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Title: L'Ile d'Enfer
Author: Rouquette, Louis-Frédéric
Language: French
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  Louis-Frédéric ROUQUETTE

  LES ROMANS DE MA VIE ERRANTE

  L’Ile d’Enfer


  PARIS
  J. FERENCZI ET FILS, ÉDITEURS
  9, Rue Antoine-Chantin, 9



DU MÊME AUTEUR


CHEZ J. FERENCZI et FILS

(Les Romans de ma vie errante)

    I. Le Grand Silence Blanc (roman vécu d’Alaska)
         45e mille.--1 volume                                   7 fr. 50
   II. Les Oiseaux de Tempête (roman vécu des mers australes)
         25e mille.--1 volume                                   7 fr. 50
  III. La Bête Errante (roman vécu du Grand Nord canadien)
         25e mille.--1 volume                                   7 fr. 50



IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE

   3 ex. sur Japon, hors commerce, marqués de A à C.
   3   --              --          numérotés de 1 à 3.
   5   --    Hollande Van Gelder      --     de 1 à 5.
  40   --    Lafuma                   --     de 1 à 40.

L’Édition originale limitée à 400 ex. a été tirée sur papier pur Alfa.


En outre, il a été publié chez A. et G. MORNAY, une édition illustrée de
bois en 2 couleurs de H. BARTHELEMY, dont il a été tiré:

1 ex. unique sur Japon ancien à la forme, avec tous les originaux ayant
servi à l’illustration.

25 ex. sur Japon impérial.

50 ex. sur Hollande Van Golder.

904 ex. sur Velin de Rives à la forme.


Copyright 1925, by J. Ferenczi et Fils.

Tous droits de traduction, reproduction, adaptation, représentation
réservés pour tous pays y compris la Russie.



A Souky, la Lumière du Jour.



I

L’APPEL DES DIEUX DÉCHUS


--L’_Yport_?

--Là, devant vous, au milieu du fleuve.

Le douanier reprend sa somnolence.

Sous un soleil de feu, le cargo est une bête lasse. La peinture
craquelée fait croire à des écailles.

Les eaux de la Garonne paraissent figées. Dans le hérissement des mâts,
pas une flamme ne bouge.

Je suis debout, sur le quai, mon sac en toile brune à mes pieds; sur mon
dos, dans sa gaine de cuir, mon appareil de prise de vues. Vais-je
rester longtemps à jouer les marins attardés?

--Ohé! de l’_Yport_?

Je compte vingt secondes et grogne:

--Ils roupillent tous dans leur boîte à sardines. Quel bazar!

D’un mouvement d’épaules, je remonte la courroie, recharge mon sac et
fais demi-tour.

                   *       *       *       *       *

Un bar est là, accueillant. Ah! la bonne bière rafraîchissante. Je bois,
les paupières closes, humant la mousse.

Après un essai inutile de conversation, le garçon s’affale sur une
chaise, bras ballants, serviette traînante; une mouche s’applique à des
tracés géométriques sur son crâne chauve.

Le bar est un gouffre d’ombre; derrière de maigres fusains, la lumière
écrase les quais.

Sur le pavé sonore des mules passent, casquées de chapeaux pointus.
Lasses, elles traînent un haquet; un cocher congestionné dort sur son
siège, sous un parasol vert.

Beau départ pour la Terre de glace: 38° à l’ombre, 29 mai 1922.

Hier soir, Paris, la foule inquiète et mouvante, la course aux gros
sous, la ruée pour la pâtée quotidienne, l’écrasement, l’empuantissement
dans le métro...

Une nuit de route, une nuit bleue pleine d’étoiles; au matin, Bordeaux,
le soleil sur la ville.

Soucis, combinaisons, attentes, espoirs toujours déçus, trame des jours
terriblement pareils... au diable! J’ai trouvé le bonheur dans ce
caboulot qui sent l’anisette et le rhum. La bière est fraîche... la vie
est belle!

--Garçon, un demi!

L’homme sursaute; d’un geste machinal, il s’éponge le front, il se lève,
il me sert. Sur son visage il y a des siècles de résignation.

--Un demi pour toi?

--C’est pas de refus.

Familier, il s’installe à ma table. Mon appareil l’intrigue; mon sac de
marin le rassure.

--Tu embarques sur l’_Asie_?

--Non.

--Tu «fais» le Maroc?

--Non.

--Ah!

--Je vais en Islande.

L’homme a un sifflement admiratif:

--C’est une affaire!

Je ne souffle plus mot; alors il respecte mon silence, sa cervelle vide
ne s’embarrasse pas d’idées superflues.

Si l’on m’interrogeait, moi, pourrais-je répondre?

Je vais en Islande, c’est entendu.

Pourquoi?

Pourquoi? Je n’en sais rien... Je vais en Islande, c’est un fait; ce
soir, je serai à bord, demain, je partirai.

Je partirai, une fois encore, vers d’autres horizons, sur des mers
inconnues, pour la réalisation de quels rêves?

Freddy, mon ami, les quelques mois de Paris n’ont point assagi votre
âme, il vous faut toujours des formes nouvelles...

Une sirène déchire l’air... l’écho se prolonge longtemps sur le fleuve.

Les grands coureurs de mer s’apprêtent.

L’_Asie_ lèvera l’ancre à l’heure de la marée; un mince filet de fumée
sort d’une cheminée, s’étire et reste dans l’air immobile.

Dans le mitan du fleuve, l’_Yport_ est une bête grise sur le gris
argenté des eaux.

                   *       *       *       *       *

--Ohé! du canot!

Le matelot godille vers moi. Il accoste. Je saute dans l’embarcation. En
route!

Je grimpe, leste, l’échelle de corde. Derrière un rideau de toile, le
navire qui, du quai, paraissait mort, vit d’une vie intense. Tout
l’équipage est au travail. Les cales ouvertes montrent des monceaux de
morues; on les compte, on les charge dans des mannes d’osier, on les
porte sur la bascule, on les pèse, on vide le chargement dans une
gabare.

--Le capitaine?

--C’est moi.

L’homme s’est retourné tout d’une pièce. Il est grand, la poitrine
large, le menton volontaire, les yeux clairs et durs; le regard de Jean
Lorrain dans le portrait de La Gandara.

Je suis frappé de la ressemblance.

Il se nomme:

--Capitaine Deshayes, de Fécamp.

De Fécamp! mon étonnement disparaît.

A Béziers, à Toulon, à Nice, j’évoquais en voyant le masque de Lorrain
la lignée des pirates normands. Celui-ci est de Fécamp comme celui-là. A
la bonne heure, j’aime cette race.

--On m’avait annoncé votre venue. La cale est vide, nous pourrons partir
demain.

Le capitaine croit devoir s’excuser.

--Vous savez, ici, ça n’est pas confortable.

J’ai un sourire de coin qui trompe mon homme. Il ajoute:

--Ça n’est pas un paquebot. Et, comme pour confirmer son dire, il me
montre l’étroite cabine et le coffre de bois qui, pendant des jours et
des jours, me serviront de logis et de couchette.

L’odeur de saumure monte, violente, odeur de l’océan qui me prend et que
j’aspire, les narines ouvertes...

                   *       *       *       *       *

--Morgan, je vais à terre.

--Bien, capitaine.

--Ayez l’œil!

--On l’aura.

Et le second, blond et beau comme une fille, rit d’un rire qui retrousse
ses lèvres et découvre ses dents.

--Quelqu’un au canot!

Nous revoilà sur le quai.

Le soleil descend à l’horizon; maintenant, des hommes vont et viennent.
Sortis d’où? Dockers, portefaix, matelots, soutiers, coqs, stewards,
moussaillons traînant leurs pieds nus, «boscos» aux sourcils
broussailleux, fumant une courte pipe de terre, Martiniquais vernissés
par la sueur, Maltais aux yeux charbonnés, Italiens félins, Norvégiens
géants aux joues poupines, Anglais déjà ivres et roides, Basques trapus,
Bretons râblés, Provençaux souples, toute la foule des «gens de mer»
grouillante comme une vermine, bigarrée comme une loque, fière,
généreuse, vivante et libre.

Des filles passent, saines et brunes.

                   *       *       *       *       *

Six heures. Le pilote, un Bordelais bavard monte à bord.

Les ordres partent.

--Tenez-vous prêts à larguer.

--Larguez.

La manœuvre s’accomplit au commandement.

L’_Yport_ obéit, il tourne lentement, avec précaution, sans heurt, entre
un cargo hollandais, et l’_Uranus_, dont les matelots en tricot de
flanelle rouge nous adressent un long vivat.

Sur le quai, l’au revoir de fillettes aux yeux rieurs.

                   *       *       *       *       *

Temps lourd, chaleur suffocante, pas de brise.

Le chalutier prend le courant. La banlieue bordelaise pimpante, verte,
agréable, défile. Lormont enfoui dans les arbres. Et les souvenirs
accourent nombreux du fond de ma mémoire.

Lormont! je vois un gamin de cinq ans que l’eau attire et qui voudrait
partir, là-bas, dans la double blancheur des voiles et des mouettes...

Lormont! On a quitté Royan dans des voitures pittoresques, mon père, le
bon Coppée à face consulaire, Zola que la politique n’égare pas encore,
Charpentier aux moustaches de Croquemitaine, Victor Billaud, Christ
indolent, le doux André Lemoyne, poète exquis que les manuels
littéraires ont oublié... Il y a aussi de belles dames... Je les revois
aujourd’hui, attifées selon les modes de ce temps. Manches étroites,
jupes à volants, paniers fleuris en tête, elles font tourner des
ombrelles aux tons vifs qui mettent des ombres violettes sur leurs
visages...

L’une--la plus belle puisque c’est ma mère--surveille, attentive, la
course du gosse turbulent que je suis.

Je reconnais sous les tamaris la guinguette au bord de l’eau. Il me
semble que le passé va surgir... mais l’évocation se déchire... La
sirène pleure... les pêcheurs d’aloses pêchent dans le chenal sans se
préoccuper de nous. Pilotes et matelots se défient avec des jurons
ponctués de gestes homériques.

Le crépuscule est long à descendre. Il vient tout à coup dans une brume
mauve.

Royan arrondit ses conches. Cordouan allume son cierge.

                   *       *       *       *       *

Navigation bonne. Au matin, l’île d’Yeu, ses dunes, ses prairies et ses
champs de bruyère.

Une escadrille de marsouins joueurs nous escorte.

Au soir, la brume; nous cherchons en vain le feu de Penmarch.

La danse commence. Je m’endors, bercé par la houle, tandis que la sirène
hurle toutes les vingt secondes.

                   *       *       *       *       *

Mauvaise mer, mauvaise nuit. Il y a peu de jours, ici, l’_Égypte_ s’est
perdu; La chevauchée des lames se rue. Cet _Yport_ a le ventre vide, il
roule affreusement.

Ouessant est là, quelque part, derrière ce rideau impénétrable.

                   *       *       *       *       *

D’aplomb sur mes pattes, on roule toujours. La Manche... Wolf-Rock... la
côte anglaise.

Cardiff à bâbord; au fond, dans l’estuaire, Newport, où nous allons pour
charbonner.

Sept heures d’attente. Marée, Newport dans la nuit. La douane anglaise,
qu’attire le «brandy».

Les douaniers boivent comme des brutes, sans apprécier, après quoi les
papiers du bord sont en règle.

                   *       *       *       *       *

Je bois du stout dans une taverne de Dock street, avec un matelot
irlandais, un rouquin taché de son, qui a roulé dans tous les ports du
monde.

Comme moi, il connaît Frisco, ses yeux papillotent au souvenir des
bordées dans Commercial street. Il s’attendrit et me jure une amitié
éternelle.

Pour varier nos sensations, l’Honorable Mr C.-N. Abbott, tenancier du
bar, monte son phonographe et fait danser ses filles. Impassibles au
milieu des jurons et des rires, les gamines--elles ont huit et onze
ans--dansent avec une gravité toute britannique. Elles accomplissent le
geste qu’il faut au moment opportun, sans un reflet sur leur visage;
leurs paupières même ne cillent pas.

                   *       *       *       *       *

Fox-trot, one-step, two-step, le phono moud inlassablement; jambes et
bras s’agitent en mesure.

Soudain «fandango», les poupées s’arrêtent, désarticulées; alors, surgie
d’un coin d’ombre, se débarrassant d’un geste d’une grappe de gosses,
une maritorne mafflue s’élance.

Elle est jeune et elle est horrible... Mais l’air de son pays fouette
son corps, le démon de la danse l’anime, elle tourne, elle se ploie,
fait claquer ses doigts, tombe sur un genou, son torse gire éperdument;
de sa tête rejetée en arrière, les cheveux dénoués tombent, et cette
femme affreuse est belle, on ne voit plus la lourdeur de sa chair, tout
s’efface dans le tournoiement exaspéré qui l’emporte.

Le matelot cligne de l’œil, choque son verre contre le mien et dit:

--_Old chap_! à la santé de la république irlandaise!

                   *       *       *       *       *

En attendant que les dockers charbonniers veuillent bien travailler,
l’_Yport_ se dandine dans le vieux bassin où gît la carcasse d’un
destroyer.

Les grues tendent vers le ciel des bras inutiles.

Visite et revisite de la douane. Le «brandy» est bon. Ces messieurs ont
pris la consigne.

                   *       *       *       *       *

A flanc de colline, il y a un parc.

Dans l’herbe haute, je reste couché de longues heures, les paupières
presque closes laissent filtrer au ras des cils une lueur horizontale
faite du bleu du ciel et du bleu de la mer.

                   *       *       *       *       *

Un gosse essaye de se débarbouiller, sans y parvenir, en mordant à
pleines dents une orange.

Dans la basse allée, une fille de l’Armée du Salut danse et chante un
cantique. Les petites cymbales de son tambourin mettent un bruit
vieillot dans le bruissement des feuilles.

Des femmes correctes promènent des enfants déguenillés.

C’est bon l’herbe, c’est bon le soleil et, le chapeau sur les yeux, je
dors, je dors.

                   *       *       *       *       *

A Cardiff, j’ai eu l’impression très nette d’un marché aux esclaves.

Dans la basse ville, près du port, des milliers d’hommes, marins et
ouvriers, attendent, figures ternes, sans expression.

L’Angleterre digère la victoire. Sa peau est tendue à craquer, elle sue
l’or du monde. La livre fait prime. La France saigne, l’Allemagne est
knock-out, mais les hauts fourneaux anglais s’éteignent un à un, les
sans-travail encombrent les rues, l’Irlandais regimbe, l’Égyptien rue,
l’Indien guette...

Vous avalez sans mâcher, Grand’mère, vous avez de grandes dents...

                   *       *       *       *       *

Newport diminue et s’efface. Cardiff est barbouillé de suie.

Enfin, l’air, la brise! Le canal de Saint-George est doux à naviguer. La
mer d’Irlande est un miroir poli que rien ne trouble.

Mais, après avoir doublé l’île de Man, la danse commence. Le courant
nous emporte dans le canal du Nord, entre l’extrême pointe de l’Irlande
et d’Écosse.

Le charbon, hâtivement embarqué, se tasse dans la cale, le navire gîte.
L’_Yport_ est un chalutier d’occasion. Fabriqué en Hollande pour le
transport des bois, ses cales sont à l’avant; toute une partie de son
bastingage est presque au ras des flots, et l’on embarque de l’eau à
chaque coup dur.

Les vents et les courants passent dans les couloirs formés par la longue
traînée rocheuse et insulaire de l’Écosse et des Hébrides.

Saint-Gildas est à l’avant-garde de l’océan. Nous ne verrons plus la
terre maintenant qu’en Islande.

                   *       *       *       *       *

Après plusieurs jours de mer très rude, le calme d’une nuit étoilée, la
dernière nuit d’ombre.

Demain, la lumière viendra totale, absolue, qui pendant deux mois
éclairera ma route.

Le chemin de Saint-Jacques est une écharpe floue, le Chariot a déjà
disparu, la Polaire est une lueur et tout le firmament une poussière
d’astres dans une aube incertaine.

Accoudé sur la passerelle, par delà le gaillard d’avant, il me semble
que je vais voir surgir de la mer les divinités du Grand Nord polaire.

Les dieux terribles chevauchant les icebergs redoutables. Les Elfes de
la légende, hiératiques et blancs, gardiens de la Terre de Glace, et les
Trolls rôdant inquiets au fond des tranchées de basalte où les eaux
s’enfoncent en hurlant.

La nef errante, pleine de marins naufragés, va nous conduire sur la côte
du sud, sans refuge et sans havre de grâce, la côte qu’on ne voit pas de
la mer et qui, traîtresse, guette le navire avec ses sables mouvants,
d’une finesse extraordinaire, que le moindre vent soulève et tend comme
une brume jaunâtre.

S’échouer, c’est mourir. Entre Ingolfshofdr et Skaptàros, la mort est en
embuscade.

Sur une dune de neuf mètres à Kalfafellsmelar, les hommes ont élevé une
maison rouge sur laquelle une croix blanche se détache, le rouge sang
des matelots perdus et le reflet immaculé des sommets inaccessibles.

Lagunes, marais, terres molles, torrents dévalant des glaciers,
Skeidararsandr et Brunasandr, savez-vous combien de carcasses
pourrissent dans votre domaine de mort?

Mais le timonier est insensible à vos appels. Il n’a pas l’âme inquiète
et trouble, lui; c’est un Rochelais de vingt ans dont les yeux clairs et
calmes fixent la rose des vents; la direction est bonne, il ne déviera
pas d’un pouce. Moi seul rêve de choses impossibles, moi seul ai des
chimères qui battent des ailes sous mon crâne de civilisé.

                   *       *       *       *       *

L’aube du 14 juin. Dans la brume que le vent effiloche, debout à
l’horizon, se dresse la masse énorme de l’Oréfajokul, le géant des
glaciers d’Islande, debout sur le Vatnajokul, un des plus importants
groupements glaciaires du monde.

Il paraît tout proche sous le clair soleil qui le fait miroiter, et
cependant il est à des dizaines de milles, sentinelle avancée qui semble
dire: «Ne venez pas ici, allez-vous-en ou si vous entrez, comme l’autre,
autrefois, laissez toute espérance».

Et le prudent _Yport_ remonte la côte est, déchiquetée, rongée par les
eaux, où se dresse la barrière abrupte des roches éruptives.

La terre est là. Ce qui frappe surtout, c’est la désolation, la nudité
des monts, sans un arbre, sans un arbuste, sans un buisson, c’est le roc
primordial tel qu’il a surgi de la terre au jour du cataclysme qui fit
monter l’île des flots.



II

DANS LES BRUMES D’ISLANDE


Seydisfjord, là-haut, sous le cercle polaire, par 65° 16′ de latitude
nord et 14° de longitude. Un fjord étranglé entre deux parois de basalte
dont les escarpements sont à pic et les sommets couverts de neiges
éternelles. Au fond de la passe, un port naturel où les morutiers, les
baleiniers et les chasseurs de phoques trouvent un abri sûr, par gros
temps, à la condition d’éviter les roches sournoises de la pointe
Dalatangi et les récifs de la côte de Skàlanes à Vogahnuta.

A la condition également qu’il n’y ait pas de brumes. Le steamer
_Sterling_ s’est perdu, il y a trois semaines, pour avoir voulu forcer
le brouillard.

Quand nous passons, nous apercevons le sommet du grand mât et quelques
épaves que le flot emporte vers la haute mer.

                   *       *       *       *       *

Au mouillage de Vest-Dalseyri, il y a cinq chalutiers de Fécamp.

Les hardis marins de France accomplissent ici un labeur qui mérite
d’être cité en exemple. Qui dira la vaillance de ces équipages
subissant, sous un climat des plus durs, les rafales et les paquets de
mer, travaillant parfois avec de l’eau jusqu’à la ceinture,
accomplissant la rude besogne des morutiers, dix-huit ou vingt heures
durant!

Sans se plaindre, sans grommeler, gaiement, à la française, nos matelots
chalutent, taillent, coupent et salent le poisson.

                   *       *       *       *       *

Nous portons avec nous le courrier. Et les garçons de Paimpol, de
Saint-Malo, d’Yport ou de Boulogne tendent vers nous leurs mains crevées
d’ampoules et rongées par la saumure.

Je les ai tenues entre mes doigts, les pauvres chères choses à
l’écriture hésitante et malhabile tracées par la femme ou la maman qui,
depuis cinq mois, attend celui qui est parti. Et ceux qui sont partis
attendent les lettres qui les poursuivent de port en port, de mouillage
en mouillage, de Rejkjavik à Seydisfjord, de Seydisfjord au cap Nord, du
cap Nord aux îles Westmann.

Des noms sonnent, gais ou rudes, selon la province. Les gars s’avancent
de leur démarche balancée; seuls leurs yeux, qu’ils ont clairs, se
paillettent de joie. La lettre est légère dans leurs doigts, mais on
sent qu’elle est lourde d’espérance; un geste furtif la cache entre la
vareuse et le gilet de flanelle rouge, uniforme de nos terreneuvas et de
nos islandais.

Ils la liront ce soir, en cachette, sur le gaillard d’avant. Les marins
de France ont la joie simple et solitaire; pour l’instant, l’ouvrage
appelle, on l’accomplit avec d’autant plus de cœur que, les soutes
pleines, on pourra repartir...

De la passerelle, je les vois s’activer, sans un cri, sans un juron; ils
courent d’un point à l’autre, vont, viennent, avec des gestes
déterminés; les treuils manœuvrent et grincent, les mannes d’osier
s’emplissent, s’élèvent avec un balancement de droite à gauche, puis
tombent avec un bruit de tonnerre dans la cale.

                   *       *       *       *       *

Jusqu’à minuit, ils ont œuvre. A quatre heures, ils sont tous à leur
poste. Le froid pince, le norois cingle, mais il fait clair. Depuis
plusieurs jours, le soleil est à l’horizon, l’ombre n’est pas descendue
sur le fjord, et la petite ville en arc de cercle est pimpante comme un
joujou trop neuf. On dirait une exposition d’urbanisme ou une Foire de
Paris surgie soudainement pour quelques semaines.

Un jouet. C’est le mot et la lettre. L’église est minuscule, son clocher
et ses fenêtres sont vert cru; la poste a un toit vermillon et des
fenêtres bleues; l’hôpital, tout là-bas, un hôpital à l’échelle de la
cité, dix-huit lits, dresse un fronton vert pomme sur la prairie qui
essaye de verdir. Il y a, tout autour des moutons, ces moutons islandais
à la toison épaisse; les yeux, sans le vouloir, cherchent la bergère, la
houlette et le traditionnel cyprès.

Il y a même une prison-maisonnette toute grise, mais, comme il n’y avait
pas de prisonniers, le sage bailli a décidé de la louer à un jeune
ménage. C’est une églogue en vérité, mais, hélas! la pastorale s’arrête
là. S’il y a des bergers, il n’y a pas un arbre; quelques épinettes
rampent sur la rare terre végétale.

L’imagination des auteurs grecs qui, pendant vingt siècles, nous ont
conté des histoires de l’autre monde trouverait en Islande mieux que
Pélion sur Ossa.

