l’usine de Pise, avec ses deux aides, Feucht et
Zinsmayer, Omdal, et Green, le mécanicien des établissements
Rolls-Royce, commencent cette délicate opération. Constamment un froid
âpre et de la neige; nos collaborateurs n’en travaillent pas moins toute
la journée en plein air, sans jamais proférer une plainte. En vérité,
leur labeur est rude, mais ni la fatigue, ni les éléments n’ont de prise
sur ces hommes de fer.

  [15] Plan incliné.

De jour en jour les appareils prennent forme. Frohlinde annonce leur
achèvement probable pour le 2 mai; peu s’en fallut qu’il ne fût prêt à
cette date.

Des gens qui déploient autant d’activité que les monteurs et dans des
conditions également fort désagréables, ce sont les deux météorologistes
chargés d’établir la prévision du temps. Sans cesse ils vont et viennent
pour noter, soit la force du vent, soit la température, soit la quantité
de neige tombée. Quand ils ne sont pas occupés à lire leurs instruments,
ils demeurent penchés sur leur table, afin d’interpréter les
observations que la T. S. F. leur transmet de toutes les parties de la
zone boréale, d’Europe, de Sibérie, du Canada, de l’Alaska. A l’aide de
ces communications ils dressent la carte du temps et nous fournissent
l’état probable de l’atmosphère dans la zone que nous nous proposons de
survoler. Si la prévision du temps est encore aujourd’hui vague et
incertaine, nul doute qu’elle ne fasse des progrès et qu’un jour elle ne
devienne un facteur essentiel dans la vie de l’homme. En tout cas, à
l’heure actuelle, les renseignements qu’elle procure présentent déjà une
telle utilité qu’aucune expédition aéronautique ne saurait s’en passer.

Egalement très affairés, le photographe Berge et le journaliste Ramm.
Toute la journée le premier erre avec son appareil à la main, en quête
d’une scène pittoresque ou amusante; on le rencontre partout où quelque
chose d’intéressant se passe. Berge a le don de l’ubiquité. La mission
de Ramm consiste à tenir le monde au courant de nos faits et gestes. Le
moindre événement survient-il, vite il le télégraphie; ne s’en
passe-t-il aucun, il télégraphie également. Son zèle d’informateur le
met en conflit pour l’usage de la T. S. F. avec les météorologistes qui,
eux aussi, ont besoin de faire passer continuellement des messages.
Chaque spécialité réclame la priorité pour ses dépêches.

Le seul oisif de notre petite communauté est le Dr Matheson, médecin du
_Farm_, chargé de veiller à la santé de l’expédition. Si les occasions
d’exercer son art font défaut, sa présence n’en est pas moins utile en
raison de la confiance qu’elle inspire. Chacun sait qu’en cas d’accident
le secours se trouve à proximité.

Pour terminer cette esquisse de notre vie à Ny Aalesund et des
occupations imparties aux différents membres de l’expédition, il me
reste à parler de mon vieux camarade de mes explorations arctiques et
antarctiques, le voilier Rönne. Depuis quinze ans qu’il m’accompagne
partout, sa puissance de travail n’a pas diminué; au contraire, à en
juger par son activité actuelle, elle me semble avoir augmenté. Chaque
jour il est le premier à l’ouvrage, craignant de ne pouvoir terminer à
temps les commandes qu’il reçoit sans cesse. Du matin au soir il coud
des mocassins, des pantalons, des tentes, des sacs de couchage ou bien
fabrique des canots pliants ou des traîneaux. Rönne possède une qualité
de premier ordre: c’est de penser aux détails en apparence secondaires
que les autres oublient et qui, en certaines circonstances, prennent une
importance capitale. A la fin de notre dernier dîner à la baie du Roi,
cet excellent ami m’offrit un long couteau qu’il avait forgé avec une
vieille baïonnette. Possédant déjà un très bon _tollekniv_[16] je me
soucie peu de ce cadeau. Afin de ne pas froisser Rönne, je fais mine
cependant de l’accepter avec le plus grand plaisir, bien décidé à
laisser dans quelque coin cette arme encombrante. Par quel hasard la
retrouvai-je dans mon sac, à mon débarquement sur la banquise? Je
l’ignore. En tout cas, ce hasard fut providentiel. Cette longue et
solide lame formait un excellent couteau à glace, et c’est en grande
partie grâce à elle que nous réussîmes à aplanir le glaçon sur lequel
nous prîmes notre départ pour le Spitzberg.

  [16] Couteau-poignard que tout Norvégien porte dans une gaine fixée à
    la ceinture. (_Note du traducteur._)

Une fois établis à terre, nous procédons à l’organisation du _mess_, le
«Speilen». Son agencement ne rappelle guère celui de son homonyme fameux
d’Oslo: une longue table, quatre bancs en bois, un petit gramophone en
place du jazz-band traditionnel, voilà tout le matériel. Ajoutez à cela
que notre salle de restaurant sert en même temps de magasin pour les
approvisionnements. Si l’ameublement est dépourvu d’élégance, voire même
de confort, que dire par contre de la cuisine? Notre chef est un maître
dans son art et quelques-uns de ses plats nous ont laissé des souvenirs
inoubliables. Le dimanche 19 avril, l’inauguration eut lieu en grande
pompe; vingt-six convives se trouvaient réunis. Au dessert combien de
toasts furent prononcés, mon journal ne le dit pas; sur ce chapitre il
est discret, comme sur le reste de la soirée.

Dans l’attente de la fin des préparatifs les jours se suivent et se
ressemblent. Le plus souvent le soleil revêt des plus magnifiques
colorations les vastes glaciers situés à l’extrémité supérieure de la
baie; parfois aussi la brume étend sa grisaille et fond en averses de
neige. Un grand événement dans notre vie monotone est le bain de vapeur,
le vendredi. La matinée est réservée aux dames de Ny Aalesund,
l’après-midi aux directeurs, aux ingénieurs et aux membres de
l’expédition, la journée du samedi aux mineurs. Ici le combustible ne
manque pas, mais l’eau; point d’autre moyen de s’en procurer que de
faire fondre la glace.

Pendant que les monteurs travaillent sans répit, mes compagnons sont
occupés au pesage des approvisionnements, à leur mise en sac et à la
préparation de l’équipement.


_29 avril._--Le _Farm_ doit aller chercher le courrier à Green Harbour;
bientôt arrêté par la glace, il rentre au mouillage, sans avoir pu
remplir sa mission.

Chaque jour, Ellsworth et moi allons à la station de T. S. F. comparer
nos trois montres avec le signal horaire de la tour Eiffel. Lorsque le
moment du départ arrivera, nous serons donc complètement renseignés sur
leur marche.


_4 mai._--Temps favorable, annoncent les météorologistes dans la
matinée. Avec quelle ardeur on commence le branle-bas d’appareillage!
Pendant que nous nous employons à mettre les oiseaux en état de vol, les
navires se préparent à aller en reconnaissance dans le Nord. Entre temps
s’élève une brise aigre de nord-est; la température glaciale qu’elle
détermine empêche les mécaniciens d’achever leurs derniers travaux. Le
départ est par suite remis.


_5 mai._--Le _Farm_ et le _Hobby_ lèvent l’ancre à destination de l’île
des Danois; ils examineront si dans cette région la banquise n’offre pas
un terrain favorable pour l’envol.

Le soir, 18° sous zéro. Par un froid pareil, impossible de travailler
dehors.


_6 mai._--Un radio du _Farm_ annonce un temps incertain à la pointe
nord-ouest du Spitzberg et conseille en conséquence de différer l’envol.
Autour de l’île des Danois, son capitaine n’a trouvé aucun terrain de
départ; partout la banquise se présente accidentée de gros monticules
engendrés par les collisions des «champs» de glace entre eux.

La limite de charge utile de chaque appareil, fixée par les
constructeurs à 2.600 kilos, sera sensiblement dépassée. Réduits au plus
strict nécessaire, les approvisionnements et le matériel de chaque avion
atteindront 3.000 kilos, peut-être même plus. Les pilotes pensent qu’ils
réussiront cependant à décoller en prenant leur départ sur la glace. Le
directeur Schulte-Frohlinde en doute; moi, j’ai pleine confiance dans
mes deux collaborateurs; ils ont l’habitude de ce terrain. Tous,
d’ailleurs, sont d’accord pour affirmer qu’aussi lourdement chargés, les
appareils ne pourraient prendre leur envol sur l’eau.

[Illustration: SPITZBERG.--Débarquement de la coque du _N-25_ à Ny
Aalesund.]


_8 mai._--Dans la soirée, le _Hobby_ rentre de sa reconnaissance dans le
Nord. Là-haut, l’état des glaces est peu favorable, le temps venteux et
la température très basse. Le thermomètre est descendu à 23° sous zéro
pendant la croisière. Une nouvelle attente s’impose donc; ce serait
folie de partir dans de telles conditions atmosphériques.


_9 mai._--L’avion _N-25_ fait des essais de glissade sur la glace; ils
donnent toute satisfaction.


_11 mai._--Le matin, le _Farm_ rentre à son tour au mouillage.
Maintenant tout est prêt et même archiprêt; aussitôt que les
météorologistes prédiront un temps favorable, nous prendrons l’air.

... De jour en jour la température monte; le printemps s’annonce enfin!


_17 mai._--La Fête nationale en Norvège! Dès le matin, salves; puis,
dans l’après-midi, joutes; le soir, grand dîner.


_18 mai._--Le docteur Bjerknes me prévient que le temps paraît devenir
propice et que nous devons nous tenir parés pour le départ.


_19 mai._--La situation atmosphérique ne répond pas encore aux
desiderata des météorologistes. Quoi qu’il en soit, on fait les derniers
préparatifs. Les appareils sont amenés au sommet du plan incliné en
glace que nous avons aménagé pour qu’ils puissent glisser de là sur la
banquise du fjord.


_20 mai._--Mauvais temps local. Encore une fois l’envol est différé.
Nous faisons le plein d’essence; nous sommes donc complètement prêts.


_21 mai._--Quand, au réveil, je mets le nez à la fenêtre, je me rends
compte tout de suite que l’heure du départ a enfin sonné, sans avoir
besoin pour cela de recevoir l’avertissement des météorologistes. Un
clair soleil resplendit dans un ciel sans nuages; une vraie journée de
printemps. Une légère brise souffle sur le fjord, bref, un temps à
souhait.

Le départ est fixé à 16 heures. A ce moment de la journée la position du
soleil deviendra favorable pour l’emploi des compas solaires.

Inutile d’envoyer prévenir mes collaborateurs que l’envol aura lieu
aujourd’hui même. Dès qu’ils ont ouvert les yeux, ils ont, comme moi,
compris, à la vue du ciel, que le moment tant désiré était venu. Autour
des avions, ce sont des allées et venues constantes: pilotes,
observateurs, mécaniciens arrivent, portant des tas de choses, entrent
dans les appareils et en ressortent les mains vides, puis reviennent
bientôt avec de nouveaux colis. A chacun de ces voyages, la charge des
avions augmente. Résultat: lorsque tous les bagages sont embarqués, elle
atteint 3.100 kilos, 500 kilos de plus que le poids utile prévu.

Comme d’habitude, nous déjeunons au «Speilen». Pendant le repas règne le
calme le plus complet; ni émotion ni surexcitation chez aucun de nous.
Seul l’aspect habituel de la table se trouve modifié par une rangée de
six thermos, contenant du chocolat pour la route. Bref, on eût dit un
déjeuner pris dans les circonstances habituelles de la vie, si, à la
fin, notre excellent intendant, l’ami Zappfe, ne s’était levé pour nous
souhaiter le succès. Ce fut notre dernière réunion dans ce baraquement;
après quoi le restaurant fameux du Spitzberg revint à sa destination
première d’atelier de menuiserie. _Sic transit gloria mundi!_

En quittant la chambre confortable que j’ai occupée chez le directeur de
la mine, je trouve à la porte sa femme de charge. Quand je la remercie
des prévenances dont elle m’a comblé, elle me tend deux paquets. «Un
pour chaque équipage, c’est une petite collation pour le voyage», me
dit-elle en souriant. Vingt-quatre heures plus tard, sur la banquise,
nous partagions fraternellement les tartines beurrées et les œufs durs
qu’ils contenaient. Si cette excellente femme avait vu combien nous
fîmes honneur à ses friandises, les dernières que nous devions déguster
de longtemps, si elle avait pu entendre les remerciements que nous lui
adressâmes à cette occasion, combien elle eût été heureuse.


_15 heures._--Nous sommes réunis près des appareils. Le directeur
Frohlinde, et, Green, le mécanicien des Rolls-Royce, inspectent tout
avec le plus grand soin.


_16 heures._--On fait tourner les moteurs pour les échauffer; en même
temps on met en marche les compas solaires. Le moment solennel approche.
Les membres de l’expédition endossent leur tenue de voyage. Pilotes et
observateurs revêtent d’épais sous-vêtements en laine et par-dessus de
chaudes fourrures. Pendant longtemps la question de la chaussure m’a
préoccupé. Comment préserver les pieds du froid redoutable que nous
ressentirons en avion, étant donné la basse température de l’air et le
vent de la marche? L’expérience de mes campagnes antérieures m’a donné
la solution du problème. Souvent, au cours de mes voyages, j’ai exécuté
des observations astronomiques par des froids de 50° et même 60°. En
pareille circonstance, pour éviter le gel des membres inférieurs pendant
les longues stations nécessitées par ces opérations, j’ai employé avec
succès des mocassins esquimaux en peau de phoque, garnis de deux ou
trois paires de chaussettes en fourrures, le tout inséré dans de longues
bottes de toile à voile remplies de _sennegress_[17], de manière que les
pieds fussent complètement enveloppés d’une épaisse couche de ce
végétal. Pour notre voyage aérien, j’ai adopté ce genre de chaussure, à
cela près que les mocassins ont été remplacés par des bottes en feutre.
Le résultat fut excellent. En cours de route, plusieurs de mes camarades
se plaignirent d’avoir trop chaud aux pieds. Les pilotes portent des
moufles en fourrure protégeant complètement leurs mains; quant à moi, je
me servis simplement de gants en laine usagés, pendant le vol, ayant
pris des notes presque tout le temps, je ne les mis pas pour ainsi dire.
Devant sans cesse se déplacer entre le groupe moteur et la chambre à
essence et _vice versa_, les mécaniciens sont plus légèrement vêtus;
avec un matelas de fourrure sur le dos, ils ne pourraient passer par
l’étroite ouverture faisant communiquer ces deux compartiments.

  [17] Plantes palustres de la famille des joncs employées par les
    Lapons en guise de chaussettes. Elles ont la vertu de tenir les
    pieds très chauds, par suite d’empêcher leur congélation. (_Note du
    traducteur._)

Les costumes de route endossés, nous prenons place dans les appareils.
J’embarque sur le _N-25_, comme observateur; Riiser-Larsen est mon
pilote et Feucht mon mécanicien. De nationalité allemande, Feucht est
employé depuis plusieurs années aux établissements de Marina di Pisa, où
il a acquis la réputation d’un spécialiste hors ligne. Au cours des
événements qui vont suivre il a justifié pleinement la haute opinion que
l’on avait de son habileté.

L’autre appareil, le _N-24_, a également un équipage de trois hommes; le
lieutenant Dietrichson, pilote; Ellsworth, observateur; le lieutenant
Omdal, mécanicien.

Avant le départ, je laisse les instructions suivantes:

1º Le capitaine Hagerup, commandant du _Farm_, assumera la direction de
la partie de l’expédition demeurée à la baie du Roi;

2º Pendant les deux premières semaines après l’envol, période durant
laquelle le retour des aviateurs par la voie des airs demeure possible,
le _Farm_ et le _Hobby_ croiseront dans les parages de l’île des Danois,
aussi longtemps que le temps demeurera clair sur la côte nord du
Spitzberg. Si la visibilité devient moindre dans cette dernière région,
le _Hobby_ longera la terre vers l’Est, sans dépasser, toutefois, le
Verlegen Hook;

3º Ce laps de deux semaines écoulé, le _Hobby_ fera route dans l’Est, le
long de la côte septentrionale du Spitzberg jusqu’au cap Nord, si
possible. En liaison avec le _Farm_, il patrouillera aussi près de la
lisière de la banquise polaire que les circonstances le permettront. Il
est recommandé aux deux navires de faire une veille attentive dans cette
dernière direction;

4º Du 16 au 19 juin le _Farm_ ira nettoyer ses chaudières dans la baie
du Roi;

5º Les navires croiseront sur la côte nord pendant quatre semaines, soit
jusqu’au début de la septième semaine à compter du jour de notre départ.
Si le _Farm_ est rappelé au Sud, le _Hobby_ restera chargé de la
patrouille. Une fois le délai fixé ci-dessus passé, ce navire ira
embarquer le matériel laissé par nous à la baie du Roi et le
transportera à Tromsö, d’où il sera réexpédié à destination par les
soins de Zappfe, suivant les instructions qu’il a reçues à cet effet;

6º Lorsque le _Farm_ ralliera la baie du Roi pour procéder au nettoyage
de ses chaudières, les membres de l’expédition qui en manifesteront le
désir pourront revenir à Ny Aalesund et retourner ensuite en Norvège à
la première occasion. Le lieutenant Horgen, Ramm et Berge sont exclus de
cette autorisation; ils doivent rester au Spitzberg jusqu’au départ
définitif des navires.

_17 h. 10._--Les moteurs sont chauds. Green hoche la tête en signe
d’approbation; son bon sourire exprime la plus entière confiance. Un
dernier échange de poignées de mains et le _N-25_ est mis à toute
vitesse; l’appareil frémit comme un pur sang impatient.

Nous partirons les premiers. Riiser-Larsen essaiera de décoller en
direction de l’embouchure du fjord et en profitant de la brise, afin
d’éviter un virage à basse altitude au fond de la baie. Si cette
manœuvre ne réussit pas, le cap sera mis dans le vent vers les glaciers
de l’extrémité supérieure du fjord. Nous convenons que les deux
appareils voleront de conserve et que tout mouvement de l’un sera
immédiatement effectué par l’autre.

Glissant lentement sur le plan incliné, le _N-25_ atteint la banquise du
fjord sur laquelle il prendra son envol. Le voyage commence. Bonne
chance! A demain! me crie une voix. A la vitesse de 1.800 tours à la
minute nous nous dirigeons vers le terrain de départ situé au milieu de
la baie. Soudain, en avant, la glace s’ouvre et l’eau se répand à flots
à sa surface. Immédiatement, Riiser-Larsen incline l’appareil dans
l’Est, en donnant 2.000 tours. Un moment de poignante anxiété.
Réussirons-nous à décoller ou devrons-nous stopper pour nous alléger? Le
pilote tient le volant du poste de commande, aussi calme que s’il
déjeunait paisiblement dans sa chambre. Toutefois, à mesure que la
vitesse augmente et que nous nous rapprochons du glacier, sa physionomie
prend une expression de gravité particulière. Nous glissons sur la glace
à une allure vertigineuse; chaque seconde elle devient encore plus
grande. Soudain, l’extraordinaire s’accomplit, l’avion décolle! Nous
volons! Riiser-Larsen a accompli un vrai coup de maître. Une simple
exclamation exprime le soulagement qu’il éprouve; puis, tous, nous
poussons de joyeuses acclamations. Après cela notre pilote reprend son
calme imperturbable; jamais plus ensuite il ne l’abandonnera.

Feucht va et vient constamment du groupe moteur à la cabine des
réservoirs à essence. Sa mission consiste à tenir le pilote informé de
la marche des moteurs, de la consommation de carburant. Tout fonctionne
parfaitement et le mécanicien accomplit ponctuellement sa tâche.

Au cap Mitra, nous sommes déjà à une hauteur de 400 mètres. Comme d’ici
tout paraît petit! J’ai beau fouiller le ciel, je n’aperçois pas le
_N-24_. Nous virons alors pour venir dans le Sud et voir ce qu’il
advient de notre camarade. Peut-être un accident lui est-il arrivé au
départ? Peut-être la glace du fjord s’est-elle disloquée complètement
sous son poids? Peut-être la lourdeur de sa charge l’a-t-il empêché de
décoller?

... Quelque chose brille au loin... Je regarde attentivement dans cette
direction. Cette tache lumineuse, ce sont les ailes du _N-24_ qui
reluisent au soleil! Notre camarade arrive à grande vitesse. Tout paraît
en bon ordre à son bord. Au départ, son pilote a, lui aussi, accompli un
magnifique exploit.



CHAPITRE III

Droit au Nord par les airs.

Les dernières terres du Spitzberg.--La brume.--Curieux phénomène de
réfraction.--Le grand désert blanc.--Descente sur la banquise.


Aussitôt que nous avons aperçu le _N-24_, nous virons de nouveau pour
mettre le cap droit au Nord. Les deux grands oiseaux commencent leur vol
vers l’inconnu.

A ce moment, ma pensée se porte vers mes collaborateurs, pleine de
reconnaissance à leur égard. Je leur dois tant! Je suis pénétré de
gratitude envers Riiser-Larsen, dont l’habileté a rendu possible le
départ, envers Ellsworth qui m’a si généreusement apporté le concours de
ses libéralités, bref envers tous mes compagnons. Ne m’ont-ils pas
témoigné le dévouement le plus absolu et la confiance la plus complète?
Et maintenant ne risquent-ils pas leur vie avec entrain pour le succès
de mon entreprise? Désormais, grâce à eux, je ne sentirai plus le dédain
méprisant qui tant de fois, durant les années de mauvaise fortune, fit
courber mes épaules[18]. En admettant même que nos appareils s’abattent
ici même, on ne pourra plus nier que mon expédition ne soit sérieuse et
que son principe ne soit juste.

  [18] Allusion aux attaques aussi violentes qu’injustes dont Amundsen
    fut l’objet dans son propre pays, à la suite de ses échecs répétés
    pour pénétrer dans le bassin arctique. (_Note du traducteur._)

Nous avançons rapidement le long de la côte nord-ouest du Spitzberg,
au-dessus d’une mer libre de glaces. Voici la baie de la Madeleine, la
South Gat, l’île des Danois, et, après une heure de vol, l’île
d’Amsterdam. Là, brusque changement de décor. Devant nous une muraille
noire, la brume, l’hôte si redoutable de l’Arctique. Elle est épaisse
comme de la bouillie de gruau. Ce sont d’abord de longs filaments
tourbillonnant sous la poussée du vent de Nord-Est, puis une immense
nappe, grise, froide, de plus en plus dense.

Prenant aussitôt de la hauteur, nous naviguons au-dessus de cette mer de
nuages. Le _N-24_ nous suit à une moindre altitude.

Entre temps apparaît le plus bel effet de réfraction dont j’ai jamais
été témoin. Sur la nuée se reflète notre avion entouré d’un halo
brillant de toutes les couleurs du prisme.

Après avoir relevé le sommet de l’île d’Amsterdam, le cap est mis au
Nord. Cette brume me surprend; je ne m’attendais pas à la rencontrer si
tôt, non plus que sur une aussi grande étendue. Le phénomène, loin
d’être local, se manifeste sur une surface énorme. Pendant pas moins de
deux bonnes heures, nous survolons ces nuages; ils doivent donc
atteindre une longueur de 200 kilomètres au minimum. De temps en temps,
des trous s’ouvrent dans la grisaille; malheureusement ils sont trop
étroits pour permettre l’emploi du compteur de vitesse et du
dérivomètre. A travers ces jours nous apercevons des fragments de la
banquise. Jusqu’au 82° de latitude, elle est formée de glaçons de
faibles dimensions séparés par des canaux; nul doute qu’un bateau muni
d’une machine quelconque ne puisse se frayer un passage à travers cette
masse flottante.

Peu après 20 heures, la brume devient moins épaisse; elle s’éclaire par
en bas, quelques instants plus tard, brusquement, elle disparaît;
l’impression d’un rideau que l’on déchire, et devant nous se découvre la
grande banquise polaire. D’horizon en horizon une blancheur illimitée.
Les heures passent; toujours du blanc, du blanc, toujours et partout
rien que du blanc. Cette immensité immaculée, en apparence rigide,
constitue une des forces aveugles les plus redoutables de la nature.
Depuis des siècles, que de catastrophes elle a causées! Que de drames se
sont déroulés à sa surface! Seuls quelques géants ont réussi à la
vaincre, Nansen et Johansen, le duc des Abruzzes, Peary. Mais pour
quelques victoires, combien de défaites et combien de morts! Combien
d’intrépides explorateurs, partis pleins d’ardeur et de foi dans le
triomphe, ont succombé sous son étreinte mortelle? Combien de beaux et
solides navires ont coulé, broyés dans son étau irrésistible? Nulle
trace, nul vestige n’en subsiste. Toutes ses victimes demeurent
ensevelies sous ce blanc éternel.

Un aviateur envisage constamment l’éventualité d’un atterrissage. A tout
moment une panne de moteur peut se produire; en pareil cas, s’il
n’existe pas à proximité un terrain permettant la descente dans de
bonnes conditions, la situation deviendra singulièrement périlleuse. Or,
à perte de vue dans toutes les directions, pas une seule plaque propice
à un atterrissage ne se découvre à la surface de la banquise. Le
_pack_[19] polaire présente l’aspect d’une suite continue de champs
entourés de hautes murettes; les champs sont très étroits et les
murettes très larges, plus larges même que les champs. Nulle part le
moindre espace plan; partout de longues chaînes de monticules et des
labyrinthes de saillies rébarbatives. Parfois un petit ruisseau se
découvre, mais si petit qu’on pourrait le franchir d’une enjambée.
Jamais je n’ai vu un paysage aussi uniforme. Si je n’étais constamment
occupé à prendre des observations et des notes, très certainement la
monotonie du panorama et du vrombissement du moteur m’endormirait.
Riiser-Larsen avoua plus tard s’être assoupi quelques instants; je le
crois sans peine.

  [19] Banquise dans le vocabulaire technique. (_Note du traducteur._)

Pendant le vol, la température moyenne a été d’environ 13° sous zéro.
Tout le temps le _N-24_ se montre dans notre voisinage; jamais nous ne
le perdons de vue.

A plusieurs reprises j’essaie, sans succès, de prendre des hauteurs
solaires. Le soleil est très visible, mais la ligne d’horizon demeure
flou. Pendant notre séjour à la baie du Roi, nous avons expérimenté des
sextants munis d’un horizon artificiel, des sextants à bulbe de
construction américaine; les résultats ont été si défectueux que nous
avons renoncé à leur emploi. Dans ces conditions force est de me
contenter de ce que la nature m’offre; or, ce qu’elle m’offre n’est
guère satisfaisant. Au loin banquise et ciel se confondent complètement.

Deux heures après avoir relevé l’île d’Amsterdam je puis mesurer notre
vitesse et notre dérive. Mais que s’est-il passé, dans l’intervalle,
durant le vol au-dessus de la mer de nuages? Si la vitesse et la dérive
demeurent inconnues, il devient impossible de déterminer la direction du
vent; surtout lorsque l’on marche à raison de 150 kilomètres à l’heure.
Quand nous sortons de la brume, le temps est clair; seulement dans l’Est
quelques cirrus très hauts. Vers 22 heures, un rideau de stratus légers
à une altitude considérable; le soleil n’en reste pas moins parfaitement
visible. Sa position et la déclinaison du compas indiquent que nous
avons été notablement déportés dans l’Ouest. En conséquence,
progressivement nous venons dans l’Est.

Non, je n’ai jamais vu un désert aussi absolu, une pareille absence de
vie. Je m’attendais à apercevoir un ours de temps à autre, mais non, ni
ours, ni phoque, ni oiseau, pas un être vivant!

Le 22, à 1 h. 15, pour la première fois, nous découvrons une nappe d’eau
tant soit peu étendue, un grand étang envoyant d’étroites branches dans
diverses directions, la première surface propice à une descente observée
depuis que nous survolons la banquise. Notre estime nous place par
environ 88° de latitude, mais par quelle longitude? nous n’en avons pas
la moindre idée. Nous avons été déportés dans l’Ouest, cela est certain;
de combien? nous l’ignorons complètement.

Sur ces entrefaites, Feucht annonce que la moitié de la provision
d’essence est consommée. Dans ces conditions nous allons essayer une
descente. Mon intention est d’atterrir, d’effectuer les observations
astronomiques nécessaires pour déterminer notre position; après quoi je
verrai, je déciderai au mieux des circonstances.

[Illustration: SPITZBERG.--Le débarquement des hydravions à la baie du
Roi.
Remarquer les caisses contenant les ailes placées debout pour être
débarquées. (Cliché ILLUSTRATION)]

Il s’agit maintenant de choisir le terrain sur lequel nous allons nous
poser. Un amerissage sur l’étang offre, certes, le moins de risques; par
contre, la situation pourra devenir ensuite extrêmement périlleuse. D’un
moment à l’autre cet étang peut se fermer, les nappes d’eau que l’on
rencontre au milieu de la banquise sont si éphémères! Il est possible
que les champs de glace entourant ce bassin viennent brusquement à se
rejoindre; l’avion sera alors écrasé avant que nous ayons réussi à le
sortir de l’eau. Pour cette raison nous décidons d’atterrir sur la
banquise, si nous découvrons un emplacement favorable. Afin de nous
rendre compte du terrain, nous descendons en décrivant de grands orbes.
Soudain, pendant cette manœuvre, le moteur arrière a de très fréquents
ratés. Du coup la situation change complètement. Une descente immédiate
devient nécessaire, nous nous poserons où la fortune nous conduira.
Etant donné la faible hauteur à laquelle nous volons maintenant,
impossible d’atteindre le grand étang. Nous allons tenter d’amerir sur
l’un de ses bras.

Rempli de petits glaçons et de neige fondante, il n’est pas précisément
engageant, mais nous n’avons pas le choix. C’est dans de telles
circonstances que l’on se félicite d’être piloté par un homme d’un
sang-froid imperturbable et à décision rapide. La moindre hésitation
peut, en effet, devenir fatale. Le chenal est suffisamment large pour
l’avion, mais gare les hauts monticules de glace[20] dressés sur ses
rives; nous risquons de briser nos ailes contre ces mamelons, une fois
que nous aurons touché l’eau.

  [20] Monceaux de blocs créés par les collisions des champs de glace
    les uns contre les autres. (_Note du traducteur._)

Le début de l’opération a un plein succès. Nous amerissons sur la
bouillie de neige et de glace, flottant à la surface du canal. Par un
côté la présence de ce magma glacé est un bien, en ce qu’il amortit
notre vitesse; par contre, sur ces eaux sirupeuses en quelque sorte,
l’appareil n’obéit plus aussi rapidement. Nous rasons un premier
monticule sur la rive droite; aussitôt après un second se lève de
l’autre côté; nous le frôlons presque, en soulevant un tourbillon de
neige sur ses flancs; après cela, en voici un troisième à droite, plus
gros, plus dangereux que les deux premiers. Réussirons-nous à le
doubler? Simple spectateur, j’éprouve une poignante anxiété. Sur la
physionomie de Riiser-Larsen, pas un muscle ne bouge; notre pilote garde
le plus admirable sang-froid... Veine! nous franchissons sans accroc ce
cap périlleux, nous avons dû passer à un millimètre de sa muraille, cela
dit sans la moindre exagération. A tout instant, je m’attends à ce
qu’une aile frappe un mamelon et ne soit arrachée. Très épaisse, la
bouillie de neige amortit de plus en plus notre élan; finalement nous
nous arrêtons à l’extrémité du canal, le nez tout contre un gros
monticule. Là encore un millimètre de plus et l’avion se brisait.

Nous sommes sauvés.



CHAPITRE IV

La lutte pour la vie sur la banquise.

Notre premier terrassement sur la banquise.--L’avion transformé en
habitation.--Un incident dramatique.--Réunion des deux équipages.--Le
récit de Dietrichson.--Profondeur de l’océan Glacial.--Nouveaux travaux
de terrassement et tentatives infructueuses d’envol.--Une œuvre de
Titans.--Le départ.


Le bras de l’étang sur lequel nous avons ameri se termine par une petite
nappe dans une enceinte de gros monticules de glace. L’avant du _N-25_
touche un de ces mamelons, tandis que sa queue s’allonge vers l’entrée
du bassin.

Aussitôt stoppés, nous sautons «à terre» pour examiner la situation.
Elle n’est pas précisément rassurante. A tout instant, poussés par les
courants ou par les vents, les énormes glaçons entourant notre bassin
peuvent se rapprocher et venir se souder après quelque heurt violent; si
pareille collision se produit, l’avion sera infailliblement écrasé et
nous-mêmes du même coup perdus sans rémission! Le plus tôt possible il
importe donc de sortir d’ici, et pour cela de faire virer l’appareil de
180°, afin d’amener son avant dans la direction de l’issue de la nappe
d’eau. Pendant des heures nous travaillons pour obtenir ce résultat;
tous nos efforts demeurent vains; une épaisse bouillie glaciaire
solidifiée autour de la coque la retient captive. Il faut donc essayer
autre chose.

En attendant, déterminons notre position. A quelle distance nous
trouvons-nous du Pôle? Je prends le sextant, l’horizon artificiel et les
montres. Résultat de l’observation: 87° 43′ de latitude nord et 10° 20′
de longitude ouest de Greenwich. Ainsi que je le supposais, en cours de
route, nous avons dérivé dans l’Ouest.

