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Title: Images exotiques et françaises
Author: Mille, Pierre
Language: French
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FRANÇAISES ***



  COLLECTION
  des PETITS CHEFS-D’ŒUVRE CONTEMPORAINS
  publiée sous la direction de FLORIAN-PARMENTIER

  Images Exotiques
  & Françaises

  PAR
  PIERRE MILLE


  PARIS
  ÉDITIONS DU FAUCONNIER
  74, rue Vasco-de-Gama (XVe)



[Illustration: PIERRE MILLE, Croquis par Florian-Parmentier]



    Il a été tiré à part
    20 exemplaires sur papier de Hollande
    numérotés et paraphés par l’Éditeur



PIERRE MILLE


La vertu d’imaginer, et davantage au contact des gens et des choses que
dans le silence de la méditation, Pierre Mille la possède au plus haut
degré. C’est en cela qu’il a le tempérament bien français, et c’est là
ce qui explique tout le mécanisme de son art, si alerte, si primesautier
et si direct.

Rien, chez lui, d’improvisé cependant. Son style, d’une simplicité
savante, est celui d’un artiste. Et ses personnages n’ont rien de commun
avec les pantins ou les silhouettes dont s’amusent les conteurs à la
mode: ce sont, le plus souvent, des «types». Tel, le «Monarque»
méridional que son indolence même engage en des aventures homériques ou
rabelaisiennes, et qui se situe entre Don Quichotte et Tartarin; tel
encore «Nasr’Eddine», figure populaire du Sage d’Asie-Mineure, malicieux
et résigné, naïf et sceptique, pitoyable et sublime; tel surtout le
soldat de l’infanterie coloniale «Barnavaux», en qui se sont reconnus
tous les Français, ceux du peuple parce qu’il est gouailleur et
sensible, «crevard» et endurant, indiscipliné et téméraire, buveur et
élastique de corps et d’âme; les autres, parce qu’il a autant de
préjugés que de liberté d’esprit, parce qu’il est «conservateur», ennemi
du gendarme et tout prêt à obtempérer; les uns et les autres, parce
qu’il est bon diable et toujours à la hauteur des situations les plus
diverses.

Psychologue, Pierre Mille l’est de la façon la meilleure: sans phrases
et sans prétention. Il observe, mais surtout il réfléchit. Les mobiles
de ses personnages, comme ses impulsions propres, il les éclaire par un
travail d’analyse qui réussit à faire passer les gestes et les paroles
du domaine des idées à celui de la réalité. Souvent, il élève ainsi le
fait divers à la hauteur d’un symbole. Et chaque fois qu’il s’avère
original, c’est avec tant de naturel qu’on ne s’en aperçoit pas tout
d’abord. Le lecteur, qui aime ce qui fait jouer l’esprit, a longtemps
considéré Pierre Mille comme un humoriste, comme un amuseur. Ses
histoires ont, en effet, un côté extérieur qui est plaisant; mais elles
ont aussi un côté interne qui est sérieux et s’ouvre sur des
profondeurs.

Quand on envisage l’ensemble de son œuvre, la pensée qui s’impose
d’abord à l’esprit est que les colonies ont vraiment joué un rôle
prépondérant dans l’orientation spirituelle et la formation littéraire
de ce conteur. Certes, il n’a donné aux voyages que quelques années de
son existence et il n’a consacré à l’exotisme qu’un tiers, peut-être, de
ses ouvrages, mais c’est à la fréquentation de toutes les races
répandues «sur la vaste terre» que l’on doit attribuer cette faculté
éminente qui est la sienne de retrouver sous les gestes compliqués du
civilisé, comme sous la pantomime effarée du sauvage, ou sous les
réflexes de l’animal, le moteur commun, la grande puissance invisible,
le mystérieux frisson qui anime et conduit tous les êtres.

C’est d’ailleurs le contraste entre cette vie réelle, profonde,
éternelle, qui façonne tous les êtres à la même image, et les
conventions de l’homme social, les prétentions de l’homme civilisé, qui
est la source intarissable de l’humour chez Pierre Mille.

Cet humour, au surplus, sait se nuancer par instants de tendresse et
d’émotion, et c’est alors que l’art du conteur devient si humain, si
pénétrant, qu’on n’en saurait trouver de plus pathétique.

Les pages qui suivent montreront que le père de Barnavaux est à la fois
un grand artiste, un magnifique écrivain, et un penseur.

Pierre Mille est né à Choisy-le-Roy (Seine), le 27 novembre 1864, de
parents venus de Lille. Licencié en droit et diplômé des sciences
politiques, il est envoyé en Angleterre, en 1893, comme correspondant du
_Temps_. En 1895, il est nommé secrétaire-adjoint du gouverneur de
Madagascar. Les années suivantes, il parcourt le Congo, la Grèce, la
Turquie, la Syrie, l’Égypte, l’Indo-Chine, l’Inde, le Tonkin, le
Sénégal.

Rentré à Paris en 1903, il épouse une statuaire de grand talent, Yvonne
Serruys, et collabore régulièrement au _Temps_, au _Journal_ et à un
grand nombre d’autres journaux et périodiques.

Jusqu’en ces derniers temps, il siégeait au Conseil supérieur des
Colonies comme représentant de l’Afrique occidentale française. Il est
officier de la Légion d’honneur, et l’Académie Française lui a décerné
le Prix Lasserre.

FLORIAN-PARMENTIER.



BIBLIOGRAPHIE


Chez CALMANN-LÉVY: _Sur la Vaste Terre_ (1906); _Barnavaux et quelques
Femmes_ (1907); _La Biche écrasée_ (1909); _Caillou et Tili_ (1910);
_Louise et Barnavaux_ (1912); _Le Monarque_ (1914); _Sous leur Dictée_
(1915); _Nasr’Eddine et son Épouse_ (1918); _Trois Femmes_ (1920).

Chez P.-V. STOCK: _Paraboles et Diversions_ (1913).

Chez FLAMMARION: _La Nuit d’Amour sur la Montagne_ (1920).

Chez G. CRÈS: _En Croupe de Bellone_ (1916); _Le Bol de Chine_ (1920);
_Mémoires d’un Dada besogneux_ (1921).

Chez J. FÉRENCZY: _Histoires exotiques et merveilleuses_ (1921); _L’Ange
du Bizarre_ (1921); _Myrrhine, Courtisane et Martyre_ (1922).

Chez divers Éditeurs: _De Thessalie en Crète_ (Berger-Levrault, 1898);
_Au Congo belge_ (A. Colin, 1899); _Le Congo léopoldien_ (Cahiers de la
Quinzaine, 1906); _L’Enfer du Congo léopoldien_ (dº, 1906); _Quand
Panurge ressuscita_ (dº, 1908); _L’Enfant et la Reine Morte_ (dº, 1908).

Théâtre: _L’Angoisse_ (adaptation dramatique de Mme Cylia de Vilars,
Grand-Guignol); _Le Satyre sentimental_, pièce en trois actes, en vers
(_Paris Illustré_).

Préfaces à l’_Anthologie des Humoristes français_ (Delagrave, 1913); aux
_Forces morales aux États-Unis_, de Mme Sophie CHEPTÈLE (Payot, 1921): à
_Au Pays de Batouala_, du Dr TRAUTMANN (Payot, 1922).

Traduction des _Enfants du Ghetto_, d’Israël ZANGWILL, avec une préface
(Crès), etc.



Images Exotiques & Françaises



UNE EXÉCUTION


Ti-Soï portait d’un pas très doux la tête que le bourreau allait faire
sauter.

Pourtant, il le voyait très bien, le bourreau, qui marchait tout seul
derrière le crieur chargé d’annoncer, dans une trompe mugissante, les
crimes et la condamnation de ce nommé Ti-Soï, pirate, rebelle et
contrebandier: c’était un homme en souquenille rouge, aux belles jambes
nues bien musclées, petit, mais fort, avec un gros cou, et qui appuyait
sur son épaule un énorme sabre au large fer: et la poignée ronde de ce
sabre était garnie de cordelettes vertes pour qu’elle fût mieux à la
main.

C’est ainsi qu’allait Ti-Soï.

