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Title: Voyage en Espagne du Chevalier Saint-Gervais (2 de 2)
Author: Lantier, Étienne-François de
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Voyage en Espagne du Chevalier Saint-Gervais (2 de 2)" ***
CHEVALIER SAINT-GERVAIS (2 DE 2) ***


NOTE DE TRANSCRIPTION

  * Les italiques ont été placées entre _tirets bas_ et les petites
    capitales ont été converties en MAJUSCULES.

  * Les erreurs clairement introduites par le typographe ou à
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  * L'orthographe d'origine a été conservée mais elle n'a été harmonisée
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    dans le texte.

  * Les notes de bas de page ont été placées à la fin du volume après
    renumérotation.

  * Cette œuvre n'est pas divisée en chapitres et n'a pas de Table des
    matières. La Table analytique, valable pour les deux volumes, peut
    supléer à cette absence.



  VOYAGE
  EN ESPAGNE.
  T. II.



  DE L’IMPRIMERIE DE Mmme Ve JEUNEHOMME,
  RUE HAUTEFEUILLE, Nº 20.



[Illustration: Nous trouvâmes Dona Francisca devant la porte de sa
maison, tenant son Enfant...]



  VOYAGE
  EN ESPAGNE

  DU
  CHEVALIER SAINT-GERVAIS,
  OFFICIER FRANÇAIS,

  ET LES DIVERS ÉVÉNEMENTS DE SON VOYAGE;

  PAR M. DE LANTIER,
  Ancien Chevalier de Saint-Louis.

  AVEC DE JOLIES PLANCHES GRAVÉES EN TAILLE-DOUCE,
  ET LE PORTRAIT DE L’AUTEUR.

  _Famam sequere, aut sibi convenientia finge._

  TOME SECOND.


  A PARIS,
  Chez ARTHUS-BERTRAND, Libraire, rue Hautefeuille, nº 23.
  Acquéreur du Fonds de M. Buisson.
  ——
  1809.



  VOYAGE
  EN ESPAGNE.


Je descends d’une famille illustre de Castille, où est la meilleure
noblesse d’Espagne. Mon père, dévoré d’ambition, était un des plus
assidus courtisans de Ferdinand VI; il ne voyait de bonheur qu’auprès
du roi, et de la gloire que dans les titres et les décorations.
Ce qu’il ambitionnait le plus ardemment, était d’être tutoyé
par les premières familles du royaume, et de jouir des honneurs
de la _grandesse_. Il obtint l’un et l’autre après vingt ans de
sollicitations et d’assiduité; mais il manqua quelque chose à sa
félicité: il ne put acquérir avec la _grandesse_ le privilége qui
permet de se couvrir devant le roi.[1] Hélas! au moment de son
triomphe, un rhumatisme goutteux l’accabla de douleurs et termina,
après deux ans de souffrances, sa gloire, ses projets et sa vie.
Il m’avait présenté jeune à la cour, en me disant: Mon fils, si tu
veux parvenir, profite de la leçon d’un courtisan anglais qui avait
vieilli, toujours en place, sous trois rois. On lui demanda comment
il avait pu se maintenir à travers tant de révolutions et d’orages;
en étant, dit-il, roseau et non pas chêne. Je fus nommé, à l’âge de
seize ans, _alferez_ (enseigne) dans la garde espagnole; j’y servais
depuis deux ans, lorsqu’un jour me promenant au Prado[2] avec un de mes
camarades, j’aperçus deux femmes, la mère et la fille, fort inquiètes
de la perte d’un petit épagneul égaré dans la foule. Elles allaient,
venaient, revenaient, appelant _Joya_ (bijou): c’était le nom du petit
chien. Frappé de la beauté et de l’inquiétude de la jeune personne,
je l’abordai et lui offris de chercher _Joya_. La mère et la fille
acceptèrent mes offres avec l’expression de la reconnaissance. Après
avoir pris le signalement de l’heureux bijou, je me mis à sa poursuite.
J’eus le bonheur de le reconnaître dans les bras d’un grand escogriffe;
je l’abordai et le priai de rendre ce chien qui ne lui appartenait pas.
Il refusa avec audace; mais la vue de l’uniforme des gardes et mon
épée, sur laquelle je portai la main, lui firent lâcher sa proie: je
courus triomphant, la porter à sa belle maîtresse. J’étais suivi d’une
foule de curieux qui criaient: _Guapo, valiente_! et qui apprirent
à ces deux dames comment j’avais enlevé ce trophée. Mon zèle, mon
courage et surtout la vue du charmant _Joya_, pénétrèrent leur cœur de
joie et de reconnaissance. La jeune personne me fit les plus tendres
remercîments. Doux et cruels souvenirs! O dona Francisca, que tu
étais belle! quel charme ineffable t’environnait! J’offris à ces deux
inconnues de les accompagner chez elles, et je fus accepté. La mère
m’apprit qu’elle était la femme du peintre don Moreno; qu’ils n’avaient
d’autre enfant que dona Francisca, et que leur unique chagrin était
de n’avoir pas de fortune à lui laisser. — Vous avez, lui dis-je,
dans votre fille un trésor inappréciable. Frappé d’un trait nouveau,
épris déjà de cette belle enfant, elle avait à peine quinze ans, je ne
pus me résoudre à me séparer d’elle pour jamais. Je dis à sa mère que
j’avais du goût pour l’art de Raphaël et de l’Espagnolet; en effet, je
le cultivais depuis un an; et que si son époux voulait me permettre
d’aller chez lui prendre des leçons, je serais flatté de devenir
l’élève d’un si bon maître. Dona Catalina, c’est le nom de la mère, me
promit de lui en parler, et m’autorisa à venir le lendemain chercher
la réponse. Je passai la nuit dans la douce agitation d’un cœur qui
s’ouvre à l’amour pour la première fois. Je fus exact au rendez-vous;
mais je ne vis point cette qui déjà fixait tous mes vœux. Je fus
bientôt d’accord avec le père sur le prix des leçons. Je m’appliquai
au dessin, et mon goût pour cet art libéral s’accrut avec mes progrès.
Je me suis félicité souvent de l’acquisition de ce petit talent; j’y
ai trouvé des consolations, un remède contre l’ennui et des moyens de
subsistance. Don Moreno était un peintre médiocre, grand travailleur,
mais la nature lui avait refusé le génie ou le talent qui marche avec
des ailes. Cependant il était bon maître et donnait d’excellents
principes. A l’heure de mes leçons, je voyais rarement dona Francisca;
son père, homme grave et sévère, l’éloignait de moi; mais dona
Catalina, douée d’une ame facile et du cœur d’une mère, m’indiquait les
églises, les promenades où je pouvais les rencontrer. Que de messes,
de sermons, de vêpres, j’ai entendus pour cette fille adorée! Les
dimanches et les jours de fêtes, au sortir de l’église, nous allions
nous promener tantôt sur les bords du Mançanarés, ou à la place Mayor,
et plus souvent au Prado, où nous respirions un air pur, rafraîchi par
les eaux jaillissantes des fontaines et embaumé du parfum des fleurs.

Je me traîne sur ces détails, parce qu’ils me rappellent les heures les
plus fortunées de ma vie. Alors j’étais aimé. Je passais une partie
de la nuit à pincer de la guitare sous le balcon de dona Francisca.
Parfois, quand elle pouvait tromper la vigilance de ses parents, elle
y paraissait comme un astre qui vient embellir la nuit. Cette vie
délicieuse durait depuis quinze mois; l’amour avait triomphé de mes
goûts. Je regardais avec dédain les plaisirs de la jeunesse; l’amour,
la plus énergique, la plus douce, la plus terrible des passions,
absorbait toute mon ame. Mon bonheur, mon existence, étaient dans mon
amante; je ne vivais, je ne sentais, ne respirais qu’auprès d’elle;
je négligeais mes devoirs militaires. Mon commandant s’en plaignit à
mon père, qui me réprimanda très-vivement. J’essuyai ses reproches
en silence; mais j’allai me jeter aux genoux de ma mère, lui fis
l’aveu de ma passion et la suppliai de solliciter l’agrément de mon
père pour mon mariage avec dona Francisca. Ma mère, aussi alarmée que
surprise, joignit aux remontrances, aux reproches, les prières les plus
pressantes pour me faire abjurer un attachement qui ferait mon malheur,
affligerait mon père et toute la famille. Pour toute réponse, je lui
dis: Ou la mort, ou dona Francisca. Lorsqu’elle vit mon obstination et
le désespoir où me jeterait un refus, elle me promit de parler à mon
père et de solliciter son indulgence. Mon père la repoussa durement et
garda avec moi un profond silence: mais trois jours après, mon colonel
me fit mettre en prison, avec une sentinelle à la porte. Quel coup
de foudre! Je fus anéanti. Le désespoir troubla ma raison et accabla
mon ame. J’étais depuis quinze jours dans ce séjour de la douleur, où
ma seule consolation était de tracer sur les murs les traits de mon
amante, lorsque je reçus une lettre de mon père, qui me disait que
ma prison ne s’ouvrirait que lorsque ma démence aurait cessé, que je
donnerais ma parole de renoncer à mes folles amours et à un hymen qui
déshonorait le sang des..., ses ancêtres.

Je lui répondis qu’il n’y avait que le crime qui déshonorât, et
que les hommes étaient égaux. — «Oui, me dit-il, dans sa réponse,
l’égalité règne chez les Sauvages; mais dans un état civilisé, dans
une monarchie, il faut, pour l’ordre et l’harmonie de la société,
une distinction dans les rangs et les fortunes. Je vous conseille,
pour votre repos et votre bonheur, de changer votre philosophie
contre du bon sens; pour moi je ne changerai pas d’opinion et de
principes.» Je languissais depuis trois mois dans ma prison. Mon
père m’envoyait demander de temps en temps si je renonçais à mes
chimères, si j’écoutais la voix de l’honneur et de la raison. Je
répondais toujours négativement. J’essayai plusieurs fois de séduire la
sentinelle qui était à ma porte; je fus obligé d’admirer la fidélité
et le désintéressement du soldat espagnol: je n’en pus séduire aucun.
Mais le ciel vint à mon secours. Mon père m’envoya un franciscain, son
confesseur, pour me débiter un sermon sur l’obéissance que l’on doit
à ses parents, et sur les malheurs attachés aux mariages mal assortis.
Pendant son discours, je le regardais attentivement; et inspiré par
mon bon génie, je conçus le projet de faire servir ce moine à ma
délivrance. Je feignis d’être touché de ses belles maximes, et le priai
de venir me revoir. Il reparut le lendemain. Je l’attendais, muni d’un
poignard que j’avais sur moi lorsque l’on m’arrêta, et que j’avais
caché dans ma paillasse. Le bon père me dit en entrant: Eh bien! mon
fils, avez-vous fait de sages réflexions? — Oui, mon père, ma vie est
entre vos mains, et la vôtre est dans la mienne; ce que je dis en
lui présentant le poignard. Déshabillez-vous, donnez-moi votre habit
ou vous êtes mort. Le pauvre moine, tremblant de tous ses membres,
me répond: Ah! mon fils! quelle mauvaise pensée! C’est le démon qui
vous l’inspire! — Cela peut être; je suis ensorcelé; je ne suis plus
à moi; recommandez votre ame à Dieu. En parlant ainsi, je le tenais
à la gorge, de la main gauche, et de l’autre j’appuyais la pointe du
poignard sur sa poitrine: j’ajoutai, que risquez-vous? Vous faites une
bonne œuvre et vous sauvez un infortuné. Le franciscain se rendit enfin
à ce raisonnement, étayé de la présence du poignard. Il se déshabilla
en gémissant, en répétant cent fois: _Santa Maria, sit nomen Domini
benedictum_. J’endossai, aussitôt, son habit, son grand chapeau, et
après l’avoir remercié, je sortis avec un air recueilli, le visage
baissé, les yeux attachés à la terre, sans que sentinelle ou geôlier
soupçonnassent que leur prisonnier s’échappait. Je me réfugiai dans une
église jusqu’à la nuit; alors, protégé par son obscurité, je me rendis
chez dona Catalina Moreno. Mon apparition la surprit étrangément: sans
autre préliminaire, je me jetai à ses pieds et lui demandai la main
de sa fille, lui disant qu’après notre mariage nous partirions pour
Lisbonne. Le temps, ajoutai-je, l’indissolubilité de nos liens, la
douceur et les attraits de dona Francisca, fléchiront l’austérité et
les préjugés de mon père. Dona Catalina, effrayée d’une telle démarche,
résistait à mes prières, à mes larmes. Appelez, lui dis-je, votre
fille, et consultez son cœur et ses intérêts. Dona Francisca parut, et
la douleur et l’amour animant mes traits et mon langage, je la suppliai
d’écouter mes vœux, d’approuver mon projet. Elle hésitait, le trouble
était dans son ame et l’amour dans ses regards. La mère dit alors,
nous ne pouvons rien décider sans son père; allons le consulter. Don
Moreno, flatté de l’éclat de mon alliance, n’ayant que ses pinceaux
et quelques portraits à laisser à sa fille, après plusieurs objections
que je combattis, consentit à notre union. Nous convînmes que le jour
suivant, à deux heures de nuit, le père, la mère et la fille, avec un
prêtre, se rendraient chez une de leurs parentes, que je m’y trouverais
avec une voiture de poste, et que nous partirions après la célébration
du mariage. Je les quittai transporté d’espérance et d’amour, et
j’allai chercher un asile chez un de mes camarades. J’y passai la nuit
et toute la journée suivante, ne voulant pas m’exposer à être reconnu
par les espions que mon père devait avoir mis en campagne. Mon jeune
ami se chargea de mes commissions, vendit quelques bijoux que j’avais,
m’acheta une voiture, me prêta de l’argent, et j’attendis la fin de
cette journée avec le tourment de l’impatience et du désir. A l’heure
indiquée, j’allai à mon rendez-vous, accompagné de mon camarade. La
famille de don Moreno et un prêtre m’y attendaient. Ma chère Francisca
et moi reçûmes la bénédiction nuptiale, et nous nous jurâmes une
fidélité éternelle. Quel serment! le Ciel l’entendit, et ne le reçut
pas. La cérémonie fut suivie d’un soupé, et à minuit nous montâmes
en voiture, après les plus tendres adieux de la mère et de la fille
qui versèrent un torrent de larmes. Le père et la mère me criaient:
Ayez soin de ma fille; que le bon Ange et la Vierge vous accompagnent!
«Quel moment fortuné! je possédais enfin celle que j’idolâtrais depuis
deux ans. Elle est à moi pour toujours, personne ne peut me la ravir!
O, ma chère Francisca, lui disais-je en la pressant dans mes bras,
aimable et tendre épouse, nouvelle moitié de moi-même! je respire à
peine, mon ame est accablée du poids de son bonheur! Dona Francisca,
émue, attendrie, ne me répondait que par des soupirs et des pleurs.
Heureuse par l’hymen et l’amour, elle regrettait ses parents, sa
maison, ses douces habitudes; sa timidité s’alarmait de sa démarche.
L’obscurité de la nuit effrayait son imagination. Par malheur un orage
se forme sur notre tête, les vents mugissent, la pluie tombe à grands
flots, les éclairs, le fracas du tonnerre épouvantent les chevaux et
le postillon qui implorait à grands cris la Madonne et tous les saints
de sa connaissance. Pour moi, indifférent à la tempête, je jouissais
de la plus belle nuit; je rassurais dona Francisca, je couvrais de
baisers ses bras, ses mains; quelquefois ma bouche s’attachait sur la
sienne, et elle me repoussait doucement. Enfin, l’orage s’appaisa à la
renaissance du jour, et le soleil, déployant sa splendeur sur un ciel
d’azur et sur la campagne rajeunie par la pluie, offrit à nos regards
un spectacle délicieux qui ramena le calme et la sérénité dans l’ame
de mon épouse. Regarde le ciel, lui disais-je, il est beau comme toi
et pur comme ton cœur; il sourit à nos vœux, à notre amour. Alors, se
jetant dans mes bras, les plus tendres caresses scellèrent notre union.

Nous nous arrêtâmes à Salvatierra, première ville du Portugal; nous y
séjournâmes pendant huit jours. Jours mémorables! heures enchanteresses
et fugitives où je savourai dans un ravissement continuel tout ce que
l’hymen et l’amour peuvent avoir de volupté et de délices! Après ce
court période de temps, nous partîmes pour Lisbonne; je quittai mon nom
et pris celui de ma femme, don Fernandès Moreno.

Pendant les premiers jours, nous parcourûmes la ville et ses environs.
C’est avec raison que les anciens l’appelaient _Elysea_; c’est un
véritable élysée, c’est le séjour du printemps dans sa beauté, dans sa
fraîcheur. Nous allions fréquemment à la place du Palais, située sur
la rive du Tage, que les Portugais appellent le roi des fleuves.[3]
Il a, dans cet endroit, plus d’une lieue de largeur, où flottent une
foule de vaisseaux à l’ancre. D’autres fois nous montions sur l’une
des sept collines qui nous offraient la magnifique perspective du
fleuve, de la mer, de la campagne, des forts et de la ville. Ma jeune
épouse qui, dans l’univers, ne connaissait que Madrid, et n’imaginait
rien au-dessus de la place Mayor et du Prado, ne pouvait se rassasier
de cet aspect magnifique. La mer, son immense étendue, frappaient son
imagination, et la fesaient frissonner, surtout lorsque cet énorme
volume d’eau était agité, ou quand elle apercevait un vaisseau se
balançant au milieu des vagues courroucées. Nous passâmes ainsi les
premiers jours dans des courses agréables, où tout ce que nous voyions
était nouveau pour nous; où des sensations vives, la communication
intime de nos ames, le bonheur d’être ensemble, ajoutaient un nouveau
charme aux beautés de l’art et de la nature. Nous revenions, après ces
exercices salutaires, dans notre humble logement, où nous fesions un
repas frugal, assaisonné par l’amour et l’appétit. Ainsi, enivrés du
présent, et très-imprévoyants de l’avenir, nous jouissions de tout
ce que la vie a de plus doux, de plus ravissant. Mais notre argent
s’écoulait et le vide qui se fesait dans ma bourse, m’avertit qu’il
fallait descendre de la sphère céleste, pour m’occuper des choses de la
terre. J’écrivis à mon père une lettre touchante pour implorer ma grâce
et ses bontés. Il ne daigna pas me répondre. Alors, pour subsister,
j’eus recours à mes petits talents. Je m’affichai peintre de portraits.
J’exerçai bientôt mon pinceau pour un chanoine de la cathédrale.
Un visage ovale et plein, des joues colorées, des yeux pers, une
physionomie de jubilation: voilà le premier portrait que j’eus à faire,
et je réussis. Mais ce qui propagea ma réputation, c’est le portrait de
la femme d’un alcade, âgée de cinquante ans. Mon pinceau indulgent lui
enleva quatre lustres de son visage. Cette adroite flatterie m’attira
quantité de femmes surannées, fort aises de rajeunir dans leurs
portraits. Pendant mon travail, ma femme brodait auprès de moi, et ses
regards animaient mon pinceau. Que nous étions heureux à côté l’un de
l’autre! Un léger nuage troubla un moment notre félicité. Un jeune
homme d’une figure agréable vint me prier de faire son portrait. Je
m’aperçus que pendant les séances il ne cessait de regarder ma femme,
de lui adresser la parole. Cette galanterie me déplut. Je me hâtai de
finir son portrait et de le renvoyer. Il me demanda la permission de
revenir nous voir. Je la refusai, alléguant que mes occupations et ma
fortune ne me permettaient pas de recevoir du monde, et je ne le revis
plus. Mais un jour en rentrant chez moi, je trouvai son chien, un
petit épagneul qui le suivait toujours. Je crus d’abord que le maître
était avec le chien. Je me trompai, je n’en parlai pas; mais deux
jours après, je revis encore ce petit animal dans ma chambre: alors
mes soupçons se fortifièrent; je pensai que ce chien n’y viendrait pas
aussi souvent si son maître n’y revenait aussi pendant mon absence.
J’abordai ma femme d’un air sombre et soucieux; elle m’en demanda la
cause avec inquiétude et attendrissement. Je lui répondis que c’était
le silence de mon père qui m’attristait. Elle le crut; je commençais
à oublier le maudit chien, lorsque pour la troisième fois je le
trouvai auprès de ma femme qui le caressait. A cette vue je pâlis,
je frémis. Dona Francisca alarmée, me demanda si j’étais malade. —
Oui; je souffre, lui dis-je avec humeur et dureté. — Ah! mon ami!
quittez ce ton sévère, s’écria-t-elle, vous allez me donner la mort:
qu’avez-vous? Ouvrez-moi voire cœur, je vous en supplie à genoux. Elle
s’agenouilla en prononçant ces mots. Je la relevai. — Vous le voulez,
lui dis-je, je parlerai. Que fait ici le chien de ce jeune homme que
j’ai peint, et qui me chagrinait par son air galant et doucereux? S’il
ne venait pas dans mon absence, le chien n’aurait pas l’habitude de la
maison.— Ah! don Fernandès, quelle injure! quelle erreur est la vôtre!
Ce chien n’est plus à ce jeune homme; il l’a troqué contre un levrier
danois, avec cette vieille dame qui loge au premier étage. Confus,
affligé, détestant ma jalousie, j’implorai mon pardon, et je l’obtins
aisément. Ce nuage dissipé, nos jours en devinrent plus doux et plus
sereins. Tous les soirs nous nous félicitions d’avoir passé une journée
agréable. L’ambition, l’avarice, le crime, disions-nous, cherchent le
bonheur au-delà de la nature; il est dans son sein, dans les douces
affections et les jouissances de l’ame. C’est alors que j’observai
que l’homme qui vivait de son talent, de son travail, lorsqu’il
ne lui manque pas, était beaucoup plus heureux que le riche oisif,
assuré de sa subsistance. Le travail a rempli agréablement sa journée,
et l’aspect de son bénéfice est pour lui chaque jour une nouvelle
jouissance. Un an s’était écoulé dans ce rêve délicieux, lorsque je
reçus une lettre de dona Catalina, qui m’annonçait la mort de mon père,
ajoutant que ma mère s’était retirée dans un couvent, et que j’étais
déshérité. La perte de ma fortune affligea vivement dona Francisca. Ce
n’est pas sur moi, disait-elle, que je pleure: la pauvreté fut toujours
mon partage; et qu’ai-je besoin de fortune auprès de mon époux? Mais
je suis la cause de la ruine. Un jour, peut-être, tu regretteras ces
richesses, ces honneurs que tu dédaignes aujourd’hui. — Ah! ma chère
Francisca, étouffe ces vains regrets; en te consacrant ma vie, j’ai
troqué une vaine opulence, un éclat frivole contre la paix et le
bonheur. Cependant, je revins à Madrid pour tâcher de sauver quelques
débris du naufrage. Je plaidai contre mon frère pendant trois ans, et
ayant obtenu de la justice quelques parcelles de biens paternels, je
vins m’établir à Tolède, où je repris mon nom. Ma femme était dans
tout l’éclat de sa beauté, et ses charmes et mon nom attirèrent chez
moi la noblesse du pays. Je donnai des fêtes et des bals où brillaient
la légèreté et les grâces de dona Francisca. Elle dansait souvent le
_fandango_ avec le comte d’Avila, jeune homme d’une figure charmante
et qui avait rapporté de Paris, où il avait passé plusieurs années, la
galanterie, l’inconséquence et l’urbanité françaises, et le goût d’un
faste noble et élégant que soutenait son opulence. Il a beaucoup de
grâces et d’agrément dans l’esprit; mais un tort très-grave le dépare
aux yeux de ses compatriotes: il est fort prévenu pour les Anglais et
les Français. L’Espagne, dit-il souvent, est arriérée de deux siècles
sur ces deux nations. Le souverain bien, pour un Espagnol, est de
dormir pendant la chaleur, de respirer le frais au retour du soir, de
prendre du chocolat, et de n’avoir aucune occupation que la dévotion
et l’amour; les Anglais et les Français jouissent de la vie autant
par leurs travaux et leur activité dans les affaires, que par leur
philosophie et le talent heureux d’embellir et de prolonger le plaisir.
Ses opinions lui ont attiré plusieurs affaires dont il s’est tiré
avec honneur. Quoi qu’il en dise, si ma nation est arriérée de deux
siècles sur les Anglais et les Français pour les arts, le commerce et
les jouissances de la vie, elle est à leur hauteur pour le courage,
et peut-être elle les surpasse en esprit et en vertus. Au reste, ses
préjugés me choquaient beaucoup moins que sa galanterie auprès de ma
femme. Souvent il laissait échapper des traits ingénieux et flatteurs
sur ses charmes; il lui baisait souvent la main, il est vrai, sous
mes yeux; mais à chaque baiser le frisson me saisissait. Cependant
averti par le passé, soutenu par le respect humain, ne pouvant vaincre
ma jalousie, je la dissimulai; mais je nourrissais une autre cause
de chagrin qui aigrissait mon caractère: mes fonds baissaient. La
vanité, l’orgueil avaient forcé ma dépense. Je sentais déjà toute
l’humiliation de la pauvreté. Ma femme me demanda souvent la cause de
ma tristesse. Je l’attribuai au déplaisir que j’avais de ne pouvoir
embellir ses jours par une fortune plus considérable; je lui disais:
Vous êtes environnée d’une noblesse brillante; leurs femmes ont des
diamants, des équipages, un nombreux domestique; et vous, l’épouse de
don Fernandès... vous allez à pied, sans éclat, sans parure, comme la
femme d’un simple bourgeois. — Mon ami, me répondait-elle, aime-moi
toujours, ton amour sera ma plus riche parure. Le bonheur est attaché à
l’union des cœurs, au charme d’une vie innocente et paisible, et non
au vain prestige d’un faste aussi triste que fatigant. — J’en conviens;
mais je porte un nom illustre: le plus beau nom a besoin de l’éclat de
la fortune: sans elle la grandeur de la naissance n’est qu’un tableau
décoloré, terni par la poussière. — Je vois que tu envies les richesses
de tes égaux, peut-être celles du comte d’Avila? — Du comte d’Avila,
m’écriai-je! non, je n’envie ni son faste, ni ses grands airs! — Tu as
raison: depuis que je fréquente cette haute noblesse, je ne vois point
briller dans leurs ménages les rayons du bonheur. Les grands seigneurs
s’aiment trop; l’orgueil, l’ambition les occupent plus que leurs
femmes; et celles-ci ont trop de loisir et de vanité pour s’attacher à
leurs époux. Ensuite, elle ajouta, en soupirant: Mon ami, un soupçon
me tourmente. — Lequel? parle avec confiance. — Je crains bien qu’un
jour tu ne m’accuses de la perte de ta fortune et de la grandeur? A
ces mots, le cœur ému, je l’embrassai tendrement et lui jurai que sa
tendresse était le plus beau présent que la fortune put me faire. — Eh
bien, dit-elle, reprends tes pinceaux, rentrons dans l’obscurité, le
grand éclat du soleil éblouit et fatigue les yeux, une lumière douce
les repose et réjouit l’ame.

Sur le penchant des coteaux qui dominent Tolède, il y a des _cigarales_
charmants,[4] où les rochers et les bois prêtent leur ombre à la noble
indigence et à l’infortune; allons-y jouir de nous-mêmes, de notre
amour et du calme de la solitude. — Oui, ce plan me séduit, et je
vais m’occuper des moyens de l’exécuter. Cet entretien calma pour un
moment les accès de ma jalousie; mais deux jours après, le comte vint
m’offrir de me prêter de l’argent, que je refusai. Cette offre réveilla
mes soupçons. Je pensai que ma femme lui avait confié notre embarras,
et que sa générosité était l’effet de son amour. Un nouvel incident
confirma mes doutes. J’étais sorti de grand matin pour aller voir les
tableaux de la cathédrale; après avoir lu l’épitaphe du tombeau du
cardinal Porto Carrero, qui fait naître de tristes réflexions sur le
néant des grandeurs humaines,[5] j’entrai dans la salle capitulaire où
sont tous les portraits des archevêques de Tolède. Je les observai avec
d’autant plus d’attention et d’intérêt que, dans cette succession de
portraits, on voit les progrès de la peinture en Espagne depuis 1085,
époque de la prise de Tolède sur les Maures.

J’étais dans cette salle depuis quelque temps, lorsque je vis entrer
mon épouse, le comte d’Avila et Éléonore de Galves, sa cousine. Ma
présence parut les étonner; mais plus surpris encore, je sentis
les frissons de la jalousie. Je m’efforçai de la dissimuler, et je
demandai à dona Francisca le motif qui l’attirait dans cette église.
Dona Éléonora et le comte sont venus me demander du chocolat, et
m’ont engagée à venir voir les reliques envoyées à cette église par
Saint Louis, roi de France. — Si j’avais été prévenu de cette partie,
j’aurais été des vôtres. Le comte me dit alors, d’un ton léger, qu’il
fallait que les femmes fissent de temps en temps quelqu’acte de
liberté pour prouver qu’elles sont libres. En France... — Eh, monsieur
le comte, m’écriai-je avec humeur, nous sommes en Espagne, et les
frivolités de la France ne séduisent que les têtes légères. J’aurais
vécu dix ans à Paris, que je n’en reprendrais pas avec moins de plaisir
la cape, la montère, les mœurs et les coutumes de ma patrie. Ma femme
ajouta que, née à Madrid, elle ne s’écarterait jamais des usages et
des modes de son pays, surtout de ceux qui resserrent les liens du
mariage. Sans doute le comte avait été offensé de l’aigreur de ma
répartie; mais je crus m’apercevoir qu’un regard de ma femme lui avait
commandé le silence. Le sacristain parut alors et nous allâmes voir
les reliques de Saint Louis.[6] Je les quittai ensuite sous prétexte
d’aller dessiner quelques tableaux; mais loin de songer à m’occuper,
j’allai me promener sur les bords du Tage, agité, dévoré de jalousie.
Eh quoi, ne peut-on aimer sans nourrir ce serpent dans son cœur! Le
doute fesait mon plus cruel supplice. Je crois que j’aurais préféré
la certitude de savoir ma femme coupable. Enfin, pour éclaircir ce
terrible problême, je combinai un plan auquel je m’arrêtai. Rentré
chez moi, j’eus la force d’affecter la sérénité d’une ame tranquille.
Le soir je dis à dona Francisca que le lendemain, j’irais passer la
matinée à la campagne, pour dessiner les ruines d’un ancien aqueduc,
ouvrage des Romains: ma femme ne soupçonna point le piége. Cependant
enveloppé d’une cape d’emprunt, un grand chapeau à bords rabattus sur
la tête, une épée cachée sous ma cape, je me tapis au coin de ma rue,
pour voir si le comte ne profiterait pas de mon absence pour venir chez
ma femme. Au bout d’une heure, je vis sortir sa camariste; je la suivis
et la vis entrer chez le comte: je compris qu’elle venait l’avertir de
mon absence. Je retournai à mon embuscade pour attendre mon rival, et
me venger s’il paraissait. Je ne me trompai point; il accourut à pied,
seul, avec un air triomphant; à cette vue, furieux, hors de moi, je
fonds sur lui l’épée à la main, en lui criant: Traître, défends-toi!
Il voulut parler: Défends-toi, lui dis-je, ou je te coupe le visage!
A ces mois outrageants, il tire son épée; je l’attaque, le presse,
et animé par la rage, je lui plonge la mienne dans le sein. Il tombe
mort ou mourant, je le recommande à deux hommes qui étaient accourus;
et moi, troublé, égaré, je sors aussitôt de Tolède, renonçant à la
perfide que j’avais tant aimée, et poursuivi par son souvenir et
l’ombre sanglante du comte. Après une course rapide, je m’arrête sur
les bords du Tage: je sonde sa profondeur, d’un œil égaré. C’est dans
ces flots, me dis-je, que doivent finir ma vie et mes tourments. Je
quitte ma cape; j’allais me précipiter. Mais la religion me cria au
fond de l’ame: arrête; il est un Dieu vengeur qui punit le suicide. Je
vis l’enfer ouvert sous mes pas, et je m’éloignai, glacé d’horreur et
d’épouvante; et après l’agitation la plus cruelle, je résolus d’aller
à Valence, m’enfermer dans une chartreuse, pour expier les égarements
d’une vie aussi coupable que malheureuse. Je marchais à grandes
journées. Quelquefois je m’arrêtais dans un lieu aride et sauvage, et
là, au pied d’un rocher, je nommais, j’appelais ma femme et je versais
un torrent de larmes. Un jour, en traversant une rue de Carthagène,
un chien poursuivi par un garçon boulanger, armé d’un bâton, vint se
réfugier auprès de moi; son regard implorait ma protection. Cet animal,
ne connaissant ni le tien ni le mien, avait dérobé un pain. J’arrêtai
la vengeance du boulanger en lui payant le vol; et je laissai le chien
dévorer sa proie tout à son aise. Quand je fus hors de la ville, je
m’aperçus qu’il me suivait. Je l’appelai, il vint à moi et me témoigna
sa reconnaissance par l’agitation de sa queue et l’expression de ses
regards. Ah! dis-je, ce chien est reconnaissant d’un léger service,
et ma femme à qui j’ai sacrifié mon état, ma fortune, les plus belles
espérances... Les pleurs me suffoquaient. Je m’assis sur une pierre et
le chien vint se coucher à mes pieds et s’endormit. Heureux animal! lui
dis-je, ni l’ambition, ni la jalousie, ni le remords, ne troublent ton
sommeil. Grand Dieu! tu traites les animaux avec plus d’indulgence que
l’homme fait à ton image! Pauvre chien, tu seras désormais ma seule
consolation et mon unique ami. Je cherchai un nom pour lui, et me
souvenant de mon vieux Virgile, je l’appelai _Acate_.

En traversant la chaîne des montagnes, je me trouvai vis-à-vis de
cet hermitage dont la porte était ouverte; j’entre. Quel spectacle!
Je vois dans un cercueil un hermite mourant; l’abstinence et la
vieillesse avaient desséché son corps; il me fit signe de lui donner
un crucifix qui était suspendu sur sa tête. Quand il le tint, il le
baisa plusieurs fois et l’appliqua sur son cœur. Il parut faire un
effort pour me parler, mais sa voix était éteinte et il expira bientôt.
J’étais indécis si j’abandonnerais ce cadavre, ou si je l’enterrerais.
J’aperçus deux pâtres et je les appelai; ils accourent; entrés dans la
caverne, ils se mettent à genoux, disent des prières pour l’hermite et
m’aident ensuite à l’ensevelir. Je plantai une croix sur ce tombeau, où
je vais souvent prier pour lui et rêver silencieusement à la rapidité,
au néant de la vie. Les pâtres m’apprirent que cet anachorète habitait
la caverne depuis vingt ans: que tous les huit jours il allait faire
la quête à Carthagène, où on lui donnait des légumes et du pain;
c’était la provision de la semaine. Il passait sa journée dans un
cercueil, lisant et relisant une vie des Saints, dont j’ai hérité, en
poussant continuellement des soupirs vers le Ciel; c’est tout ce que
l’on sait de lui; sa vie s’est écoulée dans l’ombre. Il est mort tout
aussi avancé que notre grand empereur Charles-Quint, qui a joué un
rôle si brillant sur la terre. Je passai la nuit dans cet hermitage;
et voyant qu’il appartenait au premier occupant, je m’y établis,
résolu d’embrasser la vie érémitique; je me fis appeler comme mon
prédécesseur, don Ambrosio. Je vis ici depuis quinze mois avec mon
fidèle Acate. La promenade, mes pinceaux et la lecture de la Vie des
Saints, remplissent mes journées. Peut-être elles auraient pour moi
plus de douceur, si le souvenir déchirant d’une épouse infidèle, et
le remords d’un meurtre ne me poursuivaient dans le silence de cette
solitude.»

Le poète du Toboso prit alors la parole et dit: Senor don Ambrosio, il
me semble que la jalousie a précipité votre jugement; souvenez-vous
du petit chien de Lisbonne, dont la physionomie avait troublé votre
cervelle. Il ne faut pas accuser légèrement les femmes; et dans le
doute, il vaut mieux les croire innocentes que coupables. J’ai lu que
Mahomet, le prophète, étant averti que Aiesha, sa femme chérie, avait
une intrigue avec un jeune Arabe, fit descendre du Ciel un chapitre
du Coran pour affirmer que sa femme était fidèle. Le calessero,
qui jusqu’alors avait écouté sans rien dire, s’écria qu’il avait
l’espérance que le senor don Ambrosio reconnaîtrait l’innocence de dona
Francisca, et qu’il la reprendrait. Mes pressentiments, ajouta-t-il,
ne m’ont jamais trompé. Un jour je fus arrêté par des voleurs qui
me prirent cinq piastres. Allez, leur dis-je, le Ciel vous punira.
Deux mois après, ils furent pris et massolés pour d’autres crimes.[7]
Depuis cinq ans de mariage ma femme ne m’avait donné aucun enfant; je
pressentis qu’elle deviendrait enceinte si je l’envoyais à Saragosse
prier Notre-Dame del Pilar. Mon pressentiment ne me trompa point: après
neuf mois, elle accoucha d’un beau garçon.

Le jour commençait à poindre; don Manuel dit alors: J’ai le
pressentiment que nous irons ce soir coucher à Carthagène. Un grand
saint a dit, qu’il y a deux époques dans la journée qui méritent notre
attention: le matin pour songer à son dîné, et le soir pour penser
où l’on soupera et où l’on passera la nuit.[8] Nous prîmes congé de
don Ambrosio en le remerciant de l’honnêteté de son accueil. Je lui
conseillai de renoncer à sa vie érémitique et sauvage, d’autant plus
malheureuse que la religion, qui, s’emparant de l’imagination, change
les sacrifices en jouissances, n’en était pas le principe. Quand le
cœur, me répondit-il, est déchiré par les objets de nos affections,
leur abandon, leur perfidie semblent inculper tous les hommes; nous les
enveloppons dans notre haine et dans nos ressentiments. Si un jour je
ne puis supporter le poids de cette existence que vous appelez sauvage,
j’irai me réfugier dans un monastère; mais jamais je ne rentrerai dans
la société.

Il faut convenir, me dit dans la route le poète du Toboso, que la terre
est peuplée de fous. Don Ambrosio vit en ours dans les montagnes, pour
se punir de l’infidélité de sa femme; son prédécesseur est resté vingt
ans dans cette caverne, étendu dans un cercueil, apparemment pour aller
en paradis tout couché; un autre abandonne sa femme, ses enfants, ses
douces habitudes, pour aller au Mexique, chercher des richesses, des
fatigues, et la mort. Un fanatique se condamne, dans une chartreuse, à
l’oisiveté, au jeûne, au silence, pour plaire à Dieu, comme si Dieu
avait créé les hommes pour vivre à l’instar des bêtes fauves et des
orang-outangs. Un grand seigneur, favori de la fortune, possédant des
terres, des châteaux, où il pourrait dire, comme Horace: _Hic vivo
et regno_ (ici je vis et je règne), court à Madrid ramper dans le
palais des rois, sacrifie son temps, sa liberté, son repos, pour avoir
l’honneur de baiser la main du monarque un jour de gala, de mettre
son chapeau devant lui, et de le suivre à la chasse en habit vert.[9]
Mon ami, vive un enfant d’Apollon! libre comme l’oiseau, il ne fait
sa cour qu’aux muses et à sa Corine, et ne la reçoit de personne; il
est toujours dans les régions éthérées, toujours content de lui et de
ses vers. — Cette espèce de folie est peut-être plus agréable; mais un
pays où il n’y aurait que des poètes, ressemblerait à un champ qui ne
produirait que des bluets et des coquelicots. Les cahots interrompirent
souvent cet entretien philosophique. Le chemin était âpre et
rocailleux. Don Manuel criait de temps en temps à notre phaéton:
Eh! _calessero_, ne me fais pas briser ma cervelle où réside mon
_sensorium commune_, si tu veux que je pense. Enfin la route s’adoucit;
nous descendîmes dans une plaine, au bout de laquelle s’élevait
Carthagène. Elle s’annonçait de loin entourée de hameaux, de vergers,
de métairies, de _sitios_ (maisons de campagne), et de promenades
charmantes. Je m’approchais avec plaisir de cette ville célèbre, jadis
la plus riche après Rome, et qui me rappelait le fameux Scipion qui
la prit dans un jour, et Annibal qui l’embellit, et qui partit de
là pour aller détruire Sagonte. Les lieux où les grands hommes ont
vécu donnent au souvenir un intérêt vif et touchant. L’imagination
franchit les intervalles des temps, et nous rend contemporains de
ces illustres personnages. Je voyais encore Scipion renvoyer à leurs
parents les otages que les Carthaginois avaient exigés de la nation
espagnole. J’admirois cette belle captive, dont la beauté attirait
tous les regards. Scipion demande quels sont ses parents, sa patrie;
on lui apprend qu’elle était promise en mariage au jeune prince des
Celtibériens. Alors il fait venir ce prince, et lui dit: Je vous rends
votre épouse; sa jeunesse et sa vertu ont été respectées dans mon camp,
comme dans sa maison paternelle: en la conservant dans toute sa pureté,
j’ai voulu vous faire un présent digne de vous et de moi: la seule
reconnaissance que j’exige, c’est que vous deveniez l’ami des Romains.
A ce discours, le jeune prince, pénétré de joie et d’admiration,
prit la main de Scipion, et supplia les dieux de récompenser tant de
magnanimité et de vertu. Ce général romain trouva dans Carthagène
64 bannières militaires, 276 coupes d’or, 18,300 marcs d’argent, et
quantité d’autres richesses. De cette ville, il alla combattre Annibal
devant les murs de Carthage. Les deux plus grands généraux de la terre
sont en présence: la victoire incertaine plane entre les deux camps;
elle couronna Scipion. A quoi aboutissent tant de triomphes, tant de
gloire? De retour à Rome, il est accusé, proscrit par ses concitoyens,
et il va mourir oublié dans sa petite maison de Literne! Annibal, banni
de sa patrie, poursuivi par les Romains, trahi par un roi de Bithynie,
son hôte, se voit forcé, à l’âge de soixante-cinq ans, d’avaler du
poison! Hélas!

    Tout est fumée, et tout nous fait sentir
    L’affreux néant qui va nous engloutir.

Arrivés à la _posada_ à l’heure du dîné, on nous servit une soupe
faite avec du lard rance, en nous régalant d’un proverbe espagnol:
_Non hai olla sin tocino, ni sermon sin Augustino_.[10] Cette soupe
fut relevée d’une omelette à l’huile, deux plats dignes des Caffres ou
des Hottentots. Consolez-vous, me dit don Manuel, ce soir vous aurez
un souper aussi bon que ceux que la dame Jacinte donnait au licencié
Sédillo, célébré par Gilblas. Allez voir le port; en attendant, je
ferai un peu de sieste, et préparerai ensuite les ressorts qui doivent
établir notre soupé.

Le port de Carthagène est creusé par la nature, et enfoncé dans les
terres; les vents y sont muets, le matelot y dort avec tranquillité.
_Tuta quies habitat_. Le célèbre André Doria disait qu’il ne
connaissait que trois ports sûrs et commodes: le mois de juin, de
juillet, et Carthagène. Je visitai l’arsenal, qui est immense, et
fourni de tous les agrès nécessaires pour l’équipement des vaisseaux.
La ville est assez grande, mais elle a peu de belles rues, et encore
moins d’édifices remarquables. Au bas d’une promenade, fréquentée
l’été, je vis une petite église érigée en l’honneur de saint Jacques,
patron de l’Espagne. Une bonne femme me dit que c’était là où le saint
avait débarqué, lorsqu’il vint de la Palestine pour convertir la nation.

Après une promenade assez longue, la nuit approchant, je retournai à
la _posada_, aiguillonné par l’appétit et l’espoir de la bonne chère,
promise par don Manuel. Il tint parole. Dès qu’il m aperçut: Arrivez,
me dit-il; mes entrailles crient, toute la cuisine est en mouvement
pour nous: _Cuncta festinat manus_. Dans ce moment le _posadero_
annonça à don Solano que nous étions servis. A ce nom, je regardai
fixement le poète du Toboso, qui, conservant sa gravité, me dit:
Allons nous mettre à table. Ce qui m’étonna le plus, c’est la nouvelle
physionomie de l’hôtelier qui, le matin, nous servait un méchant
potage avec un rire sardonique, et qui alors avait un air riant et
respectueux. O divine influence du génie! m’écriai-je, quand nous
fûmes tête à tête avec le cygne de la Manche; mon cher, vous avez plus
d’imagination à vous seul qu’Homère et l’Arioste ensemble. Cependant,
selon moi, ces deux poètes sont les plus féconds et les plus doués
de cette faculté; comment avez-vous fait germer la générosité dans
l’ame d’un aubergiste? pourquoi vous appelle-t-il don Solano? — Buvons
d’abord un verre de cette malvoisie de Catalogne, qui est un vrai
nectar, et fesons une libation au docteur Esculape, fils d’Apollon et
de la belle Coronis. C’est à ses doctes inspirations que je dois mon
succès; je suis encore plein de ses aphorismes! Jeune homme, écoutez
et profitez. En arrivant, j’ai appris que la femme de notre hôte était
brouillée avec la santé, et c’est sur sa maladie que j’ai appuyé mes
espérances. _Buen principio, la mitad es echo_.[11] Sachez que je suis
le petit-fils de don Solano, grand médecin de l’Andalousie.[12] Je
prévois l’heure de la fièvre; je puis annoncer à un homme qu’il l’aura
à tel jour, à telle minute. — Et vous pouvez peut-être la lui donner?
— Pourquoi pas? Si je m’empare de son imagination, je puis le guérir
ou le rendre malade au gré de mon art ou de ma baguette magique. Or,
ma sieste finie, j’ai vu le mari de la malade; et m’annonçant comme le
petit-fils de don Solano, je me suis fait rendre compte de la maladie;
et j’en ai promis la guérison au nom de mon grand-père, d’illustre
mémoire. A ce grand nom, j’ai vu la joie et la vénération sur tous les
visages. Le posadero m’a conduit aussitôt vers sa femme, en m’accablant
de compliments et de cérémonies. J’ai tâté le pouls d’un air méditatif,
comme fesait mon aïeul don Solano. Il est dur et fréquent, ai-je
dit; la fièvre a dû vous prendre ce matin à onze heures, une heure
plus tard qu’hier. Vous devez avoir des maux de tête. Mon savoir les
a étonnés; mais j’avais eu l’adresse d’interroger préalablement la
servante. Ensuite, comme la malade est jolie, j’ai visité le siége des
obstructions. Le pilore, ai-je dit, et le mésentère sont en bon état.
Cela ne sera rien, nous terrasserons, par des boissons réfrigérantes,
la fièvre qui n’est occasionnée que par une grande effervescence du
sang. Avez-vous un médecin? — Oui, le docteur _Ispalis_. — Je le
connais, c’est un habile homme qui a tué bien du monde; mais c’est
ainsi que l’on apprend son métier. Que vous a-t-il ordonné? — Une
saignée ce soir, et une médecine demain. — Gardez-vous-en bien; buvez
de la limonade et mangez des pommes cuites. Ensuite j’ai demandé à la
malade, s’il y avait long-temps qu’elle fesait lit à part avec son
mari. — Il y aura quinze jours demain. — C’est trop, beaucoup trop.
Je vous ordonne de vous réunir: la nature nous punit lorsque nous
cherchons à la combattre et à la vaincre. A cette ordonnance, j’ai vu
le sourire de la joie rayonner sur le visage de la malade; le mari a
admiré mon profond savoir et m’a offert de l’argent que j’ai noblement
refusé, en disant que je visitais les malades pour mon plaisir.
Allons, buvons au divin Esculape, le dieu des charlatans. Le vin ouvre
l’esprit, exalte l’ame. Je suis persuadé que plus d’une prophétie est
sortie du fond d’une bouteille. — M. le docteur, lui ai-je dit, prenez
garde de finir comme votre trisaïeul Ésope, et de vous faire jeter par
les fenêtres, en tâtant le pilore des femmes[13] et en traitant vos
malades avec des pommes cuites. — Malgré vos railleries, un mauvais
médecin n’est pas si dangereux qu’un certain vent d’Afrique, nommé à
Séville _el solano_. Lorsqu’il souffle, il échauffe tellement le sang
et le cœur, que les cent yeux d’Argus ne suffiraient pas pour veiller
sur la jeunesse. — Mais où est la patente qui vous permet d’exercer la
médecine? — Il n’en faut point en Espagne; tout le monde a le droit
de saigner, de purger, et d’envoyer sur le noir Cocyte qui bon lui
semble: c’est le pays de la liberté. — Oui, pour les médecins et les
moines. Dans ce moment notre hôte entra suivi d’un homme qui marchait
avec peine. Voici, dit l’aubergiste à don Solano, mon beau-frère qui
vient chercher un remède pour la goutte, qui le fait souffrir comme
un _demonio_. A ces mots, don Manuel Solano affectant une gravité
doctorale, demande au goutteux si c’est la chiragre ou la podagre
qui le tourmente. — Par Saint Jacques, M. le docteur, je n’entends
pas ces mots arabes; je sais que j’ai une belle et bonne goutte. —
Mon ami, la podagre est la goutte qui se fixe sur les pieds, et la
chiragre s’attache aux mains. — Monsieur, c’est donc la podagre que
j’ai. — C’est bon. — Pas trop. — La goutte est fille de Bachus et de
l’Amour. — _Valga me dios_, la mienne est donc bâtarde, car je bois
très-peu de vin; et à l’égard de l’amour, je suis marié depuis quinze
ans, et mon amour a été plutôt usé que mon habit de noces. — Que
faites-vous quand vous souffrez? — Je crie, j’enrage, je jure, et
parfois je bats ma femme. — C’est bien; continuez: l’exercice atténue
et divise les humeurs, cause efficiente de la goutte. Cependant, mangez
des pommes cuites, et à toutes les heures buvez un verre d’eau de
fontaine dans laquelle vous ferez infuser de la racine de patience. Si
vous suivez mon ordonnance, la goutte délogera de chez vous, ou bien
elle a le diable au corps. J’ai guéri, avec cette recette, un prieur
des cordeliers qui ne pouvait plus aller, tous les matins, boire le
chocolat chez une dame de qualité; un financier qui ne pouvait plus
rien prendre avec ses mains; un chambellan que la douleur empêchait de
rester debout dans l’antichambre du roi, et qui à présent s’y tient sur
ses deux pieds pendant toute la journée. J’ai aussi rendu l’usage de la
main droite à un cardinal qui ne pouvait plus donner de bénédictions,
ni écrire des sermons et des billets galants à une duchesse. Le
goutteux, très-persuadé de l’efficacité du remède, offrit à don Solano
une piastre gourde; mais il la refusa, en disant que c’était dégrader
la noble profession de la médecine que d’exiger un salaire, comme un
simple artisan. Apollon chez Admète, s’écria-t-il, ne fesait payer ni
ses vers, ni ses ordonnances. Cet homme se retira émerveillé du savoir
et surtout de la générosité de ce grand homme: et nous, nous allâmes
réparer nos forces et chercher le sommeil dans des lits dignes d’un
chanoine de la cathédrale de Madrid.

Le chant du coq nous avertit du lever de l’aurore; il fallut s’arracher
à la plume oiseuse. L’aubergiste nous vit partir avec regret. Il
refusait son paiement; mais moi, qui ne voulais pas vivre à ses dépens,
je l’obligeai de l’accepter. La route, au sortir de Carthagène, est
agréable pendant deux lieues; mais ensuite des montagnes, des sentiers
étroits et escarpés la rendent très-pénible. Cependant nous égayions
le chemin par le récit des prouesses du révérend père don Ésope, et
des aphorismes du docteur don Solano. Après le passage des montagnes
le beau chemin recommence, et bientôt on aperçoit de loin la ville
de Lorca, assise sur la croupe d’une montagne. Cette ville était
riche, populeuse sous la domination des Maures; mais sa splendeur
s’est éclipsée comme celle de toute l’Andalousie. Lorca n’est plus
habitée que par des laboureurs descendants des Maures, aujourd’hui
nouveaux Chrétiens; mais le baptême, au lieu de la circoncision, n’a
pas fructifié: ils n’en sont ni moins grossiers, ni moins voleurs.
C’est un assemblage d’hommes que les Espagnols appellent _Bohémiens_.
Nous nous trouvâmes dans la Venta, au milieu d’un cercle d’ânes, de
mulets, de muletiers. Au coin d’un feu alimenté par la bouse de vaches,
était un nouvelliste enfermé dans sa cape; à ses côtés un aveugle
qui, de temps en temps, fesait résonner sa guitare et chantait du nez
un air tendre et langoureux. Deux petites filles de dix à douze ans
et un petit garçon du même âge, n’ayant pour vêtement qu’une chemise
qui n’atteignait pas les genoux, allaient, venaient, fesaient cuire
une morue dans une huile dont l’âcreté irritait vivement l’odorat.
Ce tableau, réjouissant et grotesque, aurait mérité le pinceau d’un
peintre flamand. Don Manuel redevenu le chantre des Muses, s’empara de
la guitare de l’aveugle, et nous chanta une romance. L’hôtelier, sa
femme, les enfants, les muletiers, étaient dans le ravissement. L’hôte
fut si enchanté, qu’il nous régala à souper d’un morceau de cochon et
d’une bouteille de vin de la Manche. Je doute que la harpe de David,
qui calmait les fureurs de Saül, eût produit un effet si prodigieux, et
je ne suis plus étonné que la lyre d’Orphée ait ému les rochers.

Pendant que nous exploitions notre souper, le nouvelliste nous conta
que le roi d’Espagne allait faire la guerre à l’empereur de Maroc, pour
exterminer tous ces chiens de Musulmans, qui ne croient pas en Dieu,
et qui sont excommuniés par le pape. De plus, ajouta don Manuel, sa
sainteté a envoyé à sa majesté catholique, une épée et une trompette
bénites. Dès que l’épée touchera un Maure, il tombera mort; et dès
que la trompette sonnera, les murs de Maroc s’écrouleront. Ces bonnes
gens n’osaient le croire; mais don Manuel les assura que pareil cas
était arrivé plus d’une fois. Cette nouvelle fit grand plaisir à toute
la société, car la vieille haine contre les Maures, nourrie par la
superstition, vit encore dans le cœur des Espagnols. La romance de don
Manuel nous valut une petite chambre, celle de l’hôte, avec un matelas
de quatre pieds de long. A notre lever, le _posadero_ nous conseilla
d’aller voir à la cathédrale les portraits de saint Ambroise, de saint
Jérôme et de saint Augustin. Don Manuel lui répondit qu’il aurait tout
le temps de voir les originaux en paradis.

Nous partîmes au grand jour, et nous arrivâmes à Guadix par de mauvais
chemins. Cette ville est située sur une haute montagne, entourée de
promenades agréables, qui furent souvent arrosées du sang des Maures et
des Chrétiens.

De Guadix à Grenade la route devient horrible. Nous traversions des
montagnes, marchant au bord des précipices; le jour était sombre, et
les nuages nous versaient de la neige fondue. Le _calessero_ invoquait
la _Madonne_, saint Antoine, caressait et encourageait sa mule qui
tirait avec de grands efforts. Le poète du Toboso, fort mal à son
aise, disait que c’étaient les Maures ou le diable qui avaient fait ce
chemin. Les prières du _calessero_ ne purent nous sauver du naufrage.
Nous versâmes rudement auprès d’un précipice. Par bonheur un rocher qui
le bordait empêcha la voiture d’y rouler. Don Manuel, dans sa chute,
s’écria: Jésus, Vierge Marie, ayez pitié de moi! Mais, relevé, et
revenu de sa frayeur, il demanda si sa tête était encore entière: je
ne savais plus, disait-il, quand j’étais à terre, ce qu’était devenue
mon ame. Je suis bien aise, lui dis-je, de vous voir reprendre votre
gaîté et votre courage; mais convenez que vous avez eu peur, car vous
avez invoqué la Vierge et Jésus, que vous négligez hors du péril et
en pleine santé. — Ma foi, dans le doute de ce qui se passe là haut,
je ne suis pas fâché de mourir dans les règles. J’aime bien à vivre
comme Horace, Anacréon et Tibulle; mais je voudrais sortir de ce monde
par la porte du christianisme, comme les Paul et les Augustin. Eh,
maraud! cria-t-il à notre phaéton, tâche de ne pas nous envoyer chez la
belle Proserpine avant le temps fixé par la destinée. Enfin, harassés,
impatientés, nous arrivâmes, sans autre encombre, à un village éloigné
de cinq lieues de Grenade. Nous y passâmes la nuit dans un gîte, digne
repaire du muletier et de sa mule.

Le lendemain nous fûmes dédommagés des peines et de l’ennui de la
veille. Nous voyagions dans une campagne que la nature avait choisie
pour étaler son luxe et sa fécondité, où nos yeux étaient sans cesse
frappés par des objets imprévus. Sur la route un laboureur nous aborda
en nous disant: _Deo gratias_. Le plaisant don Manuel lui répondit:
_Cum Spiritu tuo_. Cet homme nous demanda une prise de tabac. Son
accoutrement était bizarre: une peau le couvrait des pieds jusqu’à
la tête; je croyais voir Robinson Crusoé: c’est le costume du paysan
andalous. Lorsqu’il nous eut quittés, je dis à don Manuel: Quel
dommage que ce beau pays ne soit pas peuplé des bergers de Théocrite et
de Virgile! — Et des naïades et des nymphes de la cour de Vénus. Mais
nous voici à Grenade.

Cette ville, partie de l’ancienne Bétique, était, sous le règne des
Maures, le paradis terrestre; elle est située au pied de la Sierra
Nevada (montagne de neige). Les Maures la bâtirent au dixième siècle.
Elle eut bientôt plus de trois lieues de circuit; mille et trente
tours furent élevées pour sa défense; de superbes vignobles paraient
les montagnes et les vallées; une prodigieuse quantité d’arbres
étalaient dans les plaines et dans les jardins, les fleurs et les
fruits. Les Maures étaient si enchantés de cette belle contrée, qu’ils
s’imaginèrent que le paradis terrestre était perpendiculairement
situé sur Grenade. On peut dire de cette ville, ce qu’Énée disait
d’Hector: _Quantum mutatus ab illo_. On lit sur la porte de la plupart
des maisons, ces mots écrits en gros caractères rouges: _Ave Maria
purissima, sine peccado concebida_.[14] Cette province est encore une
des plus fertiles de l’Espagne. On y recueille du vin, de l’huile, du
chanvre, de la cannelle, du lin, du sucre, des oranges et des amandes.
Les citronniers, les figuiers, les mûriers y surchargent la terre.
Les figues surtout y sont en telle abondance, que Jean II, roi de
Castille, ayant mis le siége devant Grenade, les Maures achetèrent la
paix par un présent de douze mulets chargés de figues, dont chacune
contenait un double ducat. Sa latitude est de 37° 30′. Le climat est un
des plus salubres et des plus tempérés du royaume. Nombre de sources
d’eau vive entretiennent la fraîcheur dans la campagne, et la couvrent
de fleurs et de verdure. Dans les montagnes on trouve des vallées
délicieuses. L’homme n’aurait plus rien à désirer dans ce nouvel
Eden, si son inquiétude, le vague de ses désirs, ne le poursuivaient
au milieu des jouissances et de la situation la plus heureuse. On
assure que les Arabes regrettent plus Grenade que toutes les autres
possessions d’Espagne; et que tous les vendredis, dans les prières du
soir, ils demandent au Ciel leur rétablissement dans cette ville; mais
les Chrétiens célèbrent cette conquête tous les ans, au 2 janvier.
Le dernier roi maure, surnommé _el chiquito_ (le petit), à cause de
la petitesse de sa taille, en quittant ce fortuné séjour, chassé par
Ferdinand, s’arrêta sur une hauteur pour voir encore une fois la
ville qu’il abandonnait, et s’écria en versant un torrent de larmes:
O seigneur! ô Dieu des batailles! Sa mère lui dit avec aigreur: O mon
fils! il vous sied bien de pleurer en femme la perte d’une couronne que
vous n’avez pu défendre en homme et en roi! Ce beau royaume contenait
alors trois millions d’habitants.

Après avoir réparé, par un long sommeil, nos forces épuisées, j’allai,
avec le poète du Toboso, visiter la cathédrale. En chemin, je lui
demandai des nouvelles de l’archevêque de Grenade, et de ses homélies,
dont Gilblas admirait l’élégance du style. Vous trouverez, me dit-il,
les homélies du prélat, avec les comédies du poète Fabrice, et les
ordonnances du docteur Sangrado. Je comptai cinq nefs dans cette
cathédrale, mais le dôme est ce qui frappe le plus. Il est soutenu
par vingt-deux colonnes d’ordre corinthien, qui portent sur leurs
architraves les statues colossales et dorées des douze apôtres. Ce
dôme a soixante pieds d’élévation, et quatre-vingts de diamètre. Deux
grands tombeaux de marbre attirèrent nos regards. C’étaient le dernier
séjour de Ferdinand et d’Isabelle. Des harpies occupent les deux coins
de ce monument. A l’opposite on y voit des figures de saints, étrange
contraste. J’en demandai l’explication à don Manuel, qui prétendit
que les harpies étaient là pour marquer la rapacité des rois, et les
saints pour empêcher que ces chiennes, filles de Jupiter et de Junon,
n’enlevassent les ossements des deux époux. Ordinairement sur la tombe
des morts célèbres on éprouve quelque émotion; pour moi, aussi froid
que le marbre qui les couvrait, je dis avec Malherbe:

    Et dans ces grands tombeaux où leurs ames hautaines
            Font encore les vaines,
            Ils sont rongés des vers.

Je fus tenté d’interroger les mânes de Ferdinand et d’Isabelle, dont
l’ambition, la politique et l’avarice agitaient l’existence. Voilà
donc, dis-je, l’abîme qui a englouti tant de vastes projets, tant
de grandeur, de travaux et d’espérances! Ferdinand était d’une
taille médiocre, avait le teint brun, les yeux noirs et vifs, et
sa physionomie respirait tonte la gravité espagnole. Naturellement
sobre, il ne mangeait que de deux mets, ne buvait que deux fois
dans ses repas. Il était grand politique; mais faux, astucieux,
dévot sans vertus, et ambitieux sans élévation dans l’ame. Sa femme
Isabelle était de petite stature; mais bien faite. Elle avait les
cheveux presque rouges, les yeux verts et pleins de feu, et le teint
olivâtre. Sa physionomie était imposante et agréable. La hauteur, la
fierté, dominaient dans son caractère. Ses talents en politique, en
administration, égalaient ceux de Ferdinand. Jalouse à l’excès, à
sa mort elle exigea de son époux le serment qu’il ne contracterait
pas de nouveaux liens. Elle mourut âgée de cinquante-quatre ans.
Les deux époux établirent l’inquisition. Quel titre de gloire et de
reconnaissance pour la postérité! Auprès de ces deux monarques on voit,
sur une tombe semblable à la leur, les effigies de Philippe-le-Bel
d’Autriche et de Jeanne sa femme. Je lus, sur une des ailes de la nef,
une ordonnance qui fulminait la plus forte excommunication contre les
indévots qui causeraient dans la chapelle avec une femme, ou seraient
dissipés et peu recueillis; mais, de peur que les foudres spirituelles
fussent insuffisantes, on condamnait les délinquants à quatre ducats
d’amende.

Au sortir de la cathédrale, nous allâmes voir ce fameux Alhambra, ce
palais magnifique, dont les jardins, enrichis par l’art et la nature,
étonnent encore l’imagination. Nous y arrivâmes par une promenade
délicieuse, où, comme dans les Champs-Élysées de Virgile, on foule des
tapis de verdure. Dans ces allées champêtres et sinueuses, on trouve ce
qui manque aux Champs-Élysées: des fontaines, des eaux jaillissantes,
qui, tombant du sommet des rochers, vont y porter la fraîcheur et
la fécondité. Une de ces fontaines fut construite sous le règne de
Charles-Quint. Elle est ornée d’aigles impériales et de bas-reliefs.
Auprès de cette source est la porte principale du château, élevée en
1238, par un roi maure, pour servir de tribunal, suivant la coutume
des Arabes et des Hébreux, qui érigeaient les tribunaux à la porte des
villes.[15] On lit sur cette porte plusieurs inscriptions arabes.
Voici la plus courte: _Louange à Dieu_. Au-dessus de l’inscription
sont une clef et une main ouverte, deux grands symboles de la religion
musulmane. Le Coran parle sans cesse de la main toute puissante de
Dieu, qui conduit les croyants dans la bonne vie, et de la clef de Dieu
qui leur ouvre les portes du monde et de la religion.[16] Nous entrâmes
dans une grande salle nommée _Comares_, d’où la vue embrasse une partie
de la ville, et les coteaux et les montagnes qui l’environnent. Elle
est chargée d’inscriptions morales et religieuses. J’en ai transcrit
quelques-unes.

  «Par le soleil, par la lune, par le jour, lorsqu’il paraît avec toute
  sa pompe, par la nuit qui le cache, par le ciel et celui qui l’a
  créé, par la terre et celui qui lui donna l’étendue, par l’ame et
  celui qui la prédestina; il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu.»

  AUTRE INSCRIPTION.

  «Ma paix est avec Dieu; c’est à lui que je suis attaché, je me suis
  mis sous sa tutelle.»

  AUTRE.

  «Il n’y a pas de véritable grandeur, sinon en Dieu, le grand et le
  justicier.»

A cette lecture, don Manuel me dit que le saint-office avait tort
de faire brûler des gens si pieux, si pénétrés de l’existence de la
divinité, qui en parlent si magnifiquement. Allez, lui dis-je, adresser
vos remontrances au grand-inquisiteur. — J’attendrai qu’il soit à
Londres ou à Paris.