Il est 8 heures du matin. Depuis vingt-quatre heures nous sommes debout,
et pendant cette journée quel effort nous avons fourni et quels soucis
nous avons éprouvés! Ce serait peut-être le moment de nous restaurer et
de prendre quelque repos. Auparavant, toutefois, nous débarquons les
effets de campement, les provisions, bref, tout ce qui est essentiel à
la vie, et les mettons en sûreté sur un glaçon capable de résister à des
chocs violents; si, pendant notre sommeil, la banquise entrait en
convulsion, notre matériel pourrait être englouti; dans ce cas, notre
sort serait vite réglé. En second lieu, avant de faire un somme, je
voudrais voir ce qu’il est advenu du _N-24_. Nous avons cru entendre un
coup de fusil, après l’amerissage. Peut-être est-ce une illusion? Dans
ses collisions constantes la glace produit souvent des bruits semblables
à la détonation d’armes à feu. Je grimpe sur le monticule le plus élevé
voisin du camp: la dernière fois pendant la descente que nous avons
aperçu le _N-24_, il volait très bas de l’autre côté de l’étang. S’il a
continué dans cette direction, nos camarades se trouvent dans le Sud.
Attentivement, nous explorons l’horizon à la jumelle dans toutes les
directions: rien.

La bande de stratus est maintenant plus basse qu’au moment de notre
arrivée. Du grésil commence à tomber. Température: environ 15° sous
zéro.

Notre appareil va désormais nous servir d’habitation. La coque est
divisée en cinq compartiments. Le premier, l’habitacle de l’observateur,
est trop petit pour qu’on puisse y coucher; le second, le poste du
pilote, est, au contraire, suffisamment spacieux pour un ou deux hommes;
le troisième, la chambre à essence, est inhabitable. En revanche, la
quatrième cabine, longue de quatre mètres, est logeable. La cinquième, à
laquelle on accède par une sorte de «trou d’homme» dans la queue de
l’avion, n’est qu’un étroit boyau obscur. Un homme pourrait s’y étendre
si les cintres ne formaient à la surface intérieure des saillies
singulièrement gênantes.

Nous prenons nos quartiers dans le nº 4; ce sera désormais notre salle à
manger, notre mess comme nous l’appelons. Aussitôt installés, nous
allumons le _Primus_[21], et bientôt dégustons un excellent chocolat.
Une douce chaleur règne dans la pièce; tant que nous pûmes la chauffer,
notre habitation fut, ma foi, fort confortable. Pour obtenir une
température agréable, nous avons employé nos appareils _Therm’x_[22].
Les services que ces «réchauffeurs» nous ont rendus sont si grands que
ce serait ingratitude de ma part de ne pas leur consacrer quelques
lignes. Avec un litre d’essence, ils dégagent une chaleur très sensible
pendant douze heures; ajoutez à cela que produisant cette chaleur par
catalyse, donc sans flamme, ils ne présentent aucun danger d’incendie,
avantage inappréciable lorsque l’on est entouré, comme nous le sommes,
de réservoirs de carburant. De plus, ces appareils sont économiques;
deux par cabine suffisaient pour entretenir une douce température dans
tout notre logis. Plus tard, lorsque, pour réduire la consommation
d’essence, nous dûmes renoncer à leur emploi, quel changement
désagréable!

  [21] Réchaud au pétrole ou à l’alcool. (_Note du traducteur._)

  [22] Ces appareils ont été inventés par MM. Louis Lumière, membre de
    l’Institut, et Jean Herck, ingénieur principal du Génie maritime.

Après le déjeuner, nous prenons possession de nos chambres.
Riiser-Larsen s’allonge dans la queue de l’appareil. Comment a-t-il pu
vivre quatre semaines dans ce trou noir et inégal? Il doit certainement
avoir encore les côtes bleues par leur contact prolongé avec les cintres
de l’avion. Feucht occupe la salle à manger et moi l’habitacle du
pilote.

Notre somme fut bref. A 10 heures nous nous réveillons. Ayant une
seconde fois échoué dans nos efforts pour virer l’appareil, nous
renonçons à cette manœuvre et décidons de le hisser sur la banquise,
afin de le soustraire à ses attaques. A tout instant, brusquement, sans
qu’un phénomène prémonitoire ne se produise, les glaces peuvent se
rapprocher et écraser le _N-25_.

Amener l’avion sur la banquise, cela n’ira pas sans l’exécution de
grands terrassements; il sera nécessaire d’abord de raser le monticule
contre lequel son avant repose, ensuite de tailler dans l’épaisseur de
ce glaçon un plan incliné, un _slip_, sur lequel on halera l’appareil.
«Mais avec quoi allons-nous effectuer ce travail?» demande un de mes
compagnons, lorsque j’eus exposé mon programme. Il a raison. Quoique
réduit aux objets les plus indispensables, notre équipement dépassait de
500 kilos la charge utile de chaque hydravion. Par suite, je n’ai pas
emporté d’outils de terrassier pour niveler la glace, d’autant que leur
emploi me semblait plus que problématique. Avant le départ, aucun de
nous ne mettait en doute la possibilité de rencontrer sur la banquise un
bon terrain d’atterrissage nous permettant de faire escale et de
reprendre ensuite notre vol; jamais nous n’avions envisagé une situation
pareille à celle dans laquelle nous nous trouvons. Les regrets sont
superflus. D’abord faisons l’inventaire de nos outils; ils ne sont ni
nombreux ni précisément efficaces: trois _tolleknive_[23], un solide et
long couteau, celui dont Rönne m’a fait cadeau et que je considérai, à
la baie du Roi, comme une inutilité, une ancre à glace pouvant servir de
pic, enfin une grande et une petite pelles en bois. Mais à quels
résultats n’arrive-t-on pas sous l’empire de la nécessité et lorsqu’on
est animé d’une résolution inébranlable?

  [23] Voir la note de la page 44.

Le _N-25_ représente notre unique chance de salut; pour le sauver, il
faut à tout prix abattre le monticule contre lequel il est appuyé,
dussions-nous pour cela gratter la glace avec nos ongles. Au début
l’ouvrage avança très lentement. La volonté et la persévérance
triomphent de n’importe quel obstacle; nous en avions, et, à la fin,
nous réussîmes dans notre difficile entreprise.

Pendant les pauses, nous grimpons, tantôt sur l’appareil, tantôt sur un
bloc de glace pour voir si nous ne découvrons pas l’équipage du _N-24_.
Dans une expédition comme celle-ci tout peut arriver. Durant les repas
nous discutons les événements qui ont pu se produire. A l’amerissage nos
camarades ont-ils éprouvé un accident? Peut-être même, en présence de ce
chaos de glace, Dietrichson n’a-t-il pas jugé possible de descendre?

Dès le second jour, nos dispositions sont prises pour battre en retraite
vers le cap Columbia, la pointe extrême vers le nord de la terre Grant,
la portion la plus septentrionale de l’archipel polaire américain, où un
dépôt de vivres a été établi à notre intention. Rapidement le traîneau
est gréé; dès lors nous pourrons nous mettre en route immédiatement, si
la glace brise le _N-25_. Nos approvisionnements ont été calculés à
raison d’un kilogramme par jour et par homme pendant un mois. Etant
donné la gravité de la situation, je décide de réduire les rations à 350
grammes. Pendant une courte période cela pourra aller. Toutefois, les
effets de cette restriction ne tardèrent pas à se manifester; chaque
jour nous devions serrer la ceinture d’un cran.

Nos effets de couchage consistent en sacs en peau de renne légers,
confectionnés en vue d’une campagne d’été. Au début de notre séjour sur
la banquise, alors que la température oscillait autour de −10°, la
plupart de mes camarades se plaignaient du froid, faute de savoir
s’installer dans ces sacs. Pour passer la nuit au chaud, il importe de
s’y enfoncer complètement et de ne point laisser le haut du corps en
dehors.


_23 mai._--Une couche de glace s’est formée sur le petit bassin où
l’avion est mouillé.

De bon matin au travail. Nous continuons à tailler notre _slip_. Pendant
un repos je monte sur l’appareil, pour explorer l’horizon, toujours dans
l’espoir de découvrir l’autre équipe. Cette fois, enfin, j’aperçois le
_N-24_. Il se trouve dans le Sud-Ouest, sur l’autre rive du grand étang,
et ne paraît pas avarié. A sa gauche, je distingue une tente; un peu
plus loin, au sommet d’un monticule, un drapeau flotte au vent. Avec
quelle satisfaction cette nouvelle est accueillie par mes compagnons;
tout de suite ils plantent notre pavillon sur un gros glaçon, tandis que
je regarde si les autres nous voient. Oui! ils agitent leur drapeau. La
distance qui nous sépare étant trop grande pour l’emploi des signaux à
bras, nous communiquons à l’aide du système Morse. Dietrichson annonce
qu’au départ de la baie du Roi une grosse voie d’eau s’est déclarée dans
la coque de son appareil; néanmoins, il espère se tirer d’affaire. Je
l’informe que notre avion est en bon état.

Après cela nous nous remettons à l’ouvrage.


_24 mai._--Nous continuons l’aménagement du _slip_ destiné à nous
permettre d’amener le _N-25_ sur la banquise. La glace est dure comme du
silex; par suite, progrès très lents.

L’après-midi, grand mouvement autour du _N-24_. Nos camarades vont et
viennent affairés, chaussent leurs _skis_, puis chargent de gros ballots
et finalement s’acheminent de notre côté.

Une surprise, combien agréable, cette prochaine réunion! Dietrichson et
ses deux compagnons vont nous apporter une aide fort utile. Tant qu’ils
ont travaillé à leur appareil, je n’ai pas voulu les appeler.
L’essentiel, en effet, était qu’ils remissent le _N-24_ en état de vol.

Avec anxiété je suis leur marche à travers les chaînes de monticules. A
en juger par sa lenteur, ils doivent porter de lourdes charges. Mais que
vois-je? Ils descendent droit vers l’étang; la couche de glace qui le
recouvre, tout nouvellement formée, est très frêle. Je retiens
littéralement ma respiration lorsqu’ils s’engagent sur cette nappe
fragile; à tout moment elle peut se rompre sous leurs pas; alors, quelle
catastrophe! Un poids se lève de ma poitrine quand ils se rapprochent de
la vieille glace. Quelques instants plus tard, ils font halte, mettent
sacs à terre, puis brandissent deux pavillons; ils désirent communiquer
avec nous. Riiser-Larsen accourt pour remplir les fonctions de timonier.
Dietrichson nous demande de venir à son secours; sans aide il ne peut
dégager son appareil. Comme il me paraît avoir l’intention de traverser
la «jeune glace», je le presse de retourner en arrière le plus
rapidement possible et de ne pas s’écarter de la glace solide. Je ne
suis tranquille qu’après les avoir vus regagner un sol stable.

Nous convenons de reprendre la conversation demain, à 10 heures.


_25 mai._--Nous réussissons à amener l’avant du _N-25_ sur le plan
incliné. Il se trouve maintenant soutenu par de la «vieille glace». Si
une pression se produit, elle aura pour effet de pousser l’avion plus
haut sur le _slip_.

A 10 heures, échange de signaux avec Dietrichson. Il annonce une
meilleure situation. Nous le prions de nous rejoindre lorsqu’il aura
achevé sa besogne.

Pendant cette conversation, un phoque barbu (_Phoca barbata_) se montre
dans un trou voisin de la banquise. Un phoque par 88° de latitude Nord!
Je ne m’attendais pas à pareille rencontre.

Au souper, lorsque nous dégustons le chocolat bouillant, la satisfaction
est générale. Notre position s’est grandement améliorée. Si notre
appareil ne se trouve pas encore en complète sécurité, nous avons la
certitude que de nouveaux efforts nous permettront de le sauver.

Jusqu’ici nous avons vécu un véritable cauchemar. Pas un instant les
chaînes de monticules entourant notre bassin n’ont cessé de grincer,
nous menaçant des pires calamités.


_26 mai._--Temps couvert; 10° sous zéro. Une journée dramatique. Pendant
la nuit la glace a été agitée autour de l’étang. Ses mouvements ont eu
pour résultat de rapprocher les «champs» sur lesquels les deux escouades
sont campées, si bien que ce matin nous distinguons à l’œil nu les
mouvements de Dietrichson et de ses compagnons.

Nous continuons à creuser notre plan incliné; ce soir il sera achevé et
l’avion placé en lieu sûr, du moins nous l’espérons.

A 15 heures, grand remue-ménage chez nos voisins. Ils se disposent,
semble-t-il, à rallier notre camp.

A la suite des pressions éprouvées par la banquise, la nuit dernière,
l’étang a perdu une notable surface et se trouve maintenant complètement
entouré par de la «vieille glace». Lorsque nous voyons nos amis se
mettre en marche, nous supposons qu’ils contourneront cette nappe d’eau
en se tenant constamment sur ce terrain solide. Donc, ils n’arriveront
pas avant plusieurs heures. Aussi, jugez de mon étonnement lorsque,
vingt minutes plus tard, nous les apercevons tout près de nous, à 200
mètres environ, avançant péniblement à travers de difficiles chaînes de
monticules. Un étroit canal s’ouvre entre ces mamelons et notre camp.
Immédiatement Riiser-Larsen et moi gréons le bateau pliant, afin de leur
faire passer ce chenal. Je reste sur la rive, pendant que mon pilote
conduit l’embarcation au-devant de la petite troupe. Tout à coup un
appel de détresse! Mes cheveux se dressent sur la tête, tant son accent
est poignant; puis, d’autres cris de plus en plus déchirants. Un drame
affreux se passe derrière le mur de glace au delà du canal. Très
certainement un homme se noie, et je ne puis rien pour le sauver. Peu à
peu le silence se fait. Maintenant le drame est fini! Combien de
victimes la banquise meurtrière a-t-elle faites parmi nous?

... Soudain une tête émerge au-dessus des monticules, puis une seconde,
puis une troisième. Tous sont sains et saufs! Quel soulagement! Les deux
premiers se secouent comme des chiens sortant de l’eau. Riiser-Larsen
établit un va-et-vient à travers le chenal, et bientôt j’ai la joie de
presser les mains de mes amis.

Dietrichson et Omdal sont tombés dans une eau glacée et demeurés ensuite
exposés à un vent violent par une température de 10° sous zéro. Trempés
jusqu’aux os, ils claquent des dents au point de ne pouvoir prononcer un
mot. Rapidement nous les emmenons dans notre habitation. J’ai alors une
idée que je me permets de qualifier de lumineuse. Dès leur arrivée à
bord, je fais prendre à Dietrichson et à Omdal un petit verre d’alcool à
97 %; puis nous leur donnons des vêtements secs. L’accident n’entraîna
aucune suite fâcheuse; peut-être ma médication énergique a-t-elle sauvé
ces deux braves?

Après cet incident tragique, le travail est délaissé pour entendre le
récit de l’équipage du _N-24_.

«Nous avons quitté notre camp à 15 heures, raconte Dietrichson, montés
sur nos _skis_[24] et les ceintures de sauvetage sanglées autour du
corps. Chacun de nous portait une charge de 40 kilos environ.

  [24] Afin de n’être pas entravés par ces longs patins en cas de chute
    dans une nappe d’eau, nos camarades avaient eu soin de ne pas en
    boucler les attaches. Cette précaution les sauva de la noyade.

«Des crevasses rendant la marche pénible sur la «vieille glace», nous
avons alors coupé au plus court, à travers une nappe de formation
récente. L’ayant franchie sans encombre, nous arrivâmes sur l’autre rive
de l’étang constituée de blocs épais; mais elle était tellement
accidentée que nous dûmes l’abandonner pour nous engager sur une couche
de «jeune glace». A ce moment Omdal marchait en tête, je le suivais,
puis venait Ellsworth. Tout à coup, continue Dietrichson, j’éprouve la
sensation de l’engloutissement. Je pousse un cri. Omdal se retourne; à
son tour il disparaît. Alors, n’écoutant que son courage, Ellsworth
accourt à mon aide et me remet sur pied. Après quoi, nous nous portons
au secours d’Omdal, sur le point de disparaître, entraîné par le
courant. Le saisissant par la bretelle de son sac, nous parvenons à le
ramener sur la glace solide.»

A notre retour, S. M. le Roi de Norvège a décerné à Lincoln Ellsworth la
médaille destinée à récompenser les actes de dévouement. Nul n’en est
plus digne. Par le noble altruisme dont il a fait preuve en cette
circonstance, il a sauvé l’expédition; moins de six hommes n’auraient
pu, en effet, remettre le _N-25_ en état d’effectuer le retour.

Après cela, Dietrichson fait le récit de son envol à la baie du Roi.
Bien qu’au départ une large déchirure se fût ouverte dans la coque de
son appareil, il a poursuivi sa route, ne voulant pas obliger le _N-25_
à la retraite. Il a préféré risquer sa vie, plutôt que d’apporter un
nouveau retard au départ de l’expédition. Pure folie! s’exclameront
certains en haussant les épaules. Moi, au contraire, je salue très bas
des hommes capables d’un pareil mépris du danger. Puisse notre pays
compter beaucoup d’individualités de cette trempe.

Lorsque Dietrichson vit descendre le _N-25_, il prit ses dispositions
pour la même manœuvre. Sachant que, dès qu’elle toucherait l’eau, la
coque de son hydravion se remplirait immédiatement, il résolut d’amerir
aussi près que possible de la «vieille glace», afin de pouvoir tirer
ensuite au sec son appareil. Atterrir sur la banquise même, il ne
fallait pas y songer; elle n’était qu’un hérissement de monticules. Une
fois l’oiseau posé, nos camarades le maintinrent à flot en pompant, puis
le halèrent «à terre», de telle sorte que la moitié de la coque reposât
sur de la glace solide. Le _N-24_ était sauvé, mais une grande partie de
son matériel était trempé. Pour «mettre le linge au sec», des cartahuts
furent installés le long de la masse sombre de l’appareil; grâce à cette
disposition, malgré une température de 10° sous zéro, nos amis obtinrent
un résultat satisfaisant en peu de temps relativement.

[Illustration: SPITZBERG.--La mise en place des hélices.
(Cliché ILLUSTRATION)]

Maintenant il s’agit de nous caser tous les six dans nos étroits
logements. Dietrichson et Omdal partageront le «mess» avec Feucht,
Ellsworth l’habitacle du pilote avec moi. Nous sommes tant soit peu
serrés, mais par 88° de latitude N. on se montre coulant sur le chapitre
du confort. Les trois camarades installés dans le mess doivent tous les
soirs en recouvrir le plancher avec les _skis_, pour pouvoir s’allonger
sur une surface à peu près plane.


_27 mai._--Travaillé pour soustraire le _N-25_ aux attaques éventuelles
des glaces.

Maintenant que nous nous trouvons réunis, l’entrain est général. Tant
que nous ignorions le sort de nos camarades l’inquiétude paralysait nos
efforts et la besogne n’avançait guère. Maintenant les rires et les
chants éclatent à tout instant; qui serait témoin de notre gaieté ne
pourrait croire que nous sommes captifs dans la plus solide prison que
la nature ait construite.

Le _slip_ était achevé, lorsque l’équipage du _N-24_ nous rejoignit,
mais l’appareil n’avait pu être hissé à son sommet. Impossible, lorsque
nous n’étions que trois, cette manœuvre devient, au contraire, facile
avec six hommes. Après cela nous amènerons l’avion sur une plaque plus
éloignée, très solide, propice, semble-t-il, pour l’envol. Avant d’y
parvenir, il est nécessaire d’en traverser une première, toute hérissée
de monticules et déchirée de deux crevasses, larges de deux mètres. Pour
que le _N-25_ puisse passer, il faut commencer par raser les saillies de
ce «champ» et en combler ensuite les trous. Au cours de ce travail,
Riiser-Larsen se révèle ingénieur des Ponts et Chaussées de tout premier
ordre. A 20 heures les terrassements sont achevés, et, au bruit des
hurrahs, l’appareil amené sur le glaçon en question. Il paraît capable
de résister aux collisions; l’avion semble donc en sûreté.


_28 mai._--Nous sondons. Résultat: 3.750 mètres. Lorsque nous avons
opéré la descente, la vue portait jusqu’au 88° 30′ de latitude. Aucune
terre n’était alors visible. Cette observation, rapprochée de celles de
Peary et de la sonde que nous venons d’obtenir, indique que, selon toute
vraisemblance, aucune île n’existe dans le secteur norvégien de l’océan
Polaire.

Dans la nuit du 28 au 29 l’étendue de l’étang a de nouveau diminué; la
distance entre les deux avions se trouve maintenant réduite à un
kilomètre à vol d’oiseau.

Le soir, Dietrichson, Ellsworth, Omdal et Feucht vont examiner la
position du _N-24_. La glace est agitée à tel point qu’en revenant ils
sont obligés à un long détour et contraints d’abandonner une bonbonne
d’essence qu’ils rapportaient.

Lorsque nous aurons récupéré une partie du carburant du _N-24_, nous
repartirons pour le Spitzberg. D’ici au Pôle ce n’est qu’un entassement
de glaces flottantes; il est donc inutile de tenter un vol dans cette
direction.


_30 mai._--Le réservoir d’essence abandonné hier est ramené au camp.
Ensuite Dietrichson et Omdal retournent au _N-24_ et en rapportent la
majeure partie des vivres qui y avaient été laissés.

De jour en jour la température monte; en moyenne elle s’élève
actuellement à 6° au-dessous de zéro.

Nous croyons pouvoir prendre notre envol sur la «jeune glace» de
l’étang. Aussi avec quelle attention anxieuse nous surveillons sa
croissance! Quand sera-t-elle suffisamment solide pour supporter le
poids de l’appareil? Le 1er juin son épaisseur, 15 centimètres, me
paraît suffisante. A côté de surfaces unies, cette plaque renferme des
blocs saillants de «vieille glace» pris dans sa masse, et, en certains
endroits, est déchirée de crevasses. Donc nous commençons par niveler
tous ces accidents de terrain; après cela nous taillons un nouveau plan
incliné afin de faire descendre l’appareil du glaçon surélevé où il est
garé sur notre futur champ d’aviation. Combien de tonnes de glace et de
neige avons-nous remuées dans cette journée! N’importe, le soir
l’ouvrage est terminé.

Le lendemain branle-bas d’appareillage. Les vivres sont arrimés à bord
pour le cas où l’envol réussirait. A 14 h. 15 les moteurs sont chauds;
tout est paré pour le départ. Riiser-Larsen et Feucht prennent place
dans l’appareil, le premier au volant du poste de commande; le second
dans le groupe moteur, tandis que nous quatre demeurons sur la glace
pour faciliter la marche de l’avion. Tantôt il faut le pousser, tantôt
le retenir, manœuvres d’autant plus difficiles qu’à chaque pas nous
enfonçons profondément dans de la neige pulvérulente. Bientôt nous
sommes littéralement à bout et cela sans aucun résultat. La piste,
longue de 500 mètres, aménagée au prix de tant de travail, se rompt sous
le poids du _N-25_. Donc insuccès complet; nous ne nous avouons pas
vaincus pour cela. Faisant virer l’appareil, nous allons essayer de nous
envoler dans la direction opposée à celle primitivement adoptée; nous
prendrons le départ sur le chenal d’eau libre existant maintenant à la
place du champ de «jeune glace» que nous venons d’effondrer. Mais dans
les régions polaires à peine a-t-on triomphé d’un obstacle qu’un nouveau
se dresse devant vous. Voici maintenant une brume épaisse, gluante; on
ne distingue rien à 5 mètres devant soi. Dans ces conditions inutile de
songer à prendre l’air. Dans l’Arctique plus que partout ailleurs de la
patience et toujours de la patience! Seulement à 10 heures du soir nous
allons nous coucher.

Feucht prend la veille; il devra, pendant la nuit, imprimer à
l’hydravion un mouvement de va-et-vient pour empêcher la bouillie de
glace flottant à la surface du canal de se solidifier et par suite de le
retenir prisonnier. Après avoir été tenu éveillé pendant quelque temps
par le bruissement des cristaux de glace contre la coque, je venais de
fermer les yeux, lorsque, brusquement, des cris interrompent mon
sommeil. «Tout le monde sur le pont! La glace presse!» Je bondis dehors.
La situation est, en effet, singulièrement périlleuse, presque
désespérée. Les deux rives du canal se rapprochent à vue d’œil;
l’impression d’un étau que l’on serre. Une catastrophe semble
inéluctable; le _N-25_ va être écrasé entre les deux masses de glace qui
tendent à se réunir. Riiser-Larsen, Dietrichson, Omdal, Feucht,
travaillent à repousser les blocs les plus menaçants et à faire virer
l’avion de 45° pour soulager ses flancs; pendant ce temps, Ellsworth et
moi jetons sur la «vieille glace» les vivres et les effets d’équipement
les plus essentiels. Seulement après des efforts désespérés nous restons
maîtres de la situation. Peu s’en est fallu que ce ne fût la fin.

Cette chaude alerte terminée, nous nous mettons en quête d’un terrain
moins dangereux. Nous le trouvons près du _N-24_; il y a là une nappe de
glace tout à fait propice, semble-t-il. Nous y transportons notre
appareil, puis commençons les travaux nécessaires pour l’aménagement de
la piste. Cette fois encore nos efforts ne furent pas récompensés; de
nouveau la glace se rompt sous le poids du _N-25_. Ce second insuccès
nous procure toutefois un avantage; nous trouvant maintenant tout près
de l’avion de Dietrichson, nous ne serons plus astreints à de longs et
pénibles charrois pour transporter à notre camp les cylindres d’essence
qu’il contient. Quelle triste figure fait cet appareil abandonné, une
aile en l’air et l’autre portant sur la glace.

De ce côté la banquise paraît offrir des conditions plus favorables. Aux
environs du camp s’ouvre un canal d’eau libre, long de 400 mètres, et
dans son voisinage la «jeune glace» présente un aspect engageant.
L’après-midi, troisième tentative de départ; elle ne réussit pas mieux
que les précédentes.

Après cet échec, nous décidons d’établir un passage pour l’avion entre
le canal et la nappe de «jeune glace» qui lui fait suite; nous
disposerons ainsi d’une piste de 700 mètres. Peut-être l’appareil
gardera-t-il la vitesse qu’il aura acquise sur l’eau lorsqu’il arrivera
sur la glace, peut-être, par suite, pourra-t-il décoller?

Le 4 juin, dès 2 heures du matin, nous nous mettons à l’œuvre. Le soir,
après avoir peiné toute la journée, la piste est achevée, mais encore
une fois la brume nous condamne à l’inaction.

Pendant la nuit la banquise recommence à s’agiter et à presser;
heureusement ce n’est que de la «jeune glace»; épaisse de 0m,18, un choc
violent d’une de ces flaques pourrait, toutefois, avarier la coque de
l’appareil. Dietrichson et Omdal s’arment, alors, qui d’un bâton en
aluminium, qui du trépied de l’appareil à filmer, et, avec ces
instruments, repoussent les glaçons ou les brisent. Le combat se
prolonge jusqu’au matin pour se terminer à notre avantage. Mais nous ne
jouissons pas longtemps de notre victoire. A peine en avons-nous fini
avec la «jeune glace» que la «vieille glace» avance menaçante. Un
monceau d’énormes blocs, haut de 10 mètres environ, le Sphinx, comme
nous l’appelons en raison de sa ressemblance avec le monument égyptien,
est particulièrement inquiétant.

A la suite de ce mouvement de la banquise, la piste préparée se trouve
complètement bouleversée; le travail de la journée est perdu!


_5 juin._--Brume épaisse, légère pluie. De temps à autre la glace
grince. Ce bruit sinistre nous invite à ouvrir l’œil: l’ennemi nous
guette, prêt à l’attaque.

L’après-midi, Riiser-Larsen, dont aucun échec ne peut entamer l’énergie,
part avec Omdal, à travers les entassements de blocs, à la recherche
d’un bon terrain de départ. La brume masquant la vue, nos camarades
avaient fait demi-tour pour rentrer, lorsque brusquement les nuées
s’écartent. Quelle n’est pas leur joie d’apercevoir une magnifique
plaque de glace, mesurant 500 mètres dans tous les sens; avec de la
patience et du travail, elle pourra être transformée en champ
d’aviation.

Cette plaque est, il est vrai, éloignée du camp et le terrain que l’on
doit traverser pour y parvenir hérissé d’obstacles. Habitués, comme nous
le sommes, aux difficultés, ils ne nous effraient pas; ils sont
cependant singulièrement sérieux. Il faudra d’abord haler l’appareil sur
de la «jeune glace» pendant 300 mètres jusqu’au pied d’un gros glaçon.
Là, nécessité de tailler un plan incliné afin d’amener l’avion au sommet
de ce monticule. Après quoi la route monte escarpée vers une dépression
dominée de chaque côté par deux énormes entassements de blocs, les
Thermopyles, comme nous appelons ce défilé. Sur l’autre versant, au pied
de ce col, s’ouvre une crevasse large de trois mètres et profonde
d’autant. Après avoir fait passer l’appareil par-dessus ce trou, nous
aurons ensuite à le haler sur un nouveau champ, long de 200 mètres, pour
aboutir à une seconde crevasse très difficile. Large de 5 mètres, elle
est entourée de glaçons empilés et d’une épaisse couche de neige
pulvérulente. Une fois seulement cet obstacle vaincu, nous arrivons sur
notre futur terrain de départ.


_6 juin._--Dès le matin, au travail. Nous commençons par creuser un
_slip_ dans le bloc de «vieille glace» voisin du campement. De là la vue
du _N-25_ nous est dérobée par un gros monticule. Etant donnée
l’importance des terrassements à exécuter, la présence de tous est
nécessaire sur le chantier; en conséquence aucune garde n’a été laissée
à bord pour surveiller les mouvements de la banquise et pour parer à ses
attaques éventuelles.

Abattre d’énormes pans de glace avec des couteaux, des haches et une
ancre, la tâche est dure. La gaieté et l’entrain n’en règnent pas moins
parmi notre petite troupe, et c’est en chantant qu’elle poursuit sa
pénible besogne. Maintes fois la situation me paraît désespérée. A peine
une crête de glace est-elle rasée, qu’une nouvelle se dresse devant
nous. Jamais une plainte, jamais un mouvement d’humeur chez mes
camarades. Quelles que soient les difficultés, ils poursuivent la lutte
pour la délivrance. Ils chantent, eux, tandis que l’inquiétude me
dévore. Combien je suis fier de commander à de pareils hommes. Ils font
honneur à l’humanité.

A 13 heures nous allons à bord manger la soupe, avec quel appétit, on le
devine. Après cinq heures de travail comme celui que nous venons de
fournir, il est loin, le déjeuner composé d’une tasse de chocolat à
l’eau et de trois petits biscuits.

La banquise est calme.

A 16 heures, Dietrichson parti pour chercher je ne sais quoi au camp
revient en annonçant que la «vieille glace» lui semble s’être rapprochée
sensiblement de l’avion. Notre camarade ayant été atteint ces jours
derniers d’une violente ophtalmie des neiges, nous doutons de
l’exactitude de la nouvelle qu’il rapporte,... et nous continuons à
piocher. Mal nous en prit de ce scepticisme. A 19 heures, lorsque nous
retournons au camp pour le souper composé de trois biscuits, soit dit en
passant, un spectacle effrayant s’offre à nos yeux. Un énorme glaçon
menace d’écraser le _N-25_. Pour le sauver, pas une minute à perdre; au
prix d’efforts inouïs nous réussissons à le faire rapidement virer de
180° pour le soustraire à l’attaque, puis le halons vers le _slip_
construit dans la journée. Encore quelques coups de hache pour achever
le plan incliné: nous hissons alors le _N-25_ sur la vieille glace. Mes
camarades ne sont pas encore satisfaits; s’attelant à l’appareil, ils
l’amènent jusqu’au pied des Thermopyles, en poussant de joyeux hurrahs.
Il est 23 heures: c’en est assez pour aujourd’hui.


_7 juin._--L’anniversaire de la proclamation de l’indépendance de la
Norvège! D’un bout à l’autre du pays les drapeaux claquent gaîment au
vent; nous aussi, nous célébrons ce grand jour en hissant le pavillon
national sur le _N-25_.

Les monceaux de blocs flanquant de chaque côté les Thermopyles sont trop
rapprochés et trop élevés pour que les ailes de l’appareil puissent
passer. Donc il faut démolir une bonne partie de ces mamelons; après
quoi nous remblayerons la grande crevasse ouverte au pied du col. Pour
cela des tonnes de neige devront y être entassées. En somme, un nouveau
travail colossal. Mais, en ce jour de fête nationale, l’allégresse qui
remplit nos cœurs rend l’effort facile. Bientôt les terrassements sont
achevés. Au passage du pont de neige jeté sur la crevasse, un grave
accident faillit arriver. Peu s’en fallut que le guignol inférieur du
volet de gauchissement ne frappât violemment Dietrichson. «Je t’avais
bien aperçu devant moi, lui dit plus tard Riiser-Larsen, qui, comme
d’habitude, pilotait l’avion, mais je ne pouvais m’arrêter sur le pont
de neige au-dessus de la crevasse.» Il avait raison: après son passage
le pont s’effondra.

Au delà s’étend une belle nappe de neige dure, parfaitement unie. Sur
cette surface lisse point besoin de haler l’appareil; il glisse sous
l’impulsion du moteur, et, assis sur les «nageoires», nous franchissons
cette flaque. Comme cela semble bon d’avancer ainsi sans aucune fatigue!
Malheureusement cette agréable promenade ne dura que quelques minutes.
Les bonnes choses finissent toujours trop vite.

Maintenant, nous voici devant la seconde grande crevasse. Son comblement
n’exige pas moins de six heures de rude labeur; après quoi le _N-25_
atteint, enfin, la large plaque choisie pour notre nouvelle tentative de
départ.

Dégel; un air lourd et chaud, très pénible lorsqu’on doit se dépenser en
efforts.


_8 juin._--La température s’élève à +0°,5; brume fondant en pluie fine.