L’escorte de tirailleurs annamites était guêtrée de bandes de toile
jaune, habillée de khaki. Sous les chignons noirs et les chapeaux
pointus, elle avait l’air d’une troupe de femmes costumées pour une
pantomime de cirque, ou de gamins vicieux. Puis c’était le juge
mandarin, très beau, très grave, vêtu d’une dalmatique violette comme
une espèce d’évêque, assis sous un parasol vert, suivi de ses porteurs
de pipes et de ses gardes, dont les blouses carrées proclamaient, en
caractères chinois, tout écarlates, le nom et les titres de monseigneur
leur maître. Des pavillons claquaient, rouges, bleus et jaunes; des
gongs envoyaient dans l’air des notes profondes, qui rendaient fou. Et à
droite et à gauche, de chaque côté de la route plate, gorgées d’une eau
invisible, jusqu’à l’horizon, brillaient les rizières encore jeunes.

Elles étaient d’un vert très tendre, monotone, mais plaisant. Parfois,
dans un fossé, des femmes barbotaient, sondant avec des nasses de jonc
tressé la boue poisseuse. Elles y entraient presque jusqu’au col; puis,
au son de la trompe terrible, en ressortaient couvertes d’une cuirasse
de fange fraîche, couleur d’or. Et elles accouraient pour dévisager le
prisonnier. Mais elles gardaient le silence, leur curiosité ne se
traduisait que par un empressement un peu indiscret, et Ti-Soï, que
l’une d’elles gênait pour marcher droit, dit poliment:

--Excusez le tout petit, vénérable dame!

Il avait salué en rapprochant les deux poings sur la poitrine, et elle
lui rendit son salut. Ti-Soï avait fait ça sans y penser. Il ne faisait
plus que les gestes qu’on lui avait enseignés quand il était petit.

Le cortège s’arrêta près de la tombe vide, creusée la veille par le
condamné.

On ne pouvait pas couper la tête à Ti-Soï tant qu’il avait le cou pris
dans la cangue: une chose faite comme deux barreaux d’échelle, avec les
montants. Alors, le bourreau se mit en devoir de couper un de ces
barreaux avec un matchète, une espèce de grand poignard dont il aiguisa
le fil contre son sabre, à la façon d’un maître d’hôtel qui frotte son
couteau à découper contre un autre. Celte opération dura longtemps parce
que le bois était très dur...

Le bourreau travaillait à couper la cangue, et Ti-Soï l’aidait. Je veux
dire qu’il faisait tout son possible pour ne pas le gêner: il avait tout
naturellement peur que le matchète ne lui fît mal. Si vous avez jamais
vu, en France, la soumission craintive d’un futur guillotiné quand on
échancre le col de sa chemise, vous comprendrez ce que je veux dire.
Tout près de lui, l’aide du bourreau planta un piquet en terre...

La cangue était rompue. Par le milieu du corps, on attacha Ti-Soï, les
mains derrière le dos, au piquet. Voilà pourquoi il y avait un piquet.
Puis on lui déroula son chignon, le bourreau empoigna les cheveux noirs
à pleine main. Le cou se tendit... Le bourreau tenait maintenant à deux
mains son épée. Et il se balançait sur ses belles jambes...

--Han!

Le corps de Ti-Soï demeura debout, collé au piquet. Et deux jets,
sortant des carotides, montèrent un instant, épanouies au-dessus du cou,
dans l’air net.



LA FORÊT


... Ce fut dans la grande forêt que les Chinois moururent. Il ne faut
pas dire comment ils moururent; il ne faut pas écrire pour écrire. Ils
sont morts, n’est-ce pas, et voilà tout; et ils allaient vers le
soleil!...

Beaucoup furent mangés par les Bangalas. Car les Bangalas mangent les
hommes. C’est un peuple très laid. Ils se font une incision qui va du
nez au sommet du front, et y jettent des venins qui gonflent la peau. La
cicatrice a l’air d’une crête; ils sont comme des coqs noirs et
méchants. Et ils mangent les hommes...

Les autres furent mangés par la forêt. Elle était monstrueuse et vide.
Ils y marchèrent cinq mois, ne voyant le grand jour que si le fleuve
venait à couper l’énorme moisissure verte. Mais ils faisaient des
radeaux, des choses ingénieuses, des câbles de lianes, pour passer...

Nul ne vit, dans la forêt. Les arbres, trop hauts, tuent les petites
plantes, et les animaux eux-mêmes ne trouvent rien à manger. On entend,
sans les voir, chanter des oiseaux et passer des singes en l’air. Il y a
sur le sol des insectes, des serpents et des charognes. Les Chinois les
ramassaient. Souvent l’odeur des fourmis-cadavres leur souleva le cœur.
Un autre jour, l’atmosphère leur parut douce comme le parfum d’une
chambre aimée.

Pourtant, ce n’était pas des fleurs qui sentaient de la sorte: c’était
des champignons. Les premières bouchées qu’ils en mangèrent les firent
vomir. Par bonheur, ils surent trouver au même endroit, dans la
pourriture des arbres, de gros vers d’aspect immonde, qui n’étaient pas
empoisonnés; et ce fut dans cette région qu’Ah-Sing aperçut, en
soulevant un tronc qui s’effondra en boue, une chose horrible qui
remuait. C’était une bête faite comme une boule, avec une arête
transversale épineuse, et des yeux--des yeux tout en or vivant! Une
espèce de glu, qui la couvrait, accrochait la boue et les détritus. Avec
une baguette, Ah-Sing gratta. Les deux flancs de la boule se gonflaient
et s’abaissaient tour à tour, et la baguette ayant piqué la chose, elle
marcha.

C’était un crapaud.

Il était aussi gros qu’une tête d’homme. Les pustules jaunes qui
remontaient de son ventre à son échine semblaient des fleurs corrompues
sur du fumier, et l’arête de son dos était comme une broussaille. Il
bava du venin, misérablement. Puis, s’étant caché de nouveau sous les
débris, il rendit une plainte longue et claire, ainsi que font tous les
crapauds, quand ils appellent les femelles crapaudes.

Ah-Sing, qui avait très faim, pensa que peut-être on pourrait le manger.
Mais cette bête lui faisait peur, et, comme il cherchait une longue
branche pointue, pour la crever de plus loin, Tchao-Ouang cria:

--Ne le tue pas! Il est si vieux! C’est le Dieu de la forêt...

Oui, le crapaud paraissait incarner la forêt même, Il était sale,
humide, verdâtre et jaune, gigantesque, magnifique, informe, frémissant,
hérissé, tout gonflé d’une horrible sève, et ses yeux savaient tout, ses
yeux d’or vivant, ses tristes beaux yeux!

Pourquoi était-il resté là, insensible à la peur, s’il n’était pas
Dieu?...

Cependant la tristesse croissait sous les grands arbres.

Les Chinois côtoyèrent des fleuves silencieux et presque sans pente,
dont la seule vue pénétrait d’une horreur indéfinissable. L’eau en était
toute noire sous les arbres noirs, d’où ruisselait une humidité
éternelle, et, sur leurs rives, il y avait une espèce de sous-bois
impénétrable, des lianes énormes, tordues comme des racines, des
orchidées parasites dont les fleurs étaient obscènes, des vanilliers et
des serpents. Le soleil, le soleil, comment marcher vers le soleil? On
ne le voyait plus. Le jour était fait de brouillard, la nuit d’une
obscurité si pesante qu’elle paraissait frapper la joue comme une aile
de chauve-souris...

Un jour, des flèches sifflèrent. Frêles comme des aiguilles, elles
étaient chargées d’un venin presque foudroyant, et quand l’une d’elles
avait touché le but, on voyait fuir, à travers les arbres, une ombre
mince comme celle d’un enfant.

C’étaient les nains de la forêt qui défendaient leur empire...