De cette salle nous montâmes, par un petit escalier, dans une galerie
au fond de laquelle est une espèce de cage fermée d’une grille de
fer. C’était la prison de la reine, femme d’Abdali, dernier roi de
Grenade, accusée, par les Gomels et les Zégris, d’un commerce illicite
avec les Abencerrages, objets de leur jalousie et de leur haine. Les
accusateurs produisirent des témoins, qui attestèrent avoir vu un jour
de fête, sous un berceau de roses, Albin Hamète dans les bras de la
reine. Le crédule Abdali jura aussitôt la perte de cette puissante
famille. Les Zégris lui conseillèrent, pour assurer sa vengeance, de
les attirer dans le piége les uns après les autres. Le roi, écoutant
ce conseil, se rendit dans l’Alhambra avec un bourreau et trente
soldats de sa garde. Les Abencerrages, mandés successivement, étaient
décapités en arrivant. Il y avait dans cette cour une coupe d’albâtre,
qui fut bientôt remplie du sang et de la tête des proscrits. Déjà
trente-cinq avaient péri, et toute cette famille allait être immolée,
lorsque le page du dernier mort, entré avec son maître, eut le bonheur
de s’échapper sans être aperçu. Il court avertir les Abencerrages,
qui prennent les armes, parcourent la ville avec leurs partisans, en
criant: Vengeance! Trahison! Meure le roi, qui a fait assassiner les
Abencerrages! Le peuple, qui les aimait, se range en foule autour
d’eux; ils marchent au palais à la tête de quatorze mille hommes,
criant, répétant: Meure le roi! Abdali, désespéré de voir son crime
découvert, fait fermer les portes; mais on y met le feu. Malahusen, qui
avait été forcé d’abdiquer en faveur d’Abdali, son fils, entendant, du
château où il s’était retiré, les clameurs, les vociférations de cette
multitude, se présente pour apaiser sa furie. Elle l’entoure aussitôt,
l’élève en l’air, en criant: Voilà notre roi; nous n’en voulons pas
d’autre: vive Malahusen! Les Abencerrages lui donnent une garde, et
pénétrent avec lui dans l’Alhambra, escortés de cent soldats. Ils n’y
trouvent que la reine au milieu de ses femmes, tremblante, effrayée
d’un tumulte dont elle ignore la cause. Ils demandent le roi; on leur
répond qu’il est dans la cour des Lions: ils y volent. Cette cour était
défendue par les Gomels et les Zégris. Les conjurés en égorgèrent deux
cents; mais Abdali s’évada. Les corps des Abencerrages décapités furent
portés dans la ville étendus sur des draps noirs. Musa, frère d’Abdali,
après tant de victimes sacrifiées à leur vengeance, parvint à les
appaiser; aimé du peuple par ses belles qualités et sa vaillance, il
alla chercher son frère, réfugié dans une mosquée, et il le ramena au
château.

Pendant plusieurs jours on n’entendit que des gémissements; le deuil
couvrait toute la ville. Abdali refusa de voir la reine; ses ennemis
persistaient dans leur accusation d’adultère, et offraient de la
soutenir les armes à la main. Le roi tint un grand conseil, où la
reine fut condamnée à être brûlée vive, si, dans trente jours, quatre
guerriers ne venaient défendre sa cause, et prouver son innocence,
les armes à la main. Après cet arrêt, la reine fut renfermée dans la
tour de _Comares_. Plusieurs guerriers maures se présentèrent pour
combattre ses accusateurs; mais elle n’osa leur confier ses intérêts:
elle avait une si haute opinion des chevaliers espagnols, de leur
générosité, de leur foi et de leur vaillance, qu’elle ne voulut pas
d’autres défenseurs. Elle écrivit secrètement à don Juan Chacon,
gouverneur de Carthagène, pour le prier d’embrasser sa défense, et
d’amener avec lui, au jour fixé, trois braves chevaliers pour combattre
ses accusateurs. Don Juan Chacon répondit qu’il était trop heureux;
de combattre pour une si belle cause et une si belle reine, et qu’il
serait exact au rendez-vous avec trois compagnons d’armes. Le jour
fatal arriva, et le peuple, qui aimait la reine, était au désespoir de
ne voir paraître aucun guerrier pour sa défense. Musa et trois autres
Maures présentèrent en vain leurs épées; d’autres champions offrirent
aussi leurs services: cette princesse, ne doutant point de la foi des
chevaliers espagnols, persista dans son refus.

Alors les juges firent conduire la reine dans la grande place où était
dressé un échafaud tendu de noir. A la vue de cette reine infortunée,
parée de sa douleur et de sa beauté, toute la place retentit de cris
et de lamentations; le peuple voulait l’arracher à ses persécuteurs:
il ne fut contenu qu’avec peine. Dès que les juges furent assis,
vingt trompettes annoncèrent l’arrivée des quatre accusateurs, ils
s’avancèrent armés de pied en cap, montés sur les plus beaux chevaux
de l’Andalousie; des touffes de plumes flottaient sur leurs chapeaux;
deux épées ensanglantées étaient peintes sur leurs boucliers, avec
ces mots: _Nous les tirons pour la vérité_. Ils étaient suivis de la
foule de leurs parents et de leurs amis. Le peuple, impatient, jetait
à tout moment les yeux sur la porte du camp par où devaient entrer
les défenseurs de la reine. Personne ne parut depuis huit heures du
matin jusqu’à deux heures après midi; la princesse, pâle, tremblante,
commençait à se croire abandonnée. Quatre nouveaux champions mauresques
vinrent la supplier de les accepter pour défenseurs de son innocence;
elle promit de les agréer, si dans deux heures nul autre guerrier
ne se présentait. Dans ce moment on entendit un grand bruit: quatre
Turcs, à cheval, s’avançaient dans la place en caracolant; l’un
d’eux demanda aux juges la permission de parler à la reine: elle fut
accordée. Alors tous les quatre mirent pied à terre, et le même Turc
qui avait porté la parole, dit à haute voix à la reine, que lui et ses
compagnons, nés musulmans, étaient venus en Espagne pour combattre les
chevaliers chrétiens; mais qu’instruits des malheurs d’une si belle
princesse, ils accouraient pour punir ses ennemis, si elle daignait
agréer leurs services. Pendant ce discours, il laissa tomber sur les
genoux de la reine la lettre qu’elle avait écrite à don Juan. La reine,
reconnaissant les chevaliers espagnols qu’elle attendait, accepta
leurs offres, et les juges du camp, ayant solennellement annoncé son
choix, firent sonner la charge. Le combat fut terrible, et la victoire
long-temps incertaine; enfin les Espagnols triomphèrent. Dieu, dit un
manuscrit arabe, mit le courage dans leurs ames, et la force dans leurs
bras. Leurs adversaires reçurent la mort; le plus coupable, Mahomet
Zégri, blessé dangereusement, et affaibli par la perte de son sang,
tomba aux pieds de son vainqueur, qui, le pressant de son genoux, et
lui tenant la pointe de son épée à la gorge, le somma de confesser la
vérité, s’il voulait qu’il lui accordât la vie. Hélas! je vais mourir,
répondit Zégri, et délivrer ma patrie d’un monstre odieux. Je déclare,
en expirant, que, sans motifs que la plus noire envie, j’ai méchamment
calomnié les Abencerrages et la reine, dont aucune tache n’a jamais
souillé la vertu. J’implore d’elle mon pardon à mon dernier soupir!
Les juges vinrent recevoir sa déposition. L’innocence de la reine fut
annoncée au peuple, qui, transporté de joie, fit retentir la place des
plus vives acclamations. La reine fut reconduite en triomphe au palais.
Son époux, navré de repentir, vint se jeter à ses pieds, les baigner
de ses pleurs, en la suppliant de lui rendre son amour; mais elle fut
inflexible. Elle se retira chez un de ses parents, et ne voulut plus
avoir aucune relation avec son faible et cruel époux. Les chevaliers
s’éloignèrent à l’instant de Grenade, sans avoir été reconnus que
de la reine; et bientôt après les amis nombreux des Abencerrages
abandonnèrent la ville, et leur émigration priva le roi de puissants
secours pour défendre sa couronne. La prise de Grenade, le 2 janvier
1492, suivit bientôt cet événement.

Cette cour des Lions, théâtre du carnage, est d’une grande beauté.
Elle est pavée de marbre blanc, soutenue de soixante colonnes fort
élégantes, environnée de bassins de marbre blanc, d’où tombent des
cascades qui s’élancent en jets d’eau. Mais le plus bel ornement, d’où
dérive son nom, est une coupe d’albâtre d’une seule pièce, de six
pieds de diamètre, ornée d’arabesques, et supportée par douze lions.
On y voit une inscription en quatre-vingts vers, sans doute digne de
mémoire, mais je n’ai pas eu le temps d’en charger la mienne.

Dans la salle des Abencerrages, ainsi nommée parce qu’elle fut le lieu
de leur supplice, nous rencontrâmes le curé, dont le logement est
contigu à cette salle. C’était un beau vieillard, d’une physionomie
pleine de candeur et de béatitude, âgé de vingt lustres moins trois
ans, n’ayant d’autre infirmité que la perte de ses dents, et l’oreille
un peu dure; d’ailleurs encore agile, et ferme sur ses jambes. Je lui
demandai quel était son régime pour conserver une si bonne sauté. — Je
n’ai ni crainte ni remords; j’ai mis ma confiance en Dieu; je remplis
exactement tous mes devoirs; je rends service à mon prochain autant
que je le puis; je dis tous les jours la messe à huit heures du matin;
et après un déjeûné sobre, je fais une longue promenade; et depuis
trente ans je ne vis que d’ail, de tomates, de morue et d’oignons:
j’attends la mort sans effroi, et je l’envisage comme un asile où va
se reposer l’homme de bien. Le poète du Toboso, ravi de la saine et
douce philosophie de ce bon prêtre, lui dit: Si vous fesiez des vers
et l’amour, je voudrais vous ressembler. Ce pasteur nous assura que,
pendant des siècles, le sang des Abencerrages avait coloré la coupe
d’albâtre, et qu’il n’était effacé que depuis peu de temps. Mais un
plus grand prodige, ajouta-t-il, est celui qui s’opérait dans mon
presbytère, dont trois de mes prédécesseurs ont été les témoins. Le
premier des trois voyait toutes les nuits des morts très-gais qui
dansaient dans sa chambre, et cherchaient à lui jouer quelque bon
tour. Le second curé, couché sur un matelas dans cette même chambre,
vit entrer une procession de moines franciscains, tous un cierge à
la main, qui, après l’avoir salué poliment, se rangèrent le long des
murs, et puis l’un après l’autre sautèrent à pieds joints par-dessus
lui, et s’en retournèrent processionnellement comme ils étaient venus.
Quoi, dis-je au curé, vous n’avez pas reçu cette visite? — Non, car
tous les jours, avant de me coucher, j’arrose ma chambre et mon lit
d’eau bénite; mais j’ai souvent entendu, dans la cour des Lions, une
confusion de voix et de clameurs: je pense que ce sont les ames des
Abencerrages décapités qui viennent se plaindre de leur supplice.
Je compris à ce discours que la crédulité et la simplicité de ce
centenaire avaient autant contribué à sa longévité et à la vigueur
de sa constitution, que sa sobriété et ses longues promenades. En le
quittant, nous nous recommandâmes à ses prières. Nous ne pûmes voir la
salle des Nymphes, où sont deux statues de marbre blanc, toutes nues,
et très-belles; l’archevêque de Grenade en avait emporté la clef,
craignant que la nudité et la _morbidezza_ (la mollesse) de ces deux
figures, ne fissent des impressions trop vives sur la jeunesse déjà
trop susceptible.

De l’Alhambra nous montâmes au Généraliffe. Ce mot signifie, en arabe,
palais de la danse, du plaisir et de l’amour. C’était la résidence des
sultans dans les mois d’avril et de mai. On y arrive par une montagne
fort élevée, où les eaux vous environnent de toute part. Elles courent
en torrent, vont former des cascades dans les cours, les jardins, les
salles du palais. Les jardins sont en amphithéâtre, et les mêmes arbres
prêtent encore aux Chrétiens les ombrages dont les Maures avaient joui
autrefois. Nous nous assîmes sous deux antiques cyprès, nommés _les
cyprès de la Sultane_, parce que les Gomel affirmaient que c’était sous
ces arbres que la reine donnait ses rendez-vous à un Abencerrage. Ah!
s’écria don Manuel, l’arbre du deuil, le beau et malheureux Cyparisse,
couvrait de son ombre les mystères de l’amour! Heureux enfant
d’Ismaël,[17] vous saviez jouir de la vie! mais vous avez disparu! Et
toi, Grenade, ville superbe, reine du monde, tu n’es plus aujourd’hui
qu’une beauté négligée et flétrie! Je lui dis qu’elle avait encore de
beaux restes, qui méritaient nos regards. En effet, sur les hauteurs
de l’Alhambra, vers la fin de décembre, nous jouissions des charmes du
printemps. Un grand concours de monde, assis sur le gazon, s’y livrait
à la joie et au repos. Nous voyions circuler les marchands de liqueurs,
de gâteaux et d’autres friandises, et des femmes charmantes achevaient
d’embellir ce lieu de délices.

Grenade a douze portes; elle est assise moitié sur les montagnes,
moitié dans la plaine, et divisée en quatre quartiers. La noblesse,
les négociants habitent celui qu’on appelle Grenade. Les maisons en
sont belles; chacune a sa fontaine et son jardin. Les principales rues
sont voûtées, à cause des canaux qui conduisent l’eau dans les maisons:
voilà pourquoi il est défendu aux carrosses d’y passer. On compte
dans la ville, ou dans ses environs, jusqu’à dix mille fontaines. Sa
population est de cinquante mille habitants, dont presque les deux
tiers sont gens inutiles et désœuvrés, tels que gens de loi, moines
et mendiants. Pour achever cette agréable journée, nous allâmes le
soir à la comédie. La salle est d’une construction bizarre; les hommes
occupent le rez-de-chaussée, et les femmes sont placées en haut, dans
des galeries assez maussades. Nous ne pûmes rien entendre; la voix des
acteurs était couverte par le bruit des briquets que les spectateurs
battaient tour à tour pour allumer leurs pipes: c’était un feu roulant.
Le dénouement de la pièce fut amené par un capucin monté sur un âne;
après maintes grimaces et bouffonneries, il réunit les acteurs et les
actrices deux à deux, et leur donna la bénédiction nuptiale.

Je dois citer une inscription qui honore la piété et l’humanité de
ces Arabes dont les Espagnols abhorraient le culte, et qui pourtant
adoraient le même Dieu: elle se trouve au-dessus de la porte de la
maison d’un particulier, qui jadis fut un hôpital:

  «Louange à Dieu! Cet hôpital, asile de miséricorde, fut construit
  pour les pauvres malades Maures. Il est là pour servir de monument à
  la foi et à la a charité de son fondateur, et il sera sa récompense,
  a lorsque Dieu héritera de la terre et de tout ce qui est a en elle.
  Ce fondateur est le grand, le renommé, le a vertueux Abi-Abdallad
  Mahomad; qu’il prospère en Dieu, ce roi zélé, ce bienfaiteur de son
  peuple! que a Dieu soit toujours avec Mahomet et ses adhérens!»

Voici une autre inscription arabe que nous trouvâmes sur la porte d’un
couvent de franciscains, bâti sur une ancienne mosquée:

  «Il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu; que ces paroles soient sur ta
  bouche comme dans ton cœur! Dieu, à la sollicitation de son envoyé,
  abrégea le nombre des prières; ne songe pas à les diminuer.»[18]

Je voulais partir le lendemain; mais don Manuel me demanda encore
vingt-quatre heures pour reconnaître les dehors charmants de la ville.
On voit bien, lui dis-je, que dona Clara n’est pas à Cordoue; vous
seriez plus attiré par ses charmes que par ceux de Grenade: mais moi,
la belle Séraphine, l’hymen et l’amour m’y attendent. — Mon cher,
croyez-moi, calmez votre impatience; les fruits que l’on cueille dans
l’été et l’automne ne valent pas les espérances du printemps. Au
reste un seul jour nous suffira pour voir les naïades de la ville et
de la campagne. Je voudrais y trouver les deux fontaines dont parle
l’Arioste, l’une qui inspire l’amour et l’autre qui l’éteint. — Et de
laquelle boirait votre seigneurie? — De la première, quand l’amour me
rirait; et de l’autre, quand il me porterait trop à la tête. Cependant,
pour vous engager a m’accorder cette journée, je vous promets un bon
dîné chez les hyéronimites, qui ont un beau couvent que leur a fait
bâtir le grand capitaine Gonsalves de Cordoue. — Vous connaissez
donc un de ces Cénobites? — Oui, le révérend père gardien: c’est une
connaissance nouvelle, d’hier seulement. — Et où l’avez-vous vu? —
Nulle part, et lui-même n’a jamais entendu parler de moi; cependant,
demain, je serai au nombre de ses amis, et il nous donnera un bon
dîné, ce qui est une preuve irréfragable d’amitié. Il se nomme le père
Polycarpe; c’est un véritable élu; il n’a ni l’éloquence ni l’ambition
de saint Bernard, ni les visions de saint Jérôme, ni les ardeurs de
saint Augustin; mais il a le zèle, la simplicité de saint Polycarpe
son patron. Il a un frère à Barcelone, nommé don Pacome, qui porte
l’uniforme des cordeliers. — Vous connaissez sans doute ce frère? — Pas
plus que saint Polycarpe et saint Pacome; mais j’ai su hier soir qu’il
est au nombre des moines et des animaux vivants; et dès que j’ai connu
son existence et sa profession, je me suis lié d’amitié avec lui. J’ai
appris qu’il aime beaucoup le café et la Malvoisie de Catalogne; qu’il
a une très-belle voix de chapitre; et que don Polycarpe, son frère,
compose des homélies dans le goût de feu l’archevêque de Grenade. —
Comment savez-vous tout cela? avez-vous eu une révélation? — Oui, notre
_posadero_ est l’ange qui m’a tout révélé. C’est un homme essentiel;
il a la mémoire d’un botaniste ou d’un nomenclateur romain, et la
curiosité et le parlage d’une sœur ursuline. Mais pour finir, demain je
vous donne à dîner à onze heures chez don Polycarpe. Aux petits des
oiseaux, Dieu donne la pâture. — Mais souvent il la refuse aux hommes.

Le lendemain, après avoir joui d’une matinée éclairée d’un beau
soleil d’automne, et parcouru les environs de la ville, nous nous
rendîmes au monastère des hyéronimites. Je me prêtais avec peine aux
tours, aux plaisanteries du poète du Toboso; mais il était si gai, si
pressant, si séduisant, qu’il m’entraînait malgré moi. Nous demandâmes
don Polycarpe; un petit frère nous conduisit à sa cellule. Nous le
trouvâmes occupé à l’éducation d’un perroquet, auquel il apprenait à
prononcer _ave Maria purissima, Deo gratias_. Dès qu’il nous aperçut,
il quitta son élève, nous salua et nous demanda le motif de notre
visite. Le fils d’Apollon lui dit, d’un air modeste et mesuré, que son
frère don Pacome l’avait chargé de le voir en passant par Grenade, pour
lui donner de ses nouvelles, et lui demander des siennes et de ses
homélies. — Quant à ma santé, grâces à Dieu, elle est bonne; et pour
mes homélies, j’en suis assez content. Vous venez donc de Barcelone?
pourquoi ne m’a-t-il pas écrit? — Il avait une légère indisposition,
causée, je crois, par l’usage immodéré du café. — Je le reconnais là:
il n’est pas de lettre où je ne lui recommande d’y renoncer, ou d’en
prendre rarement; mais je ne suis pas plus écouté que jadis le prophète
Isaïe dans Jérusalem. Il prétend que le café ouvre l’esprit, en donne
même au besoin. Chimère: est-ce que j’en prends pour composer mes
homélies? — Votre réflexion est juste. — Il ajoute, pour se justifier,
que les plus grands saints ont eu leurs faiblesses; que saint François
de Salles aimait les fleurs; saint François Xavier, les voyages; sainte
Catherine, les visions; sainte Thérèse, les romans; saint François
d’Assise, les bêtes; et moi, dit-il en riant, j’aime le café. Mon
frère fait de bonnes homélies, et moi de bon café. — Il nous a fait
espérer que vous voudriez bien nous faire goûter quelques-unes de vos
spirituelles productions. — Je ne ressemble pas au mauvais riche,
je donne volontiers les fruits de mon jardin. Mais vous entendez la
cloche qui nous appelle au réfectoire; dînez tous les deux avec nous. A
quatre heures, je dois débiter une de mes homélies dans notre église;
j’aurai une assemblée nombreuse de femmes et d’enfants. Je parlerai
aujourd’hui de saint Polycarpe, mon patron, qui est resté quinze années
sans se coucher, et qui s’asseyait sur une pierre, sans s’appuyer,
lorsqu’il était vaincu par le sommeil. Ce grand saint, répondit don
Manuel, mérite d’avoir un lit de plume en paradis. Il lui parla ensuite
de la voix sonore et brillante de don Pacome. Vous savez, lui dit-il,
que l’on court en foule à l’église pour l’entendre officier? — Il me
mandait, dans sa dernière lettre, que sa voix était un peu baissée. —
Il a eu un léger enrouement, mais de peu de durée. Aujourd’hui, quand
il chante au chœur, il fait encore trembler les vitres. — J’aurais
besoin du charme de sa voix, et de la vigueur de sa poitrine pour
soutenir mes homélies: phrase qu’il prononçait d’un ton modeste; mais
cette modestie extérieure n’étouffait pas l’amour-propre de l’écrivain.

Nous descendîmes au réfectoire, occupé déjà par une vingtaine de moines
qui nous accueillirent avec jubilation, présentés par le père gardien
comme des amis de son frère, don Pacome. Nous dînâmes sur une table
à part avec le père gardien; la chère fut assez bonne; le vin encore
meilleur. On nous servit au dessert une assiette de glands dont le goût
est plus agréable que celui de la noisette. Nous ne connaissons pas en
France bette espèce de glands; c’est apparemment celle que portait,
dans l’âge d’or, l’arbre de Jupiter, et qui nourrissait les hommes de
ce siècle fortuné,

    Où, sous un chêne, on soupait galamment
    Avec de l’eau, du millet et du gland.[19]

Nous bûmes à la santé de don Pacome et des cordeliers, et don Manuel et
moi, à la santé de don Polycarpe, de Saint Jérôme et des hyéronimites.
Le père gardien nous entretint de l’Alhambra, de la conversion des
Maures et du cardinal Ximenès qui, après la prise de Grenade, en avait
fait baptiser cinquante mille. Ce pieux cardinal, continua-t-il, voulut
forcer tous les habitants du quartier nommé l’_Alberjacin_, d’embrasser
notre sainte religion. Ils se soulevèrent; mais ils furent bientôt
réprimés et condamnés comme criminels de lèze-majesté. Le cardinal,
sensible et miséricordieux, et qui voulait conquérir des ames à Dieu,
fit proposer aux rebelles la mort ou le baptême. Dieu toucha leurs
cœurs, et tous acceptèrent le baptême.[20] Un jour, le saint cardinal,
après avoir gagné les imans et les docteurs mahométans, se fit apporter
tous les Corans et tous les livres arabes, quelque sujet qu’ils
traitassent, et les fit brûler publiquement, sans épargner, malgré
les plus pressantes prières, les reliures enrichies d’or et d’argent.
Quelques livres de médecine échappèrent seuls à cette proscription.[21]
— Certain Omar, dis-je alors, jadis en fit autant en Égypte. J’ai ouï
dire que cette éminence était sujette à des accès d’une mélancolie si
noire, qu’il était insupportable aux autres et à lui-même. — Je ne
sais, reprit don Polycarpe, mais nous aurions besoin d’un autre Ximenès
qui condamnât aux flammes ces romances, ces comédies, ces séguidilles
et tous ces méchants vers qui innondent et corrompent l’Espagne.
— Vous avez bien raison, dit don Manuel; vos homéliés suffiraient
pour éclairer et sanctifier le monde. — Sont-elles un peu connues à
Barcelone? demanda le père. — Sans doute; elles y sont encore plus
goûtées que le café. Ce joli trait de flatterie fît sourire le bon
père, et nous valut encore une bouteille de Malaga.

D’abord, après dîné, don Polycarpe nous mena à l’église pour nous
faire voir le tombeau de Gonsalves de Cordoue, sur lequel était une
inscription latine, dont voici la traduction:

  «Ici repose Gonsalves Fernand de Cordoue, le plus grand capitaine de
  l’Espagne, et la terreur des Français et des Turcs».

Je m’avisai de demander à don Polycarpe s’il croyait que ce grand
capitaine fût en paradis? — _Per Christo_, s’écria-t-il, qui pourrait
en douter? Il a battu les Turcs et fondé ce monastère. Il prit alors
congé de nous pour aller faire un peu de sieste, en attendant l’heure
de l’homélie, nous priant de ne pas y manquer. Mais, dit-il à don
Manuel, donnez-moi votre nom, afin que je parle de vous à mon frère,
et que je le remercie de m’avoir procuré votre connaissance. — Je
m’appelle don Estevan, y Francisco, y Antonio Caracalla. Le gardien
écrivit ce nom sur ses tablettes. Lorsqu’il fut parti, je restai
quelque temps rêveur devant la tombe de Gonsalves. — A quoi rêvez-vous?
me demanda don Manuel. — Je cherche une inscription pour ce tombeau;
au lieu de celle que nous y lisons, je voudrais y graver la maxime
favorite de ce fameux personnage,

    La toile de l’honneur doit être grossièrement tissue.[22]

Je n’éprouvai pas, auprès de ce tombeau, la plus légère émotion;
j’aurais gémi sur celui de Cicéron, de Virgile, de Christophe Colomb;
j’arroserais de mes larmes la tombe de Louis XII et de notre Henri IV;
mais celles de Ferdinand, d’Isabelle et de Gonsalves, ne m’inspiraient
aucun intérêt. C’est que le génie, les talents, dépouillés du charme
de la vertu et de l’humanité, attristent, révoltent le cœur loin de
l’intéresser et de l’émouvoir.[23]

Eh bien! me dit le poète de la Manche, êtes-vous content de don
Polycarpe, de don Antonio Caracalla? — Oui, j’en suis très-satisfait.
Votre beau génie aurait inventé le cheval de Troye y si vous aviez été
dans l’armée des Grecs. Reviendrez-vous entendre l’homélie de ce grand
prédicateur? — Qui? moi? me répondit-il, agité comme la Pythie sur son
trépied,

    Non, vous verrez plutôt l’avare, an fond de l’ame,
    Préférer à l’argent les vertus et l’honneur:
    Vous verrez bien plutôt un époux et sa femme,
    Brûler, après dix ans, d’une constante flamme;
    Un poète modeste, un grand, plein de candeur,
    Une belle, à trente ans, nous avouer son âge,
    Que vous ne me verrez, de ce vieux sermonneur,
    Revenir écouter le pieux radotage.

Nous sortîmes enfin de Grenade; le premier regard de l’aurore nous
vit en chemin pour nous rendre à Cordoue, où tendaient tous mes vœux,
où la fidèle Séraphine devait me faire oublier les peines du voyage,
m’enivrer des délices de l’amour. Nous traversâmes la plaine de la Vega
(verger), qui a huit lieues de large et vingt-sept de circonférence.
Elle est environnée de montagnes, de collines couvertes d’oliviers, de
mûriers, de vignes et de citronniers, arrosée de plusieurs rivières
et de quantité de ruisseaux qui serpentent sur des prés toujours
fleuris. La nature y répand avec profusion ses richesses et tout son
luxe, et cependant cette plaine délicieuse est le lieu de la terre où
le sang humain a coulé avec le plus d’abondance, dans la longue lutte
des Maures et des Chrétiens. Le fameux Rodrigue, roi d’Espagne, qui
avait déshonoré la fille du comte Julien, y livra aux Maures la plus
terrible des batailles: elle dura huit jours, d’un mercredi à l’autre;
la nuit séparait les combattants, et la mêlée recommençait au lever du
soleil. Rodrigue combattit en héros, il disparut et l’on n’a jamais su
sa destinée. Au souvenir de tant de sang et de carnage, au milieu de ce
verger si riant et créé pour les jouissances de l’homme, j’éprouvais un
sentiment de tristesse; mon imagination voyait des torrents de sang,
des membres épars et sanglants, des cadavres infects qui couvraient
ces riches tapis de verdure et de fleurs. Et ce qui m’affligeait le
plus, c’est que ce tableau m’inspirait de l’aversion et du mépris pour
l’espèce humaine.

On compte vingt-deux lieues de Grenade à Cordoue: nous dînâmes à
Alcala la Réal; notre calessero nous proposa d’apprêter notre dîné, en
nous disant: _Pereza llave de probreza_.[24] Cet homme, âgé d’environ
trente ans, avait un air robuste, des sourcils épais qui ombrageaient
deux petits yeux pétillants, une barbe noire et touffue, un front
vaste et proéminent, de larges épaules et une physionomie pleine de
mouvement. Tout annonçait un tempérament ardent et une ame vigoureuse.
Pendant toute la matinée, il avait marché à côté de sa mule, l’air
sombre et réfléchi, sans prononcer une parole. En préparant pour nous
du mouton grillé, il apprêtait pour lui une soupe de pain assaisonnée
avec de l’huile et trente gousses d’ail. Comment, lui dis-je, vous
comptez vider cette vaste marmite? — Par saint François, le fondateur
des franciscains et mon patron, je la digérerai aussi facilement que
le prophète Mahomet digérait son dîné, quoiqu’il mangeât pour trois
personnes, et que sa digestion se fît dans trois heures. Voilà une
grande faveur du Ciel, lui dit don Manuel, surtout lorsqu’il donne
les moyens d’acheter des livres. Mais, senor Francisco, vous êtes
bien savant; comment connaissez-vous le grand prophète des croyants?
— _Debaxo de mala capa, suele aver buen vivido_,[25] répondit le docte
muletier. Mais le dîné est prêt, dînons; nous avons du chemin à faire.
Ce repas fut aussi vite expédié que la messe d’un aumônier de château,
et nous remontâmes en voiture. En gravissant par un chemin pénible et
rocailleux, nous mîmes pied à terre pour être moins secoués et faire
jaser ce Francisco qui paraissait avoir de l’esprit et une certaine
éducation. Il nous dit, en nous entendant pester contre le chemin: _Non
si conosce il bene, si prima non si prova il male_.[26] Francisco, lui
dis-je, convenez-en franchement, vous n’avez pas toujours mené la mule
et endossé le sarrau? — Non, par saint Jacques! tel que vous me voyez,
j’ai porté le froc et la barbe de capucin. — Vous, capucin? — Oui,
j’ai vécu quinze ans dans une capucinière, et neuf mois dans une fosse
qu’ils nomment _in pace_, où ces boucs me firent jeter. — Il est donc
vrai que cet horrible supplice existe dans les couvents? — Oui; j’en
frémis encore de rage, et je me cache sous cet habit pour me venger de
tous les capucins que je rencontrerai. _Cada hormiga tiene su ira_.[27]
— Veuillez nous donner quelques détails sur cet horrible supplice.
Alors Francisco, après avoir donné un coup de fouet à sa mule et
l’avoir exhortée dans son langage à doubler le pas, commença ainsi
sa narration: L’_in pace_ est une fosse creusée en terre à quarante
pieds de profondeur, sur trois ou quatre de largeur; c’est l’antre des
taupes, inaccessible au jour, où l’on ne respire qu’un air humide et
pernicieux.[28] Avant de m’y descendre, ou me fit comparaître devant le
chapitre des longues barbes. Je m’assis sur une sellette, et l’on me
lut ma sentence. Je ne sourcillai pas; je jetai seulement sur mes juges
un œil de mépris et d’indignation. Après cette lecture, on me mena en
procession, la croix me précédait; chaque capucin, tenant un cierge,
psalmodiait le _Libera_. Ensuite, après m’avoir aspergé d’eau bénite,
on me descendit dans cet abîme infernal, où l’eau et un pain grossier
étaient ma seule nourriture. — O fortune! ô vanité des vanités!
s’écria don Manuel, un capucin devenir muletier! Ainsi Denis le jeune
fut maître d’école à Corinthe; ainsi Persée, roi de Macédoine, fut
promené en esclave dans Rome devant le char de son vainqueur. — Ainsi,
ajoutai-je en riant, Cléopâtre et Marc-Antoine à Alexandrie, Pompée sur
son rivage, Marius à Minturnes, éprouvèrent les caprices de la fortune.
— Oui, vous avez raison, et cela est si commun, que ce n’est pas la
peine d’en parler. — Je vivais, continua Francisco, dans la rage et le
désespoir, implorant la mort à grands cris. Vingt fois j’ai voulu me
briser la tête contre le mur; mais la religion, la peur de l’enfer et
l’espoir de la vengeance me retenaient. Je n’étais plus qu’une momie,
une ombre, lorsque la discorde vint souffler son venin dans l’ame de
ces bipèdes enfroqués. Il s’agissait de nommer un supérieur: de-là les
cabales, l’ambition, les injures, la haine; les partis en vinrent aux
mains, armés de bâtons, de chaises et de bréviaires qui volaient à la
tête des uns, des autres. Pendant ce combat, un jeune moine de mes
amis, vint m’ouvrir mon cachot. Hélas! ma vie était épuisée, mes yeux
ne pouvaient supporter la lumière, et mon libérateur était obligé de
me traîner. A cent pas de la maison, je m’évanouis; heureusement nous
étions près d’un ruisseau: le jeune moine m’en baigna le visage, et
sa fraîcheur me rendit à la vie. Enfin, nous parvînmes à la chaumière
d’un paysan charitable, qui me cacha dans son grenier pendant trois
semaines. Une nourriture abondante et saine rétablit bientôt mes
forces, et l’ardeur de la vengeance donna à mon ame une nouvelle
énergie. Malheur aux capucins que je rencontrerai! J’en demande pardon
à Dieu et à la Madonne: mais je suis Espagnol et moine, et, dussé-je
périr, je les assommerai ou les couperai comme des chevaux entiers! Cet
homme pensait comme la Cléopâtre de Corneille:

    Tombe sur moi le Ciel, pourvu que je me venge!

Nous lui demandâmes s’il pouvait nous confier la cause de la haine
et du crime de ses confrères. — Vous paraissez des gens d’esprit
incapables de me trahir, et la sérénité de votre physionomie inspire
la confiance. Mes parents étaient pauvres et très-pieux. J’avais à
peine atteint ma septième année, que je fus dévoué à saint François et
revêtu d’un petit habit de capucin. A quinze ans, j’entrai dans cet
ordre; j’étais doué d’une excellente constitution et d’un tempérament
monacal qui se développait et s’irritait avec l’âge. Troublé, agité de
mes nouveaux besoins, je les combattis avec courage et opiniâtreté.
La religion, sans réprimer mes sens, jetait l’effroi dans mon ame. Je
souffrais, ma tête s’égarait; si je rencontrais une jeune femme, elle
me paraissait environnée d’étincelles. Je frémissais, je rugissais;
la nuit, les songes épouvantaient ma conscience. Je me levais alors,
me jetais au pied de la croix, et demandais pardon à Dieu du crime de
la nature. J’eus des accès violents de frénésie. On me lia, et deux
saignées copieuses calmèrent mes sens et rétablirent ma raison. Les
pères me disaient que c’était le démon qui s’était emparé de moi, et
que leurs prières l’avaient chassé de mon corps; mais ce démon revint
bientôt avec la santé. Enfin, me promenant un jour à quelque distance
du couvent, j’aperçus une jeune fille, assise devant sa chaumière; elle
se leva et vint me baiser la main. Mille étincelles sortirent de ses
yeux ou des miens; éperdu, hors de moi, je la serrai dans mes bras et
mes lèvres pressèrent les siennes. Je ne vis, je n’entendis plus rien;
mon ame s’évanouit. La jeune fille apercevant sa mère, m’en avertit
et s’éloigna. Je me retirai poursuivi de l’image de la belle Antonia,
et enflammé du baiser brûlant que j’avais savouré. Plus de repos, mon
sang coulait à flots précipités et bouillonnait dans mes veines. Dans
le silence de la nuit, je brûlais, je soupirais, je poussais des cris
de fureur. Quelquefois j’étais près de succomber; mais la religion,
armée de ses vengeances, m’arrêtait sur le bord de l’abîme. Quelquefois
cependant je me disais: Les patriarches, ces élus du Seigneur, avaient
des femmes, des concubines; Abraham reçut Agar dans son lit; Rachel et
Lia, femmes de Jacob, lui amenèrent deux servantes. Les gens du monde
ont des épouses, des maîtresses et le paradis sur la terre, et moi mon
partage est l’enfer dans l’un et dans l’autre monde.

Je restai trois jours dans cet état convulsif, consumé comme un tison
ardent de mes propres feux. Le quatrième jour je sortis de grand
matin, entraîné malgré moi, ignorant où j’allais, tremblant de tous
mes membres. Je me trouvai, sans le savoir, à la porte de la jeune
Antonia. Elle était avec sa mère, qui me reçut avec le respect dû à
la barbe et à la robe d’un capucin; mais le sourire de la fille me
toucha plus que la vénération de la mère, qui sortit heureusement pour
aller puiser de l’eau. Je demandais à Antonia si je pourrais la voir
en particulier. Oui, me dit-elle; je vais porter des fromages à la
ville, je passerai par le petit bois, et vous pouvez m’y attendre. Sur
cet avis, je pris congé de la mère, et je courus au rendez-vous. Il
était un peu écarté du chemin; ce bois était au pied d’une colline, une
ombre épaisse et solitaire en fesait l’asile du mystère et du plaisir.
J’attendis Antonia en me promenant à grands pas, dans une agitation,
dans une lutte cruelle entre la crainte, le remords et le cri de la
nature. Elle parut; l’étincelle qui met le feu au canon ne produit pas
une explosion plus rapide que celle que j’éprouvai à l’aspect de cette
nouvelle Ruth. L’ivresse, le délire, suspendirent toutes les facultés
de mon ame; je m’égarai dans un ravissement extatique. Depuis ce jour
mon existence fut changée: j’habitai un monde nouveau; le calme, la
sérénité, rentrèrent dans mon ame; mon sommeil devint plus tranquille;
la nature s’embellit à mes yeux; mes affections furent plus douces;
j’aimais tous les hommes, je chérissais la vie dont le fardeau m’avait
accablé; j’eus plus d’amour pour l’Être-Suprême; mon cœur satisfait,
au lieu de prières, de vœux sombres et fanatiques, lui offrait l’hymne
de la reconnaissance: j’étais heureux, mais je cueillais des fleurs
sur un volcan. Le père gardien, rusé scélérat, suspectant le motif
de mes fréquentes promenades, fit suivre mes pas; on découvrit le
fortuné trésor que renfermait une pauvre cabane: ce vieux Sycophante
résolut de me l’enlever, ou du moins de le partager avec moi. Il
m’envoya avec un compagnon, sous un mauvais prétexte, à Ossuna, où
nous avons un couvent. Le supérieur de cette communauté me retint
quinze jours; et, n’ayant nul motif de me garder plus long-temps, il
m’accorda mon retour, que je ne cessais de solliciter. Rentré dans
ma capucinière, je me hâtai d’aller revoir ma chère Antonia; elle
m’apprit les fréquentes visites du gardien, ses projets de séduction,
son cynisme, ses promesses, ses offres pécuniaires pour ébranler sa
fidélité. Ma mère, me dit-elle, le reçoit avec vénération; elle croit
recevoir dans sa maison un envoyé du Ciel, un saint Vincent, un saint
Antoine. Je lui demandai à quelle heure il venait ordinairement chez
elle; c’était l’après-dînée. Eh bien, lui dis-je, la première fois
qu’il viendra, retenez-le jusqu’à la nuit: elle me le promit. D’après
cette instruction, je guettai mon renard; et le jour que je le vis
partir pour la chaumière, j’allai me tapir en embuscade derrière un
rocher qui borde la route. Là je quittai ma robe, mes sandales, et,
vêtu à la légère, armé d’un gros bâton, j’attendis ce hideux pécheur.
Le crépuscule régnait lorsqu’il parut; je m’élance sur lui, et je
donne à ses épaules une leçon qui dut faire une forte impression sur
sa vieille ame. Il beugla, il cria au meurtre, à l’assassin. Quand je
crus la correction assez forte, assez mémorable, je revins derrière
mon rocher, repris mes habits, et, par un sentier détourné et plus
court, je regagnai le couvent d’un pas rapide. Lorsque le révérend
arriva, nous étions au réfectoire; il entre, pâle, défait, se traînant
avec peine. Nous l’environnons, l’interrogeons; il répond qu’il a
fait une chute dans un fossé, et qu’il a le corps brisé, moulu. Je
lui conseillai d’aller se mettre dans son lit, et de se faire frotter
la partie souffrante avec de l’eau-de-vie. Il me remercia avec l’air
de l’amitié. Huit jours s’écoulèrent sans qu’il laissât échapper
aucun signe de ressentiment. Je me crus hors du soupçon. Je repris ma
sécurité, et retournai au petit bois consacré à l’amour. Des témoins
apostés veillaient sur moi. Depuis quelques jours un _ex-voto_ d’argent
avait disparu d’une chapelle de la Vierge. L’infâme hypocrite assembla
les vieilles barbes conventuelles, et fit entrer des témoins qui
dénoncèrent mon libertinage. Le gardien s’écrie alors: Un crime en
entraîne un autre; allons voir si l’_ex-voto_, enlevé dans l’église,
n’aurait pas été volé par ce faux frère, qui, comme Judas, vendrait J.
C. pour trente deniers. Il part soudain à la tête de ces vieux boucs;
on entre dans ma cellule, on fouille, et l’on trouve l’_ex-voto_ dans
ma paillasse, où ce misérable l’avait caché. Mon libertinage, mon
vol prouvés devant ce consistoire infernal, ma perte fut décidée. A
minuit, lorsque j’étais plongé dans un profond sommeil, quatre frères
entrent dans ma chambre, se jettent sur moi, me lient les mains, et,
après les cérémonies dont je vous ai parlé, je fus descendu vivant dans
mon tombeau. Depuis, j’abhorre tous les capucins, tous les moines,
et même je ne crois plus à la religion; je vis comme une bête, et je
serai damné comme un chien. Ah! père Francisco, s’écria le poète
de la Manche, pourquoi damnez-vous les chiens? Il n’y a chez eux ni
capucins, ni _in pace_, ni saint-office; ils ne font mal à personne, et
vivent en honnêtes gens. Je crois que ce drôle-là, me dit don Manuel
tout bas, est né sous le signe du scorpion. Laissons cela, reprit
l’ex-capucin; j’aperçois de loin _la pena de los Enamorados_ (le rocher
des Amoureux): je vais vous conter leur histoire, plus tragique que
la mienne. _La buena posa quiebra el dia_.[29] Dans le temps que les
Maures régnaient encore à Grenade, un chevalier français fut fait
prisonnier. C’était un homme d’une figure si agréable, il avait tant
de grâces dans l’esprit et les manières, que le roi lui laissa sa
liberté, et le traita avec beaucoup de douceur. Ce monarque avait une
fille charmante, qui était à cette aurore de la jeunesse, où l’amour
est le premier besoin du cœur. Bientôt, éprise de ce jeune Français,
elle trouva le moyen de le voir et de lui découvrir ses sentiments.
Il l’aima à son tour; la confiance, le plus grand charme de l’amour,
resserra leur chaîne, et accrut leur bonheur. Ils en jouissaient en
secret, sans penser que le glaive était suspendu sur leur tête. L’envie
a sa demeure dans le palais des rois. Les courtisans soupçonnèrent
l’intelligence des deux amants. Le soupçon malin est toujours certitude
à la cour. Le bruit de cette intrigue mystérieuse parvint aux oreilles
du monarque. Une des femmes de la princesse l’avertit de ce malheur.
A cette nouvelle, tremblante, épouvantée, elle vit que la fuite seule
pouvait sauver ses jours et ceux de son amant; elle le fit avertir.
Celui-ci, au milieu de la nuit, vint l’attendre à une porte secrète du
palais. La princesse arrive seule, monte en croupe, et, sous la garde
de l’amour, ils courent dans la campagne. Hélas! l’amour les abandonna:
ils étaient poursuivis. A la pointe du jour, se voyant au moment d’être
atteints, ils gravirent sur ce rocher fort élevé, qui fut bientôt
entouré par les satellites du prince. Alors ces tendres et malheureux
amants, morts à l’espérance et au bonheur, se font les adieux les plus
touchants, se donnent les derniers baisers; après quoi, enlacés, serrés
dans les bras l’un de l’autre, ils se précipitent du haut du rocher, et
la mort termina leur amour et leur vie. Mais, _senores_, continua le
père don Francisco, remontez dans la voiture, et marchons: les oiseaux
commencent à chanter, et nous annoncent le coucher du soleil, et nous
devons souper à la _baena_.

Nous y arrivâmes épuisés de fatigue et de faim. Le cabaret et le soupé
étaient, comme à l’ordinaire, fort mauvais; mais l’ex-capucin nous
amusa par ses récits.

Il nous éveilla dès l’aube matinale en nous criant: _Exurge Domine_.
Notre toilette fut bientôt faite, et nous voilà en marche pour Cordoue.
J’étais radieux de joie et d’espérance; j’allais enfin revoir la
beauté que j’aimais, que j’adorais, et qui allait combler mes vœux et
me donner une nouvelle existence. Vers le soir, lorsque j’aperçus les
tours de la ville, je m’écriai: Je jouirai de sa présence! Nous voici,
me dit don Manuel, chez les descendants des Vandales, qui appelèrent
ce royaume Vandalousie, d’où dérive le nom d’Andalousie. Votre belle
Séraphine descend peut-être d’un Vandale. — Mon cher poète, nous venons
tous de loin, et nous devons tous être également fiers ou également
humbles.

Il était nuit close quand nous entrâmes dans la ville. Descendus à la
_posada_, nous fîmes nos adieux à l’ex-capucin, en lui recommandant
la toison de ses confrères. Il nous promit de les tondre en habile
barbier, et de se faire un oreiller de leurs barbes.

Si près de l’objet de mes vœux, au moment de le revoir, il était
difficile de jouir du sommeil: toute ma nuit fut agitée par les rêves
de l’espérance, par l’image de Séraphine, et l’attente d’un jour
si fortuné. Ces pensées, mon impatience, retardaient la marche des
heures; je craignais une nuit éternelle. Fatigué de ma couche, j’épiai
à ma fenêtre le lever de l’aurore. Dès qu’elle parut, je commençai ma
toilette; je me promenai dans ma chambre, en attendant la neuvième
heure. Enfin elle sonna, et je partis. Don Manuel me recommanda de ne
pas l’oublier dans l’ivresse de l’amour. Vous savez qu’Horace a dit:

    Nil ego contulerim jucundo sanus amico.

—Et notre La Fontaine, répliqu’ai-je:

    Qu’un ami véritable est une douce chose!...

Ainsi croyez, mon cher Manuel, que l’amour ne fera nul tort à l’amitié.

Je prends un guide, je cours dans les rues sans rien voir, rien
entendre. Eh! qui n’est pas en délire, qui peut avoir plus d’une
pensée au moment de revoir, après une longue absence, un objet adoré?
J’arrive tout palpitant chez don Pacheco, je le demande; on m’introduit
dans sa chambre: il prenait son chocolat; à mon aspect, il jette
un grand cri de joie, renverse sa tasse, et vient à moi les bras
ouverts, en s’écriant: Cher chevalier, à la fin vous voilà! soyez le
bien venu; et vite, Antonio, du chocolat pour le cher capitaine. On
apporte le chocolat. Pendant que je le prenais, don Pacheco me fit
cent questions sur ma santé, mon voyage, mais ne me parlait pas de
sa fille. Impatienté, j’en demande des nouvelles. Ah! s’écria-t-il,
oubliez-la, _è una desdicada_ (c’est une malheureuse)! Elle n’est plus
dans la maison. Où donc est-elle? repris-je en tremblant. — Elle est
avec sou mari; c’est une ingrate, une perfide. A ces mots je pâlis, mon
sang se glace dans mes veines; je veux parler, ma voix expire; enfin
je prononce en soupirant: Quoi! elle est mariée? — Oui, depuis quinze
jours, sans mon consentement. Elle m’a fait manquer à ma parole; mais
je suis _hidalgo_, homme d’honneur, militaire; je me battrai avec son
indigne mari: si je le tue, comme cela doit être, vous épouserez sa
veuve. J’écoutais, morne, accablé et presque inanimé. Enfin, reprenant
mes esprits, je lui dis: Non, _senor_, je ne veux pas exposer votre
vie, pas même la mienne: je renonce à votre fille. — Cher chevalier,
vous êtes trop généreux; je suis désespéré de ne pas vous avoir
pour gendre. — Elle a donc osé se marier sans l’aveu de son père? —
Vous connaissez nos usages, nos lois religieuses, qui neutralisent
l’autorité des parents, et permettent aux enfants de se marier au gré
de leurs caprices: mais vous n’achevez pas votre chocolat? — J’en ai
assez. — Allons, _senor capitano_, remettez-vous; courage! Vous avez
fait six campagnes, vous avez bravé le canon: ne vous laissez pas
abattre par l’infidélité d’une petite fille, indigne, par sa conduite,
d’être la femme d’un chevalier français. Imitez-moi: je suis plus
offensé que vous, et j’ai supporté ce revers avec fierté et courage.
J’ai dit: Dieu l’a voulu; cette pensée console et fortifie l’ame. Voici
comme la chose s’est passée.

C’était un jour de fête, je revenais de la grand’messe; je trouve
chez moi un ecclésiastique qui m’attendait: il était député par le
grand-vicaire de ma paroisse. Je le reçois avec les égards et le
respect que l’on doit à tout homme honoré du sacerdoce. Il me dit qu’il
venait chercher ma fille de la part du grand-vicaire. — Eh! pourquoi?
Quel rapport a-t-il avec elle? — Il va la déposer chez votre tante
dona Elvira. — Et la raison? ma tante radote, elle a quatre-vingt-cinq
ans, et que fera ma fille chez elle? — Dona Séraphina a promis sa foi
à don Juan y Alonzo della Roca; ils sont liés par des engagements et
des promesses réciproques; et l’église va resserrer et confirmer leurs
nœuds. — Quoi! sans ma permission, sans m’avoir consulté? Quel est donc
cet homme, ce don Juan de la Roca? je ne connais pas ce nom. — C’est
le fils d’un riche négociant de Cadix. — Comment, un commerçant, un
roturier ose aspirer à la main de la fille de don Pacheco, y Nunès, y
Garcie Lasso, conde de Montijo, de la orden de Santiago, gentilhomme
de la chambre du roi! Et que diront mes ancêtres, don Gonsalve et don
Garcie Lasso, si fameux dans l’histoire par leur bravoure et leur
loyauté? Non, je ne le souffrirai jamais. — Monsieur le comte, les
mariages sont écrits dans le Ciel: si celui de votre fille est sur
cette feuille... — Il faut la déchirer, m’écriai-je vivement. — Il se
fera malgré vous: devant Dieu et la religion les hommes sont égaux.
Don Juan a déclaré à notre grand-vicaire qu’il aimait dona Séraphina,
qu’il en était aimé, qu’ils désiraient leur union mutuelle, et il a
montré des lettres qui manifestaient les vœux de votre fille. Cependant
le grand-vicaire l’a interrogée secrètement, et votre fille a tout
avoué. Vous voyez, monsieur, que ce mariage est de toute nécessité.
— J’avais promis ma fille à un chevalier français, joli homme, brave
militaire; il aimait ma fille, et il en était aimé. — Apparemment
que votre fille a fait des réflexions plus sages, plus solides; nous
n’avons pas besoin en Espagne de militaires français qui viendraient
y répandre des semences d’incrédulité et d’irréligion. Enfin,
monsieur, vous ne pouvez refuser votre fille sans encourir la censure
de l’église. Je fis alors appeler Séraphine; mais on me dit qu’elle
était chez sa tante. Puisque la malheureuse, dis-je au prêtre, brave
l’autorité paternelle, et ce qu’elle doit à sa naissance, au sang des
Lasso, mariez-la; je la donne à l’église, au commerçant la Roca, et au
diable; mais je ne la verrai jamais.

Dès que cet ecclésiastique fut sorti, je mandai Margarita, la duègne
de ma fille: je la croyais coupable, je voulais la punir; mais elle
se justifia. Elle me conta que depuis deux mois un jeune homme venait
toutes les nuits jouer de la guitare et chanter des romances sous le
balcon de Séraphine. «D’abord, m’a-t-elle dit, je n’ai prêté aucune
attention à ses chansons; mais ayant surpris deux fois votre fille sur
le balcon, je la grondai fortement et la menaçai de vous informer de
sa conduite. Elle me supplia de garder le silence, me promettant pour
l’avenir plus de réserve et de sagesse. Ce matin elle a voulu aller
à confesse: au sortir de l’église, un vieillard avec un jeune homme
nous ont abordées; le vieillard m’a dit qu’il arrivait de Badajos, mon
pays, et que mes parents l’avaient chargé d’une lettre pour moi. A ces
mots, pleine de joie, car j’aime beaucoup ma famille et ma patrie,
j’ai demandé la lettre. Il m’a dit qu’il l’avait laissée chez lui, ne
comptant pas me rencontrer à l’église; mais qu’il me l’apporterait.
Alors nous avons beaucoup parlé de mes neveux de Badajos, ville
charmante, où pendant ma jeunesse j’avais eu tant d’agréments et reçu
tant d’hommages. Le vieillard se souvenait encore de m’avoir vu à l’âge
de quinze ans, et m’assurait que j’étais une des plus jolies personnes
de la ville. Pendant qu’il me rappelait des souvenirs si doux, le jeune
homme s’entretenait, loin de nous, avec Séraphine. Je m’en suis aperçue
et je l’ai appelée. Alors le vieillard m’a dit: ce jeune homme est mon
fils, il sort de l’université de Salamanque. Il est doux, modeste,
sage, plein de candeur; mais il me donne bien du chagrin animé de
l’esprit de la religion, il veut entrer dans l’ordre des chartreux.
Quel malheur pour un père qui n’a que cet enfant! je gage qu’il ne
parle à votre demoiselle que de son amour... pour Dieu et les saints.
Laissons-les un peu jaser ensemble; que je serais heureux si la belle
Séraphine pouvait le dissuader et le dégoûter de l’état monastique!
Il a des visions: il prétend que la sainte Vierge lui est apparue, et
lui a ordonné de renoncer au monde. Il préfère l’ordre des chartreux,
parce qu’il s’est aperçu qu’il était enclin à parler beaucoup, et pour
se mortifier il choisit un couvent où la règle condamne à un éternel
silence. J’avoue que j’ai été un peu trop crédule et facile; à présent
je m’aperçois que le vieillard était un fourbe, et le jeune homme
l’amant de votre fille. Ils m’ont jouée; je vous en demande pardon,
mais je ne leur pardonnerai de ma vie. Séraphine en rentrant m’a dit
qu elle allait se retirer dans sa chambre pour faire la pénitence que
son confesseur lui avait imposée. Je suis revenue une heure après, elle
n’y était plus; je la croyais avec vous. Je jure, monsieur, sur ma
conscience, sur ma part du paradis, que je viens de vous déclarer la
simple vérité.»

Ma fille et son amant, après avoir reçu la bénédiction nuptiale, m’ont
envoyé diverses personnes pour solliciter leur pardon; je suis resté
inexorable. Je ne reconnaîtrai jamais pour mon gendre un roturier,
un homme de commerce, et je ne pardonnerai jamais à ma fille cette
alliance, et de m’avoir fait manquer de parole à un gentilhomme de
votre mérite, que j’aime et auquel je dois de la reconnaissance. Mon
cher don Louis, agréez mes excuses. — Monsieur, lui dis-je, vous n’avez
aucun tort, vous et moi avons été trompés. Voilà le fruit de vos
préjugés, de votre soumission aveugle à vos prêtres. Les Gaulois ou
les Celtes avaient jadis des druides aussi puissants, aussi dangereux
que vos gens d’église; comme vos inquisiteurs, ils sacrifiaient à
Dieu des victimes humaines; ils empruntaient de l’argent pour rendre
dans l’autre monde, c’est à peu près ce que font vos moines en vous
rançonnant pour les ames du purgatoire.[30] — Senor capitano, s’est
écrié don Pacheco!, ne voudriez-vous pas que je laissasse brûler dans
le purgatoire l’ame de mon père, de ma mère et la mienne pendant des
siècles entiers? — Non, senor; la vôtre est trop belle pour que Dieu la
condamne au feu du purgatoire. Ce petit compliment calma don Pacheco
qu’avait un peu ému la comparaison des druides avec les inquisiteurs,
comparaison sans doute indiscrète, mais que mon dépit m’avait arrachée.
Après cet entretien, don Pacheco m’offrit un logement chez lui, en me
disant que les Espagnols étaient reconnaissants, et qu’il n’oublierait
jamais les bons offices que je lui avais rendus à Perpignan. Je le
remerciai, et lui dis que la plaie était trop récente pour venir
loger dans la maison qu’avait habitée sa fille; que son souvenir m’y
poursuivrait avec plus de vivacité et de douleur; et j’ajoutai que
j’avois un ami avec moi, dont l’amitié, dans ce moment d’anxiété,
m’était nécessaire. — Et quel est cet ami, me dit-il? — C’est le poète
don Manuel Castillo, homme aimable et de beaucoup d’esprit. — Je fais
plus de cas d’un grenadier que d’un poète; mais il est votre ami, à
ce titre je le verrai avec grand plaisir; et puisque vous refusez un
logement chez moi, j’espère qu’au moins vous accepterez ma table et que
vous m’amenerez votre ami. Allez le chercher, je vous attends tous les
deux à dîner. Après ces mots, il m’embrassa tendrement, en me répétant
qu’il se battroit contre ce picaron (ce coquin) de roturier qui avait
séduit sa fille.

Je retournai tristement à l’auberge, accablé de l’inconstance de
Séraphine. Mon orgueil, autant que mon amour, s’irritaient quand je
songeais que j’avais quitté ma patrie, traversé l’Espagne, essuyé
tant de désagréments et de fatigue, pour la trouver dans les bras
d’un autre. Ainsi l’amour-propre se mêlait aux regrets de l’amour. La
raison devrait sans doute, en pareil cas, consoler notre orgueil; car
la trahison d’une belle ne ternit pas notre mérite et ne prouve pas
celui du rival préféré. J’entrai chez don Manuel, soucieux, rêveur, le
visage abattu. Eh quoi, s’écria-t-il à cette vue! qu’avez-vous fait
de la joie de ce matin? Avez-vous trouvé la belle Séraphine borgne,
aveugle, enlaidie? — Hélas! pis que tout cela! je la crois plus belle
que jamais: mais c’est une ingrate, une perfide; elle est mariée avec
un don Juan de la Roca. — Ah! ah! elle n’a pas eu la patience de vous
attendre? je n’en suis pas surpris: les filles d’Espagne sont de bonnes
ménagères qui aiment à cueillir le fruit lorsqu’il est mûr. Au reste,
consolez-vous; le premier mois du mariage, selon un auteur persan, est
la lune de miel, et notre proverbe dit: _Meglio esser ave di bosco
que di gabbia_.[31] Vous conserverez votre liberté; le plaisir de la
possession d’une femme s’affaiblit tous les jours, et la liberté au
contraire nous devient tous les jours plus chère. Pour moi, je jure,
par les cornes de Jupiter-Ammon, que je ne me marierai que lorsque
je verrai tous les maris contents de leurs femmes. — J’admire, lui
dis-je, la malignité de mon étoile! Mon père m’empêche d’épouser la
première fille que j’ai aimée; la tendre Cécile, second objet de mon
inclination, en aimait un autre et lui donne sa main; devenue mon amie,
j’ai le malheur de la perdre; et cette belle Séraphine, que j’adorais
et dont j’ai été l’amant chéri, n’a pas eu assez d’amour et de patience
pour m’attendre quelques mois. Ah! l’infortune sera toujours mon
partage! — Mon ami, ne jugeons pas un drame avant le dénouement: vous
n’avez que vingt-sept ans, vous commencez votre vie; quelques coups de
vent sur mer n’empêchent pas toujours d’arriver au port. Mais je vais
composer une élégie sur votre malheur qui fera pleurer les rochers. —
Eh! quel bien me fera votre élégie? — Vous me l’entendrez chanter dans
le genre chromatique. La douleur ne résiste pas au charme sentimental
de la musique et de la poésie. Cependant voulez-vous écouter un bon
conseil, partons demain pour Séville; le mouvement, la variété des
objets, la fatigue, le besoin de repos, agitent l’ame et l’arrachent
à sa situation, à ses tristes pensées. Le trajet est de vingt-trois
lieues, nous y serons dans deux jours. Cette ville mérite vos regards;
deux vers espagnols disent:

    Quien non a visto a Sevilla,
    Non a visto Maravilla.[32]

Nous y passerons une quinzaine de jours, vous aurez alors habitué votre
douleur à l’inconstance de votre Hélène; et vous reverrez don Pacheco,
Cordoue et Séraphine même, avec le sang-froid d’un Spartiate qui se
réjouissait de voir sa femme dans les bras d’un beau jeune homme. — Je
n’ai pas encore atteint ce haut degré de stoïcisme, mais je suivrai
votre conseil, et nous partirons pour Séville. Don Manuel se chargea
des apprêts du voyage, d’en prévenir don Pacheco, et de lui faire
agréer mes excuses, si je n’allais pas dîner chez lui.

Resté seul dans l’auberge, je m’abandonnai aux plus tristes réflexions;
je maudissais l’amour et Séraphine. Cependant en la maudissant, le
souvenir de ses charmes, du bonheur d’avoir été aimé, ses tendres
regards, ses douces paroles toujours présentes mélaient à mon dépit,
à mes regrets, une douceur qui en tempérait l’amertume. Passant d’un
mouvement à l’autre, tantôt je lui pardonnais son inconstance, et
tantôt je voulais l’accabler de reproches, et me venger de mon rival.
C’est en me promenant à grands pas dans ma chambre, que ces pensées,
ces divers sentiments, agitaient et tourmentaient mon ame. Fatigué de
cette promenade, et oppressé de la tristesse de mes réflexions, je me
mis à la fenêtre pour respirer et voir si don Manuel ne revenait pas
encore. Une petite scène qui se passa dans une boutique vis-à-vis de
ma fenêtre, attira mon attention et me fit connaître le respect que
les Espagnols ont pour les femmes. Un cordonnier grondait et battait
la sienne qui jetait les hauts cris; un voisin accourut, et demanda
au frappeur la cause de son courroux et d’un traitement si barbare.
— C’est une paresseuse, dit-il, qui néglige son ménage. — C’est une
femme, répond le voisin; il n’est pas permis de la battre. — Elle est
restée trois heures au marché, et n’a rien apporté. — Soit; mais c’est
une femme. — La folle m’a perdu une piastre que je lui avais donnée. —
Elle a tort; mais c’est une femme. — Elle a trente ans; elle est laide,
sèche comme une morue, et a encore des prétentions, et joue de la
prunelle avec tous les hommes. — C’est une femme. — Elle me fait mourir
de faim pour s’acheter des habits et des colifichets. — C’est une
femme. — Elle parle, bavarde à tort et à travers, dit du mal de toutes
ses voisines. — C’est une femme. — Non, s’écria l’époux impatienté, _e
un demonio, e non una donna_ (c’est un démon et non une femme). Plût au
ciel que ce fût la vôtre et non la mienne! — Le voisin se retira, mais
la remontrance ne fut pas inutile; les mauvais traitements cessèrent.
Moi-même je profitai de la leçon, et je dis à mon tour, Séraphine m’a
abandonné, trahi; mais c’est une femme.

Don Manuel rentra bientôt, et me dit: j’ai vu don Pacheco, y Nunès,
y Garcie Lasso; je me suis fait annoncer comme votre ami. Il m’a
demandé si j’étais le poète don Manuel. — _Senor si_, ai-je répondu. —
J’en suis ravi, je fais grand cas des poètes, ce sont les pompons de
la société. — Et souvent, ai-je ajouté fièrement, la gloire de leur
patrie et les trompettes de la renommée: mais brisant ce dialogue, j’ai
parlé aussitôt de votre chagrin et de votre départ pour Séville. A ces
mots, il s’est déchaîné contre sa fille. Au moins, s’écriait-il, si
elle avait épousé un hidalgo! mais sacrifier un brave chevalier à un
commerçant de Cadix! — Senor don Pacheco, lui ai-je répliqué, êtes-vous
assuré que votre gendre ne descende pas d’Amilcar, de Scipion, de
Sertorius ou de quelque grand seigneur, Goth ou Vandale? De quelle
couleur est-il? — On dit qu’il a le teint blanc et les cheveux blonds.
— Eh bien! il tire à coup sûr son origine d’un prince Goth. Ce peuple
avoit la barbe et les cheveux blonds et la peau blanche. — Par saint
Jacques, qu’il descende d’un Goth ou d’Abraham, je ne veux pas l’avoir
pour gendre. Depuis 400 ans, le sang le plus noble coule dans mes
veines; ma quadrisaïeule a porté la première, sous Charles-Quint, une
robe de velours, qui a servi de génération en génération aux nouvelles
mariées de ma famille; je l’ai encore, mais ma fille n’est plus digne
de la porter; je la brûlerais plutôt.[33] Sachez pourtant, monsieur,
que mon plus grand chagrin est de me voir forcé de manquer de parole à
don Louis de Saint-Gervais, vaillant chevalier, qui m’a rendu de grands
services, et que j’aime tendrement. Qu’il aille à Séville passer quinze
jours, mais qu’il revienne me consoler de sa perte; je vous prêterai
mes chevaux pour le voyage. Demain à la pointe du jour, le cocher et
le carrosse seront à votre porte, et cet après-dinée j’irai embrasser
ce tendre ami et lui souhaiter un bon voyage. Après ce long discours,
ajouta don Manuel, j’ai pris congé de lui. — J’eusse été trop heureux,
dis-je alors, d’avoir un tel beau-père. Il est entiché de sa noblesse;
mais ce préjugé, loin d’affaiblir ses vertus, les fortifie et les
exalte. Ah! cruelle Séraphine, pourquoi m’avez-vous oublié? — Mon cher
don Louis, la mémoire est un don de Dieu, qui sans doute avait ses
raisons pour priver les femmes de cette faculté en amour. L’aubergiste
en ce moment vint nous annoncer le dîné. Nous fûmes étonnés de la
délicatesse et de l’abondance du repas. Nous buvions de la malvoisie
délicieuse, et l’hôte nous invitait à ne pas l’épargner. Don Manuel
ravi, louait l’excellence des mets, et assurait l’hôtelier qu’il irait
en paradis sans passer par le purgatoire.

