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Title: Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 8
Author: Flaubert, Gustave
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 8" ***
FLAUBERT, TOME 8 ***



  Au lecteur

  Cette version numérisée reproduit dans son intégralité
  la version originale.

  L'orthographe a été conservée. Seules les erreurs évidentes de
  typographie ont été corrigées.

  La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections
  mineures.



  ÉDITION DÉFINITIVE D'APRÈS LES MANUSCRITS ORIGINAUX


  ŒUVRES COMPLÈTES

  DE

  GUSTAVE FLAUBERT


  VIII


  THÉATRE

  LE CANDIDAT.--LE CHATEAU DES CŒURS


  PARIS

  A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR

  RUE SAINT-BENOIT, 7

  1885


  TOUS DROITS RÉSERVÉS



LE CANDIDAT

COMÉDIE EN QUATRE ACTES

REPRÉSENTÉE

SUR LE THÉATRE DU VAUDEVILLE

LES 11, 12, 13 ET 14 MARS 1874


          PERSONNAGES.                           ACTEURS.

  ROUSSELIN, 56 ans                          MM. Delannoy.
  MUREL, 34 ans                                  GOUDRY.
  GRUCHET, 60 ans                                SAINT-GERMAIN.
  JULIEN DUPRAT, 24 ans                          TRAIN.
  Le comte de BOUVIGNY, 65 ans                   THOMASSE.
  ONÉSIME, son fils, 20 ans                      RICHARD.
  DODART, notaire, 60 ans                        MICHEL.
  PIERRE, domestique de M. Rousselin             CH. JOLIET.
  Mme ROUSSELIN, 38 ans                     MMes H. NEVEUX.
  LOUISE, sa fille, 18 ans                       J. BERNHARDT.
  Miss ARABELLE, institutrice, 30 ans            DAMAIN.
  FÉLICITÉ, bonne de Gruchet                     BOUTHIÉ.
  MARCHAIS                                   MM. ROYER.
  HEURTELOT                                      LACROIX.
  LEDRU                                          CORNAGLIA.
  HOMBOURG                                       COLSON.
  VOINCHET                                       MOISSON.
  BEAUMESNIL                                     FAUVRE.
  UN GARDE CHAMPÊTRE                             BOURCE.
  LE PRÉSIDENT DE LA RÉUNION ÉLECTORALE          JACQUIER.
  UN GARÇON DE CAFÉ                              VAILLANT.
  UN MENDIANT                                    JOURDAN.

  Paysans, ouvriers, etc.


L'action se passe en province.

_Les mots entre deux crochets ont été supprimés par la censure._



ACTE PREMIER

Chez M. Rousselin.--Un jardin.--Pavillon à droite.--Une grille occupant
le côté gauche.


SCÈNE PREMIÈRE.

MUREL, PIERRE, DOMESTIQUE.

Pierre est debout, en train de lire un journal.--Murel entre, tenant un
gros bouquet qu'il donne à Pierre.

MUREL.

Pierre, où est M. Rousselin?

PIERRE.

Dans son cabinet, monsieur Murel; ces dames sont dans le parc avec leur
Anglaise et M. Onésime... de Bouvigny!

MUREL.

Ah! cette espèce de [séminariste][1] à moitié gandin. J'attendrai qu'il
soit parti, car sa vue seule me déplaît tellement!...

  [1] Pour LA CENSURE, il a fallu mettre _cagot_.

PIERRE.

Et à moi donc!

MUREL.

A toi aussi! Pourquoi?

PIERRE.

Un gringalet! fiérot! pingre! Et puis j'ai idée qu'il vient chez
nous... (Mystérieusement.) C'est pour Mademoiselle!

MUREL, à demi-voix.

Louise?

PIERRE.

Parbleu! sans cela les Bouvigny, qui sont des nobles, ne feraient pas
tant de salamalecs à nos bourgeois!

MUREL, à part.

Ah! ah! attention! (Haut.) N'oublie pas de m'avertir lorsque des
messieurs, tout à l'heure, viendront pour parler à ton maître.

PIERRE.

Plusieurs ensemble? Est-ce que ce serait... par rapport aux
élections?... On en cause...

MUREL.

Assez! Écoute-moi! Tu vas me faire le plaisir d'aller chez Heurtelot le
cordonnier, et prie-le de ma part...

PIERRE.

Vous, le prier, monsieur Murel!

MUREL.

N'importe! Dis-lui qu'il n'oublie rien!

PIERRE.

Entendu!

MUREL.

Et qu'il soit exact! qu'il amène tout son monde!

PIERRE.

Suffit, monsieur! j'y cours! (Il sort.)


SCÈNE II.

MUREL, GRUCHET.

MUREL.

Eh! c'est monsieur Gruchet, si je ne me trompe?

GRUCHET.

En personne! Pierre-Antoine, pour vous servir.

MUREL.

Vous êtes devenu si rare dans la maison!

GRUCHET.

Que voulez-vous? avec le nouveau genre des Rousselin! Depuis qu'ils
fréquentent Bouvigny,--un joli coco, encore, celui-là,--ils font des
embarras!...

MUREL.

Comment?

GRUCHET, après un silence.

Vous n'avez donc pas remarqué que leur domestique maintenant porte des
guêtres! Madame ne sort plus qu'avec deux chevaux, et dans les dîners
qu'ils donnent,--du moins, c'est Félicité, ma servante, qui me l'a
dit,--on change de couvert à chaque assiette.

MUREL.

Tout cela n'empêche pas Rousselin d'être généreux, serviable!

GRUCHET.

Oh! d'accord! plus bête que méchant! Et pour surcroît de ridicule,
le voilà qui ambitionne la députation! Il déclame tout seul devant
son armoire à glace, et, la nuit, il prononce en rêve des mots
parlementaires.

MUREL, riant.

En effet!

GRUCHET.

Ah! c'est que ce titre-là sonne bien, député!!! Quand on vous annonce:
«Monsieur un tel, député!» Alors, on s'incline. Sur une carte de
visite, après le nom «député» ça flatte l'œil! Et en voyage, dans un
théâtre, n'importe où, si une contestation s'élève, qu'un individu
soit insolent, ou même qu'un agent de police vous pose la main sur le
collet: «Vous ne savez donc pas que je suis député, monsieur!»

MUREL, à part.

Tu ne serais pas fâché de l'être, non plus, mon bonhomme!

GRUCHET.

Avec ça, comme c'est malin! Pourvu qu'on ait une maison bien montée,
quelques amis, de l'entregent![2]

  [2] Il y avait dans le texte _de l'intrigue_. LA CENSURE a préféré de
  l'entregent.

MUREL.

Eh! mon Dieu! quand Rousselin serait nommé!

GRUCHET.

Un moment! s'il se porte, ce ne peut être que candidat juste milieu?

MUREL, à part.

Qui sait?

GRUCHET.

Et alors, mon cher, nous ne devons pas... Car enfin nous sommes des
libéraux; votre position, naturellement, vous donne sur les ouvriers
une influence!... Oh! vous poussez même à leur égard les bons offices
très loin! Je suis pour le peuple, moi! mais pas tant que vous!...
Non... non!

MUREL.

Bref, en admettant que Rousselin se présente?...

GRUCHET.

Je vote contre lui, c'est réglé!

MUREL, à part.

Ah! j'ai eu raison d'être discret! (Haut.) Mais avec de pareils
sentiments que venez-vous faire chez lui?

GRUCHET.

C'est pour rendre service... à ce petit Julien.

MUREL.

Le rédacteur de l'_Impartial_?... Vous, l'ami d'un poète?

GRUCHET.

Nous ne sommes pas amis! Seulement, comme je le vois de temps à autre
au cercle, il m'a prié de l'introduire chez Rousselin.

MUREL.

Au lieu de s'adresser à moi, un des actionnaires du journal! Pourquoi?

GRUCHET.

Je l'ignore!

MUREL, à part.

Voilà qui est drôle! (Haut.) Eh bien, mon cher, vous êtes mal tombé!

GRUCHET.

La raison?

MUREL, à part, allant et venant.

Ce Pierre qui ne revient pas! J'ai toujours peur... (Haut.) La raison?
c'est que Rousselin déteste les bohèmes!

GRUCHET.

Celui-là, cependant...

MUREL.

Celui-là surtout! et même depuis huit jours... (Il tire sa montre.)

GRUCHET.

Ah çà! qui vous démange? Vous paraissez tout inquiet.

MUREL.

Certainement!

GRUCHET.

Les affaires, hein?

MUREL.

Oui! mes affaires!

GRUCHET.

Ah! je vous l'avais bien dit! ça ne m'étonne pas!...

MUREL.

De la morale, maintenant!

GRUCHET.

Dame, écoutez donc, chevaux de selle et de cabriolet, chasses,
pique-niques, est-ce que je sais, moi! Que diable! quand on est
simplement le représentant d'une compagnie, on ne vit pas comme si on
avait la caisse dans sa poche.

MUREL.

Eh! mon Dieu, je payerai tout!

GRUCHET.

En attendant, puisque vous êtes gêné, pourquoi n'empruntez-vous pas à
Rousselin?

MUREL.

Impossible!

GRUCHET.

Vous m'avez bien emprunté à moi, et je suis moins riche.

MUREL.

Oh! lui! c'est autre chose!

GRUCHET.

Comment, autre chose? un homme si généreux, serviable! (Silence.) Vous
avez un intérêt, mon gaillard, à ne pas vous déprécier dans la maison.

MUREL.

Pourquoi?

GRUCHET.

Vous faites la cour à la jeune fille, espérant qu'un bon mariage...

MUREL.

Diable d'homme, va!... Oui, je l'adore. Mme Rousselin! Au nom du ciel,
pas d'allusion!

GRUCHET, à part.

Oh! oh! tu l'adores. Je crois que tu adores surtout sa dot!


SCÈNE III.

MUREL, GRUCHET, MADAME ROUSSELIN au bras d'ONÉSIME, LOUISE, MISS
ARABELLE, un livre à la main.

MUREL, présentant son bouquet à Mme Rousselin.

Permettez-moi, madame, de vous offrir...

MADAME ROUSSELIN, jetant le bouquet sur le guéridon, à gauche.

Merci, monsieur!

MISS ARABELLE.

Oh! les splendides gardénias!... et où peut-on trouver des fleurs aussi
rares?

MUREL.

Chez moi, miss Arabelle, dans ma serre!

ONÉSIME, avec impertinence.

Monsieur possède une serre?

MUREL.

Chaude! oui, monsieur!

LOUISE.

Et rien ne lui coûte pour être agréable à ses amis!

MADAME ROUSSELIN.

Si ce n'est peut-être d'oublier ses préférences politiques.

MUREL, à Louise, à demi-voix.

Votre mère aujourd'hui est d'une froideur!...

LOUISE, de même, comme pour l'apaiser.

Oh!

MADAME ROUSSELIN, à droite, assise devant une petite table.

Ici, près de moi, cher vicomte! Approchez, monsieur Gruchet! Eh bien,
a-t-on fini par découvrir un candidat! Que dit-on?

GRUCHET.

Une foule de choses, madame. Les uns...

ONÉSIME, lui coupant la parole.

Mon père affirme que M. Rousselin n'aurait qu'à se présenter...

MADAME ROUSSELIN, vivement.

Vraiment! c'est son avis?

ONÉSIME.

Sans doute! Et tous nos paysans qui savent que leur intérêt bien
entendu s'accorde avec ses idées...

GRUCHET.

Cependant elles diffèrent un peu des principes de 89!

ONÉSIME, riant aux éclats.

Ah! ah! ah! Les immortels principes de 89!

GRUCHET.

De quoi riez-vous?

ONÉSIME.

Mon père rit toujours quand il entend ce mot-là.

GRUCHET.

Eh! sans 89, il n'y aurait pas de députés!

MISS ARABELLE.

Vous avez raison, monsieur Gruchet, de défendre le parlement. Lorsqu'un
gentleman est là, il peut faire beaucoup de bien!

GRUCHET, à Mme Rousselin.

D'abord on habite Paris pendant l'hiver.

MADAME ROUSSELIN.

Et c'est quelque chose! Louise, rapproche-toi donc! Car le séjour de la
province, n'est-ce pas, monsieur Murel, à la longue, fatigue?

MUREL, vivement.

Oui, madame! (Bas à Louise.) On y peut cependant trouver le bonheur!

GRUCHET.

Comme si cette pauvre province ne contenait que des sots!

MISS ARABELLE, avec exaltation.

Oh! non! non! Des cœurs nobles palpitent à l'ombre de nos vieux bois;
la rêverie se déroule plus largement sur les plaines; dans les coins
obscurs, peut-être, il y a des talents ignorés, un génie qui rayonnera!
(Elle s'assied et reprend sa pose mélancolique.)

MADAME ROUSSELIN.

Quelle tirade, ma chère! Vous êtes plus que jamais en veine poétique!

ONÉSIME.

Mademoiselle, en effet, sauf un léger accent, nous a détaillé tout à
l'heure le _Lac_ de M. de Lamartine... d'une façon...

MADAME ROUSSELIN.

Mais vous connaissez la pièce?

ONÉSIME.

On ne m'a pas encore permis de lire cet auteur.

MADAME ROUSSELIN.

Je comprends! une éducation... sérieuse! (Lui passant sur les poignets
un écheveau de laine à dévider.) Auriez-vous l'obligeance?... Les bras
toujours étendus! fort bien!

ONÉSIME.

Oh! je sais! Et même, je suis pour quelque chose dans ce paysage en
perles que vous a donné ma sœur Élisabeth!

MADAME ROUSSELIN.

Un ouvrage charmant; il est suspendu dans ma chambre! Louise, quand tu
auras fini de regarder l'_Illustration_...

MUREL, à part.

On se méfie de moi; c'est clair!

MADAME ROUSSELIN.

J'ai admiré, du reste, les talents de vos autres sœurs, la dernière
fois que nous avons été au château de Bouvigny.

ONÉSIME.

[Ma mère y recevra prochainement la visite de mon grand-oncle, l'évêque
de Saint-Giraud.

MADAME ROUSSELIN.

Monseigneur de Saint-Giraud votre oncle!

ONÉSIME.

Oui! le parrain de mon père.

MADAME ROUSSELIN.

Il nous oublie, le cher comte, c'est un ingrat][3]!

  [3] LA CENSURE ne permettant pas le mot _évêque_ ni le mot
  _monseigneur_, Mme ROUSSELIN: ... Au château de Bouvigny, mais votre
  père nous oublie. C'est un ingrat.

ONÉSIME.

Oh! non! car il a demandé pour tantôt un rendez-vous à M. Rousselin!

MADAME ROUSSELIN, l'air satisfait.

Ah!

ONÉSIME.

Il veut l'entretenir d'une chose... Et je crois même que j'ai vu entrer
tout à l'heure maître Dodart.

MUREL, à part.

Le notaire! Est-ce que déjà?...

MISS ARABELLE.

En effet! Et après est venu Marchais, l'épicier, puis M. Bondois, M.
Liégeard, d'autres encore.

MUREL, à part.

Diable! qu'est-ce que cela veut dire?


SCÈNE IV.

LES MÊMES, ROUSSELIN.

LOUISE.

Ah! papa!

ROUSSELIN, le sourire aux lèvres.

Regarde-le, mon enfant! Tu peux en être fière! (Embrassant sa femme.)
Bonjour, ma chérie!

MADAME ROUSSELIN.

Que se passe-t-il? cet air rayonnant...

ROUSSELIN, apercevant Murel.

Vous ici, mon bon Murel! Vous savez déjà... et vous avez voulu être le
premier?

MUREL.

Quoi donc?

ROUSSELIN, apercevant Gruchet.

Gruchet aussi! ah! mes amis! C'est bien! Je suis touché! Vraiment, tous
mes concitoyens!...

GRUCHET.

Nous ne savons rien!

MUREL.

Nous ignorons complètement...

ROUSSELIN.

Mais ils sont là!... ils me pressent!

TOUS.

Qui donc?

ROUSSELIN.

[Tout un comité][4] qui me propose la candidature de l'arrondissement.

  [4] Il y avait dans le texte: Un comité _ministériel_ me propose. LA
  CENSURE a enlevé _ministériel!!!_

MUREL, à part.

Sapristi! on m'a devancé!

MADAME ROUSSELIN.

Quel bonheur!

GRUCHET.

Et vous allez accepter peut-être?

ROUSSELIN.

Pourquoi pas? Je suis conservateur, moi!

MADAME ROUSSELIN.

Tu leur as répondu?

ROUSSELIN.

Rien encore! Je voulais avoir ton avis.

MADAME ROUSSELIN.

Accepte!

LOUISE.

Sans doute!

ROUSSELIN.

Ainsi vous ne voyez pas d'inconvénient?

TOUS.

Aucun.--Au contraire.--Va donc!

ROUSSELIN.

Franchement, vous pensez que je ferais bien?

MADAME ROUSSELIN.

Oui! oui!

ROUSSELIN.

Au moins, je pourrai dire que vous m'avez forcé! (Fausse sortie.)

MUREL, l'arrêtant.

Doucement! un peu de prudence.

ROUSSELIN, stupéfait.

Pourquoi?

MUREL.

Une pareille candidature n'est pas sérieuse!

ROUSSELIN.

Comment cela?


SCÈNE V.

LES MÊMES, MARCHAIS, puis MAITRE DODART.

MARCHAIS.

Serviteur à la compagnie! Mesdames, faites excuse! Les messieurs qui
sont là m'ont dit d'aller voir ce que faisait M. Rousselin, et qu'il
faut qu'il vienne! et qu'il réponde oui!

ROUSSELIN.

Certainement!

MARCHAIS.

Parce que vous êtes une bonne pratique, et que vous ferez un bon
député!

ROUSSELIN, avec enivrement.

Député!

DODART, entrant.

Eh! mon cher, on s'impatiente, à la fin!

GRUCHET, à part.

Dodart! encore un tartufe celui-là!

DODART, à Onésime.

Monsieur votre père qui est dans la cour désire vous parler.

MUREL.

Ah! son père est là?

GRUCHET, à Murel.

Il vient avec les autres. L'œil au guet, Murel!

MUREL.

Pardon, maître Dodart. (A Rousselin.) Imaginez un prétexte... (A
Marchais.) Dites que M. Rousselin se trouve indisposé, et qu'il donnera
sa réponse... tantôt. Vivement! (Marchais sort.)

ROUSSELIN.

Voilà qui est trop fort, par exemple!

MUREL.

Eh! on n'accepte pas une candidature, comme cela, à l'improviste!

ROUSSELIN.

Depuis trois ans je ne fais que d'y penser!

MUREL.

Mais vous allez commettre une bévue! Demandez à Me Dodart, homme plein
de sagesse, et qui connaît la localité, s'il peut répondre de votre
élection.

DODART.

En répondre, non! J'y crois cependant! Dans ces affaires-là, après
tout, on n'est jamais sûr de rien. D'autant plus que nous ne savons pas
si nos adversaires...

GRUCHET.

Et ils sont nombreux, les adversaires!

ROUSSELIN, ahuri.

Ils sont nombreux?

MUREL.

Immensément! (A Dodart.) Vous excuserez donc notre ami qui désire un
peu de réflexion. (A Rousselin.) Ah! si vous voulez risquer tout!

ROUSSELIN.

Il n'a peut-être pas tort? (A Dodart.) Oui, priez-les...

DODART.

Eh bien, monsieur Onésime? Allons!

MUREL.

Allons! il faut obéir à papa!

ROUSSELIN, à Murel qui entraîne Onésime.

Comment, vous partez aussi? Pourquoi?

MUREL.

Cela est mon secret! Tenez-vous tranquille! vous verrez!


SCÈNE VI.

ROUSSELIN, MADAME ROUSSELIN, MISS ARABELLE, GRUCHET.

ROUSSELIN.

Que va-t-il faire?

GRUCHET.

Je n'en sais rien!

MADAME ROUSSELIN.

Quelque extravagance!

GRUCHET, riant.

Oui; c'est un drôle de jeune homme! J'étais venu pour avoir la
permission de vous en présenter un autre.

ROUSSELIN.

Amenez-le!

GRUCHET.

Oh! il peut fort bien ne pas vous convenir. Vous avez quelquefois des
préventions. En deux mots, il se nomme M. Julien Duprat.

ROUSSELIN.

Ah! non! non!

GRUCHET.

Quelle idée!

ROUSSELIN.

Qu'on ne m'en parle pas, entendez-vous! (Apercevant sur le guéridon un
journal.) J'avais pourtant défendu l'admission chez moi de ce papier!
Mais je ne suis pas le maître, apparemment! (Examinant la feuille.)
Oui! encore des vers!

GRUCHET.

Parbleu, puisque c'est un poète!

ROUSSELIN.

Je n'aime pas les poètes! de pareils galopins...

MISS ARABELLE, un peu haletante.

Je vous assure, monsieur, que je lui ai parlé, une fois, à la
promenade, sous les quinconces; et il est... très bien!

GRUCHET.

Quand vous le recevriez!

ROUSSELIN.

Moins que jamais! (A Louise.) Moins que jamais, ma fille!

LOUISE.

Oh! je ne le défends pas!

ROUSSELIN.

Je l'espère bien... un misérable!

MISS ARABELLE, violemment.

Ah!

GRUCHET.

Mais pourquoi?

ROUSSELIN.

Parce que... Pardon, miss Arabelle! (A sa femme montrant Louise.) Oui,
emmène-la! J'ai besoin de m'expliquer avec Gruchet.


SCÈNE VII.

ROUSSELIN, GRUCHET.

GRUCHET, assis sur le banc, à gauche.

Je vous écoute.

ROUSSELIN, prenant le journal.

Le feuilleton est intitulé: «Encore à elle!»

  Les vieux sphinx accroupis qui sont de pierre dure
  Gémiraient, sous la peine horrible qu'on endure
  Lorsque...

Eh! je me fiche bien de tes sphinx!

GRUCHET.

Moi aussi; mais je ne comprends pas.

ROUSSELIN.

C'est la suite de la correspondance... indirecte.

GRUCHET.

Si vous vouliez vous expliquer plus clairement?

ROUSSELIN.

Figurez-vous donc qu'il y a eu mardi huit jours, en me promenant dans
mon jardin, le matin, de très bonne heure;--je suis agité maintenant,
je ne dors plus;--voilà que je distingue, contre le mur de l'espalier,
sur le treillage...

GRUCHET.

Un homme?

ROUSSELIN.

Non, une lettre, une grande enveloppe (ça avait l'air d'une pétition)
et qui portait pour adresse simplement: «A elle!» Je l'ai ouverte,
comme vous pensez, et j'ai lu... une déclaration d'amour en vers, mon
ami! quelque chose de brûlant... tout ce que la passion...

GRUCHET.

Et pas de signature, naturellement? Aucun indice?

ROUSSELIN.

Permettez! La première chose à faire était de connaître la personne
qui inspirait ce délire, et comme elle se trouvait décrite dans cette
poésie même, car on y parlait de cheveux noirs, mon soupçon d'abord
s'est porté sur Arabelle, notre institutrice, d'autant plus...

GRUCHET.

Mais elle est blonde!

ROUSSELIN.

Qu'est-ce que ça fait? en vers, quelquefois, à cause de la rime, on met
un mot pour un autre. Cependant, par délicatesse, vous comprenez, les
Anglaises... je n'ai pas osé lui faire de questions.

GRUCHET.

Mais votre femme?

ROUSSELIN.

Elle a haussé les épaules, en me disant: «Ne t'occupe donc pas de tout
ça!»

GRUCHET.

Et Julien là dedans?

ROUSSELIN.

Nous y voici! Je vous prie de noter que la susdite poésie commençait
par ces mots:

  Quand j'aperçois ta robe entre les orangers!

et que je possède deux orangers, un de chaque côté de ma grille,--il
n'y en a pas d'autres aux environs,--c'est donc bien à quelqu'un de
chez moi que la déclaration en vers est faite! A qui? à ma fille,
évidemment, à Louise! et par qui? par le seul homme du pays qui compose
des vers, Julien! (Mouvement de Gruchet.) De plus, si on compare
l'écriture de la poésie avec l'écriture qui se trouve tous les jours
sur la bande du journal, on reconnaît facilement que c'est la même.

GRUCHET, à part.

Maladroit, va!

ROUSSELIN.

Le voilà, votre protégé! que voulait-il? séduire Mlle Rousselin?

GRUCHET.

Oh!

ROUSSELIN.

L'épouser peut-être?

GRUCHET.

Ça vaudrait mieux!

ROUSSELIN.

Je crois bien! Maintenant, ma parole d'honneur, on ne respecte plus
personne! L'insolent! Est-ce que je lui demande quelque chose, moi?
Est-ce que je me mêle de ses affaires! Qu'il écrivaille ses articles!
qu'il ameute le peuple contre nous! qu'il fasse l'apologie des
bousingots de son espèce! Va, va, mon petit journaliste, cours après
les héritières!

GRUCHET.

Il y en a d'autres qui ne sont pas journalistes, et qui recherchent
votre fille pour son argent!

ROUSSELIN.

Hein?

GRUCHET.

Cela saute aux yeux!--On vit à la campagne, où l'on cultive les terres
de ses ancêtres soi-même, par économie et fort mal. Du reste, elles
sont mauvaises et grevées d'hypothèques. Huit enfants, dont cinq
filles, une bossue; impossible de voir les autres pendant la semaine,
à cause de leurs toilettes. L'aîné des garçons, qui a voulu spéculer
sur les bois, s'abrutit à Mostaganem avec de l'absinthe. Ses besoins
d'argent sont fréquents. Le cadet, Dieu merci [sera prêtre][5]; le
dernier, vous le connaissez, il tapisse. Si bien que l'existence
n'est pas drôle dans le castel, où la pluie vous tombe sur la nuque
par les trous du plafond. Mais on fait des projets, et de temps à
autre--les beaux jours, ceux-là--on s'encaque dans la petite voiture
de famille disloquée, que le papa conduit lui-même, pour venir se
refaire à l'excellente table de ce bon M. Rousselin, trop heureux de la
fréquentation.

  [5] LA CENSURE a biffé le mot _prêtre_ sur mon manuscrit. J'ai mis:
  Le cadet, Dieu merci, _a disparu_.

ROUSSELIN.

Ah! vous allez loin; cet acharnement...

GRUCHET.

C'est que je ne comprends pas tant de respect pour eux, à moins que,
par suite de votre ancienne dépendance...

ROUSSELIN, avec douleur.

Gruchet, pas un mot de cela, mon ami! pas un mot; ce souvenir...

GRUCHET.

Oh! soyez sans crainte; ils ne divulgueront rien, et pour cause!

ROUSSELIN.

Alors?

GRUCHET.

Mais vous ne voyez donc pas que ces gens-là nous méprisent parce que
nous sommes des plébéiens, des parvenus! et qu'ils vous jalousent,
vous, parce que vous êtes riche! L'offre de la candidature qu'on vient
de vous faire--due, je n'en doute pas, aux manœuvres de Bouvigny, et
dont il se targuera--est une amorce pour happer la fortune de votre
fille. Mais comme vous pouvez très bien ne pas être élu...

ROUSSELIN.

Pas élu?

GRUCHET.

Certainement! Et elle n'en sera pas moins la femme d'un idiot, qui
rougira de son beau-père.

ROUSSELIN.

Oh! je leur crois des sentiments...

GRUCHET.

Mais si je vous apprenais qu'ils en font déjà des gorges chaudes?

ROUSSELIN.

Qui vous l'a dit?

GRUCHET.

Félicité, ma bonne. Les domestiques, entre eux, vous savez, se
racontent les propos de leurs maîtres.

ROUSSELIN

Quel propos? lequel?

GRUCHET.

Leur cuisinière les a entendus qui causaient de ce mariage
mystérieusement; et, comme la comtesse avait des craintes, le comte a
répondu, en parlant de vous: «Bah! il en sera trop honoré!»

ROUSSELIN.

Ah! ils m'honorent!

GRUCHET.

Ils croient la chose presque arrangée!

ROUSSELIN.

Ah! non, Dieu merci!

GRUCHET.

Ils sont même tellement sûrs de leur fait, que tout à l'heure, devant
ces dames, Onésime prenait un petit air fat!

ROUSSELIN.

Voyez-vous!

GRUCHET.

Un peu plus, j'ai cru qu'il allait la tutoyer!

PIERRE, annonçant.

M. le comte de Bouvigny!

GRUCHET.

Ah!--Je me retire! Adieu, Rousselin! N'oubliez pas ce que je vous ai
dit! (Il passe devant Bouvigny, le chapeau sur la tête,--tous deux
échangent un regard de haine,--puis lui montre le poing par derrière.)
Je te réserve un plat de mon métier, à toi!


SCÈNE VIII.

ROUSSELIN, LE COMTE DE BOUVIGNY.

BOUVIGNY, d'un ton dégagé.

L'entretien que j'ai réclamé de vous, cher monsieur, avait pour but...

ROUSSELIN, d'un geste, l'invite à s'asseoir.

Monsieur le comte...

BOUVIGNY, s'asseyant.

Entre nous, n'est-ce pas, la cérémonie est inutile? Je viens
donc, presque certain d'avance du succès, vous demander la main
de mademoiselle votre fille Louise pour mon fils le vicomte
Onésime-Gaspard-Olivier de Bouvigny! (Silence de Rousselin.) Hein! vous
dites?

ROUSSELIN.

Rien jusqu'à présent, monsieur.

BOUVIGNY, vivement.

J'oubliais! Il y a de grandes espérances, pas directes à la vérité!...
et comme dot... une pension...; du reste, Me Dodart, détenteur des
titres (baissant la voix), ne manquera pas... (Même silence.) J'attends.

ROUSSELIN.

Monsieur... c'est beaucoup d'honneur pour moi, mais...

BOUVIGNY, piqué.

Comment? mais!...

ROUSSELIN.

On a pu, monsieur le comte, vous exagérer ma fortune?

BOUVIGNY.

Croyez-vous qu'un pareil calcul?... et que les Bouvigny!...

ROUSSELIN.

Loin de moi cette idée! Mais je ne suis pas aussi riche qu'on se
l'imagine!

BOUVIGNY, gracieux.

La disproportion en sera moins grande!

ROUSSELIN.

Cependant, malgré des revenus... raisonnables, c'est vrai, nous vivons,
sans nous gêner. Ma femme a des goûts... élégants. J'aime à recevoir, à
répandre le bien-être autour de moi. J'ai réparé à mes frais la route
de Bugueux à Faverville. J'ai établi une école et fondé, à l'hospice,
une salle de quatre lits qui portera mon nom.

BOUVIGNY.

On le sait, monsieur, on le sait!

ROUSSELIN.

Tout cela pour vous convaincre que je ne suis pas--bien que fils de
banquier et l'ayant été moi-même--ce qu'on appelle un homme d'argent.
Et la position de M. Onésime ne saurait être un obstacle, mais il y en
a un autre. Votre fils n'a pas de métier?

BOUVIGNY, fièrement.

Monsieur, un gentilhomme ne connaît que celui des armes!

ROUSSELIN.

Mais il n'est pas soldat?

BOUVIGNY.

Il attend, pour servir son pays, que le gouvernement ait changé.

ROUSSELIN.

Et en attendant?...

BOUVIGNY.

Il vivra dans son domaine, comme moi, monsieur!

ROUSSELIN.

A user des souliers de chasse, fort bien! Mais moi, monsieur,
j'aimerais mieux donner ma fille à quelqu'un dont la fortune--pardon du
mot--serait encore moindre.

BOUVIGNY.

La sienne est assurée!

ROUSSELIN.

A un homme qui n'aurait même rien du tout, pourvu...

BOUVIGNY.

Oh! rien du tout!

ROUSSELIN, se levant.

Oui, monsieur, à un simple travailleur, à un prolétaire.

BOUVIGNY, se levant.

C'est mépriser la naissance!

ROUSSELIN.

Soit! Je suis un enfant de la Révolution, moi!

BOUVIGNY.

Vos manières le prouvent, monsieur!

ROUSSELIN.

Et je ne me laisse pas éblouir par l'éclat des titres!

BOUVIGNY.

Ni moi par celui de l'or..., croyez-le!

ROUSSELIN.

Dieu merci, on ne se courbe plus devant les seigneurs, comme autrefois!

BOUVIGNY.

En effet, votre grand-père a été domestique dans ma maison!

ROUSSELIN.

Ah! vous voulez me déshonorer? Sortez, monsieur! La considération est
aujourd'hui un privilège tout personnel. La mienne se trouve au-dessus
de vos calomnies! Ne serait-ce que ces notables qui sont venus tout à
l'heure m'offrir la candidature...

BOUVIGNY.

On aurait pu me l'offrir aussi, à moi! et je l'ai, je l'aurais refusée
par égard pour vous. Mais devant une pareille indélicatesse, après la
déclaration de vos principes, et du moment que vous êtes un démocrate,
un suppôt de l'anarchie...

ROUSSELIN.

Pas du tout!

BOUVIGNY.

Un organe du désordre, moi aussi, je me déclare candidat! Candidat
conservateur, entendez-vous! et nous verrons bien lequel des deux...
Je suis même le camarade du préfet qui vient d'être nommé! Je ne m'en
cache pas! et il me soutiendra! Bonsoir! (Il sort.)


SCÈNE IX.

ROUSSELIN, seul.

Mais ce furieux-là est capable de me démolir dans l'opinion, de me
faire passer pour un jacobin! J'ai peut-être eu tort de le blesser.
Cependant, vu la fortune des Bouvigny, il m'était bien impossible...
N'importe, c'est fâcheux! Murel et Gruchet déjà ne m'avaient pas
l'air si rassurés, et il faudrait découvrir un moyen de persuader aux
conservateurs... que je suis... le plus conservateur des hommes...
hein? qu'est-ce donc?


SCÈNE X.

ROUSSELIN, MUREL, avec une foule d'électeurs, HEURTELOT, BEAUMESNIL,
VOINCHET, HOMBOURG, LEDRU, puis GRUCHET.

MUREL.

Mon cher concitoyen, les électeurs ici présents viennent vous offrir,
par ma voix, la candidature du parti libéral de l'arrondissement.

ROUSSELIN.

Mais... messieurs...

MUREL

Vous aurez entièrement pour vous les communes de Faverville, Harolle,
Lahoussaye, Sannevas, Bonneval, Hautot, Saint-Mathieu.

ROUSSELIN.

Ah! ah!

MUREL.

Randou, Manerville, la Coudrette! Enfin nous comptons sur une majorité
qui dépassera quinze cents voix, et votre élection est certaine.

ROUSSELIN.

Ah! citoyens! (Bas à Murel.) Je ne sais que dire.

MUREL.

Permettez-moi de vous présenter quelques-uns de vos amis politiques:
d'abord, le plus ardent de tous, un véritable patriote, M. Heurtelot...
fabricant...

HEURTELOT.

Oh! dites cordonnier, ça ne me fait rien!

MUREL.

M. Hombourg, maître de l'hôtel du _Lion d'or_ et entrepreneur de
roulage; M. Voinchet, pépiniériste; M. Beaumesnil, sans profession; le
brave capitaine Ledru, retraité.

ROUSSELIN, avec enthousiasme.

Ah! les militaires!

MUREL.

Et tous nous sommes convaincus que vous remplirez hautement cette noble
mission. (Bas à Rousselin.) Parlez donc!

ROUSSELIN.

Messieurs!... non, citoyens! Mes principes sont les vôtres! et...
certainement que... je suis l'enfant du pays, comme vous! On ne m'a
jamais vu dire du mal de la liberté, au contraire! Vous trouverez en
moi... un interprète... dévoué à vos intérêts, le défenseur... une
digue contre les envahissements du Pouvoir!

MUREL, lui prenant la main.

Très bien, mon ami, très bien! Et n'ayez aucun doute sur le résultat de
votre candidature! D'abord elle sera soutenue par l'_Impartial!_

ROUSSELIN.

L'_Impartial_ pour moi?

GRUCHET, sortant de la foule.

Mais tout à fait pour vous! J'arrive de la rédaction. Julien est d'une
ardeur! (Bas à Murel, étonné de le voir.) Il m'a donné des raisons. Je
vous expliquerai. (Aux électeurs.) Vous permettez, n'est-ce pas? (A
Rousselin.) Maintenant, c'est bien le moins que je vous l'amène?

ROUSSELIN.

Qui? pardon! car j'ai la tête...

GRUCHET.

Que je vous amène Julien? il a envie de venir.

ROUSSELIN.

Est-ce... véritablement nécessaire?

GRUCHET.

Oh! indispensable!

ROUSSELIN.

Eh bien, alors... oui, comme vous voudrez. (Gruchet sort.)

HEURTELOT, prenant par le coude Rousselin qu'il fait tourner sur ses
talons.

Ce n'est pas tout ça, citoyen! mais la première chose quand vous serez
là-bas, c'est d'abolir l'impôt des boissons!

ROUSSELIN.

Les boissons? sans doute!

HEURTELOT.

Les autres font toujours des promesses; et puis va te promener! Moi, je
vous crois un brave; et tapez là dedans! (Il lui tend la main.)

ROUSSELIN, avec hésitation.

Volontiers, citoyen, volontiers!

HEURTELOT.

A la bonne heure! et il faut que ça finisse! Voilà trop longtemps que
nous souffrons!

HOMBOURG.

Parbleu! on ne fait rien pour le roulage! l'avoine est hors de prix!

ROUSSELIN.

C'est vrai! l'agriculture...

HOMBOURG.

Je ne parle pas de l'agriculture! Je dis le roulage!

MUREL.

Il n'y a que cela! mais, grâce à lui, le gouvernement...

LEDRU.

Ah! le gouvernement! il décore un tas de freluquets!

VOINCHET.

Et leur tracé du chemin de fer, qui passera par Saint-Mathieu, est
d'une bêtise!...

BEAUMESNIL.

On ne peut plus élever ses enfants!

ROUSSELIN.

Je vous promets...

HOMBOURG.

D'abord, les droits de la poste!...

ROUSSELIN.

Oh! oui!

LEDRU.

Quand ce ne serait que dans l'intérêt de la discipline!

ROUSSELIN.

Parbleu!

VOINCHET.

Au lieu que si on avait pris par Bonneval...

ROUSSELIN.

Assurément!

BEAUMESNIL.

Moi, j'en ai un qui a des dispositions...

ROUSSELIN.

Je vous crois!

  HOMBOURG.                                 }
                                            }
  Ainsi, pour louer un cabriolet...         }
                                            }
  LEDRU.                                    }
                                            }
  Je ne demande rien; cependant...          }
                                            } Tous à la fois.
  VOINCHET.                                 }
                                            }
  Ma propriété qui se trouve...             }
                                            }
  BEAUMESNIL.                               }
                                            }
  Car enfin, puisqu'il y a des collèges...  }

MUREL, élevant la voix plus haut.

Citoyens, pardon, un mot! Citoyens, dans cette circonstance où notre
cher compatriote, avec une simplicité de langage que j'ose dire
antique, a si bien confirmé notre espoir, je suis heureux d'avoir
été votre intermédiaire...;--et afin de célébrer cet événement, d'où
sortiront pour le canton--et peut-être pour la France--de nouvelles
destinées, permettez-moi de vous offrir, lundi prochain, un punch à ma
fabrique.

LES ÉLECTEURS.

Lundi, oui, lundi!

MUREL.

Nous n'avons plus qu'à nous retirer, je crois?

TOUS, en s'en allant.

Adieu, monsieur Rousselin! A bientôt! ça ira! vous verrez!

ROUSSELIN, donnant des poignées de main.

Mes amis! Ah! je suis touché, je vous assure! Adieu! Tout à vous! (Les
électeurs s'éloignent.)

MUREL, à Rousselin.

Soignez Heurtelot; c'est un meneur! (Il va retrouver, au fond, les
électeurs.)

ROUSSELIN, appelant.

Heurtelot!

HEURTELOT.

De quoi?

ROUSSELIN, l'entraînant à l'écart.

Vous ne pourriez pas me faire quinze paires de bottes?

HEURTELOT.

Quinze paires?

ROUSSELIN.

Oui! et autant de souliers. Ce n'est pas que j'aille en voyage, mais je
tiens à avoir une forte provision de chaussures.

HEURTELOT.

On va s'y mettre tout de suite, monsieur! A vos Ordres! (Il va
rejoindre les électeurs.)

HOMBOURG.

Monsieur Rousselin, il m'est arrivé dernièrement une paire d'alezans,
qui seraient des bijoux à votre calèche! Voulez-vous les voir?

ROUSSELIN.

Oui, un de ces jours!

VOINCHET.

Je vous donnerai une petite note, vous savez, sur le tracé du nouveau
chemin de fer, de façon à ce que, prenant mon terrain par le milieu...

ROUSSELIN.

Très bien!

BEAUMESNIL.

Je vous amènerai mon fils, et vous conviendrez qu'il serait déplorable
de laisser un pareil enfant sans éducation.

ROUSSELIN.

A la rentrée des classes, soyez sûr!...

HEURTELOT.

Voilà un homme celui-là! Vive Rousselin!

TOUS.

Vive Rousselin! (Tous les électeurs sortent.)


SCÈNE XI.

ROUSSELIN, MUREL.

ROUSSELIN se précipite sur Murel, et l'embrassant.

Ah! mon ami! mon ami! mon ami!

MUREL.

Trouvez-vous la chose bien conduite?

ROUSSELIN.

C'est-à-dire que je ne peux pas vous exprimer...

MUREL.

Vous en aviez envie, avouez-le?

ROUSSELIN.

J'en serais mort! Au bout d'un an que je m'étais retiré ici, à la
campagne, j'ai senti peu à peu comme une langueur. Je devenais lourd.
Je m'endormais le soir, après le dîner; et le médecin a dit à ma femme:
«Il faut que votre mari s'occupe!» Alors j'ai cherché en moi-même ce
que je pourrais bien faire.

MUREL.

Et vous avez pensé à la députation?

ROUSSELIN.

Naturellement! Du reste, j'arrivais à l'âge où l'on se doit ça. J'ai
donc acheté une bibliothèque. J'ai pris un abonnement au _Moniteur_.

MUREL.

Vous vous êtes mis à travailler, enfin!

ROUSSELIN.

Je me suis fait, premièrement, admettre dans une société d'archéologie,
et j'ai commencé à recevoir, par la poste, des brochures. Puis, j'ai
été du conseil municipal, du conseil d'arrondissement, enfin du conseil
général; et dans toutes les questions importantes, de peur de me
compromettre... je souriais. Oh! le sourire, quelquefois, est d'une
ressource!

MUREL.

Mais le public n'était pas fixé sur vos opinions, et il a fallu--vous
ne savez peut-être pas...

ROUSSELIN.

Oui! je sais... c'est vous, vous seul!

MUREL.

Non, vous ne savez pas!

ROUSSELIN.

Si fait! ah! quel diplomate!

MUREL, à part.

Il y mord! (Haut.) Les ouvriers de ma fabrique étaient hostiles au
début. Des hommes redoutables, mon ami! A présent, tous dans votre main!

ROUSSELIN.

Vous valez votre pesant d'or!

MUREL, à part.

Je n'en demande pas tant!

ROUSSELIN, le contemplant.

Tenez! vous êtes pour moi... plus qu'un frère!... comme mon enfant!

MUREL, avec lenteur.

Mais... je pourrais... l'être.

ROUSSELIN.

Sans doute! (mouvement brusque de Murel) en admettant que je sois plus
vieux.

MUREL, avec un rire forcé.

Ou moi... en devenant votre gendre. Voudriez-vous?

ROUSSELIN, avec le même rire.

Farceur!... vous ne voudriez pas vous-même!

MUREL, énergiquement.

Parbleu! oui!

ROUSSELIN.

Allons donc! avec vos habitudes parisiennes!

MUREL.

Je vis en province!

ROUSSELIN.

Eh! on ne se marie pas à votre âge!

MUREL.

Trente-quatre ans, c'est l'époque!

ROUSSELIN.

Quand on a, devant soi, un avenir comme le vôtre!

MUREL.

Eh! mon avenir s'en trouverait singulièrement...

ROUSSELIN.

Raisonnons; vous êtes tout simplement le directeur de la filature de
Bugneaux, représentant la compagnie flamande. Appointements: vingt
mille.

MUREL.

Plus une part considérable dans les bénéfices!

ROUSSELIN.

Mais l'année où on n'en fait pas? Et puis, on peut très bien vous
mettre à la porte.

MUREL.

J'irai ailleurs, où je trouverai...

ROUSSELIN.

Mais vous avez des dettes! des billets en souffrance! on vous harcèle!

MUREL.

Et ma fortune, à moi! sans compter que plus tard...

ROUSSELIN.

Vous allez me parler de l'héritage de votre tante? Vous n'y comptez pas
vous-même. Elle habite à deux cents lieues d'ici, et vous êtes fâchés!

MUREL, à part.

Il sait tout, cet animal-là!

ROUSSELIN.

Bref, mon cher, et quoique je ne doute nullement de votre intelligence
ni de votre activité, j'aimerais mieux donner ma fille... à un homme...

MUREL.

Qui n'aurait rien du tout, et qui serait bête!

ROUSSELIN.

Non! mais dont la fortune, quoique minime, serait certaine!

MUREL.

Ah! par exemple!

ROUSSELIN.

Oui, monsieur, à un modeste rentier, à un petit propriétaire de
campagne.

MUREL.

Voilà le cas que vous faites du travail!

ROUSSELIN.

Écoutez donc! l'industrie, ça n'est pas sûr, et un bon père de famille
doit y regarder à deux fois.

MUREL.

Enfin, vous me refusez votre fille?

ROUSSELIN, avec bonhomie et lui prenant la main.

Forcément! et en bonne conscience, ce n'est pas ma faute! sans
rancune, n'est-ce pas? (Appelant.) Pierre! Mon buvard et un encrier!
Asseyez-vous là! Vous allez préparer ma profession de foi aux
électeurs. (Pierre apporte ce que Rousselin a demandé et le dépose sur
la petite table, à droite.)

MUREL.

Moi! que je...

ROUSSELIN.

Nous la reverrons ensemble! Mais commencez d'abord. Avec votre verve,
je ne suis pas inquiet! Ah! vous m'avez donné tout à l'heure un bon
coup d'épaule... pour mon discours! Je ne vous tiens pas quitte! Est-il
gentil!--Je vous laisse! Moi, je vais à mes petites affaires! Quelque
chose d'enlevé, n'est-ce pas?--du feu! (Il sort.)


SCÈNE XII.

MUREL, seul.

Imbécile! Me voilà bien avancé maintenant! (A la cantonade.) Mais,
vieille bête, tu ne trouveras jamais quelqu'un pour la chérir comme
moi! De quelle façon me venger? ou plutôt si je lui faisais peur?
C'est un homme à sacrifier tout pour être élu. Donc, il faudrait lui
découvrir un concurrent! Mais lequel! (Entre Gruchet.) Ah!


SCÈNE XIII.

MUREL, GRUCHET.

GRUCHET.

Qu'est-ce qui vous prend?

MUREL.

Un remords! J'ai commis une sottise, et vous aussi.

GRUCHET.

En quoi?

MUREL.

Vous étiez tout à l'heure avec ceux qui portent Rousselin à la
candidature? Vous l'avez vu!

GRUCHET.

Et même que j'ai été chercher Julien; il va venir.

MUREL.

Il ne s'agit pas de lui, mais de Rousselin; ce Rousselin, c'est un
âne! Il ne sait pas dire quatre mots! et nous aurons le plus pitoyable
député!

GRUCHET.

L'initiative n'est pas de moi!

MUREL.

Il s'est toujours montré on ne peut plus médiocre.

GRUCHET.

Certainement!

MUREL.

Ce qui ne l'empêche pas d'avoir une considération!... tandis que vous...

GRUCHET, vexé.

Moi, eh bien?

MUREL.

Je ne veux pas vous offenser, mais vous ne jouissez pas, dans le pays,
de l'espèce d'éclat qui entoure la maison Rousselin.

GRUCHET.

Oh! si je voulais! (Silence.)

MUREL, le regardant en face.

Gruchet, seriez-vous capable de vous livrer à une assez forte dépense?

GRUCHET.

Ce n'est pas trop dans mon caractère; cependant...

MUREL.

Si on vous disait: «Moyennant quelque mille francs, tu prendras sa
place, tu seras député!»

GRUCHET.

Moi, dé...

MUREL.

Mais songez donc que là-bas, à Paris, on est à la source des affaires!
on connaît un tas de monde! on va soi-même chez les ministres! Les
adjudications de fournitures, les primes sur les sociétés nouvelles,
les grands travaux, la Bourse! on a tout! Quelle influence! mon ami,
que d'occasions!

GRUCHET.

Comment voulez-vous que ça m'arrive? Rousselin est presque élu!

MUREL.

Pas encore! Il a manqué de franchise dans la déclaration de ses
principes! et là-dessus la chicane est facile! Quelques électeurs
n'étaient pas contents. Heurtelot grommelait.

GRUCHET.

Le cordonnier? J'ai contre lui une saisie pour après-demain!

MUREL.

Épargnez-le; il est fort! Quant aux autres, on verra. Je m'arrangerai
pour que la chose commence par les ouvriers de ma fabrique... puis,
s'il faut se déclarer pour vous, je me déclarerai. M. Rousselin n'ayant
pas le patriotisme nécessaire, je serai forcé de le reconnaître;
d'ailleurs, je le reconnais, c'est une ganache.

