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Title: Dans l'ombre chaude de l'Islam
Author: Barrucand, Victor, Eberhardt, Isabelle
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Dans l'ombre chaude de l'Islam" ***
L'ISLAM ***



  Isabelle EBERHARDT & Victor BARRUCAND

  DANS L’OMBRE CHAUDE
  DE L’ISLAM

  HUITIÈME MILLE


  PARIS
  Librairie CHARPENTIER et FASQUELLE
  EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
  11, RUE DE GRENELLE, 11

  1921
  Tous droits réservés



OUVRAGES D’Isabelle EBERHARDT

  TRIMARDEUR, roman. Collection de l’AKHBAR (Alger).
  PAGES D’ISLAM. Un vol. in-16 (Fasquelle).
  NOTES DE ROUTE. Un vol. in-16 (Fasquelle).

OUVRAGES DE M. Victor BARRUCAND

  AVEC LE FEU, roman (Fasquelle)                                  1 vol.
  LE PAIN GRATUIT, huitième mille (Chamuel). 1 vol.
  LE CHARIOT DE TERRE CUITE, drame en cinq actes, représenté
    au Théâtre de l’OEUVRE; couverture de Toulouse-Lautrec
    (A. Savine)                                                   1 vol.
  POUR LE ROI, un acte en prose, représenté au Théâtre de
    l’Odéon (Fasquelle)                                           1 vol.
  IMAGES D’AFRIQUE ET D’AILLEURS, poésies (Édition de
    l’AKHBAR).

PUBLICATIONS HISTORIQUES

  LA VIE VÉRITABLE DU CITOYEN ROSSIGNOL, vainqueur de la
    Bastille et général en chef des armées de la République
    dans la guerre de Vendée (Plon-Nourrit)                       1 vol.
  MÉMOIRES ET NOTES DE CHOUDIEU, représentant du Peuple à
    l’Assemblée législative, à la Convention et aux Armées
    (Plon-Nourrit)                                                1 vol.
  LES VOLONTAIRES DE GENTILLY, comédie inédite en un acte
    d’ANAXAGORAS CHAUMETTE, procureur de la Commune de Paris
    en 1793, publiée avec une NOTE SUR CHAUMETTE (_Revue
    Blanche_).


Il a été tiré de cet ouvrage

Dix exemplaires numérotés sur papier du Japon.



DANS L’OMBRE CHAUDE DE L’ISLAM



ÉLOIGNEMENT


Aïn-Sefra, mai 1904.

J’avais quitté Aïn-Sefra l’an dernier aux souffles de l’hiver. Elle
était transie de froid, et de grands vents glapissants la balayaient,
courbant la nudité frêle des arbres. Je la revois aujourd’hui tout
autre, redevenue elle-même, dans le rayonnement morne de l’été: très
saharienne, très somnolente, avec son ksar fauve au pied de la dune en
or, avec ses koubba saintes et ses jardins bleuâtres.

C’est bien la petite capitale de l’Oranie désertique, esseulée dans sa
vallée de sable, entre l’immensité monotone des Hauts-Plateaux et la
fournaise du Sud.

Elle m’avait semblé morose, sans charme, parce que la magie du soleil ne
l’enveloppait pas de l’atmosphère lumineuse qui est tout le luxe des
villes d’Afrique. Et maintenant que j’y vis en un petit logis
provisoire, je commence à l’aimer. D’ailleurs, je ne la quitterai plus
pour un maussade retour vers le Tell banalisé, et cela suffit pour que
je la regarde avec d’autres yeux. Quand je partirai, ce ne sera que pour
descendre plus loin, pour m’en aller là-bas, vers le grand Sud, où
dorment les «hamada» sous l’éternel soleil.

                   *       *       *       *       *

Parmi les peupliers à troncs blancs, en longs sentiers, suivant les
premières ondulations de la dune, avec des parfums retrouvés de sève et
de résine, j’ai l’illusion de me perdre en forêt. C’est une sensation
très douce et très pure que teinte par moments de sensualité l’haleine
plus lointaine d’un bouquet d’acacias en fleurs.--Que j’aime la verdure
exubérante et les troncs vivants, plissés d’une peau d’éléphant, de ces
figuiers gonflés de lait amer, autour desquels bourdonnent des essaims
de mouches dorées!

Dans ce jardin surpris en pleine aridité j’ai passé des heures longues,
couchée à la renverse, me grisant d’immobilité sous la caresse tiède des
brises, à regarder les branches, à peine agitées, aller et venir sur le
fond éblouissant du ciel, comme les agrès d’un navire balancé doucement.

                   *       *       *       *       *

Au delà des derniers peupliers, déjà plus grêles et plus rabougris, la
piste de sable monte et finit brusquement au pied de la dune immaculée,
qui semble en poudre d’or fin.

Là, les vents du ciel se jouent librement, édifiant des collines,
creusant des vallées, ouvrant des précipices, créant, au caprice de
chaque jour, de nouveaux paysages éphémères.

Tout en haut, hasardeusement posé sur un coteau un peu plus stable, avec
ses arêtes de pierres noires, un «blockhaus» rougeâtre veille sur la
vallée, sentinelle aux yeux vides, qui a vu passer des armées et des
bandes pillardes, et qui regarde maintenant le silence et la paix des
horizons vagues.

                   *       *       *       *       *

La dune d’un rouge doré ardent tranche violemment sur le fond bleu et
sévère du Djebel Mektar. Le jour finit doucement sur Aïn-Sefra, noyée de
vapeurs légères et de fumées odorantes. J’éprouve la sensation de
mélancolie délicieuse et d’étrange rajeunissement des veilles de départ.
Tous les soucis, le lourd malaise des derniers mois dans la fastidieuse
et énervante Alger, tout ce qui constituait mon noir, mon «cafard», est
resté là-bas.

                   *       *       *       *       *

A Alger, j’avais dû mépriser des choses et des gens. Je n’aime pas à
mépriser. Je voudrais tout comprendre et tout excuser. Pourquoi faut-il
se défendre contre la sottise, quand on n’a rien à lui disputer, quand
on n’est pas de la partie! Je ne sais plus.--Ces choses ne m’intéressent
pas: le soleil me reste et la route me tente. Ce serait pour un peu
toute une philosophie.

Plus près de moi, j’avais eu l’occasion de voir grandir, dans une âme
que je croyais plus affranchie, une passion pure et forte, et je disais
à mon ami: «Prenez garde, quand on est heureux on ne comprend plus rien
aux souffrances des autres...»

Il partit vers le bonheur, du moins le croyait-il, et moi vers ma
destinée.

Maintenant je me suis éloignée, et je sens mon âme redevenir plus saine,
naïvement ouverte à toutes les joies, à toutes les sensualités délicates
des yeux et du rêve.

                   *       *       *       *       *

Je retrouve dans la seule rue arabe du village des impressions calmes de
«chez moi», qui datent du mois de ramadhân, l’an passé.

Beaucoup de visages connus, sur les bancs et sur les nattes, devant les
cahouadji. Beaucoup de saluts à échanger amicalement.

Et, avec cela, la joie intime de penser que je vais partir demain, dès
l’aube, et quitter toutes ces choses, qui pourtant me plaisent ce soir
et me sont douces.

Mais qui donc, sauf un nomade, un vagabond, pourrait comprendre cette
double jouissance?

Le cœur encore ému de tout ce qui m’avait prise et que j’ai laissé, je
me dis que l’amour est une inquiétude et qu’il faut aimer à quitter,
puisque les êtres et les choses n’ont de beauté que passagère.

                   *       *       *       *       *

Contre les barreaux en fer de la fenêtre d’un café maure, devant les
pots de basilic, un rassemblement se forme peu à peu.

On y joue du chalumeau et j’entre: cette musique monotone et triste
bercera ma rêverie et surtout me dispensera de parler...



MUSICIENS DE L’OUEST


Une salle carrée, peinte en bleu pâle, avec des panneaux roses. A
droite, au fond, «l’oudjak»[1] en plâtre enfumé et, sur des rayons de
bois, les tasses, les verres et les plateaux. Des bancs en bois et de
banales tables en fer rouillé encombrent le café. Dans une cage un
oiseau captif sommeille.

  [1] _Oudjak_, fourneau des cafetiers maures, en forme de petit portail
    voûté.

Étrange petit café saharien, que fréquentent les Marocains et les
nomades! L’assistance y est compacte. Parmi les Arabes, en burnous et
haïks terreux, quelques spahis et des «mokhazni», cavaliers indigènes.

Les coudes aux genoux, tous se taisent, tournés attentivement vers le
fond de la salle, où, sur un banc, les musiciens sont alignés.

Ceux-là sont des Beni-Guil du Chott Tigri.

Avec leurs loques rougeâtres et leurs sandales, ils ressemblent bien peu
aux chanteurs et aux musiciens des Hauts-Plateaux algériens, qui
portent, comme les lettrés, des vêtements propres, et, avec des essais
de coquetterie arabe, des gilets brodés et des cordons de soie dans les
cordelettes du turban. Ces musiciens de l’Ouest conservent le type de
leur race fruste, et leur collier de barbe noire et raide donne à leur
visage un faux air hindou.

Pourtant, chez l’un deux, le voile épais qui recouvre le turban blanc et
évasé, encadre une belle figure régulière, au nez aquilin et aux narines
nerveuses, avec des yeux de tristesse. L’autre, joueur de flûte, est
aveugle. Il met toute son âme dans les plaintes et les susurrements de
son roseau. Comme s’il y parlait, il roule les globes ternes de ses yeux
morts, et son buste, avec un balancement cadencé, marque la mesure. La
troupe compte encore un vieux batteur de tympanon et, un peu à l’écart,
un étrange chanteur, les yeux fermés, la tête renversée, comme ivre.

Le seul luxe de ces miséreux consiste en deux chalumeaux cerclés de cuir
et d’anneaux de cuivre poli, avec des tresses de soie bleue entremêlées
de chaînettes d’argent et de pièces de monnaie marocaine.

                   *       *       *       *       *

Symphonie de la hamada inhospitalière!

Le tambourin prolonge à l’infini son battement sourd, à contretemps, son
battement de cœur humain tour à tour ému et courroucé, faiblissant,
lassé et mourant voluptueusement. Brodant sur cette vie artérielle, les
durs chalumeaux sonnent parfois des marches de guerre ou tiennent de
longues notes mystérieuses qui ont l’air de planer, et les roseaux
nasillent des murmures à peine distincts d’eau tranquille ou de brise
tiède.

                   *       *       *       *       *

Les Beni-Guil qui circulent dans le village envahissent la salle,
gauches, encombrants, gens du désert que les bancs et les tables
étonnent.

Pourtant, ils sourient, ils sont fiers du succès de leurs frères parmi
les «M’zanat»[2].

  [2] Terme de mépris par lequel les Marocains du Sud désignent les
    Algériens indigènes, qu’ils considèrent comme des renégats.

Sur un plateau posé à terre, les gros sous et les pièces blanches
tombent avec un bruit clair. A chaque offrande, le joueur de tambourin
bénit à la cantonade la générosité du donateur.

Cependant les Beni-Guil se contentent d’encourager les musiciens par
leur attitude et leurs exclamations approbatives. Bien rare celui qui se
résigne à jeter un sou sur le plateau, après avoir longtemps fouillé
dans sa «zaboula», sorte de sacoche en «filali» (cuir rouge du
Tafilalet) que portent les nomades.

Mais voilà que l’un d’eux, tout jeune, se lève tout à coup et esquisse
une danse cadencée, lente, le bout de son bâton noueux appuyé contre sa
poitrine.

On rit de sa rusticité. Ce geste est celui d’un berger.

Le cafetier, les reins ceints d’une «fouta» rouge et verte, circule,
présente ses breuvages fumants sur des plateaux et, chaque fois, il
nomme tout haut celui qui a commandé le thé, en appelant sur lui la
bénédiction du Rétributeur...



MORT MUSULMANE


Le premier soleil du matin s’épanouit à l’horizon, comme une grande
fleur pourpre. La dune de sable, piquée de touffes d’alfa, s’embrase
autour de la petite koubba de Sidi-Bou-Djemâa, qui domine la route de
Beni-Yaho et de Sfissifa. Des lueurs roses s’allument à la crête des
figuiers noirs, et les grands saules pleurent des larmes d’argent irisé.

Autour de la koubba, des Arabes se lèvent. Ce sont des pèlerins, venus
de loin pour demander la protection du grand saint. Ils se rangent tous,
face au jour levant, et prient longuement, avec les beaux gestes graves
du rite musulman qui grandit les plus loqueteux.

Derrière le petit mur d’enceinte, les femmes babillent déjà autour d’un
feu de bois mort. Ce sont des nomades, venues avec les hommes de leur
tribu. Elles se voilent à peine le visage.

Sous un arbre, un fou en haillons, appuyé sur un bâton, psalmodie le
Coran, au hasard, mêlant des versets sans suite. Il est beau avec son
visage émacié, ses cheveux noirs, attachés autour du front d’un lambeau
de linge blanc, et ses grands yeux ardents et inquiets, fixés sur un
point invisible de l’espace.

De temps en temps, du groupe des femmes part le «you-you» cristallin des
jours de fête.

                   *       *       *       *       *

Mais, au haut de la dune un cortège paraît. Des Arabes s’avancent
lentement, sur un chant grave et cadencé.

Derrière le premier groupe, quatre hommes portent sur leurs épaules un
brancard recouvert d’un long drap blanc, et, à l’apparition de ce
croyant inconnu, qui s’en vient vers l’éternité, dans la gloire du
matin, tous les bruits se taisent.

Alors les hommes entrent dans le cimetière sans clôture.

Parmi les tombes essaimées dans la dune, parmi ces pierres anonymes et
sans dates, une fosse est creusée, rapidement, si rapidement dans le
sable léger! Et sur le bord de ce petit fossé on pose le mort, face au
soleil.

Maintenant, en demi-cercle, les musulmans prient leur dernière prière, à
voix basse, sans se prosterner.

Très vite, sur une simple rangée de briques, on remblaie la fosse, et on
plante trois palmes vertes dans le sable du tertre que la brise fraîche
entame déjà. Tout le monde s’en va.

Que c’est simple de mourir!

A côté de moi, Si Abdelali, un lettré de Marrakech, se met à chanter à
mi-voix une complainte ancienne sur le sort de ceux qui ne sont plus.

    Voici: je suis mort, mon âme a quitté mon corps
    On a pleuré sur moi les larmes du dernier jour.
    Quatre hommes m’ont pris sur leurs épaules,
    En attestant leur foi au Dieu unique.
    Ils m’ont porté jusqu’au cimetière,
    Ils ont prié sur moi la prière sans prosternation,
    La dernière des prières de ce monde.
    Ils ont rejeté sur moi la terre.
    Mes amis sont partis comme s’ils ne m’avaient jamais connu,
    Et je suis resté seul dans les ténèbres de la tombe,
    Où il n’y a ni joie, ni chagrins, ni lune, ni soleil.

    Je n’ai plus eu d’autre compagnon que le ver aveugle.
    Les larmes ont séché sur les joues de mes proches,
    Et les épines sèches ont poussé sur ma terre.
    Mon fils a dit: «Dieu lui accorde sa miséricorde!»
    Sachez que celui qui est parti vers la miséricorde de son Créateur
    Est en même temps sorti du cœur des créatures.
    Sachez que nul n’a souci des absents dans la demeure des morts.

    O toi qui es devant ma tombe,
    Ne t’étonne pas de mon sort
    Il fut un temps où j’étais comme toi,
    Viendra le temps où tu seras comme moi.

L’air de cette complainte est mélancolique et doux, la voix du taleb
harmonieuse... Et je regarde le petit tertre abandonné là, pour
toujours, dans le vide du désert de sable.

                   *       *       *       *       *

... Nous allions à Sfissifa, un petit bourg tout musulman, sans un seul
Européen, sans même un juif.

Encore les rochers sombres du Sud-Oranais, et, dans l’intérieur du ksar,
une vie délabrée, des murs de pisé qui s’écroulent, des faces de momies
qui se voilent. Tout tombe en ruines, mais nous goûtons un sommeil très
doux sous un large grenadier, dans l’éblouissement du soleil déjà
haut...

Là je vous retrouvai, si curieusement, ksouriens malingres, au teint
blafard et aux attitudes humbles, aux vêtements efféminés, race
dégénérée par la vie sédentaire entassée et par la consanguinité
séculaire des mariages! Je vous revis, ksour tombant en ruines, à
l’ombre des jardins délicieux que le désert envahit peu à peu et dévore.
Et je pensai qu’il est aussi des peuples qui ont l’air de mourir.

                   *       *       *       *       *

Au retour, le soleil venait de disparaître, mais une grande clarté rouge
baignait encore la vallée.

Nous repassons devant Sidi-Bou-Djemâa.

Un silence profond, un silence qu’on sent, presque une angoisse, pèse
sur la koubba et sur le cimetière, où, parmi les petites pierres
anonymes s’élèvent quelques tombeaux maraboutiques, rectangles frustes
de terre sèche.

La porte est close, et devant s’est assis un vieux mendiant, son bâton
posé contre le mur. Doucement, dans l’ombre de sa cécité, il marmonne
des mots sans accent, comme s’il se racontait des choses à soi-même.

Sur la hauteur, deux mokhazni en burnous noirs sont descendus de cheval
et prient, tout seuls, dans le dernier rayonnement du jour.

Un chien enchaîné tend vers le ciel son museau de loup aux petits yeux
sanglants et obliques, et pousse un long aboiement, une sorte de
lamentation d’une tristesse infinie.



EN ROUTE


Après une courte nuit lunaire passée sur une natte, devant le café maure
du «Makhzen», au ksar de Beni-Ounif, je m’éveille heureuse, avec cette
griserie légère qui me prend quand j’ai dormi dehors, sous le grand
ciel, et quand je vais me remettre en route.

Assise sur une pierre, au bord de la route, j’attends Djilali ould
Bahti, le mokhazni qui m’accompagnera sur la route de Béchar.

                   *       *       *       *       *

Aller à Béchar! Dépasser enfin cette limite fatidique de Beni-Ounif,
cela suffit pour que je me sente calme et joyeuse, pour que l’ennui qui
commençait à m’envahir à Aïn-Sefra achève de se dissiper...

Le temps passe, et ce Djilali tarde à venir.

Le jour se lève, un jour splendide d’été, sans un nuage, sans une brume.
Une brise fraîche, qui souffle depuis hier soir, a chassé toutes les
poussières, toutes les vapeurs. Le ciel s’ouvre, infini, profond, d’une
transparence verte d’océan tranquille.

A l’horizon, dans tout ce vert doré, une lueur plus jaune et plus
ardente monte, passant bientôt à l’orangé vif, puis au rouge. En face,
dans l’occident obscur, la lune descend, livide, comme le visage d’un
mourant.

Tout près de nous, la grande koubba blanche de Sidi Slimane se profile
en or, sur le cuivre encore vert du ciel. Des rayons orangés baignent le
sol sombre, les tombeaux et les maisons lézardées.

Enfin Djilali arrive, et nous partons, tournant nos chevaux vers la lune
qui s’éteint.

Ce mokhazni est un grand garçon brun, bonne et franche figure de nomade
Tarfaoui[3] de Géryville. Il est avenant et «dégourdi», et sera pour moi
un bon compagnon de route.

  [3] De la tribu des Trafi.

... Nous cheminons dans la vallée de pierre noire, entre le Djebel
Grouz, encore tout irisé, et les basses collines brûlées du Gara.

Vers la droite passe la jolie petite palmeraie de Mélias, assoupie avec
ses «séguia» et ses bassins limpides, à l’entrée d’une gorge profonde du
Grouz.

L’an dernier, les bandes de pillards pourchassées venaient s’abreuver
là, dans ces jardins déserts, si paisibles et si souriants aujourd’hui.

                   *       *       *       *       *

A mesure que nous nous éloignons de la stérilité de Beni-Ounif, l’alfa
apparaît sur le sol sablonneux. Des oueds se creusent, remplis
d’arbustes de plus en plus touffus. Quelques grands lentisques,--l’arbre
providentiel des solitudes ardentes--y promènent leur ombre circulaire
sur le sol rouge, au cours des heures vides.

                   *       *       *       *       *

... Un nuage de poussière vient sur nous de l’Ouest, à l’encontre du
vent.

C’est une compagnie de la Légion, des hommes blonds et fortement
bronzés, couverts de poussière, qui rentrent du Sud en chantant des
romances allemandes ou italiennes.

Sur les araba du train chargés de bagages, les malades sont couchés.

Juchés très haut, ils regardent la monotonie du paysage avec
l’indifférence morne des fiévreux, en supputant en silence l’heure
probable de l’arrivée à Beni-Ounif, d’où, demain, on les transportera,
par chemin de fer, à l’hôpital d’Aïn-Sefra.

... Une heure se passe. Nous rejoignons encore un petit convoi d’araba,
escorté de tirailleurs.

Les hommes se sont débarrassés de leurs sacs et de leurs fusils, qu’ils
ont chargés sur les carrioles; ils marchent tout doucement, au petit pas
des mulets, avec l’air de gens qui se promènent.

Ils passent. Nous retombons au silence de la route.

De temps en temps, Djilali commence une complainte, qu’il n’achève pas.

Il y a un peu de brise, nous tournons le dos au soleil, la chaleur n’est
pas accablante. Nous sommes bien, sans envie de parler.

Il est ainsi, sur les routes désertes du Sud, de longues heures sans
tristesse, sans ennui, vagues et reposantes, où l’on peut vivre de
silence... Je n’ai jamais regretté une seule de ces heures perdues.



LE DRAME DES HEURES


Voyager, ce n’est pas penser, mais voir se succéder des choses, avoir le
sens de sa vie dans la mesure de l’espace. La monotonie des paysages,
qui se déploient lentement, contribue à nous délasser des plis pris sur
nous-mêmes, à nous pénétrer d’un sentiment de légèreté et de quiétude,
que les déplacements à la vapeur ne sauraient apporter au voyageur
fiévreux. Au pas calmé des chevaux que la chaleur accable, les moindres
accidents de la route conservent à mes yeux leur beauté de tableaux. Ce
ne sont pas des situations agitées, c’est un état d’esprit calme et
vital, qui fut celui de toutes les races humaines et qui s’éternise
encore près de nous dans le sang des nomades.

                   *       *       *       *       *

A Alger, en voyant tous les Européens se porter, aux mêmes heures, du
même côté des arcades, pour se donner l’illusion d’être une foule, ou
tourner en rond autour de la musique du square, j’éprouvais une
déprimante impression de troupeau, qui s’est dissipée ici. Je sens qu’il
vaut mieux pousser des moutons que de faire corps avec une foule, et je
ne mets certainement aucun orgueil, aucun romantisme dans cette
constatation.

Je vis cette vie du désert aussi simplement que les sokhar, conducteurs
de chameaux, et les mokhazni.

J’ai toujours été simple. Dans cette simplicité j’ai trouvé des
jouissances fortes, que je ne me flatte pas d’exprimer.

Quand j’ai dormi à la belle étoile, sous ces ciels du Sud-Oranais qui
sont d’une profondeur religieuse, je me sens pénétrée des énergies de la
terre, une sorte de brutalité est en moi avec le besoin d’enfourcher ma
jument et de pousser tout droit devant, sans faire aucune réflexion. Je
ne veux rien imaginer; je vois les étapes de la route et je les compte à
des détails insignifiants. Dans ce pays sans verdure, dans ce pays de
pierre, quelque chose existe: les heures. Les aurores et les crépuscules
sont des drames.

Le Bédouin au haïk terreux comprend cela et ne le dit pas, mais il
chante... Djilali ne m’a jamais expliqué pourquoi il n’achevait pas ses
chansons.



HALTE AU DÉSERT


L’an dernier, pour aller à Béchar, on passait vers l’est, derrière les
montagnes, par le petit poste de Bou-Yala, qu’on a abandonné depuis pour
reporter plus à l’ouest la ligne de protection de la frontière. C’est
maintenant Bou-Ayech qui est la première étape après Beni-Ounif, à
trente-cinq kilomètres.

... Il est dix heures et la vallée s’embrase. Des vapeurs rousses
tremblent à l’horizon qui se déforme. La chaleur devient brûlante. Un
mince filet de sang coule des narines desséchées de nos juments. Une
grande langueur m’envahit, et je me laisse bercer sur ma selle arabe,
commode comme un fauteuil.

Ben-Zireg n’est plus qu’à vingt-huit kilomètres, et nous aurons tout le
temps d’y aller coucher. Mais à quoi bon nous presser?

                   *       *       *       *       *

Il faut arriver à l’entrée du «village» de Bou-Ayech pour l’apercevoir,
tellement il est de la même couleur que le sol.

Une dizaine de baraques en planches, une redoute en terre jaunâtre et
une centaine d’informes gourbis en broussailles, où gîtent les ouvriers
marocains de la voie ferrée en construction. A cent mètres, tout cela se
confond avec l’alfa et la poussière, et ce coin de la vallée semble
aussi désert que les autres.

La ligne du railway de l’État s’arrête, pour le moment, à quelques
kilomètres au-delà de Bou-Ayech, et les travaux donnent un air de
vitalité commerçante à ce poste perdu.

Déjà le pays prend des aspects à la fois plus sahariens et moins
lugubres qu’à Beni-Ounif; le sable pâle, sous le manteau vert doré de
l’alfa, ne produit pas l’impression, pénible parfois jusqu’à l’angoisse,
de la hamada noire d’Ounif.

                   *       *       *       *       *

Dans l’une des baraques du «village», sur une table en bois, des
Espagnols boivent l’anisette.

Figures taillées à coups de serpe, rasées, tannées et recuites, grands
chapeaux de feutre noir, petites vestes rondes, espadrilles--une race
fruste et rude, qui se fait à toutes les solitudes, à toutes les
privations, sous les plus incléments soleils.

Par un guichet dans la muraille de la baraque, le commis des entrepôts
francs de Beni-Ounif distribue les vivres aux ouvriers. Je remarque que
ceux-ci ont presque tous abandonné leurs belles loques indigènes pour
l’affreuse défroque européenne du «trabadjar», qui jure avec leur large
turban blanc.

Voici des Marocains du Nord: figures barbues et énergiques; beaucoup de
caractère pittoresque; des traits réguliers et durs, avec de longs yeux
farouches.

J’observe, au nombre de ces travailleurs, quelques Berbères blonds, aux
yeux bleus, de ce type particulier qu’on rencontre en Kabylie et qui est
certainement dû à un lointain apport de sang vandale.

Seuls, les Figuiguiens et les gens du Tafilala conservent leurs
guenilles arabes: travailleurs provisoires, il leur aura suffi d’avoir
gagné quelques sous pour rentrer aussitôt dans leurs ksour.

                   *       *       *       *       *

Bou-Ayech nous fut un repos.

Comme nous cuisions des pommes de terre dans un trou de sable, un peu à
l’écart des baraquements du poste et du café maure, à l’ombre circulaire
de beaux lentisques grands comme des chênes, des hommes en vareuse et en
béret gris circulaient autour de nous, sous l’œil des légionnaires. Je
reconnus en eux des «exclus» de l’armée, de la dernière catégorie, des
condamnés militaires, qu’on emploie aux travaux publics dans les postes
reculés. Quelques-uns étaient nus jusqu’à la ceinture. D’une autre
sauvagerie sur cette terre sauvage, ils étalaient d’extraordinaires
tatouages parisiens, soulignés de devises pessimistes, révoltées ou
obscènes.

Par ennui, exclus et légionnaires viennent nous parler. Cela m’amuse
d’abord, et j’ai peine à ne pas rire en les entendant dire entre eux:

--Il est girond, le petit spahi, il a la peau fine!

Quelques mokhazni nous rejoignent. Ils sont de Beni-Ounif et je
reconnais en eux des figures amies de l’an dernier.

Avec eux nous préparons le café dans une gamelle et nous causons, comme
causent les gens du Sud, en répliques courtes, avec des plaisanteries
naïves sans mots malsonnants.

Des sokhar Douï-Menia, campés sur la hauteur, en plein soleil, viennent
s’asseoir à côté de nous. Les mokhazni les taquinent, tournant en
ridicule leur parler bizarre. Les nomades répondent de leur mieux, sans
colère apparente. Mais au fond on sent très bien la vieille haine qui
divise les gens des Hauts-Plateaux algériens et les Marocains.

Les sokhar finissent par s’en aller, et les mokhazni se mettent à
préparer la «mella», le pain de route saharien.

L’un d’eux pétrit la semoule avec de l’eau de peau de bouc sur une
musette pliée. Djilali creuse un trou dans le sable, avec ses mains,
tandis que les autres apportent des brassées de bois.

--La mella, déclare un cavalier Trafi, c’est pour les hommes comme
l’alfa pour les chevaux: ça n’engraisse pas, mais ça donne du nerf.

                   *       *       *       *       *

Le soir, les sous-officiers du 1er Étranger, qui m’ont vue l’an dernier
en excursion à Hadjerath-M’guil, m’ont reconnue et fêtée.

J’emporterai d’eux un souvenir d’autant meilleur que, sachant fort bien
qui je suis, ils respectent strictement mon incognito.

Nous nous sommes attardés en une causerie insignifiante, pour le seul
plaisir de parler du pays saharien, du «bled», des mouvements de
troupes, des travaux de construction, de l’avenir de ce coin de terre
perdue. Ce soir-là, après la «popote», je me sentais l’âme camarade d’un
soldat du Sud. Sans aucune contrainte je m’intéressais aux histoires de
ces braves gens, comme on se plaît aux contes de la veillée dans une
ferme de paysans, trouvée après une longue marche de campagne...

J’ai comme cela des familles, des foyers et des feux de bivouac dans mon
souvenir. Aux heures d’isolement et de rêvasserie, je retrouve tout cela
dans la fumée d’une cigarette, et ce m’est encore plus tonique que le
souvenir des grands enthousiasmes, qui laissent après eux des trous, et
que les grandes espérances, fondées sur la valeur des êtres, qui
finissent toujours, presque toujours, en désillusions et en faillites.

J’en arrive à cette conclusion, qu’il ne faut jamais chercher le
bonheur. Il passe sur la route, mais toujours en sens inverse... Souvent
je l’ai reconnu.

                   *       *       *       *       *

Maintenant, la nuit sommeille toute bleue sur le calme de la vallée.

A la redoute, le clairon de la Légion égrène lentement les notes
mélancoliques de l’extinction des feux.

Dans ces petits postes isolés, au milieu des solitudes silencieuses, la
sonnerie du soir a quelque chose de poignant: après elle, on sent autour
de soi le désert...

Les derniers bruits et les dernières lumières s’éteignent. Je m’endors
en un bien-être infini. Demain, je m’en irai vers d’autres paysages, et
qui sait si je reviendrai jamais dormir là, au pied de cette redoute,
dans ce décor qui m’a plu?...



BEN-ZIREG


Nous quittons Bou-Ayech dans la délicieuse fraîcheur d’avant l’aube. La
lune décroissante nage dans un ciel verdâtre, et sa faible lumière
triste glisse sur les pierres noires de la piste. Djilali, songeur,
finit par me dire qu’il vaut mieux attendre le jour pour franchir les
gorges de Ben-Zireg, le vieux passage des rôdeurs.

Nous mettons pied à terre dans le lit large et peu profond d’un oued à
sec, et, les chevaux lâchés dans l’alfa, nous nous couchons sur le sable
fin, pour un assoupissement léger de sieste.

Quand nous nous réveillons, il fait grand jour.

Nous avons dormi dans un site charmant. Des arbustes sauvages, à fleurs
en minces grappes violettes, s’élèvent au-dessus de la houle très verte
de l’alfa, où les lavandes et les absinthes font de larges taches
argentées. A l’ombre des grands lentisques, des asters éparpillent leurs
petites étoiles mauves c’est tout un luxe naïf de fleurs, de vie
végétale en pleine hamada.

Nous entrons dans des gorges ravinées, tortueuses, où la route surplombe
un oued profond, encastré entre de hautes falaises rouges, et bientôt
nous débouchons dans la vallée de Ben-Zireg.

Quelle inoubliable vision désolée à la sortie des gorges! Le plus
lugubre, le plus désolé de tous les décors arides du Sud s’étend devant
nous.

Entre l’éperon abrupt du Djebel-Béchar et la haute muraille de l’Antar,
des collines aiguës comme les dents d’une scie, des chaînes de pitons
enserrent encore la vallée inclinée en pente douce vers l’oued. Et tout,
les collines, le sol d’ardoise pulvérisée, les pierres rugueuses, tout
est noir, d’un noir olivâtre et terne de foie corrompu. Au pied des
coteaux que domine le Béchar, la redoute blanche, d’une blancheur
livide, accentue l’horreur de ce paysage de deuil.

Le «village» ne compte encore que quelques masures, cantines militaires
et cafés maures.

Sur la rive opposée de l’oued s’alignent les croix en bois du cimetière
chrétien.

Pas une ombre, pas une herbe, seulement deux ou trois maigres dattiers
dans l’oued.

Affreux pays d’exil, où les imaginations d’un visionnaire appelleraient
les phalanges de la mort. Jamais rien ne poussera dans ce vallon maudit.
Quel misanthrope, quel amant surhumain de la solitude stérile, quel fou
sublime du tombeau, consentirait à vivre ici, en face de ces collines de
suie, dans ce cirque calciné et sans horizon?

J’éprouve une impression de grandeur et de malaise: Ben-Zireg ressemble
à ces pays funestes qu’on voit dans les mauvais rêves. Il y a quelque
part, dans _les Mille et une Nuits_, un de ces paysages de basalte
qu’habite un géant nègre enchaîné.

Le plus féroce caprice d’un halluciné d’opium n’imaginerait pas cette
funèbre splendeur minérale.

La chaleur devient accablante. Des légions de mouches se collent sur nos
yeux. Une haleine de four brûlant me prend à la gorge.--J’ai tendu les
rênes de ma jument blanche dans un sentiment d’effroi, quand je suis
entrée dans cette dernière vallée de la sécheresse...

                   *       *       *       *       *

Nous avons attendu le soir avec angoisse. Le jour s’est éteint en vapeur
d’incendie. La redoute flambait comme un métal en fusion. Et pendant les
courts instants d’avant la nuit, ce sombre coin de Ben-Zireg sembla
beau, d’une saisissante beauté d’apothéose.

Puis, tout de suite, ce fut fini. Brusquement la nuit tomba, pleine,
brumeuse, riche de mystère, et veloutée comme des ailes chaudes.

Nous couchons devant le café maure, sur une natte.--Je partirai avant le
jour, pour garder de Ben-Zireg la dernière vision du soir.



EAU DE MENSONGE


Aujourd’hui l’étape sera longue. Nous en avons pour des heures à
cheminer lentement, au pas régulier et patient de nos juments.

Depuis que nous sommes sortis du cirque de Ben-Zireg, la vallée,
toujours la même, s’élargit; çà et là un oued avec un peu de verdure et
de beaux lentisques puis, de nouveau, de la poussière et des pierres à
l’infini.

A Hassi-en-Nous, à mi-chemin, nous déjeunons et nous allons ensuite
prendre le café chez les mokhazni du poste de Bel-Haouari, des nomades
«Rzaïn» du cercle de Saïda, campés sous de légers gourbis.

On les prendrait facilement pour un «djich», ces braves gens qui, dans
le désert, ont repris leurs burnous terreux de bédouins.

Au delà de Bel-Haouari[4], dans une perspective d’horizon incandescent,
immensément ouvert, nous longeons une double chaîne de collines d’un
aspect amusant et singulier. Comme il convient de s’instruire en voyage,
je demande à mon compagnon le nom de cette architecture géologique.

  [4] Pour suivre cet itinéraire on consultera avec intérêt la belle
    carte de l’Extrême-Sud de l’Algérie, partie occidentale, dressée à
    l’échelle de 1/800.000e et publiée, en 1904, par les soins du
    Gouvernement général de l’Algérie.

--Regarde bien, dit-il, et tu sauras pourquoi les gens d’ici disent les
_Bezaz el Kelba_ (mamelles de la chienne).

En passant, il me désigne encore du doigt une ligne noire dans la vallée
ouverte comme une plaine: la palmeraie d’Ouagda.

                   *       *       *       *       *

Sous le flamboiement du soleil, déjà les perspectives commencent à se
déformer. Impossible d’apprécier les distances: une sorte de vertige
danse devant nos yeux et toujours, à droite et à gauche, ces
fantastiques «bezaz el kelba».

Les moindres variations de terrains influencent la lumière et sont pour
ma vue des souffrances ou des repos.

Après la région des pierres s’ouvre une zone de sable pur. Pour la
première fois dans le Sud-Oranais, je retrouve l’impression profonde
éprouvée jadis à l’entrée d’autres régions sahariennes.

Je la reconnais dans toute sa splendeur, avec ses enchantements mornes
et ses féeries, la terre qui se pâme dans une éternelle caresse solaire,
sans aucune secousse volcanique, sans l’immense effort des montagnes.

Tout à coup, l’horizon oscille, les lointains se déforment et le sable
roux disparaît. Une grande nappe d’eau bleue s’étale au loin, et des
dattiers s’y reflètent.

L’eau miroite sous le soleil, d’une pureté infinie... Djilali se met à
rire, en grand enfant qu’il est.

--Si Mahmoud, vois comme le _srab_ (mirage) se moque de nous qui avons
si soif! Si nous n’avions que cette maudite eau de mensonge pour nous
désaltérer, nous pourrions tirer la langue ou téter les mamelles de la
chienne!

... Au bord du lac chimérique, une troupe de cavaliers rouges s’avance.
Au-dessus des rangs serrés, un grand étendard écarlate flotte au vent...
L’escadron passe et disparaît.--C’étaient des ânes qui rentraient à
Ouagda, et c’était aussi la haute armature d’un puits saharien où le
mirage avait accroché des lambeaux de pourpre.

                   *       *       *       *       *

L’arrivée à Béchar ravive ainsi en moi les souvenirs déjà lointains de
l’Oued-Rir’ et des chotts salés, dans le Sud-Constantinois, autre pays
de fièvre et de mirage.

                   *       *       *       *       *

Nous longeons de loin la palmeraie d’Ouagda, entre les petites tombes
semées le long de la route. En face, une dune rousse, avec, au bas, une
tache blanche: la redoute de «Collomb».

Béchar, Taagda, Collomb, tous ces noms divers se sont confondus. En
fait, Béchar est le nom du pays, comme il est celui de la montagne qui
ferme l’horizon.

Taagda, c’est le ksar et la palmeraie supérieure au-dessus d’Ouagda.

Un nom dépaysé «Collomb» désigne le village en construction.



LE PARFUM DES OASIS


... Le lac mystérieux a disparu. Au loin, quelques flaques subsistent
seules, lambeaux d’azur éparpillés dans les sables fauves. Mais déjà
l’ombre de la palmeraie tente nos montures. Nous arrivons enfin sous les
arceaux serrés des dattiers, et nos chevaux allongent leurs naseaux
saignants vers de la vraie eau, en entrant à mi-jambe dans l’oued très
large au milieu des joncs.

Quel soulagement, quelle joie toute physique, cette arrivée à l’ombre,
où la brise est un peu fraîche, où nos yeux douloureux se reposent sur
le vert profond des beaux palmiers, sur les grenadiers aux fleurs de
sang et sur les lauriers-roses en touffes.

Après l’eau de mensonge, le goût de la vérité.

Nous nous étendons à terre, pour n’entrer à Béchar que vers le soir,
après la sieste.

Djilali s’endort, et moi je regarde ce décor nouveau qui ressemble à
d’autres que j’ai aimés, qui m’ont révélé le charme mystérieux des
oasis. J’y retrouve aussi cette légère odeur de salpêtre, si spéciale
aux palmeraies humides, cette odeur de fruit coupé qui pimente tous les
autres parfums de la vie à l’ombre.

Dans la quiétude profonde de cette clairière isolée, d’innombrables
lézards d’émeraude et des caméléons changeants se délectent dans les
taches de soleil, étalés sur les pierres.

Pas un chant d’oiseau, pas un cri d’insecte. Quel beau silence! Tout
dort d’un lourd sommeil, et les rayons épars glissent entre les hauts
troncs des dattiers comme des chevelures de rêve...



REGARD EN ARRIÈRE


Vivre seule, c’est vivre libre. Je ne veux plus penser à rien. Pendant
des mois j’espacerai mon âme... J’ai connu des jours nombreux où je
menais une existence de «chien perdu». Ces jours sont loin, derrière les
vastes solitudes, derrière les montagnes écrasantes, par-delà les
Hauts-Plateaux arides et le Tell cultivé, dans la ville aux nuits
d’angoisse où les choses chaviraient devant mes yeux, où mon cœur se
gonflait de pitié et d’impuissance. Maintenant, j’ai reconquis
l’orgueil, et les figures amies me sont plus douces. Je ne souffrirai
plus de personne.

                   *       *       *       *       *

--Petite rue du Soudan, où je travaillais la tête penchée sur des
papiers, dans ma chambre pavée de faïence, sur une terrasse haute, parmi
les linges qui séchaient au soleil, avec des voisinages d’hôtes
inconnus,--je ne tendrai plus l’oreille aux bruits de l’escalier: je
n’attends aucun camarade, et les heures ne sont plus pour moi que des
moments de lumière!

Si j’écrivais des mots sur les marges des lettres que j’ai reçues, ils
seraient amers; mais j’ai laissé toutes les lettres et tous les
souvenirs derrière moi. J’ignore aussi l’heure des journaux et les
dernières nouvelles. Les feuilles m’arriveront par le bureau de Collomb.
Je saurai, de temps en temps, ce qui se passe ailleurs, pas toujours...
ainsi j’aurai mieux le loisir de vivre de moi-même. Il me semble que
j’entre dans ma vie en avançant dans les terres inconnues.

                   *       *       *       *       *

--Cette route fut longue et morne, mais nous marchions: c’était assez.



BÉCHAR


A Béchar, au pied de la dune, la vallée s’incline insensiblement vers la
ceinture verte de l’oued.

Sur la rive, derrière les grands cimetières où le vent et le pas des
chameaux effacent peu à peu les tombes, le vieux ksar de Taagda, flanqué
de tours carrées, ceinturé de hautes murailles grises sans une brèche,
où l’on pénètre par de basses portes voûtées, Taagda a des airs
farouches de citadelle.

... A l’intérieur, sur la terre douce et silencieuse, nous suivions des
ruelles en ruines, de longs passages couverts, si obscurs qu’en plein
jour il fallait y marcher à tâtons. Où sont les beaux alignements et les
courbes pleines de Figuig? Ici, c’est un fouillis. Les hautes maisons en
toub, dont quelques-unes ont deux étages, se pressent les unes contre
les autres, enjambent les rues.

A Béchar, comme dans tous les ksour, tout dort et tout croule.
L’activité ksourienne épuisée s’éteint lentement, les sources d’énergie
sont taries, et une lourde somnolence d’agonie pèse sur ces essais
avortés de vie sédentaire et laborieuse, au milieu des déserts voués aux
nomades.

«Kharatine» noirs, pour la plupart, mais de langue arabe, les gens de
Béchar sont silencieux et méfiants. Ils ont déjà un peu de morgue
marocaine, de la répulsion pour les gens de l’Est, les «M’zanat»;
pourtant ce sont des ksouriens, des jardiniers paisibles, et non des
hommes de poudre.

                   *       *       *       *       *

L’an dernier, lors de l’occupation de Béchar, Taagda et Ouagda ont été
razziés par le Makhzen et les tirailleurs. Cette année, rassurés un peu,
les ksouriens reprennent courage et retournent à leurs jardins.

Le centre de Collomb n’est encore qu’un chaos de bâtiments inachevés, de
matériaux et de plâtras. Encore les laides «cagnes» en toub, blanchies à
la terre blafarde, de tous les postes du Sud-Oranais, réduits construits
à la hâte pour abriter les cantines, le bric-à-brac et les cafés maures.

L’élément espagnol et juif domine, ici comme partout ailleurs, dans le
pays nouveau.

Les juifs de Kenadsa, vêtus d’oripeaux verts et noirs, viennent y
dresser leurs tentes loqueteuses, et vite ils allument leurs petites
forges pour transformer les «douros» des officiers et des spahis en
bijoux.

J’ai retrouvé, dans les jardins de Béchar, des sensations éprouvées
jadis dans le lit de l’oued de l’inoubliable Bou-Saâda, la perle du Sud.

Là, accroupies sur les galets, des femmes en «mlahfa», bleue ou noire,
lavent des loques qu’elles battent avec des tiges de palmes... oui, ce
sont bien les souvenirs charmants de l’oued Bou-Saâda, aux jours
lumineux de l’été, mais avec une note plus lointaine, plus sombre--la
note marocaine--qu’évoque ce décor des palmeraies dormantes de Béchar.

Dans les jardins, sous les grenadiers touffus et dans l’ombre malsaine
des figuiers, s’offrent des coins délicieux, auxquels la voûte glauque
des dattiers donne quelque chose du mystère des vraies forêts. Des
séguia d’irrigation chuchotent dans l’herbe rase et, de toutes parts,
monte la petite voix triste des crapauds du Sud, une note unique,
répétée à l’infini, jusqu’aux dunes arides de la route de Kenadsa, dans
les dernières séguia à moitié ensablées.



L’ÉTALON NOIR


Le soir, un soir rouge aux lourdes vapeurs sanglantes, sur le vide de la
plaine. Au delà de l’oued, sur les confins du désert, un monceau de
ruines rousses, des pans de murs, des assises de tours foudroyées,
l’ancien ksar de Zekkour, détruit par le Sultan noir, et dont les
décombres durent ainsi indéfiniment, achevant lentement de s’effriter au
soleil et servant de repaires aux tribus venimeuses des scorpions et des
vipères.

Nous passons lentement devant cette désolation, et tout à coup une autre
vision surgit, qui me secoue d’une sensation étrange.

Sur le bord de la route, une masse noire s’agitait, souffrait. Quand
nous passâmes, cette carcasse se dressa dans un effort saccadé: c’était
un cheval, les deux pieds de derrière brisés, qui agonisait là, tout
seul, dans le soir mourant.

L’étalon noir s’arc-bouta sur ses deux jambes nerveuses, lancées en
avant; son poitrail tremblait, et il tendait ses naseaux sanglants vers
nos juments.

Soudain, son grand œil déjà terni se rallume, et il pousse un long
hennissement, dernier appel tendre vers les frémissantes femelles, comme
un cri de révolte et de douleur.

Djilali décroche son fusil, ajuste la bête mourante, un coup part, sec,
brutal: l’étalon noir roule sur le sol rouge, foudroyé, avec son regard
troublé, avec son dernier cri d’amour.

Et inconsciemment Djilali me dit, dans un rire sain et puéril: «Il a de
la chance, celui-là, il est mort amoureux.»

La nuit tombe sur les ruines de Zekkour la dévastée et sur le cadavre de
l’étalon noir...



LÉGIONNAIRES ET MOKHAZNI


Sur la hauteur, la redoute de Béchar avec ses murs bas en pisé, ses
larges portes toujours gardées et, à l’intérieur, des matériaux, des tas
de pierres, tout le chaos d’une bourgade en construction.

Nous entrons dans la grande cour où les petits chevaux maigres du
Makhzen français, entravés, mâchent paresseusement l’alfa dure. Sous les
gourbis, les mokhazni couchés par terre, la tête sur l’arçon de leur
selle, le fusil à portée de la main, la cartouchière serrée sur la
gandoura terreuse... Ils rient, ils plaisantent, ils chantent, attendant
avec insouciance l’ordre de partir, et--qui sait?--peut-être pour ne
jamais revenir.

Qu’importe! Ils ont confiance, ils se reposent sur la destinée, ils
pensent que ce qui est écrit doit arriver quoi qu’on fasse, et ils
vivent leur vie. Le fatalisme n’est pas toujours une faiblesse. Ils ne
pensent à la mort que pour composer des complaintes.

L’Arabe connaît l’honneur viril, et il veut mourir en brave, face à
l’ennemi, mais il ignore absolument le désir de la gloire posthume;
ceux-là surtout, ces hommes simples, ces frustes nomades ignorent
l’aventure de la renommée. Ils apportent volontairement au service de la
France leur vaillance, leur belle audace et leur endurance inlassable;
ils «servent» en loyauté, et cela leur suffit.

                   *       *       *       *       *

... A côté des mokhazni, d’autres insouciants, d’autres enfants perdus,
mais bien plus compliqués ceux-là,--les légionnaires--construisaient à
Béchar, quand nous y passâmes, les bâtiments du Bureau arabe.

Partout, dans tous les postes du Sud-Oranais, ce sont les légionnaires
qui ont élevé les premiers murs, qui ont, à force d’énergie et de
patience, semé les premières graines dans les petits jardins apparus
comme par magie. Ils ont bâti aux jours troublés où il fallait se
défendre contre les pillards, après les nuits passées aux écoutes, dans
l’angoisse des surprises probables.

Il n’est pas un mur, pas une cagna en toub, à Béchar ou ailleurs dans le
pays, qui ne soit l’œuvre de la Légion, œuvre anonyme, peut-être plus
ardue et plus méritoire que les beaux actes de courage accomplis tous
les jours dans le pays profond et sans échos.

Il y a, me semble-t-il, dans l’exaltation de la gloire, quelque chose
qui diminue le courage et qui lui enlève une partie de sa beauté. Le
vrai courage est aussi fait d’inconscience et de ténacité. Sa récompense
est dans la joie de l’action. C’est en ce sens que les bons ouvriers ont
du courage, du vrai courage, doublé d’un esprit de sacrifice qui sauve
le monde sans le savoir.



RÉFLEXIONS DANS UNE COUR


Parmi ces braves gens je n’ai pas de gêne. Je suis entrée chez eux et je
me suis assise dans un coin de la cour. Ils ne m’ont même pas remarquée.
Il n’y a rien de remarquable en moi. Je puis passer partout inaperçue.
Excellente position pour bien voir. Si les femmes ne sont pas de grandes
observatrices, c’est que leur costume attire les regards; elles ont
toujours été faites pour être regardées et n’en souffrent pas encore. Ce
sentiment me paraît, à la longue, trop flatteur pour les hommes.

On m’a souvent reproché de me plaire avec les gens du peuple. Mais où
donc est la vie, sinon dans le peuple? Partout ailleurs le monde me
semble étroit. J’ai la sensation, en certains milieux, d’une atmosphère
artificielle: j’y respire mal. Je ne sais jamais ce qui sera
«convenable». A vrai dire, je ne souffre pas trop des pauvretés et des
naïvetés, pas même des grossièretés. Je n’en souffre pas profondément.
Ce qui me semble à la longue insupportable, c’est l’éternelle honte
médiocre de certaines gens. Et puis ce manque de bravoure qui les
distingue, cette prudence, cette affectation de vivre d’une façon
raisonnable et bien calculée. En fait, j’ai toujours vu qu’on
aboutissait par cette méthode à des erreurs de calcul. J’ai toujours été
très étonnée de constater qu’un chapeau à la mode, un corsage correct,
une paire de bottines bien tendues, un petit mobilier de petits meubles
encombrants, quelque argenterie et de la porcelaine suffisaient à calmer
chez beaucoup de personnes la soif du bonheur. Toute jeune j’ai senti
que la terre existait et j’ai voulu en connaître les lointains. Je
n’étais pas faite pour tourner dans un manège avec des œillères de soie.
Je ne me suis pas composé un idéal: j’ai marché à la découverte. Je sais
bien que cette manière de vivre est dangereuse, mais le moment du danger
est aussi le moment de l’espérance. D’ailleurs, j’étais pénétrée de
cette idée, qu’on ne peut jamais tomber plus bas que soi-même. Quand mon
cœur souffrait, il commençait à vivre. Bien des fois, sur les routes de
ma vie errante, je me suis demandé où j’allais et j’ai fini par
comprendre, parmi les gens du peuple et chez les nomades, que je
remontais aux sources de la vie, que j’accomplissais un voyage dans les
profondeurs de l’humanité. Contrairement à tant de psychologues subtils,
je n’ai découvert aucun sentiment nouveau, mais j’ai récapitulé des
sensations fortes; à travers toutes les mesquineries de mes hasards, la
courbe voulue de mon existence se dessinait largement.

On s’expliquera par ces mots,--qui n’ont peut-être pas assez de suite,
mais que je sens sincèrement, pourquoi je peux m’intéresser à beaucoup
d’humbles choses.

Maintenant mes yeux se reposent sur cette petite cour de la redoute de
Béchar, ils en photographient les aspects, ils la possèdent dans sa
simplicité.



POUR TUER LE TEMPS


Sous une petite tente de nomades en loques, envahie de mouches, un
ksourien blanc de Kenadsa a installé un café maure. Des selles et des
fusils du Makhzen, de pauvres hardes de soldats traînent là en dépôt.

Mokhazni et spahis viennent, sous cet abri précaire, boire du thé tiède
et jouer d’interminables parties de «ronda» espagnole ou de dominos avec
la passion que tous les Arabes apportent au jeu.

Quand ils jouent, le siroco peut secouer la tente, le sable peut
fouetter les visages, les mouches peuvent aveugler les yeux: rien, sauf
un appel de service, ne saurait détacher les regards des joueurs de
leurs cartes crasseuses ou des petits rectangles d’ébène et d’os. Des
cris, des rires, souvent de terribles disputes qui, sans la crainte des
chefs, finiraient dans le sang, accompagnent ces jeux où passe le plus
clair de la solde.

Attendons le soir avec la même insouciance qu’eux.

                   *       *       *       *       *

Dans la cour du Bureau arabe de Béchar, comme à Beni-Ounif, comme
ailleurs, au Sud, dans l’ombre chaude, après la prière, de grands chants
libres éveillent les échos de la plaine morte...

L’âme songeuse, insouciante et sensuelle des nomades monte en beaux
chants sauvages, rauques parfois, comme des cris de chats dans la nuit,
et parfois suaves comme la musique la plus douce. Ce sont des ondes de
passion et de sentiment qui vont mourir sur la grande plage du ciel, et
leur mélancolie déborde aussi mon cœur.



KENADSA


Kaddour ou Barka, le chef des khouans Ziania de Béchar, me donne pour
guide un nègre esclave, le «khartani» Embarek. Nous quittons le douar du
Makhzen à l’heure rose et verte de l’aube. Le temps est limpide, sans
indices de siroco. Seule une brume légère voile les palmeraies, au fond
de l’oued.

