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Title: Une année au désert : Scènes et récits du Far-West américain
Author: Nicaise, Auguste
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Une année au désert : Scènes et récits du Far-West américain" ***


  AUGUSTE NICAISE

  UNE ANNÉE
  AU DÉSERT

  SCÈNES ET RÉCITS
  DU
  FAR-WEST AMÉRICAIN


  CHALONS,
  IMPRIMERIE DE T. MARTIN, PLACE DU MARCHÉ-AU-BLÉ

  1864



UNE ANNÉE AU DÉSERT

Scènes et Récits du Far-West américain.



CHAPITRE Ier.

Le départ.--La traversée.--Episode en mer.--Un capitaine
abolitioniste.--Savannah.--Les chemins de fer en Amérique.--Macon et ses
environs.--Montgommery.--Les rives de l’Alabama.--Mobile.--Les îles de
la mer.--Une plantation de riz dans la Caroline du Sud.--L’hospitalité
d’un planteur.--Une chasse aux caïmans.--Les bords du Potomac et la baie
de Chesapeake.


Le 21 janvier 1858, je m’embarquai au Havre pour les Etats-Unis sur le
clipper américain l’_Ontario_, dont le jeune capitaine Wilkie Fergusson
était de mes amis. Je désirais toucher d’abord à Savannah, sur la côte
de Géorgie, de là gagner par terre Montgommery et Mobile, au fond du
golfe du Mexique, où m’appelait depuis quelque temps un parent dont
l’affection avait entouré mon enfance des plus tendres soins, et que les
orages politiques avaient banni de France. L’_Ontario_, frêté par la
riche maison de Washington, Edward Bennett and Cº, devait séjourner une
vingtaine de jours à Savannah, faire voile ensuite pour Charlestown,
dans la Caroline du Sud, et faisant escale le long des côtes de la
Caroline du Nord et de la Virginie, aller enfin à Washington dans le
Maryland, déposer le reste de la cargaison qu’il amenait d’Europe. De là
je devais gagner New-York par terre, visiter Newhawen et Boston dans le
Massachusetts, et enfin les grands lacs canadiens. Telle devait être en
quelque sorte la première partie de mon voyage; la seconde me conduisait
à Saint-Louis en Missouri, à cent cinquante lieues à peine de l’immense
et mystérieux Far-West américain.

Depuis longtemps je désirais ardemment contempler ces redoutables
solitudes de l’Ouest, parcourues seulement par les Indiens, les
trappeurs, les émigrants et les bêtes fauves; de là gagner l’Orégon,
ensuite redescendre au Sud à San-Francisco de Californie, y étudier dans
les placers cette enivrante, mais souvent aride et périlleuse moisson de
l’or, qui pousse depuis dix années vers le Sacramento des aventuriers de
toutes les nations du monde. Peut-être me serait-il possible de
descendre encore plus au Sud, de traverser les déserts du nouveau
Mexique, ce Sahara américain, pour regagner les premiers forts du
Kansas, en prenant la route espagnole, qui côtoie les hauts contreforts
de la Sierra-Madre et le Rio-del-Norte. Mais cette dernière partie du
voyage était tellement semée de privations et de périls, qu’il me
restait des doutes nombreux sur la possibilité de l’accomplir, et de
compléter ainsi un immense circuit de deux mille lieues environ.

L’_Ontario_ n’emportait avec moi que trois passagers, un négociant de la
Nouvelle-Orléans, et deux jeunes missionnaires catholiques, qui allaient
répandre aux confins du Texas les lumières, les consolations de la
religion, et commencer une vie de labeurs et de dangers. Le plus âgé
d’entre eux n’avait pas vingt-cinq ans. Ils partaient joyeux, pleins de
zèle; la santé faisait éclater sur leurs visages de fraîches couleurs,
qu’ont sans doute déjà ternies les souffrances, les veilles et l’action
morbide d’une atmosphère souvent fatale aux Européens.

Nous sortîmes du Havre, par une brise du nord-est, et l’_Ontario_
fendait gaillardement une houle assez forte. Au bout de quelques heures,
la terre avait complètement disparu, et je vis sans regrets les côtes de
France s’effacer dans la brume d’une triste journée d’hiver.

Les quinze premiers jours de notre traversée n’offrirent aucun incident
remarquable, quelques grains de pluie ou de neige, quelques sautes de
vent qui nous contraignaient à courir des bordées, ou à mettre à la
cape, allure que l’Ontario supportait sans fatigue. Le vingtième jour,
nous fûmes assaillis à la hauteur des Bermudes par un coup de vent qui
nous jeta de vingt lieues environ en dehors de notre route. Cependant,
malgré une grosse mer et des grains fréquents, nous rétablîmes
facilement notre marche.

Le dix février, notre capitaine nous annonça que le lendemain matin nous
découvririons probablement la côte d’Amérique. Nous accueillîmes cette
nouvelle avec satisfaction; nous étions déjà fatigués de la monotone
existence du bord. Je ne dormis guère pendant cette nuit; au lever du
soleil, j’étais sur le pont, impatient, de contempler une terre nouvelle
qui me promettait des émotions inconnues. La mer était houleuse, agitée
encore par la tempête qui avait régné les jours précédents; nous
courions le vent au plus près, et l’_Ontario_, penché sur ses sabords,
filait en secouant l’écume des lames qui fouettaient sa proue, lorsque,
à travers les sifflements du vent et le bruit des vagues, un cri
prolongé, qui ressemblait à un appel de détresse, parvint jusqu’à nous.
La même clameur se répéta trois ou quatre fois dans l’espace d’une
minute, en devenant toujours plus distincte. Les hommes de quart
l’avaient entendue, et, montés sur les bastingages, interrogeaient
l’horizon.

Au même instant, la vigie cria de la hune: «Un canot sous le vent, par
le bossoir de tribord!» Tous les regards se portèrent dans cette
direction, et nous aperçûmes, à un demi-mille environ, un point noir qui
disparaissait par intervalles, et semblait arriver sur nous. Nous
reconnûmes bientôt que c’était une embarcation. Le capitaine fit mettre
en panne, et lancer un canot à la mer, monté par le second et huit
matelots vigoureux. Trois quarts d’heure après, ils ramenaient à la
remorque un canot géorgien, à moitié rempli d’eau, dans lequel ils
avaient trouvé, presque mort de froid et de faim, un nègre couvert pour
tout vêtement d’un mince pantalon de toile de coton.

Le pauvre diable était tout ruisselant d’eau de mer; il avait les traits
fortement altérés; on distinguait la pâleur sous l’épaisse teinte noire
de sa peau. Lorsqu’il arriva sur le pont, il pouvait à peine se
soutenir. Il eut cependant assez de force pour se jeter aux genoux de
Fergusson, et les tenir embrassés. Il sanglotait, poussait des cris
entrecoupés de paroles que nous ne pouvions distinguer. La douleur de ce
malheureux fit sur moi une vive impression. Nos matelots, tout
américains qu’ils étaient, semblaient aussi éprouver quelque compassion.
En ce moment, je vis l’intelligente figure de notre capitaine s’animer,
et une vive rougeur lui monter au front, surtout lorsque le nègre nous
montra avec des gestes suppliants une blessure qui lui avait divisé
presque entièrement, près de l’épaule, un des muscles du bras droit.
Elle fut pansée tant bien que mal; un verre de rhum et un peu de
nourriture eurent bientôt ranimé les forces de ce malheureux.

Quatre jours après notre arrivée à Savannah, Fergusson apprit qu’un
esclave s’était échappé d’une plantation de coton, située à peu de
distance de la ville, et dont le propriétaire était connu pour sa
brutalité envers les noirs. Le pauvre diable, arrivé d’Afrique et
débarqué en contrebande quelques jours auparavant, avait été de suite
employé par son nouveau maître à un travail assez difficile, dont il se
tirait fort mal, malgré les bourrades qu’on lui prodiguait Effrayé et
irrité tout à la fois de ces mauvais traitements, l’esclave s’assit dans
un coin, en refusant de continuer de travailler.

Le maître, devenu furieux, le roua de coups, et voyant qu’il ne
parvenait pas encore à le faire sortir de sa stupeur, il s’empara d’un
bowie knife, et en frappa violemment le nègre au bras droit. Celui-ci,
éperdu de terreur, s’enfuit de l’habitation et demeura caché pendant
deux jours dans un marais voisin; dans la nuit du deuxième au troisième
jour il revint à Savannah, détacha un des canots amarrés dans le port,
et croyant sans doute regagner son pays natal, à force de rames, il se
dirigea vers la haute mer.

Assailli par la tourmente qui durait depuis quelques jours, il avait été
emporté rapidement à trente lieues des côtes. Eperdu, mourant de faim,
harassé de fatigue et de froid, il s’était couché dans la frêle
embarcation, à demi remplie d’eau par les lames qu’elle embarquait à
chaque instant, et il attendait une mort préférable pour lui aux
souffrances de l’esclavage, lorsqu’il avait aperçu l’_Ontario_, et
poussé les cris que nous avions entendus. Le capitaine ordonna que ce
malheureux reçût tous les soins nécessaires, et qu’il restât caché à
bord jusqu’à notre arrivée à Washington.

J’avais été surpris en voyant Fergusson éprouver autant de compassion
pour ce nègre, car je connaissais le peu de pitié qu’excitent chez la
plupart des Américains les souffrances des esclaves. Lorsque nous fûmes
seuls, quelques moments après, je lui en exprimai mon étonnement:

«Cher ami, me répondit-il, avant de se révéler à vous, notre chère
Amérique vient de vous montrer une de ses plaies les plus vives,
l’esclavage, et les maux qui en sont inséparables. Vous m’avez vu rougir
tout-à-la-fois de pitié pour ce malheureux, et de honte pour son
bourreau. Il faut reconnaître cependant que tous les propriétaires
d’esclaves ne les traitent pas avec la même inhumanité; mais les
exemples de cette nature sont encore trop fréquents, surtout dans les
Etats du Sud. Vous allez visiter nos plus belles provinces; vous y
verrez des fleuves larges et profonds, qui, prenant leurs sources dans
les glaces du pôle, courent verser leurs eaux dans les pays les plus
aimés du soleil. Vous verrez des lacs grands comme des mers intérieures,
des déserts dont l’œil et l’esprit ne mesurent l’immensité qu’avec
effroi. Vous verrez des villes populeuses, riches en palais, des
prairies luxuriantes, des forêts où la création déploie ses merveilles.
Vous sentirez le génie américain éclater de toutes parts, dans ses
chemins de fer, dans ses vaisseaux, dans son commerce, dans son
industrie. Mais n’oubliez pas que l’Union porte au cœur un ver qui la
ronge, c’est l’esclavage, source incessante de souffrances et de
discordes, qui, tôt ou tard, déchirera en deux morceaux le drapeau
parsemé d’étoiles, qui flotte aux mâts de mon vaisseau.»

Et Wilkie me montrait le yacht américain qui venait d’étaler ses vives
couleurs, en même temps que la vigie nous annonçait la terre.

Trois heures après, nous jetions l’ancre dans le port de Savannah, et
j’étais confortablement installé dans la maison d’un riche commerçant de
la ville, parent de Fergusson. M. Clayton m’accueillit d’abord avec une
bienveillance mêlée de réserve; mais une fois la présentation faite par
notre ami commun, il me déclara que lui et sa maison étaient à ma
disposition. La présentation est en Amérique, peut-être plus encore
qu’en Angleterre, le talisman qui donne aux relations les plus nouvelles
l’attrait et les priviléges d’une ancienne amitié. M. Clayton mit pour
le lendemain sa voiture et ses chevaux à mon service pour visiter la
ville. Mais il ne pouvait m’accompagner que le matin, ses affaires
exigeant dans la journée sa présence à la bourse.

Le lendemain, à neuf heures du matin, nous montions dans un élégant
briska attelé de deux chevaux de race anglaise, qui nous emportaient
rapidement au milieu des rues ombragées de la ville.

Savannah est assise à l’embouchure de la rivière de ce nom, qui prend sa
source, à plus de cent lieues au nord, dans cette chaîne de montagnes
dont le pic de la Table est le sommet le plus élevé, et qui traverse la
Géorgie et la Caroline du Nord en effleurant seulement l’extrémité du
territoire de la Caroline du Sud. Le terrain sur lequel Savannah est
bâtie s’élève rapidement au-dessus de la rivière. Cette ville offre un
aspect charmant; elle est construite d’ailleurs d’une manière assez
originale pour que peu de cités des Etats-Unis lui ressemblent. Savannah
est plutôt une agglomération de riches villages qu’une ville proprement
dite, et chacun de ces villages possède sa maison commune, sa promenade
et son église. Chaque habitation est entourée d’un vaste jardin, embelli
par une riche verdure, et où les productions des Tropiques se montrent
mêlées aux fruits et aux fleurs de l’Europe. Le terrain est généralement
sablonneux. Je fus frappé de la quantité d’écailles d’huîtres qui
jonchaient le sol et contribuaient à la solidité des voies carrossables.
Les huîtres, me dit M. Clayton, sont dans notre pays la nourriture
presque exclusive du pauvre. C’est en vérité une manne que la Providence
a semée sur nos côtes. Les huîtres sont chez nous une des bases de
l’alimentation; elles se présentent au déjeûner, au dîner et au souper;
et ce matin même, si je n’avais craint de heurter vos habitudes
européennes, j’en aurais fait figurer sur notre table entre le thé et
les sandwichs. Elles sont d’ailleurs d’une qualité parfaite.

Nous rentrâmes pour le dîner, où j’eus l’occasion de vérifier
l’assertion de mon hôte au sujet des huîtres de Savannah. J’accompagnai
M. Clayton à la bourse, qui présentait une assez grande animation. Il me
conduisit au sommet de cet édifice, d’où l’on découvre un admirable
panorama. Pour la première fois, je pus rassasier mes yeux de la nature
américaine. D’un côté la mer, avec les îles qui bordent les côtes et
l’embouchure de la Savannah, de l’autre un océan de verdure au milieu de
laquelle se détachaient les habitations et la teinte plus pâle des
rizières, enfin aux limites de l’horizon, les cimes bleuâtres des
montagnes couvertes de forêts épaisses. Je m’arrêtai longtemps devant ce
spectacle, et lorsque, une heure plus tard, mon hôte vint me chercher
pour le retour, j’étais encore plongé dans cette délicieuse
contemplation.

Quoique Savannah soit la ville la plus importante de l’Etat de Géorgie,
comme population et commerce, elle n’en est cependant pas la capitale;
c’est à Milledgeville, située à soixante lieues environ de la côte, au
centre de l’Etat, que ce titre appartient. Milledgeville ne renferme que
trois mille habitants, tandis que Savannah en compte trente mille, dont
à la vérité la moitié sont des esclaves.

Je ne pouvais prolonger mon séjour à Savannah, car j’avais hâte de me
rendre à Mobile, dont trois cents lieues me séparaient encore. En ne
séjournant dans aucun des points intermédiaires, il me fallait quatre
jours pour effectuer ce voyage. Le chemin de fer me conduisait à Selma,
où je prendrais le bateau à vapeur, qui descend l’Alabama jusqu’à
Mobile. Mais j’avais l’intention de visiter Montgommery, située aux deux
tiers de ma route, et en passant à Mobile sept ou huit jours, il ne me
restait plus que le temps nécessaire pour regagner Savannah au moment où
l’_Ontario_ lèverait l’ancre pour Charlestown.

Le lendemain, à midi, le chemin de fer m’emportait à toute vitesse vers
Macon. La voie que je parcourais fait partie de ces nombreux réseaux qui
sillonnent dans tous les sens les Etats de l’Union, et activent dans ce
grand corps la vie commerciale et industrielle, en même temps qu’ils
favorisent le goût inné de l’Américain pour les voyages.

Le Quincy-Railway fut le premier chemin de fer construit aux Etats-Unis
(1827); mais il ne transportait que des marchandises. Le Baltimore and
Ohio railway, construit en 1830, transporta le premier des voyageurs;
sur ces deux lignes les wagons étaient traînés par des chevaux. En 1831,
pour la première fois, les locomotives furent employées aux Etats-Unis
sur les chemins de la Mohawk-and-Hudson et Baltimore and Ohio. Ces
machines étaient excessivement lourdes, et n’atteignaient qu’une vitesse
maximum de vingt milles à l’heure. Aujourd’hui cette vitesse est de cent
milles. Mais, fort heureusement pour les voyageurs, cette rapidité n’est
point en usage dans les transports journaliers. Si l’on considère en
effet la négligence avec laquelle les voies sont construites, et la trop
facile surveillance qu’on apporte en les exploitant, les accidents,
nombreux déjà, se multiplieraient dans une proportion énorme sur les
quatre-vingt mille milles de chemins de fer que comptent aujourd’hui les
Etats-Unis.

J’arrivai à sept heures du soir à Macon, après avoir traversé de
magnifiques campagnes couvertes de plantations de cotonniers. La
production du coton forme la principale richesse des états de Géorgie et
d’Alabama, où cette industrie a pris depuis quinze années un
développement considérable. Lorsque nous approchâmes de Macon, le soleil
était à son déclin, et le pays que nous parcourions avait à cette heure
un charme indéfinissable. La lumière de l’astre à son couchant nuançait
des plus riches couleurs la verdure des cotonniers, tandis que les
montagnes revêtaient déjà les sombres teintes qui précèdent la nuit. Les
nègres regagnaient les habitations en modulant un chant à la fois doux
et triste. Tout cela ressemblait presque à une idylle, à un tableau de
paix et de bonheur.

Le lendemain, à midi, j’arrivai à Montgommery, capitale de l’état
d’Alabama, où je désirais m’arrêter quelques heures, que je regrettai
bientôt; et rien ne signalerait cette ville dans mes souvenirs, si je
n’avais failli y mourir de faim, bien que je fusse descendu dans le
meilleur hôtel. Il est vrai que c’était un dimanche; j’eus toutes les
peines du monde à me procurer du pain et du chocolat, que j’arrosai de
brandy mêlé avec de l’eau. J’avais hâte de gagner Selma, dont douze
lieues me séparaient encore, et où je pourrais peut-être me dédommager
de ce jeûne forcé. J’y arrivai à huit heures du soir, et un souper assez
confortable, suivi d’une nuit de repos, me consola de ma mésaventure de
la journée.

Le lendemain, de bonne heure, je montai sur l’un des steamboats qui font
le trajet de Wetumpka et de Selma à Mobile, et bientôt nous descendîmes
rapidement le cours de l’Alabama.

L’Alabama, qui n’est en Amérique qu’une rivière de quatrième ordre,
pourrait passer en Europe pour un fleuve majestueux. Elle est formée par
la jonction de la Coosa et de la Talapoosa, et est navigable pour les
grands steamboats jusqu’à 600 mille de son embouchure. Ses bords sont
couverts d’une végétation remarquable, qui revêt encore un aspect
sauvage et primitif. Nous étions quelquefois toute une journée sans
apercevoir la moindre trace de civilisation.

Les tribus indiennes, qui habitaient autrefois le territoire de
l’Alabama, ne sont point encore disparues entièrement. Mais ces
peuplades, absorbées par la civilisation, abruties par l’usage du brandy
et du rhum, tendent à s’amoindrir du jour en jour. Avant un siècle,
peut-être, le dernier spécimen de cette race fera, comme rareté, la
fortune d’un nouveau Barnum. Quelques indiens, trois hommes, deux femmes
et un enfant, avaient été reçus par charité sur le bateau qui nous
emportait. Ils s’étaient groupés timidement dans un coin sur le pont; de
temps en temps un d’eux s’approchait des voyageurs, et leur offrait des
chapelets et des ornements d’écorce, la seule industrie de ces tribus.
Ces descendants dégénérés d’une race autrefois puissante et forte, sont
déjà bien loin de ces hardis Apaches, Comanches et Navajoes qui sont
encore aujourd’hui la terreur des déserts de l’Ouest.

Après quarante-huit heures de navigation, j’arrivai à Mobile, et l’un
des premiers visages que j’aperçus en débarquant fut celui d’une
personne qui m’était chère à plus d’un titre.

Les premières heures de noire réunion furent consacrées tout entières au
bonheur de nous revoir après une absence de neuf années. Nous parlâmes
de la France, des amis que nous y avions laissés, de ceux qui n’étaient
plus, de l’espoir pour les proscrits de revoir un jour le sol natal.
Notre espérance n’a point été trompée; la clémence du souverain s’est
étendue sur eux, et une année plus tard l’exilé regagnait la patrie,
lorsque moi-même, livré encore à toutes les chances d’un périlleux
voyage, je parcourais les solitudes de l’Ouest américain.

Mobile est située à l’embouchure de la rivière de ce nom, au fond du
golfe du Mexique. Elle fut fondée par un Français, au commencement du
dix-huitième siècle, cédée à l’Angleterre en 1763, quelques années plus
tard à l’Espagne. Il ne lui reste plus aucune trace de son origine
française. Mobile n’offre rien de remarquable; ses monuments sont
construits sur des proportions assez mesquines; elle ne renferme qu’une
belle rue, celle du Gouvernement, ombragée dans toute sa longueur par
des arbres magnifiques. Mobile possède un bois de magnolias
gigantesques, qui sert de promenade aux habitants. Combien de fois, le
soir, pendant mon rapide séjour, avons-nous passé de douces heures sous
ces charmants ombrages, tandis que les brises chaudes et parfumées du
golfe du Mexique répandaient autour de nous leurs senteurs enivrantes.

Mobile, voisine de la Nouvelle-Orléans, est quelquefois visitée par la
fièvre jaune, le terrible _vomito negro_, qui dans ce moment même
sévissait dans cette dernière ville. Un grand nombre de familles
s’étaient réfugiées à Mobile, et je pus admirer là les traits charmants,
l’élégance, et la gracieuse tournure des créoles de la Louisiane.
Pourquoi faut-il qu’au milieu d’une aussi splendide nature, la
Providence ait fait naître un horrible fléau, comme une ombre lugubre
parmi les couleurs de ce ravissant tableau?

Quelques jours après j’étais de retour à Savannah, et notre clipper
quittait, l’embouchure de la rivière; nous approchions de Sea-Islands,
les îles de la mer, et nous étions devant Beaufort, leur ville capitale.
Fergusson devait le lendemain visiter une des plantations des îles, il
m’engagea à l’accompagner, en me promet tant une charmante excursion.

Les îles de la mer produisent le coton le plus estimé. Dans la saison
d’été, les planteurs qui les habitent regagnent presque tous le
continent pour éviter les atteintes des fièvres que les chaleurs
développent dans ces parages. Mais au printemps le climat est
excessivement sain. Au moment où nous visitâmes les îles, nous
approchions de cette saison, et la population était au complet. Montés
sur un petit sloop gréé pour cette navigation, nous entrâmes dans une
série de canaux qui tantôt se resserraient de manière à laisser passer à
peine de front deux embarcations, et tantôt présentaient l’aspect d’un
grand fleuve. Quelquefois nous étions légèrement engravés, et le sloop
n’avançait plus que poussé par de longues rames.

Le paysage était aussi ravissant que varié. A chaque instant nous
apercevions d’immenses plaines couvertes de cotonniers, au milieu
desquels apparaissaient des habitations. Les palmiers, les pins, les
chênes, les cèdres mélangeaient cette verdure de teintes diverses. Cette
scène était animée par une foule de nègres occupés aux travaux des
plantations. Nous entrâmes à Beaufort à la nuit, et le lendemain, à
trois heures du soir, nous jetions l’ancre dans la rade de Charlestown.

Jusqu’alors, bien que j’eusse passé déjà près d’un mois aux Etats-Unis
je n’avais point encore pu examiner à loisir quels soins et quels
travaux exigeaient les deux principales cultures des Etats du Sud, le
coton et le riz, et je désirais vivement ne point quitter la Caroline du
Sud sans emporter quelques notions à cet égard. J’exposai ce désir à
Fergusson, et comme nous devions séjourner trois jours à Charlestown, il
m’offrit de me faire visiter une plantation de riz, située à dix lieues
de la ville.

Nous partîmes le lendemain matin. Une voie ferrée nous déposa à trois
lieues de notre destination. Nous trouvâmes à la station une voiture qui
nous y conduisit en une heure. Au moment où nous arrivâmes devant
l’habitation, nous entendîmes plusieurs détonations, et quelques
instants après le planteur accourut au-devant de nous, armé d’un fusil à
deux coups, avec lequel il faisait une guerre acharnée à des bandes
d’oiseaux qui s’abattaient sur de vastes rizières. Après que les
formalités de la présentation eurent été remplies, M. James nous
introduisit dans sa maison, près de sa femme, jeune et charmante créole
des environs de Jackson. En attendant le déjeûner, et avant de visiter
son exploitation, il nous fit servir d’abondants rafraîchissements où
figuraient les crus les plus renommés de France, avec l’ale et le porter
anglais. Puis nous sortîmes pour faire seulement le tour de
l’habitation.

Cette maison était construite en bois de différentes natures, parmi
lesquels on reconnaissait le cèdre, le pin et le chêne; elle se
composait d’un rez-de-chaussée et d’un premier étage, avec un large toit
couvrant une galerie extérieure qui régnait sur les trois faces
principales. Derrière l’habitation, de vastes bâtiments et hangars,
légèrement construits, servaient d’écurie et abritaient les récoltes et
le matériel d’exploitation. Excepté sur sa façade antérieure, cette
maison était presque complètement entourée de verdure. M. James nous fit
visiter son écurie, qui renfermait trois chevaux, deux de race anglaise
pure, et le troisième plus ramassé dans ses formes, et qu’il nous assura
être le produit d’un étalon anglais et d’une jument de race indienne. Il
nous apprit qu’il avait déjà gagné avec cet animal des paris assez
considérables.

Pour que nous pussions juger de ses allures et de son énergie, il le fit
monter sans être sellé ni bridé par un jeune mulâtre, qui remplissait
chez lui les fonctions de groom. L’animal, renfermé dans sa boxe
d’érable, semble être d’une humeur excessivement douce, et se laissait
volontiers approcher et toucher. Mais lorsque le groom s’avança vers
lui, en lui adressant quelques mots accompagnés d’un sifflement sourd et
saccadé, le cheval tressaillit, releva la tête et voulut se dresser.
Ramené à terre par une main vigoureuse, il s’élança rapidement par la
porte de l’écurie, et, à ma grande surprise, il s’arrêta au bout de
vingt pas en hennissant et piaffant d’une manière sauvage; je pus alors
mieux examiner ses formes. Sa robe était d’une couleur indécise et
probablement innommée, qui se rapprochait de la nuance appelée en
France, gris étourneau. Sa crinière, presque noire et fort épaisse, lui
descendait à l’épaule, tandis que sa queue tombait presque jusqu’à
terre. On retrouvait la race anglaise dans les lignes du poitrail de
l’encolure et les jambes de devant, quoique le sabot fût plus court et
plus évasé, mais le train de derrière et la tête rappelaient par leurs
formes sèches et nerveuses la race des mustangs indiens.

L’animal semblait attendre un cavalier, lorsque tout-à-coup le mulâtre
jeta un cri; aussitôt la bête fit rapidement un mouvement de flexion
comme si elle voulait s’accroupir, tandis qu’au même instant le groom,
par un élan rapide, s’élançait sur son dos. Il la mit devant nous à
toutes les allures, en lui faisant exécuter les mouvements d’un cheval
parfaitement dressé. M. James nous fit remarquer le trot allongé de cet
animal, qui, en Europe, aurait pu passer pour un véritable stepper, et
c’était là un succès dont le planteur paraissait fier, car les chevaux
indiens trottent rarement, leur allure favorite est le galop.

Bientôt un coup de cloche nous annonça que le dîner était servi. La
charmante maîtresse du logis nous en fit les honneurs avec une grâce
parfaite. Le repas se composait de gibier, de volaille, de poissons qui
m’étaient inconnus, et d’une espèce de tortue d’eau nommée cooter. M.
James nous apprit que tout cela était le produit de la pêche et de la
chasse de ses esclaves. «Ne chassez-vous donc jamais, lui demandai-je,
car je n’appelais point une chasse les représailles auxquelles il se
livrait, lors de notre arrivée, sur les oiseaux des rizières.--Pardon,
me répondit-il, l’équitation et la chasse sont mes deux plus chers
loisirs. Notre pays est pour un chasseur un paradis terrestre.--Et
lorsque de mon côté je lui eus fait connaître que j’étais passionné pour
ce dernier exercice: Vous restez, continua-t-il, trop peu de temps parmi
nous, pour faire ample connaissance avec le gibier de nos forêts. Mais
je compte vous faire tirer dans quelques heures un gibier voisin de mon
habitation, et sur lequel les balles ont souvent peu de prise.
Permettez-moi de ne pas vous en dire davantage.» Je respectai la
discrétion de mon hôte.

Après le dîner, nous partîmes pour visiter la plantation, qui, ainsi que
toutes les propriétés de ce genre, était placée près d’un ruisseau dont
le niveau était plus élevé de deux mètres environ; au moyen d’une écluse
on pouvait submerger tout ou une partie du terrain. Le riz n’est récolté
que lorsqu’il a été inondé trois fois, et soumis dans l’intervalle à
différents travaux de culture accomplis par des esclaves. Près de deux
cents noirs travaillaient en ce moment sous la direction du
contre-maître; ils étaient proprement vêtus et paraissaient en bonne
santé.

Nous visitâmes ensuite le village formé par la réunion des cases à
nègres. Ces cabanes étaient bien construites, quelques-unes possédaient
un petit jardin. Le village renfermait une chapelle desservie par un
missionnaire, et où l’on célébrait la messe le jeudi et le dimanche.
Nous vîmes aussi l’infirmerie et la maison d’école où se trouvaient en
ce moment une cinquantaine de négrillons dont l’instruction était
confiée au missionnaire.

Toute cette organisation annonçait de la part de M. James une grande
sollicitude pour le bien-être matériel et moral de ses esclaves. J’en
étais vraiment étonné, et j’en félicitai hautement, le planteur, qui me
répondit:

--Je ne fais que suivre en cela l’exemple qui m’est donné par
quelques-uns de mes voisins. Sans avoir une trop haute idée de la valeur
morale des nègres, je crois qu’un propriétaire d’esclaves a tout à
gagner à les bien traiter, et à ne sévir que dans de justes proportions.

Mes noirs n’ont pas toujours été mis sur ce pied. Mon père, qui a créé
cette plantation, était imbu des vieux préjugés, et ne voyait dans ses
esclaves que les instruments d’un revenu assuré. Pour moi, j’ai vécu dix
années à Paris, où j’ai perfectionné mon éducation, et j’en ai rapporté
d’autres idées. Je sais que dans un avenir plus ou moins éloigné
l’esclavage doit fatalement cesser d’exister. Cet évènement, réservé
peut-être à d’autres générations, des circonstances inattendues peuvent
en précipiter l’échéance. Quoi qu’il en soit, lorsque sonnera l’heure de
l’abolition, elle me trouvera préparé. Je désire, pour mes intérêts, et
surtout pour la prospérité de mon pays, que cette révolution
s’accomplisse d’une manière pacifique et graduée, sous l’empire des
idées nouvelles. Mais je suis convaincu que si aujourd’hui j’offrais la
liberté à mes esclaves, un grand nombre resteraient sur mon habitation,
dans les mêmes conditions qu’ils s’imposeraient volontairement.

Pendant cette conversation, nous étions parvenus à l’une des extrémités
de la plantation, à l’entrée d’une longue avenue qui pénétrait dans la
forêt, et où nous attendait une voiture légère, attelée d’un seul
cheval. Ce véhicule contenait trois fusils à bascule et autant de
cartouchières garnies.

--Maintenant, messieurs, nous dit M. James, nous allons chasser le
crocodile.

Croyant à une plaisanterie, je regardai notre hôte d’un air étonné.

--Rien n’est plus sérieux pourtant, continua-t-il; à un mille d’ici, le
ruisseau qui arrose ma propriété, forme une série de petits lacs où vit
une population de caïmans sur lesquels je vais de temps en temps exercer
mon adresse, surtout lorsque la négresse commise aux soins de ma
basse-cour m’accuse des disparitions trop fréquentes parmi mes oies et
mes canards. Il y a deux jours encore, un chien appartenant au plus
vieux de mes nègres, à l’oncle Tom de notre habitation, a été enlevé par
un crocodile au moment ou il se désaltérait. Ces amphibies ont un goût
très-prononcé pour la viande de chien, et voici notre appât. M. James
nous montrait un beau pointer, qui gambadait autour de nous.

--Comment, lui dis-je, vous aller exposer cet animal à la voracité des
caïmans?

--Certes non, me répondit-il, Jupiter est un trop excellent chien;
d’ailleurs, mistress James a pour lui beaucoup d’affection. Mais il se
fait tard, partons de suite, si nous voulons avoir encore deux ou trois
heures de jour. Dans dix minutes nous serons à destination.

En effet, un quart d’heure après nous arrivions près des bords d’une
charmante rivière, dont le cours tranquille et profond formait une série
de bassins naturels. Le site était délicieux; la forêt nous entourait de
tous côtés. Il régnait un silence profond, que troublait par intervalles
le chant du whip-poor-will ou le bruissement d’ailes d’insectes aux
riches couleurs. De temps en temps, nous faisions fuir un oiseau d’eau,
qui se posait à peu de distance en poussant un cri l’effroi. Il était
quatre heures du soir environ.

--C’est le moment, nous dit M. James, où les caïmans sortent de leur
long repos des heures plus chaudes, pour songer déjà à leur nourriture.
Nous attachâmes notre cheval à cent mètres de la rivière, et nous
marchâmes vers le ruisseau, en tenant en laisse Jupiter, qui ne
paraissait plus nous suivre d’aussi bonne grâce.

M. James nous posta, Fergusson et moi, derrière le tronc d’énormes
lianes qui baignaient dans l’eau leurs vigoureuses racines, et lui-même
gagna plus loin une position semblable.

Notre cocher maintint le chien sur le bord de la rivière, et lui fit
jeter, en lui pinçant les oreilles, des gémissements de douleur, qui
bientôt se changèrent en cris aigus. Au bout d’une minute un coup de feu
se fit entendre non loin de moi tiré par Fergusson; il fut bientôt suivi
d’un second, et l’eau jaillit au milieu de l’étang, sous les convulsions
d’un énorme caïman qui se débattait en teignant l’onde de son sang, et
ne tarda pas à couler à fond.

Nous attendîmes un quart d’heure environ, au bout de ce temps, les
oreilles de Jupiter furent pincées de nouveau. Je regardais avec
attention la surface de l’eau, lorsqu’à vingt pieds à peine de l’arbre
contre lequel je m’appuyais, et tout à fait en face de moi je vis le
liquide élément s’agiter doucement, et apparaître les naseaux et
l’horrible gueule d’un caïman. Je fis feu de mes deux coups; l’animal
disparut sans paraître blessé. Au même instant M. James tirait aussi sur
un autre monstre, sans obtenir plus de résultat.

M. James nous assura que si le crocodile blessé par Fergusson l’était
mortellement, il remonterait le lendemain à la surface et qu’il
servirait à la nourriture de ses nègres, qui malgré une insoutenable
odeur de musc, se régalent de ce mets répugnant.

Une heure après nous étions rentrés à l’habitation, et nous reprenions
le chemin de la station prochaine, d’où le railway nous ramenait à
Charlestown.

Nous remîmes bientôt à la voile pour Washington, et nous aperçûmes le
même jour les côtes basses et boisées de la Caroline du Nord, qui
paraissaient couvertes d’une sombre verdure que je n’avais point encore
remarquée dans la végétation américaine. Fergusson m’apprit que ces
forêts étaient formées par la réunion d’arbres résineux d’une espèce
magnifique, et qui atteignent d’énormes dimensions. Ces bois produisent
une grande quantité de résine, de térébenthine, de poix et de goudron,
dont l’extraction est une des principales industries de la Caroline du
Nord.

Pour extraire le suc de ces arbres, on pratique des incisions qui se
communiquent entre elles et amènent la sève dans un réservoir commun
placé au pied de l’arbre. Vers le mois de mars, la sève commence à
paraître en devenant de plus en plus active à mesure que la saison
avance, jusqu’à ce qu’elle cesse de couler aux approches de l’hiver. Le
suc est enlevé au fur et à mesure du réservoir commun, et placé dans des
barils où il se solidifie. Chaque arbre peut produire ainsi cinq gallons
de sève par année. Au bout de quatre ou cinq ans, l’arbre épuisé finit
par mourir. Il est alors abattu, découpé en morceaux qui, soumis à une
combustion modérée et régulière, laissent encore échapper le suc qu’ils
contiennent. C’est le goudron du commerce.

Nous passâmes successivement en vue de Smithville et de Beaufort. Le
troisième jour nous parûmes devant Norfolk, sur la côte de Virginie, et
quarante-huit heures après nous atteignîmes l’entrée de la baie de
Chesapeake et l’embouchure du Potomac, et bientôt nous jetions l’ancre
dans le port de Washington.

C’était à Washington que je devais quitter l’_Ontario_ et son excellent
capitaine pour atteindre par voie de terre les états de l’extrême nord
et les lacs du Canada. Ce ne fut pas sans émotion que je me séparai de
Fergusson et que je dis adieu à son vaillant navire. A ce moment il me
semblait que le dernier lien qui m’attachait à l’Europe venait de se
rompre. Je me trouvais désormais isolé sur le vaste continent américain,
et au moment d’entreprendre un voyage de deux années, devant lequel
reculerait plus d’un homme déterminé. Mais je repris courage et résolus
de quitter le lendemain Washington et de gagner New-York en toute hâte.
La première quinzaine de mars venait de s’écouler, et je devrais être
rendu pour le 1er mai à Saint-Louis en Missouri, si je voulais faire
partie d’une de ces expéditions qui s’organisent chaque année pour le
Far-West et la Californie.