GRUCHET, rêvant.

Tiens! tiens!

MUREL.

Qui vous arrête? Vous êtes pour la gauche? Eh bien, on vous pousse
à la Chambre de ce côté-là; et quand même vous n'iriez pas, votre
candidature seule, en ôtant des voix à Rousselin, l'empêche d'y
parvenir.

GRUCHET.

Comme ça le ferait bisquer!

MUREL.

Un essai ne coûte rien; peut-être quelques centaines de francs dans les
cabarets.

GRUCHET, vivement.

Pas plus, vous croyez?

MUREL.

Et je vais remuer tout l'arrondissement[6], et vous serez nommé, et
Rousselin sera enfoncé! Et beaucoup de ceux qui font semblant de ne
pas vous connaître s'inclineront très bas en vous disant: «Monsieur le
député, j'ai bien l'honneur de vous offrir mes hommages.»

  [6] _Nous ferons répandre que c'est un légitimiste déguisé_; biffé
  par LA CENSURE.


SCÈNE XIV.

LES MÊMES, JULIEN, regardant de droite et de gauche.

MUREL.

Mon petit Duprat, vous ne verrez pas M. Rousselin!

JULIEN.

Je ne pourrai pas voir...

MUREL.

Non! Nous sommes brouillés... sur la politique.

JULIEN.

Je ne comprends pas! Tantôt vous êtes venu chez moi me démontrer qu'il
fallait soutenir M. Rousselin, en me donnant une foule de raisons...
que j'ai été redire à M. Gruchet. Il les a de suite acceptées, d'autant
plus qu'il désire...

GRUCHET.

Ceci entre nous, mon cher! C'est une autre question, qui ne concerne
pas Rousselin.

JULIEN.

Pourquoi n'en veut-on plus?

MUREL.

Je vous le répète, ce n'est pas l'homme de notre parti.

GRUCHET, avec fatuité.

Et on en trouvera un autre!

MUREL.

Vous saurez lequel. Allons-nous-en! On ne conspire pas chez l'ennemi.

JULIEN.

L'ennemi! Rousselin!

MUREL.

Sans doute; et vous aurez l'obligeance de l'attaquer dans
l'_Impartial_, vigoureusement!

JULIEN.

Pourquoi cela? Je ne vois pas de mal à en dire.

GRUCHET.

Avec de l'imagination, on en trouve.

JULIEN.

Je ne suis pas fait pour ce métier!

GRUCHET.

Écoutez donc! Vous êtes venu à moi le premier m'offrir vos services,
et sachant que j'étais l'ami de Rousselin, vous m'avez prié--c'est le
mot--de vous introduire chez lui.

JULIEN.

A peine y suis-je que vous m'en arrachez!

GRUCHET.

Ce n'est pas ma faute si les choses ont pris tout à coup une autre
direction.

JULIEN.

Est-ce la mienne?

GRUCHET.

Mais comme il était bien convenu entre nous deux que vous entameriez
une polémique contre la Société des tourbières de Grumesnil-les-Arbois,
président le comte de Bouvigny, en démontrant l'incapacité financière
dudit sieur,--une affaire superbe dont ce gredin de Dodart m'a exclu!...

MUREL, à part.

Ah! voilà le motif de leur alliance!

GRUCHET.

Jusqu'à présent, vous n'en avez rien fait; donc, c'est bien le moins,
cette fois, que vous vous exécutiez! Ce qu'on vous demande, d'ailleurs,
n'est pas tellement difficile...

JULIEN.

N'importe! je refuse.

MUREL.

Julien, vous oubliez qu'aux termes de notre engagement...

JULIEN.

Oui, je sais! Vous m'avez pris pour faire des découpures dans les
autres feuilles, écrire toutes les histoires de chiens perdus, noyades,
incendies, accidents quelconques et rapetisser à la mesure de l'esprit
local les articles des confrères parisiens, en style plat; c'est une
exigence, chaque métaphore enlève un abonnement. Je dois aller aux
informations, écouter les réclamations, recevoir toutes les visites,
exécuter un travail de forçat, mener une vie d'idiot, et n'avoir, en
quoi que ce soit, jamais d'initiative! Eh bien, une fois par hasard, je
demande grâce!

MUREL.

Tant pis pour vous!

GRUCHET.

Alors il ne fallait pas prendre cette place!

JULIEN.

Si j'en avais une autre!

GRUCHET.

Quand on n'a pas de quoi vivre, c'est pourtant bien joli!

JULIEN, s'éloignant.

Ah! la misère!

MUREL.

Laissons-le bouder! Asseyons-nous, pour que j'écrive votre profession
de foi.

GRUCHET.

Très volontiers! (Ils s'assoient.)

JULIEN, un peu remonté au fond.

Comme je m'enfuirais à la grâce de Dieu, n'importe où, si tu n'étais
pas là, mon pauvre amour! (Regardant la maison de Rousselin.) Oh! je
ne veux pas que dans ta maison aucune douleur, fût-ce la moindre,
survienne à cause de moi! Que les murs qui t'abritent soient bénis!
Mais... sous les acacias, il me semble... qu'une robe?... Disparue!
Plus rien! Adieu. (Il s'éloigne.)

GRUCHET, le rappelant.

Restez donc; nous avons quelque chose à vous montrer!

JULIEN.

Ah! j'en ai assez de vos sales besognes! (Il sort.)

MUREL, tendant le papier à Gruchet.

Qu'en pensez-vous?

GRUCHET.

C'est très bien; merci!... Cependant...

MUREL.

Qu'avez-vous?

GRUCHET.

Rousselin m'inquiète!

MUREL.

Un homme sans conséquence!

GRUCHET.

Eh! vous ne savez pas de quoi il est capable!--au fond! Et puis, le
jeune Duprat ne m'a pas l'air extrêmement chaud?

MUREL.

Son entêtement à ménager Rousselin doit avoir une cause?

GRUCHET.

Eh! il est amoureux de Louise!

MUREL.

Qui vous l'a dit?

GRUCHET.

Rousselin lui-même!

MUREL, à part.

Un autre rival! Bah! j'en ai roulé de plus solides! (Haut.)
Écoutez-moi: je vais le rejoindre pour le catéchiser; vous, pendant ce
temps-là, faites imprimer la profession de foi; voyez tous vos amis et
trouvez-vous ici dans deux heures.

GRUCHET.

Convenu! (Il sort.)

MUREL.

Et maintenant, monsieur Rousselin, c'est vous qui m'offrirez votre
fille! (Il sort.)



ACTE DEUXIÈME

Le théâtre représente une promenade sous les quinconces.--A gauche,
  au deuxième plan, le café Français; à droite, la grille de la maison
  de Rousselin.--Au lever du rideau, un colleur est en train de coller
  trois affiches sur les murs de la maison de Rousselin.


SCÈNE PREMIÈRE.

HEURTELOT, MARCHAIS, LE GARDE CHAMPÊTRE, FOULE.

LE GARDE CHAMPÊTRE, à la foule.

Circulez! circulez! laissez toute la place aux proclamations!

LA FOULE.

Trop juste!

HEURTELOT.

Ah! la profession de foi de Bouvigny!

MARCHAIS.

Parbleu, puisqu'il sera nommé!

HEURTELOT.

C'est Gruchet qui sera nommé! Lisez plutôt son affiche!

MARCHAIS.

Que je la lise?...

HEURTELOT.

Oui!

MARCHAIS.

Commencez vous-même! (A part.) Il ne connaît pas ses lettres! (Haut.)
Eh bien?

HEURTELOT.

Mais vous?

MARCHAIS.

Moi?...

HEURTELOT, à part.

Il ne sait pas épeler! (Haut.) Allons...

LE GARDE CHAMPÊTRE.

Et ça vote!--Tenez, je vais m'y mettre pour vous! D'abord, celle du
comte de Bouvigny: «Mes amis, cédant à de vives instances, j'ai cru
devoir me présenter à vos suffrages...»

HEURTELOT.

Connu! A l'autre! Celle de Gruchet!

LE GARDE CHAMPÊTRE.

«Citoyens, c'est pour obéir à la volonté de quelques amis que je me
présente...»

MARCHAIS.

Quel farceur! assez!

LE GARDE CHAMPÊTRE.

Alors je passe à celle de M. Rousselin! «Mes chers compatriotes,
si plusieurs d'entre vous ne m'en avaient vivement sollicité, je
n'oserais...»

HEURTELOT.

Il nous embête! je vais déchirer son affiche!

MARCHAIS.

Moi aussi, car c'est une trahison!

LE GARDE CHAMPÊTRE, s'interposant.

Vous n'en avez pas le droit!

MARCHAIS.

Comment, pour soutenir l'ordre!

HEURTELOT.

Eh bien, et la liberté?

LE GARDE CHAMPÊTRE.

Laissez les papiers tranquilles, ou je vous flanque au violon tous les
deux!

HEURTELOT.

Voilà bien le gouvernement! Il est à nous vexer toujours!

MARCHAIS.

On ne peut rien faire!


SCÈNE II.

LES MÊMES, MUREL, GRUCHET.

MUREL, à Heurtelot.

Fidèle au poste! c'est bien! Prenez-les tous; faites-les boire!

HEURTELOT.

Oh! là-dessus!...

MUREL, aux électeurs.

Entrez! et pas de cérémonie! J'ai donné des ordres; c'est Gruchet qui
régale.

GRUCHET.

Jusqu'à un certain point cependant!

MUREL, à Gruchet.

Allez donc!

LES ÉLECTEURS.

Ah! Gruchet! un bon! un solide! un patriote! (Ils entrent tous dans le
café.)


SCÈNE III.

MUREL, MISS ARABELLE.

MUREL, se dirigeant vers la grille de la maison Rousselin.

Il faut pourtant que je tâche de voir Louise!

MISS ARABELLE, sortant de la grille.

Je voudrais vous parler, monsieur.

MUREL.

Tant mieux, miss Arabelle! Et Louise, dites-moi, n'est-elle pas?...

MISS ARABELLE.

Mais vous étiez avec quelqu'un?

MUREL.

Oui.

MISS ARABELLE.

M. Julien, je crois?

MUREL.

Non, Gruchet.

MISS ARABELLE.

Gruchet! Ah! bien mauvais homme! C'est vilain, sa candidature!

MUREL.

En quoi, miss Arabelle?

MISS ARABELLE.

M. Rousselin lui a prêté autrefois une somme qui n'est pas rendue. J'ai
vu le papier.

MUREL, à part.

C'est donc pour cela que Gruchet en a peur!

MISS ARABELLE.

Mais M. Rousselin, par délicatesse, gentlemanry, ne voudra pas
poursuivre! Il est bien bon! seulement bizarre quelquefois! Ainsi sa
colère contre M. Julien...

MUREL.

Et Louise, miss Arabelle?

MISS ARABELLE.

Oh! quand elle a su votre mariage impossible, elle a pleuré beaucoup.

MUREL, joyeux.

Vraiment?

MISS ARABELLE.

Oui; et, pauvre petite! Mme Rousselin est bien dure pour elle!

MUREL.

Et son père?

MISS ARABELLE.

Il a été très fâché!

MUREL.

Est-ce qu'il regrette?...

MISS ARABELLE.

Oh! non! Mais il a peur de vous.

MUREL.

Je l'espère bien!

MISS ARABELLE.

A cause des ouvriers, et de l'_Impartial_, où il dit que vous êtes le
maître!

MUREL, riant.

Ah! ah!

MISS ARABELLE.

Mais non, n'est-ce pas, c'est M. Julien?

MUREL.

Continuez, miss Arabelle.

MISS ARABELLE.

Oh! moi, je suis bien triste, bien triste! et je voudrais un
raccommodement.

MUREL.

Cela me paraît maintenant difficile?

MISS ARABELLE.

Oh! non! M. Rousselin en a envie, je suis sûre! Tâchez! Je vous en prie!

MUREL, à part.

Est-elle drôle!

MISS ARABELLE.

C'est dans votre intérêt, à cause de Louise! Il faut que tout le monde
soit content: elle, vous, moi, M. Julien!

MUREL, à part.

Encore Julien! Ah! que je suis bête; c'était pour l'institutrice; une
muse et un poète, parfait! (Haut.) Je ferai ce qui dépendra de moi. Au
revoir, mademoiselle!

MISS ARABELLE, saluant.

Good afternoon, Sir! (Apercevant une vieille femme qui lui fait signe
de venir.) Ah! Félicité! (Elle sort avec elle.)


SCÈNE IV.

MUREL, ROUSSELIN.

ROUSSELIN, entrant.

C'est inouï, ma parole d'honneur!

MUREL, à part.

Rousselin! A nous deux!

ROUSSELIN.

Gruchet! un Gruchet, qui veut me couper l'herbe sous le pied! un
misérable que j'ai défendu, nourri; et il se vante d'être soutenu par
vous?

MUREL.

Mais...

ROUSSELIN.

D'où diable lui est venue cette idée de candidature?

MUREL.

Je n'en sais rien. Il est tombé chez moi comme un furieux, en disant
que j'allais abjurer mes opinions.

ROUSSELIN.

C'est parce que je suis modéré! Je proteste également contre les
tempêtes de la démagogie que souhaite ce polisson de Gruchet, et le
joug de l'absolutisme, dont M. Bouvigny est l'abominable soutien, le
gothique symbole! en un mot,--fidèle aux traditions du vieil esprit
français.--je demande avant tout le règne des lois, le gouvernement du
pays par le pays, avec le respect de la propriété! Oh! là-dessus, par
exemple!...

MUREL.

Justement! on ne vous trouve pas assez républicain.

ROUSSELIN.

Je le suis plus que Gruchet, encore une fois! car je me
prononce,--voulez-vous que je l'imprime,--pour la suppression des
douanes et de l'octroi.

MUREL.

Bravo!

ROUSSELIN.

Je demande l'affranchissement des pouvoirs municipaux; une meilleure
composition du jury, la liberté de la presse, l'abolition de toutes les
sinécures et titres nobiliaires.

MUREL.

Très bien!

ROUSSELIN.

Et l'application sérieuse du suffrage universel! Cela vous étonne! Je
suis comme ça, moi! Notre nouveau préfet qui soutient la réaction, je
lui ai écrit trois lettres en manière d'avertissement! Oui, monsieur!
Et je suis capable de le braver en face, de l'insulter! Vous pouvez
dire ça aux ouvriers!

MUREL, à part.

Est-ce qu'il parlerait sérieusement?

ROUSSELIN.

Vous voyez donc qu'en me préférant Gruchet... car, je vous le répète,
il se vante d'être soutenu par vous. Il le crie dans toute la ville.

MUREL.

Que savez-vous si je vote pour lui?

ROUSSELIN.

Comment?

MUREL.

Moi, en politique, je ne tiens qu'aux idées; or les siennes ne m'ont
pas l'air d'être aussi progressives que les vôtres? Un moment! Tout
n'est pas fini!

ROUSSELIN.

Non! tout n'est pas fini! et on ne sait pas jusqu'où je peux aller pour
plaire aux électeurs. Aussi je m'étonne d'avoir été méconnu par une
intelligence comme la vôtre.

MUREL.

Vous me comblez!

ROUSSELIN.

Je ne doute pas de votre avenir!

MUREL.

Eh bien, alors, dans ce cas-là...

ROUSSELIN.

Quoi?

MUREL.

Pour répondre à votre confiance,--j'ai un petit aveu à vous faire:--en
écoutant Gruchet, c'était après ce refus, et j'ai cédé à un mouvement
de rancune.

ROUSSELIN, lui tapant sur l'épaule.

Tant mieux! ça prouve du cœur.

MUREL.

Comme j'adore votre fille, je vous maudissais.

ROUSSELIN, lui prenant la main.

Ce cher ami! Ah! votre défection m'a fait une peine!...

MUREL.

Sérieusement, si je ne l'ai pas j'en mourrai!

ROUSSELIN.

Il ne faut pas mourir!

MUREL.

Vous me donnez de l'espoir?

ROUSSELIN.

Eh! eh! Après mûr examen, votre position personnelle me paraît plus
avantageuse...

MUREL, étonné.

Plus avantageuse?

ROUSSELIN.

Oui, car sans compter trente mille francs d'appointements.

MUREL, timidement.

Vingt mille!

ROUSSELIN.

Trente mille! en plus, une part dans les bénéfices de la Compagnie; et
puis vous avez votre tante...

MUREL.

Madame veuve Murel, de Montélimart?

ROUSSELIN.

Puisque vous êtes son héritier.

MUREL.

Avec un autre neveu, militaire!

ROUSSELIN.

Alors il y a des chances!... (Faisant le geste de tirer un coup de
fusil.) Les Bédouins! (Il rit.)

MUREL, riant.

Oui, oui, vous avez raison! Les femmes, même les vieilles, changent
d'idées facilement; celle-là est capricieuse. Bref! cher monsieur
Rousselin, j'ai tout lieu de croire que ma bonne tante songe à moi
quelquefois.

ROUSSELIN, à part.

Si c'était vrai cependant? (Haut.) Enfin, mon cher, trouvez-vous
ce soir, après dîner, là, devant ma porte, sans avoir l'air de me
chercher. (Il sort.)


SCÈNE V.

MUREL, seul.

Un rendez-vous pour ce soir! Mais c'est une avance, une espèce de
consentement; Arabelle disait vrai.


SCÈNE VI.

MUREL, GRUCHET, puis HOMBOURG, puis FÉLICITÉ.

GRUCHET.

Me voilà! je n'ai pas perdu de temps! Quoi de neuf?--Répondez-moi.

MUREL.

Gruchet, avez-vous réfléchi à l'affaire dans laquelle vous vous
embarquez?

GRUCHET.

Hein?

MUREL.

Ce n'est pas une petite besogne que d'être député.

GRUCHET.

Je le crois bien!

MUREL.

Vous allez avoir sur le dos tous les quémandeurs.

GRUCHET.

Oh! moi, mon bon, je suis habitué à éconduire les gens.

MUREL.

N'importe, ils vous dérangeront de vos affaires énormément.

GRUCHET.

Jamais de la vie!

MUREL.

Et puis, il va falloir habiter Paris. C'est une dépense.

GRUCHET.

Eh bien, j'habiterai Paris! ce sera une dépense! voilà!

MUREL.

Franchement, je n'y vois pas de grands avantages.

GRUCHET.

Libre à vous!... moi, j'en vois.

MUREL.

Vous pouvez d'ailleurs échouer.

GRUCHET.

Comment? vous savez quelque chose?

MUREL.

Rien de grave! Cependant Rousselin, eh! eh! il gagne dans l'opinion.

GRUCHET.

Tantôt, vous disiez que c'est un imbécile!

MUREL.

Ça n'empêche pas de réussir.

GRUCHET.

Alors, vous me conseillez de me démettre?

MUREL.

Non! Mais il est toujours fâcheux d'avoir contre soi un homme de
l'importance de Rousselin.

GRUCHET.

Son im-por-tance!

MUREL.

Il a beaucoup d'amis, ses manières sont cordiales, enfin il plaît; et
tout en ménageant les conservateurs, il pose pour le républicain.

GRUCHET.

On le connaît!

MUREL.

Ah! si vous comptez sur le bon sens du public...

GRUCHET.

Mais pourquoi tenez-vous à me décourager, quand tout marche comme sur
des roulettes? Écoutez-moi: primo, sans qu'on s'en doute le moins du
monde, je saurai par Félicité, ma bonne, tout ce qui se passe chez lui.

MUREL.

Ce n'est peut-être pas trop délicat ce que vous faites.

GRUCHET.

Pourquoi?

MUREL.

Ni même prudent, car on dit que vous lui avez autrefois emprunté...

GRUCHET.

On le dit? Eh bien...

MUREL.

Il faudrait d'abord lui rendre la somme.

GRUCHET.

Pour cela, il faudrait d'abord que vous me rendiez ce qui m'est dû,
vous! Soyons justes!

MUREL.

Ah! devant les preuves de mon dévouement et à l'instant même où je vous
gratifie d'un excellent conseil, voilà ce que vous imaginez! Mais, sans
moi, mon bonhomme, jamais de la vie vous ne seriez élu; je m'éreinte,
bien que je n'aie aucun intérêt...

GRUCHET.

Qui sait? Ou plutôt je n'y comprends goutte; tour à tour, vous me
poussez, vous m'arrêtez! Ce que je dois à Rousselin? les autres
aussi feront des réclamations! On n'est pas inépuisable. Il faudrait
pourtant que je rentre dans mes avances! Et la note du café qui va être
terrible,--car ces farceurs-là boivent, boivent!--Si vous croyez que je
n'y pense pas! C'est un gouffre qu'une candidature! (A Hombourg, qui
entre.) Hombourg! quoi encore?

HOMBOURG.

Le bourgeois est-il là?

GRUCHET.

Je n'en sais rien!

HOMBOURG.

Un mot! Je possède un petit bidet cauchois, pas cher, et qui vous
serait bien utile pour vos tournées électorales?

GRUCHET.

Je les ferai à pied; merci!

HOMBOURG.

Une occasion, monsieur Gruchet!

GRUCHET.

Des occasions comme celles-là, on les retrouve!

HOMBOURG.

Je ne crois pas!

GRUCHET.

Il m'est, à présent, impossible...

HOMBOURG.

A votre service! (Il entre chez Rousselin.)

MUREL.

Pensez-vous que Rousselin eût fait cela? Cet homme, qui tient une
auberge, va vous déchirer près de ses pratiques. Vous venez de perdre
peut-être cinquante voix. Je suis fatigué de vous soutenir.

GRUCHET.

Du calme! j'ai eu tort! Admettons que je n'aie rien dit. C'est
que vous veniez de m'agacer avec votre histoire de Rousselin qui,
d'abord, n'est peut-être pas vraie. De qui la tenez-vous? A moins
que lui-même... Ah! c'est plutôt une farce de votre invention, pour
m'éprouver. (Rumeur dans la coulisse.)

MUREL.

Écoutez donc!

GRUCHET.

J'entends bien.

MUREL.

Le bruit se rapproche.

DES VOIX, dans la coulisse.

Gruchet! Gruchet!

FÉLICITÉ, apparaissant à gauche.

Monsieur, on vous cherche!

GRUCHET.

Moi?

FÉLICITÉ.

Oui, venez tout de suite.

GRUCHET.

Me voilà! (il sort précipitamment avec elle.--Le bruit augmente.)

MUREL, en s'en allant par la gauche.

Tout ce tapage! Qu'est-ce donc? (Il sort.)


SCÈNE VII.

ROUSSELIN, puis HOMBOURG.

ROUSSELIN, sortant de chez lui.

Ah! le peuple à la fin s'agite! pourvu que ce ne soit pas contre moi!

TOUS, criant dans le café.

Enfoncé, les bourgeois!

ROUSSELIN.

Voilà qui devient inquiétant.

GRUCHET, passant au fond et tâchant de se soustraire aux ovations.

Mes amis, laissez-moi! non! vraiment!

TOUS.

Gruchet! Vive Gruchet! notre député!

ROUSSELIN.

Comment, député?

HOMBOURG, sortant de chez Rousselin.

Parbleu! puisque Bouvigny se retire.

  La bande s'éloigne.

ROUSSELIN.

Pas possible!

HOMBOURG.

Mais oui, le ministère est changé. Le préfet donne sa démission, et
il vient d'écrire à Bouvigny pour l'engager à faire comme lui, à se
démettre. (Il sort par où est sortie la bande.)

ROUSSELIN.

Eh bien, alors, il ne reste plus que... (La main sur la poitrine
pour dire: moi.) Mais non! il y a encore Gruchet! (Rêvant.) Gruchet!
(Apercevant Dodart qui entre.) Que me voulez-vous?


SCÈNE VIII.

ROUSSELIN, DODART.

DODART.

Je viens pour vous rendre un service.

ROUSSELIN.

De la part d'un féal de M. le comte, cela m'étonne!

DODART.

Vous apprécierez ma conduite plus tard. M. de Bouvigny ayant retiré sa
candidature...

ROUSSELIN, brusquement.

Il l'a retirée? c'est vrai?

DODART.

Oui... pour des raisons...

ROUSSELIN.

Personnelles.

DODART.

Comment?

ROUSSELIN.

Je dis: il a eu des raisons, voilà tout!

DODART.

En effet; et permettez-moi de vous avertir d'une chose... capitale.
Tous ceux qui s'intéressent à vous--je suis du nombre, n'en doutez
pas--commencent à s'effrayer de la violence de vos adversaires!

ROUSSELIN.

En quoi?

DODART.

Vous n'avez donc pas entendu les cris insurrectionnels que poussait la
bande Gruchet! Ce Catilina de village!...

ROUSSELIN, à part.

Catilina de village... Jolie expression! A noter!

DODART.

Il est capable, monsieur, de..., capable de tout! et d'abord, grâce à
la démence du peuple, il deviendra peut-être un de nos tribuns.

ROUSSELIN, à part.

C'est à craindre!

DODART.

Mais les conservateurs n'ont pas renoncé à la lutte, croyez-le!
D'avance leurs voix appartiennent à l'honnête homme qui offrirait des
garanties. (Mouvement de Rousselin.) Oh! on ne lui demande pas de se
poser en rétrograde; seulement quelques concessions... bien simples.

ROUSSELIN.

Et c'est ce diable de Murel!...

DODART.

Malheureusement, la chose est faite!

ROUSSELIN, rêvant.

Oui!

DODART.

Comme notaire et comme citoyen, je gémis sur tout cela! Ah! c'était
un beau rêve que cette alliance de la bourgeoisie et de la noblesse
cimentée en vos deux familles; et le comte me disait tout à
l'heure,--vous n'allez pas me croire?...

ROUSSELIN.

Pardon!... je suis plein de confiance.

DODART.

Il me disait, avec ce ton chevaleresque qui le caractérise: «Je n'en
veux pas du tout à M. Rousselin...»

ROUSSELIN.

Ni moi non plus, mon Dieu!

DODART.

«Et je ne demande pas mieux, s'il n'y trouve point d'inconvénient...»

ROUSSELIN.

Mais quel inconvénient?

DODART.

«Je ne demande pas mieux que de m'aboucher avec lui, dans l'intérêt du
canton et de la moralité publique.»

ROUSSELIN.

Comment donc; je le verrai avec plaisir!

DODART.

Il est là! (A la cantonade.) Pstt! Avancez!...


SCÈNE IX.

LES MÊMES, LE COMTE DE BOUVIGNY.

BOUVIGNY, saluant.

Monsieur!

ROUSSELIN, regardant autour de lui.

Je regarde si quelquefois...

BOUVIGNY.

Personne ne m'a vu! soyez sans crainte! Et acceptez mes regrets sur...

ROUSSELIN.

Il n'y a pas de mal...

DODART, en ricanant.

A reconnaître ses fautes, n'est-ce pas?

BOUVIGNY.

Que voulez-vous, l'amour peut-être exagéré de certains principes...

ROUSSELIN.

Moi aussi, monsieur, j'honore les principes!

BOUVIGNY.

Et puis la maladie de mon fils!

ROUSSELIN.

Il n'est pas malade; tantôt, ici même.

DODART.

Oh! fortement indisposé! Mais il a l'énergie de cacher sa douleur.
Pauvre enfant! les nerfs! tellement sensible!

ROUSSELIN, à part.

Ah! je devine ton jeu, à toi; tu vas faire le mien! (Haut.) En effet,
après avoir conçu des espérances...

BOUVIGNY.

Oh! certes!

ROUSSELIN.

Il a dû être peiné...

BOUVIGNY.

Désolé, monsieur!

ROUSSELIN.

De vous voir abandonner subitement cette candidature.

DODART, à part.

Il se moque de nous!

ROUSSELIN.

Lorsque vous aviez déjà un nombre de voix.

BOUVIGNY.

J'en avais beaucoup!

ROUSSELIN, souriant.

Pas toutes cependant.

DODART.

Parmi les ouvriers peut-être, mais dans les campagnes, énormément!

ROUSSELIN.

Ah! si on comptait!...

BOUVIGNY.

Permettez! D'abord la commune de Bouvigny où je réside m'appartient,
n'est-ce pas? Ainsi que les villages de Saint-Léonard, Valencourt, la
Coudrette.

ROUSSELIN, vivement.

Celui-là, non!

BOUVIGNY.

Pourquoi?

ROUSSELIN, embarrassé.

Je croyais!... (A part.) Murel m'avait donc trompé?

BOUVIGNY.

Je suis également certain de Grumesnil, Ypremesnil, les Arbois.

DODART, lisant une liste qu'il tire de son portefeuille.

Châtillon, Colange, Heurtaux, Lenneval, Bahurs, Saint-Filleul, le
Grand-Chêne, la Roche-Aubert, Fortinet!

ROUSSELIN, à part.

C'est effroyable!

DODART.

Manicamp, Dehaut, Lampérière, Saint-Nicaise, Vieville, Sirvin,
Château-Régnier, la Chapelle, Lebarrois, Mont-Suleau.

ROUSSELIN, à part.

Je ne savais donc pas la géographie de l'arrondissement!

BOUVIGNY.

Sans compter que j'ai des amis nombreux dans les communes de...

ROUSSELIN, accablé.

Oh! je vous crois, monsieur!

BOUVIGNY.

Ces braves gens ne savent plus que faire! Ils sont toujours à ma
disposition, du reste,--m'obéissant comme un seul homme;--et si je leur
disais... de voter pour... n'importe qui... pour vous, par exemple...

ROUSSELIN.

Mon Dieu! je ne suis pas d'une opposition tellement avancée...

BOUVIGNY.

Eh! eh! l'opposition est quelquefois utile!

ROUSSELIN.

Comme instrument de guerre, soit! Mais il ne s'agit pas de détruire, il
faut fonder!

DODART.

Incontestablement, nous devons fonder!

ROUSSELIN.

Aussi ai-je en horreur toutes ces utopies, ces doctrines
subversives!... N'a-t-on pas l'idée de rétablir le divorce, je vous
demande un peu! Et la presse, il faut le reconnaître, se permet des
excès...

DODART.

Affreux!

BOUVIGNY.

Nos campagnes sont infestées par un tas de livres.

ROUSSELIN.

Elles n'ont plus personne pour les conduire! Ah! il y avait du bon
dans la noblesse; et là-dessus, je partage les idées de quelques
publicistes de l'Angleterre.

BOUVIGNY.

Vos paroles me font l'effet d'une brise rafraîchissante; et si nous
pouvions espérer...

ROUSSELIN.

Enfin, monsieur le comte (mystérieusement), la démocratie m'effraye! Je
ne sais par quel vertige, quel entraînement coupable...

BOUVIGNY.

Vous allez trop loin!...

ROUSSELIN.

Non! j'étais coupable; car je suis conservateur, croyez-le, et
peut-être quelques nuances seulement....

DODART.

Tous les honnêtes gens sont faits pour s'entendre.

ROUSSELIN, serrant la main de Bouvigny.

Bien sûr, monsieur le comte, bien sûr.


SCÈNE X.

LES MÊMES, MUREL, LEDRU, ONÉSIME, DES OUVRIERS.

MUREL.

Dieu merci! je vous trouve sans vos électeurs, mon cher Rousselin!

BOUVIGNY, à part.

Je les croyais fâchés!

MUREL.

En voici d'autres! Je leur ai démontré que les idées de Gruchet ne
répondent plus aux besoins de notre époque; et, d'après ce que vous
m'avez dit ce matin, vous serez de ceux-ci mieux compris; ce sont non
seulement des républicains, mais des socialistes!

BOUVIGNY, faisant un bond.

Comment, des socialistes!

ROUSSELIN.

Il m'amène des socialistes!

DODART.

Des socialistes! Il ne faut pas que ma personnalité!... (Il s'esquive.)

ROUSSELIN, balbutiant.

Mais...

LEDRU.

Oui, citoyen! Nous le sommes!

ROUSSELIN.

Je n'y vois pas de mal!

BOUVIGNY.

Et tout à l'heure vous déclamiez contre ces infamies!

ROUSSELIN.

Permettez! il y a plusieurs manières d'envisager...

ONÉSIME, surgissant.

Sans doute, plusieurs manières...

BOUVIGNY, scandalisé.

Jusqu'à mon fils!

MUREL.

Que venez-vous faire ici, vous?

ONÉSIME.

J'ai entendu dire que l'on se portait chez M. Rousselin, et je voudrais
lui affirmer que je partage à peu près... son système.

MUREL, à demi-voix.

Petit intrigant!

BOUVIGNY.

Je ne m'attendais pas, mon fils, à vous voir, devant l'auteur de vos
jours, renier la foi de vos aïeux!

ROUSSELIN.

Très bien!

LEDRU.

Pourquoi très bien! Parce que monsieur est M. le comte, (à Murel,
désignant Rousselin), et à vous croire, il demandait l'abolition de
tous les titres!...

ROUSSELIN.

Certainement!

BOUVIGNY.

Comment? il demandait...

LEDRU.

Mais oui!

BOUVIGNY.

Ah! c'est assez!

ROUSSELIN, voulant le retenir.

Je ne peux pas rompre en visière brusquement. Beaucoup ne sont
qu'égarés. Ménageons-les!

BOUVIGNY, très haut.

Pas de ménagements, monsieur! on ne pactise point avec le désordre; et
je vous déclare net que je ne suis plus pour vous!--Onésime! (Il sort;
son fils le suit.)

LEDRU.

Il était pour vous? Nous savons à quoi nous en tenir! Serviteur!

ROUSSELIN.

Pour soutenir mes convictions, je vous sacrifie un vieil ami de trente
ans!

LEDRU.

On n'a pas besoin de sacrifices! Mais vous dites tantôt blanc, tantôt
noir, et vous m'avez l'air d'un véritable... blagueur! Allons, nous
autres, retournons chez Gruchet! Venez-vous, Murel?

MUREL.

Dans une minute, je vous rejoins!


SCÈNE XI.

ROUSSELIN, MUREL.

MUREL.

Il faut convenir, mon cher, que vous me mettez dans une position
embarrassante!

ROUSSELIN.

Si vous croyez que je n'y suis pas?

MUREL.

Saperlotte, il faudrait cependant vous résoudre! Soyez d'un côté, soyez
de l'autre! Mais décidez-vous! finissons-en!

ROUSSELIN.

Pourquoi toujours ce besoin d'être emporte-pièce, exagéré? Est-ce qu'il
n'y a pas dans tous les partis quelque chose de bon à prendre?

MUREL.

Sans doute, leurs voix!

ROUSSELIN.

Vous avez un esprit, ma parole d'honneur! une délicatesse!... ah! je ne
m'étonne pas qu'on vous aime!

MUREL.

Moi? et qui donc?

ROUSSELIN.

Innocent! une demoiselle du nom de Louise.

MUREL.

Quel bonheur! merci! merci! Maintenant, je vais m'occuper de vous
gaillardement! J'affirmerai qu'on ne vous a pas compris. Une dispute de
mots, une erreur. Quant à l'_Impartial_...

ROUSSELIN.

Là, vous êtes le maître!

MUREL.

Pas tout à fait! Nous dépendons de Paris, qui donne le mot d'ordre.
Vous deviez même être éreinté!

ROUSSELIN.

Décommandez l'éreintement!

MUREL.

Sans doute. Mais comment tout de suite prêcher à Julien le contraire de
ce qu'on lui a dit?

ROUSSELIN.

Que faire?

MUREL.

Attendez donc! Il y a chez vous quelqu'un dont peut-être l'influence...

ROUSSELIN.

Qui cela?

MUREL.

Miss Arabelle! D'après certaines paroles qu'elle m'a dites, j'ai tout
lieu de croire que ce jeune poète l'intéresse...

ROUSSELIN, riant.

La pièce de vers serait-elle pour l'Anglaise?

MUREL.

Je ne connais pas les vers, mais je crois qu'ils s'aiment.

ROUSSELIN.

J'en étais sûr! Jamais de la vie, je ne me trompe! Du moment que ma
fille n'est pas en jeu, je ne risque rien; et je me moque pas mal
après tout si... Il faut que j'en parle à ma femme. Elle doit être là
précisément.

MUREL.

Moi, pendant ce temps-là, je vais essayer de ramener ceux que votre
tiédeur philosophique a un peu refroidis.

ROUSSELIN.

N'allez pas trop loin cependant, de peur que Bouvigny de son côté...

MUREL.

Ah! il faut bien que je rebadigeonne votre patriotisme! (Il sort.)

ROUSSELIN, seul.

Tâchons d'être fin, habile, profond!


SCÈNE XII.

ROUSSELIN, MADAME ROUSSELIN, MISS ARABELLE.

ROUSSELIN, à Arabelle.

Ma chère enfant,--car mon affection toute paternelle me permet de vous
appeler ainsi,--j'attends de vous un grand service; il s'agirait d'une
démarche près de M. Julien!

ARABELLE, vivement.

Je peux la faire!

MADAME ROUSSELIN, avec hauteur.

Ah! comment cela?

ARABELLE.

Il fume son cigare tous les soirs sur cette promenade. Rien de plus
facile que de l'aborder.

MADAME ROUSSELIN.

Vu les convenances: ce serait plutôt à moi.

ROUSSELIN.

En effet, c'est plutôt à une femme mariée.

ARABELLE.

Mais je veux bien!

MADAME ROUSSELIN.

Je vous le défends, mademoiselle!

ARABELLE.

J'obéis, madame! (A part, en remontant.) Qu'a-t-elle donc à vouloir
m'empêcher?... Attendons! (Elle disparaît.)

MADAME ROUSSELIN.

Tu as parfois, mon ami, des idées singulières; charger l'institutrice
d'une chose pareille! car c'est pour ta candidature, j'imagine?

ROUSSELIN.

Sans doute! Et moi, je trouvais que miss Arabelle, précisément à cause
de son petit amour, dont je ne doute plus, pouvait fort bien...

MADAME ROUSSELIN.

Ah! tu ne la connais pas. C'est une personne à la fois violente et
dissimulée, cachant sous des airs romanesques une âme qui l'est fort
peu; et je sens qu'il faut se méfier d'elle...

ROUSSELIN.

Tu as peut-être raison? Voici Julien! Tu comprends, n'est-ce pas, tout
ce qu'il faut lui dire?

MADAME ROUSSELIN.

Oh! je saurai m'y prendre!

ROUSSELIN.

Je me fie à toi! (Rousselin s'éloigne, après avoir salué Julien. La
nuit est venue.)


SCÈNE XIII.

MADAME ROUSSELIN, JULIEN.

JULIEN, apercevant madame Rousselin.

Elle! (Il jette son cigare.) Seule! Comment faire? (Saluant.) Madame!

MADAME ROUSSELIN.

M. Duprat, je crois?

JULIEN.

Hélas! oui, madame.

MADAME ROUSSELIN.

Pourquoi, hélas?

JULIEN.

J'ai le malheur d'écrire dans un journal qui doit vous déplaire.

MADAME ROUSSELIN.

Par sa couleur politique, seulement.

JULIEN.

Si vous saviez combien je méprise les intérêts qui m'occupent!

MADAME ROUSSELIN.

Mais les intelligences d'élite peuvent s'appliquer à tout sans déchoir.
Votre dédain, il est vrai, n'a rien de surprenant. Quand on écrit des
vers aussi... remarquables...

JULIEN.

Ce n'est pas bien ce que vous faites là, madame! Pourquoi railler?

MADAME ROUSSELIN.

Nullement! Malgré mon insuffisance peut-être, je vous crois un avenir...

JULIEN.

Il est fermé par le milieu où je me débats. L'art pousse mal sur le
terroir de la province. Le poète qui s'y trouve et que la misère
oblige à certains travaux est comme un homme qui voudrait courir
dans un bourbier. Un ignoble poids, toujours collé à ses talons, le
retient; plus il s'agite, plus il enfonce. Et cependant quelque chose
d'indomptable proteste et rugit au dedans de vous! Pour se consoler de
ce que l'on fait, on rêve orgueilleusement à ce que l'on fera; puis
les mois s'écoulent, la médiocrité ambiante vous pénètre, et on arrive
doucement à la résignation, cette forme tranquille du désespoir.

MADAME ROUSSELIN.

Je comprends et je vous plains!

JULIEN.

Ah! madame, que votre pitié est douce! bien qu'elle augmente ma
tristesse!

MADAME ROUSSELIN.

Courage! le succès, plus tard, viendra.

JULIEN.

Dans mon isolement, est-ce possible?

MADAME ROUSSELIN.

Au lieu de fuir le monde, allez vers lui! Son langage n'est pas le
vôtre, apprenez-le! Soumettez-vous à ses exigences. La réputation
et le pouvoir se gagnent par le contact; et, puisque la société est
naturellement à l'état de guerre, rangez-vous dans le bataillon des
forts, du côté des riches, des heureux! Quant à vos pensées intimes,
n'en dites jamais rien, par dignité et par prudence. Dans quelque
temps, lorsque vous habiterez Paris, comme nous...

JULIEN.

Mais je n'ai pas le moyen d'y vivre, madame!

MADAME ROUSSELIN.

Qui sait? avec la souplesse de votre talent, rien n'est difficile, et
vous l'utiliserez pour des personnes qui en marqueront leur gratitude!
Mais il est tard; au plaisir de vous revoir, monsieur! (Elle remonte.)

JULIEN.

Oh! restez! au nom du ciel, je vous en conjure! Voilà si longtemps
que je l'espère, cette occasion. Je cherchais des ruses inutilement
pour arriver jusqu'à vous! D'ailleurs, je n'ai pas bien compris vos
dernières paroles. Vous attendez quelque chose de moi, il me semble?
Est-ce un ordre? Dites-le! j'obéirai.

MADAME ROUSSELIN.

Quel dévouement!

JULIEN.

Mais vous occupez ma vie! Quand, pour respirer plus à l'aise, je
monte sur la colline, malgré moi, tout de suite, mes yeux découvrent
parmi les autres votre chère maison, blanche dans la verdure de
son jardin; et le spectacle d'un palais ne me donnerait pas autant
de convoitise! Quelquefois vous apparaissez dans la rue, c'est un
éblouissement, je m'arrête, et puis je cours après votre voile, qui
flotte derrière vous comme un petit nuage bleu! Bien souvent je suis
venu devant cette grille pour vous apercevoir et entendre passer au
bord des violettes le murmure de votre robe. Si votre voix s'élevait,
le moindre mot, la phrase la plus ordinaire, me semblait d'une valeur
inintelligible pour les autres; et j'emportais cela, joyeusement, comme
une acquisition!--Ne me chassez pas! Pardonnez-moi! J'ai eu l'audace de
vous envoyer des vers. Ils sont perdus, comme les fleurs que je cueille
dans la campagne, sans pouvoir vous les offrir, comme les paroles que
je vous adresse la nuit et que vous n'entendez pas, car vous êtes
mon inspiration, ma muse, le portrait de mon idéal, mes délices, mon
tourment!

MADAME ROUSSELIN.

Calmez-vous, monsieur!... Cette exagération...

JULIEN.

Ah! c'est que je suis de 1830, moi! J'ai appris à lire dans
_Hernani_, et j'aurais voulu être Lara! J'exècre toutes les lâchetés
contemporaines, l'ordinaire de l'existence et l'ignominie des bonheurs
faciles! L'amour qui a fait vibrer la grande lyre des maîtres gonfle
mon cœur. Je ne vous sépare pas, dans ma pensée, de tout ce qu'il y a
de plus beau; et le reste du monde, au loin, me paraît une dépendance
de votre personne. Ces arbres sont faits pour se balancer sur votre
tête, la nuit, pour vous recouvrir, les étoiles qui rayonnent doucement
comme vos yeux, pour vous regarder!

MADAME ROUSSELIN.

La littérature vous emporte, monsieur! Quelle confiance une femme
peut-elle accorder à un homme qui ne sait pas retenir ses métaphores,
ou sa passion? Je crois la vôtre sincère, pourtant. Mais vous êtes
jeune, et vous ignorez trop ce qui est l'indispensable. D'autres, à ma
place, auraient pris pour une injure la vivacité de vos sentiments. Il
faudrait au moins promettre...

JULIEN.

Voilà que vous tremblez aussi. Je le savais bien! On ne repousse pas un
tel amour!

MADAME ROUSSELIN.

Ma hardiesse à vous écouter m'étonne moi-même. Les gens d'ici sont
méchants, monsieur. La moindre étourderie peut nous perdre!... Le
scandale...

JULIEN.

Ne craignez rien! Ma bouche se taira, mes yeux se détourneront, j'aurai
l'air indifférent; et si je me présente chez vous...

MADAME ROUSSELIN.

Mais, mon mari... monsieur.

JULIEN.

Ne me parlez pas de cet homme!

MADAME ROUSSELIN.

Je dois le défendre.

JULIEN.

C'est ce que j'ai fait,--par amour pour vous!

MADAME ROUSSELIN.

Il l'apprendra; vous n'aurez pas à vous repentir de votre générosité.

JULIEN.

Laissez-moi me mettre à vos genoux, afin que je vous contemple de
plus près. J'exécuterai, madame, tout ce qu'il vous plaira! et
valeureusement, n'en doutez pas; me voilà devenu fort! Je voudrais
épandre sur vos jours, avec les ivresses de la terre, tous les
enchantements de l'art, toutes les bénédictions du ciel.

MISS ARABELLE, cachée derrière un arbre.

J'en étais sûre!

MADAME ROUSSELIN.

J'attends de vous une preuve immédiate de complaisance, d'affection...

JULIEN.

Oui, oui!


SCÈNE XIV.

LES MÊMES, MISS ARABELLE, puis MUREL et GRUCHET, à la fin ROUSSELIN.

MADAME ROUSSELIN, remontant.

On vient! il faut que je rentre.

JULIEN.

Pas encore!

GRUCHET, au fond, poursuivant Murel.

Alors, rendez-moi mon argent!

MUREL, continuant à marcher.

Vous m'ennuyez!

GRUCHET.

Polisson!

MUREL, lui donnant un soufflet.

Voleur!

ROUSSELIN, en entrant, qui a entendu le bruit du soufflet.

Qu'est-ce donc?

JULIEN, à madame Rousselin.

Oh! cela seulement! (Il lui applique sur la main un baiser sonore.)

MISS ARABELLE reconnaît Julien.

Ah!

ROUSSELIN.

Que se passe-t-il? (Apercevant miss Arabelle qui s'enfuit.) Arabelle!
demain, je la flanque à la porte!



ACTE TROISIÈME

_Au Salon de Flore._ L'intérieur d'un bastringue. En face, et
  occupant tout le fond, une estrade pour l'orchestre. Il y a dans le
  coin de gauche une contre-basse. Attachés au mur, des instruments de
  musique; au milieu du mur, un trophée de drapeaux tricolores. Sur
  l'estrade une table avec une chaise; deux autres tables des deux
  côtés. Une petite estrade plus basse est au milieu, devant l'autre.
  Toute la scène est remplie de chaises. A une certaine hauteur un
  balcon, où l'on peut circuler.


SCÈNE PREMIÈRE.

ROUSSELIN, seul, à l'avant-scène, puis UN GARÇON DE CAFÉ.

Si je comparais l'anarchie à un serpent, pour ne pas dire hydre? Et le
pouvoir... à un vampire? Non, c'est prétentieux! Il faudrait cependant
intercaler quelque phrase à effet, de ces traits qui enlèvent... comme:
«fermer l'ère des révolutions, camarilla, droits imprescriptibles,
virtuellement»; et beaucoup de mots en _isme_: «parlementarisme,
obscurantisme!...»

Calmons-nous! un peu d'ordre. Les électeurs vont venir, tout est prêt;
on a constitué le bureau hier au soir. Le voilà; le bureau! Ici, la
place du Président (il montre la table, au milieu); des deux côtés, les
deux secrétaires, et moi, au milieu, en face du public!... Mais sur
quoi m'appuierai-je? Il me faudrait une tribune! Oh! je l'aurai, la
tribune! En attendant... (Il va prendre une chaise et la pose devant
lui, sur la petite estrade.) Bien! et je placerai le verre d'eau,--car
je commence à avoir une soif abominable--je placerai le verre d'eau là!
(Il prend le verre d'eau qui se trouve sur la table du Président et le
met sur sa chaise.) Aurai-je assez de sucre? (Regardant le bocal qui en
est plein.) Oui!

Tout le monde est assis. Le Président ouvre la séance, et quelqu'un
prend la parole. Il m'interpelle pour me demander... par exemple...
Mais d'abord qui m'interpelle? Où est l'individu? A ma droite, je
suppose! Alors je tourne la tête brusquement! Il doit être moins
loin? (Il va déranger une chaise, puis remonte.) Je conserve mon air
tranquille, et tout en enfonçant la main dans mon gilet... Si j'avais
pris mon habit? C'est plus commode pour le bras! Une redingote vaut
mieux, à cause de la simplicité. Cependant le peuple, on a beau dire,
aime la tenue, le luxe. Voyons ma cravate? (Il se regarde dans une
petite glace à main, qu'il retire de sa poche.) Le col un peu plus
bas. Pas trop cependant; on ressemble à un chanteur de romance. Oh! ça
ira--avec un mot de Murel, de temps à autre, pour me soutenir! C'est
égal! Voilà une peur qui m'empoigne... et j'éprouve à l'épigastre...
(Il boit.) Ce n'est rien! Tous les grands orateurs ont cela à leurs
débuts! Allons, pas de faiblesse, ventrebleu! un homme en vaut un
autre, et j'en vaux plusieurs! Il me monte à la tête... comme des
bouillons! et je me sens, ma parole, un toupet infernal!