Pour comprendre ici la nature, il faut songer à l’impossible
collaboration de Dante et de Rembrandt. C’est un entassement formidable
de rocs de basalte, jaillis de entrailles terrestres, qui tressaillent
encore malgré ce prodigieux enfantement. Des vallées entières sont
comblées par la lave, et les pics hérissent leurs aiguilles de granit.

                   *       *       *       *       *

La flamme blanc et bleu--les couleurs de l’Islande--flotte à la cime des
mâts. La ville a pris un air de fête pour célébrer l’anniversaire du
citoyen qui a donné la liberté à son pays.

Le soleil joue sur les eaux vertes du fjord, le soleil faisant
étinceler, là-haut, les neiges et dont les rayons paillettent les
cascades qui, par centaines, dégringolent des monts.

Cette fête du soleil et de la neige est toujours pour moi un
émerveillement, et je songe à Marrakech, la ville rouge, trois fois
ceinturée de remparts, qui berce son indolence islamique au doux
balancement des millions de palmes de son oasis, tandis qu’à l’horizon
se dresse la redoutable barrière de l’Atlas.

Hélas! ici, on chercherait en vain une symphonie naturelle pour
magnifier la gloire du printemps.

Les Elfes, qui veillent dans les gorges ou dansent sur les plateaux, ne
sont pas couronnés de thym et de marjolaine, comme ceux qui furent chers
au poète. Bouleaux nains et saxifrages sont la parure de cette ingrate
terre; de-ci, de-là, le bouquet fragile de la «fleur d’agneau» met
l’éclat mauve de ses multiples paupières. C’est toute la grâce du
renouveau.

Grain à grain, au cours des siècles, dans des trous de lave ou le creux
des rochers, la terre végétale a formé une maigre couche où s’accrochent
désespérément des plantes qui s’entêtent à ne pas mourir.

                   *       *       *       *       *

... Le soleil met des nappes lumineuses aux pentes des toits clairs, et
dans des jardinets minuscules de vieilles dames se penchent, pétrissant
la terre de leurs doigts osseux afin de n’en point perdre la moindre
molécule.

A force de tendresse attentive, elles ont la récompense de quelques
fleurs. Mme Gudmüsen a, dans son jardin, une couronne de pâquerettes à
collerette rouge, une touffe de myosotis et trois pensées; la femme du
pasteur n’en a que deux, mais elle a mis tout son espoir dans la
promesse d’un géranium grand comme la main.

                   *       *       *       *       *

C’est jour de fête. Les Islandaises à corselet de velours brodé d’or, à
tablier de soie changeante, passent au trot de leurs poneys.

Des pêcheurs féroéens, grands et blonds, portent sur l’oreille leur
bonnet de laine noire rayée de minces filets rouges.

Les mousses des chalutiers français traînent leurs godillots sur les
chemins pierreux; ils vont, petits bouts d’homme haut comme ça, roulant
des épaules, pareils à de vieux loups de mer.

Ils crânent, mains aux poches, frimousses effrontées, et lancent des
gaillardises aux filles qui ne comprennent pas.

                   *       *       *       *       *

La nuit, le ciel reste d’un bleu tendre, mais les eaux du fjord
s’assombrissent.

                   *       *       *       *       *

Une sirène déchire le silence. L’écho se répercute et s’agrandit. C’est
le morutier _Normandie_ qui entre dans la passe. Le capitaine Maillard,
un beau marin qui aurait fait jadis un magnifique corsaire, est debout
sur la passerelle; ses matelots et lui tiennent la mer depuis quatre
mois. Depuis quatre mois, ils tournent en rond autour de l’Islande, du
cap Nord aux îles Westmann. Ses cales regorgent de poisson. Il est fier,
ils sont fiers de leur ouvrage; ils sont hâlés, jaunis, brûlés par les
embruns et par le froid. Ils sont effroyablement beaux. Et le vers de
Tristan Corbière est juste qui dit:

    _Leur tête a du requin et du petit Jésus._

                   *       *       *       *       *

Dans le chalut, parmi les milliers de morues, un apokal s’est laissé
prendre. Le monstre aux dents aiguës gît sur le pont, grisâtre, rond,
visqueux et flasque.

Dix hommes le poussent par-dessus bord; il tombe sur l’appontement de
bois avec un bruit mou. On l’éventre, il a dans l’estomac dix-sept
grandes morues.

                   *       *       *       *       *

Trois Islandais sont venus, silencieux et graves; ils ont dépouillé la
bête, ils l’ont coupé en lanières de soixante-quinze centimètres après
avoir mis soigneusement le foie de côté, un foie énorme qui donnera
quinze à vingt kilogrammes d’une huile meilleure que l’huile de foie de
morue. On emploie cette huile ici à des usages médicaux. Elle est
souveraine, paraît-il, contre les maux de gorge.

Les trois hommes s’activent, les couteaux fendent la chair d’un blanc
laiteux, les filets découpés sont enterrés.

Dans un mois, ils viendront les reprendre, les nettoieront, et, pendus à
un crochet, ils sécheront à l’air libre pendant un an, après quoi ce
sera un régal de fin gourmet... Si le cœur vous en dit...

                   *       *       *       *       *

Les moutons errent, faméliques, sur la montagne, flanqués d’agnelets
d’une agilité surprenante.

Ils viennent sur l’appontement, happant ce qui tombe: croûte de pain,
tête de morue, entrailles de poissons ou cordage oublié.

Nuit et jour, en toute saison, même par les froids noirs d’hiver, ils
vont ainsi, errants et pitoyables.

Les vieux béliers terriblement cornus, dressés sur la pointe des rocs,
ont l’air de monter, immobiles, la garde aux portes de l’enfer.

                   *       *       *       *       *

Loin de la ville, à l’Ouest, au milieu des tourbières, les eaux
tumultueuses bercent le sommeil des morts.

Ici, sauf deux ou trois tombeaux, les morts sont anonymes. La terre est
bossuée de tertres qu’une herbe courte recouvre.

Dans le coin, à gauche, une croix de bois grise, sans un nom. Un marin
de France se repose là de ses courses lointaines. Il vivait pour la mer,
la mer ne l’a pas pris. D’Yport? de Fécamp? de Paimpol? On ne sait pas.
Une fleur de myosotis a poussé là. Les chalutiers et les goélettes
reviendront au port, un homme manquera... Sur la terre normande ou la
terre bretonne, il y aura une veuve de plus, affalée de douleur aux
marches d’un calvaire.

                   *       *       *       *       *

Demain, la fleurette mourra...

Demain, la neige nivellera les morts, et le petit matelot de France ne
sera plus rien, plus rien, pas même un souvenir. C’est pourquoi, cet
après-midi, j’ai trouvé pour lui des prières anciennes.

                   *       *       *       *       *

Près de l’église, au fond du fjord, il est une maison de bois qui m’est
chère; à la cime de son mât flottent les couleurs françaises.

Ce matin, le bleu du ciel est pareil au bleu du drapeau, la neige
inviolée est pure comme lui, la rouge saigne au soleil des souffrances
subies par la patrie lointaine.

Je ne suis ni gobeur, ni chauvin, mais à travers mes pérégrinations
aventureuses j’ai toujours senti de la joie en mon cœur lorsque j’ai vu
claquer au vent étranger le pavillon de France.

A San Diego, à la frontière mexico-américaine, dans le plus beau pays du
monde, le consul te hissa en mon honneur, drapeau!... Et j’ai eu des
regrets nostalgiques.

En Alaska, au hasard des _placers_, tu étais ma chose et mon orgueil et
ma longue espérance.

Ici, tu affirmes que la France est présente avec les meilleurs de ses
fils... On te dira qu’ils sont devenus fortes têtes, qu’ils te renient,
comme ils blasphèment Dieu... Ça n’est pas vrai, je te le jure. Je les
ai vus se battre avec des Danois, des anglais, parce que ceux-ci avaient
proclamé leur suprématie, comme je les ai vus à genoux et priant sur le
pont lorsque l’esprit de Dieu passait au souffle des tempêtes.

                   *       *       *       *       *

L’attaché consulaire de France a un nom tellement impossible, quelque
chose en... _sen_, naturellement, que les morutiers l’ont baptisé Guimy.

Guimy est un Islandais qui s’enivre royalement chaque fois que
l’occasion s’en présente, et Dieu sait si, avec les équipages qui se
renouvellent constamment pendant la saison de pêche, les occasions sont
fréquentes.

Être ivre est son état naturel. Fort heureusement, l’Islande est
_sèche_. Il y a des décrets prohibitifs, des lois menaçantes...

L’Islande rongée de tuberculose et d’alcool avait besoin d’une forte
discipline.

S’enivrer est devenu l’apanage des classes bourgeoises, car boire est un
luxe coûteux.

Le médecin, l’apothicaire, le pasteur, le consul de Norvège, le
représentant britannique sont ivres tous les soirs; l’attaché consulaire
de France ne peut déroger: noblesse oblige.

                   *       *       *       *       *

Einar Jonson est mon ami. C’est un colosse bon enfant, il mesure 1 m.
97, soulève sans effort des sacs de deux cents livres; il parle le
norvégien, le danois, l’allemand, l’anglais, le français... et
l’espagnol. Il a été paysan, marin, pêcheur, mécanicien, guide, acheteur
de moutons; il vend du charbon, des conserves, des couteaux, des
casquettes, des chevaux, des tricots, des gants; il représente dix
firmes danoises, six maisons anglaises, trois norvégiennes. Il sait se
tailler des chaussures dans une peau de phoque, soigner les poneys,
traire les brebis, tondre les béliers, recoudre une vareuse; il peut
manger pendant cinq heures ou ne pas manger du tout pendant trois jours.
Il peut surtout boire, il tient le whisky comme pas un...

--Einar Jonson, vous avez bu?

Il penche vers moi sa tête, comme un oiseau qui écoute, et répond,
placide:

--Possible, monsieur.

                   *       *       *       *       *

L’_Yport_ a donné son charbon, on a lavé la cale, et maintenant on
embarque la morue; une équipe charge une manne d’osier qu’un crochet
happe, le treuil grince, la manne monte, elle a deux ou trois
balancements puis se déverse dans le ventre du bateau où des marins
rangent le poisson avec un soin minutieux. Peu à peu, le mur s’élève, un
mur large où les morues--enchevêtrées les unes dans les autres--font
l’office de matériaux.

Une couche de poisson, une couche de sel; à la volée le sel neige, il
crisse sous la botte des matelots.

Les lottes, les flétans, les halibuts, dont certains ont plus de deux
mètres, sont mis à part.

Alors que le Norvégien, l’Anglais, l’Allemand font profit de tout, le
matelot de France a l’orgueil de sa pêche, qu’il veut pure et sans
tache.

Un poisson de trop courte taille, houp! un geste par-dessus bord.

Et l’avalanche des morues roule avec un bruit sourd dans la cale, la
saumure odore fort.

Dans un coin du gaillard d’avant, deux mouettes, aux ailes rognées,
piquent du bec la chair nacrée d’une raie.

                   *       *       *       *       *

La morue, c’est la vie de ces hommes... La _mo-ue_, prononcent les
Yportais et les Fécampois. Et ce mot revient, comme une obsession, dans
toutes les phrases; tout y conduit, tout y ramène...

La _mo-ue_, la _mo-ue_, les rudes heures de Terre-Neuve ou d’Islande,
les sales coups de chien, les brumes traîtresses, les doris perdus, une
poche de chalut qui rafle deux mille poissons, la rivalité des pêcheurs
«à la ligne» et des «chalutiers», les éternelles histoires du _banc_...
«Quand j’étais sur le banc...»

Aller aux _bancs_, c’est l’espoir de tous les moussaillons qui sont ici;
ils savent ce qui les attend, la vie rude, la discipline sans pitié,
qu’importe!

--«L’an prochain, j’irai aux bancs!» m’a dit le mousse de l’_Yport_, un
gars de treize ans aux yeux illuminés de fièvre.

Nos islandais et nos terre-neuvas sont de hardis marins... Dunkerque,
Gravelines, Calais, Saint-Brieuc, Binic et Paimpol envoient chaque
saison, de février à août, deux cents navires montés par quatre mille
pêcheurs, goélettes solides et bien gréées, hommes non moins solides et
non moins bien gréés.

La pêche les passionne. Par millions, la bande est en marche en ordre
régulier, les mâles dessous, les femelles dessus.

La goélette, n’ayant conservé qu’une voile, dérive naturellement sur le
travers... Sur le plat-bord opposé à la dérive, sont disposées les
_mecques_ de bois, fendues à l’extrémité supérieure pour le passage de
la ligne.

Les cent mètres de filin se déroulent, le plomb touche, on relève deux
mètres ou trois, puis on relâche, puis on retire: le poisson vorace a
mordu... on hale longuement, d’un geste saccadé, et la morue, comme un
éclair d’argent, paraît. Un mouvement, la voilà sous le bras du pêcheur
qui arrache l’hameçon, coupe la langue et jette dans le parc le poisson
qui se tord. Le piqueur lui ouvre le ventre; le décolleur enlève le
foie, les œufs, coupe la tête; le trancheur sectionne l’arête...

Et tout cela sous un climat meurtrier, dans les brumes qui aveuglent, le
froid qui cingle et la perpétuelle menace de la nature et des hommes...
les icebergs qui dérivent et les steamers de luxe qui foncent...

Il faut gagner une heure ou deux sur le trajet. Malgré les défenses
maritimes, on traverse le _banc_, on ne voit rien, on n’entend rien.
Soudain un craquement, un choc, un cri; encore un doris qui ne rejoindra
pas le bord... Le paquebot passe; il est passé, force aveugle qui ne
s’arrête pas, qui n’a pas le temps de s’arrêter... _Time is money!_

                   *       *       *       *       *

Guimy, agent consulaire de France, vend du charbon aux chalutiers, des
conserves, de la peinture, des cordages...

Vous pensez, peut-être, qu’il serait plus sage d’apporter toutes ces
choses de chez nous? Possible, mais messieurs les armateurs ne peuvent
songer à tout.

Ils sont quatre ou cinq, de Boulogne ou de Fécamp, qui mènent la ronde
autour de l’Islande; ils pourraient s’entendre, aménager l’appontement
de Vest-Dalseyri, dont les planches tiennent par miracle, créer des
dépôts de charbon et de vivres...

Non pas.

Il est préférable de perdre huit jours à Cardiff ou à Newport pour
charbonner... Nous n’avons pas de mines en France, et puis, au taux de
la livre...

Des magasins d’approvisionnement central?

Non plus.

A Bordeaux, chaque capitaine achète ce qui lui plaît chez l’épicier du
coin, qui lui fait la ristourne (4 %).

A Seydisfjord, à Akureyri, à Rejkjavik, de même. Guimy ou ses confrères
sont là, et nos braves loups de mer se procurent des sardines
portugaises, des chandelles anglaises, de la peinture danoise... au prix
fort.

La couronne islandaise, qui égalait notre franc, vaut aujourd’hui 2
francs 50. A quoi bon se gêner? Les actionnaires sont là pour un coup.

Songez que la monnaie islandaise n’a aucun cours... ni en France, ni en
Angleterre, ni aux Féroé, ni même au Danemark.

Mais les braves captains touchent la ristourne...

Donc, Guimy, attaché consulaire de France, a la clientèle de messieurs
les commandants de chalutier; il faut soigner le client, et Guimy, bon
commerçant, est plein de prévenances.

Il a imaginé une excursion à la pointe du fjord... une excursion à
poneys. Et nos marins, heureux d’être en bordée, ont une joie d’enfant.
Ils enfourchent sans crainte les bêtes robustes.

Nous voilà partis: Deshayes, capitaine de l’_Yport_, Friboulet, maître
de pêche à bord du _Cap-Fagnet_, Pelletier, capitaine du _Somme_,
Maillard, capitaine du _Normandie_, Guimy et moi; pardon, j’oubliais le
long Einar, qui ferme la marche, monté sur un poney qui a l’air d’un
monstre à six pattes.

Notre cavalcade met en émoi, par ses appels et ses cris, la paisible
cité. La traversée de la ville est correcte, mais, dès qu’on aborde les
montagnes, les poneys prennent le galop pour le plus grand dommage de
messieurs les capitaines, qui roulent et tanguent effroyablement.

Deshayes, résigné, a lâché la bride et se cramponne éperdument au
pommeau de la selle.

Les gorges grondantes d’eaux qui jaillissent et tombent, les rochers de
basalte taillés à pic, l’eau du fjord qui miroite, étranglée dans la
passe, l’océan qu’on aperçoit là-bas, opale sertie d’azur, ils ne voient
rien dans la course qui les emporte...

Nous gravissons la pente escarpée du mont; un coude cache le fjord et la
mer océane et, sur le plateau, nous avons la surprise de la neige, une
neige pleine de reflets bleus, belle, attirante, immaculée.

                   *       *       *       *       *

Tandis que les chevaux allaient à l’aventure, cherchant à découvrir de
maigres saxifrages, les marins ont joué comme des galopins qui font
l’école buissonnière.

                   *       *       *       *       *

L’ordre est venu par T. S. F. Le _Somme_ est parti hier soir. Le
_Normandie_ appareille. Le capitaine Maillard, redressant sa courte
taille, est partout, sur la passerelle, sur le gaillard d’avant, aux
machines. Sa figure énergique est dure, qu’adoucit la flamme de ses
yeux.

Friboulet gueule à bord du _Cap-Fagnet_, assourdissant son équipage de
jurons, lève les bras au ciel, attestant Dieu et les saints que tout est
pour le pire. Rien ne va, rien ne marche. Ses hommes? des apprentis, des
culs-terreux, des propres à rien; son chalutier? un sabot, une boîte à
outils. Et la _mo-ue_? Ah! la _mo-ue_... sacrée _mo-ue_! Qui m’a f...
une _pèque_ comme celle-là.

Friboulet, bon Yportais, dit la _pèque_ comme il dit la _mo-ue_. Une
_pèque_ de cochons.

--Quoi! rentrer en France! Malheur de malheur! Moi, qui ai touché
quarante mille francs de part l’année dernière; oui, monsieur, quarante
mille francs... Aujourd’hui, ah! misère! quel métier! Aussi, à Fécamp,
je leur f... ma démission par le travers de la figure, comme je vous le
dis, foi de Friboulet, qui n’a jamais menti...

«... Qué qu’t’as à te f... de ma gueule, bougre de mousse... Oui, qui
n’a jamais menti... On me connaît à Fécamp, à Rejkjavik, à Saint-Pierre,
sur les _bancs_, trente ans que je fais ce travail de galérien... Ah!
mais! ah! mais, vivement la France, et oui, qu’on arrive!...

«... Espèce de cochons, attention au treuil... Et ce mécanicien... Ah!
ces mécaniciens, la plaie, monsieur, la plaie... lorsqu’on naviguait à
la voile, le beau temps, l’heureux temps! Ça, des marins? des Parisiens,
monsieur, des Parisiens!...»

Et Friboulet, congestionné, crache de mépris et s’essuie les lèvres d’un
revers de sa main mafflue, puis il poursuit:

--Et le Bosco, où est le Bosco? Il est saoul, pardienne! Pour sûr que le
cuistot n’a pas acheté de pain frais! M’en fous, ils boufferont du
biscuit jusqu’à la gauche! Et ce voleur de Guimy, qui devait m’apporter
ma commission. Il ne viendra pas... la crapule.

«Ah! te voilà, Guimy, mon garçon! Je pensais bien que tu ne me
laisserais pas partir ainsi... Ah! tu as songé... c’était pas une
affaire, on est gens de revue... Moi, j’ai confiance, tout le monde te
le dira, à Fécamp, à Yport, à Rejkjavik; sur les _bancs_ on me
connaît... Merci, mon garçon... Attends un instant, un, deux, cinq,
huit... C’est exact... tu sais, les bons comptes font les bons amis...
Ce sacré Guimy!»

Et la lourde patte du capitaine s’abat sur le frêle Guimy, qui
chancelle, très ému et très ivre...

--Eh! mousse, descends dans la carrée, monte le cognac et deux verres.

                   *       *       *       *       *

L’_Yport_ partira demain. Il attend des instructions. Fécamp ou
Port-de-Bouc? On ne sait encore où l’on ira.

Fécamp, c’est le foyer, la femme, les petits, les vieux; Port-de-Bouc,
c’est un mois de plus à rouler dans les venelles...

Le marin est fataliste. L’ordre arrivera, invisible; on appareillera
pour ici ou pour ailleurs, qu’importe...

On appareillera...

Moi, je reste.

                   *       *       *       *       *

--Le Gall, un coup de main, s’il vous plaît?

--Vous partez?

--Faut bien.

--Houp là, merci.

Mon sac de toile sur le dos. P’tit Cousin, mon mousse, tient fièrement
le pied de l’appareil cinématographique dans sa gaine de cuir. Le Gall
m’escorte, portant avec précaution l’appareil lui-même.

En route!

--Un instant! Je vous suis, allez devant.

Et je me retourne vers l’étroite boîte qui m’a servi de chambre pendant
des jours et des jours, la couchette de bois où j’ai dormi sans rêve.

Encore un coin où j’ai vécu et que je quitte.

Regret? Pas même. Impression nette que la vie continue, bête, absurde,
toujours pareille.

--Oui, je viens.

Les camarades sont là qui me guettent... Des mains calleuses sont
tendues.

--Au revoir, les amis!

On se reverra? Pardieu, je l’espère, en France, ou qui sait là-bas,
quelque part dans un port du monde...

Peut-être aussi jamais; l’au revoir du marin est toujours un adieu.

Sait-on jamais avec la mer?

--... Oui, oui, j’arrive.

Je lance mon sac par-dessus bord et, d’un saut, je franchis le
bastingage.

Je rejoins Le Gall. C’est drôle, mon sac paraît plus lourd, plus lourd
de toutes les misères passées, de toutes les détresses qui viennent.

                   *       *       *       *       *

La femme d’Einar Jonson est une madone florentine, une madone aux
prunelles d’un gris bleu, très doux, très tendre, que frangent des cils
longs et recourbés.

Sa chevelure est une gerbe sous le soleil de messidor. Depuis hier, je
suis son hôte. Elle va et vient, active ménagère; lorsqu’elle s’assied,
elle brode des arabesques avec du fil d’or sur du velours noir.

Elle est toute douceur et toute indulgence; mais lorsque Einar s’attarde
ou ne rentre pas, ses yeux sont des mers minuscules où monte une brume
douloureuse.

                   *       *       *       *       *

--En canot automobile?

--Oui, monsieur. Si je sais conduire? Naturellement, je suis allé de
Seydisfjord à Rejkjavik par le sud, oui, monsieur.

--Vous m’en direz tant.

Et j’ai suivi Einar Jonson.

La pétrolette file sur les eaux calmes du fjord... Je suis debout à
l’avant de la fragile embarcation, et je passe devant l’_Yport_, dont la
cheminée fume tandis que les machines halettent.

--Ohé! de l’_Yport_?

Personne ne me voit, personne ne répond.

                   *       *       *       *       *

La sortie du fjord est rude. La mer est mauvaise, qui s’engouffre entre
Borgarnestangi et Skàlanes.

