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Title: Le parfum de la Dame Noire : Physiologie humoristique de l'amour Africain
Author: Sonolet, Louis
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Le parfum de la Dame Noire : Physiologie humoristique de l'amour Africain" ***
NOIRE ***



  LOUIS SONOLET

  LE PARFUM
  DE
  LA DAME NOIRE

  PHYSIOLOGIE HUMORISTIQUE DE L’AMOUR AFRICAIN

  Publiée d’après le manuscrit original de
  PAUL BOURGETTE


  LA RENAISSANCE DU LIVRE
  78, Bd Saint-Michel, 78--PARIS



Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.

Copyright by La Renaissance du Livre, Paris 1911.



A

MES BONS CAMARADES

D’AFRIQUE OCCIDENTALE

Hommage d’un hôte reconnaissant,

L. S.



LE PARFUM DE LA DAME NOIRE



NÉCESSAIRE INTRODUCTION

COMMENT JE RENCONTRAI PAUL BOURGETTE.


Chacun sait que l’Afrique occidentale est un pays chaud. Je le
constatais une fois de plus par une journée de marche en Haute-Guinée,
sur les bords du Tinkisso. Foulant entre les verdures basses la terre
d’un sentier semé de roches, mes porteurs s’égrenaient en une longue
théorie déguenillée et silencieuse, tandis qu’Adda, ma femme noire, se
prélassait dans un hamac porté par quatre vigoureux Malinkés. Autour de
nous, la brousse s’étendait discrète et comme morte. Mais, en arrivant
dans un fond bien protégé contre les ardeurs du soleil, nous aperçûmes,
à l’ombre d’un grand fromager, une case isolée et d’aspect aussi
confortable que permet de l’espérer, en pays nègre, la relativité de cet
adjectif. Je fus assez surpris de voir un Blanc sortir de cette case et
s’avancer vers nous, car nulle présence d’Européen ne m’avait été
signalée dans le pays.

Il avait cet aspect qui nous moule tous là-bas d’après un type unique, à
la façon des gaufres: casque colonial, complet kaki copieusement usagé,
barbe inculte. Son regard nous fixait, plein d’acuité scrutatrice. Ce
solitaire se présenta avec l’aisance familière accoutumée en pareil cas:

--Paul Bourgette, prospecteur.

Le prospecteur est un personnage assez répandu dans ces régions qui
joignent à la fertilité de leur sol des richesses minières dont la
plupart restent encore à découvrir. Cette découverte est confiée à
l’homme avisé et subtil qu’est le prospecteur. L’action qu’il y dépense
est infiniment plus rémunératrice que toutes celles dont ses rapports
amènent l’émission. Je fis, comme on pense, excellent accueil à M.
Bourgette. Il m’invita à déjeuner, et ce fut en déchiquetant un quartier
de biche que je perçus de sa bouche des détails sensationnels sur son
étrange personnalité.

Je lui avais demandé:

--Quelle prospection faites-vous?

On juge de mon ahurissement quand il me répliqua sans broncher:

--La prospection des femmes.

Il savoura quelques instants la jouissance que lui procuraient mes yeux
arrondis et mes lèvres en hiatus, puis il entra dans la voie des
explications.

--Par prospection des femmes, dit-il, j’entends leur étude méthodique,
leur observation patiente, leur analyse sagace. Tel que vous me voyez,
mon cher camarade, je suis né avec une vocation: celle de la psychologie
féminine et des expériences de cœur. J’aurais pu être Claude Larcher ou
Priola. Il m’eût admirablement convenu de disséquer des âmes de
maîtresses du meilleur monde, comme ce Paul Bourget dont mon nom semble
un diminutif sans prétention. Mais une telle carrière n’est pas à la
portée de n’importe qui. Ma famille, mon cher camarade, était pauvre,
et, pour ma part, je n’ai jamais pu voir dans l’argent qu’une chose
qu’on dépense et non qu’on gagne. Or, l’amour est le plus coûteux de
tous les sports. S’il prend tout le temps d’un homme, il est
indispensable que celui-ci ait des rentes. Supposez don Juan venant au
monde sans fortune: nous n’aurions certainement pas eu les «mille et
trois». D’un côté, je suis sincère. Je n’aurais pour rien au monde étalé
dans un livre des cœurs de Parisiennes élégantes sans les avoir tenus
pantelants sous mon scalpel. Rien ne me répugne davantage que le procédé
de M. Pierre Wolf qui confère à ses ingénues bourgeoises, faute de
documents, des sentiments de filles de brasserie. Alors, puisque je
n’étais pas reçu chez les duchesses et que je ne pouvais m’offrir le
luxe d’une carrière sentimentale à Paris, comment faire?

--Oui, répétai-je, comment faire?

--Me transplanter tout bonnement et plonger mes racines en pleine
nature, loin de la vie raffinée et coûteuse. Des terres neuves venaient
de s’ouvrir en Afrique occidentale. On pouvait y vivre pour presque rien
d’une saine existence primitive. Ce terrain n’en valait-il pas un autre
pour mes expériences? L’amour chez nous est devenu une denrée rare et
quintessenciée, qui se distribue de façon avare: chez les Noirs, il
coule à pleins bords pour tous. C’était donc là qu’il me fallait aller.
Je suis parti, et voilà deux ans que je poursuis ma prospection, à la
façon d’un nomade. Je vis comme les peuples pasteurs. N’est-ce pas un
excellent moyen de faire renaître sans cesse l’heure du berger? J’ai
parcouru ainsi le Sénégal, le Soudan, le Dahomey, la Côte d’Ivoire et
bien d’autres pays encore.

--Cette manière toute spéciale de voyager ne vous fatigue pas?

--Au contraire. Les arrêts fréquents et toujours agréables me font
trouver plus court le chemin.

--Mais n’est-ce point monotone à la longue, ces expériences?

--Pas pour un observateur, ni pour un véritable chercheur de nouveauté.
Sous une apparence plus simple, plus naïve et plus crue, c’est bien la
même chose qu’en Europe, allez. J’ai là un manuscrit où j’ai consigné un
certain nombre de principes généraux, d’axiomes, d’anecdotes typiques,
de souvenirs personnels ou rapportés par d’autres, de faits cliniques,
comme dit doctement M. Paul Bourget. Seulement, moi, ma clinique est
gaie, et ce ne sont pas précisément des malades qu’il y a dans les lits.
Eh bien, la conclusion de mes travaux est celle-ci: ce que nous trouvons
d’étrange ou d’abracadabrant dans l’amour africain n’est que l’embryon,
admirablement instructif et explicatif, de ce qui se passe chez nous.
Sous tant de conceptions barbares et effarantes, ce sont nos sentiments
et nos idées que nous retrouvons à l’état brut. C’est comme un schéma
d’humanité.

--Pouvez-vous me donner connaissance de ce manuscrit?

L’étrange prospecteur fit la moue.

--Non, dit-il enfin, il vaut mieux tenir ces choses-là secrètes tant
qu’elles ne sont pas publiées.

J’étais assez vexé de ce manque de confiance. A ce moment même, Adda,
mon épouse au teint de nuit, fit son entrée dans la case et adressa à
mon hôte son plus gracieux sourire. Il l’enveloppa d’un regard
approbateur.

--Vous avez une belle _mousso_, me dit-il. De quelle race est-elle?

--Sarrakholé, fis-je.

Il bondit, puis leva les bras au ciel, dans un état d’agitation
extraordinaire.

--Une Sarrakholé! s’écria-t-il. La seule race que je n’ai pas
expérimentée! Oui, mon cher camarade, malgré tous mes efforts, je n’ai
jamais pu rencontrer de femme sarrakholé. Sur ce sujet-là, je n’en sais
pas plus que les autres, et assurément beaucoup moins que vous. Et je
serais si heureux de combler cette lacune humiliante! Une Sarrakholé!
Voilà donc enfin une Sarrakholé!

Durant toute l’heure que je passai encore auprès de lui, le galant
prospecteur me parut nerveux, préoccupé, troublé. Enfin, quand il me vit
sur le point de plier bagage, il me déclara tout net:

--Vous savez de quels sacrifices un collectionneur est capable pour se
procurer la pièce qui lui manque. Eh bien! je suis ce collectionneur.
Laissez-moi votre Sarrakholé et je vous donne en échange mon manuscrit
dont vous ferez ce que voudrez.

Je commençais à me lasser d’Adda, qui s’était mise depuis quelque temps
à fumer la pipe avec exagération, s’obstinait à fourrer de l’huile rance
dans son couscous et avait contracté la fâcheuse habitude de se graisser
les cheveux au beurre de karité, la brousse ne lui fournissant pas
d’autre onguent pour sa toilette. J’acceptai donc le marché qui m’était
proposé, et voilà comment il m’est permis d’offrir aujourd’hui au public
_le Parfum de la dame noire_.



CHAPITRE PREMIER

DE L’AMOUR.


AXIOME.--_Chez les Noirs, l’amour n’est pas un sentiment. Ce n’est
qu’une fonction._

Oui, si étrange que cela puisse paraître, le nègre du Soudan ou du
Dahomey ignore l’amour passion comme l’amour goût. Les inclinations
venues du cœur ou de la tête lui sont aussi étrangères que l’usage du
rince-bouche et des formes pour la chaussure. Dans les tamtams, ces bals
noirs, on ne flirte pas, on ne se fait pas la cour, à l’instar de nos
bals blancs. Jamais vous ne verrez un Bambara prodiguer à sa _mousso_
ces mots qui sont un des plus suaves miels de l’existence: «Ma chérie,
mon aimée, mon adorée, mon coco.» Le Noir prend femme comme il achète un
cheval. Ce sont exclusivement des considérations d’ordre économique qui
le guident dans son choix. (Pas mal de Blancs, d’ailleurs, sont nègres
en ce point.) Il suppute soigneusement les frais à exposer--car il lui
faut payer une dot. Il examine les avantages à retirer de l’affaire.

Celle qu’il convoite sera-t-elle assez robuste pour exécuter tous les
travaux domestiques qu’il va lui imposer? A-t-elle de beaux _boubous_
(vêtements de corps) et des bijoux d’or en quantité satisfaisante? Mais
surtout, oh! surtout, lui donnera-t-elle beaucoup d’enfants? Car, loin
de représenter une source de dépenses, l’enfant est considéré là-bas
comme un capital, le seul vraiment productif. Un négrillon s’estime à la
façon d’un veau ou d’un agneau, mais beaucoup plus cher. Du haut du
ciel, ta demeure dernière, monsieur Piot, tu dois être content! En
France, l’amour se refuse à engendrer. Dans la France noire, il n’existe
que pour ça, et, comme disait Napoléon à Mme de Staël: «La femme la plus
considérée est celle qui fait le plus d’enfants.»

Il arrive pourtant qu’avec son incommensurable vanité, le Noir se laisse
influencer par l’éclat de certaines femmes, surtout de celles qui sont à
peu près hors de sa portée: les Blanches. Un jour, je vis mon boy fidèle
Sidi Coulibali plongé dans la muette contemplation d’un catalogue de la
Samaritaine. Il ne pouvait détacher ses yeux d’une des vignettes
réclame: une jeune personne à la ligne svelte, aux yeux largement
fendus, qui arborait un complet-tailleur d’été, dernière création de la
maison. Au-dessous de l’image, le prix s’étalait en chiffres d’imposant
format: 39 fr. 95. De son doigt cirageux, mon brave nègre me montra ces
chiffres.

--Alors, fit-il tout songeur, y en a moyen dans ton pays avoir beau
femme bien habillée comme ça pour 39 francs?

--Parfaitement.

--Moi faire venir un tout de suite.

--Oh! tu sais, avec l’emballage, le transport, tu en auras au moins pour
deux cents francs.

--Alors, moussié, moi y a pas acheter. Moi y marier avec femme noire.

D’où vient cette absence de sentiment dans l’amour tel qu’on le pratique
dans ces pays de soleil?

Tout simplement du degré rudimentaire de civilisation et de la trop
grande distance entre la condition de l’homme et celle de la femme.
L’amour sentimental constitue un raffinement, un progrès des mœurs, une
humanité supérieure. C’est ainsi un échange délicieux, impossible entre
un maître omnipotent et une créature passive qu’on traite depuis des
siècles en esclave et en bête de somme. Privé de tout l’adorable
superflu de l’amour, le fils de Cham en est réduit au grossier
nécessaire, à ce qu’on nous permettra d’appeler l’amour geste.

Mais, sans doute par un juste système de compensation, chez lui, le
geste en question--ce geste auguste de semeur--se produit pendant une
durée prolongée tout à fait anormale pour nous autres, Blancs. Au joyeux
nègre qui entonne, le soir, la voluptueuse complainte, il arrive de
s’endormir dans son agréable situation et d’attendre jusqu’au réveil du
matin le triomphant épanouissement final.

Infériorité ou avantage?

Je laisse ce point délicat à l’appréciation de mes lectrices. Ce qui est
certain, c’est que, du Sénégal au golfe du Bénin, on se livre à une
prodigieuse consommation de stimulants. Hommes et femmes mâchonnent
toute la journée des noix de kola auxquelles ils attachent un grand
pouvoir aphrodisiaque. Ces «kolas» constituent dans toute l’Afrique
occidentale le cadeau par excellence, cadeau aussi agréable à donner
qu’à recevoir, puisqu’on se permet ainsi l’aumône d’un peu d’amour.

COROLLAIRE.--_Chez les peuples civilisés, l’amour s’exprime d’abord par
des mots. Le Noir, lui, n’en connaît que les gestes._

Ainsi, quand une jeune fille nous plaît, nous le lui apprenons par des
mots choisis, éloquents, persuasifs. Cela s’appelle une déclaration. Un
Bambara ou un Agni se fait comprendre de façon bien plus rapide et bien
plus directe. Il va droit au but et met, de but en blanc, mais en Noire,
le doigt sur les points visés. Pour lui, la chanson d’amour devient une
chanson de geste, ce qui ne veut pas dire qu’il accomplisse chaque fois
des exploits de paladin. Au fond, ces primitifs nous donnent une
excellente leçon de modernisme par l’économie de temps à laquelle ils
arrivent. La fin n’est-elle pas identiquement la même? Toute parole
d’amour qui ne conduit pas au geste correspondant n’est que leurre et
vanité, de même que tout bonheur que la main n’atteint pas n’est qu’un
rêve. Alors, pourquoi n’en pas éviter la dépense? Chacune sait,
d’ailleurs, que, dans ce domaine éminemment privé, il y a des silences
et des soupirs qui valent toutes les conversations. C’est absolument
l’avis des séducteurs noirs qui, sans s’attarder à la cour, passent de
suite au jardin et commencent aussitôt leur cueillette.

Peut-on formellement dire cependant que le sentiment est toujours et
inévitablement absent des tendresses noires? Ce serait excessif. Comme
une seule fleur pique parfois son éclat de pourpre ou d’or parmi des
lieues carrées de brousse, on voit paraître de loin en loin, parmi ces
humanités rudes et grossières, un élan passionné, une abdication de
l’être pour un autre être, qui paraissent ressembler beaucoup à ce que
nous nommons l’amour. Des amants meurent l’un pour l’autre. Des femmes
se sacrifient à leur mari. (Ajoutons de suite que le contraire ne s’est
jamais produit.) Mais ce sont là des faits assez rares pour être
immédiatement consacrés par la légende et transmis de génération en
génération. Ces héros étonnent d’ailleurs plus qu’ils n’enthousiasment.
L’opinion publique se prononce contre eux et les considère comme fous ou
dangereux. Ils restent comme de mauvais exemples.

Et puis, ce que nous sommes tentés de prendre pour une manifestation de
l’amour n’est la plupart du temps que de la soumission poussée au
paroxysme du dévouement d’esclave. Ce n’est pas pour l’époux bien-aimé
que la pauvre dame noire se sacrifie, c’est pour le maître. Au fond de
l’idylle nègre, il y a toujours plus ou moins la domination du mâle.

A l’appui de l’aptitude de ces enfants du soleil à l’amour passion, on
pourrait citer l’histoire de ce sergent de tirailleurs sénégalais qui
s’éprit d’une jeune Ouolof atteinte de la maladie du sommeil et soignée
au village de ségrégation de Saint-Louis. La belle jouissant d’une
certaine liberté, ils se voyaient tous les jours et échangeaient
évidemment mieux que des promesses. Un jour, le militaire fut désigné
pour Konakry, et sa conquête, oubliant son mal, sa famille et la
consigne du _docquetor_, s’embarqua subrepticement sur le même navire
que son amant, en se glissant dans la cale à la façon d’une couleuvre.
On la découvrit avant le départ, et ce fut fort heureux, car peut-être
la maladie du sommeil est-elle contagieuse et l’on frémit à l’idée d’une
troupe de braves soldats au service de la France terrassés en face de
l’ennemi par un funeste Morphée. Des personnes à l’imagination lyrique
ont vu dans cette aventure touchante une réédition de celle de la Belle
au bois dormant avec le Prince charmant, de la Walkyrie avec Siegfried.
C’est faire trop d’honneur à ces modestes héros. Tout s’explique par
l’autorité masculine et le prestige de l’uniforme. Le reste n’est que
conte à nous faire nous-mêmes dormir debout.

A notre contact journalier, le Noir arrivera-t-il à une conception de
l’amour voisine de la nôtre? Peut-être vaut-il mieux ne pas le lui
souhaiter. Dès maintenant, en singes expérimentés, de malins indigènes
vivant dans l’entourage des Européens se donnent volontiers de grands
airs de sentiment, mais c’est généralement pour en tirer bénéfice. Un
jeune administrateur reçut dernièrement de son boy une lettre éplorée
lui demandant deux cents francs pour épouser la beauté noire de ses
pensées.

«Si toi pas donner, suppliait l’amoureux, moi y en a chagrin beaucoup,
moi y en a mourir.»

Apitoyé, le fonctionnaire donna les deux billets bleus. Le lendemain,
trois officiers, cinq fonctionnaires civils et quatre commerçants
recevaient de leur boy un message identique. Inutile de dire qu’ils ne
se laissèrent pas faire et que l’organisateur du coup fut mis à la
porte. Mais l’histoire n’est-elle pas d’une jolie philosophie? Elle
prouve que les peuples vaincus et domestiqués par nous ont beau
s’incliner devant le brutal étalage de notre force, ils n’en prennent
pas moins leur revanche en exploitant nos bons sentiments qu’ils
considèrent comme des faiblesses.



CHAPITRE II

DES FEMMES.


OBSERVATION FONDAMENTALE.--_La femme noire ne sait ni se refuser ni se
faire désirer. Elle ignore en amour la coquetterie._

Si l’amour en Afrique occidentale est totalement dépourvu de fantaisie,
c’est en grande partie en raison de l’inaptitude des femmes à l’exercer
dans toute sa plénitude. Mais avant de chercher la raison de cette
infériorité, il convient de citer celles des femmes habitant le pays qui
sauvent les bonnes traditions chères à Vénus. Il y en a trois catégories
faciles à distinguer par la couleur: 1º les femmes blanches; 2º les
femmes bleues; 3º les femmes oranges.

1º _Les femmes blanches_.--Ce sont les Européennes, les vaillantes
exportatrices d’amour, qui apportent sur les marchés tropicaux leur
stock inépuisable de caresses expérimentées et qui remplissent, grâce à
la prodigalité cigalière des coloniaux, plusieurs bas de laine ou de
soie, suivant la richesse de leur garde-robe. On les rencontre
généralement dans les villes de la côte, à Dakar, à Saint-Louis, à
Konakry, à Porto-Novo, parfois dans l’intérieur, à Kayes ou à Bamako. On
en a vu même faire la brousse, comme leurs sœurs parisiennes font le
trottoir. De simples péripatéticiennes qu’elles étaient, elles se sont
élevées au rôle émouvant de globe-trotteuses.

L’une d’elle me raconta un jour avec fierté qu’elle avait rendu les plus
grands services à la colonisation.

--Avec mon petit lieutenant, disait-elle, j’ai été jusque chez les
Bakoués, de terribles cannibales de la Côte d’Ivoire. Eh bien, c’est en
me voyant qu’ils ont compris pour la première fois que les _toubabs_
(blancs) avaient des femmes comme eux et que ce n’étaient pas de mauvais
génies venus pour leur enlever les leurs. Tout de suite, on s’en est
fait des amis. Je jouissais d’une popularité extraordinaire dans le
pays. Les indigènes faisaient des lieues et des lieues et se munissaient
de présents pour venir me contempler. Ce sont les plus beaux succès de
ma carrière. Les maris disaient à leurs femmes: «Si toi y a faire bon
couscous, moi y a mener voir Mme Toubab du lieutenant.»

Qu’eût pensé M. Jaurès de ce nouveau moyen de pénétration pacifique?

Ces hardies pionnières du baiser ont eu généralement une existence assez
agitée. Elles ont connu les rudes travaux dans les ports, les villes
cosmopolites, à Marseille, Anvers, New-York, et même à Tanger et
Casablanca. Elles restent beaucoup chez elles et reçoivent énormément.
La position horizontale est si naturelle aux colonies! Certaines
chantent dans des cafés-concerts d’architecture et d’installation plutôt
simplettes. D’autres se contentent de faire chanter leurs adorateurs
imprudents.

A ces talents professionnels éprouvés, il faut joindre quelques talents
d’amateurs choisis parmi les épouses légitimes des fonctionnaires et des
colons (car, quoi qu’on en dise, il y a des colons). Si l’adultère est
rare en Afrique occidentale, il y est singulièrement facilité par la
familiarité et le sans-façon des rapports sociaux. Dans ces régions
nouvellement conquises, les femmes sont en si petit nombre qu’elles
prennent souvent le parti de vivre en homme. Il arrive alors que les
conversations, les passe-temps, les distractions rappellent plutôt le
café que le salon. «Oh! moi, vous savez, je suis un garçon» est une
phrase que l’on entend à tout bout de champ et une raison suffisante de
rappeler éloquemment à celle qui la prononce à quel point elle se
trompe.

2º _Les femmes bleues_.--Ce sont les Mauresques, les jolies et délicates
Mauresques qui suivent les caravanes et qu’on rencontre dans les centres
commerçants. Leur couleur naturelle est bistre clair. Mais, vêtues des
pieds à la tête de toile de Guinée gros bleu, elles sont aussi bleues de
visage à cause de l’indigo dont elles cernent abondamment leurs yeux en
amandes, et bleues de jambes et de bras, parce que leurs robes et leurs
voiles au drapé biblique déteignent perpétuellement sur leur peau mate.

Telles quelles, elles sont fort désirables. Mais leur conquête est
presque aussi ardue que celles de leur ingrat pays de Mauritanie. Ici,
plus de pénétration pacifique. Avec elles, violence fait mieux que
douceur.

Le pis, c’est qu’elles ont contre la violence même des moyens de
résistance invincibles. Sentent-elles devenu inévitable le moment du
viol, elles suivent les principes en usage dans le génie militaire en
barricadant leur personne même de façon tout intime à l’aide de terre
humide et de sable mouillé. Cela fait une sorte de barrage assez peu
engageant, enlevant l’espoir de tout accès au bonheur et décourageant
d’autant plus l’agresseur le plus audacieux que la farouche enfant du
bled y a perfidement mêlé quelques coquillages coupants. Ceux-ci jouent
le rôle de chevaux de frise. Rien à faire, si ce n’est de rester bleu
comme la dame.

Remarquez que cette défense acharnée est toute de principe et uniquement
en vue de la galerie. Tâchez de mettre les femmes bleues dans
l’impossibilité de l’organiser, par exemple en les faisant brusquement
empoigner par quatre hommes et un caporal. Elle se prêteront alors très
volontiers à en voir et à en faire de toutes les couleurs. Que de
Parisiennes les imiteraient et éprouveraient même un vif plaisir à se
trouver dans ce cas de force majeure! Il est fâcheux que les femmes
bleues soient presque aussi difficiles à saisir que l’oiseau du même
nom, car elles ont l’attrait étrange et savoureux d’un fruit de la
brousse.

3º _Les femmes oranges_.--Ce sont les femmes touareg, à la peau dorée.
Leur teint ressemble à celui des oranges mûries par le grand soleil.
Avec leur nez fin, leur bouche voluptueuse et leurs cheveux lisses,
tombant en tresses luisantes autour du visage mince, elles rappellent
invinciblement les Bohémiennes. Qui sait si la Esméralda, qu’on traitait
de fille d’Égypte, n’était pas tout simplement d’origine touareg? En
amour, ces belles nomades vibrent comme la lumière qui les dore. Elle
sentent bon le laitage et sur leur peau hâlée courent toujours quelques
grains de sable rapportés de leur tente de peau de chameau.

Henri IV aurait adoré ce genre-là.

                   *       *       *       *       *

Maintenant, passons à la teinte de fond, la teinte noire. Hélas! qu’elle
soit de race ouolof, malinké, soussou ou appolonienne, qu’elle ait vu le
jour au Soudan ou en Guinée, la Noire n’a été que fort médiocrement
douée par le dieu de l’amour. Cette infériorité tient surtout à quatre
causes que nous allons analyser.

1º _La passivité du sujet_.--La Noire est complètement dépourvue
d’initiative amoureuse. Elle ignore l’offensive, mère de beaux
résultats, et tous les petits manèges de la coquetterie sentimentale.
Sarcey déclarait que le théâtre est l’art des préparations, et l’on en
peut dire autant de l’amour. Voilà un art que ne possédera pas, de
longtemps, la négresse d’Afrique occidentale. Elle consent et ne
provoque pas. Elle cède docilement à la mèche qui flambe, mais ne sait
pas allumer le feu. Aussi, la manière dont on invite là-bas une femme à
l’amour manque-t-elle absolument d’élans de tendresse. Cela ressemble au
«Préparez-vous à partir au galop» d’un maître de manège. Et pourtant, on
rencontre des corps admirables, des peaux du satin le plus délicat au
toucher, des seins qu’on dirait impeccablement sculptés dans l’ébène le
plus pur. Mais, depuis si longtemps aux yeux de ces filles du soleil
déshéritées, l’homme incarne le maître, le vainqueur, le tyran; qu’elles
le laissent faire à sa guise, sans intervenir jamais, sans montrer ni
joie ni tristesse, pauvres chairs lasses.

CLASSIFICATION.--_En appliquant le langage de la mécanique à l’amour, on
peut dire qu’il existe deux catégories de maîtresses: les _dynamiques_,
c’est-à-dire celles qui savent arriver à l’état de mouvement; et les
_statiques_, c’est-à-dire celles qui s’immobilisent dans l’état
d’inertie. La femme noire est éminemment _statique_._

2º _Une particularité physique_.--Ici, il faut appeler à mon aide toutes
les ressources de l’euphémisme. Au plus intime, au plus mystérieux
d’elles-mêmes, les femmes de tous pays possèdent une sorte de
commutateur, présent de la nature. C’est lui, ce diabolique commutateur,
qui donne le signal de la «bonne tempête», comme disait Verlaine. Eh
bien, depuis des siècles, les nègres d’Afrique occidentale ont adopté la
barbare coutume de supprimer à leurs compagnes cet aimable détail. C’est
une extension stupide de la circoncision au beau sexe. L’opération dite
_excision_ a lieu vers l’âge de dix ans, et c’est traditionnellement la
femme du forgeron, la _noumoumousso_, qui s’en charge. Assimiler pareil
objet à une enclume!

La raison de cette mutilation, ni Noir, ni Blanc ne saurait la dire.
«Nos pères le faisaient!» telle est la seule réponse que j’aie obtenue
des Toucouleurs comme des Foulahs, des Bambaras comme des Dahoméens.
Peut-être trouverait-on des motifs plausibles dans l’égoïsme de mâle du
Noir, dans sa crainte d’être trompé. Le plus étrange, c’est que les
femmes tiennent absolument à être excisées, comme les fillettes de chez
nous crient pour avoir les oreilles percées.

--Pas coupée? Vous n’y pensez pas, ma chère. Pour qui allez-vous passer!

On a vu des snobinettes qui, par hasard, avaient passé indemnes l’âge de
l’excision se précipiter chez la _noumoumousso_ et se faire opérer, au
péril de leur vie. Ah! la mode, où diable va-t-elle se nicher! Et
pourtant, _lugete veneres_! Ces belles formes ne tressailleront plus au
contact enivré de l’amour.

Pauvres petites noiraudes injustement frustrées, elles n’ont plus de
commutateur!

3º _L’odor di femina_.--Ceci n’existe qu’à l’égard du Blanc, le Noir
possédant un nerf olfactif autrement façonné que le nôtre. Trop souvent
les beautés noires dégagent un parfum naturel des plus pénétrant, si
pénétrant parfois qu’il conduit le postulant à leurs faveurs droit à un
découragement irrémédiable et à un ridicule dénouement. Susceptible de
degrés et de nuances, ce parfum va d’un discret relent de cuir de Russie
à un intense dégagement d’huile rance. A cette odeur naturelle, il faut
ajouter une odeur artificielle, celle du beurre de karité, avec lequel
les moins distinguées de ces dames oignent leur chevelure, luisante
comme un haut-de-forme au sortir du coup de fer. Alors se produit
l’effet--effet trop souvent contraire, hélas!--exprimé par Baudelaire
dans ces vers:

    Un air subtil, un dangereux parfum
    Nagent autour de ce corps brun.

4º _La déchéance précoce_.--Les négresses se fanent et se déforment avec
une incroyable rapidité. En très peu d’années, leur figure se tire,
leurs yeux perdent cet éclat humide qui en faisait le charme, leurs
hanches s’épaississent, mais surtout, oh! surtout, leur poitrine, cette
fière poitrine de marbre noir, descend en flasque avalanche d’ombre, au
point d’évoquer les plus navrantes comparaisons. Comme on connaît les
seins on les honore. Blancs ou noirs, les hommes, en trouvant
méconnaissables ceux qu’ils ont connus plus orgueilleux, cessent peu
galamment de les honorer. La cause de cet affaissement lamentable? La
maternité, et surtout l’allaitement, qui dure là-bas beaucoup plus
longtemps que chez nous. Qui sait? M. Brieux n’aurait peut-être pas
écrit _les Remplaçantes_, s’il avait eu l’occasion de rencontrer
quelques mères nourrices en Afrique occidentale. Et comme je comprends
que, sans se laisser persuader, nos Parisiennes prêchent pour leur sein!

Telles sont les tares amoureuses des dames de couleur. Est-ce à dire que
toutes, sans exception, ignorent l’art d’aimer et de se faire aimer?
Non, mais cet art est chez elle l’apanage d’une élite, élite de race ou
élite de caste. C’est ainsi que la race peulh, d’origine asiatique et
aryenne, fournit quelques sujets assez bien doués. Voilà pour l’élite de
race. En ce qui concerne l’élite de caste, je citerai les petites
féticheuses du Dahomey--Éliacines dessalées, élevées dans le temple--qui
révèlent dans des tamtams fort expressifs une science approfondie du
baiser et de l’étreinte. Ah! elles le connaissent, celles-là, l’art des
préparations! Je citerai également les princesses royales du Dahomey,
vieil État depuis longtemps en progrès sur les peuplades environnantes.
Parmi leurs prérogatives les moins discutées, ces princesses comptent
celle de prendre les amants qu’elles veulent, et autant qu’elles en
veulent. Cléopâtre au Centre-Afrique! Catherine de Russie sous les
tropiques! Et ceci revient à répéter ce que nous disions tout à l’heure:
le sentiment aussi bien que l’éducation de la luxure implique un pas en
avant dans l’évolution de l’humanité. Là, comme dans notre société
démocratique mal débarbouillée de ces origines, il faut _l’étape_.