«Et c'est à moi que ceci s'adresse, monsieur!» Celui-là est en face;
marquons-le. (Il dérange une chaise et la pose au milieu.) «A moi que
ceci s'adresse, à moi!» Avec les deux mains sur la poitrine, en me
baissant un peu. «A moi, qui, pendant quarante ans... à moi, dont le
patriotisme... à moi que... à moi pour lequel...» puis, tout à coup:
«Ah! vous ne le croyez pas vous-même, monsieur!» Et on reste sans
bouger! (Rousselin garde la tête en haut, l'index de la main droite
vers le sol.) Il réplique: «Vos preuves alors! donnez vos preuves!
Ah! prenez garde! On ne se joue pas de la crédulité publique!» Il ne
trouve rien. «Vous vous taisez! ce silence vous condamne! J'en prends
acte!» Un peu d'ironie maintenant! On lui lance quelque chose de
caustique, avec un rire de supériorité. «Ah! ah!» Essayons le rire de
supériorité. «Ah! ah! ah! je m'avoue vaincu, effectivement! Parfait!»
Mais deux autres qui sont là (Rousselin déplace deux chaises)--Je les
reconnaîtrai--s'écrient que je m'insurge contre nos institutions, ou
n'importe quoi. Alors d'un ton furieux: «Mais vous niez le progrès!»
Développement du mot progrès: «Depuis l'astronome avec son télescope
qui, pour le hardi nautonier... jusqu'au modeste villageois baignant
de ses sueurs... le prolétaire de nos villes... l'artiste dont
l'inspiration...» Et je continue jusqu'à une phrase, où je trouve
le moyen d'introduire le mot «bourgeoisie». Tout de suite: éloge
de la bourgeoisie, le tiers État, les cahiers, 89, notre commerce,
richesse nationale, développement du bien-être par l'ascension
progressive des classes moyennes. Mais un ouvrier: «Eh bien! et le
peuple, qu'en faites-vous?» Je pars: «Ah! le peuple, il est grand»;
et je le flagorne, je lui en fourre par-dessus les oreilles! J'exalte
Jean-Jacques Rousseau qui avait été domestique, Jacquard tisserand,
Marceau tailleur; tous les tisserands, tous les domestiques et tous les
tailleurs sont flattés. Et après que j'ai tonné contre la corruption
des riches: «Que lui reproche-t-on, au peuple? c'est d'être pauvre!»
Tableau enragé de sa misère; bravos! «Ah! pour qui connaît ses vertus,
combien est douce la mission de celui qui peut devenir son mandataire!
Et ce sera toujours avec un noble orgueil que je sentirai dans ma main
la main calleuse de l'ouvrier! parce que son étreinte, pour être un peu
rude, n'en est que plus sympathique! parce que toutes les différences
de rang, de titre et de fortune sont, Dieu merci! surannées, et que
rien n'est comparable à l'affection d'un homme de cœur!...» Et je me
tape sur le cœur! bravo! bravo! bravo! (Rousselin claque des mains en
tournoyant.)

UN GARÇON DE CAFÉ.

Monsieur Rousselin, ils arrivent!

ROUSSELIN.

Retirons-nous, que je n'aie pas l'air... Aurai-je le temps d'aller
chercher mon habit?... Oui!--en courant! (Il sort.)


SCÈNE II.

TOUS LES ÉLECTEURS, VOINCHET, MARCHAIS, HOMBOURG, HEURTELOT, ONÉSIME,
  LE GARDE CHAMPÊTRE, BEAUMESNIL, LEDRU, LE PRÉSIDENT, puis ROUSSELIN,
  puis MUREL.

VOINCHET.

Ah! nous sommes nombreux. Ce sera drôle, à ce qu'il paraît.

LEDRU.

Pour une réunion politique, on aurait dû choisir un endroit plus
convenable que le _Salon de Flore_.

BEAUMESNIL.

Puisqu'il n'y en a pas d'autres dans la localité! Qui est-ce que vous
nommerez, monsieur Marchais?

MARCHAIS.

Mon Dieu, Rousselin! C'est encore lui, après tout...

LEDRU.

Moi j'ai résolu de faire un vacarme...

VOINCHET.

Tiens! le fils de Bouvigny.

BEAUMESNIL.

Le père est plus finaud, il ne vient pas.

LE PRÉSIDENT.

En séance!

LE GARDE CHAMPÊTRE.

En séance!

LE PRÉSIDENT.

Messieurs! nous avons à discuter les mérites de nos deux candidats
pour les élections de dimanche. Aujourd'hui vous vous occuperez de
l'honorable M. Rousselin, et demain soir, de l'honorable M. Gruchet. La
Séance est ouverte. (Rousselin, en habit noir, sort d'une petite porte
derrière le président, fait des salutations et reste debout au milieu
de l'estrade.)

VOINCHET.

Je demande que le candidat nous parle des chemins de fer.

ROUSSELIN, après avoir toussé et pris un verre d'eau.

Si on avait dit du temps de Charlemagne ou même de Louis XIV, qu'un
jour viendrait, où, en trois heures, il serait possible d'aller...

VOINCHET.

Ce n'est pas ça! Êtes-vous d'avis qu'on donne une allocation au chemin
de fer qui doit passer par Saint-Mathieu, ou bien à un autre qui
couperait Bonneval--idée cent fois meilleure?

UN ÉLECTEUR.

Saint-Mathieu est plus à l'avantage des habitants! Déclarez-vous pour
celui-là, monsieur Rousselin!

ROUSSELIN.

Comment ne serais-je pas pour le développement de ces gigantesques
entreprises qui remuent des capitaux, prouvent le génie de l'homme,
apportent le bien-être au sein des populations!

HOMBOURG.

Pas vrai, elles les ruinent!

ROUSSELIN.

Vous niez donc le progrès? monsieur, le progrès, qui depuis
l'astronome...

HOMBOURG.

Mais les voyageurs?...

ROUSSELIN.

Avec son télescope...

HOMBOURG.

Ah! si vous m'empêchez!...

LE PRÉSIDENT.

La parole est à l'interpellant.

HOMBOURG.

Les voyageurs ne s'arrêteront plus dans nos pays.

VOINCHET.

C'est parce qu'il tient une auberge!

HOMBOURG.

Elle est bonne, mon auberge!

TOUS.

Assez! assez! (Les voisins de Hombourg le font se rasseoir.)

LE PRÉSIDENT.

Pas de violence, messieurs!

LE GARDE CHAMPÊTRE.

Silence!

HOMBOURG.

Voilà comme vous défendez nos intérêts!

ROUSSELIN.

J'affirme!...

HOMBOURG.

Mais vous perdez le roulage!

UN ÉLECTEUR.

Il soutiendra le libre échange!

ROUSSELIN.

Sans doute! Par la transmission des marchandises, un jour la fraternité
des peuples...

UN ÉLECTEUR.

Il faut admettre les laines anglaises! Proclamez l'affranchissement de
la bonneterie!

ROUSSELIN.

Et tous les affranchissements!

LES ÉLECTEURS.

(Côté droit.) Oui! oui! (Côté gauche.) Non! non! à bas!

ROUSSELIN.

Plût au ciel que nous puissions recevoir en abondance les céréales, les
bestiaux!

UN AGRICULTEUR en blouse.

Eh bien, vous êtes gentil pour l'agriculture!...

ROUSSELIN.

Tout à l'heure je répondrai sur le chapitre de l'agriculture! (Il se
verse un verre d'eau.--Silence.)

HEURTELOT, apparaissant en haut, au balcon.

Qu'est-ce que vous pensez des hannetons?

TOUS, riant.

Ah! ah! ah!

LE PRÉSIDENT.

Un peu de gravité, messieurs!

LE GARDE CHAMPÊTRE.

Pas de désordre! Au nom de la loi, assis! (Le calme se rétablit.)

MARCHAIS, poussé par des voisins.

Monsieur Rousselin, nous voudrions savoir votre idée sur les impôts.

ROUSSELIN.

Les impôts, mon Dieu... certainement, sont pénibles... mais
indispensables... C'est une pompe,--si je puis m'exprimer ainsi,--qui
aspire du sein de la terre un élément fertilisateur pour le répandre
sur le sol. Reste à savoir si les moyens répondent au but... et si, en
exagérant... on n'arriverait pas quelquefois à tarir...

LE PRÉSIDENT, se penchant vers lui.

Charmante comparaison!

VOINCHET.

La propriété foncière est surchargée!

HEURTELOT.

On paye plus de trente sous de droits pour un litre de cognac?

LEDRU.

La flotte nous dévore!

BEAUMESNIL.

Est-ce qu'on a besoin d'un Jardin des Plantes?

ROUSSELIN.

Sans doute! sans doute! sans doute! il faudrait apporter d'immenses,
d'immenses économies!

TOUS.

Très bien!

ROUSSELIN.

D'autre part, le gouvernement lésine, tandis qu'il devrait...

BEAUMESNIL.

Élever les enfants pour rien!

MARCHAIS.

Protéger le commerce!

L'AGRICULTEUR.

Encourager l'agriculture!

ROUSSELIN.

Bien sûr!

BEAUMESNIL.

Fournir l'eau et la lumière gratuitement dans chaque maison!

ROUSSELIN.

Peut-être, oui!

HOMBOURG.

Vous oubliez le roulage dans tout ça!

ROUSSELIN.

Oh! non, non pas! Et permettez-moi de résumer en un seul corps de
doctrine, de prendre en faisceau...

LEDRU.

On connaît votre manière d'enguirlander le monde! Mais si vous aviez
devant vous Gruchet...

ROUSSELIN.

C'est à moi que vous comparez Gruchet! à moi!... qu'on a vu pendant
quarante ans... à moi dont le patriotisme...--Ah! vous ne le croyez pas
vous-même, monsieur!

LEDRU.

Oui, je le compare à vous!

ROUSSELIN.

Ce Catilina de village!

HEURTELOT, au balcon.

Qu'est-ce que c'est, Catilina?

ROUSSELIN.

C'était un célèbre conspirateur qui, à Rome...

LEDRU.

Mais Gruchet ne conspire pas!

Ensemble, confusément.

HEURTELOT.

Êtes-vous de la police?

TOUS, à droite.

Il en est! il en est!

TOUS, à gauche.

Non, il n'en est pas! (Vacarme.)

ROUSSELIN.

Citoyens! de grâce! Citoyens! Je vous en prie! de grâce! écoutez-moi!

MARCHAIS.

Nous écoutons! (Rousselin cherche à dire quelque chose et reste muet.
Rires de la foule.)

TOUS, riant.

Ah! ah! ah!

LE GARDE CHAMPÊTRE.

Silence!

HEURTELOT.

Il faut qu'il s'explique sur le droit au travail.

TOUS.

Oui! oui! le droit au travail!

ROUSSELIN.

On a écrit là-dessus des masses de livres. (Murmures.) Ah! vous
m'accorderez qu'on a écrit, à ce propos, énormément de livres. Les
avez-vous lus?

HEURTELOT.

Non!

ROUSSELIN.

Je les sais par cœur! Et si, comme moi, vous aviez passé vos nuits dans
le silence du cabinet, à...

HEURTELOT.

Assez causé de vous! Le droit au travail!

TOUS.

Oui, oui, le droit au travail!

ROUSSELIN.

Sans doute, on doit travailler!

HEURTELOT.

Et commander de l'ouvrage!

MARCHAIS.

Mais si on n'en a pas besoin?

ROUSSELIN.

N'importe!

MARCHAIS.

Vous attaquez la propriété!

ROUSSELIN.

Et quand même?

MARCHAIS, se précipitant sur l'estrade.

Ah! vous me faites sortir de mon caractère.

ÉLECTEURS, de droite.

Descendez! descendez!

ÉLECTEURS, de gauche.

Non! qu'il y reste!

ROUSSELIN.

Oui! qu'il demeure! J'admets toutes les contradictions! Je suis pour la
liberté! (Applaudissements à droite. Murmures à gauche; il se retourne
vers Marchais.) Le mot vous choque, monsieur? c'est que vous n'en
comprenez point le sens économique, la valeur... humanitaire! La presse
l'a élucidée pourtant! et la presse--rappelons-le, citoyens--est un
flambeau, une sentinelle qui...

BEAUMESNIL.

A la question!

MARCHAIS.

Oui, la propriété!

ROUSSELIN.

Eh bien! je l'aime comme vous; je suis propriétaire. Vous voyez donc
que nous sommes d'accord!

MARCHAIS, embarrassé.

Cependant... hum!... cependant...

LEDRU.

Ah! l'épicier! (Tout le monde rit.)

ROUSSELIN.

Encore un mot! je vais le convaincre! (A Marchais.) On doit,--n'est-il
pas vrai,--on doit, autant que possible, démocratiser l'argent,
républicaniser le numéraire. Plus il circule, plus il en tombe dans
la poche du peuple, et par conséquent dans la vôtre. Pour cela, on a
imaginé le crédit.

MARCHAIS.

Il ne faut pas trop de crédit?

ROUSSELIN.

Parfait! Oh! très bien!

LEDRU.

Comment! pas de crédit?

ROUSSELIN, à Ledru.

Vous avez raison; car si l'on ôte le crédit, plus d'argent, et d'autre
part, c'est l'argent qui fait la base du crédit; les deux termes sont
corrélatifs! (Secouant fortement Marchais.) Comprenez-vous que les deux
termes soient corrélatifs? Vous vous taisez? ce silence vous condamne,
j'en prends acte!

TOUS.

Assez! assez! (Marchais regagne sa place.)

ROUSSELIN.

Ainsi se trouve résolue, citoyens, l'immense question du travail! En
effet, sans propriété, pas de travail! Vous faites travailler parce que
vous êtes riche, et sans travail, pas de propriété. Vous travaillez,
non seulement pour devenir propriétaires, mais parce que vous l'êtes!
Vos œuvres font du capital, vous êtes capitalistes.

L'AGRICULTEUR.

Drôles de capitalistes!

MARCHAIS.

Vous embrouillez tout!

LEDRU.

C'est se ficher du monde!

TOUS.

Oui! la clôture! à la porte! la clôture!

LE PRÉSIDENT.

Cela devient intolérable! on ne peut plus...

LE GARDE CHAMPÊTRE.

Je vais faire évacuer l'asile!

ROUSSELIN, à part, apercevant Murel qui entre.

Murel!

LEDRU.

Que le candidat justifie les éloges qu'il a donnés devant moi aux
opinions du sieur Bouvigny! (Aux ouvriers.) Vous y étiez, vous autres?

ROUSSELIN.

Mais... je... je...

LEDRU.

Il est perdu!

HEURTELOT.

Tendez la gaffe!

VOINCHET.

Un médecin! (Rire général.)

MUREL.

J'étais là aussi, moi! L'honorable M. Rousselin a paru condescendre aux
idées de Bouvigny! Il ne s'en cache pas! Il s'en vante!

ROUSSELIN, fièrement.

Ah!

MUREL.

Et c'était précisément à cause des électeurs qui l'entouraient, pour
affermir leurs convictions, en leur faisant voir jusqu'à quel point
peut aller dans la tête de certaines personnes...

ROUSSELIN.

L'obscurantisme!

MUREL.

Effectivement! C'était, dis-je, un procédé de tactique parlementaire,
une ruse... bien légitime, passez-moi l'expression, pour le faire
tomber dans le panneau.

HEURTELOT.

Oh! oh! trop malin!

LEDRU.

Alors, il s'est conduit en saltimbanque.

MUREL.

Mais je...

HEURTELOT.

Ne le défendez plus!

LEDRU.

Et voilà l'homme qui avait promis d'aller caloter le préfet!

ROUSSELIN.

Pourquoi pas?

LE GARDE CHAMPÊTRE, le frappant légèrement sur l'épaule.

Doucement, monsieur Rousselin!

TOUS.

Assez! assez! la clôture! la clôture! (Tout le monde se lève. Rousselin
fait un geste désespéré, puis se retourne vers le président qui sort.)

LE PRÉSIDENT.

Une séance peu favorable, cher monsieur; espérons qu'une autre fois...

ROUSSELIN, observant Murel.

Murel qui s'en va! (A Marchais qui passe devant lui.) Marchais! ah!
c'est mal! c'est mal!

MARCHAIS.

Que voulez-vous, avec vos opinions!...


SCÈNE III.

ROUSSELIN, ONÉSIME, LE GARÇON DE CAFÉ.

ROUSSELIN, redescendant.

Oh! mes rêves!...--je n'ai plus qu'à m'enfuir, ou à me jeter à l'eau
maintenant! On va faire des gorges chaudes, me blaguer! (Considérant
les chaises.) Ils étaient là!... oui! et au lieu de cette foule en
délire dont j'écoutais d'avance les trépignements... (Le garçon de café
entre pour ranger les chaises.) Ah! fatale ambition, pernicieuse aux
rois comme aux particuliers!... et pas moyen de faire un discours! tous
mes mots ont raté! Comme je souffre! comme je souffre! (Au garçon de
café.) Ah! vous pouvez les prendre! je n'en ai plus besoin! (A part.)
Leur vue me tape sur les nerfs maintenant!

LE GARÇON DE CAFÉ, à Onésime sur l'estrade et qui se trouve caché par
la contrebasse.

Restez-vous là?

ONÉSIME, timidement.

Monsieur Rousselin!

ROUSSELIN.

Ah! Onésime!

ONÉSIME, s'avançant.

Je voudrais trouver quelque chose de convenable... pour vous dire que
je participe aux désagréments...

ROUSSELIN.

Merci! merci! Car tout le monde m'abandonne!... jusqu'à Murel!

ONÉSIME.

Il vient de sortir avec le clerc de Me Dodart!

ROUSSELIN.

Si j'allais le trouver? (Regardant dehors.) Il y a encore trop de monde
sur la place, et le peuple est capable de se porter sur moi à des
excès!...

ONÉSIME.

Je ne crois pas!

ROUSSELIN.

Cela s'est vu! On peut être outragé, déchiré! Ah! la populace! je
comprends Néron!

ONÉSIME.

Quand mon père a reçu cette lettre du préfet qui lui enlevait tout
espoir, il a été comme vous, bien triste! Cependant il a repris le
dessus, à force de philosophie!

ROUSSELIN.

Dites-moi, vous qui êtes excellent, vous n'allez pas me tromper?

ONÉSIME.

Oh!

ROUSSELIN.

Est-ce que M. votre père... (Se retournant vers le garçon qui remue
les chaises.) Il est irritant, ce garçon-là! Laissez-nous tranquilles!
(Le garçon sort.) Est-ce que votre père avait autant de voix qu'on le
soutient? Il m'a défilé une liste de communes!...

ONÉSIME.

Il est toujours sûr de soixante-quatre laboureurs. J'ai vu leurs noms!

ROUSSELIN, à part.

C'est un chiffre, cela!

ONÉSIME.

Mais... j'ai quelque chose pour vous. Une vieille femme, que je ne
connais pas, m'a dit comme j'entrais à la séance: «Faites-moi le
plaisir de remettre ce billet à M. Rousselin.» (Il le lui donne.)

ROUSSELIN.

Une drôle de lettre! Voyons un peu! (Lisant.) «Une personne qui
s'intéresse à vous croit de son devoir de vous prévenir que Mme
Rousselin... (Il s'arrête bouleversé.)

ONÉSIME.

Dois-je porter la réponse?

ROUSSELIN, ricanant convulsivement.

La... la... la réponse?

ONÉSIME.

Oui? laquelle?

ROUSSELIN, furieux.

C'est un coup de pied pour l'imbécile qui fait de pareilles
commissions! (Onésime s'enfuit.)

Une lettre anonyme, après tout, je suis bien sot de m'en tourmenter!
(Il la froisse et la jette.) La haine de mes ennemis n'aura donc pas de
bornes! Voilà une machination qui dépasse toutes les autres! C'est pour
me distraire de la vie politique, pour me gêner dans ma candidature; et
on m'attaque jusqu'au fond de l'honneur! Cette infamie-là doit venir de
Gruchet?... Sa bonne est sans cesse à rôder autour de la maison... (Il
ramasse la lettre, et lisant.) «Que votre femme a un amant!» On n'est
pas l'amant de ma femme!--Quels sont les hommes qui peuvent être son
amant?...

Est-ce assez bête!... Cependant l'autre soir, sous les quinconces,
j'ai entendu un soufflet, presque aussitôt un baiser! J'ai bien vu
miss Arabelle! mais sûrement elle n'était pas seule, puisque, d'autre
part, un soufflet?... Est-ce qu'un insolent se serait permis envers
Mme Rousselin?... Oh! elle me l'aurait dit? Et puis, le baiser dans ce
cas-là eût précédé le soufflet, tandis que j'ai fort bien entendu un
soufflet d'abord, et un baiser ensuite! Bah! n'y pensons plus! j'ai
bien d'autres choses! Non! non! tout à mon affaire! (Il va pour sortir.)


SCÈNE IV.

ROUSSELIN, GRUCHET.

GRUCHET.

Il n'est pas là, M. Murel?

ROUSSELIN.

Vous venez me narguer, sans doute? jouir de ma défaite, ajouter vos
persiflages...

GRUCHET.

Pas du tout!

ROUSSELIN.

Au moins, faut-il se servir d'armes loyales, monsieur!

GRUCHET.

Le droit est de mon côté!

ROUSSELIN.

Je sais bien qu'en politique...

GRUCHET.

Ce n'est pas la politique qui me fait agir, mais des intérêts plus
humbles. M. Murel...

ROUSSELIN.

Eh! je me moque de Murel!

GRUCHET.

Voilà huit jours qu'il m'échappe, malgré ses promesses. Et il se
conduit d'une manière abominable! Non content de s'être livré sur moi à
des violences,--je pouvais le traduire en justice; je n'ai pas voulu,
par respect du monde et considération pour l'industrie.

ROUSSELIN.

Plus vite, je vous prie!

GRUCHET.

M. Murel s'est engagé, en arrivant ici, dans des opérations de Bourse,
qui furent d'abord heureuses; et il a si bien fait... que... une
première fois, je lui ai prêté dix mille francs. Oh! il me les a
rendus, et même avec des bénéfices! Deux mois plus tard, autre prêt de
cinq mille! Mais la chance avait tourné. Une troisième fois...

ROUSSELIN.

Est-ce que ça me regarde?

GRUCHET.

Bref, il me doit actuellement trente mille deux cent vingt-six francs
et quinze centimes!

ROUSSELIN, à part.

Ah! c'est bon à savoir!

GRUCHET.

Ce jeune homme a abusé de ma candeur! Il me leurrait avec la
perspective d'une belle affaire, un riche mariage.

ROUSSELIN, à part.

Coquin!

GRUCHET.

Par sa faute, je me trouve sans argent. Depuis quelque temps, j'en
ai tellement dépensé! (Il soupire.) Et, puisque vous êtes son ami,
arrangez-vous, priez-le, pour qu'il me rende ce qui m'appartient.

ROUSSELIN.

Me demander cela, vous, mon rival!

GRUCHET.

Je n'ai pas fait le serment de l'être toujours! J'ai du cœur, monsieur
Rousselin; je sais reconnaître les bons offices!

ROUSSELIN.

Comment! lorsque je possède une reconnaissance de six mille francs,
prêtés autrefois pour commencer vos affaires, et dont les intérêts,
depuis l'époque, montent à plus de vingt mille!

GRUCHET.

C'est même où je voulais en venir.. Donnant, donnant.

ROUSSELIN.

Je n'y suis plus du tout!

GRUCHET.

Songez donc que beaucoup de personnes dépendent de moi, et que j'ai,
sans qu'il y paraisse, pas mal d'influence! Si vous me remettiez le
papier en question, on pourrait s'entendre.

ROUSSELIN.

Sur quoi?

GRUCHET.

Je lâcherais les électeurs.

ROUSSELIN.

Et si je ne suis pas nommé?... Je perds mon argent!

GRUCHET.

Vous êtes trop modeste!

ROUSSELIN.

Hein?

GRUCHET.

A votre guise! Jusqu'à la dernière minute, il sera temps! Mais je vous
répète que vous avez tort! (Il se dirige vers la gauche.)

ROUSSELIN.

Où allez-vous donc par là?

GRUCHET.

Dans ce cabinet, où mon ami Julien doit être à travailler sur le
procès-verbal de la séance. Je vous assure que vous avez tort! (Il
sort.)


SCÈNE V.

ROUSSELIN, puis MUREL.

ROUSSELIN.

Est-ce un piège, ou serait-ce la vérité? Quant à Murel, c'est un
sauteur qui faisait tout bonnement une spéculation. Oh! je m'en doutais
un peu! Mais, à présent, je ne vois pas pourquoi je me gênerais; il a
perdu son crédit sur le peuple, et ma foi...

MUREL, entre joyeux.

Pardon de vous avoir quitté si vite! Je viens de chez Dodart. Quel
événement, mon cher! Un bonheur!...

ROUSSELIN.

Ah! vous en faites de belles! Je suis obligé de recevoir vos
créanciers. Gruchet exige trente mille francs!

MUREL.

La semaine prochaine, il les aura!

ROUSSELIN.

Encore vos forfanteries! Jamais vous ne doutez de rien!... De même pour
ma candidature! On n'est pas en vérité moins habile, et vous auriez dû
plutôt...

MUREL.

Soutenir Gruchet, n'est-ce pas?

ROUSSELIN.

C'est tout comme! L'_Impartial_, depuis huit jours, n'a rien fait.

MUREL.

J'étais en voyage et je suis revenu sans même attendre...

ROUSSELIN.

Mauvaise excuse!

MUREL.

La réclamation de Gruchet est une vengeance. Je me perds à cause de
vous; heureusement que...

ROUSSELIN.

Quoi donc!

MUREL.

Vous m'avez, en quelque sorte, promis la main de votre fille...

ROUSSELIN.

Oh! oh! entendons-nous!

MUREL.

Mais vous ne savez donc pas que je viens d'hériter!

ROUSSELIN.

De votre tante, peut-être?

MUREL.

Certainement!

ROUSSELIN.

La plaisanterie est rebattue.

MUREL.

Je vous jure que ma tante est morte!

ROUSSELIN.

Eh bien! enterrez-la, et ne me bernez pas avec vos histoires d'héritage.

MUREL.

Rien de plus vrai! Seulement, comme la pauvre femme a trépassé depuis
mon départ, on cherche si quelquefois un autre testament...

ROUSSELIN.

Ah! il y a des _si!_ Eh bien, mon cher, moi, j'aime les gens sûrs des
choses qu'ils disent et entreprennent.

MUREL.

Monsieur Rousselin, vous oubliez trop ce que je puis faire pour vous!

ROUSSELIN.

Pas grand'chose! Les ouvriers ne vous écoutent plus!

MUREL.

Vraiment! Parce qu'il y a cinq ou six braillards peut-être... des
hommes que j'avais renvoyés de ma fabrique... Mais tous les autres!

ROUSSELIN.

Pourquoi ne sont-ils pas venus?

MUREL.

Comment les amener, étant absent?

ROUSSELIN, à part.

Cela, c'est une raison.

MUREL.

Vous ne connaissez pas leur humeur, et je parie que d'ici à dimanche
prochain, si je voulais, j'aurais le temps... Mais non, je ne m'en mêle
plus... et... je recommanderai Gruchet!

ROUSSELIN, à part.

Il me fait des menaces!... Est-ce que j'aurais encore des chances?
(Haut.) Ainsi vous croyez... que l'effet de la réunion... n'a pas été
absolument mauvais?

MUREL.

Ah! vous avez blessé le peuple!

ROUSSELIN.

Mais j'en suis du peuple! Mon père était un modeste travailleur. Voilà
ce qu'il faut leur dire, mon bon Murel, et que j'ai souffert pour
eux, car le gouvernement a mis la main sur moi, là, tout à l'heure!
Retournez à la filature.

MUREL.

Mais écoutez!... j'apporte...--on n'attend plus que le certificat de
décès de mon cousin...

ROUSSELIN.

Faites-leur comprendre!

MUREL.

Premièrement, une ferme.


SCÈNE VI.

LES MÊMES, MADAME ROUSSELIN, LOUISE.

MADAME ROUSSELIN, à la cantonade.

Louise, suis-moi donc! Qu'as-tu à regarder partout? (A son mari.) Ah!
je te trouve enfin; j'étais inquiète. S'il y a du bon sens!

ROUSSELIN.

Je ne pouvais pas...

LOUISE, apercevant Murel.

Mon ami!

MUREL.

Louise!

MADAME ROUSSELIN, scandalisée.

Que signifie? Est-ce une tenue pour une jeune personne? Et vous-même,
monsieur, une pareille familiarité!...

MUREL.

Mon Dieu, madame, M. Rousselin pourra vous dire...

MADAME ROUSSELIN.

Je suis curieuse, en effet (tirant son mari à l'écart), de voir par
quelles raisons ma fille...

ROUSSELIN.

Ma chérie, d'abord tu comprendras...

LOUISE, à Murel, à part.

C'est moi qui ai poussé ma mère à venir; je vous savais ici; pas
d'autre moyen!...

MUREL, de même.

Il faut brusquer tout; je vous dirai pourquoi. (S'avançant vers M. et
Madame Rousselin.) Madame, bien qu'on ait l'habitude d'employer pour
de telles démarches des intermédiaires, je m'en passe forcément, et je
vous prie de m'accorder en mariage Mlle Louise.

MADAME ROUSSELIN.

Monsieur, mais, monsieur, on ne prend pas les gens...

MUREL, vite.

Ma nouvelle position de fortune me permet...

ROUSSELIN.

Ah! il faut voir!

MADAME ROUSSELIN.

Cela est si en dehors des procédés ordinaires...

LOUISE, souriant.

Oh! maman!

MADAME ROUSSELIN.

Et cette inconvenance, dans un endroit public! (Julien entre par la
porte de gauche.)


SCÈNE VII.

LES MÊMES, JULIEN.

JULIEN, à Rousselin.

Je viens, monsieur, me mettre à votre disposition.

ROUSSELIN.

Vous?

JULIEN.

Oui, moi, absolument!

MUREL, à part.

Qui l'amène?

JULIEN.

Mon journal ayant une autorité de vieille date dans le pays, je peux
vous être utile.

ROUSSELIN, ébahi.

Mais Murel?

JULIEN, regardant madame Rousselin.

J'ai entendu à travers cette cloison tout ce qui s'est passé à la
séance, et il m'est facile d'en faire un compte rendu favorable
(désignant Murel), avec la permission, toutefois, de mon chef.

MUREL.

Parbleu! depuis assez longtemps!...

ROUSSELIN.

Comment vous exprimer...

MADAME ROUSSELIN, bas à son mari.

Tu vois que j'ai réussi, hein? (Bas à Julien.) Je vous remercie.

JULIEN, de même.

Vos yeux me soutenaient! c'est fait!

ROUSSELIN, à sa femme.

Il est charmant! Défendu par vous, qui êtes un polémiste!...

MUREL.

Un talent flexible, clair, pittoresque!

ROUSSELIN.

Je crois bien!

MUREL.

Et d'une violence quand il veut s'en donner la peine? (Bas à Julien.)
Dites que l'idée vient de moi; vous m'obligerez.

JULIEN.

Malgré les arguments de notre ami Murel,--car il vous prône avec
une ardeur!--je demeurais dans mon obstination. (Regardant madame
Rousselin.) Mais tout à coup, comme éclairé par une lumière, et
obéissant à une voix, j'ai vu, j'ai compris.

ROUSSELIN.

Ah! cher monsieur, je suis pénétré de reconnaissance!

JULIEN, bas, à madame Rousselin.

Quand nous reverrons-nous?

MADAME ROUSSELIN, de même.

Je vous le ferai savoir.

ROUSSELIN, à Julien.

Par exemple, je ne sais pas comment vous vous y prendrez!

JULIEN, gaiement.

Ceci est mon affaire!

ROUSSELIN, à sa femme.

Prie donc M. Julien de venir ce soir dîner chez nous, en famille.

MADAME ROUSSELIN, faisant une révérence.

Mais certainement, avec le plus grand plaisir.

JULIEN, saluant.

Madame!



ACTE QUATRIÈME

Le cabinet de Rousselin. Au fond, une large ouverture avec la
  campagne à l'horizon. Plusieurs portes. A gauche, un bureau sur
  lequel se trouve une pendule.


SCÈNE PREMIÈRE.

PIERRE, puis LE GARDE CHAMPÊTRE, puis FÉLICITÉ.

PIERRE, à la cantonade, d'une voix très haute.

François, allez prendre dans le char à bancs huit messieurs à
Saint-Léonard, et vous ne refermerez pas la grille!--Il faut
qu'Élisabeth porte encore des bulletins.--Vous n'oublierez pas, en
revenant, le papetier pour les cartes de visite.

(Entre un commissionnaire qui halète sous un ballot de journaux.) C'est
lourd, hein! mon brave... Mettez cela ici, bon! (L'homme dépose son
ballot par terre, près d'un autre beaucoup plus grand.) Et descendez
vous rafraîchir à la cuisine. On y boit du champagne dans des pots à
confitures; rien ne coûte, vu la circonstance!

Ce soir l'élection, et la semaine prochaine, Paris! Voilà assez
longtemps que j'en rêve le séjour, principalement pour les huîtres et
le bal de l'Opéra! (Considérant les deux tas de journaux.) L'article
de M. Julien, encore! A qui en distribuer? Tout le monde en a, sans
exagération, au moins trois exemplaires! Et il nous en reste!...
N'importe! à l'ouvrage! (Il commence à diviser le tas par petits
paquets. Entre le garde champêtre.) Ah! père Morin, aujourd'hui vous
êtes en retard!

LE GARDE CHAMPÊTRE.

C'est qu'il y a eu, chez M. Murel, une espèce d'émeute; les ouvriers
maintenant sont contre lui; [on parle même de faire venir de la
troupe[7]]. Ah! ça ne va pas! Ça ne va pas! (Il se met à aider Pierre.
Entre Félicité.)

  [7] Enlevé par LA CENSURE.

PIERRE.

Tiens, Félicité! Bonjour, madame Gruchet.

FÉLICITÉ.

Malhonnête!

PIERRE.

Je vous croyais fâchée depuis que votre maître nous fait concurrence?

FÉLICITÉ, sèchement.

Ça ne me regarde pas!... J'ai une commission pour le vôtre.

PIERRE.

Il est sorti.

FÉLICITÉ.

Mais il rentrera pour déjeuner?

PIERRE.

Est-ce qu'on déjeune! Est-ce qu'on a le temps! Monsieur, du matin
au soir, n'arrête pas! Madame porte des secours à domicile! et
Mademoiselle, avec un grand tablier, distribue des potages aux pauvres!

FÉLICITÉ.

Et l'institutrice?

PIERRE.

Oh! plus gnian-gnian que jamais! (Au garde champêtre.) Non! comme cela!
(Pliant un journal.) C'est Monsieur qui m'a appris, de manière à ce que
l'on voie, du premier coup d'œil, l'article.

LE GARDE CHAMPÊTRE.

Il cause dans l'arrondissement une agitation!

PIERRE.

Pour être tapé, il l'est.

FÉLICITÉ.

En attendant, n'y aurait-il pas moyen de lui dire un mot, à votre
Anglaise?

PIERRE, désignant la porte de gauche.

Sa chambre est par là, au fond du corridor, à droite.

FÉLICITÉ.

Oh! je sais. (Elle se dirige vers la porte.)

PIERRE.

Notre patron! (Félicité se retire dans un coin et reste immobile.)


SCÈNE II.

LES MÊMES, ROUSSELIN.

ROUSSELIN, en entrant, presse chaleureusement la main de Pierre.

Mon cher ami...

PIERRE, étonné.

Mais, monsieur?...

ROUSSELIN.

Une distraction, c'est vrai! L'habitude de donner au premier venu des
poignées de main est plus forte que moi... J'en ai la paume enflée.
(Au garde champêtre.) Ah! très bien! (Lui glissant de l'argent d'une
manière discrète.) Merci!... et... ne craignez pas... si jamais vous
aviez besoin...

LE GARDE CHAMPÊTRE, avec un geste pour le rassurer.

Oh! (Il sort avec Pierre qui l'aide à porter les journaux.)

ROUSSELIN.

Il enfonce toutes les objections, l'article!--démontrant fort bien
qu'il est absurde d'avoir des opinions arrêtées d'avance, et que ma
conduite par là est plus sage et plus loyale. Il vante mes lumières
administratives, il dit même que j'ai fait mon droit,--j'ai poussé
jusqu'au premier examen,--et avec des tournures de style!...--C'est
pourtant à ma femme que je dois cela!

FÉLICITÉ, s'avançant et lui remettant une lettre.

De la part de M. Gruchet!

ROUSSELIN.

Ah! (Lisant.) «La quittance, et je me désiste. Vous pouvez la confier à
ma bonne.»

Diable! Voilà ce qu'on appelle vous mettre le couteau sur la gorge!

Mais s'il se retire, pas d'autre concurrent, et je suis nommé! Mon
Dieu, oui! C'est bien clair! La somme est lourde cependant, et je
n'aurai plus contre lui aucun moyen?... Eh! quand il sera élu, belle
avance! Pour six mille francs, dont je ne parlais pas, que j'avais
oubliés... A quoi me serviraient-ils? Bah! on n'a rien sans sacrifice!
(Il ouvre son bureau.) Tenez! (Donnant un petit papier à Félicité.)
Dépêchez-vous! votre maître attend!

FÉLICITÉ.

Merci, monsieur! (Elle sort.)

ROUSSELIN.

La démission est tardive! Bah! le scrutin ne fait que d'ouvrir, et
quand j'y perdrais quelques voix...


SCÈNE III.

ROUSSELIN, MUREL, DODART.

MUREL.

Ah! maintenant vous me croirez. Je vous amène le notaire avec toutes
ses preuves.

DODART.

Voici les actes de l'état civil, et l'extrait d'inventaire établissant
les droits et qualités de mon client à la succession de Mme veuve
Murel, de Montélimart, sa tante.

ROUSSELIN.

Mes compliments!

MUREL.

Ainsi rien ne s'oppose plus à ce que.

ROUSSELIN.

Quoi? qu'est-ce que vous dites?

MUREL.

Mon mariage?

ROUSSELIN.

Et comment voulez-vous que dans un jour pareil!

MUREL.

Sans doute! Cependant, sans rien décider, on pourrait convenir...

ROUSSELIN, à Dodart.

Savez-vous quelque chose de nouveau? On ne vous a pas dit, par hasard,
que Gruchet....

MUREL.

Mon cher, il me semble que vous pourriez accorder plus d'attention...

ROUSSELIN.

Non! pas de bavardage! Vous feriez mieux de ne pas quitter vos hommes;
le bruit court même qu'ils se disposent...

MUREL.

Mais j'ai amené exprès Dodart!

ROUSSELIN.

Allez-vous-en! Nous causerons ensemble de votre affaire!

MUREL.

Vous consentez, alors? c'est bien sûr?

ROUSSELIN.

Oui! mais ne perdez pas de temps!

MUREL, sortant vivement.

Ah! comptez sur moi! Quand je devrais leur donner de ma bourse une
augmentation!... (Il sort.)


SCÈNE IV.

ROUSSELIN, DODART, puis MARCHAIS, puis PIERRE, puis ARABELLE.

ROUSSELIN.

Un bon enfant, ce Murel!

DODART.

Néanmoins, il se trompe! Les ouvriers maintenant se moquent de lui!
Quant à sa fortune, par exemple...

MARCHAIS.

Serviteur! M. de Bouvigny m'envoie chercher votre réponse.

ROUSSELIN.

Comment?

MARCHAIS.

La réponse à la chose que M. Dodart vous a communiquée?

DODART, se frappant le front.

Quelle étourderie! la première peut-être qui m'arrive dans la carrière
du notariat!

MARCHAIS, à Rousselin.

Et il demande un mot d'écrit.

ROUSSELIN.

Mais?...

DODART, à Rousselin.

Je vais vous dire. (A Marchais.) Patientez quelques minutes dans la
cour, n'est-ce pas? (Marchais sort.) M. de Bouvigny est donc venu,
il y a trois jours, m'affirmer encore une fois qu'il tenait à votre
alliance...

ROUSSELIN.

Je le sais.

DODART.

Et que si vous vouliez,--dame! on se sert des moyens que l'on a; on
utilise les armes que l'on possède! Ce n'est peut-être pas toujours
extrêmement bien... mais...

ROUSSELIN.

Ah! vous avez une façon de parler!...

DODART.

Sans l'affaire de Murel, qui est tombée dans mon étude et qui a pris
tous mes instants, je serais vite accouru.

ROUSSELIN.

Au fait, je vous en prie!

DODART.

Si vous accordez votre fille à son fils, il est sûr, entendez-vous, le
comte m'a dit qu'il était sûr de vous faire élire, ne serait-ce qu'en
amenant aux urnes soixante-quatre laboureurs.

ROUSSELIN.

Cet envoi de Marchais est une sommation?

DODART.

Absolument.

ROUSSELIN.

Eh bien?... et Murel!

DODART.

En effet, vous venez de lui promettre.

ROUSSELIN.

Lui ai-je promis?

DODART.

Oh! légèrement!

ROUSSELIN.

Pour ainsi dire, presque pas!... Cependant... Enfin que me
conseillez-vous?

DODART.

C'est grave! très grave. Des liens d'amitié, des rapports d'intérêt
même m'attachent à M. de Bouvigny, et je serais enchanté pour moi...
D'autre part, je ne vous cache pas que M. Murel maintenant... (A part.)
un contrat! (Haut.) C'est à vous de réfléchir, de voir, de peser les
considérations! D'un côté le nom, de l'autre la fortune. Certainement,
Murel devient un parti. Cependant le jeune Onésime...

ROUSSELIN.

Que faire?... Eh! ma femme que j'oubliais! D'ailleurs je ne peux
pas agir sans sa volonté. (Il sonne.) Tout le monde est donc mort
aujourd'hui! (Il crie.) Ma femme! Pierre! (A Pierre qui entre.) Dites à
Madame que j'ai besoin d'elle!

PIERRE.

Madame n'est pas dans la maison!

ROUSSELIN.

Voyez au jardin! (Pierre sort.) Elle découvrira un expédient; elle est
quelquefois d'un tact...

DODART.

En de certaines circonstances, je consulte, comme vous, mon épouse; et
je dois lui rendre cette justice...

PIERRE rentre.

Monsieur, je n'ai pas vu Madame!

ROUSSELIN.

N'importe! trouvez-la!

PIERRE.

La cuisinière suppose que Madame est sortie depuis longtemps.

ROUSSELIN.

Pour où aller?

PIERRE.

Elle ne l'a pas dit!

ROUSSELIN.

Vous en êtes sûr?

PIERRE.

Oh! (Il sort.)

ROUSSELIN.

C'est extraordinaire! jamais de sa vie!...

ARABELLE, entrant fort émue.

Monsieur! monsieur! il faut que je vous parle! écoutez-moi! une chose
importante! oh! très sérieuse, monsieur!

DODART.

Dois-je me retirer, mademoiselle? (Signe affirmatif d'Arabelle; il
sort.)


SCÈNE V.

ROUSSELIN, MISS ARABELLE.

ROUSSELIN.

Que me voulez-vous? dépêchons!

MISS ARABELLE.

Mon Dieu, monsieur, pardonnez-moi si j'ose... c'est dans votre intérêt!
L'absence de Madame paraît vous... contrarier? et je crois pouvoir...

ROUSSELIN.

Est-ce que par hasard?...

MISS ARABELLE.

Oui, monsieur, le hasard précisément!--Votre femme est avec M. Julien!

ROUSSELIN, abasourdi.

Comment?... (Puis tout à coup.) Sans doute! pour mon élection!

MISS ARABELLE.

Je ne crois pas! car je les ai rencontrés à la Croix bleue, entrant
dans le petit pavillon,--vous savez, le rendez-vous de chasse,--et
j'ai entendu cette phrase de M. Julien,--sans la comprendre peut-être,
malgré l'explication que cherchait à m'en donner M. Gruchet, à qui j'en
parlais tout à l'heure, et qui, lui, avait l'air de comprendre mieux
que moi: «J'en sortirai avant vous, et pour vous faire connaître si
vous pouvez rentrer sans crainte, j'agiterai derrière moi mon mouchoir!»

ROUSSELIN.

Impossible!!... des preuves, miss Arabelle! J'exige des preuves!


SCÈNE VI.

LES MÊMES, DODART, puis LOUISE.

DODART entre vivement.

Marchais ne veut plus attendre! Du haut de votre vignot dans le parc,
il croit même apercevoir M. de Bouvigny qui descend la côte, au milieu
d'une grande foule!

ROUSSELIN.

Les soixante-quatre laboureurs!

DODART.

Le comte peut les faire voter pour Gruchet!

ROUSSELIN.

Eh! non! puisque Gruchet... après tout, ce misérable-là!... on ne sait
pas!

DODART.

Ou mettre des bulletins blancs!

ROUSSELIN.

C'est assez pour me perdre!

DODART.

Et l'heure avance!

ROUSSELIN, regardant la pendule.

D'un quart sur la mairie, heureusement! Que Marchais retourne vers le
comte, le supplier, pour qu'il m'accorde au moins... Où est Louise?
Miss Arabelle, appelez Louise! (Arabelle sort.) Comment la convaincre?

DODART.

Si vous pensez que mon intervention...

ROUSSELIN.

Non! ça la blesserait! Tenez-vous en bas, et dès que j'aurai son
consentement... Mais Bouvigny demande une lettre! Est-ce que je pourrai
jamais...

DODART.

La parole d'honneur suffira. Et puis, je reviendrai vous dire...

ROUSSELIN.

Eh! vous n'aurez pas le temps! A quatre heures, le scrutin ferme.
Courez vite!

DODART.

Alors, j'irai tout de suite à la mairie...

ROUSSELIN.

Que je voudrais y être, pour savoir plus tôt...

DODART.

Ce sera vite fait!

ROUSSELIN.

Eh! avec votre lenteur...

DODART.

En cas de succès, je vous ferai de loin un signal.

ROUSSELIN.

Convenu!

LOUISE, entrant.

Tu m'as fait demander?

ROUSSELIN.

Oui, mon enfant! (A Dodart.) Allez vite, cher ami!

DODART, indiquant Louise.

Il faut bien que j'attende la décision de Mademoiselle!

ROUSSELIN.

Ah! C'est vrai! (Dodart sort.)


SCÈNE VII.

ROUSSELIN, LOUISE.

ROUSSELIN.

Louise! tu aimes ton père, n'est-ce pas?

LOUISE.

Oh! cette question!

ROUSSELIN.

Et tu ferais pour lui...

LOUISE.

Tout ce qu'on voudrait!

ROUSSELIN.

Eh bien! écoute-moi. Dans les existences les plus tranquilles, des
catastrophes surviennent. Un honnête homme quelquefois se laisse aller
à des égarements. Supposons, par exemple,--c'est une supposition, pas
autre chose,--que j'aie commis une de ces actions, et que pour me tirer
de là...

LOUISE.

Mais vous me faites peur!

ROUSSELIN.

N'aie pas peur, ma mignonne! C'est moins grave! Enfin, si on te
demandait un sacrifice, tu te résignerais!... Ce n'est pas un sacrifice
que je demande, une concession seulement! Elle te sera facile! Les
rapports entre vous sont nouveaux! Il faudrait donc, ma pauvre chérie,
ne plus songer à Murel!

LOUISE.

Mais je l'aime!

ROUSSELIN.

Comment! Tu t'es laissé prendre à ses manières, à tous les embarras
qu'il fait?

LOUISE.

Moi! je lui trouve très bon genre!

ROUSSELIN.

Et puis, je ne peux pas te donner de détails; mais, entre nous, il a
des mœurs!...

LOUISE.

Ce n'est pas vrai!

ROUSSELIN.

Cousu de dettes! Au premier jour, on le verra décamper!

LOUISE.

Pourquoi? Maintenant il est riche!

ROUSSELIN.

Ah! si tu tiens à la fortune, je n'ai rien à dire. Je te croyais des
sentiments plus nobles!

LOUISE.

Mais le premier jour je l'ai aimé!

ROUSSELIN.

Tu as ton petit amour-propre aussi, toi! avoue-le! Tu ne dédaignes pas
le flafla, tout ce qui brille, les titres; et tu serais bien aise, à
Paris,--quand je vais être député,--de faire partie du grand monde, de
fréquenter le faubourg Saint-Germain... Veux-tu être comtesse?

LOUISE.

Moi?

ROUSSELIN.

Oui, en épousant Onésime?

LOUISE[8].

Jamais de la vie! un sot qui ne fait que regarder la pointe de ses
bottines, dont on ne voudrait pas pour valet de chambre! incapable de
dire deux mots! Et j'aurai de charmantes belles-sœurs! Elles ne savent
pas l'orthographe! Et un joli beau-père! qui ressemble à un fermier.
Avec tout cela, un orgueil, et une manière de s'habiller! elles portent
des gants de bourre de soie!

  [8] LA CENSURE a enlevé dans cette page les mots suivants:

  _Dont on ne voudrait pas pour valet de chambre._

  _Elles ne savent pas l'orthographe._

  _Par un ecclésiastique éminent_; on a dit à la place _parfaitement_.


ROUSSELIN.

Tu es bien injuste! Onésime, au fond, a beaucoup plus d'instruction
que tu ne penses. Il a été élevé par un ecclésiastique éminent, et la
famille remonte au XIIe siècle. Tu peux voir dans le vestibule un arbre
généalogique. Pour ces dames, parbleu, ce ne sont pas des lionnes...
mais enfin!... Et quant à M. de Bouvigny, on n'a pas plus de loyauté,
de...