De violentes rafales tombent des versants abrupts.

Brr! ils danseront ce soir, ceux de l’_Yport_...

En attendant, c’est moi qui valse. La coquille de noix bondit d’une
vague à une autre vague, effleurant les flots; mais les flots se
hérissent et des paquets de mer balayent le canot.

L’épave du _Sterling_ est toujours là, diminuée; le grand mât est encore
visible, mais les baleinières ont été emportées.

Le vent s’accroît lorsque nous doublons la pointe rocheuse; pendant un
quart d’heure, la danse est menée grand train. Enfin, nous voici dans le
Lodmundarfjord, qui s’enfonce de quatre milles dans les terres, si l’on
peut appeler terres cet amoncellement fantastique de rochers.

Ces rochers vivent d’une vie intense. Des millions d’oiseaux ont fait
leurs nids là. Ils passent par groupes de plusieurs centaines, rasant
les eaux, tournant dans l’air, se posant d’un seul coup, repartant tous
ensemble avec une harmonie, une grâce admirables.

A vingt mètres de la rive, nous jetons l’ancre; impossible d’aborder. A
travers l’eau transparente, on voit le sable fin et noir.

Einar, tranquillement, enjambe le bord et descend dans l’eau. Je le
regarde, éberlué; mais, placide, il continue sa route vers le rivage.

Je saute aussi.

Tous deux, sur les rochers, nous nous ébrouons comme de jeunes chiens.

Un vol d’eiders passe, triangulaire.

                   *       *       *       *       *

Marche pénible dans les éboulis. Enfin, voici la terre, une terre molle
où l’on enfonce.

Sur la droite, dans une lagune, les eiders sont par centaines. Les
mâles, tête et queue noires, ventre blanc, surveillent les nids, creusés
les uns à côté des autres, où les femelles, grises et brunes, couvent.

Les oiseaux, ignorant la méchanceté des hommes, me laissent approcher.
Ils tournent vers moi leur prunelle ronde et inclinent le cou.

Quelques mâles volent au ras des eaux... Deux femelles quittent leur nid
et sous un fin duvet j’aperçois les œufs, de œufs à coquille verdâtre,
deux fois gros comme ceux d’une poule.

Ce duvet si rare, si cher, elles l’arrachent de dessous leurs ailes afin
de protéger du froid les futurs petits, aussi pour les soustraire à la
vue des hirondelles de mer, qui tourbillonnent par milliers, criardes et
rapaces.

Je monte l’appareil cinématographique, je mets au point. Je tourne un
ensemble. Rien ne bouge... Je me rapproche davantage pour «faire un
premier plan», les palmipèdes posent devant l’objectif comme des bêtes
apprivoisées dans un studio.

                   *       *       *       *       *

Le _baer_, la ferme est là, sur la rive nord. Les cartes marines
l’appellent Nes, les Islandais Lodmundar.

C’est le classique _baer_, pareil à ceux que je vais rencontrer, égrenés
le long de ma route, au cœur de l’Islande.

Le bois est une chose précieuse ici, il faut l’économiser et l’employer
avec parcimonie. La façade seule est faite de sapin, le toit est coiffé
de gazon. Les murs, de soixante centimètres à un mètre d’épaisseur, sont
en terre. Le sol est de terre battue.

Il faut franchir le seuil en se courbant, le rez-de-chaussée est en
contrebas; par des couloirs sombres où l’on marche en tâtonnant, on
aboutit aux différentes pièces: la cuisine, large et accueillante; la
chambre, où père, mère, grands-parents et enfants couchent en des lits
étroits; un seul drap les recouvre, mais il y a l’édredon d’eider dans
lequel on se love lorsqu’il fait très froid.

Les lits, sans aucun art, montants de bois ajustés, sont extensibles en
longueur et en largeur.

Lits délicieusement inconfortables, que vous m’avez semblé doux dans la
tiédeur de la chambre, après les dures nuits passées à dormir sur la
neige!

... Mais, donnant sur l’extérieur, il y a une pièce qui est l’objet des
soins particuliers de l’hôtesse: c’est le salon de réception, où l’on
vous accueille dès que vous vous présentez, sans jamais vous demander ni
qui vous êtes, ni d’où vous venez, ni où vous allez. L’hospitalité est
un droit immuable. L’hôte est sacré. Ce qu’il y a de plus beau et de
meilleur dans le _baer_ est à lui, et les maîtres sont, pour lui, des
serviteurs.

La salle des hôtes est planchéiée, les murs sont en lames de sapin nues;
là le canapé, le fauteuil, la commode sur laquelle sont des vases
minuscules et de menus objets-souvenirs; là aussi des cadres avec les
photographies des parents, des amis.

Les murs sont sans ornement, parfois une gravure les anime. Un saint,
une sainte, chromos criards venus d’Allemagne, ou reproduction d’un
tableau. Jeanne d’Arc et Napoléon disent la gloire de la France, et j’ai
eu deux fois la vision de l’_Angelus_ de Millet.

Cet _Angelus_, que j’avais rencontré voilà bien des années déjà aux
dernières marches du monde, tout là-haut, aux rives du Yukon, dans les
champs glacés d’Alaska, je le retrouve ici, à la place d’honneur, dans
une humble ferme, paysans ayant compris ces paysans courbés sous le
souffle de Dieu qui passe avec la voix des cloches...

Le _baer_ de Nes est une pauvre chose. Planté de travers pour résister
aux vents du large, il s’ouvre sur la montagne qui se dresse, immédiate
et hostile, noire de basalte et blanche de neige; c’est l’horizon de ces
hommes qui vivent et mourront là.

Il y a le père et le fils, ce fils a femme et enfants... des enfants
blonds comme des blés mûrs, et dont les yeux d’un bleu tendre regardent
étonnés l’appareil du «Frankman».

Ils se rangent, dociles à ma voix, devant la porte, sur le gazon formant
talus, et là, les mains l’une sur l’autre, ils attendent sans bouger,
sans rire, graves et déjà réfléchis.

La salle de réception ici ne connaît pas le luxe. Une table, deux
escabeaux; au mur, pendue à un clou, une couronne mortuaire en perles,
avec, sous verre, un cœur fané.

Ici, comme dans la Rome primitive, la Grèce ancienne ou l’Inde des
Védas, le culte des morts est sacré. On vit avec eux. Et l’ex-voto est
un hommage qui perpétue le souvenir.

L’hôtesse nous apporte le traditionnel café. Elle nous sert elle-même et
se tient debout pour nous honorer.

L’homme qui travaillait dehors est venu, sitôt averti; il entre, nous
salue et s’assied sur un coffret de bois où sont peintes des guirlandes
de feuilles d’un ton rouge vif.

                   *       *       *       *       *

Houle dans la passe de Lodmundarfjord, dur retour. Le canot automobile
pique du nez dans les lames. Nous embarquons de l’eau à chaque coup. La
vague passe par-dessus bord comme par jeu.

Pour me tenir debout, je me cramponne au mât. Chaque paquet de mer me
gifle. Je m’arc-boute de toute ma volonté pour ne pas me laisser
emporter.

Dans la partie ouest-sud-ouest de Seydisfjord, nous retrouvons le calme.

Le mouillage de Vest-Dalseyri est vide.

L’_Yport_ est parti.

Je suis seul maintenant.

                   *       *       *       *       *

--Dites donc, Einar?

--Monsieur?

--On peut aller de Seydisfjord à Rejkjavik?

--Monsieur sait bien (Einar parle toujours à la troisième personne),
monsieur sait bien que le _Sterling_ a coulé.

--Je sais, oui. Mais il y a un service côtier:
Rejkavik–Akureyri–Seydisfjord–Portland–Rejkjavik.

--Oui, monsieur.

--Bien. Quand passe le prochain courrier?

Einar lève les bras vers le ciel comme pour attester son impuissance.

Je poursuis:

--Et le service régulier: Copenhague–Féroé–Seydisfjord–Rejkjavik?

--L’_Island_ ou le _Godafos_ passera le 30 juin, peut-être, ou le 30
juillet.

Je regarde Einar, il ne plaisante pas. Du reste, il a son même geste
accablé:

--On ne sait pas.

--Ah bon!

                   *       *       *       *       *

--Dites donc, Einar?

--Monsieur?

--On peut aller de Seydisfjord à Rejkjavik?

Einar, croyant que je déraisonne, m’interrompt:

--J’ai dit à monsieur...

--La paix, Einar. Oui, vous m’avez dit que les services réguliers,
qu’ils soient danois ou islandais, étaient les plus irréguliers qui
soient.

«A Pâques ou à la Trinité, il y aura peut-être un bâtiment qui daignera
faire escale ici. Je n’ai pas l’intention de moisir dans votre patelin.»

Patelin, moisir, ces mots mettent en déroute le français d’Einar, qui ne
comprend plus.

Je me lève et déclare, avec une familiarité qu’il tolère--que ne faut-il
pas passer à ces Français qui sont tous un peu fous:

--Eh bien! Einar, j’irai à Rejkjavik par les terres.

Oui, c’est bien ce que je disais, les Français sont un peu fous, et
celui qui parle à Einar Jonson plus que tous les autres. Mon ami roule
des yeux effarés, hésitant à comprendre.

--Par les terres, répète-t-il.

--Eh oui! par les terres. Qu’est-ce qu’il y a d’impossible?...

--Mais... mais... (Einar en bégaye)... mais... mon... sieur plaisante.

--Je ne plaisante jamais. J’irai à Rejkjavik...

--Mais il n’y a pas de routes.

--Pas de routes?

--Non, monsieur...

--On s’en passera.

--Mais c’est impossible, impratique (Einar veut dire impraticable).

--On verra, ou plutôt nous verrons.

--Nous...?

--Oui, vous m’accompagnez.

Cela a été dit avec une telle assurance qu’Einar en reste suffoqué.

Quand il reprend un peu le sens des réalités, il proteste:

--Mais j’ai ma femme, mes enfants, mon travail...

--Votre travail? Les chalutiers français sont partis. Vous en avez pour
huit mois avant qu’ils reviennent... Vos enfants sont trop petits pour
vous regretter; quant à votre femme elle sera enchantée d’être
débarrassée de vous pendant quelques semaines.

Ma logique et l’offre de cinq cents couronnes ont eu raison des
scrupules d’Einar, qui se dresse soudain.

J’interroge:

--Vous allez avertir votre femme?

--Non, monsieur, je vais vous acheter des chevaux.

                   *       *       *       *       *

A l’entrée du pont de bois, Einar a collé une affiche manuscrite
annonçant que je suis acheteur de quatre chevaux.

Depuis ce matin, je maquignonne. J’ai déjà deux poneys, une selle, deux
étriers, une longe.

Le reste viendra.

Einar a de longs et mystérieux conciliabules derrière la maison du
boulanger avec des hommes aux visages chafouins et louches.

C’est drôle, les marchands de chevaux, qu’ils soient de Buenos-Ayres, de
Frisco, ou d’Islande, sont taillés sur le même modèle.

Je pense:

«Mon vieux Freddy, on t’estampe.»

Bah! et après?

--Monsieur...

C’est Einar qui revient troubler mon indulgence:

--Monsieur, j’aurai demain une bête magnifique, une bête qui...

J’arrête la description d’un mot:

--Combien?

Interloqué, Einar s’arrête et, cherchant ses mots, il énonce:

--Douze cents couronnes.

Je siffle, admiratif.

--Une bête qui... reprend Einar.

Mais il s’arrête, prend un temps et ajoute:

--C’est le cheval du pharmacien.

--Non, mon vieux, tu vas trop fort. Dis à ton apothicaire qu’il débite
son canasson en rondelles à ses clients; moi, je veux bien être refait,
mais, vois-tu, il faut encore avoir la manière.

Einar Jonson est revenu une heure après, tirant deux poneys, assez
sortables: trois cents couronnes l’un, cinq cents l’autre... Cinquante
couronnes sur celui-là, deux cents sur celui-ci, Einar et ses camarades
n’ont pas perdu leur journée, mais, au fait, moi j’y gagne encore...

                   *       *       *       *       *

Pour aller à Rejkjavik, il n’y a pas de route.

C’est vrai!

Mais il y a des monts redoutables, des volcans qui vivent d’un feu
intérieur, des glaciers inaccessibles, des torrents impétueux, des
terres crevées de laves, hérissées d’aiguilles.

Oui, mais pas un Français n’a traversé le cœur de l’Islande; raison de
plus pour que j’essaye...

                   *       *       *       *       *

Mme Gudmüsen est une vieille dame, trottant menu dans sa maison; souris
rose et noire, elle a de bons yeux pailletés de malice.

Pour me recevoir, elle a sorti son beau service. Mme Gudmüsen a fait, il
y a bien longtemps son voyage de noces à Copenhague; elle en a rapporté
maintes choses inutiles, qui, sur les étagères de son salon, lui
rappellent cet heureux temps.

Mme Gudmüsen me parle islandais, je réponds en anglais; nous ne nous
comprenons pas toujours, alors nous achevons nos phrases par un sourire;
mais ce que mon âme ressent, c’est la bonté de ce cœur de femme qui se
penche vers moi, sentant bien qu’au fond ce grand garçon, qui est devant
elle, doit avoir, à l’autre bout de la terre, une vieille maman qui
attend et espère.

                   *       *       *       *       *

Sur la nappe, brodée d’un dessin minutieux et simple, il y a trois
roses. Trois roses d’un rose un peu pâle, richesse inouïe sous cette
latitude?

Trois roses cueillies pour moi et qu’elle m’a offerte... Roses qui
avivaient la main fanée d’une vieille dame qui me fut compatissante et
dont je garde un souvenir ému.



III

LA MONTÉE DU CALVAIRE


Les poneys piaffent sur la route. Einar Jonson serre la dernière boucle,
assure une corde, allonge un étrier.

--Monsieur, c’est prêt!

--Tout va?

--Oui, monsieur.

--Bien. En route.

D’un saut, je suis en selle; je monte un poney gris-fer, à la crinière
épaisse, à la queue traînante, un poney qui de profil ressemble à ces
chevaux qui sont sculptés en bas-relief au Parthénon.

La bête est vive. Dès qu’elle me sent sur son dos, elle file comme un
trait; j’ai juste le temps de saluer une fois encore Mme Einar qui,
triste et douce, se tient sur le pas de sa porte, debout auprès de ses
enfants.

Le pont de bois gronde sous notre galop, quand nous passons. A gauche,
l’hôpital français profile son toit rouge; à droite, l’église dresse son
clocher qu’on badigeonne en vert; là-bas, au bord de l’eau, flotte au
sommet d’un mât la flamme tricolore. Cet ivrogne de Guimy a des
attentions touchantes. Il lui sera beaucoup pardonné...

                   *       *       *       *       *

Nous suivons la rivière qui, en bondissant, descend vers le fjord. Le
chemin est herbu, le sabot des chevaux s’enfonce dans la marne.

Voici, pour la dernière fois, le petit cimetière. Tout est calme dans
l’enclos de la mort. La croix de bois grise veille, solitaire, le marin
qui vint un jour de France pour mourir là...

Il est une heure. Nous gravissons, au pas, la pente du mont basaltique.

                   *       *       *       *       *

A deux heures et demie, nous rencontrons la première neige. Et bientôt
les flocons tombent drus, en même temps qu’une brume nous enveloppe: les
nuages.

Nous escaladons la montagne qui se dresse à présent presque à pic. Les
poneys vont sûrement, se hissant d’un coup de reins, tâtant le terrain
du sabot avant de s’engager.

Je m’arrête pour les faire souffler et, en me retournant, j’ai la
surprise d’apercevoir au premier plan la mer des nuages et là-bas, tout
au fond du fjord, la cité qui se chauffe au soleil.

Plus que jamais, la ville a l’aspect d’un ménage de poupées qu’un enfant
capricieux aurait rangé au bord de l’eau pour jouer un moment.

Là, cependant, demeurent quelques centaines d’hommes vivant chichement
du commerce de la mer.

Bientôt, les froids descendus du nord viendront, qui revêtiront de glace
les hautes montagnes montant la garde de chaque côté du fjord; la passe
elle-même sera prise sous l’étreinte du monstre. La petite ville
attendra, calfeutrée, les beaux jours.

Les beaux jours pareils à ce jour de juin riant de soleil, où je m’en
vais vers le mystère des terres inconnues.

Pour moi, cette ville était le port d’où je pourrai gagner avec un peu
de patience, l’autre port, là-bas, vers l’ouest...

Je pourrais encore revenir sur mes pas, renoncer à mon dessein. Je
pourrais...

La montée s’achève, nous tournons; brusquement, la petite ville
disparaît, cachée par le pan d’une muraille couleur de rouille.

                   *       *       *       *       *

Nous cheminons sur le plateau. Les chevaux ont de la neige jusqu’aux
étriers.

                   *       *       *       *       *

Trois heures, nous allons ainsi dans la brume.

A perte de vue, la neige que tache, de loin en loin, la silhouette
conique d’un _cairn_ de rochers élevé par les hommes pour jalonner la
route.

Une somnolence envahit mon âme; je laisse aller ma bête qui arrache une
à une ses pattes à l’étreinte glacée. Elle va avec prudence.

Pour s’être écarté, le poney qui porte mes bagages disparaît dans un
trou jusqu’au garrot. Seul, il se dégage et suit le cheval d’Einar, en
ayant soin de mettre son sabot dans le trou creusé par le sabot de son
camarade.

A gauche, proche, la teinte verte--un vert laiteux d’opale--d’un lac.

                   *       *       *       *       *

Nous voici sur l’autre versant. Tout au fond, le barrage énorme d’une
ligne noire, les montagnes qu’il nous faudra franchir demain.

Dans la vallée, le lit fantastique d’un fleuve, le Lagarfljot, qui
descend directement de l’immense réservoir du Vatnajokul et va, à
travers la vallée glaciaire, se jeter dans l’océan Arctique dans la
large baie de Hjeradsfloi, entre les pointes de Kollumuli et de Kogr.

                   *       *       *       *       *

Une herbe galeuse a remplacé la neige. Nous commençons la descente,
prudents.

Sur un plateau, en contre-bas, arrêt.

On débâte les poneys qui se roulent dans l’herbe, puis broutent.

--Si monsieur veut voir une belle chute, il n’a qu’à regarder derrière
cet escarpement.

--Ça vaut la peine?

--Vraiment.

Alors, m’agrippant aux moindres saillies, me soulevant à la force du
poignet, je grimpe.

Soudain, un bruit formidable m’accueille.

La chose, en effet, vaut le déplacement.

A mes pieds, jaillissant du roc et sautant dans le gouffre, une cascade
tombe.

Un beau saut, ma foi! cinquante à soixante mètres.

Le grondement est pareil à celui du tonnerre. L’impression est
angoissante; devant moi, la vallée s’étale, affreusement désolée, pas un
arbre, pas un arbuste n’anime ce paysage millénaire.

Seuls des oiseaux vivent dans la page du ciel, des perdrix blanches, des
pluviers dorés et le vol tournoyant des rapaces, crécerelles et
éperviers au ventre clair.

                   *       *       *       *       *

Je redescends de mon perchoir; mes chevaux sont toujours là, tondant
l’herbe, mais Einar a disparu.

Je saute d’un rocher à un autre rocher, et je finis par l’apercevoir,
tapi dans un coin et buvant consciencieusement l’alcool destiné à
frictionner les bêtes.

                   *       *       *       *       *

Petit Guimy nous a suivis.

Petit Guimy est le chien du grand Guimy, l’attaché consulaire de France.

Petit Guimy est un fox français. Il est venu en Islande avec un
chalutier. Au hasard d’une soûlographie, il a quitté son maître pour se
donner à Guimy.

Pendant des mois et des mois, c’est lui qui a veillé sur le lourd
sommeil de l’homme. Il attendait, assis sur son arrière-train, que le
roi de la création eût la force de se tenir sur ses jambes. Parfois
aussi sa patience était lasse; alors il trottinait à la recherche de
quelqu’un qui voulût bien le suivre et ramener son maître.

Au départ, il aboyait en tournant autour des chevaux; maintenant il va,
court, vient, repart, chasse devant lui les moutons qui détalent, fait
trois fois le chemin, jappe et saute aux naseaux des poneys.

Dans la neige, tout à l’heure, il s’enlisait. Je l’ai mis sur le devant
de ma selle, il a tourné vers moi son œil railleur, puis a léché ma main
qui tenait les rênes.

                   *       *       *       *       *

Le Lagarfljot a les honneurs d’un pont, surprise que je ne retrouverai
pas de longtemps dans ce damné pays.

Celui qui franchit le fleuve est en bois, armé de trente brise-glace.

--Où est le village, Einar?

--Le village?

--Oui, pour l’étape.

Et l’homme montre un point à l’horizon.

--Où?

--Devant vous, un peu à droite, oui, là.

--Ce cube de pierre?

--C’est là que nous nous arrêtons.

                   *       *       *       *       *

Si les hasards de votre destinée vous conduisent en Islande, je vous
conseille vivement de ne pas vous fier aux cartes routières du pays.

Je soupçonne le captain Braun, qui a mis tous ses soins à l’élaboration
de la carte islandaise, d’être né non au Danemark, mais entre Tarascon
et les Martigues.

C’est tout au moins un personnage facétieux et plein d’humour, mais
lorsque l’humour est pratiqué à nos dépens, on le trouve certes moins
savoureux.

Or, sur cette carte, il y a des noms inscrits, les uns en capitales, les
autres en anglaise, qui font honneur aux mérites calligraphiques du
graveur.

Vous pensez que, si les premiers indiquent des centres importants, les
seconds servent à désigner des lieux de moindre envergure?

Hélas! que vous lisiez _Modrudalur_ ou GRIMSTADIR, vous apercevez, au
milieu de la plaine ou accroupie à la pente du mont, une humble demeure
dont les murs sont de terre et la façade de bois.

C’est la cité promise à votre peine.

                   *       *       *       *       *

La ferme ici sacrifie au goût moderne. La civilisation a pénétré sur les
rives du Lagarfljot sous les espèces du ciment armé.

Le cube d’un gris sale se détache sur la terre ocre.

C’est là qu’Einar arrête notre première étape.

Notre caravane stoppe, tandis que des chiens hargneux signalent notre
arrivée par des aboiements.

Il y a neuf heures que nous sommes partis. En neuf heures, nous avons
franchi vingt-cinq kilomètres.

                   *       *       *       *       *

Le _baer_ de Fjardarheidi est abrité par le haut plateau rocheux qui
domine toute la vallée et le fleuve.

Le pied de l’appareil sous le bras, l’appareil sur le dos, j’escalade
les rochers; une heure après, j’ai au-dessous de moi un panorama unique.

Le Lagarfljot ici est immense. Deux kilomètres séparent les deux rives.
Il coule, large, impétueux, dans un décor sauvage fait de roches
éruptives, noires, coiffées de neiges éternelles.

A la place où je suis, je vois la trace certaine, indiscutable, de la
descente des glaciers.

Le Vatnajokul, aux premiers âges du monde, emplissait la vallée.