UNE PETITE FEUILLE

_(Fragment)_


--Quand un indigène a été, lui ou les membres de sa famille, victime
d’une série d’accidents bizarres, répétés, mortels,--épidémies,
assassinats, assauts de bêtes féroces,--il devine, ou plutôt il connaît,
à n’en pas douter, que le mal est sur lui, l’assiège et le domine. Ne
croyez pas qu’il se figure un démon, un être invisible mais ayant une
forme, une stature, des organes. Non pas: c’est un spiritualiste, un
pur, un vrai spiritualiste, que ce noir que vous considérez comme
appartenant à l’une des races les plus dégradées du monde, cet homme à
museau de bête, aux incisives limées en pointe, qui mange la viande
pourrie des hippopotames repêchés dans les fleuves, morts depuis quinze
jours, et parfois de la chair humaine! C’est un spiritualiste, je vous
le répète: il croit à une force du mal sans forme, sans os, sans
matière, sans dimensions, qui peut s’étendre jusqu’aux confins de
l’horizon et agir partout à la fois, ou se resserrer dans un espace
aussi étroit que la tête d’une épingle. Alors il fait venir le sorcier,
le sorcier qui peut guérir, le sorcier qui sait, qui voit avec les yeux
de l’esprit les choses de l’esprit, le sorcier qui, par des
enseignements reçus dans de véritables collèges de magie, cachés au fond
des forêts et dont nul n’approche, peut vaincre, peut contraindre et
lier ces choses. Je ne vous décrirai pas les cérémonies de déprécation:
elles varient suivant les lieux, l’esprit mauvais qu’il faut combattre,
les méthodes--car elles ne sont point partout les mêmes--inculquées dans
ces singuliers gymnases de la science noire. Ce qu’il faut que vous
sachiez,--sans y croire, bien entendu,--c’est qu’il vient un moment où
l’esprit mauvais est conquis: il est là, dans la main, parfois dans la
bouche ou dans le souffle de l’opérateur.

C’est alors qu’une dernière conjuration le force à s’enfermer dans
l’objet que le sorcier désigne: une pierre, une simple feuille, qui
contient toute sa perfidie. Cette pierre ou cette feuille, on la cache
dans une statuette pareille à celle que vous voyez, et qui en est le
gardien, le geôlier, si vous aimez mieux. Mais ce geôlier, pour plus de
sûreté, on l’enterre au loin dans la brousse--ou bien on le noie: il
gardera sa proie avec lui, éternellement.

--Et si elle échappe à ce geôlier?

--Ah! dame! fit Hédiot, alors, c’est l’histoire du _genni_ des _Mille et
Une Nuits_. Quand on le laisse sortir de sa bouteille, il reprend sa
liberté--sa liberté et sa puissance.

--Et, continua Pirotte, qu’est-ce qu’il porte sur le ventre, le
bonhomme-geôlier qui est là? Une pierre ou une feuille?

--Je n’en sais rien, répliqua Hédiot d’un air indifférent. J’ai gardé
cette statuette pour la faire photographier: ça deviendra une planche
dans un de mes bouquins. Je n’y attache pas d’autre importance.

--Mais, insista Pirotte, ému de curiosité, est-ce qu’on peut regarder?

--Si vous voulez.

Avec la pointe de son canif, Pirotte fit sauter la petite lamelle de
mica qui couvrait le tabernacle.

--C’est une feuille, dit-il. Et comme elle est restée verte! On dirait
qu’on vient de la cueillir.

--Le perfide esprit qu’elle contient l’aura conservée, fit Hédiot en
riant.

--Ou plutôt le manque d’air... N’importe, je serais curieux de savoir de
quel végétal elle provient.

--C’est une feuille de palétuvier, affirma Hédiot avec décision.

--De palétuvier! Mon cher, vous n’errez jamais, sans doute, quand il
s’agit de magie imitatoire. Mais vous sortez de votre domaine: ça, une
feuille de palétuvier!

--Et vous, le botaniste, qu’est-ce que vous en dites?

--Moi, je... C’est une monocotylédonée, sûrement, mais... Permettez-moi
donc de la garder quelques jours. J’y regarderai de plus près, au
laboratoire du muséum.

--A votre aise, dit Hédiot, à votre aise... Mais dites donc, pourtant...

--Quoi?

--... La force du mal, vous savez, la force qui est dedans?

--Allons donc! fit Pirotte. Est-ce que vous croyez à cette histoire-là?

--Vous ne voudriez pas! répondit Hédiot. Pourtant, l’homme qui me l’a
rapportée y croyait, lui: il avait vécu quinze ans au Gabon.

--Oui, dit Pirotte, ça donne la couche, comme ils disent...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’était l’habitude de Pirotte et de Mme Hédiot, quand ils se quittaient,
de ne pas sortir ensemble du petit rez-de-chaussée de la rue Bériaud.
Pirotte partait le premier. Il embrassa son amie une dernière fois avant
qu’elle remît sa voilette, et s’éloigna en fermant la porte derrière
lui. Dans la rue, il s’aperçut qu’il pleuvait.

--Voilà bien ma veine, songea-t-il; ce temps-là va me coûter une
voiture!

La modestie relative de ses ressources lui imposait l’économie. Mais il
se résigna et se mit à courir sur la chaussée, hélant les fiacres et les
automobiles. Un autobus, d’une allure impétueuse, arriva sur lui comme
un projectile.

--Imbécile! cria le chauffeur.

Pirotte était conscient de la souplesse et de l’élasticité de ses
muscles. Il coula sur cet homme injurieux un demi-sourire assuré et
bondit sur sa droite. L’autobus devait passer à sa gauche; il avait tout
son sang-froid, il l’avait calculé dans un éclair, le mouvement qu’il
fallait accomplir. Mais l’autobus dérapa sur la chaussée glissante, fit
une embardée, arriva sur lui, formidable, terrible, inévitable.

--Nom de Dieu! cria le chauffeur en bloquant ses freins.

Il était trop tard, Pirotte sentit l’énorme roue de bois et de
caoutchouc bardé de fer lui broyer l’épaule. Et il n’éprouva rien,
aucune douleur, uniquement l’impression mécanique de cet écrasement. Il
eut toute sa lucidité, une effroyable lucidité, pour penser: «Si la roue
ne s’arrête pas, elle va me passer sur la tête!»

Et la roue lui passa sur la tête.



LE FLEUVE ROUGE


C’était sur la route de ravitaillement, entre le poste de Po-Lou et
Lao-Kay. Des ruisselets clairs dégringolaient la pente en faisant sonner
les cailloux de leur lit; l’élan simple, droit, agile, de bambous
gigantesques et grêles jetait dans l’air de l’exaltation et de la joie;
et plus loin, bien au-dessus de nous, escaladant des falaises calcaires,
grises et bleues, de grands arbres dressaient leurs troncs blancs,
lisses comme des colonnes. Quand il n’y avait plus de bambous, les
bananiers sauvages envahissaient la terre montueuse. Autour de leur tige
ronde, molle et si pleine de sève qu’il en sortait tout de suite une
bave claire quand on y enfonçait sa canne, leurs énormes feuilles
s’enlevaient symétriquement pour entourer la hampe retombante d’une
fleur plus longue que le bras, d’un rouge sombre, riche et chaud comme
le velours d’une bannière de procession; et, sur cette grande fleur
tranquille, on eût dit d’autres fleurs plus petites, plus rouges,
presque écarlates, tremblotantes: c’étaient de petits oiseaux qui
s’envolaient tous ensemble quand nous passions, des oiselets ivres de
miel! Le sol noir sentait la décomposition, la fécondité, les graines
qui germent et les insectes--car les insectes aussi ont leur odeur,
quand darde le soleil d’été, et que leurs myriades presque invisibles,
au milieu des herbes, et dans l’air sonore, et dans la terre sourde,
volent, rampent, chassent, dévorent, aiment, chauffent leurs œufs et
leurs chrysalides.

Plus loin, au delà des végétations qui déferlaient, c’était le fleuve
Rouge, large déjà comme la Seine, fougueux, hoqueteux de rapides, sali
des argiles sanglantes arrachées aux rocs pourris des hautes terres,
qu’il portait vers le sud, là-bas, jusqu’au delta du Tonkin populeux; et
de grandes jonques chinoises faisaient effort pour le remonter. Lourdes,
vastes, basses, patiemment elles allaient amont, aidées à la fois par
une voile de paille tressée et par les rotins ferrés d’hommes qui
couraient perpétuellement de l’avant à l’arrière, agiles, patients,
infatigables, la peau d’un jaune qui tirait sur le noir et le roux, si
courbés qu’ils avaient l’air de marcher à quatre pattes, et tout
rapetissés par la distance.

--Ce n’est pas laid, tout de même, le fleuve Rouge, d’ici! fit
Barnavaux.