LOUISE.

Mais vous le déchiriez depuis la candidature, et il vous le rendait!
Ce n'est pas comme Murel, qui vous a défendu, celui-là! Il vous défend
encore! Et c'est lui que vous me dites d'oublier! Je n'y comprends
rien! Qu'est-ce qu'il y a?

ROUSSELIN.

Je ne peux pas t'expliquer; mais pourquoi voudrais-je ton malheur?
Doutes-tu de ma tendresse, de mon bon sens, de mon esprit? Je connais
le monde, va! Je sais ce qui te convient! Tu ne nous quitteras pas!
Vous vivrez chez nous! Rien ne sera changé! Je t'en prie, ma Louise
chérie! tâche!

LOUISE.

Ah! vous me torturez!

ROUSSELIN.

Ce n'est pas un ordre, mais une supplication! (Il se met à ses genoux.)
Sauve-moi!

LOUISE, la main sur son cœur.

Non! je ne peux pas!

ROUSSELIN, avec désespoir.

Tu te reprocheras bientôt d'avoir tué ton père!

LOUISE, se levant.

Ah! faites comme vous voudrez, mon Dieu! (Elle sort.)

ROUSSELIN, courant au fond.

Dodart! ma parole d'honneur! vivement! (Il redescend.)--Voilà de
ces choses qui sont pénibles! Pauvre petite! Après tout, pourquoi
n'aimerait-elle pas ce mari-là? Il est aussi bien qu'un autre! Il sera
même plus facile à conduire que Murel. Non, je n'ai pas mal fait,
tout le monde sera content, car il plaît à ma femme!... Ma femme! Ah!
encore! C'est ce serpent d'Arabelle avec ses inventions!... Malgré
moi... je...


SCÈNE VIII.

ROUSSELIN, et successivement, VOINCHET, HOMBOURG, BEAUMESNIL, LEDRU.

ROUSSELIN, apercevant Voinchet.

Vous n'êtes pas à voter, vous?

VOINCHET.

Tout à l'heure! Nous sommes quinze de Bonneval qui s'attendent au café
Français, pour aller de là tous ensemble à la mairie!

ROUSSELIN, d'un air gracieux.

En quoi puis-je vous être utile?

VOINCHET.

L'ingénieur vient de m'apprendre que le chemin de fer passera
décidément par Saint-Mathieu. Les probabilités étaient pour Bonneval!
J'avais donc acheté tout exprès un terrain; et pour en avoir une
indemnité plus forte, j'avais même créé une pépinière! Si bien que
me voilà dans l'embarras. Je veux changer d'industrie, et comment me
défaire tout de suite d'environ cinq cents bergamottes, huit cents
passe-colmar, trois cents empereurs de la Chine, plus de cent soixante
pigeons?

ROUSSELIN.

Je n'y peux rien!

VOINCHET.

Pardon! comme vous avez derrière votre parc un sol excellent,--rien
que du terreau,--à raison de trente sous l'un dans l'autre, je vous
céderais avec facilité...

ROUSSELIN, le reconduisant.

Bien! bien! Nous verrons plus tard!

VOINCHET.

Le marché est fait, n'est-ce pas? Vous recevrez demain la première
voiture! Oh! ça ira! Je vais rejoindre les amis! (Il sort par le fond.)

HOMBOURG, entrant par la gauche.

Il n'y a pas à dire, monsieur Rousselin! il faut que vous me preniez...

ROUSSELIN.

Mais je les ai, vos alezans! Depuis trois jours, ils sont dans mon
écurie!

HOMBOURG.

C'est leur place! Mais pour les charrois, les gros ouvrages, M.
Bouvigny (vous le battrez toujours, celui-là) m'avait refusé une forte
jument! qui n'est pas une affaire,--quarante pistoles!

ROUSSELIN.

Vous voulez que je l'achète?

HOMBOURG.

Ça me ferait plaisir.

ROUSSELIN.

Eh bien, soit!

HOMBOURG.

Faites excuse, monsieur Rousselin, mais... est-ce trop vous demander
que... un petit acompte sur les alezans, ou le reste, à votre idée?...

ROUSSELIN.

Non! (Il ouvre son bureau et en tirant à lui un des tiroirs.) A la
mairie, où en sommes-nous?

HOMBOURG.

Oh! ça va bien!

ROUSSELIN.

Vous y avez été?

HOMBOURG.

Parbleu!

ROUSSELIN, à part, en repoussant le tiroir.

Alors, rien ne presse!

HOMBOURG, qui a vu le mouvement.

C'est-à-dire que j'y ai été... pour prendre ma carte. J'ai même eu le
temps tout juste! (Rousselin ouvre de nouveau son tiroir et donne de
l'argent.) Merci de votre obligeance! (Fausse sortie.) Vous devriez
faire un coup, monsieur Rousselin; j'ai un bidet cauchois...

ROUSSELIN.

Oh! assez!

HOMBOURG.

Étant un peu rafraîchi, ça ferait un poney pour Mademoiselle.

ROUSSELIN, à part.

Pauvre Louise!

HOMBOURG.

Quelque chose de coquet, enfin une distraction!

ROUSSELIN, soupirant.

Oui! je prendrai le poney! (Hombourg sort par la gauche.)

BEAUMESNIL, sur le seuil de la porte, à droite.

Deux mots seulement; je vous amène mon fils.

ROUSSELIN.

Pour quoi faire?

BEAUMESNIL.

Il est dans la cour où il s'amuse avec le chien. Voulez-vous le voir?
C'est celui dont je vous avais parlé, relativement à une bourse. Nous
l'espérons, d'ici à peu.

ROUSSELIN.

Je ferai tout mon possible, certainement.

BEAUMESNIL.

Ces marmots-là coûtent si cher! Et j'en ai sept, monsieur, forts comme
des Turcs!

ROUSSELIN, à part.

Oh!

BEAUMESNIL.

A preuve que son maître de pension me réclame deux trimestres... et
bien que la démarche... soit humiliante, si vous pouviez m'avancer...

ROUSSELIN, ouvrant le tiroir.

Combien les trimestres?

BEAUMESNIL exhibe un long papier.

Voilà! (Il en donne un autre.) Il y a, de plus, quelques fournitures!
(Rousselin donne de l'argent.) Je cours vite rapporter chez moi cette
bonne nouvelle. Franchement, j'étais venu exprès.

ROUSSELIN.

Comment! et mon élection?

BEAUMESNIL.

Je croyais que c'était pour demain. Je vis tellement renfermé dans ma
famille, dans mon petit cercle! Mais je me rends à mes devoirs; tout de
suite! tout de suite! (Il sort par la droite.)

LEDRU, entrant par le fond.

Fameux! Comme si vous étiez nommé!

ROUSSELIN.

Ah!

LEDRU.

Gruchet se retire. On le sait depuis deux heures. Il a raison, c'est
prudent! Pour dire le vrai, je l'ai, en dessous, pas mal démoli; et
vous devriez reconnaître mon amitié, en tâchant de me faire avoir...
(Il montre sa boutonnière.)

ROUSSELIN, bas.

Le ruban?

LEDRU, très haut.

Si je ne le méritais pas, je ne dirais rien! mais nom d'un nom!... Ah!
je vous trouve assez froid, monsieur Rousselin.

ROUSSELIN.

Mais, cher ami, je ne suis pas encore ministre!

LEDRU.

N'importe! j'ai derrière moi vingt-cinq hommes, des gaillards,--Heurtelot
en tête, avec des ouvriers de Murel,--qui sont maintenant sous les
halles à faire une partie de bouchon. Je leur ai dit que j'allais
vous proposer un accommodement, et ils m'attendent pour se décider.
Or je vous préviens que si vous ne me jurez pas de m'obtenir la croix
d'honneur...

ROUSSELIN.

Eh! je vous en achèterai quatre d'étrangères!

LEDRU.

Au pas de course, alors! (Il sort vivement.)


SCÈNE IX.

ROUSSELIN, seul, regardant au fond.

Il aura le temps! on a encore cinq minutes! Dans cinq minutes le
scrutin ferme, et alors?...

Je ne rêve donc pas! C'est bien vrai! je pourrais le devenir! Oh!
circuler dans les bureaux, se dire membre d'une commission, être
choisi quelquefois comme rapporteur, ne parler toujours que budget,
amendements, sous-amendements, et participer à un tas de choses...
d'une conséquence infinie! Et chaque matin je verrai mon nom imprimé
dans tous les journaux, même dans ceux dont je ne connais pas la langue!

Le jeu! la chasse! les femmes! est-ce qu'on aime quelque chose comme
ça? Mais pour l'obtenir je donnerais ma fortune, mon sang, tout! Oui!
j'ai bien donné ma fille! ma pauvre fille! (Il pleure.) J'ai des
remords maintenant, car je ne saurai jamais si Bouvigny a tenu parole.
On ne signe pas les votes.

(Quatre heures sonnent.) C'est fait! On dépouille le scrutin; ce sera
vite fini! A quoi vais-je m'occuper pendant ce temps-là? Quelques
intimes, quand ce ne serait que Murel, qui est si actif, devraient être
ici pour m'apprendre les premiers bulletins!

Oh! les hommes! dévouez-vous donc pour eux! Si le pays ne me nomme
pas... Eh! bien, tant pis! qu'il en trouve d'autres! J'aurai fait mon
devoir! (Il trépigne.) Mais arrivez donc! arrivez donc! Ils sont tous
contre moi, les misérables! C'est à en mourir! Ma tête se prend, je n'y
tiens plus! J'ai envie de casser mes meubles!


SCÈNE X.

ROUSSELIN, UN MENDIANT, aveugle, qui joue de la vielle.

ROUSSELIN.

Ah! ce n'est pas un électeur, celui-là? On peut le bousculer! Qui vous
a permis...?

LE MENDIANT.

La maison est ouverte, et des camarades m'ont dit qu'on y faisait du
bien à tout le monde, mon cher monsieur Rousselin du bon Dieu! On ne
parle que de vous! Donnez-moi quelque chose! Ça vous portera bonheur!

ROUSSELIN, à lui-même.

Ça me portera bonheur! (Il met deux doigts dans la poche de son gilet;
rêvant.) L'aumône, faite en des circonstances suprêmes, a peut-être une
puissance que l'on ne sait pas? et j'aurais dû, ce matin, entrer dans
une église...

LE MENDIANT, faisant aller la vielle.

La charité, s'il vous plaît!

ROUSSELIN, ayant palpé ses poches.

Eh! je n'ai plus d'argent sur moi!

LE MENDIANT, jouant toujours.

Quelque chose, s'il vous plaît?

ROUSSELIN, fouillant les tiroirs de son bureau.

Non! pas un sou! pas un liard! J'ai tant donné depuis ce matin! Cet
instrument m'agace! Ah! je trouverai bien un peu de monnaie qui traîne.

LE MENDIANT.

La charité, s'il vous plaît! Vous qu'on dit si riche! C'est pour avoir
du pain? Ah! que je suis faible! (Près de tomber, il se soutient à la
porte.)

ROUSSELIN, découragé.

Je ne peux pas battre un aveugle!

LE MENDIANT.

La moindre des choses! je prierai le bon Dieu pour vous!

ROUSSELIN, arrachant sa montre de son gousset.

Eh bien, prenez ça! et le Ciel sans doute aura pitié de moi! (Le
mendiant décampe vite. Rousselin regarde la pendule.) On ne vient
pas, il y a quelque malheur! personne n'ose me le dire! J'irais bien,
mais les jambes... Ah! c'est trop!... tout me semble tourner! Je vais
m'évanouir! (Il s'affaisse sur le canapé.)


SCÈNE XI.

ROUSSELIN, MISS ARABELLE.

MISS ARABELLE, le touchant à l'épaule.

Regardez! (Du doigt elle indique l'horizon; Rousselin se penche pour
voir.) Au bas du sentier, en face l'école, au-dessus de la haie.

ROUSSELIN.

Quelque chose de blanc qui s'agite?

MISS ARABELLE.

Le mouchoir!...

ROUSSELIN.

Mais... je ne distingue pas!... (Puis, tout à coup, poussant un cri.)
Ah! que je suis bête! c'est Dodart! Victoire! Oui, ma bonne Arabelle.
Bien sûr! tenez! on accourt par ici!

MISS ARABELLE.

Du monde sur les portes! des hommes avec des fusils. (Coups de feu.)

ROUSSELIN.

C'est pour me célébrer! Bon! encore! toujours! Pif! paf! (Silence.)
Écoutez donc, mon Dieu! (Bruit de pas rapides.)


SCÈNE XII.

LES MÊMES, GRUCHET, puis TOUT LE MONDE.

ROUSSELIN, se précipitant vers Gruchet.

Gruchet! quoi? parlez! Eh bien?--Je le suis?

GRUCHET le regarde des pieds à la tête, puis éclate de rire.

Ah! je vous en réponds!

TOUS, entrant à la fois, par tous les côtés.

Vive notre député! Vive notre député!



LE

CHATEAU DES CŒURS


Cette féerie n'a jamais été représentée.

Gustave Flaubert, qui depuis longtemps en avait arrêté le plan de
concert avec ses amis, Louis Bouilhet et Charles d'Osmoy, l'a refondue
et récrite entièrement quelques années plus tard. Il ne s'est décidé
à la publier que peu de mois avant sa mort, dans une Revue, _la Vie
moderne_, où elle parut, avec les noms des trois collaborateurs, sous
la forme que nous reproduisons ici, après revision du texte sur le
manuscrit.


Gustave Flaubert a encore pris part, en y faisant de notables
remaniements, à un autre ouvrage dramatique, _le Sexe faible_, de Louis
Bouilhet, dont il avait trouvé la préparation dans les papiers de
l'auteur.



PREMIER TABLEAU

Une clairière dans les bois. Il fait nuit complète. A la lueur
  exagérée des vers luisants, on distingue çà et là de grandes masses
  de verdure et parmi elles des blancheurs qui circulent. Au fond, à
  droite, un petit lac. Le rideau se lève. Silence. On n'entend qu'un
  bruit de pas.


SCÈNE PREMIÈRE.

Du fond et des deux côtés de la scène débouchent des Fées, un doigt
  sur les lèvres. Elles sont coiffées de fleurs rustiques et de fleurs
  marines avec des roseaux, des épis de blé et des glaïeuls sur la
  tête, avec toutes les couleurs et tous les attributs des milieux où
  elles vivent: fées des bois, des fleuves, des montagnes. Elles se
  détournent pour regarder derrière elles, comme si elles avaient peur
  de quelque chose, se cherchent et s'appellent à voix basse dans les
  ténèbres.

PREMIÈRE FÉE.

Pstt! pstt!

DEUXIÈME FÉE.

Par ici!

TROISIÈME FÉE.

Attendez-moi: mon pied s'est pris dans un rayon de lumière. Un effort!
(Elle bondit.) Et me voilà!

QUATRIÈME FÉE.

Sommes-nous toutes réunies?

TOUTES EN CHŒUR.

Oui. Toutes, toutes!

CINQUIÈME FÉE.

Il fait nuit, la terre dort! C'est notre heure! Allons! sautez,
papillons!

D'énormes phalènes lumineuses, s'élançant des arbres, se mettent à
  voleter dans l'air en même temps que les Fées à danser, sur un rythme
  lent, avec un bourdonnement de flûte.

CHŒUR DES FÉES.

Puisqu'on nous chasse de partout, dans le jour, chez les hommes,
prenons nos ébats en liberté, pendant la nuit, dans les bois.

Les hommes sont méchants, mais la nature est bonne. Le pavé des villes
est dur, mais l'herbe des prairies est douce.

Ne souillons plus nos pieds dans leur fange, ne brisons plus nos cœurs
contre leur poitrine.

Le suc de l'euphorbe est moins perfide que leurs tendresses, la
feuille desséchée qui roule au vent d'automne plus constante que leurs
serments...

Assez de fatigue! Tant pis pour eux! Débarrassées de tout soin humain,
nous n'en serons que plus heureuses.

Nous ne quitterons plus nos régions natales, la liberté de l'air, des
eaux et des bois.

Balançons-nous, suspendues aux lianes des arbres avec la rosée des
nuits d'été; courons sur la surface des lacs bleus, cramponnées au dos
des demoiselles; remontons vers le soleil, dans les rayons poussiéreux
qui passent par le soupirail des celliers! Allons! vive la joie! en
avant! Pétales des roses, palpitez! Ondes, murmurez! Lune, lève-toi!

La lune peu à peu s'est levée pendant le chœur des Fées. Elle
  brille maintenant sur le lac, et les Fées se livrent à une joie
  extravagante, quand tout à coup, au milieu d'elles, et du sein d'une
  grosse touffe de bruyères sauvages, occupant le milieu de la scène,
  apparaît la Reine des Fées. Stupeur générale. Toutes s'écrient: «La
  Reine!» et s'arrêtent.


SCÈNE II.

LA REINE, LES FÉES.

LA REINE, d'un ton courroucé.

Comment! voilà le soin que vous prenez des hommes!

LES FÉES, se récriant.

Eh! nous n'y pouvons rien. Nous avons tout essayé.

LA REINE, avec véhémence.

Mais quelques minutes encore, songez-y! et nous retombons pendant mille
ans sous la domination des gnomes, puisque cette nuit est la dernière
qui nous reste pour rendre aux hommes leurs cœurs volés.

UNE FÉE.

Ils ne se plaignent pas d'en manquer, ô reine! Personne, jusqu'à
présent, n'a redemandé le sien! Au contraire, il y a des parents qui
enseignent à leurs petits...

LA REINE.

Qu'importe! Ignorez-vous donc que les gnomes ne peuvent vivre sans les
cœurs des hommes, car c'est pour s'en nourrir qu'ils les dérobent en
leur mettant à la place, là (elle désigne sa poitrine) je ne sais quel
rouage de leur invention, lequel imite parfaitement bien les mouvements
de la nature.

UNE FÉE, riant.

En vérité, on s'y trompe!

LA REINE.

Et les pauvres humains se laissent faire sans répugnance. Quelques-uns
même y trouvent du plaisir. Petit à petit, et par l'effet d'un accord
mutuel, pendant que le cœur sort du dedans, les génies du mal le tirent
du dehors; et c'est ainsi que leur race entière, ou presque entière,
est vide de bons sentiments et de pensées généreuses.

UNE FÉE.

Et tu veux que nous vainquions les gnomes?

LA REINE.

Oui! recommencez la lutte. Un ordre supérieur a partagé entre eux
et vous l'empire du monde. Nous les avons vaincus autrefois; mais,
depuis mille ans, ils triomphent. Les hommes, tyrannisés par eux,
s'abandonnent aux exigences de la matière. L'esprit des gnomes a
passé dans la moelle de leurs os; il les enveloppe, les empêche de
nous reconnaître et leur cache comme un brouillard la splendeur de la
vérité, le soleil de l'idéal.

LES FÉES.

Eh! tant pis, les gnomes ne peuvent rien contre nous.

LA REINE.

Mais à mesure qu'ils étendent leur pouvoir, le vôtre se rétrécit. On se
moque de nos espoirs, on repousse vos consolations, on nie même notre
existence, et quand ils auront conquis toute la terre, ils convoiteront
des régions plus pures; ils se jetteront sur vous avec mille forces
accrues, et vos cœurs, comme ceux des autres, seront dévorés! (Les
Fées poussent un cri d'épouvante.) Rassurez-vous, écoutez-moi! (Elles
se rassemblent autour d'elle.) Pour sauver le genre humain d'abord, et
vous ensuite, il faut attaquer la puissance de vos ennemis dans son
repaire, c'est-à-dire dans l'endroit inaccessible où ils tiennent en
réserve les cœurs des hommes...

LES FÉES, tumultueusement.

Allons-y!

LA REINE.

Restez! L'entreprise ne peut réussir que par le complet accord de deux
amants.

LES FÉES.

Oh! ce n'est pas rare, cela; et sur la quantité...

LA REINE.

Je veux dire deux amants d'une ardeur et d'une pureté plus qu'humaine
et dont l'un soit capable de mourir pour l'autre, sans avoir même
l'espérance d'une larme sur sa tombe.

LES FÉES, se récriant.

Oh! oh! oh! Et où les trouver?

LA REINE.

Je l'ignore. Ils peuvent être là, tout près, comme à l'autre bout du
monde, sous des haillons ou sur un trône. Fouillez partout, dans les
villes, les déserts et les bois, et du bord des plages au sommet des
monts. Ne négligez rien, allez! (Bruit de pas dans la coulisse.) On
vient, cachons-nous. Des yeux mortels ne doivent pas nous voir!

Le soleil peu à peu s'est levé et, à travers le brouillard, il laisse
  voir à droite une cabane, au fond d'un massif d'arbres. Au bruit des
  pas qui se rapprochent, les Fées disparaissent, les unes dans les
  troncs des arbres voisins, d'autres plongent dans le lac, d'autres
  s'évanouissent dans le brouillard.


SCÈNE III.

LE PÈRE THOMAS, LA MÈRE THOMAS, PAYSANS DES ENVIRONS DE PARIS;
DOMINIQUE, LEUR FILS, avec une vieille livrée; M. PAUL, en costume de
voyage fané, un crêpe à son chapeau; il a l'air fort accablé.

LE PÈRE THOMAS.

Du courage, mon bon monsieur Paul!

LA MÈRE THOMAS.

Allons, il faut vous mettre en route pour Paris et ne pas négliger vos
affaires; quelques lieues de marche, ce n'est pas le diable!

PAUL.

Oui, je serai fort, je vais partir.

LE PÈRE THOMAS.

Oh! rien ne presse.

LA MÈRE THOMAS, à part, désignant son mari.

Imbécile, va!

PAUL.

Merci, mes braves gens; mais quant à user plus longtemps de votre
hospitalité...

LE PÈRE THOMAS, à part.

Ah! enfin, il comprend!

DOMINIQUE.

Elle n'était pas digne de vous; c'est vrai! et je m'étonne que Monsieur
ait consenti à la subir. Puisque l'ancien régisseur de Monsieur, ce
misérable, n'a pas eu le cœur de vous offrir un appartement dans le
château, c'était bien la peine de venir ici pour écouter la kyrielle
de ses maudits comptes. En vérité, Monsieur n'est pas heureux depuis
quelque temps.

PAUL, rêvant.

Oui, ç'a été comme une conjuration... un acharnement du hasard; la
mort subite de mon père, des dettes anciennes qui se présentent, une
ruine complète enfin, sans qu'on puisse en saisir la cause ni accuser
personne.

DOMINIQUE, sanglotant.

Quel guignon! Nous menions une si belle vie à voyager ensemble tous les
deux!

PAUL.

Calme-toi, bon Dominique, et ne parle plus du temps récent et déjà
loin où nous vagabondions pour mon plaisir à travers les Indes et
l'Orient. Plus de regrets! Il va encore falloir se lancer dans le
monde, mais pour y chercher fortune. (Il rêve.)

LE PÈRE THOMAS.

Le difficile, c'est de l'attraper.

PAUL.

Bah! avec du courage! (Se tournant vers Dominique.) Et puis, tu ne
m'abandonnes pas.

DOMINIQUE.

Oh! non, non! J'ai confiance en Monsieur; je l'ai vu à l'œuvre.
N'importe! Ce serait le cas, si Monsieur veut le permettre, d'avoir à
notre service quelques-uns de ces génies bienfaisants dont vous étiez
si curieux là-bas! En avez-vous consulté de ces magiciens de toutes
les couleurs, en robe verte, en robe jaune, en robe bleue, en manteau
bariolé, sans compter ceux qui n'avaient pas de chemise! Et on aurait
dit vraiment que vous croyiez à toutes leurs fariboles.

PAUL.

Peut-être! pourquoi pas?... Mais je n'ai que trop tardé, adieu!...


SCÈNE IV.

LES PRÉCÉDENTS, JEANNE.

LA MÈRE THOMAS.

Qu'est-ce que tu viens faire ici, toi, fainéante?

PAUL, affligé.

Oh! comme vous la traitez!

LA MÈRE THOMAS.

N'allez-vous pas la défendre, monsieur Paul? Après tout, vous avez
raison, allez: elle a assez parlé de vous pendant votre voyage.

PAUL.

Comment, ma mignonne, tu ne m'avais pas oublié! Tu pensais à moi?

LA MÈRE THOMAS.

Si elle y pensait, bonté divine! Figurez-vous que depuis cinq ans elle
parlait de vous continuellement: «Où est-il? Quand reviendra-t-il?»
Elle demandait de vos nouvelles à tous les rouliers qui passaient, et
quand le vent soufflait sur le lac, elle avait peur pour votre navire.

LE PÈRE THOMAS, voulant chasser Jeanne qui s'est rapprochée.

Ça ne te regarde pas. A l'ouvrage!

PAUL.

Comme tu as grandi! Te voilà une belle fille, maintenant! Veux-tu que
je t'embrasse? (Elle baisse la tête.)

DOMINIQUE.

Avance donc, nigaude!

JEANNE, présentant son front timidement, et d'une voix émue:

Vous allez partir?

PAUL.

Oui, chère petite. Il le faut! (Il l'embrasse.)

JEANNE, s'avançant vers son frère.

Adieu aussi, toi! (Se tournant vers le père et la mère.) Car il suit
Monsieur! Il me l'a promis!

LA MÈRE THOMAS, à part, à Dominique.

Tout ruiné qu'il est?

DOMINIQUE, à part.

Nous attendons des héritages!... Et puis... et puis...

LA MÈRE THOMAS, à part.

Défie-toi!

DOMINIQUE, à part.

D'ailleurs, il sera toujours temps de le planter là, s'il ne réussit
pas. On parlera de moi comme d'un serviteur modèle. Ça pose...! Et avec
une ou deux réclames dans les journaux... de sport... J'ai pour amis
des auteurs!

LE PÈRE THOMAS.

Au moins, envoie-nous de temps en temps...

DOMINIQUE.

Impossible! Mes capitaux sont... seront engagés. Nous connaissons des
gens de Bourse!

LA MÈRE THOMAS, avec admiration.

Quel gaillard!

DOMINIQUE.

Mais dès que j'aurai une position sérieuse...

LE PÈRE THOMAS, s'épanouissant.

Ah!

DOMINIQUE.

Je vous donnerai de mes nouvelles!

LA MÈRE THOMAS.

Soigne-toi bien, au moins!

DOMINIQUE.

Moi avant tout! C'est un principe!

LE PÈRE THOMAS.

Et ne te ruine pas le tempérament avec tes particulières en falbalas.

DOMINIQUE.

Allons donc! On est revenu de ces folichonneries. Le positif! Je ne
sors pas de là!

LA MÈRE THOMAS.

A-t-il de l'esprit!

DOMINIQUE.

Et maintenant, les anciens, bonsoir, bon appétit et bonne santé! (Il
embrasse le père.) Et d'une! (Il embrasse la mère.) Et de deux! C'est
fini! Embarqué!

PAUL.

Malgré ma détresse, il veut me suivre: vous le voyez!

DOMINIQUE.

Oh! tant qu'il y en aura pour vous, je me contente! Vous ne pouvez pas
vivre sans valet de chambre! C'est indécent! Je ferai retourner ma
livrée, mettre un galon neuf à mon chapeau, et nous ferons encore belle
figure, saperlotte! Monsieur, à vos ordres!

JEANNE, sautant au cou de son frère.

Oh! mon bon frère!

LE PÈRE THOMAS, à Dominique.

Prends garde!

DOMINIQUE.

Oui! oui!

LA MÈRE THOMAS.

Écoute donc!

DOMINIQUE, s'éloignant.

N'ayez pas peur.

LE PÈRE THOMAS.

Reviens!

DOMINIQUE.

On se reverra!

LA MÈRE THOMAS.

Mon pauvre fils!

DOMINIQUE.

Je vous écrirai! (Il a disparu.)

PAUL, au père et à la mère.

Je ne puis le retenir. Adieu! adieu! Rassurez-vous. Nous allons faire
fortune. (Il sort.)


SCÈNE V.

LE PÈRE THOMAS, LA MÈRE THOMAS, JEANNE.

LE PÈRE THOMAS, rêvant.

Faire fortune! devenir un gros monsieur... avoir de bons morceaux de
terre... des prés... des bois... un moulin... et marcher sur le ventre
à tout le monde... c'est ça qui est beau!

LA MÈRE THOMAS.

Je crois bien! (A Jeanne.) Aussi, tu entends, toi, tu vas piocher, je
t'en réponds, au lieu de passer des heures entières à regarder comme tu
fais dans le blanc des nuages.

JEANNE.

Cependant, dès le petit matin...

LA MÈRE THOMAS.

Bah! tout ça, c'est de la paresse...

LE PÈRE THOMAS.

Écoute, il me vient une idée.

LA MÈRE THOMAS.

Ça rapportera-t-il?

LE PÈRE THOMAS.

Peut-être. Si nous envoyions Jeannette à Paris?

JEANNE.

Aller toute seule... là-bas... dans la grande ville...

LA MÈRE THOMAS.

Dame! il y en a plus d'une qui est partie en sabots de son village...
et qu'on a vue revenir... Qui sait! (Regardant Jeanne.) Pas déjà si
chiffonnée, la Jeannette!... Eh! pourquoi pas? C'est décidé. A partir
de demain...

JEANNE.

Je vous en supplie...

LA MÈRE THOMAS.

Oh! nous n'épargnerons rien. Ton père et moi nous saurons faire des
sacrifices. N'est-ce pas, Thomas? Et pour commencer, je te donne ma
capeline rouge... avec mes vieilles coiffes nous trouverons bien
moyen... Seras-tu assez gentille?... Ah! vois-tu, Jeannette, il faut de
la coquetterie... mais de la bonne, de la vraie... de celle qui fait
pousser les gros sols... et assure l'existence des parents... des bons
parents.

JEANNE.

Que devenir à Paris toute seule?... Je ne saurai seulement pas me
retrouver dans les rues...

LA MÈRE THOMAS.

Bah! il y a des gens polis... qui vous enseignent...

JEANNE.

Je n'y connais personne.

LA MÈRE THOMAS.

Eh bien! et Dominique? Il a de si belles connaissances! Des banquiers,
des militaires... tout le gouvernement, quoi!

JEANNE.

Non, je n'oserai jamais!

LA MÈRE THOMAS.

Sans compter M. Paul qui se fera un plaisir...

JEANNE.

Lui!... Une pauvre fille comme moi!

LE PÈRE THOMAS.

Mais saperlipopette!...

LA MÈRE THOMAS, au père.

Tais-toi. Tu ne sais pas la prendre. (A Jeanne.) Paris et ma belle
agrafe d'or... ou bien la maison et... (Elle fait signe de lui donner
des gifles.)

JEANNE, avec résignation.

Eh bien! j'irai.

LA MÈRE THOMAS.

Enfin! Mais d'ici là tu ne vas pas te croiser les bras. A l'ouvrage, et
vivement!

JEANNE.

Tout de suite.

LE PÈRE THOMAS.

Par ici.

LA MÈRE THOMAS.

Par là.

JEANNE.

Je ne sais plus....

LA MÈRE THOMAS, lui donnant un soufflet.

Voilà pour t'apprendre.

LE PÈRE THOMAS.

Piaule, sanglote, file! (Ils sortent en poussant Jeanne devant eux.)


SCÈNE VI.

LES FÉES reparaissent.

TOUTES LES FÉES.

Ah! les sales vieux! Heureusement les jeunes sont meilleurs, ce qui
nous fait déjà deux cœurs purs.

UNE AUTRE.

Sans doute. Mais, lui, comment pourra-t-il jamais s'éprendre d'une
fillette aussi simple, aussi pauvre, aussi sale?

LA REINE.

Ah! il faudra bien que nous fassions naître cet amour, puisque notre
succès en dépend. Mais comme nous ne pouvons avertir que l'un des deux,
voyons, mes sœurs, décidez-vous, hâtez-vous! Lequel choisir?

LES FÉES, tumultueusement.

--Lui!

--Elle!

--Non! non!

--Elle! lui!

--Lui!

--Elle!

LA REINE.

Allons! c'est le jeune homme, car Jeanne a pour sauvegarde son
ignorance et l'humilité de sa condition. Paul, au contraire, est exposé
chaque jour à toutes les embûches des gnomes. Donc c'est lui que nous
devons avertir quand il en sera temps seulement, et protéger dans les
limites permises.

Conseils et exhortations de la Reine aux Fées pour protéger Paul.

  Allons, mes sœurs, de la prudence
  Et notre plan réussira.

On entend des voix souterraines répéter:

Ah! ah! ah!

LES FÉES s'arrêtent.

Qu'est-ce donc? L'écho, sans doute.

Elles reprennent le chant:

  Allons, mes sœurs, de la prudence
  Et notre plan réussira.

Les voix souterraines vont _crescendo_ de force et de gaieté, et l'on
  voit sortir de dessous terre des petits êtres avec des têtes énormes,
  les gnomes; ils crient plus fort et tournent autour des Fées, qui
  s'enfuient prises de terreur.



DEUXIÈME TABLEAU

Un cabaret aux environs de Paris. Il fait petit jour.


SCÈNE PREMIÈRE.

LE CABARETIER, PAUL, DOMINIQUE, couverts de poussière, fatigués et
assis devant une table où sont une bouteille de vin, deux verres, un
encrier et un paquet de lettres cachetées.

DES MARAICHERS, partant pour la halle.

Adieu, père Michel!

LE CABARETIER.

Bonne chance, les enfants! (A Paul et à Dominique.) Et à présent que
vous êtes servis, messieurs, vous excuserez, mais comme il est encore
grand matin et que je n'attends plus de monde, je reprends mon somme.
(Il monte dans son comptoir, appuie sa tête sur ses deux mains et
s'endort.)

PAUL, montrant à Dominique le paquet de lettres.

Ainsi tu comprends: à peine arrivé, tu les distribueras!

DOMINIQUE, prenant les lettres.

Entendu! (Il lit au fur et à mesure.) A monsieur le vicomte Alfred de
Cisy!... Bon! en voilà un dont vous avez souvent payé les dettes! Mais
son adresse?

PAUL.

Tu la demanderas au Club!

DOMINIQUE, continuant.

A monsieur Onésime Dubois, peintre, rue de l'Abbaye! Lui en avez-vous
acheté de ces croûtes, à celui-là! Au professeur Letourneux, membre de
plusieurs sociétés religieuses et philanthropiques. Connu! c'est votre
père qui l'a présenté partout à Paris!... Au docteur... Colombel.

PAUL.

Le médecin de la famille, tu sais!

DOMINIQUE.

A monsieur Bou... Bou... Bouvignard...

PAUL.

Eh! oui! l'amateur de vieilles faïences!

DOMINIQUE.

Ah! ce petit maigre qui venait toujours à l'heure du déjeuner,
suffit!... A monsieur Macaret, en son usine; il a été bien heureux de
trouver certains écus, quand il s'est établi! (Il feuillette le paquet
en marmottant.) Bien! bien! je connais les rues, je vois ça!... Ah!
comme vous en avez de ces amis, des pairs de France, des banquiers, des
savants, des artistes, Paris entier!

PAUL, soupirant.

Après cinq ans d'absence, ils m'auront oublié peut-être!...
Heureusement qu'il y a des bons!... Aussi!... (Désignant les lettres.)
fais-en deux parts. Celles-là d'abord, les autres ensuite!

LE CABARETIER, se réveillant en sursaut.

Voilà, messieurs!

DOMINIQUE.

On ne vous demande rien.

LE CABARETIER.

Ah! (Il bâille et reprend sa position.)

PAUL.

Et tu auras soin de lire les écriteaux des appartements à louer; tu me
prendras un cabinet qui ne soit pas cher!

DOMINIQUE.

L'étage est indifférent à Monsieur?

PAUL.

Oui, indifférent!

LE CABARETIER, se réveillant en sursaut.

Voilà!

Paul lui fait un signe de tête négatif.

DOMINIQUE, qui s'est levé d'effroi tout à coup.

Ah! il a le sommeil occupé, décidément. (Il se rassoit.) Ouf! on est
bien! J'ai les genoux rompus de fatigue, avec la tête d'un creux...

PAUL, debout.

C'est d'avoir marché toute la nuit! Pauvre garçon! finis la bouteille,
va! (Dominique boit.) Et à moi aussi, le cœur défaille! Au moment
de me jeter dans une existence nouvelle, je ne sais quel trouble
m'envahit; c'est comme le malaise qui nous survient quand on va partir
pour les longs voyages! Allons, lève-toi!


SCÈNE II.

PAUL, DOMINIQUE; UN BOURGEOIS, vêtu d'une longue redingote, chapeau
à bords retroussés, favoris, canne à lanière de cuir, entre tout
doucement, et s'assoit à une des tables, observant Paul et Dominique
avec des yeux flamboyants. La pluie se met à tomber au dehors.

DOMINIQUE.

Bon! la pluie! Il nous faut attendre, puisqu'un équipage nous manque
pour faire notre entrée à Paris.

PAUL.

Quand nous en sommes sortis, la dernière fois, c'était dans une chaise
de poste à quatre chevaux.

DOMINIQUE.

Moi, j'étais sur le siège; je payais les postillons! et, aujourd'hui,
nous voilà à guetter l'omnibus.

L'INCONNU, se levant poliment.

Les omnibus de la banlieue, monsieur, ne se mettent en marche qu'à huit
heures et demie du matin.

Paul et Dominique se retournent et examinent l'inconnu.

L'INCONNU.

Ces messieurs sont étrangers?... Monsieur voyage pour son plaisir,
sans doute? Si Monsieur avait besoin de quelques renseignements dans
la capitale, je pourrais... vu mes relations nombreuses... (Paul et
Dominique ne répondent pas.) Brounn... brounn... il fait un froid!...
Je prendrais volontiers quelque chose de chaud! Hé! garçon, un punch!

Le cabaretier se lève en sursaut et sort par la droite.

Du sucre, un citron, du cognac! vivement!... et si ces messieurs
veulent me faire l'honneur... (Une servante, arrivant par la gauche,
apporte un bol.)

DOMINIQUE.

Avec plaisir, monsieur; vous êtes trop bon! (La servante n'a eu que le
temps de poser le bol sur la table; une flamme paraît dessus.) Mais
il n'y avait rien là dedans tout à l'heure... voilà qui est drôle!
(A l'inconnu.) Ah çà! dites donc, vous l'aviez dans votre poche,
celui-là... vous êtes un physicien, un grec!... Ah! elle est forte! il
vient au cabaret avec des punchs biseautés!

L'INCONNU.

Je ne comprends pas un mot, cher monsieur, de ce que vous dites. (A
la servante, en lui remettant de l'argent.) Faites-moi le plaisir
d'aller me chercher des panatellas dans la boutique de la deuxième rue,
à droite, le troisième casier en haut; j'ai ma boîte, on me connaît!
(Elle sort.) A nous deux, maintenant!


SCÈNE III.

PAUL, DOMINIQUE, L'INCONNU.

Paul est resté accoudé, rêvant.

L'INCONNU, montrant le punch.

Vraiment, monsieur, est-ce que je n'aurai point l'avantage...

DOMINIQUE, d'un ton engageant.

Voyons, mon pauvre maître... pas de fierté!...

PAUL se lève.

Il n'en faut plus avoir, c'est vrai! (Il s'assoit à la petite table
près de l'inconnu et de Dominique.)

L'INCONNU.

Ainsi vous venez chercher fortune dans la grande ville?...

PAUL.

Qui vous l'a dit?

L'INCONNU.

Vous-même!

PAUL.

Comment cela?

L'INCONNU.

Tout à l'heure, quand vous causiez avec votre domestique!...

PAUL.

Il me semblait cependant...

L'INCONNU.

Pardonnez! je sais tout!... et comme mon industrie, monsieur, consiste
à tenir un bureau de renseignements universels et à faire un vaste
courtage dans les différentes classes de la société, il y va de mon
intérêt de vous servir.

DOMINIQUE.

Voilà de la franchise, au moins!

L'INCONNU.

Monsieur se propose de chercher un emploi dans une administration
quelconque?...

PAUL, brutalement.

Non!

L'INCONNU.

De prendre les finances, la diplomatie ou les chemins de fer?

PAUL.

Eh! qu'en sais-je moi-même!

L'INCONNU.

Le commerce, peut-être?

DOMINIQUE.

Ah! bien oui! un homme qui en deux heures de temps vous couvre de
peinture une toile plus haute que ça!

L'INCONNU, saluant ironiquement.

Ah! monsieur est artiste!... ah! et il compte faire fortune;
respectons-le!

PAUL, irrité.

Eh bien! pourquoi pas! Quand je vois tant de barbouilleurs que l'on
applaudit, ce serait bien le diable... d'ailleurs j'ai de longues
études derrière moi et en employant toutes mes forces, la gloire
viendra... peut-être, la richesse ensuite.

L'INCONNU.

Très bien! jeune homme! Mais j'espère que vous allez, pour parvenir, ne
rien négliger de tout ce qu'il faut; pillez-moi les anciens, dénigrez
les modernes, exaltez les petits génies et conspuez les grands; ça
pose, premier pas! Vous peindrez ensuite les boutiquiers en artilleurs
et les lorettes en Vénus, avec les chevaux célèbres et les actions
vertueuses, sans nul souci du dessin ni de la couleur; on dirait que
vous manquez d'idées, prenez garde! Il vous faudra ensuite adopter le
grec ou le gothique, le pompadour ou le chinois, l'obscénité ou la
vertu, la chose à la mode, peu importe! Mais agenouillez-vous devant
le public servilement, et ne lui donnez rien qui dépasse la force de
son esprit, les facultés de sa bourse, la largeur de son mur! Alors vos
œuvres reproduites à l'infini couvriront l'Europe. Vous entrerez dans
la cervelle de votre siècle. Vous serez un maître, une gloire, presque
une religion. Le despotisme de votre médiocrité pourra abêtir toute une
race; il s'étendra même sur la nature, car vous la ferez haïr, ô grand
homme, puisqu'elle rappellera de loin vos barbouillages.

PAUL, indigné.

Jamais!

L'INCONNU.

Vous avez raison! une place, des appointements fixes, c'est plus sûr.
Je vous recommande avant tout l'exactitude, non pour travailler, mais
pour surveiller vos confrères. D'abord une petite médisance çà et là,
puis une dénonciation formelle (dans l'intérêt du service); enfin une
bonne calomnie, n'ayez pas peur! De l'arrogance envers les humbles,
de la bassesse devant les chefs, cravate empesée et souple échine,
morbleu! cervelle étroite et conscience large; respectez les abus,
promettez beaucoup, tenez rarement, courbez-vous sous l'orage et, dans
les circonstances difficiles, faites le mort! Mais tâchez de connaître
le vice de votre supérieur; s'il prise, achetez une tabatière, et s'il
aime les jolies femmes, mariez-vous!

PAUL.

Horreur!

L'INCONNU.

De l'indépendance!... j'aime ça! On ne la trouve plus, monsieur, que
dans une fortune acquise par le commerce. Nous avons le système des
faillites honorables, les secrets des faux poids et du bon teint; mais
rappelez-vous que le moyen d'avancement le plus rapide, pour un jeune
homme, dans une grande maison, c'est de séduire la femme du bourgeois.

PAUL.

Tais-toi donc, misérable!

L'INCONNU.

Oui, la fille vaut mieux, parce qu'il est forcé de vous la donner en
mariage!

Paul recule épouvanté.

DOMINIQUE.

Il y a un fond de bonnes idées dans ce qu'il dit.

L'INCONNU, toujours impassible.

Et alors, quoi que vous soyez, les obstacles s'aplaniront, chacun
vous sourira; la santé sera bonne, vous dînerez bien, vous aurez la
face rose comme une jeune fille. (Sa barbe disparaît; surprise de
Paul.) Peu à peu vous deviendrez riche, considéré, heureux, vous ferez
craquer sur l'asphalte vos bottes vernies, en roulant dans vos gants
blancs le pommeau d'or de votre bambou. (Ce qu'il dit s'exécute; Paul
pousse un cri.) On vous craindra, on vous aimera; vous vous repasserez
vos caprices, habits neufs tous les jours, bagues à tous les doigts,
chaînes de montre, breloques et linge fin. (Il apparaît vêtu, en
dandy; Paul et Dominique se rapprochent.) Vous achèterez une maison de
campagne, des statues, des hôtels, des amis, et des chevaux de race,
ce qui est plus cher. Pour duper les générations futures, vous pourrez
même fonder un hôpital, et vous vieillirez tout doucement, servi par un
peuple de valets, entouré de famille, lourd d'honneurs, avec une grosse
bedaine et l'aspect d'un honnête homme. (Il apparaît en vieux bourgeois
cossu, lunettes d'or, gilet de velours, etc.)

PAUL, se passant les mains sur la figure.

Est-ce une illusion? J'ai dans la tête comme des chars qui roulent,
et des flammes qui voltigent. (Le punch, qui a continué de brûler, se
multiplie sur les autres tables, et des flammes sautillent çà et là
dans l'air comme des feux follets.)

DOMINIQUE tourne avec admiration autour de l'inconnu.

Quel particulier! quelle expérience!

PAUL, résolument.

Non! je ne veux pas! arrière! C'est même une faiblesse de t'écouter.
Va-t'en!

L'INCONNU.

A votre aise! Faites le vertueux, mon gaillard, et serrez-vous le
ventre! Toutes les portes de la fortune, on les refermera sur vous, en
vous écrasant la face! D'abord, cela va sans dire, Monsieur gardera les
apparences. Vous irez jusqu'à neuf heures du soir avec deux sols de
lait et un petit pain rond qu'on mange dans la poche de sa redingote,
tout en trottinant sur le pavé! Ah! vous les connaîtrez, les mystères
de la toilette, les faux-cols de papier, l'encre que l'on repasse sur
les coutures blanchies, les sous-pieds tendus pour retenir les semelles
trop vieilles, et l'habit noir boutonné jusqu'au menton, pour cacher
l'absence du linge. (Il apparaît dans le costume décrit.) Vous ne
faiblirez pas! vous lutterez! Mais personne ne voudra de vous!... On ne
va pas chercher ceux qui se cachent! qui donc s'inquiète des pauvres?
et comme une première chute est la cause naturelle d'une seconde,
peu à peu vous dégringolerez, mon bonhomme; la misère augmentera,
elle deviendra irrémédiable et constitutionnelle! «Clic! clac, clac!
gare-toi de là, manant!...» et du fond de votre ruisseau, par un
temps de verglas, en plein hiver, vous distinguerez à des hauteurs
vertigineuses, derrière la mousseline des larges croisées, tournoyer
sous des lustres, dans le flamboiement des festins, toutes les
convoitises de votre cœur! (Le côté droit de la muraille s'entr'ouvre
et laisse voir un bal splendide, puis se referme.) Alors commenceront
pour vous, dans Paris, ces longues promenades du pauvre le long des
quais et des boulevards. Plus vague et funeste que le Bédouin dans le
désert, vous chercherez quelque bonne occasion, un parapluie perdu, une
bourse tombée, en marchant jusqu'au milieu de la nuit, où vous irez
dormir côte à côte avec des forçats, les pieds dans la paille, assis
sur un banc, et les deux bras contre une corde! (Le côté gauche de la
muraille s'entr'ouvre et laisse voir l'intérieur abject d'un logeur,
rempli de monde, puis se referme.) Et l'habit râpé, depuis longtemps,
sera parti. (Son habit disparaît.) A la place du chapeau, une casquette
sans visière. (Même jeu.) Plus de gilet, une seule bretelle! et pas
même de souliers, des chaussons! (Avec une pose ignoble.) Faut-il un
fiacre, mon bourgeois?

PAUL, se tordant les mains.

Horrible! horrible!

DOMINIQUE.

Mais ce n'est pas gai du tout, cet avenir-là!

PAUL, découragé, tombe sur un tabouret le coude sur la table.

Que faire?

A la fin de la tirade de l'inconnu, la servante est rentrée avec un
paquet de cigares, qu'elle a déposé sur la table. L'inconnu, qui est
près de Paul, debout à droite, fait un pas à reculons avec un geste
d'espoir; mais aussitôt, en face de lui et derrière Dominique, la
servante, se transmuant en fée, allonge le bras impérativement vers
l'inconnu qui se change en gnome.

Dominique, stupéfait, pousse un cri. Paul relève la tête et en pousse
un autre, en apercevant la fée, qui disparaît dans la muraille à
gauche en même temps que le gnome disparaît à droite.



TROISIÈME TABLEAU

Chez le banquier Kloekher: un boudoir, portes des deux côtés et au
  fond. Pendant la première scène, des valets traversent le théâtre,
  portant des jardinières et des meubles, pour les derniers préparatifs
  d'un bal.


SCÈNE PREMIÈRE.

ALFRED, PAUL.

PAUL.

Comment, mon cher Alfred, vous m'amenez chez M. Kloekher, le soir même
d'un bal?

ALFRED.

Qu'importe! n'êtes-vous pas en tenue? Et puisque (emphatiquement) la
_fête_ n'est pas encore commencée, vous aurez bien le temps de dire un
mot à notre illustre financier.

PAUL.

C'est là un vrai service que vous me rendez! Merci du fond de l'âme,
car sans vous je ne savais que devenir. Partout où je me suis
présenté, depuis un mois bientôt, porte close! Ah! les amis! Et que de
tentatives, d'efforts! (Il baisse la tête.)