Mais cette étape, il existe des femmes qui l’ont accomplie, et celles-ci
ne sont point dépourvues de séduction ni de connaissances en amour.
Elles comptent même généralement beaucoup de connaissances mâles, étant
essentiellement aptes à se partager en tranches, comme la plupart de ces
savoureux fruits exotiques qui vous fondent dans la bouche ainsi qu’un
rafraîchissant baiser. Si vous voulez admirer quelques lots choisis de
ces créatures en train de monter tout à la fois dans l’échelle des races
et sur celle du petit dieu Cupidon, allez à Saint-Louis, à la sortie de
la messe. Vous verrez nombre d’élégantes au teint café au lait et aux
cheveux crépus dont le masque reproduit, en les affinant, le nez épaté
et les grosses lèvres des marchandes _bougnoules_ accroupies devant
leurs calebasses au marché de Guet’n-dar. Ce sont les mulâtresses. Elles
arborent des toilettes tapageuses et de grands coquins de chapeaux aux
plumes multicolores poignardant l’azur. On leur donne en ville le joli
nom de _signardes_ (de señora).

Les Noirs ne les aiment pas, et elles ne les aiment pas davantage, ne
leur pardonnant pas d’avoir joué un rôle si important dans leur
ascendance. Je ne sais plus quel poète descriptif du XVIIIe siècle nous
apprend avec le plus grand sérieux que le mulet rougirait d’entendre
nommer son père. Si une mulâtresse pouvait rougir, ce serait précisément
dans une occasion semblable. A condition d’éviter soigneusement avec
elles ce sujet de conversation, elles se montrent des plus aimables.
C’est un petit café toujours chaud dans lequel il est fort appétissant
de désaltérer sa soif de caresses. Les mulâtresses ont gardé les beaux
grands yeux de négresse, mais elles y mêlent quelque chose de vivant,
d’audacieux, de provocant qui dit qu’elles ne sont plus esclaves. Ces
yeux flambent et font flamber. Certains de ces produits mixtes poussent
le dédain de la race noire et la prétention à l’européanisme jusqu’à
être blondes. Mais oui, pour surprenant que cela paraisse, il s’en
trouve de blondes comme les blés. Nous savons, d’ailleurs, qu’il existe
du blé noir.

                   *       *       *       *       *

CONSEILS AUX VOYAGEURS.--_En somme, quand vous irez au pays des Noires,
tâchez de tomber sur une blanche, une orange ou une bleue. A leur
défaut, nous recommandons le mélange. Chacun sait qu’il n’y a rien de
tel pour vous griser._



CHAPITRE III

DU BAISER.


Ce chapitre sera bref, pour l’excellente raison que le Noir d’Afrique
occidentale ignore totalement cet interprète divin de l’amour: le
baiser. Il paraît même fort peu disposé à l’apprendre, car depuis que
nous nous sommes mêlés à lui et que nous lui montrons le bon exemple, il
n’a pas fait le moindre progrès. Ce barbare ne se sert prosaïquement de
sa bouche que pour boire et manger. Sur ce point, je me permets de
trouver en défaut la théorie de Darwin. S’il est vrai que la fonction
développe l’organe, comment les lèvres des nègres, qui n’embrassent
jamais, sont-elles considérablement plus développées que les nôtres, à
nous Européens qui embrassons à bouche que veux-tu?

A la science de répondre.



CHAPITRE IV

DE LA PUDEUR.


OBSERVATION FONDAMENTALE.--_Le Noir, à l’instar de l’éléphant, ne cache
qu’une chose de son être physique: ses amours._

Le reste lui importe peu. En Guinée, pays où il est d’usage de se vêtir,
tous les indigènes se mettent nus comme le crâne de M. Caillaux, dès
qu’arrive la tornade, afin de ne pas mouiller leurs vêtements,
soigneusement protégés en tas par une large feuille de palmier. Comme
impudeurs plus particulièrement caractéristiques ou pittoresques, citons
la sobre élégance de tenue des Bobos, qui se limite à une ficelle autour
des reins jouant sur le devant un rôle curieux de tuteur, et aussi celle
des dames youabous qui arborent un petit bouquet de feuilles vertes côté
face et un autre plus grand, naturellement, côté pile. Les Djédjés du
Dahomey ont adopté pour tout costume une sorte d’étui protecteur en bois
de la plus flagrante incongruité. Moins pudiques encore (ce qui déroute
toutes nos idées sur la réserve féminine), leurs épouses, comme les
peintres impressionnistes, s’en tiennent à la nature.

D’une manière générale, d’ailleurs, les négresses d’Afrique n’éprouvent
aucune honte à montrer dans leur intégralité leurs charmes les plus
suggestifs. C’est, là-bas, le fait le plus constant de la vie
journalière que la rencontre de naïades de bronze lavant tranquillement
sans la moindre gêne, dans le fleuve ou le marigot, des corps à la
plastique irréprochable.

Mais la même naïade si parfaitement insoucieuse de sa nudité ne
consentira jamais à se laisser connaître, dans le sens biblique du mot,
devant témoins, ni même dans le voisinage de gens qui pourraient la
voir, l’épier. Les offres d’argent les plus magnifiques ne viendront pas
à bout de son scrupule inattendu. On ne tirera pas d’elle davantage une
simple promesse, si celle-ci peut frapper quelque oreille proche.

Mieux encore, même dans la plus absolue solitude, cette pseudo-Lucrèce
au beurre noir ne prononcera pas le «oui» réjouissant qu’on attend
d’elle. Mais rassurez-vous, le «non» dûment accentué est d’excellent
augure et annonce une très prochaine reddition. En revanche, n’en
déplaise à la sagesse des nations, qui ne dit mot ne consent pas. Ah! ce
n’est pas seulement chez nous que la femme est illogique et déroutante.

Voyageur qui t’en vas au pas dolent de ton cheval ou qui uses tes
souliers sur la terre rouge, si tu te sens la chair aiguillonnée par le
brûlant soleil des tropiques, fais ton profit de cette observation
toujours vérifiée. Si à ta mimique expressive et engageante, à
l’exhibition opportune d’une pièce d’argent conforme au tarif local, la
belle fille aux seins orgueilleux que tu as croisée a répondu par un
décisif geste de refus, réjouis-toi, tu touches à la réalisation de ton
souhait impatient. Soudain tu vas voir disparaître celle que tu as
provoquée au jeu d’amour. Ne t’inquiète pas. Elle est là, dans quelque
case abandonnée où elle s’est glissée avec la rapidité d’une souris, et
elle t’attend.

L’homme n’a pas moins besoin de solitude pour célébrer le culte
farouchement occulte dont il honore les appas de sa _mousso_. Il goûte
peu les allusions à son intimité conjugale, à ses aventures féminines.
Mais il est autre chose que les Noirs des deux sexes cachent avec une
extraordinaire vigilance. Osons le dire. C’est la satisfaction des
besoins les plus vulgaires mais aussi les plus tyranniques de notre
pauvre humanité. A ce propos, je vous dois une histoire dont l’intérêt
psychologique fera passer, j’espère, l’apparente gauloiserie.

Par un beau soir, à l’heure du couchant, je rencontrai sur la plage de
Grand-Bassam une jeune négresse, de cette race courte et boulotte qu’on
appelle là-bas les «Popotes». Je liai conversation, mais, après m’avoir
d’abord accueilli d’un sourire, elle me fit comprendre par gestes
qu’elle était pressée et, d’une main autoritaire, elle me montra la
direction opposée à celle que nous suivions. Je n’en continuai pas moins
mon chemin. Une vieille qui venait derrière nous m’accosta et répéta le
geste de la Popote, ce geste qui voulait dire: «Va-t’en de l’autre
côté.» Puis ce fut le tour d’une autre promeneuse, de deux, de trois, de
dix, la même indication de la patte noire, à chaque fois plus
impérative, plus nerveuse, plus brutale, bientôt même chargée
d’indignation et de courroux. Ma curiosité commençait à être piquée,
surtout en voyant toutes ces sombres passantes se diriger vers un même
coin isolé de la plage. «Que vont-elles faire là? me disais-je.
Peut-être offrir quelque sacrifice, célébrer quelque incantation. A coup
sûr, les galantes occasions ne manqueront pas.» Quelle déception!
Bientôt, dans l’ombre montante du soir, je distinguai un étrange
aréopage: vingt femmes, au moins, accroupies en cercle, et qui, toutes,
se levèrent à mon approche, le poing menaçant, le visage bouleversé, la
bouche pleine d’insultes et de malédictions.

Hélas! pauvre coureur d’aventures, j’étais tombé sur l’emplacement
choisi par les dames de Grand-Bassam pour apporter le modeste tribut de
leurs incommodités à la grande mer purificatrice.



CHAPITRE V

DES MARCHANDES D’AMOUR.


Bien qu’il ne figure pas sur les statistiques officielles, l’amour
représente un des commerces les plus florissants de nos colonies
d’Afrique occidentale. Ce commerce y est essentiellement d’importation
française. Nous nous trouvons en présence d’un cas particulier, d’une
loi générale, qui se peut formuler ainsi:

RÈGLE.--_La civilisation a pour premier effet de faire payer plus ou
moins cher ce qu’on trouvait auparavant pour rien. C’est ainsi que
l’amour, en devenant un objet de trafic dans les régions tropicales
occupées par l’Européen, descend au rang humiliant de denrée coloniale._

C’est fatal. Partout où s’arrête le casque blanc du colonisateur, la
professionnelle apparaît, l’Aspasie noire se révèle, le fameux _Nigra
sum sed formosa_ prend la forme d’une carte à payer. Femmes, sexe cupide
et âpre aux écus, quand donc cesserons-nous de nous servir en pâture à
votre avidité financière! Ça commence par un caporal, incendié de désir,
qui offre dix sous à une petite moricaude pour avoir plus vite raison de
sa résistance. Ça continue par le fonctionnaire malencontreusement
somptueux, qui gâte les prix en se collant une pièce de cinq francs sous
l’arcade sourcilière pour décider la _mousso_ de ses pensées. Dès lors,
les tarifs se régularisent. Un prix courant s’établit. Une caste de
vendeuses s’organise. Par notre faute, par notre imprudence, par notre
vice, la _garbo_ est née. Quelques mois ont suffi pour faire franchir à
ces candides sauvagesses les étapes qui séparent la proie innocente de
la mérétrice avisée, l’esclave de la commerçante, la marchandise de la
marchande. Et c’est là un raccourci de ton évolution, ô femme moderne!
Et c’est ton histoire, ô humanité!

Tout naturellement, notre plus vieille colonie d’Afrique, le Sénégal, a
offert à la _garbo_ son premier champ d’éclosion. Celle-ci y trouve un
élément fécond de recrutement dans la mulâtresse, la souple et
langoureuse mulâtresse au teint de café au lait, création de l’homme et
non pas de Dieu, inquiétante, déroutante et frelatée comme tous les
mélanges, dangereuse héritière des instincts sournois du Noir et des
vices raffinés de l’Européen.

A Saint-Louis, si vous vous sentez trop vivement émoustillé par les
ardeurs provocantes du climat, on ne manquera pas de vous dire:

--Prenez une mulâtresse, et de préférence une ancienne élève des sœurs.

Qu’est-ce à dire? Est-ce que, par hasard, ces saintes filles
inculqueraient aux négrillonnes confiées à leurs soins des conseils de
perdition? Bien au contraire, et si vous voulez être édifié sur ce
point, vous n’avez qu’à passer devant les fenêtres de la classe où elles
dispensent leur humble savoir aux petites _mulottes_. Par des jalousies
soigneusement closes aux rayons du brûlant soleil, une sorte de mélopée
arrivera jusqu’à vous, psalmodiée en mesure, rythmiquement scandée par
des voix fraîches.

«Pas-sez-vo-tre-che-min.--Je-ne-suis-pas-cel-le-que-vous-croyez.--
En-vé-ri-té-je-vous-le-dis-je-ne-man-ge-pas-de-ce-pain-là...»

Que signifient ces paroles d’allure évangélique? C’est tout simplement
la leçon qui permettra à ces demoiselles d’en donner une et de répondre
vertement et imperturbablement aux audacieux débauchés qui ne manqueront
pas, quelque jour prochain, de leur faire des propositions malhonnêtes
sur le pont Faidherbe ou dans les ruelles de Guet’n-dar. Mais ce n’est
pas là une défense à arrêter un hussard. Aussi, le soleil s’obstinant à
précipiter le flux de votre sang dans vos artères et à tendre vos nerfs
comme des cordes de violon, vous emboîtez fébrilement le pas à la
première mulâtresse qui passe. Sa taille se cambre à souhait dans
l’ample robe de mousseline blanche à petits bouquets de couleur, son
déhanchement promet. Et voilà qu’une voix au timbre enfantin se met à
dévider:

--Pas-sez-vo-tre-che-min.--Je-ne-suis-pas-cel-le-que-vous-croyez.--
En-vé-ri-té-je-vous-le-dis-je-ne-man-ge-pas-de-ce-pain-là.

En même temps, un regard oblique et énigmatique vous frappe au cœur et
une bouche lippue découvre, en souriant, deux rangées de dents à l’émail
neigeux. Vous demeurez interdit... Réjouissez-vous donc. On accepte vos
hommages, heureux homme! Et c’est une fois de plus l’affirmation
éclatante de l’illogisme féminin, de cet angoissant illogisme qui nous
vaut de la part des Blanches tant d’affreux doutes et d’éternels
tourments, et qui se manifeste chez les Noires avec une si rassurante
clarté et cette simplicité ingénue voisine de l’innocence.

Faut-il donc accuser les religieuses du Sénégal d’enseignement
pervertisseur? Non, certes, et nous venons de voir, au contraire, de
quelles touchantes précautions elles arment leurs élèves contre les
œuvres de Satan. Des précautions, notre amateur de Brunes et demie fera
bien d’en prendre lui aussi, notamment celles dont M. Brieux, déjà
nommé, s’est fait l’apôtre et le héraut. Mulâtresse ou négresse, les
hétaïres de Saint-Louis disposent d’une clientèle nombreuse, variée,
souvent même avariée. Si celles qui pratiquent la religion catholique
s’enorgueillissent d’un chiffre d’affaires plus imposant que les autres,
c’est uniquement parce qu’elles possèdent à peu près la langue
française. Et les langues, ça rapproche toujours.

De même que notre élan colonisateur s’est étendu des rives du Sénégal à
celles du Niger et du Tchad, la _garbo_ a pris son vol amoureux
jusqu’aux coins les plus reculés du Soudan et du Dahomey. Il y a des
_garbos_ toucouleurs, bambaras, malinkés, foulahs, ébriés, nagos,
appoloniennes, etc. Mais toutes ces _garbos_ se ressemblent par un
caractère particulier qui n’est pas sans nous surprendre.

Pascal a dit: «vérité en deçà, erreur au delà!» Et Montesquieu: «La
considération change d’objets avec les climats.» Il est vrai qu’en
Espagne un contrebandier jouit de toute l’estime de ses concitoyens,
qu’en Corse un bandit se voit honoré de tous les respects et qu’en
France, depuis quelque temps, les pickpockets récoltent au théâtre et
dans le roman un unanime élan de sympathie. En Afrique occidentale, nous
assistons à un phénomène à peu près analogue.

PRINCIPE.--_Pour la dame noire, le commerce de l’amour est aussi
honorable qu’un autre. La profession d’hétaïre n’implique aucune
déchéance, mais constitue, au contraire, un métier peu considéré, à vrai
dire, mais aussi avouable que celui de blanchisseuse ou de vendeuse au
marché._

Que la _garbo_ ne rougisse pas de son état, cela n’est pas pour nous
étonner outre mesure. Mais il est étrange de la voir s’enorgueillir de
particularités plutôt humiliantes tenant à cet état. A Paris et dans
toutes les villes, la police astreint les prêtresses de la Vénus
populaire à une visite hebdomadaire et à un poinçonnage sur une carte
dénommée _brême_ par l’argot des faubourgs. La _brême_, c’est la terreur
des irrégulières, c’est l’aveu cynique de la dégradation, le certificat
du métier honteux. C’est le signe détesté d’une étroite dépendance
vis-à-vis des argousins et comme un brutal genou de mouchard pesant sur
toutes ces gorges de femmes toujours prêtes à s’offrir. Dans plusieurs
de nos villes d’Afrique française, à Kayes notamment, les _garbos_ sont
également munies de _brêmes_. Mais ne croyez pas qu’elles en ressentent
la moindre offense. Au contraire, elles s’en font un motif de fierté, un
titre incontestable à la confiance de leurs clients et à l’estime
épanoui de leurs concitoyens. Il faut les voir, un air d’honnête
satisfaction animant leur visage d’encre, tandis qu’elles exhibent des
plis de leur boubou le carré de carton vert troué de petits ronds
symétriques:

--Tu sais moi y en a pas sale _mousso_... Moi y en a gagné carte, bon
carte pour _moussié_... Gouverneur y a donné moi. Toi y a mirer.

Et la carte passe sous les regards respectueux, admiratifs presque, des
indigènes. Elle circule parmi les mains noires gesticulantes; elle fait
s’arrondir les yeux blancs. Car tous ces braves gens bambaras, peulhs ou
sonraïs, sont pleins d’une considération innée pour le _cébé_,
c’est-à-dire pour tout papier officiel, pour tout acte, carte,
certificat, brevet qui émane de l’administration. Ils ont l’âme
fonctionnaire. Et la _garbo_ est comme eux. Elle s’imagine qu’avec sa
carte imprimée, signée, poinçonnée, elle est quelque chose dans le
gouvernement des toubabs (blancs). Elle se prend de bonne foi pour une
petite fonctionnaire à la Capus. Et, en somme, elle ne se trompe pas
tant que cela, si l’on se rappelle ce que nous avons posé comme principe
de début! _Pour le Noir, l’amour n’est pas un sentiment, mais une
fonction._

Il faut la voir encore, l’impénitente et indiscrète Aspasie d’ébène,
quand elle revient de son obligatoire visite hebdomadaire au dispensaire
du médecin de l’assistance indigène. A qui veut l’entendre, elle répète
avec un gros rire de complet bonheur:

«Docquetor a dit: «Aïssata, y a bon.»

C’est la conscience du devoir accompli.

Mais où Aïssata ne rit plus du tout, c’est quand surgit quelque
concurrence déloyale, quand une effrontée, une impertinente non patentée
se mêle d’avoir pour les hommes de ces complaisances rétribuées qu’elle
considère comme son monopole à elle, la fonctionnaire, à elle que le
gouverneur a honorée d’un _cébé_. Un peu plus, elle se dirait _garbo_
par privilège royal. Pourtant, elle pratique des idées éminemment
modernes sur la protection du travail des femmes et elle se défend
contre les empiètements d’autrui avec la rigueur farouche d’un syndicat.

Écoutez plutôt les doléances que je recueillis des lèvres vénales de
Fatimata, gloire de la galanterie officielle en la bonne ville de
Bamako. Comme la belle Mme X... ou Y..., la beauté à réputation dont
toute cité provinciale s’enorgueillit, Fatimata n’est plus très jeune.
Elle a acquis de l’expérience et un sentiment un peu chatouilleux de ses
droits. Je la rencontrai un jour, le visage plus sombre qu’à l’ordinaire
(ce qui n’est pas peu dire), les regards fulminant d’éclairs indignés.
J’aime à confesser les femmes:

--Hé! Fatimata, qu’y a-t-il?

--Y a pas bon, moussié, y a pas bon du tout. Moi y en a trouver
gouverneur tout suite.

--Diable!

--Moi plaindre à lui beaucoup. Si même chose continuer, moi y a bientôt
plus pouvoir _dominiquer_ (manger).

--Et qu’est-ce qui t’empêchera de manger, Fatimata?

--C’est les _moussos_ qui ont marié avec toubabs. Mauvais _moussos_,
moussié! Moi, y a fait _garbo_. Pourquoi y a fait _garbo_, moussié?
Parce qu’y a pas mari ni grand frère, ni personne pour donner
_dominiquer_. Moi, pour avoir argent, faut faire _garbo_. Autrement
_amoul_ (pas d’argent). Eux, les femmes qui ont marié avec toubabs, ils
ont argent, boubous, eau-Cologne, kolas et tout. Alors pourquoi ils vont
faire toc toc à la porte des autres toubabs pendant la sieste? Pourquoi
ils font _sigui_ (se couchent) dans leur case? Pourquoi ils font même
chose _garbo_? Après, quand moi viens faire toc toc, tout le monde ils
disent: «Fatimata, y a pas bon!» Alors moi _amoul dimanchi_ (pas de
cadeau). Moi y a foutue, moussié! Moi y a trouver gouverneur!

Ainsi, sous toutes les latitudes, c’est la même histoire. En Afrique
aussi bien qu’à Paris, chez les Noires comme chez les Blanches, la
professionnelle de l’amour poursuit de sa haine inextinguible la femme
mariée en qui elle voit une rivale heureuse, une concurrente odieusement
avantagée. A l’ombre des fromagers immenses et des dioubalés aux cheveux
fauves, on retrouve cette affirmation chère à nos impures: «Les femmes
mariées, c’est pire que les autres!» Rien de nouveau sous le grand
soleil. Quant à Fatimata, elle n’alla pas, comme bien on le pense,
demander audience au gouverneur. Elle prit un parti plus raisonnable, en
égayant de ses charmes la sieste de quelque célibataire qui avait
échappé, espérons-le, aux étreintes des perfides adultères.

Au pays noir, l’heure de la sieste, c’est l’heure du berger, d’un berger
qui n’a plus rien à garder, ni préjugés, ni répugnances, ni vêtements.
C’est le moment où chez l’Européen la bête prend sa revanche sur l’ange,
où le sentiment se tait, lardé et réduit au silence par les aiguillons
de la chair, où deux races oublient tout ce qui les sépare pour ne plus
voir que ce qui les rapproche. Il est une heure de l’après-midi. Une
chaleur étouffante tombe en nappes de plomb sur la terre calcinée. Au
dehors, pas un bruit, pas un mouvement, pas une ombre: une étonnante
impression de silence et d’immobilité sous une aveuglante lumière. Dans
sa case de _banco_ (boue séchée), bien close contre les ardeurs de la
fournaise, le colonial, étendu sur son lit Picot, somnole sans rêves.

Soudain, il entend gratter discrètement à sa porte.

--Qui est là?

Une voix de femme susurre imperceptiblement:

--C’est moi, Dado.

Ah! c’est Dado, la providence des siestes, Dado qui, chaque après-midi,
se glisse entre les cases des blancs, furtive, silencieuse et grave. Mon
Dieu, elle tombe bien!

--Entre! fait sans bouger le colonial.

Lentement, dans la pénombre de la case, elle retire son boubou, son
pagne. La voilà nue, statue de bronze à l’attitude nonchalante, ses
larges hanches ceintes de plusieurs rangées tintinnabulantes de gros
grains de verroterie. Toujours muette, elle s’insinue souplement sous la
moustiquaire. Et comme jadis pour les amours des dieux, une buée
blanche, aspect de la mousseline dans le demi-jour, dissimule
l’accouplement disparate du descendant de Japhet et de la fille de Cham.

D’aucuns ne peuvent s’empêcher de trouver cet accouplement anormal et
peu désirable. Il y a des Blancs qui éprouvent un éloignement invincible
à l’égard de la négresse. «Ce n’est pas une femme, vous disent-ils,
c’est une femelle.» Ceux-là sont, d’ailleurs, assez rares, et on ne les
rencontre que parmi les cérébraux et sentimentaux renforcés. La plupart
des coloniaux arrivent à s’abstraire suffisamment de leur mentalité
d’Européen pour accueillir bénévolement les visites de marchandes
d’amour à la face couleur de poix. Chez l’homme moderne, malgré la force
de la civilisation, de l’être moral, des préjugés, les instincts
demeurent encore plus puissants que les sentiments et les idées. Nous
résumerons cette importante observation dans la formule suivante:

  _Avant d’être homme, on est mâle._

D’ailleurs la pauvre _garbo_ n’y met aucun amour-propre. Elle ne se vexe
nullement des refus et se garde bien d’insister. Elle passe chez vous à
la façon de l’employé du gaz qui vient voir si votre compteur marche
bien, ou de l’homme de chez Dufayel qui demande à toucher. Si vous la
renvoyez, elle n’en conserve pas moins le sourire, et viendra le
lendemain tâter encore le terrain. Si vous lui faites comprendre que
vous êtes las de ses charmes et que vous êtes assoiffé de nouveau, elle
partira de son pas de gazelle légère et silencieuse et reviendra
quelques minutes après, accompagnée d’une collègue qu’elle vous
recommandera chaleureusement.

--Y en a très bon mousso, moussié!

Puis elle ira attendre dans quelque coin ombreux à proximité de votre
case que vous ayez mené à bonne fin votre amoureuse entreprise. Car il
s’agit de toucher sa part sur les cent sous ou les trois francs dont
vous allez récompenser le zèle de la bailleuse de volupté qu’elle vient
de vous présenter. Au pays noir, c’est un usage consacré. Ces dames
dichotomisent à la façon de nos grands chirurgiens. Seulement, il y a
cette différence essentielle que ce n’est pas l’opérateur qui reçoit
l’argent, mais bien l’opérée.

Je vois que vous allez me demander: «A quelle race appartiennent plus
particulièrement les _garbos_?» A toutes, monsieur. Car aucune race ne
se peut prévaloir de l’honneur de fournir seule à l’homme ces
dispensatrices de plaisir qui font à la fois de leur corps un trottoir
roulant et une tirelire (tirelire que nous appellerons, si vous le
voulez bien, le tronc des riches). L’hétaïre vient de partout, fleurit
partout. Ne l’observons-nous point en Europe et ne pouvons-nous dire en
toute sûreté:

_Celle qui vend l’amour ne peut se rattacher qu’à un groupe ethnique:
l’humanité._



CHAPITRE VI

DES INTERMÉDIAIRES.


Est-ce parce que l’amour est aveugle? Il est d’expérience courante et
d’observation journalière qu’il lui faut un guide qui dirige ses pas
maladroits vers l’objet aimé, le mette en rapport avec lui, aplanisse
les difficultés de la route, et finalement le fasse toucher au but. En
amour comme en affaires, on ne peut que difficilement se passer
d’intermédiaire. Dans l’antiquité, cet intermédiaire était représenté
par la nourrice traditionnelle chargée du service des postes et
télégraphes entre sa jeune maîtresse et ses galants. En Espagne, c’est
la duègne. Dans le théâtre de Molière, ce sont les valets et les femmes
d’intrigue. Enfin, il existe un intermédiaire plus répandu et plus à la
portée de tout le monde, auquel on a donné le nom malsonnant
d’entremetteur. Et pourtant, ce nom est encore un euphémisme. Car,
lorsqu’il s’agit d’amours vénales, le personnage assez peu considéré
dont nous parlons est désigné dans l’opinion populaire par un terme
devant lequel ne reculent ni Rabelais ni Mathurin Régnier, mais que je
n’infligerai certes pas aux oreilles de mes lectrices. Qu’il me suffise
de dire que ce terme, emprunté au vocabulaire de la pisciculture,
exprime une profondeur vraiment sous-marine de mépris.

J’ai une réelle peine à constater qu’en pays nègre, c’est à cette classe
justement honnie et grossièrement baptisée qu’appartiennent les
intermédiaires d’amour. Ici, pas de nourrices, pas de confidents et,
d’une manière générale, pas de femmes pour tenir le rôle. D’où cette
première observation d’ordre général:

_Dans les amours d’Afrique, l’intermédiaire est toujours un homme._

Certainement cela est fâcheux pour la pudeur des belles défaillantes.
Mais on comprendra combien vite se calme cette pudeur, si l’on songe que
l’intermédiaire en question est généralement pour elles l’ami le plus
intime, auquel elles ne cachent rien de leurs équipées, qui les provoque
même et en tient un compte des mieux ordonné. Il est, d’ailleurs, d’une
discrétion exemplaire qui garantit expressément le succès de son
exploitation. Avec son profond instinct de dissimulation, ce Noir
comprend qu’en amour plus qu’ailleurs, la langue est la pire et la
meilleure des choses.

C’est le plus souvent un boy, votre propre boy.

Ce jeune domestique indigène est associé à toutes les manifestations de
la vie coloniale. Il tient tout à la fois du valet de chambre, du
blanchisseur, du cuisinier et du page. Il sert aussi, à l’occasion, à
distraire les hôtes de passage. Au temps de la conquête du Soudan, une
plaisanterie classique quand on traitait à table le camarade
nouvellement arrivé de France, consistait à appuyer du doigt sur le
nombril proéminent du boy occupé à servir, le torse nu, cependant qu’un
compère faisait adroitement résonner sous la table le sonnerie d’un
timbre. Il existe une autre mystification traditionnelle, toujours à
l’adresse du camarade fraîchement débarqué, et qui se pratique également
pendant les repas. L’un des convives lance une phrase remarquable par la
forme ou le fond, et le boy souligne alors d’un air entendu: «comme dit
M. de Tocqueville» ou «suivant la formule de Maurice Barrès». Tête du
nouveau camarade qui ne devine pas, d’abord, qu’on a seriné ces quelques
mots au candide serviteur, sans qu’il en ait compris plus qu’un
perroquet. Le boy, pour l’Européen dans la brousse, c’est le
nègre-tender, comme aurait dit le brave général Poilloüe de Saint-Mars.
Si vous ne savez pas toujours où il est, il sait, lui, où vous êtes et,
en quelque endroit que Vous vous teniez, il ne manque jamais de vous
retrouver à cette heure du soir où il doit vous apporter képi ou
chapeau, pour le troquer contre le casque devenu inutile. C’est là une
de ses sacramentelles attributions.

Héritier imprévu de Scapin, ce ténébreux valet de brousse en assume de
plus délicates, notamment celle de procurer à son maître et aux amis de
son maître des _moussos_ de choix. Généralement, il ne s’en tire pas
trop mal, car le bon boy est, par essence, un malin, un débrouillard, un
qui _connaît manière_, comme on dit là-bas. Grand coureur de tamtams,
plus don Juan encore que Leporello, il peut se vanter d’immenses
relations dans le monde féminin. Toutes les cases indigènes lui sont
connues et ouvertes. Partout, il fait figure d’ami, d’autorité, de
protecteur. Aussi vous pouvez jeter votre dévolu où bon vous semble.

--Boy, tu connais cette _mousso_?

Infailliblement et même s’il n’en a pas la moindre idée, il vous
répondra sans broncher.

--Moi y a bien connaître.