PRINTEMPS


C’était une présence. Je le sentais près de moi, depuis quelques jours.
Invisible et bienveillant, il planait, frôlait, enveloppait. Au fond, je
n’ignorais pas qu’il dût arriver. Chaque année, tôt ou tard, il vient;
mais je ne sais comment; c’est toujours par surprise; et il est si fort,
avec son air très doux, qu’il vous écrase. Les gens font ce qu’ils
peuvent pour s’occuper d’autre chose; il y a des grèves, il y a des
révolutions, il y a des armées en marche et des bateaux d’acier qui
bougent. On voudrait croire que c’est l’important; on ne saurait. On
sent dans tout son corps que cela n’est qu’une apparence; la vérité, la
seule vérité à laquelle on pense, c’est qu’il est revenu. Je vous parle
du printemps.

Les premiers à savoir qu’il est chez nous, par un phénomène mystérieux,
ce sont les objets inanimés... J’ai eu une petite amie, une très petite
amie: elle n’avait que treize ans. Mais ne pensez pas à mal, j’avais
moi-même le même âge. Elle allait à l’école communale, dans un faubourg
de Paris, et on lui donna un jour un devoir de style à composer sur le
printemps. Elle me le fit lire. Je vois encore son écriture anglaise,
qui était maladroite et enfantine. Et voici comment elle avait débuté:
«C’est le printemps; alors toutes les tables se mettent à sortir à la
porte des cafés». J’étais un petit garçon qui avait déjà lu trop de
livres; je ne possédais plus que des idées littéraires sur le printemps,
mon esprit était faussé: cette manière de parler me parut choquante.
Aujourd’hui, je la juge au contraire toute remplie d’un sens profond:
quand le printemps va venir, les tables de café le savent, et elles
sortent toutes seules pour prendre l’air. Il fait encore très froid; le
ciel est gris; tout le monde s’ennuie. Mais elles ont été renseignées
par un instinct très sûr; elles sortent bravement et font des signes aux
panamas de Guayaquil, qui ont sauté de leur boîte pour se précipiter à
la devanture des chapeliers.

Et après les objets inanimés, ce sont les infiniment petits qui sont
avertis: les moucherons qui dansent au soleil, toute une poussière ailée
qui semble naître des herbes encore pâles et souffrantes. Je me suis
longtemps demandé d’où leur venait cet instinct prophétique, et tant que
je n’ai pas commencé à vieillir, je n’y ai rien compris. Mais, à mesure
qu’on prend de l’âge, il y a des sens qui s’aiguisent: c’est une
compensation. On entend un peu moins bien, on y voit plus mal; mais
l’odorat fait son éducation: il apprend à reconnaître dans l’air et dans
les choses des parfums subtils qu’il ne distinguait pas auparavant.
Voilà pourquoi, ainsi, je sais aujourd’hui que le printemps s’annonce
par une nouvelle odeur du vent, et quelques jours plus tard par celle de
la terre. C’est le vent qui vous prévient d’abord, parce qu’il est grand
voyageur, qu’il va très vite, et qu’il thésaurise. Toutes les fois qu’il
a passé sur une pousse verte ou une petite fleur, il lui vole un peu de
son haleine, va plus loin, et recommence. A la fin, quand il nous
arrive, il est déjà très riche, et, au premier rayon de soleil, tout ce
qu’il porte avec lui s’exalte et se révèle. C’est à ce moment qu’on se
dit: «Qu’est-ce donc, et qu’y a-t-il de changé?» L’intelligence n’y
entend rien, mais quelque chose d’inconscient, dans l’abîme de notre
être, éprouve une espèce d’émotion frissonnante qui fait ouvrir les
narines et battre le cœur. Cependant la terre est encore plus sensible
que nous. Elle s’échauffe à son tour. Au delà des taches blanches,
rouges et noires que font les villes, les charrues l’ont ouverte et
retournée, et les mottes de glèbe jettent en séchant vers le ciel
l’expression d’une sorte de désir. C’est une odeur extrêmement vague, et
pourtant très certaine, fraîche, saine, allègre, et de la même nature,
bien que plus légère et plus fine, que celle des champs labourés après
les grandes pluies de juillet et d’août. Elle pénètre jusque dans les
cités, étonnant ceux qui les habitent, parce qu’ils n’en savent pas
l’origine. On n’aperçoit encore rien sur le visage des hommes, mais les
femmes prennent des traits, un teint, un port de taille tout neufs, un
air à la fois plus conquérant et plus hardi. Qu’on m’enferme, si l’on
veut, durant des années, dans une prison sans fenêtre, où je ne pourrais
compter ni les jours, ni les saisons, mais qu’on me montre une femme: je
saurai tout de même si le printemps est venu rien qu’à la façon dont
elle marche, à quelque chose dans ses yeux, et à la façon dont elle
respire. On a donc bien tort d’affirmer que les femmes ne sont pas
sincères: elles ne cachent jamais rien de ce qu’il est réellement bon de
connaître et salutaire de ressentir.

Quelques jours plus tard, les bourgeons ont éclaté, et les oiseaux sont
revenus. Ce sont alors les bruits du monde extérieur qui changent.
D’abord, ils ne sont pas les mêmes, et personne ne l’ignore. Un univers
où les oiseaux n’ont plus de voix, où les insectes ne bourdonnent pas,
n’est pas semblable à celui où les moineaux saluent la lumière chaque
matin, où les mouches font de la musique en dansant. Mais c’est aussi
que les rumeurs les plus brutales sont toutes différentes dès qu’il leur
faut passer à travers les feuilles, tandis que l’air même est plus
sonore parce qu’il est plus sec. Peut-être aussi parce qu’il est plus
lumineux; car je suis persuadé que la lumière influe sur les sons, et
qu’un violon ne chante pas de la même manière au grand jour ou dans
l’obscurité, par un temps gris ou quand le ciel est sans nuage, au
printemps ou sous la neige. Tout cela est impondérable, indéterminé,
impossible à prouver; on n’en a que l’impression et le pressentiment;
mais les forces les plus grosses de l’univers ne se composent que
d’actions imperceptibles et qu’on subit sans parvenir à les mesurer, et
il ne faut pas s’étonner que le sang et la sève des végétaux, des bêtes
et des hommes subissent d’incompréhensibles changements, alors que dans
l’obscurité perpétuelle et l’égalité de température des celliers, le vin
même est sensible à la saison nouvelle, et s’émeut et bouillonne. Il y
a, au moment du printemps, des correspondances inexplicables entre
l’animé et l’inanimé, des passages de l’un à l’autre, des crises de
résurrection. Et l’esprit n’y peut rien saisir; il n’y a pas de phrases
à découvrir dans la nature, il n’y a pas de mélodie. C’est seulement
comme des accords qui s’enchaîneraient les uns aux autres. Presque tous
sont joyeux; mais brusquement il en éclate quelques-uns qui sont
pathétiques, déchirants, et vous laissent pénétrés d’un sentiment
d’enthousiasme. On croit savoir pourquoi on vit: illusion, mais
délicieuse!

Je me souviens d’un pays, à l’autre bout de la terre. L’ordre des
saisons y est renversé. Aussitôt que la fraîcheur de l’hiver y a
disparu, le sol rouge s’y couvre de la floraison rose des pêchers
sauvages; car les pêchers, introduits il y a moins d’un siècle par les
Européens, s’y sont répandus avec une incroyable rapidité. Vers le
milieu de novembre, tous les sommets de ces régions incultes prennent la
couleur des seins d’une femme amoureuse, et les petites filles qui
descendent aux rizières arrachent en passant quelques-unes de ces
branches fleuries. C’est le moment où l’on comprend le mieux que les
sentiments du peuple qui vit sur cette terre ne sont pas absolument
différents du nôtre, et que tous les pays où il y a un printemps
pourront un jour avoir la même âme; les autres demeureront barbares.

On s’étonnera que, dans ces quelques lignes où il est parlé du
printemps, il soit question de tout, excepté d’amour... C’est que
l’amour n’est qu’un des effets de cette résurrection: il ne vient qu’à
cause du reste. On dirait qu’on ouvre une porte, à l’aube, dans une
demeure sombre, où une petite bête câline aurait erré toute la nuit pour
savoir ce qui lui manque. Elle aperçoit la terre éclairée, l’espace et
la vie; elle s’échappe et bondit. Voilà tout. Mais c’est très beau.