Le lendemain, de bon matin, je louai dans le port un canot monté par
deux rameurs vigoureux, et je passai quatre heures fort agréables en
visitant l’embouchure du Potomac, qui n’a pas, au-dessus de Washington,
moins de trois milles de largeur. Des deux côtés du fleuve s’élevaient
des hauteurs boisées, éclairées par un magnifique soleil de printemps.
Une quantité considérable d’embarcations et de navires de toutes tailles
entraient dans la rivière, ou en sortaient, et je saluai deux ou trois
fois le pavillon français aux mâts de quelques uns de nos vaisseaux de
commerce. J’apercevais au loin les marais de la baie couverts de bandes
immenses de sauvagine. J’étais transporté en voyant cette activité, ce
fleuve majestueux, cette admirable nature. De temps en temps passait,
non loin de nous, un de ces grands Steamboats, qui naviguent sur le
Potomac, et réunissent à la modicité du prix du transport une
confortable élégance et une table bien servie.



CHAPITRE II.

New-York.--Broadway, Wall-Street.--Le gibier à New-York.--Le policeman
américain.--L’aqueduc de Croton.--Les environs de New-York.--Le lac
Michigan.--Chicago.--Milwaukee.--Les jeunes cités américaines.


Deux jours plus tard, j’étais à New-York après avoir seulement entrevu,
Baltimore et Philadelphie. Je descendis dans l’un des magnifiques hôtels
de Broadway, qui est avec Wall-Street une des plus admirables rues de
New-York. Wall-Street est véritablement le centre et le cœur de la
spéculation américaine, des banques et du commerce de railway et de
toutes les affaires qui s’y rattachent. C’est l’_exchange_, la Bourse du
nouveau monde, et ce lieu présente de neuf heures à trois heures un
aspect d’activité que l’on comprendra en se rappelant que les
Anglo-américains sont spéculateurs comme les Anglais, et ardents comme
les Français. La rue était d’abord au centre de la cité; mais par suite
de l’extension rapide de New-York au nord et à l’ouest, elle se trouve
presque à l’une de ses extrémités. Elle part de la partie basse de
Broadway, près l’église de la Trinité, et se termine aux quais
d’East-River. Elle est bordée de quelques beaux monuments en pierre et
marbre, occupés par des banques et diverses administrations.

Au bas bout de Wall-Street abondent les colis d’exportation. C’est là
que viennent aborder ces immenses steamers capables de recevoir
commodément des milliers de passagers, outre des voitures, des wagons et
du bétail, et qui partent avec une régularité d’omnibus tous les quarts
d’heure pour Brooklyn. L’East-River, entre New-York et Brooklyn, est
trop large et trop profonde pour qu’un pont puisse y être jeté. Brooklyn
est une cité tranquille, propre, élégante, offrant un très-remarquable
contraste avec New-York. Il est principalement composé des résidences
particulières des marchands et négociants qui désirent trouver le calme
et le repos, sans cependant s’éloigner du théâtre de leur activité et de
leurs fatigues.

Broadway est l’une des plus larges et, sous certains rapports, l’une des
plus belles rues du monde, et la plus splendide voie de l’Amérique. Elle
est bordée de palais de pierre, de marbre, de fer, qui sont dignes de
loger des rois, et sont tout simplement des manufactures.

Tels sont les environs de la demeure provisoire que je m’étais choisie à
New-York; et j’étais encore sous l’impression de cette grandeur, lorsque
je m’aperçus qu’il était l’heure de rentrer à l’hôtel pour dîner à la
table d’hôte; mon estomac et mes jambes m’avertissaient d’ailleurs que
j’avais fait au moins trois lieues dans la matinée. Un omnibus me
conduisit rapidement devant la porte de mon gîte, et le dîner était déjà
servi lorsque je me présentai pour en prendre ma part. Je fus frappé de
la quantité de gibier qui figurait sur notre table, et c’est avec
raison, je crois, qu’on peut regarder New-York comme une des villes du
monde les mieux approvisionnées en gibier. L’Est, l’Ouest et les Canadas
sont ses tributaires, et il n’est pas jusqu’à l’Europe qui ne contribue
aussi par ses faisans anglais et les coqs de bruyère écossais à la
recherche des tables de cette grande cité. La venaison se trouve sur
tous les marchés en approvisionnements considérables, Les daims sont
l’espèce la plus abondante et la plus estimée; les cerfs n’y sont jamais
rares dans la saison. En hiver ils arrivent de l’Ouest, tout dressés et
conservés par la gelée. Les perdrix abondent depuis le mois de septembre
jusqu’aux 5 janvier, époque à laquelle la vente en est interdite par la
loi. On les chasse dans toutes les campagnes environnantes; mais
principalement dans l’Est. Les cailles ne sont point, en Amérique, de
passage comme en France; pendant l’hiver on les traque sur la neige en
quantités immenses dans les plaines de l’Ouest. Le coq de bruyère et la
poule des prairies viennent exclusivement de l’Ouest. En hiver, où ils
sont les plus abondants, on les prend par compagnies au panneau.
New-York en absorbe un nombre énorme.

Il y a peu de lièvres aux Etats-Unis. C’est à peine si on en trouve
quelques-uns dans l’Etat de New-York et dans le Rhode-Island. Le Canada
seul en possède en assez grande quantité, L’espèce en est beaucoup plus
petite et la chair moins estimée qu’en Europe. En hiver leur robe
devient blanche.

Les canards sauvages d’Amérique sont renommés à juste titre, Tel est par
exemple le _canwas-back_, qui n’existe que de ce côté-ci de
l’Atlantique. Le goût particulièrement exquis de ce gibier est attribué
au céleri sauvage dont il se nourrit presque exclusivement sur les
rivières Susquehannah et Potomac, ainsi que dans la baie de Chesapeake.
Après le canwas-back, le canard le plus estimé est le _tête rouge_
(_redhead_). On en trouve beaucoup sur Long-Island. Puis viennent le
_brant_, considéré comme le meilleur canard d’eau salée, et le plus
délicat de tous au mois de mai; le _mollard_, qui ne quitte point les
lacs et les rivières; le canard noir, la sarcelle, le _broad-bill_,
qu’on trouve aussi sur le rivage de la mer, le canard gris de Virginie,
et plusieurs autres encore.

Lors de ma première promenade dans New-York, j’avais remarqué le
policeman américain, si différent par la tenue et les mœurs de ses
collègues de Londres ou de Paris. Le policeman de New-York est
généralement nommé en récompense de quelque service rendu à l’occasion
des élections, et il regarde sa situation comme un droit acquis au parti
auquel il appartient, et dont celui-ci a la disposition. Son importance
politique et son importance personnelle comme citoyen ne s’effacent
jamais. Il porte bien un uniforme, mais il dédaigne de le boutonner
suivant la mode militaire, et préfère laisser à découvert son linge
blanc et ses diamants de Californie, qu’il fait voir avec ostentation.
Mettre les mains dans la poche est une grave faute au point de vue de la
tenue militaire, le policeman de New-York les met à peine ailleurs; il
fume constamment, et s’il rencontre un ami, il boit volontiers avec lui;
il cause, plaisante au coin des rues, sur le bord des portes avec la
nonchalance d’un homme qui connaît les droits que la constitution lui a
garantis, et sait comment il les revendiquera.

Quand on le voit à son poste, au lieu d’être un officier refrogné de la
loi, disposé pour son tour de service, c’est simplement Tom, Dick ou
Harry, du troisième ou sixième ward, avec lequel on a bu la veille un
Mint-Julep, et qui prétend à la prochaine élection concourir pour une
justice de paix, ou pour un siége à la législature. On l’accoste
familièrement suivant l’habitude, sans être le moins du monde arrêté par
son caractère officiel. Il n’est pas le serviteur de l’Etat, et il se
croirait insulté si on l’appelait ainsi. Il est le candidat de son
parti; et c’est à lui qu’il reconnaît devoir son premier hommage. C’est
pour lui un point d’honneur de se servir de sa position en vue de son
propre intérêt. La pensée de vivre et mourir simple employé de police
n’a jamais été dans son esprit. Cette place est pour lui la première
marche, soit pour entrer au Congrès, soit pour obtenir une ambassade
étrangère, soit jusqu’à ce qu’il puisse se faire admettre au barreau. En
un mot, c’est un excellent garçon, d’un grand bon sens, d’un grand cœur,
rempli du désir honnête et honorable d’améliorer sa position; mais ce
n’est pas un policeman.

Tel est le portrait d’ailleurs fort original et très-ressemblant que
traçait du policeman, quelques jours après mon arrivée, le
_New-York-Daily-Times_.

Une des merveilles de New-York, est le fameux aqueduc de Croton, qui
alimente toute la ville d’une eau excellente et limpide, bien supérieure
à la plupart des eaux qui desservent les plus grandes villes de France.
Avant d’avoir vu ce travail remarquable, je le connaissais déjà par le
_Transatlantic-Wandering_, du capitaine Oldmicon.

L’aqueduc de Croton est un sujet d’orgueil pour les New-Yorkers, et ils
ont lieu en vérité d’être fiers de cette entreprise gigantesque, qui
amène de 40 milles nord, sans s’inquiéter des vallées, et des rivières,
et d’un niveau plus élevé que celui de leurs plus hauts monuments, une
eau de source pure et limpide en si grande abondance, qu’elle suffit, et
au-delà, aux besoins de la capitale des Etats-Unis. New-York compte
aujourd’hui 800,000 habitants, et la quantité consommée égale à peine le
cinquième de l’approvisionnement.

Ce superbe monument d’utilité publique commence à la rivière de Croton,
dans le comté de West-Chester, par un réservoir situé à cinq milles de
l’Hudson. L’aqueduc se continue par des tunnels au travers des rochers
et par des levées au-dessus des vallées jusqu’au Harlem; il n’est plus
alors qu’à sept milles et demi de New-York. Le réservoir de New-York
couvre trente-cinq acres, et contient cent cinquante millions de
gallons. De là, l’eau est conduite par des tuyaux en fer dans un autre
réservoir ou distributeur; et la distribution des eaux se fait par des
conduits en fer placés assez profondément en terre pour qu’ils ne
puissent être atteints par la gelée, et il est curieux de voir avec
quelle force prodigieuse l’eau s’élève lorsqu’on enlève l’obstacle qui
la retient.

De toutes les villes du monde, il n’en est peut-être pas une qui soit
dotée d’environs plus pittoresques que New-York. Si l’on se place sous
le 43e degré de latitude, au nord de l’équateur, et le 74e, à l’ouest de
Greenwich, et que du sommet du mont Emmons, à quatre mille pieds
au-dessus du niveau de la mer, on embrasse une étendue de cent milles de
diamètre et d’une circonférence triple, on aura tracé les limites d’un
vaste plateau bordé par une immense vallée; à l’ouest, le Val-Champlain;
au sud, les Mohawks; à l’est et au nord, les vallées de la rivière noire
et du Saint-Laurent. On a sous les yeux le comté d’Hamilton tout entier
et des portions de ceux de Waren, d’Essex, de Clinton, de Franklin, du
Saint-Laurent, de Lewis et d’Herkimer.

Ce plateau est un lieu favorable à l’observation, bien propre à charmer
les poètes. La vue y est agréablement reposée, la variété lui épargne
toute fatigue. Des marécages humides, des collines arides, de hautes
montagnes, de profondes vallées, des plaines immenses, de longues
chaînes rocheuses, des rivières calmes, des cataractes impétueuses, un
lac à l’aspect reposé et sans rides, ou bien une nappe d’eau que le vent
soulève en vagues écumantes; un coucher du soleil au milieu de la nature
calme et silencieuse; ici le vaste lac, là l’Océan, des forêts sans
limites, des gouffres sans fond, des pics infranchissables, des
montagnes ombreuses, des ondes argentées, tel est le tableau majestueux
et sublime qui s’offre aux yeux fascinés.

En quittant New-York, je visitai successivement Boston, surnommé la
Nouvelle-Athènes, patrie de Franklin, pleine des souvenirs de la guerre
de l’indépendance, puis les bords de l’Hudson, le Niagara, le lac
Ontario et ses îles verdoyantes, qui semblent flotter sur les eaux
limpides, le lac Erié et Détroit, le lac Michigan et Chicago.

Le lac Michigan n’a pas l’aspect majestueux et pittoresque des lacs Erié
et Ontario. A mesure qu’on avance vers l’ouest, la nature devient plus
uniforme, et se pare de moins vives couleurs. Les bords du Michigan ont
quelque chose de sauvage et se composent de plages sablonneuses et
tristes, où vient s’arrêter une eau verdâtre, qui semble lourde. Aussi
la ville de Chicago, avec son activité, ses jolies maisons en bois, ses
jardins, ses nombreuses églises, forme-t-elle un contraste assez vif
avec le paysage qui l’environne. Il y a vingt ans, Chicago n’était qu’un
village; elle est devenue aujourd’hui un point central d’où rayonnent de
nombreux chemins de fer, et le plus vaste entrepôt de blé qui soit au
monde. En 1840, Chicago ne comptait que 5,000 habitants, il renferme
aujourd’hui plus de 100,000 âmes, et est relié à la navigation du
Mississipi par un canal de trente lieues qui communique avec l’Illinois,
un des affluents du grand fleuve.

Une autre ville a grandi sur le lac Michigan en même temps que Chicago,
c’est Milwaukee dans l’état de Wisconsin. Ce pays était solitaire il y a
peu d’années et ne contenait qu’une population errante de trappeurs et
d’indiens. La fondation de Milwaukee date de 1835; en 1846 elle ne
comptait que 1,800 habitants, elle en a aujourd’hui soixante mille; et
il est certain qu’elle suivra longtemps encore cette progression.

Milwaukee est assise à l’embouchure de la rivière de ce nom, à trente
lieues nord de Chicago. La couleur paille des briques employées à la
majeure partie des constructions donne à cette ville quelque chose
d’agréable, que de nombreux jardins viennent encore accroître. Milwaukee
possède aussi une grande quantité d’églises, des écoles, un institut
universitaire, des orphelinats et diverses institutions de bienfaisance.
Elle est complètement éclairée au gaz. Toute ville naissante, en
Amérique, commence par se doter de trois choses: le gaz, une Bourse et
un chemin de fer.

Le spectacle que m’offrait en ce moment cette partie des Etats-Unis, est
un de ceux qui m’ont le plus intéressé pendant mon voyage. Rien en effet
ne donne une plus haute idée de l’activité proverbiale des Américains,
et de l’avenir de leur pays, que de voir des déserts se couvrir en
quelques années de villes riches et populeuses qui deviennent bientôt un
centre d’industrie et de commerce.

En quittant Chicago pour gagner Saint-Louis, je fis part de ces
impressions à un Américain, mon compagnon de voyage; elles amenèrent sur
ses lèvres un sourire de contentement. Pour l’Américain, il existe une
préoccupation constante: c’est l’Amérique; vanter son pays en sa
présence, c’est faire naître chez lui une vive satisfaction.

--Le centre de l’Union, me dit mon interlocuteur, se déplace tous les
jours. Il n’est déjà plus sur les bords de l’Ohio, il est sur les rives
du Mississipi, et s’avance incessamment à l’Occident. Les Etats de
l’Ouest ne tarderont pas à l’emporter en puissance et en richesse sur
tous les autres réunis. Le Wisconsin se fait remarquer entre tous par le
développement inouï de son commerce et de son industrie. L’Iowa marche
presque aussi rapidement dans la voie du progrès. La construction d’un
village est là-bas l’affaire de quelques jours: dès qu’une maison élève
son faîte au-dessus de la végétation environnante, d’autres viennent se
grouper à l’entour; les bois tombent sous la cognée et sont bientôt
remplacés par des champs fertiles. On semble, dans ce pays, vivre en
dehors de la réalité; les changements s’y succèdent presque à vue d’œil.
En quatre années, Kéokuk, sur le haut Mississipi a décuplé sa
population. Le Minnesota, situé aux dernières limites de la
civilisation, non loin des déserts et des lacs de la Nouvelle-Bretagne,
est aussi appelé à de grandes destinées. Si la providence donne encore
aux Etats-Unis un siècle de prospérité; et si les besoins nouveaux,
provoqués par les jouissances de l’esprit, viennent ensuite combattre et
surmonter le culte des intérêts matériels, c’est alors que l’Amérique
tiendra chez les nations civilisées la place qui lui revient de droit.



CHAPITRE III.

Saint-Louis en Missouri; histoire et
description.--Jefferson-City.--Hartwood le Trappeur.--Une
vocation.--Préparatifs de départ.--Le Kansas; aspect et
colonisation.--Un duel au revolver; mœurs du Kansas.


Le 29 avril 1858, j’arrivai à Saint-Louis en Missouri, pensant m’y
reposer pendant quelques jours du voyage à outrance que j’avais fait
depuis New-York. Mais à peine étais-je assis à la table de l’hôtel, où
je m’étais installé, que j’entendis la conversation suivante s’engager
en français entre mes deux voisins, dont l’un était évidemment mon
compatriote, tandis que le second accusait par son accent une origine
anglaise.

--Eh bien! Cissey, vous nous quittez donc bientôt; votre séjour à
Saint-Louis aura été plus court que vous ne le pensiez.

--En effet, répondit le Français; mais j’ai appris aujourd’hui qu’une
occasion vraiment unique s’offrait à moi pour la Californie, et je veux
être rendu après-demain à Jefferson-City pour en profiter. Un Trappeur
canadien, bien connu dans l’Ouest, nommé William Hartwood, qui, il y a
quelques années, accompagna le colonel Frémont dans ses derniers voyages
d’exploration, organise en ce moment une expédition pour la Californie.
Elle sera, m’a-t-on assuré, composée d’un petit nombre d’hommes choisis
et déterminés; je suis décidé à en faire partie, si cela m’est possible.

En entendant ces paroles, j’oubliai complètement ma fatigue et mon désir
de rester quelques jours à Saint-Louis. Au bout d’une heure, j’avais
fait la connaissance de ces messieurs. Nous passâmes ensemble le reste
de la journée. M. de Cissey m’apprit que des affaires d’intérêt
l’appelaient en Californie, où il avait depuis quelque temps des
capitaux engagés. Au lieu de se rendre directement de France à
San-Francisco, il avait voulu visiter une partie des Etats-Unis, et
faire le voyage de l’Ouest. Sur le Steamboat qui l’amenait de Liverpool
à New-York, il s’était lié avec l’un des rédacteurs d’une revue
anglaise, chargé de faire en Amérique de sérieuses études sur le
commerce et l’industrie. Après avoir parcouru ensemble une partie des
Etats du Nord et du Sud-Ouest, ils allaient se quitter, l’un pour
prendre la route de l’Ouest, et le second pour redescendre au Sud.

Le peu d’heures que je passai à Saint-Louis furent employées à faire
quelques acquisitions indispensables pour le voyage, M. de Cissey
m’ayant assuré que nous pourrions les compléter à Jefferson-City. Je
n’eus donc point le temps de visiter Saint-Louis, et d’étudier quelque
peu cette ville, qui sera bientôt la reine de l’Ouest, tant sont rapides
son développement et sa prospérité. Pour donner quelques détails sur son
état actuel, j’ai recours aux notes que m’a obligeamment communiquées M.
Tyler.

Saint-Louis est situé sur le Mississipi, à vingt milles au-dessous du
point où le fleuve reçoit les eaux noires et épaisses du Missouri.

Il fut fondé en 1746 par Laclède, et nommé Saint-Louis en l’honneur du
pieux monarque français, d’autres disent en l’honneur du souverain
régnant. Jusqu’en 1804, époque où il devint un village des Etats-Unis,
ce n’était qu’un assemblage de huttes habitées par des Trappeurs, qui
disputaient aux Peaux-Rouges les dépouilles des forêts, ou qui, par un
trafic plus adroit qu’honnête, échangeaient de mauvais rhum, de méchante
eau-de-vie, d’exécrables carabines contre d’excellentes fourrures
revendues ensuite fort cher sur les marchés de l’Europe.

La première maison de briques bâtie à Saint-Louis fut élevée en 1818; un
bateau à vapeur aborda pour la première fois dans cette ville en 1819,
après avoir mis six semaines à remonter le Mississipi. Ce voyage se fait
maintenant en six jours; avant l’emploi de la vapeur il se faisait en
six mois. En 1820, Saint-Louis ne comptait pas plus de cinq mille
habitants; lors de mon passage, la population était de cent quatre-vingt
mille âmes. Anglais, Irlandais, Allemands, émigrants américains venant
du Massachusetts, du Connecticut et d’autres provinces de la
Nouvelle-Angleterre, renforcent chaque jour cette population, et par
leur concours, ajoutent à sa prospérité. Cette foule développe les
ressources des grandes et fertiles régions qui s’étendent du Mississipi
aux Montagnes-Rocheuses et jusqu’aux sources du Missouri.

Il y a encore à Saint-Louis des citoyens propriétaires de terrains en
ville vendus par le gouvernement au prix d’un dollar un quart (6 fr. 25
c.), il y a quarante ans. Ces lots, en conséquence de l’énorme progrès
de la valeur foncière, ne se cèdent plus maintenant au-dessous de six
cents à mille dollars le pied de façade, et sont couverts de magnifiques
bâtiments, des palais du commerce. La fortune, les millions entassés ne
tarissent pas l’ardeur des colons du Missouri. Pour augmenter leurs
richesses, ou plutôt pour obéir à un besoin de conquêtes perpétuelles
sur la nature, ils s’avancent dans les terres, disputant pied à pied le
terrain aux Indiens. Toujours en lutte, à peine vainqueurs, ils
combattent déjà pour la défense de leurs conquêtes.

Au-dessus de lui, Saint-Louis commande à la navigation du Missouri sur
une étendue de deux mille milles, et à celle du Mississipi jusqu’aux
chutes de Saint-Anthony. Au-dessous de lui, il commande au Mississipi
jusqu’à la Nouvelle-Orléans et au golfe du Mexique.

La levée ou quai de Saint-Louis borde le fleuve sur une longueur de près
de six milles. Aucune ville du monde n’offre aux yeux du voyageur un
aussi vaste assemblage de steamboats fluviaux que la cité de
Saint-Louis. Ces navires, comme tous ceux du Mississipi ou de l’Ohio,
sont d’une construction particulière. Ils sont peints en blanc et ont
deux tuyaux noirs pour laisser échapper la fumée de leurs fournaises.
Ils sont construits pour voyager sur les fleuves, et conviendraient peu
à la navigation maritime, surtout si le vent soufflait avec quelque
violence. Mais ils sont parfaitement organisés pour leur service, et
sans les collisions que leur course rapide à travers le brouillard rend
plus fréquentes encore que les explosions de chaudières, ce serait le
mode de voyager le plus agréable en Amérique.

Saint-Louis a deux théâtres et les deux plus belles salles de lecture
des Etats-Unis. Il y a toujours dans cette ville une quantité
considérable de Mormons, qui y retrempent leurs forces avant de partir
pour leur lointain pélerinage du Lac-Salé. Généralement, ils restent une
année à Saint-Louis. Comme ce sont, pour la plupart, des ouvriers et
surtout des mécaniciens, ils trouvent facilement à s’occuper. Quand ils
ont amassé la somme nécessaire pour gagner l’Utah, ils quittent
Saint-Louis, chargés des dépouilles des gentils.

Le lendemain, vers le soir, nous arrivâmes à Jefferson-City. Cette
ville, située à quarante lieues environ de Saint-Louis, lui est reliée
par un chemin de fer, le seul railway qui pénètre aussi loin dans la
direction de l’Ouest. Jefferson est en quelque sorte le point le plus
avancé de la civilisation aux limites du désert; Boonville, Lexington et
Indépendance, que l’on rencontre ensuite avant d’atteindre le Kansas, et
le sentier du Far-West, ne méritent pas le nom de villes. La plupart des
expéditions californiennes, qui, il y a quelques années, s’organisaient
à Saint-Louis, prennent maintenant Jefferson-City pour point de départ.
Aussi les rues de Jefferson sont-elles continuellement sillonnées par
une foule d’émigrants, de Trappeurs et d’Indiens, population bizarre et
bigarrée, avec laquelle j’avais hâte de faire connaissance. Aussitôt
arrivés et casés dans un log-house, nous nous fîmes indiquer où posait
pour le moment William Hartwood; une heure après, nous frappions à la
porte de sa chambre. Une voix nous cria: Open the door! et nous nous
trouvâmes en présence du trappeur.

Hartwood est un homme de cinquante ans environ, d’une taille au-dessus
de la moyenne, et qui annonce dans toute sa personne une énergie et une
vigueur peu communes. Son teint, profondément bistré par le hâle de la
prairie, sa barbe courte, rude et serrée, ses cheveux abondants, lui
donnent au premier abord quelque chose de farouche, tempéré par la
douceur de ses yeux bleu foncé et un air de bienveillance empreint
quelquefois d’une légère ironie. Une longue et mince cicatrice, causée
par la blessure d’une lance indienne, lui divise le front. Bien qu’il
ait vécu un grand nombre d’années avec des hommes aux mœurs et aux
habitudes grossières et sauvages, tout annonce chez Hartwood une
éducation fort rare chez ceux qui exercent sa pénible profession.

Lorsque nous entrâmes, William était assis sur un escabeau et occupé à
recoudre avec une aiguille et du fil grossier une déchirure existant
dans une veste de chasse en peau de daim, dont l’apparence annonçait de
longues années de service. Il n’avait pour vêtements qu’une chemise en
laine rouge et une culotte en cuir tanné. Dans un coin de la chambre
était dressé un rifle au canon duquel pendait accrochée une ceinture qui
soutenait un revolver et un bowie-knife. Sur le lit, gisaient pêle-mêle
un épais bonnet en fourrure de martre du Canada, une énorme corne de
bison remplie de poudre, une gibecière, d’où sortait le tuyau d’une pipe
grossière, enfin un sac contenant des balles et une paire de mocassins.

Nous fîmes connaître à Hartwood le but de notre visite. Il parut d’abord
peu disposé à accueillir notre demande; sa troupe, composée de
trente-deux personnes était, disait-il, déjà trop considérable. Le
nombre, qui est souvent une garantie de sécurité dans un voyage au
Far-West, peut devenir aussi un élément de discorde. De plus, cette
expédition n’était pas seulement une simple conduite de voyageurs et de
touristes, mais elle devait s’écarter sur certains points de la route
suivie par l’émigration: trois personnes, parmi celles qui la
composaient, ayant reçu d’une grande compagnie américaine le mandat
d’explorer certaines parties à peine connues, ce qui augmentait
nécessairement les dangers du voyage.

Toutes ces raisons nous faisaient désirer plus vivement être de la
partie, et au moment où M. de Cissey s’exprimait dans ce sens, Hartwood
l’interrompant tout-à-coup: Pardon, nous dit-il, mais à l’accent avec
lequel vous parlez notre langue, il me semble que vous êtes Français.
Nous confirmâmes cette opinion. A cette déclaration, le Trappeur nous
tendant la main: C’est chose convenue, messieurs, continua-t-il, nous
irons ensemble en Californie. J’aime les Français; je suis Canadien, et
ma mère était Française. La conversation une fois posée sur ce ton, nous
demandâmes à Hartwood quelques détails sur son existence, et comment il
avait été amené à embrasser cette profession, qui passionne souvent au
plus haut point ceux qui l’ont goûtée quelque temps. Après avoir accepté
un cigare qu’il alluma au feu d’un briquet assez primitif:

Je suis, nous dit-il, le fils d’un ministre protestant, qui habitait
Montréal, dans le Bas-Canada; ma mère, aussi de la religion réformée,
descendait d’une de ces familles françaises que la révocation de l’édit
de Nantes contraignit à l’exil. Elle mourut deux ans après ma naissance.
Mon père me destinant à suivre la même carrière que lui, commença mon
éducation et m’envoya l’achever à Québec. Arrivé à vingt ans avec une
santé de fer, une imagination assez vive et un corps qui semblait ne
redouter aucune fatigue, je résolus de me faire missionnaire et d’aller
porter la parole divine chez les Indiens, lorsqu’un livre, tombé par
hasard entre mes mains, me révéla les dangers et les jouissances de
cette vie de Trappeur, qui me séduisit, et que j’ai embrassée.
Jusqu’alors j’avais bien vu, dans les rues de Québec ou de Montréal, ces
hommes aux formes athlétiques, tout habillés de cuir, armés jusqu’aux
dents, venir échanger leurs fourrures contre de la poudre et du plomb,
et repartir ensuite pour le désert. J’en interrogeai quelques-uns et
leurs récits achevèrent ce que le livre avait commencé. Depuis trente
années, tour-à-tour trappeur, chasseur de bisons et d’Indiens, pionnier,
batteur d’estrade, j’ai parcouru les solitudes américaines depuis la
baie d’Hudson et le lac de l’Esclave jusqu’au Texas, du lac Ontario à la
Sierra-Nevada californienne; chassant quelquefois des mois entiers seul
et pour mon propre compte, quelque fois engagé au service de la
compagnie de la baie d’Hudson; tantôt accompagnant les chercheurs d’or
dans les solitudes brûlantes et mortelles du Nouveau-Mexique. J’ai
pendant deux années vécu avec le brave colonel Frémont, un des nôtres,
car il y a vingt ans à peine il n’était qu’un simple trappeur. J’ai
exploré avec lui l’Utah, l’Orégon, la Sierra-Nevada, à la recherche
d’une route pour ce fameux railway du Pacifique, qui doit relier les
deux Océans. Depuis trente années, j’ai vu bien des spectacles sublimes
et terribles; je me suis trouvé bien souvent seul avec le désert, à
mille lieues de toute civilisation, ne relevant que de Dieu et de mon
fusil. J’ai dormi dans les montagnes brumeuses, couché près des volcans
en travail de cette mystérieuse contrée. J’ai vu le soleil se lever sur
des déserts sans bornes, des prairies en feu et des scènes de carnage;
et chaque fois j’ai béni la Providence, qui m’a donné, pour vivre ainsi,
la santé, le courage et la liberté.

Maintenant, messieurs, parlons de notre prochain départ. Dans quatre
jours, nous nous mettrons en route. Procurez-vous d’ici-là ce qui vous
manque encore. Occupez-vous d’acheter trois solides chevaux, ayant déjà
fait le voyage du Far-West, et qui puissent supporter en cas de besoin
l’odeur des Indiens et des bêtes fauves. Ayez de bonnes armes, des
munitions, un costume solide, chaud et léger tout-à-la-fois, et surtout
des chemises de laine ou de flanelle, nécessaires au milieu des
températures variables que nous aurons à traverser. Voilà
l’indispensable.

Nous quittâmes Hartwood, enchantés du résultat de notre visite. Nous
achetâmes trois chevaux à un parti d’Américains revenus depuis un mois
de Californie. Ces animaux étaient bien reposés, et capables de
supporter de nouvelles fatigues. Mes armes se composaient d’une
excellente carabine à tige, à balles cylindro-coniques, d’un fusil
double, du calibre 14, se chargeant par la culasse et par le canon, dans
le cas où les cartouches seraient épuisées, d’un revolver à six coups,
et d’un solide bowie-knife, à manche de corne. J’emportais avec cela
vingt-cinq livres de poudre fine, du plomb et des balles. Qu’on ne voie
point dans ce formidable armement la crainte exagérée de dangers
possibles, mais non certains. Ces dispositions paraîtront toutes
simples, si l’on songe que je devais, pour aller et revenir, rester une
année au désert, et que nous comptions sur nos fusils pour subvenir, le
plus souvent, à nos moyens d’existence. Mon costume, veste, culotte, et
longues guêtres, était d’un cuir souple et résistant, ne gênant en rien
les mouvements du corps. Un chapeau mexicain, en poil de vigogne, le
complétait. Nos bagages, nos munitions, nos armes de rechange, ainsi
qu’une tente de voyage, pouvant se monter et se démonter en quelques
minutes, devaient être portés sur des charriots attelés de mules. La
partie solide de nos provisions se composait de biscuit, de conserves de
viandes et légumes, de sucre, de riz, de thé, et de pemmican, viande
séchée et réduite à un mince volume. Nous emportions, avec cela, du rhum
et du brandy qui, purs ou mélangés d’eau, devaient être, avec le thé,
notre seule boisson. Dans une poche intérieure de ma veste était
renfermée une pharmacie contenant des lancettes, une sonde à blessures,
un rasoir, du laudanum, de l’alcali volatil, et du quinquina.

La veille de notre départ, nous assistâmes à une réunion générale des
personnes qui composaient notre caravane, et nous pûmes faire
connaissance avec nos compagnons de voyage. La plupart étaient
négociants, chasseurs ou émigrants. Quelques-uns nous quitteraient en
route, pour commercer avec les tribus indiennes, séjourner chez les
Mormons du grand Lac-Salé, ou s’établir dans les parties nouvellement
habitées de l’Orégon; d’autres, allaient chercher la fortune dans les
placers californiens, ou exercer une industrie à San-Francisco. Nous
nous liâmes principalement avec MM. Wyde, Sheppard et Butler, chargés
d’une exploration importante par une grande compagnie, qui compte parmi
ses fondateurs des membres influents du sénat de Washington. Ces trois
messieurs se rendaient à San-Francisco, où ils devaient séjourner
plusieurs mois.

Nous partîmes, le 4 mai 1858, à cinq heures du matin, de Jefferson-City,
nous dirigeant sur Boonville, que nous atteignîmes le même jour. Trois
autres journées de marche nous conduisirent à Lexington et à
Indépendance, dernière ville de l’Etat de Missouri. Le 9, à midi, nous
franchissions la frontière est du Kansas, et nous entrions dans le
Far-West, sur le territoire des Indiens Delawares.

A Indépendance, la route que nous avions suivie jusqu’alors se divise en
deux branches; celle du sud, après avoir traversé le Kansas dans sa
longueur de l’est au sud-ouest, se dirige sur Santa-Fé, dans le nouveau
Mexique, en contournant le pâté montagneux de la Sierra-Moro, et,
redescendant brusquement au sud, côtoie le Rio Grande del Norte, pour
entrer dans la province mexicaine de Chihuahua. La branche du nord,
après avoir coupé l’angle nord-est du Kansas, traverse l’Etat
de Nébraska en suivant, jusqu’aux premiers chaînons des
Montagnes-Rocheuses, la vallée de la rivière Plate ou Nébraska, de là se
dirige, à travers l’Orégon, sur la Californie, où elle effleure les
limites de l’Etat de Washington, et gagne enfin San-Francisco, par la
vallée du Sacramento, après un parcours de treize cents lieues environ.

A quelques lieues d’Indépendance, nous aperçûmes les fertiles campagnes
du Kansas. Aussi loin que la vue pouvait s’étendre, nos yeux ne
rencontraient que des forêts épaisses, des plaines verdoyantes
sillonnées par de nombreux ruisseaux; aussi l’émigration s’est-elle
jetée avec énergie sur les bords du Missouri et de la rivière Kansas, où
l’on compte déjà une douzaine d’agglomérations qui bientôt prendront le
nom de villes, entr’autres le fort Leawenworth, sur le Missouri, et
Lawrence-City, sur le Kansas, qui est le centre de l’émigration des
Etats de l’Est. Le long de ces deux rivières, et même à une quinzaine de
milles des deux côtés, toutes les terres qui ont quelque valeur sont
déjà prises, et, sur le Kansas même, les Settlers se sont avancés
jusqu’à cinquante milles au-delà du fort Riley, où se joignent les deux
branches principales du Kansas.

Jusqu’à une trentaine de milles du Missouri, les Indiens et les métis
occupent les terrains, et il y a souvent de ce côté, comme sur les bords
du Kansas, des luttes sanglantes entre les colons et les Indiens, ou
entre les colons eux-mêmes. Chez ces derniers, elles sont fréquemment
suscitées par les passions politiques. Quelque temps avant notre
arrivée, il s’était accompli dans un meeting politique, non loin de
Lawrence, un drame sanglant, dont un des témoins oculaires nous fit le
récit pendant notre halte à Indépendance. Je le donne comme un aperçu
curieux et véridique des mœurs de cette partie du Nouveau-Monde. Je
laisse parler le narrateur:

«Lorsque la majorité du comité eut présenté son rapport sur l’objet de
la réunion, le président du meeting annonça qu’il attendrait celui de la
minorité avant qu’on ne prît une décision. Le shérif du comté, nommé
Jones, s’approcha. Plusieurs personnes, qui se trouvaient sur la
plate-forme, commencèrent alors à parler à la fois. Vainement le
président s’efforça-t-il de maintenir l’ordre. Un M. Sherrard, qui se
trouvait dans la foule, immédiatement en face de lui, voulait aussi
parler. Il s’exprimait avec violence, et finit par monter sur la
plate-forme inférieure.

»Sherrard était un jeune homme fortement bâti, ayant le teint
très-coloré et une expression sauvage et turbulente. La crosse d’un
revolver sortait de sa ceinture. Il s’écria dès l’abord, avec la plus
grande agitation: Je dénonce ceux qui voudraient juger mes actions. Je
dénonce ceux qui voteraient pour les résolutions de la majorité comme
des menteurs et des lâches.» Il fit une pause et reprit: «Je dénonce
tout homme présent ou absent, qui osera condamner ma conduite, comme un
menteur et un lâche!» Il suffisait d’un coup-d’œil pour voir qu’une
bataille préméditée allait commencer. Des signes expressifs étaient
échangés entre les compagnons de Sherrard.

»On pouvait voir des hommes passer la main sous leurs habits, pour faire
tourner sur leur taille la ceinture de leur revolver. Evidemment la
violence et les défis de Sherrard étaient une satisfaction pour beaucoup
d’entre eux. Alors un M. Sheperd s’avança et dit qu’il voterait pour les
résolutions, parce qu’il les trouvait justes: «Eh bien! je vous dénonce
comme un menteur et un lâche!» s’écria Sherrard.

