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Title: Le Nègre du «Narcisse»
Author: Conrad, Joseph
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Le Nègre du «Narcisse»" ***
«NARCISSE» ***



  Joseph Conrad

  Le Nègre
  du “Narcisse”

  Traduit de l’anglais par
  Robert d’Humières



(C) Librairie Gallimard 1913.



Monseigneur, dans son discours, fit montre d’un très vif amour pour les
navires.

(Journal de Samuel Pepys)



Préface


Toute œuvre littéraire qui aspire, si humblement soit-il, à s’élever à
la hauteur de l’art doit justifier son existence à chaque ligne. Et
l’art lui-même peut se définir comme la tentative d’un esprit individuel
pour rendre le mieux possible justice à l’univers visible, en mettant en
lumière la vérité diverse et une que recèle chacun de ses aspects. C’est
l’effort fait pour découvrir dans ses formes, dans ses couleurs, dans sa
lumière, dans ses ombres, dans les aspects de la matière et les faits de
la vie même, ce qui leur est fondamental, ce qui est durable et
essentiel--leur qualité la plus évocatrice et la plus convaincante--la
vérité même de leur existence. L’artiste donc, aussi bien que le penseur
ou l’homme de science, recherche la vérité pour la mettre en lumière.
Séduit par les dessous du monde visible, le penseur s’enfonce dans la
région des idées, l’homme de science dans le domaine des faits, dont ils
dégagent les vérités pratiques qui conviennent à cette hasardeuse
entreprise qu’est notre vie. Ils parlent avec assurance à notre sens
commun, à notre intelligence, à notre désir de paix ou à notre
inquiétude, fréquemment à nos préjugés, parfois à nos appréhensions,
souvent à notre égoïsme, mais toujours à notre crédulité. Et l’on écoute
leurs paroles avec respect, car elles ont trait à de graves questions, à
la culture de nos esprits ou à la préservation de notre corps, à
l’accomplissement de nos ambitions, à la perfection de nos moyens et à
la glorification de nos précieux succès.

Il en est tout autrement pour l’artiste.

En présence du même spectacle énigmatique, l’artiste rentre en lui-même,
et, solitaire dans cette région d’effort et de lutte intime, il découvre
les termes d’un message qui s’adresse à des qualités bien moins
évidentes en nous: à cette part de notre nature qui, dans les conditions
combatives de notre existence, se dérobe nécessairement derrière de plus
résistantes et de plus rudes vertus. Ce message est moins bruyant, plus
profond, moins précis, plus émouvant, et plus tôt oublié. Et pourtant
son effet persiste à jamais. La changeante sagesse des générations
successives fait délaisser les idées, met les faits en question, détruit
les théories. Mais l’artiste parle à cette part intime de notre être qui
ne dépend point de la sagesse, à ce qui est en nous un don et non pas
une acquisition, et qui est, par conséquent, plus constamment durable.
Il parle à notre capacité pour la joie et l’admiration, il s’adresse au
sentiment du mystère qui entoure nos vies, à notre sens de pitié, de
beauté et de souffrance, au sentiment de ce qui nous rattache à toute la
création; et à la conviction subtile mais invincible de la solidarité
qui unit la solitude d’innombrables cœurs: à cette solidarité dans les
rêves, dans le plaisir, dans la tristesse, dans les aspirations, dans
les illusions, dans l’espoir et l’effroi, qui relie chaque homme à son
prochain et qui unit toute l’humanité, les morts aux vivants, et les
vivants à ceux qui sont encore à naître.

Un tel enchaînement de pensées, ou plutôt de sentiments, peut seul
expliquer, dans une certaine mesure, le but que se propose la tentative
faite dans le récit qui va suivre pour présenter un aventureux épisode,
emprunté aux existences obscures de quelques individus appartenant à la
multitude des gens naïfs, simples et sans voix. Car si la croyance dont
on vient de faire l’aveu contient une part de vérité, il devient évident
qu’il n’est pas un lieu de splendeur ou un coin obscur de la terre qui
ne mérite au moins un regard passager d’admiration ou de pitié.
L’intention peut donc justifier la matière même de cet ouvrage. Mais
cette préface, qui n’est que la confession d’une velléité créatrice, ne
saurait se terminer ici, car l’aveu n’est pas encore complet. Un
roman--quand il s’efforce le moins du monde d’atteindre à l’œuvre
d’art--s’adresse au tempérament. Et ce doit être, en vérité, comme en
matière de peinture, ou de musique, ou de toute espèce d’art, l’appel
d’un tempérament à tous les autres innombrables tempéraments dont le
pouvoir subtil et irrésistible doue les événements éphémères de leur
véritable sens, et crée l’atmosphère morale et émotionnelle du lieu et
du temps. Un tel appel, pour produire son effet, doit être une
impression transmise par les sens; et, en fait, il n’en saurait être
autrement, car le tempérament, qu’il soit individuel ou collectif, n’est
point soumis à la persuasion. Tout art doit s’adresser d’abord aux sens,
et une conception artistique qui s’exprime à l’aide de mots écrits doit
s’adresser aux sens, si son intention profonde est d’atteindre la source
même de nos émotions. Il lui faut aspirer de toutes ses forces à la
plasticité de la sculpture, à la couleur de la peinture, à la suggestion
magique de la musique, cet art des arts. Et ce n’est que par une
dévotion complète et inébranlable au parfait accord de la forme et de la
substance, ce n’est que par un soin incessant apporté au contour et à la
sonorité des phrases qu’on peut atteindre à la plasticité et à la
couleur, et que la lumière de la suggestion magique peut jouer
furtivement à la surface banale des mots, des vieux, vieux mots épuisés
et défigurés par des siècles d’un insouciant usage.

Un effort sincère pour accomplir cette tâche créatrice, pour aller aussi
loin dans cette voie que les forces peuvent le lui permettre, sans se
laisser abattre par les hésitations, la lassitude ou les reproches, est
la seule justification valable de celui qui travaille à une œuvre
d’imagination. Et à ceux qui, dans la plénitude d’une sagesse qui
cherche un profit immédiat, demandent à être édifiés, consolés, amusés;
demandent à être promptement améliorés, ou encouragés, ou effrayés, ou
brusqués ou charmés, il doit, s’il a la conscience claire, répondre
ceci: «Le but que je m’efforce d’atteindre est, avec le seul pouvoir des
mots écrits, de vous faire entendre, de vous faire sentir, et avant
tout, de vous faire voir. Cela et rien d’autre, et voilà tout! Si j’y
parviens, vous trouverez là, selon vos mérites, encouragement,
consolation, terreur, charme, tout ce qui peut vous plaire, et peut-être
aussi cette vision de vérité que vous avez oublié de réclamer.»

Saisir, en un moment de courage, sur l’impitoyable déroulement du temps,
une phase éphémère de la vie, ce n’est que le commencement de la tâche.
La tâche, entreprise avec tendresse et foi, consiste à maintenir
résolument, sans hésitation ni frayeur, devant tous les yeux et dans
l’éclairement d’une sincère attitude, ce fragment de vie. Elle consiste
à en faire paraître la vibration, la couleur, la forme, et, à travers sa
mobilité, sa forme et sa couleur, à révéler la substance même de sa
vérité, à découvrir le secret évocateur, la force et la passion qui se
cachent au cœur de chaque instant persuasif. Dans un effort individuel
de cette sorte, si on a assez de mérite et de bonheur, on peut parfois
atteindre à une sincérité si parfaite qu’à la fin la vision de regret ou
de pitié, de terreur ou de gaieté éveillera dans le cœur des spectateurs
le sentiment d’une inébranlable solidarité, de cette solidarité dans
l’origine mystérieuse, dans le labeur, dans la joie, dans l’espérance,
dans une incertaine destinée qui unit les hommes les uns aux autres, et
l’humanité tout entière au monde visible qu’elle habite.

Il est évident que celui qui, à tort ou à raison, demeure attaché aux
convictions que l’on vient d’exprimer, ne peut être fidèle à
aucune des formules temporaires de son art. La part durable
qu’elles comportent--cette vérité que chacune d’elles dissimule
imparfaitement--lui demeurera comme la plus précieuse des possessions,
mais, réalisme, romantisme, naturalisme,--et même ce sentimentalisme
officieux, qui, de même que les pauvres, est si malaisé à
congédier,--tous ces dieux, après qu’il aura quelque temps vécu dans
leur compagnie, doivent l’abandonner, fût-ce même sur le seuil du
temple, aux bégaiements de sa conscience et au sentiment des difficultés
de sa tâche. Dans cette pénible solitude, le cri de l’Art pour l’Art
perd la sonorité passionnante de son apparente immoralité. On l’entend
résonner au loin, ce n’est plus un cri et on ne l’entend plus que comme
un soupir, souvent incompréhensible, mais quelquefois, vaguement,
encourageant.

                   *       *       *       *       *

Parfois, nous reposant à l’ombre d’un arbre qui borde la route, nous
observons au loin, dans un champ, l’activité d’un laboureur, et, au bout
d’un moment, nous nous demandons languissamment à quoi cet homme est
occupé. Nous observons les mouvements de son corps, le balancement de
ses bras, nous le voyons se courber, se redresser, hésiter, recommencer.
Le charme d’une heure oisive peut s’accroître si l’on connaît l’objet de
son labeur. Si nous savons qu’il essaye de soulever une pierre, de
creuser un fossé, de déraciner une souche, nous prenons plus d’intérêt à
ses efforts, nous consentons même à ce que son agitation trouble la
quiétude du paysage, et, pour peu que nous soyons dans une disposition
fraternelle, nous irons même jusqu’à excuser son insuccès. Nous avons
compris son dessein, et, après tout, cet homme a fait de son mieux:
peut-être n’avait-il pas la force, peut-être n’avait-il pas le savoir
nécessaires. Nous pardonnons, poursuivons notre route, et oublions.

Il en est de même pour celui qui fait œuvre d’art. L’art est long et la
vie est courte, et la vérité est lointaine. Et ainsi, incertain de sa
force pour un si long voyage, on se met à parler du but poursuivi, du
but de l’art qui, comme la vie elle-même, est attirant, malaisé à
atteindre, obscurci par la brume. Il ne se trouve pas dans la claire
logique d’une conclusion triomphante, il ne se trouve pas dans la
révélation de l’un de ces impitoyables secrets qu’on appelle les «lois
de la nature». Il n’est pas moins grand qu’eux, il est seulement plus
difficilement accessible.

Arrêter pour un temps les mains occupées aux œuvres pratiques de la
terre, obliger des hommes absorbés par la vue lointaine de succès
matériels à contempler un moment autour d’eux une vision de formes, de
couleurs, de lumière et d’ombre; les faire s’arrêter, l’espace d’un
regard, d’un soupir, d’un sourire, tel est le but, difficile et fuyant,
et qu’il n’est donné qu’à bien peu d’entre nous d’atteindre. Mais
quelquefois, par l’effet de la grâce et du mérite, même cette tâche-là
peut être accomplie. Et lorsqu’elle est accomplie--ô merveille!--toute
la vérité de la vie s’y trouve: un moment de vision, un soupir, un
sourire, et le retour à un éternel repos.

J. C. 1897.



[Illustration]



Monsieur Baker, second du navire le _Narcisse_, franchit d’un pas le
seuil de sa cabine éclairée et se trouva dans l’ombre du gaillard
d’arrière. Au-dessus de sa tête, sur le fronteau de dunette, l’homme de
quart piqua deux coups. Il était neuf heures. M. Baker, parlant d’en
bas, demanda:

--Tout le monde à bord, Knowles?

L’homme descendit l’échelle à pas boitillants, puis dit d’un ton
méditatif:

--Il me semble, sir. Tous les anciens sont là et il y a pas mal de
nouveaux rendus aussi. Ils doivent y être tous.

--Dis au maître d’envoyer tout le monde derrière, continua M. Baker, et
fais-moi porter une bonne lampe ici. Je vais faire l’appel de nos
bonshommes.

Il faisait sombre sur l’arrière; mais à mi-pont, par les portes ouvertes
du gaillard d’avant, deux rais de vive lumière barraient la ténèbre de
la nuit calme qui enveloppait le navire. Des voix montaient tandis qu’à
bâbord et à tribord, dans le rectangle lumineux des portes, des
silhouettes mouvantes apparaissaient un moment, très noires, comme
découpées à l’emporte-pièce dans de la tôle. Le navire était prêt à
prendre la mer. Le charpentier avait enfoncé le dernier coin qui
condamnait le grand panneau et, jetant sa masse, s’était essuyé le front
avec lenteur, sur le coup de cinq heures. On avait balayé les ponts,
huilé le guindeau avant de lever l’ancre; la forte aussière de remorque
gisait le long du pont, sur le côté, en longs doubles, un bout remonté
et pendant par-dessus le bossoir, paré pour être tendu au remorqueur,
qui arriverait, battant l’eau, crachant à grand bruit, chaud et fumant
dans la limpide et fraîche paix de la première aube. Le capitaine était
à terre, afin d’y compléter le rôle; et, le travail de la journée fini,
les officiers du bord se tenaient à l’écart, heureux de respirer un
moment. Peu après la tombée de la nuit, les quelques permissionnaires et
les nouveaux embarqués commencèrent d’arriver dans des bateaux venus de
terre, dont les rameurs, Asiatiques vêtus de blanc, réclamaient à cris
irrités leur salaire avant d’accoster l’échelle du passavant. Le fébrile
et criard babil d’Orient luttait avec les mâles accents de matelots gris
rabattant les revendications cyniques et les déshonnêtes espoirs en un
langage sonore et profane. Le calme resplendissant et constellé de la
nuit orientale fut lacéré en impurs lambeaux par des hurlements de rage
et des clameurs de lamentations élevés au sujet de sommes variant de
cinq annas à une demi-roupie; et personne à bord de nul vaisseau, dans
le port de Bombay, ne put ignorer que son nouvel équipage était en train
de rallier le _Narcisse_.

Peu à peu, l’affolante rumeur s’apaisa. Les bateaux n’arrivèrent plus,
en clapotant, par grappes de trois ou quatre à la fois, mais accostaient
un par un, dans un murmure étouffé de remontrances auquel coupait court
un: «Pas un pice de plus! Va-t’en au diable!» des lèvres de quelque
arrivant gravissant d’un pas lourd l’échelle de coupée, ombre bossue, un
long sac perché sur l’épaule. A l’intérieur du gaillard d’avant, les
nouveaux venus, mal assurés sur leurs jambes parmi les caisses cordées
et les ballots de literie, liaient connaissance avec leurs anciens, qui
s’étageaient, assis sur les deux rangs de couchettes, examinant leurs
futurs camarades d’un œil critique, mais amical. Les deux lampes du
gaillard d’avant, mèches hautes, jetaient un intense éclat; des feutres
durs terriens s’équilibraient en arrière sur des crânes ou roulaient sur
le pont entre les câbles chaînes, des cols blancs défaits allongeaient
leurs pointes empesées de part et d’autre de visages cramoisis; des bras
musculeux gesticulaient hors des manches de chemise; par-dessus le
grondement continu des voix sonnaient des éclats de rire et de rauques
appels: «Tiens, fiston, prends ce cadre!... Essaye un peu, voir!... Ton
dernier embarquement?... Je connais... Il y a trois ans, dans
Puget-Sound... Cette couchette-là fait eau, je te dis!... Y en a-t-il un
de vous, terriens, qui ait apporté une bouteille?... Aboule un peu de
tabac... Je l’ai connu, son capitaine s’est bu à mort... Un chic type!
Puisque je te le dis que t’as embarqué sur un sacré rafiot ousque ils en
tirent pour leur argent de la sueur du matelot!...»

Un petit homme nommé Craik et surnommé Belfast diffamait le bateau avec
véhémence, brodant à plaisir, histoire de donner aux nouveaux matière à
réfléchir. Archie, assis de biais sur son coffre, les genoux rangés,
poussait avec régularité son aiguille à travers la pièce blanche d’un
pantalon bleu. Des hommes en vestons noirs et cols droits se mêlaient à
d’autres pieds nus, bras nus, chemises de couleur bâillant sur leurs
poitrines velues, pressés l’un contre l’autre au milieu du gaillard.
Tous parlaient à la fois avec un juron tous les deux mots. Un Finlandais
en chemise jaune à raies roses regardait en l’air, l’œil rêveur sous une
broussaille de cheveux pendants. Deux jeunes géants à visage lisse de
bébés--deux Scandinaves--s’entraidaient à déplier leur literie, muets et
souriant avec placidité à la tempête d’imprécations vides de sens et de
colère. Le père Singleton, doyen des matelots du bord, se tenait à
l’écart sur le pont, juste sous les lampes, nu jusqu’à la ceinture,
tatoué comme un chef cannibale sur toute la surface de sa puissante
poitrine et de ses énormes biceps. Entre les vignettes rouges et bleues,
sa peau blanche luisait comme du satin; son dos nu contre le pied de
beaupré, il tenait à bout de bras un livre devant son large visage tanné
de soleil. Avec ses lunettes, la blancheur de sa barbe vénérable, il
semblait un docte patriarche de sauvages, l’incarnation d’une sagesse
barbare demeurée sereine dans le vacarme d’un monde blasphémateur. Sa
lecture l’absorbait profondément et, comme il tournait les pages, une
expression de grave surprise passait sur ses traits rudes. Il lisait
_Pelham_. La popularité de Bulwer Lytton dans les postes d’équipages des
navires qui sillonnent les mers du sud constitue un phénomène bizarre et
merveilleux. Quelles idées sa phrase polie et si curieusement dénuée de
sincérité peut-elle bien éveiller dans les esprits simples des grands
enfants qui peuplent ces obscurs et vagabonds réduits de la terre? Quel
sens leurs âmes inexpérimentées peuvent-elles trouver à l’élégant
verbiage de sa prose? Quel intérêt? Quel oubli? Quel apaisement?
Mystère! Est-ce la fascination de l’incompréhensible? Est-ce le charme
de l’impossible? Ou bien ces êtres qui existent en marge de la vie
puisent-ils en ces récits l’énigmatique révélation d’un monde
resplendissant, un monde d’au-delà la frontière d’infamie et d’ordure,
la lisière de laideur et de faim, de misère et de débauche qui enclôt de
toutes parts jusqu’à son premier flot l’incorruptible océan, et qui est
tout ce qu’ils savent de la vie, tout ce qu’ils voient du continent
inabordé, ces captifs à vie de la mer! Mystère encore.

Singleton, routier des escales du sud dès ses douze ans, qui durant les
dernières quarante-cinq années n’avait pas vécu (nous fîmes le compte
sur ses papiers) plus de quarante mois à terre--le vieux Singleton qui
se vantait, avec la modeste assurance de longues années bien remplies,
qu’ordinairement du jour où il débarquait d’un navire jusqu’au jour où
il embarquait sur un autre, il était rarement en état de distinguer du
jour la nuit, le vieux Singleton siégeait imperturbable dans le tumulte
des voix et des cris, épelant _Pelham_ laborieusement et perdu dans une
application assez profonde pour ressembler à une hypnose. Chaque fois
qu’il tournait la page de ses énormes mains noircies, les muscles des
solides bras blancs roulaient un peu sous la peau lisse. Cachées par la
moustache blanche, ses lèvres, tachées du jus de tabac qui dégoulinait
sur sa longue barbe, remuaient sans faire de bruit. Les yeux un peu
larmoyants fixaient le livre à travers la luisance des verres sertis de
noir. Vis-à-vis, à niveau de son visage, le chat du bord se tenait sur
le tambour du cabestan en une pose de chimère accroupie, clignant ses
yeux verts en contemplant son vieil ami. Il semblait méditer de sauter
sur les genoux de l’ancien, par-dessus le dos courbé du novice assis aux
pieds de Singleton. Le jeune Charley était maigre de corps et long de
cou. La saillie de ses vertèbres faisait comme une chaîne de monticules
sous sa vieille chemise. Sa figure d’enfant des rues--figure précoce,
sagace et ironique où descendaient deux sillons profonds de part et
d’autre d’une bouche mince et large--touchait presque ses genoux osseux.
Il apprenait à faire un nœud plat avec un bout de vieux filin. Des
gouttes de sueur perlaient à son front bombé; il reniflait fortement par
intervalles avec un regard du coin de son œil mobile vers le vieux
matelot indifférent au gars embarrassé qui marmonnait sur sa tâche.

Le bruit s’accrut. Le petit Belfast, dans la chaleur lourde, semblait
bouillir de furie facétieuse. Ses yeux dansaient; dans le rouge de son
visage, comique comme un masque, la bouche béait noire, et grimaçait
étrangement. En face de lui un homme, à demi vêtu, se tenait les côtes
et, la tête renversée, riait, les cils humides. D’autres ouvraient des
yeux stupéfaits. Assis pliés en deux sur les couchettes supérieures, des
fumeurs tenaient leurs pipes courtes, balançant leurs pieds, nus et
bruns, au-dessus des têtes de ceux qui, en bas, vautrés sur les coffres,
écoutaient avec des sourires de naïveté ou de mépris. Par-dessus les
bords blancs des couchettes s’allongeaient des têtes aux yeux
clignotants; mais la ligne des corps se perdait dans l’obscurité de ces
cavités pareilles aux niches étroites qu’on eût ménagées aux cercueils
dans un ossuaire illuminé et blanchi à la chaux. Les voix bourdonnèrent
plus haut. Archie, les lèvres serrées, se tassa, sembla se retirer dans
un plus étroit espace et continua de coudre, industrieux et muet.
Belfast braillait comme un derviche en extase:

--... Alors, que je lui dis comme ça, les gars; sauf respect, que je dis
à ce second officier de ce vapeur, sauf respect, le ministre devait être
saoul le jour qu’il vous a fichu votre brevet! «Qu’est-ce que tu dis,
sacré...», qu’il dit en me fonçant dessus comme un taureau; et moi qui
lève mon pot à goudron et qui le lui chavire tout sur sa sacrée belle
physionomie et son complet blanc... «Prends ça, que je dis. Je sais
naviguer, pas moins, espèce de propre à rien, de lèche-pied, de nez
partout, de sale épontille à passerelle! C’est à moi que t’as affaire!
que je gueule...» Il vous aurait fallu le voir sauter, les gars. Noyé,
aveuglé de goudron qu’il était! Alors...

--Ne le croyez pas! Il n’a jamais jeté de goudron. J’y étais, cria
quelqu’un.

Les deux Norvégiens, côte à côte sur le même coffre, pareils et
placides, ressemblaient à des perruches inséparables sur le même bâton,
et ouvraient innocemment leurs yeux arrondis; mais le Finlandais, dans
l’explosion des cris et le roulement des rires, restait sans bouger,
inerte et morne, comme un sourd aux reins mous. Près de lui, Archie
souriait à son aiguille. Un nouveau venu, large d’épaules, avec des yeux
lents, s’adressa délibérément à Belfast, pendant une accalmie:

--Je me demande comment qu’il en reste des officiers ici avec un
gaillard comme toi à bord! J’en conclus qu’ils ne sont plus si mauvais à
présent, si c’est toi qui les a dressés, fiston!

--Pas mauvais! Pas mauvais! hurla Belfast. Si on ne se sentait pas les
coudes... Pas mauvais. Ils ne sont jamais mauvais quand on ne les laisse
pas faire, Dieu damne leurs cœurs noirs...

Il écumait, faisant le moulinet avec ses bras, puis soudain sourit et
tirant de sa poche une carotte de tabac noir, il en détacha une chique
d’un coup de dent avec une affectation de férocité drôle. Un autre
nouveau, des yeux fuyants, dans une figure jaune en lame de couteau, qui
écoutait depuis un instant, la bouche ouverte, dans l’ombre du
maître-caisson, observa d’une voix rêche:

--Ça ne fait rien, c’est le passage de retour. Bon ou mauvais, je me
fiche d’eux, tant que je suis sûr que c’est le retour. Quant à mes
droits, je les ferai respecter. Ils verront.

Toutes les têtes se tournèrent vers lui. Seuls, le novice et le chat ne
firent pas attention. Il se tenait les poings sur les hanches, nabot à
cils blancs. Il semblait avoir connu toutes les déchéances et toutes les
furies. Il avait l’air d’avoir été giflé, roulé à coups de botte dans la
fange, il semblait avoir essuyé des coups de griffe, des crachats, avoir
été lapidé d’innommable ordure..., et il souriait avec sécurité aux
visages environnants. Le poids d’un melon bosselé rabattait ses
oreilles. Les basques en loques d’une redingote noire pendaient comme
des franges sur ses mollets. Il défit les deux seuls boutons qui
restaient et tout le monde vit qu’il ne portait pas de chemise dessous.
Malchance caractéristique, ces haillons, auxquels nul ne se fût avisé
d’attribuer un possesseur, prenaient sur lui la physionomie de hardes
volées. Il avait le cou long et maigre, les paupières rougies, du poil
clairsemé aux joues, les épaules pointues et tombantes comme les ailes
cassées d’un oiseau. Son flanc gauche crépi de vase disait une nuit
récente dans la boue d’un fossé. Après avoir sauvé sa fainéante carcasse
de destruction violente en désertant d’un vaisseau américain à bord
duquel, en un moment d’oublieuse folie, il avait osé s’engager, ç’avait
été une quinzaine à terre à battre le quartier indigène, à crever de
faim, à coucher sur des tas d’immondices, à errer au soleil. Ce visiteur
imprévu sortait des cauchemars. Il restait là, répugnant, à sourire dans
le silence soudain tombé. Ce poste d’équipage tout blanc et frais lavé
lui offrait un refuge; sa fainéantise pourrait s’y vautrer et s’y
nourrir, en maudissant le pain de sa bouche; ce champ s’ouvrait à ses
talents pour esquiver les tâches, pour tricher, pour mendier; il
trouverait là, sans faute, quelqu’un à duper et quelqu’un à brimer, et
on le paierait pour tout cela.

Tous le connaissaient bien. C’était l’homme qui ne saurait pas
gouverner, pas faire une épissure, qui bouderait à la besogne par les
nuits noires; qui, dans le gréement, se cramponnerait frénétique, des
bras et des jambes en jurant contre le vent, le grésil, l’ombre; l’homme
qui maudit la mer tandis que les autres peinent. Le dernier dehors, le
premier rentré à l’appel de: Tout le monde sur le pont. L’homme
incapable de faire les trois quarts des choses et qui ne veut pas faire
les autres. L’enfant gâté des philanthropes et des marins d’eau douce,
ses pareils. Le sympathique et méritoire individu jaloux de tous ses
droits, mais qui ne veut rien connaître de l’endurance, du courage, de
la confiance inexprimée ni du pacte de tacite bonne foi qui lie les
membres d’un équipage. Le rejeton frondeur de la basse licence
faubourienne, plein de dédain et de haine pour l’austère servitude de la
mer.

Quelqu’un lui cria:

--Comment t’appelles-tu?

--Donkin, répondit-il, effronté mais jovial.

--Qu’est-ce que tu fais? demanda une autre voix.

--Ben, le matelot, comme toi, mon vieux.

Le ton visait à la cordialité, mais n’arrivait qu’à l’impudence.

--Du diable si tu ne marques pas plus mal qu’un soutier dans la débine!
commenta l’autre à mi-voix et d’un ton convaincu.

Charley leva la tête et d’un insolent galoubet:

--C’est un homme et c’est un marin.

Puis, s’essuyant le nez d’un revers de sa main, il se courba de nouveau
industrieusement sur son bout de filin. Quelques-uns rirent. D’autres
dévisagèrent l’intrus, perplexes. Le loqueteux s’indigna:

--En voilà une manière de recevoir un copain dans un gaillard d’avant,
jappa-t-il. Êtes-vous des hommes, ou un tas de cannibales sans cœur?

--Ne va pas ôter ta chemise pour un mot en l’air, camarade. Ça ne vaut
pas une chiquenaude, héla Belfast en se dressant d’un bond devant lui,
furieux, menaçant et amical tout ensemble.

--Est-il aveugle, cet autre? demanda l’indomptable fantoche, en
regardant autour de lui d’un air de surprise feinte. Il ne voit donc pas
que j’en ai plus de chemise?

Il étendit les deux bras en croix et secoua les haillons qui
recouvraient ses os d’un geste dramatique.

--Et pourquoi? continua-t-il très haut. Les salauds de Yankees ont voulu
me mettre les tripes au vent parce que je défendais mes droits comme un
brave. Je suis anglais, nom de Dieu. Ils me sont tombés dessus et j’ai
fichu le camp. V’là la raison. Vous n’avez jamais vu un homme dans la
purée? Hein? Qu’est-ce que c’est qu’un sacré bateau comme ça? Je suis
fauché. J’ai rien. Pas de sac, pas de lit, pas de couverture, pas de
chemise, pas une sacrée nippe autre que ce que je porte. Mais au moins
j’ai pas cané devant ces salauds de Yankees. Y a personne ici qui aurait
un grimpant pour un poteau dans la mouise?

Il savait par quels moyens séduire l’instinct naïf de cette foule. Tout
d’un coup, ils lui donnèrent leur compassion blagueuse, méprisante ou
bourrue. Elle prit d’abord la forme d’une couverture jetée à sa tête,
comme il se tenait, devant eux, la peau blanche de ses membres attestant
son humanité fraternelle à travers la noire fantaisie de ses loques.
Puis une paire de vieux souliers vint rouler à ses pieds boueux.
Accompagné d’un cri de: Gare dessous! un vieux pantalon roulé, lourd de
taches de goudron, le frappa à l’épaule. Le souffle de leur
bienveillance soulevait un flot de pitié sentimentale dans leurs cœurs
indécis. Leur propre spontanéité à soulager la misère d’un des leurs les
emplissait d’attendrissement. Des voix crièrent: «On t’équipera, vieux!»
Des murmures se croisèrent: «Jamais vu ça... Pauvre bougre... J’ai un
vieux gilet, ça peut-il te servir?... Prends-le, mon matelot.»

Ces rumeurs amicales emplissaient le gaillard. L’objet de ces largesses,
ramant de son pied nu, les rassembla en tas, tandis que son regard
circulaire en mendiait davantage. Sans émotion, Archie ajouta
consciencieusement au tas une vieille casquette à visière arrachée.

Le vieux Singleton, perdu dans les régions sereines de la fiction,
continuait de lire et ne daignait rien voir. Charley, sans pitié à cause
de la sagesse du jeune âge, pipa:

--Si tu veux des boutons dorés pour tes uniformes neufs, j’en ai deux.

L’infect tributaire de la charité universelle brandit son poing vers le
novice:

--Toi, j’aurai l’œil à ce que tu tiennes ce plancher propre, eh! fayot!
dit-il hargneusement. As pas peur. Je t’apprendrai à être poli pour un
matelot, espèce d’ânon bâté.

Ses yeux brillaient méchamment, mais ayant vu Singleton fermer son
livre, ses prunelles, pareilles à des grains luisants, se mirent à errer
d’une couchette à l’autre.

--Prends celle-là, près de la porte, elle n’est pas mauvaise, suggéra
Belfast.

L’interpellé rassembla les dons amoncelés à ses pieds, les pressa en
ballot contre sa poitrine puis, après un coup d’œil à la dérobée vers le
Finnois debout à côté de lui, le regard perdu dans le vague, comme s’il
y suivait une de ces visions maléfiques qui hantent les hommes de sa
race:

--Ote-toi de là, tu me gênes, l’Alboche, dit la victime des brutalités
yankees.

Le Finnois ne bougea pas, il n’avait pas entendu.

--Démarre, nom de Dieu, brailla l’autre, en le bousculant du coude.
Démarre, spèce d’idiot, de sourd-muet gaga. Oust!

L’homme chancela, se remit et contempla le parleur sans ouvrir la
bouche.

--Ces sacrés étrangers, ça demande à être maté, opina l’aimable Donkin,
pour l’instruction du gaillard d’avant. Si on ne les met pas à leur
place, ils vous mangent dans la main.

Il jeta le total de ses possessions terrestres dans la couchette vide,
mesura d’un second coup d’œil les risques de l’aventure, puis bondit
vers le Finnois, qui restait immobile, pensif et morne.

--Je t’apprendrai à boucher la route, gueula-t-il. Je te vas pocher les
yeux, sacrée tête carrée.

Les hommes, pour la plupart, occupaient maintenant les couchettes et le
couple avait à lui seul le gaillard pour champ-clos. Donkin, l’indigent,
dans ce nouveau personnage, éveilla l’intérêt général. Il dansait,
dépenaillé, devant le Finnois ahuri, esquissant des attaques du poing
dans la direction du lourd visage que nulle émotion n’altérait. Deux ou
trois spectateurs encouragèrent le jeu d’un: «Vas-y, Whitechapel!» en
s’installant voluptueusement dans leurs lits pour suivre la lutte.
D’autres crièrent: «Ta bouche!... Ferme ça!...» Le vacarme recommençait.
Soudain, une succession de coups frappés au-dessus de leurs têtes avec
un anspect résonna comme une petite canonnade dans tout le gaillard.
Puis la voix du maître d’équipage s’éleva derrière la porte, une note de
commandement dans son accent traînard:

--As-tu entendu, vous autres en bas? Tout le monde derrière! Tout le
monde derrière pour faire l’appel!

Il y eut un moment de silence étonné. Puis le plancher du gaillard
d’avant disparut sous des hommes sautés de leurs couchettes avec un
flop! de pieds nus. On repêcha des bonnets dans des plis de couvertes
dégringolées. Quelques-uns, en bâillant, boutonnaient des ceintures de
pantalons. Des pipes à moitié fumées se vidaient heurtées contre le
boisage, avant de disparaître, poussées sous des oreillers. Des voix
grognèrent: «Qu’est-ce qu’il y a? On peut pas dormir?...» Donkin jappa:
«Si c’est comme ça que ça se passe sur ce bateau-ci, faudra voir à y
voir!... Laissez-moi faire, ça traînera pas...»

Personne ne faisait attention à lui. Ils sortaient par paquets de deux
et trois pressés dans la porte, à la mode des matelots du commerce qui
ne savent pas prendre une porte franchement, comme de simples terriens.
L’apôtre des réformes suivit. Singleton, enfilant sa vareuse, passa le
dernier, massif et paternel, portant haut sa tête de sage battu des
tempêtes sur son corps de vieillard athlétique.

Charley seul resta dans la blancheur crue de la pièce vide, assis entre
les deux rangs de mailles de fer dont la suite se perdait dans l’ombre
étroite de l’avant. Il tirait violemment sur les torons du filin, en un
effort suprême pour finir son nœud commencé. Tout à coup, il se leva
d’un élan, jeta le câble au nez du chat et fila derrière le matou noir
qui franchissait à petits sauts les stoppeurs de chaîne, la queue toute
droite, en l’air, comme une hampe.

Les marins passèrent de la lumière brutale et de la chaude buée qui
noyait le gaillard d’avant à la sérénité d’une nuit pure. Son souffle
apaisant les enveloppa, tiède haleine qui s’écoulait sous les étoiles
innombrablement suspendues plus haut que la pomme des mâts comme un
nuage fin de lumineuse poussière. Dans la direction de la ville, la
noirceur de l’eau se rayait de traînées de feu doucement ondulantes au
gré des rides de la surface, semblables à des filaments qui flotteraient
enracinés au rivage. Des rangs d’autres lumières s’enfonçaient dans les
lointains, tout droit comme en parade, dans l’intervalle d’édifices très
hauts; mais de l’autre côté du golfe, de sombres collines arquaient
leurs vertèbres noires où, çà et là, le point d’une étoile paraissait
une étincelle tombée du firmament. Au loin, vers Bycullah, les lampes
électriques aux portes des docks balançaient au sommet de supports
grêles leur éclat frigide, comme des spectres captifs de lunes
malfaisantes. Épars sur tout le jais luisant de la rade, les navires à
l’ancre flottaient parfaitement immobiles sous la faible lueur de leurs
fanaux de mouillage, masses opaques surgies comme d’étranges et
monumentales structures abandonnées par les hommes à l’éternel repos.

Devant la chambre du capitaine, M. Baker faisait l’appel. A mesure que
les hommes, à pas butants et incertains, arrivaient à hauteur du grand
mât, ils percevaient sur l’arrière son visage large et rond, un papier
blanc devant les yeux, et, contre son épaule, la tête ensommeillée, aux
paupières lourdes du pilotin qui tenait, au bout de son bras levé, le
globe lumineux d’un falot. Le bruit mou des pieds nus sur les planches
n’avait pas cessé que le second commençait l’appel des noms. Il
articulait distinctement, d’un ton sérieux, comme il seyait à cet appel
qui sommait des hommes vers l’inquiète solitude, la lutte obscure et
sans gloire, ou vers l’endurance plus pénible encore des petites
privations et des fastidieux devoirs. A chaque nom prononcé, un homme
répondait: «Oui, sir!» ou «Présent!» et, se détachant du groupe
indistinct des têtes qui trouaient l’ombre des pavois de tribord,
s’avançait pieds nus dans le cercle de clarté, puis en deux pas muets
rentrait dans les ténèbres de l’autre côté du pont. Ils répondaient sur
des tons différents: marmonnements pâteux, voix franches qui sonnaient
clair; et certains, comme si tout cela eût fait injure à leur dignité,
prenaient une intonation blessée: car la discipline, à bord des navires
de commerce, n’est guère cérémonieuse, ni très fort le sens de la
hiérarchie, là où tous se sentent égaux devant l’immensité indifférente
de la mer et l’exigence sans trêve de ses labeurs.

M. Baker lisait posément: «Hanssen, Campbell, Smith, Wamibo. Eh bien,
Wamibo, pourquoi ne répondez-vous pas? Il faut toujours l’appeler deux
fois.»

Le Finnois poussa enfin un grognement inarticulé et, se portant en
avant, traversa la zone de lumière, étrange, maigre et long, avec son
visage de dormeur éveillé. Le second continua plus vite: «Craik,
Singleton, Donkin... Bon Dieu!» laissa-t-il échapper devant
l’invraisemblable et calamiteuse apparition que lui révélait la lumière.
Cela s’arrêta, découvrit les gencives pâles et les longues dents d’une
mâchoire supérieure en un sourire malveillant: «Y a-t-il quelque chose
qui ne va pas, monsieur le second?» entendit-on. Une pointe d’insolence
relevait la simplicité voulue du ton. Des deux côtés du pont coururent
des rires étouffés. «Suffit. Rentrez dans le rang», grogna M. Baker en
attachant sur le nouvel auxiliaire le regard clair de ses yeux bleus. Et
Donkin, s’éclipsant soudain, rentra parmi la troupe noire des hommes
rassemblés pour y recevoir des claques amicales dans le dos et
s’entendre décerner des flatteries à voix basse. Autour de lui on se
murmurait: «Il n’a pas peur... Il leur en fera voir, je ne vous dis que
ça... Ça valait Guignol... As-tu vu le second s’il était épaté?... Bien!
Dieu me damne si jamais...»

Le dernier homme avait répondu, et il y eut un moment de silence où le
second scrutait sa liste: «Seize, dix-sept, marmottait-il. Il me manque
un homme, maître, dit-il tout haut.»

Le grand gaillard du Devonshire qui se tenait à son côté, brun et barbu
de noir comme un gigantesque Espagnol, dit d’une voix de basse profonde:
«Il ne reste personne à l’avant. J’ai regardé partout. Il n’est pas à
bord, mais possible qu’il s’amène avant le jour.--Ça se peut ou ça ne se
peut pas, commenta le second, pas moyen de lire ce dernier nom. Il y a
une tache d’encre là... Ça fera le compte... Vous autres--en bas.»

Le groupe indistinct, jusque-là immobile, s’ébranla, se défit, se
dirigea vers l’avant.

--Wait! cria une voix pleine et retentissante.

Tous s’arrêtèrent. M. Baker, qui s’était détourné en bâillant, fit
demi-tour, la bouche ouverte. Puis, furieux, il éclata:

--Qu’est-ce que c’est? Qui a dit Wait[1]? Quel...

  [1] En anglais: Attendez.

Mais il aperçut une haute silhouette debout sur la lisse. Elle en
descendit et se fraya une route à travers l’équipage. Des pas lourds
marchèrent vers le fanal du gaillard d’arrière. De nouveau, la voix
sonore répéta avec insistance: Wait! La lampe éclaira l’individu. Il
était de haute taille. La tête se perdait dans l’ombre que jetaient les
embarcations. Les blancheurs de ses dents et de ses yeux luisaient
distinctement, mais la figure était indiscernable. Les mains grandes
paraissaient gantées.

M. Baker s’avança intrépidement.

--Qui êtes-vous? Comment osez-vous? commença-t-il.

Le pilotin, stupéfait comme les autres, éleva le fanal jusqu’à la figure
de l’homme. Elle était noire. Une rumeur étonnée, qui ressemblait au
murmure assourdi du mot: «Nègre», courut le long du pont et se perdit
dans la nuit. Le nègre ne parut pas entendre. Il se campa sur place son
geste rythmé marqua un temps. Après un moment, il dit avec calme:

--Je m’appelle Wait, James Wait.

--Ouais! dit M. Baker.

Puis, après quelques secondes d’un silence où couvait l’orage, il
éclata:

--Ah! vous vous appelez Wait. Et puis après? Qu’est-ce qu’il vous faut?
Qu’est-ce qui vous prend d’arriver en gueulant comme ça?

Le nègre était calme, froid, dominateur, superbe. Les hommes rapprochés
se tenaient derrière lui en masse compacte. Il dépassait le plus grand
d’une demi-tête. Il dit:

--Je suis du navire.

Il prononçait clairement, avec une précision douce. Les accents profonds
et réverbérés de sa voix emplissaient le pont sans effort. Il était
naturellement dédaigneux, condescendant, sans pose, en homme qui, du
haut de ses six pieds trois pouces, avait mesuré l’immensité de
l’humaine folie et pris le parti de lui être indulgent. Il continua:

--Le capitaine m’a embarqué ce matin. Je n’ai pas pu venir à bord plus
tôt. J’ai vu tout le monde derrière comme je montais l’échelle et j’ai
compris tout de suite qu’on faisait l’appel. J’ai dit mon nom,
naturellement. Je pensais que vous l’aviez sur la liste et que vous
comprendriez. Vous vous êtes mépris.

Il s’arrêta court. La démence de ces hommes qui l’entouraient était
confondue. Il avait raison, comme toujours, et, comme toujours, restait
prêt à pardonner l’offense. L’expression de son mépris avait cessé et,
soufflant, il demeurait immobile parmi tous ces hommes blancs. Il levait
haut la tête dans la lueur du fanal, une tête vigoureusement modelée en
méplats d’ombre et lumineux reliefs, une tête puissante et difforme, au
visage camard et tourmenté, pathétique et brutal: le masque tragique,
mystérieux et répulsif de l’âme nègre.

M. Baker recouvra son sang-froid, interrogea le papier de tout près:

--Ah! oui. Parfaitement. C’est bon, Wait. Portez votre sac sur l’avant.

Soudain, les yeux du noir roulèrent comme affolés, chavirèrent,
devinrent tout blancs. Il porta la main à son flanc et toussa deux fois,
d’une toux métallique, creuse et formidablement sonore. Cela résonna
comme deux explosions dans une crypte, le dôme du ciel en retentit et
les parois en fer du navire parurent vibrer à l’unisson, puis il se mit
en marche vers l’avant avec les autres. Les officiers, attardés près de
la porte du carré, purent l’entendre dire:

--N’y a pas quelqu’un pour me donner un coup de main? J’ai un coffre et
un sac.

Ces mots d’intonation égale et sonore portèrent sur toute l’étendue du
navire. Le ton de la question bannissait toute velléité de refus. Les
pas pressés et courts d’hommes portant un fardeau s’éloignèrent vers
l’avant, mais la haute taille du nègre demeura près du grand panneau
entouré d’auditeurs plus petits. On l’entendit de nouveau demander:

--Votre cuisinier est-il un gentleman de couleur?--Puis un «Ah! H’m»
déçu et désapprobateur accueillant l’information que le cuisinier ne se
trouvait être qu’un homme blanc. Pourtant, comme ils descendaient tous
ensemble vers le gaillard d’avant, il daigna passer la tête par la porte
de la cuisine et claironner un magnifique: «Bonjour, docteur!» qui fit
vibrer les casseroles. Dans la demi-obscurité, le cuisinier somnolait
sur le coffre à charbon. Il sauta en l’air comme cinglé par un fouet et
bondit sur le pont sans y voir autre chose que des dos qui s’en
allaient, secoués par des rires. Plus tard, lorsqu’on le mettait sur le
chapitre de ce voyage, il avait coutume de dire: «Le pauvre diable
m’avait fait peur. J’ai cru voir Satan en personne.» Voilà sept ans que
le cuisinier naviguait sur le même bord avec le même capitaine. C’était
un homme à tournure d’esprit sérieuse, pourvu d’une femme et de trois
enfants. Il jouissait de leur société un mois sur douze en moyenne. En
ces occasions, il menait sa famille à l’église deux fois chaque
dimanche. A la mer, il s’endormait tous les soirs, sa lampe brûlant
claire, sa pipe aux dents et sa Bible ouverte à la main. Il fallait
qu’on allât, pendant la nuit, éteindre la lumière et retirer le livre de
ses mains et la pipe de sa bouche.

--Car, se plaignait Belfast agacé, bête de vieux coq, tu finiras par
avaler ta bouffarde un beau soir, et nous n’aurons plus de cuisinier.

--Ah! fils, je suis prêt à répondre à l’appel du Créateur... je voudrais
que vous le soyez tous, répondait l’autre avec une mansuétude sereine, à
la fois imbécile et touchante.

Belfast à la porte de la cuisine trépignait d’énervement:

--Saint idiot, va. J’ai pas envie que tu meures, hurlait-il en levant un
visage furieux, des lèvres tordues, des yeux tendres. Y a pas de presse.
Sacré vieil hérétique à tête de bois, le diable t’aura assez tôt. Mais
pense à nous..., à nous..., à Nous!

Et il s’en allait piaffant, en lançant un jet de salive, dégoûté,
crispé; tandis que l’autre franchissait le seuil une poêle à la main,
noir, fumant, placide, pour suivre d’un sourire supérieur, plein de
pieuse suffisance, le dos de son «drôle de petit corps» tout frémissant
de colère. C’étaient de grands amis.

