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Title: Mâadith
Author: Magali-Boisnard
Language: French
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  BIBLIOTHÈQUE DU HÉRISSON
  (ŒUVRES NOUVELLES)

  MAGALI-BOISNARD

  MÂADITH

        Connais-tu la main du destin?
        Le destin a cinq doigts.
        Qu’ils se posent sur toi et tu les connaîtras.
        Deux pour les yeux,
        Deux pour les oreilles...
        Son dernier doigt sur ta bouche dira:
        «Tais-toi!»

        Gazini


  AMIENS
  LIBRAIRIE EDGAR MALFÈRE
  7, RUE DELAMBRE, 7
  (Dépôt à Paris, 1, rue Vavin, 6e arr.)

  1921



JUSTIFICATION DU TIRAGE


Il a été tiré:

    20 exemplaires sur Japon, numérotés de 1 à 20.
    50 exemplaires sur Hollande, numérotés de 21 à 70.
    100 exemplaires sur Arches, numérotés de 71 à 170.
    2.000 exemplaires ordinaires.

La présente édition est l’édition originale de cet ouvrage.


Tous droits de reproduction réservés.

Copyright 1921 by Edgar Malfère.



OUVRAGES DU MÊME AUTEUR


_L’Alerte au désert_. La vie saharienne pendant la guerre. (Perrin).

_Le Chant des femmes_ (couronné par l’Ac. Française), poèmes du temps de
guerre. (Perrin).

_La Vandale_, roman de la décadence romaine en Afrique. (Sansot).

_Les Endormies_, roman de l’Islam féminin. (Sansot).

_L’Islam et la politique des Alliés_ (adapté de l’italien).
(Berger-Levrault).

_La Kahena_, 4 actes de l’indépendance berbère.

_Études et conférences_.


En préparation

_Le Désert_, poèmes sahariens.

_La Trace Perdue_, roman.

_Jackie au désert_, histoire d’un bébé dans le Sahara.

_L’Enfant Taciturne_.



PREMIÈRE PARTIE


... Née au temps où les oliviers kabyles fleurissent les pentes
montagnardes et les sentiers pierreux entre les vergers, Mâadith devait
être belle. Les vieilles reconnurent cela dès sa naissance et ses
parents se réjouirent dans leur pauvreté laborieuse, car la beauté est
la puissance divine et singulière qui enchante à jamais les hommes et
les femmes.

Dix années passèrent, marquées aux retours des rafales de neige dans les
cèdres du Djurdjura et du bourdonnement des guêpes dans les oliviers
refleuris. Parmi la brousse et les gneiss grisâtres, Mâadith gardait les
chèvres du village d’Ighli, dont quelques-unes étaient le bien paternel.

Le front étroit et bombé sous des cheveux touffus, le corps mince dans
un lambeau de draperie bleue, Mâadith était aussi bondissante que son
troupeau. Ses yeux éblouissaient son visage de statuette brune. D’humeur
orgueilleuse et sauvage plus qu’aucune de ses pareilles, elle jouait
parfois avec les autres bergers, mais préférait la solitude, habile à se
parer de colliers de baies de myrte, à défier les singes aventureux
descendus des cèdres et à disputer aux chevreaux le lait des chèvres.
Elle n’aimait pas son frère Ouali, mais elle l’admirait pour sa taille
élevée au-dessus de celle des autres gamins et parce que, fort de sa
qualité de mâle et d’aîné, il la battait si brutalement que chaque fois
elle croyait en mourir.

Ouali allait à l’école que dirigeaient un instituteur français et sa
femme,--de braves gens aux traits et au caractère imprécis, cultivant
des fleurs et des légumes, ne sachant de leurs élèves que le nom et
qu’ils étaient tous sales et faisaient étalage de pauvreté. Si Mâadith
accompagnait son frère, la femme de l’instituteur l’accueillait d’abord,
à cause de sa grâce et de son charmant visage, puis, après quelque
sottise vite accomplie, la chassait en l’appelant «fille de sorcière».
L’école se trouvait à plus d’une heure de marche du village accroché
comme un nid de pigeon sauvage à la montagne. L’hiver, les écoliers
enfonçaient jusqu’au ventre dans l’épaisseur de la neige. Ils partaient
dans le matin où persistait la nuit; ils revenaient dans le soir où
régnait déjà l’ombre hâtive. Ils auraient voulu éviter le rude et
quotidien pèlerinage: mais les pères, prudents et avertis, chétifs et
sages, craignaient le mécontentement de l’administration.

Le foyer de Ouali et de Mâadith était si humble qu’il arrivait au garçon
d’avoir faim. Lorsque la femme du maître d’école préparait le repas,
Ouali ramassait les épluchures, livrait bataille aux autres affamés qui
voulaient les lui prendre, et mangeait en pleurant de colère et de
satisfaction.

Le père des enfants se tua. Avec deux maîtresses branches d’un vieil
olivier, dont les autres appartenaient à ses cousins, il possédait un
morceau de terre cultivable, oublié par l’ancienne fureur d’un torrent,
à mi-hauteur d’une paroi de roche entre un ravin profond et le rebord
d’un sentier. Chaque jour, ceinturé par une corde fixée à un arbre, il
se laissait glisser au-dessus de l’abîme jusqu’à son jardin qu’il
cultivait âprement. Mais la destinée rompit la corde tandis qu’il était
encore suspendu dans le vide et les chacals purent seuls découvrir son
corps. Alors, quand le menu bétail, les deux branches d’olivier et le
jardin furent revenus au prêteur, qui est le grand fléau des
montagnards, quand la mère fut morte à son tour de misère et de maladie
dans la hutte des cousins, les deux enfants se sentirent aussi libres et
aussi isolés que des chèvres perdues dans la broussaille.

--Viens, ô Mâadith, je sais le chemin du grand village où sont des
maisons comme pour les géants et les colons riches, dit subitement
Ouali.

--Certes, je viendrai, mon frère.

C’est le marché du grand village. Mâadith est ahurie, joyeuse et
apeurée, devant une cohue d’hommes et de bêtes. Entre les burnous
jaunâtres, effilochés, les feutres ou les casques des colons circulent.
A l’écart des groupes qui trafiquent, un vieux Kabyle vend de la neige,
prise aux grottes du Djurdjura, pour rafraîchir l’eau ou le petit-lait
dont se désaltèrent les clients d’un café maure. Il y a des gens qui
discutent ou se battent et d’autres qui échangent les saluts ou le
baiser du respect, les lèvres effleurant l’épaule.

--O ma sœur, dit Ouali, attends-moi ici, je te prie.

Mâadith obéit. Tranquille, presque rassurée, elle le regarde s’éloigner
dans la foule où il glisse et s’insinue comme un vif lézard parmi les
pierres. Elle attend. N’ayant jamais compté les heures, elle ne sait pas
que le temps passe. Peu à peu, la place du marché s’élargit et se vide.
Des chapelets d’hommes s’égrènent le long des chemins. Le bruit du sabot
des mules s’éteint dans la poussière et l’éloignement. Les petits ânes,
lourdement chargés de cavaliers aux longues jambes nues, au large
chapeau de palmier-doum tressé, disparaissent derrière les
lauriers-roses de la vallée. Dans la plainte des essieux violentés par
la traversée des thalwegs, au trot des chevaux ébouriffés, les carrioles
des colons regagnent les fermes. A son tour, le vendeur de neige s’en
est allé. La place du marché est déserte.

Assise sur la terre, Mâadith pleure tout doucement. Elle ne pense à
rien, elle n’a pas peur, mais son isolement et son immobilité la
déconcertent. Elle n’ose pas se mouvoir dans ce lieu si différent du
haut-plateau familier où broutaient les chèvres. La nuit vient et se
prolonge comme l’absence de Ouali. Mâadith s’endort...

--Réveille-toi, fille, réveille-toi!

L’enfant ouvrit ses yeux troubles. Une face de vieille femme, égratignée
de rides terreuses, se penchait sur son petit visage étonné. L’aube
dégageait à peine de l’ombre la silhouette des eucalyptus et des
maisons.

--Fille, lève-toi.

Mâadith, examinant l’inconnue, demanda:

--O vieille, est-ce Ouali mon frère qui t’envoie?

--Ton frère Ouali? Je ne sais rien sur lui.

--Il est grand. Il se bat fort; il s’est battu même avec des singes dans
la forêt de cèdres, et les singes font peur à beaucoup d’hommes. Il
m’avait dit de l’attendre...

--Il est parti! Le prophète sait s’il reviendra. Ton père et ta mère que
sont-ils?

--Ils sont morts.

--Où est ton village?

--Dans la montagne.

--O la montagnarde tombée sur la plaine, te voici pareille à une graine
jetée dans les champs! Qui saura où tu te trouves, ô la toute petite?
Quel jour d’entre les jours reviendra ton frère? Mais viens chez moi
attendre son retour; tu conduiras mon fils, l’aveugle Amar, et je te
nourrirai.

Mâadith suivit cette femme qui lui fit place dans une cellule étroite,
formée par un lambeau de toile, au fond d’un caravansérail où deux
chiens maigres hurlaient à tout venant, où quelques dromadaires
étiraient leurs fantastiques formes. Les chameliers trouvèrent la petite
jolie et le dirent à la vieille qui riposta par des injures, mais sans
colère...

Les jours suivants, Mâadith errait de marché en marché, de village en
village, au hasard des routes, à travers un monde inconnu. La main
lourde de l’aveugle Amar pesait sur son épaule. Il mendiait, invoquant
Sidi Abd-el-Kader-Djilani d’une voix rude et livrant au soleil et aux
mouches sa face trouée de petite vérole où roulaient inlassablement des
yeux sans regard.

Mâadith vécut entre ces deux êtres, la mère et le fils. Elle vécut comme
ils le voulurent, ne réfléchissant pas et n’ayant point de révoltes.
Elle ne souffrait que d’une souffrance animale: quelque douleur
physique, la fatigue, la soif ou la faim. Elle n’avait pas appris à
jouir et se contentait d’exister passivement, soumise à des gestes de la
vie qui n’étaient plus un mystère pour les petits bergers des hauts
pâturages et qu’elle acceptait, semblable à ses sœurs de race, fleurs
humaines qui croissent vite, devenant femme avant d’avoir cessé d’être
enfant.

Il advint à Mâadith de rencontrer des gens du village d’Ighli. Ils se
souciaient peu d’elle; mais, par eux, elle apprit que son frère Ouali
était parti pour les villes du littoral, avec d’autres gamins qui
émigraient vers les ports ou les grandes cultures du Tell, allant gagner
leur vie hors de la sévère et âpre montagne.

Un jour, la destinée de Mâadith choisit la route remontant du lit de
l’oued jusqu’au seuil de l’hôpital et du couvent des religieuses qui
vont, vêtues de laine blanche, une croix d’argent sur la poitrine,
soigner les musulmans malades et parler de choses douces en langue arabe
ou berbère. Et la destinée fit que Amar s’endormit au revers du talus...

Entre les longs cils courbes, les yeux de Mâadith luisaient d’un regard
net et noir. Ils fixaient l’aveugle avec un désir vague de le vouer à un
sommeil éternel. Deux ou trois petits, qui veillaient sur le bétail des
pâtures environnantes, se rapprochèrent. Ils parlèrent de leurs
querelles et de leurs maux. L’un, guéri d’une blessure par les soins des
religieuses blanches, raconta de tentantes et fabuleuses choses sur les
secrets de la vie heureuse, derrière les murs neigeux et ensoleillés de
l’hôpital. La chaude atmosphère vibrait de l’appel grelottant d’une
chèvre. Un vol d’oiseaux migrateurs, suspendu dans la clarté, fit
entendre un cri bref comme un avertissement. Sous un olivier, des loques
multicolores, ex-voto des femmes pieuses, palpitaient au-dessus de
l’amas de pierres recouvrant la sépulture d’un saint homme d’Islam...

Amar l’aveugle reste plongé dans son sommeil. Les petits gardiens du
bétail se sont dispersés dans les champs. Mâadith est droite et
frémissante sous l’arbre-tabou. Elle a déchiré une lanière de sa
gandourah; elle l’attache à une branche.

--O saint, murmure-t-elle, je te prie, que l’aveugle et la vieille
perdent la mémoire de Mâadith!

Et la voici courant vers les murailles blanches, hautes et paisibles
sous le soleil...



C’est ainsi que Mâadith expliqua sa jeune vie et sa triste aventure à
celles qui lui donnèrent asile.

Quelques années après, Mère Augusta, supérieure d’une autre
congrégation, venait de me redire ces choses.

Nous sortions du jardin du couvent et nous marchions dans l’ombre de la
basilique de couleur fauve sur la colline nord-africaine, au bord de la
mer. La coupole byzantine et les deux tours, aux réminiscences de
minarets, dominent un cimetière où scintillent surtout des verroteries
blanches, puis les villas et les petites maisons de plaisance de
Saint-Eugène, banlieue d’Alger accablée par la fantaisie baroque et le
goût redoutable des architectures individuelles. En opposition, sur
l’autre flanc de la cité, d’autres hauteurs portent les lignes pures de
la simple maison arabe, blanche et bleue, et les arabesques des logis,
imités d’un art oriental, qui traduisent le luxe des hiverneurs. Par les
yeux chatoyants de ses vitraux, la basilique regarde la courbe vaste de
l’horizon sur le profond azur méditerranéen.

Mère Augusta poursuivait son récit:

--Dès l’instant où la porte de l’hôpital se fut refermée sur Mâadith,
protégeant sa fuite et sa détresse, du moment où des mains douces et
sûres caressèrent maternellement son être misérable, où des voix
décisives répondirent «non» aux revendications d’Amar et de la vieille,
cette petite créature humaine, qui n’avait été qu’un animal dans la
broussaille, une esclave entre deux malheureux, se trouva libérée de son
court passé et prête à toutes les renaissances. Cependant, les
religieuses ne firent pas spontanément la conquête de son esprit. Elles
lui parlaient couramment sa langue et commencèrent à l’initier au
français; mais l’enfant s’attachait peu au sens des paroles. Elle en
appréciait surtout la musique et préférait les sœurs dont la voix était
agréable à entendre. Le bien-être et la douceur avaient immédiatement
réalisé la conquête physique. Mâadith éprouvait le repos et le
rassasiement de son corps, comme une âme civilisée éprouve le bonheur.
La conquête morale, plus lente, devait s’accomplir peu à peu et
s’achever près de moi...

Mère Augusta s’interrompit pour saluer l’aumônier de la basilique qui
s’avançait vers nous. Je devinais, mieux qu’elle ne me l’exprimerait
peut-être, les raisons de la conversion morale de la petite chevrière
kabyle. Je connais les esprits neufs et riches de ces primitifs où
germe, spontanée et vigoureuse, toute graine jetée pourvu que
l’atmosphère soit favorable. Je sais comment, si le hasard les libère un
instant de la tradition, ils se donnent à d’autres choses avec une
passion mystérieuse et une sorte de frénésie sensuelle. Mais ils ne se
donnent que momentanément. Mâadith sans doute fut séduite et grisée par
une ambiance mystique, en respirant un air saturé de piété, peuplé des
formes et des expressions du culte divin, dans un lieu où toutes les
attitudes et tous les mots concouraient à l’enveloppement spirituel.
Elle s’enivra d’un autre encens que le benjoin musulman: mais elle fut
ivre. Je suis curieuse de savoir combien de temps a duré cet enivrement.

Le Père André, aumônier de Notre-Dame d’Afrique, est un de ces
missionnaires africains qui parcoururent les brousses et tous les
saharas. La demi-solitude de son bel ermitage convient à son caractère
indépendant et large. Mère Augusta l’a mis au courant de notre causerie
et je constate qu’il ne professe pas pour Mâadith des sentiments aussi
crédules et aussi chaleureux que ceux de la généreuse supérieure.

--Ah! la conversion de Mâadith! dit-il en hochant la tête. En êtes-vous
si sûre pour le présent et que vaut-elle pour l’avenir?

--Monsieur l’aumônier...

--Je suis rude, n’est-ce pas? Mais j’ai éprouvé, de déception en
déception, les forces rétractiles de nos races indigènes et je me méfie.

--Notre petite conquête a été baptisée. Ce n’est pas une Arabe; c’est
une Berbère dont les ancêtres furent chrétiens.

--Oui, oui, ils furent chrétiens, après avoir été idolâtres et revinrent
aux idoles avant de se faire musulmans. Quel crédit voulez-vous que
j’accorde aux ferveurs religieuses transmises à leurs descendants? Je ne
vous convaincrai pas; mais vous ne me persuaderez pas non plus. Cette
Mâadith, ou Cécile, puisque tel est le nom de son baptême, a pour
habitude d’être la gloire et l’édification des communautés. Est-ce à
cause de son charme sauvage ou de sa souplesse d’instinct, qui l’adapte
sans effort à vos us et coutumes en vous émouvant d’une pieuse surprise
et dans la tendre bonté de votre cœur?

--Ses actes sont exemplaires, sa piété édifiante.

--Elle apporte trop de passion en toutes choses. On dirait qu’elle
recherche et éprouve de la volupté même dans la prière.

--C’est une nature excessive, mais d’une pureté absolue. Lavée de son
misérable passé, elle s’est appliquée à l’abolir dans sa mémoire et n’en
conserve pas une ombre.

--Je veux vous croire, je veux vous croire.

--Elle n’a jamais témoigné le moindre regret de sa vie primitive ni
manifesté le désir de nous quitter quelque jour.

Le Père André sourit avec une incrédulité plus grande contre laquelle
Mère Augusta me semblait accoutumée à rompre des lances.

--Cet argument ne vaut rien, réplique-t-il. L’âne battu et affamé reste
volontiers dans la fraîcheur de l’écurie imprévue et devant la crèche où
il rencontra bonne provende, même si, la porte ouverte, le soleil et la
poussière le sollicitent de revenir au dehors.

J’écoutais la discussion, plus tentée d’adopter l’opinion de l’aumônier
que les certitudes de la supérieure. Celle-ci reprit pour moi la suite
de l’histoire de Mâadith-Cécile.

--Nous avions demandé aux sœurs de Kabylie une de leurs orphelines,
indigène et convertie si possible, pour servir chez nous, assurer de
menues besognes, surveiller parfois les trop petits enfants que de
pauvres femmes du peuple nous confient. Dès son arrivée dans notre
maison, Cécile nous a plu. Elle était touchante et délicieuse, timide
sans gaucherie, avec de beaux yeux livrant toute la gratitude
affectueuse de son cœur. On ne pouvait pas ne pas l’aimer. Elle
ressemblait à des figures d’anges de vitrail et elle se révélait d’une
douceur infinie. Mais on discernait en elle une intelligence des plus
vives et une ardeur profonde pour apprendre tout ce qu’elle ne savait
pas encore. Nous avons bien vu qu’elle serait peu faite pour une besogne
ordinaire. Elle possédait assez le français et pouvait lire et écrire.
Je me suis attachée à son instruction. Vous connaissez le curieux
pouvoir d’application à l’étude de la plupart des petites musulmanes;
Cécile a dépassé toutes les prévisions, comblé toutes les espérances.
Son regard, qui ne se détachait pas de mon visage pendant nos leçons, me
donnait l’impression qu’elle devinait les choses avant que mes paroles
les lui eussent expliquées. Je la conduisis jusqu’au brevet élémentaire
qu’elle obtint facilement. Sa mémoire possédait imperturbablement le
programme.

--Et maintenant? risqua malicieusement le Père André.

--Maintenant... La supérieure hésita, puis elle sourit à son tour avec
bonne humeur:--Maintenant, je suis obligée de convenir qu’il s’est
opéré, à son insu,--car elle reste toute étonnée si je le lui fais
remarquer,--un travail bizarre dans son cerveau. Elle a oublié les
choses les plus simples pour se remémorer parfois les plus inattendues,
celles-là mêmes qu’avec elle j’effleurais à peine, les considérant comme
moins utiles ou trop compliquées. Non seulement elle se les rappelle:
mais il lui arrive de les amplifier ou de les interpréter dans un sens
qui lui est personnel.

Cela ne me surprenait point; les écolières indigènes sont coutumières de
ces particularités.

L’enfant arabe qui s’instruit en dehors de son milieu, tend toujours à
dépasser le domaine de l’enseignement primaire qu’on lui offre. Il
parcourt vite le cycle de celui-ci et s’intéresse davantage à des
notions d’ordre plus complexe: ce sont celles qu’il s’assimilera le
mieux ou retiendra le plus longtemps; car la surprenante mémoire et la
facilité prompte dans l’étude disparaissent presque infailliblement au
moment où l’élève passe de l’enfance à l’adolescence.

--Et maintenant, conclut la supérieure non sans un léger accent de
triomphe, maintenant, Cécile se transforme en _sœur Cécile_, une chère
novice qui ne tardera pas à prononcer ses vœux.

Le Père André parla, comme répondant à des réflexions silencieusement
poursuivies:

--Ses gestes et ses sentiments, depuis son adoption, furent toujours à
l’imitation de ceux de son entourage; continue-t-elle simplement à
imiter?

--N’avez-vous pas causé ou discuté avec elle, mon Père, cherché à
éprouver la valeur de ses convictions? demandai-je.

--Plusieurs fois. Je n’ai pu la trouver en défaut. A peine lui
reprocherai-je l’excès même de ses affirmations et un orgueil, très
musulman, de sa foi chrétienne;--car, vous le savez, nul disciple
d’aucune religion ne met dans le titre et la qualité de «croyant» plus
d’irréductible fierté que les adeptes de Mahomet. Disciple de Jésus,
Mâadith est superbement orgueilleuse de son Maître. Au début de sa vie
nouvelle, son cerveau logique de primitive, mais ignorant de l’analyse,
n’évoquant pas les jouissances nombreuses, participant peu aux
satisfactions physiques, eut moins d’émerveillement que de contentement
naïf, dans une engourdissante béatitude. L’exaltation vint plus tard,
quand Cécile eut appris à réfléchir,--et encore, je ne sais si elle
réfléchit beaucoup.

--Ne serait-il pas prudent d’insister, pour la mettre en garde contre
son inexpérience des sentiments nécessaires à la vocation qu’elle
choisit?

--Inutile. Elle veut être religieuse comme elle a voulu quitter
l’aveugle Amar, définitivement, avec une volonté de chèvre têtue.--Et il
conclut, parce que Mère Augusta courbait un front affligé:--Je veux
croire que la grâce de Dieu et la main de sa Providence veillent sur le
choix de cette vie ardente, énigmatique encore pour moi.

--Vous verrez sœur Cécile et vous jugerez, me dit doucement la
supérieure.

C’était l’heure de la troisième prière islamique. Dans la tiédeur
rayonnante de cet après-midi d’automne, les chemins conduisant à la
basilique furent émus de formes, de voix et de parfums. Des femmes
indigènes les envahissaient par groupes ou processionnaires. Elles
s’égaillaient entre les haies d’agaves, au hasard des buissons
fleurissant les talus et que ravageaient leurs souples mains peintes.
Elles montaient vers la basilique, temple d’un culte étranger, mais
temple. A la Vierge Mère,--qui avait son nom et son rôle dans la
théologie musulmane, et qui se trouvait être ici la Vierge Noire,
Notre-Dame d’Afrique,--les épouses stériles apportaient le vœu profond,
le regret et l’espérance de leur instinct maternel. A la beauté de
Mériem femme choisie entre toutes les femmes, des courtisanes, soumises
à une immémoriale tradition plus qu’au péché de lucre et de luxure,
venaient remettre les souhaits de leurs amours. Et, près de la divinité
reconnue et adorée par tant de peuples puissants, les vieilles, les
aïeules, voulaient consacrer les préliminaires ou le dénouement de
quelque occulte sorcellerie. Toutes échangeaient des mots ironiques, des
propos crus et légers, puis, brusquement, leurs voix sombraient en de
troubles silences dont un roucoulement de chanson subite rompait le
lourd enchantement. Dans l’âme de ces filles, berbères ou arabes,
persiste un fond de superstition mystique que certaines manifestations
du culte chrétien catholique apprivoise et enchante. Elles accouraient
des hauts quartiers de la ville ou des humbles abris des champs,
bourgeoises ou femmes de mauvaise vie, pour, entre deux prières
koraniques, tourner autour de l’autel de la Vierge, y brûler du benjoin,
y suspendre des guirlandes de jasmin et de géranium rose. Le Père André
les tolérait, ne se reconnaissant pas le droit de juger de la qualité ni
des mobiles de leur piété. Il lui suffisait que ces pèlerines aux
tuniques embaumées ou aux haillons terreux, aux visages fauves ou
voilés, aux pensées secrètes, fussent silencieuses et pleines de respect
pour le saint lieu.

Elles montaient comme une marée blanche et dorée, chaude et vivante, aux
pentes des routes poudreuses. Elles montaient invinciblement. Dans
l’ombre sévère et pure de la basilique, les bras du crucifix
élargissaient leur geste de rédemption et d’appel; les saints et les
saintes avaient un plus suave sourire. Et cette foule féminine, humanité
plus légère et plus sensible que celle des hommes, montait moins vers la
croix que vers le sourire. Ce n’était pas un raisonnement, mais une
impulsion qui la conduisait au sommet de la colline. Elle n’obéissait
pas à la foi dans un divin miracle, mais au désir de pénétrer une
atmosphère de merveilleux. Après avoir inconsciemment goûté le miel ou
le fiel de la terre, elle effleurait le sel et respirait les aromates
d’un monde idéal qu’elle ne déterminait point. Comme Marthe offrait son
labeur fidèle, Marie son esprit attentif et la Magdaléenne son repentir,
ces femmes d’un autre peuple et d’un autre temps donnaient, en
instinctive offrande, les plus précieux de leurs désirs et de leurs
soucis.

J’évoquai Mâadith la Kabyle, qui eût pu se trouver parmi ces femmes, et
qui, baptisée et initiée aux mystères d’une autre foi, priait sous la
coiffe blanche et le voile noir de sœur Cécile.



--C’est elle.

Mère Augusta s’éloigna discrètement, ne voulant pas que sa présence me
parût pouvoir influencer la petite convertie.

Les roses d’automne et les chrysanthèmes déroulaient des écharpes de
couleur aux deux bords de l’allée de cyprès. Le jardin descendait vers
la mer avec toutes ses floraisons et ses verdures, comme attiré par
l’aimant scintillant des vagues. Entre les arbres alignés tels des
cierges, Mâadith-Cécile venait à moi avec ce rythme qui enchante
l’allure des femmes d’Orient et dont les Occidentales ne possèderont
jamais le secret. Et ce rythme me semblait surprendre et modifier la
rigidité des plis de la robe noire de la novice. Mais les mains brunes
aux ongles bombés étaient dévotement jointes, les longues paupières
baissées, le visage étroit penché et comme retiré dans l’encadrement
profond, roide et blanc, de la coiffe monacale.

Mâadith releva la tête et souleva ses paupières en me saluant. Dans ce
jardin de cyprès et de roses, où chaque bosquet renfermait un autel
chastement fleuri, comment oublier jamais la vision de ce visage
d’amour, de ces yeux intenses brûlant de langueur mystique, éblouissants
dans leur indéfinissable regard! Cette étrange et adorable figure était
celle de quelque prêtresse, ressuscitée sous les arbres d’un décor
archaïque, dans le puissant parfum de myrrhe et d’aromates qu’ils
distillaient pour le mêler au subtil encens évaporé des roses. Mâadith,
Mâadith, vous dormiez depuis plus de deux mille ans dans un sarcophage
de pierre grise, aux sépulcres de la ville de Didon. Et vous voici
réveillée, ô Mâadith, immobile et droite, toute embaumée de cire et de
résine. Votre belle bouche a gardé son sourire énigmatique et inspiré.
Si nous écartions ce voile, qui vous enveloppe d’un nuage obscur, vous
vous érigeriez, fine et superbe, dans la tunique ailée aux couleurs de
Tanit!

Mais sœur Cécile parla et j’en voulus un peu à Mâadith des pensées que
son apparition m’inspirait. Sœur Cécile parla et si, sous la coiffe
enserrant le front charmant, je n’avais aperçu le tatouage primitif,--la
petite croix sarrasine, marque indélébile que l’_ouchem_, avec la pointe
d’un couteau trempé dans du noir de fumée, mit au front de l’enfant
kabyle,--j’aurais cru que jamais sœur Cécile n’avait été Mâadith.

--Je suis heureuse de vous connaître, Madame. Notre chère supérieure
vous aime et vous devez l’aimer aussi. Elle est tellement admirable! Ses
traits me rappellent ceux de sainte Thérèse ou de sainte Cécile, ma
patronne. Elle possède toutes les vertus du Ciel. Elle est parmi nous
comme une lumière. Je n’aspire qu’à lui ressembler;--mais deviendrai-je
un jour digne d’atteindre à une telle perfection?...

La voix chantait, émue et émouvante; l’accent était délicat et sincère.

--Vous ne pourriez penser d’elle plus de bien que ce que j’en pense, ô
sœur Cécile. N’est-ce pas surtout son influence qui vous fit apprécier
et vous incline à choisir la vie religieuse de préférence à toute autre?

--Son exemple spirituel, oui, et l’exemple, matériel puis-je dire, de
sœur Bénigne.

