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Title: Isolée
Author: Brada
Language: French
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  BRADA

  ISOLÉE


  PARIS
  LIBRAIRIE PLON
  PLON-NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
  8, RUE GARANCIÈRE--6e

  Tous droits réservés



                   *       *       *       *       *

Ce livre électronique est dédié à la mémoire de Christian Boissonas.

                   *       *       *       *       *



L’auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de reproduction
et de traduction en France et dans tous les pays étrangers, y compris la
Suède et la Norvège.


Ce volume a été déposé au ministère de l’intérieur (section de la
librairie) en avril 1904.


DU MÊME AUTEUR

  Leurs Excellences                                             1 volume
  Mylord et Milady                                              1  --
  Compromise                                                    1  --
  Madame d’Épone (Ouvrage couronné par l’Académie française)    1  --
  L’Irrémédiable                                                1  --
  A la Dérive                                                   1  --
  Notes sur Londres (Ouvrage couronné par l’Académie Française) 1  --
  Jeunes Madames                                                1  --
  Joug d’amour                                                  1  --
  Les Épouseurs                                                 1  --
  Lettres d’une Amoureuse                                       1  --
  L’Ombre                                                       1  --
  Une Impasse                                                   1  --
  Comme les Autres                                              1  --
  Retour du Flot                                                1  --
  Terres de Soleil et de Brouillard                             1  --


PARIS. TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.--5414.



ISOLÉE



I


Il se fit une accalmie dans la presse des clientes de la boulangerie.
Alors, Mme Barrey, la patronne, qui se tenait debout, droite et
attentive, se pencha au-dessus de ses grands livres et, s’adressant à
une femme d’âge qui, un bras appuyé au comptoir, et de l’autre soutenant
un grand panier d’osier noir, semblait attendre le moment favorable
d’entrer en conversation, dit d’une voix aimable:

--Et qu’est-ce qu’il y a de nouveau, madame Pauline? Cette pauvre chère
demoiselle, comment va-t-elle?

--Ah! bien tristement, madame Barrey; il se passe des choses
extraordinaires.

M. Barrey, raide à son poste, le coude levé et tout prêt à abattre le
couteau-guillotine qui divise les miches, demanda avec curiosité:

--Et quoi donc?

C’était un petit bonhomme rond comme un chérubin, avec une figure
poupine toujours souriante; la farine, dont à cette heure matinale il
était saupoudré des pieds à la tête, lui donnait l’air d’un pierrot
fatigué. Mme Barrey, une jolie brune, bien coiffée sous son bonnet du
matin, interrompit son mari qu’elle balayait toujours du même geste dont
avec la brosse elle ramassait les bribes de pain:

--Tais-toi, Adolphe. Contez-nous donc ça, madame Pauline.

--Ah! c’est toute une histoire; et vous avez trop de monde, dit
discrètement la vieille servante.

--Passez par ici, nous serons seuls.

Et Mme Barrey ouvrit la porte de son arrière-boutique très
confortablement arrangée en salle à manger et fit signe à Mme Pauline
d’y entrer. Avant d’y pénétrer à son tour, elle cria d’une voix forte,
s’adressant à la grosse employée qui virait par la boutique:

--Faites attention, Virginie.

Et Virginie, qui paraissait avoir le don de descendre dix pains à la
fois, secoua la tête d’un mouvement qui affirmait sa vigilance.

M. Barrey avait timidement suivi les deux femmes et s’assit sur
l’extrême bord d’une chaise, tenant croisées ses mains sur les genoux,
dans l’attitude d’un enfant bien sage. Mme Barrey lui donna un rapide
coup d’œil, mais apparemment ne trouva rien à reprendre. Elle s’assit
elle-même et, les deux coudes sur la table, elle engagea sa visiteuse à
se mettre à l’aise.

--Posez donc votre panier, madame Pauline, dit-elle d’un ton
encourageant.

Avec quelque répugnance la propriétaire du panier d’osier noir le
décrocha de son bras et, comme débarrassée d’une responsabilité pesante,
elle soupira. Mme Barrey lui demanda:

--Vous prendrez bien un petit verre de fine?

--Vous êtes trop aimable, je ne veux pas vous refuser.

--Barrey, sers Mme Pauline.

Les clefs de Mme Barrey, habilement lancées, glissèrent sur la toile
cirée de la table et allèrent tomber aux mains de M. Barrey, qui les
recueillit avec un sourire.

--Et qu’est-ce qu’on a décidé pour cette chère demoiselle? reprit la
boulangère d’une voix attendrie. Dire que nous l’avons connue pas plus
haute que ça.

--C’est vrai pourtant, appuya M. Barrey tout en versant la fine dans le
petit verre qu’il venait de déposer sur la table.

--Oui, elle avait huit ans quand nous sommes arrivés dans le quartier
avec pauvre Madame, dit Mme Pauline du ton de quelqu’un qui va commencer
un récit.

--Ah! comme le temps passe! soupira Mme Barrey. Et quel âge a-t-elle
maintenant?

--Dix-neuf, malheureusement.

--Pourquoi dites-vous «malheureusement», madame Pauline? demanda Mme
Barrey. C’est un bel âge, dix-neuf ans.

--Ah! si la pauvre chère demoiselle avait vingt et un ans, elle serait
majeure, elle pourrait faire ce qu’elle voudrait... on ne l’emmènerait
pas dans des pays étrangers.

--Dans des pays étrangers! Qu’est-ce que vous nous apprenez là, madame
Pauline? On va emmener votre demoiselle dans des pays étrangers? Et qui
donc, grand Dieu?

--C’est triste tout de même, murmura M. Barrey.

--Laisse parler, dit sévèrement Mme Barrey. Expliquez-vous, madame
Pauline.

--Voilà. Il paraît qu’il y a un oncle très riche, le frère de pauvre
Madame qui était Anglaise, comme vous savez.

--Non, je ne le savais pas.

--Il y a si longtemps, et puis elle vivait toujours en France; pauvre
Monsieur était consul: c’est comme ça qu’il avait épousé Madame. La
fille de Madame, Mme Charmoy, s’était mariée aussi avec quelqu’un dans
cette affaire-là.

--Elle était bien jolie; je me la rappelle, quand elle venait chercher
des croissants à quatre heures pour sa petite; mais pas bien sérieuse,
n’est-ce pas, madame Pauline?

--C’était étourdi peut-être, mais c’était honnête, affirma Mme Pauline.
Elle allait se remarier quand elle est morte!

--Hein? c’est tout de même regrettable qu’elle soit morte!

--Je vous en réponds, et en cinq minutes une bolie qu’on a dit, et alors
ma pauvre Madame s’est trouvée avec sa petite-fille sur les bras, et on
a découvert qu’entre le gendre et la fille on avait dépensé tout
l’argent de la dot et du reste. Heureusement que pauvre Madame avait sa
petite fortune à elle, et sa pension, parce que, comme je vous l’ai dit,
son mari avait été dans les gouvernements et alors on marchait.

--Avec de l’économie, dit Mme Barrey, on s’arrange toujours.

--Mademoiselle n’aime pas l’économie; sa maman l’avait accoutumée à la
dépense. Ce qu’on gâchait d’argent dans cette maison, c’est pas à
croire.

--Ça finit toujours mal, prononça sentencieusement M. Barrey.

--Pour sûr. La pauvre Madame se tourmentait; bien des fois elle m’a dit
le soir quand je lui frottais le dos pour ses rhumatismes: «L’avenir de
ma petite-fille m’inquiète, Pauline.» Et moi, je lui répondais de ne pas
se tourmenter, qu’elle avait bien des années devant elle et que nous
marierions Mademoiselle. Je le croyais, bien sûr.

Et le petit verre de fine étant bu, Mme Pauline, sensible en
conséquence, s’essuya les yeux et se moucha bruyamment.

--Pauvre chère femme, dit Mme Barrey. C’était du bon monde.

--Je vous en réponds. Heureusement qu’elle n’a pas senti qu’elle s’en
allait; elle parlait de se lever la veille de sa mort, mais la pauvre
Mademoiselle a bien vu ce qui en était, et elle m’a dit comme ça tout de
suite: «Pauline, je vais rester seule au monde.»

--Il y a des gens qui n’ont pas de chance, soupira la bonne Mme Barrey.
C’est vrai qu’elle est seule au monde, cette chère demoiselle.

--Et si encore elle avait de l’argent; mais il paraît qu’il y en a très
peu, car il a bien fallu partager avec M. Albéric, qui est aussi le
petit-fils de pauvre Madame. Vous connaissez bien M. Albéric, madame
Barrey?

--C’est ce jeune homme brun qu’on aperçoit souvent les dimanches.

--Justement. Un bon garçon, M. Albéric; il m’a emprunté plus d’une fois
une pièce de cent sous, mais il me la rend toujours avec un petit
cadeau. Sans son cousin, je ne sais pas ce qu’elle serait devenue le
jour de la mort de sa bonne-maman, la pauvre Mlle Sylvaine; mais M.
Albéric répétait: «Tu as un frère, Sylvaine, et qui t’aime bien.» Alors
elle l’embrassait en pleurant, et il la consolait, la pauvre.

--La vie en a, des misères!

--Tais-toi, Barrey, on sait ça. Et quel est ce gros monsieur que j’ai vu
passer l’autre jour avec votre demoiselle?

--C’est M. Gardonne, l’autre gendre de Madame, le père de M. Albéric.
Mademoiselle l’aime beaucoup; elle croyait qu’elle irait vivre chez lui.
M. Albéric le lui disait, et puis, comme je vous le racontais, il paraît
que l’oncle anglais a écrit; et comme il est très riche et qu’il n’a pas
d’enfant, le conseil de famille a décidé que Mademoiselle irait chez lui
comme il le demandait. Il paraît qu’il a épousé une veuve qui a des
millions; j’ai entendu Mme Gardonne--c’est la seconde femme du gendre de
Madame--en causer avec son mari, parce que, quand il a vu que
Mademoiselle pleurait tant à la pensée d’aller chez des parents qu’elle
ne connaissait pas, M. Gardonne, qui est brave homme, disait: «Eh bien,
si elle a trop de chagrin, il faut la ramener avec nous à Escalquens;
c’est moi qui suis son tuteur.» Alors Mme Gardonne lui reprochait de
vouloir faire perdre à sa nièce un gros héritage. Au fond, je la crois
jalouse, cette femme-là. Elle est avare d’abord, et méfiante; je la
déteste comme la peste. Depuis qu’elle est chez nous, on n’a pas une
minute de tranquillité; faut lui rendre compte de tout comme si je ne
savais pas conduire un ménage aussi bien qu’elle.

--Bien sûr, madame Pauline. Comme ça, cette chère demoiselle s’en va?

--Oui, à la fin du mois. Elle ne dit plus rien parce qu’elle est
renfermée de sa nature comme pauvre Madame; ce n’est pas comme sa maman
qui ne savait pas garder un secret. En voilà une qui était vive et gaie!
Mademoiselle, quand elle a du chagrin, elle ne parle pas, même avec M.
Albéric; mais elle a le cœur gros. Si, au moins, j’avais pu aller avec
elle, ça l’aurait consolée; mais il paraît qu’il n’y a pas moyen: les
Anglais ne veulent personne.

--Je me méfierais, dit Mme Barrey.

--C’est ce que j’ai dit à M. Gardonne, mais il m’a appelée vieille
folle.

--Voyez-vous ça? Et Mademoiselle?

--Mademoiselle m’a dit: «Pauline, je vous remercie, et quand je serai
majeure je reviendrai en France, et, si vous voulez, nous irons vivre à
la campagne.» Je lui ai promis, pour lui donner du courage; mais je sais
bien qu’ils ne la laisseront pas revenir; ils la marieront dans leur
vilain pays, puisqu’ils veulent lui donner de l’argent. Ah! elle en aura
vu des changements, la pauvre petite! D’abord, quand son papa est mort
dans un pays dont je ne me rappelle plus le nom, mais on vivait comme
des princes... Elle est revenue à Paris avec sa maman: il n’y avait plus
beaucoup d’argent; malgré tout, c’était gai chez Mme Charmoy, toujours
du monde, toujours des amis... et puis, cette pauvre femme partie, il a
fallu venir à Auteuil chez sa bonne-maman. Ce n’était pas réjouissant,
bien sûr, pour une jeunesse. Je disais quelquefois à Madame que c’était
triste pour la petite... C’est vrai que Mlle Sylvaine est sérieuse;
jamais elle n’a dit qu’elle s’ennuyait. Elle aimait tant sa jolie petite
chambre avec une belle vue; elle l’avait si bien arrangée. Depuis que
son départ est décidé, il faut la voir emballer toutes ses affaires, ça
fend le cœur; elle a l’air d’enterrer des personnes, tant ça lui fait de
peine. Elle a dit qu’elle ne voulait rien emporter; qu’on mettrait tout
au garde-meuble, parce que M. Albéric, qui a vu son chagrin, a empêché
qu’on vende rien, comme Mme Gardonne voulait; il a eu une discussion
là-dessus avec sa belle-mère.

--Je vous demande un peu de quoi elle se mêle, cette femme-là? dit Mme
Barrey indignée.

--C’est ce que M. Albéric lui a dit, et elle l’a appelé insolent; mais
il s’en moque.

--Et pourquoi qu’il n’épouse pas sa cousine? Ça arrangerait tout.

--C’est trop jeune, madame Barrey, ça n’a pas de position. Et puis ils
sont comme frère et sœur. Je sais, moi, que M. Albéric a eu des
histoires de femmes, en tas! Oh! non, c’est pas le mari qu’il faut à
Mlle Sylvaine; fière comme elle est, si un homme lui faisait des traits,
elle en mourrait, bien sûr. J’aime bien M. Albéric; mais, sous ce
rapport, j’ai pas confiance en lui.

--Vous avez raison, dit Mme Barrey. Ah! ça me fait bien de la peine
aussi, tout ça! On s’affectionne, n’est-ce pas? Alors, vous, madame
Pauline, qu’est-ce que vous allez faire? Vous n’allez pas vous placer
encore?

--Non. J’ai de petites économies, et pauvre Madame m’a laissé quelque
chose. Je vais m’acheter un petit viager, et puis je ferai des ménages
tant que ça pourra marcher. Vous penserez à moi, madame Barrey?

--Soyez tranquille. Vous avez raison de rester chez vous; à votre âge,
ça vaut mieux.

--Et puis, j’ai été habituée pendant quinze ans à Madame, je ne pourrais
pas me faire à d’autres. Je suis entrée chez elle à la mort de mon
pauvre mari; j’avais toujours été chez moi, madame Barrey. Comme ça, si
Mademoiselle a besoin de moi à un moment, je suis là.

--C’est gentil de votre part, dit Mme Barrey.

--Je l’aime beaucoup, Mlle Sylvaine. Ah! je croyais bien aller à sa
noce!

Et l’émotion, la fine aidant, fit verser des larmes à Mme Pauline. Elle
les sécha en entendant sonner le coucou de Mme Barrey.

--Il faut que je rentre m’occuper de mon déjeuner.

--Venez causer quand vous aurez un moment, dit Mme Barrey en se levant,
ça soulage. Barrey, j’entends du bruit à la boutique; va voir un peu ce
qui s’y passe.

Et, docile, M. Barrey se leva et s’éclipsa, pendant que les deux femmes,
malgré l’urgence du déjeuner à faire, discutaient encore un moment le
problème de la destinée de Mlle Sylvaine Charmoy.



II


Elle se sentait bien perdue dans le vaste univers, la pauvre Sylvaine.
Pour la troisième fois en sa courte existence, son horizon allait
changer, et elle en éprouvait une étrange lassitude: l’inconnu la
glaçait. Il lui semblait, par moments, qu’elle possédait plusieurs
personnalités et que la Sylvaine qui avait vécu enfant auprès de sa
mère, et celle qui, depuis les sept dernières années, était restée aux
côtés de sa grand’mère, n’étaient pas la même créature. Les deux femmes,
qui tour à tour avaient influencé sa jeune vie et façonné son esprit,
différaient si fort entre elles, malgré le lien maternel et filial qui
les unissait, qu’il en était résulté pour l’enfant la vague impression
d’avoir deux âmes distinctes l’une de l’autre, et tantôt l’une, tantôt
l’autre semblaient s’éveiller.

La mère de Sylvaine, Mme Charmoy, avait pris son parti de son veuvage et
du changement considérable de situation qui en avait été la conséquence,
de la façon dont il était en elle d’accepter tout événement, avec une
sorte de vaillance joyeuse qui n’était pas insensibilité de cœur, mais
simplement délice de vivre dans quelque condition que ce fût. Mme
Charmoy apportait partout où elle se trouvait la joie et le plaisir. Sa
vie cosmopolite et sa résidence successivement à Venise et à Naples,
dans une atmosphère sans morgue, lui avaient permis de se développer à
l’aise dans le sens de sa nature; romanesque, désintéressée et
imprudente, sa propre personnalité exubérante primait tout, et dans les
arrangements de son existence il ne lui venait jamais à l’idée de
sacrifier quoi que ce soit à l’intérêt de son unique enfant. Néanmoins
cette mère frivole, mais invariablement douce et bonne, avait inspiré
une sorte d’idolâtrerie à la petite fille sérieuse qui, semblable à une
fleur délicate, se tournait vers elle comme vers la lumière et la
chaleur; la disparition de sa mère tomba comme une nuit subite sur
l’enfant, désormais absorbée par des pensées secrètes qu’elle ne disait
pas et dont personne du reste ne s’informait.

La transition qui suivit la mort de Mme Charmoy fut brusque et complète;
en quelques jours, pour l’enfant impressionnable, la face du monde fut
modifiée radicalement. Du coquet appartement de la rue de la Boëtie, au
centre du mouvement, plein de rumeurs, de voix d’amis, toujours rempli
par la seule présence de Mme Charmoy, de son visage lumineux, de son
verbe éclatant, Sylvaine passa au logis presque claustral de sa
grand’mère qui, à Auteuil, dans une rue paisible, bordée de jardins où
s’entendaient le son des cloches et le chant des oiseaux, finissait sa
vie dans une retraite qui n’était pas sans douceur.

Mme de Nohic, à l’époque où lui incomba la charge d’élever sa
petite-fille, était déjà arrivée à un âge où les habitudes sont
souverainement tyranniques; elle n’avait changé aucune des siennes et
n’imagina pas une seconde que Sylvaine pût être opprimée par l’existence
régulière et monotone qui lui était offerte, ni que l’ombre de son
couchant pût obscurcir cette jeune vie. Mme de Nohic, quoiqu’elle sentît
vivement, manquait absolument d’expansion: on l’avait écrasée en elle
dès l’enfance, et elle pensait que cela était bon. Aussi, loin de s’en
alarmer, elle se réjouit de la gravité précoce de Sylvaine, et une des
premières leçons qu’elle lui inculqua fut la nécessité de se dominer
toujours et de garder jalousement, comme une réserve suprême, le secret
de ses émotions. La petite âme contristée de Sylvaine accepta facilement
cet enseignement, qui s’accordait avec son orgueil, car elle en avait
beaucoup; sa grand’mère le devinait et s’en félicita. Mme de Nohic
trouvait une consolation douloureuse à se dire qu’elle était sans nul
doute plus compétente que sa défunte fille à diriger une éducation, et
que c’était un bienfait pour Sylvaine d’être tombée entre ses mains.

Cependant, malgré les apparences, elle se trompait, car Mme Charmoy,
sous sa légèreté de surface, avait possédé un sens très réel et très
juste de la vie, et si elle ne l’avait pas toujours fait servir à son
usage personnel, il avait existé et, au moment voulu pour Sylvaine, elle
l’eût assurément mis à profit; tandis que Mme de Nohic enlizée dans les
sables du passé, implacablement fidèle à l’idéal de sa jeunesse, était
destinée à remplir la tête de sa petite-fille de notions toutes nobles
et élevées, mais fort dangereuses à la pratique. L’éducation qu’elle
donna eût été parfaite, si Sylvaine au cours de sa vie, n’avait dû
fréquenter que des personnes imbues des mêmes idées; tout au contraire
Mme Charmoy, connaissant son incapacité de s’astreindre à aucune
surveillance régulière, avait de bonne heure envoyé Sylvaine comme
externe au couvent, et d’ailleurs, dans son sentiment, à toute enfant
solitaire il fallait des compagnes; Sylvaine avait aimé les siennes
ainsi que les Sœurs qui lui servaient de maîtresses, et leur dire adieu
fut un nouveau déchirement; mais Mme de Nohic, pour qui sa propre fille
avait été un sujet de craintes et de sollicitudes continuelles, jugeait
que sa petite-fille devait grandir rigoureusement sous ses yeux, à
l’abri de toute mauvaise influence possible. Ce fut donc dans une
atmosphère infiniment pure et saine, mais singulièrement factice, que
l’enfant se mua en jeune fille; elle s’épanouit, presque aussi paisible
que sa grand’mère, accomplissant ses tâches journalières dans une
sérénité profonde.

Ce logis d’Auteuil semblait situé loin du monde; la vie y était aussi
fermée, aussi défendue que dans le plus calme coin de province. Rarement
on allait à Paris; parfois, des mois s’écoulaient sans qu’on y songeât.
Mme de Nohic, étrangère par sa naissance, et ayant, par suite de la
carrière de son mari, passé ses plus belles années hors de France, avait
peu de relations et n’en souhaitait ni n’en cherchait. La mort de sa
dernière fille--l’aînée avait succombé en couches vingt-trois ans
auparavant--avait accentué en elle le goût de retraite et de silence.
Elle passait ses journées sans ennui, en occupations futiles et douces;
ouvrant et rangeant des tiroirs, des cartons; respirant le parfum des
choses anciennes; retrouvant la sensation de sa jeunesse dans un ruban
ou une écharpe de gaze. La vie paraissait maintenant pour elle comme un
élixir précieux qu’elle distillait goutte à goutte. Cette vie n’était
point morne, mais animée dans sa régularité méthodique par tous les
menus événements quotidiens: l’arrivée d’une lettre, le journal du soir,
avaient leur importance et procuraient des sensations nouvelles;
l’inobservance fait la monotonie, elle n’existe jamais pour qui sait
voir. Sylvaine évoluait dans l’orbite de sa grand’mère, à qui sa venue
avait apporté un intérêt profond et permanent, sans pourtant que la
surface unie des choses en fût changée. L’enfant était élevée docilement
à accepter, rien ne lui était jamais expliqué. Quand elle eut quinze
ans, sa vieille grand’mère la traita comme une amie, l’employa à lui
dire les offices, et aussi les poètes qu’elle aimait. Mme de Nohic
n’avait jamais été effleurée par le doute; elle communiqua à sa
petite-fille la foi qui s’ignore, la plus forte de toutes.

Souvent, à la belle saison, elles se promenaient dans les tranquilles
avenues d’Auteuil à l’ombre frissonnante des acacias et des hauts
platanes. L’observation joyeuse de la floraison des arbres, la
perception de chaque parfum nouveau qui flottait dans l’air selon la
saison ou l’heure du jour, étaient les joies sans cesse renouvelées de
la femme vieillissante; la vie de Mme de Nohic acquérait à cette
communion intime avec tous les phénomènes de la nature un charme
auguste; il n’y avait désormais place en son âme que pour des sensations
délicates et fines, presque éthérées. Elle observait avec une aimante
attention le jour qui s’allongeait, un ciel pur ou voilé, l’apparition
de la première étoile; le chant d’un oiseau la ravissait, et elle disait
à Sylvaine: «Ecoute, ma fille, écoute.» L’âme de Sylvaine prenait ainsi
une sorte d’affinement presque excessif et se détachait des réalités de
la vie qui lui paraissaient lointaines et étrangères.

Plusieurs fenêtres du calme logis de Mme de Nohic plongeaient sur un
jardin vaste et touffu appartenant à une communauté. Les soirs d’été, la
grand’mère et la petite-fille s’asseyaient à une fenêtre pour voir
tomber mystérieusement la nuit et suivaient des yeux les religieuses à
voiles blancs et à voiles noirs se mouvant à travers le jardin; tantôt
se promenant, tantôt occupées au potager ou assises en groupes serrés,
elles déroulaient aux jeunes regards de Sylvaine une vie irréelle, faite
d’évolutions rythmiques dans une paix inaltérable, et l’impression
qu’elle en recevait était forte. Parfois, le soir, des Sœurs
agenouillées autour d’une statue de la Vierge, toute blanche dans
l’ombre au milieu des fleurs, chantaient des cantiques, et leurs voix
douces et légères, venaient jusqu’aux deux femmes, leur donnant
l’impression d’un vol de duvet qui les aurait furtivement caressées.
Sylvaine en frissonnait, remuée jusqu’au fond du cœur, et Mme de Nohic y
trouvait une joie secrète, un plaisir délicieux, l’âme déjà presque
libérée, et les yeux humides levés avec confiance vers l’empyrée qui lui
cachait l’au-delà et sa musique éternelle.

De cette façon, les années avaient passé, et Sylvaine était devenue
belle et grande; sa beauté était un des bonheurs de Mme de Nohic qui, en
ayant eu beaucoup elle-même, en appréciait le don et le trouvait
précieux pour une femme. Sylvaine avait appris à aimer tout ce que sa
grand’mère aimait; à son école, elle avait pris goût aux détails de la
vie, aux raffinements inaperçus de tous; elle s’était attachée fortement
aux choses, et sa petite chambre, remplie de vieux meubles qui avaient
appartenu à sa mère, lui était un royaume. Le moindre objet, chez Mme de
Nohic, semblait avoir une existence personnelle: les vies évanouies
flottaient partout et, à force d’être évoquées, devenaient presque
tangibles.

Cependant, de temps en temps, le logis assoupi s’éveillait par
l’invasion d’une présence jeune et ardente. La sonnette de la porte
d’entrée tintait bruyamment; le pas traînant de la vieille Pauline y
répondait en se hâtant avec empressement; un éclat de voix mâle et gaie
résonnait dans l’antichambre; puis la porte de la chambre de Mme de
Nohic s’ouvrait à demi, et à travers le battant serré surgissait une
tête brune faisant quelque grimace affectueuse et demandant le droit
d’entrer. Mme de Nohic, de sa voix douce, invitait tendrement son
petit-fils à venir l’embrasser, et d’un bond de clown il se jetait
généralement sur les deux femmes, renversant quelque objet sur son
passage, car il personnifiait le désordre de leurs vies si bien rangées.

C’était au physique un joli Méridional au teint blanc, aux cheveux noir
de jais, avec une moustache fine et soyeuse sur une bouche large et
fraîche aux dents étincelantes; il avait les mouvements d’un jeune chat,
et chez sa grand’mère était tantôt assis à terre, tantôt à califourchon
sur le dos d’un fauteuil.

Indépendant par le petit héritage de sa mère, le jeune Gardonne se
destinait à la littérature ou aux arts; il ne savait pas encore
précisément à quoi, ni où était sa voie, et en attendant il étudiait,
c’est-à-dire menait une vie libre, selon son exubérante fantaisie. Mme
de Nohic, quoique douée d’une cécité spéciale assez répandue, suspectait
néanmoins un peu le sérieux des mœurs de son petit-fils, mais elle
aimait à se flatter que malgré sa légèreté Albéric ne faisait réellement
«rien de mal», ainsi qu’elle se l’exprimait à elle-même. Si on l’avait
avertie qu’il changeait de maîtresse avec la plus surprenante
inconstance, elle en eût été épouvantée; et peut-être bien, à cause de
Sylvaine, elle lui eût défendu de venir aussi souvent. Heureusement
qu’il existait une conspiration tacite pour la laisser dans son
ignorance, et, à chacun de ses brefs passages à Paris, M. Gardonne, le
père d’Albéric, interrogé par la grand’mère, se faisait garant de
l’innocence de son fils.

Mme de Nohic eût souhaité un frère à Sylvaine; dans ses idées anciennes
elle considérait comme indispensable pour une femme une protection
masculine: l’appui fraternel lui paraissait presque le meilleur de tous,
et puisque Sylvaine n’avait pas de frère, c’était une compensation que
d’être sûre de l’affection d’Albéric. La grand’mère, quand par hasard
ils étaient seuls, elle et lui, s’entretenait avec le jeune homme de
l’avenir de Sylvaine: rien n’est plus cruel pour les vies à leur déclin
que de se sentir nécessaires, et c’est une miséricorde suprême que
l’affranchissement de toute responsabilité qui accompagne généralement
la vieillesse. Si Mme de Nohic n’avait eu qu’à s’occuper d’elle-même, la
pensée de la mort et le poids des années ne l’eussent pas oppressée. La
présence de Sylvaine et la distance du temps qui la séparait de sa
petite-fille en rendaient l’évocation profondément douloureuse. Albéric
la rassurait et lui faisait admettre comme une quasi-certitude la
perspective de voir avant de mourir Sylvaine bien mariée.

--Heureusement, elle ne ressemble pas à sa pauvre mère, murmurait alors
Mme de Nohic. Sylvaine est sérieuse.

--Il ne faut pas qu’elle soit trop sérieuse, bonne-maman, disait le
jeune homme.

Et, mettant son principe à exécution dès que sa cousine reparaissait, il
s’efforçait de la faire rire tout en chantant de sa voix de basse, à la
grande joie de Pauline qui sortait de sa cuisine pour l’écouter.

Souvent, le dimanche, Mme de Nohic invitait à dîner Mme Delaroute,
l’institutrice qui venait depuis plusieurs années faire travailler
Sylvaine. En pareil cas, sitôt la nappe enlevée, Albéric suppliait
l’excellente personne de se mettre au piano, roulait la table dans un
coin, s’emparait comme d’une proie de Sylvaine et, à l’effarement de Mme
de Nohic, la faisait danser. Sylvaine n’allant jamais dans le monde, ces
heures de valse avec Albéric étaient les seules qu’elle connût; elle
s’étonnait elle-même de l’incroyable plaisir qu’elle y trouvait, et
lorsque les yeux rieurs et ardents de son cousin plongeaient dans les
siens elle éprouvait une plénitude de vie qui faisait monter le rose à
ses joues; lui, en plaisantant, soufflait sur ses cheveux légers pour
les faire lever au-dessus de son front, et ne la lâchait que lorsqu’elle
plaidait l’étourdissement total. Mme Delaroute s’arrêtait alors et
louait Albéric de distraire un peu Sylvaine, tandis que Mme de Nohic
demeurait demi-inquiète, ayant toujours peur d’éveiller en Sylvaine
l’âme agitée de sa mère. Ce n’est pas qu’elle voulût cacher à Sylvaine
le rôle de l’amour dans la vie; au contraire, quand elle estima l’heure
venue, avec beaucoup de dignité, mais non pas sans attendrissement, elle
en parla à sa petite-fille et elle eut alors avec elle des entretiens
qui ressemblaient à des contes bleus, pétrissant cette cervelle
impressionnable d’aspirations inaccessibles. Quelquefois, en écoutant
parler sa grand’mère, il revenait à la mémoire de Sylvaine le souvenir
des maximes dures et pratiques qu’elle avait entendu énoncer par sa
propre mère qui, à certains jours, disait à l’enfant surprise: «Tu sais,
ma fille, la vie est ceci et cela: il faut _se défendre_.» Cette
nécessité n’apparaissait jamais dans les discours de Mme de Nohic qui
avait fermé portes et fenêtres sur toutes les bassesses et faiblesses de
l’existence et qui, avec une confiance enfantine dans les événements,
semblait persuadée que la vertu est toujours récompensée et que toutes
les filles belles et sages devaient, au moment voulu, voir surgir un
amoureux parfait pour les emmener vers le bonheur. Mme de Nohic ne
s’arrêtait jamais à se demander par où arriverait celui qu’elle
attendait pour Sylvaine. En son lieu et place, le devançant, ce fut la
mort, la mort ennemie de toutes les tendresses, qui entra dans la
maison.



III


Dans les derniers temps de sa vie, quoique sans aucun pressentiment que
la fin fût si proche, Mme de Nohic s’était reportée avec une
complaisance particulière aux souvenirs de son enfance et de sa
jeunesse. Ils lui revenaient sans être appelés. D’abord, elle s’en était
nourrie en silence, accueillant ces hôtes d’autrefois avec une réserve
émue; puis, peu à peu, par la force des choses, elle était arrivée à en
parler à Sylvaine. Le pays où elle était née, où elle avait été élevée,
paraissait tout proche maintenant à la vieille femme, et la mémoire des
jours heureux lui montait au cœur. L’avenir étant sans lueur, par une
miséricorde infinie Dieu permet que la clarté des matins vienne éclairer
la fin de la route, et qu’au lieu de se pencher inquiète sur l’abîme
l’âme retourne en arrière et retrouve vivantes encore les joies
évanouies. Dans cette mémoire renouvelée de ceux qu’elle avait aimés la
figure de son frère unique et aîné surgissait au premier plan. Les
longues séparations--il avait passé presque toute sa vie aux
Indes--avaient rendu rares et intermittentes leurs relations, et depuis
plusieurs années, à la suite du mariage du colonel Hurstmonceaux, elles
avaient cessé. Sans en rien dire, Mme de Nohic avait écrit plusieurs
fois à son frère, évoquant des dates mystérieuses pour tout autre que
pour eux, des souvenirs dont ils étaient seuls détenteurs. Le colonel
Hurstmonceaux, tout affaibli qu’il fût par une existence de fatigues et
d’excès de tout genre, avait senti tressaillir en lui une corde qu’il
croyait brisée. L’image de sa jolie petite sœur Mary s’était faite très
précise, l’attendrissant profondément, et, arraché à son indifférence
égoïste, il avait éprouvé une véritable joie à renouer avec sa sœur. Mme
de Nohic, de son côté, avait été vivement touchée par le renouveau de
cette tendresse qui lui rendait son passé d’enfant et qui en même temps
semblait devoir s’étendre à Sylvaine. Le colonel s’était empressé de
transmettre à sa sœur l’expression des intentions affectueuses de Mme
Hurstmonceaux à l’égard de leur nièce, et en conséquence Mme de Nohic
sentait diminuer ses anciennes répugnances; elle jugeait avec plus
d’indulgence le mariage de son frère. Ce mariage était une mésalliance
dont Mme de Nohic s’était tenue cruellement offensée. Le colonel
Hurstmonceaux, dont la carrière avait été des plus accidentées, ruiné et
réduit aux expédients pour soutenir son rang dans le monde, s’en allant
comme ultime ressource à Monte-Carlo, avait fait, à bord du paquebot qui
le menait à Calais, la rencontre de Mme Green, veuve vulgaire et
opulente d’un riche marchand de vins anglais de Malaga; il courait même
des versions alarmantes sur l’état social de Mme Green avant son mariage
avec le défunt négociant. Mais enfin elle était indubitablement
millionnaire; et que ses millions fussent dus à des spéculations
heureuses ou à toute autre cause, peu importait en somme au public.

Mme Green en venant s’établir en Angleterre avait eu l’intention bien
arrêtée de s’y remarier; mais vu ses aspirations aristocratiques
l’entreprise n’avait pas été aussi facile qu’elle se l’était imaginé.
Mis en présence par le hasard, le colonel Hurstmonceaux et elle jugèrent
rapidement des avantages mutuels qu’ils pouvaient réciproquement se
conférer: leur entente eut des conséquences immédiates. Mme Green devint
Mme Hurstmonceaux et se considéra dès lors en excellente situation
stratégique pour forcer les portes les plus exclusives; elle s’y employa
inlassablement, mais sans grand succès. La famille du colonel consentait
à lui parler encore quand on le rencontrait _seul_, mais se refusait
absolument à accueillir sa femme.

Mme de Nohic eut soin de ne rien révéler à Sylvaine qui pût la mettre en
défiance contre Mme Hurstmonceaux, la dépeignant sans aigreur comme une
bonne femme, quoique très vulgaire; sa belle-sœur lui avait spontanément
écrit avec tant d’abondance et d’effusion, exprimant si clairement ses
intentions d’être, le cas échéant, une bienfaitrice pour Sylvaine, que
Mme de Nohic se serait crue coupable de nuire par ses paroles à cette
possibilité d’avenir excellent, et ses réponses avaient été suffisamment
cordiales pour provoquer l’annonce d’un prochain voyage à Paris qui
devait cimenter cette bonne harmonie: Mme de Nohic mourut avant qu’il
fût effectué. Les intentions de Mme Hurstmonceaux prirent sur-le-champ
une forme concrète: elle proposa chaleureusement au colonel d’adopter
Sylvaine. Lui qui s’ennuyait cruellement depuis son mariage, momifié
dans le bien-être et la sécurité, mais perdu de santé, espéra qu’une
jeune créature animerait la grande maison triste et fut ravi de cette
perspective. Quant à Mme Hurstmonceaux, elle avait tout de suite
envisagé les énormes bénéfices sociaux qui résulteraient pour elle du
chaperonnage d’une jeune nièce de bonne maison; toutes ses démarches
pour se faire inviter auraient dorénavant la meilleure et la plus
plausible raison; et puis, malgré son infériorité morale, Mme
Hurstmonceaux avait bon cœur et était naturellement généreuse. Ce fut
donc très sincèrement qu’elle plaignit l’abandon de Sylvaine et souhaita
la rendre heureuse.

«Cette enfant a une chance prodigieuse», avait déclaré Mme Gardonne à
son mari lorsque arriva la lettre du grand-oncle réclamant la garde de
Sylvaine, car c’était à M. Gardonne qu’il appartenait, en qualité de
tuteur, de décider sur la proposition et il s’était hâté d’aller prendre
conseil de sa femme. Mme Gardonne représentait l’épouse modèle; assez
bien pourvue d’argent, point bête, elle était fausse, envieuse et
méchante sous les apparences les plus doucereuses. La nature n’avait
jamais été envers elle qu’une marâtre, et elle montrait à quarante ans
un visage sans aucun charme avec un teint fâcheusement couperosé, des
dents affreuses et des lèvres toujours écorchées; elle avait pour unique
agrément physique ses cheveux, d’un assez beau bond, qu’elle conservait
abondants, et dont elle tirait une vanité effrénée. Elle ne pouvait
souffrir que son mari regardât seulement une autre femme, et elle avait
été férocement jalouse de la mère de Sylvaine, que son beau-frère, à
vrai dire, admirait beaucoup et pour laquelle au fond du cœur il
entretenait un faible marqué qu’il ne savait pas toujours dissimuler.
Mme Charmoy s’égayait des mines renfrognées de Mme Gardonne, et
quelquefois, de propos délibéré, excitait sa jalousie sans se douter
qu’à ce jeu elle préparait une ennemie à sa fille. Lorsque cette rivale
eut disparu, Mme Gardonne s’était crue libérée de ce côté-là; mais la
tendresse de prédilection que le bon oncle avait toujours portée à
Sylvaine s’était plutôt augmentée et avait pesé comme une croix sur les
étroites épaules de Mme Gardonne, à qui la perspective de voir la jeune
fille venir s’installer en permanence à Escalquens était
particulièrement odieuse. Elle avait néanmoins dissimulé ses vrais
sentiments sous des caresses et d’affectueuses paroles, et lorsque M.
Gardonne s’était naïvement réjoui à l’idée de voir Sylvaine vivre chez
eux, laissant percer son espérance qu’un jour elle pourrait peut-être
devenir véritablement leur fille, Mme Gardonne avait paru abonder dans
le même sens, réservant seulement la nécessité d’être prudents, de bien
observer la nature de Sylvaine et de s’assurer de ses véritables
inclinations; en un mot, de ne rien presser. L’avis de M. Gardonne eût
été, au contraire, de hâter une solution très souhaitable à son point de
vue; mais, enfin, Sophie avait sans doute raison. Il était accoutumé à
l’idée que Sophie devait nécessairement avoir raison; c’était Mme
Gardonne elle-même qui s’était chargée d’inculquer cette vérité à son
mari, devenue pour lui, avec les années et l’habitude, article de foi.

Devant les hésitations de M. Gardonne, mal persuadé du bonheur de sa
nièce quoi qu’on pût lui arguer, ce fut Mme Gardonne qui, à contre-cœur,
déclarait-elle, et uniquement pour faire plaisir à son mari, se chargea
d’amener Sylvaine à l’idée d’aller vivre chez son grand-oncle et
d’accepter les avantages qui lui étaient offerts.

Aux premières ouvertures sur ce sujet, la réponse de Sylvaine avait été
catégorique:

--Jamais! Je ne veux pas.

Et M. Gardonne, qui était présent, quoiqu’il n’eût pas trouvé le courage
de parler lui-même, avait aussitôt répondu:

--Bien entendu, tu feras ce que tu voudras, Sylvaine.

Mme Gardonne leur avait d’abord donné raison à tous deux; puis, avec une
douceur persuasive, s’était mise en devoir d’entamer leur résolution. La
seule vue de Sylvaine, blanche comme un grand lis, avec des cheveux
couleur de jeune blé, des yeux d’un bleu de pervenche, sombre sous les
cils noirs, la rendait éloquente. M. Gardonne contemplait sa nièce avec
une si évidente complaisance, que l’idée de l’avoir constamment entre
eux parut insoutenable à Mme Gardonne. Gravement et tristement elle fit
appel à la tendresse de Sylvaine pour sa défunte grand’mère et lui
prouva que ce serait désobéir à ses désirs que de refuser une protection
si légitime et si juste.

--Car enfin, ma chérie, nous t’aimons certes comme notre véritable
nièce; cependant, tu le sais, les liens du sang n’y sont pas. Tandis que
le propre frère de ta chère grand’mère possède assurément des droits sur
toi qui priment les nôtres. En s’offrant à remplir son devoir de
protection, il sait sans doute déférer aux désirs de ta grand’mère.
C’est l’avis de ton oncle Jules; n’est-ce pas, mon ami?

M. Gardonne, à regret, hocha la tête affirmativement. Mme Gardonne
continua d’une voix encore plus onctueuse:

--Ton grand-oncle, par sa situation de fortune, assurera la liberté de
ton avenir... Tu es très jeune, tu peux attendre un peu pour façonner
définitivement ta vie; à mon avis, ce changement complet de milieu
t’aidera à apaiser ton chagrin. Considère ce déplacement comme un simple
voyage, et, en somme, si tu t’ennuies là-bas, tu reviendras à
Escalquens, où ta chambre t’attendra toujours: à ton premier signe,
c’est moi qui irai te chercher. Voyons, promets-moi d’être raisonnable.

Alors, voyant qu’ils désiraient son départ, dissimulant de toutes ses
forces le déchirement de son cœur, sans plus protester, Sylvaine avait
acquiescé.--«Oui, elle comprenait, elle irait chez son grand-oncle.» Et
depuis l’instant où elle avait donné ce consentement, elle n’avait pas
prononcé une autre parole sur ce sujet. Assistant en spectatrice presque
désintéressée à tout ce qui se préparait et qui la concernait si
directement, Sylvaine se jura que nul ne connaîtrait sa peine et qu’elle
ne demanderait la pitié de personne. Evitant toute ostentation de
douleur, elle menait sa vie quotidienne, acceptant sans déplaisir
visible la présence de Mme Gardonne; du reste elle s’isolait souvent
dans la chambre de sa grand’mère, serrant et rangeant avec un ordre
méticuleux, trouvant un apaisement à tenir en main les objets qui
avaient été témoins de leur vie commune. Graduellement Sylvaine
acquérait la conviction qu’il y avait eu dans cette vie si dépourvue
d’événements beaucoup plus qu’elle ne se l’était figuré et qu’à jamais
ces années, dont tout allait s’évanouir, sauf la mémoire, demeureraient
uniques et inoubliables pour elle.

Mme Gardonne faisait avec satisfaction observer à son mari
l’indifférence extérieure de Sylvaine: «Cette petite sera comme sa mère;
elle n’aimera qu’elle-même.» Et le faible M. Gardonne, quoique persuadé
de la tendresse de cœur de Sylvaine, n’osait protester. Afin de se
dédommager, il profitait de la première occasion de liberté pour
caresser paternellement Sylvaine; elle le regardait alors avec des yeux
qui l’inquiétaient un peu, car ils semblaient lui demander pourquoi on
la laissait ainsi suivre seule sa route...

Le sentiment de l’abîme qui allait la séparer de tout ce qu’elle avait
connu grandissait chez Sylvaine avec chaque lettre reçue de Londres;
celles de son grand-oncle étaient brèves: on le savait malade et se
servant difficilement de la main droite. Par contre, sa femme écrivait
beaucoup plus longuement, dans une note affectueuse en même temps que
protectrice; elle ne se lassait pas d’assurer sa chère nièce qu’elle
comptait trouver désormais en elle sa meilleure consolation.

Mme Gardonne insistait sur la valeur de ces protestations; elle-même,
qui avait peut-être démêlé la raison de la violente tendresse préventive
de Mme Hurstmonceaux pour Sylvaine, lui avait adressé des lettres
flatteuses auxquelles la vanité de la dame, qui n’avait jamais été à
pareille fête, se trouva très sensible. Mme Gardonne n’avait pas manqué
de rappeler à son mari que leur Albéric était au même degré que Sylvaine
le neveu du colonel, qu’il n’était peut-être pas inutile de l’en faire
souvenir et qu’une invitation à Escalquens pouvait avoir son utilité
pratique. La grande prétention de Mme Gardonne consistait à se montrer
la belle-mère parfaite; elle voulait être admirée pour ses rares
qualités.

                   *       *       *       *       *

Lorsque, d’une voix plaintive et résignée, Mme Gardonne parlait devant
Sylvaine de son inquiétude pour ses œuvres négligées, Sylvaine avait
envie de lui crier: «Mais laissez-moi seule!» Elle eût été si bien avec
la vieille Pauline, dans ce calme logis où brûlait nuit et jour le cher
souvenir de sa grand’mère! Mais elle n’osait le dire, bien que Pauline
le lui suggérât tous les matins.

M. Gardonne, quoique peu perspicace, avait trop bon cœur pour ne pas
comprendre que les regrets de sa femme pouvaient blesser Sylvaine, et il
protestait toujours que les choses marchaient à ravir à Escalquens et
que les affaires commandaient absolument sa présence à Paris.

Mme Gardonne eût prolongé indéfiniment son séjour si Sylvaine lui avait
témoigné la reconnaissance à laquelle elle croyait avoir droit, mais
Sylvaine n’ouvrait jamais la bouche pour l’en remercier; aussi Mme
Gardonne déclara-t-elle un jour à son mari qu’il était temps, au bout de
trois mois de deuil, que leur nièce rentrât dans la vie active.

Quelques mots indignés de Pauline ouvrirent les yeux de Sylvaine; quand
elle comprit qu’on restait à Paris pour elle et à regret, ses dernières
hésitations disparurent. Bravement, comme une chose toute naturelle,
elle demanda à son oncle de fixer le jour de son départ.



IV


Il y avait eu une discussion dans la famille pour décider à qui il
incomberait de conduire Sylvaine à Londres. M. Gardonne d’abord n’avait
pas hésité à dire que ce serait lui-même; mais la sage Sophie lui avait
insinué qu’il y aurait dans cette démarche quelque chose d’indiscret,
comme un désir de se mettre en avant. Certes, si elle ne l’eût pas jugé
ainsi, elle aurait en personne accompagné sa nièce; mais dans la
situation particulièrement délicate où les mettait cette adoption, qui,
au fond, lésait leur fils, elle jugeait que la plus grande réserve leur
était commandée à l’égard de M. et Mme Hurstmonceaux. Une étrangère
était donc préférablement indiquée pour cette mission de remettre
Sylvaine à sa nouvelle famille; Mme Gardonne estima que Mme Delaroute la
remplirait admirablement et ménagerait en outre beaucoup plus la
sensibilité de Sylvaine, qu’il convenait d’épargner. Ni M. Gardonne ni
Albéric n’eurent rien de valable à objecter et, le concours de Mme
Delaroute ayant été promis, il ne resta plus qu’à vaquer aux préparatifs
du départ.

Mme Delaroute, pour laquelle en ses jours de gaieté Albéric professait
une passion désordonnée, était de ces créatures qui réconcilient avec
l’humanité et font comprendre qu’entre le bien et le mal s’établit
l’équilibre qui empêche la société de chavirer. Sans prétention à aucune
vertu éclatante, Mme Delaroute, depuis l’âge de vingt-sept ans, luttait
seule avec un courage indomptable pour conquérir sa vie et celle de son
fils. Restée veuve sans autre patrimoine que des dettes, elle avait
travaillé sans trêve ni répit, se trouvant la plus heureuse personne du
monde si les leçons ne lui manquaient pas. Gaie au milieu de ses soucis,
sans envie ni fiel, elle s’était fait aimer partout, et, quand ses
élèves s’absentaient, elles s’évertuaient à lui laisser des besognes
quelconques afin de la dédommager un peu. Mme Delaroute faisait les
visites de charité de l’une; elle terminait les ouvrages de l’autre,
ayant à peine le temps de souffler, et pourtant s’intéressait à tout,
lisant passionnément son journal à un sou, seule débauche qu’elle se
permît; et de cette façon elle avait passé vingt ans. Puis, à son tour,
André avait assumé le fardeau et, content de son petit emploi,
nourrissait l’idée de se marier un jour. Comme sa vaillante mère ne
voulait pas être une entrave à ce juste désir, elle prétextait un besoin
d’activité pour continuer ses leçons, qu’elle était bien résolue de
mener aussi longtemps que ses forces le lui permettraient. Mme de Nohic
avait horreur des éducations en commun et n’aimait pas plus les cours.
Elle trouvait très inutile que sa petite-fille reçût une instruction de
pédante: de bons livres, une direction sage, des clartés générales, lui
semblaient entièrement suffisants, et Mme Delaroute, qui manquait de
tous les brevets modernes, lui parut on ne peut plus apte à remplir son
programme. Trois fois par semaine, pendant cinq ans, elle était venue
régulièrement chez Mme de Nohic, s’occupant de Sylvaine, dont elle était
demeurée l’amie très appréciée, car la jeune fille n’avait qu’une seule
intimité de son âge avec une ancienne compagne de couvent chez qui, de
temps en temps, Mme de Nohic l’envoyait sous la garde de Mme Delaroute.

Sylvaine s’était habituée à vivre avec des gens plus âgés qu’elle et
n’en souffrait pas. Mme Delaroute, invariablement de bonne humeur (de
quoi avait-elle à se plaindre puisque André prospérait?), était
d’excellente compagnie, et, comme sa seule prétention consistait à
mettre du plomb dans les jeunes têtes, elle s’y était particulièrement
appliquée pour Sylvaine. Après la perte que Sylvaine avait faite de sa
grand’mère, Mme Delaroute s’était multipliée, et si Mme Gardonne,
jalouse de son rôle, ne s’y fût opposée, elle eût donné tous ses moments
de liberté à la jeune fille.

«Heureusement, Sylvaine est raisonnable», se disait l’excellente femme,
et elle se félicitait d’avoir contribué à la rendre telle.

Ce fut une délivrance pour Sylvaine quand tous les détails de son voyage
furent arrêtés; elle avait maintenant hâte de partir, tant elle trouvait
intolérable le chagrin que la perspective lui en faisait éprouver. Le
soir était le moment qu’elle attendait avec impatience; à neuf heures et
demie, son oncle et sa tante la laissaient: ils avaient loué deux
chambres dans une pension de famille du voisinage, l’appartement de Mme
de Nohic étant trop exigu pour les recevoir; ils y arrivaient le matin
et y restaient la journée, du moins Mme Gardonne qui n’en bougeait
qu’avec Sylvaine et s’occupait de l’inventaire avec une précision
méticuleuse, car elle mettait son point d’honneur à ce que rien ne fût
égaré et qu’au moment donné Sylvaine retrouvât la moindre bagatelle.

La veille du départ, la chaîne de la porte enfin mise, et la vieille
Pauline, la figure contractée, entrant dans la chambre pour lui dire
bonsoir comme elle en avait la coutume, Sylvaine crut défaillir: elle
éprouva ce qu’elle avait ressenti lorsqu’elle avait vu fermer le
cercueil de sa grand’mère, une angoisse indicible, un avant-goût du
néant. C’était fini!... fini de vivre dans ces pièces où elle avait
passé de l’enfance à l’adolescence; fini de respirer l’air que sa
grand’mère avait respiré, de retrouver la trace de tous les objets
familiers. Cette réalité d’intérieur, si tangible et si intense, allait
se fondre, disparaître à jamais, comme était disparue la créature
vivante devenue soudain un mythe, quelque chose d’impalpable et
d’insaisissable. Pauline, dans son vrai chagrin, dans sa peine de voir
s’en aller au loin l’enfant qu’elle avait vue grandir, ne trouvait qu’un
mot à dire, le plus juste en somme:

--Ah! que pauvre Madame serait triste!

Sylvaine la regarda, frémit, puis répondit:

--Mais elle ne sait pas, Pauline, elle ne sait pas!

--On n’en est pas sûr. Ah! pauvre Mademoiselle, je serais bien restée
avec vous; il aurait bien mieux valu vous marier que de partir comme ça
dans un pays qu’on ne connaît pas.

--Je vais chez mon oncle, Pauline, vous l’oubliez, le frère de
bonne-maman, dit Sylvaine en se roidissant contre le sentiment
d’abandon. Elle l’aimait; peut-être, au contraire, cela lui ferait-il
plaisir de m’y voir aller.

--Peut-être, dit Pauline, qui n’était pas dans les jours où elle tenait
à son opinion.

Et elle ajouta d’une voix tremblante, prise d’un regain d’affection pour
sa maîtresse disparue:

--Quand on pense qu’on ne fera plus de ces bonnes petites dînettes que
pauvre Madame aimait tant! Elle me disait comme ça: «Pauline, mettez
beaucoup de sucre dans la crème; mon petit-fils l’aime très sucrée...»

Cette évocation parut à la vieille servante la plus cruelle de toutes,
et des larmes courtes et rares, comme celles qui jaillissent péniblement
des yeux fatigués, tombèrent sur ses joues pendant que, sans les
essuyer, elle clignait ses paupières ridées, regardant avec une
expression pitoyable la jeune créature qui partait. Et partir, pour
l’esprit simple de la vieille servante, représentait la somme de ce qui
peut arriver de pire.

Sylvaine, assise au pied de son lit, dans une attitude lasse, était
devenue très pâle, et ses yeux chargés d’une mélancolie profonde
rencontrèrent ceux de l’humble femme, à laquelle, par des attaches
secrètes, elle eut, au même instant, le sentiment d’être unie. Pauline
était la détentrice de tous les chers souvenirs de la vie journalière;
elle seule pouvait partager ce trésor avec l’enfant orpheline, le lui
offrir sans cesse pour y recourir comme à une inépuisable ressource
consolatrice. L’idée de quitter Pauline, idée qui jusqu’alors avait été
pour Sylvaine d’une importance très secondaire, l’oppressa soudain;
sentant que son émotion allait la dominer, et soigneuse de la
dissimuler, elle fit un suprême effort pour dire lentement:

--Il faut que je me repose, Pauline... Je reviendrai...

Obéissante, Pauline se leva pesamment de la chaise où elle s’était
affaissée, fit deux ou trois tours par la chambre, touchant, comme pour
les caresser, les rideaux des fenêtres, la table de toilette, et enfin
la grande malle couverte de son enveloppe bise qui était rangée contre
la porte; puis, d’une voix chevrotante, pendant que l’index de sa main
gauche arrêtait une larme, elle dit:

--Bonsoir, mademoiselle Sylvaine.

--Bonsoir, Pauline.

Quelques mots brefs, et c’est ainsi dans la vie que tout se dénoue.
Adieu! adieu! Et les âmes liées l’une à l’autre se séparent et suivent
la route solitaire et mystérieuse réservée à chaque être humain. Il
suffit parfois de très peu de chose pour modifier d’une façon profonde
les impressions d’un cœur. Sylvaine en voyant Pauline s’éloigner fut
saisie d’une angoisse indéfinie; jusqu’à cette minute, elle n’avait
appréhendé qu’en enfant le fait de la séparation d’avec tout ce qu’elle
connaissait. Son esprit, replié sur le souvenir des tendresses perdues,
occupé de l’effort de cacher sa peine, ne s’était pas appesanti sur la
pensée de l’avenir. Habituée à se soumettre, elle avait accepté la
décision prise sans se demander ce qu’en seraient les conséquences. Tout
ce que ce grand changement recélait d’inquiétant s’offrit tout à coup à
son esprit dans une épouvante subite; elle eut la sensation éperdue
d’être seule sur une barque, voyant fuir devant ses regards la terre
connue et courant sans protection vers des rivages dont elle ignorait
tout. Elle réalisa que _demain_, la nuit même qui suivrait celle qui
commençait, elle dormirait sous un toit étranger, au milieu d’êtres
inconnus. Son grand-oncle, lorsqu’elle en parlait comme d’une personne
éloignée, était une figure familière dans son imprécision, mais, à être
approché de près, redevenait un étranger redoutable. Il passa sur la
jeune âme de Sylvaine cette désolation morne qui naît de notre absolue
impuissance à façonner notre vie; elle discerna confusément que son
avenir allait dépendre non de ses désirs et de ses efforts, mais d’un
ensemble de faits contre lesquels elle ne pouvait rien.

En vérité, pour qui pense, c’est un sujet d’effroi presque terrifiant
que la toute-puissance des forces mises en jeu pour agir sur une seule
destinée, et la répercussion lointaine que d’autres vies ont sur celles
que souvent même elles ignorent. Si enchevêtrée et étroite est la
solidarité humaine, si serrée et si solide la trame qui relie les
existences, que nul ne peut se vanter de vivre sa vie indépendante. A
l’heure où la moindre déviation dans la route suivie suffit pour
transformer totalement l’orientation des années futures, où chaque
minime action revêt un caractère presque auguste par les résultats qui
en peuvent découler, les êtres humains, et les femmes en particulier,
dépendent généralement de l’ambiance qui les fait vivre, et même une
ferme volonté de s’en défendre n’en peut atténuer le pouvoir occulte qui
prend ses racines dans les sources de la vie.

Pour Sylvaine orpheline, et affranchie en apparence de toute influence
prépondérante et directe, sa jeune existence portait déjà comme un
fardeau invisible le poids de toutes les vies dont elle avait approché.
Ses deux mères d’abord, qui différemment avaient pétri son âme, et dont
la domination était beaucoup plus forte depuis qu’elles avaient cessé de
vivre: Mme de Nohic avait certes influencé sa petite-fille de son
vivant; mais morte, elle s’en emparait tout à fait. Cette fierté, que sa
grand’mère lui avait toujours vantée comme le bouclier de la femme,
Sylvaine, pendant ses méditations tristes, prenait la résolution de ne
jamais s’en départir. Personne ne verrait combien elle se sentait
abandonnée. Si elle consentait à aller vers l’inconnu, c’est parce
qu’elle pensait retrouver en son oncle quelque chose de celle qui était
partie et à qui elle voulait complaire. L’oncle et la tante Gardonne,
qui remplissaient si mal leur mission envers Sylvaine, avaient, eux
aussi, par leur conduite, une part énorme d’influence sur les
contingences à venir; de la faiblesse de l’un, de l’âme basse et jalouse
de l’autre, Sylvaine, dans sa candeur innocente, ressentirait les
effets. Et plus loin encore, il fallait que le contre-coup de la
carrière aventureuse d’une femme de basse extraction devînt un facteur
puissant dans la destinée d’une créature née en pays étranger, et
désormais et pour toujours reliée à cette autre destinée de femme dont
il semblait que tout la séparât.

Sylvaine, pensive et triste, à la lueur affaiblie de sa petite lampe
voilée, ne pouvait, dans son ignorance, se dire ces choses, mais
néanmoins leur ensemble obscur l’oppressait; pour la première fois de sa
vie elle essayait de dégager sa personnalité des faits, de se rendre
compte de ce qu’était une personnalité; elle s’interrogeait elle-même,
cherchant à démêler les sentiments de son propre cœur, impuissante à le
faire, craintive elle ne savait distinctement de quoi. L’image de son
cousin Albéric se présenta très précise avec une vague douceur dont elle
fut étonnée; il avait été chagrin, ce soir-là, à table, plus ému qu’il
ne l’avait lui-même pensé à l’idée de voir disparaître sa petite
compagne de jeunesse et observant Sylvaine avec une curiosité nouvelle.
Le repas, déjà assombri par le malaise de tous, l’avait été encore
davantage par l’humeur peu dissimulée du jeune homme: il avait été
presque jusqu’à rudoyer son père; répondant aux phrases sucrées de Mme
Gardonne avec une ironie qui frisait l’insolence. Au moment de quitter
Sylvaine, il lui avait dit, regardant en même temps son père et sa
belle-mère:

--Oh! Sylvaine, si tu étais ma sœur, je prendrais soin de toi comme
d’une colombe.

Et ce fut ces paroles dans l’oreille qu’à la fin, accablée à ne pouvoir
plus penser, Sylvaine s’endormit pour la dernière fois sous le toit où
elle avait été si bien gardée, où le mal de la vie ne pouvait
l’approcher.



V


Dans la lumière apaisée mais transparente du soir, Douvres s’offrit aux
regards anxieux de Sylvaine. Il y a, dans l’aspect de cette première
ville anglaise, un ordre, une élégance discrète, une surface de
bien-être extrêmement séduisants. Le sentiment initial d’étrangeté n’eut
donc rien de douloureux. Mme Delaroute, ravie de voir du pays et
voyageant pour la première fois de sa vie, commença à s’extasier sur le
charme de la campagne qu’elles traversaient. Le train filait entre des
prairies aux nuances variées; quelques-unes étaient tapissées de fleurs
jaunes au point de paraître des champs d’or; sur les talus se massaient
les genêts en fleurs; dans les haies s’épanouissaient des grappes
d’aubépine et de lilas; partout éclataient des taches brillantes de
couleur se détachant sur le fond de verdure dont la tonalité s’étageait
d’un bleu vert à une nuance purement émeraude. De loin en loin on
découvrait de petites habitations chaudes à l’œil, avec des toits
sombres et des tourelles de brique en forme de meule. Dans les prairies
paissaient les troupeaux blancs, brebis lourdes de toison et agnelets
couleur de lait, légers et bondissants; et dans cette lumière spéciale,
quoique le ciel fût uniformément gris avec des nuages plus clairs,
quelques-uns paraissaient d’une teinte rosée; des vaches rouges à
longues cornes se mouvaient, pesantes; puis, près des habitations, des
groupes de poules brunes picoraient autour d’une maisonnette ambulante à
leur usage.

A cette évocation de vie rurale presque idéale, sans aucune laideur,
sans même aucune trace de labeur, la terre fleurie et les animaux
paisibles, Sylvaine fut ramenée à d’anciens entretiens avec sa
grand’mère, lorsque celle-ci lui décrivait la «Country House» où elle
avait été élevée. De temps en temps, elle croyait presque en reconnaître
l’original lorsque se découvrait quelque jolie maison à colonnades
blanches, enserrée d’arbres touffus et de grandes pelouses humides.
C’était tout un monde familier par la lecture et la parole qui s’offrait
à Sylvaine; elle le trouvait à la fois riant et triste, et elle regarda
avec curiosité deux jeunes femmes suivies d’un chien qui, à cette heure
du soir, traversaient un champ d’où montait une légère buée. C’était
comme un rêve qui soudain aurait vécu; elle fut curieuse de leurs vies
et se demanda si jamais un jour elle se mouvrait à l’aise dans ce cadre.

Mme Delaroute, avec une parfaite bonne humeur, parlait et n’attendait
pas de réponse; cependant, quand, à plusieurs reprises, elle eut dit de
sa voix haute qui faisait lever les yeux à ses compagnons de voyage
échangeant leurs réflexions dans un soupir murmuré: «Ce pays est
vraiment joli par ici», Sylvaine, comme réveillée d’un songe, répondit:

--Ma grand’mère me l’avait dit souvent.

--Eh bien, je ne m’en doutais pas, observa naïvement Mme Delaroute; ces
maisons que nous avons passées sont charmantes.

Puis, au bout d’un moment, elle s’écria:

--Mais, tenez, voici Londres!...

Ce fut, après cette course à travers la campagne épanouie, une surprise
étrange que de voir surgir les premiers faubourgs à maisons basses, aux
rues alignées et navrantes dans leur médiocrité... Le monstre fumant et
grouillant peu à peu apparaissait, et Mme Delaroute, curieuse et
étonnée, le contemplait.

La nuit arrivait tout à fait quand le train traversa la Tamise; elles
purent un moment, comme à vol d’oiseau, plonger sur la grande Cité, dont
les artères sillonnées se découvraient, dont la masse imposante et
compacte se détachait au-dessus du fleuve. Les lumières couraient avec
une rapidité vertigineuse; un murmure sourd, quelque chose d’intense
montait de la fourmilière humaine que surplombaient des nuages lourds de
fumée; une odeur étrange flottait dans l’air.