Sous une poussée irrésistible, les glaces se sont mises en mouvement du
sud au nord; elles ont lentement, sûrement, creusé leur route vers la
grande mer libératrice. Aujourd’hui, le fleuve descend de l’immense
réservoir qu’est le Vatnajokul (_Vatna_: eau; _jokul_: glacier).

                   *       *       *       *       *

Trois heures après-midi. Nous reprenons notre marche, accompagnés des
deux fils de notre hôte.

Nous suivons la rive gauche du fleuve aux eaux couleur d’absinthe.
Parfois, il creuse des criques où les vagues clapotent; parfois, il
reçoit des torrents qu’il faut traverser à la nage.

Les poneys habitués à ce genre de sport reniflent, boivent à longs
traits, puis bravement se jettent à l’eau.

La sensation la plus désagréable est lorsque l’eau entre dans les
chaussures; ensuite, on s’habitue.

Un bon galop pour se réchauffer jusqu’au prochain affluent.

                   *       *       *       *       *

Une falaise à pic domine maintenant le fleuve. Des blocs énormes s’en
sont détachés; toute la rive est jonchée de galets sur lesquels le fer
des chevaux glisse.

Par places, des rochers fendus par la gelée.

Les heures succèdent aux heures, nous chevauchons toujours en remontant
le fleuve; après les cailloux ronds, voici les marécages, les poneys pas
contents renâclent. Ils détestent les terres molles.

                   *       *       *       *       *

Petit Guimy, fox courageux, a traversé rivières et marais.

Infatigable, il court, lampe sans s’arrêter l’eau du fleuve, monte sur
les rochers, descend, revient et repart.

La petite bête est pleine de vie, mais voici pour ses péchés une brebis
et son agnelet.

Les deux bêtes fuient; le fox rapide, les rejoint; alors, la maman fait
tête cependant que son enfant se sauve.

Pour son malheur, il dévale vers le Lagarfljot et, fou de terreur, se
jette à l’eau...

Il nage, il nage éperdument, gagnant peu à peu le milieu du fleuve; mais
le fleuve a des lames courtes.

Là-haut, la mère affolée bêle, bêle, bêle, bêle...

L’agnelet tourne la tête. Ce mouvement lui est fatal; il ouvre sa
bouche, son mufle se retrousse pour un bref bêlement.

--Reviens, reviens, reviens! appelle la maman.

--Bé...é...é.

Le flot a étouffé la voix. Le petit corps disparaît, remonte, fait une
tache blanche sur l’eau opalisée, puis sombre à tout jamais.

                   *       *       *       *       *

Sur le rocher, la brebis bêle avec des chevrotements pareils à des
sanglots.

                   *       *       *       *       *

Mais Einar Jonson représente la justice immanente.

Petit Guimy revient, jappant, queue frétillante.

L’homme descend de cheval. D’un geste, il cueille l’animal qui se tord
sous l’étreinte.

Un coup sec, un cri atroce; les reins cassés, Petit Guimy n’est plus.

Einar, justicier et bourreau, lance le corps inerte dans le fleuve qui
roule maintenant dans une même paix le chien et le petit agneau.

                   *       *       *       *       *

Pauvre, pauvre Petit Guimy! Hier encore vous étiez chez votre maître.
Vous dormiez, je m’en souviens, devant le feu qui illuminait la chambre;
vous étiez roulé en boule dans les poils longs d’une toison.

Votre peau avait, par moments, des secousses brèves; vous grogniez
aussi, heureux.

Mais, dites-moi, qui peut éviter son destin?

                   *       *       *       *       *

Les deux Islandais nous ont quittés, nous suivons toujours le fleuve,
qui va s’amincissant.

Trente mètres séparent ici les deux rives.

Une église de bois dresse son grêle clocher.

Nous allons, sans un mot; seul, le sabot des poneys roulant sur les
galets anime le morne paysage.

                   *       *       *       *       *

Un _baer_ misérable, Midhus. La fermière a entendu le pas de nos
chevaux, elle est là qui nous prie d’entrer dans sa maison.

Refuser serait offenser cette femme. Nous la suivons. Hâtive, sur le
bois blanc, elle a jeté une nappe brodée, le moulin broie les grains,
bientôt la bonne odeur du café monte.

Sur un napperon de dentelle, elle nous porte un morceau de sucre, seul
trésor de cette pauvreté.

Le liquide brûlant nous ranime, mais l’étape n’est point finie. En
selle! Au revoir, hôtesse. La femme nous fait un signe de la main.

Nous partons dans un galop.

                   *       *       *       *       *

_Baer_, café; _baer_, café; dîner: morue sèche, eau pure, coucher, lourd
sommeil.

                   *       *       *       *       *

De dix heures du matin à trois heures, nous courons, non par les
chemins,--il n’y en a pas,--mais par la plaine. Nous avons traversé
Brekka, après une halte chez le docteur Larusson, une rivière aussi avec
de l’eau jusqu’aux cuisses.

Près du _baer_ de Bessastadagerdi, nous trouvons toute une caravane de
vingt-cinq chevaux, conduite par trois paysans qui attendent la nuit
avant de gravir la montagne.

Là-haut, sur le plateau, la neige est partout. Vers neuf heures, ce
soir, elle sera durcie, donc plus facile à passer.

Faisons comme eux. Attendons. Nous débâtons nos poneys, qui, joyeux,
broutent l’herbe.

Devant le _baer_, de vieilles femmes lavent la laine que cet hiver elles
fileront.

                   *       *       *       *       *

Petit Guimy est mort. Ce matin, un bon chien islandais le remplace.

Il m’adopte et trotte derrière mon cheval.

C’est une bête de belle race, le museau en renard, la queue fournie, les
oreilles droites. Il est noir avec une étoile blanche sur le front.

Ses quatre pattes sont aussi guêtrées de blanc.

Je le baptise Fjord.

Pour l’instant, sachant qu’il faut toujours profiter d’une halte, il
dort le cou allongé sur ma selle.

Einar et les trois paysans, après un conciliabule secret, ont disparu.

Mystère et alcools frelatés!

                   *       *       *       *       *

Escalade du mont, montée du calvaire. Les chevaux gagnent mètre par
mètre en se hissant d’un coup de reins brusque.

A pic, le gouffre; sous une carapace de glace on entend le grondement
des eaux.

                   *       *       *       *       *

A mille mètres, le plateau. Aussitôt, un vent fou nous accueille,
paquets de neige, rafales et tourbillons.

Quelques poneys se couchent avec leurs chargements.

Cris et coups les relèvent.

Les miens font preuve d’endurance. Ils clignent leurs longs cils où
perlent des glaçons. Ils secouent leurs oreilles comme pour chasser un
insecte importun.

Ils suivent, au pas, le chef de file... Ils suivent d’instinct, car la
brume est venue, une brume qui nous enveloppe de son suaire glacé.

Avec cela, la neige tombe, gelée. Chaque flocon est une aiguille qui
pique ma chair. Sous les moufles de laine, j’ai les doigts gourds.

Le poney-guide, une bête blanc et gris, va d’un pas régulier, cherchant
l’endroit propice où poser son sabot, faisant des crochets de cinquante
mètres qui nous paraissent inutiles; mais, lorsque nous arrivons à la
courbe, nous apercevons la crevasse qui bâille, noire et attirante.

Il chemine, d’un pas sûr, connaissant la route; dans la brume, il
disparaît parfois, puis réapparaît comme un fantôme que le brouillard
agrandit et déforme.

On dirait par instants une bête immense, une bête d’Apocalypse menant
une ronde infernale.

Un paysan a pris Fjord, mon chien, en croupe. C’est un drôle de bonhomme
vêtu de toile kaki, le chef recouvert d’un chapeau de paille et tenant
une badine à la main.

Mon esprit se remémore aussitôt l’homme qui portait un chapeau de forme,
là-bas, aux marches d’Alaska...[1]

  [1] Voir _Le Grand Silence blanc_, Ferenczi, éditeur.

Les poneys ont de la neige jusqu’au poitrail.

Notre caravane s’avance sans un bruit. Une torpeur accable bêtes et
gens.

                   *       *       *       *       *

Il y a deux heures que nous allons ainsi; il faut neuf heures pour
traverser le plateau de Fljotsdalsheldi. Je décroche le thermomètre qui
pend à l’arçon de ma selle, j’efface la buée, le chiffre apparaît.

--Moins dix.

Allons, ça va...

Et dire qu’à cette heure je pourrais être si tranquille dans mon
pigeonnier parisien. Il doit faire une nuit tiède, piquée de mille
étoiles; les vernis du Japon sur le boulevard du Temple, doivent
incliner doucement leurs feuillages, sous la caresse de la brise
nocturne.

Ah! démon inquiétant qui me pousse... ce soir ici, demain ailleurs,
pèlerin passionné d’aventures, en marche vers des horizons imprévus!

Quelle étoile me guide? Vers quelle adoration nouvelle?

Sur les plages de la Manche ou de l’Océan, les bons petits camarades,
écrivains en chambre de romans compliqués, font de effets de smoking,
bombent le torse ou inclinent l’échine, manœuvres d’assouplissement
indispensables à la conquête des prix littéraires. Sous les globes
électriques, la fumée des cigarettes met des écharpes vaporeuses.

Le jazz-band est déchaîné dans les dissonances des cuivres et le
hurlement des nègres en sueur.

Les intrigues se nouent à l’ombre des casinos en carton-pâte qui
déshonorent la virginité de la mer.

Mots d’amour, promesses que le vent du large emporte: cervelle illogique
des femmes, égoïste calcul des hommes...

Non, non, non!

La neige purifie; le froid qui pénètre ma chair rend mon âme meilleure.

Les dégoûts de ma vie civilisée s’effacent jusqu’à l’oubli total.

Le cavalier qui poursuit cette randonnée fantastique n’a rien de commun
avec le garçon indolent que j’ai laissé là-bas.

Il souffre dans sa carcasse, jamais plus dans son cœur, pauvre chère
chose grelottante et pitoyable; mais, au souffle des rafales qui
passent, les poumons se vivifient et ce cœur reçoit un sang nouveau qui
le régénère et l’exalte.

                   *       *       *       *       *

La neige est un cloaque où l’on patauge sur le terrain spongieux, les
chevaux enfoncent, j’ai de la boue jusqu’au ventre.

Nous commençons à descendre péniblement, les poneys glissent sur leur
arrière-train. Une rivière barre la route, la croûte de glace est peu
sûre.

Le poney-guide, plusieurs fois, l’a tâtée du sabot.

Enfin, là, il se décide. Suivons-le.

Mais l’autre rive est escarpée. Avec son fer, le poney creuse, creuse;
par la même trouée, toutes les bêtes ont passé.

                   *       *       *       *       *

La brume, sans raison, se dissipe d’un seul coup, et c’est la féerie de
la merveilleuse nuit polaire. Dans le ciel d’un vert tendre, il y a des
nuages roses qui courent, poussés par une brise invisible.

Nos chevaux font lever un vol de cygnes sauvages.

                   *       *       *       *       *

Nous traversons à gué un fleuve qui roule des eaux noires entre les
parois lisses d’une muraille de basalte.

                   *       *       *       *       *

Au _baer_, je dors dans le lit d’un valet qui me cède la place.

Dans le creux tout tiède, je me glisse en étirant mes membres et j’ai la
sensation d’un bonheur absolu.

                   *       *       *       *       *

Trois heures après, Einar m’appelle.

--Monsieur, debout!

Hein! quoi? Déjà? Sans renâcler, je me lève, j’avale le café bouillant.

Einar sangle les bêtes et me tend l’étrier. Hop là! En route.

La neige nous accompagne.

                   *       *       *       *       *

Rude étape dans les rochers et la terre molle.

Le lac Anavatn est ma seule consolation. Sa tache émeraude contraste
avec les roches brunes et la neige blanche; des milliers d’oiseaux le
survolent. Des canards au col vert, des pluviers dorés. Des cygnes
sauvages pataugent sur les bords, lourds et empêtrés.

Une maman et cinq petits font une escadre qui manœuvre.

                   *       *       *       *       *

Un autre petit lac, dont nous suivons la rive droite, nous conduit, à
onze heures du soir, au pauvre _baer_ qui termine l’étape.

L’hôtesse est seule. Le paysan est à Akureyri. Elle nous a entendus,
aussitôt elle s’est levée; sa fille aînée est debout, passant un linge
mouillé sur le plancher; la maison doit être nette pour recevoir l’hôte.

Le café est servi, tout est prêt, et la paysanne nous reçoit sur le
seuil de sa porte au moment même où nous descendons de cheval.

                   *       *       *       *       *

Les petits enfants, quatre marmots aux joues rondes, aux cheveux blonds
hirsutes, veulent voir le «frankman».

Mon bracelet-montre les intrigue et mon stylo les émerveille.

Je griffonne ces notes sur mes genoux, cependant qu’Einar Jonson
explique à la pauvre femme, désolée de n’avoir pas mieux à nous offrir,
que je suis un «important personnage».

Animal d’Einar qui trouble l’âme simple de cette humble paysanne
prodiguant les trésors de son cœur, seule richesse qu’elle ait!

Et je songe à l’accueil que l’on me ferait si je me hasardais à cogner,
vers les onze heures du soir, à la porte de certains patelins du doux
pays de France, m’amenant sans crier gare, moi, mes chevaux et un copain
dont l’appétit est aussi grand que la taille.

                   *       *       *       *       *

La petite pièce, où j’ai dormi comme un prince, est creusée dans le sol;
à hauteur de ma tête, un carré de bois: la fenêtre, par où entre la
lumière du jour.

Par l’étroite ouverture, j’aperçois le lac sur lequel la neige tombe,
fait un trou et fond.

                   *       *       *       *       *

La neige, naturellement. Douze degrés sous zéro, naturellement.

Les bourrasques de vent qui balayent le plateau soulèvent la neige. Mes
yeux saignent, mon pied gauche commence à geler.

Arrêt.

Je me déchausse, l’orteil est boursouflé et bleuâtre.

--Einar, l’alcool camphré, s’il vous plaît!

Très consciencieusement, Einar débouche le sac, sort la boîte aux
médicaments, déplace les objets, cherche et dit, la mine désolée:

--Je ne sais comment cela se fait. «Il» n’est pas là.

Il soulève la sacoche. Inutile! J’ai compris.

--Vous avez bu l’alcool camphré.

Ma phrase n’est pas une question, mais une affirmation, et Einar me
répond, les bras ballants, paumes larges ouvertes, ce seul mot:

--Vraiment.

Je n’ai jamais pu démêler s’il fallait mettre un point d’interrogation
ou un point d’exclamation à ce vraiment.

Ce dont je suis certain, c’est que ce sacré animal--que le diable
l’emporte--a bu mon alcool camphré.

                   *       *       *       *       *

Je bande mon pied endolori après l’avoir longuement frictionné. En
selle, mon vieux Freddy, l’étape est encore lointaine!

_’Tis a long way... to Rejkjavik._

A l’horizon, de hautes montagnes en pyramide. Sur la gauche, énorme,
formidable, titanique, un volcan en forme de bouclier.

La neige a cessé, la plaine est sableuse; puis c’est un désert de
pierres volcaniques et de cendres, ce qu’on nomme en minéralogie un
«congloméré».

                   *       *       *       *       *

MODRUDALUR. Sur la carte du captain Daniel Braun, le mot est écrit en
capitales. En effet, Modrudalur est un centre important. C’est un _baer_
riche, qui, à l’abri des hautes montagnes qui l’environnent, a des
herbages nourriciers sur lesquels vivent plusieurs centaines de moutons
et plusieurs tribus de poneys.

Modrudalur est, au fond d’un cirque volcanique, par 65° 29′ de latitude
nord, 15° 55′ de longitude. Son altitude est de 480 mètres au-dessus du
niveau de la mer.

                   *       *       *       *       *

Pendant la nuit, la neige est tombée, couvrant la plaine; cependant, le
froid est moins vif. Le thermomètre n’accuse que trois degrés sous zéro.

Einar a eu l’amabilité de me prévenir que l’étape prochaine serait rude:
Modrudalur à Grimstadir. Il y a surtout un certain fleuve que l’on doit
traverser deux fois.

--Un pont?

Einar hausse les épaules.

--Un gué?

Einar secoue la tête.

Charmant! charmant! charmant!

Et puis après tout, flûte! On verra. Nous ne sommes pas au bout de nos
peines.

La tentation me prend soudain de retourner en arrière, d’aller à
Seydisfjord et d’attendre le premier steamer qui passera, soit pour
Rejkjavik, soit pour l’Europe.

Une envie subite, irraisonnée, un coup de cafard monstre.

Allons, vieux, ça ne va pas, ce matin?

Beau début... regarde la carte, il y a un joli bout de ruban... Hein! Et
puis ces fils qui s’enchevêtrent: rivières, fleuves, torrents; ces
hachures, montagnes à franchir, précipices à éviter, ces mille pattes
minuscules, volcans, laves, ça ne te dit rien?

Facile! Donne l’ordre du retour. On t’accueillera à Seydisfjord avec le
sourire... et à Paris donc... Dis-moi la tête que feront les copains, tu
vois d’ici leurs gueules de travers?

Ah! non, pas ça!...

--Eh! bien! quoi, Einar, qu’est-ce que vous fichez? Grouillez-vous,
espèce de brute!

Mais Einar, philosophe, laisse passer l’orage. Il en a vu d’autres. Sans
se hâter, il boucle les valises. Il a vraiment un chic extraordinaire
pour équilibrer les bagages: une ficelle par-ci, une courroie par-là; il
coupe, il taille, il coud, avec la même impassibilité.

Soudain, il se retourne.

--Monsieur, il faudrait acheter un autre cheval.

--Hein?

Einar sait fort bien que j’ai entendu. Il répond:

--Oui, monsieur.

Il a, du reste, maquignonné l’affaire; le maître du _baer_ est là, comme
par hasard... et le poney aussi...

C’est une vieille bête rousse dont les côtes sont en cerceaux et les
iliaques en porte-manteau. Elle est minable, mais elle a de bons yeux
dorés sous les cils blancs.

--Il est vieux... fait le paysan.

Pardienne! on ne peut le nier.

--... Mais c’est une excellente bête. Achetez-la, monsieur, _elle est de
bon conseil_.

--Combien?

--Trois cent vingt-cinq couronnes.

Et l’homme se hâte d’ajouter:

--Je vous donne le bât et la bride.

Oh! Alors... un animal de «bon conseil» à ce prix-là, c’est donné.

Tope!

On lui colle aussitôt l’appareil cinématographique sur le dos.

Pauvre appareil, il n’a jamais été à pareille épreuve!

Combien de fois, au long de ma route, mes yeux se sont posés sur lui,
alors qu’au trot de la bête j’entendais comme un bruit de ferraille; le
pied bringuebalait comme une rapière trop longue, dont le pommeau serait
trop lourd.

Parfois il prenait au poney la fantaisie de se rouler, pattes en
l’air... Puis, remis debout, il se secouait, heureux de ce délassement.

Ah! j’avais bien besoin de m’empoisonner avec cet outil-là!

Et je revoyais les pièces minuscules, l’iris et les entrailles
mystérieuses, les écrous gros comme des têtes d’épingle, les roues
dentelées, le fragile obturateur.

Dans la sacoche, les boîtes rondes où se trouve la pellicule vierge.

Pellicule, appareil, tout le fourbi, reçoivent la neige depuis des
jours, traversent avec nous les rivières... mais le soir, lorsque je
range soigneusement mon bagage, j’ai la satisfaction de voir que la
maison Pathé, prévenante, a eu le soin d’écrire en grosses capitales
tout autour des boîtes: «CRAINT L’HUMIDITÉ».

                   *       *       *       *       *

Donc, le vieux cheval roux est chargé du matériel cinématographique.

Aussitôt, comme s’il comprenait le rôle qui désormais sera le sien, il
prend la tête de la petite caravane.

Nous n’avons plus qu’à le suivre.

En sept heures, nous faisons quinze kilomètres. Impossible d’aller plus
loin. La bourrasque de neige est d’une violence inouïe. Le vent descend
du haut des monts et s’engouffre dans la vallée étroite où nous
cheminons. Les aiguilles de glace piquent les yeux des chevaux qui
hennissent de douleur. Je souffre horriblement de ma gelure.

Einar, lui-même, y renonce. Il faut s’arrêter à Vididalur.

Le paysan s’empresse. Nous débâtons les chevaux et rentrons sous terre.
Devant un bon feu de tourbe, jambes étendues, j’arrache d’un geste
machinal les glaçons qui, sur mon chandail de laine, font de
pittoresques stalactites.

                   *       *       *       *       *

Comme je vais pour m’étendre sur le bat-flanc qui me servira de couche
pour la nuit, j’aperçois mes chevaux errant à l’aventure; leurs longues
crinières et leurs queues traînantes flottent comme un drapeau sous les
coups de la bourrasque toujours déchaînée.

Du sabot, ils raclent le sol, enlèvent la neige pour essayer de trouver
une maigre pitance.

Ils vont errer ainsi toute la nuit; lorsque la fatigue les gagnera, ils
se coucheront dans la neige, et la neige qui tombe les ensevelira.

Ainsi faisaient mes chiens d’Alaska; ainsi font les poneys d’Islande,
livrés à la garde de Dieu, mangeant ce qu’ils trouvent, dormant où ils
peuvent, ne connaissant jamais l’ombre tiède de l’écurie, le foin qui
sent la prairie, l’avoine aux grains d’or.

Dans le silence, leur ronde inquiète est un cauchemar; ils passent,
ombres et fantômes, dans le tournoiement exaspéré des flocons blancs.
Les montagnes noires ont disparu. Le ciel bas semble vouloir écraser la
terre à force de détresse et de désolation.

                   *       *       *       *       *

Au réveil, changement de décor. Le soleil fait valser des millions de
molécules dans un rais d’or pâle.

Le ciel est bleu. La montagne violette.

                   *       *       *       *       *

Un beau soleil nous fait cortège, les poneys galopent dans la
pierraille; mais bientôt la cendre volcanique couvre seule le sol, une
cendre impalpable qui vole sous le pas des chevaux, une cendre qui a
tout envahi, chassant l’ancien _baer_ de Grimstadir dont elle a dévoré
les ruines, obligeant les paysans à fuir. Ils ont établi leurs fermes à
plusieurs kilomètres... Là-bas... tout là-bas, on aperçoit les deux
cubes de ciment gris, car Grimstadir est un _baer_ et une station
postale.

C’est là qu’aboutit le courrier qui, tous les mois, suit la route que
nous venons de parcourir. De Seydisfjord à Grimstadir, le postier va,
par les noires gelées d’hiver, par des printemps pareils à celui-ci,
franchissant les monts, traversant les rivières, apporter aux pauvres
gens qui nous ont accueillis les ultimes nouvelles du monde civilisé.

L’homme de la poste est le seul lien qui les rattache à la vie.

                   *       *       *       *       *

On a séparé les agneaux des brebis. Par centaines, les agneaux bêlent;
les brebis, là-bas, répondent.

On ouvre la porte, c’est la ruée de cinq cents agnelets et la galopade
des brebis.

Chaque petit cherche sa mère, chaque mère son petit...