Comme toutes les petites vallées de cette zone, celle où nous cheminons,
moi à cheval et Embarek à pied, s’allonge entre deux chaînes de coteaux.
Sur la gauche, au-dessus de ces vallonnements bas, se dresse la
silhouette puissante du Djebel Béchar. Du sable blond, des ondulations
molles, toujours, comme depuis les Bezaz el Kelba, le même paysage, la
même harmonie monotone de grandes lignes sans angles, sans heurts,
presque même sans aspérités.

A mesure que nous nous éloignons vers l’ouest, les collines s’abaissent.

Nous longeons, à droite, l’étrange dune couronnée de pierres en
porte-à-faux qui commande Béchar. Cela dure longtemps ainsi, tandis que
le soleil, tout de suite brûlant, monte derrière nous et allonge nos
ombres sur le sol qui pâlit.

Enfin nous arrivons au sommet d’une côte pierreuse, semée de silex et de
fragments d’ardoise, comme la lugubre vallée de Ben Zireg.

A l’horizon, embrumée de vapeurs roses, Kenadsa apparaît: des taches
noires d’arbres disséminés, une ligne bleuâtre qui est une grande
palmeraie, et, montant au-dessus des sables, un minaret cassé, qui, dans
le soleil encore oblique, semble de bronze roux...

Plus loin, nous suivons un sentier bordé, pendant plus d’un kilomètre,
d’une rangée de hauts dattiers, tout seuls dans le vide de la vallée.

Sous leur ombre mouvante, une séguia souterraine, avec, par ci, par là,
de petits regards, coule limpide et fraîche.

Kenadsa monte devant nous, grand ksar en toub de teinte foncée et
chaude, précédé, vers la gauche, de beaux jardins très verts. Le ksar
dévale en un désordre gracieux de terrasses superposées, suivant la
pente douce d’un monticule. A droite, la dune dorée, avec ses
entablements de pierre, se dresse, presque abrupte.

Une koubba, très blanche, abrite la sépulture d’une sainte musulmane, de
la famille de l’illustre Sidi M’hammed-ben-Bou-Ziane, fondateur de
Kenadsa et de la confrérie des Ziania:--Lella Aïcha.

Autour de la koubba, d’innombrables tombes disséminées dans le sable,
qui les envahit peu à peu: elles sont là comme une marge prévue aux
habitations des vivants.--Toutes les cités sahariennes commencent par
des cimetières.

Nous passons près de ces terres vagues, nous côtoyons toute cette
poussière humaine accumulée là depuis des siècles, dans l’abandon et
l’oubli, et nous prenons le chemin qui contourne le rempart du ksar,
fait d’une muraille en terre sombre, sans créneaux et sans meurtrières.

Sur une petite place, des hommes sont à demi couchés, kharatine pour la
plupart, qui se soulèvent à peine pour nous regarder.

On entre dans le ksar par une grande porte carrée aux lourds battants.

Nous traversons le _Mellah_, le quartier salé, le quartier des juifs,
qui gîtent en d’étroites boutiques à même la rue.

Ici, à l’encontre des mœurs figuiguiennes, les juives, qui portent
cependant le même costume, ne sont pas cloîtrées. Elles jacassent,
cuisinent, se débarbouillent devant leurs portes.

... Encore un tournant, et nous voici dans une autre rue plus étroite et
plus propre, qui finit en des lointains de clair-obscur, sous des
maisons qui la voûtent.



L’ENTRÉE A LA ZAOUÏYA


Où allons-nous, vers quelle retraite, vers quelle ombre propice à la
méditation, au repos, au rêve, à l’oubli?

J’aime les ruelles dont je ne connais pas l’issue. A les suivre, il me
semble toujours qu’il va se passer quelque chose dans ma vie.

L’esclave s’est arrêté, il a pris mon cheval par la bride, il m’a fait
signe de mettre pied à terre. Nous franchissons une dernière porte, nous
sommes dans la zaouïya.

                   *       *       *       *       *

Les marabouts Ziania sont réputés pour leurs sentiments favorables à la
France. Ce sont des gens paisibles et humains qui saluent une puissance
de justice. Ils apportent tous les jours des preuves nouvelles de leur
sentiment de déférence et de respect de la parole donnée.

Kenadsa est située hors frontière et reconnaît la suzeraineté du sultan
de Fez. Nous voici donc en territoire marocain, à vingt-cinq kilomètres
de Béchar, terre française.

En réalité, où est la frontière? où finit l’Oranie, où commence le
Maroc? Personne ne se soucie de le savoir.

Mais à quoi bon une frontière savamment délimitée? La situation
actuelle, hybride et vague, convient au caractère arabe. Elle ne blesse
personne et contente tout le monde...

                   *       *       *       *       *

Trois ou quatre esclaves noirs nous reçoivent. Mon guide leur répète ce
que Kaddour ou Barka lui a dit: je suis Si Mahmoud ould Ali, jeune
lettré tunisien qui voyage de zaouïya en zaouïya pour s’instruire...

On me fait donc asseoir sur un sac de laine plié, par terre, pendant
qu’on va avertir le marabout actuel, Sidi Brahim ould Mohamed, à qui je
fais tenir une lettre d’introduction de l’un de ses khouans d’Aïn-Sefra.

Rangés contre le mur, les esclaves attendent, muets. Deux d’entre eux
sont des kharatine. Jeunes, imberbes, ils portent la «djellaba» grise
des Marocains et un chiffon de mousseline blanche autour de leur crâne
rasé. Le troisième, plus noir, plus grand, en vêtements blancs, est un
Soudanais, et son visage porte de profondes entailles au fer rouge. Tous
trois sont armés de la _koumia_, le long poignard à lame courbe, à
fourreau de cuivre ciselé, retenu par un beau cordon en fils de soie de
couleur vive, passé en bandoulière.

Enfin, après un bon quart d’heure d’attente, un grand esclave noir,
d’une laideur bizarre, avec de petits yeux vifs et ronds et fureteurs,
vient baiser respectueusement les cordelettes de mon turban.

Il m’introduit dans une vaste cour silencieuse et nue, dont le sol
s’abaisse en pente douce.

Déjà je respirais une atmosphère de paix un peu inquiétante. Cette
succession de portes qui se refermaient sur moi ajoutait à la distance
que je venais de parcourir.

Encore une petite porte basse, et nous entrons dans une grande pièce
carrée qui ressemble à l’intérieur d’une mosquée. Le jour atténué s’y
diffuse par une ouverture quadrangulaire dans un plafond fait de
poutrelles disposées avec goût.

On étend des tapis; je suis chez moi. C’est là que j’habiterai... Dieu
sait combien de temps.

Tandis que les nègres vont me chercher du café et de l’eau fraîche, mes
yeux s’habituent à la pénombre, et j’examine mon logement--un peu au
point de vue de la sécurité.

Un escalier étroit et raide, en pierre noire, conduit sur la terrasse. A
gauche, un renfoncement profond, garni d’un brasero en fer servant à
préparer le thé et dont la fumée s’échappe par un trou dans le plafond.
Au milieu de la pièce, un petit bassin carré, et, au bord, une cruche en
terre pleine d’eau: le nécessaire pour les ablutions. L’eau tranquille
dans le bassin peut servir de miroir. Quatre colonnes faisant corps avec
la muraille étayent le plafond. Au fond de la pièce, une porte en bois,
au panneau peint, étale des fleurs naïves en couleurs éteintes.

Cette chambre des hôtes doit être très ancienne, car la toub des murs et
les poutres du plafond ont pris une teinte d’un noir vert. Les colonnes,
à hauteur d’homme, sont douces et luisantes, comme polies par le
frottement des mains et des vêtements...

Après tant d’autres voyageurs, je m’assoupirai dans cette retraite.



VIE NOUVELLE


J’allais fermer les yeux quand Sidi Brahim, le marabout de Kenadsa, est
entré. Il se tient debout devant moi, de forte corpulence, le visage
marqué de variole avec un collier de barbe grisonnante. Ses gestes sont
lents et graves, son sourire doux et avenant. Rien de farouche en lui.
Il porte des vêtements très simples et très blancs sous un mince haïk de
laine. Un gros turban rond roule sur une chéchia, le coiffe, sans voile
encadrant la figure. Son type tient à la fois du marocain des villes,
dont il a l’accent zézayant, et du ksourien du Sud.

Si Mohamed Laredj, neveu et homme de confiance de Sidi Brahim,
l’accompagne.

Plus petit, mince sous ses voiles d’une blancheur neigeuse, il a, lui
aussi, un visage doux, un sourire presque timide, mais des yeux
intelligents et profonds, sans dureté.

Avec beaucoup de dignité, Sidi Brahim me souhaite la bienvenue, puis il
me questionne sur un ton discret.

Cela dure un instant, avec des silences et des reprises de politesses.
Les marabouts se retirent bientôt comme des ombres blanches.

Notre entrevue a été courte et me laisse une impression de sécurité. Je
suis l’hôte de ces hommes. Je vivrai dans le silence de leur maison.
Déjà ils m’ont apporté tout le calme de leur esprit, une ombre de paix a
pénétré les replis de mon âme. Des jours vont venir qui passeront sur
moi, longs et sans désirs, et ma curiosité se fera douce comme une
veilleuse dans la chambre d’un convalescent. Je m’approfondirai dans les
secrets de ma conscience tumultueuse. Les grands incendies qui nous
enflamment de science, de haine ou d’amour dormiront sous la cendre, je
pourrai respirer ma vie d’un souffle égal.--Est-ce donc là ce que je
venais chercher? Toute ma soif va-t-elle enfin s’apaiser, et pour
combien de temps?

Une pensée de bon nirvana amollit déjà mon cœur: le désert que j’ai
traversé était celui de mes désirs. Quand ma volonté se réveillera, il
me semble qu’elle voudra des choses nouvelles et que je ne me
rappellerai plus rien des souffrances du passé. Je rêve d’un sommeil qui
serait une mort, et d’où l’on sortirait armé, fort d’une personnalité
régénérée par l’oubli, retrempée dans l’inconscience.

... Embarek monte sur la terrasse et jette une natte sur l’«œil de la
maison.»

Alors, dans l’obscurité, les nuées de mouches qui m’assaillaient se
dissipent. Un peu de fraîcheur, un souffle d’air me vient d’en haut,
avec un immense silence qu’on sent éternel.

Je me couche sur le tapis. Je suis seule et je passe peu à peu d’un
repos très calme à l’accablant sommeil de la méridienne.



ESCLAVES


Être toujours entourée de visages noirs, en voir tous les jours de
nouveaux, n’entendre que la voix grêle des esclaves à l’accent traînant,
c’est ma première impression quotidienne à Kenadsa, une impression
étrange et forte.

A part quelques rares familles berbères, tous les habitants du ksar sont
des kharatine noirs. A la zaouïya, l’élément soudanais ajoute encore une
note de dépaysement plus lointain.

Fils de captifs du Souah et du Mossi, les pères de ces esclaves sont
venus à Kenadsa, après de longues souffrances et des pérégrinations très
compliquées.

Pris d’abord par des hommes de leur race, au cours des perpétuelles
luttes des villages et des roitelets noirs, ils ont été vendus aux
trafiquants maures, puis remis entre les mains des Touareg ou des
Chaamba, qui, à leur tour, les ont passés aux Berabers.

Leurs enfants n’ont pas conservé la langue de leur pays d’origine, que,
seuls, quelques vieillards comprennent encore. A Kenadsa, tout le monde
parle arabe. L’idiome berbère, le chelha, si répandu sur la frontière du
Maroc, est lui-même inconnu ici.

Les Soudanais de la zaouïya, tant que leur sang reste pur, sont robustes
et souvent beaux, d’une beauté toute arabe, qui contraste singulièrement
avec le noir d’ébène de leur peau. Ceux qui sont issus de métissages
avec les kharatine sont, au contraire, ordinairement chétifs et laids,
avec des visages anguleux, des membres grêles et disproportionnés.

L’impression inquiétante et répulsive que produisent sur moi les noirs
provient presque uniquement de la singulière mobilité de leur visage aux
yeux fuyants, aux traits tiraillés sans cesse par des tics et des
grimaces. C’est une impression invincible de non-humanité, de
non-parenté animale que j’éprouve puérilement, tout d’abord, en face de
mes frères les noirs.

Seul parmi les esclaves, le porte-clefs, l’homme de confiance de Sidi
Brahim, Ba-Mahmadou ou Salem, m’est sympathique.

C’est un grand Soudanais tranquille, au visage entaillé de marques au
fer rouge. Il porte des vêtements d’une blancheur immaculée sous un long
burnous noir. Dans l’expression de sa figure et dans ses gestes, comme
dans ses traits réguliers, rien de l’homme-singe, grimaçant et rusé, de
cette ruse animale qui sert d’intelligence aux noirs.

Ba-Mahmadou se distingue des autres nègres. Il trouve, au fond de
lui-même ou dans sa culture d’esclave, le secret des gestes graves et
des attitudes respectueuses. Ce sentiment n’est pas celui de la
servitude déprimante. Il met de la noblesse dans les salutations.--Les
nègres, d’ordinaire, ne savent pas saluer.

Toutes les fois que Ba-Mahmadou se présente devant des musulmans blancs,
il commence par s’incliner trois fois devant eux, et ne s’approche que
pieds nus, laissant ses savates à la porte. Cependant le sens qu’il a du
respect ne le diminue pas.

                   *       *       *       *       *

Ce serait une bien curieuse étude à écrire que celle des esclaves qui
vivent ici. Il faudrait, pour la tenter, n’avoir ni préjugés de droite
ni préjugés de gauche, faire de l’histoire naturelle autant que de
l’histoire sociale. Il faudrait, je le sens, être guéri du préjugé des
races supérieures et des superstitions des races inférieures.

                   *       *       *       *       *

Presque tous ces esclaves possèdent des maisons au ksar, des jardins
dans les palmeraies, même de petits troupeaux. Ils vendent la laine, la
viande, les dattes, pour leur propre compte, mais ils restent astreints
à travailler pour leurs maîtres.

Pour se marier, ils doivent demander l’autorisation du chef de la
zaouïya, mais ils sont les maîtres chez eux, «caïds dans leur maison».

Ils mènent ainsi une double existence d’hommes presque libres au dehors,
et d’esclaves à la zaouïya, où les fonctions sont d’ailleurs distribuées
assez vaguement.



PETIT MONDE DE FEMMES


Les femmes ici composent un petit monde à part avec sa hiérarchie.

Tout d’abord Lella (Madame).

La mère de Sidi Brahim a la charge de toute l’administration intérieure:
dépenses, recettes, aumônes. On ne la voit jamais, mais on sent partout
son pouvoir; crainte et vénérée de tous, cette vieille reine-mère
musulmane vit ici presque cloîtrée, ne sortant que rarement et haut
voilée, pour se rendre aux tombeaux de Sidi Ben Bou-Ziane et de Sidi
Mohammed, qui fut son époux.

Autour d’elle gravite tout un petit monde de femmes pâles, qui sont les
épouses des marabouts. Plus bas, c’est le peuple des négresses, vierges,
mariées, veuves ou divorcées.

Parmi ces femmes de couleur règne un grand relâchement de mœurs. Pour
quelques sous, pour un chiffon, et même pour le plaisir, elles se
donnent à n’importe qui, arabe ou nègre. Elles font ouvertement des
avances aux hôtes et s’offrent avec une impudence inconsciente, drôle
souvent.

Les esclaves mâles contiennent encore un peu les mouvements de leur
sang, mais toute la féminité noire s’abandonne à l’instinct, et ses
querelles sont aussi futiles que ses amours. Parfois, dans les cours,
éclatent des disputes criardes, qui précèdent des pugilats et des
bondissements de nu au soleil.

Un matin, deux noires s’invectivent devant ma porte.

--Putain des juifs du Mellah!

--Renégate! Voleuse! Graine de calamité! Racine amère!

--Dieu te fasse mourir, juive, fille de chacal!

Tout à coup, la voix sifflante de Kaddour, l’intendant, vient mettre fin
au scandale.

Elles se séparent, en chiennes hargneuses, avec des dents qui brillent
dans l’injure et qui mordent les mots comme de la chair.



TRANSFORMATION


... Voici plus d’une semaine que je suis ici, et ma vie s’écoule
doucement, comme une séguia paresseuse. Jusqu’à présent je n’étais pas
encore sortie de la zaouïya. Ici, il ne faut pas songer à faire quoi que
ce soit sans l’autorisation de Sidi Brahim. On se heurterait au silence
des esclaves et à des portes inexorablement closes.

Pourquoi ne voulait-on pas me laisser sortir? Cela commençait à me peser
et même à m’inquiéter. Ma chère solitude n’était plus volontaire; ma
chambre, si propice aux visions intérieures, ressemblait trop à une
prison discrète...

Enfin, ce matin, j’ai demandé à voir le marabout et je lui ai dit mon
désir.

Le bon marabout a souri.

--Si Mahmoud, mon enfant, ne conçois aucune amère pensée! si tu veux
sortir, qu’à cela ne tienne... Mais alors, il te faut changer de
costume. Tu sais que celui des Algériens que tu portes est mal vu ici.
Il ne présenterait pas pour toi de danger réel, mais il t’occasionnerait
sûrement des ennuis, on te traiterait ouvertement de «M’zani».

En effet, les Marocains abhorrent les Algériens, qu’ils considèrent
assez facilement comme des renégats.

Peut-être les Marocains détestent-ils plus profondément les musulmans
algériens que les chrétiens eux-mêmes, parce qu’ils croient que les
premiers ont abjuré l’Islam, tandis que les autres sont restés ce qu’ils
étaient: des infidèles.

Oubliant les principes de tolérance de l’Islam pur, les Marocains
nourrissent une haine irréconciliable contre Chrétiens et «M’zanat».

... Et voilà que maintenant, pour sortir, je me suis transformée en
Marocain, quittant le lourd harnachement des cavaliers algériens pour la
légère «djellaba» blanche, les savates jaunes qu’on chausse sur les
pieds nus, et le petit turban blanc sans voile, roulé en auréole autour
d’une chéchia.

C’est plus léger, plus frais, mais je songe avec épouvante au terrible
soleil du milieu du jour, et je me demande si cette coiffure, presque
transparente, sera bien suffisante à me protéger.

Je fais part de mes inquiétudes à Ba-Mahmadou. Le Soudanais sourit sans
s’émouvoir.

--Dieu et Sidi M’hammed-ben-Bou-Ziane te protégeront, si tu es venu ici
avec confiance et sincérité!

Espérons que la prédiction rassurante de Ba-Mahmadou se réalisera, et
que ce nouveau costume, qui m’amuse pour le moment, ne nuira pas à ma
sincérité d’âme.



MONTAGNE DE LUMIÈRE


La «Barga» est cette étrange dune qui domine Kenadsa, et que couronnent
des blocs de pierre, avec, çà et là, quelques éperons de roc en forme de
pyramide.

J’y vais me promener par un clair matin frais.

Je traverse les cimetières. Derrière la koubba de Lella Aïcha qui se
pare de teintes roses, comme d’une ombre de pudeur, je grimpe par le
sentier de sable, qui passe parfois sous des entablements de pierre
prêts à rouler dans le vide.

Les lointains se prolongent en des transparences infinies. A l’horizon,
vers l’est, le Djebel Béchar monte, très bleu, commandant tout le pays,
de Ben-Zireg à Kenadsa.

Le soleil s’élève lentement. Il nage en un océan de lueurs carminées qui
se fondent insensiblement dans l’or vert du zénith. Je pense à des
toiles de Noiré, le seul peintre qui ait compris toute la délicatesse
des matins du Sud.

Tout ici chante en couleur, s’anime graduellement d’émotion solaire. Le
sable se dore et les pierres s’irisent. Des reflets verts, des reflets
orangés ou rouges mettent une floraison de lumière sur l’aridité de
cette colline. J’y vois vivre la lumière. Elle devient ma palette de
rêve.

Et puis, derrière cet écran merveilleux, il y a encore tant de choses.
C’est d’abord une vallée étroite comme un ravin. Je m’y suis promenée,
j’en ai remué du pied les écailles de pierre noire avec le frisson de
marcher sur une peau de serpent. Après, viennent les sebkha salées,
coupées de palmeraies sombres; puis des dunes s’enchevêtrent et c’est la
route de l’oued Guir...

Quand je monte sur ma petite montagne de lumière, je vois à mes pieds
toute la douce vie colorée. Le ksar me semble bâti pour mes yeux, j’en
aime la teinte d’ensemble chaude et foncée, tenant du violet sombre et
du rouge brun, avec quelques murailles plus neuves, où la terre a encore
des teintes d’or mat ou de chamois argenté, comme le sable des dunes.

                   *       *       *       *       *

Deux ou trois hautes maisons à fenêtres grillagées, habitées par les
marabouts, se dressent au-dessus du chaos des demeures ksouriennes.

A l’extrémité du ksar, au milieu d’une sorte de place où il y a des
tombeaux, voici la koubba de Lella Keltoum (encore une sainte de la
descendance de Sidi Ben Bou-Ziane).

Je voudrais pouvoir la montrer, cette koubba musulmane, mais ce n’est
qu’un cube de terre. Elle est très vieille et porte, aux angles, des
ornements en forme de cornes pointues. Au milieu de sa terrasse s’élève
une petite coupole à huit pans. Une femme en «mlahfa» rose fané, une
mendiante sans doute, est assise sur le seuil. Le minaret d’un blanc
jaune, patiné par le temps et le soleil, s’élance vers la lumière blonde
d’en haut... Quelques Ouled Djerir, loqueteux et armés de fusils, s’en
vont vers le Guir, poussant devant eux une vingtaine de chameaux pelés,
chargés de longs sacs en laine noire pleins de blé.

A cette place revient l’heure éternelle, celle qui brilla à l’aube du
monde, celle qui passa il y a quelque deux cents ans, quand le
bienheureux cheikh M’hammed professait là ses doctrines humanitaires et
ésotériques.



L’ILLUMINÉ


Au sommet de la Barga, au milieu d’un amas de rochers sombres, un
illuminé vit au fond d’une cellule étroite taillée dans le roc.

Vêtu d’une loque sombre, grand, le corps décharné, avec un fin visage
bronzé et émacié, l’anachorète a laissé pousser ses cheveux gris et sa
barbe inculte. Son regard est devenu fixe, et ses lèvres ne cessent de
murmurer indéfiniment les mêmes invocations mystiques, qui entretiennent
depuis tantôt vingt ans sa constante extase.

Dans sa jeunesse, l’Illuminé, que la grâce de l’inconscience n’avait pas
encore touché, a beaucoup voyagé, au Maroc, en Algérie, dans le désert
et au Soudan. Ce dut être un de ces admirables voyages que, de nos
jours, seuls les Arabes savent encore accomplir, s’en allant à pied de
village en village, en demandant le gîte et le pain dans le sentier de
Dieu.

Puis, lassé de la vanité du savoir humain et de la monotonie des choses,
le saint est revenu sur le sol natal et s’est retiré, pour toujours,
dans sa cellule grise, d’où il ne sortira plus que porté par les
croyants vers le calme définitif des vagues nécropoles d’en bas.

Je le regarde, ce bel anachorète saharien, et je pense que les
solitaires chrétiens des premiers siècles devaient lui ressembler, dans
les décors pareillement désolés de la Thébaïde et de la Cyrénaïque
ardentes.

Eux aussi cherchaient dans l’extase la satisfaction de cet impérieux
besoin d’éternité qui sommeille au fond de toutes les âmes simples.

Ce besoin d’éternité, je l’éprouve moi-même parfois... pas toujours.
D’autres m’ont dit qu’ils n’en souffraient jamais, et ceux-là n’étaient
pas toujours des raisonneurs grossiers; ils aspiraient à la vie, à toute
la vie, comme à une illumination rapide que suivra l’éternelle nuit.

L’un d’eux, avec qui j’ai partagé le plus pur de mon âme rêveuse, en des
minutes d’exaltation et de nostalgie, me disait:

«Je ne trouve de goût à la vie que dans la certitude de mourir un jour.
J’ai besoin de savoir que ça ne durera pas.» Cet état d’esprit m’a
étonnée.

L’Illuminé de la Barga possède peut-être l’éternité...



L’INDIGNATION DU MARABOUT


Hier, pendant la sieste, Sidi Brahim entre tout à coup, une lettre à la
main, consterné.

--Si Mahmoud, je viens de recevoir une lettre d’Oudjda, où l’on
m’annonce que Hadj Mohammed ould Abdelkhaut, chef des Kadriya, a été
assassiné par les gens de Bou Amama--que Dieu le confonde!

Et le marabout se laisse choir sur le tapis, me tendant la lettre.

Elle est écrite sur un bout de papier gris tout froissé, cette lettre
qu’apporta un serviteur délégué par la zaouïya d’Oudjda vers la zaouïya
des Ziania de Kenadsa, à travers cent lieues de pays.

Le serviteur raconte la mort de Hadj Mohammed, qui s’était rendu chez
Bou Amama pour l’engager à ne pas porter la désolation et la guerre dans
l’Angad.

Bou Amama reçut fort bien l’émissaire et lui prodigua des promesses.
Mais, au retour, dans la plaine, un des hommes du vieux détrousseur
rejoignit Hadj Mohammed et l’entraîna loin de ses compagnons, sous le
prétexte d’un secret à lui communiquer. Dans le lit d’un oued, des
bandits embusqués massacrèrent alors le malheureux marabout.

                   *       *       *       *       *

J’achève de déchiffrer le grimoire, et je revois la triste Oudjda en
proie aux soldats affamés et exaspérés, la tourbe quémandeuse et
menaçante piétinant dans la boue où pourrissaient des charognes et, au
bout de toute cette épouvante, derrière des ruines où fleurissaient les
pêchers roses, la zaouïya blanche des Kadriya recueillie, si calme, que
dirigeait ce Hadj Mohammed qu’on vient d’assassiner traîtreusement et
chez qui, il y a à peine trois mois, nous avions trouvé un accueil
fraternel.

                   *       *       *       *       *

--Si Mahmoud, le Mogh’rib est perdu, si on commence à tuer là-bas les
inoffensives créatures de Dieu, les hommes de prière et d’aumône, qui ne
portent ni épée ni fusil, me dit Sidi Brahim. Il faut certainement que
Dieu ait aveuglé les fils du Mogh’rib, pour qu’ils abandonnent ainsi son
sentier, pour qu’ils trahissent leur Sultan descendant du Prophète--la
prière et le salut soient sur lui!--par Mouley Idris, et pour suivre
qui? de misérables imposteurs, comme Bou Amama et le Rogui Bou Hamara!

De sa voix douce et lente, Sidi Brahim continue à se lamenter sur le
sort du Maroc.

--En vérité, par quoi expliquer, sinon par la folie, la popularité de
Bou Amama, fils d’un infime brocanteur de Figuig, homme sans origine et
sans instruction, fauteur de discordes et de massacre, dispensateur de
faux miracles, de fallacieuses promesses? Par Dieu, la maison de Bou
Amama est bâtie sur les assises chancelantes du mensonge et de
l’iniquité! Mais les nomades du désert ne sont-ils pas ainsi faits que,
plus grande est l’invraisemblance, plus forte est leur croyance! Quant à
celui qui vient leur annoncer la vérité, malheur à lui: ils le méprisent
et, s’ils le peuvent, ils l’exterminent... Et que dis-tu, toi qui as lu
la parole de Dieu, qui as visité beaucoup de villes et de pays, que
dis-tu du Rogui? Comment expliques-tu l’incroyable aventure de cet homme
que personne ne connaît et qui, du jour au lendemain, s’improvise
Sultan, émir des croyants? Il dit qu’il est Moulay M’hammed, frère
dépossédé de Mouley Abdelaziz. Mais comment ne se trouve-t-il pas un
seul homme digne de foi, parmi ceux qui ont connu Mouley M’hammed, pour
dire à la face des croyants «en vérité, c’est lui» ou alors pour
confondre l’imposteur? D’autres prétendent que Bou Hamara est originaire
des Sanhadja du Djebel Zerhaoun. Mais comment personne, parmi les
Sanhadja et les Beni-Zerhaoun, ne connaît-il cet homme? On croirait
vraiment que ce Bou Hamara n’est pas un fils d’Adam, mais bien un
«djenn», esprit d’essence ignée, un signe des temps, un fléau de Dieu,
descendu du ciel ou sorti de terre pour châtier le Mogh’rib dépravé et
criminel!... Vous autres, les fils de l’Est, vous êtes heureux. Vous
jouissez en paix des biens que vous accorde le Dispensateur. Et nous,
malheureux fils du Mogh’rib, nous vivons dans un pays de loups affamés,
où les fleuves débordent de sang et où l’iniquité triomphe. A chaque
heure du jour et de la nuit, nous tremblons pour notre vie et pour nos
biens... Vois, Si Mahmoud, nous avions des revenus importants au
Tafilala, à El-Outtat, à Fez et surtout dans la région de l’Angad. A
présent que les armées des imposteurs ont envahi le pays, nous ne
recevons plus que le quart des revenus d’antan... Et ici, les pauvres,
les orphelins, les femmes sans protection, les étudiants et les
voyageurs affluent et nous demandent l’asile et le pain, que nous devons
leur donner selon la règle pure de notre maître--Dieu soit satisfait de
lui!--Ah, Si Mahmoud, prions Dieu d’anéantir Bou Amama, le fils du
brocanteur, l’inventeur des fourberies, et Bou Hamara, l’homme ténébreux
qui, sur le dos d’une ânesse, veut escalader les marches d’un trône
millénaire et conquérir l’héritage que Mouley Idris a légué à sa
postérité par la volonté de l’Héritier des Mondes...

--Et ainsi, tous les jours, Sidi Brahim vient me communiquer les
nouvelles de l’Ouest, les tristes nouvelles, et les bruits du dehors.
Pourtant, ils n’arrivent que très atténués en cette retraite lointaine,
les échos de la tourmente qui gronde à travers le Maroc pourri...

Ici, rien ne se passe, et les nouvelles du monde extérieur ne portent
plus en elles, en entrant dans cette ombre chaude et pure, le frisson
glacial de la réalité tragique.

Dans la monotonie de ma vie à Kenadsa, je perds peu à peu la notion de
l’agitation et des passions déchaînées. Il me semble que partout, comme
ici, le cours des choses s’est arrêté.



MESSAGE


Une longue journée de fièvre et de souffrance, des heures lourdes
passées dans la petite chambre de la terrasse, couchée sur une natte, en
face de l’horizon de feu...

Le soir, comme l’air fraîchit un peu, je me sens mieux, et je me lève
pour me traîner jusqu’au parapet: l’une de mes sensations les plus
douces, molles jusqu’à la volupté, c’est de regarder ainsi, tous les
soirs, se coucher le soleil sur Kenadsa auréolée de pourpre royale.

... Pourtant, les esclaves tardent à venir, aujourd’hui. La nuit tombe,
une nuit lunaire d’une transparence infinie.

Toujours rien, ni thé, ni dîner, à peine un peu d’eau au fond de la
«delloua» en cuir qui s’égoutte lentement.

J’appelle.

Sur une terrasse voisine, une vieille négresse surgit de l’ombre: les
esclaves sont tous partis pour une veillée mortuaire dans le quartier de
la mosquée.

Alors, j’installe tant bien que mal mon tapis sur la terrasse encore
chaude, et je me couche, dans la clarté rose de la lune, qui descend
vers l’horizon.

Dès l’aube, Ba-Mahmadou vient, l’air contrit avec des salutations encore
plus respectueuses qu’à l’ordinaire:

--Sidi Mahmoud, «Lella» m’envoie te dire qu’elle te supplie, au nom de
Dieu et de Sidi ben-Bou-Ziane, de lui pardonner et de chasser de ton
cœur toute amertume. Hier soir nous sommes tous allés l’accompagner
auprès du corps d’une sainte femme, Lella Fathima Angadia, qui est morte
à l’heure du Mogh’rib.--Dieu lui donne sa miséricorde! C’est pourquoi
«Lella» a oublié de t’envoyer le thé et le repas du soir. Elle te
demande le pardon de cette offense involontaire et appelle sur toi la
bénédiction de Dieu et de ses ancêtres.

... Je ne la verrai jamais, cette «Lella» toute-puissante, si vénérée,
et qui pousse le culte de l’hospitalité jusqu’à mander à un inconnu un
message empreint d’une aussi douce humilité, pour solliciter le pardon
d’un oubli sans conséquence...

Comment est-elle, cette grande dame musulmane, auprès de laquelle je ne
puis pénétrer, puisque je suis Sidi Mahmoud et qu’on continue à me
traiter comme tel?--Si même, par les indiscrétions de Béchar, on a des
soupçons, on se gardera bien de me le faire sentir, car ce serait
gravement manquer à la politesse musulmane.

A-t-elle les manières graves de son fils? Et quelles sont les pensées
qui occupent le cerveau de cette femme placée dans une situation si
particulière, à la fois cloîtrée et investie d’une autorité devant
laquelle son fils lui-même plie?



VISION DE FEMMES


Des rayons couleur de cuivre rouge glissaient, obliques, sur la toub
fauve des murs, dans la grande cour. J’étais assise sur une pierre, et
j’attendais Sidi Brahim. Comme tous les soirs, les femmes venaient à la
fontaine, et je regardais leur procession lente et la splendeur de leurs
haillons dans la lumière.

Il y en avait de jeunes et de vieilles, de belles et de hideuses, et
d’autres qui passaient, la tête courbée, sans qu’on sût rien d’elles
qu’un salut à peine murmuré.

Sous la voûte basse de la porte qui donne sur la cour intérieure, deux
jeunes femmes s’arrêtèrent.

L’une était une négresse soudanaise au visage rond, aux larges yeux roux
d’une douceur animale. De lourdes chaînettes d’argent, passées dans les
lobes de ses oreilles, retombaient sur ses épaules, et des serpents
d’argent attachaient les deux longues nattes de ses cheveux très noirs,
étalées sur sa poitrine.

Une mlahfa jaune citron s’enroulait en plis mous autour de son grand
corps maigre. Assise, les coudes aux genoux, elle parlait, avec des
gestes expressifs de ses mains aux paumes tournées et des cliquetis de
bracelets.

L’autre, une mulâtresse, restait debout, attirante, et d’une étrange
beauté, avec son sombre et fin profil aquilin, ses grands yeux tristes,
ses lèvres voluptueuses et arquées découvrant des dents aiguës.

Une mlahfa de laine rouge, d’une teinte de sang pâli, drapait souplement
ses formes pures. Un des pans de ses voiles tombait droit et raide de sa
tête à ses reins cambrés, en passant derrière son beau bras nu, couleur
de bronze ancien. Elle se tenait très droite, avec sa grande amphore en
terre cuite posée sur sa hanche arrondie.

La mulâtresse écoutait sa compagne, gravement, sans sourire.

... Une brise légère agita leurs voiles qui répandirent une odeur
pénétrante de cannelle poivrée et de chair noire en moiteur.--Contre le
fond gris rosé de la muraille, les deux femmes restèrent longtemps à
bavarder dans la lueur violette du soir, qui s’assombrissait peu à peu
sous l’arche de la porte.

Elles me parurent très belles ainsi, dans le décor de ce coin de cour,
les deux Africaines aux draperies vives...



PRIÈRE DU VENDREDI


Aujourd’hui vendredi, sortie à la mosquée, pour la prière publique.

Un peu après midi, dans l’accablement et le silence de la sieste, de
très loin, comme en rêve, une voix traînante me parvient: c’est le
«zoual», le premier appel.

Je me lève et, par un bain froid, j’essaye de dissiper un peu ma
somnolence lourde, puis, à la suite de Farradji, un Soudanais
silencieux, je m’aventure dans l’aveuglante clarté de la cour.
Instinctivement nous nous portons du côté des murailles, les pieds dans
le ruban d’ombre qui les borde. Nous suivons des ruelles étroites, nous
longeons des murs croulants de jardins, et nous voici dans la vallée de
sable...

Tout brûle et tout reluit, avec des reflets métalliques sur les pierres
arides de la Barga et sur le sable salé des sebkha, où oscillent des
vapeurs rousses esquissant de vagues mirages. C’est l’heure mortelle des
insolations et de la fièvre, l’heure où on se sent écrasé, broyé, la
poitrine en feu, la tête vide.

Enfin nous arrivons. Entrons dans le ksar, où persiste un peu d’ombre.
Des formes nous précèdent, nous suivent, une foule sans paroles,
conduite par la même pensée. Sur le passage des fidèles, des mendiants
aveugles psalmodient leur supplication. Il nous faut enjamber la clôture
de la mosquée, barrée assez haut d’une poutre, pour empêcher enfants et
bêtes d’entrer. Du même geste, ici, tous les musulmans retirent leurs
savates jaunes et les portent à la main.

A notre tour nous traversons la cour, pieds nus, courant presque pour
échapper à l’intolérable brûlure du sable surchauffé.

Dès l’entrée du sanctuaire, c’est une sensation délicieuse de fraîcheur,
de clair obscur, de paix infinie.

Tout est blanc et nu dans ce très vieux asile saharien, les murs, les
lourds piliers carrés et accouplés qui supportent le plafond en vieilles
poutrelles de dattier rogneuses. Un jour tamisé, diffus, tombe d’en haut
par des «regards» fendus, qui font des traînées bleues et blondes et qui
laissent tout le fond de la mosquée dans l’ombre. Sur les nattes usées,
les gens de Kenadsa et les nomades prient. A droite, sous une lucarne
plus large, baignée de lumière plus chaude, les étudiants et les
professeurs de la médersa, les tolba, psalmodient le Koran. Derrière
eux, les enfants de l’école répètent la leçon de leurs aînés.

Çà et là, accroupi près d’un pilier, un taleb isolé récite à voix haute
les litanies du Prophète.

Et toutes ces voix, les voix graves des hommes, quelques-unes très pures
et très belles qui dominent les autres, et les voix claires des enfants
se mêlent en un grand murmure confus, sur un air monotone et
mélancolique, aux finales tombantes.

Comme il se traîne et comme il monte, et quelle sensation de durée il
porte en lui, ce chant berceur dans la nef sonore!

Puis, tout à coup, là-haut, sur le minaret, le moueddhen clame son
second appel. Sa voix semble descendre des sphères inconnues, simplement
parce qu’il est très haut et parce qu’on ne le voit pas. Et d’ailleurs,
ici, par une singulière disposition d’esprit, nous sommes toujours sur
la marge du merveilleux.

A la fin du dernier verset, les voix des tolba traînent encore plus
longuement et s’éteignent dans un soupir; et, comme pour mêler un peu de
naïveté et de joie vivante à la grande oppression du mystère, aussitôt,
avec un clair bruit de planchettes heurtées, les enfants sortent en
courant.

Tout se tait, maintenant, toutes les têtes s’inclinent, attentives.

De l’obscurité où s’enfonce le mihrab, la grande niche qui indique la
direction de La Mecque, la voix cassée et chevrotante de l’imam s’élève.
Il lit la «Khotba», la longue prière mêlée d’exhortations qui tient lieu
de sermon et qu’on écoute assis et en silence.

... L’imam n’est point un prêtre,--on sait que l’Islam n’a point de
clergé régulier--c’est simplement le plus savant, le plus vénéré taleb
de l’assistance. Tout homme lettré peut servir d’imam: il doit
simplement réciter la prière.

Dans l’Islam, pas de mystères, pas de sacrements, rien qui nécessite
l’intermédiaire du prêtre.

... Pendant la Khotba, encore des instants de rêve vague, de grand calme
doux.

Un homme en chemise blanche, ceinturée d’une simple corde, tête nue,
porte un seau d’eau fraîche et une tasse en terre: il donne à boire aux
vieillards et aux malades. C’est une bonne œuvre qu’il s’impose ainsi,
tous les vendredis.

... Un dernier appel du moueddhen, et le vieil imam termine sa lecture
et commence à prier.

Un jeune homme à la voix forte et sonore est placé près de lui et répète
les invocations sur une sorte de plain-chant.

Toute l’assemblée se tient debout, les deux mains à hauteur du visage,
puis les bras retombent le long du corps, et le peuple répète avec
l’imam et le chantre «Allahou Akbar» (Dieu est le plus grand).

On s’incline et on se prosterne...

La prière finie, je reste avec les tolba et les marabouts, qui
psalmodient encore les litanies rimées du Prophète.

--«La prière et la paix soient sur toi, ô Mohammed, Prophète de Dieu,
toi la meilleure des créatures à toujours et à jamais, en cette demeure
et dans l’autre... La prière et la paix soient sur toi, ô Mohammed
Moustapha, Prophète arabe, Flambeau des ténèbres, Clé des croyants, ô
Mohammed le Koreïchite, Maître de La Mecque et de Médine la Fleurie,
Seigneur des musulmans et des musulmanes, à toujours et à jamais...»

Les marabouts ont de belles voix graves. Ils savent l’air ancien, qui
porte si noblement les versets sonores de cette litanie, que les gens du
commun se contentent de réciter très vite sur un mode nasillard et
saccadé.

C’est fini... On se lève, et chacun reprend ses babouches déposées sur
les nattes et renversées l’une sur l’autre.

Encore une fois il va falloir traverser la fournaise aveuglante de la
vallée.

Le courage me manque, et je demande à Farradji de me conduire par le
dédale de corridors noirs du ksar, si bas qu’il faut se courber en deux
pendant plus de cent mètres. L’obscurité est opaque dans ce boyau au sol
raboteux, où règne une humidité séculaire de cave.

Succédant au calme de l’heure passée dans la pénombre bleue de la
mosquée, ce retour est un cauchemar...

Il me semble que l’essence de la prière, comme du rêve, est de ne pas
finir.



LELLA KHADDOUDJA


Ba-Mahmadou rêvasse sur les marches de l’escalier, tandis que l’eau du
thé chante doucement dans la bouilloire. Il regarde la chambre et les
naïves peintures de la porte du fond.

--Où est-elle, la maîtresse de ce logis, à cette heure! dit-il tout à
coup avec un soupir.

Comme je le questionne, le Soudanais me conte que cette maison
appartient à une certaine Lella Khaddoudja, parente de Sidi Brahim.
Restée veuve très jeune, avec deux enfants, un garçon et une fillette,
la maraboute qui était très pieuse a épousé en secondes noces l’un de
ses cousins, sous la condition expresse qu’ils partiraient aussitôt pour
La Mecque. Le cousin a tenu sa promesse, et Lella Khaddoudja a quitté la
zaouïya en n’y laissant que son fils.

--Le jour où elle a quitté Kenadsa, dit Ba-Mahmadou, nous tous, les
serviteurs, nous l’avons accompagnée jusqu’à la fontaine Aïn-ech-Cheikh,
sur la route de Béchar. Du haut de sa mule, elle a regardé une dernière
fois le ksar, et elle nous a dit qu’elle ne reviendrait jamais plus, car
elle désirait vivre et mourir sur le sol sacré du Hedjaz... Cet hiver,
il y aura deux ans qu’elle est partie. Elle a écrit depuis à son frère
pour lui faire savoir qu’elle était arrivée en retard pour le pèlerinage
de Djeddah et qu’elle attendait à Bith-el-Kods (Jérusalem) celui de
cette année, après quoi elle se fixerait définitivement dans une des
deux villes saintes... Dieu lui accorde secours et miséricorde! Elle
était pieuse et charitable envers nous tous, pauvres esclaves!

... A mon tour je me mets à rêver à cette Lella Khaddoudja inconnue, et
qui a sans doute une âme un peu aventureuse, puisqu’elle a rompu, de sa
propre volonté, avec la routine somnolente de la vie cloîtrée de ses
pareilles, pour aller ailleurs recommencer une existence nouvelle, sous
un autre ciel.

Que s’est-il passé dans le cœur de cette maraboute voyageuse? Pourquoi
s’est-elle résolue brusquement à quitter pour toujours le ksar natal?
Quel roman d’âme seule fut le sien?... un roman qu’on n’écrira pas, que
personne ne connaîtra.

--Voilà la vie! conclut Ba-Mahmadou. On connaissait Lella Khaddoudja, on
la voyait tous les jours, on lui demandait son aide et, à présent, elle
est si loin, si loin... et on ne la reverra plus jamais... voilà!

En effet, pour le Soudanais illettré, ce Bith-el-Kods, ces villes de
Syrie et d’Arabie sont au plus profond des lointains terrestres... Elles
doivent lui sembler des cités de rêve, presque imaginaires...



SEIGNEURS NOMADES


Cinq heures du soir, sous les arceaux blancs du «riad» le grand portique
qui s’ouvre sur le jardin intérieur, dans la maison de Sidi Brahim.

Dehors, dans la vallée, le siroco soulève des tourbillons de poussière,
mais ici, ce n’est plus qu’un souffle léger qui dissipe la lourdeur de
l’air, aux dernières ardeurs du soleil...

Sur un grand tapis de Rabat aux belles couleurs vives, Sidi Brahim est à
demi couché, accoudé sur un coussin de soie brodé d’olives d’or. Smaïn
fait tomber, un à un, les grains d’ébène de son chapelet; assis contre
le mur, Si Mohammed Laredj verse sur un carré de soie écarlate deux sacs
de douros espagnols, oxydés par l’humidité des silos.

Devant lui, accroupis en demi-cercle, trois chefs des Douï-Menia de
l’Oued Guir.

L’un, très vieux, le visage couturé de rides profondes, tanné par le
soleil, couleur de terre, avec une barbe blanche aux poils durs et
hérissés, est enveloppé dans un vieux haïk de laine mince, avec une
koumia à poignée et à gaine de cuivre.

Le second, vieux aussi, roulé dans un burnous usé, cache ses armes sous
ses voiles et prend des attitudes solennelles, qui cadrent mal avec ses
manières anguleuses et son profil rapace au long nez recourbé sur une
bouche édentée. C’est un représentant des Ziana du Guir.

Le troisième, le plus jeune des trois, et cependant le plus important,
peut avoir trente-cinq ans. Il est grand, musclé et, sous un lourd
burnous en poil de chameau noir, porte des vêtements blancs. Sa koumia
damasquinée, à poignée dorée, est retenue par un épais cordon de soie
violette passé en sautoir. Un autre cordon orangé soutient une sacoche
en filali rouge avec des broderies dorées de Fez. Il porte encore un
magnifique revolver à crosse d’argent ciselé.

Pourtant il est pieds nus, il a laissé ses sandales, ses «naala»
archaïques de nomade près de la porte.

Très bronzé, le regard intelligent et fuyant, avec une expression fine,
de face énergique encadrée d’une forte barbe noire, le cheikh Embarek
serait beau si ses dents de loup ne s’allongeaient pas trop, dépassant
sa lèvre, ce qui donne à son visage, dès qu’il remue les lèvres, quelque
chose de cruel et répugnant.

Embarek exerce une grande influence sur les Ouled-Bou-Anane, et il
intrigue pour se rendre définitivement maître de sa tribu.

Depuis que les Ouled-Bou-Anane ont fait la paix avec les Français et
qu’ils fréquentent les marchés du Sud-Oranais, Embarek prévoit
l’annexion complète et est prêt à y contribuer, car il espère être alors
le grand chef de tous les Douï-Menia, celui auquel les chrétiens
donneront un burnous écarlate et des décorations.

Embarek est un ambitieux et un roublard, mais c’est aussi un homme de
poudre, un détrousseur, n’ayant renoncé aux pillages traditionnels que
dans l’espoir de tirer plus de profit de la paix que des escarmouches.

Sidi Brahim veut charger ces chefs nomades d’importants achats de
moutons sur le Guir. Ils retournent là-bas, venant de Beni-Ounif, où ils
ont fourni des chameaux pour le convoi de Beni-Abbès, et c’est le prix
des moutons que Si Mohammed Laredj est en train de leur compter, avec sa
grande aménité de langage et ses manières douces.

Les Douï-Menia couvent d’un œil rapace les douros qui sonnent et
s’entassent. Instinctivement ils s’en rapprochent, ils se penchent vers
cet argent qui doit passer entre leurs mains, car, sous couleur
d’achats, ce sont eux qui vendront les moutons, le plus cher possible.

Ils font mine de ne pas savoir compter et embrouillent à plaisir les
calculs de Si Mohammed.

Alors, voyant que cela dure ainsi indéfiniment, Sidi Brahim me prie
d’établir le calcul par écrit.

Je griffonne sur mon genou, avec un roseau et en chiffres dits indiens,
usités des Arabes, pour qu’Embarek, qui sait lire, puisse contrôler.

Enfin, les nomades se rendent à l’évidence.

Les vieux rapaces tendent déjà leurs mains osseuses vers l’argent, mais
Embarek n’a pas dit son dernier mot. Il les arrête du geste:

--Sidi Brahim, dit-il avec son sourire le plus engageant, le compte est
juste: il faut six cent cinquante douros pour payer les moutons au prix
du jour, et l’argent est là. Certes, nous sommes tes serviteurs et ceux
de ton glorieux aïeul, Sidi Ben-Bou-Ziane--Dieu lui accorde ses grâces!
Mais il nous faudra chercher les moutons chez nos frères disséminés sur
le cours du Guir... Puis, il faudra les escorter jusqu’ici, afin que les
Ouled-Nasr et les Berabers Aït-Khebbach ne les enlèvent pas. Tout cela,
nous nous en chargeons, et, en vérité, nous sommes heureux de te servir.
Tu n’as rien à craindre--si Dieu le veut! Mais nous sommes de pauvres
nomades que la guerre a ruinés, et certes ta générosité ne nous oubliera
pas. Donne-nous une récompense... pour nos peines.

Sidi Brahim sourit. Si Mohammed Laredj baisse la tête et prend un air
impénétrable:

--Et quelle est la récompense que vous souhaitez?

--Donne-nous deux cents francs français, et que Dieu te rende tes
bienfaits.

--Priez sur le Prophète, dit alors Sidi Brahim, et maudissez Iblis,
celui qui s’interpose entre les hommes et sème entre eux la haine, celui
aussi qui leur fait préférer les biens de ce monde à la vérité et à la
justice!--S’il en est ainsi, et si vos services doivent s’acheter à un
prix aussi démesuré, je préfère envoyer mes esclaves sur le Guir.

Longtemps encore, les Douï-Menia discutent, mais devant leur rapacité le
marabout ne cède plus.

Tandis que les nomades s’échauffent et vont jusqu’à élever la voix, Sidi
Brahim et Si Mohammed restent silencieux. Ils attendent.

Enfin, voyant l’inutilité de leurs efforts, Embarek et les vieux
retrouvent de bonnes paroles, avec des sourires forcés.

--Sidi Brahim, tu es notre maître, et nous n’osons pas discuter tes
décisions, car ce que tu fais est bien fait. Reste en paix, et prie
Dieu, son Prophète--la prière et la paix soient sur lui!--et Sidi
M’hammed-ben-Bou-Ziane pour nous, car demain, dès l’aube, nous prendrons
certainement la route du Guir...

--Allez en paix, mes fils, et que Dieu vous protège et vous conduise
dans le sentier droit.

Et les nomades se lèvent alors avec un cliquetais d’armes; puis ils se
retournent encore pour regarder avec regret les beaux douros que Si
Mohammed Laredj remet dans les sacs, où ils tombent avec des tintements
limpides.



MESSAOUD


... Depuis quelques jours, c’est un jeune négrillon khartani, Messaoud,
qui me sert. Il peut avoir quatorze ans. Déjà grand pour son âge et
futé, il porte des chemises blanches, serrées à la ceinture par une
sangle de laine grise. Son visage brun est agréable et expressif. Il a
de grands yeux sombres, sans iris, qui reflètent une malice
particulière. Sur son crâne rasé, une petite touffe de cheveux crêpus,
signe d’esclavage et aussi d’impuberté, reste très drôlement plantée
au-dessus de l’oreille droite. Cet ornement bizarre ajoute quelque chose
de plus comiquement singe à cette physionomie mobile et rieuse sans
naïveté. Dans le lobe percé de son oreille, Messaoud, faute d’anneaux,
porte un morceau de papier bleu roulé.

Fureteur, leste comme un chat, chapardeur, menteur, bavard comme tous
les nègres, Messaoud est un type de petit esclave fripon.

Quand je l’envoie m’acheter du tabac chez le Juif, Messaoud y court avec
empressement; mais, au retour, il me trompe sur le calcul très compliqué
du change marocain. Il voit bien que je ne comprends rien au système
confus de la monnaie usitée dans l’Ouest, et il profite de mon
ignorance.

Quand je lui reproche ses procédés, il commence par nier, avec force
serments, avec de petits airs attristés, puis il finit par rire aux
éclats, comme si mes reproches lui semblaient très drôles.

Pour une tasse de thé à la menthe, il ferait n’importe quoi. Avec cela,
d’une paresse invincible, il a une façon de ne pas entendre les ordres
qui suppose une complication de ruse animale bien profonde. Il en arrive
à se moquer ouvertement des esclaves, ses aînés, et presque impunément
de tout le monde.

Ba-Mahmadou, le porte-clefs, regarde Messaoud, avec horreur:

--C’est une peste noire, un enfant du péché, une calamité!

Et Ba-Mahmadou roule ses grands yeux doux, essayant de foudroyer du
regard Messaoud, qui rit et se sauve.

Quand le négrillon veut obtenir quelque chose, il se fait humble et
caressant, avec des grâces et des minauderies. Il devient d’une
prévenance exagérée, importune souvent, qui cesse d’ailleurs dès qu’on
lui accorde ce qu’il voulait. Vorace et gourmand, il lèche les plats et
grignote toute la journée du sucre volé.

Messaoud n’aime personne, pas même Blal, son vieux père, humble métayer
dans les jardins de Sidi Brahim. Quand le vieillard se hasarde à venir
jusque dans la cour, Messaoud le chasse brutalement, en affectant le
mépris du domestique bien placé pour le paysan.

A tous mes reproches sur ce point qui m’intéresse--parce que j’ai
vaguement idée que beaucoup d’enfants n’aiment pas naturellement leurs
parents--le vaurien se contente de répondre avec des grimaces
sautillantes:

--Il est sale! Il sent le fumier! Il est pouilleux!

Avec les marabouts, Messaoud est juste assez respectueux pour éviter les
coups. Ceux-ci le grondent-ils, il tire la langue dès qu’ils ont le dos
tourné.