L’entrée du train dans la gare de Charing Cross retentit formidable sous
la coupole vitrée et, dans une extraordinaire confusion apparente, de
voitures paraissant sortir de terre, de bagages déchargés, de facteurs
se bousculant, Mme Delaroute et Sylvaine, un peu effarées, se trouvèrent
sur le quai encombré. A travers la cohue, rapidement, en mouvements
secs, un petit homme net, propre, imberbe, vêtu d’un pantalon clair et
d’un chapeau melon, qui avait guetté la descente des voyageurs, se
précipita vers elles, se découvrit et d’une voix un peu hésitante
demanda, en présentant une lettre à Sylvaine:

--Miss Charmoy?

--Oui.

Tremblante, Sylvaine prit l’enveloppe d’épais papier et l’ouvrit.
Quelques lignes de sa tante lui apprenaient que, dînant en ville ce
soir-là, elle ne pouvait venir à sa rencontre, mais lui souhaitait la
bienvenue et la confiait à Forster, le valet de chambre du colonel, qui
les piloterait: on n’avait qu’à s’en remettre à lui. Mme Delaroute,
ayant reçu communication du contenu du billet, s’en déclara un peu
étonnée; mais néanmoins, avec d’abondantes recommandations données dans
un français imperturbable, remit les pièces dont elle était détentrice.
Cela fait, Sylvaine lui dit:

--Nous n’avons plus qu’à nous en aller; il paraît que la voiture nous
attend.

--C’est bon, allons.

Mme Delaroute se sentait ahurie de s’être vu enlever son sac, et les
gestes brefs du correct M. Forster l’étonnaient. Rapidement il fit signe
à un coupé de maître, qui se détacha du fouillis inextricable des
véhicules et s’approcha du quai. A voix basse, Sylvaine fut priée par
son guide d’y monter; Mme Delaroute l’y suivit et avec fracas la voiture
s’ébranla, ralentit un peu devant le policeman qui pointait, et à un mot
égal plongea dans le cœur de la ville. Ce fut d’abord la traversée de
Leicester-Square avec ses music-halls illuminés d’une façon criarde, ce
qui donna immédiatement et pour toujours à Mme Delaroute l’idée qu’à
Londres il n’y avait que des théâtres et que la foule grouillait
habituellement au dehors, noire et pressée. Après la flambée des
devantures des salles de spectacles, ce fut la course à travers Regent’s
Street, aux maisons basses, sans noblesse, toutes les boutiques déjà
closes et une grande tristesse flottant dans l’atmosphère. Puis enfin
l’arrivée dans le square, vaste, silencieux, entouré de toutes ses
habitations énigmatiques, aux fenêtres muettes. La voiture stoppa, le
cœur de Sylvaine battit et elle n’eut que la force de dire: «Mon Dieu!»

La porte de la maison s’était ouverte comme par enchantement, découvrant
un hall brillamment éclairé, et d’un pas rapide un valet de pied
magnifique descendait les marches de pierre, s’approchait du coupé et en
ouvrait dignement la porte. Sylvaine et Mme Delaroute descendirent
silencieuses, obéissant au geste qui les guidait, et se trouvèrent tout
à coup dans ce hall, entourées de trois visages graves et impassibles,
pendant qu’un quatrième personnage, venu du fond, s’avançait vers elles,
saluait majestueusement, les requérait de consentir à monter l’escalier
où il les précéda lentement et avec une eurythmie silencieuse les
introduisait dans un salon où Sylvaine, troublée, ne distingua rien
d’abord; puis se trouva soudain enveloppée dans les bras d’une petite
femme courte et grosse, ruisselante de satin, étincelante de diamants,
aux cheveux lavés au henné, au visage peint avec surcharge, et qui lui
disait d’une voix cordiale:

--Darling, nous sommes enchantés de vous voir. Voici votre oncle.

Un maigre vieillard, extraordinairement net, aux cheveux rares, s’avança
et tendit sa main à Sylvaine; un œil pâle s’éclaira un peu, et une voix
qui frappa aussitôt la jeune fille par sa curieuse ressemblance avec
celle de sa grand’mère répéta timidement:

--Nous sommes enchantés de vous voir.

                   *       *       *       *       *

Sylvaine s’attendait à ce que son oncle l’embrassât; il ne parut pas y
songer, mais très poliment souhaita la bienvenue à Mme Delaroute que Mme
Hurstmonceaux, en même temps, accablait de politesses. Puis, avec
impétuosité, revenant à Sylvaine, elle dit rapidement:

--Dear, nous dînons en ville, et nous sommes déjà terriblement en
retard; vous nous excuserez. Mon cher colonel, voulez-vous sonner?
Darling, je vais vous confier à Drury, ma femme de chambre; elle verra à
ce que vous soyez très confortable. Dînez bien surtout. A demain. Venez,
colonel, venez.

Et la personne du nom de Drury ayant fait son apparition discrète
pendant ce discours, Mme Hurstmonceaux avait été enveloppée d’un superbe
manteau de velours blanc, et tout en descendant l’escalier criait encore
à Sylvaine: «Surtout, mettez-vous bien confortable!»

--Si ces dames veulent monter dans leurs chambres un moment avant le
dîner? suggéra respectueusement Drury.

--Certainement.

Deux étages encore à gravir de l’escalier à tapis épais, aux murs
encombrés d’estampes et de tableaux; puis Drury, à la fois déférente et
rassurante, ouvrit une porte, toucha un bouton, et à la lumière
électrique Sylvaine vit la pièce qui était désormais sa chambre. D’une
allure rapide, Drury en fit l’inventaire au bénéfice de Sylvaine, lui
montra la petite salle de bains attenante, la toilette bien garnie et
toute prête; puis s’inclina, indiquant les sonnettes, et celle qui
devait annoncer que ces dames descendaient dîner. Elle conduisit ensuite
Mme Delaroute à la chambre qui l’attendait et, en matière de conclusion
demanda:

--Est-ce que je commanderai le dîner dans une demi-heure?

--Une demi-heure, parfaitement.

Et elles se trouvèrent seules. Mme Delaroute s’était assise; elle fit la
moue et dit:

--C’est joliment grandiose ici, ma petite.

Sylvaine acquiesça silencieusement. Ses impressions demeuraient
superficielles; il ne lui paraissait pas possible d’être arrivée, et
elle regardait autour d’elle presque sans curiosité, angoissée sans
définir pourquoi.

--Eh bien, ma petite, continua Mme Delaroute, dépêchons-nous de nous
laver les mains pour descendre dîner... C’est bien en face ma chambre?
Que je ne m’égare pas, mon Dieu!... Allons, je suis à vous dans cinq
minutes.

Un peu plus tard, comme elles étaient à table dans l’immense salle à
manger, entourées et servies par trois hommes, Mme Delaroute, comme
opprimée par l’ambiance cérémonieuse, dit tout à coup à Sylvaine:

--Vrai, à me voir ici, je ne puis pas croire que ce matin j’ai bu mon
café sur le petit buffet de ma cuisine...



VI


Quand Sylvaine ouvrit les yeux, elle fut d’abord frappée de la qualité
particulière de la lumière; un jour atténué et estompé entrait dans la
chambre, au lieu de la limpide clarté à laquelle sa vue était habituée.
Ce n’était pas la lourde et familière silhouette de Pauline qui se
mouvait par la pièce, mais celle alerte, raide et preste d’une jeune
housemaid, qui, avec un peu d’embarras, posa sur un guéridon la première
tasse de thé matinal et annonça que le bain était prêt.

En une seconde Sylvaine fut sur pied... Il lui fallait voir Mme
Delaroute, il lui fallait entendre une voix connue; le sentiment
d’étrangeté l’oppressait d’une angoisse indéfinissable... Elle se
regarda dans une glace, presque préparée à se trouver changée elle-même.
Non, c’était bien son visage battu et pâli. Ses malles étaient
ouvertes... elle y plongea les mains, toucha les choses familières comme
pour se donner une certitude de la réalité; puis, enveloppée dans son
saut-de-lit tout blanc, traversa craintivement le palier et frappa chez
Mme Delaroute. La porte s’ouvrit instantanément, et Mme Delaroute, déjà
habillée, parut sur le seuil, attira Sylvaine à elle et maternellement
l’embrassa...

--Bonjour, l’enfant. Avez-vous bien dormi? Voulez-vous que je vienne
vous aider?

--Oui, venez, je vous en prie, dit Sylvaine d’une voix de détresse. Et
elles rentrèrent ensemble dans la chambre. Là Mme Delaroute procéda à
l’examen de la mine de sa petite amie.

--Vous n’avez pas un fameux visage, ma petite; il ne faut pas vous
affliger. Dame! je comprends... ça saisit, un changement pareil; mais
votre oncle et votre tante ont l’air de braves gens, et c’est joliment
chic chez eux. Ils vous ont installé une chambre qui ne laisse rien à
désirer.

Sylvaine secoua la tête.

--Vous vous y habituerez, et quand vous y aurez mis toutes vos petites
affaires, ce sera autre chose. Vous avez une vue agréable, venez donc
constater.

Et Mme Delaroute s’approcha d’une des fenêtres aux délicieux rideaux de
mousseline liberty. Au dehors s’étendait le large square avec son jardin
central aux arbres magnifiques d’une verdure intense; à droite et à
gauche, les maisons inégales, les unes blanches, les autres jaunes, les
autres bises, mais toutes avec un porche et des fenêtres fleuries.
L’atmosphère était comme ouatée; une grande paix régnait. Seules,
passaient à une allure rapide les voitures de fournisseurs, et le
facteur, méthodiquement, faisait entendre son rataplan sur le heurtoir
des portes. Mme Delaroute avait soulevé le panneau de la fenêtre, et
toutes deux furent encore une fois frappées de la saveur et de la
qualité de l’air; cependant la journée était belle et chaude en ce matin
de mai.

La chambre elle-même était d’une tonalité transparente; les murs, le
plafond, les meubles d’un bois vert pâle, tout était fragile et délicat,
comme si nulle poussière, nulle souillure n’existaient. L’installation
avait été évidemment surveillée avec soin: la petite table à écrire
était garnie de papier à bordure noire, l’armoire tapissée de sachets;
sur une quantité de tablettes inutiles s’étageaient des vases, des
brimborions sans usage: l’esprit positif de Mme Delaroute en fut
offensé.

--Quel temps perdu à essuyer toutes ces machines dont on n’a pas besoin!
Allons, mon enfant, de la vigueur! Faites votre toilette, je rangerai
vos affaires en vous attendant; et puis, il faut penser à déjeuner. La
jeune personne m’a dit: «Downstairs», je sais ce mot-là; ils devraient
sonner la cloche au moins, comme au couvent.

Elles descendirent une heure après, la maison semblait morte, quoiqu’on
eût le sentiment que des ombres y glissaient sans bruit. Ce fut Sylvaine
qui ouvrit la porte de la salle à manger; elle était vide. Mais à peine
furent-elles assises à la table, abondamment pourvue, que le colonel
Hurstmonceaux parut.

--Je vous en prie, ne vous levez pas. Je vous ai fait attendre.
Voulez-vous me préparer mon thé? dit-il en souriant timidement à
Sylvaine.

Elle avait rougi et regardait son oncle, qui lui indiquait une place en
face de la vaste bouilloire: en même temps, un domestique, presque
invisible à force d’être effacé, lui mettait sous la main tout ce qui
lui était nécessaire.

Le colonel Hurstmonceaux avait les regards fixés sur sa nièce et dans
ses yeux d’un bleu lavé se lisait une émotion contenue. Il passa deux ou
trois fois la main sur sa grosse moustache blanche et dit en français
d’une voix un peu enrouée:

--Vous me faites extraordinairement souvenir de ma sœur Mary.

Les domestiques étaient sortis, et Sylvaine n’eut pas honte de deux
larmes qui tombèrent sur ses joues. Ces quelques paroles avaient suffi
pour la rendre en une seconde bien moins étrangère. C’était vrai: ce
vieil homme qu’elle ne connaissait pas, qui l’intimidait, était pourtant
le frère de sa grand’mère; elle pouvait, elle devait l’aimer. Depuis
quatre mois elle avait totalement perdu le sentiment délicieux (le seul
qui justifie la peine de vivre) d’être utile. Elle, habituée à protéger,
à servir sa chère grand’mère, s’était jugée tout à coup inutile: ni
l’oncle Jules ni Mme Gardonne n’avaient aucun besoin d’elle, ni même
Albéric; Mme Delaroute avait son André. L’idée que pour le colonel
Hurstmonceaux elle pouvait compter fut infiniment douce à Sylvaine;
aussi surmontant sa réserve, elle l’interrogea sur ses goûts.

--Aimez-vous le thé très fort? Peu ou beaucoup de crème?

Il répondait empressé, évidemment satisfait, et, se tournant avec une
grande courtoisie vers Mme Delaroute, il lui dit:

--Je suis bien heureux d’avoir ma nièce.

--Ah! monsieur, vous avez raison. Pauvre petite! Il faut la gâter.
Merci... assez... (car le colonel profitait de l’aménité de Mme
Delaroute pour lui remplir son assiette).--Et Mme Hurstmonceaux? Est-ce
que nous ne la verrons pas ce matin?

Mme Delaroute s’était avisée qu’on n’avait pas encore demandé de
nouvelles de la maîtresse de maison et jugeait opportun d’y remédier.

--Mme Hurstmonceaux ne descend jamais le matin, je suis toujours seul;
mais maintenant je déjeunerai avec Sylvaine.

Il disait: «Sylvine,» et le nom étrange évidemment l’interloquait un
peu.

--Et je ne vous plaindrai pas, reprit Mme Delaroute, à qui la timidité
était totalement étrangère.

Elle encourageait Sylvaine à manger.

--Mangez, ma petite, ça vous remontera le moral; car vous comprenez,
monsieur, elle est bouleversée. C’est inévitable.

Les yeux du vieil homme allaient de l’une à l’autre femme avec un
intérêt extrême; il guettait, tant son observation semblait intense,
chaque geste de Sylvaine. Elle était si naturellement élégante, si fine,
que ce cadre imposant, cette salle à manger aux meubles lourds et
magnifiques, regorgeant d’argenterie sur les dessertes, tout s’ajustait
à sa personne. Mme Delaroute constata mentalement que jamais Sylvaine ne
lui avait paru si jolie; elle en fut fière et charmée comme d’une chose
lui appartenant. Avec son libre sans-gêne, s’adressant au colonel
Hurstmonceaux, elle lui dit:

--N’est-ce pas, elle est jolie?

Puis elle se mit à rire en voyant rougir Sylvaine et même le colonel,
choqué comme d’une liberté de cette réflexion à bout portant.

Quand ils eurent terminé leur repas, et celui du colonel fut beaucoup
plus long que celui de ses compagnes, il les remercia avec une extrême
aménité; puis, non sans hésitation, demanda à Sylvaine:

--Est-ce que vous êtes libre? Est-ce que vous avez quelque chose à
faire?

--Elle est libre, répondit Mme Delaroute; je m’occuperai de ses
effets... Allez, mon petit, allez avec monsieur votre oncle. Car elle
avait deviné l’intention du colonel.

--Si vous désirez écrire, madame, dit-il en lui désignant la table à cet
usage, qui, selon la coutume anglaise, se trouvait avec de commodes
fauteuils dans la salle à manger.

--C’est ça, merci; j’écrirai à André.

Et comme le colonel voulait lui-même préparer le buvard, quoique ses
doigts tordus de goutteux lui rendissent les mouvements difficiles:

--Merci, mon colonel, merci, je m’installerai parfaitement toute seule;
je suis très débrouillarde.

Et, satisfaite, Mme Delaroute se frotta les mains; Sylvaine suivit son
oncle. Il lui fit traverser le large vestibule, ouvrit une porte de cuir
d’abord; puis une autre, et se trouva dans son «study». La pièce donnait
également sur le square; vaste, elle était remplie de livres, de
gravures anciennes, de tableaux de chevaux, de chiens, d’armes. Une
large table était encombrée de journaux et de périodiques; sur d’autres
tables il y avait des pupitres en acajou, en maroquin, de grandeurs et
de formes diverses. Une forte odeur de tabac saturait l’atmosphère. Un
grand et profond fauteuil avec un appui-pied était placé dans le bon
jour, et sur une console, entre les fenêtres, se trouvait un plateau
avec plusieurs bouteilles; à son étonnement, Sylvaine vit même que l’une
était une bouteille de champagne; du reste, à l’odeur du tabac se mêlait
aussi celle du brandy et du soda qui remplissaient un verre à demi vidé.

C’était dans cette pièce que le colonel Hurstmonceaux, quand il n’allait
pas au Club, passait sa vie, et, malheureusement pour lui, des attaques
de goutte l’y clouaient souvent. Sa chambre à coucher avait été
installée derrière son «study», avec lequel elle communiquait et, de
cette façon, ses relations avec sa femme pouvaient être aussi rares
qu’il le désirait car ces deux êtres, qui s’étaient pris par intérêt, ne
possédaient pas un point en commun; ils se gênaient mutuellement, et la
vulgarité de l’ex-Mme Green était en horreur à un homme qui poussait les
raffinements jusqu’à la manie; il s’était, en l’épousant, libéré des
dettes qui bourrelaient sa vie, et en échange avait donné son nom, ce
qu’il jugeait tout à fait suffisant. Du reste, Mme Hurstmonceaux, pourvu
qu’elle pût parler du «colonel» et qu’il l’accompagnât de temps en temps
dîner en ville, se tenait pour contente en nommant son mari à tout
propos; comme, en somme, il était là, elle rendait sa présence aussi
tangible que s’il se fût montré.

Le colonel Hurstmonceaux avait souffert de l’espèce d’ostracisme qui
avait suivi son mariage, et il était parfaitement sensible aux nuances
de refroidissement qui d’abord l’avaient accueilli à son club; très
réservé et taciturne, il avait gardé son air hautain, et peu à peu la
réserve diminuait, les poignées de main se faisaient plus cordiales,
surtout depuis qu’on s’apercevait que Hurstmonceaux ne visait nullement
à inviter ses anciens camarades à dîner ni à faire étalage de son luxe.
Jamais on ne le voyait dans les éclatants équipages de Mme
Hurstmonceaux, dont cependant, sous sa direction, les voitures
comptaient parmi les mieux tournées de Londres. Lui-même marchait comme
jadis, ou bien se faisait véhiculer dans un fiacre fermé dont le cocher
avait sa clientèle depuis dix ans et auquel il avait donné la marque
distinctive d’un chapeau teint en blanc. Après avoir été un joueur
enragé, perdant aux courses des sommes énormes, il pariait maintenant
avec prudence et passait des heures au whist. A vrai dire, il détestait
la maison de Portman Square, sa pesante magnificence, l’esclavage de sa
nombreuse domesticité; heureusement, il lui restait Forster, qui l’avait
servi dans des temps moins prospères, alors qu’il gîtait dans un lodging
poussiéreux de Jermyn Street, dont l’évocation lui était cependant fort
agréable, car il s’y mêlait d’autres ressouvenances moins édifiantes. Le
colonel Hurstmonceaux avait été toute sa vie un homme à bonnes fortunes,
pas toujours très délicat; maintenant, absolument blasé, sa pipe et le
whisky lui suffisaient. Parfois, une jolie créature l’agitait encore un
moment; il arrivait qu’on l’aguichait, car le colonel avait une
réputation de perversité triomphalement établie. Et voici que sur la fin
de cette vie qui comptait si peu de mérites, qui avait été une course
effrénée aux jouissances et aux satisfactions de tout genre, une jeune
créature comme Sylvaine était envoyée en consolation.

Le colonel Hurstmonceaux, sans illusions sur lui-même, en ressentait
quelque componction. Dès avant la venue de Sylvaine, il avait donné
ordre à Forster de faire disparaître certains livres, certaines
gravures, et il avait exprimé à Mme Hurstmonceaux l’espoir qu’elle ne
permettrait à aucun de ses amis de s’exprimer trop librement devant sa
nièce. Le colonel jugeait les amis et amies de sa femme, mais elle ne
les jugeait pas; elle se récria donc et affirma en outre qu’elle
veillerait sur l’innocence de Sylvaine avec un soin jaloux. L’innocence
paraissait à Mme Hurstmonceaux, qui n’avait jamais connu cet état, une
distinction sociale, quelque chose comme le privilège d’une classe
supérieure; elle pensa qu’elle en prendrait sa part, que le reflet en
rejaillirait sur elle et que son prestige en serait rehaussé.

--Asseyez-vous, je vous prie, Sylvaine, dit le colonel en avançant un
fauteuil à sa nièce.

Puis, se mettant en face d’elle et la regardant:

--J’aimerais tant causer un peu de votre grand’mère... Nous nous sommes
beaucoup aimés quand nous étions enfants.

--Elle vous aimait toujours.

--Vraiment? Racontez-moi...

Alors Sylvaine lui fit le récit de leur existence retirée à Auteuil, de
ses longs entretiens avec sa grand’mère; elle la représenta encore
belle, d’une dignité suprême, se plaisant à tout, aimant les fleurs, les
arbres, les oiseaux.

--Oh! elle les aimait aussi quand elle était petite fille. Je suis
peiné, bien peiné, de n’avoir pas revu ma pauvre Mary.

--Elle le désirait tant!

--Aussi, elle vous a envoyée à moi, à un vieil oncle qui ne vaut pas
cher, mais qui sera bien heureux si vous voulez l’aimer un peu.

Et il ajouta avec amertume:

--C’est ce que personne ne fait plus depuis bien longtemps.

--Je vous aimerai pour ma grand’mère, dit gravement Sylvaine.

L’entretien, mis sur ce ton, était dans l’ordre habituel de ses idées.

--Il faudra être très indulgente, n’est-ce pas, chère? Indulgente pour
tout le monde. Peu de personnes, vous le savez, ressemblent à votre
grand’mère; même votre mère, qui était si charmante, ne lui ressemblait
pas... Mais vous, vous n’êtes pas comme votre mère, vous êtes l’image de
ma sœur Mary. Tenez, je vais vous montrer un portrait d’elle lorsqu’elle
avait votre âge.

--Oh! oui, mon oncle, je vous en prie.

Pour la première fois elle lui donnait ce nom.

Il entendit, et sous ses sourcils broussailleux ses yeux s’humectèrent.
Avec une clef d’or il ouvrit une des grandes boîtes qui se trouvaient
sur la table, et de sa main maladroite, après avoir tâtonné un peu, en
sortit un portefeuille de soie verte et le plaça devant Sylvaine. Avec
vénération elle le déplia. Insérée dans le portefeuille même et encadrée
par la soie, était une miniature de jeune fille aux cheveux courts et
frisés, d’une nuance plus foncée que ceux de Sylvaine; le visage était
d’une grâce et d’une fraîcheur ravissantes; la robe, légèrement
décolletée, découvrant le cou blanc, se croisait en châle et était
serrée un peu haut par une ceinture étroite; à droite de la poitrine
était peinte une pensée très apparente.

Sylvaine regardait, et, penché au-dessus d’elle, le colonel regardait
aussi. D’une voix voilée il dit:

--Ma sœur me l’a donné la première fois que je suis parti pour les
Indes; il m’a suivi partout.

--J’ai le vôtre, mon oncle, à la même époque, avec celui de mes
grands-parents. Oh! ma pauvre grand’mère aimait tant ces miniatures!

--Et vous, Sylvaine, vous les garderez?

--Toute ma vie... toujours!...

--Un jour vous aurez celle-ci. N’est-ce pas qu’elle était jolie, ma sœur
Mary? Ah! je ne l’ai pas assez aimée, je n’ai pas assez pensé à elle...
Et maintenant c’est trop tard...

Il essaya de rire et ajouta:

--En général, dans la vie, c’est toujours trop tard: vous verrez cela.

--Jamais!

Et le ton de Sylvaine fut décisif.

Il y eut un silence; puis, lentement, et accompagnant ses mouvements de
mots brefs, le colonel montra à Sylvaine des lettres, des cheveux; elle,
tira son médaillon et dit:

--Voyez, ils n’étaient pas blancs.

Il tint le médaillon dans sa main et le rendit sans rien dire; puis
méthodiquement serra tout, et d’un geste décidé tourna la clef dans la
petite serrure.

--Nous sommes amis, n’est-ce pas? dit-il.

--Oh! oui.

--Je vous prie d’avoir confiance en moi. Si vous voulez, le matin, vous
viendrez souvent ici, je vous serai reconnaissant; et si cela ne vous
ennuie pas, je pourrai vous faire marcher au parc. Ce n’est pas loin,
vous savez. Aimez-vous marcher?

--Beaucoup. Je faisais de longues promenades au Bois avec Mme Delaroute.

--Eh bien, vous en ferez maintenant avec votre vieil oncle; et, si
quelque chose vous déplaît, vous m’avertirez. Voulez-vous me le
promettre?

--Je ne puis rien promettre, dit Sylvaine; mais je me souviendrai de ce
que vous me dites.



VII


--Eh bien? Et la petite nièce française, ma chère Anna? Racontez-nous...
A cause d’elle il y a des jours et des jours que l’on ne vous a vue,
méchante femme.

Et Blanche, comtesse Longarey, secoua d’un geste de menace affectueuse
ses doigts chargés de bagues vers Mme Hurstmonceaux qui, dans toute la
splendeur d’une robe de soirée, venait de pénétrer dans le salon de lady
Longarey où l’on s’amusait diversement et avec peu de contrainte. Mme
Hurstmonceaux arrivait toujours avec une bourse de mailles d’or bien
remplie de pièces du même métal, et dans la société intime, sinon
exclusive, de lady Longarey, où le gros jeu était en honneur, elle se
voyait en conséquence fort bien reçue.

Blanche, comtesse Longarey, était, ainsi que son nom l’indiquait, une
douairière, mais une douairière frivole et à cœur chaud qui, après une
carrière extrêmement agitée et surtout une période de veuvage tout à
fait indépendante, s’était rangée en épousant un homme de vingt-cinq ans
son cadet (jadis son entraîneur de course), car elle avait une écurie à
laquelle de toute façon elle s’intéressait passionnément. Le mariage de
lady Blanche Longarey avait un peu ahuri ses contemporains; mais M.
Jimmie Mar, ainsi qu’il était familièrement connu sur le turf, non
content d’être beau garçon, avait rapidement pris les allures d’un
gentleman irréprochable, et comme il maintenait sa femme dans une
fidélité rigoureuse à sa personne, la famille directe de la comtesse, et
en particulier son fils aîné lord Longarey, qui professait des principes
sévères, n’étaient qu’à demi mécontents de ce mariage. Elle était moins
dangereuse, moins compromettante ainsi; elle avait par-dessus le marché
l’esprit de passer une partie de l’année en Ecosse dans une propriété
solitaire et éloignée, une autre à Monte-Carlo pour se dédommager, et
ses séjours à Londres n’étaient que relativement courts; d’ailleurs,
lord Longarey ne se sentait en aucune façon amoindri ni à un degré
quelconque solidaire des incartades de sa mère. Il la voyait très
rarement, mais enfin il la voyait quelquefois et, quand il la
rencontrait, se montrait toujours poli pour elle, donnant sans regimber
la main à M. Jimmie Mar devenu depuis son mariage M. Mar sans plus.

Lady Longarey avait connu tout le monde et s’était conservé un cercle
recruté sans bégueulerie, mais du moins très vivant et gai. Elle
comptait nombre d’amies charmantes, dont la conduite particulière
cependant prêtait à la critique. Ces dames se soutenaient intelligemment
entre elles et trouvaient pour la plupart, étant généralement plus ou
moins gênées dans leurs affaires, fort commode une amie du genre de Mme
Hurstmonceaux, dont la maison était hospitalière au possible, qui avait
sa loge à l’Opéra et ne regardait pas, pour obliger, à un chèque de
vingt livres, circonstance extrêmement agréable parfois.

Aux réceptions de Mme Hurstmonceaux, lady Longarey était le principal
atout, car elle appartenait par sa naissance à une famille
aristocratique et se trouvait apparentée à toute la pairie. Grâce à ce
lest, elle avait toujours flotté; et étant en outre extrêmement aimable,
sans hauteur quelconque, bienveillante aux femmes et délicieuse aux
hommes, elle enchantait les anciennes relations de Mrs Green pour qui
l’aristocratie représentait la délégation directe du Paradis. Le colonel
Hurstmonceaux passait pour avoir été fort bien autrefois avec lady
Longarey; en tout cas, ils étaient demeurés bons amis, et au fond il lui
était reconnaissant de ses amabilités pour sa femme. Lady Longarey
l’avait prise tout de suite sous sa protection; cela n’avait pas mené
Mme Hurstmonceaux très loin, mais elle n’en était pas moins enchantée et
toute dévouée à sa chère lady Longarey. Elle fut donc agréablement
sensible à son reproche amical en même temps que ravie d’étaler sa
nouvelle importance.

--Chère lady Longarey, que vous êtes bonne de me regretter! C’est vrai,
j’ai été bien occupée. Cette pauvre petite était triste, vous comprenez.

Et tout en faisant cette constatation d’une voix émue, Mme Hurstmonceaux
passait délicatement un doigt dans son corsage afin de le maintenir en
place, car elle était outrageusement décolletée. Son embonpoint était
encore fort appétissant, et sa belle taille avait été sa principale
séduction; elle étalait ses épaules avec une impudeur heureuse.

Lady Longarey, toute mince et maigre, était habillée de draperies
flottantes, et de son corsage à peine entre-bâillé montaient les parfums
les plus exquis. On ne pouvait avoir l’air plus distingué, plus
supérieur à toutes les faiblesses que cette femme mûre qui avait l’âme
d’une Manon; elle levait de temps en temps les yeux sur son Jim, qui,
beau, rasé de près, la bouche gourmande, parlait aux belles dames dans
des attitudes familières.

Tout en le regardant à travers son lorgnon, elle répondit de sa voix
douce si bien timbrée et qui jamais ne détonnait:

--Pauvre petite darling, est-elle jolie?

--Tout à fait. Le colonel dit qu’elle est l’image de ce qu’était sa sœur
au même âge; elle est un peu froide peut-être... il faut qu’elle
s’habitue.

--Froide, une petite Parisienne de dix-huit ans! Vous m’étonnez. Est-ce
qu’elle est bien habillée?

--Oh! non, elle est en deuil; mais elle a une tournure très élégante. Je
lui ai commandé deux robes qui lui iront à ravir.

--Vous avez bien fait. Pourquoi est-elle en deuil?

--Mais de sa grand’mère.

--Encore! Oh! il ne faut pas la laisser s’attrister, il faut me l’amener
bientôt; je tâcherai d’avoir une de mes nièces.

--Elle ne veut pas sortir cette année, et le colonel prétend que nous ne
devons pas la contrarier; ils sont déjà excellents amis... Du reste,
elle est très obligeante, et je sens que je vais l’aimer beaucoup. J’ai
toujours désiré une fille.

--Oui, ce sera une société très agréable pour vous, surtout si elle est
gaie.

--Elle n’a pas l’air gai, confessa Mme Hurstmonceaux.

--C’est fâcheux, mais cela viendra. Il faudra absolument tâcher de la
présenter à ma nièce, et alors vous pourriez en son honneur donner de
très jolis bals. Surtout si ma nièce consentait à faire les invitations.

--Oh! ce serait délicieux.

--Qu’est-ce qui serait délicieux? demanda M. Mar en s’approchant.

Mme Hurstmonceaux en souriant lui fit place sur le canapé où elle était
assise. Il obéit aussitôt à l’invitation tout en regardant fixement les
épaules dodues qui le frôlaient.

--Ce serait délicieux de donner un bal pour ma nièce.

--Ah! c’est vrai, vous avez une nièce vous aussi, maintenant. Et
qu’est-ce que va dire Archie?

--Méchant homme! Vous savez bien que je n’ai plus de prétentions.

--Mais Archie en a!

--Jamais de la vie! Il m’intéresse en ami, et parce que j’admire son
talent... et puis, je suis dévouée à mon cher colonel.

--Le colonel a la goutte.

--Et je le soigne, cher monsieur Mar, je le soigne comme Blanche vous
soignerait si vous étiez malade.

Jimmie Mar découvrit ses dents qui étaient blanches et régulières comme
celles d’un jeune chien.

--Pas probable que je sois malade, et que sa ladyship ait occasion
d’exercer sa charité à mon égard.

Et comme lady Longarey se trouvait à portée, son mari étendit le bras
vers elle et lui saisit le petit doigt, le pinçant fortement tout en lui
disant:

--Est-ce que vous me soigneriez, milady, si j’étais malade?

--Fol enfant! dit-elle en rougissant de plaisir.

Et d’un geste plus léger que l’air elle lui frôla le visage de sa main
parfumée.

Jimmie Mar n’était pas insensible à ces témoignages publics d’une
préférence si flatteuse pour lui; comme la nature l’avait doué d’un sens
très juste des choses, il prenait soin de paraître amoureux de sa femme;
et effectivement, malgré les vingt-cinq ans qui les séparaient, il
était, à ses heures, subjugué par sa grâce et la tendresse presque
servile qu’elle lui témoignait.

--Oh! comme elle vous gâte, monsieur Mar, dit Mme Hurstmonceaux avec
admiration.

Il se mit à rire d’un rire vaniteux et satisfait.

--Et quand verrons-nous votre nièce?

--Mais quand vous viendrez chez moi dîner, le 25, comme il est convenu.
Ma nièce--et Mme Hurstmonceaux se rengorgea--ne sort pas encore. Vous
savez que nous sommes en deuil de sa grand’mère?

--Vraiment; vous êtes en deuil avec cette robe-là?

Et il saisit entre ses doigts forts et adroits la robe de satin mauve
rosé. Puis, faisant miroiter les paillettes d’argent qui l’ornaient:

--C’est du deuil, ça?

--Certainement.

--Eh bien, je vous le permets ainsi; autrement non, j’abomine les choses
lugubres. Ne donnez pas dans les choses lugubres, madame Hurstmonceaux,
vous êtes bien trop agréable pour cela. Voyons, voulez-vous faire une
partie de bézigue avec moi? Je crois qu’on joue au baccara là-bas; mais
nous sommes des gens rangés, nous; nous y jouerons seulement tout à
l’heure.

--Je serai enchantée de jouer avec vous à tout ce que vous voudrez.

--Eh bien! d’abord un bézigue pour quelque chose qui en vaille la peine,
afin de ne pas nous endormir.

--Si vous voulez.

--Alors, venez.

Mme Hurstmonceaux se leva. Les salons de lady Longarey étaient petits;
du reste, elle n’habitait pas sa propre maison, mais en louait une
chaque année; sa principale installation était à la campagne; néanmoins
elle s’arrangeait toujours pour avoir un cadre qui lui seyait, et
surtout autour d’elle prodiguait les fleurs; il y en avait partout en
abondance extraordinaire, et leur fraîcheur et leur beauté donnaient
comme un air de volupté à toute l’ambiance. Lady Longarey en tenait sans
cesse dans les mains, et soit en causant, soit en jouant, déchiquetait
des roses.

Dans ce milieu, les conversations roulaient invariablement sur deux
sujets uniques: les courses et l’amour. On parlait du jeu ouvertement,
de l’amour d’une façon plus détournée; mais pour chacune de ces femmes
toute l’existence était une défense désespérée contre l’âge et ses
atteintes; elles ne vivaient que pour être admirées et aimées: l’amour
pour elles était la réalité la plus prosaïque et s’incarnait en des
hommes du type de Jimmie Mar. Lady Longarey, par tradition familiale,
s’occupait aussi de politique, et dans le dernier salon, sorte de petit
réduit, moitié serre, moitié boudoir, se réunissaient ceux qui s’y
intéressaient. Jimmie Mar rêvait d’entrer un jour au Parlement et se
mettait en frais pour les amis politiques de lady Longarey; elle était
_Primrose-Dame_, et très active dans sa sphère.

Une des ambitions cachées de Mme Hurstmonceaux eût été d’avoir un salon
politique, et elle ne comprenait pas pourquoi les hommes qui venaient si
volontiers causer chez lady Longarey se montraient si peu disposés à
accepter ses invitations. Lady Longarey, en bonne amie qui sait la vie,
l’engageait toujours à les récidiver malgré les refus.

--Et, disait-elle, un jour ou l’autre ils viendront.

Sa prophétie paraissait devoir se réaliser, car Mme Hurstmonceaux avait
enfin obtenu une acceptation de sir Charles Springle, membre très
influent de la Chambre des Communes, riche et répandu. Mme Hurstmonceaux
ne manqua pas de dire à M. Mar, tout en prenant place en face de lui et
en battant les cartes:

--Est-ce que sir Charles Springle est ici ce soir?

--Non.

--Vous savez que vous dînerez avec lui le 25?

--Je le sais; sa ladyship me l’a annoncé.

--Il viendra peut-être, tout à l’heure.

--Je ne crois pas. Allons, madame Hurstmonceaux, faites attention à
votre jeu; Archie n’est pas là, j’ai peur de vous.

Mme Hurstmonceaux prit un air coupable et enchanté. Le colonel Cecil
Blunt, un des assidus du salon de lady Longarey, qui venait d’entrer,
s’approcha de la table de jeu et dit à Mme Hurstmonceaux...

--Je parie cinq guinées pour vous.

--Mon cher colonel, bonsoir! Comment allez-vous?

--Parfaitement.

De petite taille, les cheveux clairsemés, les traits d’une joliesse
enfantine, le colonel Cecil Blunt, admirablement soigné, avait l’air
fort distingué; c’était un viveur enragé, souffrant cruellement de
l’asthme, mais marchant quand même, et dépensant à dissimuler ses
souffrances physiques une véritable somme d’héroïsme. Il parlait
ordinairement assez bas, par petites phrases courtes et hachées, afin de
ménager sa respiration. Sa vie avait présenté toutes les irrégularités
imaginables; mais il était possesseur d’une très grosse et solide
fortune, ce qui disposait à l’indulgence en sa faveur. Il s’était
toujours moqué de l’opinion publique; depuis vingt ans, il était séparé
de sa femme, qui ne cachait guère ses amants; mais comme elle les
prenait dans le plus grand monde et s’était longtemps affichée avec un
prince de la maison royale, le colonel Cecil Blunt éprouvait un secret
orgueil de celle qui portait son nom; elle avait été ravissante,
conservait des restes de beauté, et son mari lui servait une très
généreuse pension; on disait même qu’il allait parfois lui rendre
visite. Il avait eu des liaisons notoires, mais principalement dans le
monde des actrices, la rampe exerçant sur lui une étrange fascination et
les sujets excentriques surtout l’enthousiasmant. Il avait entrepris
d’extraordinaires voyages avec d’extraordinaires personnes; maintenant,
absolument obligé de se ménager un peu, il s’était relativement assagi
et venait beaucoup chez lady Longarey, où il rencontrait familièrement
et commodément la jolie Mme Duran, une beauté nouvelle qui prenait grand
essor, ce à quoi le colonel Cecil l’aidait. Cette jolie femme avait pour
mari un garçon bête et vaniteux, joueur émérite de tennis, confiant en
lui-même, ébloui d’être invité dans de grandes maisons et d’entendre
louer sa femme. Celle-ci le menait à son gré; des moralistes auraient pu
trouver à redire à l’attitude de M. Henry Duran; mais les moralistes
restent chez eux et font bien.

Mme Hurstmonceaux, qui était serviable, invitait très fréquemment les
Duran, et non moins souvent le colonel Cecil Blunt. Comme il n’était pas
délicat dans ses sentiments, il aimait assez à lui rappeler le temps où
elle était Mme Green et même celui où elle ne l’était pas. Mme
Hurstmonceaux, non seulement ne s’en fâchait jamais, mais s’en amusait,
sa délicatesse aussi étant tout à fait relative.

Cependant, comme confusément Mme Hurstmonceaux réalisait que le colonel
Cecil Blunt la tenait en petite estime, quand elle eut fini de marquer
ce qu’elle gagnait elle lui dit, d’une voix importante:

--Vous savez, colonel Blunt, que ma nièce est arrivée?

--D’où? De Gibraltar?

--Du tout, de Paris, la petite-nièce du colonel Hurstmonceaux, Mlle
Charmoy, petite-fille de Mme de Nohic, la sœur de mon mari.

--Et que vient-elle faire?

--Elle vient demeurer avec nous; je compte l’adopter.

--Elle n’a plus de parents?

--Non.

--Est-ce qu’elle est jolie?

--Délicieuse simplement. Oh! elle fera sensation.

--Pourquoi ne l’avez-vous pas amenée ce soir?

--Elle est en deuil; elle ne sort pas encore.

--Et nous verrons cette merveille?

--Certainement.

--Alors, vous allez être une femme très sage.

--Je suis toujours une femme très sage; c’est vous qui n’êtes pas
sérieux.

--Qu’est-ce que vous dites, Jim, de la sagesse de Mme Hurstmonceaux?
demanda ironiquement le colonel.

--J’y crois tout à fait.

--Là, vous êtes un homme exquis, monsieur Mar, et je vous gagne...

Puis, mise en belle humeur par son succès, Mme Hurstmonceaux se dirigea
vers le salon du fond, où sur une table étaient les rafraîchissements.
On y faisait une grande consommation de champagne et de boissons
compliquées que lady Longarey ne dédaignait pas quelquefois de composer
elle-même, de l’air dont elle aurait assemblé les matériaux d’une
thériaque précieuse. Mme Hurstmonceaux trouvait nécessaire à sa santé de
boire plusieurs verres de champagne par soirée, et le colonel Cecil
Blunt lui offrit immédiatement de lui en servir un. Elle accepta; il
s’en versa autant lui-même; puis, levant sa coupe, il dit à Mme
Hurstmonceaux:

--A la santé de votre jolie nièce!

Flattée de l’attention, elle répondit de sa voix sonore:

--A la santé de ma nièce!

Alors ce fut des différents coins du salon comme une fusée...

--La santé de la nièce! Hip! hip! pour la jolie nièce de Mme
Hurstmonceaux!

Et dans un mouvement d’enthousiasme les verres de champagne s’élevèrent.



VIII


Mme Delaroute était repartie absolument enchantée des excellents parents
de Sylvaine. Le colonel Hurstmonceaux l’avait accompagnée en personne
visiter la Tour de Londres, objet de la curiosité ancienne de Mme
Delaroute, et Mme Hurstmonceaux lui avait fait cadeau de deux robes en
pièce et d’un manteau en laine d’Ecosse qu’il lui avait été impossible
de refuser tant l’offre en avait été simple et cordiale. Mme Delaroute
avait bien trouvé Mme Hurstmonceaux un peu bruyante et en dehors, mais
elle ne voyait pas en quoi ce travers, qui eût été fâcheux chez une
jeune fille, mais ne signifiait rien chez une femme d’un certain âge,
pouvait influer sur le bonheur de Sylvaine. En toute sincérité elle
l’avait vivement exhortée à s’attacher de bon cœur à son oncle et à sa
tante, qui ne demandaient évidemment qu’à la chérir et lui rendraient
sûrement la vie très douce; elle avait même été jusqu’à établir un
parallèle entre Mme Gardonne et Mme Hurstmonceaux, tout à l’avantage de
cette dernière. Assurée de rentrer en France à la fin de la semaine, Mme
Delaroute n’avait pas admis le sentiment de mal du pays que Sylvaine
avait immédiatement accusé.

--Ce sont des enfantillages, ma petite; le monde est partout pareil; et
puis, avec le télégraphe, le téléphone, il n’y a plus de distances. Je
trouve Londres très agréable, ses monuments curieux, ses parcs très
beaux! Vous qui êtes habituée au voisinage du Bois, vous aurez de la
verdure tant que vous en voudrez. Vous vous promènerez dans la calèche
de Mme votre tante, vous prendrez soin de M. votre oncle: quand il
parle, je crois entendre votre bonne-maman; vous verrez des lords et des
ladies! Allons, bon courage! A Auteuil, vous viviez trop en recluse;
c’est mauvais pour la jeunesse, et c’eût été pis à Escalquens. M.
Gardonne, qui n’aime que la table; votre tante, qui est un vrai filet de
vinaigre, passez-moi la comparaison, et qui ne pense qu’à ses œuvres,
l’une plus ennuyeuse que l’autre; ils sont regardants; il n’y a pas de
voisins ou, du moins, on ne les voit jamais; le curé, deux ou trois
vieux bonshommes qui ne parlent que de la vigne et du vin; vous eussiez
été à une jolie fête! Non, puisque ce malheur vous a privée de votre
appui naturel, je suis d’avis que votre place est ici. Mme
Hurstmonceaux, je le parie bien, ne demandera pas mieux que de venir à
Paris; elle m’en parlait hier soir. Organisez votre vie, occupez-vous,
et vous verrez que vous ne vous ennuierez pas. Vous m’écrirez
régulièrement, et je vous répondrai tous les dimanches.

Sylvaine se défendit d’abuser du temps de Mme Delaroute.

--Pas du tout; c’est un devoir et un plaisir pour moi de vous écrire.
Parlez-moi franchement toujours, comme à une vieille maman.

Et puis, plus gravement, elle ajouta:

--Et laissez-moi vous le dire, parce que je connais par expérience le
côté matériel de la vie, ne dédaignez pas d’essayer de complaire à votre
tante; elle peut vous doter de façon à vous rendre indépendante de tous
les événements... Je le sais, votre grand’mère n’avait pas ces idées;
mais la réelle expérience lui avait manqué: la beauté de la pauvreté
n’existe que pour ceux qui ne l’ont pas subie... Vue de près, c’est une
chose redoutable...

Et se secouant comme pour chasser une vision qui l’importunait, Mme
Delaroute reprit l’expression de gaieté qui lui était habituelle. Elle
avait forcé Sylvaine à installer immédiatement sa jolie chambre; elle
l’avait aidée à accrocher ses portraits, à tout ranger dans son armoire.

--Faites disparaître les malles, ça impressionne. Vraiment, je passerais
bien six mois dans une chambre comme celle-ci.

La maison tout entière inspirait une réelle admiration à Mme Delaroute;
elle s’était extasiée de la meilleure foi du monde sur une pièce du
rez-de-chaussée que Mme Hurstmonceaux, en souvenir de ses années passées
en Espagne, avait fait décorer dans le goût mauresque: c’était
véritablement un endroit charmant, plein de mystère, et un cadre
singulier pour la vieille beauté qui y étalait ses grâces surannées.
Dans l’intimité, c’est-à-dire lorsque huit ou dix personnes avaient
dîné, on s’y tenait souvent le soir, et les alcôves à facettes
multicolores étaient éminemment propices aux flirts. Mme Delaroute
trouvait que c’était autre chose que le petit appartement d’Auteuil;
elle était toute fière de voir son élève si bien échouée et, avec la
faculté qu’elle possédait de se réjouir du bonheur des autres, en
retirait une vive satisfaction. M. Gardonne, qui attendait le retour de
Mme Delaroute avant de partir pour le Midi, fut enchanté de tout ce
qu’elle lui rapporta.

--Est-elle contente, au moins? répétait-il.

--Non. Il ne s’agit pas qu’elle soit contente à l’heure qu’il est; elle
n’a pas pleuré quand je l’ai quittée, mais elle en avait bien envie. Ce
qui est mieux, c’est qu’indubitablement elle va être heureuse aussitôt
passée la période d’acclimatation. Mme Hurstmonceaux est tellement bonne
enfant que je suis sûre que cela ira vite; ils la combleront, j’ai vu ça
tout de suite.

Mme Gardonne manifestait une satisfaction attendrie, s’écriant de temps
en temps: «Pauvre petite!... chère enfant!...» Mais un tableau d’une
telle prospérité ne lui plaisait qu’à moitié; elle fut tout à coup
infiniment sensible au passe-droit infligé à Albéric et ne put
s’empêcher d’en laisser tomber un mot.

M. Gardonne eut une protestation sincère.

--Pas du tout, Albéric a un père et ce qui lui reviendra légitimement;
ils étaient bien libres, et ont très bien fait de choisir Sylvaine. Joli
agrément qu’Albéric leur aurait procuré! Il aurait probablement séduit
la femme de chambre.

--Jules, respectez-moi!

--Je vous respecte, chère amie; mais, enfin, nous sommes édifiés sur la
conduite d’Albéric. Le voilà maintenant collé avec ce petit modèle, une
fille qui a l’air d’un écureuil; il prétend que c’est par amour de l’art
et par économie. Je les ai rencontrés hier nez à nez dans la rue. Avec
un garçon comme le mien, je suis bien aise de ne pas avoir la
responsabilité de Sylvaine.

C’était la manière dont M. Gardonne se justifiait à lui-même de s’être
séparé de sa pupille; il oubliait que sa première idée avait été un
mariage entre Albéric et Sylvaine. Mme Gardonne fut charmée de voir son
mari dans de pareils sentiments, et cela la rendit indulgente pour son
beau-fils.

--Il ne faut pas exagérer la légèreté d’Albéric; il m’a promis de venir
aux vacances, j’espère l’influencer pour le bien.

M. Gardonne grogna qu’il l’espérait aussi.

Une nouvelle pensée désagréable lui était apparue: Sylvaine était bien
ingrate; elle allait s’attacher à son grand-oncle beaucoup plus qu’à
lui-même, qui l’avait toujours aimée, qui avait toujours été si bon pour
elle. Il en ressentit une vraie jalousie et évapora sa mauvaise humeur
en disant:

--Sylvaine nous aura bien vite oubliés.

--Je ne le crois pas, dit Mme Delaroute; la pauvre petite n’est que trop
fidèle.

--Oh! croyez-moi, elle est très froide, protesta Mme Gardonne. Vous en
avez été témoin; je me suis prodiguée pour elle, j’ai tout quitté
pendant quatre mois, elle ne m’a jamais remerciée. Enfin, je ne veux que
son bonheur; je suis une créature de dévouement. M. Gardonne le sait
bien. Je ne m’attends à aucune récompense.

Mme Delaroute fut d’accord que dans la vie rien n’était plus sage qu’une
pareille disposition d’esprit; mais, en rentrant chez elle, elle
communiqua à André, qui était son confident, tout le plaisir qu’elle
éprouvait à penser que Sylvaine n’aurait aucune obligation aux Gardonne.

--Alors, maman, tu regrettes, je parie, que je n’aie pas un oncle
d’Amérique qui m’appelle loin de toi.

--Oui, mon fieu, je le regrette de tout mon cœur.

Et la mère et le fils s’embrassèrent.

Le jeune homme regarda les yeux humides de sa mère, son visage
courageux, et dit:

--Non, mère, elle n’a pas tant de veine que ça, la petite.

Mme Delaroute demeura rêveuse, et dans ses bonnes prières du soir
qu’elle faisait avec la conscience qu’elle apportait à corriger les
devoirs de ses élèves elle donna avec une vague inquiétude une part
spéciale à Sylvaine.



IX


Mme de Nohic avait souvent exhorté sa petite-fille à tenir un «journal».
Elle-même, pendant de longues années, y avait été fidèle. Mme de Nohic
assurait qu’on prenait ainsi l’habitude de préciser sa pensée, de
regarder en face ses actions, et qu’en même temps on satisfaisait sans
danger pour soi-même ce besoin d’expansion qui existe plus ou moins dans
les cœurs. Lorsque Sylvaine objectait que sa vie sans événements ne
fournissait pas matière à un texte quelconque, sa grand’mère lui
répondait:

--Essaye, ma fille, essaye de raconter une de tes journées; note ce que
tu as vu, et tu t’apercevras si tu n’as rien à dire.

Sylvaine avait obéi à ce conseil, non régulièrement, mais d’une façon
intermittente; elle avait constaté avec étonnement combien les pages
étaient faciles à remplir et la variété incessante des impressions qui
s’offraient à elle. Mme de Nohic avait laissé derrière elle plusieurs
cahiers de ses notes personnelles, et Sylvaine y retrouvait sa
grand’mère tout entière, avec une intensité vivante qui la remuait
profondément. Les menus événements estompés dans le recul des années
prenaient une poésie infinie, et Sylvaine percevait à cette lecture que
la vie d’une créature pensante est une chose pleine de grandeur. Quand
elle se vit seule dans ce milieu nouveau, Sylvaine eut le sentiment
qu’en écrivant son journal elle se donnerait un ami toujours présent,
qu’elle ne serait plus aussi solitaire; son âme, qui était elle-même et
pourtant en dehors d’elle-même, lui deviendrait une compagnie efficace;
elle eut aussi l’impression qu’elle établirait de cette façon une
communication mystérieuse entre sa grand’mère et elle. Elle pourrait
dire à quelqu’un qui l’entendrait sans lui répondre toute la tristesse
de son jeune cœur.


_Extraits du Journal de Sylvaine_

_26 mai 189..._--Aujourd’hui, Mme Delaroute est repartie, et je reste
seule ici chez mon oncle et ma tante, que je ne connaissais pas il y a
une semaine. Ma pauvre grand’mère m’avait souvent recommandé de tenir un
journal de mes impressions quotidiennes, et je veux lui obéir; et puis,
il faut bien que je dise à quelqu’un ce que je pense. Je le dirai à ce
petit cahier, qui ne le répétera pas.

Mme Delaroute m’a donné de si bons conseils! elle a tant de courage et
d’énergie! Elle croit que mon oncle et ma tante sont disposés à beaucoup
m’aimer; il faut que je tâche de les aimer aussi.

J’ai beaucoup de sympathie pour mon oncle: il me parle de ma grand’mère.

Mme Hurstmonceaux, la femme de mon oncle, que--je ne sais pourquoi--j’ai
tant de peine à appeler ma tante, est une personne très démonstrative:
elle m’a dit qu’elle veut faire de moi sa fille. C’est mal peut-être,
mais je n’aime pas l’idée qu’une personne étrangère me considère comme
sa fille; je veux rester ce que je suis, Sylvaine Charmoy. D’abord, je
ne suis pas Anglaise, je suis Française: Mme Delaroute m’a dit qu’il
n’était pas besoin d’en parler, que tout le monde le savait; et puis,
elle ajoute que les braves gens sont pareils partout, qu’il n’y a pas
une bonté anglaise et une bonté française. Mais moi, je me sens
tellement étrangère! Même le ciel, l’air et les nuages me paraissent
différents de ce que je connais; tous les visages m’étonnent. Il est
vrai que je n’ai encore vu que des gens dans la rue, et Mme Delaroute
m’assure que j’aurais éprouvé cette impression à Lyon ou à Bordeaux; je
ne le crois pas. Enfin, c’est une chose à laquelle je ne veux pas trop
penser, car je ne dois pas rester toujours ici: cette idée-là me semble
impossible. Je vais m’établir un règlement de vie comme Mme Delaroute me
l’a fait promettre.

_2 juin._--Je suis touchée du contentement que manifeste mon oncle à
m’avoir près de lui; il est si content quand je descends le matin pour
le déjeuner! Cette pensée me donne du courage à l’heure où j’en ai le
moins; car l’instant du réveil est le plus dur de la journée. Quand
j’ouvre les yeux et que je vois Jane avec la tasse de thé, au lieu de ma
vieille Pauline; qu’au dehors j’aperçois le ciel tout bas et la clarté
brumeuse du matin même à cette belle saison... Je suis si triste, si
triste que j’ai envie de ne pas me lever. Je suis peut-être ingrate, car
enfin ma tante fait tout pour m’être agréable; elle demande plusieurs
fois par jour à mon oncle Robert où il faut qu’elle me mène pour
m’amuser, car elle paraît penser qu’il faut toujours s’amuser. Elle me
conduit au parc dans sa voiture. Hier, nous avons été à
Kensington-Garden, et j’ai trouvé l’endroit délicieux. Je l’ai dit à Mme
Hurstmonceaux, qui en a été enchantée. Elle me fait lui raconter
l’existence que je menais à Auteuil, et il lui paraît que je devais
m’ennuyer beaucoup... Elle me promet que les choses seront différentes
maintenant. Pauvre tante! Elle m’offense en disant cela; mais comme je
sais qu’elle n’en a pas l’intention, je lui cache mes sentiments et je
la remercie le mieux que je puis. Ma chère grand’mère m’avait confié que
Mme Hurstmonceaux était une personne un peu vulgaire; moi, je la trouve
bien commune; j’ai toujours peur que cela ne m’empêche de m’attacher à
elle. Elle met du rouge d’une façon qui m’est tout à fait désagréable;
je déteste qu’elle m’embrasse, et elle m’embrasse tous les matins et
tous les soirs. Elle est très bonne; j’ai honte de ne pas lui rendre
mieux l’affection qu’elle me témoigne. Mme Delaroute, à qui j’ai écrit
ce que j’éprouvais, m’a répondu que je m’habituerais; que dans quelques
mois je ne remarquerais plus que le beau côté de Mme Hurstmonceaux. Oh!
je l’espère! je vois bien que mon oncle Robert est un peu inquiet de mon
impression, et quand sa femme parle il la regarde quelquefois avec une
dureté qui m’étonne... Cependant il doit l’aimer, puisqu’il l’a épousée
quand ils n’étaient plus jeunes ni l’un ni l’autre.

_Juin 189..._--La vie de ma tante est très agitée. A partir de onze
heures du matin, elle est en grande toilette, et toujours en mouvement.
Le matin, elle sort dans son coupé ou sa victoria, selon le temps, et
voudrait toujours m’emmener avec elle; j’y ai été deux fois, mais ces
courses dans les magasins me sont très antipathiques. D’abord, Mme
Hurstmonceaux, qui partout où elle va, est entourée avec le plus grand
empressement, raconte à tout le monde que je suis sa nièce; j’ai horreur
d’être ainsi le point de mire, et je suis très intimidée au milieu de
ces demoiselles avec leurs grandes queues et ces jeunes gens en
redingote qui lui font des saluts à n’en plus finir; et puis elle veut
tout le temps que je choisisse quelque chose; elle presse qu’on me
montre ce qui pourrait me tenter. Hier, chez Marshall et Snelgrove,
cette insistance a été si pénible que j’ai eu beaucoup de peine à ne pas
pleurer. Elle a vu que j’étais contrariée et m’a demandé pourquoi... Je
lui ai avoué que certaines choses m’attristaient plus que les autres et
je l’ai suppliée de ne pas me conduire dans les magasins pendant quelque
temps... Elle a été très étonnée..., mais elle ne veut rien m’imposer.
Mon oncle Robert m’a offert ce matin d’aller faire un tour avec lui dans
Regent’s-Park, qui est tout proche et très tranquille. J’ai dit oui avec
plaisir. Nous y avons été vers onze heures, et cette promenade m’a
charmée; le parc est si vert, si paisible, avec une belle pièce d’eau.
Il y avait quantité d’enfants qui jouaient. Le silence était tellement
profond qu’on se serait cru bien loin d’une grande ville; des personnes
âgées ou malades étaient traînées par les allées dans des fauteuils
roulants: j’ai pensé que ma grand’mère eût aimé cela... Je suis toujours
un peu étonnée quand je songe que c’est dans ce pays-ci que ma
grand’mère a vécu son enfance, et moi je m’y ennuie tant!... C’est plus
fort que moi, je m’ennuie...

_Juin._--Aujourd’hui, j’ai eu une bonne journée: une lettre d’Albéric,
pas bien longue--il m’assure que cela lui est impossible--mais si
affectueuse! Il m’a semblé qu’il parlait, qu’il me faisait rire par ses
bêtises comme lorsqu’il arrivait chez grand’mère. Il me promet qu’il
pense à moi tous les jours, tous les jours, et me défend surtout de
l’oublier comme aussi de devenir trop magnifique; il me dit avoir appris
que je vivais dans un palais et qu’un jeune nègre, muni d’une ombrelle,
était spécialement attaché à ma personne. Cette lettre m’a fait
comprendre que, sauf ma bien-aimée grand’mère que je ne puis retrouver,
les autres circonstances de ma vie ne sont pas _changées_, seulement
_modifiées_ pour un temps. Cette idée m’a consolée. Je suis toujours
moi, Sylvaine Charmoy, et personne ne peut rien à ce fait; Albéric est
toujours mon cousin; Albéric, mon grand frère, et moi sa petite colombe.
Mon bon oncle Jules n’est pas changé; s’il m’a laissée partir, c’est par
affection et pour ce qu’il croit mon bien. Ma vieille Pauline parle de
moi avec Mme Barrey; Auteuil est toujours à sa place... Mme Delaroute
mène sa vie accoutumée, et je la retrouverai aussi dévouée, aussi
affectueuse que je l’ai laissée... Depuis quelques jours, tout me
paraissait évanoui; j’avais la sensation d’être absorbée par ces gens et
ce pays étrangers... Je ne veux plus jamais me laisser envahir par ces
idées.

_Juin._--Ma tante désire maintenant que je me mêle à sa vie. Jusqu’ici,
j’avais obtenu de ne voir personne, et quand il y a eu du monde à dîner,
on m’a servie de bonne heure, et j’ai passé la soirée tranquillement
dans ma chambre; mais je m’aperçois que cette manière d’agir vexe ma
tante, et mon oncle Robert m’a priée affectueusement de ne plus me
cacher comme une petite sauvage, et puisque je suis ici je sens bien que
c’est impossible.

Il est venu au lunch, tantôt, une amie de mon oncle et de ma tante, lady
Longarey. Elle n’est plus très jeune, car ses petits-enfants sont déjà
grands, il paraît; mais elle est bien jolie encore, si douce, si
distinguée dans ses façons... Elle a été charmante pour moi; sa
conversation est très intéressante. Elle connaît parfaitement la France
et a paru trouver tout naturel que je sois bien fâchée d’en être
partie... Elle a déclaré qu’elle me conduirait voir les galeries de
tableaux, parce qu’elle s’apercevait que personne n’y avait pensé; que
Mme Hurstmonceaux me montrait les magasins de Bond-Street, et mon oncle
les parcs. Elle lui a dit qu’il devrait me faire monter à cheval; elle
monte tous les jours elle-même. Je crois, je l’avoue, qu’il me plairait
beaucoup de monter à cheval; les matins dans le Square je vois de tous
côtés partir des amazones... L’idée a paru plaire aussi à mon oncle
Robert, et ma tante s’est écriée qu’elle me donnerait volontiers un
cheval si j’en avais envie.

Ils sont vraiment très bons... Je veux m’efforcer de les aimer.



X


Mme Hurstmonceaux exhibait sa nièce avec ivresse. Sylvaine, trop
intimidée pour se défendre, la suivait avec une sorte de résignation
passive. Puisque sa vie était là maintenant, il fallait l’accepter et en
tirer le meilleur parti possible; et Mme Delaroute, dans ses lettres
hebdomadaires toutes pleines de bon sens, l’y exhortait vivement.

Mme Hurstmonceaux avait conscience de l’espèce de considération et de
sympathie nouvelles qu’on lui marquait de toutes parts; elle se rendait
compte que Sylvaine en était la cause, et lui en savait gré en
proportion, s’évertuant à lui être agréable, lui demandant sans cesse
avec bonne humeur et franchise de lui dire ses désirs.

--Ma beauté--c’était le nom d’affection qu’elle avait adopté--je veux
que vous soyez très heureuse.

Sylvaine souriait, puis essayait de remercier. Tant de choses, à chaque
instant, la heurtaient dans l’attitude de sa tante, qu’il lui fallait un
véritable effort pour le dissimuler; cependant, elle était trop jeune,
trop privée de tendresse pour demeurer entièrement rebelle et insensible
à celle évidemment sincère que lui témoignait la grosse femme vulgaire,
dont les yeux noirs brillants s’arrêtaient sur elle avec une si
indubitable complaisance.

Une des sensations les plus douloureuses de Sylvaine était l’oubli
profond, total, dans lequel tous ceux qu’elle approchait, et sa tante la
première, avaient enseveli son cher passé: tous semblaient croire que
son existence avait commencé le jour où elle était arrivée chez Mme
Hurstmonceaux. Jamais il n’était fait mention de sa vie en France; comme
si on l’eût plainte rétrospectivement, on évitait, ainsi que le rappel
d’une chose humiliante, la moindre allusion à la nationalité. Avec son
oncle seul elle maintenait le lien qui l’unissait aux jours évanouis;
mais il parlait peu, et le manque de familiarité établie et ancienne
rendait difficiles les entretiens de ces deux êtres, qui cherchaient
cependant de toute leur force à se rapprocher l’un de l’autre.