»A ces mots, il s’élança dans la foule comme pour se préparer au combat.
Ils se trouvaient tous deux seulement à quelques pieds de moi. Je vis
quelqu’un brandir une canne; mais si ce fut Sheperd ou tout autre, c’est
ce que je ne saurais dire, car, dans le même instant, la détonation d’un
revolver se fit entendre. Sherrard avait tiré un pistolet et fait feu
sur Sheperd.

»Ce qui suivit défie toute description. Sheperd tira son arme et fit feu
une fois; la balle traversa la foule au plus épais des combattants.
Sherrard continua à tirer sur lui à plusieurs reprises, tandis que
Sheperd, lui faisant face à moins d’un yard de distance, essayait de
rendre le feu coup sur coup, son arme ratant toujours.

»Dieu sait combien firent comme eux. Imaginez un groupe d’hommes
furieux, les yeux flamboyants, cherchant à choisir un ennemi, tous le
revolver au poing; les coups de pistolet se succédant au milieu des cris
et des imprécations, les volutes de fumée s’élevant en spirales à chaque
explosion de la poudre, et les blessés ou ceux qui ne croyaient pas
avoir sujet de combattre, ou qui voulaient éviter les balles sillonnant
l’air en tout sens, se précipitant pêle-mêle au dehors. Une balle, qui
vint siffler à mes oreilles, me rappela que cette querelle n’était pas
la mienne, et que la distance pouvait ajouter beaucoup au charme de la
perspective. Je tournais le dos à Sherrard lorsqu’il tomba. J’entendis
le cri: «Sherrard est tué!» et, me retournant aussitôt, je le vis en
effet étendu par terre et bougeant à peine.

»Je n’oublierai pas l’incident qui suivit presque immédiatement: un
enfant, le fils du shérif Jones, âgé à peine de sept à huit ans, s’était
élancé en avant; son père était au milieu du groupe, et sa vue fit
oublier tout danger au pauvre petit dans l’élan de son affection
filiale. Il s’arrêta tout près de Sherrard, jeta un regard épouvanté sur
cette figure immobile, puis, levant les bras vers son père, lui dit en
pleurant: «Oh! papa, venez, venez à la maison!» Sa voix avait une
intonation éloquente et attendrie au plus haut point.

»Cependant le feu cessa. La mort de Sherrard avait déconcerté ses
associés. Les hommes du travail libre, craignant un massacre, s’étaient
reculés pour être mieux ensemble, et leur attitude rendait évident que
le combat, en se prolongeant, tournerait fatalement contre les amis de
Sherrard. Il s’en suivit une désertion générale de la place. M. Sheperd
avait reçu deux balles dans la cuisse et une violente contusion à la
tête, que Sherrard lui avait faite avec le canon de son pistolet. Il fut
emporté par ses amis. Sherrard n’était pas tout-à-fait mort, il
respirait encore; et, au moment où on le releva, il remua le bras; mais
il avait été atteint au milieu du front, et la cervelle sortait par la
blessure. Deux personnes qui se trouvaient dans la foule furent
atteintes, l’une au genou, l’autre à la main. Quand on songe au nombre
des coups tirés et à la position des combattants au centre de la foule,
il semble merveilleux que si peu de balles aient porté, et l’on se
demande où ont passé les autres.»



CHAPITRE IV.

La vie des prairies.--Les indiens Ioways, Delawares et Osages.--Le
désert.--L’Etat de Nebraska; topographie et description.--Le fort
Kearney.--Les Pawnees.--Les chasseurs de l’Orégon.--Un heureux coup de
fusil.--Une alerte pendant la nuit.--Les chasses canadiennes; récits du
soir.--Les Mormons.--Un troupeau de bisons.


_14 Mai._--Depuis quelques jours déjà, nous couchons à la belle étoile.
Voici, d’ailleurs, à moins d’incidents ou d’accidents, notre vie de
chaque jour. Nous quittons le campement peu de temps après le lever du
soleil. Au bout de trois ou quatre heures de marche, nous faisons halte
pour prendre un déjeûner, dont le thé, le pain et un peu de viande
froide font tous les frais; car nous avons emporté des derniers
établissements du pain pour toute une semaine, et de la viande pour
quatre jours au moins. Après cela, nous serons réduits aux conserves, au
pemmican et au gibier que nous pourrons tuer en route. Nous marchons
ainsi jusqu’à midi; nouvelle halte, nouveau repas, mais cette fois plus
substantiel. Nous nous arrêtons enfin deux heures avant le coucher du
soleil dans l’endroit le mieux choisi pour camper. Les mules sont
dételées, les chevaux dessellés, les charriots placés en cercle, les
animaux mis au piquet, à quelques pas plus loin, où ils trouvent parfois
une nourriture abondante, mais le plus souvent une herbe courte et
serrée, qui suffit à leur sobriété.

Ces premiers arrangements terminés, nous prenons le repas du soir; les
groupes se forment selon les sympathies où les besoins de chacun.
D’ordinaire, Hartwood, MM. de Cissey, Wyde, Sheppard, Butler et moi,
nous nous asseyons à la même table, qui consiste en une toile cirée
posée sur le gazon. Pour siéges, nous avons nos selles, les bâts des
mulets; ils nous servent aussi d’oreiller. Quelques sybarites sont assis
sur de légers pliants. Après le repas, les pipes et les cigares
s’allument; on porte un dernier toast au pays et aux absents; on regarde
le soleil descendre à l’horizon, et la nuit couvrir peu à peu de ses
voiles le désert immense; on cause de l’Europe, des incidents de la
journée, des mœurs américaines; Hartwood nous raconte quelques-uns des
épisodes de sa vie des prairies. Peu à peu les conversations cessent,
les sentinelles sont posées pour veiller aux chevaux et à la sûreté de
tous; des ronflements sonores succèdent au bruit des voix. Si le temps
est froid ou menace, nous rentrons sous notre tente; s’il fait chaud,
nous dormons sous la voûte étoilée. C’est l’heure où l’on n’entend plus
que les bruits vagues du désert et de la nuit, les glapissements des
coyotes on le cri de l’orfraie. Telle est et telle sera notre vie de
tous les jours, jusqu’à notre arrivée à San-Francisco, dont quatre mois
de marche nous séparent encore.

Maintenant, nous dormons tranquilles, sans redouter les Indiens voleurs
de nuit. Les Delawares, les Ioways, les Kickapoos, dont nous traversons
les territoires, sont encore à trop petite distance des établissements,
et par conséquent trop facilement exposés à des représailles pour
continuer ces habitudes de rapine enracinées chez la plupart des tribus
indiennes du Far-West. Mais plus tard, en approchant des Montagnes
Rocheuses, nous devrons redouter les Sioux, les Pawnees, les Blackfeets,
les Crows, tribus puissantes et nombreuses, qui enlèvent parfois des
partis entiers d’émigrants. Alors il faudra veiller sans relâche et
sommeiller la main sur ses armes. Dormons donc en attendant des nuits
plus menaçantes.

_15 Mai._--Aujourd’hui, nous avons rencontré plusieurs troupes d’indiens
Ioways, Delawares et Osages, se rendant aux établissements pour y faire
des échanges. Les Delawares, tribu autrefois puissante, est peut-être
celle qui a lutté le plus longtemps contre les envahissements de la
civilisation. Alors ils comptaient de nombreux guerriers. Aujourd’hui,
réduits à quelques centaines, ils végètent misérablement sur les bords
du Missouri, et chantent les exploits de leurs ancêtres. Ils sont vêtus
d’étoffes fabriquées par les Américains, et portent pour coiffure une
espèce de turban.

Les Osages ont au contraire la tête nue et complètement rasée, à
l’exception d’une touffe de cheveux où sont attachés des crins de cheval
et des plumes d’aigle. Presque tous ont les épaules le cou et la
poitrine nus, peints de différentes couleurs, et ornés de colliers de
dents d’animaux sauvages. Je fus étonné de la vigoureuse stature et des
formes remarquables de ces Indiens. Chez quelques-uns, la taille
atteignait ou dépassait six pieds anglais.

_17 Mai._--Depuis deux jours, nous sommes en plein Far-West, sur le
territoire de l’Etat de Nebraska; après-demain, nous arrivons au fort
Kearney. Nous avons traversé la Rivière-Bleue et l’un de ses affluents.
La Rivière-Bleue, un des tributaires du Missouri, prend sa source à
quelques lieues du fort Kearney, et se jette dans le grand fleuve, un
peu au-dessous du fort Riley, non loin de l’embouchure de la branche
républicaine.

Aux limites du Kansas, le pays a changé d’aspect; c’est bien la prairie
avec ses ondulations recouvertes de gazons verdoyants; peu d’arbres; la
place des cours d’eau est marquée seulement par un léger rideau de
saules, de peupliers et de trembles. Sur tout cela, un soleil splendide,
un ciel d’un bleu clair et limpide. Le long du sentier, je retrouve
encore çà et là les végétaux qui croissent plus près du tropique. Les
aloès balancent, sous l’effort d’une brise légère, leur hampe élancée;
des cactus, des saxifrages, des roses de prairies bordent le chemin.
Toute cette nature est calme; pas un bruit. Pourtant, à la halte de
midi, nous entendons plusieurs coups de feu dans la direction du sud.

Hartwood pense que c’est un parti d’Indiens en chasse. Il entendait,
nous dit-il, ces détonations bien avant que nos oreilles pussent les
saisir. La vie des prairies a développé chez Hartwood, comme chez tous
les Trappeurs et les Indiens, une perfection de sens inouïe. Il estime
que, même en ce moment, où ces bruits sont perceptibles pour nos
oreilles européennes, près de dix milles nous séparent des chasseurs. Au
milieu de cette tranquille nature, le son court sans obstacles, et se
perçoit à des distances considérables.

L’Etat de Nebraska est une portion de ce vaste territoire désert des
Etats Unis qui a pour limites le 40e degré de latitude au sud; les
territoires d’Utah, d’Orégon et de Washington à l’ouest; au nord, le
territoire de Minnesota; les Etats d’Iowa et de Missouri à l’est. Le 25
mai 1854, un acte fut passé, que le président des Etats-Unis ratifia le
30 du même mois, par lequel acte la plus grande partie des terres des
Indiens et tout le territoire au nord-ouest étaient formées en deux
provinces, sous le nom de Nébraska et de Kansas. Le bill garantissait
que les propriétés des Indiens de ces territoires seraient respectées.
Diverses tribus indiennes de la Nébraska concédèrent le sol qu’elles
occupaient aux Etats-Unis, Les Omahas, les Ottoes, par exemple, cédèrent
dix millions d’acres, pour lesquels ils reçoivent annuellement
vingt-cinq mille dollars pendant trente années; ils se sont réservés
pour eux-mêmes une étendue de six milles de largeur et d’une longueur
indéfinie.

Nous avons déjà traversé plusieurs cours d’eau. Dans ces régions, les
ponts sont inconnus, si ce n’est près des forts. Lorsque la rivière est
profonde, ce n’est qu’une affaire de quelques instants pour les
cavaliers. Les charriots passent avec plus de peine, et c’est souvent à
force de cris et de coups que nous décidons nos mules à franchir le
mauvais pas. Cela donne lieu quelquefois à des épisodes comiques, qui, à
la halte suivante, servent de thème aux plaisanteries. Une fois, entre
autres, un charriot, qui contenait les bagages de MM. Butler et Wyde,
fut renversé, lorsqu’il était déjà engagé dans la rivière. Au milieu des
efforts déployés pour le relever, la toile qui le recouvrait se rompit
dans la moitié de sa longueur: une partie du contenu s’échappa et
menaçait de s’en aller au fil de l’eau. Nous nous précipitâmes à l’envi,
et ce fut au milieu des éclats de rire que s’accomplit cette pêche d’un
nouveau genre.

Lorsque le cours d’eau que nous devons franchir n’est pas guéable, nous
nous servons d’un grand canot en caoutchouc, qui fait partie de notre
matériel de voyage. Les charriots, dont toutes les parties sont reliées
entre elles par du cuir et du bois, sont démontés et placés dans le
canot, ainsi que les bagages. Les chevaux et les mules, traînés à la
remorque, passent à la nage. Quelquefois, cette opération demande une
journée entière.

_20 mai._--Nous avons atteint aujourd’hui le fort Kearney; c’est le
premier établissement de ce genre que nous rencontrons sur notre route.
De là à San-Francisco, les constructions de cette nature se multiplient,
surtout aux abords des Montagnes-Rocheuses et dans l’Orégon. Elles ont
été élevées par le gouvernement des Etats-Unis sur tous les territoires
du Far-West, au moment où le commerce des fourrures avec les tribus
indiennes était très-actif. Ces forts, en général suffisamment garnis de
troupes et de canons, sont une perpétuelle menace pour les Indiens, et
servent en même temps de lieux de refuge et de repos aux chasseurs et
aux émigrants. Ils sont, pour la plupart, de forme massive et
quadrangulaire, avec d’étroites et rares ouvertures sur le dehors, les
habitations donnant sur une cour intérieure. Les portes en sont épaisses
et garnies de fer.

Le fort Kearney est situé sur l’un des bras de la rivière Platte, eu
Nébraska, que, à partir de ce point, le sentier de la prairie côtoie
jusqu’aux Montagnes-Rocheuses. En approchant du fort, nous aperçûmes une
troupe de Pawnees, campés à quelques pas de la route. La plupart d’entre
eux étaient accroupis et fumaient en silence dans des pipes grossières,
qu’ils fabriquent eux-mêmes. A quelque distance, leurs chevaux
broutaient en liberté. Parmi ces Indiens, je ne vis que deux femmes. Ces
créatures, aux traits anguleux et au nez aplati, n’offraient aucune
trace de beauté. Je remarquai cependant l’air de douceur et de
résignation empreint dans leurs yeux noirs, remplis de vivacité. Cette
expression du visage est d’ailleurs assez commune chez les Indiennes qui
n’ont point encore atteint la vieillesse; elle résulte de l’état
d’infériorité que leur condition leur impose. Mais, chez les vieilles
femmes, cet air doux et résigné fait place à quelque chose de haineux et
de furibond; et j’ai vu peu de types aussi prononcés de harpies et de
mégères que dans les wigwams indiens.

Tous les guerriers qui faisaient partie de cette troupe étaient dans la
force de l’âge. Malgré l’apathie et l’indifférence qui se peignaient
dans leurs regards, lorsqu’ils nous aperçurent, on devinait sans peine
que cette attitude n’était qu’affectée, et que les chevaux de plus d’un
parmi nous excitaient leur convoitise. Car, pour certaines tribus du
Far-West, telles que les Sioux, les Apaches, les Comanches, les Pawnees,
le cheval a une valeur considérable. C’est à l’aide de leurs coursiers,
qu’ils manient d’ailleurs avec une hardiesse et une dextérité
incroyables pour quiconque n’en a pas été témoin, qu’ils se transportent
rapidement à des distances considérables, pour accomplir un acte de
vengeance ou de rapine, ou pour échapper à des représailles souvent trop
méritées.

Avec un arc, des flèches et un tomahawk, ces Indiens étaient tous armés
d’un mousquet, et portaient en sautoir une corne remplie de poudre,
tandis qu’un petit sac contenant des balles, et brodé de fausses perles
et de piquants de porc-épic, leur descendait sur la poitrine. Lorsque
nous passâmes à côté d’eux, Hartwood, qui marchait à quelques pas
derrière moi, vint se placer à mes côtés, et me dit à demi-voix:

«Regardez bien ces coquins, avec leurs airs contrits et doucereux, ce
sont les plus incorrigibles voleurs du désert, et je serais bien surpris
si, d’ici au fort Laramie, ils n’essayaient pas de nous jouer quelque
tour.»

Je demandai à Hartwood quelques détails sur les mœurs de ces Indiens,
avec lesquels il m’assura avoir eu plus d’un démêlé en sa vie.

«Ces pillards, continua-t-il, habitent de préférence le territoire de
Nébraska. Cependant, ils sont connus dans le nouveau Mexique et les
Montagnes-Rocheuses, où les entraîne souvent leur passion pour la
rapine. Ils vivent principalement du produit de la chasse aux buffles,
dans ces vastes prairies de l’ouest qu’ils franchissent avec une
incroyable rapidité sur leurs fins coursiers, légers comme le vent. Ils
sont courageux, infatigables, mais vindicatifs, cruels, rusés comme les
Comanches et les Pieds-Noirs. Sur leurs gardes autant que les animaux du
désert, ils sont sans cesse en observation, pour attaquer ou se
défendre. Un petit nuage se montre-t-il à l’horizon, les Pawnees, qui
voyagent par petites troupes, s’arrêtent, montent sur leurs chevaux et
observent. Si c’est une proie qui se présente, ils fondent dessus. Dans
le cas contraire, et si l’ennemi semble impossible à vaincre, ils
battent prudemment en retraite, et se réfugient dans quelque bouquet de
bois, ou derrière un pli de terrain, qui les dérobe aux regards; ils
attendent, pour continuer leur marche, la disparition de l’ennemi.»

Les Pawnees passèrent la nuit en dehors du fort, et le lendemain ils y
furent admis, mais après qu’ils eurent déposé toutes leurs armes, ce
dont on s’assura. Ils venaient, m’apprit le commandant du fort, pour
demander justice contre un parti de Trappeurs qui leur avaient tué bon
nombre des leurs, accusés, comme toujours, de vols.

«Depuis quand, me dit Hartwood, ces coquins viennent-ils réclamer
justice sans se la faire eux-mêmes, ce qui entre assez dans leurs
habitudes? Décidément les Indiens dégénèrent. C’est là l’effet du brandy
et du rhum; quoique, à vrai dire, ce soit du bien perdu, que d’employer
deux liquides aussi estimables à l’abrutissement de pareilles vermines.»

Quant à moi, connaissant déjà suffisamment les mœurs des voleurs et des
volés, je récitai, _in petto_, ces vers de La Fontaine:

    Je vous connais, de longtemps, mes amis,
    Et tous deux vous paierez l’amende;
    Car toi, Loup, tu te plains, quoiqu’on ne t’ait rien pris,
    Et toi, Renard, as pris ce que l’on te demande.

_22 Mai._--Nous avons pris au fort Kearney un jour de repos. Nous
arriverons, dans une douzaine de jours, au fort Laramie, situé non loin
des premiers contreforts des Montagnes-Rocheuses; nous faisons route
dans la vallée de la Nébraska.

La Platte ou Nébraska est peu profonde, mais excessivement large,
parfois de deux ou trois kilomètres. A mesure que nous avançons, le
sentier de la prairie devient à peine tracé; c’est toujours la même
nature qu’avant le fort Kearney, toujours le même océan de verdure
herbacée. Les collines succèdent aux collines. Les plantes et les fleurs
odoriférantes répandent dans l’atmosphère les plus douces senteurs. Le
matin, lorsque chacune de ces plantes et de ces herbes porte sa goutte
de rosée que l’astre du jour fait étinceler de ses rayons encore
obliques, la prairie revêt un aspect et un charme indéfinissables, et je
comprends que l’homme, qui a vécu longtemps au milieu de cette nature,
ait tant de peine à s’en détacher; car Hartwood nous assure qu’il compte
y mourir, et que plusieurs Trappeurs ont péri pour l’avoir quittée,
emportés par cette nostalgie qu’on appelle la fièvre des prairies.

_27 Mai._--Depuis hier, la prairie se revêt de couleurs plus variées, et
cependant plus tristes. La verdure cesse de temps en temps; la terre
nous apparaît comme de larges taches, tandis que des masses compactes de
rochers s’élèvent de distance en distance, la pente du terrain devient
plus rapide; parfois la Nébraska précipite son cours, d’ordinaire
paresseux et lent. De grands vautours et des aigles, comme des points
dans l’espace, décrivent dans l’éther leurs cercles concentriques. On
sent déjà, à l’aspect général de la contrée, que nous marchons vers une
chaîne importante de montagnes, dont ces rochers dispersés annoncent les
premiers soulèvements. Le sol, composé en grande partie de sable rouge,
est plus dénudé; les ondulations des collines sont parfois séparées par
de profonds ravins. Nous avons traversé la branche sud de la Nébraska.

Vers le soir, au moment où nous préparions notre campement, une troupe
de cavaliers passe auprès de nous. Ce sont des chasseurs qui reviennent
de l’Orégon. Ils sont tous bien armés et habillés de cuir. Leurs chevaux
portent en croupe un ballot assez volumineux, qui contient des
fourrures, le produit de la saison de chasse. Ils s’établissent, pour
passer la nuit, à un demi-mille de nous. Après le repas du soir,
Hartwood va leur rendre visite. M. de Cissey et moi nous l’accompagnons.
Deux de ces hommes connaissent William, et lui serrent la main. Ils nous
offrent une place autour d’un foyer alimenté d’herbes et de
broussailles, devant lequel rôtit un quartier d’un élan qu’ils ont tué
la veille.

Ils nous apprennent qu’à deux journées de marche le gibier devient
abondant, et que les buffles commencent déjà leurs migrations vers le
nord, pour y chercher des pâturages moins brûlés du soleil. Nous
accueillons cette nouvelle avec joie; car jusqu’alors nous n’avons
rencontré d’autre gibier que des chiens de prairie, des cailles qui sont
en abondance, et des coyotes, qui viennent quelquefois rôder pendant la
nuit autour de notre camp.

Mais ils nous apprennent aussi que plusieurs tribus indiennes marchent
sur le sentier de la guerre, et que les Sioux et les Omahas se sont
livrés il y a quelques jours un sanglant combat. Hier, ils ont aperçu,
après le coucher du soleil, des ombres suspectes à quelque distance de
leur camp; et tous ont veillé toute la nuit. Ils nous engagent à nous
tenir sur nos gardes, car les Indiens sont encore plus entreprenants
lorsque la guerre a ranimé leurs instincts sauvages. Nous nous quittons
en nous promettant en cas d’attaque un appui mutuel.

                   *       *       *       *       *

_28 Mai._--Nous avons fait bonne garde toute la nuit, mais rien n’est
venu troubler notre repos. Ce matin, avant le jour nous avons aperçu, à
la faveur du crépuscule qui précède l’aurore, nos voisins lever leur
camp, et s’éloigner en file indienne. Leurs chevaux hennissent, les
nôtres leur répondent; nous voyons pendant quelque temps leur troupe
serpenter avec le sentier de la prairie; puis ils disparaissent dans un
pli de terrain; et nous nous trouvons de nouveau seuls au désert.

Une heure après, nous nous mettons en marche; je ne sais si Hartwood a
flairé dans l’air quelque danger, mais il semble plus sérieux
aujourd’hui; il répond plus brièvement à nos questions, et nous interdit
les accès de gaîté parfois bruyante que provoquent les plaisanteries de
MM. Wyde et de Cissey, deux joyeux compagnons. Car M. Wyde, quoique
Américain, a toute la gaîté et l’entrain d’un Français.

Vers midi, une troupe de daims traversent à toute vitesse le sentier, à
un demi-mille de nous. Quelque temps après cinq élans leur succèdent.
Bien que la distance soit assez considérable, nous pouvons, avec une
lorgnette de poche, suivre de l’œil le trot allongé de ces magnifiques
animaux. Parmi eux, trois sont des mâles et nous distinguons leur
formidable ramure. Ils disparaissent bientôt dans la direction du nord.
Ces animaux semblent effrayés, et Hartwood prétend qu’il y a des Indiens
dans les environs.

Une troupe de dindons sauvages, suivant la même direction que les daims
et les élans, passe devant nous d’un vol lourd et saccadé; Ils vont
s’abattre à cinq cents mètres plus loin, près d’une masse de rochers
entourés de hautes herbes, et où la végétation verdoyante et plus élevée
annonce la présence de l’eau. Malgré les représentations d’Hartwood, qui
craint d’attirer par des coups de feu l’attention des Indiens, nous nous
détachons au nombre de huit, et nous marchons vers le fourré, tandis que
le reste de la caravane continue lentement son chemin. Nous nous
éloignons de cinquante pas environ les uns des autres, de manière à
former un demi cercle et à entourer d’un côté l’îlot de verdure.

A peine les pieds de nos chevaux ont-ils touché le premier rang des
hautes herbes que les dindons sauvages s’élèvent lourdement, les coups
de feu se succèdent; plusieurs oiseaux tombent frappés à mort, d’autres
blessés seulement s’échappent en courant rapidement. Quand tout-à-coup,
au moment où nous rechargeons nos armes, un daim bondit à trente mètres
de nous; deux coups de feu sont dirigés sur lui sans l’atteindre; déjà
il a quitté les hautes herbes, il vole sur le gazon de la prairie, et
nous le croyons à l’abri de nos balles, lorsqu’une détonation se fait
entendre derrière nous. L’animal tombe en avant, se relève, bondit
encore pendant une minute, puis il s’affaisse, et demeure sans vie.
L’heureux tireur, c’est Hartwood qui, dédaignant de brûler sa poudre aux
dindons, a réservé son coup de fusil pour une meilleure occasion, ou
pour nous protéger en cas de besoin. A une distance de quatre-vingts
mètres, il a frappé l’animal à trois pouces en arrière de l’épaule
droite. Nous félicitons William de son adresse, et il nous répond qu’il
n’est pas un trappeur qui ne soit capable d’un aussi modeste exploit.

Nous ramenons notre gibier aux charriots, et à la halte du soir, nous
assistons à la curée de l’animal; ce dont Hartwood s’acquitte avec une
rapidité et une habileté qui étonneraient tous nos veneurs européens.

«J’ai tué peut-être depuis trente années plus de cinq cents animaux de
cette espèce, nous dit le trappeur. Mais c’est au Canada que j’ai fait
les plus belles chasses au daim, et cela de plusieurs manière. L’une
d’elles consiste à lancer des chiens sur la piste, et à faire passer le
gibier dans des lieux qu’il ne peut guère éviter, et où nous
l’attendions pour le frapper à mort. L’arme dont on se sert pour ces
sortes de chasses est un fusil à deux coups chargés de dix ou douze
grains de plomb, qu’en France vous appelez, je crois, chevrotines. Mais
un mode plus ordinaire consiste à chercher le daim, et à le tirer
lorsqu’on le rencontre. C’est moins certain, mais cela s’accorde mieux
avec les goûts de nous autres trappeurs. Au Canada, novembre est une
délicieuse époque pour la chasse, les arbres sont dépouillés de leurs
feuilles, qui forment sur la terre un lit fouillé par le pied des daims.
Ces indices révélateurs conduisent le chasseur au gîte, et lui assurent
sa proie. Un grand charme que l’on éprouve en chassant à cette époque,
c’est le silence des bois. On n’entend dans ces vastes solitudes que le
murmure des ruisseaux, les plaintes des arbres, et de temps à autre les
coups secs du rifle, qui se répercutent en nombreux échos.

»Mais cette chasse offre bien moins de fatigues que celle de l’élan, qui
a lieu surtout pendant l’hiver. Souvent pendant de rapides séjours à
Montréal, lorsque j’étais las de l’inactive et monotone existence des
villes, nous partions avec deux de mes amis, au milieu d’un rigoureux
hiver, pour la région des lacs, où nous abattions bon nombre de ces
animaux. La terre disparaissait sous une neige épaisse; le poney attelé
à notre traîneau enfonçait jusqu’au poitrail dans la poussière blanche.
Les grands pins se dessinaient sur le ciel bleu, que la lune éclairait
doucement. Nous étions couverts de cabans, dont le capuchon rabattu nous
permettait à peine de respirer au milieu de notre barbe chargée de
frimas. A l’arrière du traîneau étaient nos engins de chasse, et une
marmite de fer, dans laquelle nous avons mangé plus d’un succulent
repas.

»Nous arrivions enfin sur le lieu de l’action, situé au bord d’une
rivière ou d’un lac. Quelques pieux soutenaient une toile imperméable à
la pluie; c’était là notre abri, la tente sous laquelle nous préparions
le repas; et lorsqu’après une journée de fatigues et de joyeuses
émotions, nous y retrouvions, sur un foyer de branches sèches, la
marmite d’où s’échappait avec une délicieuse odeur, le chant joyeux de
la vapeur trop pressée, il fallait voir avec quel empressement nous
faisions honneur à notre festin.

»Quelquefois nous suivions notre proie, montés sur une barque légère,
qui nous conduisait rapidement au lieu où l’animal s’était remisé.
Souvent aussi une piste nous amenait jusqu’au bord d’un lac, par une
belle soirée de printemps; et après avoir écarté doucement les branches
dont l’extrémité effleurait le cristal limpide, nous apercevions parfois
hors de la portée du fusil le majestueux animal, dans l’onde jusqu’au
jarret, aspirant la brise du soir par ses larges naseaux, tandis que des
gouttes d’eau s’échappaient de ses lèvres, semblables à des perles
irisées aux reflets du soleil couchant.

»En automne, quand les grandes eaux mondaient le bord des lacs, des
bouquets de bois ordinairement à sec étaient envahis par les eaux. Des
élévations légères devenaient des îles: les élans, les cerfs, habitués à
fréquenter ces lieux, gagnaient à la nage l’une ou l’autre de ces îles
temporaires. Cachés dans un canot d’écorces d’arbre garni de feuilles,
nous restions immobiles jusqu’à ce que l’animal fût assez rapproché de
nous pour ne plus pouvoir nous échapper. L’un d’entre nous saisissait
les rames, le léger esquif glissait sur les eaux tranquilles du lac. Le
cerf, au premier bruit, avait retourné la tête, et vu le danger; il
changeait alors de direction, et fuyait éperdu. Bientôt une détonation
se faisait entendre, la tête de l’animal s’enfonçait dans l’eau, la
ramure seule apparaissait encore; le sang teignait le sillage
tout-à-l’heure si pur, et bientôt nous rapportions notre proie au
village.»

_29 Mai._--Cette nuit, deux coups de feu, tirés par un des nôtres, nous
ont éveillés en sursaut. Croyant à une attaque, en quelques secondes
nous avons tous été sur pied, nos armes à la main. Les chevaux et les
mulets attachés au piquet s’agitaient avec violence. Nous apprîmes
aussitôt la cause de cette alerte. Nos veilleurs avaient entendu le cri
du coyote, répété à diverses reprises, avec certaines modulations, et
qui semblait un signal. Ils avaient redoublé de vigilance, et quoique la
plaine fût parfaitement unie, rien de suspect ne leur était apparu,
lorsque tout-à-coup deux chevaux, appartenant à M. Butler, attachés un
peu en avant des autres, chacun avec une double longe, avaient donné des
signes de frayeur, et l’un de nos hommes, nommé Harris, avait vu
distinctement le bras d’un Indien occupé à trancher les courroies, car
le corps auquel il appartenait était complètement dissimulé dans l’herbe
de la prairie. Harris envoya rapidement deux coups de feu; la fumée, une
fois dissipée, il ne vit plus rien. Le voleur avait disparu comme par
enchantement, et il ne serait pas resté de traces de cette tentative, si
l’un des liens n’avait été tranché. L’autre, resté intact, avait empêché
heureusement les animaux de s’échapper, car ils eussent été probablement
perdus pour nous.

Aussitôt que le jour commença à paraître, Hartwood examina les lieux
avec attention, quelques gouttes de sang attestaient que le larron avait
été blessé. Pendant cent mètres environ, le trappeur suivit la trace
qu’avait, en rampant, laissée le corps de l’indien sur l’herbe à peine
foulée de la prairie. A cette distance, les empreintes devenaient plus
nombreuses, et prouvaient que nous avions eu affaire à plusieurs rôdeurs
attirés, sans doute, par nos coups de feu du jour précédent.

Avant le coucher du soleil, nous avons rejoint un nombreux convoi que
nous apercevions déjà depuis une heure. Ce sont des Mormons en marche
pour l’Utah. Cette caravane se compose de dix charriots, de soixante
chevaux, et d’une centaine de mules. Les émigrants, au nombre de cent
cinquante environ, sont pour la plupart des hommes jeunes, robustes et
bien armés, quelques femmes et enfants les accompagnent. Le soir, ils
s’établissent à un demi-mille environ en arrière de nous, et comme le
vent souffle de cette direction, nous entendons les hennissements de
leurs chevaux et presque tous les bruits de leur camp. Déjà la nuit est
venue; des milliers d’étoiles s’allument au-dessus de la prairie,
lorsqu’un chant, à la fois grave et doux, modulé par un grand nombre de
voix, arrive jusqu’à nous, porté par la brise. Ce sont les Mormons qui
chantent l’hymne du soir. Nous écoutons silencieux et recueillis cette
harmonie lointaine, qui plane au-dessus du désert, cet appel de la
créature au créateur au milieu des ombres et des dangers de la nuit.

_31 Mai._--Hier, au déclin du jour, le ciel a été envahi par une immense
lueur, dans la direction du sud. Ce ne peut être une aurore boréale,
c’est un incendie dans la prairie. Tout l’horizon est embrasé; on dirait
qu’une ville immense est la proie des flammes. Notre imagination,
surexcitée par ce magnifique spectacle, entrevoit des épisodes sublimes
derrière ce rideau aux teintes sanglantes; il décroît peu à peu vers le
matin, et disparaît avec les premières lueurs de l’aurore.

_2 Juin._--Ce matin, au moment où nous nous apprêtions à lever notre
camp, un roulement semblable à celui d’un tonnerre lointain s’est fait
entendre. Ce bruit a de la continuité et semble se rapprocher de nous.
Hartwood, occupé à nettoyer sa carabine, interrompt sa besogne, et prête
plus d’attention. Tout-à-coup un des nôtres descend en courant d’une
petite hauteur voisine, et nous crie: «les bisons!» Tout le camp est
aussitôt sur pied; nous courons à nos armes et à nos chevaux. Mais
Hartwood contient notre ardeur, et nous prie de ne point oublier que les
tribus dont nous traversons en ce moment les territoires sont en guerre,
et qu’il serait dangereux pour nous et nos bagages de nous laisser
emporter par le plaisir de la chasse. Nous gravissons lestement le petit
monticule au pied duquel nous sommes campés. Il domine la plaine et la
Nébraska. Voici le spectacle qui nous y attend:

A huit cents mètres de nous, et soulevant des flots de poussière, un
troupeau de bisons, l’auroch américain, composé d’un millier d’animaux,
court tumultueux, et roule ses vagues vivantes vers le fleuve. La terre
tremble sous leurs pas, sous nos pieds le sol s’ébranle aussi. Bientôt
les premiers rangs arrivent à la Nébraska, ils s’y précipitent comme une
avalanche. Sous cette marée furieuse, le fleuve grossit et inonde ses
rives. Contraints de rester spectateurs impassibles, nous les saluons au
passage d’un hourrah formidable. Pendant trois quarts d’heure au moins,
la Nébraska reçoit ce noir torrent, qui trace dans ses ondes un large
sillon. Une heure plus tard, nous n’apercevons plus dans la plaine que
les nuages de sable que le troupeau soulève autour de lui. Mais dans
l’après-midi de nombreuses détonations nous arrivent, affaiblies par la
distance. Les Indiens ou les chasseurs font curée. Plus d’un, parmi ces
majestueux animaux, n’atteindra pas les pâturages du nord.

_3 Juin._--Nous avons traversé aujourd’hui le Horse, un des derniers
affluents de la Nébraska. En allant visiter, à peu de distance de ses
bords, un terrier de chiens de prairie situé sur un large plateau, le
cheval de M. Sheppard, lancé au galop, s’est abattu, le sol miné s’étant
affaissé brusquement sous ses pieds de devant. Le cheval s’est dégagé
aussitôt, mais le cavalier a été ramené sans connaissance aux charriots.
M. Butler a pratiqué de suite une saignée abondante, et sauf un
ébranlement général, résultat de la commotion violente qu’il a
ressentie, M. Sheppard en sera quitte pour quelques jours de repos,
qu’il pourra prendre au fort Laramie, dont nous ne sommes plus qu’à deux
journées de marche.

Ce soir, nous avons pu distinguer les hauts pics des
Montagnes-Rocheuses, dressant dans un ciel pur, à trente lieues de
distance, leurs sommets couverts de neige, que le soleil couchant
colorait de riches teintes rosées. Je contemple avec bonheur ces
montagnes, dont l’aspect charme et repose mes yeux fatigués par
l’incessante monotonie des plaines sans fin que nous parcourons depuis
un mois.



CHAPITRE V.

Le fort Laramie.--Les Indiens.--Reconnaissance d’une indienne.--Un chef
de Pieds-Noirs.--Une chasse à outrance, ruses indiennes.--Un mois de
captivité chez les Comanches.--Les Montagnes-Noires, aspect et
description.--Un solo de violon dans les Montagnes-Rocheuses.--Les trois
routes de l’émigration californienne.


_5 Juin._--Nous sommes arrivés aujourd’hui au fort Laramie, et c’est
dans une petite cellule, dont les murs blanchis à la chaux renferment un
mobilier fort simple, que je consigne sur mon journal les incidents des
quatre derniers jours de marche. Tout en écrivant, je ne puis m’empêcher
de jeter un coup-d’œil de satisfaction et de convoitise sur un lit, qui,
dans une heure, va recevoir mes membres fatigués. Depuis un mois, ils
n’ont eu pour matelas que le sol de la prairie, dont une couverture
épaisse amortissait le contact souvent fort dur.

Le fort Laramie, encore aujourd’hui le principal poste de la compagnie
américaine des fourrures, est, comme le fort Kearney, un bâtiment
quadrangulaire construit en briques séchées au soleil, à la façon
mexicaine. D’épaisses murailles de dix-huit pieds de haut, où sont
ménagées de rares et étroites ouvertures, qui laissent passer la gueule
des canons, le défendent des attaques du dehors. Au-dedans, toutes les
habitations s’ouvrent sur une cour intérieure.