LA DANSE


Isadora Duncan danse.

Elle danse, et il y a aussi ses bras qui s’allongent ou se plient,
cachent à demi sa tête légère ou lui font une couronne, ses doigts qui,
quelquefois, font le geste des joueuses de flûte, quelquefois se lèvent
un peu pour dire: «C’est là-bas, entendez-vous? Là-bas il y a un bruit.
Mais où?»

... Elle veut être une très jeune fille qui joue, au bord de la mer,
avec des osselets. Elle est couchée; toutefois elle danse
toujours.--Comment fait-elle, pour avoir l’air de danser, étendue ainsi,
et presque sans mouvement?--Elle lance les osselets, ils retombent, elle
les rattrape; elle voit la mer, on la voit comme elle, son corps
s’harmonise à la forme des vagues, et la couleur de ces petites choses
polies, qu’elle suit dans l’air, amuse ses yeux ingénus.

Maintenant, la flotte grecque arrive, pleine de jeunes hommes
victorieux. Elle l’entend de loin; il y a des buccins qui sonnent sur
les flots. Il faut qu’elle coure au-devant des guerriers, et la voilà
qui court en effet. Sa poitrine est gonflée d’air, ses bras, ses coudes
et ses épaules accompagnent le mouvement de ses pas, et elle galope,
elle galope littéralement, dans la joie, dans la pure joie cruelle du
triomphe, avec une foule d’autres petites filles comme elle, qu’on ne
voit pas, mais qui existent, parce que son geste les crée. Elle crie à
ces vainqueurs qu’ils sont des vainqueurs, elle leur demande s’ils ont
beaucoup tué, s’ils rapportent des dépouilles, s’ils sont riches, s’ils
épandront leurs richesses. Eux, ils s’en vont, riant sans doute, chargés
d’armes et d’or, au milieu de ce cortège, de cette joie qui grandit, de
cette course qui se hâte, de cette danse toujours plus vive. Je ne sais
pas si c’était cela, le _péan_ des Grecs, mais c’est sûrement ainsi que
danse une race très jeune, qui ne pense pas à la pitié, qui ne
s’attendrit pas, qui est joyeuse, purement joyeuse. J’ai vu cela dans
des pays très lointains, chez des peuples très barbares. Seulement, ici,
il n’y a plus de rudesse que dans le fond des choses, non dans
l’apparence. Toute cette férocité s’idéalise, se transforme,
s’envole,--et à la fin, dans la demi-lumière, le sol seul étant un peu
plus éclairé, cette danse a l’air de s’achever sur de la nue.

Isadora revient. Elle est un jeune Scythe, qui a lutté du poing, et
renversé son ennemi, et gagné de la gloire. Ses gestes le disent
silencieusement; toute la scène est là sous nos yeux: les premiers coups
portés, les feintes, les parades, la fuite simulée, puis l’attaque, le
retour sur l’adversaire qui cède; elle le presse, il s’effondre; ses
poings se baissent, il est à terre. Et qu’un tel spectacle devrait être
farouche, qu’il inspirerait plutôt de l’horreur et de la répugnance!
Mais ce n’est plus qu’un jeu, ce n’est plus qu’un poème; il n’y a là
qu’une vierge qui s’amuse et s’enchante du récit d’un combat. Et quand
elle s’arrête enfin, le bras levé, fière, exaltée, raidie dans sa
tunique d’adolescent, c’est une statue, c’est la Victoire immortalisée.

On applaudit... Alors elle salue, non pas comme une ballerine, mais d’un
geste singulier, ingénu, primitif, presque gauche, comme une fille des
champs interdite qui manque sa révérence.

Et elle revient encore en bacchante, des pampres dans les deux mains, et
des fleurs. Les fleurs, elle les jette, ou les froisse; les pampres,
elle les garde, les brandit, en fait comme le moyen d’une espèce
d’incantation, car, en vérité, comment, sans sorcellerie, me croirais-je
ainsi transporté sur un coteau, au milieu des vignes, et d’où
viendraient cette odeur de vin et cet étourdissement? Il n’y a
qu’Isadora qui danse, voilà tout. Une femme fait sur un plateau, devant
ces rideaux gris, couleur de chat de Siam, des pas qui ne sont même
point des pas de danse, qui n’appartiennent à aucune danse connue!
Est-ce donc suffisant? Mais elle s’effile, mais elle grandit, mais ses
pieds se rapprochent, et ses hanches se gonflent et ses bras s’unissent:
c’est une amphore qui danse, une amphore qui bondit, pleine de vin!

En vérité, je suis ivre moi-même! Ce n’est pas une amphore, c’est une
femme qui est ivre avec moi, qui a bu, jusqu’à trébucher, le jus
fermenté de la cuve, et qui déclenche sa tête, par coups secs, comme si
elle ne tenait plus sur ses épaules! Et les pampres s’éparpillent, et
les mains ne se dirigent plus que vers des choses confuses, obscures,
ardentes, désirées, du plaisir diffus, du plaisir qui est en elle, et
qu’elle voit dehors. On n’est pas plus ivre, décidément, puisque
moi-même je suis ivre à la regarder, et que j’entends, je vois tant de
choses: un paysage, des cris, un vignoble, des cyprès, et Bacchus, et
Silène, comme sur les images qui se mettaient à vivre et bouger, du
temps que j’étais enfant et que j’avais du génie, comme tous les
enfants! Mais on n’est pas plus déchaînée et plus harmonieuse, plus
pleine de la joie du vin et plus réservée. On n’éprouve pas plus
fortement toutes les passions qui privent de pudeur avec plus de pudeur.
Oui, oui, c’est l’ivresse divine, celle qui est un rite, une prière,
celle qu’il fallait simuler, avec art et suivant des formules, «pour
qu’il y eût du vin l’année prochaine», celle qui avait disparu du monde!
Une femme vient de la retrouver par divination, par instinct, ou
peut-être, au contraire, par l’espèce de sensibilité cérébrale, rouée,
consciente et naïve à la fois, qui caractérise sa race.

On ne sait pas. Il est possible qu’Isadora ignore une foule de choses et
qu’elle invente le reste, qu’elle mélange une infinité d’époques, et que
cela n’ait aucune importance, et même vaille mieux. Tout à l’heure,
quand elle a dansé, tout l’univers et nous-mêmes avions trois mille ans
de moins: il est probable que ce miracle essentiel est fait de bien peu,
sinon d’elle-même.



LES PIGEONS


Le canot dériva sept nuits et sept jours...

Les gens, entassés, sans courage pour réagir, ne remuaient déjà plus.
Mme Edmée, la chanteuse-charmeuse de pigeons, avait perdu connaissance.
Armide et Paul, dans les bras l’un de l’autre, résistaient mieux. Il y a
tant de vie dans les enfants!...

Tout à coup, Paul dit, d’une voix presque inintelligible:

--Les pigeons!

Au-dessus du canot, des ailes planaient. Armide et Paul les reconnurent.
Elles leur paraissaient pourtant plus grandes, plus confuses qu’ils ne
les avaient jamais vues, et comme entourées d’ombre. Elles tournoyaient,
toujours plus proches; elles vissaient leurs spirales dans l’air,
au-dessus de cette coque hésitante, où personne ne ramait depuis bien
longtemps. Oui, c’était les pigeons! On avait jeté à la mer, faible
secours pour ceux que le choc de l’épave y avait précipités, leurs cages
d’osier, après les avoir ouvertes. Alors, ils avaient pris leur vol, les
oiseaux d’aventure. Ils avaient cherché, cherché, en cercles toujours
plus vastes, une terre pour se nourrir, une fontaine où se désaltérer.
Mais ces jours étaient pis que ceux du déluge! Aussi loin que leur force
avait pu les porter, ils n’avaient rien vu, rien que les vagues amères
et les glaçons sinistres. Voilà pourquoi ils revenaient, vaincus, vers
leur point de départ. Cette pauvre petite chose de désastre qui
tremblotait sur les eaux funestes, ils la prenaient pour un abri. Des
hommes, il y avait des hommes sur elle! Ils croyaient, sans doute, que
les hommes qui savent donner, quand ils veulent, la mort aux créatures,
peuvent aussi toujours les nourrir et les abreuver. Les pattes repliées,
les plumes humides, abaissant leur essor épuisé, ils venaient demander
du secours avec confiance. Sans pouvoir la comprendre, ils frôlèrent
cette agonie. Le grand pigeon d’argent, à la gorge amoureuse, reconnut
Mme Edmée. Il s’abattit vers elle, éployé sur son cou, pour la dernière
fois.