Chaque soir, Sylvaine prenait la résolution d’oser; elle se disait:
«Demain, je parlerai à mon oncle de telle ou telle chose; je lui
demanderai conseil». Puis, le matin venu, en se retrouvant tête à tête
avec le colonel dans l’imposante salle à manger, elle demeurait comme
écrasée par le décor extérieur et même par la vue du visage en face
d’elle. Les longues habitudes d’intempérance avaient laissé leur trace
chez le colonel Hurstmonceaux; sa figure rouge brique, ses yeux injectés
de veines sanguinolentes, avaient parfois une expression d’abrutissement
et de fatigue; il lui arrivait quelquefois de parler difficilement sans
que Sylvaine s’en imaginât jamais la raison! A soixante-quinze ans, ses
idées se faisaient plus rares, et sauf dans un instant d’émotion, ou
dans un milieu familier comme son club, il ne trouvait guère à dire. Il
éprouvait un extrême plaisir à voir sa petite-nièce, à entendre sa voix;
il aimait sa présence; et quand, après leur déjeuner, Sylvaine lui
lisait les journaux, puis rangeait ses papiers sur sa table, il était
pénétré d’une sensation de bonheur réel, telle qu’il n’en avait pas
connu depuis des années et des années, et ses yeux atones suivaient tous
les mouvements de Sylvaine. S’il rompait le silence, c’était pour
évoquer le souvenir de sa sœur Mary et des jours de leur enfance;
heureux d’être écouté, il y revenait avec persistance. Mais dès que
Sylvaine, croyant l’intéresser, voulait lui raconter le présent et ce
que sa tante et elle avaient fait le jour précédent, un nuage d’humeur
couvrait le front du colonel. C’est qu’à mesure qu’il s’attachait à sa
nièce et que le passé intact et pur se précisait dans sa mémoire, il
éprouvait un étrange malaise; lui et sa femme lui paraissaient si
parfaitement indignes de veiller sur cette créature innocente! Il y
avait des instants où, dans ses tristes méditations, il imaginait de
trouver un prétexte pour renvoyer Sylvaine en France; puis il sentait
que ce n’était pas possible. D’abord, il ne pourrait plus s’en passer;
l’idée de sa disparition le glaçait, et l’honneur aussi voulait qu’on
tînt vis-à-vis d’elle les engagements moralement contractés. Il fallait
au moins que, pour compenser le reste, Sylvaine fût riche un jour.
Lui-même ne pouvait que très peu. En se mariant, il n’avait stipulé que
des avantages personnels sa vie durant, ceux-là irrévocables; mais pour
la disposition définitive de sa fortune, Mme Hurstmonceaux restait
maîtresse absolue. Jusqu’à la venue de Sylvaine, le colonel avait été
profondément indifférent aux agissements de sa femme; maintenant, il
l’observait, devenu soudain méfiant. Il lui était donc à la fois pénible
et agréable de constater l’enchantement où elle était de leur nièce.
Comme Mme Hurstmonceaux était demeurée agressivement coquette et se
croyait encore séduisante, la présence à son côté d’une aussi jolie
personne aurait pu lui porter ombrage; elle n’y pensa pas, dominée par
un sentiment plus fort, qui était l’orgueil d’avoir la charge d’une
jeune fille: cette sanction lui paraissait définitive en lui donnant le
rang auquel elle avait toujours aspiré.

Dès les premières semaines de l’arrivée de Sylvaine, elle avait tenu à
s’en faire les honneurs aux yeux de la famille du colonel, et dans cette
intention avait conduit Sylvaine à la grand’messe à la chapelle des
Jésuites dans Farm Street, où toute la vieille aristocratie catholique,
dont la famille Hurstmonceaux faisait partie, se donnait rendez-vous. Ce
fut une satisfaction extrême pour Mme Hurstmonceaux que de pénétrer dans
ce cénacle choisi, suivie de Sylvaine. Elle ne douta pas un instant
qu’elle n’attirât l’attention de la hautaine Mme Gascoyne (née
Hurstmonceaux), propre cousine germaine du colonel, et dont la place
dans la chapelle de Farm Street était toute proche de la sienne. Elle
eut, en effet, à l’Evangile le plaisir de s’apercevoir qu’elle en était
regardée, que Mme Gascoyne était évidemment occupée de Sylvaine. Aussi,
à la quête, dans sa satisfaction, lorsqu’un gentleman des plus élégants
lui présenta le plat aux offrandes, elle y mit un souverain et en glissa
un autre à Sylvaine pour l’imiter. A la sortie, deux ou trois hommes
qu’elle connaissait, et invitait assidûment, sans que la plupart du
temps ils se donnassent la peine de lui répondre, la saluèrent avec une
politesse empressée, suivant des yeux avec curiosité la jolie personne
qui marchait à ses côtés et dont l’histoire, transformée d’une façon
plus ou moins romanesque, circulait déjà de proche en proche.

Lentement, d’une manière insensible, Sylvaine se faisait à sa nouvelle
ambiance; sa parfaite candeur, son ignorance du monde facilitaient son
assimilation. Elle avait certes été un peu étonnée de l’allure plutôt
bruyante de quelques amis de sa tante; mais la correction extérieure
parfaite de femmes comme lady Longarey et Mme Duran ne laissait place
dans son esprit à aucun mauvais soupçon; du reste, la nature même de
certains soupçons lui était étrangère. Il lui semblait déplaisant que
Mme Hurstmonceaux fût aussi familière avec les hommes, mais elle ne
voyait là qu’une preuve de la vulgarité qu’elle avait été d’avance
préparée et résignée à accepter. D’instinct, elle outrait sa réserve,
comme pour témoigner qu’il n’y avait rien de commun entre elle et sa
tante; mais la réaction contre le chagrin est inévitable chez un être
jeune et sain, et Sylvaine, tout en songeant continuellement à celle qui
l’avait quittée, ne rencontrant jamais dans ce milieu nouveau de rappels
aigus à sa douleur, involontairement et à son insu subissait quelque
chose de l’atmosphère qui régnait autour d’elle.

Mme Hurstmonceaux débordait d’une sorte de gaieté physique, produit de
sa parfaite santé et de sa pleine prospérité; elle avait passé sa vie à
s’amuser et ne comprenait l’existence que comme une partie de plaisir
continuelle. Le matin, elle était occupée aux manipulations diverses de
sa personne; puis, de onze heures à une heure et demie, elle sortait,
souvent pour des séances de beauté qu’elle ne pouvait obtenir à
domicile, ou bien elle recevait ses amis plus intimes dans le salon
mauresque. Mais, à partir du lunch, elle s’emparait de Sylvaine. Elles
avaient d’étranges tête-à-tête dans le grand salon magnifique, orné de
tableaux anciens, de meubles d’art et de bibelots choisis; rempli de
plantes rares, orchidées délicates, azalées roses et blanches, lis
odorants. Mme Hurstmonceaux aimait les parfums violents et les répandait
à profusion sur sa personne. Elle parlait toujours d’elle-même, de tout
ce qui lui appartenait, et prenait une satisfaction infinie à faire les
honneurs de toutes ces belles choses à Sylvaine. Elle lui racontait
aussi très volontiers ses anciennes conquêtes et combien elle avait été
courtisée et admirée; elle évoquait le beau soleil de l’Espagne et les
voyages aventureux dans un pays où il y avait encore des aventures; à
l’entendre, elle avait failli plusieurs fois être enlevée.

--Ah! ma beauté, c’était vivre, cela! Et quand je suis venue dans ce
pays-ci, je l’ai d’abord trouvé bien ennuyeux; mais on s’y habitue:
maintenant je m’y plais. Vous serez comme moi, surtout l’année
prochaine, quand vous pourrez sortir. Je veux donner des bals en votre
honneur. Ah! on vous admirera; déjà au Parc tout le monde vous regarde.

Ces promenades au Parc avaient d’abord paru une corvée pénible à
Sylvaine: il lui avait été souverainement désagréable de prendre place
en évidence dans une voiture ouverte auprès de Mme Hurstmonceaux rendue
ridicule par ses toilettes juvéniles et éclatantes et son visage fardé;
mais inconsciemment elle s’y accoutumait. Elle voyait dehors d’autres
femmes aussi grotesquement attifées, aussi manifestement peintes.
C’était un point auquel Mme Delaroute l’avait suppliée de ne pas
attacher d’importance.

--Nous observons cela avec nos yeux de Françaises; ici, c’est
différent.--Car Mme Delaroute au bout de cinq jours possédait sur
l’Angleterre et la vie anglaise des axiomes dont elle s’était hâtée
d’enrichir l’éducation de Sylvaine.

--Votre tante est bonne pour sa famille, charitable aux pauvres, ma
petite; cela vaut mieux que de savoir s’habiller avec goût, et quant à
mettre du rouge, sachez qu’autrefois c’était l’étiquette.

Et Sylvaine s’était dit que peut-être Mme Delaroute avait raison.
L’ennui profond, qui d’abord lui avait fait croire qu’elle ne pourrait
jamais s’acclimater, se dissipait. Il ne lui était plus si horriblement
déplaisant de passer, chaque fois qu’elle sortait, devant les trois rois
fainéants, poudrés à frimas, culottés de panne bleue, chaussés de soie,
qui demeuraient, cariatides vivantes, tout le long du jour dans le hall
de la maison. Pour Mme Hurstmonceaux, la vue de ces beaux géants revêtus
d’une livrée qui n’était pas de fantaisie, mais celle d’une des plus
anciennes maisons d’Angleterre, était une source sans cesse renouvelée
d’orgueilleux contentement. Elle ne se lassait pas du plaisir de monter
en voiture: le tapis rouge déployé sur le trottoir, le valet de pied en
faction, celui qui l’escortait, le maître d’hôtel présidant la cérémonie
du haut des marches, toute cette pompe la ravissait. Elle savait que sa
voiture était une des plus impeccables de Londres; et maintenant qu’elle
y promenait une nièce distinguée et merveilleuse, rien ne manquait pour
faire d’elle une femme à la mode; les sous-entendus de lady Longarey à
ce sujet lui avaient ouvert des horizons illimités. Elle se voyait déjà
«présentée» à la reine, ce qui était sa folle ambition, et «présentant»
à son tour sa nièce! Lady Longarey, qui avait beaucoup de sage
prévoyance lorsqu’il s’agissait des autres, s’était dit que Sylvaine,
pourvue par Mme Hurstmonceaux d’un solide «settlement», serait
précisément la femme qu’il faudrait à son neveu Johnny Burney, dont les
fredaines désolaient sa mère lady Louisa Burney, sœur de lady Longarey.
Les Burney ne possédaient pas un centime, selon l’expression courante,
et ne parvenaient à se soutenir que par des prodiges d’équilibre dans le
vide rendus plus difficiles tous les jours, et Johnny n’avait aucun sot
préjugé qui l’empêchât d’épouser une catholique. Lady Longarey était
douée de trop de tact pour rien presser, mais elle s’occupait
particulièrement de Sylvaine, et apparemment de la façon la plus aimable
et la plus désintéressée. Le colonel Hurstmonceaux avait suivi le
conseil que lady Longarey avait donné, et Sylvaine, plusieurs fois la
semaine, allait au manège prendre des leçons particulières. Le colonel
avait été un cavalier émérite, mais il ne montait plus depuis sa
dernière attaque de goutte qui lui avait presque paralysé les mains;
néanmoins, il espérait être en état de recommencer pour accompagner
Sylvaine. Hardie, adroite, gracieuse, elle promettait de devenir une
amazone remarquable. Le colonel, ravi, sortait de sa torpeur; il lui
disait tout triomphant:

--Vous montez comme une Anglaise.

«Comme une Anglaise» était naïvement dans sa bouche l’éloge suprême.

Mme Hurstmonceaux venait dans la tribune du manège et poussait des
exclamations admiratives. Mais ce qui causait à Sylvaine un vrai
plaisir, c’était l’apparition à cheval de lady Longarey. Encore
extraordinairement mince et souple, dans la plus irréprochable des
tenues, sous son voile serré, elle faisait illusion et paraissait une
jeune femme. Elle allait se ranger aux côtés de Sylvaine, lui prodiguait
les conseils pratiques et les expliquait par l’exemple. Sylvaine se
plaisait à sentir la main ferme et douce de lady Longarey se poser sur
la sienne pour en rectifier la position, et la voix basse et harmonieuse
avec laquelle elle lui parlait reposait de l’organe criard de Mme
Hurstmonceaux. Sylvaine trouvait lady Longarey délicieuse et se sentait
entraînée par une sympathie très vive vers cette femme qui la traitait
en amie et pourtant maternellement. Lady Longarey se croyait toujours
sincère, même quand elle ne l’était pas, et elle acceptait comme son dû
les expressions de reconnaissance de Sylvaine. D’ailleurs, si dans le
cas particulier son amabilité cachait quelque arrière-pensée, il était
certain aussi que son inclination la portait à aimer les jolis visages,
pourvu, bien entendu, que Jim n’y fît pas attention; or, M. Mar avait
manifesté une terreur tout insulaire de la «demoiselle française» et se
contentait, lorsqu’il la voyait, de la saluer d’un air embarrassé; dans
ces conditions, lady Longarey était libre de se laisser aller à son
penchant et de prendre Sylvaine affectueusement sous sa protection toute
particulière.



XI


Sylvaine était avec son oncle, elle venait de pleurer. Son cœur était
tout oppressé; il lui avait soudain paru que depuis quelques semaines
elle s’éloignait de sa grand’mère, et elle avait éprouvé un besoin de
verser des larmes pour se retrouver par le chagrin plus près d’elle. Un
mot du colonel Hurstmonceaux avait fait déborder son émotion, et il en
avait été témoin avec une douloureuse perturbation.

Mme Hurstmonceaux entra, et avec elle le parfum d’ambre et de musc qui
s’envolait de sa personne. Elle arborait une toilette blanche qui
soulignait son embonpoint.

A la vue de sa femme, le colonel fronça le sourcil. Cependant, comme
elle s’approchait de lui fort gracieuse, il fut forcé de lui répondre
courtoisement et de l’engager à s’asseoir. Elle sourit, à lui d’abord,
ensuite à Sylvaine. Elle était myope et ne s’aperçut pas des yeux rougis
de sa nièce. Elle expliqua spontanément la raison de sa venue.

--Mon cher colonel, je veux conduire Sylvaine à l’Opéra. L’Opéra n’est
pas le bal; je suis venue pour que vous la décidiez et parce que j’ai
peur qu’elle ne me refuse.

Le colonel Hurstmonceaux répondit assez froidement.

--Sylvaine et vous, vous vous entendrez très bien sans moi.

--Est-ce que vous viendrez, chérie? demanda Mme Hurstmonceaux. Vous êtes
une méchante, voici trois jours que vous n’êtes pas sortie l’après-midi
avec moi. Mon cher colonel, croyez-vous qu’elle va s’enfermer dans le
square? Je trouve cela tout à fait déraisonnable.

--J’aime tant le square, ma tante! on y est si bien pour lire! Vous
savez, j’ai été habituée à une vie tranquille.

--Déplorable pour une jeune personne. Je veux vous dédommager. Il est
entendu que vous venez à l’Opéra ce soir.

--Il me semble que, cette année... n’est-ce pas, oncle Robert?...
J’aimerais mieux pas cette année...

Mme Hurstmonceaux était visiblement contrariée; elle dit avec humeur:

--Ecoutez, Sylvaine, je ne vous presse jamais, il me semble que vous
faites bien tout ce que vous voulez ici; vous pourriez aussi consentir
quelque chose pour m’être agréable.

Sans attendre la réponse de Sylvaine, le colonel aussitôt répliqua d’une
voix dure:

--J’entends assurément que ma nièce soit libre.

Sylvaine resta stupéfaite du ton et ensuite du regard que les époux
échangèrent.

--Oh! elle est très libre, répliqua Mme Hurstmonceaux ironiquement.

Toute interdite, Sylvaine s’empressa de dire:

--Si vous y tenez, tante Anna, si cela vous fait plaisir à vous...

Le visage de Mme Hurstmonceaux s’éclaircit; cependant elle répondit:

--Je ne veux pas que votre oncle dise que vous n’êtes pas libre.

Puis, intimidée à son tour sous le regard persistant de son mari, elle
ajouta d’un ton débonnaire, comme quelqu’un qui s’excuse:

--Mon cher colonel, vous savez que j’adore Sylvaine.

Le visage rouge du colonel était devenu écarlate, et apparemment il se
contenait à grand’peine. Il passa à plusieurs reprises sa main
tremblante sur sa grosse moustache, et ses yeux roulèrent dans leur
orbite; puis, d’un mouvement sec, il se versa un verre d’eau et l’avala.

Mme Hurstmonceaux s’était levée et s’empressait pour l’aider; il la
remercia d’un mot bref, mais reposa lui-même son verre.

Mme Hurstmonceaux profita de ce qu’elle était debout pour clore
l’entretien.

--Au revoir, dit-elle.

Et sans rien ajouter elle sortit. Sylvaine, ne sachant si elle devait la
suivre ou rester, la vit disparaître avant de s’être décidée. Elle était
occupée de son oncle, dont les lèvres étaient agitées d’un mouvement
convulsif. Tout d’un coup il lui dit:

--J’ai besoin d’air. Allons un peu dans le square, voulez-vous?

--Quelle bonne idée, oncle Robert! Je cours mettre mon chapeau, il ne me
faut pas cinq minutes.

Elle revint en moins de temps qu’elle ne l’avait annoncé, et à la grande
surprise des valets de pied on entendit le colonel demander la clef de
la porte du square; celle de la maison fut ouverte avec cérémonie pour
le laisser passer et le demeura jusqu’à ce que Sylvaine et lui eussent
disparu à l’intérieur du jardin.

Ce beau square, absolument délaissé, sauf de quelques jolis enfants en
blanc accompagnés de nurses aussi en blanc, était un endroit charmant,
plein d’ombre, de fleurs et de pelouses vertes. Les habitants des
maisons environnantes, auxquels il appartenait, n’y entraient jamais et
se contentaient d’en contempler la verdure. Sylvaine avait été ravie de
se découvrir une retraite aussi sûre, aussi bien gardée contre toutes
les interruptions; elle venait lire dans une petite maison rustique où
elle conduisit son oncle. Comme elle le voyait très ému, les mains
secouées d’un tremblement précipité, elle feignit une gaieté qu’elle ne
ressentait pas et pour la première fois fut bavarde avec lui; il
paraissait avoir peine à l’écouter, mais il la regardait avec une
intensité extraordinaire et murmurait entre haut et bas: «Tout à fait
Mary... tout à fait.» Puis il ajouta avec un peu d’embarras dans la
parole:

--Surtout, Sylvaine, ne faites rien qui vous déplaise... ni rien que ma
sœur ne voudrait pas...

Puis il baissa la tête et pendant un bon moment demeura silencieux.

Alors Sylvaine sentit monter dans son cœur une vraie tendresse pour le
vieillard; il lui fit une compassion infinie, et d’un geste câlin elle
caressa la main sèche aux veines saillantes et que secouait un mouvement
convulsif.

--Pauvre oncle!

--Chère fille!

Ils n’en dirent pas plus, mais ils s’étaient compris; la glace si dure à
rompre était enfin brisée.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mme Hurstmonceaux, étincelante de diamants, un collier de perles de six
rangs au cou, trônait dans sa loge; il y avait de la Royauté dans la
salle, et à cause du ténor aimé l’assemblée était des plus brillantes.
Sylvaine, habillée d’une robe de gaze noire, en émergeait tel un beau
lis voilé de crêpe; elle s’était coiffée elle-même, comme de coutume;
une simplicité élégante la différenciait de la plupart des femmes
présentes, parées à outrance. Il y avait dans l’arrangement de sa
chevelure, dans sa tournure, dans son attitude, la marque de son origine
française: elle était autre et elle le sentait.

Le contraste, entre elle et Mme Hurstmonceaux, était frappant, et les
lorgnettes convergeaient curieusement vers la loge bien connue. Sylvaine
qui, pour la première fois de sa vie, se trouvait le point de mire de
tant de regards, éprouvait une émotion intense qui lui faisait battre le
cœur et pâlissait sa joue. Il lui semblait que quelque chose allait lui
arriver, et lorsque Roméo fit entendre sa voix amoureuse, elle frissonna
comme à la révélation d’un monde nouveau.

Vers le milieu du premier acte, lady Longarey arriva: elle était
habillée en vert pâle avec une complication d’écharpes de gaze et de
fleurs naturelles; elle avait à son corsage des bouquets trop gros d’une
énorme orchidée mauve; ses frisures d’un blond roux descendaient jusqu’à
ses sourcils, couvrant entièrement le front, dissimulant les rides qu’on
ne pouvait effacer, et s’élevaient sur sa tête en un véritable casque
doré au milieu duquel scintillaient des émeraudes et un papillon de
diamants; des bracelets s’entre-choquaient sur ses bras et les bagues
bosselaient ses gants; elle avait beaucoup de noir aux paupières, l’air
amoureux et languissant. Elle entra avec grâce, posa ses mains l’une sur
le bras de Mme Hurstmonceaux, l’autre en caresse sur l’épaule de
Sylvaine, et s’assit à la droite de la loge, Sylvaine se plaçant entre
les deux femmes. Dans le fond, M. Mar, le teint éclatant, les cheveux
admirablement peignés et brossés, le linge reluisant, renversa sa tête
contre la tenture de la loge, dans l’attitude d’un sultan indulgent.

A l’entr’acte, la porte s’ouvrit pour un visiteur à l’apparition duquel
le visage de Mme Hurstmonceaux s’illumina. C’était un grand jeune homme
brun, rasé de près, aux traits réguliers, à la bouche forte et
voluptueuse. Il avait des yeux bleus garnis de cils sombres. Avec
beaucoup d’aisance, il s’avança vers les trois femmes.

Mme Hurstmonceaux s’était retournée tout d’un bloc et lui tendait la
main, secouant avec effusion celle qu’il lui donnait:

--Mon cher Archie! quel plaisir de vous voir!

--Je suis arrivé ce matin.

Lady Longarey, à son tour, accueillit très cordialement le nouveau venu
et lui dit:

--Le temps a paru long sans vous, Archie; toutes vos admiratrices ont
été désolées.

Il se mit à rire; mais son regard s’arrêta curieux sur Sylvaine, puis
interrogativement sur Mme Hurstmonceaux. Sylvaine s’était un peu reculée
et s’était placée derrière lady Longarey.

--C’est vrai, vous ne connaissez pas ma nièce, s’écria Mme
Hurstmonceaux. Ma beauté, laissez-moi vous présenter le célèbre Archie
Elliot. Oh! quand vous l’aurez entendu, vous serez comme nous, n’est-ce
pas, Blanche? On ne peut pas ne pas admirer Archie.

Sylvaine, soudain mal à l’aise pendant ce dialogue familier, salua d’une
façon glaciale; aussi fut-elle très surprise lorsqu’un moment après, le
colonel Cecil Blunt étant entré dans la loge et causant avec les deux
dames, elle entendit une voix à son oreille lui dire en très bon
français:

--Comme Mme votre tante a bien choisi le nom qu’elle vous donnait tout à
l’heure!

Saisie, Sylvaine tourna la tête pour voir tout proche d’elle M. Archie
Elliot qui lui parlait presque dans le cou; nerveusement elle avança sa
chaise. Il sourit d’un charmant sourire qui découvrait ses dents à
l’émail lumineux, et d’une voix très douce, presque caressante,
continua:

--Avouez que vous ne savez pas du tout qui je suis.

Gravement et véridiquement Sylvaine répondit:

--Si, j’ai entendu parler de vous par Mme Hurstmonceaux...

Presque inconsciemment elle ajouta:

--Comme vous parlez bien le français!

--Voilà qui me fait plaisir. J’adore la France: j’arrive de Paris, où je
suis allé pour une pièce que je veux jouer ici l’hiver prochain.
Aimez-vous le théâtre?

--Je ne sais pas; je n’y allais jamais.

--Vraiment? Et ce soir, êtes-vous contente? Le grand Jean est bien en
voix; toutes les femmes en sont folles, vous savez. Etes-vous aussi
amoureuse de lui?

Sylvaine, gênée, ne répondit pas.

--Je vous dis des folies, je vous en demande pardon. J’aime beaucoup les
Françaises et l’éducation française. Est-ce que vous vous plaisez à
Londres?

La question était peut-être indiscrète pour une connaissance de cinq
minutes; mais l’intonation était si vibrante, si pleine d’une sympathie
voilée, que Sylvaine, se départissant de la réticence dont elle s’était
fait une règle, répondit:

--Pas encore.

--Je comprends cela; et puis, vous n’avez pas du tout l’entourage qu’il
vous faut.

Elle leva les yeux, étonnée; puis rapidement les baissa sous le regard
scrutateur, à la fois respectueux et familier, qui se posait sur le
sien.

--J’espère que nous serons amis, car nous nous verrons souvent, je
pense. Je sens tout de suite l’attrait ou l’antipathie: vous êtes si
_simpatica_. Oh! moi, je ne suis pas un véritable Anglais; je me suis
affranchi de toutes les hypocrisies. Si vous me trouvez mal élevé,
avertissez-moi, et je tâcherai de me corriger.

Lady Longarey se leva. Elle avait l’ouïe très fine, mais entendait
médiocrement le français. Elle n’avait pu suivre l’entretien et se
sentait un peu inquiète. Elle croyait Archie Elliot très capable de
révélations peu souhaitables.

--Qu’est-ce qu’il vous raconte, chère?

--Je parle français à Mlle Charmoy. Vous savez, lady Longarey, le
français est une de mes supériorités.

--Est-il vrai, comme on le dit, que vous voulez jouer sur un théâtre à
Paris?

--Ce serait mon ambition. Oui, ici, nous sommes si grossiers dans nos
goûts, si peu subtils: toutes les finesses sont perdues.

Une des poses favorites d’Archie Elliot était de dénigrer toute chose
anglaise, bien qu’il fût la coqueluche de la société dont il avait
heurté de front les anciens préjugés. Fils de famille, au lieu de suivre
la carrière militaire à laquelle il avait été destiné, après des succès
de salon il s’était fait acteur, mais acteur pour de bon. D’abord on
avait cru à un coup de tête et on avait suivi avec une indulgence amusée
ses premières tentatives, sûr qu’il en sortirait découragé; mais, au
contraire, son succès avait été prodigieux, non qu’il eût beaucoup de
talent; mais sa personne physique, sa voix, et surtout la façon dont il
jouait les amoureux, avec le plus extraordinaire et réaliste abandon,
lui avaient conquis le public féminin. Du premier rang des stalles, on
entendait le bruit des baisers dont il meurtrissait les lèvres de
l’actrice en scène avec lui, et son jeu, qui n’était qu’inconvenant, fut
déclaré une révélation. Comme il était extrêmement roué, il choisissait
des pièces à dénouement moral, et généralement au dernier acte il
épousait, ce qui sauvait tout ce qui avait précédé. Loin de perdre
caste, il se voyait beaucoup plus recherché qu’auparavant, et pour deux
ou trois maisons rigoristes où on ne l’invitait plus, dix nouvelles lui
étaient ouvertes; il était un «favori», et dans la société anglaise un
«favori» peut faire tout ce qu’il veut. Mme Hurstmonceaux n’était pas la
seule à confesser sans vergogne une admiration passionnée pour Archie;
en retour, il était fort tendre et galant pour elle; il usait de sa
maison comme de la sienne propre, lui faisant inviter les personnes
qu’il désirait voir, et la bourse de Mme Hurstmonceaux était toujours à
sa disposition. Il se disait qu’un jour, faute de mieux, elle serait
bonne à épouser; que le colonel ne pouvait vivre éternellement et qu’en
tout cas le rôle d’héritier de Mme Hurstmonceaux serait très acceptable.
Celle-ci, depuis l’agitation causée par l’arrivée de Sylvaine, avait un
peu moins pensé à Archie; mais en le revoyant elle comprit qu’un des
principaux charmes de son existence lui avait manqué. Il sollicita
l’autorisation de rester dans la loge, quoiqu’il eût une stalle, et elle
lui fut accordée avec joie. On se remit en place pour le second acte:
Archie derrière Mme Hurstmonceaux, lui parlant bas presque sans
discontinuer. Lady Longarey, un peu contrariée, fouillait la salle de sa
lorgnette; son neveu Johnnie Burney, sur lequel elle comptait, ne
paraissait pas, et M. Mar avait disparu.

Dans une loge de côté, la belle Mme Duran, parée comme une idole,
s’offrait à l’admiration du public; un prince de sang royal flirtait
avec elle et, pleins de déférence, son mari et le colonel Cecil Blunt se
tenaient respectueusement à l’écart. Pour se désennuyer, le colonel
lorgnait assidûment la loge de Mme Hurstmonceaux, pris d’une admiration
subite pour «la jolie nièce» dont la contemplation lui faisait supporter
avec philosophie les empiétements royaux. Il ne put s’empêcher de
communiquer ses impressions à M. Duran.

--Cette petite Française est très jolie.

M. Duran éleva sa lorgnette pour vérifier l’assertion.

--Très jolie, en effet.

--La pauvre Mme Hurstmonceaux et lady Longarey ne se trouvent pas bien
d’un pareil voisinage, observa le colonel en riant. Vraiment Mme
Hurstmonceaux est un épouvantail aux oiseaux, et voilà cet absurde
Archie Elliot qui est assis derrière elle. Pourvu qu’elle ne le fasse
pas épouser à sa nièce!

--Oh! non, dit Harry Duran d’un ton ironique; elle ne le voudrait pas.

--Mon cher ami, répondit sans broncher le colonel, on a vu des
accommodements plus extraordinaires que celui-là!

--Le fait est qu’avec un chaperon comme Mme Hurstmonceaux, il ne sera
pas très facile de se marier.

--Drôle d’idée qu’a eue Hurstmonceaux de faire venir cette jeune
personne chez lui!

Et le colonel reprit sa contemplation. Lady Longarey finit par s’en
apercevoir et dit tout bas à Sylvaine:

--Vous avez un admirateur qui ne vous quitte pas des yeux: je vous
avertis.

Et au mouvement de tête involontaire que fit Sylvaine pour regarder
autour d’elle:

--Ne cherchez pas, c’est le colonel Blunt; et ses hommages sont très
flatteurs, car il est difficile en fait de beauté.

Mais Sylvaine était absorbée par le spectacle, et ces sortes de
sous-entendus étaient perdues pour elle. La musique et les voix
pénétraient jusqu’au plus intime de son être; elle se sentait à la fois
triste et heureuse, désespérée et pleine d’espérance. Les images se
succédaient dans son esprit; elle pensait à sa grand’mère, aux heures du
soir, en face du jardin des religieuses; puis le souvenir d’Albéric
surgissait avec un grand désir de le revoir... Tous ces gens qui
l’entouraient, même son oncle, étaient des étrangers; les mélodies
d’amour si belles et si tristes, cette voix d’homme ardente, cette voix
de femme éperdue de tendresse, lui révélaient des sentiments qu’on peut
éprouver. Elle se sentit abandonnée... seule... et eut un désir
passionné de ne l’être plus; si elle avait osé, elle eût pleuré... Puis
l’image de la mort s’imposa à elle, et elle envia presque Juliette dans
son tombeau, affranchie à jamais.

La toile était baissée; on remettait les manteaux.

--Si nous allions souper? suggéra lady Longarey.

--Excellente idée, acquiesça aussitôt Mme Hurstmonceaux. Archie, vous
viendrez dans la voiture avec ma nièce et moi. Ah! voici le colonel
Blunt... Mon cher colonel, voulez-vous souper avec nous?

--Mais, avec tout le plaisir du monde.

--Lady Longarey peut certainement vous prendre dans sa voiture.

--Merci, j’ai la mienne; je vous suivrai.

Et, s’approchant de Sylvaine, le colonel ajouta:

--Me permettez-vous de vous offrir le bras, miss Charmoy? Je suis tout à
fait charmé à la pensée de souper avec vous.

--Je ne désire pas souper, dit Sylvaine prise d’un courage subit; je
vais demander à Mme Hurstmonceaux de me renvoyer dans la voiture.

--Oh! pourquoi? Je vous en prie, venez.

Mme Hurstmonceaux, emmitouflée dans un extraordinaire vêtement,
s’appuyait tendrement au bras d’Archie; le jeune Johnnie Burney venait
enfin d’apparaître et escortait sa tante, qui marchait en avant.

--Vite, ma beauté, suivez avec le colonel.

--Tante Anna, je suis très fatiguée; je vous demanderai de me faire
reconduire directement à la maison.

--Oh! ma chère, dit Mme Hurstmonceaux interdite, cela nous détourne de
notre chemin. Venez donc, vous serez enchantée; Archie nous racontera
des histoires.

Le colonel Cecil Blunt se porta au secours de Sylvaine.

--Madame Hurstmonceaux, donnez votre coupé à miss Charmoy pour rentrer,
et prenez le mien. Archie et moi nous vous reconduirons pour vous
protéger contre tout péril.

Un peu indécise, Mme Hurstmonceaux dit:

--En ce cas, si vous le désirez absolument, Sylvaine, je puis vous
renvoyer à la maison.

--Oui, je le désire tout à fait.

--Eh bien, alors arrangeons les choses comme le propose le colonel
Blunt.

Au fond, Mme Hurstmonceaux ne tenait pas démesurément à la présence de
sa nièce, et quand elle l’eut vue mettre en voiture et lui eut souhaité
un bonsoir très affectueux, elle se retourna gaiement vers ses
cavaliers, soulagée d’une responsabilité un peu encombrante. Mais lady
Longarey fut extrêmement désappointée lorsqu’au Savoy, quelques minutes
plus tard, elle vit survenir Mme Hurstmonceaux sans Sylvaine.

--Qu’est-il arrivé? Où est la beauté?

On lui donna l’explication.

--Il fallait m’avertir, je l’aurais décidée.

Puis à son tour elle se résigna et se mit à plaisanter folâtrement avec
le colonel Blunt.

Pendant ce temps, Sylvaine roulait seule à travers les tristes rues de
Londres. La pauvreté générale de l’architecture leur donne, la nuit,
lorsque toute vie en est retirée, un aspect particulièrement lugubre.
Sylvaine en fut pénétrée. Elle aperçut quelques créatures errantes,
déambulant sur les trottoirs sombres. Au coin de Berkeley-Square, sous
un réverbère, elle vit deux femmes qui, regardées par des hommes,
dansaient avec des gestes canailles. L’une d’elles, juste au moment où
la voiture la frôla, leva son pied à la hauteur de la tête de sa
compagne. Ce fut une vision passagère dont l’âme de Sylvaine se sentit
douloureusement blessée; il lui tardait d’être à l’abri dans sa chambre
close. Mais quand la porte de la maison fut refermée sur elle, elle
trouva, dans le hall, Forster, le valet de chambre de son oncle: il
était venu au bruit de la voiture, croyant rencontrer Mme Hurstmonceaux;
à son défaut, il annonça à Sylvaine l’événement qui motivait sa
présence. Une demi-heure auparavant on avait ramené le colonel de son
club où il avait eu une attaque... Le docteur était là...



XII


Mme Hurstmonceaux détestait tout ce qui lui rappelait l’idée de la mort,
et fut extrêmement bouleversée de «l’accident» arrivé au colonel; car ce
n’était qu’un accident... Au bout de trois jours le péril semblait
conjuré, mais le docteur ne répondait nullement que le malade retrouvât
jamais l’usage de son côté paralysé... Pour l’état général il était
plein d’espoir.

Sylvaine, dès la première heure, s’était offerte pour aider à soigner
son oncle. Une majestueuse et compétente «nurse» avait été immédiatement
installée en exercice, et ordonnait de tout souverainement; mais dès que
le colonel recouvra la connaissance et la parole, il fut très évident
que la seule personne qu’il eût plaisir à voir était Sylvaine. Mme
Hurstmonceaux se félicita de cette préférence.

--Après tout, fit-elle observer à lady Longarey, sa nièce est vraiment
la personne qui _doit_ le soigner, mes nerfs ne me le permettraient pas,
absolument pas; c’est fort impressionnant de le voir dans son lit, vous
regardant avec des yeux fixes. Sylvaine aime les choses lugubres; elle
le montre bien par sa persistance désagréable à rester en deuil.

Lady Longarey, tout en témoignant une grande sympathie pour les
tribulations de Mme Hurstmonceaux, exprima également une vive
sollicitude pour Sylvaine.

--Il faut que vous exigiez qu’elle prenne l’air; ce serait mal de la
laisser constamment dans la chambre d’un malade. Je viendrai la prendre
pour monter à cheval avec nous; rien de meilleur que l’équitation pour
reposer de la fatigue.

--Oui, certainement, car si elle tombait malade, elle aussi, qu’est-ce
que je deviendrais? Ce serait épouvantable... Je n’ai jamais été malade
de ma vie, Dieu merci.

--Et vous ne le serez jamais, vous avez une constitution admirable.

Cette assurance réconfortait Mme Hurstmonceaux, impressionnée, quoi
qu’elle fît, par la présence de la garde-malade, le visage compassé de
Forster, et la pensée de ce qui se passait derrière cette porte que son
cœur battait à franchir, car la maladie est un mystère.

--Il ne faut pas laisser ce cher cœur s’agiter ainsi, lui disait Archie
Elliot quand elle lui narrait ses émotions.

Si on ne l’eût emmitouflé pour en éviter le bruit au malade, le heurtoir
n’eût pas cessé de retentir, car tous les amis et amies de Mme
Hurstmonceaux s’empressaient autour d’elle: Archie Elliot était là
presque en permanence, et constamment restait à l’un des repas, le
tête-à-tête à table avec Sylvaine évoquant des idées de tristesse que
Mme Hurstmonceaux ne pouvait supporter. Aussi sortait-elle tous les
soirs, et avait-elle expliqué à Sylvaine qu’il lui fallait absolument
remplir ses engagements. Du reste, de sa voix la plus glaciale, le
colonel avait murmuré à Sylvaine:

--Dites-lui de ne pas s’occuper de moi.

Une idée, une seule, dominait dans le cerveau du malade: s’en aller
quelque part avec Sylvaine, s’affranchir de son esclavage, ne plus
s’entendre dire par sa femme les paroles qui l’exaspéraient:

--Mon cher colonel, j’espère que vous avez tout ce qu’il vous faut. J’ai
bien recommandé à nurse Rice: «Miss Rice, surtout que le colonel ait
tout ses fantaisies.»

--Nous obéissons aux prescriptions du docteur, répondait invariablement
nurse Rice en donnant à son malade un coup d’œil de propriétaire
satisfait.

Il était impossible, en effet, de voir un être souffrant plus net, plus
propre, mieux accommodé dans son lit; dans cet ordre d’idées, la
perfection du genre était évidemment atteinte. Sylvaine avait été très
émue, beaucoup plus qu’elle ne l’eût imaginé, et à la pensée de perdre
son oncle son cœur s’était serré d’angoisse... Rester seule avec Mme
Hurstmonceaux lui paraissait une chose impossible. Et pourtant, où
irait-elle? Albéric n’écrivait presque jamais; de temps en temps une
lettre échevelée, puis le silence. Mme Gardonne, tous les quinze jours,
expédiait quatre pages qui ressemblaient à un devoir de style, pleines
de beaux sentiments, de conseils parfaits, et sans un mot du cœur; les
lettres de l’oncle Jules n’avaient jamais plus de dix lignes,
affectueuses et cordiales il est vrai. Sylvaine éprouvait profondément
combien elle leur était peu nécessaire; toujours revenait la rengaine de
sa particulière bonne fortune, et des sentiments dont elle devait
nécessairement être animée pour son oncle et sa tante. Seule, la bonne
Mme Delaroute demeurait vigilante, entrant dans les petits détails qui
révèlent l’intérêt véritable.

Maintenant, à se sentir devenue tout à coup presque indispensable,
Sylvaine trouvait un apaisement heureux; elle montait et descendait,
alerte, et affranchie de la gêne qu’elle n’était pas jusque-là arrivée à
secouer; elle passait devant les grands valets de pied sans être
embarrassée.

Mme Hurstmonceaux, rassurée dans son égoïsme, ne lui marchandait pas les
éloges, l’embrassant et lui disant avec contentement:

--Vous êtes vraiment une petite garde-malade parfaite.

Elle la louait ainsi un jour à table, environ trois semaines après
l’attaque du colonel, en présence d’Archie Elliot qui répondit:

--Il me semble, madame Hurstmonceaux, que vous laissez Mlle Charmoy se
fatiguer beaucoup trop; elle reste des heures dans cette chambre. Vous
devriez la distraire.

Et il ajouta, montrant ses belles dents:

--Pourquoi ne la menez-vous pas au théâtre? N’est-ce pas, mademoiselle,
que vous avez passé une agréable soirée à l’Opéra?

Sylvaine l’avoua très volontiers. Le souvenir de cette soirée, sans
qu’elle comprît pourquoi, la remplissait d’un certain trouble, tant
avaient été vives les sensations nouvelles éprouvées.

--Je ne joue pas moi-même en ce moment, continua le bel Archie en
français--car une de ses coquetteries avec Sylvaine était de toujours
parler français devant elle. Mme Hurstmonceaux l’avait très familier,
ayant jadis fait de fréquentes stations à Biarritz et dans les Pyrénées,
et Sylvaine éprouvait un plaisir immédiat et sensible à entendre sa
langue maternelle. Je ne joue pas moi-même, mais Mlle Charmoy
apprécierait notre divine Ellen Terry; il faut la conduire la voir.

Mme Hurstmonceaux protesta de son entière bonne volonté.

--Votre oncle n’a besoin de personne le soir, Sylvaine, que de nurse
Rice; je suis de l’avis d’Archie, une distraction vous sera très bonne.

Sylvaine fut étonnée de ne pas éprouver le désir de se défendre. Depuis
trois semaines, Archie Elliot avait fait d’extraordinaires progrès dans
son intimité; elle le regardait cependant avec un fonds de répugnance,
car un «acteur», selon la conception de son éducation première, était un
être appartenant à une sphère à part, un personnage avec lequel elle ne
pouvait jamais avoir de rapport familier. Elle avait été stupéfaite de
la situation qu’occupait évidemment M. Elliot. Lady Longarey lui avait
expliqué que le talent justifie tout, et que d’ailleurs, de nos jours,
le théâtre était considéré comme une institution civilisatrice et
morale, et les acteurs et les actrices accueillis avec éclat:

--Et comme Archie est des nôtres, il n’y a aucune raison pour que sa
profession lui fasse du tort. Il travaille beaucoup, le pauvre garçon;
et du reste, ajouta lady Longarey pensant à son Jim, dans la société il
n’y a plus de préjugés pour les hommes.

Réfléchissant sur elle-même, elle eût pu ajouter: «Ni pour les femmes.»

Archie Elliot était assez aimable pour que Sylvaine écoutât ces
explications avec plaisir. Dans sa naïve simplicité, elle l’admirait
d’être si attentionné pour Mme Hurstmonceaux: «Tout à fait comme un
fils», pensait-elle; et elle ne doutait pas que l’engouement de sa tante
pour le jeune homme ne fût purement maternel. Vis-à-vis d’elle-même,
Archie Elliot était infiniment respectueux, mais avec une nuance de
préférence cachée qui donnait du prix aux paroles les plus
insignifiantes. Comme il passait des heures chaque jour dans
Portman-Square, Sylvaine avait eu l’occasion, deux ou trois fois, d’être
seule avec lui pendant que Mme Hurstmonceaux se faisait attendre, et ces
moments avaient une certaine douceur. Archie Elliot s’approchait d’elle,
s’asseyait tout près, pas assez pour la gêner, mais assez pour éveiller
une légère émotion chez l’être réservé et timide qu’était Sylvaine. Il
la regardait avec ses extraordinaires yeux, non pas amoureux ou ardents,
mais pénétrants, et ce regard semblait vouloir dominer le sien. Il
parlait de sa voix chaude, articulant et scandant ses mots avec un soin
particulier, par une habitude professionnelle, donnant une intonation à
ses moindres phrases, si différent des autres hommes au verbe court et
confus avec qui, depuis son arrivée à Londres, Sylvaine avait eu
l’occasion de s’entretenir. Et puis, il lui demandait si gracieusement,
avec une indiscrétion qui échappait à la jeune fille, quels étaient ses
goûts, ses préférences... Il la plaignait d’avoir quitté la France, la
«belle France», le pays qui était celui de sa prédilection, et dont il
trouvait tout charmant et beau. Il avait découvert que Sylvaine ne
connaissait aucun des poètes modernes, et qu’avec sa grand’mère elle
n’était jamais allée au delà de Victor Hugo et de Lamartine.

--Je vous lirai du Verlaine, mademoiselle, si vous voulez; vous serez
charmée, charmée, j’en suis sûr.

Sylvaine avait avoué à Archie Elliot qu’il lui rappelait un peu son
cousin Albéric.

Quoique l’évocation de ce personnage inconnu fût rien moins que
bienvenue à Archie Elliot, il avait supplié Sylvaine de lui raconter
beaucoup de choses sur le cousin Albéric, pour lequel déjà il éprouvait
de la sympathie; aussi il ne manquait jamais de s’enquérir si elle avait
reçu une lettre de son cousin. L’absence du colonel Hurstmonceaux, pour
qui Archie Elliot était un épouvantail, donnait à celui-ci une occasion
unique de s’insinuer dans l’intimité de Sylvaine, et depuis la soirée à
l’Opéra l’intention arrêtée du jeune homme avait été de s’en faire
aimer.

D’abord, personnellement, elle était neuve et charmante! Puis l’idée de
conquérir la fortune de Mme Hurstmonceaux, et en même temps cette jolie
femme, lui avait paru une inspiration admirable. Il jugeait son empire
sur Mme Hurstmonceaux si absolu qu’il se croyait capable, avec le temps
et beaucoup d’habileté, de lui faire accepter une combinaison qui, au
lieu de l’éloigner d’elle, pouvait le faire entrer sous son toit. Il lui
fallait tenir les deux femmes dans sa main, et comme il était presque
certain de ne jamais faire une imprudence, de ne jamais s’emballer, il
se trouvait parfaitement apte à mener à bien une tâche si délicate. Il
ne se dissimulait pas les difficultés de l’entreprise, mais les
difficultés le stimulaient.

Mme Hurstmonceaux demeurait absolument touchée de la conduite de son
cher Archie; il avait feint d’être jaloux de Sylvaine, puis de craindre
ses réflexions, et avait déclaré qu’à cause d’elle il était préférable
pour lui de se montrer moins souvent; de plus, pendant la maladie du
colonel, il trouvait plus correct d’observer une certaine réserve dans
ses visites.

Mme Hurstmonceaux, que ces sous-entendus avaient ravie, s’était vue
forcée d’implorer Archie de ne rien changer à ses façons; déjà il avait
été absent plus de deux mois! Elle s’était portée garante de la
bienveillance de Sylvaine.

--Soyez très aimable pour elle, je suis sûre qu’elle sera enchantée de
vous voir!

Vaincu, le bel Archie avait cédé et Mme Hurstmonceaux, d’extraordinaire
bonne humeur, les joues plus carminées que jamais, entrait comme un
papillon léger trois fois par jour dans la chambre de son mari. Il était
beaucoup trop faible pour réagir, et l’écoutait, les lèvres serrées.
Elle lui parlait, en bonne femme, de Sylvaine et de la santé de
Sylvaine, et obtenait qu’il lui ordonnât de l’accompagner au dehors. La
nurse, qui détestait la moindre ingérence dans son domaine; qui aimait à
régner seule et despotiquement sur son malade, appuyait Mme
Hurstmonceaux. Alors, le colonel sortait de sa taciturnité pour dire à
Sylvaine:

--Je vous prie, Sylvaine, allez.

Et il se retournait sur son oreiller, sombre et mélancolique, pendant
que la nurse veillait à ce que tout fût «gai» dans la chambre de son
malade.

La grande et unique fenêtre placée en face du lit donnait sur un étroit
jardin soigneusement cultivé, et, à hauteur d’appui, une caisse remplie
de géraniums et d’héliotropes s’étendait au dehors devant la fenêtre.
Dans la pièce même, tout était clair et net: papier, meubles de bambou,
tables couvertes de napperies brodées; il y avait des fleurs fraîches
dans des vases.

L’éclatante blancheur des draps, la couleur vive de la cretonne qui
couvrait le lit, le reluisant des porcelaines et de chaque objet d’usage
donnaient en effet à cette chambre de malade l’aspect le plus engageant,
que déparait seul le visage ravagé appuyé sur l’oreiller. La nurse
maniait son malade comme elle aurait fait d’un enfant au berceau; et
lui, de temps en temps, gémissait plaintivement aussi comme un enfant.

L’horreur de son impuissance rongeait le colonel Hurstmonceaux devenu
soudain craintif. La présence de Sylvaine seule le rassurait, et de la
main dont il conservait l’usage il étreignait celle de sa nièce avec une
sorte de passion; il ne lui demandait jamais rien, il ne la questionnait
pas, mais à la garde-malade il disait de temps en temps:

--Est-ce que ma nièce a bonne mine?

--Certainement, colonel; miss Charmoy n’a pas mauvaise mine, mais elle
est délicate; il faut qu’elle prenne l’air, un peu de distraction; la
fatigue la ferait sûrement tomber malade.

Et nurse Rice redressait sa haute taille, mince et nerveuse, qu’aucune
lassitude ne semblait jamais atteindre; puis, de son geste dominateur,
après avoir regardé l’heure, offrait au colonel quelque réconfortant.

--Il faut maintenir vos forces.

Elle disait «il faut» d’un ton qui n’admettait pas de réplique. Très
vite, ce fut une chose acceptée et reconnue que l’existence de cette
chambre de malade, et pour tout le reste, sauf le bruit du marteau, la
vie recommença précisément comme auparavant. Mme Hurstmonceaux faisait
avec beaucoup de sentiment les honneurs de la maladie de son mari, et en
même temps les éloges de sa nièce, et, une fois ces devoirs accomplis,
ne songeait qu’à s’amuser; plus éperdue que jamais du désir de paraître
jeune, elle se soumettait au massage jusqu’à l’anéantissement, avec un
courage héroïque.

Pour se maintenir le moral, tous les soirs qu’elle ne sortait pas, elle
recevait cinq ou six personnes à dîner, et après le dîner, qui ne
commençait guère avant huit heures et demie, on jouait aux cartes; plus
d’une fois à ces réunions, Sylvaine se serait sentie étrangement mal à
l’aise sans la présence d’Archie Elliot qui, lorsque l’entretien
s’animait trop, et que Mme Hurstmonceaux elle-même, mise en joie par les
rasades de champagne, se laissait aller à d’inquiétantes plaisanteries,
avait une manière pleine de tact de forcer la conversation à dévier, et
de rappeler habilement à Mme Hurstmonceaux la présence de sa nièce.
Johnnie Burney était maintenant un des assidus de Mme Hurstmonceaux et
il parlait longuement à Sylvaine du golf, du polo, et de tous les sports
qui étaient l’unique intérêt de sa vie; elle l’écoutait avec une
indifférence parfaite. Mme Hurstmonceaux avait été mise par lady
Longarey au courant de ses espérances, et, tout à fait charmée à la
perspective de devenir la tante du neveu d’un duc, encourageait le jeune
Burney de tout son pouvoir. Elle le plaçait à table à côté de Sylvaine,
et jugeait que, cela fait, elle avait le droit de songer à son propre
plaisir. Sylvaine s’ennuyait prodigieusement en compagnie de Johnnie
Burney; mais à cause de lady Longarey elle était aimable pour lui, et le
laissait sans protestation rester à son côté.

Comme tout le monde jouait chez Mme Hurstmonceaux, Sylvaine avait adopté
une petite table dans le fond du second salon; là, elle travaillait, et
parfois lisait.

Un soir, que la vue d’une belle lune argentée montant dans le ciel pâle
et le silence extérieur la rendaient plus rêveuse que de coutume; que la
nostalgie du passé l’étreignait avec intensité, elle entendit tout à
coup dans le grand salon, où toute la compagnie de Mme Hurstmonceaux
était réunie autour d’une table de baccara, des applaudissements et des
expressions bruyantes de bienvenue auxquelles une voix d’homme rieuse
répondait. Le brouhaha dura une douzaine de minutes; puis, la mine
agitée et enchantée, Mme Hurstmonceaux parut dans la grande baie qui
divisait les salons, et, s’avançant vers Sylvaine, elle lui dit en lui
présentant l’homme qui la suivait:

--Ma beauté, je vous amène M. Percy Rakewood, qui vous a si bien connue
quand vous étiez une toute petite fille.

Sylvaine se leva brusquement, le rouge à ses joues pâles. Ce nom,
qu’elle n’avait pas entendu prononcer depuis nombre d’années, lui
rappelait tant de souvenirs! Elle avait gardé très vive la mémoire de
l’ami indulgent qui tant de fois l’avait tenue sur ses genoux, et lui
avait offert de si belles poupées.

D’un mouvement spontané elle lui tendit sa main. Avec une galanterie
tendre, Rakewood la porta à ses lèvres; il regarda Sylvaine
attentivement, et, s’adressant à Mme Hurstmonceaux, dit:

--Elle ne ressemble pas à sa mère, mais elle est bien charmante.

--C’est mon avis. Je vous laisse pour que vous refassiez connaissance.

--C’est ça, dit Rakewood, laissez-nous; nous avons beaucoup de choses à
nous dire.

Aussitôt Mme Hurstmonceaux disparue:

--Venez vous mettre près de moi, dit-il câlinement à Sylvaine.

Et il la fit asseoir sur le canapé où il avait pris place, et la
contempla avec attendrissement.

Dix ans auparavant, il avait été follement épris de la mère de Sylvaine
qui s’était montrée, suivant sa coutume, délicieuse et coquette; mais
lorsqu’il avait exprimé son désir de l’épouser, Mme Charmoy s’était
dérobée, bien qu’elle eût ce cher Percy en grande sympathie; son cœur
frivole était occupé ailleurs. Percy Rakewood était à cette époque
diplomate en activité, et la nouvelle de la mort de celle qu’il aimait
toujours vint le trouver en Orient. Il en avait été cruellement
attristé, car au fond de lui-même il conservait l’espoir de la
conquérir. Six mois plus tard, à un passage à Paris, il n’avait pas
voulu renouveler ses regrets en allant voir Mme de Nohic; il s’était
informé avec sollicitude de l’enfant orpheline et, la sachant sous la
protection de sa grand’mère, il ne s’en était plus inquiété. Depuis, il
avait donné sa démission et vécu principalement en Italie; partout on le
choyait comme le méritait un des hommes les plus aimables et du plus
plaisant visage qu’il fût possible de rencontrer. A soixante ans passés,
il demeurait séduisant encore; de taille moyenne et élégante, toujours
blond avec des cheveux frisés, et deux boucles sur le front--un peu
ridicules peut-être, mais qui lui seyaient--la barbe légère en éventail,
qui lui était une grande parure, câlin, persuasif, en véritable
Irlandais. La vie diplomatique l’avait affiné, et, n’aimant que les
Latins, il avait pris aux races du Midi toute leur bonne grâce. Sa
familiarité affectueuse avec Sylvaine fut aisée et tendrement
paternelle; s’emparant de sa petite main, il la serra entre les siennes,
lui disant:

--J’ai été si surpris lorsque Mme Hurstmonceaux m’a appris que vous
étiez ici. J’ignorais votre grand chagrin, car sûrement je vous aurais
écrit.

Et d’une voix basse:

--Il faut, chère enfant, que vous sachiez que j’ai tendrement aimé votre
maman.

--Oh! que j’ai plaisir à vous entendre me le dire, répondit Sylvaine,
les larmes au bord des cils. Je me souviens si bien quand vous veniez
rue de La Boëtie.

--Je vous remercie de ne pas m’avoir oublié; je ne le mérite pas,
j’aurais dû songer à sa fille. Mais je vous savais si bien, si heureuse
auprès de Mme de Nohic...

Puis il ajouta avec une nuance d’inquiétude:

--Est-ce que vous êtes contente ici? Cela doit bien vous changer.

--Oui, cela me change beaucoup en effet... Tout est un peu étrange...
Ils sont très bons.

--Je l’espère; ils doivent être trop heureux de posséder un pareil
trésor; je ne leur croyais pas la vocation paternelle et maternelle.
Racontez-moi pourquoi vous n’êtes pas restée en France... Votre oncle
Gardonne vit toujours cependant.

--Je crois bien; mais quand j’ai perdu ma chère grand’mère, l’oncle
Robert a offert de m’adopter, et mon tuteur a trouvé que ma place était
ici.

--Mais vous auriez mieux aimé ne pas venir? Parlez franchement.

--Certainement, puisque je ne les connaissais pas. Mais je crois
maintenant que je suis utile à l’oncle Robert.

--Il est très mal, ce pauvre Hurstmonceaux, à ce qu’on m’a raconté.

--Pas si mal; il va mieux.

--Et qu’est-ce que vous faites de Mme Hurstmonceaux? Car vous avez dû
vous apercevoir que c’est une vieille folle. Je vois qu’elle est
toujours amoureuse de son Archie Elliot. Qu’est-ce qu’une petite fille
comme vous devient au milieu de ces gens-là?

Il parlait sans réticence, comme si Sylvaine devait nécessairement être
au courant de tout.

Gênée de ce qu’il venait de dire, elle répondit:

--Oh! je mène une vie très tranquille; je monte à cheval souvent avec
lady Longarey.

--Lady Longarey! Jolie société pour vous! Une femme dont on ne compte
plus les aventures. Je m’étonne vraiment qu’Hurstmonceaux permette tout
cela. Avez-vous une gouvernante, au moins? Une dame de compagnie
quelconque?

--A mon âge, je n’en ai pas besoin, je vous assure.

--C’est précisément à cause de votre âge que vous en auriez besoin. A
qui vous a-t-on présentée? Connaissez-vous quelques jeunes filles?

--Pas encore. Lady Longarey doit un jour me mener chez ses nièces, les
sœurs de Johnnie Burney.

--Il est de vos amis?

--Oh! non. Je n’ai pas d’amis, seulement des connaissances.

--Tant mieux. Et à Paris vous avez des amis au moins? Racontez-moi votre
vie à Paris.

--Elle était bien paisible, bien calme. Ma grand’mère vivait à Auteuil
très retirée... mais j’aimais cette vie. Nous étions heureuses, et puis,
il y avait le cousin Albéric.

--C’est vrai, j’oubliais Albéric. Qu’est-il devenu?

--Rien. Il travaille.

--A quoi?

--Les arts; il a beaucoup de talent comme sculpteur; il est poète aussi.

--Bien des choses... et alors le cousin Albéric venait souvent?

--Tous les dimanches, et fréquemment dans la semaine.

--Quel âge a-t-il?

--Juste vingt-trois ans.

--Et il a laissé partir sa petite cousine sans protester?

--Il a beaucoup protesté, au contraire, dit Sylvaine en souriant; mais
il a compris que c’était mon devoir d’obéir aux volontés de ma
grand’mère.

--C’est Mme de Nohic qui a ordonné que vous veniez ici?

--Non, pas précisément; mais elle aimait beaucoup l’oncle Robert, elle
lui a écrit très souvent pendant les derniers mois de sa vie; mon oncle
Gardonne pensait qu’elle aurait approuvé de me voir sous la protection
de son frère...

Et levant les yeux vers M. Rakewood, Sylvaine ajouta:

--C’est triste, n’est-ce pas, d’être comme moi, sans personne à moi?

Le vieux beau laissa tomber sur elle un regard de véritable tendresse;
par mille petits riens insaisissables elle lui rappelait sa mère. Il se
résolut à lui être un ami efficace.

--Hurstmonceaux vous est très attaché?

--Je le crois.

--Pauvre homme! J’imagine qu’il n’est pas plus heureux qu’il ne faut
avec sa riche épouse. Elle peut être terrible, la chère Anna; je l’ai
beaucoup connue à Madrid au temps où elle était Mme Green. Ils ont eu,
je le sais, des scènes plutôt désagréables ensemble; ils sont au même
râtelier, mais ils n’étaient pas nés pour cela. Enfin, c’est encore une
idée très convenable qu’elle a eue de vouloir vous laisser sa fortune.
Il faut lui en savoir gré.

--Oh! mais je n’y tiens pas du tout; quand je serai majeure, je
retournerai vivre en France.

--Toute seule?

--Non, pas toute seule; avec Pauline, notre vieille servante.

Rakewood ne fit aucune réponse directe à l’énonciation de ces étranges
projets. Il dit seulement:

--Ecoutez, chère enfant; voulez-vous m’accepter comme une espèce de
second tuteur? Il me semble que vous avez besoin d’être un peu guidée
ici... et comme j’ai tant aimé votre mère...

Il s’arrêta, puis ajouta:

--Cela ne vous fait pas de peine que je vous parle de la chère créature
qu’était votre mère?

--Si, cela me fait de la peine; mais c’est une peine que j’aime...

--Voyez-vous, continua Rakewood d’une voix émue, je ne puis jamais tout
à fait croire qu’elle est morte, car c’était la vie même. Je lui disais
parfois qu’elle était une nymphe, une dryade, un être de rêve; elle
semblait devoir être immortelle; aucune femme ne m’a jamais donné cette
impression d’allégresse. Ah! sa gaieté était une chose délicieuse... Son
rire, je l’entends souvent... Vous n’êtes pas comme elle, vous êtes
grave, vous l’étiez déjà à dix ans... Elle, tout le Midi étincelait dans
sa personne. Vous souvenez-vous bien d’elle?

--Si je m’en souviens! Moi aussi, je n’ai jamais pu réaliser qu’elle ne
vit plus.

--Elle n’a pas été malade?

--Non... une embolie, un instant...

--Elle ne pouvait pas être malade... Vous avoir vue a réveillé toute la
peine de mon vieux cœur... Vous me pardonnez de vous avoir attristée?

--Je ne me suis pas sentie aussi consolée depuis longtemps. Il me semble
tout d’un coup que je suis rue de La Boëtie... Aimeriez-vous à voir son
portrait, le dernier?

--Oui, vous me le montrerez, nous causerons beaucoup... Je viendrai vous
prendre, nous irons nous promener ensemble, le voulez-vous?

--Certainement, si ma tante le permet.

--Elle permettra, soyez-en sûre; et puis, suivez mon premier conseil: ne
lui demandez jamais rien, faites ce qui vous semble bon; vous ne pouvez
avoir de meilleur guide que vous-même. Evitez de prendre l’avis de Mme
Hurstmonceaux ou même celui de lady Longarey.

--Est-ce que vous ne trouvez pas que lady Longarey a des manières
charmantes?

--Indubitablement. Demandez-lui des règles de manières si cela vous
amuse, mais jamais des règles de conduite, entendez-vous? Du reste,
maintenant, vous promettez de me consulter; j’ai beaucoup d’expérience,
je vous assure... Est-ce que vous sortez tous les soirs avec Mme
Hurstmonceaux?

--Oh! non, je suis en deuil. J’ai été à l’Opéra une fois, parce que ma
tante le désirait beaucoup. D’ailleurs, ajouta honnêtement Sylvaine, j’y
ai passé une très agréable soirée... Je n’avais jamais entendu de
musique d’opéra.

--Vous aimez la musique?

--Extrêmement.

--Quel plaisir vous faites à un vieux mélomane! J’ai beaucoup chanté
dans ma vie, je chante même encore quelquefois... sans voix, mais j’y
trouve de l’agrément quand même. Il faudra que je vous fasse connaître
des personnes qui ont vos goûts; ici, on n’aime que le jeu.

Mme Hurstmonceaux revenait. Elle s’approcha un fauteuil, et demanda à
Sylvaine:

--Lui dites-vous que vous êtes malheureuse?

--Précisément, répliqua Rakewood.



XIII


L’honorable Mme Gascoyne demeurait dans Lowndes-Square, au quartier
tranquille et recherché de Belgravia. Elle y possédait une charmante
habitation, point grande, mais parfaitement installée; tout chez Mme
Gascoyne était élégant, discret et de bon goût comme elle-même. Veuve
sans enfant d’un cadet de grande maison qui lui avait laissé une très
belle fortune, elle jouissait de sa liberté et des nombreux agréments de
son existence. C’était une aristocratique personne tout d’une pièce, qui
n’admettait pas les compromis. Elle était fort sévère sur l’article des
mœurs, et si parfois les exigences sociales l’obligeaient à recevoir des
personnes qu’on pouvait soupçonner de n’être pas irréprochables,
fallait-il au moins que ces personnes eussent, par suite de
circonstances, conquis une position qui, sans être celle de la vertu, en
conférait tous les avantages.

Mme Gascoyne avait été fort jolie, et pourtant s’était mariée tard, car
elle avait visé haut. Les années n’avaient rien enlevé à l’élégance de
sa taille, elle était demeurée mince comme à trente ans, mais son visage
était flétri et elle avait les cheveux entièrement blancs. Un peu sèche
de cœur, elle n’éprouvait pas le besoin de tendresses immédiates. Elle
vivait en fort bons rapports avec sa sœur qui avait dû divorcer d’un
mari impossible. Les deux nièces de Mme Gascoyne, dont l’une était
mariée, lui suffisaient comme somme d’intérêt supplémentaire dans la
vie, car son intérêt suprême se concentrait sur elle-même et sa maison:
tout y était réglé par une hiérarchie exacte à la tête de laquelle elle
se trouvait, souveraine et despotique.

Mme Gascoyne venait de finir son lunch, qu’elle prenait toujours léger;
on lui servait dans de grands plats d’argent des mets délicats qu’elle
mangeait du bout des lèvres avec une attitude de condescendance. Son
discret maître d’hôtel lui annonça dans un souffle que M. Percy Rakewood
était là. Elle ordonna aussitôt qu’on le fît monter. Mme Gascoyne était
fort gracieuse à ceux qui faisaient partie du bataillon choisi qui
résumait à ses yeux l’humanité et accueillit M. Rakewood avec une
extrême cordialité.