Car le Noir connaît tout ce qu’on lui demande. Il ne consentira jamais à
rester court devant une question. Et le voilà parti au village, après
avoir revêtu celle de ses tenues de sortie qui lui vaut le plus de
considération: casque usé provenant de vos largesses, tunique d’officier
anglais achetée au marché en un jour d’opulence, vieux pantalon kaki,
épave de votre garde-robe. Les souliers et la canne achèvent d’en faire
un personnage.

Une heure et demie après,--car il prend son temps,--vous le voyez
revenir escorté d’une négresse au dandinement paresseux, fier comme s’il
venait de faire une conquête. De honte, il n’en éprouve trace. Car dans
le pays le rôle dont il s’acquitte n’est nullement déshonorant, tout
comme le métier de _garbo_. Le boy fait son travail, et voilà tout.
C’est tout juste s’il ne demande pas que son maître mentionne ces
services si particulièrement spéciaux sur le certificat qu’il lui
remettra au moment de rentrer en France. Regardez avec quel air sérieux
d’autorité, de composition, il marche à côté de celle que vous allez
honorer de vos faveurs. On dirait d’un garde municipal conduisant une
prévenue de luxe à l’audience. Mais tout à coup vous poussez un cri de
surprise:

--Qu’est-ce que c’est que cette _mousso_?

Ce n’est pas du tout ce que vous avez demandé. Le boy essaye de
s’expliquer, patauge, finalement laisse passer l’orage sans souffler
mot. Il a tout bonnement amené une amie à lui, une associée avec qui il
est entendu qu’il partage le _dimanchi_ espéré de votre générosité.
Toujours la dichotomie! Si vous persistez dans votre colère, il ira vous
cueillir d’autres fleurs d’ombre, et jusqu’à ce que vous soyez
satisfait, il vous les amènera à domicile. Car c’est un des grands
avantages de l’amour africain de se porter toujours à domicile.

La galanterie y est à forme ambulante.

_En Europe, on court après l’amour; en Afrique, on l’attend dans son
lit._

Le boy réalise ainsi de petits bénéfices d’occasion qu’il ajoute à ses
revenus ordinaires. Grâce à eux, il s’offrira les emplettes dont il
rêve: un accordéon, un jeu de loto, une trompe de bicyclette. On le
verra trôner au restaurant pour Noirs qu’un industriel avisé a eu l’idée
de monter et qui ne reste ouvert que les huit premiers jours du mois,
parce que le reste du temps la clientèle n’a plus le sou. Il y déjeunera
somptueusement pour 3 fr. 75, avec une serviette, s’il vous plaît. Il
criera d’un ton impérieux:

--La suite!

Et il tancera d’importance le boy qui le sert:

--Veux-tu te dépêcher, Moussa, sale nègre!

Ah! il est bon d’avoir des amies!

A défaut de boy, l’amateur de beauté noire s’adressera au garde de
cercle. Celui-ci n’est pas, comme vous pourriez le croire, un chasseur
de club élégant, mais bien une sorte de gendarme indigène. A cheval sur
la discipline, il est prêt à toutes les consignes. Mais il y met un peu
trop de brutalité. Il racole les _moussos_ à la façon d’un sergent
recruteur et les ramène tremblantes comme des brebis qu’on pousse à
l’abattoir. Et puis, il est plus gêné par les scrupules que le boy. Il
lui arrive de se retrancher derrière la dignité de sa fonction. Les
épithètes malsonnantes l’inquiètent. Un jour, j’en entendis un déclarer
imperturbablement:

--Femme à moi _garbo_, mais moi pas...

Et il prononça un mot qui nous rappela une espèce connue de groseilles.

Dans les villes, dans certaines villes tout au moins, la police assure
un service de ravitaillement et de croisement sélectionné qui est
au-dessus de tout éloge. Son personnel pratique méthodiquement la
recherche de la femme, mais ce n’est pas à des fins judiciaires. Il tire
un heureux parti de cette recherche de la femme, mais c’est en la
combinant avec le principe moderne de la commission. Que voulez-vous? le
gouvernement paye mal. Le voyageur qui arrive dans une de ces cités
privilégiées et qui veut s’y créer des relations aussi intimes que
rapides n’a pas besoin de chercher midi à quatorze heures. Qu’il aille
trouver le commissaire de police nègre ou l’un de ses agents et qu’il
fasse miroiter aux gros yeux ronds de ce _coloured_ fonctionnaire un
modeste backchich de vingt sous. Aussitôt, les gros yeux se ferment
lentement, pour vous montrer qu’on a compris. Et une heure après,
l’agent vous apparaît sous un jour enchanteur nouveau jusqu’au paradoxe,
en vous servant galamment à domicile une Aphrodite qu’on dirait éclose
de l’écume de goudron. Le plus beau, c’est que les livraisons sont
garanties. Votre Vénus est sans risque. Vive la police, monsieur!

Et quelle plaisante opposition, s’il vous plaît?

_Chez les Blancs, la police persécute Les impures. Chez les Nègres, elle
les protège._

Ah! monsieur le Préfet de police, quelle popularité serait la vôtre si
vous empruntiez aux régions tropicales ce bienfaisant système! Quel
concert d’éloges chez les hygiénistes! Quels remerciements des pères et
mères de famille! Quel enthousiasme dans la population tout entière! Du
coup, vos agents se trouveraient relevés dans l’opinion. On ne leur
crierait plus: «Mort aux vaches!» mais «Bravo toro!» comme dans les
corridas grisées de sympathie passionnée. L’âge d’or remplacerait l’âge
du mercure. Et personne n’oserait dire que l’agent ne fait pas le
bonheur.

Arrivons à la dernière catégorie d’intermédiaires: les amateurs. On en
trouve à foison dans le monde noir, d’abord parce que le client invite à
la paresse et ensuite parce que la femme a conservé une nature d’esclave
qui la dispose à subir le joug et les exigences du premier venu. Nos
gentlemen en casquette des boulevards extérieurs trouveraient là un
recrutement merveilleux! C’est avec tous les regrets d’un cœur voué à
l’admiration de l’autre sexe que je trace cet aphorisme:

_On a pu supprimer la traite des Noirs. On n’empêchera jamais la traite
des Noires._

Ce qu’un nègre murmure dans les rues ensoleillées à l’oreille de
l’Européen dépasse en crudité et en cynisme les propositions les plus
graveleuses du Napolitain au voyageur. Il met à votre entière
disposition sa sœur, sa fille, sa femme, et autre chose aussi que je
n’ose vous dire. J’en ai même entendu un offrir «madame toubab». Une
Blanche, rien que ça!

Tombouctou est par excellente le centre où fleurit ce genre d’individus
qu’afin de ne pas user de terme incongru, nous dénommerons les hommes de
communication. Si nous empruntons cette expression au langage du service
en campagne, c’est qu’à Tombouctou, ceux dont nous parlons ont adopté
une organisation et une hiérarchie toutes militaires. C’est une
reproduction fortuite mais exacte de l’Armée du salut. Le nouveau venu
qui flâne sur un des marchés de la perle du Soudan ou aux environs de la
mosquée de Djingerey-ber se voit immanquablement accosté par un éphèbe
long et grêle qui lui débite cette phrase stupéfiante:

--Moi y a bien connaître _mousso_, moussié. Moi caporal...

Et il ajoute le mot que nous prenons si fort le soin d’éviter. Un
instant après, nouvel éphèbe, nouvelles offres, nouvel étalage de grade:

--Moi sergent...

S’il ne quitte la place, le voyageur verra arriver à leur tour le
lieutenant et le capitaine, le plus gros bonnet de la corporation. En
raison du grade supérieur et incontesté de celui-ci, c’est à lui que le
nouveau venu donnera la préférence. Les jeunes hommes de communication
de Tombouctou procèdent tous de la même manière. Ils amènent, le soir, à
leur client de rencontre, une femme sonraï généralement et à dessein peu
désirable. Le toubab se récrie, déclare qu’il lui faut mieux que ça et
renvoie la négresse. Mais l’éphèbe demeure et déclare sans l’ombre
d’embarras:

--Tu sais, moussié, moi y a même chose femme.

Les hommes de communication de ce pays donnent à leurs collègues
parisiens un admirable exemple non seulement d’organisation
hiérarchisée, mais d’étroite solidarité. Durant mon séjour à Tombouctou,
le commandant de région fit empoigner et mettre à l’ombre une dizaine de
ces stipendiés de l’amour. Le lendemain, deux troupes de leurs collègues
se promenaient par la ville, l’allure agressive, la mine indignée. Ils
avaient arboré des bonnets blancs sur lesquels on lisait, pour l’une des
troupes: _Je m’en fous!_ et pour l’autre: _Ça m’est égal!_ Énergiquement
appréhendés par les tirailleurs, les «Je m’en fous!» furent parqués au
fort Bonnier, qui avait besoin de sérieux travaux de terrassement.
Disciples inconscients des citoyens Pataud et Bousquet, les «Ça m’est
égal» réclamèrent leur part dans le sort cruel infligé à leurs
camarades. On les envoya piocher la terre du fort Hugueny. Afin
d’empêcher les captifs de prendre la poudre d’escampette, le commandant
les fit mettre nus comme la Vérité. Mais le cadi vint réclamer au nom
des convenances. Car la nudité n’est permise qu’aux _bilakoros_ (enfants
non circoncis) et il y a un âge canonique où le noir est tenu par le
Coran d’aller vêtu. S’inclinant devant la pudeur mahométane, le
commandant accorda une légère bande de toile.

Soyez sûrs que la leçon, pour être bonne, ne découragea pas les
adolescents pervers qui ont élevé le proxénétisme à la hauteur d’une
institution. Leur aplomb est incommensurable. Les offres les plus
abracadabrantes sortent de leurs lèvres noires comme le péché. Je me
souviens que l’un d’eux vint carrément et à voix haute nous faire des
propositions qu’il jugeait particulièrement alléchantes, un jour que je
passais avec un fonctionnaire et sa jeune femme. Rebuté et quelque peu
bousculé par nous, le vaurien ne perdit pas espoir de réussir, et se
tournant vers notre compagne, il lui demanda, tout un infini de candeur
dans ses yeux blancs:

--Et toi, madame, veux-tu un artilleur?

Un artilleur? Pourquoi un artilleur plutôt qu’un fantassin? Mystère et
prestige des armes spéciales!



CHAPITRE VII

DES ARTIFICES.


Vous connaissez la mésaventure de Jean-Jacques avec la Zulietta. Vous
savez comment ce piètre amoureux offensa par omission la courtisane
vénitienne. Hélas! cette abstention forcée fait en tous pays bien des
déçues. Sous toutes les latitudes, l’amour peut perdre la parole
momentanément ou pour toujours. En Afrique, comme ailleurs, il y a des
âges où le rôle de coq expose à des déboires. Même la menace pèse plus
lourdement sur le nègre, car au jeu d’amour un Blanc vaut plusieurs
Noirs. Mais le nègre accepte difficilement sa déchéance. Il tient à
continuer. Et c’est alors qu’il fait appel aux artifices, qu’il demande
aux adjuvants de toutes espèces de lui rendre sa voix et le paradis
perdus.

J’ai déjà dit à quelle extraordinaire consommation de noix de kola se
livrent les indigènes de l’Ouest africain. C’est le stimulant le plus
connu, le plus répandu, le plus populaire. Sur cinq Noirs que vous
rencontrez, quatre mâchonnent lentement le fruit accélérateur, le regard
indolent noyé d’extase paisible. Pas de cadeaux, pas de cérémonies,
d’actes importants de la vie sans kola. Pour contracter mariage, kola.
Pour offrir dans un palabre, kola. Pour donner en pourboire, kola. C’est
un érotisme tranquille et familial présidant à l’existence journalière
sous la forme d’une friandise. C’est aussi un sujet inépuisable
d’allusions et de plaisanteries.

Sur les marchés, où une foule nonchalante stationne autour de corbeilles
pleines de petites choses blanches, rouges, noires, brunes, les visages
d’encre des vendeuses accroupies sourient de tout le blanc de leurs yeux
et de leurs dents, tandis qu’elles interpellent fort impudiquement
l’Européen qui passe.

--Moussié, y en manger bon kola. Madame à toi y en aura content.

Mais voilà qu’un jour d’infortune le kola perd son effet régénérateur.
Fort dépité, le Noir s’aperçoit qu’il lui faut une aide plus énergique
pour sonner avec assurance la diane de l’amour. Alors, il se rend, la
mine basse, chez le _souhaha_ (sorcier), à qui il expose sa réserve
involontaire et son désir de se voir rappeler à l’activité. Un sorcier
ne se trouve jamais plus à court qu’un médecin. Celui-là ordonnera
inévitablement l’emploi souverain du gris-gris. Le gris-gris est une
sorte d’amulette contenue dans un minuscule sachet de cuir le plus
souvent attaché par un long cordon autour du cou et retombant sur
l’abdomen. Chez les marabouts, sorciers et féticheurs, on peut se
procurer moyennant finance tout un stock de gris-gris contre la maladie,
les coups de fusil, la mort du bétail ou la stérilité des femmes, au
choix de l’acheteur. Celui qui nous occupe ici, le gris-gris contre la
fuite des capacités amoureuses, se présente généralement sous la forme
d’un corps dur: pierre d’une certaine forme, tige de bois ou de fer
douée d’un pouvoir surnaturel à la suite de consécrations, de prières,
de récitations du Coran. Muni de son précieux talisman, notre consulteur
de sorcier s’en va tout ragaillardi, tout pénétré d’espérance. Mahomet
n’a-t-il pas promis la résurrection au croyant fidèle? Et ce qu’il
attend de la mansuétude divine, lui, le pauvre déshérité d’amour, n’est
qu’une petite résurrection toute partielle.

MAXIME A MÉDITER.--_C’est toujours des puissances d’en haut que la
créature en détresse attend son relèvement._

Merveilleux pouvoir de la foi, suggestion de la croyance au fond des
âmes simples, confiance invincible des êtres primitifs dans les forces
du surnaturel! Il arrivera plus d’une fois que, par son seul effet
moral, le gris-gris réalisera l’effet miraculeux du «Lazare, lève-toi!»
Plus souvent, hélas! à l’exemple de celui qui a invoqué son secours, il
restera sans résultat. Que faire alors? Employer les grands moyens,
c’est-à-dire sacrifier une poule blanche, tandis que le féticheur
prononce des paroles sacramentelles (la bonne poule, n’est-ce pas, fait
souvent le bon coq), ou bien déposer une calebasse de maïs et de coton
au pied de l’arbre appelé diala et tourner autour en agitant une daba
(sorte de boyau) et en jurant de donner le nom de l’arbre au premier
enfant dont on sera capable d’être le père, ou encore boire le _nasigui_
des Bambaras obtenu par la macération d’écorce de balansa dans l’eau qui
a servi à laver une planchette portant un verset du Coran tracé au
pinceau (planche de saut s’il en est). Disons tout de suite que ces
grands moyens ne conduisent généralement qu’à une assez piteuse fin.

Le singulier, c’est que ces pratiques s’accomplissent au grand jour,
avec la plus indiscrète publicité. On ne trouve chez les Noirs ni nos
exigences d’amour-propre, ni nos coquetteries de virilité, ni notre
tyrannique souci des convenances. Celui d’entre eux que la nature
marâtre réduit ainsi à une cruelle abstinence de chevalier de Malte n’en
éprouve point de honte et ne fait aucune façon pour l’avouer. Sa
disgrâce lui apparaît comme un de ces maux qui accablent normalement
l’humanité, mal qui, pas plus que les autres, ne doit être tenu secret.
C’est un disciple de M. Brieux qui s’ignore.

Aussi n’hésite-t-il pas à faire part de la perte douloureuse qu’il vient
d’éprouver à ses amis et connaissances, qui l’en plaignent en
conscience. L’usage le plus fondé et le plus suivi veut même que lesdits
amis et connaissances l’assistent dans l’exécution des prescriptions
bizarres qui doivent lui rendre sa verdeur. Ils le font avec le plus
grand sérieux et un air d’affliction où l’on reconnaît l’indice certain
d’une nature polie. On croirait voir des gens qui suivent un
enterrement. De ces considérations, nous pouvons tirer l’aphorisme
suivant, qui n’est pas précisément à l’honneur de notre civilisation:

_Ce que nous appelons décence n’est le plus souvent qu’un masque inventé
par le respect humain et qui s’oppose au bienfaisant exercice de la
solidarité humaine._

Les mœurs d’Afrique occidentale fournissent à ma thèse une foule
d’arguments. Mais je ne leur veux emprunter qu’un second exemple. Il
arrive fréquemment qu’un nouveau marié jouissant de ses prérogatives
amoureuses se sent néanmoins inquiet, timide au moment de consommer dans
toute sa réalité l’union conjugale. Sait-on jamais avec ces _sonkourous_
(jeunes filles)! C’est gauche, maladroit, inexpérimenté. Et puis le mari
n’a pas en lui-même une indémontable confiance. Tout le monde ne possède
pas la puissance d’un bélier de guerre défonçant une clôture. Bien des
citoyens de France ou de Navarre déchantent à cette heure critique,
restent sur de vaines tentatives et implorent désespérément l’aide de
l’avenir pour réparer leur lamentable fiasco. Plus pratique, moins
garotté par les préjugés, le nègre réclame tout simplement et tout
crânement l’aide de ses parents et amis. Le clan pénètre dans la case
nuptiale, uni et docile à la voix de celui qui l’appelle, comme s’il
s’agissait de perpétrer quelque vendetta corse. Il s’agit seulement d’un
service corsé. Tous ces beaux-frères, cousins et oncles à la mode de
Bretagne se ruent sur la victime, c’est-à-dire la jeune mariée. L’un lui
empoigne le bras, un autre la jambe, un troisième la bâillonne de sa
grosse patte noire. Pendant ce temps, le galant époux accomplit aussi
commodément que possible ses devoirs, sans s’inquiéter le moins du monde
des impressions de Madame. J’ai dit cependant que le Noir était pudique.
Sans doute, mais ici l’importance sacramentelle de la situation et
surtout l’esprit de la famille sauvent tout. La famille entière
profitera du petit être qu’on attend, du capital humain qu’il présente:
il est donc naturel qu’elle prête une main secourable à son
engendrement. C’est une coopérative de production. On voit souvent de
vieux maris user ainsi de bonnes volontés auxiliaires. Et personne ne se
choque dans le pays de cette forme imprévue d’assistance publique.

Enfin, quand tous les moyens ont été épuisés, quand ni le gris-gris, ni
la poule blanche, ni le _nasigui_, n’ont permis à l’espoir de relever la
tête, alors notre jeûneur d’amour tourne les yeux vers celui dont il
connaît les capacités tout en les redoutant, vers l’homme qui lui
inspire une considération mêlée de méfiance, vers le Blanc. Il se dit
que «toubab y en a malin», et qu’on trouve chez lui des médicaments pour
toutes sortes d’infirmités. Un beau matin, après avoir longtemps hésité,
il revêt son boubou des dimanches, coiffe son plus beau bonnet de
velours grenat, prend son parapluie, et le voilà parti chez le
_docquetor_, celui qui dispense libéralement aux indigènes le _pica_
(ipéca) et _l’eau de réputation_ (iodure de potassium). C’est ainsi
qu’un médecin des troupes coloniales vit arriver un vieux chef des
environs de Bamako. Le visage ordinairement jovial de l’homme portait
les traces d’une obsédante préoccupation.

--Eh bien, Abdoulaye, quoi de neuf? demanda le médecin.

--Ma docquetor, moi y en a marié, mois dernier, avec petit _mousso_.

--Voyez-vous ça! Vieux passionné! et ta nouvelle femme est jolie?

Abdoulaye secoua d’un air consterné sa tête, où les cheveux blancs
produisaient l’effet d’une mousse neigeuse sur de la crème au chocolat.

--Oui, ma docquetor, y en a jolie, beaucoup jolie...

Puis, se prenant à pleines mains les pectoraux:

--Petit _mousso_ y en a dur là, yen a dur, dur, dur, mais moi...

La phrase s’acheva dans une confidence scabreuse susurrée à l’oreille.
Après quoi, Abdoulaye exposa sa requête avec des phrases embarrassées et
filandreuses qui eussent fait souhaiter l’aide d’un démêloir. L’homme de
l’art finit par comprendre, mais, comme bien on pense, il refusa net
tout aphrodisiaque. En vain, le Géronte noir insista: il dut s’en aller
les mains vides. Mais en traversant la place du marché, une idée
lumineuse lui vint tout d’un coup. Pourquoi n’irait-il pas aussi bien
demander un remède au commerçant toubab? «Commerçant il y en a presque
aussi malin que docquetor.» Justement, une vaste boutique s’ouvre devant
lui où l’on débite pêle-mêle des bouteilles de pernod et des paires de
bottes, des colliers de verroterie et de la quinine. Abdoulaye
s’approche du comptoir et aborde discrètement le patron qui, en casque
et manches de chemise, examine des échantillons de caoutchouc. Nouvel
exposé pâteux de sa triste situation. Le commerçant l’écoute sans
broncher, puis, quand le vieux chef a enfin terminé, il dit simplement:

--J’ai ton affaire.

Au pays noir, un commerçant ne se laisse pas prendre de court plus qu’un
sorcier. Il sait toujours découvrir au fond de sa boutique tout ce qu’on
lui demande. Sans hésiter, celui-ci saisit sur une de ses étagères un
flacon soigneusement empaqueté, étiqueté, ficelé. Quel est ce philtre
régénérateur? Sans doute quelques nouvelles dragées d’Hercule, fruit des
veilles d’un pharmacien compatissant aux angoisses des amants à la
retraite. Eh bien! non, ce sont tout simplement des pilules Pink, un
rossignol qui attend la poire.

--Pour toi ce ne sera que vingt-cinq francs, déclare imperturbablement
l’homme au casque.

Le cœur battant d’espoir, le crédule Abdoulaye allonge ses cinq pièces
de cent sous. Mais le plus piquant (ou pinkant) de l’histoire, c’est
qu’il revint trois jours après à la boutique, son large visage noir
illuminé au point de ressembler à une nuit de 14 juillet.

--Y a bon, moussié, dit-il au tant scrupuleux commerçant, en lui
secouant la main et en riant jusqu’aux oreilles. Moi y a content
beaucoup. Médicament y a bon, petit _mousso_ y a bon. Lui gagner petit,
pour sûr. Moi faire cadeau toi beau mouton.

Et des gens oseront soutenir qu’il n’y a pas que la foi qui sauve[1]!

  [1] Cette phrase me dispense de dire que je n’ai pas touché un sou des
    pilules Pink.

MORALITÉ.--_C’est la confiance en la victoire qui donne la victoire. La
confiance fait la force principale des vieux maris et des jeunes
armées._



CHAPITRE VIII

DE LA CONCEPTION DE LA BEAUTÉ.


Nous avons vu tout à l’heure un Noir vanter les charmes d’une de ses
épouses. A-t-il donc, ce Noir, la notion de la beauté féminine? Se
fait-il de cette beauté une conception juste et précise? Répondons de
suite par l’axiome suivant:

_Le nègre, dans son appréciation du physique féminin, n’est guidé par
aucune notion d’ordre esthétique. Il n’en juge qu’au point de vue
utilitaire._

Ainsi, un Bambara ou un Ébrié qui veut prendre femme ne s’arrêtera pas
au dessin des traits ni à l’harmonie des formes. Il verra seulement si
l’objet de son choix a les hanches larges, indice d’une maternité qu’il
espère gigognesque; si les bras sont suffisamment solides et musclés
pour manier, l’existence durant, le lourd pilon à couscous; si les reins
sont assez souples pour supporter le lourd travail des _lougans_
(terrains de culture). L’âge lui importe peu, du moment où cet âge
laisse intact l’espoir des enfants à venir. Souvent même, une veuve ou
une divorcée se verra particulièrement appréciée pour avoir donné
d’incontestables preuves de fécondité et pour traîner après elle toute
une marmaille barbouillée de blanc. (Car si les petits enfants de chez
nous sont barbouillés de noir, les petits Noirs, eux, en raison de la
couleur de leur nourriture, sont barbouillés de blanc.) Combien de
veuves et de divorcées au teint de lis et de rose verraient avec
transport s’acclimater en France les traditions matrimoniales des
villages africains!

Mais pourtant, me direz-vous, le vieux chef Abdoulaye avait pris une
épouse jeune et jolie dont il célébrait la poitrine d’acier. Sans doute,
et il n’est point seul à cueillir ainsi des primeurs de choix. Presque
tous les Noirs riches en font autant. Et cette cueillette a lieu
généralement dans un âge assez avancé, car il est rare que le nègre
connaisse l’opulence au cours de ses années de jeunesse. Mon ami
Mademba, fama (roi) des États de Sansanding, qui court sur
soixante-seize ans, charme ses dernières années en épousant, presque
coup sur coup, les plus séduisantes de ses jeunes administrées. Mais
Mademba est un civilisé qui a passé presque toute son existence au
milieu des fonctionnaires français, chez lequel la mentalité indigène
s’est fortement transformée et à qui l’on prête ce propos audacieusement
paradoxal:

--Nous autres, Européens...»

Et c’est cela, parbleu! Ce Noir émule du Vert-Galant est arrivé à
considérer la femme du point de vue européen. _Il voit en elle le plus
délicieux des luxes._ La _mousso_, objet de luxe! Comment le pauvre
_bougnoul_, qui vit misérablement dans sa case de _banco_, pourrait-il
arriver à une conception aussi radicalement contraire à ses habitudes et
à ses traditions? Et voilà pourquoi la beauté, don superflu qui ne
rapporte pas (nous supposons notre _mousso_ honnête, mossieu!),
représente si peu de chose aux yeux de son seigneur et maître. Mais
qu’il s’enrichisse, qu’il vieillisse. Instruit par l’expérience, servi
par l’argent, il appréciera à leur valeur et saura goûter comme il sied
les traits menus, les épidermes satinés et les seins aux pointes
triomphantes. Il sera plus épris de ses nouvelles épouses oisives qu’il
ne l’a jamais été de celles qui travaillaient pour lui jadis.

Ceci revient à dire que, pour sa notion de la beauté féminine, la
mentalité nègre varie du jeune au vieux et du pauvre au riche. Cela
n’est pas pour nous surprendre et ne nous change guère de ce que nous
voyons tous les jours. Un paysan de nos campagnes ne fait-il pas passer
la force et la santé de la femme avant la finesse de ses traits et
l’élégance de sa démarche? Et n’est-ce point l’amateur grisonnant,
vieilli sous le harnais, qui sait dénicher les plus jolis oiseaux de
passage du boulevard? Il y a longtemps, du reste, que les choses se
passent ainsi, et les amours d’un vieux monsieur d’autrefois, nommé le
roi David, avec certaine petite Sulamite ont donné naissance à une
histoire connue de tous. De ces diverses considérations, nous tirerons
hardiment la maxime suivante:

_La conception de la beauté féminine vient aux Blancs de leur éducation
et de ce que la femme est considérée chez eux comme un objet d’agrément.
Chez les Noirs, au contraire, où la femme représente un être de rapport
et un instrument de travail, on n’arrivera à la même conception que par
la civilisation ou l’expérience. La conscience de la beauté est un
présent du progrès._

Existe-t-il néanmoins chez les peuplades d’Afrique quelques règles,
quelques canons de beauté? Bien vagues et presque toujours inspirés par
des traditions utilitaires, au rebours de toute notion d’esthétique. On
sait avec quelle fâcheuse rapidité s’effondre cette gorge des négresses,
jadis si orgueilleuse. Tout naturellement, on pense qu’elles multiplient
leurs efforts pour arrêter cette funèbre cascade. Erreur! l’élégance
suprême pour une mère de famille consiste, là-bas, à exhiber des seins
qui donnent envie de se baisser pour les ramasser.

Afin d’arriver plus rapidement à ce brillant résultat, elles les
humilient comme des coupables, les oppriment comme des captifs, les
aplatissent comme des galettes, les écrasent comme des raisins mûrs, en
nouant aussi serré que possible leur pagne sur ces infortunés. D’autres
femmes se servent de leur ceinture comme d’un tuteur: elles lui font
remplir, elles, le service imprévu de rouleau compresseur. Avec ce
régime barbare de l’aplatissement à outrance, les provocants jumeaux
d’ébène qui savaient si bien se tenir dans le monde semblent avoir perdu
jusqu’au souvenir de leur rotondité. Et il y a là un motif de fierté, un
étalage de vanité! Un peu plus, la dame noire dirait comme Cornélie,
mère des Gracques, en montrant les navrantes flascités de sa poitrine:
«Voilà mes joyaux.» La raison de cette invraisemblable coquetterie?
Toujours la même: l’importance primordiale donnée à la fonction de
reproduction. Ces gorges qui s’épandent comme un flot d’encre sont
l’évidente preuve qu’on a mis au monde, qu’on a nourri beaucoup
d’enfants. Aussi une femme de vingt-cinq ans usera-t-elle de tous les
moyens pour exhiber la poitrine piteusement décadente d’une grand’mère.
Touchante ambition, sans doute, mais je crois que les apôtres de la
repopulation obtiendront difficilement des Françaises cette héroïque
affirmation d’orgueil maternel.

Si l’on découvre chez les Noirs, au point de vue des formes féminines,
le moindre soupçon d’idéal, il se limite à cette simple donnée qui
dérive évidemment de la conception utilitaire dont j’ai parlé: la femme
doit de préférence être grasse et fortement membrée. Maigries et
anémiées par un climat contre lequel on ne savait pas encore lutter, les
premières femmes blanches qui vinrent en Afrique n’obtinrent aucun
succès de beauté auprès des indigènes. Cette opinion désavantageuse nous
a été conservée par une légende qu’on se raconte en Guinée et que je
vais à mon tour vous narrer.

Un jour,--il y a très longtemps de cela,--le grand fétiche Mahou
s’ennuyait à périr s’il n’eût été immortel. Il ne savait qu’imaginer
pour se distraire. Les sacrifices des hommes lui donnaient la migraine,
les prières l’obsédaient comme un bavardage de vieilles femmes. Mais
soudain une idée lui vint, idée cocasse et plaisante qui le rasséréna.
Il fit assembler toutes les femmes de la terre et il leur cria: «Allez
toutes vous tremper dans le marigot voisin. Vous en sortirez blanches
comme l’aile du pélican. Je suis las d’avoir sans cesse sous les yeux
des créatures plus noires que la nuit.» Car, en ces temps reculés, la
race blanche n’existait pas encore, et les Noirs peuplaient seuls la
terre. Les femmes firent comme il l’avait ordonné. Elles prirent toutes
ensemble leur course vers l’onde claire qui coulait tout proche. Mais
les maigres, étant moins lourdes, couraient plus vite. Elles arrivèrent
les premières au marigot et s’y plongèrent des pieds à la tête. L’eau
était si haute et elles s’y trémoussaient si fort que cela faisait:
«Flouc! flouc! flouc!» tant et si bien que le marigot déborda et que le
flot se répandit à travers la brousse. Alors on put voir que les femmes
maigres étaient devenues plus blanches que l’aile du pélican. A ce
moment, les femmes grasses arrivaient tout essoufflées de leur course.
Elles voulurent aussi se tremper des pieds à la tête dans le marigot,
mais, par l’affluence des femmes maigres et par l’inondation qui s’en
était suivie, le niveau de l’eau avait baissé, baissé. C’est tout juste
si elle formait une mince nappe au ras de terre. Quand on l’agitait,
elle ne faisait plus qu’un tout petit bruit: «Flac! flac! flac!» Les
femmes grasses ne purent s’y mouiller que la plante des pieds et la
paume des mains. Celles-ci devinrent aussitôt plus claires que le reste
de leur peau. Mais les pauvres attardées n’en purent obtenir davantage,
et il leur fallut rester plus noires que la nuit. Elles s’en
consolèrent, en se disant qu’elles étaient plus grasses que les femmes
blanches, que leurs membres étaient plus forts et que les hommes les
trouveraient plus belles.