Petit animal plein de grâces et de vices, démon familier que tout le
monde tient en piètre estime, ce négrillon m’a expliqué bien des enfants
blancs.



THÉOCRATIE SAHARIENNE


L’influence séculaire des marabouts arabes a profondément modifié les
institutions et les mœurs des gens de Kenadsa.

Chez tous les autres Berbères, c’est la djemâa, l’assemblée des
fractions ou des ksour qui est souveraine. Toutes les questions
politiques ou administratives sont soumises aux délibérations de la
djemâa. A-t-on besoin d’un chef, c’est la djemâa qui le nomme. Tant
qu’il conserve son investiture, ce chef est obéi, mais il reste toujours
responsable vis-à-vis de ceux qui l’ont choisi.

Ces assemblées berbères sont tumultueuses. Les passions s’y donnent
libre cours; violentes, elles finissent parfois dans le sang. Pourtant,
les Berbères restent toujours jaloux de leurs libertés collectives. Ils
se défendent contre l’autocratie en supprimant ceux qui osent y aspirer.

A Kenadsa, l’esprit théocratique arabe a triomphé de l’esprit berbère,
républicain et confédératif.

C’est le chef de la zaouïya qui est le seul seigneur héréditaire du
ksar. C’est lui qui tranche toutes les questions et qui, en cas de
guerre, nomme les chefs militaires. C’est lui qui rend la justice
criminelle, tandis que les affaires civiles sont jugées par le cadi.
Mais là encore, le marabout est la dernière instance, et c’est à lui
qu’on en appelle des jugements du cadi.

                   *       *       *       *       *

Sidi M’hammed-ben-Bou-Ziane, le fondateur de la confrérie, a voulu faire
de ses disciples une association pacifique et hospitalière.

La zaouïya jouit du droit d’asile: tout criminel qui s’y est réfugié se
trouve à l’abri de la justice humaine. Si c’est un voleur, le marabout
lui fait rendre le bien volé. Si c’est un assassin, il doit verser le
prix du sang. A ces conditions, les coupables n’encourent aucun
châtiment, dès qu’ils sont entrés dans l’enceinte de la zaouïya ou même
sur un terrain lui appartenant.

La peine de mort n’est pas appliquée par les marabouts. S’il arrive
qu’un criminel soit mis à mort, c’est par les parents de la victime ou
quelquefois même par les siens, jamais sur condamnation des marabouts.

Les descendants de Sidi Ben-Bou-Ziane se montrent cependant très sévères
pour les voleurs et les fauteurs de scandales parmi les ksouriens ou les
esclaves, qu’ils punissent de la bastonnade.

Il est d’usage que, pendant l’exécution, l’un des assistants se lève et
demande la grâce du coupable. Quelquefois ce sont les femmes qui
envoient à cet effet un esclave ou une négresse: le marabout cède
toujours.

Grâce à la zaouïya, la misère est inconnue à Kenadsa. Pas de mendiants
dans les rues du ksar; tous les malheureux vont se réfugier dans l’ombre
amie, et ils y vivent autant que cela leur plaît. La plupart se rendent
utiles comme serviteurs, ouvriers ou bergers, mais personne n’est
astreint à travailler.

L’influence maraboutique a été si profonde à Kenadsa, que Berbères et
Kharatine ont oublié leurs idiomes et ne se servent plus que de l’arabe.

Leurs mœurs se sont aussi adoucies et policées, comparées à celles des
autres ksouriens.

Les disputes et surtout les rixes sont rares, parce que les gens du
commun ont l’habitude de porter tous leurs différends devant les
marabouts, qui les calment et leur imposent des concessions mutuelles.

Depuis que les marabouts entretiennent des rapports de bon voisinage et
même d’amitié croissante avec les Français, un sourd mécontentement
envahit les cœurs, dans le bas peuple.

Personne n’ose élever la voix et critiquer les actes des maîtres... On
s’incline, on répète les opinions de Sidi Brahim, on les loue, mais, au
fond, n’était sa grande autorité morale, on serait tout prêt à le
considérer, lui et les siens, comme des M’zanat.

... Quel est l’avenir de Kenadsa et que restera-t-il, dans quelques
années, de ce petit état théocratique si particulier, si fermé?

Certes, après la dureté figuiguienne et le chaos sombre d’Oudjda, c’est
vraiment une impression singulière que de trouver, à l’entrée du désert,
ce coin tranquille, qui se dit marocain et qui ressemble si peu à
d’autres Marocs!



EN MARGE D’UNE LETTRE


Je ne sais plus les jours. C’est le cœur de l’été. J’ai la fièvre, avec
des répits dolents, lucides et voluptueux.

--Hier, j’ai reçu une lettre toute baignée d’un autre soleil que le
mien. Eh quoi, parce que des yeux nouveaux vous ont souri, peut-on
devenir assez égoïste pour en proposer la joie à des amis anciens?

Quand je retournerai dans cet Alger où mon cœur chavirait, où mon désir
ne se fixait plus, où la douceur orangée des matins assombrissait mon
deuil, de quoi parlerons-nous si ce n’est de nous-mêmes, et comment?

Les femmes ne peuvent pas me comprendre, elles me considèrent comme un
être étrange. Je suis beaucoup trop simple pour leur goût épris
d’artificiel et d’artifices. Elles radotent une éternelle comédie sur le
même sujet. Elles n’admettent même pas qu’on change de costume. Quand la
femme deviendra la camarade de l’homme, quand elle cessera d’être un
joujou, elle commencera une autre existence. En attendant, on les a
instruites à ne respirer qu’en mesure et sur un thème de valse.

Il paraît qu’une autre génération s’annonce et que certaines jeunes
filles savent parler autrement qu’avec leurs yeux, sans tomber pour cela
dans le bavardage de la conférence et des revendications sociales. Je
n’en crois absolument rien et je m’imagine que c’est là encore une
duperie d’éducation qui ne résistera pas au ton des salons.

Quels seraient, d’ailleurs, les maris de ces sincères amies, puisque les
hommes, surtout en province, ne sont encore que des amateurs du jupon?
La femme, elle, sera tout ce qu’on voudra, mais il ne m’est pas démontré
que les hommes soient désireux de la modifier autrement que dans les
limites de la mode. Une esclave ou une idole, voilà ce qu’ils peuvent
aimer--jamais une égale.

                   *       *       *       *       *

J’ai jeté ces réflexions en marge de la lettre qui me venait de si loin,
qui m’apportait une fraîche et cruelle brise d’insouciance. Tout de
suite après, je suis retombée à mon sentiment d’exil, avec le goût de
m’enfoncer encore plus loin dans ce Sud hostile, sans aucun désir du
Paris que j’ai connu et où le féminisme verbal des journaux m’était
encore moins sympathique que les coquetteries de l’instinct.

Je n’ai rien mis dans ma réponse qui valût la peine d’être lu... A quoi
bon?

Un jour les chemins se séparent, les destinées s’isolent. C’est déjà
beaucoup que d’avoir rencontré des amis. Quand ils nous font l’honneur
de nous inviter à partager leur joie étrangère, montrons-leur tout ce
que peut la fraternité des esprits.

Ne regrettons rien, puisque notre bonheur, et le leur, sera de nous
laisser aller un jour à des courants mystérieux qui entraîneront nos
âmes à la dérive vers des rivages impossibles. Alors nous goûterons
l’ivresse des déchéances et des naufrages, et, nous égarant sur les
immenses plages de la nuit, nous sentirons notre poitrine éclater sous
la germination des graines de douleur...



COLLATION AU JARDIN


Pour me distraire, me sachant malade, Sidi Brahim m’envoie une
invitation à un repas au plein air des jardins de la zaouïya. Si
Abdel-Ouahab, un lettré venu de l’Est pour s’établir à Kenadsa, est
chargé de cette ambassade.

J’admire comme les plus petites choses prennent ici de l’ampleur et de
la noblesse. Le sans-façon, le sans-gêne sont des qualités européennes
qui donnent plus d’aisance à la vie. Quand on s’est habitué à la
franchise du peuple, il est bien difficile de prendre au sérieux
certains airs qu’affectent, à certains jours, dans certaines
circonstances, les êtres les plus vulgaires, les plus incapables de
délicatesse et de sentiment. Toutes leurs politesses sonnent faux. Ils
ont l’air de s’endimancher en parlant. Mais ici la politesse n’est pas
une formule, c’est une manière d’être et une sincérité: elle fait partie
des personnages, elle s’harmonise aux costumes, elle n’a rien de nègre
et rien d’affecté. Elle plaît.

Tout d’abord, l’invitation de Sidi Brahim me surprend.

En Europe ou dans le Tell algérien, personne ne songerait à organiser un
repas champêtre par un temps pareil. Le ciel est d’un noir trouble, des
nuages livides courent très bas, rasant presque le sommet des dunes. Ils
passent, déchirés, et reviennent, tourbillonnent étrangement sur
eux-mêmes comme les lambeaux d’une soie effilochée. Un vent violent les
chasse, qu’on ne sent pas à terre, qui n’effleure même pas les crêtes
des dattiers immobiles. De lourdes gouttes chaudes commencent à tomber.

Mais voilà justement un temps d’épanouissement. Ici, dans le désert que
brûle la soif éternelle, c’est une volupté, que cette légère humidité de
l’air, ce ciel sans éblouissement et sans chaleur. Il n’est pas jusqu’à
la caresse un peu brutale de la pluie qui ne fasse frémir la peau
desséchée.

Je puis à peine me traîner, après les dix jours de souffrance que j’ai
passés, couchée sur une natte, terrassée par la fièvre. Pourtant, je me
rends à l’invitation.

Le jardin est au pied des hautes maisons du ksar. Les cultures s’étagent
mollement jusqu’à une terrasse, où sont étendus de beaux tapis du
Djebel-Amour, dont la haute laine molle prend des reflets de velours
sombre sous la lumière terne de l’orage.

En bas, les vignes vierges grimpent aux troncs sveltes des dattiers,
s’enroulent librement autour des branches grises et tordues des
figuiers. Deux jeunes gazelles captives jouent à se poursuivre sous les
feuillages et sautent les séguia envahies de menthes dorées.

Sidi Brahim s’est accoudé sur un coussin.

Autour de lui, quelques parents, des intimes, des familiers.

Voici Taleb Ahmed, le khodja (secrétaire) de la zaouïya; de haute taille
et robuste, avec un fort afflux de sang nègre sous sa peau luisante.
Intelligent et observateur, Taleb Ahmed contraste avec le marabout par
des expressions de visage, simples, presque joviales.

Si Mohammed, le prédécesseur de Taleb, vrai ksourien berbère à la figure
large et pâle, à la barbe rare, presque rousse, avait été éloigné du
maître pendant quelque temps. Il se tient là, lui aussi, il semble
rentrer en faveur.

Déjà plus absent, moins attentif, avec son sourire doux, comme timide,
Sidi Mohammed Laredj reste silencieux, à demi couché sur le tapis, dont
il suit du doigt les arabesques. Son expression pensive et bienveillante
accuse des méditations et des détachements sans rien d’ascétique: il y a
dans son regard un certain reculement d’artiste qui voit le monde en
spectacle.

Tout autre est l’expression directe de Sidi Embarek, oncle maternel de
Sidi Brahim. Sur son fin visage bronzé et dans son œil sans profondeur
se lisent les passions qui n’attendent pas, les déterminations subites,
la naïveté fière de l’Arabe de parade, décoratif et fait pour les
décorations: type connu à Alger dans les antichambres des bureaux et aux
terrasses des cafés. C’est la forte tête de la famille. Il a eu des
aventures, qui toutes se ressemblent beaucoup...

Dans le jardin, les esclaves préparent les petites tables basses et les
plats recouverts de hauts entonnoirs en paille teinte de couleurs vives.

Naturellement, la conversation roule sur les affaires du Maroc, sur le
Tafilala, et on prononce les noms abhorrés du Rogui et de Bou-Amama.

Mais, aujourd’hui, Sidi Brahim n’a pas reçu de mauvaises nouvelles, et
tout le monde est gai. On raconte des anecdotes plaisantes avec cette
absolue pureté de langage qu’observent les musulmans bien nés en public
et surtout entre proches.

Dans les dattiers, que la pluie a dépouillés de leur suaire de poussière
et qui bleuissent sous le ciel morose, tout un peuple d’hirondelles
s’agite, avec de petits cris brefs et aigus.

--C’est ici la djemâa (assemblée) des oiseaux, dit Taleb Ahmed. Ils s’y
réunissent, pour régler les affaires de leur tribu et prendre les
décisions graves. Ces bestioles, à peine plus grosses que des mouches,
font autant de tapage que cent Douï-Menia, discutant tous à la fois.

Et les graves marabouts rient à cette critique de leurs turbulents
voisins.

Les gazelles familières se sont approchées, elles jouent avec les
convives, esquissent des feintes tortueuses, pour se jeter ensuite
brusquement en arrêt.

Après le repas au pain azyme qui sent bon et où on trouve des grains
d’anis, c’est le thé, l’éternel thé que Sidi Embarek prépare gravement,
avec les gestes consacrés. Faire le thé, c’est ici une besogne d’homme,
et d’homme libre.

                   *       *       *       *       *

A la tombée du jour gris, nous partons, car l’heure de la prière du
moghreb approche.

Dans l’ombre du ksar, les marabouts se dispersent, avec des salutations
lentes.

J’emporte avec moi le souvenir de cette collation orientale sur la
terrasse du jardin. Je pense à toutes ces générations de marabouts de
Kenadsa qui sont venus là par les jours d’ombre.

Ce fut pour eux le même plaisir, les mêmes sensations, les mêmes
paroles. Encore une fois, me voici ramenée à cette impression
d’immobilité des êtres et des choses que j’ai éprouvée dans toutes les
vieilles cités d’Islam, et qui donne, en quelques minutes, l’illusion de
leur durée, presque de leur éternité.



LA RÉVOLTÉE


Aujourd’hui, après la prière du vendredi, je trouve le ksar tout en
émoi: une jeune femme musulmane et blanche s’est pendue.

Je me mêle à la foule qui stationne devant sa maison, d’où montent les
lamentations funèbres des femmes.

Je prends des renseignements, je reconstitue le drame, je cherche à en
pénétrer les raisons... Elle ne s’entendait pas avec ses parentes, me
dit-on, elle n’avait personne à qui se plaindre; son mari, Hammou
Hassine, ne l’écoutait pas. Il voulut la mater par les coups. La petite
Bédouine, farouche, après des révoltes, s’était résignée, en apparence
du moins. C’est que le sentiment de la liberté, d’une étrange liberté,
était entré en elle.

Plusieurs fois elle s’était enfuie chez son frère, qui la rendait à son
mari. On l’empêchait d’aller demander la protection du cadi ou de Sidi
Brahim. Elle était esclave, plus esclave que les négresses, car elle
souffrait de sa servitude. A la fin, elle s’était calmée, car elle avait
compris le grand secret de la libération morale. Un soir que tout le
monde était à la mosquée, elle avait rassemblé ses forces pour
l’évasion, elle s’était haussée sur ses petits pieds, elle s’était
accrochée au-dessus de la vie et de sa condition avec sa longue ceinture
de soie, sans un mot de confidence à personne, en isolée.

Une race où le suicide est encore possible est une race forte. Les
animaux ne se suicident jamais, les nègres non plus, à moins qu’ils
soient exaltés par l’alcool. Le suicide aussi est une ivresse, mais une
ivresse de volonté.

                   *       *       *       *       *

Le peuple inerte s’est détourné avec horreur de celle qui oublia son
devoir de vivre. Pourtant, des lettrés ont pris Embarka en pitié et
viennent prier sur son cadavre, que les matrones ont lavé et cousu dans
le linceul égalitaire de l’Islam.

Le corps est étendu sur une natte, au milieu de la cour. Ce n’est plus
qu’une vague forme rigide, immaculée.

Les lamentations des femmes ont cessé. On n’entend plus que la mélopée
de quelques hommes qui psalmodient, en cadence lente, le chapitre du
Coran intitulé «Ya-Sine», qui est la prière des morts.

Tout est devenu calme, solennel, serein, dans cette cour, d’où les
femmes bruyantes se sont retirées.

... Les voix s’élèvent en un chant triste et doux c’est maintenant la
«Borda» l’élégie des enterrements.

On étend le corps sur le brancard mortuaire en bois brut, et on le
recouvre d’un grand voile rouge. Encore du silence et de l’attention,
puis quatre hommes chargeant le petit corps d’amour sur leurs épaules,
et le triste cortège s’en va vers les cimetières.

On pose le brancard sur le sable et on se range en demi-cercle, la face
tournée vers la direction de La Mecque: c’est la dernière prière pour
Embarka.

Sur le tertre, que le vent commence déjà à effacer, on plante trois
palmes, qui sécheront vite.

Hammou Hassine, un homme grossier, laid et contrefait, dispose à terre,
sur un mouchoir de coton rouge, des figues sèches et des galettes
azymes: c’est la «sadaka», l’aumône rituelle qu’on fait aux pauvres en
souvenir du défunt, et qui remplace les inutiles bouquets et les
couronnes en clinquant.

C’est fini. Nous nous en allons, à la débandade. Les vieux lettrés
rigoristes n’ont pas accompagné le convoi de la suicidée. Seuls, les
jeunes étudiants ont prié pour elle, parce que la jeunesse devine des
choses que les hommes, pour la plupart, oublient dans leur maturité.

--Si rares sont ceux qui peuvent se développer longtemps!... On s’arrête
vite de grandir par la pensée.

L’un d’eux m’a dit «Elle était malheureuse!» Il ne savait probablement
pas ce que c’est que le malheur. Quand les hommes ont compris la
souffrance, ils deviennent durs. Ils ne compatissent pas, ils
condamnent... Et pourtant il me semble que le cœur devrait s’ouvrir de
plus en plus.

Il y a des savants qui ont voulu apprendre jusqu’à leur dernier jour...
Pourquoi ce qui est vrai dans l’intelligence le serait-il moins dans
l’éducation des sensations? Depuis que je vis dans cette zaouïya, dans
l’ombre de l’Islam, depuis que j’ai la fièvre et que je suis seule,
volontairement seule, j’ai pris certaines heures de mon passé turbulent
en horreur, mes sens ont plus de délicatesse. Après cette retraite, si
je reviens vers la vie qui passe, je saurai comprendre l’amour...



FÊTE SOUDANAISE


Il est quatre heures et le siroco tombe enfin, brusquement. Peu à peu
les poussières se dissipent, une brise légère souffle de l’est. On
commence à respirer. Les portes claquent. Ksouriens et marabouts se
montrent dans les rues où le vent a étendu un suaire de sable fin. Au
ciel, des vapeurs grises traînent encore sur l’horizon enflammé.

Un bruit s’élève dans le ksar, une sorte de martellement cadencé et
sourd qui se rapproche lentement. Ce sont les tambours soudanais qui
s’avancent. Leur bruit insolite apporte dans le décor saharien de
Kenadsa une note plus bizarre d’Afrique plus lointaine.

A travers des siècles d’Islam, les Soudanais ont conservé les pratiques
d’une antiquité fétichiste, une poésie de bruit et de gesticulations qui
eut son plein sens dans les forêts hantées de monstres. Sur le
bondissement sourd des tambours se détache le rire clair des doubles
castagnettes de cuivre, liées aux poignées par des lanières de cuir. En
tête du cortège quelques nègres dansent. Ils dansent naturellement, pour
le plaisir de se trémousser.--Il y a toujours dans les danses sautées
quelque chose de nègre. La danse mauresque, dite danse du ventre, a au
contraire, par certaines attitudes lentes, une signification de danse
sacrée qui vient d’un Orient plus métaphysique.

Derrière les musiciens tapageurs et simiesques, la foule des esclaves
chante une mélopée mi-arabe mi-soudanaise, coupée de refrains criards et
monotones.

Une nuée d’enfants bourdonne comme un essaim de mouches. Les négrillons
sont naturellement comiques avec leurs touffes de cheveux gommés sur
leurs petits crânes luisants et leurs chemises terreuses. Les petits
blancs, marabouts minuscules en gandouras de couleurs vives, la peau à
peine cuivrée par le soleil, les traits fins, ont des airs vaguement
chinois, avec leur tresse unique de cheveux lisses retombant dans le
dos, du sommet de leur tête rasée. Tout cela rit aux éclats et danse
autour des Soudanais impassibles, qui se souviennent vaguement que leur
fête est un rite sacré de leur race.

Les musiciens s’arrêtent, quittent leurs sandales et viennent d’abord
baiser les vêtements des marabouts, puis ils se forment en demi-cercle
et reprennent leur tapage.

Deux des chanteurs entrent dans le demi-cercle et, l’un en face de
l’autre, commencent à danser avec des bonds de singes et de brusques
accroupissements. Ils frappent du pied le sol, ils frappent les paumes
rosées de leurs mains au-dessus de leur tête. Tout leur vieux sang nègre
se réveille et déborde, triomphant des habitudes artificielles de
réserve imposées par l’esclavage. Ils redeviennent eux-mêmes, à la fois
naïfs et farouches, avides de jeux enfantins et d’ivresses barbares,
très proches de l’animalité primitive.

L’un des danseurs surtout s’excite jusqu’à la folie, un vieillard au
mufle osseux et aux longues dents jaunes, avec des yeux extatiques.

Je trouve à ce spectacle de sauvagerie une saveur très âpre dans ce
décor simple, sur le fond terne des murailles de toub, que le soleil
commence à teinter d’une délicatesse de chair rose.

Les Soudanais s’affalent tout à coup prostrés, terrassés. Après une
seconde d’inertie, de petite mort, ils se redressent à demi,
s’accroupissent péniblement, tournés vers Sidi Brahim.

Une forte odeur de fauve monte de leurs voiles trempés de sueur, de leur
peau ruisselante, qui paraît plus noire.

Toutes les mains s’élèvent devant les visages, les paumes ouvertes,
comme des livres.

Sidi Brahim récite la «Fatiha», le premier chapitre du Koran.

Puis, il appelle la bénédiction de Dieu et de Sidi
M’hammed-ben-Bou-Ziane sur les noirs, sur tous les assistants, les
habitants du territoire de Kenadsa, sur tous les Ziania et tous les
Musulmanes et toutes les Musulmanes, morts ou vivants.

Après, par une attention touchante, le marabout prie Dieu de protéger et
de secourir en tout temps et en tout lieu le serviteur du Seigneur et de
son Prophète, Si Mahmoud-ould-Ali l’Algérien... Je salue.



SOUFFLES NOCTURNES


C’est l’heure du soir où, le soleil déclinant dans une atmosphère
rafraîchie par les premiers souffles nocturnes, les murs de toub
dégagent toute la chaleur qu’ils ont accumulée pendant le jour. Dans les
maisons c’est alors un étouffement de four, mais, au dehors, il fait bon
sous la caresse des premières ombres. Et je reste longtemps paresseuse,
étendue, le regard noyé dans le vague du ciel encore lilas. Et j’écoute
s’éteindre les derniers bruits de la zaouïya et du ksar: portes qui
grincent et se ferment lourdement, chevaux qui hennissent, chèvres qui
bêlent sur les terrasses, braiements des petits ânes d’Afrique, tristes
comme de longs sanglots, voix grêles des négresses...

Plus près, dans la cour, ce sont des sons de tambourin et de frêles
guitares à deux cordes, accompagnant des modulations vocales bien
étranges et plus près de la plainte amoureuse que de la musique.
Parfois, les voix baissent, tout se tait, le sang parle seul.

La vie recommence et sur les terrasses des maisons d’esclaves paraissent
des nattes, des tapis, des sacs.

L’oreille s’intéresse encore à des choses étouffées, à des bruits de
cuisine, à des querelles à voix basse, à des prières murmurées. Et
l’odorat s’émeut aux émanations qui montent avec les fumées d’un amas
confus de chairs noires, où les flammes des foyers jettent des lueurs
joyeuses. Cependant sur les portes des maisons maraboutiques se
profilent d’autres silhouettes. C’est la vie quotidienne, toute la vie
du ksar, et je la regarde comme une chose de tout temps connue et
toujours nouvelle.

                   *       *       *       *       *

Vers la droite, au-delà du Mellah, un pan de mur reste éclairé, très
tard. D’étranges ombres se jouent sur ce fond rougeâtre. Tantôt elles
oscillent, passant et repassant lentement, tantôt elles semblent danser
avec fureur. Après que toutes les voix se sont tues, quand tout dort
alentour, les Aïssaouas veillent encore.

Dans la nuit qui fraîchit insensiblement, les khouans de la confrérie
illuminée battent du tambourin et tirent des plaintes stridentes de la
rhaïta. Ils chantent aussi, lentement, comme en rêve.

Leurs corps en moiteur se balancent en un rythme de plus en plus rapide
au-dessus des braseros de charbons ardents, d’où s’élèvent d’enivrantes
fumées de benjoin et de myrrhe. Ils cherchent ainsi l’oubli et la
volupté dans l’extase.

                   *       *       *       *       *

J’écoute encore autre chose. Je vois encore d’autres formes quand les
Aïssaouas se sont eux-mêmes assoupis...

Une haleine troublante me vient des terrasses. Je sais, je devine,
j’entends ce sont des soupirs, des râles dans la nuit parfumée au
cinnamone. Sous les étoiles tranquilles, le rut ardent. La langueur de
la nuit chaude mêle des chairs renaissantes de désir, et ce sont des
étreintes, un autre effroi: sentir que les dents grincent dans des
spasmes mortels, que les poitrines râlent... Quelle angoisse! Il me
semble que je mordrais la terre chaude, mais la véritable volupté est
plus haute, dans la scintillation des étoiles, dans le souvenir des yeux
retrouvés et des heures vécues, des heures si bellement perdues.

                   *       *       *       *       *

Tout à l’heure, les Aïssaouas illuminés chantaient des cantilènes
asiatiques, célébrant la béatitude de la non-existence. A présent, les
Africains noirs chantent, inconsciemment, un grand hymne d’amour, à
l’éternelle fécondité. Et moi je sais encore des musiques plus étranges
et plus fortes, des musiques qui font saigner le cœur en silence, celles
que des lèvres ont murmurées, des lèvres absentes qui boiront d’autres
souffles que le mien, qui respireront une autre âme que la mienne parce
que mon âme ne pouvait pas se donner, parce qu’elle n’était pas en moi,
mais dans les choses éternelles, et que je la possède enfin dans la
profonde, dans la divine solitude de toute ma chair offerte à la nuit du
Sud.

                   *       *       *       *       *

Au matin, le vent d’ouest arriva soudain.

Ce vent, qu’on voit venir, soulevait des spirales de poussière, comme de
hautes fumées noirâtres. Il s’avançait dans le calme de l’air, avec de
grands soupirs qui devenaient bientôt des hurlements; je lui prêtais des
accents animés, je me sentais soulevée dans la grande embrassée de ses
ailes de monstre accouru pour tout détruire. Et le sable pleuvait sur
les terrasses, avec un petit bruit continu d’averse.



CHEZ LES ÉTUDIANTS


Le soir de ce jour-là, l’esclave Farradji vint me chercher, très
mystérieusement, comme s’il s’agissait d’un complot.

Il m’annonce que Si El-Madani, frère de Si Mohammed Laredj, et
quelques-uns de ses camarades, étudiants à la grande mosquée, m’invitent
à aller prendre le thé chez eux...

J’évoque involontairement les descriptions de ces orgies ignobles que le
livre de Mouliéras, «Le Maroc inconnu», prête aux étudiants marocains.
Pourquoi Farradji prend-il toutes ces précautions pour me transmettre
l’invitation de ces jeunes gens?

J’ai rencontré plusieurs fois El-Madani à la prière. C’est un jeune
homme mince, chétif, aux manières polies. Cependant, j’accepte
l’invitation.

Nous traversons des écuries vides, des cours silencieuses où des arbres
centenaires tordent leurs troncs caducs. Personne dans tout ce quartier.
Nos pas résonnent sur les dalles, comme si nous passions sous des
voûtes.

Au sortir d’un dédale noir et humide de corridors encombrés de pierres
et de débris, nous entrons tout à coup dans une délicieuse petite cour
entourée d’arceaux d’un blanc fané.

Par-dessus le mur, comme accoudé sur la terrasse, un dattier balance
doucement sa tête aux frondaisons courbées. Une vigne vierge monte le
long d’un pilier et s’enroule autour du tronc oblique du palmier, pour
retomber en pluie de feuilles et de petites grappes naissantes.

Si El-Madani et quelques autres étudiants viennent à ma rencontre.

Avec une grande courtoisie, ils me souhaitent la bienvenue. Ce sont des
fils de marabouts ou de ksouriens, pâles, frêles, comme étiolés dans
l’ombre morne du ksar.

Si Abd-el-Djebbar, un nomade des Hamian de Méchéria, venu à la zaouïya
pour étudier, se distingue entre tous. Il dépasse de toute la tête les
sédentaires dégénérés, ce fils des guerriers de la frontière, robuste,
musclé, avec la fierté mâle de ses attitudes, ses traits sobres et fins,
son teint bronzé et le regard de ses longs yeux roux, brillants d’une
flamme qui n’est sans doute pas celle de l’intelligence.

                   *       *       *       *       *

Nous entrons dans la salle de thé par une porte à deux battants sculptés
qui grincent sur des gonds rouillés. Là règne un demi-jour vaporeux.
L’élégance de quelques fines colonnes, avec la dentelle d’une frise
d’arabesques fouillées dans la pierre laiteuse, contribue à l’agrément
du lieu. De petites lucarnes s’ouvrant dans une coupole sur la moire
lumineuse du ciel, versent une lumière pâle sur les faïences vert Nil
qui garnissent les murailles à hauteur d’homme et sur celles de l’aire
usée.

Une marche en pierre conduit à la seconde moitié du vaste appartement,
un peu surélevée. Là, des tapis de Rabat, des matelas de laine blanche
tapissent le sol.

Sous les poutrelles noires du plafond, entrelacées de roseaux teints en
vert et en rouge, une inscription court tout autour des murs, en lettres
de cinabre: «_el afia el bakia_»--la santé éternelle.

Dans de petites niches, sur des étagères, sur les grands coffres peints
de fleurs d’or terni, un fouillis d’objets disparates s’entasse.

Livres arabes, ustensiles de cuisine, vêtements et objets de sellerie,
instruments de musique et armes, tout se heurte dans un désordre
charmant. Contrastant avec des poteries vulgaires venues par Béchar, une
gracieuse cruche de Venise s’isole par son cristal ému d’une teinte
rare.

Voici encore des lampes en cuivre au long bec, une porcelaine verte
historiée de trèfles, des faïences aux couleurs fondues et, pour
parfaire la joie des yeux, sous une soie éclatante, avec de beaux
plateaux et l’attirail du thé, les petits verres multicolores s’offrent
comme des fleurs sauvages.

Je m’installe près de la fenêtre grillagée qui donne sur un chaos de
ruines délavées par les pluies. Cette matière d’habitation, qui fut
douce aux humains, tombe en poussière et redevient de la terre aride
sous le soleil.

Farradji et son frère Khaddou allument des palmes sèches dans la cour,
pendant que Si El-Madani m’explique, sans que je le lui aie demandé, la
raison du mystère voulu dont le nègre a entouré l’invitation des
étudiants.

«--Tu sais, Si Mahmoud, que les usages et les convenances exigent que
nos parents et nos aînés ignorent nos plaisirs ou puissent au moins
feindre de les ignorer. Nous nous réunissons ici pour passer les heures
en réjouissant nos cœurs par la musique et la récitation des œuvres
sublimes des poètes anciens, et par des entretiens cordiaux. Ce qui se
passe ici, il faut que personne, sauf Dieu et nous, ne le sache... sans
cela, quelque innocents que soient nos divertissements, nous en
éprouverions une grande honte et nous nous attirerions de sévères
reproches. C’est pourquoi j’ai choisi cet appartement, seul resté
habitable dans cette vieille casbah que m’a léguée mon aïeul Sidi
Bou-Médine. Ici personne ne passe, personne ne vient nous donner des
conseils, et présider aux libres divertissements de notre esprit.»

                   *       *       *       *       *

La réunion se passe en conversations. Comme pour en préciser l’intimité
récréative, un des lettrés musulmans, après nos présentations, se remet
à son travail de couture et cherche des soies pour une gandoura blanche
qu’il orne de délicates broderies. Parmi les étudiants marocains, ces
travaux de couture et d’ornementation des tissus sont fort en honneur:
ils sont une preuve de goût; ce n’est pas déchoir que de s’y livrer même
en public.

El-Madani prend une guitare à trois cordes et se met à chanter, d’une
voix nonchalante, un vieux motif andalou, qui se traîne et tourne autour
d’une même note. Son cousin Mouley Idris, adolescent chétif au teint
bilieux, l’accompagne en sourdine sur un tambourin. Le beau Hamiani
Abd-el-Ddjebbar ne voit dans la musique qu’un motif de bâiller; étendu
de tout son long sur le tapis, il reste là, comme un grand sloughi,
étirant ses muscles secs de cavalier que l’inaction énerve.

J’écoute le chant langoureux et triste, et je songe à ce qu’est la vie
de ces étudiants musulmans.

Pendant des années, des études scolastiques dans le cadre nu et simple
des mosquées anciennes, des exercices pieux, allant pour la plupart de
ces jeunes gens, qui sont déjà affiliés à des confréries mystiques,
jusqu’à l’extase quotidienne.

Sous toute cette austérité obligée se cache une grande gaîté naïve, une
sensualité ardente qui engendre les aventures les plus compliquées, les
plus dangereuses, et, il faut bien le dire, surtout ici, dans l’Ouest,
beaucoup de vices cachés. Une vie presque cloîtrée favorise cette
perversion des sens.

Un beau jour l’étudiant marocain, subissant sans murmurer l’autorité
paternelle, se marie sans joie. Alors son existence change. C’en est
fini du rêve et de l’étude. Il entre dans la société, il n’existe plus
dans ses vices personnels et dans sa félinité; il prend les manières de
son monde, calmes et imposantes, un visage correct et figé.

Bien souvent il regrettera cependant l’atmosphère voluptueuse de
l’insouciante «bith-es-sohfa», le lieu de réunion, la chambre commune
des étudiants.

Marabouts ou notables, les jeunes lettrés prennent vite un air
d’importance. Quelques années, quelques mois suffisent pour modifier à
fond leur caractère. Ils prennent part aux délibérations de la djemaâ,
et un homme qui délibère ne pense pas trop pour lui-même. Ils font la
guerre, beaucoup d’entre eux voyagent à travers les pays musulmans,
d’autres vont à La Mecque...

L’ancestralité reprend tous ses droits et ne permet guère à l’individu
de se développer. Il devient vite l’homme de son milieu. Il prend du
plaisir et de l’orgueil à être celui-là. Quand, au bout de quelques
années, ces anciens étudiants, chanteurs et liseurs de vers, auront vu
leurs fils grandir, ils leur imposeront impitoyablement la règle sévère
dont ils se plaignaient si souvent dans leurs entretiens de jeunes
hommes, et ceux-là seront alors amenés à leur tour aux plaisirs secrets.

Chez le musulman bien né, surtout à la ville, rien des affaires
personnelles, vie familiale, plaisirs, amours, ne doit se manifester
au-dehors.

L’affichage des plaisirs, cher aux étudiants d’Europe, est inconnu dans
l’Islam. Tout jeunes, les Marocains lettrés sont préparés à cacher leur
joie. Ainsi s’explique leur nature ardente mais contenue, leurs fortes
passions intérieures, sans surface appréciable, leur intellectualité
voluptueuse si vite fanée.

                   *       *       *       *       *

L’heure passe. Mes idées se font plus vagues, je me laisse aller au
grand charme mélancolique et suranné des instruments, sans désir
d’action, dans ce décor d’inaltérable résignation où tout agonise sans
secousses, avec sérénité, sous le soleil couchant de l’Islam. Les
lettres rouges de la devise de foi, qui rampe autour des murailles,
étendent leurs arabesques dans l’ombre. Mon esprit se calme sous une
caresse d’ivoire.

... Le contact du temps possédé est comme celui d’une main froide et
pâle sur un front brûlant...

Force et quiétude des choses qui semblent durer indéfiniment, parce
qu’elles s’acheminent doucement vers le néant, sans fracas, sans
révolte, sans agitation, sans même un frisson vers l’inévitable mort...



RÉFLEXIONS DU SOIR


Le soir--encore un soir--tombe sur la zaouïya somnolente. Des théories
de femmes drapées, flammées de couleurs vives, s’en viennent à la
fontaine comme depuis deux siècles d’autres y sont venues, avec la même
démarche souple et forte des reins, les pieds nus bien posés à plein sur
le sol poudreux, d’autres qui passèrent ici et qui ne sont plus
aujourd’hui qu’un peu d’ingrate poussière perdue sous les petites
pierres du cimetière de Lella Aïcha.

Le vent léger frissonne dans les palmes dures d’un grand dattier
héroïque, dressé derrière le mur comme un buisson de lances. De tous les
arbres, le dattier est celui qui ressemble le plus à une colonne de
temple. Il y a de la guerre et du mysticisme, une croyance en l’Unique,
une aspiration, dans cet arbre sans branches. L’Islam naquit, comme lui
d’une idée de droiture et de jaillissement dans la lumière. Il fut
l’expression dans le domaine divin des palmes et des jets d’eau.

... Je sens un calme infini descendre dans le trouble de mon âme lasse.
Ma légèreté vient de moi-même, du poids d’un jour brûlant enfin soulevé
et de la douceur de l’ombre naissante sur mes paupières sèches.

C’est l’heure charmante où, dans les villes du Tell, des alcools
consolateurs exaltent les cerveaux paresseux... Quand le ciel chante sur
les villes, l’homme a besoin de se mettre à l’unisson et, manquant de
rêve, il boit, par besoin d’idéal et d’enthousiasme.

Heureux celui qui peut se griser de sa seule pensée et qui sait
éthériser par la chaleur de son âme tous les rayons de l’univers!

Longtemps j’en fus incapable. Je souffrais de ma faiblesse et de ma
tiédeur. Maintenant, loin des foules et portant dans mon cœur
d’inoubliables paroles de force, nulle ivresse ne me vaudra celle
qu’épanche en moi un ciel or et vert. Conduite par une force
mystérieuse, j’ai trouvé ici ce que je cherchais, et je goûte le
sentiment du repos bienheureux dans des conditions où d’autres
frémiraient d’ennui...

                   *       *       *       *       *

Un jour, une jeune femme délicate, qui voyait s’évaporer son sang trop
pâle sous le ciel d’Alger, me disait, alanguie aux coussins de sa chaise
longue, en écoutant les bandes bruyantes qui descendaient des hauteurs
de Mustapha un soir de dimanche: «Faut-il que la vie soit triste pour
qu’on y chante si fort!»

Hélas! nous avons tous plus ou moins fait du bruit. C’était notre
sauvagerie d’étudiant qui se dépensait.

Les souffrances de l’amour devaient ennoblir notre destinée. La chance
nous fut donnée de ne pas jeter l’ancre sur un bas-fond de bonheur où
notre existence aurait passé, balancée sur les molles petites lames de
la vie quotidienne. Applaudissons-nous d’avoir connu la terre et d’avoir
su la place toute petite que pouvait y occuper la plus grande pensée.
Ici nous avons touché un coin du monde où la soif des innovations
n’altère personne. La vie matérielle s’y marque cependant en empreintes
fortes...

Quels sont donc les événements qui passionnent ces nomades,
représentants du passé le plus ancien, et ces marabouts pleins de
sérénité qui, dédaignant le travail, baignent leur front dans une
lumière d’avenir?

Leur vie passe sous mes yeux et je m’y réfléchis.

Je veux encore ce soir me mirer dans cette belle eau du Sud. Je veux
encore boire l’eau que les femmes vont chercher à la fontaine du désert,
la sentir couler sur mes mains que la fièvre échauffait, la voir
s’égrener entre mes doigts comme le chapelet de la plus haute sagesse...



LE RETOUR DU TROUPEAU


A côté de moi, sur la terrasse encore ardente, Ba-Mahmadou ou Salem
chante doucement les vieilles litanies du Prophète. La lumière rouge de
l’occident oxyde de reflets de bronze son visage sombre et réchauffe ses
voiles blancs...

Tout à coup, dans le silence du ksar déjà prêt à s’endormir, un grand
bruit de voix s’élève, suivi de grincements de portes, de bêlements
confus et de cris de joie:

«Voici le «harrag» qui revient! On ramène le «harrag!» Et en effet,
c’est le retour inespéré du grand troupeau des marabouts et des
ksouriens, qui avait été razzié dernièrement par des pillards arabes et
des Berabers Aït-Khebbach.

Ces détrousseurs avaient emmené le troupeau vers l’Ouest, mais le chérif
Ziani de l’endroit, Mouley Ahmed s’étant fait expliquer la provenance de
ce butin, dit à ses gens qu’ils avaient commis un grand péché en
enlevant le troupeau de la zaouïya sur un terrain sacré. «Vous avez
dérobé, leur expliqua-t-il, le bien des pauvres, des voyageurs, des
orphelins... Si vous voulez que Dieu et Sidi M’hammed-ben-Bou-Ziane vous
accordent leurs grâces vous n’attendrez pas pour le restituer.»

Après quelques hésitations, les pillards se sont rendus aux injonctions
de Mouley Ahmed et ils ont désigné un de leurs alliés, El-Hassani, des
Berabers Aït-Atta, pour ramener le «harrag» à Kenadsa et pour solliciter
en leur nom le pardon de Sidi Brahim.

Les esclaves courent annoncer l’heureuse nouvelle au marabout qui
achevait de prier dans l’ombre fraîche de ses grands appartements
blancs. Je veux assister de près à la scène du pardon et je descends à
la suite du marabout.

Les chèvres noires envahissent la cour, se tassent, sautent, affolées,
les unes sur les autres, se réfugiant jusque dans la longue mangeoire
des chevaux. Trois hommes à pied les poussent, des esclaves noirs venus
de Bou-Dnib et fortement armés.

Le Berbri El-Hassani, monté sur un maigre cheval gris, met pied à terre
devant la grande porte.

Sidi Brahim, la main appuyée sur l’épaule du petit Messaoud, s’avance
lentement, péniblement, à travers la confusion du troupeau.

--Soyez les bienvenus, mes fils! Que Dieu vous récompense de la bonne
œuvre que vous venez d’accomplir!

Alors ces durs hommes baisent pieusement les voiles et les mains du
marabout, très ému, qui les embrasse à son tour...

Beau tableau d’histoire immémoriale!



GENS DE L’OUEST


El-Hassani est un jeune homme de taille moyenne, imberbe, maigre et
musclé. Il porte des vêtements modestes de laine blanche très propre.
Sur son crâne s’enroule la «tercha» qui est un petit turban rond; des
lanières de cuir, passées entre les orteils, attachent à ses pieds la
sandale du nomade. Son mince visage pâle se découpe énergique et
intelligent, avec un son rire moqueur qui vient errer souvent sur ses
lèvres fines. El-Hassani passe pour un homme de poudre.

Tandis que les nègres de Bou-Dnib échangent des salutations et des
accolades avec leurs frères de Kenadsa, le Berbri demeure assis près du
mur, sa carabine Winchester entre les genoux. Il attend, indifférent et
muet.

Sidi Brahim vient me demander, sur la terrasse où nous sommes remontés,
s’il me déplairait qu’El-Hassani et Mouley Sahel, l’un des noirs de
Bou-Dnib, soient logés avec moi.

J’accepte avec curiosité ce voisinage. Longuement le marabout me parle
alors des Berabers.

--Si jamais tu veux aller dans l’Ouest, les Berabers et surtout les
Aït-Atta te seront les meilleurs guides. Quand l’un d’eux t’a dit: «Tu
es sous le doigt de Dieu et sous le mien, je réponds de toi», tu peux
aller avec lui partout où il voudra te conduire. Tu reviendras sain et
sauf, à moins que vous mouriez tous les deux. Jamais les Berabers ne
trahissent la foi jurée.

Puis, le marabout ajoute en riant:

--A présent, si tu veux juger de l’adresse de ces gens-là, suis bien les
mouvements d’El-Hassani qui est encore dans la cour.

Du haut de la terrasse je jette un regard, par l’un des créneaux, dans
la cour encombrée d’esclaves et de ksouriens allant et venant pour
reconnaître les chèvres. El-Hassani, indifférent à tout ce tumulte, est
encore à son poste. Il a rempli sa mission et cela lui suffit.

Sidi Brahim se lève et appelle le Berbri:

--Viens nous rejoindre, mon fils, et passe par la terrasse.

Le Berbri se lève en souriant. Il jette son fusil sur son épaule et fait
de son burnous un paquet que, d’un tour de poignet vigoureux, il lance à
nos pieds.

Un instant, il inspecte le mur en toub lisse qui est bien haut de six ou
sept mètres.

Soudain, avec une agilité de singe, il saute et se cramponne, par les
ongles de ses mains et de ses pieds nus, à des aspérités que je ne
distingue même pas. Presque d’un seul élan, il est sur le parapet de la
terrasse.

Merveilleuse escalade!

--Si El-Hassani, lui dis-je, il vaut en vérité mieux être ton ami que
ton ennemi, car où pourrait-on te fuir? Les murs n’existent pas pour
toi.

Le Berbri sourit et répond avec une parfaite bonne grâce:

--Mouley Mahmoud, tous ceux qui servent Sidi M’hammed-ben-Bou-Ziane sont
mes frères et ils sont mes amis.

Il parle arabe avec un léger accent, qui n’est pourtant pas celui des
autres Berabers.

El-Hassani a les manières calmes et aisées d’un homme qui se sait de la
valeur, qui se sent sûr de lui-même. Mouley Sahel, son compagnon noir,
qui s’est contenté de monter par l’escalier, lui parle en langage
berbère et le presse en riant. Pour répondre au désir de son compagnon
plus que par fanfaronnade, El-Hassani nous raconte alors une aventure
qui lui est arrivée il y a trois ans.

--Je voulais, avec mes frères, les Aït-Atta, tirer vengeance des gens
d’un ksar situé sur la route du Tafilala. Nous chassâmes d’abord les
ksouriens. Comme la nuit approchait, nous voulûmes occuper une petite
casbah isolée et bien close. J’escaladai le mur pour aller ouvrir les
portes. Arrivé au faîte, comme je voulais descendre à l’intérieur, je
fus assailli par quatre ou cinq ksouriens cachés dans la cour. Ils me
criblèrent de coups de fusils et de pierres. Je voulus m’installer sur
la crête du mur pour fusiller à mon aise ces chiens, mais je fus pris à
la pointe d’une poutre par les plis de mon seroual[5]. Alors, suspendu
en l’air, mais les bras libres, je commençai le feu. Je suis sûr d’avoir
tué deux des ksouriens, ceux qui avaient des fusils; quant aux autres,
ils se sont sauvés et ont sauté le mur opposé pour fuir dans la
campagne, et mes compagnons se sont chargés de les coucher dans
l’alfa.--Dans l’intérieur de la casbah, il y avait du blé moulu, des
outres de beurre, une citerne fraîche et des dattes douces: nous avons
fait un bon repas en récompense de nos peines.

  [5] Large caleçon arabe.

El-Hassani nous raconte cela comme un incident drôle et sans importance
de sa vie d’escaladeur de murailles.

Sidi Brahim nous quitte.

Les deux hommes de l’Ouest, fatigués, s’étendent sur le tapis, leurs
fusils sous les burnous pliés qui leur servent de coussin. Ils
s’endorment vite. Je reste seule éveillée dans la clarté diffuse de la
chambre éclairée de lune.

Ces voyageurs repartiront demain. Ils auront passé comme des ombres
fantastiques dans ma vie, avec des gestes de pantomime guerrière. Je
songe à d’autres pantins moins beaux, mus par des ficelles moins
solides. J’imagine El-Hassani, tiraillant dans le vide, au milieu d’un
cirque d’amateurs européens qui l’applaudiraient, assis sur des
banquettes de velours cramoisi, en croquant des friandises, et je songe
aussi à ce que me disait Sidi Brahim: je me dis qu’il serait en vérité
si simple de partir un jour, avec des hommes comme ceux-là, de promener
mon rêve et ma soif d’inconnu à travers les zaouïya du Maroc, à
Bou-Dnib, au Tafilala, vers la lointaine Tisint, tout là-bas, à l’entrée
du grand désert vide...



VISION DE NUIT


Je rentrais d’une course à cheval aux sebkha salées de la route de
Bou-Dnib avec Maammar-ould-Kaddour, des nomades Rzaïna de Saïda, et
mokhazni de Béchar, venu en pèlerinage à Kenadsa. La nuit lunaire,
chaude, oppressante, emplissait d’une sensualité lourde le sommeil des
jardins. Des bruissements comme des soupirs vaincus et heureux montaient
dans le silence. On sentait la vie sourdre sinueuse, intarissable, par
tous les pores de la terre et des plantes accablées.

Nous étions venus en silence, las, et nos chevaux marchaient sans bruit
sur le sable fin. Dans une ruelle étroite, entre deux murs d’argile, ils
s’arrêtèrent pour boire dans une séguia claire.

Tout à coup, le cavalier me toucha l’épaule. Sous les palmiers du
jardin, un nomade et une ksourienne étaient là, debout, l’un près de
l’autre.

Je reconnus l’Arabe à son haut turban algérien. C’était Abd-el-Djebbar,
le Hamiani, remarqué déjà à la mosquée de Kenadsa, parmi les étudiants.

Il murmurait «Je suis ton frère... Pour l’amour de Dieu, sois à moi!» Et
ses robustes mains tordaient les frêles poignets de la jeune ksourienne
au visage de cire.

Elle était belle et parée comme une épousée. Une longue tunique de laine
rouge s’enroulait aux formes voluptueuses de son corps. Le front ceint
d’un diadème de fleurs d’argent, la clarté de la lune se mirait dans
l’éclat de ses bijoux. Son front était si pur que les étoiles semblaient
y pleurer...

Elle était venue à ce rendez-vous téméraire, dans la nuit si calme et
pleine d’embûches. Et maintenant elle tremblait, elle demandait grâce au
beau nomade, fils d’une autre race, dont l’ardeur sauvage l’épouvantait.

Il me semblait à moi que le cœur d’Abd-el-Djebbar était si fort que je
l’entendais battre au-delà du mur...

Les bras enlacèrent le corps frémissant de la ksourienne, l’enlevèrent
de terre dans une étreinte. Elle se raidit, voulut crier. Mais les dents
avides du nomade arrêtaient sur ses lèvres son cri de détresse et la
meurtrissaient d’un baiser charnel comme une morsure.

Les deux corps, convulsivement liés par la rage superbe de l’amour,
roulèrent dans l’ombre, sur la terre accueillante à toutes les
fécondités comme à toutes les morts.

Maammar, à ce moment, poussa brusquement son cheval qui se cabra et,
dans un rire un peu étranglé, il me dit «Laisse-les! Nous autres, fils
des Arabes, nous savons aimer. Nous jouons notre vie pour les femmes,
mais quand nous les prenons, dans la nuit, comme le chasseur de
gazelles, nos bras les serrent sur nos poitrines, à briser leurs os, et
jamais ensuite les caresses efféminées des ksouriens ne leur feront
oublier le baiser du nomade.»

Les ombres étreintes semblaient s’être ensevelies dans les verdures du
jardin. Nous partîmes, laissant derrière nous cette vision d’amour et
d’audace.



CHERCHEURS D’OUBLI


J’ai découvert une fumerie de kif dans ce ksar où il n’y a pas même de
café maure, où les gens n’ont d’autre lieu d’assemblée que la place
publique et les bancs en terre, au pied des remparts, sur la route de
Béchar.

C’est, dans une sorte de maison à moitié ruinée, derrière le Mellah, une
longue salle éclairée par un «œil» unique au milieu du plafond en
poutres enfumées et tordues. Les murs sont noirs, sillonnés de lézardes
plus claires, semblables à des plaies. Sur la terre battue, un peu
poudreuse, rarement balayée, traînent des écorces de grenades et des
débris de toute nature.

Ce lieu étrange sert d’asile aux vagabonds marocains, aux nomades, à
toutes sortes de gens sans aveu et de mauvaise mine. La maison semble
n’appartenir à personne; façon d’hôtel borgne, on y passe quelques nuits
de mauvais conseil; elle semble faite pour le théâtre pittoresque, avec
un air d’antichambre du crime.

Dans un coin, une natte propre, avec quelques coussins de Fez, en cuir
brodé. Sur la natte, un grand coffre arabe, historié de peintures vives
et qui sert de table. Voici encore un rosier à petites fleurs rose pâle,
qui fait pendant à un bouquet d’herbes des jardins, trempé dans une
grosse jarre du Tell décorée de dessins géométriques et d’arabesques;
plus loin, une bouilloire de cuivre à trépied, deux ou trois théières,
un couffin bourré de chanvre indien desséché. C’est là tout le décor,
toute la mise en scène du petit cénacle des fumeurs de kif, gens aimant
leurs aises.

J’allais oublier, sur un perchoir grossier en tiges de palmes, un
vautour captif, attaché par la patte.

Les berrania (étrangers), les errants, qui hantent ce repaire se
joignent parfois aux fumeurs de kif, encore que ceux-ci composent une
petite association très fermée, où il est assez difficile d’entrer, car,
voyageurs eux aussi, transportant à travers les pays de l’Islam leur
rêverie, les dévots de la fumée hallucinante, qui se groupent à Kenadsa,
appartiennent à la classe plus relevée des lettrés.

Hadj Idris, un grand Filali maigre, bronzé, au visage doux et comme
éclairé par une lumière intérieure, est un de ces déracinés sans
famille, sans métier fixe, si nombreux dans le monde musulman. Depuis
vingt-cinq ans, il erre de ville en ville, travaillant ou mendiant,
selon les occasions.

Il joue du goumbri, petite guitare arabe à deux cordes, tendues sur une
carapace de tortue, avec un manche en bois sculpté.

Hadj Idris a une belle voix, grave et limpide pour chanter les vieux
récits andalous, aux airs mélancoliques et si tendres.

Si Mohammed Behaouri, marocain de Mékinez, au teint pâle, aux yeux de
caresse, encore jeune, est un poète errant à travers le Maroc et le
Sud-Algérien, en quête de légendes et de littérature arabes; pour vivre,
il compose et récite des vers sur les délices et les affres de l’amour.