--Enfin, vous voilà à Londres, ce n’est pas trop tôt; j’ai cru que vous
ne viendriez pas cette saison.

--Madame Gascoyne, vous ne me jugez pas ingrat au point d’oublier ainsi
mes amis.

--En vérité, si; vous n’êtes qu’un papillon, Rakewood.

--Un vieux papillon, alors?

--Peut-être. Enfin, vous voilà! Depuis quand? Suis-je au moins une de
vos premières visites?

--Ma parole, toute des premières. Mais je serai franc, je viens vous
demander une faveur.

--Allons, demandez. Je ne vous crois pas capable d’être très indiscret.

--Vous avez raison. Mais d’abord, dites-moi comment est votre santé.

--Pas merveilleuse. J’ai eu une crise encore au printemps; je ne suis
pas mal maintenant. Je me soigne beaucoup, vous savez.

--Ah! vous avez joliment raison. Alors, si vous êtes bien, j’ai encore
plus d’assurance pour vous dire ce que je désire de vous. Voilà. Je veux
que vous preniez sous votre protection votre petite-cousine Sylvaine
Charmoy. Comment avez-vous pu la savoir chez les Hurstmonceaux sans
aller la voir?

--Plutôt, comment pouvez-vous supposer que j’aille chez cette horrible
femme? Je l’ai aperçue à la chapelle de Farm Street avec la jeune
personne, que j’ai trouvée très distinguée, je dois l’avouer; mais, une
fois qu’elle est chez Mme Hurstmonceaux, je ne puis la connaître.

--Madame Gascoyne, pour une femme de vos principes et de votre
expérience, vous avez tort. Que vous ayez tenu rigueur à votre cousin
Hurstmonceaux de son mariage, ceci est une autre affaire; mais que vous
refusiez de vous intéresser à une jeune fille orpheline qui est votre
parente, uniquement parce qu’elle a le malheur d’être obligée de vivre
chez Mme Hurstmonceaux, je ne vous reconnais pas là. Vous m’excusez de
vous parler ainsi?

--Entièrement; j’aime la sincérité avant tout. Mais enfin, que
vouliez-vous que je fisse?

--Que vous écriviez à votre jeune parente de venir vous voir.
Hurstmonceaux eût été enchanté, et sa femme aussi. Vous savez que le
pauvre Bobbie est bien malade.

--Je l’ai appris avec peine, et j’ai fait demander des nouvelles...
Certainement, s’il désirait me voir en ce moment... Sa conscience ne
doit pas être tranquille après la vie qu’il a menée.

--C’est la Providence, à laquelle vous croyez, qui lui a envoyé un être
innocent pour le convertir; mais Mlle Charmoy est timide. Entre nous,
cela me fait une peine terrible de voir cette jeune créature dans ce
milieu. Comment une personne aussi sérieuse, aussi religieuse que vous,
peut-elle être indifférente à cette situation?

Mme Gascoyne adorait qu’on fît appel à son éminente vertu.

--Je n’y suis pas indifférente, mais je n’y puis rien. Enfin, donnez-moi
votre avis.

--Je crois que votre devoir est de connaître au plus tôt cette enfant,
de lui accorder ouvertement votre appui, de lui procurer des relations
honorables et agréables. Pour le quart d’heure, sa meilleure amie est
lady Longarey.

--Quelle abomination!

--C’est mon sentiment; mais qu’y peut-elle? Cette petite fille ne
connaît rien, elle est étrangère; elle a vécu avec sa vieille grand’mère
dans une retraite qui ressemblait à celle d’un couvent. Elle n’imagine
même pas les vilenies qui la frôlent tous les jours. Mme Hurstmonceaux
lui paraît vulgaire, mais elle n’en soupçonne pas plus long.

--Je trouve qu’il a été coupable de la part de Bobbie de faire venir sa
nièce.

--Non; il a eu envie que sa femme lui laisse sa fortune, et il ne faut
pas fermer la porte à cette éventualité. L’enfant n’avait au fond
personne d’aussi proche que lui. Du reste, il est trop accoutumé au
milieu où il vit pour le juger comme nous le faisons.

--Quelle dépravation!

--Certainement, je ne suis pas rigoriste, et je n’ai pas le droit de
l’être; mais, en pensant à cette jolie Sylvaine, je n’ai pas dormi de la
nuit et je n’ai trouvé de meilleur remède que de venir vous voir. Vous
n’ignorez pas, madame Gascoyne, que j’avais espéré épouser sa mère.

--Votre fidélité vous fait honneur, Rakewood. Enfin, si vous croyez que
je puisse être utile... je ne me refuse jamais à un devoir, assurément.
J’irai aujourd’hui même porter une carte à Mlle Charmoy et une
invitation à venir me voir; mais vous me répondez que Mme Hurstmonceaux
n’accourra pas.

--Je me charge de l’en empêcher; je lui laisserai beaucoup d’espérances
pour l’avenir. Cela vous est égal que je lui donne des espérances.

--Tout à fait.

--Et je vous remercie, ne tardez pas. Imaginez-vous que Johnnie Burney
s’est posé en prétendant; on le représente à Sylvaine comme un jeune
homme timide et naïf. Lady Longarey est si habile, si insinuante!
Figurez-vous cette enfant sacrifiée à un être aussi méprisable?

--Il ne faut pas que cela soit.

--Elle est seule, sans une amie, et par-dessus le marché en exil.

--Oui, vous avez raison, c’est très triste. Je la ferai connaître à mes
nièces, du moins à Kathleen, qui est tout à fait un appui. Kathleen est
toujours enchantée de faire le bien.

--Elle trouvera en sa cousine une jeune personne délicieuse, un peu
froide, parce qu’elle est très réservée. Sa grand’mère l’a élevée comme
vous l’auriez élevée vous-même.

--Je me rappelle bien vaguement cousine Mary qui était beaucoup plus
âgée que moi, mais je sais que c’était une femme parfaite.

--Elle frémirait d’horreur si elle voyait son enfant familière avec lady
Longarey et Mme Lazarelli; car Mme Lazarelli a entrepris aussi de lui
être une amie.

--Je vous le répète, je trouve Hurstmonceaux impardonnable.

--Que voulez-vous qu’il fasse?

--Je causerai avec lui à ce sujet.

--Oh! alors, ce sera autre chose. Si vous l’aidez, on trouvera bien les
moyens.

--Il le faut, dit Mme Gascoyne subitement convertie à l’impérieuse
nécessité de veiller sur Sylvaine.

Le même soir, Sylvaine dit à Mme Hurstmonceaux surprise:

--Mme Gascoyne est venue pour me voir aujourd’hui, et m’a laissé un mot
me demandant d’aller prendre le thé chez elle demain.

--Mme Gascoyne? Comme c’est aimable! avez-vous averti votre oncle?

--Oui.

--Et qu’a-t-il dit?

--Il a paru très satisfait; il désire que j’y aille.

--Mais certainement. Nous sommes brouillées sur des questions
d’étiquette; votre oncle est très intransigeant quand il s’agit de moi,
mais ce n’est pas une raison pour que vous ne voyiez pas vos parentes.
Je suis seulement étonnée que Mme Gascoyne ne soit pas venue plus tôt.
Enfin, il vaut mieux ne pas lui tenir rigueur. Lui avez-vous répondu?

--Non, je vous attendais.

--Eh bien! ma chère, écrivez-lui tout de suite. Je vous donnerai le
coupé pour vous conduire.

--Ce n’est pas nécessaire.

--Comment donc? Vous ne pensez pas que ma nièce ait besoin d’aller en
fiacre; vous aurez le coupé; inutile de discuter.

--Je vous remercie, tante Anna.

Dans le courant de la soirée qu’elle passa chez lady Longarey, Mme
Hurstmonceaux trouva plusieurs fois l’occasion de placer le nom de Mme
Gascoyne: elle ne doutait plus d’entrer prochainement en relations avec
cette personne inaccessible. Elle se demandait même s’il ne convenait
pas qu’elle fît les premiers pas.

Dans la matinée du lendemain, Rakewood, qui était partout sur un pied
d’intimité, vint à Portman-Square. Mme Hurstmonceaux s’empressa de
l’informer de l’événement qui occupait sa pensée:

--Sylvaine va aujourd’hui même chez Mme Gascoyne.

--Je sais. Mme Gascoyne en a causé avec moi hier; elle craignait de vous
paraître indiscrète en venant pour Sylvaine. Je l’ai assurée que vous ne
seriez pas formalisée.

--Du tout. Je veux que Sylvaine soit tout à fait libre; Mme Gascoyne
sera la bienvenue chez moi quand il lui plaira.

--J’en étais sûr; vous avez comme toujours beaucoup de bon sens et
d’indulgence. Je crois que Mme Gascoyne a le sentiment d’avoir été un
peu ridicule à votre égard; seulement, on n’aime point à avouer ces
choses-là. Elle vous donne le beau rôle; en ne vous occupant pas d’elle,
vous lui ferez comprendre ses torts.

Mme Hurstmonceaux se sentit flattée.

--Vous comprenez bien, dit-elle, que personnellement Mme Gascoyne m’est
tout à fait indifférente. Je vous assure que si elle a envie de voir mon
mari, je n’y aurai aucune objection.

--Vraiment, vous agissez d’une façon très correcte, madame
Hurstmonceaux. Mme Gascoyne ne pourra pas manquer de s’en apercevoir.

--J’avertirai Sylvaine de prier Mme Gascoyne de venir si cela lui est
agréable. Dieu merci, ma maison est assez grande pour qu’il soit facile
de ne pas me gêner. J’ai suffisamment d’amis à moi, je me moque bien de
l’ennuyeuse famille du colonel.

--Vous n’en avez aucun besoin. Je reconnais que Mme Gascoyne n’est pas
amusante du tout; mais il est indiqué que Sylvaine soit en bons rapports
avec elle.

--Certainement, certainement, elle en aura toute liberté.

--Est-ce que je ne verrai pas miss Charmoy aujourd’hui?

--Comment donc? Je vais la faire prévenir; elle est auprès de son oncle,
elle lui fait la lecture du journal. Il est si exigeant qu’il ne veut
écouter ni sa nurse qui lit en perfection, ni Forster; il prétend qu’il
n’y a que la voix de Sylvaine qui n’irrite pas ses nerfs.

--Peut-il me recevoir?

--Je ne sais pas. Nous pouvons toujours faire demander.

Le message fut transmis; la réponse revint: le colonel verrait M.
Rakewood cinq minutes.

--Mon cher Rakewood, je ne vous accompagne pas, dit Mme Hurstmonceaux,
cela ferait trop de monde à la fois.

Puis prenant un air de circonstance:

--Vous me direz comment vous l’avez trouvé, pauvre cher homme.

--Je n’y manquerai pas. A bientôt.

--Venez dîner un de ces jours.

--Volontiers. Lequel?

--Samedi.

--Très bien. A samedi.



XIV


Mme Gascoyne, très digne, reçut Sylvaine avec bonté. Elle s’aperçut que
la jeune fille tremblait: aussi eut-elle à cœur de la rassurer. Elle lui
tendit les deux mains, la fit asseoir sur le large divan garni de
coussins où elle se tenait habituellement, et la remercia avec une
grande politesse d’avoir répondu à son appel. Puis, comme moyen immédiat
de rompre la gêne, elle sonna et commanda:

--Le thé, immédiatement.

Deux domestiques arrivèrent, portant le lourd plateau d’argent qui fut
déposé sur un support à son usage. Il y avait de tout sur ce plateau, et
Mme Gascoyne, de ses mains maigres et blanches aux doigts couverts de
bagues, se mit en mesure de servir Sylvaine, lui parlant en même temps.

--Vous êtes un peu dépaysée, chère, mais ce sentiment passera, je serai
très contente de vous voir souvent. Nous prendrons jour pour aller chez
ma sœur; ma nièce Kathleen vous sera une amie parfaite. Je crains, chère
enfant, que vous ne manquiez d’amies de votre âge.

Sylvaine avoua ne pas en avoir une seule.

--Je ne m’en étonne pas. Je suis fâchée de vous l’apprendre, mais Mme
Hurstmonceaux est une personne chez qui en général on ne mène pas les
jeunes filles; elle n’est pas de votre famille, il n’y a donc rien qui
puisse vous offenser, pas plus que moi. Votre oncle a fait une erreur en
l’épousant, nous sommes tous sujets à l’erreur. Je ne juge personne,
mais je vous avertis, parce que je ne veux pas de malentendu entre nous.

Ces révélations successives sur Mme Hurstmonceaux causaient à Sylvaine
le plus grand malaise. Elle se crut tenue de dire:

--Elle est très bonne pour moi.

--Sans doute, pauvre créature, et vous avez raison de ne pas être
ingrate. Il y a une miséricorde pour les pécheurs... j’espère qu’elle la
trouvera, mais c’est de vous que je veux m’occuper.

Et de sa voix douce, le visage attentif, Mme Gascoyne fit subir à
Sylvaine un véritable interrogatoire. Sylvaine y répondait avec une
simplicité d’enfant. Mme Gascoyne, de ses beaux grands yeux un peu à
fleur de tête, la regardait avec une expression de réel intérêt. Elle la
questionna sur tous ses goûts: aimait-elle les jardins, les animaux, les
chiens, les oiseaux?

Mme Gascoyne avait à son côté un griffon bien-aimé dont elle fit les
honneurs; et comme Sylvaine le caressait et l’admirait, elle lui dit:

--Si cela vous fait plaisir d’avoir un chien, on vous en trouvera un.
Vous me paraissez plutôt solitaire... Comment! quand Mme Hurstmonceaux
dîne dehors, vous êtes seule à table?

--Oui, depuis la maladie de mon oncle Robert.

--Tout ceci est fort mal combiné. Je causerai avec votre oncle.
Demandez-lui quand il veut me recevoir. Pense-t-il un peu à son âme? Je
prierai le père Carr de l’aller voir.

--Je n’en sais rien, je n’ose pas lui parler de ces choses.

--Mais vous? Vous y songez?

--Oh! oui.

--Vous avez l’air d’une excellente enfant; on voit que vous avez été
élevée par une vraie Hurstmonceaux. Vous pouvez compter sur mon amitié.

Sylvaine rougit de plaisir.

--J’ai été négligente envers vous, je vous ai laissée faire de tristes
connaissances, je réparerai cela; seulement, je vais tout de suite vous
demander un sacrifice: ne montez plus à cheval avec lady Longarey.

--Mais comment pourrai-je l’éviter?

--On s’arrangera pour vous faire monter à cheval avec Kathleen, un peu
plus tard. Il n’y a qu’à dire maintenant que le médecin vous défend pour
le moment l’exercice du cheval.

Le visage de Sylvaine révélait le trouble que lui causait cette requête.
Mme Gascoyne crut nécessaire de porter le fer immédiatement sur la
plaie.

--Croyez-en ma connaissance de la vie. Lady Longarey est une femme
tellement perdue de réputation que celle d’une jeune fille qui serait
vue souvent avec elle en souffrirait sûrement. Lady Longarey n’a reculé
devant aucun scandale; elle a vécu publiquement à Florence avec un homme
marié. Ce sont des choses affreuses; mais puisque les circonstances vous
ont par mauvaise chance mise en rapport avec de pareilles personnes, il
importe que vous soyez éclairée...

Sylvaine rapporta de chez Mme Gascoyne une impression confuse, mais où
la satisfaction dominait; elle avait aimé ses façons un peu altières,
mais si nobles, et l’extrême accent de vérité et de franchise qui se
dégageait de toutes les paroles de Mme Gascoyne... Puis pendant ces deux
heures, elle avait parlé presque continuellement de sa mère et de sa
grand’mère; d’autres portraits de ses arrière-grands-parents lui avaient
été montrés. Elle s’était sentie adoptée, et ce sentiment lui avait été
doux.

Mme Gascoyne lui avait demandé comment elle était venue, et parut
satisfaite quand elle sut que le coupé de Mme Hurstmonceaux avait amené
et attendait Sylvaine.

Mme Hurstmonceaux fut très curieuse d’apprendre les détails de la
visite; de quoi avait-elle parlé?

--Mme Gascoyne m’a beaucoup interrogée sur le passé.

--Est-ce qu’elle va venir vous voir?

--Oui; elle compte aussi faire une visite à l’oncle Robert.

--Parce qu’elle le croit très malade. Ces sortes de personnes n’ont pas
de plus grand plaisir que d’amener un prêtre à un malade; moi, je
n’oserais pas, je suis trop sensible; mais si Mme Gascoyne y parvient,
je serai très heureuse.

Mme Hurstmonceaux se montrait infiniment gracieuse pour Sylvaine, car la
perspective qu’elle croyait maintenant assurée de connaître, grâce à
elle, Mme Gascoyne lui causait une vive satisfaction. Aussi les ordres
préventifs les plus formels avaient-ils été donnés d’introduire avec
honneur dans le grand salon toutes les visites qui pourraient venir pour
miss Charmoy. Mme Hurstmonceaux jugeait que sa maison ne pouvait faire
qu’une impression extrêmement favorable, et elle se flatta d’y réunir
bientôt toute la famille du colonel. Ces agréables idées l’empêchèrent
de prêter la moindre attention à l’air un peu embarrassé de Sylvaine
quand le lendemain elle s’excusa de ne pouvoir monter à cheval avec lady
Longarey. Mme Hurstmonceaux l’engagea avec bonté à se reposer, et
n’associa en rien cette défection avec la visite faite à Mme Gascoyne.

Celle-ci, ainsi qu’elle l’avait annoncé, ne se fit pas attendre. Percy
Rakewood l’avait précédée et était venu dire à Sylvaine qu’elle avait
entièrement fait la conquête de sa parente; il l’en félicita.

--Car elle est difficile, et elle en a le droit. Soyez donc tout à fait
à votre aise avec elle; j’ai voulu vous aider à la recevoir, je sais
qu’elle viendra tout à l’heure.

--Comme vous êtes bon pour moi!

--Je le voudrais assurément.

Mme Gascoyne parut à son tour et franchit le seuil redoutable de la
maison de Mme Hurstmonceaux sans extérieurement manifester d’agitation.
Elle examina tout avec curiosité, surtout les tableaux dont la plupart
lui parurent d’un choix malheureux à cause des sujets; mais elle se tut,
et, après avoir causé amicalement avec Sylvaine, demanda à être menée au
colonel. Il avait été prévenu, et s’était levé pour la recevoir.

Leur entretien fut parfaitement calme; ils ne témoignèrent aucune
émotion, quoique tous deux en ressentissent. Elle, apitoyée par l’énorme
changement qui s’était fait en Hurstmonceaux et par l’effort visible
qu’il s’imposait pour réunir ses idées; lui, remué de revoir sa cousine,
à qui, dans sa faiblesse physique et morale, il songeait comme à une
protection. Elle en eut l’intuition et lui dit:

--Je viendrai vous entretenir de projets que j’ai pour vous et pour
Sylvaine.

Il répéta avec un peu d’hébétement:

--Pour moi et Sylvaine?

--Oui. Vous ne pourrez rester à Londres le mois prochain: il fait
beaucoup trop chaud.

--Certainement, certainement.

--En attendant, continua Mme Gascoyne élevant la voix, comme si elle se
fût figuré que, parlant haut, le sens de ses paroles serait plus
accessible. Je vais mener Sylvaine chez Edith; Kathleen sera très
heureuse de la connaître.

--Comment va Edith? demanda le colonel.

Il avait été un temps amoureux de cette cousine vraiment ravissante, et
son nom parut le galvaniser.

--Doucement, c’est une santé perdue.

--Dommage, très dommage.

--Je vous trouve mieux que je n’espérais, Robert; mais, cependant, si
vous le désirez, je reviendrai.

--Je le désire beaucoup.

--Alors c’est entendu, et demain j’enverrai ma voiture prendre Sylvaine.

--Si vous êtes assez bonne...

--Je ne veux pas vous fatiguer, ne bougez pas. Je suis bien aise que
vous soyez levé.

Il montra d’un geste douloureux son côté paralysé et leva tristement ses
yeux ternes vers Mme Gascoyne.

--On se remet; songez à vous bien porter.

Il ne répondit pas, baissa la tête et la vit s’éloigner avec
indifférence.

--C’est un affligeant spectacle, dit Mme Gascoyne en prenant congé de
Sylvaine; il est terriblement déprimé. Je crois cependant qu’il a toute
sa tête.

--Oh! assurément; il est faible, voilà tout.

Lorsque, Mme Gascoyne partie, Sylvaine retourna chez son oncle, elle le
trouva très agité, et nurse Rice l’assurant que si les visites le
bouleversaient à ce point il n’en recevrait plus, il fit appel à
Sylvaine.

--N’est-ce pas, elle reviendra?

--Certainement, oncle Robert, si vous ne vous faites point de mal.

--J’aimerais aussi voir Edith; vous le direz à Edith.

--Je dirai tout ce que vous voudrez.

Il fut apaisé et finit par s’endormir.

Mme Caulfield, la sœur de Mme Gascoyne, ne lui ressemblait en rien;
autant l’aînée avait été prospère, autant avec une beauté égale, sinon
plus séduisante, avec la nature la plus douce et la plus aimante, Mme
Caulfield avait été maltraitée par la vie: peines de cœur, soucis
d’argent, rien ne lui avait été épargné; elle avait conservé néanmoins
toute sa bonté native. Sa sœur la jugeait un peu sévèrement parce qu’il
lui arrivait parfois de se plaindre; elle avait pourtant le nécessaire,
et le nécessaire est tout ce qu’il faut aux gens qui ont eu des
malheurs: le superflu n’est évidemment indiqué que pour les gens
heureux. Mme Gascoyne était certaine que si les circonstances l’eussent
exigé, elle s’en serait très bien passé, tandis qu’Edith était faible.

Mme Caulfield habitait une maison microscopique, juste aux confins de la
partie fashionable de Belgravia; cette maison était très coquette, et
Mme Gascoyne ne voyait vraiment pas que sa sœur eût gagné à en posséder
une plus grande. Mme Caulfield passait la plus grande partie de ses
journées sur une chaise longue; on venait beaucoup la voir, car elle
était très populaire. Elle reçut Sylvaine avec une véritable expansion
et l’embrassa, ce à quoi Mme Gascoyne n’avait pas songé; mais la bouche
gracieuse et tendre de Mme Caulfield était faite pour les baisers; son
sourire, ses yeux bleus, doux et profonds, pour refléter la joie. Parce
qu’elle était orpheline, Sylvaine avait déjà une place dans son cœur;
elle la poussa affectueusement vers Kathleen en disant:

--Je suis sûre que vous vous aimerez beaucoup.

Kathleen imita sa mère, et ses lèvres touchèrent les joues de Sylvaine
un peu froidement, il est vrai; mais, en revanche, sa poignée de main
fut aussi cordiale que possible.

Mme Gascoyne s’était assise et se plaignait de la chaleur; puis,
s’adressant à sa sœur, elle dit:

--Que Kathleen l’emmène; elles feront meilleure connaissance sans nous.

Sylvaine, engagée par Kathleen à la suivre, le fit un peu à regret, la
fille l’intimidant beaucoup plus que la mère. Elles descendirent, et
Kathleen introduisit Sylvaine dans une toute petite pièce assez mal
éclairée, mais qui était son domaine, et avec la plus grande aisance
entama l’entretien.

Kathleen Caulfield avait vingt-cinq ans; elle était grande, brune, le
visage gracieux et décidé. Quoique très simple, son ajustement donnait,
par son extrême netteté, une impression d’élégance; elle portait ce
jour-là une fraîche robe de batiste rose, serrée par un ruban blanc
autour de sa taille exagérément mince; son pas était assuré, ses gestes
un peu secs. Elle fit prendre place à Sylvaine dans un fauteuil bas, se
plaça en face d’elle, le menton dans la main, et, après l’avoir
regardée, lui dit:

--Je suis sûre que nous deviendrons amies. Qu’est-ce que vous aimez?
Dites-moi vos goûts.

Sylvaine se trouva légèrement embarrassée d’abord, mais essaya de
satisfaire la curiosité de Kathleen.

L’autre l’écoutait sans avoir changé de position.

--Je vois ce que c’est. Vous avez eu l’éducation de bouillie qu’on donne
en France; vous n’avez aucun goût particulier, parce que vous ne vous
connaissez pas vous-même. Vous devez horriblement vous ennuyer sans un
intérêt spécial.

--Je ne m’ennuyais jamais chez ma grand’mère.

--Peut-être; mais dans vos conditions actuelles, que maman m’a
expliquées, il faut vous faire une vie; si vous voulez sortir
quelquefois avec moi, je m’occupe des écoles, je conduis des enfants à
la campagne, et puis le soir nous les réunissons et nous les amusons...
Je suis sûre que vous devez très bien raconter les histoires... Ces
pauvres enfants en sont avides. Oh! je ne vous mènerai pas dans de jolis
quartiers, par exemple; non, c’est le quartier des voleurs, et même pis.

--Avec qui y allez-vous?

--Avec qui? Mais toute seule; je sais fort bien me protéger moi-même.

Et suivant les regards de Sylvaine attachés aux murs:

--Vous examinez mes fleurets? Oui, ce sont les miens. J’adore l’escrime;
je prends deux leçons par semaine avec mon amie Nelly Holt. C’est une
charmante fille; elle est journaliste et a beaucoup de talent; ni elle
ni moi n’avons l’intention de nous marier. Et vous, est-ce que vous
désirez vous marier?

--Mais... n’est-ce pas... c’est la destinée des femmes?

--Pas de toutes les femmes, et je vous réponds que ce n’est pas la
mienne; c’est celle de ma sœur Ruby: elle est mariée depuis huit ans, et
j’ai six neveux et nièces.

--Est-ce qu’elle est heureuse? demanda timidement Sylvaine.

--Il paraît. Du reste vous jugerez; elle a déjà écrit qu’on vous amène
la voir, elle demeure près de Richmond. C’est une agréable promenade d’y
aller. Avez-vous été de ce côté?

--Non, nulle part encore. Mme Hurstmonceaux n’aime que la ville.

--Et vous, aimez-vous la campagne?

--Oui, je crois, beaucoup. Je n’y ai jamais vécu, mais Auteuil était
presque la campagne.

--Montez-vous à bicyclette?

--Oh! non.

--Il faudra apprendre. Nelly Holt et moi, nous faisons de charmantes
promenades. Je n’ai pas les moyens d’avoir un cheval, car nous sommes
pauvres, vous savez; Nelly aussi. Vous viendrez avec nous, ma chère
petite cousine, conclut gentiment Kathleen; je vous trouve une figure
très triste, je veux changer cela. Il ne faut pas être sentimentale;
voyez maman, elle est terriblement sentimentale, aussi elle est toujours
malheureuse.

Sylvaine ne fut pas absolument persuadée, mais subit entièrement le
charme de Mme Caulfield et celui de Kathleen, qu’elle quitta à regret,
avec l’assurance de les voir bientôt, et Mme Gascoyne, enchantée que
l’entrevue se fût si bien passée, la reconduisit triomphalement à la
porte de la maison de Portman-Square. L’aspect en était vraiment tout à
fait élégant, et Mme Gascoyne regarda avec d’autant plus de complaisance
sa jeune parente qu’elle se plut à la considérer comme l’héritière de
Mme Hurstmonceaux. C’était indubitablement une terrible femme; mais,
envisagée en bienfaitrice probable de Sylvaine, elle prenait un autre
caractère, moins effrayant.

Sylvaine ne se doutait guère des réflexions de Mme Gascoyne, et, le cœur
lourd, montait l’escalier. Elle avait été arrachée pour jamais à sa
sécurité trompeuse; brusquement, le rideau qui lui cachait les réalités
brutales de la vie avait été tiré, et elle en demeurait atterrée.
Heureusement que pour les âmes vraiment innocentes, et celle de Sylvaine
l’était à un degré rare, l’image du péché ne se précise pas. Elle lisait
les mots de «fornication», «d’adultère», sans que ces mots fissent
naître dans son esprit autre chose qu’une idée vague qu’elle repoussait;
mais en même temps le mystère même qui entourait le péché le rendait
redoutable. La pensée que Mme Hurstmonceaux, que lady Longarey étaient
des femmes coupables dont la vie cachait des hontes, lui fut
horriblement pénible. Un dégoût réel la saisit: elle comprit bien que ni
M. Rakewood, ni Mme Gascoyne, n’avaient parlé avec légèreté, et qu’il ne
s’agissait pas de médisances, mais de faits indiscutables. La première
résolution qui se présenta à son esprit fut d’écrire à son tuteur; elle
lui proposerait d’aller dans un couvent; là, elle ne gênerait personne.
Puis, elle songea à son oncle... à l’impossibilité de l’abandonner...
seul... malade... et surtout il l’aimait; elle aussi sentait maintenant
qu’elle l’aimait... Non, elle ne pouvait pas déserter.



XV


Un chaud matin de juillet, Mme Delaroute fut tout étonnée de voir
Albéric Gardonne à sa porte. Elle avait répondu elle-même comme
d’habitude au coup de sonnette, se demandant quel pouvait bien être le
visiteur inattendu. Sa surprise fut complète; elle était en petite tenue
de maison, c’est-à-dire en jupe courte et camisole blanche, ayant trimé
dans son ménage depuis la première heure, et profitant de l’absence de
la plupart de ses élèves pour mettre tout en ordre chez elle. Confuse
d’être surprise ainsi, avec un geste de défense, les deux mains en avant
pour excuser son costume, elle s’exclama d’une voix gaie:

--Monsieur Albéric! Quel bon vent vous amène? Car je vois à votre figure
que vous ne venez rien m’annoncer de fâcheux.

--Rien du tout; j’avais besoin de vous ouvrir mon cœur, ma chère madame
Delaroute.

--Parfaitement. Mais, mon petit, est-ce que vos confidences peuvent
attendre cinq minutes? J’aimerais bien aller me passer une robe, et
surtout me laver les mains.

--Allez, madame Delaroute; je vous attends sur le balcon, une heure,
deux heures, ce qu’il vous plaira.

--Bien entendu vous déjeunez avec nous. Justement nous avons une
blanquette.

--J’accepte; ne vous faites pas trop belle surtout, j’ai le cœur
sensible.

Mme Delaroute sortit en riant, et revint un quart d’heure après,
habillée d’un peignoir de toile, le visage clair et les mains nettes.

--J’ai vu ma sauce, je suis à vous, mon enfant; voyons ce qu’il y a.

Et, le visage attentif et sérieux, elle s’assit sur une des chaises de
sa petite salle à manger, car de salon elle n’en avait pas, et s’en
passait sans peine.

--Ma chère madame Delaroute, dit Albéric en prenant l’air lugubre, j’ai
rompu avec Rolande.

--Qui ça, Rolande? interrogea Mme Delaroute en riant d’un rire contenu
qui ressemblait un peu à un gloussement.

--Ma dernière amie, madame Delaroute; elle me servait de modèle, ainsi
c’était un arrangement bien raisonnable. Mais, sur une observation que
je lui ai faite au sujet de sa tenue, elle m’a jeté un fromage à la
crème à la tête. J’ai senti en le recevant qu’elle ne répondait pas à
mon idéal, et je l’ai congédiée... En conséquence, je suis malheureux et
je suis accouru vous trouver.

--Vous avez eu cent fois raison. Nous avons précisément un fromage à la
crème ce matin, espérons qu’il restera dans nos assiettes.

--Oui, mais ce n’est pas tout. Ecoutez encore, femme compatissante; j’ai
besoin d’être consolé, et je veux aller voir Sylvaine, il n’y a que
Sylvaine qui me remette dans mon aplomb. Ainsi l’année dernière, après
ma rupture avec Sémiramis...

--Sémiramis?...

--Oui, on l’appelle comme ça; je serais tombé malade d’ennui sans
Sylvaine. Voyez-vous, madame Delaroute, l’oisiveté du cœur me pèse.

--Eh bien! allez voir Sylvaine, je crois que vous lui ferez bien
plaisir. Le colonel Hurstmonceaux est malade, vous savez.

--Oui, et je m’en moque. Seulement, chère madame Delaroute, à la suite
des événements que je viens de vous révéler, je n’ai plus le sou.
Avez-vous cent francs à me prêter?

--Moi? Jamais! Mais peut-être André.

--Pour sûr André, il est économe. Comment fait-on pour être économe?
J’ai pourtant eu de beaux exemples sous les yeux, mon honorée belle-mère
en particulier. Je lui avais écrit au sujet d’une petite avance (sans
lui en donner la raison); elle se dérobe honteusement.

--Eh bien! quand André va rentrer, on verra ce qui est possible.

--Une fois à Londres, je me laisse nourrir par ma famille, car c’est ma
famille, ces richards, et puis je me rends compte de ce qu’ils ont fait
de Sylvaine. Ça ne me va pas, madame Delaroute, de la sentir si loin.

--Ni à moi non plus, je vous assure.

--Elle aurait été mille fois mieux à Escalquens.

--A vrai dire, c’eût été plus naturel.

--D’ailleurs, si elle s’embête, elle n’aura qu’à revenir avec moi.

--Comme vous arrangez les choses. Si vous attendiez votre père pour ce
voyage... Est-ce qu’il ne doit pas le faire?

--Il en parle, mais il n’ira jamais, madame Delaroute: je suis décidé;
d’abord, je ne veux pas que Rolande me repince, et je n’ai pas d’autre
moyen pour lui échapper.

--Allez à Escalquens.

--C’est ça qui me ferait avoir envie de retrouver Rolande! Non, il me
faut Sylvaine.

--En ce cas, rien à dire.

André Delaroute revint à midi, exact et satisfait, et, sans aucune
difficulté, concéda à Albéric l’avance qu’il demandait.

--Le premier du mois prochain, je vous rapporte ça, mon bienfaiteur.

--Très bien, heureux d’avoir pu vous être utile.

Albéric ne parla plus que de son départ. Mme Delaroute lui recommanda de
ne rien oublier.

--Ils sont très élégants chez votre oncle; surtout emportez vos beaux
habits.

--A la rigueur, je m’en commanderai chez son tailleur.

--Grand fou! Avez-vous averti Sylvaine?

--L’avertir? Mais ce serait enlever toute la beauté de l’aventure.
J’apparais subitement à ses yeux comme un étranger de distinction. Je
parie qu’elle crie de joie.

--Ce n’est pas dans sa manière.

--Et moi, je vous dis que si. Voulez-vous venir avec moi, madame
Delaroute, je vous enlève.

--C’est André qui n’entendrait pas cette proposition-là. Quand
partez-vous? puisque vraiment vous êtes sérieux.

--Ce soir. J’ai déjà déposé ma malle chez un camarade. Je tiens à éviter
Rolande; je la connais, elle n’a pas de rancune, j’aime autant ne pas
recevoir ses excuses. Suis-je sérieux?

--Oui, au fond vous l’êtes.

--Vous me connaissez, vous êtes perspicace. Hein? Sylvaine, à cette
heure-ci, ne se doute pas.

--Non, assurément, elle ne se doute pas.

--Je voudrais être à demain matin.

--Ce ne sera pas bien long.

Albéric eut beaucoup de peine à tromper son impatience; mais enfin,
secondé par Mme Delaroute, car elle accepta sa charge pour la journée
entière, il y parvint, et, en compagnie d’André, elle le mena au chemin
de fer et le vit monter en wagon.

Le beau visage joyeux du jeune homme resplendissait; ses yeux brillaient
d’un tel éclat que Mme Delaroute ne put se défendre de dire à son fils:

--Vrai, il est gentil.

--M’est avis que Mlle Sylvaine le trouvera plus gentil que les Anglais.

--Oh! ils sont comme frère et sœur.

--On connaît cette histoire-là, ma pauvre maman.



XVI


Albéric débarqua le lendemain matin à la station de Victoria, aussi à
l’aise que s’il se fût trouvé au boulevard Saint-Michel; on le
regardait: son large pantalon de velours côtelé, son veston étroit et
montant, son chapeau mou à bords plats--car il avait cru sa tenue
d’étudiant très appropriée au voyage--provoquaient l’étonnement. Lui
dévisageait tout le monde avec un admirable aplomb. Il parlait mal
l’anglais, mais y mettait une telle assurance qu’il se faisait
comprendre beaucoup mieux que d’autres qui en savaient plus long que
lui; il sauta en hansom comme s’il y était accoutumé tous les jours de
sa vie; sa valise fut hissée sur le toit du véhicule, et le cocher reçut
sympathiquement l’ordre de conduire son client au «Bain Turc». Albéric
était décidé à ne se présenter à Mme Hurstmonceaux que jouissant de tous
ses avantages physiques, et il les jugeait altérés par la poussière. Le
cocher eut bonne opinion de cet étranger dont la première pensée était
pour des ablutions; grâce à ses conseils, Albéric avait déjeuné, avait
passé chez le coiffeur, et lorsque, enfin, le hansom le déposa à la
porte de Mme Hurstmonceaux, il était beau et frais comme un marié. Il
avisa son cocher d’avoir encore à l’attendre; puis d’un bond sautant les
marches de pierre qui menaient au seuil, il fit retentir le heurtoir
d’une façon formidable.

La porte s’ouvrit si rapidement qu’elle parut sauter sur ses gonds, et
un des magnifiques valets de pied, poudré et la jambe belle, demeura
dans une attitude expectante à la vue de cet étrange visiteur.

--Mme Hurstmonceaux?

--Mme Hurstmonceaux n’est pas à Londres en ce moment.

Ceci fut dit en toisant Albéric. Lui-même, une seconde, se sentit un peu
démonté.

Elle était sévère, cette surprise... Cependant, la maison avait l’air
habitée. Aussi, il reprit:

--Mlle Charmoy, le colonel Hurstmonceaux?

--Miss Charmoy est, je crois, à la maison; je puis m’informer. La santé
du colonel ne lui permet pas de recevoir.

--Dépêchez-vous d’avertir miss Charmoy. Et Albéric, rassuré, s’avança
dans le vestibule.

--Quel nom?

La porte d’entrée avait été refermée derrière lui et une autre porte
ouverte par un fonctionnaire en habit noir.

--Si vous voulez bien entrer, monsieur. Votre carte, s’il vous plaît?

Albéric en trouva une avec peine, et griffonna au-dessous de son nom:
«C’est moi», en caractères énormes.

On le laissa seul, et il regarda autour de lui. Il se trouvait dans
l’imposante salle à manger, et l’examina avec satisfaction en se disant
qu’on devait y faire de bons repas. Ses réflexions ne furent pas
longues. Il entendit des pas rapides, brusquement la porte s’ouvrit et
Sylvaine fut dans ses bras à l’ébahissement extrême du footman, témoin
involontaire de cette expansion.

--Hein? ma fille, j’en ai eu une idée, dit Albéric en l’embrassant.
Dame! tout à l’heure quand j’ai cru que tu n’étais pas là, j’ai été
plutôt bête...

Sylvaine, toute pâle, riait, mais il y avait des larmes dans ses yeux.

--Dieu! que je suis contente de te voir, Albéric. Qu’est-il arrivé?
Qu’est-ce qui t’amène? Dis-le vite.

--Mais je suis venu pour toi, j’ai jugé que tu devais t’embêter... Dis
vrai, tu ne te plais pas ici?

--Ils sont très bons, mais, Albéric... ma grand’mère... notre petit
appartement... Comment se porte Pauline? Vas-tu à Auteuil quelquefois?

Et Sylvaine fondit en larmes.

--Pleure, ma petite, pleure, ça te fait du bien, je te consolerai tout à
l’heure... Tu sais, ce n’est pas pour critiquer, mais ce pays-ci me
paraît mélancolique.

Sylvaine sourit:

--Quand es-tu arrivé?

--Ce matin. C’est ennuyeux que la chère tante ne soit pas là; j’avais
compté qu’elle m’hébergerait. Où est-elle?

--A Goodwood pour les courses.

--Et toi alors? Elle te traite en Cendrillon?

--Oh! non, pas du tout. C’est moi qui n’ai pas voulu y aller; j’ai
préféré rester avec mon oncle.

--Pour t’égayer.

--Non, Albéric, pour lui être utile; lui, au moins, il a besoin de moi.

--Toujours comme distraction que tu le soignes? Enfin, je suis là
maintenant.

--Où as-tu laissé ton bagage?

--Sur un hansom qui piaffe à la porte.

--Je vais aller parler à mon oncle; il ne sait pas que tu es ici.

--Ne t’en va pas, Sylvaine.

--Je reviens. Tu ne peux garder ce hansom toute la journée.

--Tu as peut-être raison. Surtout, dis bien à l’oncle que je suis
charmant.

Le colonel Hurstmonceaux écouta Sylvaine avec un peu d’ahurissement.
Heureusement que Forster était présent et vint au secours de son maître;
il proposa de s’occuper d’Albéric: il connaissait un excellent lodging
tout près, où le jeune gentleman serait parfaitement logé. Le colonel,
soulagé de n’avoir pas à prendre de décision, approuva; Forster suggéra
encore de poser momentanément dans le hall, la valise du jeune voyageur
et après le lunch il s’occuperait de l’installer.

--Payez le hansom de mon neveu, Forster, balbutia le colonel dans son
désir impuissant d’hospitalité.

--Très bien, colonel, très bien!

Et Forster sortit.

--Ne vous agitez pas, oncle Robert, supplia doucement Sylvaine. Albéric
n’est pas gênant du tout; il ira se promener, vous le recevrez quand
vous voudrez.

--Dites-lui qu’il est bienvenu, très bienvenu. Je suis fâché que Mme
Hurstmonceaux ne soit pas là. Quelle mauvaise chance!

--Oui, mais elle le verra à son retour.

--C’est vrai, c’est vrai. Dites bien à votre cousin que je suis très
malade.

--Je lui ai dit, au contraire, que vous alliez beaucoup mieux. Puis-je
lui demander de rester au lunch?

--Tout ce qui vous est agréable...

Puis, soudain, saisi d’une crainte vague:

--Il ne vient pas vous chercher?

--Oh! non, oncle Robert.

Et la voix de Sylvaine fut triste en disant cela: «Oh! non.»

--Très bien... Allez, darling, allez, soyez heureuse,

Et le visage atone s’éclaira.

Nurse Rice était à son poste. Sylvaine retourna vers Albéric.

--Je te croyais fondue. Je vois qu’on a licencié mon palanquin.

--Oui, le valet de chambre de l’oncle Robert t’installera dans un
lodging tout près d’ici... Montons, veux-tu? nous serons mieux, et puis
il faut leur laisser mettre le couvert. Tu restes?

--Je le crois.

Ils montèrent en riant, à la surprise des sérieux footmen.

Sylvaine introduisit Albéric dans le salon où Mme Hurstmonceaux se
tenait habituellement, tout encombré de tables, de fleurs, de
photographies, de porcelaines rares, de livres. Sylvaine y avait une
petite installation qui à l’occasion lui servait de refuge et de
contenance; sur un guéridon était posée sa corbeille à ouvrage.

--C’est joliment chouette ici, déclara Albéric. Maman Delaroute ne nous
avait pas trompés. Il paraît que la tante est encore bien plus épatante.

Le visage de Sylvaine se fit grave.

--Oui; malheureusement, elle est un peu extraordinaire.

--Tu n’as pas l’air charmé. Dame, on savait qu’elle n’est pas fille de
roi, mais elle a le fort sac, et c’est ce qui vous donne un chic!

--Parlons de toi, Albéric; raconte-moi comment tu as eu l’idée de venir
à Londres. Pourquoi ne m’as-tu pas avertie?

--Vois-tu, cousinette, j’ai été embêté; je n’ai pas besoin de
t’expliquer pourquoi, et j’ai senti que rien ne me rendrait ma gaieté
comme de te voir. Ne pouvant aller à Auteuil, je suis venu ici. Tiens,
je veux te faire danser un peu pour te dégourdir.

Sans écouter les protestations de Sylvaine, Albéric la força de se
lever, et à travers le dédale de tables et de fauteuils ébaucha un galop
échevelé.

--Colonel Blunt.

La porte s’ouvrait, et l’annonce du visiteur tomba sur les jeunes gens
stupéfaits; ils s’arrêtèrent court. Sur le seuil, l’air amusé, monocle
serti dans l’œil gauche, le colonel Blunt les regardait. Sylvaine
s’avança toute confuse.

--Je vous dérange, miss Charmoy, mais je suis ravi de vous voir vous
animant un peu.

--Mon cousin Albéric Gardonne, colonel Blunt; permettez-moi de vous le
présenter, dit Sylvaine hâtivement.

--Charmé de vous voir à Londres, monsieur. Depuis quand êtes-vous
arrivé? Je ne crois pas que Mlle Charmoy vous attendait.

--Non, mon colonel, on ne m’attendait pas: j’ai surpris ma cousine.

--Ah! vous êtes tombé dans un mauvais moment. Mme Hurstmonceaux est
absente, Hurstmonceaux est malade; puis-je, à leur défaut, vous être
utile, en qualité d’ami de la famille? Ce me serait un vrai plaisir.

--Mon colonel, vous êtes trop aimable.

--Où le loge-t-on, miss Charmoy, demanda d’un ton cordial le colonel
Blunt à Sylvaine. Ici?

--Non; Forster doit trouver un lodging pour mon cousin.

--S’il en est ainsi, monsieur, permettez-moi de vous offrir de descendre
chez moi; rien ne pourra m’être plus agréable. J’ai une maison beaucoup
trop grande pour un célibataire. Je demeure très près d’ici; ainsi vous
aurez toute facilité pour voir vos parents, et vous me feriez une faveur
en acceptant: mon ancienne intimité avec votre oncle m’autorise à une
pareille familiarité.

--Ma foi, mon colonel, votre offre me tente tout à fait--dit Albéric
avec beaucoup de naturel. Seulement... vraiment... je ne sais pas si je
dois...

--N’est-ce pas, miss Charmoy? Il doit: décidez-le.

--Puisque le colonel Blunt est si bon, tu seras bien mieux que tout
seul.

--Merci, miss Charmoy, dit le colonel évidemment enchanté. Voici une
question réglée. Maintenant il faut que je vous explique pourquoi j’ai
pris ce matin la liberté de venir vous déranger. Je vous apportais des
cartes pour la Private View de l’exposition des chiens à Regent’s Park.
J’ai pensé qu’avec miss Caulfield cela vous amuserait d’y aller.

--Certes, dit Sylvaine un peu timidement; vous êtes bien aimable.

Il était de fait que le colonel Blunt, sans se mettre le moins du monde
en avant, paraissait extrêmement désireux d’être agréable à Sylvaine; il
lui témoignait en toute occasion le plus grand respect, se mettant en
frais de conversation pour elle, cherchant tous les sujets qui pouvaient
l’intéresser. On le voyait depuis quelque temps continuellement chez Mme
Hurstmonceaux; là, avec Rakewood, il s’asseyait dans un coin, attentif,
sans le montrer, aux moindres mouvements de Sylvaine. C’est qu’une idée
nouvelle avait germé dans la cervelle du vieux viveur: sa femme, la
belle Mme Cecil Blunt, était arrivée au dernier degré d’une maladie
interne; il la savait condamnée à brève échéance et pensait à se
remarier, à faire souche, à relever son nom, à retrouver dans le monde
la situation à laquelle sa fortune et sa naissance lui donnaient le
droit d’aspirer. La séduction virginale de Sylvaine avait opéré sur ses
sens blasés; sans un effort, sans ouvrir la bouche, sans songer à lui
plaire, elle le subjuguait, et cet homme, qui avait toujours à tout prix
satisfait ses caprices, tremblait de crainte et de désir à l’idée
d’épouser Sylvaine. Il comprenait que bientôt elle serait lasse de sa
position chez Mme Hurstmonceaux et pressentait le jour où, dans son
isolement, l’offre d’un asile honorable, celle d’un dévouement à toute
épreuve, seraient peut-être acceptables. Il fallait d’abord l’habituer à
lui, gagner insensiblement sa confiance; il s’y appliquait avec
persévérance et non sans un certain succès. Avec son coup d’œil rapide,
au courant, comme il l’était, des circonstances familiales de Sylvaine,
il jugea immédiatement qu’Albéric pourrait lui devenir un appui
important, car il n’imagina pas une seconde qu’il y eût entre les deux
cousins autre chose qu’une paisible affection; l’illumination du visage
de Sylvaine s’expliquait suffisamment par la joie de retrouver son plus
proche parent, et le colonel comprit qu’en se rendant utile à Albéric il
acquerrait des droits à la reconnaissance de Sylvaine et en même temps
le plus naturel prétexte pour la voir. Déjà, en ces quelques minutes,
touchée de la cordialité du colonel Blunt, elle avait abdiqué quelque
chose de sa réserve habituelle; elle le regarda plus franchement, le son
de sa voix se fit autre, et dans cet abandon inaccoutumé elle parut
vraiment exquise à son vieil adorateur; il pensa qu’aucun sacrifice ne
serait trop grand pour acquérir un pareil joyau. Avec un air paternel il
se tourna vers Albéric:

--Eh bien, monsieur Gardonne, nous allons nous occuper de faire
transporter votre bagage chez moi... Voulez-vous venir tout de suite
prendre possession de votre chambre?... Et vous, miss Charmoy, qu’est-ce
que vous dites du Private à Regent’s Park? Désirez-vous que je fasse
prévenir miss Caulfield de votre part, ou bien la société de votre
cousin vous suffira-t-elle?

--J’aime mieux aller avec mon cousin, dit doucement Sylvaine.

Et s’enhardissant d’une façon presque inouïe pour elle:

--Si vous voulez rester au lunch avec nous, colonel Blunt, on servira
dans un quart d’heure.

Le colonel avait ce repas en horreur, déjeunant tard; mais il se garda
bien de le laisser paraître, accepta, et remercia avec la plus vive
satisfaction.

--Et ensuite j’emmène mon jeune ami, et je vous le renvoie pour sortir
avec vous.

Jamais, depuis sa venue à Londres, ni surtout depuis la mort de sa
grand’mère, Sylvaine ne s’était sentie si gaie; la présence d’Albéric la
rassurait; elle reprenait contact avec le passé, et le sentiment
douloureux d’être une épave solitaire s’évanouissait entièrement.

Le colonel Blunt ne la gêna en aucune façon. Il avait été dire deux mots
à Hurstmonceaux, qui se montra tellement enchanté de l’arrangement
proposé que la chose parut bientôt la plus naturelle du monde. Albéric
bavarda avec sa belle faconde; son intimité avec le colonel Blunt
marchait à pas de géant, et, entre Portman-Square et l’arrivée à la
porte du colonel, il avait fait sa confession entière; l’histoire de
Rolande et celle de Sémiramis avaient semblé vivement intéresser le
colonel Blunt: Albéric s’était promptement aperçu que son hôte ne
tournerait pas au mentor, et, ses sages résolutions déjà à moitié
évanouies, il se proposait de nouvelles conquêtes et de nouveaux succès.



XVII


Mme Hurstmonceaux s’était laissée entraîner par Mme Lazarelli. Mme
Lazarelli était une riche et énigmatique personne, qui paraissait
n’avoir pas de vie propre, et n’exister que pour procurer du plaisir aux
autres. De famille on ne lui en connaissait pas; elle avait surgi à
l’horizon mondain une quinzaine d’années auparavant, présentée par une
noble lady fâcheusement harcelée de créanciers. M. Lazarelli était un
Levantin qui paraissait chez sa femme une ou deux fois l’an. Mme
Lazarelli, toujours simple sur elle-même, dépensait des sommes énormes
d’une façon discrète; on jouait chez elle, et jamais elle ne touchait
une carte; les flirts se rencontraient commodément sous son toit
hospitalier, et sa conduite était évidemment sans reproche; elle donnait
des dîners somptueux, et son ordinaire était d’œufs et de légumes. Ses
vrais succès mondains lui étaient venus de son idée géniale d’oser, le
septième jour de la semaine, distraire des infortunés qui, s’étant
amusés sans discontinuer pendant six, mouraient de langueur de n’avoir
aucun divertissement le dimanche. Personne n’avait le courage de prendre
l’initiative ouvertement. Mme Lazarelli en eut la hardiesse, et ses
concerts dominicaux devinrent une institution reconnue; ils étaient de
tout premier ordre, et elle les faisait suivre d’un dîner, bien que la
société chez elle fût absolument mélangée, car elle avait été fidèle à
ses amis de la première heure; elle recevait les personnes les plus
huppées, qui la traitaient avec peu de considération, il est vrai, mais
on venait, et c’était évidemment tout ce qui lui importait. Du reste
elle figurait une providence sociale, louant chaque année une maison à
Ascot et à Goodwood, y hébergeant ses amis; on s’amusait follement chez
elle, et tout en critiquant la «clique» de Mme Lazarelli, de très
distinguées personnes auraient donné beaucoup pour être admises à en
faire partie.

Mme Hurstmonceaux, très liée d’ancienne date avec Mme Lazarelli, avait
été conviée à Goodwood, et avait été bien aise d’une occasion de se
reposer de ses récentes émotions; puis, elle n’était pas absolument
contente d’Archie, le jugeant inutilement aimable pour Sylvaine: cette
idée s’était présentée au cerveau de Mme Hurstmonceaux à la suite d’une
conversation avec Mme Duran dont les insinuations l’avaient troublée.
Mme Hurstmonceaux, tout instinctive, adorait--du moins elle le
croyait--sa nièce, mais il lui aurait été tout aussi facile de la
détester; en trois mois, le côté décoratif et flatteur du rôle de tante
s’était légèrement émoussé; puis, vraiment, Sylvaine ne mettait pas
assez de liant dans l’ordinaire de la vie, et pour le moment elle était
plutôt encombrante, car l’état précaire du colonel faisait envisager à
sa femme un renouveau délicieux...

Mme Hurstmonceaux apprit avec surprise l’arrivée d’Albéric Gardonne à
Londres, mais elle s’en déclara enchantée et se dit qu’au fond un neveu
était une acquisition beaucoup plus amusante qu’une nièce; aussi ses
lettres mirent-elles tout le monde à l’aise.

Les cinq jours qui précédèrent le retour de Mme Hurstmonceaux furent
uniques pour Sylvaine; elle n’avait jamais connu une telle liberté. Elle
se sentait entièrement affranchie des ingérences étrangères, n’imaginant
pas même que, dans l’ombre, elles pussent influer sur sa jeune vie.
Albéric, au comble de la bonne humeur par suite de l’existence en partie
double qu’il menait, s’occupait de sa cousine avec enthousiasme; elle ne
s’apercevait même pas qu’il la questionnait fort peu et ne songeait qu’à
se divertir. Il courait en hansom avec elle, visitait les musées, et de
plus, un après-midi, à l’instigation du colonel Blunt qui les
accompagna, ils allèrent à Richmond. Ils se promenèrent en barque sur la
Tamise: cette heure fut féerique pour Sylvaine; le temps avait cette
moiteur caressante spéciale au climat anglais. Elle goûta la volupté
intense qui se dégageait de la nature épanouie; elle pensa que la vie
était vraiment belle, et elle aurait voulu aller ainsi sur l’eau
éternellement, regardant le visage vivant d’Albéric qui lui souriait,
libre et heureux comme un jeune dieu.

Albéric, tout à son égoïste plaisir, ne se doutait en rien des émotions
profondes qui agitaient l’âme de Sylvaine; il était bien aise de la voir
contente, et c’était tout. Pour elle, la venue soudaine d’Albéric à
Londres, sa gaieté, la tendresse qu’il lui témoignait, parurent à
Sylvaine la révélation d’un monde nouveau dont la vision la troublait
passionnément. Chaque fois qu’ils sortirent seuls ensemble elle éprouva
la sensation de partir pour un inconnu où tout était beau et dont la
pensée faisait battre son cœur. Le jour gris, le ciel bas, qui
l’attristaient auparavant, lui plaisaient: elle se levait le matin avec
une joie de vivre qui ne la quittait plus, libérée comme par
enchantement de toutes ses tristesses. Quant à Albéric, sa crise de
sentimentalité familiale n’avait pas duré vingt-quatre heures; pour
satisfaire Sylvaine, il continuait à l’entretenir de ses sages
résolutions pour l’avenir, à vrai dire absolument inconscient qu’elle
s’y associât. Ses idées étaient tellement ailleurs--car il en était à se
demander laquelle, de la belle Mme Duran à qui il avait été présenté par
le colonel Blunt, ou de Peg Lory du «Pavillon» dont il avait fait la
connaissance par le même intermédiaire--lui plaisait le plus. Le colonel
Blunt n’avait pas été long à découvrir qu’il n’avait aucune rivalité à
craindre du jeune cousin, et s’évertuait par mille amabilités à s’en
faire un allié. Albéric, qui ne s’était jamais trouvé à pareille fête,
et ne soupçonnait même pas une arrière-pensée chez son hôte, le louait
sans répit, le proclamant l’homme le plus charmant, le plus amusant
qu’il eût jamais rencontré, et il recommandait à Sylvaine de lui
témoigner de la reconnaissance. Sylvaine, témoin de l’épanouissement
d’Albéric, et persuadée qu’elle était à Londres son seul intérêt,
faisait un excellent accueil au colonel.

Mme Hurstmonceaux, quand elle arriva enfin, fut débordante d’amabilité;
Albéric, en habit et cravate blanche, lui parut un des plus jolis hommes
qu’elle eût jamais vus. Il appuya avec conviction ses lèvres gloutonnes
sur la main grassouillette de sa «belle tante» qui se sentit subjuguée.
Se rendant compte de l’impression qu’il avait produite, Albéric
entreprit la conquête de Mme Hurstmonceaux, et pendant tout le repas ne
parla qu’à elle, laissant Sylvaine à Percy Rakewood, qui complétait le
quatuor.

Le climat de Londres était une cause de désespoir continuel pour
Rakewood qui, délicat et frileux, accoutumé aux pays de soleil, ne
cessait de s’y enrhumer; il venait de passer une huitaine de jours à la
chambre, et, encore emmitouflé, ne s’était risqué dehors que pour le
plaisir de rencontrer Sylvaine, et parce qu’il savait que chez Mme
Hurstmonceaux on fermait les fenêtres. Pendant qu’Albéric causait
brillamment, provoquant par ses folies les éclats de rire de Mme
Hurstmonceaux, Rakewood faisait dire son contentement à Sylvaine, et en
même temps l’observait avec une certaine inquiétude. Elle avait bonne
mine, mais quelque chose avait évidemment passé sur ce jeune visage
grave et charmant; une lueur nouvelle brillait dans ses yeux, et, malgré
les efforts qu’elle s’imposait pour se dominer, une sorte de vibration
s’entendait dans la voix de Sylvaine quand elle avait, en termes émus,
fait le récit de l’arrivée inopinée d’Albéric et celui de leurs courses
à travers Londres.

--Tout seuls? avait interrogé Rakewood.

--Oui, tout seuls... naturellement...

Il secoua la tête et mit un doigt sur ses lèvres.

--Pas raisonnable du tout, ma chère petite amie.

--Mais le colonel Cecil Blunt, mon oncle m’ont engagée à sortir avec
Albéric.

--Ni l’un ni l’autre n’ont réfléchi. Et comment le colonel Blunt a-t-il
eu l’occasion de vous donner son avis?

--Parce qu’Albéric demeure chez le colonel.

Et elle raconta l’incident de l’arrivée.

--Très aimable de la part du colonel Cecil, et très agréable pour votre
cousin. Reste-t-il encore quelque temps?

Sylvaine rougit.

--Oui, j’espère encore un peu.

--Et quand partez-vous pour Reigate? Le pauvre Hurstmonceaux a bien
besoin de changement d’air.

Depuis l’arrivée d’Albéric, Sylvaine ne songeait plus à ce projet, qui
était la mise à exécution du plan dont Mme Gascoyne avait eu l’idée.
Sylvaine et son oncle devaient aller passer deux mois seuls aux environs
de Londres, pendant que Mme Hurstmonceaux ferait sa cure annuelle à
Marienbad et en Suisse. Mme Hurstmonceaux, pressentie par Rakewood,
n’avait vu aucun inconvénient à cet arrangement, au contraire; elle
avait vraiment besoin d’un peu de détente. Rakewood s’était chargé de
trouver la maison, de veiller au transport du malade, et la perspective
de ce repos champêtre, libre de toute contrainte, avait beaucoup plu en
principe à Sylvaine; voici que maintenant elle l’envisageait avec une
affreuse tristesse. Rakewood le devina, chagriné pour elle, car rien à
son jugement, dans l’attitude d’Albéric, ne révélait un amoureux; cette
visite ne ferait donc qu’aggraver la mélancolie de la situation de
Sylvaine. Il soupira, se demandant comment y porter remède.

Une fois en haut, seule avec Sylvaine, Mme Hurstmonceaux laissa déborder
son enthousiasme.

--Quel charmant garçon! Voilà comme j’aime les jeunes gens, moi;
naturel, simple. Pourquoi, ma beauté, ne m’aviez-vous pas dit combien
votre cousin est charmant?

Sylvaine aurait pu répondre qu’on ne lui avait jamais rien demandé, mais
la sympathie de sa tante pour Albéric lui faisait trop de plaisir pour
qu’elle eût envie de la chicaner en quoi que ce soit. Cet engouement
subit parut à Sylvaine être le pendant de la prédilection pour Archie
Elliot, et en conséquence elle s’en réjouit. Sûrement, il n’y avait là
qu’un ridicule dont il ne fallait tirer aucune conclusion, car depuis
qu’on lui avait ouvert les yeux, Sylvaine, hélas, voyait... Des détails
d’abord inaperçus la frappaient, et l’idée de la vieille femme amoureuse
d’un homme qui pouvait être son fils blessait ses plus intimes
susceptibilités.

Soudain ses craintes se sentirent allégées, et elle vit avec une
véritable satisfaction Mme Hurstmonceaux reprendre l’entretien avec
Albéric et le mener avec impétuosité, prodiguant au jeune homme les
compliments les plus vifs, auxquels Albéric semblait prendre un certain
plaisir. Sylvaine aussi eut sa part de la bonne humeur de Mme
Hurstmonceaux qui se déclara heureuse, tout à fait heureuse d’avoir ces
chers enfants près d’elle, et fit les plus aimables projets pour rendre
agréable le séjour de son neveu. Mais déjà pour Sylvaine, l’atmosphère
n’était plus la même; le calme enchanteur des derniers jours était
évanoui. Quand Albéric lui donna le bonsoir, elle eut le sentiment d’un
adieu, et les plaisanteries de Mme Hurstmonceaux sur la discrétion qu’il
convient d’observer vis-à-vis des jeunes gens lui furent odieuses.



XVIII


Par discrétion, Sylvaine n’avait pas osé faire part à Mme Gascoyne de
l’arrivée d’Albéric. Rakewood, toujours vigilant, l’engagea à l’en
prévenir sans retard. Le billet de Sylvaine reçut une prompte réponse:
les deux jeunes gens étaient conviés à venir prendre le lunch le
dimanche suivant à Lowndes-Square.

Mme Hurstmonceaux, quand elle l’apprit, témoigna un peu d’humeur; elle
éprouvait à montrer Albéric un plaisir supérieur même à celui que la
présence de Sylvaine à son côté lui avait procuré, et précisément il
était dans ses projets de le mener ce jour-là chez Mme Lazarelli.

Mme Lazarelli accompagnait Mme Hurstmonceaux à Marienbad, et comme leur
système consistait à s’entourer du plus grand nombre possible d’amis,
l’espérance de trouver une recrue nouvelle dans Albéric était venue à
Mme Lazarelli. Voyageant escortée par le neveu du colonel, Mme
Hurstmonceaux se trouvait avoir une tenue impeccable, et ce dernier
détail, par une contradiction singulière, tourmentait toujours ces
dames. Mais il fallut remettre à une autre date la rencontre d’Albéric
et de Mme Lazarelli, car l’acceptation de l’invitation de Mme Gascoyne
ne souffrait pas de contre-ordre. En attendant, Mme Hurstmonceaux
triomphait avec Albéric en face d’elle dans sa calèche et organisait les
soirées d’une façon charmante, regrettant beaucoup que Sylvaine ne
voulût pas se joindre aux parties, dîners au restaurant, théâtre et
souper _idem_. Albéric, mis au courant par le colonel Blunt, tenait une
conduite très habile et arrivait à contenter sa tante, tout en étant
jugé aimable par tout le monde. Archie Elliot et lui étaient devenus sur
l’heure d’excellents amis, et la pauvre Sylvaine se trouvait de fait
aussi abandonnée qu’auparavant, non pas qu’Albéric fût moins affectueux
pour elle, au contraire jamais il ne lui avait témoigné plus d’amitié
fraternelle, et même, si elle l’eût permis, il l’aurait promue au rôle
de confidente; mais quelque chose dans l’attitude et le regard de
Sylvaine l’arrêtait toujours à l’instant précis où il se préparait à lui
raconter ses aventures plus ou moins palpitantes.