Et lorsqu’ils se sont retrouvés, la brebis s’arc-boute, écarte ses
jambes, l’agneau donne des coups de tête furieux, puis happe les
mamelles ballantes.

Les uns tettent les genoux repliés, d’autres sont sur le dos; d’autres
tettent la bouche de travers... Ils s’impatientent, goulus... Une
dizaine d’agnelets courent affolés, cherchant et bêlant, lamentables.

Si l’un d’eux se trompe de maman, la brebis se rebiffe et chasse
l’importun à coups de tête.

Lorsqu’un petit meurt, on est obligé de tromper la mère en plaçant la
dépouille du mort sur l’agnelet qu’on veut lui faire adopter.

Dans l’immense enclos, on n’entend plus que le baiser gourmand des
agnelets.

Les mères clignent leurs yeux, dans une douce béatitude.

                   *       *       *       *       *

Il m’est impossible de trouver le sommeil, tant la lumière est vive.
Elle entre à flots dans la chambre claire, dont les cloisons embaument
le sapin fraîchement menuisé.

Je laisse errer ma pensée au fil des nuages qui passent, nuages roses
qu’une brise légère fait cavalcader... et je vais chevauchant des
chimères, car l’Éternel a dit: «Je te ferai passer comme à cheval
par-dessus les lieux haut élevés de la Terre...»

Quant à l’héritage de Jacob, promis par Isaïe, je ne le trouverai point,
en vérité, sur cette terre d’Islande, plus desséchée et plus aride que
les rives lointaines du Jourdain.

                   *       *       *       *       *

Oui, mais les gens qui sont ici vivent de peu, arrachant, à force de
labeur et d’opiniâtreté, de maigres profits à un sol particulièrement
ingrat.

Si le bonheur est l’art de savoir limiter ses désirs, ceux-là sont parmi
les heureux de ce monde.

                   *       *       *       *       *

Minuit! C’est un enchantement! Fête de grâce, fête d’harmonie, le ciel
est à l’horizon couleur fleur de pêcher. Chante, mon cœur, la quiétude
d’être seul, plus isolé dans tes pensers que Robinson dans son île,
écoute s’égoutter la nuit. Non, pas la nuit, la promesse d’une lumière
éternelle. Joie de cet enfer. Gloire et rayon! Aurore sainte!

                   *       *       *       *       *

Si vous étiez à Tarascon et qu’il vous prît la fantaisie de vouloir
muser à Beaucaire, l’idée ne vous viendrait jamais de vous jeter dans le
Rhône pour gagner l’autre rive.

Le fleuve est large, le courant rapide et puis... et puis il y a le
fameux pont...

Une heure après avoir quitté Grimstadir, le Jokulsa nous barre la route,
le Jokulsa qui est au Rhône ce que le Rhône est à la Seine.

Les eaux sont d’un gris cendré; elles courent impétueuses, venant des
grands glaciers.

Et cependant il faut passer. Il faut passer...

Le vieux poney de «bon conseil» n’hésite pas, lui; il s’est approché,
broyant sous ses lourds sabots les pierres ponces que le fleuve charrie
et rejette en longue traînée d’argent sur ses rives, et bravement il
s’est jeté à l’eau.

Les poneys porteurs, poneys de Panurge, suivent l’ancêtre sans discuter.

Einar pousse son cheval qui se décide après une hésitation.

Je pousse du talon le mien, il avance, recule, se cabre et soudain se
jette à l’eau comme on se noie. D’un seul bond, il franchit trois
mètres, tombe, souffle, hennit... et nage.

Les autres, là-bas, sont des points au milieu du fleuve. Seuls émergent
les naseaux et le sommet du crâne.

La dérive est importante, le petit poney gris nage vaillamment; comme il
est le plus léger, le courant l’entraîne... Mais la bête est brave, son
instinct lui dit qu’il ne faut pas se laisser aller, elle nage, nage,
nage, éperdument.

Je n’ai pas vidé les étriers. Mon regard fixe l’autre rive, car
lorsqu’on traverse un fleuve à cheval il faut bien se garder de suivre
le courant des yeux, sans quoi, inconsciemment, on se penche et l’on
perd l’équilibre... Et si l’on perd l’équilibre, c’est la mort pour le
cheval et pour soi.

Se garder aussi de tirer sur la bride, le moindre mouvement et le cheval
se retourne sur lui-même. Le résultat est identique: la mort.

J’ai les maxillaires crispés. Le froid? non, la peur. Une peur insensée,
stupide, qui me tient à la gorge...

Nous avons abordé à trois cents mètres de la crique où nous devions
atterrir.

                   *       *       *       *       *

Fjord, voyant les bêtes à l’eau, a fait comme elles; mais, poids plume,
le courant l’emporte.

Il a gagné le milieu du fleuve, lorsqu’il change d’idée et revient à son
point de départ.

Là, il secoue ses poils, s’assied sur son derrière et, la tête droite,
il pousse un hurlement.

Mais sa lamentation ne dure pas, il s’élance à nouveau dans les flots.

Sa tête met une tache noire sur l’eau grise; je l’aperçois longtemps,
puis elle disparaît.

Pauvre, pauvre Fjord!

Soudain un jappement joyeux retentit, la petite bête maligne a coupé le
courant en biais; elle est allée aborder à plus d’un kilomètre en aval,
mais elle a passé...

Tous deux, mouillés et frileux, nous nous serrons l’un contre l’autre.

C’est si doux de se retrouver lorsqu’on a failli se perdre!

                   *       *       *       *       *

Sur la rive du Jokulsa, il y a un _sœluhus_. Un _sœluhus_ est un abri de
pierre pour les voyageurs; c’est une pièce carrée où l’on trouve, roulée
dans un sac, de la laine brute sur laquelle on peut dormir, un poêle,
quelques morceaux de tourbe, parfois même du charbon.

Sur le poêle, une théière, une casserole de fer battu... des provisions,
morue ou flétan séchés à l’air, quelquefois une boîte de conserves.

Mais les paysans préfèrent passer la nuit dehors, car il court des
histoires sinistres dans lesquelles les _sœluhus_ jouent un rôle
tragique.

C’est à l’intérieur de l’île que se sont réfugiés les esprits
d’autrefois, non pas les dieux qui sont partis sans retour lorsqu’en
l’an mille la parole de Christ les a chassés, non pas Odin ou Thor, mais
les mauvais génies, les Alfas, les Trolls, les Géants, et le plus
terrible d’entre eux: Olfür..., qui se plaisent à jouer mille tours à
ceux qui sont assez téméraires pour venir les troubler dans leur domaine
et dans leur solitude.

Malheur à celui qui s’endort sous le toit du _sœluhus_!

                   *       *       *       *       *

Einar, tout en effilochant sa morue sèche, me dit à voix basse:

--C’est vrai, monsieur, croyez-moi. Tenez, deux frères, Fredericsen et
Jonson, étaient partis de Kirkjubaer; ils allaient à Vopnafjordur,
lorsque la tempête les rencontra comme ils traversaient le Jokulsarhlid.
Le poney de Jonson tombe et se brise la patte. Le cavalier dit à son
frère: «Gagne le _sœluhus_, qui est au pied du Smjurfjall.» Le
Smjurfjall, volcan où chacun sait que les esprits des ténèbres sont
déchaînés...

«Malgré la neige, Fredericsen trouve le _sœluhus_. Il essaie de faire du
feu, impossible; il cherche à tâtons la laine pour se coucher: pas de
laine; à manger, rien, pas ça! De guerre lasse, il s’accroupit et
s’endort... Soudain, il est réveillé par des coups que l’on frappe à la
porte. Claquant des dents, Fredericsen se signe, le bruit cesse... Un
instant après, il entend des pas au-dessus de sa tête, et pan, pan, pan,
pan, les coups ébranlent la poutre maîtresse du toit et, dans la hurlée
de l’ouragan, il perçoit un cri immense... On l’appelle... Cette voix,
c’est celle d’Olfür, qui punit l’imprudent, Olfür qui réclame sa proie,
Olfür pourvoyeur de la mort...

«Cinq jours après, des paysans qui passaient ont trouvé, couché devant
la porte, gelé à bloc, Jonson, et dans le _sœluhus_ Fredericsen qui
riait, riait, riait...»

                   *       *       *       *       *

Après le fleuve, pour la première fois, nous rencontrons les laves qui,
par larges coulées, sont venues jusqu’ici.

Et c’est Dante à nouveau que j’évoque devant cette vision de l’Enfer.

A droite, à gauche, devant, derrière, partout des torrents de lave figés
dans les derniers soubresauts du plus effroyable des cataclysmes.

La lave ride le ventre de la vieille terre, lasse de ce prodigieux
enfantement.

Ici, la plaie est récente, elle date de quarante ans à peine; plus loin,
c’est le hérissement des roches éruptives, affectant des formes propres
à frapper l’âme des hommes.

Les bêtes de l’Apocalypse ou de la mythologie, tout ce que l’imagination
humaine créa dans sa peur horrible de l’inconnu, est là.

Gueules bâillant sur des gouffres d’ombre, animaux antédiluviens en
route pour une chevauchée effroyable; faces grimaçantes de monstres
chinois, membres tordus comme des flammes, tout se rencontre et se
confond dans un même sentiment: la faiblesse de l’homme devant la
redoutable volonté de Dieu.

Je ne sais comment Alighieri, sous le pur azur florentin, a conçu sa
descente aux enfers, mais, tandis que mon cheval s’avance, le vent, qui
vient ici en droite ligne du pôle, m’apporte les harmonies de Berlioz et
de Boïto.

                   *       *       *       *       *

Et pour que la sensation soit plus cruelle, plus juste aussi, une
montagne, ocre jaune et saumon, se dresse, qui fume par d’invisibles
pores, et l’odeur du soufre pique la gorge et fait pleurer les yeux.

                   *       *       *       *       *

Heureusement, voici le lac Myvatn.

La Montagne Bleue est couverte de neige rosissante. La Montagne du Vent
creuse, à son sommet, un cratère mort couleur de cendre, d’un gris
métallique.

Le lac est bossué d’îlots formés de roches éruptives; sur les eaux
calmes passe le vol oblique des canards sauvages, qui sont ici par
centaines.

                   *       *       *       *       *

Et dans la paix du soir,--est-ce bien le soir, cette éternelle
lumière?--je regarde la silhouette de la croix du Christ, qui se
découpe, nette, sur la page du ciel. Car il y a à Rejkjahlid, une
église, humble et minuscule, où le prêtre vient une fois par mois
louanger le Seigneur, une église qui garde un étroit cimetière où sont
rangés huit tertres herbeux.

Ici aussi, la mort est anonyme. Que sont, du reste, ces fragiles
poussières devant l’effroyable majesté des paysages millénaires?

                   *       *       *       *       *

A Rejkjahlid, il y a un petit moulin aux ailes trapues, un petit moulin
juché sur un perchoir, un petit moulin à quatre marches.

Quatre marches de bois, quatre brasses de toile: un petit moulin à
l’échelle de la petite église.

                   *       *       *       *       *

Le canot glisse sur les eaux vertes du Myvatn; on aborde les îlots
volcaniques. Dans les roches, il y a des centaines de nids; dans les
nids, des centaines d’œufs.

Des œufs de canes sauvages. En une heure, trois gamins et moi emplissons
la moitié d’un baril. Les mères canards volettent en poussant leur
_an-aa-an_ qui revient comme un refrain fatidique.

Les mâles, indifférents, font miroiter leurs plumes qui, autour du cou,
sont d’un vert métallique.

                   *       *       *       *       *

Myvatn est un étonnement au milieu de la lave, une lave aux reflets d’un
bleu d’acier ou d’un rouge de rouille. A Myvatn, il y a des arbres.

Des arbres? Entendons-nous, des arbustes, hauts comme ça... Des bouleaux
nains que les Islandais appellent _birk_ et qui méritent bien leur nom
latin: _betula odorata_, cela sent bon la myrrhe.

Les oiseaux, étonnés d’être dans un feuillage, chantent.

                   *       *       *       *       *

C’est une région où j’aimerais rester longtemps. La Montagne Bleue est
si belle, elle se découpe si nette sur le ciel, son profil se reflète si
pur dans les eaux du lac. Oui, mais la Montagne du Vent, la Montagne des
Cendres, la Montagne du Soufre montent la garde, attestant que les dieux
enchaînés, les cyclopes géants, n’ont pas abandonné toute espérance.

Pour peu que l’on prête l’oreille, on entend le marteau de Vulcain
résonner sur l’enclume; la forge est en activité, la flamme siffle, le
soufflet grince.

Demain, le lac sera-t-il là?

                   *       *       *       *       *

Cependant, les paysans travaillent, les moutons broutent l’herbe qui
croît aux creux des laves; un agneau, sur le toit du _baer_, tond
l’herbe courte.

Les chiens rassemblent les poneys.

La vie se poursuit et la mort l’accompagne.

                   *       *       *       *       *

Dans le salon du _baer_, l’hôtesse m’a montré avec orgueil l’image de
son fils, un garçon aux yeux clairs déjà américanisé. Il est à Winnipeg,
avec les autres, tous les autres Islandais qui dans le Manitoba ont
apporté les vertus de leur race.

Il est parti, et l’histoire se renouvelle d’Eric le Rouge et de son fils
Lief.

Eric qui, chassé de Norvège, chassé d’Islande, suivit la route de
l’Ouest.

                   *       *       *       *       *

Sur la barque non pontée, ils allaient chercher les terres nouvelles
promises à leur vaillance.

Par-dessus la redoutable barrière de la banquise, la côte se dessinait,
coupée d’arêtes, hostile: Groenland. «Terre verte!», s’écriait le
réprouvé, qui ajoutait facétieux: «Un beau nom fait toujours bien.»

                   *       *       *       *       *

On était en 983.

                   *       *       *       *       *

De Brattahild, la nef reprit sa course. Eric le Rouge et son fils Lief
descendirent la côte du Labrador et pénétrèrent dans l’estuaire du
Saint-Laurent.

Les fils d’Islande suivent la tradition, la terre canadienne les
appelle, cette terre qu’ils découvrirent les premiers, avant les
Dieppois, qui cependant devancèrent Colomb.

                   *       *       *       *       *

Les Dieppois avaient à leur bord un certain Martin Alonso Pinzon,
mauvaise tête, mais bon marin.

Le capitaine, un jour, le débarqua à Rejkjavik.

                   *       *       *       *       *

Alonso Pinzon, en 1492, commandait la caravelle la _Pinta_, «qui allait
toujours de l’avant».

L’astucieux Génois, chef de l’expédition, ne naviguait donc pas au
hasard, mais selon le tracé d’une route que son second connaissait.

                   *       *       *       *       *

Pinzon ne voulait pas ravir la gloire de Colomb, Colomb lui doit toute
la sienne.

                   *       *       *       *       *

Tous ces faits de l’histoire du monde défilent devant ma mémoire comme
sur un écran. De l’humble _baer_ où je suis, un fils est parti pour la
Terre nouvelle, comme ses frères d’autrefois.

A la _saga_ qui dit les exploits de ceux-ci, un chant s’ajoutera pour
célébrer celui-là, puisque les exilés de New-Island, de Winnipeg,
gardent la Tradition sacrée.

                   *       *       *       *       *

Pendant la veillée, le paysan m’a dit:

--Ton père, que faisait-il?

--Ceci.

--Et son père à lui?

--Cela.

--Et le père de son père?

--Il était docteur dans un petit village, au sud de mon pays.

--Bien. Et son père à lui?

Un geste insoucieux et je réponds:

--Ma foi, je n’en sais rien.

Le paysan s’étonne, il me considère avec une pointe de pitié au coin de
l’œil, une moue de mépris au coin de la lèvre, et avec fierté il
déclare:

--Moi, je suis fils d’un tel, qui était fils d’un tel, lequel était fils
d’un tel.

Volubile, il ajoute:

--Je peux remonter ainsi jusqu’à l’ancêtre qui est venu aux premiers
jours, avec Ingolfür et Hjorlejfür.

                   *       *       *       *       *

Ce paysan n’est pas une exception. Quatre-vingt-dix pour cent des
Islandais peuvent ainsi dresser leur arbre généalogique depuis ses
rameaux récents jusqu’aux racines profondément enfoncées dans la nuit du
passé.

                   *       *       *       *       *

Cela, les _sagas_ le prouvent, les _sagas_ plus belles que les chansons
de geste médiévales ou les récits chantés par les rapsodes errant dans
les bourgs de l’Hellade.

                   *       *       *       *       *

Mot gothique _saeja_: ce qui se dit.

_Islandigabok_, saga d’Are Frode; _Landnamabok_, saga de Sturla
Tordsson, qui nous ont conservé mille trois cents noms de personnes et
mille quatre cents noms de lieux.

                   *       *       *       *       *

L’Histoire s’est brodée, fil à fil, pendant les longues nuits polaires.

Ces hommes, qui venaient de Norvège, trouvèrent une terre désolée; tout
leur manquait, tout fut leur œuvre...

Et dans l’île d’Enfer, sentant leur isolement, ils éprouvèrent le besoin
de perpétuer leur souvenir.

Tradition orale d’abord, tradition écrite ensuite.

Récits toujours authentiques, chroniques brèves au ton impersonnel...
«Un tel, tel jour, a fait cela», «Ceci se passait là».

                   *       *       *       *       *

Celui de Winnipeg ne dira pas: «Je m’appelle ainsi, mon père était un
tel...», il écrira: «Un jour, de telle année, Sigurd Sigurdson arriva.
Il venait du _baer_ de Rejkjahlid, sur les bords du lac Myvatn... Son
père...»

Ainsi, les races ne meurent pas.

                   *       *       *       *       *

Le _baer_ est construit sur la lave. Il a trois façades de bois non
peint. Le long de ces façades, il y a des chapelets de poissons séchés;
au milieu, l’écusson de la poste: «Landissima Stod.»

                   *       *       *       *       *

Sur une plaque d’émail, il y a un faucon blanc sur fond d’azur. Le
faucon, blason de l’Islande.

A peuple issu de pirates, il fallait pour emblème une bête de proie, et
ce faucon est blanc de la blancheur et de la pureté des immensités
vierges.

                   *       *       *       *       *

Comme je cinématographiais les bords du lac et la montagne, le paysan a
dit à son ami:

--Le Français est un officier qui «lève» des plans pour son pays.



IV

LA CHEVAUCHÉE DANS LA TEMPÊTE


La longue, l’abominable étape! Nous laissons sur la gauche la Montagne
Bleue et coupons à travers les roches éruptives, puis soudain, sans
raison, le désert de cendres et de pierres.

Les chevaux butent, s’enfoncent, se dégagent d’un coup de reins,
s’enfoncent, butent, se dégagent...

Pas une touffe d’herbe, rien ici de vivant, ni sur la terre, ni dans le
ciel. Pas un insecte ne rôde, pas un battement d’aile.

Nous descendons, au pas, la vallée de la mort.

                   *       *       *       *       *

A l’horizon, une chaîne de montagnes. Pas à pas, mètre par mètre, nous
allons vers elle avec l’espoir secret que du haut du col nous changerons
de paysage.

La descente, le cheminement au creux de la vallée, la remontée du mont
chauve... Au sommet, nous apercevons à nos pieds l’immensité désertique.

Mornes heures où la désolation de la nature courbe nos âmes. Nous ne
reverrons jamais le pays du soleil, les eaux jaseuses qui bordent la
prairie, le fuseau des peupliers qu’un vent très doux incline vers le
sol.

Vignes de mon village, vignes feuillues, vignes aux ceps tordus, vignes
lourdes de grappes, un mirage vous dresse devant mes yeux; la plaine est
écrasée de soleil. Dans les platanes, il y a des cris stridents de
cigales, et là-bas l’étang et la mer se joignent dans une étreinte
bleue.

Un nouveau col, et c’est encore le déroulement infini de la terre
maudite.

C’est une symphonie grise: gris de la cendre, gris des cailloux, gris de
mes pensées.

Le morne balancement du poney qui me porte m’assoupit et m’endort. Il
semble que je descends aux rives fatales, île d’Enfer, pays du diable.

Je m’enlise dans la mort, lourd du poids de tous mes péchés.

Quel archange blond fendra la nue d’un coup d’aile et m’emportera
frémissant vers les sommets enfin atteints, vers les rêves enfin
réalisés?

                   *       *       *       *       *

Nous marchons depuis sept heures; depuis sept heures, devant nous
s’ouvre le désert. Il s’ouvre et se referme sur nous.

J’ai voulu m’arrêter, mais les poneys têtus ont poursuivi leur
chevauchée exaspérée.

Suis-je seulement sur la bonne route? Einar, guide, ne guide rien du
tout. Il est affalé sur sa bête, le front barré par la peur indicible
qui le mord aux entrailles.

Comme moi, il songe aux enfers. L’épouvante s’inscrit sur son visage, et
dans son âme se lève la crainte atavique des Trolls et des Géants.

Et, dans son cerveau, il évoque Odin qui a ordonné et gouverne le monde;
Odin, fils de Borel, fils de Besla, qui protège les hommes courageux et
les accueille au Walhalla.

A l’instant même, deux immenses corbeaux coupent notre route; ils rament
l’air de leurs ailes pesantes et passent en croassant.

Einar reconnaît en eux les deux compagnons inséparables du vieux dieu:
Hugin, la Réflexion, et Munin, la Mémoire.

Et, poussant du talon son cheval, il le presse, flanc contre flanc, avec
le mien, et dans un chuchotement il me dit sa crainte et son espoir.

Odin, dans le Valaskjalf, nous guette; il est sur son trône d’argent pur
que les poètes appellent Hlidskjalf. De ce trône, il voit le monde
entier et surveille ses trois épouses: Iord, la terre inhabitée; Frigg,
la terre cultivée; et Ring, la terre engourdie par l’hiver.

Nous traversons le domaine d’Iord, mais le Dieu nous garde, les deux
corbeaux qu’il nous a envoyés en sont la preuve irréfutable.

Du reste, c’est aujourd’hui jeudi: _Torsdag_, le jour de Thor, et, si
son père Odin nous oubliait, le terrible massacreur des Géants et des
Trolls ceindrait son baudrier de vaillance, lequel double sa
force--ainsi que chacun sait--et brandissant sa massue, Mjoelne, il
foudroierait les monstres de l’enfer.

                   *       *       *       *       *

Mais Thor ne sera pas obligé de quitter son palais de Bilskirne dans le
royaume de Trudvâng, car, du haut du mont, j’aperçois enfin la fin de
nos misères. A nos pieds, voici la tache verte d’une prairie. Là-bas est
le _baer_, là-bas est le repos.

Les chevaux, comme nous, ont vu. Ils partent au galop, dévalant le flanc
de la montagne presque à pic par des sentiers où n’iraient pas les
chèvres.

Un vent du diable nous accueille sur ce versant. Le froid est intense,
mais on néglige sa morsure; là-bas la prairie, là-bas le _baer_, là-bas
le repos...

                   *       *       *       *       *

Hélas! entre le _baer_ et nous il y a le Laxardulr; du sommet c’était un
mince fil coulant dans la vallée; sur la rive, c’est un fleuve qui
gronde.