ALFRED.

Allons, bien! vous voilà retombé dans vos idées mélancoliques,
romantiques et poétiques! (Lui tapant sur l'épaule.) Ce bon Paul! il
n'a pas changé: prompt à s'enflammer toujours pour toutes les femmes
et à donner dans toutes les illusions. C'est comme votre histoire du
cabaret. (Il rit.) Ah! ah! ah!

PAUL.

Mais quand je vous dis que j'ai vu...

ALFRED.

Bah! vous aurez été la dupe de quelque hallucination ou d'un faiseur
de tours! Comme si l'on rencontrait dans les bouges de la banlieue
des créatures célestes disparaissant à travers les murailles! Vous
avez beau soutenir qu'elle est belle comme une fée, et même qu'elle
en portait le costume, les fées, mon cher, ne sortent plus de la
Chaussée d'Antin; et je compte tout à l'heure vous en faire voir une,
qu'on appelle dans le monde Mme Kloekher... et qui a pour nous quelque
indulgence.

PAUL, saluant.

Ah!

ALFRED.

Mais oui! on est posé. Moi, je m'amuse énormément.

PAUL.

Et le mari?

ALFRED.

Un ancien Auvergnat! Il en a porté bien d'autres! Un rustre,
d'ailleurs, un avare.

PAUL.

Comment!... Mon père, au contraire, m'avait dit...

ALFRED.

Votre père le connaissait?

PAUL.

Beaucoup! Et il m'avait vanté toujours son désintéressement. Moi, je ne
l'ai jamais vu, car...

ALFRED, vivement.

Mais si votre père le connaissait, qu'aviez-vous besoin de moi alors?
Vous pouviez vous recommander tout seul.

PAUL, humblement.

Ah! mon ami, on est timide quand on est pauvre!

ALFRED, à part.

Pauvre! pauvre! Moi, je ne savais pas qu'il fût pauvre!... sans cela!...


SCÈNE II.

KLOEKHER, PAUL, ALFRED.

KLOEKHER.

Salut, vicomte!

ALFRED.

Bonjour, grand financier. Permettez que je vous présente un de mes
intimes, M. Paul de Damvilliers.

KLOEKHER, à part.

Son fils!

ALFRED.

Il a besoin de je ne sais quoi; il va vous expliquer son histoire. Oh!
bon garçon! excellent! Et j'ai une autre grâce à réclamer: puis-je
présenter mes respects à Madame, si toutefois...?

KLOEKHER.

Certes; comment donc!


SCÈNE III.

KLOEKHER, PAUL.

KLOEKHER.

J'ai beaucoup connu monsieur votre père, monsieur, et comme je
l'estimais infiniment, la soudaineté de sa catastrophe m'a affligé plus
qu'un autre. Et vous n'avez pas, jusqu'à présent, trouvé, deviné de
quelle manière elle a pu survenir?

PAUL.

Hélas! non, monsieur! J'ai même renoncé à en chercher la cause.

KLOEKHER, après avoir soupiré largement.

C'est plus sage! Ne perdez pas votre temps à cela, croyez-moi! (Avec
hauteur.) Et vous demandez...?

PAUL.

Du travail, monsieur! Oh! mes exigences seront modestes!

KLOEKHER.

Quel âge avez-vous, s'il vous plaît?

PAUL.

Vingt-cinq ans.

KLOEKHER.

Euh! euh! un peu jeune! Et, en fait de comptabilité, de banque, que
savez-vous?

PAUL.

Peu de choses, c'est vrai; mais j'apprendrai vite!

KLOEKHER.

Ah! vous croyez?... Et qu'avez-vous fait jusqu'à présent?

PAUL.

J'ai voyagé.

KLOEKHER.

Où cela?... Dans quel but?

PAUL.

Dans le nord de l'Afrique, et jusqu'en Chine, pour m'instruire.

KLOEKHER.

Ou vous amuser plus librement, avouez-le! C'est une jolie manière de
manger sa fortune; on se donne par là le vernis d'un homme sérieux; et
l'on se fait regarder des badauds en rapportant de longues pipes pour
les amis et des babouches pour les petites dames. Ah! ces bons jeunes
gens! ils sont drôles, parole d'honneur!

PAUL, irrité.

Monsieur!...

KLOEKHER.

Laissez donc! je les connais, vos études! Parions que vous ne sauriez
pas seulement me dire le nom des principaux comptoirs de Macao, ni le
taux de l'escompte à Calcutta.

PAUL.

Et il y a d'autres choses!

KLOEKHER.

C'est possible! Mais alors que venez-vous faire ici? Que voulez-vous?

PAUL.

Une place, monsieur, une place! Je puis traduire vos correspondances,
rédiger vos mémoires! Un homme en vaut un autre, avec de la force et du
courage. Je vous prie de considérer la situation... pénible où je me
trouve; et j'ose, pour appuyer ma requête, vous faire souvenir que mon
père fut votre ami.

KLOEKHER.

Eh! votre père, monsieur, était un fort galant homme; mais, s'il avait
suivi mes conseils, il n'aurait pas fini d'une façon désastreuse!
Au lieu de singer le grand seigneur et de vouloir éblouir par une
libéralité intempestive, il aurait dû surveiller ses capitaux,
augmenter sa fortune, se rendre utile enfin. Il (d'un ton de fausse
bonhomie) m'a bien assez fait souffrir par l'affection que je lui
portais, sans que vous veniez ici, vous, son fils, me donner la peine
de vous désobliger! Une place! Est-ce que j'en ai, moi? Tous mes
emplois sont pris; ce n'est pas ma faute. Mille excuses! (Paul est
remonté au haut de la scène et va pour sortir par le fond. Kloekher se
lève.) Eh bien, non!... Revenez!...

PAUL, fièrement.

Pourquoi, je vous prie?

KLOEKHER.

Je peux, je veux vous faire du bien. (Le regardant en face.) Si je
sais me connaître en hommes, je crois vous avoir deviné. Or je me fie
à votre intelligence pour me comprendre, et, en cas de refus, à votre
discrétion, pour vous taire!

PAUL.

Soyez convaincu...

KLOEKHER.

Jusqu'à présent, j'ai fait toutes mes affaires à la Bourse d'une façon
officielle; mais, à partir d'aujourd'hui, des circonstances trop
longues à vous expliquer, au-dessus de votre compétence, cher monsieur,
me forcent à opérer d'une façon détournée... par les mains d'un
autre... (Silence.)

PAUL, cherchant à comprendre.

C'est-à-dire...?

KLOEKHER.

Qu'il me faut un homme sûr. (Je le conseillerai; je serai là.) Un
garçon solide qui me représente complètement, surveille mes ordres,
agisse pour moi!

PAUL.

Bien!

KLOEKHER.

Et qui passe près du public pour n'agir que par lui-même, en son nom.

PAUL.

Cependant... la responsabilité...?

KLOEKHER.

Aucune chance de pertes, rassurez-vous! Peu de choses à faire, et je
vous donne dix pour cent sur les bénéfices. Or, comme les bénéfices de
ce genre d'opérations doivent s'élever annuellement à un million pour
le moins, c'est cent mille francs que vous toucherez par an, cent mille
livres de rente, jeune homme!

PAUL.

Cent mille livres de rente! (Il tombe en rêverie. Bas.) Impossible! Il
faut qu'il y ait là-dessous...

KLOEKHER, à part.

Il hésite! Est-ce ignorance ou scrupule?

PAUL.

Mais comment êtes-vous sûr d'avance de ne jamais perdre?

KLOEKHER.

Par une série de calculs... des combinaisons infaillibles. Je vous
expliquerai...

PAUL.

Et pourquoi alors avez-vous besoin de mon nom!

KLOEKHER.

Pourquoi?... (Silence. Ils se considèrent; puis, brusquement.) Mais ça
ne se dit pas! Vous comprenez bien... C'est impatientant!

PAUL.

Assez, monsieur! assez! Je vous épargne, par pudeur, le mot propre dont
on appelle, dans le code pénal, vos combinaisons infaillibles. Vous
prêter mon nom pour elles serait y participer; et comme je ne veux pas
être ni votre complice ni votre victime, je me retire.

KLOEKHER, détournant la tête, à part.

Imbécile, va!

Au moment où Paul est sur le seuil de la porte, au fond, entre M.
Letourneux, ils se trouvent face à face.


SCÈNE IV.

PAUL, KLOEKHER, LETOURNEUX.

LETOURNEUX, avec stupéfaction et joie.

Paul! Ah! quel bonheur!

KLOEKHER, à part.

Ils se connaissent!

LETOURNEUX.

Que je l'embrasse, ce cher garçon! Quand j'ai su que vous étiez à
Paris, je suis vite accouru du fond de la Guyenne, où j'étais parti
pour inspecter un peu l'agriculture et les bonnes mœurs! Ah! voilà
une chance! une chance!... (A part, montrant le poing à Kloekher, qui
tourne le dos.) Je te tiens, vieux drôle! (Haut.) On vous avait cru
mort, savez-vous?... N'est-ce pas, Kloekher, vos ennemis,--car vous
en avez, chacun en a,--vos ennemis se flattaient même qu'on ne vous
reverrait plus!

PAUL.

Qui donc peut m'en vouloir, à moi? Je ne gêne personne.

LETOURNEUX.

Quel intéressant jeune homme, hein? Tout le portrait de ce bon
Damvilliers, que nous chérissions.

PAUL.

Je ne sais comment reconnaître...

LETOURNEUX.

Voilà ce qui s'appelle une bonne journée; d'abord, je retrouve le fils
d'un vieil ami; puis, je soulage bien des infortunes, et cela, grâce à
vous, Kloekher.

KLOEKHER.

Hein?

LETOURNEUX.

Mais oui, puisque je venais vous remercier des vingt-cinq mille francs
que vous m'avez donnés pour les pauvres de ma paroisse.

KLOEKHER.

Ah! par exemple!...

LETOURNEUX.

Allons! il cache ses bienfaits. Quel homme! (Contemplant Paul.) Cela
fait plaisir de le revoir, n'est-ce pas?... J'espère que vous me
conterez vos voyages. Vous avez dû rencontrer, en courant le monde,
des mœurs bizarres, des caractères vraiment particuliers; et comme vos
observations, sans doute, ainsi qu'il convient à un esprit sérieux, se
sont dirigées sur la morale, que croyez-vous qui soit plus commun de la
ruse ou de l'ingratitude, de la scélératesse ou de la sottise?

PAUL.

Ces questions... demanderaient...

LETOURNEUX.

Et vous, Kloekher, votre opinion?

KLOEKHER.

Je ne comprends pas...

LETOURNEUX, se rapprochant de lui et le regardant en face.

Ah! vous ne comprenez pas! Bien sûr?... Nous en recauserons. J'ai
oublié de vous dire que je désirerais toucher immédiatement, pour la
formation d'une ferme modèle, les cent soixante-douze Méditerranée que
je vous ai vendus avant-hier.

KLOEKHER.

Quand donc aurez-vous fini cette plaisanterie?

LETOURNEUX.

Ce n'est pas une plaisanterie, mon cher, pas plus que l'histoire
suivante... (A Paul.) Connaissez-vous la Cochinchine?

PAUL.

Un peu.

LETOURNEUX.

Eh bien, il y avait là, une fois,--l'anecdote remonte à cinq ans,--deux
amis: un bon Chinois et un mauvais Chinois. Or le bon était si bon,
qu'il confia au mauvais...

KLOEKHER, avec emportement.

Oh! je me moque pas mal de vos histoires!...

LETOURNEUX.

Elles sont vraies cependant; j'en peux fournir les preuves. (Silence.)

KLOEKHER, étonné.

Des preuves?

LETOURNEUX, lui saisissant le bras, à l'oreille.

Dans mes mains, d'irrécusables, songez-y?...

KLOEKHER, bas.

Nous nous arrangerons. Taisez-vous! (Il se tourne vers Paul en éclatant
de rire.) Eh bien, Letourneux, il y est tombé! Il a cru que je n'avais
pas de place pour lui!... Hé! hé! Imaginez-vous une histoire inventée à
plaisir! Ah! ah! Une chose un peu légère que je lui proposais! Ah! ah!
ce bon garçon!

PAUL.

Comment?

KLOEKHER.

Mais oui, pour vous éprouver, mon cher. Ah! ah! ah!... (D'un ton
sérieux.) J'ai voulu voir, par là, le fond de votre nature. Maintenant
je suis content de vous, jeune homme! C'est très bien! très bien!... De
la délicatesse, des principes.

LETOURNEUX.

Il n'y a que ça, voyez-vous, les principes!... c'est une base! Du
moment qu'un homme a des principes, on peut compter dessus! Or je vous
réponds de celui-là, moi.

KLOEKHER.

Le fils de notre meilleur ami, je crois bien! (Mme Kloekher entre en
toilette de bal.) Ma femme! il faut que je vous présente. Permettez!...

Il remonte la scène vivement jusqu'à elle.


SCÈNE V.

PAUL, LETOURNEUX, M. ET MADAME KLOEKHER.

KLOEKHER, bas à sa femme.

Écoutez bien, il y va de ma fortune, de la vôtre: cet homme peut nous
perdre. Soyez adroite! il le faut! (Haut.) Madame Kloekher, M. Paul de
Damvilliers.

MADAME KLOEKHER.

Oh! je vous connais de nom, depuis longtemps, monsieur!

PAUL, à part.

Qu'elle est belle!

MADAME KLOEKHER.

Nous avons si souvent causé de votre père ensemble....

LETOURNEUX.

Nous trois.

PAUL, à part.

Quel regard!...

KLOEKHER.

Pauvre garçon! Au retour, après cinq ans d'absence, plus de foyer! Mais
j'entends que le mien remplace le vôtre! Ne vous gênez pas! Usez de
moi... De la franchise!...

PAUL.

Oh! merci!... Mais comme j'ai peur d'être indiscret... (Il va pour
sortir.)

KLOEKHER.

Restez donc, vous êtes des nôtres, parbleu! On arrive à peine,
continuez votre visite près de Madame. Allons, Letourneux, un petit
tour dans le grand salon; nous penserons ensuite aux choses sérieuses.


SCÈNE VI.

PAUL, MADAME KLOEKHER.

MADAME KLOEKHER.

Soyez convaincu, monsieur, que les intentions de mon mari n'avaient pas
besoin d'être exprimées. Je partage trop tous ses sentiments pour ne
pas désirer comme lui vous être agréable, et même, pardon du mot...
utile, si nous le pouvons.

PAUL.

Oh! je suis confus, vraiment!...

MADAME KLOEKHER.

Il nous sera bien doux de faire en sorte que vos chagrins soient sinon
oubliés... du moins adoucis.

PAUL.

Mais ils le sont déjà, madame, par cette manière inattendue!...

MADAME KLOEKHER.

Comme vous avez dû souffrir, n'est-ce pas?

PAUL.

Oui, oui!

MADAME KLOEKHER.

Pourquoi n'êtes-vous pas venu à nous, d'abord.

PAUL.

Eh! mon Dieu, madame, mon excuse, quoique sincère, est mauvaise, mais...

MADAME KLOEKHER.

Mais quoi?

PAUL.

Pardon! je n'osais...

MADAME KLOEKHER.

Enfant! Allons, vous réparerez cela, je l'exige!... Nous recevons nos
intimes tous les mercredis à sept heures, n'oubliez pas! Je vous ferai
connaître quelques-unes de mes amies, des femmes intelligentes qui
vous plairont. J'espère que vous viendrez de temps à autre bavarder
dans ma loge aux Italiens. Si vos après-midi vous pèsent trop, il y a
une place en face de moi dans ma voiture pour faire le tour du lac,
au Bois. C'est si ennuyeux d'être seule à revoir tous les jours cette
éternelle pièce d'eau! Mais où aller? Puisque vous dessinez, il faudra
m'apporter la prochaine fois vos albums de voyage. Je vous montrerai
les miens; d'avance, je réclame un peu d'indulgence pour mes pauvres
aquarelles. Enfin nous lirons, nous causerons. Nous deviendrons de
vrais amis. J'y compte, du moins.

PAUL.

Oh! merci. Vous êtes bonne comme un ange. Voilà les premières marques
de sympathie que l'on m'adresse. Qu'ai-je donc fait pour en mériter une
si gracieuse?... A qui la dois-je?

MADAME KLOEKHER.

Mais à la mémoire de votre père, au désir de mon mari, à votre
position, et un peu... à vous-même.

Elle lui tend la main, Paul la saisit et la baise.

MADAME KLOEKHER, la retirant vivement.

Monsieur!...

PAUL.

Pardon! c'est une faute, je conçois! L'élan irréfléchi de ma gratitude
vous semble une grossièreté.

MADAME KLOEKHER.

N'en parlons plus. Entrons dans le bal. Sortons.

PAUL.

Sans m'avoir pardonné? Au nom du ciel, ne m'en voulez pas! Excusez-moi!
il faut bien avoir un peu d'indulgence pour un homme abandonné de tous,
fatigué par les déceptions, aigri par le malheur.

MADAME KLOEKHER, à demi-voix.

C'est une sympathie de plus entre nous deux! (Geste de Paul.) Oui, j'ai
mes souffrances, et aussi profondes que les vôtres, peut-être!

PAUL.

Vous! Comment?

MADAME KLOEKHER.

Ah! monsieur de Damvilliers, un homme de votre condition peut-il avoir
les préjugés du peuple et s'imagine comme lui que le cœur soit content
et qu'on n'ait plus rien à demander au ciel, du moment qu'on est riche!
Oh! non! non!

PAUL.

Expliquez-moi...

MADAME KLOEKHER.

Plus tard, mon ami!.... (Les panneaux qui fermaient le boudoir à
droite, à gauche et au fond s'enlèvent et laissent voir le bal.) Votre
bras, s'il vous plaît?

PAUL, à part.

Son ami... son ami!...

De chaque côté de la scène, il y a des cariatides dorées contre des
  piliers qui montent jusqu'au plafond; entre les cariatides, des
  jardinières remplies de fleurs espacées par des candélabres. Au
  fond, trois arcades ouvertes laissent voir d'autres salons, avec des
  buffets chargés d'argenteries et de flacons.


SCÈNE VII.

PAUL, MADAME KLOEKHER, ONÉSIME DUBOIS, MACARET, BOUVIGNARD, ALFRED DE
CISY, LE DOCTEUR COLOMBEL, INVITÉS, MESSIEURS ET DAMES, DOMESTIQUES.

Mme Kloekher remonte la scène au bras de Paul, en même temps qu'on
s'avance vers elle.

LES INVITÉS, saluant.

Une fête superbe, éblouissante, délicieuse!

UNE DAME, à une autre.

Quel est donc ce jeune homme? Il est fort bien.

LA DEUXIÈME DAME.

Je le trouverais même trop bien, si j'étais le vicomte Alfred de Cisy.

UN EMPLOYÉ DE LA MAISON, à son voisin.

Regardez donc comme elle minaude! Que de grimaces! Mais pour nous,
pauvres commis, il n'y a pas de danger qu'elle nous honore seulement
d'un coup d'œil.

MADAME KLOEKHER, à une jeune femme lui désignant sa robe.

Oh! ravissant! Où donc vous habillez-vous, ma chérie? (A une autre.)
Comment, on ne danse pas? (A un vieux monsieur.) Bonjour, général. (Au
docteur Colombel.) Ah! c'est fort aimable à vous, docteur Colombel,
d'avoir abandonné vos malades.

LE DOCTEUR COLOMBEL.

Ils recouvreraient la santé en vous voyant, belle dame: l'aspect de
tant de fraîcheur, de grâces... (Un domestique vient parler bas à Mme
Kloekher.)

MADAME KLOEKHER.

J'y vais! (Alfred, depuis le commencement de la scène, s'est rapproché
d'elle. Quand elle est arrivée au bas, à droite, elle salue Paul.) Je
vous remercie. A tout à l'heure!

ALFRED, à part.

J'ai fait une jolie affaire, moi, en l'introduisant ici. Soyons prudent
et vif. (Il sort précipitamment derrière elle.)


SCÈNE VIII.

LES PRÉCÉDENTS, moins MADAME KLOEKHER ET ALFRED.

ONÉSIME s'avance vers Paul en lui secouant les deux mains fortement.

Ah! quel plaisir!... on va donc se revoir! où loges-tu? Je ne te quitte
pas!

PAUL.

Merci, vieux camarade... Et cette peinture, toujours enthousiaste
d'elle, j'espère, et portant haut l'amour du grand art avec la haine du
bourgeois?

ONÉSIME.

Sans doute. Cependant je fais à présent de petits tableaux, des
sujets domestiques; c'est d'un débit plus facile. Mais reçois mes
félicitations, te voilà en joli chemin, diable! (Tous s'empressent
autour de Paul.)

MACARET.

Eh! cher monsieur de Damvilliers, j'étais bien sûr de vous rencontrer
ici; sans cela...

LE DOCTEUR COLOMBEL, lui coupant la parole.

Grâce à la bêtise inconcevable de mon valet de chambre, vos deux cartes
de visite ont été égarées, et hier au soir seulement...

BOUVIGNARD, l'interrompant.

Comment se fait-il, je vous le demande, que tous les matins je veux
aller vous voir? Mais on vient chez moi, pour un tas de choses, pour
ceci, pour cela; je suis harcelé, tiraillé...

MACARET.

Tout à vos ordres, vous savez!... (Bas.) On a l'oreille du ministre!

LE DOCTEUR COLOMBEL.

Il faut que vous preniez un jour par semaine pour venir dîner chez moi
régulièrement.

BOUVIGNARD.

Dites donc, cher monsieur, de quelle façon je puis vous être utile!

(Tous lui donnent des poignées de main énergiques.)

PAUL.

Ah! mes amis! je suis attendri vraiment... (A part.) Quels cœurs
excellents et comme on calomnie les hommes!


SCÈNE IX.

LES PRÉCÉDENTS, LETOURNEUX.

LETOURNEUX marche droit à Onésime, qui est le plus près de Paul.

Je ne suis pas content de vous!

ONÉSIME.

Pourquoi?

LETOURNEUX.

Parbleu, entre intimes on ne se gêne pas. Or chacun ici, excepté Paul,
connaît votre prochain mariage. C'est moi qui vous procure cette
affaire, une famille excellente, pieuse, considérée, riche, et vous
vous exposez au scandale d'être rencontré en plein jour, donnant le
bras à une créature!

ONÉSIME.

Moi?

LETOURNEUX.

Je vous ai vu, et pourtant vous m'aviez juré que tout était fini!

ONÉSIME.

Ah! monsieur Letourneux, un moment! Si je me trouvais avec cette
fillette, c'est que je lui préparais un petit tour.

LE DOCTEUR COLOMBEL.

Voyons, voyons, j'adore ce genre d'anecdotes. (Tous se rapprochent.)

ONÉSIME.

Je lui ai fait écrire de Marseille, son pays, une lettre, à moi
adressée, qui l'appelle pour les affaires les plus pressées. Elle est
partie; j'ai donc tout le temps de me marier, et ça me débarrasse
d'autant mieux, que Clémence a la bourse légère, et que pour revenir...

Hilarité générale et approbation.

LETOURNEUX.

Très bien! voilà ce que j'appelle un acte à la fois d'adresse et de
haute moralité.

PAUL.

Comment, Clémence, ta vieille passion, celle que tu avais prise toute
jeune à sa famille, et qui, disais-tu toi-même, te faisait travailler
d'une façon...?

ONÉSIME.

C'est comme ça! Autre temps, autres femmes! (A Letourneux.) Où donc
m'avez-vous rencontré, vous?

LETOURNEUX.

Dans le Luxembourg, comme je le traversais pour aller secourir une
famille bien intéressante: trois fils sans ouvrage, le père et la mère
presque à l'agonie. Vous devriez même, docteur, faire quelque chose
pour eux.

LE DOCTEUR COLOMBEL.

Que j'aille les voir, peut-être!

LETOURNEUX.

Vous êtes assez riche pour vous passer ce luxe!

LE DOCTEUR COLOMBEL.

Et vous donc, le millionnaire, que faites-vous pour eux?

LETOURNEUX.

Oh! peu de choses, je les console et les moralise, rien que cela! et
partout, comme maintenant, je fais de la propagande à leur profit,
jusqu'auprès de M. Macaret. (S'adressant à M. Macaret.) Voyons, vous
êtes un de nos grands industriels, et trois ouvriers de plus ne vous
importent guère.

MACARET.

Impossible! je n'ai pas d'ouvrage à leur donner. Vous n'exigerez pas
que je me ruine...

Colombel sourit, Letourneux joint les mains d'un air béat. Mouvement de
Paul indigné.

BOUVIGNARD, avec un petit rire aigrelet.

Hé! hé! il a raison. Les discours, les secours et les utopies ne
servent à rien. La machine est ainsi réglée. Tant pis pour ceux qu'elle
écrase! résignons-nous! il n'y a de sérieux au monde que les choses de
l'intelligence, les beaux-arts!

ONÉSIME.

Vous êtes dans le vrai, monsieur Bouvignard.

BOUVIGNARD.

Aussi moi, je ne m'occupe que des vieilles faïences.

LE DOCTEUR COLOMBEL.

Un joli goût! Et toutes nos dames...

BOUVIGNARD.

Entendons-nous! Permettez! je ne prise que les vieux Nevers, et, pour
en posséder un authentique, je n'épargne ni temps, ni soins, ni argent.

ONÉSIME, à part.

Il ferait mieux de doter sa fille.

BOUVIGNARD.

Ah! j'économise, je me prive, je me sangle! Et combien d'inquiétudes!
Songer qu'une maladresse peut tout réduire en mille morceaux! Aussi ma
collection est-elle unique. C'est ma fortune entière et, afin qu'elle
demeure éternellement intacte, je la lègue par testament à ma ville
natale.

PAUL, à part, mélancoliquement.

Quel triste monde!


SCÈNE X.

LES PRÉCÉDENTS, KLOEKHER.

KLOEKHER, à Letourneux.

Venez-vous? Allons, les hommes sérieux, il y a là des tapis verts qui
vous réclament! Un whist? (Tous disparaissent par le fond.)


SCÈNE XI.

PAUL, seul.

Dès que Paul est resté seul, du côté droit, entre les cariatides,
  débouche le roi des gnomes, dans le costume du bourgeois cossu du
  cabaret. Avec un geste emphatique, il lui montre le bal et toutes les
  splendeurs qui l'entourent. Mme Kloekher passe au fond, sous l'arcade
  du milieu; il la désigne de son bras allongé, fait ensuite le geste
  de quelqu'un qui applaudit des deux mains, remonte la scène, et s'en
  va lentement.

PAUL, remontant la scène vers lui.

L'homme du cabaret! (La reine des fées débouche par le côté gauche en
costume de fée et fixe sur le roi des gnomes un long regard.) L'autre!
l'autre! (Tous les deux disparaissent.) Suis-je donc fou?... Ces
illusions de l'autre jour qui me reprennent, c'est étrange!... Cela
vient sans doute... du trouble, de l'enchantement où elle me plonge,
quels yeux!... quel sourire!... Se jouerait-elle de moi? Mais tout à
l'heure sa main frémissait sur mon bras, ses regards m'enveloppaient
de leurs caresses, son cœur battait. Elle m'aime! (Le candélabre près
duquel il se trouve s'est éteint.) Qu'est-ce donc? la nuit? Eh! non,
rien que cela! (Il se met à marcher.) Et c'est moi! moi qu'elle a
distingué parmi tous ces hommes, entre les illustres, les riches et les
beaux! Je suis donc plus fort qu'eux tous, je les domine, et me voilà
presque le roi de ce monde où hier encore je luttais, perdu dans la
foule des derniers. Ah! quelle félicité! comme ces fleurs embaument!
(Il se penche sur une des jardinières, les fleurs se fanent.) Mortes!
(Deux candélabres s'éteignent.) Et l'obscurité redouble! (Au lieu d'un
bruit de clochette qui accentuait la mesure dans la contredanse, on
entend une cloche funèbre.) Ces sons! le glas d'un enterrement. J'ai
peur! (Il regarde au fond.) Cependant les flambeaux resplendissent,
les danses tourbillonnent. Eh! c'est la clochette qui tinte dans les
quadrilles. Qu'avais-je donc? Elle va revenir!... oui!... là! et,
fendant pas à pas les flots du bal, j'écouterai d'un air indifférent
ses paroles charmantes murmurées à mon oreille. Toutes ces choses qui
lui appartiennent ont l'air de sourire, c'est comme si son âme flottait
autour de moi. Où est-elle? Je veux la retrouver, la revoir. (Il
remonte la scène.)


SCÈNE XII.

PAUL, MADAME KLOEKHER, ALFRED.

MADAME KLOEKHER entre par le côté droit au bras d'Alfred.

PAUL, à part.

Encore lui! (Il s'arrête et l'observe.)

MADAME KLOEKHER, à demi-voix.

Est-ce une menace?

ALFRED.

Comme il vous plaira de le comprendre, ma chère!

MADAME KLOEKHER, dédaigneusement.

Faites donc! faites donc!

ALFRED.

Ainsi vous êtes bien décidée!... Tout est rompu. Mais si je me brûlais
la cervelle au milieu de votre bal?

MADAME KLOEKHER, éclatant de rire.

Ah! ah!

ALFRED, à part, remettant son chapeau sur sa tête.

Allons, tournons-nous d'un autre côté. (Les danses ont fini, on sert le
souper au fond, sur des petites tables rondes.)


SCÈNE XIII.

PAUL, MADAME KLOEKHER.

PAUL.

Cet homme vous aime?

MADAME KLOEKHER.

Lui, jamais!

PAUL.

Cependant!...

MADAME KLOEKHER.

Des reproches, déjà?

PAUL.

Oh! j'ai tort, je le sais, pardonnez-moi! Ce n'est pas ma faute, si...

MADAME KLOEKHER.

Plus bas!... on peut nous entendre!

PAUL, regardant au fond.

Non, jusqu'à la fin du souper, personne ici ne viendra! Nous sommes
libres! Écoutez-moi: au nom du ciel, restez!

MADAME KLOEKHER.

Mais je reste! Que voulez-vous?

PAUL.

Ah! je ne me rappelle plus! ma tête s'égare! Je suis si heureux de vous
contempler ainsi face à face! Tout à l'heure, quand nous étions avec
les autres et que l'on s'empressait autour de vous, je me délectais à
saisir ces regards, ces hommages, cette rumeur d'admiration et d'envie;
et puis, voilà qu'à présent la même foule me déplaît! je la hais! Vous
lui donnez en passant un coup d'œil, des sourires, des paroles, presque
une partie de votre personne, de votre cœur. Il me semble que la dorure
de ces murailles, les argenteries, les valets, la musique, vos diamants
même, sont autant de choses qui vous déguisent, vous reculent plus
loin, vous séparent de moi.

MADAME KLOEKHER.

Enfant que vous êtes! Vous savez bien pourtant... (Silence.)

PAUL.

Quoi?... Parlez!... parlez!...

MADAME KLOEKHER.

Mais... que l'on vous préfère!

PAUL, se rapprochant et lui prenant la main.

Est-ce vrai? Dites-le donc, ce mot que j'attends. Ah! je ne suis pas
accoutumé au bonheur, moi? Et comment voulez-vous que je croie à
celui-là, si je ne le vois moi-même tomber de vos lèvres? Ou plutôt
non, ne parlez pas... et pour savoir si vous m'aimez, si les cieux vont
s'ouvrir... rien qu'un signe... un regard...

Elle le regarde et lui répond oui par un signe de tête très lent et
très doux. Il lui prend la main et la porte à ses lèvres en pliant le
genou.

MADAME KLOEKHER.

Prenez garde! on peut nous voir! (A part.) Du feu... de la passion!...
(Paul se relève.)

PAUL.

Ah! quel supplice! Vous ne comprenez donc pas que je vous aime
éperdument! Je voudrais que tout ce qui nous écarte l'un de l'autre
disparût! Qu'est-ce que cela vous coûterait de m'accorder où il vous
plaira, quelquefois, pour me faire illusion, pour m'imaginer que nous
sommes seuls sur la terre? Est-ce que cela vous chagrine, dites, de me
donner...?

MADAME KLOEKHER.

On vient! Retirez-vous!

Paul disparaît à droite entre les deux cariatides.


SCÈNE XIV.

MADAME KLOEKHER, LETOURNEUX.

LETOURNEUX, entrant rapidement.

Ah! votre mari est un fier drôle!

MADAME KLOEKHER.

Qu'y a-t-il?

LETOURNEUX.

Je suis indigné!

MADAME KLOEKHER.

La! la! calmez-vous!

LETOURNEUX.

Mais je me vengerai! Oh!...

MADAME KLOEKHER.

Que vous a-t-il fait?

LETOURNEUX.

Vous le demandez? Elle le demande! Eh bien, nous étions convenus, votre
charmant époux et moi, de deux cents Hanovre au dernier courant qu'il
devait, lui, me donner et que je devais, moi, palper: est-ce clair? Or,
quand j'apporte les papiers convenus, il ne m'en livre que la moitié à
grand'peine. Mais ça ne se passera pas comme ça! Où est Paul? Je vais
tout lui dire!

MADAME KLOEKHER.

Quoi donc?

LETOURNEUX.

Lui apprendre ce que vous savez aussi bien que moi, parbleu! La manière
dont votre mari a volé son héritage! Et un bon procès fera savoir à
toute l'Europe...

MADAME KLOEKHER.

Et vous comptez sur Paul, comme si c'était possible!...

LETOURNEUX.

Pourquoi non?

MADAME KLOEKHER.

Vous êtes trop curieux, mon cher. Cependant, pour épargner vos
démarches, apprenez que Paul est un simple enfant, et qu'il m'aime!

LETOURNEUX.

Beau motif!

MADAME KLOEKHER.

Excellent, au contraire! C'est nous, c'est moi qu'il croira et non pas
vous, l'homme de bien. Allez chercher ailleurs des auxiliaires à vos
turpitudes et à vos vengeances! Quant à celui-là, je vous le répète,
il m'appartient! C'est ma chose, mon esclave! et je pourrais, sur un
signe, le faire se jeter dans un puits qu'il m'en remercierait.

LETOURNEUX, sortant par le fond.

Nous verrons! nous verrons!


SCÈNE XV.

PAUL, MADAME KLOEKHER.

PAUL entre lentement à droite, de derrière une cariatide.

Vous avez raison, madame: je suis un enfant, votre chose et votre
esclave.

MADAME KLOEKHER.

Ciel! ne croyez pas!...

PAUL.

J'ai tout entendu, j'étais là derrière cette statue, où je m'étais
mis pour épier les confidences d'un autre. Le hasard m'a puni de ma
jalousie, en me détrompant amèrement.

MADAME KLOEKHER.

Oh! Paul!... je vous jure...

PAUL.

Pas de serments, ne craignez rien; jamais je ne salirai par le scandale
d'un procès la femme, quelle qu'elle soit, que j'ai... honorée de mon
amour. Donc soyez tranquille, je me retire!

MADAME KLOEKHER.

Mais vous n'avez pu comprendre, je n'y suis pour rien, c'est une trame
odieuse. Je vous expliquerai... Paul! je vous en supplie!... Paul!
Paul! je t'aime!

Paul s'en va par la gauche, la tête basse et lentement; arrivé sur le
seuil, il s'arrête. Letourneux sort du fond et marche vers lui.


SCÈNE XVI.

MADAME KLOEKHER, PAUL, LETOURNEUX, puis tous les personnages précédents.

LETOURNEUX.

Ah! enfin! je vous trouve! Écoutez-moi! (Paul, absorbé, reste
immobile.) Paul! Eh bien? (Il lui tape sur l'épaule.) Mon ami! mon cher
ami!

PAUL, tournant la tête lentement.

Que voulez-vous?

LETOURNEUX, élevant la voix.

Je veux vous apprendre, à vous et à tout le monde ici, dans votre
intérêt personnel comme dans celui de la moralité publique, et afin
qu'il en résulte à la fois une réparation et un châtiment; je veux,
dis-je, vous dénoncer une infâme machination dont vous êtes la victime.
J'en possède les témoignages authentiques, écrits! Vous avez été
indignement spolié par l'homme que voici: le banquier Kloekher!

Murmures. Marques de surprise et d'indignation.

PAUL, arrachant son gant blanc.

Vous mentez impudemment, monsieur!

LETOURNEUX.

Moi?

PAUL.

Oui, vous, misérable! et comme gage de ce que j'affirme, je vous
soufflette à la face! (Il lui jette son gant à la face.)

LETOURNEUX.

Ah!

PAUL.

Je suis à vos ordres, monsieur!

LES INVITÉS.

Séparez-les! Ils vont se battre!

LETOURNEUX, dignement.

Un duel, non! Un homme de mon caractère n'obéit pas à de pareils
préjugés. La vraie force consiste plutôt à supporter les injures et à
s'en venger par les voies légales. J'ai le courage civil, moi! (Il sort
fièrement.)

PAUL, à demi-voix.

Infâme coquin!

KLOEKHER, essayant de prendre la main de Paul.

Ah! c'est très bien ce que vous avez fait! Voilà qui est d'un bon
ami!... Ma reconnaissance...!

PAUL, fièrement.

Ne me parlez plus, monsieur! (Il sort.)

KLOEKHER.

Qu'est-ce qu'il a donc?

LES INVITÉS.

Quel original!--Avez-vous vu?--Un scandale pareil pour finir une si
belle fête!...--Ah! mon Dieu! à quoi se trouve-t-on exposé!...

Quand les invités sont partis, les lustres, les girandoles et les
  candélabres se mettent à brûler plus fort, donnant une lumière
  rose, verte et bleue; les bouquets tombés par terre se relèvent
  d'eux-mêmes et vont se placer dans les jardinières. Les fleurs fanées
  s'entr'ouvrent, les meubles çà et là se replacent en ordre. Les
  cariatides des deux côtés de la scène se meuvent et s'avancent. Ce
  sont les fées elles-mêmes qui se réjouissent de la vertu de Paul.



QUATRIÈME TABLEAU

Une chambre d'aspect misérable. A droite et à gauche une fenêtre
  en tabatière. Au fond, une cheminée de plâtre, où brûlent quelques
  charbons à demi éteints. A côté de la cheminée, une porte. Sur la
  cheminée, une boîte à pistolets. A gauche, au premier plan, une table
  et deux chaises de paille. A droite une paire de bottes vernies
  dans leurs embouchoirs. Auprès des bottes, contre le mur, un lit
  de sangle, et, sur le premier plan, à côté, un placard.--Le jour
  commence à paraître par les vitres sans rideaux.


SCÈNE PREMIÈRE.

DOMINIQUE, seul.

Il arrive sur la scène en manches de chemise, en pantalon avec un
  madras autour de la tête, et il s'avance vers la cheminée en
  grelottant.

Quel froid, miséricorde! Quand Monsieur va revenir, il est capable de
geler. (Riant ironiquement.) Ah! Monsieur!... Eh bien, et moi? Est-ce
que je ne gèle pas? Est-ce que je ne souffre pas? Est-ce une existence
que de traîner une misère pareille! Qu'il s'en arrange, puisque ça
l'amuse; mais moi, un homme fait tout au moins pour l'antichambre des
ambassadeurs, quelle humiliation! (Il cherche de droite et de gauche
dans l'appartement.) Et pas un cotret dans cette infernale mansarde,
où il vous tombe des vents coulis... (Il regarde encore.) Non!...--Et
voilà quatre mois que j'attends! et qu'il est à me lanterner avec
toutes ses démarches!--D'abord, ç'a été une place dans la diplomatie,
puis une mission scientifique, puis un poste d'inspecteur de je ne
sais quoi, puis un emploi dans une colonisation, je ne sais où; et ce
soir, enfin, il doit revenir de chez le banquier Kloekher les mains
pleines, ou l'avenir assuré.--Je commence à n'y plus croire, à notre
avenir! J'ai bien envie de séparer le mien du sien et de lui donner
mon compte carrément. Monsieur est un brave jeune homme, c'est vrai!
Mais (se touchant le front) toqué! toqué!--Saprelotte! j'ai l'onglée!
(Ses yeux rencontrent la boîte de pistolets sur la cheminée.) Tiens!...
voilà une boîte qui me donne une tentation!... Ah! doucement!... nos
moyens ne nous permettent pas une flambée en acajou. Oh! non! (En
se reculant, il trébuche contre le paillasson.)--Eh! tu m'embêtes,
toi!--Attends un peu... (Il jette le paillasson dans le feu; puis, le
regardant brûler.)--En être réduit là! Mais ça ne peut pas durer plus
longtemps! c'est trop bête! Et si notre sort ne change pas avant huit
jours, bonsoir! (Le feu flambe. Il se chauffe.) Ah! ça fait du bien!
C'est une bonne idée que j'ai eue décidément! Comme on a tort de se
gêner!--Et pas un bon fauteuil pour se rôtir les tibias en tisonnant.
C'est honteux, un aussi piètre escabeau!--Et puisque mon maître est en
courses toute la journée, je ne vois pas pourquoi... (Il jette dans le
feu la petite chaise.) Allons donc! (Tout en remuant les charbons.) Il
faut convenir que je suis un véritable nigaud, avec mon dévouement! On
n'a jamais vu un domestique comme moi! Nom d'un chien! quelle gelée!
Ça disparaît comme une allumette!--Car, enfin, de toutes ses promesses,
qu'ai-je attrapé, moi? Qu'est-ce que je gagne? Il se moque de moi, à
la fin! Car, pendant que je suis là, à me morfondre en l'attendant,
il fait le joli coco, dans les salons, près les belles dames.--Si je
flanquais la table pour soutenir l'attisée?--Non! Ça ne durerait pas!
(Il aperçoit une paire de bottes dans leurs embouchoirs.) Ah! les
bottes! (Il les retire des embouchoirs.) Pourquoi pas? (Les lançant
dans le feu.) Aïe donc!--Et s'il se fâche, tant pis!


SCÈNE II.

DOMINIQUE, PAUL, en habit noir, sans paletot, mouillé, les mains sous
les aisselles, avec un peu de neige sur ses vêtements.

PAUL.

Que fais-tu là, toi? Je ne t'avais pas dit de m'attendre! Va te coucher!

DOMINIQUE.

Mais...

PAUL, brutalement.

Va-t'en donc! Va-t'en! Laisse-moi!

DOMINIQUE, à part.

Oh! oh! il est bien fier!--Y aurait-il pas quelque chose de bon, enfin?


SCÈNE III.

PAUL, seul.

(Après être resté longtemps les bras croisés, avec un grand soupir.)
Ah!... (Il jette son chapeau sur le lit de sangle.) Quelle nuit!... (Il
regarde les murs lentement) et quelle chambre!... (Puis la fenêtre.)
Tiens! le jour qui se lève; et la neige, encore!... Mais il ne tombera
donc pas du ciel quelque chose pour les écraser tous! (Il pleure.) Ah!
comme je suis fatigué! (Il s'assoit près de la cheminée, un bras sur
le chambranle.) Sont-ils assez lâches, égoïstes, ingrats, hypocrites
et cruels!... Pardessus tout cela, des sourires, des phrases, des
étreintes affectueuses, et même, ô sacrilège, des offres d'amour! Et
je prétendais trouver dans ce néant quelque chose qui désaltérât mon
cœur!--Dans combien de pays n'ai-je pas traîné mes rêves!... Partout,
avec des masques et des impudeurs différentes, j'ai rencontré les
mêmes ignominies! A présent, voilà qu'elles viennent jusqu'à moi,
elles m'attaquent. Assez, assez! je n'en veux plus!--Pourquoi vivre
alors, puisque je ne peux pas changer le monde? Ah! si j'avais eu
pourtant quelqu'un qui m'eût aimé!... (Il se lève.) Allons, pas de
faiblesse! Disparaissons tout de suite, pour prévenir peut-être les
défaillances, avant la première rougeur de honte, et dans l'intégrité
de mon orgueil, comme ces vieux rois d'Orient qui se faisaient mourir
avec toutes leurs richesses!... Il ne faut que la résolution d'une
minute. Ce ne doit pas être difficile? D'ailleurs, tout m'y engage,
tout m'y pousse... (Apercevant la boîte de pistolets ouverte.) Ah!...
et jusqu'au hasard lui-même! (Il retire les pistolets et les manie.)
L'armurier qui me les a vendus me faisait valoir, pour ma sécurité
personnelle, la longueur de leur portée. A cette distance, je n'ai
pas besoin qu'ils soient si merveilleux! C'est une superfluité.
Essayons. (Il fait jouer la batterie.) Bien!... Ma poudrière, où
est-elle? (Il verse de la poudre dans le fond de sa main, puis dans
le pistolet, et jette le reste dans la cheminée. Le feu se ranime et
flambe extraordinairement. Paul continue à charger son pistolet.) La
balle, une capsule, maintenant; et je n'ai plus qu'un geste, presque
un signe à faire pour être libre!... (Six heures sonnent à une horloge
voisine.) Six heures!... Au premier coup de la demie, tout sera dit!
(Il promène ses yeux tout à l'entour et aperçoit la table où sont des
papiers et une cassette pleine de lettres.) Ah! ceci, que j'oubliais!
Non! que rien de moi, ni de mon passé, ne subsiste! Au feu, au feu,
toutes mes lettres! (Il les jette dans la cheminée. Il se rassoit.) Ah!
que cette flamme me réchauffe! Je ne souffre plus. Non, au contraire!
Et penser que ces cendres peut-être seront encore tièdes quand mon
cadavre sera froid! et puis tout se confondra, dispersé! Ma vie aura
passé comme ces formes fugaces, qui se dessinent sur les charbons.
Tiens! il me semble voir dans la braise des plages de pourpre s'étalant
près d'un lac de feu. On dirait, à présent, de vagues édifices, des
aiguilles de cathédrale, un navire. Il s'enfonce et reparaît, comme
le mien autrefois. J'entends encore le vent dans les manœuvres, et
les bois de ma cabine qui craquent au milieu de la nuit.--Tiens!...
c'est étrange, voilà une lettre qui s'obstine à ne pas brûler! Elle
blanchit même dans la flamme.--Pourquoi? (Paul la prend.) Elle est
froide! Comment se fait-il?... (La cheminée peu à peu s'est haussée
et élargie, laissant voir, au milieu des flammes, les choses mêmes
que Paul rêvait. Le bord supérieur, montant toujours, a presque
disparu dans les frises; et l'on aperçoit un château tout noir, d'une
architecture farouche, avec des meurtrières embrasées.) Une forteresse,
laquelle donc? Je ne l'ai jamais vue. (Le château disparaît. La lettre
qu'il tient devient lumineuse.--Paul lit:) «C'est l'endroit où les
gnomes détiennent captifs les cœurs des hommes. Nous comptons sur toi
pour les délivrer.--Ta récompense sera un amour au-dessus même de tes
rêves. Tu rencontreras souvent celle que nous te destinons; tâche de
la reconnaître, ou sinon tu es irrévocablement perdu.--Es-tu prêt?--LA
REINE DES FÉES.»--Moi!... Mais comment me guider?

  Chœur des fées l'encourageant.

PAUL reste pendant quelques minutes en proie à une anxiété terrible;
puis, avec un geste de résolution héroïque:

J'accepte! partons!

  Deux coups frappés à la porte, l'un après l'autre.

UNE VOIX, du dehors.

Ouvre, Dominique!

  Troisième coup.

PAUL.

Qui est-ce? (Il va ouvrir.)


SCÈNE IV.

PAUL, JEANNETTE, portant à chaque bras un gros panier.

JEANNETTE, toute surprise.

Monsieur Paul!...

PAUL.

Jeannette!... Comment se fait-t-il? (Elle dépose sur la table ses deux
paniers, d'un air accablé.) Que viens-tu faire à Paris?

JEANNETTE, après un silence.

Mais... vendre mon lait, monsieur.

PAUL.

Avec ces deux paniers-là!... et chez moi! (Elle baisse la tête sans
répondre.) Tu me caches quelque chose, Jeannette.

JEANNETTE, défendant de la main un des paniers près d'elle.

Non, monsieur, je vous jure!...

PAUL, éclairé par le geste de Jeannette.

C'est là dedans alors? Qu'y a-t-il? (Il relève la toile couvrant le
panier.) Des foulards, mes chemises, tout mon linge!

Il la regarde d'une façon sévère.

JEANNETTE, vivement.

Oh! ne vous fâchez pas!... Si vous le trouvez trop mal, je
recommencerai.

Silence.--Elle baisse la tête.

PAUL.

Ainsi c'est Mlle Jeannette qui était ma blanchisseuse!... Pourquoi ne
pas l'avouer?

JEANNETTE, embarrassée.

C'est que...

PAUL.

Eh bien? (Même silence.--A part.) Comment?... Quand Dominique m'avait
dit... Voyons l'autre...

JEANNETTE, l'arrêtant par le bras.

Prenez garde de les casser!

PAUL.

Quoi donc?

JEANNETTE.

Les œufs!

PAUL, examinant l'intérieur du panier.

Des fruits... une galette... jusqu'à des petits pots de crème! Et
c'était... (il l'interroge du regard; elle lui répond par un signe de
tête affirmatif) pour moi! Jusqu'à présent, en effet, je n'ai rien
payé de ces choses!--Ah! je devine!... l'amitié de mon domestique me
réduit aux charités d'une paysanne! (Brutalement.) Remporte tout cela,
Jeannette! Je n'en veux plus! Va-t'en!