M. Baker, nonchalamment appuyé contre le bordage reniflait l’humidité de
la nuit en compagnie du lieutenant.

--De beaux grands gars, ces nègres des Antilles, il y en a... Hou!
N’est-ce pas? Un beau gars celui-là, monsieur Creighton. On le sentirait
au bout d’une amarre. Hein? Hou! Je le prendrai dans ma bordée.
Probable.

Le lieutenant, jeune homme blond, d’allure distinguée, pourvu d’un
visage énergique et d’un physique superbe, observa tranquillement que
c’est bien à quoi il s’attendait. Son ton laissait percer une pointe
d’amertume que M. Baker, brave homme, prit à cœur de raisonner.

--Voyons, voyons, jeune homme, dit-il, grognant entre chaque mot.
Voyons, il ne faut pas être trop gourmand. Vous avez eu ce grand Finnois
dans votre bordée tout l’autre voyage. Je veux être juste. Je vous
laisse ces deux jeunes Scandinaves et moi... Hou! je prends le nègre et
aussi... Hou! ce marchand de mouron crâneur à redingue noire. Faudra
qu’il... Hou! marche droit ou mon... Hou!... nom n’est pas Baker. Hou!
Hou! Hou!

Il grogna trois fois de suite, férocement. C’était un tic à lui cette
habitude de grogner entre ses mots et à la fin des phrases. Un beau
grognement appuyé, décisif, qui allait bien avec l’accent de menace dont
il articulait les syllabes, avec son torse lourd au cou de bœuf, sa
dégaine saccadée et roulante; avec sa large face couturée, ses yeux
droit posés et sa bouche sardonique. Mais dès longtemps ce tic avait
perdu son effet sur l’équipage.

On aimait le second; Belfast, qu’il affectionnait et qui le savait,
l’imitait derrière son dos ou presque. Charley, mais plus prudemment,
parodiait sa démarche. Certaines de ses phrases avaient pris rang de
dictons établis et quotidiens sur le gaillard d’avant. Comble de
popularité! De plus tous s’accordaient à convenir qu’à l’occasion le
second pouvait «river son clou à un type», en vrai style américain.

A présent il donnait ses derniers ordres:

--Hou...! Toi, Knowles!... Fais monter tout le monde à quatre heures. Je
veux... Hou!... virer à pic avant l’arrivée du remorqueur. Ouvrez l’œil
pour le capitaine. Je me couche tout habillé... Hou!... Appelez-moi
quand vous verrez l’embarcation arriver. Hou! Hou!... Le patron aura
pour sûr quelque chose à me dire quand il viendra à bord, observa-t-il à
Creighton. Allons, bonsoir... Hou! La journée sera longue demain...
Hou!... Mieux vaut se coucher tôt. Hou! Hou!

Une bande de lumière raya d’un éclair la noirceur du pont; une porte
claqua et M. Baker disparut dans sa cabine bien rangée. Le jeune
Creighton restait appuyé au bastingage, l’œil rêveur plongeant dans la
nuit orientale. Il y suivait la perspective d’un chemin creux dans la
campagne, des rais de soleil dansant sur des feuilles bougeuses. Il
voyait frémir des rameaux de vieux arbres dont l’arche encadrait le
tendre et caressant azur d’un ciel d’Angleterre. Et, sous l’arceau des
branches, une jeune fille, en robe claire, souriant sous son ombrelle,
semblait debout au seuil même du tendre ciel.

A l’autre bout du navire, le poste d’équipage, où ne brûlait plus qu’une
lampe, s’endormait, vide obscur traversé de souffles sonores et de
brusques soupirs.

La double rangée de couchettes bâillaient, toutes noires, comme des
tombes habitées par des morts inquiets. Çà et là un rideau demi-tiré de
cretonne aux fleurs criardes marquait la place d’un sybarite. Une jambe
pendait d’un lit, très blanche et inanimée. Un bras tendait au plafond
une paume noire où se recourbaient à demi de gros doigts. Deux légers
ronflements dialoguaient en contretemps baroque. Singleton, le torse
encore nu--le vieillard souffrait fort d’éruptions de chaleur--se tenait
le dos au frais dans l’embrasure, les bras croisés sur sa poitrine
historiée. Sa tête touchait les poutres du pont supérieur. Le nègre à
demi dévêtu était occupé à larguer l’amarrage de son coffre et à étendre
sa literie sur une couchette haute. En chaussettes, il promenait sans
bruit sa haute taille, une paire de bretelles lui battant aux talons.
Parmi les ombres des épontilles et du beaupré, Donkin mâchait un quignon
de biscuit dur, assis à même le pont, les orteils en l’air, les yeux
mobiles; il tenait le biscuit à pleine poignée devant sa bouche et y
mordait à mâchoires rageuses. Des miettes tombaient entre ses jambes
écartées. Puis il se leva.

--Où est l’eau? demanda-t-il d’une voix contenue.

Singleton, sans parler, fit un geste de sa forte main où charbonnait une
pipe courte. Donkin se pencha, but au gobelet d’étain, éclaboussant les
planches, se retourna et aperçut le nègre qui le regardait par-dessus
l’épaule, calme, de très haut. L’autre se rapprocha de côté.

--En v’là un sacré souper, siffla-t-il avec amertume. Mon chien chez
nous n’en voudrait pas. C’est assez bon pour nous autres. Du propre un
gaillard d’avant pareil pour un grand navire... Pas un fichu morceau de
bidoche dans les gamelots. J’ai visité tous les caissons.

Le nègre le dévisagea de l’œil d’un homme auquel on adresse la parole à
l’improviste en un idiome étranger. Donkin changea de ton.

--Passe-moi une carotte de tabac, camarade, fit-il confidentiellement.
Il y a un mois que je n’ai fumé ni chiqué. Ça me fait besoin à en
devenir fou. Un bon mouvement, vieux!

--Vous êtes familier, dit le nègre. Je n’aime pas ça.

Donkin tressauta et se laissa tomber assis, de surprise, sur un coffre
voisin.

--Nous n’avons pas gardé les cochons ensemble, continua James Wait, en
modérant son baryton bien timbré. Le voilà, votre tabac.

Puis, après une pause, il demanda:

--Quel navire?

--_Golden State_, bafouilla Donkin en mordant à même au tabac.

Le nègre siffla tout bas.

--Déserté? dit-il courtement.

Donkin fit signe que oui, la joue bombant.

--Oui, j’ai foutu le camp, mâchonna-t-il. Ils avaient tué à coups de
botte un gars de Dago ce passage-ci, mon tour aurait suivi. Je me suis
tiré.

--Laissé votre gréement derrière?

--Gréement et sous, répondit Donkin en élevant la voix. J’ai rien. Pas
d’habits, pas de lit. Y a ici un petit bancal d’Irlandais qui m’a passé
une couverte. Paraît qu’il faudra me coucher dans le petit foc ce soir.

Il sortit traînant derrière lui la couverture par un coin. Singleton,
sans un regard, s’écarta légèrement pour le laisser passer. Le nègre
serra ses hardes de terrien et en tenue propre de travail s’assit sur
son coffre, un bras allongé par-dessus ses genoux. Après avoir dévisagé
Singleton quelque temps, il demanda pour la forme:

--Quelle espèce de navire, c’est-il? Pas mauvais? Hein?

Singleton ne bougea pas. Longtemps après il dit, le visage immobile:

--Le navire? Les navires sont tous bons. Mais c’est les hommes...

Il continua de fumer en un profond silence. La sagesse d’un demi-siècle
passé à écouter le tonnerre des vagues avait inconsciemment parlé par
ses vieilles lèvres. Le chat ronronnait sur le cabestan. Alors James
Wait eut une quinte de toux raclante et rugissante, qui le secoua, le
ballotta comme un ouragan et le jeta haletant, les yeux hors la tête, de
tout son long sur son coffre. Plusieurs hommes se réveillèrent. L’un,
d’une voix endormie, cria de sa couchette: «Zut! En v’là un potin!»--«Je
suis enrhumé», souffla Wait.--«Enrhumé que tu dis, grommela l’homme, je
parierais pour plus que ça...»--«Ça vous plaît à dire», répondit le
nègre soudain dressé, sa hauteur et son dédain reparus. Il grimpa dans
sa couchette et recommença de tousser avec persistance, tandis qu’il
allongeait le cou pour surveiller d’un œil sévère le poste d’équipage.
Nulle protestation ne s’éleva plus. Il retomba sur l’oreiller et on put
entendre le sifflement rythmé de son haleine pareille à celle d’un homme
oppressé par un mauvais rêve.

Singleton se tenait dans l’embrasure face à la lumière, le dos aux
ténèbres. Et seul dans la vide pénombre du gaillard d’avant endormi, il
apparaissait plus grand, colossal, très vieux; vieux comme le Temps,
père des choses, lui-même, venu là, dans ce lieu plus muet qu’un
sépulcre, contempler d’un œil patient la courte victoire du sommeil
consolateur. Il n’était pourtant qu’un fils du temps, relique solitaire
d’une génération dévorée et dont on ne se souvenait plus. Il se tenait
là, vigoureux encore, sans pensée comme toujours; entre son vaste passé
vide et le néant de son avenir, ses impulsions d’enfant et ses passions
d’homme déjà mortes sous son sein tatoué. Les hommes capables de
comprendre son silence avaient disparu, ceux-là qui avaient su le secret
d’exister par-delà la vie et devant la face de l’éternité. Ils avaient
été forts, de la force de ceux qui ne connaissaient ni le doute, ni
l’espérance. Ils avaient été impatients et endurants, turbulents et
dévoués, insoumis et fidèles. Des personnes bien intentionnées avaient
tenté de représenter ces hommes geignant sur chaque bouchée de leur
pain, ne se mettant à la tâche que par crainte pour leurs vies. En
vérité, ç’avait été des familiers du labeur, de la privation, de la
violence et de la débauche, mais qui ne connaissaient pas la crainte et
n’entretenaient point de haine dans leurs cœurs. Durs à mener, mais
faciles à séduire; muets toujours, mais assez mâles pour mépriser en
leur âme les sensibleries bavardes qui déploraient la dureté de leur
sort. Sort unique et le leur; la force de le subir leur paraissait
privilège d’élus! Leur génération aurait vécu sans s’être plainte ou
ménagée, sans avoir connu la douceur des affections ni le refuge d’un
foyer, et serait morte, libre de l’obscure menace d’un étroit tombeau.
C’étaient les enfants toujours jeunes de la mer mystérieuse. Leurs
successeurs ne sont que les enfants grandis d’une terre mécontente.
Moins débridés mais moins innocents; moins profanes mais moins croyants
aussi peut-être, s’ils ont appris à parler, ils ont appris de même à
geindre. Mais les autres, les forts, les silencieux, modestes, courbés
et solides, avaient ressemblé aux cariatides de pierre qui soutiennent
dans la nuit les salles resplendissantes d’un édifice glorieux. Ils sont
loin à présent, et cela ne fait rien. La mer comme la terre sont
infidèles à leurs fils. Une vérité, une fois, une génération d’hommes
passe, on l’oublie, et cela ne fait rien! Excepté peut-être au petit
nombre de ceux qui crurent à cette vérité, confessèrent cette foi ou
chérirent ces hommes-là.

Une brise se levait. Le navire évita, et soudain sous une risée plus
forte, le baland de la chaîne entre le guindeau et le manchon d’écubier
tinta, glissa d’un pouce et se souleva doucement du pont, suggérant
d’une manière saisissante l’idée d’une vie insoupçonnée cachée dans les
molécules du fer. Dans l’écubier, les chaînons grinçants faisaient à
travers le navire le gémissement d’un homme soufflant sous un fardeau.
La tension se prolongea jusqu’au guindeau, la chaîne raidie comme une
corde vibra, et le manche du frein d’arrêt bougea en secousses brèves.
Singleton s’avança.

Jusque-là, il était demeuré méditatif et sans pensée, plein de calme et
vide d’espoir, face austère et unie, enfant de soixante ans, fils de la
mer mystérieuse. Six mots auraient exprimé toutes ses pensées depuis le
berceau, mais le mouvement de ces choses, qui formaient part aussi
intime de son être que son cœur battant, fit passer un éclair d’alerte
intelligence sur la sévérité de ses traits âgés. La flamme de la lampe
vacillait et le vieillard, fronçant la broussaille de ses sourcils, se
pencha sur le frein, vigilant et immobile dans la folle sarabande des
ombres dansantes. Bientôt, le navire obéissant à l’appel de son ancre,
courut dessus légèrement, la chaîne mollit. Soulagée, elle fléchit et
après un balancement imperceptible tomba d’un choc sonore sur les
planches de bois dur. Singleton saisit le bras haut du levier et, d’une
violente jetée de corps en avant, obtint un demi-tour de plus du frein
de serrage. Il se redressa, respira largement et resta quelque temps à
fixer d’un œil irrité le puissant et compact attirail vautré sur le pont
à ses pieds, comme un monstre bizarre, prodigieux et dompté.

--Toi..., tiens bon! lui grogna-t-il en maître dans l’inculte
broussaille de sa barbe blanche.



Le lendemain, à l’aurore, le _Narcisse_ appareilla. Une brume légère
estompait l’horizon. Au large, l’espace immesuré de l’eau plane gisait,
étincelant comme un pavé de pierreries et vide comme le ciel. Le petit
remorqueur noir s’écarta du côté du vent comme d’usage, puis largua
l’amarre et, machine stoppée, hésita un moment le long de la hanche
tandis que, svelte et longue, la coque du navire s’ébranlait lentement
sous ses huniers. La toile lâche s’enfla de brise, arrondit mollement
des contours pareils à des blancs nuages légers pris dans le filet du
gréement. Puis les voiles furent bordées, les vergues hissées et le
vaisseau devint une haute et solitaire pyramide glissant dans l’éclat de
sa blancheur à travers la lumineuse buée. Le remorqueur fit demi-tour
dans son sillage et s’en alla vers la terre. Vingt-six paires d’yeux
suivirent au ras de l’eau son arrière trapu rampant nonchalamment sur la
houle lisse entre ses deux roues qui tournaient vite, battant l’eau à
coups pressés et rageurs. On eût dit un énorme cafard aquatique, surpris
par la lumière, ébloui de soleil et s’évertuant en efforts pénibles pour
regagner l’ombre lointaine de la côte. Il en resta une traînée de lente
fumée au ciel et deux raies d’écume vite effacées sur l’eau. A la place
où il avait stoppé s’élargissait une tache noire et ronde de suie qui
ondulait selon la houle, marquant, semblait-il, la place souillée d’un
repos impur.

Laissé à soi-même, le _Narcisse_, cap au sud, parut dressé,
resplendissant et comme immobile entre la mer sans repos et le mouvant
soleil. Des flocons d’écume filèrent le long de ses flancs; l’eau le
heurta de flots rapides; la terre glissa hors de vue, lentement effacée;
quelques oiseaux planèrent en criant, les ailes étendues, au-dessus des
pommes balancées des mâts. Mais, bientôt, la côte disparut, les oiseaux
s’envolèrent, la voile pointue d’une _dhow_ arabe faisant route vers
Bombay monta triangulaire et droite sur le fil net de l’horizon, demeura
un peu, tout de suite évanouie comme un mirage. Puis le sillage du
navire s’étira, inflexible et long, à travers un jour d’immense
solitude. Le soleil couchant, son disque brûlant à même les flots,
flamboya cramoisi sous la noirceur de lourdes nuées de pluie. Le grain
du couchant arrivant en poupe se fondit en le bref et cinglant déluge
d’une averse. Le vaisseau en demeura luisant de la pomme des mâts à la
flottaison, les voiles assombries. Il courait largue à présent devant le
souffle égal de la mousson, ses ponts dégagés pour la nuit, et, fidèle,
à sa suite, bruissait le monotone et soutenu fouettement des vagues mêlé
au brouhaha étouffé des hommes rassemblés à l’arrière pour le réglage
des quarts, à la plainte courte d’une poulie dans la mâture ou, parfois,
à quelque plus fort soupir de la brise.

M. Baker, sortant de sa cabine, jeta brièvement le premier nom du rôle
d’appel avant de refermer la porte derrière lui. Il allait prendre
charge du pont. Pendant le voyage de retour, d’après un vieil usage
maritime, le premier officier prend le premier quart nocturne, de huit
heures à minuit. C’est pourquoi M. Baker, après avoir entendu le dernier
«présent!» dit bourrument: «Relevez à la barre et à la veille» et grimpa
d’un pas lourd l’échelle de poupe du côté du vent. Bientôt après, M.
Creighton descendit, sifflant tout bas et entra dans sa cabine. Sur le
pas de la porte, le steward flânait en pantoufles, méditant, les manches
de sa chemise roulées jusqu’aux aisselles. Sur le pont, à l’avant, le
coq qui refermait les portes du rouf avait une altercation avec le jeune
Charley au sujet d’une paire de chaussettes. On entendait sa voix qui
s’élevait dramatiquement de l’ombre:

--Tu ne vaux pas qu’on te rende service. Je te les ai fait sécher et tu
viens te plaindre des trous, en jurant par-dessus le marché! à ma barbe!
Si je n’étais pas un chrétien--ce que tu n’es pas toi, jeune ruffian--je
te mettrais un pain sur la figure... Fiche-moi le camp!

Par groupes de deux ou trois, des hommes se tenaient debout, pensifs, ou
marchaient, silencieux, le long des pavois de mi-pont. Le premier jour
d’activité d’un voyage retombait à la paix monotone des routines
retrouvées. A l’arrière, sur la dunette, M. Baker marchait, traînant les
semelles et grognant tout seul dans l’intervalle de ses pensées. A
l’avant, l’homme de veille, debout entre les pattes des deux ancres,
fredonnait un air qui ne finissait pas, l’œil dûment rivé sur la route,
en un regard sans pensée. Une multitude d’étoiles, essaimant de la nuit
claire, peuplèrent le vide du ciel. Elles scintillaient, comme vivantes,
au-dessus des flots; elles entouraient le navire en marche de toutes
parts; plus intenses que les yeux d’une foule attentive et plus
inscrutables que les âmes au fond des regards humains.

Le voyage était commencé; le navire, comme un fragment détaché de la
terre, fuyait, frêle planète solitaire et rapide. Alentour, les abîmes
du ciel et de la mer joignaient leurs inatteignables frontières. Une
vaste solitude ronde se mouvait avec le navire, toujours changeante et
toujours pareille en son aspect à jamais monotone et majestueux. De
temps en temps, quelque autre voile blanche vagabonde, chargée de vies
humaines, apparaissait au loin, puis s’effaçait, tendue vers son propre
destin. Le soleil éclairait leur course tout le jour et, chaque matin,
rouvrait, brûlant et rond, l’œil inassouvi de son ardeur curieuse. Cette
chose flottante avait son avenir à elle; elle vivait de toutes les vies
des êtres qui foulaient ses ponts; pareille à cette terre qui l’avait
envoyée, elle portait un faix intolérable de regrets et d’espoirs. Elle
portait vivaces la vérité timide et le mensonge audacieux; et, comme la
terre, elle était dénuée de conscience, belle à regarder et condamnée
par l’homme à un ignoble sort. L’auguste solitude de sa route prêtait de
la dignité à l’inspiration sordide de son pèlerinage. Elle cinglait,
écumant vers le sud, comme aimantée par le courage d’un haut dessein. La
souriante immensité de la mer semblait réduire la mesure du temps. Les
jours couraient l’un derrière l’autre, brillants et rapides comme les
éclairs d’un phare et les nuits accidentées et brèves semblaient des
songes fuyants.

L’équipage s’était tassé, chacun à sa place respective, et deux fois par
heure la cloche réglait leur vie de labeur incessant. Nuit et jour, la
tête et les épaules d’un marin s’enlevaient à l’arrière, découpées sur
le soleil ou le ciel étoilé, immobiles au-dessus des rayons tournants de
la barre. Les visages changeaient, se succédaient en ordre immuable.
Jeunes, barbus, noirs; sereins ou capricieux, tous se ressemblaient,
portant la marque fraternelle, la même expression attentive des yeux
observant boussole ou voiles. Le capitaine Allistoun, sérieux, un vieux
cache-nez rouge autour du cou, tout le long du jour arpentait la
dunette. La nuit, maintes fois, il lui arrivait d’émerger du capot
enténébré, comme un spectre d’une tombe, et de rester là vigilant et
muet sous les étoiles, sa chemise de nuit claquant comme un drapeau,
puis, sans émettre une syllabe, de s’engloutir à nouveau. Il était né
sur les côtes de Firth de Pentland. Dans sa jeunesse, il avait gagné
rang de harponneur parmi les baleiniers de Peterhead. Lorsqu’il parlait
de ce temps-là, ses mobiles yeux gris devenaient fixes et froids.

Plus tard, par goût de changement, il avait navigué sur les mers des
Indes. Il commandait le _Narcisse_ depuis sa construction. Il chérissait
son navire et le poussait sans merci, possédé d’une ambition secrète:
lui faire accomplir un jour quelque brillante et prompte traversée que
mentionneraient les gazettes maritimes. Il accompagnait d’un sourire
sardonique le nom de son armateur, parlait rarement à ses officiers et
réprouvait les fautes d’une voix débonnaire dont les mots tranchaient
jusqu’au vif. Ses cheveux gris fer encadraient sa face dure, couleur de
cuir de maugère. Tous les matins de sa vie, il se faisait la barbe--à
six heures--sauf une fois où pris par un ouragan à quatre-vingts milles
sud-ouest de Maurice, il y avait manqué trois jours consécutifs. Il ne
craignait rien, sauf un Dieu sans miséricorde, et souhaitait finir ses
jours dans une petite maison, un lopin de terre autour, loin dans la
campagne--d’où l’on ne verrait pas la mer.

Lui, le régent de ce monde en miniature, descendait rarement des sommets
olympiens de sa dunette. Plus bas--à ses pieds pour ainsi dire--les
mortels du commun menaient le train affairé de leurs insignifiantes
vies. D’un bout à l’autre du pont, M. Baker grognait d’un ton
sanguinaire et inoffensif et nous tenait ferme le nez sur la tâche,
étant, comme il en fit une fois la remarque, payé pour cela même. Les
hommes qui besognaient sur le pont montraient une mine saine et
contente--tels la plupart des marins une fois en pleine mer. La
véritable paix de Dieu commence en n’importe quel point à cent lieues de
la plus proche terre et quand Il envoie là les messagers de Sa
puissance, ce n’est point en Son courroux terrible contre crime,
présomption ou folie, mais paternellement, afin de ramener des cœurs
simples, des cœurs ignorants qui ne savent rien de la vie et ne battent
point aux troubles de l’envie devant la joie ou les biens d’autrui.

Le soir, les ponts dégagés prenaient un air paisible qui faisait penser
à l’automne terrestre. Le soleil descendait à l’abîme de son repos
enveloppé d’un manteau de chaudes nuées. A l’avant, assis sur les bouts
des espars de rechange, le maître d’équipage et le charpentier se
tenaient les bras croisés, figures amicales, puissantes et à poitrine
profonde. Tout près, le maître voilier, trapu et court--il avait navigué
à l’État--racontait entre deux bouffées de pipe des histoires
incroyables sur divers amiraux. Des couples marchaient de long en large,
gardant le pas et l’équilibre sans effort malgré l’étroit espace. Les
porcs grommelaient dans leur grande cage. Belfast songeur, le coude aux
barres du cabestan, communiait avec eux à travers le silence de sa
méditation. Des gars à chemise largement ouverte sur des seins hâlés
s’étageaient sur les bittes d’amarrage et les degrés des échelles du
gaillard d’avant. Au pied du mât de misaine, un petit cercle discutait
les traits caractéristiques qui distinguent un _gentleman_. Une voix
dit: «C’est la galette.» Une autre maintint: «Non, c’est leur façon de
parler.» Knowles le boiteux approcha, clopinant, sa figure sale (il
jouissait de la distinction d’être le plus mal lavé de l’équipage) et,
montrant quelques crocs jaunes en un sourire averti, expliqua finement
qu’il avait «vu leurs pantalons». Les fonds, avait-il observé, se
trouvaient réduits à l’épaisseur d’une feuille de papier à force de
s’user sous leurs maîtres sur des chaises de bureaux, n’empêchait qu’à
les voir l’étoffe paraissait de première et durait des ans. C’était tout
semblant.

--C’est bigrement malin, disait-il, d’être un _gentleman_ quand on a un
métier pareil la vie durant!

Ils disputaient à l’infini, obstinés et puérils; ils criaient leurs
étonnantes arguties, le visage congestionné, tandis que la molle brise
débordant en tournoyantes risées de l’énorme cavité de la misaine bombée
au-dessus de leurs têtes, remuait leurs cheveux défaits d’un souffle
fugitif et léger comme une indulgente caresse.

Ils oubliaient leur tâche, ils s’oubliaient eux-mêmes. Le cuisinier
s’approcha pour écouter et resta là rayonnant de l’intime illumination
de sa foi, comme un saint infatué et toujours ébloui par sa couronne
promise. Donkin, solitaire et ruminant ses griefs à la pointe du
gaillard d’avant, vint plus près pour saisir le fil de la discussion qui
se poursuivait au-dessous; il tourna sa face jaunâtre vers la mer et ses
narines minces battirent, humant la brise, comme il flânait négligemment
vautré sur la lisse. Dans la lumière dorée, des visages brillaient
passionnés par le débat, des dents étincelaient, des yeux jetaient des
éclairs. Les promeneurs s’arrêtaient deux à deux, tout à coup
goguenards; un matelot courbé sur un baquet se dressa, fasciné, des
flocons de savon sur ses bras humides. Les trois officiers subalternes
même écoutaient, appuyés en arrière et le dos bien calé, d’un air de
supériorité protectrice. Belfast s’arrêta de gratter l’oreille de son
cochon préféré, bouche ouverte, œil impatient, guetta la chance de
placer son mot. Il levait les bras grimaçant et déjoué. De loin Charley
jeta aux parleurs:

--J’en sais plus sur les _gentleman_ que personne de vous. J’ai z’été
z’intime avec eusse. Je leur cirais les bottes.

Le cuisinier qui tendait le cou pour mieux entendre fut scandalisé:

--Tiens ta langue quand les anciens parlent, blanc-bec de païen
effronté.

--On y va, vieil Alleluia, répondit Charley, te fâche pas.

Une opinion du malpropre Knowles émise d’un air de surnaturelle astuce
éveilla un petit rire qui courut, s’enfla comme une onde, déborda
soudain formidable. Ils tapèrent des deux pieds, tournèrent vers le ciel
leurs faces rugissantes de joie; plusieurs, incapables de parler, se
donnaient des claques sur les cuisses, tandis qu’un ou deux, pliés,
suffoquaient, se tenant à bras-le-corps comme en un accès de souffrance.
Le charpentier et le maître conservaient la même attitude, secoués sur
place d’un rire énorme; le maître voilier gros d’une anecdote au sujet
d’un commodore avançait une lippe boudeuse; le coq s’essuyait les yeux
avec un chiffon gras; et la surprise de son propre succès élargissait un
lent sourire sur la physionomie du boiteux debout au milieu d’eux.

Tout à coup, la figure de Donkin accoudé sur le garde-corps devint
grave, entre ses épaules remontées. Une crécelle rauque s’étouffait
derrière la porte du gaillard. Cela devint un murmure et finit en un
soupir gémissant. Le laveur replongea brusquement ses deux bras dans la
baille; le coq apparut soudain plus défrisé qu’un aigrefin démasqué, le
maître haussa les épaules avec gêne; le charpentier se leva d’un saut et
s’en fut, tandis que le maître voilier sembla dans son for intérieur
sacrifier son histoire et se mit à tirer sur sa pipe avec une sombre
détermination. Dans la noirceur de l’entrebâillement une paire d’yeux
luisirent blancs, larges et s’écarquillant. Puis la tête de James Wait
apparut en saillie comme suspendue entre les deux mains qui
s’agrippaient au chambranle de part et d’autre du visage. Le pompon de
son bonnet de laine bleu, tombant en avant, dansait gaiement sur son
sourcil gauche. Il sortit d’un pas incertain. Vigoureux d’aspect comme
avant, il montrait dans sa démarche un manque d’assurance bizarre et
affecté; le masque semblait un peu maigri et les yeux étonnaient d’abord
par leur proéminence. On eût dit qu’il hâtait par sa seule présence la
retraite de la lumière déclinante; le soleil couchant plongea subitement
comme s’il fuyait devant notre nègre: une sombre influence émanait de sa
personne, un je ne sais quoi de lugubre et de glacé qui s’exhalait et
posait sur tous les visages une sorte de voile de deuil. Le cercle se
rompit. Le rire expira sur les lèvres roidies. Il ne resta pas un
sourire parmi tout l’équipage du navire. Pas un mot ne fut prononcé.
Plusieurs firent demi-tour avec une feinte indifférence; d’autres, la
tête détournée, glissaient malgré eux des regards obliques, plus
semblables à des criminels conscients de leur forfait qu’à d’honnêtes
gens troublés par un doute. Deux ou trois seulement ne fuirent pas les
regards de James Wait qu’ils dévisagèrent stupidement, bouche bée. Tous
s’attendaient à ce qu’il parlât et semblaient en même temps savoir
d’avance ce qu’il allait dire. Il appuya son dos au montant de la porte
et ses yeux lourds appesantirent sur nous un regard enveloppant,
dominateur et peiné, comme d’un tyran malade maîtrisant une foule
d’esclaves abjects mais peu sûrs.

Personne ne partit. En proie à la fascination de leur crainte, ils
attendaient. Ironique, des hoquets hachant ses phrases, il dit:

--Merci... camarades. Vous... êtes gentils... et... tranquilles... pas
d’erreur! A gueuler comme ça... devant... la porte.

Il fit une pause plus longue pendant laquelle, comme dans l’effort
exagéré d’un souffle laborieux, ses côtes péniblement pantelèrent.
C’était intolérable. Des traînements de pieds volontaires se firent
entendre. Belfast laissa échapper un gémissement oppressé; mais Donkin
là-haut cligna ses paupières rouges qu’irritait une cendre invisible et
sourit amèrement par-dessus la tête du nègre.

Celui-ci reprit avec une aisance surprenante. Il ne haletait plus et sa
voix sonnait, creuse et timbrée, comme s’il eût parlé dans une caverne
vide. Il s’irritait, méprisant:

--J’ai tâché de fermer l’œil. Vous savez que je ne dors pas la nuit. Et
vous venez bavarder contre la porte comme un sacré tas de vieilles
femmes... Vous vous prenez pour de bons copains. Pas vrai? Vous vous
fichez bien d’un homme qui crève!

Belfast pirouetta quittant la cage à porcs. Il chevrota:

--Jimmy, tu ne serais pas malade que je...

Il s’arrêta. Le nègre attendit un instant, puis d’un ton lugubre:

--Quoi? Va te battre avec tes pareils. Laisse-moi en paix. Tu n’en as
pas pour bien long à attendre. Je vais mourir, je te dis... ça ne
traînera guère.

Les hommes, alentour, demeuraient immobiles, haletant un peu, la colère
aux yeux. C’était bien à quoi ils s’attendaient, les mots dont ils
avaient horreur, cette idée d’une mort embusquée qu’on leur jetait au
visage plusieurs fois le jour, jactance à la fois et menace dans la
bouche de ce nègre importun. Il semblait tirer orgueil de cette mort
qui, jusque-là, n’avait pourvu qu’aux aises de sa vie; il en devenait
arrogant, comme si nul autre au monde n’eût jamais cultivé l’intimité de
telle compagne; il en faisait parade devant nous avec une persistance
onctueuse qui en rendait la présence non moins difficile à nier qu’à
imaginer. Nul homme n’est suspect de si monstrueuse amitié! Fallait-il
l’appeler réalité ou imposture cette visiteuse que Jimmy continuait
d’attendre toujours? On hésitait entre la pitié et la méfiance, tandis
qu’à la plus légère provocation il entreheurtait sous nos yeux les os de
son squelette infâme et encombrant. Il ne se lassait pas de le produire.
Il parlait de l’approche de sa mort comme si elle était déjà là, comme
si elle arpentait le pont extérieur, ou allait tout à l’heure s’étendre
dans la seule couchette qui restât vide, ou s’asseoir avec nous à notre
prochain repas. Il la mêlait journellement à nos occupations, à nos
loisirs, à nos amusements. Plus de chants ni de musique, le soir, parce
que Jimmy (nous l’appelions tous tendrement Jimmy pour cacher la haine
que nous inspirait sa complice) était parvenu, grâce à ce décès en
perspective, à déranger l’équilibre moral d’Archie lui-même. Archie
détenait l’accordéon; mais après une ou deux cuisantes homélies de
Jimmy, il refusa de plus jouer. Nos chanteurs se turent à cause de Jimmy
moribond. Pour la même cause, personne--Knowles en fit la
remarque--n’osa plus «planter un clou dans la cloison pour y pendre ses
pauvres hardes», sans se faire targuer d’énormité, à troubler de la
sorte les interminables derniers moments de Jimmy.

La nuit, au lieu du jovial coup de gueule: «As-tu entendu les tribordais
à l’appel? Deboutte, deboutte, deboutte!» on appelait au quart homme par
homme tout bas, crainte d’interrompre le dernier somme, peut-être, de
Jimmy sur la terre. A vrai dire, il était toujours éveillé et
s’arrangeait, comme, sur nos pointes, nous nous esquivions vers le pont,
pour nous planter dans le dos quelque phrase barbelée qui nous forçait à
nous prendre pour des brutes, jusqu’au moment où nous commencions à
croire que nous pourrions bien n’être que des idiots. Nous parlions à
voix basse, dans ce gaillard d’avant, comme à l’église. Nous mangions
muets et craintifs, car Jimmy se montrait fantasque sous le rapport de
la nourriture et dénonçait amèrement les salaisons, le biscuit, le thé
comme denrées impropres à la consommation d’humains, pour ne rien dire
d’un mourant.

Il ajoutait:

--Pas moyen, alors, de trouver un meilleur morceau de viande pour un
malade qui tâche de rentrer chez lui se faire guérir, ou enterrer? Mais
quoi, si j’avais une chance d’en réchapper, vous me la voleriez, vous
autres. Vous me ficheriez du poison. Voyez ce que vous m’avez donné là!

Nous le servions dans son lit, avec rage et humilité, tels les vils
courtisans d’un prince détesté; il nous payait de ses critiques
irréconciliables. Il avait découvert le ressort fondamental de
l’imbécillité humaine; il tenait le secret de la vie, ce maudit
moribond, et s’était rendu maître de chaque moment de notre existence.
Réduits au désespoir, nous demeurions soumis. L’impulsif petit Belfast
était toujours à mi-chemin entre des voies de fait et un accès de
larmes. Un soir, il confiait à Archie:

--Pour un sou, je la lui casserai, sa vilaine gueule noire de sale
carottier.

Archie, cœur loyal, faisait semblant de se scandaliser! Tant pesait
l’infernal maléfice jeté par ce nègre de hasard sur notre fortitude
ingénue!

Mais le même soir, Belfast volait dans la cuisine la tarte aux fruits de
la table des officiers, afin de réveiller l’appétit blasé de Jimmy.
C’était mettre en péril non seulement sa longue amitié avec le coq, mais
aussi, paraît-il, son salut éternel. Le coq en fut atterré de douleur;
sans connaître le coupable, c’en était déjà trop de savoir le mal
florissant et Satan déchaîné parmi ces hommes qu’il regardait en quelque
sorte comme sous sa direction spirituelle. Il lui suffisait d’en voir
trois ou quatre groupés pour quitter ses fourneaux et accourir un prêche
aux lèvres. Nous le fuyions et Charley seul (qui connaissait le voleur)
affrontait le coq d’un œil candide dont s’irritait cet homme de bien.

--C’est toi, je m’en doute, geignait-il, lamentable, un placard de suie
au menton. C’est toi. Tu sens le fagot. Plus de tes chaussettes dans ma
cuisine, tu m’entends?

Bientôt se répandit, officieuse, la nouvelle qu’en cas de récidive notre
marmelade d’oranges (un extra à raison d’une demi-livre par homme)
serait supprimée. M. Baker cessa d’accabler de facétieux reproches ses
matelots préférés et distribua équitablement entre tous ses grognements
soupçonneux. Les yeux froids du capitaine, du haut de la dunette,
luisaient avec méfiance en suivant notre petite troupe allant des
drisses aux bras des vergues pour assurer, selon l’usage de chaque soir,
tous les cordages du gréement. Ce genre de vol, à bord d’un navire
marchand, est difficile à empêcher, et peut passer pour une déclaration
d’hostilité de l’équipage envers les officiers. C’est un mauvais
symptôme. Dieu sait quel grabuge en peut sortir un jour. Sans que la
paix eût cessé de régner à bord du Narcisse, la confiance mutuelle y
était ébranlée. Donkin ne cachait pas sa joie. Nous demeurions stupides.

Belfast, sans logique, accabla notre nègre de reproches furieux. James
Wait, accoudé sur son oreiller, s’étrangla, puis, haletant:

--Est-ce que je te l’avais demandé de la chopper ta boustifaille de
malheur? Le diable l’emporte, ta sacrée tarte. Ça me fait mal, espèce
d’avorton de maboul Irlandais!

Belfast, le visage pourpre et les lèvres tremblantes, se rua sur lui.
Tous les hommes présents se levèrent dans un seul cri. Il y eut un
moment de tumulte sauvage. Une voix perçante clama:

--Tout beau, Belfast, tout beau!...

On s’attendait à voir Belfast tordre le cou à Wait sur-le-champ. Un
nuage de poussière vola, au travers duquel la toux du nègre fit entendre
ses éclats métalliques pareils à ceux d’un gong. La seconde d’après
montra Belfast penché sur l’autre. Il lui disait plaintivement:

--Ne fais pas ça! Ne fais pas ça, Jimmy! Ne sois pas comme ça. Un ange
n’y tiendrait pas, tout malade que tu es.

Il nous lança un regard circulaire, debout au chevet de Jimmy, sa bouche
comique tordue et les yeux gros de pleurs, puis s’efforça de rétablir
les couvertures défaites. L’incessant murmure de la mer emplissait le
gaillard. James Wait était-il effrayé, touché ou contrit? Il restait sur
le dos, pressant son flanc d’une main, immobile comme si la visiteuse
attendue était arrivée enfin. Belfast, dans sa gêne, remuait les pieds
répétant d’une voix émue:

--Oui, nous savons. Tu ne vas pas, mais... Tu n’as qu’à dire ce que tu
veux, et... On sait tous que tu es bas, très bas...

Non! James Wait décidément n’était ni touché ni contrit. A vrai dire, il
parut quelque peu surpris. Il se dressa sur son séant avec une rapidité
et une aisance incroyables:

--Ah! vous me trouvez bas, pas vrai! dit-il lugubrement, de son baryton
le plus clair (à l’entendre parler quelquefois on aurait juré que cet
homme-là n’avait rien du tout). Hein?... Eh bien faites comme on doit
alors! Dire qu’il y en a parmi vous qui n’ont pas assez de malice pour
mettre une couverture droite sur un malade. Là! Pas la peine. Je
claquerai comme je pourrai.

Belfast se détourna mollement avec un geste découragé. Dans le silence
du gaillard, plein de spectateurs attentifs, Donkin articula:

--Ben, nom de Dieu, et ricana.

Wait le regarda. Il le regarda d’un œil, ma parole, amical. Nul ne
pouvait prévoir ce qui plairait à notre incompréhensible malade. Mais le
mépris de ce ricanement nous fut pénible à supporter.

La position de Donkin dans le gaillard d’avant était distinguée mais
incertaine, éminente seulement par l’antipathie générale qu’il
inspirait. On l’évitait et son isolement concentrait ses pensées sur
l’âpreté des brises du cap de Bonne-Espérance et son envie sur les
vêtements chauds et les cirés dont nous étions pourvus. Nos bottes, nos
suroîts, nos coffres bien emplis, autant pour lui de sujets d’amère
méditation: il ne possédait aucune de ces choses et sentait, d’instinct,
que personne au besoin ne lui en offrirait. Impudemment servile
vis-à-vis de nous, il se montrait envers les officiers insolent par
système. Il escomptait pour lui-même les meilleurs résultats de cette
ligne de conduite et se trompait fort. De telles natures oublient que,
en cas d’extrême provocation, les hommes sont justes, qu’ils le
veuillent ou non. L’insolence de Donkin envers le débonnaire M. Baker
nous devint à la longue intolérable et nous nous réjouîmes le soir sans
lune où le second s’avisa de le mater pour de bon. Ce fut fait
proprement, avec grande décence et décorum et à petit bruit. On venait
de nous appeler--peu avant minuit--pour orienter les vergues, et Donkin,
selon sa coutume, émit des remarques injurieuses. Tandis que, mal
éveillés, nous nous tenions rangés, le bras de misaine à la main,
attendant la suite des ordres, il sortit de l’ombre un son de bourrades,
de pieds traînés, une exclamation de surprise, des bruits de horions et
de gifles, des mots étranglés qui sifflaient: «Ah! tu en veux?...»
«Arrêtez!... Arrêtez!...» «Alors, marche...» «Oh! oh!...» Suivit une
succession de chocs mous mêlés de tintements de ferrailles, comme la
chute d’un corps dégringolant parmi les bringueballes de pompe. Avant
que nous sachions ce qui arrivait, la voix de M. Baker s’éleva toute
proche sur un ton de légère impatience:

--Halez donc, vous autres! Souquez sur ce filin!

Et nous de souquer en effet avec grande célérité. Comme si de rien
n’était, le second continuait d’orienter les vergues avec son habituelle
et crispante minutie. Nulle trace de Donkin pour l’instant et nul n’y
prit garde. Le second l’aurait envoyé par-dessus bord que personne n’eût
seulement dit: «Tiens! le voilà parti!» En somme, il n’y avait pas grand
mal de fait, malgré que l’épisode eût coûté à Donkin une dent de devant.
Nous nous en aperçûmes le matin et gardâmes un silence plein de
cérémonie: l’étiquette du gaillard commandait de rester aveugles et
muets en pareille occurrence et nous veillions plus jalousement aux
bienséances de notre société que les terriens ordinaires ne se soucient
des leurs. Charley, avec un manque impardonnable de _savoir vivre_,
clama:

--On est allé voir son dentiste?... Ça fait-il mal?

Une claque lui répondit de la main de son meilleur ami. Le gamin,
surpris, en demeura chagrin pendant au moins trois heures. Nous en
souffrîmes pour lui, mais la jeunesse exige plus de discipline encore
que l’âge mûr. Donkin sourit venimeusement. Dès ce jour, il fut sans
pitié, traitant Jimmy de tireur au flanc noir, nous donnant à comprendre
qu’il nous prenait pour un tas d’imbéciles, dupes quotidiennes du
premier nègre venu. Jimmy, pourtant, semblait affectionner le drôle.

Singleton, lui, vivait loin du contact des émotions humaines. Taciturne
et sérieux, il respirait au milieu de nous, en cela seul pareil au reste
des hommes. Nous nous évertuions à nous conduire en braves gens et
trouvions la tâche diablement dure; balancés entre le désir d’être
vertueux et la crainte du ridicule, nous voulions nous épargner les
affres du remords; mais quant à passer pour dupes de nos bons
sentiments, nous nous refusions à ce rôle méprisable. La détestable
complice de Jimmy semblait avoir soufflé de son impure haleine des
subtilités inconnues dans nos cœurs. Nous étions troublés et lâches.
Cela, nous le savions. Singleton, lui, paraissait ne rien savoir ni
comprendre. Jusque-là, nous l’avions cru sage autant qu’il le
paraissait; maintenant, il nous arrivait d’oser le taxer de bêtise
sénile. Un jour, pourtant, à dîner, comme nous étions assis sur nos
coffres, autour d’un plat de fer-blanc posé sur le pont, au milieu du
cercle de nos pieds, Jimmy exprima son dégoût général des hommes et des
choses en termes particulièrement dégoûtants. Singleton leva la tête.
Nous nous tûmes. Le vieillard, parlant à Jimmy, demanda:

--Vas-tu mourir?

Ainsi apostrophé, James Wait prit un air horriblement ébahi et gêné.
Nous tressaillîmes tous. Des bouches béèrent, des cœurs battirent, des
yeux clignèrent; une fourchette de fer, échappée d’une main, tinta au
fond du plat; un matelot se leva comme pour sortir et resta coi. En
moins d’une minute, Jimmy se ressaisit:

--Hein! quoi? Ça se voit-il pas? répondit-il d’une voix mal assurée.

Singleton ôta de ses lèvres un tronçon de biscuit détrempé (ses dents,
comme il disait, avaient perdu le fil de jadis):

--Alors, vas-y en douceur, prononça-t-il avec une mansuétude vénérable,
et n’en fais pas tant d’affaires avec nous! On n’y peut rien.

Jimmy retomba sur sa couche et longtemps resta tranquille, sauf pour
essuyer la sueur de son menton. On serra les plats vivement. Sur le
pont, on commenta l’incident à voix basse. D’aucuns exultaient avec des
rires étouffés. Wamibo, au sortir de périodes prolongées d’hébétude et
de rêverie, ébaucha des sourires mort-nés, et l’un des jeunes
Scandinaves, bourrelé par le doute, eut l’audace, pendant le quart de
six à huit, d’aborder Singleton (le vieux ne nous encourageait guère à
lui adresser la parole) et de lui demander niaisement:

--Vous croyez qu’il va mourir?

Singleton leva la tête:

--Sûr qu’il mourra, répondit-il délibérément.

Cela parut décisif. Celui qui avait consulté l’oracle en fit part à tous
sans délai. Timide et pressé, il arrivait sur chacun et l’œil détourné
récitait sa formule:

--Le vieux Singleton dit qu’il mourra.

Soulagement immense! Nous savions enfin que notre compassion ne tombant
pas à faux, nous pouvions de nouveau sourire sans arrière-pensée. Mais
nous comptions sans Donkin. Donkin ne s’en faisait pas imposer par «ces
sales étrangers». Il répondit d’une voix mauvaise:

--Toi aussi tu claqueras, tête de Boche! Faudrait que vous claquiez
tous, vous autres Boches, au lieu de venir rafler notre auber pour
l’emporter dans votre crève-la-faim de pays?