Des terres fangeuses le protègent. Les chevaux prennent un bain de
boue... le vieux poney patauge, flaire, cherche, et le voilà qui nage en
plein courant.

                   *       *       *       *       *

Au milieu du fleuve, un îlot où croissent quelques herbes; les poneys
s’arrêteraient volontiers, mais, glacés, transis, ruisselants, nous les
poussons à l’eau.

Soixante mètres de nage et nous voici sur l’autre bord.

Un galop nous amène devant l’église de Thvéra. Inutile de songer à
atteindre Einarstadir aujourd’hui. Il y a treize heures que nous sommes
à cheval.

Du reste, le pasteur est là, debout, sur son seuil, qui nous attend et
nous accueille.

                   *       *       *       *       *

Sans songer à manger, mon chien mouillé et frissonnant s’endort en boule
sur le meilleur fauteuil de notre hôte. Je n’ai pas eu le courage de le
chasser, moi qui, ruisselant, enlève mes bottes, le dos confortablement
calé par l’édredon d’eider qui recouvre le lit.

                   *       *       *       *       *

Le pasteur de Thvéra vit seul entre son _baer_ et la maison de Dieu.
C’est un vieillard à la face lépreuse, aux mains gonflées et molles. Il
s’informe longtemps des mœurs de mon pays, tandis que nous puisons tous
trois, Einar, lui et moi, non dans le même plat, mais au même poisson:
un flétan séché que nous effilochons avec conscience.

Einar dépouille un filet, moi l’autre; le servant du Seigneur fait ses
délices de la tête.

--Il y a, me confie-t-il, vingt-sept morceaux désirables dans une tête
de flétan.

«Tenez, celui-ci,--et du pouce il arrache un court filament derrière
l’oreille,--celui-ci, on le nomme «la langue de la vieille.»

Et les yeux fermés, il avale le morceau avec un émoi religieux.

                   *       *       *       *       *

La veillée passe, rapide. Je laisse Einar et notre hôte en tête à tête.

Tête-à-tête qu’ils ont mis à profit. Au matin tous deux ont un air
guilleret.

Tandis qu’Einar recoud une sangle, je mets un fer au pied gauche avant
de mon poney.

Le pasteur soutient, sur ses genoux, le sabot de la bête, cependant
qu’au couteau je gratte et enlève la corne.

Et tandis que je cloutais, le vieillard m’a fait une étrange confidence:

--Où avez-vous couché hier?

--A Rejkjahlid.

--Ah!

Et le pasteur branle sa tête eczémateuse, puis il dit avec un ton de
mépris incommensurable:

--Le paysan... c’est un ivrogne!

--...

--Il boit de l’alcool à brûler.

Il prend un temps, puis il ajoute comme à regret:

--... Et il en est avare!

Je ne saurai jamais si le digne homme réprouvait le paysan «parce qu’il
buvait de l’alcool à brûler» ou parce qu’il ne lui en donnait pas.

                   *       *       *       *       *

Thvéra est loin derrière nous. Nous chevauchons enfin une terre moins
ingrate, mais c’est le diable de mener les poneys. A chaque instant, ils
s’égaillent comme un vol de linots. Ils prennent le galop, ce qui leur
donne le temps de s’arrêter pour tondre une touffe d’herbe; dès qu’ils
nous sentent derrière eux, les voilà repartis. Mais les uns tirent à
droite, les autres prennent à gauche. Nous en ramenons deux, trois en
profitent pour se sauver.

Coups et cris les remettent en ligne, et les voilà menant un train
d’enfer, la tête au ras du sol, coupant au passage un brin d’herbe.

Le terrain devient raboteux; l’herbe est galeuse, râpée comme un tapis
centenaire.

Les «trapps», les bandes trachytiques, les hérissements des roches
basaltiques, la stratification grossière des tufs se succèdent et
calment l’ardeur des chevaux.

Soudain, monte un grondement; c’est un roulement lointain qui, au fur et
à mesure que nous avançons, se renfle. L’écho nous l’apporte amplifié.

Je presse mon cheval et, debout sur le roc primordial, je vois à mes
pieds la chute de Godafoss, une des plus célèbres d’Islande.

Les eaux courent sur les rochers, polis depuis les premiers âges du
monde, et tombent.

La chute affecte une forme qui rappelle celle du fer à cheval (la _Horse
shoe_) du Niagara.

Et le courant se perd entre les parois de basalte.

                   *       *       *       *       *

Miracle! il y a un pont.

Mais les poneys, peu accoutumés, refusent de passer... Quelques-uns, par
habitude, descendent sur la rive; nous avons toutes les peines du monde
à les empêcher de se jeter à l’eau.

Enfin mon poney gris, le plus jeune, s’engouffre sur l’étroit passage;
le bruit de ses sabots frappant le bois l’effraye, il fait un brusque
écart... J’ai juste le temps de sauter, il est au bord de l’abîme, la
frêle barrière craque déjà... S’il recule d’un pouce, il est perdu.

Je lui parle doucement, caresse son encolure... la bête frémissante me
suit. Ses quatre membres tremblent par secousses brèves.

                   *       *       *       *       *

Ljosavatn, oasis de cet enfer, eaux calmes du lac dans la paix
reconquise, eaux d’un bleu clair avec des violets presque mauves.
L’ombre de la montagne qui s’y reflète est d’un violet plus sombre.

Des bouleaux nains bordent le lac.

Ljosavatn, joie des yeux, joie du cœur.

                   *       *       *       *       *

Il y a des pluviers par centaines. Les pluviers animateurs de la triste
campagne islandaise, qui précédant nos chevaux, poussent leur monotone
_spo...é..._ Ils voltigent autour de nous, ignorant la barbarie des
hommes, se posent avec grâce, leurs longues pattes repliées; l’un, plus
téméraire, se juche sur le crâne d’un poney, puis étendant ses ailes
pointues reprend son vol et son cri... _Spo...é... spo...é_.

Les trois doigts de leurs pattes font un triangle sur la terre molle.

Ils ont une livrée grise et blanche, mouchetée de noir ou d’or roux.

                   *       *       *       *       *

Au bord du lac, nous faisons ripaille. Morue, naturellement, et biscuits
de France; j’éventre une boîte de singe, cependant qu’Einar accroupi
confectionne le café.

... Les chevaux en profitent pour s’esquiver.

On les rassemble. En route! Misère! un torrent... Einar s’aperçoit que
les cailloux qui forment le lit sont instables.

Nous sautons et entrons dans l’eau, tirant les poneys par la bride;
parfois on perd l’équilibre, un galet tourne et c’est le plongeon... En
général, l’eau nous vient aux aisselles, une eau glacée.

Décidément, congestion, tu n’es qu’un mot!

                   *       *       *       *       *

Une gentille amazone qui monte «en garçon» nous dit que l’église de Hals
est prochaine.

Heureux de la nouvelle, je pousse ma bête... Une heure, deux heures,
rien.

En Islande, il est deux choses très approximatives pour les paysans:
l’heure et la distance.

Un après-midi à quatre heures, le _baer_ allait s’endormir, car la
pendule, de par la volonté du maître, marquait neuf heures. Selon
l’individu, le temps qu’il faut pour atteindre un endroit déterminé est
on ne peut plus variable... en effet, cela dépend du temps qu’il fait et
des jambes de votre cheval.

Enfin, voici Hals perché sur la colline. _Baer_ important. Église
confortable.

Einar parlemente avec une bonne femme, toute de noir vêtue, propre,
cheveux tirés, broche d’argent niellée au corsage.

--Le pasteur regrette, il ne peut vous recevoir.

Pour la première fois, en Islande, un _baer_ nous ferme sa porte...

Pourquoi?

L’explication est prompte... On entend des éclats de voix, des chansons
et des rires... M. le pasteur de Hals est en train de gobeloter avec le
_sysselmann_ (le bailli) d’Akureyri et dix autres convives.

Et pour nous qui grelottons dans nos vêtements trempés, il n’y a pas une
place.

J’ai comme une vague idée qu’au _baer_ de Hals M. le pasteur et ses amis
n’observent pas à la lettre le règlement qui prohibe l’alcool...

Einar est navré.

--T’en fais pas, mon vieux, à cheval...

Avant de remonter sur sa bête, mon Islandais se retourne, montre le
poing à la porte fermée, et avec volubilité prononce des mots que je ne
comprends pas; je ne les comprends pas, mais je suis certain que l’ami
Einar traite le représentant du Seigneur comme du poisson de
l’avant-veille.

                   *       *       *       *       *

Pendant quatre heures, je conjugue le verbe: rogner.

Une surprise nous récompense de nos peines: enfouie au milieu des
bouleaux, la maison du _garde forestier_, oui, vous avez bien lu: du
garde forestier.

Vogulm est une pépinière où le gouvernement islandais essaye, avec
succès, le reboisement de l’île.

Dans le salon où l’on dresse ma couche, il y a des livres, beaucoup de
livres. Ibsen est au complet, et je m’endors heureux comme si mon
sommeil était gardé par des amis retrouvés.

                   *       *       *       *       *

De Vogulm à Akureyri, trente kilomètres au juger, trente kilomètres dont
vingt-cinq d’escalade.

On grimpe en zigzag, effarouchant les brebis que des paysans à cheval
ramènent. Du haut du mont, on aperçoit Akureyri. La ville est rangée le
long de la rive gauche du fjord. Il y a des maisons, de vraies maisons
en ciment et en pierre, et des bateaux dont les cheminées mettent des
panaches dans l’air bleu.

Une joie enfantine m’étreint: au sortir de l’enfer, c’est un paradis
riant qui s’offre à mes yeux déshabitués.

Des maisons, des bateaux... un canot automobile glisse sur l’eau nette
du fjord; son _teuf... teuf... teuf..._ se répercute et m’arrive,
distinct. C’est la pulsation qui bat au poignet de la vie.

Allons, hop! pressons... Mais la descente est rude. Il a plu la nuit, le
sentier est un infect cloaque, les pattes des poneys sont gantées de
boue gluante.

                   *       *       *       *       *

Dans l’eau salée, les chevaux ont bu à longs traits, narines dilatées,
mufle retroussé.

Puis ils ont mangé les algues que le courant apporte sur la rive.

Après quoi, ils sont entrés dans l’eau pour effacer les souillures de la
terre. Ils sont ressortis propres et nets. Alors, de leurs dents
longues, ils ont peigné, l’un l’autre, leurs crinières.

Puis ils ont joué à se rouler sur les galets.

                   *       *       *       *       *

Einar a confié les chevaux à un paysan. Nous traversons le fjord en
canot... Nous mettons vingt-cinq minutes, en souquant ferme, pour
atteindre la rive.

Des milliers d’hirondelles de mer tournoient au-dessus des réserves de
harengs. Parfois, l’une d’elles plonge et remonte, tenant dans son bec
un poisson qu’elle avale en deux déglutitions.

Fjord, chien-paysan, qui ignore la mer, est malade... comme une bête.



V

DORMIR SOUS LA NEIGE POLAIRE


L’Eyjalfjordr s’enfonce de trente-quatre milles dans la terre d’Islande.
Entre Thorhildarvogr et Gjogrta, il y a dix milles. Le sommet de
Kaldbarkr domine le fjord de ses mille cent cinquante mètres; à l’ouest,
la masse du Siglunesgnupr.

A neuf milles de l’entrée, dans l’axe du fjord, l’île Hrisey aux côtes
escarpées, sauf au sud-ouest où le rivage est plat et sablonneux. L’île
a trois milles et demi de longueur, sa largeur est de un mille. Au fond,
le port: Akureyri.

                   *       *       *       *       *

Akureyri, au sud de la pointe Oddeyri, est libre de glaces pendant les
mois d’été. Il est bloqué pendant la mauvaise saison.

A l’est de la ville, le mouillage est sûr. A deux encablures de terre,
il y a des fonds de trente mètres.

                   *       *       *       *       *

Chalutiers français, goélettes norvégiennes, cordiers des Féroé, vapeurs
anglais, pêcheurs de harengs ou pêcheurs de morues, se hâtent, profitant
de la belle saison.

                   *       *       *       *       *

Je suis tout étonné d’être debout sur une place, d’aller et de venir. Je
retrouve la rue ainsi qu’une vieille amie après une longue absence.

Mes pieds frappent le sol comme pour en prendre possession.

Je passe fier, bombant le torse, indifférent à tout ce qui n’est pas ma
satisfaction personnelle.

Des maçons s’affairent sur leurs échafaudages, des charpentiers clouent
des poutrelles, des paysans vont au trot de leurs chevaux, la sirène
d’un cargo hurle, il y a du bruit, des cris, des appels, des chansons et
des rires. La vie grouille, la vie est belle!

                   *       *       *       *       *

Non, la vie n’est pas belle, la civilisation a gâché ma joie. Laissant
Einar à ses fonctions de fourrier, je cours à la station postale.

Il y a des centaines de lettres qui attendent les marins de tous les
pays; toutes ont une écriture hésitante, lettres de maman, lettres
d’épouses, lettres de fiancées; plusieurs lignes: le nom du gars, celui
de son bateau, aux bons soins du capitaine... Des cachets ronds
attestent qu’on a cherché le matelot de Rejkjavik à Seydisfjord, de
Seydisfjord à Blondüos, de Blondüos à Akureyri...

D’ici, elles repartiront vers quelle destination?

Je les tiens entre mes doigts qui tremblent, je ne voudrais pas
m’énerver. Impossible, je hâte le tri, vite, vite, vite.

Rien pour moi.

Impossible aussi.

Je mate mon désir et reprends la besogne. Une à une, les lettres
défilent. Aucune ne porte mon nom.

Nul souvenir n’est venu jusqu’à moi de la terre natale. Une main
invisible crispe ma gorge, une envie de pleurer monte de mon cœur à mes
yeux. Non, pas ça... pas ça.

D’un geste machinal, je repousse les pauvres chères choses que d’autres
espèrent depuis des jours.

Et je sors.

Ah! que m’importent le bruit, le tumulte de la ville, le grouillement
des enfants qui jouent, le rire des femmes qui, sur l’appontement,
apprêtent la morue.

Vite, vite, tournons le dos à la vie; comme l’autre, je suis maudit. Mon
destin me conduit aux portes de l’enfer et les lettres de feu flambent,
qui disent:

«Par moi l’on va dans la cité dolente, par moi l’on va vers l’éternelle
douleur, par moi l’on va vers la race damnée.»

    _Per me si va nella citta dolente,
    Per me si va nell’eterno dolore,
    Per me si va tra la perduta gente..._

                   *       *       *       *       *

Et je suis prêt à laisser toute espérance.

                   *       *       *       *       *

--Ah! vous voilà, monsieur, j’ai tout arrangé, j’ai trouvé une chambre;
on va pouvoir rester plusieurs jours.

Et Einar Jonson se frotte les mains.

Mais sa joie est courte, je viens de lui casser les ailes avec trois
mots:

--Nous repartons demain.

                   *       *       *       *       *

Comme je médite devant un verre de bière, le commandant d’un cordier
norvégien frappe sur mon épaule et me dit:

--Il n’est pas bon de boire seul. Cela rend triste. Venez.

Je l’ai suivi dans l’arrière-boutique, où se trouvaient déjà son second
et deux matelots.

Ostensiblement, il commande de la bière, puis, lorsque la servante est
partie, il sort de sa vareuse une bouteille d’eau-de-vie danoise.

Nous avalons chacun la moitié du contenu de notre verre et nous faisons
le plein d’alcool. _Fifty-fifty_, moitié-moitié.

La bière à l’eau-de-vie, c’était de l’inédit pour moi!

Nouvelle tournée, celle du second. Servante, bière, alcool.

J’ai des remords, j’aurai dû emmener Einar.

Troisième, quatrième. Même cérémonie...

Je n’ai réussi qu’à me rendre malade.

                   *       *       *       *       *

Remontée de l’Eyjalfjordr au nord jusqu’à Glæsibaer, que nous laissons à
droite. A droite aussi, l’église de Modruvellir, une église grise sur la
prairie verte.

Nous passons l’Oxadalur sur un pont de bois. Les poneys ne s’habituent
pas à cette façon de franchir les fleuves. Le bruit de leurs pas sonne
sur le plancher et les effraye.

Direction sud-sud-ouest. Nous jouons à cache-cache avec le fleuve; à
tout instant, on passe de la rive droite à la rive gauche.
Naturellement, il n’y a plus de ponts, les chevaux se réjouissent de
patauger.

Enfin la vallée s’élargit, nous restons sur la rive gauche.

Bon terrain. Deux heures de galop pour sécher nos vêtements.

Puis la piste s’étrangle entre les hautes murailles sombres Val d’enfer
où les démons hurlent dans la plainte du vent.

La côte est rude à gravir. Le fleuve toujours nous accompagne; ses eaux
tumultueuses se hâtent, blanches, parmi les rochers noirs. Sur le
plateau, le paysage est lunaire: le hérissement des pics déchiquetés et
des trous de lave grise.

Là-bas, sur l’autre rive, la masse formidable du Vindheimarjokul. Ici,
l’immense jaillissement glaciaire du Tunahryggsjokul; devant nous, le
Myrkarjokul.

Nous sommes les humains errants de l’époque néozoïque; rien ne viendra
compenser notre peine.

Du ciel bas, la pluie tombe; l’horizon se rétrécit et nous enferme dans
un cercle glacé. La fatigue du corps tue la bête qui bourdonne dans le
cerveau. Nous descendons, au pas de nos chevaux, le flanc du mont aux
roches lisses. Nous descendons aussi peu à peu en nous-mêmes, éteignant
toute pensée, et du fond de la vieille terre monte le limon ancestral
qui trouble l’eau de notre âme... La croûte de civilisation tombe et la
brute réapparaît; je ne sens plus le vent qui glace, la pluie qui coule
dans mon cou; je vais, comme les autres allaient, des jours et des
jours, sous l’éternelle menace des fauves et des éléments, avec la
double préoccupation de trouver un abri, une proie.

Mais Dieu a pitié de ma détresse. Dans la brume, une tache rouge et
blanche apparaît et grandit. La parole du Galiléen est venue jusqu’ici
accueillante et consolatrice.

                   *       *       *       *       *

L’église de Bakki est en bois badigeonné de blanc. Son toit est une
coiffe de tôle ondulée passée au vermillon.

Au chevet de l’église, devant la porte du _baer_, il y a le cimetière.

Il doit être doux d’avoir ainsi devant les yeux, tandis que l’on
travaille, ceux qui nous ont été chers et qui nous ont quittés pour
dormir «du sommeil de la terre».

Ils sont moins lointains, moins partis.

Le bonheur vrai est ici, loin des batailles après pour un pain quotidien
relatif, loin des villes tumultueuses. Nos grandes nécropoles sont un
blasphème, monuments ostentatoires, couronnes effilochant leurs perles,
fleurs de zinc découpé, fausse pudeur, hypocrisie, mort fardée...

Sommeil troublé du cauchemar de la vie qui se hâte, cris et jurons,
sifflets des usines, trompes des automobiles, timbres énervants des
tramways...

Trépigne, piétine, cours, passant imbécile! Le trou bâille, la mort te
guette avec le crochet du père Ubu: dans la trappe... dans la trappe...
et sur ta vie frelatée, la lourde pierre, la décomposition des bouquets
misérables et des couronnes qu’entre-choque le vent qui grince!

Petit cimetière de Bakki aux tombes herbues, je voudrais dormir sous ta
terre primitive qui n’a jamais connu la misère des hommes.

Dormir sous ta neige polaire, dormir sous l’herbe jeune de ton printemps
si court, dormir devant la porte du logis où l’on est né, où l’on a
grandi, où l’on a aimé, où l’on a souffert.

                   *       *       *       *       *

Sur le talus du mont, des milliers de violettes.

                   *       *       *       *       *

Dans la petite église de Bakki, il y a, dans le chœur, un retable où un
artiste naïf a représenté le Seigneur et les saints. Un pinceau appliqué
a tracé une date: 1702.

Le pasteur, qui est aussi le paysan, a mis la laine de ses moutons à
sécher sur les stalles; sur la chaire, son vêtement du dimanche.

                   *       *       *       *       *

Morue, eau claire. Salut à l’hôte. L’église s’efface derrière un
mamelon; nous descendons, voici le fleuve.

Je sors de l’eau les maxillaires crispés. Le froid me gagne; mon corps a
des secousses brèves.

Les vallées se succèdent, désolées, arides, chauves, avec au fond
l’inévitable rivière.

En dix kilomètres, nous la traversons trois fois.

Un _baer_ est tapi au creux des rochers, une maigre pelouse l’entoure.
La paysanne, debout sur le seuil de sa porte, m’offre un bol de lait,
que j’absorbe sans quitter ma selle. Si je descendais, je n’aurais
jamais le courage de remonter.

Et nous allons ainsi pendant treize heures, sans un mot, sans autre
bruit que le pas des chevaux sonnant sur la croûte de lave.

Je n’ai plus de crainte au cœur, de mauvaises pensées à l’esprit.

Ce qui est écrit au livre de Dieu est écrit.

Il est minuit. Un ciel gris-perle est tendu sur nos têtes, des oiseaux
passent dans un vol silencieux, des linots sautillent, des linots au
ventre blanc qui n’émigrent jamais, même pendant les froids noirs de
l’hiver... Ce soir, dans la clarté polaire, ils sont heureux. L’un d’eux
se perche entre les deux oreilles du cheval de file. Son petit corps
suit le balancement de la marche.

Eux et nous sommes les seuls êtres vivants de ce paysage de mort.

                   *       *       *       *       *

Silfrastadir est une église pareille à un joujou d’enfant. Sa forme est
hexagonale, elle a un clocheton de tôle blanche. Son toit est rouge;
l’Hjeradsvatn roule, à ses pieds, des eaux vertes.

                   *       *       *       *       *

Nous avons grignoté quarante-cinq kilomètres.

Une borne--tout arrive--indique:

    «_Rejkjavik: 310 kilomètres._»

Étape rude pour les chevaux. Douze heures de marche. Je donne un quart
d’heure à la vieille église en terre battue de Vidimyri. Traversée du
fleuve en bac, mais le bac s’arrête au milieu du courant.

La montagne fume, des sources d’eau bouillante jaillissent.

Après Vidimyri, c’est la montée du calvaire qui recommence: un calvaire
caillouteux, incertain; les chevaux glissent et butent.

Le chien fourbu s’arrête tous les dix pas; assis sur son derrière, il
tourne la tête vers moi, ses yeux inquiets m’interrogent et semblent
dire:

--On va donc encore plus loin?

Péniblement, il se soulève, repart... Nouvelle station, nouveau regard,
nouvel appel...

Je saisis la bête par la peau du cou, je la hisse et la place en travers
de ma selle, devant moi.

Soudain, je sens une impression très douce à ma main gauche. A petits
coups de langue, Fjord me dit: merci.

                   *       *       *       *       *

A droite, deux lacs: deux émeraudes. Mais la brume monte avec nous. Elle
nous entoure, elle nous enveloppe, elle nous prend; nous la voyons
courir à ras de terre. Nous allons au petit bonheur, à tâtons. Puis,
sans raison, elle s’en va et j’ai devant les yeux le spectacle le plus
poignant qui soit.