Ah! sœur Bénigne, dont la ronde silhouette, alerte et sautillante,
parcourt les allées du jardin, enjambe les bordures, attaque les massifs
d’un sécateur vigoureux et impitoyable, se penche sur un semis d’un
geste attendri qui couve, relève les tiges d’une main qui semble
soutenir un front affligé, sœur Bénigne, chef jardinier, guide aussi la
convertie!

Je sais qu’elle remplit encore le rôle de médecin et d’infirmière de la
communauté. Sa large figure, fraîche et à peine ridée, ses bons yeux
toujours humides, son caractère plein de bonhomie et de gaîté, sont une
panacée universelle près des malades.

--Vous lui vouez une affection particulière?

--Je lui suis reconnaissante de ses soins pour moi; mais j’aime
également toutes nos sœurs, comme il convient selon notre règle et comme
elles en sont dignes.

Cela est dit d’un ton légèrement affecté, les paupières closes sur le
regard éblouissant. Nous faisons quelques pas en silence. Je voudrais
interroger la novice, la harceler de questions auxquelles elle ne
pourrait se soustraire, escalader un mur mystérieux que je sens dressé,
impénétrable, entre la vérité nue de son âme et la conscience que
l’ambiance lui fit, son langage naturel et l’expression mesurée, non
sans préciosité, qu’elle me livre. Je suis depuis trop longtemps
familiarisée avec l’esprit secret de sa race pour subir candidement le
charme à la manière des religieuses: mais je doute d’instinct et
j’hésite par scrupule. Je risque de me tromper. Sœur Cécile est
infiniment déconcertante dans sa grâce évangélique, sa beauté rayonnante
et quelque chose de violent et de concentré à la fois, de passionné et
de tendre, qui émane de ses gestes lents, de ses regards prompts, de sa
voix précieuse et modulée.

C’est elle qui me questionne:

--Mère Augusta appartient à l’une des grandes familles de l’aristocratie
française, n’est-ce pas?

--Oui. Comment le savez-vous? Car je ne suppose pas que ce soit elle qui
vous l’ait dit.

--Non, certes! Elle est trop modeste et trop délicatement simple pour
révéler cette supériorité. Mais je le pressentais à la perfection de son
caractère et à sa rare distinction. Nos autres sœurs, pas plus que
moi-même, ne saurions prétendre à l’égaler.

--Ah! petite aristocrate, vous gardez des influences musulmanes qui
environnèrent votre berceau la prédilection et le respect des castes!

Les yeux de la novice flambent soudain de mécontentement et son visage
exprime la fierté blessée. Ce n’est qu’un reflet fugace. Je devine que
l’orgueil de Mâadith serait prêt à me répondre, avec une hauteur
dédaigneuse, sur un sujet qui lui convient; mais la prudence et les
leçons d’humilité de Cécile s’imposent. La lutte est brève. La petite
novice change de conversation.

--Quelle sérénité il y a dans ce jardin. L’éprouvez-vous aussi? On
dirait que ce sont les prières envolées de notre modeste chapelle qui le
fleurissent de toutes ces fleurs comme elles fleurissent nos cœurs des
grâces du Saint-Esprit. Aimez-vous la musique religieuse? Quand Mère
Augusta se met à jouer sur le petit harmonium du parloir, une force
sacrée et toute puissante m’arrache à la terre et m’emporte au ciel.
J’entends chanter les anges et je chante avec eux. Je vois leurs
splendides visages et mes yeux en restent tellement éblouis que,
longtemps après, mes paupières brûlent comme il arrive quand on a fixé
le soleil couchant ou contemplé la flamme. Et quand Mère Augusta joue
dans la chapelle, pendant les offices, je crois devenir folle d’extase.
Je comprends ce que sera la félicité des bienheureux en écoutant les
divins concerts. Dans ces moments-là, vous pourriez vainement torturer
mon corps; je ne sentirais pas la souffrance. Oh! la musique, un accord,
même le plus chétif, c’est radieux comme la lumière, magnifique comme la
mer, immense comme le firmament! C’est presque aussi beau que la prière
et c’est la seule chose qui, avec l’élévation de nos âmes à Dieu, puisse
nous enlever à notre misérable vie humaine pour nous faire goûter par
avance les joies ineffables de la céleste existence, celle que nous nous
efforçons de mériter par l’indulgence de Notre Seigneur Jésus-Christ!...

La poitrine de sœur Cécile bat très vite sous ses deux fines mains
croisées. Ses traits irradient une allégresse indescriptible.
Subitement, elle s’apaise, se courbe sur un massif de chrysanthèmes
dorés et rouges, les cueille à brassée, en charge ses bras, les presse
contre son sein, enfouit son visage dans leur touffe d’où s’exhale une
amère et pénétrante senteur et, longuement, longuement, elle respire.

Quand elle relève la tête, sa figure est idéalement souriante et
paisible, ses yeux sont telles deux larges coupes pleines de ciel
nocturne, avec un lointain, très lointain scintillement d’étoile et qui
m’apparaît inexpressif, comme si la révélation dont il était chargé se
diluait dans la distance. Elle s’est remise à marcher. J’écoute sa voix,
devenue précise et posée, qui prononce des paroles d’érudition
gracieuse, autour de l’une de ces réminiscences qui surprennent Mère
Augusta:

--Tout à l’heure vous parliez des influences et vous songiez sans doute
aux origines de mon berceau. J’en ai perdu le souvenir; mais je crois
que ces origines relèvent bien moins de l’Islam, dernier conquérant
politique et religieux de mes ancêtres berbères, que des envahisseurs
romains ou vandales et de leurs mercenaires. Vous devez savoir qu’il y
a, parmi les tribus, des hommes blonds aux yeux bleus tels des Gaulois,
des adolescents roux et des femmes brunes au profil pareil à celui des
médailles anciennes. La montagne berbère connut à peu près tous les
dieux et toutes les idolâtries: mais mes aïeux furent certainement
chrétiens et, par la miséricorde de Dieu et la grâce du Saint-Esprit, je
n’ai fait que me restituer à la Vérité.

Je ne retrouve pas ses yeux, réfugiés sous les longues paupières
ambrées. Elle s’exprime avec une lenteur discrète et sûre, une
conviction définitive, où passent de brusques frémissements. Et cette
conviction, qui cherche à s’affirmer en elle et qu’elle affirme, me
laisse incrédule et vaguement inquiète comme le Père André, avec une
impression de malaise, peut-être de regret. Si elle ne me parlait plus
français, il me semble que je déchiffrerais mieux l’énigme. Je la
sollicite affectueusement:

--Sœur Cécile, je voudrais que Mâadith me dise quelques mots dans sa
langue maternelle ou dans ce parler arabe que je préfère à tous les
autres et que vous connaissez.

Je revois les yeux merveilleux. Ils posent sur moi leur noirceur, opaque
et dure tout à coup. Un souffle de vent ramène sur eux le voile de la
novice.

--Il n’y a plus de Mâadith et j’ai oublié son langage, répond doucement
cette élue d’entre toutes les converties.

J’ai quitté sœur Cécile au bout de l’allée, face à la mer immense. L’âme
odorante des cyprès et des roses s’exaltait sous les rayons obliques du
couchant. Une cloche tintait au couvent et des sons d’harmonium
jaillirent de la chapelle, idéalisés, élargis vers l’infini avec le
bruit des vagues. Une flamme chaude comme une bouffée de plaisir
illumina le visage de la prêtresse à guimpe de nonne. Elle eut hâte de
me fuir pour retrouver le sanctuaire harmonieux, clos aux échos du monde
réel, asile d’extase, illuminé, fleuri, embaumé d’encens, enivré de
prières.

                   *       *       *       *       *

--Eh bien! me demanda le Père André, qu’en pensez-vous?

--Je ne sais pas et je ne prévois rien de ce que pourra faire l’avenir.

Il fixa longuement la baie débordante de calme azur sous lequel tanguait
la houle profonde. Les reflets du crépuscule durcissaient sa face
vigoureuse et franche. Son regard était triste et grave, tel que je
l’avais rarement vu.

--Voilà, dit-il, cette mer a roulé le flot des siècles, nourri les
mythologies et porté l’élan de plusieurs humanités. Elle n’a rien ignoré
des temps les plus beaux et les plus atroces et rien n’en reste écrit
sur sa face. Nous ne savons d’elle que ce qu’elle veut bien nous livrer
ou plutôt ce que notre intelligence limitée peut en comprendre. Elle
nous attire et elle nous fait peur. Nous ne cessons pas de la considérer
avec autant d’amour que de crainte. Notre prédilection pour elle vient
de ce qu’elle nous est mystérieuse. Je lui compare l’âme de Mâadith, car
cette âme porte, inconsciemment je le crois, un mystère qui, peut-être,
ne nous sera point révélé.

Il ajouta, après un silence:

--Pour les civilisés et les possesseurs de vérité que nous sommes, cette
conversion d’une religion à la nôtre, d’une tradition à notre idéal si
différent, d’un état primitif à notre civilisation, implique une immense
responsabilité.

--Que craignez-vous? Sœur Cécile est à l’abri des tentations et
l’accoutumance à la règle la défendra contre le danger de lassitude.

--Je crains les à-coups de la vie, dont aucune retraite ne préserve
aucune créature. Le salut serait dans la paix absolue et la paix n’est
pas de ce monde.



Sœur Bénigne et sœur Cécile, quittèrent la maison-mère l’hiver suivant.
On les envoyait dans une ville de l’intérieur diriger un ouvroir de
fillettes indigènes et s’occuper d’un petit dispensaire où les pauvres
étaient soignés momentanément, les infirmes recueillis.

La supérieure, peut-être sous la suggestion de l’aumônier, n’hésitait
pas à soumettre la novice à l’épreuve de demi-liberté, de discipline
moins stricte, d’une vie nécessairement plus indépendante hors du
couvent. Ce serait la pierre de touche avant la consécration des vœux.
D’abord muette et sérieuse, puis ayant témoigné de façon touchante son
regret de se séparer de Mère Augusta et accepté, dans une ferveur de
renoncement, le nouveau devoir à accomplir, sœur Cécile souriait
maintenant à la tâche qui la possédait corps et âme.

--Reposez-vous, reposez-vous donc, grondait parfois sœur Bénigne. Le bon
Dieu ne veut pas nous faire mourir à son service, mais vivre pour le
mieux servir. Ah! remuante jeunesse, quand vous aurez mon âge et mon
poids, vous mesurerez davantage votre effort!

--Mais, ma sœur, je ne vous vois jamais vous arrêter.

--J’ai les forces de l’habitude, moi, tandis que vous ressemblez à ces
fleurs trop fines qu’il me faut abriter sous des paillassons!

Et les deux religieuses dissemblables riaient ensemble dans un même
sentiment naïvement heureux.

Peu à peu sœur Cécile s’enthousiasma, exaltant, en elle et autour
d’elle, la bonté et le dévouement de l’œuvre quotidienne.

Après avoir beaucoup aimé l’ouvroir, les laines épaisses des tapis dont
les arabesques naissaient sous de petits doigts vifs et instinctivement
habiles, le jeu et la soie des broderies, la grâce câline des ouvrières
auxquelles elle s’appliquait à parler français plutôt qu’arabe, elle
préférait le dispensaire, y supplantait sœur Bénigne, la renvoyait à
l’atelier.

--Ma sœur, ma sœur, les malades sont plus faciles à surveiller que les
enfants. Il faut moins d’autorité: c’est vraiment mon affaire. Et je
suis moins fatiguée par plusieurs pansements que par le montage de la
trame d’un tapis sur le métier. Je serai bientôt presque aussi bonne
infirmière que vous.

--Bien, bien; mais votre place est plutôt près des fillettes qu’au
contact de ces femmes pleurardes et de ces vieux vagabonds.

--Ma sœur Bénigne, ma chère sœur...

On ne résistait pas aux yeux ni à la voix de Mâadith-Cécile. La vieille
religieuse cédait en murmurant:

--Ma petite sœur deviendra une grande sainte.

Parmi les maux du dispensaire, sœur Cécile paraissait vouloir expier le
plaisir pris aux choses douces et belles, l’allégresse de sa jeunesse
dans le jardin des cyprès et des roses, le ravissement de ses sens dans
la chapelle du couvent où tous les autels scintillants et purs étaient
fleuris par ses mains. Elle se penchait avec une ardente insistance sur
des êtres ravagés de tares et de misère physiologique. Elle souriait
humblement aux injures arrachées par la souffrance et s’excusait avec
des paroles suaves. Elle rougissait en corrigeant d’un reproche léger
les phrases grossières. Elle se trouvait heureuse, mesurait le bonheur
dont elle jouissait depuis sa nouvelle incarnation, souhaitait la
douleur et le sacrifice comme un rachat. Elle savourait et refoulait
pieusement ses répugnances, ses révoltes et ses dégoûts. Du jour où elle
fut fidèlement au dispensaire, les malades affluèrent plus nombreux.
Certains soirs, excédée, le cœur sur les lèvres, elle ne prenait aucune
nourriture et vacillait de fatigue et de sommeil pendant la prière. Mais
son visage s’imprégnait d’une telle splendeur de renoncement que sœur
Bénigne ne faisait plus entendre que de timides protestations. Elle
finit par vivre et par agir dans une telle ivresse de zèle et de
sainteté sans répit que sa vieille compagne, subjuguée, n’osa plus
élever aucune observation.

Un jour, dans la petite salle où la novice accomplissait sa tâche parmi
les implorations et les gémissements, un homme entra, face pâle et
burnous sanglant. Il était chaussé des sandales des Nomades, coiffé du
turban des Sahariens et portait un sautoir de cuir _filali_ soutenant
l’étui d’un _djaouak_, le court flageolet de roseau.

--Mon nom est Kralouk, le _goual_. Je suis celui qui conte toutes les
belles histoires, dit-il en découvrant sa poitrine maigre labourée de
coups de couteau.

Et, montrant le tatouage de sœur Cécile, la petite croix sarrasine entre
les deux sourcils, il ajouta:

--Que la guérison me vienne de ta main, à cause du signe de ton front;
car _tu es marquée_.

Sœur Bénigne apparut par hasard. Désignant la vieille religieuse, le
blessé loquace dit encore à sœur Cécile:

--Toi qui es _marquée_, tu n’es pas de la moelle de celle-ci et _tu
marches à son côté gauche_.

Secouée d’une brusque superstition atavique, la novice toucha son
chapelet. Elle entendait ces mots comme un mauvais présage ainsi que le
conçoivent les indigènes. Le _côté gauche_ s’appelle aussi le côté
sauvage, celui de la solitude, celui où marchent les égarés, les
réprouvés, les maudits.

D’un effort, elle s’approcha de l’homme et rapide, en arabe,
l’interrogea sur sa blessure.

--Elle appartient à l’amour, répondit-il hardiment. Je me suis battu
pour ma maîtresse qui n’est pas belle comme toi.

--O possédé! tais-toi ou va-t-en! cria sœur Bénigne, qui comprenait
suffisamment les dialectes du pays.

Le blessé fit un mouvement de retraite. Sœur Cécile le retint.

--Ma sœur, ma sœur que faites-vous de ce bavard malhonnête?

--Je dois le panser, ma sœur.

Ce soir-là, passant devant une image du Sacré-Cœur, la novice eut le
geste du signe de croix accoutumé. Mais son doigt s’arrêta sur la croix
sarrasine tatouée à son front, _la marque_, et n’acheva pas le geste.
Elle entendit dans sa mémoire la voix de Kralouk, le _goual_:

--«Tu es marquée.»

Dits en français, les mots l’eussent fait sourire ou se redresser avec
certitude et dédain; en arabe, ils empruntaient une force singulière, un
sens redoutable qui, soudain, la courbaient sous une terreur imprécise.
Le doigt tremblant de sœur Cécile restait posé sur le signe crucial
indélébile, perpétué par une tradition aux origines ténébreuses, ce
signe, négation d’une autre Croix à laquelle le baptême consenti et la
vocation choisie vouaient la convertie.

Alors, elle se souvint de son passé, de la terre kabyle aux durs
plateaux animés de chèvres noires, de l’_ouchem_ qui l’avait marquée au
couteau, et elle sut que Mâadith existait encore.



DEUXIÈME PARTIE


C’est l’intérieur d’une maison juive, perdue dans le dédale des ruelles
du quartier indigène, à Constantine. On n’y entend pas battre le cœur de
la ville européenne. Aux ruelles sombres, entre les murs bleus de
badigeon, verts de moisissures, commence la suprématie des gardiens d’un
rite inflexible et d’une immuable tradition.

Dans la salle haute et nue, mais compliquée de retraits, de colonnes, de
cintres et d’arabesques, le repas du soir a pris fin. Les convives
s’allongent sur les tapis. Les plus civilisés, assis sur des chaises
pendant le repas, bannissent ces sièges de la pièce qui reprend tout son
caractère d’un autre temps. Les petites servantes aux longs yeux
emportent l’aiguière des ablutions. Une femme somnole, appuyée contre
les faïences du revêtement des murailles. Les cercles d’or de ses
chevilles mettent des reflets fauves à ses pieds blancs. Hors de la
clarté des bougies fondant sur les hauts candélabres de cuivre, sa pâle
figure s’enlève comme une autre clarté dans la pénombre. La fille du
patriarche, maître du logis, a pris un _bendir_, le tambourin arabe.
Elle le heurte d’un battement des doigts et de la paume de la main,
suivant le rythme d’une ballade populaire qu’elle chante. Les attitudes
de ceux qui écoutent témoignent d’une jouissance infinie. La voix de la
chanteuse gémit et, tout à coup, prise à son chant même, elle se tait
dans un sanglot en rejetant le tambourin sonore. Son visage ruisselle de
larmes, larmes voluptueuses dont luisent les regards mats de ses
auditeurs.

Du fond de la cour où le clair de lune pénètre brillant de poussière
d’étoiles, éblouissant la flamme fragile et persévérante des veilleuses,
bruissent les voix des petites servantes. Pleines d’admiration, elles
formulent un nom:

--Kralouk, voici Kralouk.

C’est lui, l’_Homme au djaouak_, l’inimitable musicien qui sait le mieux
faire roucouler et sangloter l’âme secrète du flageolet de roseau, peint
d’arabesques rouges! C’est lui Kralouk, _le goual_, le précieux conteur
dont le génie spécial, l’inspiration et la mémoire intarissables, la
philosophie tour à tour gouailleuse et dominatrice, fanatisent le peuple
d’Iaveh et celui d’Allah. Il entre avec une désinvolture d’artiste. On
le salue en soupirant d’aise, comme on accueille un plaisir de
prédilection longtemps attendu. Il ne sourcille pas, accoutumé. Rien
n’est plus sensible que sa bouche entre la moustache mince et la courte
barbe grisonnantes. Rien n’est plus jeune, plus malicieux et plus
déconcertant que le regard de ses yeux verdâtres. Rien n’est plus vif
que son geste, plus leste et plus souple que son corps maigre et musclé.

--Joue, Kralouk!

Il s’accroupit dans sa gandourah de cotonnade très blanche balafrée par
le sautoir de cuir filali de son djaouak. Lentement, avec une sorte
d’enivrement précurseur, il sort l’instrument de son étui, il le porte à
ses lèvres et la sorcellerie commence. Car c’est un sortilège qui émeut
cet humble roseau et lui confère la puissance d’émouvoir ainsi ceux qui
l’entendent! Son chant voltige, à travers l’inspiration dans
l’enchantement mesuré et la perfection du rythme. Il possède le nombre
de voix d’une nuée d’oiseaux. Il crée l’illusion des rumeurs fortes,
puis des murmures insaisissables et des frémissements ténus. Il est le
rugissement de la forêt et le roucoulement de l’oasis, le psaume de la
steppe et le bavardage du sentier. Il est l’esprit même de toute la
poésie bucolique et il est toute l’expression sensuelle de la passion
humaine. Appel du désir, cri de l’extase, lamento du désespoir, hosanna
de l’allégresse, cela tient dans ce court roseau, multiple et un,
magique et réel. La voix de Kralouk, une pénétrante voix de tête,
modulée, s’élève alternant avec les sons du djaouak. Et ce sont des
improvisations et des réminiscences:

            Gloire à Dieu seul!
    O toi qui prends la défense de l’habitant des villes
    et qui condamnes l’amour du Bédouin pour ses horizons infinis,
    est-ce la légèreté que tu reproches à nos tentes?
    N’as-tu d’éloges que pour les maisons de pierre et de boue?
    Tu ignores, et l’ignorance est la mère du mal.

    Femme, ô l’anémone sauvage et le genêt odorant!
    je t’ai vue marcher entre les femmes
    et cela suffisait pour révéler ta jeunesse et ta beauté.
    Comment n’entends-tu pas mon cœur secoué au balancement de ta
                                                                 marche?
    Mais tu n’entends même pas le soupir d’amour de la terre que tu
                                                                 foules!
    O l’anémone sauvage et le genêt odorant!
    Les cigognes sont venues,
    écoute-les, écoute-les!
    Les cigognes sont venues à cause de ton printemps.

    La neige est sur la montagne;
    Comme elle est venue lentement!
    La neige est sur la montagne pour le temps de ma douleur.

    Vraiment!
    Le rugissement de la panthère ne m’a pas fait peur;
    c’est ton rire qui m’épouvante.

    Vraiment!
    La nuit dans la forêt ne m’a pas fait peur;
    c’est ton regard qui m’épouvante.

    Vraiment!
    Les combats sanglants m’ont laissé la vie;
    mais c’est mon amour qui me fera mourir.

Quand il se tait, des hululements féminins l’applaudissent
frénétiquement. Les hommes lui adressent des paroles de gratitude et de
bénédiction. On jette dans sa gandourah de tintantes pièces d’argent.

Il a chanté et joué toute la nuit, s’interrompant à peine pour savourer
une tasse de café ou rouler entre ses doigts prestes une cigarette de
tabac du Souf mélangé de genévrier. L’aube rend le ciel laiteux
au-dessus de la cour. Les bougies, plusieurs fois remplacées,
s’éteignent dans les hauts candélabres de cuivre. Kralouk se lève. Il va
partir. Et moi, venue dans cette maison pour l’entendre, je suis
intriguée du regard insistant dont il m’a fixée constamment.

Voici qu’il me parle:

--Je connaissais déjà ton nom, mais je t’ai déjà vue dans une ville. Tu
étais l’hôte d’une sœur chrétienne et d’une sœur marquée. Interroge ta
mémoire.

--Je me souviens, ô Kralouk. Tu avais été blessé; sœur Cécile te
soignait et c’est moi qui lui ai dit que tu enchantais les esprits, des
limites du Tell à celles du Sahara.

--Et tu as bien dit, certes! J’habite cette ville pour un temps. Je te
prie de monter demain jusqu’à mon palais; c’est un nid d’épervier sur le
Rhumel et j’y garde une femme qui veut te voir.

--S’il plaît à Dieu, j’irai vers cette femme, ô Kralouk.



Le printemps d’Afrique régnait dans la chaleur et la lumière.
L’atmosphère vibrait de vigueur sauvage et de violence primitive. Il n’y
avait point de douceur dans le jeu des souffles errants et de tout ce
qu’exhalait la terre, mais une force neuve et exubérante, des
respirations de fauves et de Barbares, des ardeurs indisciplinées, de
franches volontés de vivre et des énergies bondissantes. Cette
atmosphère émanant de la cité et des grands paysages environnants
dominait la contrée.

Dès les premières heures matinales, le soleil criblait de rayons les
carrefours et les places. Des rumeurs de populace en liesse roulaient,
traversées comme d’un éclair par les hennissements des chevaux des
chasseurs ou des spahis et le braîment des mules des maraîchers
indigènes. Les étalons échevelés affrontaient la foule et s’y
engouffraient trépidants, excités, souples et adroits. Les couffes
débordant du trésor des vergers, tanguaient à travers le flot humain,
oscillaient sur l’échine ployée, chétive et pourtant robuste, des ânes
résignés. Et les petits cireurs, migration enfantine descendue des
montagnes kabyles, bourdonnaient comme des guêpes entre les jambes des
flâneurs, sous le ventre des chevaux, offraient leurs services d’une
voix chantante et aiguë ou, superbement indifférents au labeur et au
gain, battaient le rythme de la dernière chanson de Kralouk, avec une
brosse, contre leur boîte à cirer.

Peuple étrange et séduisant que celui des grands centres du Tell ou du
rivage de notre domaine algérien! C’est le peuple transméditerranéen aux
agitations et à la verbosité latines, confiant en soi, d’un abord facile
et d’une surprenante versatilité, d’enthousiasmes prompts, de passions
vives et de jugements arbitraires. Peuple métissé par excellence, il
grouille, grandit, augmente, coudoyant le provincial français aux
allures d’exilé et qui reste traditionaliste et inchangé après deux
générations, conservant des instincts brutaux où prédominent les
influences de caractères étrangers parallèlement aux accoutumances
locales, sans fusion, mais sans heurts, dans un curieux sentiment de
tolérance inconsciente et absolue que l’échange d’injures, de
blasphèmes, de criailleries et de revendications électorales n’atteint
pas.

Le peuple envahisseur se juxtapose au peuple indigène. Ils admettent à
peu près tout l’un de l’autre. Ils s’associent parfois et ne se
confondent jamais. Leurs dissemblances ne s’accusent et leurs gestes ne
s’enveniment que lorsque quelque formule sentimentale, quelque excès de
revendications écouté par la Métropole, quelque erreur d’interprétation,
provoque des remaniements de régime. Ils créent cette foule colorée,
ensoleillée, laborieuse avec plaisir, inactive sans remords, qui donne
l’impression de vivre dans une allégresse enfantine, une archaïque
insouciance, un mouvement de séculaire et incoercible indépendance de
clans. Elle évoque les rassemblements de Babel, les marchés
carthaginois, le pullulement des ports phéniciens. Elle impose des
réminiscences de Rome et de Byzance; le cavalier numide y coudoie le
Maure citadin: le montagnard berbère y discute avec le mercenaire aux
cheveux roux, des profils syriaques et des faces éburnéennes de mages,
de marchands turcs, m’zabites, tunisiens, songent ou guettent près de
têtes maltaises, crêpelées, à l’expression obtuse et persévérante; les
noires et musculeuses statures soudanaises, les hautaines silhouettes
nomades, les traditions sémites, la grâce tolérante du christianisme
français, s’y affrontent sans conflits.

Comme les coloris intenses, les ors et les blancs purs des costumes,
étalés en valeurs réciproques dans la généreuse clarté, la mine sauvage
et pensive des paysans sardes, la désinvolture des Calabrais, la faconde
des Siciliens, la rudesse corse, la lourdeur maquignonne d’un certain
Midi français, l’ambition juive et la duplicité arabe se frôlent avec
aisance et trouvent chacune leur place dans une ambiance favorable. Et,
prêt et apte à dominer tous ces éléments, le contingent franco-algérien
marque sa manière audacieuse et persévérante. Il apparaît assez
semblable à ces adolescents de croissance rapide, d’éducation
incomplète, mais qui ont une telle surabondance de vie et éprouvent si
bien le désir de vivre qu’ils ne sauraient attendre la fin de
l’entraînement pour se précipiter dans la lice, y courir, tomber, se
relever toujours, poursuivre la lutte sans répit et sans même avoir
songé à déterminer le but de la course.

Dans cette jeune société, vigoureusement agissante, se trouvent en germe
toutes les ressources humaines susceptibles de développement, une
vitalité souple et durable, un esprit d’entreprise dont la hardiesse
gagnerait à prévoir et à se fixer, le sens précoce de l’utilisation des
facultés individuelles et des faiblesses d’autrui. Peuple de la nouvelle
France, profus, riche et broussailleux comme le maquis; mais qui
s’affinera aisément, se disciplinera jusqu’à se rapprocher de l’harmonie
du noble et beau jardin à la française!

                   *       *       *       *       *

J’ai traversé la place pour gagner les ruelles des quartiers indigènes.

Je vais au rendez-vous de Kralouk.

La partie de la cité qui compose la ville arabe n’a point d’obscurité.
Les maisons vétustes, les moucharabiehs de briques et de pierres, les
poutres de vieux bois se revêtent de clair badigeon. Au seuil des portes
vertes, sur lesquelles s’élargit l’empreinte de la main préservatrice de
couleur rouge ou de henné, des vieilles s’accroupissent dans leurs
draperies pluricolores, des enfants, nuancés et bourdonnants comme des
frelons et des scarabées, se rassemblent, des hommes s’allongent et
dorment aux plis nombreux de leurs burnous, des éventaires s’étalent,
lourds de pains ronds, chauds et dorés, cloutés d’épices. Des fruits
frais et luisants répandent leur parfum de verger mûr. Sur la banalité
des légumes, des touffes d’anémones écarlates mettent une note d’un goût
spécial et joyeux. Rien n’est vulgaire: tout est charme et naïveté. Dans
des cages de roseaux, les rossignols, chanteurs de nuit chers aux
langoureuses paresses des citadins musulmans, écoutent, muets, les
trilles éperdus des canaris sollicités par la lumière du jour. Nulle
échoppe n’est assez profonde pour que la lumière n’y puisse pénétrer.
Sauf la voix des oiseaux et le cri d’un marchand à longs intervalles, on
n’entend là ni bruit ni rumeurs.

Je suis arrivée au bout d’une impasse, devant une porte ouverte sous un
pesant moucharabieh. Kralouk m’accueille:

--Bienvenue sur toi, ô la visiteuse! Les habitants de cette maison sont
tes esclaves.