Une journée désagréable à tous les points de vue. Désormais la ration
quotidienne sera réduite à 250 grammes; un vrai régime de famine, et,
pour l’inaugurer nous avons à fournir un gros travail. Il s’agit de
faire virer le _N-25_, afin de l’orienter dans la direction du départ.
La couche de neige qui recouvre la glace est très profonde, et, par
suite de la température relativement élevée régnant aujourd’hui,
entièrement détrempée. L’appareil y demeure quasiment enlisé; impossible
de le manœuvrer. Après avoir peiné sans résultat pendant plusieurs
heures, nous nous arrêtons épuisés, jamais encore nous ne nous sommes
sentis aussi complètement à bout de forces. Que faire? Nous n’avons pas
le choix entre différentes solutions; la seule possible consiste à
enlever toute cette bouillie jusqu’à ce que en dessous nous rencontrions
de la glace sur laquelle l’avion puisse pivoter. Cette neige fondante
est épaisse de 0m,60 à 0m,90 et lourde comme du plomb; chaque pelletée
que les ouvriers rejettent les oblige à un effort pénible. N’importe,
animés d’une énergie farouche, nous nous mettons à la besogne, et,
bientôt une circonférence d’environ 0m,50 de rayon se trouve nettoyée.
Nous ne sommes pas, hélas! au terme de nos tribulations. Les redans de
la coque de l’hydravion enfoncent dans la glace; impossible par suite
d’obtenir la giration de l’appareil. Nous serons-nous épuisés à ce
déblaiement en pure perte? «Si on plaçait un _ski_ par-dessous en guise
de semelle?» suggère quelqu’un. L’idée est excellente, mais comment la
réaliser?

L’avion pèse quatre tonnes et demi, et nous ne sommes que cinq hommes
disponibles, le sixième devant glisser le morceau de bois sous la coque.
Il n’est pas besoin, il est vrai, de la soulever de plus de deux
centimètres. Néanmoins, cela sera terriblement dur. Allons! les gars,
allons-y de toutes nos forces jusqu’à ce que nous crachions le sang! La
manœuvre obtint un plein succès.

Une rude journée, celle du 8 juin, vingt-quatre heures d’affilée nous
avons peiné sans autres repos que le temps de prendre nos maigres repas,
et tout cela pour aboutir à un nouvel échec. Une fois le terrain
préparé, nous faisons sans succès un essai de départ. Notre cinquième
déconvenue!... Quand la fortune nous favorisera-t-elle?


_9 juin._--Brume épaisse et pluie.

Riiser-Larsen jalonne un sixième terrain de départ.


_10 juin._--Creuser une piste longue de 500 mètres sur une largeur de 12
dans une neige humide, épaisse d’un mètre, tel est le travail que
nécessite l’aménagement du nouveau champ de départ. Notez que les
déblais devront être rejetés à 6 mètres au moins de chaque côté de la
tranchée pour ne pas empêcher l’appareil de glisser. Et pour nous
soutenir pendant un tel labeur, nous n’avons que des rations de 250
grammes!... Aussi bien le soir nous sommes fourbus.


_11 juin._--Aujourd’hui nous travaillons mollement. Les coups de bêche
sont lents et les pauses fréquentes; nous nous sentons littéralement à
bout de forces. Finalement d’un commun accord le creusement de la
tranchée est arrêté. Inutile de la continuer; nous ne pourrions
l’achever en temps utile. Pendant que nous discutons la situation, Omdal
piétine la neige de long en large. Pur hasard; en tout cas, ce hasard
entraîna des conséquences extrêmement heureuses. «Voyez, s’écrie notre
camarade, comme la neige devient ferme quand on la tasse! Que ne la
foulons-nous? Nous obtiendrons la surface solide que nous avons
jusqu’ici cherchée en profondeur.» La nappe piétinée par Omdal est, en
effet, devenue compacte; après une légère gelée elle constituera une
excellente piste. De l’avis général, l’expérience est décisive; donc,
immédiatement après le déjeuner, nous nous mettons tous à fouler la
neige avec ardeur. Le résultat est parfait; sous la pression, la couche
molle et détrempée dans laquelle nous pataugions devient compacte.
Qu’une nuit froide arrive vite, le terrain sera parfait. Entre temps
nous reprenons nos travaux de sapeur. De larges et longues saillies de
glace formant des sortes de chaînes affleurent au milieu de la neige;
pour que l’avion puisse glisser sans heurt et ne soit pas exposé à
capoter en prenant son envol, il est nécessaire de les raser.

Le 14 juin, l’aménagement de la piste est achevé. Je ne crois pas
exagérer en évaluant à 500 tonnes le volume de déblais que nous avons
effectués, tant glace que neige.

Ce jour-là, deux nouvelles tentatives de départ, la sixième et la
septième, ne sont pas plus heureuses que les précédentes. Le terrain
ayant été détrempé par un dégel survenu dans la journée, l’appareil,
tantôt enfonce, tantôt entraîne une masse de neige, par suite, ne peut
acquérir la vitesse nécessaire pour décoller. Attendons un abaissement
de température.

Si le 15 juin nous n’avons pas réussi à nous envoler, nous nous
réunirons en conseil pour aviser aux décisions à prendre. Nous n’aurons
pas à nous prononcer entre de nombreuses solutions. Nous aurons à
choisir entre la retraite vers la terre la plus proche ou l’attente,
peut-être longue, d’une occasion favorable de départ par la voie des
airs. Nous avons réalisé ce prodige de quitter le Spitzberg avec trente
jours de vivres et d’en posséder aujourd’hui pour six semaines après un
mois de séjour sur la glace. Nous avons ainsi la vie assurée jusqu’au
1er août.

Si fréquemment je me suis trouvé dans des circonstances où la prise
d’une décision était singulièrement délicate, jamais je n’ai été aussi
perplexe qu’aujourd’hui. La retraite vers la terre la moins éloignée
représente évidemment le parti le plus sage. En effet, avant
l’épuisement des vivres nous pourrons arriver dans une région giboyeuse.
En outre, ce parti présente le très grand avantage de nous maintenir en
activité, par suite d’éviter le découragement. Par contre, pour une
telle marche, notre équipement est fort incomplet et nous ne sommes
guère en forme. Après avoir pesé longtemps le pour et le contre, je
conclus toujours en faveur d’une retraite immédiate vers la terre la
plus voisine. Mais à peine ai-je pris cette résolution que le doute
m’envahit. Notre appareil est intact, ses réservoirs pleins d’essence.
Allons-nous l’abandonner pour nous aventurer à travers la banquise si
remplie d’embûches, où nous risquerons la mort à chaque pas, alors que
du jour au lendemain il est possible qu’un canal s’ouvre au milieu des
glaces et que nous puissions nous envoler. Dans ce cas, en huit heures
nous rallierons le Spitzberg. Dans une circonstance aussi troublante,
l’hésitation n’est-elle pas permise?

[Illustration: SPITZBERG.--L’envol du _N-24_ sur la glace recouvrant la
baie du Roi. (Cliché ILLUSTRATION)]

Le 14 juin, nous préparons le départ. On ne conservera à bord que
l’équipement strictement nécessaire; tout le reste sera abandonné sur la
banquise, enfermé dans un canot pliant. Nous ne gardons que les
quantités d’huile et d’essence suffisantes pour un vol de huit heures,
un canot pliant, deux fusils de chasse, 200 cartouches, six sacs de
couchage, une tente, les appareils de chauffage et des vivres pour
quelques semaines. En fait de vêtements, nous ne prenons que ceux que
nous avons sur le dos; à regret nous sacrifions nos excellentes
chaussures pour les _skis_, mais l’avion doit être allégé le plus
possible. Malgré les coupes sombres opérées, les bagages pèsent encore
dans les 300 kilos.


_15 juin._--Le grand jour! Nos efforts désespérés vont-ils être
couronnés de succès? Le _N-25_ pourra-t-il prendre son envol sur cette
piste qui nous a coûté tant de peines?

La journée s’ouvre dans des conditions favorables, 3° sous zéro! Avec
cela une légère brise de sud-est, juste le vent que nous désirons. Durci
par la gelée nocturne, le terrain semble excellent. Par contre
l’éclairage est mauvais; de longs stratus couvrent le ciel, ne laissant
passer qu’une lumière diffuse. Qu’importe. Même si le temps est
complètement bouché, nous tenterons de prendre l’air.

Sous ce jour flou, la piste se distingue mal; or, la moindre erreur de
direction à droite ou à gauche pourrait entraîner une catastrophe. Donc,
nous jalonnons le terrain de départ d’objets noirs.

A 9 h. 30, tout est paré. Les moteurs sont mis en marche. Pas avant
trois quarts d’heure ils seront suffisamment chauds. En attendant,
examinons le terrain. Il s’étend dans le sud-est. Près du _N-25_,
premier obstacle, une étroite crevasse; son diamètre ne dépasse pas
quelques pouces, mais d’une minute à l’autre elle peut s’élargir et
séparer la flaque sur laquelle se trouve l’appareil du reste du champ
d’aviation. Au delà, sur une distance de 100 mètres, la neige présente
une très légère protubérance, puis devient parfaitement horizontale. A
200 mètres de l’extrémité sud-est de la piste, seconde crevasse,
beaucoup plus dangereuse que la première. Que de soucis et que de
tablature ne nous a-t-elle pas déjà donnés? Large de 0 m. 60, pleine
d’eau et de glace fondante, elle se trouve, selon toute vraisemblance,
en communication avec la mer; elle peut donc réserver des surprises
désagréables. Si elle s’agrandit, les 200 derniers mètres se trouveront
isolés du reste du terrain de départ, et, faute d’espace, notre nouvelle
tentative d’envol échouera. Après cela, troisième danger, un canal,
large de 3 mètres; puis, de l’autre côté, une plaque de glace plate,
longue de 40 mètres. Comme cette description le montre, la piste laisse
fort à désirer, mais il n’en existe pas de meilleure dans la région.

A 10 h. 1/2, Riiser-Larsen s’installe au volant du poste de commande,
et, Dietrichson et moi, nous nous casons derrière lui. Pendant le
retour, Dietrichson assumera les fonctions d’observateur; ce départ
offre trop de dangers pour que je laisse cet ami à son poste à l’avant
de l’appareil; Omdal et Feucht prennent place dans le groupe moteur,
Ellsworth dans le «mess».

Quelle émotion nous saisit tous, lorsque le _N-25_ commence à glisser.
Dans quelques instants, notre sort va se décider. Dès le début, la
chance semble tourner en notre faveur. La vitesse que nous acquérons
immédiatement est notablement plus grande que dans les tentatives
précédentes. Au sommet de la bosse de neige, les moteurs sont mis à
2.000 tours à la minute. L’avion frémit; il semble comprendre la
situation et rassembler toutes ses forces pour sauter le canal de 3
mètres à l’extrémité de la piste. D’un bond, il le franchit, file sur la
plaque de 40 mètres et décolle... Nous sommes en l’air. Tous, nous nous
levons, mus par un mouvement de joie intense, puis Dietrichson va
prendre son poste à l’avant.

Alors commence le vol vers le Spitzberg, qui restera un des événements
les plus extraordinaires de l’histoire de l’aviation, un vol de 850
kilomètres en frôlant constamment la mort. Notre équipement et nos
vivres sont réduits à la plus simple expression. Si une panne de moteur
ou quelque autre accident nous oblige à atterrir, en admettant même que
nous ne nous fracassions pas sur la rugueuse banquise, notre sort est
réglé d’avance.



CHAPITRE V

Le retour au Spitzberg.

Vers la terre du Nord-Est.--Route au compas.--Vue de la banquise.--Un
vol émotionnant.--Les premières îles du Spitzberg.--Nous touchons la
terre ferme.--Rencontre d’un voilier.--Retour à la baie du Roi.--La
rentrée en Norvège.


Les nuages sont très bas; dans ces conditions, pendant deux heures, nous
volons à une hauteur ne dépassant pas 50 mètres.

L’aspect du ciel nous fait croire un instant à l’existence de nappes
d’eau libre dans ces parages. Pure illusion, nulle part la moindre
flaque liquide; rien qu’un entassement indescriptible de glaçons. Très
certainement le champ de neige sur laquelle le _N-25_ a pris son départ
est le seul espace à peu près plan existant sur des centaines de
kilomètres à la ronde.

Un suprême adieu au _N-24_, désormais abandonné aux vicissitudes des
courants marins et des convulsions de la banquise.

Les moteurs fonctionnent régulièrement; nous sommes donc pleins d’espoir
dans l’issue du voyage. Les compas solaires marchent, eux aussi,
parfaitement; dès que le soleil se montrera, ils fourniront de
précieuses indications. Les compteurs de dérive et de vitesse sont
également en place. Comme à l’aller, Riiser-Larsen tient le volant du
poste de commande, toujours avec le même flegme imperturbable et la même
résolution. Le poste d’observateur est occupé par Dietrichson, en qui
j’ai la confiance la plus complète, et les moteurs surveillés par deux
mécaniciens de choix. Pendant toute la durée du vol, Ellsworth prendra
des observations météorologiques et des photographies. Oisif, je regarde
attentivement ce qui se passe autour de moi; à l’aller, je n’avais pu le
faire, absorbé que j’étais par mes fonctions d’observateur.

Nous faisons route vers le cap Nord de la terre du Nord-Est, la partie
la plus septentrionale du Spitzberg. Pendant les deux premières heures,
nous nous dirigeons exclusivement d’après le compas; contrairement à ce
que l’on croyait, l’emploi de la boussole est possible sous ces hautes
latitudes. A cet égard, notre expérience est concluante; lorsque le
soleil parut, ses rayons vinrent exactement frapper le périscope du
compas solaire, preuve éclatante,--c’est le cas de le dire,--de
l’excellente tenue de notre route.

Pendant trois heures, bonne visibilité; après cela, brume épaisse.
Montant à 200 mètres, nous naviguons au-dessus de cette mer de nuages
dans un ciel resplendissant. Nous pouvons, par suite, employer le compas
solaire et prendre des comparaisons avec le compas ordinaire.

Plus loin, la brume disparaît. Comme dans la région survolée à l’aller,
la banquise est constituée de glaçons de faible étendue, entourés
d’entassements de blocs. Nulle part les chaînes de monticules
n’affectent une orientation définie; partout un chaos de glaçons
amoncelés, enchevêtrés. L’eau libre est aussi rare qu’il y a un mois;
nulle part un canal atteignant une certaine étendue; seuls quelques
étangs sont visibles.

Par 82° de latitude nord, de nouveau la brume. Pendant quelque temps,
nous essayons de voler en dessous de ce plafond. Les personnes friandes
d’émotions trouveraient largement leur compte dans cette manœuvre
audacieuse. Le nuage descend de plus en plus bas, jusqu’à toucher, pour
ainsi dire, le sommet des crêtes de glace. Rasant ces monticules à la
vitesse de 120 kilomètres, nous éprouvons alors, pour la première fois,
la sensation de voler.

Lorsque l’on navigue à une grande hauteur, on n’a pas l’impression de la
vitesse; on croit, au contraire, marcher lentement. Il me semble, à
plusieurs reprises, que nous allons heurter le sommet des glaçons. Non,
nous les passons sans encombre. En tout cas, l’espace entre l’avion et
ces blocs ne doit pas être grand.

Finalement, la situation devient extrêmement dangereuse. Brume et
banquise se confondent dans une même grisaille; le pilote ne peut plus
distinguer quoi que ce soit. D’autre part, le Spitzberg ne doit pas être
loin. A marcher ainsi à l’aveuglette, nous risquons d’aller nous aplatir
contre quelque falaise que nous n’aurons pas aperçue à temps. Dans ces
conditions, montons au-dessus des nuages.

A l’altitude de 100 mètres, soleil éblouissant.

Maintenant, la brume commence à se dissiper; elle se morcelle en larges
franges, et, par ses déchirures, la banquise devient visible; pas
précisément engageante comme terrain d’atterrissage! Un agglomérat de
petits glaçons séparés par d’étroites flaques d’eau. Si, brusquement,
une descente devenait nécessaire, ce serait, à n’en pas douter, la mort
certaine. Au premier contact avec ce chaos de blocs, l’appareil serait
brisé et nous en même temps.

... Le plafond gris se lève de plus en plus; bientôt il s’efface
complètement sous le souffle d’un vent de sud. Dans cette direction, les
nuées demeurent accumulées au loin, mais, là aussi, elles commencent à
bouger; des pans s’en détachent pour former de petits nuages qui filent
dans la brise.

Mais où est le Spitzberg? Notre étonnement est grand de ne pas l’avoir
déjà aperçu. Notre route serait-elle entachée d’une telle erreur, que
nous serions passés, soit dans l’ouest, soit dans l’est de l’archipel?
Tant et tant de fois on m’a affirmé que dans ces parages les indications
de l’aiguille aimantée sont complètement fausses que je commence à le
croire. Et, pourtant, le compas solaire prouve l’exactitude des
directions données par la boussole. Non, en vérité, mon inquiétude est
injustifiée; en dépit des raisonnements que je me tiens, je garde
cependant un doute angoissant. Il demeure, en tout cas, certain que la
terre devrait être en vue et que nous ne l’apercevons pas. Cette
situation me préoccupe d’autant plus que notre provision d’essence
approche rapidement de sa fin.

... Soudain, une énorme calotte de brume se disperse, découvrant une
haute montagne baignée de lumière. Le Spitzberg, enfin!! Très loin dans
le nord, des îles, évidemment les Sept-Iles, et, dans l’ouest, une
longue ligne de côtes. Que ce soit le Spitzberg ou non, peu importe. La
terre ferme se trouve là devant nous; c’est l’essentiel. Au nord-ouest
de l’archipel en vue s’étend une large bande sombre: la mer, la mer
libre!! Quel soulagement! Voir la mer et la terre, et plus un seul
glaçon!

A partir de ce moment, changement de route. Riiser-Larsen s’éloigne de
la région montagneuse pour incliner vers la nappe d’eau que nous
apercevons dans l’ouest. Une décision judicieuse de sa part; je serai
tenté de dire un simple réflexe de l’instinct chez ce pilote
incomparable. Peut-être a-t-il pris ce parti, parce que la commande des
ailerons de gauchissement ne lui semble plus agir à sa convenance. Quoi
qu’il en soit, il n’y avait pas dix minutes que nous volions au-dessus
de l’eau que, brusquement, cette commande était coincée. Une descente
immédiate devient nécessaire.

Un coup de vent soufflant d’un large golfe que, plus tard, nous
reconnûmes être l’Hinlopen Strait, creuse la mer. Néanmoins, grâce à la
maîtrise de Riiser-Larsen, l’amerissage a lieu sans incident. Afin que
l’appareil lève le nez le plus possible, nous nous portons tous à
l’arrière, à l’exception du pilote qui demeure naturellement à son
poste. Sur ces grosses lames, la manœuvre exige du sang-froid et une
grande habileté. Si, à l’arrière, nous sommes au sec, il n’en va pas de
même de Riiser-Larsen. Brisant avec force sur l’appareil, les vagues
couvrent d’eau notre ami. Novice dans cette navigation, je m’attends à
toute minute à ce que nous soyons envoyés par le fond. Seulement, une
heure après l’amerissage, soit à 20 heures, nous arrivons près de terre,
dans un golfe encombré de bancs. Le débarquement n’est pas des plus
faciles, heureusement, une nappe de glace adhérente au rivage nous offre
le moyen de gagner la côte.

... Le vent est tombé, un gai soleil luit; au milieu des grosses pierres
accumulées sur la rive, il donne même une sensation de chaleur. Des
mousses étalent leur jeune fraîcheur, des ruisseaux dégringolant de la
montagne chantent, des vols d’oiseaux jettent des cris joyeux; l’éveil
printanier de la nature arctique; une impression aiguë de grandeur et de
vie. Nous n’avons pas besoin d’une église pour prier Dieu Tout-Puissant
et lui adresser une fervente action de grâces. Cette nature sublime
qu’il a créée est le plus magnifique des temples où nous puissions le
remercier de sa miséricorde. Maintenant, sous une lumière chatoyante, la
mer luit, plate, inerte, ponctuée par les grandes taches blanches de
gros glaçons échoués. Devant ce paysage empli de paix et de sérénité,
une douce émotion nous étreint.

L’appareil ayant été amarré à un bloc de glace autour duquel il peut
éviter sans danger, tous nous débarquons. Deux tâches doivent
immédiatement nous occuper: d’abord déterminer notre position, puis
préparer un repas. Depuis le chocolat et les trois biscuits avalés ce
matin à 8 heures, nous sommes à jeun. Tandis que Dietrichson prend des
hauteurs solaires, nous veillons la popotte. Le menu du dîner ne sera
pas plus copieux que celui du déjeuner; le régime des restrictions
s’impose toujours.

Quel plaisir nous ressentons à nous promener sur la plage, le terrain
n’est pourtant guère propice à la marche; rien que des tas de grosses
pierres, mais qu’importe! Nous redevenons de vrais enfants. La grève est
toute parsemée de bois flotté[25]; le combustible ne nous manquera pas
si nous nous trouvons contraints à un long séjour sur les bords de cette
baie. Nos réservoirs ne contiennent plus que 90 litres d’essence; il
est, par suite, nécessaire de la ménager.

  [25] Des bois de Sibérie entraînés par les courants marins et rejetés
    ensuite sur les côtes des terres polaires. (_Note du traducteur._)

Au moment où Omdal, qui, soit dit en passant, a, pendant tout le voyage,
rempli les fonctions de cuisinier, va allumer le réchaud, un cri de joie
retentit: «Une voile!» Riiser-Larsen a aperçu un petit «phoquier»[26]
manœuvrant pour doubler la pointe est de notre baie. En vérité, si
longtemps la chance nous a été contraire, maintenant, elle nous comble
de ses faveurs.

  [26] Chaque été des bateaux de 30 à 40 tonnes montés par une dizaine
    d’hommes partent des ports de la Norvège septentrionale pour aller
    chasser le phoque, l’ours blanc, le morse au Spitzberg, à la
    Nouvelle-Zemble ou à la côte est du Groenland. (_Note du
    traducteur._)

Il est 21 heures. Dietrichson a terminé le calcul de ses observations;
le résultat nous place tout près du cap Nord de la terre du Nord-Est,
précisément le point de la côte du Spitzberg vers lequel nous avions
fait route. Si le pilote a conduit l’avion avec une maîtrise
incomparable, l’officier chargé de la navigation mérite, lui aussi, de
non moindres éloges pour avoir tenu le cap indiqué avec autant de
précision.

... Le voilier se dirige vers le large, évidemment il ne nous a pas
aperçus. Il marche très vite; sans aucun doute, il est muni d’un moteur.

Que faire? nous demandons-nous, nous autres débutants en matière de
navigation aérienne, et qui, par suite, n’avons pas l’habitude des
décisions rapides qu’elle comporte. Que faire? interroge Riiser-Larsen.
«Embarquez toujours, vous le verrez ensuite.» En hâte, nous rassemblons
les ustensiles de cuisine et reprenons place dans l’appareil; le moteur
est mis en marche et nous voici lancés à la poursuite du bateau. Fendant
la mer à toute vitesse, quelques minutes plus tard, nous stoppions le
long de son bord.

C’est le cutter _Sjöliv_, du Balsfjord[27], capitaine Nils Vollan. Il
met à la mer un canot ramé par deux matelots. Capitaine et équipage
montrent d’abord une certaine défiance à la vue de notre troupe barbue
et noire de crasse, mais cela dure peu. M’étant tourné de leur côté, ils
me reconnaissent; aussitôt, à leur réserve succède une cordialité
agissante.

  [27] Fjord voisin de Tromsö (Norvège septentrionale). (_Note du
    traducteur._)

Notre provision d’essence étant presque épuisée, je demande à Vollan de
nous remorquer jusqu’à la baie du Roi. Il accepte immédiatement; ce
brave marin nous remorquerait jusqu’en Chine, si je l’en priais. Quelle
joie cet excellent homme manifeste en nous recevant à son bord, et
quelle franche hospitalité il nous offre.

Dès que des amarres ont été frappées sur le _N-25_, nous montons à bord
du _Sjöliv_.

Maintenant l’expédition se trouve terminée, et bien terminée. Nous nous
serrons alors les mains avec émotion, sans dire mot. La chaleur de
l’étreinte exprime mieux que la parole les sentiments de reconnaissance
que nous éprouvons les uns à l’égard des autres.

Le capitaine nous invite à descendre dans sa cabine; elle n’est pas
grande, deux mètres carrés environ; après quatre semaines passées sur la
banquise, combien cependant elle nous semble confortable. Préoccupé de
nous recevoir du mieux qu’il peut, cet excellent homme nous abandonne
son propre domaine. Les deux cadres de la cabine sont suffisamment
spacieux pour que quatre d’entre nous puissent y dormir. Nos deux autres
camarades s’installeront dans le poste de l’équipage.

«--Une tasse de café? nous demande Vollan.

«--Oh! oui, volontiers, et ensuite une bonne pipe!»

Notre provision de tabac étant épuisée depuis plusieurs jours, la
privation de fumer nous était particulièrement pénible.

Après le café, des œufs sur le plat, des beefsteaks de phoque. Nous
engloutissons tout, bien qu’auparavant nous nous fussions promis de nous
tenir sur la réserve, lorsque nous retrouverions l’abondance. Après
notre diète prolongée, cela eût été prudent.

[Illustration: LE SPITZBERG.--Face à l’océan Glacial arctique, le cap
Nord près duquel Amundsen amérit, au retour de son envol vers le Pôle.]

Au début, le remorquage de l’avion s’opère dans d’excellentes
conditions. Plus avant dans la nuit, la brise fraîchit; par moment, elle
tombe des montagnes en rafales furieuses. Avant l’Hinlopen Strait,
fouettée par ces coups de vent, la mer devient si grosse que le _Sjöliv_
doit aller mouiller sous la côte. Seulement à 5 h. 1/2 du matin, après
avoir absorbé je ne sais combien de soupers, nous songeons à prendre un
peu de repos.

A 11 heures, de nouveau nous sommes debout. Des rafales descendent
toujours des montagnes et l’ancrage est mauvais. Nous faisons alors
route vers la baie la plus proche. Si nous y découvrons un emplacement
offrant toute sécurité, nous y laisserons le _N-25_ et partirons pour la
baie du Roi. Très certainement le _Hobby_ ou quelque autre vapeur nous
attend dans ce dernier fjord; il nous ramènera ensuite vers notre avion,
et par la voie des airs nous rallierons notre base de départ.

La baie la plus proche est la Brandewijnsbay, la baie de l’Eau-de-vie.
Sur nos lèvres, ce nom fait naître un sourire: «Est-il licite
d’entrer dans un mouillage portant semblable appellation? nous
demandons-nous[28].»

  [28] Allusion au régime sec en vigueur en Norvège depuis plusieurs
    années et qui soulève de nombreuses protestations dans le pays.

A son extrémité supérieure, la baie en question est encore garnie d’une
solide banquette de glace adhérente à la terre. Nous hissons dessus
l’avion; il sera là complètement à l’abri, et, à 20 heures, nous
appareillons pour la baie du Roi.

[Illustration: Les deux avions sur la banquise à 254 kilomètres du
Pôle.]

La traversée de l’Hinlopen Strait fut mouvementée; la mer était grosse
et le _Sjöliv_ s’en donna à cœur joie de rouler et de tanguer.


_17 juin._--Toute la journée, longé la côte nord du Spitzberg. Un soleil
resplendissant, chaud même, un véritable temps d’été. Rencontré
plusieurs «phoquiers». Nous les hélons pour avoir des nouvelles du
_Hobby_; aucun n’a rencontré notre bateau.

En passant devant le port Virgo, le _Sjöliv_ hisse son grand pavois. Par
cette manifestation nous voulons rendre hommage à la mémoire d’Andrée,
l’audacieux qui, le premier, en 1897 tenta de pénétrer dans l’inconnu de
l’océan Glacial par la voie des airs. Nul plus que nous n’est qualifié
pour glorifier ce héros. Devant le rivage, témoin de son téméraire
départ, nos pavillons sont abaissés en signe de respect.

A 23 heures, nous doublons le cap Mitra. La baie du Roi s’étend là
devant nous. La vue de ce paysage ami nous cause un sentiment d’intense
satisfaction. La glace a complètement disparu, et, sur les eaux libres
du fjord des troupes d’oiseaux s’ébattent joyeusement au soleil. A
mesure que le _Sjöliv_ pénètre dans la baie, l’attente grandit parmi
nous.

«Le _Hobby_ est-il au mouillage?

«Non, répond le capitaine installé dans le _nid de corbeau_[29] pour
mieux voir. Il n’y a qu’un charbonnier à quai.»

  [29] Tonne vide placée au sommet du grand mât des navires naviguant
    dans les mers encombrées de glace. Installé dans ce poste commandant
    un horizon, le capitaine peut distinguer les canaux ouverts au
    milieu de la banquise et par suite diriger la marche de son bateau.

Nous continuons à avancer. Mes camarades grimpent à leur tour dans la
mâture. «Oui, le _Hobby_ est là, crie l’un d’eux, et, à côté, le
_Heimdal_[30].»

  [30] Navire de guerre norvégien.

Arrivés un peu plus loin, nous apercevons deux hydravions, deux
Hansa-Brandenburg, parés pour prendre l’air.

Pourquoi cette assemblée de navires et d’appareils? Les hydravions ont
été sans doute envoyés ici pour exécuter le lever de la côte nord du
Spitzberg, projet dont il était question avant notre départ. Pas un
instant l’idée ne nous vient que cette escadrille a été mobilisée, afin
de nous rechercher.

... Nous approchons. Des bateaux au mouillage les jumelles sont braquées
sur le nouvel arrivant. Personne ne soupçonne notre présence à son bord.
Passant à portée de voix du _Hobby_, l’un de nous, apercevant un ami à
bord, le hèle: «Dis donc, cela va bien chez toi?»

Du coup, on nous reconnaît, et les cris de joie et les hurrahs
d’éclater. Le _Sjöliv_ stoppe, puis vient le long du _Hobby_. Quelle
réception nous est faite! On rit, on pleure, on s’embrasse. Bon Dieu!
est-ce bien vous? Nos amis n’osent en croire leurs yeux; ils nous
content leur longue attente, leur poignante anxiété; jamais ils
n’avaient cru à un désastre, mais au fond du cœur ils en avaient
l’appréhension. Et voici que tout à coup nous revenons. Les morts sont
ressuscités!

Dès que nous avons pris terre, nous sommes entourés et chaudement
félicités. Les membres de l’expédition demeurés à la baie du Roi, ainsi
que les officiers du _Heimdal_ et ceux des hydravions expriment en
termes touchants leur joie de nous revoir. Puis arrive le bon Knutsen,
le directeur du charbonnage. Lorsque nous nous retrouvons face à face,
une poignante émotion nous saisit l’un et l’autre. Pas un jour, pas une
heure même pendant notre absence, cet excellent ami n’a cessé de penser
à nous; chaque matin, comme chaque soir, il épiait l’horizon, guettant
notre retour.

Aussitôt débarqués, nous devons passer et repasser devant l’objectif. On
veut conserver l’image de nos visages amaigris, recouverts d’une épaisse
couche de crasse qu’encadre une barbe de plus d’un mois.

Après cela, nous nous dirigeons vers les bâtiments de la mine où nous
avons passé des jours inoubliables avant le départ. C’est comme un rêve
enchanteur de revoir ces maisons hospitalières. Sur la banquise, que de
fois n’avons-nous pas évoqué leur souvenir. Ah! quand nous serons de
retour à la baie du Roi, on ne s’en fera plus et on pourra manger à sa
faim, disions-nous. Ce jour est enfin arrivé. Voici la salle qui nous
est si familière; voici sa table chargée d’un tas de bonnes choses
appétissantes. Est-ce possible? Aurons-nous la liberté de manger tout
cela? Ne serons-nous pas obligés de compter les biscuits que nous
avalerons? Non, la dure existence au milieu des glaces est finie; elle
appartient à un passé déjà lointain.

Au moment de notre entrée dans la pièce, des salves retentissent au
dehors; tous, d’un même élan, les larmes aux yeux, nous entonnons alors
le chant si cher à nos cœurs, l’hymne national. Que Dieu bénisse notre
patrie! Notre beau pays aimé! Avec joie nous serons toujours prêts à te
sacrifier nos vies comme nos biens.

Dans la matinée nous procédons à notre transformation en civilisés.
D’abord un bon bain de vapeur, puis tonte générale. Combien nous avons
maigri pendant ces quatre semaines de labeur épuisant, la cravate de
Riiser-Larsen en fournit la démonstration. Avant le départ, elle serrait
notre ami tant soit peu; aujourd’hui elle est si longue qu’elle peut
faire deux tours de cou.

A quelle heure nous nous couchons ce jour-là, je ne m’en souviens pas.
Le lendemain, lorsque je me réveille, mes yeux s’ouvrent sur une de ces
scènes prenantes qui demeurent gravées dans la mémoire. Sur une
éminence, devant la maison, le pavillon national flotte au souffle d’une
légère brise d’été! Un chaud soleil flambe, couvrant de rutilances les
glaciers environnants. Les oiseaux remplissent l’air de leurs chants, de
jolies petites fleurs éclairent le mamelon voisin de leurs couleurs
éclatantes, tandis que sur les bateaux mouillés en rade, le grand pavois
claque gaîment au vent. Toute la nature est emplie d’un air de fête.
Devant ce spectacle d’une beauté impressionnante dans son calme joyeux,
je me frotte les yeux, me demandant si je suis bien réveillé. J’ai
l’impression de vivre un songe merveilleux.