Nous fûmes consternés. Après tout, il fallait bien s’en rendre compte,
la réponse de Singleton ne signifiait rien. Nous nous mîmes à le haïr de
s’être moqué de nous. Toutes nos certitudes flanchaient: nos rapports
avec nos officiers se tendaient tous les jours; le coq, de guerre lasse,
nous abandonnait à notre perdition; nous avions entendu le maître
d’équipage nous traiter de tas de femmelettes. Au moindre tournant de
notre humble vie surgissait Jimmy, hautain et barrant la route, au bras
de sa compagne terrifiante et voilée. Un poids nous opprimait comme d’un
sort jeté.

Cela avait commencé huit jours après le départ de Bombay. Cela était
venu sur nous, à l’improviste, peu à peu, comme toute autre grande
calamité. Tous avaient observé le manque de cœur de Jimmy à l’ouvrage,
mais n’y voyaient simplement que le résultat de sa conception de
l’univers.

Donkin disait:

--Tu ne pèses pas plus sur une corde qu’un failli pierrot!

Il le dédaignait. Belfast, en garde pour un pugilat possible, s’écriait,
provocant:

--Tu n’as envie de te tuer à la besogne, ma vieille!

--Et toi? rétorquait le nègre d’un ton de mépris ineffable.

Belfast se replia. Un matin, pendant le lavage, M. Baker héla:

--Envoie ton balai par ici, Wait.

L’interpellé s’en vint traînant la jambe.

--Grouille-toi! Hou! grogna M. Baker. Qu’as-tu donc à ton train de
derrière?

L’autre s’arrêta net. Il eut un regard lent de ses yeux proéminents, à
l’expression audacieuse et triste.

--Ce n’est pas les jambes, dit-il, c’est les poumons. Tout le monde
dressa l’oreille.

--Qu’est-ce qu’ils ont? demanda M. Baker.

Tout le quart restait là, sur le pont mouillé, le sourire aux lèvres,
des balais ou des seaux aux mains. Wait dit lugubrement:

--Je m’en vais de là. Vous ne voyez donc pas que je suis à la mort? Je
le sais, moi.

Dégoûté, M. Baker fit:

--Pourquoi diable! alors, as-tu embarqué à ce bord?

--Il faut bien vivre jusqu’à ce qu’on crève, pas vrai?

Des rires se firent entendre.

--Débarrasse le pont! Ote-toi de mes yeux, dit M. Baker.

L’aventure le déconcertait. Elle n’avait pas de pendant dans son
expérience. James Wait, obéissant, lâcha son balai et se dirigea
lentement vers l’avant. Un éclat de rire le suivit. C’était trop drôle.
Tous riaient!... Ils riaient!... Hélas!

Il devint le bourreau de tous nos instants, le pire des cauchemars.
Impossible de discerner trace extérieure de maladie sur sa personne;
chez les nègres, ça ne se voit pas. Sans être très gras--certes--il ne
paraissait pas sensiblement plus maigre que d’autres nègres à notre
connaissance. Il toussait fréquemment, mais les gens les moins prévenus
pouvaient se rendre compte qu’il toussait le plus souvent quand il lui
convenait. Il ne voulait ou ne pouvait s’acquitter de sa besogne et
refusait de garder le lit. Un jour, il s’élançait dans le gréement, avec
les plus ingambes d’entre nous et, la fois suivante, il se trouvait mal
là-haut, et il nous fallait, au péril de nos jours, descendre de la
mâture son corps inanimé et flasque. Porté malade, examiné, il essuya
remontrances, menaces, cajoleries, sermons. Le capitaine le manda dans
sa cabine. De folles rumeurs coururent. On dit que tant d’effronterie
avait troublé le vieux, on affirma qu’il avait eu peur. Charley maintint
que «le skipper, en pleurant, avait donné au nègre sa bénédiction et un
pot de confiture». Knowles tenait du garçon de cabine que l’ineffable
Jimmy, tout en se raccrochant à tous les meubles, avait gémi, s’était
plaint de la brutalité et de l’incrédulité générales et avait fini par
tousser de long en large sur les journaux météorologiques du patron qui
gisaient ouverts sur sa table. Quoi qu’il en fût, Wait regagna l’avant,
soutenu par le steward qui, d’une voix émue et peinée, nous adjura:

--Holà! empoignez-le un de vous autres. Faut qu’il reste couché.

Jimmy avala un quart de café et après quelques mots désobligeants à
l’un, puis à l’autre, prit le lit. Il y demeurait le plus souvent, mais
selon sa fantaisie montait sur le pont et apparaissait au milieu de
nous. Arrogant, perdu dans ses pensées, il regardait la mer en avant du
navire et nul n’aurait pu résoudre l’énigme que posait cette figure
isolée en son attitude de méditation et immobile comme un marbre noir.

Fermement, il refusait tous remèdes; sagous et farines nutritives
volèrent par-dessus bord jusqu’à ce que le steward se lassât de les lui
porter. Il demanda de l’élixir parégorique. On lui en envoya un flacon
énorme, de quoi empoisonner une pouponnière. Il le garda entre son
matelas et le boisage du navire sans que nul ne lui en ait jamais vu
prendre une goutte. Donkin l’injuriait nez à nez, ricanant à ses râles,
et le même jour Wait lui prêtait un jersey chaud. Une fois, Donkin après
l’avoir agoni une demi-heure durant, lui reprochant l’ouvrage
supplémentaire que sa simulation valait aux hommes de quart, couronna
son discours en le traitant de «porc à face noire». Sous l’influence
maudite du sort qui nous liait, nous restâmes frappés d’horreur. Mais
Jimmy semblait positivement se délecter sous l’insulte. Il en paraissait
réjoui, et Donkin vit tomber à ses pieds une paire de vieilles bottes
accompagnées d’un sonore:

--Tiens, raclure de faubourg, voilà pour toi.

A la fin, M. Baker dut aviser le capitaine que James Wait troublait le
bon ordre du navire. «Discipline fichue... Hou!... On en viendra là»,
grogna M. Baker. Effectivement, les tribordais frisèrent le refus
d’obéissance un matin que le maître avait donné ordre de laver à grande
eau le poste d’équipage. Jimmy, paraît-il, ne tolérait pas l’humidité et
nous étions en veine de compassion ce jour-là. Nous tînmes le maître
pour une brute et ne le lui cachâmes point. Seul le tact délicat de M.
Baker prévint un plein éclat de rébellion: il refusa de nous prendre au
sérieux. Il arriva fort affairé sur l’avant, nous traita de beaucoup de
noms, pas tous polis, mais sur un ton si cordial de vrai loup de mer que
nous commençâmes à avoir honte. A la vérité, nous le considérions comme
un bien trop bon marin pour l’offusquer sciemment: et après tout Jimmy
n’était peut-être qu’un farceur--probable même! Le poste fut nettoyé
malgré tout ce matin-là; mais dans la journée on installa une chambre de
malade dans le rouf. Cela fit une jolie petite cabine ouvrant sur le
pont et à deux couchettes. On y transporta toutes les affaires de Jimmy,
puis, malgré ses protestations, Jimmy lui-même. Il déclara ne pouvoir
marcher. Quatre hommes le portèrent dans une couverte. Il se plaignit
qu’on voulait le faire mourir là tout seul comme un chien. Nous prîmes
part à son chagrin, enchantés pas moins qu’il eût débarrassé le
gaillard. Nous le soignâmes comme devant. De la cuisine, la porte à
côté, le coq venait plusieurs fois le jour. L’humeur de Wait s’améliora
tant soit peu. Knowles affirma l’avoir entendu rire aux éclats, un jour,
sans témoins. D’autres l’avaient aperçu se promenant sur le pont, la
nuit. Son petit retrait, dont un long crochet entrebâillait la porte,
était toujours plein de fumée de tabac. Nous lui lancions par la fente
des plaisanteries, parfois des injures, comme nous passions là au gré de
nos besognes. Il nous fascinait. Jamais il ne permettait au doute de se
taire. Son ombre planait sur le navire. Invulnérable dans la promesse de
sa mort prochaine, il foulait aux pieds notre estime de nous-mêmes, il
nous démontrait chaque jour notre manque de courage moral: il corrompait
la simplicité de notre saine existence. Nous aurions été une misérable
poignée d’Immortels condamnés à ignorer toujours l’espérance comme la
crainte, qu’il n’aurait pu nous dominer d’une supériorité plus noble, ni
plus impitoyablement affirmer son sublime privilège.



Entre-temps, le Narcisse, toutes voiles dehors, sortit de la mousson
franche. Il dériva lentement, le nez à tous les points de la boussole
plusieurs jours durant, au gré de brises moqueuses. Sous les gouttes
chaudes de brèves averses, des hommes mécontents faisaient virer bord
sur bord les pesantes vergues, empoignant les filins trempés, ahanant et
soufflant, tandis que leurs officiers revêches et ruisselants de pluie
les harcelaient sans fin de leurs voix lassées. Pendant les courts
répits, ils regardaient avec dégoût les paumes à vif de leurs mains
gourdes, et s’entre-demandaient amèrement: «Qui serait matelot s’il
pouvait planter des choux?» Les caractères se gâtaient; personne qui
tînt compte des choses qu’il disait. Une nuit noire que les hommes de
quart, haletants de chaleur et mi-noyés de pluie, venaient, pendant
quatre mortelles heures, de se faire traquer de bras en boulines,
Belfast déclara qu’il lâcherait la mer pour toujours et embarquerait sur
un steamer. Propos excessif, sans doute. Le capitaine Allistoun,
toujours maître de lui, murmurait tristement à M. Baker: «Ce n’est pas
si mal, pas si mal», chaque fois qu’il était parvenu, à force de ruses
et de manœuvres, à tirer de son bon navire soixante milles de route dans
les vingt-quatre heures. Du seuil de la petite cabine, Jimmy, le menton
dans la main, suivait notre aride labeur, d’un œil insolent et
mélancolique. Nous lui parlions avec douceur, quitte à échanger après
d’aigres sourires.

Puis de nouveau, avec vent propice et sous un ciel clair, le navire
recommença d’additionner les latitudes australes. Il passa au large de
Madagascar et de Maurice sans apercevoir terre. On doubla l’amarrage des
espars de rechange. On visita les sabords. A ses moments perdus, le
steward, d’un air soucieux, essayait d’adapter des pavois aux portes des
cabines. Des toiles solides furent enverguées avec soin. Vers l’ouest,
des yeux anxieux cherchaient déjà le cap des Tempêtes. Le _Narcisse_ se
mit à piquer du nez dans une houle du sud-ouest, et le ciel doucement
lumineux des basses latitudes prit, jour par jour, au-dessus de nos
têtes, une patine plus dure: haute voûte arrondissant au-dessus du
navire comme un dôme d’acier, où résonnait la voix profonde des vents
fraîchissants. Un froid soleil luisait sur les crinières blanches des
brisants noirs. Sous la forte haleine des grains d’ouest, le trois-mâts,
sa voilure allégée, se couchait lentement, obstiné mais docile. Il
courait de-ci de-là, peinant à l’effort acharné de se frayer sa route à
travers l’invisible violence des vents; il plongeait tête première dans
l’ombre de creux lisses, il luttait, remontant, contre les crêtes
neigeuses des grandes lames en fuite; il roulait sans repos d’un bord
sur l’autre comme un être qui souffre. Solide et vaillant, il répondait
au vouloir de l’homme, et ses mâts élancés, gesticulant sans cesse en
demi-cercles abrupts, semblaient implorer en vain la clémence du ciel
orageux.

L’hiver fut mauvais au large du Cap cette année-là. Les hommes de barre,
à l’heure de relève, arrivaient dans le poste tapant des pieds et
soufflant dans leurs doigts rouges gonflés de froid. Ceux de quart sur
le pont paraient tant bien que mal l’aiguillon glacé des embruns, ou,
tassés dans les coins abrités, suivaient d’un œil morne les hautes lames
sans pitié, dont l’inapaisable furie enveloppait le navire d’un assaut
toujours renouvelé. L’eau ruisselait en cataractes devant les portes du
gaillard. Il fallait crever d’un bond la nappe d’un Niagara pour gagner
son lit humide. Les matelots entraient mouillés et ressortaient engoncés
dans leurs vêtements mal séchés pour faire face aux implacables et
rédemptrices exigences de leur destin obscur et glorieux. A l’arrière
scrutant avec vigilance les nuages au vent, les officiers apparaissaient
à travers la buée des grains. Debout, cramponnés à la lisse, droits et
luisants sous leurs capotes vernies, ils se montraient par intervalles,
au gré des plongeons fous du navire surmené, très haut, attentifs,
violemment secoués en attitudes immobiles au-dessus de la ligne grise de
l’horizon chargé de vapeurs.

Ils observaient le temps et le navire de l’œil dont les terriens suivent
les fluctuations redoutables de la Fortune. Le capitaine Allistoun ne
quittait pas plus le pont que s’il eût fait partie des apparaux du
navire. De temps en temps, le steward grelottant, mais toujours en
manches de chemise, rampait, chancelant et cramponné, jusqu’à lui, une
tasse de café chaud à la main. La tempête en prenait la moitié avant
qu’elle touchât les lèvres du maître. Il buvait le reste, gravement,
d’un seul trait lent, tandis que l’écume lourde cinglait bruyamment la
toile cirée de son manteau et que le ressac des vagues s’enflait autour
de ses hautes bottes; et jamais ses yeux ne quittaient son navire. Il en
épiait chaque geste, l’œil d’un amant ne reste pas plus ardemment rivé
sur le sacrifice et la tâche d’une femme, vie délicate et soumise, où
tient pour lui tout le sens et toute la joie du monde. Nous aussi, tous,
nous l’observions, notre navire. Sa beauté n’allait point sans
faiblesse. Nous ne l’en chérissions pas moins. Ses qualités nous les
admirions tout haut, nous nous les vantions à l’envi comme s’il se fût
agi des nôtres, et le secret de son unique défaillance nous
l’ensevelissions au silence de notre affection profonde. Il était né
parmi le tonnerre des marteaux broyeurs de fer, dans les noirs remous
des fumées, sous un ciel gris, aux bords de la Clyde. Son courant sombre
et sonore donne le jour à des êtres de beauté qui s’en vont flottant aux
lointains radieux du monde, où des hommes les aimeront. Le _Narcisse_
était bien de leur race parfaite. Moins parfait que ses frères
peut-être, mais c’était notre chose à nous, rien ne se pouvait lui
comparer. Nous en avions la fierté. A Bombay, d’ignares terriens en
parlaient comme de «ce joli bateau gris». Joli! Piteux éloge! Nous le
connaissions pour le plus magnifique trois-mâts jamais lancé. Nous
tâchions d’oublier que, pareil à maints autres navires connus pour bien
tenir la mer, il était par moments volage. Il avait ses exigences. Sous
le rapport du chargement et du maniement, il demandait du soin et nul ne
savait au juste combien de soin il lui faudrait. Si courte est la
science humaine! Le navire, lui, savait et corrigeait parfois la
présomption de tant d’ignorance par la saine discipline de la peur.
D’inquiétantes histoires couraient sur le compte de précédentes
traversées. Le coq (par définition matelot, mais sans vraie
qualification nautique), le coq, sous la démoralisation de quelque
avanie comme la chute subite d’une marmite, grommelait sombrement tout
en épongeant le plancher: «Là! Voilà qu’il fait des siennes encore: un
de ces voyages, il nous perdra corps et biens. Vous verrez!» A quoi le
steward venu là pour dérober un instant de répit à sa vie harassée
répondait avec philosophie: «Ceux qui verront n’en bavarderont pas,
toujours! Je ne tiens pas à voir ça.» Nous raillions ces craintes. Nos
cœurs s’en allaient vers le vieux quand il le pressait dur, son bateau,
acharné à lui faire donner tout ce qu’il pouvait, disputant âprement au
vent chaque pouce gagné; lorsque sous les trois huniers pleins, il le
jetait bondissant de biais à l’assaut de lames énormes. Les hommes
tassés à l’arrière, l’oreille tendue, dès le premier commandement bref
de l’officier venu prendre le quart de pont par gros temps, admiraient
sa vaillance. Leurs paupières clignaient aux bourrasques; leurs joues
hâlées se mouillaient de gouttes plus amères que des larmes humaines;
barbes et moustaches trempées pendaient droites et ruisselantes comme
des algues. Fantastiquement déformés; en hautes bottes et coiffures
comme des casques, ils oscillaient pesamment, raides et ballonnés dans
leurs cirés luisants, pareils à des aventuriers bizarrement accoutrés
pour quelque fabuleuse équipée. Chaque fois que le _Narcisse_ s’élevait
sans effort à quelque cime vertigineuse et glauque, des coudes
labouraient des côtes, des figures s’illuminaient, des lèvres
murmuraient: «Bien fait ça, pas vrai?» tandis que toutes les têtes,
tournées comme une seule, suivaient de sourires sardoniques la vague
déjouée fuyant sous le vent, toute blanche de l’écume d’une monstrueuse
fureur. Mais quand par manque de promptitude il se laissait surprendre
et sous le choc brutal se couchait frémissant, nous empoignions des
cordes et les yeux levés vers les étroites bandes de toile distendue et
trempée qui claquaient désespérément au-dessus de nous, nous songions en
nos cœurs: «Pas étonnant. Le pauvre!...»

Le trente-deuxième jour après la sortie de Bombay débuta sous de fâcheux
auspices. Le matin, une lame fracassa une des portes de la cuisine. Nous
nous précipitâmes, à travers force vapeur et trouvâmes le coq très
mouillé et fort indigné contre le bateau. «Il empire tous les jours. Le
voilà qui veut me noyer à la porte de mes fourneaux!» Il était furieux.
Nous le pacifiâmes tandis que le charpentier, quoique balayé à deux
reprises par les vagues, réussissait à réparer la porte. Par suite de
l’accident notre dîner ne fut prêt que très tard, mais peu importa en
fin de compte, car Knowles, ce jour-là de corvée, ayant été culbuté par
une lame, le dîner s’en alla par-dessus bord. Le capitaine Allistoun,
l’air plus sévère et la lèvre plus mince que jamais, s’obstinait à
voguer sous pleins huniers et misaine, se refusant à voir que le navire
à force d’en trop exiger semblait perdre courage pour la première fois
depuis que nous le connaissions. Il renâclait à s’enlever et se creusait
maussadement sa route à travers les lames. Deux fois de suite, comme
devenu aveugle ou las de vivre, il piqua délibérément du nez au plein
d’une grosse vague qui balaya le pont d’un bout à l’autre. Comme le fit
observer le maître sur un ton de contrariété marquée, tandis que nous
pataugions en corps à la poursuite d’un baquet de lessive quelconque:
«Chaque sacré bibelot à bord va fiche le camp à la mer ce tantôt.» Le
vénérable Singleton rompit son silence coutumier pour prononcer, les
yeux levés vers le gréement: «Le vieux est fâché contre le temps, mais
ça ne sert à rien de se mettre en colère avec les vents du ciel.» Jimmy
avait fermé sa porte, naturellement. Nous le savions au sec et à l’aise
dans sa petite cabine et cette assurance, en notre absurde déraison,
nous emplissait tour à tour de plaisir et d’exaspération. Donkin, sans
pudeur, se dérobait à la besogne, inquiet et lamentable. Il grognait:
«Faut se faire périr de froid dehors en loques trempées, tandis que ce
biffin noir se pagnotte sur un sacré coffre plein de chouettes habits,
Dieu damne son âme noire!» Nous ne faisions pas attention, à peine si
nous donnions une pensée à Jimmy et sa camarade. Il n’y avait pas de
temps à perdre à l’oisive tâche de sonder les cœurs. Le vent emportait
des voiles. Des arrimages cédaient. Grelottants et trempés, nous nous
faisions rouler d’un bout à l’autre du pont pendant que nous tâchions de
réparer les avaries. Le navire furieusement secoué dansait, comme un
jouet dans la main d’un fou. Le soleil se couchait juste quand il fallut
nous précipiter pour réduire la voilure devant la menace d’un nuage
sinistre chargé de grêle. Brutalement le grain s’abattit, comme un coup
de poing. Le navire soulagé à temps de sa toile le reçut avec courage;
il céda lentement, à la violence de l’assaut; puis se relevant d’un
balancement majestueux et irrésistible, ramena ses espars au vent, dans
les dents de la rafale. L’ombre d’abîme du nuage noir vomit alors un
torrent de grêle blanche qui crépita sur le gréement, rebondit à
poignées du haut des vergues, cribla le pont, ronde et opalescente dans
cette trombe obscure, comme une averse de perles. Le nuage passa. Un
moment le soleil livide darda horizontaux les derniers rais d’une
sinistre lumière, entre les hautes et mouvantes collines des flots. Puis
se rua la nuit sauvage, foulant, effaçant dans un cri de fureur ce reste
lugubre d’un jour de tempête.

On ne dormit pas à bord cette nuit-là. La plupart des marins se
rappellent, au cours de leur vie, deux ou trois nuits pareilles de
mauvais temps forcené. Rien, semble-t-il, ne demeure de tout l’univers
que ténèbre, clameur, furie et le navire. Pareil au dernier vestige
d’une création exterminée, il dérive, portant les angoisses d’une
poignée d’humanité coupable, à travers la détresse, le tumulte, l’agonie
d’une vengeresse terreur. Personne ne dormit dans le gaillard. La lampe
de fer-blanc décrivait d’amples cercles de fumée au bout de sa longue
ficelle. Les vêtements mouillés bossuaient de tas sombres le plancher
luisant sous la mince couche d’eau mobile qu’y promenait le roulis. Sur
les couchettes, les hommes bottés restaient étendus, appuyés sur le
coude et les yeux ouverts. Des cirés suspendus oscillaient çà et là,
vivaces et inquiétants, comme des spectres téméraires de marins
décapités, dansant dans la tempête. Nul ne parlait, tous écoutaient. Au
dehors, la nuit bramait et sanglotait, accompagnée d’un roulement
continu comme d’innombrables tambours battant au loin. Des cris aigus
déchiraient l’air. Sous de formidables chocs sourds, le navire tremblait
tandis que les lames écroulées sur le pont l’accablaient de leur masse.
Parfois il s’enlevait d’un vif essor, comme pour quitter à jamais la
terre, puis, durant d’interminables instants, tombait à travers le vide,
tous les cœurs à bord cessant de battre, jusqu’à ce qu’un choc affreux,
prévu et soudain, les remît en mouvement d’un grand coup. Après chaque
secousse dislocante, Wamibo, à plat ventre, la figure dans l’oreiller,
exhalait dans une courte plainte le tourment d’un monde à la géhenne. De
temps en temps, pendant une fraction d’intolérable seconde, le navire,
dans un déchaînement plus féroce du vacarme, restait sur le flanc,
vibrant et immobile, en une immobilité plus redoutable que ses bonds les
plus démesurés. Alors, sur tous ces corps gisants, un frisson passait,
un frémissement d’angoisse. Un homme allongeait une tête anxieuse, une
paire d’yeux luisaient dans la lumière balancée, vifs, brillants de
folle terreur. Quelqu’un avançait les jambes un peu, comme pour sauter à
bas. Mais plusieurs sans bouger, sur le dos, une main fortement agrippée
au rebord de la couchette, fumaient nerveusement à rapides bouffées, les
yeux au plafond, figés dans un immense désir de paix.

A minuit vint l’ordre de carguer le petit hunier et le perroquet de
fougue. Avec d’immenses efforts, nous nous hissâmes dans la mâture,
souffletés à coups impitoyables, sauvâmes la toile et descendîmes
exténués, pour essuyer derechef, en un silence pantelant, le cruel
flagellement des flots. Pour la première fois peut-être dans l’histoire
de la marine marchande, le quart relevé ne quitta pas le pont, cloué par
la fascination d’une violence que semblait nourrir une rancune
empoisonnée. A chaque gros coup de temps, des hommes, pressés l’un
contre l’autre, se murmuraient: «Ça ne peut pas venter plus fort», et,
sur l’heure, l’ouragan leur en criait le démenti dans une déchirante
clameur et leur renfonçait le souffle dans la gorge. Une rafale
furibonde parut fendre soudain l’épaisse masse des vapeurs de suie et,
par-delà la déroute des nuages lacérés, on put voir par éclairs la lune
haute, précipitée à reculons à travers le ciel d’une vitesse effrayante
droit dans l’œil de la tempête. Beaucoup baissèrent la tête marmottant
que «ça les retournait de la voir». Bientôt, les nuages se refermèrent
et le monde, à nouveau, devint une aveugle et frénétique ténèbre qui
hurlait en crachant au vaisseau solitaire le grésil et l’embrun salés.

Vers sept heures et demie l’ombre de poix qui nous entourait blêmit
tournant au gris livide et nous sûmes que le soleil s’était levé. Ce
jour insolite et menaçant qui nous montrait nos yeux hagards et nos
faces tirées ne faisait qu’ajouter à l’épreuve. L’horizon de toutes
parts semblait s’être rapproché à portée du bras de navire. Dans ce
cercle rétréci des lames furieuses arrivaient, bondissaient, frappaient,
tôt disparues. Une pluie de lourdes gouttes amères volait oblique comme
une brume. Le grand hunier nous réclamait et tous avec une résignation
hébétée se tinrent prêts à escalader une fois de plus la mâture, mais
les officiers crièrent, repoussèrent les hommes et nous comprîmes enfin
qu’on ne laisserait pas monter sur la vergue plus de gabiers que la
besogne nécessaire n’en réclamait strictement. Comme à chaque instant
les mâts avaient chance d’être arrachés ou emportés par-dessus bord,
nous conclûmes que le capitaine ne voulait pas voir tout son équipage à
la mer d’un seul coup. C’était sage. Le quart de service conduit par M.
Creighton se mit péniblement à monter dans le gréement. Le vent les
collait contre les cordages, puis, mollissant un peu, leur laissait
gravir deux échelons; et de plus belle une bourrasque soudaine clouait
de haut en bas des haubans toute la ligne rampante, en attitudes de
crucifixion. L’autre quart plongea vers le pont pour carguer la voile.
Des têtes humaines émergeaient au gré de l’eau irrésistible qui les
jetait çà et là. M. Baker, au milieu de nous, distribuait des
grognements encourageants, crachotant et soufflant parmi le filin
emmêlé, comme un marsouin énergique. A la faveur d’une embellie
fatidique et suspecte, la besogne s’acheva sans perdre personne ni de la
vergue, ni du pont. Un moment la tempête sembla faiblir et le navire
comme reconnaissant de notre effort reprit du cœur et fit meilleure mine
à l’orage.

A huit heures les hommes relevés, guettant le moment propice, se
lancèrent en courant à travers le pont inondé dans la direction du
gaillard d’avant, pour prendre quelque repos. L’autre moitié de
l’équipage resta à l’arrière: histoire à leur tour de «tenir compagnie
au rafiot dans la peine», comme ils disaient. Les deux officiers
pressèrent le capitaine de quitter la dunette pour prendre quelque
repos. M. Baker lui grognait à l’oreille:

--Hou! maintenant pour sûr... Hou!... confiance en nous..., rien autre à
faire..., il faut qu’il tienne ou qu’il y passe. Hou! Hou!

Du haut de ses six pieds, le jeune Creighton lui souriait avec belle
humeur:

--Le bateau est solide. Allez faire une heure, sir.

Le regard de pierre de deux yeux rougis d’insomnie le fixait. Les
rebords des paupières du capitaine étaient écarlates et il bougeait sa
mâchoire sans cesse d’un effort lent, comme s’il eût mastiqué de la
gomme. Il secoua la tête. Il répéta:

--Ne vous occupez pas de moi. Il faut que j’en voie la fin. Il faut que
j’en voie la fin.

Il consentit pourtant à s’asseoir un moment, sa face dure inflexiblement
tournée du côté du vent. La mer la fouettait de crachats; stoïque, elle
ruisselait comme s’il eût pleuré.

Du côté du vent de la dunette, le quart cramponné aux haubans d’artimon
et les uns aux autres tentaient d’échanger des mots d’encouragement.
Singleton de la barre héla à pleine voix:

--Attention, vous autres!

Sa voix leur parvint réduite à un murmure avertisseur.

Ils tressaillirent.

Une énorme lame écumante sortait de la brume; elle venait sur nous,
rugissant avec sauvagerie, aussi redoutable et démoralisante, en l’élan
dont elle se ruait, qu’un fou avec une hache. Un ou deux matelots en
criant se jetèrent dans le gréement; la plupart avec une aspiration
convulsive tinrent bon à leur poste. Singleton enfonça ses genoux sous
la roue et mollit soigneusement la barre pour soulager le navire qui
tanguait à pic, mais sans ôter ses yeux de la vague qui arrivait.
Vertigineuse, à toucher, elle se dressa comme un mur de cristal vert
crêté de neige. Le navire s’enleva comme à tire d’ailes et un moment
resta posé sur la cime écumante, pareil à un grand oiseau des mers.
Avant que nous ayons pu reprendre haleine, une lourde rafale le frappa,
un autre brisant le prit traîtreusement en dessous par l’avant, il se
coucha d’un coup, l’eau envahit le pont. D’un bond le capitaine
Allistoun se mit debout, puis tomba; Archie roula par-dessus en criant:
«Il se relève!» Un second coup de roulis abattit davantage le navire
sous le vent, les pieds des hommes se dérobèrent sous eux, tandis qu’ils
restaient suspendus et ruant au-dessus de la dunette inclinée. Ils
purent voir le bateau tremper son flanc dans la mer et clamèrent tous
ensemble: «Nous sombrons!» A l’avant, les portes du gaillard s’ouvrirent
violemment et les hommes couchés se précipitèrent un à un, les bras en
l’air, pour tomber aussitôt sur les mains et les genoux, et ramper à
quatre pattes vers l’arrière, le long du pont plus penché qu’un toit de
maison. Les vagues se levaient à leur poursuite; ils fuyaient, vaincus
d’une lutte sans merci, comme des rats devant une crue; ils grimpèrent à
la force du poignet, l’un après l’autre, l’échelle de poupe qui
émergeait, demi-nus, prunelles dilatées, et, aussitôt arrivés en haut,
glissèrent d’un bloc sous le vent, les yeux clos, jusqu’à ce qu’ils
s’arrêtassent au heurt brutal de leurs côtes contre les étançons de fer
de la lisse; puis, avec des plaintes, ils roulèrent en un amas confus.

L’immense volume d’eau projeté vers l’avant par la dernière embardée du
navire avait défoncé la porte du poste d’équipage. Ils virent leurs
coffres, leurs traversins, leurs couvertures, leurs hardes en sortir,
flottant sur la mer. Tout en s’efforçant de grimper à nouveau du côté du
vent, ils regardaient navrés le désastre. Les paillasses voguaient de
haut bord, les couvertes ondulaient étendues, tandis que les coffres
demi-pleins et donnant forte bande, roulaient pesamment avant de
sombrer, telles des coques rasées; le gros caban d’Archie passa les bras
en croix, comme un matelot noyé la tête sous l’eau. Des hommes
glissaient tout en essayant de s’agripper des ongles aux interstices des
planches; d’autres, tassés dans des coins, roulaient des yeux énormes.
Tous ils hurlaient sans arrêter: «Les mâts! coupe! coupe!...» Un grain
noir mugissait dans le ciel bas au-dessus du navire couché sur le flanc,
ses bouts de vergue de bâbord pointés vers les nuages, tandis que les
grands mâts, inclinés presque parallèlement à l’horizon, semblaient
avoir pris une longueur démesurée.

Le charpentier lâcha prise, roula contre la claire-voie et se mit à
ramper vers l’entrée du rouf où, justement, en vue d’extrémité pareille,
on gardait une forte hache. A ce moment, l’écoute du hunier céda, le
bout de la lourde chaîne ferrailla là-haut, des étincelles de feu rouge
descendirent mêlées au vol des embruns. La voile claqua une fois d’une
secousse qui sembla nous arracher le cœur à travers nos dents serrées et
devint instantanément un bouquet d’étroits rubans flottants qui, mêlés,
noués, retombèrent bientôt inertes le long de la vergue.

Le capitaine, d’un effort, parvint à se dresser la face contre le pont
sur lequel des hommes pendaient, balancés au bout des cordes, comme des
voleurs de nids à la paroi d’une falaise. Un de ses pieds posait sur la
poitrine d’un matelot, dans son visage pourpre, les lèvres bougaient. Il
criait aussi, il criait courbé en deux:

--Non! Non!

M. Baker, se retenant d’une cuisse à l’habitacle, rugit:

--Avez-vous dit non? Pas couper?

L’autre secoua la tête frénétiquement:

--Non! Non!

Entre ses jambes, le charpentier rampant l’entendit, retomba tout de
suite et demeura coi de tout son long dans l’angle de la claire-voie.
Des voix reprirent la défense: «Non! Non!»

Puis, tout redevint muet. Ils attendaient que le navire se retournât
complètement et les vidât dans la mer, et, parmi la terrifiante rumeur
des flots et des vents, pas un murmure de remontrance n’échappa à ces
hommes dont chacun eût donné beaucoup d’années de sa vie pour voir «ces
damnés bâtons s’en aller par-dessus bord». Tous, leur unique chance de
salut, ils la sentaient là; mais un petit homme au visage dur secouait
sa tête grise et criait: «Non!» sans leur jeter même l’aumône d’un
regard. Muets, ils soufflèrent. Ils saisirent des barres d’appui,
nouèrent des bouts de cordes sous leurs aisselles, agrippèrent des
chevilles, se traînèrent en tas où l’on pouvait assurer ses pieds; ils
se cramponnèrent des deux bras, crochèrent dans n’importe quoi du côté
du vent, des coudes, du menton, peu s’en fallut, des dents:
quelques-uns, incapables de s’arracher assez vite des coins où ils
avaient été jetés, sentaient la mer s’enfler, comme ils montaient et les
frapper dans le dos. Singleton n’avait pas lâché la barre. Ses cheveux
volaient au vent; la tempête semblait empoigner par la barbe son vieil
adversaire et lui tordre sa tête blanche. Il ne lâchait pas et, ses
genoux coincés entre les manettes de la roue, dansait en bas, en haut,
semblable à un homme sur une branche.

Comme la mort ne semblait point prête, il se remirent à regarder autour
d’eux. Donkin, pris par un pied dans une boucle de filin quelconque,
pendait la tête en bas au-dessous de nous et braillait la figure au ras
du pont: «Coupez! coupez!» Deux hommes se laissèrent couler avec
précaution jusqu’à lui, d’autres halant sur la corde. Ils le saisirent,
le juchèrent en lieu plus sûr, le maintinrent, tandis qu’il agonissait
le patron, lui montrant le poing avec d’horribles blasphèmes, nous
sommant en mots abjects:

--Coupez! Ne tenez pas compte de cet idiot assassin! Coupe, quelqu’un
donc!

Un de ses sauveteurs le frappa d’un revers de main en pleine bouche; sa
tête cogna le pont et il devint subitement très tranquille, les joues
blêmes; sa bouche, dont la lèvre fendue montrait quelques gouttes de
sang, haletait sans bruit. Du côté sous le vent, un autre homme gisait
comme assommé, le bastingage seul le retenant d’être emporté. C’était le
steward. Il nous fallut le ficeler comme un ballot, car l’effroi le
paralysait. Il était monté comme un trait de l’office, en sentant le
vaisseau pencher et s’était affalé piteusement, un pot à lait dans sa
main crispée. Il ne s’était pas cassé. On le lui arracha avec peine et,
voyant l’objet dans nos mains, il demanda d’une voix tremblante: «Où
avez-vous trouvé ça?» Sa chemise pendait en loques, les manches fendues
claquaient comme des ailes. Deux hommes l’amarrèrent et son corps, plié
en deux de part et d’autre de la corde qui l’assujettissait, ressemblait
à un paquet de chiffons mouillés. M. Baker rampa le long de la ligne des
hommes en demandant: «Tout le monde est là?» et passant l’inspection à
chacun. Certains battaient des paupières sur leurs yeux atones, d’autres
gelottaient convulsivement. La tête de Wamibo pendait sur sa poitrine,
et, en attitudes douloureuses, sciés par les amarres, s’exténuant à ne
pas lâcher prise, ils haletaient pesamment. Leurs lèvres crispées, à
chaque écœurante embardée du bateau chaviré, s’ouvraient grandes comme
pour crier. Le coq, embrassant une épontille de bois, répétait
inconsciemment une prière. Dans chaque bref intervalle du démoniaque
tumulte qui nous enveloppait, on pouvait l’entendre de là, sans béret ni
savates, implorant au sein de l’orage le Maître de nos vies de ne pas
l’induire en tentation. Lui aussi bientôt se tut. Dans cette troupe
d’hommes affamés et gelés, réunis dans l’attente épuisée d’une mort
violente, pas une voix ne s’élevait; muets, pensifs et sombres, ils
écoutaient pleins d’horreur l’imprécation de l’ouragan.

Des heures passèrent. Malgré l’abri qu’offrait la forte bande du navire
contre le vent soufflant au-dessus de leur tête en un long hululement
continu, de glaciales averses troublaient par moments le calme sans aise
de leur refuge. Alors sous le tourment de cette nouvelle épreuve une
paire d’épaules se crispait un peu. Des dents claquaient. Le temps se
leva, un soleil clair brilla sur le navire. Le bris de chaque vague,
après le coup de bélier de l’assaut, bandait, chatoyants et fugaces, des
arcs-en-ciel dans l’étincelante écume, au-dessus de la coque en dérive.
La tempête finissait en une forte brise luisante et tranchante comme un
couteau. Entre deux vieilles barbes, Charley, attaché par un long
cache-nez à un anneau du pont, pleurait doucement des larmes rares,
larmes de stupeur, de froid, de faim, de générale infortune. Un de ses
voisins lui allongea une bourrade dans les côtes en s’enquérant avec
rudesse: «Qu’as-tu fait de ton toupet? Par beau temps, n’y a pas moyen
de te tenir, crapaud.» Avec des torsions prudentes il s’extirpa de sa
veste et la jeta sur l’enfant. L’autre matelot à côté marmonnait: «Ça
fera de toi un homme, fiston.» Ils étendirent les bras et se pressèrent
contre lui. Charley remonta les pieds et ses paupières tombèrent.

Puis ce furent des soupirs à mesure que les hommes, commençant à douter
d’être «noyés tout de go», essayaient des postures plus franches. M.
Creighton, qui s’était blessé à la jambe, gisait parmi nous, les lèvres
serrées. Quelques gars, parmi ceux de son quart, se mirent en devoir de
l’assujettir plus solidement. Sans un mot, sans un regard, il leva les
bras l’un après l’autre pour faciliter l’opération, et pas un muscle ne
bougea sur son jeune visage dur. Ils lui demandèrent avec sollicitude:

--C’est mieux, maintenant, sir?

Il répondit courtement:

--Ça ira.

C’était un jeune officier, raide dans le service, mais plus d’un de son
quart avouait l’aimer assez «pour ses manières d’aristo de vous damner
du haut en bas du pont». D’autres, incapables de discerner d’aussi fines
nuances, respectaient sa correction d’allure et sa tenue. Pour la
première fois depuis que le navire eût engagé, le capitaine Allistoun
jeta un bref coup d’œil sur ses hommes. Il se tenait presque debout, un
pied contre la claire-voie, un genou sur le pont, et, le bout du palan
de garde autour de la taille, il oscillait d’arrière en avant, le regard
tendu, comme une vigie en quête d’un signal. Devant ses yeux, le navire,
la moitié du pont sous l’eau, montait et retombait, soulevé par les
grosses lames qui jaillissaient de dessous sa masse, pour fuir
éclatantes dans le froid soleil. Nous commencions à trouver qu’il
naviguait encore à merveille, après tout. Des voix hélèrent: «Il fera
l’affaire, les gars!» Belfast s’écria avec ferveur:

--Je donnerais un mois de paye pour une bouffée de pipe!

Un ou deux d’entre nous qui passaient des langues rêches sur leurs
lèvres salées, mâchonnèrent quelque chose qui ressemblait à: «De l’eau!»
Le coq, comme inspiré, se hissa la poitrine contre le baril de poupe et
regarda dedans. Il y avait un peu de liquide au fond. Il cria en agitant
les bras et deux hommes se mirent à ramper d’avant et d’arrière, en
passant le pot à lait. Chacun en prit une bonne gorgée. Quand vint le
tour de Charley, un de ses voisins cria: «Le sacré gosse dort.» Il
dormait comme si on l’eût drogué de narcotiques. On le laissa. Singleton
garda une main sur la barre, tandis qu’il buvait, courbé pour abriter
ses lèvres du vent. Il fallut cogner et tarabuster Wamibo avant qu’il
vît le pot tenu devant ses yeux; Knowles observa avec sagacité: «C’est
meilleur qu’un boujaron.» M. Baker grogna: «Merci.» M. Creighton but et
fit un petit signe de tête. Donkin lampa gloutonnement, en roulant des
yeux mauvais par-dessus le bord du vase. Belfast nous fit rire quand, de
sa bouche grimaçante, il cria: «Envoyez par ici; on est tous
_taytootlers_[2] dans ce coin.» Le patron auquel un homme accroupi
présentait de nouveau le récipient, en lui criant d’en bas: «On a tous
bu, capitaine!» étendit la main à tâtons pour le prendre et le rendit
d’un geste raide, comme s’il eût craint de voler un demi-regard à son
bateau. Des figures s’éclairèrent. Nous criâmes au coq: «Bravo,
docteur!» Il se tenait assis à tribord, calé par le baril, et riposta
d’abondance; mais les brisants menaient un bruit de tonnerre à ce
moment-là et nous ne saisîmes que des lambeaux de phrase: cela sonnait
comme «Providence» et «deux fois nés». Il était retombé à sa vieille
manie: il prêchait. Nous lui adressâmes des gestes de blague amicale et,
d’en bas, il apparaissait un bras tendu, cramponné de l’autre, remuant
les lèvres, sa face illuminée levée vers nous, forçant la voix,
apostolique et saluant pour éviter l’embrun.

  [2] Pour _teetotallers_: qui s’abstiennent totalement d’alcool.

Soudain quelqu’un cria: «Où est Jimmy?» et de nouveau ce fut la
consternation. Au bout de la rangée le maître héla d’une gorge enrouée:
«L’a-t-on vu sortir?» Des voix navrées exclamèrent: «C’est-il qu’il est
noyé?... Non!... Dans sa cabine!... Bon Dieu!... Pris comme un rat au
piège... Pas pu ouvrir la porte... Ouais! Le bateau a flanché trop vite
et l’eau l’a bloqué... Pauvre bougre!... Rien à faire... Faut aller
voir...» «Dieu le damne, qui pourrait donc y aller?» glapit Donkin.
«Personne ne te demande à toi, grommela un voisin, t’es pas un homme,
t’es un objet.» «Y a-t-il seulement une demi-chance d’arriver jusqu’à
lui?» demandèrent deux ou trois voix ensemble. Belfast se détacha d’un
élan d’aveugle impétuosité et, plus prompt que l’éclair, dégringola tout
d’un coup du côté sous le vent. Nous poussâmes tous à la fois un cri de
détresse, mais les jambes déjà passées par-dessus bord il tenait bon et
réclamait une corde à grands cris. En notre extrémité, rien ne pouvait
guère nous sembler terrible: nous le jugeâmes comique gigotant là-bas
avec sa face effarée. Quelqu’un se mit à rire et, comme infectés d’une
contagion d’hystérique gaieté, tous ces naufragés hagards partirent d’un
rire fou, pareils à une troupe d’aliénés rangés et liés contre un mur.
M. Baker se laissant glisser de l’habitacle tendit une jambe à Belfast.
Il regrimpa, bouleversé et nous vouant en termes atroces à tous les
diables d’Erin. «Vous êtes... Hou! vous êtes un sacré mal embouché,
Craik», grogna M. Baker. Il répondit bégayant d’indignation:
«Regardez-les, Sorr. Bougres de sales images! à rigoler d’un copain à la
mer. Et ça s’appelle des hommes!» Mais du fronteau de dunette le maître
d’équipage cria: «Par ici» et Belfast dare-dare s’en fut à quatre
pattes. Les cinq hommes perchés, le cou tendu par-dessus le bord de la
dunette, cherchaient à démêler le plus sûr chemin pour atteindre
l’avant. Ils semblaient hésiter. Les autres retournés dans leurs
amarrages, avec des contorsions pénibles, épiaient bouche bée. Le
capitaine Allistoun ne voyait rien. Il semblait à la force du regard
maintenir son navire à flot au prix d’une surhumaine concentration
d’énergie. Le vent sifflait haut au soleil; des colonnes d’écume y
montaient très blanches et, dans le papillonnement des arcs-en-ciel
épanouis en gerbe sur la coque harassée, les hommes descendirent,
circonspects, disparaissant de notre vue avec des gestes délibérés.

Ils allèrent balancés de cabillot en taquet au-dessus des vagues qui
fouettaient le pont à demi submergé. Leurs orteils grattaient les
planches. Des paquets de froide eau verte leur dégringolaient sur la
tête par-dessus les pavois. Ils restaient suspendus un instant au bout
de leurs bras disloqués, l’haleine coupée par le choc et les yeux clos,
puis lâchant prise d’une main se lançaient, têtes ballantes, essayant
d’empoigner quelque filin ou quelque épontille plus avant. Le maître
d’équipage à longues brassées athlétiques avançait vite, agrippant des
choses d’un poing dur comme fer et se remémorant tout à coup des
passages de la dernière lettre de sa «vieille». Le petit Belfast se
démenait rageusement et dit: «Sale nègre!» à mi-voix. D’excitation la
langue de Wamibo pendait, tandis qu’Archie, intrépide et calme, mettait
à saisir chaque chance de progrès toute la clairvoyance de son
sang-froid.