--Sur toi le salut, ô l’inspiré! Et la bénédiction sur la maison.

Par l’escalier en spirale, tel celui d’un minaret, j’atteins
l’éblouissement du soleil sur une terrasse étroite et haute. Elle domine
les vols noirs et gris, bleuâtres et cendrés, des corbeaux et des
palombes qui habitent les rochers du torrent, le Rhumel aux profondeurs
vertigineuses, ceinture de la cité.

--Le djaouak de Kralouk chante plus haut que le cri du corbeau; son
chant vole au-dessus des pigeons bleus, dit le musicien avec emphase.
Et, regarde, il n’y a qu’un aigle planant sur nous.

L’oiseau de proie étend ses ailes comme l’arc de deux sourcils contre la
face du ciel.

D’une pièce donnant sur la terrasse, un appel vient à ma rencontre:

--Entre ici, ma fille.

Je soulève un rideau de cotonnade rayée. Une femme, toute bruissante de
bijoux, quitte la natte où elle était assise pour me donner le baiser
ami. C’est la femme de l’Homme au djaouak.

--Mon nom est Louinissa, dit-elle.

--Tu es avec la beauté.

--Non, mais plutôt avec la vieillesse.

--Pas encore. Tu n’as que l’âge de la paix; celui du renoncement est
loin.

Elle sourit, gracieuse et touchée. Elle a le type berbère souligné de
muscles fins, réguliers, mais moins distingué et sans les lignes
voluptueuses et hautaines qui caractérisent la beauté arabe plus
saisissante, moins familière. Les yeux sont gris sous l’arcade accusée
des sourcils épais. Sa lourde coiffure en forme de turban, les larges
plaques d’argent ciselées, émaillées, incrustées de corail et de
verroteries de ses parures, indiquent sa nationalité kabyle. Elle est
affectueuse et pondérée, immédiatement confiante en gestes et en paroles
spontanés qui la font plus proche de ma qualité de Française, mais plus
inaccessible aux nuances subtiles et nombreuses que j’apporte dans mes
relations musulmanes, même avec mes plus anciens amis d’Islam.
Obtiendrai-je d’elle quelque rapide éclaircissement?

--O Louinissa, quelle femme désirait me voir dans cette maison?
Serait-ce toi?

--Non; _elle_ sera bientôt ici.

--Qui est-elle?

--Une renégate; mais nous l’aimons et c’est une abandonnée qui était de
ma famille.

Louinissa se préoccupe de faire du café. Sur les braises du kanoun, le
précieux vase d’argile, elle fait bouillir la liqueur odorante et
savoureuse. Kralouk raconte un épisode de sa vie, accroupi en face de
nous dans l’embrasure de la porte où flotte le rideau rayé:

--Un jour d’entre les jours, je remontais vers le Djurdjura en compagnie
de marchands du M’zab qui voulaient vendre et faire aussi métier
d’usuriers en Kabylie. Les Kabyles sont bêtes comme des moutons et têtus
comme les fourmis: il faut les bousculer et les tondre. Moi, je suis du
Sahara; mais tous les pays m’appartiennent. Les Kabyles n’ont pas
beaucoup d’argent: cependant ils aiment les récits et leurs montagnes
sont bonnes pour y accrocher le nid d’une maison. Leurs femmes sont
fidèles plus que celles des Arabes. J’ai vu Louinissa dans les jardins
de Tessala. Elle ne voilait pas son visage et n’avait point l’impudeur
d’une courtisane. Je l’ai voulue à cause de la couleur de ses yeux.

Il se tait soudain et se penche, l’oreille attentive à un pas léger,
presque imperceptible, qui gravit les marches.

--_Hada hîa_,--c’est elle, murmure Louinissa.

D’un souple bond de chat, Kralouk s’est éloigné de la porte. Le rideau
s’écarte lentement. Un corps féminin, raide et sombre, se découpe dans
la lumière. Voici celle que nous attendions.



Elle ne m’est pas étrangère. Je la connais. Je l’ai vue dans un jardin
de cyprès et de roses. Je l’ai revue dans l’ouvroir et dans le petit
dispensaire d’une cité modeste où toutes les bouches redisaient le nom
de sœur Cécile avec amour. Il n’y a pas une année de tout cela: mais
tant d’événements se sont écoulés dans ce bref espace de temps que je
suis moins surprise qu’il ne conviendrait, peut-être, en retrouvant sœur
Cécile dans la maison de l’Homme au djaouak.

Le Père André est mort, dont le geste largement humain, divinement
indulgent, régnait sur la colline où la basilique demeure, mais vide, me
semble-t-il, du meilleur de ses saints. Comme en France, la laïcisation
a frappé à leur tour les couvents et les communautés nord-africaines.
Les religieuses ont essaimé tels des vols troublés d’abeilles diligentes
chassées hors des ruches. Les plus âgées se sont réfugiées dans quelques
maisons-mères tolérées; les plus actives se sont expatriées. Mère
Augusta est en Italie. Je comprends maintenant pourquoi ses lettres
n’ont jamais répondu à mes questions concernant la petite novice qui
tenait une si large place dans son affection et sa pieuse fierté.
Qu’est-il arrivé? A la suite de quelles péripéties, connues ou inconnues
de la supérieure que sœur Cécile faisait profession de tant admirer et
aimer, la convertie est-elle dans ce logis si peu canonique et si
essentiellement musulman?

Oui, je vous reconnais bien, Mâadith-Cécile. Vous êtes encore très
monastique sous un chapeau de paille noire, votre passionné visage
auréolé de floconnants cheveux mordorés, votre corps mince pris
implacablement dans une robe de drap brun, très laïque. Et vous êtes
toujours étrangement, presque amoureusement jolie.

Elle ne me tend pas la main. Elle me regarde à peine, et, d’une voix
impersonnelle, prononce, en ce français correct, avec cet accent
précieux qui détonnent dans ce cadre et cette atmosphère:

--Je vous remercie d’être venue. Je savais par les Arabes que vous étiez
à Constantine. Hier matin vous m’avez dépassée dans la rue sans prendre
garde à moi. J’ai pensé que vous agissiez de la sorte par intention. Mon
cousin Kralouk se trouvait là. Je l’ai prié de se mettre à votre
recherche et d’obtenir que je puisse vous voir et vous parler. Je vous
remercie...

--Ma sœur Cécile...--J’ai hésité un instant; mais, comprenant, elle fait
un signe d’acquiescement pour cette appellation.--Ma sœur Cécile, je
n’ai pas souvenir de notre fortuite rencontre. Si je vous avais
reconnue, je n’aurais pas différé de vous entretenir... du passé et...
de votre présent. Vous fûtes donc bien inspirée en me dépêchant Kralouk.
J’ignorais votre parenté...

--Louinissa est une Kabyle du village d’Ighli, le village de Mâadith. Sa
famille était alliée à ma famille disparue, de là notre cousinage et,
par extension, ma parenté avec Kralouk.

Elle a repris, en dépit du costume, les attitudes de la novice au jardin
des cyprès et, comme là-bas, j’ai l’impression d’un manque de sincérité.

Elle s’assied sur la natte, le buste rigide gêné par le corsage
sévèrement baleiné de sa robe. Entre les boucles de ses cheveux, la
petite croix sarrasine tatouée ressemble à une bizarre ferronnerie. Elle
prend une tasse de café, s’assure que je suis servie et hume le fin
breuvage maure, les yeux mi-clos, les narines voluptueuses, puis son
visage revêt l’expression voulue, grave et factice. Elle parle:

--J’aurais beaucoup à vous dire. Vous saurez comment la Providence me
fit découvrir ces braves gens. Ils sont tolérants et bons, déférents et
affectueux, prodigues pour moi dans leur médiocrité. Cependant je vis
des heures de profondes peines. J’ai gardé la foi; mais le milieu
indigène, invariablement soupçonneux contre tout ce qui n’est pas
lui-même, me rend difficile une existence toute selon Jésus. D’autre
part je me sens en butte à la méfiance chrétienne à cause de mon origine
et de mon entourage immédiat.

--Êtes-vous restée en communications avec Mère Augusta, sœur Cécile?

--Non.--Et elle détourne la tête.

--Oh! pourquoi?

--Il y a des choses que Mère Augusta ne pourrait concevoir,
affirme-t-elle le visage subitement durci.

--Elle avait une grande intelligence et vous aimait infiniment. Certes,
elle était capable de tout comprendre de ce qui vous concernait.

Le visage étroit reste dur et incrédule, empourpré d’une rougeur fugace
à cause de mon accent de reproche. J’insiste:

--Ne lui avez-vous jamais écrit?

--Non.

--Savez-vous où elle est?

--Non.

L’intonation, plus encore que le mot bref, témoigne nettement d’une
parfaite indifférence. Le règne de la supérieure est aboli dans son
cœur. Je l’attaque sur un autre terrain:

--Le Père André vous eût été d’un bon conseil et d’un grand secours.

--Il est mort.

Elle jette cela les yeux clos, avec le même visage de volupté qu’elle
avait tout à l’heure en buvant son café. Un instant, j’éprouve le
vertige d’entrevoir un abîme qui est l’âme de Mâadith, ou de sœur
Cécile, ou de leur double et nouvelle incarnation, la cousine de Kralouk
et de Louinissa. Évidemment, la convertie garde rancune à l’aumônier des
doutes qu’il nourrissait. D’une voix unie, elle ajoute:

--Il est mort pendant que je m’occupais encore du dispensaire, quelques
mois avant l’époque où je devais prononcer mes vœux définitifs. La
laïcisation survenue, empêcha cet aboutissement de ma conversion. En ce
moment, je gagne ma vie par des leçons de broderie aux filles des riches
musulmans. Je suis aussi appelée parfois comme garde-malade, la nuit.

Je la devine pleine de restrictions et du désir de se raconter
davantage.

--Je reviendrai vous voir, sœur Cécile, à moins que vous préfériez
affronter mon hôtel.

--Demain, si vous le permettez.

--Je vous attendrai.--Et, en arabe:--Louinissa, s’il te plaît
d’accompagner Mâadith, tu seras la bienvenue.

La femme de Kralouk est sensible à l’attention, mais elle répond
négativement:

--Dieu te le rende! Je ne pourrai pas; j’ai promis de «_passer le
henné_» aux filles de Bouhadad; leur frère se marie dans six jours.

Elle ne saurait, en effet, manquer à la délicate opération, comme à la
manipulation des fards, pour lesquelles son habileté doit être avérée.
Dans six jours, les filles de Bouhadad pourront montrer aux coquettes
invitées des noces de leur frère, les belles mains de fête, les fines
mains peintes couleur de cuir filali et de corail. Sœur Cécile a baissé
ses larges yeux, trop brillants de satisfaction devant la réponse de sa
cousine. Que me dira-t-elle demain? Toute la vérité selon sa conscience
religieuse ou quelque aventure alambiquée selon sa race, quelque conte
où ne seront que reflets et apparences?

Je me lève pour partir; sœur Cécile me suit et Kralouk, qui n’a pas
cessé de nous observer en silence, dit alors:

--Mâadith est mal habillée. Son vêtement est comme la peau d’un être
difforme qui s’attache à son corps par maléfice. C’est parce que la robe
européenne n’aime pas le corps de Mâadith la Kabyle. Regardez la
différence entre elle et les autres femmes chrétiennes! Quand leurs
époux les promènent ainsi, ils semblent crier à tous les
hommes:--«Celle-ci est à moi; mais vos yeux peuvent la posséder comme si
elle était dévêtue; cependant, n’y touchez pas autrement.»--Imbéciles!
C’est avec les yeux qu’on commence à prendre.

Sœur Cécile fronce les sourcils.

--Ma petite sœur, j’ai l’intention d’écrire à Mère Augusta. Je lui dirai
notre rencontre inattendue. Son grand cœur sensible en sera touché.

--Comme il vous plaira.

L’indifférence absolue s’accuse plus encore. Qu’importe qu’on écrive à
la supérieure; ce n’est pas Mâadith qui écrira. Comme autrefois la
novice ayant tout oublié de la petite chevrière, il y a là un chapitre
du passé dont elle n’éprouve aucun besoin de se souvenir.

Le lendemain, dans ma chambre d’hôtel, elle me parut avoir l’allure plus
ferme et le geste moins ambigu. Elle commença sans préambule:

--N’étiez-vous pas en visite chez nous, lorsque, pour la première fois,
je vis et je soignai Kralouk au dispensaire, sans savoir quel rôle ma
destinée lui réservait près de moi?

--Oui, et je me rappelle que, dans un besoin de confidence qui ne vous
était pas habituel, vous m’avez un peu parlé de ce conteur blessé, des
scrupules exagérés et des réminiscences provoqués en vous par son
audacieux langage.

--Depuis ce temps, j’avais toujours eu de ses nouvelles, témoignage de
reconnaissance pour mes soins, je suppose. Entre indigènes, les messages
sont aisés et rapides. Il me faisait savoir par les uns ou par les
autres quelles étaient ses aventures et ses lieux de résidence.

Un jour, j’appris qu’il était passé chez les Sœurs Blanches dont
l’hôpital fut mon premier refuge. Ce chanteur errant avait facilement
découvert toutes mes humbles traces. Une autre fois, il me fit demander
le nom de mon village. Je répondis à son émissaire que c’était Ighli et
que je souhaitais qu’il retrouvât les traces de mon frère Ouali.

--Ah! sœur Cécile, vous qui ne vouliez plus vous souvenir du passé!...

--Mon intention était louable; ses recherches, sa curiosité, la
Providence, pouvaient lui fournir quelque indice. Si cruel qu’ait été
mon frère, je lui pardonne, car les premiers enseignements de notre vie
ne nous apprirent pas à discerner le mal du bien, et j’aurais aimé
savoir ce que ce fils de mon père et de ma mère était devenu. Kralouk ne
me transmit rien le concernant; mais bientôt, il m’annonça qu’il
épousait une femme originaire d’Ighli et qui se trouvait être ma
parente.

A ce moment du récit de sœur Cécile, la physionomie du musicien s’est
imposée à mes yeux, avec une bizarre expression de victorieuse malice,
puissante, obstinée, fanatique un peu...

--Ah! s’écrie la convertie, pourquoi ai-je dû quitter le dispensaire, ma
compagne, notre chapelle! Pourquoi?... La loi nous a frappées comme un
châtiment immérité. Que de larmes le jour où nous nous sommes séparées
de nos enfants et de nos malades! Des tentatives en notre faveur, il ne
m’est resté que cette copie de la pétition adressée au Ministre et au
Gouverneur Général de l’Algérie par les notables indigènes de notre
petite ville désolée. Lisez-la.

                   *       *       *       *       *

«Louange au Dieu unique.

«C’est de lui que nous implorons le secours.

«Nous adressons le salut, depuis le commencement jusqu’à la fin, à celui
qui occupe une très haute situation, l’excellent, l’honoré, l’illustre,
le pur, le parfait, le protégé de Dieu, le respecté, le glorieux, le
puissant,--que son élévation et sa puissance soient durables!

«Nous, habitants indigènes de ..., nous avons appris avec joie que dans
le discours prononcé à Alger le 30 mai 1908, Monsieur le Gouverneur
Général s’est exprimé en ces termes:

  «--_Nos populations indigènes savent que notre ambition est de les
  rapprocher de plus en plus de la grande famille française, de les
  élever jusqu’à elle par le progrès de leur bien-être, par les
  bienfaits de l’enseignement et de l’assistance._

«Ces paroles ont fait épanouir nos cœurs. Nous avons constaté que la
France n’a jamais failli aux engagements qu’elle a pris, aussi est-ce
avec confiance que nous vous adressons la présente supplique.

«Il existe à ..., au quartier des Oulad-Seultan, hors la porte
Bab-es-Sebt, un établissement pour le bien du pauvre et du malade.
Depuis longtemps, des religieuses s’y dévouent sans espoir d’autre
rémunération que celle de Dieu.

«La fermeture de cet établissement nous plongerait dans la douleur: les
enfants qui y trouvent un travail honorable retourneraient à la misère,
les malades à tous leurs maux. Qu’il soit épargné!--Cette maison a aussi
toute notre confiance parce que notre religion y est respectée.

«Nous avons révélé ce que recélaient nos cœurs, car nous avons un ferme
espoir dans votre bonté.

«Puisse Dieu prolonger votre existence et vous prodiguer ses faveurs.»

                   *       *       *       *       *

Plus de deux cents noms arabes signaient la supplique.

--Et après cela, ma sœur Cécile?

Elle hésita longuement. Ses doigts s’allongeaient, puis se rétractaient
sur ses genoux; ses ongles bombés griffaient la laine de sa robe.

--Après cela..., nous sommes revenues à la maison-mère, sœur Bénigne et
moi. Quand notre supérieure a décidé de se réfugier en Italie, sœur
Bénigne, malgré son âge, a voulu la suivre. Moi, je les suivais toutes
les deux...

--De votre plein gré, n’est-ce pas?

Elle eut un sourire équivalant à un haussement d’épaules:

--Mâadith n’était qu’une chèvre perdue et sœur Cécile appartenait à la
communauté...

Le jour se retirait de la chambre. Au dehors régnait déjà l’apaisement
du crépuscule.

--Il faut que je m’en aille, dit brusquement la petite religieuse sans
voile.

--Je vous accompagne. Nous rejoindrons Louinissa chez Bouhadad.

Je craignais, si je la rendais à elle-même et à son nouveau milieu, si
une nuit et une journée peut-être nous séparaient, je craignais que ne
s’émoussât son désir de se raconter à moi, et je n’apprendrais jamais la
suite de son récit. Elle accepta ma proposition.

Nous descendîmes dans la rue étroite aux maisons hautes. Un minaret
pointait vers un croissant de lune. Au seuil des cafés maures, les pots
de basilics exhalaient leur senteur fraîche et amère. Sur les nattes et
les bancs larges, des burnous drapaient des silhouettes affaissées et
somnolentes; des faces extasiées de fumeurs de kif trouaient la
pénombre; point de bavardages, mais les petits bruits réguliers des
joueurs de dames et de dominos. Suivant le rythme de quelque mélopée, la
tête des Arabes citadins dodelinait près de la raideur hiératique des
nomades aux profils secs. A l’intérieur de ces lieux de réunion et de
songeries tranquilles, toute une floraison naïve décorait les murs:
fleurs rigides, imprévues et impossibles, parmi lesquelles s’ébattaient
d’invraisemblables oiseaux. En caractères koraniques, peints de
vermillon et alternant avec la main protectrice, les mots sacrés
flamboyaient:

«_Au nom de Dieu le Clément et le Miséricordieux._»

--Sœur Cécile, dites-moi comment vous êtes partie avec vos deux mères,
et comment vous êtes restée seule.

Elle se troubla infiniment, mais ce ne fut qu’une surprise; elle
répondit d’un ton posé:

--J’ai manqué le bateau.

--Ah!...

Le voilà donc le mensonge, ou, tout au moins, voici qui n’est pas toute
la vérité! Sous mon regard incrédule, elle garde des paupières closes
dans un visage figé.

--J’ai quitté nos sœurs au moment où elles s’engageaient sur la
passerelle du paquebot. C’était pour une commission oubliée. Je pensais
avoir le temps; mais un incident m’a attardée. Quand je suis revenue sur
les quais, le navire se trouvait déjà au milieu du port.

--Sœur Cécile, quel désespoir pour Mère Augusta, les autres!...

--Elles ne durent pas avoir tant d’inquiétudes sachant que je
regagnerais le couvent avec les sœurs qui les avaient escortées.

--C’est ce que vous avez fait?

--Oui; mais je ne pouvais y demeurer toujours.

--Vous pouviez prendre le courrier suivant.

--Seule, je n’en ai pas eu le courage.

--Et maintenant, comment vous ai-je trouvé à Constantine?

Je la sens se cabrer tout à coup devant ma curiosité. Elle se détourne
légèrement, sourit; l’Homme au djaouak nous rejoint. C’est fini, sœur
Cécile ne parlera plus... Chez Bouhadad peut-être, si l’atmosphère ne
l’influence pas.

--Tu nous suivais, Kralouk?

--Vous êtes passées devant le café où je jouais pour des gens de Sétif.
Je leur ai dit:--«La _ghesba_ d’un berger tellien peut vous suffire. Mes
frères, vous avez assez entendu le djaouak de Kralouk.»--Ils m’ont jeté
beaucoup d’argent. J’en ai laissé un peu à terre et j’ai suivi une
double piste de gazelles pour vous rejoindre. Louange à Dieu!



Dans le logis de Bouhadad, une voix hargneuse répondit au coup du
heurtoir de bronze:

--Qui est-ce?

--Une amie, puis Mâadith.

Un guichet s’ouvrit dans la porte épaisse et basse sous la voûte
sculptée au couteau.

--Quel homme vous accompagne?

--L’homme s’en va.

--Entrez avec la santé.

La porte entrebâillée se referma vite, poussée par les lourdes mains de
la négresse gardienne du seuil. La cour intérieure était éclairée de
cierges. Des jasmins s’enroulaient autour des colonnes; légers et
nombreux de fleurs et de feuilles délicates, ils montaient éperdûment
vers les galeries et les terrasses, cherchant un espace plus bleu que la
maison bleue. Et c’était la maison strictement close, jalouse de son
paradis intérieur, la maison où l’art précieux des faïences s’offre en
harmonie colorée, où la fraîcheur et la lumière exultent aux blancheurs
azurées des murailles, où l’on ne souhaite rien sinon vivre tel ce
citadin aux doigts bagués de diamants et de cornaline qui existe si
lentement, parmi la grâce et les parfums des femmes, dans une béatitude
enchantée.

Bouhadad l’heureux, gras et paisible, fumait allongé sur un tapis
syrien. Par intervalles, il échangeait quelques mots avec les groupes
féminins de ses deux épouses, de ses filles et de leurs servantes. Une
aïeule sévère, assise près de lui, égrenait un chapelet, ayant sur les
genoux son petit-fils, le dernier-né. Entre des cassolettes d’argent,
des coupes de bois et des bassins de cuivre, des mortiers pleins de
poudre de henné et de poussière de kehoul, des buires et des flacons
d’essences, Louinissa officiait.

On nous accueillit avec la jolie affabilité de certains milieux
indigènes des villes, d’hospitalité moins large, mais plus gracieuse que
celle des gens de la steppe, nobles, hautains et volontiers silencieux.
Cependant, cette affabilité se nuançait de restrictions à l’égard de
sœur Cécile. La convertie,--dans ce lieu, il convenait de dire: la
renégate,--le sentait; ses joues étaient enflammées, ses yeux plus noirs
et plus éclatants. Elle souffrait, d’une souffrance qui n’attendrissait
pas ses sensibilités intuitives, mais les révoltait un peu; elle
souffrait dans un orgueil incoercible, trop fier pour abdiquer, trop
vaniteux pour se modifier ou s’assouplir aux raisons d’autrui. Mâadith,
qui dissimulait si bien tant de choses, ne dissimulait pas cette
souffrance-là. Son regard, sous l’onction voulue des paroles de la
religieuse, laissait percer l’esprit rebelle et combatif de la Berbère.
Elle serrait ses lèvres amincies jusqu’à ressembler à une égratignure
pourpre dans sa figure.

Elle me présenta deux adolescentes, ses élèves, qui m’assaillirent de
questions:

--Pourquoi venir avec elle? Est-ce à cause de la nuit prochaine? Ne
sais-tu pas qu’elle marche toujours seule dans la rue comme les pauvres
et comme les Françaises? Où étiez-vous ensemble et qu’avez-vous dit?

--Des choses nombreuses que nous n’avons pas le temps de répéter.

--Cela est bien, remarque d’une voix sèche Lella Rouhoum, l’aïeule. Cela
est bien si ce sont des choses dont on a déjà trop parlé ici.

Le visage de sœur Cécile flambe comme un feu de palmes sèches et ces
deux femmes échangent un regard aigu. A mi-voix je demande à la petite
nonne si elle n’a pas risqué quelque tentative de prosélytisme,
s’aliénant ainsi les sympathies de la grand’mère traditionaliste.

--Non, mais elle m’en veut, et d’autres m’en veulent, de ne pas être
revenue à l’Islam. Je me suis bornée parfois, sans faire de zèle, à
parler au nom de la morale religieuse et d’un idéal à mettre dans la vie
inférieure qu’elles vivent.

Lella Rouhoum échange un nouveau regard avec mon interlocutrice et,
s’adressant à moi:

--Nous savons que l’esprit chrétien tourmente Mâadith. Pour moi, sa
pensée m’est indifférente, car je suis vieille; mais son haleine est
désagréable à cette maison. Elle parle et la tête des jeunes filles
tremble sur leur cou mince; elles l’inclinent à gauche ou à droite, les
yeux fermés par sortilège et ignorance; quand leurs yeux s’ouvrent, ils
voient le chemin quitté et ils pleurent.

Ce n’est pas ici que sœur Cécile achèvera ses confidences ni rachètera
ses péchés en sauvant des âmes.

Nous avons attendu que Louinissa eût terminé son importante besogne.
Nous buvions du café et goûtions à des confitures de cerises parfumées
au girofle et au jasmin. Bouhadad s’était inconsciemment endormi et,
comme le petit enfant dormait aussi sur les genoux de l’aïeule, celle-ci
le posa à côté du père. Attentive à tous les gestes et à toutes les
paroles, elle acheva son chapelet; puis, s’isolant dans la pensée unique
et rituelle, debout, agenouillée ou baisant le sol, elle pria, grave,
inflexible et pieuse.

Il est tard. Bouhadad réveillé nous offre l’un de ses serviteurs pour
nous ramener chacune jusqu’à notre logis. Nous sommes de nouveau dans
les ruelles, éclairées surtout par les lampes brûlant au fond des
échoppes. Le serviteur de Bouhadad, armé d’un lourd bâton qui signale
son rôle et son importance, nous précède de quelques pas. J’ai désiré
qu’on allât d’abord chez Louinissa. Je ralentis volontairement notre
marche. J’hésite à interroger sœur Cécile pour reprendre notre
conversation de l’après-midi; je redoute le sursaut rétractile et
méfiant de Mâadith. Mais voici que sa petite main prend mon bras; elle
paraît vouloir poursuivre son récit sous le charme d’un sincère abandon.

--A la suite de ma triste aventure du paquebot manqué, j’eus beaucoup de
peine à reconquérir ma vaillance accoutumée, la sérénité dont sœur
Bénigne m’avait donné l’exemple, la paix du cœur que Mère Augusta
possédait à un si haut degré. La communauté me sembla vide de tout
esprit fraternel et le couvent lugubre comme un désert. Je pleurais en
parcourant les allées, entre les plates-bandes si tendrement cultivées
jadis par ma vieille compagne. Je m’abstenais de porter des fleurs à la
chapelle, me souvenant que le Père André m’avait dit que ce n’était pas
un geste méritoire, parce que j’y prenais trop de plaisir. Je demeurais
fervente, mais troublée; active, mais avec effort; dépaysée et possédée
d’une vague détresse. Ardente à mes prières; mais accoutumée à
surveiller scrupuleusement ma conscience, j’étais effrayée de me
découvrir moins de résignation qu’un esprit de vindicative rancune
contre la nouvelle destinée que me créaient les lois des hommes et que
permettait la volonté de Dieu. Surtout, après la liberté du dispensaire
et d’une vie monastique vécue seulement à deux, je souffrais de la vie
en nombre, sous une discipline sévère, séparée des saintes femmes qui
m’avaient appris à tout supporter et à tout aimer. Il y eut un nouveau
départ de quelques-unes d’entre nous pour la Hollande et pour l’Italie.
Le couvent ne devait abriter que de vieilles, de très vieilles
religieuses, impotentes pour la plupart, et l’on ignorait combien de
temps il leur serait permis d’y rester. Un instant, je fus tentée de
rejoindre Mère Augusta; mais j’éprouvai une indomptable épouvante à la
perspective de l’exil en pays inconnu. Certainement la Providence me
réservait une autre mission...

Elle s’interrompt. Je risque discrètement:

--Comment avez-vous quitté le couvent?

Nous avons atteint la maison de l’Homme au djaouak. Sœur Cécile dit très
vite, avec une attitude déjà différente et en s’éloignant de moi:

--Une ancienne élève de nos sœurs s’occupait de procurer des situations
honorables aux religieuses laïcisées. Elle m’en offrit une ici. Il
s’agissait de l’éducation de deux enfants dans une famille d’officier.
J’acceptai... L’officier a changé de garnison... Il voulait
m’emmener...--Elle sourit, d’un sourire énigmatique et délicieux.--J’ai
refusé, car ce n’était pas une maison suffisamment chrétienne. Alors,
dans la rue, j’ai rencontré Kralouk et Louinissa.

--Vous vous êtes reconnus?

--Le musicien et moi, oui.--«C’est toi qui m’as guéri! s’est-il écrié.
C’est toi, Mâadith du village d’Ighli.»--Louinissa a écarté son voile et
m’a saisie dans ses bras:--«O fille du fils de mon oncle, c’est toi que
Ouali perdit, c’est toi que les chrétiens ont prise et que nul n’a
réclamée; la maison de mon seigneur est à toi.»--C’était le refuge
matériel; je me suis restituée en partie à ma famille musulmane. Il se
peut que je l’amène à la connaissance du vrai Dieu.