Sylvaine avait obtenu de Mme Hurstmonceaux la liberté d’assister de son
côté le dimanche aux offices de la chapelle française. Le voisinage
immédiat de Portman Square lui permettait de s’y rendre à pied; elle
trouvait une satisfaction sensible à entendre prêcher en français, et
ainsi à oublier pendant quelques courts moments qu’elle vivait en pays
étranger. La tristesse morne des rues solitaires lui serrait toujours le
cœur; mais, dès qu’elle tournait sous la voûte menant aux «Mews»[1], où
se dérobe la pauvre et humble chapelle, vestige d’un temps où la foi
catholique se cachait, la vue du vieux camelot vendant le _Figaro_ et le
_Petit Journal_, lui remontait le moral; elle avait persuadé Albéric de
l’accompagner, et pour lui être agréable il y avait consenti. Quand, par
hasard, il lui arrivait de réfléchir cinq minutes, la situation de
Sylvaine n’était pas sans l’inquiéter; ce matin-là, le recueillement
forcé du lieu l’y porta, et comme il avait l’imagination vive, il se la
figura arrivant seule les autres dimanches dans cette chapelle si peu
esthétique, où l’on chantait si mal, isolée au milieu de ces inconnus;
il eut la sensation par lui-même de ce que pouvait être le mal du pays
et se résolut de questionner Sylvaine d’une façon plus serrée afin
d’obtenir d’elle l’aveu de la vérité. Ce qu’il voyait de Mme
Hurstmonceaux ne lui donnait guère l’impression qu’elle fût le chaperon
idéal, et ce vieil homme aux yeux fixes, dont le cerveau lentement se
ramollissait, lui parut une sinistre compagnie pour la jeunesse de
Sylvaine; enfin à défaut d’attention à la messe, il en donna beaucoup à
sa cousine; il la regardait, comme surpris de la trouver si gracieuse et
charmante: c’était maintenant tout à fait une femme, et on lui avait
fait une triste vie. Il se rappela les recommandations passionnées de
leur grand’mère, le conjurant de veiller toujours sur Sylvaine; il
s’avoua n’y avoir guère obéi; pour sa décharge il se dit que son âge ne
l’y qualifiait pas, mais il se promit, à son retour en France, d’aller
immédiatement à Escalquens, et de s’arranger afin que Sylvaine y vînt
aussi sans délai. Elle avait besoin d’un changement et d’une liberté
entière pour décider elle-même ce qu’elle voulait. Albéric était fort
peu accessible aux considérations intéressées; Sylvaine n’était pas
dépourvue, et il jugea que les millions de Mme Hurstmonceaux lui
procuraient peu d’agrément.

  [1] Écuries (presque toutes les chapelles catholiques étaient
    enclavées dans des mews).

Le résultat de ces réflexions se fit jour à la sortie de la chapelle;
ils montèrent en hansom pour se rendre chez Mme Gascoyne, et, à la
surprise de Sylvaine, Albéric lui demanda soudainement:

--Dis-moi, cousinette, est-ce que tu n’aurais pas plaisir à aller à
Escalquens? Parce que, je te l’avoue, cela m’ennuie furieusement de te
laisser derrière moi ici, et je ne peux pas me prolonger jusqu’au
jugement dernier chez le colonel Blunt.

Sylvaine répondit avec un sentiment que l’heure de parler franchement
était venue:

--Oui, Albéric, j’aimerais beaucoup aller à Escalquens; j’aimerais
retourner en France.

--Je comprends ça... Alors la tante Hurstmonceaux ne te va pas?

--Non... elle est bonne pour moi... mais... tu dois savoir... M.
Rakewood, et Mme Gascoyne m’ont appris des choses si tristes...

Et les beaux yeux de Sylvaine se baissèrent.

--Je sais.--Albéric siffla.--Mon père a été très léger dans tout ceci,
il n’a considéré que la question d’argent; mais tu ne tiens pas à
l’argent, toi, bichette?

--Oh! pas du tout, pas du tout, protesta Sylvaine avec ardeur.

--Il est certain qu’il n’y a pas que ça en ce monde; on n’en avait pas
beaucoup à Auteuil, et tu vivais comme un poisson dans l’eau. Dame! je
comprends ton étonnement... C’est un contraste de chez grand’mère Nohic
à Mme Hurstmonceaux. Sais-tu que ça me chiffonne? Veux-tu t’en revenir
avec moi?

--Mais, Albéric, ce n’est pas possible; il me faut la permission de mon
tuteur; et puis, ajouta-t-elle plus facilement, comment puis-je laisser
mon oncle dans l’état où il est?

Pourtant Sylvaine savait fort bien qu’elle s’y résignerait, qu’il n’y
avait pas entre elle et le colonel Hurstmonceaux un de ces liens qui
attachent invinciblement; son oncle lui inspirait surtout pitié, et,
dans l’isolement dont elle souffrait, il lui était consolant de se
croire nécessaire et secourable; mais le malade lui faisait en même
temps un peu peur: il faut une immense tendresse pour supporter le
spectacle de la déchéance d’une créature humaine, et Sylvaine n’ignorait
pas que l’idée fixe et principale du malheureux homme était qu’on lui
donnât de l’alcool. Il lui parlait de moins en moins, quoique son visage
s’éclairât toujours dès que Sylvaine paraissait; aussi, fidèle à l’idée
du devoir, elle était résolue à rendre au frère de sa bien-aimée
grand’mère les soins dont elle eût certes souhaité qu’il fût entouré.
Plusieurs fois, dans ses bons moments, le colonel Hurstmonceaux avait
dit à Sylvaine:

--Vous prendrez bien soin du portrait de sister Mary, n’est-ce pas,
darling? Tous les souvenirs sont pour vous.

Et cette confiance l’avait profondément touchée; cependant, si Albéric
lui demandait de partir, elle ne pourrait pas résister.

Son visage dénota une émotion intense. Albéric fut remué aussi; il
éprouvait à l’égard de Sylvaine une jalousie purement fraternelle, mais
elle le rendait très sensible à ce qui l’approchait. Mme Hurstmonceaux
ne s’était pas mise en frais de moralité pour son neveu, elle s’était
laissé voir au naturel; Sylvaine ne devait pas rester sous son toit.
Aussi Albéric, dans une impulsion violente, dit à Sylvaine en lui
prenant la main:

--Sois tranquille, cousine, je te ramènerai en France. Je ne veux pas
que tu restes ici... J’irai droit à Escalquens parler à mon père, et
nous revenons te chercher. Ne te tourmente plus.

--Non, Albéric, je ne me tourmente plus.

Elle était plus blanche que la neige, mais il lui semblait que des ailes
venaient de lui surgir au cœur.

Ils arrivaient chez Mme Gascoyne dont l’accueil ne laissa rien à
désirer, quoique Albéric ne lui fît pas très bonne impression. Dans
l’esthétique toute spéciale de Mme Gascoyne, un homme à la peau très
blanche, à la barbe très noire et aux cheveux frisés, était par ces
particularités mêmes plutôt suspect; il devait manquer de correction, et
le laisser-aller d’Albéric, tout souple et mouvant, la confirma dans
cette opinion.

Mme Gascoyne tolérait les étrangers, elle les recevait même très bien;
mais elle les plaignait et leur supportait comme une infirmité dont ils
n’étaient pas responsables de répondre si peu au type auquel on
reconnaissait un gentleman.

Albéric Gardonne était évidemment tout à fait Français, et n’avait rien
pris aux Hurstmonceaux; cependant il convenait d’être aimable pour lui.
Mme Caulfield et sa fille Kathleen étaient présentes, et leur jugement,
surtout celui de Mme Caulfield, fut diamétralement opposé. Mme Caulfield
trouva à Albéric un aspect délicieusement romanesque, et il la conquit
par la grâce joyeuse de son sourire.

Mme Gascoyne avait réuni avec tact quelques convives: d’abord Rakewood,
dont le regard affectueux s’arrêta tout de suite avec admiration sur
Sylvaine; puis le marquis Turatti, attaché à la légation d’Italie, fort
goûté et estimé à Londres, et que Mme Gascoyne envisageait comme une
connaissance profitable pour Sylvaine; ensuite un jeune neveu du côté
Gascoyne, bel officier aux guards, très bon garçon, allant souvent à
Paris, et qui se mit avec empressement à la disposition d’Albéric. Il y
avait aussi miss Nelly Holt, l’amie dont Kathleen avait parlé à
Sylvaine.

Mme Gascoyne faisait sans emphase, mais avec une extrême politesse, les
honneurs de chez elle; elle causait agréablement et aimait à faire
parler les autres. Elle avait prié Rakewood de prendre la place en face
d’elle; il avait Sylvaine à sa gauche, et elle-même avait mis Albéric à
la sienne. Au milieu de tout ce monde inconnu il se montra, comme de
coutume, parfaitement à l’aise, discourut architecture et arts avec le
marquis Turatti, qui, possesseur d’un palais historique à Bologne, s’y
intéressait beaucoup, et enchanta miss Holt par l’originalité de ses
appréciations. Miss Holt, de son côté, l’étonna; mais elle était
accoutumée à produire cette impression et ne s’y attardait pas. Mme
Gascoyne, qui aurait sévèrement réprouvé chez d’autres certains propos,
était si bien habituée à entendre Nelly débiter ses paradoxes, qu’elle
ne pensait plus à s’en choquer; il était convenu que c’était seulement
l’effervescence d’idées originales. On savait miss Holt la plus droite
et la plus honnête fille du monde, et même Mme Gascoyne la respectait
pour son goût d’indépendance; car il n’est pas comme les personnes qui
se sont procuré la fortune, grâce au simple effort d’avoir plu, pour
vanter la grandeur d’une conduite opposée. Mme Gascoyne était intimement
convaincue qu’en des circonstances analogues sa conduite eût été celle
de Nelly Holt; elle la blâmait bien un peu de s’être installée toute
seule; mais comme, après tout, elle l’avait fait dans des conditions
inattaquables, on le lui tolérait, et Mme Gascoyne admettait parfois que
peut-être, en effet, pour travailler, Nelly était plus libre que chez sa
mère, où régnait une agitation perpétuelle causée par le renvoi fréquent
des domestiques. Miss Holt avait tout de suite mis Albéric au courant de
sa position.

--Je suis journaliste, et, si vous m’intéressez, je vous donnerai sans
doute une place dans mon prochain article.

Albéric l’assura qu’elle ne pouvait choisir un sujet plus intéressant.

--Je vous crois volontiers.

--Vous m’intéressez beaucoup aussi.

--Ah! tant mieux.

Et le joli visage de miss Holt étincela de gaieté; du reste, elle était
toujours gaie, débordante de vie, passionnée pour la tâche qu’elle avait
entreprise, et trouvant la vie extrêmement amusante. Elle s’était fait
une philosophie, assez triste dans ses conclusions, mais qui n’altérait
en rien sa bonne humeur; possédant un grand fonds de force physique, un
cœur assez sec et des sens endormis, elle traversait l’existence avec un
minimum de souffrance. Très piquante, assez coquette, elle aimait à
plaire aux hommes et ne les craignait nullement; elle se considérait
comme absolument invulnérable.

La bêtise de la plupart des femmes, ainsi qu’elle l’exprimait, la
stupéfiait; la chasse au mari, les servitudes de la vie conjugale lui
faisaient également horreur; elle posait en principe que la conduite
particulière d’une femme ne regarde qu’elle-même; mais, tout en
revendiquant cette liberté suprême, elle paraissait bien déterminée à
n’en jamais user. Elle était fort populaire et avait une infinité
d’amies et d’amis qu’elle recevait, soit chez elle le dimanche une fois
par mois, soit à son club où elle conviait, pour venir causer en prenant
une tasse de thé, tout homme dont la conversation lui plaisait. En
somme, elle avait supprimé les devoirs de la vie et s’en vantait,
trouvant à son égoïsme une moralité supérieure.

Le marquis Turatti qui n’ignorait pas que Mlle Charmoy passait pour
l’héritière de madame Hurstmonceaux, et qui n’était pas indifférent à
cet ordre de considération, déploya toutes ses amabilités, et dans le
contentement nouveau où était Sylvaine, elle lui répondit avec une
ouverture qui ne fut pas sans surprendre Rakewood, charmé cependant, car
c’était lui qui avait eu la pensée de mettre Sylvaine et Turatti en
présence. Avec Mme Gascoyne ils avaient décidé qu’il fallait la marier
sans retard, parce qu’on pouvait légitimement s’inquiéter de ce que
ferait Mme Hurstmonceaux une fois veuve, et se demander si ses
dispositions à l’égard de Sylvaine resteraient les mêmes.

Le repas fini, Sylvaine se vit confisquée par Mme Gascoyne qui la retint
à son côté, pendant que dans le fond du second salon Kathleen Caulfield,
Nelly Holt, Albéric et le capitaine Gascoyne formaient un groupe animé.
Miss Holt n’avait qu’un défaut réel aux yeux de Mme Gascoyne: elle se
tenait mal, son attitude favorite consistant à croiser ses jambes l’une
sur l’autre et à les entourer de ses bras en forme de corbeille. Elle y
mettait de la grâce, mais enfin cette façon manquait de correction.
Incidemment, Mme Gascoyne le fit remarquer à Sylvaine, mitigeant
toutefois son appréciation par des éloges.

--Nelly a une foule de qualités; elle est votre voisine, car elle
demeure dans Queen Anne Street. Je souhaite que vous vous conveniez
mutuellement; elle pourra vous procurer des distractions selon vos
goûts. Enfin, j’espère que l’hiver prochain votre existence sera mieux
arrangée que maintenant. Je suis bien aise que vous ayez eu la visite de
votre cousin, mais il m’a dit qu’il partait dans quelques jours. La date
de votre installation à Reigate est-elle fixée?

Sylvaine, ramenée par cette question à la réalité immédiate, dut avouer
que rien n’était encore décidé.

--J’en parlerai à Rakewood; le plus tôt vous irez à la campagne sera le
mieux. J’espère beaucoup que vous aimerez Nelly; car si elle vous plaît,
vous pourriez l’inviter à passer quelque temps avec vous, et elle vous
serait une très bonne compagnie. Venez causer avec elle.

Et Mme Gascoyne, se levant, conduisit Sylvaine vers les jeunes filles.

--Je vous rends Mlle Charmoy, que je vous avais enlevée.

Nelly Holt regarda Sylvaine avec la plus grande bienveillance; elle
voyait en elle une créature faible et opprimée et sa force aimait assez
à protéger, et puis la prétention de Nelly consistait à se montrer
au-dessus de tous les préjugés, quels qu’ils fussent. Aussi, avec une
parfaite sincérité, elle dit à Sylvaine:

--J’aime tellement les Françaises! Je les trouve bien supérieures aux
Anglaises: nous sommes si gauches!

--Pas vous, en tout cas, protesta Albéric.

--Parce que je me considère comme une «épreuve» que je suis sans cesse à
corriger. J’irai vous voir, miss Charmoy, si cela ne vous ennuie pas.
Kathleen dit qu’elle doit vous conduire un jour à Whitechapel; si vous
êtes curieuse d’excursions de ce genre, je m’offre à vous, j’ai beaucoup
plus d’expérience que Kathleen. Ainsi, je racontais à votre cousin que
j’ai passé une journée entière sur le terre-plein de Regent’s Street,
habillée en bouquetière... J’ai aussi couché une nuit au workhouse...
Ah! je vois que je vous fais peur...

Sylvaine assura le contraire; elle enviait presque la décision d’une
Nelly Holt.

--Nous allons changer ma cousine, Nelly, dit gracieusement Kathleen;
nous allons refaire son éducation.

Nelly sourit et répondit:

--_Amen_, de tout mon cœur.

Sylvaine ne dit rien et regarda Albéric, mais ne put rencontrer ses
yeux.



XIX


Sylvaine s’en alla de chez Mme Gascoyne escortée par son cousin et Percy
Rakewood. L’après-midi était beau sans être trop chaud, et Rakewood
proposa aux jeunes gens de faire la route à pied.

--Nous passerons par le Parc, il y fait très bon à cette heure-ci.

Sylvaine était disposée et accepta volontiers. Ils marchèrent en causant
gaiement; Albéric, la tête en l’air, observait tout, et faisait à haute
voix ses réflexions. Ils traversèrent des rues monotones et correctes,
aux maisons pareilles, sans une boutique; rien au dehors n’indiquait la
vie derrière ces façades que des fleurs sur les fenêtres; là où l’on
n’en voyait pas l’aspect était morne. Les rares passants allaient d’une
allure compassée, et Albéric en se retournant sur les femmes faisait
scandale. Il confia à Rakewood qu’il lui serait impossible de vivre à
Londres.

--Je vous comprends, puisque tel est mon cas, et cependant Londres tient
bien ceux qu’il prend. Voyez un homme comme le colonel Blunt; il
pourrait voyager, faire ce qui lui plairait: il n’aime que Londres.

--Il m’a dit pourtant être disposé à passer les hivers dans le Midi.

--Il le devrait, car son asthme le tuera un jour, et il s’expose
inutilement aux abominables brouillards de novembre; voilà ce que moi je
n’ai jamais pu supporter.

Et se tournant vers Sylvaine il demanda:

--Et vous, chère petite amie?

--Moi, j’aime le soleil.

--Comme vous avez raison! Comme vous avez raison!

Ils entraient dans le Parc. Une verdure magnifique y triomphait, et
aussi loin que l’œil portait s’étendaient les gazons. Les allées étaient
remplies de monde, piétons et gens assis, et les nombreuses voitures se
croisaient dans un va-et-vient continuel; il y avait une grande rumeur
sans fracas, et l’impression de quelque chose de fort et de triomphal;
le ciel était clair, mais semé de ces beaux nuages floconneux qui sont
un des charmes du paysage anglais, tout était flou et très doux, l’air,
l’horizon et les lignes.

--Le Parc est amusant, dit Rakewood; traversons avec soin. Et il prit
Sylvaine par le bras afin de la protéger.

Ils débouchèrent derrière la statue d’Achille, et, laissant l’allée des
promeneurs, s’engagèrent dans les étroits sentiers entre des pelouses à
l’herbe courte. De loin en loin, on y voyait étendue une forme humaine,
loque de misère, affalée là comme pour le dernier repos. Sylvaine montra
du geste à Rakewood une sorte d’Hercule au visage noir, le poignet
cerclé de fer, qui, dépoitraillé, dormait tout au ras d’une allée.

--Oui, dit-il, répondant à son indication muette, ce sont des spectacles
pénibles; le vice malheureux est abominable. Regardez pourtant ces gens
là-bas qui prêchent la vertu.

C’était la première fois que Sylvaine traversait le Parc un dimanche,
et, à la vue des bannières et des insignes appelant le pécheur au
repentir, elle demeura surprise. Des groupes serrés écoutaient avec
sérieux le prédicateur en plein vent, montrant avec de grands moulinets
de bras la bannière sur laquelle était inscrit en exergue: «Revenez au
Christ». Personne ne gouaillait. Cependant, plus loin, sous l’œil
placide d’un policeman, des ouvriers anarchistes déployaient de grandes
toiles représentant les insignes de leur métier et appelaient les
prolétaires à la résistance. Chacun, en ce jour de loisir, soulageait à
son gré le trop-plein de sa pensée. Puis, sur l’herbe, les mendiants
dormaient, affreux et miséreux, et les femmes élégantes, les perles au
cou, les passaient sans s’en soucier, ni se demander quel lendemain
préparaient toutes ces disparates.

--Comme il y a des choses tristes dans la vie, murmura Sylvaine.

La souffrance humaine dans ses extrémités la frappait comme une
révélation.

--Ecoute, cousinette, dit Albéric, je te conseille de ne pas t’y
arrêter; tu n’y peux rien, ni moi non plus; mais enfin, si cela t’amuse
de philosopher avec M. Rakewood, je ne veux pas t’en empêcher.
Seulement, puisque tu es en si bonnes mains, je te propose de te
laisser. Le colonel Blunt veut me conduire chez un artiste de ses amis;
si tu avais eu besoin de moi, je n’y aurais pas songé; mais il m’a dit
qu’à tout hasard il ne partirait pas avant quatre heures et demie.

Sylvaine fut désappointée, sans le laisser paraître toutefois.

--Va, dit-elle, va; je rentrerai avec M. Rakewood.

--Vous pouvez être tout à fait tranquille à son sujet, ajouta Rakewood
enchanté.

--Alors, à revoir, à demain matin, Sylvaine. Tu sais, je dîne avec le
colonel; passe une bonne soirée.

Elle eut envie de lui demander comment, mais il partit en courant, et
elle le vit bondir dans un hansom. L’artiste qu’Albéric allait voir
s’appelait miss Peg Lory, et habitait un joli cottage dans Saint John’s
Wood.

Rakewood et Sylvaine, toujours marchant doucement, arrivèrent à Portman
Square.

--Vous entrerez prendre le thé, n’est-ce pas? demanda Sylvaine à son
compagnon.

--Oui, certes; c’est une bonne fortune de vous avoir un peu à moi. Je
sens que c’est une cruelle disgrâce que d’être un vieux célibataire,
ajouta-t-il en soupirant.

Et, de fait, maintenant cette idée le hantait. Les «chaînes» platoniques
et factices auxquelles il amusait son cœur depuis plusieurs années
l’ennuyaient mortellement. Il se disait avec chagrin qu’après avoir été
aimé toute sa vie, et plusieurs fois par des femmes adorables, il
demeurait seul pour vieillir et pour mourir; il enviait surtout
passionnément ceux qui avaient des enfants.

Après s’être, par habitude, regardé dans la glace, et avoir étalé sa
belle barbe, Rakewood dit à Sylvaine qui reparaissait, ayant été enlever
son chapeau:

--Dire que j’aurais pu vous avoir pour fille! Oh! pourquoi n’a-t-elle
pas voulu?

Elle lui sourit doucement, ne sachant que répondre; la jeunesse ne
comprend guère l’amertume des regrets inutiles.

Depuis quelque temps, bien des fois, Rakewood avait réfléchi que si,
égoïstement, il n’avait pas mis toute sa fortune en viager, il aurait pu
adopter Sylvaine, du moins savoir qu’à sa mort elle hériterait de lui,
et se créer ainsi un puissant intérêt; mais l’heure était passée, il ne
pouvait plus rien. La tristesse de cette certitude lui creusa deux
rides. Sylvaine essaya de le consoler.

--Vous êtes le meilleur de mes amis, dit-elle.

--Oui, chère enfant, vous n’en avez pas de meilleur; je ne me doutais
pas que mon cœur était aussi paternel; je souhaite tant que la vie vous
soit bonne, et voyez-vous, darling, l’important est de ne pas se tromper
_d’abord_. Moi, dans ma jeunesse, je n’ai pensé qu’à moi-même, et quand
j’ai aimé véritablement il était trop tard, hélas! Et maintenant je suis
abandonné. Il faut que vous agissiez avec beaucoup de sagesse, car votre
position est difficile; Mme Gascoyne et les Caulfield vous seront un
grand appui; tournez-vous bien vers elles, ce sont des personnes sûres
qui jamais ne vous tromperont.

--Je le crois, répondit Sylvaine.

Puis, dans un besoin irrésistible de confidence, elle ajouta:

--Mais j’aimerais retourner en France... Avec mon cousin, nous avons
parlé de mon retour en France.

--Avec votre cousin? Comment peut-il décider? Il est bien jeune.

--Oh! pas si jeune, il a vingt-trois ans. Et puis, il doit parler à son
père, qui est mon tuteur... Je ne crois pas m’habituer jamais ici.

Rakewood la regarda avec inquiétude; le sérieux d’Albéric ne lui
inspirait pas la moindre confiance. Cependant, il ne voulut pas
décourager Sylvaine et se promit d’observer.

--Surtout cachez ces idées à Mme Hurstmonceaux, elle en serait peinée.
Et votre oncle serait capable d’en avoir une seconde attaque.

Sylvaine se sentit coupable.

--Non, non, soyez sûr; je ne voudrais pas faire du mal à l’oncle Robert.

--Ce ne serait pas bien, en effet... Rien, il me semble, ne vous empêche
de prolonger votre séjour ici au moins quelques mois.

--Certainement, dit Sylvaine d’une voix faible.

Puis ils parlèrent de Mme Gascoyne, et Rakewood parut oublier ce que
Sylvaine venait de lui dire.



XX


Albéric, le cœur gai, roulait dans son hansom. La pensée de Peg Lory
l’occupait, et en même temps celle de Nelly Holt qui lui avait beaucoup
plu. Albéric tenait toutes les femmes en affectueuse déconsidération, et
le milieu où il avait vécu l’avait persuadé que toutes étaient
accessibles. Sa moralité était non existante, et il envisageait presque
comme une politesse de convier une femme à l’amour. La fréquentation
quotidienne du colonel Blunt ne lui avait pas donné l’impression que les
choses se passassent d’une façon différente du côté du détroit où il se
trouvait momentanément.

Pendant ce genre de méditations, Albéric mettait soigneusement l’idée de
Sylvaine à l’écart; du reste depuis une heure, il se sentait très
rassuré à son sujet. Evidemment Mme Gascoyne, sa sœur et sa nièce
seraient une excellente société à Sylvaine en attendant qu’elle allât à
Escalquens; puis il réfléchissait qu’Escalquens n’était pas non plus un
séjour folâtre, et qu’une jeune fille pourvue d’une très mince dot
n’avait guère chance d’y rencontrer un épouseur; tandis qu’à Londres,
soutenue par des parentes bien placées, Sylvaine avait des probabilités
sérieuses de trouver un bon parti... en tout cas, rien ne pressait; et,
s’il devait revenir à l’automne comme il en avait maintenant le projet,
il fallait que Sylvaine y fût. Elle allait passer l’été seule avec son
oncle; il n’y avait donc aucune raison de se tourmenter. Les
sollicitudes n’étaient nullement du goût d’Albéric; il se hâta de les
chasser, et de laisser son esprit s’égarer sur de plus agréables images.
Il devait, le surlendemain, revoir miss Holt qui l’avait engagé à venir
prendre le thé à son club; Albéric ne pouvait tenir pour vraiment
sérieuse et prude une jeune fille qui professait les théories qu’il lui
avait entendu énoncer, qui vivait seule, et ne rendait compte de ses
actions à qui que ce soit... En tout cas, elle était prodigieusement
amusante.

Avant de se rendre chez miss Peg Lory, Albéric avait décidé de passer
d’abord dans Charles Street, afin de s’assurer de la perfection
irréprochable de sa tenue; une coquetterie inusitée lui était venue, et
le valet de chambre du colonel avait entrepris son éducation sur le
point spécial de l’habillement. Comme il entrait dans le hall, il se
croisa avec son hôte; celui-ci, contre son habitude, avait l’air agité,
et s’adressant à Albéric:

--Ah! mon cher garçon, puisque vous voilà, passez donc un instant avec
moi dans mon fumoir; j’ai un service à vous demander.

--Parfaitement, tout à vos ordres, mon cher colonel.

Le colonel Blunt, qui avait gardé son chapeau sur la tête, l’enleva, le
posa nerveusement sur une table et dit à Albéric:

--Etes-vous libre?

--Assurément, si je puis vous être bon à quelque chose. Je ne vous ferai
pas de mystère; j’allais voir Peg Lory.

--Eh bien! remettez cette visite et faites-moi l’amitié d’aller à
Richmond. J’y suis annoncé, et je ne peux pas m’y rendre; ma femme est
morte il y a une heure.

Albéric fut extrêmement surpris de l’émotion visible du colonel, qui
continua:

--Je n’aime pas télégraphier cette nouvelle, ce serait ridicule;
annoncez-la à Mme Duran, elle comprendra que je ne puis aller chez elle
ce soir.

--C’est une affaire entendue.

--On vous gardera à ma place, naturellement, et vous me verrez en
rentrant... Je suis attendu dans Berkeley Square; comme nous n’étions
séparés qu’à l’amiable, j’ai des ordres à donner... Vous m’excusez, mon
cher.

Et il sortit, le rouge aux pommettes.

--Est-ce qu’il regrette la défunte, par hasard? se demanda Albéric.

Puis, sans plus méditer, il se prépara à exécuter sa mission. Mme Duran
aussi était une délicieuse femme, et il se promit de lui faire valoir le
sacrifice qu’il avait accompli pour venir la trouver.

Mme Duran habitait, depuis quelques semaines, un «bijou cottage» qu’elle
avait tout bonnement gagné au colonel Blunt par un pari sur le Derby;
perdant, elle devait lui offrir son portrait par un maître, et, la
chance l’ayant favorisée, elle trouvait tout simple d’en profiter. Son
mari était d’accord; il racontait en riant la veine inouïe de sa femme,
se félicitant d’avoir réalisé l’économie d’un portrait qui lui aurait
coûté cher, et cette petite combinaison si avantageuse pour tout le
monde était couramment acceptée.

Mme Duran, ce dont son affectueux époux ne se doutait guère, ne rêvait
que divorce. Elle avait depuis plusieurs mois des intelligences dans la
maison de Mme Cecil Blunt et était tenue au courant de l’état de la
mourante. Elle se voyait bientôt légitimement installée dans la belle
maison de Charles Street, où pour l’instant elle ne présidait que d’une
façon occulte. Le colonel était beaucoup trop perspicace pour n’avoir
pas deviné les intentions nourries à son égard par sa belle amie, mais
il était aussi résolument décidé à ce qu’elle ne les exécutât jamais.
Cependant, il savait qu’il fallait user de finesse, non pour lui-même
qui ne craignait personnellement aucune perfidie féminine, mais afin de
sauvegarder l’accomplissement de ses vœux les plus chers. Il tenait Mme
Duran capable de toutes les bassesses, et il importait de défendre
Sylvaine contre une jalousie qui ne reculerait devant rien. Déjà Mme
Duran avait trouvé mauvais que son adorateur attitré fit l’éloge de la
jeune fille, non qu’elle imaginât aucune rivalité possible, et celle-là
moins que toute autre, mais elle ne pouvait souffrir qu’on admirât en sa
présence qui que ce soit. La venue à Londres du jeune Gardonne avait
entièrement dissipé la vague appréhension que Sylvaine occupât une
minute de trop l’esprit du colonel; elle jugea que le cousinage ne
servait qu’à dissimuler des sentiments plus vifs, et le colonel
bénévolement la confirma dans cette idée. Aussitôt, par une perversion
morale, Mme Duran eut à cœur de faire la conquête d’Albéric, et
d’exciter ainsi la jalousie du colonel qui, nullement sa dupe,
s’empressa de feindre. Aussi, en voyant Albéric, Mme Duran éprouva un
vif plaisir; mais, lorsqu’il lui eut communiqué la nouvelle qu’il
apportait, elle eut beaucoup de peine à maîtriser la violence de ses
sensations. Elle n’y parvint qu’en se lançant dans un flirt désespéré
qui lui servit de dérivatif.

M. Henry Duran, beau et magnifiquement en forme, grâce à son assiduité
au cricket et au canotage, pensa, en observant le nouveau manège de sa
femme, que ceux qui la croyaient occupée du colonel Blunt se trompaient
grandement. Rien ne le rassurait plus que la multiplicité des
coquetteries de sa chère Maud; du reste, le rôle de «beauté» qu’elle
remplissait consciencieusement, et dont il tirait un juste orgueil, ne
pouvait se conserver qu’à ce prix. Il le comprenait et s’y résignait.

Cette réputation de beauté, Mme Duran la méritait. Son teint était
véritablement merveilleux. Quoique brune, elle était d’une blancheur de
lait qui s’étendait de son visage à ses épaules, à ses bras, à tout ce
qu’on voyait de son corps superbe.

Un homme d’esprit l’avait surnommée «Devonshire Cream», et ce sobriquet
lui était resté; c’est ainsi que, dans les clubs et dans l’intimité des
fumoirs, on désignait la belle créature. Elle se coiffait avec une
simplicité affectée, ses cheveux lourds partagés par une raie et relevés
par un nœud très lâche au-dessus de la nuque.

Cette brillante étoile était apparue pour la première fois à une réunion
de courses dans la petite ville de Hertfordshire où, fille d’un obscur
médecin, elle avait été élevée et s’était mariée. Son succès dans un
groupe aristocratique, venu d’un des plus importants châteaux du
voisinage pour l’occasion, avait été si foudroyant qu’elle avait
aussitôt rêvé de le continuer à Londres comme le prince magnanime, qui
mit immédiatement ses hommages à ses pieds, l’y conviait. Elle exécuta
son projet, fut calomniée par les uns, louée par les autres, et en somme
domina le courant. Mais elle était avant tout pratique, et quand elle
eut goûté du luxe, elle le voulut à elle d’une façon définitive. Elle
comprit de suite que les amitiés royales la feraient inviter chez les
duchesses, ce qui était beaucoup, mais ne lui procureraient rien de
solide, et que la main qui l’avait soutenue pourrait facilement en se
retirant la rejeter dans le néant; c’est ce qu’elle était décidée à
éviter. Avec beaucoup de discernement elle avait accepté les hommages du
colonel Blunt, dont la réputation de viveur heureux flattait
suffisamment son amour-propre, en même temps que sa fortune et sa
générosité le rendaient inappréciable comme ami effectif.

Mme Duran avait, dès les premières heures de son triomphe, souhaité
d’arriver à un mariage réparateur; le sien n’était qu’un lamentable
pis-aller qu’elle regrettait amèrement. Par bonheur, Henry l’aimait, et
plus on la courtisait, plus il était épris. Vaniteux à l’excès, il
acceptait avec satisfaction son rôle de mari d’une «professionnal
beauty» et y portait un certain tact. Il avait toujours soin de lui
offrir des fleurs quand elle sortait le soir, de façon qu’il n’avait
jamais à s’enquérir d’où venaient les prodigieux bouquets dont elle
faisait un de ses éléments de succès. On ne savait vraiment pas s’il
était aveugle ou complaisant, et peut-être lui-même, dans son
inconscience, n’aurait pu fixer ce point. Il se considérait beaucoup,
car enfin il était l’homme qui avait le droit de coucher avec la plus
jolie femme de Londres, et parfois il prenait en public avec elle des
familiarités conjugales un peu osées. Elle acceptait tout, et en
particulier le traitait en esclave; et ne doutait pas, l’heure venue, de
le faire se prêter à ses projets de divorce, et à parvenir à lui prouver
qu’il y aurait pour lui une satisfaction d’amour-propre à voir son
ex-femme occuper une position qu’il ne pouvait lui donner. Leur fortune
était absolument insignifiante, et ayant maintenant abandonné la petite
ville où ils vivaient d’une façon modeste, leur situation extrêmement
obérée devait s’effondrer si un secours extérieur n’arrivait pas à leur
aide. Mme Duran eût désiré le rang avec passion, et avait entrepris
plusieurs héritiers présomptifs, mais aucun ne lui parut sûr, et le
colonel Blunt, en somme, réunissait beaucoup de qualifications
désirables. Après de sérieuses réflexions, dès qu’elle eut connaissance
de la santé précaire de Mme Cecil Blunt, elle se résolut à lui succéder.
Sachant la force de l’habitude chez un homme qui approchait de la
cinquantaine, Mme Duran se plia à tous les caprices du colonel Blunt, et
lui prodigua les preuves de l’affection la plus intéressée, c’est-à-dire
la plus solide. En même temps, elle s’appliquait à multiplier ses
conquêtes et à charmer par ses succès son mari, le prince et le colonel,
qui suivaient sa carrière ascendante avec un égal intérêt, et
apparemment sans se jalouser les uns les autres.

Albéric n’avait pas le moindre doute sur la nature des relations du
colonel et de la belle Mme Duran, mais cette connaissance n’entravait en
rien sa liberté d’action. Cette magnifique et voluptueuse personne à la
peau satinée, veloutée et parfumée, lui agréait fort, et il n’hésita pas
à le lui dire, dans les termes les plus véhéments.

Elle l’avait amené dehors et marchait avec lui sur la pelouse lisse
comme du velours, douce aux pieds et reposante aux yeux. Le jardin
étroit et long, descendant jusqu’à la rivière, était rempli de fleurs
odorantes, d’arbustes délicats; de gros arbres donnaient une ombre
généreuse; il émanait de la terre, à l’heure du soir, un arome subtil.
L’eau en bas clapotait avec une vibration joyeuse. Albéric saisit le
poignet de Mme Duran, et le serra à le meurtrir. Elle coula vers lui un
regard chaud qui parut s’échapper à regret de dessous ses lourdes
paupières, et murmura:

--Non, ne faites pas cela, on verrait la marque sur mon bras.

Et elle éleva son beau bras afin de le regarder de près.

Les lèvres rouges d’Albéric étaient tendues sous sa moustache noire; ses
yeux ardaient de vie et de passion: le désir le rendait beau sans le
rendre sauvage. Il dit à Mme Duran:

--Comme vous me plaisez! Je vous veux.

Elle rit et, sans se fâcher, lui répondit en anglais, car elle parlait
mal le français qu’elle comprenait parfaitement:

--Vous allez trop vite.

--Jamais trop vite.

--Mais vous oubliez que j’attends du monde à dîner et que mon mari est
là.

--S’il n’était pas là? interrogea Albéric en la frôlant de l’épaule à la
pointe des pieds.

Elle tressaillit un peu et très bas dit:

--Prenez garde.

Puis elle ajouta:

--Ce serait autre chose.

--Voulez-vous que je propose de faire votre buste. J’aurai ainsi un
prétexte pour revenir et vous voir seule.

--Je veux bien... annoncez à mon mari que vous le ferez en ami... pour
rien... Cela le décidera.

Et à un geste ébauché d’Albéric, craignant qu’il n’allât vraiment trop
loin, elle se retourna et rebroussa chemin vers la maison.

--Je crois qu’on m’a appelée.

Quelques moments après, ses convives arrivèrent, deux hommes et une
femme; mais ce n’étaient pas des puritains farouches, et Albéric eut
tout loisir de témoigner son admiration pour son hôtesse. Il supplia M.
Duran de l’autoriser à entreprendre le buste de sa femme.

--Je ferai de Mme Duran une Minerve; elle sera divine avec un casque.

M. Duran, fortement intéressé par la proposition, mit la question aux
voix: le casque siérait-il ou ne siérait-il pas à la beauté de sa femme?

A l’unanimité on se déclara pour l’affirmative.

--Cependant Maud a une admirable forme de tête, observa le mari en
posant sa main de propriétaire heureux sur les cheveux lisses et soyeux
qu’il caressa ostensiblement.

--Laissez, Henry, dit sa femme.

Et elle ajouta, sérieuse:

--Vous devriez être enchanté qu’on me trouve la physionomie de Minerve.

Personne ne broncha, pas même le mari, et la réflexion passa comme
innocente et naturelle.

--Si vous pouviez venir poser à Londres, dit Albéric, nous irions plus
vite.

--Mais, vous n’avez pas d’atelier? répondit naïvement Mme Duran.

--Il serait facile d’en organiser un chez le colonel Blunt, la
bibliothèque y conviendrait; on aurait un jour parfait, et il ne me
refuserait certainement pas la permission d’y travailler.

--Et ici? demanda M. Duran.

--Ici, les pièces sont bien petites, et au midi; mais enfin, ici ou
ailleurs, je suis à votre service.

Les convives, appelés à donner leur opinion jugèrent que poser à Londres
serait plus commode, et en outre, puisque M. Gardonne était venu pour
voir sa cousine, on ne lui enlèverait pas sa liberté.

--Du reste, ajouta Albéric, à défaut de la maison du colonel, il y a
celle de ma tante; je suis bien certain de sa bonne volonté.

--Je préfère cela, dit M. Duran d’un ton dogmatique.

Mais Mme Duran avait fait ses réflexions et compris tout le parti
qu’elle pouvait tirer de l’inspiration de son jeune adorateur.

--Non, non, avec ce pauvre colonel Hurstmonceaux si malade, c’est
impossible. Du reste, il n’y a aucune nécessité de faire mon buste.

Mais maintenant son mari y tenait et, après une longue discussion, il
fut entendu qu’on en parlerait au colonel Blunt.

--Pas demain, pas immédiatement, objecta avec délicatesse Mme Duran,
malgré tout il a reçu un choc; vous ferez bien, Henry, d’aller le voir,
nous n’avons pas d’ami plus dévoué.

Et avant de se séparer ce soir-là, sans embarras, tout tranquillement, à
dix pas de son mari qui causait, Mme Duran offrit ses lèvres savoureuses
à Albéric, qui s’en saisit comme d’un fruit délicieux.



XXI


Depuis la perte de sa grand’mère, l’âme de Sylvaine s’étiolait, car elle
souffrait de la plus sensible privation qui puisse tomber en partage à
une créature naturellement tendre: nul être vivant et présent ne lui
était passionnément cher. Tout, autour d’elle, était terne, et ce vide
lui était affreux. Sans cesse, elle ramassait les forces de son cœur
dans un élan d’amour pour s’évader vers celles qui n’étaient plus...
vers ses mères... mais elle ne pouvait les joindre... toujours elles
reculaient dans l’insaisissable passé.

L’expérience de ces derniers mois avait appris à Sylvaine à réfléchir et
à analyser ses propres sentiments; aussi elle ne se trompa point sur la
nature de l’impulsion qui la poussait vers Albéric; elle l’envisagea
sans hésitation. Oh! qu’il serait doux, naturel et consolant de l’aimer
exclusivement et d’en être chérie d’une façon pareille! Elle se persuada
que très certainement, sans en avoir eu jamais conscience, elle devait
depuis longtemps aimer Albéric, et elle se remémora des troubles
délicieux et de la joie que sa présence lui avait toujours apportés.

Il existe dans l’heure exquise et brève où, pour la première fois
l’amour éclôt dans une âme vraiment vierge, une beauté presque
surhumaine; les filles élevées comme Sylvaine l’avait été connaissent
dans leur vie un instant fugitif, où elles atteignent par le désir
l’idéal de félicité le plus pur et le plus doux; elles ont une vision
complète de l’existence telle qu’elle devrait être, telle qu’elle
pourrait être. Chez Sylvaine, il s’y mêlait un peu d’inquiétude: les
chagrins précoces lui avaient enlevé sa confiance certaine dans le
bonheur; néanmoins elle croyait l’apercevoir, le toucher presque, et son
âme se dilatait pour l’accueillir...

Aussi ce fut toute frémissante d’espérance qu’elle alla le lendemain à
la rencontre de son cousin. Mais à l’attente mystérieuse de Sylvaine,
rien ne répondit; Albéric arrivait avec sa figure ordinaire; aucune
émotion particulière ne s’y révélait; celles qui pouvaient l’agiter ne
regardaient guère Sylvaine, et elle eut, en lui donnant la main,
l’instantanée intuition que leurs cœurs ne battaient pas à l’unisson.
Comme honteuse de ce qu’elle éprouvait, elle éteignit d’un effort la
flamme de ses beaux yeux et se laissa baiser au front sans prononcer une
parole.

Ils étaient entrés dans la vaste salle à manger, dont Sylvaine, le
matin, avait la libre disposition; elle prit place sur un fauteuil de
cuir, l’air calme et posé. Cette mine sérieuse fit sur Albéric la
meilleure impression; il lui était nécessaire, pour sa parfaite
tranquillité intérieure, de croire Sylvaine la personne la plus
raisonnable du monde, incapable d’emballement. Déjà il se repentait de
la hâte avec laquelle, la veille, il l’avait exhortée à quitter les
Hurstmonceaux. Les lettres qui lui étaient parvenues d’Escalquens le
matin même, et qui lui recommandaient prolixement d’user d’égards
extrêmes envers sa tante, n’indiquaient pas chez ses parents un état
d’esprit qui pût leur faire trouver bon une fugue quelconque, de nature
à offenser Mme Hurstmonceaux. De plus, dans un long entretien nocturne
qu’il avait eu avec le colonel Blunt, Albéric, la langue déliée par un
grand nombre de verres de champagne, s’était ouvert de son projet de
ramener Sylvaine à Escalquens, et le colonel Blunt ne lui avait pas
dissimulé qu’il trouvait cette extrême précipitation au moins inutile,
sinon imprudente, et que sans doute l’avenir de Sylvaine se dénouerait
plus rapidement et mieux que son cousin ne le pensait... Comme Albéric
avait, en outre, parlé avec enthousiasme de Mme Duran, et exprimé son
intention de faire le buste de cette jolie femme, le colonel jugea son
jeune ami un inconscient dangereux, et, tout en paraissant s’intéresser
vivement à ses projets, avait cependant d’une façon décisive découragé
l’idée d’installer un atelier dans Charles Street.

--Il sera beaucoup préférable, croyez-moi, que vous alliez à Sweet-Briar
Cottage; d’abord Mme Duran ne vient jamais aux rendez-vous qu’elle
donne, et vous passeriez votre vie à l’attendre. Aussi je vous conseille
de retourner vous entendre avec elle, car moi-même je dois m’absenter
pour la cérémonie qui aura lieu dans le Yorkshire.

Le colonel ajouta gravement:

--Ma femme sera enterrée dans le caveau de famille.

Le veuvage du colonel prenait décidément des proportions inattendues.
Albéric se demanda si en un pareil moment sa présence n’était pas
indiscrète, et il formula tout haut sa pensée; la réponse de son hôte
fut formelle pour la négative. Albéric, sans plus de discussion, en
accepta l’assurance; il n’était pas dans sa nature de se quereller avec
les aubaines qui pouvaient lui échoir; il alla donc se coucher
parfaitement satisfait, et put rêver sans arrière-pensée à tout ce qui
l’attendait d’agréable.

Au jour, les choses ne lui parurent pas aussi simples. A vrai dire, il
ne mettait pas en doute que Mme Duran ne souscrivît à la proposition
qu’il lui ferait de venir travailler chez elle, mais il était moins
tranquille sur la manière dont Sylvaine accepterait cet arrangement.
Albéric, quoi qu’il fît, n’avait jamais aucun scrupule personnel; il
n’en était pas de même pour ce qui regardait Sylvaine, et la pensée de
la troubler, de la froisser dans sa délicatesse, lui était excessivement
déplaisante. Il regretta presque de s’être engagé si témérairement
vis-à-vis de Mme Duran, d’autant qu’elle ne lui avait pas fait l’effet
d’être femme à relever facilement d’une promesse. La nature particulière
de sa proposition rendait quasi impossible de le demander, et Albéric se
sentait beaucoup plus embarrassé qu’il ne voulait le paraître.

Après l’échange de banalités affectueuses qui tombèrent comme un glas
sur le cœur de la pauvre Sylvaine, Albéric, s’armant d’aplomb, lui dit
tout à coup, avec un air de fausse gaieté:

--Sais-tu, cousinette, que je crois avoir eu une bien bonne idée hier?

--Laquelle? demanda Sylvaine qui tremblait intérieurement.

--Tu te rappelles que j’ai toujours eu l’envie d’exposer; les vraiment
jolis modèles sont rares. Imagine-toi qu’il m’est venu l’inspiration de
demander à la belle Mme Duran de me poser son buste, dont je ferai une
Minerve idéale, et elle a été assez aimable pour y consentir... C’est un
coup, ça!

--Mme Duran? répéta Sylvaine, qui sentait toute vie défaillir en elle.

Et elle ajouta, se maîtrisant:

--Où donc l’as-tu vue?

--Au fait, c’est vrai, tu n’es pas au courant.

Et, enchanté de trouver un sujet de discours, Albéric commença le récit
plutôt revu et corrigé de son après-midi de la veille:

--Ce cher colonel m’avait demandé un service, je ne pouvais vraiment pas
le lui refuser.

--Non, naturellement, tu ne pouvais pas...

--Tu le comprends? C’est réellement un excellent homme, et un ami très
dévoué, très respectueux pour toi, Sylvaine... Il n’y a pas à dire,
petite Colombe, on t’apprécie ici; ce brave M. Rakewood, et puis toute
cette charmante famille Gascoyne; j’ai été enchanté de constater hier
comme toutes ces dames te faisaient des amitiés... Est-ce qu’elles ne te
plaisent pas?

--Oh! si, beaucoup.

--Moi aussi. La cousine Kathleen est tout à fait belle fille, et sa
jeune amie, la journaliste, est jolie aussi. Sans me flatter, je crois
leur avoir produit bonne impression, surtout à la petite journaliste...
Hein? Qu’en dis-tu?

Sylvaine eut un pâle sourire; il fallait se dominer, il fallait ne rien
laisser deviner... Elle s’était trompée; c’était sa faute à elle, non la
faute d’Albéric. Elle parvint à dire sur un ton presque naturel:

--Tu n’oublies pas que miss Holt nous attend à son club mercredi.

Mais l’entrée de Mme Hurstmonceaux, qui interrompit leur tête-à-tête,
lui fut un véritable soulagement. La bonne tante arrivait bruyante et
gaie:

--Mes chers enfants, quelle idée de vous enfermer ici!

Puis elle ajouta avec exubérance:

--Oh! mon cher Albéric, j’étais impatiente de vous voir. Parlez,
racontez-moi la grande nouvelle. Ce cher colonel Blunt est enfin veuf;
dites-moi comment il a pris l’événement. A-t-il paru soulagé, content?
Pauvre cher homme! Depuis le temps que sa femme l’ennuyait!

Albéric dut avouer n’avoir nul détail particulier à communiquer. Le
colonel n’avait manifesté aucune satisfaction extérieure; au contraire,
il avait l’air plutôt ému.

--Incroyable! Mais dans quel état doit être cette chère Maud! Quel
malheur qu’elle ne soit pas libre! Un si beau parti! Vous savez qu’il a
près d’un million de rente et un château splendide dans le Yorkshire.
Ah! il épousera qui il voudra, car je suis persuadée qu’il se remariera;
d’après plusieurs choses que je lui ai entendu dire, je suis convaincue
qu’il en a l’idée. Il fera très bien du reste; un nom si ancien! Et le
mariage est l’état le plus heureux.

Et, prise d’attendrissement, Mme Hurstmonceaux ajouta:

--J’espère que vous deux aussi vous vous marierez, heureusement.
Certainement, si Sylvaine le veut, elle n’y aura pas de peine, et tout
le monde sait que je suis tout à fait bien disposée pour ma nièce.

--Tout le monde sait que vous êtes excellente, ma belle tante.

Et Albéric baisa très respectueusement la main de Mme Hurstmonceaux. Il
trouvait qu’il lui devait au moins une amende honorable: Sylvaine se
marierait, serait riche, et tout s’arrangerait parfaitement.

Sylvaine, qui, sous prétexte d’un mot à dire à son oncle, était sortie
un moment, rentra pendant qu’Albéric faisait à Mme Hurstmonceaux le
récit de sa visite à Richmond; elle l’écoutait avec un extrême intérêt.

--Je suis sûre que Maud est ravie. Vous entendez, Sylvaine? Albéric va
faire le buste de Mme Duran. Mais, mon cher, combien de temps cela
va-t-il vous prendre?

Albéric confessa son incertitude sur ce point et ajouta que, d’après les
lettres qu’il avait reçues le matin, il ne pouvait plus prolonger
longtemps son séjour à Londres; son père le réclamait à Escalquens; M.
Gardonne souffrait de la goutte et, au moment des vendanges, aurait
besoin de son fils.

--Si je vois que je ne puis arriver à terminer maintenant, je reviendrai
à l’automne. Mon père, du reste, a le projet, lui aussi, de faire le
voyage.

Ceci fut dit en regardant Sylvaine. Mais elle travaillait sans aucun
trouble visible; même, de temps en temps, elle donnait un grain de
chènevis au bouvreuil familier dont la cage était suspendue par un
cordon de soie devant la fenêtre. Mme Hurstmonceaux applaudit
chaleureusement à l’idée d’un retour d’Albéric.

--Et, cette fois, vous descendrez chez moi. Vraiment, votre oncle a eu
une singulière idée de vous laisser emmener par le colonel Blunt. Enfin,
depuis qu’il est malade, le pauvre homme n’est plus du tout le même. Ne
manquez pas surtout d’aller le saluer en sortant; il est très sensible
aux attentions; aussi j’ai dit à nurse Rice: «Je veux qu’on ait toutes
les attentions possibles pour le colonel.» N’est-ce pas, Sylvaine, votre
oncle a tout ce qu’il peut désirer?

Sylvaine hocha la tête affirmativement, et ce fut ainsi que se termina
la visite dont elle avait tant espéré.



XXII


«Si vous voulez être heureux, mon cher garçon, il faut toujours me
croire, et je vous dirai toujours la vérité. Une fois que vous mettrez
ma parole en doute, la vie deviendra insupportable pour vous et pour
moi. Et qu’est-ce que vous y gagnerez?»

Telle était la règle de conduite que Mme Duran avait su imposer à son
mari et dont il avait compris la beauté libératrice. La confiance
entière, sans réserve, pouvait seule, en effet, assurer son bonheur. Les
époux vivaient donc sur ce pied de paix, et jamais les alibis de Mme
Duran n’étaient suspectés. Si quelques-uns eussent été plutôt difficiles
à justifier, un grand nombre, par contre, étaient pourvus de pièces à
l’appui indiscutables, et, de cette façon, la balance s’établissait à la
satisfaction générale. Il ne fallut en conséquence aucune combinaison
particulière pour permettre à Mme Duran de se retrouver, après avoir
pris son lunch chez Mme Lazarelli, le lendemain même de la visite
d’Albéric, tête à tête avec le colonel Blunt dans la petite maison de
Brompton où ils avaient l’habitude de se réunir. Un changement de hansom
et un voile plus épais suffisaient à Mme Duran pour se sentir absolument
à l’abri de la curiosité, et, du reste, dans cette immensité qu’est
Londres, avec ses lieues et ses lieues de rues sans boutiques, sans
passants, se perdre est la chose du monde la plus facile.

Cette petite maison, meublée comme pour un honnête ménage, demeurait
sous la garde d’une vieille Ecossaise qui en soignait passionnément le
mobilier et avait accepté sans hésitation la fiction qui lui avait été
offerte: Mme Duran s’était représentée comme une victime de parents
cruels... Ils étaient mariés... mais la déclaration de mariage ruinerait
l’avenir de son mari. Alors, elle restait au théâtre... et se soumettait
à le voir rarement.

Pleine de compassion pour tant d’héroïsme, Mme Lean accueillait toujours
la charmante dame avec le plus grand respect. Quelquefois Mme Duran
passait quarante-huit heures à Brompton, car le prétexte préalable: «Je
suis horriblement fatiguée, et je vais aller pour deux jours à Brighton,
ou à Eastbourne (ou n’importe où), pour me remettre», était
invariablement accepté par M. Duran sans commentaire. Il mettait sa
femme en hansom, donnait l’adresse de la gare au cocher, et elle s’en
allait en lui souriant, pour revenir reposée et charmante.

Mme Duran, dans une phraséologie convenue, avait averti le colonel de sa
venue; sa lettre avait été lue et mise à la poste par le cher Harry
lui-même qui n’y avait vu quoi que ce soit à redire et avait seulement
prié sa femme d’ajouter ses condoléances personnelles aux siennes.

Le colonel Blunt était infiniment sensible à la beauté; lorsque Mme
Duran ayant enlevé le long manteau qui la couvrait entièrement parut
habillée de crêpe de Chine blanc, il s’avoua qu’elle était une
merveille; et n’eut aucune peine, malgré ses arrière-pensées, à se
montrer tendre pour elle, d’autant qu’il tenait extrêmement à ne pas
éveiller chez son amie d’inquiétudes. Elle se comporta du reste avec un
tact parfait, et son attitude témoigna immédiatement que sa visite étant
de condoléance devait se maintenir dans une note purement amicale et
affectueuse.

--Oh! mon cher Cecil, dit-elle de sa voix très douce, quelle émotion
pour moi!... Il m’était si cruel toujours de penser à elle...

--Pourquoi? demanda naïvement le colonel en baisant les belles mains
blanches et parfumées qui s’abandonnaient aux siennes.

Les yeux admirables de Mme Duran se levèrent d’abord vers un ciel
invisible et mystérieux; puis sa tête s’inclina sur l’épaule de son
amant et elle murmura: «Les hommes ne comprennent pas... ils ne
comprennent pas un cœur de femme.» Et, se redressant, l’expression de
son regard langoureux se faisant soudain ardente:

--Je suis jalouse, Cecil; vous ne le croyez pas, je le sais, mais c’est
la vérité: je suis terriblement jalouse.

--Comment une créature telle que vous peut-elle être jalouse d’un homme
comme moi? Je n’espère vous plaire, ma belle Maud, qu’en me faisant
votre esclave.

--Oh! oui, soyez mon esclave toujours, toujours... Jurez-le-moi.

Pour ne pas préciser ses serments, le colonel se contenta de répondre:

--Sur vos lèvres, Maud, sur vos lèvres...

Et de chercher la bouche fleurie qui ne se dérobait pas...

Mme Duran, malgré l’ensorcellement de ses caresses, le pathétique de ses
larmes et la finesse de ses insinuations, ne put arracher au colonel
aucune parole ayant rapport à un avenir où elle occuperait près de lui
une autre place.

En vain elle se laissa aller à gémir sur les tristesses de sa vie, sur
les servitudes affreuses, révoltantes pour sa délicatesse, que le
mariage lui imposait... elle n’obtint que l’invitation réitérée (et qui
avait bien son prix certainement) d’exprimer ses désirs. Souhaitait-elle
quelque chose qu’il fût au pouvoir du colonel Blunt de lui donner?...
Non, elle ne souhaitait rien, si ce n’est cependant de se trouver à
Hombourg, où au moins l’on pouvait se voir plusieurs fois par jour... et
puis Harry n’y resterait que peu de temps cette année: il avait des
engagements de cricket... Elle n’attendait que de savoir les projets du
colonel pour fixer les siens.

--Partez le plus tôt possible, chère, puisque le voyage vous amuse, et
moi je vous suivrai dès que je serai libre. Je vais avoir quelques
affaires... Il faut absolument que j’aille dans le Yorkshire.

--Est-ce que je ne pourrais pas vous y rejoindre? Vous pourriez
m’enfermer; personne ne me verrait.

--Vous êtes trop généreuse, non... Et Harry? Soyez raisonnable... comme
vous l’êtes toujours...

L’entretien continua sur le même ton, sans que l’un des deux gagnât
quelque chose sur l’autre. Le colonel Blunt se vit, en douceur, mais
avec une fermeté extraordinaire, remémorer des droits qu’on jugeait
avoir sur lui; mais il n’y eut pas moyen, quoi que fît Mme Duran, de
parvenir à lui en faire répéter l’aveu... Enfin, au moment de se
quitter, ils arrivèrent incidemment au sujet que l’un et l’autre avaient
présent à l’esprit.

--A propos, que dites-vous de la proposition de votre jeune ami français
de faire mon buste? Il vous en a parlé, n’est-ce pas?

--Mais je dis qu’il sera bien heureux d’avoir l’occasion de vous
contempler longuement; seulement, il m’avait exprimé le désir
d’installer un atelier chez moi; je lui ai fait comprendre que ce
n’était pas possible... en ce moment.

--Oh! Cecil, pourquoi?... J’aurais été si heureuse du prétexte. J’aime
tant me sentir dans votre maison, darling...

--Vous y viendrez, mon adorable beauté, à d’autres occasions... mais
après l’événement de ces jours-ci... et, comme je dois m’absenter, vous
serez la première à reconnaître, en y réfléchissant, que c’eût été
maladroit... Il peut aller chez vous...

--Je comprends, vous avez raison; je n’avais vu que mon désir... Mais,
s’il vient au cottage, vous ne pensez pas que sa cousine s’en offense?

--S’en offense? Non. Mais elle pourrait être un peu jalouse.

--Croyez-vous?... Est-ce qu’ils sont fiancés?

Et, souriant:

--Il paraît bien léger.

--On ne vous approche pas en vain, Maud. Gardonne ne m’a pas fait ses
confidences; cependant, j’incline à penser que sa famille le verrait
avec plaisir épouser sa cousine... Je puis me fier à vous, n’est-ce pas?
Eh bien, il m’entretenait hier soir encore du désir qu’il éprouvait de
la voir retourner en France... N’en dites rien, je vous en prie, à cause
de Mme Hurstmonceaux.

--Vous pouvez être sans crainte, répondit Mme Duran avec solennité; au
fond, ce serait beaucoup plus naturel. Qu’est-ce qu’elle fait, cette
jeune fille, chez les Hurstmonceaux? Je ne crois pas qu’elle se plaise
en Angleterre; du reste, on ne sait pas, elle parle si peu. Elle cause
avec vous quelquefois cependant.

--Un peu, mais elle parle surtout beaucoup avec son cousin...

--Je ne voudrais pas faire de peine à cette petite fille... je suis si
fidèle de ma nature... C’est Henry qui m’a poussée à accepter l’offre de
M. Gardonne, mais ce n’est pas à lui que j’obéis, c’est à vous seul,
Cecil; je ferai ce que vous m’ordonnerez...

--Je crois que le plus simple sera de s’en tenir à ce qui est décidé.
Vous partez dans quelques jours; ce sera le dénouement naturel.

Elle fut d’accord et pleinement rassurée. Sylvaine retournerait en
France... et, en effet, comment avait-elle pu s’imaginer une rivalité
possible?

Ils en revinrent après cette petite escarmouche à leurs affaires
personnelles: le voyage prochain à Hombourg et d’autres détails
méprisables dont Mme Duran ne s’occupait qu’à regret, mais dont elle
souffrait que le colonel Blunt s’occupât pour elle. Ils se séparèrent
enfin avec une grande tendresse apparente: lui se jurant qu’il ne
reviendrait jamais avec elle dans cette petite maison de Brompton; elle,
se croyant sûre de l’avenir, et éprouvant cette exaltation particulière
et conquérante que procure la sensation de tenir en poche un chèque dont
le chiffre allège de tout souci.



XXIII


Le respect de l’argent pour l’argent est un sentiment dont il est
difficile d’exagérer la puissance. Mme Gascoyne l’éprouvait au plus haut
point, précisément parce qu’elle était une femme réfléchie et toujours
conséquente avec elle-même.

Depuis qu’elle avait pénétré dans la maison de Portman-Square; depuis
que la fortune de Mme Hurstmonceaux était devenue pour elle une réalité
tangible, ses sentiments à l’égard de la femme de son cousin (absolument
à son insu) s’étaient tout à fait modifiés. Le fait de posséder tant
d’argent, de le dépenser avec générosité, de détenir un véritable
pouvoir, revêtait, malgré tout, Mme Hurstmonceaux d’un certain caractère
respectable; elle ne pouvait pas être une quantité négligeable.

Mme Gascoyne, très inconsciemment, tenait sa propre sœur en estime
médiocre. Mme Caulfield, il est vrai, en était réduite à une pauvre
petite position de vingt mille francs par an; avec un pareil revenu, on
ne peut occuper une place dans le monde; on peut inspirer de l’estime,
de l’affection, et assurément Mme Caulfield en inspirait, mais on ne
peut prétendre au respect, à ce respect spécial qui ne s’adresse qu’aux
gens riches et que, seuls, les gens riches se rendent aussi
parfaitement.

L’argent, chose singulière, a beaucoup plus de prestige pour ceux qui en
ont que pour ceux qui n’en ont pas.

Mme Gascoyne était dépourvue de tout snobisme, et cependant, à ses yeux,
la possession de la fortune conférait automatiquement une sorte de
supériorité à l’influence de laquelle elle ne pouvait tout à fait se
soustraire.

Sylvaine l’avait beaucoup intéressée pour elle-même, pour son abandon,
pour son charme personnel; mais à mesure que Sylvaine s’identifiait de
plus en plus avec la possession de la fortune de Mme Hurstmonceaux, elle
se haussait dans la considération de sa parente. Mme Gascoyne se fût
récriée d’indignation si quelqu’un eût pris la liberté de lui révéler
ses propres sentiments, et en principe une pareille faiblesse, dont elle
se jugeait incapable, lui eût inspiré du mépris. Rakewood avait très
habilement démêlé et cultivé les obscures dispositions de Mme Gascoyne,
les estimant excellentes pour Sylvaine; il avait si bien réussi que Mme
Gascoyne put, sans pousser des cris d’horreur, entendre sa sœur lui
annoncer sa résolution d’aller avec Kathleen faire une visite à Mme
Hurstmonceaux.

--Ce sera beaucoup plus commode de la connaître, et permettra à Kathleen
de voir souvent Sylvaine. Rakewood dit que c’est une très brave femme;
nous ferons plaisir aussi au pauvre Robert, et je ne vois pas à qui cela
pourra nuire... pas à moi... pas à Kathleen?

Mme Gascoyne fit plusieurs «hem» qui n’étaient ni hostiles, ni
acquiesçants; elle réfléchissait. Peut-être, en effet, dans sa position,
Edith avait-elle raison?... Mme Hurstmonceaux n’avait pas d’enfants...
Il n’était pas absolument nécessaire que toute sa fortune allât à
Sylvaine... Le résultat de ces méditations se formula:

--Certainement, Edith, vous ferez une action très charitable.