Cet autre vient du Djebel-Zerhaoun. Médecin et sorcier, petit, sec,
musclé, la peau tannée par le soleil du Soudan où il a voyagé pendant de
longues années, il vagabonda, avec les caravanes, de la côte sénégalaise
à Tombouctou. Au long de ses journées, il dosera lentement des
médicaments et feuillettera de vieux grimoires maugrebins.

Le hasard a réuni ces gens à Kenadsa. Demain, ils s’en iront, dispersés
sur des routes contraires, allant tous avec insouciance vers
l’accomplissement de leur destinée.

La communauté de leurs goûts les a rassemblés dans ce refuge saure, où
ils coulent les heures lentes de leur vie exempte de soucis.

                   *       *       *       *       *

Le soir, un rayon oblique et rose tombe de l’œil dans la pénombre de la
salle. Les fumeurs de kif se groupent, se tassent, le turban orné d’une
branche odorante de basilic. Ils se rangent le long du mur, accroupis
sur leur natte, et ils fument leurs petites pipes de terre rouge,
emplies de chanvre indien et de tabac maure en poussière.

Hadj Idris bourre les pipes et les distribue, après en avoir
soigneusement essuyé le tuyau sur sa joue, par politesse. Quand sa pipe
est vide, il recueille délicatement la petite boule de braise restée au
fond et la dépose dans sa bouche--il ne sent pas la brûlure--puis, la
pipe bourrée, c’est cette cendre ardente qui sert au Filali pour
rallumer le petit foyer qui, pendant des heures, ne s’éteindra plus.
Très intelligent, l’esprit fin et pénétrant, adouci d’une continuelle
demi-ivresse, il allaite son rêve à la fumée stupéfiante.

                   *       *       *       *       *

... Les chercheurs d’oubli chantent en battant paresseusement des mains;
leurs voix de rêve montent tard dans la nuit, à la lueur trouble d’une
lanterne à carreaux de mica; puis peu à peu les voix baissent,
deviennent plus lentes, plus oppressées; enfin les fumeurs de kif se
taisent, le regard fixé sur leurs fleurs, en extase.

Ce sont des épicuriens, des voluptueux, peut-être des sages, qui savent,
dans le noir repaire des vagabonds marocains, distinguer des horizons
charmeurs, édifier des cités merveilleuses où danse le bonheur.



SOIRS DE KENADSA


Après la prière de «l’asr», vers quatre heures, le soleil commence à
descendre sur les collines de pierre du Maroc.

La terre surchauffée exhale la grande lassitude de l’implacable jour;
les heures mauvaises de torpeur et d’accablement sont passées. J’éprouve
alors une sensation de bien-être comparable à celle que laisse un danger
évité, ou la délivrance d’un cauchemar, après le réveil; et je vais
lentement, avec un esclave, dans les jardins coupés de petits murs,
qu’il faut escalader.

A Kenadsa, point de grandes palmeraies humides comme à Figuig ou à
Béchar: les jardins montent en plein désert et luttent péniblement
contre l’envahissement lent et obstiné du sable, contre la sécheresse
mortelle de la hamada voisine. Ce sont des familles de dattiers, cinq ou
six issus de la même souche, les ombrages plus légers des arbres
fruitiers chargés de fruits veloutés qui tombent dans les séguia, et
l’eau parcimonieuse qui va rafraîchir les petits champs dorés où fut
coupée la maigre moisson d’orge.

Contre les murs où le soleil a moins de feu, dans le fouillis des vignes
et des lianes qui enlacent les palmiers et les grenadiers, sous les
larges figuiers écrasés, il est pourtant des coins d’ombre et de
fraîcheur délicieuses.

Çà et là, de grands étangs verdâtres reçoivent le trop-plein des
ruisselets d’irrigation. Les innombrables petits crapauds des oasis y
modulent leur chant mélancolique.

                   *       *       *       *       *

Ce sont des métayers, noirs pour la plupart, qui, pour un cinquième de
la récolte, cultivent les jardins. Ils y vivent des journées lentes, au
milieu des arbres, et ils s’entendent fort bien à orner le désordre
charmant de leurs plantations. Tous cultivent le «zafour», aux fleurs
d’un si bel orangé dont les femmes se servent pour teindre les étoffes
et pour se farder. Quelques-uns savent prêter les branches d’un
arbrisseau sauvage à ces plantes frêles qui poussent de longues grappes
minces de fleurs mauves, d’autres composent des massifs avec les asters
violets, pris dans les oueds du désert. Mes yeux se reposent encore
délicieusement sur ces grands buissons de roses à cent feuilles, qu’on
appelle roses de Syrie.

Les métayers hospitaliers s’empressent de préparer le thé. Ils
apportent, dans les pans de leurs burnous terreux, de petits abricots
dorés et des amandes: l’hôte de la zaouïya est le bienvenu parmi eux.

                   *       *       *       *       *

Un soir, le plus ancien d’entre eux, vieux Marocain de la tribu des
Sedjaa, tout voûté, au visage momifié, m’apporta en présent un bouquet
de grenades et une botte d’oignons.

--Vois, les fleurs et les fruits de mon jardin ne sont pas opulents; je
suis un pauvre vieux, et je n’ai rien d’autre à t’offrir en bienvenue.
Accepte ces quelques légumes;--Dieu est le dispensateur de toutes les
richesses!--accepte mon humble offrande, et pardonne-moi...

Je n’osai refuser ce naïf et touchant présent, de peur d’offenser le
vieux jardinier qui me regardait avec de pauvres yeux tout honteux,
comme s’il m’était redevable des produits de son jardin.

                   *       *       *       *       *

Au bord des séguia, les menthes et les basilics poussent à l’ombre,
pâles, étiolés, violemment odorants pourtant; leur parfum plane dans
l’air encore chaud, avec d’autres senteurs végétales plus ténues,
indéfinissables.

Je retrouve dans ces jardins de Kenadsa le calme et la somnolence douce
des autres jardins sahariens, sans pourtant ce «quelque chose» de
mystérieusement oppressant qui est l’âme des palmeraies profondes et des
forêts.

                   *       *       *       *       *

Le jour baisse. Les dattiers baignent dans l’incarnat du ciel violent.
Nous sortons des jardins où va monter la fièvre.

De grandes ombres violettes s’allongent sur les pierres qui rougeoient
aux derniers feux du soleil.

--Éternelle ivresse des soirs du Sud, quotidienne et jamais pareille, si
longtemps que mes yeux brilleront je ne me lasserai pas de sentir ta
puissance couler en moi! Qu’elle est belle et seule et prenante, cette
heure triste, presque angoissante, où, tout à coup, on sent le désert
s’assombrir et se refermer, comme devant garder à jamais les intrus qui
franchirent son seuil désolé pour pénétrer dans ses délices!



L’AMOUR A LA FONTAINE


Sur le sentier qui longe le rempart, les femmes du ksar viennent à la
fontaine de Sidi-Embarek. Dans l’illumination la plus belle du soleil
qui va mourir, leurs voiles prennent des teintes d’une intensité inouïe.
Les étoffes chatoient, magnifiées, semblables à des brocards précieux.
De loin, on croirait les ksouriennes vêtues des soies les plus rares,
brodées d’or et de pierreries. Conscientes un peu de leurs grâces, ces
femmes s’agitent, leurs groupes se mêlent, et la gamme violente des
couleurs change sans cesse, comme un arc-en-ciel mobile.

Quelques-unes, des Soudanaises ou des nomades surtout, se dessinent en
mouvements purs, en poses impeccables, en cambrures de reins et en
courbes de bras pour élever jusqu’à leur épaule les lourdes amphores
pleines.

Il en est d’autres dont le visage, beau de traits et d’expression,
s’éloigne des joliesses et des coquetteries connues par une sensualité
timide et farouche à la fois dans le regard; et sous cette sorte
d’hypocrisie naturelle, qui est peut-être l’affirmation première de la
pudeur, passe, tout à coup, comme un regard à travers le masque,
l’éclair d’un brusque sourire, où éclate librement l’ardeur des sens.

                   *       *       *       *       *

Une forte odeur de peau moite et de cinnamone monte des groupes, dans la
tiédeur de l’air.

Des hommes, nègres ou nomades, Douï-Menia, Ouled-Djerir, Ouled-Nasser,
viennent abreuver leurs chevaux.

Tandis que les esclaves noirs rient et plaisantent avec les femmes qu’on
ne daigne même pas leur cacher, les hommes du désert regardent celles-ci
du coin de l’œil, avec de courtes flammes dans leurs prunelles fauves.

Combien d’intrigues se sont ainsi nouées près de l’Aïn Sidi-Embarek,
tandis que les chevaux, las, tendaient leurs naseaux au jet frais de
l’eau souterraine!

Par des gestes à peine esquissés, par de brefs regards, nomades et
ksouriennes se comprennent et se promettent les heures propices des
nuits.

Là encore, je retrouve un peu de la poésie des amours arabes, des amours
nomades qui, si souvent, finissent dans le sang.

Les juives, moins surveillées, plus hardies, abordent librement les
hommes, distribuent des œillades provocantes, sous leurs paupières
qu’ont rougies les fumées âcres des palmes sèches, dans les échoppes
noires du Mellah.

                   *       *       *       *       *

C’est l’heure libre et gaie, l’heure où, loin de l’autorité pesante des
hommes, les femmes jasent et rient, et jouent le jeu dangereux.

Je pense, devant ces primitivités, à d’autres romans jolis et
compliqués, au fond les mêmes que ceux-là--à moins que l’essence de
l’amour soit justement dans sa recherche nuancée et dans sa souffrance
d’impossible plutôt que dans le geste fou... Mais pour combien d’êtres
cela est-il vrai?

Sous d’autres couleurs moins belles que ces simples voiles, où le corps
se dessine encore, la passion s’offre dans les villes, et souvent si
laide, si répugnante--la passion vorace qui veut la vie, qui veut
perpétuer la vie par tous les recommencements. Plus haut, plus loin,
sous les apparences de l’esprit, sous les sourires les mieux étudiés,
dans les salons les plus corrects, comme ici près de la fontaine du
désert, se trahira encore la violence d’un appétit qui enflamme les
yeux, qui altère les voix, qui fait passer une ombre blanche sur les
lèvres frémissantes...

Ah! comme j’ai vécu déjà dans tous les hommes et dans toutes les femmes!
et combien cette sensualité éternelle, qui coule dans les veines du
monde, m’attrista quand j’y voyais l’effrayante image de la fatalité.

Maintenant, je puis, sans angoisse, suivre de mes yeux amusés le jeu
naturel. L’amour n’a pas ici d’autre ambition que lui-même, et c’est à
quoi nous devrions peut-être le ramener, pour nous humilier devant la
nature, pour blasphémer ce qui n’a pas d’emploi en nous, l’inutile
organe, cette âme inquiète qui ne trouvera pas de repos.



GITANES DU DÉSERT


J’aime à noter le caractère des races indigènes si diverses et qui
savent se garder à peu près pures.

Voici, par exemple, des femmes étranges, même ici, qui nous arrivent
d’un campement de Douï-Menia-Ouled-Slimane, installé pour quelques jours
au pied de la Barga, à l’est de Lella Aïcha.

Les Meniaï sont plus grandes et plus sèches que les ksouriennes, plus
robustes aussi sous leurs voiles d’un bleu sombre. Leur élégance
difficile consiste dans ce qu’on pourrait appeler «l’art de porter les
haillons».

Qu’une femme avec des bijoux, du clinquant, des rubans, des apprêts de
coiffure, des coupes de vêtements, des afféteries, des parfums violents,
toute la science de la couturière, puisse avoir l’air d’un paquet de
chiffons, c’est ce que montrent la plupart des juives d’Alger, qui ont
renoncé à leur costume traditionnel pour s’habiller à la française. Au
contraire, sous les loques de laine dont elles se drapent, les femmes
des nomades pillards ont une brusquerie d’allure qui ne manque pas
d’analogie avec certaines allures sportives. Ce sont, peut-être, les
seules femmes d’Afrique qui sachent marcher d’un pas relevé. Les
misérables étoffes dont elles voilent leur nudité semblent faire corps
avec leur architecture de bronze. Quand le vent cinglant les amincit
encore et plaque leur tunique contre les formes nerveuses de leurs
jambes, elles se profilent comme des louves maigres sur les ciels de
cuivre et la pâleur des terres mortes. On dirait qu’elles viennent du
fond des âges et qu’elles rapportent, elles aussi, à la caverne, leur
part du butin de guerre...

Les croisements berbères ont un peu déformé le type de leurs visages
minces et tannés, mais il y reste pourtant une certaine expression
sémitique, qui semble héritée d’une Asie farouche. J’imagine que les
guerrières de Sémiramis devaient avoir de ces galbes sans morbidesse et
des yeux pareils, longs et fauves comme ceux des sloughi noirs.

Ces femmes ont des gestes que je n’ai pas vus aux femmes des Arabes,
encore moins aux Mauresques: elles marchent sans timidité et sans
balancement devant les hommes des autres tribus. Elles semblent n’avoir
aucune coquetterie, et pourtant le sourire de leurs lèvres rouges est
plus fort que la sensualité soudanaise et que la complaisance des
bouches juives.

Pour l’homme du Sud la juive est impure. Jamais les nomades n’ont
remarqué la beauté blanche un peu souffreteuse des filles du Mellah. Les
deux races se côtoient et se tolèrent sans jamais se mêler ni même se
rapprocher. Le pasteur et le pillard ont souvent besoin du juif et ils
peuvent disputer avec lui âprement; mais, passé le moment de leur
négoce, aucun autre intérêt, aucune autre pensée ne les rassemble.

Ces femmes Douï-Menia sont, avec plus d’imprévu, les gitanes du désert.
Elles ont une beauté farouche qui se laisse voir par les trous de leurs
tuniques couleur de terre. La pauvreté est pour elles une chose
naturelle, ce n’est pas une déchéance. Elles s’imaginent que tout le
luxe tient dans la beauté d’un cheval ou dans le manche d’un poignard.



DANS LE MELLAH


Après la tombée de la nuit, les bruits confus se taisent peu à peu près
de la fontaine, dans le silence agrandi de la vallée.

Je sais toutes les chansons de l’ombre africaine et leur sécheresse à la
gorge, mais à cette heure je n’écouterai pas la berceuse de mes
souvenirs. Je demanderai aux choses quotidiennes un peu de leur ferveur
et de leur bourdonnement. J’irai vers les places où la vie grouille
heureuse et se recommence sans ennui. Je lui demanderai d’être
simplement animale, de ne pas savoir la torture des jardins défendus et
des terrasses où l’on meurt de silence, d’être bavarde et de briller, de
n’avoir pas d’esprit, de projeter ses ombres brèves et sautillantes sur
un fond de profonde et indifférente nuit.

Combien je souffre de tous les livres que j’ai lus, de toutes les voix
qui m’ont parlé, de tous les chemins que je n’ai pas suivis! Le vide de
mon âme est fait d’un grand soupir. Est-il ici un endroit où l’on
chante, où l’on crie, où l’on puisse s’oublier une heure, une place
publique où les disputes éclatent, un café borgne où la fumée monte aux
vitres? J’y serai le petit matelot qui s’enivre de son pays avec une
chanson de trois notes...

Tout est si clair ici, trop clair! Plus d’obstacles à renverser, plus de
progrès, plus d’action! On ne sait plus agir, à peine penser on meurt
d’éternité...

Passons la porte des remparts.

Là, dans le Mellah, j’ai souvent l’impression d’une grande lanterne
magique. J’y viens, comme au spectacle, pour voir danser des formes dans
le feu.

Devant leurs portes, les juives ont improvisé des foyers; elles y
cuisinent le repas du soir dans de grandes marmites de sorcière. Rien de
plus pittoresque que cette illumination.

Les longues flammes des palmes sèches et le rougeoiement terne des feux
de fiente de chameau éclairent, d’une lueur d’en bas, les façades
badigeonnées à la chaux et les murs en toub, qui prennent alors une
patine fugitive d’or rouge et de rose ardent.

Dans cette lueur nombreuse, contrastée, vacillante, des apparitions
fantasques s’agitent, de grands reflets montent aux maisons basses et
courent sur le sable.

Les hommes, accroupis, achèvent de menus travaux, à la clarté de
lumignons fumeux. Ils attendent indéfiniment, dans ces poses
d’arrière-boutique si différentes des attitudes arabes.

Le juif du Sud se distingue surtout du musulman par sa vulgarité. Il n’a
pas la moindre idée de ce que nous appelons un sentiment noble; et c’est
en quoi réside, sans doute, le secret de sa force insinuante et
commerçante: quand il veut s’adapter, il n’est pas gêné par son pli
personnel.

Un feu ravivé éclaire tout à coup les groupes, tels des entassements de
bétail couché, qui se détachent sur la pâleur plus rose du sable. Ces
hommes, tenaces et assis, ne chantent pas, ils ne rient pas, ils
attendent l’heure du repas. Ils me donnent l’impression du bonheur
facile. Je connais très bien leur âme: elle monte dans les vapeurs de la
marmite... Je les envie d’être ainsi. Ils sont la critique de mon
romantisme et de cet incurable malaise que j’ai apporté du Nord et de
l’Orient mystique avec le sang de ceux qui ont vagabondé avant moi dans
la steppe.

Quand donc en aurai-je fini avec cette singulière manie qui me porte à
interpréter les gestes les plus simples dans un sens religieux? C’est
bien là notre faiblesse aryenne. Quand les autres font cuire leur dîner,
nous pensons au sacrifice de la Sôma, aux libations de beurre sur le
feu. Tout à l’heure, une femme soulevait une marmite et ranimait les
braises d’une brassée de bois épineux je ne vis que la flamme qui
s’élançait, libre et droite, vers la douceur des étoiles.

                   *       *       *       *       *

Accoudée sur un pan de mur écroulé, je regarde encore les tableaux de ma
lanterne magique. D’autres verres glissent et chatoient en couleurs
vives:

Des enfants jouent, passant et repassant dans les ondes lumineuses, avec
des tortillements de larves. Quelquefois, une belle juive se redresse et
s’étire, lasse, féline, dans la gloire des flammes de sang, qui la
baignent toute de lumière rose et qui teintent sa pâleur étiolée d’un
incarnat factice. Ses grands yeux violets, aux lourdes paupières,
semblent alors plus profonds, plus meurtris, plus terrestres.

A la longue, le charme de ces visions de tranquille vie ménagère opère
en moi: le mellah de Kenadsa, laid dans le jour de pauvreté et de saleté
irrémédiables, m’apparaît beau en cette première heure de la nuit, tel
un coin de quelque cité enchantée, adoratrice du feu dévorateur et
puissant.

Où donc ai-je vécu pour retrouver si profondément ces choses?

... Une juive chante d’une voix grêle pour endormir son enfant qui
pleure aigrement. Un âne braie mélancoliquement dans une écurie voisine.
Il est tard et les juives rentrent. Les feux s’éteignent devant les
portes closes.

Au loin, les moueddhen clament leur appel d’une insondable tristesse, et
la paix engourdissante de l’Islam achève d’effacer les dernières visions
du Mellah transfiguré.

Ce soir-là je dormis très calme. Ce fut un de mes derniers soirs de
tranquillité et de santé. Peu de temps après, la fièvre me terrassa et
me jeta en d’étranges rêves.



SOUVENIRS DE FIÈVRE


Des négresses au corps mince et souple dansaient, baignées de lueurs
bleuâtres. Dans leurs visages de nuit, l’émail de leurs dents brillait
en de singuliers sourires. Elles drapaient leurs formes graciles en un
long voile rouge, bleu ou jaune soufre, qui s’enroulait et se déroulait
au rythme bizarre de leur danse et flottait au vent, devenant parfois
diaphane comme une vapeur.

Leurs mains sombres agitaient les doubles castagnettes en fer des fêtes
soudanaises. Tantôt, les castagnettes battaient une cadence sauvage,
tantôt elles se heurtaient presque sans bruit.

... Mais les négresses se détachèrent peu à peu du sol et flottèrent
dans l’air.

Leurs corps s’allongèrent, se tordirent, se déformèrent, tourbillonnant
comme les poussières du désert aux soirs de siroco. Enfin, elles
s’évanouirent dans l’ombre des solives enfumées du plafond.

Mes yeux s’ouvrirent péniblement. Mon regard traîna sur les choses. Je
cherchais les étranges créatures qui, quelques instants auparavant,
dansaient devant moi.

Je les avais vues, j’avais entendu leurs rires de gorge semblables à de
sourds gloussements, j’avais senti sur mon front brûlant les souffles
chauds que soulevaient leurs voiles. Elles avaient disparu, me laissant
le souvenir d’une angoisse inexprimable...

Où étaient-elles maintenant?

Mon esprit fatigué cherchait à sortir des limbes où il flottait depuis
des heures ou depuis des siècles: je ne savais plus.

Il me semblait revenir d’un abîme noir où vivaient des êtres, où se
mouvaient des choses subissant des lois différentes de celles qui
régissent le monde de la réalité, et mon cerveau surchauffé s’efforçait
douloureusement à chasser les fantômes qui le hantaient.



LE PARADIS DES EAUX


Un grand silence pesait sur la zaouïya accablée de sommeil. C’était
l’heure mortelle de midi, l’heure des mirages et des fièvres d’agonie.
La chaleur s’épanouissait sur les terrasses incandescentes et sur les
dunes qui scintillaient au loin.

On m’avait couchée sur une natte, dans un réduit donnant sur une
terrasse haute. La petite pièce s’ouvrait toute grande sur le ciel de
plomb et sur le désert de pierre et de sable qui brûlait sous le soleil.

Aux poutrelles de palmier du plafond pendait une petite outre en peau de
bouc, dont l’eau s’égouttait lentement dans un grand plat de cuivre posé
à terre.

Toutes les minutes, la goutte tombait, sonnait sur le métal, avec un
bruit clair et régulier, d’une monotonie de tic-tac d’horloge d’hôpital
ou de prison, et ce bruit me causait une souffrance aiguë, comme si la
goutte obstinée était tombée sur mon crâne en feu.

Accroupi près de moi, un esclave soudanais, aux joues marquées de
profondes entailles, agitait en silence un chasse-mouches de crin,
teinté au henné comme une queue de cheval de parade.

Je regardais l’esclave. Pendant des instants longs comme des années,
j’imaginais le soulagement que j’éprouverais quand il aurait enlevé le
plat sur mon ordre, et quand la goutte d’eau tomberait enfin sur le sol
battu, avec un bruit mat. Mais je ne pouvais parler, et la goutte
tombait toujours, sonnait inexorable sur le cuivre poli.

                   *       *       *       *       *

Les poutrelles du plafond s’évanouirent, un ciel s’enfonça devant mes
yeux. Maintenant, c’étaient des palmes d’un bleu argenté qui se
balançaient et bruissaient au-dessus de ma tête.

Autour des troncs fuselés des dattiers, sous les frondaisons arquées,
des pampres très verts s’enroulaient, et des grenadiers en fleurs
saignaient dans l’ombre.

J’étais couchée dans une séguia, sur de longues herbes aquatiques,
molles et enveloppantes comme des chevelures. Une eau fraîche coulait le
long de mon corps et je m’abandonnais voluptueusement à la caresse
humide.

Un autre ruisselet chantait à portée de ma bouche. Parfois, sans faire
un mouvement, je recevais l’eau glacée entre mes lèvres; je la sentais
descendre dans mon gosier desséché, dans ma poitrine où s’éteignait, peu
à peu, l’intolérable brûlure de la soif, l’eau, l’eau bienfaisante,
l’eau bénie des rêves délicieux!

Je m’abandonnais aux visions nombreuses, aux extases lentes du Paradis
des Eaux... il y avait là d’immenses étangs glauques sous des dattiers
gracieux; là coulaient d’innombrables ruisseaux clairs; des cascades
légères ruisselaient des rochers couverts de mousses épaisses; de toutes
parts des puits grinçaient, répandant alentour des trésors de vie et de
fécondité...

                   *       *       *       *       *

Quelque part, très loin, une voix monta, une voix blanche qui glapissait
dans le silence. Elle venait des horizons inconnus, à travers les
verdures et les ombrages éternels.

La voix troubla mon repos. De nouveau, mes yeux s’ouvrirent sur la
petite chambre de mon exil volontaire.

La voix s’affirma réelle, monta encore: l’homme des mosquées annonçait
la prière du milieu du jour.

L’esclave qui me veillait dressa alors l’index noir de sa main droite,
il attesta l’unité de Dieu et la mission prophétique de son Envoyé, puis
il se leva, drapant son grand corps d’ébène dans ses voiles blancs.

Il pria. A chaque prosternation, sa koumia, sorte de long poignard
marocain à lame courte et à gaine de cuivre ciselée, heurta le sol. Il
disait «Dieu est le plus grand». Et il se prosternait, le front dans la
poussière, le regard tourné vers La Mecque.

Je suivais des yeux les gestes lents de l’esclave.

Quand il eut fini de prier, le Soudanais reprit sa place auprès de moi
et agita de nouveau son long chasse-mouches de crin orangé.

                   *       *       *       *       *

Des vapeurs rousses montaient des terrasses qui se fendaient. Dans l’air
immobile, lourd comme du métal en fusion, aucune brise ne passait, aucun
souffle. Mes vêtements blancs étaient trempés de sueur, et je sentais un
poids écrasant oppresser ma poitrine. Une soif brûlante, une soif atroce
que rien ne pouvait apaiser, me dévorait. Mes membres étaient brisés et
endoloris, et ma tête pesante roulait sur le sac qui me servait
d’oreiller.

L’esclave trempa un lambeau de mousseline dans un vase plein d’eau et en
humecta mon visage et ma poitrine. Puis, il me versa dans la bouche
quelques gouttes de thé tiède à la menthe.

Je soupirai, étirant mes bras engourdis.

La voix du moueddhen s’était tue sur le ksar, accablé de chaleur. Mon
esprit plana de nouveau dans les régions vagues, peuplées d’apparitions
étranges, où coulaient les eaux bénies.

Le jour de feu s’éteignait dans le rayonnement rose de la vallée et des
collines. Au delà des sebkha de sel, les dattiers s’allumèrent comme de
grands cierges noirs.

De nouveau, le moueddhen clamait son appel mélancolique. J’étais tout à
fait éveillée maintenant. Mes yeux aux paupières meurtries et alourdies
s’ouvraient avidement sur la splendeur du soir. Soudain, une tristesse
infinie descendit dans mon âme. Des regrets enfantins m’envahissaient.

J’étais seule, seule dans ce coin perdu de la terre marocaine, et seule
partout où j’avais vécu et seule partout où j’irai, toujours... Je
n’avais pas de patrie, pas de foyer, pas de famille... Je n’avais
peut-être plus d’amis. J’avais passé, comme un étranger et un intrus,
n’éveillant autour de moi que réprobation et éloignement.

A cette heure, je souffrais, loin de tout secours, parmi des hommes qui
assistent, impassibles, à la ruine de tout ce qui les entoure et qui se
croisent les bras devant la maladie et la mort en disant: «mektoub!»

Ceux qui, sur d’autres points de la terre, auraient pu penser à moi,
songeaient sans doute à leur bonheur. Ils ne souffraient pas de ma
souffrance... Ah, certes, c’était écrit!

                   *       *       *       *       *

Plus lucide, calmée, j’ai méprisé ma faiblesse et j’ai souri à mon
malheur.

Si j’étais seule, n’était-ce pas que je l’avais voulu aux heures
conscientes où ma pensée s’élevait au-dessus des sentimentalités lâches
du cœur et de la chair également infirmes?

Être seul, c’est être libre, et la liberté était le seul bonheur
nécessaire à ma nature inquiète, impatiente, orgueilleuse quand même.

Alors, je me dis que ma solitude était un bien. Je la désirai pour moi,
pour mes amis, pour tous ceux qui me ressemblent. Je la désirai comme
notre bien, comme le séjour divin de notre immortalité. J’entrevis avec
une pitié suprême les salons brillants où d’autres danseraient en
souriant à des sottises, les loges de théâtre où ils se coudoieraient.
Je froissai dans mes mains sèches la pauvre étoffe de leurs rêves. Je
mesurai des yeux la place de leur tombe et la mienne... Une grande paix
mélancolique et douce descendit en moi. L’heure passa...

Un souffle chaud se leva vers l’Ouest, un souffle de fièvre et
d’angoisse. Ma tête déjà lasse retomba sur l’oreiller; mon corps
s’anéantissait en un engourdissement presque voluptueux mes membres
devenaient légers, comme inconsistants.

La nuit d’été, sombre et étoilée, tombait sur le désert. Mon esprit
quitta mon corps et s’envola de nouveau vers les jardins enchantés et
les grands bassins bleuâtres du Paradis des Eaux.



IMAGES FORTES


Dans la grande lassitude heureuse où je suis tombée, je n’ai plus la
force de penser attentivement. Les images s’associent dans mon esprit de
la façon la plus fugace. Ce sont des frottis, des esquisses d’une
légèreté diaphane; puis, soudain, les contours se précisent, et des
scènes que j’avais oubliées se gravent à l’eau-forte devant mes yeux.

Toute une heure je me suis revue à Aïn-Sefra. J’en avais retrouvé des
notes sur un carnet et je les feuilletais comme des images enfantines
qui traînent sur un lit de malade...

Il y avait, dans un café maure, parmi la foule pittoresque et fauve, un
petit tirailleur hébété. Je le vois très nettement... Il doit être un
peu gris. Et voilà qu’il se met à chanter. Bientôt sa voix de tête
domine toutes les autres. Tout à coup, il s’arrête et laisse tomber son
front sur la poitrine du voisin:

Le petit tirailleur pleure.

--Tiens, Abdelkader, dit-il, tu vois ces tourterelles en cage? Eh bien,
c’est pour elles que je pleure, parce qu’elles m’ont rappelé la maison
de mon père, à Frenda. Nous avions aussi des tourterelles captives...
Voilà, je pleure, parce que je ne les reverrai plus. Les vieux sont
morts, et les tourterelles ont dû mourir...

La scène change:

Dans une rue déserte qui s’ouvre sur les petites dunes de Tiout, les
tirailleurs s’en vont par bandes, sous l’haleine chaude du siroco.

Depuis des mois et des mois, leurs mains rudes se sont crispées, aux
nuits mauvaises, sur les couchettes solitaires. La terrible angoisse du
rut inassouvi les jetait, par les deux ruelles mortes de Djenan-ed-Dar,
à l’impossible recherche d’une femme à étreindre.

Beaucoup sont tombés aux amours lamentables des casernes, des prisons et
des bagnes.

Maintenant ils s’en vont assouvir l’instinct tyrannique de la vie qui
veut se perpétuer--ils s’en vont vers le bouge triste que fouette le
vent du désert...

Huit heures. Des tirailleurs qui n’ont pu entrer, faute de place,
stationnent devant la maison publique. Ils crient et cognent à coups de
poings et de pieds dans la porte, qui craque sous leur formidable
poussée.

Enfin, un bruit de godillots pesants retentit à l’intérieur.

Une clameur de joie sauvage monte du groupe. J’y revois mon petit
soldat, celui-là même qui, l’après-midi, pleurait sur les tourterelles
en cage.

Au milieu des éclats de rire, il déboucle déjà son ceinturon...



MUSIQUES DE PAROLES


La fièvre me reprend.

Pour fixer mes idées qui vacillent, j’aurais voulu noter quelques
maximes que laissa tomber devant moi Sidi Brahim, le marabout de
Kenadsa. Mais déjà le calam tremble dans mes doigts, les lettres de mon
écriture s’amplifient, serpentent, rampent aux murs. Ce sont des
inscriptions vivantes, menaçantes et qui, soudain calmées, chantent
d’une voix séculaire et suave:

«Malédiction au monde et à ses jours, car la vie est créée pour la
douleur... Mais--ô surprise!--la vie est ennemie aux hommes, et ils
l’adorent!»

                   *       *       *       *       *

Non, ce n’est pas une pensée de cloître, une pensée froide, c’est une
délicieuse musique. Elle me pénètre et me soulève d’une émotion
profonde, comme si quelque esprit parlait à mon esprit pour me dire:
«Oublie!»

Et voici que mon âme est comme une grande coupe qui déborde, d’avoir
contenu ces mots:

«Le monde coule vers la tombe comme la nuit coule vers l’aurore!»

                   *       *       *       *       *

Mais je sais encore d’autres musiques, ami lointain, des berceuses si
douces et si charmeuses que, si tu les chantais à ta petite bien-aimée,
elle t’éclaterait de rire au nez, car ta petite bien-aimée n’a jamais eu
la fièvre. Elle ne sait que se regarder dans un miroir de poche, cligner
gentiment des yeux et pincer les lèvres.

Cependant elle a, je sais, des cheveux profonds et les plus jolis
sourires du monde, des sourires d’intelligence. Elle comprend du bout
des dents. Quand ses yeux se renversent d’extase et qu’un cerne bleu
creuse ses paupières, ne va pas croire du moins qu’elle t’aime: c’est un
petit frisson d’égoïsme à fleur de peau.

Et pourquoi t’aimerait-elle, toi dont l’amour, comme le mien, n’est
qu’une souffrance passionnée, alors que le sien est une joie légère?
Aussi bien, chante-lui, pour voir son sourire, des berceuses composées
pour d’autres idoles qui lui ressemblaient.

Elles sont montées ce soir jusqu’à mon cœur, ces mélopées d’amour, ces
musiques de paroles, portées dans le silence de la zaouïya... Malgré
tous mes efforts d’attention, je ne voyais pas remuer les lèvres de
celui qui les chantait.

C’était un voyageur. Il m’avait dit «Écoute cette chanson d’Égypte.» Et
ce furent ensuite ses yeux qui me parlèrent, oui, rien que ses yeux
mortels:

«Mon regard ne s’est point abaissé devant la menace du glaive
indien.--Devant l’éclat des yeux noirs de ma bien-aimée, mon regard
s’est troublé et porté vers la terre.

«Comme l’œil de l’aigle, mon œil n’a point été ébloui par le soleil.--Le
regard de ma bien-aimée a troublé ma raison et ma vue.

«Pourtant, tant qu’elle fut en ma présence, même inaccessible, je fus
heureux. Le mortel ne peut atteindre aux étoiles et cependant la
contemplation de leur éclat lui est douce.

«Et maintenant qu’elle n’est plus là, ma raison fuit et mes larmes
coulent de mon cœur à mes yeux, et de mes yeux sur le sable...»

                   *       *       *       *       *

Je voudrais m’endormir à ces voix, en écoutant celui qui veille à mon
chevet et ceux qui chantaient à cheval, près de moi, quand nous
traversions, au matin, la hamada lumineuse:

«Fais-moi connaître ce qu’est devenu ma bien-aimée.

«Vit-elle ou est-elle morte?

«Si elle se souvient de moi, et si elle pleure, j’en mourrai.--Et
qu’alors ses larmes servent à laver mon corps.

«Si elle m’a oublié, si elle rit, si elle joue, si elle défait ses
cheveux, j’en mourrai. Et qu’alors ses cheveux servent de linceul pour
m’ensevelir.»



PUISSANCES D’AFRIQUE


La fièvre m’a quittée par répits, mais je suis encore lasse et sans
appétit d’action. Voilà très longtemps que je n’ai pas reçu de lettres
et je n’en attends plus. Je travaille à noter mes impressions du Sud,
mes égarements et mes inventaires, sans savoir si des pages écrites pour
écrire intéresseront jamais personne.

J’ai voulu posséder ce pays, et ce pays m’a possédée. A certaines
heures, je me demande si la terre du Sud ne ramènera pas à elle tous les
conquérants qui viendront avec des rêves nouveaux de puissance et de
liberté, comme elle a déformé tous les anciens.

N’est-ce pas la terre qui fait les hommes?...

Que sera l’empire européen d’Afrique dans quelques siècles, quand le
soleil aura accompli dans le sang des races nouvelles son œuvre lente
d’assimilation africaine et d’adaptation aux rythmes profonds du climat
et du sol? A quel moment nos races du Nord pourront-elles se dire
indigènes comme les Kabyles roux et les ksouriennes aux yeux pâles?

Ce sont là des questions qui me préoccupent souvent. J’y penserai plus
tard. D’autres y répondront pour moi.

Il est une seule chose que je sens profondément vraie c’est qu’il est
inutile de lutter contre des causes profondes et irréductibles et qu’une
transposition durable de civilisation n’est pas possible.

Les émanations africaines, je les respire dans les nuits chaudes comme
un encens qui montera toujours vers de mystérieuses et cruelles
divinités. Nul ne pourra renier complètement ces idoles; elles
apparaîtront encore monstrueuses, dans les soirs de fièvre, à tous ceux
qui poseront leur nuque sur cette terre pour y dormir, les yeux dans les
froides étoiles.



MOGHREB


Quel soulagement allant jusqu’à la volupté, quand le soleil baisse,
quand les ombres des dattiers et des murs s’allongent, rampent,
éteignant sur la terre les dernières lueurs!

La morne indifférence qui s’était emparée de moi, aux heures diurnes de
malaise, se dissipe; et c’est de nouveau d’un œil avide et charmé que je
regarde la quotidienne splendeur d’un décor déjà familier. La beauté
simple de ce pays aux lignes sobres se pare de couleurs à la fois
chaudes et transparentes. Des vibrations glorieuses montent du sol
stérile et relèvent brusquement la monotonie des premiers plans, tandis
que des vapeurs diaphanes noient les lointains.

Tous les êtres affaissés se redressent alors plus grands et plus beaux:
c’est une douce et très consolante renaissance de l’âme tous les soirs.

Dans les jardins, la dernière heure chaude du jour s’écoule pour moi
délicieuse, en de tranquilles contemplations, en des entretiens
paresseux coupés de longs silences.

Au «moghreb», quand le soleil est couché, nous allons prier dans la
hamada qui précède les grands cimetières et la koubba de la bienheureuse
Lella Aïcha, dont les blancheurs s’irisent.

Tout est calme, tout rêve et tout sourit, à cette heure charmante.

Des femmes passent, s’en allant pieds nus vers l’Aïn-Sidi-Embarek. Les
hommes qui devisaient, à demi couchés sur la terre, se lèvent dans la
noblesse toujours surprenante d’une quotidienne résurrection.

Un grand murmure de prière monte de ce coin de désert, que dominent le
ksar et la Barga.

La prière finie, des groupes s’attardent sur les burnous étendus, les
mains égrènent les chapelets noirs, les chapelets rouges, les lèvres
psalmodient à mi-voix les litanies du Prophète.

                   *       *       *       *       *

... Être sain de corps, pur de toute souillure, après de grands bains
d’eau fraîche, être simple et croire, n’avoir jamais douté, n’avoir
jamais lutté contre soi-même, attendre sans crainte et sans impatience
l’heure inévitable de l’éternité--voici la paix, le bonheur musulman--et
qui sait?--voici peut-être bien la sagesse...

Ici, les heures monotones s’écoulent avec la douceur et la tranquillité
d’une rivière en plaine, où rien ne se reflète, sinon des nuées de
couleurs qui passent aujourd’hui, qui reviendront demain, qui nous
surprendront toujours.

... Peu à peu, j’ai senti les regrets et les désirs s’évanouir en moi.
J’ai laissé mon esprit flotter dans le vague et ma volonté s’assoupir.

Dangereux et délicieux engourdissement, conduisant insensiblement, mais
sûrement, au seuil du néant.

Ces jours, ces semaines, où il ne s’est rien passé, où on n’a rien fait,
où on n’a même tenté aucun effort, où on n’a pas souffert, à peine
pensé, faut-il les rayer de l’existence et en déplorer le vide? Après
l’inévitable réveil, faut-il, au contraire, les regretter, comme les
meilleures peut-être de toute la vie?

Je ne sais plus.

A mesure seulement que passe dans mon sang la sensation de vieil Islam
immobile, qui semble être ici la respiration même de la terre, à mesure
que s’en vont mes jours calmés, la nécessité du travail et de la lutte
m’apparaît de moins en moins. Moi qui, naguère encore, rêvais de voyages
toujours plus lointains, qui souhaitais d’agir, j’en arrive à désirer,
sans oser encore me l’avouer bien franchement, que la griserie de
l’heure et la somnolence présentes puissent durer, sinon toujours, au
moins longtemps encore.

Pourtant, je sais bien que la fièvre d’errer me reprendra, que je m’en
irai; oui, je sais que je suis encore bien loin de la sérénité des
fakirs et des anachorètes musulmans.

Mais ce qui parle en moi, ce qui m’inquiète et qui demain me poussera
encore sur les routes de la vie, ce n’est pas la voix la plus sage de
mon âme, c’est cet esprit d’agitation pour qui la terre est trop étroite
et qui n’a pas su trouver en lui-même son univers.

Ce que tant de rêveurs ont cherché, des simples l’ont trouvé. Par delà
la science et le progrès des siècles, sous les rideaux levés de
l’avenir, je vois passer l’homme futur... Et je comprends aussi qu’on
puisse finir dans la paix et le silence de quelque zaouïya du Sud, finir
en extase, sans regrets ni désirs, en face des horizons splendides.



RÉFLEXIONS SUR L’AMOUR


J’aurais voulu passer l’été à Kenadsa, n’en partir que pour suivre ma
route vers des pays plus lointains encore et plus ignorés. Le Tafilala
me tentait. Une caravane de Berabers, pour cinq cents francs d’argent
français, se flattait de m’y conduire sans aucun risque à courir.

Je me serais mise en route sans crainte avec ces gens que je connais et
qui ont le respect de leur parole, mais la fièvre mauvaise ne m’a
quittée que par intervalles. Je suis sans vigueur, sans endurance.

L’idée de retourner à Aïn-Sefra et de m’y soigner à l’hôpital est
certainement la seule raisonnable--et cependant je ne puis m’y résoudre.
Je m’attarde dans ma retraite; je respire avec délice l’air qui
m’empoisonna; je ferme les yeux sur le passé et sur l’avenir, comme si
je venais de boire l’eau magique de l’oubli et de la sagesse. C’est
qu’en vérité je ne regrette plus rien. Aux heures de calme et de
réflexion, il m’apparaît que j’ai touché ici le but même de mon
existence voyageuse et tourmentée. Une grande sérénité s’est faite en
moi, comme si, après une ascension pénible, j’avais enfin dépassé la
zone des orages et découvert le ciel libre.

Cependant, je ne me flatte pas de faire comprendre facilement l’état
d’esprit qui est ici le mien. Je ne cherche pas à m’analyser, encore
moins à poser. Je n’ai pas d’auditeurs. Il me semble que tout ce que je
dis est très simple. La distance que je constate moi-même entre ma
manière de voir et les jolies choses d’espérance sociale, qui ont cours
dans les journaux et les livres modernes, vient sans doute d’une
illusion géographique, de mon enfoncement dans le passé à travers des
pays sans évolution.

                   *       *       *       *       *

Voici quelques réflexions de solitude, un jour que je cherchais à y voir
clair dans mon cœur, à travers bien des souvenirs:

--Tout amour d’un seul, charnel ou fraternel, est un esclavage, un
effacement plus ou moins profond de la personnalité. On renonce à
soi-même pour devenir un couple.

Cette grande jouissance de posséder est aussi un grand sacrifice.

On distinguera pourtant entre l’amour et la passion. Tout n’est pas
grossièreté dans l’exaltation des sens. J’accepterais bien de voir autre
chose que de la débauche dans ces paroles que psalmodiait un taleb
marocain pâle de kif: «Je me suis cherché et j’ai fatigué mon corps pour
que mon âme fût plus légère!»

L’amour le plus décevant et le plus pernicieux me semble être surtout la
tendance occidentale vers l’âme-sœur.

La belle flamme d’Orient dévorante n’a rien de commun avec l’égalité et
la fraternité des sexes.

Le musulman peut aimer une esclave et l’esclave peut aimer son maître.
Cette constatation d’ordre naturel renverse bien des systèmes.

Qu’à un détour de notre route l’être semblable se soit dressé devant
nous, que nous l’ayons rencontré et reconnu, ce qui est rare, une
exaltation subite s’emparera de tout notre pauvre moi. Nous croirons à
la possibilité de nous compléter et de nous doubler, nous tendrons les
bras vers notre image... et ce sera le grand amour... la grande
faiblesse!

Aimons au-dessus de nous, aimons encore davantage ce qui nous est
inférieur. Élevons à nous celui qui saura nous adorer, ou sachons
désirer notre élévation.

Quand j’ai senti mon cœur vivre en dehors de moi, c’était dans la nature
ou dans l’humanité, jamais dans l’exaltation charnelle.

Ainsi me suis-je gardée dans les abandons. Pauvre, j’ai possédé la
richesse divine, et j’ai mis ma jouissance la plus enivrante dans la
magie d’un crépuscule ardent sur les terrasses d’un village au désert.

C’est que, dans ces moments-là, je suis le cœur de la terre; un flot
d’immortalité coule richement dans mes veines; ma poitrine se gonfle de
puissance; je suis libre et j’existe au-dessus de la mort; si quelqu’un
pouvait, se penchant sur moi, me dire «ma sœur» je n’aurais plus qu’à
pleurer...

Gloire à ceux qui vont seuls dans la vie! Si malheureux qu’ils soient,
ce sont les forts et les saints, les seuls êtres... Les autres ne sont
que des moitiés d’âme.

                   *       *       *       *       *

Qu’on ne voie en cette disposition d’esprit aucun ascétisme. Il me
semble, au contraire, que j’ai trouvé un grand talisman de pureté, qui
permettra à celui qui le possédera de traverser toutes les conditions de
la vie sans se salir à aucun contact:

«Ne jamais donner son âme à la créature, parce qu’elle appartient au
Dieu unique; voir dans toutes les créatures un motif de jouissance comme
un hommage au Créateur; ne jamais se chercher dans un autre, mais se
trouver en soi-même.»

Et, sans doute, le plus ignorant des êtres sera déjà très savant si,
comme tout bon musulman, il peut unir, sans péché, la Foi à la
Sensualité.

Ces choses, je m’en souviens, nous les disions déjà à Alger, devant
l’immensité de la mer miroitante sous la clarté de la lune, par
certaines nuits des derniers printemps. Elles nous paraissaient fort
naturelles dans un décor de légère volupté, au long de mille et une
cigarettes, en présence de cette jeune femme, brune et nonchalante, qui,
le coude aux coussins du divan, savait écouter de tous ses yeux, qu’elle
avait d’un Orient fort beau, et nous sourire et se draper.

L’un d’entre nous déclarait même que la foi n’est qu’un obstacle... Mais
la sensualité, fût-elle exprimée par l’art sous sa forme la plus haute,
ne pourra jamais contenir tous les élans de l’âme.

Aujourd’hui, tout cela est loin, très loin, et j’aimerais à savoir ce
qu’en pensent ceux de notre petit groupe maintenant dispersé.

Dans ma solitude du Sud, les paroles d’autrefois ont grandi; elles ont
pris beaucoup de valeur intérieure. Je les ai associées, dans leur sens
le plus nouveau, à tant de spectacles qui me ramènent invinciblement aux
âges anciens du monde, à ces époques où la voix des sages et des
prophètes avait un retentissement, alors que le bruit des grelots
littéraires passe inaperçu dans le vacarme de la rue.

Et je bénis encore ma solitude qui me laisse croire, qui refait de moi
un être simple et d’exception, résigné à son destin.



DÉPART


Pour la dernière fois, je me réveille sur la terrasse, à l’appel rauque
du moueddhen traînant dans la nuit.

Il fait frais. Tout dort.

Le Berbri El-Hassani et le nègre Mouley Sahel se lèvent. Comme moi, ils
doivent partir ce matin, mais en sens contraire.

Je vais remonter à Béchar, Beni-Ounif, et de là regagner Aïn-Sefra, pour
m’y soigner le reste de l’été de façon à pouvoir profiter des premiers
convois de l’automne.

Alors je pousserai, je l’espère, jusqu’aux oasis touatiennes. Ces
contrées ne sont pas inconnues, mais on n’a presque rien écrit de
valable, rien de bien observé sur la vie qu’on peut y mener. Ce sera, je
l’espère, mon hivernage.

J’en reviendrai avec des notes, qui complèteront par un autre livre mes
impressions du Sud-Oranais et mes rêveries de la zaouïya. Comme tant
d’autres, j’aurai été, moi aussi, un explorateur, et ceux qui viendront
aux pays dont je parle y reconnaîtront facilement les choses que j’ai
dites. Quelques-uns de mes camarades, officiers et soldats du Sud, y
sauront ajouter les mille riens journaliers de nos causeries. Les
mokhazni, avec qui j’ai vécu, plus simples, indifférents aux choses
écrites, sauront à peine mon nom. Mais quand je retournerai parmi eux,
il leur semblera qu’ils m’ont quittée la veille. Nous pourrons encore
bavarder au café maure, et ils sauront dans nos chevauchées me chanter
leurs complaintes. La lassitude et le désenchantement viendront après
des années... Voilà mon avenir tout droit, tel que du moins il me plaît
de l’envisager par ce beau matin déjà blanchissant qui va se lever sur
mon départ de Kenadsa...

                   *       *       *       *       *

Cependant, mes compagnons font aussi leurs préparatifs pour aller à
Bou-Dnib. Ils voudraient m’emmener avec eux et je voudrais avoir la
force de les suivre.

--Réfléchis bien, Si Mahmoud, me dit le Berbri, il en est temps encore.
Nous marcherons tout un mois, nous traverserons des pays où les
occasions seront nombreuses pour toi de voir beaucoup de choses et de
t’instruire. Nous remonterons le Guir, nous irons jusqu’au Tafilala ou
bien encore jusqu’au Tisint... Tu seras reçu partout comme notre frère.

La tentation est bien forte... Mais partir ainsi, faible comme je suis
encore, et sans autorisation, sans avertir personne... Ce voyage d’étude
et de curiosité ne serait-il pas mal interprété? Bien à contre-cœur, je
me résigne à reprendre aujourd’hui la route de Béchar...

Comme ce voyage de retour sera différent de ce qu’il fut à l’aller,
quand je marchais vers le pays inconnu!

--Non, El-Hassani, je ne puis pas. Ce sera pour plus tard, dans quelque
temps. Quand je pourrai, je te préviendrai!

--Que Dieu rende l’accomplissement de tes projets facile!

                   *       *       *       *       *

Deux autres nègres, qui s’en iront à pied, sont là, assis, immobiles
contre le mur, leur fusil sur les genoux. Ils comprennent à peine
l’arabe, car ils sont nés et ont grandi sur la route de Fez, chez les
Aït-Ischorouschen, les plus frustes et les plus fermés d’entre les
Berabers.

L’un d’eux garde un silence farouche et me jette un regard bas. A ses
yeux évidemment, je ne suis qu’un réprouvé, un M’zani maudit.

Sur un ordre bref d’El-Hassani les nègres sellent les chevaux. Du doigt
mes compagnons de la zaouïya me montrent la direction du Guir, qu’ils
vont prendre. Cependant, ils ne me quitteront pas brusquement. Ils
tiennent à m’accompagner un peu et reviendront ensuite sur leurs pas.

--Nous irons avec toi, me dit El-Hassani, jusqu’à l’entrée des
cimetières.

Nous sortons. J’ai la gorge si serrée d’émotion, que je puis à peine
répondre aux paroles qui me sont adressées. Il faut pourtant que,
jusqu’au bout, je garde un cœur d’homme.

                   *       *       *       *       *

Dans les petites dalles aiguës, plantées de champ, comme des ardoises,
dans l’argile dure, et qui marquent la longueur des tombes de saillies
où butent rarement le pas des chevaux habitués, nous mettons pied à
terre, ainsi qu’il est d’usage au moment de la séparation des amis, et
nous nous embrassons trois fois.

--Va donc dans la paix et la sécurité de Dieu!

--Puisses-tu rencontrer le bien!

Remontés à cheval, nous partons dans des directions opposées: El-Hassani
vers l’Ouest inexploré, où j’aurais tant voulu le suivre, et moi vers le
désenchantement des régions connues.

                   *       *       *       *       *

Du haut d’un monticule, je suis longtemps des yeux les gens de Bou-Dnib
qui s’éloignent. Ils disparaissent enfin parmi le dédale des dunes et
sous le rayonnement rose du jour levant. Avec eux s’évanouit pour moi la
dernière lueur d’espoir: de longtemps, jamais peut-être, je ne pourrai
pénétrer plus avant au Maroc.

Tandis que ma jument s’avance à pas lents, mes regards désolés se
perdent sur la vallée, qu’en venant j’avais trouvée si belle dans la
nativité splendide du soleil d’été. Et parce que je reviens en arrière,
parce que, peut-être, un long exil, loin du désert aimé, commence pour
moi, je trouve le pays très quelconque, presque laid, hérissé de mille
pointes où ne s’accroche aucun rayon... Un grand charme s’est évanoui.

Alors, rageusement, pressant les flancs de ma jument blanche, je
m’élance dans un galop fou, et le vent du désert tarit mes yeux
humides...



CHOSES DU SAHARA



SUR LE MARCHÉ D’AÏN-SEFRA


Dès le dimanche soir, sur toutes les pistes, à travers toutes les dunes,
les nomades arrivent à cheval, à mulet, à pied, poussant les petits ânes
patients et les grands chameaux lents qui allongent leur cou souple et
leur lippe avide vers les touffes d’alfa verte. «Amour» et
«Beni-Guil»--tout ce peuple en migration perpétuelle--se portent vers
Aïn-Sefra, pour le grand marché du lundi matin.

Le marché joue un rôle capital dans la vie de l’Arabe et surtout de
l’Arabe nomade.

C’est là qu’on se rencontre et qu’on se réunit, c’est là qu’on apprend
les nouvelles, et c’est là qu’on pourra gagner un peu d’argent.

Dès l’aube, sur un terrain vague entre le village et le quartier de
cavalerie, la foule s’amasse avec un grand bruit qui ira croissant
jusqu’à midi.

Les chameaux s’agenouillent en grondant sourdement, les chevaux attachés
aux acacias grêles du boulevard s’ébrouent et hennissent aux juments qui
passent. Les hommes se démènent et crient.

Dans tout ce tapage dominent les bêlements nombreux et plaintifs des
moutons attachés les uns aux autres par le cou, et le mugissement des
petits bœufs et des vaches noires, à peine plus grosses que des veaux.