De ce long récit, tout est vraisemblable et cependant... Qui me dira
quelles sont les parts du mensonge et de la vérité dans les paroles de
sœur Cécile? Je sonde ses admirables yeux posés sur moi comme pour
deviner mon impression. Je vois uniquement leur beauté, rien au delà.

--Tu reviendras, un jour d’entre les jours, s’il plaît à Dieu, me dit
affectueusement Louinissa. Tu reviendras et la maison sera heureuse.

Sœur Cécile guette ma réponse. Peut-être son orgueil inquiet
l’appréhende-t-il un peu. Et je la laisse, doucement souriante et
rassurée, parce que j’ai promis de revenir.



«Ma chère enfant,

«En réponse aux questions de votre lettre, je ne peux vous dire que ce
que nous avons vu. A l’heure actuelle, vous en savez plus que nous
touchant notre petite brebis égarée, sinon perdue.

«Lorsque nous accompagnâmes notre bonne Mère Augusta et nos vaillantes
sœurs sur le quai d’embarquement, Cécile était au nombre de ces
dernières. Nous remarquions son air préoccupé. Elle sursautait quand on
lui adressait la parole. Elle pleura, puis son visage revêtit une
expression dure que nous ne lui connaissions pas. Nous attribuâmes tout
cela au chagrin causé par nos différentes épreuves et à l’émotion du
départ. Il y avait foule, beaucoup de personnes ayant tenu à manifester
leurs sentiments et leurs sympathies. Lorsque les religieuses montèrent
à bord, Cécile n’était pas à côté de sœur Bénigne comme elle en avait
l’habitude. Celle-ci s’aperçut de son absence et en fit part à Mère
Augusta qui la crut attardée avec nous; mais nous la cherchâmes en vain.
Le départ était imminent; le commandant accorda quelques minutes, puis
le bateau s’éloigna sans que Cécile eût reparu. Nous la cherchâmes
encore sans succès et nous reprîmes le chemin du couvent sans nous
expliquer la conduite de cette enfant qui s’était toujours montrée
parfaite. Nous la trouvâmes enfin dans la grande allée de cyprès du
jardin. Elle considérait la mer avec cette expression hostile que nous
devions lui revoir souvent. Pressée de questions, elle ne témoigna
d’aucun regret, prit un air inspiré, croisa les mains sur sa poitrine de
la même façon que la sainte Jeanne d’Arc de notre chapelle et nous
répondit qu’un pressentiment, auquel elle ne pouvait pas ne pas obéir,
l’avait avertie qu’elle ne devait pas partir. C’est pour éviter de céder
à la tentation de suivre malgré tout celles qu’elle aimait d’une tendre
affection qu’elle s’était, en hâte, éloignée du port. A partir de ce
moment elle changea. Son esprit n’était plus parmi nous et son cœur se
détacha de la communauté. Plusieurs fois, nous la découvrîmes causant
avec un indigène dans les jardins, un homme d’un certain âge, dont la
figure nous déplut. Elle nous dit que c’était un ancien malade du
dispensaire qui avait voulu venir la voir. Elle devint péniblement
indépendante, ne demandant ni ordres ni conseils à personne. Enfin, elle
nous prévint brusquement que Madame S... lui proposait une situation et
qu’elle voulait gagner sa vie en attendant des temps meilleurs. Nous ne
pouvions pas la retenir. Nous n’avons plus jamais eu de ses nouvelles.
Mère Augusta et sœur Bénigne lui ont écrit une fois, mais nous croyons
savoir qu’elle ne leur a jamais répondu. Nous prions pour elle.»

Tels furent les renseignements que me fournit l’une des vieilles
religieuses du couvent de sœur Cécile.

A l’heure où je savais celle-ci occupée hors du logis, j’allai voir
Louinissa. Elle était sans défiance et accueillit facilement mes
questions qui affectaient un air indifférent.

--«Une nuit, m’apprit-elle, Kralouk est rentré avec Mâadith. Elle était
semblable à une morte ressuscitée. Kralouk m’avait révélé, avant cela,
que ma cousine, Mâadith la renégate, travaillait ici chez un officier:
mais je ne l’avais pas encore vue.--«Regarde bien cette fille, dit
Kralouk: elle voulait mourir. Je lui enseignerai à attendre la
permission du Prophète. Et comme c’est ta cousine, donne-lui la part de
l’hôte dans la maison.»--J’ai obéi parce que je pensais que Kralouk la
désirait et qu’elle deviendrait la _seconde_; mais il ne s’est pas
approché d’elle; le cadi n’a point eu cette affaire à conclure et je
n’ai point préparé de henné de noces. Mâadith ne peut songer à aucun
homme, puisqu’elle affirme que devenir comme les autres femmes la
précipiterait dans la géhenne.»

Et je voulais encore un dernier témoignage, le plus difficile à obtenir,
mais le plus probant s’il consentait à me le donner, celui de Kralouk.

Dans un carrefour, il y a une mosquée toute petite, près d’un
caravansérail modeste. La mosquée est peu fréquentée et le caravansérail
n’abrite que deux dromadaires galeux dont on ne voit jamais les maîtres
et quelques-uns de ces petits ânes exquis et pitoyables, aux croupes
osseuses, cuisses pelées, épaules saignantes, naseaux fendus, queue rase
s’agitant contre des essaims de mouches. La porte de la mosquée
s’embellit d’une couleur d’émeraude; son encadrement simule des pierres
taillées peintes de brun et de vermillon. Dans la clarté bleuâtre de son
patio, tranchent crûment des colonnes vertes et rouges. C’est là que
l’Homme au djaouak vient prier, de préférence à tout autre lieu. C’est
sur le banc de maçonnerie au seuil de ce sanctuaire que je l’attendis.

En m’apercevant, il s’écria:

--Es-tu la gardienne de la mosquée, ô toi notre sœur? Parce que je te
rencontre, ma prière sera courte, et longue sera la chanson qui dira le
bien venu de toi.

Le rusé musicien, subtil comme les gens du Sahara, devinait-il ma
préoccupation? Il parla le premier, prolixe selon son habitude:

--Le dromadaire et l’âne tranquilles sont plus intelligents que l’homme
agité et la femme soucieuse. Vois Mâadith; elle travaille de son cœur et
de sa tête comme elle travaillerait de ses pieds et de ses mains si elle
devait porter les montagnes dans la mer. Elle est parfois semblable à un
mauvais esprit qui prêcherait pour le compte du Lapidé: mais ceux
qu’elle prêche ne l’écoutent pas. Il n’y a que trois choses à écouter:
la parole du Koran, le djaouak de Kralouk et le cri du printemps. Si
Mâadith comprend cela, elle deviendra heureuse. Et ne peut-elle conduire
l’aiguille des brodeuses sans tourmenter leur pensée? Pourquoi se
préoccuper du voisin? Voici des pierres et du soleil; que chacun
s’asseye ou dorme sur sa pierre et soit couché dessous après la mort
sans chercher lequel a la plus fraîche ou la plus chaude: elles sont
égales de poids sur le tombeau et toutes se soulèveront au jour du
jugement. Comment prouver qu’une pierre est préférable à l’autre? Et il
ne faut pas changer de pierre si tu veux continuer à bien dormir. La
nuit, Mâadith rêve; ce sont des songes tristes qui la font pleurer. Je
lui ai déjà dit ces choses de la sagesse dans un jardin qui parfumait sa
beauté. Elle était vêtue de noir. Un voile s’ouvrait et battait derrière
elle comme des ailes de pigeon.

J’insinuai avec négligence:

--C’est à cause de cela qu’elle t’a suivi jusqu’ici, ô le sorcier?

Il haussa les épaules, puis, avec malice:

--Tu sais qu’elle ne m’a pas suivi: mais sa destinée l’a conduite. Je
lui avais dit que je m’en irais à travers la Kabylie, que je
retrouverais Louinissa chez son beau-frère, dans les vergers de Tessala,
et que nous habiterions Constantine du printemps à l’hiver. Une fois,
ici, je l’ai vue dans les pins de Mansourah. Elle conduisait deux
enfants; un officier, le père de ces enfants, regardait la beauté de
Mâadith. J’ai guetté jusqu’à ce que je l’aie rencontrée seule et je lui
ait dit:--«O Mâadith, sois pour cet homme ou bien reviens parmi ceux de
ta race et de ta religion et prends le voile des femmes de bien afin que
ce chien ne te regarde plus.»--Elle a tremblé comme les arbres sous le
sirocco. Elle s’est enfuie de moi; mais je suis resté près de la maison
à cause de la destinée. Et, dans la nuit, elle est sortie. Elle était
pareille à quelqu’un qui va partir en voyage. Je lui ai parlé encore.
Elle me considérait avec une grande terreur: même elle me demanda si
j’étais un prophète ou un démon. Je lui conseillai de venir dans ma
demeure et d’y reposer en paix sur la natte aux côtés de Louinissa; mais
sa terreur fut plus grande et elle courut vers le ravin pour mourir. Je
l’ai saisie et jetée à terre:--«Folle qui quitte un péché pour choisir
le péché pire!»--Elle s’est relevée et elle a touché son front. J’ai
pris sa main; alors, elle m’a suivi.

--Dieu te récompense, ô Kralouk.

En l’écoutant, j’avais, avec lui, parcouru plusieurs ruelles. Au détour
de l’une d’elles, sœur Cécile s’avança vers nous.

--Veux-tu de la beauté, voici Mâadith, murmura l’Homme au djaouak.

Les yeux de Mâadith-Cécile m’épièrent comme si, à son tour, elle eût pu
deviner mon enquête et ses résultats. Je compris qu’elle était en garde,
le bouclier de son orgueil levé, prête à l’attaque. Allais-je lui
reprocher de ne pas m’avoir avoué la vérité exacte? Non, pas plus que je
n’écrirais à Mère Augusta. Le moment n’était pas venu. J’avais encore
trop à apprendre.

Et, dissimulant à mon tour, je m’informai banalement:

--Ma petite sœur, vos élèves vous furent-elles douces aujourd’hui?



TROISIÈME PARTIE


Certaines conversions sont définitives. Elles naissent d’une vision sur
le chemin de Damas ou d’une lente évolution personnelle dans une volonté
plénière et libre. Elles peuvent procéder de convictions indépendantes,
s’accomplir et persister hors du temple; mais il leur faut une rare
qualité de certitude et de résistance.

D’autres sont une moisson, en terre souple et propice, ensemencée par
l’exemple. Elles sont plus consenties que voulues, ce qui ne les empêche
pas d’être bonnes et de rendre un grain de froment multiplié. Mais elles
sont inaptes à vivre d’elles-mêmes et d’elles seules. Elles naissent
dans des atmosphères égales et sûres ou possédées de prosélytisme. Elles
n’éprouvent ni le désir de réflexion ni le besoin de discussion. Elles
croissent à l’abri des vents contraires, sans la nécessité d’acquérir
des vertus de combat. Elles représentent un chiffre dont la valeur
dépend des autres chiffres constituant le nombre. Si l’atmosphère
change, si l’isolement se fait, la conviction vacille puis s’exaspère,
se désespère ensuite, hésite enfin, doute parfois, succombe souvent. De
telles conversions doivent tout à l’ambiance et ne résistent pas à la
solitude.

Hors du couvent, séparée et détachée de ses compagnes, privée
d’exemples, influencée par sa race et le nouveau milieu, sœur Cécile
était à la dérive. Cependant, elle luttait contre le courant, soit qu’il
fût celui d’un torrent hostile et sans merci, soit qu’il coulât
imperceptiblement, avec une onde enlaçante, dans la voluptueuse facilité
de la vie musulmane. Mais les croyances, dont elle se nourrissait jadis
dans une ferveur passionnée, perdaient leur pouvoir absolu. Elle devint
moins mystique, puis moins affirmative. Elle renonçait à un apostolat
religieux dont elle ne trouvait plus en elle tous éléments de force et
de persuasion. Elle avait toujours évité de me parler arabe comme si les
précisions ou les métaphores de cette langue, qui peut être la plus
concise et la plus enguirlandée, contenaient quelque occulte puissance
ennemie de son repos moral: elle s’obstinait à employer le moins
possible le langage de ses élèves et à leur faire entendre le français:
grief de plus contre elle dans les foyers traditionalistes où on la
tolérait par égard pour le talent de Kralouk et à cause du prestige dont
il jouissait. Depuis son entrée à l’hôpital des Sœurs Blanches, elle
n’avait jamais prononcé un mot de kabyle. Mais le lent travail d’oubli
et de recul s’accomplissait insensiblement et invinciblement en elle.
Elle n’écrivait pas et ne lisait plus. Un jour, voulant tracer l’adresse
d’une lettre pour le musicien, elle ressentit une difficulté à
rassembler dans sa mémoire les caractères qui devaient former les noms
et à les coordonner sous sa plume. Vers la même époque, jetant les yeux
sur un journal, au sujet duquel Kralouk l’interrogeait, elle crut voir
des lettres inconnues et ne comprit pas le sens des phrases. Et l’Homme
au djaouak se mit à rire silencieusement un soir où, rentrant dans la
petite maison, il surprit Mâadith et Louinissa se querellant dans le
parler de la montagne.

Les ambitions et les idées de la convertie changèrent d’orientation.
Elle venait de découvrir qu’elle deviendrait une personnalité
indépendante et vénérée à l’égal d’une sainte si, au lieu de chercher à
l’insinuer par la douceur, elle imposait sa doctrine par la violence et
les éclats d’une parole enflammée; mais déjà elle ne déterminait plus si
cette doctrine relèverait strictement de la morale et de la foi
chrétienne ou serait une manière d’évangile nouveau selon
Mâadith-Cécile. Elle savait seulement, dans un orgueil grandissant en
proportion de l’adversité, qu’elle voulait être écoutée, dominer ce
peuple vers lequel elle se sentait revenir, modifier une ambiance dont
elle avait peur encore et dans laquelle elle glissait sans recours.
Alors, elle parla arabe pour se faire plus nettement entendre.

Elle entra résolument dans les maisons; mais le plus souvent, et sans
raison apparente, elle garda le silence et ne dit rien du virulent
discours dont elle avait rêvé. Elle n’eût pu expliquer pourquoi. Ses
plus grandes hardiesses furent de condamner les vieilles coutumes.
Cependant, elle ne savait exactement lesquelles proposer pour les
remplacer. Elle vécut des heures inactives sur la haute terrasse
au-dessus du Rhumel. Kralouk s’attardait près d’elle sous les yeux sans
jalousie de Louinissa. Il l’ensorcelait de son djaouak; celle qui
tremblait d’enthousiasme aux sons de l’harmonium de Mère Augusta restait
d’une sensibilité profonde et frémissante à toute musique. Il
l’enveloppait du réseau de ses contes et de ses bavardages.

--Mâadith, cervelle confuse et visage de lune, écoute ceci. Lorsque je
suis né, mon père m’a fait _namil_ en me plaçant une fourmi dans la
main. Les gens affirment que cela rend avisé; mais cela n’est rien pour
la félicité. Dans le Sahara, je fus un _moula drâa_ (un homme d’action);
mais cela n’est rien pour la félicité. Vois cet oiseau noir dont
s’écartent les vols de pigeons; c’est un descendant de Sidi Mohammed le
Corbeau. Tu ne connais pas l’histoire de ce saint? Salah-bey, seigneur
de Constantine, le condamna comme imposteur. Le sabre du nègre bourreau
trancha sa tête. La tête rebondit, vint se recoller sur le cou et le
cadavre, devenant corbeau par miracle et témoignage, s’envola. Il se
posa au faîte du palais du bey et les gens ouirent cette
malédiction:--«Dieu taille la part du bey dans les supplices! Que la
terre soit rendue égale sur lui!»--C’est pourquoi Salah-bey mourut
étranglé. Mais être bey ou saint ne vaut rien pour la félicité. Pour la
félicité, il n’y a que l’amour avec la beauté des femmes. L’amour est
pour la perfection de la femme ce que la prière est pour la perfection
du croyant. Il faut prier, il faut prier beaucoup.

Mâadith-Cécile ne fronçait plus les sourcils aux allusions hardies de
Kralouk. Elle s’efforçait de manifester une suprême indifférence. Elle
s’accoudait au mur bas, le regard perdu dans l’abîme, ne pensant à rien
ou à des choses encore confuses qui émouvaient l’hérédité de sa chair
plus que son esprit dépaysé. Vides de volonté, ses yeux s’en allaient,
errant sur la double cité européenne et indigène qui juxtapose les uns
aux autres leurs idéals et leurs industries sans les confondre. Cela
avait été un bourg antique avant de devenir la ville de Constantin:
ville capitale d’un riche et laborieux pays, citadelle imprenable que
les zouaves de La Moricière prirent cependant, aire d’aigle ou repaire
de petits rapaces, rassemblement dense et actif de toutes les traditions
et de tous les sentiments précurseurs, caravansérail de races et
d’individus. Au-delà s’étendait en âpres paysages la Numidie
montagneuse, dont la pierre et le roc portaient la cité vers le ciel,
dont le torrent formidable la défendait contre le viol de l’étranger.
Pour la faire accessible, les Français, amis de tous les hommes, avaient
jeté des ponts sur l’abîme, comme des bras tendus d’un élan de
bienvenue. Là était passé Massinissa, le roi Berbère qui montait les
étalons sans selle et qui, mourant à quatre-vingt-dix ans, réjouissait
ses derniers instants aux balbutiements de son fils dernier-né. Là,
Jugurtha avait assassiné son compétiteur et cousin et tenu
victorieusement campagne contre les Romains desquels il apprenait l’art
de résister et de vaincre. Là, l’empereur Constantin apporta l’Évangile
et la Croix. Des Byzantins, des Arabes, des Turcs, avaient respiré cette
atmosphère que respirait la Kabyle et songé devant les pentes nobles du
djebel Ouach, le moutonnement des collines lourdes de céréales, les
lignes bleuissantes des sommets lointains. Mais les grands maîtres et
les plus anciens possesseurs de ces roches grises et de ces terres
rouges avaient été les Berbères, ancêtres de Mâadith. Venus dans un
exode initial dont on fixait mal le point de départ et les causes, ils
régnèrent les premiers d’entre tous, orgueilleux, têtus et pourtant
versatiles suivant ce qui pouvait servir leur orgueil, race dure,
audacieuse et fière!...

Est-ce à cause de la douceur de la lumière sur la haute terrasse, à
cause des contes ou du djaouak de Kralouk? Mâadith-Cécile ressent avec
joie la jeunesse et la vigoureuse santé de son corps. Après avoir vécu
pieusement contemplative ou exaltée de forces qui ne se définissaient
point, elle prend conscience de ces forces dans leur énergique
simplicité; la vie lui apparaît meilleure, plus tangible et plus vaste.
Elle a la confuse impression d’un seul geste à faire pour saisir un
univers délicieux et se reposer sur son cœur. Une route s’ouvre devant
elle, merveilleusement envahie de sensations et de bonheurs inconnus.
Elle s’élance comme sur une voie triomphale. Elle prend ces bonheurs
comme des visages entre les paumes de ses petites mains et baise leur
bouche de douleur ou de plaisir...

Elle haletait, sans discerner de quel émoi profond, et elle disait:

--Je te prie, ô mon cousin, cesse de parler et de jouer. Il y a un
sortilège entre nous.

Et l’Homme au djaouak répliquait, dans un sourire de sa bouche
spirituelle et sensible:

--Il n’y a que la sagesse et la vérité, ô Mâadith.



L’allégresse du matin chantait dans les herbes vivaces. Les fleurs des
asphodèles s’élançaient en gestes d’offrande. Les cris des femmes
glissant sur les pierres du sentier abrupt avaient des chants d’oiseaux
pour réplique. Les anneaux des chevilles tintaient fort sur les
cailloux. Les voiles sentaient bon l’anis, la rose et la cannelle.

Mâadith-Cécile, Louinissa, les filles de Bouhadad et d’autres,
descendaient vers les piscines et les eaux chaudes de M’cid. Au bas de
la pente raide, le sentier cessa sous des arbres poudrés de rosée par le
tiède rejaillissement des eaux. D’un pli de la «ferachia» blanche, qui
enveloppait et voilait son vieux corps aussi jalousement que celui d’une
jeune femme, Lella Rouhoum tira une poule noire. Louinissa effila un
couteau sur une pierre. La poule criait dans un battement éperdu de ses
ailes aux reflets bleuâtres. Louinissa lui trancha la gorge. C’était un
sacrifice pour préserver les femmes des esprits qui les rendent
inquiètes, et Louinissa, complice bénévole des vieilles coutumes
conservatrices, le consacrait surtout à Mâadith.

--Comme elles croient à ces sorcelleries! songeait la convertie.--Mais
ces sortes de gestes de Lella Rouhoum, qui se posaient en adversaires
méprisants et sûrs de son influence chrétienne, ne l’humiliaient plus
comme auparavant.

Elle se mit à comparer. Les musulmanes croyaient aux poules noires comme
les catholiques aux cierges allumés sur les tombes ou devant les
chapelles. Le sacrifice pouvait avoir la valeur d’un ex-voto. Les
scapulaires islamiques ne différaient des scapulaires chrétiens que par
la formule: le principe restait le même.

Une phrase de Kralouk chanta dans la tête de Mâadith: «--Qu’elles
jaillissent de l’argile ou du rocher, toutes les sources appartiennent à
la terre et Dieu l’Unique peut seul les rendre abondantes ou les
tarir.»--«Mais certaines se perdent stérilement dans le sable, alléguait
sœur Cécile: tandis que la véritable source de foi et de vie féconde et
vivifie les vergers.»--«Ignorante et obstinée! là où tu penses que l’eau
se perd stérile, elle est secrètement laborieuse sous le sol et c’est
par elle que les miraculeux pâturages sahariens, les «djelfs»,
verdissent pour les troupeaux nomades.»

Elle se détacha des femmes, qu’elle suivait pour éviter le tête-à-tête
avec Kralouk dont elle subissait de plus en plus le pouvoir de
domination étrange et volontaire. Dans l’influence du musicien sur elle,
la façon dont son esprit se préoccupait de lui depuis leur première
rencontre, il y avait de l’envoûtement. Elle chemina le long du sentier
qui surplombait le vallon creux aux fraîcheurs nuancées où se
décomposaient tous les tons de l’émeraude. Entre les jardins des
maraîchers indigènes, le cours du torrent sinuait. Les roches déclives
se veloutaient d’une végétation fragile. Le soleil s’élevait parmi
l’encens des lavandes sauvages.

Elle atteignit la cascade et s’assit face aux voûtes du ravin, ce Rhumel
magnifique. Hors de sa vue, dans la tiède piscine et sous les frênes
pleureurs, retentissaient les bruits joyeux des femmes au bain, des
rires puérils et des mots de courroux enfantin mêlés au clapotis des
mains sur l’eau souple. Elles se baignaient nues, simples et
licencieuses, avec des gestes et des sentiments hérités des antiques. Un
reflet de l’éducation du couvent empêchait Cécile de se joindre à elles.
Elle avait souhaité leur apprendre la pudeur; mais elle n’était pas
écoutée. Ce peuple féminin l’effrayait. Elle sentait ce qu’il puisait de
force dans l’habitude et sa soumission indéfectible à la coutume
ancestrale. Elle ne s’avouait pas encore que l’ambiance agissait sur
elle en menace et en tentation. Sœur Cécile luttait encore contre ce que
Mâadith portait de mémoire et de désirs ataviques. Elle savait qu’en
cessant de se présenter sous les espèces de sa conversion elle abolirait
la défiance dressée contre ses actions et ses paroles; mais cette
nouvelle apostasie n’empêcherait pas le dédain inévitable des citadines
et des filles de race arabe pour la Berbère, la «djebelia»,--la
montagnarde, qui, même en agissant et en croyant comme elles, serait
toujours considérée tel un être d’essence grossière, fait pour la lutte
et les travaux, non pour l’influence et la souveraineté. Cécile, qui
avait plus d’orgueil religieux que d’humilité, puis Mâadith et sa fierté
kabyle, souffraient de cela, tandis que Louinissa souriait, indifférente
et accoutumée aux rôles subalternes.

--Certainement, Louinissa descend de quelque mercenaire; mais moi, je
descends des rois, concluait Mâadith.

En visage de roc à chevelure d’herbes rares, le Rhumel offrait sa morne
beauté. Des arcades massives s’ouvraient dans sa face aride, bouches
obscures où passe le grondement des échos. Les souffles, qui circulaient
dans leur ombre humide et chaude, avaient le goût du sommeil et de la
mort. La rivière, qui éventra la montagne dans un torrentueux élan, en
changeant brusquement de niveau créait les cascades de M’cid. Les
battements d’ailes et le roucoulement des pigeons sauvages s’unissaient
au bruit de la chute des eaux, s’amplifiaient en rumeur digne du
formidable décor.

Sœur Cécile eut un frisson intérieur dans sa solitude. Oppressée par la
grandeur des choses environnantes, elle se souvint du tendre refuge que
lui avaient été sœur Bénigne et Mère Augusta.

Soudain, avec intensité, elle se remémorait toute cette phase de sa vie
durant laquelle elle s’était montrée, pour les yeux purs et inquiets qui
l’environnaient, si illogique, incohérente, avec d’inattendus sursauts
de bête mal apprivoisée qui veut se reprendre, s’arracher, s’enfuir
n’importe où. La surprise de la laïcisation l’avait d’abord accablée;
puis elle avait retrouvé une sorte d’inconsciente sérénité parce que ce
n’était pas à elle de prévoir, de chercher à parer à la détresse
immédiate ni de prendre aucune décision. Elle se fiait aux supérieures
desquelles le mot d’ordre viendrait; elle n’aurait plus qu’à obéir
simplement selon la règle... Sœur Cécile revivait des impressions
d’alors qu’elle retrouvait endormies dans sa mémoire... C’étaient les
jours pleins de l’appréhension et de la perspective d’un départ en exil
avec la plupart des membres de la communauté... Mais c’était surtout
cette heure matinale, qu’elle avait choisie pour dire adieu aux roses du
jardin, au parfum des cyprès, à la courbe bleue de l’horizon marin qui
virent grandir et s’exalter sa foi, qui enchantèrent le mysticisme et la
chasteté de sa vie rachetée... Et, dans ce lieu même, Kralouk surgissait
brusquement devant elle. Lui, le porteur et le chercheur de nouvelles,
savait quel jour devait être celui du départ des religieuses, sœurs et
gardiennes de Mâadith-Cécile. Il prononça des mots, lentement. A
l’oreille et dans la mémoire réveillée de celle qui les entendit comme
malgré elle, ces mots retentirent à la manière des appels de bergers
dans la brousse:

--«O Mâadith, tu ne partiras pas. Tu ne partiras pas, car _tu es
marquée_ pour ce pays-ci. Les gens des contrées d’au-delà la mer, en
regardant ton front, s’écrieraient:--«Quelle est donc cette créature que
nous ne pouvons reconnaître?»--Ils se détourneraient de toi et _tu
marcherais au côté gauche_ jusqu’à la mort, et ton agonie serait
semblable à dix-mille supplices, car les esprits de ta terre natale
n’aideraient pas ton âme à te quitter sans te faire de mal.»

Elle avait pâli, elle s’était défendue par un grand signe de croix, afin
d’échapper au maléfice des images évoquées... Subitement, Kralouk
disparut, bondissant par-dessus la muraille basse, clôture du pieux
jardin; mais son djaouak se mit à roucouler avec un gémissement qui
priait et qui ordonnait, qui menaçait et qui appelait, un gémissement
qui avait envahi les buissons de roses, le dur et austère feuillage des
cyprès et qui semblait venir de partout à la fois.

D’une allure hésitante et cassée, les jambes molles, la tête lourde et
les yeux troubles, la petite novice était rentrée dans le couvent. Oh!
le sortilège! elle avait eu l’impression de ne plus discerner les
images, les êtres ni les lieux familiers. Son cœur tremblait dans sa
poitrine. Elle n’entendait plus les voix des religieuses; elle entendait
l’inoubliable accent de Kralouk...

Elle se réfugia dans la chapelle. C’était un sanctuaire d’adoration
toute féminine et de culte aux expressions candides jusqu’à redevenir ou
paraître enfantines. Les petits autels s’encombraient de dentelles
médiocres et de nappes naïvement brodées, de fleurs artificielles et de
guirlandes. Une infinité de cierges, pleurant de lourdes larmes
blanches, ce jour-là étoilaient le clair-obscur. Une foi intime et
victorieuse, une crédulité sans prix, habitaient la douceur de cette
retraite. Sœur Cécile avait prié, agenouillée sur le sol, prosternée de
tout son être. Elle formulait tour à tour les paroles de chaque prière:
mais elle les découvrait vides de sens et ce fut comme si elle les
prononçait dans une langue étrangère qu’elle ne comprenait pas. Elle les
redit à voix haute pour que ce bruit étouffât le murmure imprévu qui
montait contre elles des profondeurs de son cœur humain; mais elle
perçut le roucoulement obsédant du djaouak de Kralouk et elle n’entendit
plus que cela...

Elle sortit de la chapelle, pleine d’épouvante, enveloppée de ténèbres
et d’un mystère dont elle ne pressentait pas encore le pouvoir; mais
elle savait déjà, dans son âme, qu’elle ne consentait plus à partir et
qu’elle ne partirait pas...

