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Title: Louise et Barnavaux
Author: Mille, Pierre
Language: French
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  PIERRE MILLE

  LOUISE ET BARNAVAUX


  PARIS
  CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
  3, RUE AUBER, 3



CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS


DU MÊME AUTEUR

Format in-18.

  BARNAVAUX ET QUELQUES FEMMES    1 vol.
  LA BICHE ÉCRASÉE                1 --
  CAILLOU ET TILI                 1 --
  SUR LA VASTE TERRE              1 --


Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y
compris la Russie.

Copyright, 1912, by CALMANN-LÉVY.


E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY



    Il a été tiré de cet ouvrage
    DIX EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE,
    tous numérotés.



LOUISE ET BARNAVAUX



PREMIÈRE PARTIE



I

PLÉVECH DÉSERTEUR


Depuis leur sortie du quartier, Barnavaux et tous les autres, six en
nombre, rengagés à nouveau dans l’infanterie coloniale et venant de
toucher leur prime, avaient déjà bu plus que leur plein chez les
mercantis de Hanoï. Mais ils savaient porter ça, il n’y paraissait
guère. Même le dîner qu’ils firent chez Lecointe, au café-restaurant qui
fait le coin, près de l’échoppe d’A-Pik, le bottier chinois, acheva de
leur remettre les jambes d’aplomb. Leurs têtes seules déliraient un peu.
Un des six, je crois que c’était Pouldu, proposa, quand on eut pris le
café:

--Faut aller finir la soirée chez madame Ti-Ka.

Barnavaux approuva, d’un signe de tête. Mais il n’aimait pas que
l’imagination des camarades ne lui laissât rien à inventer. Il ajouta:

--Un jour comme aujourd’hui, faut y aller à cheval. C’est plus glorieux.

Un boy annamite alla chercher des chevaux. C’étaient des poneys venus du
nord du Tonkin. Ils avaient les jambes fines, l’encolure un peu grosse,
la croupe ronde, et leurs yeux brillaient sous la crinière rabattue
comme ceux d’un gamin d’Europe sous ses cheveux ébouriffés. Des saïs
indigènes accompagnaient chacun d’eux, courant à leur côté. Quelle que
fût l’allure des bêtes, ils égalaient leur vitesse, sans s’essouffler,
les coudes au corps, la poitrine gonflée d’air. Les six marsouins mirent
leur monture au galop, tenant les brides à pleines mains, leurs gros
souliers enfoncés dans les étriers jusqu’aux talons, roulant sur leurs
selles et se relevant parfois d’un coup de reins, mal assurés et
intrépides, ridicules mais fiers jusqu’au fond de leurs cœurs naïfs.

--Oui, c’est glorieux, répéta Pouldu. T’as raison, Barnavaux!

La cavalcade était parvenue sur les bords du fleuve Rouge. Une usine
européenne lança ses cheminées, puis ce fut une maison annamite, toute
construite en profondeur, ne montrant sur la route qu’une façade
étroite, et qui, cependant, avait une physionomie. On eût dit de ces
ébauches de figure humaine, à la fois grimaçantes et synthétiques, que
les enfants de nos pays tracent sur les murs. Deux lucarnes carrées
formaient les yeux. Au-dessous une fenêtre unique simulait un nez, et la
porte, tout en bas, c’était une bouche sans menton. Aux lucarnes
supérieures, deux poutres, qui soutenaient un toit très pointu, se
terminaient à la chinoise, en virgules pareilles à de ridicules
accroche-cœurs. Comme ils arrivaient le bruit d’une autre cavalcade, qui
venait en sens inverse, retentit sur les cailloux, et huit cavaliers
jaillirent de l’ombre. Sans les saïs, les deux troupes s’écrasaient.
Mais un sifflement impérieux et grêle, sorti des lèvres serrées des
coureurs annamites, arrêta net les chevaux, comme si une main brutale
leur avait scié les genoux. Le choc fut si rude que, de part et d’autre,
des hommes furent désarçonnés. Barnavaux avait salué jusqu’à l’encolure
de son cheval. Mais il se releva tout de suite pour tout regarder, de
ses yeux clairs.

--Les matelots américains du _Manhattan_! dit-il. Ils viennent aussi
chez Ti-Ka.

--C’est bon! dit Pouldu.

Il venait de dégainer son sabre-baïonnette, et Barnavaux l’avait imité.
C’est une chose qui se doit: quand on va, en copains du même pays et de
la même arme, dans une maison comme celle de Ti-Ka, on ne doit pas y
laisser entrer une autre troupe d’un autre pays et d’une autre arme. On
apercevait dans l’ombre les vareuses bleuâtres et les bérets des
Américains. Des matelots, ça n’a pas de sabres-baïonnettes! Donc la
partie était gagnée d’avance; Barnavaux rigola.

Mais une voix commanda, parmi les cavaliers ennemis:

--Aux revolvers!

Elle avait dit ça en français, et Barnavaux, stupéfait, la reconnut. Il
sauta de son cheval en criant:

--Plévech! C’est toi, Plévech?

L’autre était aussi descendu de cheval, en même temps que ses camarades.
Il répondit, maussade:

--Oui, c’est moi!

Et Pouldu distingua encore, parmi ceux qu’il avait voulu égorger,
Cloarec, Yves Le Blant, La Pige, tous des gabiers du _Château-Renault_.

--Oui, c’est moi, répéta Plévech.

Et il ajouta, prenant un air d’orgueil pour cacher la honte qu’il
éprouvait au fond de son âme simple:

--On a pris du service chez les Yankees. Et puis après? Si on en avait
assez, du _Château-Renault_!

Barnavaux ne répondit pas. Il avait compris. La marine américaine manque
d’hommes, et surtout de bons pointeurs. Alors elle les recrute, comme
elle peut, chez les voisins, payant cher la désertion. Il n’est pas bon,
pour un croiseur français, attaché à un de nos ports coloniaux, de voir
arriver un navire de guerre des États-Unis.

Silencieusement, Pouldu remit sa baïonnette au fourreau, et Barnavaux
fit de même.

--La paix est signée, dit-il. Nous n’avons plus qu’à entrer chez Ti-Ka
tous ensemble.

Il venait de pénétrer sous une espèce de porche ignominieux, semblable à
un large et court corridor fermé à l’une de ses extrémités: espèce de
cul-de-sac, sauf, sur la paroi de gauche, une petite porte
monstrueusement bardée de fer. Plévech aussi connaissait bien les usages
de la maison. Il donna un coup de pied dans cette porte en criant:

--Oh! Ti-Ka!

Dans le plafond obscur, une trappe qui n’était pas plus grande qu’un
guichet s’ouvrit lentement; et l’on en vit descendre avec douceur, au
bout d’une ficelle, une de ces boîtes de fer-blanc qui servent à
contenir des gâteaux secs.

--Y en a mettre l’argent-la boîte d’abord, dit l’invisible voix de
madame Ti-Ka.

Tels étaient les usages de la maison. Madame Ti-Ka n’ouvrait qu’après
avoir perçu la taxe habituelle dans cette étrange aumônière. Les soldats
et les matelots connaissaient ce rite. Dénouant un coin de leur mouchoir
ou fouillant dans des bourses de peau, ils prirent chacun deux grosses
pièces blanches et les déposèrent avec gravité dans la boîte de biscuits
Albert. Lourde alors de plus de cent francs, la boîte remonta vers la
trappe, tirée par la ficelle. Ces hommes ivres, qui tout à l’heure
avaient voulu s’entre-tuer, regardaient avec soumission. Aucun n’eut
l’idée de se ruer sur ce trésor et de l’emporter: il y a des choses qui
se font et des choses qui ne se font pas, quand on est bien élevé. Ils
se vantaient tous d’être bien élevés: de vivre sur une terre étrangère
très lointaine, ça vous en change en brutes, mais aussi en
gentilshommes.

Là-haut, on entendit tinter les piastres. Madame Ti-Ka faisait son
compte. Puis quelqu’un enleva une barre, tira des verrous, manœuvra des
serrures compliquées, et la grosse porte bardée de fer tourna sur ses
gonds. Les soldats gravirent un escalier poisseux. Ils se pressaient les
uns les autres, ils essayaient de crier, mais leur chevauchée leur
engourdissait un peu les membres, et ils pensaient aussi, plus qu’ils
n’auraient voulu le montrer, au plaisir qu’ils allaient prendre: un
plaisir si rare dans leur vie de soldat, que ce lieu même, malgré son
horreur, leur paraissait avoir quelque chose d’auguste. Dans le fond de
leur âme ils demeuraient tristes, et une jalousie qui n’avait pas encore
de forme ni d’objet les mordait au cœur. Chacune des deux troupes
regrettait d’avoir signé la paix au lieu de chasser l’autre pour rester
maîtresse de la place. Mais Plévech surtout était sombre, parce que,
seul d’entre tous, il était venu ayant fixé son désir.

--Tu sais, dit-il à Barnavaux, les dents serrées, il y en a une, celle
qui s’appelle Maô... C’est pour moi.

--C’est bon, fit Barnavaux étonné, c’est bon, mon vieux.

Ils étaient maintenant sous le toit d’une espèce d’énorme paillotte,
faite à la fois comme une hutte de sauvages et comme la coupole d’un
temple. Des lampes, qui avaient fumé, laissaient retomber une odeur de
pétrole et de suie, mais ça sentait aussi les parfums de bazar et les
vraies fleurs: des magnolias, des jasmins, des branchettes d’ylang dont
les feuilles et les corolles agonisaient dans les coins. Car partout où
il y a des Laotiennes il y a des fleurs. Ces filles d’un pays de forêts
et de clairières, dont le corps et les gestes sont tout en caresses, se
trouvent en perpétuelle harmonie avec ce qui, dans les choses, n’est
qu’une caresse et ne se peut définir: les musiques qui sont très douces
et ne forment pas un air, les couleurs atténuées des étoffes, que ravive
une fleur d’un ton un peu plus fort dans les cheveux et sur la gorge,
l’haleine amoureuse des floraisons. Elles étaient là douze filles encore
très jeunes que madame Ti-Ka avait fait venir du Haut-Mékong. Accroupies
sur les nattes de paille d’un divan bas, tout autour de cette grande
case couleur vieil or, leur visage même paraissait d’or pâle; il n’y
avait de noir en elles que leurs cheveux un peu raides et leurs yeux
d’animaux sauvages; et des voiles de mousseline épaisse, saumon, rose ou
vert pâle, les vêtaient jusqu’aux seins. On apporta des boissons.
Plévech était riche: il offrit du champagne et but dans le verre de Maô
qui était la plus belle. Il y eut une sorte d’embarras parce qu’il
montrait si vite qu’il avait choisi.

--Alors, c’est vrai, Plévech, demanda Barnavaux, tu as déserté, tu
quittes le _Château-Renault_?

--Après? dit Plévech rudement. On n’est pas des esclaves, peut-être; on
est de son temps, syndicaliste et révolutionnaire, on se f... de la
patrie comme du reste. Où qu’on m’ paye bien, moi, je vais!

Les Américains lui avaient soldé son embauchage en or: des pièces de
cinq dollars, dont il montra une poignée. Ceux du groupe de Barnavaux
furent jaloux obscurément.

--Plévech, dit encore Barnavaux, tu es marié, pourtant; tu as une femme
à Paimpol?

--Pas à Paimpol, fit Plévech, à Plouha.

Ce n’était pas seulement pour l’exactitude qu’il avait redressé
Barnavaux. C’était à Plouha qu’il revoyait une maison basse en granit,
une vaste place avec une église immense et un ruisseau verdi par la
couleur des pierres, qui descend jusqu’à une plage solitaire, en fer à
cheval, où des assises de galets, étagées par les vagues, tombe jusqu’à
la mer importueuse.

--On lui en enverra du pèze, à la ménagère, continua Plévech. Elle ne
manquera de rien, ni les gosses. Mais j’ veux manquer de rien non plus.
Moi, j’ veux ma vie. Alors, après? que j’ répète. Qui c’est ici qui m’
blâme?

Les autres déserteurs ricanèrent.

--Qui c’est qui nous blâme? dirent-ils à leur tour.

Pouldu murmura entre ses dents:

--Il f’ra bien d’envoyer sa paye, oui! La famille a augmenté, là-bas!

--Quoi c’est qu’ tu dis, Pouldu, demanda Plévech en se redressant.
J’aime pas qu’on parle sur moi des choses que j’ comprends pas, tu
entends!

--Ben, dit Pouldu ironique, on t’attend pas, va, tu peux rester. Elle en
a fait un autre, d’éfant, ta femme, avec un qu’on ne connaît pas. Je l’
sais ben, moi, j’ suis d’ Plouha comme toi, et j’ viens d’y tirer mon
congé. Y en a un autre, d’éfant, chez toi!

--N... de D... d’ salaud! cria Plévech.

Et Maô poussa un grand cri. Plévech venait d’envoyer à la tête de Pouldu
la bouteille vide, qui resta fichée par le goulot dans la paille de la
case, comme un obus dans une muraille. Les sept autres déserteurs
s’étaient levés comme un seul homme. On allait donc taper, à la fin!
Mais Plévech déjà ne songeait plus à se battre, il ne voulait que
savoir. Tous les hommes sont comme ça, ils veulent savoir! Barnavaux lui
avait pris les deux bras, presque tendrement, et lui serrait les genoux
entre les cuisses. Plévech retomba sur la natte.

--Dis qu’ c’est pas vrai, Pouldu. T’as menti, hein! C’est pour rire?

Pouldu méprisa le regard de Barnavaux parce qu’il était encore ivre et
toujours rancuneux. Il leva la main droite et cracha.

--J’en fais serment! dit-il.

Alors Plévech fit avec la tête et le cou le mouvement d’un homme qui ne
peut plus respirer. Maô voyait son chagrin sans avoir compris toutes ces
paroles; elle glissa par terre et lui embrassa les genoux.

--Qu’est-ce que ça te fait, Plévech, demanda Barnavaux étonné, puisque
tu ne veux plus revenir, puisque ça n’est plus ton pays, là-bas,
maintenant? Tu viens de le dire.

Il sentait les muscles du matelot s’amollir, détendus comme ceux d’un
homme qui n’est plus en colère, mais seulement bien malade. Plévech
murmura:

--Si, c’est mon pays! J’ vois ben qu’ c’est mon pays, à c’t’ heure,
puisque ça m’a fait mal qu’on m’y ait pris ce qui est à moi. Faut que j’
rentre. Vois-tu, faut que j’ m’en r’tourne. Ça peut pas s’ passer comme
ça dans ma maison.

Barnavaux passait doucement la main sur la tête de Maô toujours
prosternée: mais elle comprenait bien que cette caresse n’était pas pour
elle, que c’était un conseil, une requête d’être gentille pour le
camarade. Elle se releva pour enlacer Plévech. La fleur de ses cheveux
s’écrasa sur le visage du matelot. Il la repoussa.

--Oui... fit-il. J’ voudrais ben, mais j’ peux pas. J’ peux pas m’
consoler comme ça, c’est pas possible. C’est l’autre, là-bas, qu’il m’
faut, d’puis que j’ sais qu’on m’ l’a prise...

Il ajouta gravement, comme stupéfait du mystère qu’il découvrait en
lui-même:

--Celle qui est ici, c’est comme si j’ la voyais plus!

Il se leva en se tâtant la poitrine comme un homme étonné d’être encore
en vie, et marcha vers l’escalier sombre.

--Où vas-tu, Plévech? demanda Barnavaux.

--A bord du _Château-Renault_, dit-il d’une voix de service, toute
blanche. Ils m’ mettront aux fers, et j’ passerai l’ conseil. Mais
puisqu’il faut que je r’tourne au pays, maintenant!

Les sept autres déserteurs lui emboîtèrent le pas silencieusement.

--Et vous? interrogea Barnavaux.

Ils n’attendaient pas la question, ayant agi sans réfléchir.

--On va avec lui, finit par dire l’un d’eux: au _Château-Renault_! On
peut pas l’ laisser: il est dans la peine!

                   *       *       *       *       *

Plévech ne savait pas écrire, et pour faire dire à sa femme, par la
plume d’un camarade plus instruit, qu’il savait ce qui s’était passé
chez lui, il avait trop l’orgueil. Ce qui le gênait aussi, sans qu’il
pût s’en rendre compte, c’est que, depuis le jour qu’il avait appris un
si grand malheur, et qui avait changé son âme, les choses, autour de
lui, n’avaient pas changé d’aspect. A bord du _Château-Renault_, son
absence ayant duré moins de six jours, il n’avait pas été porté comme
déserteur, ni passé le conseil. Il en avait été quitte pour les fers et
les corvées des hommes punis.

Dans son idée, ces ennuis se rattachant à sa souffrance obscure, il les
avait remâchés avec une espèce de fureur voluptueuse, et la conviction
qu’il aurait à se venger, parce que ça faisait partie du compte. Mais
ensuite, au cours des dix-huit mois qui s’écoulèrent avant son congé,
l’ordre du service fut au-dessus de lui, avec la même régularité que
celui des saisons et des astres; et d’accomplir les mêmes actes aux
mêmes heures, d’être perpétuellement commandé, de vivre sous un ciel où
les hommes, les arbres, jusqu’aux toits des demeures, étaient si
différents de ceux de son pays, Plévech s’en trouvait comme ébahi. Il ne
pouvait plus voir une vérité qui n’existait qu’à l’autre bout de la
terre; il la savait, mais ne la sentait point. Voilà pourquoi les
simples ont besoin de boire: l’ivresse leur donne de l’imagination. Et
Plévech, ne comprenant plus son cas, se disait quelquefois, en cherchant
sa colère: «Quand j’ai pensé comme ça c’est que j’étais saoul!» Il se
faisait tort. Il lui avait fallu l’alcool pour être tout à fait
lui-même, un homme capable de sentiment, de délicatesse et de douleur
morale.

Mais quand le _Cachar_ l’eut ramené à Brest, il éprouva, dès les
premières heures de sa libération, une tristesse immense, un isolement
de cheval dételé qui n’est pas encore à l’écurie. Des femmes, dans les
débits, n’excitaient son désir que pour lui rappeler celle qu’il
attendait; et cependant il les considérait avec une espèce d’exaltation
sauvage, ne sachant plus s’il avait envie de les prendre ou de les
battre. Puis le souci lui remontait à la tête du devoir qu’il avait de
retourner chez lui pour y porter un châtiment. L’absinthe et
l’eau-de-vie lui firent d’abord considérer ce châtiment comme un plaisir
qu’il allait se donner; il en riait tout seul.

Ce fut à Guingamp, où il lui fallut attendre, sur les bancs d’une salle
froide et mal éclairée, l’heure où il pourrait reprendre le train de
Plouha, que la méchanceté lui monta au cerveau; c’est que les heures où
l’ivresse vient de tomber sont toujours pleines d’une angoisse
déchirante, surtout dans l’obscurité. On voit encore dans les choses
tout ce que l’excitation de l’alcool vous y a montré, mais dans la
douleur, une douleur qu’on ne peut plus supporter sans un âpre désir
d’en tirer vengeance. On sait alors, jusqu’au fond de l’âme, avec la
plus atroce certitude, que si on a du mal c’est la faute de quelqu’un, à
qui on ne peut pardonner--car après cet impossible pardon, il ne
resterait plus qu’à mourir soi-même: la vie serait trop creuse et trop
dégoûtante. Oui, oui, le suicide ou l’assassinat, voilà les actes qui
paraissent inévitables et nécessaires, la nuit, quand on a du chagrin,
qu’on a bu et qu’on est dégrisé. Plévech était tremblant dans tout son
corps et raidi dans sa volonté, glacé dans tous ses membres et fixé dans
son vœu. C’était trop contraire à ce qu’on lui devait, c’était trop
sale, ce qu’il y avait chez lui: un enfant qui n’était pas de ses reins,
un enfant qu’on lui avait laissé nourrir de son prêt, de ses sous,
pendant qu’il était sur la mer, à trimer. Il avait la conception d’une
injustice affreuse et lâche qui noircissait la terre et la vie, et qu’il
fallait effacer, nom de Dieu!

Il était sept heures et demie du matin quand le train le descendit à
Plouha. Il pleuvait. Plévech se couvrit machinalement de son caban, mit
son sac par-dessous, bien à l’abri, en homme soigneux de son bien, et
marcha vers sa maison.

Quand il fut devant la porte, il frappa du poing, trois fois. Et
sûrement la Plévech était déjà levée: ses mains actives faisaient du
bruit près du feu et des écuelles, et il y avait aussi des pas d’enfant.

--Qui est là? fit-elle.

--C’est moi, Jeannie, dit Plévech. Ouvre!

Et le ton de sa propre voix le saisit. Il lui paraissait étonnant
qu’elle pût retentir de la sorte, au dehors: depuis la veille, il
n’avait entendu que des voix intérieures.

--Ma doué! cria Jeannie.

Elle ignorait que Plévech connût la vérité, et d’avoir à la dire, ou
même à la laisser voir, lui paraissait épouvantable; mais elle tira le
verrou sans hésiter, parce qu’il était le maître. Les gosses
continuaient à traîner derrière elle, par jeu et aussi par curiosité,
pour voir l’homme qui se faisait ouvrir de cette façon-là. Il y avait
Michel, l’aîné; les deux petites, Amandine et Léa; mais Julot, le
bâtard, était resté assis, devant la table, sur sa chaise de paille, à
cause de la barre de bois qui l’enfermait, pour l’empêcher de tomber, à
la hauteur de la ceinture.

Quand Plévech vit que la porte commençait à tourner, il donna un coup
d’épaule qui l’envoya contre la muraille; il vit sa femme dans
l’embrasure. Elle se tenait devant lui le corps un peu penché en avant,
les mains jointes, le front lisse, les yeux clairs, et ouvrant la bouche
pour dire:

--C’est donc vous tout de même, notre homme, à présent!

Mais lui, sans un mot, lui lança par la figure un coup de poing qui fit
éclater la peau, sur l’os de la joue, comme on crève du doigt l’écorce
d’un fruit mûr. Il avait frappé si fort qu’elle tomba toute droite, sans
pouvoir se retenir, la tête sous la table et juste contre la haute
chaise de Julot. Elle avait poussé un grand cri, et tous les enfants se
mirent à hurler. Ce fut la voix de Julot qui la redressa. Sans ça elle
aurait fait la morte, et, d’ailleurs, elle avait envie de vomir à cause
de la douleur et de la secousse. Mais le petit, qu’est-ce qu’il allait
lui faire, son homme, au petit? Elle eut un bondissement d’une
élasticité sauvage et silencieuse qui la releva sans que personne pût
voir comment. En une seconde elle avait arraché Julot de son siège de
paille, tourné derrière Plévech, lancé l’enfant sur la route, et dit à
Michel, son frère aîné, en le poussant dehors:

--Cours avec le petit, cours vite, derrière l’église, où tu voudras!

Et quand ce fut fait, elle jeta ses griffes en avant, comme une bête en
rage. Plévech recommença de taper. Parfois, quand les doigts de sa femme
approchaient trop près de ses yeux, il les prenait dans ses mains rudes,
les tordait; elle tombait à genoux. Alors il l’abattait par terre d’un
coup de poing sur le crâne. Parfois il la frappait sur les épaules et la
poitrine; il s’étonnait de ce bruit si mou qu’il lui paraissait
insuffisant pour sa colère, et, ouvrant la paume, la giflait à toute
volée. Elle criait par peur, encore plus qu’à cause de ses blessures,
croyant qu’il allait la faire mourir.

Les deux petites, Amandine et Léa, se taisaient maintenant, terrifiées.
Seulement la plus grande avait pris l’autre dans ses bras. C’est un
signe du génie qui est dans les sexes, avant même qu’ils soient formés:
les petits garçons, s’ils ne peuvent fuir devant un danger, tendent des
poings inutiles; les petites filles s’enlacent, la plus grande serrant
la plus jeune: ils font déjà comme ils feront plus tard, devenus des
hommes et des femmes. Plévech les rencontra sur sa route terrible, et
les heurta du pied si rudement que le groupe que faisaient leurs corps
s’effondra sans se disjoindre. Elles restèrent étendues sur les dalles
de granit, les yeux pleins d’épouvante.

Plévech en éprouva du trouble. Il n’avait pas eu l’intention d’abîmer
ses gosses à lui, et d’ailleurs, il ne savait plus bien ce qu’il avait
fait. C’était un autre homme qui avait frappé, tandis que le Plévech
ordinaire s’en était allé on ne savait où. Mais à cette heure il
revenait, faible comme après une grande maladie, faible à se plaindre, à
pleurer, à demander des tisanes. Pourtant il se répétait, pour se
prouver que c’était lui qui avait fait tout ça, et qu’il avait eu
raison: «On m’a fait du tort, on m’a fait du tort!» C’était comme s’il
eût boudé; un sentiment si médiocre, après sa fureur magnifique,
l’humiliait confusément. Il demanda:

--Où qu’il est?

Il voulait parler du bâtard. Mais sa femme, qui l’entendit, demeura
couchée par terre, sans répondre, la figure dans ses cheveux et dans ses
doigts, qui se tachaient de sang.

Il haussa les épaules comme s’il n’était pas responsable, et sortit. Le
frère de Pouldu, qui est marchand de bestiaux, avait bien entendu qu’il
réglait son compte, et tous ceux de la rue avaient aussi quitté leurs
maisons pour écouter. Mais quand Plévech parut sur le seuil de sa porte,
ils rentrèrent chez eux, excepté Pouldu, qui se montra plus brave, parce
qu’il le connaissait davantage, et qui vint à lui.

--C’est toi, Plévech, dit-il, te v’là de r’tour? Faut donc aller prendre
un verre chez Narcisse.

                   *       *       *       *       *

Ils allèrent ensemble chez Narcisse Cloarec, qui tient une auberge.

--Une tournée de blanche? fit Pouldu.

A ce moment, Plévech sentit la soif atroce qui le dévorait. La salive
était comme solidifiée dans sa bouche, et si amère qu’il ne pouvait plus
l’avaler.

--Non, dit-il, une bolée. Du cidre, beaucoup de cidre.

Il prononça ces paroles d’un ton presque plaintif, comme s’il eût été
couché dans son lit, avec la fièvre. Pouldu feignit de ne pas s’en
apercevoir. Il commanda du cidre, et Plévech se mit à boire comme un qui
va mourir dans le désert. Pouldu garda le silence sur ce qui ne le
regardait pas. Il parla des choses du pays et de ses enfants à lui. Il
ajouta pourtant:

--T’as-t-y vu ton gas, ton Michel?

--Non, dit Plévech, il n’était point là.

--C’est un beau gas tout d’ même, continua Pouldu conciliant. Il est ben
rev’nu.

--Comment qu’ tu dis, rev’nu? fit Plévech.

Il était tout abruti, et il lui semblait que les mots arrivaient de très
loin.

--... Rev’nu d’ quoi?

--Tu n’ sais donc point, dit encore Pouldu. La typhoïde, qu’il a fait.
On croyait ben qu’il y passerait. Le médecin a dit, à sa dernière
visite: «C’est des pauv’ gens, c’est pas la peine que j’ leur fasse
payer des frais: il est perdu.» Alors la mère Le Blant lui a mis le
pigeon. Tu sais?

Plévech savait. Quand les personnes sont à la mort d’une mauvaise
fièvre, on ouvre la poitrine à un pigeon vivant et on pose la bête
encore frémissante sur la tête de l’agonisant. Ce n’est pas un remède,
c’est un charme, plus vieux que la religion des chrétiens, un sacrifice
sanglant pour réclamer un miracle.

--... Et alors, il en est rev’nu, ton Michel. On croyait qu’il resterait
idiot, ou muet, comme ça arrive. Mais il est rev’nu, sans rien, et si
grandi, quand il a marché, qu’on ne le reconnaissait point.

Plévech écoutait, presque sans comprendre, étonné qu’un bien plus grand
malheur que celui qui lui avait mangé l’âme eût pu l’accueillir à son
retour; et ça lui paraissait effrayant, presque impossible, que son
aîné, Michel Plévech, eût failli mourir. Il n’y a pas de marin qui n’aie
l’orgueil de son premier-né, comme un prince.

--Il a été si malade, tu dis, si malade?

--Oui, mon vieux.

Et Pouldu voulait parler d’autre chose. Mais Plévech répétait:

--Vraiment, si malade? Et on lui a mis le pigeon, et il n’a plus rien, à
c’t’ heure, t’es sûr?

Il était tombé dans une si grande rêverie que Pouldu s’ennuya.

--C’est plus d’ dix heures, maintenant, fit-il. Je m’ rentre.

Plévech retourna chez lui le cœur si embrouillé qu’il ne sentait pas sa
faim. Sa femme avait fait la soupe. Vous avez vu des fourmis à moitié
broyées porter quand même leur fardeau et finir leur tâche? Les
ménagères sont pareilles. Les enfants attendaient, pour manger, le
retour du maître, comme le respect l’exige, et Michel, levant les yeux,
dit nettement:

--Bonjour, not’ père.

Alors Plévech le souleva de terre comme pour savoir son poids, le
reposa, le reprit, sans même avoir envie de l’embrasser, mais comme
étonné, maintenant, qu’il fût encore en vie. Puis il prononça:

--Faut qu’il mange. Faut que nous mangions!

Alors il entendit le bruit léger d’une bouche qui mordait dans une
tartine beurrée. C’était Julot, caché entre la cheminée et le grand lit
de chêne, le même où il était né. Plévech fit un geste, et la mère alla
se mettre devant l’enfant, en silence.

Mais l’homme dit gravement, en hésitant un peu, comme un homme qui vient
de découvrir dans l’univers des choses qu’il n’y avait jamais vues, et
qui ne sait pas encore bien comment les exprimer:

--Tout de même, oui, tout de même... ça vaut mieux que s’il y en avait
un de moins!

                   *       *       *       *       *

Et Jeannie versa la soupe. Elle avait les reins comme brisés, et sa
tête, hachée de coups jusque sous les cheveux, n’était plus qu’une
plaie. Mais elle ne sentait presque pas son mal. Plévech s’assit...



II

LA NUIT DE BILLY HOOK


Barnavaux ne sut jamais, je pense, comment avait fini l’aventure de
Plévech. Et, au fait, il ne se souciait pas de le savoir. Il y a, chez
les vieux soldats, pour les complications sentimentales, une
indifférence, une espèce de callosité du cœur, un dédain, qui les
rapproche d’une façon assez inattendue des moines cloîtrés, mais par les
mauvais côtés surtout. La chaste ignorance des moines les garde d’une
obscénité brutale que Barnavaux n’évitait pas toujours. Il croyait
connaître les femmes parce qu’il en avait possédé. Donc il en voulait
parler; et comme il ne disait que des sottises, je faisais tous mes
efforts pour ne pas l’écouter. On dit qu’en matière d’amour tout homme,
tôt ou tard, a sa crise. Je pensais que Barnavaux ferait exception: en
quoi je me trompais, comme on le verra par la suite de ce récit.

Mais, pour l’instant, il avait sa vertu, si j’ose dire, une sorte de
vertu inhumaine et laide, qui consistait à penser que le devoir, pour un
homme bien portant et sain d’esprit, est de rester parfaitement
convaincu que, dans toutes les circonstances, une femme en vaut une
autre. C’est de ce point de vue qu’il considérait la conduite de
Plévech, quand le souvenir de cette nuit chez Ti-Ka nous revenait; et il
trouvait alors cette conduite incompréhensible et funeste. Son
expérience, son affreuse et basse expérience, lui faisait juger que, si
l’on désobéit à ce principe, il ne peut manquer d’arriver «du vilain».

--Il y a un homme, me dit-il un jour, un type que j’ai connu, il
s’appelait Billy Hook, un subrécargue anglais que j’ai rencontré sur le
bateau la première fois que j’ai passé par la mer Rouge pour aller au
Tonkin... Eh bien! cet homme-là, il ne l’avait pas fait exprès, de
choisir: et malgré ça, il est arrivé les plus grands malheurs. Et
l’autre, c’est parce qu’il n’y avait pour lui qu’une femme au monde, que
les Anglais l’ont pendu. C’est à Port-Saïd, que ça s’est passé, au
bar--c’est un mot poli--de Mrs. Coxon. Vous connaissez Port-Saïd? Quelle
sale ville, hein, quelle sale ville!

Sa figure avait pris une expression de mépris, d’horreur scandalisée.
Barnavaux scandalisé! Mais je connaissais, oui, je connaissais! Son air
ne m’étonnait pas. Les choses ont un peu changé d’apparence maintenant,
à Port-Saïd, parce que les Anglais ont «moralisé» la ville. Mais elles
sont restées en dessous ce qu’elles étaient, je suppose. Moraliser les
villes, ce n’est guère que cacher leurs vices comme on habille les
corps, et rien n’est changé, quand on a couvert un corps de vêtements:
ni ses désirs, ni ses tares, ni le bondissement des muscles, ni la sueur
qui coule, ni les fureurs qui le poussent, ni les faiblesses qui le
couchent. Mais il y a quinze ans, Port-Saïd, c’était l’enfer à ciel
ouvert, sous un jour éternel.

Sous un jour éternel, parce que jamais, jamais, la lumière des lampes
électriques ne s’éteint dans les rues, dans les boutiques, dans les
cafés, dans les bars et les maisons de jeu, et les autres demeures,
«celles qu’il ne faut pas nommer», ainsi qu’aux siècles de foi on disait
de Satan. Songez que de nouveaux navires arrivent toutes les heures
devant cette bouche méditerranéenne du canal de Suez, et qu’ils ne
veulent rester que juste ce qu’il faut pour se remplir la panse de
charbon, et s’en aller; car le temps, sur ces quais toujours encombrés,
on le fait payer cher, plus cher qu’ailleurs. Jour et nuit, les porteurs
de houille courent avec leurs hottes noires sur la tête, tandis que les
matelots, les émigrants, les soldats, les fonctionnaires, tous ceux qui
vont là-bas, du côté où le soleil se lève, et ceux qui en reviennent, se
ruent dans les avenues droites, sur les trottoirs de ciment. Ils se
disent: «C’est encore, ou déjà, presque l’Europe, ici! Où on peut tout
trouver, _tout_.» Ils ne s’inquiètent pas si la qualité est infâme. Ils
sont pressés. Peut-être qu’ils vont mourir.

Je me rappelle, il y a quinze ans! Les maisons de jeu où toutes les
roulettes étaient truquées, où tous les croupiers volaient; les matelots
ivres qui continuaient à boire, quand ils ne pouvaient plus rester
debout, tenus de chaque côté, sous le bras, par un nègre; les magasins
de curiosités qui s’annonçaient par cette inscription noire sur une
longue bande de calicot blanc: _Ahmed ben Ahmed. Photographies obscènes
et de monuments_, en français, en un français elliptique et glorieux; et
toutes les femmes, des Espagnoles, des Françaises, des Valaques, des
Allemandes, des négresses, des Somalies et même une dame solitaire,
vêtue de noir et voilée, qu’on ne rencontrait que dans un coin sombre,
toujours le même, près du square où il y a la statue de M. de Lesseps.
On l’appelait «la dame du monde pour matelots». Elle donnait aux pauvres
bougres l’illusion du luxe. Ivres déjà, avec elle ils s’enivraient
encore de mystère.

--... Tout au bout de la ville, continua Barnavaux, au milieu d’un
jardin gagné sur le sable, il y a là le bar de madame Coxon. Vous savez?
La maison des Américaines, où ne vont que des gens riches?

»C’était là que nous étions allés, Billy Hook et moi. Je ne l’ai jamais
revu, Billy Hook, le subrécargue anglais, mais il doit être encore de ce
monde: la boisson ne faisait rien sur lui, et pourtant il buvait
effroyablement, toujours calme, clair, lucide, solide, ses pupilles de
chat sauvage seulement un peu agrandies. Il n’y a plus guère que les
Anglais au monde qui, quand ils commettent certains actes, ont l’idée du
péché et se croient damnés. Lui, Billy Hook, se croyait damné,
irrémédiablement, parce qu’il était protestant, Anglais par-dessus le
marché, et que c’est une religion et une race où personne ne croit qu’on
peut se racheter par la confession et le repentir. Il faut que la grâce
descende et opère toute seule. Or, Billy Hook se croyait au-delà de la
grâce, oublié, perdu, et ça lui donnait une extraordinaire fermeté dans
la mauvaise conduite. Je ne sais même pas, du reste, s’il s’amusait
beaucoup, à vivre comme il vivait, à faire ce qu’il faisait: il fallait
qu’il vécût comme ça, voilà tout. Il restait froid, toujours froid, à la
manière d’un capitaine de football qui veut gagner une partie.