JEANNETTE, pleurant.

Si j'avais su vous fâcher, je ne l'aurais pas fait!

PAUL, à part.

Elle pleure!... Et, dans ma vanité imbécile, je la repousse!...
Combien donc y en a-t-il d'un dévouement pareil? (Haut.) Non, reste!
Pardonne-moi! C'est que je suis malade quelquefois!... Et il y a
longtemps que tu viens ainsi tous les jours?

JEANNETTE.

Depuis un mois bientôt!

PAUL.

Et tu ne t'en vantes pas, toi!... Tu faisais le bien naïvement, dans la
candeur de ton âme. (Il lui prend les mains.) Mais comme ta poitrine
bat vite! Tu as de beaux yeux, ma Jeannette! (A part.) Je ne l'avais
pas seulement regardée, sot que j'étais! Et ces pauvres petites mains,
sais-tu qu'enfermées dans des gants de peau fine, plus d'une belle dame
les envierait!

JEANNETTE.

Vous êtes bien bon, monsieur.

PAUL, s'écartant d'elle.--A part.

Il faut pourtant que je trouve quelque chose à lui donner. (La
contemplant de loin.) Mais elle est charmante!... Il y a sous ces
vêtements simples une distinction, je ne sais quoi de pur, de
fin... que je n'ai jamais vu!... Et cette douceur des attitudes, ce
rayonnement dans le regard! Serait-ce! Pourquoi pas?... Jeannette?

JEANNETTE.

Monsieur?

PAUL.

Tu dois être lasse de ta condition? N'arrive-t-il jamais dans ton
esprit des pensées qui te surprennent? Ne sens-tu pas au fond de
toi-même comme une sollicitation vers des destinées plus hautes? une
envie de t'enfuir... quelque part... bien loin?

JEANNETTE.

M'enfuir!... Et où ça?... Je ne connais pas les routes.

PAUL, avec un geste de dépit.--A part.

Eh! c'est mon langage qu'elle n'entend pas! (Haut.) Dis-moi, quand tu
es toute seule, dans les champs, à quoi penses-tu?

JEANNETTE.

Dame! à rien.

PAUL.

Cherche un peu.

JEANNETTE.

Ah! si... Je pense aux vaches!... à la noire surtout, qui me suit comme
un caniche. Et puis je regarde si les avoines poussent, et combien il y
aura de boisseaux de pommes aux arbres.

PAUL.

Mais... la nuit... dans tes rêves?...

JEANNETTE, riant.

Mes rêves?... Ah! bien oui. Je dors trop fort!

PAUL.

Quels livres as-tu donc lus jusqu'à présent?

JEANNETTE.

Je ne sais pas lire!... est-ce que j'ai eu le temps d'apprendre!... ni
écrire non plus. Et je le regrette, allez! Ça me serait si utile pour
tenir les comptes!

PAUL, à part.

Voilà tout!... c'est le fond. Certes, il ne manque pas de gentillesse;
mais ce serait si long à cultiver, que j'y renonce. (Riant amèrement.)
Moi, qui avais cru un instant...

Il reste perdu dans des réflexions.

JEANNETTE.

Qu'avez-vous donc, monsieur Paul, que vous ne dites plus rien? Tout à
l'heure, vous parliez comme une musique. Je ne comprenais pas; mais
c'est égal, ça me plaisait, ça me plaisait...

PAUL, brusquement.

Bien, bien! (Appelant.) Dominique!... Je te remercie, Jeannette... Plus
tard, dès que je le pourrai, je reconnaîtrai tes bons offices... et
quand tu te marieras...


SCÈNE V.

LES PRÉCÉDENTS, DOMINIQUE.

DOMINIQUE.

Que désire monsieur?

PAUL, montrant Jeanne.

Fais-lui tes adieux, nous partons.

DOMINIQUE.

En voyage encore?

PAUL.

Oui, pour un long voyage.

DOMINIQUE.

Mais monsieur, sans doute, n'a pas réfléchi que notre garde-robe...

PAUL, tournant autour de lui des yeux inquiets.

En effet! (Il aperçoit sur le lit une superbe pelisse de fourrure.) Ah!
mais non! Tu vois bien! le ciel s'en mêle. C'est un avertissement, un
ordre!

DOMINIQUE.

La belle fourrure! (Il lève la fourrure d'un bras et l'examine.) Vous
ne m'en aviez pas parlé. Avec ça sur le dos, on doit se moquer joliment
du thermomètre! Si j'en avais une pareille! (Il la remet sur le lit et
en voit une seconde à côté.) Une autre!...

PAUL.

C'est pour toi, alors!... Prends-la.

DOMINIQUE endosse vivement sa pelisse, en relève le collet et croise
ses mains sous les manches.--A part.

Je serai un peu calé là dedans! Hein! on aura l'air d'un ambassadeur
russe!

PAUL, frappant du pied.

Allons, hâte-toi! Je veux m'élancer par le monde, courir au but,
l'atteindre. Viens! viens!

DOMINIQUE.

Oh! nos paquets ne sont pas longs à faire. Me voilà!... Adieu, petite
sœur!

JEANNETTE, d'une voix entrecoupée par un sanglot.

Adieu!

PAUL, qui a mis son chapeau sur sa tête et sa pelisse sur son bras,
s'arrête sur le seuil, au bruit d'un grand sanglot de Jeannette.

Ah! de la sensibilité, plus que je ne croyais. Eh! c'est pour son frère.

Ils sortent.


SCÈNE VI.

JEANNETTE, seule.

Partis!... et je ne sais plus où, cette fois!... Très loin!... Il me
semble pourtant que, pendant un moment, il m'a offert d'aller avec lui
là-bas! Mais non, puisqu'il m'abandonne, qu'il me dédaigne!... Ah!
c'est parce que je ne suis pas une belle dame de la ville!... parce
que je n'ai pas de robes à volants... de la dentelle, des cachemires
et des bijoux!... parce que je suis une bête de paysanne! parce que je
ne sais rien de ce qui lui plairait: la danse, les bonnes manières, la
parure et le piano! Oh! si j'avais tout cela!... (Elle se rapproche
de la cheminée et se met à rêver, tout debout, le coude appuyé sur le
chambranle.) Voilà ce qu'il lui faut, sans doute! Alors il m'aimerait.
Mais comment faire pour avoir une belle toilette... une belle
toilette!...

Le roi des gnomes sort du placard resté entr'ouvert.

LE ROI.

Très bien!... elle débute par un souhait des plus stupides. Tant
mieux!... Il nous est impossible de l'arrêter; mais nous allons nous
arranger si bien, que jamais il ne la reconnaîtra.--Commençons...

Changement de décor à vue.



CINQUIÈME TABLEAU

L'ILE DE LA TOILETTE

Les collines du fond, figurant des carrés de culture différentes,
  sont couvertes par de longues bandes d'étoffes. A droite, au bord
  d'un ruisseau de lait d'amandes, poussent, comme des roseaux, des
  bâtons de cosmétique. Un peu plus en avant, une fontaine d'eau de
  Cologne sort d'un gros rocher de fard rouge. Au milieu, sur le
  gazon, des paillettes brillent; les buissons, çà et là, se trouvent
  représentés par des brosses de chiendent, et les cailloux par des
  savons de toutes couleurs. A gauche, un arbre semblable à un tamaris
  porte des marabouts, et un autre, pareil à un palmier, offre des
  éventails. Il y a un champ de rasoirs; plus loin, l'arbre à miroirs,
  l'arbre à perruques, l'arbre à houppes, l'arbre à peignes, et des
  costumes bariolés pendent à de grands champignons. Des mouches,
  voltigeant dans l'air, iront se coller d'elles-mêmes sur le visage
  des femmes: la mouche assassine, la capricieuse, la provocante, etc.


SCÈNE PREMIÈRE.

JEANNE, seule.

(Dans la même attitude qu'elle avait à la fin du tableau précédent:
la tête baissée et le coude gauche appuyé contre le rocher de fard,
au bord de la fontaine. Après un instant de silence, elle lève les
yeux et regarde autour d'elle avec ébahissement.) Comme c'est joli!...
et comme ça sent bon! Mais on dirait l'odeur de l'eau de Cologne?...
D'où vient-elle?... De cette fontaine!... Ah! si je me lavais les
mains. (Elle y plonge ses bras jusqu'au coude.) On n'a pas peur d'en
perdre!... Je puis bien m'en mettre dans les cheveux! (Elle s'en jette
sur la tête quelques gouttes, qui deviennent aussitôt des diamants,
sans qu'elle s'en aperçoive. Puis elle se lave le visage avec les
mains; et, pendant qu'elle est ainsi penchée sur la fontaine, une
branche de l'arbre à peignes, derrière elle s'abaisse tout doucement
pour démêler ses cheveux au chignon. Elle se retourne, surprise,
en tendant la joue droite.) Qui donc me prend là, par derrière?...
Continuez!... vous ne me faites pas mal. (L'arbre à houppes abaisse
un de ses rameaux et la caresse de sa poudre de riz.) Oh! comme c'est
doux!... comme c'est doux!... (Elle tend la joue gauche. Même jeu de
l'arbre à houppes.) Encore!... Mais ça me chatouille! Assez! j'ai
envie de rire!... Ah! ah! ah! (L'arbre s'arrête.) C'est fini!... Je
vous remercie bien!... (Elle se lève.) Comment!... Personne!... (Elle
considère tous les objets autour d'elle, en marchant lentement.) La
drôle de campagne!... Des peignes qui tiennent aux arbres! En voilà un
où poussent des perruques, et tous ces vêtements par terre, comme des
feuilles mortes! Ah! la belle herbe, avec ces grosses gouttes de rosée.
Mais non, ce sont des paillettes d'argent. (S'apercevant dans une des
glaces de l'arbre à miroirs.) Et cela?... C'est moi!... en diamants!...
J'ai l'air d'un soleil!... (Sa robe arrachée disparaît dans l'air.)
Le vent!... Ah!... (Elle pousse un cri de terreur en s'apercevant
en chemise et en jupon, et croise ses bras sur sa poitrine.) Que
devenir!... J'ai honte!... (Aussitôt, une des bandes d'étoffes, posées
sur les collines du fond, arrive en ondoyant comme une rivière, et,
se drapant autour d'elle, lui fait une sorte de tunique.) Eh bien!
eh bien!... me voilà tout habillée maintenant. (Un arbre à bracelets
d'or l'accroche par le bras.) Qu'est-ce qui me retient? Pourquoi?
Laissez-moi!... (Elle tire à elle, le bracelet vient.) Ah! cela fait
bien sur ma peau. (D'une espèce de sorbier tombe un collier de corail
autour de son cou.) Qu'est-ce?... Un collier!... Ah! comme je suis
belle!... Quel bonheur!... Je m'aime! Je voudrais m'embrasser. Mais je
rêve sans doute?... Ce n'est pas possible! Je vais me réveiller tout à
l'heure.--Où suis-je donc?... Dans quel pays?

CHŒUR, dans la coulisse.

  C'est le pays de la toilette,
  C'est l'empire des affiquets,
          Des paquets!
          Des caquets!
  Chez nous la beauté se complète,
  La laideur prend des airs coquets.

JEANNETTE.

Je ne comprends pas!...

CHŒUR.

  C'est le pays de la toilette,
  C'est le triomphe sans un pli
          Du poli,
          Du joli,
  Nos fleurs sont à la violette,
  Et nos soupirs au patchouli.

  Rasoirs, il faut en découdre!
  Allons! peignes nouveau-nés,
  Cascade aux flots safranés,
  Tombe ici comme la foudre!
  Poudre les airs, arbre à poudre.
      Savonnette, savonnez!

Un grand bruit de tambours, de flûtes et de chapeau chinois.

JEANNETTE remonte la scène.

Quelle quantité de monde!...

CHŒUR.

  Silence! silence! silence!
  C'est le monarque qui s'avance!
  Pareil aux astres éclatants,
  C'est Couturin, roi de la mode,
  Le seul qui sache, avec méthode,
  Diriger nos goûts inconstants.

JEANNETTE.

Mais ils viennent par ici!... J'ai peur. Où me cacher?... Ah!...

Elle s'enfonce sous l'arbre à miroirs.--Toute la cour de Couturin, en
arrivant, chante:

  Mortels, que sa faveur inonde
  De l'un à l'autre bout du monde,
  Marchez où sa main vous conduit!
  Tous ses ordres sont chose grave;
  On est perdu quand on les brave.
  On est sauvé dès qu'on les suit.


SCÈNE II.

LE ROI COUTURIN, LA REINE COUTURINE, avec toute la cour (hommes et
femmes); GRAISSE-D'OURS, premier ministre.

Couturin et Couturine sont habillés à la dernière mode du jour,
  exagérée. Graisse-d'Ours, en veste, toute la barbe hérissée, l'air
  farouche, un tablier.--Tous les personnages de la cour représentent
  les divers métiers relatifs à la toilette.--Le roi arrive au milieu
  d'une estrade portée à bras, et assis dans une sorte de fauteuil
  ayant des compartiments sur les côtés, deux plumes d'autruche au
  haut des montants et un miroir dans le dossier. A droite et sur un
  siège plus bas, la reine; à sa gauche, sur un autre, siège le premier
  ministre.--Les porteurs abaissent le trône-estrade, tout doucement,
  jusqu'à terre.

LE ROI COUTURIN.

C'est bien! Arrêtez-vous! Et puisque nous voilà installés dans
l'endroit trois fois coquet des séances royales, ayant à notre droite
notre chère épouse, la sémillante Couturine...

COUTURINE, avec un regard langoureux, lui prend la main et la baise.

Toujours tendre, Couturin!

LE ROI COUTURIN.

A notre gauche, notre premier ministre, l'indispensable Graisse-d'Ours.

GRAISSE-D'OURS.

Vous êtes trop bon, Majesté!

COUTURIN.

Autour de nous, les hauts dignitaires de notre bonnet: l'architailleur,
l'archibottier, le prince du Cold-Cream, le duc du Caoutchouc, et
autres...

LES GRANDS DIGNITAIRES, s'inclinant.

Pour vous servir, ô souverain!

COUTURIN.

Avec les dames de notre cour (il salue), lesquelles en font l'ornement.

LES DAMES.

Ah! délicieux!

COUTURIN.

Et derrière nous, le peuple imbécile!

LA FOULE.

Vive le roi!

COUTURIN.

Il nous faut, suivant l'usage, établir les modes de la saison.

TOUS, avec vivacité et se démenant.

Voyons! quelles couleurs? combien de mètres?

COUTURIN.

Un instant! Il est d'abord indispensable de rappeler les principes.

GRAISSE-D'OURS.

Rappelez.

COUTURIN.

Or c'est une vérité reconnue, mes colombes, que vous êtes naturellement
hideuses!

LES DAMES, scandalisées.

Ah! ah! l'abomination!

COUTURIN.

Oui, fort laides! Silence! Vous ne mettrez pas en doute, j'imagine, la
supériorité du factice sur le réel? C'est l'art seul, déesses, qui vous
fournit tous vos charmes.--Ne craignez rien, je suis discret.--Mais
vous conviendrez que l'on est amoureux de la robe et non de la femme,
de la bottine et non du pied; et si vous ne possédiez pas la soie,
la dentelle et le velours, le patchouli et le chevreau, des pierres
qui brillent et des couleurs pour vous peindre, les sauvages mêmes ne
voudraient pas de vous, puisqu'ils ont des épouses tatouées! (Il se
rassoit.)

LES DAMES.

C'est un peu dur! un peu vif!

GRAISSE-D'OURS se lève.

D'ailleurs, le vêtement, étant le signe manifeste de la chasteté, fait
partie de la vertu et est une vertu lui-même. (Il se rassoit.)

COUTURIN se lève.

Donc, plus le costume sera costumant, c'est-à-dire antinaturel,
incommode et laid, plus il sera beau! (Il se rassoit.)

GRAISSE-D'OURS se lève.

Et distingué surtout! (Il se rassoit.)

TOUS.

Ah! distingué! le distingué, c'est le principal.

COUTURIN se lève.

Eh bien! travaillez maintenant. (Il se rassoit.)

TOUS.

Voyons! cherchons!

Un moment-de silence, puis on entend tout à coup un grand fracas de
miroirs cassés.

COUTURIN.

Qu'est-ce? (Il fait à un officier signe de sortir, après avoir regardé
à droite.) Ah! l'arbre aux miroirs cassé! Ils étaient trop mûrs sans
doute, et quelque maraudeur en l'ébranlant...

L'OFFICIER, rentrant.

Nous avons trouvé dessous un monstre!

COUTURIN.

Un monstre?

L'OFFICIER.

Oui, ô souverain, un être vert et démodé.

COUTURIN.

Qu'on l'amène!

TOUS.

Quelle bravoure!


SCÈNE III.

LES PRÉCÉDENTS, JEANNE.

Elle entre avec des gants verts Empire qui lui montent jusqu'aux
  coudes, et faisant beaucoup de plis sur les bras; une coiffure à
  la girafe, un châle jaune par-dessus sa tunique et un ridicule à
  la main. A son aspect, Couturine pousse un cri aigu et tombe à la
  renverse. Graisse-d'Ours se lève indigné. Couturin, avec un petit
  mouvement d'effroi, se recule sur son trône; les dames arrachent
  vivement les feuilles de l'arbre à éventails et se cachent le visage
  dessous. Brouhaha général.

LES HOMMES s'écrient:

--Arrière!

--Va-t'en!

--Cache-toi!

LES DAMES.

--C'est une horreur!

--Une turpitude!

--Une antiquité...!

COUTURIN, pour commander le silence, étend son sceptre, un fer à
papillotes.

Du calme, têtes exaltées par la frisure! Approche, jeune fille,--car
tu as l'air d'en être une, à tes attributs naturels, bien que tu n'en
possèdes point les grâces. Explique-nous, justifie ton accoutrement!

JEANNE.

Je l'ai pris là, par terre, au hasard... croyant qu'il le fallait; et,
en me relevant, tous les miroirs...

COUTURIN.

Assez! Ce n'est pas d'eux qu'il s'agit. (Rapidement.) Mais pour avoir
désobéi aux lois de notre empire, pour avoir méprisé le culte de la
chaussure, les délicatesses de la lingerie et l'élégance du cheveu;
pour t'être affublée d'une aussi infâme défroque, qui fait remonter
l'imagination jusqu'au temps de Corinne et du cirage à l'œuf, tu
mériterais les supplices...

TOUS.

Oui, oui, les plus terribles!

COUTURIN.

D'être condamnée à des bottines trop étroites, à des peignes trop durs,
à des corsets indélaçables!

TOUS.

Bravo!

COUTURIN.

A porter un cabas!

JEANNE.

Grâce!

COUTURIN.

Et un turban... avec panaches!

JEANNE.

Mais je ne connaissais pas la mode! Je n'ai pu la suivre. Est-ce un
crime?

COUTURIN.

Il n'y en pas de plus grand, être femelle! car la mode, sais-tu bien,
c'est la loi, la fantaisie, la tradition et le progrès; il n'est rien
qu'elle ne gouverne, ne produise et ne renverse. Colosse folâtre établi
sur le monde, elle drape la couche des nouveau-nés, tandis qu'elle
ornemente des tombeaux, levant sa tête au ciel vers les philosophies et
pénétrant ainsi, du bout de son pied mignon, jusque dans l'éternité.
Retire tes gants verts!

JEANNE, humblement.

Je ne demande pas mieux, moi. Je ferai ce qu'il vous plaira.

COUTURINE.

Ah! pitié pour elle, grand roi!

COUTURIN.

Soit, je te pardonne, en considération de ton ignorance. (Aux grands
officiers.) Et vous autres, occupez-vous de la façonner congrûment, de
la vêtir dans le dernier genre.

JEANNE, sautant de joie.

Oh! merci. Quel bonheur! Je serai donc jolie, bien habillée!

COUTURIN.

Espérons-le!

BALLET.

Sur un signe que fait Couturin, les officiers de sa cour se précipitent
de droite et de gauche: les uns vers les champignons qui portent
des costumes, les autres vers les étoffes du fond, ceux-ci vers les
marabouts, ceux-là vers l'arbre à peignes, etc.; et ils s'empressent
d'habiller Jeanne et de la maquiller. Cependant le fond et les deux
côtés du théâtre changent et représentent du haut en bas les rayons
d'un gigantesque magasin de nouveautés, plein de garçons servant des
dames.

Couturin est placé au premier plan à droite, étalé, seul, sur une
petite causeuse dans une pose méditative et en train de prendre des
notes.

Les garçons de magasin habillent des dames du monde.

Quelques-unes viennent s'adresser à Couturin, qui leur répond par trois
fois:

Laissez-moi! je compose!

Couturine leur sert du thé, sur un petit guéridon, placé près de
Couturin.

A de certains moments, le mouvement s'arrête et il se fait un grand
silence. Alors Couturin, un lorgnon dans l'œil, passe toutes les
femmes en revue et les rajuste, abaisse ou rehausse leur décolletage
d'un geste brusque, puis lève les épaules et crie:

Non, pas ça, c'est vieux; autre chose! vivement!

Jeanne doit toujours former le centre du groupe principal. A la fin,
toutes les dames, y compris la reine, qui ont suivi progressivement
les mêmes changements, se trouvent habillées comme elle d'une façon
riche et extravagante.

COUTURIN.

Restons-y au moins une demi-heure! c'est très beau!

Satisfaction générale exprimée par des soupirs; mais tout à coup
Couturin considère Jeanne, et défaisant avec rapidité sa toilette:

Oui! décidément, ceci me déplaît, et cela aussi! Autre chose. Allons!
vite!

Jeanne se trouve dans un costume d'un goût simple et exquis.

Maintenant, seigneurs et seigneuresses, parfumeurs et brodeuses,
chemisiers et couturières, retirez-vous dans vos cabinets artistiques,
nous souhaitons être seuls. Demeurez, Couturine!


SCÈNE IV.

COUTURIN, COUTURINE, JEANNE.

COUTURIN.

Eh bien! jeune fille, ce luxe de la toilette que tu désirais si fort,
le voilà!

JEANNE.

C'est donc vrai! Je ne rêve pas.

COUTURIN.

Non, les génies supérieurs te protègent.

JEANNE.

Moi!

COUTURIN.

N'en doute plus! Aucune, grâce à nous, ne sera aussi séduisante.

JEANNE.

Oh! merci. Il va donc m'aimer.

COUTURIN.

Peut-être? Pour atteindre à la moderne dignité de femme,--tâche de
comprendre,--pour devenir tout à fait cet être charmant, inextricable
et funeste commencé par Dieu et achevé par les poètes et les
coiffeurs, si bien qu'il a fallu soixante siècles au monde avant de
produire la Parisienne; il te manque encore, ô petite fille, bien des
choses.

JEANNE.

Lesquelles?

COUTURIN.

Eh! tu ne sais pas saluer, sourire, pincer la bouche, cligner des
yeux, ni débiter des mélancolies en prenant sur un sopha des poses de
fleur battue par la brise. Comment ferais-tu, voyons, en l'entendant
soupirer? et quelle serait ta réponse s'il te demandait: «M'aimes-tu?»

JEANNE.

Eh bien, je répondrais: «Oui.»

COUTURINE, impérieusement.

Ça ne se dit pas, jeune fille! C'est un mot indécent, naturel et
populaire!

JEANNE.

Mais comment parler? Enseigne-moi!

COUTURIN.

Holà! les deux types du bon goût! Arrivez!


SCÈNE V.

LES PRÉCÉDENTS, DEUX MANNEQUINS, monsieur et dame que l'on apporte.
La dame est vêtue à la dernière mode. Le monsieur a une raie
derrière la tête, qui se continue, par les poils de son paletot
systématiquement divisés, jusqu'au bas des reins; elle se reproduit
sur chaque jambe du pantalon; lorgnon dans l'œil, chic anglais, etc.

COUTURIN.

Considère ces deux honnêtes mannequins qui ressemblent à des humains:
tâche de reproduire leurs mouvements, si tu veux avoir de belles
manières. Rappelle-toi leurs discours, et en quelque lieu que tu te
trouves, à la campagne, en visite, en soirée, dans un dîner ou au
spectacle, tu pourras jacasser hardiment sur la nature, la littérature,
les enfants aux têtes blondes, l'idéal, le turf et autres choses.
La clef, Couturine? (Il remonte les deux automates à la poitrine.)
Commençons. En appuyant ici, on obtient ce qu'il faut dire devant un
beau paysage. (En prenant le monsieur sous les aisselles, il le penche
de droite et de gauche, comme on fait à une pendule dont le balancier
est arrêté. Couturine fait de même à la dame.) Partez!

LE MONSIEUR, avec de petits gestes rapides de la main droite et l'air
guilleret.

Bonjour, chère!

LA DAME, même jeu.

Bonjour, bonjour, mon bon!

Ils se rapprochent ainsi des deux côtés de la scène, en roulant
  sur leurs roulettes et quand ils sont arrivés face à face, ils se
  secouent les mains pendant une minute avec violence, en ricanant.

LE MONSIEUR, regardant autour de lui, avec des mouvements de tête
saccadés.

Tiens! tiens! tiens! où sommes-nous donc?

LA DAME, minaudant et en détachant ses phrases.

Ah! la délicieuse campagne!... un site pittoresque!... et des petites
fleurs!--si poétiques! et inutiles!... poétiques parce qu'elles sont
inutiles,--inutiles parce qu'elles sont poétiques!

LE MONSIEUR, d'un ton bourru.

Moi... je la trouve bête comme chou... votre campagne!--Du sentiment,
allons donc!--de l'élégie, ha! ha! ha!--la poésie, ha! ha! ha!--Je suis
revenu de tout ça... ha! ha! ha!

LA DAME, avec beaucoup de gestes.

Mais cependant, permettez, si l'on taillait ces arbres... si l'on
reculait ces massifs, en faisant avancer le vieux chêne, avec quelques
ruines, des paysans bien habillés et un chemin de fer pour être à
proximité, on aurait là, avouez-le, un beau sujet artistique, de quoi
faire une jolie mine de plomb.

LE MONSIEUR, gaillardement.

En fait de mine, je préfère la vôtre.

LA DAME.

Où donc prenez-vous ce ton-là? Chez vos petites dames? Je voudrais
bien, sans qu'on le sache, y aller un peu... pour voir leur mobilier.

LE MONSIEUR.

A vos ordres! (A part.) Une imagination!... elle pétille! (Haut.) Mais,
permettez, un conseil: pour vos placements, je m'en chargerais.

LA DAME, vite.

Et des reports aussi?

LE MONSIEUR, vite.

Ça va! J'ai mon carnet.

LA DAME, vite.

Nous disons donc...?

COUTURINE, arrêtant le ressort.

Assez! assez! ils ne s'arrêteraient plus.

JEANNE.

J'aurai bien du mal à retenir...

COUTURIN.

Ah bah! avec de la bonne volonté! Écoute-les plutôt sur les nouvelles
du jour. (Il touche un ressort des mannequins à une autre place.)

LA DAME, lentement et d'un air affligé.

Eh bien,--à ce qu'il paraît,--on a encore massacré là-bas douze mille
de ces pauvres diables.

LE MONSIEUR, chantonnant.

Broum! broum! broum! Qu'est-ce que ça nous fait? Je ne donne plus là
dedans! La vie est courte, turlurette! Amusons-nous!

LA DAME, d'un ton gai.

Vous avez le genre Régence, tout à fait talon rouge.

LE MONSIEUR, gravement, la main dans son gilet.

Oui, avec des idées libérales. Un mélange de l'ancienne aristocratie
française et de l'industrialisme américain. Qu'est-ce que ça?

LA DAME, vite, et d'un ton suppliant, en lui offrant une liasse de
petits papiers.

Des billets de loterie pour mes pauvres!

LE MONSIEUR, avec un grand salut.

Trop heureux, madame! (A part.) Pincé! (Légèrement.) Et le nouveau
livre de chose, l'avez-vous lu?

LA DAME, admirativement.

Oh! très beau! Vrai! c'est un grand homme!

LE MONSIEUR, naturellement.

Eh! non, un crétin. Du moins on le dit.

LA DAME.

On le dit. Ah! alors ça se peut. Je vous crois.

LE MONSIEUR, avec un regard amoureux et soupirant.

Si vous pouviez croire tout ce que je vous... (Il s'arrête
brusquement.)

COUTURIN.

Ah! j'ai oublié deux demi-tours!

JEANNE.

Mais ils ne s'aiment pas du tout, ceux-là!

COUTURIN, en remontant les mannequins.

C'est ainsi que cela commence; et quand il lui aura dit, en face, assez
d'impertinences pour la faire pleurer, ce sera une union si intime
et tellement reconnue, que l'on ne manquera pas dans les meilleures
maisons de les inviter ensemble. (Les deux mannequins, pendant qu'il
les remontait, ont échangé des gestes tendres qui deviennent de plus
en plus expressifs.) Non! non! à la valse! à la valse! (Ils se mettent
à valser et, pendant qu'ils valsent, Jeanne répète du mieux qu'elle
peut tous leurs mouvements.) C'est cela! lui, menton levé et coude en
l'air;--elle droite comme un I et nez baissé; tous deux piquant leurs
angles dans l'espace, une vraie figure de géométrie en belle humeur.
Assez! qu'on les remmène! Et vous, Couturine, veillez bien à ce qu'on
les remette dans leurs boîtes.

On les emporte.


SCÈNE VI.

COUTURIN, JEANNE.

COUTURIN.

Voilà! Tu en sais suffisamment pour te produire dans le monde.

JEANNE.

Eh! ce n'est pas le monde qui m'inquiète, mais lui; où est-il? Je veux
le voir.

COUTURIN, lentement.

Il me serait possible de satisfaire ton désir.

JEANNE, ravie.

Oh!...

COUTURIN.

A une condition cependant.

JEANNE.

Dis-la! et quelle qu'elle soit, d'avance... Réponds donc...

COUTURIN.

C'est que jamais tu ne te feras reconnaître, ni à lui ni à son
compagnon.

JEANNE.

Pourquoi?

COUTURIN.

Parce qu'il t'a déjà repoussée quand tu étais une paysanne:
l'oublies-tu? Et surtout écoute bien, tu ne doutes pas de mon pouvoir:
n'est-ce pas moi qui t'ai donné plus de robes que tu ne possédais
d'épingles et plus de perles fines qu'il n'y avait de grains de son
dans l'auge de tes pourceaux? Eh bien, je te jure par cette même
puissance que si tu viens à lui dire ton nom, à l'instant même, et
comme d'un coup de foudre, tu mourras.

JEANNE baisse la tête, tandis que Couturin l'observe avec anxiété; puis
lentement:

N'importe sous quel nom et sous quelle figure: pourvu qu'il m'aime,
c'est tout ce que je veux! Partons-nous?

COUTURIN.

Oh! inutile! Le voilà qui vient pour des emplettes indispensables à son
voyage!

On entend la voix de Dominique dans la coulisse.


SCÈNE VII.

LES PRÉCÉDENTS, PAUL, DOMINIQUE, COMMIS.

Dans la scène précédente, le décor peu à peu s'est changé en un bazar
  immense où il y a beaucoup d'articles de voyage. Le fond de la scène
  se trouve occupé par les couturiers et les modistes.

DOMINIQUE, criant.

Place! place! Il nous faut deux sacs de nuit, une aumônière, des
couvertures.

PREMIER COMMIS.

A vos ordres!

DEUXIÈME COMMIS.

Tout de suite, monsieur!

TROISIÈME COMMIS.

Huitième étage! quinzième rayon!

QUATRIÈME COMMIS.

Non! par ici!

DOMINIQUE.

Ah! j'en perds la boule! (Paul et Dominique sont arrivés au milieu de
la scène.)

JEANNE, la main sur son cœur.

C'est lui!

PAUL, apercevant Jeanne.

Quelle beauté!

DOMINIQUE.

Je trouve qu'elle a un faux air. (Riant.) Suis-je bête! comme si
c'était possible!...

PAUL.

Mais je l'ai déjà vue!... Où donc? Ah!... dans mes rêves, sans doute...

JEANNE, vivement.

Il ne me reconnaît pas? Bien! D'autant plus que déguisée par cette
toilette...

COUTURIN.

Tu as meilleure chance de lui plaire certainement! Mais n'oublie pas
mes leçons!

JEANNE.

Non! non! Oh! je me sens de l'esprit! tu vas voir!

PAUL, saluant.

Madame!... (A Part.) Pour qu'un être tellement merveilleux se rencontre
ici, avec moi, c'est que le ciel, sans doute, l'a voulu? Serait-ce par
hasard...?

JEANNE, imitant les gestes du mannequin.

Bonjour! bonjour, mon bon!

PAUL.

Quelle familiarité! C'est un indice, un signe, peut-être?...

JEANNE, se rapprochant de lui.

De la tristesse, il me semble? Et la cause?

PAUL.

Prêt à partir pour un long voyage, je me demandais tout à l'heure si je
ne ferais pas mieux...

JEANNE.

Un voyage? ça me va! Plus on est de fous, plus on rit? Votre bras,
voyons! Presto!

PAUL.

Elle est folle!

JEANNE.

Mais regardez! J'ai trois cent quatre-vingt-douze caisses pleines de
robes, des coiffures par douzaine, des serviettes brodées, des torchons
à dentelles, des gants à vingt-six boutons et des amours de petites
bottes. Oh! mes petites bottes! (Elle montre son pied.) Bottes! bottes!
bottes!

PAUL.

Assez! assez!

JEANNE.

Mon chalet d'acajou peut, en un clin d'œil se poser sur les sites les
plus pittoresques, et avec un piano (geste de dégoût de Paul), un bon
piano, pour jouer des polkas sur les montagnes... Je sais faire des
imitations. Écoute!

PAUL.

Grâce!

JEANNE, vivement.

Le reflet de nos élégances embellira le monde entier. Nous donnerons
des raouts dans les pagodes, nous friserons les sauvages; notre poudre
de riz se mêlera à tous les vents! Tout pour le chic! chic _for ever!_
Du matin au soir nous ferons des mots!--Nous écrirons notre nom sur
tous les monuments! nous blaguerons toutes les ruines, nous cracherons
dans tous les précipices! Tu ne t'ennuieras pas! Grâce à la poste,
maintenant, on reçoit n'importe où les journaux. Si l'occasion se
présente de faire une affaire, un lac de pétrole, quelque gisement de
houille...

PAUL, s'enfuyant.

Horreur!!!

JEANNE.

Aimons-nous.

PAUL.

Pas de cette façon-là!

JEANNE.

Reviens!

PAUL.

Jamais! (Il disparaît.)

DOMINIQUE, regardant de droite et de gauche.

Comment? décampé! Elle était bien aimable pourtant! (Il sort.)


SCÈNE VIII.

JEANNE, COUTURIN.

JEANNE, atterrée et considérant Couturin.

Eh bien? eh bien?

COUTURIN.

Qu'as-tu donc?

JEANNE éclate en sanglots, et s'appuyant sur l'épaule de Couturin.

Ah! je suis horriblement malheureuse!

Chœur de couturiers et de modistes offrant les consolations puisées
dans les douceurs de leur art.

JEANNE les regarde quelque temps sans comprendre; puis tout à coup:

Misérables! c'est vous qui en êtes cause avec vos fadeurs imbéciles.
Allez-vous-en, mensonges du cœur et de la joue, hypocrisies,
maquillages, faux sentiments, faux chignons, poitrines débraillées,
âmes étroites! Je hais tout cela! Non! non! plus de tout cela! (Elle
déchire ses vêtements.) Où est-il?... Je veux lui dire que je le
trompais!... Paul! Paul! (Elle court de côté et d'autre, éperdue,
haletante, renversant tout devant elle.--Les couturiers et les modistes
s'enfuient.) Attends-moi! réponds! Je vais venir! Me vois-tu? Écoute!
Paul! (Elle revient sur le devant de la scène, près de Couturin, qui
est le roi des gnomes.) Ah! je l'ai perdu pour toujours!

LE ROI.

Par ta faute! Tu t'y es mal prise!

JEANNE.

N'est-ce pas? j'aurais dû me nommer!

LE ROI.

Tu en serais morte, l'oublies-tu?

JEANNE.

Ah! mais que fallait-il donc faire? Et c'est moi-même qui l'ai chassé!
Plutôt que de me contraindre dans tout ce factice qui m'étouffait le
cœur, j'aurais dû lui parler simplement et ne pas l'étourdir par le
caquet de mes élégances ineptes. Si j'avais été une autre, je lui
aurais plu peut-être? Il lui faudrait quelqu'un avec moins de fard aux
pommettes, de sottises aux lèvres, de singeries dans les manières; une
femme... qui le gagnerait par la modestie de sa tendresse... une bonne
épouse... une simple bourgeoise.

LE ROI.

Tu veux en être une?

JEANNE.

Est-ce qu'il m'aimerait alors?

LE ROI.

Je le pense.

JEANNE.

Comment le devenir?

LE ROI.

Oh! cela est facile!

JEANNE.

Fais donc!

LE ROI.

Tu l'exiges?

JEANNE.

Oui! oui! Où le trouver?

LE ROI, l'entraînant par la main, avec autorité.

Viens! par là! Suis-moi!



SIXIÈME TABLEAU

LE ROYAUME DU POT-AU-FEU

Le théâtre représente la place de ville, en hémicycle. Toutes les
  rues y aboutissent, de façon que l'on peut apercevoir d'un seul
  coup d'œil la ville entière. Les maisons, toutes pareilles et d'une
  architecture pitoyable, à façade nue, sont peintes en couleur
  chocolat, avec des réchampis blancs. Au milieu de la place, porté par
  un trépied et sur des charbons embrasés, bouillonne un gigantesque
  pot-au-feu.

Autour du pot-au-feu, il y a, rangés en demi-cercle, des fauteuils
  de bureau en acajou, dans lesquels se tiennent assis les épiciers,
  tous en serpillière et en casquette de loutre. Derrière eux, des deux
  côtés de la scène, debout, les différentes corporations de la ville,
  portant des bannières, où l'on voit écrit: BUREAUCRATIE, SCIENCES,
  LITTÉRATURE, etc. Les savants ont des toques et des abat-jour verts;
  les littérateurs, un mirliton et un encrier passés en bandoulière sur
  la hanche; les bureaucrates, des bouts de manche de percale noire
  avec une plume de fer à l'oreille. Tous les citoyens portent la barbe
  en collier et ont (à l'exception des épiciers) des redingotes à la
  propriétaire et des chapeaux tromblons sur la tête.

Le grand pontife, au milieu de la scène, derrière le pot-au-feu,
  faisant face au spectateur et monté sur un escabeau, dépasse la
  multitude. Des deux côtés, sur le devant, un groupe de collégiens,
  coiffés de képis, joue de l'accordéon. Aux fenêtres des maisons, il
  y a des femmes à bonnets tuyautés et en robe de laine brune; sur les
  toits à tuiles rouges, des chats. Au delà, un ciel gris.


SCÈNE PREMIÈRE.

La toile se lève aux sons mélancoliques des accordéons joués par
  les collégiens, et qui se prolongent quelque temps encore après
  qu'elle est entièrement levée. Puis il se fait un silence. On entend
  bouillonner le pot-au-feu tout doucement, et enfin le grand pontife
  commence.

LE GRAND PONTIFE, une écumoire à la main.

Citoyens, bourgeois, croûtons! En ce jour solennel, où nous sommes
réunis pour adorer le trois fois saint Pot-au-Feu, emblème des
intérêts matériels, autrement dit des plus chers! si bien que, grâce à
vous, le voilà maintenant presque une divinité!--C'est à moi, le grand
pontife de ce culte sage, qu'il incombe de vous remémorer vos devoirs
et de vous relier tous, par un acte commun, à la vénération, à l'amour,
à la frénésie du Pot-au-Feu!

Vos devoirs, ô bourgeois, nul d'entre vous, je le déclare, n'y a
transgressé! Vous vous êtes tenus philosophiquement dans vos maisons,
ne pensant qu'à vos affaires, à vous-mêmes seulement, et vous vous
êtes bien gardés de lever jamais les yeux vers les étoiles, sachant
que c'est le moyen de tomber dans les puits. Continuez votre petit
bonhomme de chemin, qui vous mènera au repos, à la richesse et à la
considération! Ne manquez point de haïr ce qui est exorbitant ou
héroïque,--pas d'enthousiasme surtout!--et ne changez rien à quoi
que ce soit, ni à vos idées ni à vos redingotes; car le bonheur
particulier, comme le public, ne se trouve que dans la tempérance de
l'esprit, l'immutabilité des usages et le glouglou du pot-au-feu!
(Accordéons.)

A vous d'abord, colonnes de la patrie, exemples du commerce, base de la
moralité, protecteurs des arts, épiciers! (Les épiciers se lèvent.)

Jurez-vous de toujours mettre de la chicorée dans le café?

LES ÉPICIERS, en chœur.

Oui!

LE GRAND PONTIFE.

Et de ne pas quitter le comptoir, sauf, bien entendu, pour venir
sur votre seuil indiquer aux badauds la route qu'il faut suivre;
enfin, de vous infusionner dans le monde par toutes sortes de moyens,
alliances et propagande, de manière à faire prévaloir vos principes et
à demeurer, ce que vous êtes, les rois de l'humanité, les dominateurs
universels?

TOUS LES ÉPICIERS, debout, la main étendue vers le pot-au-feu.

Nous le jurons!

LE GRAND PONTIFE.

Et vous, bureaucrates?

LES BUREAUCRATES.

Présents!

LE GRAND PONTIFE.

Êtes-vous bien résolus à travailler toujours le moins possible, en ne
songeant toujours qu'à votre avancement?

LES BUREAUCRATES.

Oh! oui!

LE GRAND PONTIFE.

Jurez-vous de toujours brûler effroyablement de bois dans vos poêles,
de vous montrer incivils, de maudire vos chefs en vous plaignant de
l'existence, et de dépenser pour cent écus d'écritures dans une affaire
de vingt-cinq centimes, dont vous ferez attendre la solution pendant
quinze ans?

LES BUREAUCRATES.

Nous le jurons!

LE GRAND PONTIFE.

Messieurs les savants, lumière du pays, à votre tour! (Les savants se
présentent à demi courbés, avec un tremblement sénile.)

LE GRAND PONTIFE, d'un ton familier.

Vous vous engagez, n'est-ce pas, comme par le passé, à ne faire que des
petites recherches innocentes, qui ne troublent rien?

TOUS LES SAVANTS, levant les mains.

Oui! oui! N'ayez pas peur! Nous le jurons.

LE GRAND PONTIFE.

Cela suffit! Venez maintenant, vous, talents honnêtes qui charmez nos
soirées de famille. L'art étant fait pour récréer, vous nous récréez.
Allons!

LES POÈTES COMIQUES étendent tous la main vers le pot-au-feu, en
faisant:

Cocorico! (Ricanements dans l'assemblée.)

LE GRAND PONTIFE, souriant aux épiciers qui l'entourent.

Encore un peu d'excentricité dans la forme; mais les intentions sont
si pures! (Il frappe avec son écumoir sur le pot-au-feu pour réclamer
l'attention.) Un dernier mot, messieurs, à la jeunesse, au printemps de
la vie! (Sur un signe qu'il leur fait, les collégiens s'approchent avec
leurs accordéons sous le bras.) Approchez, éphèbes, approchez! Jeunes
gens, notre espoir, vous allez entrer dans l'âge des passions! Prenez
garde, c'est comme si vous pénétriez dans une poudrière; la moindre
étincelle, tombant sur vos cerveaux, peut faire sauter l'édifice! On a
eu soin d'écarter de vous toutes les torches, je le sais: n'importe! Il
n'en faut pas moins se défier des ardeurs du sang et de l'imagination;
elles ne produisent que des crimes et des folies! ou plutôt, utilisez
vos vices! employez profitablement vos mauvais instincts! Que ceux, par
exemple, qui savent gagner au jeu rapportent leur argent à la maison,
et qu'ils le placent! Amusez-vous en cachette, économiquement; prenez
un bon état, et ne rentrez jamais passé dix heures du soir. Voilà le
secret. Jurez-vous de l'observer?

LES COLLÉGIENS.

Nous le jurons! (Ils retournent à leur place.)

LE GRAND PONTIFE.

Je suis ému, messieurs! Tant de raison dans cet âge m'a touché, et
si la fête n'était pas terminée, je succomberais à mon émotion. Elle
est terminée, car il n'est pas besoin de vous demander de serment, à
vous... (Il s'adresse aux femmes qui sont aux fenêtres) gardiennes
et cause de notre félicité, épouses, ménagères, petites mamans
pot-au-feu! C'est par vos soins qu'il mijote! Donc, persévérez dans
vos deux préoccupations chéries: 1º raccommoder les chaussettes de
vos légitimes, et 2º être toujours en garde contre les séductions de
la gaudriole. Ne songez même qu'à cela, incessamment, exclusivement.
Bref, n'oubliez pas que l'attitude la plus belle pour une femme, sa
position idéale, si j'ose m'exprimer ainsi, est de se tenir quelque peu
agenouillée, avec une écumoire à la main, un bas de laine passé dans
le bras gauche, tournant le dos à Cupidon, et la tête perdue dans la
vapeur du pot-au-feu!

Et vous, chats, inconstants quadrupèdes, bohémiens des toits! Si vous
n'employez pas tout votre temps et la force de votre gueule à nous
prendre des souris, on vous mettra des muselières et l'on vous empalera
avec la broche, puisque la nature vous a créés pour nous être utiles.
Mais, que si vous devenez sédentaires et zélés à nous servir, on vous
laissera au fond de l'assiette quelques gouttes froides du pot-au-feu!

Et toi, soleil, puisses-tu, brillant toujours modérément, te
transformer en un vaste paquet de chandelles, pour nous économiser
l'éclairage! et que tes rayons fassent tomber dans le creux des mers
une pluie de graisse, afin que, se chauffant à la tiédeur, tout le
globe entier ne soit plus qu'un immense pot-au-feu!

TOUS crient:

Vive le pot-au-feu!

En retirant leurs chapeaux, ce qui laisse voir distinctement leurs
crânes étroits et très allongés, en forme de pain de sucre.

LES FEMMES, aux fenêtres.

Comme nos maris sont bien!

Les autres corporations qui n'ont pas été nommées s'empressent autour
du pot-au-feu, et le grand pontife, décrivant mystiquement un cercle
dans l'air, les asperge tous avec son écumoire. Après quoi, la séance
étant levée, on retire les sièges, on se cherche et l'on s'aborde
avec une certaine animation.

LES BOURGEOIS.

Ah! une belle fête! un remarquable discours! Et quelle musique! On a
fait des progrès dans les arts! C'est incontestable!...

La confusion et la rumeur peu à peu s'apaisent, et tous se mettent à
observer les horloges qui sont au-dessus de la porte, devant chaque
maison. L'aiguille marque 5 heures 55 minutes. Ils attendent le nez
en l'air, et quand six heures sonnent, ils disent tous en même temps:

Allons dîner!...

Ils entrent dans les maisons.


SCÈNE II.

La scène reste complètement vide. D'abord, on entend dans les maisons
  un bruit de gros baisers, ensuite un bruit de chaises; presque
  aussitôt après, un bruit de cuillères sur les assiettes, et quelque
  temps après

DES VOIX s'élèvent et disent:

Ah! ça fait bien!

Un petit silence, puis cliquetis de couteaux et de fourchettes.

LES MÊMES VOIX.

Voilà ce qu'on ne trouve pas au restaurant!...

Le bruit des couteaux et des fourchettes continue. On entend déboucher
des bouteilles de vin, puis

LES MÊMES VOIX.

Nous sommes entre la poire et le fromage.

Alors quelques petits rires de satisfaction.

LES VOIX DES HOMMES, seulement.

Donne-nous un verre de liqueur, hein?

LES VOIX DES FEMMES.

Mais tu vas te faire mal!

LES VOIX DES HOMMES.

C'est pour mon estomac, une fois n'est pas coutume?...

Ensuite un fort remaniement de chaises, et

TOUS LES BOURGEOIS apparaissent à leurs fenêtres, étendent la main et
disent:

Il fait chaud!

UNE FEMME arrive à chaque fenêtre.

Oui! mais le fond de l'air est froid.

TOUS LES BOURGEOIS.

C'est vrai!

Ils se détournent un peu et tapent sur le baromètre accroché en dehors
de la fenêtre.

Ça va-t-il se maintenir?... (Après quelque réflexion.) Oui!... oui...
on peut prendre le frais!

Les croisées se referment, et bientôt tous les bourgeois rentrent en
scène et s'installent devant leurs portes sur des chaises, chaque
ménage étant flanqué d'un petit garçon habillé en turco et d'une
petite fille habillée en Suissesse.

Ah! on est bien ici!

Les femmes prennent leur tricot; les hommes, leur journal. Jeanne,
en costume extra-bourgeois, s'assoit sur le seuil d'une maison, au
premier plan, à droite.


SCÈNE III.

LES BOURGEOIS, LES BOURGEOISES, JEANNE, LE ROI DES GNOMES.

Dès que Jeanne est assise, le roi des gnomes, ayant retiré
  quelques-uns de ses attributs de pontife du Pot-au-Feu, paraît
  derrière elle, et se penchant sur son épaule:

Tu le vois! tout me cède! tout nous sert! Je n'ai eu qu'à me montrer
pour être élu bourgmestre de la ville et pontife de la religion, (A
part.) Rien de plus facile: c'est dans la médiocrité que l'esprit du
mal triomphe!