--... Les pigeons, répondit Armide, qui délirait, font leur tour, le
dernier numéro. Alors, c’est fini; on va bientôt partir!...

Et ce fut bientôt après, comme elle avait dit, qu’Armide et Paul s’en
allèrent au pays où l’on dort toujours.



LE SERIN


Dans une cage, à la fenêtre de la chambre d’enfants, un serin chantait,
un beau serin jaune.

Comme il chantait, l’oiseau couleur de tulipe sauvage, comme il
chantait! Aussitôt qu’il voyait le soleil, sa gorge se gonflait, son
petit bec tremblait une seconde, comme s’il allait bégayer; et puis il
chantait, de toutes ses forces, des airs inventés, perpétuellement
neufs. C’est encore un problème bien difficile à résoudre que de savoir
pourquoi toutes les sympathies des poètes, et même des foules, vont au
rossignol et jamais au serin. Il se peut que ce soit parce que le serin
consent à chanter dans une cage, et en plein jour. Mais alors, c’est de
l’ingratitude! Je pense toutefois, pour avouer toute ma pensée, que le
serin est au rossignol ce que la sérénade italienne contemporaine est au
lied allemand. L’oiseau des vieux murs et des jardins feuillus a des
accents qui vont au cœur, on ne sait par quels chemins; l’autre a l’air
seulement d’être la voix du soleil qui rit dans les rues. Mais c’est
déjà bien beau, et on lui devrait de la reconnaissance: on n’en montre
aucune. Pourtant, il y a tant de personnes qui préfèrent, au fond, la
musique à fleur de peau. Le lied allemand ne plaît pas à tous les
Français. Je voudrais savoir ce que nous penserions du rossignol s’il
était jaune, en cage, chanteur de rues et de plein jour.



JIMMY & WILKIE


L’un s’appelait Jimmy, l’autre Wilkie... Et voilà sept ans, déjà, qu’ils
étaient dans la mine...

Un matin, ils furent étonnés qu’on ne vînt pas les chercher pour les
atteler aux chariots. D’abord ils jouirent de ces instants de paresse,
mais ils ne tardèrent pas à s’ennuyer. Et puis le silence et le vide
inusités de la mine les inquiétaient. Même elle était plus noire et plus
triste que d’habitude; on n’y voyait plus ces mille petites lueurs qui
viennent du fond des galeries, on n’y entendait plus le tumulte des
équipes qui descendent et remontent trois fois par vingt-quatre heures
et leur servait à compter le temps. Enfin, quelques jours plus tard,
leurs gardes détachèrent leurs licols. D’eux-mêmes ils sortirent de
l’écurie; d’instinct ils allèrent se ranger à l’endroit d’où partent les
rails de fer qui s’enfoncent dans la galerie principale. Mais on les
détourna doucement pour les faire entrer dans la grande cage, sous le
puits...

Et, brusquement, ce fut le jour!

Le jour, devant leurs pauvres yeux dont les poussières de charbon
avaient rougi la sclérotique, et l’obscurité perpétuelle dilaté la
pupille, le jour, et bien plus, et terrible, le jour de l’aube, avec une
grande chose ronde suspendue en l’air, qui resplendissait, rayonnait,
dardait, brûlait! Rrran! Fous de terreur, ils agrippèrent leurs sabots
de derrière dans la glaise humide, levèrent la tête, secouèrent comme
des sacs les hommes pendus à leurs têtes. Ils voulaient fuir, fuir en
arrière, retourner au noir paternel, hospitalier, nourricier, connu...

--Conduisez-les tout de suite à l’écurie de surface, dit quelqu’un; il
n’y a que demi-jour, ça les habituera!

Et insensiblement, en effet, ils s’habituèrent. Il y avait dans cette
écurie des choses tout à fait extraordinaires, des mouches, par exemple,
et aussi des animaux plus gros, qui volaient comme des mouches: des
moineaux, qui venaient hardiment piquer un grain d’avoine et restaient
ensuite en équilibre au milieu du vide, tant qu’ils voulaient!

Et puis on fit sortir Jimmy et Wilkie, et on les mit dans un pré.

Ils connurent alors les couleurs, qu’ils ignoraient. Jamais ils
n’avaient vu de vert! Quelquefois, dans la mine, on leur avait apporté
des bottes d’herbes, mais ces herbes leur semblaient à peu près aussi
noires que tout le reste de ce qui les entourait. Tandis que ce pré
était vert, d’un vert éclatant, et il y apparaissait de petites taches
jaunes et blanches, qui sont des fleurs. Ils apprirent ainsi qu’on
pouvait distinguer le goût des choses par leurs nuances, et ceci leur
fut sujet d’infinies méditations. D’autres expériences leur montrèrent
qu’il fallait associer, presque toujours, l’impression de lumière et
celle de chaleur, le froid et l’obscurité. Rien n’était plus
déconcertant: ils avaient toujours su que le froid et la chaleur sont
noirs, également noirs. Enfin, dans ce monde qu’ils venaient de
découvrir, la vue n’était pas limitée. Elle s’étendait on ne savait où,
bornée seulement par du bleu ou du gris, et ce bleu ou ce gris, on ne le
rencontrait jamais, il demeurait inaccessible. Toutefois, ces magies
n’avaient qu’un temps. Après une douzaine d’heures, les _choses
redevenaient comme avant_, c’est-à-dire naturelles, normales,
raisonnables. Et pourtant ce moment leur était pénible, tandis que tous
ces jeux de couleurs et de clartés leur inspiraient une allégresse
incompréhensible. Souvent, effarés, ils couraient dans leur pré, sous le
soleil, comme de jeunes chevaux. Donc, ils n’avaient pas rêvé: ces
choses existaient! Des souvenirs ressuscitèrent en eux de leurs
premières années. Ils furent des chevaux comme tous les chevaux, des
chevaux de jour, qui dormaient la nuit.

Puis il arriva que les bords de la mine se remplirent d’hommes. La grève
était finie...

Jimmy et Wilkie se retrouvèrent, sans savoir comment, dans la nuit
souterraine...

Maintenant, ils associaient des phénomènes entre lesquels, auparavant,
jamais ils n’avaient entrevu de lien: quand la cage remontait, elle
allait dans ce lieu très vaste où il y avait des couleurs. Ils
hennissaient en la voyant partir.

Quelques mois plus tard, Jimmy prit une fluxion de poitrine. Il languit
cinq ou six jours et mourut. Et quand Wilkie s’aperçut qu’on mettait son
camarade dans la cage, il l’envia...



LES MOMENTS INTENSES


Je voudrais que quelqu’un, quelque penseur subtil et consciencieux
étudiât, pour nous la révéler, la cause, qui me demeure mystérieuse, de
l’intensité de certains moments. Car notre vie mentale, notre puissance
et notre activité mentales ne sont faites que de ces moments-là. Les
autres n’échappent pas tous, sans doute, à notre souvenir, mais ce ne
sont que des matériaux inertes qui ne prennent de valeur que lorsque
nous les allons chercher pour les mettre en place. Tandis que ces
minutes d’intensité, ce sont des sommets. Ils culminent, ils nous
dominent. Il nous semble n’avoir vécu que pour eux, et surtout par
eux...

Assez souvent, ce n’est pas l’objet qui cause ces joies subites, ces
espèces de clartés sereines. Comme la venue de la grâce, c’est un
mystère. Cela vient de l’intérieur de l’être. On ne sait pourquoi,
_injustement_, il s’ouvre en vous une source temporaire, fugace,
d’intelligence ou de sensibilité. Fût-on entre les quatre murs d’une
prison, ou dans la nuit, dans le noir, le moment éclate, il est là. Je
ne sais quel critique, un voyant, a écrit: «Avoir vu Dieu, c’est s’être
vu soi-même.» Telle est l’explication qu’il donne de l’extase mystique,
et ne pourrait-on dire la même chose, dans les mêmes termes, de ces
minutes d’intensité? On a le sentiment d’une énergie, d’un pouvoir sans
limites, et d’un besoin d’aimer, de se donner, de s’aliéner, mais au
fond pour absorber tous ceux à qui on se donne.