»... Comme nous étions en train de prendre un whisky and soda, un
matelot albanais entra dans le bar: un petit, maigre, avec des yeux
fous. Il dit à madame Coxon, après avoir commandé un siphon de limonade
gazeuse:

»--Miss Clary?

»--Elle n’est pas là, _deary_, elle n’est pas là, dit la vieille dame,
mais il y a les autres _ladies_.

»L’homme ne répondit pas. Il prit lui-même le siphon et un verre sur le
bar, et alla s’asseoir devant une petite table, au fond de la salle.

»Et cela rendit la mémoire à Billy Hook. Il prononça tranquillement:

»--Il faut pourtant que j’aille la rejoindre, là-haut!

»C’était un des règlements de cette maison-là, un très drôle de
règlement, mais assez fréquent à ce qu’il paraît dans les pays
d’Angleterre. On ne buvait pas dans les chambres. Madame Coxon y tenait
la main rigoureusement. Billy Hook avait dit à madame Coxon:

»--Clary est à moi, ce soir.

Et il l’avait emmenée quelque part, là-haut. Mais toutes les
demi-heures, il redescendait l’air bien tranquille, et prenait un
nouveau whisky and soda, en causant d’autre chose, tout debout devant le
bar, sans se soucier de celle qu’il avait payée, même pour lui offrir un
verre. Billy Hook, c’était un homme qui ne pensait qu’à lui, par
principe. Et quand il eut annoncé «qu’il allait rejoindre Clary», il ne
parut guère plus pressé. C’était à elle d’attendre, et madame Coxon
savait qu’il était bon client. Elle n’insistait pas. Le matelot albanais
était demeuré assis à sa petite table, devant son verre de limonade
gazeuse. Personne ne s’était aperçu que, depuis les dernières paroles de
Billy Hook, il avait enlevé ses souliers. Et on ne le vit pas sortir de
la pièce. D’ailleurs, quand on l’aurait vu: il avait payé, il était
parti, quoi d’étonnant? Il avait ôté ses souliers, ça c’était plus
curieux! Mais s’il fallait faire attention à toutes les fantaisies des
gens, une nuit de bordée à Port-Saïd!

»Tout à coup, on entendit un cri, un de ces longs cris affreux, plus
longs qu’une respiration humaine, et ressemblant--je vous demande
pardon, mais je ne trouve pas d’autre comparaison--au long mugissement
d’une locomotive qui traverse une haute tranchée en faisant siffler sa
vapeur. Et, supposons ensuite que la locomotive entre dans un tunnel? Le
bruit ne s’arrête pas de lui-même, il est jugulé. Ce fut ça! On dit que
la peur dégrise. C’est un mensonge. Il y a des ivrognes à qui elle serre
le cœur de telle façon, qu’ils en tombent sur place, ou pire. De ceux
qui étaient là, il y en eut deux qui sortirent. On entendit des hoquets.
Les autres montèrent l’escalier les uns sur les autres, Billy Hook en
tête; et ils étaient mêlés aux Américaines, aux belles Américaines
rousses, en toilette de bal, qui hurlaient. Aux étages, on entendait des
pas nombreux aussi, des pieds nus qui couraient dans les couloirs: des
pieds d’homme, des pieds de femme.

»--C’est de chez moi que ça venait, dit Billy Hook.

»Sa voix était un peu plus brève que de coutume, mais il avait dit «chez
moi», au lieu de «chez Clary», par habitude de tout prendre et d’être
chez lui partout.

»Oui, c’était chez Clary, et elle avait crié trop tard! Je la vois
encore, cette chambre, avec ses murs peints à la chaux, contre lesquels
des gravures en couleurs éclataient trop fort; ses dalles de marbre
blanc et noir, en losange; le lit de cuivre, tout bouleversé, et un
fauteuil d’osier, laqué en ripolin vert. Clary n’avait même pas eu le
temps de quitter ce fauteuil, où elle attendait... Un couteau, d’un seul
trait, lui avait tranché les carotides... Elle n’était vêtue que d’une
chemise de soie noire, qui plaquait sur son corps très blanc. Sur sa
gorge, un collier de filigrane d’or du Soudan brillait par taches au
milieu du sang. Quelqu’un éleva la voix pour rappeler les yeux drôles du
matelot albanais, et le son de sa voix. Tout le monde dit:

»--C’est lui... Il n’a pas eu le temps de descendre. Il est dans la
maison.

»On renversa les lits. On brisa des armoires à coups de pied. Des gens
éventraient les matelas, et on ne trouvait rien. Rien non plus sur la
terrasse: une espèce de nappe en ciment, toute vide, et blanchie par la
lune. Mais, en regardant la balustrade, Billy Hook aperçut deux mains
crispées. Il se pencha. Le matelot albanais était là, suspendu, le corps
dans l’abîme. Billy Hook le prit par le col de sa vareuse et hala!
D’autres arrachèrent les mains de la balustrade, et l’homme qui avait
tué apparut. Il claquait des dents. Ses joues lui étaient rentrées dans
les mandibules, comme s’il était subitement devenu très maigre et très
vieux. On ne distinguait plus dans sa figure que son nez aminci, très
long, et deux trous pâles: le regard de ses yeux de peur sous la lune.

»On l’aurait tué sur place, et je n’y voyais aucun inconvénient, mais
deux policemen de Port-Saïd étaient survenus: deux fellahs bruns,
habillés en soldats européens: ils étaient fiers d’arrêter un blanc! Ils
mirent la main sur l’homme.

»--C’est vous? lui dit Billy Hook en anglais, c’est vous qui avez fait
ça?

»L’anglais est une langue où on ne peut dire que «vous» dans les plus
grandes crises, et cela donne de la politesse aux paroles. L’autre
répondit:

»--Oui, c’est moi... Et pourquoi ne vous ai-je pas tué plutôt
qu’elle?... Je ne sais pas... je ne sais pas...

»Moi, il me semblait comprendre. Il était venu demander cette Clary
qu’il aimait, furieux déjà qu’elle ne pût être à lui tout de suite. Mais
quand il avait vu, dans sa forme, avec ses os et sa chair, l’homme qui
la lui prenait, il s’était représenté plus fortement la chose, la chose,
l’acte! Alors c’est elle qu’il avait tuée au moment où il était allé
vers elle, peut-être pensant... mais c’était une autre idée, sans
savoir, qui l’avait emporté.

»Billy Hook dit d’une voix assez lente:

»--Oui, pourquoi pas moi! Et si j’avais su que c’était celle-là,
celle-là que vous vouliez! Qu’est-ce que ça me faisait, à moi!

»Il réfléchit encore, et ajouta sérieusement:

»--Je vous demande bien pardon, monsieur; vraiment, je vous demande bien
pardon!

»... Les deux policemen emmenèrent l’homme. Billy Hook siffla entre ses
dents, puis il dit à madame Coxon:

»--Où sont les autres _ladies_?

                   *       *       *       *       *

»Il dit cela, expliqua sérieusement Barnavaux, parce qu’il n’avait pas
terminé sa nuit, et qu’il lui fallait son plaisir. Mais vous voyez tous
les malheurs que ça fait, d’avoir besoin d’une femme, particulièrement.
Et c’est vrai que si Billy Hook avait su... Mais on ne sait jamais!»



III

LE CHINOIS


--... Tiens, dit Barnavaux, c’est encore le légionnaire louf qui est
couché là!

Si l’homme appartenait à la légion étrangère on ne le pouvait savoir
qu’aux insignes de son casque blanc, qui lui cachait presque
complètement la figure. Pour le reste, comme il était couché sur le
ventre, on n’apercevait même pas les boutons d’une guenille d’uniforme
kaki, extrêmement sale. Il ne dormait pas, puisqu’on apercevait
nettement, presque au ras du sol, la lueur nette de ses deux yeux bien
ouverts qui semblaient chercher quelque chose dans l’herbe; et il
n’était pas ivre, car l’une de ses mains, qui faisait accomplir à un
brin de bois je ne sais quelle sorte de jeu bizarre, n’avait pas un
tremblement.

Barnavaux continua, sans faire plus d’attention à lui:

--Ce n’est pas laid, tout de même, le fleuve Rouge, d’ici!

C’était sur la route de ravitaillement, entre le poste de Po-Lou et
Lao-Kay. Des ruisselets clairs dégringolaient la pente en faisant sonner
les cailloux de leur lit; l’élan simple, droit, agile, de bambous
gigantesques et grêles jetait dans l’air de l’exaltation et de la joie;
et plus loin, bien au-dessus de nous, escaladant des falaises calcaires,
grises et bleues, de grands arbres dressaient leurs troncs blancs,
lisses comme des colonnes. Quand il n’y avait plus de bambous, les
bananiers sauvages envahissaient la terre montueuse. Autour de leur tige
ronde, molle et si pleine de sève qu’il en sortait tout de suite une
bave claire quand on y enfonçait sa canne, leurs énormes feuilles
s’enlevaient symétriquement pour entourer la hampe retombante d’une
fleur plus longue que le bras, d’un rouge sombre, riche et chaud comme
le velours d’une bannière de procession; et, sur cette grande fleur
tranquille, on eût dit d’autres fleurs plus petites, plus rouges,
presque écarlates, tremblotantes: c’étaient de petits oiseaux qui
s’envolaient tous ensemble quand nous passions, des oiselets ivres de
miel! Le sol noir sentait la décomposition, la fécondité, les graines
qui germent et les insectes--car les insectes aussi ont leur odeur,
quand darde le soleil d’été, et que leurs myriades presque invisibles,
au milieu des herbes, et dans l’air sonore, et dans la terre sourde,
volent, rampent, chassent, dévorent, aiment, chauffent leurs œufs et
leurs chrysalides.

Plus loin, au-delà des végétations qui déferlaient, c’était le fleuve
Rouge, large déjà comme la Seine, fougueux, hoqueteux de rapides, sali
des argiles sanglantes arrachées aux rocs pourris des hautes terres,
qu’il portait vers le Sud, là-bas, jusqu’au delta du Tonkin populeux; et
de grandes jonques chinoises faisaient effort pour le remonter. Lourdes,
vastes, basses, patiemment elles allaient amont, aidées à la fois par
une voile de paille tressée et par les rotins ferrés d’hommes qui
couraient perpétuellement de l’avant à l’arrière, agiles, patients,
infatigables, la peau d’un jaune qui tirait sur le noir et le roux, si
courbés qu’ils avaient l’air de marcher à quatre pattes, et tout
rapetissés par la distance.

--On dirait des fourmis! fit Barnavaux.

Alors l’homme que nous avions vu couché dans l’herbe releva la tête et
sourit. Il avait des yeux tout à fait étranges, d’un brun tendre entouré
d’un cercle gris vert, au sommet d’une figure d’homme du Nord: cheveux
blonds très drus, barbe blonde extrêmement rude, taches de rousseur
partout où il n’y avait pas de poils; ça le faisait ressembler à un gros
chien fou et très intelligent.

--Oui, dit-il, des fourmis qui viennent de là-bas, des grandes
fourmilières qui sont là-bas!

Il cherchait le nord des yeux: l’horizon de montagnes derrière lequel il
y a la Chine, l’immensité des pays jaunes.

--C’est un ancien officier russe, fit Barnavaux à voix basse. On dit
qu’il servait dans la marine de son pays, à Port-Arthur, pendant la
grande guerre... Et puis il a déserté et il est venu ici, s’engager à la
légion. Des raisons pour ça? Il n’y avait peut-être pas de raison: il
est louf, je vous dis. Voilà tout. C’est pas le seul.

Je crois que le légionnaire avait entendu. Cependant il sourit encore:

--Regardez celles-là, les vraies fourmis, dit-il. Comme c’est pareil,
hein, comme c’est pareil!

Et je m’aperçus qu’il était couché la tête en travers d’un chemin de
grosses fourmis rousses. C’était sur ces insectes qu’il rêvait, comme un
grand enfant désœuvré.

--Tenez, continua-t-il, en voilà une qui ne porte rien dans ses pinces,
et qui est peut-être égarée. Je l’agace avec ce brin de paille: comme
elle a peur, comme elle est lâche! Elle a perdu la tête, elle fuit comme
une folle. Mais celle-là, au contraire, qui rapporte un bout de bois à
la fourmilière, rien ne la détournera de sa route, allez! Tenez, je
jette un caillou sur elle, la voici à moitié broyée. Que lui importe!
Elle sort du désastre avec trois pattes, le ventre aplati, une antenne
coupée, mais elle n’a pas lâché son fétu. Et si j’essaye de lui arracher
ce fétu, elle n’hésite pas, elle mord, elle lutte contre moi,--contre
moi, un monstre si grand que ses yeux sans doute ne peuvent m’apercevoir
tout entier. Vous ne comprenez pas ce que ça veut dire? Ça veut dire
qu’une fourmi qui a trouvé son travail est comme une somnambule. Elle ne
peut plus rien concevoir que ce travail, elle a perdu sa volonté, perdu
même l’instinct de la conservation. Les oiseaux qui font leur nid, les
oiseaux qui élèvent leurs petits, pour eux, c’est très probablement la
même chose; et c’est ça qu’on appelle l’instinct: un commandement qui
est au-dessus de l’individu. Eh bien, ces jaunes, ce milliard de jaunes,
ils sont comme les fourmis et comme les oiseaux: ils ont le
somnambulisme de leur tâche, et c’est pour ça qu’ils me font peur!

Sur sa bizarre face d’homme-chien passa tout à coup une expression de
terreur si douloureuse qu’elle me donna à moi-même l’envie de fuir.

--J’étais sur le _Pétropavlosk_, moi, dit-il, j’étais sur le
_Pétropavlosk_...

--Le cuirassé que commandait l’amiral Makarof à Port-Arthur, et qui a
sauté, murmura Barnavaux. Pauvre bougre! Je comprends, maintenant, je
comprends pourquoi...

Et il se toucha le front.

--L’horreur de ça, murmura le légionnaire, l’horreur de ça! Ne prenez
pas des airs mystérieux pour vous dire que j’ai la tête malade. Ce n’est
pas la peine, je ne me fâcherai pas. Vous faites seulement une petite
erreur: j’ai la tête très solide, ce sont les nerfs qui sont détraqués,
les nerfs et... et le moral peut-être. Je ne puis plus entendre une
porte claquer derrière moi, et quand on me met la main sur l’épaule j’ai
envie de tomber. Mais ma mémoire fonctionne bien et mon cerveau n’est
pas touché. Je me rappelle tout. Mais ce que je me rappelle, c’est une
chose que vous ne vous figurez pas: j’ai peur pour plus tard, peur pour
toutes nos races. Y êtes-vous?

»... L’amiral ne voulait pas engager le combat. Il était sorti pour
exercer l’équipage, et surtout les officiers; il ne comptait sur rien de
grave, quand les grands obus se mirent à tomber. Le tir de l’ennemi
était si mal réglé, en apparence, qu’il ne nous faisait aucun mal. Et
même, lorsque nous commençâmes d’être atteints, il resta devant nous,
respecté par cette pluie de gros fuseaux d’acier qui faisait gicler la
mer comme une mare sous la grêle, une espèce de chenal d’eau tranquille.
C’était la ruse, c’était là qu’on voulait nous faire passer; mais
personne ne comprit, on gouverna vers cette eau calme. Nous étions alors
à peine sortis de la passe, on distinguait parfaitement à l’œil nu les
bras des sémaphores. Le feu de l’ennemi augmenta d’intensité. Un obus
tomba sur le mât de signaux, en le brisant. L’officier de vigie fut tué
raide et je me souviens, oui, je me souviens... une partie de ses
entrailles et son diaphragme, une espèce de guenille blanchâtre et
translucide, restèrent accrochés aux débris: de la viande de boucherie
parée pour la vente, c’est à ça que ça ressemble! Il y avait aussi des
choses qui n’allaient plus, les membres du navire qui se paralysaient;
l’électricité coupée, le monte-charge bloqué, faussé, hors d’usage.
L’amiral donnait des ordres; mais qui était chargé de l’électricité, qui
devait s’occuper du monte-charge? Est-ce toi. Piotre Ephimovitch? est-ce
toi, Serguieief? On ne savait plus, je crois qu’on n’avait jamais su.
Ah! ça, c’est la honte, la honte, je vous dis: personne ne savait ce
qu’il avait à faire, on restait les bras ballants.

»Et voilà que, venant de terre, un petit canot apparaît, un sale petit
canot de Chinois, monté par deux hommes, qui manœuvraient pour couper
notre route et nous rejoindre. C’était là où il passait que la mort sur
la mer tombait davantage. Des obus d’éclatement, au-dessus de lui,
éparpillaient leurs morceaux et leur feu; d’autres obus géants
s’enfonçaient devant lui, derrière lui; et cette absurde coquille de
noix allait toujours, tout doux, tout doux, avec ses deux rames qui
grattaient l’eau bien régulièrement. Mais qu’est-ce qu’il voulait,
qu’est-ce qu’il voulait! Il apportait un message, c’était sûr; ces deux
hommes ne pouvaient avoir risqué la mort que pour remplir un devoir
sacré, pressant, obligatoire. On stoppa, le canot s’arrêta par notre
avant, et un homme monta. C’était un Chinois, qui portait une corbeille
en jonc tressé, assez lourde. Il la posa sur le pont et fit son salut
très bas, les mains posées sur la poitrine... Un projectile éclata par
bâbord avant, tout près de lui, et quatre hommes tombèrent morts,
déchiquetés. Il fit un second salut, le Chinois. Et il ne parut rien
d’extraordinaire sur sa figure.

»Un officier fusilier qui était là, Stépanof, se précipita sur lui.

»--Qu’est-ce qu’il y a, dit-il, pourquoi viens-tu, de quelle part? Hein,
parle!

»Le Chinois fit son troisième salut, et dit en _pidgin_, que je vous
traduis à peu près:

»--Ma commandant, y en a moi rapporter linge officier. Beaucoup pressé.

»Il ouvrit sa corbeille comme si elle avait contenu la sainte hostie, et
des faux-cols, des pyjamas, des dolmans blancs, des pantalons blancs,
des chemises, apparurent, bien rangés, par paquet distinct pour chacun
des clients.

»C’était le blanchisseur! On lui avait dit d’apporter le linge à dix
heures, et quand il était arrivé «y en avait bateau foutu le camp».
Alors, il avait pris un canot avec son fils, avec son fils, vous
entendez! Puisqu’on lui avait dit d’apporter le linge à dix heures! Il
tira de la corbeille des fiches de bois marquées d’encoches, toutes
pareilles à celles des boulangers d’Europe.

»--Qui ça ici y en a compter blanchissage? dit-il simplement.

»Nous venions d’entrer dans ce chenal dont je vous ai parlé, cette
espèce d’avenue d’eau calme où rien ne tombait plus, et nous regardions
ce Chinois, ébahis par son courage, par son héroïsme, par son
inconscience... non, tout ça, c’est des mots européens, des mots qui ne
sont pas vrais; nous étions atterrés, humiliés, parce qu’il avait fait,
lui, sans penser à plus, _ce qu’il avait à faire_. Tandis que nous,
malheur!

»L’ouragan de fer ne passait plus qu’à notre droite, à notre gauche;
nous nous disions tous, ivres de l’angoisse traversée, la cervelle en
bouillie: «C’est fini, ça n’était pas pour aujourd’hui, on est
réchappé.» Et alors, les autres, et peut-être moi aussi, on commença de
rigoler autour du Chinois, parce qu’on se croyait sauvé, parce qu’on
était content, parce qu’on était embêté devant lui. Il dit de nouveau,
poliment:

»--Où ça y en a boy compter blanchissage?

»Et prenant ses fiches de bois, il appela.

»--Ma lieutenant Piotre Ephimovitch!

»--Tu veux voir Piotre Ephimovitch, dit quelqu’un. Tiens, le voilà!

»Et il leva la main vers le mât de signaux. Celui où il y avait cette
horreur, vous savez!

»Le Chinois leva la tête, et je ne sais pas ce qu’il aurait dit. Je ne
le sais pas, ni personne, ni lui, parce que nous venions de toucher le
piège, le piège où nous avions été conduits, les deux torpilles
mouillées entre deux eaux!... On n’a pas beaucoup souffert, c’est
seulement, après tout, comme si le cœur se décrochait. J’ai vu l’eau
monter en grands jets du côté de la mer que je regardais, et puis le
bateau n’est pas remonté. Il était coupé en deux... Voilà ce que c’est
que la vie de quinze cents hommes: il ne faut pas longtemps pour que ça
devienne le rien, la nullité, la pourriture. Moi, on m’a repêché par
hasard...

»--Et le Chinois? demandai-je.

»--Comment voulez-vous que je sache! dit le légionnaire d’une voix
subitement furieuse, et qu’est-ce que ça vous fait? Il y en a encore
trop, hein, trop! Six cents millions dans la fourmilière! Et tous
somnambules, quand ils ont leur tâche, comme les vraies fourmis:
aveugles, sourds, insensibles, sans nerfs. Il y en aura toujours trop,
je vous le répète.»

Il essaya de donner un regard plus ferme à ses yeux d’animal égaré.

--Je suis venu à la légion à cause de la discipline. Je veux apprendre
la discipline. Sans ça quoi! Qu’est-ce qui nous arrivera, à nous, les
Européens?



IV

POUR MILLE PIASTRES


Ti-Soï savait très bien où on le conduisait: la veille même, on l’avait
fait sortir de prison, la cangue au cou, pour creuser sa tombe. C’est un
usage qui existe encore, au Tonkin; quand un homme a été condamné à
mourir par le tribunal indigène, suivant la loi des ancêtres, il creuse
lui-même sa tombe, aidé par quelques compagnons de geôle, la canha-pha
où on est nourri, par indulgence merveilleuse, aux frais du
gouvernement. Donc, Ti-Soï n’avait pas trouvé ça extraordinaire ni
méchant. Seulement, il savait ce qui allait lui arriver. Mais une grande
indifférence lui était venue. C’est peut-être une erreur des civilisés
de croire qu’en diminuant la durée de l’attente on atténue les affres de
la fin. Et si c’était le contraire? S’il fallait à l’âme, à l’esprit, au
cerveau, dites comme vous voudrez, du temps pour s’habituer, au corps
une espèce de fatigue et d’ennui? De connaître d’avance un sort
inévitable, cela dissout mystérieusement l’envie même d’y échapper. On
est plus pareil à ceux qui meurent naturellement, on est plus usé, on
s’abandonne, on ne vit plus qu’à demi et ailleurs, comme un malade
chrétien quand il a reçu l’absolution, la communion, les saintes huiles.
C’est ça qu’il faut! Et sans doute c’est là qu’il faut chercher la cause
de l’insensibilité apparente des condamnés annamites: car s’ils peuvent
échapper à un danger dans une bataille, un incendie, un naufrage,
regardez-les: ils ont plus peur que nous, ils claquent des dents, ils
ont l’air lâche! Tandis qu’ils sont braves à l’heure suprême, où nous ne
le sommes point.

Ti-Soï portait donc d’un pas très doux la tête que le bourreau allait
faire sauter. Pourtant, il le voyait très bien, le bourreau, qui
marchait tout seul derrière le crieur chargé d’annoncer, dans une trompe
mugissante, les crimes et la condamnation de ce nommé Ti-Soï, pirate,
rebelle et contrebandier: c’était un homme en souquenille rouge, aux
belles jambes nues bien musclées, petit, mais fort, avec un gros cou, et
qui appuyait sur son épaule un énorme sabre au large fer; et la poignée
ronde de ce sabre était garnie de cordelettes vertes pour qu’elle fût
mieux à la main.

C’est ainsi qu’allait Ti-Soï. L’escorte de tirailleurs annamites était
guêtrée de bandes de toile jaune, habillée de kaki; sous les chignons
noirs et les chapeaux pointus, elle avait l’air d’une troupe de femmes
costumées pour une pantomime de cirque, ou de gamins vicieux. Puis
c’était le juge mandarin, très beau, très grave, vêtu d’une dalmatique
violette comme une espèce d’évêque, assis sous un parasol vert, suivi de
ses porteurs de pipes et de ses gardes, dont les blouses carrées
proclamaient, en caractères chinois, tout écarlates, le nom et les
titres de monseigneur leur maître. Des pavillons claquaient, rouges,
bleus et jaunes; des gongs envoyaient dans l’air des notes profondes,
qui rendaient fou. Et à droite et à gauche, de chaque côté de la route
plate, gorgées d’une eau invisible, jusqu’à l’horizon brillaient les
rizières encore jeunes.

Elles étaient d’un vert très tendre, monotone, mais plaisant. Parfois,
dans un fossé, des femmes barbotaient, sondant avec des nasses de jonc
tressé la boue poissonneuse. Elles y entraient presque jusqu’au col,
puis, au son de la trompe terrible, en ressortaient couvertes d’une
cuirasse de fange fraîche, couleur d’or. Et elles accouraient pour
dévisager le prisonnier. Mais elles gardaient le silence, leur curiosité
ne se traduisait que par un empressement un peu indiscret, et Ti-Soï,
que l’une d’elles gênait pour marcher droit, dit poliment:

--Excusez le tout petit, vénérable dame!

Il avait salué en rapprochant les deux poings sur la poitrine, et elle
lui rendit son salut. Ti-Soï avait fait ça sans y penser. Il ne faisait
plus que les gestes qu’on lui avait enseignés quand il était petit.

Le cortège s’arrêta près de la tombe vide.

On ne pouvait pas couper la tête à Ti-Soï tant qu’il avait le cou pris
dans la cangue: une chose faite comme deux barreaux d’échelle, avec les
montants. Alors, le bourreau se mit en devoir de couper un de ces
barreaux avec un matchète, une espèce de grand poignard dont il aiguisa
le fil contre son sabre, à la façon d’un maître d’hôtel qui frotte son
couteau à découper contre un autre. Cette opération dura longtemps parce
que le bois était très dur.

Barnavaux fumait une cigarette, sans rien dire. Il vit que j’étais tout
pâle.

--Voulez-vous partir? me dit-il. Ça n’est pas propre, hein?

Mais à ce moment la figure de Ti-Soï s’éclaira. Il regardait une jeune
femme qui s’était mise sur son passage. Elle avait deux chaînettes au
cou, l’une de perles d’ambre, l’autre de perles d’argent, et sa tunique
bleue était toute neuve, comme pour une noce. Cette race annamite a
quelque chose de tellement frêle que si les hommes ont l’air de femmes,
les femmes ont l’air d’enfants. Celle-là se prosterna cinq fois devant
le condamné, mais sans qu’un trait de sa figure remuât. Il s’agitait
pourtant peut-être beaucoup de sentiments dans sa poitrine, mais elle ne
devait à ce moment manifester que le respect. C’était un salut rituel,
ça se voyait. Ti-Soï, au contraire, mit la main sur cette tête
prosternée, en souriant.

Barnavaux siffla.

--Qu’est-ce qu’il y a? demandai-je.

--Ça n’est pas ordinaire, dit Barnavaux entre ses dents. Non, ça n’est
pas ordinaire! Cette femme, c’est Ti-Haï, sa _congaye_, sa femme, et
c’est elle qui l’a livré.

--Celle qui a touché les mille piastres de la mise à prix? fis-je
stupéfait.

--Oui, dit Barnavaux.

Le bourreau travaillait toujours à couper la cangue, et Ti-Soï l’aidait.
Je veux dire qu’il faisait tout son possible pour ne pas le gêner: il
avait tout naturellement peur que le matchète ne lui fît mal. Si vous
avez jamais vu, en France, la soumission craintive d’un futur guillotiné
quand on échancre le col de sa chemise, vous comprendrez ce que je veux
dire. Tout près de lui, l’aide du bourreau planta un piquet en terre. Je
vis plus tard à quoi servait le piquet.

--C’est des choses, dit Barnavaux, qui ne sont pas compréhensibles. Pour
mille piastres,--ça fait deux mille cinq cents francs,--elle a livré son
homme, la garce! Et la voilà maintenant qui lui fait des _laïs_ avec des
colliers, un _kékouan_ neuf, tout un fourniment qu’il va payer d’un coup
de sabre sur la nuque. Et il a l’air de trouver ça tout naturel, il
rigole, il ne pense même plus à sa mort quand il la regarde!

Il prononça, découragé de réfléchir:

--On ne voit ça que chez les sauvages!

Alors, Hiêp, un vieux _linh-cô_, c’est-à-dire un cavalier de la milice,
un homme qui comprenait le français parce qu’il avait rengagé deux fois,
osa dire d’un air de blâme:

--Y en a toi t’ fout’ dedans. Congaye Ti-Soï beaucoup _tot_.

D’ordinaire, il était déjà tout pareil, à cause des rides qu’il avait
par toute la figure, et de son chignon qui grisonnait sous son casque, à
une vieille femme; et à ce moment il avait l’air, en parlant, d’une
dévote à qui on dit du mal du bon Dieu, à la sortie de la messe. Il
était scandalisé.

--Qu’est-ce qu’il dit? demandai-je.

--Il dit, parbleu! traduisit Barnavaux avec répugnance, que je me trompe
et que la femme à Ti-Soï est très chic. L’opinion est pour elle, du
reste. On ne la traite pas comme une _nha-quoué_,--une paysanne. C’est
une dame. Regardez!

C’était vrai: il y avait autour d’elle une atmosphère de déférence.

--C’est qu’elle est riche! expliqua Barnavaux: elle a les mille
piastres. Sale peuple!

Alors, Hiêp parla encore:

--Toi pas connaisse, dit-il, et vous, les blancs, personne y en a
connaisse. Congaye Ti-Soï, beaucoup _tot_, même chose madame Bouddha (il
voulait dire semblable à une déesse). Faire pirate, avant, dans Tonkin,
y avait beaucoup bon: gagner sapèques, gagner piastres. Nhaquoués donner
riz, poissons, et la-bouzie (des bougies), et le thé, et
pétrole-la-lampe. Mandarins donner galette et cartouces fusil.
Maintenant, y a pas bon, y a pas gagner. Mauvais, mauvais!

--Je sais ça, dit Barnavaux orgueilleusement: à cause des colonnes
Larchant.

Il voulait parler des opérations militaires entamées depuis un an contre
le pirate.

--Colonnes Larçant, répondit Hiêp, y a bon. Mais y a pas moyen beaucoup
bon. Routes résident, y a bon, mais pas moyen beaucoup bon.
Missionnaires, y a bon, mais pas moyen beaucoup bon. Mais tout ça
ensemble, gagné beaucoup bon: pirate crevé la faim!

Lentement, je comprenais sa pensée: les colonnes qui avaient harcelé le
pirate; les routes, tracées par le résident, qui avaient permis aux
colonnes de marcher plus rapidement, de resserrer les mailles du filet;
et les missionnaires, avec une discrétion patiente, sollicitant de leurs
ouailles des renseignements, suggérant que puisque Ti-Soï n’était plus
l’homme puissant, il devenait inutile de rien lui donner.

--Et Ti-Soï plus trouver moyen, continua Hiêp, pas moyen manger, pas
moyen cartouces, pas moyen dormir, jamais moyen. Son ventre, même chose
un trou; jambes, bras, dos, même chose vieux mort sans viande (un
squelette). Et grand écriteau cloué les arbres: «Vendre Ti-Soï, gagner
mille piastres.» Qui ça, gagner mille piastres? Nguyen-Tich,
Huong-Tri-Phu, Luong-Tam-Ky? Beaucoup mauvais, tout ça des salauds,
ennemis Ti-Soï.

»Alors, Ti-Soï, un soir, entrer canha congaye (entrer dans la maison de
sa femme). Ti-Haï, congaye, faire laïs, bien triste, bien contente. Et
lui parler:

»--Faire pirate, fini-foutu. Et qui ça gagner les mille piastres?
Nguyen-Tich, Huong-Tri-Phu, Luong-Tam-Ky: beaucoup salauds, beaucoup
sales types. Mauvais... Où y en a l’ gosse?

»Gosse Ti-Soï couché la natte, couché dormir: pitit, pitit, pas encore
connaisse faire-marcher, pas connaisse faire-parler. Ti-Soï regarder l’
gosse, dire congaye:

»--Toi y en a faire gagner lui mille piastres. Monnaie beaucoup bon pour
l’autel des ancêtres!

»Alors, Ti-Haï, congaye, encore faire laïs, pleurer, et dire: «Moi, bien
contente!»

Barnavaux était un peu ému tout de même. Il me dit:

--Vous comprenez, maintenant? Ils étaient de mèche, lui et elle.

Je ne répondis rien. C’était trop héroïque, trop au-dessus des paroles.
Et Ti-Soï avait fait ça non pas pour sa femme, non pas pour son fils,
mais pour son âme à lui, qui reviendrait plus heureuse dormir dans les
tablettes d’un bel autel des ancêtres, bien entretenu, dans une maison
riche.

La cangue était rompue. Par le milieu du corps, on attacha Ti-Soï, les
mains derrière le dos, au piquet. Voilà pourquoi il y avait un piquet.
Puis on lui déroula son chignon, le bourreau empoigna les cheveux noirs
à pleine main. Le cou se tendit... Le bourreau tenait maintenant à deux
mains son épée. Et il se balançait sur ses belles jambes...

--Han!

Le corps de Ti-Soï demeura debout, collé au piquet. Et deux jets,
sortant des carotides, montèrent un instant, épanouies au-dessus du cou,
dans l’air net.



V

DÉPART


Ma vie, ma libre vie asiatique allait finir. Du fond de la province où
je m’étais longtemps arrêté, je traversai l’Annam pour m’embarquer à
Tourane. C’était le temps où de pauvres indigènes, par centaines,
avaient préféré se laisser massacrer, les bras vides, sans armes, plutôt
que de continuer à vivre une existence que le poids des impôts leur
rendait insupportable. Les routes n’étaient plus sûres, l’administration
faisait escorter militairement tous les convois. Barnavaux, que ces
événements politiques laissaient indifférent, fut heureux parce que cela
lui permettait de m’accompagner jusqu’à la côte.

Et je voulus profiter de mon passage à Hué pour revoir les tombeaux des
empereurs d’Annam.

                   *       *       *       *       *

Des Champs-Élyséens sur terre: les sépulcres, vastes comme des cités, de
Gia-Long, de Minh-Mang, de Tien-Tri, de Tu-Duc, eurent tous pour objet
de réaliser ce rêve idéal. Dans un lieu solitaire et béni, spécialement
désigné, après de longues recherches par des lettrés savants dans les
rites, on a planté sur deux ailes d’édifices deux grands bois de pins,
parce que le feuillage de cet arbre est noble, et que ses branches sont
agitées d’un frémissement perpétuel. Entre ces deux forêts de vivants
piliers, s’élèvent les palais funéraires, adossés eux-mêmes à la colline
sauvage qui leur sert de fond.

C’est surtout celui de Minh-Mang qui réalise dans toute sa rigueur ce
plan religieux et magnifique. Par des terrasses aux escaliers
successifs, en passant par un arc de bronze, on accède à trois porches
couverts d’un toit laqué de rouge, et, sur le porche du centre, réservé
au souverain, un dragon à cinq griffes nage dans l’or pâle. Puis, c’est
la maison du roi, sa maison humaine, où son ombre vient reposer. Une
grande cour dallée suit cette demeure, et de chaque côté attendent,
debout et figés en granit, le cheval, l’éléphant de guerre, et les
ministres mêmes, les vieillards très sages du Komat, qui continuent dans
l’éternité leurs services au maître de l’Empire. Au sommet d’une espèce
de pyramide qu’encadrent des pylônes, symbole de résurrection et de
fécondité, jaillie d’entre les arbres noirs, se dresse alors une grande
stèle en marbre sombre, gravée de caractères glorieux. Ceci est la salle
du trône, et cette stèle représente le roi, dans les actes de son
gouvernement. Enfin, plus loin encore, au-delà de bassins arrondis,
remplis d’une eau noire, au delà de nouvelles arches de bronze et de
nouvelles terrasses, apparaît un mur, un mur droit, terrible, tout nu,
percé d’une seule porte. Nul ne va plus loin. La porte est bardée de fer
et scellée. Quand on gravit l’éminence qui domine cette retraite sacrée,
on s’aperçoit que celle-ci ne contient que deux petites chapelles
accouplées, dépourvues de tout ornement. C’est là que le fantôme est
supposé dormir, aux côtés de l’épouse de ses premières noces. Mais le
cercueil lui-même n’est pas là. Pour éviter les profanations, on l’a
caché loin de ces grands tombeaux qui mentent, dans un endroit
mystérieux que connaît un seul prêtre, chargé de transmettre le secret.
Il faudrait détourner un fleuve, raser une montagne, changer une
province en précipices, avant de découvrir cette chose infime, inutile
et sale, ces quelques os... Barnavaux était là. Il ne comprenait pas, et
haussait les épaules.