Donc, pour plaire, mieux vaut être grasse. Là se borne à peu près
l’idéal de tous les nègres. Pour les charmer plus sûrement, la Vénus
africaine appelle-t-elle au moins à son aide les ressources de la
coquetterie? Oui, à l’exemple de la blonde Cythéréenne modernisée, elle
dispose savamment ses cheveux, elle orne, peint et façonne son visage et
son corps. Mais, sous le soleil tropical, la conception de la
coquetterie est aussi rudimentaire que celle de la beauté, quand elle
n’est pas d’une abracadabrante saugrenuité. N’est-il pas surprenant de
voir les Popotes se taillader le visage, les Foulbés se suspendre au nez
une branche de corail, les dames ébriés se tailler leurs quenottes en
dents de scie, et les dames bobos s’insérer dans la lèvre inférieure un
lourd silex? Quant aux coiffures, on s’explique assez mal le goût des
élégantes de la Côte d’Ivoire pour la mode des têtes rases conservant çà
et là des ronds et des carrés, des losanges, des triangles de cheveux
évocateurs d’un tracé de jardin à la française. Et les tatouages!
Certaines beautés du Bénin sont littéralement sculptées sur tout le
corps de cicatrices saillantes ornementales. Le voilà bien, monsieur
Rodin, le moulage sur nature! Concluons en constatant que l’éternel
féminin est incommensurablement varié dans ses manifestations. Certes,
il est banal de déclarer que ce qui signifie beauté en Afrique devient
laideur chez nous et que chaque race conçoit l’image idéale de la femme
à sa manière. Pourtant, on éprouve quelque surprise à se dire qu’Hélène
et Cléopâtre, transportées dans toute la grâce de leur parure sur les
rivages du Niger, n’y auraient probablement recueilli aucun hommage.



CHAPITRE IX

DES FÊTES GALANTES.


Quoi! Tircis et Aminte au pays noir? Dorante et Chloris passés au jus de
réglisse et exécutant des pas de gavotte sous les cocotiers? Mon Dieu,
pas tout à fait, mais sous le brûlant soleil africain comme sous la
brise embaumée de Paphos, il est des heures douces où hommes et femmes
se rassemblent pour célébrer la vie, la joie et l’amour. En raison du
mouvement qu’elle s’y donne, c’est même à ces heures-là que s’épand le
plus largement dans l’air le parfum de la dame noire.

Parfois--oh! seulement chez les races supérieures--la fête n’est pas
sans ressembler à nos soirées bourgeoises de thé, musique et petits jeux
innocents. Il y a des moments où la tente en peau de chèvre d’un Targui
plantée en plein désert rappelle à s’y méprendre le salon d’un M.
Choufleury resté chez lui. Mais la composition des groupes d’invités est
infiniment plus pittoresque. Ils sont formés de guerriers de grande
allure, au visage couvert de ce voile noir qu’on appelle _litham_, de
femmes au teint d’ambre et d’or sous l’édifice de petites tresses raides
et luisantes, de jeunes filles aux longs yeux rieurs, au buste gracile
hardiment dénudé. Au milieu de l’assistance attentive se tient la
joueuse d’_amz’ad_, sorte de violon à une seule corde, ou bien encore la
personne chargée de deviner une énigme.

Car on joue aux énigmes, aux charades, qui sait? peut-être à «Trois
petits pâtés, ma chemise brûle» et à «Je vous passe mon corbillon, qu’y
met-on?» Un des passe-temps les plus goûtés est l’improvisation
obligatoire. Celui qu’on met sur la sellette doit immédiatement composer
et réciter des vers galants. Je sais bien peu de nos soireux parisiens
qui vaudraient un Targui à cet exercice. Une calebasse de lait circule,
remplaçant notre thé anodin, notre bénin tilleul, notre médicinale
camomille. Seulement, la société est autrement bien choisie que chez
nous, car, d’après une opinion des mieux fondée, ces Touareg sont tous
d’authentiques descendants des Croisés. Et l’on sait combien il est
devenu rare et difficile, même pour les maîtresses de maison les plus
aristocratiques, de recevoir chez soi des gens dont les aïeux ont été
aux Croisades!

Cette paradoxale réunion mondaine dans le désert s’appelle l’_ahal_.
Mais ce qui en fait le plus grand charme, c’est qu’il est permis d’y
flirter, ou plutôt d’y fleureter, car notre joli mot des cours d’amour
convient mieux à ces salons nomades que ce vocable britannique sec comme
un coup de raquette. Entre le Noir brutal et le Maure jaloux, le Targui
représente une nuance curieuse de sentiment et de galanterie. Il est
admis chez lui de s’empresser auprès d’une femme, même mariée, de
s’instituer son chevalier servant, d’attendre d’elle quelque menu
suffrage (le suffrage restreint). Naturellement, on ne s’en tient pas
toujours là, et parfois comme dans la suggestive toile qui fit pâmer
tant de sensitives à l’un des derniers salons, cela finit par un vertige
échevelé. Aucune contrainte n’opprime les charmes féminins. Quoique
musulmanes, les dames touareg vont le visage et souvent même le torse
découverts. Par un étrange revirement des rôles, ce sont les hommes qui
sont rigoureusement voilés. Le _litham_, qu’ils n’enlèvent jamais, ne
laisse voir que leurs ardentes prunelles d’aigle. Quelle cocasse
interversion de l’ordre des facteurs dans le célèbre vers de Coppée:

    Oh! les premiers baisers à travers la voilette.

La légende raconte que ces rudes guerriers cachent ainsi leur figure
depuis un lointain jour d’opprobre où ils avaient fui devant leurs
ennemis. Une femme qui les rencontra arracha le voile qu’elles portaient
alors toutes et le lança en signe de mépris à la face de l’un des
fuyards. Depuis ce temps, tous les Touareg prennent le voile comme de
pieuses carmélites. Tout naturellement, leurs femmes en profitent
souvent pour porter la culotte.

Natures fières et décidées, elles ne rappellent en rien l’âme esclave de
la Noire. Elles exercent une véritable autorité dans la famille, et
parfois même dans les conseils de la tribu. Ah! ce n’est pas elles qui
se laisseraient couper la parole ou tout autre chose.

Les fêtes galantes des Noirs n’offrent pas le cachet imprévu de
distinction qu’on trouve dans l’_ahal_ des fils du Sahara. Elles se
résument en une bruyante manifestation chorégraphique à laquelle tout le
village prend part et qui ne varie guère des rives du Sénégal à celles
du Barh-el-Ghazal. C’est le tamtam, l’immuable et bien-aimé tamtam, père
des bonds formidables, des contorsions ahurissantes, des grimaces
hilarantes, des entrechats frénétiques. Pour Moussa et Fatou, pour Capo
et Alouba, il cumule nos joies européennes du bal, du théâtre, du
concert, du cercle, du café, du pâtissier et de la musique militaire sur
la place. Ajoutez à cela que souvent il constitue en même temps une
cérémonie religieuse ou la solennelle mise en scène d’une tradition.

_Le tamtam, c’est la synthèse de la vie nègre._

On peut dire qu’une société se traduit au naturel par sa danse favorite.
Un menuet évoque à merveille la pompe cérémonieuse et l’étiquette
raffinée du XVIIIe siècle. La valse nous révèle l’âme allemande
sentimentale et rêveuse. Dans le charleston, l’Amérique se retrouve
frappante avec son allure affairée, hâtive, tourbillonnante. Et devant
les déhanchements canailles de la «java», qui ne devinerait les mœurs si
spéciales des costauds et des gigolettes de Ménilmuche? Le tamtam n’est
pas un miroir moins fidèle du peuple noir. Allons en voir un,
voulez-vous?

Il est cinq heures du soir, dans un village du bord du Niger. Sur la
terre rouge, les ombres commencent à s’allonger. L’accablante chaleur
tombe un peu. Sur un emplacement découvert, des griots appellent les
danseurs à l’assemblée avec les longs tambours, les timbales faites
d’une grande calebasse, les flageolets piaillards, parfois aussi les
trompes au meuglement sourd. De toutes les cases sortent les longs
gaillards au dandinement lent et majestueux flottant dans de luxueux
_boubous_ immaculés, les femmes tout enorgueillies des plus belles
pièces de leur garde-robe et de l’intégralité de leurs bijoux, et toute
la bande des marmots au ventre en pointe tendu comme un tambour, des
petits court-tout-nu qui grouillent, courent, gambadent, fourmillent
comme un troupeau indiscipliné de ouistitis. Un air d’universel
contentement épanouit les ténébreux visages. Les yeux blancs ont perdu
leur ordinaire voile d’apathie pour pétiller d’aise et d’impatience. On
se rencontre, on se congratule, on échange à perte de vue des phrases de
bienvenue qui veulent dire: «Comment va ton père? Comment va ta mère?
Comment va ton grand frère? Comment va ta petite sœur? Comment va ton
oncle?»

Puis, lentement,--tout est lent là-bas!--le cercle se forme. Presque
toujours, il y a un président de tamtam qui ne peut se tenir de
palabrer. D’un air bon enfant, il prononce quelques paroles d’ouverture.
Suit un moment d’hésitation. Qui est-ce qui va commencer la danse?
Enfin, un audacieux se risque. Tandis que les tambours font rage et que
le flageolet déchire l’air de ses cris aigus, il exécute en bonds
rythmés, en gambades gigantesques, le tour de l’assistance. Il s’élance
ensuite au milieu du cercle, ploie ses longues jambes et ramasse sa
haute taille jusqu’à donner l’apparence d’un nain, puis, comme poussé
par un ressort, d’un seul coup, il se détend, saute sur place plusieurs
fois, se contorsionne, se disloque, grimace, chavire son visage avec des
gestes et des grimaces de singe.

Une femme lui succède, et la folle détente de ses jambes nerveuses
produit une tumultueuse envolée d’étoffes blanches à rendre jalouse la
Loïe Fuller. On applaudit, on bat des mains en mesure. Un chœur barbare
accompagne la danse. Au milieu, la danseuse s’enlève et tourbillonne
avec la souple légèreté d’une antilope. Il y a, dalleurs, dans ses pas
et ses attitudes, quelque chose de brusque, de sauvage, d’animal même,
qui prouve que la légèreté n’est pas la grâce. Une mère de famille la
rejoint à l’intérieur du cercle, la figure fendue par le rire, son
nourrisson lié au dos, suivant l’usage immémorial. Sans se laisser
troubler par les entrechats maternels et l’assourdissant tapage, le bébé
noir continue à dormir comme si on lui lisait la prose de Mme
Delarue-Mardrus. Et voilà comment, à l’occasion, le tamtam peut se
transformer en berceuse.

D’autres amateurs s’élancent, gambillent, se trémoussent, virevoltent,
se font vis-à-vis en poussant des cris de sirène de navire. Il y a des
riches, des pauvres, des jeunes, des vieux, des enfants, des
grand’mères, des chiens, des poules. Car le tamtam est un plaisir de
toutes les conditions, de tous les âges, de toutes les espèces. Le
tamtam, c’est le bastringue pour tous, le gigotage intégral. Souvent, un
appel s’élève dans l’assemblée: «Baba! Baba!» Baba est un danseur
fameux, un farceur qui fait rire tout le monde avec ses mines
impayables. Il s’exécute et on se tord. Dans cet assaut de légèreté et
de drôlerie, les personnes d’âge mûr brillent tout spécialement et
jouissent en général d’une autorité considérable. D’où cette opposition
que nous croyons devoir mettre en lumière:

_En Europe, les bals font le succès des jeunes. En Afrique, ils sont le
triomphe des vieux._

Cela se remarque surtout dans les colonies du sud, au Dahomey et à la
Côte d’Ivoire. Là, les pas du tamtam sont difficiles et exécutés suivant
un rite traditionnel des plus vigoureux. On ne bondit pas à jambes
folles, on ne se lance pas dans un tourbillon éperdu comme au Soudan et
en Guinée. La danse en faveur est une sorte de marche rythmique, les
genoux joints, les pieds ne quittant pas le sol et avançant par lentes
secousses, les bras et les doigts contournés en lents mouvements que
règle la mesure. Digne et fortement gourmée dans son rôle de monitrice,
une douairière dont la pauvre chair nue évoque le radis noir desséché
donne l’exemple des vrais principes et perpétue les gestes classiques. A
voir ses genoux soudés l’un à l’autre, ses pieds étiques rivés au sol,
on modifie à part soi un vers célèbre, en se disant:

    Même quand elle danse, on dirait qu’elle marche.

Mais on ne fait pas que danser au tamtam. On y grignote des kolas, on y
suce d’inquiétantes pâtisseries, on s’y régale de nauséabondes
préparations culinaires, dont l’une surtout, le noir et abominable
_soumbala_, donnerait des crises de dégoût à un égoutier. Le tout est
arrosé de _dolo_ (bière indigène), de sirop, de limonade, et, dans le
sud, d’affreux gin de traite. Les bavardages et les potins vont leur
train. C’est là que les tombeurs de femmes font leurs conquêtes, que les
rendez-vous se donnent, que les boys complotent contre les patrons, que
les dames sans conduite s’entendent avec les intermédiaires. Il y a des
sociétés de tamtam qui donnent des réunions à date régulière, comme il
existe à Paris des groupes mondains sous l’invocation de Terpsichore.
Les différents tamtams d’une même ville possèdent chacun leur clientèle
spéciale. Il y a celui des gens chics et celui des purotins. Une dame
noire mariée à un Européen vous déclare avec une impertinente fierté:

--Tu sais, moussié, moi y a faire seulement tamtam avec autres femmes de
_toubabs_. Tamtam y a pas bon avec sales nègres.

Il existe aussi de petits tamtams de jeunes filles, des «sauteries»
comme on dirait chez nous. Et le mot est infiniment plus juste en
Afrique, si l’on songe à quelle fantastique hauteur atteignent les
jarrets des danseuses. Par les belles nuits de lune à l’azur lumineux et
calme, le voyageur qui, dans son chaland rustique, descend lentement le
cours du Niger entend souvent au loin un bruit de tambourins et de voix
chantantes. Peu à peu, les sons se rapprochent. Ils viennent d’un
village de pêcheurs bosos, au bord du grand fleuve. Un rassemblement
nombreux se perçoit dans l’ombre auprès de la berge. Il entoure et
accompagne de ses chants et de ses battements de mains le tamtam des
filles du village. Danses de négresses dans la nuit! Toutes, elles ont
arboré la tenue de soirée. En quoi elle consiste? Frémissez, mères,
grand’mères, chaperons et gouvernantes: elle est tout uniquement
constituée par une mince bande de toile qu’on nomme _limpé_. Non, mais
voyez-vous la fifille à sa mémère faisant ainsi son entrée dans le
monde! Quelle horreur, monsieur!

Horreur, peut-être, madame, mais horreur sagement économique et qui vous
éviterait, j’en suis sûr, bien des scènes, des pleurs et des grincements
de dents chez la couturière. J’admire profondément ces demoiselles bosos
d’avoir si simplement résolu le difficile problème de la toilette de bal
pour les débutantes. Sans compter, comme on dit, que le noir est
toujours habillé. Ah! les parents de ces vierges sages sont d’heureux
parents. Et si tranquilles! J’admire encore ces lestes nymphes du Niger
pour l’entrain et le feu de leur danse. Peste! quels bonds, quels
tournoiements, quelles magnifiques cambrures de gorges idéales vers le
ciel tout sablé d’or par les étoiles, quels tortillements prometteurs de
croupes opulentes! Chacune exécute à son tour un pas vertigineux qui se
termine par une petite comédie d’épuisement: la danseuse se laisse
tomber tout de son haut, comme au théâtre, dans les bras de ses
compagnes. Savoir tomber avec grâce, quel art utile pour une femme! On
n’insultera jamais une femme qui tombe avec grâce. Méditez cela, mes
sœurs de France. Ah! ces petites noires, que de nuits blanches on
passerait à leur demander des leçons.

Il est vrai que parfois elles vont un peu loin, mais leurs intentions
demeurent toujours pures. On trouve parmi les féticheuses du Dahomey de
jeunes vestales, foncées et ardentes comme du bitume en ébullition, qui
entretiennent, à défaut de feu sacré, une agréable excitation chez les
témoins de leurs ébats chorégraphiques. Mais on aurait tort d’incriminer
leur moralité, car il s’agit ici de cérémonies purement religieuses,
n’ayant d’autre but que d’exalter cette fonction de reproduction qui,
pour les Noirs comme pour feu M. Piot, revêt un caractère sacré et
domine toutes choses. Les mignonnes féticheuses de Porto-Novo et
d’Abomey sont tenues de célébrer un culte scabreux renouvelé de
plusieurs peuples de l’antiquité et dont l’emblème parlant est l’image
démesurément grossie de ce que les bonnes dames de province désignent de
cet euphémisme pudibond: «le loup». Ces suaves prêtresses ont toutes vu
le loup, et un loup énorme encore, et elles résolvent cet abracadabrant
problème de garder quand même intacte leur virginité. Il est vrai que
ledit loup demeure immobile et imposant sur un autel; c’est bien moins
dangereux qu’à l’hôtel.

Dans les tamtams rituels, les féticheuses se livrent à une danse couplée
qui n’est pas sans rappeler la mattchiche et le tango et qui leur a
laborieusement été inculquée dans le temple. Malgré son goût du
positivisme, je crois que notre Université ne pourrait l’introduire dans
le programme des lycées de jeunes filles sans avoir à redouter pour les
élèves un surmenage spécial.

J’ai vu à Ouidah un de ces croustillants tamtams. Ouidah tire sa
principale célébrité de son temple des serpents, mais c’est tout juste
si le féticheur préposé à leur service put me montrer un seul de ces
reptiles, en m’insinuant que les autres étaient à se promener en ville
et qu’ils ne rentraient que pour dîner. Ne croyez pas un mot de cette
explication. Personne n’a jamais vu ces serpents Benoîton, et si je ne
craignais de passer pour un vil imitateur du grand poète de nos
poulaillers nationaux, l’immense Rostand, je dirais que ce sont des
serpents à sornettes. Un vieux Noir obèse avait été témoin de ma
déconvenue, un notable, à en juger par son panama, son complet à
l’européenne, sa chaîne, ses breloques et souliers vernis. C’est, en
effet, l’un des plus gros personnages d’Ouidah. Il s’appelle Tovalo
Quenum, et il a gagné énormément d’argent lors de la conquête française,
à fournir de porteurs et de vivres le corps expéditionnaire du général
Dodds. Cet Ouvrard nègre s’approcha de moi et me dit tout cru:

--Moussié, les serpents, c’est tout des blagues. Mais si tu veux venir
avec moi, moi te ferai voir joli tamtam cochon.

Il éclata d’un gros rire qui ouvrit toute grande, noire et dévastée, une
bouche où une seule canine demeurait, comme en manière de protestation.
L’offre était aimable, et puis il faut toujours s’instruire en voyage.
Je suivis Tovalo Quenum, très amusé de trouver dans ce cerveau d’homme
d’affaires dahoméen les fantaisies graveleuses d’un traitant d’ancien
régime. Il envoya quérir Agbahounzo, nom qui veut dire «véranda en
fleurs» et qui désigne un des gros bonnets du sacerdoce à Ouidah. Mis au
courant par Tovalo Quenum, le vénérable Agbahounzo fit un signe
d’assentiment, puis tous deux éclatèrent d’un rire énorme qui me rappela
celui des augures.

Bientôt, les petites féticheuses arrivèrent, deux à deux et silencieuses
comme des pensionnaires. Elles avaient arboré la grande tenue du tamtam:
bandeau d’argent autour de leurs cheveux crépus coupés court, portant en
son milieu une plume crânement piquée vers le ciel; amples guirlandes de
colliers en verroterie, en perles blanches, en coquillages,
brinqueballant sur les seins d’ébène relevés et fiers comme le front
d’un conquérant; pagne bariolé de rayures aux couleurs vives, drapant
sur des hanches au svelte dessin d’amphore; cascades de bracelets de
métal tintinnabulant aux bras et aux jambes. Agbahounzo fit un signe, et
la danse commença. Quelle danse!

Au son de deux tambourins sur lesquels des féticheuses s’escrimaient à
tour de bras, les Éliacines couleur de poix se prirent deux à deux et
commencèrent à se balancer, en faisant chacune à son vis-à-vis des yeux
énamourés de chatte au printemps. Puis, d’un mouvement onduleux et lent,
elles tournèrent en cadence, en se caressant longuement leur torse
gracile et ferme avec une symbolique réciprocité. Elles exagérèrent même
un peu ce sport, et il était visible à cette pantomime que l’une des
deux figurait un homme tandis que l’autre conservait le rôle de son
sexe. C’était une savante démonstration de cet art des préparations dont
j’ai déjà déploré l’absence en pays noir et dont je venais, ce jour-là,
de découvrir enfin, par la grâce de Tovalo Quenum, un nécessaire
conservatoire.

Quand fut close cette phase amoureuse qu’on me permettra d’appeler les
préliminaires de l’ouverture, chaque couple fit semblant de s’enlacer
avec tendresse. Les regards se fondirent languissamment; les bouches
s’unirent; les bustes se collèrent l’un à l’autre, et ces inquiétantes
ingénues reproduisirent à merveille tous les degrés d’un processus aussi
vieux que le monde pour finir par le parfait simulacre d’une fusion dont
elles ne se confusionnèrent nullement. C’était l’ange de Victor Hugo
rendu avec le réalisme de Chamfort... Et après, quels airs de lassitude,
quels regards noyés, quels soupirs! Oh! les stupéfiantes petites
comédiennes!

Un qui était content, c’était Tovalo Quenum. Riait-il, mon Dieu! Je vois
encore le four noir de sa bouche arrondie en passeboule avec, au milieu,
sa dent unique, semblable à une pierre solitaire au milieu d’un édifice
détruit. Je le remerciai du divertissement pimenté qu’il avait fait
venir pour moi avec la polissonne courtoisie d’un fermier général. Puis,
la psychologie réclamant ses droits, j’allai méditer à l’ombre d’un
fromager séculaire sur ce que je venais de voir.

Le spectacle avait-il été obscène, comme d’aucuns le pourraient penser?
Non, certes, car ce qui fait l’obscénité, c’est le désir, ou tout au
moins la conscience d’être obscène. Or, rien de pareil dans la danse si
énergiquement expressive des petites féticheuses. Elles n’y mettaient
aucune intention de luxure. Elles accomplissaient un rite, elles
célébraient un office de leur culte, et voilà tout. Et ce culte était
celui de la génération des êtres, de la vie qui se transmet d’âge en âge
et qui donne au monde sa durée, son avenir, son évolution vers des fins
meilleures. Il se dansa, à coup sûr, des ballets du genre de ceux
d’Ouidah à ces mystères d’Éleusis qui incarnaient l’âme de la Grèce
antique. Prêtresses d’une religion de fécondité, les petites dahoméennes
naïves ne voient assurément aucune inconvenance à mimer dans tous ses
détails l’aimable dialogue créateur. N’est-ce pas notre pudibonderie qui
a tort de se scandaliser devant leurs libres jeux? Question de milieu, à
tous points de vue. Mais il me semble que les esprits perspicaces
doivent se ranger en chœur à l’aphorisme suivant:

_De même que le nu est chaste, le geste de l’amour n’est pas obscène en
soi-même. Ce sont la civilisation et nos vices de civilisés qui l’ont
rendu tel, en en faisant une chose défendue et honteuse._

Je sais bien que tout le monde n’est pas de mon avis, et ce fut
notamment le cas des pères missionnaires qui évangélisèrent la côte du
Dahomey au XVIIIe siècle. Témoins effarés des représentations gratuites
données par les féticheuses, les bons religieux se dirent: «Il faut
chasser loin de ces pauvres gens ces inspirations monstrueuses de
l’esprit de fornication. Apprenons-leur à la place quelque gracieux
ballet d’Europe.» Et ces maîtres à danser inattendus introduisirent chez
les Nagots le _tamtam brésilien_.

Ce tamtam brésilien que j’ai vu danser, une nuit, à Porto-Novo, est la
chose la plus étrange, la plus cocasse, la plus saugrenue du monde.
C’est une fête galante, pour le coup, une véritable fête galante
d’invention portugaise, avec ses travestissements rococo, ses romances
sentimentales, ses entrées de masques et de grotesques. Il n’y manque
que Léandre et Colombine, et ils sont remplacés par des nègres et des
négresses. L’ahurissant spectacle de voir des anciens sujets de feu
Béhanzin grimacer dans les costumes fidèlement copiés sur ceux du
carnaval de Venise en son époque glorieuse, de suivre les péripéties
d’une corrida mimée par des toréadors du plus beau noir, de regarder
défiler et d’entendre roucouler sur le mode suraigu de jeunes personnes
aux traits plus difficiles à pénétrer sous leur béret Watteau que la
nuit dans laquelle ils se fondent, malgré les lanternes de papier peint
qu’elles brandissent en _furioso_ au bout de longues perches! Quel
contraste bouffon de ces rôles précieux à ces gestes brutaux de
sauvagesses, de ces copieuses hanches au tangage énergique, à ces robes
à ramages évocatrices d’un Lancret qui doivent si fort s’étonner de les
contenir! Ah! ces marquises dont les mouches tiennent toute la figure!
Dans la nuit chaude, on dirait que l’obscur feuillage des palmiers et
des fromagers prend de confuses silhouettes de bosquets taillés à la
française.

Et je me demande, médusé, si un flot d’encre ne s’est pas répandu sur
une gravure de _l’Embarquement pour Cythère_, si quelque malin génie
n’as pas passé au caviar les rimes poudrées de Verlaine, ou si, dans une
catastrophe imprévue de ma bibliothèque, les pages de mon _Robinson
Crusoë_ ne se sont pas mêlées à celles de _Manon Lescaut_.



CHAPITRE X

DE LA JALOUSIE.

_Côté des Blancs._


On dit souvent d’une jalousie poussée à l’extrême qu’elle est une
jalousie noire. Encore une locution à changer! Le Noir ignore en effet
complètement la jalousie au sens où nous l’entendons, c’est-à-dire le
tourment causé par la crainte ou la certitude d’être trahi par l’être
aimé. Je vois d’ici se froncer les sourcils de nombreux lecteurs. «Pas
jaloux, les nègres! me crieraient ces gens de bonne foi si je pouvais
les entendre, mais les hommes très bruns le sont toujours. Vous oubliez
cent histoires probantes. Et Othello? Que faites-vous d’Othello?»
Pardon, monsieur, Othello était un Maure, un de ces hommes très bruns
auxquels vous voulez, de si choquante façon, assimiler les nègres. Quant
aux histoires qui me démentent, elles viennent d’observateurs
superficiels, qui ont attribué à la jalousie des faits provoqués par de
tout autres sentiments.

Peut-être aussi va-t-on m’opposer cette ardeur brûlante du climat
tropical qui décuple tous les sentiments violents. Ici, je m’inclinerai
et je répondrai:

_Si le climat d’Afrique est sans influence sur la jalousie des Noirs, il
porte au paroxysme celle des Blancs._

Et conformément aux bonnes règles de préséance des races, avant
d’étudier le cas des nègres, j’inclinerai ma loupe de psychologue sur
l’âme de nos coloniaux.

Est-ce la rareté des femmes blanches qui les rend plus précieuses à qui
a la chance d’en avoir une à soi? Est-ce la convoitise générale
provoquée par elles qui incite maris et amants à une surveillance plus
étroite? Toujours est-il que la _peur de l’être_ pousse au cœur des
Blancs en pays noir avec la rapidité des herbes dans la brousse. Tel que
vous avez connu à Paris mari confiant et plein de libéralisme indulgent
vous apparaît sur les bords du Niger ou du Tinkisso sous les espèces
rébarbatives d’un Bartholo. On cite un fonctionnaire qui fait
aimablement visiter aux gens de passage sa maison, son jardin, son
potager, sa basse-cour, mais oublie régulièrement de leur présenter sa
femme. Un autre fait garnir d’impénétrables volets toujours en place la
véranda de la petite maison où il a logé sa maîtresse amenée de France.
Un troisième dissimule chez lui, durant son séjour, une femme qui ne
sort jamais et que personne ne connaît. C’est à se demander s’il n’y
aura pas bientôt des _désenchantées_ d’Occident, mais comme Pierre Loti
n’est plus, il ne pourra se faire leur champion.

Ajoutez que nulle part la scène de jalousie ne fleurit avec autant
d’éclat qu’en Afrique occidentale. Les échos s’en répandent rapidement à
travers le poste ou la ville, car les murs coloniaux ont encore plus
d’oreilles que les autres. Ça distrait la société du lieu. Et, mon Dieu,
ça distrait aussi ceux qui se font la scène. C’est si difficile, là-bas,
pour un ménage, de se trouver des occupations!

D’où vient, sur la terre du péril noir, cette frayeur inattendue du
péril jaune? Du soleil, d’un peu d’ennui, et surtout de la lassitude, de
l’obsession même d’une vie à deux qui n’est pas interrompue et tempérée
comme en Europe par les sorties, l’existence du dehors, les obligations
mondaines et professionnelles. Il faut joindre à cela les exigences d’un
individualisme outrancier. Sous les tropiques, le _moi_ amoureux
s’hypertrophie aussi facilement que le _moi_ administratif ou militaire.
S’imprégnant inconsciemment de la mentalité ambiante, ne rencontrant pas
d’obstacles à l’affirmation de son omnipotence, libéré des contrepoids
de la vie française, le mari ou l’amant colonial tranche à son aise du
seigneur et maître. Ah! le féminisme a peu de chances de réussir sous le
soleil africain. Les femmes, d’ailleurs, ne font rien pour ça, car elles
y ont élevé l’art d’embêter les maris à la hauteur de nos meilleures
institutions rénovatrices.

Mais le plus étrange c’est que cette jalousie féroce à l’égard de la
Blanche se manifeste dans les amours les plus faciles, les plus
vulgaires, les plus vénales. Le colonial refuse de se montrer partageux,
même en face de celle qui est le partage même: la vaillante
dispensatrice de caresses salariées qui a traversé l’Océan pour se créer
dans quelque coin à peu près habitable un petit syndicat d’adorateurs
«tous bien gentils». Une bonne entente serait la sagesse en même temps
que l’économie. Mais non, à une époque où rien se fait que par
l’association, notre amoureux au casque immaculé entend demeurer seul!