Une fois au-dessus du rouf, ils lâchèrent prise l’un après l’autre et
tombèrent lourdement, à plat ventre, les paumes pressées contre la lisse
surface de bois de teck. Autour d’eux le ressac des vagues giclait
écumeux et sifflant. Toutes les portes s’étaient, comme de juste,
transformées en trappes. Celle de la cuisine se rencontrait la première.
La cuisine allait de bord à bord, on entendait la mer clapoter là-dedans
en notes répercutées et creuses. La porte suivante ouvrait sur l’atelier
du charpentier. Ils la levèrent et regardèrent au fond. La pièce
semblait avoir subi les ravages d’un tremblement de terre. Tout son
contenu avait dégringolé sur la cloison face à la porte et, de l’autre
côté de cette cloison, il devait y avoir Jimmy mort ou vif. L’établi,
une caisse à demi achevée, des scies, des ciseaux, des fils de fer, des
haches, des pinces s’amoncelaient sous un semis de clous épars. Une
herminette affilée y dressait son tranchant clair qui luisait
dangereusement au fond, comme un mauvais sourire. Les hommes sondaient
de l’œil ce vide, cramponnés les uns aux autres. Un coup de roulis
nauséeux et sournois faillit les envoyer tous par-dessus bord en pagaye.
Belfast hurla: «A Dieu vat!» et sauta. Archie suivit lestement, crochant
dans des étagères qui cédèrent sous son poids, et se reçut dans un grand
bruit de bois fracassé. Il y avait à peine la place pour trois hommes.
Dans le carré d’azur ensoleillé de la porte, la figure du maître
d’équipage sombre et barbue, celle de Wamibo, hagarde et blême, se
suspendaient, guettant.

Ensemble ils hélèrent: «Jimmy! Jim!» D’en haut, la grosse voix du maître
gronda pour sa part «Wait! bougre de...» Dans une pause, Belfast
implora: «Jimmy chéri, c’est-il que t’es vivant?» Le maître dit:
«Encore! Tous ensemble, les gars!» Tous clamèrent frénétiquement. Wamibo
faisait entendre des sons pareils à des abois sonores. Belfast
tambourinait sur la cloison avec un morceau de fer. Tout cessa
brusquement, mais un bruit de cris et de coups frappés continua, grêle
et distinct, tel un solo suivant un chœur. Il vivait. Nous attaquâmes
avec l’énergie du désespoir l’abominable entassement de choses lourdes,
de choses coupantes, de choses gauches à manier. Le maître d’équipage
s’en alla rampant, en quête d’un bout de corde; et Wamibo, retenu par
des cris de: «Ne saute pas!... Ne viens pas ici, tête de bois!» restait
à rouler ses yeux désorbités au-dessus de nous, tout en prunelles
blanches, crocs luisants, cheveux embroussaillés. On eût dit un démon à
demi brute se délectant émerveillé devant l’extraordinaire agitation des
damnés. Le maître nous adjura de nous «débrouiller»: une corde
descendit; nous y attachâmes des objets qui s’envolèrent tournoyants et
que l’œil de l’homme ne devait plus revoir. Une rage de tout jeter
par-dessus bord nous posséda. Nous travaillions furieusement, nous
coupant les doigts, avec des mots brutaux à l’adresse l’un de l’autre.
Jimmy continuait un concert affolant: cris perçants de femme torturée
jetés sans reprendre haleine, coups redoublés des pieds et des mains.
L’excès de sa terreur tordait si cruellement nos cœurs, qu’il nous
tardait de l’abandonner, de sortir de ce lieu profond comme un puits et
vacillant comme un arbre, de ne plus entendre, enfin regagnée la dunette
où nous pourrions passivement attendre la mort en un incomparable repos.
Nous lui criâmes: «Ferme, ferme, nom de Dieu!» Il redoubla. Il devait
s’imaginer que nous ne l’entendions pas.

Sans doute sa propre clameur ne lui parvenait qu’affaiblie. Nous nous le
représentions accroupi sur le bord de la couchette du haut, tapant des
deux poings sur les planches dans l’obscurité, la bouche grande ouverte
par ce cri qui ne cessait pas. Odieuses minutes. Un nuage passant sur le
soleil enténébra d’une menace l’ouverture de la porte. Chaque mouvement
du navire était une souffrance. Nous nous démenions au hasard, suffoqués
par le manque d’air et en proie au plus affreux malaise. Le maître nous
objurguait d’en haut: «Débrouillez-vous! Débrouillez-vous! On va se
faire emporter à la mer, nous deux ici tout de suite, si vous ne vous
pressez pas!» Trois fois une lame bondit par-dessus le flanc le plus
haut et versa des baquets d’eau sur nos têtes. Alors Jimmy, effrayé par
le choc, s’arrêtait un moment--attendant peut-être que le vaisseau
coulât--puis reprenait, de plus belle, le cri de sa détresse, comme
ragaillardi par une bouffée de peur.

Au fond, les clous formaient une couche de plusieurs pouces d’épaisseur.
C’était affreux. Tous les clous de l’univers non fichés quelque part
semblaient s’être donné rendez-vous dans cet atelier de charpentier. Il
y en avait de toutes sortes, reste des provisions de sept traversées.
Amures d’étain, amures de cuivre (pointues comme des aiguilles), boulons
de pompe à grosse tête comme des petits champignons de fer; clous sans
tête (horribles); clous français, sveltes et polis. Ils gisaient en
masse compacte plus inabordable qu’un hérisson d’acier. Nous hésitâmes,
convoitant une pelle, tandis qu’au-dessous de nous Jimmy gueulait comme
un écorché vif. En gémissant, nous enfonçâmes nos doigts dans la
ferraille; pour secouer aussitôt de nos mains des pointes et des gouttes
vermeilles. Nos bonnets, pleins de clous assortis, nous les passions au
maître d’équipage, et lui, comme le prêtre d’un rite pacifiant et
mystique, les jetait à la volée au courroux déchaîné des flots.

Nous atteignîmes la cloison, enfin. Fortes planches que celles-là. En
tant que navire bien fini jusqu’au moindre détail, le _Narcisse_ n’en
craignait point. Jamais cloison de bateau n’assembla de plus résistants
cœurs de chêne--du moins il nous parut ainsi; alors nous nous aperçûmes
qu’en notre hâte, nous avions envoyé tous les outils par-dessus bord.
Cet absurde petit Belfast voulut crever l’obstacle sous son propre poids
et se mit à sauter à pieds joints comme une springbok[3], damnant les
constructeurs de la Clyde pour leur besogne trop bien faite.
Incidemment, il agonit toute la Grande-Bretagne du Nord, le reste de la
terre, la mer--et tous ses compagnons. Il jurait, tout en se laissant
pesamment retomber sur les talons, qu’au grand jamais il n’aurait plus
rien de commun avec aucun imbécile «pas assez malin pour distinguer son
genou de son coude». Il parvint, à force de coups de botte sur le bois,
à mettre en déroute les derniers restes du sang-froid que Jimmy gardait
encore. Nous pouvions entendre l’objet de notre sollicitude exaspérée se
ruant de côté et d’autre sous les planches. Sa voix forcée avait craqué
enfin, et, seuls des pépiements lamentables sortaient de son gosier. Son
dos--à moins que ce fût sa tête--frôlait les planches, tantôt-ci,
tantôt-là, d’une manière falote. Il piaulait en parant les coups
invisibles. C’était plus insoutenable encore que ses cris. Soudain,
Archie produisit une pince. Il l’avait mise de côté en même temps qu’une
petite hachette. Nous poussâmes un hurlement de satisfaction. Il asséna
un coup puissant et de menus éclats de bois nous sautèrent au visage. De
là-haut, le maître d’équipage héla:

  [3] Antilope du Cap.

--Attention! Ne le tuez pas. En douceur, nom de Dieu. Wamibo, affolé,
pendait la tête en bas, et d’une voix de démence nous stimulait:

--Hou! Frappez! Hou! Hou!

De peur qu’il dégringolât en tuant l’un de nous dans sa chute, nous
adjurâmes très vite le maître de «f... le sacré Finnois à l’eau». Puis,
tous ensemble, nous gueulâmes aux planches:

--Ote-toi de dessous. Va vers l’avant.

Puis nous nous tûmes.

On n’entendait que le bourdon profond du vent qui se plaignait sur nos
têtes, avec le grondement des lames mêlé au sifflement du ressac. Le
navire, comme accablé de désespoir, ballottait sans vie, et le vertige
de ce roulis insolite tournoyait dans nos crânes. Belfast clama:

--Pour l’amour de Dieu, Jimmy, où es-tu?... Frappe! Jimmy, ma vieille...
Frappe! Sale bête noire de malheur! Frappe!

Il restait plus muet qu’un mort dans sa tombe, et nous, comme des hommes
au chevet d’une fosse, nous nous sentions près de pleurer, pleurs de
vexation, de surmenage, de fatigue, où fondrait notre immense désir d’en
avoir fini, de partir, de nous coucher au repos en quelque endroit, où
regarder le danger en face et avoir de l’air. Archie cria: «Place!»
Accroupis derrière lui, protégeant nos têtes, nous regardions le fer
attaquer obstinément le joint de deux planches. Un craquement, puis
soudain la pince disparut à demi parmi les échardes d’un orifice oblong.
Elle dut manquer la tête de Jimmy de moins d’un pouce. Archie la retira
prestement, et ce nègre infâme, se jetant vers l’ouverture, y colla ses
lèvres et gémit: «Au secours!» d’une voix presque éteinte, pressant sa
tête contre le bois, dans un effort dément, pour sortir par ce trou d’un
pouce de large sur trois de long. Démontés comme nous l’étions, cette
action incroyable nous paralysa totalement. Il semblait impossible de le
chasser de là. Archie lui-même en perdit à la fin son sang-froid.

--Si tu ne t’ôtes pas de là, je t’enfonce l’outil dans la tête,
cria-t-il d’une voix résolue.

Il aurait fait comme il disait, et son sérieux parut impressionner
Jimmy. Il disparut soudain, et nous attaquâmes les planches, défonçant,
arrachant, avec la furie d’hommes pressés d’atteindre un ennemi mortel,
et qu’éperonne le désir de l’écarteler membre à membre. Le bois se
fendit, craqua, céda. Belfast plongea dans l’ouverture sa tête et ses
épaules, et tâtonna rageusement:

--Je le tiens! je le tiens, cria-t-il. Oh! Là! Il m’échappe, je l’ai!...
Tirez-moi par les jambes... Tire!

Wamibo hululait sans cesser un instant. Le maître criait des ordres:

--Empoigne-le par les cheveux, Belfast; remontez-le à pic, tous deux!
D’aplomb!

Nous tirâmes d’aplomb. Nous sortîmes Belfast d’un élan et le laissâmes
retomber avec dégoût. Sur son séant, la face empourprée, il sanglotait
désespérément.

--Y a pas moyen de crocher dans son sacré lainage ras! Soudain la tête
et le buste de Jimmy parurent. Il restait pris à mi-corps et, les yeux
désorbités, écumait contre nos chevilles. Nous l’assaillîmes dans la
brutalité de notre impatience, lui arrachant sa chemise du dos, le
halant par les oreilles, ahanant sur lui et, tout d’un coup, nous le
sentîmes venir dans nos bras, comme si quelqu’un eût lâché ses jambes.
Du même mouvement, sans une pause, nous l’enlevâmes. Son haleine
sifflait, ses pieds frappèrent nos visages haussés, il agrippa deux
paires de bras au-dessus de sa tête et nous fila entre les doigts avec
une telle précipitation qu’il sembla s’échapper de nos mains comme une
vessie pleine de gaz. Ruisselants de sueur, nous remontâmes par la
corde, en grappe, et, de nouveau saisis par l’âpre souffle du vent, nous
restions, l’haleine coupée, pareils à des hommes plongés dans l’eau
glacée. Les joues brûlantes, nous frissonnions jusqu’aux moelles de nos
os. Jamais auparavant la tempête ne nous avait paru plus furieuse, plus
démente la mer, le soleil plus moqueur et plus impitoyable, ni la
position du navire plus dénuée d’espoir. Chacun de ses mouvements
présageait la fin de son agonie et le commencement de la nôtre. Nous
quittâmes la porte, trébuchants, et, surpris par un coup de roulis
soudain, nous nous abattîmes en tas. Le mur du rouf nous paraissait plus
lisse que du verre et plus poli que de la glace. Aucune prise, sauf un
long crochet de cuivre servant à l’occasion à maintenir une porte
ouverte. Wamibo s’y cramponnait, et nous nous cramponnions à Wamibo,
serrant notre Jimmy. Il était à présent complètement affalé. On ne lui
aurait pas cru la force de fermer la main. Nous le tenions toujours,
aveugles et fidèles dans notre peur. Il n’y avait pas à craindre que
Wamibo lâchât prise (on se souvenait que la brute avait plus de force
que trois autres pris au hasard dans l’équipage). Mais nous craignions
que le crochet cédât, et nous pensions aussi que le navire avait pris le
parti de se retourner enfin. Il n’en fit rien pourtant. Une lame nous
inonda. Le maître d’équipage cracha de l’embrun et ces mots:

--Debout et partons. Il y a embellie. A l’arrière tous, ou on est
fichus.

Nous nous redressâmes, entourant Jimmy. Nous l’implorions de se lever,
de se tenir au moins. Il roulait ses yeux terrifiés, muet comme un
poisson, tout ressort d’énergie brisé dans sa carcasse. Il refusait de
se mettre sur pieds, de s’accrocher même à nos cous. Ce n’était plus
qu’une froide enveloppe de peau noire, mal bourrée d’ouate molle; bras
et jambes pendant disloqués et veules, tête roulant de-ci de-là, lippe
tombant énorme et lourde. Nous nous pressions autour de lui, excédés,
déconfits; nos corps qui le protégeaient se balançaient périlleusement
d’une seule masse; au seuil même de l’éternité, nous titubions tous
ensemble, avec d’absurdes gestes dissimulateurs, comme un groupe
d’hommes ivres embarrassés d’un cadavre volé.

Il fallait faire quelque chose. Le porter sur l’arrière coûte que coûte.
Une corde lâche lui fut passée sous les aisselles, et nous hissant au
péril de nos vies nous l’accrochâmes au taquet de misaine. Aucun bruit
ne sortit de sa bouche; il présentait l’aspect ridicule et lamentable
d’une poupée à demi vidée de son et nous nous mîmes en route pour notre
dangereux voyage vers l’autre extrémité du pont, traînant avec
sollicitude derrière nous, calamiteux, déjeté, pitoyable, notre
haïssable fardeau. Il n’était pas très lourd, mais il eût pesé une tonne
que nous ne l’aurions pas trouvé plus difficile à manier. Il passait
littéralement de main en main. De temps à autre il nous fallait le
suspendre à quelque cabillot opportun pour souffler et reformer la
chaîne. Le cabillot brisé, l’homme s’en fût allé à tout jamais sous
l’océan Austral, mais c’était une chance qu’il lui fallait courir; après
un temps il parut s’en aviser, gémit sourdement, et avec grand effort
prononça quelques paroles. Nous écoutâmes avidement. Il nous reprochait
la négligence qui l’exposait à des risques pareils:

--A présent que je me suis sorti de là... murmura-t-il faiblement.

Là, c’était sa cabine. C’est lui qui s’en était sorti. Nous n’y étions
pour rien apparemment!... N’importe... Nous continuâmes, lui laissant
subir les aléas inévitables, mais simplement parce que nous n’y pouvions
rien; car nous avions beau, dans cette minute, le haïr plus que
jamais--plus que tout au monde--nous ne voulions pas le perdre.
Jusqu’alors, vaille que vaille, nous l’avions sauvé, cela devenait
affaire personnelle entre la mer et nous. Nous comptions ne l’abandonner
point. Nous aurions--folle hypothèse--dépensé autant d’effort et de
peine pour un baril vide que ce baril nous fût devenu aussi précieux que
Jimmy. Plus précieux, au fait, car nous n’aurions eu nul motif de haïr
le baril. Et nous haïssions James Wait. Nous ne pouvions écarter le
monstrueux soupçon que ce nègre inouï simulait son mal, acharné dans son
imposture à la face de notre labeur, de notre mépris, de notre patience,
et maintenant de notre dévouement, que dis-je, de la mort même! Quelque
imparfait et vague qu’il demeurât, notre sens moral se soulevait de
dégoût devant la vilenie d’un mensonge aussi lâche. Mais l’homme s’y
obstinait bravement--invraisemblablement. Non! Impossible. Il était à
toute extrémité. L’acrimonie de son humeur provenait seulement de
l’invincible, de l’exaspérante obsession de cette mort qu’il sentait à
son chevet. Nul qui n’ait droit d’en vouloir à si despotique camarade de
lit. Mais, alors, quelle sorte d’hommes étions-nous donc, nous avec nos
soupçons! L’indignation et le doute s’étreignaient en nous, foulant dans
leur lutte les plus délicats de nos sentiments. Et nous le haïssions à
cause du soupçon, nous le détestions à cause du doute. Nous n’osions le
mépriser avec sincérité, ni le plaindre sans dommage pour notre dignité.
De sorte que nous le haïssions, tout en le passant avec soin de main en
main. On criait: «Tu le tiens? Oui. _All right._ Largue.» Il allait
ainsi, balancé d’un ennemi à l’autre, faisant montre d’autant de
vitalité que pourrait un vieux traversin. Ses yeux barraient de deux
étroites fentes blanches son visage noir. Il respirait lentement, et
l’air qu’expulsait sa bouche en sortait avec un bruit de soufflet. Nous
atteignîmes enfin l’échelle de dunette et l’endroit pouvant passer pour
relativement abrité, nous nous couchâmes un moment en tas, recrus, pour
nous reposer un peu. Il commença de marmonner. Nous gardions une
incurable envie d’entendre ce qu’il avait à dire. Cette fois il geignit
revêchement:

--Vous avez pris le temps pour venir. Je commençais à croire que tout
fins matelots que vous êtes, vous aviez passé par-dessus bord. Qu’est-ce
qui vous faisait tarder donc? Hein? La frousse?

Nous nous tûmes. En soupirant, nous nous remîmes à la tâche de le
traîner là-haut. L’ardent et le secret désir de nos cœurs était de le
frapper rageusement, de nos poings fermés, en plein visage: et nos mains
le palpaient aussi tendrement que s’il eût été de verre...

Quand nous regagnâmes la dunette, on eût dit un retour de nomades après
des années d’exil chez des peuples marqués par la désolation du temps.
Des yeux lentement se tournèrent dans leurs orbites pour nous lancer des
regards. De faibles murmures s’élevèrent:

--Vous l’avez tout de même?

Les figures bien connues paraissaient étranges et familières; fanés,
salis, leurs traits mêlaient des expressions de lassitude et de fièvre.
Tous paraissaient avoir maigri pendant notre absence, comme si ces
hommes, depuis de longs jours, figés en attitudes bizarres, avaient subi
les affres de la faim. Le capitaine, un tour de filin enroulé au
poignet, un genou plié, oscillait sur place: rien ne vivait dans sa face
immobile et froide que ses yeux dont il tenait le navire au-dessus de
l’abîme, sans regarder personne, comme perdu dans l’effort surhumain de
sa volonté. On arrima James Wait en lieu sûr. M. Baker, grimpant et
rampant, s’en vint prêter main-forte. M. Creighton, sur le dos et très
pâle, murmura:

--Bien manœuvré!

Il partagea entre Jimmy, le ciel et nous un regard méprisant, puis
referma lentement les yeux. Çà et là un homme bougeait, mais la plupart
restaient apathiques, en postures pénibles, marmottant des choses entre
leurs dents qui claquaient.

Le soleil se couchait. Un soleil énorme, sans un nuage sur son orbe
rouge, déclinant bas à l’horizon, comme s’il se penchait pour nous
regarder dans les yeux. Le vent sifflait au travers des rayons obliques,
resplendissants et froids, qui frappaient en plein les pupilles dilatées
sans en faire cligner les paupières. Les cheveux collés en mèches, les
barbes hirsutes étaient gris du sel de la mer. Une teinte terreuse
couvrait les visages et les cernes noirs qui tachaient le dessous des
yeux s’étendaient jusqu’aux oreilles, estompés aux méplats des joues
creuses. Livides, les lèvres se pinçaient et ne semblaient se mouvoir
qu’avec peine, comme collées aux dents. Quelques-uns souriaient
tristement au crépuscule, grelottant de froid. D’autres demeuraient
tristement, sans bouger. Charley, dompté par la révélation soudaine de
l’insignifiance de sa jeunesse, dardait des regards timorés. Les deux
Norvégiens, avec leurs joues glabres, paraissaient deux enfants
décrépits, qui béaient stupidement. Sous le vent, à l’extrême horizon,
des lames noires bondissaient vers le soleil de braise. Il sombrait avec
lenteur, flamboyant et rond, et les crêtes des vagues éclaboussaient le
bord du disque lumineux. Un des Norvégiens parut l’apercevoir et, après
un soubresaut qui le secoua violemment, se mit à parler. Sa voix, en
faisant tressaillir les autres, les arracha de leur torpeur. Ils
remuèrent la tête, très roides, et se tournant laborieusement, le
regardèrent avec surprise, avec crainte ou dans un grave silence.
L’homme radotait au soleil couchant, dodelinant de la tête, tandis que
les hautes lames commençaient à déferler sur la largeur du globe
cramoisi; et par-dessus des lieues d’eau turbulente, les ombres des
grandes houles masquaient de ténèbre fugace la pâleur des visages
humains. Crêté d’écume un brisant s’abattit, dans un grand fracas d’eau
sifflante, et le soleil, comme une flamme noyée, disparut. Le babil de
l’homme flancha, s’éteignit tout d’un coup avec la lumière. Des soupirs
se firent entendre. Dans la brève accalmie qui suit la rumeur d’un
brisant écroulé, quelqu’un dit à voix basse: «Voilà ce sacré Boche qui
perd la boule.» Un matelot, amarré par le milieu du corps, frappait le
pont de sa paume ouverte, sans arrêter, à coups rapides. Alors, dans la
grisaille du soir déclinant, une silhouette robuste se leva à l’arrière
et commença de marcher à quatre pattes avec les mouvements de quelque
lourd animal circonspect. C’était M. Baker passant l’inspection des
hommes. Il grognait d’un ton encourageant au-dessus de chacun, éprouvant
leurs amarres. Certains, les yeux mi-clos, soufflaient comme opprimés
par la chaleur; d’autres, machinalement, avec des voix de rêve,
faisaient: «Oui! oui! sir!» Il allait de l’un à l’autre grognant:
«Hou!... On l’en tirera encore»; et, subitement, avec des éclats de
bruyante colère, se mit à enlever Knowles pour avoir coupé un bout de
corde au garant du palan de barre:

--Hou!... Tu n’as pas honte... Palan de barre... Tu ne sais pas ça!...
Hou!... un gabier breveté. Hou!

Le boiteux confondu balbutia:

--Il me fallait bien une amarre pour moi, sir.

--Hou! Une amarre... pour toi. Es-tu tailleur ou matelot?... Quoi?
Hou!... On peut avoir besoin de ce palan-là tout de suite... Hou!... Il
ferait plus de bien au bateau qu’à ta carcasse de bancal. Hou!...
Garde-la! Garde-la à présent que c’est fait.

Il s’en fut, rampant sans hâte, tout en marmottant des choses au sujet
d’hommes «quasi pires que des enfants». L’algarade nous rendit du cœur.
Des exclamations contenues s’échangèrent: «Entends-tu?... Hé...» Des
dormeurs réveillés en sursauts convulsifs de sommes douloureux
interrogeaient: «Quoi? Qu’est-ce que c’est?» Un ton de bonne humeur
imprévue sonna dans les réponses: «Le second qui lave la tête au boiteux
pour je ne sais quoi...» «Tu blagues!...» «Ce qu’il a fait?» Quelqu’un
même étouffa un rire. Il sembla qu’un petit souffle d’espoir venait nous
rafraîchir comme rappel des jours de sécurité passée. Donkin, jusque-là
stupéfié par l’effroi, revint à lui soudain et se mit à brailler.

--Écoutez-le; c’est comme ça qu’ils vous parlent. Pourquoi qu’vous lui
bourrez pas la gueule un de vous autres?... Cogne! Cogne! Des magnes
d’officiers avec nous! Malheur! On se vaut. On est tous foutus à
présent. Après avoir crié de faim sur ce sabot pourri, va falloir se
faire noyer pour le cœur noir de ces bourreaux! Tape dedans!

Sa voix déchirait l’obscurité plus dense, il bafouillait, sanglotait à
travers ses cris de: «Tape!» Sa rage et sa crainte devant l’injure faite
à son droit de vivre éprouvèrent la fortitude de nos cœurs plus que les
ombres menaçantes en route à travers l’incessante clameur de la nuit. On
entendit à l’arrière M. Baker:

--Y en a-t-il pas un de vous qui le fera taire? Faudra-t-il que j’y
aille?

--Tais-toi! Ferme! crièrent des voix diverses, exaspérées et
chevrotantes de froid.

--Je te vas envoyer quelque chose par le travers de la cafetière, dit un
matelot invisible, d’une voix excédée. Ça épargnera la peine du second.

L’autre se tut et resta coi, dans un silence de désespoir. Au ciel noir,
les étoiles apparues brillèrent sur une mer d’encre qui, pommelée
d’écume, leur renvoyait par éclairs l’évanescente et pâle clarté d’une
blancheur éblouissante née du noir tourbillon des flots. Lointaines, du
profond de leur calme éternel, elles luisaient, dures et froides,
au-dessus du tumulte terrestre; de toutes parts, leur troupe environnait
le tourment du navire vaincu: plus cruelles que les yeux d’une cohue
triomphante et plus inapprochables que des cœurs mortels.

Le vent glacé du sud hurlait avec exultation sous la sombre splendeur du
ciel. Le froid secouait les hommes avec une irrésistible violence, comme
s’il essayait de les mettre en pièces. De brefs gémissements, que nul
n’entendait, le vent les emportait à même des lèvres roides.
Quelques-uns se plaignaient à mi-voix de ne plus «se sentir au-dessous
de la ceinture», et ceux qui tenaient les yeux clos s’imaginaient porter
un bloc de glace sur la poitrine. D’autres, alarmés de ne pas éprouver
de souffrances dans les doigts, battaient le pont faiblement de leurs
mains, obstinés et fourbus. Wamibo regardait devant lui d’un œil vide
plein de rêves. Les Scandinaves continuaient à marmotter des mots sans
suite entre leurs dents claquantes. Les Écossais, à force de
détermination, s’acharnaient à tenir immobiles leur mâchoire inférieure.
Les gars d’Ouest gisaient vastes et massifs derrière l’invulnérable
rempart d’un silence de brutes. Un homme bâillait et jurait
alternativement. Un autre haletait, un râle dans la gorge. Deux vieux
loups de mer endurcis, attachés côte à côte, se chuchotaient lugubrement
des récits au sujet de certaine patronne de _boarding house_, à
Sunderland, qu’ils connaissaient tous deux. Ils exaltaient son cœur de
mère et sa libéralité; ils essayaient de causer du rôti de bœuf et du
grand feu qu’on voyait dans la cuisine basse. Les mots défaillants
expiraient sur leurs lèvres en légers soupirs. Une voix, tout à coup,
cria dans la nuit froide: «Ah! Dieu!» Personne ne changea de position ni
ne prit garde à ce cri. Un homme ou deux passèrent la main sur leur
visage d’un geste vague et répété, mais la plupart restèrent sans bouger
du tout. Dans l’immobilité transie de leurs corps, ils étaient
excessivement fatigués par la fuite de leurs pensées qui se
pourchassaient avec une hâte et une vivacité de rêves. Parfois, abrupte
et inopinée, une exclamation répondait à l’appel falot de quelque
illusion; puis, calmés, en silence, ils contemplaient de nouveau le
spectacle des visages connus et des objets familiers. Ils se
remémoraient les traits de camarades oubliés et prêtaient l’oreille aux
voix de patrons morts depuis des années. Ils se souvenaient du bruit des
rues entre leurs becs de gaz, de la touffeur et de la fumée des bars ou
du torride soleil des jours de calme en mer.

M. Baker quitta son poste périlleux et se traîna en faisant halte de
temps à autre le long de la dunette. Dans l’ombre, à quatre pattes, il
ressemblait à quelque fauve flairant parmi les cadavres. En arrivant au
fronteau, accoté sous le vent d’une épontille, il plongea les yeux vers
le pont. Il lui parut que le navire montrait une tendance à se redresser
un peu. L’ouragan, semblait-il, avait molli, mais la mer restait aussi
mauvaise que jamais. Les vagues écumaient avec rage et le côté du pont
sous le vent disparaissait dans une blancheur sibilante comme de lait
bouillant, tandis que le gréement vibrait continûment, tenant une note
de basse profonde, et qu’à chaque oscillation du navire pour se relever,
le vent se ruait avec une clameur prolongée parmi les espars. M. Baker
sans dire mot regardait. Un homme à côté de lui se mit à faire un bruit
bégayant de la bouche, tout d’un coup et très fort, comme si le froid,
brutalement, l’eût transi de part en part. Il balbutiait: «Ba... ba...
ba... brr... brr... ba... ba...»

--Tais-toi, dit M. Baker en tâtonnant dans l’ombre. Veux-tu te taire!

Il continua de secouer la jambe qui se trouvait à portée de sa main.

--Qu’est-ce qu’il y a, sir, héla Belfast, du ton d’un homme réveillé en
sursaut; on soigne ce Jimmy de malheur.

--C’est-il ça? Hou! Ne faites pas ce bruit alors. Qui est là contre toi?

--C’est moi, sir, le maître d’équipage, grommela l’homme; nous tâchons
de réchauffer ce pauvre bougre.

--Bon! bon! dit M. Baker. Faudrait voir à y aller plus doucement, hein?

--Il veut qu’on le tienne au-dessus de la lisse, continua le maître avec
irritation, il se plaint de ne pas pouvoir respirer sous nos vareuses.

--Si on le soulève on le laissera tomber à l’eau, dit une autre voix, on
ne se sent pas les mains de froid.

--Ça m’est égal: j’étouffe, dit James Wait d’une voix claire.

--Que non, fiston, repartit le maître en désespoir de cause, tu ne t’en
iras pas avant nous par cette belle nuit.

--Vous en verrez de pires, dit M. Baker, avec bonne humeur.

--Ce n’est pas jeu d’enfant, sir! répondit le maître d’équipage. Il y en
a, plus à l’arrière, qui ne sont pas à la noce.

--Si on avait coupé les sacrés mâts, on se baladerait à présent la
quille en bas comme tout bateau qui se respecte, avec une chance au
moins de s’en tirer, soupira quelqu’un.

--Le vieux n’a pas voulu... il se fiche pas mal de nous, murmura un
autre.

--De vous, s’écria M. Baker en colère. Et pourquoi donc s’occuperait-il
de vous? Est-on un tas de demoiselles pour qu’on s’occupe de nous? Nous
sommes là pour nous occuper du bateau--et il y en a parmi vous qui ne
sont pas même bons à ça. Hou!... Eh! qu’avez-vous donc fait de si
épatant qu’il faille s’occuper de vous? Hou!... Il y en a ici qui ne
peuvent seulement pas supporter un peu de brise sans pleurer.

--Tout de même, Sorr. On vaut mieux que ça, protesta Belfast d’une voix
brisée de frissons; nous ne sommes pas... brr...

--Encore, cria le second en projetant le bras vers la forme indécise;
encore!... Mais il est en chemise! Qu’est-ce que tu as fait?

--J’ai mis mon ciré et mon paletot sur ce moricaud à demi crevé--et il
dit qu’il étouffe, dit Belfast, d’un ton de plainte.

--Tu ne me parlerais pas comme ça si je ne l’étais pas à moitié mort,
va-nu-pieds d’Irlandais! tonitrua James Wait, avec vigueur.

--Tu... brr... tu ne serais pas plus blanc si tu te portais bien. Je me
battrai avec toi... brrr... par beau temps... brrr... une main amarrée
derrière le dos... brrrrrr...

--Je ne veux pas tes nippes, je veux de l’air, pantela l’autre
faiblement, comme si ses forces s’épuisaient soudain.

Les embruns balayaient le pont sifflant et crépitant. Des hommes,
surpris dans leur paisible torpeur par la souffrance de ce bruit de
querelles, gémirent, marmottant des jurons. M. Baker se traîna un peu
plus loin, sous le vent, vers une pièce à eau, dont la masse montrait à
son pied quelque chose de blanc.

--Est-ce toi, Podmore? interrogea M. Baker.

Il eut à répéter sa question avant que le cuisinier se retournât en
toussant faiblement.

--Oui, sir. Je priais en moi-même, afin d’obtenir prompte délivrance;
car je suis prêt à tout appel... Je...

--Écoutez, interrompit M. Baker, les hommes crèvent de froid.

--De froid, dit le coq, lugubrement, ils auront assez chaud bientôt.

--Quoi? demanda M. Baker, l’œil plongeant vers l’extrémité du pont, dans
la vague phosphorescence de l’eau écumante.

--Ce sont des pécheurs, continua le coq avec solennité mais d’une voix
mal assurée. Il n’y a pas pire comme équipage de bateau en ce monde de
perdition! Pour ce qui est de moi--il tremblait si fort qu’il pouvait à
peine parler, sa place était parmi les plus exposées, et, en chemise de
coton, pantalons minces, les genoux sous le nez, il recevait, en
arrondissant le dos, les cinglées de gouttes lancinantes et salées, le
son de sa voix trahissant l’épuisement--pour ce qui est de moi... A
toute heure... Mon aîné, M. Baker... un gamin intelligent... mon dernier
dimanche à terre avant ce voyage, voilà qu’il ne veut pas aller à
l’église, sir. Je dis comme ça: «Va-t’en te nettoyer ou je saurai
pourquoi!» Devinez ce qu’il va faire?... Le bassin, M. Baker, il faut
qu’il se fiche dans le bassin du jardin, tout paré en tenue nº 1,
sir!... Un accident?... Tu n’y couperas pas, tout malin sur les livres
que tu sois, que je dis... Tu vas voir l’accident!... Je l’ai fessé,
sir, à n’en plus pouvoir lever le bras...

Sa voix faiblit:

--Fessé, fit-il encore en claquant des dents.

Puis, après une pause, il laissa échapper une sorte de râle lugubre,
moitié plainte, moitié ronflement. M. Baker le secoua par les épaules:

--Hé, coq! Réveille-toi, Podmore! y a-t-il de l’eau à boire dans la
caisse à eau de la cuisine? Le bateau donne moins de bande, il me
semble; j’ai envie d’aller à l’avant. Un peu d’eau leur ferait du bien.
Hé bien quoi? Attention! Prends garde!

Le coq se débattait.

--Pas vous, sir, pas vous!

Il se mit à grimper du côté du vent.

--La cuisine... ça me regarde, cria-t-il.

--Le coq qui devient louf à présent, firent plusieurs voix.

Il vociféra:

--Perdre la tête, moi! Je suis plus prêt à sauver mon âme que pas un de
vous, officiers compris, là! Tant qu’on est à flot, je ne lâche pas mes
fourneaux! je vais vous faire du café.

--Coq, tu es chic, pleura Belfast.

Mais le cuisinier escaladait déjà l’échelle. Il fit halte un moment pour
crier vers la dunette: «Tant qu’on est à flot, je ne lâche pas mes
fourneaux!» puis disparut comme par-dessus bord. Les hommes qui avaient
entendu le suivirent d’un hourra. Cela sonna comme un vagissement
d’enfants malades. Une heure après, peut-être davantage, quelqu’un
prononça distinctement:

--Il est parti pour de bon.

--Probable, déclara le maître d’équipage, même par beau temps, il était
aussi adroit de ses pieds sur le pont qu’une génisse à son premier
voyage. Faudrait aller voir.

Personne ne bougea. Au cours des heures lentes qui se traînaient à
travers l’ombre, M. Baker rampa plusieurs fois d’un bout de la dunette à
l’autre. Quelques-uns crurent l’entendre échanger à voix basse des
paroles avec le patron, mais à ce moment les souvenirs avaient pris une
importance et un relief incomparablement supérieurs à rien d’actuel, et
ces murmures, nul n’était certain de les avoir entendus alors ou nombre
d’années auparavant. Ils ne tentèrent pas d’approfondir. Qu’importait un
mot chuchoté de plus ou de moins! Il faisait trop froid pour se mettre
en frais de curiosité et presque d’espérance. Il leur semblait
impossible de voler un moment ou une pensée à l’unique opération mentale
qui les absorbait: le désir de vivre. Et le vœu de vivre les gardait
vivants, apathiques, aguerris, sous la cruelle persistance du vent et du
froid; tandis que le noir dôme constellé du ciel effectuait sa
révolution lente au-dessus du navire qui dérivait, portant leur patience
et leur épreuve à travers l’orageuse solitude de la mer.

Pressés l’un contre l’autre, ils se figuraient être absolument seuls.
Ils entendaient, soutenues et sonores, d’étranges rumeurs, puis derechef
enduraient l’horreur d’exister durant de longues heures de profond
silence. Dans la nuit, ils voyaient le soleil, en sentaient la chaleur,
et soudain, tressautant, désespéraient que l’aube se levât jamais sur le
glacial univers. Quelques-uns entendaient des rires, écoutaient des
chansons; d’autres, au bout de la dunette, s’étonnaient de grands cris
humains venus de l’ombre, et, les yeux ouverts, s’émurent de les
entendre toujours, quoique très affaiblis et très loin.

Alors le maître d’équipage: «Mais on dirait le coq qui hèle de
l’avant...» Il ne croyait pas plus à ses propres paroles qu’il ne
reconnaissait sa propre voix. Un long espace de temps s’écoula sans que
son voisin donnât signe de vie. Il bourra du poing très fort l’autre
homme près de lui et dit: «Le coq nous appelle!» Beaucoup ne
comprenaient pas, à d’autres qu’importait? La majorité ne se laissait
pas convaincre. Mais le maître et un autre matelot eurent le courage de
se traîner vers l’avant pour voir. Il sembla qu’ils étaient partis
depuis des heures, on les oublia vite. Puis soudain des hommes plongés
jusqu’alors dans une résignation sans espoir devinrent comme possédés
d’un besoin de frapper, de nuire. Ils s’attaquèrent entre eux à coups de
poing. Dans l’ombre ils martelaient avec persistance tout ce qui gisait
d’élastique à leur portée et avec plus d’effort que pour un grand cri
chuchotèrent avec animation.

--Ils ont du café chaud... Le maître l’a... Non!... Où ça?... On
l’apporte. Le coq l’a fait.

James Wait gémit. Donkin gigota rageusement sans prendre garde où
frappaient ses pieds, âprement désireux que les officiers n’eussent
point de part à l’aubaine. Le café arriva, dans une gamelle où chacun
but à son tour. Il était chaud et il ébouillantait les palais avides
qu’on ne pouvait y croire encore. Des lèvres soupiraient en s’arrachant
de l’étain brûlant: «Comment qu’il a fait?» Quelqu’un cria faiblement:
«Bravo, docteur!»

Il l’avait fait de façon ou d’autre. Plus tard Archie déclara que cela
tenait du miracle. Pendant bien des jours nous nous émerveillâmes du
prodige et ce fut là le sujet toujours neuf de nos conversations jusqu’à
la fin du voyage. Nous demandâmes au coq, par beau temps, ce qu’il avait
éprouvé en voyant son fourneau cabré le bout en l’air. Nous nous
enquîmes, tandis que l’alizé du nord-est éventait la sérénité des soirs,
s’il avait dû se mettre la tête en bas pour rétablir en quelque manière
le bon ordre de son matériel. Nous suggérâmes l’emploi de sa planche à
pain comme radeau d’où sans gêne il eût bourré sa grille; faisant
toujours de notre mieux pour cacher notre admiration sous le badinage de
nos fines ironies. Il affirmait n’en rien savoir, rabrouait notre
légèreté, se déclarait, avec une animation solennelle, favorisé d’une
providence à part pour le salut de nos vies pécheresses. En principe il
disait vrai, sans doute, mais il n’avait pas besoin d’appuyer avec tant
de désobligeante emphase, ni d’insinuer si souvent que nous en aurions
vu de dures s’il n’avait été là, méritoire et pur, tout prêt à recevoir
l’inspiration et la force pour l’œuvre de grâce. Nous aurions dû le
salut à son imprudence ou à son agilité que nous nous en serions en
somme accommodés; mais admettre notre obligation envers la vertu ou la
sainteté de quiconque, voilà qui nous coûtait non moins qu’à toute autre
poignée d’hommes. Comme maints bienfaiteurs de l’humanité le coq se
prenait trop au sérieux et récoltait l’irrévérence en retour. Nous
n’étions pas ingrats pourtant. Il demeurait héroïque à nos yeux. Ses
paroles, la grande, l’unique parole de sa vie devint proverbiale dans la
bouche des hommes comme celle des sages et des conquérants. Dans la
suite, que l’un de nous se trouvât embarrassé d’une tâche et objurgué
d’y renoncer, il exprimait sa résolution de persévérer et de réussir par
ces mots: «Tant qu’on est à flot, je ne lâche pas mes fourneaux.»

Le breuvage réchauffant nous rendit moins pénibles les louches heures
qui précèdent l’aube. Le ciel au ras de l’horizon se teinta délicatement
de rose et de jaune comme l’intérieur d’un coquillage précieux. Et plus
haut, dans la zone qu’emplit une lueur nacrée, parut un petit nuage
noir, fragment oublié de la nuit, serti d’or éblouissant. Les rayons
lumineux ricochèrent aux crêtes des vagues. Les yeux des hommes se
tournèrent vers l’orient. Le soleil inonda leurs visages las. Ils
s’abandonnaient à la fatigue comme s’ils en avaient fini de leur
besogne, à jamais. Sur le ciré noir de Singleton le sel desséché
brillait comme du givre. Il restait rivé à la roue du gouvernail, les
yeux ouverts et morts. Le capitaine Allistoun sans cligner les paupières
fit face au soleil levant. Ses lèvres bougèrent, pour la première fois
depuis vingt-quatre heures, et d’une voix claire et ferme il commanda:

--Pare à virer!

L’accent net de l’ordre stimula la torpeur de ces hommes comme un
brusque coup de fouet. Puis immobiles où ils gisaient, quelques-uns par
force d’habitude le répétèrent en murmures à peine discernables. Le
capitaine Allistoun abaissa les yeux sur son équipage et plusieurs, à
doigts tâtonnants, avec des gestes gauches, tentèrent de se libérer des
liens qui les maintenaient. Il répéta d’un ton impatient:

--Pare à virer, vent arrière. Allons, M. Baker, faites grouiller les
hommes. Qu’est-ce qu’ils ont?

--Pare à virer. Entends-tu, vous autres?

--Pare à virer! tonna soudain le maître d’équipage. Sa voix sembla
rompre un charme mortel. Les matelots commencèrent à remuer, à ramper.

--Je veux qu’on hisse le petit foc et vivement, dit le patron très haut,
si vous ne pouvez pas le faire debout, faites-le couchés, voilà tout.
Débrouillez-vous!

--Allons-y, donnons au vieux rafiot une chance de s’en tirer, appuya le
maître.

--Oui! oui! Virez! chevrotèrent quelques voix.

Les gabiers de beaupré, à contrecœur, se préparèrent à marcher. M.
Baker, à quatre pattes et grognant, montra la route et ils suivirent
par-dessus le fronteau. Les autres restèrent sans mouvement, avec au
cœur l’espoir vil de n’avoir point à changer de place jusqu’à ce qu’ils
fussent sauvés ou noyés en paix.

Après quelque temps, on put les voir à l’avant apparaître sur la pointe
du gaillard, un à un, en postures périlleuses; pendus à la lisse,
grimpant par-dessus les ancres, embrassant la tête du guindeau ou les
bras noués au cabestan. Sans arrêt, avec d’étranges contorsions, ils
agitaient les bras, s’agenouillaient, se couchaient à plat, puis se
relevaient chancelants, comme s’ils s’appliquaient de toutes leurs
forces à se jeter par-dessus bord. Soudain, un petit morceau blanc de
toile battit au milieu d’eux, grandit, claquant au vent. Son étroit
sommet monta par saccades, et enfin il se dressa triangulaire et gonflé
dans le soleil.

--Ça y est! cria-t-on de l’arrière.

Le capitaine détacha la corde enroulée à son poignet et roula la tête la
première sous le vent. On le vit larguant les bras derrière tandis que
le ressac des vagues l’inondait.

--Brassez carré la grande vergue, nous cria-t-il d’en bas, tandis que
nous l’observions étonnés. Nous hésitions.

--Le grand bras, vous autres! Halez! halez de manière ou d’autre!
Couchez-vous sur le dos et halez, hurla-t-il, à demi submergé au-dessous
de nous.

Nous ne pensions pas pouvoir manœuvrer la grande vergue, mais les plus
forts et les moins découragés tâchèrent d’obéir. Les autres, à
contre-gré, regardaient. Les yeux de Singleton flambèrent tout à coup,
comme il réempoignait les manettes de la roue. Le capitaine Allistoun
revint, luttant contre le vent.

--Halez, les gars! Tâchez de la bouger. Halez, aidons le navire.

Les muscles frémissaient dans son dur visage allumé de colère.

--Part-il, Singleton? cria-t-il.

--Rien encore, sir, grinça la voix horriblement rauque du vieux matelot.

--Attention à la barre, Singleton, cria le patron, en crachant de l’eau
salée. Halez, les gars! Vous n’avez donc pas plus de force que des rats?
Halez, gagnez votre pain.

M. Creighton, sur le dos, la jambe enflée et la figure blanche comme une
feuille de papier, ferma les yeux à demi, crispant ses lèvres bleues.
Dans leur folle ruée, les hommes empoignaient ses habits, foulaient sa
jambe blessée, s’agenouillaient sur sa poitrine. Il demeurait
parfaitement calme, serrant les dents sans un gémissement, sans un
soupir. L’ardeur du capitaine, les cris de ce muet nous soufflèrent leur
courage. Nous halâmes, pendus en grappe à la corde. Nous entendîmes le
patron déclarer violemment à Donkin qui gisait, abject, à plat ventre:

--Je te fais sauter la cervelle avec ce cabillot, si tu n’empoignes pas
la corde.