Le 20 juin, à 2 heures du matin, le _Heimdal_ part avec les aviateurs,
les mécaniciens, le photographe, pour aller chercher le _N-25_ dans la
Brandewijnbay. Le lendemain, à 8 heures du soir, l’expédition ramène
l’appareil en parfait état.

A partir de ce moment nous sommes en vacances. Comme elles sont les
bienvenues! Comme elles semblent agréables après la rude existence menée
ces dernières semaines et les lourdes préoccupations avant le départ! Je
ressens la même joie que lorsque, enfant, je m’échappais vers la
campagne à la fin de l’année scolaire.

Tous les jours la T. S. F. nous apporte des félicitations du monde
entier. Les premiers, le roi et la reine de Norvège nous adressent un
message; puis arrivent des dépêches du prince héritier, du
_Storting_[31] du cabinet norvégien, de toutes les villes du royaume, de
nombre de communes et de sociétés, de tous les ministres étrangers
accrédités à Oslo. Le roi de Grande-Bretagne nous envoie également un
télégramme.

  [31] Parlement norvégien.

La Saint-Jean est fêtée, suivant la tradition, par un feu de joie, des
chants et des danses.

La veille, le _Hobby_ était parti pour rallier son port d’attache. En
voyant s’éloigner ce bateau, nous avons l’impression de quitter un vieux
camarade; il nous a rendu de si grands services! Deux jours plus tard
nous prenons à notre tour la route du sud, à bord d’un charbonnier,
l’_Albr.-W.-Selmer_. Le _N-25_ est installé sur la partie avant du pont
et les deux appareils de la marine royale sur la partie arrière. Leurs
ailes dépassent les pavois de chaque côté, donnant au navire un aspect
singulier; il a l’air d’un être étrange, tenant à la fois de l’oiseau et
du poisson.

A 11 heures du soir l’_Albr.-W.-Selmer_ sort de la baie par un temps
éblouissant. Le soleil de minuit brille dans un ciel magnifique,
illuminant les montagnes des plus merveilleuses colorations. Au passage
le _Heimdal_ nous salue par les accents de l’hymne national; à terre les
salves succèdent aux salves. En remerciement de ces manifestations nous
abaissons notre pavillon; bientôt après l’hospitalière station de Ny
Aalesund disparaît.

En quittant la baie du Roi, nous avions décidé de faire route
directement par la pleine mer vers l’entrée du fjord d’Oslo. Les
événements en décidèrent autrement. Passé la pointe sud du Spitzberg,
une grosse houle d’est imprima au navire un roulis si violent que les
aéroplanes amarrés sur le pont se trouvèrent en danger de tomber à
l’eau. En présence de cette situation, le capitaine chercha l’abri de la
terre le plus tôt possible, et, le 29 juin, à 11 heures, nous entrions,
par le chenal de Fuglö[32], dans l’archipel côtier de Norvège.

  [32] Fuglö, île au nord de Tromsö.

Un peu plus loin, un paquebot postal nous croise. Aussitôt il hisse son
grand pavois, tire des salves, pendant que passagers et équipage
poussent de longues acclamations. C’est le premier salut que nous
adresse le pays natal. Inattendu, il nous va droit au cœur.

En approchant de Tromsö, nous distinguons un grand mouvement sur rade.
Deux vapeurs pavoisés, chargés d’une foule joyeuse, avancent au-devant
de nous: plus loin l’_Hobby_, lui aussi, en tenue de fête, est couvert
de spectateurs. Discours, salves, hurrahs; les habitants de cette ville
du Nord nous reçoivent avec la chaleur de sentiments qui fait le renom
de leur hospitalité.

Pendant toute notre navigation le long de la côte de Norvège, un temps
resplendissant. Pas un village, pas une maison qui ne soit pavoisé, et,
partout, des réceptions enthousiastes. De temps à autre, nous
rencontrons un petit bateau pêcheur solitaire; quand nous le rangeons,
son équipage se lève, et, tête-nue, nous crie ses souhaits de bienvenue.
Si simple, mais si vraie, cette manifestation me touche profondément,
plus profondément même que les cérémonies officielles. Devant la
sympathie de ces humbles, j’ai les larmes aux yeux, je me sens la gorge
serrée.

Au large de Kristiansand, quatre _Hansa-Brandenburg_ volent à notre
rencontre, nous apportant les félicitations de l’armée et de la marine.
Après avoir évolué autour de l’_Alb.-W.-Selmer_, ils s’éloignent pour
rejoindre leur centre.

Au cours de l’après-midi du 4 juillet, nous entrons dans le fjord
d’Oslo; aussitôt, les hurrahs éclatent de tous côtés, sur terre, sur
mer, dans l’air. A Fugle-Huk nous mouillons; alors se produit la scène
la plus émouvante que nous ayons vécue depuis notre retour, la première
entrevue de nos aviateurs Riiser-Larsen et Dietrichson avec leurs
femmes. L’échelle est abaissée, toutes les têtes se découvrent devant
ces deux nobles épouses si courageuses. Elles, aussi, ont tant souffert
pendant notre voyage. Que n’ai-je les moyens de les recevoir à notre
bord comme deux reines, deux reines parées des plus hautes et des plus
nobles vertus de la femme.

A 23 heures, l’_Alb.-W.-Selmer_ entre dans le port de Horten. Je renonce
à raconter l’accueil que nous y recevons: un véritable Conte des Mille
et Une Nuits.

Pour la première fois depuis mon retour je foule le sol de la Norvège.
Cette ville m’a rendu tant de services que je suis heureux de lui
témoigner ma gratitude. A toutes mes expéditions la marine nationale[33]
n’a-t-elle pas prêté un très utile concours, à celle qui vient de se
terminer en particulier? N’est-ce pas grâce à ses aviateurs, n’est-ce
pas grâce aux grandes qualités qu’elle sait développer chez ses
officiers que notre vol polaire a pu s’accomplir?

  [33] Horten est le port militaire de la Norvège. (_Note du
    traducteur._)

Enfin, arriva le grand jour, le 5 juillet, l’inoubliable réception à
Oslo. Un soleil flamboyant, un vrai ciel de fête. Ayant tous embarqué
dans le _N-25_, nous volons vers la capitale, parée de ses atours de
gala, au bruit des hurrahs poussés par des milliers de spectateurs. Qui
pourrait décrire le spectacle, lorsque notre appareil se pose sur l’eau
au milieu d’une foule innombrable de bateaux, puis la réception au
débarcadère, le cortège triomphal à travers la ville, l’audience chez le
roi, et, pour couronner cette solennité grandiose, le dîner au Château?
Maintenant, tout cela est le passé, et il n’en subsiste qu’une auréole
de souvenirs magnifiques, inoubliables.



DEUXIÈME PARTIE

Ce qu’il est advenu du _N-24_.

PAR

Leif DIETRICHSON

_Lieutenant de vaisseau de la marine norvégienne._



CHAPITRE PREMIER

Du Spitzberg aux approches du pôle.

Le départ de la baie du Roi.--Une grosse émotion.--La banquise
polaire.--Réflexions décourageantes qu’elle inspire.--Une rencontre
inespérée.--La descente.


A l’aide des notes brèves prises en cours de route, j’espère réussir à
présenter un exposé des événements que je suis chargé de raconter. Dans
ce récit, mon principal souci sera l’exactitude et nullement les effets
littéraires.

Mon carnet renferme, à la date du 21 mai, le passage suivant: «Brise
d’est, ciel clair, circonstances très favorables pour l’envol. J’espère
que le grand jour est enfin arrivé. Nous tenterons le départ avec un
chargement de 3.100 kilogrammes, mais nous nous attendons à être obligés
de le réduire.» Ces notes ont été écrites le matin du 21; dans la
journée mon espoir devait se réaliser.

Les météorologistes prédisant le beau temps dans le bassin polaire, les
appareils sont immédiatement mis en état de prendre l’air. Après le
dîner, accompagnés de leurs amis et des habitants de la baie du Roi, les
membres de l’expédition se rendent sur le terrain de départ. L’arrimage
est achevé, les instruments de route accrochés à leurs places et les
moteurs mis en mouvement. Pendant la demi-heure qui s’écoule avant
qu’ils ne soient chauds, tout le monde vient nous souhaiter bon voyage;
les vœux que nous adressent les mineurs et l’équipage du _Farm_ nous
touchent particulièrement.

... Les deux appareils sont parés. Omdal m’informe que les moteurs
fonctionnent bien et Ellsworth que ses instruments d’observation sont en
ordre.

L’avant du _N-25_ est tourné vers la baie où il prendra son envol.

Le _N-24_ se trouve un peu plus en arrière sur terre, parallèlement à la
ligne du rivage, afin de ne pas être atteint par les remous que produira
l’hélice du _N-25_ et par les tourbillons de neige qu’elle soulèvera...

L’appareil d’Amundsen glisse sur le _slip_ taillé dans l’épaisseur de la
glace. Puis, c’est à notre tour. Pour gagner le sommet du plan incliné,
nous devons virer de 90°. La charge considérable de notre avion rend
cette manœuvre difficile; heureusement, les nombreux spectateurs nous
prêtent assistance.

Tout à coup, à travers le vrombissement du moteur, je perçois un bruit
particulier; un rang de rivets de la coque vient de sauter. Le _N-24_
ayant pris sa position de départ, les aides s’éloignent rapidement et
nous descendons sur la glace du fjord en empruntant la trace du _N-25_.
Sans aucun doute, le directeur Schulte-Frohlinde, des établissements de
Pise, a entendu, lui aussi, le bruit qui a attiré mon attention, quoi
qu’il ait dû être moins net au dehors qu’à bord; je m’en rends compte à
l’expression de crainte que je lis sur sa physionomie. Il dut être
rassuré, lorsqu’il nous vit descendre le _slip_. A mes yeux la situation
est claire. La coque de mon appareil a reçu une avarie, mais j’ignore
son importance. Dans ma pensée cet accident ne gênera ni l’atterrissage,
ni même l’amerissage, non plus que l’envol, lorsque nous serons délestés
de 1.000 kilogrammes à la suite de la consommation d’essence et d’huile.
Nous pourrons, d’ailleurs, avoir la chance, au cours du voyage,
d’effectuer la descente et de prendre le départ sur la banquise; ce qui
simplifiera la question. Si je m’arrête pour procéder à une réparation,
l’expédition se trouvera remise pour je ne sais combien de temps.
Maintenant ou jamais, me dis-je, et je continue.

Il a été décidé que le _N-25_ partira le premier. Une légère brise
souffle du fond du fjord. Afin d’éviter un virage de 180° à l’extrémité
supérieure de la baie, pour filer ensuite vers la pleine mer, manœuvre
très délicate, étant donné la surcharge de nos appareils, nous devons
essayer de nous enlever en direction de l’entrée du fjord. Pour cela,
nous stoppons au milieu de la banquise. Pendant que nous revêtons la
tenue d’aviateur que nous n’avons pas endossée plus tôt, afin d’éviter
la transpiration au moment de prendre l’air, le _N-25_ file devant nous
à toute vitesse, vers le fond de la baie. Son allure promet le succès de
l’envol, mais je n’ai pas le temps d’en voir davantage. Sous le poids de
notre avion, la glace s’enfonce; il y a déjà plus de 0 m. 30 d’eau
autour de nous, et Omdal annonce qu’elle monte rapidement à notre bord
par la déchirure de la coque. Cela devient grave; immédiatement, je mets
le moteur en marche. Un instant, comme un être animé, l’avion paraît se
recueillir; puis lentement il se met en mouvement, et nous voici
glissant de plus en plus vite sur une belle nappe de glace unie,
recouverte de neige. Devant nous l’énorme glacier qui occupe l’extrémité
supérieure de la baie grandit, menaçant. L’indicateur enregistre une
vitesse régulièrement croissante; dont, aucune crainte à avoir. Lorsque
l’aiguille dépasse le chiffre de 110 kilomètres à l’heure, je vais
pouvoir décoller, me semble-t-il, mais, de crainte de rater le coup, je
pousse jusqu’à 120; alors, seulement, j’agis doucement sur la commande
de profondeur. Nous sommes en l’air! Quel sentiment de satisfaction
j’éprouve alors. Cette expédition si passionnante commence enfin!
L’horrible période de la préparation est terminée. Quelle délivrance! En
même temps, quelle admiration nous éprouvons pour la puissance de notre
appareil. Ainsi que je l’ai dit, nous étions préparés à l’idée d’être
forcés de l’alléger. Le contrat passé avec le constructeur fixait à
2.500 kilos son poids utile. Or, nous sommes partis avec 600 kilos
d’excédent. D’après ce qui m’a été raconté plus tard, avant de décoller,
nous avons parcouru environ 1.400 mètres sur la glace; si cela avait été
nécessaire, j’aurais pu réduire cette distance.

[Illustration: Amundsen et ses compagnons déblayant la banquise pour
mettre le _N-25_ en sécurité sur un grand glaçon.
(Cliché ILLUSTRATION)]

J’exécute un long et prudent virage au fond de la baie, puis me dirige
vers la pleine mer, fouillant l’horizon pour découvrir le _N-25_.

Combien, très souvent, il est difficile à un pilote d’apercevoir un
autre avion, cela semble surprenant. Nous finissons cependant par
distinguer Amundsen. Evidemment, nos camarades nous ont également
cherchés, car, au moment où nous les retrouvons, ils achevaient un
virage pour examiner le ciel vers le sud.

Avant le départ, nous avons discuté longuement les différentes
éventualités pouvant se présenter au cours du voyage; tous, nous avons
été d’accord sur la nécessité de faire route de conserve, si, du moins,
cela était possible. Par suite, des ordres écrits devenaient inutiles;
le seul que j’ai reçu vise le cas où les avions se trouveraient séparés,
il est ainsi libellé: «Au cas où les deux appareils ou leurs deux
équipages perdraient la liaison, le _N-24_ poursuivra l’exécution du
programme du voyage. Son chef, le lieutenant de vaisseau Dietrichson a
pleins pouvoirs pour prendre possession des terres qu’il découvrira au
nom de Sa Majesté le Roi de Norvège.»

Pleins d’espoir, nous filons de conserve vers le Nord, le long de la
côte ouest du Spitzberg. Successivement, nous passons les Sept-Glaciers,
l’île des Danois, l’île d’Amsterdam. Mais voici d’épaisses brumes; nous
montons alors à 1.000 mètres. A cette hauteur nous retrouvons un ciel
bleu et un soleil étincelant; en dessous une nappe de ouate s’étend à
perte de vue en direction du Pôle.

Nous étions convenus que le voyage jusqu’à la côte septentrionale du
Spitzberg constituerait un vol d’essai; si un des appareils ne donnait
pas entière satisfaction à son pilote, l’escadrille, une fois parvenue
dans cette région, reviendrait à la baie du Roi.

Le _N-25_ poursuivant sa route, c’est donc que tout va bien à son bord.
Quelques instants plus tard, je vois le thermomètre indiquant la
température de l’eau du radiateur pour le moteur arrière, placé sur la
planchette du bord, monter d’une manière extravagante. Immédiatement, je
presse le bouton de la sonnerie électrique reliant mon habitacle à la
chambre à essence. Aussitôt Omdal arrive; après avoir regardé le
thermomètre, il disparaît instantanément. Mon camarade glisse comme un
serpent à travers les boyaux étroits de l’appareil.

Du coin de l’œil, je regarde en arrière, je vois alors que les volets du
radiateur ne sont pas entièrement ouverts. Après qu’ils le sont
complètement, la température continue à monter; bientôt elle dépasse
100°. Nous allons être obligés de descendre. La perspective n’est pas
précisément rassurante; la banquise que l’on entrevoit à travers les
déchirures de la brume est toute hérissée de grosses saillies; un
atterrissage sur ce terrain entraînera certainement le bris de
l’appareil.

... La température du radiateur monte toujours, 115°! Finalement le
thermomètre éclate; du coup mon espoir dans le succès de notre
entreprise tombe à 0°.

Je sonne une seconde fois Omdal. Cette fois il tarde à venir; il est
évidemment très occupé. A mon grand étonnement le moteur arrière
continue à marcher sans à-coup, néanmoins, par prudence, Je réduis la
vitesse à 1.600 tours; quoi qu’il en soit, à chaque instant je m’attends
à quelque rupture fatale.

Comment le moteur avant fonctionne-t-il? Je me le demande avec angoisse.
Le radiateur est, en effet, commun aux deux moteurs. Après quelques
instants d’attente qui me semblent des heures, voici Omdal. Mon
inquiétude est extrême.

--Comment cela marche-t-il? lui demandai-je anxieusement.

--_All right_, tout va à merveille, répond-il imperturbablement.

Après avoir vu la température de l’eau du radiateur monter à 115°,
pareil optimisme me paraît tant soit peu exagéré, pour ne pas dire plus.
Le moteur ne fait entendre, il est vrai, aucun bruit suspect; j’espère
par suite pouvoir continuer le vol en manœuvrant prudemment; chaque
minute qui s’écoule sans amener de catastrophe fait renaître en moi la
confiance.

... De conserve les deux grands oiseaux volent vers la froide et
inhospitalière région du Pôle, depuis des siècles, enjeu de sanglantes
batailles contre les glaces.

Je songe à la différence profonde existant entre le moyen de locomotion
employé par notre expédition pour triompher de l’obstacle créé par les
banquises et ceux dont se sont servis les précédents explorateurs. A
part le malheureux et si sympathique Andrée parti à la conquête du Pôle
en ballon libre, il y a vingt-huit ans, Roald Amundsen est le premier à
utiliser la voie de l’air pour pénétrer au cœur de l’inconnu arctique.
Sa tentative réussira-t-elle?

Cela dépendra des possibilités d’atterrissage. Si nous rencontrons des
terrains propices, et cela à intervalles pas trop éloignés les uns des
autres, la victoire couronnera notre entreprise. Dans le cas contraire
nos chances de succès deviendront singulièrement moindres.
L’atterrissage représente ce que j’appellerai le point d’interrogation
de l’expédition. Sur l’existence de canaux au milieu de la banquise
comme sur les conditions de surface offertes par les glaces polaires,
les compétences ont émis, avant notre départ, des avis contradictoires.
En second lieu, aucun aviateur n’a examiné le _pack_[34] en dérive dans
le bassin arctique; les renseignements précis sur les possibilités d’une
descente sur la grande banquise font donc complètement défaut. Nous
avons une confiance entière dans nos appareils; en mettant les choses au
pis, c’est-à-dire en supposant que nous ne puissions faire escale, ils
pourront, croyons-nous, nous ramener au Spitzberg.

  [34] Voir plus haut, page 60.

Emporté vers l’extrême nord, dans un fauteuil pour ainsi dire, je pense
aux efforts surhumains déployés par les précédentes expéditions, à leurs
souffrances, à leurs privations de toute nature. Des semaines et des
semaines, des mois et des mois, elles cheminaient péniblement sur la
surface rugueuse de la banquise; chaque jour, du matin au soir, elles
avaient à escalader d’interminables chaînes de monticules de glace, et,
quand au prix d’un labeur épuisant, elles avaient réussi à gagner
quelques kilomètres dans la direction désirée, une nappe d’eau venait
leur barrer la route. En pareil cas, il fallait mettre à la mer les
frêles embarcations, chargées sur les traîneaux, établir un long et
difficile va-et-vient pour le transbordement des bagages, ou bien
contourner à pied l’étang au prix de longs détours, toujours sur un
terrain diabolique, parfois en perdant quelques-uns des kilomètres
précédemment gagnés, au prix de tant de peines.

Combien différente est notre situation. Nous avançons sans effort, ni
fatigue; un simple mouvement de la main suffit à diriger l’appareil qui
nous porte, nous et notre matériel, et il nous fait franchir à la
vitesse de plusieurs kilomètres à la minute les obstacles qui tant de
fois ont arrêté les anciens explorateurs. Dans la relation de son raid
vers le Pôle en compagnie de Johansen, Nansen raconte avoir souvent
souhaité de se transformer en oiseau, afin de passer d’un coup d’aile
par-dessus les accumulations de blocs de glace dont l’escalade mettait
ses forces à une si rude épreuve. Aujourd’hui le souhait de notre
illustre compatriote se trouve réalisé. Tant que nous tiendrons l’air,
ces crêtes de glace qui hérissent la banquise ne nous gêneront pas.

Mais revenons au récit du voyage. La mer de nuages s’étend plus loin que
je ne le supposais au début; si elle n’entrave pas notre marche, elle
nous empêche, par contre, de connaître notre vitesse et notre dérive.

Ellsworth m’a raconté plus tard avoir été impressionné par la situation.
Lorsque l’ombre de l’appareil porte sur la brume, son image apparaît,
entouré d’une double auréole présentant les couleurs du prisme. Ce
phénomène de réfraction persista tant que nous survolâmes le brouillard.
Amundsen l’observa également à bord du _N-25_.

Au delà de 82° de latitude nord les nuages disparaissent; dès lors dans
toutes les directions se découvre à perte de vue une blancheur d’une
monotonie fatigante. Je me tiens à une altitude variant de 1.000 à 3.000
mètres.

La banquise présente un aspect complètement différent de celui sous
lequel je me la représentais. A la place de grandes plaques de glace
unie, longues de plusieurs kilomètres, que je m’attendais à rencontrer,
je ne vois qu’un agglomérat de menus glaçons irréguliers, accidenté de
crêtes et déchiré de crevasses. Sur un pareil terrain, un atterrissage
entraînerait fatalement une catastrophe. Quant aux larges canaux
serpentant à travers les champs de glace dont on m’a tant parlé avant le
départ, ils se réduisent à d’étroites fentes pareilles à des fêlures,
craquelant la croûte rigide étendue sur la mer; sur un espace aussi
étroit, on ne saurait non plus amerir. Donc, nulle part, possibilité de
descendre. Je cherche à me réconforter en pensant qu’aux approches du
Pôle les «champs» deviendront plus étendus et moins tourmentés. Les
heures passent et aucun changement ne se produit dans leur aspect.
Malgré cela, et quoique le moteur arrière m’inspire de sérieuses
craintes, ma confiance demeure entière. Le vrombissement si parfaitement
régulier des Rolls-Royce me rassure. Et j’ai besoin de l’être; un pilote
comprendra le sentiment que j’éprouve.

Que de fois les prophètes de malheur nous ont prédit un froid
intolérable pendant le vol; or, nous ne sommes nullement incommodés par
la température, moi tout le premier, quoique, en ma qualité de pilote,
je ne puisse prendre aucun mouvement. C’est que, grâce à l’expérience de
notre chef en matière de voyage dans l’extrême Nord, notre vestiaire est
approprié aux circonstances. J’appréhendais surtout le froid pour les
pieds et les mains; mes craintes furent vaines, nos chaussures, comme
nos moufles, nous donnèrent toute satisfaction.

... Depuis huit heures nous tenons l’air. Marchant à raison d’environ
150 kilomètres à l’heure, nous ne devons plus être loin du Pôle. A
quelle distance? cela dépend de la force du vent contraire que nous
avons rencontré, en d’autres termes de notre vitesse par rapport au sol.
Qu’allons-nous faire? Sur la banquise pas la moindre possibilité
d’atterrir sans risquer le bris de l’appareil, sinon la mort de
l’équipage. Pendant que je me livre à ces réflexions peu réconfortantes,
Omdal arrive près de moi; après avoir jeté les yeux sur la glace
sous-jacente, il hoche la tête d’un air découragé, lui l’homme de toutes
les énergies.

Tout à coup que voyons-nous? Là-bas quelque chose brille au soleil. Nous
regardons attentivement dans cette direction... Aucun doute n’est
possible; c’est une nappe d’eau bleue, crêtée de vagues blanches, la
première que nous avons aperçue depuis que nous avons laissé la brume
derrière nous. Nous n’en pouvons croire nos yeux. Ayant également aperçu
cet étang, le _N-25_ descend immédiatement dans sa direction. Je suis
son mouvement. Quoique divisée par des goulets et par des champs de
glace, la nappe est suffisamment étendue pour un amerissage. A l’entour,
la banquise est extrêmement accidentée; à mesure que nous nous en
rapprochons, elle paraît de plus en plus bosselée et rugueuse;
impossible par suite d’y atterrir. Dans un virage, je vois le _N-25_ se
poser sur un bras de l’étang. Il me semble trop étroit pour que deux
appareils puissent y descendre. En conséquence, je me dirige un peu plus
au sud vers un petit bassin. Notre amerissage a lieu dans les meilleures
conditions du monde. Après cela, à vitesse très réduite, je me dirige
vers le plus grand glaçon du voisinage et m’y amarre. Au cours de cette
navigation, le moteur arrière s’arrête dès que j’ai ralenti.

Lorsque nous arrivons au milieu de la glace, quel n’est pas mon
étonnement d’apercevoir un phoque barbu! Curieux comme tous ses pareils,
il suit attentivement tous nos mouvements. D’après ce que j’avais
entendu dire, je ne m’attendais pas à rencontrer un être vivant à
pareille latitude; de son côté, le phoque paraît non moins étonné que
nous; très certainement jamais auparavant il n’avait vu un aéroplane.



CHAPITRE II

Sur la banquise.

Nous apercevons le camp de nos camarades.--Première tentative pour
rejoindre Amundsen.--La vie sur la banquise.--Nous entrons en
communication avec l’autre groupe.--Deuxième tentative pour rallier
Amundsen.--Essais infructueux pour remettre un moteur en marche.--Deux
hommes en perdition.--Nous rallions l’équipage du «N-25».


Une fois l’appareil amarré, nous sautons sur la glace pour voir ce qu’il
est advenu du _N-25_ et de son équipage. J’ai observé la direction dans
laquelle il a ameri; d’après mon estime, il est descendu à 3 milles
marins (5,5 kilomètres) du point où nous nous trouvons. Pour nous
orienter, nous gravissons le monticule de glace le plus élevé, voisin du
mouillage. Profondément décourageante, la vue que nous découvrons du
sommet de ce belvédère. A part l’étang où nous nous sommes posés, de
tous côtés de la glace à perte de vue et quelle glace! Pas le moindre
espace plan, rien que des mamelons et des crêtes formés par des
entassements de glaçons. Lorsque je me trouvais en l’air, la banquise ne
m’avait certes pas paru constituer un bon terrain d’atterrissage,
néanmoins ce que je vois maintenant dépasse tout ce que j’aurais pu
imaginer. Ce panorama nous donne à tous le frisson, en même temps qu’il
nous émeut par sa grandeur et sa désolation.

Mais trêve de rêveries, et occupons-nous de chercher nos camarades.
Anxieusement nous scrutons l’horizon à la jumelle... Après un examen
assez long, nous voici fixés; par-dessus un monticule, j’aperçois
l’extrémité d’une aile et le bout d’une pale d’hélice. Nos amis se
trouvent à 3 ou 4 milles marins (5,5 à 7,4 kilomètres) dans le nord.
Lorsque nous nous serons restaurés, nous irons les rejoindre. Depuis
notre départ de la baie du Roi, je n’ai ni mangé, ni bu. Si, pendant le
voyage, mon estomac n’a rien réclamé, maintenant il se montre exigeant.
Nous déjeunons avec l’en-cas qui nous a été remis au moment de décoller.

Après ce repas sommaire, Omdal travaille à ses chers moteurs, pendant
qu’Ellsworth exécute des observations météorologiques et que je prends
une hauteur solaire. Résultat approximatif: 87° 50′ de latitude nord.
L’avion me paraissant en sécurité, je m’achemine avec Ellsworth vers le
_N-25_. En suivant le bord de l’étang, ce sera l’affaire d’une heure et
demie, pensons-nous. Pour parer à toute éventualité, nous emportons le
canot pliant, mais ni provisions, ni matériel de campement. Avant le
départ, nous plantons le pavillon norvégien sur le sommet du monticule
voisin du camp.

Dans notre ignorance des conditions de la marche sur la banquise,
Ellsworth et moi partons pleins d’illusions; ni l’un ni l’autre n’avons
le moindre doute que nous ne réussissions à rejoindre Amundsen. Cette
belle assurance ne fut pas longue. Dès les premiers pas les difficultés
se révèlent aussi nombreuses que variées; sans répit nous devons gravir,
puis descendre de gros monticules; cela irait encore si nous ne
traînions notre canot. Non seulement ce portage est très fatigant, mais
encore il exige de grandes précautions pour ne pas crever la toile de
l’embarcation sur quelque arête de glace pointue. Pour varier, de temps
à autre une crevasse remplie d’eau et de menus morceaux de glace nous
ferme la route; il faut alors lancer le canot et nous en servir comme
d’un bac. D’autres fois nous rencontrons un canal relativement large; en
pareil cas nous embarquons et naviguons pendant quelque temps.
Lentement, très lentement, nous gagnons du terrain. Le _N-25_ devient de
plus en plus distinct. Tout à coup nous voyons une de ses hélices
tourner. Quelle joie nous éprouvons! Evidemment l’équipage est sain et
sauf et l’appareil probablement en bon état. De la coupe aux lèvres il y
a loin. Nous en fîmes l’expérience ce jour-là et combien cruelle. Nous
touchions presque au but, lorsqu’une nappe de «jeune glace», trop mince
pour supporter le poids d’un homme, nous arrête. Impossible de la
contourner; par suite point d’autre ressource que de revenir en arrière.
En pure perte nous avons peiné pendant plusieurs heures. La retraite fut
aussi pénible que l’aller, agrémentée en plus de bains de siège dans une
eau glacée. Nous rentrons au camp littéralement fourbus.

A l’arrivée, Omdal nous offre un excellent chocolat. Bon Dieu! que cela
fait du bien d’absorber une boisson chaude!

En notre absence, notre mécanicien a procédé à la revision du moteur
arrière; plusieurs soupapes d’échappement se trouvant grippées devront
être changées. Ce travail prendra de deux à trois jours.

De la glace s’étant formée autour de l’avion, nous décidons de le faire
virer de manière à placer son avant en direction de l’étang, pour le cas
d’un départ. Si un envol devient nécessaire, peut-être sera-t-il
possible de l’effectuer avec le seul secours du moteur avant? Le virage
de l’appareil ne fut pas précisément facile; d’abord il fallut casser la
glace autour de la coque, ensuite peiner longuement pour obtenir sa
giration. Au total, trois heures d’un pénible labeur, agrémenté de
nouveaux bains glacés.

L’équipage du _N-25_ nous a-t-il aperçus? Telle est la question que nous
nous posons constamment. Il nous semble invraisemblable qu’ils ne voient
pas notre pavillon. S’ils n’ont éprouvé aucun accident, selon toutes
probabilités, ils viendront nous rejoindre, une fois leurs observations
terminées. S’ils reprennent l’air en volant bas, ils nous découvriront
certainement. Donc, nous sommes certains de ne pas être abandonnés à
notre sort.

Remettre promptement le moteur en état et nous préparer au départ dans
le plus bref délai possible, nous n’avons pas autre chose à faire pour
le moment.

La voie d’eau créée par la déchirure de la coque au moment du départ,
quoique moins grave que je le pensais tout d’abord, débite toutefois
suffisamment pour rendre l’intérieur de l’hydravion inhabitable. Dans
ces conditions, nous nous installons à «terre», comprenez, sur la
banquise. Nous dressons la tente, puis débarquons les sacs de couchage,
ainsi que les effets de campement indispensables. Un phoque s’étant
aventuré jusqu’ici, il n’y aurait rien d’extraordinaire à ce qu’un ours
blanc ne vienne rôder dans ces parages. En conséquence, nous prenons
avec nous un fusil et un revolver.

Désormais Omdal travaillera constamment à ses moteurs; en cas de besoin,
Ellsworth et moi lui prêterons assistance. Tant que le mécanicien ne
réclamera pas notre concours, la popote, les observations, la
surveillance de l’horizon, le pompage de la coque constitueront notre
lot.

Peu agréable, le séjour sous la tente. Notre abri est petit; de plus,
confectionné en mince toile d’avion, il n’offre qu’une protection
insuffisante... Quand le «Primus» est allumé, on y serait assez bien, si
la chaleur développée par le fourneau ne déterminait la fusion de la
neige sous-jacente, par suite, ne détrempait le plancher.

Le 22 mai, vers midi, le ciel se couvre; dès lors le _N-25_ n’est plus
visible.

Complètement novices en matière de banquise, ignorant, par conséquent,
les méfaits dont elle est capable, Ellsworth et moi nous nous croyons en
complète sécurité. Possédant une certaine expérience des glaces à la
suite de son hivernage sur la côte de l’Alaska, Omdal ne partage pas
notre optimisme; il redoute que les deux bords du bassin où se trouve
l’avion ne viennent à se rapprocher et à se rejoindre; il pense,
toutefois, que la «jeune glace» nous protégera contre une attaque
brusquée.

Dans l’après-midi, éclaircie; nous distinguons l’extrémité du _N-25_.
Après cela, les nuages retombent; averses de neige. Aucun doute ne peut
plus subsister dans notre esprit; la banquise est constamment en
mouvement; mais, étant donné sa largeur, il ne nous semble pas possible
que l’étang puisse se fermer et que nous courrions le risque d’être
écrasés entre ses bords comme entre les mâchoires d’un étau. Pour le
moment, toutes nos préoccupations vont à nos camarades; à leur sujet,
notre imagination se donne carrière.