Je suis au haut du mont. A mes pieds, le fleuve décrit un gigantesque
huit; la vallée, très fertile, est tachetée de carrés verts. Entre les
deux boucles du fleuve, le _baer_, endormi.

Fermant la vallée, une muraille se dresse, couleur de rouille, et sur la
muraille, à l’horizon, le soleil roule sa boule énorme et sans rayons,
et, au-dessus du soleil, il y a le cercle impeccable de la lune.

La descente s’accomplit, périlleuse, en lacet; parfois la montagne est à
pic. Les chevaux surmenés donnent un suprême effort; la prairie les
attire. Les pauvres bêtes n’ont rien dans le ventre depuis le matin.

Le chien fourbu s’endort à mes pieds, tandis que je griffonne ces notes,
mon carnet sur les genoux.

Einar est allé réveiller l’hôte, mais pour entrer il faut passer le
fleuve à gué.

En selle, les chevaux renâclent; enfin ils se décident.

La servante est déjà debout et la table dressée lorsque j’arrive.

Ivre de fatigue, je m’écroule et je dors.

                   *       *       *       *       *

C’est dimanche. Une matinée de repos.

L’église de Bolstadarhlid est en fête. On doit y célébrer l’office
aujourd’hui.

Au trot d’un robuste poney, le pasteur arrive. C’est un bon gros,
habillé de toile brune, le ventre en proue, le cheveu rare; il a la
trogne illuminée d’un personnage de Teniers.

Sans cérémonie, il s’installe à ma table, étale ses courtes jambes, tire
sa pipe, tapote deux ou trois fois la table, puis, les yeux au plafond,
les mains croisées, la pipe au bec, M. le pasteur prépare son prêche.

La fumée lui fait une auréole.

                   *       *       *       *       *

Les fidèles dévalent de toutes les sentes montagnardes. Il en vient de
partout.

L’heure de l’office est élastique et approximative. On commence quand
tout le monde est arrivé.

Les femmes en amazone ont l’air de paquets endimanchés; celles qui
montent «en garçon» sont plus délurées, plus crânes. Les grosses mères
sont installées sur des selles-fauteuils dont il faut les déjucher non
sans encombre.

Un clair soleil anime toutes choses, les eaux, la prairie, et les yeux
des filles qui, sournoises, regardent en dessous le «Frankman».

                   *       *       *       *       *

Il est trois heures et la cérémonie n’est pas commencée. Tant pis, je me
passerai du sermon.

--A cheval, ami Einar. Nous avons devant nous trente-cinq kilomètres.

--Oui, monsieur.

--_Go._

Quelques jeunes garçons nous accompagnent pour nous faire honneur,
certes, mais aussi pour avoir le plaisir de caracoler devant les filles
qui nous regardent partir.

Au premier détour, ils nous saluent et tournent bride.

Nous suivons la vallée de la Blanda (le fleuve blanc) qui doit nous
mener à Blondüos, un port minuscule qui range ses quelques maisons sur
les bords mêmes de l’océan Glacial.



VI

UNE ROSE SUR UN ROSIER


A l’est de Vatnsnes, il est une large échancrure taillée dans la côte
nord de l’Islande: c’est le Hunafjordr.

De hautes cimes arrêtent ses rives à l’est et à l’ouest; tandis qu’au
sud s’étend une plage basse formée d’alluvions.

Par vent de terre, les navires peuvent mouiller, mais lorsque les vents
du nord soufflent, le refuge est incertain, dangereux même. Les glaces y
sont fréquentes. C’est là qu’est Blondüos, à l’embouchure de la Blanda,
havre minuscule et peu accueillant; sa rade est foraine, on en voit de
dures par vent de sud-ouest; mais, à la belle saison, on mouille par
dix-sept mètres, la tenue est bonne, la mer pouvant être longue, mais
jamais très haute.

Cependant, la Blanda a des roches à fleur d’eau et il y a une barre.

Fermant l’horizon, à gauche, une jolie ligne de montagne blanche et
bleue.

                   *       *       *       *       *

Se loger n’est pas facile.

Einar parlemente, cependant que les indigènes désœuvrés me regardent
sous le nez. L’aspect de nos chevaux les met en gaîté.

Les pauvres diables sont dans un triste état.

Seront-ils capables de faire route demain?

Deux ont des plaies sur le dos.

--Venez, monsieur.

C’est Einar qui revient, ayant trouvé gîte et couvert. Nous descendons
jusqu’à la rive; debout sur un perron en ciment armé, il y a une petite
vieille et la plus belle jeune fille qui soit; avec des gestes simples
et un sourire, elles nous accueillent gentiment.

                   *       *       *       *       *

Les douces, les bonnes heures que j’ai passées là.

La vieille maman prévenante m’a choyé, cependant que sa fille adoptive
(l’adoption est très fréquente en Islande) était pour moi comme une
grande sœur.

Petite fille du Grand Nord polaire, je reverrai toujours votre front
calme, vos yeux d’un bleu si tendre et votre sourire enfantin qui
mettait à vos joues une double fossette!

Je vous vois toute pareille à la seconde précise où vous êtes entrée
dans ma vie; le large ruban qui vous cravatait mettait une tache vive
sur le corselet de velours noir où couraient des arabesques d’or. Et,
sur votre épaule, il y avait la frange soyeuse de votre coiffe
nationale, que baguait un anneau d’argent.

Vous étiez pure comme la neige et comme l’eau; nous n’avons échangé que
de brèves paroles, et cependant nous étions l’un à l’autre par la
communion de nos âmes.

Aucune pensée mauvaise n’a souillé nos deux cœurs.

J’ai pris votre main et j’ai joué avec vos doigts.

                   *       *       *       *       *

--On ne part pas, Einar, les chevaux sont trop las.

--Bien, monsieur.

La fatigue des poneys est-elle la raison qui me retient ici?

                   *       *       *       *       *

Dans un bol bleu, Anne m’a apporté du café noir.

                   *       *       *       *       *

Au-dessous de l’escalier, dans une soupente, un vieil homme siffle en
menuisant.

Il rabote, cloue, scie, sans cesser sa chanson.

C’est une larve humaine à qui le froid a mangé les deux pieds, un soir
qu’il s’était égaré dans la montagne, là-bas, vers le Sletafell.

                   *       *       *       *       *

Sur ma tête, un accordéon gémit des airs nostalgiques...

Son rythme met en mon cœur de lointaines réminiscences.

Airs farouches que jouait le _gaucho_, dans le bouge de Punta Arenas,
airs de danses des _saloons_ de l’Alaska... Airs sentimentaux dont des
notes subsistent, qui me disent mon enfance alors qu’un couple
d’Italiens chante dans la rue de ma ville natale.

Soleil de mon pays, longues nuits polaires, je vous revois tandis que
pleure l’instrument.

Alors Anne est sortie, puis elle est revenue accompagnée d’une femme.

L’horrible avorton échappé du pinceau de Goya! Mais sans mot dire, la
joueuse s’installe, à mes pieds, sur un coussin. L’étrange chose, cette
fille aux yeux clairs, ce grand garçon botté, au masque volontaire, et
cette musicienne de sabbat...

Les bras s’étirent, l’accordéon pleure lamentablement, et soudain c’est
le rythme endiablé d’une tarentelle, et comme une chaîne sans fin les
morceaux se suivent, fous, épileptiques...

Assez, assez, je vais crier...

Au même instant, c’est la modulation d’une chanson naïve où l’âme
s’amollit, chant de pâtre dans la montagne, amour toujours pareil sous
toutes les latitudes; les notes voltigent comme des lucioles ou
s’appuient comme une caresse, ô baisers, musique des lèvres!

On s’attendrit... mais un galop nous emporte, cela finit dans un
déchirement. Je ferme les paupières, et, quand je les rouvre, la
sorcière n’est plus là, partie, fondue, disparue, engloutie. Je suis
seul, tout seul dans la chambre avec la jeune fille aux yeux d’un bleu
si tendre...

                   *       *       *       *       *

Le sommeil me fuit. Je sors de la maison endormie et je descends vers
l’Océan.

Les vagues se dandinent et jouent, blanches sur la mer grise, d’un gris
métallique.

Dans le ciel mauve, il y a des nuages lilas qu’un soleil invisible
entoure d’un halo rose.

                   *       *       *       *       *

Ce spectacle est pour moi seul. J’en savoure la joie égoïste,
pleinement. Je reste immobile de peur que la vision ne s’efface; mais
non, elle persiste et s’agrandit; poussées par une main invisible les
nuées se mettent en marche pour une chevauchée triomphale.

Les chevaux, les reîtres, les lances, les casques défilent là-haut, en
mouvement vers quelle apothéose?

En bas, la mer océane est un cœur immense qui bat.

Cette nuit, j’ai compris la majesté divine.

                   *       *       *       *       *

Près du poêle, il y a un rosier, objet d’une attention jalouse. Sur le
rosier, fleurit une rose... Dirait-on pas le thème d’une chanson
populaire conservé à travers les âges par la tradition... ou bien un
conte qui commencerait par le fatidique: il était une fois...?

C’est une rose pourpre à peine sortie du bouton et déjà parfumée...

Mes lourdes bottes font craquer le parquet; je tourne comme un ours en
cage, mais, à chaque passage, je m’arrête et respire la fleur.

La pluie bat les vitres, les montagnes sont brouillées, le ciel et la
mer se fondent dans une même teinte grise.

Anne est sortie.

La vieille est restée un moment près de moi; seuls ses yeux vivent dans
sa face parcheminée. Elle a essayé une vaine conversation, puis elle
s’est tue; alors elle a pris ma main dans ses deux pauvres mains ridées,
puis elle a ri d’un rire rouillé qui a tiré ses lèvres en dedans.

Einar est, quelque part, avec un camarade. Je ne l’ai point vu depuis
hier.

La bonne grand’mère trotte menu, puis disparaît.

Je recommence ma ronde, et l’odeur de la rose pénètre ma chair.

Je n’ai pas entendu Anne rentrer. Lorsque je me retourne, elle est
derrière moi; alors, sans un mot, elle a brisé la branche et m’a tendu
la fleur d’un geste simple et familier.

                   *       *       *       *       *

Entre les pages de mon carnet de route, il est un petit spectre noir qui
me rappelle le rêve effacé, bulle qu’aucune pointe n’a crevée et qui est
montée, légère, vers les paradis où les amants ne sont jamais entrés.

Petit spectre noir, souvenir parmi les souvenirs de ma vie errante;
petit spectre noir dont l’âme parfumée est absente, partie avec le
mirage de mon songe désabusé.



VII

AUX PORTES DE L’ENFER



La descente vers le sud commence. La pluie tombe, une pluie tenace qui
pendant trente-cinq kilomètres nous suit. Avec cela, un vent du diable
qui nous jette au visage des paquets d’eau.

Nous traversons un fleuve, eau dessus, eau dessous, eau partout, puis
nous entrons dans une région curieuse.

Il y a une succession de petites collines pointues, de cinq à vingt
mètres de haut; elles sont roussâtres pour la plupart et caillouteuses.
Elles sont séparées les unes des autres. Nous avons l’air de jouer à
cache-cache.

Un double arc-en-ciel nous montre la route de Lœkjamot.

                   *       *       *       *       *

En sept heures, nous faisons dix-neuf kilomètres. Lœkjamot–Stadarbakki,
décidément, c’est un record, dix-neuf kilomètres au pas, dans un terrain
détrempé, sous une pluie battante.

                   *       *       *       *       *

De Stadarbakki à Stadir, courte étape afin de ménager les chevaux qui
demain auront un rude effort à fournir pour traverser le plateau de
Holtevorourheidi.

Pluie et soleil. Nous suivons le Hrutafjord (le fjord des béliers), un
des plus profonds de l’Islande.

Là-bas, de l’autre côté, quelques maisons aux toits rouges, quelques
barques: c’est la station commerciale de Bordeyri. On ne peut vraiment
pas appeler cela un port.

Stadir nous apparaît dans la brume avec son église traditionnelle et son
traditionnel _baer_.

Église, ferme, terre, ciel sont gris, d’un gris argenté, très moderne et
très doux.

                   *       *       *       *       *

Rude journée. Dix heures de cheval dans la brume et la pluie.

Dans le terrain mou, les chevaux enfoncent; l’un d’eux s’enlise jusqu’au
poitrail.

A un mètre, on ne voit rien. Seule, la dernière heure est bonne. La
pluie a cessé, la brume s’est effilochée, mais des cumulus lourds de
menaces courent, très bas, dans le ciel.

Le bord du plateau est rocheux; des cascades tombent à pic dans le
fleuve qui serpente au fond de la gorge.

A la ferme de Sveinnatunga, je me réchauffe devant un feu de tourbe. En
ouvrant mon carnet, je lis une date: 14 juillet.

Je ris malgré moi en pensant:

--Si le 14 juillet est pareil à Paris, il doit pleuvoir sur le feu
d’artifice.

                   *       *       *       *       *

Comme je remontais à cheval, une belle fille aux bras blancs, de ce
blanc laiteux et nacré des rousses, cueille, dans la prairie qui borde
le _baer_, une fleurette jaune et me la tend en souriant.

Je pars. En haut du col, je me retourne. Le _baer_ est là-bas; tout
là-bas la jolie fille me fait un signe de la main. La silhouette
s’estompe et diminue. C’est une tache blonde dans du soleil.

                   *       *       *       *       *

Ce soleil est un doux présage. Le dieu nous accompagne et flambe de tous
ses rayons.

Sa caresse inaccoutumée nous enveloppe et nous prend. La croupe des
chevaux brille; les boucles et les étriers ont de rapides éclairs.

Et, dans la joie reconquise, je chante l’Hymne de reconnaissance et de
foi:

«Aryaman, Vivasmat, Ravi, Sourya des Brahmaniques, salut!

«Harbéhouditi, Harnoubou, Horus à tête d’épervier, le Très-Haut, le
Très-Élevé, le Très-Supérieur des Égyptiaques, bonheur sur moi, paix sur
toutes choses!

«Hélios, fils d’Hypérion, fils de Théia, frère d’Eos, frère de Séléné,
amant de Clymène et de Perseis, filles de l’Océan et de la nymphe Rhodé,
père de Phaéton, le conducteur lumineux, d’Aetès, de Circé, des douces
Héliades, dont chaque larme est un grain d’ambre!

«Hélios, qui conduis les hommes depuis les premiers âges du monde, après
avoir conduit les dieux, Hélios d’Aéa, d’Argos, de Corinthe, d’Elis, de
Trézène et d’Olympie!

«Hélios à qui les prêtres immolaient des chevaux!

«Dieu toujours jeune, toujours rayonnant, toujours glorieux, Dieu à la
chevelure abondante, ceinte d’une couronne radiée!

«Dieu d’Homère!

«Dieu que Charès de Lindos dressait, colossal, sur la rade de Rhodes!

«Les nymphes Phæthousa et Lampétis gardent tes coursiers piaffant le sol
de l’île de Trinacrie!

«Hélios, base du trône de Zeus!

«Hélios des bas-reliefs du Parthénon, je t’honore, je te vénère, je te
sers!

«Mithra, dieu de la lumière créée!

«Mithra, qui juge les hommes!

«Mithra, la pureté!

«Mithra, que les soldats de Pompée, venus de Cilicie, apportèrent en
Occitanie!

«Mithra, adversaire du Christ!

«Mithra, qui comme lui remettais les péchés!

«Mithra de Lutèce et de la Camargue!

«Les mauvais dieux descendus du Septentrion, Hel, gardien des enfers, et
les géants du froid se taisent, matés sous la terre de glace.

«Soleil, Principe de Vie, Soleil-Roi, Soleil Toute-Puissance!»

                   *       *       *       *       *

Depuis Hvammur, nous chevauchons la terre volcanique. Les laves
hérissent, à nouveau, des monstres surgis des entrailles de la vieille
terre, laves bleues, laves rouges, laves grises, laves métalliques,
laves sonores, gouffres qui bâillent et d’où montent des grognements de
bêtes rageuses, trous d’eau sans fond.

Dans cette mort, la vie s’impose. Au creux des roches éruptives, le
destin apporta quelques poignées de terre végétale, et des bouleaux
nains sont nés, qui mettent dans l’air calme des parfums pénétrants.

                   *       *       *       *       *

Cherchant leur place, les poneys vont ainsi pendant des heures. Mais mon
âme n’est plus abattue, je marche avec ma vie dans la main; à chaque pas
se dresse un piège, qu’importe, c’est la remontée des enfers. Comme le
poète, je m’évade; mon étoile, c’est l’astre qui flamboie.

                   *       *       *       *       *

Pour la première fois, dans le labyrinthe des laves, dans
l’enchevêtrement des pierres calcinées, je m’égare.

La boussole, ici, est inutile.

Un fleuve se fraye une route dans un lit de basalte. Suivons-le.

Dans les eaux claires, des saumons filent comme des traits, remontant le
courant; parfois leurs écailles luisent.

                   *       *       *       *       *

Bonne idée. Voici la piste. Si nous avions continué sur la gauche, nous
allions vers Borganès et le Borgarfjordur. La Hvita coule en grondant
dans une gorge. Nous descendons la montagne en lacet. Bonheur! un pont
de bois est jeté sur le fleuve. Et voici un _baer_ accueillant!

                   *       *       *       *       *

Des sources d’eau chaude jaillissent, mettant une buée bleuâtre entre la
terre et le ciel.

L’eau s’écoule pour aller rejoindre la rivière. Les chevaux tendent le
mufle, reniflent et refusent de passer.

Le chien, plus entreprenant, essaye, il revient vite en poussant de
petits cris; puis en trois bonds il franchit l’obstacle.

Les chevaux en deux coups de reins suivent.

L’odeur du soufre monte, âcre.

                   *       *       *       *       *

De Gründ, la descente vers le grand lac Skorradatsvatn que l’on
contourne et dont les bords finissent en marais. Des myriades de
moustiques nous accompagnent.

Les chevaux, affolés par les insectes, partent au galop, mais le terrain
mou ralentit leur allure. C’est alors un véritable supplice, et j’en
suis à regretter le froid des étapes passées, la pluie, le vent, la
neige.

La peau des pauvres bêtes a des secousses brèves. Elles hennissent de
douleur. J’ai moi-même les paupières boursouflées et les mains en sang.

Le ciel est caché par une nuée bourdonnante.

Enfin, le sol devient moins spongieux, les roches réapparaissent, le
cauchemar se dissipe d’un seul coup.

J’arrête mes chevaux qui tremblent encore, et de leur oreille j’enlève,
avec le doigt, une confiture sanguinolente, moustiques et sang coagulé.

                   *       *       *       *       *

Et cependant, le paysage est magnifique. Barrant l’horizon de sa masse
caparaçonnée de neiges et de glaces, il y a le Skarsheidi; à droite, le
grand lac étend ses eaux trompeuses. Plus loin, pour la première fois,
les flots de l’Atlantique: c’est le Borgarfjordur, la côte ouest tant
espérée, le but atteint, la fin de nos misères.

L’escalade recommence dans un lacis de rochers, granits primordiaux,
racines de la vieille terre.

Dans une échancrure du mont, un torrent surgit, faisant un saut de
trente mètres.

Nous passons à gué, l’ascension se poursuit. Le col est là.

Sur l’autre versant, trois petits lacs aux eaux pures dans lesquels la
montagne se reflète à l’envers.

Une maisonnette au toit rouge, c’est la station téléphonique de
Geitaberg.

A six heures, une borne nous dit:

    _Rejkjavik, 100 kilomètres._

                   *       *       *       *       *

Hvalfjordur: le fjord de la Baleine, seize milles de mer dans une
échancrure de roches volcaniques.

A mes pieds, voici l’Océan dont les eaux clapotent sur la rive
pierreuse.

Comme les guerriers de Xénophon, un émoi monte à mon cœur et malgré moi
je répète: la mer! la mer!

Les chevaux ont-ils compris ma joie? Ils se hâtent, faisant se lever des
oiseaux par centaines.

_Kria_, les hirondelles de mer, aux longues queues grises, effilées
comme des couteaux, poussent leurs cris rauques et tourbillonnent autour
de mon malheureux chien. J’interviens et chasse à coups de fouet les
plus audacieuses; les _kjoi_, gris et noir, compagnons des hirondelles,
les _kjoi_ qui ne savent pas plonger et qui volent le poisson dans le
bec des hirondelles; les _loa_ au jabot noir cerclé de blanc qui ont une
plainte miaulée... _Ti...eu... ti...eu... ti...eu_; les eiders qui
processionnent avec leurs nouveau-nés; les petits _mariatla_ bleu et
blanc; les gros _tjaldur_ au grand bec rouge.

Tous ignorent la traîtrise de l’homme, certains ne se dérangent même
pas. Des grappes de mouettes sont juchées, hiératiques et blanches, sur
les aiguilles des rochers noirs.

Une famille phoque s’ébat, joyeuse, sur la grève. Le père, mastoc et
lourd, rebondit comme une balle de caoutchouc; la maman, en se
dandinant, gagne le bord, saute à l’eau et fait des pirouettes, ce qui
amuse beaucoup messieurs les phoquelets.

                   *       *       *       *       *

J’ai passé le fjord à marée basse. Un détour me cache la mer et me
revoici au cœur de la montagne sauvage, âpre, décevante, farouche; la
montagne sans piste que je veux franchir, délaissant les bords du fjord
pour couper au plus court.

Les rochers surplombent l’abîme, des gouffres noirs s’ouvrent comme des
gueules, les pierres roulent sous les pas des chevaux et tombent. Le
monstre gronde, nous avons dérangé son sommeil millénaire.

Sur le plateau, la neige nous accueille. C’est la première étape qui se
renouvelle, traversée longue et monotone, coupée par le cauchemar des
roches qui surgissent soudain, inattendues et fantastiques, ruines de
châteaux d’une époque passée, gargouilles de cathédrale, masques de
tragédie.

Sur la glace, le fer des chevaux glisse... le vieux poney marche le cou
traînant, le mufle au ras du sabot... Que flaire-t-il, le vieux
philosophe? Ses camarades le suivent prudemment, un à un.

Tous passent, le dernier qui me porte s’engage sur la piste. Soudain, la
croûte cède, la bête fait un effort pour se dégager, mais la crevasse
est là, attirante, et c’est la chute dans l’abîme.

                   *       *       *       *       *

L’enfer n’a pas voulu de moi, je suis remonté à la vie. Comment?

J’ai un bras en pantenne et un cheval en moins.

Je marche lourdement, hébété, sans bien me rendre compte de ce qui est
arrivé. J’ai un petit rire saccadé qui se casse net, et soudain ma
carcasse tremble, mes dents claquent. La bête qui me ronge le poignet
appuie sa morsure. J’ai mal. J’ai très mal.

Plus rien à l’horizon que la neige et les monstres de basalte... Est-ce
que je vais mourir là?

Un froid intense crispe ma chair, une main prend mon cœur et le tord...
Un vertige passe...

Non, non, il faut marcher; si je tombe là, je suis perdu. Courage,
vieux, courage!