A terre, les marchandises du Sud s’accumulent en un superbe désordre:
toisons sentant violemment le suint, sel brut en morceaux spongieux et
gris, peaux de boucs remplies de lait aigre, de beurre ou de goudron de
thuya, paniers tressés en alfa, couvertures et haïks aux couleurs
éclatantes, burnous neufs encore tout raides, ferrures de chevaux,
jarres de terre cuite, cordes de laine, selles, etc.

Et dans ce chaos pittoresque d’objets à vendre, les nomades circulent:
«Amour» loqueteux et superbes, «Beni-Guil» en haillons de la couleur du
sol, tous avec la ceinture de cuir bastionnée de cartouches.

Des femmes aussi se mêlent aux groupes, vieilles le plus souvent,
minées, sèches, le visage tatoué, tanné par de longs étés, la démarche
assurée, le geste mâle. Plus rarement, une figure un peu jeune, de beaux
yeux d’azur et des dents blanches qui se cachent à demi sous le long
voile brodé de fleurs.

... Depuis que les Beni-Guil ont obtenu l’«aman» et viennent sur les
marchés de la frontière, ils renaissent à la vie, après l’effrayante
misère qu’ils ont subie l’an dernier[6] des mois durant, quand ils
tenaient la montagne. Les détrousseurs ont rentré leurs ongles crochus.
Ils circulent dans le village, déjà moins déguenillés, sinon moins
farouches qu’au début.

  [6] En 1903.

Ils passent, regardant les «M’zanat» avec indifférence, presque avec
dédain. Ils se décident enfin à entrer dans les boutiques avec méfiance,
en bande. Là, commencent d’interminables marchandages. Les nomades
discutent pendant des heures, se concertent pour des achats menus.

Dans les cafés maures, ils s’associent à trois ou quatre pour prendre un
peu de thé avec un morceau de pain sec.

Quelles têtes sous le large turban recouvert d’un voile en auvent! Quels
profils d’oiseaux de proie, au nez recourbé en bec féroce, aux yeux
luisants!

Au marché, pour la moindre contestation, des disputes éclatent. On
devine, au ton qu’elles prennent, ce qu’il doit en être en
_bled-es-siba_ marocain, loin de toute surveillance. Là-bas sur ces
marchés encore plus tumultueux, la poudre parle, des cadavres roulent
parmi les marchandises, du sang coule sur la terre battue. Ici, les
Beni-Guil se contentent de gestes désordonnés, de menaces et d’injures
épiques.

--«Attends, fils d’infidèle, enfant du péché! Ici, nous sommes avachis,
nous sommes devenus semblables à des femmes, à force de manger du pain
blanc et de boire de l’eau courante! Attends que nous soyons au-delà de
Fortassa et que nous ayons bu de l’eau de redir[7]. Tu verras ensuite si
nous sommes des mâles...»

  [7] Redir, réservoir naturel où se rassemble l’eau des pluies. Pour
    les nomades, le pain blanc et l’eau courante sont un luxe
    amollissant.

                   *       *       *       *       *

Sur le fond rouge du sol, les teintes neutres dominent, ocres des
vêtements, roux et beiges ternes des chameaux, noir luisant des bœufs et
des chèvres, grisailles rosées des moutons aux toisons entassées.

Apre tableau, violent, plein de vie, de cette vie nomade restée telle
encore qu’elle devait être jadis dans le grand lointain des siècles.



JOIES NOIRES


Parfois des cris fusent des cantines du village: disputes ou chants de
légionnaires en bordée.

... Ici, au «Village Nègre», les derniers bruits s’éteignent.

La pleine lune verse des flots de lumière bleue sur les maisons en toub
grises, sur les rues vides et, tout près, sur la dune qui semble
diaphane.

Par la porte d’un petit café maure encore entr’ouverte, une raie de
lumière rouge glisse sur le sable, jusqu’au mur d’en face.

Des sons tumultueux--des sons de tam-tam et de chants--s’échappent de ce
taudis blanchi à la chaux.

Nous entrons, le nègre Saadoun et moi.

... Il faut traverser la salle, grande comme une cellule, puis pénétrer
dans la cour par un trou à peine praticable.

Au milieu des décombres, dans la clarté diffuse qui tombe d’en haut, un
groupe de femmes s’agite.

Deux vieilles, accroupies dans l’ombre, battent du tambourin et
chantent, en leur idiome incompréhensible, une mélopée infiniment
traînante, coupée d’une sorte de halètement sauvage, de râles rauques,
saccadés.

Trois autres négresses dansent.

L’une d’elles est jeune et belle.

Son long corps souple se tord, ondoie et se renverse lentement, avec des
frémissements factices, tandis que ses bras ronds, aux chairs dures,
esquissent une étreinte passionnée.

Sa tête roule alors sur ses épaules et ses larges yeux roux se ferment à
demi, tandis qu’un sourire langoureux entr’ouvre ses lèvres sur l’émail
parfait de ses dents.

Des reflets argentés courent sur les cassures des plis raides de sa
longue tunique de soie bleu de ciel qui flotte autour de ses épaules,
comme de grandes ailes vaporeuses.

Les lourds bijoux d’argent sonnent en cadence.

Parfois, quand elle frappe les paumes de ses mains, ses bracelets
s’entrechoquent avec un bruit de chaînes.

Deux autres femmes, fanées, avec des masques de momies, secouent des
voiles rouge sang sur des corps pesants.

... En face, assis le long du mur, les hommes regardent cette danse des
prostituées noires, qui comme un rite rapporté de la patrie soudanaise,
revient tous les mois à la pleine lune.

Quatre ou cinq nègres, dont deux Soudanais de race pure, types de rare
et décevante beauté nègre, aux traits fins, aux long yeux roux, tout
arabes. Leurs joues sont ornées de longues entailles au fer rouge et un
anneau d’argent traverse le lobe de leur oreille droite.

Immobiles, impassibles, l’œil fasciné par les danses, ils regardent,
sans un mot.

Les autres, kharatine et métis, rient avec des attitudes et des grimaces
simiesques.

... Un seul blanc parmi eux, un spahi, fine figure d’Arabe des
Hauts-Plateaux, l’amant de la belle négresse.

Accoudé sur son burnous rouge plié, il regarde, lui aussi, en silence.

Un pli dur fronce ses sourcils arqués et les abaisse sur l’éclat de ses
yeux noirs où passent les reflets changeants de ses émotions.

Tantôt, quand se pâme la négresse qui le regarde et lui sourit de temps
en temps, tout le corps musclé du spahi s’étire... Tantôt, quand elle
semble prêter un peu d’attention aux rires et aux plaisanteries des
nègres, les mains nerveuses du nomade, qu’aucun travail n’a jamais
déformées, se crispent convulsivement.

Et il ne nous voit pas même entrer. Il met toute son âme dans cette
contemplation de la femme qui lui a fait oublier son foyer, ses enfants,
ses amis, qui l’a pris et le retient là, dans son bouge en ruines.

... A côté, dans une petite chambre voûtée, dans une niche de la
muraille nue et blanche, une bougie brûle.

Sur des nattes, sur des hardes bariolées, une dizaine de nègres sont à
demi couchés.

Entre eux, sur un plateau en cuivre, des verres à thé et des petites
pipes de kif.

Des loques blanches sur des corps noirs aux muscles saillants comme des
cordes, des voiles de mousseline terreuse autour de faces prognathiques
et lippues; çà et là, le rouge écarlate d’une chéchiya...

Les deux Soudanais qui étaient dans la cour nous ont suivis.

Ils s’assoient côte à côte, au fond de la pièce.

L’un prend un _bendir_, un tambourin arabe, et l’autre un chalumeau.

Alors, une des négresses apporte une cassolette en terre cuite avec, sur
des charbons ardents, de la poudre de benjoin et de l’écorce de
cannelle.

La petite fumée bleue monte sous la voûte et emplit bientôt le réduit où
s’épaissit une lourde chaleur.

Les deux nègres commencent leur musique, lentement d’abord, comme
paresseusement.

Puis peu à peu, ils s’excitent. Des gouttes de sueur perlent sur leur
front, les prunelles sombres de leurs yeux se dilatent et leurs narines
mêmes palpitent. Ils se renversent en arrière, roulant sur la natte,
comme ivres.

L’homme au tambourin élève son instrument à bras tendus, au-dessus de sa
tête, et frappe, frappe, par saccades sourdes, sans cesse accélérées,
jusqu’à une cadence folle.

Le joueur de chalumeau, les yeux fermés, balance sa tête coiffée du haut
turban à cordelettes des nomades arabes.

Les autres chantent, sans s’arrêter, comme sans respirer, et c’est le
chant haletant, le terrible chant qui, tout à l’heure, soulevait d’une
ardeur sauvage la chair en moiteur des négresses.

Les pipes de kif circulent.

Peu à peu, avec le thé à la menthe poivrée, avec les fumées odorantes,
les senteurs nègres, la musique et l’étouffement de la pièce, un souffle
de démence semble effleurer les fronts ruisselants des nègres.

Des sursauts convulsifs les secouent tout entiers.

Tout à coup, le beau Soudanais qui jouait du tambourin semble pris de
fureur. Il lance de toutes ses forces le _bendir_ sur les trois petites
cornes du brûle-parfums.

La peau mince se crève.

Alors des rires s’élèvent. Avec une sorte de rage, les nègres déchirent
l’instrument.

... Et le chalumeau pleure, pleure à l’infini, sur un air d’une
déchirante tristesse.

Je sors, la tête en feu.

Dans la cour, les femmes ont allumé un feu de palmes sèches, qui
illumine d’une clarté brutale leurs contorsions lascives.

Accoudé sur son burnous rouge, le spahi contemple sa maîtresse plus
ondoyante et plus excitée, à mesure que l’heure s’avance. Il n’a pas
bougé, et le pli dur de ses sourcils s’est accentué.

De ce taudis noir s’exhale une sensualité violente, exaspérée jusqu’à la
folie et qui finit par devenir profondément troublante.

... Dehors, tout se tait, tout rêve et tout repose, dans la clarté
froide de la lune.

Il fait bon s’en aller au galop, par la brise fraîchie de la mi-nuit,
sur la route déserte, fuir la griserie sombre de cette terrible orgie
noire.



CHANSON DU SPAHI


(Sur la route de Géryville.)

    Écoute, ami, le récit de ma peine
    Entre les peines du monde,
    Écoute ce qui est arrivé à ton frère,
    Au fils de ta tribu,
    Écoute, et demande-toi d’où me vient la patience...
    Le chagrin de mon cœur pouvait tuer dix hommes!

    J’étais jeune, le cadet dans la tente de mon père,
    Le cadet de ses fils beaux comme des lions.

    Quand le duvet d’homme eut noirci ma lèvre,
    Mon père me donna un fusil et un cheval gris,
    Un cheval ardent.

    Il me donna aussi une épouse au front clair,
    Aux yeux de nuit.
    Son nom devait apporter la chance sous la tente:
    On l’appelait Saïda, du nom de la ville de nos aïeux,
    Saïda, une perle parmi les filles des Rzaïn!
    Mais il était écrit sur la page de mon destin:
    Celui-ci ne connaîtra que la souffrance,
    Et la tristesse!

    Il vint une heure que moi je n’avais pas prévue:
    L’heure de l’ange de la mort tombante
    Quand il toucha de l’aile le front de Saïda.

    Je pleurai, tel une femme,
    Trois jours et trois nuits je pleurai:
    Puis mon sang bouillonna comme un vin de palmier,
    Et je sentais son feu qui me brûlait le cœur.

    Il y eut des paroles entre moi et mon frère;
    Sans l’aide de Dieu la poudre eût parlé.
    Je partis seul, errant comme un fou,
    Je cherchais le mâle qui me tuerait...

    Enfin, las de la misère et de la vie, je me suis vendu.
    Je suis allé à Saïda
    Parce que ce nom m’avait blessé,
    Je me suis engagé pour un peu d’argent,
    J’ai caché mes origines sous le burnous rouge.

    Maintenant j’ignore si on naît ou si on meurt
    Sous ma tente.
    Je ne cherche pas à savoir, je ne demande rien.
    Sans doute les femmes ont pleuré sur moi
    Comme sur un mort.
    Sans doute mon père s’est détourné de moi,
    Et mes frères m’ont renié...

    Mais je ne reviendrai pas.
    Nous allons dans le Sud, au pays de la poudre!
    Si je tombe là-bas, dans le pays désert,
    L’aigle et le chacal l’apprendront bientôt.

    Dis-moi, fais-moi savoir qui lavera mon corps,
    Qui pleurera sur la tombe du soldat orphelin,
    Qui saura que mon cœur trembla comme un ramier
    Entre les mains des jeunes filles.
    Dis-moi, fais-moi savoir...



LE LAVEUR DES MORTS


(Chanté sous ta tente, entre Aflou et Tagguin, par le cavalier Mohamed
ould Abd-el-Kader Ben-Ziane.)

    Je te salue, frère au cœur pur
    O dernier visiteur, tu entres sous ma tente...
    C’est à toi que je dirai, à toi seul, toute la vérité.

    J’ai passé la porte où tous passeront:
    Les bergers et les aghas, les caïds et les mendiants.
    Je ne te mentirai pas sur le seuil:
    Dans la maison de l’autre monde
    On laisse après soi la ruse.

    J’ai cru en l’amitié des frères du même sein,
    En l’amour des enfants issus de ma chair;
    J’ai cru aux richesses sous une tente large;
    J’ai voulu l’abondance des repas
    Et la splendeur des vêtements.

    J’ai recherché la vitesse et l’ardeur des étalons,
    Et la force du bras qui honore l’homme,
    Et la pudeur qui couronne le front de la femme.

    Mais l’heure est venue
    Et l’ange de ma mort s’est approché:
    Je me suis couché et je te salue,
    O laveur des morts, seul ami qui me reste!

    Mon corps aura de toi la dernière caresse,
    Par toi je connaîtrai le linceul
    Qui sera pour moi le vêtement blanc de l’éternité.

    Quand on m’aura donné l’asile de la tombe,
    Quand les cœurs musulmans
    Auront prié sur moi la dernière prière,
    On m’oubliera bientôt, on oubliera mon nom,
    Car mon nom était fait pour la vie.

    O laveur des morts, après deux ans
    Va demander aux épines qui poussent sur ma tombe
    Quelles sont les larmes amies qui l’arrosent,
    Quelles sont les lamentations qui charment le vent.

    Elles te diront: la pluie du ciel
    Et le chant des oiseaux qui meurent aussi,
    La pluie du ciel et le chant des oiseaux
    A la gloire de Celui qui ne meurt pas!...



DANS LA DUNE


C’était sur la fin de l’automne 1900, presque en hiver déjà. Je campais
alors, avec quelques bergers de la tribu des Rebaïa, dans une région
déserte entre toutes, au sud de Taïbeth-Guéblia, sur la route d’Eloued à
Ouargla[8].

  [8] A ce moment Isabelle Eberhardt, partant comme un héros de roman
    d’aventures, s’était mis en tête de savoir au juste dans quelles
    conditions le marquis de Morès avait trouvé la mort. Les indices
    qu’elle avait pu recueillir à Tunis et dans le Sahel tunisien,
    l’année précédente, avaient lancé sa jeune curiosité dans cette
    voie.

    Elle devait, pour arriver son but, se familiariser avec les tribus
    nomades du Sud-Constantinois, vivre de leur vie, écouter patiemment
    les récits de la tente.--Elle trouvait surtout dans cette vie un
    merveilleux champ d’études.

Nous avions un troupeau de chèvres assez nombreux, et quelques
malheureux chameaux, maigres et épuisés, épaves de l’expédition
d’In-Salah, qui a dépeuplé de chameaux le Sahara pour des années, car la
plupart ne sont pas revenus des convois lointains d’El-Goléa et d’Igli.

Nous étions alors huit, en nous comptant, mon serviteur Aly et moi. Nous
vivions sous une grande tente basse en poil de chèvre, que nous avions
dressée dans une petite vallée entre les dunes.--Après les premières
petites pluies de novembre, l’étrange végétation saharienne commençait à
renaître. Nous passions nos journées à chasser les innombrables lièvres
sahariens, et surtout à rêver, en face des horizons moutonnants.

Le calme et la monotonie, jamais ennuyeuse cependant, de cette existence
au grand air provoquaient en moi une sorte d’assoupissement intellectuel
et moral très doux, un apaisement bienfaisant. Mes compagnons étaient
des hommes simples et rudes, sans grossièreté pourtant, qui respectaient
mon rêve et mes silences--très silencieux eux-mêmes d’ailleurs.

Les jours s’écoulaient, paisibles, en une grande quiétude, sans
aventures et sans accidents...

Cependant, une nuit que nous dormions sous notre tente, roulés dans nos
burnous, un vent du Sud violent s’éleva et souffla bientôt en tempête,
soulevant des nuages de sable.

Le troupeau bêlant et rusé réussit à se tasser si près de la tente que
nous entendions la respiration des chèvres. Il y en eut même
quelques-unes qui pénétrèrent dans notre logis et qui s’y installèrent
malgré nous, avec l’effronterie drôle propre à leur espèce.

La nuit était froide, et je dus accueillir, sans trop de mécontentement,
un petit chevreau qui s’obstinait à se glisser sous mon burnous et se
couchait contre ma poitrine, répondant par des bourrades de son front
têtu à toutes mes tentatives d’expulsion.

Fatigués d’avoir beaucoup erré dans la journée, nous nous endormîmes
bientôt, malgré les hurlements lugubres du vent dans le dédale des dunes
et le petit bruit continu, marin, du sable qui pleuvait sur notre tente.

Tout à coup, nous fûmes à nouveau réveillés en sursaut, sans pouvoir, au
premier moment, nous rendre compte de ce qui arrivait, mais écrasés,
étouffés, sous un poids très lourd: une rafale plus violente avait
chaviré notre tente, nous ensevelissant sous ses ruines. Il fallut
sortir, ramper à plat ventre, péniblement, dans la nuit noire où le vent
froid faisait fureur, sous un ciel d’encre.

Impossible ni de remonter la tente dans l’obscurité, ni d’allumer notre
petite lanterne. Il pouvait être trois heures déjà, et nous préférâmes
nous coucher, maussades, à la belle étoile, en attendant le jour. Aly
dut encore extraire à grand’peine quelques couvertures et quelques
burnous de dessous la tente, et il fallut aussi sauver les chèvres qui
gémissaient et se débattaient furieusement.

Étouffant dans mon burnous sur lequel le sable continuait de tomber en
pluie, tenue éveillée par les hennissements de frayeur et les ruades de
mon pauvre cheval attaché à un piquet et bousculé par les chèvres
inquiètes, je ne parvins plus à me rendormir.

Le vent avait cessé presque tout à fait. Aly était occupé à allumer un
grand feu de broussailles. Nous nous assîmes tous autour du bienfaisant
brasier, transis et courbaturés. Seul Aly conservait sa bonne humeur
habituelle, nous plaisantant sur nos airs de déterrés.

Le jour se leva, limpide et calme, sur le désert où la tourmente de la
nuit avait laissé une infinité de petits sillons gris, comme les rides
d’une tempête sur le sable.

L’idée me vint d’aller faire un temps de galop dans la plaine qui
s’étendait au-delà de la ceinture de dunes fermant notre vallée.

Aly resta pour reconstruire la tente et mettre en ordre notre petit
ménage ensablé et dispersé durant la nuit. Il me recommanda cependant de
ne pas trop m’éloigner du camp.

Mais bah! dès que je fus dans la plaine, je lâchai la bride à mon fidèle
«Souf» qui partit à toute vitesse, énervé, lui aussi, par la mauvaise
nuit qu’il avait passée.

Longtemps nous courûmes ainsi, à une vitesse vertigineuse, ivres
d’espace, dans le calme serein du jour naissant.

Enfin, mettant à grand’peine mon cheval au pas, je me retournai et je
vis que j’étais très loin déjà des dunes...

Sans aucune hâte de rentrer au campement, l’idée me vint de passer par
les collines qui ferment la plaine. Je m’engageai donc dans un dédale de
monticules de plus en plus élevés, en prenant le chemin de l’ouest.

Il y avait là des vallées semblables à la nôtre et, pour ne pas perdre
trop de temps, je laissais trotter «Souf» dans ces endroits plus plats.

Peu à peu, le ciel s’était de nouveau couvert de nuages, et le vent
commençait à tomber. Sans la bourrasque de la nuit qui avait séché et
déplacé toute la couche superficielle du sable, un vent aussi faible
n’eût pu provoquer aucun mouvement à la surface du sol. Mais la terre
était réduite à l’état de poussière presque impalpable, et le sable
continuait doucement à couler des dunes escarpées. Je remarquai bientôt
que mes traces disparaissaient très vite.

Après une heure je commençais à être étonnée de ne pas encore être
arrivée au camp. Il était déjà assez tard, et la chaleur devenait
lourde. Pourtant, je remontais bien vers l’ouest?...

Enfin, je finis par m’arrêter, comprenant que l’avais fait fausse route
et que j’avais dû dépasser le campement.

Mais je demeurais perplexe... Où fallait-il me diriger? En effet, je ne
pouvais pas savoir si je me trouvais au-dessus ou au-dessous de la
route, c’est-à-dire si j’avais passé au nord ou au sud du camp. Je
risquais donc de m’égarer définitivement. Cependant, je me décidai à
prendre résolument la direction du nord, la moins dangereuse dans tous
les cas.

Mais, là encore, je n’aboutis à rien, après avoir marché pendant une
heure; alors, je redescendis vers le sud.

Il était trois heures après midi, déjà, et ma mésaventure ne m’amusait
plus: je n’avais qu’un pain arabe dans le capuchon de mon burnous et une
bouteille de café froid. Je commençais à me demander ce que j’allais
devenir, si je ne retrouvais pas mon chemin avant la nuit.

Laissant mon «Souf» dans une vallée, je grimpai sur la dune la plus
élevée de la région autour de moi, de tous côtés, je ne vis que la houle
grise des monticules de sable, et je ne parvenais pas à comprendre
comment j’avais pu, en si peu de temps, m’égarer à ce point.

Enfin, ne voulant plus continuer à errer sans but, craignant d’être
prise par la nuit dans un endroit stérile où mon cheval, déjà privé
d’eau, ne trouverait même pas d’herbe, je me mis à la recherche d’une
vallée commode pour passer la nuit.

--Demain, dès l’aube, je me mettrai en route vers le nord, pensai-je, et
je gagnerai la route de Taïbeth...

Je découvris un vallon profond et allongé, où une végétation plus
touffue avait poussé, étonnamment verte. Je débarrassai «Souf» de son
harnachement, et je le lâchai, allant moi-même explorer mon «île de
Robinson».

Au milieu d’un espace découvert, je trouvai un tas de cendres à peine
mêlées de sable, et quelques os de lièvre: des chasseurs avaient dû
passer la nuit là. Peut-être reviendraient-ils?

Ces chasseurs du Sahara sont des hommes rudes et primitifs, vivant à
ciel ouvert, sans résidence fixe. Quelques-uns laissent leurs familles
très loin, dans les ksour; d’autres sont de véritables enfants des
sables, errant avec femmes et enfants--mais ceux-là sont rares. Leur vie
à tous est aussi libre et aussi peu compliquée que celle des gazelles du
désert.

Parmi ces chasseurs, il y a bien quelques «irréguliers» fuyant dans les
solitudes la justice des hommes. Cependant, dans ces régions encore
assez voisines des villes et des villages, les dissidents, comme on les
appelle en langage administratif, sont rares, et je souhaitais de voir
apparaître les chasseurs dont j’avais retrouvé les traces, afin de
sortir au plus vite de la situation ridicule où je m’étais mise. Dans
quelles transes devaient être mes compagnons, surtout le fidèle Aly?

Un hennissement joyeux me tira de ces réflexions: mon cheval s’était
approché d’un fourré très épais et très vert et, la tête enfoncée dans
les branches, semblait flairer quelque chose d’insolite.

... Entre les buissons, il y avait un de ces «hassi» nombreux du Sahara,
perdus souvent en dehors de toutes les routes, puits étroits et
profonds, que seuls les guides connaissent.

La végétation presque luxuriante de la vallée s’expliquait par la
présence de cette eau à une faible profondeur.

Je me mis en devoir de puiser, au moyen de ma bouteille attachée au bout
de ma ceinture.

Soudain j’entendis une voix qui disait, tout près derrière moi:

--Que fais-tu là, toi?

Je me retournai: devant moi se tenaient trois hommes bronzés, presque
noirs, en loques, portant leur maigre bagage dans des sacs de toile et
armés de longs fusils à pierre.

--J’ai soif.

--Tu t’es égaré?

--Je campe non loin d’ici avec des Rebaïa, des Souafa, des bergers...

--Tu es Musulman?

--Oui, grâce à Dieu!

Celui qui m’avait adressé la parole était presque un vieillard. Il
étendit la main et toucha mon chapelet.

--Tu es de Sidi Abd-el-Kader Djilani... Alors, nous sommes frères...
Nous aussi nous sommes Kadriya.

--Dieu soit loué! dis-je.

J’éprouvai une joie intense à trouver en ces nomades des confrères:
entre adeptes de la même confrérie l’aide mutuelle et la solidarité sont
de règle. Eux aussi portaient en effet le chapelet des Kadriya.

--Attends, nous avons une corde et un bidon; nous ferons boire ton
cheval et tu passeras la nuit avec nous; demain matin, nous te
ramènerons à ton camp. Tu t’es beaucoup éloigné vers le sud, tu as passé
le camp des Rebaïa et, maintenant, en prenant par les raccourcis, il
faut au moins trois heures pour y arriver.

Le plus jeune d’entre eux se mit encore à rire:

--Tu es dégourdi, toi!

--De quelles tribus êtes-vous?

--Moi et mon frère, nous sommes des Ouled-Seïh de Taïbeth-Guéblia et
celui-là, Ahmed Bou-Djema, est Chaambi des environs de Berressof. Son
père avait un jardin à Eloued, dans la colonie des Chaamba qui est au
village d’Elakbab. Il s’est sauvé, le pauvre...

--Pourquoi?

--A cause des impôts. Il est parti à In-Salah avec notre cheikh, Sidi
Mohammed Taïeb; quand il est revenu, il a trouvé sa femme morte,
emportée par l’épidémie de typhus, et son jardin privé de toute culture;
alors, il a gagné le désert--à cause des impôts.

Le jeune Seïhi qui parlait ainsi avait attiré mon attention par la
primitivité de ses traits et l’éclat sournois de ses grands yeux fauves.
Il eût pu servir de type accompli de la race nomade, fortement métissée
d’Arabe asiatique, qui est la plus caractéristique du Sahara.

Ahmed Bou-Djema, maigre et souple, semblait être son aîné, autant qu’on
en pût juger, car la moitié de sa face était voilée de noir, à la façon
des Touareg.

Quant au plus âgé, il avait une belle tête de vieux coupeur de routes,
aquiline et sombre.

Ahmed Bou-Djema portait, pendus à sa ceinture, deux superbes lièvres. Il
s’écarta un peu du puits et, après avoir dit «Bismillah!» il se mit à
vider son gibier.

                   *       *       *       *       *

Le soleil avait disparu derrière les dunes, et les derniers rayons roses
du jour glissaient au ras du sol, entre les buissons aux feuilles
pointues et les jujubiers. Les touffes de _drinn_ semblaient d’or, dans
la grande lueur rouge du soir.

Sélem, l’aîné des deux frères, s’écarta de notre groupe et, étendant son
burnous loqueteux sur le sable, il commença à prier, grave et comme
grandi.

--Vous n’avez point de famille? demandai-je à Hama Srir, pendant que
nous creusions un trou dans le sable pour la cuisson des lièvres.

--Sélem a sa femme et ses enfants à Taïbeth. Moi, ma femme est dans les
jardins de Remirma, dans l’Oued-Rir, chez sa tante.

--Ne t’ennuies-tu pas, loin de ta famille?

--Le sort est le sort de Dieu. Bientôt j’irai chercher ma femme. Quand
les enfants de Sélem seront grands ils chasseront comme leur père.

--_In châ Allah!_

--_Amine._

Tout me charmait et m’attirait, dans la vie libre et sans souci de ces
enfants du grand Sahara splendide et morne.

Après avoir lié en boule les lièvres, nous les mîmes, avec leur
fourrure, au fond du trou, sous une mince couche de sable. Puis nous
allumâmes par-dessus un grand feu de broussailles.

--Alors, tu t’es marié chez les Rouara?

Hama Srir fit un geste vague:

--C’est toute une histoire! Tu sais que nous autres, Arabes du Désert,
nous ne nous marions guère en dehors de notre tribu...

Le roman de Hama Srir piquait ma curiosité Voudrait-il seulement me le
conter? Cette histoire devait être simple, mais empreinte du grand
charme mélancolique de tout ce qui touche au désert.

Après le souper, Sélem et Bou-Djema s’endormirent bientôt. Hama Srir, à
demi couché près de moi, tira son «matoui» (petit sac en filali pour le
kif) et sa petite pipe. Je portais, moi aussi, dans la poche de ma
gandoura, ces insignes du véritable Soufi. Nous commençâmes à fumer.

--Hama, raconte-moi ton histoire?

--Pourquoi? Pourquoi t’intéresses-tu à ce qu’ont fait des gens que tu ne
connais pas?

--Je t’adopte pour frère, au nom d’Abd-el-Kader Djilani.

--Moi aussi.

Et il me serra la main.

--Comment t’appelles-tu?

--Mahmoud ben Abdallah Saâdi.

--Écoute, Mahmoud, si je ne t’adoptais pas, moi aussi, pour frère, si
nous ne l’étions pas déjà par notre cheikh et notre chapelet, et si je
ne voyais pas que tu es un taleb, je me serais mis fort en colère au
sujet de ta demande, car il n’est pas d’usage, tu le sais, de parler de
sa famille. Mais écoute, et tu verras que le «mektoub» de Dieu est
tout-puissant, que rien ne saurait le détourner.

                   *       *       *       *       *

--Deux années auparavant, Hama Srir chassait avec Sélem dans les
environs du bordj de Stah-el-Hamraïa, dans la région des grands «chotts»
sur la route de Biskra à Eloued.

C’était en été. Un matin, Hama Srir fut piqué par une «lefaâ» (vipère à
cornes) et courut au bordj: la vieille belle-mère du gardien, une Riria
(originaire de l’Oued-Rir) savait guérir toutes les maladies--celles du
moins que Dieu permet de guérir.

Le gardien était parti pour Eloued avec son fils, et le bordj était
resté à la garde de la vieille Mansoura et de sa belle-fille déjà âgée,
Tébberr. Vers le soir, Hama Srir ne souffrait presque plus et il quitta
le bordj, pour aller rejoindre son frère dans le chott Bou-Djeloud. Mais
il avait un peu de fièvre, et il voulut boire. Il descendit à la
fontaine, située au bas de la colline rougeâtre et dénudée de
Stah-el-Hamraïa.

Là, il trouva l’aînée des filles du gardien, Saâdia, qui avait treize
ans et qui, femme déjà, était belle sous ses haillons bleus. Et Saâdia
sourit au nomade, et longuement ses grands yeux roux le fixèrent.

--Dans quinze jours, je reviendrai te demander à ton père, dit-il.

Elle hocha la tête.

--Il ne voudra jamais. Tu es trop pauvre, tu es un chasseur.

--Je t’aurai quand même, si Dieu en a décidé ainsi. Maintenant remonte
au bordj, et garde-toi pour Hama Srir, pour celui que Dieu t’a promis.

--_Amine!_

Et lentement, courbée sous sa lourde «guerba» en peau de bouc pleine
d’eau, elle reprit le chemin escarpé de son bordj solitaire.

Hama Srir ne parla point à Sélem de cette rencontre, mais il devint
songeur.

--«Il ne faut jamais dire ses projets d’amour, cela porte malheur»,
précisa-t-il.

Tous les soirs, quand le soleil embrasait le désert ensanglanté et
déclinait vers l’Oued-Rir’ salé, Saâdia descendait à la fontaine pour
attendre «celui que Dieu lui avait promis».

Un jour qu’elle était sortie à l’heure ardente de midi, pour abriter son
troupeau de chèvres, elle crut défaillir: un homme, vêtu d’une longue
gandoura et d’un burnous blancs, armé d’un long fusil à pierre, montait
vers le bordj.

En hâte elle se retira dans le coin de la cour où était leur humble
logis et là, tremblante, elle invoqua tout bas Djilani «l’Émir des
Saints» car, elle aussi, était de ses enfants.

L’homme entra dans la cour et appela le vieux gardien:

--Abdallah ben Hadj Saâd, dit-il, mon père était chasseur, il
appartenait à la tribu des chorfa Ouled-Seïh, de la ville de
Taïbeth-Guéblia. Je suis un homme sans tare et dont la conscience est
pure--Dieu le sait. Je viens te demander d’entrer dans ta maison, je
viens te demander ta fille.

Le vieillard fronça le sourcil.

--Où l’as-tu vue?

--Je ne l’ai pas vue. Des vieilles femmes d’Eloued m’en ont parlé...
Telle est la destinée.

--Par la vérité du Koran auguste, tant que je vivrai jamais un vagabond
n’aura ma fille!

Longuement Hama Srir regarda le vieillard.

--Ne jure pas les choses que tu ignores... Ne joue pas avec le faucon:
il vole dans les nuages et regarde en face le soleil. Évite les larmes à
tes yeux que Dieu fermera bientôt!

--J’ai juré.

--_Chouf Rabbi!_ (Dieu verra) dit Hama Srir.

Et sans ajouter un mot, il partit.

Si Abdallah, indigné, entra dans sa maison et, s’adressant à Saâdia et à
Embarka, il dit:

--Laquelle de vous deux, chiennes, a laissé voir son visage au vagabond?

Les deux jeunes filles gardèrent le silence.

--Si Abdallah, répondit pour elles l’aïeule vénérée, le vagabond est
venu le mois dernier se faire panser pour une morsure de «lefaâ». Ma
fille Tébberr, qui est âgée, m’a aidée. Le vagabond n’a vu aucune des
filles de Tébberr. Nous sommes vieilles, le temps du hedjeb (retraite
des femmes arabes) est passé pour nous. Nous avons soigné le vagabond
dans le sentier de Dieu.

--Garde-les, et qu’elles ne sortent plus.

Saâdia, l’âme en deuil, continua pourtant à attendre, obstinément, le
retour de Hama Srir, car elle savait que, si vraiment Dieu le lui avait
destiné, personne ne pouvait les empêcher de s’unir.

Elle aimait Hama Srir, et elle avait confiance.

                   *       *       *       *       *

Près d’un mois s’était écoulé depuis que le chasseur était monté au
bordj pour demander Saâdia, et il ne reparaissait pas. Il était bien
près, cependant, attardé dans la région des chotts, et, chaque nuit, les
chiens féroces de Stah-el-Hamraïa aboyaient...

Lui aussi, il avait juré.

Un soir, se relâchant un peu de sa surveillance farouche, comme Tébberr
était malade, Si Abdallah ordonna à Saâdia de descendre à la fontaine,
sans s’attarder.

Il était déjà tard, et la jeune fille descendit, le cœur palpitant.

La pleine lune se levait au-dessus du désert, baigné d’une transparence
aussi bleue que peut l’être la nuit. Dans le silence absolu, les chiens
avaient des rauquements furieux.

Pendant qu’elle remplissait sa guerba, les bras dans l’eau du bassin,
Saâdia vit passer une ombre entre les figuiers du jardin.

--Saâdia!

--Louange à Dieu!

Hama Srir l’avait saisie par le poignet et l’entraînait.

--J’ai peur! J’ai peur!

Elle posa sa main tremblante dans la main forte du nomade et ils se
mirent à courir à travers le chott Bou-Djeloud, dans la direction de
l’Oued Rir’... et quand elle disait «J’ai peur, arrête-toi!» il la
soulevait irrésistiblement dans ses bras, car il savait que cette heure
lui appartenait et que toute la vie était contre lui.

Ils fuyaient, et déjà les aboiements des chiens s’étaient lassés.

                   *       *       *       *       *

Le vieillard, surpris et irrité du retard de sa fille, sortit du bordj
et l’appela à plusieurs reprises. Mais sa voix, sans réponse, se perdit
dans le silence lourd de la nuit. Un frisson glaça les membres du
vieillard. En hâte, il alla chercher son fusil et descendit.

La gamelle flottait sur l’eau et la guerba vide traînait à terre.

--Chienne! elle s’est enfuie avec le vagabond. La malédiction de Dieu
soit sur eux!

Et il rentra, le cœur irrité, sans une larme, sans une plainte.

--Celui qui engendre une fille devrait l’étrangler aussitôt après sa
naissance, pour que la honte ne forçât pas un jour la porte de sa
maison, dit-il en rentrant chez lui.--Femme, tu n’as plus qu’une seule
fille... et celle-ci est même de trop!... Tu n’as pas su garder ta
fille.

Les deux vieilles et Embarka commencèrent à pleurer et à se lamenter
comme sur le cadavre d’une morte, mais Si Abdallah leur imposa silence.

                   *       *       *       *       *

... Cependant les deux amants avaient fui longtemps à travers la plaine
stérile.

--Arrête-toi, supplia Saâdia, mon cœur est fort mais mes jambes sont
brisées... Mon père est vieux et il est fier. Il ne nous poursuivra pas.

Ils s’assirent sur la terre salée et Hama Srir se mit à réfléchir. Il
avait tenu parole, Saâdia était à lui, mais pour combien de temps?

Il résolut enfin, pour échapper aux poursuites, de la mener à Taïbeth,
et, là, de l’épouser devant la djemaâ de sa tribu, sans acte de mariage.

Saâdia, lasse et apeurée, s’était couchée près de son maître. Il se
pencha sur elle et calma d’un baiser son cœur encore bondissant...

Quatre nuits durant ils marchèrent, mangeant les dattes et la «mella» de
Hama Srir. Pendant la journée, par crainte des deïras et des spahis
d’El-Oued, ils se tenaient cachés dans les dunes.

Enfin, vers l’aube du cinquième jour, ils virent se profiler au loin les
murailles grises et les coupoles basses de Taïbeth-Guéblia.

                   *       *       *       *       *

Hama Srir mena Saâdia dans la maison de ses parents et leur dit
«Celle-ci est ma femme. Gardez-la et aimez-la à l’égal de Fathma Zohra
votre fille.»

Quand ils furent unis devant l’assemblée de la tribu, Hama Srir dit à
Saâdia:

--Pour que Dieu bénisse notre mariage, il faut que ton père nous
pardonne. Sans cela, lui, ta mère et ton aïeule qui m’a été secourable,
pourraient mourir avec le cœur fermé sur nous. Je te mènerai dans ton
pays, chez ta tante Oum-el-Aâz. Quant à moi, je sais ce que j’ai à
faire.

Le lendemain, dès l’aube, il fit monter Saâdia, strictement voilée, sur
la mule de la maison, et ils descendirent vers l’Oued Rir’.

Ils passèrent par Mezgarine-Kedina, pour éviter Touggourt, et furent
bientôt rendus dans les jardins humides de Remirma.

Oum-el-Aâz était vieille. Elle exerçait la profession de sage-femme et
de guérisseuse. On la vénérait et même certains hommes parmi les Rouara
superstitieux la craignaient.

C’était une Riria bronzée avec un visage de momie dans le scintillement
de ses bijoux d’or, maigre et de haute taille, sous ses longs voiles
d’un rouge sombre. Ses yeux noirs, où le khôl jetait une ombre
inquiétante, avaient conservé leur regard. Sévère et silencieuse, elle
écouta Hama Srir et lui ordonna d’écrire en son nom une lettre au père
de Saâdia.

--Si Abdallah pardonnera, dit-elle avec une assurance étrange.
D’ailleurs, il ne durera plus longtemps.

Hama Srir entra dans l’oasis et découvrit un taleb qui, pour quelques
sous, écrivit la lettre.

--«Louange à Dieu seul!--Le salut et la paix soient sur l’Élu de Dieu!

«Au vénérable, à celui qui suit le sentier droit et fait le bien dans la
voie de Dieu, le très pieux, le très sûr, le père et l’ami, Si Abdallah
bel Hadj Sâad, au bordj de Stah-el-Hamraïa, dans le Souf, le salut soit
sur toi, et la miséricorde de Dieu, et sa bénédiction pour toujours!
Ensuite, sache que ta fille Saâdia est vivante, et en bonne santé, Dieu
soit loué!--et qu’elle n’a d’autre désir que celui de se trouver avec
toi et sa mère et son aïeule et sa sœur et son frère Si Mohammed en une
heure proche et bénie. Sache encore que je t’écris ces lignes sur
l’ordre de ta belle-sœur, lella Oum-el-Aâz bent Makoub Rir’i, et que
c’est dans la maison de celle-ci qu’habite ta fille. Apprends que j’ai
épousé, selon la loi de Dieu, ta fille Saâdia et que je viens te
demander ta bénédiction, car tout ce qui arrive, arrive par la volonté
de Dieu. Après cela, il n’y a que la réponse prompte et propice et le
souhait de tout le bien. Et le salut soit sur toi et ta famille de la
part de celui qui a écrit cette lettre, ton fils et le pauvre serviteur
de Dieu:

«Hama Srir ben Abderrahman Chérif.»

                   *       *       *       *       *

Quand cette lettre parvint au vieil Abdallah, illettré, il se rendit à
Guémar, à la zaouïya de Sidi Abd-el-Kader. Un mokaddem lui lut la
lettre, puis, le voyant fort perplexe, lui dit:

--Celui qui est près d’une fontaine ne s’en va pas sans boire. Tu es
près de notre cheikh et tu ne sais que faire: va-t-en lui demander
conseil.

Abdallah consulta donc le cheikh qui lui dit:

--Tu es vieux. D’un jour à l’autre Dieu peut te rappeler à lui, car nul
ne connaît l’heure de son destin. Il vaut mieux laisser comme héritage
un jardin prospère qu’un monceau de ruines.

Alors, obéissant au descendant de Djilani et son représentant sur la
terre, Si Abdallah ploya sous sa doctrine et pria le mokaddem de
composer une lettre de pardon pour le ravisseur.

«... Et nous t’informons par la présente que nous avons pardonné notre
fille Saâdia! Dieu lui accorde la raison, et que nous appelons la
bénédiction du Seigneur sur elle, pour toujours. Amin! Et le salut soit
sur toi de la part du pauvre, du faible serviteur de Dieu:

«Abdallah bel Hadj.»

La lettre partit.

                   *       *       *       *       *

Oum-el-Aâz, silencieuse et sévère, parlait peu à Saâdia. Elle passait
son temps à composer des breuvages et à deviner le sort par des moyens
étranges, se servant d’omoplates de moutons tués à la fête du printemps,
de marc de café, de petites pierres et des entrailles des bêtes
fraîchement saignées.

--Abdallah pardonne, avait-elle dit à Hama Srir, après avoir consulté
ses petites pierres, mais il ne durera plus longtemps... son heure est
proche.

Saâdia était devenue songeuse. Un jour, elle dit à son époux:

--Mène-moi dans le Souf. Je dois revoir mon père avant qu’il meure.

--Attends sa réponse.

La réponse arriva. Hama Srir fit de nouveau monter Saâdia sur la mule de
la maison, et ils prirent la route du nord-est, traversant le Chott
Mérouan desséché.

Au bordj de Stah-el-Hamraïa, la diffa fut servie et l’on fit grande
fête, et il ne fut parlé de rien puisque l’heure des explications était
passée.

Le cinquième jour, Hama Srir ramena sa femme à Remirma...

Le mois suivant, en redjeb, une lettre de Stah-el-Hamraïa annonçait à la
vieille Oum-el-Aâz que son beau-frère venait d’entrer dans la
miséricorde de Dieu.

                   *       *       *       *       *

--Tous les mois je descends à Remirma, pour voir ma femme, me dit Hama
Srir en terminant son récit. Dieu ne nous a pas donné d’enfants. Un
instant, très pensif, il garda le silence, puis il ajouta plus bas, avec
un peu de crainte:

--Peut-être est-ce parce que nous avons commencé dans le _haram_ (le
péché, l’illicite). Oum-el-Aâz le dit... Elle sait.

                   *       *       *       *       *

... Il était très tard déjà, et les constellations d’automne avaient
décliné sur l’horizon. Un grand silence solennel régnait au désert. Nous
nous étions roulés dans nos burnous, près du feu éteint, et nous
rêvions--lui, le nomade dont l’âme ardente et vague était partagée entre
la jouissance de sa passion triomphante et la crainte des sorts, la peur
des ténèbres, et moi, la solitaire, que son idylle avait bercée.--Et je
songeais au tout-puissant amour qui domine toutes les âmes, à travers le
mystère des destinées!



NOSTALGIES


Tout le grand charme poignant de la vie vient peut-être de la certitude
absolue de la mort. Si les choses devaient durer, elles nous
sembleraient indignes d’attachement.

Il y a de grandes nuances dans le ciel de la durée: le Passé est rose,
le Présent gris, l’Avenir bleu. Au delà de ce bleu qui tremble, s’ouvre
le gouffre sans limite et sans nom, le gouffre des transformations pour
l’éternelle vie.

Oui, la notion utile d’un départ forcé et définitif suffit, en certaines
âmes, pour donner aux choses de la vie un charme déchirant.

Les lieux où l’on a aimé et où l’on a souffert, où l’on a pensé et rêvé,
surtout, les pays quittés sans espoir de jamais les revoir, nous
apparaissent plus beaux par le souvenir qu’ils le furent en réalité.

Dans l’espace et dans le temps, le Regret est le grand charmeur qui
pénètre toutes les ombres.

                                   *

                                 *   *

Ainsi, en son âme élue, lors de ses lointains et successifs exils, il
lui suffisait d’une parole aux consonances arabes, d’une musique
d’Orient, même d’une simple sonnerie de clairon derrière le mur d’une
caserne quelconque, d’un parfum, pour évoquer, avec une netteté
voluptueuse, si intense qu’elle touchait à la douleur, tout un monde de
souvenirs de la terre d’Afrique, assoupis, point défunts, demeurés
cachés en la silencieuse nécropole de son âme, telle une funèbre et
inutile momie au fond d’un sarcophage qui, soudain, sous l’influence de
quelque fluide inconnu, se soulèverait et sourirait comme la «Prêtresse
de Carthage».

Chaque heure de sa vie ne lui était chère que par cette angoisse
grisante des anéantissements passés et imminents. En mettant, pour la
première fois, le pied sur une terre étrangère, il escomptait déjà
d’avance toutes les sensations, toutes les voluptés dont elle lui serait
le théâtre, et surtout celle, attristée, du départ certain et de la
nostalgie à venir.

C’est qu’il n’arrêtait pas le contour des choses et la forme des êtres
au présent, au visible. Il aimait à les prolonger et à les colorer. Son
imagination s’associait à son cœur...

Assis sur une barrique vide, parmi les choses chaotiques du grand quai
de la Joliette, il contemplait la splendeur naissante du pâle soleil
hivernal, et il se souvenait d’un matin d’automne, très lointain,
antérieur aux grands anéantissements qui avaient fait de lui un nomade
et un errant...

C’était à Annèba (Bône), sur cette côte barbaresque qu’il adorait--pour
l’avoir tant de fois quittée--et qu’il n’osait plus espérer.

Il était sorti, très tôt, pour se rendre à la gare, et il longeait la
mer, en cette campagne suburbaine si vaste et si mélancolique. Derrière
le cap Rosa, le soleil se levait, inondant tout le beau golfe de lueurs
sanglantes et dorées. Les grands eucalyptus, roussis par les vents
d’automne, se balançaient doucement dans la fraîcheur matinale. Quelques
frileux oiseaux s’éveillaient et chantaient, timidement.

Ce matin-là, il s’était souvenu, avec un intime frisson, des levers de
soleil de son adolescence et de ses premières années d’enfant
précocement sensible et rêveur--des années qu’il n’avait bien comprises
qu’à distance.

                   *       *       *       *       *

Maintenant, sur le quai de Marseille, à l’ombre de la grande cathédrale
qui ne jetait en lui aucune douceur d’espérance, l’aurore aussi n’était
belle que d’un autre jour. Il se revoyait ailleurs:

Monté sur son cheval saharien, marchant au pas, très loin devant ses
guides, il gravissait une colline nue et pelée, dans l’immensité vide du
désert africain. Derrière lui, les solitudes salées et inhospitalières
de l’Oued-Rir’; devant lui, les petites murailles en terre rougeâtre,
enchevêtrées, les dattiers ombreux et légers d’El-Moggar, l’oasis où il
devait passer la journée, après toute une nuit de marche. Vers sa
gauche, au-dessus du lac desséché par la fournaise de l’été saharien, le
soleil se levait.

                   *       *       *       *       *

Le chott s’étendait à perte de vue, route solide et sûre pendant l’été,
que traversent sans cesse ces longues «quafila» de chameaux, où galopent
les rapides méhara des Chaamba--abîme de boue et de fange dès les
premières pluies hivernales--route meurtrière pour l’imprudent qui s’y
aventurerait.

«Le Grand Chott l’a bu», lui avait dit un guide Chaambi, en lui parlant
de son frère. Et, avec un frisson d’angoisse, il se souvint de cette
phrase dite dans une nuit funèbre de tempête et de détresse, au milieu
même des solitudes maudites de ce grand chott Melghir, perfide et
homicide.

                   *       *       *       *       *

Or, ce matin-là, le soleil paisible se levait au-dessus de la plaine
morte, d’où la bénédiction de Dieu devait s’être retirée dès les
origines lointaines, car aucun vestige de vie n’y apparaissait, rien,
sauf la mystérieuse végétation minérale des cristaux.

Quelle paix radieuse et souriante!

Sur le fond gris rougeâtre du chott d’une platitude absolue, seules des
efflorescences laiteuses de sel cristallisé se montraient, tristes
poussées qui répandaient d’âpres et nauséeuses senteurs marines,
effluves de fièvre et de mort.

Et le chott, ennemi de la vie, souriait pourtant de toutes ces
blancheurs comme aucune aurore n’avait souri...

                   *       *       *       *       *

--Nostalgies! nostalgies éparses dans Marseille, égarées comme de grands
oiseaux qui vont repartir, qui se posent seulement!

                   *       *       *       *       *

Une autre fois, par un soir triste, la pluie battait furieusement les
vitres de sa fenêtre, il était resté seul jusque soir, sans bouger de sa
chambre, à revoir une chose impressionnante qui «revenait».

Autour de lui, l’immensité moutonnante des grandes dunes de
l’Ouady-Souf, les mêmes dos de bêtes monstrueuses, d’un beige décoloré
par trop de lumière à l’infini, singulier océan figé en pleine tempête,
solidifié, et dont seule la surface, participant de la vie des vents,
coule sans cesse dans le silence des siècles monotones. Parfois, de
petites vallées. Là, sur le sable tout blanc, d’une finesse presque
impalpable, des arbustes rabougris, comme rampants, sèment une étrange
glanure de rameaux morts, d’un noir d’ébène. Puis, de loin en loin,
bornes milliaires de cette route mouvante du Souf, les «gmira» grises,
petites pyramides de pierre bâties sur la crête des grandes dunes, pour
indiquer la route à suivre.

Dans le ciel sans un nuage, d’une infinie transparence azurée, le soleil
à son déclin s’abaissait vers l’horizon, et l’on voyait encore, dans
l’immensité rosée des sables, poindre les maisons grises et les dattiers
sombres de Kasr-Kouïnine.

... Soudain, d’un brusque effort, d’un galop haletant, son cheval
atteignit le sommet de la grande dune qui sépare Kouïnine d’Eloued.

Devant ses yeux émerveillés, il vit passer alors un spectacle unique,
inoubliable, une vision du vieil Orient fabuleux.

                   *       *       *       *       *

Au milieu d’une plaine immense, d’un blanc qui passait au mauve, une
grande ville blanche se dressait parmi les végétations obscures des
jardins. Et la ville immaculée, au sein de cette plaine achromatique,
semblait immatérielle et translucide, dans l’immensité fluidique de la
terre et du ciel. Sans un toit gris, sans une cheminée fumeuse, Eloued
lui apparut pour la première fois, telle une ville enchantée des siècles
envolés de l’Islam primitif, comme une perle laiteuse, enchâssée dans
cet écrin de satin vaguement nacré qu’était le désert...

Aucunes paroles ne lui eussent suffi pour exprimer la splendeur
enivrante de ce spectacle--enivrante parce qu’éphémère et d’une infinie
mélancolie en son essence.

Doucement il approchait, longeant maintenant une vague étendue où une
infinité de petites dalles grises, caduques et penchées dans le sable,
attestaient le lieu de repos éternel des Croyants.

Et voilà que, dans l’immense silence de cette cité qui semblait morte et
inhabitée, des voix descendirent, comme du haut des montagnes, pensives
et solennelles, des voix qui, en ce même instant, sur ce même air de
tristesse supra-terrestre, retentissaient des confins du Soudan noir aux
immensités du Pacifique, à travers tant de continents et de mers, pour
rappeler un immortel souvenir sacré à tant d’hommes de races si
opposées, si dissemblables...

                   *       *       *       *       *

Mais une autre voix, plus lente et plus cadencée, monta d’une rue
tortueuse et ensablée. Là-bas, visible, une longue théorie d’hommes en
burnous blancs ou noirs, en rouges manteaux de spahis, sortit, très
doucement, recueillie et triste, de l’enceinte. D’abord, des vieillards
vénérables, de vieilles têtes enturbannées où jamais une seule pensée de
doute ou de révolte contre la volonté divine n’avait germé...

Puis, porté sur les épaules robustes de six «souafa» bronzés, presque
noirs, une chose allongée apparut, sur la civière voilée d’un drap
blanc, immobilisée dans la rigidité froide de la mort. Puis, encore et
encore, des formes blanches et noires.

Du groupe des vieillards, une psalmodie lente s’élevait, proclamant
l’inéluctable Destinée, la vanité des biens éphémères de ce monde et
l’excellence de la mort, qui est l’entrée triomphale de l’Éternité:

«Voici, Seigneur, ton serviteur, fils de tes serviteurs, qui a quitté en
ce jour la face de ce monde, où il laisse ceux qui l’aimèrent, pour les
ténèbres du tombeau... Et il attestait qu’il n’est pas d’autre Dieu que
toi et que Mohammed est ton prophète... Or tu es le Dispensateur du
pardon et le Miséricordieux.»