En arrivant au fort, nous y trouvons une affluence assez considérable
d’Indiens. Toutes les tribus qui parcourent les vastes territoires
situés entre les Montagnes-Rocheuses, la Nouvelle-Bretagne et les Etats
de l’Ouest y sont représentées: Pawnees, Osages, Sioux, Omahas,
Pieds-Noirs, Indiens Crows se croisent sous les murs de la forteresse.
La saison des chasses d’hiver est terminée, et ils viennent échanger
leurs fourrures contre des couvertures, des étoffes. Là se rencontrent
comme sur un terrain neutre, et tenus en respect par les baïonnettes et
les canons américains, les ennemis qui, la veille ou quelques heures
auparavant, se poursuivaient le fusil au poing, le tomahawk à la
ceinture. Dans ces yeux noirs et vifs brillent tour à tour, mal
dissimulés, des regards d’étonnement, de convoitise, de haine ou de
colère. Les Indiens entrent par petits groupes et sans armes dans le
fort. Ils en ressortent bientôt, emportant les objets obtenus en échange
de leurs pelleteries. Peut-être qu’à dix minutes de marche des murs du
fort, les haines vont se ranimer et les hostilités se produire. L’amour
du vol, une occasion de vengeance auront bien vite raison de cette
contrainte momentanée; car les sentiments de modération, de générosité,
de reconnaissance sont rares chez les Indiens. On m’a pourtant cité de
l’un d’eux un trait de généreuse reconnaissance, qui emprunte un charme
de plus à cette naïve grandeur d’âme avec laquelle il a été accompli:

«Il y a quelques années, vers le mois de janvier, une pauvre indienne,
portant le costume des femmes Cees du Nord-Ouest, se présentait à la
porte d’un des riches propriétaires d’un village. Cette femme portait
l’habillement de sa tribu, la couverture de drap bleu foncé,
encapuchonnant la tête et descendant jusqu’aux pieds, les _mitas_
diaprés de verroteries, et les mocassins de peau d’orignal, fleuretés
avec des coquillages. Son capuchon était bordé de broderies et surmonté
d’une houppe. Elle représentait la femme d’un chef, en un mot. Mais la
couverture était usée par le temps, rongée par les mites, et les
ornements du costume étaient dépareillés et tombaient en pièces. De plus
la squaw avait dans ses bras, un de ces berceaux, espèce de planche
plate, vivement colorié en rouge-vert et revêtu d’un linge de toile ou
de laine, suivant la saison dans laquelle les indigènes emmaillotent les
enfants.

»Saboïnigan (l’Anguille), avait vu mourir son mari sur le territoire des
visages pâles. Lui, Kinibeck (le Serpent), délégué par les siens pour
régler une affaire commune avec le gouverneur de la Baie d’Hudson, avait
succombé en chemin. Son mari défunt, Saboïnigan demeura seule au Canada;
elle ne put faire valoir sa réclamation, et reprit sans ressources la
route des pays hauts. Mais c’était en hiver, et quand elle parvint au
village, où elle se décida à implorer du secours, la pauvre créature
était épuisée. La nuit tombait. On lui refusa l’entrée de la maison où
elle se présentait.

»Repoussée, Saboïnigan s’éloignait le désespoir au cœur, quand une jeune
fille l’arrêta et lui dit: Mon père vous a renvoyée, mais prenez ceci et
logez-vous quelque part, vous et votre baby.» En même temps cette jeune
fille mettait dans la main de l’indienne un louis d’or, fruit de ses
économies. «Dieu te conserve, ma sœur!» dit l’infortunée.

»Elle partit. Les années se succédèrent. La bienfaitrice se maria; des
revers de fortune la plongèrent dans l’indigence. Depuis longtemps elle
avait oublié une charité faite dans sa jeunesse, lorsqu’elle reçut la
visite d’un homme qui lui dit:

»Te souviens-tu de Saboïnigan? Elle répondit négativement; l’Indien
insista, rappela le trait de bienfaisance et la mémoire revint à celle
qui en avait été l’héroïne. «Je suis, dit alors l’Indien, le fils de
cette femme que lu as sauvée; car ma mère mourait de faim lorsqu’elle
vint implorer la compassion. Maintenant Saboïnigan est allée vers le
Grand-Manitou. Avant de s’embarquer pour le dernier voyage, elle m’a
parlé de sa sœur au visage pâle; je me suis souvenu.»

»Après ces mots, l’Indien partit.

»Le lendemain, Mme R... recevait une traite du montant de mille louis
avec cette signature:

»Reconnaissance d’un coureur des bois.»

Parmi les Indiens présents en ce moment au fort Laramie, ceux qui
attirent le plus mon attention sont les Crows et les Black-Feets ou
Pieds-Noirs, les deux plus puissantes tribus du Far-West, toutes deux
ennemies acharnées l’une de l’autre, et redoutables par les qualités
guerrières nui les distinguent. Les Crows et les Black-Feets manœuvrent
leurs chevaux avec presque autant de dextérité et de hardiesse que les
Comanches, les meilleurs cavaliers du désert.

_6 Juin._--Ce matin, un détachement de Pieds-Noirs est venu rejoindre
ceux déjà établis au fort lors de notre arrivée. J’ai été frappé de la
haute stature, du costume et de l’attitude guerrière de ces hommes, et
surtout de leur chef. Ce dernier montait un vigoureux mustang, dont la
robe gris de fer très-foncé, couleur assez répandue parmi les chevaux
indiens, faisait ressortir les formes vigoureuses. Ce chef était revêtu
d’un magnifique manteau blanc, fait d’une peau souple et légère, orné de
dessins aux vives couleurs, et retraçant des exploits accomplis; sa tête
supportait un diadème de plumes d’aigle et de faucon; ses jambes étaient
protégées par d’élégants mocassins et des jambières délicatement
brodées. Sa longue chevelure noire et parfaitement soignée flottait sur
la croupe de son cheval, qu’il dirigeait de la main gauche, tandis que
la droite portait une lance ornée de touffes de plumes et de scalps
enlevés à l’ennemi. Il s’avançait fier et majestueux, à la tête de
soixante guerriers, tous bien montés et armés.

A trente mètres de leur campement était établi un groupe d’Omahas, ayant
tous la peinture de guerre. Leur chef attira mes regards par son air de
jeunesse et de douceur, expression peu commune chez les Indiens. Le
directeur du fort, qui nous accompagnait dans notre visite, nous apprit
que ce jeune homme, déjà célèbre par plus d’un exploit, était le parent
et le successeur au pouvoir d’un chef illustre nommé Logan, qui avait
péri un an auparavant en se dévouant pour sauver les siens. Il nous fit
aussitôt le récit de cette aventure:

«Logan, à la tête d’un parti d’Omahas, conduisait dans les solitudes une
expédition de chasse, comme il s’en renouvelle chaque année pendant
l’été parmi les diverses tribus indiennes. Une portion des wigwams était
plantée dans les plaines, près de la fourche aux loups, lorsqu’un jour
un des jeunes guerriers, errant sur les collines voisines, reconnut une
bande nombreuse de Sioux campée le long d’un ruisseau, dans un val
retiré. Logan fut aussitôt instruit du voisinage et du nombre des
ennemis de sa nation. Comme la lutte eût été tout-à-fait
disproportionnée, avec un dévouement héroïque, le chef résolut d’assurer
à lui seul le salut des siens, et de protéger leur retraite en attirant
l’ennemi loin de leurs traces.

»Le camp fut levé immédiatement, et la bande entière se dirigea avec
toute la célérité possible vers le territoire de la tribu. Logan resta
seul. C’était au coucher du soleil, et les chasseurs en retraite avaient
à peine disparu derrière les collines les plus rapprochées, que
plusieurs éclaireurs Sioux apparurent dans le voisinage, et ne tardèrent
pas à découvrir le lieu du campement. Selon les habitudes indiennes, ils
examinèrent scrupuleusement tous les indices laissés, et reconnurent
bientôt que les Omahas avaient passé là. Ils s’élancèrent dans la
direction d’où ils étaient venus pour aller rendre compte de la
découverte à leurs chefs.

»Logan qui avait tout observé du poste qu’il s’était choisi, comprit que
le moment était venu de détourner les Sioux des traces de ses guerriers.
Il s’élança sur son cheval à travers la prairie, et sans ralentir un
instant son allure, se rendit à huit milles de là, sur une éminence qui
coupait à angle droit la route suivie par les siens. Là, il alluma un
feu destiné à attirer l’attention de ses ennemis, ce à quoi il réussit
en effet. Les Sioux, à peine accourus sur l’emplacement du camp, et ne
pouvant qu’avec peine discerner dans la nuit la trace des Omahas,
n’eurent pas plutôt aperçu le feu, qu’ils s’élancèrent dans cette
direction. Parvenus au lieu où les branches et les herbes sèches
flambaient dans la nuit, ils purent apercevoir plus loin un feu
semblable. C’était Logan, qui, après avoir fait piétiner son cheval tout
autour du premier foyer, de façon à donner le change sur le nombre des
guerriers qui s’y étaient arrêtés, avait repris sa course pour en
allumer un second. Les Sioux ne doutèrent pas qu’ils ne fussent sur la
trace d’une petite bande de chasseurs ennemis, et ils repartirent à leur
poursuite avec une ardeur surexcitée par la facilité apparente du
succès.

»Ils parvinrent ainsi jusqu’au troisième feu; mais n’y trouvant encore
personne, ils soupçonnèrent enfin un stratagème. Ils procédèrent cette
fois avec une attention scrupuleuse à l’examen des traces laissées, et
reconnurent qu’ils avaient été dupes d’un seul guerrier à cheval, qui,
évidemment les avait entraînés loin de la véritable voie de ceux qu’ils
croyaient poursuivre.

»Logan, toujours en observation, distingua au mouvement des torches et à
l’agitation des guerriers que la ruse était découverte. Désormais il
était trop tard pour que ses ennemis pussent retourner au camp et y
reprendre la piste des fugitifs avec quelque chance de les atteindre. Le
moment était donc venu de concentrer tous ses efforts sur les soins de
sa propre sûreté, car les poursuivants n’allaient plus avoir qu’un
désir, celui de s’emparer à tout prix de l’ennemi qui les avait dupés,
et de venger par sa mort dans les tortures le succès de son stratagème.
Il partit à toute bride et en ligne droite vers la résidence de sa
tribu, tandis que les Sioux se partageaient en plusieurs bandes pour
battre la campagne dans toutes les directions.

»Un jour entier dura la poursuite. Vers le soir du lendemain, Logan
pensait avoir mis ses ennemis en défaut, lorsqu’à son désespoir il put
les revoir encore aux dernières lueurs du jour, s’acharnant sur ses
traces, et se rapprochant de lui de plus en plus. Il changea donc de
direction, et réussit à atteindre un ravin couvert de taillis épais, où
il rencontra une jeune Indienne puisant de l’eau à une source. La fille
du désert vint en aide au fugitif dans le pressant danger où il se
trouvait. Tandis qu’il se rendait à pied à un endroit convenu, elle,
montée sur le cheval, poursuivait la course dans le bois, marquant sa
trace en zig-zags par des rameaux brisés et des herbes foulées, dont les
Sioux ne pouvaient manquer de suivre les indices. A une certaine
distance, elle fit descendre sa monture dans le lit d’un ruisseau, dont
elle suivit le cours de façon à laisser des empreintes indiquant cette
direction, puis, remontant au-dessous de l’endroit où elle était entrée
dans l’eau, elle en sortit par un sol rocailleux, où sa trace ne pouvait
se retrouver, et courut rejoindre Logan, là où il était caché: «Mon
frère peut continuer sa route en sûreté, lui dit-elle. Les ennemis
s’éloignent sur une fausse piste; il reverra son wigwam et celle qui l’y
attend.»

»Logan reprit donc sa course, moins rapidement cette fois; il parcourut
une longue distance sans être poursuivi, et il se regardait déjà comme
hors de l’atteinte des Sioux, lorsque, dans un défilé resserré, il se
trouva en face d’une bande de cinquante d’entre eux, qui, ayant battu la
campagne inutilement à la poursuite des Omahas, s’en revenaient à leur
camp de chasse.

»Logan était perdu. Il ne songe plus qu’à mourir en brave, et à ajouter
aux hauts faits de sa vie la gloire d’un dernier exploit. Son cheval
épuisé ne pouvait le sauver par la fuite; mais la fuite lui donnait la
chance d’immoler plus d’ennemis. Il tourna bride vers le bois. Les Sioux
poussant des cris de rage et de défi, s’élancèrent après lui comme une
avalanche. Bientôt un coup de feu retentit, et l’un d’eux mordit la
poussière. Un autre eut bientôt le même sort, puis un autre et un autre
encore... Chaque fois que le fugitif s’arrêtait, la balle meurtrière
allait traverser la poitrine d’un ennemi; puis il reprenait sa course
chargeant son arme au galop, et ne s’arrêtant que pour faire une
nouvelle victime. Quatre guerriers étaient déjà restés sans vie dans les
herbes, lorsque le cheval du chef Omaha, à bout de forces, culbuta sous
lui. Logan roula à terre, et avant qu’il fût revenu de l’étourdissement
causé par le choc, il fut atteint par les balles, les flèches, les
tomahawks et les lances de ses féroces adversaires.

»Il se releva pourtant, et tout blessé qu’il était, armé seulement de sa
carabine comme d’une massue, et de son couteau, il empila encore cinq
cadavres sous ses pieds, et ne tomba que sur ce dernier trophée, le
visage en l’air, et défiant encore ses ennemis. Logan fut scalpé sur
place, et les Sioux dansèrent une danse guerrière autour du cadavre de
leur ennemi. Ainsi mourut Logan Fontenelle, le chef héroïque des
Omahas.»

_7 Juin._--Hartwood, M. de Cissey et moi, nous avons dîné aujourd’hui
chez le directeur du fort, en compagnie de MM. Wyde, Sheppard et Butler.
Pendant le repas nous parlâmes de la vie des prairies, des vicissitudes
auxquelles les voyageurs et les chasseurs sont exposés en les
parcourant. Notre hôte nous félicita d’être parvenus jusqu’au fort
Laramie sans avoir eu maille à partir avec les Indiens, ce qui rendait
notre voyage beaucoup moins pittoresque, mais infiniment plus agréable.

A ce sujet, M. Wyde nous raconta les aventures d’un de ses amis, nommé
Baily, qui partit, il y a trois années, en compagnie de neuf autres
personnes, du golfe du Mexique pour le Rio-Grande.

«Arrivé à Indianola, nous dit M. Wyde, la troupe s’adjoignit un individu
du nom de Ross. On gagna ainsi la rivière _Nuces_, où l’on campa; là
devait commencer le désastre. Pendant la nuit les Indiens enlevèrent les
mules. Toute la journée du lendemain se passa à poursuivre les voleurs.
Lorsqu’au soleil couchant M. Baily et sa troupe les eurent enfin
rejoints, ils n’en comptèrent d’abord que six, dont leurs carabines les
débarrassèrent immédiatement. Mais la fusillade attira une bande de
trois cents autres Indiens cachés dans les bois, et quelques minutes
plus tard M. Baily survivait seul à ses compagnons. Les Indiens
résolurent de le conserver prisonnier, et rétournèrent avec lui aux
charriots de la petite troupe, qu’ils pillèrent de fond en comble. Ils
purent s’approvisionner là de deux caisses de revolvers de Colt
appartenant au gouvernement, et de vingt barillets de poudre.

»Après avoir dépouillé le prisonnier de tous ses vêtements et l’avoir
attaché pieds et poings liés sur un cheval, la bande se dirigea vers son
campement ordinaire, dans les monts Wichataw. Pendant onze jours, M.
Baily dut supporter les douleurs atroces du mode de locomotion qu’on lui
avait choisi.

»Après huit jours de repos au camp, une expédition fut résolue pour
attaquer la première caravane passant sur la route de Santa-Fé. Trois
jours d’affût s’étaient déjà écoulés inutilement, lorsqu’apparut un
convoi de marchandises; surpris à l’improviste, tous les blancs furent
massacrés. Après cet exploit, les Indiens gagnèrent l’établissement de
Kickapoo pour échanger leurs mules contre des chevaux, puis retournèrent
aux monts Wichataw, emmenant toujours avec eux leur prisonnier.

»Dans le jour on l’entourait de très-près, et il passait la nuit les
mains liées au moyen de lanières de peau à une branche d’arbre assez
élevée, pour qu’à peine il touchât la terre. Le seul repos qu’il prenait
consistait en quelques heures de sommeil pendant le jour. M. Baily fut
témoin de cinq expéditions semblables. Dans la dernière, deux blancs
furent faits prisonniers; ils s’étaient vaillamment défendus jusqu’à ce
que toutes leurs armes fussent déchargées, et avaient tué douze
Peaux-Rouges. Aussi les Indiens assouvirent-ils leur vengeance par le
supplice le plus barbare; ils lièrent à un poteau les deux prisonniers,
et les écorchèrent vivants. Ils forçaient en même temps M. Baily à
regarder cette horrible scène, et lorsque l’horreur lui faisait
détourner ou fermer les yeux, la pointe aiguë d’une lance ou d’une
baïonnette l’obligeait à les rouvrir. Par un raffinement de cruauté, les
Indiens prirent cette peau humaine, chaude encore et ruisselante de
sang, pour en fouetter le visage de M. Baily, en lui disant que tel
serait son sort s’il tentait de s’échapper.

»Pendant les trois nuits qui suivirent cette scène sauvage, on se
contenta de garder le prisonnier sans l’attacher. Dans l’entraînement
d’une grande danse guerrière qui eut lieu la quatrième nuit, on l’oublia
même complètement. Mettant à profit cette circonstance favorable, M.
Baily se glissa derrière la tente pendant qu’on dansait devant, autour
du feu, et, sautant sur un cheval, il prit aussitôt la fuite. Son
absence ne tarda pas à être remarquée. Après cinq jours d’une poursuite
acharnée, les Indiens le rejoignirent d’assez près pour faire feu sur
lui, ce qui l’obligea à descendre de cheval pour se jeter dans les
montagnes. Heureusement il rencontra sur sa route une petite crevasse,
offrant juste assez d’espace pour s’y glisser. Un jour et demi il
demeura dans cette position, entendant autour de lui le pas des Indiens
qui le cherchaient.

»Certain qu’ils l’avaient enfin abandonné, il sortit de la retraite et
se dirigea en droite ligne sur Kickapoo, distant de six cents milles. Il
mit un mois à faire la route, vivant de racines de bouleau, qu’il
arrachait avec ses mains. De Kickapoo, où il put se refaire et se vêtir,
M. Baily gagna en quatre jours le camp de Caickasaws, d’où il parvint
chez les Choctaws, qui le reçurent parfaitement bien. Il traversa
ensuite le pays des Shawnees et celui des Cherokees, pour atteindre de
là le Missouri, à vingt milles au nord de Neosho, et enfin Saint-Louis.

»M. Baily fit ce long et pénible voyage de retour en deux mois, et
constamment à pied. A part quelques déchirures aux mains, provenant des
blessures de tomahawk, M. Baily semblait n’avoir souffert que des
privations et de la fatigue. Pendant son séjour chez les Indiens, il
était nourri de viande fraîche de cheval. Il parle les idiomes de
plusieurs tribus, et m’a raconté que, dans une des expéditions
meurtrières auxquelles on le forçait d’assister, la malle fut attaquée;
les cinq hommes qui la conduisaient furent tués, les Indiens ouvrirent
les lettres, découpèrent les vignettes des billets et rejetèrent le
reste. Ils gardèrent aussi tous les journaux ayant quelques gravures,
laissant de côté ceux qui n’offraient point d’images.»

_10 Juin._--Nous avons quitté ce matin le fort Laramie. Ce repos de
quatre jours a complètement réparé nos forces, et nous sommes prêts à
affronter de nouvelles fatigues, et, s’il le faut, de nouveaux dangers.
Pendant notre séjour au fort, nous avons eu deux jours de pluie amenée
par les orages qui s’amassent au-dessus des Montagnes-Noires, et rendent
en toute saison les pluies fréquentes dans ces parages, tandis qu’elles
ne tombent que rarement, et à des époques à peu près fixes sur les
solitudes de la prairie. Notre route côtoie toujours la Nébraska, qui
roule maintenant dans une vallée resserrée de tous côtés par des
montagnes. A notre gauche s’élève cette partie des Rocky-Mountains,
appelée les Montagnes-Noires. Le paysage a complètement changé d’aspect.
Ce n’est plus la prairie avec ses îles de verdure; le pays est
sablonneux, la terre couverte d’artémises et de plantes odoriférantes,
qui exhalent de pénétrantes senteurs de camphre et de térébenthine.

Aux derniers plans s’élèvent les Montagnes-Noires, formées en grande
partie de grès, avec leurs pics déchirés et abruptes, souvent recouverts
de pins et de cèdres, leurs insondables abîmes, leurs torrents écumeux.
Déjà, pendant notre halte au fort, j’avais, au sommet de l’édifice,
passé plus d’une heure silencieuse dans la contemplation de ces sombres
masses, qui élevaient à quinze lieues de moi leurs pics dentelés, et
souvent, tandis que le soleil inondait de ses rayons le fort et la
plaine, de sombres vapeurs, recélant dans leurs flancs la tempête,
obscurcissaient les Montagnes-Noires d’un voile mystérieux, que l’éclair
déchirait par intervalles.

Toute cette région des Montagnes-Rocheuses est singulièrement redoutée
des Indiens. Leurs superstitions en ont fait l’asile des bons et des
mauvais esprits, qui s’y livrent des combats acharnés. Et plus d’une
légende racontée au foyer du wigwam a pour théâtre les gorges des
Montagnes-Noires. Une foule de phénomènes, inexplicables pour les
Indiens, tels que orages subits, détonations mystérieuses, convulsions
souterraines, gaz sulfureux, fontaines bitumineuses contribuent encore à
augmenter la terreur des Peaux-Rouges.

Le 15 juin, nous avons franchi le passage appelé la Porte-du-Diable, et
traversé pour la dernière fois la Nébraska. Le 16, nous passons avec
assez de peine le Sweet-River, ou rivière d’eau douce, qui coule entre
des rochers à pic de deux cents pieds de hauteur. Le 17, nous campons
près du Roc-de-l’Indépendance, énorme roche isolée, qui s’élève comme un
jalon gigantesque posé par la Providence sur la route de
l’émigration. Le 21, nous atteignons la passe du Sud, dépression des
Montagnes-Rocheuses, vaste plaine de quarante lieues d’étendue, qui
monte en pente douce à une hauteur de sept mille pieds. Le 24, nous
arrivons au sommet de ce plan incliné, et nous dominons tout-à-coup le
versant occidental des Montagnes-Rocheuses, la partie du continent
appelé le Grand-Bassin, et les terres immenses dont les fleuves courent
vers l’Océan-Pacifique. Nous jouissons alors d’un magnifique spectacle.

A notre droite, la chaîne du Vent, l’arête la plus saillante des
Montagnes-Rocheuses, dresse ses pics énormes couverts de neige, que
domine encore le pic Frémont, le plus élevé de la chaîne, et qui mesure
quatorze mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Plus près de nous,
les monts Rattlesnake forment les premières assises de ce prodigieux
entassement de montagnes. En face, à l’Ouest, la chaîne de la rivière
Verte, puis au loin, bien loin, les immenses horizons des terres de
l’Orégon et de l’Utah. Le sol que nous foulons est torréfié par le
soleil qui, à cette saison, a déjà desséché les herbes et les plantes.

_26 Juin._--Hier, nous avons campé dans un des sites les plus
pittoresques qui se soient encore offerts à nos regards.

A quelques lieues de l’extrémité du col du Sud, la route se resserre
brusquement, d’énormes roches couronnées de pins la surplombent à une
hauteur de mille pieds. Ce défilé se prolonge pendant un mille environ.
A cette distance, la muraille de rochers s’entrouvre tout-à-coup, et
laisse apercevoir une profonde vallée, ou plutôt un ravin d’une grande
étendue, au fond duquel roule et bondit un ruisseau torrentueux. Une
forêt d’énormes pins couronne l’extrémité des rochers, et descend,
sauvage, échevelée, dans les profondeurs de cet immense câgnon, où les
rayons du soleil pénètrent à peine, excepté à l’heure où l’astre est au
sommet de sa course. Dans les autres moments de la journée il y règne un
demi-jour contrastant avec la vive lumière qui dore le sommet du ravin.
La nuit, les rayons de la lune y pénètrent encore plus doux et plus
voilés. Des quartiers de roc, des pics déracinés ont roulé des hauteurs
au fond de cette vallée. De temps en temps, pendant le jour, de grandes
ombres passent sur les rochers: ce sont des aigles et des vautours à
large envergure, qui tracent leurs cercles immenses au-dessus de cette
nature sauvage; en un mot, c’est un paysage de Salvator Rosa, avec les
proportions et les couleurs étranges que revêt la nature américaine.

C’est dans le proscénium de ce sombre théâtre que notre camp est établi.
Deux énormes feux, où brûlent des sapins entiers, combattent l’humidité
de la nuit, et éloignent les ours gris, nombreux dans celte partie des
Montagnes-Rocheuses. La flamme colore de teintes sanglantes les rochers,
la sombre verdure des pins, et donne au paysage un aspect fantastique.

Après le souper, M. de Cissey se lève, comme frappé d’une idée subite,
et se dirige vers son charriot; il en rapporte bientôt un excellent
violon d’Amati, et il en tire quelques accords. Aussitôt toutes les
conversations cessent, les groupes sont rompus, un cercle compact et
attentif se forme autour de M. de Cissey, qui, monté sur un quartier de
roche, prélude en artiste consommé. Bientôt, au milieu du silence de la
nuit, les admirables motifs de la création d’Haydn font vibrer les échos
des Montagnes Rocheuses, puis deux morceaux de la _Favorite_, et enfin
le prélude de Bach viennent tour-à-tour charmer nos oreilles.

Qu’on se représente, au milieu de l’imposant paysage que j’ai décrit,
tous ces hommes aux vêtements étranges, aux visages bronzés et couverts
de longues barbes, écoutant, recueillis et comme fascinés, ces suaves
accents, tandis qu’une dizaine d’Indiens Cherokees, qui font route avec
nous depuis le fort Laramie, pittoresquement groupés dans leur costume
aux vives couleurs, regardent, dans une extase impossible à décrire, le
violon merveilleux, auquel ils sont près d’attribuer une divine origine.
Qu’on décuple encore, par l’effet de ce majestueux théâtre, cette
puissance de l’artiste, qui attache, pour ainsi dire, à son magique
instrument les esprits et les cœurs de ceux qui l’écoutent, et l’on aura
une faible idée de ce concert inouï, donné dans la nuit, devant un
parterre de trappeurs et de sauvages, dans une gorge des
Montagnes-Rocheuses, à cinq cents lieues de toute civilisation.

_27 Juin._--Nous descendons le versant occidental des
Montagnes-Rocheuses, et nous faisons notre première halte au point où la
route se bifurque. De là, trois chemins s’offrent à nous pour gagner la
Californie par le nord-ouest, l’ouest et le sud.

Celui du nord-ouest se dirige vers le fort Hall, dans l’Orégon, côtoie
pendant cent cinquante lieues la branche sud de la rivière Columbia,
traverse le territoire des Indiens Shoshones ou Serpents, les
Montagnes-Bleues jusqu’au fort Walla-Walla, sur les limites du
territoire de Washington; de là, inclinant directement à l’ouest, il
suit de nouveau la vallée de la Columbia jusqu’à Portland, dans
l’Orégon, et redescend brusquement sur San-Francisco, par Salem et
Marysville, en suivant la fertile vallée du Sacramento.

Le sentier de l’ouest se dirige, en traversant la rivière Verte, sur le
grand Lac-Salé; à cinquante lieues du lac il se bifurque au fort
Bridgers. Sa branche ouest suit la direction du nord pendant une
centaine de lieues, en côtoyant la rivière de l’Ours, affluent du
Lac-Salé. A vingt lieues du fort Hall, elle incline à l’Ouest, s’élance
hardiment à travers les solitudes immenses qui séparent le Lac-Salé de
la Californie, franchit les montagnes de la rivière Humboldt, suit
pendant deux cents lieues la vallée de ce dernier cours d’eau, et
passant entre les bassins du lac Pyramide et du lac Mud, tourne
l’extrémité nord de la Sierra-Nevada, et redescend sur San-Francisco par
la vallée du Sacramento.

Enfin, la branche du sud gagne la cité du grand Lac-Salé, à travers les
monts Wasatch, descend directement au sud par le lac Utah,
Fillmore-City, le territoire des Indiens Pah-Utah; elle coupe
l’extrémité nord-ouest du Nouveau-Mexique par les Vegas de Quintana,
pénètre en Californie par la vallée de la rivière Mohave, la
Passe-Walker, et remonte sur San-Francisco en côtoyant la Sierra-Nevada
par Woodville, Washington-City et Stockton.

La seconde de ces trois voies, et la plus courte, est suivie de
préférence par l’émigration; les fertiles vallées et les riches
pâturages de la rivière Humboldt offrant plus de ressources au voyageur
que les déserts de l’Orégon, les brûlantes solitudes du Nouveau-Mexique
et de la rivière Mohave. Nous devons prendre la route de l’Orégon,
quoique la plus longue, les instructions de MM. Wyde, Butler et Sheppard
les appelant dans les Etats de Washington et d’Orégon, en ce moment
l’objet d’une vive attention de la part du gouvernement américain.

Nous nous dirigeons par le fort Bridgers vers la cité du grand Lac-Salé;
nous séjournerons huit jours chez les Mormons et regagnerons ensuite
l’Orégon, en suivant la vallée de la rivière de l’Ours.

_2 Juillet._--Depuis cinq jours, nous marchons dans la plaine. Ce soir,
le fort Bridgers nous offre l’hospitalité, nous avons vu descendre
peu à peu à l’horizon les hauts pics couverts de neige des
Montagnes-Rocheuses, tandis que la chaîne des monts Wasatch, celte
énorme barrière qui semble défendre les approches du grand Lac-Salé,
apparaissait à son tour dans son imposante majesté.



CHAPITRE VI.

Chez les Mormons.--Le territoire d’Utah, Topographie et
introduction.--Cité du Lac-Salé, aspect et description.--Brigham Young,
le chef actuel du Mormonisme.--Smith le fondateur.--De l’avenir du
Mormonisme.--Le grand Lac-Salé.


_12 Juillet._--Depuis quatre jours nous sommes chez les Mormons, dans la
cité du grand Lac-Salé, mal vus, mal accueillis en notre qualité de
Yankees. Mais avec un peu de prudence, nous pourrons terminer sans
encombre notre rapide séjour chez les Saints.

Ici tout est nouveau pour moi, la nature qui m’environne, la société qui
m’accorde pour quelques heures une hospitalité douteuse.

Le territoire de l’Utah s’étend du 27e au 42e degré de latitude
septentrionale, entre les Montagnes-Rocheuses et la Sierra-Nevada. A
l’est des monts Wasatch, sur un espace de cent-cinquante milles arrosés
par les affluents du Colorado, il n’est pas habité, et, par sa nature,
il est à peine habitable, si ce n’est par les Indiens. A l’ouest de ces
montagnes est située la région appelée le Grand-Bassin, douée d’un
système hydrographique particulier, car ses eaux s’écoulent dans des
lacs dont le plus considérable est le grand Lac-Salé.

Toute cette région n’est pas encore complètement explorée, ses districts
les plus connus sont coupés par diverses chaînes de montagnes,
sillonnées par une multitude de vallées qui, sans aucun doute, seront
colonisées un jour. Maintenant les parties habitées par les colons
mesurent une étendue de trois cents milles dans les vallons qui, du nord
au sud, longent le Grand-Bassin. La vallée du Lac-Salé a plus de trente
milles de largeur, elle est arrosée par une rivière qui sort du lac
Utah. Les Mormons ont donné à cette rivière le nom biblique de Jourdain.
Utah est leur terre promise, et la cité qu’ils ont construite dans ce
district est leur Sion.

Le terrain baigné par ce nouveau Jourdain et par d’autres cours d’eau
produit d’excellents pâturages. Au printemps, l’herbe y pousse en
abondance avec une extrême rapidité. La même vallée produit aussi des
légumes et des céréales de toute nature: le pommier, le pêcher y
prospèrent à merveille, la vigne y a été récemment introduite, et on
commence à y élever des manufactures de sucre et de betterave.

Le climat de cette terre fertile est pourtant assez rigoureux. En hiver,
une couche épaisse de glace couvre parfois la campagne; en été, de
longues sécheresses obligent les cultivateurs à de pénibles travaux
d’irrigation. Certaines années, et malgré les plus actives précautions,
tout s’étiole et tout dépérit.

Ce qui manque surtout aux Mormons de la cité du Lac-Salé, c’est le bois;
près de la ville, on n’y trouve guère que des cotonniers. A plusieurs
lieues de distance, il est vrai, dans les montagnes, s’élèvent de vastes
forêts de cèdres, de pins, d’érables; mais il en coûte fort cher pour
les faire abattre et les transporter par de mauvais chemins. Aussi ne
voit-on guère de maisons bâties en bois, comme les nouveaux villages des
Etats-Unis; presque toutes sont construites en adobes, c’est-à-dire en
briques cuites au soleil.

Jusqu’à présent, les routes qui rejoignent les diverses habitations de
la vallée ont été fort négligées et sont presque impraticables dans les
temps de pluie ou de dégel. Des ponts en bois traversent les rivières,
quelques canaux ont été commencés par un travail de corvées, et l’on
songe à creuser le Jourdain pour le rendre navigable jusqu’au lac Utah.
On a trouvé de l’or à certains endroits de la vallée, mais en trop
petite quantité pour qu’il fasse naître chez les Mormons la fièvre
californienne. Mais ce qui vaut mieux pour cette colonie naissante,
c’est une mine de salpêtre et d’alun, une nappe de sel, qui s’étend sur
les bords du Lac, à une profondeur de plusieurs pouces, étincelante
comme la neige, et facile à enlever comme le sable.

Le climat de cette contrée est du reste généralement assez sain,
désagréable seulement en été, à cause des sécheresses continues; mais il
est parfois si rigoureux en hiver que, pendant plusieurs mois, la neige
interrompt toutes les communications avec les Etats de l’Est et la haute
Californie. En résumé, l’Utah n’est pas un pays aussi séduisant que la
plupart des autres contrées du vaste continent américain. Mais après la
persécution qui les a poursuivis dans leurs trois premières stations,
les Mormons auraient difficilement trouvé un plus sûr et un meilleur
refuge que ce territoire, situé comme une île, au milieu d’une région
inhabitée, et défendu par une chaîne de montagnes qui lui fait une
barrière plus difficile à franchir que l’Océan.

La ville du Lac-Salé s’élève autour d’un bourrelet montagneux dominé par
le pic de l’Enseigne. Le terrain qui lui a été assigné a une étendue de
quatre milles carrés, divisés par quatre squares de dix acres, sur
lesquels sont tracés des rues à angle droit. Chaque square se subdivise
en huit lots. Primitivement il n’y avait qu’une maison par lot; le reste
du lot était en culture. Mais déjà, sur plusieurs points les champs et
les jardins ont disparu; déjà on voit des rues où les maisons se
touchent, comme dans les cités les plus populeuses. Les fondateurs de
cette nouvelle Jérusalem ont, dans leur idée de magnificence, donné à
ces rues une largeur de cent soixante pieds. Point de pavés encore et
point de trottoirs, mais deux lignes de jeunes arbres, d’érables ou de
cotonniers, qui, dans quelques années, formeront de fraîches avenues,
semblables à celles qui ombragent plusieurs grandes villes américaines.

Le style d’architecture de ces maisons est d’une simplicité toute
primitive. Quelques-unes ont deux étages, la plupart n’en ont qu’un.
Celle de Brigham Young, le prophète de la communauté, se distingue de
toutes les autres par ses vastes dimensions, sa façade blanchie, et ses
persiennes vertes. L’apôtre de la polygamie vient d’y joindre un large
bâtiment construit dans toute la splendeur du style gothique. Ce pompeux
édifice est destiné à renfermer les femmes spirituelles et les autres,
c’est-à-dire toute la crédule corporation féminine dont se compose son
harem. Près de là est un autre bâtiment réservé pour les fêtes, les
représentations théâtrales et les séances du Conseil. De trois côtés la
ville est défendue par un rempart en terre, de dix à douze pieds
d’élévation, garni çà et là de quelques bastions, et coupé de distance
en distance par des poternes. C’est une œuvre parfaitement inutile,
l’agile Indien escaladerait facilement un tel boulevard. Jusqu’à présent
la sainte cité des Mormons ressemble plutôt à un grand village qu’à une
ville. Telle qu’elle est, pourtant, elle a servi de modèle aux autres
communautés de colons réunis dans les divers districts de l’Utah. Toute
cette population, plus agricole que commerciale, a sacrifié l’idée
d’agglomération et le principe de défense à l’agrément de disperser ses
habitations sur un large espace. Formée peu à peu par des immigrations
successives, elle est composée d’éléments très-hétérogènes. On y compte
des Américains, investis de différentes fonctions par le gouvernement de
Washington, des Ecossais, des gens du pays de Galle, qui ont une colonie
distincte dans une vallée voisine, des Allemands, des Danois, des
Piémontais et des Français.

Les Américains, surtout ceux des frontières occidentales des Etats-Unis,
quoique formant moins du tiers de la population, ont le monopole du
pouvoir. Ils sont presque tous polygames et d’une ferveur ardente pour
leur doctrine. Le grand apôtre Kimball n’a que dix-huit ou vingt femmes.
Sa résidence est celle d’un prince; sur le frontispice est sculpté un
lion endormi. Ce palais, nous assure-t-on, a coûté 30,000 livres
sterling (750,000 francs). Au bout du palais est un observatoire
surmonté du symbole de l’industrie des Mormons, une ruche.