Mais c’est qu’il n’y a rien de dangereux comme la colère d’un mort,
surtout si ce mort est un roi puissant. Il est encore un milliard
d’hommes aux faces jaunes pour penser de la sorte: Confucius s’est
greffé sur l’homme de la pierre polie. Il est si difficile, pour un
enfant et pour un barbare, de concevoir la disparition définitive des
phénomènes qu’ils ont coutume de contempler. Pour une bête même,
peut-être!... J’ai tué un jour, cruellement, un chat qui remplissait mon
jardin de ses cris de désir. Deux jours et deux nuits sa femelle l’a
veillé, le touchant perpétuellement de ses pattes timides, de son corps
amoureux. Elle ne comprenait pas. Les hommes primitifs ne comprennent
pas non plus. Voici un homme qui parlait, marchait, aimait, avait des
passions, des vertus et des vices, la puissance du mal et du bien. Et il
ne bouge plus. Il est impossible qu’il ne bouge plus jamais! Ceci
romprait l’idée qu’on a de lui. D’une façon ou d’une autre, il faudra
donc qu’on imagine qu’il vit, qu’il marche et qu’il agit. Ce sera une
ombre presque matérielle. Seulement, il est assez logique de supposer
qu’elle sera semblable au vivant, à l’époque dernière où on l’a connu.
Elle participera du malade, du vieillard, du soldat tué à la guerre; il
y a toutes les chances pour qu’elle soit souffrante, malheureuse,
irritable, irritée. Sa fureur est bien plus à craindre que n’est
précieuse sa paternelle et royale indulgence. Ce fantôme sans os qui
tient du mort, du malade, du vivant, aime les attitudes respectueuses,
les bonnes paroles, les objets qui lui ont appartenu, mais aussi le
repos, le silence, les eaux sans vagues, les paysages frais pleins
d’arbres et de vent, tout ce qu’aimerait un maître orgueilleux mais
assoiffé de paix, lassé de bruit, tel enfin que lorsqu’il mourut. Voilà
pourquoi, quand meurt un roi d’Annam, on lui bâtit une ville, une
maison, un kiosque pour ses bains, d’où il peut voir nager ses femmes.
Et toutes ses femmes en effet sont transportées là, vivantes: dans cette
ville morte, dans cette ville somptueuse, silencieuse, affreuse. Elles
sont toujours là, les femmes de Minh-Mang, les plus jeunes au moment de
sa fin, celles qui ont eu le temps de vieillir sans mourir encore! Elles
sont devenues des espèces de spectres qui attendent, auprès du lit
dressé, le spectre de leur époux, préparent sa nourriture, entretiennent
ses vêtements, le vase d’argent où il puisait le bétel, et--pourquoi ne
pas tout dire?--font chaque matin le geste de vider son pot-de-chambre
éternellement vide! C’est pour toutes ces choses qu’elles restent là,
humbles et sublimes servantes d’un amour immortel, et qui, du vivant
même de l’époux, n’avait jamais eu qu’une misérable récompense.

Mais Barnavaux dit tout à coup:

--C’est bien, ça, c’est très bien. C’est comme ça doit être.

--Qu’est-ce qui est bien, Barnavaux?

--Que ces femmes soient là, encore là. Des pays où les femmes sont comme
ça, ils durent. C’est nous qui passerons, parce que... parce que nous ne
savons plus ce qui est bon pour durer. Alors, ils auront leur revanche,
ils n’ont qu’à attendre, allez!

                   *       *       *       *       *

Trois jours après, le chemin de fer, encore en construction, étant
impraticable, notre convoi partit pour Tourane par le col des Nuées. Le
soir, les monts qui viennent vers vous sont comme drapés dans un ciel de
soie de Chine, vert et rose, ramagé de nuages; les dunes prennent un
éclat blafard, et la mer de Tourane une extraordinaire couleur d’encre,
si forte que cette eau plate a l’air de s’élever comme un talus sur
l’horizon. On traverse des arroyos, on monte, on redescend, par des
lacets sans fin, des pentes hérissées de granit; durant des heures on ne
quitte pas la même crique de la même baie, on ne se déplace pas dans le
sens horizontal, on tournoie comme un pigeon qui regagne le sol.

Les nuées traînent, s’accrochent au rocher, aux arbres devenus
gigantesques, se condensent, retombent en cascatelles. Quand on arrive
au col, c’est encore la mer qu’on retrouve à ses pieds, la mer indomptée
d’Annam, si furieuse que malgré la hauteur on l’entend se battre contre
les falaises, élargir en grondant ses chantiers de démolition. Et de
beaux arbres toujours, sombres, lisses et droits; ou des banyans
chevelus, tortus, jetant partout des racines aériennes, des piliers
comme pour une maison qu’on ne finit jamais de bâtir, des branches qui
s’entortillent autour d’autres branches comme des lianes. Puis ce sont
d’autres arroyos, d’autres lagunes, d’autres isthmes de sable où les
hommes enfoncent... C’est pourtant la grande route, celle des mandarins
jadis, des fonctionnaires maintenant. Toute la population d’alentour est
asservie, depuis des siècles, au métier de bête de somme, elle traîne
des malles, des caisses, des dignitaires, jaunes ou blancs, en chaise à
porteurs. Les besoins augmentent, la corvée devient plus écrasante, les
voyageurs européens plus nombreux, plus vulgaires, aussi, plus brutaux.
J’en vis qui brandissaient des revolvers. Alors les porteurs
disparaissaient; ils se défendaient de la violence par la fuite. Je
sentis diminuer mon regret de quitter ce pays. Je souffrais d’avoir ma
responsabilité dans ces choses, et de les voir.

--Barnavaux, lui dis-je, vous reviendrez en France, vous aussi?

--La France, répondit-il, d’un air étonné, la France? Mais c’est pas un
pays où on peut vivre!

Et il allongea une taloche à un porteur qui traînait le pied.

--Un pays où il n’y a que des blancs, expliqua-t-il: on n’est pas servi!

Et je conçus qu’il ne comprenait plus, de la France, ni les femmes, ni
les hommes, qu’il dédaignait leur humble vie, parce que, sous des cieux
nouveaux, il avait goûté la puissance.



DEUXIÈME PARTIE



I

LA QUININE


Le temps coula. J’étais en France, mes visions de là-bas étaient
devenues des souvenirs. C’est une transformation douloureuse, et qu’on a
peur de reconnaître. On descend dans son passé: on n’y retrouve plus que
des momies! Je ne désespérais pas toutefois de revoir Barnavaux: à son
tour, comme tous les autres, avec la relève. Et il reviendrait ainsi,
sans doute, périodiquement, jusqu’au jour où sur un sol barbare la mort
le fixerait au cimetière; où bien adjudant de garde civile, fin
souhaitée de tous les vieux soldats qui ne désirent pas mourir dans leur
pays. Il n’avait jamais envisagé que ces deux hypothèses, elles lui
paraissaient presque aussi naturelles, et, à tout prendre, aussi
heureuses. Pourtant il devança son tour. Un matin, dans mon courrier, je
trouvai une lettre de lui, et elle ne portait pas un timbre colonial.
Barnavaux attribué à la garnison de Paris, était au Val-de-Grâce pour
paludisme invétéré et anémie tropicale. Il me donnait ces nouvelles de
son écriture ordinaire, qui est assez bonne, propre, ronde et appliquée,
et de son orthographe personnelle, qui change volontiers les participes
passés en infinitifs. «C’est pour avoir le plaisir de votre visite»,
ajoutait-il sans fard. Il savait bien que je viendrais!

Tout de suite, je courus au Val-de-Grâce. Barnavaux n’était pas couché.
Je le trouvai assis sur un banc du vieux jardin, affublé de la sinistre
capote grise des malades militaires, coiffé du disgracieux bonnet de
coton. Pourquoi impose-t-on à ceux que l’affaiblissement de leurs forces
ou la peur de la mort rendent déjà mélancoliques et découragés ces
costumes dégradants et tristes? Est-ce que ce n’est pas une erreur
médicale, est-ce que ce n’est pas un crime contre l’humanité? Barnavaux
regardait passer, sans les voir, des centaines de malheureux pareils à
lui; il était en plein soleil, et l’on devinait qu’il faisait reproche
au pâle soleil de ce méchant été de n’avoir pas plus de lumière et de
chaleur. Il grelottait! Cependant il me sourit bravement, il me tendit
la main. Avez-vous connu ce sentiment d’angoisse qu’on éprouve à
retrouver toute blanche une main jadis forte, tannée, noircie, ouvrière?
Les femmes vont peut-être aux malades franchement, avec l’élan généreux
de leur âme maternelle. Mais nous! Nous avons peur comme devant des
sauvages, devant des êtres qui ne nous ressemblent pas, à qui on ne
sait, à qui on ne peut parler! Mais Barnavaux me dit tranquillement:

--Je vois. Vous trouvez que j’ai l’air salement vieux. Ça fait toujours
le même effet.

C’était vrai. On eût dit qu’il avait rapetissé. C’est ça qui lui donnait
l’air vieux. Il tira de sa poche un de ces petits miroirs ronds que les
marchands de chaussures, je ne sais pourquoi, donnent gratuitement comme
prime à leurs clients. Les vieux soldats sont comme les chemineaux: ils
ont toujours sur eux leur peigne, leur glace et leur couteau.

--Ce qu’il y a de plus drôle, dit-il en se regardant, c’est que, quand
on a la fièvre, on se met à ressembler aux indigènes des pays où on
prend la fièvre. Si je n’ai pas l’air d’un Annamite, maintenant!

Là-dessus encore il ne se trompait pas. Oh! cette mince figure
ratatinée, avec son teint jaune et terreux tout à la fois, comme elle
rappelait tristement les petites faces jaunes et terreuses des races
d’Extrême-Orient, comme elle faisait la même grimace! Et l’iris de ses
yeux, singulièrement élargi, lui donnait quelque chose d’ivre et fou.
Mais il rigola, tout en claquant des dents.

--Faut pas se frapper. C’est l’accès froid. Mais on s’en tirera: la
quinine est là pour un coup!

Il se leva comme il put. Il aurait été mon fils que je ne l’aurais pas
soutenu plus tendrement, en vérité! Et ce fut ainsi qu’il regagna son
lit, au premier étage.

--Des couvertures, dit-il, beaucoup de couvertures!

Sur ses jambes, dont les genoux s’entrechoquaient, on jeta trois ou
quatre de ces couvertures brunes, affreusement lourdes, qui sont
d’ordonnance, et l’infirmier lui fit une injection de chlorhydrate de
quinine.

--C’est meilleur que les cachets, ça, fit Barnavaux d’un air savant. Ça
coupe l’accès, c’est sûr... Pour le moment, laissez-moi. Je ne suis bon
à rien, je me dégoûte.

Je fis mine de lui obéir, mais je revins vers le soir. L’infirmier était
en train de changer ses draps, trempés de sueur.

--Ça y est, me dit-il. J’ai transpiré. Il n’y a plus qu’à attendre la
prochaine fois.

Comme tous les vieux impaludés, il avait l’habitude, il prévoyait
lui-même, de façon à peu près certaine, la marche et la durée des
crises. Ainsi qu’il l’avait dit tout à l’heure, il ne se frappait pas.
Il se plaignit seulement que le major ne voulût pas corser son
traitement d’une bonne dose d’ipéca. Ça remet tout de suite, selon lui.
C’était, en effet, l’ancienne méthode, et Barnavaux n’est plus tout
jeune: il tient pour les vieilles méthodes. Il daigna pourtant
reconnaître:

--C’est une bonne drogue, cette quinine, c’est une bonne drogue. Si on
ne l’avait pas, qu’est-ce qu’on deviendrait? Ça serait comme à la
Réunion, la première fois que la fièvre est venue.

Il vit que je ne savais pas ce qui s’était passé à la Réunion, et ses
pupilles élargies devinrent fières, comme toujours quand il peut
m’apprendre une chose.

--Oui, fit-il, c’est une histoire qu’on m’a contée à Tamatave, dans le
temps, quand j’y suis arrivé avec Gallieni. Et elle remonte loin.
Jusqu’à cette époque-là, peut-être avant la guerre de 1870, la fièvre
n’était jamais venue à la Réunion. Personne dans l’île ne savait ce que
c’était, excepté ceux qui avaient été la prendre à Madagascar. Et
encore, ceux-là, une fois rentrés chez eux, ils guérissaient presque
toujours.

»Et voilà qu’un jour elle est tombée, après un cyclone. Du moins, c’est
ce qu’ils racontent à la Réunion, les noirs, les métis, les Tamouls
émigrés de l’Inde. Les gens sérieux et les médecins ne voulaient pas le
croire; mais maintenant qu’on sait que ce sont les moustiques qui
donnent la fièvre, peut-être qu’ils ont changé d’avis. Qu’est-ce qu’il
leur faut de temps à ces grands vents fous, pour porter les mouches
mauvaises de Madagascar aux îles? Moins d’un jour, n’est-ce pas? Elles
s’enlèvent avec la poussière, avec les plumes d’oiseau, avec les graines
ailées, qui s’arrêtent parfois, venues de si loin, sur Maurice et
Bourbon. Et elles ne vont pas, elles, absolument au hasard. Quand ces
tempêtes, qui cassent tout, qui démolissent les toits des maisons avec
les bateaux qu’elles jettent sur la mer débordante, quand ces saletés
d’ouragans les mènent au-dessus d’une terre, elles savent bien se
laisser tomber. Elles ferment leurs ailes, et ça aide le sort.

»Et alors on s’est mis à mourir, à mourir! Surtout les petits enfants:
les hommes et les femmes, ceux qui ont fini de pousser leur taille, elle
ne les tue pas souvent du premier coup, la fièvre, elle y va doucement,
elle fait comme pour moi. Comme pour moi, vous comprenez ce que je veux
dire: elle les mange par petits morceaux, et à la fin, on claque d’autre
chose. Ne dites pas non, ne dites pas non! Ça m’arrivera un jour ou
l’autre. Et puis, après? J’ai tout de même vécu mon compte, je sais ce
que c’est que les hommes, les femmes surtout, les pays et les choses.
Mais les enfants, les tout petits enfants! Quelle bêtise, quelle
horreur, quelle injustice, qu’ils meurent! Hein?... Hein?... Hein?...»

Il m’avait croché le bras de son bras maigre, et je sentais bien qu’il
était hors de lui-même. Ça ne m’étonnait pas. Je les connais par
moi-même, les fins d’accès paludiques. Ce n’est pas précisément du
délire, mais c’est comme si on avait pris trop vite une absinthe, un
jour où il fait trop chaud.

--Les enfants! répéta Barnavaux. Je vous dis que ces sales mouches les
faisaient mourir aussi vite qu’elles meurent. Et les pharmaciens
gagnaient ce qu’ils voulaient. Pensez! On ne fait pas de provision de
quinine dans les pays où on ne connaît pas la fièvre. On en garde ce
qu’il faut pour... pour les maux de dents, quoi! Qu’est-ce qu’il peut y
en avoir, en ce moment, dans une bonne petite ville de province bien
saine, en France, quelque part dans les Alpes ou les Pyrénées? Mais,
s’il arrivait quelque chose on ferait venir ce qu’il faudrait en
vingt-quatre heures. Tandis que là-bas, à l’époque dont je vous parle,
il fallait plus d’un mois! Alors le prix de la quinine monta, monta! Les
pharmaciens étaient bien contents. Un, surtout, celui qui faisait déjà
les meilleures affaires. La seule chose qui l’embêtât, c’est qu’il avait
un petit, lui aussi, son unique, un gosse qui n’avait pas dix mois. Mais
il fit comme les gens riches, il l’envoya avec sa mère et sa nourrice
noire sur les mornes, dans les hauts, à un endroit où la fièvre ne monte
pas. Après ça, il fut plus tranquille et il continua de vendre sa
marchandise. Quand il arrivait un client qui lui disait: «Ma petite--ou
mon petiot--est bien malade», il songeait que lui, du moins, avait pris
ses précautions et que son enfant, plus tard, serait un grand de la
terre, un homme qui serait allé étudier en France parce que son père
avait eu les moyens.

»Il n’avait pas pensé à une chose. Ces nourrices noires, elles sont
toutes les mêmes: il faut qu’elles aient un amoureux. Celle-là faisait
semblant de sortir pour promener l’enfant, rien que pour le promener, et
elle allait dans la plaine pour retrouver son ami noir, son bounioul! Ça
fait qu’il prit la fièvre comme tous les autres, ce petit! Il y a des
malheurs qu’on n’évite pas.

»La mère fit venir un médecin, qui dit:

»--Il ne devrait pas être impaludé, c’est déraisonnable! Mais c’est sans
doute qu’il aura pris le mal aux basses terres avant de monter ici. Avec
de la quinine, on pourra couper ça.

»Alors la mère pensa que ce n’était pas la peine d’inquiéter son mari en
lui faisant savoir que le petit était malade, puisqu’il guérirait. Elle
fit chercher la quinine par quelqu’un que le pharmacien ne connaissait
pas, un noir quelconque. Et lui, le pharmacien, il ne recevait que de
bonnes nouvelles, on lui mentait et il continuait à mettre l’argent sur
l’argent et à songer: «Comme il sera heureux plus tard, mon fils!»

»Pendant ce temps, le médecin remontait voir l’enfant tous les jours, et
il disait:

»--Ça ne va pas, ça ne va pas! Et ça devrait aller, pourtant! Il faut
doubler les doses.

»On les doubla. Mais, malgré ça, le petit prenait l’accès presque tous
les jours. Vous savez ce que c’est que les enfants qui maigrissent? Ça
serre le cœur! Moi, que j’aie l’air vieux à quarante ans, de l’état où
me met la fièvre, ça vous fait déjà peur, je le vois bien, ne le cachez
pas, ce n’est pas la peine! Mais les gosses, ces pauvres petits morceaux
de rien du tout, qui n’ont pas d’os, autant dire! Quand ils maigrissent,
vous croiriez la caricature raccourcie d’un homme de quatre-vingt-dix
ans. Ils deviennent laids, et c’est injuste, qu’ils deviennent laids,
c’est une punition qu’ils ne méritent pas, ils n’ont rien fait pour ça!
Il vomissait, il avait des convulsions. C’est peut-être parce qu’ils
sont très forts; sans qu’on s’en doute, les enfants, qu’ils ont des
convulsions. Toute la vie qu’ils devraient encore vivre remue dans leur
petit corps, une vie énorme, qui se débat, qui crie: «On n’a pas le
droit de me chasser!» Le médecin s’aperçut qu’il était temps de
prévenir. Il dit:

»--Il faut envoyer chercher le père. Ça vaudra mieux.

»Et il pensait: «S’il se presse, il verra peut-être son fils encore
vivant.»

»Le père vint. On ne l’avait pas trop inquiété. Sa femme lui avait écrit
seulement: «Bébé est un peu souffrant. Mais ça me rassurera de te voir,
et quand tu arriveras il sera sans doute guéri.» Il gagna les hauts
assez tranquillement. Le médecin l’attendait et lui dit ce qu’on dit
d’habitude: les encouragements à se résigner, le devoir de tenir bon
contre sa douleur pour ne pas augmenter celle de la mère. Il répondit:

»--Quoi, qu’est-ce que vous racontez, il n’est pas mort, voyons!

»Mais le médecin baissa la tête et le conduisit dans la maison, sous la
varangue. Le petit était là, couché dans son berceau, et si réduit, si
réduit! Presque rien à mettre en terre. Sa chair s’était déjà évaporée,
le mal l’avait brûlée en huit jours.

»Le père cria:

»--Comment ça s’est-il fait! Ce n’est pas possible!

»Et le médecin n’y comprenait rien lui-même. La fièvre n’aurait pas dû
aller si vite, comme si on n’avait rien fait pour l’abattre. Il dit:

»--C’est extraordinaire! Les choses ne se sont pas du tout passées comme
je l’avais prévu. La quinine n’a eu aucune action, aucune! Et à la fin
je lui en faisais donner jusqu’à quatre-vingts grains par jour.

»Les yeux du pharmacien lui sortirent de la tête.

»--Est-ce que c’est chez moi que vous avez fait chercher la quinine,
dit-il, chez moi?

»--Mais oui, fit le médecin, naturellement!... Et, je vous dis, je l’ai
fait administrer par doses massives, comme jamais je n’ai fait pour un
enfant.

»Alors, le pharmacien cria:

»--Oh! docteur! docteur! C’est moi qui l’ai tué!

»Et il se mit à rire, à rire! Il était fou. Je ne sais pas s’il est
resté fou.

                   *       *       *       *       *

»... Vous comprenez, ajouta Barnavaux en baissant la voix, il n’avait
plus de quinine, ce pharmacien. Sa provision était épuisée. Et il avait
mis n’importe quoi dans ses cachets pour continuer à vendre.

--Barnavaux lui dis-je, Barnavaux?...

--Hein, quoi? fit-il, en grelottant.

--Qui est-ce qui vous a appris à parler des enfants comme ça?

--Moi? Je suppose que tout le monde en parle comme ça! C’est naturel,
c’est la manière... qu’est-ce que ça vous fait?

--Oh! rien. Quel âge avez-vous?

--Quarante ans! Vous devez savoir...

Je sifflai entre mes dents, et parlai d’autre chose. Si, lui aussi,
allait avoir sa crise, la crise terrible où l’homme qui vieillit aspire
à une femme, à des petits, des petits qui le prolongent et lui
survivent? Mais lui, Barnavaux! C’était le dernier des hommes dont on
l’eût supposé. J’avais sans doute trop d’imagination...



II

LA ROUTE


Rien, en effet, lorsqu’il sortit du Val-de-Grâce pour reprendre sa place
à la caserne de la Nouvelle-France ne me montra qu’il eût dépouillé le
vieil homme. C’était un soldat, rien qu’un soldat, qui s’attend à payer,
un jour ou tous les jours, avec ses pieds qui marchent, son dos qui
porte le sac, et toute sa poitrine offerte, le droit de ne pas chercher
son pain, de dormir sous un toit ou une tente, et de n’avoir jamais à
s’occuper de personne, pas même de lui. Son impartialité d’observation,
sa manière de dominer les choses, pas de bien haut, certes, mais de les
dominer, lui étaient personnelles, mais venait tout de même de là: il
avait le temps! Pour le reste, décidément, c’était un soldat de métier,
un type qui disparaît. Et je croyais tout savoir, du soldat de métier.
Ce fut lui encore qui me tira d’erreur.

C’était un dimanche matin, et j’étais venu le chercher, avant la soupe,
pour lui offrir à déjeuner. Une de ces voitures qui portent, sur leur
caisse peinte en brun-chocolat, cette inscription inquiétante:
«Ministère de l’Intérieur. Service des Prisons», venait d’entrer dans la
cour. Ces longues boîtes rectangulaires et sans ouvertures, sauf
d’étroites persiennes latérales et une portière grillée qui laisse
entrevoir le profil assombri d’un gendarme ou d’un garde de Paris, ont
un aspect particulièrement sinistre. A penser qu’on fourre là-dedans des
vivants qui ont besoin d’air, comme tout le monde, on éprouve malgré soi
une impression de dégoût et d’angoisse. Ce n’est pas seulement qu’on se
les imagine contenant un commencement de mystère, un accusé, un criminel
ou peut-être un innocent, enfin du malheur. Mais elles sont laides!
Elles ressemblent affreusement à ces fourgons des pompes funèbres qu’on
emploie pour conduire les morts jusque dans les gares ou les cimetières
éloignés. On dirait qu’elles sentent mauvais, on dirait surtout que les
prisonniers qu’elles contiennent sont déjà pareils aux hôtes des
cercueils.

Le municipal de service dans la voiture prit ses clefs, fit jouer des
verrous, de serrures; et nous vîmes descendre en chancelant un soldat
d’infanterie coloniale dont la face était si épouvantablement abjecte et
désespérée que Barnavaux lui-même--et il est dur, il sait quels ravages
peuvent opérer l’ivresse, la folie, l’affaissement qui suit les mauvais
coups reçus et portés--en demeura un instant stupéfait. Il fit entendre
un petit sifflement.

--Il a sa couche celui-là! fit-il.

Le soldat grelottait comme un animal qui crève. Sa figure grise,
plombée, souillée de tous les poisons que laisse dans le crâne et dans
les veines une ivresse vieillie, rancie, malsaine et douloureuse, était
recouverte encore d’un crasse humide qui ressemblait à de la boue.

--C’est une belle cuite! fis-je.

--Non, dit Barnavaux, subitement intéressé, il n’est pas cuit. Il a
été... il a été refroidi pendant sa cuite!

Et comme je ne comprenais pas, il ajouta:

--Regardez sa capote, elle est toute mouillée. Son pantalon aussi. Il
est habillé d’éponges, le pauvre bougre. Et l’effet que ça produit,
quand on est saoul!

Le municipal tendit sa feuille de service.

--Tentative de suicide, dit-il. On l’a repêché quai de la Mégisserie.
C’est l’infirmerie du Dépôt qui le renvoie.

--Bon, dit Barnavaux, j’y suis maintenant. C’est le huitième depuis
quinze jours. Drôle, n’est-ce pas, cette épidémie?

--Qu’est-ce qu’on va en faire? demandai-je.

--Vingt-quatre heures d’infirmerie, s’il ne pige pas une congestion
pulmonaire, et trente jours de prison. C’est le prix. Et ça ne
l’empêchera pas de recommencer. C’est toujours les mêmes qui se font
périr.

--Des peines de cœur? demandai-je.

--Des peines de cœur, dit Barnavaux indigné, des peines de cœur!... Non.
Ces types-là sont trop sérieux. C’est la faute du gouvernement: ils
s’emm...

--Évidemment, c’est une raison pour se suicider, répondis-je. Mais je
n’y vois pas la faute du gouvernement.

--Vous croyez ça, vous! cria Barnavaux. Le gouvernement ne veut plus
envoyer les soldats d’infanterie coloniale aux colonies. Il dit que le
sang des Français n’est pas fait pour être versé dans des aventures
d’outre-mer. C’est la phrase dans les journaux. Mais pourquoi ils se
sont engagés, ces types-là, pourquoi je me suis engagé, si ça n’est pas
pour voir du pays, pour marcher la route? C’est pas des gens comme vous,
c’est pas des gens comme tout le monde qui viennent au corps, des fois.
C’est... c’est comme qui dirait des hommes-affiches.

Il vit que je ne saisissais pas et s’impatienta parce que les mots ne
lui venaient pas pour s’expliquer.

--Oui, dit-il, des hommes-affiches, des hommes-sandwiches, si vous aimez
mieux, ceux qui marchent entre deux planches-réclame pour quarante sous
par jour. Il y en a qui font ça pour l’argent, mais il y en a d’autres
aussi: pour ceux-là, c’est une vocation ou une maladie, je ne sais pas.
Faut qu’ils marchent! Pour les chemineaux, des fois, c’est la même
chose: ils font juif errant. Quand ils s’arrêtent ou quand on les force
à s’arrêter, il y a je ne sais quoi qui se décroche dans leur cœur ou
leur caboche; ils ont envie de vomir ou de mourir. Et dans Paris, dans
toutes les grandes villes, il y en a beaucoup plus qu’on ne le croit qui
sont comme ça. Alors, ça paraît si bon, si commode de faire soldat,
surtout maintenant qu’on n’apprend plus les prières, à l’école, et que
c’est devenu plus difficile de se mettre curé de brousse, frère
lazariste ou lai, comme ils disent, chez les Pères Blancs. On meurt de
faim: on aura de quoi manger. On ne sait pas où coucher: la patrie vous
fiche un lit, plus épatant que celui des asiles, et sans la douche
obligatoire. On ne se lave que si on veut. On ne sait pas quoi faire de
soi, on n’a pas d’idée: y a les officiers qui pensent pour vous, va-t-à
droite, va-t-à gauche. Rien que des gestes, comme à l’église, et pour
marcher la route, aux marsouins, y avait la terre: c’est grand! Le
malheur, c’est qu’une fois qu’on est logé, nourri, blanchi, couché,
qu’on n’a plus à s’occuper de tout ça, si on ne part pas tout de suite,
on prend une maladie de cervelle.

»Le copain que vous avez vu, et les sept autres, ils s’étaient engagés
il y a un an parce qu’ils étaient comme sûrs qu’on les enverrait au
Maroc. Et au lieu d’aller au Maroc, ils sont restés ici, comme des
andouilles. Ça leur détruit le tempérament. Alors, ils se détruisent.

                   *       *       *       *       *

Il rêva un instant.

--C’est si loin, fit-il, que je me souviens à peine. Les trois zéphyrs
que j’ai vus au conseil de guerre, il y a quinze ans, c’était tout
pareil. On n’a pas voulu les croire, et moi non plus, je ne les croyais
pas. Je ne savais pas tout ce que je sais maintenant, j’étais un bleu.

»Ils s’appelaient Bargouille, Coldru et Malterre. Mais c’était
Bargouille, le principal accusé. Il avait étranglé son camarade Bonvin,
qui était enfermé avec lui et les deux autres dans le même silo, au camp
d’Aïn-Souf. A cette époque-là, on mettait encore les hommes punis dans
des silos: des espèces de trous plus larges en bas qu’en haut, en forme
de bouteille, où les indigènes cachent leur grain. Maintenant, c’est
défendu. Malterre et Coldru, on les considérait comme complices; eux
disaient qu’ils n’avaient été que témoins et qu’encore ils n’avaient
rien à dire, excepté qu’ils avaient bien vu Bargouille étrangler Bonvin.
Mais quand on leur demandait pourquoi, ils haussaient les épaules.

»--Faut croire qu’ils s’aimaient pas, disaient-ils.

»J’étais du piquet de service au conseil, et maintenant que j’y pense je
revois leurs capotes brunes, dont ils avaient arraché tous les boutons,
je ne savais pas alors pourquoi, ni personne. Devant les juges, ils se
tenaient abrutis, mais parfaitement convenables. Ils ne faisaient pas
les fortes têtes, ils répondaient bien doucement; mais c’était comme si,
à l’intérieur, ils avaient été contents et que ça ne les regardât plus,
ce qu’on faisait. Bargouille répétait tout le temps:

»--C’est sûr que je l’ai tué, Bonvin, c’est sûr, et, s’il faut l’ dire,
je l’ regrette, dans un sens. Malterre et Coldru, ils n’ont fait que
r’garder, on peut pas les poursuivre. C’est tout c’ que j’ai à dire.

»Mais le capitaine qui faisait ministère public finit par insinuer que
c’était pour des choses de mœurs que Bargouille avait tué Bonvin. Dans
la vie d’un zéphyr, il y a presque toujours des petites affaires comme
ça. Ça n’est pas leur faute, hein? Ils sont tout seuls entre eux, entre
hommes, des années et des années que dure leur peine, et ils sont
jeunes, n’est-ce pas, et ça n’est pas tout droit de chez leur mère qu’on
les envoie aux travaux publics. C’est plein de mecs, d’escarpes,
d’assassins et d’autres espèces de crapules. Ça n’avait rien d’étonnant,
la supposition du capitaine. Et qu’est-ce que ça aurait pu lui faire, à
Bargouille, d’avouer ça ou autre chose? Mourir c’est toujours mourir, il
faut y passer. Mais l’idée de la mort, ça met dans la tête des gens des
idées qu’on ne croirait pas qu’ils peuvent avoir. Bargouille se mit à
gueuler tout à coup:

»--C’est pas vrai, non, c’est pas vrai! J’ veux bien qu’on me fusille,
j’ proteste pas; j’accepte, c’est pesé, c’est vendu. Mais j’ veux pas
qu’on dise ça! J’ veux pas qu’on aille dire ça à... enfin, chez moi,
dans mon quartier.

»Je sentais bien que s’il avait osé, il aurait dit: «J’ veux pas qu’on
l’ dise à maman!» Ses parents, c’étaient des bouchers dans le quartier
Mouffetard; mais on a de la pudeur. Et puis, de prononcer certains mots,
ça fait perdre le sang-froid, ça n’est pas à faire.

»Alors, Malterre dit tout à coup:

»--Oui, c’est pas juste. On avait juré de n’ pas parler, mais ça lui
fait trop d’ peine, va, Bargouille, parle toi comme tu veux, ça s’ra
plus mauvais pour nous, mais ça fait rien, parle toi sur la chose. Hein,
dis, Coldru, il peut parler?

»Coldru était plus mou: il craignait les suites. Mais il dit pourtant:

»--Si vous êtes tous les deux pour ça, c’est la majorité. Faut y aller.

»Bargouille réfléchit un petit moment et prononça:

»--J’ peux pas dire ça moi-même, c’est plus embarrassant. J’aime mieux
qu’ ça soye toi, Malterre. T’as du courage et plus d’éducation.

»--Eh bien, expliqua Malterre, voilà comme c’est venu:

»Y avait quinze jours qu’on était dans l’ trou. Un baquet, une cruche,
quat’ types, et du pain pour trois un quart. Les premiers jours, tout de
même, on a chanté, on a essayé d’ rigoler et on a joué à la bloquette
avec les boutons d’uniforme.

»Je connus plus tard l’habitude, expliqua Barnavaux. On fouillait les
hommes, bien entendu, avant de les descendre au silo; on leur prenait
les jeux de cartes. A quoi ça servait? Ils redevenaient gosses et
jouaient aux billes, à la bloquette, pair ou impair, avec leurs boutons
d’uniforme. Voilà pourquoi ceux-là ne les avaient plus. Malterre
continua:

»--C’était tout de même difficile parce que, dans le silo, chacun il
avait des fers: doubles fers. Mais enfin, en se la foulant, on y
arrivait. Seulement, je me permettrai de le faire remarquer à messieurs
les officiers,--il dit ces mots avec élégance,--pour la chose que
Bargouille en est accusé; ç’aurait tout de même été difficile, vu la
situation.

»C’est Bonvin qui a commencé à rogner. Il dormait au lieu d’ jouer.
Quand il dormait pas, il disait qu’il avait la fièvre. La fièvre, tout
le monde il l’a. La fièvre, c’est comme la faim, c’est naturel, c’est
régulier, ça va et ça vient, on s’en fout, c’est une santé. Mais lui,
Bonvin, il en pleurait. Ça prouve qu’il y avait autre chose, et cette
chose-là, on la sentait avec lui. Y avait les fers et l’embêtement.
Bonvin finit par dire:

»--Il fait trop noir ici, nom de Dieu!

»Il ne faisait pas tout à fait noir, puisque le silo était ouvert par en
haut. Seulement, la couleur du jour dans le silo, elle était salement
fade, à cause de l’odeur peut-être, car ça se mélange, la vue et
l’odeur, mais aussi par comparaison avec le ciel, qu’on voyait par le
haut du trou. C’était clair, quand on levait les yeux, c’était clair,
comme si on avait volé en plein dedans, avec une paire d’ailes. Et quand
on regardait ses pieds, naturellement, on les voyait plus, il faisait
plus noir.

»C’est Coldru qui a continué. Il a dit:

»--C’est vrai! J’ai des inquiétudes.

»--Pour ton avenir? qu’a fait Bargouille en rigolant.

»Non, dit Coldru. Dans les jambes.

»Ça n’est pas étonnant qu’on ait des inquiétudes dans les jambes, avec
les fers. Tout le monde les sentit quand il en parla, mais pas
uniquement dans les rotules ou dans les fesses. On peut pas croire qu’on
sente le mal de ses jambes dans la tête, mais c’est la vérité.

»Moi, j’ dis:

»--Il fait pourtant frais, ici.

»--Plus frais qu’dehors, quand le soleil pète, quand les cailloux pètent
sous le soleil!

»Nous tous, les quatre, on se mit à penser au soleil. C’était comme une
roue de feu d’artifice, et on courait en esprit derrière. On imaginait
aussi tout ce qu’on voit en plein jour dans les pays du Sud: la piste
qui s’en va en tournant à travers les dunes; un dattier, quand c’est en
plaine, planté tout seul pour servir à la topographie, les officiers
prétendent; les chameaux qui paissent l’herbe bleue avec leur langue
juteuse et cornée, et parfois un pouilleux d’ Bicot assis par côté sur
son âne, qu’il bat des deux pieds, comme une vieille femme qui travaille
machine à coudre; mais surtout, le soir et le matin, du rouge et de l’or
dans le ciel blanchi, pendant qu’on traîne, une, deux, une, deux, sur
trente-deux clous de soulier. La route, quoi, la route et la noce! C’est
pour ça qu’on est créé.

»Coldru demanda:

»--Quand c’est qu’on sort d’ici?

»Bonvin répondit:

»--Si on sort, on r’commencera à casser des pierres. Ça vaut rien.

»Tous ils pensaient comme Bonvin. Je parlai par habitude:

»--M...! la classe!