Mme Caulfield se tint pour contente de n’avoir pas rencontré
d’opposition chez sa sœur, avec qui la discussion était toujours
difficile. Kathleen, en cette circonstance, avait été l’inspiratrice de
sa mère. La jeune fille ne reconnaissait pas le joug de sa tante; elle
était bien convaincue que celle-ci ne nourrissait aucune idée de faire
d’elle son héritière, et rendrait aux Gascoyne la fortune venue d’eux.
Cette certitude ne l’empêchait pas, au contraire, d’aimer beaucoup Mme
Gascoyne à qui Mme Caulfield eût été portée à toujours céder. Dominée
par la situation de sa sœur, elle disait quelquefois à Kathleen:

--Ma chère, vous devriez céder à votre tante.

--Pourquoi? demandait Kathleen. Parce qu’elle est riche?

Et Mme Caulfield était forcée de s’avouer que c’était, en effet, la
raison péremptoire à la soumission qu’elle préconisait.

L’attitude de Kathleen rendait par le fait le plus grand service aux
deux sœurs, et maintenait leurs relations sur un pied d’égalité qu’elles
n’eussent pas conservé sans elle.

En conséquence, Mme Hurstmonceaux, peu de jours avant son départ pour
Marienbad, eut l’ineffable satisfaction de recevoir la carte de Mme
Caulfield, accompagnée de la requête: «Recevait-elle?»

L’affirmative ravie fut donnée immédiatement.

--Je crois bien, je crois bien. Boddle, dans le grand salon; je viens,
je viens à l’instant. Qu’on prévienne miss Charmoy, et qu’on lui demande
de venir me rejoindre. Miss Charmoy est chez le colonel.

Mme Caulfield et Kathleen attendaient paisiblement dans l’élégante
victoria, qu’un jour par semaine une des amies de Mme Caulfield mettait
à sa disposition, lui donnant ainsi l’occasion de faire ses visites dans
les conditions les plus agréables. Sans en avoir l’air, les deux femmes
avaient inspecté d’un coup d’œil la façade fleurie de la maison, les
stores neufs et irréprochables, l’air de netteté et de solidité des
grilles encadrant le sous-sol, l’étincelante blancheur des marches
d’approche, le personnel imposant groupé en arrière de la porte laissée
ouverte pendant qu’on allait s’enquérir, tout avait le meilleur air, et
lorsque le valet de pied, ayant reçu la réponse, revint rapidement vers
la voiture et la transmit affirmative, Mme Caulfield et Kathleen
descendirent enchantées d’avance de leur visite.

Mme Hurstmonceaux ne les fit pas languir; le temps de s’aviver un peu
les pommettes, d’ajouter quelques bijoux supplémentaires à ceux qui
ornaient déjà sa personne, et elle parut, suivie de Sylvaine.

Mme Hurstmonceaux se montra pleine d’aisance. Comment aurait-elle pu ne
pas l’être dans un pareil cadre?

--Si contente de vous voir, madame Caulfield, dit-elle; et le colonel
sera très heureux de votre visite. Et votre jolie fille? tendant les
deux mains à Kathleen.

Mme Caulfield répondit tout comme si on avait coutume de se voir:

--Comment va ce cher Robert, aujourd’hui?

--Médiocrement, très médiocrement, je suis fâchée de le dire. Et
vous-même, chère madame Caulfield? ma nièce m’avait appris que vous
étiez souffrante.

--Merci, je suis un peu mieux, c’est pourquoi j’ai pu venir. Je désire
que Sylvaine et Kathleen se voient beaucoup, si vous le permettez.

--Ce sera charmant, tout à fait charmant, répondit Mme Hurstmonceaux
débordant de satisfaction. Un vieux ménage comme nous n’a pas eu
beaucoup de jeunesse à offrir à cette chère enfant. J’adore la jeunesse;
j’aime à la voir s’amuser, se distraire. Sylvaine est trop sérieuse,
trop grave.

--Ce sont les circonstances, dit doucement Mme Caulfield.

--Oui, oui, vous avez raison, ce sont les circonstances; aussi j’ai été
charmée du voyage d’Albéric; il est si gai! Vous avez trouvé mon neveu
aimable, j’en suis sûre.

Mme Caulfield fut d’accord sur les agréments d’Albéric, et l’entretien
des deux femmes se continua cordialement. Kathleen et Sylvaine, de leur
côté, causaient ensemble à demi-voix; Kathleen interrogeait sa jeune
cousine sur le prochain séjour à Reigate.

--Oh! miss Caulfield, s’écria Mme Hurstmonceaux qui l’entendait, vous
devriez aller faire une visite à Sylvaine quand ils seront installés.
Moi, je trouve cet arrangement très triste pour elle; mais c’est elle
qui l’a choisi, n’est-ce pas, Beauté? Je voulais vous emmener à
Marienbad avec moi, et ensuite à Lucerne. Nous avons une nurse si
capable que nous aurions pu nous absenter en toute tranquillité;
Sylvaine s’est mis en tête de rester avec son oncle, et je ne veux pas
la contrarier; elle fait tout ce qu’elle veut, je vous assure. Elle m’a
dit qu’elle vous aimait beaucoup, miss Caulfield, et cela ne m’étonne
pas; aussi je suis certaine que votre visite lui ferait grand plaisir.
Sylvaine, invitez votre cousine à passer quinze jours à Reigate, si cela
lui est agréable.

Sylvaine remercia, et Kathleen accepta sans hésitation.

--Je profiterai de votre permission, et assurément j’irai faire une
visite à Sylvaine.

--Eh bien! voilà qui me tranquillise, car j’étais inquiète.

Et se tournant, cordiale, vers Mme Caulfield:

--Voulez-vous me permettre de vous recommander Sylvaine?

Et baissant la voix:

--Elle fait tant de peine, pauvre enfant; j’ai été si heureuse de la
prendre, et, comme ma nièce, j’espère qu’elle n’aura pas à se plaindre.

Mme Caulfield trouvait Mme Hurstmonceaux une excellente personne très
calomniée, et se félicitait de sa démarche. Au bout de vingt minutes,
elle demanda aimablement à être menée au colonel Hurstmonceaux.

--Je vais vous conduire moi-même, s’empressa de dire Mme Hurstmonceaux.
Les jeunes filles feront peut-être mieux de nous attendre ici; je crains
que de voir tant de personnes à la fois ne soit au-dessus des forces de
mon mari.

Et Mme Hurstmonceaux, parlant plus haut que jamais, précéda Mme
Caulfield dans l’escalier. En ouvrant la porte du colonel, elle annonça
d’un accent triomphant:

--Votre cousine, Mme Caulfield, mon cher colonel; nous avons laissé les
jeunes filles en haut.

Le visage terne s’était éclairé. Mme Caulfield, gracieuse et douce,
s’était avancée vers le fauteuil articulé que Mme Hurstmonceaux
manipulait d’un geste autoritaire, et, se penchant, elle avait baisé le
malade au front.

Tout tremblant, il avait dit:

--Est-ce vous, Edith?

--Oui, mon cher Robert, et Kathleen est en haut avec cette chère
Sylvaine. Quand vous allez être à Reigate, nous irons vous voir très
souvent.

--J’ai invité miss Caulfield à faire une visite à Sylvaine, ajouta Mme
Hurstmonceaux.

--C’est si amical de la part de votre femme, dit gracieusement Mme
Caulfield. Vous savez, Robert, que si je ne suis pas venue plus tôt,
c’est que j’ai été malade.

--Oui, Gladys me l’a dit. Comment allez-vous?

Il parlait très lentement, avec difficulté.

--Bien. Gladys reviendra vous voir; moi, je suis encore un peu fatiguée,
je ne resterai pas longtemps aujourd’hui.

Mme Caulfield et sa fille parties, Mme Hurstmonceaux s’empressa de
retourner auprès du colonel pour lui chanter les louanges de sa famille.

--Mme Caulfield est délicieuse; sa fille est très bien, mais pas aussi
jolie que Sylvaine. Mme Caulfield m’a fait tant de compliments sur
Sylvaine; et puis, j’ai vu qu’elle appréciait beaucoup ma conduite à
l’égard de votre nièce. Certainement, c’est un bonheur pour elle d’être
avec nous; elle eût eu une bien pauvre destinée en France. Votre sœur
serait bien heureuse, j’en suis sûre, si elle pouvait savoir...

--Sylvaine mérite tout, dit son oncle.

--Certainement, c’est une très bonne enfant; si elle avait un peu de la
gaieté de son cousin...

Mais le colonel ne l’écoutait plus, perdu dans les méditations
taciturnes où son cerveau fatigué s’abîmait constamment. Mme
Hurstmonceaux s’en aperçut, n’insista pas, et le remit officiellement
aux mains de nurse Rice.

--La visite de nos cousines l’a un peu fatigué, je crains.

--Il faut du calme au colonel, énonça sévèrement nurse Rice.

--Vous avez raison, tout à fait raison; je m’en vais. Il sera très bien
à la campagne, très bien. Je crois qu’il conviendrait de partir la
semaine prochaine.



XXIV


La maison choisie par M. Rakewood pour la villégiature du colonel
Hurstmonceaux était charmante. C’était une vieille habitation en briques
sombres, avec de profondes fenêtres rondes en saillie, et sur les murs,
sans ornement, du lierre et des plantes grimpantes en quantité.
L’entrée, un porche à colonnes bien abrité, donnait sur une jolie route
de campagne; la façade, exposée au soleil levant, s’ouvrait sur un
jardin à l’ancienne mode, avec des pelouses dessinées en losanges et des
arbres taillés méthodiquement; les fleurs abondaient. Tout était vert,
parfumé et clos. Seul, un cadran solaire, entouré de la sentence latine
_Ut vita finis ità_, rappelait la fuite du temps. Il y avait dans la
maison et le jardin une apparence de stabilité reposée; les vastes
pièces claires étaient meublées simplement, sans prétention artistique,
mais les boiseries étaient couvertes de tableaux, de portraits, de
miniatures; les livres étaient nombreux. Il y avait des tables à jouer
anciennes, de beaux échiquiers dans leurs boîtes. Tout était commode,
accessible, pratique, avec une recherche réelle, sans aucune
ostentation. C’était une de ces maisons où chaque chose est disposée
pour que la vie entière s’y écoule, et que la continuation de vie y soit
reprise sans interruption, et, en effet, depuis plus de cent cinquante
ans, il en avait été ainsi; néanmoins, de temps en temps, selon les
nécessités particulières de l’heure, on louait la maison, et la famille
émigrait momentanément, mais sans apporter le moindre changement à
l’ordre intérieur existant.

Sylvaine avait d’abord été séduite par le charme de la vieille demeure;
elle avait retrouvé là comme une évocation tangible du «home» d’enfance
de sa grand’mère, dont si souvent Mme de Nohic l’avait entretenue.
C’était le hall tout tapissé de vieilles gravures de chasse et de sport;
la salle à manger aux meubles d’acajou lourds et solides, les portraits
à l’huile de chevaux et de chiens favoris, des estampes d’hommes
célèbres d’autrefois, jusqu’à la cave aux bouteilles placée sur le
dressoir, et dans laquelle s’enfermaient les carafons entamés. Bien des
fois, Mme de Nohic avait rappelé sa mère donnant, en souriant, le tour
de la petite clef d’argent qui mettait le porto et le sherry à l’abri de
nouvelles incursions. Chaque détail d’installation disait l’ordre, la
régularité, et presque l’étiquette des habitudes soigneusement
transmises et conservées.

Il avait paru à Sylvaine que cette atmosphère apaisée et mystérieusement
vivante était précisément ce qui lui convenait; elle avait aimé la vaste
chambre à coucher qui lui était dévolue, avec son lit à colonnes, si
haut qu’il lui fallait gravir le petit escabeau à cet usage pour s’y
coucher; l’immense toilette à coiffer fanfreluchée de mousseline, de
rubans, de pelotes; les larges fauteuils capitonnés de cretonne claire;
les vieux guéridons à marqueterie de fantaisie; les meubles à tiroirs
nombreux; un rêve vague se précisait pour elle. Elle s’imaginait presque
avoir jadis vécu dans cette maison, et y revenir; son besoin inné de
calme et de dignité extérieure trouvait là une satisfaction
inconsciente. Déjà, l’absence de Mme Hurstmonceaux, de sa personnalité
bruyante et envahissante qui la dominait, avait été en soi un vrai
soulagement; un autre était venu de la disparition des grands valets de
pied, de toute la domesticité cérémonieuse et encombrante qui avait été
laissée à Londres; la maison était montée avec un personnel féminin, et
le seul Forster pour le colonel. Nurse Rice, plus nette, plus fraîche
encore, son bonnet plus blanc que jamais, voletait du haut en bas de la
maison, apparaissait aux portes-fenêtres, au jardin, partout comme un
immense insecte familier, toujours en mouvement.

Rakewood était venu plusieurs fois au début du séjour, non pas pour
aider à l’installation qui se fit d’elle-même par des mains invisibles,
mais pour se rendre compte de l’acclimatation de Sylvaine; elle lui
avait paru complète, et il s’en réjouit; il la jugea placée dans son
véritable cadre. Déjà elle avait adopté un des chats laissés par la
famille, et apparemment s’intéressait à la maison et au jardin. Aux
questions affectueuses qu’il lui posa, elle répondit qu’elle trouvait
tout à son gré, et surtout se sentait très satisfaite d’avoir quitté
Londres. Rakewood, qui détestait la solitude et ne pouvait à aucun prix
la supporter, se dit bien que cette vie auprès d’un homme malade serait
peut-être un peu sévère pour Sylvaine; puis, pour se rassurer, il
se rappela qu’elle avait été élevée dans des habitudes de
quasi-claustration: une atmosphère paisible ne devait donc pas lui
peser. Du reste, elle répétait qu’elle avait de l’ouvrage, des livres,
un piano, et ne manquerait de rien; elle-même en était persuadée, et
croyait de bonne foi que ce repos et cette liberté allaient lui être un
bonheur. Rakewood eut quelque tristesse en prenant congé de sa chère
petite amie; il partait pour l’Ecosse; son séjour y serait bref, et il
la verrait au retour; il lui fit promettre de ne pas le laisser sans
nouvelles, et de le prévenir immédiatement en cas d’événement. Mme
Gascoyne, à laquelle il rendit un compte exact de l’installation du
colonel Hurstmonceaux et de Sylvaine, fut d’avis que tout était pour le
mieux; elle se promit d’aller en juger à son retour de Crommer où sa
santé l’appelait; elle conduisait avec elle Mme Caulfield et Kathleen
dont la visite à Reigate était en conséquence ajournée à l’automne.
Albéric était reparti pour Paris et avait fait le voyage en compagnie
des Duran, après avoir pris congé de sa cousine avec la plus affectueuse
désinvolture; Sylvaine avait su être absolument maîtresse d’elle-même;
elle traversait une période d’affaissement moral qui lui permettait à
peine de sentir son chagrin. Une sorte de volonté mécanique s’était
substituée à sa sensibilité blessée; elle avait résolu d’accomplir
extérieurement toutes les actions d’une personne satisfaite et d’enlever
jusqu’à l’idée de la plaindre. Mme Hurstmonceaux l’avait quittée avec
d’expansives démonstrations, l’assurant tragiquement qu’il était
impossible qu’elle ne s’ennuyât à mourir, et se justifiant d’y être pour
rien. Sylvaine avait protesté, et, effectivement, nurse Rice, en donnant
par une longue lettre à Mme Hurstmonceaux des détails sur la santé du
colonel, avait pu ajouter que miss Charmoy se montrait enjouée et
paraissait beaucoup se plaire à la campagne. Cette affirmation avait
stupéfait Mme Hurstmonceaux qui de plus en plus jugeait sa nièce
originale et singulière...

Mais la tension des nerfs de Sylvaine n’avait pas été de longue durée;
bientôt elle éprouva l’angoisse de l’extrême solitude et un sentiment
continuel et douloureux de dépaysement. L’été était beau; mais, quoique
chaudes, les journées étaient souvent un peu brumeuses; le ciel se
voilait de gros nuages blancs; un silence épais planait. D’autres
maisons, d’autres jardins se succédaient sur la route sinueuse; mais au
dehors rien ne bougeait, chaque vie étant concentrée sur elle-même. Le
matin, pour rompre la monotonie, il y avait au moins le petit mouvement
des carrioles de fournisseurs, leur sonnerie, le bruit de leurs pas;
mais à partir de midi, plus rien. Sylvaine avait lutté contre
l’envahissement de l’ennui; elle tenait compagnie à son oncle qui allait
mieux, mais à le voir morosement taciturne, elle éprouvait un véritable
énervement. Il lui fallait, par moments, pour s’y soustraire, se lever
de sa chaise, marcher, parler, ne fût-ce qu’à un animal. A une heure, on
prenait le lunch; la table était toujours mise avec un soin extrême,
fleurie avec art; la jeune parlourmaid qui avait la direction du service
s’en acquittait avec un goût remarquable, et sa mine indiquait qu’elle
était persuadée de remplir une fonction importante. Le colonel
s’asseyait maintenant à la salle à manger, et sa main tremblante portait
sa fourchette à sa bouche; de temps en temps, avec une soumission émue,
il regardait Sylvaine, et murmurait quelque chose de sœur Mary dont le
souvenir semblait l’accompagner constamment... Quand il parlait, on
jugeait qu’il était parfaitement conscient, et Sylvaine avait une grande
pitié de lui; elle s’efforçait, le matin et le soir, de l’embrasser
affectueusement sur le front, voyant qu’il en ressentait une grande
joie; mais toute cette patience, ces attentions lui pesaient lourdement.
Parfois elle fuyait jusqu’au fond du jardin, afin de ne plus voir la
silhouette de son oncle, ni même celle de nurse Rice...

Les après-midi étaient sans fin; à certains jours, si le colonel allait
très bien, on faisait aux environs une promenade en voiture, mais il
paraissait n’y prendre aucun plaisir, et la sujétion de l’immobilité
dans cette voiture, entre son oncle et nurse Rice, était encore plus
insupportable à Sylvaine que la solitude du jardin et de la maison.
Nurse Rice était bavarde et aurait volontiers causé; mais elle ne
s’intéressait qu’à ses journaux techniques et n’aimait qu’à parler
opérations, sérums et maladies extraordinaires: ces sujets étaient
odieux à Sylvaine.

Le médecin venait fréquemment: il était courtois et loquace; mais
Sylvaine évitait de le voir, beaucoup trop timide pour trouver une
distraction à se rencontrer avec une personne inconnue, et lui, de son
côté, avait comme une méfiance de la jeune personne étrangère; cette
méfiance, où se mêlait une dose de curiosité, Sylvaine la lisait dans
tous les yeux. A plusieurs reprises elle s’était aventurée sur la route
afin de descendre jusqu’au bourg pour quelque acquisition; les rares
personnes croisées en chemin la dévisageaient avec un étonnement voulu,
et dans les magasins, deux ou trois fois on avait feint de ne pas la
bien comprendre, l’accablant d’une politesse presque hostile.
Evidemment, dans ce milieu provincial on la tenait pour un être d’une
espèce à part, et sans le vouloir elle en souffrait. Physiquement, la
moiteur triste du climat l’accablait, toutes ses rêveries étaient d’une
mélancolie intense, et un dégoût de la vie lui montait au cœur avec un
sentiment d’être abandonnée de tous. Cependant, les lettres qu’elle
recevait étaient nombreuses; jamais Albéric n’avait écrit si souvent; il
se sentait tenu à quelques compensations, et avait adopté le ton
particulièrement fraternel. Mme Gardonne se montrait correspondante
assidue; mais ses lettres n’étaient pleines que d’elle-même, de sa santé
dont elle se plaignait fort, confiant à Sylvaine ses terreurs d’être
obligée de subir une prochaine opération; dans un pareil état d’esprit,
combien elle se félicitait de pouvoir être tranquille sur sa chère
nièce, si bien entourée! Mme Hurstmonceaux, de son côté, envoyait aussi
fréquemment des missives remplies de noms inconnus, et d’assurances
d’une débordante affection. Rakewood, Kathleen Caulfield, avaient donné
de leurs nouvelles; et tout cela, Sylvaine le sentait, n’était rien! Et
elle n’était rien pour eux. Quand son âme était trop affamée, elle
prenait une seule ligne de l’écriture de sa grand’mère, et y trouvait à
l’instant la nourriture dont elle avait besoin, ce que toutes les autres
lettres ne lui donnaient pas: la certitude d’avoir été _tout_ pour ce
cœur.

Vers la fin d’août, elle reçut un billet très court, mais très cordial,
de Nelly Holt, se proposant pour venir passer la journée. Dans sa
satisfaction, Sylvaine communiqua immédiatement la nouvelle à son oncle;
il la regarda de ses yeux atones, et dit: «Très bien», puis parut avoir
oublié ce qu’il venait d’entendre.

Mais nurse Rice, plus pratique, ajouta:

--Oh! miss Charmoy, pourquoi ne dites-vous pas à votre amie de rester
coucher? qu’elle vienne donc du samedi au lundi, puisqu’elle est occupée
dans la semaine.

L’idée plut à Sylvaine, qui cependant, hésitante, répondit:

--Mais mon oncle?

--Le colonel sera enchanté assurément. N’est-ce pas, colonel, vous serez
charmé de voir miss Nelly Holt?

--Certainement.

--Vous entendez, miss Charmoy. Je vous conseille de prendre la chose sur
vous; vraiment une visite vous fera du bien. La distraction est
indispensable à la santé.

Nurse Rice elle-même éprouvait le besoin de varier son régime, et miss
Holt, journaliste et militante, lui était d’avance une personnalité
sympathique; nurse Rice se résignait avec abnégation à devenir un sujet
de copie. Fille d’un petit solicitor de province, miss Rice avait
grandement élargi son horizon en adoptant la profession de nurse, et
s’était ouvert le champ à de nombreuses possibilités avantageuses; elle
était extrêmement zélée, précisément parce qu’elle était extrêmement
intéressée!

Nelly Holt fut donc la bienvenue; Sylvaine alla la prendre à la gare, et
la vue d’un visage connu, quoique depuis si peu de temps, lui fut un
réel plaisir. La jeune journaliste, très soignée, très élégante dans son
costume tailleur, pourvue du sac de voyage le plus pratique, aborda
Sylvaine avec grande cordialité; son œil clair la dévisagea, et tout de
suite elle lui dit de sa voix décidée:

--Vous me paraissez dans le marasme.

Sylvaine protesta.

--Mais si, et cela devait être; rien à faire que du crochet, si cela
vous amuse, et la société du colonel Hurstmonceaux; je vous le demande,
qui supporterait ce régime?

--J’aime beaucoup la campagne et les fleurs.

--Bêtises que tout cela; la campagne sans autre est bonne pour les
vaches que nous voyons là, et pour ces moutons qui paissent; mais des
êtres humains! Il faut un intérêt, et vous n’avez pas ici le moindre
intérêt. Drôle d’idée qu’ils ont eue de vous enfermer ici en compagnie
de votre oncle dans une jolie cage. Vous eussiez été bien mieux avec Mme
Hurstmonceaux. Que ne m’a-t-elle offert de voyager avec elle? Je
n’aurais pas fait de cérémonies, je vous assure, ni écouté Mme Gascoyne.
Je vous demande un peu ce que cela peut vous faire que les amies de Mme
Hurstmonceaux soient plus ou moins émancipées... en quoi cela vous
regarde-t-il? Est-ce que lady Longarey n’est pas délicieuse? Non, on
veut vous tyranniser, je l’ai dit à Kathleen, et moi, je mets mon point
d’honneur à ne pas laisser tyranniser ma semblable. Je suis venue ici
pour vous faire la leçon et vous aider à vous affranchir.

--N’importe pourquoi vous êtes venue, vous me faites grand plaisir.

Sylvaine s’efforçait de surmonter sa timidité, toute ranimée par le
contact de cette créature vivante et franche, et qui paraissait se
posséder si parfaitement. Du reste, il n’y avait pas d’effort à faire:
miss Holt se présenta elle-même au colonel qu’elle ne fit qu’entrevoir,
car il avait été décidé qu’il ne paraîtrait pas au dîner. Nurse Rice et
elle se donnèrent tout de suite une cordiale poignée de main, comme
personnes se reconnaissant du même bord.



XXV


Nurse Rice s’était informée si miss Holt se rendait à l’église le matin
ou le soir.

--Je n’irai pas du tout, avait-elle répondu tranquillement.

Ceci se passait à déjeuner. Sarah, la parlourmaid, ravie de la venue
d’un visiteur, avait orné la table de roses, et miss Holt en piqua une
délibérément à la dernière boutonnière de son corsage, tout en demandant
à Sylvaine:

--Et vous, miss Charmoy, comment sanctifiez-vous le septième jour? Moi,
je le sanctifie en me reposant.

--J’irai à la messe à Redhill; la voiture sera là dans un moment.

--Ah! c’est vrai, vous êtes papiste! Mais, j’y pense, c’est très
intéressant une _Congrégation catholique à la campagne_. Je vais avec
vous, si vous le permettez.

Sylvaine, manifestement embarrassée, avait rougi.

--Cela vous contrarie?

--Je n’aimerais pas que vous vous moquiez.

--Moi, me moquer de l’institution la plus respectable qu’il y ait au
monde! Me prenez-vous pour une imbécile? La messe me plaît beaucoup, au
contraire. Au moins, on sait pourquoi on est là. Non, chère, soyez
tranquille. Si vous voulez de ma personne, je serai très sympathique.

--Alors, venez, dit Sylvaine en souriant.

Sylvaine éprouvait un secret plaisir à se rendre à la petite chapelle
catholique. Une fois qu’elle en avait franchi le seuil, le sentiment
d’être étrangère disparaissait; toute l’assemblée, peu nombreuse et
composée de gens assez ordinaires, était, elle le sentait, en communauté
d’idées avec elle; on la regardait avec intérêt, et la femme préposée au
placement des nouveaux venus la conduisait bien en haut du chœur, tout
proche de l’autel. Le correct bourgeois qui quêtait en gilet blanc la
saluait avec un respect spécial. Nelly Holt partagea la réception
discrètement empressée qui était faite à Sylvaine. Attentive et
respectueuse, la jeune journaliste fit néanmoins un inventaire très
serré de tout ce qu’elle voyait, notant sur un petit calepin dissimulé
au creux de sa main gauche et écoutant le prédicateur avec tant
d’attention qu’il en eut conscience et lui adressa presque son
exhortation.

Quand les jeunes filles se retrouvèrent en voiture, miss Holt dit à
Sylvaine:

--Certainement, si je pratiquais une religion, je voudrais que ce fût la
religion catholique.

--Vous n’avez pas de religion? demanda Sylvaine étonnée.

--Non, je n’en ai pas et me dispense de l’hypocrisie de paraître en
avoir: enfin, si la vôtre vous rend heureuse...

--Je ne sais pas si elle me rend heureuse; j’y crois, voilà tout.

--Et je ne sais pas si je dois vous féliciter. Toutes ces chimères dont
on embarrasse la vie sont au fond très pesantes; mais vous n’avez pas
encore commencé à vivre par vous-même.

--Ma grand’mère avait vécu et avait conservé la foi.

--Elle le pensait, ce qui revient au même... ce sont des questions si
délicates. Il y a des personnes qui ont besoin de poésie dans la vie;
moi, je n’en ai pas besoin, la réalité me suffit.

--Vous ne croyez pas à l’âme?

--L’âme, l’esprit, la raison, tout cela c’est tout bonnement la vie. Je
crois que je vis momentanément et que vous vivez, et c’est la seule
chose qui me préoccupe. Je m’efforce de faire agir toutes mes facultés
et de les développer.

Sylvaine ne répondit pas; elle ne se sentait pas assez armée pour
défendre ses convictions, et même elle mettait une sorte de pudeur à ne
pas le faire.

Miss Holt lui prit la main:

--Vous êtes une chère petite créature, et vous n’avez personne pour vous
soutenir. Aussi, il faut tâcher de vous enhardir. Est-ce que vous croyez
que Kathleen et moi nous faisons quelque chose de mal, parce que nous
sommes indépendantes de bien des préjugés?

--Je suis sûre que non.

--Vous avez raison. Ce n’est pas que je ne revendique le droit absolu
d’agir à ma guise. Il est monstrueux d’être l’esclave de qui que ce
soit; le jour n’est pas éloigné où cette vérité sera enfin reconnue;
mais je voudrais avoir votre confiance, Sylvaine. Je ne vous dirai pas
que je vous aime beaucoup, ce qui sans doute ne serait pas vrai; mais
vous m’intéressez au plus haut degré.

Involontairement, les larmes vinrent aux yeux de Sylvaine; miss Holt
parut n’y pas faire attention. Au bout d’un moment, elle ajouta
cependant:

--Ne me croyez pas entièrement insensible; j’ai eu de bonne heure une
expérience très désagréable: cela m’a mûrie, et maintenant je suis
décidée à ne plus souffrir.

La voiture s’arrêtait devant le porche et elles descendirent.

--Nous nous retrouverons tout à l’heure, dit Nelly; je vais mettre mes
notes au clair.

--Est-ce que vous ne voulez pas écrire dans la bibliothèque?

--Merci; je préfère ma chambre.

Sylvaine alla retrouver son oncle; il était plaintif et agité; elle eut
beaucoup de peine à l’apaiser. Il demeurait sous l’impression que miss
Holt venait chercher Sylvaine, et l’affirmation contraire ne semblait
lui faire aucun effet. A plusieurs reprises, il demanda à Sylvaine:

--Vous ne me quitterez pas? Promettez-moi de ne pas me quitter.

--Mais non, oncle Robert, soyez tranquille, je ne vous quitterai pas.

Elle le disait des lèvres, avec une volontaire protestation de tout son
être.

Quand elle se retrouva au jardin avec Nelly Holt, Sylvaine ne put se
défendre de lui raconter la crainte de son oncle. Nelly se tenait devant
le cadran solaire qu’elle contemplait.

--Ces gens-là choisissaient singulièrement leurs devises; ceux qui ont
fait inscrire celle-ci vous diraient sans doute de ne pas quitter votre
oncle, vous encourageraient à vous martyriser. Moi je vous dis tout le
contraire; le colonel Hurstmonceaux est un vieux viveur...

--Miss Holt!

--Vous savez parfaitement qu’il n’est pas respectable, et le fait
d’avoir eu une attaque ne l’a pas rendu tel. Il est déjà bien chanceux
d’être pourvu d’une nurse Rice; c’est tout ce qui lui est nécessaire,
sans revendiquer en plus le droit de vous confisquer. Vous ne devez pas
tenir à l’argent; pourquoi restez-vous chez Mme Hurstmonceaux?

--Mais je ne suis pas majeure, je dépens de mon tuteur.

--Pensez-vous sérieusement qu’il vous ferait chercher par la police si
vous alliez vivre où il vous plaît?

--Je ne sais pas; je ne me suis jamais fait ces questions.

--A votre âge une femme qui n’est pas ignorante peut toujours posséder
son indépendance... On travaille, dit résolument Nelly en se cambrant.
Voyez-moi; je n’ai au monde que 1,200 francs par an _d’assurés_, et je
suis libre comme l’air. Personne ne me commande; je ne relève que de
moi-même.

--Mais c’est que... je ne saurais pas...

--Alors, pourquoi n’épousez-vous pas votre cousin? Je vous ai observés
tous deux chez Mme Gascoyne; je me figure que vous aimeriez l’épouser.

--Mon cousin me regarde uniquement comme une sœur, dit Sylvaine en
pâlissant.

--Ah! qu’est-ce que vous comptez faire alors? Passer les meilleures
heures de votre jeunesse à distraire le colonel Hurstmonceaux ou à tenir
compagnie à Mme Hurstmonceaux? Prenez garde que celle-là n’arrive à vous
détester un jour!

--Moi! Pourquoi?

--Mais parce que vous êtes jeune et que vous avez tout ce qu’elle n’a
plus.

--Elle est très bonne pour moi.

--Pour ce que cela lui coûte! Mais elle a tout gagné de vous avoir à son
côté. Seulement, à mon avis, je trouve que ce n’est pas votre place.

--Ma grand’mère eût sûrement approuvé que je reste près de son frère.

--N’invoquez pas les morts, Sylvaine. Heureusement, ils sont bien
débarrassés de nos soucis. La subordination des vivants aux morts est
une véritable monstruosité.

--Je la trouve si consolante!

--Avouez que je vous fais un peu horreur.

--Non, dit fermement Sylvaine, non, j’aime votre franchise.

--Je me demande ce que sera votre vie?

--Oh! un jour, je retournerai en France.

--Ah! enfin, vous ouvrez un peu vos pensées. Vous avez le mal du pays,
j’en suis sûre.

--Quelquefois.

--Et vous ne trouvez pas le moyen d’aller à Paris?

--Non, je ne le trouve pas...

A l’heure du thé, nurse Rice vint les rejoindre; le colonel dormait, et
Forster était auprès de lui.

--Est-ce que vous croyez qu’il durera longtemps? interrogea miss Holt.

--Qui?

--Le colonel Hurstmonceaux. De qui voulez-vous que je parle?

--Le cours de cette maladie est très incertain. J’ai vu un malade
surmonter quatre attaques successives et se prolonger plusieurs mois. Le
colonel est naturellement très vigoureux; il est bien mieux qu’il
n’était. N’est-ce pas, miss Charmoy?

Sylvaine ne put qu’acquiescer; elle regardait Nelly avec inquiétude,
craignant ses réflexions; mais miss Holt n’en fit aucune; elle se
contenta de dire qu’il était délicieux de prendre ainsi le thé dans un
jardin.

--Du moins une fois par semaine!

Et comme de l’église voisine commençait à sonner un carillon:

--Et même vous avez de la musique, ajouta-t-elle en riant. Rien ne vous
manque.



XXVI


Le contact de miss Holt avait comme secoué la torpeur de Sylvaine. Quand
elle se retrouva seule à nouveau, elle se sentit à la fois beaucoup plus
malheureuse et cependant moins accablée; elle ne se résignait plus aussi
passivement à sa peine; elle rêvait au moyen de trouver le bonheur.
Nelly l’avait presque persuadée du devoir incombant à chacun d’essayer
d’y parvenir.

--Toutes nos misères viennent en général de notre mollesse: à peu de
chose près, on fait sa vie.

Sylvaine avait objecté que les circonstances extérieures qui avaient
modifié son existence étaient et demeuraient absolument hors de son
contrôle.

--Vous vous trompez, avait répondu Nelly; les circonstances ne dépendent
pas de vous, il est vrai; mais, tout est dans la manière de les
accepter, et sur ce point vous êtes libre.

Stimulée par miss Holt qui lui témoignait une sorte d’amitié
protectrice, Sylvaine se décida à ce qui lui semblait une action énorme:
se rendre seule à Londres et y passer une journée avec son amie. La
chose paraissait si simple et si élémentaire tant à Nelly qu’à nurse
Rice, que Sylvaine comprit qu’il y aurait du ridicule à exprimer ses
craintes.

--Je n’imaginais pas pourquoi vous n’y alliez jamais, dit nurse Rice;
vous ne vous amusez pas pourtant beaucoup ici. Moi, j’ai mon malade; il
me donne assez d’occupation pour que je ne m’ennuie jamais; mais vivre
comme vous le faites, je ne le pourrais pas.

Nurse Rice était strictement religieuse et lisait un nombre prodigieux
de pamphlets édifiants; mais, à cette différence près, sa conception de
la vie se rapprochait beaucoup de celle de Nelly: _vivre pour soi_. La
pensée de parents âgés, qu’elle avait laissés se débrouiller comme ils
le pourraient sur leurs vieux jours, ne la troublait pas une minute;
elle avait son ouvrage, elle ne leur demandait rien; elle estimait son
devoir filial rempli; toute sentimentalité lui paraissait
antihygiénique. Sylvaine l’écoutait avec étonnement; elles se
réunissaient généralement une heure le soir après dîner; Sylvaine jouait
du piano, puis miss Rice chantait en s’accompagnant; elle chantait de
préférence des cantiques avec une voix juste et bien menée, sans le
moindre sentiment. Elles causaient un peu ensuite et, si le temps était
très beau, faisaient un tour au jardin: c’était la récréation nécessaire
à miss Rice; elle la prenait consciencieusement, non sans manquer de
regarder l’heure de temps en temps. Sylvaine, silencieuse, levait les
yeux vers le firmament et, à contempler la jeune lune se lever, ou
frémir l’étoile du soir, sentait fondre son cœur... Sa grand’mère,
Albéric, les joindre, être aimée d’eux... A quoi, sans leur tendresse,
pouvait servir la vie? Néanmoins, elle subissait l’ascendant de miss
Holt et se prenait à considérer qu’en effet le présent était un don
précieux.

Sa première course à Londres avait été féconde en réflexions; elle avait
vu avec un étonnement curieux l’intérieur de célibataire de la jeune
journaliste: le petit appartement coquet, quoique meublé assez
sommairement, qu’elle occupait dans un bel immeuble, véritable ruche
féminine où toutes les difficultés de la vie étaient résolues pour des
femmes seules. Miss Holt, en lui faisant les honneurs de son logis, lui
avait dit:

--Vous admettrez que je ne suis pas à plaindre; j’ai une sonnette qui
communique avec le portier, une femme de ménage idéale dont je ne suis
pas même responsable, c’est l’affaire de la housekeeper; je déjeune et
je dîne sans m’être occupée de rien, et ma dépense est réglée. Je puis
rentrer à l’heure qui me plaît, recevoir qui je veux. Ne croyez-vous pas
que cela est préférable à trimer dans une suburban _villa_ avec une
mauvaise servante, en attendant le retour d’un mari fatigué et de
mauvaise humeur?

Sylvaine osa suggérer que tous les maris n’étaient pas invariablement de
mauvaise humeur.

--Si, affirma Nelly, ils le sont dès que la question d’argent entre en
jeu; mais, même avec beaucoup d’argent, un maître me déplairait.

--Mais, enfin, si votre cœur parlait?

--Il ne parlera pas, n’ayez aucune crainte; j’ai beaucoup trop à faire.
Et elle avait expliqué à Sylvaine toutes les enquêtes dont elle était
chargée, et à la nature de plusieurs d’entre elles Sylvaine fut saisie
de surprise.

--Je vous étonne, je le vois bien, dit Nelly gaiement; mais je suis
décidée à vous débarrasser des bandelettes de votre maillot; d’une façon
ou d’une autre, il faut que vous preniez votre parti: ou conquérir votre
indépendance ou l’aliéner, mais au moins que ce soit d’une façon qui ait
le sens commun.

Après avoir offert à Sylvaine un excellent lunch dans un restaurant à la
mode de Piccadilly, Nelly Holt avait proposé comme distraction la visite
d’une des écoles dont elle s’occupait.

--Je veux vous montrer un quartier pauvre, car vous me paraissez avoir
vécu dans un milieu absolument factice. Quand vous aurez vu ce que je
vois tous les jours, vous réaliserez que la vertu à l’usage des
douairières riches est un article de luxe.

Sylvaine n’avait pas osé refuser, mais elle eût préféré autre chose.
Elles allèrent donc s’engouffrer dans l’_underground_ et ressortirent à
la lumière à l’une des stations voisines des plus bas quartiers du
East-End. Elles traversèrent la place du marché de Spitafields, et, au
milieu des voitures dételées des maraîchers, Sylvaine, le cœur serré,
aperçut une enfant vêtue de haillons clairs, qui avec avidité ramassait
à terre des débris de légumes. Longue et mince, avec des cheveux du plus
beau blond tombant autour de ses joues, elle empilait les misérables
détritus dans son tablier blanc souillé et déchiré. Elle se baissait
avec le mouvement cauteleux d’une petite sauvage. Nelly la fit remarquer
à Sylvaine.

--Croyez-vous que celle-là, si un jour elle tourne ce qu’on appelle mal,
sera coupable? Et tenez, regardez, la voilà dans quelques années d’ici.

Elles arrivaient à l’angle d’une rue sordide; la porte battante d’un
public house venait de s’ouvrir grande, et dans la belle lumière de ce
jour de septembre une fille toute jeune, seize ans à peine, se
détachait, appuyée au mur, un verre de bière à la main. Le visage était
naïf et joli, les cheveux roux coiffés d’un canotier noir. Tout proche
d’elle, un charretier, jeune aussi, penchait vers la pauvre créature un
visage allumé par le désir et l’ivresse.

--Et c’est là cette chose qu’on appelle l’amour! dit Nelly en secouant
les épaules avec dégoût. Je préfère ne la jamais connaître...
Voyez-vous, si vous n’étiez pas avec moi, j’attendrais dehors cette
pauvre fille, je lui parlerais et je tâcherais de la sauver.

--Vous devriez être une religieuse, dit Sylvaine émue.

--Moi, du tout; mais j’essaye d’être une créature humaine; c’est déjà
très difficile.

La visite à l’école avait un peu ranimé Sylvaine; mais elle avoua à
Nelly qu’elle ne se sentirait pas le courage d’approcher souvent les
pires réalités de la vie.

--Non, je vois que vous ne l’auriez pas; j’ai voulu m’en rendre compte.
J’avais cru un instant que peut-être, en vivant comme moi, vous pourriez
être heureuse; et comme votre place ne paraît pas très fixée nulle part,
je vous aurais offert de demeurer ensemble... mais, n’ayez pas peur, je
ne le ferai pas. Vous êtes de l’école de Mme Gascoyne; elle trouve
horriblement immoral que je m’occupe des filles tombées... Mais,
Sylvaine, imaginez-vous l’héroïsme qu’il faut pour rester pure dans
certains milieux et ce que représente l’existence de misérables
créatures dans des intérieurs où tout le monde grouille ensemble,
honteusement! Savez-vous ce que m’a répondu un enfant auquel
j’expliquais l’instinct animal qui porte les parents à aimer leurs
petits? «Sûr, mon père ne m’aime pas comme les animaux aiment leurs
jeunes.»

--Tout cela est affreux, dit Sylvaine.

--Oui, mais il faut vivre cependant, et vivre heureux si l’on peut:
c’est un devoir. Si j’étais mélancolique, à quoi serais-je bonne? Ne
tournez pas à la mélancolie; rien n’est si inutile; c’est pourquoi je
trouve inadmissible que vous restiez enfermée à la campagne pour
assister au ramollissement cérébral du colonel Hurstmonceaux.

Mais Sylvaine ne voyait aucun moyen de s’y soustraire et s’efforçait
d’accepter le sort qui lui était échu, en évitant de se plaindre.

Vers la fin du mois, Nelly Holt arriva un après-midi sans s’être
annoncée et à la stupéfaction de Sylvaine, elle lui dit:

--Je pars pour Paris, je m’y suis fait envoyer. Avez-vous cinq cents
francs disponibles?

Sylvaine, qui crut que Nelly en avait besoin, se hâta de répondre
affirmativement, ajoutant qu’ils lui étaient inutiles.

--Parfait. Alors vous venez avec moi.

--Moi! C’est impossible.

--Et pourquoi, je vous prie? Vous n’éprouvez, je pense, aucune objection
personnelle à aller en France?

--Assurément, dit Sylvaine, moitié pleurant, moitié riant.

--Mais il vous faut une permission, n’est-ce pas? Nous allons sans peine
obtenir celle du colonel Hurstmonceaux, et elle doit suffire à votre
conscience. Je vais en causer avec nurse Rice.

L’entretien eut lieu sur l’heure et fut éminemment satisfaisant. Le
colonel, ahuri, mais dominé entièrement par son impérieuse nurse, parut
comprendre et approuver l’idée d’un petit changement pour Sylvaine. Miss
Holt, admise en sa présence, le remercia avec beaucoup de bonne grâce,
et lui répéta à plusieurs reprises qu’au bout de huit jours elle lui
ramènerait Sylvaine. Nurse Rice réitéra l’engagement pris, et, en fin de
compte, Sylvaine, tout étourdie, très effrayée de ce qu’elle faisait,
hâta ses simples préparatifs de départ. Le lendemain matin, elle prenait
la route de Newhaven et le soir, pouvant à peine en croire ses yeux,
débarquait à la gare de l’Ouest où, à la descente du train, Albéric les
attendait.

Miss Holt se mit à rire triomphalement à la surprise de Sylvaine.

--C’est moi qui lui ai télégraphié, il va m’être très utile.



XXVII


Nelly Holt, pleine d’initiative, ayant en ses propres lumières une
absolue confiance, considérait comme admirable l’idée qu’elle avait eue
d’amener Sylvaine à Paris; elle était persuadée qu’il ne manquait aux
deux cousins pour s’entendre que l’occasion de se voir librement: il
fallait qu’Albéric comprît que Sylvaine n’avait pas trouvé dans sa vie
en Angleterre des avantages qui compensassent pour elle l’exil et
l’éloignement de ce qu’elle avait toujours connu. En tout cas, la
tentative valait un effort, et miss Holt s’applaudit d’avoir si bien mis
les choses en train; elle était sûre d’avance de la désapprobation de
Mme Gascoyne; mais cette idée, loin de l’intimider, stimulait son ardeur
à réussir; elle aimait assez à être seule de son avis et arriver à le
faire prévaloir.

Cependant, pour éviter des critiques inutiles, au lieu de descendre à
l’hôtel Terminus, comme elle en avait l’habitude quand elle venait
professionnellement, elle choisit pour leur séjour une pension de
famille particulière, recommandée par des amies impeccables. Sylvaine
avait accepté pour bon l’arrangement, rassurée du reste pleinement par
l’intervention de son cousin; il faisait tellement partie de sa vie
ancienne, et de l’atmosphère protectrice dans laquelle elle avait grandi
que sa présence lui enlevait jusqu’à la pensée d’une inquiétude. Tout
d’abord il s’établit porte-garant de l’approbation de son père.

--Il sera très content, je t’assure, car ils ont été désolés de ne pas
t’avoir à Escalquens cet été.

Sylvaine n’avait pas répondu; elle n’osait demander à Albéric pourquoi
lui-même n’y était pas; il s’abstint d’explications, et ne fit aucune
allusion aux derniers temps de son séjour en Angleterre. Il ne parla
durant cette première soirée qu’ils passèrent en plein air que du
bonheur à vivre ensemble quelques journées, et du plaisir avec lequel
pour tout il se mettait au service de miss Holt. Elle lui avait annoncé
qu’elle voulait faire une enquête sur les étudiantes, et il l’avait
assurée de sa compétence toute particulière pour lui servir de guide.

Sylvaine, cette première nuit de retour, ne put dormir; elle éprouvait
un bonheur presque aigu à se dire qu’elle ne verrait le matin, en
ouvrant les yeux, ni le square aux maisons uniformes, ni le jardin
solitaire de Reigate, mais une rue familière à ses yeux, ce faubourg
Saint-Honoré près duquel, enfant, elle habitait avec sa mère. Sa mère et
sa grand’mère lui paraissaient presque rendues, et elle pleura
d’attendrissement à la pensée d’aller à leur tombe, de voir de ses yeux
la pierre qui les couvrait. _Demain_ elle irait chercher Pauline, et
avec elle monterait là-haut, au cimetière. Il avait été convenu
qu’Albéric accompagnerait miss Holt dans une première excursion au
quartier Latin, et que Sylvaine, usant de la liberté acquise en
Angleterre, se rendrait de son côté à Auteuil. Elle eût souhaité
qu’Albéric vînt avec elle, mais Nelly Holt ne parut pas songer à cette
combinaison, et Sylvaine n’osa la suggérer. Du reste, elle redoutait un
peu de se trouver seule avec son cousin et s’exhortait à ne pas se
nourrir d’espérances inutiles: elle les sentait cependant frémir dans
son cœur.

Six mois! Il y avait seulement six mois qu’elle était partie! Et
lorsqu’elle descendit du tramway à Auteuil, il lui parut qu’elle
revenait après des années et des années. Et cependant quelle exquise
sensation que de tout reconnaître! Ses yeux dévoraient les maisons, les
arbres, les murs, les affiches, toutes les choses inertes, restées
indifférentes, et qu’elle retrouvait avec tant de joie.

Mais ce fut bien autre chose lorsqu’elle eut monté les quatre étages de
la maison tranquille de la rue La Fontaine où Pauline avait sa chambre.

--Mme Pauline vient de rentrer, avait dit la concierge.

Sylvaine frappa, la porte sur le couloir s’ouvrit aussitôt, et le vieux
visage familier s’encadra dans l’entre-baîllement. Ce fut un cri.

--Mademoiselle Sylvaine!

S’entendre appeler Mlle Sylvaine, que le son en fut doux à la jeune
créature! Elle jeta ses bras au cou de Pauline et l’embrassa en riant.

--Oui, Pauline, c’est moi.

L’autre demeurait ahurie, presque effrayée de cette apparition soudaine.
Est-ce que les Anglais lui auraient fait des malheurs? Est-ce qu’elle se
serait sauvée? Enfin elle trouva la parole.

--Et, bon Dieu! ma chère demoiselle, qu’est-ce qu’il est arrivé?

--Rien, Pauline, je suis venue avec une amie passer huit jours à Paris.

--Alors, vous repartez dans huit jours?

--N’y pensons pas. Et puis, Pauline, il faudra venir me voir; mon oncle
et ma tante sont très bons, ils seront enchantés, j’en suis sûre.

--Mon Dieu! mon Dieu, vivre en pays étranger! Enfin, ma chère
mademoiselle, vous allez bien; et ce pauvre monsieur, le frère de
madame, qui a eu une attaque, comment qu’il est à cette heure? Il y a
une dame au 26 qui a eu une attaque, il y a quinze jours; ça l’a tenue
quarante-huit heures, et puis elle est morte. C’est une dame dont
j’avais souvent parlé à pauvre madame.

--Oh! Pauline, je m’ennuie tant de ma grand’mère!--Et des larmes
brûlantes et pressées coulèrent sur les joues de Sylvaine.--Mon oncle
m’en parlait, mais maintenant il est comme mort.

--Eh bien! en voilà une vie pour vous, ma chère demoiselle. Et qu’est-ce
qu’il dit, M. Gardonne?

--Mais... rien, et puis ma tante Gardonne est malade aussi, il paraît.

--Si sa maladie peut guérir sa méchanceté... On ne m’ôtera pas de la
tête qu’elle est jalouse de vous, cette femme. Et M. Albéric? Je ne l’ai
vu qu’une malheureuse fois. Il doit en faire des bêtises, depuis qu’il
n’y a plus personne pour lui mettre du plomb dans la tête.

--Je vous ai écrit, Pauline, qu’il était venu à Londres pour me voir.

--La belle avance... enfin, j’ai mon idée. En tout cas, je suis à votre
service tant que vous aurez besoin de Pauline.

Sylvaine lui confia son désir d’aller avec elle au cimetière.

--J’aimerais mieux demain, si ça ne vous fâche pas. J’ai un ménage
l’après-midi, et je ne voudrais pas manquer de prévenir. Ça se comprend,
n’est-ce pas?

Sylvaine, malgré son désappointement, lui donna raison. Elles convinrent
pour le lendemain.

--Est-ce que l’appartement est loué, Pauline?

--Oui, mademoiselle, et quand je vois les fenêtres ouvertes, j’ai
toujours envie de monter. On a emménagé il y a six semaines seulement.

--Ah! Pauline, rien ne vaudra jamais pour moi ce petit appartement.

--Pour ça, c’est sûr; mais que voulez-vous? c’est la vie, il faut se
faire une raison.

Elles descendirent ensemble; Pauline, rouge, animée et bavarde;
Sylvaine, le cœur lourd, reprise par le sentiment d’abandon, par
l’intime conviction de n’être qu’un accessoire aux existences avec
lesquelles elle se trouvait en contact. Elle rentra et trouva triste la
chambre banale; elle écrivit des lettres, une à Mme Delaroute qui
sûrement serait heureuse de la voir, mais elle eut quelque inquiétude
sur l’approbation de Mme Delaroute à ce voyage impromptu. Elle écrivit
aussi à son oncle, lui renouvelant sa promesse de ne pas rester absente
plus de la semaine; elle voulait s’obliger au retour.

Albéric et Nelly rentrèrent tard, mutuellement enchantés de leur
journée: lui, persuadé qu’il plaisait à miss Holt, avait été
particulièrement aimable, et, malgré son indifférence voulue à toute
manifestation de ce genre, Nelly y avait pris un certain plaisir. La
simplicité, le naturel d’Albéric constituaient évidemment des qualités
très sympathiques, mais déjà elle doutait qu’il pût éprouver pour
Sylvaine des sentiments plus durables et sérieux que ceux qu’il
exprimait, si gentiment du reste.

Miss Holt était venue à Paris pour voir beaucoup de choses et ne pas
perdre une occasion agréable ou utile; aussi Sylvaine se trouva
entraînée dans une course continuelle qui lui laissait une vague
tristesse. Albéric les accompagnait partout, et jamais une minute Nelly
Holt ne parut penser qu’il y eût quelque chose d’étrange à cette
intimité; sa bonne foi était entière; nulle arrière-pensée ne lui venait
à l’esprit, et elle acceptait les familiarités affectueuses d’Albéric
comme des coups de chapeau; elle ne s’interrogeait même pas sur le
sentiment d’émotion fugitive qu’elle éprouvait parfois à son contact,
tant son esprit et son cœur étaient libres d’entraînement. Elle avait
jusque-là, sans le moindre trouble, vécu en termes d’une camaraderie
très aisée avec plusieurs jeunes hommes, qui la traitaient effectivement
en camarade. Albéric était incapable d’agir de cette façon avec quelque
femme que ce fût, et il ne croyait aucunement à la vertu de miss Holt.
La liberté de son langage, son assurance, l’avaient convaincu qu’on
pouvait parfaitement prétendre à être bien vu d’elle, et, sans nourrir
d’intention déterminée, il se serait jugé un imbécile de laisser passer
une aussi jolie occasion sans essayer d’en profiter. Sylvaine le gênait
bien un peu, mais Sylvaine n’était pas toujours en tiers. Nelly avait
voulu aller au café chantant, et, bien entendu, il ne pouvait être
question d’y conduire Sylvaine. Forte de l’intégrité de ses intentions,
Nelly Holt n’avait aucune gêne à se trouver seule avec le jeune homme;
et elle eût cru lui faire injure en soupçonnant qu’il pût penser à lui
manquer de respect. Ils avaient ensemble des conversations scabreuses
qu’elle considérait comme purement psychologiques; ils parlaient de
l’amour, et Albéric en discourait avec une chaleur alarmante. Une fois
même, le soir, tard, comme il la reconduisait en voiture ouverte, elle
avait senti, tout à coup, des moustaches très douces et des lèvres
caressantes sur sa nuque. Un frisson extraordinaire, à la fois brûlant
et glacé, l’avait secouée de la tête aux pieds: la fascination avait
duré un moment, un moment pendant lequel elle n’avait osé ni bouger ni
crier; puis, se dominant, elle avait dit en riant, comme traitant la
chose en bagatelle: «Quelle bêtise!» Et réfléchissant qu’il n’y avait
plus qu’un jour à passer à Paris, elle jugea que le mieux était de ne
plus reparler de cet incident. Mais, cette même nuit, Sylvaine fut prise
d’un grand malaise, et le matin il apparut très évident qu’il lui
serait, non seulement impossible de se mettre en route, mais même de se
lever.

Nelly Holt et Albéric furent sérieusement alarmés: elle comme les
personnes toujours bien portantes, avait la terreur instinctive de la
maladie, et en cette circonstance sa responsabilité était engagée. Il ne
lui vint pas à l’idée de s’y soustraire, et elle prit immédiatement avec
son sentiment pratique toutes les mesures nécessaires pour que Sylvaine
fût bien soignée. On fit appeler le médecin d’Auteuil qui la
connaissait, et Pauline installée à son chevet. Nelly avait écrit aussi
à Lucerne, à Mme Hurstmonceaux qui, télégraphiquement, avait annoncé son
arrivée immédiate.



XXVIII


Sylvaine s’était remise entre les mains de sa tante avec une sorte de
soulagement.

--Pauvre Beauté! avait dit Mme Hurstmonceaux avec expansion, j’avais été
si contente que Nelly vous eût arrachée à votre solitude. Voyez, vous
n’auriez pas été malade si vous étiez venue avec moi. Enfin on va vous
guérir, et plus tard je vous conduirai à Monte-Carlo.

Sylvaine avait acquiescé à tout; la maladie avait été comme une
délivrance pour elle, délivrance de la tension continuelle qu’elle
s’imposait depuis tant de mois, et que la présence d’Albéric avait les
derniers temps rendue presque insupportable. Elle éprouva un apaisement
à s’entendre dire qu’elle ne devait ni parler ni penser, mais dormir et
tâcher de regagner des forces. Le docteur avait catégoriquement rassuré
Mme Hurstmonceaux; il n’y avait aucune complication sérieuse à craindre,
mais l’abattement nerveux était extrême, et serait peut-être long à
combattre. Nelly avait conclu que c’était là une de ces maladies
auxquelles il aurait suffi d’un peu d’énergie pour échapper; aussi, elle
parlait de rentrer à Londres où elle avait des engagements précis.

--C’est cela, retournez. Moi, dès que Sylvaine sera un peu plus forte,
je la ferai transporter à l’Elysée-Palace; le docteur me promet que cela
se pourra dans trois ou quatre jours, et, en attendant, cette excellente
Pauline ne la quittera pas. Je suis là, je suis là, Sylvaine n’a besoin
de personne.

Dans son accablement, la malade avait fait peu attention aux absences de
Nelly, qui entrait un moment dans sa chambre et en ressortait aussitôt.
Elle était partie sans lui dire adieu, voulant, disait-elle, lui
épargner la moindre émotion, et chargeant Pauline de ses messages
d’amitié; Albéric l’avait accompagnée jusqu’à Dieppe, et pendant deux
jours on ne l’avait pas vu.

Maintenant, Sylvaine se retrouvait dans Portman Square, et par un de ces
revirements inexplicables du cœur, la maison lui fit plaisir à revoir.
Elle avait tant souffert pendant son court séjour à Paris qu’elle n’y
pouvait penser sans détresse. Le pauvre colonel avait été ramené de
Reigate, un peu plus apathique qu’il n’était parti, mais ayant recouvré
des forces, et sa vie végétative menaçait de se prolonger longtemps
encore.

Mme Hurstmonceaux s’admirait dans le rôle bienfaisant qu’elle
remplissait. Du reste, elle constatait avec un sentiment triomphant que
sa vertu ne restait pas sans récompense. Mme Caulfield et Kathleen,
rentrées à Londres pour l’hiver, avaient, dès leur première semaine de
retour, accepté une invitation à dîner; Mme Gascoyne était venue voir
son cousin et envoyait ses compliments à Mme Hurstmonceaux; tout
indiquait une détente prochaine. Mme Gascoyne était trop bonne tante
pour nuire aux espérances de Kathleen, et l’inclination évidente qui
portait Mme Hurstmonceaux vers cette jeune parente devait être cultivée;
puis, la présence de Sylvaine, traitée en fille de la maison, changeait
tout: ce qui eût été impossible autrefois devenait acceptable. Mme
Hurstmonceaux recevrait de la bonne compagnie, comme l’avait fait
observer doucement Mme Caulfield; le jour où la bonne compagnie
consentirait à aller chez elle, c’était aux proches du colonel
Hurstmonceaux de l’y amener.

Novembre enveloppait la ville de sa tristesse et de ses brouillards.
Percy Rakewood n’avait pu y résister; et, après quelques jours passés à
Londres, pendant lesquels il n’avait cessé d’être enrhumé, le vieux beau
avait repris le chemin du Midi, ayant auparavant chaudement exhorté Mme
Hurstmonceaux à venir à Monte-Carlo en février comme elle le promettait;
et tendrement recommandé Sylvaine aux Caulfield.

Cependant, Sylvaine, pour le moment, semblait prendre les choses avec
patience; une aisance lui était venue qui lui permettait d’entrer et de
sortir, de se mouvoir par la maison, sans le sentiment de gêne qui
l’avait paralysée les premiers temps. Et puis, maintenant, elle avait
des amies: Kathleen, qu’aucun brouillard, aucune tristesse
atmosphérique, n’abattaient jamais, et avec elle Nelly, mais celle-là,
on la voyait rarement; extrêmement occupée en prévision de Noël, elle
avait découragé les visites et se dispensait d’en faire. Sylvaine avait
demandé à Kathleen si elle ne trouvait pas miss Holt un peu changée.

--Elle a été si bonne pour moi à Paris, et maintenant il me semble que
je lui suis devenue étrangère.

--Oh! ne vous formalisez pas des fantaisies de Nelly, avait répondu
Kathleen; sans doute, son conte de Noël lui donne du mal, et peut-être
aussi n’est-elle pas en fonds. Moi, en pareil cas, je l’attends; faites
comme moi.

Mais Sylvaine ne pouvait se défendre de s’étonner et de se demander si
Albéric écrivait à Nelly. Elle s’était sentie jalouse de l’espèce
d’intimité entre eux qui avait semblé la reléguer à l’écart, comme une
enfant.

L’électricité était allumée de bonne heure dans Portman Square; des feux
magnifiques brûlaient dans les cheminées, et des fleurs rares
parfumaient l’atmosphère. Quelquefois le brouillard était si dense qu’on
ne distinguait pas les arbres du square; on semblait être dans une ville
souterraine. Mme Hurstmonceaux n’en sortait pas moins et redoublait
d’efforts pour se distraire.

Sylvaine revit avec plaisir Archie Elliot; il y avait en lui une douceur
enveloppante à laquelle elle n’était pas insensible. Il répétait un rôle
important, et Mme Hurstmonceaux ne parlait pas d’autre chose. Archie,
invité pour les rencontrer, avait reçu bon accueil de Mme Caulfield et
de Kathleen, qui s’intéressaient particulièrement aux gens de théâtre,
et Kathleen jugeait qu’être une grande actrice constitue une destinée
magnifique; sa mère ne disait pas non, et Mme Hurstmonceaux
s’enthousiasmait sur l’indépendance d’esprit de la jeune fille. Il y
avait des instants où elle avait au bord des lèvres le récit de ses
triomphes, alors qu’elle charmait, en chantant, la garnison de
Gibraltar, et puis la réflexion lui faisait refouler ses confidences.

Archie Elliot, discrètement, s’occupait de Sylvaine. Comme elle était
encore faible et devait éviter de sortir par le mauvais temps, elle
lisait beaucoup, et il présidait à ses lectures; il lui en faisait même
à haute voix parfois, et Mme Hurstmonceaux n’avait paru y voir aucun
inconvénient. Dans ses visites quotidiennes à la maison de Portman
Square, il était devenu tout naturel pour Archie Elliot, si Mme
Hurstmonceaux était absente, de monter rendre visite à miss Charmoy, qui
se tenait dans le salon de sa tante.

Il s’y trouvait un après-midi particulièrement morose, et Sylvaine,
contente d’avoir une société, lui avait offert le thé. Ils causaient
amicalement, et presque gaiement, car le grand souci d’Archie était
d’amuser Sylvaine qu’il devinait en proie à une mélancolie latente,
quand la porte s’ouvrit, et le colonel Blunt fut annoncé. Il s’avança
très cordial et empressé vers Sylvaine, jetant en même temps un regard
étonné sur Archie; celui-ci s’était levé et dominait le colonel de sa
haute taille: plus statuesquement beau que jamais, avec son teint de
femme et ses cheveux bouclés, le favori des belles dames ne se trouva
aucunement embarrassé par le mépris caché qu’il démêla dans la réception
assez froide du colonel qui, avec sa petite taille, son visage fin, mais
flétri, et ses yeux bleus aux paupières fatiguées, paraissait
insignifiant, malgré son élégance très virile, à côté du superbe jeune
homme. Néanmoins, le sentiment de sa position et de sa fortune, la
grande habitude du monde, son tact averti, lui donnaient une aisance qui
lui permit de tenir pour négligeable la présence de M. Elliot, dont il
trouvait l’intimité avec Sylvaine au moins fâcheuse.

Il s’adressa à elle exclusivement pour lui apprendre qu’il revenait
seulement du Yorkshire, ayant été obligé d’y rester beaucoup plus tard
qu’il ne prévoyait d’abord.

--Alors, vous n’avez pas été en Allemagne? dit Sylvaine étonnée.

--Non, mais je m’imaginais que vous le saviez, puisque votre cousin a
passé quelques jours à Hombourg.

Sylvaine rougit sans rien répondre.

--On m’a appris que vous aviez été malade, continua le colonel, et j’en
ai été véritablement affligé.

Sylvaine remercia, et comme l’entretien se prolongeait en duo, Sylvaine
étant incapable d’y faire entrer Archie Elliot, celui-ci, qui avait pris
un journal, finit par lui dire:

--Je pense que nous ne finirons pas la lecture aujourd’hui; alors, je
reviendrai demain.

--Vous n’attendez pas ma tante? demanda Sylvaine timidement.

--Non, adieu.

Il lui serra la main avec familiarité; puis, d’un coup de tête sec il
salua le colonel.