Et cette victime de l’injustice humaine, impudent et poltron, geignit:

--C’est-il qu’ils vont nous assassiner, maintenant? tandis que d’un élan
désespéré il s’accrochait au filin.

Les hommes ahanaient, criaient, sifflaient des mots sans suite,
râlaient. Les vergues s’ébranlèrent, vinrent lentement carrées au vent
qui chantait sonore à leurs pointes.

--Nous bougeons, sir, cria Singleton, le bateau marche.--Prenez un tour,
prenez un tour, clama le patron. M. Creighton à demi suffoqué et
incapable d’un mouvement fit un immense effort et de la main gauche
parvint à fixer la corde.

--Amarré! cria quelqu’un.

Il ferma les yeux comme s’il défaillait, tandis qu’en tas, autour du
grand bras, nous guettions de nos yeux effarés ce qu’à présent allait
faire le navire.

Il s’ébranla lentement, on eût dit las et sans courage, comme les hommes
à son bord. Il se laissa porter très graduellement--nous étouffions à
force de retenir notre haleine--et aussitôt le vent amené par l’arrière
du travers, se décida, partit, dans le battement de nos cœurs. Il était
effrayant à voir, à demi chaviré, commençant de se mettre en route et de
traîner à travers l’eau son flanc submergé. La moitié inférieure du pont
s’emplit de remous et de tourbillons fantasques; et la ligne longue de
la lisse noyée apparaissait par intervalles, dessinée en noir parmi les
moutonnements d’un champ d’écume aussi éblouissant et pâle qu’un champ
de névé. Le vent aussi bruissait aux espars; et au moindre coup de
roulis nous nous attendions à ce que le navire se dérobant sous nos dos
gisants, glissât de biais à l’abîme. Une fois le vent sur la hanche, le
_Narcisse_ ébaucha sa première tentative de se relever et nous
l’encourageâmes d’un hurlement faible et discord. Une grande lame, nous
arrivant par l’arrière, recourba un moment au-dessus de nous sa crête
suspendue avant de crouler sous la voûte et de s’étaler de part et
d’autre en large nappe de mousse grésillante. Plus haut que son ressac
forcené, le rauquement de Singleton annonça: «Il gouverne!» Il avait
maintenant les deux pieds fermement plantés et la roue tournait rapide à
mesure qu’il mollissait la barre pour soulager le navire.

--Venez grand largue bâbord, et gouvernez droit, lui commanda le patron,
en se dressant sur ses jambes flageolantes, le premier debout du tas
prostré que nous faisions. Une voix ou deux crièrent avec animation: «Le
bateau se relève!» Très loin à l’avant, M. Baker et trois autres se
silhouettaient dressés et noirs sur le ciel clair, bras levés et bouches
ouvertes, comme s’ils criaient tous ensemble. Le navire trembla tâchant
de soulever son flanc, retomba, sembla renoncer en un plongeon veule,
puis soudain, d’un sursaut inattendu, se jeta violemment de côté du vent
comme s’il s’arrachait d’une mortelle étreinte. Tout l’énorme volume
d’eau soulevé par le pont roula d’un seul coup vers tribord. Des
craquements sonores se firent entendre. Des sabords de fer défoncés
tonnèrent sous des coups retentissants. L’eau se précipita par-dessus la
lisse de tribord avec l’élan d’une rivière franchissant une digue. Cette
mer sur le pont et les lames de part et d’autre se mêlèrent en une
assourdissante clameur. Le navire roulait violemment. Nous nous levions,
aussitôt ballottés, abattus comme des loques impuissantes. Des hommes en
roulant sur eux-mêmes s’égosillaient. «Le rouf va f... le camp! Le
bateau se dégage!...» Soulevé par une montagne liquide, le navire se
laissa porter un moment, tandis qu’à gros bouillons l’eau giclait par
toutes les ouvertures de ses flancs meurtris. Les bras sous le vent
ayant été emportés ou arrachés de leurs goupilles, toutes les pesantes
vagues à l’avant oscillaient d’un bord sur l’autre avec une effrayante
vélocité à chaque coup de roulis. Les hommes, là-bas, apparaissaient
tapis çà et là, qui dirigeaient des regards d’épouvante vers les
redoutables espars tournoyant au-dessus d’eux. La toile déchirée et les
bouts de filin rompu battaient au vent comme des mèches flottantes. A
travers le clair soleil, l’éclatant tumulte des lames, le navire courait
aveugle, échevelé, tout droit, comme en fuite pour sauver sa vie; et sur
la dunette nous tournoyions, nous titubions, égarés et bavards. Nous
parlions tous à la fois en un babil grêle, avec des mines d’infirmes et
des gestes de maniaques. Des yeux brillaient larges et hagards au-dessus
du sourire de faces maigres qui paraissaient poudrées de craie. Nous
tapions des pieds, frappions dans nos mains, prêts que nous nous
sentions à sauter, à faire n’importe quelle manœuvre, en réalité, à
peine capables de nous tenir debout. Le capitaine Allistoun, dur et
mince, gesticulait follement du haut de la dunette vers M. Baker.

--Appuyez les vergues de misaine. Appuyez-les au mieux!

Sur le pont, des hommes animés par ses cris battaient l’eau, se ruaient
au hasard de-ci de-là, dans l’écume jusqu’aux hanches. A part, tout à
l’arrière et seul près de la barre, le vieux Singleton avait
délibérément bordé sa barbe blanche sous le bouton du haut de son suroît
luisant. Balancé sur le fracas et le tumulte des vagues, toute la
longueur dévastée du navire projetée dans le roulis d’une fuite éperdue
devant ses vieux yeux assurés, il restait rigidement immobile, oublié de
tous, le visage attentif. En face de la silhouette droite, seuls
bougeaient les deux bras, en travers, leur prompte adresse opportune
modérant ou remettant en branle le jeu vif des rayons tournoyants. Il
gouvernait avec soin.



Aux hommes qu’a gratifiés d’un répit sa pitié dédaigneuse, l’immortelle
mer confère en sa justice le plein et convoité privilège de ne reposer
point. L’infinie sagesse de sa grâce leur refuse le loisir de méditer
sur l’âcre et compliquée saveur de la vie, de peur qu’ils se
rappellent--et regrettent peut-être--l’amertume inspiratrice de la coupe
suprême si souvent offerte et si souvent reprise à leurs lèvres déjà
roidies mais rebelles toujours. Ils doivent sans trêve justifier leur
droit de vivre par-devers l’éternelle miséricorde qui enjoint au labeur
d’être dur et sans cesse, de l’aube au couchant, du couchant à l’aube;
jusqu’à ce que l’interminable suite des nuits et des jours troublés par
l’obstinée sommation des sages, réclamant à grands cris le droit au
bonheur sous un ciel sans promesses, soit enfin rachetée par le vaste
silence de peine et de labeur, par la crainte muette et le muet courage
d’hommes obscurs, oublieux et endurants.

Le patron et M. Baker en se trouvant face à face se dévisagèrent un
moment avec les regards intenses et stupéfaits de gens qui se
rencontrent à l’improviste après des années d’infortune. L’un et l’autre
avaient perdu leurs voix et ce furent entre eux des chuchotements
forcenés.

--Il ne manque personne? demanda le capitaine.

--Non, tout le monde présent.

--Pas de blessés?

--Le lieutenant seulement.

--Je vais y voir tout de suite. Nous avons de la chance.

--Beaucoup, articula M. Baker faiblement. Ses mains se crispaient sur la
lisse et il roulait des yeux injectés de sang. Le petit homme grisonnant
fit effort pour élever la voix au-dessus d’un murmure atone, et fixa son
second d’un œil froid, perçant comme un dard:

--Faites hisser de la toile, dit-il d’un ton d’autorité, avec un
claquement inflexible de ses lèvres minces. Aussi vite que possible. Le
vent est bon. Tout de suite, monsieur. Ne donnez pas aux hommes le temps
de se reconnaître. Qu’ils se sentent esquintés, les bras raides, et il
n’y aura plus moyen... Il s’agit de marcher.

Il chancela sous un gros coup de roulis. La lisse plongea darts l’eau
luisante qui sifflait. Il empoigna un hauban, oscilla, vint cogner le
second d’un choc machinal.

--Maintenant qu’on a bon vent enfin... De la toile...

Sa tête roulait d’une épaule sur l’autre. Ses paupières se mirent à
battre rapidement.

--Et les pompes, les pompes, monsieur Baker.

Il clignait les yeux comme si le visage, à un pied du sien, en eût été à
un mille.

--Gardez les hommes en mouvement pour qu’on marche, marmonna-t-il d’un
ton somnolent comme d’un homme qui s’assoupit. Il se ressaisit
subitement:

--Il ne faut pas que je reste en place. Ça n’irait pas, dit-il, en
ébauchant péniblement un semblant de sourire.

Il lâcha prise, et, projeté par la plongée du bateau, s’en courut à
contre-gré, trottant menu, jusqu’à ce qu’il heurtât l’habitacle. Échoué
là, il leva un regard vide d’objet sur Singleton qui, sans faire
attention à lui, observait, l’œil tendu, la pointe du bout-dehors.

--La barre manœuvre bien? demanda-t-il.

Une rumeur se produisit dans le gosier du vieux loup de mer comme si les
mots, avant de sortir, s’entrechoquaient au fond.

--Gouverne... comme un petit bateau, dit-il enfin, d’un ton de rauque
tendresse, sans jeter seulement au patron l’aumône d’un demi-regard.
Puis, vigilant, il donna un tour, appuya, ramena de nouveau la roue. Le
capitaine Allistoun s’arracha au délice de s’accoter à l’habitacle, et
commença d’arpenter la dunette, oscillant et polkant pour garder
l’équilibre.

Les tiges des pompes, à grand bruit, à petites foulées, sautelaient,
accompagnant la giration égale et rapide des volants au pied du grand
mât et jetant d’arrière en avant, d’avant en arrière, avec une
impétuosité rythmée, deux grappes d’hommes flageolants suspendus aux
manivelles. Ils s’abandonnaient, le torse balancé sur les hanches, les
traits convulsés et les yeux de pierre. Le charpentier, sondant de temps
à autre, exclamait machinalement:

--Ralinguez! Ne mollissez pas.

M. Baker, incapable de parler, retrouva sa voix pour crier, et, sous
l’aiguillon de ses remontrances, les hommes vérifièrent les amarres,
sortirent de nouvelles voiles, et persuadés qu’ils étaient de ne pouvoir
bouger, hissèrent des poulies dans la mâture, firent la visite du
gréement. Ils y montèrent avec de grands efforts spasmodiques et
désespérés. La tête leur tournait tandis qu’ils changeaient leurs pieds
de place, les posant aveuglément sur les vergues comme s’ils marchaient
dans la nuit, ou se confiant au premier filin à portée de main avec la
négligence de la force à bout d’elle-même. Les chutes évitées ne
hâtaient pas le battement languide de leurs cœurs; le rugissement des
lames bouillonnant au-dessous d’eux résonnait dans leurs oreilles,
affaibli et continu, comme un bruit indistinct venu d’un autre monde; le
vent emplissait leurs yeux de larmes et, à lourdes rafales, tâchait de
les déloger des postes périlleux où ils se balançaient. Visages
ruisselants, cheveux en désordre, ils montaient et descendaient entre
ciel et mer, chevauchant des bouts de vergue, accroupis sur des
ralingues, étreignant des balancines pour avoir les mains libres ou
dressés contre des itagues en chaîne. Leurs pensées vagues flottaient
entre le désir de repos et le désir de vivre, tandis que leurs doigts
lourds larguaient des empointures, fourrageaient dans les ceintures à la
recherche de couteaux ou se cramponnaient d’une étreinte tenace contre
les chocs violents de la toile battante. Ils échangeaient des regards
féroces, faisaient d’une main des signes frénétiques, leur vie suspendue
à l’autre, regardant d’en haut l’étroit fuseau du pont noyé d’écume,
hélaient du côté du vent:

--Soulagez! Halez! Amarre!

Leurs lèvres frémissaient, leurs yeux semblaient jaillir des orbites en
leur furieux et âpre désir d’être compris, mais le vent dispersait leurs
paroles inentendues sur le tumulte de la mer. Dans l’outrance d’un
intolérable, d’un interminable effort, ils peinaient comme des hommes
qu’un rêve sans pitié vouerait à une tâche impossible dans une
atmosphère de glace ou de feu. Ils brûlaient et grelottaient tour à
tour. D’innombrables aiguilles lardaient leurs prunelles comme parmi la
fumée d’un incendie; leurs têtes à chaque cri menaçaient d’éclater. Sur
leurs gorges semblaient se crisper des doigts durs. A chaque coup de
roulis, ils pensaient: «Cette fois-ci, je lâche, nous sommes tous à
bas.» Et, ballottés dans la mâture, ils criaient follement:

--Attention là! Attrape ce filin! Passe! Vire cette poulie.

Ils hochaient la tête désespérément en remuant des faces furibondes:
«Non! non! de bas en haut.» Ils semblaient s’entre-haïr d’une mortelle
haine. L’immense désir d’en avoir fini une fois pour toutes leur
rongeait la poitrine et le scrupule de bien faire leur tâche les
consumait comme un feu vivant. Ils maudissaient leur sort, faisaient fi
de leur vie et dépensaient leur souffle en mortelles imprécations à
l’adresse l’un de l’autre. Le maître voilier, son crâne chauve à nu,
travaillait avec fièvre, oubliant son intimité avec tant d’amiraux. Le
maître d’équipage, tout en grimpant chargé d’épissoirs et de pelotes de
bitord, ou bien à genoux sur la vergue avant d’attaquer la maîtresse
genope, voyait passer, précises et brèves, des visions: sa vieille et
les gosses en un village de bas pays. M. Baker, prêt à défaillir,
trébuchait de-ci de-là, grognant et inflexible comme un homme de fer. Il
commandait, encourageait, tançait:

--Allons, au grand hunier, à présent! Mettez-vous sur ce cartahu. Ne
restez pas là sans rien faire!

--Jamais de repos, alors? grommelèrent des voix.

Il pivota rageusement, le cœur amolli:

--Non! pas de repos que la besogne soit faite. Travaillez jusqu’à
tomber. Vous êtes ici pour ça.

Contre son coude, un marin, plié en deux, eut un rire bref:

--Marche ou crève, fit-il amèrement, du fond de sa gorge rauque.

Puis, crachant dans ses larges paumes, il éleva ses bras, et, empoignant
le câble bien plus haut que sa tête, poussa un long cri plaintif et
lugubre pour réclamer:

--Encore un coup tous ensemble.

Une lame prit de flanc le gaillard d’arrière et envoya tout le groupe à
plat ventre du côté du vent. Des bonnets, des anspects flottèrent.
Poings fermés, jambes ruantes, ici et là un visage dont les joues
crachaient l’eau salée, crevèrent le blanc sifflement de l’onde
écumeuse. M. Baker, culbuté avec le reste, cria:

--Ne lâchez pas cette corde! Tiens bon!

Et, tous, meurtris du brutal assaut, ils tinrent bon comme ils auraient
tenu au destin de leur vie. Le navire filait, roulant très fort, et les
brisants couronnés haussaient, passés tribord et bâbord, l’éclair de
leurs têtes blanches. On étancha les pompes. On établit les trois
huniers et la misaine. Le _Narcisse_ glissa plus vite sur les eaux,
dépassant le galop emporté des vagues. Le tonnerre des lames distancées
montait derrière lui, emplissait l’air des formidables vibrations de sa
voix. Et, dévasté, meurtri, mutilé, il courait, écumant, vers le nord,
comme inspiré par l’audace d’une haute entreprise...

Le poste d’équipage n’était qu’humide désolation. Les matelots
contemplèrent atterrés leur gîte. Gluant, dégouttant, il sonnait creux
au vent et des épaves sans forme en jonchaient le sol comme d’une
caverne ouverte à marée basse dans un flanc de falaise battue par les
gros temps. Beaucoup avaient perdu tout ce qu’ils possédaient au monde,
mais la plupart des tribordais avaient sauvé leurs coffres malgré qu’il
en dégoulinât de minces filets d’eau. Les lits étaient détrempés; les
couvertures dépliées et retenues par quelque clou avaient été foulées
aux pieds. Ils retirèrent des loques mouillées de coins malodorants et
une fois tordues reconnurent leurs hardes. Quelques-uns sourirent, sans
joie. D’autres hébétés et muets promenaient autour d’eux leurs regards.
Il y eut des cris de joie sur de vieux gilets et des gémissements de
douleur pleurèrent d’amorphes débris repêchés parmi les esquilles noires
de châlits fracassés. On découvrit une lampe coincée sous le beaupré.
Charley pleurnichait un peu. Knowles traînait son pied bancal de-ci
de-là, reniflant et fourrageant dans des recoins obscurs en quête
d’épaves oubliées. Il vida d’eau sale une botte et se mit en devoir d’en
retrouver le titulaire. Accablés par leurs pertes, les plus éprouvés
restaient assis sur le panneau d’avant, les coudes sur les genoux et, un
poing à chaque joue, dédaignant de lever les yeux. Le boiteux poussa
sous leurs nez sa trouvaille.

--Une botte. Elle est bonne. C’est à toi?

Ils grondèrent.

--Non, f... le camp.

L’un jeta:

--Porte-la au diable.

Il parut surpris.

--Ben quoi? Elle est bonne.

Puis au souvenir subit de ses habits perdus, il laissa tomber l’objet et
se mit à jurer. Dans le clair-obscur, des voix sacraient à contretemps.
Un homme entra et, les bras ballants, resta immobile, répétant du seuil:

--En v’là un sacré coup! En v’là un sacré coup!

Quelques-uns fouillaient dans des coffres inondés en quête de tabac. Ils
soufflaient fort, braillaient, la tête disparue:

--Vois ici, Jack!... Hé là, Sam, v’là mes effets de terre fichus pour
toujours.

Un matelot blasphémait d’une voix pleine de larmes en élevant une paire
de pantalons ruisselants. Personne ne le regardait. Le chat sortit de
quelque part. On lui fit une ovation. Empoigné, il passa de main en
main, étouffé de caresses, dans un murmure de petits noms d’amitié. On
se demanda où il avait passé le grain, on disputa sur ce point. Une
discussion oiseuse s’engagea. Deux hommes entrèrent avec un seau d’eau
fraîche. Tous se pressèrent autour; mais Tom, maigre et miaulant, tous
les poils frémissants, arriva et but le premier. Un couple d’hommes prit
le chemin de l’arrière en quête d’huile et de biscuit.

Alors, dans la lumière jaune, en se reposant d’éponger le pont, ils
broyèrent des croûtes dures et prirent le parti de narguer tant bien que
mal la mauvaise fortune. Des matelots s’apparièrent quant aux
couchettes. On établit des tours pour le port de bottes et de cirés. Ils
se traitèrent de «ma vieille» et de «fiston» en voix réjouies. Des
claques amicales sonnèrent. On criait des plaisanteries. Un ou deux
dormeurs étendus à même le pont humide se faisaient un oreiller de leurs
bras repliés et plusieurs fumaient assis sur le panneau. Les figures
défaites paraissaient, à travers la légère buée bleue, pacifiées et les
yeux brillants. Le maître d’équipage allongea la tête dans
l’entrebâillement de la porte.

--Relevez à la barre, quelqu’un, cria-t-il, il est six heures. Du diable
si ce vieux Singleton n’est pas là-haut depuis plus de trente heures.
Vous êtes chics!

Il fit claquer le battant.

--La bordée de quart là-haut, dit quelqu’un.

--Hé, Donkin, c’est ton tour de relève, cornèrent deux ou trois voix
ensemble.

Il avait escaladé une couchette vide et gisait immobile sur les planches
mouillées.

--Donkin, ton tour de barre.

Pas un son ne répondit.

--Donkin qui est mort, pouffa quelqu’un.

--Faut vendre ses effets, jeta un autre.

--Donkin, si tu ne t’en vas pas prendre ton sacré tour de barre, on va
vendre tes habits, gouailla un troisième.

On entendit l’interpellé geindre du fond de son trou noir. Il se
plaignit de douleurs dans tous les membres et se lamentait
pitoyablement.

--Il n’ira pas, dit une voix méprisante. Davies, c’est ton tour.

Le jeune matelot se leva péniblement, élargissant sa carrure. Donkin
avança la tête: la lumière jaune la montra hagarde et fragile.

--Je te donnerai un paquet de tabac, pleurnicha-t-il d’une voix
conciliante, sitôt que je l’aurai touché, parole.

Davies, d’un revers de main, fit disparaître la tête.

--J’irai, dit-il, mais tu me le paieras.

Il marcha d’un pas mal assuré, mais résolu vers la porte.

--C’est comme je le dis, continua Donkin, réapparu soudain derrière lui.
Parole que je le ferai... Un fort paquet. Trois shillings que ça
coûte...

Davies ouvrit brusquement la porte.

--Tu le paieras son prix, quand il fera beau, jeta-t-il par-dessus
l’épaule. Un des hommes déboutonna promptement son caban et le lui jeta
à la tête:

--Tiens, Taffy, prends ça, vieux voleur!

--Merci, cria-t-il de l’obscurité par-dessus le clapotis de l’eau
vagabonde. On l’entendait barboter; une lame embarqua dont résonna le
choc sourd.

--Il n’a pas été long à prendre sa douche, prononça un vieux loup de mer
renfrogné.

--Ouais, ouais! grommelèrent d’autres.

Puis, après un long silence, Wamibo émit d’étranges gargouillements.

--Ben quoi, qu’est-ce qui te prend? ronchonna quelqu’un.

--Il dit qu’il aurait marché à la place de Davies, expliqua Archie qui
tenait d’ordinaire fonction d’interprète pour le Finnois.

--Je le crois! dirent des voix... Te fais pas de bile, vieux Boche...
T’es un frère, tête de bois... Ton tour viendra tôt assez... Tu connais
pas ton bonheur...

Ils cessèrent et tous ensemble tournèrent leurs visages du côté de la
porte. Singleton entrait; il fit deux pas et resta debout, vacillant un
peu. La mer sifflait, déferlant rugissante de part et d’autre de
l’étrave, et le poste tremblait plein de rumeur profonde; la lampe
balancée comme un pendule jetait des éclats fumeux. Il les dévisageait
d’un œil de rêve et de perplexité comme incapable de distinguer les
hommes immobiles de leurs ombres mouvantes. Des murmures intimidés
coururent:

--Et alors... A quoi le temps ressemble-t-il à cette heure, Singleton?

Les marins assis sur le panneau levèrent les yeux en silence et le plus
vieux matelot du bord après Singleton lui-même (ils s’entendaient, ces
deux-là, quoique ils n’échangeassent pas trois mots par jour) fixa de
bas en haut son ami, puis retirant de sa bouche une courte pipe, la lui
tendit sans un mot. Singleton étendit le bras pour la prendre, la
manqua, chancela et soudain s’abattit en avant, écroulé, raide et la
tête la première, comme un arbre déraciné. Il y eut une brusque ruée.
Des hommes poussaient, criant: «Il est rendu!... Retournez-le!... Faites
place donc!...» Sous la foule des visages effarés courbés vers le sien,
il gisait sur le dos, regardant le plafond d’une manière intolérable et
continue. A travers le silence des souffles suspendus et de la
consternation générale, il dit en un murmure rauque:

--Ça va bien, et fit des gestes pour saisir un appui. On le remit sur
pied. Il marmottait d’un ton affecté:

--Je me fais vieux..., vieux.

--Pas toi, s’écria Belfast avec un tact spontané. Soutenu de tous côtés,
Singleton baissait la tête.

--Ça va mieux? demandèrent-ils.

Il dirigea sur eux, à travers ses sourcils, le regard brillant de ses
yeux noirs, tandis que se répandait sur sa poitrine la blancheur emmêlée
de son épaisse et longue barbe.

--Vieux! vieux! répéta-t-il avec sévérité.

On l’aida, il atteignit sa couchette. Il y avait dedans un tas mou de
quelque chose qui sentait comme à marée basse l’ourlet de vase d’une
grève: sa paillasse détrempée. D’un effort convulsif, il se hissa dessus
et dans la ténèbre de l’étroit réduit on put l’entendre gronder de
colère, comme un fauve irrité mal à l’aise en sa bauge.

--Pour une risée de brise... pas une affaire... ne tiens pas debout...
trop vieux!

Il s’endormit enfin. Il respirait fortement, haut botté, suroît en tête,
et ses habits de toile cirée bruissaient quand avec un profond soupir
gémissant il se retournait dans son rêve. Les hommes conversaient à son
sujet en chuchotements renseignés et discrets.

--Il ne s’en relèvera pas... Fort comme un cheval...

--Ouais, mais il n’est plus ce qu’il était...

Leurs murmures attristés l’abandonnèrent à son sort. Pourtant, à minuit,
il se présenta pour son service comme si rien n’était survenu et
répondit à l’appel de son nom par un: Présent! mélancolique. Il ruminait
plus seul que jamais, en un impénétrable silence et le visage assombri.
Des années il s’était ouï nommer: «Le vieux Singleton» et cette
qualification il l’avait acceptée d’un cœur serein, comme un tribut de
respect dûment accordé à un homme qui, pendant un demi-siècle, avait
mesuré sa force contre les faveurs et les rages de la mer. Son individu
mortel n’avait jamais obtenu de lui la moindre de ses pensées. Il vivait
indemne, comme s’il eût été indestructible; docile à toutes les
tentations, bravant toutes les tempêtes. Il avait haleté au soleil,
grelotté dans la froidure, souffert la faim, la soif, la débauche; passé
par maintes épreuves, connu toutes les furies. Vieux! Il lui semblait
être dompté enfin. Et comme un homme traîtreusement lié pendant qu’il
dort, il s’éveillait garrotté par la longue chaîne des années dont il
n’avait pas tenu le compte sans pitié. Il lui fallait soulever d’un seul
coup le faix de toute son existence, faix trop lourd, semblait-il, pour
ses muscles aujourd’hui. Vieux! Il remua ses bras, secoua la tête, palpa
ses membres. Vieillir... Et puis? Il contempla la mer immortelle,
soudain éveillé à la trouble perception de son implacable puissance; il
la vit non changée, noire et tachée d’écume sous l’éternelle veille des
étoiles, il entendit son impatiente voix l’appeler du fond d’une
vastitude sans merci, pleine de tumulte, de chaos et d’effroi. Il
regarda au loin sur sa face et ne vit qu’une immensité tourmentée,
aveugle, plaintive, furieuse, qui réclamait tous les jours de sa vie
opiniâtre et qui, au soir de cette vie, réclamerait un corps usé
jusqu’aux moelles à son esclave impénitent.

C’en était fini du gros temps. Le vent changea, vint au sud-est, lourd
encore de vapeurs noires, et s’apaisa vite, non sans avoir donné au
navire un fameux coup d’épaule vers le nord et les latitudes
ensoleillées où règne l’alizé. Rapide et tout blanc, il courut vers la
rive natale, en ligne droite, sous le ciel bleu et sur la plaine bleue
de la mer. Il emportait la sagesse mûrie de Singleton, Donkin et la
délicatesse de ses susceptibilités, la présomptueuse folie de nous tous.
Oubliées, les heures de vaine tourmente; nulle allusion à la terreur et
à l’angoisse de ces sombres moments n’attrista jamais la paix radieuse
des beaux jours. Pourtant notre vie sembla dater à nouveau de ce
temps-là comme si, morts une fois, nous avions ressuscité. Toute la
première partie du voyage, l’océan Indien, l’autre côté du Cap, tout
cela se perdait dans des brumes, comme le rêve obsédant de quelque vie
antérieure. Cette vie avait eu son terme--puis des heures mornes, un
trou noir, un néant estompé d’un halo livide--et de nouveau nous
vivions. Singleton, plus riche d’une vérité sinistre, M. Creighton d’une
jambe endommagée; le coq de gloire,--ce dont il abusait sans pudeur en
toute occasion. Donkin comptait un grief de plus. Il allait, répétant
avec insistance: «J’te fais sauter la cervelle, qu’il m’a dit, avez-vous
entendu? Ils vont nous assassiner à présent pour rien.» Alors, nous
commençâmes à nous dire qu’en effet, c’était plutôt roide. Et nous
étions fiers de nous. Nous nous targuions de notre crânerie, de notre
capacité de travail, de notre énergie. Nous nous rappelions des épisodes
flatteurs: notre dévouement, notre indomptable persévérance, non moins
enorgueillis que si nos impulsions propres, sans aide, avaient tout
opéré. Nous nous rappelions notre péril, notre labeur, et savions à
propos oublier notre cuisante alarme. Nous décriâmes nos officiers,--qui
n’avaient rien fait--et prêtâmes l’oreille au spécieux Donkin. Son souci
de nos droits, le soin désintéressé qui l’attachait à notre dignité, ni
l’invariable affront de nos paroles, ni le dédain de nos regards ne
parvenaient à les décourager. Notre mépris pour lui ne connaissait pas
de bornes, et nous ne pouvions écouter sans intérêt cet artiste
consommé. Il nous dit que nous étions de braves gens, «des vrais, pas
d’erreur», et qui nous en savait gré? Qui se souciait de nos griefs?
N’était-ce pas «une vie de chien à deux livres dix shillings par mois»
que nous menions? Jugions-nous donc ce chétif salaire une compensation
au risque encouru et à la perte de nos hardes? «On n’a plus un fil!»
criait-il. Nous en oubliions que lui, du moins, et pour cause, n’avait
rien perdu de ses propres biens. Les plus jeunes écoutaient, songeant à
part eux: «Ce galapiat de Donkin y voit clair, quoique ça soye pas un
homme, tant s’en faut.» Les Scandinaves tiquaient à ses audaces. Wamibo
ne comprenait pas; et les marins plus âgés hochaient gravement leurs
têtes où les anneaux d’or brillaient aux lobes charnus des oreilles
laineuses. Sévères, hâlés, des visages méditatifs s’étayaient sur des
avant-bras tatoués. Des poings bruns aux grosses veines serraient dans
leur noueuse étreinte l’argile blanche brunie de pipes à demi fumées.
Ils écoutaient impénétrables, larges dos, épaules rondes, en un rude
silence. Il parlait avec chaleur, irréfutable et discrédité. Sa
pittoresque et ordurière faconde coulait comme un flot trouble d’une
source empoisonnée. Ses petits yeux noirs, tels deux grains de jais,
dansaient épiant de droite et de gauche, toujours sur l’alerte en cas
d’approche d’officier. Parfois, M. Baker, se dirigeant vers l’avant pour
jeter un coup d’œil à la voilure, roulait sa massive dégaine à travers
le silence, soudain tombé, des hommes; ou M. Creighton arrivait,
traînant la jambe, la figure lisse, juvénile et plus intraitable que
jamais, perçant notre bref mutisme d’un coup droit de ses yeux clairs.
Derrière lui, Donkin recommençait à darder la sournoiserie de ses
regards:

--En v’là un. Y’ en a ici qui l’ont amarré l’autre jour. Pour ce qu’il
vous a dit merci! Vous fait-il pas trimer pire qu’avant? On l’aurait
laissé à la traîne... Pourquoi pas? Ça aurait coûté moins de mal.
Pourquoi pas?

Confidentiel, il se portait en avant, puis reculait, sûr de ses effets
oratoires; il chuchotait, clamait, agitait ses bras misérables
pas plus gros que des tuyaux de pipe--tendait son maigre
cou--bafouillait--louchait. Entre les pauses de son éloquence emportée,
le vent dans la mâture soupirait doucement, la calme mer, le long du
navire, élevait vers notre foule inattentive un murmure avertisseur.
Tout abominable que nous considérions l’individu, comment nier la vérité
lumineuse de ses remontrances? Cela tombait sous le sens.--Bons marins,
indubitablement, nous l’étions; riches de mérites et pauvres de solde.
Nos efforts avaient sauvé le navire et c’est le capitaine auquel on
saurait gré. Qu’avait-il fait? Nous voulions le savoir. Donkin
demandait:

--Comment qu’il s’en aurait tiré sans nous?

Et nous ne pouvions pas répondre. Opprimés par l’injustice du monde,
surpris d’apercevoir depuis combien de temps son fardeau nous pesait
sans que nous réalisions notre état déplorable; nous souffrions d’un
soupçon et d’un malaise, celui de notre obtuse stupidité qui n’avait
rien su voir. Donkin nous assurait que c’était tout «notre bon cœur la
cause», mais nous refusions de nous laisser consoler par si pauvre
sophisme. Nous étions encore assez dignes du nom d’hommes pour convenir
bravement envers nous-mêmes des insuffisances de notre intellect; à
dater de ce temps, pourtant nous nous abstînmes à l’adresse de notre
héros des coups de pied, torsions de nez et bousculades accidentelles
qui, ces derniers temps, après le passage du Cap, avaient fourni à nos
loisirs une distraction éminemment populaire. Davies cessa de lui parler
sur un air de défi d’yeux au beurre noir ou de nez aplatis, Charley,
très baissé de ton depuis le coup de vent, ne le raillait plus. Knowles,
déférent et d’un air matois, avançait des questions comme:

--Ça s’pourrait-il qu’on ait tous le même manger que les officiers? Une
supposition qu’on refuse tous d’embarquer jusqu’à ce qu’on ait obtenu
ça. Et après, la prochaine chose qu’il faudrait demander?

L’autre répondait, jamais à court, sur un ton de méprisante assurance,
se pavanant les mains dans les poches d’habits trop grands, où il
semblait travesti à dessein. C’étaient, pour la plupart, des habits de
Jimmy, quoique Donkin, pas fier, acceptât n’importe quoi, d’où que cela
vînt; mais personne, sauf Jimmy, n’avait de quoi se montrer généreux.
Son dévouement à Jimmy n’avait pas de limites. C’était à toute heure des
incursions dans la petite cabine, il prévenait les besoins de Jimmy,
amusait ses caprices, cédait aux exigences de ses humeurs, riait avec
lui souvent. Rien ne l’aurait pu détourner de l’œuvre pie de la visite
aux malades, en particulier lorsqu’il y avait quelque dur coup de halage
à faire sur le pont. Deux fois M. Baker l’avait extrait de là par la
peau du cou, à notre indicible scandale. Fallait-il donc abandonner un
homme qui souffrait? Allait-on nous maltraiter parce qu’on soignait un
camarade?

--Quoi? grogna M. Baker en faisant face d’un front menaçant aux
murmures; et tout le demi-cercle, comme un seul homme, fit un pas en
arrière. Hissez la bonnette d’hune. Allons, là-haut, Donkin, affale les
cargues, ordonna le second d’une voix inflexible. Frappe le hale-bas.
Débrouillons-nous!

Puis, la voile en place, il s’en allait lentement à l’arrière et restait
longtemps à regarder le compas, soucieux, pensif et respirant fort,
comme étouffé par le relent d’incompréhensible mauvais gré qui
envahissait le navire. «Quelle mouche les pique? songeait-il. Peux pas
comprendre ces manières de renâcler à la besogne et de grogner. Et ça de
la part d’un bon équipage, à tout prendre, pour ce qu’on trouve au jour
d’aujourd’hui.»

Sur le pont, les hommes échangeaient des paroles amères suggérées par
une niaise exaspération contre je ne sais quoi d’injuste et
d’irrémédiable qui ne souffrait point d’être mis en doute, et dont le
reproche s’obstinait à leurs oreilles longtemps après que Donkin s’était
tu. Notre petit monde glissait sur la courbe inflexible de sa route,
chargé d’un peuple mécontent et ambitieux. Ils trouvaient un sombre
réconfort à l’interminable et consciencieuse analyse de leur valeur
méconnue, et, grisés par les doctrines prometteuses de Donkin, rêvaient
avec enthousiasme au temps où tous les vaisseaux du monde vogueraient
sur une mer toujours calme, manœuvrés par des équipages bien rentés,
bien nourris de capitaines satisfaits.

La traversée s’annonçait longue. Nous laissâmes derrière nous l’alizé du
sud-est inconstant et volage; puis, sous le ciel gris et bas des parages
équatoriaux, le navire, dans la chaleur lourde, flotta sur une mer unie,
semblable à une dalle de verre dépoli. Des grains orageux suspendus à
l’horizon tournaient autour de nous, très loin, grondants et courroucés,
comme une troupe de fauves qui n’oseraient charger. Le soleil invisible,
glissant au-dessus des mâts verticaux, mettait aux nuages une tache
estompée de lumière diffuse, et, pareille, l’accompagnait une tache
jumelle de clarté fanée, au même rythme, de l’est à l’ouest, sur la
surface des eaux mates. La nuit, à travers l’impénétrable ténèbre de la
terre et du ciel, de larges nappes de feu ondulaient sans bruit; pour
une demi-seconde, le navire, pris par le calme, se silhouettait mâts et
gréement, chaque voile et chaque cordage nettement découpé en noir, au
centre de ces flamboiements célestes, comme un vaisseau calciné captif
en un globe de feu. Puis, de nouveau, pendant de longues heures, il
demeurait perdu en un vaste univers de nuit et de silence, où des risées
très douces, errant çà et là comme des âmes en peine, faisaient palpiter
les voiles, on eût cru de peur soudaine, et arrachaient à l’océan, du
fond de son linceul d’ombre, un murmure lointain de compassion--voix
attristée, immense et frêle...

Une fois sa lampe éteinte et par la porte grande ouverte, Jimmy, en se
retournant sur l’oreiller, pouvait voir s’évanouir par-delà la ligne
droite de la lisse, fugaces et réitérées, les visions d’un monde
fabuleux tramées de feux bondissants et d’eaux assoupies. L’éclair se
reflétait au fond de ses larges yeux tristes qui semblaient en un rouge
brasillement se consumer soudain dans sa figure noire; puis il gisait
alors, aveuglé, invisible, au sein d’une intense nuit. Du pont
tranquille lui venait un bruit de pas légers, le souffle d’un homme
flânant au seuil de la cabine, le faible craquement des mâts ployants,
ou la voix calme de l’officier de quart réverbérée là-haut dure et
claire, parmi les voiles inertes. Il prêtait avidement l’oreille,
cherchant un répit aux lassantes divagations de l’insomnie en la
perception attentive du son le plus léger. Un grincement de poulie lui
donnait du cœur, il se rassurait à épier les pas et les murmures des
changements de quart, s’apaisant à entendre le lent bâillement de
quelque matelot recru de sommeil et de fatigue, s’étendant tout du long
sur les planches pour dormir. La vie paraissait une chose
indestructible. Elle continuait dans l’ombre, la lumière, le sommeil;
infatigable, elle battait d’une aile amie autour de l’imposture de cette
proche mort. Elle brillait, comme le glaive tors de la foudre, recélant
plus de surprises pourtant que la sombre nuit. Il s’y sentait sauf, en
cette vie certaine, et le calme de son accablante obscurité lui semblait
aussi précieux que son inquiète et périlleuse lumière.

Mais le soir, pendant le quart de six à huit et même très avant dans le
grand quart de nuit, un groupe d’hommes se voyait toujours assemblé
devant la cabine de Jimmy. Ils s’adossaient de part et d’autre de la
porte, paisiblement intéressés et les jambes croisées; ils discouraient
à cheval sur le seuil ou, par couples silencieux, restaient assis sur
son coffre, tandis que contre le pavois, le long du mât d’hune de
rechange, trois ou quatre se rangeaient méditatifs, leurs physionomies
de simples éclairées par le rayon que projetait la lampe de Jimmy.
L’étroit réduit repeint en blanc avait, dans la nuit, l’éclat d’un
tabernacle d’argent, sanctuaire d’une noire idole étendue très droite
sous sa couverture et qui clignait ses yeux las en recevant notre
hommage. Donkin officiait. Il semblait un démonstrateur exhibant un
phénomène, quelque manifestation bizarre, simple et méritoire, laquelle
devait fournir aux spectateurs une profonde et inoubliable leçon:

--Regardez-le, il la connaît, lui, pas d’erreur! exclamait-il de temps à
autre en brandissant une main dure et décharnée comme l’ergot d’un
oiseau d’eau.

Jimmy, sur le dos, souriait avec réserve et sans bouger un membre. Il
affectait la langueur de l’extrême faiblesse comme pour bien nous
manifester que notre retard à l’extirper d’une prison horrible, et cette
nuit, ensuite passée sur la dunette parmi notre égoïste négligence,
l’avaient achevé. Il y revenait volontiers, et le sujet, comme de juste,
nous intéressait toujours. Il parlait spasmodiquement par élans
intermittents coupés de longues pauses, comme marche un homme saoul.

--Le coq venait de me donner un bidon de café... Il me l’avait posé,
comme ça, sur mon coffre, puis tapé la porte en sortant... Je sens un
gros coup de roulis qui vient... Tâche de sauver mon café, me brûle les
doigts... et tombe de mon lit... Le bateau a chaviré si vite... L’eau
entre par le ventilateur... pas moyen de bouger la porte..., faisait
noir comme sous terre... J’essaie de grimper dans la couchette
au-dessus... Des rats... Un rat m’a mordu le doigt comme je montais...
Je l’entendais nager au-dessous de moi... J’ai cru que vous ne viendriez
jamais... Je pensais: ils sont tous à l’eau, naturellement... On
n’entendait rien que le vent... Alors vous êtes arrivés... chercher le
cadavre, faut croire... Un peu plus et...

--Dis donc, vieux, tu faisais un rare potin, là-dedans, observa Archie
pensivement.

--Tiens! avec le sacré vacarme que vous meniez en haut, vous autres...
De quoi frapper n’importe qui... Je ne savais pas où vous vouliez en
venir... Défoncer les sacrées planches..., ma tête... Tout juste ce
qu’aurait fait une troupe d’imbéciles et de froussards... Pour ce que ça
m’a rapporté!... Autant aurait valu... noyer... Peuh!

Il gémit, fit claquer ses larges dents blanches et regarda devant lui
d’un œil vitupérateur. Belfast leva un regard douloureux au-dessus d’un
sourire plein d’attendrissement déchiré, et crispa les poings à la
dérobée; Archie aux yeux bleus caressa ses favoris roux d’une main
hésitante; le maître d’équipage, de l’entrée, reluqua un instant, et,
brusquement, s’esquiva, pouffant d’un gros rire. Wamibo rêvait... Donkin
tâta son menton stérile en quête d’un poil rare, et dit, triomphalement,
en glissant un regard oblique du côté de Jimmy:

--Regardez-le! Je voudrais me porter moitié aussi bien qu’lui, parole!

Il jeta son pouce court par-dessus son épaule, désignant la partie
postérieure du navire.

--Le v’là le moyen de les mater, eux autres, jappa-t-il sur un ton de
bonne humeur forcée.

Jimmy dit:

--Ne fais pas l’idiot, d’une voix affable.

Knowles, tout en frottant son épaule au chambranle, remarqua finement:

--On peut pas tous se faire porter malades, ça serait la révolte.

--La révolte! allons donc, ricana Donkin. Y a pas de règlement qui
défende d’être malade.

--Ils vous collent six semaines de dur pour refus d’obéissance, riposta
Knowles. Je me rappelle une fois, à Cardiff, l’équipage d’un bateau trop
chargé. Quand je dis trop chargé..., c’est seulement qu’un vieux ponte,
à l’air papa, avec une barbe blanche et un parapluie, s’était amené le
long du quai et avait parlé aux hommes. Une cruauté, une barbarie, qu’il
dit, de vous faire néyer en hiver pour quelques livres de plus que ça
rapporte à l’armateur, qu’il dit comme ça. Il en pleurait presque--sans
blague--et gréé à la hauteur qu’il était, redingue et chapeau du
dimanche, ben convenable, quoi. Et les gars dirent qu’ils ne voulaient
rien savoir pour aller se faire néyer en hiver, comptant sur le bonhomme
pour témoigner à l’appui. Ils pensaient s’offrir une bombe soignée et
deux ou trois jours de bordée. Et six semaines qu’ils ont écopé, rapport
que le rafiot ne l’était pas, trop chargé. En tout cas, c’est ce qu’on a
fait croire aux juges. Il n’y avait pas un bateau trop chargé, pas un,
dans tout le dock de Penarth. Paraît que ce vieux birbe était aux gages
de quelques bonnes personnes, avec ordre de chercher partout des bateaux
trop chargés. Mais il n’y voyait pas plus loin que le bout de son
parapluie. Des types, dans la pension où je loge quand je suis à Cardiff
en attendant un embarquement, ils voulaient lui offrir un bain dans le
dock, à ce vieux chialeur. On fit bien le guet, mais, sitôt hors du
tribunal, il filait grand largue... Oui, six semaines...

Ils écoutaient, pleins de curiosité, hochant, durant les pauses, leurs
rudes faces songeuses. Donkin ouvrit la bouche à une ou deux reprises,
mais se contint. Jimmy restait étendu, les yeux ouverts, pas intéressé
du tout. Un marin émit l’avis qu’après un verdict entaché de la plus
atroce partialité, «les sacrés juges s’en vont boire un verre au compte
du patron». D’autres confirmaient le fait. Cela sautait aux yeux.

Donkin dit:

--Ben quoi? Six semaines, c’est pas si terrible. A la boîte, au moins,
on dort toutes les nuits, c’est réglé. Leurs six semaines, je les ferai
sur la tête.

--T’as l’habitude, pas vrai? demanda quelqu’un.

Jimmy condescendit à un sourire. Cela mit tout le monde de bonne humeur.
Knowles, avec une surprenante agilité d’esprit, changea de terrain.

--Si on se faisait tous porter malades, comment qu’il ferait le bateau?
hein?

Il posa le problème et rit à la ronde.

--Qu’il aille au diable, le bateau, grogna Donkin. On l’em... Il est pas
à nous.

--Quoi? Le laisser partir en dérive, alors? insista Knowles d’un ton mal
convaincu.

--Oui, en dérive. Et puis, on s’en f..., affirma Donkin avec une belle
insouciance.

L’autre, qui ne suivait pas, méditait.

--Les vivres ficheraient le camp, marmottait-il... On n’arriverait
jamais nulle part... Et pis, les jours de paye, quoi qu’on ferait?

Sa voix reprit de l’assurance avec les derniers mots.

--T’aime ça, dis, Jacquot, un bon jour de paye, s’écria un auditeur
assis sur le seuil.