D’autres fois, on croit qu’il y a une cause, mais, à y bien regarder,
elle est si faible que ce n’est certes pas d’elle que vient la
puissance: elle est seulement comme l’onde électrique qui motive la
cohérence d’un tube de télégraphie sans fil. Celui-ci ne fait qu’ouvrir
le grand courant, jusque-là inerte, et qui maintenant va faire jouer les
touches de l’appareil Morse. Et c’est peut-être moins encore,
puisqu’après tout, ici, cette onde électrique n’est même pas nécessaire.

Et alors, alors on en vient à se demander si, quand il y a une vraie
cause, une grande cause, on ne se trompe pas, cependant, en lui
attribuant la crise. Il y a tant d’autres instants, forts, déchirants ou
sublimes en soi, des morts d’êtres aimés, des amours triomphantes ou
déçues, des succès, même inespérés, qui ne nous ont laissé aucun
souvenir, n’ont exercé aucune action. Le vulgaire résume d’un mot: on
n’était pas disposé. Et vous le savez bien, n’est-ce pas, qu’il y a des
livres que vous avez lus déjà une fois, deux fois, trois fois: vous les
avez lus, et voilà tout. Par hasard, vous les reprenez, et voilà que
vous êtes, cette fois, bouleversé, transformé. Vous avez compris, vous
avez un autre cerveau, par-dessus l’autre, maître de l’autre, plus
plein, plus complet; vous êtes renouvelé.

Et il en est de même pour les paysages, pour les tableaux, pour les
hommes et les femmes que vous rencontrez. Vous ne saurez jamais
pourquoi, certain jour, ils ont cessé d’être étrangers, pourquoi, au
lieu de rester les objets de votre jugement, ils vous ont fait bondir en
pénétrant en vous, devenus vôtres, et fécondants. Et cela vient si bien,
sans doute, des profondeurs de l’inconscient, que ces moments précieux
et sacrés sont beaucoup plus fréquents dans la jeunesse, alors que les
sources de la vie sont encore toutes fraîches. Cela est si vrai que les
causes de ces enthousiasmes profonds nous paraissent à distance si
frivoles ou indignes qu’on aurait envie de les oublier, si on pouvait.
Et puis on sent que ce serait de l’ingratitude. Plus on a eu, dans ces
années d’ignorance et de conquête, de tels moments salutaires, où il
semble qu’on pénètre dans un monde nouveau, plus on a de chances d’être
ensuite un artiste ou un homme d’action, suivant que c’est en pensant,
en rêvant ou en agissant qu’on éprouva ces joies,--les seules qui
fassent que la vie vaille d’être vécue.



LE TACT


Je suis né, nous sommes tous nés ne connaissant d’abord l’univers que
par nos mains tremblantes, ardentes, indécises, toujours tendues. Des
combinaisons de poids, de volume, de toucher et de forme, puis le
mariage de ces combinaisons avec des impressions de couleur et des
calculs de distance, tels furent nos débuts dans la vie sensitive.

De tous nos sens, le tact fut celui qui s’éveilla le premier; mais notre
bouche n’exhalait encore que des vagissements inutiles, et quand nous
sûmes parler, nos yeux seuls restèrent conscients, avec nos oreilles,
notre goût, notre odorat. Eux seuls apprirent à s’exprimer, alors que
les sensations du toucher s’enfonçaient dans les profondeurs de notre
inconscient: elles y demeurent larvaires, avortées, indéveloppées, parce
qu’elles sont muettes et sourdes. Comptez le nombre des mots, des
métaphores, des images qui, dans notre langue et dans toutes les
largues, se rattachent au toucher: que la tribu vous en va sembler
misérable! On dirait même qu’elle est sur le point de disparaître,
qu’elle s’appauvrit, dégénère. C’est que jamais nous n’enrichissons nos
impressions de tact par elles-mêmes, en les analysant, en les creusant,
en les définissant dans leurs qualités essentielles ou particulières,
mais par des emprunts au vocabulaire des autres sens, par une mosaïque
de cailloux volés dans d’autres carrières, et sous laquelle ces
impressions restent écrasées. Dites-moi s’il est un amant, à moins qu’il
ne soit aveugle--ou peut-être sculpteur,--qui, dans l’obscurité d’une
nuit sans astres, puisse reconnaître, au seul savoir de ses mains, le
visage de sa maîtresse?

Et pourtant... pourtant ce sens négligé reste à la base, c’est lui qui
supporte tous les autres, qui «cause» tous les autres; sans lui, tous
les autres ressemblent à un homme sans squelette. Mais si c’était pour
ce motif qu’on le néglige, _qu’on le tait_, par une sorte d’involontaire
pudeur, comme s’il portait en lui quelque chose de si solennel, intime,
profond, qu’il en devient obscène, et qu’il paraisse qu’il faille n’en
point parler? Il est l’émanation le plus directe de nos corps; il est
comme nos corps mêmes, il participe à leur nudité, il est nu,--peut-être
fait-il peur! Et alors il est proscrit.

Proscriptions dont n’osèrent point appeler les hardis poètes, les plus
furieux contempteurs des plus antiques lois morales, ceux enfin qui se
vantèrent de glorifier les sens, tous les sens, et d’évoquer les échos
pour lesquels ils s’assemblent, s’unissent et se complètent:

    Les parfums, les odeurs et les sons se répondent.

Il n’est pas question du toucher!



LES REVENANTS


Toute la première partie de son existence, on l’a passée à s’affirmer
comme quelqu’un de nouveau sur la face du monde, de différent, presque
en révolte. On était issu d’une souche; on croit n’avoir rien de commun
avec elle. Les dernières années de l’adolescence, et toute la jeunesse,
on les use à se dégager de ses traditions, de sa direction, même
physiquement. On rit des gens qui demandent: «A qui ressemble-t-il?» On
n’est pareil à personne; on en est sûr, on en est fier. On n’a pas la
même carrière, les mêmes costumes, les mêmes mœurs, et _on ne voudrait
pas!_ On est si convaincu de sa personnalité qu’à la fin c’est une
affaire qui paraît liquidée, une question qui ne se pose plus. Il y
avait si peu de ressemblance entre vous et celui qui avait la barbe
blanche et les yeux pâles, ou celle qui terminait ses jours au coin du
feu, même avec les aînés qui vous ont précédé sur la route! Ah! certes,
l’univers a changé, mais c’est le mien. Et il n’a plus rien de pareil
avec celui où ils vivaient. C’est le mien, le mien! Qu’ils gardent le
leur, qui va disparaître avec eux!

Les années coulent. Brusquement, il se produit un petit fait, quotidien,
banal, habituel. Il faut prendre pourtant une décision, donner un avis,
agir. On prononce des paroles, on donne un ordre, on fait un geste; et
ce n’est plus soi qu’on entend, qui décide et qui bouge: on a dit les
mêmes choses que ceux qui ne sont plus, on a fait comme ils auraient
fait. Et la voix, même la voix! Comme elle est semblable à l’une de
celles qui jadis ont frappé vos oreilles! Voilà qu’on est arrivé à l’âge
où l’on a commencé de les connaître, où l’on peut se rappeler les avoir
connus; et l’on n’est plus que leur écho, leur prolongation presque
identique, le vivant de l’ombre qu’ils sont à cette heure, une ombre
toute puissante et plus réelle que vous-même, puisque c’est elle qui
vous mène et vous traîne. Ce sont eux qu’on retrouve et ce n’est plus
soi--celui qu’on croyait être.

Impression redoutable et presque décourageante. On se demande: «Où est
le progrès, alors? Où est l’autonomie de mon être, ma liberté, ma force?
Ce n’est pas vrai, cette emprise, cette domination, cette résurrection
qui me tue!» On regarde ses mains, et on aperçoit les veines des vieux,
à la même place: les veines, ce premier secret du corps intérieur
qu’avait caché la pulpe de la jeunesse. Son visage? Maintenant, ce n’est
plus le vôtre, c’est celui de l’ancêtre qui apparaît, parfois
directement, sans intermédiaire, comme s’il s’était emparé de vous;
parfois à l’image évoquée d’un de ses fils qui vous avait précédé dans
la vie, et dont vous aviez songé: «Lui, on ne peut le nier! Ce n’est pas
comme moi: il lui ressemble.» Mais il n’y avait pas que lui... Votre
orgueil s’exaltait sur un mensonge.