Les Mormons aiment beaucoup la danse. Brigham lui-même ne dédaigne pas
les mystères de Terpsychore. Ils préfèrent les cotillons et les gigues
aux danses plus modernes, parce que dans ces dernières les danseuses
sont trop rapprochées des cavaliers, étrange scrupule dans une société
où les mœurs ne sont rien moins qu’édifiantes.

Pendant notre séjour chez les Mormons, ils se préparaient à célébrer, le
24 juillet, le onzième anniversaire de leur établissement dans l’Utah.
L’année précédente, cette célébration avait lieu à vingt-deux milles de
la cité, par une fête à laquelle plus de trois mille Mormons prenaient
part. Tout-à-coup arrive la nouvelle que le Gouvernement fédéral envoie
une armée contre les Saints. Grand effroi dans l’assemblée. Mais bientôt
Brigham Young se lève et prend la parole. Dans un discours énergique, il
déclare que tout lien est désormais rompu entre l’Utah et les
Etats-Unis. Des bravos frénétiques lui répondent, et la rébellion est
consommée.

Les Mormons semblaient croire que le moment était venu pour une lutte
acharnée, et les conseils de leur chef étaient bien faits pour les
exciter à des actes de violence, sous prétexte de défendre leurs foyers
contre un gouvernement qui a résolu leur extinction. Un plan de
résistance était tout préparé par Brigham Young, et ses adhérents
étaient prêts à l’aider dans ses projets. Les appels faits publiquement
à leur fanatisme étaient si adroitement donnés, qu’on ne peut s’étonner
de l’impression qu’ils font sur les élus, dont ils exploitent habilement
les intérêts, les passions et les croyances religieuses.

Brigham Young a une influence merveilleuse sur ce peuple, qui sait
combien il est dangereux de lui désobéir. Tout Mormon en Utah, qu’il
veuille ou non rejeter l’autorité de cet homme, est forcé de s’y
soumettre. Il commande à des milliers de sujets qui ne marchent que par
ses ordres. Brigham ne prononce pas un seul discours sans recevoir les
applaudissements de la multitude. Mais aussi, comme il sait que la
faveur populaire est changeante, et qu’en un moment il peut être
précipité du pouvoir, il a eu le soin de fortifier sa maison, pour la
mettre à l’abri d’un coup de main.

Lors de notre passage chez les Mormons, ils étaient très-inquiets de la
mauvaise apparence des récoltes, et bien qu’ils prétendissent avoir des
approvisionnements pour trois années, le fourrage y était excessivement
cher; les chevaux de l’armée fédérale d’occupation ne pouvaient en
consommer qu’une assez faible ration, et les Mormons faisaient beaucoup
de difficultés pour en vendre.

Brigham Young a déjà pris de sages mesures pour implanter deux ou trois
industries dans son petit royaume, mais l’occupation par les troupes des
Etats-Unis, à la suite des derniers troubles, est venue déranger ses
projets. Il a également essayé d’émettre du papier monnaie; mais on n’a
jamais eu beaucoup de confiance dans ces valeurs, et elles sont tombées
jusqu’à zéro.

Rien n’est faux comme de croire que le communisme est la pierre
angulaire de l’édifice social élevé par Brigham Young. La fortune est
répartie chez les Mormons d’une manière très-inégale. En fait de
bien-être, il n’y a pas de position tierce: d’un côté la richesse, de
l’autre la pauvreté. Young et les évêques vivent dans une abondance et
un luxe princiers, tandis que la majorité de leurs frères sont plongés
dans la misère.--Les Mormons sont astreints à payer des sommes énormes,
particulièrement pour l’église. Cet argent est administré par les
prêtres, hors de toute surveillance. Brigham Young s’est réservé à lui
seul la manutention de trois millions, qui constituent le fond destiné à
favoriser l’émigration. Tous ses administrés savent que sa provision sur
cette gérance de capitaux est des plus raisonnables.

Joseph Smith, le fondateur du Mormonisme, n’avait ni éloquence, ni
élévation dans les idées, mais il possédait à un très-haut degré
certaines qualités précieuses pour un fondateur de secte, une volonté
ferme et beaucoup d’audace. C’est à ses appétits sensuels, à sa passion
pour les femmes qu’on doit certainement l’introduction de la polygamie
dans le Mormonisne; elle est venue s’amalgamer ainsi sans ordre, sans
lumières, avec l’anthropomorphisme, le baptême par immersion, la
négation du péché originel, l’imposition des mains, l’établissement de
la dîme, enfin tout ce qui constitue la religion de cette étrange
agglomération. De plus, Smith portait au cœur la haine de tous les gens
heureux, riches, haut placés. Il devait donc trouver beaucoup
d’adhérents.

Smith employait, pour réussir, une foule de ces moyens qui, avec l’aide
d’une adroite fantasmagorie, entraînent toujours les masses peu
éclairées et amies du merveilleux. Il prétendait avoir le don des
miracles; il ressuscitait les morts; et plus d’un vieux mormon entend
encore retentir à ses oreilles ces mots sacramentels: «Levez-vous, et
marchez!» que l’apôtre adressait aux cadavres vivants, auxquels une
pitoyable comédie donnait les apparences d’une résurrection. Smith, qui
tout d’abord n’ignora pas que son église serait une église militante, se
créa une milice guerrière, une sorte de garde du corps, qu’il appela la
Compagnie des frères de Gédéon; elle fut chargée de la garde des Tables
d’Or, qu’il disait avoir trouvées, et où sa loi religieuse était écrite.
Malgré ses précautions et ses prétoriens, Smith finit comme un empereur
du Bas-Empire; il fut assassiné.

Son successeur actuel, Brigham Young, n’est autre chose qu’un intrigant,
mais adroit et rusé politique. Parti d’en bas pour monter assez haut,
ses ennemis lui reprochent, avant son élévation, une existence passée
tour-à-tour dans l’intrigue, le vol et la débauche. Brigham leur rend
injure pour injure, et dans une de ses fureurs contre les Yankees, il a
été jusqu’à excommunier le président des Etats-Unis.

Malgré tous ces vices originels, et les attaques dont ils ont été
l’objet, il faut reconnaître dans les Mormons beaucoup d’énergie, une
volonté ferme, et, chez la plupart d’entre eux, une foi vive dans leur
avenir. Ils ont résisté vaillamment aux attaques dirigées contre eux, et
n’ont cédé que devant la force. Repoussés d’abord dans l’Illinois, et
ensuite de l’autre côté des Montagnes-Rocheuses, la puissance que donne
le nombre leur a seule manqué pour tenir tête aux persécutions. Ces
persécutions ont fait jusqu’alors leur force et leur union. Si le
gouvernement des Etats Unis avait dédaigné de s’occuper d’eux, leur
secte se fût éteinte dans le ridicule et dans l’oubli. Mais on les a
traqués, poursuivis comme des sauvages, leur religion est devenue celle
des malheureux, et, par un retour consolant des choses de ce monde, le
sang répandu a jeté des germes féconds.

Cependant, on est presque fondé à assigner au mormonisme, tel qu’il
existe actuellement, peu de chances de vie. La civilisation se rapproche
rapidement des déserts qu’il a peuplés tout d’abord; demain, peut-être,
elle les envahira. Que deviendront alors les Mormons, isolés au milieu
de populations hostiles, à moins qu’ils ne modifient ceux de leurs
dogmes qui froissent le plus les Yankees, aujourd’hui les maîtres de la
plus grande partie de l’Amérique du Nord? La polygamie surtout élève une
barrière presque insurmontable entre les deux peuples. Le respect pour
la femme, exclusif par conséquent de toute idée polygame, est une des
plus brillantes qualités de la jeune Amérique. Chez les Mormons, la
polygamie rabaisse la femme et la rapproche de ce niveau d’infériorité
que lui ont assigné les religions de l’Orient et les mœurs des sauvages.

_26 Juillet._--Nous sommes campés ce soir sous les murs du fort Hall,
dans l’Orégon, à cent vingt lieues du Lac-Salé, sur la rivière Lewis,
qui forme la branche sud de la Columbia.

Notre dernier jour chez les Mormons fut consacré à une excursion au
Lac-Salé, distant de quelques lieues de la cité. Le chemin qui nous y
conduisit traverse une contrée montagneuse, où nous retrouvions partout
les traces d’une ancienne activité volcanique, telles que nappes de
basaltes, sources d’eau chaude et sources gazeuses. A mesure que nous
approchions du lac, le terrain était couvert d’efflorescences salines.
Bientôt nous aperçûmes le Lac-Salé, qu’une brise carabinée du nord-ouest
agitait assez violemment pour lui donner l’aspect d’une petite mer.

Le Lac-Salé est le plus vaste de tous les lacs répandus sur la surface
du Grand-Bassin, c’est-à-dire de l’espace compris entre les monts
Wasatch et la sierra Nevada californienne, et qui, recevant les eaux des
rivières de cette immense contrée, forment avec elles l’ensemble d’un
étrange système hydrographique, que n’offre aucun autre pays du monde;
ces cours d’eau ont tous leur embouchure dans des lacs souvent de peu
d’étendue, et dont le niveau ne varie pas sensiblement; ce qui a donné
lieu à cette hypothèse, qu’il existe des canaux souterrains par lesquels
s’écoule le trop plein de ces réservoirs naturels.

L’aspect du Lac-Salé est enchanteur, et l’on comprend que tout un peuple
à la recherche d’une terre hospitalière soit venu s’établir non loin de
ses bords. Cette vaste étendue d’eau, qui ne mesure pas moins de
soixante-dix milles de longueur sur trente-cinq milles de large, est
parsemée d’îles boisées. De magnifiques forêts couvrent le sommet des
montagnes qui l’environnent. Le sol est généralement fertile et produit
d’excellents pâturages, arrosés par de petites rivières aux eaux pures
et frémissantes.

Le seul cours d’eau un peu important que reçoive le Lac-Salé est la
rivière de l’Ours, qui prend sa source à l’est de la cité, dans l’un des
contre-forts des monts Wasatch, contourne l’extrémité nord de la chaîne,
et redescend ensuite sur le grand Lac-Salé.

La grande abondance d’efflorescences salines qui couvrent les alentours
du lac, et les magnifiques pâturages qui l’avoisinent, y attirent
beaucoup de gros gibier, ainsi que dans la vallée de la rivière de
l’Ours.

A l’époque de notre passage, les bisons n’y étaient pas rares, les
chaleurs ayant déjà desséché les pâturages situés au nord du Rio-Grande
et de la Green-River, les deux principaux affluents du Colorado, sur la
frontière du nouveau Mexique.



CHAPITRE VII.

Une chasse aux bisons sur les bords de la rivière de
l’Ours.--Black-Devil.--L’amour au désert; l’Indienne Oiseau-qui-Chante;
Juana la Mexicaine.--Mistress Harriet Pewel.--Les Outlaws du
désert.--Les Montagnes-Bleues.--Les troupes fédérales et les Indiens de
l’Orégon.


Partis le 16 juillet de la cité des Mormons, nous reprîmes la même route
jusqu’au fort Bridgers; de là, nous remontâmes au nord sur le fort Hall,
par la vallée de la rivière de l’Ours. Ce fut dans ces parages que nous
pûmes vraiment, pour la première fois depuis notre départ du Kansas,
nous livrer franchement et sans crainte au plaisir de la chasse. Les
daims, les cailles, les grouses étaient en abondance. Chaque jour, nous
nous écartions à deux ou trois milles des flancs du convoi, et nous
revenions chargés de gibier. Sur la rivière nageaient des troupes
nombreuses de canards et d’oies sauvages, dans lesquelles nous faisions
de larges trouées. Nous n’avions guère à redouter que les ours gris;
mais nous n’en aperçûmes aucun. Pour cela, il est vrai, il nous fallait
seulement traverser la rivière et gagner la montagne, où plus d’une
gorge solitaire nous eût offert un tête-à-tête avec ces redoutables
animaux.

Le 22 juillet, à midi, nous étions parvenus au point où la rivière de
l’Ours fait un coude très-prononcé, et traverse deux fois le sentier
dans l’espace de trois milles. Le cours d’eau forme ainsi un arc de
cercle profond, dont la route serait la corde. Nous aperçûmes sur notre
droite, et non loin du rideau verdoyant qui indiquait le cours de la
rivière, une quinzaine de points noirs, que Hartwood nous assura être
une troupe de bisons. En effet, à l’aide d’une excellente lunette de
poche, nous distinguâmes bientôt seize de ces animaux, qui paissaient
tranquillement le buffalo-grass. Ce gibier avait jusqu’alors échappé à
nos recherches; et, pour nous consoler de cet insuccès, nous faisions
pleuvoir les plaisanteries sur Hartwood. M. de Cissey jurait bien haut
que, revenu en Europe, il pourrait dire qu’il avait traversé en chasseur
toute l’Amérique du Nord, sans avoir mangé une bosse de bison, ce qu’il
considérerait comme le côté le plus original de son voyage. Mais il
ajoutait que, dût-il aller conquérir ce morceau désiré dans la cuisine
d’une tribu de Pieds-Noirs, il ne serait point dit qu’il viendrait
jusqu’à San-Francisco sans avoir goûté ce mets américain. Nous avions
toujours le cœur gros en nous rappelant ce magnifique troupeau auquel
nous avions dû présenter les armes sur les bords de la Nébraska, sans
pouvoir le saluer autrement que par un hurrah formidable.

Quelques jours plus tard, arrivés au fort Hall, nous apprîmes que cette
prudence nous avait peut-être sauvé la vie, ou tout au moins écarté le
danger d’un engagement avec une troupe nombreuse d’Outlaws indiens,
sorte de brigands du désert, composée de l’écume de toutes les tribus du
Far-West, qui, deux jours après, avait assassiné un parti d’émigrants.
Mais revenons à nos bisons.

Notre excellent Canadien avait souri de nos plaisanteries, et nous ne
doutions pas qu’il n’eût le plus vif désir de nous mettre aux prises
avec ces animaux. Depuis deux jours, il interrogeait en vain la plaine
pour y trouver l’objet de notre convoitise. Aussi, nos préparatifs
d’attaque furent-ils faits rapidement. Nous laissâmes quatre hommes à la
garde des charriots. Notre petit corps expéditionnaire fut divisé en
deux troupes. L’une d’elles, et j’en faisais partie, ainsi que Hartwood
et M. de Cissey, devait franchir la rivière au point où elle coupait
pour la première fois notre route, faire un détour de quelques milles,
et revenir ensuite sur le cours d’eau, tous les chasseurs espacés en
demi-cercle, à une assez large distance les uns des autres, pour se
rapprocher ensuite peu à peu.

L’autre troupe qui, avant d’agir, avait ordre d’attendre que notre
mouvement tournant fût exécuté, devait, à un signal donné, rabattre sur
nous les bisons. Au bout d’une heure, nous étions tous postés. Hartwood
nous avait placés au centre, M. de Cissey et moi. Quant à lui, il avait
gagné une des extrémités de l’arc de cercle. Nous avançâmes alors
rapidement, sans crainte d’être aperçus des bisons, dont nous étions
séparés par la rivière et le rideau d’arbres qui en couvrait les bords.
William nous avait donné pour instructions de viser le gibier autant que
possible au défaut de l’épaule; car il est rare qu’une balle arrête
court ces robustes animaux. On a vu même des bisons, atteints au cœur,
courir encore pendant plusieurs centaines de mètres avant de rendre le
dernier soupir. Un bison peut recevoir douze ou quinze balles dans les
autres parties du corps, et, malgré une longue poursuite, échapper aux
chasseurs. Dans ces sortes d’expéditions, les chasseurs et les Indiens,
après le premier feu, rechargent leurs armes, au galop de leurs
montures, en versant seulement la poudre et en glissant immédiatement
par-dessus la balle mouillée de leur salive. Ils tiennent à cet effet
sept ou huit balles toutes prêtes dans leur bouche. C’est le mode que
suivirent ceux d’entre nous qui n’avaient pas de fusils à bascule.

Depuis plus d’un quart d’heure déjà, les cris et quelques coups de feu
de nos rabatteurs nous avertissaient que leur mouvement était commencé;
quelques minutes de galop nous avaient portés à cinq cents mètres de la
rivière, et nous attendions immobiles, à une portée de fusil les uns des
autres, lorsque, tout-à-coup, la bordure de saules et de frênes
s’entrouvrit de notre côté et nous laissa voir, arrivant sur nous à
toute vitesse, d’abord deux bisons, puis quatre autres, et enfin la
bande tout entière. L’eau ruisselait de leurs flancs. En quelques
minutes ils furent sur notre ligne.

Un magnifique taureau se dirigeait sur l’espace resté libre entre moi et
M. de Cissey. Piquant des deux, nous nous élançâmes à la fois sur lui;
il reçut à dix pas nos quatre coups de feu: il fléchit et s’agenouilla;
mais, se relevant bientôt, il chargea mon compagnon en poussant un
mugissement effroyable. M. de Cissey, excellent cavalier, voulut
l’éviter en enlevant son cheval par un saut de côté, lorsque tout-à-coup
les jambes de derrière du coursier s’enfoncèrent dans le sol, et cheval
et cavalier se trouvèrent sur le flanc.

M. de Cissey avait été heureusement jeté du côté opposé à celui par
lequel arrivait l’animal furieux, qui, exerçant sa rage sur le cheval,
lui déchira le flanc de deux coups de ses cornes courtes, mais acérées.
M. de Cissey, avec le sang-froid d’un Gaulois chassant l’auroch dans les
forêts de la vieille Europe, se dégagea lestement, et, d’un coup de
revolver à l’épaule, acheva l’animal, qui s’affaissa lourdement sur le
pauvre cheval, à moitié privé de vie. Une cache où des chasseurs avaient
déposé des trappes à castor était la cause de cet accident.

Le cheval de M. de Cissey, excellent animal, étalon mustang, d’un noir
de jais, à l’œil intelligent et plein de feu, qu’il montait depuis notre
départ de Jefferson-City, outre les graves blessures que lui avait
faites le bison, s’était brisé la cuisse gauche. Nous fûmes contraints
de l’achever sur place: un coup de pistolet dans l’oreille termina ses
souffrances. Pauvre Black-Devil! Tout-à-l’heure encore si brillant, et
pourtant si docile, il allait maintenant servir de pâture aux ours et
aux coyotes.

Lorsque nous retournâmes au camp, je surpris des larmes dans les yeux de
M. de Cissey. Au désert, pour le voyageur et le chasseur, le cheval,
c’est souvent un compagnon fidèle, un ami, parfois c’est la vie.

Pendant que s’accomplissait ce rapide épisode, nos compagnons ne
restaient pas inactifs. Les coups de feu pétillaient autour de nous. Je
vis Hartwood, chargé par un bison blessé, l’attendre de pied ferme,
jusqu’à ce que l’animal fût à cinq pas de lui, et, à ce moment, enlever
son cheval par un bond de côté qui eût fait le plus grand honneur à un
picador espagnol ou à un gaucho. En même temps, il lui envoyait entre la
bosse et la nuque un coup de carabine qui le rendit fou de douleur. Le
bison se précipita dans la rivière, qu’il teignit de son sang, et où
bientôt il expira.

Sept bisons furent tués sur place. Trois autres, y compris celui qui
périt dans la rivière, allèrent tomber à quelque distance du lieu de
l’action. Le reste s’échappa, plus ou moins grièvement blessé.

La curée fut faite rapidement; nous primes seulement la peau et la bosse
de chaque animal. Nous regagnâmes ensuite le campement du soir. Quelques
heures après, deux bosses de bisons rôtissaient devant un feu clair et
vif, et nous fournissaient un succulent repas, que nous arrosâmes
largement et gaîment en causant des incidents de notre chasse.

Le 24 juillet, nous arrivâmes au point où la route tourne brusquement à
l’ouest, pour quitter l’Orégon et gagner les montagnes de la rivière
Humboldt. Cette direction était opposée à celle que nous devions suivre
pour arriver au fort Hall, situé au nord; nous abandonnâmes la route
tracée pour nous engager dans l’espace désert compris entre la rivière
Lewis et l’extrémité nord de la chaîne Wasatch. Vers midi, nous
entendîmes de nombreux coups de feu, et nous arrivâmes bientôt au
campement d’une tribu d’Indiens-Serpents, située au fond d’une vallée.
Tout le village paraissait en révolution. Les femmes poussaient des cris
aigus et avaient revêtu leurs plus beaux atours. L’eau de feu circulait
largement dans les wigwams. Cette tribu avait fait, quelques jours
auparavant, au fort Hall, un échange de fourrures contre de
l’eau-de-vie, des étoffes, de la poudre et des fusils. Cette opération
commerciale était la cause des saturnales auxquelles les Indiens se
livraient lors de notre arrivée. Parmi les femmes, quelques-unes
n’étaient pas dépouillées de certains attraits; leur visage aurait pu
passer pour joli dans les établissements. Nous eu fîmes la remarque à
Hartwood:

«Ces beautés, nous dit-il, ont encore aux yeux de nous autres coureurs
du désert cette qualité de n’être point insensibles. Plus d’un trappeur
a pour maîtresse, et quelquefois pour compagne fidèle, une fille ou une
femme indienne. Moi-même, pendant le cours de mon existence aventureuse,
j’ai noué et dénoué avec ces sauvages houris des liens que vous autres
Français appelleriez charmants, mais qui, pour moi, étaient utiles avant
tout, en me facilitant la connaissance des mœurs et des dialectes des
Indiens, notions indispensables pour commercer facilement avec eux.

»J’ai obtenu chez les Sioux les faveurs d’une des plus jolies
Peaux-Rouges qui aient jamais dormi sous un wigwam. Elle se nommait
l’Oiseau-qui-Chante, et sa voix était aussi douce que celle du moqueur.
J’ai toujours pensé qu’elle était fille d’un blanc et d’une Indienne.
Elle avait en effet les traits d’une Européenne avec la peau cuivrée du
sauvage.

»L’Oiseau-qui-Chante était la femme d’un grand chef.

»Elle était jusqu’alors restée stérile et son mari la battait toujours,
parce qu’elle ne donnait pas de guerriers à la tribu, tandis que ses
quatre autres femmes l’avaient rendu chacune père d’un fils dont on a
dit depuis: c’est le sang d’un brave.

»La pauvre fille était honnie, conspuée par ses quatre rivales, fières
de leur fécondité. C’était sur elle qu’incombaient les corvées les plus
pénibles, les travaux les plus durs. Et pourtant elle restait toujours
douce et bonne, sans haine contre ses bourreaux. Je la rencontrai
pendant une saison de chasse, que je passai chez les Sioux. Cette misère
supportée avec résignation me toucha le cœur au moins autant que les
charmes de la pauvre délaissée. C’était près de moi qu’elle venait se
consoler de ses mésaventures et de ses souffrances de chaque jour. J’ai
vu bien souvent ses charmantes épaules et sa gorge arrondie porter les
traces bleuâtres et parfois sanglantes de la brutalité de son mari.

»Au bout de quelque temps, le chef découvrit notre liaison. Il n’osa se
venger sur moi parce que j’étais dans ce moment chez sa tribu le
représentant de la compagnie américaine des fourrures, qui lui aurait
fait payer ma mort. Mais il se dédommagea sur sa femme; les coups et les
injures plurent encore avec plus d’intensité sur la pauvre
Oiseau-qui-Chante. Bientôt elle dut rester des journées entières
enfermée dans son wigwam. Lorsqu’elle en sortait, elle était surveillée
de près ou de loin par son tyran, ou une de ses femmes. Pour passer
quelques minutes avec elle, je n’avais d’autre moyen que de me glisser
la nuit tout armé dans sa tente, séparée seulement par une peau de bison
de celle du chef.

»Je n’ignorais pas que ma vie courait alors un grand danger. Car si
j’avais été tué dans une de ces excursions nocturnes, personne n’eût eu
le droit de demander compte de mon sang au mari outragé, bien que les
Indiens n’aient point à l’égard de leurs infortunes conjugales les mêmes
susceptibilités que les blancs.

»Enfin, un jour, Oiseau-qui-Chante, à bout de forces, me proposa de fuir
avec moi, et de quitter pour toujours la tribu:

--Ami, me dit-elle, Oiseau-qui-Chante a le courage de la panthère et les
jambes du daim; elle t’accompagnera dans la prairie elle sera toujours à
tes côtés dans les fatigues comme dans le repos, la nuit comme le jour.
Elle veillera pour toi au moment du danger; elle te préparera ta
nourriture. Quand ton bras sera fatigué, elle portera ta carabine.
Oiseau-qui-Chante sera toujours heureuse et contente, si ton regard lui
dit: C’est bien.

»En entendant ces douces paroles, des larmes me vinrent aux yeux. Un
pareil attachement me remuait profondément malgré tous mes efforts pour
me contenir. Oiseau-qui-Chante s’en aperçut.

--Mon ami accepte! s’écria-t-elle en se précipitant vers moi, et en
couvrant mes mains de baisers.

»Mais bientôt cette ivresse se changea en désespoir lorsque je lui fis
comprendre que ce projet était irréalisable. La fin de mon séjour dans
la tribu approchait. Je devais regagner Saint-Louis, où je séjournerais
quelques mois. J’ignorais ensuite sur quelle partie du continent
américain je dirigerais mes pas, et dans quel genre d’entreprise je me
lancerais. La pauvre fille s’assit alors dans un coin de la tente,
ramena sa robe sur ses yeux, et demeura ainsi deux jours sans prendre de
nourriture, absorbée dans sa douleur.

»Quelque temps après, pour éviter une nouvelle effusion de larmes, ayant
réglé mes affaires avec la tribu, je partis furtivement la nuit, comme
un coupable, le cœur serré, emportant avec moi le regret des heures
écoulées. Mais je n’ai point oublié Oiseau-qui-Chante, et plus d’une
fois, seul au désert, j’ai revu dans le passé la douce figure de la
pauvre indienne.

--Mais, dis-je à William, dans des liaisons de cette nature, les sens
ont plus de part que le cœur. Permettez-moi donc de vous demander si,
dans le cours de votre vie, les occupations qui l’ont remplie ont jamais
laissé place à quelqu’une de ces affections sérieuses qui font le
bonheur ou le malheur d’une existence tout entière.

--Oh! oui, reprit Hartwood en pâlissant, et d’une voix émue. Il y a eu
dans ma vie une grande catastrophe, un nuage qui l’assombrira jusqu’au
dernier jour. Vingt années se sont écoulées depuis lors, et cependant
tout est encore présent à mon souvenir comme si c’était hier. Ce drame,
si je vous le raconte, vous paraîtra sorti de l’imagination de quelque
conteur, et pourtant ces cheveux qui argentent mes tempes sont là pour
attester la vérité. Ils ont blanchi en quelques heures; c’est l’œuvre
d’une nuit de douleur et d’angoisse.

Voici ce que le trappeur nous raconta:

--En 1838, j’étais venu me reposer à Saint-Louis d’un voyage dans
l’Ouest. Je devais rester deux mois dans cette, ville où m’appelaient
aussi quelques affaires d’intérêt. Je fis la connaissance d’un Mexicain
nommé José Ibarra, qui habitait les établissements au nord du
Nouveau-Mexique, à Taos, petite ville située à vingt-cinq lieues au nord
de Santa-Fé, au pied de la Sierra-Moro, sur un des affluents du
Rio-Grande-del-Norte. Cet homme, aux passions violentes et joueur
effréné de monte, comme presque tous ses compatriotes, était au
demeurant un assez bon garçon, lorsqu’on savait être assez prudent avec
lui pour éviter une querelle. Gambusino de son état, il était venu à
Saint-Louis dans le but d’enrôler pour une expédition sur la rivière
Gila un certain nombre d’Américains, car il avait le bon sens de
préférer la solidité et le courage de la race saxonne à l’énergie
souvent de peu de durée particulière aux Mexicains.

On parlait, depuis quelque temps déjà, de la découverte de riches
placers sur les bords de la Gila. Mais la plupart des expéditions
organisées dans les établissements du Nouveau-Mexique avaient échoué
devant les fatigues et les dangers de cette exploration. Ces trésors
étaient étroitement gardés par les Navajoes et les Apaches, et souvent
la soif et la faim se coalisaient avec les Indiens, ces redoutables
ennemis des chercheurs d’or.

A cette époque j’avais déjà parcouru le Far-West depuis la rivière
Kansas jusqu’à la Nouvelle-Bretagne, ainsi que les deux versants des
Montagnes-Rocheuses. Mais la plus grande partie de l’Utah, l’Orégon, la
Californie et surtout le Nouveau-Mexique, m’étaient complètement
inconnus. Le désir de voir de nouvelles contrées, de courir de nouvelles
aventures, et peut-être aussi de m’enrichir, me déterminèrent à faire
partie de l’expédition de José Ibarra, qui ne me ménageait pas les
séduisantes descriptions des merveilles de la terre de l’or.

Un mois après, nous partîmes pour Taos, en compagnie d’une vingtaine
d’Américains. Nous y arrivâmes au bout de six semaines. Là, nous devions
attendre pendant une quinzaine de jours environ que la portion mexicaine
de l’expédition fût réunie. Nous nous installâmes assez commodément dans
une auberge, qui devint le rendez-vous de tous ceux qui composaient
notre troupe. Tous ces gens étaient plus riches d’espérances que
d’argent, ce qui n’empêchait pas le maître de l’auberge de leur faire
crédit, comptant pour être payé sur les profits de l’expédition.

Le second jour de notre arrivée, José me présenta à un de ses
compatriotes, nommé Miguel Tula, qu’il appelait son associé. La figure
dure et sombre de cet homme me déplut tout d’abord. Quoique petit et
assez maigre, on me le présenta comme étant d’une force et d’une vigueur
peu communes. Une profonde cicatrice, produite par la blessure d’un coup
de couteau, lui sillonnait la joue gauche depuis le nez jusqu’à
l’oreille, et j’ai vu depuis que, dans une querelle, il était toujours
un des premiers à jouer du couteau.

Le lendemain, José me proposa de rendre visite à sa mère et à sa sœur,
qui habitaient un petit rancho, situé à une demi-lieue de la ville. Je
l’accompagnai volontiers, ne sachant comment tuer le temps en attendant
le départ. Au bout de vingt-cinq minutes nous arrivâmes à l’entrée du
rancho. C’était une petite construction en adobes, couverte en paille de
maïs, et divisée en trois pièces. Les murailles étaient en mauvais état,
et la toiture à jour dans plus d’un endroit. Derrière la maison
s’étendait un petit jardin entouré d’une haie de cactus, et couvert en
partie d’herbes sauvages et d’arbres à fruits, à l’exception de la
portion la plus rapprochée de l’habitation, qui était cultivée et
produisait des pastèques et des légumes.

Lorsque nous entrâmes, les deux femmes étaient occupées à fabriquer des
tortillas en farine de maïs. Je fus frappé de la beauté de la jeune
fille; elle s’appelait Juana. Quoique ses traits soient pour toujours
gravés dans mon cœur et dans mes yeux, je vous dirai seulement qu’elle
était belle, mais belle comme le sont les femmes de son pays. Je n’avais
jamais vu que les Indiennes ou les visages roses de nos jolies
Canadiennes et Yankees. Je fus vivement impressionné par cet œil ardent
et profond, par cette peau d’une blancheur mate qui faisait ressortir
l’arc noir des sourcils et l’ébène de la chevelure.

Je m’aperçus bientôt que Miguel Tula produisait sur la jeune fille un
effet désagréable. Miguel s’approcha d’elle familièrement, et lui
prenant la main, voulut l’embrasser. Juana se jeta vivement en arrière,
avec un mouvement de dégoût; elle passa de suite dans la pièce voisine,
après avoir échangé quelques paroles avec son frère. Cette retraite fut
considérée par ce dernier et par Miguel comme une bouderie ou un
caprice; et José m’apprit qu’il avait autorisé son associé à faire la
cour à sa sœur, dont ce dernier allait bientôt devenir l’époux.

Au bout d’un quart d’heure Juana reparut et vint partager notre repas.
Il était facile de voir qu’elle avait pleuré. De tout cela je conclus
que l’union projetée aurait lieu contre le gré de la jeune fille. Je
l’examinai bien pendant quelques heures que je passai ce jour-là au
rancho. Elle était bonne et douce, respectueuse envers sa mère, pleine
de sollicitude pour son frère. José me dit qu’elle vivait retirée, et
que jamais on ne la voyait paraître dans les parties de plaisir,
tertullias ou fandangos, pour lesquels les Mexicaines montrent un goût
si prononcé.

Le soir, en regagnant Taos, je sentis que mon cœur était pris, et que
mon bonheur était lié désormais à cette jeune fille. Elle avait paru me
savoir gré des prévenances et du respect que j’avais montrés pour elle
pendant cette première visite. Le lendemain, pendant que José vaquait à
ses affaires, ou jouait au monte, je revins au rancho, et j’y passai la
plus grande partie de la journée. Deux jours après, José et son associé
s’absentèrent pour une semaine.

Quand ils revinrent, j’avais fait à Juana l’aveu de mon amour, et
j’étais certain qu’elle m’aimait.

J’appris alors que son frère l’avait fiancée contre son gré à Miguel;
qu’elle détestait cet homme, dont les vices ne lui inspiraient que du
dégoût; mais ce Miguel était un habile chercheur d’or, et José espérait
se l’attacher pour longtemps en lui faisant épouser sa sœur.

Nous passâmes ainsi quelques nuits bien heureuses dans le petit jardin
du rancho en parlant de notre amour. Dans nos rêveries de bonheur nous
entrevoyions toute une existence à deux dans cette chaumière, et sous
ces ombrages. Et cependant nous sentions que, persister dans ces
projets, c’était amener une catastrophe inévitable; car Miguel aimait
Juana, et José n’abandonnerait pas facilement les espérances de fortune
que cette union pouvait réaliser.

Un évènement inattendu précipita cette catastrophe. Dans la nuit qui
précéda le retour de José et de son associé, la mère de Juana, déjà
vieille et infirme, mourut en quelques heures. Quand j’entrai le matin
au rancho, je trouvai la jeune fille qui pleurait auprès d’un cadavre.
Deux heures après, Miguel et José arrivèrent. Ma présence parut les
étonner; par discrétion, je revins à Taos.

Dans la nuit je retournai à la chaumière; j’entrai avec précaution par
la haie du jardin, et je parvins sans bruit jusqu’à la fenêtre de la
chambre de Juana. Elle était seule et m’attendait. José et Miguel
dormaient dans la pièce voisine. Juana m’apprit que son frère lui avait
annoncé qu’elle épouserait Miguel dans quelques jours, avant notre
départ pour la rivière Gila, afin que le nom de son mari la protégeât du
moins pendant notre absence, et qu’elle abandonnerait alors le rancho
pour venir habiter la ville. Elle avait alors tout avoué à son frère.
José était entré dans une violente colère, qu’avait bientôt partagée
Miguel, et tous deux proféraient contre moi des menaces de mort.

En me faisant ce récit, la pauvre fille tremblait de tous ses membres,
en proie à une fièvre violente causée par les émotions de la nuit et du
jour précédent. Je la quittai pour rentrer à l’auberge. Le jour venu, je
réglai mon compte avec l’hôtelier, je visitai mes armes et j’harnachai
mon cheval, afin d’être prêt à tout évènement.

J’attendis tout le jour sans voir paraître José et son associé, retenus
au rancho par l’enterrement de la vieille femme. Une heure avant le
coucher du soleil les deux hommes entrèrent à l’auberge, et demandèrent
à l’hôte si j’étais dans la maison. Sur sa réponse affirmative, je les
entendis se diriger vers ma chambre. J’avoue qu’en ce moment le cœur me
battait à rompre ma poitrine. J’avais cependant déjà couru bien des
dangers, pris part à de terribles scènes de carnage. Mais cette fois il
s’agissait de celle que j’aimais, de mon bonheur, de l’homme avec lequel
j’avais vécu depuis plus de deux mois.

Lorsqu’ils entrèrent, je fis tous mes efforts pour être calme. J’étais
en costume de voyage, mon bowie knife et mes pistolets au côté. Mes deux
adversaires n’avaient pour armes, du moins en apparence, que leur
couteau. José prit aussitôt la parole, et sans transition, il m’accusa
d’avoir ensorcelé sa sœur, et manqué au devoir de l’hospitalité et de la
confraternité qui me liait avec lui. Bien que ce reproche fût assez
plaisant de la part d’un Mexicain, la circonstance était trop grave pour
me donner à rire, je lui répondis tout simplement que j’aimais sa sœur,
que j’étais certain de son affection pour moi, et que nous nous étions
juré d’être l’un à l’autre.

Pendant que nous échangions ces paroles, Miguel Tula, qui paraissait se
contenir à peine, et dont la main tourmentait le manche de son couteau,
s’avança vers moi les dents serrées, en me demandant si je renonçais à
mes prétentions sur Juana. Je répondis: Non! d’une voix ferme. Miguel
tirant alors son couteau, s’élança sur moi. Mais d’un bond je franchis
la table près de laquelle je me tenais, et, avant qu’il pût me
rejoindre, je lui fis sauter la cervelle. Au même instant José arrivait
aussi sur moi, le couteau à la main; je retournai lestement le pistolet,
et, d’un coup de crosse, je l’envoyai rouler à l’autre bout de la
chambre. En deux bonds, je fus à l’écurie, je sautai sur mon cheval, et
quelques minutes après j’étais sur le chemin du rancho.