[Illustration: Les explorateurs charriant des blocs de neige pour
combler les crevasses du champ de glace aménagé en champ d’aviation.
(Cliché ILLUSTRATION)]

Si leur appareil se trouve en bon état, bientôt ils prendront leur vol
et nous rejoindront, pensons-nous; dans la nappe d’eau voisine de notre
camp, ils pourront facilement amerir. Si, au contraire, leur avion est
gravement avarié, ils nous rallieront prochainement, en franchissant à
pied la banquise. Nous ne mettons point en doute qu’ils n’aient aperçu
notre pavillon, par suite qu’ils ne connaissent l’emplacement de notre
camp. S’ils ne sont pas encore arrivés, c’est que, comme nous, ils
réparent leur appareil, concluons-nous.

Toute la nuit du 22 au 23, bourrasque de neige et temps bouché.

Omdal continue à travailler à son moteur; Ellsworth et moi pompons la
coque. La voie d’eau augmente; probablement les fentes du métal ont été
agrandies par la glace formée dans leurs interstices.

Brise de Nord; 10° sous zéro!

Vers midi, le plafond de nuages se lève, le soleil paraît et un beau
ciel lumineux s’arrondit au-dessus de la banquise.

Dans la journée, deux bonnes observations de latitude; leur résultat est
tant soit peu décevant. Mon estime nous plaçait beaucoup plus au nord
que nous ne le sommes en réalité. Evidemment, notre vol a été contrarié
par un violent vent contraire.

Qu’importe? Aussitôt le moteur réparé, nous reprendrons l’air et
arriverons au Pôle. A cette date, je suis encore persuadé que nous
pourrons repartir.

Aperçu le _N-25_; sous la poussée du courant qui déplace constamment la
glace, il s’est notablement rapproché de nous. Nos amis ont recouvert de
bâches le groupe-moteur de leur appareil et planté à côté leur pavillon.
Ils doivent nous voir comme nous les voyons. Nous lançons des bombes
fumigènes, tirons des coups de feu; nos signaux demeurent inutiles; ils
ne voient ni n’entendent rien.

La «jeune glace», sur la partie de l’étang voisine du camp augmente
d’épaisseur; nous nous en réjouissons, pensant que cette surface unie
pourra nous servir de champ de départ.

L’après-midi, Amundsen et ses compagnons nous aperçoivent enfin. Ils
agitent de droite et de gauche leur pavillon, l’appel en usage dans la
marine militaire pour annoncer la transmission d’un message. Je ne suis
pas long à grimper sur un monticule, et alors commence l’échange des
signaux. En raison de l’éloignement, l’emploi de la jumelle est
nécessaire; par une basse température comme aujourd’hui, une buée se
dépose rapidement sur les verres; de là, nécessité de les essuyer
souvent, par suite, une très grande lenteur dans les communications.

Amundsen annonce qu’il se trouve dans la glace à 20 mètres de l’étang et
qu’il travaille à dégager son appareil. Le _N-25_ est intact. Le chef
nous prescrit de le rejoindre, si notre avion est avarié, en apportant
nos vivres, notre hache, notre dérivomètre. De notre côté, nous lui
faisons passer le message suivant: «Croyons pouvoir prendre notre départ
sur la glace; notre appareil ayant une grosse voie d’eau, impossible de
nous poser sur l’étang.»

Quel soulagement cet échange de nouvelles nous procure! Maintenant nous
respirons.

Dans la nuit du 23 au 24, fraîche brise et chasse-neige avec 11 à 12°
sous zéro. Le vent souffle de plein fouet dans la tente; fabriqués avec
des peaux minces en vue d’une campagne d’été, les sacs de couchage nous
protègent mal; nous souffrons cruellement du froid.

Malgré cela, nous nous refusons le luxe du chauffage avec nos excellents
appareils _Therm’x_. La consommation de carburant pendant le voyage
ayant été relativement faible, le stock que nous possédons encore
dépasse les prévisions: un demi-cylindre en sus de la moitié de la
quantité embarquée. Mais qui sait combien le retour exigera du précieux
liquide. Donc, l’économie la plus stricte s’impose.

Pendant la journée du 24 mai, l’étang gèle entièrement. La voie d’eau de
notre hydravion augmente dans de grandes proportions. Aussi bien la
formation de cette nappe de glace autour de l’appareil nous est très
utile; s’étendant sous ses «nageoires», elle l’empêchera d’enfoncer, si
nous venons à suspendre le pompage! Chaque jour ce dernier exercice
absorbe plusieurs heures, quand nous avons à effectuer tant d’autres
travaux pressants.

L’après-midi, Omdal termine le remplacement des soupapes; dès lors,
pensons-nous, l’appareil se trouvera en état de vol.

Par un froid aussi rigoureux et dans l’impossibilité où nous nous
trouvons de chauffer le groupe-moteur, en raison d’un vent violent, il
est douteux qu’une bonne carburation puisse se produire. Mais patience,
le printemps avance à grands pas; d’un jour à l’autre une hausse de
température se produira et nous enlèvera tout souci sous ce rapport.

Autour du camp, la glace bouge. Les chaînes de monticules situées de
l’autre côté de l’étang paraissent plus près de nous; l’aspect de la
banquise semble d’ailleurs complètement modifié. Ses mouvements nous
inquiètent; ils nous donnent l’impression de la menace d’un danger;
aussi croyons-nous prudent de mettre en sécurité les vivres et le
matériel. Immédiatement nous les débarquons sur la plaque de glace où la
tente est dressée.

... Chaque jour le _pack_[35] se déplace davantage. La dérive nous
rapprochant de plus en plus du camp d’Amundsen, nous allons essayer de
le joindre. Depuis longtemps nous désirons avoir des nouvelles de nos
camarades et examiner la situation avec notre chef; seul, de notre
petite troupe, il possède l’expérience des glaces, par suite, peut,
seul, juger notre position en pleine connaissance de cause.

  [35] Banquise. (_Note du traducteur._)

... Nous entassons les vivres dans le canot pliant et le chargeons sur
le traîneau[36]. Avant le départ, Amundsen ne nous a-t-il pas expliqué
qu’en cas de perte des avions l’expédition battrait en retraite vers le
sud en transportant son matériel sur ce véhicule.

  [36] Le modèle dit _Skikjelk_.

Partis plein d’espoir et d’entrain, nous nous arrêtons épuisés et
découragés, après seulement un parcours de quelques centaines de mètres.
Figurez-vous, tous les vingt ou trente pas, des crêtes formées de blocs
accumulés! A la force du poignet, il faut hisser le traîneau au sommet
de ces monticules, puis l’en faire descendre, et cette dernière manœuvre
n’est pas la moins difficile. De toute évidence, jamais nous
n’arriverons au but dans un temps raisonnable, si nous nous obstinons à
haler notre lourd véhicule. Donc, nous décidons son abandon et chargeons
nos bagages sur le dos. Quoique réduit au strict nécessaire, chaque sac
pèse dans les 40 kilos. Cela fait, nous nous remettons en route, après
avoir chaussé nos _skis_. Toujours de hautes chaînes de monticules et
des massifs de mamelons; sur ce terrain diabolique les patins deviennent
plus gênants qu’utiles; donc, nous les enlevons. Après cela, voici des
canaux recouverts de «jeune glace». Sur cette surface lisse nous
reprenons les skis; mais, attention! elle menace de se briser sous notre
poids. Cette marche à travers la banquise est bien l’exercice le plus
dangereux et le plus épuisant que l’on puisse imaginer; en revanche, que
d’émotions et de surprises il apporte! J’admire l’adresse d’Ellsworth;
quoique ne possédant pas la pratique du patinage, il se tire d’affaire
avec aisance; c’est un excellent _sportsman_ dans la meilleure acception
du terme.

L’expérience acquise par Omdal en Alaska nous est très utile, en ce
qu’elle lui permet de découvrir les passages faciles. En dépit des
obstacles accumulés sur notre route, nous avançons. Le _N-25_ devient de
plus en plus visible. Nous voici à peu près à mi-chemin. Là, nouvelle
déconvenue. Un chenal, large de 450 mètres environ, s’ouvre devant nous;
la «jeune glace», dont il est recouvert, très frêle, est impraticable;
d’autre part, impossible de contourner cette nappe: elle s’étend à perte
de vue à droite comme à gauche. Et le camp d’Amundsen se trouve à
l’autre côté! Nous en sommes si proches que, sans le secours de la
jumelle, nous pouvons communiquer avec nos camarades par signaux à bras.
Ils nous engagent à ne pas nous aventurer plus loin et à regagner notre
camp. Nous convenons de reprendre la conversation demain, à 10 heures
(temps moyen de Greenwich).

Après une marche épuisante de sept heures, nous rallions la tente,
complètement éreintés. Aussitôt nous nous couchons. Il fait un froid de
chien; malgré cela, nous dormons profondément, notre première bonne nuit
depuis le départ du Spitzberg. Nous commençons, il est vrai, à savoir
nous servir des sacs de couchage. Toute une éducation est nécessaire
pour apprendre à s’installer confortablement avec le ballot de vêtements
dont on est couvert. Avant de nous coucher, ne nous mettons-nous pas sur
le dos toute notre garde-robe.


_25 mai._--Le temps gris habituel, si déprimant; par moment
chasse-neige; température: environ 10° sous zéro.

Essai infructueux de mise en marche du moteur arrière. A la suite de cet
insuccès, Omdal change de nouvelles soupapes d’échappement, sans arriver
à un meilleur résultat; il ne se produit pas de compression.

A 10 heures du matin, conversation avec l’autre camp. A leur avis, avec
de légères charges et en observant la plus grande prudence, nous
pourrons réussir à les rallier.

Nous allons de nouveau essayer de faire partir le moteur, puis nous
tenterons de haler le _N-24_ sur le glaçon où nous sommes campés; il y
sera en sécurité, supposons-nous. En conséquence, nous commençons à
tailler un plan incliné dans l’épaisseur de la glace, afin de pouvoir
hisser l’appareil. Tandis que nous sommes occupés à ce travail, le
groupe Amundsen réclame notre aide et nous prie de venir le joindre dès
que nous serons prêts. Nous leur répondons qu’ils peuvent compter sur
nous.

Décidément, le moteur est complètement avarié. La compression se fait
mal. Omdal verse de l’huile chaude sur les pistons, place ensuite tous
les réchauds _Therm’x_ dans le groupe-moteur pour en élever la
température[37]; rien n’y fait; les moteurs refusent de tourner. Autre
sujet de grave préoccupation: les deux rives du bassin où nous avons
ameri se sont rapprochées au point de se joindre, pour ainsi dire; la
nappe d’eau a presque disparu, et les gros morceaux de blocs accumulés
sur l’autre bord, qui ont tout l’air de voisins dangereux, ne sont plus
loin de nous. Donc, situation sérieuse.

  [37] Amundsen cite comme exemple de la puissance calorifique des
    appareils _Therm’x_, qu’en deux heures ils firent monter la
    température de la chambre des moteurs de 11° sous zéro à 25°
    au-dessus.

Jusqu’ici nous n’avons pas ouvert une grande brèche dans nos provisions;
depuis notre arrivée nous avons vécu de l’en-cas remis au moment du
départ et d’une tasse de chocolat. Notre dîner, aujourd’hui, se compose
de soupe au pemmican[38]; mais au lieu d’une tablette trois quarts que
comporte la ration de chaque homme, nous n’avons employé que deux
tablettes pour nous trois. Nous économisons également le biscuit;
désormais chaque membre de l’équipage n’en touchera que douze par jour.
A ce moment nous ne nous doutions guère que notre séjour sur la banquise
se prolongerait pendant des semaines.

  [38] Mélange de poudre de viande et de graisse. Voir plus loin, p.
    203.

Les travaux terminés, nous goûtons sous la tente un repos bien gagné.
Notre maigre souper avalé, j’allume une pipe; tout à coup je ressens des
picotements dans les yeux, puis des douleurs très vives. Aucun doute
n’est possible, je suis atteint d’ophtalmie des neiges! Depuis le
débarquement, le temps ayant été presque toujours couvert, je n’ai pas
porté de lunettes colorées; je paie cher mon imprudence... Ainsi me
voici aveugle pour plusieurs jours; pendant quelque temps je ne serai
plus qu’une pauvre loque, incapable de rendre le moindre service, et
cela au moment où la situation n’est rien moins que rassurante. A quoi
bon se lamenter! Je m’enfonce dans mon sac et ferme les yeux. En dépit
des souffrances et des préoccupations, je m’endors; les fatigues et les
soucis de ces derniers jours m’ont littéralement épuisé.

Le lendemain je me réveille très tard; la tête reste lourde, mais, à ma
grande satisfaction, j’ouvre les yeux. Je ne suis plus aveugle.

Ma montre marque 12 heures. Midi ou minuit[39]?

  [39] Cette incertitude est très plausible, le soleil étant
    relativement haut, à minuit, en mai, sous le 88° de latitude nord.

Mes deux compagnons dorment encore. Quelques instants après Ellsworth se
réveille; à son avis il est midi; hier soir il s’est couché à 11 heures
et il a l’impression d’avoir dormi longtemps.

Mes yeux coulent encore; néanmoins j’y vois très bien. Instruit par
cette pénible expérience, je mets des lunettes. Aussitôt après avoir
déjeuné, au travail! Malgré tous nos efforts, impossible de démarrer le
moteur. Il a dû subir un tel échauffement pendant le vol que les tiges
des pistons sont grippées; une réparation des cylindres exigerait une
semaine. Dans ces conditions notre ligne de conduite est toute tracée.
Nous allons mettre l’avion en sûreté, puis nous nous acheminerons vers
le camp d’Amundsen. Avec l’assistance de l’autre équipe, et surtout du
second mécanicien, il sera facile de réparer ensuite notre appareil en
quelques jours.

Simplement avec le moteur avant, je fais avancer le _N-24_ sur le plan
incliné taillé dans la glace. Ellsworth et Omdal se dépensent en efforts
surhumains pour me seconder dans cette manœuvre; mais quelle action
trois hommes peuvent-ils exercer sur une machine pesant plus de trois
tonnes! Quoi qu’il en soit, nous parvenons à hisser assez haut sur la
glace une partie de l’avion; seuls la queue et la partie arrière de la
coque demeurent dans l’eau. Dans cette position le _N-24_ ne pourra pas
couler; d’autre part, suivant toute vraisemblance, la «jeune glace»
empêchera les gros glaçons d’en approcher. L’appareil ne me paraît donc
pas devoir courir des dangers pendant notre absence.

Ces précautions prises, nous recommençons le paquetage en vue du départ.
Nous ne prendrons que les effets les plus indispensables; en dépit de
cette résolution nous ne pouvons nous résoudre à abandonner un tas de
choses, et nous les fourrons dans les sacs, tant et si bien qu’ils
pèsent chacun 40 kilos. Heureusement, sous la poussée de la dérive, le
_N-25_ s’est sensiblement rapproché de nous. La glace qui recouvre
l’étang ne m’inspire qu’une confiance limitée; quoi qu’il en soit, nous
nous y engageons. Omdal marche en tête, je le suis, puis vient
Ellsworth. Après avoir quitté la «jeune glace», nous nous engageons dans
un labyrinthe de crêtes. Sur ce terrain, impossible de se servir des
_skis_; il faut donc les charger sur le dos en sus des sacs. Malgré
cela, nous avançons assez rapidement; bientôt nous voici presque au but,
nous arrivons à portée de voix du camp d’Amundsen. Nous marchions en
complète sécurité, lorsque subitement j’enfonce dans l’eau jusqu’au cou.
Mes _skis_, dont par prudence je n’avais pas bouclé les attaches, se
détachent. Je me trouve ainsi avoir les jambes libres; peut-être
réussirais-je à me tirer d’affaire si le poids de 40 kilos dont je suis
chargé n’entravait mes mouvements. A mon appel, Omdal accourt, mais à
peine m’a-t-il rejoint qu’il enfonce à son tour.

Jetant mon fusil sur la rive, je cherche à me cramponner à la glace; au
début mes efforts demeurent infructueux, toujours elle cède sous ma
prise; seulement après plusieurs tâtonnements, je parviens à trouver un
point d’appui solide. Maintenant je n’ai plus qu’à garder l’immobilité
la plus complète, en attendant qu’Ellsworth vienne à mon aide, si, lui
aussi, n’est pas tombé à l’eau. Le courant rapide drosse mes jambes sous
la glace, si bien que les pointes de mes souliers viennent la toucher.
Gêné par mon sac, jamais je n’arriverai à sortir de l’eau sans aide, et
je ne veux pas essayer de m’en débarrasser, avant de savoir ce qu’il est
advenu d’Ellsworth. De son côté, Omdal appelle au secours, espérant
attirer l’attention de nos camarades du _N-25_.

Ellsworth n’est pas long à arriver. Lorsqu’il nous a vus enfoncer, il a
immédiatement abandonné la «jeune glace» pour un sol plus solide. Afin
de ne pas effondrer la mince croûte qui s’est brisée sous mes pas, il
rampe vers moi en me tendant un _ski_, et, dès que j’ai saisi
l’extrémité du patin, il m’attire rapidement vers lui. Je détache alors
mon sac, et, après l’avoir mis en sûreté sur la glace, gagne un sol
stable. Une fois que je suis sauvé, Ellsworth court au secours d’Omdal
dont les forces faiblissent. Clopin-clopant, je le suis. Epuisé, notre
camarade est incapable de s’aider; seulement au prix d’efforts répétés
nous réussissons à le soulever. Je puis alors couper les courroies de
son sac; après quoi nous parvenons à ramener notre ami sur la glace
solide. Saisi par le froid, il est sur le point de défaillir. Nous
l’avons échappé belle; seules la présence d’esprit d’Ellsworth et la
rapidité de sa décision nous ont sauvés.

Fort heureusement, nous portions nos ceintures de sauvetage, et les
attaches de nos _skis_ n’étaient pas bouclées; sans ces deux
circonstances nous étions perdus.

Quarante minutes après l’accident, nous arrivons au camp d’Amundsen, où
l’accueil le plus cordial nous est fait. Un bon petit verre d’alcool,
puis des vêtements secs et bientôt l’accident est oublié. Après cela,
conversation animée à bâtons rompus en trois langues différentes. Nous
avons tant à raconter à nos camarades, et nous tant à apprendre d’eux.
«Je suis heureux de vous revoir», dis-je à Amundsen en lui serrant la
main. Ici cette formule banale de politesse revêt sa véritable
signification et toute sa sincérité. C’est, en effet, une joie de
retrouver un chef d’une telle expérience, d’une intelligence si
remarquable, et dont l’énergie sait triompher de toutes les difficultés.
«Moi aussi, je suis heureux de vous revoir», me répond Amundsen; dans
cette simple phrase, je sens la chaleur de son affection comme il a
senti celle que je lui porte dans mon bref salut. Sur la banquise, les
mots ne servent pas à déguiser la pensée.

Nous sommes là tout l’équipage du _N-24_ sain et sauf, et nous avons la
satisfaction d’annoncer à nos camarades que notre appareil se trouve en
sécurité, tout au moins pour quelque temps, et qu’il pourra repartir
promptement si, tous les six, nous travaillons à le réparer.

Le _N-25_ est dans une situation précaire; pour le sauver les efforts
réunis des deux équipages ne seront pas superflus. Il a dû accomplir une
descente forcée, comme nous l’apprenons. Si sa position au milieu de la
glace est plus mauvaise que celle du _N-24_, par contre ses moteurs sont
intacts. Les courants marins, au lieu de rapprocher les deux camps, les
eussent-ils éloignés l’un de l’autre, selon toute vraisemblance nos deux
groupes n’auraient pu communiquer, ni ensuite se rejoindre. Dès lors,
chaque équipage se serait trouvé réduit à ses seules forces; dans de
telles conditions, il est douteux que les appareils aient pu être remis
en état de vol.

Même maintenant, alors que nous sommes tous réunis, nous nous demandons
avec inquiétude comment, avec les primitifs engins en notre possession,
nous parviendrons à hisser le _N-25_ sur le grand glaçon où il doit être
amené. Dans cette situation critique l’ingéniosité de notre chef
suppléera à tout, et l’avenir montrera que six hommes, lorsqu’ils
luttent pour la vie, peuvent accomplir l’impossible.

La plupart d’entre nous ont compris très tôt que la remise en état de
nos appareils ou tout au moins de l’un d’eux constituait notre unique
moyen de salut. Une retraite à pied à travers les banquises, quelle que
fût la direction adoptée, aurait présenté moins de chances de réussite;
l’expérience que nous autres du _N-24_ venions de faire de ce genre
d’exercice nous a instruit à cet égard.

Notre vie laborieuse pendant les semaines suivantes a été décrite plus
haut. Au début, ce fut pour nous un crève-cœur d’abandonner notre avion.
A mesure que le temps s’écoula et que nous prîmes conscience des
difficultés que nous devions vaincre pour arriver à libérer le _N-25_,
ce sentiment s’apaisa, et, lorsque le 15 juin nous réussîmes à prendre
l’air, nous perdîmes de vue, sans trop de regrets, l’excellent appareil
qui nous avait portés jusqu’aux approches du Pôle.

[Illustration: Ours fuyant devant une embarcation du _Hobby_ qui lui
donnait la chasse.]



TROISIÈME PARTIE

En patrouille sur la côte nord du Spitzberg.

(21 mai-18 juin)

PAR

Fredrik RAMM



CHAPITRE PREMIER

L’attente.

A l’extrémité nord-ouest du Spitzberg.--Premières
préoccupations.--Aventures de chasseurs norvégiens dans
l’Arctique.--Soleil et brume.


_21 mai._--Baie du Roi.--A 17 h. 15 le _N-25_ descend sur la glace; un
instant après le _N-24_ suit; sept minutes plus tard les deux avions ont
disparu de l’horizon.

Si, au cours de leur vol le long de la côte ouest du Spitzberg, les
appareils ne fonctionnent pas à la convenance des pilotes, ils
reviendront à la baie du Roi. De même, si pendant cette partie du voyage
un des deux avions est forcé de descendre, l’autre fera immédiatement
demi-tour pour aller avertir les navires mouillés à la baie du Roi de se
porter au secours de l’unité en panne. Aussi avec quelle anxiété les
membres de l’expédition demeurés à Ny Aalesund épient l’horizon...
Dix-neuf heures..., vingt heures... aucun vrombissement; le voyage
jusqu’à l’île des Danois s’est donc effectué sans incident.

Conformément aux instructions laissées par Amundsen, dans la nuit, le
_Farm_ et le _Hobby_ appareillent à destination de l’extrémité
nord-ouest du Spitzberg, afin de recueillir les aviateurs, en cas de
panne. Le 23, durant l’après-midi, nous jetons l’ancre à Port-Virgo, le
mouillage de l’île des Danois, qui fut le théâtre de l’audacieuse
tentative de l’infortuné Andrée, en 1897. Nuit et jour nous veillons
attentivement.


_23 mai._--Le _Hobby_ croise devant la côte nord. En direction de l’est,
les glaces ont mauvaise apparence; à perte de vue, elles s’étendent en
masses compactes.


_24 mai._--Au dire des météorologistes le beau temps persiste dans le
bassin polaire, et il n’y a lieu d’avoir aucune inquiétude sur le sort
des aviateurs. Trois jours se sont écoulés depuis leur départ. Même les
plus flegmatiques d’entre nous s’attendent à chaque instant à apercevoir
les avions dans le ciel. Tous nous demeurons certains du succès; un
léger doute semble pourtant naître chez quelques-uns. On discute les
éventualités qui ont pu se présenter, comme les difficultés que les
explorateurs ont dû rencontrer.


_28 mai._--Aujourd’hui une semaine depuis l’envol. Amundsen nous a
averti de ne pas nous alarmer avant le 4 juin. Si nous ne sommes pas
encore inquiets, en revanche nous ne croyons plus guère au retour de
l’expédition par la voie des airs.

Ce soir, grand conseil. Par T. S. F., la Société norvégienne de
Navigation aérienne nous avise du projet d’envoyer deux hydravions de la
marine nationale patrouiller le long de la lisière de la grande banquise
polaire devant la côte nord du Spitzberg, et nous demande notre opinion
à ce sujet. Cette banquise est précédée vers le sud de «champs» hérissés
de crêtes de glace. Une reconnaissance aérienne de cette région présente
par suite des risques sérieux. Si au cours de cette opération un
appareil éprouve une panne, il se brisera certainement à la descente, et
son équipage ne sortira pas sans dommage de l’aventure. Par contre, des
patrouilles d’avions exerceront une surveillance beaucoup plus efficace
que des navires. Un message exposant la situation est envoyé à Oslo.


_29 mai._--Temps bouché. Le _Farm_ part charbonner à la baie du Roi,
tandis que le _Hobby_ fait des routes diverses à la lisière du
_pack_[40] polaire.

  [40] Voir plus haut, page 146.


_31 mai._--Baie du Roi.--Plusieurs membres de l’expédition, dont les
météorologistes, nous quittent pour rentrer en Norvège; nous autres
retournons avec le _Farm_ continuer la faction à la pointe nord-ouest du
Spitzberg.


_1er juin._--De nouveau à Port-Virgo, où nous retrouvons le _Hobby_.
Nous avons perdu l’espoir de voir revenir Amundsen en avion.
Reverrons-nous même ces audacieux explorateurs? Que sont-ils devenus?
Deux hypothèses sont plausibles. A l’atterrissage les deux appareils ont
été brisés; dans ce cas, nos amis se dirigent à pied vers le cap
Columbia (terre de Grant), pour de là s’acheminer vers Thulé, près du
cap York, la station danoise la plus septentrionale de la côte ouest du
Groenland. Un trajet de 1.600 kilomètres en majeure partie sur la glace;
le seul énoncé de cette distance fait passer un frisson d’inquiétude,
étant donné l’équipement rudimentaire de la petite troupe. La seconde
hypothèse est une panne d’essence au retour; si pareil accident est
survenu, les aviateurs battent en retraite à travers la banquise située
au nord du Spitzberg, en direction de la terre du Nord-Est. Dans ce
secteur, si la retraite présente également de très grands dangers, elle
offre toutefois des chances de salut. Jusqu’à une époque avancée de la
saison, des chasseurs de phoques norvégiens croisent dans ces parages.
Nos amis pourront donc être recueillis.


_2 juin._--Port-Virgo.--Ces terres extrêmes du monde ont été le théâtre
de maints drames émouvants. Il y a une vingtaine d’années, deux
trappeurs norvégiens, hivernant à Port-Virgo, se dirigèrent, au cours
d’une expédition, vers un îlot voisin. On était en mai; à cette époque
la glace avait déjà été entamée par la fusion; aussi bien, dès que l’un
des chasseurs s’engagea sur la nappe unissant l’îlot à la terre
principale, elle se rompit sous son poids, et le malheureux disparut
instantanément, emporté par les glaçons en débâcle. Son compagnon vécut
ensuite solitaire pendant deux mois et demi au milieu de cet effroyable
désert. Il avait d’ailleurs l’habitude de cette vie cénobitique, et cela
même dans des conditions macabres. Quelques années auparavant, passant
l’hiver à la terre François-Joseph, ce trappeur garda le corps de son
unique compagnon, mort du scorbut, sur l’étroite couchette de leur
misérable hutte, afin de le soustraire à la dent des ours. Pendant
plusieurs mois il dormit à côté du cadavre!


_3 juin._--Port-Virgo.--Ces jours derniers le temps a été très beau; les
aviateurs n’auraient éprouvé aucune difficulté à trouver le Spitzberg
dont les hautes montagnes sont visibles de fort loin. Aujourd’hui,
changement de décor. La brume polaire, lourde, impénétrable! Impossible
de distinguer la côte dont nous ne sommes éloignés que de 200 mètres.


_4 juin._--Quatorze jours depuis le départ des avions! D’après les
instructions laissées par Amundsen, la garde que nous montons à l’île
des Danois prend fin; désormais, pendant quatre semaines, à partir de
demain, nous croiserons sur la côte nord du Spitzberg le long de la
grande banquise polaire. La mince coque en tôle du _Farm_ crèverait au
premier contact un peu rude avec les glaces; dans ces conditions, cette
unité patrouillera dans la partie ouest de la côte, moins encombrée,
pendant que le _Hobby_, construit en bois, par suite capable d’affronter
des collisions sans risques d’avarie, poussera jusqu’à la terre du
Nord-Est, si possible.

La première croisière durera quatre jours; le 9 juin, les navires se
retrouveront à Port-Virgo. J’embarque sur le _Hobby_ avec Mr Berge,
photographe de l’expédition, et Mr Wharton, correspondant américain.



CHAPITRE II

En vue des terres les plus septentrionales du Spitzberg.

Toujours la brume.--Une chasse à l’ours.--Un remède contre la
goutte.--Un été précoce.--La mer libre jusqu’aux terres les plus
septentrionales du Spitzberg.--Retour d’Amundsen.


_6 juin._--A bord du _Hobby_. Temps bouché. En attendant une éclaircie,
nous faisons des ronds dans l’eau. L’après-midi, la brume paraît devoir
se lever; la vue s’étend maintenant à plusieurs longueurs de navire
devant soi. Tout à coup un cri réveille les énergies somnolentes.

«Un ours! Là! sur le haut du glaçon, à tribord!»

En un clin d’œil, une embarcation[41] est mise à l’eau; je m’y
précipite, suivi de chasseurs et de photographes, puis, rapidement, nous
poussons du bord. Avec quelle ardeur les trois rameurs enlèvent le
canot!... Nous approchons... nous apercevons distinctement l’animal, une
superbe bête de trois à quatre ans. En pleine sécurité elle prend ses
ébats sur son glaçon, se roulant sur le dos et lançant de la neige avec
une de ses pattes... Nous n’en sommes plus qu’à 10 mètres. L’ours ne
nous voit toujours pas, masqués que nous sommes par un monticule, mais
le bruit des rames lui donne l’éveil. Se dressant alors, il nous
découvre et s’enfuit aussitôt au galop. Un instant après nous entendons
le bruit de la chute d’un corps dans l’eau. L’animal s’est jeté à la
nage; il cherche son salut en mer. Nos canotiers «souquent» avec
énergie. En un instant ils contournent le glaçon, puis se lancent à la
poursuite du gibier. Malgré leurs efforts, la bête gagne du terrain; si
elle réussit à atteindre un tas de grosses glaces derrière le _Hobby_,
elle échappera. Mais elle ne peut maintenir longtemps son train rapide;
elle nage de moins en moins vite..., bientôt nous n’en sommes plus qu’à
trois mètres. Les déclics d’appareils photographiques crépitent; puis
deux coups de feu partent. Frappé à mort, l’ours s’affaisse; lui passant
autour du cou un nœud coulant, on le remorque sur un grand glaçon, où on
procède au dépeçage. Nous rapportons à bord deux gigots et la vésicule
biliaire. Dilué dans une bonne dose de cognac, son contenu constitue un
remède souverain contre la goutte, affirment les vieux capitaines de
l’océan Arctique.

  [41] Les embarcations employées pour la chasse à l’ours, au phoque ou
    au morse sont peintes en blanc, afin qu’elles se confondent avec la
    tonalité générale du paysage. (_Note du traducteur._)

... Après avoir manœuvré pendant une demi-heure, le _Hobby_ sort de la
glace. Maintenant la mer est complètement dégagée; nous faisons alors
route dans l’Est; d’horizon en horizon, toujours de l’eau libre.

A la fin de l’après-midi, une longue raie blanche apparaît par l’avant.
Est-ce le rebord de la banquise polaire? Non, ce sont simplement des
trains de glace épars. Nous les traversons sans difficultés, et, le
soir, arrivons près des Sept-Iles. Ainsi, dès le début de juin, nous
atteignons les terres les plus septentrionales du Spitzberg, alors que,
habituellement, elles ne sont accessibles qu’à une date très avancée de
l’été, et, que, certaines années, elles demeurent même hors d’atteinte
derrière un rempart infranchissable de glaces. L’an passé, à la fin de
ce même mois, les navires trouvaient la route barrée à 100 kilomètres
plus au sud! D’un été à l’autre, la limite des glaces dans l’océan
Arctique subit des déplacements considérables sous l’influence de divers
phénomènes.

A minuit, le _Hobby_ mouille par le 80° 45′ de latitude nord, sous le
18° 15′ de longitude est, à 50 mètres de la banquise qui s’étend à perte
de vue dans le nord et dans l’est.


_7 juin._--Un beau soleil clair. Nous nous chauffons à ses rayons sur le
pont. Du nid de corbeau[42], le capitaine explore à la longue-vue les
Sept-Iles. Il n’y découvre nul indice du passage des aviateurs; en
revanche, il aperçoit près de la côte une troupe de phoques barbus en
train de prendre un bain de soleil sur la glace. Immédiatement une
embarcation est armée pour essayer d’en abattre quelques-uns.
L’expédition est couronnée de succès: elle ramène les dépouilles de
quatre de ces mammifères marins.

  [42] Voir plus haut, page 112.

«Attrape, voici des beefsteaks pour le souper», crie un des chasseurs au
cuisinier, en lui tendant d’énormes quartiers de phoque.


_8 juin._--Nous serrons vers l’ouest la lisière de la banquise à une
distance de 50 à 100 mètres. Toujours aucune trace des aviateurs.
Rentrés à Port-Virgo.