L’après-dînée, j’écrivis à don Inigo Flores, cet ami sensible et
généreux, pour lui faire part de mon arrivée à Cordoue, et de
l’inconstance de Séraphine. Je lui disais que si j’étais auprès de lui,
je trouverais des consolations au sein de l’amitié et dans le cœur de
l’aimable Rosalie. Je finissais ma lettre, lorsque don Pacheco entra;
il me sauta au cou, en m’appelant son fils, pestant toujours contre
sa fille qui l’avait rendu infidèle à sa parole pour la première fois
de sa vie. Mais, me dit-il, j’ai une nièce à Madrid, fille de ma sœur;
son père est hidalgo, et d’une famille de vieux Chrétiens. Il descend
par les femmes du marquis de Castellar, qui, en 1746, investi dans
Parme, où il commandait cinq mille hommes, par toute l’armée ennemie,
aima mieux, en véritable Espagnol, hasarder sa vie, que de se rendre
prisonnier de guerre. Il anime sa troupe, se met à la tête, et sort de
la ville la baïonnette au bout du fusil; ils percent l’armée ennemie,
se battent pendant vingt heures; et poursuivis six jours de suite,
ils arrivent à Plaisance. Toute l’Europe admira la valeur espagnole,
et le nom du marquis de Castellar fut gravé au temple de la gloire.
Ce héros est l’aïeul de ma nièce. Je vous offre sa main; sa fortune
ne répond pas à sa naissance, mais je lui assurerai tout mon bien en
faveur de votre mariage. Par-là, j’acquitte ma promesse et la dette
de la reconnaissance. Je remerciai cet homme généreux avec toute la
vivacité du sentiment. Mais, lui dis-je, je n’accepterai jamais la
dépouille d’un héritier légitime; sa jouissance empoisonnerait ma vie.
— Que puis-je donc faire pour vous, pour vous dédommager des peines
d’un long voyage, et réparer les torts de ma fille? — Lui pardonner,
reconnaître votre gendre, et m’honorer toujours de votre amitié. —
Oui, j’en jure par Saint Jacques et par l’ame de mes aïeux, je vous
regarderai toujours comme mon fils, comme l’ami le plus tendre; à
l’égard de Séraphine et de son époux le commerçant, je ne veux pas les
voir; ils ont une fortune suffisante pour exister: le luxe, l’opulence
ne conviennent qu’à la haute noblesse. Revenez de Séville, le plus tôt
que vous pourrez; une ingrate, une perfide ne mérite pas vos regrets.
Je me flatte qu’à votre retour vous logerez chez moi, avec le seigneur
don Manuel. Il est ici dans la patrie de Gonsalve, un des grands
capitaines de son siècle; je l’invite à faire un poème épique sur ce
héros, que je préfère de beaucoup au pieux Énée dont on m’a fatigué les
oreilles pendant mon enfance. Je me suis toujours rappelé ces bribes de
vers:

    At pius Eneas tendens ad sidera palmas,
        Sic fatur lacrimans.[34]

Morbleu! il faut combattre et non pleurer. J’ai reçu à l’armée une
blessure très-grave; un bourreau de chirurgien m’a déchiré la chair, et
je n’ai pas jeté un seul cri. Je voyais la gloire auprès de moi. Après
cette longue tirade, il m’embrassa tendrement, en me répétant plusieurs
fois que _Dios guarde a ousia, rogare dios per ousia_ (je prierai Dieu
pour vous).

Après son départ, je restai rêveur, silencieux, le cœur navré. Le poète
du Toboso se rappelant que la harpe de David avait chassé du corps de
Saül le mauvais esprit que Dieu lui avait envoyé, prit sa guitare; et,
pour chasser l’esprit malin qui m’obsédait, il improvisa et chanta
les amours et les malheurs de Pyrame et Thisbé. Nous étions dans
l’obscurité; les seuls rayons de la lune répandaient quelque clarté
dans la chambre. Insensiblement la douceur de sa voix, la mélodie
touchante et triste de son chant, le récit de la mort funeste des deux
amants, la lumière pâle et tendre de la lune, remplirent mon cœur de
cette mélancolie si douce, si chère aux ames malheureuses et sensibles;
des larmes coulèrent de mes yeux, soulagèrent mon cœur. Le cocher de
don Pacheco interrompit cette scène touchante; il venait demander
l’heure de notre départ pour le lendemain. En même temps il posa sur
la table une grande corbeille pleine de chocolat, de biscuits et de
bouteilles de Malaga, présent du généreux don Pacheco. Nous voulûmes,
avant de nous mettre au lit, payer notre hôtelier: nous lui demandâmes
son compte. — Avez-vous été contents du repas? — Emerveillés; vous
êtes le premier aubergiste de l’Europe, lui dit don Manuel: Dieu vous
bénira; mais que vous faut-il? — _Nada_ (rien ). — Comment, rien?
Est-ce la ville ou les pères de Saint François qui nous régalent? —
Non; c’est le comte don Pacheco; c’est lui qui a envoyé le dîné; c’est
un seigneur noble, magnifique, et bon Chrétien. Autrefois, quand ma
femme vivait, il me fesait l’honneur de venir souvent chez moi; il nous
aimait beaucoup. — Gage que votre femme était jolie, lui dit le poète?
— Oui; c’était une rose, une perle fine; c’est dommage qu’elle soit
morte, elle m’attirait beaucoup de chalans. Adieu, Messieurs; demain
vous avez une longue journée à faire; ainsi couchez-vous et dormez
promptement.

Nous suivîmes son avis; mais le sommeil descendit tard sur ma paupière.
Je m’endormis enfin, et un songe bienfesant fit goûter à mon ame un
moment de bonheur. Ce songe me transporta dans les montagnes de
Barrège, auprès de la tendre Cécile qui cueillait des fleurs. Elle
était parée du négligé le plus modeste. — D’où venez-vous? lui ai-je
dit; il y a bien long-temps que je ne vous ai vue. — Oh! oui, bien
long-temps; je viens de très-loin. — Pourquoi m’avez-vous quitté?
Est-ce que vous ne m’aimez plus? — Par quel motif me dites-vous cela?
Je vous aime toujours; la preuve en est que je reviens pour vous. —
Permettez-moi donc de vous embrasser. — J’y consens; je vous aime trop
pour vous refuser. J’allais cueillir ce doux baiser, lorsqu’on frappa
rudement à ma porte; et le baiser, Cécile et mon bonheur s’évanouirent.
Ainsi dans la vie, un peu de bile, un vain propos, la moindre
circonstance dissipent le rêve du bonheur. J’entendais don Manuel qui
criait à ma porte: Allons, debout! le chant du coq a retenti trois
fois; les chanoines sont à matines. — Quel triste réveil! Le souvenir
de la mort de Cécile succéda à la joie de l’avoir retrouvée. Je crus
la perdre une seconde fois. Adieu, chère et tendre amie, m’écriai-je;
adieu, adieu pour jamais. La trahison de Séraphine acheva de contrister
mon ame. Cependant, don Manuel criait à la porte: Dépêchez-vous, les
chevaux, le cocher, le chocolat, tout est prêt et vous attend. — Je
fus bientôt sur pied et nous partîmes.

Pendant la route, le poète du Toboso, pour dissiper ma tristesse, me
chanta son élégie sur l’inconstance de Séraphine. Il me cita ensuite
toutes les femmes qui avaient trahi leurs époux ou leurs amants.
Hélène, Ctytemnestre, Pénélope,[35] Betsabé et la femme de César,
celle de Marc-Antoine; et que direz-vous de l’empereur Marc-Aurèle qui
non seulement toléra avec un stoïcisme admirable, les désordres de sa
femme Faustine, mais qui, après sa mort, lui fit décerner les honneurs
divins par le sénat, et ordonna à toutes les jeunes filles romaines de
venir, la veille de leurs noces, avec leurs futurs époux, offrir un
sacrifice à la nouvelle déesse, que l’on pouvait nommer la _déesse de
l’impudicité_? Ainsi, consolons-nous, ajoutait-il, dans les bras de
la philosophie, ou plutôt aimons les belles sans leur demander de la
fidélité. — Vos exemples, lui dis-je, ne me consolent pas: une infinité
d’hommes ont la goutte, cela n’empêche pas celui qui en est atteint de
sentir sa douleur et de se plaindre.

Nous arrivâmes après six heures de marche à la Venta Himistosa. Nous
en trouvâmes l’hôte plongé dans une grande affliction. Mais le pire,
disait don Manuel, c’est que sa cuisine est le temple de la famine. Le
traître a laissé éteindre le feu sacré. En effet, il n’y avait dans
cet asile ni vivres, ni feu. Je demandai à cet homme la cause de son
chagrin. Hélas! nous dit-il, c’est ma pauvre femme, que je pleure; je
l’ai enterrée hier matin. — Mon ami, lui dit le poète de la Manche,
je conçois votre douleur; c’est perdre quelque chose que de perdre sa
femme; mais n’avez-vous rien à nous donner à manger? — Non, Senor. —
Allons, tout est pour le mieux. _De hambre a nadie vi morir, de mucho
comer cien mil_.[36] Nous avons des biscuits, du chocolat, du bon vin.
Je vais faire le chocolat, et nous le prendrons sous ce petit bosquet
d’arbres où serpente un joli ruisseau. Nous ferons un repas tel que
celui des bergers d’Arcadie sur le mont Ménale; notre chocolatière,
nos tasses, comme leurs coupes, seront de simple argile, et comme
eux, nous aurons le gazon pour siége, le ciel pour lambris et la
campagne pour salle à manger. Le chocolat fait, nous nous assîmes
sur ce tapis charmant; et tandis que l’hiver, entouré de neiges, de
frimas, contristait et désolait le nord de l’Europe, nous, sur un
lit de verdure, nous jouissions de la température d’un beau jour de
printemps. Les Andaloux, disais-je, sont les enfants du soleil et les
favoris de la nature. — Aussi, répondit don Manuel, toute leur vie est
une jouissance. La musique, les fêtes, l’amour surtout remplissent le
cercle de leurs journées.

Don Manuel invita Alessandro, notre hôte, à déjeuner avec nous. Il
répondit que la douleur l’empêchait de manger. — Mais elle n’empêche
pas de boire. Avalez un verre de vin. Il se résigna aisément. Quand il
eut vidé le verre, don Manuel lui dit: Vous regrettez donc beaucoup
votre femme? — Assurément, je ne me consolerai jamais de sa perte;
elle avait mille bonnes qualités: elle m’aidait dans mon ménage; ses
manières accortes, son joli minois attiraient les voyageurs: si vous
aviez vu sa gentillesse quand elle me donnait de petits soufflets, et
quand je courais après elle pour me venger! Ah! oui, je la pleurerai
toujours. Don Manuel l’invita à boire encore un verre de Malaga à
l’honneur de la défunte. — Volontiers; il est fort bon. — De quoi est
morte cette épouse chérie? — _Per Christo_, je n’en sais rien; le
médecin l’a purgée et saignée si souvent, elle a tant jeûné, qu’elle
n’avait plus rien dans le corps, ni sang dans les veines. La pauvre
femme! — Allons, achevons la bouteille. Lorsqu’un nouveau verre de vin
eut traversé le gosier d’Alessandro, don Manuel lui demanda comment il
se trouvait. — Par Saint Jacques, très-bien; je sens la consolation
descendre dans mon cœur. — La défunte était donc jolie? — Oui; quand
je l’épousai, c’était une rose; mais elle commençait à vieillir;
c’était d’ailleurs une bonne femme, mais capricieuse comme une chèvre
et colère comme un dindon. — Cependant, vous la regrettez beaucoup?
— Oui; je ne me consolerai jamais. — Allons, encore un verre de vin
en son honneur. — Par la Vierge céleste, on ne peut vous refuser; à
toi, ma chère Thérèse! je bois à ta santé. — Vous devez savoir quelque
chanson bachique? — Oui, parbleu; j’en sais plus de trente, car j’ai
toujours été un bon vivant. J’ai aimé le vin et les femmes, sans être
moins bon Chrétien. J’aime bien Dieu et sa divine mère. — Çà, régalez
nous de quelque chanson. — Avec plaisir. Aussitôt, d’une voix pleine
et sonore, il entonna ces couplets:

    Fêtons, chantons le Dieu du vin,
    C’est le patron de tous les âges;
    Dans leurs ennuis, dans leur chagrin,
    Il console les fous, les sages:
    Et j’aime mieux, c’est mon refrein,
    Malgré l’attrait du mariage,
    Dans ma cave d’excellent vin,
    Qu’une femme dans mon ménage.

Bravo! Senor Alessandro! Allons, continuez.

    Un buveur est toujours en train;
    Que la terre soit plate ou ronde,
    Pourvu qu’elle porte du vin,
    Tout va pour lui le mieux du monde;
    Et j’aime mieux, c’est mon refrein, etc.

    Le vin toujours pétille et rit
    Quand on le verse dans mon verre;
    Mais la femme bientôt s’aigrit,
    Et près d’un époux ne rit guère;
    Et j’aime mieux, c’est mon refrein, etc.

    Dans la bouteille, en vieillissant,
    Le vin gagne et se bonifie;
    Mais une femme en mûrissant,
    Est tous les jours plus enlaidie;
    Et j’aime mieux, c’est mon refrein, etc.

Vous voyez, me dit tout bas don Manuel, à quoi tiennent les grandes
afflictions; quelques verres de vin changent la tristesse en
jubilation: la nature est une bonne mère; elle place le remède à côté
du mal. Messieurs, demanda l’aubergiste, comment trouvez-vous ma
chanson? Très-agréable, lui dis-je; la chantiez-vous à la défunte? —
Ah! ne m’en parlez pas, vous me déchirez le cœur! vous me rappelez
qu’il faut que je porte de l’argent à l’église pour lui faire dire
des messes: je ne voudrais pas que la pauvre femme restât long-temps
en purgatoire! — Et combien ferez-vous dire de messes? — Je lui en ai
promis cinquante; mais ce sera assez d’une douzaine: les messes sont
chères aujourd’hui. Il nous quitta en nous disant: _Dios vos bendiga_;
et nous remontâmes en voiture.

Le reste du voyage jusqu’à Séville ne mérite aucun détail; seulement
nous rencontrâmes le soir, à l’auberge, un soldat nonagénaire qui
avait servi sous Philippe V, et qui nous en parla beaucoup. C’était,
dit-il, un prince bon et généreux, brave comme le Cid; toute l’armée
se serait fait hacher pour lui. Je m’engageai en 1701; j’avais seize
ans. Je me suis trouvé à la bataille d’Almanza en 1707, où nous
frottâmes joliment les Anglais et les Autrichiens: Barwick nous
commandait. Avec Vendôme et le roi en personne, nous gagnâmes la
bataille de Villa-Viciosa; j’y fus blessé; nous y fîmes des merveilles;
Philippe combattait à notre tête. Après la bataille, Vendôme, voyant
que Philippe était accablé de lassitude, lui dit: Sire, je vais vous
faire dresser un lit tel qu’un roi n’en eût jamais de plus beau; et
aussitôt il fit un matelas des drapeaux pris sur les ennemis, et notre
bon prince y dormit environ deux heures.[37]Par le fils de Dieu, le
beau rêve qu’il dut faire! qu’il devait être joyeux à son réveil! —
L’armée devait bien aimer son général, lui dis-je. — _Valga me la madre
de Dios_! quel capitaine que Vendôme! Il était affable, il aimait le
soldat, vivait avec lui en camarade, lui laissait faire tout ce qu’il
voulait. Je crois le voir encore; c’était un homme pas trop grand, un
peu gros, mais vigoureux et leste. En 1714, commandés par Barwick,
nous prîmes Barcelone.

J’ai servi ensuite en Italie sous l’infant don Carlos, brave homme;
nous prîmes Naples et la Sicile. La paix se fit en 1736. Quatre ans
après, me trouvant dans l’âge, chargé d’une femme et de trois enfants,
et ne pouvant plus me battre, je résolus de prendre congé de la
troupe; mais en quittant je voulais avoir une pension. J’écrivis au
ministre de la guerre, qui ne me répondit pas; cependant je l’avais
appelé _eccelenza_. Après avoir attendu assez long-temps, je résolus
de m’adresser au roi lui-même, soldat ainsi que moi; décoré de mon
vieux uniforme, que je ne portais plus que les dimanches, je partis
pour Madrid. A mon arrivée, après avoir bu une bouteille de vin,
j’allai droit au _Buen Retiro_;[38] je demandai à voir le roi: un
garde me répondit qu’on ne le voyait pas. — _Per Christo_, il a tort;
et pourquoi veut-il se cacher? lui qui se montrait de si bonne grâce
à l’ennemi. Le garde me dit alors que sa majesté allait partir pour
la chasse, et que je pourrais le voir passer. Je l’attendis. Il parut
bientôt, entouré de seigneurs, de pages et de chiens. Je n’en fus
point déconcerté: j’avais vu des batailles, et je n’avais pas eu peur.
Je veux aborder Philippe; mais un garde me repousse en me disant qu’on
ne parlait pas au roi. Pourquoi? lui dis-je en colère; est-ce qu’il
n’a point d’oreilles? Malgré toi je lui parlerai: quand on s’est battu
quarante ans pour lui, on a, parbleu! le droit de lui dire deux mots.
Le roi m’entendit, et ordonna qu’on me laissât approcher. Je m’avance
le chapeau bas, je le salue respectueusement, et je lui dis: Sire,
votre majesté est bien assise sur le trône d’Espagne, j’en suis ravi,
vous êtes un brave homme et un bon roi; mais, sans reproche, j’y ai
contribué un peu. J’ai combattu pour vous à la bataille d’Almanza, de
Villa-Viciosa; j’étais au siège de Barcelone; j’ai fait les campagnes
d’Italie: enfin, j’ai servi quarante ans votre majesté. J’ai été blessé
trois fois; mais cela fait honneur: j’ai de la gloire, et je n’ai point
d’argent; j’ai écrit à votre ministre pour lui demander une pension;
il ne m’a pas répondu: alors j’ai pris mon parti, et j’ai imaginé
qu’il valait mieux s’adresser à Dieu qu’à ses saints. J’ai une femme
et trois enfants qu’il faut que je nourrisse; si la guerre revient,
si vous avez besoin de moi, quoique vieux, je puis vous être utile
encore, je donnerai l’exemple aux jeunes gens. Ce bon roi m’écouta
sans m’interrompre; et quand j’eus fini ma harangue, il me dit: Mon
ami, remarquez ce mot d’ami, votre demande est juste; portez demain,
de ma part, au ministre, les certificats des colonels sous lesquels
vous avez servi, et soyez assuré que vos services seront récompensés.
Après ces mots, il continua son chemin, et tous les grands seigneurs me
regardèrent comme un oiseau rare. Le lendemain j’allai chez le ministre
avec mes papiers; d’abord un valet de chambre, selon la coutume, me dit
qu’il n était pas visible. — Allez lui dire que c’est un ami du roi qui
veut lui parler, et que je viens de sa part. Il courut m’annoncer, et
je fus introduit sur-le-champ. — Vous êtes donc l’ami du roi, me dit
le ministre! — Oui, _eccelenza_; tous les Espagnols sont ses amis, et
verseraient leur sang pour lui. Le ministre, en me donnant un petit
coup sur l’épaule, me dit: _Bravo soldado_! Il prit mes papiers, et
huit jours après j’eus une pension de soixante piastres. Je voulais
aller remercier Philippe; mais il était parti pour Saint-Ildephonse.
Je souhaitai à ce brave et vieux guerrier encore vingt ans de vie pour
jouir des bienfaits de son roi.

Nous arrivâmes à Séville, le lendemain très-tard. Un long et doux
sommeil nous refit de nos fatigues. Le poète du Toboso à son réveil,
s’écria: debout, debout! le soleil brille; allons voir cette fameuse
cité fondée par Hercule, qui dans ses courses s’amusait à bâtir
des villes, ce qui est plus humain que de les piller et de les
détruire.[39] Séville est dans une vaste plaine, sur la rive gauche
du Quadalquivir, autrefois le Bétis. Elle est entourée de tours et de
fortes murailles; on y compte douze portes; elle passe pour la plus
grande ville d’Espagne. Philippe y résida pendant plusieurs années: on
dit qu’il passait son temps à dessiner sur des planches de sapin avec
la fumée d’une lumière, ou à pécher à la ligne des tanches dans un
petit réservoir.

    Je plains l’homme accablé du poids de son loisir.

Ferdinand, roi d’Aragon, la prit sur les Maures en 1248, après un
siège de seize mois. Cent mille Maures, soit de la ville, soit du
royaume, en sortirent, emportant des richesses immenses. Philippe
III, en 1609, ne donna que trente jours à cinq cent mille Maures pour
quitter l’Espagne.[40] Ah! Platon, que diriez-vous, vous qui voulez
la philosophie sur le trône! Nous commençâmes nos courses par la
cathédrale qui est au milieu de la ville. Je fus frappé de la beauté
de cet édifice, et de cette fameuse tour nommée _la Giralda_, qui sert
de clocher. L’église a deux cent quarante pieds de longueur, sur cent
vingt-six de largeur. Le jour y entre par quatre-vingts fenêtres,
dont les verres sont peints, et par neuf portes proportionnées à la
grandeur du local. La tour est formée de trois tours entées les unes
sur les autres, et dont l’élévation est de deux cent cinquante pieds.
On y monte par un escalier en spirales et sans marche; elle est percée
de quatre grandes fenêtres qui ont des galeries et des balcons; j’y
comptai vingt-quatre cloches. Sur le sommet de cette tour est une
statue de bronze, représentant la Foi; elle tient un guidon à la main,
qui marque les aires de vent. Les rues de la ville sont étroites et
tortueuses, mais ornées de maisons assez belles. A chaque pas, nous
trouvions des moines bigarrés de toutes les couleurs; on assure que
c’est la ville d’Espagne où ils abondent le plus. Nous passâmes devant
l’hôtel de l’inquisition; ses murailles portent l’empreinte du temps;
les fenêtres ne sont que des soupiraux. Cet aspect sauvage et les
souvenirs qu’ils rappellent, impriment la terreur. Marchons vite, me
dit don Manuel, je crois passer devant les bouches du Tenare. _Hinc
exaudiri gemitus et saeva sonare verbera_.[41]

Séville fut la première ville d’Espagne, où ce tribunal vint s’établir
et forger ses foudres. Il aurait dû plutôt aller se fixer dans les îles
Eoliennes, où Vulcain avait ses forges. Non loin de la cathédrale est
l’Alcazar, ancien palais des rois maures; c’est-là où régnaient avec
eux le luxe, les arts, les plaisirs et la galanterie; il a plus d’un
mille d’étendue en y comprenant les jardins. Nous vîmes dans une salle
de petites statues, représentant les rois d’Espagne, depuis les rois
goths jusqu’à Philippe IV; où sont tant de projets ambitieux, tant de
faste et d’orgueil? A peine pourrait-on retrouver la poussière de tous
ces monarques. On montre auprès de cette salle qui sert de chapelle,
la chambre où don Pèdre-le-Cruel fit assassiner ses deux frères. Ce
tyran farouche avait ordonné par son testament, qu’on l’enterrât
revêtu de l’habit de Saint François, comme si ce vêtement religieux
ouvrait les portes du ciel: cependant, un jour il montra quelque
respect pour la justice; il aimait comme Neron, à courir dans les rues,
et à s’amuser aux dépens des passants. Un savetier qu’il attaqua,
se défendit vigoureusement, et le maltraita beaucoup; le roi eut la
cruauté de le tuer. Une vieille femme, malgré l’obscurité de la nuit,
reconnut l’assassin et le dénonça aux magistrats, qui se présentèrent
devant le monarque, et lui demandèrent s’il étoit coupable de la mort
du savetier; il en convint, et pour expier son crime et satisfaire la
justice, il fit couper la tête à son effigie. Un autre arrêt plein
de jugement et d’équité, honore la mémoire de ce prince. Un pauvre
cordonnier apporta un jour des souliers malfaits, à un chanoine de la
cathédrale de cette ville, très-recherché dans sa parure, et qui se
piquait surtout d’être bien chaussé. Il entra dans une telle fureur
en essayant ces souliers, qu’à force de coups sur la tête, il tua
ce malheureux. Il laissait une veuve, quatre filles et un garçon de
quatorze ans; ils portèrent leurs plaintes au chapitre, qui condamna
le chanoine à s’abstenir du chœur pendant un an. Le jeune cordonnier
grandit au sein de la misère. Un jour de Fête-Dieu, il voyait défiler
la procession, assis sur les marches de l’église, lorsqu’il aperçut
l’assassin de son père; à cet aspect, l’amour filial, son indigence, le
désespoir irritant dans son sein la soif de la vengeance, il s’élance
sur lui, le frappe, et l’étend à ses pieds; il fut arrêté, et son
procès bientôt fait: il fut condamné à être écartelé. Cette affaire
parvint aux oreilles de Pierre-le-Cruel, alors à Séville; après s’en
être fait rendre compte, il se chargea de prononcer le jugement. Il
révoqua d’abord l’arrêt de mort, et ayant demandé au jeune homme quelle
était sa profession, il lui défendit de faire des souliers pendant un
an.[42]

Charles-Quint embellit l’Alcazar; on y voit partout l’aigle impériale,
avec la devise fameuse de ce prince: _plus ultra_. Quand il la fesait
graver, il ne songeait pas au monastère de Saint-Just, où devait se
terminer son ambition et sa vie. Cependant ce monarque si vain, si
ambitieux, qui combattit François Ier avec tant d’acharnement, fut
assez juste, assez grand pour s’écrier à sa mort: Il vient de mourir un
roi d’un mérite si éminent, que je ne sais quand la nature en produira
un semblable.

Nous vîmes dans le jardin quelques statues de mauvais goût; mais l’on
est bien dédommagé par la beauté des eaux, la quantité de citronniers,
d’orangers, de myrtes qu’on y voit, et par la pureté de l’air. L’ame
dans ce beau lieu jouit d’une sérénité, d’un enchantement céleste.
Les heureux habitants y viennent en foule respirer le repos ou rêver
à leurs amours. Philippe V habita long-temps ce palais, et projetait
même de faire de Séville la capitale de son empire, projet brillant
qui aurait égalé cette ville à celle de Londres ou de Paris, et
l’aurait peut-être élevée au-dessus des plus belles de l’Europe,
par les avantages du site, la beauté du climat et la prodigalité de
son terroir. Il est vrai que le Guadalquivir qui portait les grands
vaisseaux jusque dans Séville, n’est plus navigable pour eux qu’à la
distance de quinze lieues; mais on transporte les marchandises sur de
petits bâtiments jusque dans le port nommé l’_Arenal_. La fertilité
de la terre est célèbre; on la nommait jadis le _jardin d’Hercule_.
Le vin, le blé, l’huile surtout, enfin tout ce qui peut contribuer
au soutien et aux délices de la vie, enrichit cette belle contrée.
Non loin de la ville, il y a un bois d’oliviers de trente mille pas
d’étendue.

De l’Alcazar nous allâmes au faubourg de Triana, dans lequel est un
cours où l’on entre par un beau pont sur le Guadalquivir. On trouve,
à l’entrée, une superbe fontaine ornée des statues d’Hercule et de
César: le premier, comme fondateur; le second, comme restaurateur
de la ville. Après les avoir considérées avec ce respect machinal
que l’on a pour les héros des temps passés, je demandai à don Manuel
lequel des deux il aimait le plus. C’est, me dit-il, Homère et
Virgile; je préfère le soleil qui fait éclore les fleurs, à celui
qui les brûle: mais si Hercule revenait, je le prierais de terrasser
l’hydre de l’inquisition, comme jadis il terrassa le géant Geryon.
Nous rencontrions à chaque pas, dans cette promenade, de jeunes filles
avec leurs duègnes, des dames avec leur _cortejos_, d’autres escortées
par des moines, des vieilles duchesses promenant leur confesseur dans
un vieux carrosse traîné par des mules. Deux jolies femmes à pied,
suivies de deux laquais à livrée, passèrent à coté de nous; l’une
d’elles dit à l’autre en me regardant: Je gage que voilà un Français.
Lorsqu’elles furent éloignées, le poète du Toboso me proposa de les
aborder. Elles sont charmantes, disait-il en les suivant des yeux. —
Je n’en ai nulle envie; ni mon esprit ni mon cœur ne sont assez libres
pour faire de nouvelles connaissances: mais si vous voulez égayer
vos loisirs, déployer vos talents, et les charmes de votre esprit,
présentez-vous tout seul, vous n’avez nul besoin d’un second, vous
me rejoindrez à l’auberge. Il me quitta; je le vis aborder ces dames
d’un air gai et riant, et il me parut qu’elles l’accueillirent le
sourire sur les lèvres. Je continuai seul ma promenade, et me rendis au
couvent des franciscains. Il est bâti au milieu d’une grande enceinte
nommée la place de Saint-François, et partagé en trois corps-de-logis.
Le cloître, du côté du jardin, est entouré d’une belle colonnade de
marbre; les myrtes, les citronniers, les orangers embellissent ce
jardin, au centre duquel est un magnifique réservoir: quatre lions de
bronze, et un enfant placé au milieu, y versent des eaux abondantes.
En le parcourant je me disais: Est-ce ici le séjour de la pauvreté,
l’asile des frères mendiants, ou le jardin d’Aristippe ou d’Horace?
Hélas! non; au lieu de ces aimables philosophes, je ne vois que des
franciscains! C’était l’heure du spaciment; les uns jouaient à la
boule, les autres aux quilles; ceux-là se promenaient: quelques-uns,
assis sur des bancs, s’entretenaient de la qualité des vins du pays,
ou des stigmates de saint François, imprimés par J. C. lui-même.[43]
Un seul de ces moines, d’une physionomie calme et vénérable, récitait
son bréviaire en marchant. Lorsqu’il fut auprès de moi, il ferma son
livre, et me demanda le motif qui m’amenait dans le couvent, et s’il
pouvait m’être utile. Je suis un étranger, lui dis-je, curieux de voir
cette belle maison. Il m’offrit de me conduire, ce que j’acceptai
avec plaisir. Après nous être promenés quelque temps, il m’invita à
me reposer sous un berceau d’orangers. Il me demanda si j’avais vu la
cathédrale, et ce qui m’avait le plus frappé dans ce surperbe édifice.
C’est, lui dis-je, la vétusté dont les murs sont revêtus. J’ai vu les
Maures accourant dans cette mosquée pour adorer le même Dieu que nous.
Je voyais ensuite la foule des Chrétiens, et trente générations se
succédant, se poussant tour-à-tour dans la tombe, et ce temple toujours
debout. Je me suis arrêté quelque temps devant le modeste tombeau de
Christophe Colomb, et ayant lu l’inscription gravée sur la pierre qui
le couvrait,[44] je lui ai dit: Grand homme, par la découverte d’un
nouveau monde tu as augmenté nos connaissances et nos besoins, sans
accroître notre bonheur. — Vous avez sans doute vu la chapelle où
sont enterrés saint Ferdinand et Alphonse-le-Sage? — Oui, mon père,
et j’ai lu l’épitaphe pompeuse du premier, et la liste de tous ses
titres. — Ce Ferdinand est un des plus grands rois qui ait existé: il
était cousin-germain de saint Louis, roi de France. Ces deux cousins,
modèles de piété et de vertu, étaient aussi braves que les Alexandre
et les César. Ferdinand marchait un jour dans le pays ennemi, escorté
seulement de dix-huit hommes; l’un d’eux aperçut un parti maure de
cent trente soldats; on presse le roi de se retirer. Non, dit-il,
je ne fuirai point, je les attends; il en arrivera ce qui plaira à
Dieu. Les Maures, intimidés de la contenance et de la fierté de cette
petite troupe, et craignant quelque embuscade, hésitèrent et finirent
par se retirer. — Cette intrépidité est semblable à celle de notre
Henri IV; j’admire, comme vous, votre roi Ferdinand: mais je trouve sa
religion bien exagérée, lorsque, dans un auto-da-fé où l’on brûlait des
Albigeois, il se fesait un honneur de porter des fagots sur ses épaules
pour attiser et nourrir le feu. Marc-Aurèle et Trajan l’auraient fait
éteindre. Je lui en veux aussi d’avoir fait chasser, après la conquête
de Séville, quatre à cinq cents mille Maures, et privé l’Espagne de
tant de citoyens actifs, industrieux, dont les fils ou petits-fils
auraient tôt ou tard embrassé la religion dominante. — Ces fautes,
si ce sont des fautes, sont celles de son siècle; l’homme reçoit sa
constitution physique de l’influence du climat, et son caractère
moral, des opinions et des préjugés qui l’entourent; d’ailleurs c’est
l’enthousiasme qui fait les saints et les héros; sans lui, la vertu
et le génie ne produiraient que des fruits acerbes ou sans saveur; et
sans lui, le Chrétien tomberait dans la tiédeur et le relâchement.
Mais la cloche nous appelle au réfectoire; je suis obligé de vous
quitter: demain matin, si vous voulez me faire l’honneur de venir
prendre du chocolat dans ma cellule, je serai charmé de faire plus
ample connaissance avec vous. Je lui demandai son nom. — Don Augustin.
— Vous en avez les lumières et l’esprit. Il répondit en rougissant: Je
voudrais en avoir la piété.

Je retournai à la _posada_, où bientôt arriva don Ésope du Toboso.
Dînons, cria-t-il en entrant, la faim dévore mes entrailles. — Eh
quoi, avec votre esprit et vos talents, vous n’avez pas pu engager
ces dames à tous retenir à dîner? — Non, mais je suis invité ce soir
avec vous, pour le _refresco_, chez la comtesse Éléonora, dont le mari
est à Madrid. — Peut-on savoir sous quel prétexte vous avez abordé ces
dames, et par quels moyens vous avez si bien réussi à faire votre cour?
— Je leur ai demandé si l’une d’elles n’était pas la marquise Cecilia
Padilla; observez que c’est une des belles femmes de Séville. Non, m’a
répondu l’une d’elles avec un doux sourire; elle est à Burgos depuis un
mois. — Pardon, mesdames; sur le portrait que l’on m’en a fait, j’ai
cru la trouver parmi vous. Je suis au désespoir de son absence; j’avais
une lettre de recommandation pour elle, et je comptais sur ses bontés
pour passer quelques jours agréables à Séville. — Vous connaissez
donc, lui dis-je, cette belle marquise? — Comme j’ai connu la sinora
Vanozia, maîtresse du pape Alexandre VI, dont il eut quatre enfants;
ou la belle Betsabé, qui se lavait sur son toit devant le roi David;
mais, dès que j’arrive dans une ville, je fais jaser l’aubergiste. J’ai
su de lui que dona Padilla était belle et tendre comme Magdeleine,
pieuse comme sainte Thérèse, et qu’elle avait couru précipitamment
à Burgos pour secourir son amant, attaqué de la petite-vérole. Mon
embarras, mes regrets ont touché la belle ame de la comtesse Éléonore,
qui m’a offert de remplacer la marquise Cecilia, son amie. Vous voyez
que, dans ma fiction, la ressemblance poétique est très-bien observée.
Dona Éléonora m’a demandé si vous n’étiez pas Français; j’ai dit
votre nom, et raconté vos infortunes. — Ce qui était fort inutile. —
Pardonnez-moi. J’ai lu, dans les Ethiques d’Aristote, que les malheurs
de l’amour touchaient vivement le cœur des femmes, et que rien n’est
plus intéressant pour elles qu’un amant malheureux. Ces dames vous ont
trouvé un air sentimental et une figure agréable, et je suis chargé
de vous amener ce soir à leur _refresco_. Je refusai, et priai don
Manuel de m’excuser auprès de ces dames. Je lui dis que j’avais fait
la connaissance de don Augustin, de l’ordre de Saint-François, homme
d’un grand mérite. — Par Bacchus! je ne quitterais pas une jolie femme
pour saint Augustin lui-même, et son fils Deodatus.[45] On nous servit
à dîner de l’excellent poisson de mer. Il remonte le Guadalquivir
jusqu’à deux lieues au-dessus de Séville.

Lorsque nous crûmes les méridiennes finies, nous retournâmes au
faubourg de Triana, où nous trouvâmes plus nombreuse compagnie que le
matin. C’est la promenade la plus fréquentée. A l’extrémité de ce cours
est une chartreuse nommée _las Cuevas_, habitée par dix-sept enfants
de saint Bruno, tous gens de qualité, servis par leurs valets. Des
pauvres assiégeaient la porte du couvent; deux économes, aidés d’un
frère, distribuaient à chacun d’eux, un poisson cuit, une mesure de
vin, et trois petits pains. Ces pieux Cénobites, me dit don Manuel,
nourrissent le Lazare des miettes de leur table. — J’aimerais mieux
qu’ils donnassent des pensions à de bons laboureurs, à des pères de
famille, plutôt que d’entretenir la mendicité et la paresse.

Nous entrâmes dans le jardin, qui n’est pas aussi beau que celui des
franciscains. Don Manuel aborda l’un de ces pères, qui avait l’air
absorbé dans ses méditations, ou de bâyer aux corneilles, et lui
demanda s’il était permis de voir le jardin. Le fils de saint Bruno lui
répondit par un signe emblématique, une inflexion approbative de tête,
et soudain lui tourna le dos. Apparemment, dit le poète de la Manche,
que Dieu, comme l’empereur des Turcs, a des muets à son service. Nous
sortîmes bientôt de ce temple du Silence, où Ovide aurait logé le
Sommeil, si ces asiles avaient existé dans son temps.

Nous allâmes voir _los Cannos de Carmona_; on appelle ainsi un aqueduc
de six lieues de longueur, ouvrage des Maures. Lorsque nous eûmes assez
examiné cet antique monument, je dis au poète du Toboso: Le jour touche
à son déclin, le _refresco_ et les dames vous attendent. — Et vous,
quels sont vos projets? Vous allez vous creuser la cervelle, et rêver
à votre ingrate Séraphine? — Je vais écrire des lettres, et mettre en
ordre des notes que j’ai prises dans mon voyage; peut-être un jour j’en
composerai un gros livre. — Y parlerez-vous d’Angélique Paular votre
conquête? — Pourquoi pas? — Et moi, paraîtrai-je sur la scène? — Sans
doute; vous serez mon héros: je remplirai mes pages de vos sentences,
de vos bons mots, de vos amours; mais je voudrais bien, pour jeter plus
d’intérêt dans mes récits, y parler de votre conversion. — Différez
encore trente ans l’achèvement de votre ouvrage, je me convertirai _in
extremis_.

    Interea dum fata sinunt jungamus amores,
    Jam veniet tenebris mors adoperta caput.[46]

Et d’ailleurs pourquoi me convertir? ne savez-vous pas que, selon
Pythagore, l’ame des poètes passe dans le corps des cygnes? Horace
n’a-t-il pas dit: _Album mutor in alitem_? Les empereurs romains
devenaient dieux après leur mort; un enfant d’Apollon est bien
au-dessus d’un empereur de Rome. Après cet éloquent discours, il me
quitta et se rendit chez la comtesse Éléonore; et moi, je regagnai
tristement mon gîte, en rêvant, malgré moi, à l’inconstance et à
l’ingratitude de Séraphine, et cherchant des consolations dans la
raison et la philosophie, et n’y trouvant que de belles paroles qui ne
me consolaient pas.

Don Manuel revint fort tard, et je me couchai sans l’avoir vu. Le matin
j’étais éveillé depuis long-temps lorsqu’il vint dans ma chambre. Il
me dit qu’il avait passé une soirée délicieuse, au milieu d’un cercle
de jolies femmes; qu’il avait improvisé, chanté, pincé de la guitare;
et que tout le monde l’avait trouvé charmant. Il me proposa d’aller
prendre du chocolat chez la comtesse; mais je lui dis que je déjeûnais
chez don Augustin. Il me promit de venir dîner avec moi, et de ne pas
me quitter du reste de la journée.

Je me rendis chez don Augustin; je lui trouvai une physionomie
encore plus ouverte que la veille; j’y démêlai, fondus ensemble, la
sérénité du sage, et le recueillement de la piété. Il me dit: Vous
déjeunerez seul: je n’ai pas encore dit ma messe. Je trouvai son
chocolat excellent, et je lui en fis l’éloge. Je le fais, me dit-il,
fabriquer sous mes yeux: c’est une petite sensualité que je me
pardonne. Mais permettez une question indiscrète: je ne vous trouve
pas cette hilarité, cet air de contentement qui anime ordinairement la
physionomie d’un Français de votre âge; vous paraissez nourrir quelque
chagrin; je vous avouerai même que c’est votre air mélancolique qui m’a
porté, hier, à vous aborder. Je lui répondis que mon caractère était
plus gai que triste et morose; mais qu’un malheur imprévu remplissait
mon ame de douleur et de dépit. Je lui contai alors la cause de mon
voyage en Espagne, et le cruel dénouement de mon amour pour Séraphine.
Je conviens, me dit-il, que cette aventure est fâcheuse, d’autant
qu’elle blesse autant votre amour-propre que votre sensibilité. Mais
à travers les nuages de l’adversité, on peut toujours voir reluire
des rayons d’espérance: songez d’ailleurs qu’une femme si légère, si
versatile, ne pouvait faire votre bonheur; les soucis, les soupçons,
la jalousie seraient entrés avec elle dans votre ménage: un homme
raisonnable ne doit pas regretter ce que la fortune lui refuse, car
il ignore si l’objet qu’il désire fera son bonheur ou non. Fiez-vous
à la Providence qui vous donnera non ce qui flatte vos désirs, mais
ce qui vous convient. Pardon, je suis obligé de vous laisser. Je m’en
vais dire la messe. L’avez-vous entendue? — Non, mon père. — Elle est
aujourd’hui d’obligation. — Vos lumières, vos vertus m’inspirent une
entière confiance; je vous avouerai que je suis Calviniste. — J’en
suis fâché; mais je ne m’intéresserai pas moins à vous. Dieu est le
père de tous les humains; c’est à lui à juger ses enfants. Allez en
m’attendant vous promener dans le jardin. — Non, mon père, j’entendrai
votre messe: nous differons de quelques points dans notre croyance,
mais nous adorons le même Dieu.[47] J’assistai à la messe de ce digne
prêtre, qui la dit avec une piété exemplaire. Il paraissait anéanti
devant la Divinité. De retour dans sa cellule, je lui dis que j’étais
étonné de la quantité de messes qu’on avait célébrées en même temps
que la sienne. — Vous seriez encore plus surpris du nombre des messes
de la cathédrale, qui a quatre-vingts autels où l’on dit cinq cents
messes par jour, outre trois cent cinq grandes messes par an, et
douze mille messes basses pour le repos des ames de ses bienfaiteurs.
— C’est beaucoup. — Ce n’est jamais trop; elles sont fondées par la
piété et la reconnaissance. — Daigneriez-vous me dire si la messe
est d’institution divine; si elle a été célébrée dès la naissance du
christianisme? — Non, elle ne fut d’abord qu’une cène, peu à peu elle
devint grand’messe qui se disait dans chaque église: elle fut unique
jusqu’aux cinquième et sixième siècles, que s’introduisirent les messes
basses. — Permettez-moi de vous communiquer une remarque que j’ai faite
pendant l’office divin. Vous accusez les Français d’incrédulité, ou
tout au moins de tiédeur pour la religion, et j’ai observé qu’il y
a plus de décence et de recueillement dans nos églises que dans les
vôtres. — Votre observation est peut-être juste; nos temples sont
des lieux de rendez-vous; la jeunesse y porte sa dissipation et sa
légèreté; mais c’est un mal sans remède, et nous préférons l’abus de la
chose à son anéantissement. L’on abuse, mais on croit, et la
religion subsiste. Les Français font à notre église un autre reproche,
c’est l’oubli des paroles de Jésus-Christ, qui dit: _N’amassez pas
des biens sur la terre, la rouille et les vers les consument_; et
cependant notre cathédrale, ainsi que la plupart des ordres religieux,
possèdent des richesses immenses: notre prélat jouit de cent mille
piastres de rente; la fabrique de l’église en a trente mille; et
les chanoines au nombre de quarante, ont chacun trente mille réaux
(quinze mille livres). Outre ces quarante chanoines, la cathédrale
nourrit encore quarante prébendiers, vingt semi-prébendiers, vingt
chapelains, qui sont à la nomination du chantre, avec l’attache du
chapitre, et vingt autres chapelains obligés d’assister au chœur. —
Voilà bien du monde payé pour chanter les louanges du Seigneur. —
Dans le temple de Salomon, les lévites étaient encore beaucoup plus
nombreux; vingt-huit mille vivaient des fruits de l’autel.[48] Mais
ce que vous ignorez peut-être, et ce qui fait grand honneur à nos
prélats, c’est qu’une grande partie de leurs richesses s’écoule en
bonnes œuvres: ils soutiennent des manufactures, dotent des couvents
de filles, des hôpitaux, donnent pour la confection des chemins; ils
suivent les préceptes de Julien, surnommé l’_Apostat_, qui disait qu’il
faut qu’un ministre des autels fasse l’aumône même de son nécessaire;
il les appelait les _interprètes des Dieux auprès des hommes_, et les
_cautions des hommes auprès des Dieux_. Mais si vous blâmez l’opulence
de nos églises, vous applaudirez à celle des nombreux hôpitaux de cette
ville, tons richement dotés; la police et le régime de l’un d’eux n’ont
de modèle nulle part; tous les malades ont leur chambre séparée, où
on leur sert en particulier les remèdes et les mets ordonnés par les
médecins. Cet hôpital est destiné aux gentilshommes et aux étudiants
de l’université. Mais descendons au jardin, l’exercice doit vous être
agréable; et moi, docile aux préceptes de l’Hygiène, je me promène
tous les jours pendant une heure avant mon dîné. Le mouvement du corps
donne de la vivacité à l’esprit. Je ne suis pas de l’avis de Pline le
naturaliste, qui se refusait le sommeil et la promenade, et qui disait
à son neveu: le temps de vos promenades pourrait être mieux employé.
Ces deux fameux personnages étaient affamés de gloire. Cette soif de
renommée est la folie des grandes ames. Démosthène fut ravi de joie,
parce qu’une vieille femme avait dit en le désignant du doigt: _voilà
Démosthène_. Pour moi, renfermé dans mon obscurité, je me borne à bien
vivre, à entretenir ma santé, à me délasser du travail par le repos et
des plaisirs honnêtes, et à remplir exactement mes devoirs; dans le
mauvais temps, au lieu de promenade dans le moment de la récréation, je
lis Virgile. Je n’ai pas les scrupules de mon patron Saint Augustin,
qui se défendait cette lecture qu’il avait beaucoup aimée dans sa
jeunesse, avouant que la mort de Didon lui avait fait répandre bien des
larmes.

Nous rencontrions dans le jardin des groupes de franciscains; je dis en
riant à don Augustin: Voilà bien des pères qui laissent reposer leur
esprit. — La plupart ne se fatiguent pas beaucoup; tous ne sont pas
comme disait Jésus-Christ, _le sel de la terre et la lumière du monde_.
Notre maison est fort nombreuse: elle contient deux cent cinquante
pères ou gens affiliés à notre ordre. Je conviens avec vous qu’il y
a en Espagne trop d’asiles ouverts à la dévotion et peut-être à la
paresse; mais cette exubérance n’est pas un aussi grand mal que vous
le supposez en France: c’est par-là que se soutient la religion, c’est
ce corps nombreux et vigilant, qui a éteint le flambeau de l’hérésie,
qui aurait incendié nos provinces, comme il a incendié celles de
l’Allemagne et de la France. Au reste, ne soyez pas surpris de la
population de nos monastères; notre état, qui vous paraît pénible,
a ses douceurs; un couvent est une retraite, et non une solitude;
exempts des pompeux embarras de la société, de ses dégoûts et de ses
soucis, nous jouissons d’une honnête et sage oisiveté occupée par la
religion et nos études; assujettis à une règle invariable, nos devoirs,
nos austérités même se changent en habitude, et nos délassements
et nos plaisirs deviennent un besoin. Ce qui contriste la vie des
gens du monde, c’est le vide de leurs journées, ou la frivolité de
leurs occupations; c’est une multiplicité de prétendus devoirs et de
visites réputées indispensables, qui les arrache à eux-mêmes, et même
à leurs plaisirs; c’est, à leur réveil, l’incertitude de ce qu’ils
feront de leur temps. Celui d’un religieux est plus doux: il est sans
inquiétude sur l’emploi de sa journée, et il est assuré de la passer
avec ses amis et ses livres. J’ai vécu long-temps à Madrid, je ne
voyais sur le visage des gens de la cour et des hommes du monde, nul
enjouement, mais souvent des nuages d’humeur, et l’heureuse sérénité
d’une ame tranquille sur ceux de nos pères. Ne croyez pas aussi que la
paresse soit toujours la divinité de nos gens d’église et de la nation
espagnole. Nicolas Antonio, chanoine de cette cathédrale, a relevé
la gloire de l’Espagne dans sa bibliothèque des écrivains espagnols,
imprimée en 1672. Depuis cette époque, nous avons eu des auteurs
très-distingués; le plus grand homme de la nation, car c’était le plus
humain, a reçu le jour dans Séville: c’est Barthélemi de Las Cazas,
évêque de Chiuppa, ville du Mexique. Il plaida pendant cinquante ans
la cause de l’humanité, mais sa voix se perdit dans le désert; il a
fait une relation de la barbarie des Espagnols en Amérique, qui respire
la sensibilité, la piété et la vertu. On prétend qu’il a exagéré
leurs cruautés, mais même en adoucissant les couleurs, l’Espagne
serait encore bien coupable. Ce saint évêque désespérant du succès de
ses réclamations et de ses plaintes, exténué par ses travaux et ses
voyages, revint dans sa patrie en 1521, se démit de son évêché, et
mourut à Madrid en 1566, âgé de quatre-vingt-douze ans. On m’a demandé
une inscription pour son portrait, j’ai donné ce vers de Virgile que
Saint Augustin aimait beaucoup.

    Quique sui memores, alios fecere merendo.[49]

Ou peut appliquer à cette ame héroïque les paroles de saint Luc:

    Gustavit donum cœleste.[50]

Dans ce moment deux religieux passèrent auprès de nous; l’un deux,
après avoir salué don Augustin d’un _ave Maria_, dit à l’oreille de son
compagnon: _Alli esta un gavacho_ (voilà un gavache). Je l’entendis,
et demandai à don Augustin l’étymologie et la signification de ce
mot, dont l’Espagnol gratifie le Français. Il faut, dit-il, nous
pardonner ce terme insignifiant, que l’on vous applique sans intention
de vous offenser: on prétend que son origine vient d’une défaite que
les Français essuyèrent aux pieds des Pyrénées. Les habitants de ces
montagnes, du côté de la France, donnent à leurs torrents le nom de
_gaves_, et de ce mot on a formé le sobriquet de _gavache_; d’autres
disent qu’il signifie _gueux_, sobriquet que portaient les seigneurs
soulevés en Flandre contre le roi d’Espagne. Mais je suis curieux
d’avoir des nouvelles de Voltaire; comment se porte-t-il? — Ce n’est
pas le saint de votre nation! Il jouit d’une santé assez ferme, quoique
sous le poids de quatre-vingts ans, et qu’il crie toujours qu’il a
un pied dans la fosse. — Quel dommage qu’un aussi beau génie attaque
la religion avec tant d’acharnement! — C’est moins chez lui impiété
que prévention, qu’une trop vive sensibilité pour les malheurs et les
crimes causés par le fanatisme ou par les passions, sous le manteau de
la religion; mais il a toujours reconnu un Être-Suprême. — Qu’est-ce
qu’un dieu sans culte, sans autels? C’est le dieu d’Épicure, un être
indifférent qui abandonne les hommes à leur instinct et à leurs
passions; le théisme, ou la religion naturelle, ne parle point au cœur,
laisse l’imagination froide, et n’attache l’homme à ses devoirs et à la
vertu que par un lien bien délié, et presque imaginaire. Les sages de
l’antiquité respectaient la religion de leur pays: Xénophon était fort
religieux, Plutarque exerçait la grande prêtrise d’Apollon; Pline le
jeune regardait les Dieux comme les auteurs de tous les biens dont il
jouissait; il leur bâtit un temple dans une de ses terres. L’homme qui
n’admet aucun culte ressemble, dit un proverbe de Salomon, à une ville
ouverte de toute part.[51] La morale qui n’a pas cette base est bien
facile à s’écrouler. — Je vous demande grâce pour ce paradoxe: quoique
je pense que toute idée de vertu, de morale, doive s’appuyer sur la
divinité, je me fierais plus à la moralité d’un homme né vertueux, mais
égaré dans le scepticisme par l’impénétrabilité des mystères de la
religion et de la nature, qu’à celle de l’homme qui n’aurait d’autre
frein que la crainte de Dieu et la peur de l’enfer. Si l’incrédulité
le gagne un moment, ou bien s’il compte sur la rémission facile de ses
péchés, il n’est plus d’obstacles qui l’arrête: voilà pourquoi l’on a
dit si souvent qu’il fallait une religion au peuple. — Et c’est en quoi
l’inquisition a rendu un grand service à l’Espagne; elle a opposé des
barrières à l’incrédulité, aux nouvelles erreurs. Voltaire lui en veut
beaucoup; mais les inquisiteurs sont ici ce que les censeurs sont à
la Chine: ils veillent sur le culte et sur les mœurs, contiennent les
peuples dans l’obéissance, et les rois même dans leurs devoirs, dans le
respect des hommes et des lois. _Deum time et mandata ejus observa,
hic est enim totus homo_,[52] a dit l’Ecclésiaste. Voltaire, pour
parler son langage, n’a vu que le bec et les serres du saint-office, et
n’a pas aperçu son utilité. Mais est-il vrai que ce beau génie, à la
moindre maladie, est agité par la peur du diable et de l’enfer? — Non,
c’est une calomnie inventée par ses ennemis; je n’osai pas dire les
moines. J’ai ouï conter à M. Tronchin, célèbre médecin de Genève, qu’il
l’avait observé dans le cours d’une maladie très-grave, et qu’il ne lui
avait jamais vu aucun signe de faiblesse et de frayeur. — Tant pis, car
j’aime à espérer que Dieu laissera tomber sur ce grand homme un rayon
de sa grâce: saint Augustin et saint Paul sont rentrés dans la voie
du salut. On vint chercher ce vénérable religieux de la part de son
supérieur, et il me congédia en m’invitant à revenir le voir pendant
mon séjour à Séville. Je sortis pénétré de la sagesse et de la piété de
ce père de saint François. Il faut rendre justice aux moines espagnols;
il s’en trouve un grand nombre qui joignent les lumières, le savoir à
la pureté des mœurs et au zèle de la religion.

De retour à l’auberge, je trouvai don Manuel se promenant, dans sa
chambre, à grands pas, l’œil en feu, les cheveux hérissés, et plein du
Dieu de la poésie. — Ah! ah! lui dis-je, votre verve s’échauffe; la
belle comtesse Éléonore... — Oui, je lui ai promis une romance pour ce
soir. — Je vous en félicite; je vois que vous commencez le siége de
la place. — Par la barbe de tous les capucins du monde, je risquerais
volontiers mon salut avec elle. Quels appas doux et piquants! je doute
que Sara, si belle encore à l’âge de soixante ans, ni aucune des onze
mille vierges de Cologne, eussent l’éclat, la beauté, les grâces de
la belle comtesse. Oui, charmante Éléonore, _tecum vivere amen, tecum
obeam libens_![53] Feu Salomon, de joyeuse mémoire, a dit: Je reconnais
qu’il n’y a rien de meilleur à l’homme que de se réjouir dans ses
œuvres. Dieu aurait-il déployé dans le ciel sa magnificence, donné
au soleil sa splendeur, enrichi la terre des fleurs du printemps,
des moissons de l’été, des trésors de l’automne; aurait-il formé d’un
rayon céleste, non de la côte d’un homme, ce sexe enchanteur qui pare
la terre, comme les anges parent le ciel, pour nous faire un crime
de la jouissance de ses bienfaits? — J’admire votre douce faconde,
et j’espère qu’un jour vous nous donnerez une religion où vous ne
prêcherez qu’amour et plaisir. — Ma foi, je pense que j’aurais pour
moi tous les sages de la terre, et Dieu lui-même. Mais j’ai promis
de vous mener ce soir chez la comtesse à son _tertulia_ (assemblée);
elle m’en a prié instamment: elle aime beaucoup les amants malheureux.
— Je suis très-peu flatté d’intéresser à ce titre, n’importe, je ne
veux point me donner l’air d’un sauvage: je vous accompagnerai. Dans
ce moment nous vîmes entrer un moine, qui, après nous avoir salués
d’un _ave Maria purissima_, nous présenta un petit Jésus caché sous sa
robe, en nous signifiant qu’il viendrait le chercher le lendemain. Nous
voulûmes le lui rendre; mais il était déjà bien loin. L’habillement de
ce petit Jésus était bizarre; il avait l’uniforme de la marine, et une
petite perruque bien poudrée, à laquelle était attachée, par derrière,
une bourse à cheveux. Nous riions de ce petit Jésus transformé en
militaire marin; don Manuel prétendait que c’était le grand-amiral
d’Espagne qui venait nous rendre visite; mais notre hôte nous expliqua
l’énigme. On vous laisse, dit-il, ce petit Jésus pour que vous mettiez
dans la bourse une aumône abondante, et le couvent priera Dieu pour
vous. Don Manuel voulait remplir la bourse de chardons; mais je m’y
opposai. Ne nous brouillons pas, lui dis-je, avec les moines; le
courroux de Jupiter est moins terrible, lorsque d’un mouvement de ses
sourcils il ébranle l’univers. Je mis quelqu’argent dans la bourse du
petit Jésus, et chargeai l’hôte de le rendre à son maître.

L’après-dînée nous voulions voir la grande manufacture de tabac; il
fallait un billet pour y pénétrer: don Manuel, toujours fécond en
ressources, me promit sa protection pour m’en ouvrir l’entrée. Je m’y
laissai conduire. Arrivés à cet hôtel, le portier nous demanda notre
billet. Je n’en ai pas besoin, répond fièrement don Manuel; comment
se nomme votre directeur? — Don Pepe Bruna. — Eh bien, va dire à don
Pepe Bruna que le comte César del Rio-Frio, cousin de l’archevêque,
demande à voir cette manufacture, avec un gentilhomme français de
ses amis. Cet homme, frappé de l’éclat de ce nom, et de la parenté
avec l’archevêque, courut sur-le-champ, et revint bientôt avec le
directeur don Pepe Bruna, qui assura le comte de Rio-Frio qu’il était
à ses ordres et à ceux d’_ousia illustrissima_.[54] Ce galant homme
nous conduisit d’abord dans la salle où l’on travaille le tabac. Il
vient, nous dit-il, de la Havane; mais nous n’en manipulons qu’une
certaine quantité. C’est avec l’ocre que nous lui donnons cette
couleur rougeâtre; quand cette mixtion est faite, nous l’enfermons
dans des boites de fer-blanc, dont chacune a son étiquette, et nous
les expédions dans toute l’Espagne. Sa majesté catholique s’est
réservé le privilège de la vente, qui lui donne de grands bénéfices.
Nous avons mille ouvriers, qui gagnent quatre à six réaux par jour,
et qui travaillent environ neuf heures. Cent quatre-vingts mules
tournent continuellement vingt-huit moulins ou machines à moudre ou
mêler le tabac avec la terre rouge de l’almazarron (l’ocre). Dans les
manufactures, il nous est défendu d’en vendre en détail. Son prix
courant est de trente-deux réaux la livre. De cette salle, don Pepe
nous conduisit dans toute la maison: dans une chambre nous trouvâmes
quatre cent soixante ouvriers occupés à faire des _cigarros_,[55] et
à les lier en faisceaux; il y en avait un amas prodigieux. Je vois
votre étonnement, nous dit don Pepe; eh bien, malgré l’assiduité et
l’activité des ouvriers, la manufacture ne peut suffire au débit.

Après que nous eûmes tout vu, tout visité, don Pepe nous accompagna
jusqu’à la porte, et pria le comte de Rio-Frio d’assurer de ses humbles
respects son _ousia illustrissima_, et de le remercier de lui avoir
procuré l’occasion de lui prouver son entier dévouement. Lorsqu’il
nous eut quittés, je demandai à don Ésope, à don Solano, au comte de
Rio-Frio, dans quel royaume se trouvait son comté. — Sous la ligne de
démarcation, me dit-il, tracée par le pape Alexandre VI, pour donner
l’occident à l’Espagne, et l’orient au Portugal. Au reste, vous voyez
que je connais les hommes; si je m’étais annoncé comme bel esprit et
poète, homme d’honneur et de probité, on m’eût renvoyé au Parnasse ou
dans mon galetas. Cependant, un poète vaut mieux que vingt comtes.
Charles-Quint a dit qu’il pouvait faire autant de grands d’Espagne
qu’il voudrait, et que Dieu seul pouvait créer un Le Titien. Oui,
ajouta-t-il, l’air échauffé; comme un prophète, le poète est l’homme
par excellence, il est le fils, le nourrisson des Muses. Voyez quel
respect avait l’antiquité pour les poètes; n’a-t-elle pas attaché la
lyre d’Orphée au firmament? Pourquoi dit-on le divin Homère? Pourquoi
lui a-t-on élevé des statues, des temples? N’est-ce point parce
que son ame est une émanation de la Divinité? _Mens agitat molem_.
L’Être-Suprême est lui-même doué du génie de la poésie: quelle idée
poétique et sublime, quelle fécondité d’imagination, que la conception
des astres, des planètes, de ce globe immense de feu qui crée tout,
anime tout, donne la vie à la nature! N’est-ce pas Dieu qui a enflammé
du feu de la poésie le législateur des Juifs, leurs prophètes, et David
et Salomon? Mais depuis cette inspiration divine, passant de cerveau
en cerveau, s’est affaiblie comme la mèche enflammée qui circule de
main en main. — Mais croyez-vous, lui dis-je, que le divin Homère
soit en Paradis? — Oui, vraiment: malheur à qui oserait en douter! Il
est à la tête des anges, qui chantent les louanges du Seigneur. — Mais
calmez-vous, descendez de la sphère céleste; nous voici à la porte de
la comtesse Éléonore, qui n’est qu’une simple mortelle. — Mes vers en
feront une déesse; Alexandre pouvait donner le monde à sa maîtresse;
moi je fais plus, je lui donnerai l’immortalité.

La comtesse me reçut avec une grâce, une aménité très-aimables; elle
me dit qu’elle aimait beaucoup les officiers français qui étaient
aussi galants que valeureux; que son aïeul avait servi sous le duc de
Vendôme, qui l’honorait de son amitié. Je répondis à ce compliment
par des éloges mérités de la nation espagnole; je louai sa bravoure,
sa fidélité, son amour pour ses rois, sa probité, la noblesse de ses
sentiments. Après ces propos on me fit asseoir devant un cercle de
jolies femmes, rassemblées pour entendre l’improvisateur don Manuel;
après que l’on eût servi le chocolat et les confitures, que le poète de
la Manche eut fortifié, par cette collation, sa poitrine et sa voix,
il préluda sur sa guitare, et, enflammé par l’amour et la gloire, il
entonna sa romance. Toutes les oreilles s’ouvraient, tous les yeux
étaient sur lui; on respirait à peine; sa voix se déployait, s’animait,
lorsque tout-à-coup une voiture s’arrêta devant la maison. On entendait
les cris, la rumeur des gens, le hennissement des chevaux. Ah! s’écria
la comtesse avec vivacité, c’est mon mari, c’est lui! Elle se lève,
mais il entre aussitôt et s’élance dans ses bras. Toutes les dames
l’entourent, le félicitent. Il les embrasse les unes après les autres.
Pendant ce mouvement, je m’approchai du poète du Toboso, dont la
figure me parut alongée; et je lui dis tout bas: Voici un beau sujet
de romance; un époux qui tombe des nues, comme une bombe au milieu
d’une fête. Ulysse n’arriva pas plus mal à propos à Ithaque pour les
poursuivants, et peut-être pour Pénélope. — Patience; ma romance est
faite, elle restera toujours. — Nous sommes ici très-inutiles. Filons
tout doucement; c’est l’heure du berger pour le mari; la vôtre n’est
pas encore venue. Nous nous échappons; personne ne prend garde à nous;
je demande dans l’antichambre le nom du comte, dont la figure, la
politesse m’avaient frappé; on me répond que c’est le comte d’Avila.
Ce nom nous étonne singulièrement: nous nous demandons si c’est ce
comte d’Avila qu’avait tué l’hermite Ambrosio. Don Manuel disait que
c’était son ombre qui revenait exprès de l’autre monde pour troubler
ses amours. Tout nous portait à croire l’identité du personnage, et
j’aurais dit volontiers à l’hermite:

    Les gens que vous tuez, monsieur, se portent bien.

Nous finîmes la soirée dans notre chambre, don Manuel en chantant
sa déconvenue sur sa guitare, et moi en lisant et en rêvant à
l’inconstance de Séraphine. Nous interrogeâmes l’aubergiste sur
l’existence du comte, et nous fûmes confirmés que c’était le rival de
l’hermite, qui heureusement ne l’avait pas bien tué.

Le lendemain à notre déjeûner, don Manuel et moi délibérions, si nous
informerions le comte de la retraite, de la vie érémitique de don
Fernandès, lorsque nous reçûmes de sa part un billet d’invitation
pour dîner; nous acceptâmes, et nous voilà encore plus embarrassés à
résoudre notre problême: pour en avoir la solution, je crus devoir
recourir au père don Augustin. Don Manuel me dit qu’en m’attendant,
il irait à la messe pour voir de jolies femmes, et que nous nous
rejoindrions à l’auberge.

Je me rendis chez don Augustin; je lui contai l’histoire de don
Fernandès, sa jalousie, son combat, sa retraite dans une caverne,
et le priai de m’éclairer de ses conseils. Mon avis, me dit-il, est
d’avouer tout au comte; il est loyal, généreux, et loin de poursuivre
don Fernandès, il cherchera à lui rendre service. Il faut arracher ce
malheureux époux de son antre; je n’approuve pas la vie érémitique,
nous en avons l’obligation à Saint Paul de la Thébaïde. Cette existence
sauvage est inutile à la religion; tous les miracles opérés dans les
déserts, me paraissent peu dignes de notre croyance. Je n’aime pas
ce corbeau qui apporte tous les jours un pain à Saint Paul, et deux
lorsque Saint Antoine vient lui rendre visite. Saint Jérôme offense
aussi la raison, et infirme sa véracité lorsqu’il nous dit qu’il a
rencontré un satire dans le désert. — Mon père, j’admire vos lumières
et votre piété dégagée des liens de la superstition; mais si votre
façon de penser était connue, vous souleveriez contre vous toute
l’armée des moines d’Espagne. — Mais aussi ma pensée reste au fond
de mon ame. Le grand tort des religieux de ce pays est d’étouffer le
christianisme sous un amas de superstitions et de miracles ridicules:
plus la religion sera simple, mieux elle parlera au cœur. C’est un
arbre dont la tête superbe touche les nues, et qui n’a nul besoin de
l’entourage des plantes parasites pour soutenir sa tige et rester
debout. Comparons la vie de Saint Vincent de Paul, toujours active,
toujours consacrée aux malheureux, voyez ce saint fondant des hôpitaux,
des maisons religieuses: comparez-le, dis-je, à l’hermite Paul,
enseveli vivant dans un désert, inutile au monde, ne pouvant même
l’édifier par sa piété et par ses vertus. Après ce discours, je quittai
ce Socrate moderne et chrétien, en promettant de lui rendre compte du
succès de nos démarches auprès du comte d’Avila.

J’allai rejoindre don Manuel à l’auberge; je le trouvai à la porte avec
deux femmes de la troupe de _los gitanos_ (les bohémiens). Accourez,
s’écria-t-il, en m’apercevant, on vous dira votre bonne fortune. On
m’a déjà prédit la mienne: j’irai à Madrid, je serai aimé d’une jolie
femme dont le mari sera jaloux; la renommée publiera mes vers d’un
pôle à l’autre, et une mort sainte, édifiante, couronnera une vie
heureuse. — Voilà un brillant avenir, vous ne sauriez trop payer un
si bel horoscope. — Imitez-moi, consultez ces deux vieilles Pythies;
apprenez vos futurs contingents. — Malheur, lui dis-je, à l’homme qui
connaîtrait son avenir! Notre ignorance fait notre repos. Mais j’eus
beau refuser d’entendre ma bonne fortune, ces deux femmes s’emparèrent
de ma main, et l’une d’elles, sur l’inspection des lignes, me dit que
j’avais beaucoup aimé, que j’avais éprouvé des malheurs en amour;
mais, ajouta-t-elle, cette ligne droite me rassure; vous finirez par
épouser une jeune personne aimable et riche. — Je vous fais compliment,
s’écria don Manuel. — Et vous croyez à ces sottises? — Et pourquoi non?
Dans tous les siècles, n’y a-t-il pas eu des oracles, des voyants,
des prédictions? On prédit l’empire à Auguste; la mort de César fut
prévue, annoncée. Malgré les assertions de don Manuel, je repoussai les
prédictions de ces sybilles; mais telle est la faiblesse de l’esprit
humain, que parfois l’espoir d’un heureux mariage se glissait dans mon
ame: flattez ou effrayez, et la prophétie triomphera de la raison.