Supposez, par exemple, que Mme Camélia, de Bordeaux, vienne de débarquer
à Dakar et se soit installée modestement dans une chambre aux murs
crépis de blanc, du haut en bas, tout juste égayés par un
vide-poche-chromo offert par les Galeries Sénégalaises et par le dernier
portrait de son amant, écarteur aux courses landaises du Bouscat. A
l’heure propice de la sieste, notre bouillant colonial vient furtivement
faire à la nouvelle venue une première visite, visite de corps, au sens
exact du mot.

Très satisfait de la conversation de Mme Camélia et des attentions
qu’elle a eues pour lui, il revient le lendemain, mais montre un furieux
dépit en apprenant qu’il y a déjà quelqu’un de son sexe en train de
faire la causette à son tour. Le troisième jour, en recevant le même
accueil négatif, il se fâche tout rouge, entre de force et interpelle
violemment le causeur. Celui-ci prend d’autant plus mal la chose qu’il
est en tenue pour causer avec les dames, mais non avec les hommes. Le
quatrième jour, nouvelle rencontre, mais cette fois notre entêté
colonial va jusqu’à mettre le gêneur à la porte. Puis, par une
conséquence toute naturelle, il offre à la complaisante Bordelaise son
cœur, sa bourse et sa protection. A elle ses appointements, ses
bénéfices, ses économies!

Donnez-lui seulement six mois, et il sera sérieusement question de
mariage. Et voilà comment il se fait que Mme X..., femme d’un distingué
fonctionnaire, lance de temps en temps le «Penses-tu, bébé!» si usité
dans certains salons moins distingués et qu’au dire d’une servante
renvoyée, Mme Y..., épouse incontestée d’un négociant, porte, tatouée en
exergue autour de son ventre satiné, cette inscription évocatrice de
notre plus galante troupe d’Algérie: _Au rendez-vous des Joyeux._

Oh! l’insolente et indémontable prétention des coloniaux à aimer seuls
des femmes que leur destinée a invinciblement vouées à la pluralité, à
l’universalité des amants! Au cours d’une traversée, j’entendis, un
soir, dialoguer sur le pont du paquebot un administrateur du Soudan déjà
mûr et un tout jeune adjoint des affaires indigènes nommé de la veille
et qui se rendait, pour la première fois, en Afrique occidentale.

--Surtout, disait paternellement l’ancien, si vous êtes désigné pour
quelque ville de la côte où il y a des Blanches qui font la noce,
gardez-vous bien de prendre celles qui vont déjà avec vos camarades.
Vous auriez des histoires épouvantables, des duels...

--Mais, répondait avec sens le néophyte, il ne peut exister d’histoires
à propos de professionnelles qui font tranquillement leurs affaires avec
le premier venu. Au Quartier Latin, à Montmartre, nous prenions souvent
les mêmes femmes entre amis, et ça n’avait aucune importance. On se
donnait même des tuyaux sur leurs talents. On se disait: «C’est étonnant
comme Marcelle cause bien» ou «Yvonne a vraiment trop mauvaise langue».

--Peut-être. Mais vous verrez que là-bas ce n’est pas la même chose. On
est beaucoup plus strict.

--Alors, comment vais-je faire? insistait l’adjoint, déjà saisi
d’inquiétude. Il y a évidemment dans les villes dont vous parlez
beaucoup plus de fonctionnaires que de femmes accueillantes. Elles
connaîtront toutes un de mes camarades, si ce n’est deux. Me faudrait-il
donc rester vierge et martyr, parce que ces messieurs ont décrété qu’il
est interdit de chasser sur les mêmes terres qu’eux?

--Si vous ne suivez pas mes conseils, vous passerez pour un mauvais
camarade.

--Moi, je trouve que ce sont eux, les mauvais camarades, conclut le
conscrit avec un soupir de découragement. On pourrait si bien
s’arranger!

Et je trouvais à part moi que le conscrit avait parfaitement raison.

Mais il n’y a rien à faire pour modifier cette conception farouchement
exclusiviste de l’amour. Tant que les Blanches ne seront pas plus
nombreuses en pays noir, il en sera ainsi. Dès que l’une d’elle paraît,
transformant tout autour d’elle par sa grâce européenne et le charme de
ses toilettes claires, la petite fleur bleue du sentiment éclot aussitôt
dans le cœur du colonial, resté presque toujours, malgré les années,
ingénu et enthousiaste. Bien loin de se dire que ce sentiment est une
denrée rare et précieuse qu’il importe de ne pas gaspiller, il en
prodigue à tort et à travers les trésors restés trop longtemps sans
emploi. Le plus grave, c’est que la petite fleur bleue cède rapidement
la place au fruit empoisonné de la jalousie. La reine de Navarre a dit:
«La jalousie éteint l’amour comme les cendres éteignent le feu.» Elle en
parlait à son aise, en observatrice d’une cour où les femmes étaient
légion.

Au contraire d’elle, nous dirons:

_Dans les pays où les femmes sont rares, l’amour allume la jalousie
comme le feu allume l’incendie._

C’était ce qui se voyait à l’âge du rapt, où les femmes appartenaient
aux hommes les plus forts. Sourde, invisible et inavouée souvent, la
lutte pour la femme dure encore dans nos villes coloniales. L’arrivée
d’une Blanche fait bondir et se heurter tous les cœurs, comme une pièce
de monnaie lancée en plein marché fait accourir, se bousculer et se
battre les petits enfants noirs. Naturellement, on en veut à ses
voisins, immédiatement transformés en rivaux, on les regarde de travers,
on épie leurs façons, on dénombre leurs visites, on s’irrite de leurs
plus minces avantages.

Cette méfiance est souvent justifiée. Les voisins, les camarades, les
amis, ont une si impérieuse tendance à se montrer entreprenants! Et il
faut compter aussi avec les supérieurs, que leur élévation ne retient
pas toujours assez sur le rivage du Tendre. On s’est amusé plus d’une
fois, dans les villes, d’entreprises amoureuses conduites sur les
propriétés d’autrui par de gros bonnets, et même des bonnets carrés,
témoin l’aventure suivante qui court encore le Sénégal sous le nom
imprévu «d’histoire du lion».

Il y avait à Saint-Louis, sous un hangar du palais du Gouvernement, un
lion qui s’appelait Ouaraba, comme tous les lions de la vallée du Niger.
Pris tout petit et grandi parmi les hommes, il ne montrait aucune
méchanceté, se laissait caresser par le premier venu et jouissait dans
le monde des fonctionnaires de la meilleure réputation. Sa douceur et
son bon caractère avaient fait juger inutile de l’enclore, et il était
simplement retenu par une longue chaîne qui lui laissait toute la
liberté de ses mouvements. Quiconque venait au Gouvernement ne manquait
jamais d’aller faire une visite à Ouaraba.

Les dames s’extasiaient sur sa bonne grâce, son air bonasse, et les plus
courageuses s’enhardissaient jusqu’à lui gratter la tête. Certains
hommes intrépides allaient même jusqu’à jouer avec lui, bien sûrs de ne
courir aucun danger.

De ce nombre était un magistrat qu’on nous permettra de désigner sous le
nom purement symbolique de Latoge. Son intégrité était inattaquable,
mais la Justice lui paraissant une personne bien sévère, il en taquinait
volontiers de plus jeunes et de plus gaies. Or, par un après-midi
d’énervante chaleur, Latoge se rendait au Palais de justice, quand il
vit se balancer devant lui une taille souple et une croupe onduleuse,
moulées de fort excitante façon dans une robe de mousseline blanche. Le
tout appartenait à une Blanche des plus capiteuse, que Latoge ne
connaissait pas et qu’il diagnostiqua tout à la fois de condition
moyenne et de beauté supérieure.

La voyant entrer dans une maison du boulevard Dodds, il s’engagea
hardiment à sa suite dans le corridor et saisit, sans plus attendre, sa
taille ronde, en promenant ses mains fureteuses au-dessus, mais surtout
au-dessous, avec un sans-gêne explorateur qui n’est assurément plus de
mise dans des régions déjà ouvertes à la civilisation. La jeune femme se
révolte, se débat, pousse des cris de paon. Une lutte acharnée s’engage
dans laquelle Latoge a une manche de son veston de toile blanche
complètement déchirée et le bras qui se trouve dessous profondément
labouré par les ongles de l’adorable furie.

Mais le pis, c’est que du premier étage un sergent d’infanterie
coloniale s’élance quatre à quatre et envoie en plein dans le visage du
galant magistrat un magnifique coup de poing direct, qui eût mérité les
honneurs d’un championnat. C’est l’époux légitime de la belle
récalcitrante! Latoge se sent ensuite secoué comme un prunier, puis jeté
sans douceur contre la muraille. Heureusement, le terrible couple
s’évapore. L’infortuné coureur d’aventures se retrouve tout seul, la
manche pendante, le bras zébré de marques rouges et tout sanguinolent,
le visage engourdi et constellé d’ecchymoses multicolores. Impossible de
paraître au Palais de justice dans un état pareil!

Que faire? Rentrer au plus vite chez lui. Mais que dire à sa femme? En
route, tandis que les Noirs regardent passer d’un air effaré, si
pitoyable d’aspect, si déplorable de tenue, ce Blanc qu’ils connaissent
et respectent, Latoge se creuse la tête sans rien trouver.

Enfin, au moment où il va franchir le seuil de sa demeure, un sourire
parcourt son visage tuméfié et bouffi: _Euréka!_

--Mon Dieu! s’écrie à sa vue son épouse épouvantée, que t’est-il donc
arrivé, Auguste?

--Ne m’en parle pas, ma bonne amie. En sortant du Gouvernement, j’ai
voulu m’amuser un peu avec le lion, comme d’habitude. Et c’est lui qui
m’a arrangé comme ça. Regarde un peu ses griffes!

--Malheureux! Et dire que tu pouvais y rester! Je savais bien, moi, que
cet animal était dangereux. Oh! mais il ne va plus rester longtemps ici!

De ce jour, la femme du magistrat entreprit une véritable campagne
contre le malheureux et innocent Ouaraba, «cette sale bête qui avait
failli tuer Auguste». A force de geindre auprès du gouverneur, elle
finit par obtenir gain de cause. Il fut entendu que le lion devenu
subitement féroce serait embarqué sur le prochain paquebot à destination
de la France. Vous avez pu le voir, par la suite, au jardin des Plantes,
solitaire en sa cage, regardant les visiteurs d’un regard triste et
doux, comme un poète incompris. Ainsi que tant d’autres ici-bas, c’est
une victime de l’amour et des femmes.

La colère du sergent que nous venons de voir à l’œuvre était
parfaitement justifiée. Mais les jalousies les plus fantaisistes en font
éclater à chaque heure d’infiniment moins légitimes. L’accès éclate à
propos de la cour la plus discrète, du flirt le plus anodin, de la
fréquentation la moins équivoque. Une jeune femme aimable, une jeune
fille un peu coquette suffit à semer le trouble parmi des hommes qui
vivaient auparavant en bonne intelligence, à réveiller de vieilles
rancunes, à ressusciter des querelles de corps. Et si l’on se croit
quelque chance de réussir, même dans l’aventure la moins reluisante, de
quel œil inquiet, méfiant, hostile presque, ne surveille-t-on pas les
camarades!

Un jour, dans un coin désert de Mauritanie, je sirotais un petit verre,
en compagnie d’un jeune sous-lieutenant, dans la boutique d’un mercanti.
Tout en nous servant, d’un ton traînard d’authentique native des
boulevards extérieurs, Mme Cougoul, la femme du mercanti, nous racontait
sa dernière alerte. Les Maures avaient attaqué une nuit sa cabane en
planches, et pendant que son mari était parti quérir à toutes jambes la
compagnie de tirailleurs, elle avait dû se réfugier toute nue dans sa
cage à lapins. Délivrée, on l’avait menée au poste fortifié en compagnie
de son mari, et un officier avait mis sa chambre à la disposition du
couple. Alors l’émotion, la joie de se voir réunis après le danger, sans
doute aussi une subite poussée de crânerie et de fantaisie
faubouriennes, avaient immédiatement conduit M. et Mme Cougoul à se
donner une mutuelle preuve de leur tendresse. «Qué qu’vous voulez, on
était content de s’voir encore du monde.»

Les vêtements de Mme Cougoul manquaient assurément d’ordre et de
propreté. Ses cheveux blondasses n’avaient avec le peigne que des
rapprochements d’une extrême rareté. Son visage était chiffonné comme
chiffon ne l’a jamais été et au point de ne plus offrir la moindre ligne
régulière. Mais elle n’avait que vingt-trois ans, et pendant qu’elle
nous débitait son histoire croustillante, ses yeux brillaient comme une
flamme de soleil sur ces _fortifs_ dont elle éveillait le souvenir. Je
vis que mon camarade, le sous-lieutenant, se laissait gagner par
l’attrait frelaté du vice crapuleux qui se dégageait de Mme Cougoul. En
sortant, je lui dis:

--Savez-vous, mon cher, que Mme Cougoul a l’air de vous trouver très à
son goût. Après tout, elle n’est pas si mal que ça.

Il me répondit par le cri du cœur de l’homme qui voudrait bien voir
céder son amour-propre devant l’autre amour, le pas propre.

--Enfin, n’est-ce pas?

--Je crois que vous avez de grandes chances, continuai-je.

--Vous parlez sérieusement?

--Très sérieusement.

Un sourire d’espoir illumina son visage; et il m’implora par ce nouveau
cri du cœur:

--Alors, je vous en supplie, ne le dites pas aux camarades.

Le Blanc montre-t-il la même jalousie à l’égard de la femme de couleur?
C’est infiniment plus rare. Sans doute, on voit des gens à l’humeur
inquiète et persécutrice surveiller étroitement leur _mousso_ et cacher
comme un bijou de prix leur diamant noir. Le plus grand nombre laisse à
la femme indigène une liberté dont elle mésusera souvent. Faiblesse?
Indifférence, tout simplement. La dame noire est si peu capable
d’éveiller l’amour, qu’elle éveille d’autant moins sa résultante
directe: la jalousie. «On n’est jaloux que de ce qu’on aime», déclarent
les petites ouvrières parisiennes avec des yeux de chatte énamourée.
Comment pourrait-on éprouver une jalousie sérieuse à l’égard d’une
créature purement physique avec qui l’amour, au sens sentimental du mot,
ne saurait être de saison?

Quant au point de vue charnel, il n’est pas en jeu davantage, et pour
cause, la Noire étant presque toujours impuissante à inspirer chez son
seigneur et maître européen ce que nous appellerons l’éloquence de la
chair. Le jaloux voit sans cesse passer sous ses yeux l’image affolante
de la possession par autrui de celle qu’il aime. Je crois que la même
vision, appliquée à leur _mousso_ ou à leur _diguen_, n’arrachera guère
de coloniaux à leur chaise longue. Depuis longtemps, ils se sont faits à
cette idée, sans en frémir le moins du monde. D’ailleurs, à quoi bon se
donner tant de tintouin? Il y a au moins neuf chances sur dix pour que
votre femme noire vous trompe, et il est à peu près impossible de la
surveiller. Allez-vous donc la suivre, quand elle vous dit: «Moi y en
aller village.» Allez-vous faire espionner vos boys, quand vous n’êtes
pas chez vous? Vous aurez encore bien des chances d’avoir des
collaborateurs discrets, car pour tromper, dans ces pays de mœurs
primitives, c’est encore bien moins compliqué qu’en France. Tous les
coloniaux le savent et s’y résignent sans douleur. En somme, nous
pouvons formuler la règle générale suivante:

_Les Blancs ne souffrent pas moralement des infidélités de la dame
noire. Ils prennent seulement leurs précautions pour n’en pas souffrir
physiquement._

Et voilà justement l’originalité du point de vue. En France et dans
presque tous les pays, on prend contre l’adultère des précautions
_avant_. Ici, ce sont des précautions _après_. Elles puisent leur
inspiration dans la plus opportune et la plus judicieuse prophylaxie et
tiennent au peu de soins que prennent de leur santé ces Bambaras ou ces
Nagos, parmi lesquels vous comptez très probablement quelques-uns de ces
collaborateurs ignorés dont je parlais tout à l’heure. Toutes les jeunes
filles en France passent des examens. Est-ce donc si affreux d’en faire
subir un de temps en temps à votre compagne au corps d’ébène? Et il n’y
a rien de tyrannique, il me semble, à infliger à votre boy (le plus
probable collaborateur) un petit conseil de révision tout intime, quand
toute la jeunesse de France en affronte, chaque année, un bien autrement
intimidant.

La vraie jalousie s’en prend non seulement au présent d’une femme, mais
à son avenir. Rien de pareil entre le Blanc et la Noire. Non seulement
il ne se sent aucune inimitié contre ceux qui mettront à leur cou, lui
parti, le collier de jais des bras de sa _mousso_, mais souvent il la
laisse de lui-même à un camarade, tout comme son boy, son cuisinier et
ses meubles. Je ne parle pas de ceux qui revendent cyniquement leur
femme après un ou deux ans de vie conjugale. La Fatimata ou l’Adda dont
le mari européen est à la veille de rentrer en France se réjouit fort de
se voir proposer par lui un parti agréable et rémunérateur. Car, dès son
entrée dans son prochain ménage, elle touchera une nouvelle dot. Les
dernières siestes se passent à accabler de questions le mari qui va
partir sur le mari qui va le remplacer: «Est-ce qu’y a donner beaucoup
_dimanchis_? Est-ce qu’y a déjà marié avec femme noire?» Le camarade, de
son côté, se permet de menues familiarités avec sa future. Quelquefois
même, il va plus loin.

C’est ainsi qu’un habitant de Tombouctou, occupé à ses préparatifs de
départ, trouva la belle Sonraï qui avait été sa compagne d’Afrique en
conversation agitée, sinon criminelle, avec l’ami qui devait être son
successeur. Il apostropha violemment l’infidèle:

--Tu pouvais bien attendre que je sois parti, Aoua.

Mais Aoua le regarda de ses longs yeux humides et doux de gazelle
craintive, et c’est du ton le plus candide qu’elle lui répliqua:

--Bissimilaï! Y a pas mon faute. Avant acheter _farka_ (bourriquot), y a
toujours essayer _farka_. Camarade à toi faire même chose. Avant marier
avec _mousso_, y en a essayer _mousso_.



CHAPITRE XI

DE LA JALOUSIE.

_Côté des Noirs._


Maintenant, passons des Blancs aux Noirs, comme au jeu de dames. (Et
c’est bien en effet d’un tel jeu s’il s’agit.) Nous avons dit en
commençant que les seconds n’étaient pas jaloux. Disons plutôt que leur
jalousie repose sur une base toute différente de la nôtre et traduisons
notre opinion par la formule suivante:

_Pour le Noir, la jalousie n’est qu’une manifestation quelconque du
sentiment de la propriété._

En effet, le nègre qui se voit trompé, ou qui croit l’être, ne souffre
pas du tout dans son cœur. Comment pourrait-il, en effet, éprouver une
souffrance de ce genre, puisque le sentiment ne préside en rien à ses
affections féminines et que l’amour se réduit chez lui à l’exercice
quasi instinctif de la fonction de reproduction? Mais sa femme est son
esclave, son bien, sa chose, faite pour son usage personnel, pour la
satisfaction de ses appétits et nullement pour la distraction de ses
voisins, qui n’ont pas comme lui payé une dot. Quand il apprend qu’elle
dispense au profit d’un autre des complaisances qui doivent lui être
formellement réservées, il fait une tête du genre de celle que vous
prenez quand vous retrouvez votre fauteuil d’orchestre occupé ou votre
bock absorbé par un quidam. On lui a chipé sa propriété reconnue de
tous, dûment payée par lui et sanctionnée par la loi du Prophète. On lui
doit donc une réparation, qui tout naturellement sera pécuniaire, le
dommage aux propriétés entraînant une indemnité dans toutes les justices
du monde. Qu’on l’indemnise et il taira toute rancune contre le
séducteur, et même contre sa femme.

Remarquez qu’en fin de compte, il n’y a pas mal de ménages en France et
ailleurs qui, en sous-main, fonctionnent régulièrement de cette façon-là
et ne s’en portent pas plus mal. Seulement, cela ne s’avoue pas avec la
même loyale simplicité. Un Noir ne sera que bien rarement assez fou pour
tuer, même en cas de flagrant délit, l’amant de sa femme et sa femme
elle-même. La colère est simplement celle d’un propriétaire
chatouilleux.--On ne lui a pas brisé le cœur. On a seulement marché sur
ses plates-bandes.

Est-ce à dire qu’il ne se fâche pas et qu’il accepte sans récriminations
ni violences sa destinée cornue? Oh! que non pas, et l’épouse infidèle
recevra généralement de son Sganarelle une copieuse volée de _manigolo_,
mot qui désigne tout simplement la trique. Il est rare qu’il se laisse
emporter à des actes plus graves. Jamais on ne verra ces sauvages tuer
leur femme adultère comme le font si fréquemment les civilisés de chez
nous. Sur ce point, la loi de l’homme est indulgente en Afrique
occidentale, et c’est tout à fait le pays qu’il eût fallu à M. Paul
Hervieu. Le «Tue-la» y paraîtrait profondément ridicule, et même
incompréhensible.

Cette modération du nègre est, d’ailleurs parfaitement logique et dérive
en droite ligne de sa conception de la femme. Il lui semble aussi fou de
mettre à mort son épouse, même infidèle, qu’à nous de détruire
nous-mêmes notre capital. Va-t-on, de gaieté de cœur, se priver d’une
propriété de rapport, parce qu’elle a été maraudée ou braconnée? Pas si
bête, et le Noir se contente de faire payer l’amende au maraudeur, ce
qui est tout bénéfice. Les écarts de la dame ont-ils amené au monde un
poupon? Oh! alors, le mari trompé se sentira tout à coup rempli de
reconnaissance pour son indélicat collaborateur. L’adultère, dans ce
cas, devient agréable, et même recherché. Ce n’est pas exagérer que de
formuler le principe suivant:

_Chez les Blancs, c’est la conception de l’enfant qui donne à l’adultère
toute sa gravité et le rend irréparable. Chez les Noirs, au contraire,
elle devient une excuse et le plus sûr moyen pour les auteurs du délit
de rester dans les meilleurs termes avec le mari._

Que voulez-vous! Il est si beau, l’enfant, avec son doux sourire! Et
puis, il vaut quatre bœufs ou quinze moutons.

La plupart du temps, l’irritation du Noir contre sa perfide moitié
viendra de la peur du ridicule. Les cocus font rire, sous les tropiques
comme ailleurs. Le soir, dans les campements, devant les grands feux qui
illuminent la brousse, les porteurs et les _dioulas_ (marchands
ambulants) se content avec de gros rires des histoires de leurs villages
dont les maris trompés font généralement les frais. Au cours de ces
Décamérons improvisés, on ne se moque pas moins du jaloux, du jaloux qui
sera forcément trompé et qui a la folie de sortir de son repos pour
recourir à une vaine surveillance et à d’inutiles précautions.
Application inconsciente de la si juste maxime de La Rochefoucauld: «On
ne devrait point être jaloux quand on a sujet de l’être.»

Les refrains traditionnels de tamtam raillent aussi le pauvre mari
inquiet de sentir son front d’ébène se garnir de ramure: «Homme jaloux,
fais rentrer ta femme.--Petit homme jaloux, dès que tu entends le
tamtam, tu cours pour voir si ta femme n’est pas au tamtam.--Ta femme
sera fatiguée quand la nuit viendra et tu la frapperas.»

Mais voilà qui va paraître plus étrange. Il existe des régions et des
circonstances de la vie où le cocuage n’entraîne ni ridicule ni éclats
de rire, mais devient, au contraire, une preuve d’honorabilité et une
source de légitime orgueil. Vous connaissez la délicieuse histoire de
Daphnis se faisant initier à l’amour par une femme mariée, à
l’expérience sûre, la capiteuse Lycénion. D’après l’usage le plus
antique et le plus consacré, il n’en va pas autrement chez les Balantes
et dans l’ombre d’autres peuplades. Les jeunes circoncis choisissent
eux-mêmes les épouses considérées qui ont pour mission de leur donner la
première leçon d’amour.

Le mari est toujours très flatté du choix et l’honneur en rejaillit sur
toute la famille. Le souvenir de cette glorieuse distinction y demeure
éclatant et impérissable. C’est un peu comme chez nous, quand une femme
a été rosière, reine du lavoir, ou premier prix du Conservatoire. On en
parle toute sa vie dans la maison. Un chef acquiert-il quelque
réputation, aussitôt une famille entière se rappelle avec fierté que
c’est Aïssata, une de ses aïeules, qui, jadis, lui ouvrit, la première,
les portes du mystérieux temple d’Amour. Et le chœur des enfants et
petits-enfants de demander avec une insistance débordante d’admiration à
la vieille dame qui se rengorge:

    Vous l’avez connu, grand’mère,
    Vous l’avez connu?

Quand une case est restée plusieurs années sans qu’un jeune circoncis y
soit venu demander la préliminaire séance de gestes et de maintien dont
nous parlons, la maîtresse du logis peut se considérer comme une femme
définitivement déchue moralement ou physiquement. Elle éprouve la même
désillusion douloureuse que Mme Récamier quand celle-ci ne voyait plus
les petits ramoneurs se retourner sur elle dans les rues. Et son mari
honteux et confus ne tarde pas à prendre une nouvelle épouse qui lui
fasse plus d’honneur.

Pour ma part, je ne trouve pas cela si ridicule. N’y a-t-il pas dans
cette coutume naïve de races primitives un peu de la conception sacrée
que l’antiquité se faisait de l’amour? N’est-ce pas un moyen infaillible
de le faire apparaître en beauté aux yeux ingénus et ravis des
débutants? Rappelons-nous la vulgarité, la grossièreté sale et décevante
de nos premières armes. Voilà pourtant ce qu’évitent aux jeunes hommes
de leur tribu ces complaisantes négresses dispensatrices d’une
initiation douce, maternelle et pleine de sécurité tant au moral qu’au
physique. Il me semble que les mères de famille de chez nous n’en
peuvent souhaiter de meilleure pour leurs fils, quand ils auront vingt
ans.

Mais le libéralisme du Noir en amour ne se borne pas à cette institution
que l’Europe peut lui envier. Signalons quelques pratiques du même
ordre. Chez les Sérères, le plus jeune frère peut user à son gré de la
femme de son aîné, mais la réciproque n’est pas admise. Voilà qui
renverse toutes nos idées sur le droit d’aînesse et qu’on pourrait
appeler la revanche des cadets. La raison de cette inégalité dans un
partage de famille? Toujours le désir effréné de reproduction, la
volonté de voir se multiplier à l’infini les enfants, source de
richesse. On suppose que le cadet jouira encore de ses qualités
d’étalon, quand l’aîné aura dû leur dire adieu et, somme toute, il vaut
mieux que ça se passe en famille.

Chez les Baniounks de la Casamance, la femme peut se marier
simultanément avec plusieurs hommes, tant qu’il n’y a pas de dot versée.
Que voilà donc une façon pratique de s’arranger entre gens peu fortunés,
et je trouve que ces indigènes donnent une excellente leçon aux
coloniaux de race blanche dont j’ai exposé plus haut le farouche
exclusivisme amoureux. Ces divers époux vivent, d’ailleurs, dans la plus
parfaite harmonie. Mais dès que l’un d’eux a versé une dot ou fait
quelques frais, par exemple ceux des funérailles des parents, qui sont
des frais de ripaille, il demeure seul propriétaire. La fraternelle
indivision cesse. Seul, il peut autoriser sa femme à prendre d’autres
hommes qui ne sont plus des époux, mais des amants. Riche, il a droit à
une femme restreinte à son usage.

Hélas! il n’en est que trop souvent de même chez nous. La fidélité se
paye comme le reste, elle est parfois avide d’argent, et chacun sait que
nombre d’adultères commencent au Bon Marché. Ces Baniounks me semblent
de merveilleux positivistes en amour. Ils étendent aux femmes cette
nécessité inéluctable qui oblige chez nous les gens de bourse modeste à
la promiscuité de l’omnibus, tandis que l’opulence se prélasse seule en
taxi-auto. Mais l’important, c’est que, commune ou particulière, chacun
ait sa voiture.

Dans les verdoyantes montagnes du Fouta-Djallon, en Guinée, les maris
tolèrent presque tous à leurs femmes des sigisbées qui les aident dans
leurs travaux, les suivent dans leurs déplacements et, à l’exemple des
jeunes patriciens de Venise dont ils sont les inconscients imitateurs,
reçoivent souvent la plus douce récompense. Chez les Mossis du Soudan et
chez les Samos du Dahomey, le mari qui se sent trop vieux permet souvent
à sa femme de vivre séparée de lui en compagnie d’un coadjuteur qu’il
lui choisit lui-même avec une sollicitude et une largeur d’esprit qu’on
ne saurait trop louer.

Avouons de bonne foi que les Gérontes nègres montrent infiniment plus
d’esprit que les nôtres et qu’ils n’ont nul besoin d’aller à l’école des
maris. Mais l’époux si admirablement tolérant dont nous parlons ne
manquera pas de réclamer comme son bien les enfants que mettra au monde
l’épouse qu’il a affranchie de la fidélité conjugale. Les bons
vieillards de couleur laissent aux jeunes hommes le soin de planter,
mais ils gardent pour leurs petits-neveux les fruits des plantations
qu’ils ont mises en fermage.

Il est une jalousie dont on ne trouve pas trace chez les Noirs, c’est
celle qu’on peut désigner sous le nom de posthume. J’entends par là le
sentiment d’irritation ou de dépit que nous éprouvons à savoir que nous
avons eu des prédécesseurs dans le cœur ou dans les faveurs intégrales
de celle que nous aimons. C’est cette jalousie qui fait crier au second
mari d’une personne manquant évidemment de tact et trop souvent disposée
à évoquer indiscrètement le souvenir de son numéro un, défunt ou
divorcé: «Ah! zut! J’en ai assez de ton Dupont!» Le nègre n’éprouvera
jamais semblable mouvement d’humeur. Au contraire, il adorera parler de
ses chefs de file en matière conjugale, surtout si ce sont des Blancs.
On peut formuler sur ce cas spécial l’observation suivante:

_Bien loin d’éprouver un sentiment de jalousie posthume, le Noir tire
une très grande fierté des hommes que sa femme a connus avant lui, quand
ce sont des personnalités qu’il estime considérables, et il montre avec
orgueil les enfants qu’elle a eus d’eux._

Je sais bien que certains Blancs naïvement gobeurs manifestent parfois
une présomption du même ordre. L’amour-propre fait son profit du fait
d’autrui, même dans les circonstances les plus délicates. Mais
l’enthousiasme du _bougnoul_ dépasse toutes les bornes, en matière de
succession amoureuse. Je me souviens du visage épanoui et triomphant que
je vis à Moussa Taraoré, caporal de tirailleurs sénégalais, un jour
qu’il me disait:

--Toi y a vu _mousso_ à moi. Beau _mousso_, bissimilaï! Eh bien,
moussié, y en a _mousso_ colonel... (il nomma un chef bien connu de nos
guerres africaines). Après colonel, y a marié avec moi, Moussa Taraoré.
Toi comprends. Moussa Taraoré même chose que colonel! _Mousso_ à moi
gagner petit _gourgui_ (garçon), petit mulot avec colonel. Moi faire
voir à toi. Moi content. Toi content aussi.