Dans la vallée funéraire, deux hommes creusaient une fosse profonde dans
le sable desséché.

--Et, quand le corps fut déposé dans la terre, la face tournée vers la
plage de la terre où est la sainte Mekka, et recouvert de palmes vertes,
le sable blanc coula doucement, recouvrant pour l’éternité ce qui avait
enfermé une âme musulmane, l’âme de quelque humble cultivateur soufi,
homme de peu de savoir et de beaucoup de foi.

Puis, paisiblement, remportant le brancard vide, la blanche théorie
reprit le chemin de la ville, dans l’attente absolument résignée en
chacun de revenir, à l’heure fixée par le «mektoub», sur ce même
brancard, accompagné par les mêmes gestes millénaires et les mêmes
litanies d’inébranlable certitude.

Et ce passage d’un enterrement, dont aucune ombre lugubre n’entachait la
douceur ineffable, avait fait descendre en son cœur étranger une paix
profonde.

D’autres ombres, drapées de vêtements bleu sombre, s’avançaient vers un
puits, dont l’armature primitive--un tronc de palmier attaché sur une
traverse supportée par deux montants--faisait jouer une «oumara», grande
corbeille en cuir équilibrée d’une pierre. C’étaient les femmes d’Eloued
qui allaient à l’aiguade, portant, d’un geste antique, une amphore sur
l’épaule droite.

Sur la muraille en terre battue d’une maison soufi, compliquée et
chaotique, encombrée de petites terrasses, de petites voûtes, un jeune
homme était venu s’asseoir et s’était mis à jouer d’une petite flûte en
roseau aux trous enchantés.

Oh, alors, quel n’avait pas été pour lui le charme sans bornes de cette
arrivée, sa douceur intensément mélancolique, inoubliable à jamais...

--Une rafale glacée vint secouer le châssis et les vitres de sa fenêtre
de Marseille. Il tressaillit, comme sortant d’un rêve. La nuit froide et
obscure était descendue sur cette ville, où il se sentait plus seul et
plus étranger. Il alluma une lampe, voulut travailler.

Ses regards tombèrent par hasard sur la quatrième page d’un journal,
portant un horaire maritime. Alors, brusquement, il éprouva un désir
intense, presque douloureux, de repartir, d’aller revivre son rêve d’un
été de grande liberté jeune. Mais, après un instant de réflexion, il se
dégagea:

«A quoi bon?... Ce charme passé, je ne le retrouverais pas. Il n’est
point de plus irréalisable chimère que d’aller, en des lieux jadis
aimés, à la recherche des sensations mortes. Non! au hasard de la vie
mystérieuse, cherchons plutôt, sur d’autres terres, d’autres joies,
d’autres tristesses et d’autres nostalgies.»

Le lendemain, il partait enfiévré, ardent de voir et de sentir, pour une
autre région de cette Afrique qui l’attirait invinciblement et qui
devait être son tombeau prématuré!

Et le chercheur de voluptés nostalgiques n’est jamais revenu...



RÉMINISCENCES


Avec les étoiles d’Eloued, vous tremblez encore dans mon cœur, regards
attirants et humides des fanaux du grand navire qui m’emportait vers la
terre africaine...

                   *       *       *       *       *

Pendant quelques semaines j’avais retrouvé la vie de Marseille. Bien
souvent j’étais venue dans cette grande cité des départs. Toujours un
destin contraire semblait m’y poursuivre et m’empêchait de la voir comme
j’aime à voir les villes où je passe, en rêvant, lente et seule, le long
des murs des quais et des places, vêtue de costumes d’emprunt, choisis
selon les lieux ou les circonstances.

Sous un costume correct de jeune fille européenne, je n’aurais jamais
rien vu, le monde eût été fermé pour moi, car la vie extérieure semble
avoir été faite pour l’homme et non pour la femme. Cependant j’aime à me
plonger dans le bain de la vie populaire, à sentir les ondes de la foule
couler sur moi, à m’imprégner des fluides du peuple. Ainsi seulement je
possède une ville et j’en sais ce que le touriste ne comprendra jamais,
malgré toutes les explications de ses guides.

Toujours j’avais dû courir, enfiévrée, à travers ces rues grouillantes,
l’esprit ailleurs, occupé de choses ennuyeuses; puis, tout de suite,
laissant derrière moi Marseille inconnue, presque chimérique, je
m’embarquais pour d’autres ports, pour d’autres pays: j’allais chercher
le silence et l’oubli dans les cités dormantes de la terre barbaresque,
ou le rêve riant d’un visage dans les villes parfaites d’Italie, et du
temps mort dans cette étrange Sardaigne...

Cette fois, par un hasard propice, je suis revenue libre, l’âme presque
en paix, l’esprit presque désœuvré, et j’ai pu enfin pénétrer Marseille,
en percevoir la sensation, la très spéciale excitation d’exotisme
complexe, les parfums de bitume, d’eau marine et d’orange.

                   *       *       *       *       *

Au mois de juillet 1900 je repartais pour l’Algérie. Je me vois en mer,
et cette impression d’espace s’ajoute à celle du désert, qui descend si
voluptueuse en moi, par ces premiers soirs accablants de Sahara
retrouvé: ainsi j’existe encore à distance dans celle que j’étais hier.

                   *       *       *       *       *

... Lentement le soleil d’été va disparaître là-bas, en pleine mer, dans
les eaux tranquilles. Les rochers blancs se sont faits roses, et la
Vierge de la Garde, sur sa colline aride, brille soudain d’un éclat
presque surnaturel.

Marseille, la cité des adieux, est incomparable en ces soirs noyés d’une
liqueur dorée. Dans l’eau frémissante, des serpents de feu courent
fugitifs et glissants, un vent tiède caresse doucement les maisons, les
navires et l’eau, tandis qu’à l’horizon, dans l’imprécis flamboyant de
la haute mer, s’accomplit, comme un drame, le naufrage du soleil.

Le cri rouillé des cabestans sur les ancres soulève mes lourds
souvenirs; les flancs du navire ont frémi... C’est à mon tour,
maintenant, de m’accouder au bastingage et de rêver, en une mélancolie
résignée, à l’insondable mystère des lendemains et des aboutissements, à
ces choses fuyantes qui environnent et régissent les destinées. Comme
certaines âmes s’attachent au sol natal par l’exil, et d’un amour
d’autant plus profond que moindre est l’espoir du retour, je sens que je
commençais à aimer cette dernière ville d’Europe, ses ports surtout--et
ainsi sa chère silhouette se grave d’un trait ému parmi mes visions
d’errante et de solitaire.

... Mais voici qu’à l’horizon la mer s’assombrit. Le soleil a disparu,
et l’incendie du couchant achève de s’éteindre en des ombres violettes.
Des moutons blafards apparaissent et courent sur la crête sombre des
lames creusées; de longues ondulations commencent à rouler à la surface
encore calme de la mer: le temps sera mauvais...

Le navire est parti. Marseille a disparu à l’horizon, avec ses rochers
et ses îles blanches.--Roule, vieux navire, emporte-moi!

                   *       *       *       *       *

J’ai retenu ce propos d’un marin, dit sur un ton à la fois résigné et
sentencieux: «La mer, il n’y a dessus que les fous et les pauvres...»

Certes, ceux qu’il appelait les pauvres sont les vrais marins, soumis au
perpétuel danger et à la plus dure des vies. Quant aux «fous», ce sont
tous les rêveurs et les inquiets, tous les amoureux de la chimère, tous
ceux qui, comme nous, «s’embarquent pour partir», les émigrants et les
espérants.

                   *       *       *       *       *

Au delà de toutes les mers, il est un continent; au bout de chaque
voyage, il est un port ou un naufrage...

Insensiblement, doucement, l’espérance mène au tombeau. Mais qu’importe!
demain le grand soleil se lèvera encore, la mer vêtira ses couleurs les
plus chatoyantes, et les ports resplendiront toujours!



SOUVENIRS D’ELOUED


Eloued: une ville toute arabe, bâtie sur le versant d’une haute dune de
sable, avec des maisons toutes de plâtre maçonné par les Souafa
(habitants du Souf). La ville en prend un aspect oriental d’une
blancheur idéale.

Les constructions françaises s’y distinguent très nettement: le bureau
arabe, la caserne, la poste, l’école, la douane.

Il y a deux caïdats à Eloued: celui des Achèche et celui des Messaaba.

Les constructions musulmanes importantes sont la mahakma du cadi, les
mosquées Azèzla, Ouled-Khalifa, Messaaba-Gharby, Sidi Selem, Ouled-Ahmed
et la mosquée de la zaouïya de Sidi Abd-el-Kader.

Les rues d’Eloued sont tortueuses et aucune d’entre elles n’est pavée.
Le marché est une grande place avec deux bâtiments à voûtes et coupoles,
l’un pour les grains, l’autre pour la viande.

Sur le marché d’Eloued on voit des Souafa de toutes les tribus, des
Chaamba, et même des Touareg et des Soudanais.

Le vendredi, se tient le marché d’Eloued, et, dès le jeudi soir, les
routes environnantes s’emplissent de chameaux, d’ânes et de piétons.

Les principales routes sont au nord, celle du Djerid tunisien par Behima
et Debila; au nord-ouest, celle de Biskra par Guémar; à l’ouest, celle
de Touggourth par Kouïnine et celle de Touggourth par Taïbeth-Guéblia,
d’où part également la route d’Ouargla par le désert; au sud, il y a la
route de Berressof et de Ghadamès par Amiche, et, à l’est, celle de
Tunisie par le village de Tréfaoui.

Eloued est environnée de nombreux villages, qui constituent le pays
appelé Oued-Souf.

                   *       *       *       *       *

J’ai vécu des mois dans ce pays. J’y suis venue deux fois en plein été,
j’y ai passé l’hiver et j’ai failli y mourir. Blessée d’un coup de sabre
au village de Behima, j’y restai quelque temps, soignée à l’hôpital
militaire... Je puis en parler.

Tout d’abord Eloued me fut une révélation de beauté visuelle et de
mystère profond, la prise de possession de mon être errant et inquiet
par un aspect de la terre que je n’avais pas soupçonné. Je n’y séjournai
que peu de temps, mais j’y revins l’année suivante, à la même époque,
invinciblement attirée par le souvenir.

Il est, je crois, des heures prédestinées, des instants très
mystérieusement privilégiés, où certaines contrées, certains sites, nous
révèlent leur âme en une intuition subite, où nous en concevons soudain
la vision juste, unique, ineffaçable.

Ainsi, ma première vision d’Eloued me fut une révélation complète,
définitive, de ce pays âpre et splendide qu’est le Souf, de sa beauté
étrange et de son immense tristesse aussi.--C’était en août 1899, par
une chaude soirée calme...



FANTASIA


De tous les souvenirs étranges, de toutes les impressions évocatrices
que me laissa mon séjour à Eloued--ville grise aux mille coupoles
basses, pays d’aspect archaïque, sans âge--le plus profond, le plus
singulier est le spectacle unique qu’il me fut donné de contempler par
une claire matinée d’hiver--de cet hiver magique de là-bas, ensoleillé
et limpide comme un printemps.

                   *       *       *       *       *

Depuis plusieurs jours déjà tout le pays était en fête le grand marabout
vénéré, Sidi Mohammed Lachmi, allait revenir, rentrant de son voyage au
pays lointain--presque chimérique--de France: occasion précieuse de
revêtir des costumes brillants, de faire galoper dans le vent et la
fumée quelques chevaux fougueux, et surtout de faire parler la poudre.

                   *       *       *       *       *

Avivant des transparences roses, infinies, glissantes, le jour se
levait.--L’aube est l’heure d’élection, l’heure charmante entre toutes,
dans le Sahara. L’air est alors léger et pur, une brise fraîche murmure
doucement dans le feuillage épais et dur des palmiers, au fond des
oasis. Aucune parole ne saurait rendre l’enchantement unique de ces
instants, dans la grande paix des sables. Qui n’a pas ouvert les yeux
sur le désert ne sait pas tout ce que peut contenir d’ineffable la
beauté terrestre d’un matin.

                   *       *       *       *       *

Nous étions venus, dès la veille, au bordj d’Ourmès, à quatorze
kilomètres d’Eloued, sur la route de Touggourth, pour y rencontrer le
pieux personnage.

Après une nuit passée, avec un petit cercle d’intimes, à écouter la
parole enflammée, imagée et puissante du marabout, je sortis dans la
cour où nos chevaux attendaient, énervés déjà par le bruit inusité de la
veille et par la foule qui, toute la nuit, s’était grossie de nouveaux
arrivants.

Assis ou couchés sur le sable, il y avait là plusieurs centaines
d’hommes, drapés dans leurs burnous de fête, majestueux et blancs...
Têtes énergiques, figures bronzées, encadrées superbement par le blanc
neigeux des voiles retombant du turban, femmes drapées à l’antique de
sombres étoffes bleues ou rouges, ornées d’étranges bijoux d’or venus du
Soudan lointain.

Autour des feux, en des attitudes graves, avec l’accoutumance de gestes
de la vie nomade, les fidèles préparaient l’humble café du matin.

Tous portaient au cou le long chapelet des khouans de Sidi Abd-el-Kader
de Bagdad.

Excités par une jument noire, née sous le ciel brûlant de la lointaine
In-Salah, les étalons piaffaient, frémissaient et hennissaient, courbant
avec grâce leurs cous puissants sous la lourde crinière libre.

Dehors, se profilaient sur le ciel pourpre les silhouettes étranges de
trois hauts «méhara», placides et indifférents, colosses d’un autre âge,
dédaigneux de toute cette humanité menue qui s’agitait autour d’eux.

Enfin, sur un geste impérieux de l’un des mokaddem, la cour se vida et
les portes se fermèrent: l’heure était venue de partir.

Le marabout, vêtu du sévère costume de soie verte, du turban vert et des
longs voiles blancs qui siéent aux descendants du Prophète, se montra
sur la porte. De taille géante, grave et lent, il s’arrêta un instant,
et le regard indéfinissable et profond de ses larges yeux noirs glissa
vers l’horizon oriental. L’enthousiasme des fidèles le laissait calme et
impénétrable, sans émotion visible sur les traits réguliers de son
visage.

Au milieu d’un tumulte--cris des serviteurs et hennissements des chevaux
impatients--nous fûmes vite en selle. La porte s’ouvrit à deux battants,
et d’un seul élan nous étions dehors.

Devant nous, quatre musiciens nègres, venus du pays tunisien des
Nefzaoua, vêtus de soie aux couleurs violentes, déchiraient une mélodie
étrange et sauvage sur leurs musettes stridentes, accompagnées du
battement sourd d’un tambour énorme.

Soudain, de la foule, une voix monta, immense, marine:

--Salut à toi, fils du Prophète!

Frénétiquement, la clameur se répétait et les tambourins, agités à bras
tendus au-dessus des têtes, battaient une cadence folle. Les chevaux
épouvantés reculèrent d’abord, cabrés, écumants, puis s’élancèrent.

Toujours impassible, monté sur un étalon blanc du Djerid, les yeux
baissés, en silence, le marabout semblait occupé seulement à contenir sa
monture, sans une parole, sans un mouvement brusque sur la bête
furieuse.

Enfin, une sorte de cortège se forma, ondulant et blanc, que dominait
seule la haute stature du marabout vêtu de vert.

Lentement, nous avancions vers l’est, comme allant à la rencontre du
soleil levant encore caché par les dunes énormes qui enserrent Eloued.

Après des sentiers tortueux et noyés d’ombre bleue, quand nous fûmes sur
les hauteurs, la lueur dorée du jour magnifia notre cortège.

Les dunes silencieuses et stériles semblaient enfanter des foules. Des
tribus entières dévalaient des collines, surgissaient des jardins...

Bientôt, devant nous, un grand cercle vide se forme et, avec un chant
saccadé et sauvage, un vieux chant de guerre de jadis, douze jeunes
hommes, vêtus des soies de Tunis aux éclatantes couleurs, s’élancent
dans l’arène, armés de longs fusils incrustés et de tromblons. Simulant
une attaque, avec des cris rauques, ils chargent sur nous et, tout près
de nos chevaux qui reculent effrayés, ils déchargent leurs armes, tous à
la fois, dans le sable fumant.

Alors, les chevaux se dressent, fous, gesticulant de leurs pieds de
devant au-dessus de la foule... Les yeux exorbités, la bouche
ruisselante d’écume, ils veulent reculer encore... Mais, poussés par les
éperons aigus, ils s’emballent, se ruent dans la foule qui, serpentine
et souple, s’entr’ouvre et leur livre passage.

Et ainsi, à chaque espace un peu plat, un peu vaste, la scène de
bravoure recommence.

Nous aurions pu nous croire aux temps lointains, où la guerre enflammait
les âmes, les dominait, était la joie et la splendeur. Tout ce qu’il y
avait d’héroïque, de décoratif et de suranné dans ces âmes silencieuses
de nomades se réveillait.

L’odeur âcre et grisante de la poudre brûlée nous suivait, affolant
hommes et bêtes plus encore que la musique sauvage des cris.

Mais bientôt, à l’horizon, sur la crête d’une haute dune, parut une
procession blanche, qui semblait auréolée d’or dans le rayonnement
oriental. Précédée de trois bannières très vieilles, vertes, jaunes et
rouges, brodées d’inscriptions éteintes et surmontées de boules de
cuivre scintillantes, avec les mêmes tambourins levés au-dessus des
têtes enturbannées, cette autre foule s’avançait, énorme, compacte. Il
n’y avait là ni cris, ni musiques aigres; seul, le contre-temps très
assourdi des tambourins accompagnait un chant unique, puissant, qui
sortait de mille poitrines.

--Salut et paix à toi, ô Prophète de Dieu! Salut et paix à vous, ô
Saints d’entre les créatures de Dieu! Salut à toi, Djilani, Émir des
Saints, Maître le Bagdad, dont le nom rayonne à l’Occident et à
l’Orient!

Près des bannières, sur une grande jument immaculée, s’avançait le frère
du marabout, marabout vénéré lui-même, Sidi Mohammed Elimam, énorme et
blond, d’un blond celtique ou germain, le visage blanc éclairé par le
regard doux et pensif de ses grands yeux bleus--des yeux étranges sous
les burnous et le turban blanc de la race d’Ismaël, brûlée à travers les
millénaires par les plus ardents soleils.

Les deux troupes se rejoignent, se fondent. Et toujours, de toutes les
dunes, des formes blanches d’hommes, des taches bleues de femmes
dévalent innombrables.

Je me retourne: derrière nous, une mer houleuse de turbans et de voiles
roule, à perte de vue, sur cette route où tant de fois je venais
chercher le silence et la solitude. Et toujours, des groupes
gesticulants surgissent, qui font parler la poudre dans la frénésie des
cavalcades.

A présent, au-dessus de nos têtes, nous semblons emporter avec nous, tel
un voile grisâtre et déchiqueté, un nuage de fumée.

Et le chant profond et doux, triste aussi, comme tous ceux du désert,
s’amplifie et monte, monte vers l’azur pâle du ciel matinal.

                   *       *       *       *       *

Enfin nous entrons dans une plaine immense et vide, semée de tombeaux.

Devant nous, les trois méhara, auxquels d’autres sont venus se joindre,
s’en vont, impassibles, sans un frisson, sans une frayeur, à travers la
foule. Leurs cavaliers, la face à moitié voilée, restent songeurs, eux
aussi, juchés sur la selle touareg. Les clochettes de fer des grandes
bêtes héraldiques tintent à chaque pas, et les têtes longues, lippues et
étranges, aux grands yeux doux, se balancent lentement au bout des cous
flexibles et tendus.

Mais, chevaux et cavaliers, nous avons senti l’espace libre devant nous
et, laissant les trois marabouts et les vieillards marcher lentement à
l’ombre des bannières qu’agite le vent, nous partons, lâchant enfin les
brides tendues à se rompre. Et c’est un galop furieux au milieu de la
foule admirative, puis, dans la vaste plaine, des cercles et des courbes
décrits à toute vitesse: un vertige.

Toute la folie contenue, toute l’épouvante aussi des chevaux se donnent
enfin libre cours, et ils fuient, ils fuient comme s’ils ne devaient
plus s’arrêter jamais. L’ivresse de toutes ces âmes violentes et
sincères m’a gagné, et, lancée avec les autres cavaliers, j’achève de
m’étourdir dans la course.

La ville grise, débordante de fidèles, est dépassée à travers la plaine
et les cimetières immenses, nous recommençons à fuir. On dirait qu’une
force surnaturelle anime nos chevaux: sans se lasser, ruisselants de
sueur, blancs d’écume, ils s’élancent toujours, irrésistiblement, vers
l’horizon vague.

                   *       *       *       *       *

La plaine n’est plus qu’un océan humain versicolore, la foule qui ne
cesse point de grossir l’a envahie, et les trois bannières flottent
maintenant au-dessus de milliers et de milliers de Croyants.

Et l’homme vers qui monte l’amour et la confiance de cette foule
continue de marcher, lentement, silencieusement, impassible, isolé dans
le bruit et les acclamations.

                   *       *       *       *       *

Autour de la grande mosquée de la zaouïya surmontée d’une haute coupole,
la plaine d’El-Beyada s’étend, déserte et infinie, inondée de lumière
subtile.

Plus loin, derrière les maisons d’habitation, un camp nomade immense
s’est dressé, une ville née en un jour, peuplant soudain de tentes
noires les solitudes désolées d’El-Beyada, qui sont l’entrée de toutes
les régions mystérieuses de l’intérieur: Ber-es-Sof, Ghadamès, le Soudan
noir.

Là-bas continue le bruit sourd et cadencé des tambourins; de là-bas
montent des chants et les sons enchantés, modulés et doux, des petites
flûtes bédouines, faites d’un roseau léger...

Ici, un grand silence lourd pèse sur la mosquée délabrée, sur les
tombeaux et sur le sable fauve.

                   *       *       *       *       *

La nuit vint: elle s’était faite sans crépuscule, et presque aussitôt la
clarté de la lune baigna le désert.

En contre-bas, dans une petite vallée stérile, semée de pierres grises
aux formes singulières et de tombes abandonnées, sans inscriptions,
anonymes, se dresse une muraille étrangement dentelée, qui se profile en
noir sur tout l’infini bleu de la nuit... Dans cet enclos, sans un
arbuste, sans une fleur, participant de la stérilité éternelle du sable,
des petites pierres sont dressées, attestent des sépultures, et, dans ce
champ, nous distinguons une autre tombe toute blanche, toute laiteuse,
sur laquelle coulent les ondes glauques de la clarté lunaire.

... De la porte ogivale de la mosquée, une forme surgit, haute et
sombre. Lentement elle glisse à travers l’espace magiquement illuminé,
puis descend vers la vallée funéraire, et voici que cette apparition
entre dans l’enclos, s’y arrête, immobile, la tête penchée en une
contemplation muette, devant la petite tombe blanche.

                   *       *       *       *       *

Non loin de là, dans la grande cité éphémère, sous les tentes noires, la
masse des fidèles chante la gloire de cet homme et celle de ses aïeux
qui semèrent les grains de la foi renouvelée à travers le pays illimité
d’Islam...

Mais le marabout s’est écarté de la foule. Il est venu, poussé par les
forces de son cœur, dans la nuit et sur cette tombe, sur cette tombe qui
est celle de son premier né, de son fils disparu dans l’abîme du
Mystère, alors que ses yeux commençaient à s’ouvrir joyeux et avides sur
l’horizon de son pays...

Et l’homme qu’un peuple acclame, et qu’il suivrait jusqu’à la mort, rêve
seul, en silence, sur un tombeau d’enfant...



ENVELOPPEMENT


Eloued, 18 Janvier 1901.

Malade depuis quelque temps, souffrant de douleurs intolérables dans
tous les membres et d’une inappétence absolue, je me demande parfois si
je dois rester ici. Cette idée ne m’effraye pas... Je ne désire, en tous
cas, aucun changement d’existence.

Je me suis attachée à ce pays--cependant l’un des plus désolés et des
plus violents qui soient. Si je dois jamais quitter la ville grise aux
innombrables petites voûtes et coupoles, perdue dans l’immensité grise
des dunes stériles, j’emporterai partout l’intense nostalgie du coin de
terre perdu où j’ai tant pensé et tant souffert, et où, aussi, j’ai
rencontré, enfin, l’affection simple, naïve et profonde, qui, seule,
éclaire en ce moment ma triste vie d’une lueur de soleil.

Il y a trop longtemps que je suis ici, et le pays est trop prenant, trop
simple, en ses lignes d’une menaçante monotonie, pour que ce sentiment
d’attachement soit une illusion passagère et d’esthétique. Non, certes,
jamais, aucun autre site de la terre ne m’a ensorcelée, charmée autant
que les solitudes mouvantes du grand océan desséché qui, des plaines
pierreuses de Guémar et des bas-fonds maudits du Chott Mel’riri, mène
aux déserts sans eau de Sinaoun et de Ghadamès.

Souvent, au coucher du soleil, accoudée au parapet en ruine de ma
terrasse fruste, attendant l’heure où le mueddine voisin annonce que le
soleil a disparu à l’horizon et que le jeûne est rompu, en contemplant
les dunes fauves, sanglantes ou violettes, ou livides sous le ciel bas
et noir de l’hiver de plus en plus glacial, je sens une grande tristesse
m’envahir, une sorte d’angoisse sombre: on dirait qu’à cette heure plus
que jamais, par un réveil soudain de mon esprit, je sens l’isolement
profond de cette ville inscrite dans l’infranchissable--me semble-t-il--
derrière les dunes, à six jours du chemin de fer et de la vie
d’Europe... Et il me semble alors que, sous la grande nuit violette, les
énormes dunes, en bêtes monstrueuses, se rapprochent et s’élèvent,
qu’elles enserrent de plus près la ville et ma demeure, la dernière du
quartier des Ouled-Ahmed, pour nous garder plus jalousement, et à
jamais.

Par moments je me mets à mâchonner du Loti:

«Il aimait son Sénégal, le malheureux!»

Oui, j’aime mon Sahara, et d’un amour obscur, mystérieux, profond,
inexplicable, mais bien réel et indestructible.

Maintenant il me semble même que je ne pourrai plus vivre loin de ces
pays du Sud.

Il me faudrait pourtant la force d’en partir, de m’arracher à cet
enveloppement... Mais où trouver cette force de réaction contraire à ma
nature?



A L’HOPITAL MILITAIRE


Ballottée depuis près de trois heures sur un brancard, par les dunes,
sous un ciel gris d’hiver, je vois enfin passer, au-dessus de ma tête,
d’abord la voûte élevée de la porte du quartier, j’aperçois la
sentinelle, impassible figure bronzée, sa baïonnette aiguë en éclair,
les figures curieuses des hommes de garde, puis une autre voûte plus
basse, à droite--et une odeur d’acide phénique me prend à la gorge.

                   *       *       *       *       *

Je souffre: c’est la torture physique, bête et lugubre, où toute
l’animalité se révolte et pleure; c’est la peur de la boucherie
chirurgicale, tandis que je suis couchée, accablée et grelottante, sur
la table d’opération dans la petite salle claire.

                   *       *       *       *       *

Je revois cette salle: la porte de bois gris, surmontée d’une fenêtre
ouverte; à gauche, une tablette avec quelques livres et l’indispensable
almanach du Drapeau. Le long du mur, des casseroles fumantes contenant
des tampons et des bandes, le tableau des températures, le thermomètre;
puis la table chargée de bocaux et de grandes cuvettes émaillées, où
trempent des instruments barbares, pinces, bistouris, curettes, ciseaux,
aiguilles, tout un atelier de la souffrance... et la flammèche bleuâtre
de la lampe à alcool, tel un feu follet ironiquement vacillant.--Au
fond, une fenêtre haute donnait sur la galerie voûtée et sur
l’Intendance, qui semblait lointaine dans la perspective fausse de cette
cour aux proportions indéfinissables. Et voici, au milieu, la table où
je suis couchée sur un matelas avec, sous mon côté gauche, une toile
cirée noire aboutissant au seau d’eau sanguinolente. Devant moi,
l’armoire aux drogues, sorte de commode en bois gris. Les murs se
confondent avec la voûte, ce qui donne à la pièce un air pesant de
cachot ou de sous-sol. Ils sont peints d’un ton farine, avec
soubassement noir à flammèches rouges. Le sol est dallé en gris.

Là, autour de moi, se meuvent le docteur en paletot de toile grise, avec
sa bonne figure jeune et son lorgnon de myope, le caporal Rivière, son
képi en arrière, avec sa barbe double de Jésus rubicond, le petit
caporal Guillaumin, gosse imberbe: tous en manches de chemises, manches
retroussées sur des bras nets et blancs, avec de grands tabliers à
bavettes. Enfin, en tenue de toile blanche, ceinture rouge et chéchiya
plate, le tirailleur Ramdane, jeune montagnard, à la figure calme et
franche, riant rarement, très susceptible, se piquant facilement aux
plaisanteries taquines du «toubib» sur la religion.

                   *       *       *       *       *

La tête vague, les membres brisés, on me remet sur le brancard pour me
transporter dans la chambre voisine, et là, on me couche dans un lit
haut et étroit, où je ne trouve point de place pour mon corps moulu et
pour mon bras horriblement douloureux.

La chaleur torride d’été n’est point là pour parfaire l’illusion de
l’agonie, mais «l’odeur de mort» y est, et les ténèbres funestes des
nuits de fièvre viennent engendrer les visions troubles, les terreurs
sans objets, les angoisses indéfinissables, les désespoirs aigus, dicter
les appels fous à la mort délivrante.

                   *       *       *       *       *

Pensées d’isolement, d’abandon et de morne tristesse, surtout depuis le
9 février...

La chambre longue étroite et voûtée, peinte en jaune, soubassement gris,
avec ligne rouge brun de séparation, dallage gris, était en face de la
buanderie. Sur l’enseigne de la porte pesante on lisait: «Salle des
Isolés».

Deux lits séparés par la table de nuit à tabouret. Les dossiers des lits
sont surmontés d’une planchette portant un pot à tisane, un verre en
étain et un crachoir blanc. Sur la table de nuit, un petit chandelier,
le tabac, le kif, les éternels verres de café pas bus et s’accumulant.
En face de mon lit, clouée au mur par quatre triangles de papiers à
punaises, une feuille blanche, avec, pour titre, en belle ronde «Annexe
d’El-Oued.--Hôpital militaire.--Règlement du service de santé.»

Cette feuille, œuvre de quelque sergent d’antan ou de notre Gauguain
lui-même, se terminait par cette rubrique: «Punitions disciplinaires
infligées aux malades civils.»

A gauche de la fenêtre voilée d’une couverture de troupe brune, la
veilleuse à huile, dont la pâle lueur rosâtre éclaire mes nuits
affreuses. Au-dessous, la «valise de la classe» en cuivre poli...

                   *       *       *       *       *

Tantôt gai, tantôt énervé et acerbe, observateur et penseur, chercheur
d’âme, étonné de moi, fraternel, admiratif et agressif souvent--surtout
quand il parlait de la question religieuse--le docteur Taste devint très
vite mon ami, confiant et camarade, me contant son âme comme on vide son
sac.

Je garde de cet hospice, de cette maison de la douleur, perdue dans
l’oasis lointaine, un bon et attendri souvenir. Je l’aimais et souvent
depuis, surtout aux jours noirs de Batna, je l’ai regrettée. «Mouroir»
militaire, comme ils disent là-bas, vestibule du cimetière, fabrique à
macchabées... souvent, soit! Mais aussi, parfois, refuge béni pour
l’abandonné, l’exilé, l’infortuné, le pauvre et le soldat sans foyer,
sans famille--et cela plus souvent, je crois...



PRINTEMPS AU DÉSERT


Du printemps, au Souf, je n’ai pas vu grand-chose, captive dans le
quartier gris où tout est de sable et de pierre, et où rien ne reverdira
jamais...

L’air cependant, avant les terribles tourmentes de sable des derniers
jours, était devenu plus tiède et plus doux, et une grande langueur
s’était répandue sur tout le pays, aux chaudes après-midi de soleil,
lors de mes promenades avec le toubib ou avec Ahmed le tirailleur. J’ai
aussi vu les jardins d’Elakbab, beaux d’une beauté unique, d’une
splendeur que je n’avais encore jamais vue jusque-là, le soir où avec le
toubib j’avais d’abord pris le thé chez Sidi Lachmi et où, ensuite, nous
avions poussé une pointe jusqu’à Elakbab, sachant pourtant que l’énorme
cheikh roux, le colosse aux yeux bleus, était dans le Djerid.

Alors nous étions revenus par les sentiers des jardins de l’est,
retombant à El-Beyada, près des dunes.

Mais là où je vis l’étrange printemps saharien en toute sa mélancolie
douce, ce fut en route dans les solitudes qui séparent Eloued de Biskra.

Sur cette route, après la petite ville fanatique et sombre de Guémar,
citadelle des khouans Tidjanya, pas un hameau, pas un douar, pas une
tente nomade, rien que les bordjs solitaires, aux noms étranges:
Bir-bou-Chahma, Sif-el-Ménédi, Stah-el-Hamraïa, El-Mguébra (le
cimetière) et les «gmira» de pierre, petites pyramides à échelons,
phares gris, disséminés dans l’immensité grise.

D’abord, jusqu’à Sif-el-Ménédi, la plaine onduleuse, coupée de dunes,
semée d’innombrables buissons d’un vert sombre, à rameaux rouges,
tordus, contournés, comme crispés en une éternelle douleur... des
jujubiers épineux, des touffes de drin vert pâle et or, des «chih»
argentés qui répandent leurs senteurs résineuses par les matins
enchantés et roses...

A Sif-el-Ménédi, un peu en contre-bas du bordj, un luxuriant jardin,
enclos de toub, comme ceux de l’Oued-Rir’.

Voûtes argentées des dattiers, enchevêtrement encore sans feuilles des
figuiers, des grenadiers et des vignes couvertes de bourgeons pâles,
pieds de «nana», de basilics et de menthes odorantes: la richesse des
plantes... Plus bas, des poivrons, des herbes menues penchées sur le
murmure doux de la séguia magnésienne. La nuit, de tous ces ruisseaux
limpides, s’élève la voix multiple, douce et mélancolique d’innombrables
crapauds minuscules.

C’est là qu’après de longs mois je revis, pour la première fois, de la
terre et de l’herbe fine et sauvage, choses également inconnues dans le
Souf.

Plus loin, la route descend dans des bas-fonds argileux, colorés, coupés
de sebkha encore sèches, d’un brun obscur, et tourne quelques mamelons
en forme de pitons, d’une alumine bleuâtre.

Nous entrons ensuite dans la région des grands chotts, l’une des plus
étranges de la terre.

Nous suivons d’abord une piste un peu pierreuse et solide, entre les
fonds perfides, cachant sous une croûte, sèche en apparence, des abîmes
insondés de boue.

A droite et à gauche, on aperçoit deux mers d’un bleu presque blanc
laiteux, vers l’inappréciable horizon, sous le ciel pâle avec lequel
elles semblent se confondre. Et ce sont aussi, dans l’immobile cristal
des eaux salées, d’innombrables archipels d’argiles et de pierres
multicolores, aux saillies perpendiculaires et stratifiées.

Pas un être animé, pas un arbre, pas un buisson, rien. Nous remarquons
deux petites pyramides de pierres sèches. Là, jadis, deux tribus vinrent
vider, les armes à la main, une querelle ancienne. La poudre parla, il y
eut des morts... Quelque pieuse main musulmane aura dressé là ces
pierres, pour servir de monument aux défunts. Près de trente années ont
passé sur cet épisode obscur de la vie nomade, et les pyramides
minuscules sont toujours là, perpétuant la mémoire de ces morts, dont
personne ne sait plus les noms.

Là commence le vrai Bou-Djeloud, dédale de canaux profonds, d’îlots, de
fondrières, de boues de sel et de salpêtre... région lépreuse où toutes
les chimies secrètes de la terre s’étalent au grand soleil.

Vers la gauche, à l’ouest, c’est l’horizon vaporeux, imprécis, du chott
Merouan inondé, qui s’étend là-bas, vers les oasis basses de
l’Oued-Rir’. Vers l’est, c’est le grand Melriri, qui s’en va rejoindre
les sebkha et les chotts du Djerid tunisien.

Une grande tristesse inconnue règne sur cette région singulière, «d’où
la bénédiction de Dieu s’est retirée», vestige peut-être d’une Mer Morte
oubliée, où règnent maintenant le sel amer, la glaise stérile, le
salpêtre et l’iode...

Tristes lacs éphémères sans poissons, sans oiseaux et sans bateaux,
tristes îles sans végétation, désert absolu, plus lugubre que les plus
desséchées des dunes!

Là-bas, la vie peut être engendrée par l’homme, le sol est fertile. Ici,
la mort est irrémédiable et, sauf l’inondation hivernale, rien ne vient
y marquer la succession des jours.

Et, cependant, ils ont leur splendeur et leur magie, les vallons de sel
gemme, les lacs transparents où se jouent les mirages, où se mirent les
cités chimériques, les bois de palmiers et les mosquées de rêve, où
viennent s’abreuver les troupeaux innombrables qui ne sont que de
blanches vapeurs surchauffées par le soleil! Pays d’illusions, de
reflets, de visions et de fantômes, pays d’irréel et de mystère,
souvenirs encore intacts des origines océaniques de la planète, ou
plaies de lente désagrégation, lèpres, gangrènes prématurées éclatant
déjà à la face de la terre... Qui sait?

                   *       *       *       *       *

Stah-el-Hamraïa, le plus charmant des bordjs, perché sur le sommet d’une
colline aride, dominant l’immensité des chotts, semble une sentinelle
gardant les solitudes.

Au pied de la colline, un petit jardin sans clôture, inondé, quelques
palmiers solitaires, quelques figuiers chétifs et dénudés, et des arbres
à feuilles caduques qui doivent être des trembles ou une espèce malingre
d’eucalyptus... Sur le sol, dans l’eau, de hautes herbes dures et
sombres, telles des chevelures noyées...

Puis, la route, après avoir traversé la zone argileuse et rougeâtre,
semée de cailloux aigus, s’engage dans une sorte de maquis. Là, tout
revit et reverdit.

Les grands buissons sahariens au feuillage d’aiguilles sombres se sont
dépouillés des poussées hivernales et semblent vêtus de velours. Les
jujubiers, ratatinés, comme ramassés sur eux-mêmes, d’aspect méchant, se
couvrent de folioles rondes d’un vert tendre, presque doré; les genêts
s’étoilent de petits sabots candides et parfumés; des herbes se dressent
gonflées de sève; les touffes de «drinn», faisceaux rigides et
brillants, montent, en panache; çà et là, une asphodèle érige sa haute
hampe et ses petites clochettes pâles; voici l’iris violet et les fleurs
qui se cachent dans l’ombre amie des buissons...

De toute cette verdure, de toutes ces richesses écloses d’hier, étalées
pour quelques jours sous le ciel qui sera de plomb bientôt, qui cessera
de sourire pour des mois et des mois, un parfum s’évapore, composite et
grisant.

Dans le désert en fête chante une infinité d’oiseaux. Les alouettes
montent vers le jour naissant, lancent en battant des ailes leur appel
tendre, puis retombent dans les buissons comme pâmées.

Et sur toute cette joie éphémère plane aussi la tristesse mystérieuse de
l’espace.

                   *       *       *       *       *

A la débandade, la caravane avance.

Les chameaux broutent. Les hallassa, hommes de corvée, grands Souafa
bronzés de la tribu des Ouled-Ahmed-Achèche, chantent, comme en rêve,
d’interminables complaintes tristes. Perdus dans cette fête de la terre
fécondée, ils regrettent leurs dunes stériles et leur ville grise, aux
mille coupoles basses. Les deux méhara géants des deïra Lakhdar et
Nasser déambulent gravement, avec leur selle targui, leurs longs glands
de laine, en faisant tinter à chaque pas leurs clochettes. Le petit
tirailleur Rezki, «qui a fini son temps» et qui s’en retourne vers les
montagnes natales du Djurdjura, chante pour lui tout seul des cantilènes
gracieuses, que personne de nous ne comprend.

                   *       *       *       *       *

Le matin, à l’aube, nous quittons le bordj de Chegga, bâti au milieu
d’un marais, et dont le salpêtre et l’iode désagrègent lentement les
vieilles murailles.

Ce n’est plus l’Oued-Souf immaculé, la terre âpre et splendide des
sables. C’est bien l’Oued-Rir’ salé, les terres hostiles et mortelles,
l’Oued-Rir’, avec sa beauté à part et ses enchantements spéciaux, tenant
du sortilège.

Là-bas, à l’horizon, nous apercevons déjà depuis hier, depuis le bordj
d’El-Mguébra, les dentelures géantes de l’Aurès bleuissant et, plus bas,
dans la plaine, les lignes déliées et noires des oasis dernières:
Biskra-Laouta, Beni-Mora, Sidi-Okba.

Ils sont désolés, stériles et gris, ces environs sans charme de Biskra,
où s’indique déjà une route véritable, au lieu de l’imprévu charmant des
pistes sahariennes. Ce n’est pas plus le désert que Biskra n’est
aujourd’hui la reine des oasis. Biskra, reine déchue, souillée, oasis
d’étalage, aménagée pour distraire les oisifs, et qui perdit son âme,
l’âme profonde, l’âme mystique et pure du Sahara.

... C’est le soir, le dernier, hélas! Nous arrivons seuls, sous les
ombrages poudreux du Vieux-Biskra--et c’est fini.

Finies les chevauchées longues dans le décor des sables prestigieux,
finies les rêveries goûtées dans l’ombre des zaouïya saintes, finis
aussi les réveils joyeux au désert! Nous tournons une dernière fois la
tête de nos chevaux vers le Sud, et, en silence, nous regardons, avec
des yeux d’exilés, le Sahara obscur, au-dessous duquel descend le grand
disque sanglant du soleil.

Quand te reverrons-nous, pays ensorcelant, pays unique, pays du silence
et de la paix, loin du siècle bruyant, pays du rêve et du mirage que les
agitations d’Europe n’émeuvent point?

... Le soleil achevait de s’éteindre au loin. Un instant, avec son
horizon élevé et net, avec ses ondulations d’un bleu d’abîme, le désert
fut semblable à une haute mer houleuse par un crépuscule clair.--Et,
depuis ce dernier soir de printemps, je n’ai plus revu le Sahara de
l’Est, blond de tous les crins du soleil.



HEURES DE TUNIS


Pendant deux mois de l’été 1899, j’ai poursuivi mon rêve de vieil Orient
resplendissant et morne, dans les antiques quartiers blancs de Tunis,
pleins d’ombre et de silence.

J’habitais, seule, avec Khadidja, ma vieille servante mauresque, et mon
chien noir, une très vaste et très ancienne maison turque, dans l’un des
coins les plus retirés de Bab-Menara, presque au sommet de la colline.

C’était un labyrinthe que cette maison, mystérieusement agencée,
compliquée de couloirs et de pièces situées à différents niveaux, ornées
des faïences multicolores de jadis, de délicates sculptures de plâtre
fouillé en dentelle et courant sous les coniques plafonds de bois peint
et doré.

Là, dans la pénombre fraîche, dans le silence que seul le chant
mélancolique des mueddines venait troubler, les jours s’écoulaient,
délicieusement alanguis et d’une monotonie douce, sans ennui.

Pendant les heures étouffantes de la sieste, dans ma vaste chambre aux
faïences vertes et roses, Khadidja, accroupie dans un coin, faisait
glisser, un à un, les grains noirs de son chapelet, avec un remuement
rapide de ses lèvres décolorées. Étendu à terre dans une pose léonine,
son museau effilé posé sur ses pattes puissantes, Dédale suivait
attentivement le vol lent des rares mouches. Et moi, étendue sur mon lit
bas, je me laissais aller à la volupté de rêver, indéfiniment.

Ce fut une période de repos, comme une halte bienfaisante entre deux
périodes aventureuses et presque angoissées. Aussi les impressions que
me laissa ma vie de là-bas sont-elles douces, mélancoliques et un peu
vagues.

                                   *

                                 *   *

Derrière ma demeure, séparée de la rue par des maisons arabes habitées
et farouchement closes, il y avait un vieux petit quartier caduc, sans
issue, tout en ruines. Pans de murs, voûtes, petites cours, chambres
sombres, terrasses encore debout, le tout envahi de vignes vierges, de
lierres et d’un peuple pariétaire de fleurs et d’herbes dévorantes: une
cité étrange, inhabitée depuis des années. Personne ne semblait
s’inquiéter de ces maisons, dont les habitants devaient tous être morts
ou partis sans retour...

Cependant, dans le silence mystique des nuits de lune, la plus voisine
d’entre ces demeures ruinées s’animait d’une manière étrange.

De l’une de mes fenêtres à grillage ouvragé, je pouvais plonger mes
regards dans la petite cour intérieure. Les murailles et deux pièces de
cette maison sans étage étaient restées debout. Au milieu, une fontaine
à vasque de pierre toute ébréchée, mais toujours pleine d’une eau claire
venant je ne sais d’où, disparaissait presque sous la végétation
exubérante qui avait poussé là.

C’étaient des buissons énormes de jasmins tout étoilés de fleurs
blanches, entremêlés des ramures flexibles des vignes. Des rosiers
semaient le dallage blanc de pétales pourpres. Dans la tiédeur des
nuits, une odeur chaude montait de ce coin d’ombre et d’oubli.

Et tous les mois, quand la lune venait éclairer le sommeil des ruines,
je pouvais assister, à demi cachée derrière un rideau léger, à un
spectacle qui bientôt me devint familier, que j’attendis dans la
langueur des journées, mais qui, pourtant, m’est demeuré une
énigme.--Peut-être d’ailleurs tout le charme de ce souvenir réside-t-il
pour moi en ce côté de mystère.--Sans que j’aie jamais su d’où il venait
et par où il entrait dans la petite cour, un jeune Maure, vêtu de
soieries aux délicates couleurs éteintes, drapé d’un léger burnous
neigeux qui lui donnait des airs d’apparition, venait s’asseoir là, sur
une pierre.

Il était parfaitement beau, avec le teint mat et blanc des citadins
arabes, avec aussi leur distinction un peu nonchalante; mais son visage
était empreint d’une tristesse profonde.

                   *       *       *       *       *

Il s’asseyait là, toujours à la même place, et, le regard perdu dans
l’infini bleu de la nuit, il chantait, sur des airs d’autrefois éclos
sous le ciel d’Andalousie, des cantilènes suaves. Lentement, doucement,
sa voix montait dans le silence, comme une plainte ou une incantation...

Il semblait surtout préférer ce chant, le plus doux et le plus triste de
tous:

«Le chagrin vivace étreint mon âme, comme la nuit étreint mon cœur, et
le remplit d’angoisse, comme le tombeau étreint les corps et les
anéantit. A ma tristesse, il n’est pas de remède, sauf la mort sans
retour... Mais si, plus tard, mon âme se réveille pour une autre vie,
fût-ce celle d’Éden, ma tristesse renaîtra en elle.»

Quelle était donc cette tristesse incurable, dont l’inconnu chantait la
puissance?--Le chanteur singulier ne le dit jamais.

Mais sa voix était pure et modulée, et jamais aucune autre ne m’avait
livré aussi pleinement le charme secret et indéfinissable de cette
musique arabe de jadis, qui enchanta, avant la mienne, bien d’autres
âmes tristes.

Parfois, le jeune Maure apportait là la petite flûte murmurante des
bergers et des chameliers bédouins, le roseau léger qui semble garder en
ses mélodies quelque chose du murmure cristallin des ruisseaux où il
germa.

Longtemps, au silence des heures tardives, où tout dort de la Tunis
musulmane, dans la griserie des parfums, l’inconnu distillait ainsi des
mélancolies et des soupirs. Puis il s’en allait comme il était venu,
sans bruit, avec toujours ses allures de fantôme, rentrant dans l’ombre
des deux petites pièces qui devaient communiquer avec les autres
ruines...

Khadidja, ancienne esclave, avait vécu, quarante années durant, dans les
plus illustres familles de Tunis et avait bercé sur ses genoux plusieurs
générations de jeunes hommes. Un soir je l’appelai et lui montrai le
musicien nocturne. La vieille superstitieuse hocha la tête:

--Je ne le connais pas... Et pourtant, ceux des grandes familles de la
ville, je les connais tous.

Puis, plus bas, tremblante, elle ajouta:

--Dieu sait, d’ailleurs, si c’est bien un vivant. Peut-être n’est-ce que
l’ombre d’un des habitants de jadis, et cette musique, un rêve, un
sortilège?

Connaissant le caractère de cette race, pour qui toute interrogation sur
sa vie privée, sur ses allées et venues est une insulte, je n’osai
jamais interpeller l’inconnu, de peur de le faire fuir à jamais son
refuge.

Pourtant, un soir, je l’attendis longtemps en vain. Il ne revint jamais.
Mais le son de sa voix et le susurrement doux de sa flûte me reprennent
encore souvent, aux heures lunaires. Et j’éprouve parfois une sorte
d’angoisse indéfinissable à penser que jamais je ne saurai qui il était
et pourquoi il venait là.

                                   *

                                 *   *

Tout en haut, près de la Casbah banalisée et des casernes, il est un
endroit charmant, empreint d’une tristesse particulière et très
orientale. C’est Bab-el-Gorjani.

D’abord, sur un terrain un peu élevé au-dessus de la rue, dont il n’est
séparé que par une vieille muraille grise, un cimetière antique, où l’on
n’enterre plus et où les tombes disparaissent sous le fouillis des
herbes sèches, des rosiers, dans l’ombre centenaire des figuiers et des
cyprès noirs.

En Tunisie, l’accès des mosquées et des cimetières coraniques n’est
licite qu’aux musulmans.

Comme les sépultures y sont très anciennes et qu’il n’y passe point de
curieux, personne ne vient troubler les morts oubliés de Bab-el-Gorjani,
où seuls l’appel des mueddines et celui des clairons des zouaves
parviennent de tous les bruits de Tunis, qui s’étale en pente douce
jusqu’au miroir immobile de son lac.

J’ai toujours aimé à errer, sous le costume égalitaire des bédouins,
dans les cimetières musulmans, où tout est paisible et résigné, où rien
de ce qui rend ceux d’Europe lugubres ne vient déparer la mort. Et tous
les soirs, je m’en allais seule et à pied vers Bab-el-Gorjani.

A l’heure élue du magh’reb, quand le soleil va disparaître à l’horizon,
les tombes grises revêtent les plus splendides couleurs, et les rayons
obliques du jour finissant glissent, en traînées roses, sur ce coin
d’indifférence auguste et d’oubli définitif.

Plus loin, on passe sous la porte qui donne son nom à ce quartier, et on
se trouve sur une route pulvérulente, qui, vers l’ouest, descend dans
l’étroite vallée du Bardo et, vers l’est, va aboutir au grand cimetière
maraboutique de Sidi Bel-Hassène, d’où la vue s’étend sur le lac El
Bahira.

Cette route monte au sommet de la colline basse de Tunis, abrupte et
déserte sur ce versant. Je l’ai suivie bien des fois.

                                   *

                                 *   *

Le soleil est très bas. Le Djebel Zaghouan s’irise de teintes pâles et
semble se fondre dans l’incendie illimité du ciel.

Le disque énorme et sans rayons descend lentement, entouré de légères
vapeurs d’un violet pourpre.

Tout en bas, dans la vaste plaine, le chott Seldjoumi s’étend, desséché
par l’été, et sa surface unie, d’un ton lilacé, où seules quelques
efflorescences salines jettent des taches blanches, prend, dans cet
éclairage merveilleux, des aspects trompeurs de mer vivante, d’une
profondeur d’abîme.

Au pied de la colline, sur les bords du chott, on a planté des
eucalyptus odorants, pour combattre les miasmes des eaux stagnantes et
salpêtrées. Et cette multiple rangée d’arbres, au très pâle feuillage
bleuâtre, est une couronne d’argent sertissant la plaine maudite, où
rien ne pousse, où rien ne vit.

Je retrouvai là certaines impressions anciennes, éprouvées dans la
région des grands chotts sahariens, pays de visions.

                   *       *       *       *       *

Les dernières lueurs du jour jettent de longues traînées sanglantes sur
le chott désert, sur les eucalyptus tout à fait bleus maintenant, sur
les rochers rougeâtres et sur la muraille grise. Puis, brusquement, tout
s’éteint, comme si les portes de l’horizon s’étaient refermées, et tout
s’abîme dans une brume bleuâtre qui remonte en rampant vers la muraille
et vers la ville.

On l’a dit et redit, toute la beauté si changeante de cette terre
d’Afrique réside uniquement dans les jeux prodigieux de la lumière sur
des sites monotones et des horizons vides.

Ce furent sans doute ces jeux, ces levers de soleil irisés, délicieux,
et ces soirs de pourpre et d’or qui inspirèrent aux conteurs et aux
poètes arabes de jadis leurs histoires et leurs chants.

                                   *

                                 *   *

Sous la porte de Bab-el-Gorjani, tous les jours, un vieillard aveugle
vient s’asseoir, vêtu de loques grises. Dans la nuit éternelle de sa
cécité il répète indéfiniment sa litanie de misère, implorant les rares
croyants qui passent par là, au nom de Sidi Bel-Hassène-Chadli, le grand
marabout tunisien.

Souvent, en face des vieux mendiants de l’Islam, aveugles et caducs, je
me suis arrêtée, me demandant s’il y avait encore des âmes et des
pensées derrière ces masques émaciés, derrière le miroir terne de ces
yeux éteints... Étrange existence d’indifférence et de morne silence, si
loin des hommes qui, pourtant, vivent et se meuvent alentour!

Là errent aussi parfois, à la tombée de la nuit, des créatures en
loques, sordides et innommables, juives du Hara ou siciliennes de la
«Sicilia serira» (petite Sicile), quartiers dangereux et mal famés
avoisinant le port.

Ce qui les attire là, ce sont les casernes. Mendiantes et à l’occasion
prostituées, elles s’avancent, à l’heure de la soupe, le long des murs,
et, dans les encoignures noires, elles attendent la sortie des
soldats...