»--Y a plus d’ classe pour nous, dit Bonvin. On est des condamnés aux
travaux. Fais pas l’ zouave.

»--Alors, dit Bonvin, y a pas. J’ demande à passer l’ conseil!

»--A quoi ça servirait? je d’mandai. Mais tous, au même moment que je m’
parlai, on vit l’ coup. Si qu’on passerait l’ conseil, on s’ sortirait
du trou.

»--Y a combien, d’ici l’ conseil? fit Bargouille.

»--L’ conseil, répondit Malterre, c’est à Sfax: cent quatre-vingts
kilomètres; neuf étapes.

»Ça faisait neuf jours qu’on pourrait marcher la route! Ah! c’était
chic, ça, c’était pur! Il m’ sembla qu’ j’entendais d’ la musique, j’
m’enlevais! Personne causa plus de toute la journée. On s’ regardait. J’
sais pas qui dit à la fin:

»--Y en a un qui doit être crevé. Les autres, on pass’ra l’ conseil.

»--C’est comme ça, continua Malterre, qu’on se l’est fait à la
bloquette, pour savoir qui ça s’rait qui s’rait crevé. Ça n’a pas
traîné: c’est Bonvin qui a perdu. Il a dit: «J’ai pas d’ chance! C’est
toujours moi qui paye les consommations!» Après ça, il a fermé les yeux
pendant qu’on r’tirait pour savoir qui c’est qui lui f’rait son affaire.
C’est Bargouille qui a perdu. Il a dit seulement à Bonvin:

»--C’est moi qu’ j’y vais, mon pauv’ vieux. M’en veux pas.

»Mais Bonvin n’a pas rouvert les yeux. Il a pas voulu. Il s’est laissé
faire sans piper. Et nous deux, Coldru et moi, j’ jure qu’on n’a pas
bougé. Dis, Bargouille, si on a bougé!

»--Pas bougé, affirma Bargouille, en crachant par terre. J’ai dit qu’
c’était moi. C’est moi. Voilà.»

                   *       *       *       *       *

Barnavaux avait fini. J’interrogeai:

--Qu’est-ce qu’on en a fait, de Bargouille?

--On l’a fusillé, naturellement, dit Barnavaux, et les autres ont pris
dix ans. C’était prévu, ils s’en fichaient, ils avaient marché la route:
neuf jours au soleil. Ils savaient le prix; ils n’ont pas réclamé.

--Et vous, alors, les vieux, si vous restez aux marsouins, c’est pour
marcher la route?

--Tous plus ou moins! affirma-t-il, d’un air assuré.

Je le reconduisis le soir, faubourg Poissonnière.

--Êtes-vous libre jeudi soir? lui demandai-je.

--Permission de minuit! mais ça n’est pas ici qu’il faut venir me
chercher: rue Gourié, à Plaisance!

--C’est un bar?

--Un bar! Non, fit-il, c’est une Université Populaire. Ça épate les
chefs, quand on va dans les Universités Populaires, ils se figurent
qu’on y trouve des protecteurs politiques. Alors, au quartier, ils vous
fichent la paix! C’est un truc que j’ai appris à Toulon, dans le temps.
Et ils savent y faire, à Toulon, vous pouvez croire.

--Il y aura aussi des dames?

--Je le suppose, dit Barnavaux... Il y en a toujours...

Cependant il changea de conversation. Cette attitude me fit réfléchir:
jadis, il eût répondu que les histoires de femmes, il est inutile d’en
parler, parce que ça se sait toujours.



III

L’ODYSSÉE


Voilà pourquoi, le jeudi suivant, je n’oubliai pas d’aller le rejoindre,
vers dix heures, à l’Université Populaire. C’est dans un vieux pavillon
à moitié ruiné, au fond d’un reste de jardin où trois ou quatre acacias
agonisent, leurs troncs tout gercés de misère, leur feuillage tout pâle
d’anémie; car des maisons modernes ont poussé autour d’eux, poussé bien
plus haut que leurs cimes rogneuses, meurtries de coups de serpe. Mais
ils sont beaux tout de même, tristement, à force d’énergie à ne pas
vouloir mourir. Et dans la maison, au siège de l’U. P., comme ils
disent, on ne voit rien que les signes d’une pauvreté un peu farouche:
une bibliothèque pleine de brochures dépareillées, une chambre qui sent
mauvais, et s’appelle un dispensaire, sans doute à cause de quelques
fioles égarées sur une étagère; et enfin une pièce plus grande, qu’une
estrade de quelques planches et un rideau passé sur une tringle
permettent de transformer en salle de théâtre. Ce samedi, une affiche
l’annonçait, M. Ledoux, professeur de l’Université, faisait sa troisième
et dernière conférence sur l’_Odyssée_. Et ils étaient tous là, les
habitués de la maison, pour écouter la conférence: les petits ménages de
rentiers pusillanimes, à la fois furieusement anticléricaux et
stupidement conservateurs, qui fréquentent toujours, et de fondation,
les réunions les plus révolutionnaires: phénomène qui semblerait
incompréhensible, si l’on ne songeait qu’il s’agit seulement
d’économiser les quatre sous de pétrole d’une veillée à domicile; les
pauvres vieilles femmes qui vont à ces parlotes comme elles iraient à
l’église, parce qu’elles continuent à avoir besoin d’une église, d’un
lieu où on écoute, avec un respect qui repose, des paroles qu’on ne
comprend pas: quelques belles filles aussi, devenues un peu anarchistes
par genre et vertueuses à leur manière, qui est sublime, après tout: car
demeurer vierge et solitaire, ce n’est peut-être pas si difficile que
d’accepter l’amour et la maternité, et de continuer à travailler pour
vivre; et quelques jeunes gens qui commençaient à se croire
révolutionnaires et antipatriotes, figures de calvinistes modernes,
désintéressés, farouches, ardents et durs. L’un d’eux était resté dans
la bibliothèque, durant la conférence. Me penchant au-dessus de sa tête,
je vis qu’il prenait patiemment des notes sur un volume dépareillé de
Jomini, acheté chez un bouquiniste.

--Oui, me dit-il, levant sur moi des yeux brûlants; on est
antimilitariste; mais il faudra bien savoir faire la guerre, un jour,
contre les bourgeois!

Et ça me fit plaisir, vous savez, que cet enfant qui se croyait
anarchiste et antipatriote ne rêvât au fond que d’être meneur d’hommes
en armes, batailleur et victorieux! L’essentiel, c’est d’aimer la
guerre, il n’y a que ça de sain. Peu importe l’ennemi.

Et pendant ce temps le conférencier continuait à parler, convaincu lui
aussi de son apostolat, orgueilleusement fier de «descendre vers le
peuple», et montrant à chaque mot qu’il le comprenait cent fois moins
bien que le moindre petit vicaire de paroisse ayant six mois de service,
ou même n’importe quel sous-officier après huit jours de grandes
manœuvres. Il parlait, il parlait toujours. Il disait des choses
excessivement intéressantes et parfaitement incompréhensibles. Il
décrivait un palais mycénien, à propos des Phéaciens; il expliquait
pourquoi Hermès s’appelait «le Messager tueur d’Argos», et enfin il
pleura presque en parlant du miracle grec, qui est que les Grecs ont
fait de la beauté sans que personne sache pourquoi. Quand il eut fini de
pleurer, il s’arrêta: c’était son dernier effet, de pleurer.

Et alors, excepté lui et les petits rentiers, tout le monde alla chez le
marchand de vin. C’est là qu’elle se tient, la véritable université
populaire: chez le marchand de vin. J’y allai aussi, moi.

                   *       *       *       *       *

Une des belles filles qui nous avaient accompagnés prit une cerise à
l’eau-de-vie. Elle prononça d’un air pensif:

--Il a dit que c’était très beau, cette chose-là... l’_Odyssée_. Mais
personne ne peut comprendre pourquoi c’est beau. On n’y voit pas clair.
L’autre jour on avait lu _Paul et Virginie_, il y a un naufrage, la
petite se noie... j’en ai encore un frisson dans le dos, c’est chic, ça,
c’est très chic. Mais l’_Odyssée_! Même les noms, on ne peut pas les
retenir.

Le petit anarchiste qui avait pris des notes sur Jomini haussa les
épaules. Il affectait de n’assister qu’aux cours de chimie et de
sciences exactes: les pauvres ne doivent même pas savoir qu’il y a de la
beauté. C’est amollissant. Ils ont besoin de haïr, de se battre, et de
prendre, voilà tout. Mais Barnavaux dit en cherchant ses mots:

--Moi, je crois que j’ai compris cette histoire-là, celle d’Ulysse.
C’est trop long comme on nous l’a racontée; tout se complique, parce que
c’est un voyage: en voyage il arrive toujours des choses qui ne
devraient pas arriver, on se perd, on s’y perd. Mais le fond, c’est si
clair!

--Qu’est-ce qui est clair, Barnavaux? demandai-je.

--Vous le savez mieux que moi, fit-il, d’un air embarrassé. Ulysse,
c’est un soldat qui s’ennuie après sa femme. Voilà toute l’histoire. Je
comprends bien comment ça c’est passé, parce que ça se passe toujours
comme ça. Il s’en était allé très loin, faire la guerre à des gens qui
ne parlaient pas sa langue, des sauvages, des types qu’on a le droit de
piller, et dans toutes les escales, au retour, il y en avait d’autres
que la sienne, des femmes, qui l’arrêtaient.

»Il y a eu d’abord la grande dame, celle qui vivait au fond d’une grotte
magique, dans une île, et qui était si riche, et qui était si belle. Et
il avait trouvé ça bon d’abord, Ulysse, l’amour d’une grande dame. Elle
lui donnait tout ce qu’il y a de meilleur pour manger, du vin tous les
soirs. La dame avait de beaux cheveux, elle l’aimait. On le voit bien
qu’elle l’aimait, quand elle se fâche contre ceux qui lui disent:
«Renvoie-le, il ne peut pas rester ici.» Mais lui, j’ai bien entendu sa
pensée: il dormait contre elle, et ne l’aimait pas! Son pays n’était
pourtant pas si beau que le pays de la dame. Chez la dame il y avait des
rivières très fraîches, des prairies, des peupliers, des champs de
violettes. Ah! vous ne savez pas comme c’est rare, de l’eau, et des
arbres, et de l’herbe bien verte, au milieu de la mer! J’ai été en
Crète; je sais comme il brûle là-bas, le soleil! Alors la dame lui
mettait les bras autour du cou, elle lui disait: «Je t’ai toujours donné
tous tes souhaits et jamais tu ne verras une femme plus jolie. Reste
avec moi. Ailleurs trouveras-tu rien de pareil?» Mais il répondait:
«Vous êtes trop haute pour moi. Là-bas, voyez-vous, j’ai une femme qui
sera toujours ma vraie femme: quand je lui parle, elle obéit!» Voilà
pourquoi, à la fin, il s’est sauvé sur un radeau. Il a dû avoir très
peur, sur le radeau, en pleine mer. Quand on est dans une trop petite
barque, les vagues ont toujours l’air de vous écraser, on est au-dessous
d’elles, elles noircissent, elles s’embrouillent, elles se gonflent; on
dirait le poil des buffles, à l’endroit où il s’emmêle, au-dessus du
garrot, près du cou.

--... _Poséidôn aux cheveux bleus!_ murmurai-je.

Barnavaux ne comprit pas. Il me regarda d’un air étonné, et poursuivit:

--Alors il a fait naufrage, devant une autre île, et il a trouvé une
autre femme, qui valait mieux que la première. Ah! celle-là! Voyez-vous,
je suis sûr qu’elle a été sa vraie tentation, et c’est pour ça qu’il n’a
pas osé le dire et elle l’a bien senti dans son cœur. Pensez: il était
déjà devenu presque vieux, et elle était toute jeune, et il l’avait vue
nue, jouant à la balle, sous des arbres couleur d’argent, près d’une
rivière; et elle aussi l’avait vu nu, dans sa force; elle avait compris
alors que c’était un chef, un homme que ses parents avaient su élever
comme il faut: il n’y a que chez les sauvages, moi je le sais, qu’on
connaît les actions qui sont décentes quand on est nu; et lui, Ulysse,
il a su se conduire. Voilà pourquoi cette fille...

--Nausicaa, dis-je.

--Oui, Nausicaa... elle a reconnu que c’était un noble, un chef à qui on
avait appris les usages; les esclaves ne savent pas qu’ils sont nus,
parce qu’on ne les regarde jamais... Ils se sont aimés, c’est sûr, et
avoir conquis l’amour d’une petite fille, pour un homme fort, c’est
comme une victoire! C’est criant, c’est haut, c’est à faire pleurer de
joie. Pourtant il ne lui a rien dit, et elle, alors, n’a rien osé lui
dire, excepté: «Quand tu seras dans ton pays, souviens-toi de moi.» Et
lui n’a fait que répondre: «Je penserai à toi comme à la Vierge!»

Ce n’est pas tout à fait le texte. Il y a dans Homère: «Comme à une
déesse, je t’adresserai des vœux.» Mais Barnavaux ne voyait pas la
différence. Il chercha seulement ses mots, encore une fois.

--Alors, il est reparti. Je sais très bien comment est faite son île. On
nous a lu qu’il disait: «Elle sort de la mer, du côté de la nuit.» Je
comprends! Quand j’étais là-bas, en Extrême-Orient, c’est comme ça que
je voyais la France: un pays placé derrière le côté du ciel où le soleil
tombe. Quand on a voyagé on sait les formes que prend la terre. Il est
reparti, Ulysse, pour se battre contre les canailles qui voulaient sa
femme, pour risquer la mort, lui qui aurait été si heureux ailleurs,
s’il avait voulu. Mais il ne pouvait pas vouloir. Il avait beau faire,
il ne voyait que cette femme-là au monde, la sienne, parce que la
première elle avait fait son lit, allumé la lumière dans sa chambre, et
le feu dans son âtre, et que non seulement elle parlait sa langue, mais
que les mots, tous les mots avaient le même sens pour elle et pour lui.

Barnavaux respira, fatigué d’avoir parlé si longtemps, sur un sujet si
difficile. Chacun paya son écot, même les dames, parce que c’était une
règle dans la société. On se leva. Une des belles filles, en corsage
rose léger, effleura d’un bras nu le cou de Barnavaux. Alors il la prit
par la taille, et je vis que ce soldat qui en avait tant vu, dans tant
de pays, n’avait pensé à tout ça que parce qu’il pensait à elle. La
fille frissonna comme une grande chatte. Sur la route noire, lui, qui
l’enlevait, avait l’air d’un tigre maigre.



IV

LOUISE


Je devais la revoir bien souvent encore, cette grande fille souple, aux
jambes longues, et qui avait des yeux d’homme. Vous avez peut-être
remarqué? à Paris, maintenant, parmi les filles du peuple, il en est
beaucoup qui ont ces yeux-là. Ce n’est pas le regard de celles qui
vendent du plaisir, comme elles peuvent, dans la rue ou ailleurs:
insolent, lascif ou traqué, parce qu’il y a les autres femmes, qui leur
en veulent, et les hommes, qu’il faut prendre, et «les mœurs», qu’il
faut fuir. Pas davantage l’air des femmes qui ont un mari, ou même un
homme, tout simplement, et qui sont heureuses ou malheureuses comme ça.
C’est quelque chose d’autre, de viril, je vous dis, où il entre beaucoup
de franchise, de décision, de liberté, mais très peu d’innocence et
nulle soumission. Depuis quarante ans, la France a fait de nouveaux
hommes et de nouvelles femmes, qui ont d’autres qualités, d’autres
défauts--pour les vices et les vertus, je crains bien que ce ne soient
toujours les mêmes, depuis l’aurore de l’humanité--que ceux de jadis,
qui sont morts, et nous-mêmes. Et nous ne savons pas les voir, et nous
ne savons pas leur parler: nous à cette heure presque leurs aïeux, et
qui restons leurs guides. C’est une situation qui devient un peu
dangereuse.

Celle-là avait choisi Barnavaux, et Barnavaux l’avait choisie. C’est
tout. Les usages de leur monde exigeaient qu’ils n’en fissent pas grand
bruit, eussent l’air de trouver cela bien simple. _On ne doit pas_
montrer qu’on est émerveillé, renouvelé, rajeuni par le sentiment le
plus éternellement jeune qui soit au monde: le vieil amour immortel. Ça
commence à se démoder, cette ingénuité, même dans le peuple. Il y avait
jadis bien plus de couples qu’aujourd’hui, qui dans les rues nocturnes
s’en allaient les bras lacés autour de la taille, à tout petits pas, ne
quittant pas leur étreinte si quelque inconnu venait à leur rencontre.
Maintenant, presque tout de suite, il faut que les amants fassent de
vieux ménages, très décents.

D’ailleurs, ils ne furent pas si vite amants. La cour que Barnavaux fit
à Louise, dont je ne sus le nom de famille que beaucoup plus tard--elle
n’avait pas songé à me le dire, je n’avais pas pensé à le lui
demander--la façon dont Louise agréa ces avances eurent une apparence
discrète. Je me fusse cru, en vérité, chez des gens du monde. Et ceci
encore prouve qu’étant un très vieux peuple, nous sommes en train de
faire un peuple d’aristocrates, de quarante millions d’aristocrates
ayant tous leur fierté, leurs besoins de loisirs, leurs élans retenus,
leurs réticences. Il n’y a qu’une chose qui voile ce phénomène: la
mauvaise éducation, les rudes paroles, une obscénité qui n’a pas
l’excuse d’être inconsciente: mais des aristocrates peuvent être mal
élevés, cela s’est vu. Et ce qui était bien aristocratique encore, c’est
la conviction intime, naïve et tout à fait irraisonnée, que Louise
partageait avec Barnavaux, d’être du même rang que n’importe qui, en
France, et d’un rang supérieur à tous les étrangers. Chez Barnavaux,
rien de plus naturel. Il avait passé sa vie à dominer, il avait été «un
blanc» aux colonies, et armé. Donc une espèce de chevalier. Mais Louise
ne pensait pas différemment, cette Louise qui allait le soir retrouver
des anarchistes à l’Université Populaire. Et c’est même pour ça qu’elle
y allait! On y nourrissait sa fierté, on y affirmait ses droits
méconnus. Singulière conséquence des enseignements humanitaires ou
«individualistes» de bons rêveurs bourgeois ou d’autodidactes
déséquilibrés: elle n’avait fait que prendre une conscience excessive de
sa valeur, elle avait collectionné des titres de noblesse, et recueilli
cette idée, maintenant celle de tous les Français, auparavant celle des
seuls gentilshommes, que l’État, le gouvernement--jadis on eut dit le
Roi, c’est toute la différence--lui devait quelque chose, à raison de sa
qualité. Mais en attendant, comme elle ne recevait rien, elle
travaillait «dans les porte-monnaie», dix heures par jour,
invariablement gaie, infatigable et brave. Et si elle avait joui d’une
prébende, elle eût travaillé tout de même, par besoin d’activité, désir
d’être mieux, âpre volonté de ne rien devoir à personne, pas même à
Barnavaux. Dans la bourgeoisie et chez les paysans, les femmes ont une
dot. Dans le peuple ouvrier, elles peinent pour gagner leur vie. Et le
résultat est toujours le même: c’est que, dans aucun pays, elles ne
sont, plus que chez nous, les égales de l’homme.

La pudeur de Louise, ou plutôt son effroi du mâle, mais aussi son désir,
étaient des sentiments instinctifs. Elle reculait le moment inévitable,
donnant pour raison qu’alors elle devrait quitter sa famille, avoir une
chambre, un lit, des meubles, un «chez soi»; et qu’il fallait de
l’argent. Mais je l’entendis confier à une amie: «Il faut ça, oui, il
faut tout ça! Mais si ça ne s’arrange pas avant deux mois, ça sera
n’importe comment!» Pourtant, quand Barnavaux parlait de ses économies,
de sa prime de rengagement, elle refusait d’écouter. Et je crus
longtemps que c’était sa virginité seule, sa peureuse virginité qui se
défendait: ce n’était pas si simple! Il n’y a pas une femme, ni même un
homme au monde, qui soit devenu absolument comme une bête. Nous le
saurions mieux, si nous n’étions gâtés par cent ans de littérature
anti-humaine.

Je le vis bien, le jour où la si petite chose, qui est si grande, et
dont il ne faut pas rire, advint. Et elle advint, comme d’ordinaire,
pour des motifs apparents, purement extérieurs. Barnavaux, jusque-là
caserné à la Nouvelle-France, fut envoyé avec sa compagnie au fort de
Palaiseau. Éloignés l’un de l’autre, se voyant moins souvent, ils
éprouvèrent le besoin irrésistible de se voir autrement. Un jour, au
rendez-vous que nous avions pris tous trois boulevard Montparnasse,
Barnavaux annonça, poussant Louise devant moi:

--Madame Barnavaux!

Telle fut sa délicatesse. J’écris cette phrase sans ironie. Aux
colonies, il eût ajouté bien d’autres choses. Mais Louise baissa les
yeux: ils avaient perdu leur regard d’homme.

Et plus tard elle me dit: «Je ne croyais pas que c’était si peu--et si
peu de chose, comme ça... on devrait être mariés, voyez-vous!» Ce fut là
toute sa plainte, que je n’entendis jamais plus. Mais je conçus que les
milliers d’années d’efforts patients faits par la femme pour assurer son
bonheur, et la vie de ses enfants, de foi religieuse, aussi, n’ont pas
été en vain et, qu’ils se trompent, ceux qui ne veulent pas en tenir
compte.

Barnavaux, lui aussi, n’était plus le même. Il prenait encore un air
dégagé, en parlant de Louise, il tâchait de garder sa vieille voix, sa
voix de là-bas, pour dire: «ma mousso» ou «ma congaye»: mais Louise
n’était ni une mousso noire, ni une congaye jaune, il le savait bien.
C’était une blanche, et il la respectait. Même il la respectait plus que
n’eût fait un autre, un autre qui n’aurait pas vu le monde, et possédé
de petites esclaves. Il avait conscience de ce qu’elle était: une femme
de son sang. Il en était ému; sa figure changeait devant elle. Et le
sol, en même temps que la femme, l’avaient reconquis: il avait peur de
repartir.

Cependant, il savait bien qu’il repartirait. Elle n’en doutait pas
davantage. Voilà pourquoi, courageusement, ils ne parlaient jamais
d’avenir. Lui disait seulement.

--Si je savais un métier, bon Dieu!...



V

BARNAVAUX DE GARDE


Aux deux extrémités du comptoir d’étain, les petites cuillers aux
manches très longs, réunies en gerbes dans des vases en verre côtelé,
avaient l’air de fleurs artificielles mal faites et d’éclat trop dur. Il
y avait aussi des œufs rouges dans des corbeilles, et presque à chaque
minute un client apportait son verre d’absinthe sous un robinet très
mince, placé au sommet d’une fontaine en faux argent, isolée comme une
île au milieu d’une espèce de vasque. De très haut, l’eau tombait sur la
liqueur qui devenait d’abord d’un vert hideux et gâté, puis d’une teinte
précieuse et pâle. Des gouttelettes rebondissaient sur les parois du
verre, éclaboussant la vasque, et l’homme enfin buvait, presque toujours
avec cet air spécial aux vrais amateurs d’absinthe, qui semblent non pas
se désaltérer, mais apaiser une faim dont ils défaillent. Jusqu’au
milieu de la rue flottait une odeur d’alcool et d’anis, mélange de
finesse et de brutalité, qui fait penser vaguement à d’autres
impressions à la fois répugnantes et voluptueuses: l’odeur des fleurs
dans une pièce où on a fumé, l’aspect de certaines femmes, la vue du
sang.

Barnavaux me dit:

--Hein, il sait son affaire, le patron du bar?

Quand la vasque était remplie d’eau teintée d’absinthe, le garçon y
puisait avec une mesure d’étain, et s’en allait asperger le trottoir.
C’est de là que venait cette odeur pénétrante et séductrice: pour
attirer les chalands, le patron faisait des vaporisations d’absinthe!

A la fin, un homme entra et se fit verser le breuvage qu’on vendait
presque uniquement dans ce lieu. Tous ceux qui avaient passé devant le
comptoir étaient des ouvriers, des soldats ou des filles. Mais lui, aux
yeux les moins avertis, se manifestait comme un misérable d’une autre
sorte, et plus horrible, vêtu d’un pantalon noir ruineux, d’une jaquette
grise couverte de taches infâmes. Il y a des plaies qu’on n’ose regarder
parce qu’elles sont, en vérité, trop laides et déshonorantes; elles
n’inspirent pas de pitié, rien que du dégoût. Les traits de cet homme,
au-dessus d’un faux-col très sale et d’une régate poisseuse, son front
d’une couleur cuivreuse avec des plaques d’un rose pâle sous une barbe
de huit jours blanchissante et rêche, un nez d’une enflure blême,
inspiraient un sentiment pareil. Cette statue vivante de l’abjection
portait des gants.

Elle s’avança vers Barnavaux d’un air souriant qui découvrit des dents
affreuses. L’homme offrit une consommation à Barnavaux et à sa société,
mais celui-ci détourna les yeux et me dit d’une voix hésitante:

--On part?

En général, Barnavaux est moins délicat sur le choix de ses
connaissances, et l’homme, j’en étais convaincu, allait offrir une
tournée. Mais je ne le poussai pas à s’expliquer, ce n’était pas le
moment. Je payai notre compte et nous sortîmes en silence.

--Cet homme vous connaît? demandai-je enfin.

--Oui, dit Barnavaux. Seulement, je croyais qu’il était mort. Ça
m’écœure, ça me fait mal qu’il soit encore en vie, ça n’est pas juste.
Si vous saviez de quoi il vit! Et il voulait offrir à boire, avec cet
argent-là. On ne peut pas accepter, voyez-vous!

Il est très rare de voir Barnavaux traverser une crise de moralité. Je
le connais: il est au-dessus des préjugés vulgaires. Cependant,
j’attendis qu’il parlât de lui-même. Il y mit plus de temps que je ne
croyais. Les choses étaient difficiles à démêler, parce qu’elles
contenaient une part d’horreur abstraite qui lui paraissait
indéfinissable. Il n’a pas de mots pour ce qui est abstrait. Ce n’est
pas sa partie.

                   *       *       *       *       *

--Vous n’avez pas connu, dit-il, le père Bordieux, le gouverneur de la
Côte des Graines: il était parti, quand vous êtes arrivé à Boké; mais
vous avez entendu parler de lui. C’était un petit homme tout simple,
avec une mine sérieuse et des yeux d’enfant. Imaginez un missionnaire à
qui on aurait mis une redingote sous prétexte qu’il est anticlérical. Je
suppose que c’est à cause de cet air curé qu’on l’appelait le père
Bordieux, bien qu’il ne fût pas vieux de plus d’une pièce de trente ans.
A cette époque Boké n’était pas la belle ville qu’elle est maintenant,
bâtie à l’américaine, avec ses boulevards et ses avenues qui se coupent
à angle droit, ses trottoirs de ciment sur lesquels les nègres, toute la
journée, poussent des wagonnets, et ses fontaines. Mais c’est Bordieux
qui l’a dessinée, c’est lui qui a trouvé l’argent pour la faire, à force
d’économies d’abord... Il paraît que dans ses bureaux, quand un employé
avait besoin d’un crayon neuf, il devait passer chez le gouverneur, qui
lui signait un bon de cinq centimes, avec spécialisation d’emploi. Mais
des employés, il n’y en avait guère. Au commencement on les aurait
comptés sur les doigts d’une main: le secrétaire général, le commissaire
de police, et le chef de la milice qui était en même temps gardien du
cimetière et fossoyeur. Le père Bordieux faisait tout lui-même, ou à peu
près, comme une espèce de roi d’Yvetot; il menait sa colonie à la façon
d’un gros propriétaire qui aurait des fermes. Chaque matin il faisait
son tour de ville, s’arrêtait devant les plus petits comme chez les plus
gros, les riches qui font le commerce du caoutchouc par milliers de
boules, et ceux qui débutent avec une grande boîte, qu’ils étalent à
même par terre, et où il y a de tout: de vieux pantalons, des
réveille-matin qui ne marchent pas, mais sonnent très fort, de l’ambre
faux et des perles de verre. En général ceux-là sont des Maltais ou des
Syriens, sales comme des peignes et voleurs comme des aigles-charognes.
Mais lui, il parlait à tout le monde. «Allons, ça va-t-il comme vous
voulez?» qu’il disait. Et quand il y avait des mistoufles, il les
arrangeait lui-même, à sa manière. C’était une espèce de saint Louis,
assis sous une ombrelle verte, parce qu’il n’y avait pas de chênes.

»C’est comme ça que Boké devint la grande ville que vous avez vue, avec
ses maisons à l’européenne, bâties jusqu’en pleine brousse dans des
endroits où il n’y avait pas encore de routes. Il était venu beaucoup de
monde, et des tas de femmes, bien entendu: des petites négresses de
Sierra-Leone, qui faisaient semblant de vendre des oranges et qui
allaient tout de même le dimanche au temple des Anglais; d’autres
échappées de l’école des sœurs de Sainte-Catherine; six Japonaises, deux
Valaques et des Françaises. Le père Bordieux ne leur demandait pas: «Ça
va-t-il comme vous voulez?» mais il laissait faire. Je suppose que
c’était à cause de son respect pour la liberté du commerce. Quelquefois
pourtant il disait: «Pauvres femmes, pauvres femmes: il n’y a qu’elles
et moi qui ne s’enrichiront pas ici, allez!» C’est sûr en tout cas qu’il
n’y avait pas d’intérêt personnel. Dans Boké, si on parlait de lui,
c’était à cause de sa vertu, qui faisait rire.

»Voilà pourquoi on fut bien étonné le jour que le père Bordieux loua une
toute petite maison du côté de la Pointe-aux-Douaniers, la meubla,
engagea un boy et une négresse cuisinière; et le lit, les fauteuils en
osier ripoliné, le canapé pour la sieste, les tentures, on m’a dit qu’il
tâtait tout ça comme un amoureux. Le mois suivant, le paquebot des
Transports Maritimes débarqua une dame blonde qui n’était plus bien
jeune, et qui demanda tout de suite qu’on la conduisît à la maison du
gouverneur. Je ne sais pas ce qu’ils dirent, parce qu’ils s’enfermèrent,
mais ce que tout le monde sut, c’est que le gouverneur commanda sa
voiture, lui qui marchait toujours à pied, même à l’heure de la sieste,
et conduisit la dame, sans se cacher, jusqu’à la petite maison qu’il
avait louée pour elle. Nul ne pensa à rien dire, parce que chacun aux
colonies a le droit d’arranger sa vie comme il l’entend; et peut-être
qu’il avait connu cette femme quand il était tout jeune, tout jeune, et
qu’elle, qui commençait à blanchir maintenant, n’était pas vieille
encore. Mais le père Bordieux, en sortant de la maison, se fit conduire
chez le président du tribunal--je vous ai dit que Boké avait grandi, il
y avait un tribunal--et lui dit tout simplement:

»--C’est ma mère qui vient d’arriver. Je vous prie de l’annoncer. Elle
ne recevra pas les fonctionnaires et ne logera pas au gouvernement. Je
suis un enfant naturel, et elle a eu bien de la peine à m’élever.
C’était une très pauvre, très pauvre femme.

»Je ne sais pas pourquoi il employa pour parler d’elle les mêmes mots
qui lui étaient venus à la bouche en parlant des autres. Je suppose que
c’est par hasard, et personne en tout cas dans la colonie ne voulut s’en
inquiéter, parce qu’on l’aimait bien, le père Bordieux. Il allait très
souvent dîner ou passer la soirée chez la dame, et quelquefois elle
venait chez lui en visite. Et vous savez, partout où on la voyait on la
saluait jusqu’à terre. Si elle avait voulu jouer à la mère du
gouverneur, peut-être que ça aurait été différent, très différent; mais
elle était si timide, elle parlait à si peu de gens, et on voyait si
bien que c’était par peur, et non par orgueil. Vous pensez qu’il y eut
tout de même des gens qui essayèrent de l’employer, qui vinrent la voir,
qui lui demandèrent des services, en payant: la mère du gouverneur! Elle
les reçut de telle façon qu’ils n’y revinrent pas. Seulement, des fois,
elle se promenait par la ville, et ses yeux devenaient tout agrandis de
joie, ou bien tout émus, ça se voyait. Je suis sûr qu’elle avait dans
l’idée: «C’est mon fils qui a fait toutes ces choses, et c’est moi qui
l’ai élevé, moi toute seule!» Un sentiment comme ça! Un sentiment comme
ça! On voudrait être femme pour la chance de l’avoir. C’est ce qu’il y a
de plus plein, de plus riche dans l’univers, il n’y a rien au-dessus.

Louise regarda Barnavaux, et fit «oui» de la tête. Elle comprenait ça.
Il poursuivit:

--Mais un jour que j’étais de garde à la porte du gouvernement, je vois
arriver un Européen que je ne connaissais pas. Je ne pourrais pas vous
dire s’il était bien ou mal habillé. Dans ces pays chauds, tous les
blancs sont vêtus de même: un pantalon et un dolman de toile blanche, et
un casque blanc. D’ailleurs, ce n’était pas à moi de recevoir ou de
renvoyer des visites. J’étais de garde, je vous dis, avec un fusil et un
sabre-baïonnette, par conséquent parfaitement inutile, sauf pour le cas
de ce qui n’arrive jamais, un assassinat ou une émeute. L’Européen entra
donc dans le vestibule sans me rien demander, et il dit à l’employé noir
qui était là:

»--J’arrive de France par le paquebot d’aujourd’hui, et je veux parler
au gouverneur.

»Le père Bordieux recevait tout le monde, même les nègres. Celui-là
était un blanc. On le fit monter tout de suite. Bordieux ne devait pas
se rappeler l’avoir jamais vu, car je l’entendis qui disait:

»--Je vous demande pardon, monsieur, je ne vous connais pas.

»--Mais moi, dit l’autre en rigolant, je vous ai reconnu!

»Quand le gros de la chaleur était passé, comme c’était le cas, le
gouverneur travaillait sous la varangue du premier étage, pour avoir le
vent de mer, et je pouvais tout entendre.

»--Vous m’avez reconnu! qu’il dit, le pauvre gouverneur. Qu’est-ce que
vous voulez dire?

»--J’ suis vot’ père! répond l’autre, insolent comme un garçon boucher
en voiture.

»--Qu’est-ce que ça veut dire? demanda Bordieux. Je ne comprends pas.

»Mais je comprenais très bien à sa voix, qui était déjà toute changée,
qu’il avait peur de comprendre. L’homme reprit:

»--Oui, vot’ père, vot’ père, vot’ père! Voulez-vous que je l’ crie? Ça
m’ gêne pas de l’ crier, ça m’ fera plaisir, même: vous êtes un fils qui
m’ fait honneur. C’est pour ça que j’ vous ai r’connu. Tenez, v’là la
copie de l’acte: sous-seing privé et transcription ensuite sur les
registres de l’état civil. Quand j’ai appris qu’ vous étiez gouverneur,
j’ai pensé qu’ ça valait des frais, et le voyage. Je me r’trouve une
famille: à mon âge, et quand on n’a pas été heureux, c’t’ une veine!

»Le gouverneur murmura quelque chose que je n’entendis pas. L’autre,
lui, cria plus fort:

»--Une action en désaveu de paternité? Essayez un peu! Vous perdrez...
_Elle_ est ici, n’est-ce pas? On peut lui demander. Donnez-moi un peu
son adresse que j’aille la voir!

»Je ne sais pas le geste que fit Bordieux, mais l’homme dit tout à coup,
d’une voix crapule, avec de la peur tout de même entre chaque syllabe:

»--Vous n’allez pas m’ tuer? Ça ne s’rait pas à faire.

»Alors je compris l’idée qui avait traversé la tête du père Bordieux, le
geste qui avait épouvanté l’autre un instant, et je les trouvai tout
naturels. Je vous jure que s’il m’avait commandé pour monter en armes,
comme j’étais, je... je ne sais pas ce que j’aurais fait! Mais lui,
c’était un gouverneur, un homme qui avait des fonctions, des devoirs, un
but dans la vie--et puis quoi! il manquait de courage parce qu’il avait
de la vertu. A la fin, je l’entendis qui demandait:

»--Qu’est-ce que vous voulez? Vous ne voulez pas rester ici, vous ne
pouvez pas rester ici.

»--C’ que j’ veux? dit l’homme. J’ veux des aliments. J’ai droit à une
pension alimentaire, c’est la loi, une pension alimentaire honorable.

»--Honorable! fit le gouverneur.

»--Oui honorable, proportionnée à votre rang, pour que je puisse tenir
le mien. C’est la loi, j’ vous répète. Vous le savez bien, voyons!