Jamais je n’ai vu pareille expression de bonheur et de fierté. Et
pendant qu’il me faisait admirer sa femme, «_mousso_ colonel!», je
pensais à ces ahurissantes paroles d’un vieil opéra. Le chœur s’adresse
à un mari dont la nouvelle épouse vient de subir le droit de jambage:

    Berthe dans sa couche a reçu le grand veneur.

Et, sans doute égaré par la douleur, le pauvre Sganarelle répond:

    Ah! pour moi, quel honneur!
    Ah! pour moi, quel honneur!

Et les femmes noires, demanderez-vous peut-être, sont-elles sujettes à
la jalousie? Répondons par un axiome:

_Bien loin de craindre des rivales, les négresses les recherchent et
vivent avec elles dans la meilleure intelligence._

C’est ainsi qu’un mari qui n’a qu’une seule femme verra celle-ci le
supplier sans cesse d’en prendre au moins une autre. Son travail
journalier se trouvera diminué d’autant. Elle aura moins de peine à
faire le couscous. Quant aux bonnes grâces du seigneur et maître, elle
n’y tient guère, c’est un servage de plus, dont elle ne retire ni
honneur, ni tendresse, ni plaisir, et dont elle souhaite ardemment se
voir soulagée.

«Jamais de partage!» déclarent nos femmes d’Europe avec des regards
indignés.

«Vive le partage!» clament en chœur leurs sœurs noires.

Chez les Sérères du N’Diankin et du Dioba, les femmes stériles achètent
elles-mêmes une jeune remplaçante à l’usage de leur mari. Elles
l’épousent, ou du moins accomplissent vis-à-vis d’elles les formalités
du mariage, et payent une dot à leurs parents. La nouvelle venue dans la
case devient alors leur amie, leur plus fidèle compagne. D’ailleurs, de
manière générale, le Noir craint tellement l’effort, qu’il s’arrange
toujours pour avoir un suppléant, un aide, un secrétaire. Qui n’a pas
son secrétaire en pays noir? Le boy, le cuisinier, le tire-panka
lui-même finissent par en dénicher un, auquel ils confient le plus dur
de leur besogne. Tel est le rôle imparti à la nouvelle épouse qu’une
femme de couleur procure à son mari. Elle devient la secrétaire de
l’ancienne, la petite secrétaire des amours, si j’ose m’exprimer ainsi.

Dans la vie d’une case, il n’y a jamais ni rivalité ni jalousie entre
les épouses d’un même homme. Elles s’entendent toujours fort bien, et la
plus parfaite discipline règne entre elles. Si elles sont nombreuses,
elles se rangent généralement en deux clans, mais c’est toujours pour
des raisons d’ordre extérieur et, comme on dit, pour des histoires de
femmes. On ne pourrait découvrir de jalousie amoureuse au fond de ces
scissions d’ensemble. Ce qui fait que les batailles de dames sont
toujours des batailles rangées.

Et voilà pour les maris africains, malgré le grand nombre de leurs
épouses, une source de tranquillité et de liberté que les maris d’Europe
leur envieront toujours en vain.



CHAPITRE XII

DE LA JEUNE FILLE.


AXIOME SIMPLIFICATEUR.--_La jeune fille n’existe pas au pays noir._

Voilà qui paraît incroyable et absurde, mais je m’explique.

Nos sociétés civilisées s’embellissent d’un être charmant qui n’est plus
l’enfant et qui n’est pas encore la femme, un être de transition,
mélange piquant de pudeur et de coquetterie, d’ignorance et de ruse, de
timidité et d’audace, un être qui a un état d’âme spécial, une vie
spéciale et jusqu’à une littérature spéciale. On ne trouve rien de
comparable dans la société nègre. On n’y connaît pas d’intermédiaire
entre la petite fille et la femme. C’est au point que, dans tous les
dialectes des peuplades africaines, il n’existe pas de terme pour
désigner celle que nous dénommons la jeune fille. Le mot bambara
_sonkourou_ ne s’applique qu’à la petite fille.

Chez nous, on reste quelquefois jeune fille toute sa vie. Là-bas, on n’a
pas le temps de l’être. Dès qu’une fillette devient nubile, et même
avant, elle doit se marier, sous peine d’être couverte de ridicule et de
se voir fortement malmenée et traitée de bouche inutile par sa famille.
Si les épouseurs se font trop longtemps attendre, la vierge noire devra
faire tout son possible pour avoir quand même des enfants, ce qui n’est
pas chose très difficile.

Le _limpé_, cette mince bande de toile blanche, cette courroie de sûreté
si fragile, si illusoire, qui est l’apanage exclusif et l’indice parlant
de la virginité, pèse aux petites _sonkourous_ avides de devenir femmes
comme les jupes courtes et les tresses dans le dos aux pensionnaires de
nos climats. Ah! mes jeunes sœurs de France qui aspirez si ardemment à
un mari improbable, que ne prenez-vous votre vol de colombe vers le
monde africain, meilleur dispensateur que l’autre: le monde tout court.
Le mariage y est obligatoire! La vieille fille est un être inconnu et
inconcevable sous les tropiques. Sainte Catherine n’y aura jamais
d’autels.

Qu’on m’excuse de rapporter ici l’expression cynique, l’audacieuse
synecdoche des Noirs dont la paillardise prend facilement la partie pour
le tout, mais il n’y a pour eux que deux catégories de femmes: celles
qui sont _cassées_ et celles qui ne le sont pas. Si un chef de vos amis
vous présente une jeune personne, il commencera par vous dire si oui ou
non _lui y en a cassé calebasse_. C’est le terme consacré et
traditionnel. La calebasse étant un récipient qui sert à toutes les
manipulations domestiques, la comparaison, pour crue qu’elle soit, n’est
pas dépourvue de saveur. _Cassée_ ou _pas cassée_. Être ou ne pas être.
Les voies non encore inaugurées étant spécialement prisées en terre
d’Afrique, votre conseiller au teint de poix vous dira en parlant d’une
jeunesse déjà déniaisée:

--N’y touchez pas, elle est cassée.

Celles qui ne sont pas dans ce cas sont rares, d’autant plus rares que
leur innocence leur est lourde comme une incapacité et qu’elles aspirent
toutes à jeter par-dessus les moulins (les moulins à café, car il ne
s’en trouve pas d’autres dans l’intérieur de l’Afrique) ce _limpé_
saugrenu qui les bride à la façon de cavales impatientes de prendre leur
élan.

Si elles font œuvre de mère avant d’avoir trouvé un épouseur, il n’en
résultera pas grand émoi dans la case familiale. Le père, quelque peu
irrité de n’avoir pas touché la dot qu’il escomptait, donnera peut-être
à la jeune dévergondée le nom d’un ruminant femelle, mais vous pouvez
être sûr qu’il sera ravi de garder le veau, c’est-à-dire l’enfant, sur
lequel il a un droit de propriété absolu et exclusif et qui l’enrichit
plus que n’importe quelle autre tête de bétail. Il n’y a que chez les
Boudouma des bords du Tchad que les papas se mêlent de faire des façons.
Si l’un d’eux s’aperçoit que, malgré le _limpé_ symbolique, la taille de
sa fille prend des proportions anormales, il force, comme un simple
bourgeois de Scribe, le séducteur à épouser l’imprudente. Si celui-ci
jouit d’une trop déplorable réputation et passe pour un galvaudeux qui
compromettrait la case en continuant à y avoir ses grandes et petites
entrées, le père de famille se contente d’une amende et envoie
l’audacieux polisson se faire pendre ailleurs.

Dans ce cas, la règle ancestrale veut que la trop aimable jeune personne
s’en aille seule au fond de la brousse mettre au monde le fruit de celui
qui a mis en elle toutes ses complaisances. Là, elle se comporte très
mal avec ce pauvre petit fruit innocent et le laisse mourir de faim en
lui refusant le sein. Voilà, n’est-ce pas, un fait qui déroute toutes
nos idées sur la mentalité des Noirs, sur leur conception de l’enfant et
de la famille. Mais les Boudouma passent leur vie sur le lac Tchad.
Byron et nombre de ses contemporains anglais et français nous ont prouvé
péremptoirement que la fréquentation des lacs induisait les cervelles en
un étrange état d’esprit, en une exaltation singulière. Et précisément
les Boudouma passent auprès des populations environnantes pour des gens
bizarres, et même un peu loufoques.

Il est une catégorie de négrillonnes qui gardent leur virginité, s’il se
peut, encore moins longtemps que les autres. Ce sont les captives.
Propriété du maître au même titre que ses troupeaux, celles-ci n’ont pas
de dot à espérer, ni même, en général, de mari à attendre. Au point de
vue de l’amour, elles sont _res nullius et omnium_. Leurs enfants devant
revenir de droit au maître, elles peuvent donc s’ébattre sans contrainte
et multiplier avec la prodigalité des lapins.

Les bébés aux prunelles de jais qu’on voit sans cesse pendus à leurs
mamelles trop vite déchues leur méritent la faveur et souvent les
faveurs du chef de case. Elles ne demandent qu’à en avoir le plus tôt
possible. Ah! ce ne sont pas ces jeunes captives-là qui diraient comme
celle d’André Chénier:

    Je ne veux pas mourir encore!

On se demande en frémissant à quel âge elles ont bien pu commencer.

Ainsi, en pays africain, la jeune fille est un mythe ou plutôt une
créature hybride, paradoxale, imprévue, qui ne vaut que par son futur.
Elle n’est pas plus dans le milieu social, dans la vie journalière, que
n’est le flacon, destiné peut-être à procurer l’ivresse qui dort dans le
fond de la boutique où il attend l’acheteur. Tout son rôle, toute sa
fonction est d’attendre, d’attendre sans bouger, sans broncher.

L’attente ne peut se prolonger, d’ailleurs, car, dans ce beau pays
d’Afrique, tout chemin mène à l’homme.

Si par hasard vous rencontrez cet objet rarissime, une jeune Noire qui
n’a pas encore «cassé calebasse», vous serez frappé de son air de biche
effarouchée, de sa gaucherie, du sentiment humilié qu’elle paraît avoir
de son oisiveté, de son inutilité. Quelle différence avec nos jeunes
filles, qui se prodiguent dans le monde, flirtent, dansent, chantent,
peignent, jouent du piano, ou, du moins, s’essayent aux gestes exigés
par ces différents arts d’agrément! C’est qu’entre elles et leurs
petites sœurs noiraudes, il existe une différence capitale que nous
allons exprimer dans un axiome saisissant.

_La jeune Blanche est une personne à _caser_; la jeune Noire est une
personne à _casser_._



CHAPITRE XIII

DU MARIAGE.


_Le mariage nègre est un achat._

En tout pays, se marier n’est pas souvent une affaire d’or; sous le ciel
d’Afrique, c’est obligatoirement une affaire d’argent. Là-bas, pas
d’épouse sans dot. Seulement, l’originalité de la coutume, c’est que le
pénible devoir de verser la dot, c’est-à-dire le prix d’achat, incombe
au fiancé. Voyez d’ici quels déplorables résultats amènerait dans le
monde parisien l’adoption d’un pareil système: grève générale des
épouseurs, baisse effroyable dans les recettes du théâtre national et
matrimonial de l’Opéra-Comique, cessation définitive des relations entre
le faubourg Saint-Germain et l’Amérique! Heureusement, nous n’en sommes
pas là!

La condition _sine qua non_ pour un Noir qui veut prendre femme, c’est
de payer la famille de celle-ci, comme s’il agissait d’un de ses membres
homicidé par imprudence. Directement ou à la faveur d’un détour, de
façon manifeste ou déguisée, on ne peut se dispenser de passer à la
caisse. Le prix varie de pays à pays. Il y a des cours que nous
pourrions presque appeler des cours d’amour. Ces cours se meuvent
eux-mêmes entre un maximum et un minimum, suivant que la future peut se
parer ou non du titre alléchant de vierge, suivant aussi son degré de
jeunesse et d’embonpoint. La femme forte bénéficie d’une surenchère, non
seulement chez les peuplades nègres, mais chez les Maures et les
Touareg. Ceux-ci soumettent leur fille au gavage dès la huitième année,
en vue du mariage. Leur devise pourrait être: «Il faut manger pour être
belle.» Féministes de tous les pays, voilez-vous la face devant ce
navrant spectacle de la femme vendue au poids et à la livre!

Voulez-vous un aperçu de quelques prix? Chez les Ouolofs, la dot, très
élevée, va de 300 à 800 francs pour une jeune fille authentique. Mais on
n’y paye guère au-dessus de 100 francs une veuve ou une divorcée,
considérées comme de simples objets d’occasion. Chez les Bambaras, les
cours évoluent entre 35 000 et 70 000 cauris, chiffres modestes malgré
leur apparence opulente, car il faut mille cauris pour faire une pièce
de vingt sous. Peuple égalitaire par excellence et digne de nos
admirables institutions républicaines, les Habbés ont adopté pour la dot
un prix immuable et traditionnel qui se monte à un captif et deux
vaches. C’est ce qu’on peut appeler la vente au bétail.

Il n’est fait aucun rabais pour les veuves et les divorcées. Elles n’en
restent pas moins des marchandises de qualité inférieure, des laissées
pour compte. Voici pourquoi: tandis que les riches doivent s’acquitter
en une seule fois, le lendemain du mariage, les pauvres obtiennent des
délais. Seulement, étant donné le goût bien naturel des pères de famille
pour la vente au comptant, ces pauvres n’ont à leur disposition que le
fretin, les veuves et les divorcées. Ils s’en consolent
philosophiquement et acquittent avec régularité leurs payements
mensuels, tout comme chez Dufayel.

On paye encore la dot en pièces de guinée, en bouteilles de gin, en
têtes de tabac, en objets de parure, et même tout simplement en louage
de travail. Avant de cultiver les appas de la fille, on cultive les
champs du père. A ce point de vue, les Sombarabous de la Côte d’Ivoire
sont les gens les plus positifs et les plus carrés que je connaisse.
Quand l’un d’eux se sent le désir de convoler, il se rend dans la
famille de sa future, dès que celle-ci compte trois ans d’âge. Le
mariage est une chose grave: on ne s’y prépare jamais trop tôt. Si l’on
veut bien de lui, notre postulant aide son futur beau-père dans ses
travaux champêtres pendant vingt ans: Rien que ça. Devenue femme, la
douce fiancée au teint de nuit prend patience de la plus agréable façon
en se choisissant un amant. Tous les hommes lui sont permis, hormis
celui qu’elle doit épouser. Ce n’est que lorsqu’elle a mis au monde
quatre ou cinq enfants que le futur se décide à rompre son bail de
fiançailles et à emmener dans sa case sa femme et toute sa marmaille. Il
est sûr d’avoir fait un bon choix, puisqu’il a comme on dit au Palais,
une provision. Ah! ces Sombarabous, ils savent bien qu’un bon tiens vaut
mieux que deux tu-l’auras!

Vingt ans de fiançailles paraît un joli record. Pourtant, il est battu
chez les Mossis, où les filles sont fiancées... avant leur naissance.
Dès que se manifestent chez une femme des signes non équivoques de
maternité prochaine, l’honnête prévoyant de l’avenir qui aspire à
l’honneur de devenir son gendre accourt et achète sans plus attendre le
produit espéré. Il en va de même chez nos paysans de Normandie pour les
veaux et les poulains à venir. Mais, direz-vous, que fera cet empressé
futur si l’enfant attendu est un garçon? Oh! il ne se frappera
aucunement, car un Noir ne se frappe jamais. Il attendra, tout
simplement, que sa future belle-mère se décide à mettre un autre enfant
au monde, ce qui ne peut évidemment tarder. Et si c’est encore un
garçon? Eh bien, il attendra encore l’occasion suivante.

La patience nègre est sans limite. On m’a montré un Mossi qui avait
vainement versé à quatre reprises le prix de sa future à la même famille
et qui finalement avait été récompensé de sa persévérance en se voyant
échoir une femme bossue. Il n’en paraissait nullement affecté et
affichait, sur son masque couleur de bitume la douce satisfaction de
ceux qui n’ont rien à se reprocher.

Ajoutons que cette façon si originale de marier les filles est
merveilleusement commode pour les familles peu scrupuleuses qui désirent
se procurer de l’argent. On vend cyniquement l’enfant attendue à cinq ou
six prétendants différents. Il ne manque pas de gens chez nous qui
suivent la même méthode pour leurs droits d’auteur. Quand l’enfant est
une fille, cette multiplicité amène généralement du grabuge. Mais on
s’en tire presque toujours quand c’est un garçon.

Je vois qu’une question est sur le point d’entr’ouvrir les lèvres roses
de mes lectrices: «Que se passe-t-il si la jeune fille mariée ainsi
avant sa naissance refuse son consentement?» Le consentement! Voilà une
chose qui n’a jamais existé dans les mariages africains et que les
Noirs, malgré les efforts des féministes de tous les pays, n’arriveront
jamais à se mettre dans la tête.

AXIOME.--_En pays nègre, on ne demande pas plus le consentement d’une
fille à marier que nous demandons chez nous le consentement de la maison
de rapport, du champ ou de la vache dont nous faisons l’acquisition._

Jamais fille noire n’a songé à transgresser cette règle fondamentale, ou
du moins le fait se présenta si rarement, à travers la suite des
siècles, qu’on l’a retenu pour en faire une fable pleine des meilleures
intentions morales. On me l’a contée, cette fable, en maint endroit, et
voici à peu près ce qu’elle dit:

Entre toutes les filles du village, Nénié était la plus belle. Ses yeux
avaient le doux éclat du velours et ses seins étaient plus fermes et
plus durs que la noix du cocotier. Un jour, son père conduisit auprès
d’elle un homme qu’elle ne connaissait pas et lui dit:

--Voilà ton mari.

Et Nénié répondit:

--Il ne sera pas mon mari, parce que j’aime N’ki et que c’est lui seul
que je veux pour mari.

Mais son père lui dit:

--Allah ne permettra pas qu’il en soit ainsi.

En effet, la nuit même, Allah fit mourir N’ki. Nénié continua néanmoins
à s’obstiner dans son dessein de femme folle et sans discernement.

--Je veux qu’on m’enterre avec N’ki, déclara-t-elle.

On fit comme elle le demandait. Mais le lendemain, la raison lui revint,
tandis qu’elle reposait en terre à côté du mort. Comme une hyène était
venue gratter la terre où ils étaient ensevelis, elle lui dit:

--Hyène, va dire à mon père que je suis prête à accepter le mari qu’il
me donnera.

Et son père la maria à un crapaud. Mais, à quelque temps de là, comme le
crapaud avait demandé à Nénié de l’eau chaude pour laver ses pustules,
elle en versa sur lui de si bouillante qu’il en mourut. Son père lui dit
alors:

--Tu as été assez punie. Tu peux épouser maintenant l’homme que je te
destinais.

Et elle lui répondit:

--Tu es un bon père.

Le fabuliste anonyme conclut en disant: «C’est depuis ce jour que les
jeunes filles noires ont laissé à leurs parents le soin de leur choisir
un mari.» Je comprends en effet que ces pauvres petites moricaudes
n’aient pas voulu se mettre dans le cas d’être enterrées vivantes et
d’épouser un crapaud. Toute velléité de révolte, en ce genre, est bien
finie. Elle passerait pour la pire des monstruosités, et, de mémoire
d’ancien, personne n’en a vu d’exemple. D’ailleurs, en fait de mariage,
la jeune négresse se voit souvent assigner une destination spéciale,
exclusive, à laquelle elle ne peut échapper. C’est ainsi que, chez les
Sérères et dans le Kissi, on ne se marie qu’entre cousins. Où peut-on
être mieux qu’au sein de sa famille?

Dans certaines régions du Soudan, on pratique le mariage à l’essai, mais
cela ne se fait guère qu’avec les veuves et les divorcées, objets fort
dépréciés. Au Dahomey, la femme à marier est échangée contre la sœur du
futur. Conséquence stupéfiante: un homme qui n’a pas de sœur est obligé
de rester célibataire. Quand un prétendant va demander la main d’une
jeune fille, le père de celle-ci ne manque jamais de l’accueillir par
cette question, aussi sacramentelle que boulevardière:

--Et ta sœur?

Au moins, chez nous, le mariage cherche à se donner un aspect riant. La
jeune fille qui se voit conduire à l’autel peut croire sans trop de
naïveté qu’elle ne marche pas à la plus cruelle des destinées. Chez les
Noirs, on se donne beaucoup moins la peine de dorer la pilule à la jeune
mariée.

Dans certaines régions, elle reçoit deux tripotées symboliques autant
que soignées, en signe de sujétion, la première de son père, la seconde
de son mari. Chez les Ouangarbés du Mossi, un forgeron lui présente
aimablement des fers et un fouet sur le seuil de sa case. Ce n’est
encore qu’un symbole, moins énergiquement inculqué que l’autre, mais
avouez tout de même que ça n’est guère engageant.

Pour nombre de peuplades, les formes du mariage sont plus brutales
encore. Elle se réduisent au cérémonial expéditif et imprévu dont se
contentait l’âge de pierre et qui tient dans ce seul mot; le rapt. Bien
que fort incivil par essence, l’enlèvement tient lieu d’état civil. Dans
certaines régions, il dispense de toutes démarches et constitue à lui
seul le fait et la validité du mariage. Dans d’autres, il n’est que
l’accomplissement d’un rite ancestral que le signe sensible et
traditionnel de l’union qui va se consommer. En un cas comme dans
l’autre, la future hurle, se débat, gigote, appelle au secours son père,
sa mère, son grand frère, son oncle et toutes ses relations.

Admirons en passant la simple sagesse de ces populations primitives. Par
cette coutume séculaire, d’apparence barbare, elles expriment clairement
ce que nous savons tous et osons si rarement nous avouer: la
fondamentale incompatibilité des sexes, cette incurable hostilité
réciproque de l’homme et de la femme qui a donné de tout temps à la vie
conjugale l’impertinence d’une gageure et qui faisait dire à Vigny de
façon plutôt inquiétante pour l’état de nos mœurs et de notre
population:

    Bientôt, se retirant dans un hideux royaume,
    La femme aura Gomorrhe et l’homme aura Sodome;
    Et, se jetant, de loin, un regard irrité,
    Les deux sexes mourront chacun de son côté.

Dans les pays où le rapt est en usage, le Noir se présente à sa future
en ennemi et se voit reçu par elle en ennemi. Qui pourrait dire à quel
point nous différons de lui? Et voilà comment c’est des ténèbres
d’Afrique que nous vient la lumière.

Voulez-vous assister à l’un de ces enlèvements?

Nous sommes à Tombouctou, dans une rue incendiée de soleil cru, entre
deux rangées de maisons en terre, à lourde porte, de forme marocaine
garnie de ferrures et de larges clous. Soudain, contre une de ces portes
s’abat furieusement un flot tumultueux de grands gaillards sonraï en
boubous de fête, qui brandissent en vociférant des fusils et des
matraques. C’est un marié accompagné de ses amis, de ses garçons
d’honneur, qui vient chercher sa future. La porte cède sous la ruée des
beaux galants. Une troupe exaspérée d’hommes et de femmes sort avec de
grands cris de la maison pour en défendre l’accès. Ce sont les parents
et les amis de la mariée.

Une terrible mêlée s’engage. On s’assène de formidables coups de bâton.
Tirés à bout portant, les coups de fusil assourdissent, ahurissent,
brûlent les sourcils et les cils. On fait feu de la rue, des fenêtres,
des terrasses. Si le mari ne tape pas comme un forcené sur son futur
beau-père, il est sûr de ne pouvoir recueillir de lui, dans l’avenir, la
moindre considération.

La bataille, comme toutes les batailles, peut avoir deux issues. Si la
troupe du marié a le dessous, les femmes emmènent précipitamment la
mariée dans une autre maison, inconnue de lui, qu’il doit savoir
découvrir, et l’assaut recommencera. S’il a, au contraire, mis en
déroute la famille et les gardiennes du corps de sa future, il
appréhende celle-ci sans douceur, l’entraîne à grand renfort de horions
et de bourrades et la fait cacher dans un logis dont sa bande et lui
sont seuls à avoir connaissance. Là, il se dit qu’il a fait un assez
grand pas dans la vie conjugale pour planter _illico_ un décisif jalon.
La jeune épouse se prête généralement de fort mauvaise grâce à cette
initiation aussi inconfortable que désordonnée. L’impatient mari
risquerait fort de s’attaquer en vain à ces nouvelles bagatelles de la
porte si son _enfin seuls!_ n’avait une trentaine de témoins. Le Noir
est mutualiste dans l’âme. La troupe des belliqueux garçons d’honneur
fait de son mieux pour soutenir son ami de la voix et du geste et veut
bien se charger collectivement, dans cette délicate affaire de famille,
du rôle de tuteur _ad hoc_.

Si le triomphe est au bout, la jeune mariée subjuguée, conquise suivant
la règle, doit demeurer avec son seigneur et maître. Dans le cas de
tentatives impossibles ou infructueuses, elle fait tous ses efforts pour
s’évader. Lorsqu’elle réussit, en dépit de son teint de chicorée, à
regagner le seuil paternel plus blanche que la blanche hermine, elle
obtient le plus grand succès auprès des siens. Un jour de mariage, cela
nous semble étrangement paradoxal, n’est-ce pas? Mais c’est ainsi. La
famille considère ce sauvetage de virginité comme un succès obtenu sur
la famille à laquelle elle est en train de s’allier.

Singulier amour-propre, vanité bien ahurissante et saugrenue! Comme je
comprends mieux les races plus barbares où le rapt n’est pas simplement
un rite symbolique, mais un moyen pratique et franchement canaille
d’esquiver le versement d’une dot. Et voilà qui nous prouve encore
combien tout change suivant les latitudes. Chez nous, quand un audacieux
enlève une jeune fille, c’est pour s’assurer une belle dot; au cœur de
l’Afrique, en revanche, c’est pour qu’il n’en soit plus question.

Au lendemain du mariage, dans tout le continent noir, la famille de la
nouvelle épousée procède à une manifestation réaliste. Elle exhibe sans
aucune pudeur et promène parmi ses amis et connaissances le pagne que
portait la veille celle qui a quitté pour jamais son _limpé_ de jeune
fille. Dame! le nègre ne se paye pas de mots et il sait, comme disait
l’honnête Legouvé, que la voix du sang n’est pas une chimère...



CHAPITRE XIV

DE LA VIE EN MÉNAGE POUR L’EUROPÉEN.


Poète et petit-maître assez curieusement transplanté au Sénégal, le
chevalier de Boufflers écrivait en 1786: «Les femmes nous manquent, car
on ne peut pas compter pour des femmes ces figures noires auxquelles on
porte ici ce qui ne serait dû qu’aux blanches.»

Tout le monde n’est pas aussi difficile, et la plupart des Européens
habitant l’Afrique nouent des unions généralement passagères avec les
beautés du cru. L’affaire se conclut sans longueurs ni difficultés.
Comme le Noir, le Blanc avide de distractions amoureuses verse une dot
qui va de 50 à 200 francs suivant les régions. Quant à l’article 214 du
Code civil, lequel dit que le mari est obligé de fournir à sa femme tout
ce qui est nécessaire pour les besoins de la vie, on se met en règle
avec lui en promettant à l’élue de son choix une rente mensuelle de 25
francs, avec laquelle il est entendu qu’elle doit se nourrir, s’habiller
et subvenir à toutes les nécessités de l’existence. Avouez au moins,
monsieur de Boufflers, que ces dames de Versailles étaient plus
coûteuses et qu’il arrivait plus souvent de ruiner leur homme, et même
leurs hommes.

Surtout n’espère pas, ô sentimental voyageur, faire un mariage
d’inclination. Les préliminaires d’alliance regardent uniquement les
parents de la future, et les fiançailles se limitent tout simplement à
une question de gros sous. Souvent le toubab à marier se voit faire des
offres et proposer des partis. Il existe pour ce genre ténébreux
d’affaires des courtiers tout à la fois noirs et marrons qui remplacent
nos marieuses de France et qui cherchent comme pas mal d’entre elles
l’occasion de toucher une petite commission. Quant à la jeune personne
dont la destinée se trouve ainsi sur le tapis, elle attend la clôture
des débats avec la plus tranquille indifférence. Si vous lui demandez
son avis sur la question et quelle opinion elle a de vous, elle vous
répondra invariablement:

--Si toi y en a marier avec moi, moi content. Si toi pas marier, moi
content aussi.

Oh! les premiers aveux!

Enfin, la dot est versée, agrémentée de quelques kolas offerts dans la
classique calebasse et qui constituent à eux seuls toute la cérémonie
nuptiale. Le toubab peut emmener sa femme dans sa case. Pour être
devenue conjugale, sa vie journalière ne sera pas aussi complètement
modifiée qu’on pourrait se l’imaginer. D’abord, il n’existe pas au monde
de femme plus discrète, dans ses allures, que la dame noire. A défaut de
nombreux mérites, elle possède cette qualité inappréciable d’avoir
toujours l’air de ne pas être là. Bien loin de vouloir, comme ses sœurs
de couleur blanche, qu’on s’occupe d’elle sans cesse, elle demande qu’on
la laisse à ses habitudes paisibles, à son oisiveté contemplative du
néant et à son silence. Qui croirait possible dans toute la gent
féminine un si louable effacement?

Ensuite, faisant là encore preuve de sagesse, l’épouse superlativement
brune entend ne rien changer aux conditions de son existence et
n’adopter en aucune façon celles de son seigneur et maître étranger.
Elle sent confusément qu’il y a trop de siècles et de lieues de distance
entre le couscous et les conserves, entre la natte et le lit, entre le
tamtam et le bridge, pour éprouver quelque velléité de les franchir.
L’Européen marié à une Noire mange seul ou avec ses camarades, sort
seul, et, quelque surprenant que paraisse l’usage, couche seul. Sa
moitié, qui n’est pas une moitié, mais une toute petite fraction, ne
s’associe à sa vie que de loin, à moins que ce ne soit d’aussi près que
possible. Elle comprend que ce dernier cas représente son seul devoir,
sa seule raison de vivre avec un mari toubab. C’est tout le travail
qu’il demande, lui, et c’est en quoi il se rend bien préférable au mari
bougnoul.

Aussi, fidèle à son office de tendresse, ne manque-t-elle jamais de se
trouver à son poste, prête à obéir au commandement, toutes les fois que
son seigneur et maître peut avoir besoin d’elle. Elle a ses heures de
service, qui sont celles du lever, de la sieste et du coucher.