Nous nous rendîmes chez le comte d’Avila, qui nous reçut avec
l’urbanité la plus aimable. Dès que j’ai su, me dit-il en bon
français, qui vous étiez, j’ai cru devoir vous faire les honneurs
de ma patrie; j’ai passé trois années à Paris, où l’on m’a comblé
d’amitié et de bontés: je voudrais que vous fussiez aussi content de
mes compatriotes que je l’ai été des vôtres. Comment trouvez-vous ma
nation? — J’en pense trop de bien pour n’être pas véridique. Elle est
brave, spirituelle, généreuse; vous avez le climat le plus beau, le sol
le plus fertile de l’Europe, des vins excellents. — Et des chemins?
— Très-mauvais. — Et des auberges? — Détestables. — Et des moines? —
Trop nombreux, trop riches; à quelques exceptions près, fort ignorants.
— Et la religion? — Défigurée par la superstition. — Et nos dames? —
Très-jolies, très-séduisantes; mais je les crois plus voluptueuses que
sensibles, plus jalouses par orgueil que par tendresse, plus fidèles
à l’amour qu’à l’hymen; il y a peu d’Artemise parmi elles; hardies
dans leurs intrigues, elles dédaignent les voiles du mystère, dont les
dames françaises s’enveloppent avec tant d’adresse et de décence. Vos
femmes ont beaucoup d’esprit, d’imagination; mais ce sont des fleurs
qui n’ont pas tout l’éclat et tout le parfum qu’elles devraient avoir,
faute de culture: elles sont courbées sous le joug des préjugés et
des prêtres. Pardon, si je m’exprime avec tant de franchise. — Loin
d’improuver votre critique, je vous fournirai de nouveaux traits;
j’ajouterai que l’unique occupation de nos dames consiste dans leurs
_cortejos_: voici quelle est, à très-peu près, l’habitude de leur vie.
Elles se lèvent tard, gaspillent le reste de la matinée avec leurs
caméristes, ou vont à l’église dire leurs chapelets, ou réciter des
prières qu’elles murmurent par habitude et sans attention; ensuite
elles dînent sobrement, dorment l’après-dînée, et s’habillent le soir
pour aller à la promenade; et en hiver, dans une société où, autour
d’un brasier, elles s’entretiennent de leurs affaires domestiques, et
de leur prochain. Mais que pensez-vous de nos gens de lettres? — Que la
nature et votre soleil ont tout fait pour eux; mais ce sont des plantes
que les mauvaises herbes empêchent de prospérer, la superstition et
le saint-office. — Et quel est votre avis sur l’inquisition? — Je
voudrais qu’on la traitât comme le lion de la fable, auquel on persuada
que, pour plaire à sa maîtresse, il fallait se laisser rogner les
griffes et les dents. — Pour persuader aux inquisiteurs cette petite
opération, il faudrait une armée de cent mille hommes. Ce dialogue
finit par l’annonce du dîné et l’arrivée de la comtesse, qui entra avec
plusieurs convives. Elle fit des excuses à don Manuel sur la brusque
apparition du comte. Ces maris, ajouta-t-elle en souriant, sont des
trouble-fêtes, il nous a privés du plaisir d’entendre votre romance;
mais j’espère que, ce soir, vous voudrez bien nous en dédommager. Le
galant don Manuel répondit que sa lyre était consacrée aux grâces et à
la beauté.

Le comte nous traita splendidement. Au dessert on nous donna de
très-beaux ananas. Le comte, surpris, demanda à sa femme d’où lui
venait ce plat de luxe. C’est un présent, dit-elle, du marquis don
Estevan. Avant-hier j’allai chez lui; c’est un amateur très-épris de
son jardin, de ses productions; il me proposa de m’y promener, et
d’aller voir ses ananas; étonnée de leur beauté, j’en fis l’éloge;
il me répondit qu’ils étaient à mes pieds. Je ne puis, lui dis-je,
accepter leur hommage. Il insista, et je ne cédai point: je crus
l’affaire terminée et sans appel; mais le soir, en rentrant chez
moi, j’ai trouvé les ananas qui m’avaient précédée. Telle est notre
galanterie, me dit le comte, très-inconnue en France. Ici, dès qu’une
femme s’avise de louer quelque chose, un bijou, une boîte, aussitôt le
maître répond: Elle est à vos pieds, et un refus l’offenserait. Naguère
une dame française, qui était à Madrid, se promenant au Prado dans
sa voiture, fut abordée par le duc d’Uzeda, qui était traîné par un
attelage de six beaux chevaux. Cette dame, ignorant nos usages, loue la
beauté des coursiers, et le duc répond soudain: Ils sont à vos pieds.
Faites-les relever, répond la dame en riant, ils m’embarrasseraient
beaucoup. Cette dame, croyant que cette offre n’était qu’un badinage,
l’oublia bien vite; mais le soir, en rentrant, elle trouva les six
chevaux dans son écurie. Elle les renvoya aussitôt; le duc les fait
repartir tout de suite: la dame les fait retourner sur-le-champ; et
le duc, offensé, les renvoie encore: enfin les chevaux se seraient
promenés toute la nuit, si la dame n’eut pris le parti d’écrire au
duc une lettre très-ferme et très-sérieuse, où elle lui disait qu’en
France une femme de son rang n’acceptait point de pareils dons, et
qu’elle le priait instamment de garder ses chevaux. Vous trouvez notre
galanterie un peu singulière; mais n’oubliez pas que c’est à nous que
vous devez la vôtre, et cette fleur d’urbanité si vantée dans l’Europe.
Les premiers nous vous en avons donné l’exemple à la cour et dans les
camps; Louis XIV, le modèle des chevaliers galants, s’était formé à
l’école d’Anne d’Autriche sa mère. Un des convives prit la parole, et
annonça la mort de Madalena de la Cerda, morte en odeur de sainteté
après avoir consacré toute sa jeunesse au plaisir et à l’amour; son ame
était si douce, si tendre, qu’elle ne pouvait résister aux prières,
aux larmes d’un amant malheureux par ses rigueurs. La petite-vérole
l’a enlevée de ce monde. Depuis long-temps son époux, sa famille la
sollicitaient vivement de se faire inoculer; mais le préjugé, ou plutôt
un malheureux jacobin, son confesseur, lui persuadait que l’inoculation
était un véritable suicide qui offensait Dieu et la morale. Elle a été
la victime de sa crédulité. Dès les premiers symptômes de sa maladie
les médecins se sont emparés de son corps, et le confesseur de son ame.
Les docteurs, peu d’accord entre eux, l’ont tuée; le confesseur idiot,
fanatique, a jeté la terreur, le désespoir dans cette ame faible et
sensible. L’infortunée s’écriait qu’elle était damnée, qu’elle voyait
l’enfer sous ses pas. Heureusement, on lui a donné un confesseur plus
sage, plus éclairé, qui, par l’onction d’une douce éloquence, en lui
parlant de la clémence de Dieu, de sa miséricorde inépuisable, a
rétabli sa tête, et calmé son effroi. Sa mort a été fort touchante,
et ce confesseur assure que c’est une sainte de plus dans le Ciel. Et
moi aussi, s’écria le poète de la Manche, tout mondain, tout profane
que je suis, j’ai l’honneur d’être saint, du moins on m’a gratifié
d’un brevet de sainteté. J’étais arrivé à Saragosse, protégé d’une
lettre de recommandation pour la marquise dona Sancha della Valle.
Ah! s’écria l’une des convives, femme dans la maturité de l’âge, elle
a eu beaucoup de célébrité par sa beauté, son esprit et ses amours.
Mais laissons continuer son histoire à don Manuel, et je donnerai
ensuite quelques coups de crayons au portrait de cette marquise. A mon
arrivée, reprit le poète du Toboso, après grande toilette, et avoir
préparé mon compliment, je me présentai chez elle. Dès que ses gens
m’aperçurent, ils sonnèrent une grande cloche, et aussitôt accoururent
les femmes de la marquise, jeunes et vieilles, chacune avec un cierge
allumé, en criant toutes à la fois: _Alli esta el santo_ (voilà le
saint)! Je les regardais avec étonnement, et leur dis que je n’avais
pas besoin de lumière en plein jour; mais, loin de m’écouter, elles
tombèrent à mes pieds, en répétant sans cesse: _Alli esta el santo_,
et en me demandant ma bénédiction. A quoi vous servira-t-elle? leur
disais-je; je ne suis ni évêque ni saint. Mais mon refus, qu’elles
n’attribuaient qu’à mon humilité, irritait leur soif de bénédictions.
Elles m’arrêtèrent par mon habit, faillirent à le déchirer; elles me
baisaient les mains, l’habit, me suppliant de leur accorder cette
faveur. Enfin il fallut céder; je levai la main, étendis le bras, et
avec une gravité convenable, je les bénis pontificalement. Ces bonnes
femmes, bénites, et enchantées de l’avoir été, coururent annoncer mon
arrivée à leur maîtresse. Je les suivis, toujours plus étonné, ne
sachant si c’était l’aspect d’un joli homme comme moi, ou la fleuraison
des vignes, qui troublait leurs cervelles. Dès que je parus dans la
chambre de la vieille marquise, elle quitta son fauteuil, et vint à
moi d’un air radieux, soutenue par deux femmes. Elle me remercia de
la faveur que daignait lui accorder un homme aussi pieux, un si grand
saint que moi. Madame, lui dis-je, je vous remercie de votre bonne
opinion; mais je n’ai pas le bonheur d’être saint, je ne suis qu’une
brebis égarée qui a besoin du secours de la grâce pour rentrer dans le
bercail. — Ah! plût au Ciel que mon ame fût aussi pure, aussi céleste
que la vôtre! Depuis quand êtes-vous arrivé? — Depuis hier. — Je
vous attendais avec impatience: mais enfin le Seigneur m’a rendu la
santé. — Madame la marquise a donc été malade? — Oui, ma lettre vous
le mandait. Comme votre vie exemplaire, votre sainteté, vos miracles
font beaucoup de bruit en Galice, je vous ai écrit pour vous prier de
venir à Saragosse me secourir de vos prières, et obtenir ma guérison
du Ciel. — Vous m’étonnez, madame: je ne suis pas plus connu en Galice
qu’en Chine, mes pieds n’ont jamais touché ce sol fortuné, et jamais
je n’ai opéré de miracles, ni reçu de lettres de vous; c’est moi, au
contraire, qui vous en apporte une du comte de Florida-Blanca, votre
parent, qui me recommande à vos bontés. En même temps je lui présentai
ma lettre. A ce discours, la marquise, ouvrant de grands yeux ébahis,
la prit, l’ouvrit, et lut à haute voix: «Ma chère cousine, je vous
recommande don Manuel Castillo...» Quoi! monsieur, vous n’êtes pas
le bienheureux Bernard Ortega de Galice? Vous n’êtes pas saint? —
Il s’en faut de quelque chose, et je ne connais pas de poète qui
ait été canonisé: jadis les ames des empereurs romains montaient au
Ciel; mais je n’ai pas ouï dire qu’on y ait envoyé Virgile et Horace:
daignez continuer la lecture de la lettre. «C’est un homme d’esprit,
improvisateur, chanteur, galant comme Ovide et Tibulle; comme eux,
toujours amoureux, et plus attaché à Épicure qu’à saint Ignace et saint
François.» Est-il possible! quoi, vous êtes poète? — Oui, par malheur
ma mère est accouchée de moi au pied du mont Parnasse. Vos femmes
m’ont obsédé pour avoir ma bénédiction, et je la leur ai donnée; je
souhaite qu’elle leur fasse grand bien. A ces mots la marquise partit
d’un grand éclat de rire, et m’avoua que l’on m’avait pris pour le
bienheureux Bernard Ortega, qui, d’après le portrait qu’on lui en avait
fait, me ressemblait beaucoup. — Ce bienheureux Ortega, répliquai-je,
a sans doute reçu, comme moi, de la faveur du Ciel, une proéminence
sur les épaules. — Oui; c’est ainsi qu’on me l’a dépeint; et comme je
l’attendais tous les jours, mes femmes ont été trompées, et vous ont
pris pour lui.

Ce petit conte égaya les convives; alors la dame qui avait promis
quelque notice sur la vie de la marquise, nous dit: Elle est morte
l’année dernière; on ne saurait décider si chez elle la coquetterie
affaiblissait son penchant à l’amour, ou si ce penchant tempérait
sa coquetterie; ce sont deux bassins d’une balance qui s’élevaient
et retombaient tour à tour. — Je connais beaucoup de femmes de ce
caractère, dit dona Béatrix; — et moi aussi, ajouta dona Alexandrina:
et la dame reprenant sa narration, dit: Les jeux delà marquise
n’avaient pas l’éclat et la vivacité des beaux yeux noirs; mais
ils avaient l’expression la plus touchante; sa physionomie vive et
piquante annonçait beaucoup d’esprit, et cet esprit qui animait tous
ses traits, en fesait disparaître l’irrégularité: elle a inspiré de
fortes passions: un amant s’est tué pour elle; deux se sont battus;
un troisième s’est fait chartreux. Ce dernier, âgé de vingt ans,
s’abandonna au délire de l’amour; la marquise accueillait tous ses
adorateurs, mais ne pouvait les rendre tous heureux. Les soupirs, les
prières, les larmes de ce jeune homme ne purent le conduire au bonheur:
désespéré de tant de cruauté, il résolut de faire le pèlerinage de
Saint-Jacques-de-Compostelle, pour intéresser le Saint à sa passion,
et obtenir, par sa toute-puissance et son intercession, les faveurs
de sa maîtresse. Il part à pied, seul, un bourdon à la main, se rend
sur le tombeau de Saint Jacques, lui adresse ses prières, ses vœux,
lui fait des présents, jeûne pendant trois jours, après lesquels,
plein de confiance et d’espoir, il revient à Saragosse auprès de sa
belle inhumaine; mais Saint Jacques, soit défaut de volonté ou de
pouvoir, n’avait rien fait pour son bonheur. Cet infortuné pélerin ne
trouva plus la marquise à Saragosse; elle venait de partir pour Rome,
avec un prince italien, dont elle était vivement éprise. Accablé de
cette nouvelle, et maudissant Saint Jacques, il courut s’enterrer
tout vif dans une chartreuse, où probablement Saint Bruno, touché de
pitié, aura guéri sa cervelle, et sans doute il aura fait une mort
édifiante.[56] Madame, dit alors don Casimir, l’un des convives,
homme âgé d’environ cinquante ans, permettez-moi de relever quelques
inexactitudes dans votre récit. Cet amant malheureux n’est ni saint, ni
mort, ni chartreux; lorsqu’il revint de Saragosse, la marquise y était
encore; il la vit et en fut reçu froidement, ou plutôt avec ironie;
elle lui dit: Saint-Jacques-de-Compostelle vous a très-mal servi; je
vous conseille de changer de patron. Elle lui avoua ensuite qu’elle
aimait le prince Orsini, et qu’elle allait partir incessamment pour
Rome avec lui. — Don Casimir, lui répondit la dame, qui vous a si
bien instruit? — Je suis dans la plus intime confidence de cet amant,
car c’est moi qui suis le pélerin et le héros de la scène. Je ne suis
resté à la chartreuse que six mois; Saint Bruno, comme vous l’avancez,
ayant bien voulu guérir ma cervelle. Je n’avais alors que vingt ans,
et c’était ma première passion. Cette reconnaissance amusa beaucoup
la société. Je dis alors que la marquise della Valle, appelant le
bienheureux Ortega pour sa guérison, avait imité le roi de France,
Louis XI, qui, dangereusement malade, envoya chercher, au fond de
la Calabre, le fameux François de Paule, se jeta à ses pieds, en le
suppliant de demander pour lui, à l’Être-Suprême, le rétablissement de
sa santé. Le Saint lui répondit qu’il allait prier pour le salut de son
ame. Ah! s’écria le monarque, ne demandez pas tant de choses à la fois;
bornez-vous maintenant à la santé du corps.

Le comte d’Avila, après le dîné, où une conversation enjouée et
intéressante nous avait retenus fort long-temps, proposa à don Manuel
et à moi de nous mener à Saint-Jean del _Forache_, à une lieue de la
ville, pour voir les ruines d’un vieux château. — Très-volontiers,
lui dis-je, d’autant plus que nous avons à vous parler d’un homme de
votre connaissance, que nous avons rencontré auprès de Carthagène.
Deux chevaux andalous nous transportèrent d’un pas rapide à Saint-Jean
del _Forache_, au pied duquel coule le Guadalquivir. Je vis sur une
colline les ruines d’un vaste édifice; le comte me demanda comment je
les trouvais? — Je n’aime les ruines, lui dis-je, que lorsque de grands
souvenirs y sont attachés, parlent au cœur, rappellent de grandes
idées, et quelquefois la rapidité de notre existence et de notre néant.
— Celles-ci méritent quelque considération à cause de leur antiquité.
C’est un monument des Goths; des inscriptions confirment son origine.
Vous voyez que bien des siècles ont déposé leur rouille sur ces débris
précieux: les Goths, après avoir vaincu Vandales, Alains et Suèves,
chassèrent les Romains de l’Espagne, qu’ils avaient gardée pendant
six cents ans. A leur tour, cent trente ans après, ces Goths furent
expulsés par les Maures; mais puisque ces décombres n’ont pas un grand
attrait pour vous, nous irons à Italica, autrement nommé _Sevilla la
Vieja_ (la Vieille), fondée par Scipion l’Africain; elle est la patrie
de l’empereur Adrien, de Théodose-le-Grand, et de Silius Italicus. La
mémoire de ce grand Scipion, qui disoit, j’aime mieux conserver un
citoyen, que tuer mille ennemis: celle d’un empereur habile, brave et
voluptueux, d’un consul poète, qui tous les ans fêtait la naissance
de Virgile, et les ruines d’un amphithéâtre, pourront peut-être vous
intéresser davantage. Arrivés sur les lieux, le comte me demanda à
quoi je rêvais. — A cet empereur Adrien, le maître du monde, logé dans
un palais immense où le luxe avait déployé toute sa magnificence, et
qui, à l’âge de soixante-deux ans, accablé de douleurs et du poids de
la vie, se désespérait de ne pouvoir mourir: et moi je pense, dit le
poète du Toboso, au temple qu’il fit bâtir en Égypte, en l’honneur de
son cher Antinoüs. Si Adrien et son mignon revenaient en Espagne, ils
seraient brûlés tout vifs. — Il est vrai, reprit le comte, que les
Espagnols, idolâtres du sexe, abhorrent ce vice qui a déshonoré les
Grecs et les Romains. Mais asseyons-nous sur ces ruines, et parlez-moi
de cet homme de ma connaissance que vous avez rencontré à Carthagène.
— D’abord, M. le comte, je vous croyais chez les morts. — Je ne
suis pas pressé d’aller jouir de leur société. — Vous avez reçu un
très-grand coup d’épée à travers le corps. — Heureusement il n’était
pas mortel. — Votre adversaire a cru vous avoir tué, et il pleure dans
une caverne, votre mort et sa femme. — Il a raison de la pleurer: la
jalousie l’a aveuglé, lui a tourné la tête. Sa femme est un modèle de
vertu, de fidélité et de douceur; don Fernandès nous a condamnés sur
l’apparence: voici notre justification. A cette époque, j’aimais dona
Éléonora, fille du marquis de Galvez, aujourd’hui ma femme. Le marquis
très-ambitieux, très-vain, ne voulait la marier qu’à un grand de la
première classe. L’orgueil est une maladie endémique de nos climats;
je vous conterai tout à l’heure à ce sujet une anecdote plaisante.
Dona Francisca, l’épouse de don Fernandès, liée d’une tendre amitié
avec dona Éléonora, favorisait notre inclination. Ma femme avait exigé
le plus grand secret de son amie, même vis-à-vis de son époux: un
secret pour un Espagnol, est un dépôt inviolable. Je crus entrevoir la
jalousie de don Fernandès; j’en parlai à dona Francisca qui repoussa
cette idée, soit pour voiler ce défaut, soit quelle se crût au-dessus
du soupçon: malheureusement, le jour de mon combat, dona Éléonora
vint la prier de m’envoyer chercher; elle voulait me communiquer une
affaire très-importante. — Ah! m’écriai-je, voilà la cause de vos
malheurs; don Fernandès, caché dans la rue, suivit la camariste de sa
femme, la vit entrer chez vous, et furieux, ivre de jalousie, vous
attendit, vous attaqua, et croyant vous avoir blessé à mort, partit
égaré, éperdu, ayant sa femme et les hommes en horreur: il s’est fait
hermite, et vit dans un antre consumé de remords et d’ennui. — Je le
plains; mais sa femme, pleine de vertus et d’innocence, était plus
à plaindre encore. Lorsqu’elle apprit notre combat et ma blessure,
elle s’évanouit: rappelée à la vie, elle attendit tout le jour dans
la plus vive inquiétude, le retour de son mari, et ne le voyant point
reparaître, elle s’abandonna au désespoir, la fièvre l’assaillit;
huit jours entiers elle lutta contre la mort. Enfin, sa jeunesse, un
médecin, et surtout les soins de son amie, lui rendirent la santé:
les chirurgiens répondirent bientôt de ma vie: ma blessure était
profonde sans être mortelle. Dès que je fus rétabli, je fis demander
à dona Francisca, la permission de la voir; mais elle me la refusa.
Après deux mois d’une vaine attente, elle voulait se retirer dans un
couvent; mais sa grossesse dont elle ne pouvait plus douter, lui en
ferma les portes; elle se décida à demeurer à Tolède jusqu’après son
accouchement, projetant d’aller ensuite rejoindre ses parents à Madrid.
J’appris qu’elle n’avait presque plus de ressources pour subsister.
J’engageai dona Éléonora, à lui offrir des secours en son nom; elle ne
voulut rien accepter; mais nous trouvâmes le moyen de subvenir à ses
besoins. Elle avait quelques bijoux et des tableaux à vendre: j’envoyai
mon valet de chambre déguisé en marchand, qui les acheta beaucoup
au-dessus de leur valeur. Un nouvel incident vint accroître ses peines:
son père mourut, et sa mère sans fortune, sans appui, vint se réfugier
auprès d’elle: cette mère lui apporta du moins quelque consolation, et
l’aida dans ses couches. A cette époque, le marquis de Galvez présenta
à sa fille un parti très-brillant: un grand d’Espagne de la première
classe, âgé de quarante-cinq ans par son extrait de naissance, et de
quatre-vingts par son intempérance et l’usage immodéré des plaisirs.
Éléonore répondit à son père avec beaucoup de fermeté, qu’elle ne se
marierait jamais sans son aveu, mais lui protesta qu’elle n’aurait
jamais d’autre époux que moi. Le marquis de Galvez se flatta que le
temps triompherait de la passion de sa fille; mais deux mois après
cette époque, le grand d’Espagne tomba malade et mourut. Alors je fis
parler de nouveau au père d’Éléonore, en lui fesant déparer que ma
naissance valait la sienne. Enfin, il se laissa fléchir, et j’obtins
celle que j’adorais, et avec elle le bonheur. Après notre hymen, dona
Francisca consentit à me voir: l’absence de son époux, l’incertitude
de son sort brisaient, déchiraient son ame; tantôt elle le croyait
mort, tantôt l’espérance la soutenait: elle se ruinait en messes pour
obtenir du ciel le retour de son cher Fernandès. A cette époque, le
comte don Pablo Olavide, intendant des quatre royaumes d’Andalousie
et de Séville, avait conquis une province à l’Espagne; car c’était
une vraie conquête que le projet qu’il avait fait adopter au roi,
de faire défricher les montagnes de la Sierra-Moréna, canton jadis
cultivé par les Maures, et dont les bois étaient depuis long-temps
le repaire des bêtes féroces et des brigands. Déjà s’élevait sur les
bords du Xenil, la Caroline, chef-lieu de la colonie: la fertilité la
plus heureuse commençait à récompenser les travaux des cultivateurs.
On prétend que la semence y produit jusqu’à quarante pour cent. Je
parlai à dona Francisca et à sa mère, de ce nouvel établissement et
des moyens que j’aurais de leur procurer une douce retraite; elles
embrassèrent ce projet avec ardeur, c’était un port qui s’offrait dans
la tempête. J’avais connu à Paris le comte Olavide: je lui écrivis pour
lui demander une petite habitation pour deux dames aussi intéressantes
qu’infortunées. Il me répondit sur-le-champ qu’il était trop heureux de
m’obliger en secourant l’infortune, et qu’il donnerait à mes protégées,
près de la Caroline, un terrain en valeur laissé par un Allemand qui
venait de mourir, et pour associé, un Alsacien, homme sage, robuste et
laborieux; que les dames jouiraient des deux tiers du produit; mais
qu’il faudrait quelque argent pour achever de bâtir une petite maison,
avoir des instruments aratoires, et quelques meubles. Je fis part de
cette réponse à dona Francisca, en lui taisant la demande de l’argent.
Elle fut enchantée, me remercia avec toute la sensibilité d’un cœur
malheureux et reconnaissant, et me pria d’écrire tout de suite à
M. Olavide qu’elle acceptait ses bienfaits avec une joie extrême.
J’informai sur-le-champ M. Olavide de cette réponse, en le priant de
faire achever le logement, d’acheter tout ce qu’il croirait nécessaire
pour un établissement, et de m’en faire les avances; mais de persuader
aux dames pour qui je m’intéressais, que les fonds étaient pris dans
les coffres du roi. Il me répondit galamment que mes ordres seraient
exécutés de point en point, et que les dames pouvaient venir dans deux
mois. Lorsqu’ils furent écoulés, dona Francisca partit avec sa mère
pour aller habiter sa tranquille et modeste demeure. Nos adieux furent
touchants; dona Francisca et ma femme s’embrassèrent vingt fois avant
de se séparer. Nous recevons souvent de ses lettres; dans la dernière
elle nous disait: «Je serais très-heureuse, si je n’étais poursuivie
par le souvenir d’un époux malheureux; j’arrose encore tous les jours
son portrait de mes larmes.»

Après ce récit, nous délibérâmes au moyen d’ouvrir les yeux de don
Fernandès, et de le retirer de sa caverne. Je proposai au comte de
charger de cette commission le père don Augustin, religieux plein de
prudence, de piété et d’onction. Vous avez raison, me dit-il, je le
connais; indulgent pour autrui, et sévère pour lui-même, il joint à la
pieté d’un anachorète, la philosophie d’un sage; le roi lui a offert
un évêché, qu’il a refusé: on lui en demanda la cause; il répondit:
Lorsqu’on a les yeux fixés sur l’éternité, la vie est un point entre
deux abîmes, et les honneurs de ce monde, des jeux d’enfants. Demain
matin nous irons le prier de nous rendre ce bon office. Je rappelai
au comte qu’il m’avait promis le récit d’une anecdote au sujet de
l’orgueil national. — La voici. Deux dames de haut parage, de Madrid,
se rencontrèrent dans une rue très-étroite. Il fallait que l’une des
deux voitures reculât pour laisser passer l’autre; aucune de ces deux
dames ne voulut céder le pas; et leur orgueil, s’irritant de plus en
plus, elles restèrent jusqu’au jour dans cette situation. Elles y
auraient, je crois, passé leur vie, plutôt que de reculer. Enfin, pour
terminer ce noble débat, on leur envoya deux chaises à porteur, qui les
emmenèrent en même temps.

Après ce récit, la nuit approchant, nous retournâmes à la ville.
Nous rencontrâmes un convoi nombreux de trois ou quatre cents
ecclésiastiques psalmodiant des cantiques funèbres. Cinq cents hommes,
portant des flambeaux, précédaient un cercueil où était un beau jeune
homme à visage découvert. Le cercueil était suivi de cinquante
carrosses. Je demandai au comte quel était cet infortuné, mort a la
fleur de son âge. — Je l’ignore; arrivé d’hier, je ne suis au fait
de rien: allons chez moi, nous y serons instruits. Nous y trouvâmes
brillante compagnie; mais la tristesse et le silence y régnaient.
Le comte, surpris, en demanda la cause. Ignorez-vous, lui répondit
sa femme, la mort d’Alonzo Melgar, ce jeune homme si aimable, si
accompli? — C’est donc son convoi que nous venons de rencontrer? Et
quelle catastrophe a terminé sa vie? — Un crime horrible: don Stanislas
Perez va nous en faire le récit. Toute la ville, dit alors don
Stanislas, connaît don Alonzo Melgar, _hidalgo_ brave, galant, plein
d’esprit, et qui nous rappelait les héros de l’ancienne chevalerie. Il
était l’amant de dona Eulalia Valdez, une Aspasie pour la beauté et
l’esprit, une Mégère pour les passions. La fureur règne dans tous ses
attachements: l’amour, la jalousie, la soif de la vengeance agitent,
enflamment son ame tour à tour. Elle a soupçonné l’infidélité de don
Alonzo, peut-être avec raison. Dissimulant sa rage, elle lui a donné
un rendez-vous dans une maison d’emprunt; elle a caché trois hommes
affidés, armés de poignards, dans un cabinet contigu à la chambre où
elle était. Dès que don Alonzo a paru, après les reproches les plus
amers, les plus virulents, cette Tisiphone lui a dit d’un ton plus
calme: Je suis maîtresse de ta vie; tu ne peux m’échapper: choisis de
mourir du poignard ou du poison recelé dans cette tasse de chocolat.
Ce malheureux, qui a vu sa mort inévitable, lui a répondu froidement
en prenant la tasse: Je choisis le chocolat; et après l’avoir bu, il
a ajouté: «Ce breuvage eût été moins désagréable, si vous y eussiez
mis un peu de sucre; le poison le rend trop amer; je ne parle pas pour
moi, mais pour mes successeurs.» Quand cette furie, qui aimait encore
éperdument, vit que le poison commençait à opérer, elle sortit, envoya
un confesseur à ce malheureux, et monta aussitôt dans une chaise de
poste qui l’attendait. Don Alonzo a eu le temps de se confesser, de
recevoir les sacrements, et a déclaré, en mourant, qu’il pardonnait
à son assassin, mais sans vouloir le nommer. Ce récit consterna
l’assemblée; chacun méditait sur ce terrible événement. Après un long
silence, un homme s’écria: Dona Eulalia est un monstre, dont l’échafaud
doit faire justice, et purger la terre. Une des dames dit: Elle est
bien coupable; mais aussi quel crime que l’infidélité! Oui, ajouta
dona Antonia, femme de trente-six ans, dont les charmes, comme la
rose de juillet, commençaient à se faner: trahir une amante qui vous
a comblé de ses faveurs, qui vous a tout sacrifié, est un crime qui
appelle la vengeance! Mesdames, dit alors le comte d’Avila, vous avez
raison; une infidélité à son époux est une bagatelle, une affaire
de mode; mais trahir une maîtresse! ce crime irrémissible mérite
un châtiment exemplaire. Monsieur le chevalier, veuillez nous dire
comment les dames françaises punissent les infidèles. — Par l’oubli,
le dédain, et quelquefois par l’indulgence et l’amitié: oui, parfois,
une amitié douce, intime succède à l’amour. Je n’en suis pas surprise,
s’écria la vive Antonia; est-ce qu’on aime en France? Vos dames ont
l’amour dans la tête, et la vanité dans le cœur. Le comte alors me dit
tout bas: Nos femmes ne connaissent pas le sentiment de l’amitié: un
amant, pour une Espagnole, est un dieu tant qu’il est aimé; à peine
est-il un homme quand l’amour est éteint. Ici l’ardeur du tempérament,
le besoin d’occupation noue la plupart des intrigues; et l’habitude,
l’orgueil, l’embarras d’un nouveau choix font la constance des femmes.
Chez une Française, dont une éducation cultivée a formé le goût et
le cœur, l’amour est un sentiment délicat, embelli par l’imagination
et le charme de l’esprit; chez vous il est l’enfant des grâces et du
sentiment: chez nous il est celui de la nature, plus ardent, plus
énergique, mais inculte et presque sauvage.

Nous nous séparâmes après cette conversation, et le comte promit de
venir me chercher le lendemain matin pour me mener chez don Augustin.
Il fut exact au rendez-vous, et nous partîmes dans la voiture avec don
Manuel pour le couvent des Franciscains. Lorsque nous y arrivâmes, don
Augustin allait dire sa messe; nous allâmes l’entendre. Le poète de
la Manche nous y donna une petite scène de gaîté; un père quêteur lui
présenta un bassin, en lui demandant pour les ames du purgatoire. Il y
mit une piastre. Le moine ravi et étonné de cette générosité, lui dit:
Senor, vous venez de tirer une ame du purgatoire. A ces mots don Manuel
donne une autre piastre. Ah! s’écrie le quêteur toujours plus enchanté:
Voilà une autre ame qui sort triomphante du purgatoire; toutes les deux
montent au ciel, les anges s’avancent pour les recevoir, je vois ces
ames, au milieu d’eux, rayonnantes de joie. Elles sont donc maintenant
en paradis, lui demanda don Manuel? — Assurément, elles sont entourées
des anges; elles jouissent de la gloire et du bonheur des Saints. — En
ce cas je reprends mon argent; ces ames n’en ont plus besoin, on ne
sort plus du paradis lorsqu’on y est entré; et en effet il reprit ses
piastres. Le moine confus et rouge de colère, murmurait, le maudissait
entre ses dents. Le comte et moi nous l’appaisâmes en jetant quelque
argent dans le bassin. Le poète du Toboso au sortir de l’église donna à
un pauvre les piastres qu’il avoit reprises du moine. Je lui demandai
pourquoi il enrichissait un mendiant aux dépens de l’église? — C’est
que je suis plus sûr de retirer un pauvre de la misère qu’une ame du
fond du purgatoire.

Nous montâmes après la messe dans la cellule de don Augustin, et
le comte après un récit fidèle de son combat et de l’injustice des
soupçons de don Fernandès, lui proposa d’aller le chercher, et
d’employer son éloquence et le charme de la persuasion pour l’éclairer
sur ses erreurs et le ramener à son épouse. C’est une mission, dit-il,
dont je me charge plus volontiers que d’une mission chez les sauvages,
dont je ferais de très-mauvais Chrétiens. Les Athéniens élevèrent un
temple à l’humanité, Marc-Aurèle à la bonté, et la religion chrétienne
à la charité. Je suis prêt à partir demain; je désirerois cependant
que l’un de ces messieurs voulut bien m’accompagner et me servir de
second: don Manuel s’offrit généreusement en disant: J’aime mieux
faire ce pélerinage que celui de Saint-Jacques-de-Compostelle. Il y a
plus d’indulgence à gagner, n’est-ce pas, mon père? — Je ne puis le
décider. Tout ce que j’ose assurer c’est que toute bonne œuvre est
notée dans le Ciel, et que saint Jacques est un grand saint, le patron
de l’Espagne. Oui, répliqua don Manuel, comme Minerve étoit la patronne
d’Athènes, Diane de Lemnos, Junon d’Argos et Jupiter Olympien de Rome.
Cela vous prouve, dit le père, que les hommes ont toujours cru avoir
besoin de la Divinité. Je lui demandai par quel événement l’Espagne
avoit choisi Saint-Jacques pour son patron? — Parce que le premier il
est venu nous prêcher l’Évangile. Mais ce qui a le plus contribué à le
faire adopter pour patron, c’est un songe que fit le roi Léon la veille
d’une bataille contre les Maures. Le saint lui apparut, et lui promit
la victoire. Il annonça cette apparition a son armée qui combattit avec
ardeur et gagna la bataille. Depuis les troupes espagnoles marchèrent
sous sa bannière, et le nom de Saint-Jacques fut leur cri de guerre,
comme jadis Saint-Denis était le cri des Français. Mais, lui dis-je,
il me semble que saint Jacques n’est pas né en Espagne, et que même
il n’y est pas mort, quoiqu’il ait son tombeau à Compostelle. — Il
est mort à Jérusalem, par les ordres d’Hérode Agrippa. — Et comment
son corps se trouve-t-il en Espagne? — L’an 42 de notre ère, ses
disciples l’enlevèrent, le mirent sur un vaisseau qui aborda en Galice,
d’où il fut transporté à Compostelle, et déposé dans une grotte de
marbre, au milieu d’un bois. Ce corps fut découvert en 800; et c’est
autour de cette grotte que l’on a bâti la ville, ou depuis se rend
l’affluence des pélerins. Mon père, lui dis-je alors, pardonnez-moi
mon pyrrhonisme; cette histoire, tous les miracles de saint Jacques me
paraissent apocryphes, et aussi difficiles à croire que les exploits
d’Hercule, qui a délivré la Bétique du monstre Geryon, et séparé près
de Cadix, d’un tour de main, les monts Calpé et Abila. — La translation
de saint Jacques en Espagne, l’invention de son corps, ses miracles
ne sont pas des articles de foi; imitons sa piété, sa vie édifiante;
c’est là ce que la religion exige de nous.

Au douzième siècle, saint Jacques était si révéré dans la chrétienté,
que Louis-le-Jeune, roi de France, gendre du roi de Castille, par
vénération pour le saint, fit le voyage de Compostelle. Son beau-père
lui offrit de magnifiques présents; mais Louis n’accepta qu’une superbe
escarboucle. De retour en ses états, il envoya, en reconnaissance, au
roi de Castille, une ambassade solennelle, à la tête de laquelle était
l’abbé de Saint-Denis, qui lui apportait le bras de saint Eugène,
premier évêque de Tolède, dont le corps avait été trouvé à Saint-Denis.
Le roi de Castille, suivi de ses deux fils, du clergé, et des grands
de la cour, alla hors de la ville recevoir ce dépôt précieux; le père
et les enfants le portèrent, sur leurs épaules, jusqu’à la cathédrale.
Dans la suite, Philippe II désira posséder le corps tout entier, et
l’envoya demander, par une ambassade, à Charles IX, qui l’accorda sans
peine, et Philippe alla au-devant du corps avec les mêmes cérémonies
et la même solennité que l’on avait employées jadis à la réception
du bras. Ce fils de Charles-Quint, dis-je alors, ne bornait pas son
ambition à la possession du cadavre d’un saint, il a voulu envahir
toute la France. Le comte ajouta qu’il conseillerait à Charles III de
renvoyer à Saint-Denis le corps d’Eugène en échange de la Franche-Comté
et des Pays-Bas que Louis XIV avait enlevés à l’Espagne. Il termina
cette conversation en proposant à don Augustin de venir dîner chez lui;
mais il refusa, alléguant le peu de temps qui lui restait pour les
apprêts du voyage.

Lorsque le comte fut sorti, je dis à don Augustin: Permettez-moi de
vous demander la solution d’un problême qui m’occupe depuis que je
voyage en Espagne. Comment, dans un pays où la religion a des racines
si profondes, des autels si nombreux, un empire si puissant, comment,
dis-je, les confesseurs, les casuistes peuvent-ils voir avec cette
indifférence, ou du moins tolérer avec tant d’indulgence et de facilité
la licence des mœurs? Ici les liens du mariage sont si relâchés, que
la plupart des maris ont des maîtresses, et les femmes des amants;
et cependant ces époux infidèles se confessent, communient souvent,
et, le lendemain de ces actes religieux, ils retournent à leurs
attachements, à leurs douces habitudes? — Cette objection m’a aussi
occupé plus d’une fois. L’église a souvent essayé d’user de rigueur,
et d’opposer des digues au torrent des passions, et surtout à celle
de l’amour; mais elle a compris que l’impétuosité, la violence de ce
besoin physique, irrité par l’activité de l’imagination et l’influence
d’un climat ardent, renverseraient la religion plutôt que de s’arrêter
devant ses barrières; et pour sauver le vaisseau, il a fallu le laisser
quelquefois flotter au gré des vents, et prudemment louvoyer. J’ai
ouï dire à une dame française, attachée à feu la reine d’Espagne, que
madame de Montespan, dans son commerce très-illicite avec Louis XIV,
observait rigoureusement les jeûnes, les abstinences, le carême, et
quittait souvent le roi pour aller prier dans son cabinet. Lorsqu’on
lui parlait de cette inconséquence dans sa conduite, elle répondait:
_Parce qu’on fait mal dans une chose, faut-il le faire dans toutes_?
Aussi sa vieillesse et sa mort ont été très-édifiantes. Le clergé de
France est peut-être trop sévère contre ce penchant de la nature;
il faut se prêter à la fragilité humaine; l’indulgence maintient la
religion, et tôt ou tard elle amène le repentir et la pénitence.
_Valga me Dios_! s’écria don Manuel, on éteindrait plutôt le feu du
soleil que celui de l’amour; ces deux soleils sont l’ame du monde
et le principe de la vie. Don Augustin sourit à cette exclamation,
et dit: Je crois que le moyen le plus efficace pour rendre aux mœurs
leur pureté, et au mariage sa sainteté et son inviolabilité, ce serait
d’autoriser le divorce, permis dans les premiers siècles de l’église,
aujourd’hui défendu trop rigoureusement. Le savant don Manuel ajouta
qu’en Turquie le mariage était plus respecté, parce que les Turcs
pouvaient avoir quatre femmes et des concubines. La cloche alors
appela le père au réfectoire; et nous le quittâmes pour aller dîner
chez le comte. Nous trouvâmes dans la rue une espèce de procession
qui excita notre curiosité. Un porte-croix, précédé de six prêtres
en surplis et un cierge à la main, ouvrait la marche; suivaient deux
files d’hommes enveloppés d’une tunique brune; venait ensuite un
homme dans le même costume, monté sur un âne, et entre deux prêtres;
deux autres personnages, vêtus de la même robe, portaient chacun
un plat d’argent, et, s’adressant aux passants, aux personnes qui
étaient aux fenêtres, aux balcons chargés de monde, demandaient d’une
voix lamentable: _Por el alma del povre_ (pour l’ame du pauvre ).
J’interrogeai mon voisin sur cette cérémonie, qui me dit: L’homme qui
est sur l’âne est un criminel que l’on mène à la potence; le produit
de la quête est destiné à lui faire dire des messes après sa mort.
Les deux prêtres qui marchent à ses côtés sont des confesseurs qui
l’exhortent et le préparent à la mort; et les hommes en robes brunes
sont des pénitents de la congrégation de la Paix. Ils sont institués
pour venir au secours des condamnés. Lorsque le tribunal de la justice
fait annoncer une exécution, vingt-quatre heures avant le supplice on
conduit le patient dans la chapelle de la prison; alors la confrérie
le regarde comme un frère; elle lui donne l’habit des pénitents avec
lequel il sera exécuté; elle lui sert un bon soupé sur de la vaisselle
d’argent. Le lendemain on lui donne à dîner tout ce qu’il désire, et
la congrégation paye ses dettes. L’après-dînée elle va le chercher, et
elle l’accompagne, dans l’ordre processionnel, au lieu de son supplice.
Nous suivîmes ce cortège jusqu’auprès de l’échafaud. L’exécution faite,
des hommes et des femmes vinrent baiser les pieds du pendu. On nous
assura qu’il y avait vingt-quatre jours d’indulgence attachés à cet
acte de piété. Ensuite, les pénitents emportèrent le cadavre dans un
cercueil, et allèrent lui faire un superbe service. Quand le cortége
fut éloigné, un des confesseurs monta sur l’échelle, et adressant un
discours pathétique à l’auditoire, qui se pressait autour de lui, il
dit éloquemment que le vol est un crime qui mène à la potence, et
que la mort d’un pendu était très-désagréable. Vivement ému de cette
cérémonie lugubre, je dis à don Manuel: Je vois avec plaisir que vos
compatriotes ont l’ame tendre et compatissante: cette sensibilité les
honore soit qu’ils la doivent à la religion ou à la douceur du climat.
Je sais qu’on leur reproche les cruautés, les crimes de l’Amérique;
mais les conquérants de ce nouvel hémisphère n’étaient qu’un très-petit
nombre d’aventuriers, dont l’Espagne aurait fait justice, si le succès,
qui justifie tout, et l’éclat de leur valeur, n’eussent couvert leurs
forfaits du faux jour de la gloire.

Le comte d’Avila nous attendait pour dîner; nous n’étions que quatre
convives, sa femme et lui, don Manuel et moi. J’ai voulu, nous dit-il,
mieux jouir de votre société, et vous traiter à la française, car je
vois bien que vous n’aimez ni notre safran ni notre ail; et cela me
rappelle un dîné fameux dans nos annales, que l’amirauté de Castille
donna, le siècle dernier, au maréchal de Grammont, qui venait demander
la main de l’infante pour Louis XIV. On y servit sept cents plats aux
armes de l’amirauté: tous les mets étaient dorés, et tellement chargés
de safran, qu’aucun convive n’osa y toucher; l’on remporta les plats
tels qu’ils étaient venus, et cependant le festin dura quatre heures.

Après le dîné, le comte nous lut la lettre qu’il écrivait à don
Fernandès.

  «Cessez, monsieur, de creuser votre tombeau, le bonheur peut renaître
  pour vous. Le père don Augustin, qui vous remettra cette lettre,
  vous apprendra l’asile où votre femme verse tous les jours des
  larmes amères sur vos communs malheurs. Ce vénérable religieux vous
  affirmera la vérité de mon récit. J’étais épris depuis long-temps de
  la fille du marquis de Galvez, aujourd’hui mon épouse. Dona Francisca
  favorisait notre inclination, et vos soupçons ont outragé la vertu la
  plus pure. Elle vous a donné un enfant sept mois après votre départ;
  elle est retirée à la campagne avec lui et sa mère: je vous exhorte à
  revenir auprès d’une épouse aussi sensible que vertueuse. Venez tarir
  ses pleurs et finir ses malheurs et les vôtres.»

Le comte remit cette lettre à don Manuel, avec une bourse de cent
piastres pour subvenir aux frais du voyage de don Augustin, et de don
Fernandès. Il me pressa beaucoup d’accepter un logement chez lui; je le
refusai pour garder ma liberté: je lui promis de venir à sa table me
dédommager des privations que je m’imposais.

Le lendemain, à la pointe du jour, don Augustin était à notre porte,
avec une voiture. J’embrassai tendrement don Manuel, qui me dit, en
me pressant dans ses bras: Cher Oreste, tu reverras bientôt Pylade
vainqueur du farouche Thoas. Je lui donnai une lettre pour don Pacheco,
et lui promis d’aller l’attendre à Cordoue. Don Augustin m’assura
qu’ils y seraient dans quinze jours.

Le départ du jovial improvisateur me rendit cette matinée bien triste:
peut-être des vapeurs qui voilaient le beau soleil de ces climats
augmentaient ma mélancolie: il suffit d’un léger nuage au physique
comme au moral pour troubler la sérénité de notre ame. Pour dissiper
ou promener ma tristesse, j’allai au faubourg de Triana; la rêverie
et la mélancolie m’y suivirent. Séraphine, Cécile, dona Rosalia
tour-à-tour occupèrent ma pensée. Cette tendre et aimable Cécile, me
disois-je, elle a disparu comme une ombre légère, comme ce phosphores
qui brillent un moment dans les airs: Séraphine est aussi perdue pour
moi. Que sont devenus ces beaux jours où sa voix douce, harmonieuse
m’appelait _mi corazon, mio enamorado_ (mon cœur, mon amant); où ses
regards tendres, expressifs pénétraient mon ame d’amour et de volupté!
Aujourd’hui ses regards, ces doux noms s’adressent à un autre. O
femmes! ornement de la terre! délice et tourment de la vie! Du moins,
si j’étais auprès de Rosalie, elle est sensible et malheureuse comme
moi! Hélas! mon cœur n’a pas un être sur lequel il puisse se reposer!
Las de me promener, j’allai m’asseoir auprès de la fontaine où sont
les statues d’Hercule et de César. Que de pensées me fit naître
l’image de ce dernier! Je songeai à dix ans d’activité et de travaux
dans les Gaules, au passage du Rubicon, à la bataille de Munda, de
Pharsale, à son ambition effrénée, et puis je le vois tomber, à l’âge
de cinquante-six ans, sous le poignard de ses ennemis. C’était bien la
peine de naître et de porter le flambleau de la guerre au sein de sa
patrie pour lui ravir sa liberté. Le maréchal de Gassion disait qu’il
fesait trop peu de cas de la vie pour la communiquer à d’autres: on ne
peut méditer sa pensée sans être de son avis. Lorsqu’on lit l’histoire
avec un peu d’attention et de philosophie, que l’on voit cette vaste
scène de guerres, d’atrocités, de perfidies, de massacres; tant de
personnages agités, emportés par leurs passions, toujours occupés de
projets de fortune, de grandeur, de domination, se succéder rapidement,
et s’engloutir dans l’abîme de l’oubli, ne croit-on pas lire l’histoire
des fous de Bedlam? Quel œil pourrait distinguer aujourd’hui la cendre
d’Achille et d’Agamemnon de celle d’Irus et de Thersite? Accablé de
ces réflexions et du poids de ma tristesse, je sentais le besoin
de répandre des larmes, lorsqu’un jeune homme m’aborda. Son visage
était pâle, défait; son habit paraissait la livrée de la pauvreté.
Monsieur, me dit-il, je vois à votre uniforme, et de plus à votre air
national, que nous sommes compatriotes. — Vous êtes Français, sans
doute? — Oui, Français bien malheureux. — Puis-je vous être utile? —
Vous allez en juger: voici mon histoire. Je dois rougir en vous la
contant; mais l’aveu de ma faute, ou plutôt de mon crime, est déjà
une punition que je m’impose. Je suis fils d’un avocat de Toulouse. A
l’âge de vingt-deux ans, je devins éperduement amoureux de la femme
d’un libraire, une Vénus pour la beauté, une Messaline pour les mœurs.
Son mari, vieillard jaloux, mais homme de mérite, fermait avec une
extrême rigueur les avenues de sa maison; sa femme, aussi impatientée
que moi des obstacles que l’on nous opposait, me proposa de l’enlever:
j’hésitai quelque temps. La timidité, la pudeur m’arrêtaient au bord
de l’abîme; mais l’amour et les sollicitations de Julie étouffèrent
la voix de l’honneur et du devoir. Je dérobai à mon père une somme de
cent louis, et Julie emporta de son côté bijoux, argent, vaisselle,
tout ce qu’elle put saisir à son époux. Nous nous réfugiâmes à Madrid,
où l’amour, les plaisirs, la bonne chère, en nous étourdissant sur
l’avenir, dissipèrent bientôt la plus grande partie de nos vols
domestiques. J’avais étudié en médecine, et je proposai à Julie
d’aller, avec les débris de notre fortune, nous établir dans une petite
ville d’Espagne, où je pourrais exercer ma profession de médecin; elle
approuva mon projet. Le lendemain elle me pressa beaucoup d’aller à la
comédie pour me distraire; mais une migraine assez forte l’empêchait
de m’y suivre. A mon retour je ne retrouvai plus dans notre logement,
ni ma femme ni le reste infortuné de notre pécule, ce qui me confirma
son évasion. Je me consolai aisément de sa perte. Les liaisons formées
par le crime, amènent tôt ou tard la haine et les remords. Je ne fis
aucune recherche; je vendis les meubles qu’elle n’avait pu emporter, et
me rendis à Badajoz, où un homme que j’avais connu à Madrid me présenta
à ses connaissances en qualité de médecin: en Espagne, la charlatanerie
en impose aisément; tout homme y a le droit de s’ériger en Esculape.
J’eus d’abord quelques pratiques, et je fis des cures. Cela me valut
de petits honoraires, qui, avec beaucoup de frugalité, suffirent à ma
subsistance; mais un jour ayant été appelé pour le fils de l’alcade,
jeune homme fort aimé dans la ville, je pris sa maladie pour une
attaque d’apoplexie; je le fis saigner deux fois: malheureusement
c’était une indigestion qu’il avait. Lorsque les parents le virent à
l’extrémité, ils firent venir un véritable docteur, qui leur apprit
ma bévue en me traitant d’empirique, d’ignorant et de gavache: mais
ce qui acheva de me perdre dans l’opinion publique et d’irriter les
esprits, c’est la délation d’une vieille femme qui me servait, et que
je renvoyai pour soupçon de vol: elle déclara qu’un vendredi j’avais
mangé une côtelette de mouton, et qu’un dimanche je n’avais pas
entendu la messe; que par conséquent j’étais juif ou musulman. Cette
grave accusation, jointe à la mort du fils de l’alcade, échauffèrent
tellement les esprits, qu’hommes, femmes et enfants vinrent assiéger ma
porte, criant à l’hérétique, à l’assassin; ils étaient armés de bâtons
et de pierres. Heureusement le derrière de la maison donnait dans une
rue très-étroite et peu fréquentée; le premier étage n’était pas élevé,
et je me déterminai à sauter par la fenêtre: par bonheur je tombai sur
un monceau de fumier. La chute cependant fut un peu rude; je restai un
quart-d’heure sans pouvoir me relever; mais enfin la peur me rendit
mes forces, et de détour en détour, je m’échappai de la ville. Lorsque
je fus hors de danger, je m’assis sur une pierre où les réflexions
les plus cruelles vinrent m’assaillir; je me voyais sans argent, sans
appui, loin de mes parents, de ma patrie, et flétri par une action
criminelle: vingt fois j’ai voulu terminer ma fatale existence; mais
la religion et peut-être l’amour de la vie, ont retenu mon bras. Je
poursuivis mon chemin, avec l’intention de rentrer en France. J’allai
à Tolède; de là je vins à Séville, frappant à la porte des couvents
pour demander du pain. J’avouerai en l’honneur des moines et de la
générosité espagnole, que les aumônes ont été plus que suffisantes.
Mais le chagrin, l’humiliation et la fatigue du voyage, altérèrent ma
santé; et en arrivant à Séville, dévoré par la fièvre, j’ai été obligé
de me présenter à l’hôpital, où l’humanité, la charité chrétienne
m’ont prodigué leurs soins et leurs secours. Je n’en suis sorti que
depuis hier. J’ai beaucoup souffert; mais je mérite mes souffrances. —
Votre récit est fort touchant, et vous payez bien chèrement la faute
d’un jour. Mais que puis-je faire pour vous? — Me prêter quelqu’argent
pour retourner dans ma patrie. — Combien vous faut-il? — Trois louis.
— C’est bien peu; cette somme ne vous suffira pas. — Pardonnez-moi;
c’est assez pour un homme qui voyage à pied et aux dépens des autres.
Je lui en offris cinq; il ne voulut jamais en accepter que trois. Il
me proposa de me faire son billet: je le refusai, en lui disant que
je passerais bientôt par Toulouse, et qu’il me rembourserait. Il me
remercia avec la sensibilité et la joie d’un cœur qui sort de la misère
et d’une situation douloureuse; et moi j’allai dîner chez le comte
d’Avila, moins oppressé et soulagé par le plaisir d’avoir obligé un
compatriote malheureux.

Je dois ici le portrait de la comtesse d’Avila, qui m’accueillait avec
cette politesse douce et aisée, que l’usage du monde perfectionne,
mais qui prend sa source dans le cœur. Dona Éléonora, un peu maigre,
le teint pâle, attirait les regards par l’éclat de ses yeux, et une
physionomie intéressante, et la grâce de ses mouvements. Elle lisait
l’idiome français, l’ânonnait un peu et aimait à le parler.

Elle était très-attachée à son mari, fesait peu de cas des moines,
et, chose étonnante pour une Espagnole, elle croyait que la vertu et
l’humanité ouvraient, dans toutes les religions, les portes du Ciel;
elle aimait la lecture, et lisoit de bons livres; mais la vivacité de
son esprit nuisait à son attention; elle accusait sa mémoire du peu
de fruits de ses lectures. A tort, lui dis-je un jour, vous inculpez
cette faculté; vous retiendrez ce que vous lirez attentivement. Mais
les femmes lisent comme bien des hommes voyagent; ils courent la poste,
traversent rapidement les villes, les campagnes, brûlent d’arriver à
l’auberge, et en rentrant dans leur patrie, semblent avoir bu des eaux
du Léthé. La comtesse aimable, spirituelle, et d’un caractère heureux,
comme le soleil avait ses taches;

    Car à l’humanité, si parfait que l’on fût,
    Toujours par quelque faible on paya le tribut.

Elle avait hérité de son père l’orgueil de la naissance; elle croyait
l’organisation d’un gentilhomme bien supérieure à celle d’un roturier.
Elle me demanda un jour si Voltaire et Racine étaient gentilshommes;
je lui répondis qu’ils étaient les premiers de la nation, et que les
beaux génies avaient une origine céleste. Elle avoit beaucoup d’esprit;
mais le désir d’en montrer la jetait quelquefois dans l’affectation,
et détruisait ce beau naturel, cet heureux abandon qui fait le charme
de la conversation et le délice de la société. Ce désir de briller
lui fesait citer à tort et à travers des faits qu’elle ignorait ou
qu’elle savait mal. Elle aimait peu la compagnie des femmes; et habile
à saisir leurs ridicules ou leurs défauts, elle les raillait avec un
ton plaisant et malin, mais sans aller jamais jusqu’à la méchanceté:
au reste, ses vertus, sa générosité, sa fidélité en amitié et dans le
mariage, couvraient toutes ses imperfections.

Pendant le dîné elle me demanda si je m’étais armé contre le carême qui
approchait, d’une bulle de la _Cruzada_? Je ne prends, lui dis-je, les
armes que contre mes ennemis, et le carême et moi nous sommes très-bien
ensemble; mais daignez me faire connaître cette bulle, dont j’entends
parler depuis quelque temps.

La _Cruzada_, me dit le comte, permet de manger en carême du laitage
et des œufs; un officier-général paie cette permission deux réaux,
un colonel, un réal; mais vous serez le maître de donner davantage.
Cette bulle fut publiée en 1509, par Jules II, et le produit en
fut affecté aux rois d’Espagne, pour payer les frais de la guerre
contre les Maures. Ceux-ci n’existant plus, cet impôt s’est glissé
insensiblement dans la caisse de Saint Pierre. Un confesseur refuserait
l’absolution à quiconque n’aurait pas acheté cette bulle. Mais aucun
Espagnol n’est assez hardi pour s’en passer. — Ils sont plus braves,
repris-je, devant un régiment d’ennemis que devant une compagnie de
moines. — Messieurs les Français, vous riez de nos superstitions, mais
n’avez-vous pas votre jansénisme, votre bienheureux Pâris, votre bulle
_Unigenitus_, vos convulsionnaires, votre quiétisme, vos billets de
confession? — J’en conviens; mais le vent a bientôt changé et emporté
les brouillards qui offusquaient notre raison.

La comtesse me proposa de me mener passer la soirée chez dona Bianca
Aladera, qui paraissait me voir avec plaisir, et qui disait quelle
ne trouvait rien d’aussi aimable qu’un officier français. J’allai
donc chez dona Bianca, qui m’accueillit avec le sourire le plus
flatteur. Elle me réserva pour jouer à l’ombre avec elle, jeu que je
savais très-mal. Son pied rencontra le mien sons la table, ce qui
m’embarrassa, car je rougis, et quoiqu’elle fût jeune et jolie, je ne
fus nullement tenté de lui répondre; la plaie de la perte de Séraphine
était encore bien ouverte; et d’ailleurs je dédaignais ces amours
impromptus, enfants du caprice et du désir. La partie finie, elle me
plaça à ses côtés. Quand son mari entra, c’était un homme bien fait et
d’une physionomie heureuse, elle me dit tout bas: Voilà mon mari, c’est
un très-honnête homme, mais il est jaloux; il faut nous observer: et
elle s’observa si bien qu’elle ne me parla plus que par ses regards,
que j’aurais trouvés fort éloquents, si mon cœur avait été disposé à
les entendre. Quand je me retirai, elle m’invita, tout bas, à me rendre
le lendemain matin, vers les dix heures, à sa paroisse, que là nous
causerions ensemble après la messe. Je lui répondis que j’avais des
engagements qui m’empêchaient de profiter de ses bontés et de la messe.
Depuis, dona Bianca Aladera a dit beaucoup de mal des Français, et de
moi particulièrement.

Retiré dans ma chambre, le lendemain après mon déjeûné, un valet de
chambre, qui écorchait la langue française, vint me demander si milord
Dorset, arrivé hier au soir, pouvait venir me _fréquenter_. Je répondis
qu’il me ferait beaucoup d’honneur. Peu de temps après milord entra,
et me dit, dans mon idiome, qu’il avait appris de l’aubergiste qu’un
officier français était logé chez lui, et je crois, ajouta-t-il, que
votre nation et la nôtre sont faites pour vivre ensemble; la guerre,
la politique des gouvernements, ne doivent pas désunir les individus
des premières nations du monde. — Je crois, milord, lui dis-je, qu’un
Espagnol ne déparerait pas notre société. Il me dit que depuis seize
mois il voyageait en Espagne, qu’il avait vu Lisbonne, Madrid, tous
_los sitios reales_ (les maisons royales); qu’au palais de l’Escurial,
un grand seigneur lui avait dit avec emphase, que ce superbe monument
avait été bâti par Philippe II, en commémoration de la victoire de
Saint-Quentin, remportée sur les Français, et qu’il avait répondu:
C’est fort bien; mais vous auriez dû l’abattre après la bataille de
Rocroi; à présent, continua milord, je viens de Cadix; croiriez-vous
que l’on m’a chassé de Varna, moi et mes gens? L’un d’eux, qui est
Allemand, étant allé acheter quelques bouteilles de vin, l’alarme
s’est répandue dans la ville, le peuple s’est ameuté, criant que les
Allemands allaient boire tout le vin du pays. On a poursuivi mes gens
à coups de pierre; je voulais sortir l’épée à la main, mais l’hôte,
sa femme et leurs deux filles, m’ont arrêté et supplié de réprimer
ma colère, pour éviter une scène désastreuse. Le peuple n’a été
rassuré qu’après mon départ. Par Saint Georges, les Espagnols sont des
êtres bien singuliers! je ne suis pas étonné que nous les battions
sur mer, et que nous prenions tous leurs saints métamorphosés en
vaisseaux,[57] à l’inverse des vaisseaux d’Énée qui furent changés
en nymphes. — Prêtez-leur un Cromwel pendant vingt ans, ensuite un
Frédéric II de Prusse pendant vingt autres années, et ces saints
seront pour vous changés en requins. Rappelez-vous quelle vigueur a
déployée l’Espagne sous le ministère du cardinal Albéroni; l’Europe
en fut étonnée. Je lui demandai s’il devait faire un long séjour à
Séville? — Un jour seulement pour voir la cathédrale et la ville.
Je m’offris de l’accompagner. — Vous me ferez très-grand plaisir,
dit-il, à condition que vous accepterez un mauvais dîné; car dans ce
pays, ils ont des légions de moines et pas un cuisinier; de superbes
églises et de mauvais chemins. Leurs saints, leurs madonnes font tous
les jours des miracles, et les laissent mourir de faim. Ils ont un
excellent territoire et une mauvaise culture, beaucoup de théâtres
et pas une bonne pièce. — Milord, fesons grâce à la faiblesse de
leur gouvernement, en faveur de leur caractère; car je pense que les
Espagnols et les Suisses sont les nations de l’Europe où l’on trouve
le plus de franchise, de grandeur d’ame et de probité. Il convint que
je pouvais avoir raison, et qu’il avait connu nombre d’Anglais qui
estimaient beaucoup la nation espagnole. Je le quittai un moment pour
aller prévenir le comte d’Avila que je ne dînerais pas chez lui.

Milord Dorset voyageait pour se défaire d’une passion malheureuse: il
aimait éperduement la femme de l’un de ses amis, auquel il avait rendu
des services signalés; et il ne voulait pas souiller ses bienfaits,
en abusant de sa confiance, de son amitié et de sa reconnaissance:
et redoutant la séduction de l’amour et le danger de l’occasion, il
avait brusqué son départ de Londres, pour se distraire en parcourant
l’Europe. Il était ce qu’on appelle fataliste: les hommes selon lui
étaient des automates sous la main de la Divinité: Dieu, disait-il,
ayant réglé l’harmonie, le cours des astres, le mouvement périodique
de l’univers, ne peut avoir abandonné les événements futurs au caprice
des hommes. Je lui répondis: Dieu a mis en moi l’intime persuasion que
je suis libre; voudrait-il me tromper? Cette idée est incompatible avec
sa bonté et sa justice: l’idée de la liberté m’honore à mes propres
yeux, et m’excite à la vertu: je ne puis, il est vrai, l’accorder avec
sa prescience; mais tant de choses sont si impénétrables à ma raison,
qu’elle se soumet en avouant sa faiblesse. — Dans l’incertitude d’un
choix à faire, votre volonté vous décide, n’est-ce pas? — Sans doute.
— Et d’où émane cette volonté? On lit dans les livres saints, que
Dieu a créé Cyrus, Alexandre, inspiré Moïse, illuminé ses apôtres,
pour l’exécution de ses vastes desseins; et s’il est démontré qu’il
est l’auteur, le principe des pensées de tout ces grands personnages,
pourquoi supposez-vous qu’il dédaigne assez les autres hommes pour les
abandonner à leur libre arbitre? car enfin, si le père de Cyrus avait
pu se dispenser de lui donner l’existence, si un homme avait été le
maître de l’étouffer dans son berceau, il n’aurait pas conquis la Perse
et renvoyé les Juifs à Jérusalem, pour rebâtir leur temple, selon la
prédiction d’Isaïe. Donc, il était impossible que tout ce que Dieu
avait arrêté n’arrivât pas. Mais nous voici devant la cathédrale; ce
que nous y verrons sera plus compréhensible pour nous.