Le soir, grande discussion au sujet de la région où les recherches
devront porter de préférence. De l’avis des pratiques du Spitzberg, si
Amundsen bat en retraite vers cet archipel, c’est à la terre du Nord-Est
que l’on a les plus grandes chances de le retrouver, notamment entre le
revers oriental des Sept-Iles et le cap Nord. En règle générale, la
lisière de la banquise polaire devant la côte septentrionale du
Spitzberg, est toujours très accidentée; à la suite des chocs et des
pressions qu’ils subissent, soit du fait du voisinage de la terre, soit
des courants et des vents, les glaçons riverains de la mer libre
s’empilent les uns par-dessus les autres en formant des séries de crêtes
hautes d’une dizaine de mètres. Or, entre la côte est des Sept-Iles et
le cap Nord, d’après les observations faites par le _Hobby_, cette zone
tourmentée, d’un parcours extrêmement laborieux, est peu étendue; en
second lieu, la nappe d’eau libre séparant la banquise de la terre du
Nord-Est ne dépasse pas un diamètre de quelques milles. Il y a là une
sorte de pont entre le grand _pack_ polaire et le Spitzberg. Au
contraire, à l’ouest des Sept-Iles, la zone accidentée, à la limite de
cette même banquise, est notablement plus large, au moins 15 kilomètres,
et, selon toute apparence, le devient davantage plus loin; en même
temps, dans la même direction, l’eau libre isolant la glace de la terre
forme un véritable bras de mer, large de 100 kilomètres environ. Jamais
dans leurs canots pliants les explorateurs ne pourraient accomplir une
pareille traversée. Un homme aussi avisé et aussi prudent qu’Amundsen ne
s’engagera d’ailleurs pas dans une pareille entreprise, vouée d’avance
au naufrage.


_9 juin._--Nous mouillons à Port-Virgo. Dans la hutte voisine du rivage,
trouvé une note du Capitaine Hagerup et copie d’un télégramme de la
Société norvégienne aérienne. Pour surveiller le retour des aviateurs et
leur prêter assistance, des patrouilles d’avions seront prochainement
constituées au Spitzberg, sur les deux côtes du Groenland et au cap
Columbia. Deux appareils vont partir pour le Spitzberg; le Dr Charcot,
avec le concours du capitaine Isachsen, conduira les recherches sur la
côte orientale du Groenland, les Américains s’installeront au cap
Columbia. Le commandant Hagerup prescrit au _Hobby_ d’exécuter une
nouvelle reconnaissance, puis de rallier Port-Virgo le 16 juin. Si, à
cette date, le _Farm_ n’est pas revenu à ce mouillage, le _Hobby_
rentrera à la baie du Roi.

Au cours de cette seconde patrouille, le navire s’avança à travers la
banquise, au nord des Sept-Iles, jusqu’à 81° de latitude, sans,
naturellement, rencontrer les explorateurs. Le 15, à 16 heures, il
rentrait à Port-Virgo, et le lendemain, conformément à ses instructions,
revenait à Ny Aalesund.

Là, grande nouvelle. Le garde-pêche _Heimdal_, envoyé pour remplacer le
_Farm_, et deux avions de la marine militaire attendent dans l’Advent
bay un temps favorable pour nous rallier.

Le 17 juin, un beau soleil luit, une légère brise souffle, bref, un
temps rêvé pour le vol. Immédiatement, un message informe les aviateurs
de ces circonstances favorables; à 11 heures ils amerissent dans la baie
du Roi.

A 20 heures, le _Heimdal_ arrive à son tour. Il appareillera dans la
nuit avec le _Hobby_ pour l’île des Danois; le lendemain matin les
aviateurs suivront le mouvement. En attendant le départ, les membres de
l’expédition et tous les officiers vont dîner chez le directeur du
charbonnage, l’excellent M. Knutsen. Notre hôte, qui témoignait d’un
optimisme imperturbable pendant les premiers jours après le départ
d’Amundsen, semble, lui aussi, envahi par le doute. S’il se refuse à
admettre la possibilité d’un échec, il n’a plus, évidemment, la même
confiance dans le succès. La conversation est pénible, coupée de longs
silences. Tout le monde est hanté par la même préoccupation et personne
n’ose dire le fond de sa pensée. A 1 heure du matin, le 18 juin, nous
quittons l’hospitalière direction de la mine pour regagner nos navires
respectifs. Le quai est couvert de promeneurs; les distractions sont
rares à Ny Aalesund; aussi le départ de deux bateaux constitue un
événement auquel tout le monde tient à assister. Soudain, un homme court
vers nous en gesticulant. «Amundsen arrive», crie-t-il. Sa voix est
pâteuse et embarrassée; évidemment un ivrogne. Nous poursuivons notre
chemin. Mais que se passe-t-il là-bas, au bout de la jetée? Des gens
agitent leurs chapeaux et poussent des hurrahs, en même temps nous
apercevons un petit bateau nouvellement arrivé. Nous hâtons le pas, et
qui voyons-nous à son bord? Nos six amis: Amundsen, Ellsworth,
Riiser-Larsen, Dietrichson, Omdal, Feucht, pâles, amaigris, défigurés
par les privations. Nous nous jetons dans leurs bras; une émotion si
poignante nous étreint que nous ne pouvons parler. Ne sommes-nous pas le
jouet d’une illusion? Un instant notre raison doute du témoignage des
yeux. L’invraisemblable est devenu la réalité.

[Illustration: A bord d’un «phoquier» norvégien, à la lisière de la
banquise polaire: du nid de corbeau, une vigie veille le retour éventuel
d’Amundsen.]



QUATRIÈME PARTIE

L’Œuvre du Commandant en second.

PAR

Hj. RIISER-LARSEN

_Lieutenant de vaisseau de la marine norvégienne._



CHAPITRE PREMIER

L’équipement de l’expédition.

Pourquoi nous avons choisi des Dornier-Wal.--Leurs moteurs.--Précautions
pour les protéger contre le froid.--Le vestiaire des aviateurs.--Le
compas solaire.--Méthode de détermination de la position recommandée
dans le bassin arctique.--La gastronomie polaire.--Notre matériel de
campement.


L’emploi d’un dirigeable nous étant interdit pour des raisons d’ordre
financier, force nous fut de nous contenter de l’avion.

Pourquoi avons-nous pris deux appareils? En raison des critiques qu’elle
a soulevées, je dois d’abord expliquer les motifs de cette décision.
Pour cela, il importe de rappeler qu’avant le départ les explorateurs
arctiques les plus qualifiés et les chasseurs de phoques norvégiens,
qui, depuis de longues années, naviguent au milieu des glaces du
Groenland oriental provenant du bassin arctique, affirmaient la
possibilité de trouver des terrains d’atterrissage sur la banquise
polaire. La banquise en question, assuraient-ils, renfermait en
abondance des «champs», suffisamment unis et étendus pour que des avions
puissent s’y poser, ainsi que de nombreux canaux sur lesquels un
amerissage ne présenterait aucune difficulté. A la vérité, plusieurs
personnalités ne partageaient pas cet optimisme; elles émirent même une
opinion complètement différente sur l’état des surfaces qu’offre la
banquise polaire. Leurs affirmations s’appuyant uniquement sur des
hypothèses, nous ne crûmes pas devoir leur prêter une aussi grande
attention qu’aux renseignements donnés par des navigateurs de
l’Arctique, qui, eux, étaient fondés sur une longue expérience. En
conséquence, nous admîmes que nous rencontrerions fréquemment des
terrains d’atterrissage, et, sur cette présomption, notre programme fut
établi. Nous envisageâmes dès lors une expédition effectuant en cours de
route des escales, afin d’exécuter des observations scientifiques, les
résultats que cette méthode de voyage procurerait devant être beaucoup
plus considérables que ceux obtenus au cours d’un vol aller et retour
sans arrêt. Pour accomplir ce programme, l’emploi de deux appareils nous
parut offrir plus de garanties; si, en effet, l’un venait à être
immobilisé par une panne, le second nous permettrait de poursuivre le
voyage. Avec deux avions les chances d’atteindre un but ne sont-elles
pas deux fois plus grandes qu’avec un seul, pourvu, bien entendu, que le
terrain permette de descendre? Au contraire, si cette dernière condition
ne se trouve pas réalisée, les chances deviennent moitié moindres,
puisque les possibilités de panne sont doubles, et cela en admettant
même que les pilotes naviguent de conserve. Aussi bien, lorsque après
notre arrivée sur la banquise nous eûmes constaté qu’elle ne renfermait
aucun terrain propice à l’aviation, nous résolûmes d’effectuer le retour
sur un seul appareil. Si, pendant plusieurs jours, nous avons travaillé
à remettre en état nos deux hydravions, c’est qu’étant donné les dangers
que présenterait le départ, il nous parut prudent de les avoir tous les
deux parés pour le cas où l’un serait avarié en prenant son envol. Quand
nous nous fûmes rendu compte que les préparatifs de mise en route d’un
seul appareil exigeraient les efforts réunis des deux équipages, nous
choisîmes celui se trouvant en meilleur état, par suite offrant le plus
de sécurité pour le retour.

On nous a, en outre, critiqué d’avoir continué notre vol avec deux
avions, lorsque après être sortis de la brume, nous constatâmes que la
banquise ne renfermait aucun terrain d’atterrissage.

Ma réponse sera très simple: nous espérions que, plus au nord, les
glaces seraient moins accidentées.

Ceci dit, abordons une autre question: «Pourquoi avons-nous adopté des
Dornier-Wal?»

Notre choix entre les différents types d’aéroplanes fut déterminé par
les conditions que nos appareils devaient remplir pour atterrir sur la
banquise polaire, d’après les idées que nous nous faisions alors de sa
surface.

Par temps clair, lorsque le soleil brille, il est possible de discerner
d’une certaine hauteur les accidents que présente le terrain sur lequel
on se propose de descendre, sans être toutefois certain de ce que l’on
va rencontrer. Il peut, par exemple, arriver que la neige masque des
amas de blocs de glace fort dangereux. Par temps de brume, un
atterrissage, même volontaire, offre de grands risques, en raison de
l’impossibilité d’apercevoir les vagues qui accidentent la surface de la
neige[43].

  [43] La surface de la neige est accidentée de vagues créées par le
    vent. Ces ondulations portent dans le vocabulaire géographique le
    nom de _sastrugi_, terme emprunté à la langue russe. (_Note du
    traducteur._)

Trois types d’appareils retinrent notre attention:

1º Les avions montés sur _ski_;

2º Les hydravions à flotteurs;

3º Les hydravions à coque.

Supposons un avion sur _ski_ ou un hydravion à flotteurs; à la descente,
un _ski_ ou un flotteur vient-il à heurter une saillie de la banquise,
le train d’atterrissage se brisera et l’appareil capotera.

Possédant un moindre empâtement, un hydravion à coque aura plus de
chances de ne pas rencontrer un obstacle, et, en outre, chavirera plus
lentement. En second lieu, ce type présente un avantage considérable à
notre point de vue. Doit-on décoller sur une neige épaisse, la pression
exercée par l’infrastructure de l’appareil ne peut dépasser une certaine
limite par unité superficielle, par exemple, 600 kilogrammes par mètre
carré. Le poids total de nos avions devant atteindre dans les six tonnes
environ, cette charge devrait être, par suite, répartie sur une surface
de 10 mètres carrés. Or, pour répondre à cette condition, un train
d’atterrissage monté sur _ski_ deviendrait très lourd, et, dans le cas
d’un hydravion ordinaire, les flotteurs atteindraient des dimensions
énormes.

Ces considérations nous amenèrent à choisir l’hydravion à coque. Outre
les avantages que nous venons d’indiquer, ce type d’appareil avait celui
de permettre l’envol et la descente sur les canaux d’eau libre pouvant
exister au milieu de la banquise. En second lieu, nous adoptâmes une
coque en duralumin en raison de la résistance de ce métal aux chocs. Des
heurts susceptibles de crever une coque en bois et de causer, par suite,
des avaries impossibles à réparer au milieu de la banquise, ne
détermineront sur une surface en duralumin que des bosses que l’on fera
ensuite disparaître au marteau, si cela est nécessaire. L’aluminium ne
brise pas facilement, comme chacun le sait.

Quel est le meilleur type d’hydravion à coque en duralumin, telle est la
question qui se posa, une fois le principe de cet appareil adopté.

Si le départ a lieu sur de la neige pulvérulente, le poids par unité de
surface n’entre pas seul en considération. Le fonds de coque doit
présenter des formes telles que, pendant la glissade, une certaine
quantité de force ne soit pas perdue à refouler sur les côtés une grande
quantité de neige.

Or, seuls, les Dornier-Wal répondaient, non seulement à ce desideratum,
mais encore à tous ceux formulés plus haut.

Les hydravions à coque de cette firme possèdent de plus une autre
supériorité d’une importance considérable, dont nous ne nous rendîmes
compte que sur la banquise. Pour assurer leur stabilité latérale sur
l’eau, au lieu de ballonnets de bouts d’aile, ces appareils sont munis
d’une «nageoire» de chaque côté de la coque. Au cours de nos essais
d’envol sur la «jeune glace» recouvrant l’étang, sur lequel nous avions
ameri, notre appareil enfonça à travers cette glace, jusqu’à ce qu’une
partie de son poids reposât sur les «nageoires». Nous pûmes ainsi
employer le _N-25_ comme brise-glace, et, par cette manœuvre, le sauver
plusieurs fois de situations critiques. Si notre hydravion eût été muni
simplement de ballonnets de bouts d’aile, ils auraient eu à supporter un
trop grand poids et des avaries se seraient produites.

Ces explications démontrent que les Dornier-Wal s’imposaient à notre
choix. L’expérience a confirmé notre première impression; au cours du
voyage, nous ne leur avons trouvé aucun défaut; en revanche, nous leur
avons découvert de nombreuses qualités. La principale, c’est qu’ils sont
équipés avec des moteurs Rolls-Royce (Eagle IX).

Les Wal[44] sont munis de deux moteurs placés en tandem, de telle sorte
que l’un agit comme tracteur et l’autre comme propulseur. Chaque hélice
tournant dans un sens particulier, celle d’arrière agit comme
contre-hélice par rapport à celle d’avant. La puissance obtenue, grâce à
cette disposition, conjointement avec les lignes heureuses de la coque
et le profil judicieux des surfaces sustentatrices permet à ces
appareils d’enlever un poids utile presque égal à leur poids mort. Au
départ de la baie du Roi, chacun de nos hydravions enleva une charge de
3.100 kilos, alors que leur poids mort ne dépasse pas 3.300. Néanmoins,
nous décollâmes très facilement sur la glace; certainement, nous aurions
pu prendre 200 kilos de plus. Lorsque nous dûmes nous rationner sur la
banquise, que de fois nous nous reprochâmes de n’avoir pas emporté une
plus grande quantité de vivres? Mais, pour cela, il eût fallu exiger
davantage des moteurs, et peut-être en eussent-ils souffert?

  [44] _Wal_, baleine en allemand. La maison Dornier emploie, pour
    désigner ses différents types d’appareils, une nomenclature
    empruntée à la faune marine.

La présence de deux moteurs nous donnait une grande confiance. Leur
disposition permettait, en n’en employant qu’un seul, d’enlever un poids
plus lourd que s’ils avaient été placés sur chaque aile, comme c’est le
cas dans les autres bi-moteurs. Légèrement chargé, un Wal peut même
prendre son départ sur l’eau avec un seul moteur.

Nos appareils ont été construits par la Société de constructions
mécaniques de Marina di Pisa; ils ne différaient du type Dornier-Wal
normal que par des détails insignifiants.

Sur les Dornier-Wal, les réservoirs d’huile sont généralement placés
extérieurement sur un des côtés du groupe-moteur; leur refroidissement
est obtenu par des ondulations de la paroi. N’ayant pas à nous
préoccuper de la question du refroidissement, ces réservoirs furent
installés à l’intérieur de nos appareils. Tous les tuyaux furent
entourés de toile, souvent en plusieurs épaisseurs, quelques-uns même
revêtus de feutre par-dessus cette enveloppe. Pareille précaution fut
prise en vue, non seulement du froid, mais encore d’une rupture
éventuelle. Dans les vols de longue durée, les pannes sont le plus
souvent occasionnées par des accidents de ce dernier genre, tandis que
le moteur continue, lui, à marcher. Rarement des moteurs ont produit
moins de vibrations que les nôtres; une rupture dans la tuyauterie était
donc peu probable. Quoi qu’il en soit, la précaution indiquée plus haut
me semble nécessaire.

L’eau du radiateur fut additionnée de 40 % de glycérine pure; ainsi
mélangée elle ne pouvait geler qu’à −17°; jamais, d’ailleurs, nous
n’éprouvâmes de température aussi basse. Par mesure de prudence, pendant
notre séjour sur la glace, nous opérions la vidange de l’eau du
radiateur dans une bonbonne à essence vide, lorsqu’il n’était pas
nécessaire que l’appareil fût paré pour le départ. Grâce à un dispositif
spécial, nous pompions l’eau directement de la bonbonne dans le
radiateur. En général, d’abord, nous démarrions les moteurs, puis nous
pompions. Voici la raison de cette manière d’opérer. La partie
inférieure des conduits d’admission des gaz est enveloppée d’une chemise
dans laquelle une petite quantité de l’eau du radiateur arrive pour
échauffer ces conduits. Lorsque l’on fait tourner l’hélice et que la
carburation s’établit, la température dans la tuyauterie s’abaisse
notablement en dessous de celle de l’air et le métal de la chemise prend
immédiatement cette température. Si le liquide qu’il renferme se trouve
à une température inférieure seulement de quelques degrés à son point de
congélation, de la glace peut se former et obturer l’issue de la chemise
d’eau. Dès lors cette chemise se transformera instantanément en un bloc
de glace et éclatera bientôt après. Si, au contraire, on fait tourner
les moteurs et on amène ensuite l’eau, lorsqu’elle arrivera dans la
chemise, après son passage dans les cylindres, elle aura subi un
réchauffement suffisant pour que cet accident ne soit pas à craindre.

Quand nous devions nous tenir parés pour le départ, nous n’opérions pas
la vidange du radiateur. En pareil cas, afin de maintenir dans le
groupe-moteur une température suffisante pour éviter toute congélation
et obtenir un démarrage immédiat, nous employions nos appareils
_Therm’x_. Ils avaient été construits spécialement pour nous par la
Société lyonnaise des Réchauds catalytiques, de manière à pouvoir être
placés sous les moteurs et sous les réservoirs d’huile. Ils
fonctionnaient dans les mêmes conditions que les modèles ordinaires.
Chaque groupe-moteur possédait six de ces réchauds; en très peu de
temps, ils permettaient de porter la température à 35° au-dessus de
celle de l’air.

Au début de notre séjour sur la banquise, lorsque le radiateur était
vide, nous employions les _Therm’x_ dans le «mess». Ils y entretenaient
une chaleur très agréable et nous procuraient un véritable confort. Le
soir, au moment de nous coucher, ils étaient partagés entre nos trois
chambres; elles nous donnaient alors l’impression de véritables paradis.
Hélas! ce bon temps ne dura pas. Afin d’économiser l’essence, nous dûmes
renoncer à l’emploi de ces réchauds, quoique leur consommation soit
extrêmement faible, mais il n’est point de petites économies. Au-dessus
des _Therm’x_, nous suspendions pendant la nuit nos chaussettes, nos
bottes, nos gants mouillés; quel bien-être on éprouvait le lendemain
matin à enfiler des effets chauds. Lorsque vint l’ère des restrictions,
nous n’eûmes alors d’autre ressource, pour faire sécher nos chaussettes,
que de les placer pendant la nuit sur notre poitrine; un changement plus
que désagréable.

Tant que ces appareils fonctionnèrent dans nos logements, la température
élevée qu’ils y entretenaient nous procura, en outre, un très grand
avantage, celui d’empêcher la formation de glace autour de notre
hydravion. Toujours une couche d’eau demeura autour de sa coque.

Lorsque nous devions démarrer les moteurs, non seulement nous les
échauffions, ainsi que l’huile, à l’aide des _Therm’x_, mais encore nous
dévissions une bougie de chaque cylindre, la portions à une température
assez élevée et la remettions en place seulement quelques instants avant
la mise en marche. Ce procédé empêchait la condensation de l’essence sur
les bougies.

Pour faciliter la carburation, nous échauffions également à l’avance les
tubulures de gaz au moyen d’une grosse lampe de soudeur. Grâce à ces
précautions, jamais nous n’avons éprouvé de difficultés à mettre en
marche. Les moteurs partaient instantanément.

Pour le cas où l’essence aurait été trop dense pour la carburation, nous
avions emporté une certaine quantité de benzol destiné à être injecté
dans les cylindres. Nous n’eûmes jamais besoin de recourir à ce procédé.

Les radiateurs étaient garnis de volets destinés à régler le
refroidissement. Ce dispositif nous rendit les plus grands services. Si
les volets étaient complètement fermés, les moteurs s’échauffaient très
rapidement avant les essais de départ; d’où une économie d’essence. Pour
qu’ils pussent donner toute leur puissance, nous pouvions, en faisant
jouer ces ouvertures, maintenir l’eau à une température voisine du point
d’ébullition au moment du départ, et ensuite la refroidir, en les
ouvrant plus largement.

                   *       *       *       *       *

Tous les compas étaient remplis d’alcool pur, de même que les niveaux.
Les basses températures auraient rendu l’huile paresseuse, si elles
n’eussent pas déterminé sa congélation.

Toutes les parties mobiles des instruments exposés au froid furent
enduites d’une huile spéciale qui ne gèle qu’à −40°.

Après ces notes sur les précautions prises pour préserver les moteurs du
froid, je passe à la description du vestiaire du pilote. D’après mon
expérience, il doit être chaud et en même temps léger, afin de ne pas
gêner ses mouvements. Avant le départ ou lorsqu’en cours de route on
fait escale pour exécuter des observations, on marche, parfois on
soulève des caisses, bref, on accomplit des efforts musculaires. Si le
pilote porte une lourde pelisse, tout en se donnant du mouvement, il
entrera en transpiration et, quand il reprendra l’air, il sentira le
froid. Si, pour effectuer sa besogne à terre, il quitte cette pelisse,
la basse température le saisira aussitôt et ce malaise augmentera quand
il se remettra en route. Pour éviter ces inconvénients, notre
habillement comportait plusieurs parties que nous pouvions mettre ou
enlever, selon les travaux à effectuer et la température.

Le costume de travail et de marche se composait de deux gilets et de
deux caleçons en laine, ceux placés directement sur la peau, légers, les
seconds très épais, puis d’un pantalon et d’une vareuse garnie d’un
capuchon en étoffe, imperméable au vent.

En avion, nous portions une ample jaquette et un pantalon en poils de
chameau et par-dessus un _anourak_[45] en peau de phoque. Comme
coiffure, le bonnet fourré habituel des aviateurs, qu’en cas de besoin
on pouvait recouvrir avec le capuchon de l’_anourak_; enfin, autour du
cou, un grand cache-nez en laine.

  [45] Vêtement esquimau, sorte de blouse descendant jusqu’au sommet des
    hanches.

Ajoutez à cela des gants faits de deux peaux de mouton cousues ensemble,
avec laine à l’intérieur et à l’extérieur, par-dessus lesquels nous
enfilions une seconde paire montant jusqu’au coude, faite d’une mince
étoffe, également imperméable au vent.

Pour compléter ces indications sur l’équipement, j’ajouterai que nous
emportâmes un moteur et de très nombreuses pièces de rechange.

                   *       *       *       *       *

Le compas solaire dont, à plusieurs reprises, il a été question dans la
partie narrative de ce volume, a été imaginé par Amundsen et construit
par la firme _Goerz Optische Werke_.

Le principe de cet instrument est le suivant:

L’image du soleil se trouve réfléchie à travers un périscope sur une
plaque placée devant le pilote. Un mouvement d’horlogerie, pouvant être
couplé à ce périscope par une roue dentée, est réglé de manière à le
faire tourner de 360° pendant le temps moyen entre deux passages
consécutifs du soleil au méridien supérieur. A l’aide d’une division
portée sur l’instrument, on peut placer le périscope dans une direction
déterminée par rapport à l’axe de l’avion. Si le départ doit avoir lieu
à midi, on l’oriente exactement sur l’arrière, et, à midi (temps local)
on enclanche le mouvement d’horlogerie. L’avion a-t-il le cap au nord,
une petite image réfléchie du soleil apparaît au centre de la plaque que
marque une croix. Le périscope suivra dès lors le mouvement apparent du
soleil, et son image restera visible au centre de la plaque, tant que
l’avion gardera la même route. Le départ a-t-il lieu à une heure
différente de midi, on calcule l’ascension droite du soleil pour l’heure
à laquelle le mouvement d’horlogerie sera enclanché. Suivant que ce
mouvement est mis en marche au temps de Greenwich ou à un autre temps,
on tiendra compte de la différence de longitude entre ces deux temps,
et, en outre, de l’angle que la route fera avec ce méridien, si elle ne
le suit pas. La tête du périscope est munie d’une vis graduée pour la
correction de la déclinaison solaire, et l’appareil monté sur un pied
permettant d’apporter également une correction, si l’on vient à changer
de latitude, l’axe du périscope devant demeurer parallèle à celui de la
terre. D’autre part, on doit tenir compte de l’inclinaison de la route
de l’avion par rapport au plan horizontal. Le champ du périscope est de
10°.

[Illustration: Le Soleil de Minuit sur la côte nord du Spitzberg.
(Cliché ILLUSTRATION)]

Avant le vol a-t-on orienté le compas solaire droit au nord, on fera
route dans cette direction, à moins que l’avion ne soit dépalé par le
vent.

Pour mesurer la dérive, nous avions un instrument, construit par Goerz,
permettant de connaître à la fois cet angle et la vitesse de l’avion.
Son principe est le suivant: sur un cercle mobile que renferme
l’instrument est tendu un fil diamétral. Après avoir amené ce fil
parallèlement à l’axe de l’avion, on observe si un point du terrain
survolé suit exactement la direction du fil. S’il s’en écarte, c’est
qu’il y a dérive. On déplace alors le fil très lentement jusqu’à ce que
le point observé suive sa direction. L’angle de déplacement du fil donne
la dérive. On ne saurait immédiatement corriger la route de cet angle.
En agissant ainsi, on diminuerait simplement l’angle de dérive, et de
nouvelles observations deviendraient nécessaires. On obtient un bien
meilleur résultat en procédant à une mesure de la vitesse.

Pour cela, on emploie le même instrument, lequel permet de viser un
point passant sous l’avion à partir d’un relèvement de 45° sur l’avant.
Pendant l’observation, le pilote gardera une grande stabilité de route.
L’observateur met en mouvement un compteur, lorsqu’un objet est au
relèvement 45°, et stoppe quand ce même objet est sur la perpendiculaire
de l’avion. Connaissant l’altitude et le temps écoulé entre les deux
passages, on trouve la vitesse vraie au moyen d’une règle à calcul.

On obtient alors les données suivantes:

1º Vitesse propre;

2º Route au compas;

3º Vitesse vraie;

4º Angle de dérive.

Toutes ces données, on les applique sur une règle à calcul appartenant à
l’instrument, et rapidement on connaît la direction dans laquelle, étant
donné le vent régnant, on doit gouverner pour tenir la route prévue et
en même temps la vitesse vraie que l’on aura dans cette direction. En
outre on obtient la direction vraie du vent et sa force à l’altitude à
laquelle on navigue. La nouvelle route est alors donnée au pilote.

S’il gouverne d’après le compas solaire, l’observateur apportera la
correction nécessaire au périscope et pour cela le fera tourner d’un
certain nombre de degrés.

Aussi longtemps que l’on ne survole pas une mer de nuages, ce procédé
est applicable. Si on contrôle constamment la vitesse vraie, on peut
atteindre le Pôle, en employant exclusivement les méthodes de la
navigation maritime. Pendant deux heures au nord de la côte
septentrionale du Spitzberg, nous rencontrâmes de la brume, comme il a
été dit plus haut, et ne pûmes par suite faire aucune observation de
dérive. Aussitôt qu’il fut possible d’en exécuter, nous apportâmes la
correction nécessaire au compas solaire. En raison de ce que nous avions
été dépalés, il se trouvait orienté beaucoup trop dans l’ouest du Pôle.
Je dois faire observer à ce sujet que le compas solaire n’indique la
direction de ce dernier point qu’autant que l’on vole le long du
méridien pour lequel l’instrument a été réglé au départ. Si l’on a été
déporté et que l’on continue à se diriger d’après le compas solaire, on
avancera dans une direction parallèle à celle du méridien que l’on se
proposait de suivre. Dans ce cas, pour donner au compas une nouvelle
orientation de manière à ce qu’il soit dirigé vers le Pôle, il faudrait
connaître la longitude du lieu.

Pendant le voyage d’aller comme pendant le retour, le compas solaire
nous rendit les plus grands services. Si nous n’avions eu que des compas
magnétiques nous n’aurions pas été sûrs de nous.

Nos compas magnétiques furent choisis après une étude approfondie des
différents types considérés au point de vue des circonstances que l’on
supposait devoir exister dans le bassin polaire.

Le Pôle magnétique est situé à peu près à égale distance du Pôle
géographique et du Spitzberg. Les compas étant utilisables pour la
navigation autour de ce dernier archipel, il s’ensuit qu’ils peuvent
être également employés dans la mer entre ces îles et le Pôle, sous
cette réserve que l’on ignore pour ainsi dire la grandeur de la
déclinaison dans cette région, le tracé des isogones dans cette partie
du bassin polaire ne reposant que sur un très petit nombre
d’observations.

A la suite d’une conversation à Bedfort avec un aéronaute anglais de mes
amis, le capitaine Johnstone, Dietrichson et moi choisîmes des compas de
route et des compas de relèvement du type apériodique construit par la
firme Hugues and Son de Londres. Si l’on amène ces compas à s’écarter de
leur position, l’aiguille y revient lentement sans oscillations. Dans le
bassin polaire où la composante horizontale est relativement faible,
l’aiguille sera lente à reprendre sa position, mais nous préférâmes
cette apériodicité à de longues oscillations avec de grands écarts. Les
compas de route de ce type sont particulièrement bien compris, par suite
d’un dispositif particulier sur lequel il est inutile de s’étendre ici.

Nous avions commandé un appareil de T. S. F. pour le _N-24_, mais il ne
fut pas prêt au moment du départ.

                   *       *       *       *       *

Ceux de mes lecteurs qui s’occupent de questions de navigation liront
avec intérêt l’exposé d’une méthode très simple de détermination de la
position dans le bassin arctique, formulée par le Dr Sverdrup, un des
membres de l’équipage du _Maud_:

«Une mesure de la hauteur du soleil indique simplement que l’on se
trouve quelque part dans un petit cercle, dont le centre est le point
qui a à ce moment le soleil au zénith, et dont le rayon est égal à 90° −
H (H étant la hauteur solaire mesurée). Ce cercle, nous l’appelons le
cercle du lieu.

«Pour déterminer le méridien sur lequel le soleil se trouve au moment de
l’observation, on doit lire en même temps une montre, dont l’état par
rapport au temps moyen de Greenwich (T. M. G.) est connu. La
_Connaissance des Temps_ donne les corrections à ajouter ou à retrancher
pour obtenir le temps vrai de Greenwich. Le soleil est alors au-dessus
du méridien, dont la différence de longitude par rapport à Greenwich est
égale à l’heure de la montre (Temps vrai de Greenwich), et se trouve au
zénith au-dessus du point, dont la latitude est égale à la déclinaison
du soleil.

«Une observation de hauteur solaire et une lecture simultanée de la
montre servent à calculer une tangente au cercle du lieu dans le
voisinage de la position dans laquelle on croit se trouver. Cette
tangente est la droite de hauteur.

«Près du Pôle cette ligne est déterminée sans calculs compliqués. On
peut tracer directement le méridien sur lequel se trouve le soleil,
lorsque l’on a calculé l’heure de la montre par rapport au temps vrai de
Greenwich. Le cercle du lieu coupe ce méridien à une distance H − D du
Pôle, D désignant la déclinaison du soleil. Cette intersection, nous
l’appelons le point du pôle du cercle du lieu. Si la différence H − D
est positive, ce point se rencontre du même côté du Pôle que le soleil,
si elle est négative, du côté opposé. Une perpendiculaire au méridien
sur lequel se trouve le soleil, passant par le point du pôle du cercle
du lieu est tangente à ce cercle. Cette tangente, nous l’appelons la
tangente du pôle. Jusqu’à une distance du point du pôle au Pôle
correspondant à cinq degrés de latitude, la tangente du pôle
représentera le cercle du lieu avec une approximation suffisante, et
pourra être considérée comme la droite de hauteur; mais si la distance
est plus grande, l’écart entre la tangente et le cercle deviendra
sensible.»

Sverdrup explique ensuite un procédé facile pour trouver la correction à
appliquer si l’on se trouve en-dessous de la distance de cinq degrés de
latitude. Sur la banquise nous demeurâmes toujours dans l’intérieur de
cette limite, par suite n’eûmes pas à faire usage de la correction. La
méthode de Sverdrup est très simple et suffisamment exacte en raison de
la faible différence existant entre l’angle horaire et l’azimut.

Je reproduis ci-après le calcul de nos observations dans la nuit du 21
au 22 mai, immédiatement après notre débarquement.

  M.          =   3 h. 23′  3″     2Hi [Illust.] =    35° 58′ 0″
  Tm. Gr. − M =   1 h.  0′ 19″     (horizon artificiel)
                --------------      Hi [Illust.] =    17° 59′
  Tm. Gr.     =   2 h. 22′ 44″     Correction    =       +13′
                                                     -----------
  + Em.       =         3′ 33″     H v [Illust.] =    18° 12′
                --------------     D             = N. 20° 15′,4
  T. V. Gr.   = { 2 h. 26′ 17″                       -----------
                { 36°,3            H − D         = {  −2°  3′,4
                                                   { 123,4 milles marins

Sur une feuille de papier je traçai une ligne représentant le méridien
de Greenwich, et sur cette ligne portai le Pôle Nord. Je portai ensuite
sur le méridien du soleil un point distant de 123,4 milles marins dans
le sud-ouest du Pôle (H − D étant négatif). Par ce point je menai une
perpendiculaire au méridien du soleil et obtins ainsi une droite de
hauteur. Pour obtenir une seconde droite de hauteur, il fallait attendre
que le soleil se fût déplacé. L’intersection de ces deux lignes du lieu
est le point où l’on se trouve.