Les étoiles commençaient à s’allumer à la voûte céleste; l’air était
chargé du parfum des fleurs; la brise du soir murmurait à tous les
buissons. Mais la tempête et l’orage étaient dans mon cœur. Lorsque
j’entrai dans la chambre de Juana, elle était couchée sur une natte; je
fus effrayé de sa pâleur. Je lui racontai la scène qui venait de se
passer, la pauvre fille ne l’avait que trop prévue. Je l’engageai à fuir
avec moi. J’avais alors un excellent cheval qui nous porterait tous les
deux jusqu’aux premiers forts du Kansas, en admettant que je ne pusse
pas m’en procurer un autre à Santa-Fé.

--Non, William, me répondit-elle, laissez-moi mourir ici, je serais
peut-être plus tard pour vous un embarras et un remords. Ici la fièvre
et le chagrin me tueront assez vite pour que je ne souffre pas
longtemps. Regagnez les Etats-Unis. Souvenez-vous seulement parfois de
la pauvre Juana, qui vous aimait bien.

Je tirai alors de ma ceinture mon second pistolet encore chargé, je
l’armai et dirigeant sur mon cœur l’extrémité du canon.

--Juana, lui dis-je, je vous jure par les cendres de ma mère que si vous
refusez de me suivre et d’être ma femme, je me tue à l’instant.

Mon air froid et déterminé, en prononçant ces mots, firent comprendre à
Juana que j’étais homme à faire ce que je disais. Elle se leva faible et
chancelante:

--Je suis prête, William, me dit-elle.

Il n’y avait pas de temps à perdre, je sautai sur mon cheval, la pris en
croupe, et nous partîmes.

Je me dirigeai vers le Sud pour gagner Santa-Fé, tourner ensuite
l’extrémité sud de la Sierra-Moro et rejoindre la route du Kansas. Il
eût été plus court de traverser la Sierra, où il existait peut-être
quelque col praticable pour les cavaliers; mais ne connaissant pas le
pays je n’osais m’y aventurer.

La nuit était obscure; on eût dit que mon vaillant cheval comprenait que
j’emportais tout ce que j’avais de plus précieux au monde, tant il
galopait avec ardeur. Les deux bras de Juana m’entouraient la taille, et
je les sentais frissonner sous l’étreinte de la fièvre, tandis que le
feu qui brûlait ma compagne arrivait jusqu’à moi à travers ses vêtements
et les miens. Quatre ou cinq fois par heure, je m’arrêtais pour laisser
souffler mon cheval et donner à Juana quelques gouttes de l’eau contenue
dans ma gourde, que je remplissais aux rares et maigres ruisseaux que
nous traversions.

Le lendemain, avant midi, nous arrivâmes à une lieue de Santa-Fé. Je
déposai ma compagne dans un rancho abandonné, et remontant à cheval je
galopai vers la ville. Quelques heures après j’en revins, amenant avec
moi un cheval tout harnaché, que j’avais acheté. Mais la pauvre fille
était si faible que je dus presque la porter sur sa selle. Nous partîmes
au coucher du soleil, emportant quelques provisions achetées aussi à la
ville.

Le lendemain, vers la nuit, nous galopions sur la route du Kansas. Mais
Juana s’affaiblissait de plus en plus sous la fièvre ardente qui la
minait. Elle avait de fréquents évanouissements, et serait tombée vingt
fois si je ne l’eusse attachée solidement sur sa selle, tandis que je
conduisais moi-même son cheval. Nous étions arrivés à l’endroit où le
sentier traverse la rivière Moro, à quelques lieues du fort Union; la
chaleur était suffoquante, et un orage, aux éclairs silencieux pour
nous, allumait dans le lointain les sommets de la Sierra, lorsque Juana,
qui, depuis quelques heures parlait avec peine, me fit signe d’arrêter.
Sautant alors en bas de mon cheval, je la pris dans mes bras, et la
déposai à quelques pas sur l’herbe qui croissait au pied d’un cotonnier,
non loin du bord de la rivière.

A genoux auprès d’elle, je voyais à travers mes larmes sa figure
amaigrie, et ses yeux qui semblaient briller d’un feu intérieur. Dans un
moment où je me penchais pour entendre ses paroles, elle passa un de ses
bas autour de mon cou, et attirant doucement mon visage près de ses
lèvres:

--William, me dit-elle, je sens que je meurs, et je meurs presque
heureuse, puisque tu m’aimes. Si Dieu eût voulu que je vécusse, ma vie
eût été consacrée à ton bonheur. Que sa volonté soit faite. Allons, ami,
du courage! Le missionnaire français qui, il y a trois jours, priait sur
ma mère, m’a dit que nous serions un jour tous réunis dans le ciel.
Adieu, ami; plutôt, au revoir.

Je n’entendais presque plus sa voix. Je collai mes lèvres aux siennes;
j’étais fou! on eût dit que je voulais souffler la vie dans ce corps
d’où la vie s’échappait. Tout-à-coup le bras qui pressait mon cou
s’amollit. Je sentis un frisson suprême courir dans tout ce corps
charmant. Un léger souffle vint errer de ses lèvres aux miennes. Tout
était fini! j’étais seul avec un cadavre.

En ce moment, l’orage qui grondait depuis quelques heures sur la Sierra
s’étendait au-dessus de la plaine. Je passai toute la nuit dans un
anéantissement profond, les mains de Juana dans les miennes, et sentant
la chaleur quitter peu à peu le cadavre. Quand le soleil parut, je pris
mon couteau, et je creusai la fosse où allait s’engloutir le plus grand
bonheur de ma vie. J’y déposai ma bien-aimée, sa tête fut la dernière
partie du corps que je couvris de terre. Je ne pouvais me décider à
jeter entre elle et moi ce voile éternel et suprême.

Quand j’eus fini cette horrible tâche, je sautai sur mon cheval, et
saisi de vertige je m’élançai sans tourner la tête dans la direction du
nord. Je ne sais pas combien de temps je courus ainsi. Je me souviens
seulement que tout-à-coup un nuage passa devant mes yeux, et je sentis
les rênes échapper de mes mains, tandis que je tombais lourdement à
terre.

Quand je revins à moi, j’étais entouré d’Indiens Arapahoes. Je
prononçais des mots sans suite. Ils pensèrent que le Grand-Esprit
m’avait visité; ils me placèrent sur mon cheval et me conduisirent à
leur village, éloigné de douze ou quinze milles. J’y restai deux jours
sans prendre de nourriture. Avec le calme mes idées revinrent; ce fut
pour pleurer encore. Puis je me souvins que j’étais homme et que je
pleurais devant des Indiens. Je remontai à cheval et me rendis au fort
Bents. Quelques semaines après j’étais de retour à Saint-Louis. Mes amis
ne me reconnurent pas; ils me prenaient pour mon père.

Je ne restai pas longtemps à Saint-Louis. J’avais besoin d’être seul
avec mes souvenirs. Je partis pour l’Orégon, et souvent, au désert, j’ai
pleuré des nuits entières en contemplant les étoiles, qui semblaient se
pencher vers moi pour me parler d’elle.

Depuis ce temps, je n’ai plus aimé; la vue d’une femme jeune et belle me
fait tressaillir, et je me détourne des gens heureux.

                   *       *       *       *       *

Le 26 juillet, vers le soir, nous arrivâmes au fort Hall, situé sur la
rivière Lewis. Nous y trouvâmes plusieurs partis d’émigrants ou de
trappeurs. Les uns revenant de la Californie ou de l’Etat de Washington,
les autres se dirigeant vers ces contrées.

Au nombre de ces derniers se trouvaient une jeune dame américaine et son
mari, se rendant en compagnie d’une dizaine d’hommes à Olympia, dans le
Washington. Elle se nommait mistress Harriet Pewel. Partie de Trenton,
dans le New-Jersey, elle faisait la route à cheval depuis
Jefferson-City. Bien qu’elle parût d’une organisation délicate, elle
supportait vaillamment les fatigues du voyage. Un seul charriot
accompagnait Mme Pewel et son mari. Un de leurs compagnons nous assura
que cette intrépide amazone ne profitait que bien rarement pendant le
jour du petit lit de repos que la voiture renfermait. Quoique portant un
costume dont la forme se rapprochait de celui d’un homme, mistress Pewel
chevauchait sur une selle d’amazone. Elle était vêtue d’un justaucorps
et d’un large pantalon en velours vert écru; des guêtres de daim
dessinaient sa jambe élégante et fine, des bottines en cuir, un chapeau
en poil de vigogne complétaient son costume. A la voir ainsi légère et
rieuse on l’eût prise pour un jeune homme de quinze ou seize ans, si de
beaux et longs cheveux châtains descendant sur le col, soutenus par une
résille, n’eussent révélé son sexe. Elle portait un léger fusil à
bascule et une cartouchière en cuir verni dont la ceinture serrait sa
taille élancée.

M. Pewel et sa charmante femme nous apprirent que, deux jours après
notre passage sur le territoire des Pawnees, une troupe d’émigrants
composée de quarante-cinq hommes, six femmes et deux enfants avaient été
attaqués à vingt lieues du fort Laramie, près de la rivière Horse, par
une bande composée d’une centaine de brigands du désert. On retrouva sur
le terrain les cadavres de dix-sept hommes et d’un enfant. Ces
malheureux avaient été scalpés, les femmes et les hommes survivants
emmenés prisonniers, les charriots pillés et incendiés.

La bande coupable de cet assassinat était composée de l’écume des tribus
au sud de la Nébraska, telles que les Cheyennes, les Arapahoes. On
croyait que des Apaches et des Navajoes, qui habitent les déserts au
nord du nouveau Mexique et du Texas, faisaient partie de cette horde. On
trouva en effet, sur le théâtre de la lutte, car les émigrants s’étaient
défendus, les débris d’une lance Navajoes.

A la nouvelle de cette catastrophe, les tribus avoisinant le fort
Laramie, firent connaître au directeur de cet établissement qu’elles
niaient toute participation à cet évènement; et elles se mettaient à sa
disposition pour châtier ces brigands, aussi bien les ennemis des
Peaux-Rouges que des blancs.

_15 Août._--Nous avons atteint aujourd’hui le fort Walla-Walla, au
confluent des deux branches sud et nord de la Columbia, et sur les
limites des Etats d’Orégon et de Washington.

En quittant le fort Hall pour nous diriger sur le fort Boisé, nous
traversâmes le territoire des Indiens Bounacks, immenses plaines arides
et desséchées sillonnées seulement par de rares et maigres cours d’eau,
affluents de la rivière Lewis. Ce n’est que cent cinquante lieues plus
loin, en approchant du fort Boisé et de la rivière aux Malheurs, que la
végétation reparaît avec une splendeur qui annonce déjà les chauds
rivages de l’Océan pacifique.

Arrivés le 5 août au fort Boisé, nous aperçûmes dans un lointain horizon
les sommets des Montagnes-Bleues. Ce fort est situé à quelques lieues du
point où la rivière aux Malheurs se jette dans la branche Lewis. Depuis
cet établissement, jusqu’à la profonde vallée par laquelle notre route
traversait l’extrémité nord de la chaîne des Montagnes-Bleues, nous
côtoyâmes pendant dix jours de magnifiques contrées couvertes d’épaisses
forêts et de prairies luxuriantes qui nous rappelaient, avec des teintes
plus chaudes, les plus belles prairies du Kansas.

Cette partie de notre voyage s’accomplit sans incidents remarquables,
nous ne fûmes en aucune façon inquiétés par les Indiens, quoique les
tribus de cette partie de l’Amérique fussent en hostilités continuelles
avec les troupes fédérales; mais elles ont reçu quelques vigoureuses
leçons. Deux années auparavant, le colonel américain Kelly, et le
détachement qu’il commandait, fut mis par les Indiens dans une position
assez critique, si l’on en juge par la dépêche suivante, dont on nous
montra la copie au fort Walla-Walla:

«Nous nous rendions de la rivière Do Shute à la vallée de Whitman,
lorsque nous fûmes attaqués par quatre cents Indiens contre lesquels
nous nous défendîmes tout le jour, en avançant de dix milles le long de
la rivière Walla-Walla. A la nuit, le combat fut suspendu par la fuite
des Indiens. Nous les avons délogés de toutes leurs positions derrière
les broussailles, sur le bord du fleuve et sur les hauteurs
avoisinantes. Le lendemain, le combat fut repris et tout le jour encore
le harcèlement continua. Le soir, ils s’enfuirent comme ils avaient fait
la veille. Pendant cette seconde journée leur nombre s’était beaucoup
accru; ils devaient excéder six cents. Au jour, des projectiles furent
échangés de nouveau, et, je regrette de le dire, beaucoup de braves
soldats tombèrent à mes côtés. Cependant les pertes des Indiens ont dû
beaucoup dépasser les nôtres.

»Parmi les morts, je dois citer le chef de la vallée Walla-Walla, le
célèbre Peu-Peu-Mox-Mox; il avait été fait prisonnier, et comme il
essayait de s’échapper pendant la bataille, on le tua, lui et quatre
autres prisonniers qui avaient partagé la tentative de leur chef. Le
jour qui suivit, nous nous attendions à une nouvelle attaque, et j’avoue
qu’elle nous inquiétait, impuissants comme nous l’étions à continuer le
combat. Nos munitions commençaient à s’épuiser, et nos chevaux à
succomber à la fatigue. Les pauvres animaux étaient devenus si faibles,
qu’il nous était impossible de charger les Indiens. Ceux-ci, montés sur
des chevaux frais, nous eussent facilement échappé. Nous nous maintenons
derrière une palissade assez forte que nous avons construite. Nos
munitions seront épuisées dans deux jours, et, si nous ne recevons pas
d’ici là des secours du fort Henriette, notre situation sera des plus
critiques. Quant aux provisions de bouche, il nous en reste au plus pour
trois jours. Envoyez-nous donc toutes choses ici promptement, je ne
quitterai ce poste qu’à la dernière extrémité.» Le brave colonel fut
heureusement secouru à temps, et les Indiens définitivement repoussés.

Les conditions dans lesquelles on fait la guerre contre les Indiens, à
l’ouest de la Columbia, en deçà des cascades, dans les territoires de
l’Orégon et de Washington, sont d’une nature à part. C’est une
entreprise fort sérieuse. Elle présente des difficultés de terrain,
d’accès, d’approvisionnement, dont les autres luttes avec les Indiens
donnent à peine l’idée. Elle place en outre les troupes des Etats-Unis
en face d’ennemis réellement redoutables par leur énergie, leur courage,
leurs armes et la résolution bien prise de se défendre jusqu’à la
dernière extrémité. Les tribus indiennes de ces contrées ne sont
cependant pas toutes disposées au combat, mais le plus grand nombre sont
hostiles et ne seront réduites qu’avec de grandes difficultés.

Dans ces déserts, la marche des troupes est fort lente. Du fort Dalles à
la jonction des deux bras de la rivière Snake, la distance à parcourir
est d’environ deux cents milles. Quelques semaines auparavant, un
détachement avait effectué ce trajet. Un officier, blessé pendant les
premiers jours de l’expédition, et qui achevait de se rétablir au fort
Walla-Walla, nous donna quelques détails sur la guerre dans ces
contrées.

«Quel pays pour la poussière, nous disait-il. Elle est quelquefois si
dense, qu’il est impossible de distinguer les objets à quelques pas. Les
hommes sont contraints de marcher les uns près des autres, escortant les
pièces d’artillerie ou les charriots, sous une chaleur étouffante,
enveloppés d’une poussière impalpable, sous le rayonnement d’un soleil
sans pitié, manquant d’eau, et ayant en perspective une marche de
vingt-cinq milles par jour sur du sable, dans ces conditions. Vous
pouvez concevoir l’idée des félicités dont jouissent ceux qui vont faire
la guerre aux Siwaches du territoire de Washington.»

Le petit corps d’armée dont cet officier faisait partie était sur les
bords de la rivière Snake, où il attendait des renforts. Aucun
engagement sérieux n’avait encore eu lieu. Plusieurs fois, il s’était
trouvé à portée des Shoshones, mais sans les inquiéter. L’ennemi contre
lequel on devait surtout frapper se composait des tribus Spokans,
Pelouse, Siwaches et leurs alliés. Un traité a été conclu avec les
Nez-Percés. Ils ont fourni trente jeunes guerriers, qui marchent avec
les troupes fédérales contre l’ennemi commun, et obéissent à des chefs
renommés, Sported, Eagle et le capitaine John. Les Indiens portent
l’uniforme des troupes d’infanterie, mesure jugée nécessaire pour les
distinguer des autres Indiens. Ils sont fiers de porter ce costume, et
c’est plaisir de voir combien un tel honneur les grandit à leurs propres
yeux.

On considérait la saison déjà bien avancée pour commencer une campagne
décisive cette année. Les Indiens ont pour tactique de laisser avancer
l’ennemi, de mettre le feu aux herbes desséchées et de battre en
retraite. Ils ne livrent de combat qu’autant qu’ils sont sûrs des
avantages de la position. Ceux contre lesquels est dirigée l’expédition
sont résolus à une lutte à outrance; ils ont repoussé les ouvertures que
leur a faites le général Clarke. Ce ne sont pas des ennemis à mépriser,
et ils ne ressemblent en rien aux sauvages du Sud. Ils sont réellement
braves, bien armés, pourvus de munitions de guerre, et bons tireurs. Ils
sont au nombre de mille ou quinze cents guerriers. Ils combattent pour
leurs pénates. Les troupes franchiront la rivière Snake, dans quelques
jours. Les Indiens ont déclaré, dit-on, aux Fédéraux que, s’ils
franchissaient ce nouveau Rubicon, aucun d’eux ne reverrait les
Etats-Unis.

L’ensemble des forces qui doivent opérer contre ces Indiens est composé
de six compagnies d’artillerie, sous le commandement du capitaine Keyes,
et de six compagnies d’infanterie commandées par le major Grier et le
capitaine Dent, en tout six cents hommes obéissant aux ordres du colonel
Wright. En même temps que ce détachement doit agir dans la direction de
Walla-Walla au fort Colville, le major Garnett, commandant une autre
colonne, a mission de se porter sur la ligne de Simcoé à Colville, du
côté de l’Est. Leurs mouvements sont combinés de manière qu’ils puissent
se porter un mutuel appui, en pourchassant les Indiens dans tout l’est
des Cascades. Du fort Simcoé, un détachement doit éclairer la voie qui
conduit au fort Okanagan, direction que suivent les mineurs entre
l’Orégon et les nouvelles mines du nord.



CHAPITRE VIII.

Le fort Walla-Walla.--Les Chimneys-Rocks.--L’Etat de
Washington.--Topographie et productions.--Colonisation.--La
Chaîne-Cascade.--De Portland à San-Francisco.--Une affaire
d’honneur.--Les voleurs californiens.--Arrivée à San-Francisco.


Le fort Walla-Walla, situé au confluent des deux branches sud et nord de
la Columbia et des rivières Yakima et Walla-Walla, est placé dans une
magnifique position. D’un côté il domine les immenses plaines de
l’Orégon, de l’autre les vastes plateaux de l’Etat de Washington.

Aux environs du fort, la nature est d’une admirable richesse, et surtout
d’une originalité que je n’ai point rencontrée ailleurs en Amérique. La
Columbia, fleuve large et profond, tantôt répand au loin ses ondes
tranquilles, tantôt roule impétueuse à travers de gigantesques rochers.
Nous restâmes six jours au fort, et tandis que nos compagnons
s’occupaient de nivellements et de topographie, je fis, avec Hartwood et
M. de Cissey, quelques excursions, notamment jusqu’aux Chimneys-Rocks.
La plus curieuse de ces roches bizarres, qui dominent la Columbia,
représente assez bien un pain de sucre, au sommet duquel se dresse un
monolithe dont la forme hexagone assez régulière semblerait presque
résulter du travail de l’homme, plutôt que d’un jeu de la nature. Mais
la puissance humaine n’a jamais pu manier une semblable masse, qui, dans
l’antiquité même, aurait défié les efforts des races Pélasgiques.

A partir du fort Walla-Walla, la rivière Columbia coule vers l’Océan
pacifique; monté sur l’un des sommets voisins des Chimneys-Rocks,
j’apercevais devant moi le grand fleuve roulant ses eaux vers
l’occident, au milieu de cette nature grandiose et sauvage, tandis que
le mont Hood, le point le plus élevé de la chaîne Cascade, étincelait
sous ses neiges éternelles.

L’Etat de Washington, dont j’ai visité seulement l’extrémité sud, le
long du cours principal de la Columbia, est, avec le nouveau Mexique et
l’Utah, le moins connu des territoires récemment annexés aux Etats-Unis.
Lors de notre passage dans ces contrées, la découverte des riches mines
de la rivière Frazer et de la Thompson-River, dans la Colombie anglaise,
commençait à attirer l’attention sur cette partie du continent
américain. Lorsque nous arrivâmes au fort Walla-Walla, avides d’avoir
des nouvelles de France et du monde civilisé, nous demandâmes les
journaux qu’apporte, chaque semaine, le courrier de Portland; voici ce
que disait une feuille de New-York, sur l’avenir et la topographie de
ces contrées à peine connues en Europe:

«Puisque tous les regards sont tournés vers le nord, du côté des
Nouvelles-Mines, le moment est favorable pour jeter, en passant, un
coup-d’œil sur le territoire de Washington, appelé à figurer un jour
parmi les Etats de l’Union. Nous avons dû nous occuper, tout d’abord, de
fournir aux intéressés, soit directement, soit indirectement, les
documents relatifs aux placers situés sur les possessions britanniques.
En admettant que les prochaines nouvelles confirment le bruit répandu
sur leur richesse, plusieurs chercheront à se rendre sur les lieux par
la voie d’eau, en suivant la mer, le détroit du Puget et le golfe de
Georgie, jusqu’au Bellingham-Bay; d’autres préféreront peut-être la voie
de terre, à partir de l’Orégon. Pour ceux-là et pour tous en général,
quelques notions sur le territoire peu connu de Washington seront lues
avec intérêt.

»Les ressources de ce territoire sont nombreuses. Il possède d’immenses
forêts de cèdres, de sapins et de pins, qui s’élèvent à des hauteurs
prodigieuses. Son sol est riche et capable de produire d’excellentes
récoltes. Sa population est d’environ dix mille âmes. Olympia est la
ville principale. Elle est assise à l’extrémité sud de Puget-Sound, à
deux cent milles de l’Océan. Sa situation est admirable, et chaque jour
voit s’accroître son importance. Elle possède plusieurs moulins à
farine, des scieries mécaniques hydrauliques et à vapeur, et fait un
grand commerce de bois de construction. Des établissements de quelque
importance ont commencé à s’y former en 1844. Avant cette époque, toute
cette partie du territoire était possédée par la Compagnie d’Hudson-Bay.
Le voisinage des Indiens a été le principal obstacle à l’agglomération
plus rapide de sa population. Des communications faciles existent entre
cette place et Cathlamette, située à l’embouchure de la rivière
Columbia.

»Puget-Sound est l’un des détroits les plus heureusement situés du
monde. Il est coupé d’îles et de presqu’îles qui contournent dans toutes
les directions, et créent de nombreux ports dont chacun aura un jour son
importance. Sa largeur varie de six à quarante milles; sa conformation
révèle visiblement une origine volcanique. Plusieurs de ces îles offrent
à l’agriculture les ressources d’une excellente terre végétale. Les eaux
du détroit sont très-poissonneuses. On y trouve notamment en abondance,
du saumon, de la morue, des huîtres, des clams, et une multitude
d’autres coquillages.

»Steilacoom n’est encore qu’un village. Sa situation est pittoresque et
des plus agréables. Il s’étend au pied d’une haute montagne, au-dessous
d’Olympia. Il s’y est établi plusieurs usines qui prospèrent. Une
compagnie y expédie des espars pour les îles Sandwich, pour
San-Francisco, l’Australie et la Chine.

»Seattle se trouve à soixante milles environ, au-dessous du principal
détroit. Tout près de là est une mine de charbon fort étendue. On y
compte environ deux mille âmes. Cette petite ville possède des moulins,
des magasins; ses affaires sont en voie de progrès. Il faut citer encore
les ports Orchard, Gamble et Ludlow. La douane est établie à
Port-Townsend, ville éloignée d’environ cent milles de la capitale.

»Bellingham-Bay se distingue par de nombreux établissements. On y a
établi un poste militaire. Un grand nombre de navires y prennent leur
chargement. On y exploite de très-importantes veines de charbon, dont la
qualité commence à être appréciée à San-Francisco. Ses gisements sont
considérés comme inépuisables.

»L’île de Vancouver est séparée par le golfe de Géorgie de l’île
San-Juan. Le droit à sa possession est l’objet d’une contestation entre
les gouvernements anglais et américain. Elle est à cent soixante milles
environ d’Olympia. Sa longueur est de quatre-vingt-dix milles, sa
largeur de quatre-vingts milles. Une grande partie de ses terres est
naturellement propre à la culture. Victoria en est le point habité le
plus important. C’est aussi le centre des opérations de la compagnie
d’Hudson-Bay. Sa population est de deux mille âmes. De cette ville
s’expédient tous les ans, pour l’Angleterre, des fourrures pour une
valeur qui dépasse un million de dollars.

»Il ne peut pas être douteux qu’avant peu d’années l’émigration envahira
ce territoire réellement remarquable. Son climat est pur et salubre. Les
terres y sont encore sans valeur, mais d’une qualité qui les fera
certainement rechercher, et elles obtiendront un bon prix à mesure que
la population s’y accroîtra.»

_2 Octobre._--Nous sommes depuis hier à San-Francisco, en pleine
civilisation californienne. Nous étions partis à une trentaine de
Jefferson-City: huit d’entre nous arrivent seulement dans la capitale de
la Californie. Depuis le Lac-Salé, nous avons semé nos compagnons sur la
route: sept d’entre eux sont restés dans la cité des Mormons, où ils
vont goûter les loisirs qu’Adam Smith a fait à ses élus; cinq autres ont
gagné les Montagnes-Bleues, dans l’Orégon, où ils s’établiront pour une
saison de chasse. Le reste nous a quitté à Portland, à Salem, à
Marysville, à Sacramento. Nous nous sommes presque toujours séparés à
regret; sans espérance de nous rencontrer jamais. Le hasard nous avait
réunis sur le vaste continent américain; nous avions dormi sous les
mêmes étoiles, couru les mêmes dangers, c’était assez pour former entre
nous ces liens dont on ne connaît la force que lorsqu’on les brise.

Il était temps que nous arrivassions. Nos pauvres chevaux succombent à
la fatigue. Nos vêtements de peau sont usés et durcis par le soleil,
l’air, la pluie, la chaleur ou le froid. Quant à moi, cette nourriture
presque exclusivement composée de viandes, à laquelle nous sommes
astreints depuis quatre mois, m’a causé un échauffement du sang, qui se
traduit par des démangeaisons insupportables sur la surface du corps. Je
me reposerai, pendant la saison d’hiver, en visitant San-Francisco et
ses environs, et en prenant, si les requins me le permettent, quelques
bains sur les tièdes plages du Pacifique.

Je reviens à notre départ du fort Walla-Walla.

Nous quittâmes cet établissement le 22 août, et nous marchâmes pendant
six jours sur la rive droite de la Columbia, ayant devant nous les
sommets neigeux de la Chaîne-Cascade, à notre droite le mont Adam, à
notre gauche le mont Hood, le premier dans le Washington, le dernier
dans l’Orégon. Le septième jour, nous atteignîmes les premiers
contreforts de la chaîne, et nous entrâmes vers le soir à Cascade-City,
la seule agglomération un peu importante, si l’on excepte la cité du
grand Lac-Salé, que nous ayons rencontrée depuis notre départ de
Jefferson.

Le lendemain, nous traversions la chaîne principale, en suivant la
vallée de la Columbia. Dans ce parcours, le fleuve franchit plusieurs
rapides, qui ont donné le nom de Cascades à ces montagnes. La route
côtoie la chute principale, à une lieue de distance, et quoique éloignés
nous entendions le mugissement des eaux, qui se précipitent à travers
d’énormes rochers d’origine volcanique.

Dans cette vallée, la température était fort basse; le 3 septembre, à
midi, le thermomètre marquait seulement 9° centigrades au-dessus de
zéro. A trois heures de l’après-midi, Hartwood m’apprit que nous
descendions alors vers le Pacifique, dont nous n’étions plus éloignés
que de vingt-cinq lieues environ. J’approchais donc enfin des rivages de
cette mer, que j’appelais de mes vœux depuis quatre mois. Notre route,
par certains endroits, était tellement déclive, que nous étions obligés
de descendre de nos chevaux pour les soutenir, et d’enrayer les
charriots. La végétation devenait plus abondante. Enfin, le soir, après
avoir franchi un des détours du chemin, nous aperçûmes tout-à-coup les
toits et les églises de Portland, qui étincelaient sous les rayons d’un
admirable soleil couchant. Déjà la température était plus douce, l’air
chaud et chargé de senteurs. On eût dit que nous venions de franchir la
limite de deux mondes. Une heure après, nous entrions à Portland, et
nous nous trouvions jetés tout-à-coup au milieu du mouvement et du
tumulte d’une grande cité.

Nous séjournâmes vingt-quatre heures dans cette ville. Une journée et
demie de marche nous conduisit ensuite à Salem, la ville capitale de
l’Etat d’Orégon. Nous descendions alors droit au sud, nous dirigeant
vers San-Francisco, par la belle vallée comprise entre le Pacifique et
la côte ouest de la Chaîne-Cascade. Nous apercevions au pied des
montagnes de magnifiques prairies, plus haut s’étalaient de sombres
forêts, çà et là tachetées de neiges qui recouvrent ces hautes cimes que
la superstition des Indiens a peuplées de mauvais esprits.

Le 10 septembre, nous aperçûmes les monts Langhlin et Pitt, les deux
plus hauts pics au sud de la Chaîne-Cascade. Le 17, nous franchissions,
dans la partie montagneuse, les limites de l’Etat de Californie, et nous
descendions dans la vallée du Sacramento. Jamais peut-être, dans tout le
cours de mon voyage, mes yeux n’avaient été frappés d’un spectacle plus
grandiose.

Devant nous, presqu’à nos pieds, s’étendait la belle vallée de
Sacramento, avec son soleil brillant, son ciel bleu foncé, ses brises
chaudes et parfumées, ses magnifiques forêts, ses prairies toujours
vertes. Derrière nous le mont Pitt et la Chaîne-Cascade; à notre droite
toute la partie de ces montagnes qui court vers le Pacifique; à notre
gauche, le mont Bashtl; puis à l’horizon, à soixante lieues de distance,
étincelaient les premières cimes de la Sierra-Nevada. Nous couchâmes à
Yreka, bourgade située au pied des montagnes.

A mesure que nous approchions de San-Francisco, il était facile de
reconnaître que nous foulions la terre de l’or. Une activité plus grande
éclatait autour de nous; à chaque instant nous rencontrions des
voyageurs à pied ou à cheval, et de nombreux convois de mules ou de
charriots. Les villes se multipliaient; ce n’était plus le désert, avec
ses horizons sans bornes, où l’on est seul avec la nature et Dieu.
J’avais quitté la civilisation sur les bords de l’Atlantique, je la
retrouvais jeune, emportée, ardente, sur les bords de l’Océan pacifique.

Le 26, nous entrâmes à Marysville. A quelque distance de la cité, nous
aperçûmes sur notre gauche un rassemblement assez nombreux. Je me
détachai de notre convoi, avec MM. Wyde et de Cissey, pour connaître
quelle en était la cause. Nous apprîmes alors qu’une affaire d’honneur
avait amené sur le terrain deux courtois terrassiers d’origine indienne,
qui allaient vider leur différend les armes à la main, et selon les
règles les plus rigoureuses du code du duel. Les deux champions avaient
dédaigné l’usage du rifle à quarante pas. Le revolver à douze pas, avec
facilité de marcher l’un sur l’autre et de tirer à volonté ne leur avait
pas souri davantage. Se souvenant qu’ils appartenaient à une lignée de
guerriers, ils donnaient la préférence à l’arc et aux flèches; ce qui
leur paraissait moins meurtrier. Ils étaient accompagnés de leurs
témoins, bons amis de la bouteille.

Curieux d’assister à cette scène de mœurs, nous contemplâmes le combat
du haut de notre selle. Les deux gentlemen échangèrent quelques flèches,
et furent légèrement blessés. Les témoins déclarèrent alors satisfaites
les exigences du point d’honneur et emmenèrent les adversaires au
cabaret. Là, comme de vrais chevaliers, oubliant leur rancune après le
combat, ils échangèrent de cordiales poignées de main, et cimentèrent
leur réconciliation à l’aide d’un déjeûner convenablement arrosé de
tafia.

Le 27, nous entrâmes à Sacramento-City. Quelque temps avant notre
passage, les environs de Sacramento et de Marysville étaient exploités
par une bande de brigands, dont le chef se nommait Tom Bell, et qui
semaient dans cette contrée le vol et le meurtre. Tom Bell fut enfin
pris et pendu. Le sherif Henson, du comté de Placer, dont je fis la
connaissance à Sacramento, me donna les détails suivants sur cette
capture, à laquelle il avait pris la part la plus active; c’est là un
des côtés les plus pittoresques de la vie du magistrat en Californie:

«Ayant reçu l’avis officiel que Tom Bell et une partie de sa bande
étaient sur la route, dans le voisinage de Franklin-House, je formai un
poste à Auburn et partis pour aller les arrêter. Il était tard lorsque
la convocation eut lieu, et ce ne fut pas avant minuit que les
volontaires arrivèrent au lieu indiqué. A cette heure, une partie de mes
hommes s’approcha de Tom Bell, Ned-Conway, et un autre appelé Texas,
près de Franklin-House, les reconnut et leur ordonna de se rendre. Les
voleurs tirèrent leurs pistolets, mais le député sherif Moore, qui
conduisait le détachement, les prévenant, fit feu, et atteignit Ned
Conway, qu’il traversa d’une balle. Son cheval l’entraîna quelques pas
plus loin dans les broussailles, et il tomba mort.

Bell et Texas ripostèrent au feu des assaillants, et une vingtaine de
coups environ furent échangés; l’un d’eux atteignit un des chevaux des
hommes du sherif. Les voleurs se retirèrent alors avec rapidité sur la
route. Accompagné du député sherif Bartlett, je me portai à leur
rencontre; nous étions tous deux armés de fusils à deux coups. Nous
dirigeâmes alors nos armes vers les brigands; mais nos deux premiers
coups ratèrent; nous visâmes alors une seconde fois, et nous vîmes Tom
Bell et Texas tomber de leurs chevaux, après nos coups de feu, et se
traîner dans les broussailles. Nous cherchâmes avec soin dans les
environs, mais nous ne les découvrîmes point et on ne put s’emparer que
des chevaux. Quelques jours après, Tom Bell fut fait prisonnier, et
pendu le même jour, à cinq heures du soir.»

Le 1er octobre, nous tournâmes le Monte-Diabolo; et San-Francisco, sa
magnifique baie et ses mille vaisseaux apparurent à nos regards, tandis
qu’au loin, la mer Pacifique roulait ses lames d’or.



CHAPITRE IX.

San-Francisco en 1859.--Un immeuble qui voyage.--Le gouverneur de la
Californie.--Les Chinois à San-Francisco.--Le théâtre chinois.--Les
Chinois et le jeu.--Un tripot clandestin.


San-Francisco possède un des plus magnifiques ports de l’univers; sa
baie est assez vaste pour contenir les flottes de guerre et les flottes
marchandes du monde entier, et les abriter contre le vent et la tempête.
Cette baie renferme des îles admirablement situées pour être fortifiées
et défendues. Je fus frappé de l’aspect imposant de certaines rues,
d’une longueur remarquable, garnies de magnifiques maisons et de vastes
édifices. Les faubourgs sont formés de maisons de campagne entourées de
beaux jardins. Mais ce qui me parut surtout extraordinaire, c’était, au
milieu de son originalité, l’aspect vraiment européen de cette ville,
née d’hier. Bibliothèques, théâtres, cafés-concerts, restaurants à
l’instar de Paris, rien n’y manque; et j’avoue que j’éprouvai une
joyeuse surprise à la vue de cette enseigne:

    AU PÈRE LATHUILE,
    HOTEL ET RESTAURANT.

Il me semblait en la lisant, que j’étais plus près de la France; elle me
rappelait aussi des souvenirs de jeunesse, qui n’étaient pas sans
charmes à trois mille lieues de la patrie.

Au mois de novembre 1858, San-Francisco comptait plus de 60,000
habitants. Quelques chiffres indiqueront la progression rapide de cette
ville, appelée à devenir le centre du commerce et le point de transit le
plus important sur le rivage de l’Océan pacifique.

En 1846, San-Francisco ne comptait que 200 habitants; en 1849, ce nombre
était plus que doublé. Quatre années plus tard, cette ville renfermait
50,000 âmes. Elle compte aujourd’hui douze feuilles politiques
paraissant tous les jours et plusieurs journaux hebdomadaires. Les
signes précurseurs de temps meilleurs et plus prospères, pour la
Californie et San Francisco, deviennent plus évidents et plus certains
de jour en jour. On peut constater ce fait avec une satisfaction
d’autant plus vive, que l’amélioration dont on ressent déjà les heureux
effets paraît devoir être sérieuse et durable. Elle ne repose pas sur
des espérances ou des illusions, elle a sa raison d’être. L’émigration
nombreuse qui vient tous les jours augmenter la population est une
garantie de la réalisation de ces espérances.

Au printemps de 1853, et malgré les bénéfices obtenus aux mines, il y
avait à San-Francisco plus de cinq cents maisons à louer. En 1858,
l’emplacement de la ville était déjà trop restreint, et le nombre des
maisons en bois, la cause de tant et de si désastreux incendies,
devenait moins grand de jour en jour. Un journal californien a publié
une assez plaisante anecdote, où il est prouvé que si des habitations de
cette nature ont l’inconvénient de brûler facilement, elles offrent du
moins l’avantage d’être déplacées au gré du propriétaire; ce qui est une
précieuse ressource, dans le cas de mauvais voisinage.