Milord admira cette superbe basilique, et me dit qu’après Saint-Pierre
de Rome, Saint-Paul de Londres et Sainte-Sophie de Constantinople,
c’était le plus bel édifice élevé à la Divinité. Nous étions environnés
des messes que l’on disait dans les chapelles. Milord, quoique déiste,
grand prôneur de la religion naturelle, s’agenouilla à l’élévation,
et s’inclina respectueusement. Au sortir de l’église, je lui dis
que j’avais été édifié de sa dévotion. — J’ai, me dit-il, mes
opinions, mes principes; mais je respecte ceux des autres. Fronder la
religion dominante d’un pays, c’est affecter de la supériorité sur
les habitants; c’est attaquer leur amour-propre dans ses plus douces
illusions: de plus, la religion étant sous l’influence du gouvernement,
tout homme qui l’insulte ou la brave publiquement, mérite d’être puni.
Si j’étais à Constantinople, je conviendrais que Mahomet est le plus
grand des prophètes, et que la lune est entrée dans son manteau par la
manche droite, et sortie par la manche gauche, et que l’ange Gabriel
l’a conduit dans le ciel sur la jument Borack.[58] Nous montâmes
jusqu’au haut du clocher de cette basilique, où nous jouîmes de la
superbe perspective de la ville et de la campagne. Après nous être
rassasiés de cette vue, nous allâmes voir la _lonja_ (la bourse).
Milord me dit en arrivant, _terret solitudo et tacentes Loci_. Jadis
cet édifice était autant fréquenté que la bourse de Londres; mais le
commerce, comme certains fleuves, change souvent son cours: celui de
Venise, de Gênes, Pise, Séville, n’est plus qu’un faible ruisseau:
peut-être un jour la Tamise ne portera que des bateaux de pêcheurs.
La Lonja, continua milord, est aujourd’hui l’antre de la Chicane;
l’on destine cet édifice à servir d’entrepôt à tous les papiers
relatifs à l’Amérique espagnole. Séville avait autrefois cent trente
mille personnes occupées aux manufactures de soie: aujourd’hui, cette
population est bien diminuée. Cette ville était, sous les Maures,
la capitale du plus beau royaume d’Espagne: lorsque l’on pense à
cette nation brillante qui réunissait les arts, les sciences, le
commerce, la valeur, la galanterie, le luxe et les plaisirs, l’on est
fâché que les descendants des Goths les aient renvoyés en Afrique.
Cependant Séville est encore une des villes les plus considérables de
l’Espagne. Le voisinage de la mer et le Guadalquivir la rendraient
encore très-florissante, si le monarque y fixait sa résidence, et elle
l’emporterait sur bien des capitales par la fertilité de son terroir,
et la douceur de son climat. La flotte d’argent y arrive des Indes au
mois d’août, et repart en avril; son arrivée emploie plus de six cents
ouvriers; mais allons nous promener aux bords de la rivière.

Il y a sur ces bords une allée de cinq files d’ormeaux touffus, arrosés
par de petits canaux. On y trouve des fontaines et des siéges; à
chaque extrémité on a élevé deux grands obélisques. La nuit une file
de lumières des deux côtés, rendent cette promenade très-agréable.
Milord disait que Séville était le paradis terrestre pendant les deux
tiers du jour, et le purgatoire depuis dix heures du matin jusqu’à cinq
heures du soir. Nous vîmes passer le carrosse de l’archevêque, attelé
de six mules, conduites par deux postillons. Savez-vous, me dit-il,
pourquoi les cochers, en Espagne, ne montent plus sur leurs siéges? —
Non, milord; je ne sais si cet usage vient des Goths ou des Maures. —
Ni des uns, ni des autres; c’est depuis que le cocher du duc d’Olivarès
entendit de son siége un secret que ce ministre confiait à son ami.

A trois heures après midi l’appétit nous pressant, nous allâmes
chercher le dîné; nous le fîmes dans la chambre tête à tête. La
conversation de milord Dorset était très-intéressante; il avait
beaucoup voyagé, vu et observé en philosophe: je lui demandai quelle
était la nation, après la sienne, qu’il estimait le plus. Il sourit et
me répondit: C’est la vôtre, parce que, d’abord, après nous, pardonnez
ma franchise, vous êtes la nation où il y a le plus de raison et de
philosophie. Vous l’emportez sur les Anglais par les grâces de l’esprit
et des manières, par ce que nous appelons _yumor_;[59] mais vous êtes
plus frivoles, plus inconséquents, et malgré votre légèreté et votre
enjouement, vous avez un reste de turbulence, d’inquiétude et de
férocité que vous avez hérité des Celtes et des Gaulois vos ancêtres.
Quant à la bravoure, je crois que toute les nations de notre continent
sont également braves; le succès des batailles dépend de l’habileté
des généraux, et de l’enthousiasme et de la confiance qu’ils savent
inspirer à leurs troupes, et souvent de cet être inconnu nommé le
_hasard_. J’aime le courage et la fierté des Espagnols; mais ils sont
subjugués par la superstition et la paresse: le souverain bien pour
eux est de dormir pendant la chaleur, de respirer le frais au coucher
du soleil, de prendre du chocolat, de faire l’amour, d’assister aux
processions et aux cérémonies de l’église. J’ai vu quelquefois des
centaines d’hommes, enveloppés dans leurs manteaux, appuyés contre
un mur, ou dormant à l’ombre des arbres. — Cette vie n’est peut-être
pas si malheureuse; l’ambition, la soif des richesses, des plaisirs,
la vanité, agitent l’existence sans la rendre plus agréable: il vaut
mieux, je pense, naviguer sur un fleuve qui entraîne doucement, que sur
une mer orageuse. Je rencontrai un jour un paysan assis au frais sous
un figuier; je lui demandai ce qu’il fesait là? — Je vois passer le
temps, me dit-il. Je réfléchis sur cette réponse, et je compris que cet
homme voyait avec le même plaisir l’écoulement du temps, que l’on voit
celui d’une rivière; il en jouissait, tandis que nous, il nous dévore,
et souvent nous accable. Vous avez séjourné à Lisbonne, quel est le
caractère des Portugais? — Je devrais vous en faire l’éloge, car ce
sont nos alliés et nos amis. — Et vos pères nourriciers. — Je vais vous
conter une aventure galante que j’ai eue dans ce pays-là, et quelques
cérémonies religieuses qui vous donneront une idée des mœurs et du
caractère des Portugais.

Huit jours après mon arrivée à Lisbonne, je fis la conquête d’une belle
veuve. Ma qualité d’hérétique, car elle m’appelait son cher hérétique,
l’inquiétait beaucoup. Je lui dis un jour que je me ferais papiste,
même mahométan, pour lui plaire, et qu’elle m’avait rendu idolâtre,
car je l’adorais. Enfin, au défaut de san Jago et de san Joseph, dont
elle me parlait sans cesse, j’eus l’amour pour moi: elle m’avoua, après
sa défaite, qu’elle ne m’aimait que dans l’espoir de me convertir.
Nous entrâmes en carême; elle me demanda si je fesais maigre? Oui,
lui dis-je, quand on me sert du bon poisson. A ces mots elle garda le
silence, en poussant de longs soupirs. Qu’avez-vous, _senora_, lui
dis-je? — Un grand chagrin: je vous aime, et vois, avec douleur, que
vous serez damné. — Eh bien, donnez-moi le paradis dans ce monde; quant
à l’autre, c’est mon affaire. Les huit derniers jours de carême elle
m’interdit sa présence. Elle passa cette semaine dans les prières,
dans les églises, dans le confessionnal et dans le jeûne. Elle suivait
toutes les processions, allait baiser toutes les reliques, toutes les
_Madonnes_, enfin elle se jetait dans des cérémonies si bizarres, si
superstitieuses, que je crois qu’elle n’était pas Chrétienne. Les
Espagnols et les Portugais se font des saints et des dieux comme les
nègres se font des fétiches.[60] Ma dévote avait sur son sein sa petite
vierge d’ivoire, comme votre Louis XI en avait une de plomb sur son
bonnet;[61] elle la quittait et la voilait quand elle se livrait au
plaisir. Le lendemain de Pâques elle m’envoya chercher, et l’étoile de
l’amour remonta sur l’horizon; mais elle s’éclipsa bientôt. Comme la
conscience de ma dévote lui reprochait sans cesse sa tendresse, son
intimité avec un hérétique, elle me troqua contre un jeune carme, avec
qui elle pût goûter les plaisirs de ce monde, sans risquer son salut
dans l’autre. Mais finissons de dîner; au dessert je vous conterai
quelques cérémonies de l’église dont j’ai été témoin. Quand la table
fut couverte de vins, de café, de liqueurs, et les domestiques retirés,
il me fit le récit suivant. Le vendredi saint j’allai à l’église où
l’on prêche la passion. Ce sermon s’appelle le sermon de _las lagrimas_
(des pleurs). Le prédicateur arriva précédé de douze prêtres, vêtus
de rouge, armés chacun d’un flambeau allumé. Ils se rangèrent tous
en demi-cercle autour de la chaire. Le prédicateur avait en main un
suaire où des deux côtés était peinte l’image de J. C.; sur l’un des
côtés il montre son visage, et de l’autre il tourne le dos. Le prêcheur
commença son sermon par reprocher aux assistants leurs vices, leurs
péchés; ensuite, déployant son suaire, il leur présenta la face de
Jésus Christ, en criant: Le voilà mort pour vous, à cause de vous;
ce sont vos crimes qui l’ont mis au tombeau. A ces cris lamentables,
à ce tableau d’un Dieu mort sur la croix, toute l’église retentit de
gémissements, de sanglots, du bruit des soufflets et des coups de
poing. Après cet exorde le prédicateur, imitant la voix d’une femme,
fait parler la Vierge. Mon fils, dit-elle, pardonnez à ces Chrétiens;
je demande leur grâce; ils se repentent de leurs péchés. Non, non,
répond Jésus-Christ d’une voix forte, c’est-à-dire, le prêtre pour lui;
non, ma mère, ils sont trop coupables, trop endurcis dans leur impiété;
je me vengerai, je les punirai. En prononçant ces mots, le prédicateur
retourne le suaire; voyez, voyez, s’écrie-t-il. Jésus-Christ vous
tourne le dos, il ne veut pas voir des pécheurs comme vous autres:
voyez ce sang qui coule: c’est pour vous qu’il a été flagellé! A cette
vue, à ces cris, l’auditoire s’applique de nouveaux coups de poing,
des claques, des soufflets; après quoi, la sainte Vierge reprend la
parole, c’est-à-dire, son interprète, qui, d’une voix féminine, implore
la clémence de son fils, et promet la conversion des pécheurs. Enfin
J. C. se laisse toucher, et le sermonneur fait voir le suaire du bon
côté; J. C. pardonne à condition que tous les assistants feront leur
acte de contrition. Le prêcheur le commence aussitôt d’une voix lugubre
et attendrissante, s’arrête à chaque phrase, que tout le monde répète
à voix haute avec lui. L’acte de contrition fini, il descend de la
chaire, et s’en retourne à la tête des douze prêtres; et les jeunes
femmes sortent de l’église, laissant leur tristesse et leur repentir à
la porte; elles passent à travers une haie de jeunes gens, saluant et
souriant à droite et à gauche. Que pensez-vous, monsieur le chevalier,
de la dévotion portugaise? — Elle me rappelle une pièce de Voltaire,
intitulée: _Jean qui pleure et Jean qui rit_.[62] — Ces bons Portugais
ont un général que leurs ennemis redouteraient peu, c’est saint Antoine
de Padoue. Pierre II, roi de Portugal, lui en expédia la patente, fît
porter son image devant l’armée, dans une litière superbe, et ordonna
qu’on lui rendit tous les honneurs dûs à son grade. Depuis cette
nomination au généralat, le roi régnant va tous les ans, la veille de
la fêle du saint, à l’église de Saint-Antoine, assiste à ses vêpres,
et lui fait présent d’une somme d’argent. Voici une autre cérémonie
du jeudi saint. On me pressa beaucoup d’aller à la paroisse pour la
voir. L’église était toute tendue de noir; cette tenture couvrait
les fenêtres; l’église n’était éclairée que par la lueur sombre de
quelques flambeaux; dix à douze prêtres étaient couchés ventre à terre
sur les marches de l’autel, tenant en main une palme et un cierge
éteint. On chanta l’office divin d’une voix lugubre, tout portait dans
l’ame le recueillement et la tristesse; mais au _gloria in excelsis_,
tout-à-coup la tenture noire tombe, et découvre la tapisserie la plus
éclatante; les lumières brillent de toute part; l’autel, surtout,
devient éblouissant. Les prêtres se relèvent, la palme d’une main, et
des cierges allumés de l’autre; une musique bruyante et harmonieuse
se fait entendre. Derrière l’autel, on voit J. C., l’air radieux,
qui s’élève insensiblement, et va se perdre dans des nuages colorés
qui planent sous la voûte du dôme. Ce spectacle magnifique répand
la joie dans toute l’église, et dès ce moment, les plaisirs et les
amours, que le carême avait exilés, reviennent dans la ville, et de
nouveaux péchés succèdent aux anciens effacés par la confession.
Milord, lui dis-je, vous avez fait la description d’une fête d’opéra.
— Moi-même je croyais me trouver à celui de Paris; au surplus, on a
raison d’amuser, d’intéresser le peuple par des spectacles; plus une
religion est riante, plus ses cérémonies frappent les sens, et plus
elle enchaîne les cœurs: voilà pourquoi le presbytérianisme s’affaiblit
insensiblement à Londres. J’ai vu à Tolède, dans la semaine sainte,
une procession beaucoup plus ridicule. Elle était composée d’hommes
masqués, qui se flagellaient et répandaient des ruisseaux de sang. On
y voyait les douze apôtres en longue perruque de chanvre, tenant à la
main un gros livre, et ayant derrière la tête un miroir qui signifiait
qu’ils lisaient dans l’avenir; ensuite venaient les figures les plus
hideuses, représentant les Juifs qui avaient sacrifié Jésus-Christ.
Elles étaient suivies des mystères figurant des farces sacrées.
Mais pour vous égayer et nourrir vos réflexions, je vais opposer à
ces cérémonies des prêtres catholiques, celles des derviches de la
religion musulmane. Ils s’assemblent le vendredi et le samedi dans une
grande salle, où ils se tiennent debout, les yeux baissés, et les bras
croisés, pendant que l’iman ou le prédicateur lit, dans une chaire
placée au milieu de la salle, quelques passages du Coran; ensuite huit
ou dix d’entre eux jouent de certaines flûtes. Le concert fini, on
reprend la lecture, après quoi on recommence à chanter et à jouer des
instruments, jusqu’à ce que le supérieur, coiffé de vert, commande
une danse religieuse. Tous les derviches sont debout autour de lui;
et tandis que plusieurs continuent à faire résonner leurs flûtes, les
autres retroussent leur robe, qui est fort ample, et tournent en rond
et en mesure avec une vitesse surprenante. Cette danse dure environ une
heure, sans qu’ils en soient étourdis; à la fin ils s’écrient qu’il n’y
a pas d’autre Dieu que Dieu, et que Mahomet est leur saint Prophète:
ensuite ils baisent la main de leur supérieur, et se retirent.

Un capucin entra dans ce moment, et demanda l’aumône pour le couvent. —
Il est donc bien pauvre lui dit milord. — Oui, monsieur, nous vivons de
charités. — Mais si tout le peuple vivait de charités, qui cultiverait
la terre? — Ce seraient les milords et les grands seigneurs. Milord
sourit à cette réponse. Mais, dit-il, pourquoi cet habit grotesque
et cette longue barbe? — C’est le bienheureux Mathieu de Baschi,
réformateur de notre ordre, qui nous a prescrit ce costume. Dans la
nuit il entendit une voix qui lui ordonnait d’observer exactement la
règle de saint François, notre patriarche séraphique, et de s’habiller
comme la figure qu il avait sous les yeux; il voyait un fantôme couvert
de notre robe et d’une barbe épaisse. — Et vous croyez sans doute,
avec ce costume bizarre, vous attirer la vénération et l’argent du
peuple? Vous savez que l’habit ne fait pas le moine. — Pardonnez-moi;
les milords et les seigneurs portent des crachats, des cordons, de
beaux habits, pour en imposer au peuple; l’appareil est différent, mais
l’intention est la même que celle des capucins: donc l’habit fait le
moine. — Mon père, vous avez de l’esprit. — Je ne suis qu’un pauvre
capucin. — Voulez-vous boire un verre de vin de Malaga? Mathieu de
Baschi ne le défend point. — Non, c’est Dieu qui fait fructifier les
vignes; il est permis d’user modérément de ses bienfaits. Après que le
capucin se fut abreuvé de très-bonne grâce d’un verre de vin, milord
lui donna une guinée. Le moine, en la recevant, lui dit: Nous prierons
Dieu pour vous. Mais, repartit le milord, je suis Anglais et hérétique?
— Eh bien, nous prierons pour votre conversion; et il sortit à ces
mots. Je dis à milord qu’il avait été bien généreux. — C’est une aumône
peut-être mal placée; mais quand on oblige, il ne faut pas y regarder
de si près. Je lui contai alors l’histoire de l’hermite de Carthagène.
La folie de ce mari, dit-il, ne m’étonne pas: dans ce climat brûlant,
trois furies agitent le cœur de l’homme, jalousie, amour et vengeance.
Je vous raconterai à ce sujet quelques anecdotes sur la mort de la
célèbre Inès de Castro, femme de Pierre Ier, roi de Portugal. Trois
courtisans, sous le règne de son père, assassinèrent, de son aveu
qu’ils avaient extorqué, cette tendre et fidèle épouse. Pierre, tant
que vécut le roi, dissimula, et nourrit la vengeance dans le fond de
son cœur. Son père expiré il demanda au roi de Castille les assassins
de sa femme. Deux lui furent livrés, l’autre s’échappa: il leur fit
arracher le cœur, et ordonna ensuite l’exhumation de sa malheureuse
épouse, morte depuis cinq ans: c’était en 1360. Il revêtit ce cadavre
d’habits royaux; lui mit la couronne sur la tête, et obligea les gens
de sa cour à venir baiser le bas de sa robe. Cette cérémonie dégoûtante
terminée, il ordonna de magnifiques funérailles, et fit transporter son
corps, sur un char magnifique, au monastère d’_Alcobala_, à dix-sept
lieues de Coimbre. Le char était précédé d’un nombre prodigieux de
personnes en habit de deuil, et un cierge à la main. Un grand cortége
suivait le cercueil qui fut déposé dans un superbe tombeau de marbre,
sur lequel s’élevait la statue d’Inès à genoux et en habits royaux.

Après ce récit, milord me proposa d’aller nous promener hors de la
ville. Je le menai dans un bois d’oliviers de mille pas d’étendue,
très-peu éloigné: nous admirâmes la grosseur des olives, qui
ressemblent à des œufs de pigeons. Les Romains, me dit milord, en
fesaient venir pour leur table. Pline-le-Jeune, en invitant un de
ses amis, lui écrit qu’il aura des olives d’Andalousie. De ce bois
nous allâmes sur les bords charmants du Guadalquivir, où nous vîmes
des coursiers superbes, de belles dames avec leurs _cortejos_, de
gros chanoines enfoncés dans leurs lourds équipages, et quantité de
baigneurs, qui se jetaient tout nus dans la rivière, et que les femmes
lorgnaient du coin de l’œil. Milord, enchanté de cette promenade, et
de la sérénité du ciel, s’écria: Quel dommage que ce pays ne soit
pas habité par des Anglais! — Ou par des Français, milord. Ce beau
terroir a été nommé le jardin d’Hercule. La nuit nous fit rentrer à
l’auberge. Nous prîmes du thé, après quoi, je fis mes adieux à milord,
et lui promis d’aller bientôt le joindre à Cordoue, où il devait faire
quelque séjour.

Le lendemain matin le comte d’Avila vint me voir, et me proposa de
me conduire à un puits qu’un saint et une pierre rendaient fameux.
Je lui demandai si c’était le puits de la Samaritaine ou celui qu’un
Ange découvrit à Agar dans le désert. Non, me répondit-il, c’est
celui de saint Isidore, ancien évêque de cette ville: il est beaucoup
plus connu et révéré ici que tous ceux que vous citez. Partons, je
vous expliquerai la cause de sa célébrité. Lorsque nous y fûmes
arrivés: Vous voyez, me dit-il, la cavité de cette pierre produite
par le frottement de la corde du puits? — Oui, mais je n’y vois rien
de miraculeux. — Vous allez admirer les grands effets produits par
de petites causes. Cette excavation est cause que saint Isidore est
devenu un grand homme. Ce saint, dans sa première jeunesse, avait
l’esprit lourd, sombre et lent. Son maître, fatigué de sa stupidité, le
traitait durement. Un jour l’enfant, au désespoir de ses rigueurs, se
sauva de la maison paternelle, et s’arrêta près de ce puits, pleurant
sa destinée, et ne sachant où se réfugier. Le hasard lui fait jeter
les yeux sur cette pierre ainsi creusée; par une réflexion au-dessus
de son âge, il devina que le frottement continuel de la corde avait
produit cette cavité, et qu’ainsi le travail et la constance pouvaient
vaincre la nature. Frappé de cette idée, il retourne chez son père,
se livre à l’étude avec ardeur et ténacité, et le succès couronna ses
efforts: il devint savant, évêque de cette ville et saint. — Je ne suis
plus surpris de la célébrité de ce puits; Virgile avait dit avant saint
Isidore: _Labor improbus omnia vincit_.

Je séjournai encore une semaine à Séville, passant la plus grande
partie de mes journées dans l’aimable société du comte d’Avila: je
fus comblé d’amitiés et de caresses par ces deux charmants époux. La
veille de mon départ, la comtesse me demanda comment je me vengerais
de Séraphine? — En lui rendant service, si je le puis. — Vous êtes
généreux! — Et pourquoi aurais-je des projets de vengeance? Elle m’a
aimé, je lui dois de la reconnaissance; son cœur n’est plus à moi, elle
est maîtresse de le reprendre. Je la regrette, je ne l’aime plus; mais
je ne la hais pas. Ces aimables époux furent aussi affligés que moi
d’une séparation qui devait être éternelle. Cette pensée fatale de
quitter pour jamais des amis auprès desquels on voudrait finir sa vie,
devrait dégoûter des voyages toute ame sensible: mais notre curiosité,
notre vague inquiétude nous arrachent tous les jours aux plus douces
situations.

Je voyageai de Séville à Cordoue avec un négociant juif nouvellement
converti. D’abord il fut assez réservé avec moi; mais quand je lui
eus inspiré de la confiance, comme Français et militaire, il jeta son
masque et commença à se moquer des Espagnols, de leurs reliques, des
miracles de leurs saints, et de tant de vierges arrivées en Espagne
par la région du ciel. Je lui demandai alors pourquoi il avait abjuré
la religion de ses pères? — Parce que je n’ai pas voulu être rôti
vif comme un chapon. J’étais dans les cachots de l’inquisition, il
fallait opter entre le bûcher et le christianisme. Je me suis décidé
pour le parti le plus doux: j’ai été régénéré, baptisé à Burgos, par
son évêque, en grande cérémonie. Nous étions cinq Hébreux. Après qu’on
nous eut confessés, on célébra une grand-messe où nous assistâmes et
communiâmes. Le peuple, avide de voir des Hébreux christianisés, se
porta en foule dans l’église. Mes camarades et moi nous nous moquions
et des cérémonies et du sot peuple, et de ses prêtres qui croyaient
que leur religion valait mieux que la nôtre, comme si la religion
donnée par Dieu même à Moïse sur le mont Sinaï, n’était pas la seule
véritable; et si l’Être-Suprême, cet Être immuable dont la volonté est
fixe, la prescience infaillible, pouvait proscrire un culte qu’il a
ordonné, chéri, pour en commander un autre. Je compris par ce discours
que ces conversions publiées en Espagne avec tant de pompe et de
célébrité, ressemblaient à celles que fesaient dans les Cevennes, sous
Louis XIV, les missionnaires, aidés des dragons.

Ce qui m’étonna le plus dans cet homme qui se moquait des Espagnols,
de leurs madonnes et de leurs superstitions, que je croyais un grand
sceptique, c’est que lui-même était infatué de toutes les bizarreries
superstitieuses du judaïsme. A dîné on nous servit du porc frais; il
refusa d’en manger, parce que la loi de Moïse le défendait. Il n’aurait
pas touché à une langouste, à un poisson avec écaille. Je lui demandai
si sa nation attendait encore le Messie? — Assurément! me dit-il;
mais son avénement sera précédé de grands miracles; Dieu suscitera
les trois plus abominables tyrans qui aient existé, et qui nous
persécuteront cruellement; ils feront venir des extrémités du monde,
deux hommes noirs qui auront deux têtes, sept yeux étincelants, et un
regard si terrible que personne n’osera paraître en leur présence:
l’Ante-Christ alors viendra; mais son règne sera court; cette affreuse
désolation finira par le son éclatant de la trompette de l’archange
Michel, au bruit de laquelle paraîtra tout-à-coup le Messie, de la
race de David, accompagné du prophète Élie; il sera le libérateur
de toute la postérité d’Abraham; l’Ante-Christ voudra le combattre;
mais il fera pleuvoir sur son armée un déluge de soufre et de feu,
et l’exterminera entièrement. Le Messie, après sa victoire, donnera
à son peuple assemblé dans la terre de Canaan, un grand repas, dont
le vin sera celui qu’Adam lui-même fit dans le paradis terrestre,
et qui se conserve dans de vastes celliers creusés par les anges au
milieu de la terre; ensuite il rétablira les murs de Sion, le temple
de Jérusalem, sur le même plan de celui qu’Ezéchiel vit dans une
vision; sa puissance s’étendra sur toute la terre, et il fondera ainsi
la monarchie universelle. — Je vois bien, lui dis-je, d’après une si
belle expectative, et de si grands prodiges annoncés par votre Talmud,
que vous avez raison de vous moquer des Espagnols, de leurs madonnes
et de leurs miracles; mais vous avez fait sagement de ne pas vous
laisser brûler tout vif par les inquisiteurs, et d’attendre en bonne
santé l’arrivée de votre Messie. Cependant ce négociant, qui avait
changé son nom de Jacob en celui de Dominique, avait de l’esprit et
même de la philosophie, excepté quand il s’agissait de sa religion;
alors le philosophe disparaissait et montrait les oreilles du Juif:
c’était son coin de folie, dont tous les hommes, et même les plus
sages, ont une certaine dose plus ou moins forte, ce qui explique leur
inconséquence et leurs préventions. Il revenait de Bilbao, capitale de
la Biscaye. J’ai trouvé dans cette province, me disait-il, la liberté
et l’hospitalité. Les Castillans sont graves, taciturnes, fiers, et
pauvres comme leur plaine: en Biscaye, tout respire l’aisance et la
gaîté. Ce peuple descend des anciens Cantabres qu’Auguste ne put
soumettre entièrement. Les Biscayens sont bien faits et actifs; j’ai
été surtout frappé de la beauté des femmes: j’en ai vu de célestes;
elles sont grandes, sveltes et enjouées; leur vêtement est propre
et champêtre; leurs cheveux tombent en longues tresses sur leurs
épaules, et un mouchoir arrangé par la coquetterie couvre leur tête:
le dimanche elles portent ordinairement des habits blancs attachés
avec des rubans couleur de rose. Je doutai, en les voyant, que le
roi Salomon, parmi ses sept cents femmes, en eût beaucoup d’aussi
belles. Ce peuple est si jaloux de sa liberté qu’il a toujours refusé
le titre de maître au roi d’Espagne, et ne l’appelle que _seigneur_,
et n’a jamais voulu souffrir chez lui l’établissement des douanes. La
fertilité du terroir de Bilbao, et l’activité de son commerce rendent
cette ville très-florissante; ses principales branches sont la laine,
le fer et les châtaignes qui naissent avec profusion dans toute la
Biscaye. Les paysans, au commencement de novembre, les portent à la
ville sur de petites charrettes traînées par des bœufs; tous les
chemins en sont couverts: ils les déchargent un peu au-dessus de la
ville, dans des barques qui les transportent sur des navires marchands
qui vont à Londres, à Bristol, à Amsterdam ou Hambourg. Ces Biscayens,
si gais, si hospitaliers, détestent les Français et les Juifs: les
premiers, par préjugé national; les seconds, par fanatisme. Ils sont
plus favorables aux Anglais et aux Allemands.

Après cette longue narration, M. Dominique-Jacob me demanda la
permission de faire sa méridienne; il était deux heures après midi,
et le soleil était presque aussi chaud que le soleil du mois de mai
à Paris. Pendant ce sommeil et que la voiture marchait, je m’amusai
à considérer mon Juif: quoique grand et bien fait, sa physionomie et
sa pâleur portaient le caractère distinctif de sa nation; j’aperçus
un scapulaire placé entre sa veste et sa chemise. Ah! _embustero_
(fourbe), me disais-je tout bas, comme tu te joues des hommes!
Fesait-il bien, fesait-il mal? je ne déciderai pas la question.

    Mais renoncer au Dieu que l’on croit dans son cœur,
    Est le crime d’un lâche, et non pas une erreur.

A son réveil il me parla encore de la Biscaye. «Je venais d’Amsterdam,
me dit-il, sur un vaisseau hollandais qui me débarqua à Quetaria,
petit bourg qui contient environ trois cents personnes: j’y reçus une
impression de plaisir si agréable que je me crus transporté dans une
île enchantée: tout le rivage retentissait du son du tambourin; les
balcons qui donnent sur la mer étaient remplis de femmes voilées; nous
traversions la baie dans des bateaux conduits par de jeunes filles
dont les cheveux bruns ou noirs flottaient, en longues tresses, et
dont les vêtements étaient bizarres. Ce qui me frappa le plus, ce
fut l’aspect de plusieurs ecclésiastiques en manteaux noirs et la
tête couverte de vastes chapeaux ronds; ils se promenaient sur la
digue. Croiriez-vous que sur trois cents habitants on y compte dix
ecclésiastiques? Je les trouvai le soir au cabaret devant un grand
plat de sardines frites et une énorme cruche de vin. Les sardines
fournissent aux habitants non seulement leur subsistance, mais encore
une branche de commerce lucrative. Cette pêche, très-abondante, se
fait aux mois de juin, juillet et août; trois ou quatre barques de
pêcheurs associés ensemble, jettent dans la mer un grand filet en
forme de cercle, et attendent plusieurs heures à l’ancre, que les
filets soient remplis; quand ils s’aperçoivent de leur pesanteur ils
les retirent chargés d’une immense quantité de poissons qu’ils salent;
mais ces sardines ne valent pas les anchois de la Méditerranée.
Quetaria est situé au pied d’une montagne bien cultivée: en y montant
l’œil se promène sur l’Océan, sur ses rivages escarpés et sur une
longue chaîne de montagnes verdoyantes et couvertes de chalets. On
voit au pied de la montagne les barques des pêcheurs; plus loin le
bourg et ses jardins, partout une riche végétation, des champs, des
broussailles, des vignes, des châtaigniers, des myrtes, et de tout
coté des sources et des cascades. Enfin, cette baie présente un
tableau magnifique, alpestre et riant. — Vous préféreriez peut-être,
lui dis-je, ce séjour au délicieux verger d’Eden arrosé par quatre
grands fleuves, qui, selon moi, est plutôt situé dans la lune que sur
la terre? — Je ne suis pas de votre avis, et j’en crois plutôt Moïse
qui l’a placé sur notre globe, en Asie, entre le confluent du Tigre
et de l’Euphrate; et ce grand missionnaire de Dieu en savait plus que
vous et moi. Mais, revenons à Quetaria: j’y vis un _indiano_ dont
j’enviai le bonheur; cet homme avait fait sa fortune en Amérique, elle
consistait en mille piastres de revenu: cette somme est immense aux
yeux des habitants; il est le roi du pays: s’il ne règne point par la
puissance, plus heureux que bien des rois, il règne par l’amour et
les bienfaits; il habite un palais, c’est-à-dire, une petite maison
bien bâtie, la seule où l’on trouve des vitres, des balcons de fer,
des verres à boire, des fauteuils et des plats d’étain: c’est le luxe
de Lucullus relativement à la pauvreté du pays. Lorsqu’il sort il se
fait porter en chaise par de jeunes filles; sa grande jouissance est
de fumer, dans un parfait repos, le tabac le plus fin de la Havanne;
il a toujours chez lui une immense provision de _cigaros_. Cet homme
est le philosophe de la nature, plus heureux et plus sage que Socrate
et Cicéron; sans livres, sans étude, sans ambition et sans travail,
jouissant d’une fortune supérieure à ses besoins, il fume sa pipe sous
un ciel heureux, et il est chéri des habitants sur lesquels il répand
ses bienfaits. L’idée du bonheur de cet homme me poursuit sans cesse
au milieu de l’agitation de ma vie et des révolutions de mon commerce.
Je suis beaucoup plus riche que lui et je ne suis pas encore satisfait
de ma fortune. — Vous ressemblez à vos ancêtres qui erraient dans les
déserts, en cherchant la terre promise sans la trouver. — Il faut que
je vous conte encore mon entrée dans la baie de Bilbao. Un vent frais
enflait nos voiles; à droite nous naviguions devant une montagne parée
de verdure, le long de laquelle s’étend un village composé de maisons
blanches, séparées par des vergers; à notre gauche nous avions une
côte plate, hérissée de rochers et de broussailles, et au fond de
la baie une chaîne de montagnes élevées. En avançant j’aperçus à la
droite du village une église sur une hauteur, à ma gauche un petit
hameau caché dans des vignes et des groupes d’arbres, et vis-à-vis
une multitude de vaisseaux: toute la route le long du fleuve est
ornée de maisons de campagne et de jardins. Nous passâmes devant un
couvent, et nous nous trouvâmes au milieu de Bilbao qui nous offrait
les vues les plus pittoresques et les plus romantiques. Les chambres
de l’auberge où je descendis étaient toutes tapissées de toile cirée,
sur laquelle on avait représenté des combats de taureaux; les siéges
étaient antiques et extrêmement bas, les plafonds étaient revêtus de
briques, et les murs couverts de saints et de crucifix. On compte à
Bilbao environ treize mille habitants, amoncelés dans des maisons qui
ont quatre à cinq étages. On y voit une promenade charmante nommée
l’_Arenal_, formée par quatre belles allées d’ormes et de tilleuls: à
droite s’élève une grande église avec deux clochers; à gauche coule la
rivière entre des bords bien cultivés. J’abrégerai la description de
ce charmant pays; allez le voir, et vous partagerez mon enchantement:
cependant je veux vous décrire la procession de la Fête-Dieu, une des
plus belles de l’année dans ce pays. Cette fête, comme le carnaval,
amène une foule de divertissements publics et particuliers. La veille,
on illumine tous les clochers; les montagnes resplendissaient de feux:
à deux heures du matin toutes les cloches furent en mouvement; à six,
toutes les rues étaient déjà encombrées de monde, qui se pressait
autour des autels ornés de fleurs et brillants de quantité de lumières;
les balcons étaient chargés de spectateurs.

La procession commença à dix heures; quatre personnages gigantesques,
deux hommes et deux femmes, ouvraient la marche; leurs têtes étaient
cachées sous de longues perruques de lin, et sous des coiffures de
toile cirée de couleur rouge; pour vêlement, ils avaient d’antiques
chasubles et des andriennes bizarres et grotesques. Ils portaient dans
les mains des tabatières larges comme des plats, et des éventails
d’une aune de longueur. En marchant, ils feignent de vouloir embrasser
les dames qui occupent les balcons, auxquels leur tête touche; ce jeu
produit de grands éclats de rire. A tous les coins de rue ces figures
colossales dansent le _fandango_. Après elles venait une multitude
d’_angelos_. Ce sont des enfants des deux sexes richement vêtus; ils
ont de longues ailes de carton, couvertes de satin. Les parents aisés
s’empressent d’habiller ainsi leurs enfants, et de les faire briller à
cette procession, ce qui est du bon ton, et de plus un acte de piété.
L’émulation, la vanité animent les familles; c’est à qui parera le
mieux son _angelo_. Ils sont chargés de bijoux, et le grand art de la
coiffure est de faire flotter, entre les ailes, de longues tresses de
cheveux. Lorsqu’ils passent dans les rues, on les comble de caresses
et de bonbons, et le peuple, séduit par la parure, la jeunesse, la
grâce et l’air de dévotion de ces jeunes enfants, les regarde avec
des sentiments d’admiration, d’intérêt et de respect, et souvent
s’imagine voir de véritables anges. Sans doute plus d’un de ces jeunes
séraphins est devenu dans la suite un vrai diable. Après eux marchent
les diverses confréries avec leurs saints respectifs, dont la plupart
sont de bois, et revêtus d’un habit de velours ou de soie; leur tête
est ornée d’une couronne de fleurs. Un second chœur de musiciens, et
des nuages d’encens, annoncent le vénérable (le saint-sacrement), et
une foule d’hommes et de femmes, parés de leurs plus beaux habits,
terminent le cortége. Si la matinée a été consacrée à la religion,
l’après-dînée l’est au plaisir. Pour la _corrida_ (la course du
taureau) on avait élevé deux amphithéâtres aux deux extrémités de la
place; les banquettes, les balcons fléchissaient sous le poids des
spectateurs. Mais un plus vaste tableau frappait ma vue: les clochers,
les toits des maisons, le pont voisin, les édifices au-delà du fleuve,
les collines, le couvent des franciscains, étaient couverts de la foule
innombrable des curieux. Cette perspective me parut bien plus agréable
que la course du taureau, qui n’est pas la grande course: on l’appelle
_las corridas de novillas_ (course des jeunes taureaux). L’animal ne
reçoit que des blessures légères; on le harcèle, on le pique, jusqu’à
ce qu’il soit excédé de fatigue. Le corrégidor donna le signal, et
un huissier, vêtu de blanc, ouvrit la barrière au taureau, qui se
précipita dans l’arêne. L’huissier eut à peine le temps de s’élancer
sur l’estrade; _los afficionados_ (les amateurs) attendaient l’animal.
Il parcourut d’abord toute l’enceinte pour chercher une issue. Bientôt
il se trouva vis-à-vis de ses assaillants, qui lui présentaient des
piques, des fourches, des bâtons, des parasols; chacun se disputait
à qui mettrait le premier son chapeau ou son manteau sur les cornes
de l’animal, qui bientôt fut couvert de _banderillas_. Il s’enfuit en
mugissant et en versant des flots de sang. Alors on cria de tout côté:
_perros, perros_ (les chiens), et aussitôt on lâcha un dogue. Les deux
combattants, guidés par leur instinct, s’observèrent, s’attaquèrent
avec adresse et courage le dogue, pour éviter les cornes du taureau,
tournait autour de lui, l’assaillait par les flancs; son ennemi tenait
ses cornes en arrêt, et les lui présentait sans cesse. Plusieurs fois
il le saisit et le lança dans l’air. Cependant le chien parvint à le
prendre à la gorge, et le taureau, l’entraînant, cherchait à l’écraser
sous ses pieds ou contre la barrière; alors on détacha un autre chien,
qui s’attacha à ses oreilles. Le taureau, en courant, les secouait
rudement; mais les chiens ne lâchaient point leur proie. Enfin huit
hommes vigoureux s’avancèrent, prirent le taureau par la queue, ensuite
par les pieds de derrière, le renversèrent, lui serrèrent les parties,
ce qui, le privant de ses forces, le fit rester sans mouvement, et les
chiens l’abandonnèrent. On fit alors entrer des vaches; le taureau
se releva, et les suivit hors de l’arêne. Pendant le combat, les
bravo, les vociférations des spectateurs, retentissaient au loin;
ils agitaient leurs mouchoirs en l’air, et dans les entr’actes, ils
prenaient la _merienda_ (le goûté).

Le soir on nous régala d’une scène plus comique. La place était
illuminée avec des fagots de sapin et des tonneaux enduits de graisse
de haleine, et la place remplie de monde. Tout-à-coup on lâcha un
jeune taureau dont les cornes étaient enveloppées de boules de cuir;
les feux, la foule, la musique, épouvantèrent tellement ce jeune
animal, que dans son effroi, il se jeta au milieu des spectateurs, et
renversa plusieurs personnes. Tout fuyait, et moi comme les autres;
alors des hommes se jetèrent sur lui, et l’enveloppèrent d’un manteau.
On lui attacha des fusées: ses bonds, sa frayeur et ses mugissements
divertirent beaucoup les spectateurs. Qui croirait, monsieur, que je
vous fais le récit d’une fête religieuse?

La conversation de M. Jacob-Dominique me rendit le voyage
très-agréable. Nous nous séparâmes en entrant à Cordoue. Je lui dis, en
le quittant, que je souhaitais qu’il vît bientôt son temple rebâti sur
la montagne de Sion, et l’arrivée du Messie avec le prophète Élie. Il
me répondit que, peut-être, il ne les verrait pas; mais que ses neveux
ou petits-neveux jouiraient infailliblement de ce bonheur.

J’allai loger chez don Pacheco, qui me reçut avec la plus tendre
amitié. Je lui demandai des nouvelles de sa fille. Je n’ai pas voulu
la voir, me dit-il, et je ne la verrai jamais. Mon confesseur veut
que je lui pardonne. Tout ce que je puis faire pour elle, lui ai-je
dit, c’est de retirer ma malédiction: je ne veux pas être la cause
de sa damnation. Je lui ai renvoyé ses hardes, ses rosaires, ses
reliques, les diamants de sa mère; à l’égard du seigneur la Roca son
époux, je renonce à me battre avec lui, d’abord parce qu’il n’est pas
gentilhomme; en second lieu, parce que l’église l’a fait mon gendre, et
qu’il est le mari de ma fille, quoique sans mon consentement.

Je trouvai à Cordoue deux lettres: une de ma mère, qui me félicitait de
mon mariage, qu’elle croyait déjà célébré, et qui m’apprenait le sien
avec un lieutenant-colonel retiré, âgé de soixante ans. Elle me disait
que la solitude, l’abandon où elle était, contristaient son ame, et
pesaient sur sa vie, et qu’elle avait cherché dans un époux un soutien
et un ami. L’autre lettre était de don Inigo Flores, qui m’exhortait à
ne pas regretter une femme du caractère de Séraphine; que j’étais trop
heureux d’être sorti de ses filets; que la beauté, surtout en ménage,
était le moindre mérite d’une femme. Il ajoutait: Ma fille ne conçoit
pas que l’on ait pu vous trahir. Au reste, je suis fort content d’elle;
ses soins et sa tendresse me font oublier ses fautes et l’égarement
d’un jour: elle est la consolation et le charme de ma vie. Je ne lui
vois aujourd’hui qu’un défaut; c’est celui d’une dévotion exagérée.
Elle confond la superstition avec la piété. Je la grondai l’autre
jour, elle m’avouait qu’elle regardait comme des hommes sans moralité
et sans vertu, tous ceux qui étaient hors de la religion romaine. Il
finissait par ces phrases: «Revenez, mon cher chevalier, oublier avec
nous l’inconstance de Séraphine et vos chagrins: s’il est quelque
bonheur sur la terre, il est au sein de l’amitié et de la confiance.»
Ah! m’écriai-je à cette lecture, si j’avais aimé dona Rosalia, elle ne
m’aurait pas abandonné pour un autre. Je répondis à ma mère que mon
mariage était rompu; que je serais toujours heureux de son bonheur, et
que j’espérais avoir le plaisir de l’embrasser bientôt.

Après un jour de repos, don Pacheco s’empressa de me montrer les
beautés de la ville. Nous commençâmes par la cathédrale; d’abord nous
nous arrêtâmes dans un bois d’orangers contigu à l’une des extrémités
de l’église. En entrant dans ce bois, le chant harmonieux des oiseaux,
la fraîcheur de l’ombrage entretenue par des fontaines qui coulent
aux pieds des orangers, l’aspect de ces eaux, me firent éprouver
les sensations les plus douces. Quand nous fûmes dans l’église, don
Pacheco jouit de ma surprise. J’étais frappé de son étendue et de sa
magnificence. J’y comptai vingt-neuf nefs en longueur, et dix-neuf
en largeur, décorées par plus de mille colonnes de jaspe de diverses
couleurs. Le maître-autel est sous un dôme superbe, dont l’enceinte
est si vaste, qu’il ressemble à une église. Le tabernacle est une
espèce de temple surmonté d’un dôme entouré de figures de bronze doré,
hautes de quinze pouces, représentant les apôtres. Les colonnes sur
lesquelles repose le tabernacle, sont de jaspe veiné et nuancé de
plusieurs couleurs. L’église a six cents pieds de longueur, et deux
cents cinquante de largeur; on y entre par dix-sept portes couvertes
d’arabesques. Ce temple du vrai Dieu, me dit don Pacheco, était jadis
une mosquée bâtie par Abderame dans le huitième siècle; il voulait en
faire la première mosquée du monde après celle de la Mecque. Quatre
mille sept cents lampes éclairaient nuit et jour cette mosquée, et
consumaient par an près de vingt mille livres d’huile. On brûlait
aussi soixante livres de bois d’aloès et autant d’ambre gris pour les
parfums. Il faut convenir, ajoutait don Pacheco, que ces Maures étaient
des hommes magnifiques et braves. J’aime beaucoup leurs fêtes, leur
galanterie; cependant, s’il existait encore dans un coin de l’Espagne
quelques individus de cette nation, j’irais les combattre à outrance à
cause de leur religion.

Ce fut en 1236 que Ferdinand fit de cette mosquée la cathédrale de
Cordoue. Don Pacheco me montra un crucifix gravé sur une colonne de
marbre par l’ongle d’un esclave chrétien qui y était enchaîné. C’est un
ouvrage, disait-il, miraculeux. Je fus de son avis. Nous allâmes voir
ensuite la petite chapelle où le Coran était renfermé. Elle était en
grande vénération chez les Maures. Nous visitâmes encore la chapelle
toute dorée où est la statue équestre de saint Louis, roi de France.
C’est un grand saint, me dit don Pacheco. — Et de plus un grand roi,
ajoutai-je; on n’a d’autre reproche à lui faire que les croisades. —
Non, par saint Jacques, s’écria don Pacheco: je voudrais qu’on les
recommençât, j’y volerais un des premiers. J’abhorre les Turcs et leur
Mahomet, et je donnerais la moitié de mon bien pour monter au Calvaire
où Jésus fut crucifié, et pour baiser son tombeau. Il me raconta
ensuite que Ferdinand avait obligé les Maures, après la prise de
Cordoue, à rapporter à Compostelle, sur leurs épaules, les cloches de
cette cathédrale: il y a environ cent quatre-vingts lieues de distance.
C’était par droit de représailles: les Maures, deux cent soixante ans
auparavant, avaient forcé les Chrétiens de Compostelle d’apporter de
cette même manière, à Cordoue, les cloches de leur cathédrale.

La grande place de Cordoue est superbe, par son étendue, et par le
nombre des maisons qui l’environnent, qui toutes ont des portiques
agréables et très-commodes. C’est dans cette place, me dit don Pacheco,
que se font les courses des taureaux. Je lui répondis que j’aimerais
mieux y voir les magnifiques tournois des Maures.

En allant dîner, don Pacheco m’annonça que c’était vendredi, et que
je ferais maigre. Je ne puis, disait-il, sans pécher mortellement,
vous donner de la viande; mais vous dînerez avec la marquise dona
Theresa, à laquelle je suis très-attaché, et dont le mari commande
depuis deux ans dans la nouvelle Espagne. C’est une femme charmante,
mais excessivement jalouse; elle m’arracherait les yeux à la moindre
infidélité. Nous aurons aussi le père don Basile, mon confesseur, qui
sera le vôtre, si vous le désirez. Ma foi, lui dis-je, je n’ai sur
ma conscience que des péchés français, et je les rapporterai dans ma
patrie. Cette observance du maigre à table avec son confesseur et
sa maîtresse ne m’étonnait pas. Le duc de Berri, frère de Louis XI,
soupait avec la sienne et son aumônier, lorsqu’il fut empoisonné par ce
misérable prêtre, que le roi avait séduit.[63]

Don Pacheco, pendant le repas, fut très-galant pour sa maîtresse,
très-attentif pour son confesseur, et très-aimable pour moi. Le moine
jacobin nous apprit, au sujet du carême, que jadis on arrachait
la langue à tout impie qui mangeait de la chair dans ce saint
temps. J’observai qu’il aurait mieux valu lui arracher les dents si
nécessaires à la mastication. En Turquie, ajoutai-je, on verse du plomb
fondu dans la bouche d’un homme qui a bu du vin. _Per la Virgen_,
s’écria don Pacheco, si j’avais eu le malheur d’être né Musulman, je
boirais du vin, j’aurais des femmes tant que je pourrais; et puisque je
devrais être damné, je ferais mon paradis dans ce monde!

Le père don Basile, qui croyait que Dieu avait renouvelé pour lui le
miracle de l’apostolat, fut de son avis; et, à ce sujet, il nous lit
un panégyrique de saint Dominique, fondateur de son ordre. C’est,
dit-il, un de nos plus grands saints; nous lui devons l’institution du
rosaire dans lequel la mère de Dieu est invoquée cent cinquante fois.
Ce grand saint, animé par un zèle apostolique, a combattu en personne,
le crucifix à la main, dans l’armée du comte de Monfort, contre les
Albigeois. Notre ordre a donné à l’église trois papes, quarante-huit
cardinaux, six cents archevêques, et quinze cents évêques; de plus,
quantité de patriarches, de saints, de confesseurs de rois, et une
foule de fameux théologiens. Je convins que l’univers avoit de grandes
obligations à son ordre. Par saint Pierre et saint Paul, s’écria-t-il,
les jacobins sont les colonnes du temple du Seigneur; et tant qu’ils
existeront, nul Samson ne pourra les ébranler...

La marquise à son tour nous parla des visions béatifiques de son
aïeule, et de ces visions, passa aux intrigues galantes de la ville,
que la médisance assaisonna de son sel piquant. Don Pacheco nous
entretint de la bravoure espagnole, de leurs hauts faits d’armes,
et de l’antiquité des grandes maisons d’Espagne, les premières de
l’Europe. J’écoutais tous ces récits avec admiration, approuvant tout
d’un signe de tête et de quelques monosyllabes; ce qui me rendait un
convive très-intéressant. L’après-dînée, pendant que la sieste fermait
tous les yeux et toutes les portes des maisons, j’allai parcourir la
ville; les rues étaient presque désertes, et n’offrent guère plus de
population aux autres heures. Beaucoup de maisons sont inhabitées.
Quel dommage, disais-je, qu’un aussi beau climat, une terre si fertile
soit dénué d’habitants, tandis que les hommes sont entassés sur les
glaces de Pétersbourg et sous les brouillards de la Hollande! Mais si
les hommes sont rares à Cordoue, les églises et les cloîtres y sont
très-nombreux, et toujours assiégés d’une foule de mendiants qui vivent
d’aumônes et de paresse. Cordoue est dans une situation charmante,
au bord du Guadalquivir, que l’on traverse sur un pont magnifique;
du côté du nord, la ville est dominée par la chaîne des montagnes
de la Sierra-Moréna, sur la pente desquelles on trouve des jardins
très-agréables, des vignes, des forêts d’orangers, de citronniers,
d’oliviers et d’arbres fruitiers. Ces montagnes sont entrecoupées de
vallées délicieuses, rafraîchies et arrosées par nombre de fontaines
et de ruisseaux. Enchanté de l’aménité de ce lieu, je m’écriai: _O
fortunatos nimium sua si bona norint_! Ah! si Séraphine avait été
fidèle, c’est au bord de ces ruisseaux, à l’ombre de ces orangers que
j’aurais joui de ses doux entretiens, de ses tendres caresses; que,
dans les ravissements de l’amour, de l’aspect de la beauté du ciel,
j’aurais adressé à l’Être-Suprême l’hymne de la reconnaissance! Au midi
du Guadalquivir, on aperçoit une grande plaine. Les faubourgs de la
ville sont très-vastes et très-beaux.

Le lendemain, en prenant le chocolat dans la chambre de don Pacheco,
je m’amusai à observer la forme bizarre de son lit. La couchette était
un assemblage de planches dorées posées sur les carreaux, et sur ces
planches étaient deux matelas: ce lit sans rideaux n’avait d’autre
ornement que la dorure des planches; au lever du maître, tout cet
attirail est enlevé, et rangé dans un coin de la chambre.

Après le déjeûné, mon hôte me dit qu’il avait une nouvelle voiture, et
que, si je voulais, nous irions l’essayer à la promenade. J’accepte.
Nous descendons aussitôt; je veux y monter, mais il m’arrête, en me
disant: nous suivrons le carrosse à pied jusqu’à l’église; je veux,
pour éviter les malheurs qui pourraient survenir par la suite, qu’il
ait eu d’abord l’honneur de porter notre Seigneur J. C. J’approuvai un
acte religieux qui inspire de la confiance. La superstition est une
maladie de la religion, qui quelquefois la soutient, et l’affermit.

Arrivés dans l’église, nous entrâmes dans la sacristie, et don Pacheco
pria les prêtres qui portoient le viatique de se servir de son
carrosse. Précisément il allait sortir, et le portedieu monta dans la
voiture avec ses deux acolytes. En attendant, nous ouïmes la messe, où
je m’aperçus que presque toutes les femmes avaient les yeux sur moi.
Je compris que ma mésaventure avec Séraphine me rendait un objet de
curiosité: mais ce qui me divertit beaucoup, ce fut la présence de M.
Jacob-Dominique, l’hébreu nouveau converti: il entendait la messe avec
une dévotion édifiante; il murmurait son rosaire; à l’élévation son
front touchait la terre. Comme je le regardais attentivement, nos yeux
se rencontrèrent, et je lui fis en souriant un signe d’approbation, qui
le fit sourire à son tour. Le carrosse revenu, nous allâmes chercher
la marquise dona Theresa, et nous partîmes pour un _sitio_ qui lui
appartenait, situé à mi-côte: le chemin était escarpé, très-rude; le
cocher maladroit fit monter une roue sur un débris de rocher, et nous
versâmes. La marquise jetait les hauts cris en appelant la _Madonne_
à son secours: don Pacheco, étendu sur elle, le bras foulé et deux
contusions à la tête, crioit: _Jésus_! _Jésus_! et jurait contre son
cocher. Pour moi; sain et sauf, je me hâtai de les secourir. Dès que
don Pacheco fut relevé, quoique souffrant beaucoup, il courut après son
cocher, l’épée à la main: il voulait absolument le tuer; mais il eut
des ailes aux pieds. Cependant, comme nous avions besoin de lui, son
maître se calma, et promit de le laisser vivre encore quelque temps.
Nous revînmes tristement à la ville; don Pacheco, en gémissant, me
disait: J’ai été fort heureux d’avoir prêté mon carrosse à l’église
avant d’y entrer; sans quoi nous tombions dans un précipice hérissé
de rochers, où nous aurions tous péri: je trouvai cette manière de se
consoler très-philosophique. Cependant, il fut obligé de garder la
chambre pendant plusieurs jours, où il reçut la visite de toute la
noblesse de la ville. Sa fille sollicita la permission de le voir, mais
il fut inexorable.

On disserta beaucoup sur cet événement: les moines assuraient qu’il
était sans exemple qu’un carrosse eût versé après avoir eu l’honneur
de porter le _venerabile_. Je crus m’apercevoir qu’ils cherchaient à
persuader que j’étais la cause de ce malheur, attendu l’indévotion et
le scepticisme de notre nation, et surtout du militaire français. Une
belle dame me demanda si je n’étais pas janséniste? — Non, lui dis-je,
je suis capitaine d’infanterie.

L’après-dînée pendant la méridienne, j’allai chercher milord Dorset à
son auberge; je lui demandai comment il se trouvait à Cordoue? — Je
végète tout doucement, dit-il, je mange beaucoup d’oranges et bois
d’excellent punch: je lis l’histoire d’Espagne de Mariana, je médite
Pope et son Essai sur l’homme, où sous les couleurs d’une riche poésie,
j’apprends à me connaître et à devenir meilleur; mais je puis dire avec
plus de raison que lui, que _tout est bien_.[64] Vous ne soupçonneriez
pas avec qui j’ai des conversations assez longues? avec mon cordonnier:
cet homme, âgé d’environ dix lustres, fait des souliers depuis l’âge de
douze ans; il ne sait ni lire, ni écrire, mais il a beaucoup voyagé.
En fesant ses souliers, il roule dans sa tête des idées métaphysiques.
L’autre jour il me disait: si notre ame est immortelle, elle n’a
donc pas été créée? Car tout ce qui a été créé doit finir; donc,
elle existait avant notre formation, et où? et comment? Et pourquoi
a-t-elle animé mon corps plutôt que celui d’un autre? Est-ce qu’elle
lui était destinée de toute éternité? Milord, tout cela m’embarrasse
et m’inquiète quelquefois; mais quand je vois que cette pensée me
tourmente trop, un verre de vin met mon ame à la raison. — Votre
cordonnier, lui dis-je, me paraît un grand métaphysicien. Un philosophe
grec découvrit un mathématicien dans un homme chargé d’un fardeau, par
la sagacité avec laquelle il était arrangé; il le tira de son état
pour en faire un savant. — Je ne pourrais pas rendre le même service
à mon cordonnier: il prétend que tous les états sont égaux, et que
l’ignorance et le savoir se touchent de si près, que ce n’est pas
la peine de passer le pont, pour entrer dans le pays de la science.
Je contai à milord l’aventure de don Pacheco, qui égaya beaucoup sa
philosophie. J’aime, dit-il, la nation espagnole, et je lui pardonne sa
superstition, qui n’altère ni sa gaîté, ni son penchant au plaisir,
ni ses vertus sociales. Le peuple de Londres n’est point attaqué de
cette maladie religieuse; mais il est sombre, débauché, et quelquefois
féroce: ce que j’attribue à la tristesse et à l’âpreté de notre climat,
et surtout à l’avarice et à la cupidité. Après une visite d’une heure,
je le quittai en promettant de venir le prendre le lendemain matin pour
aller nous promener ensemble.

J’allai faire la partie d’échec du malade; je ne me laissai pas vaincre
comme autrefois à Perpignan: Séraphine n’était plus le prix de ma
défaite; mais il s’était fortifié, et nous combattions à force égale.
Je voulus hasarder quelques propos en faveur de sa fille. Ne m’en
parlez jamais, me dit-il gravement; j’ai commandé ce matin cinquante
messes pour l’ame de sa mère; lorsqu’elle sera sortie du purgatoire,
elle priera pour sa fille.

Le jour suivant à dix heures du matin, je me rendis chez milord, et
nous sortîmes aussitôt. Le temps était doux, le ciel serein, et les
champs couverts de verdure et de fleurs. Milord animé, vivifié par
cette heureuse température, me disait: il me semble que je suis dans
le paradis terrestre; il est vrai que je ne vois pas l’arbre de la
science. Maintenant à Londres, il neige, il pleut; on s’enveloppe dans
sa fourrure, et l’on souffle dans ses doigts. Ici tout est riant, nous
cueillons la violette: j’ai vu ce matin des roses; l’année n’a ici que
deux saisons, un long printemps et un été. Si ce qu’avance notre Bacon
est vrai, que l’inconstance du climat, la transition brusque d’une
température à l’autre, sont les causes principales de la destruction
rapide de l’homme, les habitants de la Bétique doivent jouir d’une
santé ferme et durable.

Nous trouvions dans les rues des moines de toutes les couleurs, des
capucins à longue barbe, des femmes, des matrones couvertes de leurs
mantes, des hommes enveloppés de leurs capes, et coiffés d’un vaste
chapeau à ailes rabattues, marchant d’un pas grave et mesuré; nous
rencontrions aussi de jolies femmes lestes et piquantes, la tête ornée
d’un voile blanc, et arrangé avec tant d’adresse, que la beauté de leur
visage et le feu de leurs yeux brillaient d’un éclat moins vif, mais
plus doux; ainsi, lorsqu’un rayon de soleil perce l’obscurité d’un
nuage, l’éclat de ce rayon adouci flatte plus nos yeux, et nous paraît
plus riant et plus tendre.

    Così qualor si rasserena il cielo
    Or da candida nube il sol traspare.

La gaîté, le sourire, la mollesse de la démarche de ses jeunes beautés
contrastaient singulièrement avec la gravité des matrones. Je crois
voir, dis-je à milord, les nymphes de Vénus à côté des sybilles. —
Et moi, en voyant cette quantité de moines, je me crois dans un bal
masqué. Mais nous voici dans une situation charmante. Le Guadalquivir
coule à nos pieds; le gazon nous offre des siéges et les orangers
leurs ombrages; asseyons nous. Je lui demandai alors quelques détails
sur l’Andalousie. — Ce beau pays a appartenu long-temps aux Romains
et aux Goths, les Maures leur succédèrent; mais infidèles à leurs
souverains d’Afrique, ils divisèrent la Bétique en trois royaumes,
qu’ils se partagèrent, Jaen, Cordoue et Séville. Les Abderames se
plurent à embellir Cordoue, la capitale de leur royaume; des fontaines
ornaient la place publique, et portaient l’eau dans les maisons. La
ville fut pavée en 851.[65] La population était alors immense: des
historiens prétendent que les bords du Guadalquivir étaient couverts
de douze mille villages; Cordoue renfermait dans ses murs deux cent
mille habitants qui, aujourd’hui, sont réduits à trente-cinq mille:
les califes y étalaient un luxe, une magnificence dont le récit paraît
fabuleux.[66]

Abderame III, qui régnait en 912, prince politique, guerrier, généreux
et magnifique, fut épris pendant toute sa vie de l’une de ses esclaves
nommée _Zehra_. Il fit bâtir pour elle une ville près de Cordoue, et
lui donna ce même nom de Zehra, qui signifie fleur, ornement du monde.
C’était un séjour délicieux; dans les rues on respirait la fraîcheur
et la volupté. Le palais de cette favorite surpassait tous ceux de la
ville en splendeur et en délices. Quarante colonnes de granit, plus
de douze cents autres de marbre d’Espagne et d’Italie soutenaient et
décoraient ce superbe édifice; les murs du salon nommé Califat étaient
revêtus d’or, des animaux d’or massif versaient l’eau dans des bassins
d’albâtre: rien surtout n’égalait la richesse et l’éclat du pavillon
où le calife venait passer les soirées auprès de sa bien-aimée, et
se délasser des travaux du jour. Le plafond, revêtu d’or et d’acier,
incrusté de pierres précieuses, réfléchissait la lumière d’une infinité
de flambeaux portés par des lustres de cristal: au centre de ce
salon une gerbe d’argent vif jaillissait dans un bassin d’albâtre. —
N’avez-vous pas trouvé, lui dis-je en riant, cette description dans
un conte arabe? ou bien me parlez-vous des richesses immenses de
Salomon, qui avait fait bâtir un temple et deux palais où le trône,
la vaisselle, les vases étaient d’or massif, ainsi que les boucliers
des gardes, sans que ce faste oriental eût coûté une obole à ses
sujets, qui buvaient et se réjouissaient à l’ombre de leurs vignes et
de leurs figuiers? — Le luxe et l’opulence des califes sont beaucoup
moins problématiques que ceux de Salomon. Tous les auteurs arabes
attestent la magnificence des rois de Cordoue. La prodigieuse fertilité
du sol, des mines abondantes d’or et d’argent, en étaient la source.
Le sérail d’Abderame III renfermait six mille trois cents personnes,
soit épouses, concubines, ou eunuques noirs et blancs. Abderame, chargé
du poids du gouvernement, élevait cette belle mosquée, aujourd’hui
la cathédrale de Cordoue, construisait des aqueducs qui apportaient
l’eau dans des tuyaux de plomb, cultivait en même temps les lettres
et les beaux arts, les encourageait, s’entourait de philosophes, de
poètes, jouissait de leurs entretiens. Une petite anecdote va vous
faire connaître le caractère aimable de ce calife. Une de ses esclaves
favorites, piquée contre lui, jura, dans sa colère, de faire murer
la porte de son appartement plutôt que de la lui ouvrir. Le chef des
eunuques, épouvanté, vint se prosterner aux pieds de son maître, et
lui dénoncer ce blasphême. Le calife lui commande en souriant de faire
bâtir devant la porte de cette esclave un mur de pièces d’argent, dont
la démolition lui appartiendrait lorsqu’il lui plairait d’ouvrir
sa porte: le même jour le mur d’argent fut renversé. — Il me paraît
que jamais mortel n’a été aussi heureux que cet Abderame; nul n’a
réuni autant de gloire, de plaisirs, et de bienfaits de la nature et
de la fortune. — Vous allez juger de son bonheur par un article de
son testament. «J’ai régné, dit-il, cinquante ans; j’ai épuisé tous
les plaisirs, toutes les voluptés; j’ai joui de tout ce qui flatte
l’ambition, l’orgueil des hommes; et dans ce laps de temps, au sein de
la gloire, de la puissance et des voluptés, je n’ai compté que quatorze
jours de bonheur. Mortels! appréciez la grandeur et le prix de la
vie!» — Je vois que ce monarque n’avait plus rien à désirer, et que
les éléments du bonheur se composent de la crainte et de l’espérance.
Sans doute un amant espagnol, qui ne voit sa maîtresse qu’à travers
les jalousies de ses fenêtres, qui ne lui parle que des doigts, qui
vient jouer la nuit de la guitare sous son balcon, est beaucoup plus
heureux que cet Abderame, ou feu Salomon, avec leurs mille épouses ou
concubines. — Ce qui doit rendre la ville de Cordoue célèbre à jamais,
c’est qu’elle fut, comme Athènes, l’asile des sciences et des arts.
On prétend que le sultan Alkehem II, avait rassemblé six cent mille
volumes manuscrits dans sa bibliothèque royale. Cordoue avait des
écoles fameuses de médecine, d’astronomie, de géométrie, de chimie
et de musique. Cette dernière école produisit le célèbre Mussali,
regardé comme un des plus grands musiciens. Les autres écoles ont été
illustrées par plusieurs savants, et surtout par Averroès, le premier
des philosophes. Sa vie fut singulière. Dans sa jeunesse il était
passionné pour la poésie et les plaisirs: dans l’âge mûr, il brûla
ses vers, étudia la législation, remplit une charge de judicature,
qu’il quitta dans un âge plus avancé pour s’adonner à la médecine,
qu’il exerça avec un grand succès. Enfin la philosophie s’empara
entièrement de là dernière saison de sa vie. Son indifférence pour
toutes les religions lui attira la haine des imans et des fanatiques;
ils le dénoncèrent à l’empereur de Maroc, qui le condamna à se tenir
à la porte de la mosquée, pour y recevoir, sur le visage, le crachat
des fidèles. Je n’entre jamais dans cette église sans penser à ce
philosophe, le plus beau génie de Cordoue, souillé, couvert de la
salive de ses concitoyens. Il me rappelle notre Thomas Morus, homme
savant, grand philosophe, condamné à perdre la tête sur un échafaud. Le
règne des Maures a duré sept siècles.

Cordoue dans tous les temps a produit de grands hommes, les deux
Sénèque et Lucain leur neveu: et qui ne serait pas embrasé du feu du
génie, sous l’influence d’un si beau climat! Du temps des Romains il y
avait une université où l’on enseignait l’art oratoire, la philosophie
et la morale. — Vous ne me parlez pas de Gonsalve Fernandez, surnommé
le Grand-Capitaine? — Que m’importe aujourd’hui qu’il ait existé, qu’il
ait chassé les Français du royaume de Naples, autant par ses ruses et
ses perfidies, que par ses talents militaires! j’estime infiniment plus
Loke, Newton, Pope et Cicéron, Plutarque et Montesquieu, qui m’amusent
et m’instruisent des siècles après leur mort, que le prince Eugène et
Marleborough même, quoiqu’il ait battu les Français, et couvert ma
nation de gloire.

A l’heure du dîné, je quittai milord, en promettant de venir le
rejoindre pendant les méridiennes: mais la destinée en avait ordonné
autrement, ce qui contrariait un peu ma liberté d’indifférence; car
j’avais projeté une chose, et je fus obligé d’en faire une autre.