Blunt le vit disparaître avec un plaisir infini; intérieurement, il
bouillonnait de la hardiesse d’Archie Elliot. Il aurait peut-être bien
celle de faire la cour à miss Charmoy?

Il la contempla avec délice. Un col de crêpe blanc allégeait le noir de
la robe de Sylvaine, et elle lui parut, avec son air pâle et fragile,
absolument enchanteresse. Il eût voulu sur l’heure se mettre à genoux
devant elle; lui dire qu’il l’adorait, lui offrir de faire d’elle la
plus heureuse femme du monde si un dévouement sans limite mis au service
d’une grande fortune pouvait y contribuer. Il n’osa pas, mais il osa la
regarder avec émotion, et la voix un peu troublée il lui dit:

--J’ai fait beaucoup de changements dans ma vie depuis que je vous ai
vue.

--Ah! dit Sylvaine intimidée.

--Oui. D’abord, en me retrouvant chez moi à la campagne, j’ai compris
que j’étais coupable de n’y aller jamais, car j’ai en mon pouvoir d’y
accomplir beaucoup de bien... Alors, j’ai tout organisé pour y retourner
régulièrement, et j’ai demandé à ma sœur, une chère vieille fille qui
vivait retirée et que je n’appréciais pas assez, de venir tenir ma
maison. Elle a eu la bonté de consentir, et elle est arrivée avec moi à
Charles Street. J’espère maintenant que vous y viendrez puisque ma sœur
sera là pour vous recevoir. Elle sera si heureuse de vous connaître,
mademoiselle Sylvaine!

Elle sourit de l’appellation.

--Vous permettez que je vous nomme ainsi?

--Mais certainement. Ah! je comprends que vous soyez content d’avoir
votre sœur avec vous; c’est si triste de se sentir sans proche parent...
seule... Et elle baissa la tête, accablée...

Il hésita... Non, il ne devait pas profiter de cette émotion fugitive,
et puis, elle était trop jeune, trop timide; il ne devait pas
l’embarrasser. Le sentiment de la pureté d’âme de Sylvaine, de cette
chasteté parfaite, embrasa le cœur de l’homme de plaisir; il eût voulu
être digne d’elle... Il ne put que dire:

--Je crois que vous aimerez ma sœur. Je le désire beaucoup, car elle a
quitté ses amis et ses habitudes pour moi. Je voudrais qu’elle ne se
sentît pas trop isolée.

--Je suis sûre que ma tante fera tout ce qu’elle pourra.

--Entre nous, Mme Hurstmonceaux est une excellente femme, mais pas du
tout le genre de Laura. Ma sœur Laura est très délicate dans ses goûts.

Puis, après une pause, il demanda:

--Vous voyez souvent Archie Elliot?

--Oui, presque tous les jours.

--Et il vous plaît? Je suis indiscret, peut-être?

--Il est très amical, et j’aime à l’entendre lire.

--Oui, c’est un bon histrion; mais croyez-moi, mademoiselle Sylvaine,
n’ayez pas trop confiance en lui...

--Oh! nous ne disons jamais rien de confidentiel.

Mme Hurstmonceaux, dans un costume de velours grenat, une toque ornée
d’une profusion de plumes blanches sur la tête, le visage éclatant de
blanc, de rouge et de noir, fit son entrée avec l’impétuosité d’un
cyclone, déchirant ses gants pour donner plus vite sa main nue au
colonel Blunt et lui écrasant d’énormes bagues contre les doigts.

--Mon cher Cecil, si enchantée de votre retour; vous nous manquez, vous
nous manquez extrêmement. Oh! j’ai beaucoup à causer avec vous.

Et elle lui murmura quelques paroles à l’oreille en éclatant de rire.

Le colonel Blunt parut goûter médiocrement la plaisanterie.

--Je vous en prie, dit-il, vous feriez se sauver miss Charmoy.

--Du tout, du tout; restez, darling. Oh! mon cher Cecil, quelle chance
de vous voir aujourd’hui! Justement, Mme Caulfield et sa fille dînent
ici demain; promettez-moi que vous viendrez aussi.

--Mme Caulfield? dit-il étonné.

--Oui; je l’aime beaucoup, affirma délibérément Mme Hurstmonceaux.
Maintenant, racontez-moi tout ce que vous avez fait depuis les siècles
que je ne vous ai vu.



XXIX


Mme Duran, comme il convenait à une personne aussi dans le train qu’elle
l’était, passait son automne en visites à la campagne. On se
l’arrachait, car sa présence garantissait l’acceptation des hommes les
plus recherchés. La beauté de Mme Duran, la diversité magnifique de ses
toilettes formaient un appoint sérieux d’attraction. M. Duran occupait
l’arrière-plan avec beaucoup de dignité bonne enfant, et, dans un recul
encore plus éloigné, les deux ravissantes fillettes du ménage avaient
leur place dans le tableau. La belle Maud, malgré tant de triomphes qui
la suivaient partout, n’était pas exempte de sérieuses préoccupations.
Sans croire possible que le colonel Blunt tentât sérieusement de se
dérober à son joug, et bien que le séjour qu’il faisait chez lui à
Gowton Hall ne fût guère de nature à inspirer des inquiétudes quant à sa
fidélité amoureuse, néanmoins, et en dépit des explications dont il
avait été prodigue, Mme Duran avait trouvé fort mauvais qu’il n’eût pas
tout quitté afin de venir la rejoindre à Hombourg. Elle y avait convié
le jeune Gardonne, dans la seule intention d’alarmer la jalousie du
colonel Blunt; mais sa peine avait été perdue, et, de son côté Albéric
s’était montré assez insensible à la présence des grands-ducs et princes
dont Mme Duran faisait sa société quotidienne. Du reste, elle ne
l’intéressait plus; il avait, selon le désir qu’elle lui en avait
exprimé, exécuté d’elle un médaillon à l’intention d’un souverain
incognito; puis l’œuvre achevée un beau matin, sans dire adieu, il avait
repris le train de Paris. L’épisode demeurait pour lui sans importance,
et l’intrigue ébauchée n’était pas même un souvenir. Il ne se disait pas
que Mme Duran s’était moquée de lui; il ne se disait rien du tout. Dans
la longue galerie de ses éphémères conquêtes elle alla rejoindre
d’autres images au fond du plus épais oubli. Sous ce rapport, la
jeunesse de cœur d’Albéric était admirable; il brûlait avec la plus
parfaite sérénité l’idole qu’il avait adorée la veille, et sans qu’il
lui en coûtât le plus léger sacrifice.

Mais surtout Mme Duran s’étonnait que depuis son retour à Londres le
colonel Blunt ne fût pas immédiatement accouru; elle tenait plus que
jamais à ce que son empire sur lui fût dûment constaté. Déjà dans le
clan masculin on lui avait parlé à mots pas couverts de son divorce
possible, et elle-même, dans le tête-à-tête conjugal, jetait en l’esprit
de son mari les premières semences d’une pensée de dévouement supérieur,
lequel dans l’intérêt futur de leurs filles lui ferait accepter, à un
moment donné, d’assumer des torts et rendre à sa femme, d’un accord
secrètement consenti, la liberté qui pourrait la conduire à un mariage
magnifique. Elle citait des exemples: celui du premier mari de la
marquise de Lothair, qui avait généreusement abdiqué ses droits
paternels afin que ses enfants profitassent de la situation élevée de
leur mère; depuis la mort de celle-ci, il était lui-même fréquemment
l’hôte du marquis, et ses filles étaient appelées à des établissements
de premier ordre! Ces raisonnements avaient beaucoup d’effet sur Harry
Duran, mais à leur efficacité réelle le colonel Blunt était
indispensable. La bellissime Maud, si encensée qu’elle fût, connaissait
fort bien la valeur marchande de chacun et savait que, même pour les
quasi-déesses, le mari _très_ riche, _très_ honorable, est toujours
laborieux à trouver. Elle avait, il est vrai, avec beaucoup de
prévoyance mis à profit son séjour chez la vieille duchesse de Purbeck,
où elle villégiaturait depuis une quinzaine, pour inspirer une passion
extravagante au propre petit-fils de la duchesse, garçon de vingt ans et
héritier présomptif; mais tout en ayant une confiance justifiée dans son
pouvoir de séduction Mme Duran ne se dissimulait pas qu’il y aurait
d’énormes difficultés à surmonter avant d’arriver à amener le jeune lord
à lui proposer le mariage. Il parlait couramment de l’enlever, le lui
offrait avec enthousiasme; mais elle n’avait qu’une médiocre confiance
dans le résultat qui en suivrait et elle n’aimait pas le scandale
inutile. D’autre part, sans avoir l’air d’y toucher, la vieille
duchesse, qui voyait toujours fort clair à ce qui se passait autour
d’elle, avait laissé tomber quelques avertissements bienveillants, tous
marqués au coin de la plus extrême indulgence, mais aussi de la sagesse
la plus rassise, exhortant indirectement sa jeune amie à ne pas perdre
le sens pratique de l’existence.

--J’ai vu d’admirables créatures faire de ridicules naufrages,
avait-elle dit; il leur avait manqué une amie d’expérience pour les
avertir à temps.

Mme Duran s’était jetée en pleurant dans les bras de la duchesse, qui
lui avait promis son appui, et tacitement elles s’étaient comprises.

La duchesse de Purbeck comptait parmi les protectrices notoires d’Archie
Elliot, et, précisément trois jours après s’être rencontré chez Mme
Hurstmonceaux avec le colonel Blunt, il vint passer les quarante-huit
heures de fin de semaine à Purbeck. Il fut enchanté d’y trouver encore
Mme Duran et s’empressa de lui donner des nouvelles du colonel Blunt; il
le fit sans réticences et ne lui cacha pas qu’il lui était venu à la
pensée que ce cher Cecil avait peut-être la velléité de se remarier et
que miss Charmoy l’intéressait beaucoup.

--Du reste, avait ajouté négligemment Archie Elliot en montrant ses
belles dents, notre excellente Mme Hurstmonceaux a l’air de le croire
aussi. Cecil Blunt se range, Cecil Blunt se fait garder par sa sœur.

Puis, se penchant confidentiel vers Mme Duran:

--Je vois que vous avez jeté l’hameçon sur un bien plus gros poisson.

Mme Duran prit l’air indigné qui convenait à l’innocence dont elle
faisait profession et, voulant rendre immédiatement le tic pour le tac,
répondit:

--Mais je croyais, moi, que c’était _vous_ qui étiez amoureux de miss
Charmoy, méchant garçon!

--Moi? Je ne suis amoureux que de mon art.

--Ah! comme vous avez raison! C’est comme moi, je ne suis amoureuse que
de Harry.

--Je vous en félicite, c’est lui qui vous a encore donné cette bague
magnifique que je ne connaissais pas?

--Non, c’est moi qui me la suis achetée.

--Chère créature, vous faites donc des économies?

--C’est indispensable, vous le savez aussi bien que moi.

Et tous deux, souriants, en étaient restés là.

Archie Elliot croyait avoir porté un coup droit au colonel Blunt et
entravé pour longtemps ses entreprises matrimoniales; autant qu’il
pouvait ressentir de tendresse, Archie Elliot en éprouvait pour
Sylvaine; du moins il en était jaloux, tenait à ce qu’elle demeurât
isolée et croyait certain qu’à un moment donné il arriverait à toucher
son cœur. Seule, parmi les femmes dont il était entouré, elle semblait
indifférente: il voulait en être préféré; il la devinait si vulnérable à
une affection qui paraîtrait sincère et désintéressée! Il fallait
arriver à ce que Mme Hurstmonceaux elle-même lui offrît sa nièce. Ce
mariage serait pour lui un véritable triomphe; mais pour y parvenir il
était de toute importance de n’avoir point de rivaux, surtout un homme
comme le colonel Blunt, qui nécessairement, au jugement de Mme
Hurstmonceaux, devait réaliser le mari idéal.

Mme Duran, ses villégiatures finies, réintégra sa maison de Sloane
Street, et le colonel Blunt en fut avisé par la plus gracieuse missive.
Au lieu de la scène de récriminations et de larmes qu’il attendait, il
se vit accueilli avec une douceur parfaite, une humilité tendre, et
l’acceptation indiscutée de toutes ses raisons et de toutes ses excuses.
Même l’installation chez lui de sa sœur fut grandement approuvée. Quelle
que fût la fatuité naturelle du colonel Blunt, gâté par le facile
succès, il ne se dissimula pas qu’une attitude si inattendue était un
peu alarmante, et allait rendre beaucoup plus difficile l’émancipation
qu’il souhaitait si vivement; mais tout aussi bien que Mme Duran il
savait cacher sa pensée, et il se montra si cordialement familier et
affectueux, englobant mari et enfants dans sa bienveillance, que les
craintes de la belle Maud se trouvèrent presque entièrement dissipées.
Cependant elle résolut de continuer à agir avec une sage prudence:
l’enjeu valait la patience. Elle eut soin d’éviter tout ce qui aurait pu
sembler vouloir s’imposer et revendiquer des droits... L’excellente
duchesse, tout en philosophant, lui avait théoriquement développé
quelques-unes de ses vues, concernant l’irrésistible empire de la
faiblesse sur les hommes dont l’amour-propre est le sentiment dominant.
Le colonel Blunt n’était pas insensible, et la douceur de son amie
l’embarrassa beaucoup plus que ne l’auraient fait les reproches. Il se
sentait désarmé et mal à l’aise devant cette femme, dont sa courtoisie
innée le faisait se regarder comme l’obligé. Elle était infiniment
belle, et lui avait procuré l’orgueil, presque public, d’une préférence
affichée. Il pensa qu’il convenait d’agir vis-à-vis d’elle avec les plus
grands égards, et se promit de se montrer assez généreux pour échapper
entièrement au reproche d’ingratitude. Il sortit de chez Mme Duran dans
une disposition d’esprit très agréable en ce qu’elle exaltait la
confiance qu’il avait en lui-même. Il jugea qu’il pouvait légitimement
prétendre à tout. Quel orgueil ce serait pour lui de montrer au monde
comme sa femme une créature telle que Sylvaine! Sûrement il
l’obtiendrait; il en arrivait presque à imaginer que dans son dévouement
à sa personne Mme Duran l’y aiderait, et, dans un élan d’attendrissement
vaniteux, il se promit de lui demander, comme une dernière marque
d’affection, de ne pas se mettre entre lui et son bonheur.



XXX


Sylvaine commençait à s’étonner de l’insistance d’Archie Elliot à
s’occuper d’elle, et surtout de la volonté évidente qu’il apportait à
saisir les moindres occasions de tête-à-tête. D’abord la jeune fille
avait cru à un hasard; puis, elle dut se convaincre d’une préméditation
voulue. Même en présence de Mme Hurstmonceaux et sous mine de badinage,
Archie lui prenait la main ou lui récitait des vers enflammés; la grosse
Mme Hurstmonceaux riait, complètement hypnotisée par la séduction de son
favori et admirant tout en lui. Il répétait dans Portman Square des
scènes entières de son nouveau rôle, et Mme Hurstmonceaux en suffoquait
d’enthousiasme, d’autant qu’il lui faisait jurer le plus rigoureux
secret. Sylvaine avait essayé de se dérober à ces représentations à huis
clos; mais sa tante, avide de suffrages pour Archie, l’envoyait
chercher, et même nurse Rice avait été admise à juger du merveilleux
talent de l’acteur mondain.

Le pauvre colonel devenait de plus en plus une valeur négligeable, du
moins moralement, car les soins assidus ne lui manquaient pas. On le
laissait errer dans les deux pièces à son usage; il passait ses heures à
se remémorer le lointain passé, et, sur son vieux visage endurci les
larmes coulaient fréquemment en parlant de sa mère ou de sa sœur Mary.
Sylvaine éprouvait pour le malheureux homme une immense compassion;
c’était elle qui rangeait les fleurs qu’on prodiguait autour de lui pour
l’égayer; elle qui répondait à ses interrogations éperdues pour l’aider
à fixer ses souvenirs. Tel qu’il était, son oncle lui semblait un
rempart, et elle se réfugiait souvent auprès de lui, donnant à nurse
Rice une liberté que celle-ci appréciait fort. Le colonel demandait à
Sylvaine qui venait, qui elle avait vu? Il paraissait heureux quand elle
nommait Mme Caulfield ou Kathleen, mais le nom d’Archie Elliot
l’irritait toujours; la vue seule de sa femme semblait lui causer une
sourde colère, mais le docteur ayant expliqué que ces sortes
d’antipathies irraisonnées contre les êtres les plus aimés sont
fréquentes dans ce genre de maladie, Mme Hurstmonceaux, son amour-propre
sauf, en profitait pour s’épargner un spectacle pénible. Elle s’en
remettait à Sylvaine pour la remplacer, faisant valoir l’énorme
sacrifice qu’elle s’imposait afin d’assurer la paix d’esprit du cher
colonel. Quelquefois avant de monter en voiture, elle apercevait
derrière le carreau la silhouette courbée de son mari, immobile,
regardant au dehors; elle lui envoyait alors de la main un salut amical
auquel il ne répondait jamais.

Mme Duran se montrait extraordinairement affectueuse pour Mme
Hurstmonceaux, l’invitant à se joindre aux parties qu’elle organisait
sans cesse, venant fréquemment aussi dans Portman Square, gracieuse pour
tous, même pour Archie Elliot, à qui elle ne paraissait pas garder la
moindre rancune. Le colonel Cecil Blunt avait eu un long accès d’asthme,
ce à quoi il était sujet; ses amies avaient été le voir, et maintenant
qu’il allait mieux il avait lancé des invitations pour plusieurs dîners
de dames que sa sœur présiderait. Pour le premier, Mme Hurstmonceaux et
sa nièce, Mme Caulfield et Kathleen étaient conviées et avaient accepté.
Le colonel Blunt, très habilement, avait mis Mme Caulfield dans la
confidence de ses perplexités vis-à-vis de Mme Duran et de ses
espérances à l’égard de Sylvaine, et Mme Caulfield, tout en l’approuvant
et l’encourageant, lui avait recommandé avant tout de ne pas se hâter.
Elle entendait dire de tous côtés que le petit-fils de la duchesse de
Purbeck affichait sa passion pour Mme Duran, et celle-ci, à un moment
donné, commettrait quelque imprudence qui rendrait plus facile la tâche
du colonel Blunt.

--Croyez-moi, le temps sera votre meilleur auxiliaire; ma sœur, Mme
Gascoyne, compte demander qu’on lui donne Sylvaine pendant un mois ce
printemps. Là, sera votre vraie occasion.

Le colonel Blunt, plein de reconnaissance pour l’appui promis, s’était
engagé à n’agir qu’avec une extrême réserve. Préventivement, il
exhortait sa sœur à gagner l’amitié de Sylvaine; mais miss Neville (elle
était fille d’un premier mariage de leur mère commune) était fort timide
et ses avances se bornaient à serrer affectueusement la main de Sylvaine
et à lui dire qu’elle était bien heureuse de la voir. Sylvaine, qui
avait la même bonne volonté d’être agréable à miss Neville dont
l’aimable visage si doucement fané lui plaisait, était tout aussi
dépourvue d’initiative, et l’intimité dans ces conditions réciproques
n’avançait pas. Kathleen avait été d’avis que Sylvaine fût avertie des
intentions du colonel Blunt, et croyait qu’en l’habituant à l’idée on la
disposerait à y penser sérieusement; mais Mme Caulfield jugea le procédé
indélicat; Kathleen promit donc de se taire, et chez elle la moindre
promesse était sacrée.

Aux environs de Noël, Mme Hurstmonceaux eut une quantité d’engagements
au dehors; elle avait espéré que Sylvaine y participerait; mais,
encouragée par Kathleen, Sylvaine demanda à maintenir encore pour cette
année la retraite qu’elle avait observée jusque-là; la mort de Mme de
Nohic paraissait à Mme Hurstmonceaux un événement antédiluvien, et elle
trouvait vraiment absurde, sans oser l’exprimer tout haut, que Sylvaine
s’en prévalût pour tenir une ligne de conduite aussi contraire aux
intérêts d’une jeune personne; mais enfin, maintenant, l’intimité
établie avec les Caulfield le rassurait sur le sort de Sylvaine qui
n’était plus jamais abandonnée, car Kathleen venait très volontiers
dîner en tête à tête avec sa cousine, et ces moments passés ensemble
étaient les plus agréables de la vie de Sylvaine; elle avait essayé en
vain de renouer l’intimité avec Nelly; celle-ci, très affectueuse quand
elles se voyaient, se refusait cependant à toute sortie et n’avait pas
voulu une seule fois dîner en tiers avec les deux cousines. Sylvaine
s’en étonnait, mais Kathleen l’expliquait comme la chose du monde la
plus naturelle.

--Elle sort tant, professionnellement, et le matin et le soin que je
comprends qu’à cette époque de l’année elle s’abstienne, lorsqu’il n’y a
pas de nécessité.

Néanmoins Nelly avait écrit à Sylvaine pour lui demander de vouloir bien
obtenir d’Archie Elliot des renseignements sur l’Amérique et les chances
d’y gagner de l’argent; lui-même y avait fait une saison très
fructueuse. Nelly exprimait une grande curiosité d’étudier à fond les
conditions du nouveau monde, et particulièrement ce qui avait trait à
l’émancipation féminine. Archie Elliot, interrogé par Sylvaine, s’était
montré disposé à donner tous les renseignements et toutes les
recommandations; il avait même offert de présenter miss Holt à
l’impresario qui l’avait conduit en Amérique, et qui pouvait l’éclairer
beaucoup mieux qu’il n’était en son pouvoir de le faire. Nelly avait
paru très satisfaite de cette proposition, et il était question d’un
rendez-vous chez Mme Hurstmonceaux où toutes les parties intéressées se
rencontreraient.

En arrivant le dernier jour de décembre pour dîner avec Sylvaine,
Kathleen Caulfield exprima ses regrets de ne pouvoir rester tard.

--J’ai dû promettre absolument d’aller chez les Bertie Gascoyne; on fait
de la musique en famille, et ce serait un grief éternel si je n’y
paraissais pas. La voiture viendra me prendre à neuf heures et demie,
car la réunion se termine à minuit, et je dois aller chercher maman qui
se repose et vous envoie ses tendresses; elle m’a même suggéré de vous
engager à venir avec moi: vous seriez parfaitement reçue, et ce serait
moins triste que de finir l’année solitairement dans cette grande
maison. La hauteur des plafonds, ajouta Kathleen en levant les yeux, a
quelque chose d’impressionnant.

--Vous êtes tout à fait bonne, répondit Sylvaine; mais j’aime mieux, je
vous assure, être seule ce soir; je penserai à l’année dernière.

Kathleen s’était assise devant le feu, et le reflet du foyer jouait sur
son visage au teint mat; avec ses yeux brillants, ses cheveux sombres,
l’élégance de son long cou, elle était fort belle. Sylvaine l’admirait;
la froideur même de Kathleen lui plaisait, d’autant qu’elle avait le
plus beau sourire et dans toute sa personne quelque chose de conquérant;
elle était comme l’incarnation d’une race pondérée et forte; elle
faisait l’effet d’un animal de pur sang, capable des plus grands efforts
et d’une résistance extrême. Sur tous les sujets elle parlait avec
décision, et chez elle l’hésitation ne paraissait pas exister. Sylvaine,
et elle le lui disait en riant, lui faisait l’effet d’un «kitten» qu’on
doit tenir dans les bras et caresser; elle l’aimait plus qu’elle ne s’en
serait crue capable, et souhaitait avec une absolue sincérité le bonheur
de sa jeune cousine.

Tout en tendant vers la flamme ses belles mains un peu grandes, mais si
aristocratiques, et couvertes de bagues, Kathleen dit:

--J’espère, Sylvaine, que l’année prochaine, dans des conditions de vie
plus favorables, vous vous souviendrez de cette soirée-ci avec amitié;
vous ne finirez pas une autre année ici.

--Qui sait? répondit timidement Sylvaine.

--Vous devez vouloir qu’il en soit autrement; vous êtes faite pour vous
marier et je compte que d’ici douze mois vous serez une femme heureuse.

--Et vous, Kathleen, pourquoi ne vous mariez-vous pas? Vous êtes si
belle!

--Petite flatteuse! Mais j’admets que je ne sois pas un monstre;
seulement je ne suis pas faite du tout pour le mariage, je déteste
souffrir. Je ne veux pas vous dégoûter, et du reste on ne dégoûte pas
ceux qui ont une vocation, mais la vie des femmes mariées est une
succession de tribulations. J’ai eu un exemple probant sous les yeux, et
ceci depuis que je me rappelle, mais rien n’a corrigé maman. Elle me
prêche le mariage tous les jours, sans le moindre espoir du reste de me
convaincre; c’est pour obéir à sa conscience, comme lorsqu’elle me
faisait réciter le catéchisme.

--Votre mère est heureuse de vous avoir, Kathleen; ma grand’mère aussi
eût été bien seule sans moi... quand nous serons vieilles...

--Je préfère carrément vieillir en égoïste; à mon sens, c’est beaucoup
moins triste; mais je parle pour moi, et je vous souhaite de devenir une
grand’mère respectée... Vieillir comme Mme Hurstmonceaux, en se
cramponnant à sa jeunesse disparue, voilà qui est affligeant pour le
spectateur; car soyez sûre que Mme Hurstmonceaux est enchantée de sa
propre personne. Où dîne-t-elle ce soir, cette vieille folle?

Sylvaine ne put s’empêcher de sourire.

--Chez Mme Duran.

--Un très grand dîner! Des altesses royales?

--Je n’en sais rien; elle était magnifiquement habillée, en tout cas.

--Elle rentrera tard assurément. Venez donc avec moi, Sylvaine; vous
êtes toute perdue dans cette énorme maison.

--Je n’y pense plus, je m’y suis accoutumée. Si j’ai sommeil, je
monterai me coucher; sinon j’attendrai ma tante: elle sera enchantée de
causer.

Kathleen insista encore un peu, et quand on vint annoncer la voiture,
dit:

--J’ai presque envie de la renvoyer à maman et de rester avec vous; je
déteste vous laisser à votre isolement: vous êtes si peu faite pour
l’isolement!

Sylvaine fut véritablement touchée, mais engagea sa cousine à tenir ses
promesses.

--Bonsoir alors, puisque vous me renvoyez, et une meilleure année.

Puis, contrairement à ses habitudes, Kathleen donna à Sylvaine un baiser
affectueux, et tout en descendant l’escalier, de la main, continua à lui
faire signe amicalement, pendant que Sylvaine, penchée sur la rampe, la
regardait s’éloigner.



XXXI


Le calme était profond dans ce salon placé à l’arrière de la maison; on
n’entendait même pas le roulement des quelques voitures qui passaient
dans le square; à l’intérieur, rien ne bougeait. Nurse Rice fermait les
portes sur son malade et sur elle-même, dès neuf heures, et le nombreux
personnel, sauf un valet de pied qui sommeillait dans le hall, se
trouvait au sous-sol pour le souper.

Sylvaine, qui n’y eût peut-être pas songé sans les paroles de Kathleen,
éprouva tout à coup le très vif sentiment de solitude auquel se mêla une
peur imprécise. Au départ de Kathleen elle avait éteint une partie de
l’électricité, ne gardant d’éclairée que la table où elle lisait; d’un
geste, elle ralluma tout, jetant les yeux autour d’elle avec angoisse.
Derrière les grandes portières de tapisserie, soigneusement baissées, il
y avait l’autre immense salon, sombre et vide. Elle regarda à plusieurs
reprises la porte qui donnait sur l’escalier avec une appréhension
inexpliquée de la voir s’ouvrir. L’idée d’être obligée de monter deux
étages pour arriver à sa chambre, de passer devant tant de portes
closes, lui fut désagréable.

--Je suis ridicule, pensa-t-elle; en quoi cette soirée est-elle
différente des autres? La dernière de l’année! mais c’est une
convention; chaque jour termine une période de temps qui tombe dans le
passé. Que je sois triste, c’est naturel; mais que j’aie peur, car j’ai
peur--et elle frissonna--c’est une folie. J’ai mal aux nerfs,
assurément. Je vais écrire à Nelly Holt; cela me forcera à ne pas
laisser errer mes idées.

Résolument, elle se mit à la table de Mme Hurstmonceaux et commença sa
lettre. Elle n’était pas arrivée au bas de la page, et dix heures
venaient de sonner dans le silence quand retentit le heurtoir de
l’entrée.

Une idée folle traversa la cervelle de Sylvaine. Elle s’imagina
qu’Albéric lui faisait la surprise de venir lui souhaiter la bonne
année. Ce devait être lui, c’était lui. Quel autre pourrait être admis à
cette heure indue? Car on montait l’escalier. D’un élan elle se leva,
s’avançant, tremblante d’une joie délicieuse. On se rapprochait:
lentement la porte roula sur ses gonds et, à la stupéfaction de
Sylvaine, livra passage à Archie Elliot. Elle eut un mouvement de recul.
Dès le seuil, le domestique encore là, il avait dit très haut:

--Je suis porteur d’un message de Mme Hurstmonceaux.

Puis, avant que Sylvaine, soudain tombée de si haut, eût trouvé un mot
de réponse, il fut à son côté, et la saisissant avec impétuosité il
essaya de la serrer dans ses bras, tout en répétant d’une voix étouffée:
«Darling, darling!...»

Terrifiée, Sylvaine le repoussa de toutes ses forces. Evidemment
surpris, il avait relâché son étreinte. Elle se recula, blême, trouvant
à peine la force de balbutier:

--Mais vous êtes ivre... vous êtes ivre... Sortez!

Assurément Archie Elliot avait bu, car loin de lui obéir il marcha
hardiment vers elle, montrant ses dents de jeune chien.

--Chère petite hypocrite! Vous m’écrivez de venir, et vous me recevez
ainsi! N’ayez donc pas peur; nous sommes seuls, bien seuls...

Trop effrayée pour répondre, croyant avoir affaire à un fou, saisie
d’une terreur et d’une horreur qui lui enlevaient l’usage de la parole,
Sylvaine, les yeux dilatés, le regardait; elle le regardait venir, se
rapprochant pendant qu’éperdue elle se dérobait, renversant les chaises
sur son passage... arrêtée soudain par le froid du carreau qu’elle
rencontra derrière elle.

Archie lui parlait doucement.

--Venez, ma beauté, venez dans mes bras; vous savez bien que je vous
aime.

Et brusquement il l’avait reprise, la maîtrisant cette fois, essayant de
l’entraîner vers le canapé garni de coussins.

Elle poussa un cri rauque, cri que des baisers tentèrent d’étouffer.
Mais d’un effort désespéré elle se baissa et mordit si violemment la
main d’Archie que dans un mouvement involontaire il fit un pas en
arrière et lâcha Sylvaine.

Au même instant, une voix furieuse lui criait tout près: «Canaille!»
Devant lui se tenait Mme Hurstmonceaux en robe rouge, tout étincelante
de diamants. Entrée silencieusement par la portière du grand salon, elle
avait jeté à terre son manteau; la colère lui convulsait le visage, et
comme une furie elle s’avança vers Sylvaine qui, à moitié évanouie,
s’était affaissée sur une chaise.

--Misérable! misérable, que j’ai reçue dans ma maison par pitié... oui,
par pitié!

Sylvaine qui, se croyant secourue, s’abandonnait, bondit sur ses pieds.

--C’est à moi que vous parlez, à moi que cet homme a insultée?

Et d’un mouvement de pudeur ses deux mains couvrirent son visage.

--Oui, à vous, mademoiselle, à vous, répéta Mme Hurstmonceaux haletante,
redevenue dans l’excès de sa passion la femme de bas étage. Ah! Ah!
j’étais aveugle, je ne voyais pas, mais d’autres voyaient votre manège.
Vous saviez bien où prendre vos amoureux. C’est sans doute lui que vous
avez été rejoindre à Paris. Imbécile que j’étais!

Et se retournant, les deux poings crispés et menaçants, vers Archie
Elliot:

--Vous êtes son amant, mais vous me le payerez cher tous les deux; je la
déshonorerai publiquement, entendez-vous? Et vous, et vous...

Elle faillit étouffer.

--Vous êtes folle, entièrement folle, dit Elliot livide à son tour.

Puis, s’emparant des bras levés de Mme Hurstmonceaux, il les abaissa
dans une violente saccade.

--Taisez-vous! Vous ne savez pas ce que vous dites.

--Ah! je ne sais pas ce que je dis? Je vous ai assez comblé, vous vivez
de mes bienfaits; et sous mon toit, avec cette fille que j’ai
recueillie... Ah! on ne me croyait pas assez pure pour elle. C’est assez
ridicule du reste; on sait ce qu’était sa...

Le mot qu’elle allait prononcer fut arrêté par la main brutale d’Archie
Elliot, se posant large et rude sur la bouche ouverte pour crier
l’outrage. En même temps, il siffla entre ses dents:

--Je vous tue, si vous ne vous taisez pas.

Mme Hurstmonceaux éclata alors en sanglots.

--C’est horrible! C’est affreux! Je la chasse. Qu’elle sorte, qu’elle
parte tout de suite.

Et se jetant en avant vers Sylvaine médusée et comprenant à peine la
scène dans laquelle elle jouait un rôle:

--Sortez de chez moi, vous dis-je, voleuse d’hommes. Demandez-lui de
vous suivre, allez chez lui, si vous voulez. Demain... demain... je
déchirerai mon testament... Quand je pense qu’il faut que j’attende à
demain.

Et, dans un geste de rage impuissante, elle se tordit les mains.

Sylvaine, ainsi que dans un cauchemar épouvantable, marchait vers la
porte. Elle partait, elle partait... Pourvu que les forces ne lui
manquassent pas!

Mme Hurstmonceaux, en proie à un véritable délire, continuait à hurler
ses insultes à l’un et à l’autre; Archie Elliot lui ordonna
impérieusement le silence.

--Je ne sais quel est le diable qui a préparé ceci, dit-il tout bas...
mais prenez garde, prenez garde...

Et la secouant de droite à gauche par le seul mouvement du bras, il la
jeta échevelée et écumante sur un siège bas... Elle répétait de sa voix
étranglée--on voyait les mouvements spasmodiques de sa gorge qui
menaçaient de rompre le fil de perles qu’elle avait au cou:

--Vous me rendrez tout, tout l’argent que je vous ai donné; et mon
testament... je referai mon testament...

Sylvaine avait franchi le seuil. La porte avait été refermée derrière
elle, elle était seule. Etourdie comme d’un coup de massue, elle se
passa deux ou trois fois la main sur le front, ne réalisant pas, ne
sachant ce qu’elle allait faire. Dans le salon, les éclats de voix
continuaient et se répercutaient dans la maison sonore. Soudain, une
porte du rez-de-chaussée s’ouvrit vivement; quelqu’un monta l’escalier
et nurse Rice, émue contre sa coutume, fut aux côtés de Sylvaine.

--Qu’est-ce qu’il y a? Le colonel est très agité; il veut se lever.

--Je m’en vais... murmura Sylvaine du bout des lèvres, je m’en vais...

--Mais où? interrogea nurse Rice stupéfaite.

--Je ne sais pas... mais je m’en vais... Oh! laissez-moi partir, vite,
vite...

Nurse Rice l’aida à descendre; quand elles furent en bas de l’escalier,
elle fit entrer Sylvaine dans la salle à manger déserte.

--Restez là; je vais chercher un manteau.

Boddle, le maître d’hôtel et un valet pied, assistaient
imperturbablement graves à ce qui se passait.

--Boddle, dit nurse Rice, miss Charmoy désire un fiacre tout de suite.

--Très bien, madame, mais il vaudrait peut-être mieux que James monte
sur le siège.

Rien n’étonnait Boddle, et il ne perdait jamais sa présence d’esprit.

--Oui, certainement, vous avez raison.

La porte fut ouverte et le coup de sifflet d’appel lancé dans la nuit.
C’était une nuit assez claire, avec de la neige sur la terre et les
arbres dépouillés. En moins d’une minute, une voiture fermée fut arrêtée
au ras du trottoir.

Nurse Rice était revenue vers Sylvaine, qui passive se laissait faire;
elle l’enveloppa d’une de ses longues pèlerines d’uniforme et lui mit un
châle de laine noire sur la tête.

--Chez Mme Caulfield? suggéra-t-elle.

--Non, dit Sylvaine en frissonnant, non... chez Nelly Holt; Nelly me
recevra.

--Mais, miss Charmoy, qu’est-ce qui a pu arriver? Votre oncle est dans
un état alarmant; comment vais-je le calmer? Qu’est-ce que je dois dire?

--Dites ce que vous voulez... oh! laissez-moi m’en aller...

La voix de Mme Hurstmonceaux, vitupérant, s’entendait jusqu’au
rez-de-chaussée.

Sylvaine, sans rien regarder, ne pensant qu’à fuir, descendit hâtivement
les marches, vit s’ouvrir la portière de la voiture, et, à sa surprise,
James prendre place à côté du cocher. Elle n’avait pas parlé, l’adresse
avait été indiquée par nurse Rice. Le cheval fatigué s’ébranla, la
voiture roula doucement sur la neige. Le trajet fut court.

La vue de James dans sa livrée somptueuse donna au portier de l’immeuble
de Queen Anne Street la meilleure opinion de l’importance de Sylvaine,
et, sans faire attention à ce que son aspect avait d’étrange, il
l’accompagna respectueusement jusqu’à la porte de miss Holt. Là, il
fallut sonner plusieurs fois avant d’obtenir une réponse. Enfin, miss
Holt, dans une longue robe de flanelle blanche, parut, et à la vue de
Sylvaine faillit pousser une exclamation, mais un seul coup d’œil lui
apprit qu’il se cachait un drame sous cette venue inopinée; et, avec un
mot de remerciement au portier, le congédiant rapidement, elle entraîna
Sylvaine dans son petit salon: le feu s’y éteignait, et la lampe de
travail ne donnait qu’une clarté restreinte. La pièce était en désordre
et l’aspect plutôt triste.

--Je vais ranimer le feu, dit immédiatement Nelly, s’y employant, et
parlant à Sylvaine le dos tourné. Asseyez-vous, mais n’ôtez pas encore
votre manteau... je vous ferai un lit sur mon sofa, il est organisé pour
cela.

--Comment savez-vous que je viens vous demander à coucher? dit Sylvaine
d’une voix blanche.

--Je le présume, car vous ne venez certainement pas me demander à
souper. Ne parlez pas, si cela vous fait mal; vous me direz demain ce
qui en est; du moins, si vous le voulez; ne craignez pas mes questions.

Puis se levant:

--Voilà un très bon feu, approchez-vous. Désirez-vous du thé? Moi, dans
les émotions, le thé me fait du bien.

Mais Sylvaine, sous la détente de cette réception rassurante, avait
senti défaillir ses dernières forces de résistance, et, avec un sanglot
douloureux, tomba dans une crise de nerfs.

Nelly, avec beaucoup de bonté, d’une main ferme, lui donna les secours
nécessaires.

--Pleurez, disait-elle, pleurez; les larmes soulagent.

Peu à peu, Sylvaine s’apaisa; ses paupières se fermèrent; elle demeura
immobile, et les larmes chaudes qui roulaient lentement sur ses joues
révélaient seules l’état de son âme... Une demi-heure s’écoula dans un
douloureux silence.

Nelly, assise à terre à côté du large sofa, tenait la main inerte de
Sylvaine, et son propre visage trahissait la souffrance. A deux ou trois
reprises, son front se contracta et ses lèvres se serrèrent dans une
volonté de se vaincre. Puis, quand elle crut Sylvaine calmée, elle se
leva, lui prépara la tasse de thé qu’elle lui avait proposée, et la lui
fit boire.

--Je suis bien... balbutia Sylvaine. Je vous demande pardon. Oh! Nelly,
si vous saviez...

Et alors, incapable de se contraindre plus longtemps, elle dit
l’épouvantable et inexplicable scène qui venait de se passer...

--Comprenez-vous? Comprenez-vous?...

Nelly Holt l’avait écoutée debout, le regard fixé sur les yeux de
Sylvaine, effarée de ce qu’elle entendait.

--C’est abominable, monstrueux! Oh! Sylvaine, votre place n’était pas
là...

Puis, d’une voix plus douce:

--Pauvre enfant!

Sylvaine répéta:

--Comprenez-vous, Nelly?

--Oui, et je devine qui a préparé ce scandale... Ne pleurez pas,
Sylvaine; en quoi la folie de ces misérables peut-elle vous atteindre?

--J’irai me cacher dans un couvent; la vie ne vaut plus rien pour moi,
murmura Sylvaine.

Nelly pour l’instant ne la contredit pas; elles se turent. Puis, miss
Holt dit:

--Couchez-vous, Sylvaine. Je suis lasse moi-même; nous causerons demain.

--Si vous le voulez.

--Oui, je vous le demande.

Bientôt Sylvaine fut étendue dans le lit improvisé que lui avait dressé
Nelly, et telle était sa fatigue qu’elle s’endormit.

Nelly ne put trouver le sommeil. Elle passa la majeure partie de la nuit
à lire, et surtout à envisager l’avenir... Vers le matin, dans le secret
de son âme, elle avait pris une décision, et put enfin trouver le repos.

Le jour vint; le premier jour du nouvel an, triste et blafard. Il
pleuvait, la boue semblait couler dans les rues, la neige fondait,
devenue noire. Les pensées de mort, de tristesse et d’abandon,
flottaient dans l’air.

Sylvaine se leva à l’appel de Nelly, et accomplit mécaniquement les
actes de sa toilette. Nelly mit à sa disposition une blouse et une jupe
du matin, la força à s’en revêtir, et l’obligea à déjeuner; l’espèce de
réserve qui semblait exister entre elles depuis le voyage à Paris avait
disparu. Dans ce petit logis, où tout ce qui était nécessaire et commode
se trouvait dans une simplicité parfaite, Sylvaine ressentait une
sensation de sécurité et de bien-être; elle envia Nelly, et se demanda
si celle-ci n’avait pas découvert la véritable voie, lui permettant de
prendre part à la vie sans être trop meurtrie.

Nelly paraissait si affranchie du monde extérieur, si entièrement
maîtresse de sa propre personne! Il y avait cependant dans l’expression
de son visage une sorte de sévérité triste que Sylvaine observa pour la
première fois. Elle eut conscience d’une transformation mystérieuse dans
la personne de Nelly, et en chercha la raison.

Pas une parole n’avait été échangée sur les événements du soir
précédent, quand Nelly dit:

--Sylvaine, je vais vous laisser seule; je tiens à avertir les Caulfield
moi-même, et tout de suite. Je pense que vous préférez ne pas venir avec
moi.

--Oh! non, dit Sylvaine en frissonnant; mais qu’allez-vous dire?

--Ce qui est. Je pense à ce malheureux colonel Hurstmonceaux; il faut
qu’on aille le voir.

--Vous avez raison.

--Lisez, en mon absence; occupez-vous. Tâchez de fortifier votre moral,
ne vous abandonnez pas. A quoi cela sert-il? Soyez une créature
raisonnable, Sylvaine. On est dans la vie; il faut la regarder en face,
quelle qu’elle soit.

--Je tâcherai.

Lorsque Nelly fut partie, Sylvaine n’éprouva qu’un immense
découragement. Déjà la scène de la veille lui paraissait presque un
rêve: la calomnie ne touche vraiment les êtres purs que d’une façon
réflexe; on ne peut souffrir d’une maladie dont on n’est pas atteint...
Sylvaine avait entendu avec horreur les mots de Mme Hurstmonceaux à
Archie: _Vous êtes son amant_. Mais l’abominable accusation s’était à
peine précisée à son imagination. La grossièreté de l’attaque, et
surtout la terreur que lui avait causée la tentative d’Archie Elliot,
l’avaient frappée plus comme une souffrance physique qu’une souffrance
morale; elle n’avait, à la vérité, nullement mesuré l’étendue du péril
où elle s’était trouvée. Une fois qu’elle avait fui, une fois qu’elle se
trouvait à l’abri, c’était fini: il ne lui semblait pas possible que qui
que ce soit crût qu’elle avait joué le rôle que lui prêtait Mme
Hurstmonceaux. Elle s’en irait, elle retournerait en France, dans un
couvent, ou bien elle vivrait avec Pauline... Mais son oncle? Peut-être
son devoir lui ordonnait de se consacrer à lui? Il l’avait aimée,
défendue. Par un revirement, toute sa sollicitude se porta vers lui;
elle se reprocha d’y avoir si peu pensé.

Pendant ce temps, l’année avait commencé à Portman Square d’une façon
tragique. Mme Hurstmonceaux, exaspérée par le départ d’Archie Elliot,
qui lui avait déclaré qu’elle ne le verrait plus, était descendue à la
première heure du matin chez son mari, et là, malgré les supplications
de nurse Rice, avait déversé toute sa fureur.

--Oui, votre chère nièce, si pure, donnait des rendez-vous à Archie
Elliot; elle a passé huit jours à Paris avec lui... Je le prouverai, je
le prouverai... Non, on ne me fera pas taire, je proclamerai partout ce
qui en est... Ah! vous m’avez épousée pour mon argent, et c’est pour
avoir mon argent que vous l’avez fait venir, elle! Mais elle n’aura
rien, rien, entendez-vous? Je consulterai mon solicitor... Tout Londres
saura...

Elle n’avait pu finir sa phrase. Pour un instant la force était revenue
au colonel Hurstmonceaux; relevant sa tête blanche, les yeux hors de
leurs orbites, il lui avait crié d’une voix formidable:

--Taisez-vous, femme...

Et, comme elle continuait, le vieil homme, s’emparant d’une carafe à sa
portée, l’avait lancée à la volée; le projectile alla frapper Mme
Hurstmonceaux qui, atteinte au côté de la tête, trébucha et tomba,
pendant que lui-même, repris par le mal qui le tenait, s’affaissait en
proie à des convulsions...

A grand’peine on avait emporté Mme Hurstmonceaux hurlante et appelant la
police à son secours. Ce fut une scène d’atroce confusion, où nurse Rice
elle-même, vraiment saisie d’horreur, perdit son sang-froid; le seul
Boddle le garda; par ses soins, le docteur fut appelé en hâte et Mme
Caulfield prévenue que le colonel venait d’être frappé d’une nouvelle
attaque.

Lorsque Nelly arriva vers onze heures à la tranquille petite maison de
Chester Place, Kathleen lui apprit que sa mère avait été mandée auprès
du colonel Hurstmonceaux, et, avec une indignation qui se contenait à
peine, écouta à son tour le récit que lui fit Nelly.

--Mais cette créature mérite le fouet, mérite le pilori... Pauvre
Sylvaine! Nous n’aurions pas dû la laisser là... Oh! Nelly, quelles
choses on fait pour ce misérable argent!



XXXII


Mme Caulfield avait eu peine d’abord à comprendre les explications
confuses de nurse Rice. Sylvaine était partie, Sylvaine était chez miss
Holt! Nurse Rice avoua qu’il y avait eu, le soir précédent, une grande
querelle entre Mme Hurstmonceaux et sa nièce; mais elle en ignorait le
motif. Mme Hurstmonceaux elle-même était malade; elle avait eu un
accident; le docteur se trouvait précisément auprès d’elle.

Nurse Rice ne dissimula pas qu’elle croyait le colonel bien près de sa
fin; après une crise agitée, il se trouvait dans un état presque
comateux. Le Père Carr fut mandé d’urgence; la pauvre Mme Caulfield,
très impressionnée, tirait à chaque instant son flacon de sels de sa
poche afin de le respirer. Un valet de pied était allé dans un fiacre
chercher Kathleen, Mme Caulfield se sentant incapable de se débrouiller
seule dans une situation aussi compliquée.

Le docteur, en descendant de chez Mme Hurstmonceaux, était entré parler
à nurse Rice et l’avait engagée à faire demander immédiatement une de
ses collègues car Mme Hurstmonceaux, était menacée d’un transport
cérébral. Sir Hugh Marner, un des plus renommés praticiens de Londres,
extrêmement affable et doux, s’étonnait de la violence avec laquelle la
fièvre s’était déclarée. Il en cherchait évidemment la cause et exprima
le désir de voir miss Charmoy.

--Miss Charmoy est justement partie en visite, lui répondit nurse Rice.

--C’est fâcheux. Faites-la avertir sans retard; l’état du colonel est
tout à fait grave, et je ne suis pas rassuré sur Mme Hurstmonceaux.
Veillez, je vous prie, à ce que mes instructions soient strictement
exécutées; je reviendrai ce soir.

Kathleen n’avait pas été longue à paraître, et elle mit sa mère au
courant de la vérité.

--Oh! Kathleen, quittons cette maison. Venez, ne restez pas chez cette
femme, s’écria Mme Caulfield au comble de l’indignation.

--Et le pauvre homme qui se meurt, mère? Il a voulu être bon pour
Sylvaine. Non, je resterai, moi: ces spectacles ne me font pas peur...
Cette femme ne saura jamais que nous sommes là... Nous ne devons pas
abandonner notre parent.

Et elles étaient restées, Boddle officieusement veillant sur Mme
Caulfield et de demi-heure en demi-heure lui faisant offrir les
réconfortants qu’il jugeait salutaires contre les émotions.

En silence, tout s’organisait; nurse Rice avait reçu sa collègue venue
sans délai, l’avait installée auprès de Mme Hurstmonceaux, dont la
fièvre augmentait... on avait peine à la maintenir dans son lit. Nurse
Rice, qui était montée plusieurs fois, hochait la tête; elle n’osait
dire à Mme Caulfield l’action violente du colonel... Jamais elle n’avait
rien traversé de pareil, et toute sa sérénité professionnelle en était
ébranlée.

De nouveau, le heurtoir de la porte d’entrée avait été emmitouflé, et
Boddle, avec un visage solennel, répondait aux interrogations des
visiteurs: «Le colonel Hurstmonceaux était beaucoup plus malade... Mme
Hurstmonceaux était au lit avec la fièvre...» Mais personne ne passait
le seuil; les ordres de sir Hugh Marner étaient catégoriques, et Boddle
y obéissait. Nul n’était admis. Ce fut la réponse faite à Mme Duran en
personne quand, infiniment surprise des nouvelles qu’on lui
transmettait, elle descendit de voiture pour s’informer directement,
insistant pour entrer, mais en vain et sans obtenir aucun
éclaircissement.

Mme Hurstmonceaux malade! Qu’avait-il pu se passer depuis la veille? Mme
Duran n’était pas absolument rassurée au sujet de la petite combinaison
qu’elle avait mise en train, non qu’elle ressentît le moindre scrupule;
à son avis, ces choses-là étaient ruses de guerre, mais encore
fallait-il qu’elles réussissent. L’excellente miss Neville, bien
innocemment, avait provoqué l’emploi des moyens extrêmes: ignorant
complètement la liaison de son frère, touchée de l’intérêt de Mme Duran,
elle s’était laissée aller à lui faire des demi-confidences. Alors la
belle Maud, plaidant le faux pour savoir le vrai, en souriant prononça
le nom de Sylvaine. Convaincue que leur amie était du secret, miss
Neville avait abdiqué toute réticence et chaleureusement exprimé ses
espérances pour son frère.

Tous ses amis doivent désirer son mariage.

Et Mme Duran avait absolument partagé ces sentiments.

Mais on ne renonce pas à une proie aussi précieuse sans tenter un
dernier effort. Mme Duran s’était aisément persuadée que Sylvaine était
amoureuse d’Archie Elliot; rien de plus naturel, quoique ce fût une
monstrueuse ingratitude vis-à-vis de Mme Hurstmonceaux, qu’il était
charitable de mettre en garde. Une fois avertie, le scandale éclaterait
infailliblement, surtout en y aidant, et le colonel Blunt aurait les
yeux ouverts... Archie Elliot était odieux à Mme Duran heureuse de se
venger de bien des insolences tacites.

Cependant, elle avait été un peu alarmée de l’agitation avec laquelle
Mme Hurstmonceaux avait accueilli ses révélations affectueuses, et
depuis la veille elle demeurait impatiente d’en recevoir des nouvelles.
Le silence complet gardé à son égard l’avait profondément étonnée.
L’annonce de la maladie soudaine de Mme Hurstmonceaux la frappa d’une
vraie stupeur qui s’augmenta encore lorsqu’en rentrant elle reçut la
visite du colonel Blunt, un peu réservé sans doute, mais très libre
d’esprit... Apparemment, aucun mauvais bruit ne courait encore... Mme
Duran se sentit mal à l’aise et elle supplia le colonel Blunt d’aller
lui-même aux nouvelles chez leurs malheureux amis: elle ne pouvait
s’imaginer ce qui était advenu, et leur état lui inspirait les plus
vives sollicitudes.

De son côté, Archie Elliot faisait ses réflexions... Il avait deviné
tout de suite par qui le coup avait été monté; mais, plus persuadé que
jamais de son empire absolu sur Mme Hurstmonceaux, il se décida à jouer
le tout pour le tout. Il demanderait la main de Sylvaine; il irait
jusqu’à l’épouser, et malgré cela il réduirait la vieille femme à ce
qu’il voudrait. Archie ne croyait nullement être indifférent à Sylvaine
et n’avait vu dans ses questions pour Nelly Holt qu’un prétexte à
entretiens fréquents. Ce mariage avec une si jolie fille sans fortune
lui serait en même temps une réclame énorme, et il était bien décidé à
ce que cette même jeune fille devînt fort riche à brève échéance. Mme
Hurstmonceaux serait évidemment trop heureuse de le revoir, de retrouver
son affection à n’importe quel prix, et il comptait en mettre un très
élevé. Archie, qui ne doutait de rien, résolut de prendre Mme Caulfield
comme intermédiaire: c’était une femme faible à qui il ne serait pas
trop difficile de faire accroire que la passion l’avait affolé...
L’important était de la voir avant qu’elle ne fût avisée des événements.
Aussi, dès l’heure du lunch, le premier janvier, Archie Elliot, beau et
resplendissant, frappait à la porte de la petite maison de Chester
Square. Il fut infiniment déçu quand on lui apprit que ces dames étaient
sorties. La housemaid, à la vue de ce jeune homme si distingué et
évidemment si désappointé, crut rendre service à miss Kathleen en
ajoutant: «On est venu tout à l’heure chercher miss Caulfield pour aller
chez le colonel Hurstmonceaux, qui est très malade.»

Jane admira la sensibilité du jeune homme, car, ainsi qu’elle le raconta
un moment après à la cuisinière, «il est devenu tout blanc, et m’a donné
sa carte sans ajouter un mot. Je n’ai pas vu un si beau gentleman depuis
longtemps.»

--Bonne chance pour miss Kathleen, dit la cuisinière qui avait le cœur
tendre.

Après cette déception, Archie Elliot était parti sans trop savoir à
quelle détermination s’arrêter... Aller aux nouvelles dans Portman
Square lui parut difficile; il se décida pour l’expectative et se fit
transporter dans Saint-John’s Wood, chez une jolie actrice de ses amies
qui l’aiderait à oublier momentanément ses ennuis. Il était préférable,
en cas de racontars, qu’on ne le vit ce jour-là ni au Club ni ailleurs.

Aux dernières heures de l’après-midi, le colonel Hurstmonceaux était si
manifestement près de sa fin que Kathleen, prise de pitié pour sa mère,
l’engagea à s’en aller.

--Mère, Sylvaine devrait être ici; il a prononcé son nom plusieurs fois;
il faut aller l’avertir. Elle est chez Nelly. Restez chez Nelly et
envoyez-moi Sylvaine: son devoir est d’être près de son oncle; ce sera
l’affaire de quelques heures seulement... Elle regretterait toujours de
n’être pas venue. Vous la déciderez parce qu’elle a confiance en vous.

Mme Caulfield avait accepté avec empressement un prétexte pour quitter
la maison de Portman Square, l’idée de la malade qui délirait
furieusement en haut et de l’homme qui mourait sous ses yeux étant
au-dessus de sa force nerveuse; d’ailleurs, elle était accoutumée
d’obéir à sa fille, et se laissa habiller sans résistance. Kathleen
sonna ensuite pour demander un fiacre, mais Boddle fit respectueusement
observer que le cocher était prévenu et que le coupé de Mme
Hurstmonceaux serait à la porte dans un moment. Mme Caulfield aurait
protesté, mais Kathleen ne lui en laissa pas le temps.

--C’est mieux ainsi; Boddle a raison, et la voiture ramènera Sylvaine.

--C’est votre devoir, chère, avait dit Mme Caulfield. Et ce mot prononcé
doucement avait eu un effet instantané sur Sylvaine. Surmontant toutes
ses répugnances, elle s’était déclarée prête à partir, et sans perdre un
moment, étouffant ses larmes, s’était mise en voiture.

Kathleen vint au-devant de sa cousine dans le hall où, du reste, Boddle
avait fait le vide. En une seconde Sylvaine se trouva dans le cabinet de
son oncle; la porte de la chambre était ouverte, et son regard apeuré
chercha le lit; sur l’oreiller la tête du moribond reposait.

--Il respire bien mal, dit Kathleen, mais il a des instants de lucidité:
il a reconnu le Père Carr; il vous a appelée, Sylvaine.

Sylvaine, tremblante, s’était défaite et suivit Kathleen. Nurse Rice
s’approcha et lui donna une poignée de main significative.

Avec précaution Sylvaine s’agenouilla contre le chevet du lit et, posant
sa main sur la main ridée et déformée qui pendait sur le drap:

--Oncle Robert, dit-elle, c’est moi.

Le son de sa voix agit comme une pile électrique. Le colonel ouvrit les
yeux et regarda autour de lui avec une expression d’indicible angoisse.
Puis, immobilisant ses regards sur le visage de Sylvaine, il dit très
distinctement:

--O sœur Mary, c’est vous? Comme vous avez l’air jeune, darling! Vous ne
m’avez donc pas oublié?

--Non, non... balbutia Sylvaine.

--Pourquoi ne veniez-vous pas? J’ai encore fait une folie, Mary; mais,
sœur, vous êtes là, vous plaiderez pour moi... je suis plus
tranquille... oui, beaucoup plus tranquille... Mary...

Et la main presque inerte se crispa sur la petite main de Sylvaine. De
grosses larmes chaudes mouillèrent la main du mourant... Il rouvrit les
yeux comme surpris... la pression devint plus forte... puis soudain
doucement se relâcha... La tête ne bougea pas, mais trois fois, à courts
intervalles, le souffle passa entre les lèvres entr’ouvertes... et puis
le calme parfait se fit... pour jamais.



XXXIII


Mme Caulfield avait voulu emmener Sylvaine, mais celle-ci demanda à
rester chez Nelly Holt pendant quelques jours encore. Elle trouvait dans
ce petit logis si clos une sorte de solitude calme qui l’apaisait et s’y
sentait extraordinairement à l’abri. Puis, Nelly parlait peu et ne lui
demandait aucun effort, et, dans le désarroi d’esprit de Sylvaine, la
paix semblait le bien principal. Lentement, comme une plante vivace que
l’orage a couchée sans la briser, elle se relevait du choc moral qu’elle
avait reçu. M. Gardonne et Albéric avaient annoncé leur arrivée, afin
d’assister à l’enterrement du colonel Hurstmonceaux; Sylvaine se voyait
maintenant affranchie de tous les liens imaginaires qui l’avaient
attachée à une place fixe. Elle essayait de tout son cœur de pleurer son
oncle, mais le regret lui était impossible. Elle l’aimait, elle ne
l’oublierait pas, elle était heureuse d’avoir consolé ses derniers
moments et l’associait pour toujours au souvenir de sa grand’mère.

Le colonel Hurstmonceaux, dans un testament très régulier, avait laissé
à Sylvaine sans aucune réserve tout ce qui lui était personnel,
c’est-à-dire beaucoup de souvenirs de famille, de bijoux anciens, dont
Mme Hurstmonceaux n’avait jamais eu connaissance; plus, une somme
d’environ soixante-quinze mille francs, résultat de bons placements
effectués depuis son mariage avec les épaves de son ancienne fortune.
Sylvaine se réjouissait d’être plus riche, pensant que l’argent
aplanirait bien des obstacles... Albéric avait des goûts simples; la vie
pourrait être bonne et sûre à Escalquens; il était venu à Sylvaine comme
une nausée du luxe, et la simplicité de Nelly Holt, qui n’avait dans son
existence rien de factice, l’attirait: c’était ainsi qu’elle souhaitait
vivre, donnant aux choses du cœur la place prépondérante que Nelly
attribuait à celles de l’esprit.

Le colonel Blunt et le solicitor de la famille étaient les exécuteurs
testamentaires du colonel Hurstmonceaux; ils avaient pris momentanément
la direction de la maison de Portman Square que les circonstances
laissaient sans maîtres. Mme Hurstmonceaux, après avoir été quelques
heures en danger, allait mieux, et sir Hugh Marner répondait de sa
guérison, mais le calme absolu était indispensable; elle ignorait donc
son veuvage et tous les événements extérieurs. On avait transporté chez
Mme Caulfield les effets de Sylvaine, en attendant la décision qu’elle
prendrait d’accord avec son tuteur.

Non sans un peu de répugnance, Sylvaine avait consenti à recevoir le
colonel Blunt et sa sœur; celui-ci l’avait conjurée de lui exprimer ses
désirs. Pouvait-il quoi que ce soit pour lui être agréable? Il obtint,
ainsi que miss Neville, la permission de revenir; mais ni l’un ni
l’autre ne firent de questions sur les causes de son départ de Portman
Square.

Sylvaine avait l’intuition d’être toute proche d’une crise définitive
dans sa vie. L’esprit et le cœur lourds d’espérances confuses, elle
aurait voulu que Nelly lui parlât de l’avenir; mais Nelly semblait y
répugner. Si, au reçu de ses lettres de France, Sylvaine lui en lisait
quelques passages, l’autre demeurait silencieuse, le sourcil froncé,
évidemment préoccupée...

L’avant-veille du jour où les messieurs Gardonne devaient arriver, les
jeunes filles, chacune un livre à la main, s’étaient établies pour
passer la soirée, Sylvaine distraite et cherchant dans le feu le mirage
de ce qui l’attendait. Tout à coup Nelly posa son livre et d’un air
résolu se rapprocha de Sylvaine; leurs fauteuils d’osier se touchaient
presque, mais toutes deux regardaient le foyer. Sylvaine eut le
pressentiment d’une souffrance et sans savoir pourquoi, frémit. D’une
voix qui se maîtrisait, Nelly dit très bas:

--Sylvaine, je vais vous faire une confession bien douloureuse, mais je
vous la dois; j’ai lutté et j’ai compris que je vous devais la vérité...
La vérité est parfois bien cruelle...

--Oh! Nelly, puis-je vous aider? demanda Sylvaine, émue de l’intonation
qui trahissait une détresse évidente.

--Merci; personne ne peut m’aider, je saurai me suffire... Vous savez,
Sylvaine, que j’ai toujours eu confiance en moi-même: je me jugeais
au-dessus des tentations et des passions.

... Je me trompais...

Et d’un mouvement rapide elle fit faire volte-face à son fauteuil et
tourna son visage vers Sylvaine.

Une lumière instantanée traversa l’esprit de Sylvaine... Elle ne dit
qu’un mot:

--Albéric?

Nelly se laissa glisser à terre et s’assit, les deux mains jointes
enserrant ses genoux relevés.

--Oui... Albéric... Sylvaine, il n’est pas digne de vous... il faut vous
éclairer. Je ne puis vous expliquer ce qui est arrivé, car je ne le
comprends pas moi-même... J’ai connu ce que je ne croyais jamais
connaître, une sorte de folie... folie si forte que j’ai cru m’en
affranchir en y cédant... Vous savez que je n’accepte pas les servitudes
qu’on impose aux femmes... J’ai agi délibérément... Lui, il ne comprend
la vie que pour ces amours passagères... Toute ma force m’avait
abandonnée... J’étais ivre... volontairement ivre... Depuis, j’avais
fait dans mon existence la part de cet égarement d’une heure... qui ne
nuisait à personne... Je croyais pouvoir l’oublier... mais... mais...
Oh! Sylvaine, comment vous l’apprendre? Une autre vie est en moi...

Il y eut un très long silence; puis, réalisant peu à peu cette
révélation inouïe, Sylvaine éclata en sanglots.

Nelly, le visage sec, continuait à regarder le feu.

--Il faut maintenant m’entendre jusqu’à la fin... Il ne sait rien... Je
ne _veux_ pas qu’il sache rien.

--Oh! Nelly, il vous épousera, il vous épousera! dit passionnément
Sylvaine.

--L’épouser! épouser un être que je méprise, un homme sans volonté, sans
but dans sa vie, un misérable esclave de ses sens! Jamais... jamais!
vous entendez? J’ai hésité; j’ai d’abord pensé à revendiquer tout haut
ma liberté... j’ai compris que l’heure n’est pas encore venue... Je vais
aller aux Etats-Unis... J’en reviendrai au temps voulu. J’ai assez
d’argent pour vivre un an et plus sans travailler... on a l’habitude de
mon indépendance; je placerai l’enfant là où on l’élèvera bien... Et
plus tard, quand ma situation sera indépendante, je le prendrai avec
moi... je n’ai aucune peur... et si vraiment l’amour m’avait entraînée
je n’aurais honte de rien... mais je reconnais ma bassesse... et la
sienne...