_En réalité, la femme noire mariée à un Blanc se conduit beaucoup plus
en fonctionnaire ponctuelle et docile qu’en épouse._

On la voit souvent faire montre de dévouement, toujours de complaisance
et de bonne volonté. Elle se prête sans enthousiasme mais sans révolte à
l’éducation amoureuse que certains jobards présomptueux ou aveugles
prétendent leur inculquer. Leur réussite ne sera jamais qu’illusoire,
car autant essayer d’apprendre la boxe à un caïman. Beaucoup plus
strictement docile que sa sœur européenne aux prescriptions de notre
Code, la vaillante fille du soleil suit son époux absolument partout.
Elle l’accompagne dans ses tournées à travers la brousse, amazone
intrépide mais peu fougueuse qui chevauche à l’amble parmi les porteurs,
les boys, les gardes de cercle, les tirailleurs, et sait parfois les
remercier de leurs services mieux qu’avec un sourire.

Dans les milieux indigènes, elle jouit d’une autorité dont elle
s’empresse d’abuser dès qu’on la laisse faire et d’une considération
surtout apparente, car il s’y mêle une note de réprobation. Il n’y a pas
de femme dans le pays qui ne soit prête à prendre sa place, mais, toute
jalousie mise à part, l’opinion publique sent bien qu’une union comme la
sienne n’est pas très orthodoxe. Dans les saluts obséquieux et le plus
souvent intéressés qu’elle recueille sur son passage se cache un peu de
ce dédain que la femme de l’ouvrier parisien professe à l’égard de sa
sœur mariée à un bourgeois. Ces mariages-là, pensent non sans justesse
les simples, c’est trop beau pour être tout à fait propre.

Les journées de l’épouse du toubab se passent à sommeiller sur sa natte,
à chantonner des mélodies rudimentaires, à jouer une sorte de pair et
impair avec des coquillages sur un rond de sparterie, à grignoter des
kolas avec des amies en visite, à procéder à des ablutions et des
lavages dictés par l’hygiène la plus rigoureuse. Elle fait _salam_ un
nombre considérable de fois par jour, ce qui prouve bien que la religion
est pour les femmes une source d’occupation inépuisable et autrement
calme que les joies électorales qu’elles espèrent de l’avenir. Elle va
potiner avec les autres femmes de toubabs, «madame Commandant, madame
_Docquetor_, madame _Sabatigui_ (capitaine), madame _Conoba_ (dont le
mari a un gros ventre)». Elle pousse jusqu’à la case familiale éblouir
du luxe de ses derniers boubous ses grandes et ses petites sœurs et ses
père et mère, braves gens aussi discrets et aussi réservés qu’elle, car
ils ne font que de très rares apparitions à la case du mari, et c’est
toujours la mine chargée de déférence.

Je souhaite à tous mes lecteurs des beaux-parents aussi peu gênants.
Peut-être est-ce là l’avantage le plus précieux et le plus rare du
mariage africain.

L’épouse sera-t-elle fidèle? Le plus prudent est assurément de n’y pas
compter. Mais vous pouvez être sûr qu’elle pratiquera l’infidélité avec
une discrétion et un tact parfaits. Avouez que c’est déjà quelque chose
et que, tant qu’à être cocu, il est préférable en somme que cette
infortune bénéficie d’une publicité limitée. Que ce soit un Blanc ou un
Noir qui vous encorne, jamais vous n’obtiendrez de la pécheresse l’aveu
de sa faute. En vain vous la tourmenteriez de questions, en vain même
vous lui feriez subir, à l’instar des juges moyenageux, ladite question.
Les lèvres demeureront comme scellées à la cire noire. Ce silence va
parfois jusqu’à l’héroïsme. J’ai vu à Bamako une femme toucouleur se
laisser condamner à un an de prison plutôt que de révéler une série
d’escapades amoureuses. Des vols s’étaient commis dans la case de son
époux toubab, pendant que celui-ci était en tournée et à l’heure où
elle-même se trouvait dehors malgré la défense qu’elle en avait reçue.
Pour se justifier, elle n’avait qu’à alléguer ces sorties, mais alors
c’était avouer qu’elle allait tous les soirs au village indigène
retrouver un amant. Elle se serait plutôt laissée hacher en petits
morceaux.

Le très grand nombre des Européens se contente d’une seule épouse noire.
Mais la polygamie est contagieuse. Sous l’influence provocante des
ambiances, on voit d’exigeants gaillards orner leur intérieur de deux ou
trois de ces bronzes vivants. Un colon de Mopti s’est acquis une
légitime réputation dans la région de la Bouche du Niger, en affrontant
le chiffre fatidique de sept. Moins pusillanime que Barbe-Bleue, il ne
songe à en supprimer aucune. La case familiale ne manque pas
d’originalité à l’heure du coucher, et elle eût, à coup sûr, attendri
feu M. Piot, apôtre de la repopulation, avec ses sept grandes nattes
réservées aux mères et les seize petites servant de couches aux enfants.

Le colon polygame ne se montre pas moins bon père que vigoureux époux.
Il est plein d’attentions de tout genre pour sa nichée et se garde bien
de l’oublier, même dans les rares occasions où il vient un peu respirer
l’air de France. Un jour, à la veille de reprendre à Bordeaux le
paquebot qui devait le ramener vers son grouillant bercail nigérien, une
gentille pensée lui vint: «Si je rapportais un cadeau utile à mes
aînés?» Il y avait tout naturellement des «Nouvelles Galeries» dans la
ville. Notre homme s’y rendit et déclara à l’accorte vendeuse en robe
noire:

--Je voudrais quatre costumes marins pour mes enfants. Donnez-moi la
taille de garçonnets de six ans.

--Vous voulez dire, monsieur, les tailles entre six et dix ans, rectifia
la nymphe du rayon.

--Non, non, je connais bien l’âge de mes fils, allez: six ans tous les
quatre.

--Mais, monsieur, c’est impossible... songez donc. Leur mère n’a pas
pu...

L’acheteur partit d’un rire triomphant:

--Ah! c’est vrai! Vous ne pouvez comprendre. C’est que je vais vous
dire, mademoiselle, j’ai sept femmes, vous entendez, sept!

La vendeuse reconnut sans peine que c’était un joli chiffre. Eh bien!
croiriez-vous qu’il n’arrive pas, ce chiffre, à contenter le bouillant,
l’insatiable, l’indémontable colon. Voilà qui nous prouve mieux que tout
combien l’homme est difficile à satisfaire ici-bas. Un jour, l’époux à
la septième puissance m’a confié d’un ton grave et pénétré:

--Si je vous disais que, malgré mon sérail, il me manque quelque chose.

--Pas une femme toujours?

--Si, précisément: une Blanche.

Et ce n’était plus la paillardise qui parlait en lui, c’était le cœur,
resté vide, c’était ce besoin d’aimer, au sens supérieur et idéal du
mot, qu’on retrouve à l’état naïvement passionné chez tous les
coloniaux. Comme en des greniers d’abondance où ne pénètre jamais le
soleil, ils tiennent en réserve dans leur âme des trésors de tendresse
que leur vie lointaine solitaire et brutale les empêche de dépenser.
Aussi, ces trésors vont-ils s’accroissant, prêts à se répandre follement
au pied de la première qui en acceptera l’hommage. Ce sont eux qui font
du broussard redevenant pour quelques mois parisien une proie si docile
pour les ambitieuses, les coquettes ou les cupides. La Blanche que
souhaitait si ardemment l’original sept fois marié incarnait une
nécessité impérieuse de sa destinée: elle représentait la revanche de
l’Amour, avec un grand A, sur les satisfactions animales. C’était la
part du sentiment, la part du rêve, dont personne n’arrive à
s’affranchir tout à fait ici-bas.

L’union avec la Noire marque un retour partiel à l’état de nature. Mais
on ne vit pas toujours isolé dans les terres exotiques. Comment la
société mondaine qu’on trouve là-bas à l’état plus ou moins
embryonnaire, comment notamment les femmes amenées d’Europe par les
fonctionnaires et les commerçants prennent-elles ce réalisme amoureux si
dénué de façons et de formes, cette vie à deux si crûment étalée et,
pour tant d’yeux de Françaises de France, grossière jusqu’à la
bestialité? Voici une coloniale fleur d’élégance occupée à servir
gracieusement le whisky-soda aux hommes qu’elle reçoit en visite. Quelle
opinion a-t-elle de leur collage au bitume?

C’est ici qu’on voit nettement combien la morale est affaire de climat.
A mesure que l’amateur de chaînes goudronnées s’éloignera des centres
européanisés, qu’il quittera les villes riveraines pour s’enfoncer dans
l’intérieur, qu’il s’avancera vers la libre vie de la brousse, il
trouvera plus indulgent, puis conciliant, puis finalement approbatif, ce
jugement de la galerie mondaine qui, là-bas comme ailleurs, n’est jamais
que le reflet de l’opinion féminine. A Dakar, ville moderne,
agglomération de Blancs à sept jours de France, cercle étroit et sévère
de relations où les vertus se gendarment et où les collets se montent,
la vie conjugale avec une Noire paraîtrait une monstruosité. Celui qui
s’en rendrait coupable se verrait bien vite expulsé des salons et
accablé par les observations de ses supérieurs. A Saint-Louis, vieille
cité créole mollement retardataire, où le Ouolof voisine avec le mulâtre
et le Blanc, dans les maisons plates crépies d’ocre clair, les rapports
momentanés ou durables avec les beautés indigènes jouissent d’une
tolérance mitigée, mais nuisent plutôt à la considération de ceux qui
s’y laissent glisser. A Kayes, on les accepte à peu près sans
restriction. A Bamako, ils sont de règle. A Bandiagara ou à Tombouctou,
les trop rares représentantes de la race de Japhet vous disent avec un
sourire de très sincère sympathie: «Votre mousso est vraiment charmante.
Je voudrais bien la connaître.» Qu’on est loin du mot «guenon» si
souvent décoché dans les ports de la côte, par «madame toubab»! Ainsi
nos vaniteuses prétentions, nos puériles distinctions sociales, notre
morale étriquée et boiteuse, se fondent dans le creuset de la grande
nature.

«Pas de femme!» est un mot d’ordre contre lequel tout notre être se
révolte. Il se comprendrait en Afrique occidentale moins que partout
ailleurs. Malgré ça, comme je l’ai dit, la plupart des Européens ayant
convolé avec l’élément indigène se retrouvent dans la formule africaine:
«Pas d’amour!» Celle-ci ne s’applique cependant pas de façon absolue. On
a vu parfois des coloniaux traiter leur épouse noire en épouse ordinaire
et concevoir pour elle un véritable attachement. Aberration singulière,
car il n’existe entre les femmes de notre race et leurs sœurs
inférieures rien de commun que le sexe. Faute aussi, parce qu’une
Aïssata ou une Fatimata mise sur le pied d’une Blanche, prendra vite des
allures de tyran et ne manquera pas d’exercer sur l’esprit de son faible
maître, devenu sujet, la plus déplorable influence. Osons formuler sans
crainte cet axiome un peu brutal:

_Pour l’Européen, l’épouse ne peut et ne doit être qu’un meuble._

J’ajoute tout de suite, pour n’être pas taxé de cynisme et
d’insensibilité, que ce meuble, toujours commode, est souvent gentil,
coquet, agréable à voir, à toucher, à ouvrir. Étant donnés les agréments
qu’il procure à l’heure de la sieste, nous l’appellerons «un bonheur du
jour».

Parfois, dans le tiroir de ce bonheur du jour, on découvre un
polichinelle. Il prend, en voyant la lumière, cette teinte café au lait
qu’au dire des nègres ennemis du mulâtre, Dieu n’a pas voulu faire.
Autrefois, le petit mulot, fruit du mariage africain, était pris
terriblement au sérieux par son auteur responsable. Celui-ci le faisait
élever avec ses autres enfants quand il en avait, l’amenait en France
pour étudier dans un lycée et le renvoyait ensuite s’établir
bourgeoisement dans une ville du Sénégal, où il ne manquait jamais de
créer à l’administration les plus grosses difficultés. Aujourd’hui, le
petit café au lait est tout simplement élevé à la bougnoul par sa mère.
Son père se contente d’envoyer quelques menus subsides pour sa
nourriture et son entretien. Parfois aussi, il trouve plus commode de
s’en dispenser. Il y a tant de gens, en Afrique comme en France, qui
oublient de payer leur café!



CHAPITRE XV

DE LA TOILETTE.


_Pour la dame noire, la toilette est avant tout une question de tête._

Je sais bien que, chez les femmes de tous pays, la coquetterie porte
souvent à la tête, mais je veux dire ici que l’objet par excellence de
la parure féminine en Afrique, c’est le cuir chevelu. Cela fait
évidemment un champ assez restreint, et l’on peut dire qu’en ces régions
primitives, la mode est vraiment tirée par les cheveux.

L’élégante ne l’est pas moins, car il n’est pas d’opération plus longue,
plus difficile, plus compliquée, plus douloureuse souvent que sa
coiffure. Celle-ci a lieu seulement tous les quinze jours ou tous les
mois, mais elle prend une journée entière, de l’aube au couchant. Ce
jour-là est uniquement, entièrement consacré à l’arrangement monumental
des cheveux. Il ne faudrait pas parler d’autre chose à la patiente. Vous
savez de quel air important et affairé de bonnes dames de province
annoncent: «C’est demain le jour de ma lessive.» Eh bien, c’est le même
air que vous retrouvez sur la figure grave d’une négresse qui attend la
coiffeuse.

Celle-ci jouit d’un grand prestige, mérité, d’ailleurs, par sa
surprenante habileté. Son art tient de celui de l’architecte et de celui
de l’ingénieur. Il faut la voir lisser et joindre les longues mèches
brillantes, les tordre en tresses, les rouler en boule, les édifier en
tiare, les distribuer de la façon la plus étrange, la plus
abracadabrante souvent, variant d’une race ou d’une région à l’autre.
Étendue à plat ventre devant elle, la cliente s’est confiée à ses mains
sans réserve et se garde bien de souffler mot, de peur de troubler
l’artiste. Elle sait qu’il faut souffrir pour être belle. C’est tout
juste si elle se laisse aller par moment à fredonner une petite chanson:
«A la doun dé, doumbara kolonté, bé, bé, selan, doum...» Je vous fais
grâce du reste. Le grand avantage de la coiffure africaine, c’est
qu’elle tient: on ne voit jamais là-bas, comme chez nous, de ces
brusques dégringolades de cheveux, voulues ou non. Il en résulte une
bien plus grande facilité au point de vue des aventures galantes. Que de
Parisiennes se refusent au vœu de leur adorateur fervent par peur de se
dépeigner! Rien de pareil en pays noir, et voilà comment l’art de la
coiffure exerce sur les mœurs une influence qu’on ne soupçonne pas.

Et qui pourrait croire aussi qu’il existe des rapports entre ce même art
de la coiffure et la cuisine? De même que celle-ci se fait chez nous à
l’huile, au beurre ou à la graisse, les reines de la mode tropicale font
accommoder leur système pileux à l’huile, au beurre ou à la graisse. Le
beurre extrait du fruit du karité dégage un arome particulièrement
pénétrant et agressif. Il rend ce service à la dame noire de l’annoncer
partout où elle passe.

Quant à décrire toutes les fantaisies capillaires qui s’érigent
au-dessus des fronts d’ébène lisses et purs, il ne faut pas songer à
entamer ce chapitre interminable. On trouve là des édifices de toutes
sortes, entremêlés d’or, d’ambre, de perles et de corail, des cimiers
montés sur fibres végétales et tout à fait évocateurs de ceux de nos
dragons, des perruques de clown, des coupoles et des dômes, des jardins
à la française, avec massifs et parterres, de gros serpents noirs tordus
de façon si menaçante autour des tempes des dames de Tombouctou qu’on se
retient d’interroger leurs propriétaires avec le vers célèbre:

    Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes?

L’art de la peinture et de la teinture joue également un rôle important
dans la toilette. Au fond, ça ne nous change pas beaucoup de ce que nous
voyons chez nous. S’il est un jour où les Parisiennes manient avec un
soin particulier leurs crayons de couleur, c’est le jour où elles
reçoivent. Les femmes des régions fétichistes ont aussi leur jour, mais
il a le caractère religieux: c’est le jour de leur fétiche. On ne s’y
livre pas moins à des applications de peinture, mais en se préoccupant
davantage des valeurs, car ce sont d’éclatantes applications de blanc,
de rouge, de jaune et de vert qui se détachent sur la teinte noire du
fond. Au Sénégal, certaines races ne dédaignent pas non plus les
oppositions vives de couleur, et puis quelques teintes de pastel passent
pour guérir le mal de tête. L’influence du bleu ou du rouge dans la
médecine! Tu n’avais pas trouvé ça, Schaunard!

Le rouge est particulièrement apprécié sous ce soleil qui le fait
resplendir. Il n’est pas exagéré de dire que la dame noire fait des
pieds et des mains pour en avoir, car tandis que nos coquettes
l’emploient pour rehausser l’incarnat défaillant de leurs joues et de
leurs lèvres, elle en décore la plante de ses pieds et la face interne
de ses mains. Elle use, dans ce but, d’une herbe appelée _diabé_, qu’on
hache menue et qu’on réduit en bouillie. Le jour de l’opération, le
spectacle ne manque pas de cocasserie. Pendant des heures, notre
élégante reste immobile, les pieds et les mains englués et informes sous
un épais enduit verdâtre, comme si elle venait de les tremper dans de la
purée de pois. Jusqu’au soir, elle appuiera ses coudes sur quelque
objet, la main levée droite vers le ciel, dans l’attitude de l’acheteuse
qui attend qu’on lui essaie des gants.

Ces artifices de toilette ont une qualité incontestable, c’est de n’être
pas coûteux. On s’en fournit chez dame Nature, et à ce point de vue les
habitants des tropiques donnent un excellent exemple à nos exquises
gaspilleuses. Mais le comble de la parure économique, c’est encore le
tatouage. Quels reproches à faire à une femme qui se fait des colliers,
des bracelets, des pendentifs, des dentelles et des guipures avec sa
propre peau? Entre autres avantages, je vois à cette méthode ceux de ne
pas cesser de mode et de défier les saisies de l’huissier. Quant à
l’effet, il est souvent des plus agréable à l’œil. J’ai rencontré dans
le Bénin des femmes tatouées, sculptées des pieds à la tête, dont le
corps entièrement nu donnait une réelle impression de tenue recherchée
et ornementée. Et puis il en est d’elles comme de ces maisons de rapport
qui abîment maintenant Paris de leur masse banale: les moulures, les
saillies et la décoration extérieure font un peu passer les moellons.

Qu’on n’aille pas conclure de là que la dame noire est toujours aussi
simple que celles de Sparte et qu’elle a l’habitude de se passer de
bijoux. Bien au contraire, et nous allons formuler sur ce point un
axiome caractéristique.

_En général, chez les femmes, les bijoux sont un indice de la richesse.
Chez les Noirs, ils constituent cette richesse elle-même._

Je m’explique. L’indigène ignore la capitalisation. La fortune se
présente à lui sous deux formes uniques: les troupeaux ou l’or. Mais
celui-ci, pour garder sa valeur, n’a pas besoin de conserver l’aspect du
lingot. Aussi l’heureuse personne qui en possède le remettra-t-elle au
bijoutier, qui le lui rendra sous les espèces de massives parures
agrémentées de motifs décoratifs, de rosaces finement ciselées et
guillochées. Elle les étalera sur son cou, sa poitrine, ses bras, ses
mains, étoiles d’or dans la nuit de sa chair. Des anneaux de prix
orneront ses membres. Et comme Bias, elle portera, sa vie durant, toute
sa fortune sur elle. Bien mieux, certaines de ses pareilles,
généralement moins riches, portent cette fortune au naturel,
c’est-à-dire sous la forme de monnaies, dont elles se font des colliers,
à la façon de sequins. Elles en mettent aussi dans leurs cheveux, et le
voyageur étonné se demande si ce n’est pas là l’affichage cynique d’un
tarif.

Des colliers, la dame noire s’en couvre à foison. C’est à tel point que
la poitrine de bronze délicieusement gracile des petites féticheuses
dahoméennes disparaît totalement sous l’amas des coquillages et des
perles. Mais un certain type de ces colliers mérite de nous arrêter. Ce
sont ceux que j’appellerai les colliers de dessous. Car il existe là-bas
une mode singulière dont on trouvera l’expression dans la formule
suivante:

_A la façon des coquillages, les négresses d’Afrique dissimulent des
perles._

Elles entassent en effet à même la peau, cernant leurs hanches robustes
et retenus par elles, tout un système de longs colliers en perles de
verre que cache le pagne, ce pagne éternel et classique dans lequel se
drape toute la gent féminine des tropiques. Pourquoi cette singulière
parure invisible? Nul ne saurait le dire. Est-ce pour honorer ce ventre
auquel est dévolu la fonction, si hautement prisée en ces régions, de la
maternité, source de la fortune? Peut-être pourrait-on voir aussi dans
ces verroteries secrètes sans cesse s’entre-choquant et tintinnabulant
en un décor des plus intime comme une sorte de signal d’alarme en cas de
danger. Mais le Noir manque bien trop de prévoyance pour avoir pris
cette précaution à la Bartholo.

Ajoutons, pour être complet, qu’il est une toilette à laquelle la dame
noire se livre avec une fréquence presque abusive. On la voit sans cesse
remplir d’eau une de ses calebasses spécialement réservée à cet usage,
disparaître, puis revenir avec cet air pudique qu’elle sait si bien se
donner. N’insistons pas et formulons nettement:

_Il y a identité absolue entre la Vénus noire et la Vénus accroupie._



CHAPITRE XVI

DES CAQUETS DE LA DAME NOIRE.


_La voix de la dame noire est quelquefois blanche, mais son langage est
toujours coloré._

Elle emploie volontiers, en parlant, les images naïves comme tous les
peuples primitifs. Autant que ses sœurs de race blanche, elle se laisse
aller aux conversations interminables, quand elle en trouve le temps.
Mais avec tout le travail que son époux ou son maître fait retomber sur
ses épaules lasses, elle manque vraiment de loisir. Il est rare que
l’artisan indigène cause, à l’instar des nôtres, lorsqu’il se livre à sa
besogne. De même, les lavandières au corps de bronze que l’on rencontre
le long des marigots africains jacassent avec beaucoup moins d’animation
que nos blanchisseuses. Voici une incontestable supériorité du Noir sur
le Blanc: il est arrivé à empêcher les femmes de parler.

Mais les inoccupées, notamment les épouses de toubab, font suffisamment
entendre leur ramage lent et musical pour qu’il y ait compensation.
C’est surtout entre elles qu’elles trouvent l’occasion d’échanger à
l’infini des mots aux syllabes harmonieuses et douces. Ces dames se font
des visites tout comme des Parisiennes, et l’on n’y potine pas moins,
tout en croquant les noix de kola qui remplacent la classique tasse de
thé. Le grand sujet de conversation est le même que chez nos Célimènes
d’Europe: la conduite généralement mauvaise des amies et connaissances.
Mais ce sujet prend, s’il est possible, encore plus d’ampleur par ce
fait qu’en pays noir, il n’est pas nécessaire de se connaître pour se
faire des visites. Une femme de bonne réputation se présente
délibérément chez n’importe quelle maîtresse de case et lui souhaite la
bienvenue. Ce serait un manque absolu de savoir vivre que de ne pas la
prier de s’asseoir. Arrivez avec une _mousso_ dans un village totalement
inconnu d’elle: une heure après vous la trouverez en train de jaboter de
la façon la plus familière avec une commère du pays et de prendre sa
part du couscous familial. Puis elles vont ensemble laver leur linge et
se baigner au fleuve.

_La dame noire est au monde celle qui compte le plus de relations: ce
sont surtout des relations d’eau._

Inutile d’ajouter que ces relations d’eau ne sont pas plus solides que
celles que nous nouons et dénouons si facilement dans nos stations
balnéaires. Mais enfin ça aide toujours à passer le temps.

Il est là-bas une personne notoire, sinon notable, car elle est assez
mal considérée, dont la langue est prolixe au point de lui constituer
une profession. Par un sentiment très juste de la division du travail,
la société noire l’a chargée de parler pour toutes celles qui ne parlent
pas. Ne croyez pas qu’il s’agisse, comme chez nous, d’une avocate. J’ai
en vue la griotte, cette improvisatrice populaire, cette poétesse qui,
moins redoutable que les nôtres, se contente de l’impression qu’elle
produit sur son public sans user de celle des typos. C’est elle qui
détient les contes de la brousse, les vieilles légendes transmises
oralement de génération en génération, seule floraison littéraire des
grandes plaines sauvages et silencieuses. Ajoutant parfois des traits
nouveaux, elle les répète inlassablement à son auditoire crédule et
enfantin, toujours prêt à se laisser emporter mollement sur les ailes
d’or de la fiction et du rêve. On trouve à la fois dans ces récits toute
la sagesse, toute la malice et toute la fantaisie souvent saugrenue de
la race noire. Écoutez, par exemple, cette histoire de paradis perdu
aussi originale dans son genre que le poème de Milton. Sa morale n’est
pas sans rappeler celle d’un refrain boulevardier fort connu.

«Autrefois, le ciel se trouvait tout près de la terre. On n’avait qu’à
le toucher légèrement et il en tombait toute la nourriture que l’on
voulait. Il suffisait de se baisser pour en ramasser et les hommes
vivaient heureux. Un jour, par pur caprice comme elles en ont toutes,
une femme se mit en tête de piler du mil. C’était inutile, puisqu’on
n’avait pas besoin de travailler pour manger à sa guise. L’espace lui
manquant pour élever son pilon, elle dit au ciel:

«--Soulève-toi un peu.

«Le ciel obéit. Mais, loin d’être satisfaite, elle insista tellement
qu’il remonta où il est depuis. Quand on l’appelle maintenant, il reste
sourd et ne donne plus rien à manger.

«_Sans les femmes, les hommes seraient heureux et ils n’auraient pas à
travailler._»

Pauvres femmes! on leur a fait payer cher leur imprudence, et les Noirs
exagèrent terriblement quand, par la voix de la griotte, ils déclarent
que ce sont eux qui travaillent. A côté de ces apologues un tantinet
moralisateurs, les aèdes populaires des deux sexes conservent et
propagent des légendes merveilleuses et touchantes. Elles dégagent
souvent un parfum de _Mille et une nuits_ permettant de croire qu’elles
ont vu le jour dans les pays d’Orient et qu’elles se sont accommodées
peu à peu à la manière noire. L’amour y joue son rôle, mais
naturellement il y revêt de suite la forme physique. Quant à l’idée de
sacrifice qu’il semble inspirer à la dame noire, il faut l’attribuer à
l’instinct de soumission poussé jusqu’à l’héroïsme qui fait le fond de
la nature et de l’éducation de celle-ci. Et puis ce sont là des exemples
surhumains que le positif bougnoul ne se sent aucune envie de suivre,
tels ces paisibles bourgeois du Marais qui applaudissaient jadis au
théâtre Buridan, Bussy ou Lagardère. Voulez-vous l’histoire d’une sorte
de don Juan nègre, d’un _kamélé_, c’est-à-dire d’un tombeur de femmes
devenu fameux?

C’étaient deux amis fidèles, tous deux jeunes et beaux. L’un deux avait
prêté sa lance à l’autre pour aller combattre, et avec elle celui-ci
avait transpercé le roi des ennemis. Quand il revint, les gens de son
village le comblèrent de présents, si bien que son ami en devint jaloux
et lui demanda d’un ton mécontent:

--Où est ma lance?

--Ta lance, elle est dans le corps du roi qui s’est enfui.

--Il faut à tout prix que tu me la rapportes.

Le jeune homme se décida à l’aller chercher. Lorsque le jour parut, il
était déjà parti de très grand matin, afin que sa fiancée ne le suivît
pas. Mais elle l’avait aperçu, elle l’avait suivi. Quand elle le vit
prêt à monter à cheval, elle lui cria:

--Arrête! Prends-moi en croupe pour que j’aille avec toi, car si tu dois
mourir, je veux que nous mourions ensemble.

Ils galopèrent tous deux vers le village des ennemis. Ils rencontrèrent,
tout auprès, de belles jeunes filles qui se baignaient dans un marigot,
et parmi elles se trouvait la fille du roi. Elle se nomma au jeune
homme, qui lui dit:

--C’est moi qui ai transpercé le roi, ton père, de ma lance et je
reviens la chercher.

Elle lui dit:

--Suis-moi, je vais te la donner.

Alors il laissa sa fiancée en dehors du village et il suivit la fille du
roi jusqu’à la case de celui-ci. Elle y entra, prit quantité de lances
et les lui tendit en disant:

--Regarde parmi elles si tu trouves celle avec laquelle tu transperças
mon père.

La lance ne s’y trouvait pas. Elle en rapporta d’autres jusqu’à trois
fois. A la troisième fois, il reconnut son arme et la prit. La jeune
fille lui dit alors:

--Prends-moi avec toi. Je me mettrai à crier: Ihou! ihou! et je dirai:
«Voilà celui qui a transpercé mon père et qui maintenant m’enlève. Au
secours!»

Il la prit en croupe, puis à la sortie du village il retrouva sa fiancée
et la plaça sur l’encolure. La fille du roi s’était mise à crier comme
elle l’avait dit, simulant un enlèvement par force. Les gens du village
montèrent à cheval et atteignirent le hardi cavalier, mais il les
repoussa. Ils revinrent pour se saisir de lui au bord du fleuve. Alors,
il dit au passeur:

--Vite, vite, fais-moi échapper.

Et le passeur lui répondit:

--Je ne te ferai passer que si tu me donnes l’une des deux jeunes filles
que tu emportes sur ton cheval.

Mais le passeur avait une fille. Elle tua son père et fit passer le
jeune homme et ses deux compagnes. Puis elle lui dit:

--Emmène-moi aussi, partons!

Il la prit de même sur son cheval. Puis, après avoir chevauché quelque
temps, ils allèrent tous les quatre se coucher sous un grand fromager.
Et il prit tellement ses ébats amoureux avec les trois jeunes filles
qu’il en mourut. Elles se mirent à pleurer sur lui. Alors une jeune fée
apparut et leur demanda:

--Qu’avez-vous donc à pleurer?

--Vois, répondirent-elles, notre mari est mort.

Elle leur demanda encore:

--Si je le ressuscite, sera-t-il à nous quatre ensemble?

Elles y consentirent. Alors elle l’humecta de salive et il se leva.
Elles lui demandèrent aussitôt:

--Laquelle de nous choisis-tu comme maîtresse de ta case?

A l’heure qu’il est, ils discutent encore sur ce sujet à l’ombre du
grand fromager. Jusqu’à présent, on n’a pu savoir laquelle doit être
maîtresse de la case. Voilà[2].

  [2] Ce conte et le suivant ont été recueillis à Zinder par le
    capitaine Tilho et l’officier interprète Landeroin.

Qui oserait soutenir que la littérature primitive ne déborde pas de
sève? Le conte qu’on vient de lire contient tout à la fois en substance
_Don Juan_, _le Cid_, _les Quatre Fils Aymon_, _l’Arlésienne_, où l’on
meurt également d’amour, mais moins agréablement, sans oublier la
légende de la fée Mélusine amoureuse du chevalier Raymondin. Et le pis,
c’est que l’histoire n’est pas finie. Les récits africains se terminent
souvent comme ladite fée: en queue de poisson. Le conteur s’en tire avec
une gouaillerie finale qui satisfait tout le monde en faisant soudain
éclater de gros rires sur les faces surprises. Voici pourtant un conte
haoussa dont la charpente est parfaite autant que le sujet pathétique.
Je gaze les audaces du début, le griot bravant l’honnêteté dans les mots
autant que dans sa conduite journalière.