    Sur un autel de fer un livre inexplicable
    Contient de l’avenir l’histoire irrévocable.

Je trouvai à la porte de don Pacheco une femme âgée, qui, après m’avoir
salué d’un _ave Maria_, me demanda si je n’étais pas le seigneur
don Louis de Saint-Gervais; sur ma réponse affirmative, elle ajouta
qu’_Una Senora Hermosa_ (belle) désirait me voir et me parler. — Quel
est son nom? — J’ai ordre de le taire. — Où est sa demeure? — _A la
plaza Mayor_. — Je ne suis guère plus avancé. — Si vous voulez venir
chez elle, je vous y conduirai. — C’est l’heure du dîné: — Eh bien,
venez à quatre heures, après la sieste; rendez-vous à la porte de la
cathédrale, j’y serai. — Ne pouvez-vous me dire ce que me veut cette
belle dame? — Non, elle s’expliquera elle-même. — Puis-je lui être
utile? — Oui, si votre ame a la générosité que votre physionomie
annonce. — Je vous remercie; à quatre heures précises, je me trouverai
devant la cathédrale. — _Viva usted mil anos_. — Je vous rends grâce,
je n’en désire pas tant.

Je rêvai pendant le dîné à ce message; est-ce encore, me disai-je, une
Angélique Paular, qui, pressée du besoin du mariage, veut m’honorer
de sa tendresse et de sa main? ou quelque belle dame ennuyée des
plaisirs de l’hymen, aspire-t-elle à ceux de l’amour? Soit curiosité
ou tout autre intérêt, j’allai au rendez-vous. J’étais devant la
mosquée d’Abderame, je regardais, j’admirais la superbe façade de cette
église, où jadis les enfants de Mahomet, avec un autre culte, d’autres
rites, venaient adorer le même Dieu que nous, lorsque j’entendis à
mes oreilles: _Dios bendiga ousia_.[67] Je tournai la tête, et je
reconnus la messagère du matin. Je la suivis, et nous entrâmes dans
une maison de belle apparence. Elle me conduisit dans un salon où elle
me laissa, en me priant d’attendre; ce que je fis en me promenant,
car une agitation intérieure me forçait au mouvement. Quelle fut ma
surprise, lorsqu’au lieu d’une belle dame, je vis entrer un beau jeune
homme, qui me dit en m’abordant: Je viens vous faire les excuses de ma
femme, elle est occupée dans ce moment; mais elle ne tardera point à
paraître. — Je la prie de ne pas se déranger: puis-je vous demander à
qui j’ai l’honneur de parler? — Mon épouse veut avoir le plaisir de se
faire connaître et de se nommer elle-même. Après ces mots, nous nous
promenâmes dans le salon, sans aucun motif de conversation, chacun de
nous occupé à imaginer des phrases, et moi surtout impatient de savoir
quel rôle je venais jouer dans cette maison. Mais j’entends ma femme,
me dit cet époux; elle vient, je vous laisse avec elle; et soudain il
s’éclipsa. J’aperçois alors à la porte du salon une femme d’une taille
majestueuse, qui s’avançait à pas lents: je la regarde attentivement,
sans bien démêler ses traits qu’ombrageait un voile blanc. Lorsqu’elle
fut auprès de moi, elle me dit: Le chevalier don Louis ne me reconnaît
pas? — Ah! pardonnez-moi, m’écriai-je, je vous reconnais à vos beaux
yeux, et à votre voix si douce, si mélodieuse. Vous êtes la beauté que
j’avais trouvée à Perpignan, que j’ai perdue à Cordoue, et qui m’a
fait faire bien du chemin. A ce reproche, elle rougit, et baissa les
yeux, et puis se rassurant, elle me dit: Vous m’en voulez beaucoup,
j’ai de grands torts à vos yeux? — Plus je vous regarde, et plus je
vous trouve coupable. — Savez-vous que vous parlez très-bien espagnol?
— Je vous en ai l’obligation. — Eh bien, don Louis, je veux vous en
avoir une bien plus importante, et je connais trop votre générosité,
vos vertus, pour ne pas compter sur vous. — Je ne vous aurais jamais
vue, vous ne m’auriez jamais aimé, que je ne pourrais rien refuser à
la belle Séraphine. Qu’exigez-vous de moi? faut-il aller pour vous à
Saint-Jacques-de-Compostelle, à l’église de Notre-Dame d’Atocha? — Vous
n’irez pas si loin. — A propos, votre mari, mon heureux rival, est un
très-joli homme; il ne laisse aucune consolation à mon amour-propre.
— Vous n’en serez que moins indulgent pour moi. — Au contraire, j’en
serai plus porté à vous obliger. Quel service puis-je vous rendre? —
Celui de me réconcilier avec mon père: sa colère tombera devant vous;
il vous aime beaucoup; c’est le regret de vous avoir manqué de parole,
de ne pas vous avoir pour gendre, qui l’irrite le plus contre nous; et
si vous voulez implorer notre grâce, je ne doute pas du succès de vos
prières. — Il serait peut-être moins inexorable, si don Alonzo était
gentilhomme. — Il a de la fortune, et vit noblement, et tout Espagnol
riche est _hidalgo_ ou passe pour tel.[68] — Je répondrai, madame,
à votre confiance; je vais plaider voire cause, et non la mienne;
j’oublierai la belle et tendre Séraphine, pour madame de la Roca.
Son époux entra dans ce moment, et joignit avec beaucoup de grâce et
d’intérêt ses prières à celles de sa femme. Il m’invita à dîner pour le
lendemain: je le refusai, en lui alléguant que son beau-père me saurait
mauvais gré de ma liaison avec eux, et que j’affaiblirais par-là mon
influence et mon crédit. Mais je vais tâcher de réveiller sa tendresse
pour vous, de rendre un père à ses enfants, et des enfants à leur père.
Je ne quittai point cette brillante Séraphine, sans un vif serrement
de cœur. Sa beauté était dans tout son éclat; l’hymen semblait avoir
achevé l’ouvrage de la nature, en perfectionnant ses charmes: dans
cette entrevue mon amour se réveilla, et le souvenir touchant d’avoir
été aimé rouvrait une blessure encore récente.

Cependant je tâchai de rappeler toutes les forces de mon ame, et de
l’ouvrir à la voix de l’honneur pour exécuter la noble commission dont
j’étais chargé. Je me promenai sur la _plaza Mayor_, rêvant aux moyens
que j’emploierais pour fléchir don Pacheco; je délibérais si je ferais
agir sa maîtresse ou son confesseur. Réflexion faite, je crus devoir
les exclure tous les deux. La marquise n’avait aucun intérêt à cette
réconciliation, et le moine n’aurait pas voulu s’en charger de peur de
déplaire à son pénitent, et de risquer son crédit. Pour conclusion je
vis que je ne pouvais compter que sur moi-même. Attendons, dis-je, à
demain; si don Pacheco a passé une bonne nuit, si sa digestion est bien
élaborée, s’il est content de la marquise, je hasarderai ma requête.

Heureusement je le trouvai de belle humeur. Il avait bien dormi; la
marquise venait de lui envoyer un scapulaire brodé de sa main, dont il
me fit admirer le travail et l’élégance; et pour accroître sa gaîté,
je lui proposai une partie d’échec: c’était proposer une bataille à
Charles XII, ou à un poète de me lire ses vers. Je me laissai vaincre
deux fois; Pompée n’était pas plus heureux en montant sur son char
triomphal au Capitole, après avoir vaincu Sertorius. Il me parla
ensuite avec transport de sa belle marquise, me vanta sa fidélité, sa
tendresse, et me dit qu’il comptait lui laisser dans son testament un
legs considérable, et qu’il voulait être enterré en habit de religieux.
— Croyez-vous, lui dis-je en riant, entrer dans le Ciel à la faveur
de ce déguisement? — Non, mais je m’habille ainsi pour que le diable
n’enlève pas mon ame en chemin. — Que laissez-vous à votre fille? —
Son mari; que lui faut-il de plus? — Votre tendresse et son pardon.
— Elle ne les aura jamais: elle m’a fait manquer à ma parole, à la
reconnaissance, elle a trahi ma confiance, mes bontés! — Mais c’est moi
qui suis le plus maltraité, le plus malheureux: je perds un beau-père
illustre, une grande alliance, et une femme charmante: cependant
je lui pardonne son inconstance, et je vous rends votre parole. —
L’exemple est beau et digne d’un chevalier français; mais notre
position est différente: vous perdez une femme, et vous en retrouverez
une autre; et moi je perds une fille que j’aimais, et je trouve un
gendre que je n’aime pas, et dont je ne puis me défaire. Que diraient
mes ancêtres, si j’avouais un commerçant pour l’époux de ma fille?
Que penserait ce trisaïeul de ma grand-mère, Martin Bozo, chevalier
de l’ordre de la Bande, mort à l’âge de cent vingt ans, après avoir
fait cent campagnes et vu une infinité de combats et de batailles?
— On m’a assuré que don Alonzo de la Roca était extrêmement flatté
de votre alliance; il prétend que le titre de votre gendre l’anoblit
plus que ne ferait celui de grand d’Espagne. Je m ’aperçus que cette
phrase chatouillait son amour-propre. J’ajoutai: Don Alonzo a reçu
une excellente éducation, sa figure est charmante, son air noble; on
le prendrait pour un grand seigneur. Il a pour vous, pour vos belles
qualités, la plus grande vénération; il vous regarde comme un de ces
braves chevaliers qui, jadis, firent tant d’honneur à l’Espagne. Il
jouit d’une grande opulence, et vous savez quelle considération, quels
hommages elle attire; elle mène à tout. De plus, monsieur, vous croyez
me devoir quelque dédommagement pour la perte que je fais; eh bien,
accordez à ma prière la grâce de vos enfants: ce sera ma récompense et
le plus grand de vos bienfaits. — Votre générosité, votre éloquence,
en me frappant d’admiration, m’entraînent malgré moi: je fais grâce à
ma fille à cause de vous, je consens à la voir. — Sans son époux? —
Oui je le reconnaîtrai pour le mari de ma fille; mais de loin, sans
le recevoir chez moi. — Un demi-bienfait n’est pas digne de vous;
un cœur noble comme le vôtre s’abandonne à sa générosité, sans la
circonscrire dans des bornes étroites. — Vous me pressez vivement! —
C’est ma tendre amitié pour vous qui me fait plaider cette cause avec
chaleur. — Allons, vous le voulez, je pardonne à tous deux, et je
consens à les voir. A ces mots je l’embrassai, le serrai dans mes bras,
en l’assurant de ma reconnaissance et de celle de ses enfants. Il me
permit de les amener le lendemain. Je courus sur-le-champ leur porter
cette heureuse nouvelle. Séraphine, l’œil mouillé de larmes me remercia
dans les termes les plus affectueux. Nous arrêtâmes que je viendrais
les chercher le lendemain à l’heure du déjeûné de don Pacheco. Je
conseillai à don Alonzo la parure la plus élégante, et à sa femme
l’habit le plus simple et le plus modeste.

J’allai les prendre à l’heure convenue. Séraphine, un voile blanc sur
la tête, sa basquine pour toute parure, pâle et tremblante, ressemblait
à la belle Iphigénie que l’on menait à l’autel; et son époux, jeune et
bien fait, était paré, comme un jour de noces, d’un habit bleu céleste
brodé en argent, et d’un chapeau orné de grandes plumes blanches; la
garde de son épée était d’un acier brillant, et les pierres de ses
boucles étincelaient du feu des diamants. Dès que nous fûmes chez don
Pacheco, j’allai le prévenir de l’arrivée de ses enfants. Il appela
aussitôt son valet de chambre, se fit donner son plus bel habit,
sa clef de chambellan, sa croix de Calatrava, son grand chapeau
galonné d’or, orné de plumes, sa longue épée, qu’il attacha à ses
cotés après l’avoir baisée, fit placer dans son antichambre tous ses
nouveaux et anciens domestiques, car, selon l’usage charitable des
Espagnols, il nourrissait dans sa maison tous les domestiques de son
père et de sa mère, et quand tout fut en ordre, il me permit d’amener
don Alonzo de la Roca et sa femme. J’allai les chercher. Je donnai
la main à Séraphine, qui tremblait comme la colombe dans les serres
de l’épervier: son mari nous suivait, et semblait se rassurer caché
derrière nous. Don Pacheco était debout au milieu de la chambre, appuyé
sur sa canne à pomme d’or, le chapeau sur la tête, la physionomie
austère et fière: c’était un préteur romain sur son tribunal. Voici,
seigneur don Pacheco, lui dis-je en entrant, votre fille et votre
gendre qui viennent embrasser vos genoux, et implorer leur grâce.
Alors Séraphine se précipita à ses pieds; mais elle faillit à se
trouver mal. Son père s’empressa de la relever et de la faire asseoir.
Ensuite il jeta les yeux sur son gendre, dont la bonne mine, l’éclat
des vêtements, paraissaient lui faire une vive impression. Don Alonzo,
les yeux baissés, gardait le silence. Pour terminer l’embarras des
trois acteurs de cette scène, je dis à don Pacheco: Vos deux enfants,
navrés de repentir d’avoir pu vous déplaire, vous implorent à genoux et
demandent leur grâce et votre bénédiction. Votre fille ne peut vivre
si vous ne lui pardonnez, si elle n’a plus votre tendresse. Allons,
seigneur don Pacheco, écoutez la nature, votre générosité et votre
clémence, embrassez votre fille.

Séraphine alors se leva pour se jeter au cou de son père qui la prévint
et la prit dans ses bras. Séraphine pleurait; don Pacheco, pour
conserver sa dignité, retenait ses larmes qui voulaient s’échapper. —
Ah! mon père, lui dit Séraphine en sanglotant, me pardonnez-vous? —
Oui, oui, je te pardonne; que Dieu te pardonne comme moi et te bénisse!
Votre gendre, lui dis-je, est sans doute compris dans l’amnistie? —
Oui, c’est un très-joli garçon. Don Alonzo, ajouta-t-il, en fixant les
yeux sur lui, j’avais promis ma fille à don Louis de Saint-Gervais,
bon gentilhomme, brave chevalier français, capitaine d’infanterie, qui
a fait sept campagnes, a reçu deux blessures glorieuses et m’a rendu
de grands services; vous avez employé la séduction et aspiré à mon
alliance sans être gentilhomme. — Ah! s’écria Séraphine, je suis aussi
coupable que lui! Et puisque vous m’avez pardonné, mon époux mérite
la même indulgence. J’ajoutai: «Il est digne de votre tendresse et de
vos bontés, par son respect et son admiration pour vous, et son amour
pour votre fille: s’il n’est pas né _hidalgo_, il en a les sentiments,
et la bravoure, et la bonne mine; ses titres de noblesse sont dans
son ame.» — Monsieur, je vous reconnais pour mon fils, à condition
que vous quitterez votre commerce, et que vous entrerez dans la garde
espagnole; vous êtes jeune, riche et bien fait; j’ai des amis à la
cour, je vous ferai nommer _alfierez_ (enseigne). Un jour vous pouvez
devenir capitaine, colonel; le gendre de don Pacheco Lasso, conde de
Montijo, caballero del orden de Calatrava, gentilhomme de la chambre de
sa majesté catholique, doit avoir un état brillant, et qui réponde à
la splendeur du sang auquel il s’allie. Don Alonzo lui répondit qu’il
embrasserait volontiers un état qu’il aimait, et qui devait le rendre
plus agréable à son beau-père, dont il désirait vivement l’estime et
la tendresse. — Allons, monsieur, je suis content de vous, je vous
reconnais pour mon fils, et pour un véritable gentilhomme: allez faire
venir vos effets, vous logerez dans ma maison, et vous trouverez en
moi un bon père. Ainsi se termina, à la satisfaction des intéressés,
une scène qui leur avait donné bien de l’inquiétude. Brave chevalier,
me dit don Pacheco, je donnerais la moitié de mon bien pour que vous
fussiez Espagnol et que vous demeurassiez avec nous: mais partout où
vous serez, à Paris, en Perse, à Pékin, mon souvenir et mon amitié vous
suivront toujours. Séraphine me dit qu’elle n’oublierait jamais don
Louis et sa générosité. — Ni moi non plus, la perte que j’ai faite. A
ces mots, ses beaux yeux semblèrent me dire que je n’étais pas encore
entièrement effacé de son cœur, et que je ne devais mon malheur qu’à
mon absence un peu trop prolongée.

Rien ne me retenait plus à Cordoue; mon projet était, en retournant
en France, de m’arrêter quinze ou vingt jours à Valence, pour les
passer au sein de l’amitié avec don Inigo et avec son aimable fille;
mais j’attendais le retour de don Manuel et du père don Augustin,
pour aller avec eux et l’hermite de Carthagène, à la nouvelle colonie
de la Sierra-Moréna. Milord Dorset partit bientôt pour l’Italie,
où il allait, disait-il, comparer le vin de Monte Pulciano et le
Lacrima Christi avec le Malaga et le Xerès, et la galanterie et la
superstition espagnoles avec la volupté et la dévotion italiennes. La
veille de son départ je passai avec lui toute la journée. Nous allâmes
nous promener dans les belles vallées des environs, nous gravissions
sur les hauteurs; de-là nous portions nos regards sur cette terre
fortunée qui déployait devant nous sa fertilité et sa magnificence.
«Du temps des Romains, me dit milord, le produit des chardons montait
à cinquante mille écus, et maintenant dans les années d’abondance on
fume les terres avec des citrons.» Nous rencontrions nombre de femmes
avec des chapeaux ronds sur leurs voiles et des basquines de couleur,
montées sur de petites bourriques, la plupart d’une figure agréable,
relevée par de beaux yeux; mais ce qui les rendait plus intéressantes,
c’était leur gaîté et le doux sourire dont elles nous caressaient en
passant près de nous. — Ah! bienheureuse influence du climat, s’écria
milord, l’homme et la terre, tout est ici heureux et riant!

De retour à la ville, nous entrâmes dans une église remplie de caisses
d’orangers et de vases de fleurs, et parquetée de gazons fleuris; une
multitude d’oiseaux voletants çà et là, semblaient, par des chants
d’allégresse, célébrer les louanges du Seigneur, et le remercier de ses
bienfaits. «J’ai vu, me dit milord, dans les églises de Madrid, des
fontaines dont l’eau tombait dans des bassins d’argent ou de marbre,
entourées d’orangers renfermés dans de belles caisses, et de cages
remplies d’oiseaux. Jadis à la messe de minuit, des religieux dansaient
dans l’église au son des instruments; ils disaient que l’on ne peut
trop se réjouir de la naissance du Seigneur: des railleries ont fait
supprimer ces danses; mais il y a encore des processions où des hommes
et des femmes dansent ensemble devant l’image de la Vierge, au son des
castagnettes et d’autres instruments. Le jeudi saint à Ségovie, huit
hommes métamorphosés en géants, et conduits par un nain, précèdent
un autel magnifiquement décoré, et chargé du Saint-Sacrement: cet
autel, porté par des hommes cachés sous des tentures, paraît marcher
tout seul; d’autres hommes, représentant des animaux, l’environnent;
tandis que divers personnages, armés de castagnettes, dansent autour
des prêtres, au son des flûtes et des tambourins. Les danses, les
chants, les parures champêtres des églises attachent les peuples à la
religion, surtout ceux du midi. Où la superstition a-t-elle eu plus
d’empire qu’à Rome? Où conserve-t-elle mieux sa puissance que dans
l’Italie moderne? Les auteurs Arabes rapportent que Mahomet fit un
pélerinage à la Mecque à la tête de quatre-vingt-dix mille hommes,
suivi d’un grand nombre de victimes ornées de fleurs et de banderolles,
et que parvenu dans le temple, il baisa respectueusement l’angle
de la pierre noire, fit sept fois le tour du sanctuaire d’Ismaël;
les trois premiers d’un pas précipité, les autres plus lentement;
il s’approcha ensuite du marche-pied d’Abraham, et alla baiser une
seconde fois l’angle de la pierre noire. Les Grecs soutenaient leur
religion par leurs fêtes et leurs pompeuses théories. Le christianisme
pénètre de vénération et d’amour les ames sensibles des Italiens et
des Espagnols par l’image d’une vierge belle, touchante et portant un
dieu-enfant dans ses bras. Je conviens cependant que dans ces climats,
l’église indulgente pour la faiblesse et la fragilité des hommes,
semble n’exiger d’eux que l’observance des rites, des jeûnes et du
carême: le joug de cette religion n’est pas accablant; ses liens sont
faibles et peu serrés; mais son règne en sera de plus longue durée.
Un jour Sixte-Quint, à qui l’on disait que le calvinisme défendait
rigoureusement les plaisirs de l’amour, s’écria:

    Non si chiava in questa religione, non durara.[69]

A la porte de l’église, un mendiant s’adressant à milord, lui dit:
_Caballero perdone usted, non tengo moneda_.[70] Voilà, dis-je, milord,
un pauvre qui demande l’aumône en termes bien civils. — Ce peuple est
fier, il refuserait votre argent si vous l’humiliez: vous allez en
juger, en voici un autre. Il arriva et tendit son chapeau; milord lui
fit l’aumône, en lui disant: pourquoi ne travaillez-vous pas? — Il
répondit: reprenez vos charités; je vous demande de l’argent et non des
conseils. Les Espagnols, continua milord lorsque cet homme fut éloigné,
tiennent leurs mœurs, leurs usages et leurs idiomes, des Romains, des
Goths, des Sarrazins ou Maures qui ont conquis et habité l’Ibérie. Les
Français même ont occupé la Catalogne, la Navarre et les Pyrénées;
l’Espagne a reçu des Maures les combats des taureaux, les fêtes, la
galanterie, la vaine gloire, l’ambition des titres fastueux, son goût
pour les métaphores et les expressions emphatiques; et enfin la pompe
et la majesté de sa langue qui manque de mollesse et de simplicité;
les Goths leur ont transmis la valeur et la probité; les Africains la
paresse, l’amour de la solitude et la jalousie pour les femmes. — Et
les Français, que leur ont-ils donné? — Rien; ils n’avaient à cette
époque que des mœurs grossières et féroces.

Ce fut là mon dernier entretien avec cet aimable Anglais, généreux
sans ostentation, savant modeste, indulgent dans la société, sévère
dans les principes de morale, indifférent à tous les cultes, mais
plein de respect et d’amour pour la Divinité; il citait souvent cette
maxime de Montaigne, écrivain qu’il aimait beaucoup: _L’ignorance et
l’incuriosité sont deux doux oreillers pour une tête bien faite_.

Après son départ, je passai mes journées avec don Pacheco et ses
enfants; mais j’évitais avec soin les tête-à-têtes avec la belle
Séraphine.

    Nel visco in cui s’avenne
    Quell’ augellin talora
    Lascia le penne ancora
    Ma torna in libertà.[71]

Don Pacheco me mena dans une société très-agréable et unique dans
l’Espagne, où la noblesse seule était admise: trente familles nobles se
rassemblent tour-à-tour et tous les soirs dans une de leurs maisons;
les dames y font les honneurs avec beaucoup de grâce et d’aménité:
comme la plupart des Espagnoles, elles ont peu d’instruction, mais
beaucoup d’esprit et de réparties brillantes. On sert des glaces et
toutes sortes de rafraîchissements. On y joue un jeu très-modéré, ce
qui laisse à la conversation tout son enjouement et toute sa vivacité.

Huit jours s’étaient écoulés depuis le départ de milord, lorsqu’un
matin, dormant encore, on frappe vivement à ma porte: je m’éveille
en sursaut, je m’enveloppe de ma redingote, je vais ouvrir; un homme
me saute au cou, m’embrasse, m’étouffe presque; c’était le poète du
Toboso, qui s’écrie: Nous amenons l’ours de la Montagne avec son chien:
mais je suis à jeûn, mes entrailles crient, nous marchons depuis quatre
heures du matin: don Pacheco Lasso, conde di Montijo, donne-t-il à
déjeûner? — Oui, vous allez avoir du chocolat de Soconusco, du biscuit
et de l’_azucar esponjando_. Et qu’avez-vous fait de don Augustin? —
Il s’est retiré dans la bergerie de ses confrères. C’est un aimable
homme, malgré sa gravité et sa dévotion. Mais croiriez-vous qu’il a
voulu me jouer un mauvais tour? Il cherchait à me pervertir en me
parlant de la grâce, du péché originel qui nous damne par la faute
d’Adam, dont je n’étais pas caution: il voulait me faire renoncer aux
femmes, au plaisir, et même à la poésie; il m’a menacé de l’enfer, si
je continuais ma vie épicurienne. Les poètes, lui ai-je répondu, ont
des ames d’une nature différente des autres; demandez à Tibulle, qui a
dit:

    Et me quod tenero fuerim dilectus amori,
    Ipsa Venus campos ducet in Elysios.[72]

Vous voyez, mon père, qu’après notre mort, nous allons dans les Champs
Élysées, où nous nous promenons, les bras croisés, sous des ombrages
frais, avec Ovide, Properce, Sapho, Corine, Horace, Virgile, et notre
aimable et savante compatriote Aloysya Sygea, favorite des muses
latines.[73] Ce bon religieux s’est moqué des Champs Élysées, et de
la promenade qu’y font les enfants d’Apollon. Il appelle cela des
rêves poétiques, et il a ajouté que l’heure de la grâce n’était pas
encore venue. Saint Augustin, me disait-il, comme vous, s’abandonnait
au plaisir, aux femmes, n’aimait que le jeu, les spectacles, dans son
enfance volait son père: enfin les larmes et les prières de sa mère,
les épîtres de Saint Paul opérèrent sa conversion. Il avait alors à peu
près votre âge, trente-trois ans. Je lui répondis que je n’en avais
que trente-deux, et que j’attendrais encore, pour songer à réformer
ma vie, que le soleil eût visité ses douze demeures. Je lui demandai
où il avait laissé don Fernandès? — Dans une posada, non loin d’ici,
encore revêtu de son habit d’hermite et de sa longue barbe, ornement
qu’il veut conserver jusqu’après son entrevue avec sa tendre moitié.
— Contez-moi comment s’est passée la vôtre avec ce mari jaloux, et
comment vous l’avez arraché à sa caverne. — Je laisse au père don
Augustin l’honneur de la narration. Il a joué le premier rôle, il est
juste qu’il parle le premier. Après le déjeûné, je présentai mon ami
à don Pacheco et à sa fille; il fut ébloui de la beauté de Séraphine.
Je voudrais bien, me dit-il tout bas, faire un Ménélas du seigneur de
la Roca. Don Pacheco le pria à dîner, lui offrit une chambre chez lui;
mais don Manuel était trop épris de sa liberté, pour se soumettre à la
moindre dépendance.

Nous nous rendîmes ensuite, chez don Augustin, que j’embrassai avec
bien du plaisir; je lui demandai s’il avait été content de son
compagnon de voyage. — Oui, il a toujours eu de l’appétit, de la gaîté
et de la complaisance pour moi, et il a suivi le conseil que saint
Paul donnait à Timothée: _modico vino utere propter stomachum_. Après
quelques autres propos, il me fit le récit de son voyage. «Le septième
jour, nous arrivâmes à dix heures du matin à l’hermitage de don
Ambrosio. Il était assis devant sa porte, mangeant un morceau de pain
qu’il partageait avec son chien. Sa longue barbe, ses cheveux hérissés,
sa peau rembrunie, lui composaient une physionomie terrible. Je crus
voir Caïn après l’assassinat de son frère. A notre approche il se leva:
son fidèle Acate commença à gronder; mais il le fit taire. Dès qu’il
eut reconnu don Manuel, il lui demanda de ses nouvelles et de celles
de l’officier français; il nous invita ensuite à nous asseoir. Je
n’ai pas, dit-il, de chaise à vous offrir, mais j’ai creusé un canapé
au pied de ce rocher; le siége est un peu dur, mais il est analogue
à mon hermitage. Je commençai par lui demander s’il était heureux au
milieu de ces rochers. Non, me dit-il; mais je serais plus malheureux
ailleurs: le bonheur n’existe nulle part. — Pardonnez-moi: soyez bien
avec Dieu, aimez et secourez vos semblables, vous trouverez du repos
et quelque félicité sur la terre. Point de crimes sans remords, point
de vertus sans consolation. L’impétuosité des passions nous pousse
sur des écueils où notre raison et notre bonheur se brisent; vous
avez écouté la vengeance et la jalousie, et vous êtes tombé dans
l’abîme du malheur. — Mon père, vous connaissez donc mes infortunes?
Vous savez qu’une femme infidèle et parjure... Vous savez que j’ai
puni le perfide? — Je sais tout; je sais qu’un épais nuage a offusqué
votre raison, et quelle fureur s’est emparée de vos sens: mais votre
épouse est vertueuse; votre prétendu rival vit encore, et n’est point
coupable. — Que me dites-vous, s’écria-t-il! est-il possible? Non, je
ne puis le croire. Alors don Manuel a pris la parole, et lui a conté
les amours et le mariage du comte d’Avila, la douleur, la retraite
de dona Francisca, et en même temps il lui remit de ses lettres
écrites au comte ou à sa femme. En les lisant don Fernandès soupirait,
sanglotait; ensuite il s’écria: Malheureux que je suis! j’ai outragé
la vertu, l’innocence, l’humanité! O chère Francisca! pardon! pardon!
Mais non, je suis trop criminel, j’en suis indigne. Rassurez-vous,
lui dis-je: la vertu, la sensibilité pardonnent aisément au repentir.
C’est la Providence qui nous envoie pour vous dessiller les yeux, et
dissiper des soupçons qui offensaient deux êtres vertueux. Don Manuel
lui apprit alors que sa femme, sept mois après son départ, lui avait
donné un fils, et qu’elle s’était retirée avec lui et sa mère dans la
nouvelle colonie de la Sierra-Moréna, où ils vivaient du produit d’un
petit jardin. A ces nouvelles, don Fernandès, transporté de joie, baisa
la main de don Augustin, et lui dit: «Mon père, vous êtes un de ces
anges qui apparurent à Abraham, et vous descendez sur la terre pour me
réconcilier avec la vie et avec Dieu: oui, avec Dieu, car, dans mon
malheur, je l’accusais, je le méconnaissais! Recevez le vœu que je
fais de jeûner tous les vendredis pendant trois ans, et d’aller dans
un an à Saint-Jacques-de-Compostelle à pied, pour remercier le Ciel
des grâces dont il me comble.» Don Augustin ajouta: J’aurais voulu
m’opposer à ce pèlerinage; je n’aime pas qu’on abandonne sa famille et
ses affaires pour aller courir le monde; nos prières montent au Ciel de
tous les coins de la terre; mais ce n’était pas le moment de réprimer
sa dévotion, et de borner sa reconnaissance envers l’Être-Suprême. Don
Fernandès fit ses adieux à la caverne, baisa son crucifix, et nous
partîmes aussitôt. Il a voulu garder sa barbe et son habit d’hermite,
pour s’assurer par lui-même si sa femme l’aimait toujours, et lui
pardonnerait ses fautes.

Après cet entretien, nous quittâmes don Augustin pour aller faire une
visite à don Fernandès; il me reconnut, et me fit les plus tendres
remercîments du service important que je lui avais rendu. O Providence!
s’écria-t-il, si vous n’arrivez pas à ma caverne à l’entrée de la nuit,
si, peut-être inspiré par Dieu même, je ne vous conte pas mon histoire,
j’étais perdu à jamais! Vingt fois j’ai été sur le point de me
poignarder, et tôt ou tard j’aurais succombé à mon désespoir. Il venait
d’écrire au comte d’Avila, et il nous fit la lecture de sa lettre.

  «Je rougis, monsieur le comte, je frémis de l’excès de mes torts;
  vous avez pardonné le crime de l’amour et de la jalousie, et votre
  générosité me rend encore plus coupable. Je vous dois mon retour à
  la raison, une femme adorée, et le bonheur du reste de ma vie; jugez
  de la force de mes remords et de la vivacité de ma reconnaissance.
  Je dois consacrer mes jours à l’expiation de ma faute, et à l’homme
  généreux que j’ai si cruellement offensé: je serais le plus ingrat,
  le plus lâche de tous les hommes, si j’oubliais vos bienfaits.
  Adieu, monsieur le comte, plaignez mes erreurs, oubliez-les, et
  accordez-moi, avec votre commisération, quelque peu d’amitié.»

Après cette lecture, nous arrêtâmes notre voyage pour le surlendemain.
Don Fernandès voulait partir ce même jour; mais je lui fis entendre
que, comblé des bontés de don Pacheco, l’amitié et la décence me
défendaient un départ si précipité. Je lui dis que j’avais une lettre
du comte d’Avila pour dona Francisca: il a voulu la prévenir de votre
retour pour la préparer à votre vue, et affaiblir l’impression trop
vive d’un bonheur inattendu. — Je ne crois pas qu’elle puisse me
reconnaître sous cet habit d’hermite, et sous mon nouveau visage,
défiguré par les souffrances et par ma longue barbe.

Retourné chez don Pacheco, je lui annonçai, avec un vif serrement
de cœur, mon départ prochain. Séraphine en pâlit; son père s’écria:
Pourquoi n’ai-je pas deux filles! Mais vous serez toujours mon enfant.
Un moment après il me conduisit dans son cabinet, prit dans son bureau
une bourse pleine d’or, et me l’offrit en me disant: Vous m’avez prêté,
permettez que je vous rende le même service: tout voyageur a besoin
d’argent. Comme je refusais, il s’écria: Quoi! j’accepte l’argent d’un
gentilhomme français, et vous refusez celui d’un _hidalgo_ espagnol,
du conde de Montijo! Je compris que sa fierté serait blessée, et
j’acceptai cent piastres, en lui disant qu’une plus grande somme
m’embarrasserait. Fort bien, répondit-il; mais jurez-moi sur votre
épée, foi de chevalier, que toutes les fois que vous aurez besoin de
ma bourse, ou de quelque autre service, vous aurez recours à moi, à
moi le premier, et à moi seul. J’ai toujours dans mon coffre deux
cents quadruples, soit pour mes amis, soit pour les malheureux, et
pour laisser des messes après ma mort. Je mis la main sur mon épée, et
prêtai le serment.

La veille de mon départ je soupai avec cette aimable famille; mais
je leur persuadai que nous nous reverrions le lendemain à déjeuner.
Cependant Séraphine, en me quittant, me dit en me serrant la main: Mon
cher don Louis, je ne vous oublierai jamais; puissiez-vous être aussi
heureux que vous le méritez, et que je le désire! Rappelez-vous souvent
que vous avez une tendre amie à Cordoue. Son mari, présent à ces
adieux, me jurait aussi la plus vive amitié. A demain, ajoutèrent-ils
en se retirant. Jamais, jamais, dis-je tout bas, l’ame oppressée; nous
nous sommes parlé pour la dernière fois. Je sortis de la maison à la
pointe du jour, favorisé par le fidèle Antonio, qui était dans ma
confidence. J’avais pris congé de don Augustin, qui me dit: J’éprouve
en vous perdant la même douleur que Tobie ressentit au départ de son
fils. Je prierai tous les jours pour votre conversion; si la grâce
ne vous éclaire pas, je mets ma confiance en la miséricorde de Dieu:
j’espère qu’il vous pardonnera vos erreurs en faveur de vos vertus,
comme j’espère qu’il aura pardonné aux sages de l’antiquité.

Don Manuel et don Fernandès m’attendaient; la voiture était devant
la maison, et nous partîmes aussitôt. Je m’écriai à la porte de la
ville: Adieu, don Pacheco! adieu, belle Séraphine! adieu, tendres et
généreux amis! c’en est fait, je ne vous verrai plus! Qu’un voyageur
est malheureux s’il est sensible! son cœur s’attache, s’abandonne à
l’amitié, et se lie par des nœuds qu’il faut rompre bientôt et pour
jamais.

Tandis que je me livrais à ces réflexions, don Fernandès, de son
côté, rêvait à sa femme, à son enfant, et au bonheur qui l’attendait.
Le poète du Toboso, ennuyé de notre taciturnité, se mit à chanter
une romance qu’il avait faite jadis pour une maîtresse qui l’avait
trahi.[74] Son chant fini, nous lui demandâmes le récit de la perfidie
de sa Corine. — La voici.

«J’étais, à Tolède, fort épris de la belle dona Maria, jeune fille,
vraie rose du printemps; elle recevait avec bonté mon encens et mes
vœux. J’ai composé pour elle plus de vers que l’été ne produit de
chenilles. Je passai la plus grande partie des nuits à jouer de la
guitare sous son balcon, et à m’enrouer en chantant ses attraits
célestes, et mon amour et mes souffrances. Le jour je me promenais
dans sa rue, où nous avions avec les doigts une conversation suivie et
intéressante. Dimanches et fêtes je ne bougeais de l’église où elle
venait sous les ailes de sa mère; je la suivais dans les processions.
Enfin l’amour avait versé un baume divin dans la coupe de ma vie; je
n’aurais pas troqué un cheveu de dona Maria contre les trésors de
Notre-Dame d’Atocha ou de Lorette; je préférais un de ses regards, un
de ses baisers envoyé avec ses doigts, aux faveurs de Vénus ou de la
belle Hélène. Enfin, pour jouir d’une félicité ineffable et éternelle,
je lui proposai de couronner secrètement ma tendresse des myrtes de
l’hymen: elle écouta mes vœux d’une oreille indulgente. Nous convînmes
qu’après le mariage nous irions à Madrid attendre le consentement de
ses parents. Mais comme l’argent est le nerf de l’amour ainsi que de la
guerre, il fut décidé dans notre conseil que j’irais au Toboso lever
quelque petit impôt sur mes oliviers et sur mes vignes. Je partis
après de longs regards et de tendres adieux. Arrivé au Toboso, je
vendis ma récolte pendante de vin et d’huile; je me défis, au grand
scandale de ma famille, d’un petit saint Joseph d’argent qui existait
dans la maison depuis cent ans, et qui en était le _palladium_. Je
donnai à très-bon compte, à une dévote, cinq ou six reliquaires que
jadis mon aïeul avait apportés de Rome. Mon petit pécule amassé,
après trois mois d’absence, je retournai à Tolède enivré d’espérance
et d’amour. Si ma mule avait eu les ailes de l’hippogriffe, j’aurais
encore trouvé son allure trop lente. Je la poussais, je la piquais; la
pauvre bête a failli d’en crever. J’entre enfin dans Tolède, fatigué,
brisé, mais ivre de joie. Dès que la nuit, doux astre des amants et
des voleurs, eut étendu son manteau noir sur la ville, je courus sous
le balcon de ma bien-aimée; je fais résonner ma guitare; ma verve
s’échauffe; j’improvise, je chante les couplets les plus tendres,
les plus flatteurs; je lui donne la palme de la beauté; Vénus était
jalouse de ses charmes; Jupiter aurait répudié Junon pour elle: mais
j’ai beau chanter, personne ne paraît, ne répond, pas même les échos.
J’ouvre l’oreille, j’écoute encore; même silence. Enfin, l’aube du jour
commençant à percer, je me retire étonné, affligé, confondu. Qu’est
devenue, disais-je, la belle Maria? Serait-elle en proie à quelque
maladie, à quelque médecin? Serait-elle, comme Danaé, renfermée dans
une tour? Ah, j’en jure par le Styx, nouveau Jupiter, je pénétrerai
dans sa prison, et l’hymen recevra mes serments sur l’autel de l’amour.
Cependant, quand le soleil parut dans toute sa pompe, que le pauvre
artisan, que l’avide marchand eurent ouvert leurs magasins, que les
chanoines eurent fini leurs matines, je courus dans le voisinage de
la maison de ma divinité pour avoir de ses nouvelles. Par la triple
Hécate! quel coup de foudre! mon amante, ma future épouse était
depuis trois jours la femme de don Pablo, y Alessandro, y Timoleon
Villa-Franca, neveu du corrégidor. A cette nouvelle, d’abord pâle
d’étonnement, et ensuite rouge de colère, après une diatribe virulente
contre tout le sexe en masse, je résolus de me battre avec mon rival,
pour savoir à qui resterait sa femme. Si Pâris et Mélénas avaient fait
de même, ils auraient épargné bien du sang et de l’argent; et Troye,
peut-être, existerait encore! Marchant d’un pas rapide pour aller
chercher mon épée, je rencontrai un de mes amis qui me demanda où je
courais avec l’air du Jupiter tonnant du Capitole. — Je vais foudroyer
el senor don Pablo, y Alessandro, y Timoleon Villa-Franca, qui m’a
ravi mon épouse. — Pourquoi te fâcher? il te la rendra volontiers
dans six mois; mais laisse-le vivre encore deux heures, et allons
déjeûner chez moi: tu en auras plus de courage et de vigueur. — Je
n’ai jamais refusé un bon repas; mais mon rival n’en mourra pas moins.
Cependant je le suis à son logement, où, le verre à la main, je lui
contai mes amours, et leur triste péripétie. Mon ami, qui avait fait
un cours de théologie à Salamanque, et qui alors fesait un cours de
philosophie-pratique à l’école de Bacchus et de Cypris, me régala de
très-bon vin; et tandis qu’il remplissait mon verre qui se vidait
comme le tonneau des Danaïdes, il me cita, pour consoler mon amour, ou
plutôt ma vanité, tous les exemples, puisés dans la mythologie ou dans
l’histoire, des amants ou des époux trompés par ce sexe. Vénus avait
trahi Vulcain; Alcmène Amphytrion, Hélène Mélénas: te nommerai-je,
disait-il, Clytemnestre, Pompeia femme de Jules-César, Faustine
d’Antonin-le-Pieux? maintenant je vais te citer les infidélités des
femmes modernes. Arrête, lui dis-je, tu n’as pas une poitrine assez
forte pour un si long récit; mais il me vient une idée lumineuse:
peux-tu me prêter un habit noir? — Oui; pourquoi faire? — Je suis veuf,
je vais prendre le deuil de ma femme. Il me faut des pleureuses et un
crêpe noir. — Je puis te prêter tout cet attirail. J’ai quitté depuis
peu le deuil de mon oncle, dont jetais héritier, et dont tu bois le
bon vin en ce moment. — Voilà un excellent oncle, de mourir exprès
pour te laisser sa cave. Il m’alla chercher son habit noir. Je m’en
revêtis; j’attachai à mon chapeau un crêpe d’une aune de longueur, et
à mes manches des pleureuses de six pouces de large; et ainsi équipé,
j’allai chez dona Maria Villa-Franca. Je la trouvai avec son époux au
milieu d’un cercle nombreux. Dès qu’elle m’aperçut elle jeta un grand
cri, et puis, tâchant de se remettre, elle vint à moi, et me demanda
de qui je portais le deuil. Hélas, lui répondis-je d’un ton larmoyant,
de feu mon épouse dona Maria que j’ai perdue pendant mon voyage au
Toboso. A ces mots elle devint rouge comme la fleur du caroubier, et
s’éloigna en silence. D’autres personnes me firent la même question, et
je fis la même réponse. Tous les témoins, hors les deux époux, riaient
dans leur barbe, et fesaient leurs efforts pour ne pas éclater; et moi
je conservai toujours mon air grave et affligé. Lorsque j’eus assez
joui de ma vengeance et de mon petit triomphe, je m’éclipsai tout
doucement, et j’allai promener mon deuil dans la ville. Mon veuvage
devint le sujet de tous les entretiens. Ordinairement on rit des amants
disgraciés qui pleurent leur infortune; mais ici les rieurs furent
pour moi. Je traînai ainsi mon deuil pendant trois jours, et je ne le
quittai que sur les instances de quelques amis que les nouveaux époux
firent agir auprès de moi.»

Ce récit nous mena jusqu’à la _venta Adelcolea_, qui est à deux lieues
de Cordoue. C’est un vaste bâtiment où sont attachés une chapelle,
et un jardin très-agréable planté de figuiers et d’orangers. C’était
dimanche: notre _calessero_ voulut s’arrêter pour entendre la messe.
Heureusement un moine récolet, qui venait d’arriver, nous offrit de la
dire: nous acceptâmes son offre. Il prit aussitôt une vieille chasuble,
se lava les mains, et nous expédia une messe en dix minutes. Pendant
la célébration, j’examinai de petites planches, où étaient peints des
malades qui avaient obtenu leur guérison par le secours des _animas
beneditas_. Après la messe, nous invitâmes le récolet à déjeuner avec
nous. Il officia encore mieux à table qu’à l’église, et quand il eut
avalé quelques verres de vin, il nous fit des contes aussi graveleux
que plaisants. Ensuite il nous parla de son patron saint Dominique et
de ses miracles; il nous assura que ce saint avait prédit sa mort, et
avait déclaré en mourant, à cinquante-un ans, qu’il avait conservé sa
virginité. Don Manuel lui demanda si à sa mort il ferait le même aveu.
Le récolet répondit qu’il ne savait s’il pourrait parler à l’article de
la mort.

Au sortir de cette _venta_, nous passâmes le Guadalquivir sur un
très-beau pont. Nous étions à l’entrée de cette Bétique, jadis si
célèbre, si florissante, aujourd’hui semblable à un champ ravagé
par le passage d’une armée. Cependant en approchant d’Andaxar, nous
trouvâmes des plaines assez bien cultivées; nous y vîmes surtout une
grande quantité de melons et de citrouilles. A Guarda-Romana, que l’on
prononce _Guarraman_, nous fûmes étonnés de voir des maisons en pierre
de taille et bien bâties. Elles sont réunies quatre à quatre, ont la
même façade, et de petits jardins en décorent l’entrée: nous voyions
des vases de fleurs sur les croisées, et des berceaux d’enfant, des
rouets devant les portes. Dans les jardins, des hommes cultivaient la
terre, des enfants jouaient, couraient ou conduisaient des moutons:
des femmes proprement vêtues tournaient le rouet ou allaitaient
leur enfant, ou avaient l’aiguille à la main. Cette terre _e lieta,
e dilettosa_, me dit le poète de la Manche, est très-poétique, et
vaut beaucoup mieux que la vallée judaïque qu’arrose le torrent de
Cédron: si j’étais le roi catholique, je peuplerais ce canton des
bergers et des bergères de l’Arcadie, ou de lu Sicile. — Et moi, j’y
transporterais des hommes robustes, au lieu de les envoyer exploiter
des mines au Mexique ou au Pérou.

La colonie était un assemblage d’Allemands, de Français et
d’Espagnols. Nous trouvâmes devant la porte d’une maison un vieux
Alsacien, assis sur un banc de pierre; ses cheveux blancs, la sérénité
de son visage, l’air riant dont il nous salua, nous engagèrent à
l’aborder. Il nous dit: je suis un des premiers fondateurs de la
colonie; nous y avons été attirés par don Pablo Olavide, au nombre de
six mille Allemands: ce pays, que l’on nous avait vanté, n’était alors
qu’une solitude couverte de forêts de sapins, le repaire des loups
et des brigands, et l’effroi des voyageurs. Nous n’y trouvâmes pas
même de l’eau pour boire; aussi dans les premières années, un grand
nombre d’entre nous ont péri de tristesse et de maladies épidémiques.
J’ai échappé à la mort; mais je travaillais tout le jour comme un
esclave, et je baignais souvent de mes larmes le morceau de pain que
je mangeais: j’ai vu mourir à mes côtés ma femme de misère et d’excès
de travail, et mon enfant âgé de deux ans. Mais enfin le ciel a eu
pitié des nouveaux colons, et vous voyez qu’après tant de travaux et
de souffrances, la colonie commence à prospérer. En arrivant on donna
à chaque famille un pic, une bêche, une hache, un marteau, une faux,
une charrue, des vases et des plats de terre, deux couvertures de
chanvre et de laine: dans la suite on distribua par ménage deux vaches,
cinq brebis, cinq chèvres, cinq poules, un coq et une truie pleine,
du grain et des légumes pour notre semence et pour nourriture. Nous
félicitâmes ce bon vieillard de son bonheur. — Dites de mon repos, car
le bonheur, je ne l’attends qu’au ciel. Il nous avoua ensuite qu’il
était luthérien; cependant qu’il ne croyait pas offenser Dieu, en
allant le dimanche à la messe; qu’il n’avait jamais pu se soumettre à
la confession; mais qu’après quelques admonitions on l’avait laissé
tranquille. En nous quittant, il nous présenta un très-beau melon, dont
il ne voulut recevoir aucun salaire.

En continuant notre route, nous nous élevions insensiblement; les
aspects devenaient plus variés, plus romantiques; en approchant de la
Caroline, nous nous arrêtâmes sur le sommet d’un coteau, d’où nous
apperçûmes cette ville naissante; nous découvrions de tout côté des
prairies fertiles, couvertes de vaches, de poulains, de chevaux et de
jeunes mulets; nous voyions des habitations modestes, où de nouveaux
colons, oubliant une patrie ingrate, étaient venus en adopter une
autre sous un ciel plus doux et plus ami. Don Fernandès, à l’aspect
de l’asile où était sa femme, pleura d’attendrissement; nous avions
mis pied à terre, et par une belle route bordée de peupliers, d’aloès,
de figuiers et d’oliviers, nous descendîmes à la ville; il était midi,
lorsque nous y entrâmes. Don Fernandès me pria d’aller chez l’alcade
m’informer de l’habitation de dona Francisca; elle n’était qu’à un
mille de la Caroline. Nous dînâmes à la hâte, malgré l’avis de don
Manuel, qui disait qu’il aimait les messes courtes et les longs repas.
Le dîné expédié, nous partîmes pour l’habitation de dona Francisca; la
route en est très-agréable. Nous étions encore à cent pas de la maison,
lorsque don Fernandès s’écria: Je vois ma femme! c’est elle-même avec
sa mère; courez, mes chers amis; allez la prévenir; sollicitez ma
grâce, je vous attends sur cette pierre.

Nous trouvâmes dona Francisca devant la porte de sa maison, tenant
son enfant qu’elle fesait sauter, en lui fredonnant une chanson: sous
l’habit grossier d’une villageoise, l’éclat de ses yeux, sa figure
noble et touchante brillaient comme une rose, au milieu des feuilles du
buisson qui l’enveloppent.

    Non copre abito vil, la nobil Luce
    E quanto è in lei d’altero e di gentile.

Sa mère était à ses côtés, tournant le rouet, et environnée de
poulets, de poules et de canards; plus loin un Allemand robuste,
leur sociétaire, tirait de l’eau d’un puits. A notre approche,
dona Francisca se leva, nous regardant d’un œil étonné. Après
l’avoir saluée, je lui présentai la lettre du comte d’Avila. Ah!
s’écria-t-elle, je suis ravie d’avoir de ses nouvelles: comment
se porte cet ami généreux? Je l’assurai du bon état de sa santé;
elle ouvrit aussitôt la lettre. Lorsqu’elle fut à cette phrase, ces
messieurs vous donneront des nouvelles de votre mari, son visage
s’altéra, ses mains tremblèrent. Où est cet infortuné, dit-elle, en
gémissant; que fait-il sans moi, loin de moi; m’a-t-il oubliée? de
grâce, répondez. — Non, madame, vous êtes toujours dans son souvenir;
il vous aime toujours: il brûle du désir de vous revoir. — Et pourquoi
ne vient-il pas? — Madame, cet hermite que vous voyez sur cette pierre
est mieux instruit que nous; il a vu don Fernandès, lui a parlé:
voulez-vous qu’il vous donne de ses nouvelles? — Oui, courons; et
aussitôt elle donne son enfant à sa mère, précipite ses pas, arrive
tout essoufflée, et interroge son époux, sans faire attention à sa
figure. Madame, lui répond don Fernandès vivement ému et d’une voix
tremblante, sa santé a résisté à ses chagrins et à ses remords; il
brûle de vous voir, et de solliciter à vos genoux son pardon, l’oubli
de sa barbare jalousie. — Ah! qu’il vienne, qu’il m’aime, qu’il
paraisse, et tout est pardonné! A cette exclamation don Fernandès
tombe à ses pieds, et sans pouvoir proférer une parole, prend sa
main, la baigne de ses larmes. Dona Francisca très-étonnée, s’écrie:
O ciel! que faites-vous? qui êtes-vous? — Je suis ce malheureux... Sa
voix fut étouffée par ses sanglots. Sa femme le regarde alors plus
attentivement, croit reconnaître sa voix, ses traits, mais n’ose encore
se livrer à la joie, et prodiguer ses caresses. Ah! s’écria-t-elle avec
la plus vive émotion, dissipez mon doute, mes craintes: don Fernandès,
est-ce vous? — Oui, ma chère Francisca; c’est ton époux qui implore
ta pitié. A ces mots, elle s’élance à son cou, l’embrasse, le presse
dans ses bras, et arrose son visage des larmes de la joie et de la
sensibilité. Mais bientôt elle succombe, se trouve mal, son mari la
soutient, la fait asseoir, et la rappelle à la vie par les expressions
les plus tendres et les plus vives caresses. La mère de dona Francisca
accourut à cette scène, leur enfant dans ses bras: don Fernandès,
oubliant son habit et l’épaisseur de sa barbe, veut embrasser son
fils qui, effrayé de la longue barbe, comme jadis Astianax le fut
des plumes du casque d’Hector, recule en jetant un cri d’effroi.
La bonne mère même repoussa don Fernandès. Sa femme, revenue de sa
défaillance, lui dit: Ma mère, c’est don Fernandès, votre fils, mon
époux. Elle ne pouvait se le persuader; mais l’air riant et animé de
sa fille, les caresses qu’elle prodiguait à cet hermite dissipèrent
tous ses doutes; et à son tour, elle embrassa son gendre, qui prit
son enfant dans ses bras, le regarda long-temps, et vit avec plaisir
qu’il avait le front et le nez de son père, et les beaux yeux de sa
mère. Après cette scène touchante, nous prîmes congé de ces deux époux,
qui nous firent promettre de revenir le lendemain dîner avec eux.
_Ben ama quien nunca olvida_,[75] dit en nous allant le poète de la
Manche. Convenez, répondis-je, que le mariage a plusieurs mois de la
lune du miel? — Oui, comme l’hiver a parfois de beaux jours. _Al buon
dia abre la puerta, e para el malo te appareja_.[76] — Puisque, mon
cher, vous vous jetez dans les sentences, voici la mienne: _Amare et
sapere vix à Deo conceditur_.[77] — Laquelle aimez-vous mieux de ces
deux reconnaissances matrimoniales, celle de don Fernandès, ou celle
d’Ulysse. — Je n’aime ni les haillons d’Ulysse, ni le pied de bœuf
qu’on lui lance à la tête, ni son combat avec le mendiant Irus, auquel
il brisa la mâchoire; je n’aime pas davantage la traduction de madame
Dacier.

Ainsi devisant, nous rentrâmes dans notre auberge, la seule du pays;
elle porte le nom de _Funda_ et non de _Posada_ ou _Venta_, parce que
dans la _Funda_ on vous donne à manger, ce qui arrive rarement dans les
autres auberges.

Le lendemain, avant de nous rendre chez les deux époux, nous
parcourûmes cette ville naissante; elle est située sur une jolie
montagne; elle a plusieurs grandes rues, percées en lignes droites
et ornées de statues et de ponts. Les maisons sont bâties sur un
plan uniforme et sans ornement. Au centre de la ville est une place
octogone entourée d’un portique, c’est là où se tient le marché: tout
le plateau de la montagne est en potagers, et planté en avenues d’ormes
encore bien jeunes. Les jardins des environs sont charmants. Les terres
novales promettent l’abondance; partout on creuse des puits: on a
recueilli dans les montagnes les eaux qui se perdoient en ruisseaux;
elles forment aujourd’hui des canaux d’irrigation, et remplissent les
abreuvoirs: déjà s’élèvent cinq villages: au centre de chacun d’eux on
a bâti une petite église avec son presbytère, une prison, la chambre de
la junte, et un hospice.

Vers le midi nous nous rendîmes chez don Fernandès, nous trouvâmes
les deux époux occupés des apprêts de notre dîné; don Fernandès avait
fait sa barbe, arrangé ses cheveux et quitté son habit d’hermite: ce
n’était plus le même personnage; le sale hermite était devenu un beau
jeune homme, il avait repris la fraîcheur et le coloris de la jeunesse.
Je lui en fis mon compliment; le poète du Toboso le compara à Jason
rajeuni par Médée. «Voilà, dit don Fernandès, en désignant son épouse,
la magicienne qui m’a rendu la jeunesse.» Dona Francisca nous parut
aussi briller de nouveaux charmes; le contentement et le bonheur lui
avaient rendu toute sa beauté. «Vous me trouvez, dit don Fernandès,
dans une occupation très-agréable: je suis devenu le maître-d’hôtel, le
premier officier de la maison, et l’intendant du jardin. Chaque emploi
me procure une jouissance nouvelle; mais nous attendons pour dîner
notre commensal, c’est le curé. Les nouveaux colons ont été obligés de
se réunir par groupes pour subsister avec plus d’aisance. «Oui, ajouta
dona Francisca, nous avons associé ce curé à notre pauvreté, et il nous
a rendu de grands services, celui entr’autres d’adoucir mes peines, en
me parlant de Dieu, de sa miséricorde, de la récompense attachée à la
vertu, souvent même dans ce monde: il ne m’a pas trompée, le ciel a eu
pitié de moi, et m’a rendu le père de mon enfant, l’époux qui fait le
charme de ma vie.

Le bon curé arriva; nous nous assîmes sur des chaises de paille, autour
d’une table ronde de bois blanc, dans une chambre dont les quatre murs
très-blancs, n’avaient pour décoration qu’une image de la Vierge: les
couverts étaient de buis, les assiettes d’argile; deux amphores de
terre contenaient le vin et l’eau; un potage à l’huile, une poule au
riz et au safran, des tomates, des œufs, du beurre, chose assez rare
en Espagne, nous offrirent un festin que je trouvai délicieux, autant
par l’appétit qui l’assaisonnait que par la gaîté du local, la vue de
la campagne, la douceur et la simplicité de ces mœurs patriarchales, et
surtout par l’aspect du bonheur des deux époux, redevenus amants.

Don Manuel qui trouvait le vin bon, et qui le tempérait rarement par
l’eau des Naïades, dit au curé: Avouez que nous avons plus d’obligation
au patriarche Noé, qu’à tous les saints de la légende? — Oui, il a
sauvé dans son arche tout le genre humain, et tous les animaux de
la terre. — Tant pis, il aurait du laisser noyer les crapauds, les
taupes, les serpents, les chenilles, les araignées, les scorpions, les
tigres, les léopards, les loups et tant d’autres animaux qui désolent
et infestent ce globe sublunaire; il aurait eu moins d’embarras dans
son coffre, et nous aurait rendu un service signalé; mais si ce grand
patriarche a planté la vigne, c’est par ce bienfait qu’il a mérité
notre reconnaissance, et de vivre neuf cents ans. Buvons à sa santé!
On dit que les Stoïciens conseillaient de s’enivrer quelquefois pour
relâcher l’ame, et que le sage Socrate avait remporté dans une orgie
la palme d’un défi entre les buveurs. Allons, monsieur le curé,
buvons à la santé de Socrate! _Dulce est desipere in loco_.[78] Je
bois, répond le curé, à la santé du comte Olavide, notre protecteur,
notre père, et de cette aimable compagnie. Nous répondîmes tous à
cette santé, et bûmes au comte Olavide, le bienfaiteur des humains.
Dites-moi, monsieur le pasteur, reprend don Manuel, vous qui êtes dans
le secret de l’église, pourquoi les hommes n’ont pas été meilleurs
après le déluge et après la mort de notre Seigneur? pourquoi, comme
dit Horace, l’espèce humaine va toujours en dégénérant? Pourquoi les
hommes sont toujours méchants et fripons, et les femmes coquettes et
volages. — C’est qu’ils abusent de la liberté que Dieu leur a laissée.
— En ce cas il leur a fait un mauvais présent. Permettez-moi une autre
question. Pourquoi les théologiens font-ils du Dieu d’Abraham et de
Jacob un Dieu de colère, toujours armé de la foudre pour exercer ses
vengeances et écraser de petits insectes comme nous? Il me semble que
le pardon des injures est une vertu, et la clémence un des attributs
de la Divinité? — Saint Thomas et saint Augustin vous expliqueront
ces mystères; quant à nous, notre devoir est de nous soumettre...
Pour changer la conversation, et tirer d’embarras ce pauvre pasteur,
je lui demandai quels étaient le régime et les lois de ce nouvel
établissement. On accorde, me dit-il, vingt ou trente acres de terre
à une famille, sous la condition qu’elle les fera valoir pendant dix
ans. Jusqu’après ce terme, elle ne paye aucun impôt; les dîmes ne sont
perçues qu’au bout de quatre ans; les colons, ou leurs héritiers, ou
leurs domestiques, ne peuvent quitter de dix ans la portion de terre
qui leur a été concédée. A l’expiration de ce terme, s’ils veulent s’y
fixer, la terre leur est donnée à bail, et elle paye un petit cens.
Le roi fournit les semences de blé; mais, après la moisson, il faut
rendre la même quantité. Le roi, de plus, donne quelques instruments
aratoires, et les murs des maisons sont bâtis à ses frais. Il y a dans
chaque district des écoles situées à côté des églises, où l’on apprend
aux enfants la doctrine chrétienne et la langue espagnole; mais il est
défendu de leur enseigner la grammaire ni aucune autre science: il ne
faut au laboureur que des bras, de la religion, de la morale, et des
connaissances relatives à son état.

Don Fernandès nous proposa d’aller, au sortir de table, nous promener
dans le district. Tout déjà prospérait dans cette terre, naguère
inculte et hérissée de ronces. Elle produisait des légumes, des fleurs,
du grain et du chanvre: des vignes, des oliviers, des mûriers, des
pommiers et des cerisiers commençaient à s’élever, et à promettre
leurs bienfaits aux nouveaux cultivateurs. Le contentement régnait sur
les visages; la plupart avaient agrandi leurs logements, et embelli
leurs jardins. Il me paraît, dis-je au curé, que Dieu bénit leurs
travaux, que la fertilité descend sur cette terre. Mon ame jouit à la
vue de cette nouvelle création, qui semble, pour ainsi dire, sortir
du sein du chaos et de la désolation. Ce canton, me répondit le curé,
nous rappelle l’Écriture-Sainte qui décrit ainsi ta vie champêtre des
Hébreux: «La terre de Judas était fertile, chacun y cultivait son
champ en paix; les arbres portaient des fruits, et chaque habitant
était assis sous sa vigne ou sous son figuier.» Deux fois par an tous
les colons et moi à leur tête, nous fesons le tour des campagnes en
implorant les grâces et les bénédictions du Ciel. Ces rogations ont
été établies par saint Mamert, évêque de Vienne. Ce saint, voyant
son peuple affligé par des tremblements de terre et d’autres présages
sinistres, ordonna, pour tous les ans, trois jours avant l’Ascension,
des jeûnes et des prières solennelles. Bientôt les églises d’occident
adoptèrent ces rogations; le concile d’Orléans ordonna aux maîtres
d’exempter, ces jours-là, les domestiques de leurs travaux, afin que
tout le peuple fût réuni pour gémir et prier.[79] Un concile de Mayence
obligea les fidèles d’assister aux prières et aux processions couverts
de cendres et pieds nus. Ces rogations, dis-je alors, nous viennent des
Romains, qui, deux fois l’année, célébraient des fêtes en l’honneur de
Cérès, pour en obtenir les biens de la terre: la première se fesait au
printemps, la seconde à l’époque de la moisson.[80]

Nous étions alors devant une habitation très-bien cultivée, où je
voyais grand nombre de colons occupés aux travaux de la campagne.
Voilà, dis-je au curé, bien du monde réuni dans ce petit coin de
terre? — Oui, et ce qui vous étonnera, c’est que tout ce monde n’est
qu’une même famille, dont j’ai marié, la semaine passée, tous les
individus à la fois. La maîtresse de l’habitation, veuve de quarante
ans, par son activité, son industrie, et celle de feu son mari, a fait
prospérer sa concession. Elle a quatre enfants mâles tous sortis de
l’adolescence. Elle les rassembla, il y a environ un mois, pour leur
faire le partage de ses biens. Elle donna à son aîné le champ qu’elle
avait cultivé, parce que les lois de la Sierra-Moréna en défendent la
division: elle distribua aux trois autres les fruits de ses économies,
soit en bestiaux, soit en argent, en leur annonçant qu’elle allait se
marier. Les trois fils aînés, tout aussi portés au mariage, avaient
déjà fait leur choix, et n’attendaient que les bienfaits de leur mère
pour épouser leurs maîtresses; ils lui avouèrent leur inclination,
les quatre mariages furent arrêtés, et j’ai eu le bonheur de donner
la bénédiction nuptiale, le même jour, à la mère et à ses trois fils.
La paix, le travail, l’amour, l’aisance, mère de la concorde, règnent
dans ces heureux ménages; c’est une faible copie de l’âge d’or: mais
je crains que le bonheur de nos colons ne soit pas de longue durée;
déjà j’entends le bruit sourd des murmures; tous les habitants ne
sont pas également satisfaits de leur sort. — D’où peut leur venir ce
mécontentement? — De l’inquiétude de l’esprit humain, de la paresse.
L’homme désire l’aisance, et craint la peine qui la procure; il aspire
au bonheur, et ne sait pas en jouir: cependant si le pays continue à
être cultivé, il deviendra un des plus florissants de l’Espagne. Mais
l’avenir m’effraie: cette colonie sera un jour négligée, abandonnée. —
Il me semble pourtant que le gouvernement l’a prise à cœur, la protège
fortement? — Oui, à présent il la soutient, la vivifie; mais je redoute
la vengeance des moines: ils sont implacables. Don Pablo Olavide a fait
sanctionner par le roi un article qui porte que l’on ne permettra dans
la colonie aucune fondation de couvents des deux sexes, sous quelque
motif ou dénomination que ce soit, et que les curés et les vicaires
seuls régleraient tout ce qui concerne le spirituel. J’ai bien peur que
cette clause ne renverse la colonie; le comte Olavide lui-même aperçoit
des nuages; l’intrigue s’agite et travaille sourdement; les moines sont
en campagne; mais il faut espérer que la Providence veillera sur nous,
et protégera Israël contre les Philistins.[81]

L’approche de la nuit nous sépara. Les adieux furent touchants; les
époux manquèrent d’expressions pour nous témoigner leur reconnaissance
et leurs regrets de nous voir partir si tôt. Don Manuel souhaita à don
Fernandès la longévité et les nombreux troupeaux d’Abraham; et à dona
Francisca, qu’elle conservât, comme Sara, sa beauté jusqu’à soixante
ans. Elle lui répondit: Que le Ciel, dans ma vieillesse, me laisse
mon époux, mon enfant et la santé, c’est tout ce que j’ambitionne. Le
pasteur promit au poète du Toboso de prier Dieu pour lui. _Det vitam,
det opes_, répondit-il, je me charge du reste.[82]

En retournant à la Caroline, il me dit: J’aimerais assez cette vie
poétique: un jardin, une petite maison, un beau ciel, un doux loisir,
tout cela est séduisant; mais je voudrais, comme les patriarches ou les
Musulmans, avoir dans ma chaumière un harem de trois ou quatre femmes,
pour égayer ma solitude et amuser le bacha Soliman. Lorsqu’Apollon
était berger, il poursuivait une bergère; cela occupe et fait passer
le temps. Pour moi, lui dis-je, j’ignore où j’irai passer le mien;
quoique jeune encore, ma vie a été si active, si agitée, qu’il me
semble avoir vécu, comme Nestor, trois âges d’hommes. On a beau me
crier aux oreilles que je suis libre, maître de ma destinée, je sens
en moi quelque chose qui m’entraîne, me subjugue en dépit de ma raison
et de ma volonté. Je lui confiai alors que mon projet était d’aller
passer quinze jours à Valence, après quoi, de retourner dans mes
pénates, pour vivre dans ma terre, et chercher une épouse selon mon
cœur. Peut-être toutes les belles ne seront pas pour moi des nymphes
fugitives. — Vous avez donc, me dit-il, la fureur matrimoniale? — Oui,
je regarde le mariage comme l’état le plus près du bonheur. — Et moi,
comme l’antipode. Pour se concentrer dans un ménage, il faut être dans
son automne, et même entrer dans son hiver: alors l’imagination est
refroidie, les sens sont affaiblis, les désirs rares et modestes, et
c’est là ce qui constitue un mari parfait. — Mon ami, vos paradoxes ne
feront pas fortune dans le monde. Mais voici un moment cruel pour moi;
je vais partir pour Valence, où vous ne pouvez me suivre. — Pourquoi? —
Vous avez juré sur les reliques de saint Vincent de ne pas y reparaître
de deux ans. — Bah! s’écria-t-il, saint Vincent est un bon diable; il
ne ne m’en voudra pas pour si peu de chose. Je brûle de revoir ma chère
Euridice; comme Orphée, je m’ennuie de mon veuvage, et, comme lui,
j’irais la chercher au fond des enfers. Mais je monte sur le trépied;
loin d’ici, profanes! _Odi profanum vulgus et arceo_.