--Pour sûr, parce qu’alors les filles lui mettent un bras autour du cou
et l’autre dans son gousset, et l’appellent Ducky[4]. Pas vrai. Jacquot?

  [4] Petit canard, terme d’affection.

--Jack, t’es la perdition des filles.

--Il en prend trois ensemble à la traîne comme un des gros remorqueurs à
Watkins avec trois goëlettes à la fois.

--Jack, t’es un mauvais sujet de bancal.

--Jack, raconte-nous l’histoire de celle qu’avait un œil noir et un
bleu.

--Bon Dieu, c’est pas ça qui manque su’ l’trottoir les filles avec un
œil noir nature ou pas.

--Non, ça c’en est une à part; dégoise, Jack.

Donkin avait l’air sévère et dégoûté, Jimmy bâillait, un loup de mer
grisonnant branla la tête légèrement et sourit au fourneau de sa pipe,
discrètement amusé. Knowles, ahuri, ne sachant où donner de la tête,
bégayait de droite et de gauche.

--Non! Si on peut dire!... Vous pouvez pas être sensément sérieux...
Toujours à chiner.

Il se retira pudique, marmottant et pas fâché. Ils riaient avec des
huées dans la lumière crue, autour du lit de Jimmy, où, sur l’oreiller
blanc, sa face noire et creuse bougeait sans trêve. Une risée du vent
arriva, fit fuser la flamme de la lampe et dehors, très haut, les voiles
battirent, tandis que, tout près, la poulie de misaine heurtait d’un
choc sonore le pavois de fer.

Une voix lointaine cria: «La barre au vent!» Une autre moins distincte
répondit: «Au vent toute!» Les hommes se turent, attendant la suite. Le
matelot au poil gris tapa sa pipe sur le pas de la porte et se mit
debout. Le navire s’inclina mollement et la mer comme éveillée se
plaignit d’un murmure assoupi. «Un peu de vent qui se lève», dit
quelqu’un tout bas. Jimmy se tourna lentement pour faire face à la
brise. La voix dans la nuit, haute et impérieuse, commanda: «Bordez la
brigantine.» Le groupe assemblé devant la porte disparut de la zone de
lumière. On n’entendit plus que le bruit de leurs bottes s’éloignant
vers l’arrière, tandis qu’ils reprenaient en intonations variées: Bordez
la brigantine!... Bordez!...

Donkin resta seul avec Jimmy. Un silence régna. Jimmy ouvrit et referma
les lèvres plusieurs fois comme pour avaler des gorgées d’air plus
frais; Donkin remuant les orteils de son pied nu les examinait d’un œil
absorbé.

--Tu ne leur donnes pas un coup de main là-haut? interrogea Jimmy.

--Non, s’ils ne sont pas fichus à six de border leur sacrée pourriture
de brigantine, ils ne valent pas le pain qu’ils mangent, répondit Donkin
d’une voix blanche et importunée, comme montant du fond d’un trou.

Jimmy considéra ce profil conique à bec d’oiseau avec une sorte
d’intérêt bizarre; penché au bord de sa couchette, sa physionomie
revêtait l’expression de calcul et d’incertitude d’un qui délibère sur
le meilleur moyen de saisir quelque créature suspecte capable de piquer
ou de mordre. Mais il dit seulement:

--Le second s’en apercevra. Y aura du grabuge.

Donkin se leva pour partir.

--Je lui ferai son affaire quelque nuit noire, tu verras si je blague,
dit-il par-dessus son épaule.

Jimmy continua vite:

--Tu es comme un perroquet, un perroquet qui crie.

Donkin fit halte et pencha de côté sa tête attentive. Les oreilles trop
grandes saillaient, transparentes et veinées, semblables aux ailes
membraneuses de la chauve-souris.

--J’t’écoute, dit-il, le dos à son interlocuteur.

--Oui. A jacasser tout ce que tu sais, comme un sale cacatoès blanc.

Donkin attendit. Il entendait le souffle de l’autre lent et prolongé, le
souffle d’un homme portant un poids de cent livres sur la poitrine. Puis
il demanda, très calme:

--Quoi c’est-il que je sais?

--Quoi?... Ce que je te dis... Pas grand-chose. Pourquoi te faut-il...
parler de ma santé comme tu fais?

--C’est une carotte. Une sacrée, monumentale carotte, et de premier
choix. Mais j’y coupe pas. Pas bibi.

Jimmy ne broncha pas. Donkin plongea ses mains dans ses poches et d’un
seul pas dégingandé se rapprocha de la couchette.

--Je parle, et après? C’est pas des hommes ici, c’est des bestiaux. Un
troupeau qu’on mène. Je te soutiens... Pourquoi pas? T’as des sous?

--Peut-être bien. J’ai rien à dire pour ça.

--Alors, fais-y voir. Qu’ils apprennent ce qu’un homme peut faire. Je
suis un homme et je connais ton truc.

Jimmy se rejeta plus loin sur l’oreiller; l’autre tendit son cou maigre,
baissa son visage d’oiseau vers le nègre, comme s’il visait ses yeux
d’un bec imaginaire.

--Je suis un homme. J’ai compté les clous de toutes les portes de prison
des colonies, plutôt que de céder sur nos droits.

--T’es un pilier de bagne, dit Jimmy faiblement.

--Et je m’en vante. Toi, t’avais pas assez de nerf, alors tu as monté ce
bateau-là.

Il s’arrêta, puis, soulignant son arrière-pensée, accentua lentement:

--T’es pas malade. Voyons?

--Non, dit Jimmy avec fermeté.

Sa voix tomba tout à coup, comme il ajoutait dans un murmure:

--Un peu mal en train, comme ça, par moments, cette année.

Donkin ferma un œil, grimace amicale et complice. Il chuchota:

--C’est pas la première fois que tu tires au flanc, pas vrai?

Jimmy sourit, puis, comme incapable de se contraindre, laissa échapper:

--A mon dernier bord, oui. Ça n’allait pas pendant la traversée. Tu
comprends? C’était facile. Ils m’ont payé à Calcutta et le patron n’a
pas fait de chichi. J’ai eu mon compte. Cinquante-huit jours couché. Les
imbéciles! Chaque sou de mon dû.

Il ricana spasmodiquement. Donkin s’égaya de compagnie. Puis Jimmy
toussa violemment.

--Je vais aussi bien que jamais, fit-il, sitôt qu’il eut repris haleine.

Donkin eut un geste de dérision.

--Pour sûr, dit-il d’un air profond, ça se voit.

--Eux ne voient pas, dit Jimmy, en ouvrant la bouche comme un poisson.

--Ils en avaleraient bien d’autres, affirma Donkin.

--Ne cause pas trop, admonesta Jimmy d’une voix épuisée.

--De quoi? De ta petite farce, Hein? commenta Donkin avec jovialité.

Puis, d’un ton de brusque dégoût:

--Tu penses qu’à toi. Tant qu’t’es content...

Ainsi taxé d’égoïsme, James Wait se remonta la couverture jusqu’au
menton et resta tranquille un moment. Les lèvres lourdes saillaient en
une moue noire qui ne s’effaçait plus.

--Pourquoi tiens-tu si fort à faire du grabuge? demanda-t-il sans grand
intérêt.

--Pa’ce que c’est une sacrée honte. On nous exploite... Mauvaise
nourriture, mauvaise paye... C’que j’veux, c’est qu’on leur monte un
sacré chahut; un vrai nom de Dieu d’potin dont ils se souviennent!
Bousculer les gens..., faire sauter la cervelle... Faudrait voir! Est-on
des hommes?

Son altruisme indigné flamba. Puis il dit avec calme:

--J’ai fait prendre l’air à tes nippes.

--Très bien, dit Jimmy d’une voix languide, rentre-les.

--Passe-moi la clef de ton coffre, dit Donkin avec une impatience
amicale, je te les serrerai.

--Apporte-les ici, je les serrerai moi-même, répondit James Wait avec
sévérité. Donkin baissa les yeux, marmotta quelque chose.

--Tu dis? Qu’est-ce que tu dis? s’enquit Wait anxieux.

--Nib. Fait sec, qu’ils restent pendus jusqu’au matin, dit Donkin avec
un tremblement insolite dans la voix, comme s’il contraignait son rire
ou sa colère. Jimmy parut satisfait.

--Donne-moi un peu d’eau pour la nuit dans mon bidon, là, fit-il.

Donkin franchit le pas de la porte.

--Va la chercher toi-même, répliqua-t-il d’une voix bourrue. Tu peux, à
moins que tu le soyes, malade.

--Sûr que je peux, dit Wait, mais...

--Alors, fais-le, dit Donkin, hargneusement; si tu peux voir après tes
nippes, tu peux voir après ta peau.

Il remonta sur le pont sans un coup d’œil en arrière.

Jimmy étendit la main vers le bidon. Pas une goutte. Il le replaça
doucement en étouffant un soupir et ferma les paupières. Il pensa: «Ce
loufoque de Belfast m’apportera de l’eau si j’en demande. L’idiot. J’ai
très soif...»

Il faisait chaud dans la cabine qui semblait tourner lentement, soudain
détachée du navire, glissant d’un rythme égal dans un espace aride et
lumineux où, tournant très vite, brûlait un soleil noir. Immensité sans
eau! Pas d’eau! Un gendarme qui ressemblait à Donkin lampa un verre de
bière au bord d’un puits vide et s’envola battant de l’aile à grands
coups. Un vaisseau, dont les pommes de mâts perçaient le ciel et ne se
voyaient plus, déchargeait du grain et le vent en faisait tourbillonner
la balle le long du quai d’un dock à sec. Jimmy tournoyait d’accord avec
la balle jaune, très las et immatériel. L’intérieur de son corps s’était
évanoui. Il se sentait plus léger que la balle, et plus desséché. Il
enfla sa poitrine creuse. L’air s’y engouffra, charriant en sa course
une foule d’étranges objets qui ressemblaient à des maisons, des arbres,
des gares, des réverbères... Il n’y en avait plus! Plus d’air, et il
n’avait pas achevé son aspiration profonde. Mais il était en prison. On
poussait les verrous. Une porte tapa. Deux tours de clef--on lui jette
un seau d’eau sur le corps... Ouf! Pourquoi?

Il ouvrit les yeux. La chute lui avait paru lourde pour un corps si
vide, si vide, si vide. Il était dans sa cabine. Ah! Tout allait bien.
Sa figure ruisselait de sueur, ses bras pesaient comme du plomb. Il vit
le coq debout dans l’embrasure, une clef de cuivre dans une main et un
pot d’étain brillant dans l’autre.

--Je viens de fermer les portes pour la nuit, dit le coq rayonnant et
bénévole. On vient de piquer huit heures. Je t’apporte un peu de thé
froid pour la nuit, Jimmy. Même que j’y ai mis du sucre blanc, du carré.
Le bateau ne coulera pas pour ça.

Il entra, fixa le pot au bord de la couchette et demanda par acquit de
conscience:

--Comment ça va?

Puis s’assit sur le coffre.

--Hum, grogna Wait d’un ton peu engageant.

Le coq s’épongea le front avec un chiffon de coton sale qu’ensuite il se
noua autour du cou.

--Les chauffeurs font ça sur les vapeurs, dit-il avec sérénité et très
content de lui. Ma besogne est aussi dure que la leur, j’ai idée, et me
tient plus longtemps. Tu les as jamais vus au fond de leur trou? Des
diables, qu’on dirait, qui chauffent, chauffent, chauffent, tout en bas.

Son index montrait le plancher. Quelque pensée lugubre obscurcit sa face
joviale, ombre de nuage voyageant sur la clarté d’une mer calme. Le
quart relevé passa en corps à grand bruit de lourdes semelles, dans la
lueur projetée par la porte. Quelqu’un cria: «Bonsoir!» Belfast fit
halte un moment, allongea la tête vers Jimmy et resta frémissant et muet
comme d’émotion réprimée. Il jeta au coq un regard chargé de funèbres
augures et disparut. Le coq toussa pour s’éclaircir la voix. Jimmy, les
yeux au plafond, ne faisait pas plus de bruit qu’un homme qui se cache.

Une brise très douce éventait la nuit claire. Le navire donnait
légèrement de la bande, glissant tranquillement sur une mer sombre vers
l’inaccessible splendeur en fête d’un horizon criblé de points de feu.
Au-dessus des mâts, la courbe resplendissante de la voie lactée
chevauchait le ciel, arc triomphal d’éternelle lumière, jeté sur la
terre et son sentier ténébreux. A la pointe du gaillard d’avant, un
homme sifflait avec une netteté bruyante un air vif de gigue, tandis
qu’on entendait vaguement un autre tapant des pieds en mesure. Un
murmure confus de voix arriva de l’avant: des rires, des refrains. Le
coq secoua la tête, épia Jimmy d’un œil oblique et se prit à marmotter:

--Oui-da. Danser et chanter. Ils ne pensent qu’à ça. Je m’étonne que la
Providence ne se lasse pas. Ils oublient le jour qui doit sûrement
venir... tandis que toi...

Jimmy avala une gorgée de thé, précipitamment, comme s’il l’eût volée et
se blottit sous sa couverture, en appuyant de côté vers la cloison. Le
coq se leva, ferma la porte, puis se rassit et, nettement, articula:

--Chaque fois que je tisonne mon fourneau, je pense à vous autres
jurant, volant, mentant et pis encore, comme si un autre monde ça
n’existait pas. Pas mauvais garçons, avec ça, concéda-t-il d’une voix
ralentie; il musa un instant, déplorant ces choses, puis reprit d’un ton
résigné:

--Qu’y faire? Ce sera leur faute s’ils ont chaud un jour. Chaud que je
dis?... Les fournaises d’un de ces paquebots du White Star ne sont rien
à côté.

Il se tut pendant quelques minutes. Un grand tumulte emplissait sa
cervelle, vision brouillée de silhouettes rayonnantes, concert exaltant
de chants enthousiastes et de gémissements torturés. Il souffrit, jouit,
admira, approuva. Il se sentit content, effrayé, soulevé au-dessus de
lui-même, comme cet autre soir (la seule fois de sa vie, vingt-sept
années auparavant, il aimait à se rappeler le chiffre), où jeune homme
alors, il lui était arrivé, se trouvant en mauvaise compagnie, de
s’intoxiquer dans un café chantant de l’East End. Un flot d’émotion
soudaine l’emporta, le ravit d’un coup hors de sa chair mortelle. Il
plana. Il contempla face à face le secret de l’au-delà. Secret
enchanteur, excellent. Il le chérit, en même temps que soi-même, tout
l’équipage et Jimmy. Son cœur déborda de tendresse, de sympathie, du
désir de se mêler de choses, d’inquiétude pour l’âme de ce noir,
d’orgueil devant l’éternité certaine, d’un sentiment de puissance. Le
saisir dans ses bras et le projeter en plein salut, au beau milieu...,
pauvre âme noire... plus noire que son corps..., pourriture... démon...
Non! Ce n’était pas cela. Il fallait parler force... Samson... Un grand
fracas comme de cymbales choquées résonna dans ses oreilles; un éclair
lui révéla un pêle-mêle extatique de visages radieux, de lis, de livres
d’heures, de joie supra-terrestre, de linge blanc, de harpes d’or, de
redingotes, d’ailes. Il vit des robes flottantes, des visages frais
rasés, une mer de clarté, un lac de bitume. Des parfums suaves
flottaient avec des relents de soufre--langues de feu rouge léchant une
blanche nuée. Une voix formidable tonna! Cela dura trois secondes.

--Jimmy! s’écria-t-il, d’un ton inspiré. Puis il hésita. Une étincelle
de pitié humaine luisait encore à travers l’infernale vanité de son rêve
fumeux.

--Quoi? dit James Wait à contrecœur. Un silence régna. Il tourna la tête
à peine et risqua un regard timide. Les lèvres du cuisinier bougeaient
sans bruit; dans sa figure illuminée les yeux fixaient le ciel. Il
semblait implorer en son for intérieur les poutres du plafond, le
crochet de cuivre de la lampe, deux cafards.

--Dis donc, fit Wait, je veux dormir. Je crois qu’il y aurait moyen.

--Ce n’est pas le moment de dormir, exclama le coq très haut. Il avait
dévotement secoué ses derniers scrupules d’humanité. Il n’était plus
qu’une voix--un je ne sais quoi de sublime et de désincarné--de même
qu’en cette nuit mémorable, la nuit où il franchit les mers pour faire
du café à des pécheurs en perdition.

--Ce n’est pas le moment de dormir, répéta sa voix exaltée. Est-ce que
je peux dormir, moi?

--M’en f..., dit Wait, avec une énergie factice. Moi je peux. Va te
coucher.

--Il jure... Dans la gueule même..., presque dans la gueule... Ne
vois-tu pas le feu..., ne sens-tu pas la fournaise? Malheureux aveugle,
gorgé de péché! Je le vois pour toi. Ah! c’en est trop. J’entends jour
et nuit une voix qui me dit: Sauve-le! Jimmy laisse-toi sauver!

Les mots de prière et de menace sortirent de sa bouche comme un torrent
déchaîné. Les cafards s’enfuirent. Jimmy transpirait, se tortillait
sournoisement sous sa couverture. Le coq brailla:

--Tes jours sont comptés!

--Va-t’en d’ici, barytonna Wait, courageusement.

--Prie avec moi!...

--Je ne veux pas!...

Une chaleur de four régnait dans la petite cabine. Elle contenait une
immensité de peur et de souffrance, une atmosphère de cris et de
plaintes, des prières vociférées comme des blasphèmes et des
malédictions étouffées. Dehors, les hommes appelés par Charley qui les
informa en accents réjouis qu’une dispute se poursuivait chez Jimmy, se
pressaient devant la porte close, trop surpris pour ouvrir. Tout
l’équipage était là. Le quart relevé s’était précipité en chemise sur le
pont comme après un abordage. Des hommes montés en courant demandaient:
«Qu’est-ce que c’est?» D’autres disaient: «Écoute!» Les clameurs
assourdies continuaient de plus belle:

--A genoux! A genoux!

--Tais-toi!

--Jamais! Tu m’appartiens... On t’a sauvé la vie... Dessein de Dieu...
Miséricorde... Repens-toi!

--Tu es un toqué d’idiot!

--J’ai compte à rendre de toi..., de toi... je ne fermerai plus l’œil en
ce monde si je...

--Assez!

--Non! La fournaise, penses-y!

Puis un déblatèrement aigu, passionné, de mots sonnant comme une grêle:

--Non! cria Jim.

--Oui. C’est sûr! Rien à faire... Tout le monde le dit.

--Tu mens!

--Je te vois mort à cette heure... devant moi... Tu ne vaux pas mieux.

--Au secours! fit Jimmy d’une voix perçante.

--Pas dans cette vallée de larmes..., regarde là-haut! hurla l’autre.

--Va-t’en! Au meurtre! clama Jimmy.

Sa voix cessa. On entendit des plaintes, des murmures vagues, quelques
sanglots.

--Qu’est-ce qui se passe donc? dit une voix rarement entendue.

--Arrière, vous autres. Arrière donc! répéta M. Creighton sévèrement en
frayant un passage au capitaine.

--Voici le vieux, murmurèrent quelques voix.

--Le coq est là, sir, s’écrièrent plusieurs en reculant.

La porte claqua, brusquement ouverte, dardant un large rai de lumière
sur les visages intrigués; une bouffée chaude d’air vicié s’exhala. Les
deux officiers dominaient de la tête et des épaules la frêle silhouette
à tête grise apparue entre eux, en habits râpés, raide et anguleuse
comme une statue de pierre dans l’impassibilité de ses traits fins. Le
coq à genoux se releva. Jimmy, sur son séant, étreignait ses jambes
ployées. Le gland de son bonnet de nuit bleu tremblait imperceptiblement
au-dessus de ses genoux. Ils contemplaient surpris la courbe longue de
son dos, tandis que de biais, un œil blanc luisait aveugle dans leur
direction. Il avait peur de tourner la tête, il se repliait en lui-même;
la perfection de cette immobilité au guet revêtait un aspect surprenant
et animal. Il n’y avait plus là qu’une chose d’instinct, l’immobilité
sans pensée d’une brute apeurée.

--Que faites-vous ici? demanda M. Baker d’un ton sec.

--Mon devoir, dit le coq avec ferveur.

--Votre... quoi? commença le second.

Le capitaine Allistoun lui toucha le bras légèrement.

--Je connais sa lubie, dit-il, à mi-voix. Hors d’ici, Podmore,
ordonna-t-il tout haut.

Le coq joignit les mains, brandit ses poings au-dessus de sa tête et ses
bras tombèrent comme devenus trop lourds. Un moment il resta là, tête
perdue, sans paroles.

--Jamais, bégaya-t-il... je... lui...

--Qu’est-ce que vous dites? prononça le capitaine Allistoun? Sortez tout
de suite, ou bien...

--Je m’en vais, dit le coq promptement, d’un air de sombre résignation.

Il franchit le seuil avec fermeté, hésita, fit quelques pas. Tous le
contemplaient en silence.

--Je vous rends responsables! cria-t-il avec désespoir en pivotant à
demi. Cet homme se meurt. Je vous rends...

--Encore là? héla le patron d’un ton gros d’orage.

--Non, sir, exclama l’autre très vite, une alarme dans la voix.

Le maître d’équipage l’emmena par un bras; quelqu’un rit, Jimmy leva la
tête, risqua un œil furtif et d’un bond inattendu sauta hors de la
couchette. M. Baker, adroitement, l’empoigna au vol; le groupe qui
encombrait la porte grogna de surprise. Le nègre fléchit dans les bras
du second.

--Il ment, suffoquait-il, il parle de démons noirs. C’est lui un diable,
un diable blanc. Je suis solide.

Il se raidit et M. Baker, pour voir, le lâcha. Il chancela, fit un pas
ou deux en avant sous le regard calme et pénétrant du capitaine
Allistoun; Belfast se précipita pour soutenir son ami. Il ne semblait
pas se douter d’un voisinage quelconque; il resta muet un instant,
luttant contre une légion de terreurs innommables, parmi les regards
avides de ces curiosités allumées qui l’observaient de loin, seul
absolument, en l’impénétrable solitude de sa crainte. Des souffles
lourds brassèrent la ténèbre. La mer à travers les dalots gargouilla
comme le navire donnait de la bande sous une brève risée du vent.

--Empêchez-le donc de venir m’embêter, fit enfin le baryton sonore de
James Wait, tandis qu’il s’appuyait de tout son poids sur la nuque de
Belfast. Ça va mieux cette semaine... Je suis d’aplomb... J’allais
reprendre mon service demain--tout de suite, si vous voulez, capitaine.

Belfast tassa les épaules pour tenir Wait debout.

--Non, dit le patron en le fixant.

Sous l’aisselle de Jimmy la figure rouge de Belfast grimaçait inquiète.
Une rangée d’yeux brillants bordait la zone de lumière. Les hommes se
poussaient du coude, tournaient la tête, chuchotaient entre eux. Wait
laissa tomber le menton sur la poitrine et sous ses paupières baissées
promena alentour son regard soupçonneux.

--Pourquoi pas? cria une voix sortant des ombres, il n’a rien, sir.

--Je n’ai plus rien, dit Wait, avec feu. Mal en train... fini
maintenant... vais reprendre.

Il souffla.

--Sainte Mère de Dieu! s’écria Belfast en remontant les épaules,
tiens-toi debout, Jimmy.

--Va-t’en de là alors, dit Wait en éloignant Belfast d’une poussée
pétulante. Puis il tituba, se raccrocha au chambranle. Ses pommettes
luisaient comme sous l’enduit d’un vernis. Il arracha son bonnet de
nuit, s’en essuya le visage, le jeta sur le pont.

--Je sors, dit-il, sans bouger.

--Non. Je dis non, dit le patron tout sec.

Des pieds nus traînèrent sur les planches, des voix désapprobatrices
murmurèrent de toutes parts, il continua comme s’il n’entendait point:

--Vous aurez tiré au flanc pendant toute la traversée et à présent vous
voulez sortir? Vous vous jugez assez près du comptoir de paye. Ça sent
la terre déjà, hein?

--J’ai été malade, ça va mieux maintenant, marmonna Wait, les yeux
luisants sous la lumière.

--Vous avez fait le malade, rétorqua sévèrement le capitaine Allistoun;
voyons...--il hésita moins d’une demi-seconde--ça crève les yeux. Vous
n’avez rien du tout, mais ça vous a plu de garder le lit et ça me plaît
à moi maintenant que vous y restiez. M. Baker, j’entends qu’on ne voie
pas cet homme sur le pont d’ici la fin du voyage.

Il y eut des exclamations de surprise, de triomphe, d’indignation. Le
groupe sombre des matelots se porta en avant dans la zone éclairée.

--Pourquoi?--Je te l’avais dit...--Si c’est pas honteux...--Ça, par
exemple, faudrait voir à en causer, brailla Donkin du dernier rang.--As
pas peur, Jim, t’auras ton dû, crièrent plusieurs voix ensemble. Un
matelot âgé s’avança:

--C’est-il à dire, sir, demanda-t-il d’un ton oraculaire, qu’un gars
malade n’aurait pas le droit de se remettre à bord de ce sabot?

Derrière lui, Donkin chuchotait rageusement au milieu d’une foule où
personne ne lui jetait l’aumône d’un regard, mais le capitaine Allistoun
secoua son index devant la face bronzée, durcie par la colère de son
interlocuteur.

--Toi, tais-toi, fit-il en guise d’avertissement.

--Il y a rien de fait, clamèrent trois ou quatre jeunes matelots.

--On est donc des machines? s’enquit Donkin d’un ton perçant, en
plongeant sous les coudes du premier rang.

--On lui fera voir qu’on n’est pas des mousses.

--C’est un homme comme les autres, tout noir qu’il est.

--On va pas manœuvrer ce sacré bateau sans compte de bras si Boule de
Neige peut travailler.

--Il le dit.

--Eh bien alors, la grève, les gars!

--C’est ça, v’là le pépin, la grève!

Le capitaine Allistoun dit d’une voix nette au lieutenant: «Du calme, M.
Creighton», et demeura maître de lui parmi le tumulte, écoutant avec une
attention profonde le mélange de grognements et de cris aigus, chaque
apostrophe et chaque juron de ce déchaînement soudain. Quelqu’un du pied
ferma la porte de la cabine; l’ombre pleine de menaçants murmures sauta
dans un claquement sec par-dessus le rai de clarté muant les hommes en
ombres gesticulantes qui grondaient, sifflaient, riaient avec animation.
M. Baker dit à mi-voix:

--Éloignez-vous d’eux, sir.

La haute prestance de M. Creighton semblait planer autour de la grêle
silhouette du patron.

--On nous en a fait voir de toutes les couleurs pendant cette traversée,
mais ça c’est le bouquet, ronchonna une voix.

--C’est-il un camarade ou non?

--Est-on des gosses?

--Les bâbordais, faut pas marcher.

Charley, emporté par son ardeur, poussa un sifflet strident, puis jappa:

--C’est notre Jimmy qu’il nous faut!

Le vacarme sembla changer de ton. Un nouvel éclat de discordante colère
monta. D’emblée plusieurs querelles partirent à la fois.

--Oui.

--Non.

--Malade, jamais de la vie.

--Tape donc dedans.

--Ta bouche, gamin. C’est affaire à débrouiller entre hommes.

--Pas possible? murmura le capitaine Allistoun non sans amertume.

M. Baker grogna:

--Hou! Ils deviennent fous. Voilà un mois que ça mijote.

--J’avais remarqué, dit le patron.

--Les voilà qui s’empoignent entre eux à présent, dit M. Creighton avec
dédain. Il vaudrait mieux pour vous gagner l’arrière, sir. Nous les
calmerons.

--Du sang-froid, Creighton, fit le patron.

Et les trois hommes se mirent lentement en marche vers la porte de la
cabine.

Parmi les ombres des haubans d’avant, une masse noire frappait du pied,
tournaillait, avançait, reculait. Des paroles s’échangeaient: reproche,
encouragement, méfiance, exécration. Les plus vieux matelots, dans le
désarroi de leur colère, grondaient leur détermination d’en finir avec
ceci ou cela; les esprits avancés de la plus jeune école exposaient
leurs griefs et ceux de Jimmy en clameurs confuses et discutaient entre
eux. Pressés autour de cette carcasse moribonde, juste emblème de leurs
aspirations, et s’exhortant l’un l’autre, ils oscillaient, piétinaient
sur place, criaient qu’ils ne voulaient pas se laisser duper. A
l’intérieur de la cabine, Belfast, tout en aidant Jimmy à se recoucher,
fourmillait du désir de ne rien perdre de l’esclandre et retenait avec
difficulté les pleurs de sa facile émotion. James Wait, à plat sur le
dos sous sa couverture, poussait des plaintes entrecoupées.

--Nous te soutiendrons, a pas peur, assura Belfast en bordant les pieds
du nègre.

--Je sors demain matin..., on verra..., il faudra que vous autres...,
marmonna Wait. Je sors demain..., pas de patron qui tienne.

Il leva un bras à grand-peine et se passa la main sur le visage.

--Ne laissez plus ce cuisinier..., souffla-t-il.

--Non, non, dit Belfast en tournant le dos à la couchette. Il verra ce
qu’il prend s’il t’approche.

--Je lui casse la gueule! exclama faiblement James Wait dans un
paroxysme de débile rage; je ne voudrais tuer personne, mais...

Il haletait très fort, comme un chien après une course au soleil.
Quelqu’un au dehors, tout contre la porte, brailla:

--Il se porte aussi bien que n’importe qui!

Belfast mit la main sur le bouton de la porte.

--Dis donc! appela James Wait, précipitamment et d’une voix si claire
que l’autre pivota d’un sursaut.

James Wait, étendu, noir et cadavérique, dans l’éblouissante lumière,
tourna la tête sur l’oreiller. Les yeux fixaient Belfast, adjurateurs et
impudents.

--Je suis un peu faible d’être resté couché si longtemps, fit-il
distinctement.

Belfast approuva d’un signe de tête:

--Mais je me remets, insista Wait.

--Oui. J’ai bien remarqué que ça allait mieux depuis... un mois, dit
Belfast en regardant par terre. Eh bien! Qu’est-ce qu’il y a? cria-t-il
et il sortit en courant.

Immédiatement, il fut aplati contre la paroi de la dunette par deux
hommes qui le heurtèrent. Un vacarme de disputes semblait l’envelopper.
Il se dépêtra et vit trois formes indécises debout, isolées, dans
l’ombre moins opaque, sous l’arche de la grand-voile qui montait
au-dessus de leurs têtes comme la muraille convexe d’un haut édifice.
Donkin sifflait.

--Tombez dessus..., il fait noir!

Le groupe s’ébranla vers l’arrière puis s’arrêta net. Donkin, agile et
maigre, passa, rasant le sol, le bras droit décrivant un moulinet, puis
fit halte soudain, les doigts rigidement étendus vers le ciel. On
entendit filer en tournoyant quelque objet lourd qui passa entre les
têtes des deux officiers, ricocha lourdement le long du pont, frappa le
panneau pour finir d’un choc pesant et sourd. Massive, la forme de M.
Baker se précisa:

--Reprenez votre bon sens! cria-t-il en marchant vers le groupe
stationnaire.

--Revenez, M. Baker! héla le patron de sa voix calme.

Le second obéit à contrecœur. Il y eut une minute de silence, puis un
assourdissant tapage éclata. Plus haut, la voix d’Archie, énergique,
affirma:

--Si tu recommences, je dis que c’est toi!

On criait:

--Arrête!

--Lâche ça!

--Nous ne marchons pas pour ce truc-là!

La grappe humaine de formes noires oscilla vers les bastingages, puis de
nouveau vers la dunette. Des ombres vagues chancelaient, tombaient, se
relevaient d’un bond. Sous des pieds trébuchants, sonnaient des boucles
de fer.

--Lâche ça!

--Laisse-moi!

--Non.

--Sacré...

Puis un bruit de face giflée, de morceau de fer tombant sur le pont, de
lutte brève, tandis que l’ombre d’un corps coupait le grand panneau de
sa course rapide, obliquement, devant l’ombre d’un coup de pied. Une
voix, qui pleurait de rage, vomit un torrent d’ignobles injures.

--Ils lancent des choses, à présent, bon Dieu! grogna M. Baker dérouté.

--C’était à mon intention, dit le capitaine tranquillement. J’ai senti
le vent; qu’était-ce? Un cabillot de fer?

--Diable, dit M. Creighton.

Les voix confuses des matelots au milieu du navire se mêlaient au
clapotis des lames, montaient parmi les voiles muettes et distendues,
semblaient déborder dans la nuit, plus loin que l’horizon, plus haut que
le ciel. Les étoiles luisaient sans défaillance au-dessus des mâts
penchés. Des traînées de lumière zébraient l’eau, divisées par l’étrave
en marche; et, le navire passé, tremblaient encore longtemps, comme
d’effroi de la mer murmurante.

Entre-temps, l’homme de barre, curieux de savoir ce qui se passait,
avait lâché la roue; et, courbé en deux, courut, à longs pas amortis,
jusqu’au fronteau de dunette. Le _Narcisse_, abandonné à lui-même, vint
doucement au vent, sans que personne s’en rendît compte. Il roula
légèrement, puis les voiles assoupies s’éveillèrent soudain, heurtèrent
toutes ensemble les mâts d’un claquement puissant, puis s’enflèrent,
l’une après l’autre, en une succession rapide de détonations sonores qui
tombèrent des hauts espars jusqu’à ce que, la dernière, la grand-voile
se bombât violemment avec le bruit d’un coup de canon. Le navire trembla
de la pomme des mâts à la quille, les voiles continuaient à crépiter
comme une salve de mousqueterie, les écoutes de chaîne et les maillons,
détachés, tintinnabulaient là-haut en grêle carillon; les poulies
gémirent. On eût dit une secousse irritée donnée au navire par une
invisible main, afin de rappeler les hommes qui peuplaient ses ponts au
sens de la réalité, de la vigilance, du devoir.

--La barre au vent, commanda le capitaine. Courez derrière, monsieur
Creighton, voir ce qui arrive à cet imbécile.

--Bordez plat les focs. Pare à drosser au vent, gronda M. Baker.

Surpris, des hommes couraient prestement en répétant les ordres. Le
quart relevé, abandonné par le quart de service, dériva vers le gaillard
d’avant par groupes de deux ou trois, dans un clabaudage de discussions
bruyantes.

--On verra ça demain! cria une grosse voix comme pour couvrir d’une
insinuation de menace une retraite sans gloire.

Puis on n’entendit plus que les ordres, la chute des lourds rouleaux de
cordages, le cliquetis des poulies. La tête blanche de Singleton
semblait voleter çà et là, dans la nuit, au-dessus du pont, comme un
oiseau fantôme.

--On marche, sir, héla M. Creighton de l’arrière.

--On porte plein.

--All right!...

--Filez les écoutes de foc en douceur. Levez les manœuvres, grogna M.
Baker affairé.

Peu à peu s’éteignirent les bruits de pas, les colloques de voix
confuses, et les officiers, assemblés à l’arrière, discutèrent les
événements. M. Baker, dans le désarroi de ses pensées, grognait, M.
Creighton rageait, malgré son sang-froid apparent; mais le capitaine
Allistoun demeurait calme et réfléchi. Il écoutait la dialectique mêlée
de grognements de M. Baker, les incidentes sévères jetées par Creighton,
tandis que, les yeux fixés sur le pont, il soupesait le cabillot de
fonte qui venait de manquer sa tête, il y avait un moment, comme s’il
tenait là le seul fait tangible de toute la transaction. C’était un de
ces commandants qui parlent peu, semblent ne rien entendre, ne regardent
personne, et qui savent tout, entendent le moindre murmure, discernent
chaque ombre fugitive de la vie de leur navire. La haute stature de ces
deux officiers dominait sa maigre et courte silhouette; ils se parlaient
par-dessus sa tête; ils montraient leur trouble, leur surprise, leur
colère, tandis qu’entre eux deux, le petit homme tranquille semblait
puiser sa sérénité taciturne aux profondeurs d’une plus vaste
expérience. Des lumières brûlaient dans le poste d’équipage; de temps à
autre, une bruyante rafale de discours et de bavardages balayait les
ponts, vite évanouie, comme si, dans son inconscience, le navire,
glissant doucement à travers la grande paix de la mer, avait laissé
derrière lui, à jamais, toute la folie et toute la rancune de la
turbulente humanité. Mais cela reprenait par intervalles. Des bras
gesticulaient; des profils de têtes, bouches bées, apparaissaient un
moment, dans les carrés illuminés des portes; des poings noirs
saillaient, aussitôt rétractés.

--Oui, convint le patron, il est odieux d’avoir à subir, sans
provocation, pareil esclandre.

Un tumulte de hurlements monta dans la lumière, cessa tout à coup... Il
ne pensait pas que cela s’aggravât pour l’instant... Le timbre d’une
cloche heurtée se fit entendre à l’arrière; une autre de l’avant lui
répondit, d’un ton plus grave et la clameur du métal sonore s’épancha
autour du navire en un cercle d’amples vibrations qui se perdirent dans
l’ombre et le vide immesurés de la mer... Qu’il les connaissait bien!
Certes! Au cours de tant d’années. D’autres gaillards que ceux-là... De
vrais hommes sur qui compter dans un coup de chien. Pire que des diables
aussi, parfois..., pire que tous les diables cornus d’enfer. Peuh!
Ceci?... rien du tout. Leur ferraille m’a manqué d’une lieue au moins...

On relevait à la barre comme d’habitude.

--Près et plein, dit très haut l’homme qui parlait.

--Près et plein, répéta l’autre en empoignant les manettes.

--C’est à ce vent debout que j’en ai, s’écria le patron, frappant du
pied sous le coup d’une subite colère. Vent debout! Tout le reste n’est
rien.

Une seconde lui rendit son calme.

--Tenez-les en haleine cette nuit, messieurs; qu’ils sentent qu’on les
garde en main toujours--doucement s’entend. Vous, Creighton, attention à
ne pas jouer des poings. Demain, je leur parlerai comme un oncle de
Hollande. Tas de chaudronniers... Je pourrais compter les vrais matelots
qu’il y a dans le nombre sur les doigts d’une seule main.

Il s’arrêta.

--Vous aviez cru que je déménageais, je parie, monsieur Baker?

Il se tapa le front du doigt avec un sourire bref.

--Quand je l’ai vu debout là, aux trois quarts mort et les boyaux tordus
de peur--tout noir au milieu des autres qui ouvraient la bouche en le
regardant--sans ressort pour faire face à ce qui nous attend tous,
l’idée m’est venue comme ça, tout à coup, avant le temps de réfléchir.
Je le plains comme on plaindrait une bête malade. Si jamais être fut en
plus mortelle frousse de mourir!... J’ai pensé qu’il valait mieux le
laisser s’éteindre à sa manière. On a de ces impulsions. Il ne m’est
jamais venu à l’esprit que ces idiots... Je ne vais pas revenir
là-dessus à présent. Sûr.

Il fourra le morceau de fonte dans sa poche, l’air honteux de cette
expansion subite, puis péremptoire:

--Si vous repincez Podmore à ses exercices, dites-lui que je le ferai
mettre sous la pompe. J’ai dû le faire déjà une fois. Le bonhomme a des
crises qui le prennent de temps à autre. Bon cuisinier avec ça.

Il s’éloigna rapidement, revint au capot. Les deux seconds le suivaient,
à travers la lueur des étoiles, de leurs yeux stupéfaits. Il descendit
trois marches et, changeant de ton, parla, la tête tout près du pont.

--Je ne me coucherai pas ce soir en cas de nouveau; appelez-moi si...
Avez-vous vu les yeux de ce nègre malade, monsieur Baker? J’imagine
qu’il me suppliait. De quoi? Plus rien à faire. Ce pauvre bougre noir,
tout seul au milieu de nous tous, qui me regardait comme s’il avait vu
l’enfer et tous ses diables derrière moi. Misérable Podmore, voyez-vous
ça! Qu’il meure en paix au moins. Je suis maître ici, après tout. Je dis
ce qu’il me plaît. Qu’il reste où il est. Ç’a peut-être été une fois la
moitié d’un homme... Veillez bien.

Il disparut dans les profondeurs du navire, laissant les deux seconds
qui se regardaient l’un l’autre plus impressionnés que s’ils avaient vu
quelque statue de pierre verser une larme de compassion miraculeuse sur
les incertitudes de la vie et de la mort.

Dans la buée bleue où fondaient les spirales dressées aux fourneaux des
pipes, le poste d’équipage apparaissait plus vaste qu’une grand-salle.
Entre les poutres stagnait un nuage lourd; et les lampes nimbées de
halos brûlaient chacune, flamme morte privée de rayons, au cœur d’une
auréole violette. Des couronnes de fumée ondulaient en traînées plus
denses. Les hommes étaient vautrés par terre, assis en poses négligentes
ou bien, le genou plié, se tenaient debout une épaule contre la cloison.
Des lèvres bougeaient, des yeux étincelaient, des bras agités creusaient
des remous dans la fumée. Le murmure des voix semblait s’amasser de plus
en plus haut, comme incapable de s’échapper assez vite par les portes
étroites. Le quart en bas, en chemise, longues jambes blanches arpentant
la pièce, semblait un troupeau de somnambules frénétiques; tandis que,
de temps à autre, un homme de quart en haut entrait brusquement, l’air
trop vêtu, incongru par contraste, écoutait un instant, jetait dans la
lueur une phrase rapide et s’en courait de nouveau; mais quelques-uns
demeuraient près de la porte, fascinés, une oreille tendue vers le pont.

--Faut se tenir, fistons, rugissait Davies. Belfast tâchait de se faire
entendre. Knowles ricanait lentement, d’un air ahuri. Un courtaud à
barbe drue taillée ras braillait périodiquement sans discontinuer:

--Qui qu’a peur? Qui qu’a peur?

Un autre sauta sur ses pieds, hors de lui, les yeux flamboyants, lâcha
un chapelet de jurons sans suite et se rassit tranquillement. Deux
hommes discutaient familièrement, se frappant mutuellement la poitrine
tour à tour, à l’appui de leurs arguments. Trois autres, leurs fronts à
se toucher, parlaient tous ensemble d’un air confidentiel et à tue-tête;
c’était un orageux chaos de discours où des fragments intelligibles
surnageaient, ballottés. On entendait:

--A mon dernier embarquement...

--Qu’ça fait?

--Il dit qu’il va bien.

--J’ai toujours cru...

--N’importe...

Donkin accroupi en tas contre le beaupré, les clavicules à hauteur des
oreilles, semblait avec son nez crochu qui pendait vers la terre un
vautour malade aux plumes rebroussées. Belfast, les jambes de-ci de-là,
la figure rouge à force de gueuler, les bras levés, figurait assez une
croix de Malte. Les deux Scandinaves, dans un coin, avaient l’aspect de
consternation muette qu’on voit aux témoins d’un cataclysme. Et, plus
loin que la lumière, Singleton debout dans la fumée, monumental,
indistinct, la tête touchant les poutres, dressait une effigie de
stature héroïque dans les ombres de cette crypte.

Il fit un pas en avant, imperturbable et vaste. Le bruit tomba comme une
vague se brise: mais Belfast cria une fois de plus, les bras battant
l’air: «Il se meurt, que je vous dis!» puis se rassit tout à coup sur le
panneau et se prit la tête dans les mains. Tous contemplaient Singleton,
les yeux levés du pont où ils gisaient, braqués du fond d’obscurs
recoins ou tournés avec des têtes curieuses. Ils attendaient, apaisés
déjà, comme si ce vieillard qui ne regardait personne avait possédé le
secret de leurs indignations et de leurs désirs troublés, une vision
plus nette, un plus clair savoir. En vérité, debout au milieu d’eux, il
revêtait la mine indifférente d’un homme qui a connu des multitudes de
navires, entendu bien des voix pareilles aux leurs, contemplé déjà tout
ce qui peut arriver sur l’immense étendue des mers. Ils entendirent sa
voix ronfler dans sa poitrine large, comme si les mots roulaient vers
eux des profondeurs d’un âpre passé.

--Que voulez-vous faire? interrogea-t-il.

Personne ne répondit. Knowles seul marmotta: «Ouais, ouais» et quelqu’un
dit très bas: «Si c’est pas honteux!» Il attendit, fit un geste
méprisant.

--J’ai vu des émeutes à bord quand certains d’entre vous n’étaient pas
nés, dit-il lentement, pour quelque chose ou pour rien; mais jamais pour
chose pareille.

--Puisqu’il se meurt, que je vous dis, répéta Belfast lugubrement en
s’asseyant aux pieds de Singleton.

--Et pour un noir encore, continua le vieux loup de mer. J’en ai vu
mourir comme des mouches.

Il s’arrêta, pensif, comme dans l’effort de se remémorer. Choses
sinistres..., détails d’horreur..., hécatombes de nègres. Ils le
regardaient fascinés. Il était assez vieux pour se souvenir de négriers,
de mutineries sanglantes, de pirates peut-être. Qui pouvait dire à
quelles violences et à quelles terreurs il avait survécu! Qu’allait-il
dire? Il dit:

--Vous n’y pouvez rien. Il faut qu’il meure.

Il fit une nouvelle pause. Sa moustache et sa barbe remuaient. Il
mâchait des mots, marmottait derrière son poil blanc emmêlé,
incompréhensible et troublant comme un oracle derrière un voile.

--Rester à terre..., se faire porter malade... Au lieu de ça... nous
amener tout ce vent debout. Peur. La mer veut son bien... Mourir en vue
de terre. Toujours comme ça. Ils le savent..., long voyage..., plus de
journées, plus de dollars... Restez tranquilles. Qu’est-ce qu’il vous
faut? N’y pouvez rien.

Il sembla sortir d’un rêve.

--Pour lui, ni pour vous, dit-il austèrement. Le patron n’est pas une
bête. Il a son idée. Prenez garde, c’est moi qui le dis! Je les connais!

Les yeux droits devant lui, il tourna la tête de gauche à droite, de
droite à gauche, comme inspectant une longue rangée de patrons
astucieux.