A 5 h. 47′ (Temps vrai de Greenwich), je fis une nouvelle observation;
son résultat fut: H − D = −33 milles marins. La droite de hauteur
fournie par cette équation ayant été portée sur la même feuille de
papier, son point d’intersection avec la première nous donna pour notre
position: 87° 47′ de latitude nord et 13° de longitude ouest.

Quelques jours plus tard, adoptant ces valeurs comme point estimé, je
calculai ces observations d’après la méthode Saint-Hilaire. J’obtins
alors comme coordonnées de notre point de débarquement:

    87° 43,2′ latitude nord.
    10° 19,5′ longitude ouest.

A notre retour nos observations ont été revisées à l’aide des formules
astronomiques les plus précises. Cette revision a donné comme résultat
pour la position de notre premier camp, le point le plus nord pour
lequel nous ayons des observations:

    87° 43′ latitude nord.
    10° 37′ longitude ouest.

Au cours de nos reconnaissances à la recherche d’un terrain de départ
nous nous sommes avancés dans le nord, mais sans faire d’observation.

A notre retour, un spécialiste norvégien, M. Wesö, a calculé les
positions de nos différents points d’observation. Ses opérations ont eu
les résultats suivants:

_22 mai._--87° 43′ latitude nord, 10° 37′ longitude ouest.

_28 mai._--87° 32′ latitude nord, 10° 54,6′ longitude ouest.

_29 mai._--87° 31,8′ latitude nord, 8° 3,9′ longitude ouest.

_12 juin._--87° 33,3′ latitude nord, 8° 32,6′ longitude ouest.

Ces positions mettent en évidence la dérive de la banquise. En direction
générale, elle portait un peu dans le sud-est.

                   *       *       *       *       *

Nous emportâmes un matériel de sondages par le son qui avait le grand
avantage de ne peser que quelques kilos. C’est avec ces instruments que
nous avons opéré sur la banquise.

Pour obtenir une visée précise du soleil, le compas de relèvement était
muni d’un viseur particulier et d’un niveau. Pendant les observations le
compas fut tenu à une bonne distance de tous les objets susceptibles de
déterminer une perturbation.

Des observations furent exécutées le 23 et le 29 mai. Leurs résultats
sont:

Déclinaison W. = 39° 5 et 30°, soit environ 5° de plus que les cartes ne
l’indiquent.

Ces observations nous furent d’une grande utilité pour le voyage de
retour en ce qu’elles nous servirent à calculer notre route au compas
vers le Spitzberg. Toutefois nous fîmes usage d’une valeur moindre de la
déclinaison; l’expérience justifia cette correction.

                   *       *       *       *       *

Tous les pilotes savent quelle gêne leur apporte le soleil, lorsqu’il se
trouve droit devant eux et bas sur l’horizon. Aveuglés par la lumière,
ils ne peuvent lire facilement les instruments; en second lieu, à la
longue, ils éprouvent une grande fatigue. Pour remédier à cet
inconvénient, j’avais fait disposer derrière le pare-brise de petits
écrans que l’on pouvait mettre en place à volonté. A 22 heures, pendant
le vol en direction du Pôle, me sentant la vue fatiguée par l’éclat du
soleil, je dressai l’écran en question et le conservai jusqu’à une
heure, lorsque nous commençâmes à descendre.

                   *       *       *       *       *

Nous emportâmes des _skis_, des bâtons pour _skis_ et des traîneaux. Sur
la banquise ces patins nous furent fort utiles; sans eux, nous aurions
enfoncé jusqu’au genou dans l’épaisse couche de neige qui recouvrait la
«vieille glace» et n’aurions pu traverser la «jeune glace», très
fragile, de l’étang où nous avions ameri, lorsque nous allâmes chercher
des approvisionnements à bord du _N-24_.

Pour le transport d’un camp à l’autre des cylindres d’essence pesant
plus de 200 kilos, nous employâmes les traîneaux: une rude épreuve dont
ils sortirent à leur avantage. Par cette expérience, nous voulions nous
rendre compte de leur solidité pour le cas d’une retraite à travers la
banquise. Après cela, nous sûmes que nous pourrions éviter de décharger
les véhicules, lorsque nous aurions à franchir des accumulations de
blocs pas trop difficiles. Les traîneaux avaient une largeur suffisante
pour transporter les bateaux pliants tout montés, prêts à être lancés,
afin qu’en cours de route on ne perdit pas de temps quand nous aurions à
franchir quelque canal d’eau libre.

Pour la cuisine, nous avions des appareils Meta et des Primus. Comme il
a été indiqué plus haut, chaque avion était muni d’un fusil de chasse,
d’une carabine et d’un pistolet, en vue de nous procurer du gibier dans
le cas d’une marche, soit vers la terre de Grant, soit vers le
Spitzberg.

Autour de notre campement, près du 88° de latitude, nous vîmes deux ou
trois phoques; la rencontre d’ours rentrait donc dans le domaine des
possibilités. Aussi bien, l’homme de veille pendant la nuit était-il
toujours armé d’un pistolet Colt. L’ours n’a pas l’humeur pacifique que
certains lui attribuent. Dans ces parages perdus, ne trouvant rien à se
mettre sous la dent, étant par suite très affamé, il doit se montrer
agressif.

Nous emportâmes des bombes fumigènes, de petit modèle, destinées à être
lancées sur la glace avant l’atterrissage pour connaître la direction du
vent, au niveau du sol, d’autres plus grosses, pour servir de moyens de
signalisation, au cas où les appareils descendraient à une certaine
distance l’un de l’autre.

Avant le départ l’éventualité d’une panne d’essence au cours de la
retraite vers le Spitzberg avait été envisagée. En pareil cas, nous
atterririons, et, après avoir transporté le reliquat du carburant de
l’un des avions dans l’autre, nous poursuivrions ensuite notre route
avec un seul appareil. Si le second appareil était abandonné à une
distance pas trop grande du Spitzberg, nous projetions d’aller ensuite
le rechercher. Afin de jalonner la route et pouvoir le retrouver
facilement, nous laisserions tomber à la surface de la banquise de gros
objets destinés à servir de repères, et sèmerions de l’aniline sur la
glace à intervalles déterminés. Des expériences de ce mode de repérage,
exécutées à bord d’un avion pendant l’hiver, n’obtinrent aucun succès.
Pendant notre séjour au Spitzberg, ces essais furent repris. En jetant
de l’aniline à la main sur de la neige humide, le résultat fut
excellent, négatif au contraire sur la neige sèche.

Si nous battions en retraite à une époque avancée de l’été, la surface
de la banquise serait détrempée, par suite propice à l’emploi de ce
produit chimique; nous en emportâmes donc une petite quantité.

Quelques mots maintenant sur la chaussure, cet article très important
dans l’exploration polaire. Si les circonstances nous obligeaient à
battre en retraite à pied, soit vers le cap Columbia, soit vers le
Spitzberg, le trajet serait accompli à l’époque la plus chaude de
l’année; la glace serait par suite recouverte d’une épaisse couche de
neige fondante. En conséquence, pour le _ski_, nous adoptâmes des bottes
imperméables montant jusqu’au genou. En raison de leur lourdeur, notre
vestiaire comprenait, en outre, d’autres chaussures, destinées à la
marche sans ces patins. Chacun de nous choisit le type lui convenant
dans le stock apporté au Spitzberg. Amundsen, Omdal et Feucht donnèrent
la préférence aux _Komager_, mocassins en peau de renne employés par les
Lapons. Les deux mécaniciens les trouvaient très commodes pour leurs
allées et venues continuelles entre le groupe-moteur et la chambre à
essence. Ellsworth et Dietrichson préférèrent, au contraire, des
_kamikkes_ à tige basse, mocassins en peau de phoque, que chaussent les
Esquimaux; pendant tout le voyage, j’employai de hautes bottes en
caoutchouc.

Qu’est-ce que le pemmican dont il a été plusieurs fois question dans le
récit de notre voyage? Pour répondre à cette question, le plus simple
est de donner ici la recette de cet aliment qui tient une place de
premier rang dans la gastronomie polaire. Vous faites sécher de la
viande à une température le moins élevée possible, afin qu’elle garde sa
saveur, puis vous la pulvérisez et mélangez la poudre ainsi obtenue à
des légumes secs également pulvérisés. Vous versez dans de la graisse
liquide, et faites couler dans des moules où le tout se solidifie en
tablettes. Cinq kilos de viande produisent un kilo de poudre; sous un
petit volume le pemmican est donc un aliment très nutritif.

Celui que nous avons employé, fabriqué par une maison danoise[46], était
de premier ordre, d’après l’analyse qui en a été faite par le professeur
Torup.

  [46] _De danske Vin- og Konservesfabrikker._

Chauffé avec de l’eau, le pemmican est préparé, soit en rata, soit en
soupe, selon la quantité de liquide employé. 80 grammes donnent un grand
bol d’un excellent potage. Par les temps froids, il est très agréable de
croquer le pemmican cru. Dans les derniers jours de notre détention sur
la banquise, le chef nous en ayant alloué pour le souper une ration
supplémentaire de 40 grammes, nous la mangions en guise de pain avec
notre chocolat.

De ce chocolat nous fîmes également grand usage. La «manière de s’en
servir» indiquait les proportions suivantes pour sa préparation: 125
grammes pour un demi-litre d’eau.

Nous ne suivîmes pas précisément cette indication; pour 400 grammes
d’eau nous n’employons qu’un tiers de tablette, soit environ 32 grammes.
Lorsque la ration de biscuits fut réduite, chaque tasse fut additionnée
d’une cuiller à bouche de lait en poudre. Notre chocolat devint alors un
véritable nectar.

Un aliment excellent, à notre goût, est le lait malté en tablettes[47].
Quand nous sentîmes nos forces diminuer à la suite du sévère régime de
restrictions que les circonstances nous imposaient, la ration fut
augmentée de dix de ces tablettes; en même temps notre chef nous
recommanda de les manger une par une au cours de la journée. Un soir,
après m’être couché, ayant croqué une de ces tablettes, elle me parut si
bonne que je me relevai pour en prendre une seconde. Comme c’était un
véritable travail de sortir du sac de couchage, je pris la boîte à côté
de moi; grave imprudence, je ne pus résister au plaisir d’avaler coup
sur coup tout son contenu. Il me semblait sucer des sucres d’orge.
Lorsqu’un homme veillait la nuit, il touchait une ration supplémentaire
de dix tablettes de lait malté. Généralement il les faisait dissoudre
dans de l’eau chaude; il prenait alors sa «tasse de thé», disions-nous,
cette boisson présentant l’aspect et le goût de thé au lait. Cette
préparation est fortifiante.

  [47] Horlicks Malted Milk.

La ration quotidienne de chaque homme était ainsi composée:

  Pemmican                              400 grammes.
  2 tablettes de chocolat de 125 gr.    250  --
  12 biscuits                           125  --
  Lait desséché                         100  --
  Lait malté                            125  --
                                      -----
                                      1.000 grammes.

Notre approvisionnement en vivres de l’expédition, calculé pour trente
jours, pesait, par suite, 180 kilogrammes.

Chaque homme emportait un sac contenant une rechange de sous-vêtements
(gilet et caleçon), une paire de chaussettes et une paire de chaussons,
des allumettes dans un étui imperméable, un briquet, un nécessaire de
couture, une tasse et une cuiller. Ces effets n’atteignaient pas deux
kilos; jusqu’à concurrence de ce poids, on avait droit à une pipe, du
tabac, un carnet, un bonnet de coton. Chaque homme était, en outre, muni
de bottes pour _ski_, d’une paire de chaussures d’un type à sa
convenance, d’une paire de _skis_, d’une paire de bâtons pour la marche
sur ces patins, d’une courroie pour le halage du traîneau et d’un
couteau.

[Illustration: Le retour du _N-25_ au Spitzberg.]

L’armement de chaque appareil comprenait: un bateau-pliant, un traîneau,
une boîte de pharmacie, une tente, des courroies de rechange pour _ski_,
des lanières de rechange pour le traîneau, un Primus avec marmite en
aluminium, une boîte de pièces de rechange pour le Primus, 30 litres de
pétrole, un appareil de cuisson Meta, avec une boîte de tablettes, un
kilo de graisse pour les chaussures, des gants, du fil et des aiguilles
de voilier, un sextant à bulle, un sextant de poche, un horizon
artificiel, un rouleau de cartes, des éphémérides, des crayons, un livre
de bord, une jumelle, 10 bombes fumigènes, un pistolet pour lancer ces
bombes, un dérivomètre, un compas solaire, un fusil de chasse avec 200
cartouches, une carabine avec également 200 cartouches, un pistolet Colt
avec 50 cartouches, une lampe électrique de poche, des pièces de
rechange pour le moteur et des outils nécessaires au mécanicien, une
hache, une pelle, une scie, de la corde, une ancre à glace, un bâton
pour _ski_ de réserve, un seau et un entonnoir pour l’essence, un
entonnoir pour l’huile, un kilo d’aniline, une provision de
_Sennegress_[48], de la graisse pour les _ski_, trois ballons-sondes,
trois paires de raquettes à neige.

  [48] Voir plus haut, page 51.

Nous emportions, en outre, pour être répartis entre les deux appareils,
deux appareils cinématographiques, 600 mètres de film, deux appareils
photographiques avec pellicules et plaques, une pompe à essence, avec
une longue conduite, un appareil Behm pour le sondage par le son, enfin
les cartes postales[49].

  [49] Pour récolter des fonds pour l’expédition, il a été émis des
    cartes postales qui, après avoir fait le voyage du pôle, ont été
    retournées à leurs expéditeurs.



CHAPITRE II

Le transport des avions.

Difficultés de trouver des navires appropriés.--Un ouragan.--Départ de
Tromsö.--Une navigation mouvementée.--Arrivée à la baie du
Roi.--Débarquement et montage des avions.--Essai des appareils.


Des multiples tâches incombant au commandant en second, le transport des
avions depuis Marina di Pisa jusqu’au Spitzberg constituait peut-être la
plus délicate et la plus difficile. Etant donné l’époque du voyage, je
devais prévoir la rencontre de banquises dans l’océan Glacial; par
conséquent, un navire capable de résister aux chocs des glaces était
nécessaire pour la traversée entre le nord de la Norvège et le
Spitzberg. Maints bateaux me furent proposés, mais aucun ne répondait à
mes _desiderata_, et je commençais à désespérer lorsque l’on m’offrit le
_Hobby_. Après avoir comparé les dimensions de nos énormes colis et
celle de ses écoutilles, je me décidai en faveur de ce navire. Les
groupes-moteurs seraient arrimés dans sa cale, tandis que les quatre
énormes caisses contenant les autres parties des appareils seraient
placées sur le pont.

Cette question réglée, après de longues et laborieuses négociations,
j’affrétai le vapeur _Varga_ pour le transport des avions d’Italie en
Norvège.

Tromsö avait été choisi comme lieu de rassemblement de l’expédition. Ce
port ne possédant pas de puissants appareils de levage, le
transbordement des caisses d’avions du _Varga_ sur le _Hobby_ fut opéré
à Narvik, port d’embarquement des minerais de Laponie parfaitement
outillé à tous égards.

En raison de lenteurs apportées dans la réparation de son moteur, je
n’entrai en possession du _Hobby_, à Tromsö, que le 31 mars. A
grand’peine, ce jour-là, il put arriver jusqu’au quai; son hélice neuve,
beaucoup trop grande, paralysait sa marche. Il fallut, par suite,
ramener le bateau au chantier et remettre en place son ancien
propulseur. Ce contretemps n’entraîna pas, heureusement, de conséquences
graves, le _Varga_ ayant été retardé par les tempêtes. Le 1er avril, le
_Hobby_ fut enfin paré pour l’appareillage et, le lendemain soir, il
mouillait à Narvik.

Le 3, le _Varga_ arriva à son tour dans ce port. Nos précieuses caisses
n’avaient éprouvé aucun dommage, quoique, en cours de route, les
tempêtes eussent été fréquentes, le capitaine ayant eu l’attention de ne
marcher qu’à vitesse réduite par les gros temps.

L’après-midi, sa cargaison fut débarquée et placée sur des trucs pour
être amenée sous la grue; après quoi, le chargement du _Hobby_ commença,
et en même temps mes tribulations.

Impossible de descendre les caisses des moteurs dans la cale; les
écoutilles sont trop étroites! Leurs dimensions réelles diffèrent
sensiblement de celles que le plan du bateau leur attribuait.

En présence de cette situation, je fais sortir un des moteurs de sa
caisse, et, après l’avoir divisé en trois parties, le fais arrimer dans
la cale. Je n’en ai pas fini avec les déboires de ce genre. Le grand mât
est planté à un mètre en avant de la position indiquée sur le plan du
bateau; de ce fait, les deux grandes caisses contenant les ailes ne
peuvent être placées longitudinalement l’une à la suite de l’autre,
comme j’en ai formé le projet. Je n’ai pas le choix entre beaucoup de
solutions, ou bien ces caisses seront placées en travers du bateau,
auquel cas elles dépasseront chaque bord de 1 m. 50, ou bien je devrai
affréter un second navire pour transporter l’un de ces deux énormes
colis au Spitzberg. Une compagnie de Narvik m’ayant demandé la somme
exorbitante de 20.000 couronnes[50] pour ce voyage, la question fut
résolue du coup.

  [50] La couronne norvégienne vaut 1 fr. 40 au cours normal, et
    aujourd’hui plus de 5 francs. (_Note du traducteur._)

Peu s’en fallut qu’un accident ne vînt mettre un terme à l’expédition
avant qu’elle ne fût commencée. Dans la nuit du 4 au 5 avril s’éleva un
ouragan d’une violence sans exemple. La rame de wagons portant les
caisses des ailes, les coques et le moteur, qui n’avait pas été
embarqué, se trouvant très exposée aux rafales, le veilleur, de crainte
d’un accident, appela au secours. Aussitôt, des gens arrivent à la
rescousse et «saisissent» solidement les caisses sur les wagons. Entre
temps, le truc portant la caisse du moteur part à la dérive, le frein
ayant été desserré un instant. Arrivé au milieu du quai, il se trouve
fort heureusement abrité par un hangar; grâce à cette circonstance, il
put être arrêté avant qu’il n’entrât en collision avec un monceau de
bois. Si le veilleur avait tardé à appeler, très certainement une de nos
caisses eût été jetée à l’eau. Lorsque l’amarrage fut terminé, les
rafales atteignaient une telle violence que les hommes faillirent être
enlevés par le vent. Pendant cette nuit, plusieurs bateaux mouillés dans
le port chassèrent et subirent des avaries.

En raison du mauvais temps, l’embarquement dut être suspendu jusqu’au 6
avril. Une des caisses contenant les ailes fut placée dans la longueur
du navire et l’autre en travers, et par-dessus cette dernière les coques
des hydravions.

La charge de pont du _Hobby_ atteignait une hauteur d’autant plus
effrayante que le bateau allait affronter l’océan Glacial. Si une avarie
survient en cours de route, l’expédition devra encore une fois être
remise; lorsque je réfléchis à cette éventualité, j’éprouve une sorte
d’effroi. Les avertissements ne me manquent pas, d’ailleurs. Le
capitaine du _Hobby_ et son pilote des glaces, dont j’apprécie hautement
les qualités professionnelles, déclarent que «cela pourra marcher», mais
à condition que la chance favorise le voyage.

Aussitôt le navire sorti du port, la barre fut mise toute, pour juger de
sa stabilité. J’ai alors la satisfaction de constater que le _Hobby_
donne moins de bande que je ne m’y attendais. Je souhaitais un peu de
roulis dans le Vestfjord[51], afin de me rendre compte de la tenue du
navire, mais la mer resta plate. Ce fut fort heureux, car si j’avais été
témoin de ses embardées, avant de nous engager dans l’océan Glacial,
jamais je n’aurais osé entreprendre cette traversée et aurais
immédiatement affrété un second navire pour le transport du matériel;
d’où une augmentation du déficit dans le budget de l’expédition.

  [51] Large fjord ouvert entre les Lofoten et le continent au nord de
    Narvik. (_Note du traducteur._)

Le 9 avril, nous arrivons à Tromsö. Pour la première fois l’expédition
se trouve réunie tout entière. Le lendemain, à 5 heures du matin, elle
prenait la mer, répartie entre le _Farm_ et le _Hobby_.


_10 avril._--A 7 h. 30, je vais me reposer; deux heures plus tard, on
frappe à ma porte. Le _Farm_ annonce l’envoi d’une communication.
M’étant couché tout habillé, je suis sur le pont, dès que j’ai les yeux
ouverts. A bord de l’autre bateau, un homme fait des signaux à bras:
_Nous allons à..._ Ne distinguant pas la suite de la phrase, je demande
la répétition du message. Le timonier du _Farm_ ne voit pas, ou plutôt
interprète mal mes mouvements; croyant évidemment que j’ai compris sa
communication, il saute à bas de son poste, tandis que son bateau
s’éloigne. Après avoir essayé de suivre le _Farm_, nous le perdons de
vue. Nous sortons alors de l’archipel côtier; dès que nous sommes
dehors, quelle mer et quel roulis! Les caisses des ailes placées en
travers du pont baignent dans l’eau à chaque embardée. Bientôt une des
coques d’avion commence à se déplacer d’un bord sur l’autre. Nous
mettons alors à la cape. La situation est singulièrement préoccupante.
Quelle décision prendre? Si, comme j’en ai tout d’abord la pensée, nous
rentrons pour transborder sur un second bateau partie de notre
chargement du pont, nous allons perdre un temps précieux. Si, au
contraire, nous essayons de tenir tête au mauvais temps et de poursuivre
notre route vers le Spitzberg, nous risquons que les avions ne soient
enlevés par un coup de mer. L’avenir de l’expédition se trouve en jeu.

Le _Hobby_ tient admirablement la cape. Dans ces conditions, je décide
de continuer notre route; si la brise force, nous stopperons de nouveau.

Dans la nuit, le temps devient moins mauvais, le vent tombe peu à peu;
seule une grosse houle subsiste, nous faisant rouler durement.

Passé l’île aux Ours, de nouveau la brise fraîchit. Soufflant du
sud-est, elle aide notre marche, mais, peu à peu, elle force et la mer
grossit. De nouveau, situation très critique. Si nous mettons à la cape,
au moment où nous virerons et aurons la mer par le travers, nous
risquons la perte de tout notre chargement de pont. Nous roulons bord
sur bord, si violemment que l’homme à la barre fait une chute grave.

De ma vie, je n’ai éprouvé un sentiment de peur aussi vif. Je ne tremble
certes pas pour ma peau; d’ailleurs, elle n’est pas encore en danger;
j’ai peur pour les avions, je crains qu’un accident ne vienne anéantir
nos espoirs pour cette année.

Dans la soirée du 12, le vent cesse enfin d’augmenter; durant la nuit,
il mollit progressivement. Le lendemain soir, nous arrivons devant des
champs de glace; d’après notre estime, nous devons nous trouver à
hauteur de la partie centrale du Spitzberg. Dans des circonstances
ordinaires, nous aurions dû faire route au nord-ouest, jusqu’à la
latitude de la baie du Roi, afin de naviguer en mer libre. La glace nous
promettant une mer plate, par suite la sécurité pour notre cargaison de
pont, nous «piquons» à travers ce «champ» en direction de terre; selon
toute vraisemblance, nous rencontrerons de l’eau libre le long de la
côte. A mesure que nous avançons au milieu de cette petite banquise, la
mer tombe. Combien nous bénissons cette glace; après ces dernières
journées si émouvantes, elle nous procure le calme.

A 23 heures, la brume masquant toute vue, nous stoppons près d’un amas
de gros glaçons. Si les nuages ne se lèvent pas, nous éprouverons des
difficultés à entrer dans la baie du Roi; pour le moment, nous sommes en
sûreté, et cela nous suffit.


_13 avril._--A 6 heures, nous remettons en marche. La brume est toujours
aussi épaisse. A part une hauteur méridienne prise le 12 dans de
mauvaises conditions, nous n’avons pu faire aucune observation. Par
conséquent, il n’est guère prudent d’approcher de terre; nous faisons
donc route à travers les canaux ouverts au milieu de la glace, en
élongeant la côte autant que possible. Lorsque nous croyons être arrivés
à hauteur de la baie du Roi, nous mettons le cap dans l’Est, nous
préparant à sonder. Tout à coup, une éclaircie se fait à tribord, nous
montrant l’entrée de notre baie tout proche. Quelques heures plus tard,
nous pénétrons dans ce magnifique fjord, et, bientôt après, mouillons à
côté du _Farm_ au bord d’une large nappe de glace qui couvre la baie
devant Ny Aalesund. Quel soulagement! Notre mission si délicate est
heureusement remplie. Les avions sont arrivés à bon port au Spitzberg.

Le lendemain, sous l’influence d’un adoucissement de la température, la
glace ayant perdu de sa consistance, un bateau, le _Skaaluren_, destiné
également à Ny Aalesund, l’attaque et s’ouvre un passage jusqu’au quai
du charbonnage. Plusieurs jours lui seront nécessaires pour mettre à
terre sa cargaison; en attendant, nous débarquons les coques et les
groupes-moteurs des hydravions sur la banquise du fjord. De son côté,
une partie de l’équipage du _Farm_ travaille à maintenir libre le chenal
ouvert à travers la banquise et à dégager le quai, tandis que d’autres
escouades creusent un plan incliné dans la glace du rivage. Grâce à ce
_slip_[52], nous hissons les coques de nos appareils à terre, et
immédiatement les mécaniciens commencent le montage des appareils.
Installés à côté de l’atelier de réparations et de la forge de la mine,
ils ont toutes les facilités désirables pour leur travail. Une fois que
le _Skaaluren_ a terminé la mise à terre de sa cargaison, le _Hobby_
vient à son tour à quai et on procède au débarquement des ailes.

  [52] Plan incliné.

Dans les premiers jours de mai, mécaniciens et monteurs achevèrent la
mise au point des avions. Avec quelle impatience j’attendais ce moment.
Comment les coques se comporteraient-elles sur la neige? Depuis six
mois, je me le demande anxieusement. Enfin, le 9 mai, je puis me livrer
à une expérience. Elle réussit parfaitement. L’appareil glisse
facilement et sans enfoncer profondément. Tous les espoirs sont dès lors
permis, et, avec une profonde satisfaction, j’annonce à notre chef que
nous sommes parés pour le départ.



CINQUIÈME PARTIE

La prévision du temps dans le bassin arctique.

PAR

Jacob BJERKNES



La prévision du temps dans le bassin arctique.

Conditions climatiques régnant dans le bassin arctique.--Difficultés de
la prévision du temps au Spitzberg et dans la région située plus au
nord.--Méthode employée pour choisir la date du départ des avions.--Les
mois les plus favorables pour une expédition aéronautique dans le bassin
arctique.


Je me propose d’indiquer les caractéristiques du temps dans la zone
arctique pendant le printemps de 1925 et la méthode que j’ai employée
afin d’arriver à déterminer le moment le plus favorable pour le départ
d’Amundsen.

                   *       *       *       *       *

Quels sont les _desiderata_ des aviateurs comme circonstances
atmosphériques pour un vol vers le Pôle?

D’abord, un temps clair au moment de la descente. N’existerait-il qu’une
mince couche de brume au niveau de la banquise, le pilote ne pourrait
atterrir; si, par suite d’une panne, il y était forcé, ce serait à coup
sûr la catastrophe.

En second lieu, point de chutes de neige serrée. En pareil cas, les deux
avions se perdraient de vue facilement, et, si, pour garder le contact,
ils volaient près l’un de l’autre, ils courraient le risque d’entrer en
collision.

Ajoutons qu’un ciel couvert, même sans précipitations, n’est pas non
plus favorable, à moins que de temps à autre le soleil ne soit visible
et qu’il soit possible de corriger la route d’après sa position. Dans
l’extrême nord, comme l’on sait, la navigation au compas offre de
grandes incertitudes, la déclinaison dans le bassin arctique étant
insuffisamment connue.

Nous possédons sur les conditions climatiques au-dessus de la grande
banquise entourant le Pôle boréal des renseignements assez précis
permettant d’indiquer l’époque de l’année la plus favorable pour une
exploration aérienne dans cette région. Ces informations proviennent
principalement de l’expédition de Nansen, en 1893-1896, à bord du
_Farm_. Pendant les trois ans qu’a duré sa dérive à travers le bassin
arctique, des observations furent exécutées nuit et jour toutes les deux
heures. Après le retour du célèbre explorateur, elles ont été publiées
et discutées par feu le professeur Mohn dans un mémoire d’un intérêt
considérable inséré dans l’ouvrage: _The Norwegian North Polar
Expedition_.

[Illustration: Les membres de l’expédition à leur retour à la baie
du Roi.
De gauche à droite: Omdal, Riiser-Larsen, Roald Amundsen, Dietrichson,
Feucht, Ellsworth. (Cliché ILLUSTRATION)]

Durant les trois années qu’embrasse le voyage du _Farm_, le nombre des
jours clairs par mois se répartit ainsi:

  Janvier      14
  Février      12
  Mars          9
  Avril         8
  Mai           7
  Juin          0
  Juillet       0
  Août          0
  Septembre     0
  Octobre       4
  Novembre     11
  Décembre     15

Ainsi, au cœur de l’hiver, en décembre et janvier, le nombre des jours
clairs s’élève presque à 50 %. Cette proportion diminue ensuite
rapidement à l’approche de l’été pour tomber à zéro pendant la période
de juin à septembre. Dans le cours de ces quatre mois, parfois le soleil
perce les nuages durant quelques heures, mais ces éclaircies sont rares.
Ainsi, en moyenne, juin compte 26 jours complètement couverts, juillet
27, août 24 et septembre 27.

Pendant cet été si nébuleux, les précipitations sont naturellement
beaucoup plus fréquentes que durant le reste de l’année.

La moyenne mensuelle des jours pendant lesquels des précipitations ont
été enregistrées se répartit ainsi:

  Janvier      11
  Février      11
  Mars         13
  Avril        13
  Mai          20
  Juin         20
  Juillet      21
  Août         19
  Septembre    22
  Octobre      14
  Novembre      9
  Décembre      9

Conclusion: de mai à septembre, deux jours sur trois, des chutes de
neige ou de pluie ont lieu.

C’est également en été que la brume est particulièrement fréquente,
ainsi que le met en évidence le tableau suivant des jours par mois où ce
météore a été observé.

  Janvier      0
  Février      0
  Mars         2
  Avril        1
  Mai          2
  Juin        10
  Juillet     20
  Août        16
  Septembre   10
  Octobre      4
  Novembre     1
  Décembre     0

Ainsi, jusqu’en mai, on est presque certain de ne pas rencontrer de
brume à la surface de la banquise; par contre, de juin à septembre, elle
devient très abondante. Seulement, à partir d’octobre, elle diminue pour
disparaître complètement en décembre et janvier.

Des observations exécutées à bord du _Farm_ par Nansen et ses
collaborateurs, il résulte que seulement pendant la nuit hivernale le
temps est stable et clair, et, que, durant la majeure partie de la
période de jour continu, le ciel reste nuageux ou brumeux.

Cette situation est peu propice pour une expédition aérienne vers le
Pôle. Ne pouvant utiliser la période de temps clair s’étendant d’octobre
à mars, en raison de l’obscurité régnant à cette époque, les aviateurs
n’ont à leur disposition que les mois très défavorables de l’été.
Heureusement, au printemps, lorsque le soleil est déjà constamment
au-dessus de l’horizon, existe une phase de transition avant
l’établissement du régime estival si hostile à l’aviation.

Avec ses dix-sept jours sans précipitations, dont huit clairs, et avec
une journée de brouillard seulement, avril paraît au premier abord
devoir être choisi pour un raid aérien. On ne doit pas oublier cependant
que, dans le cas d’un vol de longue durée, les chances de rencontrer un
mauvais temps en cours de route sont beaucoup plus grandes que les
statistiques précédentes ne l’indiquent. Dans un voyage par la voie de
l’air aussi long que celui du Spitzberg au Pôle, même pendant un mois
favorable comme avril, on traversera des zones de beau et de mauvais
temps. De plus, à cette époque de l’année, la température se maintient
très basse. Au début d’avril, Nansen a relevé, à bord du _Farm_, −38°,4,
et, à la fin de ce mois, le thermomètre peut descendre jusqu’à −29°. Les
jours clairs sont précisément ceux où le froid est extrême. Si donc en
avril des aviateurs voulaient profiter d’un ciel dégagé pour survoler la
banquise arctique, ils devraient être très chaudement vêtus.

L’expédition d’Amundsen, en 1925, ne pouvait partir en avril. Quoique la
traversée de Norvège au Spitzberg ait eu lieu longtemps avant
l’ouverture habituelle de la navigation dans ces parages et que le
montage des appareils à la baie du Roi ait été poussé fort activement,
on ne fut pas paré pour le départ avant le début de mai. Il n’aurait pu
avoir lieu à une date plus précoce que si l’expédition eût hiverné au
Spitzberg.

La mission des météorologistes consistait à déterminer quel jour, en
mai, le départ pourrait avoir lieu de préférence.

A consulter les observations du _Farm_, les occasions favorables
semblaient plutôt rares. En mai 1896, lorsque ce navire se trouvait
approximativement à mi-chemin entre le Spitzberg et le Pôle, on compta
vingt-cinq jours avec précipitations et seulement trois avec ciel clair
au début du mois. Si ce mois était aussi mauvais en 1925 qu’en 1896,
l’expédition d’Amundsen devrait donc se poursuivre dans des conditions
atmosphériques fort peu engageantes.