«Une maison en bois, élevée de deux étages, ayant trente pieds de façade
sur soixante de profondeur, a été transportée du coin des rues Pacific
et Drum, sur un lot vacant rue Pacific, avec tout son contenu,
locataires, meubles, fournitures et approvisionnements. Cette maison est
une sorte d’hôtel garni, tenu par un Allemand, nommé Georges Roeben, qui
payait trois cent soixante-quinze dollars par mois pour la location du
terrain, en vertu d’un bail fait en 1853. N’ayant pu obtenir la
diminution qu’il demandait, et ayant trouvé pour soixante-cinq dollars
un lot vacant rue Pacific, il s’est décidé à emporter sa construction.
Mais il y avait une difficulté, c’était de nourrir et de loger ses
soixante-dix ou quatre-vingts pensionnaires pendant le temps
qu’exigerait le transport. Puis il y avait au rez-de-chaussée un débit
de liqueurs qui chômerait pendant ce temps, ainsi que la boutique d’un
marchand de cigares et l’établissement de blanchisseur d’un Chinois.
Georges Roeben qui est, paraît-il, un homme entreprenant, ne s’est pas
trouvé arrêté par ces obstacles, qui constituaient seuls la difficulté;
car enlever et transporter sa maison, c’était le moindre des embarras.

»Il a donc prévenu tous ses locataires que sa maison allait se mettre en
marche, mais que cette promenade n’apporterait aucune interruption aux
affaires de chacun: ses pensionnaires seraient logés et nourris, le
marchand de liqueurs et le débitant de tabac continueraient à vendre,
l’un ses petits verres, l’autre ses cigares, et John le Chinois
blanchirait le linge de ses pratiques. Et, de fait, la maison s’est mise
en marche sans qu’on ait enlevé un verre, une chaise. John a, chemin
faisant, rendu ou reçu le linge qu’il avait à blanchir, les pratiques
sont venues boire le petit verre ou acheter leurs cigares; les
locataires de Georges Roeben ont déjeûné, dîné, couché comme
d’ordinaire; les chambrières ont fait les lits, et le chef a continué à
chauffer ses fourneaux. Ce singulier voyage a duré quatre jours. La
distance était courte, deux squares seulement à franchir; mais la
prudence commandait d’aller lentement pour arriver sûrement; aussi la
maison n’a-t-elle parcouru qu’un demi-square par jour. L’opération a
parfaitement réussi, et le succès a justifié la confiance de Georges
Roeben et de ses locataires.»

Lors de mon passage à Washington, il m’avait été donné une lettre de
recommandation, près de M. Weller, gouverneur de la Californie. Ma
première visite fut pour lui, il m’accueillit avec la plus aimable
bienveillance, et après avoir pris connaissance de la lettre
d’introduction, il me fit de nombreuses questions sur mon voyage. Nous
causâmes ensuite de la Californie et du rôle que San-Francisco est
appelé à jouer sur les bords du Pacifique.

M. Weller, gentleman d’une distinction parfaite et d’un savoir
remarquable, est, comme administrateur, le choix le plus heureux qu’ait
pu faire la Californie, dont il connaît à fond les besoins et les
intérêts. Tour à tour avocat, magistrat, membre du sénat, et enfin
gouverneur de la Californie en 1858, M. Weller, jeune encore, car il
n’est âgé que de quarante-neuf ans, offre le noble exemple d’une vie
consacrée tout entière au service de son pays. C’est à lui que la
Californie est redevable de la création des voies importantes qui la
rapprochent maintenant des Etats-Unis, et de l’organisation du service
postal par le continent. M. Weller est aussi un des plus ardents
promoteurs du grand chemin de fer du Pacifique, qui doit relier les deux
Océans.

Dans cette entrevue, M. Weller me fit voir les armes de l’Etat de
Californie. Elles représentent la déesse Minerve, placée sur un trône,
et couvrant du regard la baie de San-Francisco remplie de vaisseaux; à
l’horizon s’élèvent les cimes de la Sierra-Nevada, sur le premier plan
sont gravés un mouton, des plantes et un mineur au travail, le tout
surmonté d’une couronne d’étoiles entourant le mot: Eurêka, avec la
légende: _The great seal of the state of California._ Le sceau de la
ville de San-Francisco représente un phénix émergeant des eaux de la
baie.

Lors de ma première promenade dans les rues de San-Francisco, je fus
frappé du nombre des Chinois que je rencontrai. En effet, les rapaces et
industrieux enfants de l’empire du Milieu ont été des premiers à émigrer
vers la terre de l’or. Mais peu d’entre eux sont allés aux mines.
Habiles à se ménager des profits plus certains, ils préfèrent rester
dans les villes, et faire du commerce ou y exercer des métiers. Ils ont
presque à San-Francisco le monopole de certaines industries.

Aujourd’hui que cette ville a revêtu l’apparence d’une cité européenne,
elle a beaucoup perdu de son originalité, et j’aurais, malgré le long
séjour que j’y ait fait, peu de choses à noter, s’il ne m’avait été
donné d’y étudier les mœurs et les habitudes de la population chinoise.

Je visitai d’abord le théâtre chinois, appelé théâtre Adelphi, où une
troupe d’une trentaine d’acteurs donnait en ce moment des
représentations. A mon entrée dans la salle, la pièce était commencée et
je fus tellement étourdi par l’infernale musique d’une foule
d’instruments chinois et discordants, que je faillis me sauver au bout
de quelques minutes. Mes oreilles s’habituèrent enfin à cet affreux
charivari, et je pus suivre avec attention l’action qui se déroulait sur
le théâtre. Le drame était tiré de l’histoire de la Chine. J’assistai au
renversement d’une dynastie impériale et à l’intronisation d’un nouveau
pouvoir. Les acteurs étaient magnifiquement vêtus de satin de soie, avec
une profusion d’ornements et de broderies. Je pris pour des femmes
quelques-uns des acteurs à la voix grêle et aux formes féminines. Mais
un voisin obligeant m’avertit de mon erreur, en m’apprenant que les
femmes ne sont pas admises sur la scène chinoise, et que leurs rôles
sont remplis par des jeunes garçons. Mon interlocuteur ne put me dire
cependant si on exigeait d’eux un sacrifice de même nature que celui
auquel étaient astreints les sopranos de la chapelle Sixtine.

La plupart des maisons de jeu de San-Francisco sont assidument
fréquentées par les Chinois; et bien que la police n’y permette plus
l’existence des tripots, les enfants du Céleste-Empire ne résistent
point facilement au jeu, l’un des vices les plus inféodés dans leur
nature. Quelques jours après ma visite au théâtre chinois, je lisais, en
savourant dans un café un verre de soda-water, l’anecdote suivante:

«Le chef de police Burke poursuit chaudement les gamblers de toutes les
nations. Il a fait avant-hier, dans l’après-midi, rue Dupont, entre
Washington et Jackson, une descente dans une maison où il venait de voir
un Chinois se faufiler subitement. En arrivant à la porte, M. Burke la
trouvant fermée l’enfonça sans plus de cérémonie. Au bout d’un étroit
passage, une seconde porte également fermée fut ouverte par le même
procédé. Mais une troisième plus solide résista d’abord; le chef de
police s’aperçut qu’elle était moins solidement attachée par le haut que
par le bas. Il se hissa avec les mains de l’autre côté du passage, et
d’un coup violent il battit la porte en brèche de toute la force de ses
deux pieds.

»L’élan fut si vigoureux, qu’il passa tout d’une pièce à travers la
porte, et vint tomber assis sur une table où le thé était servi. On peut
imaginer l’effet de cette commotion soudaine au milieu des tasses, des
soucoupes, des théières. Mais ce ne fut rien si on le compare à la
panique dont les Chinois furent saisis par cette étrange apparition.

»La chambre était pleine de joueurs à longue queue, qui pensaient
n’avoir rien à craindre de la police en plein jour, et derrière la
triple serrure qui les protégeait. Aussi, à la vue du chef de police
tombant si opinément au milieu d’eux, ils cherchèrent à fuir dans toutes
les directions, sautant l’un par-dessus l’autre, se poussant afin
d’échapper par les portes et par les fenêtres qui donnent sur le
derrière de la maison. Cette scène fut semée d’incidents si comiques de
chutes, de sauts périlleux, de longues queues se mêlant, et leurs
propriétaires éperdus tirant en sens contraire, que le fonctionnaire
perdit sa gravité, et fut saisi d’un long accès de fou rire qui le tint
cloué pendant quelque temps sur la table où il était tombé, ce qui
l’empêcha de constater le flagrant délit et d’appréhender par la queue
quelques-uns des coupables. M. Burke dut se borner à revenir avec un
interprète, et il fit expliquer aux Chinois qu’ils ne devaient jouer ni
le jour ni la nuit; et que fermer les portes à l’approche d’un officier
de la loi était aussi un jeu dangereux.»

Les Chinois ne sont pas seulement passionnés pour les jeux de hasard,
mais ils se montrent très-ardents pour ceux qui exigent de l’adresse ou
une attention soutenue. Souvent, en visitant un intérieur chinois, j’en
ai trouvé les habitants se livrant à ces distractions favorites.



CHAPITRE X.

La terre de l’or.--Le capitaine Sutter.--Les terrains aurifères.--Mines
et placers.--La plus grosse pépite.--L’exploitation de l’or.--Montagnes
et tunnels.


Je passai à San-Francisco l’hiver de 1858 à 1859. Vers la fin de
février, quelque temps avant mon départ pour les placers, un des
principaux négociants auquel j’avais été recommandé me présenta au
capitaine Sutter, qui en 1848, découvrit les premiers gisements
aurifères en Californie. Je fus heureux et ému tout à la fois de
contempler le hardi pionnier, qui, le premier, vit briller sous le
soleil les trésors du nouvel Eldorado.

Une de mes premières questions fut de lui demander à quelle circonstance
il devait sa découverte.

«Au hasard, me répondit-il. Un jour du mois de juin 1848, après avoir
fait ma sieste, j’allais m’asseoir à mon bureau pour écrire à mes
parents de Lucerne, quand des pas précipités se firent entendre, et mon
factotum Marshall, qui surveillait la construction d’un moulin à scie,
entra dans ma chambre. Il ne m’avait quitté que deux jours auparavant,
et je pensais ne le revoir qu’après ma bâtisse achevée. Jugez de mon
étonnement quand je vis Marshall s’arrêter devant moi, immobile, le
regard fixe, la bouche béante, les bras tendus. Comme il ne se pressait
pas de parler, je m’écriai avec impatience: «Avez-vous perdu la
tête?--Perdu la tête!--Je le croirais volontiers.» Puis, regardant
autour de lui s’il n’y avait personne qui épiât ses paroles, il me
glissa ces mots à l’oreille: «Des trésors inouïs! des montagnes
d’or!--Que voulez-vous dire?--Ce que je veux dire? Eh bien! voulez-vous
faire une fortune immense, gagner des milliers de dollars, plein cette
chambre?»

»Je ne doutai pas que Marshall ne fût devenu fou, et je le lui dis sans
déguisement. Mais, pour toute réponse, il ouvrit la main et en versa une
quantité de grains d’or. Alors je devins tout comme Marshall était en se
présentant devant moi. Il semblait que son cœur fût délivré d’un lourd
fardeau, car, s’asseyant près de moi, il me conta son aventure:

»--Je montais et descendais, me dit-il, les bords de la rivière où l’on
construit le moulin, surveillant les ouvriers, quand je remarquai dans
la boue quelque chose de brillant. Je crus d’abord que c’était de
l’opale, très-commun dans le pays, et je continuai mon chemin; mon
regard fut attiré vingt et trente fois par l’éclat des mêmes objets,
sans que j’y fisse autrement attention. Cependant, la reproduction de ce
phénomène m’étonna, et j’étais sur le point de descendre sur la rive
pour examiner une de ces pierres éclatantes; mais, me reprochant
tout-à-coup mon inutile curiosité, je poursuivis ma marche.

»A quelques pas de là, l’instinct l’emporta sur la réflexion; je saisis
une de ces pierres, et, à ma grande surprise, je vis que c’était une
pépite de l’or le plus pur. Vite, je me mis à l’œuvre et en ramassai une
masse d’autres. Je m’imaginais que ce trésor, dont je devais la
découverte au hasard, avait été enfoui là par des Indiens depuis des
siècles; mais, en visitant le sol avec plus d’attention, je m’aperçus
qu’il était jonché d’or. Après en avoir rempli mes poches, je sautai sur
mon cheval et j’accourus ventre à terre pour vous raconter cette
merveilleuse trouvaille.»--Ma première pensée fut de lui demander s’il
en avait fait part à quelque autre que moi. Sur sa réponse négative, je
fis seller mon cheval, et nous retournâmes au moulin. A la tombée de la
nuit, nous étions sur les lieux, et, fouillant la terre avec nos
couteaux, nous recueillîmes une si grande quantité de pépites d’or,
pesant plusieurs onces, que nous en étions pâles d’étonnement et de
joie.

»Dominés par la sensation bien naturelle que produisait en nous cet
évènement, nous rentrions au logis sans dire mot, quand les ouvriers
vinrent au-devant de nous en criant à tue-tête: «De l’or! de l’or!» Nous
sûmes ensuite que l’un d’eux nous avait observés pendant la nuit, et
avait suivi notre exemple, mais sans pouvoir longtemps garder son
secret; et, le lendemain, des centaines d’individus étaient informés de
la découverte. Au bout d’un mois, il y avait sur le terrain quatre mille
chercheurs d’or.

»Au surplus, ajouta-t-il en terminant, vous avez dû lire en Europe une
excellente notice de M. Jules Marcou, sur les gisements aurifères en
Californie.»

Je lui avouai que je ne connaissais pas ce travail.

«Un de mes amis de San-Francisco le possède, continua-t-il; je vous le
procurerai dès ce soir. Lisez-le avec attention. Il est intéressant et
surtout véridique. Ce sera pour vous une excellente préparation avant
d’aborder les placers.»

Je remerciai vivement M. Sutter, et, en effet, le même soir, je trouvai
à mon hôtel la notice de M. Jules Marcou. Je l’ai lue avec le plus vif
intérêt. J’en citerai le passage qui suit, relatif à la composition des
terrains aurifères et aux premières exploitations de l’or en Californie:

«Jusqu’à présent, l’or n’a été trouvé en Californie que dans deux
formations différentes. D’abord, on l’a rencontré et exploité
exclusivement dans le drift, roches ou terrains des époques quaternaires
et modernes, qui occupent presque tout le pays; il recouvre les roches
éruptives, même au sommet de collines assez élevées. Le drift proprement
dit est formé de sables et de cailloux roulés plus ou moins gros,
suivant la position du terrain; il est surtout développé sur le flanc
des collines ou dans le fond des ravins, et aux points de rencontre de
deux ou plusieurs vallées. Il y a aussi un peu d’argile mêlé au sable,
et beaucoup de fer à l’état d’oxyde, qui donne une couleur rougeâtre à
tout le dépôt. C’est dans cette partie du quaternaire californien que se
trouve l’or, en pépites, en grains ou en paillettes; le point le plus
riche du drift est la partie la plus voisine de la roche éruptive, qui
se trouve dessous.

»Cela se conçoit par la grande densité de l’or, qui tend toujours à le
faire descendre dans les parties inférieures du dépôt. Le drift et
l’argile de l’époque quaternaire ont été souvent remaniés, surtout le
long des rivières, et, dans ce cas, ils forment un dépôt alluvial
moderne, contenant aussi de l’or roulé en grande quantité. C’est dans ce
terrain d’alluvion de l’époque actuelle que se trouvaient les premiers
placers exploités, et c’est là aussi qu’on a découvert les plus riches
dépôts aurifères. Ainsi, il y a des bars (remous et plages de rivières)
d’où l’on a retiré des quantités d’or réellement prodigieuses. Tels qu’à
l’île des Mormons, sur la rivière américaine, Long-Bar, Forster-Bar,
French-Coral, etc.; sur la célèbre et riche Yuba, où, dans des creux de
rochers appelés par les marins poches, on a tiré en deux ou trois jours
jusqu’à cent vingt mille francs d’or. De plus, des pépites d’un poids et
d’une valeur considérable s’y rencontrent assez souvent; la plus grosse
pépite trouvée jusqu’à présent pesait cent soixante-et-une livres; en
calculant qu’elle contenait en maximum vingt livres de quartz, sa valeur
était de 195,000 francs. Elle a été trouvée en novembre 1854, dans le
comté de Calavera.

»L’état normal de l’or natif est d’être dans les filons de quartz, qui
lui servent de gangue et de matrice; il s’y trouve disséminé le plus
souvent en particules très-fines, qu’on aperçoit rarement à l’œil nu. Ce
n’est qu’en 1850, c’est-à-dire plus de deux années après la découverte
de l’or en Californie, que deux mineurs de Genève découvrirent à
Grass-Valley, dans le comté de Nevada, des veines de quartz aurifère;
près de Nevada-City même se trouve une de ces veines qui a été exploitée
avec profit. Elle est connue sous le nom de mine de Canada-Hill, parce
qu’elle fut découverte par des Français canadiens; elle a de six à huit
pouces d’épaisseur. Le quartz aurifère de Canada-Hill a la structure
caverneuse avec cellules tapissées de fer à l’état de peroxyde et de
pyrite, présentant souvent des paillettes d’or ou des filaments
arborescents de ce précieux métal, visibles à l’œil nu. Par suite de
cette structure cellulaire, la roche quartzeuse est moins dure que ne
l’est ordinairement le quartz; sa cassure est écailleuse et
très-irrégulière; sa couleur est d’un blanc laiteux, souvent jaunâtre,
par suite de la grande quantité de fer qui s’y trouve répandue. La
surface extérieure de la veine est de couleur jaunâtre et noire.

»On trouve rarement le quartz entièrement imprégné, et pour ainsi dire
badigeonné de pépites d’or. L’un de ces plus beaux fragments badigeonnés
d’or, et nommé par les mineurs _big lump of gold_, a été extrait de la
mine de Lafayette-Helvétie, à Grass-Valley; il pesait cent cinquante
livres et contenait six mille francs d’or. La veine de cette mine a
trois pieds d’épaisseur, et elle a atteint à un endroit jusqu’à cinq
pieds; elle est très-productive, et est la première veine découverte et
exploitée; elle appartenait à une société composée de jeunes mineurs
suisses, français et hollandais, d’une éducation parfaite. On remarquait
parmi eux des comtes et des marquis.

»Dès le commencement de l’exploitation de cette veine, elle donna de
très-forts dividendes, malgré les dépenses excessives de l’achat du
transport de la première machine à vapeur pour briser le quartz qu’il y
ait eu en Californie. C’est à deux Génevois, faisant partie de cette
société, que la Californie est redevable de la première usine pour
l’exploitation du quartz aurifère. D’après ce que l’on a pu observer
dans le peu de temps que les mines de quartz ont été exploitées, la
richesse des veines va en diminuant à mesure que l’on s’enfonce, et
c’est près de la surface du sol que les veines sont les plus riches.

»En 1854, il y avait en Californie quarante mines de quartz aurifère,
dont les opérations payaient un dividende plus ou moins fort, selon leur
importance.»

A ces renseignements intéressants sur les résultats des premières
exploitations californiennes, j’ajouterai les détails suivants, relatifs
aux divers modes d’extraction du précieux métal, et aux rudes travaux
que nécessite la recherche de l’or. Ils émanent d’hommes spéciaux, de
mineurs expérimentés, et notamment de M. C..., ingénieur des mines en
Californie.

L’or, selon les calculs les plus probables est le résultat d’anciens
volcans aujourd’hui éteints. Il peut encore être le détritus de roches
qui se sont décomposées au contact et sous l’influence de l’atmosphère,
ou bien il peut avoir même pour cause des soulèvements partiels qui
auront dû fréquemment crever le sol au premier âge de la terre, en
admettant l’hypothèse que la planète que nous habitons ait été dès
l’origine un corps incandescent, comme le veulent beaucoup de géologues.
L’or existe dans tous les terrains d’alluvion des montagnes, même sur le
sommet des plus hautes montagnes, dans les monts Scotts et ceux qui
séparent le bassin de Weaverville d’Orégon-Gulch.

On peut réduire à trois classes générales les diverses roches à la
surface desquelles on trouve l’or. D’abord les granites, qui constituent
la majeure partie des terrains primitifs, et sont des roches presque
toujours à surface unie. On trouve quelquefois beaucoup d’or dans la
couche de gravier qui repose sur le granite.

En second lieu, vient l’amphibole, roche excessivement dure, à couleur
bleu verdâtre. Par sa nature, elle est très-peu propre à retenir l’or.
Il arrive pourtant quelquefois que les crevasses ou poches dont elle est
parsemée contiennent beaucoup d’or.

Vient enfin la classe des phyllades, roches à feuillets plus ou moins
prononcés. Par leur principe constitutif, ces roches sont très-propres à
retenir l’or; aussi se montrent-elles quelquefois d’une richesse
vraiment incroyable. Le nettoyage de ce genre de roches demande beaucoup
de soins. On peut trouver de l’or jusqu’à un pied et demi de profondeur
dans les fissures et faire de bonnes journées là où de nombreux mineurs
auront passé. Il y a encore un autre genre de roches aurifères, que les
mineurs désignent sous le nom de roches pourries, et qui paraissent
appartenir à la famille des phyllades. Le _tale_ domine en grande
proportion dans leur principe constitutif; or, le _tale_ est de sa
nature très-apte à se décomposer sous l’influence atmosphérique.

Telles sont les roches à la surface desquelles on trouve l’or, et qui
constituent les _placers_. Dans les roches quartzeuses, au contraire,
l’or se trouve à des profondeurs variables, mais toujours assez grandes,
et qui nécessitent des travaux souterrains qu’on peut appeler _mines_.

Dans les placers, la veine est ou dans la roche ou dans le gravier. On
dit que la veine est dans la roche lorsqu’on trouve la plus grande
partie de l’or adhérent à sa surface. Le second cas a lieu lorsque le
précieux métal se trouve répandu dans le gravier, et alors il est
généralement fin. La veine existe plus particulièrement dans les lits
creusés par les eaux. Dans les ravines, elle se trouve généralement au
milieu. Il peut pourtant arriver qu’elle n’y soit pas du tout, ou bien
qu’après l’avoir poursuivie pendant un certain laps de temps, elle
s’arrête tout-à-coup. Dans ces deux cas, il faut pratiquer des saignées
à droite et à gauche de la ravine, car il est probable, surtout lorsque
les faces latérales des collines qui forment la ravine ne sont pas trop
escarpées, que le lit aurifère a été comblé par d’anciens éboulements.

Lorsqu’il s’agit au contraire de l’exploitation de quartz aurifères, le
premier soin à prendre est de bien s’assurer de la direction des couches
du lit rocheux, afin de mieux suivre les veines de quartz qu’il
renferme; se munir d’un pic ordinaire, d’une pelle et d’un bon plat en
fer, et prospecter la surface terreuse le long et à quelques mètres
au-dessous des brisures des veines; puis suivre une veine tant qu’elle
se révèle, soit par ses affleurements ou par ses fragments détachés. Si,
à la surface, qui avoisine la veine on reconnaît la présence de l’or,
c’est une grande présomption en faveur d’une veine aurifère. Remarquer
alors le point qui a fourni au prospect le meilleur rendement et
pratiquer en cet endroit une coupure assez profonde, afin de savoir si
la partie aurifère est contenue dans la veine du quartz ou dans son
enveloppe rocheuse.

La meilleure méthode à suivre pour faire l’essai de la valeur du roc,
est de le réduire en poudre fine dans un mortier portatif, et de
procéder ensuite au lavage de cette poudre dans un plat. Si le résultat
de l’épreuve est satisfaisant, enfoncer une sonde, qui coupe la veine
juste à l’endroit où le meilleur prospect a été obtenu, et en suivre le
travail à une profondeur de 40 à 50 pieds.

Au nombre des grands et pénibles travaux entrepris par les chercheurs
d’or californiens, il faut donner une place élevée au percement des
tunnels. Après l’exploration facile des surfaces est venue celle
beaucoup plus laborieuse des profondeurs. Guidé par ses intérêts, par
ses observations, et souvent aussi par d’heureux hasards, le mineur a
introduit par le flanc ou par le sommet la sonde prospectrice, et il est
arrivé qu’elle a ramené à l’orifice de son étroit passage des parcelles
de terre ayant _la couleur_.

Plongeant alors plus avant à des centaines de pieds, elle a fait mieux,
elle est remontée tenant dans ses serres des fragments de gravier si
imprégnés d’or qu’à l’instant même et sans hésiter l’attaque du trésor
mystérieux est résolue. Dans d’étroits couloirs creusés avec une
patience et un courage infinis, courant souvent à chaque coup de pic le
danger d’être écrasé vivant sous son œuvre, l’ardent et audacieux mineur
s’est glissé comme une couleuvre, pour toucher de la main le gravier si
étrangement enfoui sous une croûte de rocher. Il n’en faut pas douter,
une rivière a passé par là, l’eau s’est épanchée dans une autre
direction; mais le lit est resté avec son gravier, ses galets; et ce
gravier est assez riche pour laisser une brillante rémunération à celui
qui fait les frais de son extraction.

Ce sont là des travaux de longue haleine. Ils ont conduit à de curieuses
révélations géologiques, que la science recueillera et qu’elle éclairera
un jour de son flambeau. Ce sont des travaux ingrats, périlleux, dans
lesquels l’expérience est souvent déjouée par les caprices du hasard. Il
faut arriver juste à l’endroit cherché, ni trop haut, ni trop bas, sous
peine de s’égarer dans son propre souterrain. Et cependant un grand
nombre de mineurs se sont voués courageusement à ces travaux de
montagnes, et d’énormes fortunes ont surgi de leurs fouilles. Il est des
montagnes, dans certaines contrées, qui sont percées de tunnels au point
de ressembler à des ruches à miel; seulement, au lieu de l’abeille
laborieuse, c’est l’homme non moins laborieux qui pénètre hardiment dans
les sombres alvéoles.



CHAPITRE XI.

Départ pour les placers.--La mine de Sonora.--L’avenir d’une
pépite.--Les mines du Sud.--Sur un abîme.--Œdipe et Antigone.--Les
placers du Nord.--La rivière Klamath.--Retour à San-Francisco.


Je passai ainsi l’hiver à San-Francisco, au milieu d’intéressantes
études. D’ailleurs, sur les bords du Pacifique, l’hiver n’existait pour
ainsi dire que de nom. Excepté pendant la saison des pluies, le ciel
était toujours d’un bleu limpide, la mer chaude et azurée. L’éternel
printemps du Sacramento émaillait les verts horizons de ses oiseaux et
de ses fleurs, tandis que le froid déchaînait ses rigueurs sur les hauts
plateaux de la Sierra-Nevada.

Presque aussitôt notre arrivée, Hartwood s’était hâté de quitter
San-Francisco, pour aller passer l’hiver aux établissements de la
rivière Carson, chez un de ses amis, trappeur comme lui, qui s’était
créé une habitation près du lac Bigler. La rivière Carson est située
dans l’Utah, sur le côté est de la Sierra-Nevada, où elle prend sa
source pour se perdre dans le lac Humboldt. A cette époque, et depuis
quelque temps déjà, la vallée de la rivière Carson était devenue un
centre d’émigration. Ces petites colonies ont assez bien prospéré,
malgré les fréquentes attaques des farouches tribus indiennes qui
habitent le versant est de la Sierra, et les alentours du lac Pyramide
et du lac Walker. Ces hostilités presque permanentes seront encore
pendant longtemps un sérieux obstacle au développement de la
civilisation dans cette belle partie du grand bassin.

Au commencement d’avril 1859, M. de Cissey ayant terminé la majeure
partie des affaires, qui l’appelaient à San-Francisco, me proposa de
faire avec lui un voyage aux placers. Nous partîmes le surlendemain.

Depuis dix années, le centre de l’exploitation aurifère a été
considérablement déplacé. Jusqu’en 1852, il se bornait environ à la
partie sud de la vallée du Sacramento et à quelques vallées de la
Nevada. Aujourd’hui on recueille l’or, sur les deux versants de la
Nevada, et depuis Sacramento-City jusqu’à Jacksonville et Cotton-Wood
dans l’Orégon, sans parler des riches placers de la Colombie anglaise,
qui venaient d’être découverts lors de mon arrivée en Californie.

Le centre des exploitations est maintenant aux confins de l’Orégon, à
deux cents lieues de Sacramento-City. Les placers de la vallée du
Sacramento ont perdu en partie leur activité, et sont presque déserts
depuis que la rivière Frazer a livré le secret de ses riches trésors.

Cependant, le sud Californien paraît encore appelé à donner de beaux
résultats. Car la première mine que nous visitâmes, quoique découverte
récemment, avait déjà livré de magnifiques produits. Elle est située
près de Sonora, petite ville assise dans la Sierra-Nevada, au milieu de
la plus splendide nature que l’œil ravi puisse contempler.

D’après les renseignements que nous recueillîmes, le moulin établi par
la compagnie formée pour l’exploitation de cette veine de quartz
fonctionnait à peine depuis dix-neuf jours, que déjà, malgré
l’imperfection reconnue des moyens d’amalgamation, il avait livré aux
acheteurs de Sonora deux cent quinze livres trois onces d’or. Pendant
l’espace d’une seule semaine, les propriétaires de cette usine ont
recueilli de leur travail soixante-quatorze livres d’or. Le personnel
employé à l’extraction du quartz, à sa trituration, à son amalgamation,
se compose de neuf individus. Le prix de l’extraction et du transport du
quartz au moulin n’excède pas quatre dollars (vingt francs) par tonne.
Le rendement en or est calculé sur une moyenne de 200 dollars (mille
francs) par tonne. Des essais faits à San-Francisco sur une partie de
veine ayant une épaisseur de trois pieds, ont annoncé un rendement de
sept cents dollars. La veine s’étend dans le claim des propriétaires,
sur une surface de deux mille quatre cents pieds. Les sondages faits à
divers endroits, à des profondeurs variées, ont constaté partout la
présence de l’or en abondance à peu près égale. On a fait le calcul que
vingt mille tonnes peuvent être extraites du même claim. En évaluant le
rendement moyen à deux cents dollars, on arrive à un produit total de
quatre millions de dollars ou vingt millions de francs.

Lorsque nous arrivâmes au moulin de trituration, nous vîmes un énorme
monceau de quartz aurifère destiné à être livré à la meule. L’or natif
brillait çà et là en fines paillettes ou en pépites de différentes
grosseurs, qui n’excédaient pas en général le volume d’une tête
d’épingle. J’aperçus cependant vers le sommet un morceau de quartz, qui
contenait une pépite de la taille d’une noisette.

Elle était là, brillant dans sa gangue grisâtre, et jetant un feu doux
et voilé, comme l’œil d’une femme sous un masque de velours noir. Je la
saisis et pendant que je l’examinais:

«Combien te voilà humble et timide sous tes langes grossiers, lui
disais-je. Bientôt, brillant papillon, tu sortiras de ta chrysalide,
pour courir le monde sous la forme d’un dollar léger, ou d’un louis
éclatant. Iras-tu soulager l’infortune, ramener le courage et la santé
dans la mansarde du pauvre. Seras-tu le prix du déshonneur et de la
honte, ou la rémunération du travail intelligent. Elégant bracelet,
collier émaillé de perles et de diamants, bague au chaton ciselé,
diadème orgueilleux, iras-tu parer le cou d’une duchesse, les bras
charmants d’une créole de l’Amérique du Sud, ou le front d’un rajah
indien?»

Nous visitâmes ensuite Table-Mountain, qui deux années auparavant
donnait encore de magnifiques résultats. Nous vîmes de là le terrain
_great blue lead_, qui parfois recèle beaucoup d’or, et dont la veine se
continue sur une longueur de plus de quinze lieues. Quelques jours
après, en remontant vers le nord, nous vîmes Mount-Vernon, Downiéville
et Rabbit-Creek, dans la Sierra-Nevada. Ces mines exploitées en tunnels,
dont quelques-uns ont plusieurs mille pieds de longueur, nécessitent des
frais énormes avant d’atteindre le moindre résultat. C’est seulement à
une grande profondeur qu’on peut y trouver le gravier ou le ciment
aurifères qui récompensent les mineurs de leurs peines.

Pour nous rendre de Nevada à Downiéville, et afin de nous épargner un
assez long détour, nous dûmes traverser un des contreforts de la Sierra.
La route que nous suivions serpentait sur un col étroit, qui le plus
souvent ne nous offrait à notre gauche que des rochers à pic, tandis
qu’un ravin profond bornait notre droite à deux mètres environ des pieds
de nos chevaux. Quoique habitués déjà à la magnifique nature de la
Nevada, nous montions lentement en admirant ces gigantesques murailles,
qui de toutes parts bornaient l’horizon, et au-dessus desquelles
tournoyaient de grands aigles et des vautours. Tout était silencieux
autour de nous; nous entendions seulement par intervalles des
détonations sourdes, semblables au bruit du canon lointain, produites
par des explosions de mines.

Arrivés à un détour de chemin, nous aperçûmes un aigle de forte taille
posé à cinquante pieds au-dessus de nous, sur un quartier de roc en
saillie. Il paraissait ne pas se douter de notre présence, et sa
poitrine me présentait un si beau point de mire, que je ne pus résister
au désir de lui envoyer un coup de revolver. Je fis feu et l’atteignis,
il s’envola lourdement et alla tomber dans le ravin. Mais au même
instant, mon cheval effrayé par cette détonation soudaine, qui fit
gronder les échos de la montagne, se jeta brusquement à droite, et je me
trouvai un moment suspendu pour ainsi dire au-dessus de l’abîme, l’un
des pieds de derrière de mon coursier battant dans le vide. Piquant
alors vigoureusement des deux, en assénant sur la croupe de ma monture
un coup vigoureux avec le pistolet que j’avais encore en main, je me
retrouvai d’un bond de l’autre côté du sentier, et j’aperçus alors M. de
Cissey tout ému du danger que j’avais couru. Pendant tout le temps de
mon voyage au Far-West, j’avais été tellement habitué à monter des
chevaux qu’un coup de feu tiré contre l’oreille n’aurait pas effrayés,
que j’avais cette fois oublié les précautions indiquées par la plus
vulgaire prudence à l’égard d’un animal dont je ne connaissais pas
encore toutes les allures.

Je rechargeais mon arme avant de continuer notre route, lorsque je vis
arriver, descendant vers nous, un homme et une jeune femme. L’homme
avait une longue barbe et de longs cheveux grisonnants. Il s’appuyait
sur le bras de sa compagne; lorsqu’il passa près de nous, je remarquai
qu’il était aveugle. Il avait une figure belle et expressive. Des rides
profondes, creusées plutôt par la souffrance que par l’âge, sillonnaient
son front et ses tempes. Son costume était celui des mineurs, mais usé
et délabré. La jeune femme était petite et brune; elle avait le teint
hâlé; un chapeau de paille grossière abritait son visage contre les
rayons du soleil qui, selon toute évidence, ne l’avaient pas toujours
respecté; ses vêtements simples, mais propres, constituaient la mise
d’une ouvrière de nos villes.

En les voyant venir ainsi à nous, lui incertain dans sa marche, et
dirigeant dans le vague ses yeux éteints; elle pleine de sollicitude, et
paraissant entourer ce vieillard d’affection et de soins, je crus
apercevoir un nouvel Œdipe, une autre Antigone. Le paysage prêtait aussi
singulièrement à l’illusion.

Nous nous rangeâmes pour les laisser passer. M. de Cissey adressa à la
jeune femme quelques paroles en anglais. Elle lui répondit dans la même
langue, mais avec peine et avec un accent français. Notre intérêt devint
alors beaucoup plus vif, et nous les interrogeâmes longuement.

C’était bien deux Français, le père et la fille. Ils se nommaient P...
Le père était en 1848 ouvrier ciseleur à Paris. Les évènements l’ayant
laissé presque sans ouvrage, il partit pour New-York avec sa femme et sa
fille encore enfant. Il y vécut pendant six années du produit de son
travail. En 1854, la mère mourut; sa maladie fut longue et épuisa la
plus grande partie des ressources du ménage. La vue du père commençait
aussi à s’affaiblir, et la main qui dirigeait son burin devenait de
moins en moins sûre. Il entendait depuis longtemps parler des trésors
californiens; il voulut aller leur demander un peu de leur or. Il partit
avec sa fille et une cinquantaine d’émigrants. Après un voyage de quatre
mois, il arriva en Californie en suivant la route de la rivière
Humboldt.

Quelques-uns de ses compagnons allaient tenter la même fortune, ils se
l’associèrent, et, après quelques sondages, ils ouvrirent une mine
auprès de Nevada. Le douzième jour, après le commencement des travaux,
une explosion d’un fourneau rendit P... complètement aveugle. A bout de
ressources, sans argent, il vécut pendant quelque temps de la charité
publique. Il se rendit enfin à Downiéville, où quelques travaux de
couture et de blanchissage, exécutés par sa fille, avaient défrayé leurs
besoins. Mais il avait le regret de la patrie, et voulait mourir en
France. Il résolut de gagner San-Francisco, tantôt à pied, tantôt
recueilli sur des charriots. Là, peut-être, pourrait-il s’embarquer, et
sentir encore sous ses pieds la terre de France, qu’il ne pouvait plus
voir.

Cette misère nous avait émus. Il y avait là, à trois mille lieues de la
patrie, dans une gorge de la Nevada, deux Français à soulager. Nous leur
donnâmes assez d’argent pour vivre jusqu’à San-Francisco, et nous leur
promîmes qu’aussitôt notre retour nous demanderions pour eux un passage
gratuit au consul français.