Bab-el-Gorjani reste pourtant l’un des coins les plus déserts et les
plus délicieusement paisibles de Tunis.

                                   *

                                 *   *

Une nuit de tristesse plus intense, d’angoisse vague et sans cause
appréciable, après avoir erré dans le silence des rues arabes où la vie
finit après le Magh’reb, j’étais venue échouer dans un vieux petit
quartier tout en ruines, resté debout de par la grande insouciance
islamique, au milieu des rues et des marchés, à la porte du
Souk-el-Hadjemine où, tous les jours, une foule s’agite et vit.

Là, dominant un monceau de ruines, il est un petit minaret carré, trapu:
c’est la mosquée d’El-Morkad.

Il n’y avait personne dans les ruelles et sous les toits en planches
légères des souks. Lasse d’errer ainsi sans but, je m’assis sur une
pierre, pour y attendre le jour.

En Afrique, de toutes les heures, la plus délicieuse, la plus charmante
est celle de l’aube matinale. Il y a dans l’air, encore frais et
limpide, quelque chose d’infiniment léger qui pénètre l’âme et le corps,
et qui grise les sens, heure joyeuse de jeunesse retrouvée et
d’espérance renaissante.

Il pouvait être trois heures à peine, et il faisait encore nuit dans la
ville. Mais là-bas, vers l’est, les terrasses des maisons commençaient à
se détacher en noir sur un fond d’un vert glauque, encore à peine
distinct.

Sèchement, au-dessus de ma tête, un volet de bois claqua, et un jet de
lumière jaune glissa dans la nuit: le mueddine se levait.

Comme en rêve encore, il commença son appel, par l’attestation séculaire
de l’omnipotence divine:--Dieu est le plus grand! «_Allahou akbar!_»

Doucement, lentement, sa voix semblait planer au-dessus de la ville
endormie... Elle avait un accent de foi absolue, de sincérité, de
recueillement solennel, cette voix venant d’en haut, qui semblait
descendre du ciel, ferme et consolante.

De loin, d’autres voix lui répondirent, semblables. Dans un jardin
voisin des oiseaux se réveillaient. Et ce fut un grand concert de voix
vibrantes, harmoniques, le cantique chanté chaque jour, de par tous les
pays d’Islam, au Seigneur des Univers, Souverain au Jour de la
Rétribution, Maître des Orients et des Occidents, Roi du jour qui se
lève...

--La prière vaut mieux que le sommeil!

La voix de rêve, raffermie peu à peu, lança cette phrase dernière, très
haut, impérieusement, et, avec le même claquement sec de tout à l’heure,
les quatre petites fenêtres ogivales se refermèrent. Tout rentra dans
l’ombre et le silence, pour les courts instants d’avant le jour...

                                   *

                                 *   *

Doucement, sans hâte, le canot effilé glisse dans l’eau plus pure et
plus salée du canal, entre les berges basses et rougeâtres qui le
séparent du lac. Nous allons vers la haute mer, qui ferme là-bas
l’horizon d’une ligne sombre.

Nous allons toujours dans le rayonnement rose du soir et dans l’eau
tranquille, dans l’eau molle du lac qui dort: le canot n’oscille pas.

A droite, sur sa colline ocreuse et rouge, semée de tombes très blanches
et de jardins d’un vert profond, s’élève la claire demeure maraboutique
de Sidi Bel-Hassène et, plus loin, noyé de vapeurs, le vieux fort
crénelé si lourd.

Le grand mont Bou-Karnine dresse ses deux pics jumeaux, d’un bleu
sombre, embrumés déjà par le soir qui naît.

Au loin, les blanches maisonnettes de Rhadès se reflètent dans l’eau
vivante de la vraie mer libre.

Et voici, à gauche, se profilant sur l’embrasement du ciel, la colline
auguste où fut Carthage.

Je regarde, songeuse, ce cap, cet éperon qui s’avance vers le large, ce
coin de terre pour lequel tant de sang fut versé.

Les monastères blancs qui essayent d’évoquer les souvenirs de la
Carthage byzantine, de la Carthage bâtarde des siècles de décadence,
disparaissent dans le rayonnement occidental, et la colline punique
semble déserte et nue.

Et voilà que toutes les images splendides du passé surgissent de ce
flamboiement rouge et raniment la colline triste, les palais des
suffètes, les temples des divinités sombres, le faste et les pompes des
Barbares, toute cette civilisation phénicienne égoïste et féroce, venue
d’Asie pour se développer et se magnifier encore sur la terre âpre et
ardente de l’Afrique...

Presque brusquement le soleil a disparu à l’horizon, j’écoute les voix
solennelles des mueddines qui m’arrivent des mosquées lointaines. Et
toute la Carthage de mon rêve, tissée d’idéal et de reflets, s’éteint,
avec les lueurs d’apothéose du soir mourant.



BLED-EL-ATTAR

(LA CITÉ DES PARFUMS)


Il est, dans un des plus vieux quartiers de Tunis, tout près de la
sainte mosquée de l’Olive--djemâa Zitouna--où tout respire l’antiquité
sereine et l’inébranlable foi, une petite cité d’ombre et de volupté où
s’étoffent, en une trame de sensations, les couleurs les plus
délicieuses et les parfums les plus suaves: c’est le Souk-el-Attarine.

Sous les hautes voûtes à colonnades torses, rouges et vertes, des voies
ombreuses se croisent, pleines de mystère et d’évocation.

A droite et à gauche s’ouvrent, comme de petites armoires, les échoppes
des parfumeurs où sont assis des Maures au visage de cire, aux regards
adoucis par le clair obscur, aux sens alanguis par les senteurs.

Parmi les jeunes marchands il en était un, pensif et plein de
distinction naturelle, Si Chedli ben Essahéli, fils d’un pieux et docte
jurisconsulte de la djemâa Zitouna.

Si Chedli aimait à se vêtir avec l’élégance discrète de certains
Tunisiens qui savent, de tradition lointaine, porter des soieries aux
couleurs éteintes, d’une délicatesse de nuances empruntée au passé.

Accoudé avec nonchalance sur un précieux coffret de nacre, Si Chedli
lisait ordinairement de vieux livres arabes, romans ou poésie. Devant
lui, sur une tablette, on voyait dès l’entrée une tasse de café à l’eau
de rose, une pipe de «chira» et, dans un vase translucide en fine
porcelaine bleue de Stamboul, une grande fleur candide de magnolia, qui,
tout de suite, vous enveloppait le cœur entre ses quatre feuilles
épaisses de chair odorante.

--A quoi penses-tu, Si Chedli? lui disaient souvent ses amis du Souk,
parmi lesquels il tendait à s’isoler, sans pourtant les dédaigner.

--Je pense que toute joie humaine est fumée et que rien ne saurait me
distraire assez...

                                   *

                                 *   *

Un jour, une voiture s’arrêta à l’entrée du Souk, et des femmes voilées
en descendirent. Elles entrèrent dans l’ombre des voûtes marchandes d’un
pas balancé, et, s’avançant au hasard, elles arrivèrent à la boutique de
Si Chedli, qui retint leur attention parce qu’elle était semblable à un
grand coffre de bois ouvragé.

Le jeune homme remarqua à leur entrée qu’elles étaient étrangères, car
elles portaient, sous la «ferrochia», le bonnet pointu des
Constantinoises impertinemment posé de côté.

La plus jeune s’assit sur la banquette et commença à parler avec un
pépiement gazouillant d’oiseau.

Après avoir, de ses doigts longs et menus, teints au henné, joué avec
les flacons à facettes, les boîtes d’ivoire et les pastilles
aromatiques, après avoir discuté les prix, elle se leva, rassembla en un
petit tas les choses qu’elle avait choisies et dit, indifférente:

--Tu m’enverras cela à la maison de Lella Haneni, dans le quartier
d’Halfaouïne... Non, ne m’envoie pas le porteur, car ce sont des
essences précieuses... et tu les porteras toi-même.

Le regard insistant de la Mauresque aux grands yeux noirs se posa, au
départ, sur les yeux de Chedli. Il en ressentit un délicieux malaise et,
sans pouvoir détourner à temps la tête, il répondit par un sourire qui
l’angoissait un peu:

--Quand?

--Ce soir, après le mogh’reb.

Cependant Si Chedli, l’heure venue de la prière, ne manqua pas d’entrer
à la mosquée suivant son habitude. Il en sortit, mécontent de lui-même:
il avait prié en hâte, l’âme troublée par d’autres préoccupations.

                                   *

                                 *   *

Le reflet rouge de l’occident éclairait encore le haut de la ville, du
côté de Bab-el-Gorjani, un grand calme alangui enveloppait Tunis dans
une dernière vapeur de couleur.

Plus vif qu’à l’ordinaire dans la foule lente et traînante qui
s’attardait aux échoppes, Si Chedli descendit à Halfaouïne.

Il entra dans une impasse voûtée et s’arrêta devant une petite porte
invraisemblablement basse. Le lourd marteau de fer résonna étrangement
dans la vieille maison caduque, envahie déjà par les herbes folles.

--_Achkoun?_ (Qui est là?) cria une voix chevrotante de vieille.

--_Hall!_ (Ouvre!)

Jamais l’Arabe, même devant sa propre maison, ne proférera son nom dans
la rue.

La porte s’entr’ouvrit, et une vieille, vêtue de la «fouta» bleue des
Tunisiennes pauvres, parut.

--Tu viens du Souk-el-Attarine?

--Oui.

Elle le conduisit dans une grande cour plantée de trois orangers. Sur la
galerie du premier étage, l’arcade d’une porte se voilait d’une soie
éclatante comme la fleur de la grenade.

--C’est là, monte!

Par l’ombre fraîche d’un escalier pavé de faïence bleue, Si Chedli
monta, la poitrine gonflée par le souffle du désir, et souleva le rideau
souple, tordu sur sa main comme une belle flamme. Là, sur un épais tapis
du Djerid, parmi des coussins brodés d’un or éteint, une femme
s’alanguissait, vêtue d’une chemise de gaze blanche à larges manches
lamées, d’un caftan de velours vert et or et de plusieurs gandoura de
soie. Elle portait encore, dans sa pose couchée, la chéchïya pointue,
ornée d’un foulard à franges et jugulée de deux chaînettes d’or qui
venaient se rejoindre sous son menton, en dessinant son visage mat et en
l’éclairant.

--Sois le bienvenu... Assieds-toi.

Elle était belle, d’une de ces beautés imprécises qui ont quelque chose
de personnel et de rayonnant, une chaleur secrète, à peine trahie.

Il s’assit à côté d’elle, et une vieille Mauresque apporta le café
obligé, sur un petit plateau de cuivre ciselé.

--Sont-elles aussi belles que Mannoubia, les femmes de ta Tunis? demanda
la vieille avec le rire de sa bouche édentée.

--Mannoubia?... c’est la rose cachée dans le feuillage.

--Toi aussi, tu es très beau.

Mannoubia jouait distraitement avec un éventail, en faisant sonner à
peine ses bracelets à chaque mouvement, et les anneaux précieux de ses
chevilles marquaient aussi d’un tintement léger l’étirement de son corps
félin sur les laines douces. Elle n’avait pas la hardiesse des
courtisanes de Tunis. Si Chedli, malgré lui, ne trouvait pas devant elle
le ton qu’il eût pris avec une autre; il y avait entre eux presque de la
crainte: celle de se joindre et de lutter plus que pour le plaisir.

--Écoute, dit-elle, j’allais acheter des parfums, pour me distraire...
mais, quand je t’ai vu, mon cœur t’a souhaité comme l’essence la plus
précieuse... Pourquoi ne me dis-tu rien? pourquoi veux-tu que j’aie
honte de toi?

--Mais qui es-tu, et d’où es-tu venue pour troubler mon repos triste?

--Bône était notre ville, mais j’ai grandi à Constantine, chez celle-ci
qui est ma tante, sœur de ma mère. Je suis venue parce que je
m’ennuyais.

Chedli s’appuya d’un contact encore discret sur les genoux de Mannoubia,
et, lui prêtant toute l’attirance de ses yeux, il murmura:

--Non, tu es venue comme la colombe vers le ramier...

Les chaînettes d’or tremblèrent sur les joues de la Mauresque.

La vieille avait disparu, et ils restaient là, dans le silence et
l’ivresse de la nuit qui tombait, prolongeant indéfiniment l’agonie
délicieuse de leur désir.

Maintenant, la tête lasse de la jeune femme et son beau cou tendu et
toute la richesse de sa gorge émue cherchaient une force contre la
poitrine oppressée de Chedli. Et il l’étreignit, peu à peu, jusqu’au
rythme final du baiser promis dans les jardins éternels...

                                   *

                                 *   *

Depuis ce jour, Si Chedli déserta souvent sa boutique et oublia d’ouvrir
ses vieux livres. Il vivait en plein rêve.

Si Chedli avait vingt-cinq ans, et il avait usé de toutes les choses
plaisantes, jusqu’à la satiété. Jamais il n’avait soupçonné que l’amour
pût avoir assez de force pour changer tous les aspects de l’Univers.

La nature lui donnait une fête quand il prenait le chemin de Halfaouïne,
à la nuit tombante. Le matin, pénétré d’une lassitude délicieuse, il lui
semblait, en allant au bain, qu’un voile léger se déchirait et secouait
sur la terre des pétales de jasmin... Même avant la prière, il respirait
dans l’air l’odeur de son amour.

Chedli n’avait dit son secret à personne, pour en être mieux
suffoqué--et, de le voir si pâle, quelques-uns pensaient qu’il devenait
phtisique.

Mais le vieux et rigide Si Mustapha Essahéli s’était aperçu du
changement prodigieux qui s’opérait en son fils et l’avait fait
espionner adroitement. Bientôt le secret de la retraite de Mannoubia fut
connu du vieillard...

Un soir, quand Si Chedli vint frapper à la porte, la vieille Tunisienne
lui dit, tout éplorée:

--Ils l’ont prise, ta colombe!

--Que dis-tu?

--Oui, Sidi; aujourd’hui des hommes du Bey sont venus... ils l’ont
prise, elle et la vieille Téboura, malgré ses appels vers toi et ses
plaintes... ils l’ont conduite à la gare pour la faire partir en
Algérie.

Chedli demeurait fixe et grave; il ne demandait rien, il doutait encore
et ne comprenait pas.

Il entra dans la cour blanche et déserte, il monta l’escalier de faïence
bleue, déchira le rideau et vit la chambre vide. Alors ses yeux se
creusèrent affreusement.

--La retrouver, oui, je le jure sur le Dieu unique et sur son Prophète!
je le jure sur le bienheureux cheikh Sidi Mustapha-ben-Azzouz, mon
maître en ce monde et dans l’autre... je la retrouverai.

                                   *

                                 *   *

Longtemps, patiemment, il chercha une trace, un indice. Enfin, par des
amis, il apprit que Mannoubia était retournée à Bône, où elle vivait,
disait-on, de la vie des courtisanes.

Le cœur de Chedli bondit à cette nouvelle plus encore d’espérance que de
colère. Il irait vers son amie, il la prendrait, il effacerait les
baisers payés avec ses larmes sincères. De toute cette douleur et de
toute cette honte, ils feraient encore de l’amour. Mais, son père
vivant, Si Chedli ne possédait rien à lui. Il implora vainement
l’autorisation de partir.

Alors, abandonnant sa boutique, il hanta les cimetières et les ruines de
la banlieue.

Un jour, il ne revint plus. En vain son père le chercha partout; Si
Chedli était parti, poussé par la force de son cœur.

... Et le vieillard commença à pleurer.

                                   *

                                 *   *

Longtemps, dans les vieilles ruelles, dans les cafés maures de la
blanche Annèba, Si Chedli chercha à savoir ce qu’était devenue
Mannoubia. Il chercha parmi ceux qui ne parlent pas des femmes, et il
fit sa compagnie de ceux-là aussi qui vivent dans la maison des
prostituées.

                   *       *       *       *       *

Une année bientôt s’était écoulée depuis la disparition de la Mauresque.
Égaré par des renseignements contradictoires, Si Chedli était venu
s’échouer à Alger.

Un soir, dans un café de Bab-el-Oued, grouillant de races et qui sentait
l’anis, Chedli rencontra un de ses anciens amis de Tunis, devenu sergent
aux tirailleurs. Ils échangèrent des souvenirs.

--Mannoubia bent El Kharrouby?... Je l’ai connue.

--Qu’est-elle devenue?

--Dieu lui accorde la paix!

Chedli resta accablé, anéanti. En cet instant, il avait senti se
refermer sur lui la porte d’un cachot qu’il ne devait plus quitter.

Ainsi, abandonnant patrie, famille, richesse, il était devenu un
vagabond, il avait cherché son amie pendant une année, toujours déçu et
toujours espérant... Et il venait là pour apprendre qu’elle était morte!

--Mais quand est-elle morte? Où est-elle morte?

--A Bône, où elle revenait, il y a environ un mois, après avoir passé
quelque temps à Alger. Elle avait eu des chagrins profonds, elle riait
de tout, elle buvait... Et enfin elle est morte de la poitrine.

--Aly, ne connais-tu pas sa tombe là-bas?

--Non. Mais l’autre nièce de Téboura, Haounia te la montrera. Téboura
aussi est morte.

                                   *

                                 *   *

Derrière les dentelures bleues du grand Idou morose, le noble soleil
descend en embrasant les hauteurs environnantes et la colline sacrée,
plantée de hauts cyprès noirs et de grands figuiers aux branches
tordues.

Là, sous des pierres sculptées multicolores et gracieuses, les croyants
de l’Islam viennent dormir le sommeil inexprimable du tombeau.

Rien de lugubre et rien de triste dans ce cimetière plein de fleurs, de
vignes et d’arbustes, où les tombes de faïence et de marbre blanc ne
sont plus, parmi la terre vivante, que des taches de pureté. Tout y
respire le grand calme auguste, la résignation, l’inébranlable assurance
consolatrice.

Devant ce jardin de la paix définitive, en bordure de rêve, s’étend le
golfe immense, immobile, d’un rose opalin strié d’azur et d’or, beau de
tout le grand ciel inondé de clartés.

Sous les ailes de leurs voiles latines, les balancelles maltaises en
fuite semblent suspendues dans l’éther entre deux miroirs d’infini.

Là, sur la colline sainte, à l’ombre d’un jeune figuier, il est une
tombe de faïence bleue et blanche, la longueur couchée d’un corps de
femme entre deux dalles dressées. On y peut lire, en caractères arabes,
cette simple épitaphe:

    MANNOUBIA BENT AHMED
    LA CONSTANTINOISE
    A DIEU RETOURNENT LES CHOSES
    IL N’EST PAS D’AUTRE DIVINITÉ QUE DIEU
    ET MOHAMMED EST L’ENVOYÉ DE DIEU

A l’heure prestigieuse du mogh’reb, quand s’effeuille la rose immense du
soir, un homme vêtu de gros drap, au visage régulier et sévère, monte
parfois vers la nécropole silencieuse, pour y attendre la nuit en se
souvenant.

Il porte l’uniforme bleu des tirailleurs sous la chéchïya rouge son
visage a bruni et maigri, et personne ne saurait plus reconnaître en ce
rude soldat le Maure de Tunis délicat et pâle.

                                   *

                                 *   *

Dans l’ombre parfumée, dans le silence lourd du Souk-el-Attarine, sur
lequel la Djemâa Zitouna toute proche jette la grande ombre triste de
l’Islam, dans la petite alvéole d’une boutique auréolée de cierges
multicolores et pleine d’aromates, un vieillard est assis, appuyé d’un
bras faible sur le coffret de nacre qui semble plein de ses souvenirs.
Des heures et des jours durant il reste là, plongé dans son rêve
immobile, et il attend, les traits émaciés et flétris par la douleur,
les yeux usés et décolorés par les larmes.

Il reste là et il attend, témoin du temps, comme une statue dérisoire de
lui-même. Il écoute en son cœur vide s’éteindre les derniers battements;
il songe à son fils qui ne reviendra pas et à ce peu de force, en lui,
qui va mourir.



NOTES SUR

LA VIE ET LES ŒUVRES

D’ISABELLE EBERHARDT


Quand M. Loubet, président de la République, vint en Algérie, Isabelle
Eberhardt assistait au banquet de la presse qui fut donné à Alger. Elle
y portait, suivant sa coutume, le costume arabe masculin tout de laine
blanche, sans aucun ornement de soie, sans aucune autre tache de couleur
que les cordelettes brunes en poil de chameau, nouant en tours nombreux,
sur son front puissamment sculpté, la mousseline blanche de son haut
turban du Sud.

La présence de ce jeune taleb aux belles mains allongées, à la voix
douce un peu voilée et traînante, ne fut pas sans intriguer les
reporters qui suivaient le voyage présidentiel. Quelques-uns, mal
renseignés, envoyèrent à leurs journaux des informations inexactes sur
la vie et la personnalité de notre amie, qui se trouvait comparée à une
sorte de Velléda arabe, parcourant les tribus comme autrefois la
belliqueuse Berbère Kabéna, reine de l’Aurès, pour y prêcher la haine de
l’envahisseur. Ces choses répondaient d’ailleurs à des calomnies locales
propagées par quelques folliculaires arabophones.

Isabelle Eberhardt tenait à relever ces dires:

Ma véritable histoire, écrit-elle dans _la Petite Gironde_ du 23 avril
1903, est peut-être moins romanesque, assurément plus modeste, que la
légende en question, mais je crois de mon devoir de la conter.

Fille de père sujet russe musulman et de mère russe chrétienne, je suis
née musulmane et n’ai jamais changé de religion. Mon père étant mort peu
après ma naissance, à Genève, où il habitait, ma mère demeura dans cette
ville avec mon vieux grand-oncle, qui m’éleva absolument en garçon, ce
qui explique comment, depuis de longues années, je porte le costume
masculin.

Je commençai, d’abord, des études médicales, que j’abandonnai bientôt,
irrésistiblement entraînée vers la carrière d’écrivain.

A ma vingtième année, en 1897, je suivis ma mère à Bône, en Algérie, où
elle mourut sous peu, après avoir embrassé la foi musulmane. Je
retournai alors à Genève, pour y accomplir mon devoir filial auprès de
mon grand-oncle, qui mourut bientôt, lui aussi, me laissant une petite
fortune. Alors, seule, avide d’inconnu et de vie errante, je retournai
en Afrique, où je parcourus à cheval et seule la Tunisie et l’Est
algérien, ainsi que le Sahara constantinois. Pour plus de commodité et
par goût esthétique, je m’accoutumai à porter le costume arabe, parlant
assez bien la langue du pays, que j’avais apprise à Bône.

En 1900 je me trouvais à Eloued, dans l’extrême Sud-Constantinois. J’y
rencontrai M. Sliman Ehnni, alors maréchal des logis de spahis. Nous
nous mariâmes selon le rite musulman.

En général, dans les territoires militaires, les journalistes sont mal
vus, en leur qualité d’empêcheurs de danser en rond... Tel fut mon cas:
dès le début, l’autorité militaire, qui est là-bas, en même temps,
administrative (bureaux arabes), me témoigna beaucoup d’hostilité;
aussi, quand nous manifestâmes, mon mari et moi, l’intention de
consacrer notre mariage religieux par une union civile, l’autorisation
nous en fut refusée.

Notre séjour à Eloued dura jusqu’en janvier 1901, époque à laquelle je
fus, dans les circonstances les plus mystérieuses, victime d’une
tentative d’assassinat de la part d’une sorte de fou indigène. Malgré
mes efforts, la lumière ne fut pas faite sur cette histoire, lors du
procès qui eut lieu, en juin 1901, devant le Conseil de guerre de
Constantine.

Au sortir du Conseil de guerre, où j’avais naturellement dû comparaître
comme principal témoin, je fus brusquement expulsée du territoire
_algérien_ (et non de France), sans qu’on daignât même m’exposer les
motifs de cette mesure. Je fus donc brutalement séparée de mon
mari.--Étant naturalisé français, son mariage musulman n’était pas
valable.

Je me réfugiai auprès de mon frère de mère, à Marseille, où mon mari
vint bientôt me rejoindre, permutant au 9e hussards. Là, l’autorisation
de nous marier nous fut accordée après enquête et sans aucune
difficulté... Il est vrai que c’était en France, bien loin des
proconsulats militaires du Sud-Constantinois. Nous nous mariâmes à la
mairie de Marseille, le 17 octobre 1901.

En février 1902, le rengagement de mon mari expirant, il quitta l’armée
et nous rentrâmes en Algérie. Mon mari fut bientôt nommé _khodja_
(secrétaire-interprète) à la commune mixte de Ténès, dans le nord du
district d’Alger, où il est encore.

Telle est ma vraie vie, celle d’une âme aventureuse, affranchie de mille
petites tyrannies, de ce qu’on appelle les usages, le «reçu», et avide
de vie au grand soleil, changeante et libre.

Je n’ai jamais joué aucun rôle politique, me bornant à celui de
journaliste, étudiant de près cette vie indigène que j’aime et qui est
si mal connue et si défigurée par ceux qui, l’ignorant, prétendent la
peindre.

Je n’ai jamais fait _aucune propagande_ parmi les indigènes, et il est
réellement ridicule de dire que je pose en _pythonisse_!

Partout, toutes les fois que j’en ai trouvé l’occasion, je me suis
attachée à donner à mes amis indigènes des idées justes et raisonnables
et à leur expliquer que, pour eux, la domination française est bien
préférable à celle des Turcs et à toute autre.

Il est donc bien injuste de m’accuser de menées anti-françaises.

Quant à la teinte d’antisémitisme que m’attribue votre envoyé spécial,
elle m’est d’autant plus étrangère que, collaboratrice à _la Revue
blanche_, à _la Grande France_, au _Petit Journal illustré_ et à _la
Dépêche Algérienne_, où je suis rédactrice attitrée, j’ai collaboré aux
_Nouvelles d’Alger_, qui, sous la rédaction en chef de M. Barrucand, ont
si largement contribué à détruire ici la tyrannie antisémite. J’ai passé
à l’_Akhbar_ en même temps que M. Barrucand, qui reprenait à nouveau ce
vieux journal pour y poursuivre une œuvre essentiellement _française_ et
_républicaine_, et pour y défendre les principes de justice et de vérité
qui doivent s’appliquer ici à tous, sans distinction de religion et de
race.

J’espère, Monsieur le Rédacteur en chef, que vous voudrez bien insérer
ma rectification et faire ainsi droit ma défense, que je crois très
légitime.

Agréez, etc.

                                   *

                                 *   *

La mère d’Isabelle Eberhardt, en 1873, était restée veuve du général de
Moërder, dont elle eut plusieurs enfants, qui occupent aujourd’hui de
hautes situations administratives en Russie. Isabelle Eberhardt fut une
fille de l’exil. Son grand-oncle et tuteur, dont elle parle dans son
autobiographie épistolaire, s’appelait Alexandre Trophimowsky. C’était
un homme très bon, très cultivé, d’esprit libéral, un peu solitaire.
Dans un esprit de protestation politique, il avait quitté la Russie et
s’était établi en Suisse. Ce fut près de lui que Mme de Moërder vint
habiter après son veuvage et ce fut dans sa maison de la banlieue de
Genève, dite «Villa Neuve» à Meyrin, qu’Isabelle Eberhardt naquit en
1877.

Elle y fut élevée suivant les idées de son tuteur sur l’éducation des
filles, évoluées depuis Fénelon.

Dans la bibliothèque du misanthrope bienfaisant, Isabelle Eberhardt
apprit au hasard beaucoup de choses, et elle les savait avec goût.

                                   *

                                 *   *

A dix-huit ans, étudiant appliqué, dont l’horizon ne dépassait pas les
vitres, elle écrivait le français, le russe, l’allemand, l’arabe et se
tenait au courant des mouvements d’idées. Elle entretenait aussi
quelques correspondances littéraires sous des pseudonymes variés:
Mahmoud Saâdi, Nicolas Podolinsky, etc., pour confronter son esprit à
celui des autres, sans donner prise sur elle-même.

Après la mort de sa mère et de son tuteur, commença, pour elle, une tout
autre vie, qu’un peu de fortune facilita d’abord.

Pour la songeuse et la studieuse, pour la captive impatiente des livres,
le moment vint où elle se trouva livrée à elle-même, libre de choisir sa
voie.

Après les grands deuils, qui devaient revenir en ombres apaisantes,
Isabelle Eberhardt hésite un peu sur le seuil de la triste villa
genevoise qu’elle revoyait, en 1899, après de longs mois d’Afrique et
qu’elle allait quitter pour toujours. Mais la caresse d’un beau
crépuscule passe sur ses yeux: elle cède, elle retourne aux bords qui
l’ont conquise et, tout de suite, elle veut posséder les grands horizons
lumineux, l’espace pur, le désert.

D’autres femmes, et la plus célèbre, lady Stanhope, petite-fille de lord
Chatam et nièce de William Pitt, le grand homme d’État anglais, avaient
déjà réalisé l’ambition des belles chevauchées au désert sous le costume
arabe; mais il n’est personne qui ait vécu le quotidien de la vie du Sud
comme devait le faire Isabelle Eberhardt, personne qui, de cette vie
profonde et monotone, ait rapporté autant de souvenirs.

                                   *

                                 *   *

Elle ne fut pas seulement le cavalier d’une fantasia, la passante sur un
fond saharien, mais encore la nomade des sables et l’errante des villes.

N’eût-elle rien écrit, Isabelle Eberhardt mériterait encore, par sa vie,
de retenir l’attention dans notre époque de curiosité, qui semble
chercher des héroïnes, mais qui ne les accepte le plus souvent qu’au
théâtre.

Celle-ci fut simple et forte, et, d’ailleurs, une fin tragique couronna
son destin.

Elle mourut à vingt-sept ans, dans la catastrophe d’Aïn-Sefra, le 21
octobre 1904, entraînée, par la chute de sa maison, dans le débordement
des eaux[9].

  [9] A l’extrémité des Hauts-Plateaux du Sud-Oranais, Aïn-Sefra est
    située dans un vaste cirque de montagnes par 1.200 mètres
    d’altitude. Les premières pluies d’automne y sont presque toujours
    d’une grande violence, et toutes les saisons y éclatent avec
    brusquerie.

                                   *

                                 *   *

On retrouva son corps, sous les décombres, deux jours après
l’inondation. Le général Lyautey, qui s’intéressait à ses études
sahariennes si colorées et si exactes, la fit inhumer au cimetière
musulman d’Aïn-Sefra.

C’était là qu’elle allait, c’est là qu’elle repose, au pays des lumières
de diamant, dans le cimetière le plus idéaliste du monde, sans aucune
laideur voisine, au pied de la haute dune de sable qui fut l’écran de
ses rêves et qui descendra un jour sur les humbles tombes nues pour les
recouvrir de son manteau d’or.

                                   *

                                 *   *

Son mari, M. Sliman Ehnni, qui se trouvait près d’elle, a donné sur sa
mort quelques détails bien dignes de son caractère[10].

  [10] Voir le récit de M. Ehnni dans la _Dépêche Algérienne_ du 30
    octobre 1904.

L’oued Sefra, rompant ses rives et déplaçant son cours, venait de couper
à travers le village et le ravageait. Ils virent venir le flot de boue.
Isabelle Eberhardt conserva toute sa présence d’esprit, et son cœur
admirable se révéla encore dans ce moment. Elle disait à son mari:

«Je sais nager, n’aie pas peur, je te soutiendrai...» Et déjà elle
arrachait des planches pour lui en faire un radeau.

Le soin qu’elle apportait à sauver son époux fut la cause de sa mort. Au
moment où elle s’engageait à son tour dans l’escalier, la maison
s’écroula sur elle.

                                   *

                                 *   *

M. Ali Abdul-Wahab, fonctionnaire et lettré tunisien d’une grande
distinction, eut l’occasion de voir Isabelle Eberhardt aux premiers
temps de son arrivée en Afrique.

«C’était, dit-il, à Paris vers la fin de 1896. Me trouvant un jour chez
mon vénérable ami le cheikh Abou-Naddara, je remarquai sur son bureau le
portrait d’un marin russe.

«Intrigué par cette photographie de jeune éphèbe au milieu de tant de
respectables têtes de vieillards, pour la plupart des ministres, des
pachas, des princes ou hauts dignitaires de la cour ottomane, je
hasardai une indiscrétion, bien pardonnable, auprès de mon affable et
sympathique hôte Abou-Naddara.

--«C’est, m’apprit-il, un jeune écrivain slave, qui, ayant embrassé la
foi musulmane, vient de s’établir en Algérie pour étudier la langue
arabe.

«Un mois après, je recevais une fort gentille lettre où notre Slave,
signant «Mahmoud», me priait de lui élucider quelques questions
musulmanes qu’il n’avait pu comprendre. Je lui donnai satisfaction
malgré le peu de loisir que j’avais alors. Une correspondance des plus
régulières s’établit bientôt entre nous, et, quelques mois plus tard,
invité par mon nouvel ami, je débarquais à Bône, où je demeurai trois
jours avant de regagner Tunis.

«Je ne chercherai pas à décrire l’étonnement qui me saisit au
débarcadère, lorsqu’au lieu de serrer la main d’un Mahmoud, je me
trouvai en présence d’une jeune fille, très élégamment vêtue, que je
saluai avec le plus grand respect.

«Elle me toisa un moment, hocha la tête, sourit et me dit d’un ton bien
franc, sur une pointe de moquerie:

--«A croire ce qu’on m’avait dit de vous, je ne vous aurais jamais cru
capable d’un aussi grand respect pour les préjugés.

«Malgré tout, je fus longtemps avant de m’habituer à l’idée de cette
jeune et jolie fille délaissant, de parti pris, les douces prérogatives
de son sexe pour courir des aventures devant lesquelles le plus hardi
des hommes eût peut-être reculé; et cette histoire me parut si étrange
qu’en rentrant à l’Hôtel d’Orient où j’étais descendu, je me surpris à
répéter toute une gamme exclamative.

«En quittant Bône je remportai un inoubliable souvenir de l’accueil
charmant que m’avait réservé la famille d’Isabelle Eberhardt.

«Mon court séjour dans cette ville ne m’avait pas permis de pénétrer,
comme je le désirais et comme plus tard je le pus, le mystère qui
planait sur la vie d’Isabelle; néanmoins il me semblait comprendre
qu’elle avait beaucoup d’ennuis et qu’elle souffrait.

«Cette supposition fut confirmée par une série de longues épîtres
qu’elle m’adressa à Tunis.»

                                   *

                                 *   *

Dans ces lettres, que nous communiqua M. Abdul-Wahab, Isabelle Eberhardt
explique la nature de sa pensée à Bône, près de sa mère déjà très
malade:

«Ici je ne bouge pas, je ne cause pas, j’étudie et j’écris...»

Elle ajoute:

«Peut-être avez-vous deviné que, chez moi, l’ambition de me «faire un
nom et une position» par ma plume (chose à laquelle je n’ai guère
confiance d’ailleurs, et que je n’espère pas même atteindre), que cette
ambition est au second plan.

«J’écris parce que j’aime le «processus» de création littéraire;
j’écris, comme j’aime, parce que telle est ma destinée, probablement. Et
c’est ma seule vraie consolation.»

A ce moment Isabelle Eberhardt avait déjà commencé le roman qu’elle
devait publier, plus tard, sous le titre: _Trimardeur_. Cette œuvre
s’intitulait alors _A la Dérive_.

Dans la correspondance d’Isabelle Eberhardt avec un de ses frères,
engagé à la Légion étrangère, celui-ci s’intéresse à ce livre et promet
des notes. Il donne aussi ses impressions de légionnaire. Elles sont
fort intéressantes.

                   *       *       *       *       *

Dans une de ses lettres de délicate camaraderie intellectuelle, Isabelle
Eberhardt explique à M. Abdul-Wahab son «bon garçonisme».

«En face du monde nous portons, par défiance autant que par crainte des
banales consolations que l’on ne manquerait pas de nous prodiguer, un
masque impénétrable pour ceux qui, comme la grande, l’immense majorité
des hommes, ne nous ressemblent point. Chez vous, c’est le masque de
l’impassibilité et presque de l’indifférence. Chez moi, c’est celui d’un
bon garçonisme qui explique mes continuelles blagues et agaceries. L’un
et l’autre, nous sommes peut-être malades. Nous souffrons parfois
cruellement, mais nous ne voulons point de la compassion de nos
pseudo-semblables si dissemblables...»

--Remarquons encore un trait de franchise bien remarquable chez une
jeune femme qui s’étudie, qui veut vivre, écrire, être enfin ce qu’elle
doit être:

«Il y a en moi, dit-elle, des choses que je ne comprends pas encore ou
que je ne fais que commencer à comprendre. Et ces mystères-là sont fort
nombreux. Cependant je m’étudie de toutes mes forces, je dépense mon
énergie pour mettre en pratique l’aphorisme stoïcien: «Connais-toi
toi-même.» C’est une tâche difficile, attrayante et douloureuse. Ce qui
me fait le plus de mal, c’est la prodigieuse mobilité de ma nature et
l’instabilité vraiment désolante de mes états d’esprit, qui se succèdent
les uns aux autres avec une rapidité inouïe. Cela me fait souffrir et je
n’y connais d’autre remède que la contemplation muette de la nature,
loin des hommes, face à face avec le grand Inconcevable, seul unique
refuge des âmes en détresse.»

--Elle parle plus loin, dans la même correspondance, de «ce grand sphinx
qui nous attire là-bas...»

                                   *

                                 *   *

Après la mort de sa mère et celle de son tuteur, entre deux voyages à
Tunis, Isabelle Eberhardt eut la curiosité de voir le Sahara en été. Son
carnet de route, bref comme un itinéraire, va nous montrer ce que fut ce
«raid» dans le désert.

Elle avait quitté Genève le 4 juin 1899, après la mort de son tuteur. Le
14, elle est à Tunis. Le 8 juillet, elle se met en route pour le
Sud-Constantinois. Nous la trouvons à Timgad le 12 juillet, «déjeuner et
sieste sous l’arc de Trajan», et deux jours après à Biskra. Elle veut
aller plus loin, pousser jusqu’au grand désert. On lui conseille de
s’adresser au bureau arabe.

Suivons ici son carnet de route, complété par sa correspondance.

«Comme je dînais à l’hôtel de l’Oasis, le capitaine de Susbielle,
rencontré dans la journée, me propose de me joindre à son convoi pour
aller à Touggourth. J’acceptai d’abord, mais, dans la soirée, au cours
de mes conversations avec les indigènes, mon intention se modifia quand
j’appris la rudesse de cet officier envers les musulmans. Je n’avais pas
le temps de contrôler leur dire, mais, désireuse de bien connaître les
mœurs du Sud, je ne voulais pas m’aliéner la sympathie des indigènes et,
le lendemain, quand le capitaine de Susbielle vint me chercher pour
partir, je m’excusai de ne pas me joindre à son convoi, retenue que
j’étais à Biskra par des lettres de ma famille qui devaient m’y
rejoindre. Il me dit qu’il m’attendrait à Chegga, deuxième étape sur la
route de Touggourth.

«Le 18 juillet au soir, départ (avec Salah et le Bou Saadi Chlély ben
Amar) pour Touggourth. Mes compagnons ne sont pas pressés de se mettre
en route. Nous nous attardons jusqu’à 2 heures du matin, café Chéoui, au
vieux Biskra, avec les fils d’un marabout et les spahis, à parler des
choses du Sud.

«Le 19, à 9 heures, arrivée à Bordj-Saâda (Teïr-Rassou). Sieste lourde
dans la chaleur après la marche de nuit. Réveil paresseux. Nous
musardons.

«Joué aux cartes avec les Chaouïya (berbères de l’Aurès) d’une caravane
campée près du bordj.

«Il est entendu que je suis un jeune lettré tunisien voyageant pour
s’instruire et visitant les zaouïya du Sud.

«A Biskra, le lieutenant-colonel Fridel m’a demandé au bureau arabe si
je n’étais pas une _méthodiste_. Quand il a su que j’étais Russe et
musulmane il n’a plus rien compris du tout. Ceux qui ne sont pas dans le
Sahara pour leur plaisir ne comprennent pas qu’on y vienne, surtout en
dehors de la «saison». Suivant cette manière de voir, Fromentin n’aurait
jamais écrit son «Été dans le Sahara». Il est vrai que je ne suis pas
Fromentin, mais il faut bien commencer. Et puis j’ai le tort de
m’habiller comme tout le monde ici[11].

  [11] Plus tard, quand Isabelle Eberhardt cherchera à connaître les
    motifs qui pouvaient motiver son expulsion d’Algérie, M. B...
    chancelier du Consulat de Russie à Alger, lui écrira, le 18 juin
    1901:

    «Vous portiez un costume arabe masculin, chose qui, avouez-le
    vous-même, ne convient pas trop à une demoiselle de nationalité
    russe.»

«Le cheikh des Chaouïya de la caravane est un vieillard curieux et qui
voudrait s’instruire. Il me demande à 3 heures de lui donner une leçon
de français... et nous devons nous séparer au mogh’reb (coucher du
soleil).

«Arrivée vers 11 heures et demie à Bir-Djefaïr, où nous nous reposons
dans la cour du bordj infestée de scorpions. Pour commencer mon
apprentissage de caravanier, j’ai rempli la _guerba_ (outre) d’une eau
de puits excellente, avec ma tasse de fer-blanc.

«Repartis à 2 heures et demie matin, bon train.

«Arrivée à Chegga vers 3 heures trois quarts. Rencontré des «joyeux»
venant de Guémar, sans gradés, pour porter plainte au général, à Batna.
Bu le café avec eux.

«Repartis le 20, 5 h. 3/4. Arrivée à Bir-Sthil vers 11 heures. Bonne
eau. Querelle avec le gardien. Fièvre, soif intense. Pas trouvé à manger
(vécu de pain depuis le 18 au soir). Repartis à 9 heures soir.

«Rencontré, au poste télégraphique, à 9 heures, au sud de Sthil,
caravanes de Chaamba allant de Barika à Ouargla. Cheikh Abd-el-Kader ben
Aly, modèle de la bonne grâce, me propose de me conduire à Ouargla avec
sa caravane, sans rétribution.

«Vers 1 heure matin, manqué périr avec mon cheval dans une _sebkha_ (lac
salé desséché), à l’ouest de la route.

«A 3 heures, mis pied à terre et prêté mon cheval à un ouvrier Chéouï
qui marchait à pied avec nous, pour ne pas être seul. Suivi, comme à la
promenade, les plantations de la Société Française de l’Oued-Rir.
Arrivée à El-Mérayer, à 5 heures.

«Parti 9 heures. Fait fausse route. Rejoint les Chaamba vers minuit.
Rencontré nomades, homme et femme, allant, sous la conduite d’Abdou Fay,
nègre armé, à la djemâa, près Ourlana, pour se divorcer. Fait route tous
ensemble.

«Arrivée le 22 vers 2 heures, à la source dite Aïn-Sefra. Repos avec les
divorcés. Reparti, passant par El-Berd, à 5 heures matin. Rejoint les
Chaamba vers 7 heures. A 9 heures repos à la première fontaine de
l’oasis d’Ourlana.

«Monté au bordj. Trouvé ordre de Susbielle de ne pas me laisser
séjourner au bordj plus de 24 heures. Histoire des mesures à orge
coupées et des coups de cravache donnés au cheikh (ou caïd?). Journée de
soif et de fièvre, dans l’abri de la troupe.

«Parti au mogh’reb. Passé près d’une heure à chercher, au moyen
d’allumettes, la seule bonne source d’Ourlana, sur la route de Maggar.
Trouvé. Abreuvé cheval et mulets malades, au moyen de mon bidon. Changé
l’eau de la guerba. Sur la route, altercation avec le cheikh d’Ourlana.

«Vers minuit, rencontré le commandant du Cercle de Touggourth, partant
en congé, en voiture. Vers 2 heures du matin, repos pour cause de
malaise, tous trois pris de vomissements et de vertiges. Dormi au milieu
du désert, sur le sable.

«Recherche des bêtes au réveil. L’homme de Bou-Saâda essaye d’allumer
une cigarette d’un coup de pistolet. Laissé en arrière, avec son mulet,
Lakhdar, porteur du pain et de l’eau.

«Le 23, de 2 à 4 heures, traversée de la pointe ouest du Chott Mérouan.
Arrivés (Salah et moi) à El-Maggar à 4 heures. Bu café au relai arabe de
la poste. Partis à la recherche de Chlély. Retrouvé.

«Quitté El-Maggar vers 6 heures. Arrivés à Touggourth vers 11 heures.
Dormi toute la journée. Soirée passée à noter scène «femmes du Sud» avec
chanteuses et brigadier Smaïn.

«Vers 4 heures, le khalifa Abd-el-Aziz et le deïra Slimène sont venus me
chercher pour aller chez le capitaine de Susbielle. Entretien de près de
deux heures, d’abord violent, puis, plus courtois, de la part du
capitaine. Refus glacial et poli de me laisser à Ouargla, c’est-à-dire
de donner à mes guides la permission de m’accompagner.

«Jusqu’à 10 heures soir, me voici à la recherche des Chaamba pour partir
avec eux, en laissant mes guides à Touggourth.

«Trouvé Taïb, le Chéouï, qui me dit que le cheikh Abd-el-Kader me
faisait saluer, et qu’il était parti à l’asr, vers quatre heures.

«Le 25, matin, retourné bureau arabe; demandé permission pour guides
dans le Souf. Accordé.

«Passé à Touggourth journées des 26, 27, 28. Le 28, été à cheval à
Témassine. Le 29, 4 heures après-midi, parti pour Eloued. Fièvre
intense. Tombé dans la dune près la guemira de Mthil. Fait route avec
postier nègre Amrou.

«Le 31, 2 heures matin, reparti avec postier Bel Kheïr. Arrivés vers 9
heures et demie matin à Ferdjenn. Trouvé brigadier Osman et spahi
Mohamed ben Tahar. Passé journée fièvre.

«Le 1er août, 2 heures et demie matin, parti avec guide soufi Habib.
Arrivés 9 heures matin Moïet-el-Caïd. Sieste. Parti après le moghreb.

«Arrivé vers 7 heures matin à Bir-Ourmès. Passé journée jardin du
cheikh. Querelle et bataille de guides avec les fils du cheikh. Passé
nuit devant le bordj.

«Le 3, 5 heures matin, parti. A 4 heures du soir court arrêt à
Kasr-Kouïnine pour boire. Impression inoubliable du soleil couchant dans
la grande dune.

«Arrivée à Eloued à 7 heures. Trouvé enterrement musulman.»

                                   *

                                 *   *

--Isabelle Eberhardt ne séjourna alors que peu de temps dans la région
d’Eloued. Mais elle en garda cependant la plus vive impression. Elle
devait y revenir l’année suivante et y passer plusieurs mois. Malade de
fièvre, nous la trouvons de retour à Biskra le 17 août et à Batna le 19.

Elle fait alors une excursion dans les montagnes de l’Aurès.

«Le 25, entrée sur le territoire des Ouled-Soltan. Diffa à
Ras-el-Djebel, chez le cheikh Slimène des Ouled-Soltan. Le 26, ascension
du Djebel-Touggour. Nuit dans la forêt de cèdres. Le 27, descente à
Barika. Rentrée à Khenchela le soir. Nuit au fondouk. Retour à Batna le
28.»

                                   *

                                 *   *

Le 29 elle est à Bône, où elle visite le tombeau de sa mère. Elle en
repart le 2 septembre et rentre à Tunis, où elle passera une partie de
l’automne. C’est à cette date qu’elle indique ses «Heures de Tunis».

Après un séjour d’une quinzaine de jours à Marseille où habite son frère
Augustin, elle arrive à Paris le 20 novembre.

Elle voudrait y passer tout l’hiver, mais son humeur nomade l’emporte de
nouveau, et cette fois en Italie. Citons encore son étonnant carnet de
voyage, qui va nous renseigner sur ses caprices d’errante.

«Le 17 décembre quitté Paris par express. Le 18, arrivée à Marseille.
Passé hôtel Beauveau les quatorze jours suivants.

«Le 29, partie pour Gênes. Arrivée le 30, 11 heures matin. Descendue
hôtel de France et passé journée à courir la ville. Le soir du même
jour, départ sur _le Persia_ pour Livourne. Arrivée 31 matin.

«La Sardaigne me tente. Je m’embarque pour Cagliari. Descendue «Albergo
Quatro Mori». Passé là le mois de janvier, puis retour à Paris.»

                                   *

                                 *   *

Au commencement du mois de mai 1900, Isabelle Eberhardt se retrouvait
encore une fois à Marseille. Elle y note son regret des grands espaces
de lumière et sa vision première du Sahara, retrouvée à travers la cohue
de la grande cité commerciale. Elle revoit son arrivée à Eloued au mois
d’août et cet enterrement arabe qui la fit frissonner de toute la force
de sa destinée.

On lira, en illustration sentimentale de cette période de sa vie
errante, les pages que nous avons pu reconstituer, d’après ses notes,
sous le titre: _Nostalgies_ qu’elle indiqua. Nous les avons jointes aux
«Choses du Sahara».

                                   *

                                 *   *

Emportée par sa passion du Sud, Isabelle Eberhardt arrivait de nouveau à
Eloued dans les premiers jours du mois d’août 1900. On trouve trace de
son passage sur le registre de l’Hôtel de l’Oasis, de Touggourth, le 31
juillet 1900, à la même date qu’en 1899.

C’est alors que la vie saharienne la prit profondément. Elle sentit
bientôt qu’elle se détachait de l’Europe, qu’elle allait devenir
étrangère à elle-même, et fut presque effrayée de la pente où elle
glissait. La fin de l’année la trouva dans ces dispositions.

Elle écrivait à son frère:

«Tu ne saurais t’imaginer quelle plaie vive tu as touchée en moi, par
tes questions au sujet de la littérature.

«Mon Dieu non, non, je n’ai pas oublié, mon cœur ne s’est point fermé au
souffle divin du Beau!

«Mais, hélas, je crois que je suis en train de subir le sort de _Jean
Berny_ et que mes quelques cahiers d’essais littéraires, que j’ai
rapportés ici, sont destinés à jaunir, à se racornir comme ceux où Berny
laissa s’ensevelir définitivement ses espérances. Et pourtant, c’est un
remords constant pour moi que ces livres et ces cahiers.

«Notre ami D... avait peut-être raison de me dire l’autre jour en
partant:

«--Prenez garde, Si Mahmoud, vous vous accoutumerez à notre vie, et, de
lendemain en lendemain, vous remettrez toujours le travail littéraire.
En fin de compte, ce lendemain ne viendra jamais. Ce n’est qu’une
lâcheté pour apaiser les justes remords de la vocation qui se plaint...»

Isabelle Eberhardt ajoutait:

«Je vais cependant commencer quelques notes sur le Souf: Le pays est
absolument inédit.»

Parlant de sa vie à Eloued, elle écrit le 10 décembre 1900:

«En fait de visiteurs, il n’y a que le cheikh des Kadriya de Guémar,
Sidi Elhoussine ben Brahim, homme d’un certain âge, marabout vénéré, qui
est devenu un véritable père pour nous. C’est d’ailleurs lui qui m’a
donné l’initiation et le chapelet des Kadriya. Il s’arrête toujours chez
nous quand il vient à Eloued. Il lui est arrivé de passer à la maison 5
et 6 jours à la file. Il y a aussi Abdelkader ben Saïd, l’instituteur
indigène qui vient nous voir. C’est tout. Nous avons fermé nos portes au
monde, et nous n’allons chez personne à Eloued. Je vais de temps en
temps à la grande zaouïya d’Amiche, ou chez Sidi Elhoussine à Guémar.
C’est tout.

«Autrement je fais de longues promenades solitaires sur mon brave
«Souf», qui devient décidément un excellent cheval, énergique et vite.
Lundi dernier, il m’a été donné de participer à une des plus belles
fêtes que j’aie jamais vues: la rentrée du grand marabout des Kadriya,
Sidi Mohamed El-Hachmi ben Brahim, frère du Naïb qu’il avait accompagné
à Paris.»

--On lira une esquisse de cette fête dans le récit «Fantasia», joint aux
«Choses du Sahara».

Dans une autre lettre d’Eloued, elle dit encore:

«A quoi bon le cacher? J’ai une conviction intime--sans aucun fondement
logique d’ailleurs, je crois que ma vie est désormais liée pour toujours
au pays saharien et que je ne dois plus le quitter. Tout aussi bien que
moi, tu connais ces intuitions, et comme elles nous enveloppent de
certitude.»

                                   *

                                 *   *

Isabelle Eberhardt a raconté elle-même, en termes très précis,
l’agression dont elle fut victime le 29 janvier 1901, au village de
Behima, à 14 kilomètres au nord d’Eloued, sur la route du Djerid
tunisien. Elle l’a fait dans une lettre que publiait _la Dépêche
Algérienne_ à la date du 4 juin 1901.

--Ayant passé à Eloued, dit-elle, lors d’une première excursion dans le
Sahara constantinois que je fis en été 1899, j’avais gardé le souvenir
de ce pays des dunes immaculées, des profonds jardins et des palmeraies
ombreuses.

Je vins donc me fixer à Eloued, en août 1900, sans savoir au juste pour
combien de temps.

C’est là que je me fis initier à la confrérie des Kadriya, dont je
fréquentai désormais les trois zaouïya situées aux environs d’Eloued,
ayant acquis l’affection des trois cheikhs, fils de Sidi Brahim et
frères de feu le naïb d’Ouargla.

Le 27 janvier, j’accompagnai l’un d’eux, Si Lachmi, au village de
Behima. Le cheikh se rendait à Nefta (Tunisie) avec des khouans, pour
une ziara au tombeau de son père Sidi Brahim... Je comptais rentrer le
soir même à Eloued, avec mon domestique, un Soufi, qui m’accompagnait à
pied. Nous entrâmes dans la maison d’un nommé Si Brahim ben Larbi et,
tandis que le marabout se retirait dans une autre pièce pour la prière
de l’après-midi, je demeurai dans une grande salle donnant sur une
antichambre ouverte sur la place publique où stationnait une foule
compacte et où mon serviteur gardait mon cheval. Il y avait là cinq ou
six notables arabes de l’endroit et des environs, presque tous khouans
Rahmama.