»Après ça je n’entendis plus rien. Mais ce qu’il y a de sûr, c’est que
l’homme reprit le prochain bateau avec ce qu’il voulait: il était
saoul-perdu depuis ce jour-là, il fallut le porter.

                   *       *       *       *       *

--Et, demandai-je après un long silence, c’est l’homme que nous avons
vu?

--Oui, dit Barnavaux, c’est celui-là.

--C’est une belle crapule! fit Louise.

Et elle ne dit plus rien, de toute la promenade. Elle était pensive.

Comme elle demeurait en arrière, un instant, pour regarder une petite
capote d’enfant à un étalage, Barnavaux me dit:

--J’ai peut-être eu tort, de raconter ça devant elle.

Je le regardai. Il avait l’air très sérieux.

--Oui, continua-t-il: la reconnaissance, l’enfant naturel, enfin
tout!...

Il fit encore quelques pas, les dents serrées, incapable de cacher plus
longtemps son souci.

--Elle est enceinte!



VI

UN SOUVENIR


C’était à cause de Müller. Barnavaux m’avait fait dire que le camarade
était dans la peine, et qu’il lui fallait des distractions. Et je savais
bien quelle genre de peine il pouvait avoir. Je l’avais déjà rencontré,
on s’en souvient peut-être, sur la vaste terre: il avait toujours été
sentimental, lui, et l’un de ceux que Barnavaux méprise. Mais enfin,
voilà pourquoi, poussant un peu Louise, qui devenait lourde, nous avions
été déjeuner, juste au-dessous du fort d’Issy, au cabaret de la mère
Mahieu.

Devant nous, c’était la vallée de la Seine, depuis Saint-Cloud et le
Mont-Valérien jusqu’à Paris. Tout conspire pour l’enlaidir, et elle est
toujours belle, plus belle même que jamais, qu’aux temps sauvages où ses
habitants n’étaient encore que des tribus farouches. Devant des arbres
qui ne sont plus taillés, reste d’un vieux jardin massacré, des trains
passent sur des arches hardies. Vers l’Ouest, sur deux rangées de
collines, c’est un mélange tigré, barbare, étincelant, de maisons et de
bois obstinés à vivre; devant soi, des cheminées d’usine, une armée, une
formidable armée de cheminées d’usine. Et les fonds sont si beaux,
pourtant, il y a au pied de ces cheminées de si magiques taches
bleues--des palissades peintes, quand on regarde--ces grands panaches
gris se mêlaient si bien à la brume lumineuse, aux pommelures des nuées,
ce jour-là, que rien au monde, aucun des plus beaux paysages que j’eusse
vus sous le ciel, n’aurait pu me donner autant d’exaltation. On sentait
aussi que c’était plein d’hommes.

Mais Müller ne disait rien. C’était un homme buté sur son ennui, il ne
voulait pas faire attention aux plaisirs de l’existence. Quand on lui
parlait, si c’était moi, il tombait dans des abîmes de timidité; si
c’était Barnavaux, il haussait les épaules. Et Barnavaux lui dit à la
fin:

--Pourquoi tu t’es mis après cette femme-là, aussi? Elle ne voulait pas
de toi. La première chose, quand on se met après une femme, c’est de
savoir si elle veut, si elle peut vouloir de vous. Mais chaque fois, tu
es comme ça: tu te mets toujours sur celle qu’il ne faut pas.

Müller haussa encore une fois les épaules. Il avait l’air de dire qu’on
ne fait pas comme on veut.

--Si, dit Barnavaux, on peut faire comme on veut. Il n’y a qu’à savoir
s’y prendre à temps. Et c’est manquer de délicatesse, que de ne pas
savoir. Moi...

Il s’arrêta une seconde, regardant Louise, et continua:

--Oui, moi, ça a failli m’arriver! Et j’étais plus jeune que toi,
j’avais plus de droit à ne pas savoir. C’est à la fin de mon premier
congé, quand j’étais ordonnance d’Andral. On lui avait dit d’aller au
bord de la mer, pour un de ses enfants, et comme ça toute la famille
était partie pour Bray-Dunes, un petit village près de Dunkerque, juste
à la frontière belge. J’ai vu des pays, depuis, vous savez si j’en ai
vu; et pourtant, celui-là, ça me fait encore quelque chose, d’y penser!
Rien n’y ressemble, à ce qui est ailleurs, ni la terre ni les gens. On
dit qu’il y a longtemps, longtemps, un bateau italien s’est mis au plein
sur la côte et que les naufragés sont restés là, mêlés aux femmes; et
depuis ça n’est plus des Belges, ça n’est plus des Flamands, c’est un
peuple à part, qui n’est pas comme les autres. Et je crois qu’ils ont
fait leurs maisons, leurs jardins, leurs champs, leurs canaux et leurs
barques pour que ça leur plaise, pour que ça soit à leur idée. Tenez: il
y a des maisons à volets verts partout en Flandres, et aussi propres, il
y a des haies vives dans presque tous les pays du monde; mais à
Bray-Dunes, tous les samedis, sur ces grandes haies vertes, hautes comme
des murs, on accroche tout ce qu’on a lavé, nettoyé, brossé: le linge
blanc, les bardes rouges et bleues, la vaisselle d’étain frottée au
sable. Et ça n’est pas fichu au hasard, c’est comme une revue
d’équipement, oui, mais aussi comme une exposition de tableaux.
Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise? On voyait ça: eh bien, on
était ému!

»Les hommes? Tout le temps que j’ai été là, je ne les ai pas vus. Dès le
mois de mars ils vont à la pêche d’Islande, et ne reviennent qu’en août
ou septembre. Il ne reste que les femmes, et alors, réfléchissez! En
comptant neuf mois, tout juste, ça met les naissances en mai ou juin. Et
il n’y en a pas une qui manque à faire un petit. Aujourd’hui c’est
Maria, demain c’est Jeanne ou Julie. Devant toutes les portes il y a des
berceaux, et sur la route de l’église, bon Dieu! c’est comme une
procession, des femmes et encore des femmes, portant sur le dos une
corbeille d’osier, avec un enfant qui dort ou qui crie, pour garniture.
Mais après, hein, après?

»Après, toutes ces femmes pensent: «Ils vont venir, ils vont venir! Nos
hommes vont venir!» Ah! leurs yeux! Mais non, ce n’est pas leurs yeux,
ils sont restés les mêmes. C’est leur regard qui a changé: si pâle, si
clair, si lavé, si brûlant, parce que toute femme est neuve, qui a fait
un nouvel enfant, et son désir d’amour, à ce moment-là, c’est si fort,
si rude et si beau! Et elles sont toutes comme ça, toutes ensemble, et à
cette saison, où il y a de grands tournesols jaunes au-dessus des haies,
des roses qu’on sent de loin, la mer jaune, le sable qui rôtit les pieds
quand on marche et le derrière quand on s’y couche! Et toutes elles se
font belles. Non seulement leur corps, mais leur maison. C’est elles qui
peignent sur les volets verts des losanges rouges, elles qui inventent
des dessins extraordinaires pour la margelle des beaux puits ronds: ils
vont venir, pensez, ils vont venir! Et pendant ce temps-là, nom de Dieu!
J’étais le seul homme du pays. Vous savez ce que c’est, si on entend
toute une foule qui chante, ça vous enlève. J’étais enlevé, et je me
disais: «Mais je suis là, moi, pourtant, je suis là!»

»La plus belle, c’était Lisa. Lisa Debauve, elle s’appelait de tous ses
noms. C’était elle que je voulais. Presque tous les jours je la voyais
partir pour la pêche aux chevrettes, sa jupe rouge relevée sur une
espèce de caleçon en flanelle rayée, assez court pour que ses jambes,
ses genoux et le bas de ses cuisses fussent tout nus. Quand on commence
à vouloir une femme, il y a toujours quelque chose en elle qu’on aime et
qu’on désire particulièrement, quelque chose qu’on voit d’abord, quand
on pense à elle, même en son absence...

A ce moment Müller, qui n’avait pas paru écouter, fit tout à coup «oui»
de la tête. Il avait senti ça, lui aussi, il approuvait.

--Eh bien, moi, continua Barnavaux, c’est les genoux qui me font ça.
Tout le reste de la Lisa, je pourrais, encore maintenant, vous dire ce
que j’en sais. Je me rappelle! Comment c’était tout doucement arrondi et
fuyant sous sa jupe, par devant, depuis la taille jusqu’à plus bas; et
puis l’amincissement après les reins, et puis les seins, un peu larges
sous sa casaque, et surtout le cou fort, droit, dur, superbe, qui
portait sa tête tranquille et ses cheveux tordus, roux par-dessus,
blonds par-dessous, pareils à la couleur des bagues que les forgerons
d’Afrique font de deux ors. Oui, c’est sûr, il y avait tout ça et
c’était beau, mais les genoux, les genoux! Ils avaient l’air si fragiles
et pourtant si vigoureux, ceux-là, avec cette espèce de menton à
fossette, et les mouvements qu’ils avaient dans la marche, ces
mouvements qui font qu’un genou, c’est vivant, ça varie, c’est comme les
traits d’une figure.

Barnavaux s’arrêta pour penser une chose presque impossible à exprimer:

--Oui, enfin... les hommes et les femmes, n’est-ce pas, c’est les seuls
animaux qui vont sur deux jambes seulement, et c’est la façon dont leurs
genoux sont mis qui fait ça. Il n’y a rien autre de semblable au monde.
Les singes ont des mains: ils n’ont pas de genoux!

»Dès que la Lisa était sortie de l’eau, elle laissait retomber sa robe
rouge sur ses jambes, mais je la suivais en gardant toujours mon idée,
je continuais à voir! Et je lui parlais doucement, gentiment, d’abord
pour ne pas lui faire peur, ensuite pour me retenir moi-même: les
paroles, ça fait commandement, et suivant le ton qu’on a pour les
prononcer, on se laisse emporter, ou on se tient. Je ne veux pas me
vanter; pour des histoires de peau, si peu de chose, se vanter, quelle
misère! Je ne suis plus assez jeune, j’en suis revenu. Tout ce que je
veux dire, c’est que Lisa s’était bien aperçue de ce que je voulais, et
que je comptais là-dessus. Hein, voyons! Moi, le seul homme du village,
toutes ces femmes dans la fièvre, et c’était celle-là que je désirais!
Ça doit flatter, c’est tentant.

»Il vint un moment du mois où la marée ne remonta plus que très tard. Il
faisait nuit tombée quand les pêcheuses revenaient avec leurs filets. Je
ne posai pas pour l’homme qui veut se montrer avec une femme, je ne fis
pas le malin. J’attendis à la montée de la dune, sur le petit chemin où
je savais que Lisa passerait seule, sans personne pour l’accompagner. Et
je criai de loin, quand j’aperçus son ombre, plus noire que le noir de
la nuit:

»--Bonsoir, Lisa!

»Il devait y avoir du changement dans ma façon de parler, à la fin, car
je me sentis subitement tout autre, et très hardi. Et Lisa elle-même
avait je ne sais quoi dans la gorge, quand elle me répondit:

»--Bonsoir, Barnavaux!

»Les pieds ne font pas de bruit, dans le sable! La seconde d’après
j’étais contre elle, et j’avais mon bras autour de sa taille.

»--Ah! Voilà, fit-elle, voilà, maintenant! Ça devait arriver.

»Et elle se met à crier, sans se débattre, d’une belle voix tout à fait
claire, et fièrement, vers la maison, au-dessus:

»--Na... oh! Na... oh!

»Je fus si étonné que je lui lâchai la taille.

»--Quoi? je demandai. Qui est-ce, que vous appelez comme ça?

»--Ma petite fille! dit-elle bien simplement.

»Quand les femmes font venir leurs enfants au moment où on veut causer,
c’est déjà mauvais signe. Je remarquai, un peu sèchement:

»--C’est un drôle de nom, pour une petite fille.

»--Ah! fit-elle, c’est comme ça que je dis pour Christina.

»--Christina?

»--Oui. Le nom d’une que mon mari va voir, quand il est en Islande. Sa
femme de là-bas, quoi!... Donc j’ai pensé que ça lui ferait plaisir,
qu’on donne le même à la petite.

»Alors je dis, sans hésiter un coup:

»--Oh! c’est bien, Lisa, c’est très bien, Lisa. Bonsoir, Lisa.
Voulez-vous que je porte votre pêche?

»--Non, qu’elle fit, c’est pas la peine. C’est plus loin à aller,
maintenant.

»... Et je suis parti, conclut Barnavaux, je suis parti, vous entendez,
et je me suis arrangé pour ne plus jamais passer où elle passait.»

Müller le regarda, étonné.

--Pourquoi ça? demanda-t-il.

--Parce que j’avais compris, dit Barnavaux. Une femme qui a fait ça,
c’est qu’elle n’est qu’à son mari. Y a rien à faire.

--Y a rien à faire! répéta Louise avec conviction.



VII

LA TORNADE


Ce que Louise fit pendant sa grossesse, je présume qu’il est à Paris,
chaque année, pour l’accomplir, cent mille femmes du peuple, épouses ou
abandonnées. Seulement, je n’avais pas encore vu. Et les yeux de
l’esprit sont de trop faibles yeux, nous manquons toujours
d’imagination.

D’abord, elle annonça «la nouvelle» à sa belle-mère. J’ignorais que son
père se fût remarié, et qu’elle eût une belle-mère. Je le sus,
désormais, parce qu’il en fut longuement parlé dans les conversations
qu’elle eut alors presque chaque soir avec Barnavaux. Je m’attendis
alors à des déchirements: la situation était dramatique. Mais si la
question morale fut abordée dans la famille--je le suppose, car Louise
eut souvent à cette époque les yeux rouges et le cœur bien gros--on ne
me l’avoua jamais: elle avait la pudeur de ces sentiments-là. Ce qu’elle
agita surtout, et ce qui l’agitait, c’est l’affaire du règlement de
comptes. Puisqu’elle abandonnait sa famille, elle prétendait ne plus lui
apporter ce qu’elle gagnait. Et la famille répondait que rien n’eût été
plus légitime si elle eût fait avec le consentement des siens et à
l’heure prévue, un établissement honorable: mais qu’il en allait tout
autrement puisqu’il s’agissait d’un coup de tête et de cœur, de quelque
chose d’irrégulier: en d’autres termes, elle devait une indemnité,
puisqu’on avait été en droit de compter sur son salaire quelque temps
encore. Louise finit par accepter ce règlement, établi sur de justes
bases, et, me dit-elle, conforme aux usages. On convint de l’indemnité
hebdomadaire, qui fut du reste acquittée consciencieusement. Mais dès
lors elle abandonna la confection des porte-monnaie.

Je croyais que c’était pour se reposer, car Barnavaux avait tenu ses
promesses. Le petit logement, les meubles, il les avait payés sur sa
masse, mais Louise pensait bien à cela! Elle ne vivait plus que pour un
autre, rien n’existait plus à ses yeux que celui qui allait naître. Dans
ces instants où celles des femmes qui le peuvent attendent sans bouger
leur délivrance, dans un respect sacré d’elles-mêmes, Louise venait
volontairement de se condamner aux galères. De cinq heures à sept heures
du matin, elle portait des journaux. Puis, jusqu’à midi, elle faisait
des ménages, à trente-cinq centimes de l’heure, l’un chez un employé de
l’Hôtel de Ville, l’autre dans un atelier de sculpteur. Elle y allumait
les feux, mouillait les glaises ébauchées, faisait un peu de cuisine, ce
qui lui permettait de ne point payer son déjeuner. De là elle allait «en
couture» chez une dame «qui allait avoir un bébé». Et je ne suis pas
tout à fait parvenu à comprendre si ça lui faisait du bien ou du mal au
cœur, de tailler et coudre la layette de cet autre petit qui allait
venir. Je crois que ça dépendait un peu des jours, parce que le soir,
sous la lampe, quand elle nous avait fait le café, parfois Louise
travaillait pour elle en disant: «C’est un modèle que j’ai pris chez
madame Bacot.» Et alors elle était heureuse. Ou bien au contraire elle
demeurait les bras vides, regardant des gravures de modes enfantines et
soupirant un peu: c’est qu’alors il fallait trouver autre chose: une
autre chose qui ne fût pas si chère...

Mais de la sorte elle faisait ses quatre francs par jour, et Barnavaux,
qui prenait par discrétion la soupe à Palaiseau, excepté le dimanche, ne
lui coûtait presque rien. Ces dimanches-là, quand je m’invitais,
j’apportais le dîner. Barnavaux, généreusement, fournissait le vin. Et
il était si content, si changé...

--Vous trouvez ça drôle, n’est-ce pas, me dit-il, un de ces soirs-là, de
me voir avec une blanche... Je veux dire, fit-il en réfléchissant, une
blanche qui n’est qu’à moi: comme qui dirait ma dame!

Ce n’était pas moi qui trouvais ça drôle, c’était lui. Tout homme met
volontiers dans l’esprit de ses semblables les souvenirs qui le hantent,
les idées qui l’étonnent. Barnavaux sait que j’ai retenu le nom des
femmes qui, sans le pouvoir fixer, ont traversé sa vie déjà longue; me
voyant devant lui, c’est elles qu’il voyait, troupeau parfois plaintif
et parfois sans alarmes: madame Edmée, Marie-Faite-en-Fer et la petite
Fatouma de la côte de Guinée, et Kétaka la Malgache, aux nattes
tressées, et tant d’autres, tant d’autres, prises et laissées, mortes ou
retournées à leur race.

--Ce n’est pas la même chose, dit-il, ce n’est pas la même chose...

Maintenant, voilà qu’il y avait Louise, «comme qui dirait sa dame»:
cette petite Parisienne courageuse, qui avait travaillé tout le jour à
ses ménages et à la couture, et tout à l’heure, quand il prendrait le
train pour regagner le fort de Palaiseau, attendrait fidèlement son
retour du lendemain, coucherait seule, comme une véritable épouse. Sur
la toile cirée de la table il écrasa du pouce une gouttelette de café,
se leva, pensif et fier, et subitement, tournant derrière la mince
silhouette féminine, l’embrassa sur la nuque, à l’endroit où les cheveux
blonds n’étaient plus qu’un duvet court et voluptueux.

--Ma Louise! dit-il.

Il eut presque honte, en ma présence, du son de sa voix. Les hommes qui
vieillissent n’aiment pas avoir l’air trop amoureux. Il répéta, comme
pour s’excuser:

--Ce n’est pas la même chose: d’abord, il y a la case!

Il jeta un regard d’orgueil sur tout ce qui l’entourait. Ah! que c’était
peu de chose, pourtant! Louise avait fait la cuisine sur un petit
fourneau à la prussienne, dans la même pièce où il y avait le lit et la
commode, la pièce unique qui constituait la «case» de Barnavaux. Mais il
avait payé ces meubles sur sa prime de rengagement, c’était à lui! Et
l’on voyait aussi sur la muraille un sabre maure dans son fourreau de
cuir rouge et jaune, un masque de danse bambara, farouche et noir,
hérissé d’une couronne à six pointes, vraiment démoniaque. Et, peinte
sur un tissu de soie, pour voir arriver sur un fleuve aux eaux bleues
des barques menées par d’autres Chinoises pâles, fines, les doigts longs
serrés sur les avirons minces, une dame chinoise penchait sur les
balustres d’une terrasse la fleur rouge de son chignon troussé: toute la
délicatesse, toute la spiritualité de l’art du vieil Empire apportées là
du pillage de Pékin, chef-d’œuvre sans prix que Louise dédaignait sans
le comprendre. Elle ne regardait même pas Barnavaux, à cette heure; tout
alanguie par la fatigue, par son état, par la vanité molle d’être comme
une bourgeoise et d’avoir un «chez soi», elle lisait le journal, les
coudes sur la table et les mains sur le front, dans l’idée que sa
journée était finie, qu’elle se reposait et que les choses que disent
les hommes ne pouvaient pas l’intéresser.

--Qu’est-ce que tu lis? demanda Barnavaux.

--C’est encore un agent qui a été blessé, répondit-elle. Ah! ils sont
chic, tout de même.

Elle répéta le mot qu’elle venait de lire:

--... Des héros!

--Bien sûr, fit Barnavaux avec indifférence, bien sûr!

Son insouciance m’étonna. Il s’y connaissait, pourtant!

--Toi, dit-il à Louise, toi: une petite anarchiste...

Mais Louise avait oublié le passé, elle était infidèle aux souvenirs de
l’Université Populaire de Plaisance, où Barnavaux l’avait rencontrée:
puisqu’elle avait un intérêt à la défense de la société, maintenant! Il
lui vint même une fierté, de s’apercevoir qu’elle avait pris tout
naturellement, sans s’y efforcer, des opinions conservatrices. Barnavaux
protesta.

--Des héros! C’est comme ça qu’on dit quand quelqu’un a fait une chose
qui lui nuit, qui vous sert, et qu’on ne comprend pas pourquoi. Est-ce
que vous ne croyez pas que ça serait plus intéressant et plus utile de
savoir comment ça vient, l’héroïsme?

Barnavaux savait ce qu’il voulait dire. Mais, comme d’habitude, il ne
lui venait à la pensée que des exemples et des images, non pas des
termes abstraits. L’heure de son train approchait. Il boucla son
ceinturon, et je le conduisis à la gare de Port-Royal.

--Ça m’embête, ces mots-là, dit-il, reprenant la conversation, c’est
trop abrégé: alors, ça épate, comme tout ce qui est abrégé: il n’y a pas
de quoi. J’en ai vu, de l’héroïsme, hein? Alors, je peux dire...

»Tenez, une fois, j’étais en chaland, sur le Débo. J’accompagnais
l’impôt en nature: du riz qu’on faisait rentrer à Tombouctou. Vous
connaissez le Débo, n’est-ce pas? Je vous ai rencontré tout près, en
1904; vous alliez sur Kabara. Ce n’est pas un lac, c’est une mer! Pensez
qu’au moment des hautes eaux le Niger, quand il y tombe, a une lieue et
demie de large: c’est de quoi remplir un trou! Et le trou est profond,
et ce n’est pas le seul: il y a le Tenda, le Korienzé, d’autres encore,
je ne sais plus... On m’a dit qu’ils sont trente-quatre; je n’ai pas pu
retenir! J’ai dans l’idée que ce devait être une vraie mer, dans le
temps, ce pays-là; autrement, ça ne serait pas naturel. Par-dessus le
marché, au moment des inondations, tout ça, c’est fondu ensemble, on ne
s’y reconnaît plus, on ne sait pas où on est. On y a mis des marins,
aujourd’hui, de vrais marins de la marine de guerre pour commander les
vapeurs: mais ils imitent tout le monde; quand vient cette époque-là,
ils ne font pas les malins, ils se laissent guider par leurs pilotes
nègres, les Somonos, qui sont nés là-dedans; et c’est le plus sage. Des
fois, c’est de grands cailloux de grès qui se cachent sous l’eau, et qui
crèvent les coques. Des fois, des espèces de lanières vertes, des
plantes ridicules, qui se mettent à pousser du fond, hautes comme des
arbres. Ce n’est pas de l’eau ni de la terre: on flotte sur de l’herbe,
absurdement, sur des champs d’herbes qui nagent, se déroulent,
s’enroulent, s’emmêlent, s’épanouissent en fleurs: de grandes coupes
blanches, pareilles à des calices pour dire la messe; d’autres, plus
petites, roses, et d’autres encore, presque bleues, comme les mauves de
mon pays. C’est là-dessus qu’on va, sur ces herbes et sur ces fleurs, et
c’est comme ça que j’allais, moi et mes dix-huit chalands chargés de
riz: dans un massacre de fleurs!

»Vous vous les rappelez, ces chalands du Niger. A quoi ils ressemblent
le plus, c’est à des sabots, pour la vitesse et pour la forme: une coque
étroite recouverte d’un toit à l’avant, comme pour retenir le bout du
pied d’un géant. C’est là qu’on couche, et il y a juste la place pour
s’étendre. Aussitôt que le soleil ne vous tape plus trop sur le casque,
on monte sur le toit, on fait le pacha, on prend le frais, on regarde le
paysage; et, pendant ce temps-là, les Somonos poussent leurs gaffes:
douze hommes, rangés en deux équipes, qui courent sur ce toit et sur les
sacs de riz, douze noirs recrutés dans les villages pêcheurs des deux
rives. Et ils crient, sans arrêter, ils chantent des cris! Trois notes
seulement: c’est comme les cloches d’une cathédrale pour la grand-messe.
Et ils sautent sur leurs gaffes, ils dansent, on pourrait dire, ils
dansent tout nus, sauf pour le linge sale qui leur passe entre les
jambes: douze diables noirs, avec des cuisses fortes, des jambes sans
mollets, un gros cou plein de muscles sous leurs gueules de bêtes, et
des yeux qu’on croirait leur sortir de la figure, à cause de l’effort,
et qu’ils n’ont presque pas de nez.

»J’étais le seul Européen pour commander les dix-huit chalands; ce pays
est si tranquille, maintenant: j’aime mieux aller à Kabara qu’à Pantin.
Et, naturellement, je ne parlais pas à mes piroguiers: ils me faisaient
l’effet de machines à piquer la gaffe: autant faire la conversation avec
une roue à aubes! Restaient, comme distractions: tirer des
hippopotames,--c’est passionnant, on les rate toujours,--détourner les
objets mobiliers de leur destination, faire une cafetière avec une
marmite et des water-closets avec un jeu de calebasses,--et chanter des
romances sentimentales ou _Derrière l’Hôtel-Dieu_, qui n’est pas
sentimental: mais les demoiselles qu’on rencontre sur les bords du Niger
ne comprennent pas.

»Au fond, ce que j’aimais le mieux, c’était mon dîner. Les chalands
s’arrêtaient contre une petite plage, sur la grande terre quand on la
trouvait, sur une île le plus souvent. Les notables apportaient des
poulets, du poisson, parfois un mouton; je les payais conformément aux
usages et je mangeais pendant que mes piroguiers avalaient leur bouillie
de mil, mais surtout dansaient. Car ils avaient dansé sur leurs
chalands; mais, une fois à terre, ils dansaient mieux! La plupart du
temps, je ne daignais même pas descendre de mon bateau. Je me faisais
servir comme un prince, sur le toit du chaland, et je considérais le
spectacle du haut de ma grandeur.

»Un soir, je regardais cette petite fête comme d’habitude. C’était beau;
ça m’amusait. Mes piroguiers avaient remis leurs _boubous_ pour la
magnificence: de longues cotonnades bleu pâle ou blanches, et ils
chantaient, la bouche grande ouverte. Une barre blanche dans une boule
noire: c’étaient les dents. Il y avait des enfants aussi, lancés au
galop autour des calebasses-tambours, reins trop creusés, ventres en
avant, et des filles, cinq ou six belles filles, hautes de taille, des
pagnes à carreaux jaunes et blancs sur les hanches. Elles étaient
presque nues, je vous dis; elles bondissaient, et dans les bonds
qu’elles faisaient leurs seins durs bougeaient à peine, comme des
flèches fichées dans une porte de bois. Tout à coup,--ah! ce fut rapide,
presque instantané comme le démarrage d’un train électrique,--un grand
vent tomba du ciel sur moi. Une gifle sur ma figure! De la pluie qui me
cinglait en cravache, et le tonnerre, et le monde entier, noir comme de
l’encre entre les éclairs: la tornade, quoi! Vous savez comment ça
vient, en été. Un premier bruit, venu de l’eau: c’était ma table pliante
qui s’envolait et retombait dans le lac avec le verre, l’assiette en fer
émaillé, la bouteille, un quartier de mouton: la ruine, la ruine totale!
Je ne pensai d’abord qu’à ça. Et puis, le bruit d’eau continua: toc,
toc, toc, boum, flouc! Les vagues, qui s’amusaient contre les parois du
chaland: j’étais déjà en plein Débo, à la dérive. Ma première idée fut
d’abord: «C’est heureux que les vagues ne m’aient pas fichu dedans!» La
seconde: «Il aurait peut-être mieux valu prendre son bain près de terre.
Plus loin, ce sera malsain!» J’étais déjà trempé comme une soupe. Je
redescendis sous le toit d’avant pour me mettre à l’abri. Une espèce de
petite boule sombre me roula entre les jambes. C’était le boy-cuisine,
un gosse de douze ans, qui était resté dans le chaland pour entretenir
le feu. Il avait les lèvres toutes grises, il tremblait de tous ses
membres, il avait peur, peur comme un animal, d’une façon ignoble et si
laide que je lui envoyai ma main sur la figure: il me faisait trop voir
que la situation était sérieuse. Au milieu du lac, il y a un grand piton
de grès, qui tombe dans l’eau, roide comme une digue. Je ne le voyais
pas: on ne voyait rien. Du reste, j’avais bien des chances pour ne pas
me coller dessus, et je le regrettai presque. Après tout, c’était encore
de la terre, et il y aurait eu peut-être moyen de s’accrocher! Mais les
cailloux cachés sous l’eau, mais ces diables d’herbes! un instant le
chaland s’y emmêla par l’avant. Alors, il tourna comme pour valser,
piqua du nez, embarqua une tonne d’eau sale et se dégagea. Le riz pesait
lourd, dans cette embarcation: les sacs montaient, à l’arrière, plus
haut que le toit. Je ne pensai pas une minute à en jeter un seul. Je n’y
pensai pas, je vous dis: je devais rapporter le compte. Et pourtant je
songeais tout le temps: «Si je gratte sur un rocher, ou même dans la
vase, avec ce chargement, je suis foutu!» Flouc! Le chaland s’arrêta. Je
criai au boy--quelqu’un à qui parler, ça soulage: «Ça y est! Nous sommes
au plein!» Ce n’était pas un haut-fond, mais un _doubalel_, une espèce
de figuier géant, submergé par l’inondation, et dont les branches
sortaient à peine de l’eau.

»Je crus d’abord qu’elles étaient en fleurs, et puis je réfléchis: «Ce
n’est pas possible, il y a trop de couleurs.» C’étaient de petits
oiseaux, des oiseaux bleus, des oiseaux verts, des oiseaux rouges. Ils
avaient peur, eux aussi, et le vent était si fort qu’ils aimaient mieux
ne pas voler. Je vis seulement des aigrettes blanches passer au-dessus
de moi, ramant de leur ailes molles, dans la tempête, comme des pièces
de toile arrachées d’une haie: elles gagneraient la terre, celles-là;
elles avaient de la chance!

»A ce moment, le chaland, embrouillé dans les branches, sous la violence
des vagues et du vent, pencha sur le côté. Des sacs de riz croulèrent,
et je jurai. C’était le naufrage sûr! Mais tout à coup il se redressa,
et je vis deux mains, puis quatre, et puis encore d’autres sur le
plat-bord, et onze têtes, onze têtes de nègres: onze de mes piroguiers
sur douze! Ils enjambèrent la barque, et le chef d’équipe dit
simplement, en voyant que j’étais bien là:

»--Y a bon!

»Les gaffes étaient rangées sous le toit, et le boy-cuisine était assis
dessus, hébété. Il le fit changer de place d’un coup de pied,--ce qu’il
en a pris, ce jour-là, le jeune martyr!--les distribua à ses hommes et
se mit à pousser vigoureusement. Il y avait tant de fond qu’ils se
mettaient à genoux les trois quarts du temps. Mais ils chantaient leurs
trois notes tout de même suivant la coutume sacrée.

»Tiens! Mais il en manquait un, d’un côté, à l’équipe. Je demandai:

»--Où ça y en a Samba Laôbé?

»Le chef d’équipe répondit simplement:

»--Samba Laôbé y a pas gagné nager. Beaucoup mauvais, les herbes.

»Ils avaient nagé jusqu’au chaland, ils l’avaient rattrapé pendant qu’il
allait sur le lac, à droite, à gauche, au hasard de la tornade. Et il
s’en était noyé un sur douze. Ils avaient l’air de trouver que c’était
peu! «_Do_, _ré_, _sol_, han! _Do_, _ré_, _sol_, han!» Voilà tout, et
ils allaient la route, éclaboussés des vagues. Ah! les braves gens, les
braves gens! Et, quand nous fûmes rangés le long du bord, les négresses
recommencèrent à danser en tordant le derrière, avec de nouvelles
paroles pour leur chanson: «Le blanc est revenu! Il n’est pas mort,
c’est un grand blanc, beaucoup bon fétiche!» Voilà ce qu’elles disaient,
m’expliqua le boy-cuisine. Pourtant, Samba Laôbé s’était noyé, lui, il
n’avait pas eu «bon fétiche». Mais, ça, il n’en était pas question au
rapport!

»On le retrouva le lendemain, sur les eaux calmées du lac, le corps du
piroguier. Ce n’était pas qu’on le cherchât. Non! Mais il y avait déjà
une bande de charognards et deux mouettes qui lui mangeaient dessus: il
était facile à voir. Je le fis tirer du lac et mettre à l’arrière, pour
l’enterrer à l’étape. Et, à propos de rapport, il me vint à l’esprit que
je devais rendre compte à l’administration. Je leur devais bien ça, à
mes piroguiers. On leur donnerait cinq sous de plus ou une ration
supplémentaire. Voilà pourquoi, pendant qu’ils piquaient leurs bâtons
dans le Débo, je pris une feuille de papier et commençai d’écrire sur
mes genoux, puisque je n’avais plus de table! Ce n’est pas mon métier,
et ça m’absorbait. Tout à coup, je m’aperçus pourtant qu’on n’avançait
plus. Je levai le nez, et je vis le chef d’équipe en _salam_, les bras
écartés et l’air embêté, embêté! Il supplia:

»--Y a pas bon dire commandant! Y a pas bon!

»Comment! J’étais en train de chercher des phrases pour raconter qu’ils
m’avaient sauvé la vie, et ils ne voulaient rien savoir! Je crus qu’ils
ne comprenaient pas, je tâchai d’expliquer. Le chef d’équipe secoua la
tête, désespéré:

»--Y a pas bon, papier commandant!

»Et le boy-cuisine, qui avait deux ou trois mots de plus à son service,
développa:

»--Piroguiers Somonos, y en a eux toujours rester sur chaland. Blanc sur
chaland, Somonos sur chaland. Toujours, toujours!

»Vous n’y êtes pas? Ça voulait dire que les piroguiers ne doivent jamais
abandonner l’embarcation tant que le blanc n’en est pas descendu. Et ils
avaient sauté à terre pour danser, ils étaient en faute. En faute?
Qu’est-ce qu’on leur aurait fait? On leur aurait coupé huit jours de
solde, quatre francs. On ne pouvait pas les tuer, même si j’étais mort,
hein? Mais il y avait l’ordre: «On ne doit pas...» Ils avaient risqué
leur vie pour rattraper l’ordre, et il y en avait un de noyé, celui dont
la carcasse était en train de gonfler au soleil, à l’arrière. Même,
s’ils n’y étaient pas tous restés, c’était un miracle. Mais ça, c’était
une chose qui n’était pas dans leur cervelle.

                   *       *       *       *       *

»Voilà ce que c’est que l’héroïsme, conclut Barnavaux. On ne le fait pas
exprès. On pense qu’il n’y a pas moyen de faire autrement, on n’est pas
son maître! il y a l’ordre, et les punitions disciplinaires. Ça fait une
habitude de tous les jours qui empêche de penser à soi.

--Une habitude de tous les jours, qui empêche de penser à soi? dis-je.
Savez-vous que cette petite Louise... notre petite Louise...

--C’est tout de même vrai! fit Barnavaux. Ma parole, je n’y pensais pas!

L’horloge de la gare marquait l’heure, moins une minute. Il s’engouffra
dans l’escalier.



VIII

LE LIÈVRE


Marchant à côté d’une jolie femme blonde, élégante et très fine, qui le
tenait par le coude, un homme encore assez jeune passa, très beau, brun
de peau, avec des prunelles très douces et très éclatantes à la fois et
ce je ne sais quoi, dans le port de la tête et du buste, qui trahit
l’officier. Il regarda Barnavaux, et je vis que Barnavaux le
reconnaissait. Mais le soldat n’eut pas ce geste si fréquent des
subordonnés qui rencontrent un supérieur vêtu en civil et commencent par
habitude, sans l’achever, le salut réglementaire. Ce fut l’inverse,
exactement. Barnavaux parut regarder quelque chose, avec une hypocrite
attention, à la devanture d’une boutique. Et l’officier continua sa
route sans rien distinguer peut-être d’extraordinaire à cette scène.

--Oui, dit Barnavaux, répondant à mon interrogation, il est de mon
bataillon, mais il est en civil: alors, je n’ai pas à le reconnaître,
n’est-ce pas?