Elle revoyait le commencement de l’exode de ses compagnes, les adieux au
couvent, à quelques vieilles religieuses qui pouvaient y demeurer, les
voitures de louage dévalant les routes et les boulevards en pente
jusqu’au môle où s’amarrait le paquebot... Il y avait une foule, des
amis, des curieux, des désœuvrés, des habitués du départ des navires.
Sœur Cécile, tout à coup, se détourna du groupe des partantes, glissa
dans la houle vivante des quais, prit la fuite, se retrouva
miraculeusement dans le jardin des cyprès... Et Kralouk fut encore
devant elle. Alors, elle se fit hautaine et le chassa, un peu surprise
qu’il obéît. Cependant, il lui avait dit ce qu’il comptait faire dans le
temps qui devait suivre et quelle serait la ville qu’il habiterait. Elle
croyait ne pas l’avoir écouté, mais elle se rappela plus tard toutes ses
paroles...

Seule, elle avait fixé la mer, avidement. Elle vit le paquebot
disparaître au large de la baie, et, spontanément, elle sentit qu’elle
était une créature nouvelle. Un esprit de souveraineté balayait les
derniers vestiges de son esprit de zèle et d’obéissance. Elle releva sa
tête si doucement inclinée, si passionnément soumise. Mère Augusta
disparue, toute loi disparaissait avec elle et les visages de vieillesse
et d’austérité qui restaient dans la communauté faisaient s’évanouir ce
charme qui captait la sensibilité de Mâadith-Cécile. Elle ne vit plus
que laideur et rêva l’évasion...

Elle avait sollicité de Madame S... un moyen de vivre à Constantine.
Elle ne savait pas bien si c’était parce que ce Kralouk, mari de sa
cousine Louinissa, lui avait dit qu’il y habiterait...

Le soleil éclaira une paroi de rocher et encadra de lumière l’ouverture
d’une grotte, celle qu’on disait avoir été le gîte de l’Homme sauvage,
un être dont nul n’avait su le véritable nom, qui ne parlait jamais, se
nourrissait d’herbes, et, aux heures consacrées, priait tourné vers la
Mekke; c’est ce qu’affirmaient les gens. Un hiver, les eaux du torrent
l’avaient noyé.

Au fond de la caverne, une voix connue chanta et le djaouak de Kralouk
sollicita les échos du Rhumel. Mâadith-Cécile tressaillit en joignant
les mains. Bientôt, le musicien apparut, sortant de la grotte. Il tenait
à la main ses sandales jaunes et venait droit à la solitaire, de pierre
en pierre, traversant le courant au bord de la cascade. Il mouillait à
peine ses pieds nus. Dans la vive lumière, il semblait marcher
miraculeusement sur les eaux. Il aborda sur le sentier.

--Tu n’es pas avec les femmes, ô Mâadith la tourmentée? Je voulais leur
faire entendre de loin la chanson du djaouak, mais je préfère rester
près de toi et je te conterai l’histoire de Lella Cheurfa. Écoute:--«A
la saison où les cigognes cherchent des grenouilles dans les marais,
Lella Cheurfa, la vieille _derouïcha_, allait de campements en
campements. Dans la forêt, elle cueillit du chèvrefeuille blanc, jaune
et rouge, des arbouses et des baies de myrte. Elle enfila les baies sur
un brin d’alfa et en fit un collier. Elle donna le chèvrefeuille à un
aveugle rencontré sur sa route:--«Échange ces fleurs contre du pain et
nourris-toi, dit-elle.»--«Elle donna les arbouses à un enfant en
répétant: «--Nourris-toi.»--Elle traversa un champ où une jeune fille
gardait des chèvres et lui donna le collier:--«Nourris-toi.»--Et la
jeune fille devint folle à cause de l’odeur du myrte. Un homme qui passa
ne continua pas son chemin...»--Mâadith, quelle derouïcha te donnera le
collier de myrte?

--Tais-toi, mon cousin, tu m’offenses et c’est mal agir.

--Tu as raison. Ne prétendrais-tu pas devenir «derouïcha» toi-même?

Devenir derouïcha? En vérité, c’était une autre manière de dominer la
foule; mais au sein de l’indigence et d’une foi purement islamique.
Mâadith-Cécile éprouvait un vertige à cause de ses souvenirs et de la
présence de Kralouk. Il lui sembla que l’eau du torrent entraînait tout
son être à la suite de son regard et la précipitait avec la cascade.
Elle se releva et s’enfuit pareille à une bête épouvantée. Le long du
sentier, le djaouak roucoulait éperdument.



Il y avait autrefois, dans Constantine arabe et turque, une mosquée
parfaitement belle, somptueuse de couleur et de sculptures, riche de
marbres et de bois précieux. Son sanctuaire, embaumé de benjoin,
abritait une foi farouche et une poésie magnifique. Des nattes blondes
s’étendaient sur la fraîcheur des faïences du sol. La chaire se
profilait dans le clair-obscur avec élégance, piédestal pour ceux dont
la parole éloquente exaltait le théisme de l’Islam. Le cintre du mihrab
encadrait souverainement le geste rituel des mains ouvertes pour la
prière koranique.

La France conquérante, afin de châtier le peuple et la ville sanglante
d’alors, prit la mosquée, la désaffecta, en fit une cathédrale. Dans ce
sanctuaire, le passé et le présent se combattent, avec l’hostilité
flagrante et implacable des choses. Les statues des saints sont mal à
l’aise contre les murailles faites pour rester vides. Les ex-voto
offensent les colonnes. Le mihrab inutilisé défie l’encombrement des
autels. Les délicates faïences s’émiettent au heurt des chaises et des
bancs. Les prières latines s’accrochent aux arabesques du stuc. Cela
rend cette église déconcertante, et lui compose une atmosphère qui
trouble et inquiète plus qu’elle ne rassure et apaise.

Mâadith-Cécile allait souvent à la cathédrale. Elle appréhendait, puis
elle redouta, la double impression qui s’en dégageait, les comparaisons
qui s’y imposaient à son esprit ne sachant plus où se fixer et dont les
réflexes violents la poussaient vers l’excès des conclusions. Les
premiers temps, elle suivait les offices par pieuse fidélité à son
devoir religieux. Elle y conduisait les deux enfants dont elle était la
gouvernante. Lorsqu’elle devint la commensale du logis de Kralouk et de
Louinissa, elle fréquenta l’église davantage encore. C’était pour
échapper à l’influence dissolvante du logis, hospitalier, mais bizarre,
où Louinissa régnait comme une figure de la Tradition, dans l’heureux et
inconscient esclavage, la perpétuation du rite primitif. C’était pour
s’arracher à l’ambiance et se purifier des parfums de la cité arabe où
l’Homme au djaouak s’offrait tel un prêtre de la Volupté, du seul
plaisir humain, qu’il chantait et exaltait sous toutes ses formes.
C’était aussi par orgueil, pour s’affirmer et témoigner à autrui qu’elle
ne cessait pas de posséder la vérité, pour défier l’hostilité de Lella
Rouhoum et de ses pareilles. Alors, sous les gestes de l’officiant,
prosternée sur les carreaux de faïence, sœur Cécile s’écrasait
repentante, s’humiliait frénétiquement, croyait raffermir ainsi ce qui
vacillait en elle au souffle de l’Islam charnel.

Brusquement, elle renonça à la confession, dont elle avait usé de plus
en plus rarement. Elle ressentit la fatigue et l’impuissance de
s’analyser pour pouvoir décharger toute sa conscience; et ses
demi-aveux, ses confidences sans sincérité, où le confesseur discernait
les réticences, ne lui valaient pas l’allègement de l’absolution. Son
éloignement du confessionnal devint une sorte de répulsion.

Aujourd’hui, Mâadith-Cécile s’est précipitée dans la cathédrale, comme
se jette dans un port une barque lassée de tempêtes. Elle ne prie point;
elle se repose et elle échappe à Kralouk qui la hante à la manière d’un
mauvais génie. Elle se sent une proie qu’il guette avec une redoutable
patience, et elle dépend de lui matériellement. Où irait-elle pour
trouver le pain quotidien? Chez des Européens? Elle sait déjà qu’elle
fut obligée de s’en séparer. Elle sait qu’elle inspirait aux uns de la
méfiance parce que religieuse laïcisée, aux autres un peu de mépris à
cause de son origine. Que croiraient-ils et que penseraient-ils
maintenant de ce qu’elle pourrait leur livrer concernant son étrange et
complexe histoire depuis l’abandon du couvent? Implorerait-elle le
pardon de Mère Augusta et tenterait-elle de la rejoindre? Il déplaisait
à sa fierté de jouer ce rôle d’enfant prodigue. En réalité, il lui
semblait que la supérieure avait disparu de ce monde et elle n’en
éprouvait pas de regret. Ce qu’elle a essayé d’un vague apostolat et
comme moyen de salut a épuisé la tolérance des foyers arabes qui
l’accueillaient. Et voici qu’aujourd’hui, ayant frappé selon sa coutume
à la porte de Bouhadad, la négresse portière lui a dit qu’il était
inutile d’entrer, que les femmes se trouvaient au hammam. Elle
insistait, surprise, lorsque la voix de l’aïeule cria, du fond de la
cour inviolable:--«Empoisonneuse et folle, cache ta face! La mouche qui
harcelait les brebis ne rencontrera plus le troupeau et les oreilles
seront à l’abri de la langue dangereuse!»--Dans un autre logis, son
élève implora: «--Par Allah! ne reviens plus. Je ne sais quelles choses
ont rendu mon mari fou à cause de toi; il ne peut même supporter
d’entendre ton nom et s’il te savait encore ici, il me frapperait
jusqu’à la mort.»--Enfin, tout à l’heure, le visage sombre, la voix
confuse, Louinissa a balbutié:--«O Mâadith, les filles de Lafsi ne
veulent plus broder avec toi. Pour les femmes des Smadja, leurs pères et
leurs maris ont fait des échanges de blé et d’argent avec les gens
du Sud: ils deviennent riches, les femmes ne doivent pas
travailler.»--«Est-ce toute la raison?» interrogeait la missionnaire.
Louinissa hésitait, puis, bravement:--«Tu parles trop, ma fille, tu
parles trop sur des choses inutiles ou défendues!»

Il a suffi d’une seule famille musulmane, décidée à la bannir, pour que
l’exemple soit immédiatement suivi, sans aucune exception, dans la ville
indigène: cela d’autant mieux que Mâadith-Cécile représente un élément
d’inquiétude contre lequel l’inimitié va grandissant. On la châtie, par
cette sorte d’excommunication, d’avoir _troublé l’eau où s’abreuve le
cœur islamique_. Dans la citerne des maisons fermées, elle essaya de
projeter un rayon de lumière qui surprenait fâcheusement la somnolence
satisfaite de l’inertie, et, jaloux de leur repos, les maîtres de la
citerne disent:--«Assez. Nous ne permettrons point que tu changes le
goût de notre breuvage.»

Sœur Cécile s’enfonçait dans la déception: mais elle oublia de se signer
quand Kralouk, mystérieusement joyeux, prononça:

--Vraiment, il est bon que Mâadith devienne enfin une femme, maîtresse
de la paresse comme de la beauté. Puisse bientôt l’amour mettre des
colliers autour de son cou!

Que fera-t-elle maintenant? Elle peut être garde-malade encore, passer
des nuits au chevet de gens difficiles ou moribonds: mais pour cela
aussi, on se fie moins à elle qu’à une infirmière européenne ou à
quelque religieuse de saint Vincent de Paul. On hésite à aller la
chercher au fond de la cité indigène. On lui demande si rarement ses
services, la rémunération est si minime, et sa jeunesse, et la séduction
de son visage lui créent tant de difficultés et d’ennuis, de suspicion
ou d’offenses, que ce dévouement-là ne lui permettra pas de vivre.

--Je suis à la merci de Kralouk et de Louinissa, murmure-t-elle. S’ils
me chassaient de leur maison ou si je les quittais, je devrais mourir.

Mais elle sait qu’elle n’aura ni le courage ni le désir de se donner la
mort.

Mâadith-Cécile se rappelle qu’elle est dans le temple du Dieu de toutes
les miséricordes, de tous les secours et de toutes les pitiés. Dans une
silhouette inclinée devant l’autel de la Vierge, elle retrouve une
ressemblance de sœur Bénigne. Mais un sortilège est dans son esprit qui
transpose sa vision; la ressemblance de la religieuse semble se préciser
soudain avec les contours de Louinissa priant sur la haute terrasse de
sa petite maison, au tintement barbare de ses lourds bijoux.

Sœur Cécile veut se défendre. Elle fixe la statue sainte; elle l’adjure
de la délivrer d’un envoûtement maudit. Elle formule les mots touchants
et sacrés des litanies à l’Immaculée, et, dans sa tête, ce sont les
litanies de Kralouk à la beauté qui chantent:

    Les roses s’épanouissent sur ses joues,
    ses lèvres sourient.
    Salut, bonheur des bonheurs!
    que ta joie soit éternelle!

    Nulle splendeur ne t’égale, ô âme des âmes,
    toi dont le nom est illustre,
    étoile du matin!
    Ton visage est semblable à la pleine lune resplendissante.
    Je n’ai pas vu ton égale dans la création,
    ô rameau tendre!
    Salut, bonheur des bonheurs!
    que ta joie soit éternelle!

    Un grain de beauté est sur ta joue,
    Tes cils sont comme la nuit ourdissant ses ténèbres.
    Tu fais rompre le jeûne et la trêve du plaisir.
    Salut, bonheur des bonheurs!
    que ta joie soit éternelle!



Sœur Cécile sortit de l’église aussi hâtivement qu’elle y était entrée.
Elle ne réagissait plus. Elle allait sans réfléchir, puisque ses
misérables réflexions ne résolvaient rien, vers des lendemains dont elle
ne prévoyait ni la valeur des maux ni la qualité des bienfaits. Si elle
avait pu se dispenser d’accepter l’hospitalité de ses hôtes, peut-être
se serait-elle exorcisée de Kralouk et de l’obsédante tentation de
goûter la vie, comme les autres. Mais, échappée à la communauté, elle se
sentait incapable d’exister seule; la petite chèvre, créée pour le
troupeau, redoutait la solitude à l’égal de la mort.

Elle suivit une rue encombrée, traversa le Rhumel sur la passerelle de
Sidi-Rached et s’assit sous les pins du Mansourah. Une lassitude sans
amertume, étrangement langoureuse, l’envahissait. Elle s’abandonnait.
Qu’elle était donc différente de cette sœur Cécile qui, il y avait peu
de mois encore, s’asseyait à cette même place avec deux enfants français
auxquels elle faisait réciter leur catéchisme. Pourquoi restait-elle si
jolie dans sa rigide robe brune, sous son chapeau de pensionnaire?...



Entre les pins, elle apercevait une grille où croulaient des cascades de
roses et les murs blancs de la villa qu’elle avait habitée. Elle y
arriva un soir, ahurie du long voyage, apeurée par l’inconnu, troublée
de souvenirs et d’appréhensions, gênée par ce costume inaccoutumé que la
prévoyante Madame S... lui avait fait endosser. L’ordonnance
l’introduisait dans le salon, une pièce charmante et familière où les
enfants s’ébattaient autour des parents, la mère, gracieuse et fragile
devant le piano, dont ses doigts caressaient le clavier, le père fumant
une cigarette, étendu sur un divan. Il prenait une pose correcte et
saluait l’arrivante, tandis que la jeune femme, déconcertée par la
jeunesse et la tenue de la novice, disait d’un peu loin:

--C’est vous, ma sœ..., Mademoiselle?

Il avait été convenu qu’on l’appellerait mademoiselle Cécile. Et, dès le
premier instant, elle fut offensée par le regard de suspicion et de
déception que la femme attacha sur elle et par le regard de surprise
séduite dont l’homme la suivait. Les enfants étaient câlins et doux,
mais espiègles. Ils répétaient des mots surpris entre leurs parents ou
exprimaient des idées personnelles. Le tatouage de leur gouvernante les
déconcertait.

--Si vous vous laviez bien fort, est-ce que cela ne partirait pas,
mademoiselle?

--Les Arabes ne sont jamais chrétiens; si vous êtes arabe pourquoi
venez-vous à l’église?

--Mademoiselle, puisque vous étiez religieuse, c’est pour pouvoir vous
marier que vous ne l’êtes plus? On a dit que vous finiriez avec un
Bédouin? Qu’est-ce que c’est, «finir avec un Bédouin?»

Propos d’enfant qui avaient d’abord indigné plus que peiné sœur Cécile,
qu’elle s’efforçait d’expliquer pour en combattre sinon en détruire les
tendances, puis qui l’obsédèrent et épuisèrent sa bonne volonté. Elle le
sentait trop; elle était en marge et resterait en marge, paria de deux
races, la sienne à cause de son reniement, et celle de l’adoption à
cause de son origine. Ses gestes inspiraient l’étonnement et la
défiance. Kralouk l’avait prophétisé; elle _marchait au côté gauche_,
dans le malheur et dans l’isolement. Alors, elle éprouva un ressentiment
profond contre Mère Augusta, sœur Bénigne et toutes les religieuses;
puis elle les effaça de sa mémoire, mieux que sœur Cécile ne l’avait
fait de Mâadith. Elle se rendait compte qu’on était bon et correct
vis-à-vis d’elle; mais qu’on ne l’adoptait pas parce qu’elle
n’appartenait pas à la même espèce humaine. On la blessait constamment.
Devant les expressions de ferveur et de piété qu’elle conservait, on ne
raillait pas, mais on souriait avec indulgence, trouvant la chose jolie
sans lui faire crédit de gravité ni de profondeur. Pourquoi était-elle
une si particulière exception? Pourquoi était-elle une indigène marquée
d’un tatouage au front, dont on ne prenait guère la conversion au
sérieux, dont on supputait toutes les chances de retour aux sentiments
héréditaires? Et c’est de tout cela que provenait l’attitude presque
involontaire, irréfléchie plus que coupable, de l’homme qui, père et
mari parfait selon la morale mondaine, se permettait d’exprimer des yeux
et de la voix le désir que provoquait en lui la beauté de
Mâadith-Cécile.

Kralouk s’en était aperçu quand elle-même éprouvait déjà une révolte
sauvage, suivie d’une impression de malaise et de faiblesse désespérée.
Le reproche de Kralouk l’atteignit comme un avertissement. Elle ne put
que s’enfuir dans la nuit, sans savoir où, possédée d’épouvante. Kralouk
était encore là... Elle voulait le fuir lui aussi et, tout à coup, elle
comprenait qu’elle était perdue sur la vaste terre, qu’il n’y avait
point de salut possible puisque son couvent n’existait plus pour elle,
puisque les situations honorables qu’on lui procurerait de nouveau
ressembleraient à celle dont elle se sauvait...

Le torrent roulait en sanglotant sur les rochers au fond des abîmes du
Rhumel... Elle s’élança pour arracher sœur Cécile à la perdition
terrestre en la précipitant dans l’anéantissement...

Soudain, Mâadith-Cécile s’attendrissait. C’étaient la voix et la main de
Kralouk qui l’empêchèrent de commettre l’impardonnable faute. Alors,
elle l’avait suivi, se laissant emporter plutôt, la tête vide et les
jambes fauchées, accrochée comme à une épave à cette figure de sa
destinée. Louinissa accueillait tendrement la naufragée... Et Mâadith
découvre qu’elle doit à ce couple plus de gratitude qu’à nul autre en ce
monde, sauf, peut-être aux Sœurs Blanches qui la délivrèrent du servage
et de l’aveugle Amar.

Des gens passent, des Arabes. Ils regardent cette créature solitaire au
vêtement trop modeste, au visage d’amour. Ils échangent des paroles
hardies, des réflexions audacieuses, dans une langue qu’elle comprend.
Une flamme court sur sa face, ses paupières se ferment. Elle ne répond
pas: elle reste immobile, mais son cœur palpite et ce n’est pas que de
crainte ou d’indignation. Les passants s’éloignent indécis.

Des gamins vagabonds se sont approchés. Parce qu’elle ne les chasse
point, ils se couchent à ses pieds. Ils la contemplent, car les enfants
d’Allah sont les plus sensibles à la beauté des femmes. Ils distinguent
le signe tatoué sur le front lisse et étroit. Ils s’exclament, joyeux,
l’appelant leur sœur. Et elle leur sourit, et elle bavarde comme le fit
autrefois Mâadith, l’enfant kabyle. Avec des joncs cueillis près des
eaux du torrent, ils tressent une ceinture et exigent que leur nouvelle
amie en ceigne sa taille dont la raideur gauche les amuse.

--Pourquoi portes-tu le corset des Françaises? demandent-ils. Cela n’est
bon que pour les grosses Juives; mais toi, tu serais comme les roseaux
de M’cid si tu enlevais cette chose. Et mets un foulard en soie sur tes
cheveux. En te voyant, les gens diront: «Voici la lune qui marche sur la
terre.»

Mâadith songe que son frère Ouali dut être comme ces gamins dont
quelques-uns, fils de Kabyles pauvres et industrieux, portent la boîte à
cirer et guettent les chaussures ayant besoin de leurs brosses. Qu’est
devenu Ouali? Est-il riche, marié, dans la montagne, dans le Tell ou
près des côtes? Mais nul ne l’a revu de ceux qui le connurent. Sans
doute s’est-il engagé comme tant d’autres dans la troupe des tirailleurs
presque anonymes...

Les paroles des enfants sont comme un présage; Mâadith entrevoit la
couleur du foulard de soie qu’elle mettra sur ses cheveux. Tout à coup
son cœur crève de douleur, un frisson d’angoisse la secoue encore: les
larmes jaillissent de ses yeux terrifiés. Elle regarde droit devant
elle, hallucinée, et elle voit un fantôme, sœur Cécile, qui, du haut de
la passerelle de Sidi-Rached, se précipite dans l’abîme. Elle voit
nettement ce double d’elle-même, cette forme qui lui est si familière et
qui tournoie lamentablement avant de disparaître. Elle n’a pas un geste
pour la retenir. Cela aussi, ce soir, est une chose écrite parmi les
décrets du destin. Sœur Cécile ne reparaîtra plus jamais.

Et Mâadith pleure parce que sœur Cécile vient de mourir...

Ses larmes cessent. Un grand apaisement et un vivifiant orgueil leur
succèdent, épanouis telles des fleurs à la faveur d’un orage.

Mâadith regarde la ville avec un cœur paisible et la tête libre. Elle se
sent comme libérée d’une présence réprobatrice, qui était l’ombre même
de son corps et l’éternel écho de sa pensée. Elle monte allègrement
l’escalier de la maison de Kralouk.

Sur l’étroite terrasse où il pleut déjà des étoiles, où, tout à l’heure,
l’Homme au djaouak étendra sa natte pour dormir la nuit d’été sous le
ciel libre, on attend le retour de Mâadith. Le kanoun d’argile, plein de
braises, réchauffe la marmite pansue où la plus savante alchimie
culinaire confond pour des fins savoureuses les verts poivrons et le
rouge piment, la viande de mouton, les communs légumes et les abricots
secs. Louinissa, la pacifique et l’heureuse, surveille le mets
substantiel du repas. La galette, patiemment pétrie par les mains
adroites de la bonne hôtesse et cuite à la flamme, reste fumante aux
plis d’un châle de laine rouge, sur le large plat creusé dans un tronc
d’olivier. Nerveusement, sifflotant un refrain favori ou le fredonnant
d’une voix de tête qui traîne en plainte éloignée et douce, le musicien
guette le rythme des pas et l’apparition de l’attendue. La voici.

--Bienvenue, ô lune tardive, dit Kralouk. Tu as tort d’être dehors à
cette heure. Allah permet aux djenoun de la mauvaise aventure d’errer
dans les rues et dans les chemins dès le coucher du soleil.

Il l’observe, le front plissé, le regard glissant.

--Tu as raison, mon cousin, répond-elle; mais j’ai voulu promener loin
ma tristesse et mon tourment afin de les perdre et de ne pas les ramener
dans ta maison.

Il tressaille imperceptiblement; ses yeux verdâtres luisent aigus entre
les paupières mi-closes.

--As-tu réussi, ô fille de bonne volonté? Et qu’en as-tu fait pour être
certaine de ne pas les retrouver?

--Je les ai jetés dans le Rhumel!

Elle crie cela d’un accent de délivrance. Ses narines frémissent, les
boucles de ses cheveux tremblent au souffle du soir et son visage est
resplendissant.

Les traits de Kralouk s’altèrent. Il exhale un soupir profond. Il
enveloppe Mâadith d’un regard infini, puis ferme les yeux. Et la chèvre
kabyle assise tout contre Louinissa se laisse bercer par les tendres
bras et caresser par les doigts bagués d’argent...

Cette nuit-là le djaouak de Kralouk ne dormit point dans sa gaine de
cuir filali. Il tint les pigeons sauvages réveillés aux creux des
roches. Il enchanta les rudes échos du gouffre, qui gardait l’ombre de
sœur Cécile sacrifiée pour délivrer Mâadith des tristes pensers. Les
gens qui l’entendirent affirmèrent qu’il était possédé d’un esprit
divin.



Kralouk ne s’endormit qu’après la prière de l’aube et s’éveilla pour
saluer le soleil matinal en même temps qu’une autre merveille. Le voile
de la porte soulevé laissait apercevoir Mâadith debout, les lèvres
entr’ouvertes d’un sourire à la fois timide et hardi.

Elle avait quitté sa robe de bure baleinée et sombre, qui lui faisait un
corps de poupée rigide. Elle était vêtue d’une seule gandourah, couleur
de safran, empruntée à sa cousine. Un foulard de soie rose lamé d’argent
retenait ses cheveux floconnant autour de son visage avec des reflets
d’acajou. La gandourah de couleur brûlante, une couleur qui appartenait
au soleil et au feu, exaltait la beauté de Mâadith, révélait ses seins
jeunes et durs de fille berbère, suivait la ligne de la taille ferme,
des hanches étroites et des jambes minces, s’arrêtait à la perfection
des pieds nus.

Mâadith semblait avoir profité de cette nuit pour dépouiller sa
chrysalide. Elle apparaissait telle une nouvelle créature n’ayant rien
conservé des pensées ni des expressions de celle de la veille. Ses yeux
s’emplissaient mystérieusement de réminiscences profondes, resurgies du
fond des temps et de longues hérédités. Sur le front ambré bleuissait le
tatouage de la croix sarrasine. En revêtant la robe de flamme et de
soleil, Mâadith retrouvait l’âme et les traits de ses aïeules.

Sur la terrasse, Kralouk frémissait dans sa chair et dans son esprit. La
beauté de Mâadith dépassait les prévisions de son imagination ardente et
de sa prédilection d’artiste. Dans l’humble chambre, où les nattes et
les coussins posaient sur le sol leur note archaïque, elle s’érigeait
avec la splendeur d’une idole. Et Louinissa, sanglotante de plaisir,
comme prosternée, lubrifiait d’essence de rose les pieds nus de la
Kabyle reconquise.

La robe brune gisait dans un angle, ployée, pareille à un linceul jeté
sur le seuil d’un tombeau.



--Et maintenant, il faut que les autres, toutes les autres, te
reconnaissent, décréta Louinissa.

Elle n’avait jamais apporté tant de soins précieux à parer une fiancée
qu’elle en mit à embaumer et à vêtir Mâadith. Elle l’enveloppa
jalousement dans une large pièce de haïk de soie blanche, qui devint la
ferachia de la nouvelle voilée, et elle l’emmena doucement au dédale des
ruelles.

Mâadith respirait la tiédeur et les parfums de ses tuniques. Elle se
laissait conduire comme un enfant, se réjouissant de passer inviolable à
travers la foule, forme anonyme, visage inconnu.

La maison de Bouhadad s’est ouverte toute grande. Bienvenue à celle qui
en fut bannie hier; bienvenue à celle qui revient après le temps de la
folie et de l’erreur; bienvenue pour la paix et pour la joie! Cela
frissonne dans le clapotis du jet d’eau, l’odeur des jasmins, le reflet
des faïences et des marbres, les radieux sourires des femmes. Lella
Rouhoum baisa Mâadith sur la bouche, trois fois, sans aucune réflexion
indiscrète, mais en prononçant seulement:

--Sois reçue avec un cœur clair dans la demeure des vrais croyants, ô
fille selon ma tête et selon mon âme.

Les servantes poussaient des hululements d’allégresse et Louinissa
exultait.

Mâadith défit lentement sa ferachia et dénoua le voile de lin blanc qui
dérobait son visage. Elle reparut dans sa jaune et lumineuse tunique à
laquelle s’ajoutaient les larges manches en tulle brodé de ses vêtements
de dessous.

--Oh! tu es belle! proclama l’aréopage féminin avec ce sentiment,
survivance d’un rite antique et d’un culte immortel, qui émeut de
sensuelle extase et d’admiration absolue toutes les femmes musulmanes
devant la beauté de l’une des leurs; car cette beauté qu’elles
discernent, leur assure la seule domination possible sur ceux qui sont
les seigneurs suivant la nature et la loi: c’est la certitude du pouvoir
de l’esclave sur le maître, ambition d’orgueil que la perfection du
corps réalise autant que l’habileté de l’esprit.