--Il a dit qu’il me casserait la tête! cria Donkin d’un ton déchirant.

Singleton dirigea son regard vers le sol, d’un air d’attention
intriguée, comme s’il n’y pouvait découvrir l’autre.

--Va-t’en au diable! dit-il vaguement, y renonçant.

Il émanait de lui une ineffable sagesse, l’indifférence dure, le souffle
glacé de la résignation. Alentour, tous les auditeurs se sentirent en
quelque manière complètement éclairés par leur déception même, et,
muets, ils faisaient nonchalamment les gestes d’aise insouciante
d’hommes aptes à discerner l’aspect irrémédiable de leurs existences.
Lui, profond d’inconsciente sagesse, ébaucha un mouvement de bras et
sortit sur le pont sans une autre parole.

Belfast, l’œil arrondi, s’abîmait en ses réflexions. Un ou deux matelots
se hissèrent, patauds, dans les couchettes supérieures, et, une fois
là-haut, poussèrent un soupir; d’autres plongeaient tête première dans
les alcôves de plain-pied, très prompts, et faisant instantanément
demi-tour sur eux-mêmes, comme une bête réintégrant son gîte. Le
grattement d’un couteau raclant de l’argile brûlée crissait. Knowles ne
ricanait plus. Davies dit d’un ton de conviction ardente:

--Alors c’est que notre patron est louf.

Archie grommela:

--Et c’est pas fini cette histoire-là!

Quatre coups furent piqués à la cloche.

--V’là la moitié de notre quart de repos flambé, cria Knowles d’un ton
d’alarme.

Puis, réfléchissant:

--Tout de même, deux heures à dormir, ça vaut mieux que rien,
observa-t-il, tôt consolé.

Quelques-uns feignaient déjà le sommeil et Charley, dormant à poings
fermés, bafouilla tout à coup quelques mots d’une voix blanche,
arbitraire:

--Ce sacré gosse a des vers, commenta doctement Knowles sous sa
couverture.

Belfast se leva et s’approcha du lit d’Archie.

--C’est nous qu’on l’a tiré de sa turne, tu te rappelles, murmura-t-il.

--Quoi? dit l’autre avec humeur, dans son demi-sommeil.

--Et bientôt c’est nous qu’il nous faudra le balancer à la mer, continua
Belfast.

Sa lèvre inférieure tremblait:

--Balancer quoi? fit Archie.

--Le pauvre Jimmy, geignit Belfast.

--Il nous embête! dit Archie, brutal sans conviction et se mettant sur
son séant: c’est tout sa faute. Sans moi, on se serait assassiné à bord
de ce bateau!

--C’est pas lui pourtant, argua Belfast à mi-voix. Je l’ai mis au
lit..., il ne pèse pas plus qu’un baril à conserves vide, ajouta-t-il
les larmes aux yeux.

Archie le regarda en face et tourna le nez vers la muraille avec
résolution. Belfast se mit à errer dans le gaillard mal éclairé comme un
homme qui a perdu sa route et faillit choir par-dessus Donkin. Il le
contempla de haut en bas un moment:

--Tu ne te couches pas? demanda-t-il.

Donkin leva la tête, comme à bout d’espoir.

--Ce sale fils de filou d’Écossais m’a f... un coup de pied! jeta-t-il
d’en bas, à voix indistincte et d’un ton d’irréparable désolation.

--Et c’est bien fait aussi, dit Belfast toujours déprimé; t’as frisé la
potence ce soir, fiston, tu sais. Va-t’en jouer ailleurs à ces jeux-là,
pas autour de mon Jimmy! Tu l’as pas tiré de sa turne, toi. Ouvre l’œil!
Pac’que une idée que je te ficherais une tournée de coups de botte, moi
aussi.

Il se ragaillardit tant soit peu.

--Et si je m’y mets ce sera à la yankee, pour casser quelque chose!

Il cogna légèrement du dos de la main le haut du crâne incliné.

--Fais attention, mon gars, conclut-il avec bonne humeur.

Donkin ne releva pas l’avis.

--Est-ce qu’ils me vendront? fit-il avec une inquiétude douloureuse.

--Qui ça... vendre? siffla Belfast en reculant d’un pas. Je te fendrais
le nez à la minute si j’avais pas Jimmy à soigner! Pour qui nous
prends-tu?

Donkin se leva et suivit de l’œil le dos de Belfast disparu de guingois
par l’entrebâillement de la porte. De toutes parts, des hommes
invisibles dormaient. Il sembla puiser de l’audace et de la fureur dans
la paix environnante. Venimeux, hâve, dans les vêtements d’emprunt où
ballottait sa dégaîne, ses yeux luisants erraient autour de lui, comme
en quête de choses à fracasser. Son cœur sautait follement dans sa
poitrine étroite. Ils dormaient! Il lui fallait des cous à tordre, des
yeux à crever à coups d’ongle, des visages où cracher. Il brandit une
paire sale de poings osseux vers les lumignons qui charbonnaient.

--Vous n’êtes pas des hommes! cria-t-il d’un timbre amorti.

Personne ne bougea:

--Vous n’avez pas le courage d’un rat!

Sa voix monta au diapason d’un cri enroué. Wamibo projeta une tête
embroussaillée et le dévisagea d’un œil de folie:

--Vous êtes des balayures de bateau! J’espère vous voir tous pourris
avant d’être morts!

Wamibo clignait les paupières sans comprendre, mais intéressé. Donkin
s’assit lourdement, il soufflait avec force à travers ses narines
frémissantes, il grinçait et claquait des dents, et, le menton incrusté
dans la poitrine, il paraissait fouir dans sa chair vive comme pour
atteindre son cœur au travers...

Ce matin-là, le _Narcisse_, à l’aube d’un nouveau jour de sa vie
vagabonde, revêtit un aspect de fraîcheur somptueuse, comme la terre aux
jours printaniers. Les ponts lavés miroitaient, longs, spacieux et
clairs; le soleil oblique arrachait aux cuivres jaunes un éclaboussement
d’étincelles, dardait ses traits d’or sur les barres polies; et les
gouttes d’eau de mer isolées, oubliées par endroits le long de la lisse,
étaient aussi limpides que des gouttes de rosée, et jetaient plus de
feux que des brillants épars. Les voiles dormaient, bercées par une
brise douce. Le soleil montant solitaire et splendide dans le ciel bleu
vit sur l’eau bleue glisser un navire solitaire orienté au plus près.

Les hommes se pressaient sur trois rangs de profondeur à hauteur du
grand mât, et en face de la cabine du commandant. Ils poussaient, se
bousculaient, mines irrésolues, faces mornes. A chaque mouvement léger,
Knowles flanchait lourdement du côté de sa jambe trop courte. Donkin
glissait derrière les dos, inquiet et sur l’œil, comme un homme en quête
d’une embuscade où se tapir. Le capitaine Allistoun sortit tout à coup.
Il marcha de long en large, devant le front du groupe. Il était gris,
mince, alerte, râpé sous le soleil et dur comme diamant. Il tenait sa
main droite dans la poche de sa veste que distendait du même côté un
objet lourd. Un des matelots s’éclaircit la voix avec solennité.

--Je ne vous ai pas encore trouvés en faute, matelots, dit le patron
s’arrêtant court.

Il leur faisait face de son regard usé, couleur d’acier, qu’une illusion
commune semblait fixer droit dans chacune des vingt paires d’yeux
braqués sur les siens. Derrière lui, M. Baker, morose, grognait bas, du
fond de son cou de taureau; M. Creighton, frais et pimpant, les joues
roses, avait l’allure résolue et prête à tout événement.

--Je ne me plains pas de vous pour le moment non plus, continua le
patron, mais je suis ici pour mener ce bateau, et pour que chaque marin
du bord fasse proprement sa besogne. Si vous connaissiez votre métier
comme je connais le mien, il n’y aurait pas de désordre. Vous avez passé
votre nuit à braire qu’on verrait demain matin! Eh bien, vous me voyez!
Qu’est-ce qu’il vous faut?

Il attendit, un pas vif le promenait de long en large devant eux, ses
yeux scrutaient les leurs. Ils se dandinaient d’un pied sur l’autre,
balançaient leurs corps; quelques-uns, poussant en arrière leurs
bonnets, se grattaient la tête. Que voulaient-ils? Jimmy, on l’oubliait;
nul ne pensait à lui, seul, à l’avant dans sa cabine, luttant contre de
grandes ombres, cramponné à des mensonges sans pudeur, saluant d’un
pénible sourire la fin de sa transparente imposture. Non, pas Jimmy; il
n’eût pas été plus oublié, mort. Ils voulaient de grandes choses. Et
soudain, tous les simples mots qu’ils connaissaient leur parurent perdus
sans recours dans l’immensité de leur vague et brûlant désir. Ils
savaient ce qu’ils voulaient, mais sans pouvoir rien trouver qu’il valût
la peine de dire. Ils piétinaient sur place, balançaient au bout de bras
musculeux de grosses mains, dont le goudron brunissait les doigts
déformés. Un murmure expira.

--Qu’est-ce? La nourriture? demanda le patron, vous savez que les vivres
ont été gâtés au large du Cap.

--On sait ça, sir, dit un vieux gourganier barbu.

--Trop d’ouvrage, hein? Au-dessus de vos forces? demanda-t-il encore.

Un silence offensé tomba.

--Nous ne voulons pas manquer de monde, sir, commença enfin Davies d’une
voix mal assurée, et ce noir-là...

--Assez! cria le patron. Il resta immobile à les toiser un moment, puis
marchant de long en large, commença de leur dire leur fait, déchaîna
l’orage, froidement, en rafales violentes et coupantes comme les bises
de ces mers glacées qui avaient connu sa jeunesse.

--Je vais vous dire ce dont il retourne. Trop grands pour vos bottes.
Vous vous prenez pour des gars épatants. Connaissez la besogne à moitié,
faites votre devoir de même. Trouvez que c’est trop encore! Vous en
feriez dix fois autant que ça ne serait pas assez.

--On a trimé de son mieux, sir, cria une voix secouée d’exaspération.

--De votre mieux, continua le patron. On vous en dit de belles à terre,
pas vrai? Ils ne vous disent pas là pourtant que, votre mieux, il n’y a
guère de quoi s’en vanter. Je vous le dis, moi: votre mieux vaut encore
moins que mauvais. Vous ne pouvez pas en faire davantage? Non, je sais,
n’en parlons plus. Mais halte à vos farces ou je m’en charge. Je suis
paré. Halte là!

Il menaça d’un doigt l’équipage.

--Quant à cet homme, il éleva beaucoup la voix, quant à cet homme, s’il
met le nez sur le pont sans ma permission, je le colle aux fers. Là!

Le coq l’entendit de l’avant, sortit en courant de sa cuisine, les bras
au ciel, horrifié, ahuri, n’en croyant pas ses oreilles, et rentra de
même. Il y eut un moment de profond silence durant lequel un gabier aux
genoux arqués, s’écartant, cracha avec décorum dans le dalot.

--Il y a autre chose, dit le patron avec calme. Ceci.

Il fit un pas rapide et d’un mouvement balancé sortit de sa poche un
cabillot de fer. Le geste fut si subit et si prompt que le groupe recula
d’un pas. Il tenait ses yeux attachés sur les leurs, et quelques visages
revêtirent incontinent une expression de surprise comme s’ils n’avaient
jamais vu de cabillot auparavant. Le capitaine l’éleva:

--Ceci est mon affaire. Je ne pose pas de questions, mais vous savez
tous ce que parler veut dire: il faut que ceci retourne d’où c’est venu.
Ses yeux s’allumèrent de colère. Le groupe piétina saisi d’un malaise.
Ils détournèrent les yeux de ce morceau de fer, ils semblaient timides;
un embarras, une honte les troublait comme devant un objet répugnant,
scandaleux ou choquant que la décence la plus vulgaire interdirait de
brandir ainsi au grand jour. Le patron attentif observait:

--Donkin, fit-il d’un ton bref et incisif.

Donkin plongea derrière l’un, puis derrière l’autre, mais ils
regardèrent par-dessus leurs épaules et s’écartèrent. Leurs rangs
continuèrent à s’ouvrir devant lui, à se refermer derrière, jusqu’à ce
qu’enfin il apparût seul devant le patron comme s’il avait surgi du pont
même. Le capitaine Allistoun s’approcha de lui. Ils avaient à peu près
la même taille et, à courte portée, le patron échangea un regard
meurtrier avec les petits yeux luisants. Ils clignèrent.

--Tu connais ça, demanda le patron.

--Non, j’connais pas, répondit l’autre, trépidant mais effronté.

--Tu es un chien. Prends-le, ordonna le patron.

Les bras de Donkin semblaient collés aux cuisses; il restait les yeux à
quinze pas comme au Fixe à la parade.

--Prends-le, répéta le patron en se rapprochant d’un pas; ils se
soufflaient au visage.

--Prends, dit une fois de plus le capitaine Allistoun, avec un geste de
menace.

Donkin s’arracha un bras du flanc contre lequel il le serrait.

--Pourquoi qu’vous me cherchez? marmonna-t-il avec effort, comme s’il
avait la bouche pleine de bouillie.

--Si tu ne te presses pas... commença le patron.

Donkin empoigna le cabillot comme s’il allait s’enfuir avec et resta sur
place, le tenant comme un cierge.

--Remets-le où tu l’as pris, dit le capitaine avec un regard courroucé.

Donkin recula, les yeux écarquillés.

--Va, coquin, ou je t’y aiderai, cria le maître en le forçant à battre
lentement en retraite devant une avance menaçante.

Il para, tenta de préserver sa tête avec la dangereuse ferraille au bout
de son poing levé. M. Baker cessa de grogner un moment.

--Bien joué, _by Jove_, murmura M. Creighton, d’un ton de connaisseur
averti.

--Ne me touchez pas, jappa Donkin en rompant.

--Alors, va. Va plus vite.

--Ne me touchez pas, ou je vous cite en justice.

Le capitaine Allistoun fit un grand pas, et Donkin, tournant le dos en
plein, courut quelques mètres, puis s’arrêta et par-dessus l’épaule
montra des dents jaunes.

--Plus loin, haubans d’avant, commanda le capitaine, le bras tendu.

--Allez-vous donc rester là à me voir brimer? cria Donkin à l’équipage
taciturne qui l’observait.

Le capitaine Allistoun marcha sur lui résolument. Il fila de nouveau
d’un bond, fonça sur les haubans d’avant, logea violemment le cabillot
dans son trou.

--C’est pas fini, j’aurai ma revanche encore, cria-t-il à tout le
navire, puis s’éclipsa derrière le mât de misaine.

Le capitaine Allistoun fit demi-tour et s’en revint vers l’arrière, les
traits parfaitement calmes, comme s’il eût oublié déjà l’épisode. Les
hommes s’écartèrent devant lui. Il ne regardait personne.

--Ça suffira, monsieur Baker. Faites descendre le quart, dit-il
tranquillement. Et vous, matelots, tâchez de marcher droit, à l’avenir,
ajouta sa voix égale.

Il suivit quelque temps, d’un œil pensif, les dos de l’équipage
impressionné qui se retirait.

--Déjeuner, steward, héla-t-il, d’un ton soulagé, par la porte du carré.

--Ça m’a fait quelque chose... Hou! de vous voir donner le cabillot à ce
bonhomme, sir, observa M. Baker; il aurait pu vous fracasser... Hou!...
la tête comme une coquille d’œuf.

--Oh! celui-là! murmura le patron, l’esprit ailleurs. Drôles de gars,
continua-t-il à mi-voix. Je pense que tout est d’aplomb, à présent. On
ne peut jamais dire pourtant, au jour d’aujourd’hui, avec... Il y a des
années, j’étais jeune capitaine alors, pendant un voyage de Chine, une
révolte, j’ai eu ça. Révolte ouverte, Baker. C’était d’autres hommes,
cependant. Je savais ce qu’ils voulaient: chambarder la cargaison et
arriver à la boisson. Très simple. On leur a serré la vis pendant
quarante-huit heures, et quand ils ont eu leur compte... doux comme des
agneaux. Bon équipage. Jolie traversée. Comme on n’en fait plus.

Il regarda en l’air, dans la direction des vergues orientées au plus
près:

--Vent debout un jour après l’autre, exclama-t-il amèrement. Ne
trouverons-nous donc jamais une bonne brise, ce voyage-ci?

--Servi, sir, dit le steward, apparu devant eux comme par magie, une
serviette sale à la main.

--Ah! très bien. Arrivez, monsieur Baker; il est tard, avec toutes ces
bêtises.



Une lourde atmosphère d’oppressante quiétude envahit le navire.
L’après-midi, les hommes erraient, lavant leurs treillis et les étalant
pour sécher aux souffles peu prospères, avec une langueur méditative de
philosophes désabusés. On parlait peu. Le problème de la vie semblait
trop vaste pour les bornes étroites du langage humain, et de gré commun
on s’en remettait, pour le résoudre, à la grande mer qui, dès le
principe, l’avait enveloppé dans son immense étreinte; à la mer qui
savait tout et dévoilerait à son heure, infailliblement, à chacun, la
sagesse cachée en toutes les erreurs, la certitude tapie en tous les
doutes, le royaume de paix et de sécurité qui fleurit par-delà les
frontières de la souffrance et de la peur. Et dans les courants confus
de pensées impuissantes qui se créent et se meuvent parmi des hommes
assemblés, Jimmy émergeait, en trouait la surface, forçant l’attention,
comme une balise noire enchaînée au fond d’un estuaire vaseux. Le
mensonge triomphait. Il triomphait par la force du doute, de la bêtise,
de la pitié, du faux sentiment. Nous nous mîmes en devoir d’achever ce
triomphe par compassion, insouciance, affaire de rire un brin.
L’obstination de Jimmy en son attitude simulatrice devant l’inévitable
vérité prenait les proportions d’une énigme colossale, d’une
manifestation grandiose à force d’incompréhensibilité, forçant par
moments un respect émerveillé; et il y avait aussi pour plusieurs
quelque chose d’exquisement drôle à le duper ainsi jusqu’au bout de sa
propre imposture. Sa méconnaissance opiniâtre de l’unique certitude dont
nous pouvions suivre l’approche de jour en jour était aussi troublante
que la défaillance de quelque loi de nature. Il se trompait si
totalement sur lui-même qu’on ne pouvait se défendre de lui suspecter
l’accès de quelque savoir surhumain. Il était absurde au point de
paraître inspiré. Il apparaissait unique et doué de cette fascination
que seule peut exercer un être en dehors de l’humanité: ses dénégations,
il semblait nous les jeter déjà de l’autre côté de la frontière fatale.
Il devenait immatériel comme une apparition; ses pommettes saillaient,
le front fuyait davantage; la face se creusait, tachée d’ombre; et,
décharnée, la tête ressemblait à un crâne noir exhumé dont les orbites
eussent roulé deux boules d’argent mobile. Il démoralisait. A cause de
lui nous nous humanisions jusqu’au raffinement, devenus sensibles,
complexes, décadents à l’excès: nous comprenions la subtilité de sa
crainte, partagions toutes ses répulsions, ses antipathies, ses roueries
et ses feintes, comme si nous souffrions d’une civilisation trop
avancée, déjà pourrie, sans données désormais sur le sens de la vie.
Nous avions l’air d’initiés à des mystères infâmes; avec des grimaces
profondes de conspirateurs nous échangions des regards pleins de choses,
des mots brefs et significatifs. Nous étions inexprimablement vils et
très contents de nous. Nous lui mentions avec gravité, avec émotion,
avec onction comme si nous exécutions quelque tour de passe-passe moral
en vue d’une récompense éternelle. Nous répondions à ses assertions les
plus extravagantes par un chorus affirmatif, comme si c’eût été un
millionnaire, un politicien ou un réformateur, et nous une coterie de
lourdauds ambitieux. Si nous nous risquions à mettre ses paroles en
doute, c’était à la manière d’obséquieux sycophantes, afin que sa gloire
fût rehaussée par la flatterie de notre dissentiment. Il influençait le
ton moral de notre monde comme s’il eût détenu le pouvoir de distribuer
des honneurs, des trésors ou de la souffrance; lui qui ne pouvait rien
nous donner que son mépris! Celui-ci était immense; il semblait grandir
sans cesse, à mesure que le corps de l’homme s’émaciait sous nos yeux.
C’était la seule chose à lui, de lui, pour mieux dire, qui donnât une
impression de pérennité et de vigueur. Cela parlait par l’éternelle moue
de ses lèvres noires, cela nous épiait à travers l’ineffable insolence
de ses larges yeux exorbités comme des yeux de crustacés. Nous les
surveillions, vigilants. Rien autre en lui ne remuait. Il semblait se
refuser à bouger, comme s’il se méfiait de son propre aplomb. Le moindre
geste devait lui révéler (il n’en pouvait être différemment) sa débilité
physique et lui causer un choc d’angoisse mentale. Il économisait ses
mouvements. Étendu tout du long, le menton sur sa couverture, en une
sorte d’immobilité matoise et circonspecte, il gisait. Ses yeux seuls
erraient sur les visages, ses yeux dédaigneux, aigus et tristes.

Ce fut à cette époque que le dévouement de Belfast, non moins que sa
pugnacité, méritèrent tous les suffrages. Il passait chaque instant de
loisir dans la cabine de Jimmy. Il le soignait, l’entretenait; doux
comme une femme, avec la gaieté tendre d’un vieux philanthrope et une
sensiblerie attentive vis-à-vis de son nègre, à rendre jaloux un
maquignon d’esclaves accompli. Mais, hors de là, il se montrait
irritable, sujet à des explosions d’humeur, sombre, soupçonneux et plus
brutal toujours en proportion de son chagrin. Avec lui larmes et coups
de poing allaient de conserve: une larme pour Jimmy, un coup de poing
pour quiconque semblait s’écarter d’une scrupuleuse orthodoxie dans sa
manière d’envisager le cas de Jimmy. Nous ne parlions que de cela. Les
deux Scandinaves, eux-mêmes, discutaient la situation, mais en quel
esprit, nous l’ignorions, car ils se querellaient dans leur langue.
Belfast en soupçonnait un d’irrévérence, et, dans cette incertitude, ne
se croyait pas le droit d’hésiter à provoquer les deux. Ils prirent
grand-peur de sa truculence et dorénavant vécurent parmi nous, hébétés
comme un couple de muets. Wamibo ne parlait jamais intelligiblement,
mais il ne souriait pas plus qu’une bête et semblait moins au courant de
l’affaire que le chat du bord, en conséquence il était sauf. De plus,
ayant fait partie de la phalange élue des sauveteurs de Jimmy, il
défiait tout soupçon. Archie, silencieux en général, passait souvent une
heure à causer avec Jimmy tranquillement, d’un air de propriétaire. A
toute heure du jour, et souvent la nuit, on pouvait voir un homme assis
sur le coffre de Jimmy. Le soir, entre six et huit, la cabine était
comble, un groupe attentif stationnait à la porte. Tous regardaient le
nègre.

Il se prélassait à la chaleur de notre sollicitude. Ses yeux luisaient
ironiques et d’une voix faible il nous reprochait notre lâcheté. Il
disait: «Si vous aviez tenu bon pour moi, vous autres, je serais sur
pied à cette heure.» Nous baissions la tête. «Oui, mais si vous croyez
que je vais me laisser mettre aux fers histoire de vous distraire...
Dame, non... Ça me ruine la santé de rester couché comme ça. Vous vous
en fichez!» Nous étions aussi confondus que s’il avait dit vrai. Sa
superbe impudence balayait tout devant elle. Nous n’aurions pas osé nous
révolter. En vérité, nous ne le voulions pas. Ce que nous voulions,
c’était le garder en vie jusqu’au port et la fin du voyage.

Singleton, comme de coutume, se tenait à l’écart, paraissant mépriser
les insignifiants épisodes d’une existence révolue. Une fois seulement
il vint et, à l’improviste, fit halte sur le seuil. Il examina Jimmy en
un profond silence comme s’il désirait joindre cette noire image à la
foule des ombres qui peuplaient son vieux souvenir. Nous nous tenions
très tranquilles et pendant un long moment Singleton resta là comme s’il
venait à la suite d’un rendez-vous faire une visite de cérémonie ou
contempler quelque notable événement. James Wait demeurait parfaitement
immobile, sans conscience apparente du regard qui le scrutait, rivé sur
lui et plein d’attente. Une impression de joute engagée régna. Nous
éprouvions la tension intérieure d’hommes qui assistent à une reprise de
lutte. Jimmy enfin avec une appréhension visible tourna la tête sur
l’oreiller.

--Bonsoir, dit-il d’un ton conciliant.

--H’m, répondit le vieux marin bourrument.

Il continua un moment d’examiner Jimmy avec une fixité sévère, puis
soudain s’en fut. Pendant longtemps après sa sortie nul n’éleva la voix
dans la petite cabine, quoique nous respirions tous plus librement,
comme on fait quand on a réchappé d’une circonstance dangereuse. Nous
connaissions tous les idées du vieux au sujet de Jimmy et nul n’osait
les combattre. Elles nous bouleversaient, nous peinaient et le pis c’est
que, en somme, elles pouvaient bien être justes. Une fois seulement il
condescendit à les exposer sans réticence, mais nous en gardâmes durable
le souvenir. Il dit que Jimmy était la cause des vents debout. Les
moribonds, maintenait-il, traînent jusqu’à la première vue de terre,
puis meurent; Jimmy savait que la terre tirerait de sa poitrine son
dernier soupir. N’en est-il pas ainsi sur tous les navires? Ne le
savions-nous pas? Il ajouta d’un ton de dédain austère: Que savions-nous
donc? Qu’allions-nous mettre en doute encore? Le désir de Jimmy
encouragé par nous, aidé par les sorts de Wamibo (un Finnois pas vrai?
Très bien!) conspirait pour attarder le navire. Il fallait des lourdauds
stupides pour ne pas s’en apercevoir. Qui avait jamais ouï parler d’une
série pareille de calmes et de vents contraires? Ça n’était pas
naturel...

Nous en convenions, c’était étrange. Nous nous sentions mal à l’aise. Le
dicton vulgaire: «Plus de jours, plus de dollars», ne nous réconfortait
pas comme de coutume, car les vivres tiraient à leur fin. Beaucoup
avaient été endommagés en doublant le Cap et nous étions à demi-ration
de biscuit. On avait fini les fayots, le sucre, le thé depuis longtemps.
La viande de conserve allait manquer. On avait beaucoup de café, mais
très peu d’eau pour en faire. Nous serrâmes nos ceintures d’un cran et
continuâmes à gratter, fourbir et polir le bateau du matin au soir. Il
eut bientôt l’air de sortir d’un écrin, mais la faim l’habitait. Non pas
absolument la famine, mais vivante, continue, la faim qui arpente les
ponts, dort dans le poste, tourmenteuse de veilles, harassant les
songes. Nous regardions du côté du vent en quête de changement. Toutes
les quelques heures de nuit ou de jour on changeait d’amures avec
l’espoir de voir le vent venir largue enfin sur ce bord-là! Rien. Le
navire semblait avoir oublié sa route natale, il courait des bordées,
cap au noroît, cap à l’est; de-ci, de-là, affolé, pareil à une créature
timide au pied d’un mur. Parfois, comme las à mourir, il roulait
languissant tout un jour dans la houle unie d’une mer sans écume. Le
long des mâts balancés, les voiles fouettaient furieusement le silence
étouffant du calme. Éreintés, ventre vide, gorge sèche, nous commencions
à croire Singleton tout en restant fidèles, malgré tout, à notre comédie
vis-à-vis de Jimmy. Nous lui parlions par allusions enjouées, gais
complices d’un astucieux dessein, mais nos yeux vers l’ouest s’en
allaient lamentables par-dessus la lisse, en quête d’un signe d’espoir,
d’un signe de vent favorable, dût son premier souffle apporter la mort
au récalcitrant Jimmy. Peine perdu! L’univers conspirait avec James
Wait. Des risées folles soufflant du nord se levèrent derechef; le ciel
resta sans tache; et, cernant notre fatigue, la mer étincelante touchée
par la brise s’offrait voluptueuse au grand soleil comme si elle avait
oublié notre vie et notre souci.

Donkin veillait au bon vent comme les autres. Personne ne savait
maintenant quel poison broyaient ses pensées. Il se taisait, amaigri
d’aspect, comme dévoré de rage intérieure devant l’injustice des hommes
et du sort. Ignoré de tous, il ne parlait à personne, mais sa haine pour
chacun lui sortait par les yeux. Le cuisinier lui servait d’unique
interlocuteur. Il avait persuadé ce juste que lui, Donkin, était un
personnage grandement calomnié et persécuté. De concert ils déploraient
l’immoralité de l’équipage. Il ne pouvait exister de pires criminels que
nous dont les mensonges s’accordaient pour précipiter l’âme d’un pauvre
noir ignorant à la perdition éternelle. Podmore accommodait ce qu’il y
avait à cuire, plein de remords, assombri par la pensée qu’en préparant
les aliments de tels pécheurs il mettait en péril son propre salut.
Quant au capitaine, il y a sept ans qu’ils bourlinguaient de conserve,
disait-il, et il n’aurait pas cru possible qu’un homme pareil... Ce que
c’est que nous!... Voilà... Il n’y a pas à tortiller. Son bon sens
chaviré dans l’espace d’une seconde... Frappé en plein orgueil... Il
tombe comme ça du ciel tout à coup des épreuves... Donkin, morose,
perché sur le coffre à charbon, balançait les jambes et renchérissait.
Il payait, en monnaie de servile assentiment, le privilège de s’asseoir
dans la cuisine; ce scandale l’écœurait; il partageait l’avis du coq, il
manquait de mots assez sévères pour qualifier notre conduite; et lorsque
dans la chaleur de sa réprobation un juron lui échappait, Podmore, qui
aurait aimé jurer lui-même, si ces principes ne le lui eussent interdit,
faisait semblant de ne pas entendre. Aussi Donkin, sans crainte de
reproches, sacrait pour deux, mendiait des allumettes, empruntait du
tabac, fainéantait des heures et bien aise devant le fourneau. De là, il
pouvait nous entendre de l’autre côté de la cloison, causant avec Jimmy.
Le coq bousculait ses pots, tapait la porte du four, ronchonnait des
prophéties de damnation pour tout l’équipage; et Donkin, rebelle à toute
notion religieuse, sauf à fins de blasphème, écoutait, concentré sur sa
rancune, se conjouissant avec férocité des images d’infini tourment
évoquées devant lui, comme les hommes se délectent aux visions maudites
de la cruauté, de la vengeance, du lucre et du pouvoir...

Par les soirées claires, le navire taciturne, sous l’éclat sans chaleur
de la lune sans vie, revêtait l’aspect menteur d’un repos que nulle
passion n’aurait su troubler, pareil à celui dont l’hiver apaise la
terre. Une longue bande d’or barrait le disque noir de la mer. Des échos
de pas troublaient le silence des ponts. Le clair de lune drapait les
agrès comme d’une buée de gel, et les voiles blanches figuraient des
cônes éblouissants, on eût dit de neige sans tache. Dans la magnificence
de ces rayons fantômes, le _Narcisse_ apparaissait comme une vision
d’idéale beauté, illusoire comme un tendre rêve de paix et de sérénité.
Et rien de lui n’était réel, rien de distinct ni de solide que les
ombres lourdes qui, par ses ponts, incessantes et muettes, bougeaient
continuellement, plus noires que la nuit, plus inquiètes et mouvantes
que les pensées des hommes.

Ulcéré, solitaire, Donkin errait comme une hyène parmi les ombres,
trouvant que Jimmy mettait bien longtemps à mourir. Ce soir-là, juste
avant la nuit la vigie avait signalé: Terre, et le patron, tout en
ajustant les tubes de sa lunette marine, avait fait observer d’un ton de
calme amertume à M. Baker, qu’après avoir lutté pouce par pouce contre
les vents debout pour arriver jusqu’aux Açores, il n’y avait plus à
compter maintenant que sur une période de calmes plats. Le ciel était
clair, le baromètre haut. Avec le soleil la brise légère tomba, et un
énorme silence, avant-courrier d’une nuit sans vent, descendit sur les
eaux chaudes de l’Océan. Tant qu’il fit jour, l’équipage, rassemblé à
l’avant, regarda sous le ciel oriental l’île de Flores qui haussait des
contours irréguliers et brisés au-dessus de l’espace uni de la mer,
comme une sombre ruine planant sur des solitudes désertiques.

C’était la première terre aperçue depuis près de quatre mois.

Charley ne tenait pas en place et, parmi l’indulgence générale, prenait
des libertés avec ses supérieurs. Des matelots exaltés sans savoir
pourquoi parlaient en groupes, allongeaient des bras nus. Pour la
première fois de la traversée, l’existence factice de Jimmy sembla un
moment oubliée en face de la réalité palpable. Nous en étions là malgré
tout! Belfast discourait, citant des cas imaginaires de courts passages
de retour, sitôt les îles annoncées:

--Les petites goëlettes à oranges s’en tirent en cinq jours,
affirmait-il. Quoi qu’il faut? Un peu de bonne brise, voilà tout.

Archie maintint que sept jours était le moins qu’on pouvait mettre, et
ils discutèrent amicalement avec des mots injurieux. Knowles déclara
qu’il flairait déjà le port et, faisant une lourde embardée sur sa jambe
trop courte, s’esclaffa à se rompre les côtes. Un groupe de loups de mer
au poil gris regarda longtemps sans rien dire ni changer l’expression
absorbée de leurs traits durs. L’un dit tout à coup:

--Londres n’est plus loin à présent.

--Mon premier soir à terre, tu paries que je m’envoie un bifteck aux
oignons pour souper...

--Et une pinte de bière, dit un autre.

--Un tonneau, tu parles! brailla quelqu’un.

--Œufs et jambon, trois fois le jour. V’là comment je comprends la vie,
cria une voix allègre.

Il y eut un brouhaha, des murmures approbateurs; des yeux s’allumèrent,
des mâchoires claquèrent sur des petits rires nerveux. Archie souriait
avec réserve à ses pensées. Singleton monta sur le pont, jeta un coup
d’œil distrait, puis redescendit sans une parole, en homme qui a vu
Flores un nombre incalculable de fois. La nuit qui arrivait de l’est
effaça du ciel limpide la tache violette de l’îlot montueux:

--Calme plat, dit quelqu’un tranquillement.

Le murmure animé des colloques tomba soudain, puis s’éteignit; les
groupes se défirent; les hommes un à un se séparèrent, chacun de son
bord, descendant les échelles à pas lents, le visage sérieux, comme
dégrisés par ce rappel soudain marquant leur dépendance de l’invisible.
Et quand une grande lune jaune monta doucement au-dessus du fil net de
l’horizon éclairci, elle trouva le navire enveloppé d’un silence aux
souffles suspendus, et qui semblait dormir profondément, sans rêves,
sans crainte, sur le sein d’une mer assoupie et terrible.

Donkin en voulait à la paix, au navire, à la mer qui, de toutes parts
étendue, se perdait dans l’illimitable silence de toute la création. Il
se sentait brusquement sommé par des griefs inapaisés. On avait pu le
mater par la force brutale, mais sa dignité blessée demeurait
indomptable et rien ne pouvait cicatriser les plaies de son amour-propre
lacéré. Voici la terre déjà, le port tout à l’heure, un maigre compte à
toucher, pas d’habits, il faudrait se remettre à turbiner dur.
Perspectives fâcheuses! La terre! La terre qui prend et boit la vie des
marins malades. Ce nègre-là pourvu d’argent, de hardes, de temps de
reste... et qui ne voulait pas mourir. La terre buvait la vie...
Était-ce vrai? La tentation d’aller voir le mordit soudain. Peut-être
que déjà... Quelle veine ce serait! Il y avait de l’argent dans le
coffre du bougre. Il saillit alerte des ombres dans le clair de lune et,
au même instant, sa face affamée de jaune devint livide. Il ouvrit la
porte de la cabine. Un choc l’arrêta net. Sûrement Jimmy était mort. Il
ne remuait pas plus qu’une effigie couchée mains jointes sur le
couvercle d’un cercueil de pierre. Donkin écarquilla des yeux avides qui
brûlaient. Alors Jimmy, sans bouger, battit des paupières et Donkin
reçut un autre choc. Ces yeux-là impressionnaient, quoi qu’on en eût. Il
ferma la porte derrière lui, avec un soin minutieux, sans détacher de
James Wait ses regards intensément fixés, comme s’il fût entré là à
grand risque, pour livrer un secret de surprenante valeur. Jimmy ne fit
pas un geste, mais coula du coin des paupières un regard languissant.

--Calme? interrogea-t-il.

--Ouais, dit Donkin très déçu, et s’assit sur le coffre. Jimmy respirait
d’un souffle égal. Il avait l’habitude de visites analogues à toute
heure de nuit ou de jour. Les hommes se succédaient. Ils élevaient des
voix claires, prononçaient des mots de contentement, répétaient de
vieilles facéties, l’écoutaient parler; et chacun, en sortant, semblait
laisser derrière un peu de sa propre vitalité, abandonner un peu de sa
propre force en gage de l’assurance renouvelée de vie qu’il apportait,
de vie indestructible! Notre patient n’aimait pas rester seul dans sa
cabine, parce que, seul, il ne lui semblait point être là du tout. Il
n’y avait rien. Pas de douleur. Plus maintenant. Il allait parfaitement
bien. Mais il ne jouissait pas pleinement de ce bien-être apaisé sans
quelqu’un là pour s’en rendre compte. Celui-ci ferait l’affaire aussi
bien qu’un autre. Donkin l’observait sournoisement.

--Bientôt rendus à présent, remarqua Wait.

--Pourquoi que t’avales tes mots? demanda Donkin avec intérêt. Tu peux
parler fort.

Jimmy parut contrarié et ne dit rien pour quelque temps, puis d’une voix
blanche, inanimée, sans timbre:

--Je n’ai pas besoin de crier. Tu n’es pas sourd, que je sache.

--Pour sûr, j’entends aussi bien qu’un autre, répondit Donkin à voix
basse, l’œil attaché au sol.

Il méditait tristement de se retirer, quand Jimmy parla de nouveau:

--Il est temps d’arriver... histoire de manger à sa faim... J’ai
toujours faim...

Donkin sentit monter tout à coup sa colère:

--Qu’est-ce que je dirai, moi, siffla-t-il. J’ai faim aussi et faut
trimer. Faim, toi!

--Ton travail ne te tuera pas, commenta Wait faiblement; il y a un
couple de biscuits dans la couchette du bas. Là-dessous. Prends-en un.
Je ne peux pas les manger.

Donkin plongea entre les deux couchettes, fouilla dans un coin et
reparut bouche pleine. Ses mâchoires fonctionnaient avec ardeur. Jimmy
semblait dormir les yeux ouverts. Donkin finit son biscuit et se leva.

--Tu ne t’en vas pas? demanda Jimmy, fixant le plafond.

--Non, dit Donkin, sous le coup d’une impulsion soudaine, et au lieu de
sortir, il cala du dos la porte close. Il regardait James Wait, long,
maigre, desséché, la chair comme racornie sur les os dans une fournaise
chauffée à blanc. Les doigts décharnés d’une de ses mains remuaient
légèrement au bord de la couchette, exécutant un air qui ne finissait
pas. Le regarder, cela irritait et lassait; il pouvait durer ainsi des
jours; ce phénomène outrageux qui n’appartenait complètement ni à la
mort, ni à la vie, demeurait parfaitement invulnérable dans sa spécieuse
ignorance de l’une et de l’autre. Donkin se sentit tenté de l’éclairer.

--A quoi qu’tu penses? demanda-t-il malgracieusement.

James Wait grimaça un sourire qui promena sur l’impassibilité
cadavérique de sa face osseuse quelque chose d’invraisemblable et
d’affreux, comme, aperçu en rêve, un sourire subit sur le masque d’un
mort.

--Il y a une fille, murmura James Wait... une de Canton Street. Elle a
plaqué, pour moi, le troisième mécanicien d’un des bateaux de Rennie.
Elle sait frire les huîtres juste comme j’aime... Elle dit qu’elle
lâcherait n’importe quel type pour un gentleman de couleur... Ça, c’est
moi. Je suis gentil pour les dames, ajouta-t-il un peu plus haut.

Donkin scandalisé en croyait à peine ses oreilles.

--C’est vrai? Pour ce que tu en ferais, dit-il sans cacher son dégoût.

Wait n’était plus là pour l’entendre. Il se pavanait le long de l’East
India Dock Road, affable et fastueux: «C’est ma tournée», disait-il en
poussant des portes vitrées à fermeture automatique, et en posant, avec
une superbe assurance dans la lumière du gaz au-dessus d’un comptoir de
palissandre.

--Penses-tu donc encore descendre à terre? demanda Donkin, rageur.

Wait, réveillé, tressaillit.

--Dans dix jours, fit-il promptement.

Et de réintégrer ces régions de la mémoire qui ne savent rien du temps.
Il se sentait sans fatigue, calme, comme retiré sain et sauf en
soi-même, hors de l’atteinte de toute incertitude grave. En leur
lenteur, les moments de son absolue quiétude empruntaient quelque chose
de leur succession immuable aux minutes de l’éternité. Il se complaisait
en toute sérénité parmi la vivacité de réminiscences gaiement travesties
en mirages d’un indubitable avenir. Personne ne lui importait. Donkin
sentait cela vaguement, comme un aveugle pourrait sentir dans sa nuit
l’antagonisme fatal de toutes les existences ambiantes à jamais
inimaginables, invisibles et enviées pour lui. Un désir le prit
d’affirmer son importance, de briser, de broyer, de se ranger de pair
avec tout le monde, en toutes choses; déchirer les voiles, arracher les
masques, mettre nu le mensonge, lui couper toute fuite... perfide
attrait de la sincérité! Il rit et moqueusement crachota:

--Dix jours. Oh! là, là!... Tu seras claqué p’t-être à c’heure-ci
demain. Dix jours!

Il attendit un peu.

--T’entends pas? Qu’on me pende si t’as pas l’air déjà mort.

Jimmy devait rassembler ses forces, car il dit presque haut:

--Tu es un sale puant de mendiant, de menteur. Tout le monde te connaît.

Et il se dressa sur son séant, contre toute probabilité, au grand effroi
de son visiteur.

Mais, très vite, Donkin se remit. Il éclata:

--Quoi? Quoi? Qui qu’est le menteur? C’est toi, c’est l’équipage, le
capitaine, tout le monde. Moi pas! De quoi! Des magnes? Qu’est-ce que
t’es donc?

Il suffoquait d’indignation.

--Qui que t’es pour faire le malin? reprit-il tremblant de colère.
Prends-en un, prends-en un, qu’il dit, quand il ne peut pas les manger
lui-même. Je vas m’appuyer les deux. Bon Dieu! on va voir! Tu
m’empêcheras, p’t-être!

Il plongea dans la couchette inférieure, gratta un instant et ramena au
jour un autre biscuit poussiéreux. Il l’éleva devant Jimmy, puis y
mordit avec défi:

--Et pis quoi? demanda-t-il d’un ton de fébrile impudence. Prends-en un,
qu’il dit. Pourquoi pas deux? Non. Je suis un chien galeux. Un suffit.
Je prends les deux, moi. Tu vas me défendre? Essaie voir. Viens donc.
Qué-qu’ t’attends?

Jimmy tenait ses jambes embrassées et cachait son visage contre ses
genoux. Sa chemise lui collait au corps. Chaque côte saillait. Un
halètement spasmodique ébranlait de secousses répétées son dos émacié.

--Tu veux pas? Tu peux pas! Quoi que j’disais? poursuivit Donkin
férocement.

Il avala une autre bouchée rêche d’un effort qui se hâtait. Le silence
désarmé de l’autre, sa faiblesse, son attitude repliée l’exaspéraient.

--T’es foutu! cria-t-il. Qui qu’t’es pour qu’on te mente, pour qu’on te
serve à quatre pattes pire qu’un sacré empereur. T’es personne. T’es
rien du tout!

Il déblatérait avec une telle force de conviction infaillible qu’elle le
secouait de la tête aux pieds dans un feu d’artifice de salive et le
laissa vibrant, comme une corde après qu’on l’a pincée.

Jimmy se ressaisit. Il leva la tête et se tourna bravement vers Donkin.
Celui-ci aperçut un visage étrange, inconnu, un masque fantastique et
tordu de furie et de désespoir. Les lèvres en remuaient vite; et des
sons à la fois creux, geignants et sibilants emplissaient la cabine d’un
vague marmonnement plein de menace, de plainte et de désolation comme le
murmure au loin d’un vent qui se lève. Wait branlait la tête, roulait
les yeux, niait, maudissait, menaçait, sans qu’un mot eût la force de
franchir la moue douloureuse de ses lèvres noires. Ce fut
incompréhensible et troublant; un radotage d’émotions, une frénétique
pantomime de paroles plaidant pour obtenir d’impossibles choses, sommant
des vengeances obscures. Donkin en fut soudain calmé, sa colère muée en
vigilance aux aguets.

--Tu peux pas piper. Hein? Qu’est-ce que je disais? fit-il lentement
après un instant d’examen attentif. L’autre continuait sans pouvoir
s’arrêter ni se faire entendre, hochant la tête avec passion et des
ricanements où luisaient, effarants et grotesques, des éclairs de larges
dents blanches.

Donkin, on eût dit fasciné par l’éloquence et la fureur muettes de ce
fantôme noir, se rapprocha, le cou tendu par une curiosité mêlée de
méfiance; et soudain il lui sembla n’apercevoir qu’une ombre humaine
accroupie là, genoux aux dents, sur la couchette, au niveau de ses yeux
scrutateurs.

--De quoi? de quoi? dit-il.

Il semblait saisir la forme de quelques mots au hasard dans le
halètement de ce râle continu.

--Tu le diras à Belfast? Ça se peut-il! C’est que t’es un sacré gosse?

Il tremblait d’alarme et de rage.

--Dis-le à ta mère-grand! T’as peur! Qui que t’es donc pour avoir plus
peur qu’un autre?

Le sentiment passionné de sa propre importance balaya un dernier reste
de prudence.