Il y avait une fois un jeune homme qui était fils unique et qui
possédait de grandes richesses. Ses parents lui cherchaient une épouse,
mais n’en trouvaient pas qui fût à leur gré. Un jour, une vieille femme
vint dire à ce jeune homme:

--Il y a dans un village voisin une fille dont les parents sont très
riches et qui n’a pas sa pareille. Tu ne peux avoir d’autre femme
qu’elle.

Il prit vingt pagnes et les lui envoya par la vieille. La belle fille
dit alors:

--Demain, j’irai voir ce jeune homme.

Il possédait une case entourée d’un enclos avec trois grands arbres dans
la cour, donnant chacun beaucoup d’ombrage: un shedia, un figuier et un
yendi. Sous chacun d’eux, il fit étendre un tapis et mettre du musc, des
parfums, de l’essence de rose et cent grosses noix de kola. Lorsque le
jour parut, la jeune fille se mit en route, accompagnée de vingt jeunes
captives magnifiquement parées, mais elle l’était encore bien mieux. En
arrivant devant la porte de la case du jeune homme, elle leur dit
d’aller dans le village. Il se leva, ferma la porte et l’étreignit, puis
tous deux tombèrent sur le tapis et s’y roulèrent amoureusement. Ensuite
il palpa avec ardeur le corps de la belle et le frotta de musc, de
parfums et d’eau de rose. Vers le milieu de la matinée, le jeune homme
dit:

--Allons sous le figuier, car le soleil nous a atteints.

Ils restèrent enlacés sous le figuier jusqu’à ce que le soleil les eût
de nouveau rejoints, puis ils s’en furent sous le yendi, où ils
passèrent l’après-midi. Le soir venu, le jeune homme reconduisit sa
fiancée à travers le village.

Or, des sorciers avaient dit à son père et à sa mère: «Il ne faut pas
que le coucher du soleil trouve votre fils hors du mur d’enceinte.
Autrement, il mourra.» Le jeune homme connaissait ces funestes paroles,
mais le désir s’était si fort emparé de lui tandis qu’il accompagnait la
jeune fille, qu’il les avait momentanément oubliées. Ils sortirent ainsi
du village. Soudain, il vit que le soleil tombait et il se rappela la
terrible prophétie.

En hâte, il dit à sa fiancée: «Bonne nuit!» puis il revint en courant.
Mais lorsqu’il entra dans le village, il avait perdu la raison,
arrachait ses vêtements et se jetait la face contre terre. Son père et
sa mère arrivèrent en pleurant.

--Comment, criaient-ils, guérir notre malheureux fils?

Un marabout leur répondit:

--Creusez une grande fosse. Vous l’emplirez de bois et vous y mettrez le
feu. Quand il sera devenu tout à fait rouge, il faudra que l’un de vous
deux se jette dedans. Alors, votre fils retrouvera la santé. Sinon, il
mourra.

Tous deux déclarèrent qu’ils allaient se jeter dans le feu. Lorsqu’il
fut allumé, le père s’élança à toutes jambes. Au moment où il allait
tomber dans le brasier, les longues flammes le léchèrent. Il fit un bond
de côté et s’écria:

--J’en engendrerai un autre! Il peut mourir!

--Non, non! lança la mère. Je n’accepte pas que mon fils meure!

Elle se leva et courut vers le foyer, mais les langues de feu l’ayant
touchée, elle dit à son mari:

--Tu as dit vrai! Nous en engendrerons un autre! Qu’il meure!

A ce moment, la jeune fille revint et demanda:

--Qu’est-il arrivé?

On lui répondit:

--Ton fiancé va mourir, à moins que quelqu’un ne se jette dans le feu
pour le sauver, pourvu que la personne qui se sacrifiera ainsi soit de
condition libre.

Elle se leva et enleva ses amulettes et ses pagnes, ne conservant que
son _banté_[3]. Puis elle marcha à reculons jusqu’à ce qu’elle tombât
dans le feu.

  [3] Petit pagne porté autour des reins et voilant le haut des cuisses.

Et le jeune homme se leva.

Aussitôt, on combla la fosse et on y laissa le corps de la jeune fille
pendant quarante jours. Son fiancé fit alors creuser le sol en cet
endroit. Qu’y trouva-t-on? Une surprise merveilleuse. Une grosse pierre
s’était placée entre la victime et le brasier, tandis qu’au-dessus
d’elle une autre avait retenu les terres. Entre ces deux pierres, on
trouva la jeune fiancée vivante et bien plus belle encore qu’auparavant.

Cette histoire édifiante passe à coup sûr le niveau des imaginations
nègres. On y trouve trop de tapis, de musc et d’eau de rose pour qu’elle
n’ait pas été rapportée par quelque pèlerin de la Mecque. Nous ne
reconnaissons plus au milieu de ces essences le parfum caractéristique
de la dame noire. Griots et griottes, et même pieux marabouts ou simples
conteurs qu’entourent auprès des feux de campement caravaniers et
bergers, tous ceux qui savent animer la morne vie africaine du charme
vivant d’un récit tombant des lèvres, nous semblent autrement de chez
eux quand ils détaillent avec des mines malignes et papelardes quelque
conte grivois comme celui du _Lion et de la vieille_, curieuse
adaptation locale du _Lion de la forêt de Bièvre_ de Rabelais,
mystérieusement transporté à travers la brousse. En voulez-vous un plus
original, _le Mari jaloux_, par exemple?

Il était si jaloux qu’il avait été construire sa case en pleine brousse,
seul avec ses deux femmes. Un beau garçon du voisinage se déguisa en
femme en se coiffant avec des tresses, s’habillant d’un _targui_[4] et
mettant sur sa tête un _wawa_[5]. Puis il se rendit chez le jaloux. La
femme de celui-ci déclara:

  [4] Pagne de femme couvrant les seins.

  [5] Pagne posé sur la tête comme un voile.

--C’est ma sœur.

Et le mari étant entré dans la case de sa première femme, mon gaillard
alla coucher dans celle de sa prétendue sœur.

Ce jour-là, comme on le pense, ils se levèrent très tard. Dans la
matinée, la femme se rendit au puits, laissant son rusé amant couché
tout nu dans la case. Par malchance, le jaloux y entra et il put se
rendre compte, au premier regard jeté sur ce corps étendu, que ce
n’était pas précisément celui d’une femme.

--Hé! fit-il, voilà donc la fameuse sœur!

Il ajouta:

--Elle mourra aujourd’hui.

Il décrocha son carquois et son arc et alla trouver sa femme. Mais, du
plus loin qu’elle l’aperçut avec son arc et ses flèches, elle jeta sa
jarre dans le puits, en s’écriant:

--Woyyo! woyyo! Je suis perdue!

Son mari lui demanda:

--Qu’as-tu donc?

--Comme je puisais de l’eau, dit-elle, on m’a appris que toutes mes
sœurs venaient de se transformer en hommes.

--Ah! mais alors, fit le jaloux, celle qui est chez nous est aussi
devenue un homme!

Et il s’en retourna tranquillement à sa case.

Est-ce faux? Est-ce vrai? Je ne sais pas.

Vous connaissez peut-être l’exquise vieille chanson provençale où Marion
soutient à son mari que le galant avec qui il l’a surprise était une de
ses camarades et que ce qu’il a pris pour des moustaches,

    C’étaient des mûres qu’elle mangeait.

Le fabliau africain qu’on vient de lire ne lui fait-il pas exactement
pendant? L’éternel féminin est décidément de tous les climats et se
retrouve dans l’espace aussi bien que dans le temps.

Les griottes comptent dans leur répertoire ordinaire bon nombre de
morceaux scabreux. Leurs romances d’amour ne sont pas moins épicées que
leur couscous. Seulement, avec cette pudeur spéciale des négresses dont
j’ai parlé, vous ne les entendrez jamais souffler mot en public de leurs
amours, à elles. Mon Dieu, quel progrès et quelle délivrance, si toutes
nos femmes de lettres prenaient la bonne habitude de les imiter!



CHAPITRE XVII

DE LA CONDITION DE LA FEMME.


_La condition de la femme noire consiste à rester toute sa vie en
condition._

C’est une esclave. Elle est la pauvre Mme Pile-Toujours, qu’on voit de
l’aube au couchant occupée à écraser le mil dans le mortier du ménage.
Quand son seigneur et maître monte à cheval, elle doit lui présenter
l’étrier, ce qui constitue une façon un peu spéciale de recevoir les
honneurs du pied. Elle fait chambre à part, et même case à part. Lorsque
Monsieur veut de l’amour, il faut que Madame se dérange. S’il a les
moyens de s’offrir plusieurs épouses, il établit entre elles un
roulement, soit dit sans comparer à de la peau d’âne la chair noire de
ces dames. Celle qui a reçu en dernier lieu l’hommage conjugal est
chargée de nourrir le mari et de le servir à table. Dame! quand on a été
à l’honneur, il faut bien être à la peine et savoir réparer les forces
qu’on a fait perdre.

L’hommage conjugal expose la dame noire à d’autres devoirs. C’est
d’abord celui de mettre un enfant au monde et de l’allaiter pendant
trois ans. On voit qu’à notre exemple, les populations africaines sont
vraiment portées à exagérer le régime lacté. Comment voulez-vous
qu’après trois ans d’un pareil régime une poitrine ne donne pas le
lamentable spectacle d’une cascade de bitume capable d’enlever toute
envie de cascader?

Durant cette longue période, la femme ne doit plus compter sur la
moindre prévenance de son mari, qui n’entend honorer de ses faveurs que
des épouses sèches. Ainsi le veut une tradition inhumaine. Le Noir, à
l’exemple du héros de _Francillon_ et à la différence des militaires, ne
peut pas souffrir les nourrices. La maman en est réduite à un
tête-à-tête prolongé avec son poupon, et encore le mot tête-à-tête me
paraît plutôt impropre, car le petit passe presque tout son temps sur
l’échine maternelle, où le maintient un pagne solidement noué.

Un symbole, cette mode de porter sa progéniture, pour signifier
clairement qu’on en a plein le dos des joies de la famille!

Non content de faire d’elle une perpétuelle couveuse, le nègre exploite
sa femme de toutes les façons. Il la revend, la met en gage, l’échange,
la prête. Avec l’argent qu’il retire de ces différentes opérations, il
se payera d’autres épouses. En Afrique, la femme est une valeur
éminemment négociable. Elle rend les services que nous demandons chez
nous à la banque et au mont-de-piété. Elle constitue à elle toute seule
un véritable mont-de-piété, sans reconnaissance, hélas! car son cynique
époux ne lui a aucune gratitude de son incontestable utilité. Cette
utilité est telle qu’il ne fait pas un seul pas sans femmes. Il les
entraîne à sa suite dans tous ses déplacements. Le tirailleur se montre
un soldat infatigable et modèle, mais il faut que sa _mousso_ le suive.
Pas de _mousso_, pas de lapin. Le Noir ressemble aux palmiers de son
pays, qui ne fleurissent qu’auprès de leur femelle. Mais s’il a tant
besoin de ses compagnes, c’est beaucoup moins pour les aimer que pour
les faire travailler.

Et si vous saviez ce que comporte là-bas de variétés ce que nous
appelons chez nous «l’ouvrage de dames»! Élégantes papoteuses qui vous
réunissez, une bande de tapisserie ou de broderie aux doigts, dans
quelque salon ou casino, et qui croyez, pour quelques coups d’aiguille,
avoir fait œuvre méritoire, voulez-vous avoir une idée des besognes qui
vous attendraient si, pour votre malheur et le nôtre, la nature avait
coloré du plus beau noir le pigment transparent de votre peau? Il vous
aurait fallu, de l’aube à la nuit, piler le mil, récurer les calebasses,
cuisiner, laver, filer, tisser, teindre, modeler de la poterie,
fabriquer de l’huile, du savon, du beurre de karité, faire la cueillette
du coton, du caoutchouc, de l’indigo, récolter l’or.

Oh! je sais bien qu’en tous pays, et particulièrement dans les plus
avancés en civilisation, les femmes s’entendent admirablement à cette
dernière récolte. Elles ont même pour la pratiquer des moyens qui
tiennent essentiellement à leur sexe. Mais les travailleuses africaines
ne voient pas affluer le précieux métal avec la même facilité et le même
agrément que Danaé. Courbées en deux, dans l’eau jusqu’aux hanches,
elles l’extraient péniblement des sables aurifères, lavant dans leur
calebasse les imperceptibles parcelles étincelantes qu’elles ont
recueillies, puis vont les remettre scrupuleusement à leur mari, qui se
garde bien d’aider au travail autrement que par sa présence. Il se dit,
ce pratique flemmard, que ses femmes sont d’éternelles mineures, et très
logiquement il les emploie à un travail de mines. Au fond, elles sont
bonnes à tout. Nos modernes championnes du féminisme croient avoir fait
faire un grand pas au progrès en décrétant que la femme vaut mieux que
l’homme pour exécuter n’importe quel travail. La belle découverte! Il y
a longtemps que les Noirs s’en sont aperçus.

Si seulement ils savaient un peu gré aux pauvres créatures surmenées de
tout le mal qu’elles se donnent pour eux! Autant pour un cheval de
fiacre compter sur les remerciements de son cocher. Si l’une d’elles
meurt à la peine, le mari ne prendra même pas le deuil, tandis que la
veuve est tenue de le porter de la façon la plus rigoureuse. Vous
comprenez bien que, dans de telles conditions, les veuves joyeuses sont
légion en Afrique occidentale. Aussi a-t-on estimé comme une précaution
utile de les obliger à dissimuler quelques temps cette joie sous des
apparences affligées.

Une autre façon de remercier, pour le mari, consiste à divorcer, afin de
ne pas acquitter la dot qu’il doit, ou de rentrer dans ses débours. Si
la femme ne veut pas divorcer, il l’y forcera par de fréquentes
distributions d’arguments frappants.

En France, les femmes invoquent le divorce pour ne plus être rossées:
chez les Noirs, on les rosse pour leur en suggérer l’idée. Il est vrai
que cette méthode n’est pas tout à fait étrangère à certains Européens
avides de reprendre leur liberté.

La pauvre dame noire n’est pas plus galamment traitée au chapitre des
successions. On la met sur le pied d’une vache. Elle fait partie
intégrante du capital. Lorsqu’un homme meurt, ses femmes passent à ses
héritiers avec ses troupeaux et ses captifs. Ils peuvent disposer
d’elles à leur gré. C’est tout à fait ce qu’on appelle une succession
ouverte.

_En somme, de même que, pour le Blanc, la femme noire est un meuble,
elle est, pour le Noir, un immeuble qu’on achète, qu’on vend, qu’on
exploite, qu’on donne à bail, qu’on hypothèque et dont on fait à la fois
une propriété d’agrément et de rapport._



CHAPITRE XVIII

DU KAMÉLÉ.


Le _kamélé_, c’est l’amant, le bourreau des cœurs, la terreur des maris.
Au pays noir comme ailleurs, il y a des hommes qui sont amants par
vocation et qu’Éros a marqués de son signe mystérieux. Généralement,
jugeant inutile de se dépenser en de moins douces fatigues, ils s’en
tiennent à ce rôle de don Juan et en retirent assez de petits profits
pour assurer leur existence. Le kamélé est élégant, il porte des boubous
brodés de soie et des calottes richement enjolivées, à moins qu’il
n’arbore un chapeau melon ou une casquette, dont il a bien soin de
conserver l’étiquette de prix, comme une parure de plus. Quand sa
garde-robe est un peu trop démunie, il loue à un de ses camarades, pour
une journée, le mirifique feutre à larges bords ou l’éblouissante
redingote qui doit assurer sa conquête.

Il a l’allure satisfaite et sûre de soi d’un coq de village et traîne
ses babouches avec une nonchalance pleine de fatuité. Ses poches sont
pleines de kolas et sa bouche de paroles de miel. Souvent il rehausse
son prestige d’accessoires étranges: une cravache, un alpenstock, une
lance, une bicyclette. Il ne s’en sépare jamais au cours de ses équipées
amoureuses, où ils lui assurent sans doute une chance de plus.

Dernièrement, un kamélé de marque fut traduit devant le tribunal de
Kayes comme complice d’un délit d’adultère. C’était un important
personnage, chef d’une petite gare voisine. Il avait été pris, la nuit,
dans la case de l’épouse légitime d’un honorable habitant du village
noir. Ceux qui l’avaient vu entrer avaient remarqué qu’il était armé
d’une lance. A quoi bon cet instrument de mort dans une entreprise toute
de tendresse? Assez peu au courant des habitudes bizarres des kamélés,
l’administrateur qui présidait le tribunal se le demandait avec une
insistance troublée.

--Pourquoi cette lance? réitérait-il sans cesse au délinquant, qui
restait muet, tournant sa casquette brodée dans ses grosses pattes
noires et baissant devant le questionneur ses gros yeux humides de chien
battu.

A la fin, le président prit le parti de poser au galant chef de gare une
question plutôt scabreuse:

--Tu avais donc bien peur de la manquer?

Généralement célibataire, le kamélé s’adresse par principe à la femme
d’autrui. Il se recrute beaucoup parmi les tirailleurs. Ah! le prestige
de l’uniforme est le même sous toutes les latitudes. La Vénus noire se
montre pleine de complaisance pour le beau Mars en chéchia. La femme du
forgeron s’en laisse facilement conter par les jolis cœurs de la colonne
qui passe. Les boys fournissent également des numéros de choix au monde
redouté et audacieux des kamélés. Les _griots_, ou chanteurs populaires,
en constituent la catégorie la plus experte. Ils lancent à plein gosier
les louanges des belles du village, afin d’obtenir d’elles de l’argent
ou, à son défaut, des faveurs toutes spéciales. Si elles ne veulent pas
comprendre, ils débitent sur le même air les plus épouvantables
accusations à l’adresse des malheureuses. Et voilà comment le chant
conduit au chantage.

Le kamélé est-il vraiment un amoureux? Non, c’est surtout un homme
pratique et peu scrupuleux, qui abuse de la passivité de la pauvre Noire
pour s’implanter dans sa vie et tirer d’elle tout ce qu’il en peut
tirer.

AXIOME.--_Chez nous, le rôle d’amant est le plus souvent une cause
d’embarras. Au pays noir, c’est une situation assise encore plus que
couchée._

Mon Dieu, je sais bien que pas mal de gens dans nos pays civilisés
occupent ou briguent une place semblable. Mais cela entraîne
généralement une certaine déconsidération. Rien de pareil chez les
nègres. Le kamélé y est envié et admiré. Seul, le mari trompé,
s’inspirant sans doute de l’analogie du nom, le traite avec indignation
de chameau. Pourtant, il est assez rare qu’il le connaisse, car le
séducteur, en sa qualité de roué plein de flair et d’expérience, opère
en catimini, avec énormément de prudence et d’adresse. D’abord, un amant
noir est beaucoup moins voyant qu’un blanc. Ensuite, la disposition des
cases, leurs entrées démunies de portes, leurs murs bas, leur
construction uniforme, favorisent et protègent ses entreprises.

    Nourri dans ce sérail, il connaît ses détours.

Et puis il pourrait donner des leçons de discrétion à tous les Lovelaces
de France et de Navarre. Si le kamélé, à l’image de Fortunio, ne meurt
pas pour sa belle sans la nommer, il vit en tous cas sans en souffler
mot. Ne pensez pas que ce soit par délicatesse et esprit chevaleresque.
C’est tout simplement qu’il craint la correction qui, des bras du mari,
s’abattrait sur sa tête, et surtout l’amende suspendue par le juge
au-dessus de ses ébats coupables, cette amende qui se paye, comme le
reste, en argent, en bétail, ou en toile de Guinée. Il n’y a rien de tel
que la peur pour rendre un amant peu compromettant. Mais que nos
lectrices n’aillent pas s’imaginer qu’en faisant le bonheur d’un nègre,
elles auront la chance de voir leur secret bien gardé. Sous tous les
climats, l’homme de couleur qui peut s’enorgueillir des faveurs d’une
Blanche ne manque jamais de le proclamer à son de trompe.

_Le kamélé est un conspirateur du silence! Si ce silence n’est pas d’or,
c’est que les victimes ne peuvent guère octroyer à leur tombeur que des
pièces de vingt ou quarante sous._



CHAPITRE XIX

DE L’ADULTÈRE.


L’adultère fleurit parmi les ménages noirs comme les hautes herbes dans
la brousse. On trompe là-bas son mari avec une fréquence et une facilité
surprenantes. Quelque édifiés que nous soyons sur le grand nombre des
maris blancs trompés, nous nous sentons encore protégés par le dieu des
amours fidèles, quand nous contemplons l’armée des maris nègres.

Vu la façon légère dont elle est vêtue, la dame noire consomme la douce
faute avec une rapidité singulière. La cour est brève. Quelques gestes
expressifs suffisent et remplacent avantageusement les protestations,
les serments, les épîtres, les vers dont nous autres, civilisés, avons
pris la fâcheuse habitude de nous embarrasser. Ce qu’il importe de
trouver, c’est l’occasion favorable, c’est-à-dire le silence, l’ombre et
le mystère. L’épouse noire coupable est comme la Clélia de _la
Chartreuse de Parme_: il lui faut une nuit non moins noire pour
perpétrer une trahison qui l’est encore plus. Dans le monde nègre,
l’adultère est toujours honteux, et je trouve encore dans ce fait une
preuve de ce simple bon sens, de cette naïve et profonde justesse de vue
des enfants de Cham à laquelle j’ai fait déjà de fréquentes allusions.

Chez nous, en somme, ce péché jouit d’une assez bonne presse. On lui
trouve facilement des excuses. Il apparaît, celui de la femme surtout,
comme un accident curieux, intéressant, souvent sympathique. Volontiers,
on lui découvrira de la beauté. Il a été consacré d’une façon éclatante
par la littérature, et sans lui, nous serions privés des trois quarts du
théâtre français aux XIXe et XXe siècles. Le nègre, en revanche, ne lui
accorde pas la moindre indulgence. Bien entendu, il ne peut s’agir de
lui-même. L’adultère du mari ne se conçoit même pas dans ces régions où
la femme est quasi captive et où, comme dans les poulaillers, il y a un
coq pour un nombre indéfini de poules. Seule, l’infidélité de la femme
est toujours une faute sans rémission, que ne pardonnent ni le mari, ni
l’opinion publique. Cela n’empêche nullement qu’elle se commette avec
une magnifique prodigalité.

--Mais, allez-vous me demander, puisque votre pécheresse noire ne sait
qu’exceptionnellement goûter dans leur réalité positive les joies de
l’amour, pourquoi se mêle-t-elle de tromper avec autant d’intensité son
infortuné bougnoul de mari?

Je vous répondrai d’abord, ô gens pauvres d’expérience, que bien peu de
nos Parisiennes encornent leur époux pour la seule recherche du déduit
amoureux. J’ajouterai que les raisons spéciales à la dame noire tiennent
au peu de cas qu’elle fait de son pauvre corps d’esclave, si vite flétri
et déformé, et surtout à sa docilité native, à sa soumission séculaire
devant le mâle. Et puis, il n’y a que le premier pas qui compte, car il
ne coûte guère. Quand on a commencé d’être adultère avec le premier
venu, pour n’importe quelle raison, pourquoi faire d’inutiles et
fatigants efforts afin d’éviter une faute qui tient si peu de place,
dure si peu de temps et a, au fond, si peu d’importance?

Rien n’est là pour arrêter les coupables. En somme, leur cas est le
contraire de celui de la Madeleine:

    Elles pèchent parce qu’elles n’ont pas aimé.

Le nègre le sait bien. Aussi tire-t-il de la femme de son voisin tout le
profit qu’il peut, à propos des incidents les plus ordinaires, les plus
menus de l’existence.

--Fatou, dit Semba, toi y a devoir à moi dix sous.

--Moi sais bien, réplique la pauvre Fatou, mais moi y a pas pouvoir
donner.

--Alors moi y aller dire bonjour à toi dans ta case, quand Moussa y en a
parti marché.

Le bonjour de Semba n’est pas précisément de ceux qu’on adresse en
public, et le nom de Moussa, s’il n’y figure déjà, s’ajoute à
l’interminable liste des cocus de tous les temps et de tous les pays.

Si Moussa apprend son malheur, que fera-t-il? Tuera-t-il Fatou? Il est
bien trop pratique pour cela. Il réclamera tout simplement le plus
d’argent possible à Semba. Les magistrats indigènes prendront sa cause
en main. Devant eux, Fatou protestera que Semba lui a fait violence, et
que, bien loin d’être sa complice, elle est sa victime. Semba a beau
protester, cette solution élégante fait trop l’affaire de tout le monde,
y compris les juges, qui ne seront pas oubliés, pour que le jugement ne
prescrive pas l’amende et l’absolution complète de Fatou. Il me semble
que, bien loin de nous moquer de ces primitifs, nous devrions les
imiter. Dans nos pays si fiers de leur civilisation, il y a un rôle qui
m’a toujours paru vraiment par trop déshérité, c’est celui de mari
trompé. On a fait des campagnes en faveur des victimes de toutes
espèces, et jamais rien n’a été tenté pour soulager son sort. Ne
serait-il pas juste d’établir une compensation, même strictement
pécuniaire, qui lui rendrait moins cruels sa peine et le ridicule de sa
situation? Car un cocu noir n’est pas moins un sujet de plaisanterie et
de risée qu’un cocu blanc.

Pour s’en rendre compte, il n’est que d’entendre les conversations des
porteurs, durant les nuits de campement dans la brousse. Quels éclats de
rire autour des feux dont les reflets font luire comme de la cire noire
en fusion les visages épanouis, pendant qu’un loustic apprend à
l’assemblée comme quoi ce pauvre Tankary ou ce malheureux Gi-gla loge de
temps en temps dans sa case, sans le savoir, un hôte qui lui mange son
mil sur tige! «Moi y en a vu» affirme-t-il toujours. Et il n’est jamais
démenti. Car Bambaras ou Nagos ne demandent qu’à croire aux infortunes
d’autrui et à s’en réjouir, tout comme de simples blancs.

Mais du moins savent-ils diminuer l’ennui de l’époux berné--car il est
bien rare qu’il éprouve un sentiment plus cruel--grâce à cette
bienheureuse institution de l’indemnité que lui verse le séducteur.
Trois pièces de guinée consolent de bien des choses. Par-dessus le
marché, la blessure d’amour-propre du cornard trouve un baume dans cette
complaisante fiction que sa compagne a été prise de force. Du coup, la
coupable se relève. Qui l’aurait cru? La seule galanterie qui se puisse
constater en pays noir émane de la jurisprudence! Celle-ci n’insulte
jamais une femme qui tombe.

Un ménage uni et un peu habile arrive à se procurer ainsi de fort jolis
revenus, car il est aisément compréhensible que des maris peu scrupuleux
soient les premiers à pousser leurs femmes dans des aventures coupables,
pour les surprendre ensuite tout à leur aise en conversation criminelle.
Cette petite comédie de société se pratique également dans nos climats,
mais il est moins facile de l’y recommencer indéfiniment.

_La caractéristique du cocu noir est tout à la fois de faire rire et de
faire envie par la grâce de l’amende touchée. Ce ne peut être que des
régions tropicales que nous est venue l’expression courante: une veine
de cocu._

Il y a donc bien des raisons pour expliquer la fréquence de l’adultère
féminin dans ce vaste empire du soleil. Des mauvaises langues affirment
que des femmes n’ayant pas l’excuse d’être noires, d’aimables fleurs
transplantées d’Europe et épouses légitimes de coloniaux, s’y laissent
plus facilement entraîner que dans la mère-patrie. Le désœuvrement,
presque obligatoire pour elles, joue alors le rôle du serpent tentateur.
Ce point rosse est trop délicat pour que j’insiste. Mais il nous servira
à donner à notre conclusion toute sa généralité:

_L’adultère trouve un terrain plus favorable que partout ailleurs dans
les régions primitives, parce qu’on a davantage le temps de s’y livrer
et qu’après tout, c’est une occupation. Il y a même des gens que ça
amuse, et les distractions sont si rares dans le pays!_



CONCLUSION


Et maintenant il ne me reste qu’à m’excuser auprès du lecteur pour lui
avoir fait respirer aussi longuement le _Parfum de la dame noire_. Je
n’espère pas en avoir fait un adorateur de la Vénus africaine, et mon
but sera mieux atteint si, au sortir de cette lecture, il se sent un
élan plus ardent et plus conscient vers celles dont la peau blanche est
transparente et nacrée comme un rayon d’aube, celles qui sont nos
aimées, nos maîtresses et nos épouses. Le monde n’a jamais connu qu’une
Ève véritable, et la Noire est à celle-ci ce qu’est l’ombre à la
lumière.

Mais l’ombre aussi a sa douceur, surtout aux terres lointaines
qu’embrase le soleil. C’est pourquoi nous vous disons quand même adieu
avec un peu de regret, petites épouses noires aux grands yeux de
gazelle. Il faut vous pardonner votre somnolence de cœur, l’apathie de
vos sens et aussi vos ruses, vos infidélités, votre docilité à céder à
tous sans révolte comme sans plaisir, parce que vous n’avez jamais été
traitées qu’en femelles et que vous êtes faibles et sans défense devant
la brutale ruée du mâle. Quand, fallacieusement, vous invoquez le viol
pour excuser vos écarts conjugaux, vous ne mentez qu’à demi, car, depuis
que le monde est monde, vous n’avez fait que subir des volontés qui ont
à jamais paralysé la vôtre. Aussi n’est-il pas étonnant que vous
ignoriez l’art divin des baisers et des caresses. Et qui sait si le
deuil éternel que vous portez sur votre peau si douce au toucher n’est
pas celui de l’amour?



TABLE DES MATIÈRES


  NÉCESSAIRE INTRODUCTION.--Comment je rencontrai Paul Bourgette     7
  CHAPITRE I.    --De l’amour                                       15
     --    II.   --Des femmes                                       25
     --    III.  --Du baiser                                        40
     --    IV.   --De la pudeur                                     42
     --    V.    --Des marchandes d’amour                           48
     --    VI.   --Des intermédiaires                               65
     --    VII.  --Des artifices                                    80
     --    VIII. --De la conception de la beauté                    92
     --    IX.   --Des fêtes galantes                              103
     --    X.    --De la jalousie.--Côté des Blancs                126
     --    XI.   --De la jalousie.--Côté des Noirs                 148
     --    XII.  --De la jeune fille                               164
     --    XIII. --Du mariage                                      172
     --    XIV.  --De la vie en ménage pour l’Européen             188
     --    XV.   --De la toilette                                  204
     --    XVI.  --Des caquets de la dame noire                    214
     --    XVII. --De la condition de la femme                     232
     --    XVIII.--Du kamélé                                       239
     --    XIX.  --De l’adultère                                   245
  CONCLUSION                                                       253



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