Les jeunes filles accablaient leur visiteuse de caresses:

--Tu n’es pas une Kabyle, s’écriaient-elles. Tu es la maîtresse de la
beauté! Quelles chansons Kralouk fera-t-il sur toi? Nous demanderons à
notre père de le payer cher pour qu’il vienne les chanter ici devant le
rideau qui nous cachera. Tu seras avec nous; il n’en saura rien; tu
jugeras alors de sa sincérité. O Mâadith, deviendras-tu la seconde
épouse du goual? On dit que c’est un grand amoureux et il est généreux
aussi puisque tu as déjà tant de bijoux. Mais plusieurs te désireront et
garde-toi plutôt pour un agha. Demain, de Constantine à la mer et du
Tell au Sahara, tous les gens parleront de ta beauté.

Tu n’es pas une Kabyle!... Ce cri des vaniteuses citadines déterminait
le prestige de cette beauté, qui plaçait Mâadith au-dessus d’elles et
l’égalait aux filles des nobles et des princes.

Sous le petit cône de velours et de broderies dorées, coiffure des
Constantinoises, Mâadith incline sa fine tête de statuette aux yeux
éblouissants... Elle revoit Kralouk, quelques heures après l’événement
de sa réincarnation, surgissant sur la terrasse, haletant avec un soupir
de triomphe. D’un petit coffre enluminé, dont la serrure faisait
entendre une sonnerie argentine à chaque tour de clef, il tirait une
paire d’anneaux de chevilles, non les «khelkhal» berbères hauts et
lourds, mais deux cercles en forme de serpents tels que les portent les
filles nobles des Nomades et qui tintent divinement sur leurs talons. Il
y joignait deux paires de «m’saïs» d’or pur, ciselés par les Juifs
orfèvres, et qui sont légers aux bras délicats. Il les répandait sur les
genoux de Mâadith avec quelques bagues, deux larges boucles d’oreilles,
un collier de sultanis, une double chaîne pour maintenir la coiffure.

--Mon cousin, mon cousin, quel trésor de sultan as-tu pillé!

--Le coffre des marchands est toujours ouvert pour l’Homme au djaouak. O
Mâadith, si tu sortais avec Louinissa sans que le bruit de tes parures
accompagnât ta marche, ce serait en vérité comme si tu n’étais point
vêtue.

A se parer ainsi pour la première fois de sa vie, elle avait éprouvé le
plaisir puéril de toutes les femmes de sa race, comme elle avait
spontanément retrouvé les gestes eurythmiques et les nonchalantes
attitudes de ses grand’mères au temps de la jeunesse. Et quand elle
disparut sous son voile et les plis de la ferachia, le regard inquiet de
Kralouk s’éclaircit, puisqu’il était impossible aux yeux étrangers de
distinguer sa silhouette. Dehors, au long de ces voies étroites et
populeuses où elle avait dû si souvent passer en rasant les murs, le cou
dans les épaules, la sueur aux tempes, offensée par les sourires et les
paroles équivoques, se défilant semblable à une bête traquée, elle
sentit son cœur se dilater, son corps s’épanouir dans la sécurité sous
le voile parfumé de jasmin et de girofle, qui la défendait contre toutes
les curiosités et devant lequel le respect des convenances musulmanes
faisait s’écarter tous les hommes, de l’ânier au cadi.

Quand Louinissa, sachant quelle considération en rejaillirait sur elle,
lui proposa de renouer avec les riches familles en allant simplement
visiter, dans son nouveau costume, ses anciennes élèves, Mâadith ne fit
point d’objection. Elle embrassa calmement celle qui lui était une mère
adoptive:

--Conduis-moi selon ta sagesse et ta volonté.

Elle abdiquait toute initiative personnelle.

Elle confiait à Kralouk et à Louinissa le soin de penser désormais pour
elle et d’inspirer ses actions. Elle commençait à savourer le suprême
repos de l’inertie volontaire. Elle éprouvait la béatitude de la plus
facile soumission telle qu’elle ne l’avait plus ressentie depuis son
départ du couvent. Fataliste maintenant et superstitieuse comme
toujours, il ne lui déplaisait pas d’affronter le nouvel accueil de ces
maisons de sévère tradition qui, si férocement, s’étaient fermées pour
sœur Cécile, la disparue, et pour l’indépendante missionnaire dont le
règne et la personnalité se trouvèrent abolis du même coup.

--Si quelqu’un osait t’offenser, dis-le-moi, conseilla Kralouk,
retroussant des lèvres de félin sur ses dents blanches.

Louinissa sourit. Elle ne redoutait pas d’incident, car, en femme
avisée, sachant que la rentrée en grâce ne s’accomplirait que par une
grande victoire de Mâadith, elle avait préparé le terrain en faisant
annoncer, dès le matin, que sa cousine était délivrée des djenoun.
Cependant elle ignorait si Mâadith cesserait d’invoquer le Dieu des
chrétiens pour revenir aux cinq prières rituelles d’Allah: mais le
miracle était déjà si éclatant qu’il ne pourrait rester incomplet.

Au moment où les deux cousines vont quitter la maison de Bouhadad, Lella
Rouhoum retient Mâadith. Elle a donné un ordre à une petite servante qui
revient portant un coffret de santal.

--Tu connais la coutume, dit-elle. Quiconque entre pour la première fois
dans une maison musulmane, ne doit pas en sortir sans avoir reçu un
cadeau. Nous considérons que _c’est vraiment la première fois_ que tu
entres ici, ô Mâadith.

Elle ouvre le coffret dans lequel reposent, enveloppés de soie, un
précieux chapelet de grains d’ambre et un collier de perles. Un instant,
elle hésite entre les deux objets: ses doigts effleurent d’abord le
chapelet, puis elle secoue la tête, sourit d’un sourire discret plein de
finesse, tel que Cécile n’en vit jamais passer sur ces lèvres
grondeuses, et elle choisit le collier qu’elle agrafe au cou de Mâadith.

C’est le même accueil chez Lafsi, chez les Smadja, dédaigneux et
enrichis, et dans tous les autres logis. Nul ne se soucie de discuter la
sincérité ou les mobiles de ce retour de la petite chèvre au bercail; il
suffit de savoir que, non seulement elle a cessé d’être un danger moral,
mais qu’elle est redevenue semblable aux autres femmes, ses sœurs de
race ou de cité. Et le charme et la séduction de cette montagnarde sont
tels que nul ne songe à la considérer comme étant d’une essence
inférieure, puisque ses avantages physiques lui confèrent l’unique
supériorité et que, demain, si le choix d’un homme en décide ainsi, elle
deviendra reine d’un harem arabe.

--Ah! gazouillent les femmes des Smadja, écrasées sous le poids de
bijoux innombrables, aveugle celui qui ne te choisira pas!

Elles chuchotent déjà les noms de certains membres masculins de leur
famille.

--Il faut te hâter, insistent-elles, mi-graves, mi-rieuses; car
maintenant, chaque heure de ta vie qui passe est une heure de perdue
pour l’amour.

Mâadith se défend un peu et se trouble. Elle réplique aux femmes
joyeuses; elle réplique, en vérité, comme si jamais elle n’avait vécu
d’une autre vie que celle de la brousse ou du harem. Et Louinissa
s’abandonne à un rêve ambitieux: Mâadith mariée dans une abondante et
riche demeure, Kralouk vagabondant à son ordinaire et elle, Louinissa,
jouant un rôle d’aïeule, veillant sur les fils de sa fille d’adoption et
commandant aux servantes. Sans doute, Kralouk désire Mâadith et depuis
longtemps; mais comment ne lui a-t-il pas encore exprimé ce désir?
Attendait-il qu’elle redevînt musulmane? Sait-on ce qui naît et
disparaît dans la pensée active du _goual_! Mais Mâadith se
donnera-t-elle à lui?... Louinissa poursuit son rêve.

--Je voudrais la voiture et aller avec Mâadith jusqu’au djebel Ouach,
dit soudain l’une des Smadja, avec un clignement d’yeux à ses sœurs et
belles-sœurs.

Elles chuchotent entre elles: elles rient en caressant leur ancien petit
professeur devenu spontanément l’amie favorite. Et les voici allant
demander l’autorisation et l’escorte de la vieille mère, du chef de la
famille, tandis que les servantes courent, affairées, à la recherche des
serviteurs chargés de l’équipage.

Les deux chevaux traînent lentement le vaste break, aux rideaux baissés,
où les femmes s’entassent échangeant des rires et des plaisanteries. La
voiture roule vers le sommet du djebel Ouach,--la montagne sauvage. La
route domine le paysage, les larges ondulations des coteaux se succédant
jusqu’aux horizons. Sur leurs flancs de terre noire et grasse, d’argile
rouge ou ocreuse, les labours mettent des traînées de velours sombre ou
des égratignures sanglantes,--labours profonds de colons aux charrues
luisantes, labours effleurant le sol des fellahin à l’araire primitive
et émoussée. On distingue l’effort des attelages de bœufs, qui comptent
plusieurs couples, et celui des mules maigres, les muscles tendus à
rompre pour remonter les pentes. La route s’élève et le paysage livre un
plus vaste espace aux couleurs chaudes et nettes. Les sommets
chevauchent vers d’autres sommets jusqu’aux limites où la vue peut
atteindre dans une sensation de vertige.

A la cime du djebel Ouach, sous des frênes et des bouleaux légers, des
étangs étalent leurs eaux douces et mates. Dans la solitude du lieu, les
femmes s’ébattent un moment.

Mâadith souhaiterait là le djaouak de Kralouk, être ensorcelée à la fois
de son roucoulement et des parfums qui imprègnent la blanche ferachia.
Elle se sent un peu ivre, la tête pleine de fumée odorante. Elle rit,
d’un rire aussi naïf, avec un esprit aussi enfantin que celui de ses
compagnes. Elle jouit infiniment de cette idolâtrie féminine qui
environne sa beauté. Elle songe à l’amour: seule préoccupation de ces
femmes. Le sentiment charnel, qui fut la joie de ses grand’mères, prend
possession de son être délivré. Elle se sent une puissance de plaisir et
de domination; elle règne, elle dont l’orgueil souhaitait de régner,
elle règne en dehors de tout renoncement douloureux, de toute énergie
vainement dépensée. Elle se laisse aller dans les bras de la tradition
avec un grand soupir heureux...

--Mâadith, tes petits pieds nus sont deux pigeons au nid de tes
babouches! Mets-les un instant dans l’eau de l’étang, ma petite beauté;
les djenoun viendront chercher leur trace cette nuit.

Mâadith obéit à la fantaisie de la coquette. Ses pieds sont charmants et
leurs ongles teints de henné brillent comme des pierres polies.

--Qui prendra ces deux oiseaux dans ses mains, contre son cœur, contre
sa bouche? Qui donnera sa tente et son troupeau, sa paix et sa maison,
pour posséder ces deux oiseaux de l’amour? rythment les femmes joyeuses,
au battement cadencé de leurs mains.

Tendrement, en des gestes qui sont des caresses admiratives, Louinissa
essuie les pieds de la petite beauté. Et celle-ci sourit, abandonnée,
l’esprit et le corps flottant au sein d’une voluptueuse béatitude...

La voiture rentrait en ville et suivait au pas l’une des grandes rues
montantes. Les jeunes femmes, écartant d’un doigt les rideaux après
avoir plus étroitement serré les voiles de leur visage, guettaient la
foule mêlée cherchant à y reconnaître les silhouettes des hommes de leur
maison. Tout à coup, Mâadith fut prévenue par sa voisine:

--Regarde, vite, vite, ce café, devant la porte, l’homme qui est assis à
côté de mon mari!

Mâadith vit un _djïied_ du Sud, un Nomade noble, d’un port hautain et de
figure nostalgique, drapé aux plis de triples burnous. Son turban élevé,
ses mains de race et son menton sans graisse, ses traits secs et
bronzés, la majesté de son attitude et la fierté de son regard le
signalaient parmi les citadins qui l’entouraient. Et les femmes
gazouillèrent, tandis que leur duègne grondait avec indulgence et
berçait Mâadith sur son épaule.

--Tu l’as vu, tu l’as vu! Louange à Dieu! C’est tout ce que nous
désirions. Nous ne sommes sorties que pour cela. Écoute. Cet homme, beau
comme un émir, c’est El Mensi, le magnifique et le favorisé. Il est
riche et noble; il est à Constantine pour vendre sa récolte d’orge et de
dattes à notre père; il a dit qu’il voulait mettre dans son harem une
fille du Tell. O Mâadith, ô Mâadith, qui choisiras-tu, de Kralouk, de
l’un de nos frères ou de celui-ci?

Louinissa riait comme les autres et Mâadith s’enivrait du bruit des
voix, des mots et des choses qu’ils évoquaient.



Le djaouak et la voix de Kralouk effilaient leur chant dans le soir
verdâtre et doré, au bord de la terrasse haute. C’était une chanson de
berger bédouin:

    Où poserai-je le nid du bonheur?...

Suivant le jeu du roseau et l’inspiration du chanteur, la mélopée au
rythme dolent s’alanguissait encore. A la dernière strophe, elle se
précipita, ailée, gonflée de certitude:

    Je laisserai la mer aux marins insolents,
    et l’oasis au nègre stupide,
    et la montagne à l’homme rude et grossier!
    Je poserai le nid du bonheur
    sous la tente nomade.

La chanson s’éteignit dans un long soupir heureux.

--Ah! Mâadith!

Elle est venue s’accouder sur la terrasse. Ses bras souples sont nus
sous les manches de mousseline relevées et sa gandourah est taillée dans
une étrange robe fleurie de corolles argentées sur un fond pourpre.

--Ah! Mâadith.

La voix flexible et nuancée de Kralouk est la seule à savoir prononcer
ce nom.

    Mâadith, voilà le nid du bonheur!
    Considérez la montagne élevée, ô les hommes chétifs!
    Elle est fière de la forêt verte et de l’arbouse rouge;
    Il est une autre chevelure et un autre fruit.

    Mâadith, voilà le nid du bonheur!
    Louez la route aride et l’eau des puits, ô les gens nobles!
    Certes! l’oasis est pareille au baiser après la privation,
    mais vous ignorez celle à cause de qui la pleine lune refuse
                                                       l’espace du ciel.

    Mâadith, voilà le nid du bonheur!
    Parce qu’elle a marché, les chemins ont fleuri,
    parce qu’elle a parlé, nous avons entendu couler les sources.
    Si l’amour frappe la vierge au visage ensoleillé,
    alors, nous saurons ce que vaut l’amour...

    Veux-tu la beauté, voici Mâadith,
    et voilà le nid du bonheur!

Tendre d’abord, le djaouak de Kralouk s’exaspérait. Il se tut et le
musicien contempla silencieusement Mâadith qui ne répondait pas à sa
chanson.

Il remit le djaouak dans sa gaine de cuir. Mâadith cessa de considérer
l’abîme, palpitant d’ailes de ramiers et de corbeaux rentrant au gîte,
et dit lentement:

--O mon cousin, je désirerais travailler un peu comme autrefois, ne pas
rester chez toi tel un enfant incapable duquel ne vient aucun profit. Je
voudrais gagner au moins le miel de la maison. Je suis redevenue l’amie
des logis; je retrouverai mes élèves.

Le sourire de Kralouk s’accentua:

--Tu veux recommencer un labeur inutile; car les femmes ne travailleront
pas et passeront leur temps à te raconter ta beauté et les hommes ne
sortiront plus à cause de toi. O semeuse de trouble, désires-tu ce
désordre?

Mâadith demeurait songeuse sentant que Kralouk pouvait avoir raison.
Cependant, elle insistait. Mais il reprit:

--Il y aura toujours du miel dans la maison de l’Homme au djaouak. Quant
à toi, tu ne dois apporter que la félicité de ta présence. Et Mâadith ne
peut pas travailler. _Je le lui défends._

Mâadith se redressa, cabrée:

--Je suis libre et je ne veux pas devoir toutes choses à ta pitié ou à
ta générosité trop grande. J’agirai donc selon ma pensée, avec sagesse
et prudence, mais j’agirai.

--Je le défends, répéta doucement Kralouk.

--De quel droit?

--Du droit de l’homme sur la femme.

--Cela est bon pour Louinissa, peut-être, mais moi, je suis libre, te
dis-je!

--Non, car tu es dans ma maison, fit-il plus doucement encore.

Mâadith recula sans réplique. Son orgueil ne s’insurgea pas devant cette
affirmation de possession dominatrice. Elle baissa des yeux soumis sous
le regard aigu du musicien. Déjà lasse de cette velléité d’initiative
née de son désœuvrement inaccoutumé, elle consentait, satisfaite de
consentir et de ne plus avoir à se poser la question qui l’avait rendue
perplexe.

Louinissa rentra du dehors, ôta ses voiles et, s’adressant à son mari:

--O mon seigneur, veux-tu gagner beaucoup d’argent?

--Si c’est avec mon djaouak, je le veux.

--Va donc demain chez Smadja, le riche. Il fête El Mensi, le djïied, et
te promet d’être généreux.

Kralouk vit tressaillir légèrement Mâadith au nom d’El Mensi:

--J’irai, certes, et le Saharien se souviendra de moi.

Le lendemain soir, la cour de marbre noir et blanc, la colonnade aux
arcades découpées en dentelle dans le stuc et qui était l’un des luxes
de la maison opulente des Smadja, s’illuminaient de flambeaux. Les tapis
somptueux, épais de plusieurs toisons, les étroits matelas, à la fois
sièges et lits et qu’on recouvre de couvertures de brocart ouaté,
jonchaient le sol. Sur la galerie du premier étage, un rideau de soie
rouge frissonnait incessamment des gestes des femmes qu’il dérobait aux
regards. Mais, elles, à travers la trame distinguaient tous les visages,
suivaient tous les mouvements, entendaient tous les propos des nombreux
invités masculins qui se pressaient dans la cour. De la poussière de
benjoin fumait dans les larges braseros de cuivre où rougeoyaient les
braises. L’arome et la vapeur chaude et parfumée du café turc se
mêlaient aux fumées odorantes, aux scintillements des lumières. Et les
serviteurs qui circulaient y ajoutaient la senteur subtile et pénétrante
des bouquets de jasmin qu’ils portaient à l’oreille.

Mâadith et Louinissa arrivèrent avant la foule.

--Tu vois, s’écriaient les femmes, nous obtenons de nos seigneurs ce que
nous voulons! Ainsi tu seras. El Mensi va venir; Kralouk viendra, et tu
verras deux de nos frères. Petite beauté, petite beauté, voici bientôt
pour toi l’heure de l’amour!

--Taisez-vous, les tapageuses, taisez-vous! je suis sous vos paroles
comme l’herbe sous le vent. Vraiment je ne sais si elles doivent
m’offenser ou me faire sourire.

--Ah! louange à Dieu! tu n’es plus celle qui nous jurait que l’enfer et
les supplices s’achètent au prix d’un baiser et qui se courrouçait quand
nous répliquions que l’amour seul vaut le paradis. Regarde! voici notre
frère Messaoud.

Mâadith regardait le jeune homme qui traversait nonchalamment la cour,
s’assurant que tout était comme il convenait, puis, adossé à une colonne
roulait une cigarette entre ses doigts lents et lourds. Mâadith
observait le fils des Smadja, l’œil sagace du commerçant avisé, la
figure replète du bon vivant. Ce citadin n’était pas fait pour émouvoir
ses sens ni enchanter son esprit.

--Le choisis-tu pour ton «frère du démon»? questionna l’une de ses
amies.

Elle se taisait, mécontente, et discernant mal la valeur de ses
sentiments.

--Messaoud est trop gras pour cette gazelle, plaisanta la sœur du jeune
homme.

Les autres femmes se mirent à rire et échangèrent des propos licencieux.

--Voici l’antilope qui lui convient mieux, reprit la première.

El Mensi, le Nomade, entrait entouré d’un groupe. Il entrait d’une
allure mesurée, sans hésitation ni paresse, imprégnée d’aisance
hautaine, accoutumée à trouver le chemin libre. La face bronzée et dure
avait des lignes pleines de noblesse. Les yeux nostalgiques et
dominateurs regardaient droit et au-dessus des têtes des autres hommes.
On le sentait chef de race et de tradition. Mâadith le contempla avec un
incoercible et voluptueux plaisir. Elle le comparait à un aigle égaré
parmi les pesants corbeaux. Elle eut un visage à ce point ébloui de
flamme intérieure que les femmes se réjouirent frénétiquement.

--O fiancée, ô la promise pour la joie! Dès ce soir une vieille ira
raconter ta beauté au Nomade et, demain, Kralouk et Louinissa recevront
la dot et les présents. Il y aura tous les trésors du Sahara dans le
coffre que t’enverra ce seigneur des tentes.

L’impulsive et passionnée nature de Mâadith se laissa griser par les
mots et par les caresses dont on l’enveloppait. Cela ressemblait aux
contes du goual; mais cela allait advenir. La destinée ferait Mâadith
reine d’un peuple nomade. C’était écrit, puisqu’elle avait toujours
éprouvé cet ardent désir d’une souveraineté entre ses crises mystiques
de soumission.

Dans la cour, des Soudanais avaient exécuté la danse du sabre et la
chasse de la panthère, en contorsions féroces, en bondissements
démoniaques, en souplesses de grands félins. Soudain, une clameur se
propageait en saluts de bienvenue.

--L’Homme au djaouak! Et sur lui le profit, et la reconnaissance, et la
bénédiction!

Kralouk parut, leste et vif.

Derrière le rideau de soie rouge, les invisibles hululèrent pour
l’applaudir. L’œil du musicien, actif sans répit sous la paupière
mi-fermée, inventoriait la foule. Il découvrit le haut turban rigide
d’El Mensi. Les deux Sahariens se dévisagèrent. Le Nomade lança une
pièce d’or aux pieds de Kralouk, qui ne la ramassa pas. Il s’installait
sur un tapis, face au rideau mouvant dont la soie semblait briller de
l’éclat de toutes les prunelles cachées. Et le djaouak roucoula les
nombreuses chansons, depuis celle de Salah-bey jusqu’à celle composée en
l’honneur du fauconnier Ali, et celle des Henancha qui dit les vertus
d’Euldjïa la blanche, celle des Oulad-Soltan, et celle qui commémora la
grande bataille du Hodna entre les Français et les Oulad-Amer. La voix
du musicien alternait les chants avec une ardeur singulière, une force
concentrée, qui ne les avaient jamais aussi bien soulignés et fait
pénétrer dans l’âme de son auditoire. C’étaient des strophes
mélancoliques, tendres ou violentes, entremêlées comme les grains
d’ambre et de corail d’un chapelet:

    O cavalier, il faut près de moi t’arrêter;
    Ton cheval vient de loin.
    Combien mémorable fut la journée des Oulad-Amer.
    Ils sellèrent leurs chevaux et même les maigres juments.
    Ils présentèrent au choc leurs poitrines.

Il scandait ces vers gravement, puis son accent plaintif psalmodiait
ceux-ci:

    J’ai voulu dormir, mais j’ai perdu le sommeil
    et la tristesse est descendue en moi.
    Les réflexions égarent la tête et troublent le cœur.

Il martelait les autres comme d’un battement du puissant tambour de
guerre:

    O montagne de l’indépendance,
    Contre toi s’élancent les assaillants.
    L’Islam est affligé.
    Montagnes de la révolte, qu’êtes-vous devenues?
    O mes frères, nos belles journées sont effacées.

Il mettait des larmes aux yeux de l’assistance, en sanglotant ces mots:

    O mon troupeau, mon troupeau,
    mes pleurs et les tiens vont faire fondre et trembler la terre.

Il faisait passer dans le chant suivant toute la nostalgie d’un désert
médiéval et somptueux:

    Les faucons que j’aime s’appellent bourni.
    Au galop de ma jument, je leur dis des chants mélancoliques.
    La veille de la chasse, je ne les laissai pas dormir;
    Leur colère est retombée sur le gibier.
    O Dieu, fais-moi savoir qui je suis:
    Il n’est pas de cavalier semblable à moi!

Les pièces d’or et d’argent pleuvaient dans la gandourah de Kralouk, car
le maître de la maison donnait l’exemple de la satisfaction et de la
générosité. Mais les femmes s’impatientèrent:

--Il doit maintenant chanter pour l’amour et pour Mâadith.

Et elles dépêchèrent une vieille servante afin de transmettre leur
désir. L’Homme au djaouak reçut le message, regarda discrètement le
rideau rouge qui frémissait et modula quelques strophes de la chanson de
Ben Abdallah:

    Oiseau de race aux ailes bleues,
    reviens avec une réponse.
    O mon pigeon, sent-on encore dans le Sahara
    Souffler le vent de l’amour?
    Y sont-elles encore ces jeunes filles
    qui laissent flotter leurs ceintures,
    qui se gardent le secret entre elles,
    le secret dont un jeune homme a sa part?
    Elles sont des minarets sur une ville,
    des minarets de marbre blanc.
    Le plus distrait, venu de loin,
    les regarde avec des yeux humides.

Soudain, Kralouk, le goual, fixait impérieusement El Mensi, le seigneur.
Son chant se modifia. On sentit qu’il s’abandonnait à son inspiration
personnelle:

    Tu es venu de loin pour labourer ma terre.
    Ton domaine est-il à ce point stérile?
    Laboureur du sable!
    Tu es venu de loin.

    Tu es venu la nuit pour vendanger ma vigne.
    Tes treilles ne portent donc point de raisin?
    O voleur de grappes!
    Tu es venu de loin.

    Tu es venu pour prendre la maîtresse du harem.
    Le tien ne compte-t-il que des esclaves?
    Retourne d’où tu viens!

    Tu es venu comme un aigle s’abat,
    mais tu rencontreras le faucon,
    le faucon qui sait le mieux chasser la _chrétienne_[1].

  [1] Dans le parler des Sahariens, l’outarde est souvent nommée
    _chrétienne_ et c’était le gibier favori des fauconniers.

Et, sans saluer ni l’hôte ni les conviés, surpris de cette boutade dont
ils saisissaient mal les allusions, l’Homme au djaouak s’en alla.



Au seuil de la chambre étroite, à l’ombre du mur, Louinissa est
savamment affairée.

Dans un mortier de cuivre, sous le poids d’un lourd pilon de cuivre
aussi, elle broie un mélange d’antimoine, d’alun et de girofle. Elle y
ajoute le noir de fumée précieusement recueilli contre un vase d’argile
n’ayant pas encore servi. Elle y mêle une poudre plus précieuse faite de
corail et de perles pulvérisées, parfumées de benjoin. Cela compose le
kehoul dont s’avivera le regard de Mâadith et dont s’alanguiront ses
paupières bistrées. Elle ouvre par son extrémité supérieure un superbe
citron mûr et odorant; elle l’emplit de sucre et l’expose un moment à la
chaleur des braises d’un kanoun; quand l’intérieur du fruit est en
ébullition, elle en exprime le jus tamisé à travers un morceau de
mousseline. Cela sera le fard qui doit donner à l’épiderme de Mâadith la
finesse et l’aspect lustré du satin. Dans un vase de terre vernissée,
elle pétrit légèrement des feuilles de henné pilées avec un peu de
vinaigre et de l’essence de jasmin. Cela remettra aux cheveux de Mâadith
des reflets d’acajou plus vifs et rendra ses ongles, la paume de ses
mains et les talons de ses pieds charmants, couleur d’orange sanguine.

Pour la bonne matrone, comme pour toute femme indigène que gagne la
vieillesse, il y a une volupté secrète et profonde à faire revivre la
coquetterie de sa jeunesse dans le soin tendre, et sensuel un peu,
qu’elle prend de la coquetterie d’une autre femme jeune. Près d’elle,
Mâadith, le visage fermé, le geste lent et distrait, sème de paillettes
d’argent le tissu velouté d’une serviette de hammam.

Louinissa s’inquiète de son silence prolongé. Elle voudrait la voir
souriante, car son sourire est tel le lever du soleil sur les montagnes.
Elle plaisante, non sans souhaiter que sa plaisanterie prophétise:

--O Mâadith, ô Mâadith, voici toutes ces choses préparées pour ta
beauté, pour la beauté de la fiancée d’El Mensi peut-être!

--Il y manque le souak, dit Kralouk surgissant à l’improviste.

Sur les genoux de la brodeuse, il jette le petit paquet de brins
d’écorce de noyer, que les femmes mâchonnent jusqu’à ce que leurs
gencives soient brunes et leurs dents éclatantes. Mâadith a sursauté;
ses yeux rencontrent le défi de ceux du musicien. Elle détache un brin
d’écorce et le glisse doucement entre ses lèvres.

--Attends! fait vivement Kralouk. Chacun de tes gestes ne vaut-il pas
une chanson? Je te chante celle-ci, plus vieille que toutes les autres:

    Sois la bien accueillie, branche de souak, dans sa bouche,
    Mais n’as-tu pas peur, branche de souak, que je te voie,
    Un autre que toi, branche de souak, je l’aurais tué;
    Et nul autre que toi ne pourra se flatter d’avoir fui ce destin.

--O mes sœurs, reprend-il, soyez muettes le temps de tresser une
chevelure, car ma matinée fut laborieuse et je cherche le sommeil.

Il pénétra dans la petite pièce dont le rideau retomba dernière lui.