--Dis ce que tu voudras et Dieu te damne! Parle si tu peux! Ils m’ont
traité pire qu’un chien, tes sales lécheurs de bottes. C’est eux qui
m’ont poussé pour se mettre contre moi ensuite. Y a que moi d’homme ici.
Des coups de pied, des coups de poing, v’là ce que j’ai eu, et tu riais,
toi, s’pèce d’embêteur de macchabée noir. Tu me le paieras. Ils te
donnent leur viande, leur eau, tu me les paieras, à moi, bon Dieu! Qui
qui m’a offert un quart d’eau à moi? Ils t’ont mis leurs sacrées nippes
sur le dos cette nuit-là, et à moi qu’est-ce qu’ils m’ont donné--un pain
sur la gueule--les salauds... Faudra voir! Tu me le paieras, avec ton
argent. J’te vas l’étouffer dans une minute; aussitôt que tu seras mort,
sale carcasse toquarde de prop’à rien. V’là le monsieur que je suis. Toi
t’es... à la manque, t’es... une chose. T’es nib. Cadavre, va!

Il visa la tête de Jimmy du biscuit sur lequel tout le temps sa main
s’était crispée, mais ne fit que l’effleurer. Le projectile frappa
bruyamment la cloison, éclatant comme une grenade à main en fragments
dispersés. James Wait comme blessé à mort retomba en arrière sur son
oreiller. Ses lèvres cessèrent de bouger et ses prunelles chavirées
s’immobilisèrent, rivées au plafond avec une intense fixité. Donkin en
fut surpris; il s’assit tout à coup sur le coffre et regarda le
plancher, exténué, l’œil lugubre. Après un moment il se mit à marmotter
entre ses dents:

--Meurs, salaud, mais meurs donc! Quelqu’un va entrer... Je voudrais
être saoul... Dans dix jours!... Des huîtres!...

Il leva la tête et parla plus haut.

--Non... Fini pour toi..., fini des sacrées gonzesses qui font frire les
huîtres... Qui c’est-il que t’es? A mon tour maintenant... Je voudrais
être saoul; ce que je te la ferais la courte échelle jusqu’à là-haut!
C’est là que t’iras. Les pieds devant, par un sabord... Plouf! On te
verra plus jamais. A la mer! C’est tout ce que tu vaux!

La tête de Jimmy remua légèrement, il dirigea sur la figure de Donkin un
regard incrédule, désolé, implorant, d’enfant qu’effraie la menace
d’être enfermé seul dans l’obscurité. Donkin l’observait du coffre avec
des yeux pleins d’espoir, puis, sans se lever, il essaya la serrure.
Fermé.

«Je voudrais être saoul», murmura-t-il, et se levant, il tendit une
oreille anxieuse à un bruit de pas lointains venu du pont. Ils
approchèrent--firent halte. Quelqu’un bâilla interminablement juste
derrière la porte et les pas s’éloignèrent traînants et paresseux. Le
cœur battant de Donkin ralentit ses pulsations et lorsqu’il reporta de
nouveau les yeux sur la couchette, Jimmy, de nouveau, fixait les
poutrelles peintes en blanc.

--Comment te sens-tu à présent? demanda-t-il.

--Mal, souffla Jimmy.

Donkin se rassit, patient et résolu. Chaque demi-heure, les cloches se
répondaient sonores d’un bout à l’autre du navire. La respiration de
Jimmy était si rapide qu’on ne pouvait la suivre, si faible qu’on ne
pouvait l’entendre. Ses yeux terrifiés semblaient avoir contemplé des
horreurs indicibles, et l’on voyait sur sa figure passer les ombres
d’abominables pensées. Soudain, d’une voix incroyablement forte et
déchirante, il sanglota:

--Par-dessus bord!... Moi!... Bon Dieu!

Une crispation plia Donkin sur le coffre. A contrecœur il regarda. Jimmy
se taisait. Ses deux longues mains osseuses lissaient la couverture de
bas en haut, comme s’il eût tâché de la ramener toute sous son menton.
Une larme, une grosse larme solitaire s’échappa du coin de son œil et,
sans toucher la joue cave, tomba sur l’oreiller. Il râlait doucement de
la gorge.

Alors Donkin, épiant la fin de ce nègre haï, sentit l’étreinte
angoissante d’un grand chagrin lui broyer le cœur à l’idée que lui-même,
un jour, devrait passer par là, tout pareillement peut-être! Ses yeux
s’humectèrent. «Pauvre bougre», murmura-t-il. La nuit semblait passer
comme un éclair; il lui semblait entendre la course irrémédiable des
précieuses minutes. Combien cette sacrée histoire se prolongerait-elle?
Trop longtemps sûrement. Guigne! Il ne put pas se contraindre davantage.
Il se leva, s’approcha de la couchette. Wait ne bougea pas. Ses yeux
seuls paraissaient vivre, tandis que ses mains continuaient leur
mouvement monotone, qu’activait une horrible et infatigable industrie.
Donkin se pencha:

--Jimmy, fit-il tout bas.

Pas de réponse, mais le râle s’arrêta.

--Me vois-tu? demanda-t-il en tremblant.

La poitrine de Jimmy se gonfla. Donkin, en détournant les yeux, mit
l’oreille près des lèvres de Jimmy. Quelque chose s’entendit comme le
frémissement d’une feuille morte emportée sur le sable uni d’une grève.
Cela prit forme ainsi:

--Allume... lampe... et... va-t’en...

Donkin instinctivement jeta par-dessus l’épaule un coup d’œil à la
flamme, qui brûlait haute; puis, les yeux toujours détournés, fouilla
sous l’oreiller en quête d’une clef. Il la trouva très vite et pendant
les quelques minutes qui suivirent, s’affaira d’une main incertaine mais
expéditive parmi le contenu du coffre. Quand il se releva, son visage,
pour la première fois de sa vie, parut teinté d’une pâle
rougeur--peut-être de triomphe.

Toujours évitant l’œil de Jimmy qui n’avait pas remué, il reglissa la
clef sous l’oreiller. Tournant le dos complètement au lit, il se mit en
marche vers la porte, comme s’il allait couvrir un mille de chemin. Son
second pas l’amena le nez dessus. Il saisit le bouton avec précaution,
mais, dans le même instant, reçut l’impression irrésistible de quelque
chose survenant derrière son dos. Il pivota comme si on lui eût frappé
sur l’épaule. Cela se fit juste à temps pour voir les yeux de Jimmy
flamber soudain puis s’éteindre tout de suite, comme deux lampes raflées
par un coup fauchant. Un filet écarlate pendit de la commissure des
lèvres le long du menton. Il avait cessé de respirer.

Donkin ferma la porte derrière lui, sans bruit, mais avec fermeté. Des
dormeurs en tas sous des cabans bossuaient le pont éclairé de tertres
obscurs et difformes qui ressemblaient à des tombes mal tenues. On
n’avait rien fait de la nuit, l’absence d’un matelot avait passé
inaperçue. Il restait sans mouvement et confondu de trouver le monde
extérieur tel qu’il l’avait quitté; tout était là: mer, navire,
dormeurs, et il en concevait un étonnement absurde comme s’il s’était
attendu à retrouver les hommes morts, les choses familières évanouies à
jamais--comme si, voyageur revenu après maintes années, des changements
surprenants avaient dû le frapper.

Il frissonna légèrement dans la fraîcheur pénétrante de l’air, et se
pressa dans ses bras d’un air abattu. La lune déclinante penchait
tristement dans le ciel occidental, comme fanée par le baiser glacé
d’une pâle aurore. Le navire dormait. Et la mer immortelle s’étendait au
loin, immense, embrumée, image de la vie miroitante au-dessus d’abîmes
sans clarté; prometteuse, avide, inspiratrice--terrible. Donkin lui
coula un regard de défi et s’esquiva sans bruit, comme jugé, maudit et
banni par l’auguste silence de sa souveraineté.

La mort de Jimmy, après tout, tomba comme une surprise extraordinaire.
Nous ignorions encore toute la foi que nous avions prêtée à ses
illusions. Nous avions estimé ses chances de vie tellement à sa propre
évaluation que sa mort, comme la mort d’une vieille croyance, ébranlait
les fondements de notre société. Un lien commun disparaissait: le
puissant, effectif et respectable lien d’un mensonge sentimental. Tout
ce jour-là, l’esprit ailleurs, nous travaillâmes, l’œil soupçonneux,
avec des airs désabusés. Au fond du cœur, nous jugions que dans
l’occasion de son départ, Jimmy avait agi de manière perfide et mal
amicale. Il ne nous avait pas soutenus comme doit faire un camarade. En
s’en allant, il emportait l’ombre lugubre et solennelle où notre folie
s’était posée avec une fatuité bien humaine, en arbitre attendri du
sort. Nous voyions à présent qu’il n’y avait là rien de pareil. Cela se
réduisait à de la bêtise vulgaire, à la plus sotte et la plus inefficace
ingérence dans des problèmes de la plus majestueuse gravité--du moins si
Podmore disait vrai. Podmore peut-être avait raison. Jimmy mort, le
doute survivait; et comme une bande de criminels désintégrée par un coup
de grâce divine, nous restions profondément scandalisés l’un par
l’autre. Certains parlaient durement à leurs meilleurs copains. D’autres
refusaient de parler à personne. Seul, Singleton ne s’étonna point.
«Mort, vraiment? Parbleu!» fit-il, en montrant du doigt l’île à tribord
par le travers de nous: car le calme tenait toujours en vue de Flores le
navire captif de ses sortilèges. Mort, parbleu! Ce n’est pas Singleton
qui en serait surpris. Voici la terre et là, sur le panneau d’avant,
attendant le maître-voilier, voilà le corps. La cause, et l’effet. Et
pour la première fois du voyage le vieux matelot devint tout guilleret
et loquace, expliquant et illustrant, grâce aux réserves de son
expérience, comme quoi, dans les cas de maladie, la vue d’une île (même
d’une petite) est souvent plus funeste que celle d’un continent. Mais il
ne pouvait pas dire la raison.

Les obsèques de Jimmy étaient pour cinq heures et la journée nous parut
interminable tant par l’inquiétude mentale que par la gêne physique.
Nous ne prenions pas intérêt à notre besogne et, comme il sied, nous
faisions rabrouer de ce fait. Dans notre état chronique d’irritation et
de disette, c’était exaspérant. Donkin travaillait le front bandé d’un
linge sale, la mine si défaite que la compassion toucha M. Baker à la
vue de cette endurance si vaillante à la douleur.

--Hou! Hé là, Donkin! Laisse là ton ouvrage et va te coucher pour ce
quart-ci. Tu as l’air malade.

--C’est vrai, sir, dans la tête ça me tient, dit l’autre d’une voix
atténuée, et fila lestement. Plusieurs, contrariés, taxèrent le second
d’être «bien à la coule aujourd’hui». On voyait sur la dunette le
capitaine Allistoun regardant le ciel se couvrir au sud-ouest et bientôt
courut par les ponts la nouvelle que le baromètre avait commencé de
tomber dans la nuit et qu’il fallait s’attendre sous peu à de la brise.
Ceci, par une subtile association d’idées, conduisit à une violente
querelle sur le point de savoir le moment exact où Jimmy était mort.
Était-ce avant ou après que ce baromètre s’est mis à descendre?
Impossible de le savoir, d’où maints grognements de mépris échangés.
Tout à coup un grand tumulte éclata sur l’avant. Le pacifique Knowles et
Davies le débonnaire en étaient venus aux coups. La bordée non de quart
intervint avec fougue et pendant dix minutes une bruyante mêlée se
pressa autour du panneau où, dans l’ombre balancée des voiles, le corps
de Jimmy, enveloppé d’une couverture blanche, gisait sous la garde du
lamentable Belfast dédaigneux de la rixe en l’excès de son chagrin. La
rumeur apaisée, les passions revenues au calme d’un silence farouche et
boudeur, il se dressa près de la tête du corps enlinceulé et les deux
bras levés au ciel, cria d’un ton d’indignation peinée: «Vous devriez
avoir honte!...» C’était vrai.

Belfast prit son deuil fort à cœur. Il donna preuves sur preuves
d’inextinguible dévouement. Ce fut lui, non un autre, qui voulut aider
le voilier à parer les restes de Jimmy pour leur remise solennelle à
l’insatiable mer. Il disposa soigneusement les poids le long des
chevilles: deux briques, un vieux maillon d’ancre, quelques chaînons
brisés d’une chaîne d’engrenage usée. Il les arrangeait comme ceci, puis
comme cela.

--Le bon Dieu te bénisse, t’as pas peur qu’il s’écorche le talon
pourtant? dit le maître-voilier que la besogne énervait. Il poussait
l’aiguille en lançant des bouffées rageuses, la tête dans un nuage de
fumée de tabac, rabattant des pans de toile, serrant les coutures,
tendant l’étoffe.

--Soulève ses épaules... Tire à toi un peu... La... a... a. Halte.

Belfast obéissait, tirant, soulevant, accablé de chagrin, mouillant de
larmes le fil goudronné.

--Serre pas la toile trop fort sur sa pauvre figure, voilier,
implora-t-il douloureusement.

--Pourquoi vas-tu te faire encore de la bile? Il sera bien à l’aise
comme ça, assurait l’autre en coupant le fil après le dernier point qui
venait juste à la hauteur du milieu du front. Il roula le reste de la
toile, serra ses aiguilles.

--Qu’as-tu à prendre ça tant à cœur? demanda-t-il. Belfast abaissa les
yeux vers le long paquet de toile grise.

--C’est moi qui l’avais retiré l’autre fois, murmura-t-il, et il ne
voulait pas s’en aller. Si je l’avais veillé la nuit dernière, il serait
en vie pour me faire plaisir... mais j’étais fatigué.

Le maître-voilier tira vigoureusement sur sa pipe et marronna:

--Quand j’étais... aux Antilles... La frégate la Blanche... Fièvre
jaune... on cousait comme ça ses vingt hommes par jour... des gars de
Portsmouth, de Devonport--des pays--on connaissait leurs pères, leurs
mères, leurs sœurs, tout leur fourbi. On faisait pas attention. Et ces
nègres comme celui-là, on sait pas d’où ça vient. Ça n’a personne. Ça
n’est bon à personne. A qui manquera-t-il?

--A moi. Je l’avais retiré l’autre fois, gémit Belfast inconsolé.

Sur deux planches clouées ensemble, et d’apparence immobile et résigné
sous les plis de l’Union Jack à bordure blanche, James Wait, porté à
l’arrière par quatre hommes, fut déposé très doucement, les pieds dans
la direction d’un sabord ouvert. Une houle d’ouest se levait et, suivant
le roulis du navire, le pavillon rouge en berne dardait sur le ciel gris
comme une langue de flamme ardente. Charley sonnait le glas sur la
cloche et à chaque oscillation vers tribord tout le vaste demi-cercle
des eaux d’acier visibles de ce côté semblaient se hausser, avides,
jusqu’au sabord, comme impatientes de happer notre Jimmy. Tous étaient
là, sauf Donkin trop malade pour paraître; le capitaine et M. Creighton
se trouvaient tête nue sur le fronteau de dunette; M. Baker, sur l’ordre
du patron qui lui avait dit gravement: «Vous avez plus l’habitude de ces
choses-là que moi», sortit de la porte du carré. Il marchait vite, avec
une nuance d’embarras, le livre d’offices à la main. Tous les bonnets
disparurent. Il commença bas, de son ton habituel d’inoffensive menace,
comme s’il réprimandait discrètement pour la dernière fois, ce matelot
mort à ses pieds. Les hommes écoutaient, dispersés par groupes, appuyés
sur la lisse de rabattue et regardant le pont, le menton dans les mains
avec des physionomies pensives, ou les bras croisés, un genou légèrement
plié, le front baissé, le corps droit, en l’attitude de la méditation.
Wamibo rêvait. M. Baker continuait, grognant révérencieusement à chaque
page tournée. Les paroles du texte saint par-delà les cœurs inconstants
des hommes s’en allaient errantes, sans asile, sur le désert des flots
sans pitié; et James Wait, critique éloquent naguère et qui ne parlerait
plus, gisait passif sous leur murmure enroué de terreur et d’espérances.

Deux hommes se tenaient prêts dans l’attente de ces mots-là qui envoient
tant de nos frères à leur dernière embardée. M. Baker commença le
passage. «Attention», fit le maître d’équipage entre ses dents. M. Baker
lut: «Aux profondeurs», et fit une pause. Les hommes soulevèrent
l’extrémité des planches voisine du pont, le maître d’équipage, d’un
tour de main, retira l’Union Jack, mais James Wait ne bougea point.
«Plus haut», gronda le maître d’équipage en colère. Toutes les têtes
s’étaient relevées, un malaise général crispait tout le monde sur place,
mais James Wait ne faisait pas mine de s’en aller. Mort et, sous le
linceul qui l’enveloppait à jamais, il paraissait encore s’attacher au
navire d’une étreinte d’effroi survivant à lui-même.

--Plus haut. Lève! siffla la voix rageuse du maître d’équipage.

--Il ne veut pas, bégaya un des deux hommes qui tremblait, et tous deux
parurent sur le point de tout lâcher. M. Baker attendait, le visage
enseveli dans le livre et changeant ses pieds de place d’un traînement
énervé. Tous les hommes avaient l’air profondément bouleversés; du
milieu d’eux une rumeur faible, une sorte de bourdonnement monta,
gagnant en volume...

--Jimmy! cria Belfast d’un ton plaintif.

Il y eut une seconde de frémissant désarroi.

--Jimmy, sois un homme! adjura sa voix perçante et passionnée.

Chaque bouche béait, pas une paupière ne clignait. Les yeux de Craik lui
sortaient de la tête, tout son corps se crispait; il se pencha en avant
comme un homme se courbe vers la fascination de l’horreur.

--Va! cria-t-il, et bondit le bras tendu en avant. Va, Jimmy!... Jimmy,
va!... Va!

Ses doigts touchèrent la tête du cadavre et le ballot gris s’ébranla à
contrecœur, puis, tout à coup, fila le long des planches inclinées avec
la soudaineté de l’éclair. L’équipage comme un seul homme se porta d’un
pas en avant, un Ah... h... h! profond vibra au sortir des larges
poitrines. Le navire roula comme soulagé d’un faix illégitime; la
voilure claqua. Belfast, soutenu par Archie, pantelait hystériquement;
et Charley qui voulant voir Jimmy piquer sa dernière tête, s’était
précipité vers la lisse, arriva trop tard pour rien discerner que, sur
l’eau ridée à peine, un cercle qui s’effaçait.

M. Baker, tout en sueur, récita la dernière prière dans une rumeur
profonde de voix surexcitées et de voiles claquantes. «Amen», conclut-il
d’un grognement mal assuré et referma le livre.

--Brassez carré! tonna une voix au-dessus de lui. Tout le monde
sursauta, deux ou trois bérets tombèrent sur le pont; M. Baker, surpris,
leva la tête. Le patron, debout sur le fronteau de dunette, montrait
l’ouest de son doigt tendu.

--Le vent se lève, dit-il, brassez carré vivement.

M. Baker fourra en toute hâte le livre dans sa poche.

--A l’avant, vous autres, largue l’amure de misaine! héla-t-il
allégrement, tête nue et gaillard. Les tribordais brasse carré derrière.

--Du bon vent! Du bon vent! murmuraient les hommes en courant à la
manœuvre.

--Qu’est-ce que je disais, grommela le vieux Singleton en ajoutant, d’un
geste énergique et vif, une spire de câble après l’autre au tas de filin
à ses pieds; je le savais bien--il est parti--et v’là la brise.

Elle vint avec le bruit d’un soupir puissant descendu des hauteurs. Les
voiles s’emplirent, le navire prit de l’erre et la mer réveillée se mit
à murmurer à voix assoupie les chansons du retour aux oreilles des
matelots.

Cette nuit-là, tandis que le navire courait écumant vers le nord, devant
la brise fraîchissante, le maître d’équipage épancha son cœur au carré
des officiers mariniers:

--Ce gars-là ne nous a donné que du mal depuis le moment qu’il a mis le
pied à bord. Vous souvenez-vous, cette nuit, à Bombay?... Après avoir
brimé de haut en bas cet équipage de poules mouillées, et affronté le
vieux, il nous a fallu faire les imbéciles à tous les bouts d’un bateau
à demi sombré, histoire de lui sauver la vie. Rapport à lui encore, on
frise bel et bien une révolte et v’là le second qui m’enlève comme un
voleur à cause que j’oublie censément de coller une motte de graisse sur
ces faillies planches. Sans compter que je l’avais fait, mais tu aurais
pu te dispenser d’y laisser une pointe de clou qui dépasse, hé,
Copain-Copeaux?

--Et toi de fiche tous mes outils à l’eau à cause de lui comme un
blanc-bec qu’a le taf, rétorqua le charpentier d’un ton morose. Le v’là
toujours parti après, à c’t heure, ajouta-t-il, rancunier jusqu’au bout.

--En escadre, en Chine, je me rappelle une fois l’amiral qui me dit
comme ça, commença le voilier...

                   *       *       *       *       *

Une semaine plus tard, le _Narcisse_ fendait les eaux de la Manche.

Sous ses ailes blanches, il rasait la mer bleue comme un grand oiseau
las qui se hâte vers son nid. Les nuages faisaient la course avec les
pommes de ses mâts; on voyait leurs masses blanches se lever par
l’arrière, gagner le zénith d’un essor, continuer leur fuite et filant
le long de l’ample courbe du ciel, se ruer tête première dans les flots,
nuages plus rapides que le navire, plus libres aussi mais que nul port
n’attend. La côte, pour lui souhaiter la bienvenue, vint au-devant de
lui dans le soleil. Les hautes falaises poussaient dans la mer leurs
promontoires souverains; les larges baies souriaient de lumière; les
ombres des nuages sans asile ni but couraient le long des plaines
ensoleillées, sautant les vallées, grimpant agiles aux collines,
dégringolant les versants, et le soleil les poursuivait de nappes de
glissante lueur. Sur le front des rochers sombres des phares blancs
étincelaient dans des colonnes de lumière. La Manche scintillait comme
un manteau bleu tissé de fils d’or et qu’étoilait l’argent des lames
moutonnantes. Le _Narcisse_ vola, passés les caps et les baies. Des
navires en partance croisaient sa route, donnant de la bande, les mâts
dénudés pour la lutte harassante avec l’âpre suroît. Et près de terre un
chapelet de petits vapeurs enfumés barbotaient, serrant la côte, comme
une migration de monstres amphibies méfiants des vagues turbulentes.

Dans la nuit les hautes terres reculèrent, tandis que les baies
s’avançant formaient un mur de ténèbres. Les lumières de terre se
mêlèrent à celles du ciel; et, dominant les lanternes ballottées d’une
flottille de pêche, un grand phare levait son œil fixe pareil à l’énorme
fanal de mouillage de quelque vaisseau fabuleux. Sous son égale clarté,
la côte, dont la ligne droite s’enfonçait dans la nuit, semblait le
haut-bord d’un navire colossal, immobile sur la mer immortelle et sans
frein. La sombre terre berçait sa solitude au milieu des eaux comme un
vaisseau redoutable constellé de feux vigilants, portant le faix de
millions de vies, chargé de scories et de joyaux, d’or et d’acier. Sa
masse planait, immense et forte comme une tour, gardienne de traditions
sans prix et de souffrances sans histoire, asile de glorieux souvenirs
et d’oublis dégradants, d’ignobles vertus et de révoltes sublimes.
Vaisseau vénérable! Pendant des siècles, l’Océan avait battu ses flancs
solides; il s’ancrait là dès les temps où le monde, plus vaste, avait
plus de promesses, où la mer puissante et mystérieuse ne marchandait pas
la gloire ou le butin à ses fils audacieux. Arche historique, mère des
flottes et des nations--grand vaisseau-amiral de la race, plus fort que
les tempêtes, à l’ancre au large en pleine mer.

Le _Narcisse_, couché par les rafales, doubla le South Foreland[5],
traversa les dunes et, remorqué, entra dans le fleuve. Dépouillé de la
gloire de ses ailes blanches, il suivait, docile, le remorqueur à
travers les méandres des chenaux invisibles. Les bateaux-feux à son
passage oscillaient à leurs amarres, semblaient un instant filer à
grande allure avec le flux, puis, le moment d’après, restaient en
arrière, distancés, perdus. Les grosses bouées, à la pointe des bancs de
vase, glissaient à ras de flot contre ses flancs et, retombées dans son
sillage, tourmentaient leurs chaînes comme des dogues furieux.
L’estuaire se fit plus étroit de part et d’autre. La terre se rapprocha
du navire. Il remonta le fleuve sans plus dévier de sa route. Sur les
pentes riveraines, les maisons apparues par groupes dégringolaient à la
course, eût-on dit, les déclivités de terrain pour le voir passer et,
arrêtées par la grève de vase, s’attroupaient sur les berges. Plus loin,
les hautes cheminées d’usines se montrèrent, bande insolente qui le
regardait venir, comme une foule éparse de sveltes géants, avantageux et
campés sous leurs noirs panaches de fumée cavalièrement inclinés. Il
prit, docile et désinvolte, les tournants de l’estuaire; une brise
impure cria sa bienvenue parmi ses espars dénudés et la terre refermée
se mit entre le navire et la mer.

  [5] Pointe sud-orientale de l’Angleterre.

Un nuage bas se suspendait devant lui, un grand nuage opalin et
frémissant qui semblait monter des fronts en sueur de millions
d’humains. De longues bandes de vapeurs fumeuses le souillaient de
traînées livides; il palpitait au battement de millions de cœurs, il
s’en exhalait un murmure immense et lamentable, le murmure de millions
de lèvres priant, maudissant, soupirant, ricanant--l’éternel murmure de
folie, de regret et d’espoir qui s’élève des foules de la terre
anxieuse. Le _Narcisse_ entra dans le nuage; les ombres s’épaissirent;
de tous côtés montait un bruit de fer, de chocs puissants, des cris, des
hurlements. Des chalands noirs dérivaient sournois sur le courant
pollué. Un chaos fou de murs tachés de suie se dressa vague dans la
fumée, déconcertant et funèbre, comme une vision de désastre. Les
remorqueurs soufflant avec rage, culèrent et se drossèrent au courant
pour présenter le navire aux portes du bassin. De l’avant, deux amarres
dardées sifflèrent, frappant la terre avec colère comme un couple de
serpents. Un pont devant nous s’ouvrit en deux comme par enchantement,
de gros cabestans hydrauliques se mirent à tourner tout seuls, animés
par une magie mystérieuse et suspecte. Le navire s’avança le long d’une
étroite allée d’eau, entre deux murs bas de granit, et des hommes le
retenaient avec des cordes, marchant à sa hauteur sur les larges dalles.
Un groupe impatient attendait de part et d’autre du pont disparu;
débardeurs en casquettes, citadins à face jaune sous des hauts de forme;
deux femmes en cheveux; enfants loqueteux, fascinés, aux yeux grands
ouverts. Une carriole, arrivant au trot cahoté de son bidet, fit halte
brusquement. Une des femmes cria au navire silencieux: «Hallo, Jack!»
sans regarder personne en particulier, et tous levèrent les yeux vers
elle de la pointe du gaillard d’avant.

--Attention! En arrière! Gare au câble! crièrent les radoubeurs pliés
sur les bornes de pierre.

La foule murmura, piétina sur place.

--Largue les amarres de hanche! Largue! entonna un vieux aux joues
rougeaudes, debout sur le quai. Les aussières tombèrent dans l’eau
lourdement, éclaboussant la coque, et le _Narcisse_ entra dans le
bassin.

Les berges de pierre s’en allaient de droite et de gauche, en lignes
droites, en fermant un miroir sombre et rectangulaire. Des murs de
brique montaient haut, au-dessus de l’eau, murs sans âme, écarquillant
des centaines de fenêtres aussi troubles et mornes que des yeux de
brutes repues. A leur pied, de monstrueuses grues d’acier, dont les
longs cous balançaient des chaînes, suspendaient des crocs à l’aspect
féroce au-dessus de ponts de navires inanimés. Un bruit de roues sur le
pavé, le heurt sourd de corps pesants qui tombent, le cliquetis de
treuils enfiévrés, le grincement de chaînes forcées flottait dans l’air.
Entre les bâtisses hautes, la poussière de tous les continents planait
en brefs essors tournoyants; et une odeur pénétrante de parfums et
d’ordure, d’épices et de peaux, de choses coûteuses et de choses
immondes envahissait tout cet espace, lui créait une atmosphère
précieuse et répugnante.

Le _Narcisse_ entra doucement dans le bassin de son repos; l’ombre des
murs sans âme tomba sur lui, la poussière de tous les continents arriva
dansante à l’assaut de ses ponts et un essaim d’hommes étrangers
escaladant ses flancs en prirent possession au nom de la terre sordide.

Il avait cessé de vivre.

Un faraud en paletot noir et chapeau de haute forme grimpa avec agilité,
s’avança vers le lieutenant, lui donna la main et dit: «Hallo, Herbert.»
C’était son frère. Une dame apparut soudain. Une vraie, en robe noire,
avec une ombrelle. Elle sembla prodigieusement élégante au milieu de
nous, et plus étrange que si elle était tombée du ciel. M. Baker toucha
sa casquette en l’apercevant. C’était la femme du patron. Et bientôt le
capitaine, fringué de neuf sur une chemise blanche, descendit à terre en
sa compagnie. Nous ne le reconnûmes pas jusqu’à ce que, se retournant,
il hélât du quai M. Baker.

--Rappelez-vous de remonter les chronomètres demain matin.

Une escouade sournoise de malingreux à l’œil mobile errait dans le
gaillard d’avant en quête d’un coup de main à donner, disaient-ils.

--Plus probable qu’ils cherchent quelque chose à frire, commenta Knowles
avec bonne humeur. Pauvres bougres. Qu’importait. N’était-on pas rendus!

Mais M. Baker empoigna l’un d’eux qui s’était comporté avec insolence et
cela nous ravit. Tout nous ravissait.

--J’ai fini à l’arrière, sir, cria M. Creighton.

--Plus d’eau dans le puisard, annonça pour la dernière fois le
charpentier, sonde en main.

M. Baker jeta un coup d’œil le long des ponts aux groupes des hommes
impatients, un autre en haut à la mâture:

--Hou! Ça fera le compte, les gars, grogna-t-il.

La traversée était finie.

Des rouleaux de literie s’en allèrent volant par-dessus la lisse, des
coffres ficelés glissèrent le long du passavant--il n’y avait guère des
uns ni des autres.

--Le reste se balade au large du Cap, expliqua Knowles énigmatiquement à
un traîneur de quais, ami de fraîche date.

Les matelots couraient, s’appelant l’un l’autre, sommant des inconnus de
leur prêter main-forte, puis, avec un décorum soudain, s’approchaient du
second pour prendre congé avant de débarquer.

--Adieu, sir, répétaient-ils en intonations variées.

M. Baker étreignait les dures paumes, un grognement amical pour chacun,
une étincelle joviale dans le regard.

--Prends garde à ton argent, Knowles. Hou! Si tu fais attention, tu ne
tarderas pas à te trouver une gentille petite femme.

Le boiteux rayonna.

--Adieu, sir, dit Belfast avec émotion en broyant la main du second et
levant sur lui des yeux noyés. Je croyais bien l’emmener à terre avec
moi, continua-t-il plaintivement.

M. Baker, sans comprendre, dit avec bonté:

--Bonne chance, Craik.

Et, désemparé, Belfast franchit la lisse, courbé sous la solitude et le
deuil.

M. Baker, dans la paix soudaine qui enveloppait le navire, rôdait, seul
et grognant, éprouvant des boutons de porte, plongeant dans des recoins
obscurs, jamais content.--Officier modèle! Personne ne l’attendait à
terre. Mère morte; le père et les deux frères, pêcheurs de Yarmouth,
perdus ensemble sur le _Dogger-Bank_; une sœur, mariée, pas bien pour
lui. Une vraie dame. Mariée au tailleur principal et politicien influent
d’une petite ville, lequel ne jugeait pas son beau-frère marin tout à
fait assez «respectable». Une vraie dame, là, une vraie, songeait-il en
se reposant un moment sur un panneau. Il serait toujours temps de
descendre à terre, de manger un morceau et de chercher un lit quelque
part. Il n’aimait pas à se séparer d’un bateau. A quoi penser ensuite?
L’obscurité d’un soir de brume tombait humide et froide, sur le pont
désert; et M. Baker, toujours fumant, pensait à tous les navires
successifs auxquels, pendant maintes longues années, il avait prodigué
le meilleur de ses soins et de son expérience de marin. Et jamais un
commandement en chef. Pas une fois! «Paraît que je n’ai pas la coupe
d’un capitaine», médita-t-il placidement, tandis que le gardien (qui
avait pris possession de la cuisine), vieillard ratatiné, aux yeux
larmoyants, le maudissait à voix basse de s’attarder si longtemps.
Creighton, lui--il poursuivait sa pensée exempte d’envie--un vrai
gentleman..., des protections..., arrivera. Un garçon très chic... avec
un peu plus d’expérience.

Il se leva, secouant tout cela:

--Je serai de retour à la première heure, demain matin, pour les
panneaux. Ne laissez personne toucher à rien avant que j’arrive,
gardien, héla-t-il.

Puis, enfin, lui aussi descendit à terre, modèle des officiers en
second.

Les hommes, séparés par l’action dissolvante de la terre, se
retrouvèrent, une fois de plus, au bureau de la marine.

--Le _Narcisse_ désarme, clama, devant une porte vitrée, un vieux drille
boutonné de cuivre, avec une couronne et les initiales B. T. sur sa
casquette. Un bon nombre entra de suite, mais beaucoup furent en retard.
La pièce était grande, nue, blanchie à la chaux; un comptoir, surmonté
d’un grillage en fil de fer, limitait le tiers à peu près de son étendue
poussiéreuse; et, derrière le grillage, un scribe à figure molle, une
raie au milieu des cheveux, avait les yeux mobiles et brillants, les
mouvements saccadés et vifs d’un oiseau en cage. Le pauvre capitaine
Allistoun, là-dedans, lui aussi, siégeant devant une petite table où
s’empilaient des billets et de l’or, semblait impressionné par sa
captivité. Un autre oiseau du _Board of Trade_[6] perchait sur un
tabouret haut près de la porte, vieil oiseau rassis que mille facéties
de matelots en goguette ne parvenaient pas à effaroucher. L’équipage du
_Narcisse_, épars en petits groupes, se pressait dans les coins. Ils
portaient des frusques de terre neuves, vestes élégantes qu’on eût dites
taillées à coups de hache, pantalons brillants comme des tôles, chemises
de flanelle sans cols, souliers neufs éblouissants. Ils se frappaient
sur l’épaule, se prenaient l’un l’autre par un bouton de gilet,
demandaient: «Où as-tu couché cette nuit?», chuchotaient gaiement,
tapaient des mains sur les cuisses, des pieds sur le sol, s’esclaffaient
de rires contenus. La plupart montraient des visages frais rasés qui
rayonnaient; un ou deux seulement étaient mal peignés et tristes; les
deux Norvégiens, lavés et doux, promettaient d’avance des consolations
aux bonnes dames qui patronnent le Foyer du marin Scandinave. Wamibo,
encore en habits de travail, rêvait, debout et massif, au milieu de la
pièce; et, à l’entrée d’Archie, s’éveilla pour sourire. Mais le commis à
l’œil éveillé appela un nom et la paye commença.

  [6] Ministère du commerce et de la marine marchande.

Un à un ils avancèrent pour toucher le salaire de leur glorieux et
obscur effort. Ils raflaient avec soin l’argent dans des paumes larges,
le bourraient dans des poches de pantalons, ou, tournant le dos à la
table, comptaient avec difficulté au creux de leurs mains gourdes.

--Le compte y est. Signez le reçu. Là... Là, répétait le scribe
impatient. Ces marins sont stupides, pensait-il.

Singleton se présenta, vénérable, et incertain s’il faisait jour ou non;
des gouttes brunes de jus de tabac maculaient sa barbe blanche; ses
mains, qui n’hésitaient jamais dans la grande lumière du large,
pouvaient à peine ramasser leur petit tas d’or dans la profonde
obscurité terrestre.

--Peut pas écrire? dit le commis choqué. Faites une croix alors.

Singleton, péniblement, ébaucha deux lourds jambages croisés, tachant la
page.

--Quelle dégoûtante vieille brute, murmura le commis.

Quelqu’un ouvrit la porte au-devant du vieil homme et le patriarche des
mers sortit en trébuchant sans même un regard pour personne.

Archie avait un portefeuille. On le blagua. Belfast, qui semblait allumé
comme s’il avait déjà passé par un cabaret ou deux, donna des signes
d’émotion et voulut parler au capitaine en particulier. Le patron
surpris consentit. Ils parlèrent à travers le grillage et on entendit le
capitaine dire:

--Je l’ai remis au _Board of Trade_.

--J’aurais voulu un souvenir de lui, marmottait Belfast.

--Mais il n’y a pas moyen, mon garçon. C’est remis, tout fermé, tout
scellé au bureau de la marine, remontra le patron.

Et Belfast fit un pas en arrière, les coins de la bouche tombant et
l’œil navré. Pendant une pause nous entendîmes le patron et le clerc
causer. Nous discernâmes: «James Wait... décédé..., pas de papiers, rien
trouvé..., pas trace de parents..., le bureau garde sa solde.»

Donkin entra. Il semblait essoufflé, sa mine était grave, affairée. Il
alla droit au comptoir, parla d’un ton animé au scribe qui le trouva
intelligent. Ils discutèrent le compte, laissant tomber leurs _h_[7] à
l’envi, comme par gageure, très amis. Le capitaine Allistoun paya:

  [7] Omettre l’aspiration de l’_h_ en anglais marque le _cockney_, le
    faubourien et, en général, passe pour un signe de mauvaise
    éducation.

--Je mets une mauvaise note à votre livret, dit-il tranquillement.

Donkin éleva la voix:

--Gardez-le, mon sacré livret, je m’en f... de vos notes. J’ai une place
à terre.

Il se tourna vers nous:

--La mer et moi, fini nous deux, dit-il tout haut.

Il portait beau, plus à l’aise dans ses habits neufs qu’aucun de nous;
il nous dévisageait avec assurance, jouissant de l’effet de sa
déclaration.

--Ouais. On a des amis à hauteur. Vous voudriez ben aussi? Mais j’suis
un frère. On est copains, après tout. J’paye un verre. Qui qu’est
d’attaque?

Personne ne bougea. Un silence tomba, un silence de figures inertes et
de regards figés. Il attendit un moment, sourit avec amertume et gagna
la porte. Là, il fit demi-tour à nouveau.

--Vous ne voulez pas? Sacré tas d’hypocrites. Non? Qu’est-ce que je vous
ai fait? J’vous ai-t-y battus? J’vous ai-t-y fait mal? J’vous... Vous
voulez pas boire?... Non!... Eh bien, mourez donc de soif tous tant que
vous êtes! Y en a pas un de vous qu’ait le cœur d’une punaise. Y a pas
plus bas que vous! Travaillez et crevez donc!

Il sortit, tapant la porte avec tant de violence que le vieil oiseau du
_Board of Trade_ faillit tomber de son perchoir.

--Il est fou, dit Archie.

--Non, non, il est saoul! insista Belfast qui titubait, pochard
attendri.

Le capitaine Allistoun souriait paisiblement devant la table nette.

Dehors, sur Tower Hill[8], leurs paupières battirent, ils hésitèrent
gauchement, comme aveuglés par la qualité nouvelle de cette lumière
tamisée, comme intimidés par la vue de tant d’hommes; et eux qui
pouvaient s’entendre dans le hurlement des tempêtes, on les eût dit
assourdis et troublés par le sourd grondement de la terre laborieuse.

  [8] L’éminence de la cité de Londres où s’élève la Tour.

--Au Cheval-Noir! Au Cheval-Noir! crièrent des voix. Faut prendre un
verre ensemble avant de se quitter.

Ils traversèrent la route, se tenant l’un à l’autre. Seuls, Belfast et
Charley s’éloignèrent isolément. En passant, je vis une femme bouffie,
rougeaude, en châle gris, sous des cheveux poudreux et floches se jeter
au cou de Charley. C’était sa mère. Elle l’inondait de larmes:

--O mon gars! Mon gars!

--Lâche-moi, dit Charley. Lâche, mère.

J’arrivais au même moment à sa hauteur et par-dessus la tignasse de la
femme pleurnichante il me lança un sourire indulgent accompagné d’un
regard ironique, courageux et profond, de quoi faire honte à toute mon
expérience de la vie. Je fis un signe amical en continuant ma route, non
sans l’entendre dire encore, bon prince:

--Si tu me lâches tout de suite, je t’allonge un bob[9] de ma paye pour
boire à ma santé.

  [9] un shilling.

Quelques pas de plus m’amenèrent sur Belfast. Il me prit le bras et
chevrotant d’enthousiasme:

--J’ai pas pu aller avec eux, bégaya-t-il, en indiquant du menton la
cohorte bruyante qui descendait lentement la rue le long de l’autre
trottoir. Quand je pense à Jimmy... Pauvre Jim! Quand je pense à lui,
j’ai pas le cœur à boire. Tu étais son matelot, toi aussi... Mais moi,
je l’avais tiré de sa turne..., pas vrai? Les petits cheveux frisés tout
de laine qu’il avait... Oui. Et c’est moi qui avais volé le sacré
pâté!... Il voulait pas partir. Personne ne pouvait le faire partir.

Il fondit en larmes.

--J’l’ai pas touché, moi, pas d’ça, pas d’ça!... Pour moi, pour m’faire
plaisir, il est parti, comme... qui dirait... un agneau.

Je me dégageai doucement. Les crises de larmes chez Belfast se
terminaient généralement en coups de poings et je ne me souciais guère
d’essuyer le poids de son inconsolable douleur. En outre, deux
policemen, de prestance imposante, se tenaient près de là, nous fixant
d’un œil incorruptible et désapprobateur.

--Au revoir, dis-je, et m’en allai.

Mais, au coin de la rue, je fis halte pour regarder une dernière fois
l’équipage du _Narcisse_. Il oscillait irrésolu et bavard sur les larges
dalles qui forment le parvis de la Monnaie. Ils avaient mis le cap sur
le Cheval-Noir où des hommes en bras de chemise et en bonnets fourrés
sur des faces brutales, dispensent, puisées aux flancs de barils bien
vernis, les illusions de la force, de la joie, de la félicité;
l’illusion de la splendeur et de la poésie de vivre aux équipages
congédiés des navires de haute mer. De loin, je les voyais discourir,
regards joviaux, gestes balourds, tandis que le flot de la vie ambiante
emplissait leurs oreilles d’un tonnerre incessant et qu’ils
n’entendaient point. Et là, sur ces pierres blanches que foulaient leurs
pieds indécis, parmi la hâte et la clameur des humains, ils paraissaient
des êtres d’une autre espèce, perdue, solitaire, oublieuse et condamnée;
des naufragés, insouciants et joyeux, naufragés fous, festoyant dans
l’orage sur la saillie d’une roche traîtresse. Le grondement de la ville
ressemblait à celui des lames qui brisent, puissant et sans merci dans
la majesté de sa voix et la cruauté de son dessein; mais au ciel, les
nuages s’ouvrirent, un flot de soleil inonda les murailles des maisons
noires. Le groupe sombre de marins s’en alla, dérivant dans le soleil. A
leur gauche frémissaient les arbres du jardin de la Tour, les pierres de
la Tour luisaient, semblaient bouger dans les jeux de la lumière, comme
au souvenir soudain des grandes joies et douleurs du passé, dévolues
naguère aux prototypes guerriers de ceux-ci: recrutements forcés, cris
de révolte, pleurs de femmes au bord du fleuve et clameurs d’hommes
saluant des retours victorieux. Le rayonnement du ciel tombait, comme
une grâce accordée, sur la fange du sol, sur les pierres pleines de
souvenir et de silence, sur l’égoïsme, la convoitise; sur les traits
inquiets des hommes oublieux. A la droite du groupe sombre, la façade
souillée de la Monnaie lavée par le flot de clarté, ressortit un instant
éblouissante et blanche comme un palais de marbre en un conte de fées.
L’équipage du _Narcisse_ s’effaça de mes yeux.

Je ne les ai jamais revus. La mer en a pris quelques-uns, les steamers
en ont pris d’autres, les cimetières de la terre savent le compte du
reste.

Singleton a sans doute emporté avec lui son long record de labeur et de
fidélité aux profondeurs pacifiques de la mer hospitalière. Et Donkin,
qui ne s’acquitta jamais proprement d’un jour de besogne, gagne sans
doute son pain à pérorer, fort d’ignoble éloquence sur les droits sacrés
du travailleur. Ainsi soit! A la terre et à la mer chacune les leurs.

Un camarade de bord qu’on quitte--comme tout autre homme d’ailleurs--on
le perd pour toujours, et aucun de ceux-là, je ne les revis jamais. Mais
il est des jours où le flux du souvenir refoule avec force le sombre
fleuve aux neuf méandres. Alors, je vois, entre des berges désolées,
glisser un navire--vaisseau fantôme manœuvré par des ombres. Ils passent
et me font signe, hélant de leurs voix de spectres. N’avons-nous pas
ensemble sur la mer immortelle conquis le pardon de nos vies
pécheresses? Adieu, frères! Vous étiez de bons matelots. Jamais
meilleurs ne gourmèrent avec des cris sauvages la toile battante d’une
misaine alourdie, ni, balancés dans la mâture, perdus dans la nuit, ne
renvoyèrent plus bellement abois pour abois à l’assaut d’un grain
d’ouest.



Cet ouvrage, le quarante et unième réalisé par la Compagnie des
Libraires et des Éditeurs Associés pour le Club des Jeunes Amis du
Livre, a été achevé d’imprimer à Tours le 17 novembre 1960, sur les
presses de l’Imprimerie Mame qui en a également assuré la reliure
d’après la maquette de Pierre Robbes.

Il a été tiré à 2.500 exemplaires numérotés de 1 à 2.500. En outre, il a
été tiré 150 exemplaires hors commerce.

EXEMPLAIRE H. C.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Le Nègre du «Narcisse»" ***


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