Quels sont les moyens dont on dispose pour établir la prévision du
temps? Ce sont, en premier lieu, les télégrammes des différents
observatoires annonçant les mouvements de l’atmosphère. Ce moyen d’un
usage courant devait être naturellement employé par nous. Au Spitzberg,
il est toutefois beaucoup plus difficile d’établir des pronostics que
dans toute autre localité. En Europe, on est couvert dans toutes les
directions par des observatoires reliés par des lignes télégraphiques;
par suite, on connaît immédiatement l’approche d’une dépression ou d’une
aire de haute pression.

Au Spitzberg, la situation est singulièrement plus délicate. Le réseau
européen vous informe bien de la situation dans le sud, mais ce qui se
passe au nord, à l’ouest comme à l’est, on l’ignore. Par conséquent,
très souvent au Spitzberg les météorologistes ne pourront annoncer le
temps qu’il fera le lendemain. Dans le cas qui nous occupe la question
devenait encore plus difficile. Le raid aérien ne devait-il pas, en
effet, s’étendre jusqu’à plus de 1.000 kilomètres au nord de cet
archipel, donc dans une région inconnue et où les mouvements de
l’atmosphère demeurent ignorés. Dès lors, comment pouvoir garantir des
conditions favorables pendant tout le trajet?

Etablir la prévision du temps dans ces conditions n’est pas du domaine
de la science, déclareront nombre de météorologistes. Prédire le temps
au Pôle est pure conjecture, a-t-on dit. Aussi bien, je tiens à me
défendre d’avoir commis une témérité en tentant cette tâche. Très
fréquemment, en effet, il est impossible d’annoncer quel régime s’avance
entre le Spitzberg et le Pôle, et encore moins quel temps règnera dans
cette région un ou deux jours plus tard. Toutefois, de certains faits il
est permis de conclure indirectement si la situation offre des chances
de beau temps ou si, au contraire, elle présente de trop grands risques
pour des aviateurs. Que ces pronostics reposent sur des bases fragiles
et par suite puissent être erronés, dès le début, j’appelai sur ce point
l’attention d’Amundsen et de ses collaborateurs. Néanmoins, ils
préférèrent suivre les avis que la science pouvait leur donner, même
s’ils devaient souvent demeurer dans le vague et être formulés sous les
plus expresses réserves.

Depuis plusieurs années, tous les envois de renseignements
météorologiques pour la prévision du temps ont lieu par T. S. F., de
telle sorte que quiconque possède un récepteur peut les recueillir. Or,
le _Farm_ était muni d’un appareil de ce genre très perfectionné et
notre radiotélégraphiste était un opérateur de premier ordre.

Aussi bien, à la baie du Roi, disposions-nous d’une documentation
presque aussi complète que n’importe quel institut météorologique
d’Europe.

Par une entente internationale, les heures d’émissions des
renseignements météorologiques ont été fixées de manière à ce qu’un seul
récepteur puisse capter les observations de toute l’Europe, de
l’Amérique et du nord de l’Asie. Pour cette raison, elles ont lieu à
intervalles rapprochés. Les émissions suivantes étaient régulièrement
relevées par le _Farm_.


OBSERVATIONS DE 2 HEURES.

_4 h. 30._--Stavanger (répétition d’Annapolis [Etats-Unis]).

_7 heures._--Londres (observations anglaises de 2 heures).


OBSERVATIONS DE 8 HEURES.

_8 h. 12._--Tromsö (avec les observations de Jan Mayen et de l’île aux
Ours).

_8 h. 20._--Königswusterhausen (Allemagne).

_8 h. 25._--Haapsalu (Esthonie).

_8 h. 35._--Lyngby (Danemark).

_8 h. 40._--Karlsborg (Suède).

_8 h. 50._--Oslo.

_9 heures._--Londres (Angleterre, Færöer et Islande).

_9 h. 15._--Grudziadz (Pologne).

_9 h. 20._--Paris (France, Suisse, Belgique, Pays-Bas).

_9 h. 30._--Sandhamn (Finlande).

_9 h. 35._--Budapest.

_9 h. 40._--Londres (observations de navires en mer).

_9 h. 50._--Londres (message général).

_10 heures._--Tromsö.

_10 h. 15._--Dietskoyé Siélo (Russie).

_10 h. 30._--Vardö (observations du nord de la Russie).

_10 h. 40._--Paris (émission générale).

_11 h. 45._--Oslo (observations de 11 heures en Norvège).

_11 h. 50._--Londres (observations de 11 heures en Angleterre).

_12 heures._--Dietskoyé Siélo (observations de Russie et de Sibérie).

[Illustration: Le _N-25_ remonte le fjord d’Oslo, amenant Amundsen et
ses compagnons à la réception solennelle que leur réservait la capitale
de la Norvège.]


OBSERVATIONS DE 14 HEURES.

_14 h. 12._--Tromsö (avec les observations de Jan Mayen et de l’île aux
Ours).

_14 h. 20._--Königswusterhausen (Allemagne).

_14 h. 35._--Lyngby (Danemark).

_14 h. 40._--Karlsborg (Suède).

_14 h. 50._--Oslo (Norvège).

_15 heures._--Londres (Angleterre, Færöer et Islande).

_15 h. 15._--Grudziadz (Pologne).

_15 h. 20._--Paris (France, Suisse, Belgique, Pays-Bas).

_15 h. 30._--Sandhamn (Finlande).

_15 h. 50._--Londres (émission générale).

_16 heures._--Tromsö (émission générale).

_17 heures._--Paris (émission générale).

_17 h. 45._--Oslo (observations de 17 heures en Norvège).

_17 h. 50._--Londres (observations de 17 heures en Angleterre).

_18 h. 30._--Stavanger (répétition des radios d’Annapolis [Etats-Unis]).


OBSERVATIONS DE 19 HEURES.

_19 h. 12._--Tromsö (avec les observations de Jan Mayen et de l’île aux
Ours).

_19 h. 20._--Königswusterhausen (Allemagne).

_19 h. 35._--Lyngby (Danemark).

_19 h. 40._--Karlsborg (Suède).

_19 h. 50._--Oslo (Norvège).

_20 heures._--Londres (Angleterre, Færöer et Islande).

_20 h. 15._--Grudziadz (Pologne).

_20 h. 20._--Paris (France, Suisse, Belgique, Pays-Bas).

_20 h. 30._--Sandhamn (Finlande).

_20 h. 40._--Londres (observation de navires en mer).

_20 h. 50._--Tromsö (émission générale).

_21 h. 15._--Haapsalu (Esthonie).

_22 heures._--Paris (émission générale).

Presque toutes les stations de l’Europe septentrionale, occidentale et
centrale figurent dans la liste ci-dessus. Les observations de pays dont
les émissions ne pouvaient être entendues par le poste du _Farm_ (Europe
méridionale et orientale) nous parvenaient indirectement par les
«messages généraux» de Londres et de Paris, résumant les observations de
toute l’Europe. D’autre part, des Etats et des établissements
organisèrent des émissions pour l’usage de notre expédition, ce dont je
tiens à les remercier. Je signalerai en premier lieu celles envoyées par
les Etats-Unis pour nous faire connaître des observations
supplémentaires exécutées dans l’Alaska, au Canada et aux Etats-Unis
même, lesquelles complétaient très heureusement, à notre point de vue,
la documentation expédiée régulièrement par l’Amérique aux instituts
d’Europe.

Il nous était particulièrement utile de recevoir des observations
complètes de l’Alaska, le pays le plus septentrional qui soit habité de
l’autre côté de l’océan Arctique. Tous ces renseignements, fournis par
l’_U. S. Weather Bureau_, et envoyés par la station d’Annapolis, étaient
captés par celle de Stavanger (Norvège), qui les répétait pour le
_Farm_. De même, le poste de T. S. F. de Vardö répétait pour nous les
émissions des stations du nord de la Russie et de la Sibérie.

L’Institut de géophysique de Tromsö, le poste central du nord de la
Norvège pour la prévision du temps, nous envoyait trois fois par jour un
résumé des observations dans la Norvège septentrionale. Nos confrères de
cet institut m’ont prêté un concours dont je tiens à leur exprimer ma
reconnaissance. Isolé au Spitzberg, j’attachai un prix particulier à
conférer de temps à autre avec mes collègues de Tromsö qui possèdent une
longue expérience de la météorologie de l’océan Glacial. A ce propos je
signale que, quelques jours avant le départ d’Amundsen, Mr. Krogness,
directeur de cet établissement scientifique, m’avisa que d’après ses
calculs une période de temps stable semblait proche.

Le problème à résoudre consistait, à l’aide des observations des
stations météorologiques établies dans l’extrême nord des continents, de
connaître les mouvements atmosphériques qui pénétraient dans le bassin
arctique et de déduire de ces mouvements le temps probable dans la
région que les aviateurs devaient survoler entre le Spitzberg et le
Pôle. Pour atteindre ce résultat, mon collaborateur et moi dressions
deux fois par jour une carte du temps embrassant tout l’espace
considéré, et une seconde concernant seulement l’Europe; nous obtenions
ainsi toutes les six heures un tableau de la situation météorologique.

Pour qu’aucun mouvement de l’atmosphère n’échappât à notre attention,
mon collègue Calwagen[53] observait toutes les heures la direction et la
force du vent, la nébulosité, la marche des nuages, leurs formes, leur
hauteur, les précipitations, la visibilité, la température de l’air,
l’humidité relative, la pression barométrique.

  [53] Le 10 août 1925, ce météorologiste distingué a été tué dans un
    accident d’aviation.

Calwagen notait le régime des vents en hauteur au moyen de
ballons-sondes. Ces observations présentant une très grande importance
pour la prévision, quelques détails à leur sujet sont nécessaires. Pour
ces expériences on emploie des ballons en caoutchouc colorés, gonflés à
l’hydrogène, mesurant un diamètre de 0m,50 environ. On calcule leur
force ascensionnelle, puis, lorsque le lâcher a eu lieu, on suit le
ballon à la lunette d’un théodolite, et toutes les trente secondes on
note l’angle. A l’aide de ces mesures, on construit la route suivie par
le ballon; cette route vous indique la direction des vents régnant à
différentes hauteurs.

Il ne nous fut pas toujours facile de trouver un emplacement convenable
pour le théodolite. Si le lancement avait lieu à bord du _Farm_,
souvent, quelques minutes après le départ, le ballon se trouvait masqué,
soit par un mât, soit par la cheminée. La banquise recouvrant le fjord
eût offert un site plus commode, si parfois elle n’avait été lentement
soulevée par la houle. A l’île des Danois, mon collaborateur opéra
généralement à terre; il lui arriva même un jour de dresser son
théodolite sur un gros glaçon échoué.

Du 5 avril au 29 mai, 62 ballons-sondes furent lancés. L’un d’eux fut
suivi jusqu’à l’altitude de 10.500 mètres. Ce jour-là, il est vrai, le
vent était très faible dans toute l’épaisseur de cette tranche de
l’atmosphère. En général il soufflait, au contraire, avec une telle
force que le ballon était perdu de vue, alors qu’il se trouvait encore à
une faible hauteur.

Il serait trop long de décrire les diverses méthodes employées pour
établir des prévisions à l’aide des cartes du temps et des observations
faites sur place. Je me bornerai donc à indiquer les principes
essentiels dont nous nous sommes servis pour choisir le jour du départ.

L’expérience démontre que dans les aires de basses pressions la
nébulosité est élevée et les précipitations fréquentes, tandis que le
beau temps avec ciel clair règne dans les zones de hautes pressions. Les
aviateurs ne devaient donc pas partir lorsqu’une dépression s’avancerait
vers le Pôle et semblerait devoir passer dans ses environs. En
conséquence, pour être à peu près certain de ne pas rencontrer de
mauvais temps, il importait d’attendre l’arrivée de hautes pressions.
Enfin, seconde condition très importante, il était nécessaire que
l’anticyclone se trouvât au nord du Spitzberg afin que les explorateurs
ne fussent pas exposés au mauvais temps, après avoir volé plusieurs
heures dans un beau ciel ensoleillé. Un anticyclone au Pôle amène au
Spitzberg des vents de nord-est et une basse température. Dans l’île
occidentale de cet archipel, ce vent souffle de terre, par suite y
détermine un temps clair. Sur la côte nord ses effets sont moins
certains; pressé par cette brise contre les montagnes, l’air s’élève le
long de leurs versants; d’où possibilité de la formation de nuages. Le
plus souvent ces nuages ne couvrent qu’une aire limitée, les aviateurs
la traverseront donc rapidement; en tout cas ils pourront la survoler.

De ces explications, il résulte que l’indice le plus sûr, au Spitzberg,
d’une situation météorologique stable est fourni par l’existence d’un
vent de nord-est régnant non seulement au niveau du sol, mais encore
jusqu’à une altitude élevée. Lorsqu’un ballon-sonde annonce un tel
régime, c’est la preuve que de hautes pressions existent au Pôle jusqu’à
une grande hauteur, qu’elles ne se manifestent pas seulement dans les
couches inférieures, par suite qu’elles ne peuvent être détruites par la
simple approche d’une dépression située plus au sud.

Le premier anticyclone apparut le 4 mai, juste au moment où le montage
des avions était achevé. A cette date, de hautes pressions occupaient
tout le bassin arctique, entourées d’aires de basses pressions. Les plus
importantes de ces dépressions s’observaient sur l’Irlande, le nord de
la Norvège; trois autres existaient dans la Sibérie septentrionale et
une dans le Canada arctique. Cette situation favorable ne persista pas.
La zone de basses pressions du nord de la Norvège s’élargit, puis se
déplaça vers le nord-est, refoulant les hautes pressions vers le
Groenland.

Le 8 mai, avant que les derniers préparatifs pour le vol ne fussent
terminés, l’aire cyclonique s’était avancé si près du Pôle, que l’envol
dut être contremandé.

Ensuite une période prolongée de mauvais temps obligea les aviateurs à
attendre. Le vent soufflait d’entre sud et ouest, le ciel était
complètement couvert et les chutes de neige fréquentes. Parfois une
éclaircie survenait pendant une demi-journée, mais jamais suffisamment
longue pour que l’on pût songer à prendre le départ. Le 18 mai cette
situation commença à se modifier. Une grosse dépression passa sur l’île
aux Ours, amenant des vents d’est au Spitzberg; en même temps, derrière
ce cyclone, une aire de haute pression s’avança du Labrador vers le
Groenland en direction du Pôle. A cette date, au Spitzberg, le vent
était encore trop fort et le ciel trop couvert pour pouvoir partir, mais
il y avait apparence d’amélioration pour les jours suivants.

Trois jours plus tard les circonstances atmosphériques devenaient
favorables. L’aire de hautes pressions couvrait tout le bassin arctique,
et la dépression de l’île aux Ours avait filé vers la Sibérie
septentrionale. Néanmoins jusque dans la matinée du 21, à la baie du
Roi, le ciel resta couvert avec averses de neige. Ce mauvais temps était
déterminé par une petite dépression locale au-dessus de la langue d’eau
tiède que le Gulf-Stream amène le long de la côte ouest du Spitzberg.
Seulement le 21, le vent d’est acquit assez de force pour la repousser
vers la pleine mer; dès lors, à partir de midi, un soleil étincelant
brilla dans un ciel sans nuage. C’était la situation attendue depuis si
longtemps, et c’était la première fois qu’elle se présentait depuis que
les avions se trouvaient parés pour le vol. Il fallait donc en profiter,
d’autant que la fin de mai et, par suite, la période de brume approchait
à grands pas.

[Illustration: Amundsen porté en triomphe à Oslo. (Cliché ILLUSTRATION)]

De brume nous n’en avions pas encore vu et, sans les renseignements
fournis par les observations du _Farm_, pendant les années 1893-1896,
sur la fréquence de ce météore dans le bassin polaire, on aurait été
tenté de remettre le départ. Le 21, le froid était, en effet, assez vif:
−9° à la baie du Roi, peut-être −15° au Pôle. Pour les aviateurs, comme
pour les moteurs, une température moins basse eût été préférable. Entre
deux maux on dut choisir le moindre.

Aussitôt que l’été commence dans le nord des deux continents, la brume
couvre progressivement le bassin arctique. Tout courant aérien pénétrant
dans cette région, quelle qu’en soit la direction, entraîne de l’air
chaud, lequel se refroidit au contact de la banquise. Le refroidissement
de cet air chaud et humide est la cause génétique de la brume. Elle naît
indépendamment du régime des pressions. Ainsi, en été, la présence d’une
aire anticyclonique autour du Pôle n’implique nullement des
circonstances favorables pour l’aviation. En pareil cas, on ne
rencontrera pas de nuages élevés susceptibles de se résoudre en neige;
par suite le vol pourra s’accomplir par un soleil rayonnant, mais la
brume, même si son épaisseur ne dépasse pas quelques mètres au-dessus du
sol, mettra obstacle à l’atterrissage.

Que le 21 mai une brume de ce genre s’étendît sur une partie du bassin
polaire, cela était peu probable, pour ne pas dire impossible. Ce
jour-là, le vent de nord-est était si froid (−9°) qu’il devait provenir
de la partie centrale de la banquise, et, selon toute vraisemblance, en
cours de route vers le Spitzberg, il ne devait pas subir un nouveau
refroidissement susceptible d’amener la formation de nuages.

Ces différentes considérations nous amenèrent à formuler l’avis suivant:

«Aujourd’hui la situation météorologique est très favorable, et l’on
devra attendre longtemps avant d’en retrouver une pareille.»

Ce ne fut pas sans émotion que je communiquai ce pronostic aux
aviateurs; jamais je ne me suis senti une aussi lourde responsabilité en
donnant une prévision du temps. Avec leur calme habituel, Amundsen et
ses compagnons décidèrent immédiatement le départ.

                   *       *       *       *       *

Les émissions recueillies dans l’après-midi n’annoncèrent aucune
modification de la situation. D’ailleurs, le ciel s’éclaircit de plus en
plus. Calwagen profita de cette circonstance pour lancer un ballon-sonde
qu’il suivit jusqu’à une hauteur de 4.000 mètres. Sauf dans les couches
inférieures devant la baie du Roi où soufflait un vent de sud-est, le
nord-est régnait jusqu’à 4.000 mètres. Aux grandes altitudes, il
atteignait une vitesse horaire de 16 à 20 kilomètres. S’il conservait
cette vitesse pendant toute la durée du vol, évaluée à 8 heures, les
avions devraient être déportés dans l’ouest de 130 à 160 kilomètres. A 5
h. 15, Amundsen prit le départ... L’œuvre des météorologistes était
terminée.

Quarante-cinq jours plus tard, les aviateurs étaient de retour à Oslo.
Avec quel intérêt je lus leurs cahiers d’observations! Ne
fournissent-ils pas des informations sur un monde jusqu’ici fermé aux
météorologistes et, en outre, ne leur donnent-ils pas beaucoup à penser,
surtout à celui qui osa fournir aux aviateurs une prévision du temps
dans la région inconnue qu’ils devaient survoler?

Examinons les faits mentionnés dans ces documents.

Après avoir longé la côte ouest du Spitzberg, Amundsen rencontra, autour
des cimes de l’île des Danois et de l’île d’Amsterdam, une nappe de
brume s’étendant dans le nord à perte de vue.

Ne l’ayant pas observée, je ne puis me prononcer sur sa nature. Lorsque
douze heures plus tard nous arrivâmes avec le _Farm_ à l’île des Danois,
le ciel était complètement dégagé. Dans mon opinion, cette brume était
formée de nuages très bas, comme souvent nous en avions vu au début de
mai lorsque nous étions mouillés dans la South Gat, attendant un temps
favorable.

Ces nuages naissent lorsqu’un vent froid souffle de la banquise vers la
mer libre. En passant au-dessus des nappes d’eau situées au milieu des
glaces ou à leur lisière, la masse d’air qu’il véhicule se réchauffe par
en-dessous. Cet air chaud s’élève et dans son ascension forme des
nuages. A mesure que le phénomène se répète, leur épaisseur et leur
étendue augmentent. D’après les observations que j’ai faites à l’île des
Danois au début de mai, la limite inférieure de ce plafond se trouve à
l’altitude de 200 mètres. Cette panne s’étend rarement en hauteur à plus
de 1.000 mètres; on peut donc la survoler facilement. D’autre part, son
extension vers le nord ne semble pas très considérable; selon toutes
probabilités, elle ne doit pas se rencontrer dans cette direction au
delà des nappes d’eau libre éparses au milieu de la banquise. Un
aviateur ne s’expose donc pas à de trop grands risques en survolant
cette mer de nuages riveraine de la zone de ciel clair située plus au
nord.

Amundsen a couru cette chance, et il a bien fait. Après un vol de deux
heures à partir de l’île des Danois en direction du nord, il arriva à la
fin des nuages et, à partir de ce moment jusqu’à l’amerissage, rencontra
un ciel serein.

Les renseignements météorologiques que l’expédition a recueillis
présentent un grand intérêt pour les prochaines expéditions aériennes
dans l’Arctique. Lorsqu’un vent froid souffle du Pôle vers le sud, on
doit prévoir la formation de pannes de nuages dans les zones de
transition, entre la banquise et la mer libre, même si un temps clair
règne dans les régions plus rapprochées du Pôle. Ces nuages se
produisent en toute saison, le plus fréquemment cependant pendant la
saison froide, à l’époque à laquelle la différence entre les
températures de la glace et de la mer atteint sa plus grande amplitude.

L’amerissage eut lieu par faible brise, probablement près du centre de
l’anticyclone qui couvrait le bassin arctique. Au cours du voyage vers
le nord, le vent paraît avoir été beaucoup plus frais qu’il n’avait été
prévu, à en juger d’après la dérive de 250 kilomètres éprouvée en huit
heures de vol. Le vent aurait atteint une vitesse moyenne horaire de 30
kilomètres, donc plus élevée que celle mesurée à l’aide d’un
ballon-sonde à la baie du Roi, soit 20 kilomètres. Les avions ont donc
d’abord traversé une zone de vent de nord-est très frais, au nord du
Spitzberg, puis une région moins agitée en approchant du Pôle.

Ces considérations m’amènent à la question suivante: «Aurait-on pu
choisir pour le voyage une journée où la brise eût été plus faible, par
suite la dérive moindre, ce qui aurait permis d’atteindre le Pôle même?»

Suivant toute vraisemblance, le 22 eût été préférable au point de vue
vent. Ce jour-là, Calwagen observa à l’île des Danois, à l’altitude de
500 mètres, une brise de 13 kilomètres seulement, laquelle n’aurait
déterminé une dérive que de 100 kilomètres environ. Par contre, les
observations d’Amundsen à son camp du 87° 43′ indiquent à la date du 22
mai une faible brise de nord, donc un vent contraire près du Pôle. Ce
qui est plus grave, c’est qu’à cette date le ciel n’était plus clair
dans l’extrême nord.

«Pendant les deux dernières heures du vol, écrit Amundsen, des nuages
légers très élevés avaient commencé à paraître; ils permirent cependant
d’exécuter une observation aussitôt après l’amerissage. Le lendemain, le
beau temps est passé; un plafond uniformément gris recouvre tout le
ciel. C’est le temps normal de l’été polaire, tel que les observations
du _Farm_ nous l’ont fait connaître. Le 23, le 24, le 25, même temps,
ciel gris, pas de précipitation, mais pas de soleil. Le 22, le 23, le
24, brise du nord, le 25 elle tombe.»

Comment ces événements météorologiques se manifestent-ils sur la carte
du 22 mai? Elle montre peu de changements par rapport à celle du 21. Le
vaste anticyclone qui s’étendait le jour du départ sur le bassin
arctique persiste. Le calme observé par les explorateurs indique qu’ils
ne devaient pas se trouver loin de son centre. Ainsi, d’après la carte,
la situation serait très favorable. Rencontrant ce même jour à l’île des
Danois un magnifique temps ensoleillé qui se maintint vingt-quatre
heures, je fus persuadé qu’il s’étendait jusqu’au Pôle. Or, les
observations d’Amundsen nous apprennent que cette prévision ne s’est pas
réalisée et que, même dans le cas d’une distribution favorable des
hautes pressions, le ciel demeure couvert, au Pôle, à une date aussi
avancée vers l’été que la fin de mai[54].

  [54] Cette constatation est un des faits nouveaux révélés par
    l’expédition Amundsen dans le domaine de la météorologie. Pendant
    l’expédition du _Farm_, aucune aire étendue de hautes pressions ne
    pénétra dans le bassin arctique à la fin de mai.

Au 87° 43′ rarement les nuages se dispersèrent. Le 29 mai, par
exception, le soleil brilla dans un ciel presque complètement dégagé.
Cette clarté était simplement l’indice de l’approche du mauvais temps.
Dans la nuit du 28 au 29 mai, une bourrasque de neige passa sur le
Spitzberg en marche vers le Nord. Le 30 mai, elle atteignit le camp des
explorateurs par 87° 43′. L’éclaircie du 29 avait donc été accidentelle.
Si les aviateurs étaient partis ce jour-là pour le sud, ils auraient
rencontré un impénétrable tourbillon de neige quelques heures après leur
départ. L’existence de temps clair en avant de temps donnant lieu à de
fortes précipitations neigeuses ou liquides est un phénomène connu des
pays situés sous de basses latitudes. Il est intéressant de savoir qu’il
se manifeste également au Pôle.

Ensuite survint une période avec vents dominants de sud et de sud-est,
lesquels déterminèrent une hausse rapide de la température. Le 24 mai,
la journée la plus froide qu’Amundsen ait observée sur la banquise, le
thermomètre descendit à −12°,5; au changement de lune, il remonta à −7°,
et le 7 juin il s’éleva à 0°. Ce rapide passage de la «température
hivernale» à la «température estivale» est caractéristique du climat
arctique. Au Pôle, le «printemps» dure non pas plusieurs mois, comme
sous des latitudes plus basses, mais seulement quelques semaines.

A partir du 7 juin, la température oscilla autour de 0°, un jour
s’élevant quelque peu au-dessus, un autre descendant légèrement en
dessous; aussi bien, peut-on considérer 0° comme la température estivale
caractéristique du bassin arctique. Souvent des couches d’air provenant
du sud, par suite possédant une température supérieure à 0°, arrivent
dans cette zone, mais au contact de la banquise elles se refroidissent
immédiatement à 0°. Ce refroidissement est, comme je l’ai expliqué plus
haut, l’agent génétique des brumes, la glace déterminant la condensation
de la vapeur d’eau suspendue dans cet air. La première brume s’étendant
jusqu’au niveau de la banquise fut observée le 2 juin; le 5, elle
apparut de nouveau, et par la suite très fréquemment, si bien que les
jours complètement clairs devinrent exceptionnels. Heureusement le 15
juin, jour où Amundsen et ses compagnons repartirent pour le sud, la
visibilité fut suffisante pour permettre l’envol et pour que ces
audacieux explorateurs pussent trouver la route afin de s’échapper du
pays des brumes.



TABLE DES GRAVURES ET CARTES


                                                                   Pages

  Itinéraire de l’expédition Amundsen dans son voyage vers le
    Pôle et au retour                                                 15

  _Spitzberg._--A la baie du Roi, les membres de l’expédition
    étudient sur la carte le trajet éventuel des hydravions au
    dessus de la banquise                                             22

  _Spitzberg._--La baie du Roi. Chenal ouvert par un vapeur à
    travers la banquise recouvrant le fjord pour permettre aux
    navires de l’expédition d’arriver à Ny Aalesund                   30

  _Spitzberg._--Débarquement de la coque du _N-25_ à Ny Aalesund      46

  _Spitzberg._--Le débarquement des hydravions à la baie du Roi       62

  _Spitzberg._--La mise en place des hélices                          78

  _Spitzberg._--L’envol du _N-24_ sur la glace recouvrant la baie
    du Roi                                                            94

  _Spitzberg._--Face à l’océan Glacial arctique, le cap Nord près
    duquel Amundsen amérit, au retour de son envol vers le Pôle      109

  Les deux avions sur la banquise à 254 kilomètres du Pôle           110

  Amundsen et ses compagnons déblayant la banquise pour mettre le
    _N-25_ en sécurité sur un grand glaçon                           126

  Les explorateurs charriant des blocs de neige pour combler les
    crevasses du champ de glace aménagé en champ d’aviation          142

  Ours fuyant devant une embarcation du _Hobby_ qui lui donnait
    la chasse                                                        158

  A bord d’un «phoquier» norvégien, à la lisière de la banquise
   polaire: du nid de corbeau une vigie veille le retour éventuel
   d’Amundsen                                                        174

  Le Soleil de Minuit sur la côte nord du Spitzberg                  190

  Le retour du _N-25_ au Spitzberg                                   206

  Les membres de l’expédition à leur retour à la baie du Roi         222

  Le _N-25_ remonte le fjord d’Oslo, amenant Amundsen et ses
    compagnons à la réception solennelle que leur réservait la
    capitale de la Norvège                                           230

  Amundsen porté en triomphe à Oslo                                  238



TABLE DES MATIÈRES


  Avant-propos                                                         5

    PREMIÈRE PARTIE
    A TRAVERS LES AIRS
    DU SPITZBERG AUX APPROCHES DU PÔLE
    par
    Roald AMUNDSEN.

  CHAPITRE   I.--Comment je devins aviateur                           19
  CHAPITRE  II.--Au Spitzberg. Le départ des avions                   31
  CHAPITRE III.--Droit au nord par les airs                           57
  CHAPITRE  IV.--La lutte pour la vie sur la banquise                 65
  CHAPITRE   V.--Le retour au Spitzberg                               99

    DEUXIÈME PARTIE
    CE QU’IL EST ADVENU DU _N-24_
    par
    Leif DIETRICHSON.

  CHAPITRE  I.--Du Spitzberg aux approches du pôle                   123
  CHAPITRE II.--Sur la banquise                                      137

    TROISIÈME PARTIE
    EN PATROUILLE
    SUR LA CÔTE NORD DU SPITZBERG
    par
    Fredrik RAMM.

  CHAPITRE  I.--L’attente                                            161
  CHAPITRE II.--En vue des terres les plus septentrionales
    du Spitzberg                                                     167

    QUATRIÈME PARTIE
    L’ŒUVRE DU COMMANDANT EN SECOND
    par
    Hj. RIISER-LARSEN.

  CHAPITRE  I.--L’équipement de l’expédition                         177
  CHAPITRE II.--Le transport des avions                              209

    CINQUIÈME PARTIE
    LA PRÉVISION DU TEMPS
    DANS LE BASSIN ARCTIQUE
    par
    Jacob BJERKNES.

  La prévision du temps dans le bassin arctique                      221
  Table des gravures et cartes                                       249



    ACHEVÉ D’IMPRIMER
    LE 29 JANVIER 1926
    PAR L’IMPRIMERIE
    PAUL DUPONT A
    CLICHY (SEINE)



COLLECTION DES MAITRES DE LA LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE


OUVRAGES PARUS:

  Conan Doyle (Arthur)
    Les Débuts de Sherlock Holmes. (Traduit de l’anglais par
    Albert Savine.)
  Storer Clouston (J.)
    La Mémorable et Tragique Aventure de M. Irwin Molyneux. (Traduit de
    l’anglais par Louis Labat.)
  Wells (H.-G.)
    Le Trésor dans la Forêt. (Traduit de l’anglais par Albert Savine.)
  Conan Doyle (Arthur)
    Les Aventures du Brigadier Gérard. (Traduit de l’anglais par
    Louis Labat.)
  Carlos Reyles
    La Race de Caïn. (Traduit de l’espagnol par Francis de Miomandre.)
  Conan Doyle (Arthur)
    Le Million de l’Héritière. (Traduit de l’anglais par Anna Clayton.)
  Kibbe Turner (George)
    Le Magot de mon Oncle Athiel. (Roman américain traduit par
    Louis Labat.)
  Jacobs (W.-W.-J.)
    Les Amours du Capitaine marin. (Traduit de l’anglais par Albert
    Savine et Michel-Georges Michel.)
  Twain (Mark)
    Tom Sawyer à travers le monde. (Traduit de l’anglais par Albert
    Savine.)
  Birmingham (George-A.)
    L’Ile aux Surprises. (Traduit de l’anglais par Louis Labat.)
  Stevenson (R. L.)
    L’Ile au Trésor. (Traduit de l’anglais par Albert Savine et
    Albert Lieutaud.)
  Wells (H.-G.)
    Le Nouveau Machiavel. (Traduit de l’anglais par Madeleine Rolland.)
    2 volumes.
  Kipling (Rudyard)
    La Lumière qui s’éteint. (Traduit de l’anglais.)
  Conan Doyle (Arthur)
    La Brèche au Monstre. (Traduit de l’anglais par Louis Labat.)
  Galvez (Manuel)
    L’Ombre du Cloître. (Traduit par M. Cahisto.)
  Stevenson (R. L.)
    Le Reflux. (Traduit de l’anglais par Théo Varlet.)
  Kipling (Rudyard)
    Un Beau Dimanche anglais. (Traduit de l’anglais par Albert Savine.)
  Salvator Gotta
    La Plus Belle Femme du Monde. (Traduit de l’Italien par
    Marie Croci.)
  White (S. E.)
    L’Associé. (Traduit de l’anglais par Léon Bocquet.)
  Wells (H.-G.)
    M. Barnstaple chez les Hommes-Dieux. (Traduit de l’anglais par
    Louis Labat.)


Etablissements Busson, 23, rue Turgot. Paris (9e)--Téléph.: Trudaine
61-79.




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