--Il y a eu une paille entre vous? demandai-je, sachant que Barnavaux
n’est pas facile à mener.

--Une paille? Jamais rien. Seulement, c’est un _bounioul_: un nègre, si
vous voulez.

--Allons donc! fis-je. Il est aussi blanc que vous et moi.

--Ça ne fait rien, persista Barnavaux, têtu: il a du sang noir!

Je n’aurais jamais soupçonné dans l’âme de Barnavaux les mêmes préjugés
de race que chez les Américains du Nord, et je le lui dis avec des mots
énergiques et l’expression d’une indignation généreuse.

--C’est un homme comme vous, ajoutai-je. Seulement, il est plus agréable
à regarder et mieux élevé.

--Non! répondit Barnavaux rudement, ce n’est pas un homme comme moi.
C’est des histoires de philosophe, ce que vous dites, et par conséquent
des blagues, rien que des blagues. La vérité, c’est que les blancs,
depuis des milliers d’années, ils ont marché dans un sens, qui n’était
pas celui des noirs. Avec leur tête, leur cœur, leur corps, ils ont
cherché pour inventer des choses. Des fois, c’était bien; des fois,
c’était mal. Mais il y avait plus de bien que de mal, hein? Sans ça, il
n’y aurait pas dans la rue ces tramways mécaniques, et les femmes
blanches feraient encore comme celles du Congo: elles donneraient à
téter jusqu’à cinq ans à leurs gosses, et après elles leur limeraient
les dents de dessus en dents de chien, parce que c’est mieux pour manger
de l’homme. Eh bien, quand on fait des métis, on rapproche ce qui
devrait être de plus en plus différent, et c’est une erreur, voyez-vous.
Et les Américains dont vous parlez ont raison de punir ceux qui font
l’erreur, par le même motif qu’on a raison de punir les soldats qui se
trompent, même sans mauvaise volonté: car c’est afin qu’il n’arrive pas
malheur à l’armée!

--Mais, demandai-je, est ce qu’il arriverait malheur à l’armée, je veux
dire aux blancs, dans ce cas? C’est justement la question.

--_Il pourrait_ arriver malheur, répliqua Barnavaux, et ça suffit: il
faut éviter de courir le risque. Si vous voulez faire des expériences
comme ça, allez dans la lune. Mais pas ici: ça serait trop cher si ça
tournait mal.

Il continua, en cherchant ses mots:

--C’est vrai que c’est difficile de penser comme ça, d’avoir le courage
de penser comme ça quand on n’a pas vu les noirs chez eux, qu’on ne sait
pas ce que c’est. Vous, quand vous en rencontrez un dans Paris, vous
avez seulement l’idée d’un homme qui n’est pas de la même couleur que
vous. Moi, je m’imagine des cases de terre ou de paille, des mâles
circoncis, qui dansent, le soir, devant tout le monde, avec des gestes
que vous ne feriez pas, dans une chambre fermée, devant la femme qui est
à vous, et des négresses qui répondent à ces gestes-là! Je m’imagine ce
qu’ils mangent et comment ils mangent, je m’imagine aussi ce qu’ils font
tous, oui, tous, même mes copains les soldats sénégalais, quand on ne
les en empêche pas, aux ennemis qu’ils ont tués. Pourtant ils sont bons,
à leur manière; ils sont courageux, ils sont dociles, il faut les aimer,
les guider. Mais se figurer qu’ils sont comme nous, se figurer qu’ils ne
laissent rien d’eux dans les métis qui viennent de leur race, il faut
n’être jamais sorti de chez soi pour le croire.

»Je me rappelle! A Rochefort, ou plutôt dans les environs, il y avait
«un blanc-comme-ça-même», qui vivait dans un château. Vous ne savez pas
ce que c’est qu’un blanc-comme-ça-même? C’est un mot qu’on emploie du
côté de Tamatave, et je crois qu’il est traduit à peu près du malgache.
Ça veut dire un blanc qui n’est pas tout à fait blanc, bien que ça
ressemble, et qu’à première vue on s’y tromperait. Celui-là, ses
grands-parents l’avaient adopté, reconnu, ils avaient fait tout ce qu’il
fallait avec la loi pour qu’il hérite. Qu’est-ce que vous voulez?
C’était le fils de leur fils, qui n’avait pas eu le temps d’en faire un
autre avant de mourir là-bas, d’où je viens, en Afrique. C’étaient des
nobles, ces vieux, et des gens très fiers, mais ils tenaient à faire
durer leur nom et ils disaient, pour s’excuser, que leur petit-fils
était noble non seulement par eux, mais par sa mère, qui était une
signare, c’est-à-dire une descendante des enfants que les premiers
blancs du Sénégal, les officiers-seigneurs de l’ancien temps, qui
avaient tous un «de» devant leur nom, avaient eus avec des filles de
chef. Et puis, je dois tout de même avouer la vérité: s’il y a jamais eu
un brave garçon et un bel homme, c’était celui-là!

»Tous les hommes l’aimaient, dans le pays, et comme ils n’auraient pas
aimé un vrai blanc, car il était plus généreux. Il donnait, il
donnait,--je le sais maintenant, il donnait comme les chefs du Niger et
de la Falémé, parce que donner, c’est à peu près la seule preuve de
richesse, et aussi pour la louange,--et quand il y avait une chasse, une
pêche, une ripaille, il fallait qu’il allât devant, qu’il en fît plus
que les autres. Alors, si les hommes le suivaient comme ça, pensez aux
femmes! Vous comprenez: il n’y en avait pas une qui n’eût la tête
tournée, rien qu’à lever les yeux dessus. Habillé, il avait l’air nu; on
eût dit qu’on voyait ses membres, ses muscles qui roulaient, et ce beau
gonflement de la poitrine, quand on respire et qu’on prend plus de joie
de se sentir vivre à chaque respiration; et il était toujours mis comme
un prince, avec quelque chose d’éclatant, de remarquable.

»Avec ça, des yeux bleus, ce _bounioul_, deux fleurs dans une peau
dorée, sous des sourcils et des cils longs comme de l’herbe, des yeux si
tendres que les femmes avaient naturellement envie de lui dire:
«Regarde-moi encore, regarde-moi tant que je vivrai et dis-moi où il
faut que j’aille, à quelle heure: j’irai!» Il a eu... il a eu toutes
celles qu’il a voulu: les paysannes, les Sablaises, les filles qui sont
dans les cafés-concerts et les théâtres, et d’autres aussi, mariées, qui
se cachaient. On lui en prêtait peut-être; c’est toujours comme ça.
L’opinion, c’est qu’on ne pouvait pas lui résister.

»Et c’est vrai qu’elle ne lui résista guère non plus la fille du colonel
Andral. Quand je parle comme ça, il faut me comprendre. C’était une
bonne petite, honnête comme l’or, et elle n’aurait pas voulu lui donner
ça en dehors du mariage, à moins que, à moins que... enfin, on ne sait
jamais, les femmes sont les femmes. Mais ce qu’il y a de sûr, c’est
qu’elle était folle de lui et qu’elle voulait l’épouser. Ça remonte
loin, ce que je vous raconte. Je venais de m’engager, c’était mon
premier congé, et j’étais ordonnance du colonel. Je ne savais pas ce que
je sais maintenant, j’étais un bleu, et qu’Andral refusât de donner sa
fille à ce beau diable, si vraiment jeune, si vif, si frais, ça me
paraissait idiot, ça me paraissait révoltant, surtout quand elle
pleurait, la petite, et elle pleurait tous les jours. Si j’avais osé, je
crois que j’aurais fait des indélicatesses pour qu’elle pût se le payer,
son beau brun aux yeux bleus.

»La demoiselle le sentait bien, que j’étais de son côté; elle avait de
la sympathie pour moi, et quand je la suivais dans ses promenades à
cheval elle savait que je ne dirais rien à la maison si l’autre la
rejoignait en route pour faire un temps de galop. Mais, un jour, la
Charente a débordé, juste comme la Seine l’autre année. La campagne
était devenue comme un grand lac, avec des arbres qui sortaient la tête
pour montrer où étaient les routes, à l’époque où les choses étaient
encore dans l’ordre naturel, et des îles aux endroits où la terre
montait au-dessus de l’inondation. C’était un grand espace d’eau, tout
plat, tout gris, presque sans courant, sauf vers le milieu, où coulait
la rivière devenue méchante; et ça ressemblait à une grande plaque de
zinc ternie.

»La demoiselle me dit une fois:

»--Barnavaux, nous allons prendre le petit canot et vous me mènerez à
cette île, là-bas. Je veux la voir.

»Je répondis, bien entendu: «Oui, mademoiselle», et j’allai prendre les
rames dans le hangar, tout près de l’embarcadère. Quand je revins,
c’était bien comme je m’y attendais. Il était là, le jeune homme, et il
monta dans la barque comme si la chose avait été convenue de toute
éternité, en disant seulement:

»--Bonjour, Barnavaux.

»Et je lui répondis: «Bonjour, monsieur le comte.» Aujourd’hui, je
trouverais drôle d’appeler «monsieur le comte» un _bounioul_, mais à
cette époque-là je n’étais qu’un bleu, je répète. Puis on démarra, et je
me mis à ramer, le dos tourné à mes passagers. J’entendais seulement
qu’ils s’embrassaient un peu. Et puis après? C’était juste. Si j’avais
été à la place de l’autre, j’en aurais fait autant.

»J’abordai à l’île en douceur et je sautai à terre avec la chaîne, au
bout de laquelle il y avait une grosse pierre pour l’amarrage. Quand la
demoiselle tendit la main à son ami pour qu’il la fît descendre, je vis
bien qu’ils étaient d’accord et qu’elle ferait tout ce qu’il
demanderait, n’importe comment, n’importe à quel prix. Et c’est beau à
voir, même quand on n’est pas pour en profiter, une fille qui se décide,
une fille qui aime avec tout ce qu’elle a, sa tête, son cœur et son
corps! Ça illuminait le paysage, ça faisait du soleil, ce jour qu’il n’y
en avait pas. Ils se mirent à marcher tous les deux si près l’un de
l’autre, si lacés de leurs bras qu’ils ne faisaient qu’une seule masse,
et ils allaient comme on danse.

»Moi qui avais mis aussi pied à terre, je restai près de la barque pour
ne pas les déranger.

»Tout à coup, j’entendis mademoiselle Aimée qui poussait un cri. C’était
quelque chose qui venait de se lever sous ses pieds et qui partait comme
un boulet: un lièvre, un malheureux lièvre qui était resté là,
prisonnier de l’inondation. Ça l’avait surprise, la demoiselle, elle
avait eu peur; et puis elle se mit à rire parce qu’elle était brave...
Mais je vis une seconde fois sa figure changer et je compris pourquoi:
c’était à cause de l’autre!

»Il s’était jeté en avant, et je n’aurais jamais cru qu’une face humaine
pût devenir subitement aussi semblable à une gueule. Ses lèvres
s’étaient retroussées, il montrait ses gencives et ses dents, et
j’entendis--c’était la première fois que j’entendais--le «heuh!» profond
des nègres quand ils sont contents et qu’on commande l’assaut pour
casser un village. Le lièvre dévalait, dévalait, déjà très loin, les
oreilles couchées en arrière, les pattes si rapides qu’elles avaient
l’air de s’embrouiller; et bientôt il n’y eut plus rien, aux regards, de
son poil fauve; il n’y avait qu’un sillon dans l’herbe, avec des gouttes
d’eau qui sautaient: l’eau des herbes humides soulevées par sa course.

»Heuh! Heuh!» C’était l’homme qui était parti derrière lui. Il avait
complètement oublié qu’il était avec une femme et qu’elle pouvait être à
lui, comme il voulait, quand il voudrait. «Heuh! Heuh!» C’était
splendide et c’était épouvantable. Il gagnait sur le lièvre, l’homme,
l’homme redevenu un animal de chasse, il gagnait dessus avec ses grandes
jambes, dont les pieds se posaient si légèrement qu’on n’entendait rien
que le déchirement de l’herbe. Et si sa poitrine grondait toujours,
c’était par plaisir, car il n’était pas essoufflé; au contraire, il
reprenait de la force et de la joie en se rapprochant de la bête, il
allait toujours plus vite. Le bout de l’île, le lièvre arrêté. Est-ce
qu’il est pris? L’homme l’avait cru, il avait sauté, allongeant les
mains, les griffes. Non. Le lièvre avait fait un crochet, il repartait
dans le sens opposé.

»Et ça dura! Ça dura plus d’une heure. Je les vis passer devant moi, à
deux mètres. Le lièvre avait du sang au bout du nez et des yeux
effrayants, où il n’y avait plus ni blanc ni noir: une couleur de zinc
terne ou d’eau sale d’inondation. Lui, le chasseur, il était tombé je ne
sais combien de fois, il était ignoble, déchiré dans ses vêtements,
écorché aux mains. «Heuh! Heuh!» Maintenant, s’il avait eu son bon sens,
il se serait arrêté car il était presque fourbu, lui aussi. Mais il
était fou, absolument fou, et ça le soutenait.

»A la fin, le lièvre revint au bout de l’île, où il avait été cerné
d’abord. Sans doute, c’était par là qu’il était arrivé, et il espérait
que la route allait se rouvrir. Mais il n’y avait que l’eau. Le lièvre
n’en pouvait plus, il essaya d’y entrer pour se mettre à la nage ou se
rafraîchir, je ne sais pas. Flouc! L’homme y entra derrière lui, et ses
mains se refermèrent sur le cou de la bête. Elle poussa ce cri de chat
malade du lièvre qui a les reins broyés par un chien, et ce fut tout.

»Dire que je l’avais appelé tout à l’heure «monsieur le comte», celui
qui revint avec cet animal étranglé dans les doigts, cette peau brune où
il y avait de la vie qui tressautait avant de finir! C’est heureux qu’il
fût couvert de boue, car il était nu, autant dire. Et il ne savait plus
où il était. Il voulut sourire, ne sachant pas qu’il montrait toujours
ses gencives, sa figure redevenue gueule. Mademoiselle Aimée cria:

»--Sauvage! Sauvage! Vous êtes un sauvage!

»--Il ne se rendait pas compte. Il était là, changé en bête.
Mademoiselle Aimée cria encore:

»--Barnavaux, emmenez-moi!

»Et je la ramenai, le plus vite que je pus. J’avais vu le _bounioul_,
j’avais appris ce que c’était avant d’aller dans le pays des
_bouniouls_... Et vous, maintenant, est-ce que vous comprenez?»



IX

LES DEUX RIVES


Le jeune Chinois sortit de l’École des Sciences politiques, rue
Saint-Guillaume. Il avait l’œil fin et bridé, ainsi qu’il convient à sa
race, le nez à la fois plat et aquilin, et une longue natte qui, sortant
de sa calotte de soie noire, dont le bouton de corail brillait comme une
petite cerise, descendait bien droit sur sa belle tunique bleu ciel. Je
le reconnus: c’était Li-Ouang, et je l’avais rencontré dans le monde, où
il est apprécié, même des femmes. Les Chinois savent offrir les fleurs,
parce qu’ils les aiment. Et celui-là est considéré comme une espèce
d’objet rare et précieux. Dans chacune des maisons où il fréquente, la
maîtresse de la maison dit, en parlant de lui: «Mon Chinois», comme elle
ferait d’un vase ancien, de grande valeur, appartenant à la famille
jaune.

Je le saluai amicalement, et il éleva les mains vers sa poitrine, à la
mode de son pays, pour me rendre mon salut. Mais, apercevant à mes côtés
Barnavaux, il eut presque un sourire et passa: les Chinois, même de nos
jours, n’ont, on le sait, que peu d’estime pour le métier des armes; et
pour les simples soldats, ils les méprisent. Barnavaux s’en aperçut. Du
bout de la langue, et d’un souffle léger, il lança la cigarette qu’il
terminait dans le ruisseau.

--Qu’est-ce qu’il fait ici, cet oiseau-là? demanda-t-il, rendant dédain
pour dédain.

--Il suit des cours, répondis-je. On lui enseigne l’histoire de la
civilisation en Europe, l’histoire de la formation des nationalités,
celle de Napoléon Ier et le droit international, un tas de choses enfin,
un tas de choses dont vous n’avez aucune idée, Barnavaux. Il est très
intelligent.

Barnavaux haussa les épaules.

--Et vous faites «ami» avec lui, hein? Et ces jeunes gens qui
l’accompagnaient font aussi amis avec lui? Il va aller au café et chez
des femmes, et au théâtre. On le traite comme un Européen, quoi?

--Pourquoi pas, répondis-je. Ne vous ai-je pas dit qu’il était très
intelligent? Il est aussi très bien élevé: il est à sa place partout.
Qu’est-ce que ça vous fait?

--Moi, fit Barnavaux, je m’en fous! C’est idiot de traiter un Chinois
comme un Européen: c’est idiot, je le répète. Mais je m’en fous! Quand
il reviendra dans son pays, il apprendra la différence. C’est parce que
vous faites les gentils avec lui, parce que vous faites les imbéciles,
qu’il se prend au sérieux. Mais, une fois là-bas, il saura ce que ça
vaut, les politesses des blancs, les égards des blancs. Et c’est eux qui
ont raison, ces blancs de là-bas, ça n’est pas vous! Oui, oui, attendez:
on va le remettre à sa place!

»J’en ai connu un, une fois... On l’avait bien reçu en France, on
l’avait traîné partout, on le montrait partout: dans les fêtes du
gouvernement, dans les dîners. On le faisait manger avec des femmes de
ministres, ce singe! C’est que vous n’avez l’idée de rien: tant qu’on
n’aura pas fait tirer un congé à tous les Français dans les colonies,
ils n’auront l’idée de rien... Alors, un jour, un député, un député très
puissant, lui dit:

»Vous allez retourner en Chine. Sans doute vous passerez par Saïgon: il
faut que vous visitiez une colonie française! Eh bien, je vais vous
donner des lettres signées de mon nom, avec mon cachet, et tout. Ça vous
ouvrira toutes les portes.

»Et il les écrivit; de belles lettres! Et il les lui donna. Le Chinois
les considéra avec respect, parce que ces gens-là, quand ils voient de
l’écriture, c’est comme s’ils voyaient le bon Dieu, c’est
même-chose-Bouddha; il les mit au fond d’une belle malle toute neuve et
s’embarqua sur un paquebot. Un paquebot français, des Messageries
maritimes, je suppose: il n’y a que nous, pauvres bougres, qu’on colle
sur des transports qui mettent trois mois à faire la route. Et il était
plein, ce bateau, plein comme un œuf! C’était l’automne, l’époque où on
s’en retourne. Il avait pris des premières et on le mit dans une cabine
à deux couchettes. Mais personne ne voulut de lui. Un Chinois, hein, un
Chinois! Est-ce que vous coucheriez avec un Chinois, vous, même vous! Le
commandant voulut lui faire partager la cabine d’un fonctionnaire
français, un socialiste, dont la grand-mère était une négresse de La
Guadeloupe; mais le fonctionnaire protesta, en disant qu’on voulait
outrager dans sa personne la majesté des Européens. A la fin, tout de
même, il fut recueilli par un missionnaire. C’était un homme très bien,
ce missionnaire. Il avait un «de» devant son nom, mais il expliqua qu’il
ne pouvait pas faire de différence entre les Chinois et les blancs.
C’était sous prétexte que même les Chinois ont une âme. Il dit aussi
qu’il connaissait la famille, qui était une famille distinguée. Les
missionnaires aiment à se faire des amis: ça les regarde.

»Et puis voilà: on vit Aden, où il n’y a rien que des aigles, des
serpents qui sont mangés par les aigles et des Anglais qui crèvent de
chaud. On vit Colombo--vous vous rappelez Colombo, où les hommes ont un
peigne dans leur chignon, comme les femmes--et puis, à la fin, la
rivière de Saïgon. Le Chinois respira l’odeur de la rivière; elle lui
gonfla les narines, cette odeur de vase des terres qui ont l’air de
flotter, qui flottent quelquefois pour de bon, tout le long du fleuve;
des terres-éponges, qui surnagent comme des paquets de joncs, des
espèces de radeaux qui verdoient! Il se disait: «Je suis chez moi! Je
suis chez moi!» Mais le bateau avançait, avançait toujours, dans cette
eau vaseuse, doucement, bien doucement: vous le savez bien, qu’il y a
des endroits où elle colle comme de la glu, et qu’il y a un grand
vapeur, une fois, qui est resté là toute une année; on avait semé du riz
tout autour, on faisait jardin!... Tout à coup, voilà qu’il y eut un
quai de bois, un sale quai de bois, à moitié bouffé par les tarets--et
le Chinois vit la France!

»Oui, c’est bien la France qu’on retrouve à Saïgon. On peut blaguer les
officiers de marine qui ont fait ça. Mais c’est beau, c’est grand, ça
étonne, c’est comme une ville de chez nous, enfin, avec un théâtre, une
église, des maisons à étages: on n’est pas chez les jaunes, on ne
s’aperçoit pas qu’on est chez les jaunes; de loin, c’est pareil
Bordeaux, pareil un port de mer d’ici. Et même, c’est mieux; tous les
sales métiers, ça n’est pas les blancs qui les font. Des blancs qui se
mettent déchargeurs de navires, ouvriers, coolies, quoi, quelle misère!
Là-bas, les blancs, c’est tous des rois!

»Sur le quai, il y avait des pousse-pousse, des petites charrettes à
bras que tiraient d’autres singes de sa race. Le Chinois allait monter
dans un de ces pousse-pousse comme un Européen, et _mieux_, sans se
presser, comme un Chinois riche. Un Annamite lui mit la main sur
l’épaule, un agent de police annamite, avec un sabre-baïonnette et tout
ce qu’il faut pour le respect.

»--Y a pas bon! il dit l’Annamite.

»--Quoi? répond le Chinois.

»--Y a pas bon! qu’il répète, l’agent de police. Y en a passer
anthropométrie.

A ce moment, j’interrompis Barnavaux.

--Ah! oui, je sais, fis-je.

On a introduit dans nos colonies d’Extrême-Orient les ingénieuses
méthodes du docteur Bertillon, mais les Européens entrent comme ils
veulent. Ils sont la race supérieure, et considérés comme inviolables et
sans macule. Tandis que les Chinois, on s’en méfie. En France, on
n’applique la méthode Bertillon qu’aux prévenus. En Indochine, on
considère tous les Chinois comme des prévenus nés.

Barnavaux continua:

»--Bon! Vous comprenez. On conduisit ce Chinois-là dans un bureau où il
y avait déjà d’autres Chinois; et un Annamite lui dit:

»--Toi y en a faire déshabiller tout nu, _Maoulen_. Vite!

»--Pour quoi faire? il demanda, le Chinois de Paris.

»--_Looksi_ tatouazes, dit l’Annamite.

»Mais le Chinois ne comprenait que le bon français. Alors un employé
blanc lui expliqua:

»--On vous dit de vous déshabiller pour qu’on prenne vos mensurations,
qu’on note vos tatouages. Vous en avez, des tatouages, hein?... Eh bien,
qu’est-ce que vous attendez! Déshabillez-vous, Nom de Dieu!

»Mais ça l’embêtait, ce Chinois, de se mettre tout nu devant une
personne qui ne lui avait pas été présentée; il n’en avait pas
l’habitude. Alors, il se rappela les lettres que lui avait données le
député.

»--Où sont-elles, tes lettres? demanda l’employé blanc.

»--Dans ma malle! dit-il.

»--Est-ce que tu crois, dit l’employé, qu’on peut attendre que tous les
Chinois ouvrent leurs malles avant de les anthropométrer?... Enlève ton
caleçon, andouille!

»Et, comme il ne se dépêchait pas assez... Ça n’est pas la peine que je
m’étende: la police se fait comprendre de la même façon dans tous les
pays du monde. Le Chinois s’en aperçut.

»Alors il dit:

»--Je me rembarque! Je me rembarque! J’aime mieux retourner en Chine
tout de suite!

»Il retourna en Chine, et il n’était pas content. Un Chinois, ça
conserve sa rage encore bien plus longtemps que nous. Et celui-là, il
avait été traité par les Français de Saïgon autrement que par ceux de
Paris. Il avait vu la différence, et c’est ça qui lui rendait la salive
si amère dans la bouche. Il alla trouver, à Pékin, un ministre de son
pays, un grand ministre, je ne sais plus lequel. Mais il fut d’abord
obligé de lui faire les laïs, de se mettre sept fois de suite à quatre
pattes devant lui, le nez par terre; et ça aussi lui prouva qu’il
n’était plus en Europe. Quant au ministre, il trouvait que ce n’était
pas encore le moment de se brouiller avec les gens de l’Ouest. Plus
tard, on ne sait pas... Il réfléchit une petite minute et demanda:

»--Les lettres que tu as reçues étaient les lettres d’un grand mandarin
français?

»--Elles étaient d’un grand mandarin de France, c’est la vérité des
vérités, dit le Chinois.

»--Et où les avais-tu serrées? demanda encore le ministre.

»--Dans ma malle, répondit le Chinois.

»Alors le ministre lui dit d’une voix magnifique, comme sur le champ de
manœuvres:

»--Sais-tu ce que tu es?

»--Vous êtes mon père et ma mère! dit le Chinois.

»--Tu es un œuf de tortue! On te donne des lettres, un grand mandarin
français te donne des lettres, et, au lieu de les garder sur ta
poitrine, tu les mets dans ta malle, avec les vêtements qui doivent
couvrir ton corps méprisable? Tu l’avoues?

»--Oui, dit le Chinois.

»--Eh bien, tu recevras mille coups de bâton.

»Le Chinois reçut les coups de bâton, conclut Barnavaux, et ça lui
apprit qu’en Indochine, et même en Chine, un Chinois _ne doit pas_ être
traité comme un blanc. C’est la sagesse et la politique qui le veulent.
Vous autres, vous n’en savez rien. Vous ne savez rien.»



X

PIERRE-CÉSAR


Louise accoucha d’un garçon, le 12 février dernier, au pavillon
Baudelocque. Barnavaux fut prévenu dès le lendemain et il m’avertit.
Seulement il fallut attendre le jour où les visites sont autorisées,
pour aller la voir avec lui. Je ne compris pas d’abord pourquoi:
puisqu’il était le père, n’est-ce pas?...

A dix heures du matin, je l’attendis à la station de Port-Royal, sur
l’avenue de l’Observatoire. Le pavillon Baudelocque, c’est presque en
face, il n’y avait pas loin à aller, ça se trouvait bien! Et je le vis
arriver rasé de frais, la moustache relevée au fer, «roulée en dessous»,
astiqué comme pour une revue, et l’air assez grave, bien que joyeux. Ça
lui faisait de l’impression, d’avoir un fils, et il ne le cachait pas.

A la porte du pavillon, Barnavaux demanda au concierge:

--Madame Collot, s’il vous plaît?

Je le regardai, un peu étonné, mais le concierge comprit tout de suite.
Il répondit sans hésiter:

--A droite, salle C, service du docteur Motte.

Nous trouvâmes sans difficulté. Ces édifices clairs, bas sur le ciel,
étaient frais et presque jolis. Et Louise était là, couchée dans un lit
candide, la figure pâle, mais bien reposée, ses cheveux bruns cachés
sous un bonnet blanc, et tout ce qu’il lui fallait au-dessus de sa tête,
sur une console de verre. Il n’y avait que le numéro qui fût un peu
vexant. Ça doit être embêtant, pour un malade, de n’être qu’un numéro:
on est des Français, on a un nom, à la mairie et dans sa rue. Mais
Barnavaux était raisonnable. En voyant les dix-huit couchettes qui
remplissaient la pièce, et en pensant aux autres, dans les autres
bâtiments, il se dit qu’il fallait quelque chose comme une comptabilité,
pour s’y reconnaître. Et puis la caserne et les hôpitaux, ça l’avait
habitué.

Dans un petit berceau léger, près du traversin, à droite, le nouveau-né
dormait à poings fermés. Il avait de drôles de petits ongles, très fins,
et si propres! Barnavaux considéra les siens, qui étaient noirs et tout
cassés, naturellement. Cette petite chose vivante, qui n’eût pas été là
sans lui, l’embarrassait. C’est bien différent d’avoir pensé à une chose
et de la voir; et d’ailleurs on ne s’imagine jamais comment c’est en
réalité. Mais il l’embrassa tout de même, et il embrassa Louise, sur le
front.

--Ça s’est bien passé? demanda-t-il.

--Moi, dit Louise avec orgueil, je suis comme maman. Maman, le temps
d’aller chercher un seau d’eau à la fontaine, et ça y était!

Dans son cœur, il y avait le contentement naïf, non seulement de
continuer la race, mais de perpétuer ses qualités. Elle ajouta d’un air
sage:

--C’est une veine, ça c’est une veine... Il y en a une, ici, qui a crié
cinquante heures. Une boucherie, c’était, une vraie boucherie!

Pourtant, elle donna des détails sur elle aussi, parce que toutes les
femmes aiment à parler de ça, comme les soldats de leurs campagnes; et
alors c’était une espèce de satisfaction que Barnavaux comprenait bien.
Il avait apporté deux oranges, qu’il tripotait dans leur papier de soie,
et je ne sais quoi de mystérieux, caché dans une petite boîte en carton
moiré, avec le nom d’un horloger de Palaiseau sur le couvercle.

--Le voilà, fit-il timidement... Tu m’avais toujours dit que tu en
voulais un pour lui. Alors...

Elle ouvrit la boîte, avec cette précipitation ravie que mettent toutes
les femmes à regarder les bijoux: c’était, au bout d’un collier de
corail, un petit cœur d’or, gravé d’une croix.

--C’est bien de l’or, demanda-t-elle, c’est de l’or vrai?...

--Oui, dit Barnavaux fièrement, veux-tu que je lui passe?

Elle accepta, les yeux brillants, Barnavaux souleva la petite tête
ridée. Louise recommandait:

--Ne lui fais pas de mal!

Non, il ne lui faisait pas de mal. Il avait du respect, des précautions
parce que cette nuque toute rouge, et ce cou de poulet, ça n’était pas
solide, bien sûr--et c’était à lui! Il laissa ce beau cœur en or luire
par-dessus la couverture du berceau, pour la magnificence. C’était
Louise qui avait toujours souhaité cet ornement pour son petit, et
Barnavaux ne s’en était pas étonné: il avait vu tant de fétiches! Moi,
je pensais à la bulle d’or des Romains enfants.

Tout à coup, dans l’un des dix-huit berceaux, un des nouveau-nés
commença de vagir: un vilain miaulement aigu, comme celui d’un chat.
Puis ce fut un autre, et encore un autre, enfin tous ceux de la salle,
et le petit de Louise lui-même. Ça faisait mal aux oreilles, de les
entendre, quand on n’en avait pas l’habitude.

--C’est toujours comme ça, expliqua Louise, d’un air savant. Quand il y
en a un qui se réveille, de ces moucherons, tous les autres font la même
chose.

Et elle présenta le sein à l’enfant, qu’une garde venait de lui mettre
dans les bras, et qui se tut: dans le fourreau de ses langes, il avait
l’air d’une bouteille qui se remplit.

--Il n’est pas cher à nourrir pour le moment, dit Louise... C’est plus
tard qu’il coûtera, quand on lui donnera le biberon... Et moi ça me fait
plaisir. C’est curieux, comme ça fait plaisir. Figure-toi qu’il y en a
des tas ici, surtout quand elles ne connaissent pas le père, elles ne
veulent rien savoir, pour garder le petit. Elles crient: «Qu’on m’en
débarrasse! qu’on le donne à l’Assistance!» On ne leur dit rien, mais
quand les seins commencent à leur faire mal, on leur passe le gosse, et
si elles lui laissent prendre une seule sucette, elles ne veulent plus
s’en séparer: c’est fini. Je comprends ça!...

                   *       *       *       *       *

... Huit jours après ses couches elle regagna son petit logement de la
rue du Faubourg-Saint-Jacques pour s’y reposer une semaine encore, bien
qu’elle n’en eût besoin d’aucune façon, affirmait-elle. Et quand je dis
«se reposer», c’est le mot qu’elle employa. Mais, pour quitter
Baudelocque, elle refusa même le fiacre que je lui offrais, donnant pour
motif, d’abord que c’était trop près, sa maison, ensuite, «qu’il n’y
avait pas de bagages». Cet argument me laissa déconcerté. Mais c’est
que, dans son monde, on a pour principe que les voitures ne peuvent
servir qu’à transporter, rapidement, les objets trop lourds ou trop
encombrants que les conducteurs d’omnibus refusent d’accepter. Et dès
qu’elle fut dans son «chez soi» elle y découvrit tant de choses à faire,
et l’enfant lui donna tant de soucis, que je ne la vis presque jamais
assise. Puis elle se remit «aux porte-monnaie» parce que c’est un
travail qui peut s’accomplir à domicile. Et je compris à cet instant
pourquoi elle avait donné le coup de collier pendant sa grossesse. Elle
était encore libre d’aller et de venir, alors, c’était le moment où elle
pouvait «mettre de côté». Après, elle savait bien qu’il lui faudrait
devenir l’esclave du petit: ça mange du temps, et ça enlève des moyens.
Ce sont là des choses prévues, on a l’habitude, on prend ses précautions
tout naturellement, sans s’étonner, ni étonner personne: tout le monde
sait que ça doit se faire comme ça... Et malgré le travail, malgré les
nuits où elle se relevait dix fois, Louise avait pris une beauté que je
ne lui connaissais pas: si pleine, ingénue, touchante! Je me rappelai le
mot de Barnavaux: «Une femme qui a fait un nouvel enfant, elle est
neuve!» Il a été bien facile aux peintres de donner un air virginal à
leurs madones, ils n’ont jamais dû manquer de modèles.

Souvent, dans la journée, quand il le fallait, et même quand cela
n’était point nécessaire, elle mettait l’enfant tout nu. Il agitait ses
jambes courtes, heureuses de leur liberté, et l’on voyait sur ses
gencives cette espèce de libération des muscles qui est le sourire des
nouveau-nés. Alors Louise regardait tout, tout, tout! Et je l’entendis
une fois murmurer:

--Et dire que c’est moi qui ai fait tout ça!

Car elle était étonnée, et tout orgueilleuse, comme beaucoup de jeunes
mères, d’avoir mis au monde un être qui ne lui était pas exactement
semblable, un homme, un mâle: cela lui paraissait admirable et
mystérieux.

Pour Barnavaux, il montra d’abord quelque chose de mystifié dans sa
physionomie. C’était à lui, ça, ou plutôt c’était de lui. Il n’avait pas
les bonnes raisons de Louise pour en avoir pris l’habitude. La
conviction de Louise était physique: cet enfant était sien comme ses
propres bras, et tout son corps, et sa pensée. Celle de Barnavaux était
intellectuelle: il constatait, mais avec une stupeur inconsciente. Puis
il s’accoutuma, et fut très heureux. Je lui rendis cette justice qu’il
était bon père.

Enfin, ils me parlèrent du baptême. Je le pensais bien, qu’il y aurait
un baptême! De tous les rites du christianisme, c’est le seul dont les
Parisiens du peuple, et surtout les femmes, ont le sentiment qu’il est
impossible de se priver. On peut s’unir sans prêtre, on consent, bien
que plus difficilement, à mourir sans prières et sans cérémonies; mais
si l’eau sainte n’avait coulé sur ce petit front, Louise n’eût pas été
rassurée, elle eût redouté pour son enfant le sort le plus funeste; et
déjà, ce petit cœur d’or que Barnavaux avait passé autour de ce cou
frêle, et qui s’apercevait à peine sous la tendre chair des épaules,
elle avait été, un matin, le faire bénir à Saint-Jacques-du-Haut-Pas.
Donc on baptiserait Pierre-César, et je serais son parrain.

--C’est bien, dis-je, Pierre-César... mais Pierre-César quoi? Barnavaux?

Louise rougit, et Barnavaux me tourna le dos afin d’éviter mes regards.

--Pierre-César quoi? répétai-je.

--Comme il a été déclaré à la mairie, dit Barnavaux, avec embarras:
Collot, Pierre-César Collot:

Et ce fut encore Louise qui fut cette fois la plus franche et la plus
courageuse.

--Vous comprenez, dit-elle, je touche vingt sous par jour comme
fille-mère. Alors, ça ne serait pas à faire, qu’il le reconnaisse.

--Non, prononça Barnavaux, ça ne serait pas à faire!