J’étais assise entre deux de ces personnes, le propriétaire de la maison
et un jeune commerçant de Guémar, Ahmed ben Belkacem. Ce dernier me pria
de lui traduire trois dépêches commerciales, dont l’une, fort mal
rédigée, me donna beaucoup de peine. J’avais la tête baissée et le
capuchon de mon burnous rabattu par-dessus le turban, ce qui m’empêchait
de voir devant moi. Brusquement je reçus à la tête un violent coup suivi
de deux autres au bras gauche. Je relevai la tête et je vis devant moi
un individu mal vêtu, donc étranger à l’assistance, qui brandissait
au-dessus de ma tête une arme que je pris pour une matraque. Je me levai
brusquement et m’élançai vers le mur opposé, pour saisir le sabre de Si
Lachmi. Mais le premier coup avait porté sur le sommet de ma tête et
m’avait étourdie. Je tombai donc sur une malle, sentant une violente
douleur au bras gauche.

L’assassin, désarmé par un jeune mokaddem des Kadriya, Si Mohamed ben
Bou-Bekr et un domestique de Sidi Lachmi nommé Saâd, réussit cependant à
se dégager. Le voyant se rapprocher de moi, je me relevai et voulus
encore m’armer, mais mon étourdissement et la douleur aiguë de mon bras
m’en empêchèrent. L’homme se jeta dans la foule en criant: «Je vais
chercher un fusil pour l’achever.»

Saâd m’apporta alors un sabre arabe en fer ensanglanté et me dit: «Voilà
avec quoi ce chien t’a blessée!»

Le marabout, accouru au bruit et auquel le meurtrier fut immédiatement
nommé par des personnes qui l’avaient reconnu, fit appeler le cheikh
indépendant de Behima, appartenant comme l’assassin à la confrérie des
Tidjanya, qui sont, comme l’on sait, les adversaires les plus
irréconciliables des Kadriya dans le désert.

Ce singulier fonctionnaire opposa une résistance obstinée au marabout,
prétendant que le meurtrier était un chérif, etc.

Le marabout le menaça alors publiquement de le dénoncer comme complice
au bureau arabe, et il exigea énergiquement que l’assassin fût
immédiatement arrêté et amené. Le cheikh s’exécuta de fort mauvaise
grâce.

L’assassin, emmené dans la pièce où l’on m’avait étendue sur un matelas,
commença par simuler la folie, puis, convaincu de mensonge par ses
propres concitoyens qui le connaissaient pour un homme raisonnable,
tranquille et sobre, il se mit à dire que c’était Dieu qui l’avait
envoyé pour me tuer.

Ayant toute ma connaissance, je constatai que la figure de cet homme
m’était totalement inconnue, et je me suis mis à l’interroger moi-même.
Il me dit que lui non plus, il ne me connaissait pas, qu’il ne m’avait
jamais vue, mais qu’il était venu pour me tuer et que, si on le lâchait,
il recommencerait.

A ma question, pourquoi il m’en voulait, il répondit:

«Je ne t’en veux nullement, tu ne m’as rien fait, je ne te connais pas,
mais il faut que je te tue[12].»

  [12] Devant le Conseil de guerre de Constantine il déclara le 18 juin:
    «Je n’ai pas frappé une Européenne, j’ai frappé une musulmane sous
    une impulsion divine.»

Le marabout lui demanda s’il savait que j’étais musulmane: il répondit
affirmativement. Son père déclara qu’il était Tidjanya.

Le marabout obligea le cheikh de l’endroit à prévenir le bureau arabe et
demanda un officier pour emmener le meurtrier et ouvrir l’instruction,
et le médecin-major pour moi.

Vers onze heures, l’officier chargé de l’instruction, lieutenant au
bureau arabe, et le major se présentèrent.

Le major constata que la blessure de ma tête et celle de mon poignet
gauche étaient insignifiantes; un hasard providentiel m’avait sauvé la
vie: une corde à linge se trouvait tendue juste au-dessus de ma tête et
avait amorti le premier coup de sabre, qui, sans cela, m’eût
infailliblement tuée. Mais l’articulation de mon coude gauche était
ouverte du côté externe, le muscle et l’os entamés.

Par suite de l’énorme perte de sang que j’avais subie--pendant six
heures--je me trouvais dans un état de faiblesse tel, qu’il fallut me
laisser ce soir-là à Behima.

Le lendemain je fus transportée, sur un brancard, à l’hôpital militaire
d’Eloued, où je restai jusqu’au 25 février dernier. Malgré les soins
dévoués et intelligents de M. le docteur Taste, je sortis de l’hôpital
infirme pour le restant de mes jours[13] et incapable de me servir de
mon bras gauche pour aucun travail tant soit peu pénible.

  [13] A la longue, le jeu des muscles s’était rétabli. Isabelle
    Eberhardt garda de sa blessure une large cicatrice au coude gauche.
    Elle pouvait se servir de son bras avec un peu de faiblesse.

Malgré que, lors de mon premier voyage, j’avais eu des démêlés avec le
bureau arabe de Touggourth dont dépend celui d’Eloued,--démêlés
provoqués uniquement par la méfiance de ce bureau--le chef de l’annexe
d’Eloued, les officiers du bureau arabe et de la garnison, ainsi que le
médecin-major furent pour moi de la plus grande bonté, et je tiens à
leur donner un témoignage public de ma reconnaissance.

                   *       *       *       *       *

--Dans cette même lettre, Isabelle Eberhardt établit, par un
rapprochement de faits, comment il lui a paru qu’Abdallah, son
agresseur, n’avait été qu’un instrument entre d’autres mains[14].

  [14] Le père de l’accusé déclara devant le Conseil de guerre que son
    fils lui avait déclaré «qu’il avait été poussé par le cheikh et ses
    serviteurs, et par un envoyé de Dieu».

«Il est évident, conclut-elle, qu’Abdallah n’a pas voulu me tuer par
haine des chrétiens, mais poussé par d’autres personnes, et ensuite que
son crime a été prémédité.

«J’ai déclaré à l’instruction que j’attribuais en grande partie cette
tentative criminelle à la haine des Tidjanya pour les Kadriya et que je
supposais que c’étaient des «haba» ou khouans Tidjanya qui s’étaient
concertés pour se débarrasser de moi qu’ils voyaient aimée par leurs
ennemis, ce que prouve la désolation des khouans Kadriya quand ils
apprirent le crime.

«Quand je passai, portée sur une civière, par les villages des environs
d’Eloued, lors de mon transfert à l’hôpital, les habitants de ces
villages, hommes et femmes, sortirent sur la route en poussant les cris
et les lamentations dont ils accompagnent leurs enterrements.»

                                   *

                                 *   *

Le fait reste celui-ci:

Le 29 janvier 1901, Isabelle Eberhardt, se trouvant au village de
Behima, où elle avait accompagné le mokaddem de sa confrérie, fut
blessée d’un coup de sabre par un fanatique, Abdallah ben si Mohamed ben
Lakhdar, qui ne sut expliquer son crime que par l’impulsion divine.

A la veille du procès de Constantine, _la Dépêche Algérienne_, qui
suivait attentivement cette affaire, publia en date du 18 juin, une
nouvelle lettre d’Isabelle Eberhardt:

Marseille, le 7 juin 1901.

... Je viens vous remercier très sincèrement d’avoir bien voulu insérer
ma longue lettre du 29 mai dernier: je n’en attendais pas moins de
l’impartialité bien connue de _la Dépêche Algérienne_, qui a toujours
fait preuve d’une grande modération au milieu des violences qui sont
malheureusement devenues une sorte de règle de conduite pour certains
organes algériens.

Cependant, Monsieur, en ce moment où le séjour des étrangers en Algérie
est devenu une question d’actualité, il me semble que j’ai non seulement
le droit, mais même le devoir de donner quelques explications publiques
et franches à tous ceux qui ont pris la peine de lire ma première
lettre.

... Vous m’avez fait l’honneur tout à fait _immérité_, et que je ne
tiens pas à mériter, de m’attribuer une certaine influence religieuse
sur les indigènes du cercle de Touggourth. Or je n’ai jamais joué ou
cherché à jouer aucun rôle politique ou religieux, ne me considérant
nullement comme ayant ni le droit, ni les aptitudes nécessaires pour me
mêler de choses aussi graves, aussi compliquées que les questions
religieuses dans un pays semblable.

En 1899, avant de partir pour Touggourth, je crus de mon devoir d’aller
personnellement informer de mon départ le lieutenant-colonel Fridel,
alors chef du cercle de Biskra.

Cet officier, qui me reçut fort bien, me demanda, avec une franchise
toute militaire, si je n’étais pas _anglaise_ et _méthodiste_, ce à quoi
je répondis en présentant au chef du cercle des documents établissant
irréfutablement que je suis Russe et parfaitement en règle vis-à-vis des
autorités impériales, avec l’autorisation desquelles je vis à
l’étranger. J’exposai de plus à M. Fridel mes opinions personnelles sur
la question des missions anglaises en Algérie, lui disant que j’ai en
horreur tout prosélytisme et surtout l’hypocrisie...

A Touggourth, je trouvai comme chef du Bataillon d’Afrique, en l’absence
du commandant, le capitaine de Susbielle, homme d’un caractère tout
particulier et, pour employer une expression populaire, «peu commode».
Là encore, il me fallut prouver que je n’étais nullement une _miss_
déguisée en arabe, mais bien une _plumitive_ russe.

Il me semblerait pourtant que, s’il est de par le monde un pays où un
Russe devrait pouvoir vivre sans être soupçonné de mauvaises intentions,
ce pays est la France!

M. le Chef de l’annexe d’Eloued, le capitaine Cauvet, homme d’une très
haute valeur intellectuelle et très dévoué à son service, a eu, six mois
durant, l’occasion de constater _de visu_ que l’on ne pouvait rien me
reprocher, sauf une grande originalité, un genre de vie bizarre pour une
jeune fille, mais bien inoffensif... et il ne jugea pas que ma
préférence du burnous à la jupe et des dunes au foyer domestique pût
devenir dangereuse pour la sécurité publique dans l’annexe.

J’ai dit, dans ma première lettre, que les Souafa appartenant à la
confrérie de Sidi Abd-el-Kader el Djilani et ceux des confréries amies
ont manifesté leur douleur quand ils ont appris que l’on avait tenté de
m’assassiner.

Si ces braves gens avaient une certaine affection pour moi, c’est parce
que je les ai secourus de mon mieux, parce que, ayant quelques faibles
connaissances médicales, je les ai soignés pour des ophtalmies, des
conjonctivites et autres affections communes dans ces régions. J’ai
tâché de faire un peu de bien dans l’endroit où je vivais... c’est le
seul rôle que j’aie jamais joué à Eloued.

En ce monde, il y a bien peu de personnes qui n’aient aucune passion,
aucune _manie_. Si souvent, pour ne parler que de mon sexe, il est des
femmes qui feraient tant de folies pour avoir des toilettes chatoyantes!
Il en est d’autres qui pâlissent et vieillissent sur les livres pour
obtenir des diplômes et aller secourir des moujiks... Quant à moi, je ne
désire qu’avoir un bon cheval, fidèle et muet compagnon d’une vie
rêveuse et solitaire, quelques serviteurs à peine plus compliqués que ma
monture, et vivre en paix, le plus loin possible de l’agitation, stérile
à mon humble avis, du monde civilisé où je me sens de trop.

A qui cela peut-il nuire, que je préfère l’horizon onduleux et vague des
dunes grises à celui du boulevard?

Non, je ne suis pas une politicienne, je ne suis l’agent d’aucun parti,
car, pour moi, ils ont tous également tort de se démener comme ils le
font; je ne suis qu’une originale, une rêveuse qui veut vivre loin du
monde, vivre de la vie libre et nomade, pour essayer ensuite de dire ce
qu’elle a vu et, peut-être, de communiquer à quelques-uns le frisson
mélancolique et charmé qu’elle ressent en face des splendeurs tristes du
Sahara...

Voilà tout.

Les intrigues, les trahisons et les ruses de la _Sonia_ d’Hugues Le Roux
me sont aussi étrangères que son caractère me ressemble peu... Je ne
suis pas plus _Sonia_ que je ne suis la méthodiste anglaise que l’on a
cru voir en moi jadis...

Il est vrai que l’été 1899 fut excessivement chaud dans le Sahara et que
le mirage déforme bien des choses et explique bien des erreurs.

Veuillez agréer, etc.

                                   *

                                 *   *

L’agresseur d’Isabelle Eberhardt fut condamné à vingt ans de travaux
forcés, encore qu’elle eût demandé pour lui l’indulgence du conseil de
guerre, et, de la façon la plus inattendue, à l’issue de ce procès, un
arrêté d’expulsion du territoire algérien fut pris contre elle-même. Sa
qualité d’étrangère, sujette russe, rendait possible cette décision
administrative.

Devant cet ukase qui bouleversait sa vie, Isabelle Eberhardt put se
croire ramenée au régime russe, mais ses plaintes et ses réclamations
furent toujours mesurées. Ce fut en vain, d’ailleurs, qu’elle s’adressa
à son consulat.

Cette mesure administrative, prise un mois après la démission de M.
Jonnart et alors que M. Revoil n’avait pas encore rejoint son poste, ne
fut pas accueillie sans protestation dans la presse algérienne. A ce
moment nous ignorions la personnalité d’Isabelle Eberhardt, mais, à ne
considérer en elle qu’une victime, il nous semblait inadmissible qu’elle
fût, elle aussi, condamnée. Dans le journal _les Nouvelles d’Alger_,
nous protestâmes, dès le premier moment, contre l’arrêt administratif
qui la frappait.

Malgré les démarches d’Isabelle Eberhardt et malgré les protestations de
la presse algérienne, on ne se décida pas à rapporter la décision
inconsidérée qui rejetait une femme de talent loin du pays qu’elle
devait honorer.

                                   *

                                 *   *

Isabelle Eberhardt, exilée, sans ressources, connut à Marseille ses
jours de misère les plus durs. Elle dut pour vivre, et malgré l’état de
faiblesse où la laissait sa blessure encore mal cicatrisée, s’employer
aux travaux du port avec les portefaix italiens. On retrouvera quelque
souvenir de ce temps dans son roman _Trimardeur_, qui n’est souvent
qu’une transposition de ses aventures.

Grande et bien découplée, d’allure franche, elle travaillait alors comme
un jeune garçon--vêtue d’une vareuse de marin--au chargement des
bateaux, mangeait son pain sur les tonneaux du quai de la Joliette, et,
par manque de tabac, comme elle dit dans une de ses lettres, «fumait au
besoin des feuilles de platane».

                                   *

                                 *   *

Elle n’avait d’ailleurs pas perdu tout espoir de retourner en Algérie.
Par son mariage avec M. Sliman Ehnni, d’origine indigène, mais fils d’un
père naturalisé français, elle acquit bientôt la qualité de Française et
rentra à Alger, en dépit de ses proscripteurs, par la grande porte de la
naturalisation.

Nous la vîmes venir à nous vers la fin de l’année 1901, un peu gauche et
l’air «collégien pâle» dans son mince complet de drap bleu, quelle
devait bientôt quitter pour porter d’une façon constante le burnous des
cavaliers arabes.

Elle n’avait encore presque rien écrit, mais ses premiers essais et un
petit roman _Yasmina_, publié dans un journal de Bône, nous
intéressèrent par des promesses de talent et, mieux encore, par une
grande somme d’observations.

Quelques mois plus tard, le mari d’Isabelle Eberhardt, qui sortait de
l’armée, fut nommé secrétaire indigène de commune mixte. Les deux époux
allèrent habiter Ténès pendant quelque temps. L’histoire des
persécutions que notre amie eut à souffrir dans cette petite ville
algérienne, cruellement divisée sur des questions d’honnêteté publique,
les basses intrigues qui se nouèrent autour de sa personnalité
littéraire, malgré la sympathie et la haute estime que lui témoignait
l’administrateur de la commune mixte, M. Bouchot, font partie d’un
incroyable et véridique roman politique, qui se trouve exposé dans notre
journal _l’Akhbar_.

                                   *

                                 *   *

Isabelle Eberhardt a indiqué elle-même comment elle nous suivit à
_l’Akhbar_, où elle fut, jusqu’au dernier moment, notre dévouée
collaboratrice. C’est là qu’elle publia les œuvres de longue haleine
_Trimardeur_ et _Sud-Oranais_. Dans le même temps, elle donnait aussi à
_la Dépêche algérienne_, sous forme de nouvelles, des observations
minutieuses de la vie indigène qui furent très remarquées. Ce fut la
période la plus active de sa vie littéraire.

Au commencement de l’année elle voulut nous servir de guide et
d’interprète dans la région de Figuig. Elle nous accompagnait encore,
sur un autre point du Maroc, dans le voyage que nous fîmes à Oudjda et
sur la frontière.

                                   *

                                 *   *

Au mois de mai elle quittait Alger pour la dernière fois, après de
longues hésitations. Elle annonçait à tous ses amis «qu’on ne la verrait
pas toujours, qu’on ne la verrait peut-être plus»--et elle souriait.
Elle allait encore dans le Sud-Oranais, avec l’intention de pousser
aussi loin qu’elle pourrait et autant que possible jusqu’au Tafilalet.

Elle nous laissait, en partant, ses papiers et sa correspondance.

«Au cas où il m’arriverait malheur, vous débrouillerez tout cela, nous
disait-elle en plaisantant, et vous vous en servirez pour composer mon
oraison funèbre.»

En toutes choses, même les plus sérieuses, elle affectait ainsi un ton
ironique et bon enfant, un peu peuple, qui ne grossissait rien.

Elle avait aussi des mots de pitié russe:

«Il ne faut en vouloir à personne. Nous sommes tous des pauvres bougres,
et ceux qui ne veulent pas nous comprendre sont encore plus pauvres que
nous...»

                                   *

                                 *   *

Sa mort, annoncée dans une catastrophe, sembla donner un corps au
malheur public et provoqua de vifs élans d’estime et de sympathie.

On put voir alors que les idées dont se réclamait Isabelle Eberhardt
avaient aussi des échos.

M. le docteur Mardrus, le savant orientaliste à qui nous devons la
précieuse traduction des _Mille Nuits et Une Nuit_, et qui nous donnera
bientôt le Korân dans toute sa véhémence, se trouvait en Tunisie avec sa
jeune femme, quand ils apprirent la nouvelle de la mort d’Isabelle
Eberhardt. Quelque temps auparavant, il avait tenu à nous dire combien
les nouvelles algériennes d’Isabelle Eberhardt lui semblaient une chose
belle de force et de vérité. A ce moment il put croire, sur la foi d’un
renseignement de presse, que notre malheureuse collaboratrice serait
enterrée à Bône, près de sa mère, alors que, suivant la volonté qu’elle
nous avait exprimée, «elle devait rester à l’endroit où la frapperait
son destin».

La visite qu’il fit avec Mme Lucie Delarue-Mardrus, au cimetière de
Bône, se trouve mentionnée en termes émouvants dans une lettre qu’il
nous écrivait alors.

--L’épouvantable nouvelle nous parvint en Kroumirie. En même temps, nous
apprenions par le même journal que les restes de ce que fut cette âme
adorable allaient être transportés à Bône, pour y être inhumés dans le
cimetière musulman. Notre résolution fut aussitôt prise. Malgré tous les
obstacles et en dépit de nos projets et de nos travaux, nous traversâmes
la Kroumirie et prîmes le train pour Bône.

Nous n’avions pu hélas! malgré tout le désir, connaître de son vivant
cet être choisi. Nous tenions du moins à toucher son tombeau.

A Bône, on nous expliqua que, seule, la mère était là, dans le sol
musulman. Et on ne put nous confirmer la nouvelle qui nous avait fait
venir jusque-là. Nous allâmes tout de même au cimetière, et, dès
l’entrée, cette tombe nous arrêta. Nous demeurâmes là longtemps.

La mère d’Isabelle Eberhardt s’appelait donc:

    FATHIMA MANOUBIA

Elle était, de son vrai nom, Natalie-Dorothée-Charlotte d’Eberhardt.

Nous supposâmes qu’Isabelle viendrait là peut-être, et nous regardâmes
la place réservée à côté de sa mère, quelques pouces de terrain en large
et en long...

Vous souvenez-vous, mon cher ami, du cri d’admiration que nous poussâmes
un jour vers vous, à son sujet? Et lui en avez-vous transmis l’accent?
Oui, n’est-ce pas? Comme nous l’aimions! Comme nous souhaitions la
connaître, partir avec elle pour le loin! Quelle révolte fut la nôtre,
est plus que jamais la nôtre, de renoncer à cet espoir charmant!

Comme dernier témoignage de notre admiration, de notre douleur, de notre
deuil profond, comme unique fleur pour son tombeau, ma femme donnera son
témoignage fraternel au _Gil Blas_, prochainement.

                                   *

                                 *   *

En vers admirables et en nobles phrases, Mme Lucie Delarue-Mardrus
composa l’éloge funèbre d’Isabelle Eberhardt. Sans l’avoir jamais
rencontrée, elle sut évoquer de la façon la plus haute celle qui fut en
effet une belle figure de liberté.

Écoutons:

«Apôtre serein, admirable nihiliste, quoique seulement contemplative,
écrivain français de race, excellent cavalier arabe, persécutée
politique, belle jeune femme... Nous avions appris tout cela par des
récits, dès Paris, et l’avions d’avance aimée à travers les paroles des
autres, en attendant de la rencontrer quelque part, à l’un des quatre
coins de l’Afrique, telle qu’elle nous avait été décrite: adolescent
botté de rouge, enveloppé des blancheurs bédouines, cabré et souriant
sur son grand cheval sauvage.

«Ceux qui l’ont connue sont frappés, si on peut dire, d’un malheur _qui
a un visage_. Nous, nous continuons à errer dans l’invisible. Et cette
douleur de l’avoir manquée à jamais nous laisse saisis de trouble,
douloureux, comme effrayés. Il semble que son fantôme soit toujours
autour de nous qui ne l’avons approchée qu’en esprit; il semble que la
mort nous l’ait donnée toute comme nous ne l’eussions jamais possédée
vivante. Aucune déception, aucune gêne humaine ne viennent nous gâter sa
légende. Et pourtant, comme un seul regard eût mieux valu que nos
songes!...

«On nous avait conté aussi qu’elle avait été, en pleine misère,
portefaix, à Marseille, et aussi assaillie dans le Sud, à coups de
sabre, par un Arabe fanatisé. Nous savions comment ce drame avait eu des
causes mystérieuses, que l’assassinée elle-même n’avait jamais pu tirer
au clair; et nous savions qu’à la suite de cet attentat qui la laissait
presque infirme d’un bras, elle avait été expulsée, sans explication, du
territoire algérien. Que connaissons-nous encore? Son goût passionné de
la solitude, qui n’était peut-être qu’un grand instinct de fuir
l’ignominie des gens, de s’en aller bien loin de l’éternelle
incompréhension du mufle dont le stupide sourire ou l’invective odieuse
poursuivent ceux qui ont osé s’échapper de la cage sociale et vivre
libres en deçà des barreaux du préjugé... Elle partait parfois sur son
cheval, toute seule à travers les espaces, et souvent pour de longs
jours; et quelquefois aussi, à bout de tout, elle se levait, des soirs,
pour aller se suicider; puis, regardant tout à coup la beauté du ciel de
lune, elle décidait brusquement que la vie valait, malgré tout, d’être
vécue.

«Comme nous écoutions avidement ces choses, ignorant encore qu’un jour
si proche viendrait où nous aborderions au pays de cette créature
d’épopée!

«Maintenant, nous continuons ardemment à interroger tous ceux qui l’ont
vue passer. Nous avons lu très peu de ce qu’elle a publié, épars dans
des journaux algériens. Mais quelques lignes ont suffi pour remuer en
nous une admiration étonnée. Quelle splendide et simple hardiesse,
quelle magnifique brusquerie, et, d’ailleurs, quelle prenante monotonie
nostalgique! Cette femme était une source puissante, dont, peut-être, la
générosité s’éparpillait trop encore; mais le temps patient l’attendait
pour lui enseigner la belle prudence du style qui revient quelquefois
sur les pas du premier emportement. Telle quelle, son œuvre est
évidemment un décalque de sa vie, donc profondément originale, haute.
Peut-être, plus tard, cette œuvre eût-elle dépassé même sa vie? Elle
n’avait que vingt-sept ans.

«Par lambeaux, nous arrachons quelque chose d’elle à des gens de hasard.
Les Arabes, qui ne la connaissent que sous le nom de Si Mahmoud Saâdi,
nous ont dit avec élan qu’elle était «généreuse». Ils semblaient l’avoir
respectée presque comme un personnage saint. Ils admiraient aussi ses
prouesses cavalières, sa science des plus surprenantes fantasias. Il y
en a qui nous ont dit qu’elle fumait le haschich, ce qui l’avait rendue
«blanche avec pâleur». Quelques beaux messieurs européens nous ont
résumé leur opinion sur elle en déclarant:

«--Une toquée!

«Suivaient des calomnies basses. Et ils achevaient par cette suprême
insulte:

«--C’était vraiment _une femme extraordinaire_!

«Enfin, les rares amis dignes qu’elle a eus, à Alger ou ailleurs, en
Afrique, ont écrit d’elle qu’elle était «un être surhumain». Tout
concorde donc sans diversion: notre chagrin de sa mort ne nous trompe
pas.

«Arrivant ainsi lentement à nous rendre compte de cette personnalité
incalculable, nous songeons à l’horreur de sa fin, avec des yeux tout à
coup pleins des larmes de la rébellion...

«Cependant il est beau qu’ayant vécu si audacieusement, celle-ci soit
ainsi morte en activité. Au moment où les eaux ont tourbillonné sur elle
pour l’assommer au fond de cette maison en ruines où on l’a retrouvée,
elle criait à son mari, spahi indigène, qu’«elle savait nager et qu’elle
allait le sauver»! Ce défi à la mort fut donc sa dernière parole.

«Maintenant nous songeons à son désir antérieur d’être enterrée dans le
cimetière musulman de Bône, près de sa mère, et nous nous demandons si
elle y sera réellement transférée, si elle reposera un jour à cette
place que nous avons été visiter avec une folle émotion, lieu de délices
mortuaires en face d’une mer bleu-paon sur laquelle s’alignent des
cyprès noirs, et dont les petites tombes de faïence sont encore des
habitations islamiques propres et tentantes, certaines possédant même
une treille gonflée d’un sombre raisin. Nous avons médité, assise contre
la double inscription, française et arabe, qui dit que Natalie
d’Eberhardt, la mère, est née à Saint-Pétersbourg, et morte à Bône, et
que son nom devant Allah était Fathima Manoubia...

«Qui étaient ces femmes, dont personne n’a pu nous fixer la vraie
origine? Quelles choses les ont poussées vers l’Afrique et vers l’Islam?
Il en est peut-être qui le savent. Pour nous, cela se perd dans un
mystère qu’il est, d’ailleurs, inutile d’éclaircir. Il nous importe peu
de savoir d’où venait cette Isabelle héroïque...

    «Il faudrait les tambours des grandes chevauchées
    Ou l’innocent roseau qui s’enroue au désert...
    Mais honorer ta fin de mes seuls yeux amers,
    Qui pleureront le long des routes desséchées!

    Mais t’attendre, malgré la mort, à des tournants,
    Quand les nuits sont, au Sud, de palmes et d’étoiles,
    Quand les parfums des oasis sont dans nos moelles
    Et que l’Islam circule en ses manteaux traînants!

    Te regretter, alors que je ne t’ai point vue,
    Au moment où mes mains allaient prendre tes mains
    Me heurter, moi vivante, à toi, tombe imprévue,
    Sans avoir échangé le regard des humains!

    Je pense à toi, je pense à toi dans les soirs roses,
    Jeune femme, ma sœur, jeune morte, ma sœur!
    Tu me parles parmi l’éloquence des choses,
    Et ta voix, ô vivante, est pleine de douceur.

    Salut à toi, dans la douleur de la lumière,
    Où tu vécus d’ivresse et de fatalité
    Le désert est moins grand que ton âme plénière,
    Qui se dédia toute à son immensité.

    Toi qui n’étais pas lasse encore d’être libre,
    D’avoir tant possédé tout ce que nous voulons,
    Ni que toute beauté frissonnât par tes fibres
    Comme un chant magistral traverse un violon,

    Pourquoi la mort si tôt t’arrache-t-elle au monde,
    Ne nous laissant plus rien que l’admiration,
    Alors qu’il te restait encore, ô vagabonde,
    A courir tant de risque et tant de passion?

    Tout se tait. La bêtise immense et l’injustice,
    Qui te regardaient vivre avec leurs yeux si gros,
    Ne te poursuivront plus, au milieu de la lice,
    Du hideux cri de mort qui s’attache aux héros.

    Nous irons à présent lui dire qu’il se sauve,
    Ton cheval démonté, sus aux quatre horizons,
    Pour apprendre ta fin subite au néant fauve
    Des Saharas sans bruit, sans forme, sans saisons.

    Car toi tu dors, enfin parvenue au mystère
    Que ton être anxieux cherchait toujours plus loin,
    Enveloppée aux plis éternels de la terre,
    Comme dans la douceur d’un manteau bédouin.»

                                   *

                                 *   *

Et c’est encore une autre de ses sœurs, Séverine, qui pleure celle qu’on
appela un jour la «Séverine algérienne».

«Son roman, _Trimardeur_, témoignait d’un précieux talent, livrait le
secret de sa pensée profonde, de sa grande âme inassouvie, en mal de
beauté et d’équité.

«La voici morte, à vingt-sept ans, dans la fleur de son âge, comme dit
la chanson populaire, à l’apogée de son éclosion intellectuelle. Edmond
Claris et Victor Barrucand ont salué avec une vibrante émotion celle qui
fut leur camarade.

«L’aînée, à son tour, s’incline vers le pauvre petit «oiseau de
passage», qui, Russe d’origine, disciple de Bakounine, avocate de
l’Islam, relia d’un fil léger et puissant les souffrances du monde slave
aux douleurs du monde musulman, la «Maison des Morts» à nos
pénitenciers.

«Au jardin des pâles asphodèles, apparais, ombre menue dont j’ignorais
le visage vivant, mais mon cœur te reconnaîtra, qui est plein de
tristesse fraternelle et s’émeut de ta jeunesse fauchée...»

                                   *

                                 *   *

Séverine a cru voir dans Isabelle Eberhardt un disciple de Bakounine. Ce
point demanderait à être précisé. Sympathique aux révolutionnaires, il
ne nous paraît pas que le sentiment des «hommes d’action» ait jamais été
complètement le sien. Isabelle Eberhardt s’intéressait beaucoup plus aux
mouvements de l’âme qu’aux bouleversements sociaux. Elle n’attendait que
peu de beauté et de bonheur d’une société future où l’homme resterait le
même. Elle entendait la liberté non par la révolte, mais par l’évasion.
Elle ne songeait pas à s’insurger, elle partait. Son sentiment
s’exprimait d’un mot qui faisait image: «la Route!».

«Tel est le sens de son roman _Trimardeur_. M. Félix Fénéon l’a fort
bien jugé, en disant: «Ce livre est imprégné de nihilisme contemplatif.»

Isabelle Eberhardt est certainement l’écrivain moderne qui a le mieux
dit l’inconsciente sagesse arabe et la «philosophie du nomade». Le
désert africain par ses plus beaux soirs fut comme l’illustration de sa
pensée.

                                   *

                                 *   *

Du temps qu’Isabelle Eberhardt habitait Ténès, elle y connut deux
excellents écrivains algériens, M. Robert Arnaud, qui exerçait les
fonctions d’administrateur-adjoint, et M. Vaissié (Raymond Marival),
juge de paix, qui venait de faire paraître un beau roman colonial: _le
Cof_.

Il nous paraît bon de joindre à ces notes leur témoignage éloquent et
ému:

«--Ce fut un dimanche, dit M. Robert Arnaud, que l’on vendit, sur une
place de Ténès, le mobilier et les hardes de celle qui n’avait jamais
rien voulu posséder, cette Isabelle Eberhardt dont la mort récente, à
Aïn-Sefra, a été une des grandes douleurs de ma vie. Un torrent passa
sur la ville; il laissa derrière lui, pêle-mêle, avec l’écroulement des
murs de toub et les débris des charpentes grossières en bois d’ârâr, le
cadavre de l’écrivain le plus mâle et le plus sincère du bled algérien.
Un an auparavant elle habitait encore Ténès, où son mari, ancien
maréchal des logis de spahis, puis de hussards, était khodja de la
commune mixte. Là, je la voyais quasi chaque jour, elle portait avec
élégance l’ample costume du cavalier arabe qui seyait à sa haute taille;
mais, sous le turban ceint de cordes, le visage, très doux, était d’un
adolescent et le sourire était d’un gosse. Elle entrait dans mon bureau,
s’asseyait, jambes croisées, sur une natte, observait le va-et-vient des
fellah et des bergers qui me contaient leurs misères, écoutait
l’interminable histoire de leurs démêlés avec l’administration, avec les
caïds, avec les colons, avec les malfaiteurs; elle notait un geste, une
attitude, une flexion de voix; puis, au café maure où elle allait passer
de longues heures, elle conversait avec les meskines, les confessait,
recueillait le récit des drames de la montagne, s’attendrissait sur les
dénis de justice, réconfortait les malheureux, partageait avec eux son
morceau de pain, soignait les blessés et les malades. Son
désintéressement fut toujours absolu: cette jeune Russe, née et élevée
parmi les nihilistes réfugiés à Genève, avait en elle du sang d’apôtre;
elle considérait la France, sa patrie adoptive, comme la grande idée
révolutionnaire du monde, et lorsqu’elle parlait d’elle aux indigènes,
c’était pour la leur faire aimer et respecter.

«Sa qualité de musulmane lui permettait encore de mieux comprendre que
nous l’âme du paysan berbère; on la saluait, tel un marabout vénéré,
lorsqu’à cheval elle traversait un douar; nul n’ignorait son sexe, mais
si belle est la délicatesse innée en le montagnard le plus farouche, que
jamais, dans les assemblées ou dans les fêtes auxquelles elle se
rendait, nul ne fit allusion à son déguisement; on s’abstenait seulement
de prononcer devant elle des paroles familières mais obscènes.

«Son existence fut une épopée; un jour elle prie avec les frères de
l’ordre des Kadriya, à El-Oued, le lendemain elle chasse la gazelle dans
les dunes, un autre jour un fou fanatique tente de l’assassiner, et lui
entaille le crâne et les épaules à coups de sabre. Tantôt elle s’attarde
à muser avec les étudiants dans quelque zaouïya ou chez son amie Lalla
Zineb, la maraboute de Bou-Saâda, tantôt elle se donne entière au bled,
le parcourt au hasard, couche au besoin à la belle étoile, se nourrit de
galette d’orge et de berboucha. On l’aperçoit dans le Tell, mais elle
n’y séjourne guère, happée par l’attrait des plaines immenses de
l’Extrême-Sud. Elle disparaît soudain, on la retrouve docker à
Marseille, ou étudiante en médecine à Genève, ou reporter ailleurs. Et
qu’on ne la suppose pas une névrosée ou une déséquilibrée d’espèce
quelconque! La vie lui fut impitoyable, et elle vivait avec le moment,
avec l’heure qui fuit, sans un regret du passé, sans le souci de
l’avenir; l’âme cosaque qui survivait en elle lui répétait les
chevauchées, les combats, les aventures des aïeux; elle avait conservé
leur bel optimisme, leur confiance dans la fatalité, leur bonne humeur.
Je la vis sans pain, sans ressources, ruinée par des gens vils et
lâches, et toujours gaie de sa jeunesse et de sa bonté. Elle était femme
avant tout.

«D’ailleurs elle adorait son mari, Si Ehnni, se dévoua pour le sauver,
lors de l’inondation qui la noya. Je lui demandais ce qu’elle ferait si
elle avait un enfant. «Je renoncerais à mes voyages; les femmes russes
sont toujours de bonnes mères de famille, mais... je ne voudrais pas
être mère!»

«Son œuvre, uniquement consacrée à l’Afrique du Nord, est éparpillée
dans des journaux et des revues; au seul _Akhbar_, fondé par son ami
Victor Barrucand, elle collabora avec assiduité; ce fut là qu’elle
publia son unique roman, _Trimardeur_, demeuré inachevé et dont on a
récemment découvert la fin dans les boues de sa maison d’Aïn-Sefra; ce
fut là que parurent ses _Impressions du Sud-Oranais_, si belles de
lumière et de grouillements humains; elle s’y révéla inégalable par sa
vaste compréhension des êtres de la brousse, avec lesquels il faut être
d’âme pour pouvoir les restituer dans leur sauvage énergie.

«Il faut aimer les espaces sans limites où rampent les dunes et meurent
les roches, car seul un amant peut jouir des savantes délicatesses de
leurs ombres, des nuances fugitives de leur robe lumineuse: c’est le
règne du violet sous la gloire des horizons où, le soir, lentement, la
pourpre de l’Orient se mue en lilas toujours plus clair traversé par
intervalles d’avalanches de poussières écarlates et de rayons
vert-de-grisés; et le soleil disparu derrière le mamelonnement
voluptueux des sables, c’est encore une dernière éruption de bolides
enflammés qui zèbrent le ciel déjà alangui par la tiédeur lunaire; une
nappe de sang s’écoule pesamment le long des dunes les plus hautes; une
énorme boucherie ruisselle de tous les côtés, comme si l’on sacrifiait à
la mort du moloch la vie qu’il engendra pendant le jour. Et, au loin,
sur le haut lieu où repose le marabout protecteur de la région, retentit
l’appel sonore des annonciateurs de la prière. Alors la conscience
confuse du fellah s’épand dans l’agonie de la lumière et discerne
obscurément que sa misère et sa douleur sont une parcelle infime de la
beauté du monde. Et comme il sait que le Rétributeur le sait, il se
redresse et va, heureux du mal de vivre, contempler, sous les palmiers
du café maure, les danses sacrées des Naïlet. Parmi tels paysages se
complaisait Isabelle Eberhardt; sa grande originalité fut de les peupler
de vrais bonshommes, d’êtres adéquats à leur milieu et révélés dans leur
pensée, dans leurs mœurs, dans leurs vices.

«Leur psychologie est compliquée; ils sont loin, ainsi que les décrivent
les écrivassiers plus ou moins orientalistes, d’être tout d’une pièce;
ils mangent avec leurs doigts, c’est vrai, mais avec politesse et
toujours en cérémonie; ils ont un tact et une science des nuances que
nous n’avons jamais possédée; ils vont jusqu’au bout de leurs passions,
en souffrent et en meurent parfois, mais mieux que nous; ils mentent
comme Odysseus mentait, parce qu’un homme doit avoir deux qualités: être
brave et savoir dissimuler sa pensée; mais ils ne se fâchent pas d’être
devinés. Aussi un Européen n’est-il jamais apte à comprendre un nomade;
dans le désert tout étranger est, à priori, un ennemi et est traité
comme tel; on ne peut y pénétrer en sûreté que si l’on est soi-même un
nomade; et il faut avoir longtemps habité sous la tente pour arriver à
ces constatations.

«Comme elle connaissait à fond les gens du bled, Isabelle a pu écrire
quantité de nouvelles où jamais un personnage ne répète un personnage;
dans un style net, incisif, souvent brutal, elle décrivait leurs labeurs
et leurs peines, et atteignait sans efforts à de puissants effets
dramatiques. Le gourbi obscur et enfumé où, devant les métiers à tisser,
bavardent les épouses aux joues tatouées, tandis que braille un marmot
suspendu au cou de sa mère, et que la vieille surveille, dans un coin la
marmite où mijote la cheurba,--le champ mal labouré dont la récolte est
à la merci du siroco ou de la gelée,--le champ où s’éparpillent les
figuiers et les pieds de sorgho,--les troupeaux égaillés dans le lit des
oueds,--les usuriers fauteurs de rahnias ruineuses, les jeunes gens
séduits par l’idée de la guerre et courant s’engager à la ville
voisine,--la famille disloquée par le voisinage des colons,--l’invasion
de l’alcoolisme dans les tribus: voilà les thèmes favoris sur lesquels
brode la merveilleuse fantaisie d’Isabelle Eberhardt. Elle a pitié, elle
aime et elle partage. Elle donne sans compter, aux misérables, son temps
et ses maigres ressources; une fois, elle recueillit chez elle un vieil
infirme abandonné par ses parents et ses amis, et qu’elle avait
découvert, à demi mort de faim et de soif, dans un gourbi; elle le
nourrit, le pansa, s’entremit pour lui faire obtenir de ses parents une
pension alimentaire, fut pour lui plus amie que protectrice; quand il
fut sauvé, elle ne s’occupa plus de lui, car elle savait que la
reconnaissance est une vertu antisociale.

«Par un après-midi ensoleillé, nous suivions le chemin du littoral,
revenant de visiter notre ami l’ingénieur Paul Régnier, le gendre
d’Élisée Reclus. Nous avions quitté de bonne heure l’admirable
ferme-modèle qu’il a créée à Tarzout; le sentier suivait des falaises
toisonnées de broussailles épaisses, la mer se brisait à cinquante
mètres au-dessous de nous, sur des roches rougeâtres, qui s’auréolaient
d’écumes frémissantes; les arêtes rousses des caps échelonnés devant
nous trempaient dans de la vapeur bleue et paraissaient demi-fluides et
imprécises: la région était déserte, le calme puissant des végétaux
berçait le pas de nos chevaux; je remarquai la tristesse soudaine
d’Isabelle Eberhardt: «Oh! murmura-t-elle, je n’aimerais pas mourir dans
ce pays. Il y a trop d’arbres!» Elle était née pour la dune et pour
l’espace, et souhaitait de sourire au grand soleil, à son dernier
soupir...

«--Un ciel gris passait sur la ville, ce matin-là, et semblait pleurer
des larmes de suie; le cœur serré, j’assistai, seul ému au milieu de
l’indifférence cupide des acheteurs, à la vente des effets et des
meubles de celle qui fut la bonne nihiliste des légendes. Et il me plut
d’acquérir l’encrier, encore à moitié plein, de l’écrivain parti sans
avoir encore dit toute sa pensée. Et je pleurerai toujours l’amie
douce...»

                                   *

                                 *   *

En parlant d’Isabelle Eberhardt, M. Raymond Marival écrit dans une note
émue:

«--Je me souviens de notre première rencontre.

«Elle eut lieu dans un site charmant, sous des pins où bruissait le vent
léger.

«Isabelle arriva la dernière au rendez-vous. A travers le réseau du
feuillage, j’aperçus sa jument blanche qui se cabrait. Puis une voix
monta dans le soir tranquille:

«Ziza! (chérie)».

«Le soleil au déclin déployait son éventail pourpre au-dessus des flots.
La Méditerranée s’apaisait. Les vagues, près du cap doré, se faisaient
calmes. L’une après l’autre, toutes s’approchaient avec des révérences
de marquises.

«Si Ehnni nous présenta. Isabelle me tendit sa main fluette. Puis un
silence pesa. Elle se tourna vers la mer et contempla la première étoile
qui apparaissait à l’Orient.

«La nuit était venue. On alluma des torches et, couchés en rond sur la
plage, nous savourâmes le couscous qu’elle avait roulé de ses mains. Le
cœur d’Isabelle était toujours prêt à se répandre. Quelques mots
échangés, plusieurs idées communes nous rapprochèrent vite. Je lui
exprimai tout de suite ma pitié des humbles et des fellahs; elle me
sourit comme à un vieil ami, et dès ce moment je vis son âme limpide
transparaître au fond de ses yeux.

«Des entrevues qui suivirent je ne veux retenir qu’une seule. Elle
remonte à quinze mois à peine. Ce fut l’une des dernières.

«Quelques envieux avaient ouvert contre Isabelle une campagne immonde.
Il y a des gens qu’il faut plaindre. Ces misérables font le mal comme
d’autres respirent, aussi inconscients que cette princesse des vieux
contes, dont chaque parole engendrait un crapaud. L’âme ingénue
d’Isabelle ne connaissait pas la rancune. A chaque coup qui la blessait,
elle levait plus haut le front, secouant les pans de son burnous, et
c’était tout.

«Derrière la maison que j’habitais à cette époque, s’ouvrait un jardin
clos d’une palissade; une treille, un figuier sauvage, quelques rosiers
fleuris en faisaient tout l’ornement. Les rumeurs de la ville
n’arrivaient pas jusque-là. On y entendait seulement la plainte confuse
de la mer et celle des grands goélands qui tournoyaient dans le ciel
avec des cris lamentables.

«Isabelle aimait cette retraite. Elle avait accoutumé d’y venir presque
chaque soir. Assise sur un banc de pierre, les jambes croisées, les yeux
rêveurs, elle fumait silencieusement de pâles cigarettes parfumées au
musc. Le soir dont je parle, le crépuscule l’y surprit; des noctuelles
voletaient autour de la lampe. Soudain, dans l’ombre indécise, je crus
entendre un sanglot. Les coudes aux genoux, la tête dans ses mains,
Isabelle pleurait.

«Qu’avez-vous, lui dis-je, qu’avez-vous, Si Mahmoud!»

«Elle souleva à regret sa face humide et fixa sur moi des yeux de
détresse, des yeux hagards de bête traquée. Cela dura l’espace d’un
éclair. Comme je m’approchais, un peu inquiet de cette défaillance, je
ne vis plus sur son visage que ce masque un peu froid d’insouciance
sereine qu’elle opposait à ses disgrâces.

«O Isabelle! petite sœur que nous pleurons, vous voilà maintenant
disparue. D’autres célébreront votre talent d’écrivain. J’ai voulu pour
ma part évoquer pieusement deux instants de votre vie et, au bouquet
offert à votre mémoire, joindre ces deux fleurettes bleues en témoignage
d’amical et fraternel souvenir.»

                                   *

                                 *   *

Quelques jours avant la catastrophe d’Aïn-Sefra, Isabelle Eberhardt nous
annonçait l’envoi d’un manuscrit d’impressions du Sud-Oranais, nous
priait de le revoir et d’en écrire la préface, où sa vie et ses idées
seraient expliquées. Ce livre, dans son intention, devait être dédié au
général Lyautey, qui avait favorisé ses observations.

Le manuscrit ne nous fut pas expédié à temps et disparut dans la
catastrophe. Des fouilles furent faites, au lendemain de l’inondation
qui avait détruit une grande partie du village, dans les décombres de la
petite maison habitée par Isabelle Eberhardt, pour y retrouver son
corps, car on était resté pendant deux jours incertain de sa mort et
elle avait été tout d’abord portée comme disparue. Au pied de
l’escalier, sous un pan de mur écroulé, on retrouva sa dépouille
mortelle et non loin de là un manuscrit de son roman _Trimardeur_.

C’était la première ébauche d’une œuvre dont la publication avait été
commencée dans l’_Akhbar_, le 9 août 1903, poursuivie jusqu’au 1er
novembre, reprise le janvier 1904 et menée jusqu’au 10 juillet.

Cette ébauche n’était point conforme à la version en cours de
publication. Elle nous permit cependant, avec quelques additions et
retouches, de terminer le roman. On retrouvera la fin de ce
_Trimardeur_, portant sur des chapitres algériens, en quatre numéros de
l’_Akhbar_, du 13 novembre au 4 décembre 1904, avec un portrait de
l’auteur fait à Beni-Ounif de Figuig, quelques mois auparavant.

L’ensemble du roman comporte 38 feuilletons.

                                   *

                                 *   *

Une autre œuvre d’Isabelle Eberhardt, _Sud-Oranais_, de vastes
proportions, avait été commencée dans notre journal avec l’année 1904 et
poursuivie jusqu’au 5 juin.

Cette œuvre se compose d’une suite de tableaux fortement observés
pendant le premier séjour d’Isabelle Eberhardt dans le Sud-Oranais, sur
la fin de 1903.

A cette époque, notre vaillante amie revint à Alger par Aïn-Sefra,
Géryville et les Hauts-Plateaux jusqu’à Berrouaghia, point terminus de
la voie ferrée de l’Ouest-Algérien dans le département d’Alger. Elle
accomplit ce rude voyage au mois de décembre, dans des régions où les
nuits, à cette époque, sont déjà glacées et où l’on ne rencontre
ordinairement aucun autre abri que la tente des nomades. Elle voyageait
seule, de poste en poste, escortée seulement d’un mokhazni et de son
chien noir et hirsute: «Loupiot».

En deux numéros de l’_Akhbar_ du mois de juin 1904, Isabelle Eberhardt
avait commencé à narrer ses impressions monotones et larges par cette
route désolée des Hauts-Plateaux. Elle nota encore brièvement, pendant
ce voyage, les mélopées de nomades que nous avons traduites dans les
«Choses du Sahara».

La nostalgie du Sud devait la ramener avec nous à Figuig en février et,
de nouveau, seule, à Aïn-Sefra, au commencement du mois de mai. Elle
descendit ensuite à Beni-Ounif, à Béchar, et passa de longues semaines
d’été dans la zaouïya marocaine de Kenadsa.

C’est là, et plus tard à Aïn-Sefra où la fièvre l’avait contrainte à
revenir en attendant la saison d’hiver, qu’elle reprit ses premières
impressions du Sud-Oranais et qu’elle les compléta d’une deuxième
partie.

L’ensemble du manuscrit comportait environ 230 pages, dont une centaine
pour la deuxième partie.

                                   *

                                 *   *

Retrouvé dans les fouilles, qui furent menées avec beaucoup de soin et
d’attention par le lieutenant Pâris, ce manuscrit, après un séjour de
plusieurs semaines dans la terre mouillée, était en partie détruit et
très friable. Il ne présentait plus aucune suite. Pour en raccorder les
fragments, nous avons été amenés, en reprenant toute la rédaction, à les
relier entre eux par des réflexions empruntées à la correspondance
d’Isabelle Eberhardt, à ses papiers, à ses cahiers de notes et le plus
souvent librement inspirées de nos longues causeries et de notre
collaboration fraternelle.

Nous avons cru devoir séparer des premières impressions générales du
Sud-Oranais--écrites dans une manière plus objective--les pages
marocaines de Kenadsa, et à cette suite nouvelle nous avons donné un
titre nouveau: _Dans l’Ombre chaude de l’Islam_.

                                   *

                                 *   *

On voit quelle a été dans ce livre notre part de collaboration.

Cette méthode de reconstitution était la seule qui nous permît de sauver
d’un enterrement définitif les fragments de scènes sahariennes que nous
avions entre les mains.

D’une façon générale, toute la documentation pittoresque et scénique du
livre posthume est de l’écriture d’Isabelle Eberhardt. Nous avons, de
plus, placé l’auteur dans son œuvre.

Les réflexions que nous lui avons prêtées sont celles qui expliquent sa
vie et son caractère.

Cette «explication de sa psychologie» qu’elle nous demandait quelques
jours avant sa mort, nous avons été amené à la fondre dans son propre
texte et à faire revivre ainsi pieusement notre amie, en ressemblance à
l’image que nous en avions gardée.

Il y a certainement dans cette manière de peindre un peu de roman, très
peu.

                                   *

                                 *   *

Les «Choses du Sahara» et les «Heures de Tunis» ont été terminées sur
les papiers qu’Isabelle Eberhardt nous laissa en partant à
Aïn-Sefra.--La première partie des «Heures de Tunis» avait paru, en
juillet 1902, dans _la Revue blanche_.

Les «Choses du Sahara» sont relatives pour la plupart au Sahara
constantinois. Nous y avons ajouté les pages inédites du manuscrit du
«Sud-Oranais», qui restaient intactes et qui n’entraient pas dans le
plan nouveau de _l’Ombre chaude de l’Islam_.

Le chapitre intitulé «Joies noires» s’est trouvé conservé, par le soin
qu’Isabelle Eberhardt avait pris, peu de jours avant sa mort tragique,
de l’envoyer en variété littéraire à la _Dépêche Algérienne_. Datées
d’Aïn-Sefra, septembre 1904, ces pages sont, sans doute, les dernières
qu’Isabelle Eberhardt ait écrites.

V. B.



TABLE DES MATIÈRES


  DANS L’OMBRE CHAUDE DE L’ISLAM
  Éloignement                       1
  Musiciens de l’Ouest              6
  Mort musulmane                   10
  En route                         15
  Le drame des heures              19
  Halte au désert                  21
  Ben-Zireg                        27
  Eau de mensonge                  31
  Le parfum des oasis              35
  Regard en arrière                37
  Béchar                           39
  L’étalon noir                    42
  Légionnaires et Mokhazni         44
  Réflexions dans une cour         47
  Pour tuer le temps               50
  Kenadsa                          52
  L’entrée à la zaouïya            55
  Vie nouvelle                     58
  Esclaves                         62
  Petit monde de femmes            64
  Transformation                   68
  Montagne de lumière              71
  L’illuminé                       74
  L’indignation du marabout        76
  Message                          81
  Vision de femmes                 84
  Prière du vendredi               87
  Lella Khaddoudja                 93
  Seigneurs nomades                96
  Messaoud                        102
  Théocratie saharienne           105
  En marge d’une lettre           109
  Collation au jardin             112
  La révoltée                     117
  Fête soudanaise                 121
  Souffles nocturnes              125
  Chez les étudiants              129
  Réflexions du soir              137
  Le retour du troupeau           140
  Gens de l’Ouest                 143
  Vision de nuit                  148
  Chercheurs d’oubli              151
  Soirs de Kenadsa                155
  L’amour à la fontaine           159
  Gitanes du désert               163
  Dans le Mellah                  166
  Souvenirs de fièvre             171
  Le paradis des eaux             173
  Images fortes                   179
  Musiques de paroles             182
  Puissances d’Afrique            186
  Moghreb                         188
  Réflexions sur l’amour          192
  Départ                          197

  CHOSES DU SAHARA
  Sur le marché d’Aïn-Sefra       203
  Joies noires                    209
  Chanson du spahi                215
  Le laveur des morts             218
  Dans la dune                    220
  Nostalgies                      243
  Réminiscences                   253
  Souvenirs d’Eloued              257
  Fantasia                        260
  Enveloppement                   270
  A l’hôpital militaire           273
  Printemps au désert             278

  HEURES DE TUNIS
  Heures de Tunis                 289
  Bled-el-Attar                   302

  NOTES
  Notes sur Isabelle Eberhardt    347


4862.--TOURS, IMPRIMERIE E. ARNAULT ET Cie.




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