--Pauvre, pauvre Nelly!

--A votre égard, Sylvaine, j’ai cru ne pas avoir le droit de me taire.
Vous auriez agi dans l’ignorance; maintenant vous savez... Mais, ne
l’oubliez pas, vous êtes seule au monde à savoir...

--Oh! Nelly, jamais... jamais un mot. Mais, Nelly, s’il vous aime?

--Il ne m’aime pas...

--Il doit vous aimer.

--Non, non, Sylvaine, je ne me fais aucune illusion; je ne crois pas
qu’il puisse aimer: la débauche dessèche le cœur.

--Mais c’est horrible, Nelly!

--Oui, vraiment, c’est horrible; depuis longtemps je l’avais compris...
mais au moment du péril, ma connaissance ne m’a servi à rien.

--Oh! Nelly, si vous aviez prié...

Miss Holt haussa les épaules.

--Vous priez, vous, et je vous brise le cœur.

--Oui, mais j’espère... j’espère que lui et vous... Oh! Nelly, ce doit
être... pour... pour votre enfant.

Elle s’arrêta et murmura:

--Comment pourrai-je le revoir?

--Sylvaine, vous avez mon secret, vous ne devez pas le trahir... Et
maintenant vous savez pourquoi je préfère que vous alliez chez Mme
Caulfield. Moi, demain, je m’absenterai... Vous serez sans doute partie
de Londres lorsque je reviendrai... Vous tâcherez de me pardonner,
Sylvaine... J’avais voulu vous aider, insensée que j’étais; j’avais
deviné vos sentiments; je croyais pouvoir vous guider, vous rapprocher
de lui... et c’est moi... Du reste, tel qu’il est, il ne vous aurait pas
rendue heureuse; ne le regrettez pas.

Sylvaine ne répondait que par des larmes. Un chagrin aigu remplissait
son âme; la terre soudain lui manquait, et sans un regret, pendant
quelques secondes, elle désira véhémentement la mort.

Nelly s’était relevée, Sylvaine la regarda à la dérobée: elle lui
apparaissait maintenant comme une sorte d’énigme mystérieuse... Elle
avait aimé Albéric, et lui aussi l’avait aimée... Elle avait commis un
terrible péché; elle avait forfait à cet honneur de femme que Sylvaine
avait été élevée à tenir plus précieux que la vie... Et Nelly ne lui
faisait pas horreur! Elle en avait compassion. Oh! quel avait été le
crime d’Albéric! Albéric qu’elle croyait si bon... qu’elle chérissait il
n’y a qu’un moment...

Nelly reprit d’une voix qui trahissait sa profonde émotion:

--Nous nous dirons adieu, petite Sylvaine; j’aime mieux ne pas vous
revoir.

--Oh! Nelly, vous m’écrirez, vous m’écrirez quelquefois.

--Si vous le souhaitez, oui... J’ai gâté votre vie, mais je ne pouvais
pas honnêtement me taire.

--Non, vous ne le pouviez pas.

--Bonsoir, Sylvaine.

--Bonsoir, Nelly.

Leurs mains ne se cherchèrent pas; la porte se ferma et Sylvaine se
trouva seule.

Elle put alors reprendre haleine, essayer de comprendre ce qu’on venait
de lui apprendre. Une pensée dominait toutes les autres: Albéric était
perdu pour elle... perdu... Tout son être frémissait d’une sorte de
répulsion, et le souvenir affreux d’Archie Elliot essayant de la presser
dans ses bras la torturait. Le monde n’était donc que mal, que péché?...

Alors, l’amour si doux, si pur, dont sa grand’mère l’avait entretenue,
auquel elle avait cru, n’existait pas. Elle remémora avec désespoir
toutes les révélations cruelles des derniers mois, Mme Hurstmonceaux et
ses abominables insinuations. La honte dont on l’avait soupçonnée était
donc possible? Le mot se formula en elle comme une brûlure: Nelly avait
été la maîtresse d’Albéric... Nelly, si fière, si digne... Une chose
pareille pouvait arriver! Alors, comment vivre? Où chercher le refuge?
où trouver la paix? Elle eut la vision des religieuses à voile blanc
chantant le soir dans le jardin à l’heure de l’angélus.



XXXIV


Albéric arrivait le cœur en joie; il avait causé avec son père, et tous
deux étaient demeurés d’accord qu’il fallait ramener Sylvaine à
Escalquens: après, on verrait... Mme Delaroute avait saisi l’occasion de
la visite de M. Gardonne pour le chapitrer au sujet de sa nièce.--A quoi
pensait-il? Etait-il décent que Sylvaine vînt seule à Paris avec une
journaliste anglaise? Mme Hurstmonceaux, à son avis, se montrait
parfaitement incapable d’avoir la garde d’une jeune fille; et, ce bon
colonel mort, il fallait sérieusement songer à caser Sylvaine. Mme
Delaroute sans ambages ajouta:

--Ah çà! cher monsieur, pourquoi ne la mariez-vous pas avec son cousin?
J’ai idée que ces deux enfants en seraient très contents.

M. Gardonne, répétant les objections de sa femme, avait plaidé «les
modèles».

--Bêtises que tout cela! Et en fin de compte qu’est-ce que ça prouve?
Tout simplement que votre fils a des goûts d’intérieur. Non, monsieur,
ce sont de mauvaises raisons, voilà Sylvaine presque riche, c’est le
parti qui convient à M. Albéric.

Albéric avait paru être de cette opinion, les épisodes particuliers des
derniers mois n’altérant en rien sa sécurité. De quoi se serait-il
préoccupé? Si Nelly Holt avait eu des bontés pour lui, sans doute elle
l’avait bien voulu; une fille d’esprit et lui s’étaient rencontrés,
s’étaient plu, s’étaient aimés une heure dans la liberté réciproque de
leurs vies; quelle importance cela pouvait-il avoir? Albéric eût préféré
que Sylvaine ne fût pas amie de Nelly Holt; mais, en pareil cas,
l’ignorance équivaut à une négative; d’ailleurs, miss Holt, qui avait
beaucoup de tact, ne lui avait jamais écrit et ne songerait sans doute
guère à évoquer d’inutiles souvenirs. Albéric éprouvait une lassitude
réelle de ses aventures amoureuses, et malgré son intérim avec miss
Holt, épisode fugitif et sans lendemain, l’image de Sylvaine, depuis
leur dernière rencontre, ne l’avait guère quitté; il s’attendrissait en
pensant à elle; un grand désir de la tenir dans ses bras, de l’avoir
toute à lui, grandissait dans son cœur. La mort du colonel Hurstmonceaux
lui parut arriver à point pour résoudre toutes les difficultés. En
outre, Mme Duran l’avait abondamment édifié sur la valeur morale de Mme
Hurstmonceaux, et il souffrait maintenant de sentir Sylvaine en pareille
compagnie. Il n’en disait rien à son père, afin de ne pas le gêner dans
ses rapports avec Mme Hurstmonceaux dont M. Gardonne, suggestionné par
sa femme, était très occupé; il ne cessait d’en parler et estimait qu’on
aurait à agir avec beaucoup de diplomatie afin de ne pas heurter les
sentiments d’une tante aussi précieuse.

Les deux hommes furent reçus à leur arrivée à Londres par le colonel
Blunt et, quelque défense qu’ils en fissent, durent accepter son
hospitalité. M. Gardonne était pressé d’aller saluer Mme Hurstmonceaux;
il apprit avec un véritable regret qu’elle était trop malade pour voir
personne.

Le colonel Blunt expliqua qu’on avait jugé salutaire un changement
d’habitation pour Mlle Charmoy et qu’elle se trouvait momentanément chez
leur parente Mme Caulfield, où elle les attendait. M. Gardonne, emmené
d’office dans Charles Street, ne put se défendre, malgré sa simplicité
bonne enfant, d’être impressionné par le luxe qui régnait chez le
colonel Blunt. Dès le premier repas il apprécia la fine cuisine, les
vins parfaits qu’on lui servit, savoura l’excellent cigare et les
liqueurs de choix qui suivirent et, en s’allant coucher, dit à Albéric:

--Ah çà! ils sont donc tous riches dans ce pays? Si la maison de ton
oncle est sur le pied de celle-ci, qu’est-ce que Sylvaine va dire
aujourd’hui d’Escalquens?

--Sylvaine ne se soucie pas de ces choses, affirma Albéric; ce n’est pas
là qu’elle met son bonheur.

--Je veux bien, moi; mais, enfin, il faudra y regarder à deux fois avant
de lui faire manquer son héritage.

Après l’enterrement, qui eut lieu sans apparat, selon la volonté du
colonel Hurstmonceaux, et l’avoir conduit presque solitaire à son
dernier repos et à l’oubli définitif, les deux messieurs Gardonne se
rendirent chez Mme Caulfield. Elle les accueillit avec une cordialité
pleine de mesure et de bon goût, sincèrement heureuse de leur venue, car
Sylvaine la préoccupait et elle ne voyait d’issue à sa situation pénible
que par un prompt mariage avec Albéric.

Elle en avait causé avec Kathleen, qui approuvait d’avance cette
solution. Rien n’avait pu être dit à Sylvaine, car, à peine arrivée chez
Mme Caulfield, elle avait sollicité la permission de garder la chambre,
avouant ne pas se sentir bien. Mme Caulfield, avec beaucoup de
discrétion, lui avait laissé une entière liberté, s’abstenant de lui
adresser une seule question; sa propre sensibilité, infiniment aiguisée,
lui faisait ressentir très vivement l’outrage que Sylvaine avait
souffert. Aussi ne s’étonna-t-elle ni de l’altération des traits de la
jeune fille ni de l’accablement qu’elle montrait.

Sylvaine, comme écrasée par la révélation de Nelly Holt, demeurait
tremblante et brisée, épouvantée d’un avenir auquel elle ne comprenait
plus rien. L’obligation de se taire augmentait son angoisse; un pareil
secret était trop pesant pour son jeune cœur: une ombre profonde était
tombée sur la route; elle ne voyait plus clair.

Cependant, quand elle se sentit serrée dans les bras de l’oncle Jules,
embrassée par lui comme on ne l’embrassait plus, il se fit une détente
de tout son être; il lui parut un instant que le passé des derniers mois
était aboli, que sa grand’mère était dans la chambre à côté; puis la
voix d’Albéric, tout en la remuant profondément, lui rendit le sentiment
de la réalité.

--Et moi, cousine?

A son tour il l’embrassa, mais d’un mouvement insensible elle éloigna sa
joue; il pensa que la présence de Mme Caulfield et de Kathleen la
gênait, et il n’insista pas. Pour le quart d’heure, la politesse
requérait un air lugubre; plus tard il prendrait sa revanche.

Mme Caulfield se mit en frais pour M. Gardonne; elle redoutait un
entretien confidentiel. Il était fort difficile de ne parler
qu’incidemment de Mme Hurstmonceaux; cependant elle y parvint, donnant
cours à une curiosité inquiète des mouvements et des impressions de M.
Gardonne, le questionnant sur ce qu’il pensait de Londres,
l’interrogeant sur Escalquens, montrant une loquacité qui flattait
infiniment son interlocuteur. Mais enfin il y eut une pause, et M.
Gardonne, revenant à son idée dominante, se tourna vers Sylvaine qui
écoutait en silence laissant Albéric causer bas avec Kathleen, et lui
demanda:

--Tu dois être bien tourmentée, Sylvaine, de cette excellente Mme
Hurstmonceaux?

Sylvaine rougit, mais ne broncha pas.

M. Gardonne ouvrit des yeux étonnés, attendant la réponse. Mme Caulfield
intervint avec quelque embarras:

--Mme Hurstmonceaux n’a pas bien agi vis-à-vis de Sylvaine.

--Qu’est-ce que vous m’apprenez là? cria l’impétueux M. Gardonne,
bondissant sur sa chaise.

--Kathleen, emmenez Sylvaine et votre cousin; je souhaite dire un mot en
particulier à M. Gardonne.

Kathleen se leva en donnant un regard d’avertissement à sa mère; puis
les jeunes gens sortirent, et, à la surprise d’Albéric, Sylvaine, au
lieu de descendre comme il s’y attendait, tourna l’escalier et monta à
l’étage supérieur. Il l’appela, mais elle ne parut pas y faire
attention.

--Laissez, elle est fatiguée, dit Kathleen; elle nous rejoindra tout à
l’heure.

M. Gardonne, demeuré seul avec Mme Caulfield, écouta avec stupéfaction
ce qu’elle avait à lui apprendre. De parti pris, cependant, elle avait
atténué les choses, parlant seulement d’une manifestation de jalousie du
dernier mauvais goût de la part de Mme Hurstmonceaux. A l’instigation de
Kathleen elle avait supprimé totalement l’épisode particulier concernant
Archie Elliot.

--Albéric Gardonne voudrait sans doute se battre avec lui, avait observé
Kathleen, et à quoi cela servirait-il, si ce n’est à créer du scandale?

Mme Caulfield était d’avis qu’on devait à tout prix l’éviter, et en
conséquence elle laissa beaucoup d’imprécision dans son récit,
s’efforçant de calmer M. Gardonne qui parlait de se rendre sans retard
chez Mme Hurstmonceaux et de lui dire son fait. Mme Caulfield le supplia
d’attendre pour agir d’avoir causé avec Mme Gascoyne. L’agitation de
l’excellent homme était telle qu’elle se réjouit sincèrement qu’il ne
sût pas un mot d’anglais.

En bas, Kathleen ne passait guère mieux son temps avec Albéric;
honnêtement il lui avait exprimé sa surprise de la froideur inattendue
de Sylvaine.

--Que se passe-t-il? Que révèle donc votre mère à mon père? Pourquoi
Sylvaine a-t-elle disparu?

--Je vais vous l’envoyer, si vous le souhaitez, répondit Kathleen; vous
vous expliquerez avec elle.

--Je vous en supplie.

Elle le laissa seul et monta.

--Sylvaine, votre cousin qui est en bas voudrait vous parler; je pense
que vous feriez bien de descendre.

Kathleen parlait d’un ton naturel et ferme.

Aussi, instinctivement, Sylvaine obéit à son appel; et puis elle
comprenait qu’elle ne pouvait échapper à un entretien avec Albéric;
alors, autant l’avoir tout de suite et que ce fût fini.

Albéric se leva quand elle entra; elle lui parut soudain si changée, si
autre, si loin de lui... et tout aussitôt il souhaita avec passion
revoir le doux regard confiant qu’il avait toujours rencontré. Il
s’avança presque timidement, hésitant pour la première fois de sa vie,
et, de sa voix chaude et tendre, tout en prenant la main de Sylvaine, il
demanda:

--Tu as donc du chagrin, Sylvaine? Qu’est-il arrivé?

--N’importe; j’aime mieux n’en pas parler.

--Comment! Pas avec moi? Tu as des secrets pour moi, maintenant?

Il se penchait, baissant la tête, essayant de lire sous les paupières
baissées de Sylvaine. Jamais il n’avait laissé transpercer une aussi
visible tendresse. Elle frémissait, tout éperdue, la gorge serrée,
retenant à peine ses larmes.

--Sylvaine, qu’y a-t-il?

Puis, d’une voix amoureuse, il ajouta:

--Tu n’as donc plus envie d’être heureuse... de revenir en France?

--J’y retournerai.

--Ah! voilà une bonne parole. Père veut que tu reviennes avec nous.

--Je causerai avec mon tuteur.

--Ton tuteur! Voyons, qu’as-tu contre moi, Sylvaine? Parle, gronde-moi.
Quelqu’un m’a nui dans ton esprit. Qu’est-ce qu’on t’a dit contre moi?
Ce sont des jaloux qui ont menti, tu peux être sûre.

Il était si évidemment de bonne foi que Sylvaine le regarda avec une
sorte d’effarement. Il en eut conscience et ajouta:

--On ta raconté des histoires de femmes. N’écoute pas ces histoires,
Sylvaine... Je n’aime vraiment qu’une femme... et c’est toi, c’est toi,
ma colombe!

Il lui tendait les bras, persuadé qu’elle allait y tomber. Elle demeura
immobile, puis dit avec une certaine dureté:

--Albéric, nous sommes cousins, nous ne serons jamais que cousins.

--J’ai deviné. On t’a rendu jalouse, ma petite Sylvaine, mais je te
prouverai bien... Va, je n’ai pas peur, j’arriverai à te persuader.
C’est Mme Duran peut-être; mais si tu savais ce que je m’en moque de Mme
Duran et, du reste, de toutes les femmes, sauf de toi. Ne me fais pas de
chagrin, souris-moi. Je ne vaux pas cher, je le sais; mais si tu veux
mettre ta chère petite main dans la mienne, je ne la lâcherai jamais. Tu
feras de moi un autre homme, un homme meilleur. Je crois que tu m’aimes,
Sylvaine, et même que tu m’as aimé quand je ne le méritais guère; mais
je te payerai les arriérés... nous serons les gens les plus heureux du
monde, si tu veux.

La résistance de Sylvaine, qu’il sentait sincère, excitait son ardeur.

--Cela ne se peut pas, dit-elle.

--Tu en aimes un autre, avoue-le.

Il était devenu tout blême, tant maintenant l’idée lui en paraissait
monstrueuse.

--Non.

Il fallut qu’elle protestât.

--Alors, alors, Sylvaine?

--Mais... je ne t’aime pas, Albéric, comme tu crois... Nous n’avons pas
les mêmes idées. C’est inutile, laisse-moi, ne me tourmente pas... J’ai
besoin d’être seule.

Elle avait essayé de se lever; il l’obligea à demeurer; l’obstacle entre
elle et lui lui paraissait insupportable. Depuis longtemps d’instinct il
sentait la volonté de Sylvaine toute sienne; il se rappela ce dimanche
matin en hansom, lorsqu’ils étaient revenus ensemble de la messe;
combien il l’avait devinée à lui, soumise de toute son âme à ses
moindres désirs; et maintenant il réalisait avec la même certitude
qu’elle s’était reprise, qu’une volonté hostile la raidissait et qu’il
n’en aurait pas facilement raison. Il pressentit une influence
étrangère, non pas vague, anonyme, mais précise: quelqu’un, un homme ou
une femme, un homme, sans doute, pesait sur la volonté de Sylvaine.
L’être ardent et sensuel qu’était Albéric s’exaspérait à cette
imagination. Il chercha, et brusquement dans sa pensée vint se placer
l’image d’Archie Elliot.

--Sylvaine, avoue que tu aimes quelqu’un? Tu aimes Archie Elliot.

--Moi!

Elle eut, à ce nom, un recul si spontané qu’il ne put douter.

Joyeusement il dit:

--Ce n’est pas, ce n’est pas; pardonne-moi seulement de l’avoir nommé.
Sois franche, ne me torture pas. Quand tu m’as écrit il y a quatre
jours--j’ai relu ta lettre tout à l’heure en t’attendant--tu n’étais pas
dans cet état d’esprit, Sylvaine?

--Non.

Ses yeux, devenus voilés et sévères, se détournèrent.

Il pâlit. Nelly aurait parlé? Mais pourquoi? dans quel but? Elle ne
pouvait se faire la moindre illusion sur lui... jamais il n’avait rien
promis... Cependant, l’attitude extraordinaire de Sylvaine? Et il ne
pouvait l’interroger, il ne pouvait trahir l’autre... mais il la
verrait, il saurait, il lui ferait avouer la vérité... Maintenant il
valait mieux ne pas insister. Câlinement il continua:

--Tu veux me punir de quelque faute; eh bien, je ferai pénitence...
j’aurai beaucoup de patience et tu deviendras moins méchante.

--Je ne pourrai pas changer.

--N’affirme rien; va, on change. Quand tu auras été quelques mois à
Escalquens...

--Je ne désire pas aller à Escalquens pour le moment, je le dirai à mon
oncle aujourd’hui.

Et incapable de se maîtriser plus longtemps, Sylvaine laissa couler ses
larmes.

Sans hésiter, Albéric se pencha vers elle et voulut l’enlacer; il fut
étonné de la violence avec laquelle elle le repoussa. Hâtivement elle
s’était levée et, sans plus le regarder, était sortie.

Quelques minutes plus tard, Kathleen avait reparu et annonçait à Albéric
que son père l’attendait.

--Vous excuserez maman si elle ne vous prie pas de remonter, mais elle
est très fatiguée aujourd’hui.

Et les messieurs Gardonne étaient partis, l’un aussi sombre que l’autre.

A la fin de cette laborieuse journée, encore toute secouée de l’effort
que lui avait imposé la visite de M. Gardonne, Mme Caulfield causa avec
Kathleen de ce qui s’était passé. L’attitude de Sylvaine l’avait
surprise au dernier point; elle n’en pouvait revenir.

--Je m’imaginais qu’elle souhaitait épouser son cousin; vous-même me
l’aviez dit.

--Je le croyais, mais je me trompais; elle m’a confié tout à l’heure en
pleurant qu’elle désirerait pour le moment aller vivre à la campagne
avec la vieille servante de sa grand’mère.

Mme Caulfield se récria épouvantée.

--Oh! non, non, il ne faut pas. Après ce qui s’est passé, cette horrible
Mme Hurstmonceaux parlera sûrement; il ne faut pas que Sylvaine
disparaisse.

--Oh! mère! dit Kathleen avec reproche.

--Oui, Kathleen, oui, le monde soupçonne toujours le mal. La calomnie
est une chose effroyable, et on doit quand même en avoir peur. Et cette
pauvre enfant est sans protection... Que va penser M. Gardonne? Il
comptait tellement l’emmener avec lui, et je l’y avais encouragé... Vous
ne croyez pas possible, Kathleen, qu’elle ait quelque sentiment pour
Archie Elliot?...

--Je suis sûre que non.

--Pourtant, qu’était-il venu faire ici le jour de la mort du pauvre
Robert? Je n’ai jamais compris les motifs de cette visite.

--Puisqu’il n’est pas revenu, ne cherchez pas.

--Si vraiment Sylvaine n’aime pas son cousin, pourquoi alors
n’épouserait-elle pas le colonel Blunt? Il le désire, vous savez.

--C’est peut-être ce qu’il y aurait de plus sensé, quoiqu’elle ne
paraisse guère disposée au mariage en ce moment. En tout cas, invitez-la
à rester ici; elle irait à Cannes plus tard avec nous. Elle vous aime
beaucoup.

--Et moi, aussi, assurément. Oui, Kathleen, vous avez raison, et si vous
le désirez je serai très heureuse de l’emmener avec nous... et même si
elle avait le malheur d’être amoureuse d’Archie Elliot, ce ne serait pas
sa faute... Pauvre enfant! On ne peut commander à son cœur.

Et Mme Caulfield soupira douloureusement, faisant un retour sur
elle-même.



XXXV


Mme Gascoyne détestait les vents d’est qui règnent en Angleterre au mois
de mars et était venue rejoindre à Cannes Mme Caulfield, qui s’y
trouvait depuis près de six semaines avec Kathleen et Sylvaine.

La tristesse de Sylvaine avait persisté, malgré le changement, malgré la
radieuse lumière; les trois femmes vivaient fort indépendantes l’une de
l’autre: Mme Caulfield se reposant et se confinant souvent au jardin de
l’hôtel, très vaste et très riant; Kathleen, voyant beaucoup de monde,
sortant à bicyclette constamment, et Sylvaine se promenant seule ou avec
miss Neville, car le colonel Cecil Blunt était également à Cannes; sa
santé commandait le Midi, et rien n’était plus naturel que sa présence.
Sylvaine n’avait jamais eu une minute l’idée d’y être pour quelque
chose.

Mme Caulfield était charmée de la venue de sa sœur, car elle n’était pas
sans malaise au sujet de Sylvaine; elle trouvait sa conduite
inexplicable, mystérieuse, et elle n’aimait pas le mystère quand il
s’appliquait à une jeune fille. Elle soupçonnait Sylvaine de cacher le
véritable motif de sa manière d’agir, et dans son intérieur elle l’en
blâmait, la franchise et la vérité lui paraissant des règles de conduite
dont on ne devait jamais se départir. Dès son premier entretien avec Mme
Gascoyne, elle n’avait pu se défendre de lui exprimer ses sentiments à
cet égard.

Mme Gascoyne avait écouté avec un certain effort, car il lui paraissait
étonnant qu’on pût, en la revoyant, être occupé d’autre chose que de son
voyage et de la fatigue qu’elle devait en ressentir. Cependant, une fois
son attention prêtée, comme elle en connaissait la valeur, elle tenait à
ne pas se tromper dans son jugement, et elle demanda de plus amples
explications. Mme Caulfield les lui donna et conclut en disant:

--Kathleen elle-même s’étonne du trouble de Sylvaine quand on
l’interroge... On dirait vraiment, tant elle est absorbée par moments,
qu’elle a un secret qui lui pèse.

--Un secret?

--Oui.

--C’est fâcheux que vous n’ayez pas revu Nelly avant son départ pour
l’Amérique: Sylvaine est restée en tête à tête plusieurs jours avec
elle; elle sait peut-être de quoi il s’agit.

--Nelly? que peut-elle avoir à faire là-dedans?

--Rien personnellement sans doute, mais elle est allée à Paris l’automne
dernier: il est possible qu’elle ait appris quelque chose de
désavantageux au sujet du jeune Gardonne; on ne sait jamais. S’il en
était ainsi, et qu’elle l’eût révélé à Sylvaine, cela expliquerait tout
ce qui vous étonne.

Mme Caulfield fut immédiatement frappée de ce que cet argument avait de
plausible. Mme Gascoyne, satisfaite d’être admirée, se rengorgea.

--Sylvaine a été élevée dans des idées de grande délicatesse, et le
jeune Gardonne m’inspire peu de confiance; il s’est tenu abominablement
mal avec cette effrontée Mme Duran.

--C’est vrai.

--Nelly n’est pas une personne à cacher une vérité parce qu’elle est
désagréable à entendre. Dites-moi, comment Sylvaine accueille-t-elle
Cecil Blunt?

--Bien, mais elle n’a pas le plus lointain soupçon qu’il puisse songer à
l’épouser.

--Il faut l’y préparer; ce sera pour elle, après tout, un très beau
mariage et elle lui fera grand honneur.

--Vous n’imaginez pas combien vous me soulagez, Gladys. Je m’explique
maintenant l’attitude de Sylvaine; vous devez avoir deviné, car elle
paraît très occupée de Nelly; elle demande constamment à Kathleen si
elle n’en a pas de nouvelles.

--Ne doutez pas que je n’aie raison; du reste, rien n’empêche d’écrire à
Nelly, et moi-même, en choisissant mon moment, je causerai avec
Sylvaine, et je suis persuadée que j’arriverai à la confesser.

--Peut-être...

--J’en suis convaincue.

Mme Gascoyne continuait à prendre beaucoup d’intérêt à Sylvaine, mais
néanmoins ses sentiments n’étaient plus tout à fait les mêmes; elle lui
en avait voulu de l’esclandre provoqué par Mme Hurstmonceaux; il lui
semblait qu’avec plus de sang-froid Sylvaine aurait dû s’en mieux tirer;
et puis, elle avait perdu sa qualité d’héritière. A vrai dire cependant,
elle paraissait être de ceux auxquels la fortune s’attache par grâce
d’état, et la recherche du colonel Blunt était flatteuse pour la
famille.

Il se présentait là un dénouement qui mettrait fin à tous les vagues
racontars, car le départ de Sylvaine quittant d’une façon si imprévue la
maison de sa tante n’avait pas été sans provoquer un vif étonnement, et
dans les clubs on s’en était occupé pendant quelques jours. Archie
Elliot, en particulier, avait été questionné, mais était demeuré
impénétrable; on murmurait bien quelque chose d’une querelle dont il
aurait été le prétexte, mais rien ne se précisait.

Mme Hurstmonceaux, guérie de sa grave maladie, avait revu ses amis;
tacitement on avait été d’accord pour ne pas lui parler de Sylvaine. Du
reste, Archie Elliot s’était retrouvé à son poste, évidemment plus en
faveur que jamais, et personne ne doutait que Mme Hurstmonceaux n’en fît
prochainement le successeur du colonel; lui-même le laissait entendre.
Mme Gascoyne, mise au courant, ne se consolait pas d’avoir franchi le
seuil d’une pareille maison, et la vue de l’écusson des Hurstmonceaux
s’étalant à la façade en signe de deuil l’exaspérait quand, par hasard,
elle passait par là; elle attendait presque avec impatience la nouvelle
du mariage de Mme Hurstmonceaux afin de le voir disparaître.

Le colonel Blunt avait été le premier confident de la douleur indignée
de Mme Hurstmonceaux. En qualité d’exécuteur testamentaire, il avait été
admis à la voir aussitôt que sir Hugh Marner l’avait cru possible, se
chargeant de lui apprendre la perte qu’elle venait de faire. Alors, sans
le laisser finir, elle avait traité Hurstmonceaux d’assassin et sa nièce
de fille perdue.

--Je l’ai surprise avec Archie; vous entendez, dans les bras d’Archie.

Le colonel Blunt s’était redressé et, pâle comme un linge, regardant Mme
Hurstmonceaux dans les yeux, il lui avait dit d’une voix dure:

--Je vois que vous avez encore le délire, madame Hurstmonceaux.

--Le délire?

--Oui, assurément. Vous avez eu une fièvre cérébrale, vous avez rêvé
toutes ces choses; mais on ne vous permettra de voir personne tant que
vous serez dans cet état.

--Qui m’en empêchera?

--Mais sir Hugh Marner, sur l’avis de vos meilleurs amis, dont je suis.

Mme Hurstmonceaux s’était tue, le colonel Blunt lui faisait peur.

Jamais homme ne s’était plus félicité de son incroyable chance qu’Archie
Elliot en ouvrant le journal du matin qui lui apprenait la mort du
colonel Hurstmonceaux: sa bonne étoile avait permis qu’il ne rencontrât
pas Mme Caulfield. Il était libre, et se promit de faire payer cher à
Mme Hurstmonceaux sa révolte d’une heure. Sans hésiter, il était venu en
personne prendre des nouvelles, et Boddle, qui prévoyait les événements
comme un bon baromètre prévoit le temps, l’avait accueilli avec
obséquiosité; puis un jour de sa propre initiative, l’avait engagé à
monter...

Ce jour-là, Mme Hurstmonceaux avait dû prendre l’engagement solennel de
ne _jamais_, avec personne, faire une allusion à la funeste soirée.

Elle avait tout promis, tout juré, ivre de la perspective d’avoir Archie
entièrement à elle; Archie qui l’aimait, qui le lui affirmait.

Mais auparavant, avec sa rouerie avisée, il avait eu l’inspiration
d’aller se confesser au colonel Blunt qui, résistant héroïquement au
désir de le mettre à la porte à coups de pied, l’avait écouté en silence
ayant sous les yeux le télégramme qui justifiait ou du moins excusait la
folle présomption du jeune homme.

--Je vous fais juge, colonel Blunt, je vous fais juge, avait répété
mélodramatiquement Archie.

Et il avait ajouté les plus fortes expressions de ses regrets et de son
désespoir:

--Si vous croyez que je doive proposer à Mlle Charmoy de l’épouser, je
suis prêt.

--Non, monsieur, je ne le trouve pas, avait répondu le colonel, rompant
l’entretien, mais contraint de ne pas refuser sa main à un homme qui se
mettait à ce point à sa merci.

A la suite de cette conversation, le colonel Blunt avait eu, selon
l’espoir d’Archie Elliot, une explication définitive avec Mme Duran, lui
déclarant céder la place à lord Brentmore. En même temps, il l’avait
engagée à user de réserve dans la manière dont elle parlerait de Mlle
Charmoy, l’assurant que, la connaissant comme il en avait l’honneur, il
ne doutait pas de la part qu’elle avait prise aux désagréables incidents
de Portman Square.

--Mais, ma chère madame Duran, vous avez affaire à des gens encore plus
expérimentés que vous; on n’a rien à m’apprendre sur ce dont les femmes
sont capables.

--Alors, vous l’épouserez?

--Je l’espère; et en tout cas, dès aujourd’hui, prenez l’habitude d’en
parler comme si elle était ma femme, et à ces conditions j’userai
d’autant de réserve à votre égard que si lord Brentmore de son côté vous
avait déjà épousée: tâchez qu’il vous épouse, il est plus jeune que moi,
c’est plus facile.

Puis, sur toutes ces vases troubles, l’eau s’était refermée, et les
apparences demeuraient sauves.

La pensée qu’on avait pu s’attaquer à Sylvaine rendait presque sauvage
le colonel Blunt et lui faisait passionnément désirer avoir le droit de
veiller sur elle. Lui, si hardi avec les femmes, était craintif avec
elle; il lui faisait sa cour par procuration: c’était miss Neville qui
s’en chargeait. Mme Gascoyne le félicita de son habileté.

--Je suis convaincue que vous ne pouviez vous y prendre plus
adroitement. Inconsciemment, à propos de votre sœur, Sylvaine parle de
vous souvent; en outre, Kathleen me raconte que vous vous révélez
l’homme le plus aimable, et que votre auto est toujours à leur
disposition pour les mener où elles ont envie.

--C’est bien peu de chose.

--C’est un peu de chose qui a sa signification; continuez, Rakewood
annonce sa visite; il s’arrache de Monte-Carlo où il a vu Mme
Hurstmonceaux et sa bande. Rakewood saura mieux qu’aucun de nous
découvrir ce que pense Sylvaine.

--Elle est triste; on la dirait découragée.

--C’est vrai, et ce n’est pas naturel. Un peu de patience; on dissipera
ces nuages.

Sylvaine, malgré tout son désir d’y parvenir, ne pouvait secouer
l’obsession d’une seule pensée. Une sourde jalousie la dévorait. Non
seulement Albéric était perdu pour elle; mais Nelly; Nelly qui ne
l’aimait pas, avait été pour lui ce qu’elle avait rêvé d’être, et allait
devenir la mère de son enfant. Il lui appartenait, car, dans sa
droiture, Sylvaine ne pouvait envisager les choses sous un autre point
de vue, et Albéric ignorait la vérité. Du moins, elle le croyait...
Mais, s’il ne savait pas avec certitude, un doute cruel le poignait. La
disparition de Nelly avait éveillé ses soupçons et surtout l’incroyable
persistance qu’elle apportait à ne répondre à aucune de ses
communications.

Une réticence d’honneur l’avait empêché de presser Sylvaine; il était
parti de Londres sans autre explication avec sa cousine. Lui, qui
n’avait jamais souffert, était réellement malheureux; tout ce qu’il y
avait dans son cœur de tendre et de bon se débattait dans un conflit de
sentiments contradictoires: pitié pour Nelly, amour plus vif pour
Sylvaine, maintenant qu’elle devenait inaccessible. Albéric savait, à
n’en pas douter, de quelle façon Sylvaine devait juger une action comme
celle qu’il avait commise si légèrement et avec si peu de souci du
lendemain; son orgueil aussi était blessé du mépris évident où Nelly le
tenait. Dans l’état de véritable accablement moral où il se trouvait, il
pensa qu’il n’avait rien de mieux à faire que d’accompagner son père à
Escalquens.

M. Gardonne y était revenu, indigné, ne comprenant pas que Sylvaine pût
leur préférer des étrangers; Sophie avait pourtant écrit la plus
admirable lettre. On lui avait changé sa Sylvaine, et avec sa femme il
ressassait sans cesse tout ce qui aurait pu être sans ce malheureux
séjour de Sylvaine en Angleterre; du reste, malgré son entêtement
inexplicable à y rester, elle lui avait laissé entendre qu’il n’aurait
pas dû la confer à des étrangers dont il ne savait rien.

--J’en suis bien puni, gémissait M. Gardonne; tu verras qu’Albéric
finira par épouser un modèle.

--Jamais de la vie, assurait Mme Gardonne; je me charge de lui trouver
une femme.

Elle se tenait pour très offensée du refus de Sylvaine qu’elle traitait
journellement d’enfant sans cœur, et les lettres qu’elle lui écrivait
s’en ressentaient. Elle était la seule de la famille à écrire, ni
l’oncle Jules, ni Albéric ne donnant directement de leurs nouvelles, et
Sylvaine avait de plus en plus la perception de son isolement, isolement
accompagné maintenant d’une véritable détresse; il lui fallait prendre
un parti dans la vie, elle en comprenait la nécessité urgente. Elle
avait essayé de plier son esprit à l’idée de la vocation religieuse,
mais quelque chose en elle répugnait à l’immolation. Sa mère, avec joie
et ardeur; sa grand’mère, silencieusement et profondément, avaient aimé
la vie, et Sylvaine sentait qu’elle l’aimait aussi. Depuis son arrivée à
Cannes, elle fréquentait une petite chapelle d’austères religieuses,
dans l’espoir d’être gagnée par l’exemple; mais lorsque vers la fin de
la journée elle les voyait et elle les entendait, courbées sous leur
bure, psalmodier leur office et ensuite l’une d’elles lire d’une voix
blanche le sujet de la méditation du lendemain, elle frissonnait avec
une sorte d’épouvante, et trouvait en sortant une volupté à regarder le
libre ciel, la terre si belle; à respirer l’air parfumé; à rencontrer un
petit enfant...

Mais tous ces combats intérieurs laissaient leur trace sur son visage,
et Percy Rakewood fut ému, en revoyant sa jeune amie, de la trouver si
peu en train, si manifestement accablée. Il jugea qu’elle devait être
amoureuse ou malade, et dans l’un ou l’autre cas se promit d’y porter
remède. Il était descendu à l’hôtel habité par Mme Caulfield, celui de
Mme Gascoyne, qui l’avait engagé à venir lui tenir compagnie, étant trop
magnifique pour sa bourse modeste. Sa présence à la petite table où Mme
Caulfield et les deux jeunes filles prenaient leurs repas apportait une
gaieté dont Kathleen, heureuse et paisible, fut enchantée, et dont
Sylvaine subit avec plaisir l’ascendant. Tour à tour il se fit le
confident des trois femmes, alla prendre les instructions de Mme
Gascoyne, et résolut d’agir avec Sylvaine. Tout bien pesé et considéré,
il conclut qu’elle ne pouvait mieux faire que d’accepter l’offre de
Cecil Blunt.

Lorsque pour la première fois, au cours d’une promenade dans l’exquise
campagne de Cannes, Rakewood parla de ce projet à Sylvaine, elle
n’éprouva d’abord qu’un sentiment: celui d’une extrême surprise. Le
colonel Blunt! Rakewood alla hardiment au-devant des sous-entendus que
contenait cette exclamation, et liquida sans aucune réticence la
situation amoureuse de l’ancien viveur.

--Je vous traite en femme, Sylvaine; mais croyez-en ma vieille
expérience, précisément à cause de ce passé, Cecil Blunt fera sans doute
un excellent mari. Il a un culte pour vous... Son âge est la plus grande
objection; il a quarante-sept ans, cela est indubitable.

L’âge était justement le seul point qui rassurât la timidité de
Sylvaine... Rapidement, dans son esprit passèrent les objections et les
réponses. Elle ne pouvait pas épouser Albéric... Il était bon de s’en
sentir séparée par un obstacle infranchissable... En somme, la vie entre
le colonel Blunt et miss Neville ne l’effrayait pas trop... elle
retrouverait son indépendance et en même temps serait protégée. Déjà
elle était tout accoutumée au colonel Blunt. Rakewood insistait sur ses
nombreuses qualités: généreux, sûr, fidèle à sa parole, incapable d’une
bassesse, prêt à obéir aux moindres volontés de Sylvaine si elle
daignait l’agréer.

--Croyez-moi, chère enfant, votre mère vous conseillerait ce parti; vous
avez tout, il est vrai, pour aspirer à un mariage plus conforme à vos
goûts; mais, dans la vie, l’aléa est si grand que, peut-être, ne le
rencontrerez-vous jamais. Réfléchissez bien avant de refuser une
pareille proposition.

--Je réfléchirai, dit Sylvaine d’une voix tremblante.

Et Rakewood comprit qu’elle accepterait.



XXXVI


A l’étonnement de M. Gardonne, Albéric paraissait s’être installé pour
un temps illimité à Escalquens. Tel qu’il connaissait son fils, M.
Gardonne se demandait s’il n’y avait pas pour expliquer un aussi long
séjour au foyer paternel quelque amourette sous roche; mais sa
curiosité, secondée par la perspicacité et la finesse de Mme Gardonne
qui excellait à pénétrer les secrets d’autrui, n’avait rien découvert.
Albéric vivait évidemment comme un cénobite; il allait par les vignes et
les chais avec son père, ou s’enfermait des heures dans une grande pièce
démeublée dont il avait fait un atelier, et le soir fumait un nombre
invraisemblable de cigarettes.

M. Gardonne demeurait ahuri devant les phénomènes dont il était témoin:
Sylvaine rebelle, et Albéric tranquille et rangé; il ne savait comment
associer ces deux manifestations, mais obscurément il était persuadé que
d’une façon inexpliquée elles se répondaient.

Albéric était triste, de cette tristesse lourde qui tombe parfois sur
les êtres jeunes, et dont ils sont comme écrasés. Un secret
mécontentement de lui-même l’oppressait, lui ôtait le goût de vivre
pourtant si fort chez lui. L’idée de Nelly, celle de Sylvaine, le
hantaient tour à tour. L’amour n’était donc pas uniquement le plaisant
passe-temps qu’il lui était toujours apparu, et les conséquences du
plaisir d’une heure pouvaient devenir tragiques.

Le goût d’Albéric pour Nelly Holt avait été purement sensuel; il s’était
senti orgueilleux d’éveiller chez cette belle fille, franche et gaie,
des sensations inconnues pour elle jusque-là; et avec toute la fougue,
toute l’inconséquence qu’il apportait aux entreprises amoureuses, il
l’avait pressée, sans se demander si elle l’aimait, la désirant
seulement. Nelly, mal préparée à une lutte qu’elle n’avait jamais
imaginée possible, s’était donnée dans un trouble des sens dont
l’inattendue violence l’avait laissée sans force; sur l’heure même, elle
avait compris son erreur, et n’avait pas caché son mépris d’elle-même,
et de celui qui l’avait entraînée. A son jugement, il s’était montré
déloyal, et elle le lui avait dit, à la profonde surprise d’Albéric.

Plus il réfléchissait, plus il se persuadait que Nelly, et Nelly seule,
avait pu éloigner Sylvaine de lui, et que la connaissance d’un fait
probant avait donné à sa résistance le caractère décisif contre lequel
il s’était heurté. La pensée d’être père émouvait profondément Albéric;
il avait écrit lettre sur lettre à Nelly, la conjurant de lui dire la
vérité, s’il y avait une vérité à connaître, et se mettant à son entière
disposition. Aucune réponse ne lui avait été faite. Son impuissance à
savoir l’irritait jusqu’à la colère. Il essayait de temps en temps de se
figurer qu’il se forgeait des chimères; qu’il était inadmissible que
Nelly se fût trahie, si le cas eût été ce qu’il redoutait, et qu’une
simple jalousie de Sylvaine, fondée sur des soupçons vagues, suffisait
pour expliquer la conduite qu’elle avait tenue à son égard.

Sylvaine! Elle lui était très précieuse maintenant. Aucune autre femme,
aucune inconnue, ne pourrait arriver à être pour lui ce qu’elle serait
devenue. M. Gardonne, un peu tourmenté, malgré tout, essaya de
questionner son fils sur sa mélancolie inaccoutumée, Albéric lui
répondit avec amertume:

--Oui, j’ai des idées noires; il fallait t’arranger pour me faire
épouser Sylvaine.

--Tu en épouseras une autre.

--Non, avec mon caractère je n’épouserai jamais quelqu’un que je ne
connais pas. Je suis comme Jocrisse.

--Eh bien! épouse Sylvaine, elle n’est pas mariée. Son engouement pour
les Anglaises ne durera pas toujours. Qui nous empêche d’aller à Cannes?
La santé de ta mère s’en trouverait à merveille.

Mais avant d’avoir pu donner à ce mirifique projet une forme précise, M.
Gardonne reçut de Mme Gascoyne une lettre dont la lecture le laissa
abasourdi. Mme Gascoyne lui apprenait la demande en mariage du colonel
Blunt, et l’intention où était Sylvaine de la prendre en très sérieuse
considération; elle avait demandé pour réfléchir une quinzaine de jours
que le colonel Blunt, avec un tact parfait, emploierait à une croisière
sur le yacht d’un de ses amis. Sylvaine aurait ainsi toute liberté pour
envisager l’avenir, et Mme Gascoyne ajoutait qu’il serait peut-être
correct que le tuteur et oncle de Sylvaine vînt en cette circonstance
importante lui apporter le concours de ses conseils et de son appui.
Elle ne doutait du reste pas une minute de l’extrême satisfaction avec
laquelle M. Gardonne accueillerait la perspective d’un établissement si
avantageux pour sa pupille, et Mme Gascoyne, afin de l’y encourager,
ajoutait deux pages d’éloges sur le colonel Blunt, suivies
d’explications techniques concernant sa magnifique fortune.

Le pauvre M. Gardonne, à qui cette lettre avait été apportée de bon
matin dans son cabinet de toilette, lisait et relisait la belle écriture
nette de Mme Gascoyne. Mais au lieu d’être heureux et satisfait comme
apparemment il l’aurait dû, le tuteur de Sylvaine éprouvait un vrai
chagrin, chagrin qui allait jusqu’à lui mettre des larmes au bord des
paupières... l’enfant était perdue pour eux, perdue sans retour. Il
comprit seulement alors combien il eût été heureux de faire de Sylvaine
la femme de son fils; combien ce projet familial si simple, si facile
d’exécution quelques mois plus tôt, lui avait tenu au cœur... Puis, il
se demanda avec une réelle anxiété comment Albéric prendrait cette
nouvelle, et l’émotion que provoqua cette pensée fut cause qu’en se
rasant il se coupa deux fois, et, en conséquence parut devant sa femme
avec des balafres de taffetas noir sur le visage. Il fut bien aise de la
petite agitation que son aspect occasionna, et qui différa de quelques
instants les interrogations de Mme Gardonne. Elle était encore au lit,
mais elle avait la louable habitude de se faire apporter le courrier et
d’en examiner soigneusement l’extérieur. Elle précisa donc immédiatement
sa question.

--Qui est-ce qui t’écrit de Cannes? Ce n’est pas Sylvaine... Elle n’est
pas malade au moins?

La mine assombrie de son mari avait donné soudain cette idée à Mme
Gardonne.

--Oh! non, elle n’est pas malade, répondit M. Gardonne avec amertume.

--Qu’est-ce qu’elle a?

--Elle se marie.

--Elle se marie? Avec qui, grand Dieu?

M. Gardonne passa à sa femme la lettre de Mme Gascoyne, afin qu’elle en
prît connaissance. Mme Gardonne parcourait, le visage un peu
contracté... car si rien ne pouvait lui être plus agréable que la
certitude de l’établissement au loin de Sylvaine, son caractère jaloux
lui faisait cependant ressentir comme un affront personnel les
accessoires avantageux de ce mariage. Quand elle eut terminé, elle dit
seulement:

--Tu te préoccupais de sa chambre; je crois bien que nous ne la verrons
pas souvent ici.

--Que va penser Albéric? interrogea M. Gardonne en s’affaissant dans un
fauteuil.

--Mais j’espère bien qu’il pensera qu’elle n’est guère regrettable. Une
fille de vingt ans qui épouse un vieux viveur pour son argent.

--Elle l’épouse peut-être pour avoir un chez elle. C’est nous qui
l’avons envoyée chez cette abominable Mme Hurstmonceaux où il lui a été
fait affront. Et à ce souvenir le sang monta aux joues de M. Gardonne.

Mme Gardonne, mise au courant par son mari, avait décidé que cette
affaire-là avait été ridiculement exagérée, et qu’avec plus de tact
Sylvaine se serait tue. Aussi, elle dit:

--Je suis persuadée que Sylvaine a fait plus d’embarras de cette
histoire qu’il n’en valait la peine. Mon Dieu, toutes les femmes plus ou
moins ont eu à supporter des insolences, mais on garde ces aventures-là
pour soi. Enfin, si elle est contente, tant mieux. Je présume qu’elle va
nous écrire.

--Tu as bien vu que Mme Gascoyne l’annonce... Mais il n’y a rien de
décidé ferme encore.

--Ça, c’est une petite ruse. Oh! elle est très fine... Elle sait se
faire valoir.

--Tu n’as jamais été bienveillante pour elle, Sophie.

--Que veux-tu, j’y vois clair, c’est un malheur souvent. Sois convaincu
pourtant que je suis enchantée de son bonheur; et puis, te voilà, mon
pauvre ami, soulagé d’un grand souci, car enfin cette enfant était une
responsabilité.

L’honnêteté naturelle de M. Gardonne lui fit répondre:

--Elle ne m’a pas coûté beaucoup jusqu’ici.

--Possible, mais il y avait l’avenir; je ne te cache pas que je
redoutais l’avenir.

M. Gardonne sortit de la chambre de sa femme pour aller chercher
ailleurs quelqu’un qui comprendrait mieux ses sentiments; il rencontra
Albéric au bas de l’escalier, Albéric guêtré, le chapeau mou mis en
arrière avec une bonne grâce rustique qui sembla charmante à son père.
Comment une femme n’était-elle pas amoureuse d’un garçon comme celui-là?

L’intention de M. Gardonne avait été de ménager la sensibilité de son
fils, car il était persuadé que le mariage de Sylvaine le chagrinerait;
mais son impatience alla plus vite que sa prudence. Il entraîna Albéric
dans la petite pièce du rez-de-chaussée qui lui servait de cabinet de
travail, et lui dit sans autre préambule:

--Qui crois-tu que Sylvaine épouse?

Albéric eut un tressaillement.

--Sylvaine? Sylvaine se marie?

--Oui, et avec ce vieux colonel Blunt. Voilà une chose que je n’aurais
jamais imaginée.

--Ni moi, dit Albéric qui s’était assis.

--Tu es ému, mon pauvre garçon, demanda M. Gardonne affectueusement.

--Oui, père...

Et il ajouta:

--Je me suis aperçu depuis quelque temps que je l’aimais.

--Mais alors, pourquoi ne le lui as-tu pas dit?

--Je le lui ai dit; elle ne veut pas de moi.

--Ce n’est pas croyable.

M. Gardonne médita quelques secondes et ajouta:

--Il doit y avoir là-dessous une histoire de femme.

Albéric sourit avec tristesse.

--Peut-être.

--Souffle dessus.

--Je ne puis rien.

--Eh bien! voilà ce que je n’aurais pas cru. Je ne te le cache pas, je
suis furieusement désappointé; j’ai toujours rêvé de vous voir mari et
femme ici, à Escalquens... on aurait été heureux... avec des petits...

M. Gardonne fut alarmé de l’émotion évidente d’Albéric.

--Tu ne vas pas être malheureux pour de bon, au moins?

--Si, père, je vais être très malheureux... Le colonel Blunt... ma
petite Sylvaine... ma petite colombe... C’est horrible!...

Et il mit la main devant ses yeux comme pour cacher une image importune.

--Et tu ne feras rien pour empêcher ce bête de mariage? demanda M.
Gardonne.

--Non, rien.

--Albéric, je ne te reconnais pas.



XXXVII


Le colonel Blunt absent, Sylvaine, soutenue par Mmes Caulfield et
Gascoyne, secondées par Percy Rakewood et miss Neville, s’habituait à
l’idée de l’avenir, et arrivait à y penser avec confiance, sinon avec
joie. Miss Neville, incapable de ruse ou de dissimulation, servait
admirablement par sa sincérité même les intérêts de son frère.

Sylvaine trouvait une grande douceur à l’affection de cette nouvelle
amie qui se montrait à la fois une sœur et une mère dans sa tendresse
protectrice; l’idée d’avoir à aimer cette charmante créature dilatait le
cœur de l’aimable vieille fille; persuadée que le colonel Blunt serait
un mari exemplaire, elle en donnait la conviction à Sylvaine, lui
répétant avec quel respect il parlait d’elle. Cette cour par procuration
avait sa séduction, et Mme Caulfield se faisait garante de toutes les
assertions de miss Neville.

Dans la réalité de la vie, les chagrins intimes se manifestent rarement
au dehors et la plupart des êtres humains suivent leur route en portant
silencieusement leur fardeau si lourd qu’il soit. Sylvaine ne faisait
pas exception; aussi Rakewood, sans entretenir de grande illusion sur le
bonheur que Sylvaine pouvait ressentir, se félicitait de l’avoir aidée à
prendre une décision et à fixer sa destinée. Pour l’acquit de sa
conscience et parce qu’il l’aimait paternellement, il avait essayé de
l’amener à lui parler avec abandon, mais pas plus que Kathleen il
n’avait réussi à obtenir d’elle l’aveu de la raison qui l’avait empêchée
d’aller à Escalquens. Kathleen, pour le moment, était embarquée sur le
yacht où se trouvait le colonel Blunt et de chaque escale écrivait des
récits pathétiques de l’angoisse du pauvre colonel, suppliant Sylvaine
de la faire cesser et de décider le jour où le retour serait permis.

Sylvaine n’avait pas encore trouvé en elle le courage de le fixer et
elle sentait qu’il faudrait demander à Mme Caulfield d’en prendre à son
insu l’initiative.

Mme Caulfield et miss Neville, également sentimentales, aimaient avec
Sylvaine à revenir en arrière sur les épisodes tendres de leur vie, la
blessant cruellement sans s’en douter. Miss Neville n’en avait eu qu’un
seul: elle avait été fiancée, et, cinq jours avant le mariage, le futur
époux avait disparu. Il avait annoncé une courte absence pour faire
visite à sa mère, chez qui il n’était jamais arrivé... Six semaines plus
tard, après les plus folles suppositions, on avait retrouvé son corps
dans la rivière, et il avait pu être prouvé qu’il s’était noyé
accidentellement. Miss Neville avait failli mourir elle-même et, pliant
sa robe de noces, s’était juré de ne la mettre jamais... Elle avait été
fidèle à son serment.

Sylvaine l’écoutait, secrètement jalouse, un peu farouche, se disant que
son lourd secret à elle, personne ne l’entendrait jamais, personne ne
pourrait la plaindre. Nelly? Sans cesse ce nom lui revenait à l’esprit.
Elle lisait dans le _Satchel_, le journal dont miss Holt était l’assidue
collaboratrice, les lettres brillantes que celle-ci expédiait des
Etats-Unis. Comment était-il possible qu’elle pût écrire ainsi, avec une
telle liberté d’esprit? Elle était maintenant à San-Francisco dont elle
se montrait enthousiasmée. Mme Caulfield et Mme Gascoyne la lisaient
avec grand intérêt, et son nom revenait souvent dans leur entretien. Mme
Gascoyne regardait alors Sylvaine dont l’attitude la confirmait dans ses
suppositions. Elle avait elle-même écrit à Nelly, et attendait avec
quelque impatience sa réponse, mais il fallait le temps, et puisque
Sylvaine se mariait, la chose perdait son importance.

Un soir, en rentrant à l’hôtel, par une de ces fins de journée du Midi
dont le charme est si subtil, Sylvaine marchant seule sur le joli chemin
solitaire ressentit tout à coup un désespoir violent. Elle regarda le
couchant, les montagnes violettes; au loin, elle respira les aromes
délicieux que le vent apportait, et son cœur se gonfla à éclater. Elle
pleura, non à sanglots, mais des larmes chaudes qui lui brûlaient les
joues, et elle eut d’elle-même une pitié infinie. La terreur de sa
décision l’étreignait; mais que faire? Quel choix lui était laissé? Au
moins, elle serait aimée, protégée; au moins, elle occuperait la
première place dans un cœur. Miss Neville, Mme Caulfield s’étaient
consolées de déceptions cuisantes et goûtaient la vie; elle ferait de
même. Ce qui lui était mauvais, c’était cette indécision; elle y
mettrait un terme; elle l’annoncerait ce jour même à Mme Caulfield. Elle
essuya ses larmes, cueillit à une haie une branche de romarin et,
triste, mais résolue, d’un pas ferme, continua sa route.

Mme Caulfield, qui rentrait toujours de bonne heure, était étendue dans
sa chambre. Il y régnait une odeur pénétrante de roses et de violettes;
un joli feu de bois clair brûlait gaiement, et par les fenêtres sans
rideaux on voyait le ciel pourpre, pâlissant devant la nuit qui
approchait. A l’apparition de Sylvaine, Mme Caulfield s’écria:

--Oh! Sylvaine, j’ai une nouvelle bien surprenante; du reste, il y a
aussi une lettre pour vous. C’est Nelly, Nelly qui se marie.
Imaginez-vous un événement aussi extraordinaire? Que va dire Gladys?...
Mais... mais... qu’est-ce que vous avez, Sylvaine?

Et, vivement, Mme Caulfield se leva de sa chaise longue pour soutenir
Sylvaine, qui s’était laissée tomber sur un fauteuil et paraissait
défaillir. Très effrayée, Mme Caulfield courut ouvrir la porte et
appeler sa femme de chambre, logée de l’autre côté du couloir:

--Jones, venez vite, venez tout de suite.

Jones, une personne modèle, répondit instantanément à l’appel; mais déjà
Sylvaine se surmontait et essayait d’expliquer son malaise.

--J’ai marché très vite, j’ai eu un étourdissement, je crois.

Mais Jones ayant été dérangée, il fallut passer par le cérémonial qui
accompagnait invariablement les faiblesses de Mme Caulfield: boire du
sel volatil, respirer du vinaigre aromatique, défaire son corsage.
Sylvaine se soumit; Mme Caulfield la regardait anxieuse, pleine de
sympathie; mais Jones assura que miss Charmoy se remettait parfaitement
et qu’elle avait dû recevoir un coup de soleil; le soleil de mars est
terrible dans le Midi.

Sylvaine accepta aussitôt cette explication, et crut se rappeler avoir
négligé d’ouvrir son ombrelle.

--Miss Charmoy fera bien de se reposer un peu sur son lit, suggéra
Jones. Et Sylvaine, qui ne désirait que la solitude, s’y montra
disposée.

Mme Caulfield, rassurée, s’était rétablie sur sa chaise longue et dit à
Sylvaine:

--Votre lettre est là, chère, si vous avez envie de la lire.

--Certainement. Et Sylvaine la prit en silence.

Dès que la porte se fût refermée sur Jones, qui l’avait conduite dans sa
chambre, tenant à s’assurer que son conseil était suivi, Sylvaine sauta
de son lit, donna un tour de clef, et, s’approchant de la fenêtre, aux
dernières lueurs du couchant, lut la lettre de Nelly.

  «J’ai eu souvent des remords de la révélation que je vous ai faite, et
  je crois qu’il eût été préférable de vous laisser tout ignorer... J’ai
  peur d’avoir pesé sur votre avenir; mais aujourd’hui je viens vous
  rendre votre liberté... J’ai rencontré ici un homme qui m’aime et,
  n’ignorant rien de ma vie, veut m’épouser... Quand vous lirez cette
  lettre, je serai mariée, et l’enfant à naître aura un père... J’ai
  bien réfléchi et je pardonne... car j’ai été aussi coupable, plus
  même, que lui... Vous pouvez lui dire la vérité, si vous le voulez, ou
  la taire: je vous laisse maîtresse de juger. Mais si vous l’aimez,
  comme je le crois, épousez-le. La solitude est mauvaise; je l’ai
  compris, et il est si facile de se tromper.

  «Adieu, chère petite Sylvaine; nos chemins ne se rencontreront plus.
  Soyez heureuse, comme je suis _sûre_ que je puis l’être.

  «Votre

  «NELLY.»

L’émotion et l’étonnement de Sylvaine lui laissaient à peine la faculté
de comprendre. Trois fois elle relut cette lettre dont les caractères
dansaient devant ses yeux, et puis, appréhendant enfin toute sa
signification, elle tomba à genoux, les bras étendus sur son lit, la
tête cachée dans les couvertures, et pleura des larmes de joie... Dans
la confusion actuelle de son esprit, rien ne se précisait; mais un
immense bien-être, un sentiment d’inexprimable délivrance
l’envahissaient, et il lui semblait, comme il arrive en rêve, voler dans
une atmosphère limpide. Elle demeura longtemps immobile, perdue dans des
rêveries pleines de douceur...

La voix de Mme Caulfield la rappela au présent:

--Sylvaine, comment êtes-vous?

En une seconde elle fut sur pied, la lettre dans sa poche, et ouvrit la
porte.

Mme Caulfield, de son allure fatiguée, entra.

--Descendez-vous dîner, chère?

--Oh! oui, je suis tout à fait remise.

--Alors, dépêchez-vous, il est tard, je vous laisse... Avez-vous lu la
lettre de Nelly?

--Oui.

--Nous en causerons à dîner.

--C’est ça.

Quand elles furent à table, Mme Caulfield raconta à Rakewood la petite
indisposition de Sylvaine. Il l’observa alors attentivement, et, frappé
de l’espèce d’excitation de son regard, dit:

--Elle a l’air d’être encore un peu agitée.

--Je vais très bien, protesta Sylvaine, très bien.

Elle avait réfléchi qu’il ne fallait pas donner à d’autres le soupçon
que le mariage de Nelly pût l’influencer. Rakewood avait pensé que
l’idée du retour du colonel Blunt suffisait pour expliquer l’énervement
de Sylvaine. Cette idée le troublait, lui aussi... elle était si jeune,
si innocente... il ne se sentait plus si certain qu’un pareil mariage ne
fût pas une profanation... il avait de Blunt une jalousie secrète qu’il
n’aurait pas éprouvée pour un homme jeune... Pendant tout le dîner il
fut distrait, et écouta à peine les considérations de Mme Caulfield sur
le mariage de Nelly, dont elle ne revenait pas, répétant à satiété:

--Mais c’est Kathleen qui sera surprise.

Après une nuit sans sommeil, mais durant laquelle Sylvaine n’aurait pas
voulu perdre un instant le sentiment, tant la vie lui semblait bonne,
elle se décida à agir sans retard... il ne fallait pas tromper plus
longtemps le colonel Blunt... Déjà il lui semblait étrange et impossible
qu’elle eût pu imaginer jamais être sa femme... A peine pensait-elle à
Nelly maintenant; Nelly paraissait appartenir à un monde autre: aucun
lien ne pouvait la rattacher à Albéric.

Souvent, surtout depuis le départ de Kathleen, Rakewood, le matin,
faisait demander à Sylvaine de sortir avec lui avant le déjeuner et ce
jour-là, dès neuf heures, il lui en fit transmettre la proposition,
aussitôt acceptée.

Ils s’acheminèrent, ainsi que Rakewood le préférait, du côté de la
campagne tout embaumée et rayonnante par cette matinée de printemps.
Sylvaine, dans un costume de laine grise, était comme un printemps
vivant; ses yeux de pervenche brillaient comme une pierre précieuse.
Rakewood lui dit:

--Comme vous êtes jeune, Sylvaine!

Il y avait quelque chose de si ému dans sa voix qu’elle répondit
aussitôt:

--Vous jugez, n’est-ce pas, que je suis encore libre?

Etonné, il dit avec décision:

--Absolument. Une femme est libre jusqu’au pied de l’autel. Si vous avez
peur, Sylvaine, n’allez pas plus loin. Tenez, venez vous asseoir là avec
moi, et causons.

Ils prirent place sur un banc de bois et Sylvaine, tournant son tendre
visage vers Rakewood:

--Je ne puis pas, dit-elle, je ne puis épouser le colonel Blunt.

--C’est une résolution subite, Sylvaine?

--Oui.

--Soyez franche avec moi: traitez-moi comme votre père. J’ai eu le
sentiment à plusieurs reprises que vous nous cachez quelque chose.

Une lutte violente se livra dans l’âme de Sylvaine. Rakewood était sûr:
ce n’était pas trahir que d’expliquer sa propre conduite; il fallait se
justifier elle-même, il lui fallait un appui... Lentement elle tira la
lettre de Nelly de sa poche, et la mit dans la main de son vieil ami. Il
lut, puis d’une étreinte paternelle et joyeuse serra Sylvaine contre sa
poitrine:

--Pauvre petite fille! Pauvre petite fille!... mais tout se réparera...
Albéric?

--Oui.

--Laissez-moi faire, j’arrangerai tout. Vous serez heureuse enfin, chère
fille de votre mère.

--Il m’aime, je suis sûre qu’il m’aime...

--Et moi aussi, j’en suis sûr.

Sylvaine sourit dans un épanouissement délicieux; puis baissant ses
belles paupières:

--Et le pauvre colonel Blunt? dit-elle avec hésitation.

--Nous lui ferons épouser Kathleen; il sera très heureux aussi.

--Oh! que c’est bon d’être heureuse!

Et pour le prouver, Sylvaine se mit à pleurer.



PARIS

TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET Cie

Rue Garancière, 8




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