XI

LA BARRE


A l’un des angles de la rue de Sèvres, près de l’Institut des Jeunes
Aveugles, il y a le Café des Vosges, qui est tout blanc, vieillot,
aimable et hospitalier. C’est là que je rencontrai Barnavaux, assis
devant une des tables de la terrasse, en compagnie d’un gros homme
blond, vêtu de blanc: le costume colonial dans toute sa pureté. Il ne
lui manquait qu’un casque. Ceci ne m’étonna point: les coloniaux de
grade supérieur fréquentent une brasserie du boulevard. Les autres,
depuis que l’administration des colonies a été transportée rue Oudinot,
accordent assez communément leur clientèle au Café des Vosges, où ils
retrouvent des employés du ministère: hommes qu’ils jalousent et
respectent, les croyant doués d’une grande puissance. Je crus donc avoir
en ma présence un petit fonctionnaire colonial, employé des douanes ou
magasinier, qui, par cette chaleur, usait ses vieux dolmans: de quoi je
l’approuvais. Mais Barnavaux me tira d’erreur.

--Lui? dit-il. Il est cuisinier dans un restaurant du quartier!

Et le fait est que rien ne ressemble davantage à un colonial, pour le
costume, qu’un cuisinier-pâtissier dans l’uniforme de sa profession. Je
m’excusai. Mais l’homme blond et blanc me répondit:

--Il n’y a pas d’offense. C’est tout de même mes vieux effets de la Côte
que j’use pour le présent. Est-ce que j’aurais reconnu Barnavaux, si
j’avais pas été là-bas? Mais, tout de même, je n’ai jamais été que
cuisinier: au régiment d’abord, et puis à bord des Chargeurs-Réunis, et
puis chez monsieur Laresche, le consul de Rio-Negro.

Du côté de Saint-François-Xavier, où se couchait le soleil, le ciel
d’été, implacablement pur, se teintait de vert et de saumon. Un ciel
saharien, en vérité, dur, poussiéreux, sublime! Mais une brise un peu
plus fraîche monta du nord-est, les crieurs de journaux du soir
commencèrent d’annoncer leurs gazettes. Je leur en pris une, par
habitude. Elle annonçait encore des difficultés avec l’Allemagne à
propos du Maroc.

--On va caner! dit Barnavaux. On cane toujours, avec les Prussiens.

Barnavaux a le défaut de vouloir parler de tout. Quand il aborde les
questions diplomatiques, je fais tout ce que je puis pour ne pas
l’entendre: ses opinions sont excessives et sa documentation
insuffisante. Mais le gros homme blond fut important.

--C’est des bêtises, dit-il, tout ce qu’on fait, des bêtises! Des gens
qui se pressent. Faut jamais s’ presser. Voilà. C’est ça qui est la
diplomatie: d’ pas s’ presser.

Barnavaux entama l’exposition d’un vaste plan de guerre européenne. Il
était insupportable. Le gros homme blond l’interrompit encore.

--Faut avoir servi dans la diplomatie, pour parler, dit-il. Moi, j’ai
servi: chez monsieur le consul. Alors, je sais. Ça s’est déjà passé
comme ça, à Rio-Negro. C’est la même chose.

L’affaire qu’il nommait était ancienne. Elle n’avait laissé qu’un
souvenir vague dans mon esprit. J’interrogeai.

--Le Rio-Negro, dit le cuisinier, c’est un petit port, dans une enclave
portugaise, sur la Côte des Graines, et tout autour, il y a nos
possessions. Mais on avait mis là un consul. Je vous dirai pourquoi tout
à l’heure. Il répétait à journée faite:

»--Voilà ce que c’est que d’avoir été marin et explorateur. Tout le
temps, ils me donnent de mauvaises places, au quai d’Orsay: un type qui
a fait quelque chose, il n’est jamais de la carrière! Qu’est-ce qu’on
veut que je fasse ici! Des rapports sur le commerce? Je ne peux pourtant
pas me tuer à répéter tous les mois que les Portugais ne vendent que des
timbres-poste.

»Il paraît que les Portugais avaient eux-mêmes dans l’opinion que ça
n’était pas suffisant et qu’ils avaient engagé des négociations avec
nous pour échanger leur colonie contre autre chose, ou la vendre.
Seulement, c’est à Paris que ça se traitait. On ne l’avait mis là,
monsieur Laresche, que pour montrer le grand intérêt que la France porte
au Rio-Negro. Mais on ne lui disait rien du tout, on ne le tenait au
courant de rien, et il n’avait rien à faire, absolument rien. De temps
en temps, au coucher du soleil, il allait sur les bords du rio tuer une
gueule-tapée. La gueule-tapée, c’est un grand lézard, qui est très bon à
manger. Je lui accommodais ça à la tartare, mais Saraï, sa _mousso_, une
petite Malinké, refusait sa portion, sous prétexte qu’elle descend de
cette bête-là, et que ses principes lui défendaient de dévorer son
grand-père sans nécessité. A la fin, ça le dégoûta de rapporter du
gibier, monsieur le consul, de voir que la mousso n’en voulait pas, et
il me donna son fusil, en me disant de mettre un chiffon gras autour des
batteries, des bouchons aux canons, de le démonter et de le rentrer dans
sa boîte. Après, il commença un roman pour dire que la mousso était une
petite sauvage, qu’il ne la comprenait pas, que personne ne la
comprendrait jamais, et qu’elle le trompait avec des nègres. Mais il y
renonça au bout de quinze jours, sous prétexte qu’il faisait trop chaud,
que cette chose-là avait déjà été faite par d’autres officiers de
marine, et que lui, par conséquent, n’avait pas le droit, puisqu’il
n’était plus officier de marine.

»C’est probablement comme ça, tout de même, qu’il se mit à repenser à
son ancien métier. Au moment où je croyais qu’il allait devenir fou
d’embêtement, le voilà qui prend une nouvelle lubie et s’amuse à se
promener en mer dans une mauvaise barque indigène, avec huit Kroumen
pour pagayeurs. Il appelait ça «faire l’hydrographie de la barre», et le
fait est qu’il faisait des sondages toute la journée, prenait des notes,
et tirait des tas de plans dans son cabinet, quand il était rentré. Des
fois, ça lui faisait prendre un bain, naturellement. Vous savez ce que
c’est qu’une barre sur la Côte occidentale?

Barnavaux et moi, nous fîmes un signe d’assentiment. Le cuisinier
continua:

--Je ne sais pas pourquoi ça existe. On dit que ça vient de la rencontre
des eaux du fleuve dans la mer avec les vagues du large. Mais il y a des
barres même sur des points où il n’y a pas de rivières. Il n’y a que les
Kroumen pour savoir franchir la barre. Ils touchent leurs gris-gris,
visent le moment où ces grosses lames ne déferlent pas, se font prendre
sur leurs dos... Oh! là! Oh! en voilà une. Oh! là! Oh! une seconde, et
comme ça tant que ça dure. Si on rate son coup, la barque peut être
cassée sur le fond comme une noisette. Les têtes des hommes aussi, bien
qu’ils soient malins, ces Kroumen. Mais l’embêtant, c’est pour
l’embarcation: des nègres, il y en a toujours! Et pourtant, il y a des
jours, des semaines, des saisons, où même les Kroumen ne veulent rien
savoir.

»Monsieur le consul déclara qu’il voulait trouver la loi des barres,
interrogea les Kroumen, causa avec le père Wilson, le chef de la
factorerie Verbeck, qui avait été pilote, et se mit à faire des calculs
sur un carnet. Mais voilà qu’un jour on lui apporte une dépêche
chiffrée. Il la déchiffre lui-même parce qu’il n’avait pas de
chancelier, et reste tout étonné. C’était à cause de cet échange avec
les Portugais, qui était en train depuis des années, et qui pouvait
rester en train toute l’éternité. Il paraît que les Allemands, tout à
coup, avaient décidé qu’ils n’en voulaient pas. Ou bien alors, il leur
fallait aussi quelque chose: la Champagne, la Bourgogne, l’obélisque de
la place de la Concorde, et des permis de circulation en tramway. Et
pour marquer leur résolution, ils envoyaient l’aviso _Fafner_.

»Si vous l’aviez vu, monsieur le consul! Bien sûr qu’il n’avait pas eu
de la joie comme ça depuis sa première communion. Un navire de guerre,
il allait arriver un navire de guerre! En sa qualité de marin, ça lui
fut tout d’abord égal qu’il fût allemand. Tout de suite, il alla
chercher son... comment c’est que vous appelez ça, ce truc où les marins
trouvent le nom de tous les bateaux de guerre du monde entier, avec leur
description, leur portrait, et tout?

»--Le _Naval Annual_, de Brassey, suggérai-je.

»--C’est ça. Et quand il eut fini de lire, d’abord il fut dégoûté.

»--Mais c’est un rafiot, dit-il. Une casserole, une sale petite
casserole!

»Et puis sa figure changea. J’ai jamais vu Napoléon. C’est pas de mon
âge. Mais on ne m’ôtera jamais de la tête que Napoléon devait faire
cette figure-là quand il voyait la victoire. Il tira la mousso Saraï par
la petite queue de canard qu’elle avait derrière le crâne--c’est comme
ça que les femmes malinkés s’arrangent les cheveux--et lui dit:

»--Y en a l’avancement de classe. Y en a consul, y en a consul de
première et consul général. Y en a plénipotentiaire!

»Saraï n’y comprit rien du tout, bien sûr, mais elle répondit:

»--Y a bon!

»Moi, je ne comprenais pas non plus, mais le patron était content, et ça
me faisait plaisir, parce qu’il était à la coule, et pas fier. Il
rédigea tout de suite une longue dépêche chiffrée, et se mit à attendre
le _Fafner_ avec impatience. Ce ne fut pas long. Trois jours après, il
était devant Rio-Negro, l’aviso allemand. Des coups de canon pour
saluer, la réponse des Portugais avec une espèce de bombarde, la visite
du gouverneur portugais avec ses timbres-poste, parce qu’il ne faut
jamais perdre une occasion, la visite du commandant Herr von
je-ne-sais-quoi au gouverneur: enfin du volume, quoi! Mais c’était une
casserole, ce _Fafner_, monsieur le consul l’avait bien dit: une
casserole dont j’aurais pas voulu pour des petits pois.

»Pourtant, je ne sais pas ce que le gouvernement français lui répondit,
au consul. Il eut l’air désespéré. Il criait:

»--Ils sont idiots, à Paris, complètement idiots! On n’a pas idée de ça!
Après ce que je leur ai dit... M’en aller, ils «envisagent» que je
devrais m’en aller! En janvier, je m’en irai, si je me trompe. Et qu’ils
me f...tent en réforme, alors, qu’ils me révoquent! Bougres de veaux!

»Les Allemands avaient reçu l’ordre de ne pas descendre à terre. Ils
descendaient tout de même, mais incognito, par petits paquets, pour
prendre contact avec la population féminine de Rio-Negro, comme ça se
doit. Ils se mettaient aussi splendidement saouls, également comme ça se
doit. Le père Wilson, l’ancien pilote anglais qui venait assez souvent
le soir au rapport, à cause de l’entente cordiale, disait seulement pour
résumer:

»--_Uneventual, sir!_

»Après ces visites du père Wilson, monsieur le consul recommençait à
faire des calculs avec des petites lettres au lieu de chiffres, et je
l’entendais répéter à haute voix:

»--Quels idiots, quels sombres idiots! Qu’ils attendent, qu’ils fassent
traîner jusqu’à la fin de l’année. Je suis sûr...

»Il lui arriva de laisser traîner des brouillons de dépêches. C’est
comme ça que je pus lire, un matin:

«... Les raz de marée, monsieur le ministre, je me fais un devoir de
vous le rappeler, sont de grandes ondes qui viennent, plusieurs jours de
suite, briser sur le rivage d’une manière permanente et continue. C’est
un phénomène très fréquent le long de la Côte occidentale d’Afrique
ainsi que sur toute la partie atlantique du Maroc. Cependant, ils se
produisent surtout de novembre à mai, et il arrive qu’ils durent sans
discontinuer jusqu’en janvier.

»Pendant les raz de marée, la barre de brisants est reportée plus ou
moins loin vers le large, sans qu’on puisse savoir où exactement: et
alors, si on est mouillé près de terre, le raz affouille les fonds de
sable, déroche l’ancre, et les navires qui chassent ont de grandes
chances de se mettre au plein. Si les ancres résistent, ils fatiguent
beaucoup et il faut que leurs coques soient excellentes. Le seul recours
est de fuir au large... Un autre phénomène est que le raz de marée ne
s’annonce que par une très grande réfraction de l’air, qui passe
inaperçue si l’on n’en connaît la cause, et un grand calme
prémonitoire...»

»Voilà ce que c’était que la correspondance diplomatique de monsieur le
consul. Je n’y connais rien, mais elle m’étonnait. Le mois d’octobre fut
beau, ce qui parut l’embêter. Sans doute, il trouvait que la chaleur
durait trop longtemps. Mais, en novembre, le temps changea, et le vent
qui venait de la mer fraîchit beaucoup. Alors, la mine de monsieur le
consul devint rose comme celle d’une jeune fille. Un matin, il alla
trouver les Kroumen:

»--Y en a passer la barre, aujourd’hui, dit-il.

»Mais les Kroumen ne voulurent rien savoir pour passer la barre.
Monsieur le consul rentra chez lui en se frottant les mains et toute sa
journée il demeura sur la varangue à regarder la mer. L’eau était
chargée de sable à perte de vue, et le _Fafner_ mettait le nez dans
l’eau à chaque minute, comme un canard qui veut pêcher un ver de vase.

»--Pourvu qu’il reste fidèle à son devoir, nom de Dieu! dit monsieur le
consul. Pourvu qu’il ne fiche pas le camp. C’est ici, sale bateau, c’est
ici que la patrie t’a envoyé, ce n’est pas dans la haute mer!

»Le soir, après son dîner, il ne voulut pas dormir. Il sortit, et ramena
le vieux Wilson, qui fuma des pipes. Lui, il prit un livre, et se mit à
déclamer:

    Oh! combien de marins, combien de capitaines...

»Wilson, qui ne savait que quelques mots de français, écoutait sans rien
dire. Il fumait toujours des pipes, mais il buvait aussi du whisky. Moi,
j’étais allé me coucher. Vers deux heures du matin, j’entendis un coup
de canon, puis un autre, et un autre encore.

Je m’habillai au galop. Monsieur le consul disait:

»--Ça y est. Je le savais bien! Le _Fafner_ ne pouvait pas tenir,
aussitôt que le raz de marée viendrait sur la barre! Le _Fafner_ est en
perdition. Il va s’en aller par le fond!

»--_Sh’is leeky_, dit Wilson.

»--Oui, mon vieux Wilson, _leeky_. Ah! la barre du Rio-Negro, la bonne
barre! J’étais sûr, voyons, j’étais sûr!

»Il s’interrompit et cria:

»--Ça n’est pas tout ça: il faut y aller!

»Wilson était du même avis. On voyait les feux du navire, et de temps en
temps le canon tonnait pour appeler. Les Kroumen ne manifestaient aucun
désir de mettre leur barque à l’eau.

»--Vingt gourdes par homme, dit monsieur le consul: cent francs! tas de
chameaux!

Ils se laissèrent convaincre. Wilson les poussait par les épaules, à
coups de poing. Et ils partirent, tous les huit, avec monsieur le consul
et le pilote. De quoi laisser sa peau, par une nuit pareille. Comment
n’ont-ils pas été noyés? C’est un miracle! Une heure et demie plus tard
ils revenaient, pourtant! Ils avaient frappé un filin sur l’aviso,
établi un va-et-vient, et tous les hommes du _Fafner_ furent sauvés, y
compris le Herr von je-ne-sais-quoi. Monsieur le consul était trempé
comme une soupe. Mais il dit avec beaucoup de politesse au commandant du
_Fafner_:

»--Ma maison vous est ouverte, monsieur.

»Et l’autre, à ce moment-là, a été très chic. Il répondit en excellent
français:

»--Je ne dois rien vous refuser, monsieur!

»Ils prirent encore un bon whisky, avec de l’eau chaude et du sucre, et
je fis le lit du commandant allemand.

»Mais, après avoir vu lui-même si rien ne manquait, monsieur le consul
redescendit dans son cabinet, et envoya une dernière dépêche:

»... Ainsi que je l’avais fait pressentir à Votre Excellence, il était
impossible qu’un aviso de l’âge et du tonnage du _Fafner_ résistât aux
raz de marée qui rendent dangereuse la barre du rio. Je suis heureux de
porter à votre connaissance que toutefois l’équipage est sauf...»

--Eh bien, demandai-je, c’est tout?

--Naturellement, c’est tout, répondit le cuisinier. Les événements
venaient de démontrer que, comme port, Rio-Negro ne valut pas Marseille,
et le bateau était au fond de l’eau. Personne ne parla plus de rien.

                   *       *       *       *       *

--Dites donc, fis-je, est-ce qu’il y a une barre, à Agadir!

--Une sale barre. J’ai passé par là, sur un cargo qui faisait les ports
de la côte...



XII

LA REVANCHE DE WATERLOO


Il est certain que cet Anglais, qui était habillé comme un gentleman,
causait du scandale sur le boulevard: il était ivre manifestement. Ivre
avec majesté et avec fantaisie tout à la fois. D’abord il avait pris un
fiacre, non qu’il éprouvât du malaise à se tenir sur ses jambes: il
marchait très droit, au contraire, il dressait jusqu’à six pieds du sol
l’orgueil d’une magnifique raideur. Mais c’était son idée, je suppose,
qu’une voiture le transporterait plus vite dans un autre lieu où il
retrouverait d’autre champagne. Il avait compté sans les suggestions
magnifiques de son cerveau. C’est une justice qui a été rendue à la race
britannique par de nombreux sociologues: elle aime l’action. Or
l’ivresse développe les qualités naturelles des hommes, elle les porte
au paroxysme. Cet Anglais devait être d’une nature généreuse et
compatissante, et, de plus, il avait chaud. Il lui prit, pour commencer,
l’envie de monter sur le siège pour se rafraîchir. Puis il songea que le
cocher, au contraire, devait en avoir assez de faire toujours la même
chose, et il l’invita poliment à prendre sa place sur les coussins de la
voiture, cependant qu’il tiendrait les rênes. C’était afin de lui
procurer un changement, et le cocher, grassement payé, se fit un devoir
d’accéder à ses désirs. Rien n’est plus merveilleux que la sensibilité
de certains coursiers, de longue date accoutumés au mors. On pourrait
croire vraiment à une sorte de télépathie! Dès que cet Anglais se fut
emparé des guides, ce fut le cheval qui se mit à tituber. Il dessina,
sur le pavé de bois, les plus singulières sinuosités, il eut d’étranges
caprices de direction. L’Anglais n’en comprit point la cause, mais tout
son cœur était baigné de tendresse; il déduisit seulement des phénomènes
qu’il avait sous les yeux que ce pauvre cheval était fatigué. Plus
fatigué encore évidemment, que le cocher lui-même, et il avait pensé à
l’homme avant de penser à la bête! Il voulut réparer cette injustice.

C’est à ce moment-là que nous l’aperçûmes, Barnavaux et moi. L’Anglais,
ayant dételé le cheval avec une célérité qui prouvait de réelles
connaissances d’hippologie, était en train de s’efforcer _de le faire
entrer dans la voiture_.

Le cheval ne voulait pas. Il trouvait sans doute que ce n’était pas
assez grand. Mais je suis persuadé qu’il avait aussi le sentiment des
convenances et qu’il entendait rester décemment à sa place.
Véritablement, il avait l’air choqué. Le cocher aussi. Il en avait assez
de son client. Je suppose qu’il exprima cette opinion d’une manière un
peu vive, car l’Anglais lui démontra, d’une manière incontestable, sa
supériorité dans l’art de la boxe.

Il en résulta, dans le public, un réveil des susceptibilités nationales.
L’Anglais, écrasé par le nombre, lutta quelques instants avec une
indomptable énergie; il ne fut sauvé, dans cette lutte inégale, que par
l’arrivée de la police. Mais ce qui m’étonna, dans toute cette affaire,
ce fut l’indifférence de Barnavaux. Une indifférence qui n’était pas
dans ses habitudes. Barnavaux a l’instinct de la justice, du moins en
matière de combat; ses sentiments d’indulgence à l’égard des personnes
qui manquent à la vertu de sobriété sont légitimés par des souvenirs
personnels et par le principe qu’il ne faut pas reprocher aux autres les
péchés dont on n’est pas exempt; enfin il aime les manifestations
naturelles du génie. Et pourtant, il voyait d’un œil dédaigneux
l’infortune de cet Anglais que son héroïsme et son délire allaient
conduire au poste. Je lui en fis d’amers reproches. Il me parut indigne
de lui-même.

--C’est parce que c’est un Anglais! me répondit Barnavaux sèchement. Je
ne les aime pas.

--Barnavaux, lui dis-je, ce sont des amis, presque des alliés! Ne faites
pas de politique personnelle.

--Je ne fais pas de politique personnelle, répliqua Barnavaux.
Seulement, les Anglais me dégoûtent parce que les choses qu’ils font
eux-mêmes ils ne veulent pas qu’on les fasse. Ils ne se comprennent
qu’entre eux, ils ne se trouvent d’excuses qu’entre eux. Mais les autres
peuples, il faut toujours qu’ils se conduisent bien; ce n’est pas juste!
Il y avait une fois le pauvre père Barbier, le garde du génie...

Je cherchai dans ma mémoire.

--Barbier... Celui qui était à Libreville?

--Il a été à Libreville, dit Barnavaux, mais après on l’a mis à Obock.
Et c’est là que le malheur lui est arrivé. Mais tout de même vous vous
le rappelez! Hein, quel brave homme! Je le vois encore avec sa grande
barbe, le morceau de craie qu’il avait toujours dans sa poche pour
repasser son casque et ses souliers de toile, dès qu’il y voyait une
tache, une égratignure, rien du tout, et une petite peau pour frotter
ses boutons de cuivre. Car c’était un soldat, un vrai soldat, bien que
seulement sapeur; et en même temps un fonctionnaire! L’écriture du père
Barbier! C’était moulé, et, quand il était pour commencer une majuscule,
il faisait des feintes avec sa plume, des feintes comme un prévôt
d’escrime qui va vous mettre un coup de sixte... Alors c’est lui qui fut
choisi pour garder Obock.

--Mais il n’y a plus personne, à Obock! remarquai-je. Voilà bien vingt
ans qu’on a daigné s’apercevoir, au ministère, qu’Obock était une
erreur, une vaste erreur administrative et géographique, et qu’on devait
lui préférer Djibouti.

--C’est justement pour ça qu’on y a mis le père Barbier, continua
Barnavaux. Vous savez qu’on avait installé Obock sur un grand pied. Il y
avait un palais du gouverneur, un hôpital, une manière de caserne pour
les services administratifs, une prison, tout ce qu’il faut pour qu’une
colonie soit heureuse, et quatre palmiers, qu’on était obligé d’arroser
tout le temps, parce que la végétation, dans ce pays, ça n’est pas
naturel. Quand on déménagea pour Djibouti, on emporta tout ce qu’on put:
les lits de l’hôpital, les fenêtres et les portes du palais du
gouverneur et des maisons, et même un canon porte-amarre. Seulement, les
principes sont sacrés. C’est un principe que, si le drapeau français a
flotté une fois sur un point du globe, il doit continuer d’y flotter. Le
père Barbier fut chargé de garder le drapeau. Il n’avait absolument que
ça à faire, de garder le drapeau; ça et arroser les palmiers, qui
avaient toujours soif. Et il était tout seul, vous entendez, absolument
tout seul! Pas un autre blanc avec lui, rien que des miliciens somalis,
des ascaris, qui ont des figures de vieux dès leur naissance. Ça doit
être le soleil qui les dessèche, ils ont le droit: c’est le pays du
monde où il fait le plus chaud. Mais ils finirent par manœuvrer comme de
vrais troupiers; le père Barbier les faisait obéir au doigt et à l’œil
et, de temps en temps, il les emmenait à travers les sables en
expédition contre un ennemi supposé, en leur faisant des discours
magnifiques sur la stratégie de Napoléon Ier et le devoir de sacrifier
sa vie pour détruire les ennemis de la France.

»Ça vous étonne; c’est qu’il était devenu fou. A cause du soleil,
probablement, mais surtout à force de vivre seul, sans personne à qui
pouvoir parler une langue raisonnable. Son idée, c’est qu’il était
gouverneur général du Désert, et qu’il ne devait de comptes à personne,
excepté, comme tous les gouverneurs généraux, au ministre et aux
inspecteurs des colonies. Voilà même pourquoi les inspecteurs des
colonies, quand ils venaient, ne pouvaient pas s’apercevoir qu’il avait
le cafard. Il était très poli avec eux, il leur donnait à dîner, et
tirait même du magasin une bouteille de vin supplémentaire. Mais, quand
ils étaient partis, s’ils n’avaient pas bu toute la bouteille, il la
remettait au magasin avec cette inscription, de sa belle écriture:
«Bouteille laissée en cet état par M. l’inspecteur». Car dans son
opinion, c’est par des écritures qu’on fait de bonnes finances. Il
entretenait aussi l’inspection de la grandeur de la France et de ses
projets pour l’administration des Déserts, mais ça le rendait
sympathique et, en comparaison d’un tas d’autres, c’était innocent.

»Et ça dura comme ça... Ça dura jusqu’au jour où, au lieu d’un
inspecteur, ce fut un Anglais, un Anglais très riche, qui arriva sur son
yacht. Il allait dans l’Inde, je crois, et traversait la mer Rouge. Le
caprice lui vint de s’arrêter à Obock.

»Le père Barbier était déférent à l’égard des inspecteurs. Je vous l’ai
dit. Mais vis-à-vis d’un Anglais qui n’était pas même fonctionnaire il
fut uniquement le gouverneur du Désert; affable et... et... comment
dites-vous quand on a l’air supérieur?

--Condescendant, suggérai-je.

--Condescendant. Il accueillit l’Anglais, qui l’avait fait prévenir de
sa visite, debout sur le petit appontement, dont le bois était un peu
pourri, mais ça ne se voyait pas, parce que les arbalétriers en étaient
tout couverts d’huîtres. Et Barbier avait mis son uniforme de drap, par
cinquante degrés à l’ombre, pendant que ses ascaris présentaient les
armes. L’Anglais tendit la main, mais Barbier garda les siennes dans la
position réglementaire, puis fit un salut guerrier et cria:

»--Reposez... armes!

Les ascaris reposèrent les armes, et l’Anglais eut l’air flatté. C’est
vrai que la réception qu’on lui faisait avait quelque chose de
majestueux. Toutefois, quand il demanda à visiter les environs, le père
Barbier lui répondit que ça ne se pouvait pas, pour des raisons
politiques. L’Anglais eut l’air étonné, mais il ne se fâcha pas parce
que le père Barbier, en faisant le salut militaire, lui dit:

»--Milord, la France se fait un devoir de vous inviter à dîner!

»Le dîner fut un beau dîner. C’est le père Barbier qui avait écrit le
menu, et chaque plat était apporté par son boy, accompagné par quatre
ascaris, l’arme au bras, baïonnette au canon. Quand le boy déposait le
plat, les ascaris présentaient les armes; et il y avait aussi un clairon
ascari qui sonnait aux champs quand le père Barbier trinquait avec
l’Anglais en disant:

»--Milord, à vot’ dame!

»L’Anglais avait fait venir une caisse de son propre champagne, mais le
père Barbier la refusa, en expliquant qu’il ne devait rien accepter, par
crainte d’être accusé de corruption, et qu’on boirait du champagne de
France à volonté, à condition que l’Anglais voulût bien justifier de la
consommation des bouteilles qui lui étaient fournies en signant sur le
registre spécial «des hôtes de passage, étrangers non assimilés,
naufragés». L’Anglais signa et but son content, croyant qu’on lui avait
seulement demandé son autographe. Quand il se leva pour partir, il était
minuit. Et c’est juste à ce moment-là que le père Barbier cria:

»--Vous croyez que ça va se passer comme ça? milord, ça ne se passera
pas comme ça!

»L’Anglais crut qu’il y avait quelque chose à payer et demanda combien
c’était.

»--Rien! dit le père Barbier. Seulement il s’agit de venger Waterloo!

»L’Anglais ne comprenait plus du tout. Mais le père Barbier, se tournant
vers le boy, les quatre miliciens et le clairon, leur dit:

»--Gardes! qu’on mène cet homme au violon!

                   *       *       *       *       *

»Et l’Anglais fut conduit au violon, conclut Barnavaux. Si c’était lui
qui avait fait le coup, il l’aurait trouvé très drôle. Eh bien, il a
déclaré qu’on avait outragé en sa personne la puissance britannique. Il
a adressé une plainte à son consul, il a fait parler de lui dans les
journaux, et le père Barbier a été cassé; car une fois revenu en France,
il pensait, causait, répondait comme tout le monde, il était guéri, et
quand il a juré qu’il ne se souvenait plus de rien, personne n’a compris
qu’il avait été fou, personne ne l’a cru! C’est pour ça que je n’ai pas
de pitié pour les Anglais quand ils sont saouls. Ils ne nous la rendent
pas. C’est un peuple qui n’a pas de charité.»



XIII

PAPA-LE-PETIT-GARÇON


Barnavaux, depuis longtemps, professe devant moi une opinion: il ne
croit pas que l’homme descende du singe. Mais, jusqu’ici, quand je lui
demandais sur quoi il se fonde pour repousser une hypothèse si chère aux
matérialistes, il me répondait seulement:

--Sur quoi? Sur ce que ce n’est pas vrai, voilà tout!

Il avait l’air d’en être sûr. Et rien n’est plus insupportable que les
gens qui ont l’air d’être sûrs! Alors je lui représentais:

--Barnavaux, ceci n’est de votre part qu’une affirmation. Et qu’est-ce
que ça vaut, votre affirmation?

Mais il persistait:

--L’homme ne descend pas du singe, je répète!

--Pourquoi, Barnavaux, pourquoi?

--Parce que personne n’en sait rien, d’abord. Et puis... et puis parce
que c’est peut-être d’une autre bête!

Il n’y avait pas moyen de lui en faire dire davantage. A force de
l’interroger, je crus découvrir que ses réticences venaient de ce que,
là-dessus, il ne savait rien lui-même. Il avait retenu les conclusions
d’un autre, en gardant un doute sur ces conclusions; sachant seulement
«qu’il y avait quelque chose», quelque chose d’énigmatique, de
mystérieux, de difficile à croire, même, mais de si neuf, de si
caractéristique et frappant qu’il ne pouvait en tout cas plus rien
croire de différent. Mais qu’était-ce donc, qu’était-ce donc? Quand
j’insistais, il détournait la conversation. Et puis, subitement, un
jour, ce fut lui qui vint me trouver.

--Vous savez, me dit-il, l’homme qui sait, sur l’affaire qui vous
intéresse, il est à Paris. Voulez-vous le voir?

Cela ne faisait pas question. Je demandai seulement:

--Où faut-il le recevoir. Chez moi? Au café--et alors dans quel café? Ou
bien chez le marchand de vins?

Car, pour le tact et le sentiment des convenances, il n’y a pas de chef
de protocole qui, dans sa petite sphère, puisse égaler Barnavaux. Il
sait où les personnes qu’il me présente ne seront pas gênées avec moi,
et où je ne serai pas gêné avec elles. A ma grande surprise, il me
répondit cette fois:

--Frenchy a de l’argent pour le moment, et il est bien mis. Il m’a même
dit qu’il viendrait vous chercher en automobile: une automobile qu’il a
prise au mois. Et il voulait vous faire dîner dans un endroit chic, à
Montmartre, par exemple. Il ne sort pas de Montmartre. Mais je lui ai
expliqué que ce n’était pas possible, à cause de mon uniforme. Alors il
nous conduira à la campagne, quelque part, manger une friture.

--Barnavaux, fis-je, vous avez maintenant des amis bien riches!

--Moi? protesta-t-il, non! Je ne vous ai pas dit que Frenchy était
riche. Je vous ai dit qu’il avait de l’argent pour le moment. Ce n’est
pas la même chose.

Je connais Barnavaux depuis si longtemps que je crus pouvoir m’offrir la
satisfaction un peu vaniteuse de deviner la profession du personnage
qu’il m’allait faire connaître; un homme qui n’était pas riche, «mais
qui avait de l’argent»; c’était un camarade de la légion, sans aucun
doute, Allemand, Anglais, Russe ou Hongrois, de souche noble et de
famille puissante, venu s’engager chez nous, au premier ou deuxième
étranger, pour des motifs qu’on ne saurait jamais.

--C’est bien ça, hein? demandai-je, fier de ma pénétration.

--Non! dit Barnavaux, en haussant les épaules.

--Mais alors, qu’est-ce qu’il fait, votre ami? Il faut pourtant le
savoir!

--Frenchy? répondit Barnavaux: c’est un chercheur d’or.

                   *       *       *       *       *

C’est ainsi que je fis la connaissance de Frenchy; et durant les
quelques semaines qu’il conserva quelques louis des soixante-quinze
mille francs rapportés par lui des placers de Madagascar, il fut assez
intimement mêlé à ma vie. Tout le luxe apparent de sa personne était
constitué par son automobile--une 30-40 HP, souple et puissante, du
genre de celles qu’on loue aux millionnaires américains; et de cette
voiture magnifique, on voyait descendre un petit homme sec, jaune de
cuir, aux prunelles agrandies par la fièvre et l’absinthe, vêtu comme
les ouvriers quand ils ont leurs beaux habits: tout de noir, avec un
gilet très ouvert sur sa chemise blanche et une cravate également noire
qui dessinait sur son col bas un papillon aux ailes trop maigres. Il se
ressentait d’avoir trop longtemps vécu seul, agitant au bord des
rivières la sébile de fer-blanc où tombent et tremblent les paillettes
d’or. Je veux dire qu’il n’avait plus honte, contrairement à la plupart
des hommes civilisés, de garder le silence. Durant des heures et des
heures il demeurait muet, pleinement satisfait de boire et de manger, ou
même simplement de n’être pas debout, de ne pas marcher, de ne pas
travailler. Les femmes ne lui disaient pas grand’chose. Non par vertu.
«J’ai un peu perdu l’habitude», expliquait-il, avec timidité. Mais
Barnavaux le respectait, admirant qu’un homme qui n’avait pas plus
d’instruction que lui eût pu se débrouiller sans chef, sans discipline
extérieure, ne pouvant compter que sur lui-même dans des pays barbares.

Ce n’était pas un homme qu’on pût aisément interroger. Il fallut
attendre qu’il répondît à une question intérieure. Un jour vint pourtant
qu’il parla tout seul, sans y être invité.

--Oui, dit-il, c’est quand je prospectais à Madagascar, dans la grande
forêt de l’est, à l’endroit où elle tombe vers le pays betsimisarake.
Vous vous étonnez que je ne sois pas causeur? Comment voulez-vous!...
Des mois et des mois, j’allais tout seul, à travers ces grands bois qui
n’en finissent pas. Quand je suivais le cours d’une rivière, la verdure
devenait basse, touffue, écrasante. Pour faire un pas, il fallait donner
dix coups de machette, couper les tiges d’où la sève sort comme l’eau
d’un robinet. On avance comme dans un tunnel vert, et il fait chaud,
humide et chaud comme dans un tunnel. Ça sent la boue, la pourriture,
les plantes broyées et, à mesure qu’on se taille sa route dans ce
fouillis, on entend tout autour des bruits extraordinaires, qui font
peur sans qu’on sache pourquoi: comme des pièces de satin vivement
déplié. A la fin, je compris. C’étaient des serpents qui fuyaient. Ils
n’étaient pas méchants: de grosses couleuvres noires et vertes. Celles
qui n’étaient pas atteintes ne se dérangeaient pas. Elles restaient
enroulées autour des branches, leurs anneaux tellement serrés que, si on
n’avait pas été prévenu, quand on ne voyait pas leur tête longue et
leurs yeux brillants, vous les auriez prises pour de grands colimaçons.
D’autant plus qu’il y a de vrais colimaçons, plus gros que ceux qu’on
voit en Europe. Ils grimpent aux arbres en y laissant une trace
brillante, ou bien dorment sur les branchages, pareils à des coquilles
fixées sur un rocher. Un soir que par hasard j’en avais jeté
quelques-uns sur mon feu, l’idée me vint d’y goûter. Ce n’était pas
mauvais. Alors je fis caprice de m’en nourrir quelquefois.