JEANNE, soupirant.

Mais voilà tant de jours que je le cherche, que je l'attends, et il va
venir, tu crois?

LE ROI DES GNOMES.

J'en suis sûr! Patiente!

JEANNE.

Oh! merci. Protège-moi toujours!

LES MÈRES.

Allons! mes anges! Voici l'heure où les enfants doivent s'amuser!

Les petits turcos et les petites Suissesses s'élancent du seuil
  des maisons en courant, se prennent par la main et dansent en rond
  autour du pot-au-feu en chantant quatre vers imités de la chanson des
  Spartiates.

  Nos grands-pères étaient bêtes,
  Nos pères l'ont été plus!
  Nous le sommes davantage.
  Nos enfants le seront encore bien plus.

Quelques-uns de leurs bonnets tombent dans leur danse, et l'on voit
leurs crânes extra-pointus.

JEANNE, les contemplant.

Ils sont jolis, ces enfants. Heureuses mères!

UNE DAME, à côté d'elle, sur une chaise.

Sans doute! Vous êtes bien honnête, mademoiselle, et le mien, quoique
plus jeune, promet beaucoup!--(Elle appelle.) Nourrice!...

DEUXIÈME DAME.

Et le mien aussi.--Nourrice!...

TROISIÈME DAME.

Et les deux miens donc!--Nourrice!...

Alors paraît une légion de nourrices dandinant des poupons dans leurs
bras. Les mères s'empressent autour d'eux pour les montrer.

PREMIÈRE DAME.

Envoyez un bécot à la jolie demoiselle et au bon monsieur.

UNE MÈRE DE POUPARD, lui retirant ses langes.

Regardez-moi ces membres...

UNE AUTRE MÈRE.

Et sa tête! (Elle lui retire son béguin.) Voyez!...

TOUTES LES MÈRES DE POUPARD.

La sienne est bien plus belle! la plus belle!

Elles retirent toutes les béguins de leurs marmots, qui ont des crânes
fantastiquement pointus.

LE ROI, prisant.

Encore mieux que leurs pères! La génération s'annonce crânement!

TOUTES LES MÈRES ET DAMES, parlant à la fois.

Récitez votre fable! Une risette! Ah! qu'il est gentil! Il aura du
nanan!

Tous les enfants envoient des baisers à Jeanne et commencent à
  marmotter très vite, pendant que les mères parlent à la fois, que
  les poupons pleurent et que les nourrices chantonnent. Mais il
  s'élève dans la coulisse un grand murmure, comme serait l'irritation
  contenue d'une foule lointaine. Paul et Dominique paraissent. Tous
  les enfants, effrayés, s'enfuient; les nourrices remmènent leurs
  nourrissons, et beaucoup de bourgeois et de bourgeoises s'éloignent
  avec des regards farouches. D'autres vocifèrent:

A bas! canailles, brigands, originaux!

Sifflets, huées.


SCÈNE IV.

LE ROI DES GNOMES, JEANNE, PAUL ET DOMINIQUE, en costume de voyage très
négligé.

Ils arrivent par le fond du théâtre.

DOMINIQUE.

Eh bien, quoi? Imbéciles! Est-ce notre costume qui nous vaut tout cela?

Les bourgeois sortent en se faisant des signes d'intelligence.

JEANNE, s'élançant vers Paul.

Paul!... Ah! enfin!

LE ROI.

Dissimule! Tu sais qu'il faut de la simplicité!

DOMINIQUE.

Ils ont l'air assez rébarbatif, ces particuliers-là.

PAUL.

N'importe! C'est peut-être ici que se trouve... la bien-aimée
inconnue...

DOMINIQUE.

Ah! nous y revoilà! Décidément, que voulez-vous? que cherchez-vous? Où
est le but? Depuis le temps que nous vagabondons dans toutes sortes de
pays, car c'est la bouteille à l'encre que votre histoire!

PAUL.

Rien de plus simple! Je dois rencontrer quelque part une jeune fille à
l'âme pure, au désintéressement absolu, la reconnaître, en être aimé,
et, fort de son amour, m'emparer du château des Cœurs.

DOMINIQUE.

Ah! très bien! Une femme qui n'existe guère, un château qui n'existe
pas. Car, enfin, qu'y a-t-il donc dans ce savoyard de château? Des
trésors?

PAUL.

Non! mais une fortune tellement extraordinaire que tu ne peux
l'imaginer.

DOMINIQUE.

Oh! oh! reste à savoir! Allons, monsieur, un bon mouvement! Revenons à
Paris!...

PAUL.

Oh! laisse-moi, Dominique! Je suis si plein de lassitude, de
découragement! Et puis il y a dans cette ville, malgré sa vulgarité, je
ne sais quel charme!

JEANNE, lui offrant une chaise près d'elle.

Oui, restez, monsieur! (Paul hésite.) Asseyez-vous!

PAUL.

(A part.) On n'est pas plus gracieuse, ma parole! (Il la considère.
Elle baisse les yeux.) Diable! quelle pudeur!

Silence. Ils se regardent face à face.

JEANNE.

On voit que vous êtes complètement étranger à la localité, monsieur!
(Avec dédain.) Et ce costume... excentrique!...

PAUL.

Mon Dieu! mademoiselle, je ne pensais pas qu'en voyage...!

JEANNE, sèchement.

N'importe! Il faut suivre la coutume!

DOMINIQUE.

Mais elle est assommante, celle-là! (A part, haussant les épaules et
montrant Paul.) Quel plaisir que de s'entêter!... J'ai envie de voir
aux alentours s'il n'y a rien de plus drôle! Vous permettez, n'est-ce
pas?...

PAUL.

Oui! Reviens vite!


SCÈNE V.

JEANNE, PAUL ET LE ROI DES GNOMES, caché par le trône du pontife, qu'on
a roulé au premier plan, à droite.

JEANNE.

Vous ne faites pas comme lui? Tant mieux!

PAUL, à part.

Ah! elle s'humanise!

JEANNE.

Pour demeurer avec nous... (Silence.)

PAUL.

Eh bien?

JEANNE, timidement.

Il faudra... oh! ne m'en voulez pas... ne rien faire, ne rien dire et
même ne rien penser qui sorte des actions, des paroles et des idées de
tout le monde!

PAUL.

Eh! pourquoi? Où est le mal d'obéir à son cœur quand on sent qu'il
est honnête? Moi, quoi qu'il advienne, je soufflette les infamies, je
m'écarte des laideurs, et, devant ce qui est grand, je m'agenouille!

JEANNE.

Ah! c'est bien cela! c'est bien!

LE ROI DES GNOMES, derrière Jeanne.

Prends garde!

JEANNE.

Pour un homme fatigué du monde, il serait doux cependant d'habiter
une de ces maisons. (Paul se détourne avec dégoût.) Oh! l'intérieur
vaut mieux! Si vous saviez comme chaque femme soigne son petit mari!
Elle l'entoure de prévenances, fait les confitures, lui brode des
pantoufles, le dorlote, le bécote, l'aide à s'habiller, et même lui
présente... sa redingote! (Jeanne offre à Paul une des redingotes
locales.) Passez-la!

PAUL, ébahi.

Pourquoi?

JEANNE.

On est si bien dedans! Je vous en prie!

PAUL, mettant la redingote.

(A part.) Elle est stupide, quoique charmante! (Haut.) Sans doute,
cette vie-là possède des avantages. Mais ne croyez-vous pas, vous dont
la voix est pure comme un chant d'oiseau et le regard cordial comme
une bonne poignée de main, ne sentez-vous pas, dites, qu'il peut se
rencontrer parfois des unions plus complètes, une félicité d'une telle
ardeur qu'elle envoie ses rayons tout autour d'elle? L'enchantement
qu'on a l'un de l'autre fait, au milieu des fanges de la terre, comme
une poésie permanente: plus on s'aime, plus on devient bon; l'habitude
seule de la tendresse conduit à l'intelligence de tout, et ce qui
paraît de la vertu n'est que l'excès du bonheur!

JEANNE.

Ah! je vous comprends! Oui! oui!

LE ROI DES GNOMES.

Mais tu te perds, malheureuse!

JEANNE, oppressée.

En effet, assurément! et, sans bannir un certain idéal, il y a moyen de
s'organiser une petite existence bien tranquille. Pourquoi perdre le
meilleur de soi-même en sympathies, en émotions, en démarches, au lieu
de réserver tout cela pour son propre individu?

LE ROI DES GNOMES.

Bravo!

JEANNE.

Comme les autres sont les plus forts, soumettons-nous, afin qu'ils
nous respectent et qu'ils nous servent! Oh! c'est facile, avec des
concessions extérieures, et pourvu qu'on n'ait dans ses discours et sur
sa personne rien d'extravagant!

Paraît un barbier, avec les ustensiles de sa profession.

PAUL, surpris.

Que voulez-vous?

LE BARBIER, d'une voix caverneuse.

Tailler votre barbe en collier, comme à tout le monde!

PAUL.

Voilà, par exemple, une exigence!

JEANNE.

Oh! pour me plaire!

Elle lui attache la serviette autour du cou.

PAUL.

Je suis d'un ridicule achevé, n'importe! Mais d'où vient qu'elle me
fascine et que j'obéis comme un enfant!

JEANNE, pendant que le barbier travaille.

Un peu de patience. C'est presque fini! Encore un coup! Ah! que vous
serez bien! et quels bons soirs, cet hiver, dans le salon à rideaux
de perse, décoré par des photographies de famille, au coin du feu,
près de mon piano! Il y a, dans le faubourg, de petits jardins avec
des tonnelles de bâtons verts. Nous viendrons là, tous les deux,
le dimanche; et, nous promenant bras dessus bras dessous, nous
parlerons sans cesse de notre bonheur, à côté des légumes, en regardant
l'espalier.

PAUL, le barbier, ayant fini, se lève.--A part.

Elle a raison peut-être. Un fond de jugement se découvre dans ce
qu'elle dit. D'ailleurs, une fois ma femme, je l'éduquerai!

JEANNE.

Mais tournez-vous donc pour que je vous voie! Ah! bravo! Merci! Je suis
contente. Vous ne me quitterez plus.

Elle lui prend les mains.

PAUL.

Ah! chère mignonne! Non! non! je te le jure!

JEANNE, ravie et le contemplant.

Est-ce possible? Mais oui! rien ne lui manque!

LE ROI DES GNOMES, tendant vivement à Jeanne un tromblon.

Et cela?

JEANNE, posant le tromblon sur la tête de Paul.

Oui, cela! (Appelant.) Tous! tous! venez! c'est fini.

Des trois côtés, un flot de bourgeois se précipite sur la scène.


SCÈNE VI.

LES PRÉCÉDENTS, BOURGEOIS, puis DOMINIQUE.

LES BOURGEOIS, applaudissant et embrassant Paul.

--Ah! très bien! très bien!

--Excessivement convenable!

--Nos félicitations!

--Mon cher compatriote, je suis heureux...!

PAUL.

Permettez... Que signifie! Tout à l'heure on a failli me lapider, et
maintenant...

UN BOURGEOIS.

C'est que vous êtes un des nôtres!

LE ROI DES GNOMES, lui présentant un miroir.

Tiens! regarde!

PAUL, après s'être considéré quelque temps dans le miroir et comme un
homme qui sort d'un songe.

Comment! le collier! l'odieux tromblon du bourgeois! (Il jette par
terre le chapeau.--Cris d'indignation de la foule.) Et la redingote à
la propriétaire! (Il se l'arrache du corps.) Moi, j'ai pu me déshonorer
avec ces deux couvre-idiots, sous ces infâmes symboles! Jamais! jamais!
(Il trépigne sur le chapeau et sur la redingote avec rage.)

JEANNE.

Le malheureux! Grâce!

LES BOURGEOIS.

Il est fou! Prenez garde!

JEANNE, éperdue.

Calmez-le! Voyons! que faire?

VOIX DE LA FOULE.

Qu'on le saisisse! un bouillon! L'épreuve du bouillon!...

JEANNE.

Apportez-le vite!... Là! C'est bien! Prenez, mon ami!

Paul est entouré, tenu par les pieds et par les mains. Jeanne lui tend
une tasse de bouillon, qu'on vient de lui remettre et l'approche de ses
lèvres.

Buvez-moi cela lentement.

PAUL renverse la tasse d'un revers de main.

Je me moque pas mal de votre bouillon!

TOUS.

Sacrilège!--Au cachot! au cachot!--Dans un cul de basse-fosse!

La foule s'est ruée sur lui et on le garrotte aux poignets.

PAUL.

Oui! battez-moi! J'aime mieux vos injures que vos applaudissements et
vos supplices que vos bienfaits! Avec vos cœurs d'esclaves et vos têtes
en pain de sucre, vos grotesques costumes, vos hideux ameublements, vos
occupations abjectes et vos férocités d'anthropophages...

LA FOULE.

C'est du délire!

PAUL, levant au ciel ses mains enchaînées.

Ah! que n'ai-je, pour vous exterminer, la foudre du ciel!

LES BOURGEOIS.

Il devient dangereux! Un bâillon!...

On le bâillonne.

UN BOURGEOIS.

Et à son domestique!...

TOUS LES BOURGEOIS.

Oui! oui!

DOMINIQUE reparaît avec la redingote et le tromblon, et se débattant.

Mais j'ai la redingote, moi! J'ai le tromblon! Je ne demande pas mieux!

UN BOURGEOIS.

Ça n'y fait rien! En vertu de la solidarité...

DOMINIQUE.

Je boirai le bouillon!

LES BOURGEOIS.

Silence!

DOMINIQUE.

J'en ai même besoin!

LES BOURGEOIS.

Insolent!

On le bâillonne et on les enferme tous les deux au rez-de-chaussée,
dans la prison qui est à droite au second plan.--On les aperçoit à
travers les barreaux.

LA FOULE pousse un grand soupir de satisfaction.

Ah! il s'agit maintenant de les moraliser un peu, de les catéchiser!


SCÈNE VII.

LES MÊMES, LE GRAND PONTIFE.

LE GRAND PONTIFE.

Ça me regarde! C'est mon devoir, mon sacerdoce! Je commence!

Infortunés! vous êtes convaincus d'attentat contre la redingote et le
pot-au-feu!

LES BOURGEOIS, ricanant.

Ah! ah! ces messieurs n'en voulaient pas!

LE GRAND PONTIFE.

De dédain pour l'épicerie, de sentiments, idées, paroles, manières et
costumes bizarres, en un mot, d'excentricité!

UNE VOIX.

La guillotine!

LE GRAND PONTIFE.

Non, messieurs! Grâce au ciel, nos mœurs sont plus douces! Nous ne
demandons, misérables! qu'à vous lessiver par le châtiment, à vous
purifier par le remords, et même nous voudrions que plus tard, si c'est
possible, à force de bonne conduite, vous vous réhabilitassiez! Le
bouillon que vous avez rejeté, on vous l'ingurgitera de force, mais
plus clair; les murs de votre appartement seront embellis par des
inscriptions morales, et ce sera, au lieu d'apprivoiser des araignées,
votre distraction unique!

Les prisonniers s'agitent en remuant leurs bras à travers les barreaux.

Je n'ai pas fini! La juste fureur du peuple veut, puisque vous ne
pouvez à présent nous faire aucun mal, que je vous assomme ainsi
en vous disant un tas de choses! Donc on tentera sur vous des
expériences!...

Un petit râle se fait entendre à toutes les horloges au-dessus des
  portes, et huit heures sonnent. Au premier coup, tous les bourgeois
  tirent leurs bonnets de coton de leur poche et le mettent sur leur
  tête. Le grand pontife s'interrompt subitement et se coiffe du sien
  en même temps.

L'heure de se coucher! A demain!

Tous les bourgeois rentrent chez eux.


SCÈNE VIII.

JEANNE, LE ROI DES GNOMES.

JEANNE, avec emportement.

Délivre-le! Délivre-le donc, ou je vais moi-même...

LE ROI.

Prends garde!

JEANNE.

Mais c'est par ta faute qu'il se trouve là, et que je l'ai perdu encore
une fois!

LE ROI.

Par la tienne!

JEANNE.

Ah! non content de m'avoir trompée...!

LE ROI.

Je ne t'ai pas trompée! Je puis te donner tout ce que tu demandes,
mais il m'est impossible d'agir sur tes sentiments comme sur les
siens; choisis mieux! A ta première réquisition, je t'ai accordé les
élégances du monde et les niaiseries qu'elles comportent; à la seconde,
la simplicité bourgeoise avec son cortège de laideurs. De quoi te
plains-tu? que te faut-il?

JEANNE, après un long silence.

Eh bien! je vais te le dire; car je l'ai deviné enfin, lorsqu'au milieu
de la populace qui l'enchaînait, le rêve de son cœur a jailli dans une
explosion d'orgueil! Ce que je veux? Écoute: c'est un pouvoir tellement
démesuré qu'il l'éblouisse! Je demande des palais de basalte avec des
escaliers de diamant, et à le faire asseoir auprès de moi sur un trône
d'or, pour qu'il contemple de plus haut toutes les têtes de mes peuples
esclaves prosternés dans la poussière!

LE ROI.

Bien! bien! Mais pas si fort, ma princesse, de peur de réveiller ces
honnêtes populations.

Il tire de sa poche un bonnet de coton démesuré, se l'enfonce sur le
  chef et relève ses lunettes bleues. Son visage est effroyable, avec
  des dents jaunes, des yeux cernés jusqu'aux oreilles, tandis que son
  collier de barbe rouge, se développant sur les deux côtés, ressemble
  à deux gros plumets. La mèche de son bonnet de coton flamboie. Il
  disparaît avec Jeanne.


SCÈNE IX.

Aussitôt le pot-au-feu, dont les anses se transforment en deux ailes,
monte dans les airs et, arrivé en haut, il se retourne entièrement.
Tandis que les flancs du pot-au-feu vont s'élargissant toujours, de
manière à couvrir la cité endormie, des légumes lumineux, carottes,
navets, poireaux, s'échappent de sa cavité et restent suspendus à la
voûte noire comme des constellations.

Dès que l'obscurité est complète, on entend s'élever dans toutes les
maisons un ronflement général.

Mais il se fait un bruit sec comme d'un barreau qu'on brise; puis de
la prison sortent deux ombres humaines, frôlant les murs et marchant
sur la pointe des pieds. Paul apparaît d'abord, ensuite Dominique
avec le tromblon et la redingote à la propriétaire, et portant sous
ses bras ses deux bottes pour ne point faire de bruit. Il contemple
un instant avec effroi les constellations-légumes.

Le ronflement général repart.

La toile tombe lentement.



SEPTIÈME TABLEAU

LES ÉTATS DE PIPEMPOHÉ

Le théâtre représente une vaste salle d'une architecture
  indo-moresque, ayant dans le fond une galerie (praticable), à doubles
  arcs correspondants, soutenus par des colonnettes géminées. Il y en
  a trois, et celui du milieu, faisant porte, s'ouvre sur l'escalier à
  trois marches par où l'on descend dans la salle.

Le plafond a des poutrelles or et bleu successivement. Les
  colonnettes sont on ébène avec des incrustations de nacre et les
  arcades du côté extérieur de la galerie closes par des stores en
  petits bambous dorés.

Sur la plinthe qui supporte la galerie, comme sur toutes les
  murailles, des losanges vermillon et azur alternent dans la couleur
  noire.

A droite, une grande portière de cachemire. A gauche, sur un trône
  flanqué de chimères, à fond d'or mat et que surmonte un baldaquin
  de plumes blanches, Jeanne, en costume royal et éblouissante de
  pierreries, est assise dans une attitude impérieuse.

Près d'elle, debout, se tient son premier ministre (le roi des
  gnomes). Par derrière, des négresses agitent des éventails en plumes
  de paon; et devant elle, des nains barbus, habillés de rouge et
  accroupis sur leurs talons, occupent symétriquement tous les degrés
  du trône. Les deux derniers, en bas, soufflent à pleine poitrine sur
  deux cassolettes un peu plus hautes qu'eux.

Au milieu de la scène danse un groupe de bayadères--tandis qu'au
  fond, devant chaque arcade et tranchant ainsi sur la couleur dorée
  des stores, il y a un géant habillé d'une longue robe noire et qui
  resta immobile.

Une musique langoureuse bourdonne. Les tourbillons des parfums
  montent lentement; et la lumière du soleil, passant par les
  intervalles des roseaux, enveloppe tout d'une atmosphère ambrée.


SCÈNE PREMIÈRE.

JEANNE, LE ROI DES GNOMES, en premier ministre, LES Nains, LES
Danseuses.

LE ROI DES GNOMES, bas, à l'oreille de Jeanne.

Es-tu heureuse maintenant?

JEANNE, souriant.

J'espère l'être bientôt!

Les bayadères, après un de leurs pas et avant d'en recommencer un
autre, s'inclinent devant le trône.

LE ROI DES GNOMES.

Oui, c'est cela! Tous te prennent pour la reine, morte la nuit passée,
et l'erreur du peuple va durer. Tu n'as plus qu'à le retenir quand
il viendra, mais sans te faire connaître, car n'oublie pas quelles
conséquences terribles...

JEANNE.

Je sais! Merci, bon génie, qui as eu pitié de ma tendresse, et puisque
tu es mon premier ministre, ne me quitte plus.

LE ROI DES GNOMES.

Si parfois je m'écarte, ce sifflet d'or m'appellera.

(Il lui donne un sifflet d'or, qu'il avait à son cou et qu'elle passe
au sien.)

La portière de cachemire faisant face au trône s'entr'ouvre, et il
  entre un nain d'aspect farouche, avec une aigrette à son turban, de
  très longues moustaches et un bâton d'ivoire à la main. Il conduit,
  marchant au pas et effroyablement armés, une escouade de six géants.
  Tandis qu'il s'avance jusqu'au pied du trône pour se prosterner, les
  géants s'alignent en haie contre la muraille et y restent immobiles.


SCÈNE II.

LES MÊMES, LE NAIN, général des géants, puis UN OFFICIER, puis LE
CHANCELIER.

LE NAIN, après sa prosternation, se retourne vers les géants.

Plus haut, drôles! plus haut! Le menton levé! Qu'est-ce qu'une tenue
pareille!... (Tous les géants tremblent d'effroi devant lui.) Place au
messager des désirs de la souveraine! (En gardant le dos toujours collé
contre la muraille, ils s'écartent de droite et de gauche; et alors
paraît un officier en turban rose, avec des pantalons de mousseline
claire, une veste bleue et un large sabre suspendu contre sa hanche par
un baudrier.)

L'OFFICIER, ayant fait un long salut.

D'après les ordres de Votre Majesté sublime, nous venons de hacher en
petits morceaux les douze misérables qui ne se sont pas prosternés
assez vite, hier, quand vous passiez dans le bazar des soieries sur
votre éléphant blanc.

JEANNE.

D'après mes ordres... par morceaux... mon éléphant?...

L'OFFICIER, souriant.

Il ne s'agit pas de votre trois fois divin éléphant blanc, Majesté; ce
ne sont que des hommes.

JEANNE, indignée.

Malheureux!

L'officier la regarde, ébahi.

LE ROI DES GNOMES, bas.

Tu te compromets par cette indignation. Pense donc à lui, à ton but, et
récompense ce bon serviteur pour son exactitude.

JEANNE.

Jamais je ne pourrai!

LE ROI DES GNOMES.

Il le faut cependant!

JEANNE, d'une voix hésitante.

C'est bien, nous sommes contente, va! (L'officier sort.--A part.) Ah!
mon Dieu! qui m'aurait dit que j'aurais le courage!...

LE ROI, à part.

Allons! elle commence bien!

Entre le chancelier, vêtu d'une grande pelisse bordée de fourrures
  par-dessus sa robe verte, avec un bonnet d'astrakan, un encrier dans
  sa ceinture noire, et à la main gauche, entre les doigts plusieurs
  longues bandes de papier.

LE CHANCELIER.

Je me hasarde sous vos puissants rayons, lumière des étoiles, pour vous
faire observer qu'il manque à cette place votre auguste sceau.

JEANNE.

Qu'est-ce?

LE CHANCELIER.

Votre Majesté, sans doute, se rappelle l'insolence de cet homme qui osa
pleurer en sa présence, avant-hier, sous le prétexte qu'il mourait de
faim?

JEANNE.

Je... ne me souviens pas.

LE ROI, bas.

Tu te souviens, au contraire.

LE CHANCELIER.

C'est l'ordre pour son exécution immédiate!

JEANNE.

Horreur! Retirez-moi cela!

LE ROI, au chancelier.

Donne, je m'en charge! Sortez, vous tous!

JEANNE.

Oui, sortez!

Le nain sort, suivi de six géants, dont les têtes touchent aux
  voussures des arcades dans la galerie. Les bayadères s'en vont
  ensuite, et les nains, accroupis sur les marches du trône, sauf un
  seul qui demeure à demi caché.

LE ROI, désignant les deux géants du fond près des stores.

Ceux-là peuvent rester, étant muets!


SCÈNE III.

LE ROI DES GNOMES, JEANNE.

JEANNE, descendant du trône.

Qu'as-tu donc pour exiger cette mort?

LE ROI.

Moi? Oh! pas le moindre motif!

JEANNE.

Eh bien, comme j'ai le droit de pardonner...

LE ROI.

Pardonner? Mais ils ne croiront jamais que tu sois la reine!

JEANNE.

Pour avoir pleuré! quel crime! Elle était donc bien cruelle,
l'autre!...

LE ROI.

Elle était forte. Imite-la!

JEANNE.

Il m'est impossible cependant...

LE ROI.

Tu veux donc te perdre, et pour un scrupule indigne de ce pouvoir tant
rêvé, quand il te le faudrait plus fort que jamais...

JEANNE.

Que dis-tu?

LE ROI.

Car bientôt, tout à l'heure peut-être, tu auras à tirer d'un péril
mortel ton frère et ton amant.

JEANNE, après un long silence.

Et tu crois que ce papier...

LE ROI.

Il ne s'agit que de retourner dans tes mains ton sifflet d'or et d'en
appuyer le pommeau sur cette cire rouge. (Il la lui présente.)

JEANNE.

Oh! non! c'est trop horrible!

LE ROI.

Mais si le peuple se révolte, s'il te chassait? Je ne peux rien sur les
multitudes, moi! Il est accoutumé chaque jour à des supplices. Tu le
prives de sa joie, il va douter de sa reine. (De grands cris s'élèvent
au dehors.) L'entends-tu?

JEANNE, prêtant l'oreille.

En effet!

VOIX LOINTAINES.

Vengeance! La mort! la mort!

LE ROI DES GNOMES, à un des géants près des stores.

Relève!

Le géant, sans monter sur les marches, allonge le bras et il relève
  d'un seul coup jusqu'en haut le store de bambous dorés qui ferme
  l'arcade extérieure du milieu de la galerie. On aperçoit une ville
  orientale, minarets, coupoles.

JEANNE gravit vivement les trois marches et se penche pour voir.

Quelle foule! et avec des piques, des haches, des épées! La voilà qui
bat contre les portes du palais!

LE ROI.

Hâte-toi donc, malheureuse! pour sauver ceux que tu aimes!

JEANNE.

Donne! (Elle repousse le papier.) Non! non!

LE ROI DES GNOMES.

Garde au moins le pouvoir quelque temps, ne fût-ce qu'un jour, une
heure, et que ce supplice montre...

JEANNE, emportée.

Eh bien! qu'il ait lieu quand je n'y serai plus!

LE ROI, servilement.

Demain, si tu veux, tes désirs sont des ordres, Majesté. Voilà!

JEANNE, apposant vite le cachet.

Oui, demain.

LE ROI remet le papier au nain resté près du trône.

Cours!

Le nain se précipite à droite par la portière, en riant à gorge
déployée.

Eh! eh! il est d'humeur folâtre, ce bouffon!

JEANNE, se tordant les mains.

Miséricorde de Dieu! si j'avais su tout cela!...

LE ROI DES GNOMES, à part.

Nous la tenons! Elle a été coquette, puis stupide; elle devient
cruelle! C'est complet! (Cris de joie et applaudissements au dehors.)
Ton peuple te remercie, ô reine!

JEANNE.

Mais un grand bruit de pas se rapproche!...

LES VOIX, de plus près.

La mort! la mort!

LE ROI, tout en remontant jusqu'au fond, au delà des trois marches
contre la grande baie du milieu.

C'est qu'il vient lui-même jusqu'ici, pour aider à tes bourreaux et
jouir de ton aspect trois fois saint. Entrez!

Alors s'avance par la galerie d'abord le nain général, puis derrière
  lui des nègres portant sur leur épaule le bout d'une énorme chaîne
  qui attache Paul et Dominique. Un flot de peuple les accompagne.

Tout ce cortège, avec le nain en tête, descend les marches de
  l'escalier et se déploie au fond contre le petit mur de la galerie,
  laissant au premier plan Paul et Dominique en haillons, très pâles,
  les yeux hagards, tandis que le roi des gnomes reste sous l'arcade
  du milieu et que les géants en robe noire, dominant par derrière la
  multitude, se tiennent toujours immobiles devant les stores dorés.


SCÈNE IV.

JEANNE, LE ROI DES GNOMES, PAUL, DOMINIQUE, LE NAIN GÉNÉRAL, NÈGRES,
FOULE, ETC.

JEANNE, apercevant Paul.

Lui!... (Puis elle s'est contenue, et quand il se trouve en face
d'elle, au nain:) Enchaînés! Pourquoi?...

LE NAIN, GÉNÉRAL DES GÉANTS.

Ils ont franchi les limites de vos États, Majesté!

JEANNE.

Eh bien?...

LE ROI DES GNOMES, descendant vers elle par le côté gauche.

N'est-ce pas le plus grand des crimes? O lumière des étoiles!

JEANNE, comprenant.

Ah!... en effet... certainement!... Vous avez bien agi, général! et
vous aussi, les noirs!... et vous aussi, mon peuple!... Mais... en
raison même de cet excès d'audace, nous désirons interroger les deux
coupables, seule (au roi des gnomes), sans notre premier ministre! (Il
s'incline.) S'il est besoin de vous... (lui montrant le sifflet) on
vous appellera, vous savez! (Il disparaît brusquement par une trappe,
dans le trône.) Comment? disparu déjà?... Je ne l'ai pas vu sortir! (A
demi-voix.) Ah! tant mieux, il nous importunerait!...


SCÈNE V.

JEANNE, PAUL, DOMINIQUE, puis LE ROI DES GNOMES.

JEANNE, après que la foule s'est écoulée.

Bien que je sois la reine, il me faut subir pourtant les lois de ce
pays. C'est en vertu d'elles que mon peuple vous a tout à l'heure
arrêtés. J'ai dû, quand il était là, lui donner raison. A présent je
vous pardonne, vous êtes libres!

DOMINIQUE, à part.

Quelle bonne femme!

JEANNE.

Je veux d'abord vous retirer ces chaînes, sans que personne le sache
toutefois, excepté le premier ministre.--Où est-il?--Ah! le sifflet!
(Elle siffle.--Le roi des gnomes, à l'instant, se trouve près d'elle.)

DOMINIQUE, à part.

D'où sort-il donc, celui-là? Je n'aime pas ces manières d'entrer! Quand
nos affaires allaient si bien!

PAUL, considérant le roi des gnomes.

C'est étrange! Je l'ai déjà vu... mais oui!... Dans ce bal... ou
plutôt... ne serait-ce pas l'homme du cabaret? Il y a là-dessous...
quelque piège...

JEANNE, au roi des gnomes.

Faites tomber leurs chaînes! (Bas.) J'avais besoin du secret... tu
m'excuses?

LE ROI.

Sans doute! (Haut.) Oh! immédiatement, Majesté!... (Il s'avance
gravement vers les deux prisonniers, et sans effort, rien qu'en les
touchant, il brise leur chaîne, anneau par anneau, avec ses doigts. Les
tronçons tombent sur le sol avec un grand bruit de fer.)

DOMINIQUE.

Tudieu! quel poignet!

PAUL.

C'est lui! (Il se penche pour l'examiner; le roi des gnomes a disparu.)

JEANNE, à part.

Aussi discret que dévoué, ce bon génie! (Haut à Paul.) Mais qui vous
gêne encore? Cependant, voyez vos mains, elles sont délivrées; toutes
ces portes, elles sont ouvertes. N'avez-vous rien à nous dire?...

PAUL, froidement.

Des remerciements, il est vrai!

JEANNE, piquée.

Ah!... c'est tout?...

PAUL, lentement.

Que demandez-vous de plus! Sais-je d'ailleurs quel motif?...

DOMINIQUE, à part.

L'imprudent? (Haut.) Ah! Majesté, reine, déesse, reflet de la lune,
nos cœurs débordent de reconnaissance!...

JEANNE.

Bien!--Plutôt que de continuer vos courses périlleuses, il serait
meilleur pour vous de rester dans ce royaume.

DOMINIQUE.

Certainement; moi, j'accepte!

JEANNE, à part.

Il ne répond pas!... (Haut.) Je dis dans cette ville, à ma cour, où je
vous offrirais quelque fonction.

PAUL, brèvement.

Je refuse!

JEANNE.

Même celle de premier ministre.

PAUL.

Oui!

JEANNE, à part.

Que veut-il donc?... (Elle étend son bras vers l'arcade du milieu
ouverte.) Regarde! Voici la capitale de mes États, ma grande ville
de Pipempohé. Elle a vingt-quatre lieues de tour, trois millions
d'habitants, six fleuves qui la traversent, des palais d'or, des
maisons d'argent, et des bazars tellement interminables qu'il faut un
guide pour vous conduire dans la forêt de leurs piliers de cèdre. Je te
la donne.

PAUL.

Je n'en ai pas besoin!

JEANNE.

Ah! quel orgueil! (Au géant qui est au fond, à droite.) Relevé! (Le
géant relève, comme a fait l'autre, le store de bambous dorés. On
aperçoit un golfe semé de navires,--une forêt plus loin.) Et tu auras
mon port, mes marins, mes vaisseaux, toute la mer, avec les îles et les
contrées que l'on découvrira.

PAUL.

A quoi bon?

JEANNE.

Tu accepteras ceci, j'espère! (Au second géant.) Relève! (Le géant
relève le store de gauche et l'on aperçoit, entre des rochers noirs et
d'aspect horrible, un grand bloc éclatant de blancheur.) Cette montagne
est tout en diamant. Les magiciens qui sont à mon service la couperont,
et je te fournirai des éléphants pour en emporter les morceaux.

PAUL.

C'est un bagage trop lourd, Majesté!

JEANNE.

Est-ce mon trône que tu désires?... Je puis t'y faire asseoir près de
moi (avec tendresse) et même en descendre pour que tu y restes seul?

PAUL.

Ma place est plus loin; j'ai une tâche à exécuter.

JEANNE.

Ah! Et si je t'en empêche?

PAUL.

Elle se trouve au-dessus de tous les pouvoirs!

JEANNE.

Mais si je te retenais!

PAUL.

J'aurais encore la liberté de vous haïr!

JEANNE.

Me haïr! Et tu refuses mon trône? Qu'est-elle donc, cette mission si
extraordinaire?

PAUL.

Personne, je vous le dis, n'en doit rien savoir.

JEANNE.

Mais moi?

PAUL.

Vous surtout!...

JEANNE.

Quelle audace!

DOMINIQUE, bas.

Monsieur! monsieur! pas de folies! D'un mot elle peut faire sauter nos
deux têtes comme deux volants; si vous ne voulez pas, refusez avec
politesse! Du calme! de l'astuce!

PAUL.

Eh! je ne crains rien! A mesure que je me rapproche du but, il se fait
des lumières dans mon esprit. Et vous qui m'apparaissez maintenant sous
la figure d'une reine au milieu d'épouvantes et de somptuosités, vous
n'êtes rien autre chose que cette même femme qui a déjà voulu m'arrêter
par d'absurdes élégances, et qui plus tard a tâché de me séduire avec
les charmes d'un bonheur vulgaire. Ah! je vous connais.

JEANNE, à part.

Malheureuse! A moitié seulement, et pour m'exécrer davantage.

PAUL.

Car vous n'êtes, avouez-le donc! que l'instrument des génies funestes!
Mais je ne succomberai pas plus sous votre puissance que je n'ai été
vaincu par les autres tentations! Accumulez les obstacles! Ma volonté
est plus solide que vos citadelles et plus fière que vos armées.

JEANNE.

Insensé! (Appelant.) Les nègres! les nègres! (Arrivent quatre nègres
avec des poignards.--Aux deux premiers.) Approchez, vous deux!... Tirez
vos poignards. (Ils marchent sur Paul et Dominique en levant leurs
longs coutelas. Paul reste impassible, Dominique est presque évanoui
de terreur.--Froidement.) Tuez-vous! (Les deux nègres tremblent et
hésitent.) Avez-vous entendu? (Ils se percent de leurs poignards et
tombent morts.--Aux deux autres.) Emportez cela! (Les deux nègres
survivants emportent les deux cadavres.--A Paul.) Doutes-tu encore de
ma puissance?

DOMINIQUE, à genoux, les mains jointes.

Non! non! Moi, d'ailleurs, je n'ai rien dit!

JEANNE.

Penses-tu qu'avec un peuple pareil je manque de moyens pour te
contraindre? J'ai ma tour de fer, bâtie sur un roc d'airain, dans un
lac de soufre; et au-dessus d'elle pour empêcher de fuir par les airs,
il y a continuellement quatre griffons tenant des nuages dans leur
gueule et qui tourbillonnent en regardant sous eux. J'ai au fond d'un
puits de marbre, après des centaines d'escaliers, un cachot plus étroit
qu'un cercueil, dont les pierres vous dévorent, et où les captifs ne
peuvent pas mourir! Mais je te ferais, s'il me plaisait, écraser sous
mes chariots, brûler dans mes fours à porcelaine, dévorer par mes
tigres, ou boire d'un tel poison qu'immédiatement tu disparaîtrais et
qu'il ne resterait de toi sur la terre, pas plus que d'une goutte d'eau
évaporée! Eh bien... va-t'en! tu es libre.

PAUL, croisant les bras.

De quelle façon?

JEANNE.

Tu peux sortir de mon royaume. (Paul fait un geste de doute.) Oui, sans
que personne t'en empêche.

PAUL.

Qui me l'affirme?

JEANNE déchire son écharpe au-dessus de la frange et y imprime son
cachet.

Mon nom sur cette bribe de satin suffira pour vous mener jusqu'aux
frontières... et peut-être un jour, si tu la conserves, tu t'accuseras
d'avoir répondu par des outrages aux offres les plus magnifiques
et les plus tendres que jamais un homme ait reçues d'une reine! (A
Dominique, lui tendant le sauf-conduit.) Tiens, prends! (Avec un geste
d'autorité.) Sortez!!!

Ils s'en vont par la galerie. Jeanne les suit du regard pendant
longtemps.


SCÈNE VI.

JEANNE, seule.

Que lui ai-je donc fait, pour qu'il me fuie toujours? Il m'a été
impossible de l'éblouir avec mon pouvoir, et ma générosité ne l'a pas
ému! (Elle marche lentement en regardant les murs.) Qu'ai-je besoin de
tout cela maintenant, puisqu'il le refuse!... Je vais abandonner ce
royaume... et le suivre... partout... de loin... (Elle s'affaisse sur
les degrés du trône.) Ah! j'avais plus de bonheur autrefois, quand je
n'étais qu'une pauvre laitière. Un jour... je me rappelle... je suis
venue dans sa mansarde, il me vanta ma jolie figure... mes mains qu'il
a presque portées à ses lèvres... Et aujourd'hui non seulement il ne me
reconnaît plus, mais il me hait. Par quelle fatalité? Et pourquoi se
trompe-t-il sur ces bons génies, quand ils ne travaillent au contraire
qu'à notre félicité commune. (Des éclats de rire stridents éclatent au
dehors, à gauche, derrière le trône.) Ah! ce sont mes petits bouffons,
dans la salle à côté, qui s'amusent! (Un bruit de voix joyeuses
s'élève.) Quelle gaieté!


SCÈNE VII.

JEANNE, LE ROI DES GNOMES, entrant de côté, dans son costume de gnome.

JEANNE, à sa vue, pousse un cri d'effroi.

Qu'est-ce donc?

LE ROI.

Rien! Nous nous amusons beaucoup! tu l'as dit!

JEANNE.

Ces voix tout à l'heure, cette apparence... que signifie?...

LE ROI.

Ceux qui rient là, à côté, ce sont les génies acharnés à ta perte,
comme à celle de ton amant. Moi, qui t'ai conduite partout, conseillée
et fait semblant de te servir, je suis leur maître, le roi des gnomes.

JEANNE, atterrée.

Le roi des gnomes!... des gnomes!...

LE ROI.

En vertu de ma volonté, jamais il ne t'aimera, et à peine arrivé sur
nos terres, il est perdu.

JEANNE.

Impossible! Je cours après...

LE ROI.

Il est trop tard! et quand même il reviendrait, je suis sûr de sa
défaite.

JEANNE, avec impatience.

Non! non! non! Je vais donner des ordres.

LE ROI.

Oh! tant qu'il te plaira!

JEANNE.

Tu vas t'y opposer, n'est-ce pas?

LE ROI.

Au contraire! Tu seras obéie ponctuellement. Essaye.

Le roi des gnomes sort en riant; et les rires, dans la coulisse,
redoublent.


SCÈNE VIII.

JEANNE, seule.

Que veulent-ils donc contre lui? et dans quel but? Qu'importe! un péril
le menace. Il tombe peut-être? Il est perdu. Ah! qu'il revienne! Que
faire ensuite? Je n'en sais rien. Nous fuirons. (Appelant.) Général!
(Le nain général des géants, paraît.) Oh! non pas lui! C'est un des
leurs! D'autres! le chef de ma garde, le chancelier, des soldats,
quelqu'un! Venez donc! venez donc!


SCÈNE IX.

JEANNE, UN OFFICIER avec des soldats, LE CHANCELIER.

JEANNE, à l'officier.

Ces deux étrangers partis tout à l'heure, cours après! Malgré notre
sauf-conduit royal, quoi qu'ils fassent, tu m'entends, je les veux!
ramène-les! Tu m'en réponds sur ta tête! plus vite. (L'officier et les
soldats sortent par la droite.--Au chancelier.) Pourquoi donc t'ai-je
appelé, toi? Ah! tu dois avoir encore entre tes mains l'ordre du
supplice de cet homme... tu sais... qui a pleuré l'autre jour.

LE CHANCELIER, avec une grande révérence, le lui montrant.

Le voici, gracieuse Majesté.

JEANNE.

Donne! (Elle le déchire en morceaux.) Je lui fais grâce!... (Le
chancelier la regarde, stupéfait.) Oui, entièrement grâce!... Va le
délivrer toi-même, et tu auras soin qu'on lui porte, pour qu'il n'ait
plus faim à l'avenir, trois tonnes d'argent et la charge en blé de
quatre dromadaires. (Fausse sortie du chancelier.) Écoute donc! Il doit
y avoir beaucoup d'esclaves dans mes jardins? Qu'on brise leurs chaînes
et qu'on les renvoie, sur des vaisseaux, dans leur patrie! Ensuite, tu
prendras aux magasins du palais tous les vêtements qui s'y trouvent:
les dolimans de fourrures, les vestes en brocart d'or, les robes
tissues de perles, et tu les distribueras aux habitants de ma ville,
en commençant par les plus pauvres! Reviens! je n'ai pas fini! On
tirera des arsenaux toutes les armes, et l'on en fera sur les places de
grands bûchers qui réjouiront les veuves! Comme j'ai trop de parfums,
qu'on les jette par les fenêtres pour laver les rues. J'ordonne qu'il
n'existe rien des commandements portés jusqu'à ce jour en mon nom! Je
veux qu'il n'y ait plus dans mon royaume une seule douleur! mais un
même sourire de joie sur la face de tout mon peuple! Rien, maintenant,
que des larmes d'allégresse et des bénédictions pour moi! (Paul et
Dominique rentrent à droite, par la portière, avec l'officier et les
soldats.) Ah! (A l'officier.) C'est bien! Laissez-nous!


SCÈNE X.

JEANNE, PAUL, DOMINIQUE.

PAUL, ironiquement.

Je me doutais de cette clémence, ô reine!

JEANNE.

Malheureux qui me calomnie encore! Écoute, il y va de ton salut.

DOMINIQUE.

Peut-être du mien? Miséricorde!

JEANNE.

De ta vie!

PAUL.

Que vous importe?

Un long silence.

JEANNE.

C'est à moi que tu le demandes, toi!... toi, Paul de Damvilliers!

PAUL.

Qui vous a dit mon nom?

JEANNE, fièrement.

Eh! que t'importe à ton tour?

Silence.

PAUL.

Ah! je comprends. En effet, vous avez pour vous la science des gnomes;
moi, j'ai la protection des fées. Je vous défie.

JEANNE.

Ah! oui, insulte-moi, méprise-moi, exècre-moi bien! Mais au nom de tout
ce qu'il y a de plus sacré, par les âmes de ceux qui te sont les plus
chers, par pitié pour toi-même, je t'en supplie, reste, reste ici!

PAUL.

Je partirai cependant!

JEANNE.

Pourquoi donc t'obstines-tu à ne jamais me croire?

PAUL.

C'est que vous m'avez déjà trompé sous tant de formes! Tout à l'heure
encore, vous m'accabliez d'offres et de protestations, et puis, à
propos de rien, subitement, voilà que vous reprenez avec violence cette
liberté que vous aviez eu tant de mal à fournir!

JEANNE.

Mais tu ne sais pas que tu te précipites à une mort certaine, puisque
je ne le savais pas moi-même. Jusqu'à présent, j'étais la victime
d'esprits infernaux dont je ne soupçonnais pas les desseins.

PAUL.

Ah! c'est un autre artifice maintenant?

JEANNE.

Non, je te jure. Ne t'en va pas!

PAUL.

Eh! tous les hasards sont moins périlleux que vos serments.

JEANNE.

Regarde-moi donc! Est-ce que j'ai l'air de mentir?

PAUL.

Un nouveau piège! Car plus je vous considère et plus votre visage,
évoquant pour moi des souvenirs lointains, m'en représente un autre...
celui d'une jeune fille.

JEANNE.

Achève!

PAUL.

Elle valait mieux que toutes les reines, et j'aurais bien fait
peut-être de retourner en arrière dans ma vie, plutôt que de toujours
poursuivre en avant!

JEANNE.

Grandeur de Dieu! quelle punition!

PAUL.

Rien qu'une justice!

JEANNE.

Mais c'est affreux! Tu ne me reconnais donc pas, quand tu sauras...
quand je te dis...!

LE ROI DES GNOMES, apparaissant tout à coup.

Prends garde!

PAUL, à part.

Encore lui!

JEANNE.

Je ne t'ai pas appelé, toi!

LE ROI DES GNOMES, avec un grand salut.

Raison de plus pour venir, ô reine!

JEANNE.

Va-t'en, va-t'en! je le sauverai seule!

LE ROI DES GNOMES.

Mais tu vois bien que le misérable lui-même ne veut pas de ton secours.

JEANNE, à Paul qui est déjà remonté au milieu de la scène.

Grâce! Reviens!

PAUL.

Jamais! (Il entraîne Dominique immobile de terreur et s'en va par le
fond.)

JEANNE.

Au nom du souvenir dont tu parlais tout à l'heure! Dussé-je pour te
convaincre donner ma vie...!

PAUL.

Je n'en ai que faire de vos dons!

JEANNE.

Ecoute, je suis... (Paul et Dominique ont disparu. Le roi
des gnomes étend sa main sur Jeanne qui balbutie d'une voix mourante:)
Jeanne la laitière!

Elle tombe comme foudroyée sous la main du roi des gnomes... Alors
  toutes les marches du trône s'entr'ouvrent; et LES NAINS, avec les
  têtes de gnomes qu'ils avaient au 1er tableau, s'élancent autour
  d'elle, dansant et chantant.

Elle est morte, elle est morte! Personne désormais ne nous contrariera.
Enfin! nous triomphons! Haha! haha! haha!

LA REINE DES FÉES apparaît debout sur le trône.

Non, elle n'est pas morte! (Elle descend gravement les marches du trône
et étend son manteau sur Jeanne comme pour la défendre.) Son abnégation
l'a sauvée!

Les gnomes, reculant, font un cercle au milieu duquel se trouvent
Jeanne et la reine des fées.



HUITIÈME TABLEAU

LA FORÊT PÉRILLEUSE


SCÈNE PREMIÈRE.

DOMINIQUE, seul.

Il arrive par la droite, à petits pas, en regardant de tous les côtés.

Perdu! pour avoir quitté mon maître une minute! Où est-il donc? (Il
crie.) Monsieur! monsieur! Absent! Eh, c'est sa faute... Quelle diable
d'idée a-t-il avec ses gnomes et son château des Cœurs! Cherchons-le
cependant! Monsieur! Ah bien oui! cours après. Mais des yeux brillent
dans les feuilles... Eh non! c'est le soleil sur la mousse! Il y a
de ces effets-là dans les bois! Continuons!... On marche! Un oiseau
qui s'envole. Suis-je bête! Il n'en faudrait pas moins sortir d'ici!
Essayons! (Une branche le cingle.) Ah! (Il se détourne.) Personne. Dieu
soit loué! Scélérates d'épines, va! Gueuses de branches! plus j'avance,
plus je m'empêtre! (Les arbres le frappent avec leurs branches.)
Mais... Mais... J'ai toute la forêt sur les épaules! Aïe! N'importe!
je passerai! Quand je vous dis que je passerai!