    Oui la nature, mère indulgente,
    En nous donnant des yeux, des sens,
    De la raison, une ame aimante
    Et des désirs vifs et pressants,
    A voulu que notre existence
    Fût un long cours de jouissance;
    Que le plaisir filât nos ans.

    Les hiboux craignent la lumière,
    A son éclat ferment les yeux.
    L’homme serait bien plus sot qu’eux,
    Si, renfermé dans sa tannière,
    Il repoussait, fuyait le jour
    Dont brille l’astre de l’amour,
    Et sur les mers et sur la terre.

    Plaisirs, amour, Dieux du bonheur,
    Soleils brillants de l’Ibérie,
    Remplissez-moi de votre ardeur,
    Et de votre douce ambroisie
    Enivrez mes sens et mon cœur.

Ce poète aimable, décidé à me suivre, nous partîmes de la Caroline
les premiers jours de février. Le printemps s’annonçait. Les Grecs
plaçaient le temple d’Apollon à Delos, et celui de Vénus à Paphos ou
à Gnide, et moi je choisirais l’Andalousie pour élever un temple au
printemps. Celui du nord de la France a, comme certains écrivains, une
réputation mal acquise; il n’y paraît que voilé de brouillards, et
escorté des vents et des pluies: mais dans la Bétique ce dieu arrive
sur des nuages d’or, promenés par les zéphyrs: la terre est en travail,
enfante, et chaque jour fait éclore une fleur nouvelle et un plaisir
nouveau. Oui, mon ami, ajouta le poète de la Manche, le Ciel sourit,
s’ouvre, l’Amour descend, et verse dans ma coupe un baume céleste;
la belle Clara m’attend couronnée de myrtes et de roses; je vais me
précipiter dans ses bras, et me plonger dans un torrent de délices.

    Versez ami, versez à boire;
    L’heureux printemps est de retour;
    L’hiver vaincu, triste et sans gloire,
    Fuit en grondant de ce séjour:
    Le ciel sourit, et l’air s’enflamme,
    La fleur renaît au feu du jour:
    Jeunes beautés, ouvrez votre ame,
    La nature enfante l’amour.

En descendant de la Sierra-Moréna, toute la belle décoration de la
campagne s’évanouit: nous traversions des pâturages déserts, des
villages délabrés et solitaires: par-ci, par-là, quelques vignobles,
des champs de blé arrêtent les regards et consolent les voyageurs. Les
habitants étaient vêtus d’une étoffe grossière, et ce qui affligeait
le plus don Manuel, c’était d’y voir les femmes enlaidies. Ce pays,
disait-il, est maudit de Dieu; sans doute c’est ici que s’est
retirée l’une des dix tribus de Samarie que l’on cherche depuis si
long-temps.[83] Tout-à-coup le _calessero_ s’arrêta et s’agenouilla
devant une croix qui bordait le chemin, marmotta quelques prières, et
nous conta ensuite qu’au même lieu où cette croix avait été plantée,
une sorcière, qui s’était changée en vache, avait tué un berger. Je lui
demandai le motif de ce meurtre. — Elle l’aimait d’amour; mais comme
elle était laide, vieille et sorcière, il ne voulut jamais l’écouter. —
Cette sorcière, reprit don Manuel, était une vraie bête à cornes: si,
au lieu de se métamorphoser en vache, elle eût pris la figure d’une
jolie nymphe, le berger l’aurait traitée avec les mêmes égards que
Jupiter eut pour la sensible Léda ou pour la belle Europe.

Après plusieurs jours de marche, nous dînâmes à _Puente de la Hiquera_,
ville située sur une montagne. La fertilité des champs nous annonçait
déjà le beau royaume de Valence. De cette hauteur nous jouissions de
la vue d’une vallée charmante; nous dînâmes à la hâte pour descendre
dans ce beau jardin, semblable à celui où Eve cueillit le fruit
défendu, et dont Milton a fait une si belle description. Les chemins
étaient bordés de groseilliers, d’oliviers, de légumes, de citrouilles,
d’amandiers, de mûriers, de melons et de champs de blé. Tout brillait
de fertilité et de l’éclat des fleurs; de petits canaux arrosaient
ce pays enchanteur. La route qui le traverse est une des plus belles
de l’Espagne. Nous trouvions des ponts superbes, des _venta_ dans la
situation la plus heureuse. Nous jouissions de la gaîté et des chants
des cultivateurs, qui suspendaient leurs travaux et leurs chansons
pour nous regarder passer. Ils nous criaient: _Viandante, vaga usted
con Dios y con la Virgen_.[84] Les habitants de ces villages sont
vêtus d’une chemise blanche et d’un tablier écossais; ils portent
des chaussons bleuâtres et des souliers de chanvre qu’ils nomment
_alpargatas_; ils mettent sur leurs chemises un petit gilet noir on
écarlate où sont attachées des manches flottantes. Les femmes ont
des corsets bleus de toile de coton garnis de larges rubans; elles
entortillent leurs cheveux derrière la tête à la manière des Grecques;
elles se mettent, pour ornement, une file de grandes perles et de
petits jetons d’or qui descendent sur leur poitrine. Leurs habits
propres et serrés développent l’élégance de leur taille.

Nous arrivâmes le soir dans une bourgade d’un aspect enchanteur; hommes
et femmes étaient assis devant leurs portes; les chants, les guitares
retentissaient au loin. Heureux enfants de la Nature, jouissez de ses
faveurs! La terre vous prodigue ses fruits et les tableaux les plus
riants; la douceur du climat vous donne l’enjouement et la santé;
et à l’ombre de l’ignorance vous jouissez de cette heureuse incurie
d’où naissent la modération des désirs et la quiétude de l’ame! Nous
voulûmes acheter des oranges; une femme nous dit, «Venez en cueillir
et mangez-en autant qu’il vous plaira». Nous la suivîmes accompagnés
d’une troupe d’enfants pour qui nous étions un spectacle nouveau: don
Manuel surtout attirait leurs regards. Je suis ici, me disait-il, un
phénomène; j’ai cette obligation au monticule placé sur mes épaules. La
femme qui nous conduisait dans son jardin n’avait que dix-sept ans,
et déjà l’hymen lui avait donné trois enfants; elle nous avoua avec
beaucoup d’ingénuité, que son petit Antonio était né avant le mariage;
mais que son mari très-honnête homme, lui avait promis de l’épouser et
lui avait tenu parole. Elle nous cueillit les meilleures oranges et en
refusa le paiement, en nous disant que si Dieu prodiguait à l’homme
les biens de la terre, c’était pour qu’il les partageât avec ses
semblables. L’hospitalité règne chez ces habitants; mais ils regardent
comme un vol le fruit que l’on emporterait dans ses poches.

Le lendemain nous n’avions plus que trois _leguas_ pour arriver à
Valence: les villages multipliés, la richesse de la campagne, tout
annonce l’approche de cette grande ville: mon cœur palpitait de
plaisir et de tendresse en songeant que j’allais embrasser don Inigo
et sa charmante fille, qui semblait m’intéresser davantage à mesure
que je me rapprochais d’elle. Don Manuel trépignait aussi de joie et
sentait renaître tous ses feux pour la belle Clara; cependant, malgré
son amour, il voulut s’arrêter pour déjeûner dans une auberge d’assez
belle apparence. Le vin s’étant trouvé très-bon, j’eus beau l’inviter
à se hâter pour Arriver de bonne heure, il me dit: mon ami, à table,
_festina lente_; et tout à coup l’enthousiasme le saisit, et il
improvisa et chanta ce couplet:

    O mon aimable tourterelle,
    Jeune Clara, je vais te voir:
    Amour, cache-moi sous ton aile,
    Et réalise mon espoir;
    Échauffe son ame sensible
    De tes feux célestes et doux,
    Et rend son amant invisible
    A l’œil perfide des jaloux.

Nous partîmes enfin lorsqu’il eut fini son vin et sa chanson: à la
dernière lieue nous mîmes pied à terre; une superbe allée, bordée de
maisons de campagne, nous conduisit jusqu’au faubourg. En y entrant,
le bruit des métiers, la multiplicité des boutiques, des cabarets,
des petits chariots, l’agitation, le mouvement et le tumulte nous
annoncèrent le voisinage de la grande ville. Au milieu du fracas et
de la société des hommes, je sentis mon cœur oppressé; il me semblait
qu’en quittant la campagne, son air pur, les bois, les vergers, leur
calme heureux, leur douce solitude, j’entrais dans une vaste prison qui
renfermait une infinité de malheureux; mais cette oppression cessa en
approchant de la maison de don Inigo. J’entrai dans son cabinet sans me
faire annoncer; il jeta un cri de joie en me voyant. Je me précipitai
dans ses bras et je l’embrassai bien tendrement. Après nous être remis
de ce trouble si doux, je lui demandai des nouvelles de Rosalie. Elle
vient, me dit-il, d’éprouver un événement qui l’attriste et me comble
de joie; elle a reçu, la semaine dernière, la nouvelle de la mort de
son époux. Il s’était sauvé des prisons de Madrid, où ses dettes et son
libertinage l’avaient fait en fermer. Poursuivi par des alguasils, il a
voulu se défendre, il a blessé l’un d’eux d’un coup de poignard; mais
aussitôt un coup de sabre lui a fendu la tête. Rosalie n’a pu refuser
des larmes à la malheureuse destinée d’un homme qu’elle avait aimé,
auquel un lien sacré l’unissait encore; et ce qui accroît sa douleur,
c’est de le savoir mort sans confession, et condamné aux flammes
éternelles. Elle le pleure tous les jours; mais j’espère que votre
présence dissipera bientôt cet attendrissement et séchera ses larmes.
Alors, sans lui faire annoncer mon arrivée, il l’envoya chercher. A ma
vue son émotion fut si vive qu’elle fut obligée de se jeter dans un
fauteuil, en s’écriant d’une voix faible: _Que vedo el senor caballero
don Luis_! Je demandai à son père la permission de l’embrasser,
ce qu’il m’accorda sans peine. Rosalie, en rougissant, me pressa
légèrement dans ses bras. Sous son habit de deuil elle me parut encore
plus jolie, son regard était doux et tendre, son air mélancolique,
l’aimable pudeur fleurissait sur son visage. Vous avez donc pleuré,
lui dis-je, un époux qui vous avait si lâchement abandonnée? — Oui,
le malheur d’un homme doit faire oublier ses fautes. J’ai déjà récité
bien des prières pour lui, et mon père m’a promis de faire dire cent
messes pour le repos de son ame, si Dieu lui a fait la grâce de ne
le condamner qu’au purgatoire. Que je serais tranquille si quelqu’un
pouvait me l’assurer! Je lui dis que l’on devait tout espérer de la
clémence du Père des humains.

Je logeai chez don Inigo qui me dit: Vous êtes chez vous, chez votre
père; plus long-temps vous resterez avec nous, plus Rosalie et moi nous
vous devrons de reconnaissance.

Don Manuel s’était logé à l’extrémité de la ville, chez un Juif; il
m’avait promis de venir me voir le lendemain de notre arrivée: je
l’attendis vainement; mais le matin du jour suivant, il entra dans ma
chambre, l’air effaré, le visage blême; je lui demandai des nouvelles
de sa santé. — Ah! me dit-il, je ne sais pas ce que devient mon ame, le
trouble la saisit, je crois qu’elle veut m’abandonner et retourner à
son premier gîte. — Est-ce que dona Clara vous a mal reçu? avez-vous à
gémir de son inconstance? La chaste Pénélope n’a pas voulu reconnaître
Ulysse? — Oui, c’est une volage, une perfide. Le soir même de notre
arrivée, enflammé d’amour, sur les ailes de l’espérance, je volai
chez elle, déguisé sous mon uniforme monacal; on m’introduit dans sa
chambre sous le nom _du père Chrisostôme_; je comptais bien en avoir
l’éloquence; je me préparais à une reconnaissance des plus pathétiques;
mais cette nouvelle Dalila me regarda d’un air froid et dédaigneux.
Je crus d’abord qu’elle ne me reconnaissait pas. Je me suis nommé, je
lui ai demandé si elle avait oublié son poète, son ami. — Non, je me
rappelle votre figure et votre serment: vous avez juré sur les reliques
de saint Vincent, de ne pas reparaître de deux ans dans Valence; vous
vous parjurez, vous profanez ce vêtement sacré, je ne veux point
partager votre crime: tremblez, craignez les foudres du ciel, on
n’offense pas les saints impunément; Dieu même venge les insultes
faites à ses élus. Sachez que quarante-deux petits enfants s’étant
moqués du prophète Élysée, et l’ayant appelé _chauve_, Dieu envoya deux
ours qui les dévorèrent tous. D’abord étonné, glacé de cet accueil,
je suis resté muet, pétrifié; mais bientôt l’indignation ranimant mes
esprits, je lui ai dit: Je vois, ma belle, que si vous avez perdu la
tête, vous n’avez pas perdu la mémoire et la langue; je ne vous croyais
pas si savante. Qui diable vous a appris cette belle histoire des
deux ours? Mais je vois que _amor di donna, aqua in cestillo_.[85] Au
reste, je m’aperçois avec plaisir que de Magdeleine pécheresse, vous
êtes devenue Magdeleine pénitente. Allons, touché de vos remords, je
vais vous donner l’absolution. Alors, avec une sainte gravité, fesant
sur elle le signe de la croix, je lui ai dit: _Absolvo te à peccatis
tuis, in nomine, etc._ Je m’évadai ensuite; car je m’apercevais au feu
de ses regards que la colère bouillonnait dans ses veines, _et notum
quid possit fœmina furens_.[86] Je suis venu souper avec mon Hébreu.
Fils de Jacob et de Rachel, lui ai-je dit, noyons mon amour et nos
soucis dans le vin. Il n’y a rien de vrai, de solide que le plaisir
et le bon vin, _dissipat Evius curas edaces_. Mahomet a dit que Dieu
avait fait deux beaux présents à l’homme, les femmes et les parfums; il
s’est trompé, il a voulu dire, les femmes et le vin. Lorsque nos têtes
ont été échauffées des vapeurs de Bacchus, nous avons bu à la santé
du diable, et l’avons prié à souper avec nous; ensuite, après avoir
vidé nos flacons, et beaucoup ri de notre invitation au grand-maître
des enfers, à minuit, à l’heure oh les sorciers vont au sabbat, où les
démons remontent sur la terre, nous sommes allés paisiblement nous
mettre dans nos lits.

Mais voici le pire de mon histoire: Un peu avant la naissance du jour,
à l’heure des songes, je dormais profondément, lorsque j’ai vu entrer
dans ma chambre des hommes vêtus de noir, ayant des têtes de mort sur
leurs habits et des cierges à la main, et le diable à leur tête, le
front armé de cornes, et les yeux ardents comme deux escarboucles; ils
ont entouré un cercueil qui était au milieu de ma chambre; ensuite
ils sont venus près de mon lit: j’étais dans une situation terrible,
je suffoquais; une sueur froide m’inondait. Cependant voyant le
diable si près de moi, j’ai fait un effort pour lui parler, et lui
ai demandé, d’une voix faible et tremblante, ce qu’il voulait: Mon
cher apostat, m’a-t-il répondu, tu m’as prié hier à souper avec toi,
je t’en remercie; je viens à mon tour t’inviter à souper dans quatre
jours dans mon palais avec Luther, Calvin, Pilate, Judas, Mahomet,
l’empereur Julien, Henri VIII, Jean Hus et Jérôme de Prague; ce sont
eux que tu vois autour de moi. A ces mots il a disparu, et a laissé
dans ma chambre une odeur de soufre épouvantable: j’étais mourant,
plus froid qu’un prédicateur qui reste court en chaire: je n’ai pu me
rendormir; les rayons du jour ont dissipé mon effroi, et j’ai déjeûné
avec mon israélite, qui, ni juif, ni chrétien, s’est moqué de mon
songe, de la pythonisse d’Endor, de l’ombre de Samuel, qui fit si
grande peur au roi Saül, et des songes de Nabuchodonosor, expliqués
par Daniel; enfin sa gaîté, ses plaisanteries m’ont rendu le courage;
et pour achever agréablement la journée, je suis allé dîner chez un de
mes anciens amis, qui a parcouru les différents états de la vie; il
a été moine, corsaire, médecin, journaliste et comédien. Aujourd’hui
il mange gaîment l’héritage de l’un de ses oncles, mort au Mexique.
C’est un mécréant, grand contempteur des saints et de leurs miracles;
je lui ai confié le serment que j’avais fait à Saint Vincent, et
que j’ai violé. Rassure-toi, m’a-t-il dit: Saint Vincent n’a pas en
paradis d’assez bonnes lunettes pour voir ce qui se passe sur la terre;
il s’embarrasse fort peu que don Manuel, l’improvisateur, porte ses
talents et sa bosse à Ispahan, à Pékin ou à Valence. Pierre Barjone a
renié trois fois Notre-Seigneur, et n’en est pas moins un grand saint.
Moi, j’ai fait vœu de chasteté et de pauvreté; j’ai de l’argent et une
jolie maîtresse, qui me donne le paradis dans ce monde, en attendant
que mon ame aille occuper sa niche dans l’autre: le 19 avril, c’est
la fête de _San Vincente_; tu composeras quelques jolis couplets à
sa gloire, et par-là tu feras ta paix avec lui. Ce discours, qui a
été suivi d’un bon dîné, a appaisé quelque petite syndérèse qui me
restait sur le cœur; et le soir je suis rentré dans ma chambre, plein
de confiance et d’hilarité, et avec un peu de vin dans la tête: mais
la nuit, j’ai eu une autre vision; j’ai vu un grand fantôme vêtu de
blanc, le chef couronné d’une auréole brillante, qui m’a dit: Je suis
St. Vincent Ferrier, j’ai pitié de toi; je descends du ciel pour
sauver ton ame, tu n’as plus que trois jours à rester sur la terre,
repens-toi; demande pardon à Dieu de ton impiété, de ton libertinage;
rappelle-toi l’habit religieux que tu as porté dans ta jeunesse; cette
robe sacrée déposera contre toi au tribunal de l’Éternel; tremble,
implore ta grâce ou tu vas devenir la proie du démon, et tomber dans
l’abîme. Je me suis éveillé en sursaut, et l’ombre s’est évanouie: mais
je l’ai toujours présente: j’entends toujours la voix du Saint; et
cette apparition et celle du diable, et l’annonce de ma mort prochaine
me troublent, enveloppent mon ame d’un crêpe funèbre, et me donnent la
fièvre. Pendant ce discours, je l’observais; ses yeux étaient ardents,
son visage décomposé; son corps tremblait: je le rassurai autant que je
pus; je lui dis que ces visions étaient l’effet d’une imagination vive,
et d’un sang agité, et ne méritaient pas plus de croyance que celles de
Sainte Thérèse ou celles du roi Baltazar, qui vit une main écrire des
mots sur une muraille. Je lui proposai de dîner chez don Inigo; il me
dit qu’il n’avait pas faim, qu’il allait prendre l’air, et composer une
satire contre dona Clara, pour lui laisser en mourant une marque de sa
reconnaissance et de son souvenir. Je lui promis d’aller le lendemain
déjeûner avec lui.

Avant dîné j’allai avec don Inigo me promener dans la ville et visiter
les couvents et les églises, qui, la plupart au lieu de dômes, n’ont
que des tours hautes et minces, ornées de toutes sortes de pilastres
et de devises bizarres; tout est peint et doré avec profusion. Je ne
remarquai que le couvent des Franciscains; il paraît que ces moines
sont très-bien logés en Espagne; le monastère a une cour double,
entourée d’un portique ouvert où sont des fontaines qui versent leurs
eaux dans les deux cours: nous vîmes passer l’archevêque. Ce prélat,
me dit don Inigo, est le fils d’un paysan, ainsi que son prédécesseur
l’était. Ce dernier a fait bâtir une riche habitation pour les
franciscains, qui sont les champions de l’immaculée Conception; et le
prélat d’aujourd’hui, dont les dogmes sont diamétralement opposés à
ceux de son prédécesseur, en a fait autant pour les pères des _écoles
pies_. Lorsque nous fûmes à peu près au centre de la ville, il me
dit: C’est ici qu’était jadis la porte par où le Cid fit son entrée
triomphale dans Valence, et termina ses exploits. Jugez combien cette
ville s’est agrandie; c’est surtout depuis l’avénement de la maison de
Bourbon au trône d’Espagne.

Nous trouvâmes une affiche de comédie dont la lecture me parut amusante
et bonne à retenir.

_A l’impératrice du Ciel, mère du Verbe éternel, nord de toute
l’Espagne, consolation, fidèle sentinelle et rempart de tous les
Espagnols, la très-sainte Marie, a son profit, et pour l’augmentation
de son plus grand culte, la compagnie des comiques jouera aujourd’hui
une nouvelle et joyeuse comédie intitulée_ el _Heredero universal_
(le Légataire universel), _de Carlos Gordoni, auteur de la Margarita_
(Marguerite). _Le fameux Romano dansera le fandango. On prévient que
la salle sera éclairée_. Je dis à don Inigo: Cet _Heredero_ universel
est sans doute une traduction ou imitation du _Légataire_ de Regnard? —
Oui, mais l’auteur se garde bien de l’avouer, ainsi que la traduction
de la _Margarita_, qui est la _Nanine_ française. — Si les Espagnols
sont glorieux, à plus forte raison les auteurs doivent l’être.

Nous trouvâmes, à notre retour, chez don Inigo, le curé de la paroisse
qui l’attendait. Je les laissai ensemble. Dès qu’il fut parti, don
Inigo me fit appeler, et me dit: Savez-vous ce qu’est venu faire ici le
curé? — Non, vraiment. — Il a apporté son registre pour inscrire les
noms de toutes les personnes qui logent chez moi, et le vôtre aussi.
— Qu’en veut-il faire? — Nous approchons de Pâques, et il faut que
chacun de nous lui fournisse son billet de confession et de communion,
qu’il viendra chercher après Pâques. Si quelqu’un ne le donnait pas,
il serait foudroyé des censures de l’église, et son nom affiché dans
les carrefours; et s’il ne se confesse pas dans un temps donné, il est
puni corporellement. —Cette loi de l’église doit enfanter beaucoup
de sacriléges? — N’en doutez pas; mais nos prêtres ont pour principe
qu’il faut employer tous les moyens pour forcer les hommes à leurs
devoirs, sous le prétexte que la persuasion arrive tôt ou tard. Au
reste, ne vous alarmez pas, j’aurai un billet pour vous. — Comment vous
y prendrez-vous? — J’en achèterai un. Ces billets sont communs, et se
vendent à très-bon compte. Dès le commencement de la semaine sainte,
des femmes perdues, profanant ce que notre religion a de plus sacré,
vont communier dans diverses églises, et retirant leur billet à chaque
fois, elles le jettent dans le commerce. D’autres de ces créatures se
prostituent à des moines, qui les payent en ce papier-monnaie. Il est
des hommes plus hardis qui, pour épargner les frais du billet, ne
craignent pas de communier sans confession, et de devenir sacriléges. —
Ainsi c’est à Pâques où se commettent les plus grands crimes. — Il faut
en gémir, et attendre du temps la suppression de ces abus.

Le lendemain matin je me rendis chez don Manuel; je le trouvai dans
son lit. Sitôt qu’il m’aperçut, il s’écria: Mon ami, je suis mort; la
fièvre me dévore; j’ai eu cette nuit d’autres visions; saint Vincent
est à mes trousses; il se venge. Allez, je vous prie, me chercher un
médecin et un confesseur. A cette demande je compris que ses visions et
la fièvre avaient affaibli sa tête, et je me flattai que la présence
du médecin et du confesseur la rétabliraient bien mieux que les plus
belles maximes de la morale et de la philosophie. Je m’adressai, pour
avoir ces deux personnages, à don Inigo, qui m’indiqua son docteur et
le vicaire de sa paroisse. Je courus d’abord chez l’Esculape. C’est
bientôt, me dit-il, l’heure de mon dîné; je ne fais jamais de visite
dans ce moment. — Vous viendrez, je l’espère, au sortir de table?— Non,
je fais alors la méridienne. — Mais après la méridienne vous paraîtrez
sans doute? — Pas encore. Ce matin j’ai purgé l’archevêque pour une
légère indigestion, et je yeux aller voir l’effet de la médecine: vous
sentez bien ce qu’on doit à son _ousia illustrissima_. Mais dès que je
l’aurai vu, je courrai chez votre malade, à la considération de mon
ami don Inigo Flores. — Mais si pendant le temps donné à votre dîné, à
votre sommeil, à son _ousia illustrissima_, le malade meurt? — Ce ne
sera pas ma faute; nous prierons Dieu pour lui. J’eus beau le presser,
et vouloir rompre l’ordre méthodique de sa journée, il me répondit que
s’il brisait ses habitudes, troublait sa digestion et son repos pour
ses malades, il serait bientôt plus malade qu eux. J’allai ensuite chez
le vicaire, que je ne trouvai pas: j’y retournai le soir, et je le
menai chez don Manuel. Le docteur y était déjà; il me dit à l’oreille
que mon ami avait une fièvre inflammatoire, qu’il ne répondait pas de
ses jours, et qu’il fallait le faire confesser tout de suite. Dès que
don Manuel aperçut le vicaire, il lui cria: Prêtre du Seigneur, je suis
perdu; le diable m’attend demain à souper avec Luther, Calvin, Judas,
Pilate, Mahomet et Julien l’apostat. L’ecclésiastique, qui vit que
son imagination était frappée, chercha à le rassurer par les paroles
du psalmiste: «Dieu est bon, et sa miséricorde est éternelle.» Saint
Paul, ajouta-t-il, était l’ennemi de Dieu; saint Augustin était plongé
dans le bourbier du vice: cependant tous deux jouissent aujourd’hui
du bonheur et de la gloire des saints. Écoutez la voix de Dieu, qui
vous appelle à lui comme il appela jadis trois fois Samuel encore
enfant; n’imitez pas ce petit Samuel, qui ne reconnut pas sa voix.
L’entendez-vous? la reconnaissez-vous? — Oui, monsieur. — Le Dieu de
bonté vous envoie aujourd’hui, pour votre salut, une grave maladie.
— Hélas! oui; mais j’aurais désiré que ce fût un peu plus tard. —
Voulez-vous vous confesser? Vos maux s’affaibliront quand votre
conscience sera plus tranquille. — Je le veux bien, quoique je n’aie
pas eu le temps de me préparer. Alors nous sortîmes tous, et je revins
chez don Inigo navré de douleur. Le père et la fille cherchèrent à me
consoler; Rosalie me disait, non sans quelque rougeur: Il vous restera
encore de bons amis, mon père et moi. Je ne pus fermer l’œil de la
nuit; j’avais toujours devant les yeux ce poète charmant, jovial, plein
d’esprit, à peine au milieu de sa carrière, et déjà dans les bras de la
mort, au moment où il ne s’occupait que de plaisirs et de jouissances.

De grand matin je retournai chez lui; il était assoupi; on l’avait
saigné deux fois. Sa garde me dit qu’il avait passé une nuit
très-agitée; qu’il sommeillait dans ce moment, et rêvait, ou plutôt
qu’il était dans le délire. Je m’assis auprès de son lit, et
j’attendis le moment de son réveil. Dans son délire, il nommait dona
Clara, l’appelait sa bien-aimée; ensuite, après un court silence,
il s’écria: Où suis-je? Je vois les Euménides; voilà Minos, Eacus,
Rhadamante, en robes noires, avec de longues barbes: ils jugent les
pâles humains. L’effroi l’éveille, et cessant de parler, il roula les
yeux autour de lui, et les arrêta sur moi; et m’ayant reconnu, il me
dit: Mon ami, je vois la mort planer sur ma tête sa faux à la main;
tout est fini: saint Vincent me poursuit. Pour l’appaiser, j’ai fait
le vœu, si j’en échappe, de mettre en vers sa vie et ses miracles.
Hélas! j’ai offensé Dieu devant vous, je vous ai scandalisé par mes
actions et mes discours, je vous en demande pardon. Il me pria ensuite
d’empêcher le Juif, son hôte, d’entrer dans la chambre. Je crois
voir, dit-il, l’apôtre qui a trahi J. C. C’est ce nouveau Judas qui
a évoqué le diable que j’ai vu dans la nuit. Je lui promis d’écarter
cet Hébreu. Une autre grâce, ajouta-t-il, que j’ai à vous demander,
c’est d’emporter le manuscrit de mes vers, contenant odes, romances,
épigrammes, élégies, séguidilles. Épicure, en mourant, tourmenté des
douleurs de la colique, dit que sa seule consolation était dans la
beauté des ouvrages qu’il laissait au monde. C’est aussi la mienne.
Faites imprimer mes vers après ma mort. Mon confesseur veut que je
les condamne au feu: ainsi Dieu ordonna à Abraham le sacrifice de son
fils; mais il arrêta son bras prêt à l’immoler. Faites de même; sauvez
mes entrailles: c’est un service que vous rendrez à ma patrie: du
produit de l’impression vous ferez dire des messes pour ma pauvre ame,
car je veux séjourner en purgatoire le moins que je pourrai. — Soyez
tranquille, votre manuscrit verra le jour, et assurera votre gloire. Je
vis que l’espoir de cette gloire le consolait, en mourant, de la perte
de la vie.

    Le sage dit que son cœur la méprise;
    Le sage ment, et dit une sottise.

Dans ce moment entra son ami, corsaire et moine, chez lequel il avait
dîné. Il lui parla de la mort de Socrate, de celle d’Épaminondas, de
Sénèque. Il faut, lui dit-il, mourir en philosophe comme les sages de
l’antiquité. Il lui cita ce vers impie:

    Post mortem nihil est, ipsaque mors nihil.[87]

Monsieur, lui dis-je, pourquoi venez-vous troubler son repos? Souffrez
qu’il meure en bon Chrétien: il mourra avec autant de courage que les
philosophes anciens, soutenu et consolé par la religion et par l’espoir
d’une vie future. Mon ami, lui dit don Manuel, je me suis confessé,
j’ai demandé pardon à Dieu, j’ai promis de renoncer à la poésie, et
si je fais encore des vers, ce sera pour chanter les louanges du
Seigneur, et celles de sa divine mère. Cependant le roi Salomon a fait
cinq mille odes, et Dieu ne l’a pas puni.[88] Le médecin arriva, et
l’ex-moine se retira et ne revint plus. L’Esculape trouva le malade
dans un redoublement de fièvre très-violent, et il le fit saigner tout
de suite. Il me conseilla de le faire administrer dès le soir même,
ou au plus tard le lendemain matin, m’assurant que le danger était
imminent. Sur cet avis je retournai chez le confesseur; sa présence
parut faire plaisir à don Manuel. Monsieur, lui dit-il, croyez-vous
que Dieu soit irrité contre une faible créature comme moi, et qu’il me
précipite pour jamais dans l’abîme? Ah! mon Dieu, mon Dieu, j’implore
votre miséricorde; contentez-vous de m’envoyer en purgatoire! Dieu
est miséricordieux, lui répondit le vicaire; écoutez le prophète qui
dit: «Ne crains point au milieu des maux dont tu es accablé, parce
que je suis ton Dieu, que je suis avec toi.» Ah! mon Dieu! mon cher
Dieu! répliqua le mourant, venez avec moi, restez avec moi! Monsieur,
quel est l’homme qui a dit ces belles paroles? — C’est le prophète
Isaïe. — N’est-ce pas celui à qui Dieu commanda d’aller tout nu et sans
souliers dans les rues de Jérusalem? — Oui, c’est lui-même: cet ordre
cachait un grand mystère. — Oui, je le crois sans le comprendre. Je les
laissai ensemble, et j’allai passer quelques heures avec don Inigo. Je
revins le soir pour garder le malade pendant la nuit. Don Inigo fit ses
efforts pour m’en empêcher, craignant que ma santé n’en souffrît; mais
je lui dis que l’amitié devait braver les peines et les dangers pour
l’intérêt d’un ami, ou que l’on ne méritait pas ce titre.

Vers le milieu de la nuit, le paroxisme de la fièvre redoubla avec
violence. Don Manuel demanda de l’eau bénite, en fit jeter autour de
son lit et dans toute la chambre, pour chasser, disait-il, le démon
qui s’y tenait accroupi. Il prenait le crucifix, le couvrait de
baisers, et promettait à Dieu, s’il lui conservait la vie, de faire
pénitence de ses péchés, et de vivre selon sa loi. Il tomba dans une
profonde rêverie: j’entendis qu’il disoit, je vois le Styx, les flammes
roulantes du Phlégéton. Cher Saint Vincent, ayez pitié de moi! ensuite:
Thésée est descendu aux enfers et en est revenu. Il prononça encore
quelques phrases que je ne pus entendre.

Le viatique arriva à huit heures du matin, suivi d’une foule de femmes,
d’enfants et d’hommes, portant des cierges; six hautbois maures les
précédoient avec un homme jouant d’un petit tambour. Tout ce cortége
entra dans la chambre, et la remplit de fumée et de bruit; le prêtre
aspergea plusieurs fois le malade d’eau bénite, en implorant pour lui
la miséricorde divine. Don Manuel, pour communier, voulut absolument
se mettre à genoux sur son lit, le crucifix à la main; son confesseur
et moi nous le soutenions; il dit d’une voix mourante, interrompue
par des sanglots: je demande pardon à Dieu, à Saint Vincent et à vous
tous, du scandale de ma vie licentieuse et poétique; je suis un grand
pécheur: mes amis, mes frères, priez Dieu pour moi, pour qu’il me
fasse miséricorde et me reçoive en son saint paradis. Lorsqu’il eut
reçu la communion, il récita des prières avec son confesseur, et tous
les assistants leur répondirent. Il ne put long-temps soutenir cette
situation, il retomba dans son lit, et tout le cortége se retira en
jouant de la flûte et du tambour. Cette scène attendrissante m’arracha
des pleurs: cependant, disais-je, je voudrais que l’on me laissât
mourir tranquille; ces cérémonies lugubres, ces apprêts de la mort,
attristent les vivants et effrayent les moribonds.

Une heure après cette sainte cérémonie, la tête de don Manuel
s’embarrassa entièrement, le délire ne le quitta plus. Je l’entendis
réciter ces vers qu’il composait, ou dont il se ressouvenait:

    Çà, que l’on me donne ma lyre:
    Mes amis, je veux, dans ce jour,
    Brûlant d’un bachique délire,
    Célébrer Bacchus et l’Amour.

Le malheureux, disais-je, meurt en rimant, comme il a vécu; je fondais
en larmes appuyé sur son lit. Après quelques minutes de silence, il
prononça le nom de dona Clara, de Saint-Vincent, et ses dernières
paroles furent ce vers-ci:

    Sans le Vin, sans l’Amour, que faire de la Vie!

Cependant dans son agonie, demi-heure avant d’expirer, il me tendit la
main, en jetant sur moi le regard le plus tendre. Il aurait voulu me
parler, mais il n’avait plus de voix; il reçut l’extrême-onction et
mourut bientôt après, à six heures du soir; il n’avait que trente-deux
ans et trois mois. Don Inigo vint m’arracher de cette chambre, et du
corps de mon ami. Le lendemain, j’assistai à son convoi; on l’enterra
dans une église, par un usage encore subsistant en Espagne: je versai
de nouvelles larmes sur sa tombe. Adieu, mon ami, lui dis-je; adieu,
poète aimable, je n’entendrai plus tes chansons, je ne jouirai plus
des agréments de ton esprit, de ta gaîté, des douceurs de ton amitié.
Adieu, adieu; que l’Être-Suprême reçoive ton ame auprès de lui!

Le lendemain de cette triste cérémonie, don Inigo, pour me distraire,
me mena à la maison de campagne qu’il venait d’acheter. Ah! quelle ame
oppressée n’éprouve du soulagement dans le sein de l’amitié au milieu
d’un air pur, dans une douce solitude que le printemps commence à parer
de ses couleurs! Don Inigo ne chercha point à dissiper ma tristesse par
un flux de paroles et d’axiomes philosophiques; il me laissa rêver tout
à mon aise à mon malheureux ami, et m’égarer seul dans la campagne:
mais dès que je sentais que la promenade et la rêverie avaient soulagé
mon cœur, je venais chercher de nouvelles consolations auprès de mes
aimables hôtes qui m’attendaient ou sous un berceau d’orangers, ou
sur les bords d’un canal d’irrigation, quand l’ombre et la fraîcheur
descendaient sur la terre. Rosalie médisait alors: j’ai pleuré comme
vous; qui n’a versé des larmes! Vous avez tari les miennes, vous m’avez
consolée; ne pouvez-vous trouver auprès de moi les mêmes consolations
que j’ai trouvées auprès de vous? Je lui répondais que le charme de sa
présence, et de son amitié, seraient toujours le baume le plus heureux
pour fermer ma blessure. Un jour, son père m’ayant laissé un moment
avec elle à la promenade, je lui dis: Aimable Rosalie, que le temps
est doux et serein auprès de vous! quel charme pénétrant embellit la
nature! — La nature et le temps vous paraîtraient encore bien plus
beaux, si la belle Séraphine était à ma place. — Non, l’amour meurt
bientôt dans un cœur offensé, et puis vos bontés, votre amitié pour
moi... — Ne remplacent point dans votre cœur les pertes que vous avez
faites. Elle cueillit alors un bouton de rose, et me le présenta, en
me disant: je voudrais que cette fleur fût le symbole de l’amitié, et
qu’elle fût immortelle. Une autre fois je la trouvai rêveuse, assise
sur un banc de gazon, un livre à la main quelle ne lisait pas; je lui
demandai le sujet de sa rêverie. J’ai quitté, me dit-elle, mon livre
pour écouter le chant des oiseaux, et puis insensiblement, je me suis
mise à rêver à l’amitié; c’est un sentiment bien plus doux que celui
de l’amour. — Oui, entre deux personnes d’un sexe différent, nées avec
des vertus, de la délicatesse et de la sensibilité. Elle se leva alors
en me disant: Je vois arriver mon père, allons le joindre. Lorsque
don Inigo s’aperçut que le temps affaiblissait un peu mon affliction,
et que le calme rentrait dans mon ame, il crut le moment favorable
pour me confier les vues qu’il avait sur moi. Un matin de très-bonne
heure, il entra dans ma chambre, et me dit: Le temps est charmant,
l’air retentit du chant des oiseaux, le parfum des fleurs, des végétaux
embaume l’air, le printemps a presque toute sa parure: allons prendre
le chocolat au milieu de la petite prairie, dont la verdure naissante
est si douce à l’œil. Rosalie dort encore; nous déjeûnerons seuls,
après quoi nous ferons une petite promenade jusqu’aux bords de la
mer. Il me fit cette proposition avec un air mystérieux, qui m’étonna
autant qu’il m’intéressa; je lui répondis que j’étais à ses ordres, et
nous partîmes. Notre conversation pendant le déjeûné fut laconique,
et ne roula que sur des objets peu intéressants. Don Inigo avait un
air pensif et circonspect. Quand le chocolat fut pris: allons, dit-il,
nous promener jusqu’à la mer, nous n’avons pas deux milles de chemin;
je me plais beaucoup, sur ses bords, à jouir de son calme et même de
son agitation. Quand j’éprouve ces moments d’ennui et de tristesse,
qui trop souvent flétrissent notre ame, et dont nous ignorons la
cause, je vais soudain sur le rivage, où l’étendue, le mouvement des
eaux, fixant mes regards et ma pensée, dissipent les nuages qui
pesaient sur mon cœur. Là je me rappelle ce beau passage du psalmiste.
«La mer vit la puissance de l’Éternel, et elle s’enfuit.» Là nous
verrons arriver les vaisseaux qui apportent la fortune et la joie
aux habitants de Valence; nous admirerons la patience et l’industrie
des pêcheurs, qui tendent leurs filets à des animaux innocents, et
qui gémissent quand ils les retirent vides de la proie désirée, ou
tressaillent d’allégresse si les filets sont pleins. Arrivés sur le
rivage, nous nous assîmes sur des rochers; j’observai quelque temps,
sans parler, cet immense réservoir, cet abîme profond, incommensurable,
qui étonne, attache et épouvante l’imagination; j’y voyais des bateaux
s’y promener, des vaisseaux fuyant dans le lointain, des poissons
qui, de temps en temps, s’élevaient, s’élançaient sur la surface des
eaux; j’admirais ces flots qui s’avançaient en grondant, et venaient
expirer à nos pieds. Voilà, dis-je à don Inigo, une perspective qui
jette l’ame dans une rêverie profonde. — Oui, lorsqu’on n’y est pas
accoutumé; mais les marins regardent la mer avec la même indifférence
que les peuples du midi regardent le soleil. L’homme sensible et
réfléchi, voit sur ce fougueux élément le champ de bataille où
l’avarice et l’ambition viennent se disputer leur proie, et le gouffre
qui engloutit une partie de l’espèce humaine: mais je vous ai amené
ici, non pour philosopher, mais pour vous parler d’un objet beaucoup
plus intéressant. Je me suis aperçu que ma fille avait depuis quelque
temps redoublé de dévotion pour Saint Nicolas, et vous saurez que ce
saint archevêque est le patron des filles à marier, comme Saint Rémond
est celui des femmes enceintes. La fête de Saint Nicolas est célébrée
ici avec de grandes cérémonies, par toutes les vierges qui aspirent
au mariage: voici sur quoi est fondé ce patronnage. Ce grand saint
ressuscita un jour l’amant d’une jeune beauté désespérée de sa mort.
Dans une autre occasion, il donna en songe une dot aux filles d’un
pauvre gentilhomme. Ma fille, quoique veuve, a pensé que ce saint ne
lui refuserait pas sa protection. Hier je l’ai surprise aux pieds de sa
statue qu’elle avait couronnée de fleurs: je lui ai demandé le motif de
sa dévotion, et si elle avait envie de se remarier. Je n’en serais pas
fâchée, m’a-t-elle répondu, si je trouvais un homme honnête, aimable
et dont je fusse aimée, et qui aurait voire suffrage. — Cet homme
existe-t-il quelque part, l’as-tu démêlé dans la foule? Elle a rougi,
baissé les yeux et gardé le silence. Or, cet homme mystérieux quelle
n’ose nommer, mon cher chevalier, c’est vous: ma fille entraînée par
la reconnaissance, par vos vertus, votre aimable caractère, ne voit
le bonheur dans un nouvel hymen qu’avec vous. Si vous pensez de même,
si votre cœur répond au sien, je vous offre sa main avec ma fortune;
je ne m’informe pas de la vôtre: moins vous en aurez, plus vous serez
riche pour moi: je jouis environ de vingt mille livres de rente, vous
voyez que nous aurons de quoi subsister tous les trois dans une douce
aisance, surtout dans un pays où la fertilité de la terre nous donne
ses productions à un prix très-modéré. Je pourrais, en continuant mon
commerce, augmenter mon opulence; mais qui désire toujours, ne jouit
jamais. La soif de l’or est la maladie des commerçants et des gens
d’affaire, ce ne sera jamais la mienne. Ma réponse fut l’expression
d’un cœur plein de reconnaissance et de joie. Mais, ajoutai-je, vous
savez l’obstacle qui peut s’opposer à mes vœux: ma religion diffère de
la vôtre, elle est proscrite dans votre pays: Rosalie, attachée par
l’éducation, par le préjugé, et encore plus par son ame imbue de la
religion de ses pères, frémira à l’idée d’épouser un calviniste: voilà
deux obstacles difficiles à surmonter, l’église et Rosalie. — A l’égard
de ma fille, j’espère que l’amour, soutenu de mes conseils, triomphera
de sa prévention. Vos vertus, la noblesse de votre ame parlent déjà
en votre faveur: je lui répète tous les jours que c’est à Dieu seul
à juger les opinions religieuses, et que nous devons tolérer, chérir
même l’homme vertueux, quels que soient sa croyance et son culte.
Et quant à l’opposition de l’église, il serait temps que toutes les
sectes du christianisme, qui ne diffèrent que par quelques opinions
peu importantes et quelques rites, vinssent se perdre dans un accord
général, et que la religion chrétienne, conservant l’esprit de charité
et de sagesse qui l’anime, uniforme, invariable, devînt celle de toute
l’Europe. — Même celle des Turcs. — Non; mais je les renverrais en
Asie. En attendant que ce projet de réunion, peut-être aussi chimérique
que celui de la paix universelle de l’abbé de Saint-Pierre, puisse
s’effectuer, je me charge d’obtenir la permission de votre mariage.
Le grand-vicaire de notre archevêque est un ecclésiastique sage,
éclairé, tolérant, de plus il a de l’amitié pour moi, et j’espère qu’en
ma faveur il conciliera la discipline de l’église avec l’intérêt de
la société. Maintenant que nous sommes d’accord, je vais rejoindre
Rosalie, qui doit avoir quelque inquiétude sur cette longue conférence;
je vais la lui révéler, et la préparer adroitement à vous pardonner
votre protestantisme. Le temps est doux, le soleil est voilé; allez,
en attendant, vous promener dans la _huerta_ (jardin) de Valence:
une belle campagne et un beau jour inspirent des rêveries tendres
et riantes. Il s’éloigna à ces mots, et moi j’allai rêver à notre
entretien, à mon hymen futur et à l’aimable Rosalie, que l’espoir de
la posséder me rendait déjà plus chère. Quelle foule de réflexions
se succédaient dans ma tête! J’étais si enfoncé dans ma rêverie, que
je tombai dans un canal d’arrosage plein d’eau: deux jeunes femmes
accoururent à mon secours et m’aidèrent à en sortir, non sans rire
de tout leur cœur de ma chute et de ma figure trempée, et dégouttant
l’eau comme un dieu marin; je retournai bien vite au logis. Cependant
don Inigo parlait à sa fille; dès qu’elle l’aperçut seul, elle lui
demanda ce que j’étais devenu. — Oh! lui dit-il, don Luis a bien des
choses dans la tête! en ce moment il rêve à toi, à la proposition que
je lui ai faite. — Quelle proposition? — De t’épouser. — M’épouser!
Et qu’a-t-il répondu? — Mille choses tendres et flatteuses. Il a
montré une joie ineffable, et puis tout à coup il est tombé dans la
tristesse; après quoi il m’a dit, avec un profond soupir: je tremble de
ne pouvoir être heureux, une barrière me ferme le chemin du bonheur.
— Est-il possible? Quelle barrière peut s’élever entre nous? n’est-il
pas célibataire et maître de sa destinée? — Oui, mais il pense que
l’opposition viendra de toi, de tes préventions. — Il se trompe; et
s’il m’aime, je crois que je l’aimerai aussi. — Fort bien! Mais si
le hasard eût voulu que sa famille fut de race juive, que lui-même
professât le judaïsme? — Ah! Jésus! Jésus! Que dites-vous? La chose
est impossible! Un jeune homme si aimable, si poli, ne serait pas
Chrétien? — N’est-il pas vrai que tu ne l’épouserais pas? — Oh non, je
n’en aurais jamais le courage ni la force. Moi, la femme d’un Juif!
Non, je n’oserais jamais l’embrasser, j’aimerais mieux mourir. Que je
suis malheureuse! Quoi! don Luis, ce brave militaire, n’est qu’un Juif!
Comme la physionomie est trompeuse! Quand don Inigo vit la douleur
et l’effroi de sa fille à leur apogée, il lui dit, en lui prenant la
main: Rassure-toi, ma chère enfant, don Louis n’est pas Hébreu, il est
très-bon Chrétien. — Ah! que vous me faites plaisir! j’étouffais! —
Mais ce n’est pas un Chrétien de l’Église romaine, il est protestant.
A ces mots, Rosalie qui avait frémi de me voir de la race d’Abraham et
de Jacob, se trouva trop heureuse que je fusse un enfant de Calvin.
Elle demanda si les protestants étaient damnés. — Non, ma fille, je
ne le pense pas. Quand ils sont vertueux Dieu leur fait miséricorde.
—Ah! je le crois, je l’espère; je serais trop malheureuse en paradis
même, si je savais mon époux aux enfers. Mais ne peut-il pas quitter
sa fausse religion pour la nôtre? — Un honnête homme n’abjure la
religion de ses pères, qu’après une intime conviction de ses erreurs:
sa conversion sera ton ouvrage quand tu seras sa femme. — Ah! oui. Je
l’aimerai tant, je le prierai tant que peut-être je le convertirai.
En quittant sa fille, don Inigo vint me raconter cet entretien et
m’annoncer le consentement de cet aimable objet; il me conduisit auprès
d’elle; et quand je lui eus témoigné ma joie et ma reconnaissance, elle
me demanda si j’avais entièrement oublié la belle Séraphine? — Non;
elle demeurera long-temps dans ma mémoire, mais elle n’est plus dans
mon cœur. Le reste de la journée s’écoula dans la douce ivresse de la
joie; mon hymen s’annonçait sous les plus heureux auspices: la vertu,
la tendresse, la reconnaissance en formaient les nœuds, et l’espérance
embellissait l’avenir de ses brillantes couleurs.

Le lendemain, don Inigo et moi nous nous rendîmes chez le
grand-vicaire pour le consulter sur notre position et le prier
d’aplanir les obstacles qui s’opposaient à mon bonheur. — Monsieur, me
dit-il, ne pouvez-vous abjurer vos erreurs? abandonner le calvinisme? —
Non, monsieur. Quel jugement porteriez-vous d’un homme qui, par amour
ou intérêt, renoncerait à la religion de ses pères? Vous penseriez
qu’il deviendrait aussi mauvais catholique qu’il était mauvais
protestant, et que sans doute il est indiffèrent à tous les cultes. —
Et dans lequel éleverez-vous vos enfants? — Nés en Espagne, et d’une
mère catholique, environnés de catholiques, je leur laisserai embrasser
la religion dominante: dans l’âge de raison, ils seront les maîtres
de choisir entre Genève et Rome. Le grand-vicaire satisfait de mes
réponses, me demanda deux jours pour consulter quelques théologiens
et solliciter la permission de l’archevêque. Les théologiens me furent
défavorables; mais le prélat, homme sage, pieux et tolérant, éclairé
des lumières de son grand-vicaire, et charmé d’obliger don Inigo, donna
sa sanction à mon mariage, avec cette clause que mes enfants seraient
élevés dans la religion romaine, et que mes noces ne seraient célébrées
qu’à la fin de l’année de la viduité de Rosalie. Je souscrivis sans
peine à ces conditions.

L’amour naît au sein de l’espérance, et le plaisir d’être aimé
développe son accroissement: je n’avais senti jusqu’alors pour
Rosalie, que ce tendre intérêt qu’inspire la jeunesse et la beauté
malheureuses; je devins alors amant passionné, et l’amitié brûla des
flammes de l’amour. Il est vrai que les aveux ingénus de Rosalie, sa
douce joie, ses timides caresses, son embarras touchant nourrissaient
dans mon ame ce feu si doux. Elle-même embellissait tous les jours;
une sérénité nouvelle, un enjouement paisible respiraient sur son
visage, l’animaient, le coloraient; son esprit acquérait de la grâce
et de la facilité; et son ame expansive semblait se répandre dans
toutes ses actions, dans tous ses discours. Je lui en parlai. Elle me
répondit: le bonheur est le soleil du printemps qui ranime la nature et
l’embellit. O destinée incompréhensible, qui nous conduit à ton but par
les détours d’un labyrinthe obscur!

    Ducimur ut nervis alienis mobile lignum.[89]

Aurais-je pu prévoir quand j’étais à Lyria, courant après Séraphine,
brûlant d’amour pour elle, que la jeune inconnue avec qui je soupais,
à laquelle je donnais des secours, par des sentiments d’humanité et
de commisération, était l’épouse que le ciel me réservait, et que
d’une situation si triste et si déplorable, naîtrait notre félicité
respective! Je me rappelai alors, non sans étonnement, les prédictions
des deux Bohémiennes: comme elles nous l’avaient annoncé, l’infortuné
don Manuel était mort dans le sein de la religion, purifié par elle et
par son repentir; et moi je fesais un mariage riche et flatteur. Alors
s’effacèrent entièrement de mon ame les derniers traits de l’image de
Séraphine, non que nul souvenir ne me la rappelât, mais il était sans
charme et sans intérêt; et celui de Cécile, de cette tendre amie, bien
loin de s’affaiblir, ne se présentait à mon esprit que mêlé d’amertume
et de regrets.

Mon hymen arrêté, nous convînmes avec don Inigo, que j’irais en France
chercher les papiers nécessaires et donner ma démission du service:
j’avais payé par deux blessures et six campagnes ma dette à la patrie,
et je devais à mon épouse et à moi le reste de mon existence.

Je fixai mon départ au 20 avril, le lendemain de la fête de saint
Vincent que l’on voulait me faire voir, et je promis d’être de retour
avant le 15 août, pour assister à la fête de l’Assomption, l’une des
plus magnifiques de Valence. Pendant mon séjour, je parcourus le
manuscrit que mon pauvre ami don Manuel destinait à l’impression.
Mais dans tout cet immense recueil, il y avait tout au plus dix à
douze pièces de vers que l’on pût lire avec plaisir. Elles avaient
cette facilité aimable, ce _molle atque facetum_ qu’Horace trouvait
dans Virgile. Ces pièces avaient été travaillées à loisir, la lime y
avait passé: dans tout le reste qui avait été improvisé, on trouvait,
au lieu d’idées, des mots harmonieux, une infinité de redondances
et encore plus de négligences et d’amphigouris, défauts communs aux
improvisateurs: ainsi je n’ai pu remplir sa volonté dernière, et vendre
son manuscrit pour lui acheter des messes. J’aurais sans doute été
assez généreux pour sauver son ame à mes dépens; mais en ma qualité de
protestant, la foi me manquait; Rosalie, à qui j’en fis la confidence,
suppléa secrètement à mon omission, et le nombre de messes a été
célébré.

Le 20 avril amena la fête de saint Vincent. La veille mon cher hôte me
conduisit sur la place San-Domingo où l’on avait élevé un théâtre sur
lequel parut ce saint, grand comme nature; à ses côtés on voyait des
marionnettes, dont les ressorts qui les mouvaient étaient cachés sous
les planches; ces figures marchent, font des gestes, et représentent
les miracles du saint, au grand contentement, à la grande joie du
peuple qui fait retentir la place de cris, de clameurs et des _viva san
Vicente_. C’est tout ce que je trouvai de curieux dans cette fête.

Je partis le 21 avril. Nos adieux furent touchants sans être tristes;
nous ne nous séparions que pour nous réunir à jamais. Rosalie me
dit, en m’embrassant: Je pleure, mais mes larmes sont douces; vous
emportez ma joie et mon bonheur, mais vous me les rapporterez; cet
espoir me soutient, me console; je prierai tous les jours pour votre
heureux voyage. — Vos prières, lui dis-je, comme celles des anges,
doivent plaire à l’Éternel. Don Inigo me dit: Sachez, mon cher fils,
que celui qui attend s’impatiente beaucoup plus que celui qui voyage.
Le mouvement, les objets nouveaux distraient le voyageur, occupent sa
pensée, amusent sa curiosité; l’autre demeure en place, a tout le temps
de réfléchir, voit toujours les mêmes choses, les mêmes lieux qui lui
rappellent sans cesse l’objet aimé et son absence.

Je ne m’arrêterai pas sur mon voyage; je passai l’Èbre dans une petite
bourgade nommée _Amposto_, sur deux barques liées ensemble par des ais
qui formaient un plancher. Ces barques allaient tantôt à la rame, et
tantôt deux mulets les tiraient du rivage. Un ecclésiastique d’environ
quarante ans passa la rivière avec son âne et nous. En descendant du
bateau il monta sur sa bête, et je le suivis quelque temps à pied.
Il m’apprit qu’il avait étudié à l’université d’_Alcala de Benarès_,
fondée par le cardinal Ximenès qui, de simple moine, était devenu,
à l’âge de soixante ans, archevêque de Tolède et puis cardinal. Cet
ecclésiastique était de mauvaise humeur contre le concile de Trente
qui avait condamné les prêtres au célibat. Dans la primitive église,
disait-il, on nous tolérait des concubines. Dans la Genèse il est
dit: «Il n’est pas bon que l’homme vive sans compagne». Le célibat
des prêtres n’a jamais été un précepte divin, mais une institution
des hommes ou de l’Église, fixée par le concile de Trente, ou plutôt
par le pape Pie IV qui craignait que les prêtres mariés fussent moins
dépendants de Rome.

La plupart des apôtres étaient dans les liens du mariage. Saint Jérôme
assure que Saint Pierre et quelques autres apôtres n’avaient pas plus
quitté leurs femmes que leurs filets. Un évêque de Saragosse, marié,
obtint du pape Pélage, après de longues et vives sollicitations, sa
confirmation à l’épiscopat. Ce qui motivait le long refus du pape,
c’est qu’il craignait que les biens de l’église ne passassent dans
la famille de l’évêque. Au concile de Nicée la question du célibat
fut agitée, et le concile déclara qu’il laissait à chaque prêtre la
liberté de garder sa femme, ou de vivre dans le célibat. Saint Jérôme
se contentait de défendre la bigamie aux prêtres, autorisée chez les
juifs. Saint Paul dit: «Élevez-vous, si Dieu vous en fait la grâce,
jusqu’à l’état pur et sain qui vous détachera des choses terrestres;
mais n’oubliez pas que vous êtes fragile, et que si vous n’avez pas
reçu le don de continence, vous êtes en danger d’être dévoré par un feu
secret, dont l’auteur même de la nature entretient le foyer pour la
propagation de l’espèce.» Dans ce moment son âne aperçut une ânesse,
et fit retentir les airs de sa voix pleine et bruyante. — Votre âne,
lui dis-je, aurait été un mauvais prêtre, il est dans la classe de
ces êtres fragiles dont parle l’apôtre. — Et moi, comme lui, je suis
l’enfant de la nature; je l’écoute en bénissant Dieu, en m’appliquant à
mes devoirs. Si parfois des remords me reprochent ma faiblesse, j’imite
Philippe V, un de nos rois, qui, en revenant de chez sa maîtresse,
recevait l’absolution de son confesseur qui l’attendait; on ajoute même
qu’un médecin l’attendait aussi pour lui tâter le pouls, cérémonie dont
je me dispense; car je ne me porte jamais mieux qu’après ma chute. Je
lui demandai alors où il allait ainsi avec sa monture. C’était, me
dit-il, celle de J. C., elle convient à un pauvre curé. Je vais dire
la messe au village voisin et gagner trois réaux (15 sols). Comme le
pape et nos seigneurs les évêques je subsiste des fruits de l’autel.
— Êtes-vous de ce canton? — Non, je suis né à Valladolid, je vis à
Amposto, et je mourrai où Dieu voudra. Le curé et son âne prirent ici
une autre route. En le quittant, je lui prédis qu’un jour le célibat
des prêtres finirait. — Je n’en doute pas, me dit-il; mais je ne serai
plus. Je remontai dans ma voiture et continuai mon chemin.

En arrivant auprès de Barcelone, je repassai le pont superbe du
Lobregat. Alors la chaîne des montagnes dont je sortais, sembla
s’ouvrir pour présenter à mes regards une vallée magnifique. Le
soleil descendait à l’horizon. L’air devenait plus frais, la lumière
plus douce, et le mouvement d’une nombreuse population donnait à ce
tableau plus d’intérêt et de vie; une belle allée de peupliers me
conduisit en ligne directe à la ville: la chaussée était couverte
d’hommes, de voilures, et ornée des deux côtés de jardins et de jolies
maisons de campagne. Tout y respirait l’aisance, la vie et la gaîté.
Je voyais devant moi les tours, les fortifications de la ville, et
dans le lointain l’amphithéâtre des montagnes: j’étais ravi; mes yeux
ne pouvaient se lasser de voir, mon esprit d’admirer, et mon cœur
de jouir. J’entrai par la porte Hospitalière, et de-là je m’enfonçai
dans des rues étroites. En traversant le _Muelle de San-Luis_, j’eus
encore un quart-d’heure d’enchantement: le soleil était derrière le
mont Joui, la mer balançait mollement ses flots étincelants des feux
du couchant; des vaisseaux entraient dans le port à voiles déployées,
et ses bords étaient couverts des femmes, des enfants, des parents,
des amis des navigateurs, et d’un nombre infini de curieux. Les ombres
s’épaississaient par degré; les lumières brillaient de toute part; la
musique, la danse, les chants semblaient célébrer la fête de la nature,
et adresser, pour tant de merveilles, l’hymne de la reconnaissance à
l’Être créateur qui, nous environnant de plaisirs et de jouissances,
appelle à lui notre admiration et notre amour. Je ne restai qu’un jour
à Barcelone; le souvenir du saint-office m’avait gâté cette ville,
et je n’y trouvai pas l’aimable M. Aubert, qui m’avait arraché si
adroitement des serres de l’inquisition. Il avait obtenu un congé pour
aller en France, où sa femme l’avait suivi. La matinée de mon séjour,
j’allai me promener à pied, à un couvent de capucins, situé sur la
montagne: j’y jouis d’une vue magnifique; elle embrassait le port, la
ville de Barcelone et la campagne. Le jardin des révérends pères est
sur la pente de la montagne. J’y trouvai des promenades délicieuses,
ombragées par des arbres superbes et toujours verts; des ruisseaux
d’une eau fraîche et limpide s’y précipitaient de tout côté. Cet aspect
me parut romantique. Je me crus transporté dans les jardins d’Alcine;
mais tout-à-coup mon illusion s’évanouit, quand j’aperçus un groupe
de capucins a longue barbe, qui se promenaient sous ces ombrages;
alors je crus voir des satires dans les bosquets de Paphos. Mais ce
qui m’amusa, ce fut de voir des eaux qui jaillissaient des yeux d’une
petite Magdeleine, et des stigmates d’un grand Saint François: tant la
superstition inspire de folies!

Arrivé à Perpignan, où mon régiment était encore, je donnai ma
démission. Mes camarades firent tous leurs efforts pour me retenir:
mes chers amis, leur dis-je, je ne puis me résoudre à végéter de
garnison en garnison: les Grecs et les Romains à la paix déposaient
leurs armes, et s’adonnaient à d’autres professions. Voici quelle sera
la mienne: associé à une femme charmante, je ferai valoir mon bien: je
lirai auprès d’elle, je méditerai, j’aurai du repos, j’appelle cela
travailler et avoir un état. Tous les rois de la terre ne pourraient
me faire une plus belle destinée. Si la guerre se rallume, si l’on
attaque nos foyers, et que ma patrie ait besoin de moi, je volerai à
son secours.

Je restai huit jours à Perpignan, où je fus fêté par mes camarades et
mes supérieurs. Je logeai à la même auberge de Notre-Dame où j’avais
vu pour la première fois don Pacheco et la volage Séraphine. J’eus un
moment d’attendrissement. Ah! le souvenir d’une femme que l’on a aimée,
et qui a partagé notre tendresse, laisse toujours dans le cœur des
traces de regrets et de sensibilité!

J’allai joindre ma mère, qui fut ravie de me revoir et de mon
bonheur. Elle-même était heureuse; elle avait épousé un ancien
lieutenant-colonel plus riche d’honneur que d’argent: toute sa fortune
consistait dans une pension assez modique; mais ils avaient l’abondance
que donne la campagne: sans luxe et sans superfluités ils jouissaient
avec leurs amis de leur petite fortune, et même ils donnaient encore du
pain à des malheureux. Je leur abandonnai ma terre de Saint-Gervais, ce
qui accrut leur aisance, sans altérer leur simplicité et irriter leurs
désirs. Je restai deux mois avec eux. Je reçus dans ce temps-là une
lettre du vicomte de Beaupré qui m’invitait à venir dans son château.
J’hésitais de me rendre à cette invitation; je craignais de rouvrir ma
blessure, et de recommencer des pleurs que le temps, un objet chéri,
devaient faire cesser: une seconde lettre plus pressante me décida. Je
fis mes adieux à ma mère et à son époux. Notre séparation les attendrit
vivement: mais je promis de leur amener ma nouvelle épouse.