Les deux femmes se turent un long moment. Mâadith était troublée. Des
sanglots lui montaient à la gorge, qu’elle refoulait avec autant de
dépit que de fierté. En reniant inconsciemment la foi de ses pères
musulmans, elle avait trouvé du bonheur et de la sérénité dans la foi
catholique du couvent. A présent elle était encore tourmentée. Sœur
Cécile avait eu beau mourir du second reniement, conscient et
volontaire, elle revenait parfois comme un fantôme lugubre et doux. Elle
revenait plaintive et ravissante, avec son visage d’extase et
d’adoration, le front pur sous le pur bandeau de la coiffe blanche
serrée,--un front lisse et brillant jusqu’à rendre imperceptible,
effacée presque, la marque tatouée de la croix sarrasine. Sœur Cécile ne
reprochait rien à la parjure, mais elle était un regret,--ce mal que
connaissent les civilisés, sentiment cruel, le seul peut-être dont
restent imprégnés ceux que l’on civilise et qui finissent par échapper à
la civilisation. Sœur Cécile ne désirait pas ressusciter; elle oubliait
son passé sur lequel avait soufflé le vent des modifications profondes;
mais Mâadith ne se sentait pas heureuse.

Louinissa guettait sur ses traits l’expression de son souci. Son
affection maternelle voulait en deviner et en détruire les causes.

--Mon petit chevreau de Kabylie, je te prie d’être à l’abri de la
tristesse. Quelle chose pourrait t’affliger, en vérité? Allah t’a mise
là où tu dois demeurer et pour que ce soit dans la satisfaction. C’est
comme si tu étais née, hier, sur mes genoux. Te voici grandie par le
soleil d’une seule journée et le matin de l’amour va déjà se lever pour
toi. Cependant, si tu songes encore à quelque péché avec un esprit
chrétien, je te dirai une histoire véritable pour te rassurer et pour
que tu trouves le repos.--«Yaya Amsili était pauvre dans la montagne et
ses parents morts ne protégeaient plus sa vie. Il se réfugia dans un
village chrétien et ce fut pour lui presque comme ce fut pour toi. Un
prêtre français le recueillit et l’adopta. Même il l’emmena dans une
grande cité de France et le fit devenir savant. Il devait être prêtre
comme cet homme de bien qui l’avait secouru; mais celui-ci lui conseilla
de revoir son pays et les gens de son village auparavant, car c’était un
vieillard plein de sagesse. Yaya Amsili consentit et revint parmi les
Kabyles. Je l’ai vu. Il revint et ne retourna jamais près de son père le
prêtre. Yaya Amsili s’est marié avec une fille de Guenzet. Il est
toujours pauvre. Il travaille chez des colons. Il a oublié toute sa
science. J’ignore quelles sont ses prières et quelle est la religion de
son cœur, mais il est heureux. Quand les Français l’interrogent avec
étonnement, il répond:--«Vous ne pouvez pas comprendre; votre sang est
trop froid et votre tête étroite.»--Ainsi tous ceux qui quittèrent
l’Islam et la montagne reviennent quand ils veulent retrouver le
bonheur.

Parce que Mâadith n’aspirait qu’à être convaincue, un esprit de
contradiction lui fit objecter:

--Tous ne reviennent pas. Regarde ces autres Kabyles baptisés, qui
habitent près des maisons des Pères blancs, orphelins mariés avec des
orphelines baptisées aussi; sont-ils malheureux?

Louinissa eut une moue sceptique.

--Il y a tout dans le monde et qu’est-ce que cela prouve? Quel est le
nombre de ces gens dont tu parles? Et j’ai entendu dire qu’ils pouvaient
frapper leurs épouses et que celles-ci pouvaient être infidèles aussi
bien que les gens des villages musulmans. Où est la vertu de la vie, je
te prie, sinon dans la magnificence de ton cœur et dans la beauté?

--C’est Kralouk qui t’apprit cela?

--Kralouk, et le nombre de mes jours, et l’exemple des hommes et des
femmes que j’ai vus, puisque, quant à moi, je n’ai ni esprit ni savoir.
Ma petite sultane, connais le plaisir d’être épouse et ta sérénité sera
bonne et savoureuse comme un fruit mûr.

Elle parlait à voix basse, mais se rapprocha de Mâadith pour dire plus
bas encore, afin de ne pas éveiller son seigneur:

--Je t’apprendrai tout ce que je sais. Ce matin, je suis allée chez les
Smadja tandis que tu dormais. C’est Hadjira, la nourrice, Hadjira qui a
cent ans d’expérience dans les choses de l’amour, c’est elle qui a parlé
au Nomade. Elle a si bien parlé que celui-ci croyait te voir devant lui,
dit-elle; son visage était celui d’un lion et ses yeux luisaient comme
un feu sous la tente. Et il a récompensé Hadjira. Il l’a priée de se
hâter, de demander à Kralouk de fixer la somme qu’il doit verser pour ta
dot. (Je suppose que Kralouk exigera beaucoup, car tu es la perle sans
prix, et cet argent te servira pour de nouvelles parures.) Puis le
djïied a dit qu’il enverrait la somme avec le coffre de ses présents. Il
va retourner au désert. Il faut que les fiançailles soient convenues
pour que nous partions avec lui. O petite sultane, petite sultane, les
belles noces qui te fêteront là-bas! Kralouk a promis de voir El Mensi
aujourd’hui; mais il convient que tu paraisses l’ignorer.

Louinissa se tut tout à coup. L’Homme au djaouak se tenait au seuil de
la porte, écoutant. Sa physionomie très pâle revêtait une expression
sauvage et ses yeux verdâtres étaient tels que Mâadith frissonna sous
leur regard. Il ne fit aucune réflexion et redescendit dans les rues.

--Louinissa, Louinissa, cria Mâadith d’un accent de détresse, nous ne
partirons pas pour le désert! Je ne serai pas la femme d’El Mensi et ce
bonheur ne sera pas pour moi, parce que Kralouk ne _le veut pas_.

La bonne matrone parut frappée comme d’une révélation.

--Crois-tu vraiment cela? murmura-t-elle.

Elle se mit à réfléchir.

Parmi les paillettes de son ouvrage, Mâadith sanglotait éperdûment. Il
lui semblait n’avoir jamais connu pareil désespoir, que toute lumière
finissait pour ses yeux et toute espérance pour son esprit. Au moment de
participer à ce qui lui était resté la vie défendue, secrètement enviée
et désirée de toute son hérédité et de toute sa ferveur imaginative, un
obstacle pire que toutes les règles et toutes les lois, la volonté de
Kralouk, lui interdisait de cueillir cette grande fleur de volupté
épanouie pour elle et plus belle d’être plus nouvelle et plus
inattendue. La volonté de Kralouk... Maintenant elle saisissait mieux la
signification menaçante et provocatrice de la chanson de l’Homme au
djaouak, cette chanson jetée comme un défi à la face du seigneur
saharien. Lui, ignorant des choses, n’avait point compris et les
serviteurs s’approprièrent les pièces d’or dédaignées par le chanteur.
Maintenant, elle savait pourquoi celui-ci ne voulut pas les prendre et
cela révélait la haine et le mépris de Kralouk pour le Nomade. Et
Mâadith traduisait, comme une indication plus tragique, la strophe
scandée tout à l’heure par Kralouk, tandis qu’elle glissait entre ses
lèvres un des brins du souak.

--Crois-tu vraiment cela, répétait machinalement Louinissa.--Mais déjà
l’évidence se précisait. Elle se souvenait des gestes de son mari et les
interprétait comme Mâadith.--Oui, reprit-elle, tu as raison, Kralouk ne
voudra pas. Elle ajouta en enveloppant la désolée d’un regard
mélancolique où fluaient un peu de déception et très peu d’envie:--Il ne
voudra pas parce qu’il est jaloux de toi, ô la petite beauté. Nous
devions le savoir avant cette heure.

Mais Mâadith se rebellait:

--Je ne suis ni la fille, ni la nièce, ni la sœur de Kralouk et il n’a
point de droits sur moi. Je quitterai cette maison et je suivrai El
Mensi!

Elle disait cela, et dans son âme, elle savait qu’elle ne l’accomplirait
pas. Louinissa secouait la tête, incrédule:

--Il n’existe aucune femme ayant résisté à un désir ou à une volonté de
Kralouk. Serais-tu la première? Alors, parle-lui, dès qu’il rentrera.
Peut-être te répondra-t-il, peut-être te regardera-t-il seulement et
votre destin sait ce que cela voudra dire.

Elle poussa un soupir, puis se rapprocha encore de Mâadith et la prit
dans ses bras. Elles redevinrent silencieuses et demeurèrent ainsi,
tristes et douces, déjà résignées et veules, quoi qu’il advînt. Les
velléités de résistance de Mâadith se fondaient dans la tiédeur des bras
de Louinissa. Son désespoir s’abolissait peu à peu dans l’amollissement
de l’immobilité et la torpeur enivrée des parfums imprégnant leurs
vêtements et s’exhalant des vases et des mortiers de cuivre. Interroger
Kralouk et lui tenir tête, Mâadith n’y songeait plus. Depuis trop
longtemps un sortilège était entre eux; depuis trop longtemps l’Homme au
djaouak était le plus fort. Incarnait-il le puissant génie de la race ou
de la religion? Devait-il son pouvoir à son audacieuse pensée ou à
l’influence occulte de quelque plan patiemment élaboré, invariablement
poursuivi, certain de son aboutissement comme d’une prédestination?...

Quand Kralouk revint, très avant dans la nuit, il trouva les deux femmes
endormies. La tête de Mâadith reposait sur le sein de Louinissa; dans le
sommeil, elle avait le visage d’un enfant.

A la clarté du ciel nocturne, Kralouk la contemplait longuement et il
pleurait.



C’est un jour de Ramadan, le mois du jeûne annuel. Mâadith s’y soumet
machinalement, dormant durant les longues heures de la journée et
partageant les veillées et les repas nocturnes de ses hôtes, puisque la
loi de Mahomet prescrit de s’abstenir de toute nourriture, boisson ou
aliment, de l’aube au coucher du soleil.

En revenant de visiter une amie de Louinissa, malade, Mâadith éprouve
une grande épouvante. Les deux femmes sont au détour d’une ruelle proche
d’un carrefour. Le vacarme d’une bagarre et d’une foule qui vocifère et
insulte vient à elles. Elles avancent et se trouvent prises dans un
attroupement furieux. Des indigènes, portefaix, muletiers, moutchous
m’zabites et Kabyles cireurs, lapident un musulman citadin. Le visage de
la victime est souillé d’un peu de sang mêlé à des larmes de honte et de
rage impuissante. Ses bourreaux ne lui épargnent pas plus les coups que
les épithètes, apprenant à ceux qui surviennent que cet homme hypocrite
a transgressé la loi du jeûne alors qu’il croyait ne pas être vu.
Certes, aucun de ces justiciers n’est exempt de quelque péché plus ou
moins semblable; mais ils affirmeraient n’avoir point failli aussi
ostensiblement et s’être rachetés par aumônes et jours d’abstinence
supplémentaires. Et ils sifflent ou rugissent:

--O le mécréant.

--O le condamné!

--L’honorable serviteur du démon!

--Le favori de l’iniquité!

--Que sa bouche soit rassasiée de pourriture!

Pourquoi Mâadith frémit-elle à ce point? Elle croit soudain que des
mains hardies vont lui arracher son voile. Ces gens vont la reconnaître
et faire justice d’elle comme de l’autre; car elle aussi a transgressé
la loi, de toutes les manières et sans rachat. Elle a transgressé et
elle transgresse encore, même en jeûnant, puisqu’elle jeûne sans
intention, puisqu’elle n’a pas offert son abstinence au Prophète pour
expier le temps de sa vie durant lequel elle renia sa doctrine. Elle ne
s’aperçoit plus de la présence de Louinissa à ses côtés. Elle fuit comme
si elle était poursuivie. Elle sent sur elle les jets de pierre qui la
lapident. Elle prend la sueur qui l’inonde pour un ruissellement de sang
jailli de mille blessures.

--Pitié sur moi! pitié sur moi! balbutie-t-elle dans son indicible
terreur.

Elle atteint la maison. L’escalier gravi d’un élan, elle est sur la
terrasse et s’écroule aux pieds de Kralouk stupéfait.

Qu’arrive-t-il encore à Mâadith, si paisible ces jours derniers?
Silencieuse et résignée avec douceur, elle paraissait rêver près de
l’émoi profond et muet de son dominateur. Et la voici qui semble prête à
perdre le souffle et la vie.

Les doigts souples et habiles du musicien dénouent le voile et déroulent
les plis de la ferachia. Il étend Mâadith sur une natte.

--Sois rassurée, ô petite beauté, petite beauté. Voici ta maison et
voici Kralouk. Faut-il te venger d’une injure ou d’un maléfice? Mais
parle-moi et cesse de regarder vers les frontières de la mort.

Elle darde enfin ses prunelles révulsées sur la figure familière. Elle
recouvre sa parole entrecoupée:

--Pitié pour moi! pitié pour moi!

--Pitié pour toi, gazelle? Quelle pitié, ô maîtresse de l’amour! Non
point de la pitié, mais...

La petite main de Mâadith le saisit en plein visage, lui fermant la
bouche et, levant l’index de son autre main, égarée et solennelle, du
geste rituel, Mâadith atteste le ciel musulman. Kralouk se dégage, la
considère. Alors, devant son geste et ses traits inspirés,
irrésistiblement, il prononce pour elle la _chehada_, témoignage sacré
de la foi koranique:

--Il n’y a qu’un Dieu unique et Mohammed est l’envoyé de Dieu.

Un peu plus tard, entre Kralouk et Louinissa, la rachetée souriait,
sereine. L’Homme au djaouak l’entretenait gravement:

--C’est dans la nuit d’El Kader, qui est entre le vingt-quatrième et le
vingt-cinquième jour du mois de Ramadan, que toutes les choses du monde
sont fixées par Allah pour la durée d’une année. Prends garde au songe
que tu feras cette nuit-là. Il sera l’avertissement de ta destinée.

Mâadith vécut des jours de paix. Son choix, fixé de nouveau et comme
malgré elle, en la restituant toute entière à l’Islam, mettait fin aux
débats cruels et aux incertitudes de sa conscience. De plus en plus,
elle oubliait son ancienne personnalité. Par moment, c’était avec une
sincérité absolue qu’elle pensait n’avoir jamais été que la Mâadith de
Kralouk. Leurs rapports restaient les mêmes; mais la lutte sourde qui
les opposait jadis l’un à l’autre avait fait place à une confiance
apaisée.

Le matin qui suivit la nuit d’El Kader, Mâadith dit simplement au goual:

--J’ai rêvé de toi cette nuit.

--J’ai rêvé d’un gourbi près des vergers de Tessala, répondit-il.

Le nom d’El Mensi n’avait jamais été prononcé entre eux et la fantaisie
ou la déception de Mâadith l’avait tenue éloignée de la maison des
Smadja. Elle supposait que le Nomade avait repris le chemin du désert
avec une autre fiancée. Louinissa n’osait pas lui en parler, pas plus
qu’elle n’osait reparaître chez les Smadja pour éviter les questions et
le mécontentement de l’entremetteuse Hadjira.

Le solstice d’été vint bientôt annoncer la fête des noirs. Les Soudanais
de Constantine se livrèrent aux réjouissances rituelles. Leur quartier
dominait le Rhumel et la petite terrasse du logis de Kralouk dominait ce
quartier pullulant d’êtres et de mouches.

Le jour de la fête, Mâadith s’amusa à regarder les scènes de tuerie et
de folie qui régnaient dans les ruelles et dans les cours étroites des
maisons. C’étaient une débauche de sang, des râles et des convulsions
d’animaux qu’on égorgeait, des piaillements et des bêlements de victimes
désignées attendant leur tour de supplice brutal, de longue agonie et de
mort. C’étaient la frénésie hurlante et dansante des hommes et des
femmes, le cri aigu ou les pleurs des enfants, l’orgie des chiens et des
chats affamés s’arrachant des toisons souillées et flasques et de
répugnantes entrailles. Exultant en rires féroces, en chants incohérents
que nul ne comprenait, les nègres sacrifiaient des moutons et des
chèvres, dans une allégresse sauvage de fétichisme, transmis et conservé
à l’ombre des coutumes islamiques imposées par les maîtres à ces anciens
esclaves, et dans un bestial plaisir de débauches et d’abondantes
ripailles. Un relent d’absinthe, un arome d’anisette, se joignaient à
l’odeur chaude du sang. Les vieux couteaux à lame ébréchée, mal assurés
dans des mains d’ivrognes, sciaient les gorges chevrotantes des bêtes.
Le torrent recevait une pluie rouge; ses parois suintaient d’un
ruissellement sinistre. Et les corbeaux en liesse croassaient à la
louange des nègres, leurs frères.

Mâadith considérait ces scènes barbares sans dégoût.

Le crépuscule allongea de grandes ombres au flanc des montagnes. Les
ailes des ramiers battirent au bord des nids du ravin; ils roucoulèrent
leurs chants et leurs querelles du soir. Au fond des grottes obscures,
on sentait tressaillir les mystérieuses présences de la nuit. Mâadith se
détourna et vit l’Homme au djaouak assis derrière elle.

--Laisse-moi prouver aux pigeons que mon djaouak est plus savant que
leur gorge, dit-il en saisissant son roseau.

Elle s’assit en face de lui, parce que la musique l’enchantait
éternellement et parce qu’après la hideur des scènes de tuerie et la
laide vision des nègres, les traits subtils et le vert regard de
Kralouk, la séduisaient davantage.

Bientôt, le roseau cessa de roucouler et commença un rythme de danse
auquel, dans les fêtes, les femmes ne résistaient pas. Jamais encore,
Mâadith n’avait dansé, mais, d’instinct, elle savait l’imperceptible
cadence dont les pieds nus suivent ce rythme et comment le geste
adorable des bras et la savante ondulation des hanches miment en mesure
le poème de l’amour, du désir et de la possession. Elle vit la prière
des yeux de Kralouk et ne se défendit pas contre l’invitation tentante
du djaouak.

Debout dans l’or pourpré du couchant, elle fit glisser sur ses hanches
sa ceinture brodée et défit le foulard de sa coiffure pour que ce
lambeau de soie colorée et flottante accompagnât les gestes de ses
mains. D’abord, elle circula, légère; ses bras polis et délicats
s’arrondissaient ou se dressaient d’un élan au-dessus de sa tête et ses
mains déployaient le foulard comme une bannière pour un signal. Elle le
ramena près de son visage et sur ses yeux en simulant la pudeur, puis
l’effroi. Un frisson la parcourut des épaules aux talons. Alors, elle
commença à onduler lentement, accentuant peu à peu le rythme. Le
foulard, tantôt tordu ou roulé, tantôt éployé de nouveau, palpitait
entre ses doigts. Elle se défendit contre la passion et contre l’amant
fictif que sa danse fuyait ou recherchait tour à tour; sa tête se
détournait, ses mains se tendaient en avant, paumes ouvertes, exprimant
un refus et une supplication. Soudain, la danse et le jeu de l’amour
l’emportèrent. Son corps frémit comme un jeune arbre sous le vent; ses
lèvres s’entr’ouvrirent et sa danse atteignait à un réalisme si parfait
qu’elle demeurait étrangement belle et esthétique. Elle la poursuivit à
genoux. Tous ses mouvements exprimèrent l’harmonieux accablement de la
volupté. Elle se renversa doucement sur le sol avec le dernier soupir
que le djaouak effilait vers le ciel...

--O Mâadith! ô Mâadith! exclamait Louinissa accourue et suffoquée
d’admiration.

Les mains de Kralouk tremblaient.

--Je savais que tu danserais ainsi, dit-il seulement.

Toujours étendue, Mâadith souriait d’un sourire vague et satisfait. Elle
ressentait une lassitude langoureuse et un trouble savoureux. Cela lui
remémora El Mensi et l’émoi dont elle s’était laissé pénétrer le soir où
elle le vit dans la cour en fête, illuminée. Elle osa demander au goual:

--O mon cousin, le Nomade que tu sais t’a-t-il jamais interrogé sur ce
que valait la dot d’une fille comme moi?

L’Homme au djaouak eut un brusque réflexe de dents serrées et de poings
crispés, puis il prononça lentement:

--Je lui ai dit le prix de Mâadith.

Elle fut coquette, pressentant que ce soir elle obtiendrait tout de cet
homme dominé à son tour par les sentiments qu’elle lui inspirait:

--Qu’a répondu ce noble djïied, ô mon cousin?

--_Il a gardé le silence._

Louinissa s’élança, se coula près de Mâadith. Elle l’étreignit et ses
lèvres subitement décolorées chuchotèrent à l’oreille de la petite
danseuse:

--Je te supplie, quant à El Mensi, ne demande plus rien. Cela est une
chose finie, finie, finie.



Et dans ce temps, Louinissa la très bonne eut un chagrin et pleura sur
sa jeunesse envolée. Elle pleura sans jalousie et elle alla au tombeau
de monseigneur Abderrahman brûler sept cierges verts pour s’exorciser de
son chagrin.

Et dans ce temps, Mâadith devint plus belle encore et semblable à une
grenade mûre ouverte au soleil.

Et l’inspiration de Kralouk était à ce point nombreuse et surnaturelle
que les gens se passionnaient pour lui comme pour un prophète. Il aurait
pu commettre un crime; toute la ville serait intervenue pour le
disculper et des têtes se seraient offertes pour remplacer la sienne sur
l’échafaud. Il pouvait devenir riche, car la générosité des gens à son
égard était inouïe; mais il restait dédaigneux et faisait largement
l’aumône.

Et dans ce temps, Louinissa et Mâadith rencontrèrent la vieille Hadjira.

--O les chèvres sauvages, quelle sorcellerie vous tient éloignées de la
maison? Le harem tout entier se plaint d’avoir perdu la lumière et la
fraîcheur avec tes yeux et ta bouche, ô la petite beauté!

--C’est vrai, c’est vrai, bégayait Louinissa.

--O la changeante et la difficile, poursuivait la nourrice s’adressant
surtout à Mâadith, comment, si vite, as-tu cessé de souhaiter le noble
entre les nobles que j’avais fait se réjouir des merveilles de ton corps
et de ta pensée? Kralouk a-t-il dit ton indifférence au Nomade? Nous ne
l’avons plus vu dans Constantine. Il a brusquement disparu. D’abord on
croyait qu’il reviendrait après avoir passé le Ramadan dans la montagne
peut-être; mais il n’est pas revenu. Le vent du deuil et du désespoir a
dû le chasser jusqu’au fond du désert. Cependant personne n’en sait rien
et notre seigneur n’a reçu aucun message de lui. Même racontés par moi,
tes yeux auront tué cet homme, ô petite beauté.

Les doigts de Louinissa s’incrustèrent dans le bras de Mâadith. Elle
l’entraînait loin de la bavarde d’un pas affolé, un pas de fuite. Au
seuil du logis, Mâadith souleva son voile et celui de sa compagne. Son
visage resplendissant et exalté, dont les narines vibraient comme celles
du félin près de la proie, affronta le visage altéré de l’épouse du
goual.

--Louinissa, par le Prophète!--et sur lui soit la bénédiction!
Louinissa, Kralouk _a-t-il fait cela_?

--Oui, dit l’épouse, _il l’a tué_ le jour où je préparais ton kehoul et
ton henné de fiancée.

Et dans ce temps, Mâadith se donna à l’amour selon le plaisir de ses
aïeules et elle appartint à Kralouk.



QUATRIÈME PARTIE


Cette année j’ai traversé Constantine pour aller achever l’automne dans
les montagnes de Kabylie. Voulant revoir Mâadith, j’ai repris le dédale
des ruelles bleues vers la maison de l’Homme au djaouak.

Voici la porte ouverte sur l’escalier étroit et tournant avant
l’éblouissement de jour et d’altitude de la petite terrasse. Mais je ne
respire plus ce parfum d’épices et d’essences, qui fait partie de
l’atmosphère des maisons musulmanes et révèle les vivantes présences. La
chambre est close. Sur le seuil traîne un chiffon décoloré. Il n’y a
plus personne ici.

Les hôtes de jadis, où sont-ils? Que renferme la chambre impénétrable?
La nuit et le silence enveloppent les choses, passives collaboratrices
de trois existences. L’araignée a tissé des voiles pour leur sommeil,
ou, plutôt, elles sont parties avec leurs possesseurs afin de recréer
l’ambiance coutumière en quelque lieu qu’ils se soient arrêtés.

Le logis dort. Il est muet sur le souvenir de la joie et de la douleur,
de l’erreur et de la vérité. Le fantôme de sœur Cécile y demeure-t-il,
forme purifiée par l’abandon de son esprit charnel incarné dans Mâadith?
Vraiment, il me semble qu’elle doit reposer là, ointe d’huiles saintes
et embaumée, l’ombre de ses mains pâles étreignant un chapelet, belle et
émouvante comme une Vierge au Rosaire. Son voile de novice et sa robe
brune de laïque gisent près d’elle... C’est sœur Cécile et c’est aussi
la prêtresse étrange et ravissante, apparue un jour de résurrection dans
un jardin de roses et de cyprès. Elle est ensevelie là comme au plus
profond de l’hypogée, liée d’indestructibles bandelettes, dans une odeur
de cire et de résine, rendue au songe infini de sa mort...

Le vol des aigles passe ou plane au-dessus du logis désert. On entend à
peine le bruit lointain des eaux au fond de l’abîme. Le gouffre est muet
comme la maison. Le roucoulement des pigeons sauvages ne se multiplie
plus en luttant contre le djaouak inspiré. Sur d’autres terrasses, voici
des femmes drapées, une chèvre alerte, un chien furieux. Des échos de
chansons arabes s’accrochent aux angles de roc et de muraille. Où s’en
est allée Mâadith, qui dansait à la voix du roseau, ses cheveux
floconnant et ses bras levés pareils à deux serpents luisants et clairs?
Elle dansait surhumainement, comme possédée du génie du rythme
expressif. Quand elle tournait sur ses petits pieds nus, le tatouage de
son front brillait comme un morceau de verre et sa figure aux paupières
closes était plus belle qu’aucune figure...

J’ai cheminé vers la cascade de M’cid. Je poursuis les souvenirs dans le
sentier connu. L’eau bouillonne entre les rochers. Le soir monte des
profonds jardins sentant bon les fruits mûrs et les herbes chaudes. Sur
une pierre plate, un pêcheur vieillot, accroupi, guette le poisson
_chahbi_. L’eau scintille et joue autour de lui, avec des reflets et des
fleurs d’écume incessamment renouvelées. Mais le jour baisse encore et
l’eau devient grave.

J’ai parlé au pêcheur qui pêche là depuis bien longtemps. Il connaît
presque tous ceux qui suivirent le sentier du Rhumel et, peu à peu, j’ai
fini par apprendre ceci:

Une fois, à la nuit, tandis que le pêcheur remontait le torrent, il
croisa l’Homme au djaouak et un grand Nomade dans le sentier.

Les jours suivants, le pêcheur revenu à sa place favorite, respira dans
l’air une odeur de sépulcre si violente qu’il voulut savoir quelle
pourriture empestait le ravin... Il s’orienta. Cela venait de la caverne
de l’Homme sauvage, en face de lui. Comme autrefois Kralouk marchant sur
les eaux, il traversa le torrent au bord de la cascade. Sur le seuil de
la caverne, il hésita, puis se hasardant à en pénétrer l’obscurité, il y
découvrit le cadavre mutilé d’un homme jeune et fort, dont les vêtements
indiquaient qu’il avait été noble et luxueux. Pendant plusieurs
semaines, le pêcheur se tut, gardant son secret, tourmenté du désir d’en
décharger son esprit et tremblant à la perspective de quelque vengeance
qui l’atteindrait sûrement s’il parlait; car, aux mutilations atroces du
cadavre, il avait reconnu le châtiment qu’un amant arabe inflige à son
rival. Enfin, il chuchota la chose. Elle s’ébruita lentement. La justice
fit une tardive enquête sans résultats, si ce n’est d’identifier le
cadavre qui était celui d’El Mensi, le djïied, disparu depuis plusieurs
mois. Quant au meurtrier possible ou probable, pas une bouche ne
s’ouvrit pour donner la moindre indication.

Le pêcheur de chahbi affirme que tous les indigènes de Constantine
savaient le nom du meurtrier; mais nul n’aurait commis la faute de le
livrer, parce que c’était celui d’un homme n’ayant pas son égal. Mon
informateur le connaît aussi et n’ose pas ou ne veut pas me le dire.

Et j’ai revu les filles de Bouhadad et Lella Rouhoum, la sévère, qui dit
en souriant:

--Ne cherche pas Mâadith. Elle n’est plus ici. La chèvre est retournée
dans la montagne avec Kralouk son berger.



Le train roulait dans la nuit parmi des paysages ondulés, brodés de
canaux entre les saules; paysages telliens qui paraissaient empruntés
aux plus gras herbages des départements de la vieille France. Il
s’élança à travers des plaines de céréales, infinies comme la steppe. Il
haleta sur les pentes et dans les rudes détours des premiers contreforts
kabyles. Ses bruits bourdonnants semblaient traîner des rumeurs de voix
confuses, des soupirs et des appels qu’il laissait glisser en chemin
pour en saisir d’autres venus à sa rencontre, happés au passage. Son
fracas s’atténua dans le lever de l’aube précédant à peine l’aurore
rapide.