On veut réagir, on proteste: «Je le savais, ou plutôt je m’en doutais.
Je suis de ma race, et le même sang me refait les mêmes os et les mêmes
chairs. Mais il y a ma pensée. Elle est à moi, ma pensée!» On revient
sur tous les actes de son existence, sur le mal, sur le bien, sur les
œuvres, sur les rêves, les ambitions. Et d’abord on respire. Ah! il vous
appartient en propre, ce domaine; il ne venait de personne, il n’ira à
personne! Ici, je suis chez moi. Tout à coup, un souvenir d’enfance, un
de ces souvenirs qu’on aimait, précieux et puissant, s’évoque et
s’impose. Que de choses sont sorties de lui, comme il était fécond,
comme il a prolifié! Mais de qui l’ai-je reçu? Cette sensation forte et
souveraine, pourquoi l’ai-je éprouvée? Je n’étais rien, je me laissais
vivre. Ce sont _eux_ qui m’ont guidé, qui m’ont conduit. J’étais dans le
lieu qui leur plaisait; j’ai lu les livres qu’ils m’ont laissé lire;
j’ai marché derrière leurs pas. Et il ne faut pas que je mente: cette
façon que j’ai de regarder la terre, c’est l’homme de qui je descends
qui me l’apprit, je me le rappelle bien. J’ai fait attention aux lieux
mêmes où il faisait attention, de la même manière.

Et jamais, j’en ai conscience, je ne jugerai les femmes autrement que
lui et celle qui m’a enfanté; je les considère à travers eux...



LE SPECTRE


Il a vu le spectre.

On lui avait bien dit qu’il viendrait.

On le dit à tous les hommes, depuis les premiers jours de leur enfance;
et ils ne le croient jamais. Au fond, on ne croit sérieusement,
absolument, qu’à ce qui fut l’objet d’une expérience personnelle, d’un
petit commencement, à tout le moins, d’expérience personnelle.

Vous-même, si vous êtes jeune, croyez-vous que vous vieillirez? Certes,
vous avez vu vieillir autour de vous, vous savez qu’on vieillit, que
c’est une loi inéluctable. Et toutefois, n’en ayant aucune expérience,
ne pouvant d’avance vous rendre compte de quelle manière vous
vieillirez, vous n’êtes pas sûr. Si vous osiez, vous avoueriez un
scepticisme. Un jour, cependant, le spectre de la vieillesse apparaît:
et il surprend.

Pourtant, il ne s’est pas conduit avec vous d’une façon brutale; on n’a
rien à lui reprocher. Il ne vous a arraché les cheveux ni broyé les
dents. Vous êtes toujours le même en apparence, et le signe qu’il fait
aujourd’hui, vous vous souvenez maintenant que, parfois déjà, il l’avait
fait; seulement vous n’aviez pas compris. Vous aviez moins d’appétit;
vous vous êtes contenté de vous enorgueillir d’une vertu nouvelle nommée
sobriété. Vous étiez plus sensible au froid; vous vous êtes ingénument
applaudi de votre prudence. Vous éprouviez moins de joie devant la
nouveauté inattendue des faits et des apparences, ou bien moins
d’étonnement et d’indignation; vous appeliez cette froideur sagesse. Et
cependant quelque chose aurait pu vous avertir: la diminution du plaisir
conscient qu’on a de voir chaque année se renouveler les saisons, naître
une feuille sur un arbre,--une feuille verte, vivante, amoureuse du
vent, de la pluie ou du soleil,--mourir un fruit qui rougit ou se dore,
jaunir la cime des arbres ou tomber la première neige qui vous fait
dire: «Quel bonheur! Elle est toute blanche, sortons bien vite pour
marcher dessus!» Et voilà que ces événements immenses ne vous font plus
rien! On aurait dû frémir d’inquiétude: on n’y a pas pensé.

Brusquement, il y a une petite maladie qui vous prend. Rien de grave. Un
fiacre qui vous heurte dans la rue, et vous froisse un muscle; ou bien
un rhume qui vous fait tousser; ou bien un accès de fièvre, vieux rappel
de vieux voyages. Toutes choses qui vous sont arrivées vingt fois. Ah!
le goût qu’avaient les maladies dans la jeunesse! Comme on voudrait
encore le sentir; comme on était abattu, écrasé, brûlant, puis glacé; et
comme on réagissait! Le mal vous faisait l’effet d’un accident ridicule,
d’une irrégularité passagère, d’une espèce d’injustice qui n’aurait
qu’un temps. Et on ne se trompait pas, ça n’avait qu’un temps. On se
retrouvait ensuite le même, et souvent mieux, comme purifié, purgé,
entraîné, plus maigre, plus sec, plus vivant. Et d’ailleurs on n’avait
jamais pensé qu’il en pût être autrement. Il faut de ces maux terribles,
qui ne pardonnent pas et qui vieillissent précisément avant l’âge, pour
qu’un jeune homme se dise: «Je ne serai plus ce que j’ai été.» Il
s’indigne seulement d’être arrêté pour quelques minutes dans sa course.
En vérité, le type de toutes les maladies de jeunesse est le mal de
dents, atrocement douloureux, irritant à vous faire perdre toute
patience, et humiliant parce qu’on sait, de toute son intelligence et de
tout son instinct, qu’il n’a aucune importance. On se sent momentanément
déchu, on se refuse à cette déchéance, et, aussitôt qu’on en est sorti,
on se promène pour dire: «Ce n’était pas vrai: Me voilà, moi! Vous
pouvez regarder, je suis le même.»

Mais, au contraire, cette fois, le spectre de la vieillesse est venu
jusqu’à la porte. Il l’a entr’ouverte; on a vu sa laide figure. Tout de
suite, il est parti; mais on sait qu’il est dans l’escalier, et qu’il y
restera toujours...

Jadis, on vivait en avant. Voici qu’on apprend à goûter le charme de la
minute présente; on ne la laisse fuir qu’avec peine; on porte à la
perfection l’art de la prolonger. On l’avait regardé venir; on le
regarde s’en aller. C’est que l’angle sous lequel on considérait
l’univers a changé. C’est en vain qu’il y a quelques années la réflexion
vous disait qu’on y occupe moins de place qu’une fourmi sur une
montagne; on ne le savait que par l’intelligence, on ne le croyait pas.
A cette heure, on en a conscience comme de la chaleur ou du froid, sans
effort, sans que la volonté y soit pour rien. J’ai éprouvé une sensation
analogue--car c’est une sensation, ce n’est pas un raisonnement--après
mon premier grand voyage autour de la terre; j’eus physiquement
l’impression que la terre était ronde et qu’il me serait désormais
impossible de la concevoir autrement. Auparavant, on me l’avait bien
dit, mais je consentais seulement à l’admettre, et après je n’y pensais
plus: cela fait une grande différence.

Chose curieuse, il ne résulte pas de ce nouvel état d’esprit une
diminution de l’idée qu’on se fait de sa propre valeur: c’est comme une
sécurité singulière qui vous vient. Je ne sais quoi vous a révélé que
toute action avait son résultat, à l’instant même où, personnellement,
on constatait une certaine insensibilité à la volupté de l’action. De là
à concevoir quelque mépris pour _la manière_, à perdre la timidité dont
on était pénétré toutes les fois qu’il fallait agir ou exprimer une
pensée, dans la crainte qu’il y eût peut-être mieux, comme action ou
comme pensée, il n’y a qu’un pas. On le franchit. On s’exprime ou on
marche sans songer comment on s’exprime et comment on marche. On est ce
qu’on est, pour la première fois. Et c’est ce qu’on appellerait
vieillir? On préfère bénir la destinée, on s’habitue...

On a vu le spectre, et on s’habitue.



TABLE DES MATIÈRES


                       Pages
  Une Exécution            9
  La Forêt                11
  Une petite Feuille      13
  Le fleuve Rouge         17
  Printemps               18
  La Danse                22
  Les Pigeons             25
  Le Serin                26
  Jimmy et Wilkie         27
  Les Moments intenses    29
  Le Tact                 31
  Les Revenants           32
  Le Spectre              35


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