Quand j’entrai dans la terre du vicomte, que je m’approchai du château,
je sentis une palpitation de cœur qui m’obligea de m’arrêter. Je voyais
ou croyais voir l’ombre de Cécile aux mêmes lieux où je m’étais promené
avec elle; je me rappelais sa voix touchante, ses paroles si douces,
si pleines de raison et de sentiment, ses gestes, ses regards si
tendres, si expressifs. Un domestique du vicomte m’aperçut, et courut
l’avertir. Il vint à moi d’un pas rapide, et me trouva assis sur un
banc. Nous nous précipitâmes dans les bras l’un de l’autre, et, dans
les plus douces étreintes, nous versâmes des pleurs sans proférer une
parole. Enfin, quand notre cœur fut moins oppressé, le vicomte, après
m’avoir remercié de ma visite, me prit par la main, et me dit avec
un profond soupir: Allons la voir. Nous montâmes, silencieux, sur une
petite colline couverte de pins et de cyprès; au centre était la tombe
de l’infortunée Cécile. Lorsque nous y fûmes arrivés, le vicomte me dit
tout en pleurs: Elle est là, c’est là qu’elle dort. Et ne pouvant en
dire davantage, il s’agenouilla, et baisa la pierre qui la couvrait. Je
l’imitai; prosterné sur cette pierre, je la baisai trois fois en criant
trois fois: Cécile, Cécile, Cécile! Après cette lugubre et touchante
cérémonie, nous nous assîmes sur un banc de gazon en face du tombeau.
Je viens souvent ici, me dit le vicomte, pour lui parler; il me semble
qu’elle m’entend et qu’elle me répond. L’autre jour je lui apportai
son enfant, la cause de sa mort; je le mis sur sa tombe: Tiens, lui
dis-je, chère Cécile, voilà l’enfant de notre amour. A peine eus-je
achevé ces mots, que j’entendis un soupir, une espèce de murmure; le
cœur me battit, mon sang se glaça. Ah, m’écriai-je, tendre épouse,
ma bien-aimée, est-ce toi? est-ce ton ombre qui me répond? Mais je
n’entendis plus rien, et je versai un torrent de larmes. Pour terminer
cette scène déchirante, je dis au malheureux époux: Retirons-nous, ne
troublons pas son repos; son ame céleste est avec les anges; elle est
heureuse: un jour nous la reverrons. De retour au château, le vicomte
me présenta son enfant: il avait les yeux, le front et la bouche de sa
mère. Je le pris dans mes bras, et l’accablai de baisers. Le vicomte me
dit: J’avais désiré un garçon, sans doute par un mouvement d’orgueil,
pour transmettre mon nom; mais aujourd’hui je préférerais une fille:
elle me représenterait mieux sa mère.

Pendant les cinq jours que je restai chez le vicomte, tous les matins
j’allai visiter la dernière demeure de Cécile. Un jour que le vicomte
fut occupé, j’y restai quatre heures: j’y lus les Nuits d’Young, j’y
plantai deux rosiers, et je composai cette épitaphe, que le vicomte fit
graver sur sa tombe:

    Ici dort, sous cette pierre,
    Le plus bel ouvrage des Dieux;
    C’était un ange sur la terre;
    Il retourna trop vite aux Cieux.

Le vicomte voulut m’accompagner jusqu’à Toulouse. Cécile, ses propos,
ses actions, sa grâce, le charme de son ame, de sa figure, nous
occupèrent pendant toute la route. Si quelque objet nous distrayait,
nous occupait un moment, nous revenions bientôt à notre pensée chérie.
A Toulouse nous nous séparâmes, ou plutôt nous nous arrachâmes des bras
l’un de l’autre en nous jurant une amitié éternelle.

Je revolai à Valence, où m’attendait une autre Cécile, car Rosalie,
dans les traits et dans le caractère, avait bien des rapports avec
elle; et c’est sans doute cette analogie et son amour pour moi qui
allumèrent mes nouveaux feux. Dans l’excès de mon contentement, souvent
je m’écriai: Enfin je suis aimé! quel bonheur, quel attrait plus
entraînant que celui de rencontrer, au milieu d’une foule d’individus
tous indifférents, tous occupés d’eux-mêmes, un cœur qui vous
distingue, qui s’attache à vous, ne pense qu’à vous, et vous préfere à
tout!

J’arrivai à Valence le 10 août fort tard; je couchai à l’auberge. Don
Inigo était à la campagne; j’y courus de grand matin: j’allai droit
à sa chambre. Mon arrivée le combla de joie. Après nos embrassements
et nos épanchements de cœur il me dit: Rosalie était inquiète; son
amour, son impatience vous accusaient; suivez-moi, elle est encore
dans son lit: j’entrerai le premier pour lui épargner une trop vive
émotion. Eh bien, tu dors? lui cria-t-il en entrant. — Non, mon père.
— Voici une lettre de ton chevalier, de don Louis. — Ah! voyons,
que dit-il; pourquoi ne vient-il pas? — Mais il est en route; il
peut arriver à tout moment, ce soir, demain. — Ah! plût au Ciel que
ce fût tout-à-l’heure. Mais voyons sa lettre. — Je la cherche; je
crains de l’avoir égarée. — O Ciel! cherchez-la, je vous prie. — Mais
n’entends-tu pas marcher? Écoutons; quelqu’un monte: si c’était lui?
— Ah! comme je serais heureuse! — Je n’entends plus rien. (Dans ce
moment je fis du bruit). — Ah! oui, mon père, on marche, on monte. A
ces mots je me précipite dans la chambre; Rosalie jette un grand cri:
je l’embrasse bien tendrement. Nous vous tenons présentement, me dit
don Inigo; j’espère que vous ne nous échapperez plus. Mais laissons-la
s’habiller; allons l’attendre pour déjeûner au salon d’Apollon, car
je fais le petit Lucullus. Ce salon était une petite chaumière faite
de branches d’arbres entrelacées, dans laquelle il y avait une statue
d’Apollon de stuc; elle était tapissée en sparterie; deux grenadiers et
deux orangers, placés aux quatre coins, la couvraient de leur ombre.
Les chaises, les tables, les meubles étaient analogues à la simplicité
de cet asile. Rosalie ne tarda pas d’arriver:

    Belle sans ornement, dans le simple appareil
    D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil.

Je ne l’avais jamais vue si belle, si séduisante. Don Inigo en bonnet
blanc, en redingote grise, respirait le contentement et la gaîté. On
apporta le chocolat, et le domestique renvoyé, nos ames s’ouvrirent à
la confiance; elles s’épanchèrent, se communiquèrent leurs sentiments,
leurs idées; nous jouissions du bonheur de nous revoir, et de la
certitude de passer, de finir nos jours ensemble. Quels dons de la
fortune, quelles fêtes, quels plaisirs bruyants peuvent égaler la
félicité des jouissances du cœur, lorsqu’elles sont pures et légitimes!
Le 15 août je vis la fête de la Vierge et je terminerai mon voyage par
le récit de cette cérémonie.

«Elle commença par une procession solennelle. Les rues étaient jonchées
de fleurs, les balcons ornés de riches tapis, et les boutiques, de
glaces. La procession réunissait tout ce qui peut flatter les sens,
et accroître les illusions religieuses. Une musique harmonieuse et
bruyante, des nuages d’encens, les superbes vêtements des prêtres,
l’élégance, la blancheur de ceux des jeunes lévites et des jeunes
vierges, tout concourait à séduire, à enchanter l’imagination. Ce qui
me frappa le plus, et ce qui distingue cette procession des autres, ce
fut de voir des nuages flottants dans les airs, portés par des hommes
cachés sous des rideaux qui les fesaient mouvoir par un mécanisme
intérieur. Au sommet de ces nuages planait majestueusement l’image
brillante de la Vierge, qui semblait sourire à ce peuple assemblé. Don
Inigo, Rosalie et moi suivîmes cette procession, et entrâmes à sa suite
dans l’église où elle se termine. Tous les piliers étaient couverts de
damas vermeil, toutes les statues, toutes les images illuminées par
des girandoles; le chœur était rempli d’orangers et de citronniers;
et le maître-autel, chargé d’une pyramide de lampions, resplendissait
de la lumière la plus éclatante. On lâcha une multitude de serins
qui voltigèrent dans l’église. On leur avait attaché à la queue une
bande de papier doré. Don Inigo m’avertit qu’il était de la galanterie
espagnole d’attraper un de ces serins pour l’offrir à la _sua
enamorada_ (son amoureuse). La chasse fut générale; tous les jeunes
gens, et même les hommes âgés, car en Espagne l’amour est de tous les
âges, couraient après ces oiseaux. Je fus assez adroit pour en saisir
un très-joli, et je vins le présenter à ma chère Rosalie. Au sortir de
l’église, notre allégresse fut troublée un moment par une rencontre
inattendue. Je donnais le bras à Rosalie, et nous nous trouvâmes face
à face avec la senora Angélica Paular, de fâcheuse mémoire. Elle jeta
sur nous des regards de fureur aussi ardents que ceux d’une chatte à
qui l’on ravit ses petits. La timide Rosalie en pâlit d’effroi; je
tâchai de la rassurer en lui disant que les traits du courroux de cette
belle n’étaient pas plus dangereux que ceux de son amour. Mais ce qui
la rassura davantage, c’est que son père lui apprit que son frère don
Alessandro y César Paular était parti pour le Mexique.

La matinée de cette fête fut consacrée aux cérémonies religieuses,
mais l’après-dînée fut destinée aux plaisirs: il y eut des courses
de chevaux, des arbres de Cocagne, des combats à coups de poings;
j’assistai à des danses, à des ballets à la moresque; toute la
ville était en mouvement, et la foule bruyante et joyeuse se
pressait, s’entassait dans les rues et sur les places. La nuit vint
brillante d’étoiles, et toute la ville fut illuminée de lampions, de
transparents: les clochers étaient en feu; la joie allait jusqu’à
l’ivresse. En fin cette journée si pieuse, si profane, si pompeuse, fut
terminée par un feu d’artifice.»

Rentré au logis, don Inigo me demanda ce que je pensais de cette fête.
— J’y trouve, lui dis-je, quelque chose de sublime et de touchant:
l’idée d’une vierge belle, modeste, et mère d’un Dieu, est une des plus
heureuses de la religion chrétienne; c’est parler aux sens pour arriver
au cœur. — Mon cher ami, vous parlez en protestant; par bonheur,
Rosalie ne vous entend pas; vous lui feriez de la peine, et elle vous
gronderait.

Cependant, je brûlais de célébrer une fête bien plus intéressante pour
moi, celle de l’hymen. Heureusement, sur nos instances, on compta
l’année de viduité de Rosalie du jour de l’abandon de son époux;
elle expirait en septembre. Don Inigo s’occupa des apprêts de la
noce. J’avais fait part de mon mariage au généreux don Pacheco, et
j’étais étonné de n’en point recevoir de réponse; mais je fus bien
plus surpris, lorsqu’un matin je le vis entrer dans ma chambre. Je
viens, dit-il en m’embrassant, assister à la noce de mon fils. Après
que je l’eus remercié avec toute la reconnaissance que m’inspiraient
son amitié et ses bontés, que je lui eus témoigné toute la joie que
sa présence me causait, je lui demandai des nouvelles de Séraphine.
Elle me parle, dit-il, souvent de vous; mais elle a une grossesse un
peu fatigante: ce qui m’afflige, c’est que mon petit-fils ne pourra
porter mon nom, et ne sera pas même gentilhomme. Mon nom va s’éteindre;
c’est un malheur pour la nation que les grandes familles décorent et
soutiennent. Je lui proposai de le présenter à don Inigo, qui fut
enchanté de faire sa connaissance, le força d’accepter un logement chez
lui, et le traita avec l’affection la plus intime, et l’urbanité la
plus aimable.

Enfin le ciel brilla pour moi d’une sérénité nouvelle; le jour de
bonheur parut, je menai Rosalie à l’autel, le premier octobre, jour
de ma naissance: une couronne de jasmin et de roses, un voile, un
habit blanc composaient sa parure; son trouble, son touchant embarras,
sa modestie la paraient mieux encore. Pour moi, je me parai, pour
la dernière fois, de mon uniforme. Don Pacheco avait mis un habit
écarlate, brodé en or, de grandes boucles de diamants, et de grandes
plumes au chapeau; il n’avait pas oublié sa croix de Calatrava et sa
clef de chambellan. Mon beau-père avait un habit neuf de soie d’une
couleur modeste. Mon épouse, au sortir de l’église, me dit: Mon ami,
je t’ai juré devant Dieu et devant témoins, amour et fidélité, je te
répète ici ce serment; il est gravé dans mon cœur, que tu remplis de
tendresse et de félicité. Don Pacheco lui fit présent d’une très-belle
paire de boucles d’oreilles de diamants.

Nous célébrâmes la fête d’hymen à la campagne, au milieu de celle
des vendanges: la joie, les chants, les cris des vendangeurs, se
mêlaient, se confondaient avec nos chants d’hymenée et de plaisir. O
jour heureux! Ah! qui n’a pas aimé une Valencienne, n’a jamais senti
ce que l’amour a de pénétrant, de sublime! elles seules connaissent
et font éprouver ces jouissances intimes, ces extases, ces égarements
d’une ame, que l’indifférence ou la haine ne peuvent approcher, qui ne
savent, qui ne peuvent qu’aimer. Elles doivent sans doute ce bienfait
de la nature à un climat inspirateur, à une religion mystérieuse; la
Vierge, ses miracles, son fils bien-aimé, les cérémonies touchantes
et pompeuses de l’église exaltent leurs ames, qui unissent, fondent
ensemble les sentiments de religion avec ceux de tendresse et de
volupté. Enfin un homme épris d’une Espagnole et aimé d’elle, a
déjà bu dans la coupe céleste où boivent les anges et les élus. Don
Pacheco nous quitta deux jours après la noce, en me jurant une amitié
immortelle, et promettant de venir nous voir de temps en temps.

Il y a vingt ans que j’ai formé cet heureux lien; je ne m’en suis pas
repenti un seul jour, malgré ce qu’en dit La Bruyère.[90] La tendresse,
la douceur, les vertus, les soins touchants de ma femme m’ont prouvé
que les talents, le savoir d’une épouse, sont des ornements inutiles;
un superflu, qui a souvent les inconvénients du luxe; et que la
sensibilité, la raison éclairée, sont les premiers éléments dont se
compose le bonheur d’un ménage: de plus, j’ai senti, depuis mon hymen,
combien nous devons d’indulgence à la faiblesse de ce sexe, et même de
tous les hommes. La faute de Rosalie à son premier mariage l’attachait
encore plus à son devoir, et la rendait plus soumise à son père et à
son époux.

Depuis mon séjour dans cette terre promise, je n’ai jamais poussé un
soupir vers la richesse, vers les honneurs, ces vieilles bagatelles,
comme les nomme Balzac: par une faveur spéciale du ciel, j’ai toujours
su apprécier le prestige et la fumée de la gloire. Pétrarque a dit,
peut-être encore agité du désir de s’immortaliser:

        Ma se ’l Latino, e ’l Greco
    Parlan di me dopo la morte, è un vento.[91]

J’ai eu sans doute dans ma retraite des moments de langueur, que le
travail, la lecture, ou un regard de Rosalie dissipaient bientôt: je
lis beaucoup sans chercher à devenir savant, associant autant que
je le puis la philosophie de Zénon à celle d’Épicure. Je tâche de
savourer toutes les douceurs de la vie, et je marche vers la mort,
sur un chemin de fleurs, sans croire que mes plaisirs offensent la
Divinité, et qu’elle exige de nous, chétifs mortels, des privations et
des pénitences absurdes et cruelles. J’aime Dieu avec la confiance d’un
fils pour un bon père. Je chéris la vertu et la pratique autant que ma
faiblesse me le permet. Je suis un vrai quiétiste: j’ai dix ans de plus
que ma femme, et je dois finir avant elle. Souvent dans cette pensée,
je lui traduis ces vers touchants de Tibulle:

    Te spectem suprema mihi cum venerit hora,
    Te teneam moriens deficiente manû.[92]

Une fille est le seul fruit de mon mariage; elle fait mon bonheur et
celui de sa mère: sa figure est aimable; elle a plus de grâce que de
beauté. Le sentiment brille dans ses regards, et donne une ame à sa
physionomie; elle chante avec goût et justesse, sans étude et sans
méthode; elle a la naïveté de son âge et d’un bon naturel; elle ne
possède ni beaux talents, ni grandes connaissances: son esprit n’en
est que plus facile et plus enjoué, son amour-propre plus raisonnable,
et son ame plus sensible. Si les femmes se bornaient aux études
proportionnées à la force de leur esprit, analogues à leur situation,
à leur place dans le monde, elles seraient plus aimables et plus
savantes; car ce que l’on sait mal, est une superfétation qui défigure.

Mon beau-père ne vieillit point; sa sagesse, le calme de son ame, sa
sobriété, et sans doute son bonheur, maintiennent sa constitution,
comme un arbre né sous un beau climat, à l’abri de l’impétuosité
des vents, fructifie et garde long-temps la force et la pompe de sa
jeunesse.

Ma femme, à son septième lustre, a perdu la fraîcheur et le coloris
de son printemps; mais ses beaux yeux et la douce expression de sa
physionomie, la placent encore au rang des jolies femmes. Je n’ai point
cherché à altérer sa religion, mais j’ai tâché de la rendre pieuse
et non dévote; je lui dis souvent: Toutes ces pratiques minutieuses
et multipliées, toutes ces momeries monacales et superstitieuses,
annoncent plutôt la faiblesse de l’esprit, que l’amour de Dieu et de la
religion. Il faut à une femme raisonnable, une dévotion de sentiment,
plus que de pratique. Elle n’a plus cherché à me convertir, parce que
je l’ai désabusée de ma damnation, et qu’elle est aujourd’hui persuadée
que l’Être-Suprême nous jugera sur nos actions, et non sur nos opinions.

Je ne finirai pas sans parler de la _nueche buena_ (la bonne nuit), ou
autrement de la fête de Noël, fête des plus agréables qui rappelle le
printemps dans le cœur de l’hiver. La veille de Noël, on se promène
dans les rues au milieu des bosquets, des guirlandes de fleurs, de
myrte et de roses, et des arbres fleuris. Toute la ville respire la
gaîté et le plaisir: dans tous les marchés, on avait construit de
petits théâtres, aux pieds desquels les musiciens font résonner leurs
instruments; et des voix fraîches chantent des pastorales: cependant
les pétards, les cris de joie retentissent de tout côté; toutes
les maisons opulentes déployent leur magnificence. Les terrasses
étaient illuminées par des lampions et des transparents de cent
formes diverses; mon beau-père donna un grand soupé à l’instar de
tous les gens aisés. Après soupé, on dansa, on chanta; ensuite nous
allâmes visiter nos voisins et nous promener dans les rues au son
des instruments et à la clarté des flambeaux que l’on portait devant
nous. Dans cette course nocturne, on s’agace, on s’attaque avec des
confitures, des dragées et des grelots que l’on s’envoie avec de grands
éclats de rire. Les Grecs et les Romains n’avaient pas de fêtes si
riantes, et une dévotion si tendre et si gaie. Don Inigo me conduisit
sur une hauteur, pour me faire jouir du coup d’œil des illuminations:
cette vue est magnifique; je voyais une étendue immense de feux que
traversaient des fusées et des globes enflammés; j’entendais un
murmure, un mugissement semblable à celui de la mer: c’est dans cette
agitation et ces plaisirs que nous attendîmes le lever de l’aurore,
et l’heure des matines. Nous entrâmes avec la foule dans les églises
resplendissantes de lumières; la gaîté y suivit le peuple, et tempéra
l’austérité de la dévotion: on se jetait à la tête des noisettes, des
oranges, et les prêtres officiant en étaient frappés comme les autres.
Je doute qu’à la vue d’une fête si joyeuse, les Sociniens fussent
revenus de leur incrédulité, ils croiraient plutôt que c’est une fête
de Vénus; car dans le délire de la joie, les amants se cherchent,
se trouvent, le tumulte les favorise. En Espagne il n’est point de
cérémonies religieuses où l’amour ne se mêle et ne joue le rôle le plus
intéressant. Dans cette fête-ci, toutes les Sirènes, toutes les Circé
de la ville se répandent dans les rues, tendent leurs filets, vous
appellent par ces mots laconiques, _commigos_.[93] Malheur, dit-on,
à qui n’a pas les oreilles bouchées avec de la cire. M’étant séparé
un moment de don Inigo et de ma femme, une de ces nymphes me sauta
au cou, me couvrit de baisers malgré ma résistance, en me disant:
_Ah hijo de mi alma, come lè hallas querido, ven tengo una camita
incomparable_.[94] J’eus bien de la peine à me débarrasser de ses bras
et de ses baisers.

Mais j’ai déjà parcouru un espace immense; il est temps de rentrer dans
mon colombier, et de laisser reposer mes ailes et mes lecteurs.

Salut, cent fois salut, belle Valence, terre romantique, doux climat,
où les transitions rapides du froid au chaud, du sec à l’humide, ne
détruisent pas la santé; où les hommes, comme les plantes, pénétrés
d’un soleil actif, jouissent d’une plénitude, d’une surabondance de
vie, et avec un air pur et vital, respirent la joie, le plaisir et
l’amour! Salut, nouvel Eden, terre de promission, où les jours de la
vieillesse sont plus doux, les infirmités plus supportables; où chaque
lever du soleil offre à tous les âges des jouissances nouvelles; où la
vie s’écoule sur des fleurs, sous un printemps continuel; où les sens
ont plus d’énergie; où la force vitale est plus active, la nourriture
plus succulente et plus légère; où les hommes ont de la franchise, de
l’esprit, de l’enjouement et de la vivacité; où les femmes joignent à
l’éclat de la beauté, la grâce, l’esprit, une aménité enchanteresse, un
cœur aimant et voluptueux et la gaîté la plus aimable; où la société
est douce; où chacun pour briller ne fait pas des efforts d’esprit et
de mémoire, et ne suit que son plaisir et son cœur; où le fat et le
sot n’attirent pas les égards, ne fixent pas l’attention; où enfin un
heureux destin m’a fait trouver Rosalie! Salut, ville chérie; puissent
la paix, fille du ciel, et Saint Vincent votre patron, éloigner de vous
à jamais les ravages et les foudres de la guerre!


FIN DU TOME SECOND ET DERNIER.



  TABLE
  ANALYTIQUE DES MATIÈRES
  CONTENUES DANS CES DEUX VOLUMES.


_Nota_. Les chiffres romains indiquent les Tomes, et les chiffres
arabes indiquent les Pages.


A.

  _ABDERAME III_. Anecdotes sur ce prince. II, 268.

  _Accouchement_ (cérémonie d’un), I, 298.

  _Adélaïde_, première maîtresse de Saint-Gervais, I, 6; — Mariée à un
  magistrat, 13.

  _Aladera_ (Bianca) dame de Séville, qui prend du goût pour
  Saint-Gervais, II, 211.

  _Alhameda_, magnifique promenade de Valence, I, 235.

  _Alicante_, fertilité de ses campagnes, I, 411. — Citerne, _ibid._

  _Almanza_, ville, I, 409.

  _Alonzo_ (don), mari de Séraphine, II, 275, 277.

  _Alphonse_, médecin de Lyria, I, 227.

  _Andalousie_ (quelques détails sur l’), II, 267.

  _Antoine de Padoue_ (Saint), général des Portugais, II, 227.

  _Araucana_, poème d’Alonzo Ersilla, I, 368.

  _Aubert_ (M.), Consul de France à Barcelone, rend des services à
  Saint-Gervais, I, 141.

  _Augustin_ (don), franciscain de Séville, II, 135; — homme sage
  et pieux, accueille et console Saint-Gervais, 141 et suiv. — Ses
  raisonnemens, 144 et suiv. — Est chargé de retirer don Fernandès de
  son hermitage, 185, 191, 201. — Récit de son voyage, 296.

  _Avila_ (comte d’), époux de la comtesse Éléonore, II, 161. — Sa
  conversation avec Saint-Gervais et Manuel sur l’Espagne, 165. —
  Apprend que don Fernandès, qui croit l’avoir tué, est hermite près de
  Carthagène, 180. — Raconte les détails de cette scène de jalousie,
  180 et suiv.

  _Azucar esponjado_, petit pain de sucre, que les Espagnols prennent
  avec leur chocolat, I, 242.


B.

  _BAGNÈRES_. Description de cette ville et de ses environs, I, 15 et
  suiv.

  _Barcelone_, I, 133. — Saint-Gervais y est arrêté par les familiers
  de l’inquisition et mis en prison, 138 et suiv. — (Belle vallée de),
  II, 377. — Couvent de capucins, 378.

  _Barrège_. Description de cette ville et des environs, I, 16 et suiv.

  _Beaupré_ (le vicomte de), épouse Cécile, I, 36. — Ses attentions
  délicates, son amitié pour Saint-Gervais, 38 et suiv.

  _Benimanet_, charmant village des environs de Valence, I, 303. —
  (Chanoine de), 303.

  _Bexis_, I, 201. — Mauvaise auberge de cette ville, 201 et suiv.

  _Bilbao_, quelques détails sur cette ville, II, 245.

  _Biscayens_. Privilèges dont ils se vantent, I, 179. — Leur
  caractère, II, 239, 241.

  _Bonne-nuit_. _Voyez_ fête de Noël.

  _Bordeaux_, ton qui régnoit dans les Sociétés de cette ville, sous le
  gouvernement du maréchal de Richelieu, I, 49.

  _Brigands_ (rencontre de trois), I, 187.

  _Burjazot_, joli bourg près de Valence, I, 288. — Tombeau de
  Françoise l’Advenant, 289.


C.

  _CAPUCIN_ quêteur, II, 230.

  _Carême_ (les Espagnols achètent la permission de manger du laitage
  et des œufs pendant le), II, 210.

  _Caroline_ (la), chef-lieu de la fertile colonie de la Sierra-Moréna,
  II, 183, 312, 317. — Curé, 319. — État florissant, 323. — Craintes
  sur sa longue existence, 326. — Sa destruction, 327.

  _Carthagène_, II, 32. — Son port, 34. — Son arsenal, _ibid._

  _Cascadilla_ (dona), reçoit à Murcie don Manuel, habillé en moine,
  I, 427.

  _Castillans_, leur caractère, II, 289.

  _Cécile_, son portrait; aimée par le chevalier de Saint-Gervais, I,
  29 et suiv. — Épouse le vicomte de Beaupré, 44. — Meurt en couches,
  123. — Son souvenir attriste St.-Gervais, II, 201, 282. — Son
  épitaphe, 283.

  _Célibat_ des prêtres, II, 374.

  _Cervantes_ (Miguel), notice sur sa vie, I, 362.

  _Chartreuse_ de Porta-Cœli, I, 307.

  _Clara_ (dona), dame des pensées de don Manuel Castillo, I, 376.

  _Cochers_, pourquoi ils ne montent plus sur leurs siéges en Espagne,
  II, 220.

  _Colloque_ entre un cordonnier qui battait sa femme, et son voisin,
  II, 104.

  _Confession_ (billets de), à Valence, II, 347.

  _Condamnés_ (les), manière dont on les conduit au supplice, II, 197.

  _Cordoue_, description de cette ville, II, 252, 259, 266, 273, 287.

  _Courtoisie_ d’une espèce particulière des Espagnols envers les
  dames, II, 168.


D.

  _DERVICHES_ (cérémonie des), II, 229.

  _Dorset_ (lord), voyage en Espagne et recherche la société de
  St.-Gervais, II, 212. — Son opinion au sujet des Espagnols, 213. —
  Son esprit philosophique, 221. — Son opinion sur les Portugais, 222,
  227. — Son aventure galante à Lisbonne, 223. — Ses conversations
  avec son cordonnier, 263. — Son caractère, 291. — Son départ pour
  l’Italie, 291.


E.

  _ELCHE_, ses belles campagnes, I, 420. — Ville célèbre du temps des
  Maures, 421.

  _Éléonore_ (comtesse d’Avila), accueille à Séville don Manuel et
  ensuite St.-Gervais, II, 154. — Cercle dans son hôtel, 180. — Retour
  imprévu de son mari, 161. — Son portrait, 207.

  _Etiquette_ de la cour d’Espagne, I, 77.


F.

  _FANDANGO_, I, 267, 286.

  _Fernandès_ (don), hermite près de Carthagène, I, 458. — Son
  histoire, II, 1. — Quitte son hermitage, 293. — Va trouver sa femme à
  la Caroline, 314.

  _Fiançailles_ (cérémonie des), I, 397.

  _Francisca_ (dona), épouse de don Fernandès, II, 180. — Se retire à
  la Caroline, 183. — Retrouve son mari, 315.

  _Français_ que St.-Gervais rencontre à Séville; ses aventures, II,
  203.


G.

  _GAVACHE_, épithète que les Espagnols donnent aux Français; origine
  de ce mot, II, 155.

  _Grao_, port à une demi-lieue de Valence, I, 320.

  _Grenade_, grande ville bâtie par les Maures, II, 46. — Fertilité de
  son territoire, 47. — Cathédrale, 48. — Alhambra, palais magnifique,
  51. — Prison de la reine, femme d’Abdali, et histoire de cette
  reine, 53. — Curé, 60. — Généraliffe, ancien palais des sultans, 62.
  — Description de la ville, 63. — Inscriptions Arabes, 63, 64. —
  Tombeau de Gonsalves de Cordoue, 73.

  _Guadix_, ville d’Andalousie, II, 44. — (Route de), à Grenade, _ibid._

  _Guarda-Romana_, colonie d’étrangers, II, 310.


H.

  _HERMITE_ du Mont-Serrat, I, 163. — De Morviédro, 197. — Des bords de
  la rivière de Canales, 206. — Sur la route de Carthagène, 458. — Son
  histoire, II, 1.

  _Huerta de Valencia_ (le jardin de Valence), belles campagnes du
  royaume de Valence, I, 231.


I.

  _INIGO FLORES_, père de Rosalie, I, 239, 242, 274 et suiv. — (Belle
  action de), 291. — Reçoit chez lui Saint-Gervais, 339. — Sa maison
  de campagne, 349, 384. — Fait à Saint-Gervais la confidence des
  sentiments de sa fille, II, 364. — Propose à sa fille d’épouser
  Saint-Gervais, 366. — La différence des religions est un obstacle,
  365, 367. — Cet obstacle est levé, 369 et suiv.

  _Inès de Castro_. Anecdotes sur sa mort, II, 232.

  _Inquisition_ (l’), fait arrêter Saint-Gervais à Barcelone, I, 158 et
  suiv. — Anecdotes au sujet de ce tribunal, 149, 385. — Crimes qu’il
  poursuit, 272.


J.

  _JACQUES_ (Saint), patron de l’Espagne, II, 192. — Son corps trouvé
  en Espagne, 193.

  _Juan_ (don), hermite du Mont-Serrat; son histoire, I, 163.

  _Juif_, sceptique et superstitieux, II, 237.


L.

  _LIVRES_ (visite des) de Saint-Gervais à Gironne, I, 129. — Défendus
  par le saint-office, 252. — De la bibliothèque de don Inigo, 271.

  _Lorca_, ville d’Andalousie, II, 41.

  _Lyria_, petite ville entre deux montagnes, I, 213.


M.

  _MANUEL CASTILLO_, poète espagnol, que Saint-Gervais rencontre dans
  la prison de Valence, I, 356. — Cause de son emprisonnement, 357,
  358. — Son portrait, 358, 365. — Refuse de faire des excuses au
  duc qu’il avoit offensé, 375. — Sort de prison par les bons offices
  de Saint-Gervais, 391. — Devient le fidèle compagnon de voyage de
  Saint-Gervais, 403. — Vers, 404. — Fait baiser sa main au duc son
  rival, 405. — Prêche sur la place publique d’Alicante, 413. —
  Expédient dont il se sert pour être bien logé et traité à Murcie,
  424. — Mystifie deux dévotes par son déguisement et ses contes, 427
  et suiv., 442, 449 et suiv. — Ses vers, 457. — Se fait passer à
  Carthagène pour don Solano, médecin, II, 35. — Prend à Grenade le
  nom du frère d’un moine pour se faire bien recevoir dans le couvent
  des hyéronimites, 66 et suiv. — Console Saint-Gervais de l’infidélité
  de Séraphine, 101, 106, 108, 114. — Prend le nom du comte de
  Rio-Frio pour visiter la manufacture de tabac à Séville, 158. —
  Compose une romance pour la comtesse Éléonore, 160. — Est pris pour
  un saint à Saragosse, 170. — Part avec don Augustin pour rendre
  l’hermite don Fernandès à son épouse, 201. — Son retour à Cordoue,
  293. — Récit de son voyage, _ibid._ — Histoire de ses premières
  amours, 302. — Sa conversation avec le curé de la Caroline, 320.
  —Son opinion sur le mariage, 329. — Chanson improvisée, 337. — Son
  entrevue avec Clara, qui refuse de le recevoir, 340. — Ses songes,
  342. — Sa maladie, 349. — Sa mort, 358.

  _Melgar_ (Alonzo). Aventure de ce jeune homme II, 186.

  _Mendiants_. Fierté des mendiants Espagnols, II, 290.

  _Miracles_ racontés par un muletier, I, 232.

  _Mœurs_ (licence des) tolérée en Espagne par le clergé, et pourquoi,
  II, 195.

  _Moines_ (vénération que les Espagnols montrent pour les), I, 194.

  _Mont-Serrat_ (monastère de), I, 152.

  _Morts_ (fête des) à Valence, I, 393.

  _Morviédro_ (route de Tortose à), I, 185. — L’ancienne Sagonte,
  189. — Couvent de trinitaires, 191. — Restes de monuments de
  l’antiquité, 193.

  _Muletier_ capucin, son histoire, II, 77.

  _Murcie._ Beauté de ses environs, I, 423. — Histoire de cette ville,
  438. — Cathédrale, 439. — Promenades charmantes, 441. — Population,
  447. — Rues, bibliothèque, 448. — (Route de) à Carthagène, 455.


N.

  _NOCE_ champêtre, I, 120.

  _Noël_ (fête de), sa description, II, 395.

  _Notre-Dame de la Cuéva-Santa_, chapelle fameuse sur la route de
  Morviédro à Valence, I, 199. — _D’Atocha_ miraculeuse, à Madrid,
  202. — Procession, 216.


O.

  _OILLA PODRIDA_, potage espagnol, I, 257.

  _Olives_ d’Andalousie, renommées, II, 233.


P.

  _PACHECO_ (don), Espagnol dont Saint-Gervais fait la connaissance
  à Perpignan, I, 64 et suiv. — Y tombe malade, 82. — Loge chez
  Saint-Gervais, 83. — Retourne à Cordoue, 103. — Son portrait, 104. —
  Son courroux contre sa fille mariée sans son consentement, II, 106. —
  Offre sa nièce et tout son bien à Saint-Gervais qui les refuse, 109.
  — Son caractère, 256. — Son lit, 260. — Accident dans sa voiture,
  261. — Reçoit sa fille; son costume, 282. — Pardonne à sa fille, 285.
  — Sa généreuse amitié envers Saint-Gervais, 300. — Vient à Valence
  assister au mariage de Saint-Gervais et de Rosalie, 389.

  _Pau_, ville dont le nom est immortel, I, 15.

  _Paular Angélica_, parle par signes à Saint-Gervais, I, 288, 295. —
  Ce qu’elle est, 295. — Billet qu’elle jette à Saint-Gervais, 317.
  — Le fait arrêter, 332 et suiv. — Son portrait, 340. — Écrit à
  Saint-Gervais, 348, 384. — Son désespoir, 388.

  _Pedro_ (don), chanoine heureux de Benimanet, I, 303, — Sa
  bibliothèque, 310.

  _Pierre le Cruel_, tyran farouche; anecdotes de son règne, II, 127.

  _Podagre_, cheval de Saint-Gervais, I, 126, 174. — Est volé par don
  Sanche, 222.

  _Processions_, I, 216, — II, 228, 229, 246, 288.

  _Puits_ de Saint-Isidore, révéré à Séville, II, 234.


Q.

  _QUADALAVIAR_, rivière, I, 321.

  _Quetaria_, petit bourg de la Biscaye, II, 241 et suiv.


R.

  _RANCIO_, vin fameux du territoire de Lyria, I, 215, 217.

  _Récolet_ de la venta Adelcoha, II, 308.

  _Refresco_, le grand festin des Espagnols, I, 256 et suiv.

  _Revenant_, dans l’auberge d’un village, I, 210.

  _Richelieu_ (maréchal de), commandant à Bordeaux, I, 49. — Anecdotes
  à son sujet, 51 et suiv.

  _Rogations_ (les), II, 323.

  _Rosalie_. Saint-Gervais en fait la connaissance à Lyria, I, 214.
  — Abandonnée par son mari, 221. — Son extrême affliction, 222 et
  suiv. — Tombe malade, 226. — Son entrevue avec son père qui lui
  rend son amitié, 249. — Récit de son mariage avec don Sanche, 265.
  — (Comparaison de) et de Séraphine, 288. — Reçoit une lettre de don
  Sanche, qui lui annonce son départ pour l’Amérique, 297. — Apprend la
  mort de son époux, II, 338. — Épouse Saint-Gervais, 391.


S.

  _SAINT-GERVAIS_ (le chevalier de), né dans le Vivarais; calviniste,
  I, 4 et 5. — Part pour l’armée, 10. — Blessé à Crevelt, 11. — Prend
  les eaux de Barrège, 16 et suiv. — Y fait la connaissance de Cécile,
  dont il devient amoureux, 29 et suiv. — Va dans la terre de son
  père, y compose une tragédie, 42 et suiv. — Se rend dans le château
  habité par Cécile, près d’Alby, 45. — Charmes de ce séjour, 45 et
  suiv. — Rejoint son régiment à Bordeaux, 48. — Ensuite à Perpignan,
  54. — Lit sa tragédie chez le maréchal gouverneur du Roussillon,
  55. — Apprend la mort de son père, 61. — Fait connaissance avec
  l’espagnol Pacheco et Séraphine sa fille, 63 et suiv. — Ressent un
  vif chagrin en apprenant la mort de Cécile, 123. — Son départ pour
  Cordoue, 125. — Est arrêté à Barcelone, et comparaît devant les
  inquisiteurs, 138 et suiv. — Expédient employé pour le rendre à la
  liberté, 143. — Fait connaissance de Rosalie à Lyria, 214. — Va
  trouver le père de Rosalie à Valence, et la réconcilie avec lui, 231
  et 243. — Loge à Valence chez don Inigo Flores, 251. — Est appelé par
  les signes d’une femme à travers une jalousie, 288, 296. — Est arrêté
  à Valence par ordre du Corrégidor, à la sollicitation d’Angélica
  Paular, 332 et suiv. — Comparait devant le Corrégidor, en présence
  d’Angélica Paular, 340. — Sa réponse à Angélica Paular, 340. — Écrit
  à l’ambassadeur de France à Madrid, 351. — Reçoit une lettre de don
  Pacheco qui l’engage à se rendre bien vite à ses vœux, et à ceux de
  Séraphine, 354. — Fait connaissance en prison avec un poète, 356.
  — Est délivré par les soins de l’ambassadeur, 386. — Est reçu avec
  les caresses de l’amitié, par don Inigo et Rosalie, 387. — Obtient
  la délivrance de don Manuel, 388 et suiv. — Se bat en duel avec le
  frère d’Angélica Paular, 394. — Est attaqué et blessé, 399. — Reçoit
  une nouvelle lettre de don Pacheco et de Séraphine, 401. — Quitte
  Valence avec don Manuel, 403. — Arrive à Cordoue, II, 91. — Trouve
  Séraphine mariée, 93. — Chagrin que cette infidélité lui cause, 103.
  — Part pour Séville, 114. — Retourne à Cordoue, 250. — Loge chez don
  Pacheco, 251. — Revoit Séraphine, 274. — Engage le père de Séraphine
  à rendre ses bonnes grâces à sa fille, 279. — Part pour la Caroline
  avec don Manuel et don Fernandès, 302. — Retourne à Valence avec
  don Manuel, 331. — Ses entretiens avec Rosalie, 359. — Revient en
  France, 373. — Arrivé à Perpignan, donne sa démission, 379. — Fait
  ses adieux à sa mère, 381. — Visite le Vicomte de Beaupré, 381. —
  Retourne à Valence chez don Inigo, 384. — Épouse Rosalie, 389. — Mène
  la vie la plus heureuse, 391.

  _Saint-Hilaire_ (marquise de), femme bel-esprit de Perpignan, I, 56.
  — S’empare du chevalier de St.-Gervais, 59.

  _Saint-Jean del Forache_, ruines près de Séville, II, 178.

  _Saint-Philippe_, ville, I, 409.

  _Saint-Pons_, officier joueur, I, 20 et suiv. — Sa fin déplorable, 25.

  _Sancha_ (dona), della Valle (marquise), son aventure, II, 171 et 174.

  _Sanche_ (don), mari de Rosalie, I, 213. — Abandonne sa femme et
  enlève Podagre, 221.

  _Sardines_ (pêche des), II, 242.

  _Secondat_, fils de Montesquieu, président du parlement de Bordeaux,
  accueille le chevalier de St.-Gervais et le dirige de ses conseils,
  I, 50, 54.

  _Segorbe_, I, 201.

  _Seguidillas_, espèce de contredanse, I, 270.

  _Séraphina_, fille de l’Espagnol don Pacheco, qui inspire un vif
  amour à St.-Gervais, I, 65 et suiv. — Passe avec son père quelque
  temps à Perpignan, et n’est point insensible à la passion de
  St.-Gervais, 85 et suiv. V. _Pacheco_. — Son portrait, 115. — Se
  marie contre le gré de son père, II, 93. — Récit de ce mariage, 94. —
  Fait prier St.-Gervais de la revoir, 274. — Sa première entrevue avec
  son père, 282. — Obtient son pardon, 285.

  _Sermons_ bizarres, I, 158, 352, 411; II, 225.

  _Séville_, fondée par Hercule, II, 124. — Cathédrale, 125, 216.
  — Hôtel de l’inquisition, II, 126. — Alcazar, ancien palais des
  rois Maures, 126, 129. — Faubourg de Triana, 130. — Couvent des
  Franciscains, 132. — Chartreux de Las Cuevas, 138. — Aqueduc de six
  lieues de longueur, 139. — Visite d’un moine à l’auberge du voyageur,
  155. — Manufacture de tabac, 156. — Séville la vieille, 179. —
  Bourse, 219.— Ancien état florissant, 219.

  _Sieste_, généralement en usage en Espagne, I, 239, 258.

  _Silva_ (Éléonora), duchesse, I, 259.

  _Smith_ (Charles), Anglais avec lequel St.-Gervais dîne à Perpignan;
  sa querelle avec don Pacheco, I, 66 et suiv.

  _Soldat_ nonagénaire qui avait servi sous Philippe V; son histoire,
  II, 119.


T.

  _TARBES_, I, 15.

  _Tarquin le Superbe_, tragédie du chevalier de St.-Gervais, applaudie
  dans les sociétés de Perpignan, I, 55. — Refusée au théâtre-Français,
  59.

  _Tarragone_, ville d’Espagne, I, 173.

  _Taureau_ (course du), II, 248.

  _Torre_, grange près de Lyria, où croît le _rancio_, I, 217. —
  Déjeûné agréable qu’y fait Saint-Gervais, _ibid._

  _Tortose_, Saint-Gervais s’y arrête, I, 176. — (Aubergiste de), 176
  et suiv.

  _Trinitad_, hermitage sur le Mont-Serrat, I, 161.


V.

  _VALENCE_ (route de Morviédro à), I, 199. — Promenade, 235. — Convoi
  funèbre, 206. — Barbier acteur, 238.— Description de la ville, 240,
  244, 295. — Cathédrale, 253. — Le Micalet, 279. — Affiches de Comédie
  et de prédication, 280. — Longévité des habitans, 281. — Spectacle,
  283. — Crucifix du collège Corpus-Christi, 287. — Couvens, 309. —
  Hôpital, 316. — Bibliothèque publique, 322. — Beautés des campagnes
  qui l’environnent, II, 334, 337. — Affiche de Comédie, 347. — (Éloge
  de), 398.

  _Vega_ (la), plaine charmante près de Grenade, II, 76.

  _Venta himistosa_, mauvaise auberge sur la route de Cordoue à
  Séville, II, 115. — Dialogue de don Manuel et de l’aubergiste qui
  venait de perdre sa femme, _ibid._

  _Viatique_, ses accompagnemens, I, 302, 316. — Usage (au sujet du),
  II, 260.

  _Vierge_ (fête de la), à Valence, II, 386.

  _Vin rancio_, I, 215, 217. — De Malaga, 366.

  _Vincent_ (saint), [fête] de, II, 372.

  _Volero_, danse espagnole, I, 285, 286.


_Fin de la Table Analytique de ces deux Volumes._



ERRATA DU SECOND VOLUME.


  Page  29, ligne 27, corum quæ acturi sumus et corum quæ,
                        _lisez_ eorum quæ acturi sumus et eorum quæ.

        70,       12, j’aurai besoin, _lisez_ j’aurais besoin.

        75,        6, m’inspirait, _lisez_ m’inspiraient.

        77,       18, Slave de Pobreta, _lisez_ llave de Pobreza.

       116,        8, les Andalousiens, _lisez_ les Andaloux.

       127,        7, tant de faste et d’orgueil. _ponctuez ainsi_,
                        tant de faste et d’orgueil?

       138,        4, Triara, _lisez_ Triana.

       148,       20, à leurs plaisirs. C’est, _lisez_ à leurs
                        plaisirs; c’est.

       159,        7, l’air échauffe, _lisez_ échauffé.

       217,        5, leur amour-propre presque dans ses douces
                        illusions, _lisez_ leur amour-propre dans
                        ses plus douces.

       227,       12, lui expédia la patente, _lisez_ lui en expédia.

       230,       12, pas d’autre Dieu, _lisez_ pas d’autre Dieu que
                        Dieu.

       235,        8, il devint savant évêque, _lisez_ savant, évêque.

       251,        1, j’allais loger, _lisez_ j’allai loger.

       260,        4, dans les ravissements de l’amour, l’aspect de la
                        beauté, _lisez_ de l’aspect.

       266,        6, notre bacon, _mettez_ notre Bacon.

       _Ibid._    14, matronnes, _lisez_ matrones.

       284,        2, don Pocheco, _lisez_ don Pacheco.

       321,        5, Olavide, _lisez_ Olavidé.

       _Ibid._     8, Olavide, _lisez_ Olavidé.

       322,        8, sous la condition qu’elle la fera, _lisez_ les
                        fera.

       _Ibid._    17, le roi fournit les semailles pour le blé, _lisez_
                        les semences de blé.

       326,       26, Olavide, _lisez_ Olavidé.

       328,       23, Olavide, _lisez_ Olavidé.

       365,       11, nous nous devons, _lisez_ nous devons.

       390,       11, sa connaissance et, _supprimez_ et.

       399,       15, puisse la paix, _lisez_ puissent la paix.



NOTES


[1] Les honneurs de la _grandesse_ procurent le titre d’_excellence_,
mais ne donnent pas le droit de se couvrir devant le roi.

[2] Le Prado est une des belles promenades de Madrid: elle est ornée
d’arbres, de fontaines, de statues, et a près d’une demi-lieue de
longueur. C’est un rendez-vous général; on y voit jusqu’à quatre à cinq
cents voitures qui se promènent fort tristement, et une foule de gens
à pied. Cette superbe promenade a été encore embellie par Charles III,
prince sage et sévère.

[3] Les poètes latins disent que c’est l’Éridan qui est le roi des
fleuves. _Rex Eridanus_, a dit Virgile.

[4] Ce sont de petites maisons de campagne.

[5] Telle est cette épitaphe: _Hic jacet pulvis, cinis et nihil_.

[6] Saint-Louis, en envoyant ces reliques, écrivit une lettre qui
mérite d’être connue. «Louis, par la grâce de Dieu, roi de France,
à nos très-chers et amis en J. C., les chanoines et tout le clergé
de Tolède, salut et dilection: ayant le dessein d’enrichir votre
église d’un excellent trésor, en considération de notre très-cher et
très-aimé le vénérable don Juan, archevêque de Tolède, qui nous a fait
de très-humbles et instantes prières, nous vous envoyons avec plaisir
quelques parties considérables des saintes reliques que nous avons eues
du trésor de l’empire de Constantinople, et tirées de nos sacrés et
pieux sanctuaires. Ces reliques sont une partie de la Vraie Croix de
notre Seigneur, que vous recevrez et garderez avec ce respect qui est
dû à ces susdites reliques; nous vous conjurons encore de vouloir bien
vous souvenir de nous dans vos messes et dans vos prières.»

_Donné à Étampes, le mois de mai de l’année_ 1248.

[7] _Massoler_, c’est donner un coup de massue sur la tempe du
criminel; c’est le supplice le plus doux.

[8] Don Manuel a singulièrement interprété la maxime de Saint Jérôme,
qui dit: _Duorum temporum maxime habendam curam, mane et vespere, id
est eorum quæ acturi sumus et eorum quæ gesserimus_.

[9] L’uniforme de chasse, à la cour d’Espagne, est un habit vert orné
d’une large broderie; c’est une grande faveur que la permission de le
porter et d’être admis aux chasses royales.

[10] Il n’y a point de bonne soupe sans lard, ni de sermon sans saint
Augustin, c’est-à-dire sans le citer.

[11] Un ouvrage bien commencé est à moitié fini.

[12] Don Solano était un fameux médecin de l’Andalousie, qui a donné
l’histoire de ses observations sur le pouls. Il prédisait les crises
des maladies, et en déterminait le genre et l’heure à laquelle on
devait l’attendre.

[13] Les habitants de Delphes le précipitèrent du haut d’un rocher.

[14] C’est le cri des franciscains qui, vainqueurs des enfants de Saint
Dominique qui nient l’immaculée conception, ont fait adopter leur
doctrine à toute l’Espagne. Tous les ordres militaires de l’Espagne
jurent, à leur réception, de défendre de paroles et d’actions, la
croyance de la conception immaculée.

[15] C’est cet ancien usage qui a fait donner le nom de _La Porte_ à la
cour du grand-seigneur.

[16] La clef est à peu près chez les Musulmans ce que la croix est chez
les Chrétiens; c’est le signe principal de leur foi: comme les clefs de
Saint Pierre, elles ouvrent et ferment le Ciel.

[17] Les Arabes descendent d’Ismaël, fils d’Abraham et de sa servante
Agar.

[18] Mahomet raconte dans le _Sura_ que, transporté dans le Ciel, Dieu
lui dit qu’il voulait que les vrais croyants priassent cent fois par
jour. Mahomet trouva que c’était beaucoup. Mais, conseillé par Moïse,
il pria Dieu de réduire ce nombre à quatre fois. La première au lever
du soleil, la seconde à midi, la troisième au soleil couchant, et la
dernière à minuit.

[19] Anciennement, chez les Arcadiens et les Espagnols, le gland était
regardé comme un mets délicieux. Pline rapporte que de son temps les
Espagnols en servaient sur leurs tables, cuits sous la cendre; mais ces
glands sont d’une qualité supérieure à ceux des chênes de nos climats.

[20] En 1726, l’inquisition, autorisée par le gouvernement, fît arrêter
trois cent soixante familles soupçonnées de mahométisme, et confisqua
tous leurs biens, évalués à douze millions de piastres, qu’elle a
pieusement conservés.

[21] Ce cardinal si bon, si miséricordieux, selon don Polycarpe, était
dur, ambitieux, opiniâtre et fanatique. Il disait qu’avec son cordon il
menait les grands d’Espagne, et qu’il les écrasait avec ses sandales.
Les cinquante mille Maures qu’il fit baptiser étaient de Grenade et des
villages voisins. Un édit de 1561 leur ordonna de faire baptiser leurs
enfants. Les Maures, pour éluder la loi, se prêtaient les enfants nés
à peu près au même temps, pour les présenter à l’église; et souvent un
seul enfant recevait plusieurs baptêmes.

[22] Ce général gagna, par ruses, deux batailles sur les Français dans
le royaume de Naples. Il les surprit en les amusant par des traités de
paix.

[23] Le maréchal de Luxembourg, dans son lit de mort, répondit à ceux
qui lui parlaient de ses exploits et de sa gloire: «J’aimerais mieux
avoir secouru quelques malheureux, que cette gloire dont vous me
parlez.»

[24] La paresse est la clef de la pauvreté.

[25] Souvent un homme de bien est caché sous un mauvais habit.

[26] On ne connaît le bien qu’après avoir éprouvé le mal.

[27] Chaque fourmi a sa colère.

[28] Le nom d’_in pace_ donné aux cachots des couvents, vient de cette
phrase, _vade in pace_, que l’on dit aux malheureux que l’on jette dans
cette fosse. Ces affreuses prisons étaient connues dans l’antiquité;
les Romains y enterraient les Vestales vivantes. Jugurtha y finit sa
vie dans le désespoir. L’infortuné Louis XVI, sur les instances de la
malheureuse Antoinette, sa femme, ordonna, sous peine des châtiments
les plus rigoureux, l’abolition de cette barbarie.

[29] La bonne conversation abrège le jour.

[30] On voit bien à ce propos que le chevalier de Saint-Gervais est
protestant.

[31] Il vaut mieux être oiseau de champ, qu’oiseau de cage.

[32] Qui n’a pas vu Séville, n’a pas vu une merveille.

[33] C’était l’usage en Espagne: parmi la haute noblesse, une jeune
mariée mettait, le jour de sa noce, la robe de velours qu’avait portée
sa mère, son aïeule, sa bisaïeule et au-delà.

[34] Mais le pieux Énée, levant les mains au Ciel, parla ainsi en
pleurant...

[35] Quelques écrivains ne sont pas de l’avis d’Homère et ont entaché
la fidélité de cette reine d’Ithaque.

[36] Je n’ai vu mourir personne de faim, mais bien cent mille d’avoir
trop mangé.

[37] Philippe V, après cette victoire, disait au duc de Vendôme: Il est
étonnant que vous, fils d’un homme borné, vous ayiez un si beau génie
pour la guerre. Mon génie, lui répondit le duc, vient de plus loin.
C’est qu’il était petit-fils d’Henri IV.

[38] C’était un assez triste palais où Philippe V a passé sa vie.

[39] D’autres prétendent qu’elle a été fondée par les Phéniciens, qui
la nommèrent _Hispalis_. Les Romains l’appelèrent _Julia_.

[40] Ces malheureux proscrits demandèrent à Henri IV un asile en
France, offrant de cultiver les landes de Bordeaux, à condition qu’ils
pourraient professer leur religion. Le sage Henri n’osa les recevoir.
Les temps de la philosophie et de la tolérance n’étaient pas encore
arrivés. Ces Maures se réfugièrent en Afrique et en Asie.

[41] Là nous entendions les gémissements et le bruit des fouets
barbares.

[42] Ces traits sembleraient justifier la mémoire de don Pèdre, et
accuser de calomnie ses accusateurs. Les Andalous le nommaient _Pedro
el Justiciero_. Mais Henri de Transtamare, son assassin, ayant détruit
sa famille et tous ses adhérens, poursuivait la réputation de son
frère, sans que personne osât faire l’apologie du mort.

[43] Des incrédules prétendent que ce fut Saint Dominique qui imprima
à Saint François ces stigmates, avec une broche, dans une dispute
survenue entre ces deux Saints.

    Tantæne animis cœlestibus iræ.

[44]

    A Castillo y Aragon
    Otro mundo dio Colon.

Colon donna un autre monde à la Castille et à l’Aragon.

[45] Saint Augustin avait un fils nommé _Deodatus_, qui mourut jeune,
et qu’il regretta vivement.

[46] Mais tandis que le destin le permet, unissons nos amours; la mort,
enveloppée de son crêpe funèbre, ne tardera pas d’arriver.

[47] Les Calvinistes rejettent la confession auriculaire, les
indulgences, le purgatoire, la messe, la hiérarchie des églises et ses
cérémonies, les vœux monastiques, le célibat des prêtres; ils admettent
la prédestination et prétendent que Dieu a créé la plupart des hommes
pour les damner; ils nient la présence réelle dans l’Eucharistie, et
disent que Dieu ne se communique à nous que par la foi. Les Luthériens
prétendent que J. C. est dans les espèces consacrées, comme le feu est
dans le fer enflammé qui subsistent ensemble.

[48] Du temps de Salomon, on comptait trente-huit mille lévites en
état de servir. Ce roi en destina vingt-quatre mille à servir sous
les prêtres; six mille pour juger les causes peu importantes de la
religion; quatre mille pour être portiers et veiller sur les trésors du
temple, et le reste pour faire l’office de chantre.

[49] Tous ceux qui par leurs bienfaits ont mérité de vivre dans la
mémoire des hommes.

[50] Il a goûté le don céleste.

[51] Urbs patens et absque menorum ambitu.

[52] Crains Dieu, observe ses commandements. C’est là tout l’homme.

[53] Avec toi je voudrais vivre, avec toi je voudrais mourir.

[54] C’est le titre que l’on donne aux archevêques et évêques.

[55] Ce sont de petits rouleaux de tabac que l’on fume sans pipes.

[56] Un poète provençal nommé _Arnaud Daniel_, le plus célèbre des
troubadours, fesait dire des messes pour obtenir les bonnes grâces de
sa maîtresse, qui se nommait _La belle Bouille_.

[57] La plupart des vaisseaux espagnols portent des noms de Saints.

[58] Cette ascension de Mahomet dans le ciel est très-curieuse. Il
était couché, dit-il, lorsque l’ange Gabriel l’éveilla et lui ordonna
de monter la jument El-Borack, qui était d’un gris argenté, et vite
comme l’éclair. D’abord il alla, avec l’ange Gabriel, au temple de
Jérusalem, où Moïse, Abraham et Jésus, firent la prière avec lui;
de là ils montèrent rapidement au premier ciel. Gabriel frappe à la
porte; on demande qui est là? — Gabriel. — Quel est ton compagnon? —
Mahomet. — A-t-il reçu sa mission? — Oui. — Qu’il soit le bienvenu!
Alors la porte s’ouvrit. Voilà ton père Adam, me dit Gabriel; je le
saluai; il me rendit le salut, et m’appela le plus grand des prophètes.
De là Gabriel et Mahomet volèrent au second ciel. On leur fit les
mêmes questions, et ils saluèrent Jésus et Jean, qui leur rendirent
le salut. Ainsi, toujours monté sur sa jument, il visita toutes les
sphères célestes; au troisième ciel, il fut complimenté par Joseph; au
quatrième par Hénoc; au cinquième par Aaron; au sixième par Moïse; au
septième par Abraham. De là Mahomet pénétra jusqu’au Lotos, qui termine
le jardin des Délices. Ce Lotos est un arbre si immense, qu’un seul de
ses fruits nourrirait pendant un jour toutes les créatures. Du pied
de cet arbre sortent quatre fleuves immenses. Après avoir parcouru ce
jardin de Délices, Mahomet alla visiter la Maison de l’Adoration, où
les esprits célestes vont en pélerinage; soixante-dix mille anges y
rendent tous les jours leur hommage à l’Éternel. Les mêmes anges n’y
entrent jamais deux fois. Ce temple construit d’hyacintes rouges, est
entouré d’une multitude de lampes qui brûlent continuellement. Après
que Mahomet eut fait sa prière, on lui présenta trois coupes remplies,
l’une de vin, l’autre de lait, la troisième de miel. Il préféra celle
de lait, et Gabriel lui en fit compliment, et lui dit que c’était d’un
heureux présage pour sa nation. Lorsqu’il eut traversé la vaste étendue
des cieux, il s’approcha du trône de Dieu qui lui ordonna de faire la
prière cinquante fois par jour. Par le conseil de Moïse, il retourna
vers Dieu qui réduisit la prière à cinq fois par jour.

[59] Ce mot anglais est tiré de notre ancien idiome, qui nommait
_humeur_ cet enjouement, cette vivacité d’esprit, féconde en saillies,
en plaisanteries fines et ingénieuses.

[60] Les uns prennent pour leur fétiche ou leur dieu, un os de
volaille, d’autres un poisson, un caillou; ils logent ces fétiches dans
leurs cabanes ou dans leurs canots; ils révèrent surtout un serpent
fétiche d’un caractère fort doux.

[61] Louis XI priait sa vierge de détourner les yeux quand il
commettait quelque mauvaise action.

[62] Dans les sermons de la Passion du quatorzième au quinzième siècle,
en France, en Italie, ainsi qu’en Espagne, le prédicateur se mettait
une corde au cou, et le peuple en fesait autant, criant _miséricorde_ à
grands cris redoublés; ensuite le prédicateur demandait pardon pour le
peuple, et la Gloire éternelle.

[63] Ce moine bénédictin présenta au duc une pêche qu’il partagea avec
la dame de Montsoreau, sa maîtresse; tous deux en moururent.

Ce crime de Louis XI fut découvert par lui-même, selon Brantôme. Ce roi
fesant un jour ses prières et ses oraisons à Cléry, devant Notre-Dame,
qu’il appelait sa bonne patronne, se croyant seul, lui disait: «Ah!
ma bonne dame, ma petite maîtresse, ma grande amie, je te prie de
supplier Dieu pour moi; qu’il me pardonne la mort de mon frère que j’ai
fait empoisonner par ce méchant abbé de Saint-Jean-d’Angely; je m’en
confesse à toi, comme ma bonne patronne et ma maîtresse; mais aussi
mon frère ne fesait que troubler mon royaume. Fais-moi donc pardonner,
ma bonne dame, et je sais ce que je te donnerai.» Ce beau discours fut
entendu et répété par le fou du roi, qui était dans l’église et qu’il
ne voyait pas.

[64] Pope, le prôneur de l’_Optimisme_, était contrefait, presque
toujours malade; il était morose, inquiet, à charge à lui-même, et fut
persécuté par ses ennemis jusqu’à sa mort.

[65] Paris ne l’a été qu’en 1183; et quelle différence de climat!

[66] Dans le dixième siècle, un musulman nommé au visirat, déposa
au pied du trône des présents d’une richesse immense: quatre cents
livres pesant d’or, des lingots d’argent, pour la valeur de quatre
cent vingt mille sequins, trente pièces d’étoffes tissues d’or, dix
garnitures de fourrures précieuses, cent de moindre valeur, quatre
mille livres de soie, trente tapis de Perse; mille boucliers, mille
flèches, quinze chevaux arabes richement caparaçonnés, cent chevaux
d’un prix inférieur, vingt mules, quarante jeunes gens et vingt jeunes
filles d’une beauté parfaite, tous vêtus avec un luxe somptueux. Il
y avait encore divers articles. Ce visir ajouta à ces dons un poème
très-flatteur qu’il avait composé en l’honneur du sultan qui récompensa
tant de magnificence et d’adulation, d’une pension de cent mille pièces
d’or.

[67] Que Dieu bénisse votre excellence!

[68] En Espagne, tout homme qui vit noblement, et dont le père et
l’aïeul n’ont pas exercé de professions réputées ignobles, est sensé
_hidalgo_, noble d’extraction.

[69] On ne fait pas l’amour dans cette religion, elle ne durera pas.
L’expression de ce pape est plus énergique en italien.

[70] Monsieur, pardonnez, je n’ai point d’argent.

[71] Dans les filets où l’oiseau fut pris, il laisse, en se débattant,
quelques plumes, mais il reprend sa liberté.

[72] Et moi qui ai toujours été chéri de l’Amour, Vénus elle-même me
conduira dans les Champs Élysées.

[73] Aloysya Sygea était de Tolède, et vivait dans le seizième siècle:
elle était savante et poète. Elle a composé un poème latin. Un nommé
Charrier, avocat de Grenoble, a osé lui attribuer son livre obscène de
_Arcanis amoris et veneris_. C’est une calomnie punissable.

[74] Les romances espagnoles roulent sur des femmes coupables, enlevées
par Satan, et sur quelque chevalier qui terrasse un géant, ou sur
quelque sainte qui sauva un enfant chrétien d’un torrent, ou d’un jeune
héros qui se bat contre trois taureaux en l’honneur de sa dame.

[75] Bien aime qui jamais n’oublie.

[76] Ouvre la porte au bon jour et prépare toi pour le mauvais.

[77] Aimer et être sage est un rare bienfait des Dieux.

[78] La folie est douce en certains moments.

[79] Charlemagne et Charles-le-Chauve défendirent au peuple de
travailler pendant les rogations.

[80] Ces fêtes de Cérès se nommaient _ambarvales_: chaque père de
famille fournissait une victime couronnée de feuilles de chêne, qu’il
promenait trois fois autour de son champ, en l’arrosant de miel et de
vin, et en chantant des hymnes en l’honneur de la déesse.

A la fête de la moisson on lui présentait les premiers fruits de la
saison; on immolait une génisse ou une truie pleine, ou une brebis.
Outre ces fêtes particulières, il y en avait de publiques qui avaient
lieu dans l’enceinte de Rome; les citoyens fesaient, en chantant des
prières, une procession solennelle.

[81] Malheureusement ce bon curé a prophétisé. Un grand d’Espagne, en
qualité d’alguasil mayor de l’inquisition, arrêta M. Olavide, et le
traduisit dans les prisons du saint-office. Ses papiers, ses livres,
furent saisis. Son procès fut instruit pendant deux ans, dans le
plus grand silence. On le fit comparaître, vêtu de jaune, un cierge
vert à la main, devant une assemblée composée de quarante personnes,
parmi lesquelles se trouvaient des grands d’Espagne, des officiers
généraux, des moines, des ecclésiastiques: on lui lut sa procédure,
dans laquelle on l’accusait d’avoir fréquenté Voltaire et Rousseau,
d’avoir parlé le langage des esprits-forts, et jeté du ridicule sur
les pères de l’église. D’après ces accusations on prononça la sentence
qui le déclarait hérétique, et portait la confiscation de ses biens,
le condamnait à une prison de huit ans dans un monastère, à lire des
livres de piété, à faire pénitence et à se confesser une fois par mois.
Après la lecture de la sentence, et d’une abjuration solennelle qu’il
fit, il fut absous avec tout l’appareil d’usage, de la censure qui le
frappait. On assure qu’il y eut des juges qui opinèrent à la mort.
Mais le monarque et le grand-inquisiteur même, avaient modifié cette
sentence. Depuis, M. Olavide ayant obtenu la permission d’aller prendre
les eaux minérales en Catalogne, s’échappa et vint en France chercher
la sécurité et le repos.

[82] Qu’il me donne la vie et des richesses.

[83] Un roi d’Orient nommé _Salmanazar_, enleva dix tribus hébraïques
et les dispersa dans ses États; on ignore depuis leur destinée. On
prétend que plusieurs de leurs descendants habitent la mer Caspienne,
les Indes et la Chine.

[84] Voyageurs, allez avec Dieu et avec la Vierge.

[85] Amour de femme, eau dans un panier. Le proverbe espagnol dit:
Amour d’enfant.

[86]

    On sait tout ce que peut une femme en fureur.
        VIRGILE.

[87] Nous ne sommes plus rien après la mort; la mort même n’est rien.
_Sentence de Sénèque le tragique_.

[88] Les rabins ajoutent que ce monarque a fait plus de trois mille
volumes de paraboles. Quel écrivain!

[89] Nous sommes comme des marionnettes mues par un fil caché. HORACE.

[90] «Il y a peu de femmes si parfaites, qu’elles empêchent un mari
de se repentir, au moins une fois le jour, d’avoir une femme, ou de
trouver heureux celui qui n’en a pas.»

[91] Si les Latins et les Grecs parlent de moi après ma mort, ce ne
sera que du vent.

[92] Voltaire a imité ces vers dans une pièce charmante.

    Je veux, dans mes derniers adieux,
    Disait Tibulle à son amante,
    Attacher mes yeux sur tes yeux,
    Te presser de ma main mourante.

[93] Avec moi. Ce qui se dit par ellipse, et signifie: _voulez-vous
venir avec moi_?

[94] Fils de mon ame, comment te trouves-tu? Viens, j’ai un lit
incomparable.



*** End of this LibraryBlog Digital Book "Voyage en Espagne du Chevalier Saint-Gervais (2 de 2)" ***


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