J’arrache chacun de mes pas à l’étreinte de glace, étreinte de la neige,
étreinte de la mort... Les Géants et les Trolls me guettent. J’ai
parcouru leur domaine inviolé, j’ai troublé leurs rêves de dieux
déchus... Thor et Odin se vengent du pauvre Galiléen que je suis.

Regrets des anciens jours, bonheurs fugitifs d’autrefois, amitiés
durables, tendresses passagères, je suis une bête appauvrie, amoindrie,
blessée, qui va soutenue par l’instinct ancestral, qui cherche un coin
pour y porter sa peine, pour y dormir, pour y mourir...

                   *       *       *       *       *

Hraf, le grand corbeau, Hraf, l’ami d’Odin qui attaque et emporte les
agnelets bêlants, Hraf passe et son vol noir tournoie au-dessus de ma
tête.

Suis-je donc une proie? J’allonge mes foulées, chaque pas fait un trou
dans la neige. Ma main droite soutient mon poignet gauche, dans un geste
à la fois maternel et puéril.

Hraf croasse et tourne... Soudain, au fond de l’horizon, deux autres
croassements ont répondu. Hraf remonte en ramant l’air de ses vastes
ailes. Que veulent-ils? Que veulent-ils?

Et soudain j’aperçois comme un point dans l’espace: c’est Falki, le
faucon... Les trois oiseaux de ténèbres l’ont aperçu aussi et veulent
l’encercler.

Mais Falki est courageux. Il a vu les bêtes puantes, il plane et tout à
coup tombe comme une pierre sur le crâne d’un corbeau. Un coup de bec,
deux serres qui étreignent, quatre ailes qui battent désespérées, un cri
terrible... mais les deux autres corbeaux arrivent à la rescousse. Falki
lâche sa victime et prend du champ! même jeu, même tactique, il plane et
s’abat encore. Hraf vise les yeux du faucon. Falki se dégage et remonte,
les autres le suivent. La lutte se poursuit là-haut, très haut; Falki se
laisse choir puis écarte ses ailes et veut fuir; les corbeaux se
dispersent en triangle... Un coup d’aile a dû aveugler le faucon qui
ruse pour s’échapper... Il fait une feinte, le corbeau de droite le
suit, mais, plus rapide, il est passé non sans avoir décoché un coup de
bec furieux à l’oiseau!

Hraf est touché et bien touché. L’envergure de ses ailes diminue,
diminue, et soudain il tombe à dix pas de moi, comme une chose inerte
tombe.

Il a deux ou trois convulsions, un cri rauque, puis ses pattes se
raidissent. Il est mort.

Là-haut, Falki a pris sa volée. C’est un petit point gris dans l’espace.

Derrière moi, les deux compères décrivent un cercle de plus en plus
étroit, et, quand je suis passé, ils foncent sur le cadavre de leur ami
qu’ils dépècent.

Il y a trois taches noires sur la neige et de la pourpre sur du blanc.

                   *       *       *       *       *

Dans le ciel passe un tout petit nuage que le vent pousse lentement vers
la mer.

                   *       *       *       *       *

Cinq heures après, j’ai trouvé mes chevaux, au pied de la montagne,
heureux, bien reposés; ils tondaient, inlassables, une herbe galeuse.
J’ai couché dans un refuge auprès d’un fleuve, la fièvre battant mes
tempes, et je me suis endormi harassé, berçant mon bras malade comme une
petite fille sa poupée.



VIII

UN SOIR, AU COL DE SVINASKAR


... Un soir, au col de Svinaskar, j’ai arrêté mon cheval et j’ai vu dans
le lointain le promontoire de Rejkjavik, comme une ligne bleue tracée
sur l’Océan.

Qu’importent les heures détestables des jours passés: la ville est là;
le but qui reculait sans cesse, comme dans un mirage, est atteint. _La
longue et périlleuse traversée de l’Islande de l’est à l’ouest est
accomplie._

Le danger est derrière moi, je l’oublie. Fleuves impétueux qu’il faut
traverser à la nage, glaces qui s’ouvrent sous le pas des chevaux,
gouffres qui bâillent, avalanches de roches qui croulent dix secondes
après qu’on a passé, tempête de sable rouge, pluie de cendres grises
crachées par on ne sait quel volcan mystérieux, tapi dans les glaciers
énormes, toutes ces choses sont effacées de ma mémoire devant le tableau
qui s’offre à mes yeux.

Maintenant, dans le galop du cheval, ce n’est pas moi qui marche: c’est
le paysage qui vient vers moi comme pour m’accueillir.

Et c’est la féerie du soleil couchant qui se renouvelle, une boule rouge
qui chancelle et tombe dans la mer et laisse au ras du ciel des pourpres
lumineuses, cependant que de la terre monte la vapeur de sources d’eau
chaude qu’Ingolfür, en 874, prenait pour des fumées.

--Rejkjavik! la baie des fumées! s’écriait le hardi matelot, en prenant
possession de la terre de glace.

Et je me sens, ce soir, une âme conquérante où passe le souffle qui
animait autrefois les grands pirates, mes aïeux.

                   *       *       *       *       *

Rejkjavik? une cité américaine à la deuxième période. Le ciment armé
commence à remplacer le bois.

Le plus énorme cube appartient à la Banque d’État, c’est la civilisation
qui s’affirme.

                   *       *       *       *       *

Là-bas, à l’écart, sur la rive du fjord, une bâtisse au toit rouge: la
léproserie. C’est la civilisation qui se protège.

                   *       *       *       *       *

Un lépreux est un citoyen; alors, les hommes politiques, à l’abri
derrière une barrière de bois, viennent haranguer ces monstres. C’est la
civilisation en marche vers un meilleur avenir.

                   *       *       *       *       *

L’hôtel d’Islande est en bois, mais il joue à l’hôtel moderne. Ses
soubrettes ont des tabliers à bavolet, ses garçons, des smokings de
toile blanche.

Il y a un orchestre et l’on danse.

Non les danses lentes et graves, religieuses, du pays, mais les
horribles fox-trots.

                   *       *       *       *       *

Quand je suis entré dans la salle en chandail et botté, j’ai eu l’air
d’un anachronisme.

On m’a servi, dans un coin, une bière fade et des mets à la manière de
Copenhague. J’ai regretté la morue.

                   *       *       *       *       *

Les modes danoises et américaines s’harmonisent. Ici, plus de costume
national, plus de coiffes soyeuses, plus de corselet... Des fagotages de
robes et de pitoyables chapeaux pleurant des plumes.

                   *       *       *       *       *

Dieu me pardonne, il y a trois prostituées!

En vérité, je vous le dis, la civilisation ici est souveraine.

                   *       *       *       *       *

Ici, on trafique, on achète, on vend. Les combinaisons s’échafaudent, on
truque, on ment, on trompe, on ruse; offre et demande, concurrence; il y
a des petits et des gros, des pauvres et des riches. Un hôpital, une
prison, un Parlement, ô civilisés, mes frères!

                   *       *       *       *       *

Pureté de la mer et pureté des neiges. L’océan bat les noirs rochers de
l’île. La neige est là, aux portes de la cité.

L’enfer est-il dans les espaces redoutables que j’ai traversés, là-bas,
derrière vous, montagnes?

N’est-il pas plutôt dans ce grouillement de crabes en perpétuelle
agitation, ici, sur cette langue de terre?

                   *       *       *       *       *

Rejkjavik fait des _affaires_.

Rejkjavik est une capitale.

Ames d’Ingolfür et de Hjorleifür qui êtes quelque part dans le Walhalla
des ancêtres, leur pardonnerez-vous?

Moi, l’Étranger, je vous évoque; moi, l’Étranger, je vous vénère; moi,
l’Étranger, je pense à vous, ce soir, tandis que ceux de votre race se
hâtent à la recherche du temps perdu.

                   *       *       *       *       *

Il y a même une route! Et sur cette route, des autos.

De Rejkjavik à Thingvellir, il y a cinquante kilomètres de montagnes
russes que les Ford franchissent en deux heures, avec l’accompagnement
du clakson pour la plus grande frayeur des chevaux inhabitués à ces
fantaisies sportives.

                   *       *       *       *       *

La descente sur Thingvellir est grandiose. C’est une immense tranchée
basaltique qui se casse à pic soudain pour faire place à la plaine de
l’Althing, aux eaux calmes du lac Thingvallvatn. Un lac qui, à cent deux
mètres au-dessus du niveau de la mer, se hérisse de cônes volcaniques et
reflète sur sa rive l’image de son église minuscule.

A l’horizon, un volcan noir et blanc.

                   *       *       *       *       *

Plaine de l’Althing, où dorment les grands souvenirs de l’histoire
islandaise.

Isolés, les descendants des compagnons d’Ingolf voulurent se grouper.

Il fallait un emplacement pour réunir l’assemblée.
_L’homme-qui-avait-des-chaussures-en-peau-de-mouton_ découvrit cette
plaine.

De tous les coins de l’île les fermiers arrivèrent, et, la muraille de
basalte formant écran, le peuple entendit des paroles de concorde et de
paix.

Elle est là la tribune naturelle où s’élaborèrent les lois. C’est là
qu’est née la République à l’aube du Xe siècle.

C’est là, devant ces monts farouches, que les paysans revinrent, tous
les douze mois, discuter leurs affaires, qui étaient celles du pays.
C’est là qu’en l’an mille les vieux dieux nordiques s’effacèrent devant
la pâle figure du «doux charpentier dont la parole était de miel».

Mais la vieille _saga_ nous dit que Thor et Odin n’acceptèrent pas leur
destin. Tandis qu’on discutait, un homme venant du sud apparut sur un
cheval blanc d’écume; il criait: «Le feu est sorti de la terre!»

En effet, on pouvait voir monter à l’horizon les menaçantes fumées
volcaniques.

Les païens et les esprits timorés y voyaient la colère des dieux
outragés. Mais le soldat du Christ qui tenait la tribune frappant du
pied le sol calciné, demandait:

--Contre qui les dieux étaient-ils furieux, qui voulaient-ils punir,
lorsque, il y a des milliers d’années, ces rochers où nous sommes
brûlaient comme des torches dans un pays où rien ne vivait?

                   *       *       *       *       *

Aujourd’hui dimanche, les couples citadins font la dînette au bord du
lac.

                   *       *       *       *       *

Nous sommes, André Courmont, consul de France, et moi, à la tête d’une
cavalcade de dix-sept poneys, qui, selon la coutume, s’égaillent dès
qu’ils aperçoivent une touffe d’herbe.

Nous laissons les Islandais à leur joie paisible pour commencer à
travers les laves, les trous d’eau, les ravins et les gouffres,
l’ascension d’une montagne brûlée.

                   *       *       *       *       *

Là-haut, nous laissons souffler nos bêtes. Le paysage paie notre peine.
A perte de vue des monts déchiquetés, des vallons qui se creusent, des
sources d’eau chaude qui jaillissent, faisant des ombres bleues, et
là-bas, tout là-bas, très visible, très nette, la formidable masse de
l’Hekla, qui, pour un jour, a laissé son capuchon de brume et fait
miroiter ses neiges sous les rais obliques du soleil.

                   *       *       *       *       *

La descente est rude, pénible, dangereuse; le terrain est fangeux, les
chevaux pataugent.

Dans la plaine marécageuse de Middalur, nous dressons la tente,
cependant que des myriades de moustiques claironnent des fanfares à nos
oreilles. Dormir? Pas possible, les poneys irrités mènent un beau
tapage.

Debout! Bouclons nos selles. En avant!

                   *       *       *       *       *

La marche est dure dans ces terres sans consistance qui nous conduisent
vers les geysers.

C’est à l’abri d’une petite montagne, ocre rouge et safran, un mamelon
creusé de trous dans lesquels l’eau bouillonne et gicle...

Un glougloutement ininterrompu vient du tréfonds des entrailles
terrestres; mais, hélas! c’en est fait des beaux jaillissements
d’autrefois. Le grand geyser n’est pas mort, il agonise.

Depuis quatre ans, il refuse obstinément de sortir de sa tanière.

Tremblement de terre? Déplacement de la poche des eaux? Obstruction du
goulet? On ne sait.

Ses bords se revêtent d’une croûte calcaire rose et bleue. Seul, le
Strokker, toutes les trois secondes, fait un petit saut de trente
centimètres.

Ils sont là, par centaines, fumant et bouillonnant; leurs eaux
transparentes et vertes laissent apercevoir des architectures
merveilleuses, des palais enchantés, des floraisons aquatiques,
compliquées et charmantes; mais il y a toujours un trou sombre qui donne
le frisson par son attirance et son immensité.

                   *       *       *       *       *

A la ferme où nous dégustons le café traditionnel, nous trouvons une
vieille dame irlandaise assise face au mur sur une chaise et qui égrène
son chapelet avec ferveur, s’arrêtant aux gros grains pour dire dans un
soupir: «Mon Dieu! mon Dieu! c’est le pays du diable!»

                   *       *       *       *       *

Quatre heures après, c’est l’énorme tranchée volcanique au milieu de
laquelle coule, blanche, immaculée, la Hvita.

La Hvita qui, soudain, fait un saut fantastique de soixante à
quatre-vingts mètres et lance dans le gouffre le tonnerre de ses eaux.
Chute de Gullfoss, spectacle unique, plus beau que le Niagara, plus
sauvage, plus horrible surtout.

Le fleuve franchit les rapides, roches noires au ras de l’eau; c’est
d’abord une première chute à angle droit, puis la tombée formidable.

                   *       *       *       *       *

Sur la terre mouillée, on s’endort bercé par l’énorme chanson.



IX

LA FOLLE RANDONNÉE


Au matin du troisième jour, c’est la folle randonnée sur Hvitavatn à
travers le désert, le désert absolu, le congloméré de cendres et de
pierres rondes, sans un pouce de végétation. C’est, à perte de vue,
l’immensité grise coupée par des sables rouges que le vent soulève en
tourbillon.

Et le monstre apparaît derrière les bizarres montagnes crénelées que les
Islandais appellent «les chapeaux du Baron». C’est une ligne livide,
imprécise encore, mais effrayante déjà: le Lonjokul, le long glacier,
vers lequel nous marchons.

La Montagne Bleue nous barre la route de sa masse abrupte. Nous la
contournons pendant cinq heures. Nous allons d’un train d’enfer sur un
terrain abominable.

Un ravin s’ouvre, crachant une eau torrentueuse. Nous franchissons et
l’eau et le ravin; nous retrouvons la Hvita, qui coule, à notre droite,
blanche dans son lit noir.

Plus on remonte vers sa source, plus elle s’élargit. Elle surgit du lac
formé lui-même par le glacier.

Ici, elle a quatre cents mètres d’une rive à l’autre.

Le vent fait rage, soulevant sur les flots de véritables lames courtes,
et cependant il faut passer.

Et nous passons pour retrouver le désert de pierre et de sable, puis une
herbe marécageuse.

                   *       *       *       *       *

Enfin le glacier est là, prodigieux, splendide; en face, il tombe à pic
dans l’eau, tandis que, sur la gauche, il meurt en pente douce. Des
crevasses bâillent, puis c’est l’étagement des glaces qui prennent à nos
yeux des formes fantastiques: clochers de cathédrales, palais
asiatiques, longues théories de personnages vêtus de toges, acropoles
grecques et burgs allemands accrochés au rocher, colonnades de temples
dans une perspective infinie...

Hélas! nous n’avons plus les belles nuits de lumière, l’ombre descend,
estompant l’horrible beauté et, tandis que nous nous endormons sous la
tente, cependant que la neige tombe en rafales, nous entendons un bruit
semblable à celui que feraient plusieurs batteries qui tireraient
ensemble: c’est un pan de glacier, lentement miné par les eaux, qui
s’écroule et que le fleuve émiette et emporte dans une longue
procession.

                   *       *       *       *       *

Au matin, le brouillard a mangé la montagne. Il ne reste plus rien. La
veille on a rêvé, alors?

Non. Les bruits sinistres continuent, attestant que, dans l’ombre, la
poussée du glacier se poursuit.

Et voici que, venue d’on ne sait où, une pluie de cendres tombe, fine,
impalpable, mortelle.

Il ne fait pas bon s’attarder. Les chevaux effarés tremblent de tous
leurs membres, le vent souffle en tempête, le sable et la cendre rouge
nous fouettent le visage. Mille aiguilles trouent ma peau, mes yeux
saignent; les poneys aveuglés hennissent de douleur.

Désert, fleuve qu’on retraverse; on file accompagné par les mauvais
esprits, gardiens de ces lieux interdits...

Dans la hurlée de l’ouragan, c’est le retour sans gloire.

Au soir, près des geysers, une humble ferme nous accueille.

Je dors, assommé.



X

NOUS ENTRERONS DANS LA LUMIÈRE


Et maintenant?

J’ai vendu mes chevaux sur la place publique. L’animal «de bon conseil»
a tourné vers moi ses yeux frangés de cils blancs; Fjord, mon compagnon
fidèle, a hésité, il regardait la bête qu’on emmenait et l’homme qui
restait... il a suivi la Bête!

Einar est parti ému, roide et ivre.

Et je suis resté seul.

                   *       *       *       *       *

... Départ de l’Islande à bord d’un courrier, tandis que dans le ciel
s’allument les étoiles.

La lumière blonde du matin sur les noirs rochers des Westmann où dans
chaque creux se cache un nid, si bien que l’on dirait que c’est la mer
qui chante.

Portland et la côte de fer où les carcasses de navires attestent la
puissance de Poséidon, dieu de proie.

L’Islande s’efface dans une brume violette, et sur les flots surgit
bientôt la grappe des Féroé.

Le soir, sur le pont du navire, des filles dansent en rond, chantant des
airs nostalgiques. Le talon frappe le bois par mouvements saccadés, les
mains forment une chaîne sans fin...

L’Écosse est là, à tribord, avec ses dunes et ses ajoncs. Lieth et la
laideur anglaise; Edimbourg, double image: splendeurs et haillons,
Princess-Street et Court-Wilson.

L’ombre de Mary Stuart, la reine d’amour et de mort erre dans Holyrood,
«la fatale abbaye»; des tombes parmi les dalles d’une église dont la
voûte est le firmament.

Si je veux, dans vingt-trois heures je serai à Paris, mais mon désir est
autre.

                   *       *       *       *       *

Un marché dans un bar de la basse ville. Le patron d’un cotre veut bien
m’accepter à son bord. Il me ramène à Thorshaven des Féroé. Et, sur la
pétrolette d’un pêcheur de saumon, je refais la route vers l’ouest.

                   *       *       *       *       *

Je franchis le Cercle Polaire à la hauteur de l’île Grimsey. Voici les
deux balises blanches à bande noire verticale, sauvegarde des matelots.

Dans la mer s’engloutissent les cinq promontoires escarpés du grand
Nord-Islandais: Ritr, Straumnes, Kogr, Heljarvikrbjarg et Horn.

Nous sommes seuls sur une embarcation fragile, livrés au caprice de
Celui-qui-nous-mène.

Mer grosse et dure. Nous gagnons difficilement au vent, mais le moteur
ronronne, régulier, monotone.

Mon camarade, un Norvégien aux robustes épaules, fixe de ses yeux clairs
un point, droit devant lui. Rêve léger qui monte et se dénoue?
Peut-être? Peut-être aussi repos complet de l’âme dans un corps sain,
d’une âme que rien ne trouble et qui ne cherche pas de jouissances loin
des buts immédiats et des réalités.

Et moi qui veux toujours connaître le pourquoi des choses, je voudrais
savoir.

Derrière le front de cet homme, qu’y a-t-il?

Sais-je seulement ce qui est en moi-même?

La philosophie de ma race se dresse, vivante, dans le tumulte de mes
pensées. Je fais les mouvements qu’il faut, par réflexe; le canot bondit
à la crête des lames, et mon cœur est crucifié à la proue, mais le vent
du large le sanctifie. Je l’ai conduit, ce cœur passionné, sur toutes
les routes humaines, hors des sentiers accessibles aussi.

Pèlerin d’un siècle moderne, il vient de descendre aux enfers sans avoir
près de lui la vigilante amitié de Virgile; il est remonté à la lumière
du jour, meilleur, exalté par l’effort.

Nous sommes d’une génération qui veut aimer et qui veut vivre, qui veut
comprendre surtout pourquoi elle aime, qui elle aime.

Nous voulons servir, et non passer inutiles et satisfaits. Nous portons
en nous le tourment de connaître, nous tenons le flambeau que nous ont
transmis les ancêtres dans un poing qui ne tremble pas. Et c’est parce
que nous sommes des êtres sains que notre cœur saigne devant la misère
des hommes.

                   *       *       *       *       *

Ma jeunesse était couchée à mes pieds comme une bête lasse; la vie de
tous les jours sur le pavé des villes l’avait abâtardie.

Au souffle des vents, au rythme des vagues, elle s’est dressée comme un
symbole. Elle est celle-qui-combat-en-avant; comme Athenæ Promachos,
elle a des yeux couleur d’espérance.

Puissent d’autres hommes la suivre!

Le danger est partout dans le ciel et sur la mer. Qu’importe, nous
aurons vécu! Après la mort, nous entrerons dans la lumière.

                   *       *       *       *       *

C’est ici, sur cette mer grise, que l’Islandais Thorgils Orrabeinsfostri
fit naufrage en l’an de grâce 998.

C’est ici, sur cette mer grise, que le brick de guerre _la Lilloise_ que
commandait de Blosseville, se perdit--corps et biens--le 28 juillet
1833.

Depuis cette nuit mémorable, quel autre Français est venu là?

Moi.

                   *       *       *       *       *

Ici, Hval, la baleine, engloutit les pêcheurs; ici, les esprits des eaux
attirent les aventuriers téméraires. Oui, mais ceux qui meurent ici, le
grand esprit Torngasoak les emporte vers les pays sans glace où rayonne
un soleil éternel.

                   *       *       *       *       *

Soleil de notre Orgueil, Soleil de notre Foi, donne-nous ta flamme
triomphante, éclaire la nuit de notre âme, voici descendue du Grand Nord
polaire la redoutable escadre des icebergs!

A l’horizon se dressent les glaciers quaternaires de la Terre de
désolation.

C’est vers là que je vais.

Vierge, étoile de la mer, Notre-Dame-des-Sept-Douleurs et des Sept
Joies,

Vierge, fuseau blanc et bleu dans la trame de notre vie, qui prendra
pitié de notre chair souffrante?[2]

  [2] Au moment de mettre sous presse, j’apprends que l’_Yport_ a coulé
    au large de Terre-Neuve.

    _Mer d’Islande.--Islande.--
    Océan Glacial Arctique, 1922._


FIN



TABLE DES MATIÈRES


                                         Pages
     I.--L’appel des dieux déchus            9
    II.--Dans les brumes d’Islande          31
   III.--La montée du calvaire              77
    IV.--La chevauchée dans la tempête     137
     V.--Dormir sous la neige polaire      157
    VI.--Une rose sur un rosier            177
   VII.--Aux portes de l’enfer             189
  VIII.--Un soir, au col de Svinaskar      209
    IX.--La folle randonnée                223
     X.--Nous entrerons dans la lumière    229


Paris.--Imp. RAMLOT et Cie, 52, avenue du Maine.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'Ile d'Enfer" ***


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