Disons de suite que deux mois plus tard notre demande fut accueillie.
L’aveugle et sa fille sont de retour à Paris; et leur reconnaissance est
peut-être un des fruits les plus doux de notre voyage.

A Downiéville, nous quittâmes la Sierra pour descendre dans la plaine,
traverser la vallée du Sacramento et reprendre, vers le nord, la route
que nous avions suivie lors de notre arrivée en Californie. Nous
abandonnâmes de nouveau cette voie à Shasata, pour rentrer dans les
montagnes situées à notre gauche, entre le Sacramento et la mer, et
gagner les placers du nord, en commençant par Weaverville, où l’on
trouve l’or dans un gravier tellement serré que la pioche l’entame
difficilement. Nous descendîmes ensuite la rivière de la Trinité jusqu’à
la rivière Klamath, en visitant successivement Rigdeville, Centreville
et Scottbar. Dans chacune de ces exploitations, on trouve l’or dans des
terrains divers, qui diffèrent eux-mêmes de ceux exploités dans le Sud.
Rigdeville a donné d’abord de bons résultats; il fut ensuite abandonné
presque complètement. De nouvelles découvertes l’ont remis en faveur. On
y trouve l’or dans une terre glaise mêlée de cailloux.

Scottbar, situé sur la rivière Scott, au pied de la montagne du même
nom, a récompensé quelquefois les travaux des mineurs par une belle
récolte du précieux métal. Mais, à l’exception des mines de quartz du
Sud, c’est peut-être à Scottbar que les chercheurs d’or éprouvent le
plus de fatigues. Avant de parvenir au gravier aurifère, ils doivent
faire sauter d’énormes rochers, et creuser de profondes tranchées.
Quelquefois plusieurs semaines de travail n’amènent aucun résultat.

La rivière Klamath, que nous atteignîmes vers la fin de mai, est un
magnifique cours d’eau qui prend sa source au pied du mont Langhlin,
dans l’Orégon, traverse le lac Klamath, et verse, après un cours de cent
cinquante lieues environ, ses eaux dans le Pacifique. Une ville, qui
porte le même nom, s’élève à son embouchure: c’est une cité naissante
qui promet de prendre plus d’importance, à mesure que l’extension du
commerce développera le cabotage sur les côtes de l’Orégon et de la
Californie.

Sur les bords de la Klamath, le terrain est généralement aurifère, et
cependant, à l’exception de quelques exploitations abandonnées ou de peu
d’importance, on n’y voit guère que Beaver-Creek et Humbug-Creek, où la
recherche de l’or fasse naître un peu d’activité. Quoique plus animés
que les mines du Sud, ces deux placers se ressentaient aussi de
l’abandon causé par les nouvelles découvertes de la rivière Frazer.

Deux jours après notre passage à Humbug-Creek, nous parvînmes à Ireka,
que nous connaissions déjà, pour y avoir séjourné quelques heures lors
de notre arrivée en Californie. Ireka est située entre la montagne et
une plaine immense dont tous les terrains sont aurifères. Ceux qui
donnent les plus beaux résultats sont composés d’une terre qui, par sa
couleur et sa densité, se rapproche de la houille. Mais la grande
difficulté pour les mineurs est de se procurer l’eau nécessaire au
lavage, bien que de nombreux travaux aient été entrepris pour la
multiplier dans les exploitations.

Ireka devait être le point extrême de notre voyage aux placers;
Jacksonville et Cotton-Wood, dans l’Orégon, ne nous offraient aucun
intérêt nouveau qui compensât la longueur du trajet. Un mois après nous
rentrions à San-Francisco.



CHAPITRE XII.

UN HIVER SUR LE LAC BIGLER (SIERRA-NEVADA).

L’habitation d’un trappeur.--Une chasse aux Indiens.--Hans
Rubner.--L’arbre et son fruit, épisode d’une chasse à l’Ours gris.


En arrivant à San-Francisco, je trouvai des lettres qui me rappelaient
en France. Je dus, en conséquence, abandonner mon projet de visiter une
partie du Nouveau-Mexique. Je renonçai d’autant plus facilement à cette
portion de mon itinéraire, que j’avais appris, quelques jours
auparavant, à Marysville, qu’on redoutait un soulèvement général des
tribus indiennes, depuis le lac Pyramide jusqu’à la rivière Mohave. On
parlait même d’une alliance entre ces peuplades et les Navajoes, qui
habitent les immenses solitudes au nord du Nouveau-Mexique. Les
établissements de la rivière Carson étaient assez sérieusement menacés
pour que l’on parlât à San-Francisco d’organiser des corps volontaires
destinés à secourir les colons de Carson-Valley. Depuis plusieurs mois
déjà, des symptômes de guerre étaient apparus par le pillage et
l’incendie de quelques habitations isolées et l’assassinat des courriers
de la malle des Etats-Unis.

J’arrêtai donc mon passage sur le steamer de la compagnie de transit le
Montézuma, pour prendre terre à Panama, traverser l’isthme et
m’embarquer à Chagres pour New-York, d’où je regagnerais l’Europe.
C’était un voyage de deux mois et demi environ.

Le surlendemain de mon retour à San-Francisco, j’entendis frapper de bon
matin à la porte de ma chambre, et j’éprouvai un certain étonnement en
voyant entrer Hartwood, que je croyais encore dans la vallée de Carson.
Il m’apprit que depuis le mois d’octobre, époque à laquelle il nous
avait quittés, il avait fait beaucoup de chemin, et qu’en ce moment il
revenait de la rivière Frazer.

--Vous savez, dit-il, qu’en vous quittant, il y a neuf mois, j’avais
l’intention de passer l’hiver auprès du lac Bigler, où s’était établi un
Canadien français, de mes amis, nommé Lefranc, avec lequel je m’étais
lié lorsque nous explorions la Sierra-Nevada dans la troupe du colonel
Frémont. Je parvins chez lui dans les premiers jours de novembre. A mon
arrivée, je trouvai mon ami Lefranc assez bien installé dans une maison
en bois, qu’il s’était construite non loin du lac.

Là, comme le terrain n’appartenait à personne, si ce n’est peut-être aux
Indiens, propriété dont on s’inquiète d’ailleurs assez peu, Lefranc
s’est adjugé six cents acres d’excellentes terres et pâturages, où les
bois n’existent que pour l’ornement, c’est vous dire qu’il n’a point eu
à perdre de temps à défricher et à sarcler son domaine. J’y ai trouvé en
arrivant trois cents têtes de bestiaux, une cinquantaine de chevaux, et
douze domestiques, que j’appellerai plutôt des engagés, tous gaillards
solides et éprouvés, auxquels les Indiens et les ours gris ne font pas
peur.

L’habitation de mon ami Lefranc, dont les pins et les cèdres ont fait
tous les frais comme matériaux, est solidement construite au bas d’une
vallée qui aboutit au lac, et protégée des vents froids de la Sierra par
une muraille de rochers de quatre cents pieds de hauteur, garnie au
sommet d’énormes pins. Cette maison peut résister à l’attaque de deux
mille Indiens. Il faudrait le canon pour l’entamer, à moins que ces
diables rouges ne se décidassent à y mettre le feu, ce qu’ils pourraient
toujours faire par des moyens à eux, malgré les treize bons rifles qui
la défendent. Elle est vaste, avec de bons hangars pour les chevaux, et
de bons logements pour les hommes.

Derrière les palissades de clôture s’étendent pendant l’été de vastes
champs de pommes de terre, un peu de maïs, de l’orge, du blé, qui
poussent là, comme si Dieu les avait bénis. Le lac fournit à Lefranc de
magnifiques saumons, la campagne lui donne d’excellent gibier, beaucoup
de daims et de cerfs, quelques bisons au mois de juillet, et quand il
lui plaît de manger un jambon d’ours noir, la forêt n’est pas loin.
Quelquefois même les jambons viennent au-devant de lui, apportés par
leurs propriétaires, qui veulent tâter des ruches à miel. Bref, mon ami
Lefranc serait le plus heureux homme du monde, si ces maudits Indiens le
laissaient tranquille.

Quelques jours après mon arrivée, je lui ai donné un bon coup de main
pour châtier cette vermine, qui devenait par trop entreprenante.

Je vous ai dit que Lefranc avait trois cents têtes de bétail. Tout cela
vit et couche en plein air, le plus souvent à la garde de Dieu. Avant
l’automne, cent cinquante sur trois cents sont abattues, la viande salée
ou boucanée, les peaux passées à la cendre. Tout cela prend le chemin de
San-Francisco ou des Etats-Unis. Mais les cent cinquante bêtes qui
restent comme reproducteurs ne pouvant être mises suffisamment à l’abri
pendant l’hiver, sont exposées aux déprédations des Indiens, à court de
gibier pendant cette saison.

Or, un jour, après le repas de midi, un engagé accourut pour nous
annoncer que onze vaches et un taureau avaient été emmenés par une
troupe d’Indiens, à son nez et à sa barbe, dans la direction de la
montagne. Nous prîmes six hommes avec nous et nous partîmes
immédiatement. Nous arrivâmes à la montagne, une heure avant le coucher
du soleil. Le temps était froid; la neige tombait déjà sur les hauts
plateaux de la Sierra. Nous avions suivi sans peine les traces des
ravisseurs, le corps du délit ne pouvant se dissimuler facilement. Nous
passâmes la nuit au pied d’un rocher, sans allumer de feu, n’ayant pour
nous réchauffer que du rhum, et pour souper de la viande fumée.

Le matin, avant qu’il fît jour, nous tombâmes à l’improviste sur nos
voleurs, qui n’étaient encore qu’à moitié chemin de leur village. Ils
étaient au nombre de trente environ. En un moment, nous en eûmes dépêché
sept, les autres ne demandèrent pas leur reste; ils détalèrent en
abandonnant leur proie. Nous craignions bien de leur part un retour
offensif à un certain endroit où nous étions contraints de passer par un
défilé fort étroit, et où ils eussent pu nous assommer à coups de
rochers. Mais ils se tenaient sans doute pour convenablement étrillés,
car ils ne jugèrent pas à propos de nous jouer ce tour. Je ne fus pas
fâché de cette petite expédition, j’avais besoin de me refaire la main à
l’endroit des Peaux-Rouges.

Une semaine après cet accident, la neige tomba en abondance, et nous
confinait souvent à l’habitation. Mais au premier rayon de soleil, nous
partions en chasse, et il n’y avait pas besoin d’aller bien loin, car le
lac regorgeait de sauvagines, tandis que dans la forêt l’ours noir
dormait au gîte, où nous le tuions quelquefois le nez dans sa fourrure.

Vous m’avez dit souvent que vous désiriez chasser l’ours gris. Mais je
ne vous souhaite pas de vous trouver dans une position semblable à celle
de ce pauvre Hans Rubner, pendant mon séjour au lac.

Hans Rubner est un Allemand d’une cinquantaine d’années, émigré fort
jeune en Amérique avec ses parents, et qui depuis quinze ans s’est
attaché à Lefranc et l’a accompagné dans toutes ses expéditions. Au lac
Bigler, il est le majordome de l’habitation; et son maître a en lui la
plus entière confiance, justifiée d’ailleurs par le courage et
l’intelligence de ce brave garçon. Hans Rubner a une abondante
chevelure, une barbe épaisse, laissant cependant apercevoir une bouche
meublée de dents blanches, qui, lorsqu’elle rit, se fend jusqu’aux
oreilles; de petits yeux ronds de couleur grise et toujours en
mouvement. Au demeurant, il est taciturne, aussi sobre de gestes que de
paroles. Toute l’activité de sa personne semble s’être concentrée dans
ses yeux. J’ai voulu vous dépeindre ce garçon, afin que vous puissiez
mieux apprécier sa mine grotesque dans l’anecdote suivante:

Au commencement de mars, la neige ayant disparu dans la plaine sous les
rayons d’un soleil plus chaud, l’herbe commença à pousser, et les
bestiaux furent conduits aux pâturages. Un jour, en leur faisant sa
visite quotidienne, Hans s’aperçut de la disparition d’un jeune taureau.
Après quelques recherches, on trouva l’animal à moitié dévoré dans un
ravin. D’après les traces laissées sur la terre humide, il reconnut
facilement que le meurtrier était un ours gris de la plus forte taille.
En suivant avec soin la piste, il fut conduit à cinq milles dans la
Sierra, auprès d’un massif de rochers qui recelaient évidemment la
tannière du Grizzly. Il nous raconta l’évènement le soir même, et nous
décidâmes que, sans tarder, nous irions le lendemain dénicher cet
incommode voisin.

En effet, le lendemain nous partîmes avec Hans. Arrivés au lieu désigné,
nous examinâmes avec soin le massif de rochers. Partout où il y avait de
la terre ou du sable, les traces étaient visibles; la masse rocheuse se
reliait à d’autres parties de la montagne par un col étroit qui fut
d’abord visité avec soin et ne nous offrit aucune retraite capable de
recéler le maraudeur. C’était donc dans le massif principal que nos
recherches devaient être circonscrites. Des gradins naturels
conduisaient à une trentaine de pieds en haut des rochers. L’animal
pouvait avoir son repaire dans la partie élevée. Hans fut chargé de
l’explorer, tandis que nous nous réservions les autres points. Si Hans
découvrait quelque chose, il devait nous avertir et nous accourions de
suite à son aide.

Au bout de cinq minutes, nous trouvâmes entre deux roches une excavation
qui, au premier abord, semblait n’avoir point de profondeur. Mais à
peine y était-on engagé qu’elle tournait brusquement et offrait un long
couloir qui paraissait se diriger par une pente rapide vers le haut du
rocher. Nous nous concertions à voix basse, lorsque nous entendîmes
tout-à-coup deux coups de feu et des rugissements, qui nous annonçaient
que Hans était aux prises avec l’animal.

En deux sauts, nous fûmes en haut des rochers et nous trouvâmes le
pauvre Rubner dans une position où il faisait une si drôle de mine, que
j’en riais de bon cœur en épaulant mon rifle. Jugez-en.

Hans était ait occupé à examiner les lieux, quand il entendit souffler
derrière lui. D’une cavité qu’il n’avait point encore aperçue sortait un
ours monstrueux qui se dirigeait vers lui. Rubner lui envoya ses deux
coups de feu en plein poitrail. Mais l’animal continua à marcher sur
lui, suivi bientôt d’un ours femelle. Ce monsieur venait de prendre
femme et c’était probablement à célébrer les noces qu’avait servi le
taureau de mon ami Lefranc.

Que pouvait faire le pauvre Hans. Il n’avait pas de revolver, et il
savait que, les recevoir avec son bowie-knife, ce serait exactement
comme s’il grattait à coups d’épingles le dos d’un buffalo. Il jeta donc
son arme, et tourna les talons. Heureusement pour lui que, à cinq pas de
là, poussait entre deux roches, un jeune pin dont la foudre ou le vent
avait brisé la tête à une quinzaine de pieds du sol, en laissant trois
ou quatre branches presque dénudées, ce qui lui donnait l’aspect d’un
juchoir à poules. Hans y monta rapidement, _si haut qu’il put monter_,
comme chantent encore les gamins français au Canada.

Il était temps, madame et monsieur arrivaient au même instant au pied de
l’arbre, et je ne répondrais pas que le talon gauche de Rubner, un peu
en retard dans le mouvement, n’ait reçu à travers son gros soulier une
bonne estafilade. Mais enfin Hans était à peu près à l’abri; car vous
savez que les ours gris ne montent point aux arbres.

Quand nous arrivâmes, Hans était à cheval sur la dernière branche,
embrassant vigoureusement le tronc, tandis que les deux bêtes enragées,
debout contre l’arbre, le secouaient comme un prunier, et de temps en
temps allongeaient à leur gibier de vigoureux coups de patte qui
passaient à peu de distance de ses souliers. Debout, l’ours mâle avait
bien huit pieds de haut, et quand il allongeait la patte, il fallait
encore compter deux pieds en plus. Si nous n’étions pas arrivés
lestement, ils n’auraient pas tardé, je pense, à jeter bas l’arbre et
son fruit. Mais nous rétablîmes de suite les affaires du pauvre Rubner.
D’abord, au moment où j’ajustais le mâle, il s’abattit lourdement. Il
était mort des deux balles de Hans. Nos quatre coups de feu arrivèrent
presque en même temps sur la femelle, dont un, si bien ajusté derrière
l’oreille, que la bête battit un moment l’air de ses deux pattes, et
tomba sans vie.

Quand l’affaire fut terminée, mon ami Lefranc et moi, en voyant la mine
effarée de Hans et sa position sur le sapin, où il ressemblait à s’y
méprendre à un singe, nous partîmes tous deux d’un formidable éclat de
rire, que nous calmâmes avec beaucoup de peine, et dont j’ai maintenant
encore une légère réminiscence.

En effet Hartwood riait en se tenant les côtes, de manière à me dérider
moi-même.

Quand cette hilarité fut apaisée, il reprit:

Nous dépouillâmes les deux animaux, et Lefranc me fit présent de la peau
de l’ours mâle. Depuis trois mois, elle m’a servi de lit de camp. Je
l’ai apportée à San-Francisco, et je vous prierai de l’accepter comme un
souvenir des heures que nous avons passées ensemble au désert, et un
témoignage d’affectueuse gratitude.

Je serrai la rude main du trappeur, en l’assurant que rien ne pouvait
m’être plus agréable; et le priai d’accepter en échange ma carabine
Devismes, dont il avait apprécié plus d’une fois la précision et la
longue portée.

--Mais, lui dis-je, comment avez-vous été amené à faire un voyage à la
rivière Frazer.

--Si Lefranc, reprit-il, est devenu assez riche pour fonder une
habitation, avoir des gens à lui et acheter des bestiaux, ce n’est pas
en travaillant comme je l’ai fait presque toute ma vie pour le compte
des autres, ou en chassant et trappant tout seul; métier où j’ai
péniblement amassé en une vingtaine d’années cinq ou six mille dollars.
Mais Lefranc a quitté le colonel Frémont en Californie, et a gratté
par-ci par-là, et dans un bon moment, l’épiderme de la terre de l’or. En
deux années, il a amassé soixante mille dollars, tandis que Hans
commerçait pour le compte de son maître, en vendant aux émigrants, sur
les placers, les objets de première nécessité; et dans un temps pareil,
c’est-à-dire, il y a huit ans, lorsqu’on se mettait à deux pour faire
une fortune, cela allait quelquefois vite.

Or Lefranc, qui depuis quelque temps, entendait les allants et venants
parler du Frazer, mourait d’envie de voir ce nouveau pays. Quant à moi,
je l’avais parcouru en partie, comme attaché à la compagnie américaine
des fourrures. Notre réunion imprévue lui paraissait une excellente
occasion pour faire le voyage, et il fit tant que je me laissai aller
d’autant plus facilement, que MM. Wyde, Sheppard et Butler m’avaient
donné congé jusqu’au mois d’août, époque où nous devions reprendre par
une autre route le chemin de Saint-Louis en Missouri.



CHAPITRE XIII.

La colonie anglaise.--Départ pour le Frazer.--La rivière Okanagan.--Une
discussion à coups de fusil.--Les Indiens de la Colombie anglaise, mœurs
et caractère.--Les volontaires français.--La rivière Frazer,
description.--L’or du Frazer, exploitation.--Retour en Europe.


Nous partîmes tous deux, et seuls, dans la première quinzaine de mars,
laissant l’habitation à la garde de Hans Rubner. Nous nous dirigeâmes
sur le lac Pyramide, dont nous suivîmes les bords; nous rejoignîmes
ensuite la route de l’émigration, que nous quittâmes à l’extrémité nord
de la Sierra-Nevada, au point où ce chemin tourne vers le sud. Cinq
jours après, nous étions à Ireka, où nous espérions nous joindre à un
parti de mineurs. Nous aurions pu éviter ce détour en traversant le
désert qui sépare la chaîne Cascade des Montagnes-Bleues, et arriver
ainsi au fort Walla-Walla. Mais j’avais parcouru une fois cette contrée,
et je savais que, même au mois de mars, où les sources sont élevées par
suite de la fonte des neiges, nous trouverions peu d’eau. Je savais
aussi qu’il eût été imprudent à deux hommes de s’engager au milieu des
Indiens Nolèles, qui habitent cette partie de l’Orégon. De son côté
Lefranc, qui maintenant était riche et propriétaire, ne paraissait plus
aussi disposé à jouer sa vie que lorsqu’il ne possédait qu’un rifle pour
toute fortune.

Toutes ces raisons firent que nous prîmes la route que vous connaissez
par Winchester, Salem et Portland. A Ireka, nous n’avions eu que
l’embarras du choix pour trouver des compagnons de voyage. Nous nous
joignîmes à une troupe de douze mineurs, dont cinq ou six au moins
étaient Français. Ces gens furent enchantés de nous avoir pour guides,
lorsqu’ils eurent appris que notre vie s’était passée dans le Far-West.
Il y avait donc service réciproque.

De Portland, nous allâmes aux Dalles. Nous traversâmes la Columbia
au-dessus du fort Walla-Walla. La vallée Simcoé, les Priest-Rapides,
l’embouchure du lac Okanagan, et enfin les sources de la rivière du même
nom furent nos différentes étapes. A la source de l’Okanagan, nous
étions à destination, cinquante jours après notre départ du lac Bigler.

Ce voyage s’accomplit, pour ainsi dire, sans accidents, bien que, sur
les bords de l’Okanagan nous ayons eu avec les Indiens une discussion
qui finit par des coups de fusil, où deux d’entre eux furent tués. Ces
gaillards, au nombre d’une vingtaine, vinrent le matin au campement,
avec des allures pacifiques. Ils nous regardèrent faire nos préparatifs
de départ. Au moment où nous allions nous mettre en route, nous nous
aperçûmes de la disparition de plusieurs objets, et entre autres d’un
revolver de Colt, appartenant à un mineur français. Celui-ci crut
apercevoir son arme sous le manteau du chef de la bande. Il alla à lui,
et écartant le manteau, il voulut rentrer en possession de son bien,
quoique je lui criasse en bon français: «Parlementez, ne vous y prenez
pas ainsi. Les Indiens, surtout les chefs, n’aiment pas qu’on porte la
main sur eux.» Mais bah! mon Français allait toujours. Vous autres, vous
êtes un peu gens qui ne doutez de rien.

L’Indien fit demi-tour, et levant l’arme qu’on lui réclamait, il la
dirigea vers le Français. Lefranc, qui surveillait ses mouvements, lui
envoya dans la tête un coup de fusil qui l’abattit. Ce fut alors, de la
part des Indiens, un sauve-qui-peut général. Mais, lorsqu’ils furent
éloignés d’une centaine de pas, ils s’éparpillèrent dans les buissons,
et nous envoyèrent des coups de fusil qui nous forcèrent à nous mettre
aussi à couvert, et auxquels nous répondîmes. Après une demi-heure de
cette conversation, ils se retirèrent, emportant un des leurs, tué
pendant cette escarmouche. Les deux jours qui suivirent, nous fûmes
continuellement sur nos gardes.

J’ai pensé, depuis, que l’Indien avait peut-être été soupçonné
injustement, et qu’en se mettant en défense, il n’avait fait que
protéger son bien. En effet, quelques-uns d’entre eux, surtout les
chefs, possèdent des revolvers de Colt, achetés aux mineurs en échange
de poudre d’or. Vous savez que toutes ces armes se ressemblent. De là,
l’erreur probable du Français et la résistance de l’Indien.

Ces sauvages, comme toutes les tribus de la Colombie anglaise, sont
forts et vigoureux, et bien supérieurs aux Peaux-Rouges qui habitent les
bords du Pacifique et les deux versants de la Sierra-Nevada. Ils sont
presque tous bien armés, et je les ai vus tirer assez juste pour des
Indiens. Vous savez que je n’ai pas une grande affection pour tout ce
qui dort dans une hutte ou dans un wigwam, et cependant je dois rendre
cette justice aux Indiens du Haut-Frazer, qu’ils valent mieux la plupart
du temps que les blancs qui les maltraitent. Pendant mon voyage, j’ai vu
des mineurs accabler de mauvais traitements des sauvages innocents de
tout méfait et qui, de cette manière, payaient pour d’autres. Un certain
jour, un mineur réclamait en ma présence un plat à laver l’or, qu’il
disait lui avoir été volé. Sur ces entrefaites, survient un Indien au
service de quelques Américains. Le mineur l’accusa d’être le larron, et
pendant qu’il le bourrait de gourmades, je le priai de remarquer qu’il
n’était pas certain que ce fût le voleur.--Peu importe, me répondit-il,
s’il n’a pas volé aujourd’hui, il l’a fait hier ou il le fera demain.

C’est avec de semblables procédés qu’on a irrité ces peuplades, animées
tout d’abord, à l’égard des blancs, de sentiments assez bienveillants
pour leur rendre parfois des services, leur donner l’hospitalité et
partager avec eux leurs maigres provisions. Quand les Peaux-Rouges le
méritent, mon avis est qu’on ne doit pas leur épargner le châtiment,
mais j’ai toujours pour habitude de ne frapper qu’à bon escient.

De tout cela il est résulté que les actes d’hostilité se sont multipliés
entre les deux partis; les vols sont devenus plus fréquents; car vous
savez que le vol est un des moyens de représailles des Indiens. Ils se
glissent, pendant la nuit, dans les exploitations, enlèvent les outils
et les armes des chercheurs d’or, avec tant d’adresse, que l’un d’eux
m’a affirmé qu’il lui a été pris une paire de revolvers enveloppés dans
une peau de daim placée sous sa tête pour lui servir d’oreiller. Les
choses en sont venues à un tel point qu’on a dû envoyer contre eux des
corps de troupes fédérales, qui, bien entendu, ne peuvent agir que sur
le territoire américain, et sont par conséquent très-limitées dans leur
cercle d’opérations. Lors de notre retour, nous avons rencontré, dans la
vallée Simcoé un de ces détachements, composé de deux cent cinquante
hommes qui, après avoir guerroyé dans l’Orégon, avait quitté le fort
Walla-Walla pour opérer sur les frontières. Ce renfort est devenu
nécessaire, par l’impuissance dans laquelle se trouve la compagnie de la
baie d’Hudson de protéger efficacement les travailleurs.

L’impunité a enhardi les Indiens. Aujourd’hui, ils accusent les blancs
de vouloir les faire mourir de faim, en les empêchant de récolter le
saumon qui remonte abondamment de la mer et compose la principale
nourriture de ces tribus. Il n’est guère possible que des troupes
régulières fassent avantageusement la guerre dans un pays accidenté,
couvert de forêts inextricables, de broussailles, où chaque buisson peut
recéler un ennemi vigoureux et bon tireur. Aussi, les troupes fédérales
ont-elles déjà subi plusieurs échecs, et perdu un assez grand nombre
d’hommes. Il faudrait organiser un corps de trappeurs et de batteurs
d’estrade, et faire appel à deux ou trois cents des meilleures carabines
du Far-West, et je vous assure que dans quelques mois la besogne serait
faite, et les Indiens mis à la raison.

En attendant, les mineurs se sont organisés en corps de volontaires,
parmi lesquels une petite compagnie formée d’une vingtaine de vos
compatriotes fait des merveilles. Ce sont des diables incarnés, et leur
réputation est déjà si bien établie, que les Indiens ne les attaquent
qu’avec des forces nombreuses. Ils semblent les respecter en quelque
sorte. Le nom français est l’objet d’une espèce de vénération chez ces
peuplades; et ce n’est pas sans un certain plaisir que j’ai retrouvé
chez elles, apporté par la tradition, le souvenir de leurs pères
français du Canada, car c’est ainsi qu’ils les appellent encore.

La rivière Frazer est un cours d’eau qu’en Europe vous appelleriez un
fleuve, mais qui n’est en Amérique qu’une rivière de troisième ou
quatrième ordre. Elle prend sa source dans les Montagnes-Rocheuses, et
se jette, après un cours de cent soixante lieues, dans le détroit de
Juan de Fuca, qui sépare la Colombie anglaise de l’île Vancouver. C’est
une des rivières que je connaisse, dont la navigation soit la plus
pénible. Son cours tout entier est semé d’obstacles, de rapides et de
rochers. Les chutes y atteignent, surtout vers le Haut-Frazer, une
altitude de vingt ou trente pieds, et il faut vraiment l’adresse des
Indiens pour manier leurs immenses canots faits d’un seul tronc d’arbre
durci au feu. Aussi la plupart des blancs ont-ils recours aux indigènes
pour naviguer sur le Frazer.

On dit qu’à l’embouchure de la rivière il existe une barre que
franchissent facilement les navires qui ne tirent que quatorze pieds
d’eau; et qu’ils peuvent remonter à trente milles du fort Langley. Mais
je ne saurais l’affirmer, car je n’ai point dépassé le fort Hope, qui
est encore à cent vingt milles du Pacifique. Le pays est d’ailleurs
très-pittoresque, abondant en pâturages, et souvent couvert d’épaisses
forêts composées de bouleaux, de peupliers, de cèdres et de pins. Les
bords de la rivière sont tantôt arides et accidentés, tantôt plats et
obstrués de fourrés inextricables; et les mineurs auraient beaucoup de
peine à gagner le Haut-Frazer, si la compagnie de la baie d’Hudson
n’avait déjà fait ouvrir une route par les rivières Harrisson et
Alouette.

Lorsque nous arrivâmes au mois de mai sur le Frazer, nous y trouvâmes
beaucoup de gens inactifs, et qui regardaient tout simplement couler
l’eau; car tous les ans la rivière grossit au commencement d’avril, et
déborde en mai ou en juin. Ce n’est qu’en août qu’elle commence à
baisser, et la saison la plus favorable aux travaux est le mois de
septembre; aussi plus d’un émigrant trop pressé, arrivé en mars ou en
avril, a-t-il été forcé de s’en retourner sans avoir pu donner un coup
de pioche, et après avoir dépensé les quelques dollars qu’il possédait,
car les vivres sont très-chers; on s’en procure avec beaucoup de peine.

Je ne crois pas que, comme résultats généraux, la rivière Frazer vaille
la Californie. L’or, il est vrai, y est assez abondant, on l’a même
trouvé en énorme quantité dans certains endroits; mais à l’époque de mon
voyage, et sur tout le cours de la rivière, la moyenne des rendements
n’était pas de quatre dollars par jour et par homme.

L’or est plus abondant à mesure qu’on remonte la rivière, aussi les
terrains y sont-ils rapidement occupés. Dans la baie du Meurtrier, à
quarante milles du fort Hope, nous séjournâmes deux jours dans un
village de mineurs, composé d’une cinquantaine de cabanes. Chaque
exploitant ne possède que vingt-cinq pieds carrés de terrain. On y
trouve l’or dans une proportion croissante, à une profondeur de trois à
sept pieds. Mais les pauvres diables meurent de faim sur leur or, et
sans les Indiens, qui leur fournissent des pommes de terre et du saumon
séché, ils seraient contraints d’abandonner la place.

Au bout de trois semaines de séjour dans la Colombie anglaise, nous
dûmes songer au retour. Nous avions complètement écoulé les marchandises
achetées par nous à Yreka, et réalisé un joli bénéfice qui comprenait et
au-delà nos frais de voyage. Nous hâtâmes notre départ en apprenant par
de nouveaux arrivants que les établissements de la rivière Carson
semblaient sérieusement menacés par un soulèvement général des Indiens,
et nous avalâmes en double la distance qui sépare Yreka du Frazer. A
Yreka, je fus contraint de quitter Lefranc et de revenir à San-Francisco
pour le 15 juillet, aux termes de mon engagement. Nous nous séparâmes
avec peine, car j’aurais été enchanté de l’accompagner jusqu’au lac
Bigler, afin de lui donner un coup de main à l’occasion.

Je suis arrivé d’hier; et ne sachant pas si vous étiez à San-Francisco,
je venais à tout hasard vous serrer la main.

Je fus heureux de revoir Hartwood. Jusqu’à mon départ nous passâmes
chaque jour quelques heures ensemble. Au moment de monter sur le
bâtiment qui m’emmenait vers l’Europe:

--Adieu, me dit-il avec tristesse.

--Au revoir peut-être, lui répondis-je, comme pour alléger la
séparation.

Il secoua la tête.

--Il est peu probable, continua-t-il, que nous nous revoyions jamais. On
ne vient pas tous les jours en Amérique. Mais si plus tard vos affaires
ou vos loisirs vous ramenaient à Saint Louis, n’oubliez pas Hartwood le
trappeur.

Je le lui promis, et une heure après nous sortions de la baie de
San-Francisco pour gagner la pleine mer.

Hartwood est un des plus braves et des meilleurs cœurs que j’aie connus.
La vie qu’il a menée depuis trente années, les dangers qu’il a courus,
les hommes au milieu desquels il a vécu, ont pu rendre plus rude sa
nature physique; mais il a conservé la délicatesse de sentiments qui
distinguent l’homme vivant au milieu de la civilisation. Sous la
rustique enveloppe du chasseur des prairies, on retrouve toujours chez
Hartwood le fils du pasteur de Montréal.



CHAPITRE XIV.

La Californie, notions générales, productions et climat.--Son avenir.


Le climat de la Californie est beaucoup plus tempéré que dans les
contrées de l’Europe comprises sous les mêmes latitudes, et y est d’une
salubrité remarquable. Les épidémies y sont inconnues, ainsi que les
fièvres, qui règnent généralement dans les pays où l’on défriche des
terres. Il n’y pleut jamais pendant l’été, mais alors la fraîcheur des
nuits y supplée, et rend la terre assez humide pour que la végétation ne
souffre pas. La pluie commence vers la fin de janvier et dure jusqu’à la
fin de mars; quelques ondées en avril terminent la saison pluvieuse.

La Californie renferme beaucoup de vallées, quelques-unes d’une
très-grande étendue, et dont le sol est excellent pour la culture des
céréales. Au commencement de l’émigration, la population se porta
d’abord vers les mines, dont le travail offrait d’autant plus d’attraits
qu’il était accompagné de l’espoir de riches découvertes; mais
aujourd’hui, que les chances de fortune sont moins grandes pour le
mineur, beaucoup de bras se livrent à la culture du sol.

Outre le blé, la Californie produit beaucoup d’orge et d’avoine. On peut
supposer que, lorsque sa population sera plus en rapport avec les
ressources qu’elle offre et que la main-d’œuvre sera à meilleur marché,
la Californie pourra exploiter le commerce des grains avec avantage. Le
climat et le sol conviennent pour la culture de tous les légumes connus
en Europe. Ils y atteignent une grosseur considérable et poussent avec
rapidité. Cette culture est presque exclusivement exploitée par des
Français, dont quelques-uns ont gagné beaucoup d’argent dans cette
industrie. Ils se sont également adonnés à la culture des fleurs de
jardin, qui était presque inconnue dans le pays avant l’occupation
américaine.

Les plantes des régions méridionales s’accommodent très-bien du sol du
sud de la Californie, comme celles des régions plus tempérées trouvent
dans le nord une terre et une atmosphère en rapport avec leurs besoins.
Du nord au sud, tous les arbres à fruits des régions tempérées et
méridionales y sont cultivés avec le même succès, depuis le pommier et
le poirier jusqu’à l’oranger et la vigne. Il n’est donc point étonnant
qu’une terre aussi riche et aussi féconde voie augmenter chaque jour le
nombre de ses habitants.

Mais, en même temps que nous sommes témoins du mouvement incessant qui
amène sur les rives du Pacifique le trop plein du vieux monde, me disait
un homme auquel la Californie est redevable d’une partie de sa
prospérité, un autre et douloureux spectacle nous frappe en sens
contraire: c’est celui de la vieille race californienne battant en
retraite devant l’émigration. C’est par bandes plus ou moins nombreuses
qu’on voit ces primitifs possesseurs du sol abandonner successivement
leurs pénates pour se replier sur la Sonora. Là, leur nature indolente
espère retrouver cette morne quiétude qu’est venu troubler l’élément
étranger.

Il est profondément triste de voir s’éloigner ainsi de leurs foyers ces
caravanes émigrantes. Depuis la conquête américaine, elles se sentent
comme débordées, et prennent en dégoût leur propre sol, au moment où
l’activité venue du dehors est en voie de le féconder. Elles ferment les
yeux devant toutes ces prospérités incomprises, et croient fuir une
terre maudite.

Avec son beau climat, ses riches productions, ses vallées fertiles, la
Californie est une terre d’avenir, qui n’attend que des bras pour la
rendre féconde. Située presque à égale distance de l’Indo-Chine et des
archipels océaniens, elle deviendra, entre l’Europe et ses antipodes, le
vaste entrepôt des cinq mondes, le point de transit du commerce
universel. Ses rivages, aimés du soleil, se livrent mollement aux
baisers de cette mer que les navigateurs ont nommée la Mer-Vermeille,
lorsque leurs yeux éblouis contemplèrent pour la première fois l’azur de
ses flots. Avec le railway du Pacifique, la Californie ne sera plus qu’à
trente-cinq jours de l’Europe; avec l’électricité, quatre heures
seulement la sépareront du vieux monde.

Vous, les déshérités de la fortune, vous sur qui pèse la misère ou le
malheur, vous aussi qui vous étiolez sans espérance et sans but au
milieu de la vie énervante et des mesquines passions des cités, suivez
ce flot humain qui roule vers l’Amérique, rompez avec courage ce lien
qui, vous attachant au sol natal, y enchaîne tristement votre destinée.
Là-bas aussi, on peut être heureux; là-bas, une terre jeune et fertile
n’attend que votre travail et votre intelligence pour vous donner, sinon
la fortune, du moins le bien-être, la liberté et ce souverain
contentement que procure le devoir accompli. Au milieu de la grande
nature américaine, vous vous relèverez plus forts, plus courageux, plus
dignes de vous et du rôle que l’homme est appelé à remplir au sein de la
création.


Châlons, imp. T. MARTIN.




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