Il empoigne vigoureusement un arbre de chaque main, et il les écarte
  d'un seul mouvement. Aussitôt toute la forêt se divise devant lui,
  comme une toile que l'on déchire, et forme une belle allée de
  verdure, avec deux rangs d'arbres symétriques.

Au fond, et détaché en noir sur le ciel rose que fait le soleil
  couchant, se dresse le château des Cœurs, tel qu'il a été vu dans la
  mansarde; ses trois tourelles sont reliées par des courtines percées
  de petites ouvertures d'où s'échappe une lumière rouge.

Dominique reste longtemps immobile et muet de surprise.

Un château! Le château des Cœurs! C'est donc vrai! Le voilà exactement
comme d'après ses paroles. Eh non! je rêve! impossible. (Il se palpe.)
Cependant... je ne dors pas!... Ce toit noir, ces lumières rouges, on
dirait un monstre qui vous regarde. Voyons! voyons! calmons-nous! Pas
de raison d'avoir peur! au contraire, c'est une fière chance! Je l'ai
découvert le premier tout de même! Quelle joie ce sera pour Monsieur!

Mais... puisque je suis le premier ici... c'est à moi que revient
la gloire! Et pourquoi pas? (Il est pris d'un rire frénétique.) La
récompense, la dame, la belle femme! La maison paraît seigneuriale,
et les terres à l'entour vous composent un domaine... La forêt en
dépend sans doute? Comme je vais la couper rasibus! C'est par là que
je commence! Quel abatis feront mes gens! car j'ai des gens. (Il
se promène de droite et de gauche, enthousiasmé.) Je ne suis plus
domestique! Allons donc! Ah! mais oui! une valetaille de Sardanapale!
une livrée rouge et or, avec des bas tirés, sapristi! des plumets au
chapeau, des boutons larges comme des assiettes, et dans le vestibule,
au bas de l'escalier, toutes sortes de jeux de cartes et de dominos;
c'est grand genre!... et s'ils ne charrient pas droit... (Il fait le
geste de donner des coups de pied.)

Eh bien! pas de bourgeois? Ma foi, tant pis! J'ai fait tout ce que
j'ai pu!... Cependant une dernière complaisance. (Il crie, mais très
faiblement.) Monsieur! Monsieur!... Il ne pourra pas dire que je ne
l'ai pas appelé! Je suis quitte!... car enfin... puisqu'il se cache...
je voudrais même qu'il y eût ici des témoins pour affirmer que je
l'ai bien appelé. (Tous les arbres du côté où il a crié à voix basse
s'inclinent, tandis que ceux de l'autre côté secouent leur feuillage en
signe de dénégation.) Ah! voilà qui est drôle! Ils remuent, sans qu'il
y ait du vent, d'eux-mêmes, comme des personnes! Vous ne me comprenez
pas cependant. (Tous les arbres des deux côtés s'inclinent à la fois,
en manière d'assentiment.) Horreur! Ma moelle se glace dans mes os,
je deviens fou! Si j'allais mourir! il y a des choses au-dessus de
notre intelligence, décidément, et j'avais bien tort de nier!... (Il
s'assoit par terre, près de défaillir.) Je voudrais que Monsieur fût
arrivé maintenant. Attendons-le! Ce n'était pas très délicat ce que
j'allais faire! lui dérober sa gloire, pauvre garçon! après tant de
travers! Il est vrai que je les ai subis comme lui! Jusqu'à présent,
je m'en suis tiré. Pourquoi la suite serait-elle pire? Tout à l'heure,
c'est un petit étourdissement que j'ai eu, rien de plus! (Il regarde
le château.) Et ce château-là ressemble à bien d'autres châteaux,
parbleu! seulement un peu rébarbatif de loin, mais d'un chic!...
Il n'est pas désert toujours. On s'y remue. La fumée des cuisines
m'arrive; j'entends de grands bruits de vaisselle. Sans doute, on
attend le maître? Mais c'est moi le maître. (Il regarde les arbres avec
indécision.) Non, immobiles. Du courage, Dominique! en avant! on n'a
rien sans toupet! (Il s'élance, mais ses jambes se trouvent vivement
prises dans l'écorce qui monte le long de son corps.) Ah! ah! (Parvenue
à la hauteur des bras, l'écorce se déploie en branches chargées de
feuilles, la tête reste intacte.) Mon maître! à moi, mon bon maître,
je... (Il est complètement métamorphosé en arbre.)


SCÈNE II.

DOMINIQUE, LES ARBRES.

TOUS LES ARBRES, à la fois.

Il est pris!... Encore un! encore un!...

DOMINIQUE, changé en prunier.

Au secours! à mon secours!

LES ARBRES.

Impossible.

DOMINIQUE.

Qui a parlé?

LES ARBRES.

Un chêne,--un orme,--un tilleul,--un sapin,--des ébéniers.

DOMINIQUE.

Quelle plaisanterie!

UN CHÊNE.

Tu parles bien toi-même. Nous étions tous des hommes autrefois!

LES ARBRES.

Tous! tous!

UN TILLEUL.

Nous avons subi ton aventure. Notre seule distraction est de causer
entre nous. Mais quand arrive quelqu'un d'un ordre supérieur, nous
devenons muets comme les arbres ordinaires.

DOMINIQUE.

Qu'est-ce qui me parle à présent?

UN TILLEUL.

Un tilleul!

DOMINIQUE.

Et moi, que suis-je donc?

LE TILLEUL.

Tu te trouves trop loin... Nous t'apercevons confusément...

DOMINIQUE.

Je me sens... stupide... Je ne serais pas surpris d'être un prunier.

LES ARBRES.

Oui, en effet... un prunier sauvage.

DOMINIQUE.

Et dire que me voilà tout seul, à l'écart..., comme un proscrit, sans
pouvoir seulement vous donner une poignée de branche...

UN ORME.

Imite-nous! Résigne-toi!

DOMINIQUE.

Mais je vais m'ennuyer à périr, moi qui venais pour épouser. Au
printemps, quand j'aurai des nids, ça me mettra dans une position
affreuse. Ce sera un nid de Tantale! Vous n'auriez pas quelque plante
grimpante qui pourrait venir jusqu'à moi?

LES ARBRES.

Non!

DOMINIQUE.

Pas un petit liseron? pas une vigne? une vigne folle? Ça ferait mon
affaire. Voyons! Je vous la rendrai.

LES ARBRES.

Prunier, vous êtes obscène! Silence! Ah! voilà la brise heureusement,
qui va chanter dans nos feuilles!

CHŒUR DES BRISES DANS LES ARBRES.

  Réveillez-vous, arbres des bois;
  Tressaillez toutes à la fois,
        Forêts profondes,
  Et, loin des rayons embrasés,
  A la fraîcheur de nos baisers
        Mêlez vos ondes.

        Aimez-nous,
        Chantez-nous,
        Pins et houx,
          Fougères!
        Nous passons,
        Nous glissons,
        Nous valsons,
          Légères!

  Oh! comme avec un bruit joyeux
  Nos ailes battent sous les cieux
        Grandes ouvertes!
  Oh! le délire et la douceur
  De se rouler dans l'épaisseur
        De feuilles vertes!
  . . . . . . . . . . . . . . . . .
  . . . . . . . . . . . . . . . . .

        Quels doux sons
        Les chansons
        Des pinsons,
          Des merles!
        Bois bénis,
        Tous vos nids
        Sont garnis
          De perles!

  Quand nous aurons quelques instants
  Joué sous les berceaux flottants
        De vos ramures,
  Nous reviendrons dans les cités
  Mêler un peu de vos gaîtés
        A leurs murmures.

        Ouvrez-vous
        Devant nous,
        Pins et houx,
          Fougères!
        Nous passons,
        Nous glissons,
        Nous valsons,
          Légères!

A la fin, LES ARBRES baissent de plus en plus la voix et, se penchant
les uns vers les autres, s'avertissent.

Un homme! un homme! un homme!

DOMINIQUE.

C'est mon maître, mes amis, c'est mon...

Paul paraît par la gauche.


SCÈNE III.

LES ARBRES, DOMINIQUE, PAUL.

PAUL, accablé.

Je ne le trouverai donc jamais, cet infernal château des gnomes! et
Dominique disparu! On n'est pas idiot comme ce garçon! J'ai beau lui
prescrire de ne pas me quitter d'une semelle, depuis plus de deux
heures il faut que je perde mon temps... (Il est arrivé au milieu de
l'allée et s'arrête stupéfait.) Ah! enfin!... (Dominique secoue ses
branches, pour attirer l'attention de son maître.) Me voilà donc au
terme de toutes mes recherches et de toutes mes fatigues! Merci, bonne
fée, d'avoir soutenu mon cœur à travers des périls où tant d'autres
avant moi se sont perdus! (Un éclat de rire part de l'intérieur du
château.) On dirait un éclat de rire venant du château. Cependant
toutes ses fenêtres sont fermées: qu'est-ce encore? Allons! c'est
bien la peine d'être arrivé jusqu'ici pour m'effrayer, comme une
femme, du cri de quelque oiseau ou d'une bête fauve? Mais où est donc
Dominique? (Dominique s'agite.) J'ai fait plus que mon devoir en le
cherchant derrière tous les arbres de cette forêt... M'a-t-il assez
ennuyé, du reste, pendant le voyage! et je suis bon de tant l'aimer,
vraiment! Il sera tombé sans doute dans quelque embûche, où, malgré mes
recommandations, sa curiosité ou sa sottise l'aura conduit. (Dominique
s'agite de plus en plus.) En avant! Dans une entreprise pareille,
l'existence d'un seul homme n'est rien, puisqu'il s'agit de tous les
autres.

Alors retentit un immense éclat de rire, un bruit de foule. Toutes
  les fenêtres et toutes les portes du château s'ouvrent avec violence.
  Il y a douze fenêtres; à chacune d'elles paraît un gnome. Sur le
  balcon du milieu se tient le roi avec une couronne en tête et le
  sceptre à la main. De chaque porte s'élance un gnome (garde du
  corps ou laquais), riant, criant, sautant autour de Paul, à quelque
  distance. Tous les arbres s'inclinent avec un grand frémissement.
  Paul, ébloui, reste debout en face du château.


SCÈNE IV.

LES PRÉCÉDENTS, LE ROI DES GNOMES.

LE ROI DES GNOMES, à son balcon, d'une voix haute et ironique.

Ah! maître sensible! Ah! cœur exempt de souillures! Toi qui abandonnes
ton serviteur et qui te crois appelé à sauver le genre humain, tu as
failli deux fois en deux minutes, par égoïsme et par orgueil! Tu es à
nous maintenant.

PAUL, dédaigneusement.

Moi?

LE ROI DES GNOMES.

Contemple cet arbre, c'est ton domestique lui-même.

PAUL.

Grands dieux!

LE ROI DES GNOMES.

Sous l'écorce où le voilà caché, il conserve le sentiment et la
mémoire. Tu vas être comme lui.

PAUL, d'un ton terrible, aux gnomes qui se sont resserrés autour de lui.

Pas encore, tant que cette épée...

LE ROI DES GNOMES.

Tire-la donc!

Paul, déjà la main sur la garde de son épée, est paralysé tout à
  coup. Ses bras et ses jambes conservent l'attitude qu'il avait prise
  dans ce mouvement. Il devient rigide et blanc comme une statue,
  pendant que le roi, du haut de son balcon, prend son sceptre d'or. La
  bague reluit à sa main de marbre.

LE ROI DES GNOMES.

Nous t'avons fait des épaules assez solides pour porter les destinées
du monde. Qu'en dis-tu? Garde comme un remords le souvenir du passé.
Demeure perpétuellement dans l'impuissance de ta menace. Tes yeux sans
prunelles auront le don de nous voir et tes oreilles celui de nous
entendre, quand tu seras transporté dans la salle de nos festins; car
sous ton apparence insensible tu vivras, pour souffrir ton supplice
éternel.

Tous les gnomes, se prenant par la main avec des éclats de rire et aux
  sons d'une musique infernale, font une grande ronde autour de la statue
  immobile.



NEUVIÈME TABLEAU

LE GRAND BANQUET

Une salle à manger monumentale. Des lampes brillent, tenues à de
  très longues cordes, comme dans les églises. Sur les deux côtés,
  de distance en distance, il y a des colonnes de fer à chapiteau
  corinthien reliées entre elles par de grosses chaînes où sont
  suspendus des cœurs tout rouges. Au fond et occupant la largeur
  entière de la scène, un escalier à marches noires monte vers une
  galerie où se répète le même alignement de colonnes; mais celles-là
  sans chaînes ni cœurs, avec des palmettes d'améthyste dans leurs
  chapiteaux et laissant voir la nuit par les intervalles de l'une à
  l'autre. Au milieu, à une table couverte de vaisselle d'or, et dont
  la nappe est de pourpre à franges d'or, siègent douze gnomes de
  premier rang, six d'un côté, six de l'autre, tous portant au front
  des couronnes d'or. Le roi, sur un trône plus élevé et faisant face
  au spectateur, est au haut bout de la table, avec une couronne plus
  haute et ornée tout autour de petits cœurs en diamants.--Sur le
  premier plan, à gauche, Paul, changé en statue de marbre blanc et
  dans le costume qu'il portait à l'avant-dernier tableau, garde son
  attitude immobile.


CHŒUR DES GNOMES célébrant leur victoire.

Pendant qu'ils chantent, les marmitons circulent dans la galerie
  du fond pour apporter les plats et descendent quelques marches de
  l'escalier où les valets servant les gnomes viennent prendre les
  plats pour les poser sur la table. En passant devant la statue,
  chaque valet lui fait une salutation ironique.


SCÈNE PREMIÈRE.

LES GNOMES, LE ROI DES GNOMES, PAUL en statue.

PREMIER GNOME à la droite du roi, regardant la statue.

Eh bien, héroïque nigaud, comment trouves-tu ta position?

DEUXIÈME GNOME.

Te voilà maintenant au-dessus de nous.

TROISIÈME GNOME.

Et méprisant toujours les petits gnomes.

TOUS, riant à la fois.

Ha! ha! ha! ha!

QUATRIÈME GNOME.

Tu voulais changer le monde, toi!

CINQUIÈME GNOME.

Change donc d'attitude.

TOUS, riant à la fois.

Ha! ha! ha! ha!

SIXIÈME GNOME.

Insulte-nous pour te venger.

SEPTIÈME GNOME.

Pour nous faire rire.

TOUS, riant à la fois.

Ha! ha! ha! ha!

LE ROI DES GNOMES.

Bien! amusez-vous, Gnomes, mes sujets. Fêtons royalement notre victoire
sur les hommes. Leurs cœurs à présent nous appartiennent et il n'est
pas besoin de ménager la marchandise. Les caveaux, les murailles, notre
palais, tout en regorge. Contemplez! Et chaque partie du monde nous
en procure: il y en a de Tombouctou et il y en a de Paris. Des cœurs
de nègres et des cœurs de duchesses! les uns qui ont palpité pour de
l'opium sous la grande muraille en Chine, et d'autres un peu rancis
déjà par trop de séjour au fond d'un comptoir, dans Londres!

Une longue branche d'arbre paraît à droite et s'étend contre la statue.

LES SIX GNOMES, en face, à gauche.

Tiens! regardez donc!

LE ROI.

Eh! c'est cet imbécile changé en prunier contre le mur du château.

Une seconde branche paraît.

UN GNOME.

Mais voilà deux branches; elles l'entourent, elles vont l'embrasser.

LE ROI.

Du sentiment! Ça m'ennuie. Coupez-les!

Un valet, avec un couteau, abat d'un seul coup les deux branches
d'arbre.--On entend deux cris terribles. Les rameaux saignent contre le
piédestal.

UN GNOME.

Délicat comme une sensitive. Pour un prunier, c'est comique!

TOUS LES GNOMES, riant.

Ha! ha! ha!

PREMIER GNOME, regardant la statue.

Il ne s'en émeut pas, le misérable!

DEUXIÈME GNOME.

Défends-le donc! Anime-toi!

TROISIÈME GNOME.

Veux-tu prendre, avec nous, ta petite portion de cœurs?

QUATRIÈME GNOME.

Faut-il qu'on t'en serve?

CINQUIÈME GNOME.

J'ai envie de t'en barbouiller le visage!

SIXIÈME GNOME.

Moi, de te les faire manger tous!

LE ROI.

Tiens, bois leur sang!

Il lui jette le contenu de la coupe. Le liquide rouge l'éclabousse et
  reste figé çà et là par plaques inégales sur sa face et ses vêtements.

SEPTIÈME GNOME.

Réponds-nous donc, lâche!

HUITIÈME GNOME.

Entends-tu, nous bafouons ta sottise, tes illusions, ton courage!

NEUVIÈME GNOME.

Et ce cœur immaculé, où est-il?

DIXIÈME GNOME.

Tu en as rencontré de jolis cependant.

ONZIÈME GNOME.

Et qui t'aimaient.

DOUZIÈME GNOME.

Depuis des reines jusqu'à des femmes de banquier.

PAUL, toujours immobile, répète trois fois lentement:

Jeanne! Jeanne! Jeanne!

Tous les gnomes épouvantés se lèvent sur leurs sièges.

LE ROI.

Ah! malédiction!

A ce moment, Jeanne, en laitière, se trouve debout sur le piédestal,
  dans les bras de Paul et l'étreignant étroitement.

LES GNOMES.

Regardez! regardez!

LE ROI.

A moi, mes valets, mes soldats, mes bourreaux! tout le monde! à moi, au
secours!

Une foule de gnomes apparaît de tous côtés, se précipitant dans la
  salle. La statue, peu à peu, a changé de couleur et le piédestal
  s'est abaissé, si bien que le groupe est maintenant au niveau du
  plancher.

PAUL, tenant Jeanne sur son bras gauche, tire son épée.

Vous êtes vaincus, misérables!

Un large éclair sillonne le ciel au fond; et dans un éclat de
  tonnerre, avec un cri immense de la foule, la table et les gnomes,
  tout s'abîme sous le sol et disparaît. Les lampes s'éteignent.
  Les cœurs suspendus se mettent à flamboyer, les colonnes du fond
  s'écroulent à demi, et l'escalier ne fait plus qu'un monceau de
  ruines.


SCÈNE II.

PAUL, JEANNE.

PAUL.

C'est toi? c'est bien toi? M'as-tu pardonné?

JEANNE.

Monsieur Paul...

PAUL.

Oh! plus de ces mots-là! Lève la tête! toi qui as secouru ma détresse
autrefois et qui maintenant me délivres, chère providence de ma vie,
pauvre amour méconnu! Et j'ai pu en chercher d'autres! Ah! comme
j'étais ingrat pour le passé, aveugle pour l'avenir! Je me suis laissé
prendre tout le long de ma route par des illusions funestes, d'autant
plus irrésistibles que je retrouvais dans chacun de ces monstres
survenant pour me perdre quelque chose de toi, ton image!--Et tu étais,
au contraire, si loin!

JEANNE.

Oh! pas si loin!

PAUL.

Comment?

JEANNE.

Moi aussi, j'étais aveugle!

PAUL.

Que veux-tu dire?

JEANNE.

Vous rappelez-vous cette coquette Parisienne qui vous étourdissait avec
son embarras de bagages et de sottises?

PAUL, riant.

Oui! oui!

JEANNE, naïvement.

C'était moi!

PAUL.

Mais...

JEANNE.

Vous rappelez-vous cette lourde petite bourgeoise, dans cette contrée
hideuse?

PAUL.

Ah! ne me parle pas de cette imbécile!

JEANNE, piteusement.

C'était moi!

PAUL.

Impossible!

JEANNE.

Et cette reine aux splendeurs infinies qui d'un geste faisait mourir
les hommes...

PAUL.

Assez! N'achève pas!

JEANNE, se cachant la tête dans les mains.

C'était moi.

PAUL recule d'un pas.

Vous!

JEANNE, lui sautant au cou.

Oui, moi! Pour te retrouver, pour te plaire, pour que tu m'aimes!
J'ose te le dire maintenant. Mon amour était si fort que j'ai
traversé, afin de venir jusqu'à toi, toutes les démences et toutes les
cruautés du monde. Et comme tu ne l'as pas compris, cet amour, comme
tu ne l'as pas même aperçu,--il redoublait pourtant à chacun de tes
dédains,--aujourd'hui, pour te sauver, je descends du ciel.

PAUL.

Du ciel?

JEANNE.

Ah! tu ne sais pas, écoute! J'étais morte; les gnomes me trompaient.
Les fées m'ont rendue à la vie! Tu vas me suivre! l'heure a sonné.
Viens! viens!

PAUL.

Oh! oui, oui, je te crois! Je savais bien quelle destinée m'était
promise. Malgré tous les obstacles, je n'en ai jamais douté... Et
tout à l'heure, sous le marbre qui m'enfermait, j'en avais l'espoir,
l'impatience et l'angoisse! Partons! Emmène-moi! Les gnomes sont
vaincus, laissons la terre!

JEANNE.

Je vais te conduire dans un pays tout bleu, où les fleurs comme les
amours sont éternelles et démesurées. Là, mon bien-aimé, les orages
ne soufflent pas; l'immensité tiendra dans nos cœurs, et nos yeux,
toujours se contemplant, auront la lumière et la durée des étoiles!

PAUL, étreignant Jeanne.

Ah! délices de mon âme, elle commence déjà l'éternité de notre ivresse.


SCÈNE III.

PAUL, JEANNE, LA REINE DES FÉES.

LA REINE DES FÉES, qui depuis le milieu de la scène précédente est
descendue lentement du fond, survenant entre eux deux.

Non! pas encore!

PAUL, indigné.

Toi, la reine des fées! Mais tu m'avais promis...

LA REINE.

As-tu donc oublié notre convention? Tu n'as accompli que la moitié de
ton devoir. La seconde est plus difficile peut-être. (Montrant Jeanne.)
Avant d'obtenir la félicité de votre union perpétuelle, il faut
remettre aux hommes ces cœurs délivrés par ta bravoure!

PAUL.

Comment pourrai-je, à moi seul...?

LA REINE, souriant.

Oh! nous sommes là: les fées t'aideront! Tu n'as à t'occuper que de
ceux exclusivement qui te sont connus! Tâche de les convaincre! qu'ils
reprennent leur cœur! Pour devenir immortel, exécute d'abord l'œuvre
d'un dieu!

Paul baisse la tête dans ses mains. On entend au dehors un chœur de
voix joyeuses.

PAUL, levant son visage baigné de larmes.

Ces voix?...

LA REINE.

Ce sont les arbres de la forêt, les hommes délivrés qui s'en retournent!


SCÈNE IV.

LES PRÉCÉDENTS, DOMINIQUE entre par le côté droit, avec un nid sur
la tête; en guise de bras, il a deux rameaux chargés de fruits qu'il
tient horizontalement.

JEANNE, émue.

Mon frère! Comme le voilà!

DOMINIQUE, pleurant.

Mon pauvre maître! Enfin je vous retrouve. Les larmes m'en coulent
comme la pluie le long du tronc, du corps c'est-à-dire. Je ne peux vous
serrer dans mes bras. On a beau me couper les rameaux, ça repousse. Je
voudrais tant vous embrasser! Maudite gourmandise, c'est elle qui a
tout fait! (En baissant le menton, il mange une prune sur son épaule et
se remet à pleurer.) Ah! mon Dieu, mon Dieu!

PAUL et JEANNE, ensemble.

Grâce pour lui, bonne fée!

LA REINE, à Paul.

Puisque tu l'aimes, soit!

Aussitôt les deux branches disparaissent. Dominique a des bras. Dans
  le mouvement de sa chevelure qui frissonne, le nid tombe de sa tête,
  des œufs s'écrasent par terre et un oiseau s'envole.

LA REINE DES FÉES, à Dominique.

Mais tu iras...

DOMINIQUE.

Oh! partout. Depuis que j'ai pris racine, je ne demande qu'à me
dégourdir.

LA REINE, montrant les colonnes.

Tu iras avec ton maître, pour donner ces cœurs à tous ceux qui en
manquent.

DOMINIQUE.

Volontiers! (Il considère les cœurs suspendus et se gratte l'oreille.)
Mais... vu la quantité, nous allons avoir une cargaison d'une
lourdeur...!

LA REINE.

Non! regarde. (Les cœurs se rapetissent à la dimension d'une noix. Une
surface dorée les enveloppe.)

DOMINIQUE.

Oh! que c'est drôle! comme c'est drôle! Pas de paresse! grimpons-y! (Il
va pour monter à la colonne de gauche au premier plan.)

LA REINE.

Non! baisse-toi! (Le chapiteau de la colonne à gauche et celui de la
colonne à droite, s'entr'ouvrant, laissent tomber une pluie de cœurs.)

DOMINIQUE, les ramassant.

On dirait vraiment des bonbons de sucre!

LA REINE.

Ils n'en seront que plus faciles à prendre. (A Paul, qui reste immobile
au pied de la colonne de droite.) Que fais-tu donc? Tu restes là?

PAUL, à part, murmurant.

Et je la perds au moment de ma victoire, quand tout semblait fini et
que je croyais enfin la tenir!

JEANNE, suppliant.

Oh! ne sois pas désespéré... Va-t'en, si tu m'aimes. Tu ne connais pas
le destin. Fais ce qu'elle ordonne, tout de suite, tout de suite!

DOMINIQUE.

Allons! mon pauvre maître, encore un petit voyage, le dernier!

Paul étend son manteau et reçoit des cœurs pendant que Dominique en
bourre ses poches.

LA REINE, montrant l'horizon.

Va maintenant!

PAUL, se tournant vers Jeanne pour l'embrasser.

Jeanne!

LA REINE, l'écartant d'un geste.

Non! à ton devoir! le sien est accompli sur la terre. Je la transporte
dans des régions où elle attendra, pour vous retrouver, que ta vertu
t'ait fait digne de son amour.

Paul et Dominique remontent vers le fond et gravissent l'escalier en
ruines en trébuchant parmi les pierres.

JEANNE.

Adieu!

PAUL, de loin.

Adieu!

Dominique se retourne pour envoyer un baiser. Tous les chapiteaux de
  toutes les colonnes s'entr'ouvrent et laissent tomber un ruisseau de
  cœurs d'or. En même temps, des deux côtés, les fées envahissent la
  scène en tourbillonnant et recueillent les cœurs dans le pan de leurs
  robes.--Au premier plan, Jeanne, émue, est restée avec la reine qui
  lui tient la main.--On aperçoit Paul et Dominique à l'extrême horizon.



DIXIÈME TABLEAU

LA FÊTE DU PAYS

Un beau parc dans les environs de Paris, chez le banquier
  Kloekher. Des deux côtés de la scène il y a de grands arbres et
  des arbustes.--Au fond un petit mur soutenant une terrasse, avec
  un escalier de pierre au milieu. Sur chaque marche de l'escalier,
  aux deux bouts, un vase de fleurs. D'autres vases sont alignés sur
  la dalle du mur. Au delà, on aperçoit la campagne avec Paris dans
  l'éloignement. Le milieu de la scène se trouve occupé par une pelouse
  de gazon.


SCÈNE PREMIÈRE.

MONSIEUR ET MADAME KLOEKHER, LETOURNEUX, ALFRED DE CISY, ONÉSIME
DUBOIS, MACARET, COLOMBEL, BOUVIGNARD, INVITÉS, MESSIEURS ET DAMES,
tous en élégants costumes d'été.

C'est le soir. Au lever du rideau les invités arrivent par la gauche
  et se répandent sur la scène, Mme Kloekher donnant le bras à Alfred.
  Bouvignard se précipite à droite, seul, à l'écart, et tire de sa
  poche une petite cruche de faïence, enveloppée dans son mouchoir,
  qu'il découvre et se met à contempler.

MADAME KLOEKHER, respirant largement.

Enfin, ici, on respire! car cette fête du pays, avec ses trompettes et
sa grosse caisse, nous a ennuyés si fort durant le dîner...

MONSIEUR KLOEKHER.

Ah! voilà! Le jour qu'on choisit pour recevoir ses amis, messieurs les
gens du peuple s'amusent!

LETOURNEUX.

Si au moins dans leurs divertissements ils respectaient la morale!

MACARET.

Puis, ils viendront crier misère à la porte de notre usine...

COLOMBEL.

Et il faudra les recevoir dans les hôpitaux, où l'on perd à les soigner
un temps...

Il sort.

LETOURNEUX, gaiement.

Et dire que de vieux camarades comme nous ont été sur le point de se
fâcher, mon pauvre Kloekher!

KLOEKHER.

Comment sur le point? Nous étions furieux! (Il rit.) Ha! ha!

LETOURNEUX, riant.

A propos de quoi, je vous le demande? Pour ce petit monsieur Paul.

KLOEKHER, avec une colère concentrée.

L'intrigant!

ALFRED, haussant les épaules.

Un fou!...

MADAME KLOEKHER.

Un véritable drôle! (Elle s'assoit sur le banc à gauche. Alfred se met
près d'elle.)

KLOEKHER.

Sait-on au moins ce qu'il est devenu?

ALFRED.

Non! Sombré.

MADAME KLOEKHER.

Vous ne pleurez pas, Onésime, vous, son ami?

ONÉSIME.

Moi, madame! jamais de la vie, je vous jure.

MADAME KLOEKHER, riant.

C'eût été fort beau, cependant, que de le voir la semaine prochaine, à
vos côtés, comme témoin de votre mariage.

KLOEKHER.

Eh! mon Dieu, ne causons plus de ce misérable! Si nous faisions
quelques pas, Letourneux, hein, pour régler les bases de notre
opération?...

LETOURNEUX.

Avec plaisir!

Letourneux et Kloekher se mettent à se promener du haut en bas de la
scène.

MADAME KLOEKHER, à Onésime.

On la dit une excellente personne, votre fiancée?

ONÉSIME.

Elle n'est point d'une beauté... extraordinaire. Mais... il y a
d'autres avantages.

MACARET, à Onésime.

Qu'a-t-il donc, Bouvignard? Il semble absorbé dans une contemplation...

Ils vont à lui.

BOUVIGNARD, à Onésime.

Vous qui êtes artiste, examinez-moi cela! Quels filets! quel émail!
(Onésime veut prendre le pot.) Prenez garde! Non! je vais vous le
démontrer moi-même.

Bouvignard, Onésime et Macaret restent debout à examiner le pot que
  Bouvignard leur montre sur toutes les faces. Mme Kloekher est assise
  sur le banc à gauche avec Alfred. Letourneux et Kloekher se promènent
  de haut en bas.

MADAME KLOEKHER, à demi-voix.

Ainsi c'est convenu? je recevrai pour samedi mon invitation chez madame
la comtesse de Trémanville?

ALFRED.

Et pour tous ses autres samedis. (Kloekher et Letourneux passent en
gesticulant.) Ma tante s'est fait prier, je vous l'avoue. La différence
des mondes, des quartiers, je veux dire... (A part.) Attrape, ma petite
bourgeoise!

MADAME KLOEKHER.

Oh! merci! et il ne faudra plus me faire des terreurs, comme l'autre
jour.

ALFRED.

Non! non! bien sûr! C'est que j'avais perdu la tête, à propos de rien;
tout s'est arrangé. Je vous adore, Ernestine! (Montrant Kloekher qui
repasse.) Vous lui parlerez de moi, n'est-ce pas, comme d'un homme
entièrement à lui, prêt à toutes les démarches, et auquel il pourrait,
dans son intérêt même, confier ses affaires... les plus capitales.

MADAME KLOEKHER.

Sans doute, mon ami!

ALFRED, à part.

Si elle ne s'y met pas, dans huit jours la Belgique!

MACARET.

Et vous avez acheté cela...?

BOUVIGNARD.

Quatre-vingts francs!--pas un sou de plus,--ici dans un cabaret, à côté!

On entend un bruit de trompettes et de grosse caisse.

MADAME KLOEKHER, se levant.

Encore! mais c'est intolérable, monsieur Kloekher; il faudrait se
plaindre à l'autorité.

Le bruit redouble; il s'y mêle des cris d'enthousiasme et comme le
brouhaha d'une foule.


SCÈNE II.

LES PRÉCÉDENTS, COLOMBEL rentrant.

COLOMBEL.

Savez-vous qu'il y a là sur la place, au milieu des boutiques, quelque
chose de fort original, d'extraordinaire, une chose très amusante,
ma parole! J'ai vu bien des saltimbanques, mais aucun de pareil à
celui-là. Un homme qui vend des cœurs pour un sou!

ALFRED.

Ce n'est pas cher!

UNE DAME.

Oh! non, mais curieux.

UN INVITÉ.

On ferait peut-être bien de voir... Qui sait?

UN AUTRE.

Quand ce ne serait que pour entendre le boniment.

MACARET.

Ces gaillards-là quelquefois vous ont une verve!...

Les invités entourent Mme Kloekher.

MADAME KLOEKHER.

Je ne sais si je dois?... Est-ce un homme que l'on puisse faire venir,
docteur?

COLOMBEL.

Oh! pour vous, certainement non, belle dame; il n'en est nul besoin.
Mais, quant à nous autres, à qui vous avez pris tous nos cœurs...

KLOEKHER, se disposant à sortir.

Bah!... à la campagne!... Je vais l'appeler!

LES INVITÉS.

Bien!... Bravo!... c'est une idée!

COLOMBEL remonte de quelques pas, en faisant un signe à droite.

Entrez!--Je me suis permis, en qualité de médecin, de vous donner cette
petite surprise, mesdames.


SCÈNE III.

LES PRÉCÉDENTS, PAUL, avec de longs cheveux blancs, une barbe blanche
et une vaste robe de velours noir qui l'enveloppe complètement.
DOMINIQUE le suit, habillé en Chinois, et portant sur son dos une
grosse caisse et un sac de peau rouge, à la main un petit pliant.

Ils s'arrêtent, au milieu, sur le gazon.--Dominique place le sac sur le
pliant.

LES DAMES.

Oh! ça va être gentil! Ça m'amuse déjà, moi; j'aime les escamoteurs.

MADAME KLOEKHER.

Vous faut-il une table pour exécuter vos tours?

PAUL.

Merci, madame, je ne fais pas de tours. Ma mission est plus haute.
C'est votre amélioration morale, votre salut que je demande. Je suis
chargé par les fées de vous remettre vos cœurs.

LES INVITÉS.

Comment, nos cœurs?

ALFRED.

Il est poli, le Nostradamus!

PAUL.

Eh! il ne s'agit pas de politesse; je parle sérieusement, croyez-moi.

LES INVITÉS, riant.

Très drôle! très drôle!

COLOMBEL, à Mme Kloekher.

Quand je vous disais qu'il est parfait!

DOMINIQUE, après avoir vidé sur le pliant le sac plein de bonbons dorés.

Eh bien! messieurs, qui vous empêche...? Voyons, mesdames, un peu de
courage!... C'est joli, sucré, hygiénique!

COLOMBEL.

Il s'exprime en bons termes, ce Chinois qui vient de Paris.

DOMINIQUE.

Non, monsieur, nous arrivons de Pipempohé... (caressant sa moustache)
où la sultane nous a fait les offres les plus avantageuses!

LES INVITÉS, riant.

Pipempohé!... la sultane!...

PAUL.

Oui! et c'est ensuite que je les ai conquis moi-même dans la forteresse
des gnomes.

LES INVITÉS.

Les gnomes!... Il est d'un sérieux!...

ONÉSIME.

Laissez-le donc continuer.

PAUL.

Mais j'ai fini!... Je vous répète encore une fois que je dois, d'après
l'ordre des fées, vous remettre vos cœurs!

DOMINIQUE, tapant sur la grosse caisse à tour de bras.

Des cœurs! des cœurs! des cœurs! prenez des cœurs!

PAUL, l'arrêtant.

Tais-toi! (Joignant les mains d'un air suppliant.) Ah! c'est dans votre
intérêt, je vous le jure. Prenez! Hâtez-vous!

UNE DAME, s'avançant.

Cela se mange?

MADAME KLOEKHER.

N'y touchez pas! Quelque drogue, sans doute.

ONÉSIME.

Tant pis! Je me risque!... Allons, père Bouvignard, je vous en paye
un!--Faites comme moi!

Il donne une pièce de monnaie et se met à croquer un bonbon, comme
Bouvignard.

UNE DAME, à demi-voix.

Ces artistes!... toujours singuliers!

COLOMBEL, tout en payant et prenant un cœur.

Il faut bien que je donne l'exemple aussi, moi qui l'ai amené, ce
farceur-là.

ONÉSIME, se frappant le front.

Malheureux! où est-elle?

MADAME KLOEKHER.

Qui donc?

ONÉSIME.

Clémence!

MADAME KLOEKHER, bas.

Y pensez-vous? devant le monde!... Votre mariage!...

ONÉSIME.

Plus de mariage! (Il sort en criant.) Clémence! Clémence!...

BOUVIGNARD, élevant la voix.

Mais quelle stupidité que de prodiguer son argent à de pareils
bibelots! (Il jette son pot, qui se brise par terre.) Ah! ça
soulage!... et je vais vendre toute ma collection pour doter ma pauvre
fille!

COLOMBEL, se parlant à lui-même en se promenant.

Pour l'achat du terrain, un million, je le donne!--Et, quant au reste,
avec des souscriptions particulières et en s'adressant au gouvernement,
j'arriverai à fonder mon hôpital! (Voyant qu'on le regarde.) Oui,
messieurs, j'y consacrerai ma fortune, mon temps, ma science, tous
mes efforts. Les services seront dirigés par de véritables savants;
les salles tapissées en aubusson, les lits en acajou. Je veux, diable
m'emporte!...

LES INVITÉS, surpris.

Eh bien! eh bien!...

LETOURNEUX.

Il y a là dedans quelque chose qui monte au cerveau.

PAUL.

Prenez donc!... Je ne les vends plus, je les donne!

MACARET.

A ce prix-là... D'ailleurs je ne vois pas l'intérêt qu'il aurait...

Il avale un bonbon.

PAUL, à Alfred.

Et vous, monsieur, auriez-vous peur, quand les autres...?

ALFRED.

Moi! peur!... Allons donc! J'en demande deux!

Il en prend deux et en mange un.

MADAME KLOEKHER.

Vous aussi?...

ALFRED, à voix basse.

Mais c'est excellent! plus sucré que du miel et suave comme un baiser!
Partagez enfin la passion qui me torture! Quoi que j'aie pu dire, elle
est nouvelle. Quittons cette horrible existence! Fuyons bien loin sur
quelque plage inconnue, au fond des bois, dans un désert! n'importe où,
pourvu que nous soyons seuls tous les deux à savourer le bonheur de
vous chérir.

Il porte le bonbon aux lèvres de Mme Kloekher, qui l'avale.

MADAME KLOEKHER aussitôt baisse son voile et vient prendre le bras de
son mari affectueusement.

Alphonse, mon ami?

KLOEKHER.

Hein? Quoi?

MADAME KLOEKHER.

Ce monde m'ennuie... Nous sommes si bien dans notre petite intimité...
Je t'aime!

KLOEKHER, à part.

Ma femme qui m'aime maintenant!... Elle a perdu la tête!

MACARET, dans le coin de droite, sanglotant.

Oh! oh! mon Dieu!... Oh! oh! mon Dieu!... Oh! oh!

KLOEKHER.

Qu'avez-vous donc, vous?

MACARET, sans lui répondre.

Oh! oh!... tant de jours perdus!... oh! oh!... comme Titus!

Les invités, qui peu à peu ont pris des cœurs, s'empressent autour de
Paul de plus en plus.

DOMINIQUE, bas à Paul.

Ça va bien!

PAUL, bas.

Non!... Comme il en reste! Dominique!

Dominique frappe sur sa caisse.

PAUL, avec impatience.

Allons! allons donc!

KLOEKHER, irrité.

Eh! la farce est trop longue!... le monde en a assez... Laissez-nous!

PAUL.

Vous n'en avez pas, vous, Alphonse-Jean-Baptiste-Isidore Kloekher!

KLOEKHER.

Insolent! Qui t'a dit mes noms?

PAUL.

Je les sais!

KLOEKHER et LETOURNEUX.

A la porte! A la porte!

PAUL.

Pas avant que tu n'aies pris ce cœur.

KLOEKHER.

Moi!

PAUL.

Je vous en conjure!

KLOEKHER.

Mais c'est une indignité!

PAUL.

Je te l'ordonne!

KLOEKHER reste quelque temps abasourdi, pâle de colère; puis, avec une
pose majestueuse.

De quel droit? (Paul, sans lui répondre, arrache d'un seul mouvement sa
barbe et ses cheveux blancs, ainsi que sa longue robe de velours noir.
Kloekher lève les bras, épouvanté, comme à la vue d'un spectre, en
s'écriant:)

Lui!

MADAME KLOEKHER, pressant délicatement le bras de son mari, et le lui
montrant, avec une voix douce.

Monsieur Paul!

LETOURNEUX, se mordant le pouce et détournant la tête.

Paul de Damvilliers!...

UNE DAME.

Ah! la bonne surprise!

COLOMBEL.

Cet excellent jeune homme!

ALFRED, venant lui presser la main.

Cher ami!

Tous les invités viennent ou lui serrer la main ou l'entourer.

KLOEKHER, à part.

Mon Dieu!... tout le monde pour lui!... S'il allait parler!...
(Étendant la main.) Je veux bien.

Il avale un cœur.

DOMINIQUE, à part.

Allons donc!

KLOEKHER, d'une voix entrecoupée.

Tiens! tiens!... Mais... qu'est-ce que j'ai donc?... Ah! j'oubliais!
Ces pauvres gens que j'ai fait avant-hier enfermer à Clichy.
(S'adressant à une dame.) François!... (A un monsieur.) Pierre,
délivrez-les. Qu'on y coure!

LETOURNEUX, s'approchant avec inquiétude.

Mon ami!

KLOEKHER.

Et ce brave inventeur à qui j'ai refusé... vingt mille francs tout de
suite! Nous verrons après! mon caissier!

LETOURNEUX.

Mais vous n'y pensez pas, Kloekher.

KLOEKHER.

Laissez-moi, vous! (Letourneux fait un geste de stupéfaction et de
pitié.) Je suis heureux... oui,--écoutez tous!--heureux de vous avoir
là, réunis, pour être témoins d'un acte de... de haute justice... non!
(bas) de confiance! Il s'agit d'une restitution!--qu'est-ce que je dis
donc là!--d'un dépôt sacré!... (Se frappant la poitrine à deux poings.)
Imbécile!... oui, tant pis!... je dis bien!... sa... sa... sacré!

PAUL, fièrement.

Je ne suis pas venu pour cela, monsieur!

KLOEKHER.

N'importe, jeune homme! Je profite de l'occasion. C'est un fardeau
qu'on m'enlève, et, dès ce soir... (lui serrant la main) pas plus tard!
(Le bruit de la fête villageoise redouble au dehors.) Ah! comme ça fait
plaisir d'entendre cette gaieté populaire! Eh! ce serait doubler notre
bonheur que de le partager avec eux. Les pauvres gens! ils n'ont pas
déjà tant de joie tout le long de l'année!... (Criant.) Débouchez le
champagne! Qu'on les fasse entrer! Ouvrez tout!... Ah! le beau jour!...
(Tout le décor s'éclaire en rose.) Je vois la vie en rose!... Quel beau
jour!


SCÈNE IV.

LES PRÉCÉDENTS, un flot de peuple où se trouve le cabaretier, LE PÈRE
ET LA MÈRE THOMAS.

LA FOULE, criant.

Vive monsieur Kloekher! Vive monsieur Kloekher!

KLOEKHER, à part.

Mon cœur déborde!

MACARET, dans son coin, sanglotant.

Ah! ah! bien touchant! bien touchant!

DOMINIQUE, tapant sur la caisse.

Dépêchez-vous! Suivez la foule! Enlevez le reste!

La multitude tourbillonne autour de Paul et de Dominique.--Trois
  valets en grande livrée apportent des paniers pleins de vin de
  Champagne.--Kloekher en fait sauter le bouchon, et, suivi par un
  domestique, il se précipite de groupe en groupe et verse à boire.

KLOEKHER.

Sablez! sablez! sablez!

Le décor, tout rose maintenant, s'éclaire de plus en plus, jusqu'à
  la fin du tableau. Des fleurs lumineuses, pareilles à de grandes
  tulipes et à des tournesols, s'épanouissent dans les arbres. Les
  raisins d'une vigne, serpentant autour d'un chêne, deviennent des
  grenats; les feuilles d'un tremble se changent en argent; et tous
  les arbres et tous les arbustes, selon leur essence particulière,
  prennent différents feuillages en pierres précieuses.--Tout le monde
  s'embrasse, saute de joie, applaudit. Le père et la mère Thomas
  envoient des baisers à leur fils.

DOMINIQUE, à Paul.

Eh bien! Tout est fini, mon bon maître, plus rien dans le sac!
Amusons-nous, comme les autres.

PAUL, lentement et bas, en prenant sur le pliant un cœur et le tenant
entre ses doigts.

Mais il y en a encore un, Dominique!

DOMINIQUE, le lui prenant vivement.

Ah! ce ne sera pas long! ça me connaît! (A un monsieur.) Vous, là-bas,
monsieur?

LE MONSIEUR.

J'en ai pris!

DOMINIQUE, à une dame.

Et vous, madame?

LA DAME.

Moi aussi!

DOMINIQUE.

Voyons!... le dernier!

UNE PERSONNE.

Nous en avons tous.

LA FOULE.

Tous! tous!

PAUL, à demi-voix.

Mais ce serait épouvantable! C'est impossible!

DOMINIQUE, bas et d'une voix effrayée, en montrant le cœur, qui peu à
peu grossit démesurément.

Maître! maître! comme il grandit!... comme il s'enfle!

LETOURNEUX, survenant tout à coup derrière Paul et lui frappant sur
l'épaule.

Vous voudriez bien me le faire gober, celui-là?

PAUL.

Oui, oui!... Pardon pour ce que je vous ai fait. (Montrant le cœur.)
Prenez-le! C'est la paix de la conscience, le pouvoir du bien,
l'intelligence de tout ce qui est beau; le moyen de comprendre à la
fois l'humanité, la nature et Dieu! (Letourneux sourit ironiquement,
sans bouger.) Mais qui êtes-vous donc, pour rester insensible dans
l'allégresse de tous? Dans quelle pierre êtes-vous taillé? Vous n'avez
donc jamais aimé quelque chose, quelqu'un? Vous n'avez donc rêvé
jamais au bonheur de la posséder, au désespoir de le perdre? Ah! s'il
ne fallait, pour vous convaincre, que verser mon sang, retourner à
l'autre bout du monde, vous servir en esclave! Un peu de pitié! grâce!
attendrissez-vous!... Prenez-le!

LETOURNEUX.

Merci, ça gêne trop!

PAUL.

Adieu, Jeanne!... Oh! je suis maudit!... Je t'ai perdue!... (Le
petit mur de la terrasse s'est levé et l'escalier, devenu d'argent,
a grandi. De chacun des vases de fleurs posés sur les marches est
sortie une femme. Elles étendent leurs bras sur les épaules les unes
des autres, de sorte que l'escalier semble avoir pour rampe une longue
file de femmes vêtues de perles. On distingue en haut, enveloppée
dans les nuages et sous les teintes laiteuses d'un clair de lune,
la base du palais des fées, couleur de nacre. Jeanne est en avant,
sur la plate-forme, au sommet de l'escalier.--Paul, en se retournant
pour suivre du regard Letourneux qui s'éloigne, l'aperçoit, s'écrie:)
Jeanne!... (et escalade, en courant, l'escalier.--Pendant qu'il monte,
son habillement disparaît pour un costume d'apothéose, tout en blanc,
long manteau. Chaque marche, à mesure qu'il monte, exhale un son
d'harmonica: succession de toutes les notes de la gamme.--Au moment où
il va ouvrir les bras pour serrer Jeanne, la reine des fées apparaît
auprès d'elle, avec toutes les fées, qui sont un peu en arrière, à
sa droite et à sa gauche; sur le péristyle du temple, lequel est
maintenant plus éclairé, Paul s'arrête et recule.)--Je n'ose avancer, ô
reine! ma mission n'est pas finie. J'ai laissé le mal sur la terre.

LA REINE.

Il lui en faut toujours un peu! Tu n'en as pas moins mérité ta
récompense. Soyez heureux dans l'immortalité!

DOMINIQUE, tenant le cœur dans ses mains et le pied sur la première
marche de l'escalier.

Eh bien, et moi? et moi? qu'est-ce que je vais devenir avec cette
charge-là?

LA REINE.

Valet de cœur, surveille ceux qui trichent, console ceux qui perdent!

Dominique est changé en valet de cœur.--Le cœur se place dans l'air,
  à sa gauche, sur un carré blanc, fait à sa taille, et qui lui sert
  de fond, tandis qu'une longue banderole se déploie dans les airs,
  portant, écrits en lettres lumineuses, ces mots:

LA VERTU ÉTANT RÉCOMPENSÉE, ON N'A RIEN A DIRE!



  TABLE


                                     Pages.

  LE CANDIDAT                             1

  LE CHATEAU DES CŒURS                  157


Paris.--Imp. A. Quantin, 7, rue Saint-Benoît.



*** End of this LibraryBlog Digital Book "Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 8" ***


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