»J’allais le plus souvent, parce que c’est plus commode, les chercher
sous les grands arbres qui poussent sur les hauteurs. La marche est là
plus facile; les cimes serrées empêchent de croître les herbes et les
fougères. Et tandis que je faisais ma récolte, j’entendais comme pleurer
autour de moi. Oui, pleurer! mais en musique, sur trois notes très
hautes, abominablement tristes, et qui s’entendaient de partout... Vous
autres, vous auriez eu de l’épouvante. Moi, je savais que ce n’était
rien que les babakoutes qui prenaient la fuite. Ce ne sont pas tout à
fait des singes, ces babakoutes. On dirait plutôt de grands écureuils,
avec des mains, de vraies mains, et un visage plus plat, bien plus
humain que celui des écureuils. Babakoute, ça veut dire en malgache
«papa-le-petit-garçon», et les Betsimisarakes prétendent que c’est leur
ancêtre, qu’ils sont nés, il y a longtemps, très longtemps, d’un couple
de ces grandes bêtes qu’on a tant de peine à voir--ils sont toujours au
sommet des arbres--et qu’on entend de si loin!

»Quand j’avais fait une belle récolte de colimaçons, je la mettais en
réserve dans une boîte de conserves vide, assez écartée du feu, pour les
faire dégorger. Puis je m’endormais tranquillement: il n’y a pas une
bête féroce dans tout Madagascar, et les hommes mêmes sont si craintifs!
Mais voilà qu’un matin je m’aperçus qu’il ne restait rien dans la boîte:
on m’avait volé pendant la nuit! Et deux fois, trois fois, la même chose
recommença. Je résolus de veiller pour en avoir le cœur net, et la
quatrième nuit, quand j’aperçus une forme humaine qui se penchait vers
mes colimaçons, je lui envoyai un coup de fusil chargé à petits plombs.

»Mais j’avais tiré d’assez près, et mon gibier sans doute était délicat.
Je le vis tomber, je l’entendis gémir, gémir! Alors j’allai voir, et je
trouvai... c’est difficile à vous expliquer: une bête qui n’était pas un
singe et qui n’était pas un homme: une très grande babakoute, si vous
voulez. Mais j’en avais tiré jadis, des babakoutes, bien que, je vous le
répète, ces animaux soient très difficiles à distinguer sous les arbres,
et celui-là était si différent!

Par la taille d’abord, qui était celle d’une fille de quatorze ou quinze
ans. Je dis une fille, parce que c’était une femelle. Mais aussi par la
figure, qui s’était affinée, en restant celle d’une bête. Vous savez, la
face des chiens, qui est si loin de la nôtre, et qui fait dire pourtant:
«Comme il a l’air d’un homme!» C’était ça. Et à cause des yeux,
peut-être: des yeux énormes, et qui regardaient _droit devant eux_: car
ils n’étaient pas placés sur le côté, comme ceux des animaux. Et ils
étaient tendres, douloureux, malheureux! Oui, tout à fait des yeux de
petite fille!

»Je pris cette bête-femme dans mes bras, et elle se laissa faire; je
lavai sa cuisse, toute mouchetée de petites blessures: c’était là
qu’elle avait reçu les plombs. Elle était couverte d’une fourrure
blanche, avec des poils noirs plus longs sur le ventre et sur la tête.
Cela me fit du bien de voir sa fourrure.

»--Après tout, songeai-je, ce n’est qu’une bête!

»Mais voilà que subitement elle me prit le cou de ses deux bras, en se
plaignant doucement, faiblement, comme une femme, quoi! Il n’y a que les
femmes pour faire comme ça en demandant abri. Et je ne savais plus, je
ne savais plus du tout. Il y avait des babakoutes qui criaient dans la
forêt, mais elle n’y faisait pas attention. Elle ne regardait que moi,
je vous dis, que moi, qui venais de lui mettre douze plombs dans la
peau!

»Ah! comme elle était câline! Et c’est pour ça que j’ai dit à Barnavaux,
dans le temps, que l’homme ne venait pas du singe, comprenez-vous, mais
d’une bête pareille. Les singes sont méchants, colères, sans mémoire, et
sales, et vilains dans leurs gestes. Vous le savez bien! De voir un
singe faire l’amour, on prendrait dégoût de l’amour pour toute sa vie.
Tandis qu’elle, le fond de son être, c’était la bonté. Comme les hommes,
après tout: les hommes sont bons, si vous y réfléchissez. S’ils
n’étaient pas bons, ils ne seraient pas devenus ce qu’ils sont
aujourd’hui. S’ils étaient mauvais, avec leur intelligence, ils seraient
toujours des satans. On a tant d’intérêt à être des satans! Mais on ne
peut pas, voilà la vérité.

»Et puis, quand on est tout seul, comme j’étais, qu’on n’a personne près
de soi pour vous contredire, pour vous remettre au pas et à la mesure,
pour se moquer de vous et vous dire: «Tu es fou!» surtout pour vous
forcer à préciser vos pensées en les parlant, les pensées deviennent des
rêves. On ne se demande pas si ça peut être arrivé, il suffit que ça
plaise. Et il me plaisait d’imaginer que de ces babakoutes, avec leurs
pieds, leurs mains, leur gueule, il y en a qui ont mal tourné, et qui
sont devenus des singes, d’autres qui sont devenus, peu à peu, davantage
ce qu’ils se sentaient dans leur âme intérieure, et des hommes à la fin.
Ça me plaisait, je vous dis! Et des fois, celle-là, je l’appelais:
«petite fille», mais d’autres fois: «grand-mère»!

»Sa blessure l’empêcha quelques jours de bouger. C’est pour ça sans
doute qu’elle prit habitude avec moi. Quand elle fut guérie, elle s’en
alla quelquefois très loin, mais elle finissait toujours par reparaître.
Je la trouvais le matin à mes côtés avant l’aube. Pourtant, aussitôt que
le soleil brillait, elle montait sur une pierre et regardait cette boule
ronde et lumineuse avec de drôles de signes. Pour la remercier d’être
revenue, ou parce qu’elle s’en étonnait, ou parce qu’elle était gaie à
cause du jour nouveau? Je ne sais pas. Ma parole d’honneur, elle avait
l’air de prier, sa mine était si grave! Et elle n’était pas contente de
ce que je ne faisais pas la même chose, comme si, de mon ingratitude, il
allait nous arriver du mal.

»Elle n’imitait pas les mouvements à la façon des singes seulement, elle
comprenait. Une nuit que j’avais la fièvre et que je grelottais, elle se
serra près de moi pour me donner chaud. Tous les animaux font ça. Mais
comme je continuais d’avoir froid, je la vis se lever, prendre du bois
et le mettre au feu. Ah! çà, voyons, est-ce que ça n’est pas humain,
est-ce que ça n’est pas de l’intelligence humaine, est-ce que n’importe
quel singe en aurait fait autant?

»Je me rappelle aussi: elle jouait avec les pépites d’or que je
ramassais. Comme si elle eût trouvé que c’était beau.

»J’ai oublié combien ces jours ont duré. Je sais seulement qu’après
avoir longtemps lavé du sable dans la forêt, en avançant toujours,
j’aperçus à la fin des rizières, des champs de manioc et un village
betsimisarake qui s’appelait Ampasimbé. J’eus tout de suite de la joie
de revoir un village. A cause du riz, des poulets, du rhum et des
femmes. Mais la bête-femme, aux derniers arbres, me prit la main. Je
comprenais bien qu’elle me disait: «N’y va pas!» Mais j’y allai tout de
même, n’est-ce pas! Alors elle rentra dans la forêt, et pour la première
fois j’entendis qu’elle criait comme les autres babakoutes, sur trois
notes qui pleurent. Ça me fit un peu de peine, et puis je n’y pensai
plus.

»Je donnai des piastres aux gens d’Ampasimbé,--ces Betsimisarakes ne
connaissent pas l’or;--je fis mettre en perce un tonneau de rhum, on tua
un bœuf, et ils burent, et je bus à ma fantaisie. Ces Betsimisarakes
s’étaient pendu des fleurs aux oreilles, suivant leur coutume quand ils
font la joie: les fleurs d’un pamplemoussier plus grand qu’un beau chêne
de nos pays: c’est une odeur qui grise, encore plus que le toaka. Et
quand j’en eus assez, j’allai dans ma case. Pas seul, bien entendu! Chez
ces peuples-là, on donne toujours une femme aux étrangers. Ça va de soi,
et on ne peut pas refuser. C’est comme si on refusait ici l’eau bénite à
un enterrement: un devoir de religion.

»A l’heure que les étoiles pâlissent, j’entendis gratter à ma porte. Je
dis à la Betsimisarake:

»--Rasoa, qu’est-ce que c’est? _Iza aty vé, Rasoa?_ Va voir.

»Et elle ouvrit la porte, bien tranquillement.

»--Ce n’est rien, Rafrenchy, dit-elle: quelqu’un qui s’est enfui tout de
suite.

»Mais j’entendis, déjà très loin, les trois pleurs du babakoute.

»Et bien souvent encore, les nuits suivantes, la bête-femme gratta à la
porte et s’enfuit sans oser entrer. Les Betsimisarakes avaient peur,
parce que ce n’est pas bon signe, quand leur ancêtre revient. Et ils
crurent que c’était pour ça qu’un de leurs chiens prit un jour la rage.
Il s’échappa en bavant sur les pierres, et je dis qu’il fallait
l’abattre, avec tous les autres qu’il avait peut-être mordus. Mais
l’enragé courut sans qu’on pût l’atteindre, vers le côté où il n’y avait
pas d’eau, vers la forêt! Et à partir de ce moment je n’eus plus qu’une
idée:

»--C’est elle qui sera mordue, la bête-femme. Il ne faut pas!

»Et j’allai me mettre à l’affût sur le sentier par où j’étais arrivé.
C’est par là qu’elle repasserait, sûrement. Mais je ne pus rien
empêcher. Je l’entendis qui pleurait encore, qui criait, mais d’une
autre voix: le chien était sur elle! J’assommai cette brute d’un coup de
crosse, sans tirer. Et puisqu’elle avait peur des champs et des maisons,
la bête-femme, je restai là pour la soigner, dans sa forêt. J’ai fait ce
que j’ai pu. J’ai allumé du feu, j’ai rougi la baguette de mon fusil,
j’ai mis le fer rouge sur la morsure. Alors j’ai senti, de nouveau, les
mêmes bras maigres et caressants autour de mon cou. Les mêmes...
seulement ce fut la dernière fois. Je l’ai vue mourir, la bête-femme! Et
devenue une bête tout à fait. Elle montrait les dents, elle grinçait...
Monsieur, je l’ai enterrée comme une femme, une chrétienne: mais c’est
un singe que j’ai enterré, un singe. Le mal en avait fait un singe!»



XIV

QUATRE JOURS...


L’enfant de la pauvre Louise mourut vers la fin de mars, un jour de
soleil. J’allai jeter sur son berceau quelques-unes de ces fleurs qu’on
nomme des boules de neige; et des voisines aussi, malgré qu’elles ne
fussent pas riches, lui portèrent d’autres fleurs toutes blanches, des
lilas blancs, des violettes blanches, des perce-neige. Elles couvraient
le pauvre drap bien propre, elles cachaient la forme misérable de ce
petit cadavre épuisé, vidé, réduit à rien: un de ces cadavres d’enfant,
qui n’ont pas d’os encore, qui ont lutté, lutté jusqu’à la disparition
de leur chair, et que pour se défendre, avant de se décider à fuir, la
vie a peu à peu dévorés par l’intérieur, comme un ver qui ronge un
fruit. Il n’en reste que le crâne bossué, bombé, sur les trous bleus des
yeux fermés, sur des traits tirés qui sont ceux d’un vieillard. Hélas,
c’est à ce moment, où ils ne sont plus, qu’il faut chercher leur
ressemblance! Maintenant elle est atrocement pareille à Barnavaux cette
momie presque impondérable; à Barnavaux comme je l’ai vu au Val-de-Grâce
quand il grelottait de fièvre, quand il me disait: «Hein? Vous trouvez
que j’ai l’air salement vieux!» Mais cette chose horrible, Louise
continue à la couvrir de baisers, elle n’en parle qu’avec une infinie
douceur, avec des espèces de précautions pour l’ennoblir, pour la rendre
belle dans sa mémoire, et moins souffrir elle-même, peut-être. Et quand
on lui demande «comment il est mort»--on demande toujours ça, et à quoi
bon?--elle répond: «Il s’est éteint comme un petit oiseau.» Comme un
petit oiseau! Moi, je me rappelle ce squelette affreux, le regard
froncé, sous le front tout en rides, de ces yeux si douloureux qu’ils
avaient l’air de savoir, et d’avoir peur, et toutes les ignominies de la
diarrhée infantile!... Mais elle efface tout cela, Louise, elle
l’annule, ne voulant plus voir que ce qu’elle a tant aimé: la plus
adorable part de sa chair.

Barnavaux a été témoin de l’agonie du nouveau-né, et, comme il quittait
la chambre pour retourner à Palaiseau, on lui a dit: «Vous ne le
reverrez plus!» Voilà pourquoi il n’est pas étonné, le lendemain, quand
on lui apporte le télégramme que je lui ai envoyé. Il le sait d’avance,
ce que contient ce papier bleu. Son capitaine, qui vient de surveiller
l’instruction des recrues, sur le glacis, rentre justement au fort, et
il lui tend la dépêche.

Barnavaux est un soldat, un vieux soldat. Quand il a fait le geste et
salué, il n’a pas eu besoin de se forcer, pour prendre «la position»,
c’est venu tout seul. D’ailleurs, il n’éprouve pas encore grand-chose.
Pareil à tous les hommes qui reçoivent la nouvelle d’un malheur survenu
en leur absence, loin de leurs yeux, il ne peut pas très bien
comprendre, parce qu’il n’a pas vu. Entre le petit mort et le petit
agonisant, il ne fait pas de différence. Le capitaine a saisi plus vite
que lui. Il a une autre éducation, ses nerfs sont plus sensibles.

--C’est votre enfant, qui est mort?... Il vous faut une permission?
L’enterrement... Savez-vous quand il aura lieu, l’enterrement?... Eh
bien, quatre jours? C’est le commandant du fort qui doit signer. Mais
partez sans attendre, j’arrangerai ça.

Il ajoute, d’une autre voix:

--Il faut porter ça comme un soldat.

C’est un mot de pitié. Barnavaux le prend bien ainsi, et quelque chose
se crispe autour de ses yeux. Mais aussi ça veut dire que le capitaine
en a fini avec lui, et qu’il peut rompre. Il salue militairement, et
fait demi-tour pour aller se mettre en tenue.

Ses camarades savent déjà, quelques-uns disent: «Mon pauv’ vieux!»
D’autres: «Alors, c’est le petit de Louise, qui est mort?» Il en est
sûrement qui pensent que c’est un débarras pour lui. Mais la plupart
n’ont pas d’autre idée que de prendre un air convenable devant un
événement qui ne les intéresse pas. Dehors, il souffle un léger vent de
sud, qui fait sortir le printemps de partout, et c’est ça qui les
occupe, c’est de ça qu’ils sont pleins, sans le savoir: du besoin de
goûter la journée. Barnavaux lui-même est tout étonné de cette gaieté
des choses dans la lumière et les bourgeons. Elle le gêne et le
distrait. Louise, là-bas, ne songe qu’à son petit mort; ici lui pense
surtout à Louise. Il a du chagrin pour elle, mais il songe que c’est
bien dommage, un beau jour comme ça. Ce n’est point qu’il n’ait un cœur
comme tout le monde. Mais que voulez-vous? Son corps est actif et sain;
il vit, et il n’aime pas la peine, il reste baigné dans ce qui
l’entoure. Et pourtant quelque chose d’irrésistible le traîne là où l’on
pleure. Il ne pourrait point n’y pas aller.

                   *       *       *       *       *

Cependant qu’il roule vers Paris, le capitaine Merle va trouver le
commandant de Bienne.

--J’ai pris sur moi de laisser partir Barnavaux avec une permission de
quatre jours à régulariser, dit-il. C’est pour aller enterrer son
enfant.

--Bien, fait le commandant. Vous avez eu raison...

Puis, sa pensée ayant un retour:

--Mais au fait, Barnavaux... Je n’ai jamais entendu dire qu’il fût
marié, cet homme-là! Vous pouvez chercher aux états de la compagnie.
Vous ne trouvez rien; qu’est-ce que c’est que cet enfant?...

--Il n’est peut-être pas marié, répond Merle. Mais ça n’empêche pas...

--Ça n’empêche pas d’avoir un enfant? Naturellement! Seulement ça suffit
pour que nous ne connaissions pas cet enfant. Voyons, capitaine,
réfléchissez! Tous les hommes de la compagnie peuvent venir vous
raconter la même histoire pour tirer au flanc. C’est déjà trop qu’il y
ait une loi qui nous oblige maintenant à des mesures d’exception, à des
permissions, à des tas de choses en faveur des hommes mariés. Ça
désorganise le service. Il faut tirer la marge quelque part.

--Je lui ai promis sa permission, remarqua le capitaine Merle. J’ai
cru... C’est ma faute.

--Sa permission, je la signe. Seulement, il a donné un faux motif pour
l’obtenir. Et alors... vous m’en parlerez, quand il reviendra.

Mais Barnavaux ne sait rien de ce qui se passe à Palaiseau. Il est à
Paris, il a retrouvé Louise, et elle a pleuré beaucoup plus fort, quand
elle l’a revu. Elle l’attendait pour ça, elle a dit des choses terribles
et presque viles que lui suggèrent sa grande douleur: que ce n’était pas
la peine, que rien n’était la peine, alors: ni son courage à préparer la
vie qui venait, ni son labeur héroïque, ni les lourdeurs de la
grossesse, ni les sueurs de l’enfantement. Elle a tout dit, enfin, elle
injurie le sort. Et Barnavaux trouve que ça n’est pas juste, en effet.
Il a vu beaucoup mourir, il ne s’étonne pas qu’on meure, et le petit, ce
n’était encore qu’un petit, presque une chose, bien que de son sang.
Seulement les enfants ne devraient pas mourir. Il pense à peu près comme
Louise, mais au-delà, pour tout le monde; et il a pitié d’elle, surtout,
une pitié instinctive et amoureuse qui lui tire les larmes des yeux.
Cependant il ne trouve d’abord à dire que des choses vulgaires: «Il faut
se faire une raison, Louise: on a fait ce qu’on a pu, n’est-ce pas, on
n’y est pour rien...» Puis, tout à coup: «Pauvre petite maman!... Pauvre
petite maman!»

Et Louise, qui n’a jamais été appelée comme ça par la pauvre bouche sans
dents qui vient de se taire à jamais, Louise qui ne sera peut-être plus
jamais appelée comme ça, pleure davantage. Mais elle se sent en même
temps toute baignée dans quelque chose de très doux...

                   *       *       *       *       *

On ne fait pas de grandes cérémonies pour porter en terre les tout
petits enfants. Les pompes funèbres envoyèrent un seul croquemort avec
une petite boîte. Pourtant Louise avait voulu qu’on bénît le corps avant
de l’emporter: elle n’aurait pas été tranquille, sans ça, elle aurait eu
peur pour lui, peut-être pour elle... Il vint un prêtre indifférent, qui
murmura quelques mots et s’en alla très vite; mais c’était une assurance
contre le mystère, et cela lui fit du bien. Puis le croque-mort mit un
drap blanc sur la boîte, qu’il emporta d’une seule main. De l’autre il
tenait une couronne de perles blanches donnée par «la maison», et
quelques-unes des fleurs. Nous avions pris le reste, Barnavaux, Louise
et moi. Il y eut encore deux voisines pour nous accompagner, deux
vieilles femmes pour qui le temps ne comptait pas, et la mère de Louise.
Barnavaux la remercia bien.

Et une heure après, il n’y avait plus rien, qu’un peu de terre remuée,
dans un coin de la fosse commune...

                   *       *       *       *       *

Barnavaux demeura deux jours à Paris, après l’enterrement. Et, dès le
matin de ces deux jours, je n’étais pas levé qu’il tombait chez moi. Le
désœuvrement, l’affreux désœuvrement des vieux soldats qui ont besoin
d’être commandés! Il essayait de trouver des tâches, il nettoya mon
fusil de chasse, il fourbit de vieilles armes rapportées de lointains
voyages; et comme de chacune il reconnaissait la provenance, il
s’efforçait d’en parler, de se retrouver, en parlant, tel qu’il avait
été: un homme qui ne pense que par images, et qui joue avec elles pour
penser un peu plus loin, comme les enfants. Mais il s’arrêtait presque
tout de suite, dégoûté. Il expliqua, après un long silence:

--C’est pareil les hommes qui n’ont pas d’appétit: ça m’ennuie, de me
rappeler!

Alors il se remit à tourner, comme un vieux chien qui ne retrouve plus,
pour se coucher, les tapis qu’il connaissait, dans un appartement qu’on
déménage. Il ne finissait rien, il commençait tout, il commençait par la
fin. Puis, bon juge, dans ces choses-là, il avait du dédain pour lui, il
allait boire.

Je n’aime pas toujours, quand Barnavaux va boire. Je ne lui offrais
rien, exprès, sans y rien gagner. Il prenait son képi, le tournait entre
ses doigts; puis, ouvrait la porte, tout doucement, sans dire adieu:
preuve qu’il allait revenir, car il est poli. De cette politesse
singulièrement inégale des Français d’aujourd’hui, exempte de rites, ou
n’en tenant plus qu’un compte infiniment diminué, qui admet les gros
mots, les obscénités, la crapule, les mauvaises blagues, et n’est plus
faite que d’intelligence et de sensibilité: de quel côté ça va-t-il
glisser ou monter, dans l’avenir, tout ça, je n’en sais rien. Il
revenait bientôt, un peu plus clair à ses propres yeux et beaucoup plus
insupportable à lui-même et aux autres, parce que les causes de son
terrible ennui commençaient à lui apparaître. Est-ce que j’avais besoin,
moi d’assister à ces sursauts? Il me faut chaque jour une somme
nécessaire de solitude; et le superflu de mon temps, il y a tant de
monde à qui je le dois donner! J’en deviens presque cruel.

--Barnavaux, pourquoi ne restez-vous pas avec Louise? Votre permission
va finir!

Il me regarde, et répond sans détours:

--Ça me fatigue! Je ne peux pas! Je l’aime comme jamais je ne l’ai
aimée, ça, je le jure. Quand je suis tout seul, et que je pense à son
chagrin, au malheur qui est arrivé, à tout, ça me fait si mal et c’est
si à moi que j’ai besoin de lui dire. Et, quand je lui dis, elle ne
répond pas de la même façon, elle ne pense pas les mêmes choses, quand
nous pensons à la même chose; c’est comme si on avait des muselières! Au
moment où on est le plus heureux ou le plus malheureux, même si c’est
avec la femme qu’on aime tout à fait et qui vous aime tout à fait, même
si c’est avec la mère du gosse qu’on vient de perdre et qu’on regrette
tous les deux, c’est à ce moment-là qu’on est le plus seul, parce qu’on
suit son idée qui ne peut être l’idée de l’autre. Je ne savais pas ça.
Mais c’est sûr, et il est impossible que ça ne soit pas comme ça: y a
rien à faire.

Et pendant qu’il parlait, je voyais Louise, la pauvre Louise abandonnée.

--Alors, lui dis-je, est-ce que... est-ce que c’est tout à fait fini?

--Quoi? fit-il étonné, qu’est-ce qui est fini.

--Louise...

--Fini! non, mais pourquoi? Puisque je ne pense qu’à elle! Seulement, on
ne pourra se revoir que quand on aura perdu chacun le dessus de ses
idées, le plus fort. Il en restera toujours assez, après, qui ne seront
encore qu’à nous deux, pour qu’on soye plus pareil ensemble qu’avec tous
les autres.

                   *       *       *       *       *

Il repartit, le jeudi soir, pour ses casernements du fort. Louise
l’accompagna jusqu’à la gare, et je pris le train jusqu’à Palaiseau. Par
instants la terre, dans la nuit luneuse, était toute blanche de pommiers
en fleurs, ou rose de cerisiers; et l’odeur de ces fleurs qui naissent
avant les frondaisons, était légère, impalpable et délicieuse.

--Quel pays, me dit Barnavaux, quel beau pays! Tout est en place, refait
par l’homme, commode, riche, et on comprend partout. Quand c’est
sauvage, on n’y comprend rien. On peut s’arranger, pour vivre ici.

Et je fus ému, voyant qu’il pensait à rester. Donc il n’avait pas l’âme
basse, il ne songeait pas, l’enfant disparu, à s’évader de la vie de
Louise: et tant d’autres l’auraient fait, à sa place, c’eût été si
facile, il avait une si bonne excuse: «C’est mon tour pour les colonies,
je pars. Adieu!» Aussi ces deux ans ne lui eussent laissé qu’un nouveau
souvenir, pêle-mêle avec les autres, un peu plus long, un peu plus
triste, malgré tout un peu meilleur. C’était bien, il était un brave
homme, mon vieux Barnavaux, d’aller du côté du courage et de
l’honnêteté. Il y eut donc de la perversité dans la question qui me vint
aux lèvres; il y en aurait eu davantage, si je n’avais su qu’il se
décidait toujours seul, et d’instinct, sans que personne y pût rien
changer:

--Barnavaux, vous rappelez-vous ce que vous me disiez à Tourane: «La
France, un pays où il n’y a que des blancs; on n’y peut pas vivre: on
n’est pas servi!»

Je croyais qu’il allait me répondre que c’était changé dans son âme
parce qu’il s’était passé des choses, et qu’il avait des devoirs, et
qu’il gardait une affection. J’oubliais sa pudeur. Les mobiles
sentimentaux, les seuls au fond qui les conduisent, les Français aiment
bien qu’on leur en parle, mais non pas dans le particulier: au théâtre
ou au café-concert seulement; là où il est permis de supposer que ce
n’est pas de vous qu’il est question, mais du voisin. Bien rarement, au
contraire, on admet une allusion personnelle: on la supporterait mal, on
ne serait plus maître de soi, et ce n’est pas convenable.

Il me répondit:

--On n’est pas servi! On n’est pas servi!... Il y a Louise, maintenant!

Il avait découvert la ménagère, la servante, la femme, l’épouse, la
tradition des ancêtres, et c’est cela qui lui paraissait tout changer:
juste, salutaire, excellent, attendrissant aussi, mais il ne fallait pas
le dire. Il développa ses plans, du côté pratique: depuis son
rengagement, pas une seule punition. Ça, c’était rare! On lui rendrait
ses galons, il deviendrait sergent, et cette fois il resterait sergent,
jusqu’à la fin. Il aurait, pour sa retraite, une bonne petite situation,
dans un ministère. Et même maintenant, si je voulais m’en occuper?
J’avais des amis. Si je le faisais accepter comme planton, au ministère
des Colonies? De planton, une fois rentré dans le civil, on peut passer
garçon de bureau. Après ça, huissier: ça couronne! A la rigueur, quand
tout serait bien tassé, on pourrait habiter la campagne: Clamart!

--Avec Louise?

--Mais oui, naturellement, fit-il, d’un air étonné. Avec qui donc?
Regardez-moi: j’ai vingt ans de plus qu’elle. Je ne trouverais plus ça.
Elle aura sa petite retraite à son tour, quand...

Et ceci me prouva qu’il considérait Louise comme bien à lui: elle
l’intéressait même pour l’instant qu’il ne serait plus! Donc elle le
conduirait à la mairie. Très probablement à l’église, parce que c’est
plus beau!

A Palaiseau, je le quittai sur la route du Fort.

--Vous n’oublierez pas? dit-il gravement.

--Quoi?

--Pour que je sois mis planton au ministère, pour tout ce qu’il faut,
pour le reste: pas de punitions depuis le rengagement, sergent, bon
sujet, bonne conduite!

--Bon Dieu, fis-je, Barnavaux, tout ça vous change! Mais soyez sûr...

Il fut heureux de retrouver son chalet, tant il en avait l’habitude. Le
matin, sur les glacis, comme il initiait les recrues au maniement
d’armes, au cours d’une pause le capitaine Merle l’appela:

--Vous avez été à l’enterrement de votre enfant?

--Oui, mon capitaine.

--Vous êtes marié?

--Non, mon capitaine.

--Cet enfant, vous l’aviez reconnu?

--Non, mon capitaine.

--Vous vous êtes mis en faute, Barnavaux... Vous dites?... Rien,
n’est-ce pas, rien... Ça vaut mieux... Rompez.

Barnavaux rompit. Dans son tort! Il s’était mis dans son tort! Qu’est-ce
qu’il voulait dire, celui-là? Très sincèrement il chercha, sans trouver.

Et toute la journée s’écoula, paisible et sans événement.

Le lendemain, après la manœuvre et avant la soupe, ainsi qu’il est
d’usage, la compagnie forma le cercle pour écouter la lecture du
rapport, qui est suivie par la distribution du courrier, porté par le
vaguemestre. Barnavaux n’attendait pas de lettres, et, depuis bien
longtemps, il n’écoutait plus le rapport, sachant d’avance ce qu’il
pouvait contenir: aujourd’hui samedi, revue d’équipement: c’était
pleuré! Tout à coup, il entendit son nom. Son nom était «au cahier». Il
tendit l’oreille:

  «_Journée du 18 mars 1912.--Punitions_:

  «Barnavaux, soldat de première classe, quatre jours de prison, ordre
  du commandant de Bienne, commandant le détachement du 3e d’infanterie
  coloniale aux postes de Palaiseau.»

Les yeux se tournèrent vers lui. Il rectifia la position,

  «A trompé la bonne foi du capitaine commandant la 3e compagnie de
  marche, ayant demandé et obtenu une permission pour assister aux
  obsèques de son fils, alors qu’il s’agissait d’un enfant naturel.»

Personne n’osa le regarder, quand il remonta dans la chambre pour
prendre sa vieille capote, et suivre le caporal de corvée de fort qui le
conduisit à la casemate. Personne ne lui parla, de ceux qui lui
portèrent la soupe, dans sa cellule. Il ne prenait pas cette punition
comme les autres, toutes les autres qu’au cours de sa carrière déjà si
longue il avait insoucieusement subies, en homme qui paye le prix, et
recommencera, s’il lui plaît de payer encore. Et il fit «le peloton de
fer», lui Barnavaux, avec des «bleus» qu’il méprisait, et de fortes
têtes dont il ne voulait plus pour compagnons. Et il brouetta des
cailloux dans la cour, lui le vieux soldat, exempt de corvées! Tout
s’écroulait pour lui, tout!

Son vieux camarade Müller était venu me porter la nouvelle. Dès que je
sus qu’il pouvait sortir, ayant fini sa peine, j’accourus. Il vint à moi
un peu pâle, les dents serrées, l’air mauvais; et nous marchâmes
longtemps en silence sur la route pavée qui monte à Verrières.

--Ça y est, dit-il enfin, je ne serai pas sergent. Il y a un sort,
voyez-vous. Je ne serai jamais rien, rien! Je quitterai ce chien de
métier sans un sou et sans vrai métier; c’est vendu, on peut livrer!
Vous allez dire à Louise... Vous allez lui dire qu’il n’y a pas bon,
marcher avec moi. Qu’est-ce que je peux faire, quand ils ne voudront
plus de moi, au corps? Donc, y a ma route, et y a la sienne. Fini
blaguer!

Je lui administrai des consolations qui n’étaient pas des mensonges.
Quatre jours de prison, et pour un pareil motif, on les lui avait donnés
pour le principe. Ça n’empêcherait rien, ça le retarderait de trois
mois, pas même, peut-être. Et il devait le savoir, il le savait mieux
que moi.

De son soulier ferré, il poussa un caillou au loin sur la route.

--Ça n’est pas ça! cria-t-il, vous ne comprenez donc pas! J’en ai assez
de la France! J’en ai assez, voilà! Ah! qu’on reparte, nom de Dieu!
qu’on reparte! A la première escale, aussi vrai que voilà Verrières, je
déserte! Il n’en manque pas, d’autres pays, où on peut servir, où on me
donnera le bricheton, le tabac et un fusil. Et des pays qui sont
meilleurs, qui sont sérieux; où oui, c’est oui, et non, c’est non! En
France, qu’est-ce que ça veut dire, les mots, maintenant? Y a-t-il
quelqu’un qui sait, pouvez vous m’expliquer? Moi, je suis un soldat.
J’ai mauvaise tête, mais un ordre, une fois que je l’ai compris, jamais
je ne l’ai mangé. Eh bien, je ne comprends plus. Est-ce que Louise ne
touchait pas vingt sous par jour comme fille-mère, pour avoir fait un
enfant, n’importe comment, n’importe avec qui? Répondez, hein, répondez!
Alors, ça n’est pas mal, de faire des enfants naturels, c’est permis,
c’est autorisé, c’est... c’est privilégié! Et quand il est mort,
l’enfant naturel, mon enfant, et celui du gouvernement, autant dire, on
me fait: «Ah! c’était un enfant naturel, et vous avez demandé une
permission pour le pleurer, cet enfant de rien, cet enfant de personne,
ce bâtard. C’est bon: quatre jours de prison, Barnavaux!» Qu’est-ce
qu’elle veut, la France, quand est-ce qu’elle a raison, quand est-ce que
ça n’est pas des fous qui parlent, qui commandent, qui distribuent des
sous et des punitions? Est-ce que vous le savez? Dites-le moi, si vous
le savez!

                   *       *       *       *       *

J’évitai de répondre. Qu’est-ce que j’aurais pu lui dire? Que c’était
comme ça dans tous les pays, plus ou moins; qu’il aurait beau fuir la
France, déserter--et je savais qu’il se vantait, qu’il ne le ferait pas:
Barnavaux est comme tous les Français, il ne peut pas vivre à
l’étranger. Il lui faut sa patrie, ou des races qui reconnaissent sa
supériorité--qu’il aurait beau regarder partout, partout il retrouverait
la même chose, ou à peu près, sauf chez les nègres et les musulmans: le
même conflit cruel entre un idéal antique, et cohérent comme tout ce qui
est ancien, et un idéal nouveau, doublement anarchique justement parce
qu’il est neuf, d’abord, et que nul n’a fait encore le départ entre ce
qui est bon et ce qui est mauvais; et ensuite parce qu’il est
individualiste. C’étaient là des subtilités que toute sa vie il avait
dédaignées: à plus forte raison dans sa colère. Je me contentai de
demander:

--Mais vous Barnavaux, qu’est-ce que vous voulez?

--Ce que je veux, cria-t-il, je veux la justice! Et la justice, ça n’est
pas nécessaire que ce soit toujours ce qu’il y a de mieux, mais c’est ce
qui est toujours la même chose. Vous pouvez chercher: y a pas d’autre
définition! La justice, c’est la consigne. Où est la consigne,
maintenant, montrez-la moi! Quand nous sommes aux colonies, nous autres,
et que nous voyons ce qui se passe en France, nous n’y comprenons rien,
nous nous disons: «Mais qu’est-ce qu’ils font, qu’est-ce qu’ils font?
Ils se battent pour des queues de poires. Ils ne voient pas qu’ailleurs,
ici, il y a tout à faire et tout à prendre!» Aujourd’hui, ça me devient
plus clair: ils se disputent sur les consignes, parce qu’il y en a
trente-six, comme à la guerre quand on a de mauvais chefs. Oh! je vois
bien, allez, je ne suis pas si bête que vous croyez. Le fond, c’est la
dispute entre le vieux et le neuf. Ils avaient leurs qualités, les
vieux, ils faisaient plus d’enfants, ils étaient moins pochards. Mais
ils avaient leurs défauts, aussi: ils étaient moins intelligents, plus
lents, plus mous, et, au fond, moins braves et plus vantards: y a jamais
eu plus de bravoure qu’aujourd’hui, en France... Mais moi, ça m’est
égal. Tout ce que je demande, c’est qu’on se décide. Comment voulez-vous
qu’on connaisse sa place, comment voulez-vous qu’on serve, comment
voulez-vous qu’on obéisse? Je deviens comme tout le monde ici...

Il étendit la main, et jura:

--Je n’obéirai plus!


30 mars 1912.


FIN



TABLE


  PREMIÈRE PARTIE

     I.--PLÉVECH, DÉSERTEUR           1
    II.--LA NUIT DE BILLY HOOK       32
   III.--LE CHINOIS                  47
    IV.--POUR MILLE PIASTRES         62
     V.--LE DÉPART                   73

  DEUXIÈME PARTIE

     I.--LA QUININE                  87
    II.--LA ROUTE                   104
   III.--L’ODYSSÉE                  124
    IV.--LOUISE                     136
     V.--BARNAVAUX DE GARDE         145
    VI.--UN SOUVENIR                162
   VII.--LA TORNADE                 175
  VIII.--LE LIÈVRE                  198
    IX.--LES DEUX RIVES             214
     X.--PIERRE-CÉSAR               227
    XI.--LA BARRE                   239
   XII.--LA REVANCHE DE WATERLOO    257
  XIII.--PAPA-LE-PETIT-GARÇON       271
   XIV.--QUATRE JOURS...            290


E. GREVIN.--IMPRIMERIE DE LAGNY.--1800-4-12



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