Ce fut le matin pareil à un sourire dans le visage d’un ciel calme et
haut. Sur un territoire de maquis et d’abruptes collines, entre des
berges sans cesse reculées, des ouad caillouteux déroulaient les rubans
souples et clairs de l’eau des montagnes. Des villages de huttes
agglomérées s’accrochaient contre les pentes ou se tassaient sur les
pitons. Les vallées fraîches, profondes, étroites et sinueuses, se
duvetaient de graminées et des panaches épanouis des touffes de diss et
de roseaux. Le long de chaque torrent, dans le lit de chaque rivière,
éclatait la fête des lauriers-roses en pleine floraison, fête de couleur
et fête de parfum, geste voluptueux et tendre d’une nature aux
mouvements larges et forts, aux lignes sévères. Des plans et des
arrière-plans de hauteurs et de sommets, en courbes fermes, en
escarpements superbes, en élans définitifs, se suivaient, se joignaient
et chevauchaient jusqu’aux contreforts massifs du Djurdjura, la montagne
par excellence.

Elle s’élançait puissamment. Ses proportions harmonieuses et magnifiques
fermaient tout l’horizon. L’arête aiguë, dentelée, coupait l’espace et
griffait les nuages: parfois, elle les trouait et s’enlevait au-dessus
d’eux. Elle portait les dernières vapeurs de l’aube pour les fondre dans
du soleil. Elle émergea soudain toute pure, rose et blanche, grandiose
comme une cime alpestre ou pyrénéenne. Une brume transparente rampa un
instant dans les vallées, s’enroula comme une écharpe au flanc de la
géante, se dissipa. Ciselé par la limpidité de l’atmosphère, le
Djurdjura s’offrit dans le rayonnement de sa splendeur.

L’origine de son nom était charmante. On le lui avait composé dans un
sentiment d’harmonie imitative, pour rappeler le murmure des sources qui
sont en lui. Les indigènes affirmaient qu’il ne faisait pas partie du
sol, mais avait été apporté sur les épaules d’un géant venu d’une
fabuleuse contrée, du côté du soleil levant. Le lieu de destination de
la course du géant était inconnu; on savait seulement qu’arrivé là, ses
genoux plièrent, la fatigue rompit ses jarrets, le poids de la montagne
l’accabla; il fut étouffé et écrasé par son fardeau. Les tribus kabyles
naquirent de la fermentation de sa chair et de ses os broyés. Ainsi la
légende expliquait la présence du colosse.

Éternel et formidable, il reposait dans sa masse indestructible. Ses
forêts de cèdres et de genévrier étaient, dans l’éloignement, comme des
ombres de mousses. Il régnait splendide sur tout ce pays de la pierre,
sur les grès pâles et les argiles flambantes. L’haleine des vallées
creuses, des forêts profondes et des hauts pâturages montait vers lui
comme l’encens infini d’une perpétuelle offrande. Je me souvins de ces
lignes lues:--«La sévérité du paysage rend sérieux et propage en l’âme
comme sur l’étendue visible une impassibilité qui semble descendre du
ciel.»--Et c’était là le pays de Mâadith.

Les stations rares surprenaient, à de longs intervalles. La voix
accoutumée cria le nom de celle-ci, El Esnam,--les Idoles. Nom
mystérieux que le puissant cadre de nature rendait plus barbare et
évocateur. Quelqu’un s’engouffra dans mon compartiment: Kralouk.

Un instant, nous nous sommes dévisagés en silence, lui, pensivement, et
moi non sans quelque émotion.--«Es-tu l’amie qui comprend ou _l’autre
esprit_ qui juge?» songeaient les yeux de l’Homme au djaouak. Le trouble
des miens exprimait l’inquiétude de ce que je désirais savoir et de ce
que je redoutais concernant Mâadith.

Nous faisons le même effort ensemble et nous échangeons les saluts.
Maintenant, Kralouk est rassuré; son regard s’anime d’indépendance
orgueilleuse et de victorieuse félicité.

--Où vas-tu, Kralouk?

--A Alger, pour un moment.

--Je t’ai cherché dans Constantine, la muette, depuis que ton djaouak ne
s’y entend plus.

--Tu m’as cherché et tu ne m’as pas trouvé; mais tu n’as point cessé de
penser à moi et tu me trouves. Louange à Dieu pour toi et pour moi!

Je poursuis avec les détours arabes:

--La maison fermée est triste sur le Rhumel, si triste que j’ai craint
que ce fût à cause de la mort.

Les paupières du musicien battent légèrement:

--Il n’y a la mort et la _mort noire_ que pour celui qui marche par le
travers du chemin de son frère.

--La mort noire, ô Kralouk, c’est la mort par l’assassinat. Qui
connaissais-tu devant en être frappé?

Il me regarde longuement, puis, très doux:

--Pourquoi me faire dire son nom? Tu le sais. Et n’as-tu pas interrogé
ma maison fermée?

--La maison fermée est une bouche close et ne révèle rien. C’est à cause
du meurtre que tu as quitté Constantine?

--Je savais que nul ne me livrerait, mais je n’aime pas la Justice du
Tribunal parce qu’elle est sans intelligence.

--Tu te sentais coupable?

--Non, de rien au désert! Mais les gens des villes ont le cœur limité
par leurs murailles.

--El Mensi n’avait mérité ni l’égorgement, ni la mutilation.

--El Mensi avait mérité son destin puisqu’il voulait Mâadith et que
Mâadith était pour moi depuis le jour où elle me guérit de ma blessure
et où je sus sa beauté.

Nos phrases se sont croisées, ont rebondi, brèves, rapides. Je mesure ce
patient désir de Kralouk qui a guetté sa proie et l’a envoûtée,
fanatique et passionné, pour la rendre à la fois à l’Islam et à l’amour.
Il reprend:

--Dieu a fait cent parts de la jalousie. Il en a donné
quatre-vingt-dix-neuf aux Arabes. Et Mâadith a dû me faire _manger de la
cervelle d’hyène_.

C’est la sorcellerie saharienne chère aux femmes qui veulent capter et
garder un amant.

Je questionne encore:

--Comment est Louinissa, maintenant?

--Elle est tranquille et avec la paix.

--Et... Mâadith?

--Elle est heureuse.

Une expression de volupté assouvie, de désir renaissant et d’ardeur
caressante, transfigure l’Homme au djaouak. La frémissante petite
créature de jadis a-t-elle trouvé sa voie dans l’unique amour de cet
homme, de ce vieil amant qui ne vieillit pas?

Voici la station où je dois descendre, où l’on m’attend. Je voudrais
savoir davantage. Trop tard; le train repart déjà. Un mot encore; il me
faut connaître le village qui cache les épouses de Kralouk. Je vais
parler; il me prévient, penché à la portière, son sourire si particulier
jouant sur ses lèvres sensibles:

--Si tu erres dans la montagne et vers les villages des Merkallah,
regarde dans les vergers de Tessala; peut-être verras-tu la chèvre
marquée pour le bonheur.



Je plantai ma tente sur un petit plateau, le plus voisin des villages
des Merkallah. Encore poudrée de sables sahariens, elle s’étirait,
modeste et invitante sous trois bouleaux argentés. Elle dominait des
gorges de ravins obscurs, des roches grises, des cascades tumultueuses.
Hors la zone de verdure, vertigineusement projetée vers l’infini, la
Dent du Lion pointait. Aux pieds du plateau, sur les vergers de Tessala,
le crépuscule avait le parfum des pêches mûres et montait de secrets
jardins hérissés de ronces et de cactus. Je me souvins de cette chanson
de Kralouk:

    Dans les jardins de Tessala,
    les pêches et les abricots sont dignes du paradis;
    Mais ta bouche n’est-elle pas préférable?

    Tes yeux sont nobles comme le Djurdjura.
    Ils sont durs aussi comme les rochers.
    Ton sourire est froid comme la neige;
    mais la couleur de ton visage est une trahison pour ta froideur.

    Mon cœur s’est pris dans tes cheveux
    pareils à des ailes de pigeons sur ta tête;
    L’eau de ton pays a noyé ma sagesse
    Depuis que j’ai dormi dans les jardins de Tessala.

Mâadith a dormi et dort ce soir dans ces mêmes jardins. L’eau de ce pays
a-t-elle noyé sa mémoire? Felouque légère, alourdie par une cargaison
aux éléments riches, mais disparates, désemparée et jetée à la côte en
écoutant le chant des sirènes de sa race et de son passé, a-t-elle
sombré dans un complet retour à la primitivité?

Quel exemple déconcertant, quel violent témoignage de la force des morts
contre l’évolution des vivants serait celui de cette enfant, prise et
reprise, envolée comme un oiseau rare vers le plus divin ciel du plus
chaste et du plus pur idéal, portée par la religion la plus raffinée du
renoncement, la plus détachée de toute matière; soudain, arrêtée
brusquement dans son vol, planant un instant dans l’incertitude,
redescendant à pic sur la terre la plus sensuelle et la plus barbare,
coupant ses ailes, redevenant pareille à l’olivier kabyle pour reprendre
racine dans le sol de la tradition! Je saurai demain quelle expression
nouvelle traduit son âme héréditaire.

Mes serviteurs avaient allumé un grand feu de broussailles sur le petit
plateau où la fraîcheur descendait avec la nuit. L’ombre environnante
s’aggravait de silence humain, troublée uniquement par la voix des eaux
innombrables. La montagne, vierge de sentiers à cette altitude,
grandissait au-dessus de nous. Parfois, et comme sous les pas d’un
mystérieux sabbat, une pierre se détachait de son alvéole; elle
bondissait ou glissait et, de chute en chute, allait s’abattre en bruit
sourd dans les profonds jardins.

Peu à peu, des hommes des Merkallah vinrent s’accroupir autour du foyer
étranger. Par le ruisseau taillé en pleine roche, seul chemin conduisant
aux villages, incessamment, d’autres arrivaient. Ils surgissaient
spontanément, franchissaient d’un bond l’espace séparant le ruisseau du
plateau et que défendait une cascade jaillie d’un rocher surplombant.
Ils secouaient leur burnous à peine mouillé au passage et
s’installaient, dans leurs gandourahs roussies et malpropres, parmi
lesquelles les vêtements de Kralouk devaient éclater en blancheur
lumineuse. Ils fumaient en buvant du café, parlaient peu, et, à tour de
rôle, ranimaient le feu en y jetant des branches de lentisque; alors, la
flamme montait droite, claire et odorante.

Presque tous ces hommes avaient la barbe blonde et rare, le front têtu,
des yeux d’épervier. Se sont-ils beaucoup modifiés depuis les temps
évanouis où ils atteignirent cette contrée? Ils étaient déjà un mélange
de vieilles races en exode auquel les mercenaires des armées vandales et
les légionnaires de Rome ajoutèrent peu de chose. Ils s’entretiennent
avec brièveté dans leur langue archaïque et difficile, langue berbère
sans littérature, presque exclusivement orale, poussière de dialectes
dispersée du Sous marocain à l’Aurès en passant par le Figuig et la
Kabylie.

Je ne les ai pas interrogés. Il me suffit de savoir que Mâadith et
Louinissa habitent près des vergers de Tessala. J’irai seule au-devant
de leur accueil ou de leur oubli.

La nuit m’a été longue et pensive. Maintenant, dans cet autre matin
rayonnant et tranquille, je descends vers les jardins de fruits mûrs et
de vignes aux grappes pendantes. Une appréhension et un profond désir
sont en moi.

Le sentier de terre meuble, de gneiss plats ou de cailloux qui croulent,
sinue à travers d’étroites cultures ou tourne à angle droit contre les
huttes de torchis et de pierres sèches. Le diss des toitures garde
l’odeur de la brousse. Les portes sont ouvertes sur les intérieurs
pauvres et industrieux d’où s’échappent le relent des moulins à huile,
la poudre des meules à blé et l’odeur des figues sèches. Souvent, près
du seuil, des femmes aux draperies sans grâce, mais au beau visage,
cardent une laine blonde, des jeunes filles au profil classique, au
regard calme, coiffées de multiples petites tresses et vêtues de
haillons terreux, filent avec un geste éternel. Entre elles et parmi les
jeux des enfants, cabriolent des chevreaux familiers, tandis que les
chèvres sont dans les hautes pâtures où veillent les petits bergers.

Hors du village, devant un trou plein d’eau boueuse, une vieille,
inconsciemment fidèle aux modèles des potiers étrusques, pétrit des
coupes et des vases, humbles ustensiles pour l’usage quotidien et qu’on
dirait arrachés à des fouilles savantes. L’ouvrière ignore la poésie de
ses mains habiles sur les formes précises et originales, les lignes
parfaitement belles. Elle me sourit:

--Celle que tu cherches est en bas, dans les jardins.

--Qui?

--Mâadith.

--Comment sais-tu...

--Elle-même nous a dit, lorsque nous avons appris ta présence, que
certainement tu venais pour la voir.

--C’est tout ce qu’elle a dit?

--Vraiment.

Elle baisse la tête avec un second sourire que je n’aime pas. Je
m’assieds près d’elle, guettant d’autres paroles qui me révèleront
peut-être cette nouvelle Mâadith, que je désire rencontrer et que
j’hésite à rejoindre.

La vieille continue à modeler les vases et les urnes pareils à ceux d’il
y a deux mille ans. Le soleil transforme la boue en coulées d’or fauve
et de bronze clair. Les bras secs et les mains tatouées sont mouchetés
d’éclaboussures d’argile.

La pétrisseuse de terre ne sait pas que son geste semble pétrir aussi
l’âme de la race dans les éléments du sol. Un étranger passera,
emportera le vase primitif pour le peindre aux couleurs de son esprit et
le décorer des raffinements de son art. Rien ne persistera de ce vase,
si ce n’est la forme charmante; mais cette forme même se distinguera peu
à cause du prestige de l’ornementation où s’attardera l’attention des
civilisés. Seul, un Barbare discernera sans hésiter la courbe et le
profil initiaux. Vient l’orage; un nuage a crevé sur le vase; les ors se
sont ternis, les couleurs se sont effacées; les traits du dessin
s’estompent et disparaissent. Quel est ce vase-ci? L’artiste qui le
décora n’est plus là pour le reconnaître. Alors, le Barbare le reprend
et le rapporte aux lieux où il fut pétri. Et, désormais, le vase où
baignèrent des gerbes de lis purs et de roses mystiques, porte les
simples breuvages de la vie quotidienne aux lèvres de l’homme et de
l’enfant. Telle est l’histoire de Mâadith.

Je contemple le labeur de la femme à travers le nombre de mes pensées.
Je l’envie dans sa quiétude impassible et la sereine accoutumance de ses
gestes. J’ai le cœur lourd.

Je ne blâme pas Mâadith; je la comprends, non avec mon esprit, mais avec
le sien. Ses actions aussi sont symboliques. Ah! sœur Cécile, dont le
couvent n’eut pas le temps d’annihiler la féminité vouée à la profonde
tentation de l’amour vivant, quel subtil complice vous fut
l’enveloppement de la vie arabe pour vous rendre à tout ce qui devait
être votre vérité!

Je me souviens encore d’une audacieuse affirmation de l’Homme au
djaouak:

«Les mouvements de la femme ne sont dirigés que vers l’amour. Consciente
ou inconsciente, elle n’est que matière. Tandis que l’homme, être
supérieur, peut posséder tous les sentiments avec une égale intensité,
chez la femme, ils demeurent à l’état latent, impuissants, refoulés,
annihilés sans cesse par celui qui commande au plaisir de la chair.»

L’idéal féminin de Kralouk était une Ève essentiellement sensuelle,
sachant mieux se faire aimer qu’aimer elle-même, cela par prédestination
et devoir unique. Je suppose que Mâadith a réalisé cet idéal.

Nous n’avons pas à les juger. Ils obéissent à des traditions d’où nous
nous sommes évadés à la suite d’une longue et lente évolution de siècle
en siècle. Eux, restés pareils aux ancêtres, sont beaucoup plus jeunes
que nous; ils suivent encore l’instinct, que nous avons appris à
remplacer par le raisonnement, et l’instinct les conduit vers des fins
qui nous surprennent en paralysant nos aspirations fraternelles, mais
dont nous apercevons la logique naturelle en dépouillant toute idée
préconçue.

Pourrai-je découvrir ici ce que la petite chèvre kabyle, un instant
brebis du seigneur, a conservé de ce qu’elle aima en nous, par nous,
avec nous, si tant est qu’elle l’ait réellement aimé?

La pétrisseuse d’argile achève un vase cornu, et, dans la matière
fraîche et luisante, à l’aide des ciselures de l’un de ses bracelets,
elle le pare d’un curieux dessin en guirlande régulière. Si cette
vieille voulait être sans méfiance et répondre à mes questions, je
l’interrogerais sur Mâadith.

--Vieille, ô vieille, la plus habile, es-tu née dans les Merkallah, ou
viens-tu d’un autre village?

--Je suis née dans la vallée et près des fermes; mais les Merkallah sont
le pays de celui qui fut mon mari.

--Les gens d’ici passent pour détester les étrangers: comment ont-ils
accueilli Kralouk et ses femmes?

--Kralouk n’est pas un étranger. Tous les pays appartiennent au goual et
à l’Homme au djaouak, et Louinissa et Mâadith avaient leurs parents et
les parents de leurs parents autour des feux de la montagne.

--Autrefois, Mâadith habitait les villes; est-elle heureuse dans les
jardins?

La vieille sourit de ce sourire qui m’a paru nuancé de triomphe et de
raillerie. Elle réplique:

--Autrefois, Mâadith était chrétienne; elle a oublié cela pour devenir
heureuse.

Elle pose au soleil son vase achevé, regarde dans l’ombre les oliviers
proches et reprend avec une admiration tendre:

--Mâadith est un oiseau dans les jardins de Tessala. Bientôt tu
l’entendras chanter. Mâadith est une amoureuse et pas un amant ne
pourrait être l’égal de Kralouk. Ils sont venus ici sans doute parce
qu’elle l’a souhaité. La volonté de Mâadith est la volonté de Kralouk.
Lui arriva le premier. Il parla aux principaux du village et aux
vieillards de la djemâa, demandant à bâtir une maison kabyle pour y
amener ses épouses et y demeurer avec elles. On ne fixe pas le sable
nomade; Kralouk est pareil au sable du Sahara; mais on ne refuse rien à
l’Homme au djaouak et ses femmes étaient nos sœurs. Les sages de la
djemâa ont bien pensé et bien agi; ils lui ont permis gratuitement de
bâtir une maison sous les oliviers. Il a trouvé des maçons qu’il payait
généreusement et faisait travailler selon sa fantaisie. Tu verras la
maison. Un soir, il a choisi les plus belles mules et il est allé
là-bas, à la gare. Il est rentré dans la nuit. Le lendemain, le vent
était plein de parfums et, dans les jardins, nous fûmes saisies
d’étonnement devant la beauté de Mâadith.

--Comment Kralouk, qui est un Arabe et un Arabe du Sud, ne cache-t-il
point sa jeune femme ainsi que le conseille la loi?

--Kralouk a dit que celui qui possède avec abondance doit être exempt de
jalousie. D’ailleurs, pourquoi serait-il jaloux? Les hommes vont peu
dans les vergers où il n’y a pas de gros travaux, où les fruits
mûrissent seuls et où les femmes suffisent à les cueillir. Et ensuite,
ils évitent d’y aller quand ils savent que Mâadith se promène; car nous
n’ignorons pas que Kralouk a tué et que ceux qui convoitent son bien
meurent de la _mort noire_.

--Mais l’Homme au djaouak est vieux et Mâadith est jeune. Après le vieil
olivier, ne regardera-t-elle pas un autre arbre?

--Kralouk est un cèdre: il porte la neige sur sa tête et sur ses bras et
restera debout et robuste. Les doigts de Mâadith ne touchent que des
choses douces et légères, les autres sont pour Louinissa; ce qui est
juste, car elle n’est plus à la saison de l’amour.

--Se plaint-elle?

--Jamais. Elle a eu son moment: c’est maintenant celui de Mâadith, qui
durera longtemps, car elle est de celles dont la vieillesse est ardente.
Et pourquoi se plaindre, je te prie? Me suis-je plainte une fois? Un
jour d’entre les jours qui mûrissent les pêches et les figues, j’ai
connu Chérif. J’ai couché sur sa natte. Les chacals crièrent beaucoup
cette nuit-là et les cèdres du Djurdjura craquaient sous le vent. Quand
d’autres pêches furent mûres, je louai Dieu de ne pas être une femme
stérile et Chérif me donna deux bracelets. Une nuit le feu mangea le
diss de la maison et je dus aller haut dans la montagne pour en couper
de nouveau. Je suis tombée et l’enfant est né gémissant sur la terre;
puis, il est mort. Chérif m’a frappée comme on frappe un arbre que l’on
veut abattre. Une seconde femme a dormi sur la natte où ma part a été
diminuée. Et pourquoi se plaindre, je te prie?

Résignation primitive et sagesse islamique! Il n’y a nul effort à faire
pour le bonheur ou contre l’adversité. Point de révolte et point
d’aspirations; l’acceptation de la part, telle qu’elle est donnée, sans
risquer aucune tentative de perfectionnement en soi ni autour de soi.
Telle est la philosophie qui se dégage de la vie et des paroles de la
pétrisseuse d’argile.



Je suis à la lisière des frais jardins de Tessala. Un ruisseau court,
actif et chantant, écume au jeu des pierres, se perd sous les buissons
de ronces, reparaît entre les figuiers aux troncs convulsés et blancs,
aux larges feuilles. Très haut, contre le flanc de la montagne, sur les
cèdres déchiquetés par les grands vents et les avalanches, ruissellent
la rose lumière et l’or des matins kabyles. Dans l’ombre du géant des
rochers, ce Tessala d’eaux, de fruits et de feuillages s’allonge, ondule
au caprice des arbres drapés de vignes.

Et voici qu’une femme marche le long du ruisseau: Mâadith... Elle va,
soutenant d’une main, sur sa tête, une légère corbeille où les pêches se
mêlent aux grappes de raisin noir. Ses pieds sont chaussés de sandales
sahariennes délicatement peintes par les savetiers des Ziban. Elle porte
sa coquette coiffure de Constantinoise et une gandourah soyeuse et
brodée. Dans ce décor, elle pose une des miniatures persanes faites pour
illustrer les Mille et Une Nuits. Une sérénité précise a raffermi les
traits charmants de sa figure.

La rejoindrai-je? J’ai presque peur de notre rencontre. Elle a deviné ce
qui me conduisit ici; pourquoi ne pas m’attendre dans sa maison?
Désire-t-elle me revoir?

Elle marche lentement. Je la suis et il me semble qu’_elle sait_ que je
chemine derrière elle. Ainsi, elle parcourt l’espace de plusieurs
vergers pour atteindre une maison pareille à toutes les autres, mais
plus vaste, avec de petites fenêtres voilées de mousseline et une porte
massive peinte en vert comme celle du logis qui dominait le Rhumel. Des
oliviers robustes et vénérables l’environnent. Sur le seuil de la porte
ouverte, une femme prie au soleil levant; c’est Louinissa, l’aspect plus
vieux et plus paisible encore qu’autrefois. Et voici Mâadith posant sa
corbeille de fruits pour, fine et grave, prier aussi à côté de la
première épouse de Kralouk.

Je ne dois pas troubler leur prière. J’attends. Combien Mâadith est
belle! Il n’y a plus d’exaltation dans son visage, mais une satisfaction
infinie. Apaisement de l’âme et rassasiement de la chair, elle a donc
trouvé tout cela? Elle sait donc vivre, sereine et peut-être heureuse
indiciblement, sans un heurt, à l’abri d’une humble cabane, entre les
bras d’un vieil amour et les promesses d’une foi dont les expressions,
plus humaines que divines, sont accessibles facilement.

    A quoi est-il bon, l’or, dis-moi?
    Bon pour le travail ou pour le jeu?
    Bon à garder ou à payer, à cacher ou à jeter,
    Pour espérer ou pour craindre?
    A quoi est-il bon, l’amour, je te prie?
    Vaut-il une larme?
    . . . . . . . . . . . . .
    L’or ne vaut que de l’or;
    L’amour vaut de l’amour![2]

  [2] Swinburne, poèmes.

La sagesse atavique de Mâadith a découvert la même vérité que la
philosophie du poète occidental.

Un autre sage écrivait de la civilisation:

«... perfectionner sans cesse la vie, l’entraîner sans cesse vers le
progrès pour la laisser ensuite frémissante et désespérée au milieu du
chemin...»

Sœur Cécile a connu ce frémissement, éprouvé cette désespérance. Mâadith
résout le problème et la civilisation ne peut plus rien pour elle ou
contre elle...

Je revois les Sœurs Blanches, celles qui sauvèrent l’enfant pour en
faire la jeune fille. Je revois la supérieure dont l’exemple, faillit
faire de la jeune fille, une ardente disciple pour un apostolat
fécond,--la supérieure à laquelle j’écrirai seulement que Mâadith est
heureuse en ce monde. Je revois le Père André qui, dans sa profonde
expérience du cœur humain et des puissances ancestrales, avait pressenti
ce qui est arrivé,--le Père André, qui mesurait les responsabilités de
la piété et d’une civilisation modelant une âme sauvage sans pouvoir la
fortifier d’une armure invincible, mais en la rendant plus accessible à
toutes les formes de la douleur.

Tant d’ambitions sacrées, tant de volontés tendres et désintéressées,
tant de noble crédulité dans les bienfaits du perfectionnement,
devaient-ils aboutir à cet échec immense? Tant de délicats scrupules
devaient-ils être justifiés par les souffrances et les chutes de la
brebis isolée, par le reniement de la brebis perdue?

Mâadith, Mâadith, que reste-t-il de ce que nous voulûmes
t’apprendre;--car ta paix actuelle ne provient pas de notre leçon, mais
de l’héritage d’ignorance de tes aïeux. Que reste-t-il du pieux
enseignement qui épurait chaque geste de la vie mortelle pour préparer à
l’immortalité, qui dirigeait toute aspiration humaine pour la rendre
plus digne de Dieu? Que reste-t-il, ô Mâadith,--car ta piété
d’aujourd’hui n’est pas née de convictions qui désirèrent te l’inspirer,
mais elle est le fruit du fanatisme de Kralouk et de la suggestion de
l’humble Louinissa.

Tout ton souhait de vivre s’est détourné de notre horizon. Nous savons
qu’il n’y reviendra jamais; mais nous croyons si fermement aux vertus
d’idéal et de générosité de notre labeur que nous espérons encore
quelque rayon rejaillissant de nous à toi, qui nous fus et nous es
toujours chère. Et même si, parvenu lentement à travers les ombres
tranquilles de ta mémoire, il ne t’atteint plus que comme un reflet, ni
notre peine ni notre espérance n’auront été perdues.

Je songe ainsi, visible à peine entre les ramures tombantes des
oliviers, en contemplant la longue prière des deux femmes. Elles sont
émouvantes, offrant, d’un même geste eurythmique, leurs deux âges et
leur même cœur peut-être...

«L’amour est pour la perfection de la femme ce que la prière est pour la
perfection de l’homme. Il faut prier, il faut prier beaucoup...»

O Mâadith qui possèdes les deux perfections!

La prière s’est achevée. Mâadith et Louinissa sont rentrées dans la
maison. Comment ne m’ont-elles pas encore aperçue? Fausse honte ou gêne;
cela me surprendrait; jeu malicieux plutôt.

Je me suis avancée jusqu’au seuil. La porte entr’ouverte laisse voir des
tapis sur le sol et, contre les murailles, des burnous et des étoffes de
couleurs vives. Un visage apparaît dans la pénombre, un regard vient au
dehors à ma rencontre, le regard éblouissant que je connais. Je vais
entrer... Mais la porte se referme, doucement, irrésistiblement, poussée
par une force déterminée, une volonté inexorable.

--Mâadith!... Mâadith!...

Le verrou de bois d’olivier assujettit la porte que je ne franchirai
pas. Les petites fenêtres étroites sont closes aussi. Et cependant,--je
l’ai bien profondément entendu,--un cri a jailli de la maison muette et
jalouse. Et c’était le cri d’un petit enfant...



TABLE


                    Pages
  Première partie       7
  Deuxième partie      43
  Troisième partie     85
  Quatrième partie    163



    ACHEVÉ D’IMPRIMER LE
    26 OCTOBRE 1921
    PAR FRÉDÉRIC PAILLART
    A ABBEVILLE (SOMME).



BIBLIOTHÈQUE DU HÉRISSON


FAGUS

    _La Danse Macabre_, poème.
    _La Guirlande à l’Épousée_, poème.

THÉO VARLET

    _La Bella Venere_, contes.

NONCE CASANOVA

    _La Libertine_, roman.

P.-J. TOULET

    _Béhanzigue_, contes.

TRISTAN KLINGSOR

    _Humoresques_, poèmes.

HENRY MUSTIÈRE

    _La Nouvelle Franciade_ ou _le Pou Bolchevik_, satire.

OCTAVE JONCQUEL et THÉO VARLET

    _Les Titans du Ciel_, roman planétaire.

MAGALI-BOISNARD

    _Mâadith_, roman de l’Islam.

JULES ROMAINS

    _Le Fauconnier_, étude de peinture moderne.


  Exemplaires sur Alfa français      7.50
       --         Arches            20 --
       --         Hollande          30 --
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