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Title: Le monarque
Author: Mille, Pierre
Language: French
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  PIERRE MILLE

  LE MONARQUE


  PARIS
  CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
  3, RUE AUBER, 3



CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

DU MÊME AUTEUR


  BARNAVAUX ET QUELQUES FEMMES    1 vol.
  LA BICHE ÉCRASÉE                1 --
  CAILLOU ET TILI                 1 --
  LOUISE ET BARNAVAUX             1 --
  SOUS LEUR DICTÉE                1 --
  SUR LA VASTE TERRE              1 --


Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.


Copyright, 1914, by CALMANN-LÉVY.


E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY



    Il a été tiré de cet ouvrage
    VINGT-CINQ EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE,
    tous numérotés.



AU DOCTEUR GEORGES DUMAS


Mon cher ami, c’est au temps déjà quelque peu lointain de notre
jeunesse, dans un joyeux petit coin du Midi dont il serait indiscret
sans doute de livrer le nom aux curiosités du lecteur, mais qui toujours
est demeuré bien cher à mon souvenir, que ce livre s’est ébauché, pour
ainsi dire entre nous deux, et à notre insu. Il n’est donc que juste que
je te le dédie; et peut-être n’est-ce encore qu’insuffisamment
reconnaître ta part de collaboration.

Voyageur impénitent et passionné, moi qui ai parcouru la face de la
terre, plus curieux encore de l’âme et de la signification des hommes
que des paysages, il me semble bien toutefois que je dus, la plupart du
temps, me résigner à ne pénétrer cette âme que par truchement et
interprète, si je puis dire, m’abandonnant avec confiance à d’autres:
ceux qui savaient la langue de ces pays étranges, en possédaient
l’esprit. Et voici que, même en France, il en a été de même. Sans ta
claire et généreuse intelligence, sans la précision singulière de ta
mémoire, qui n’oublie jamais le plus fragile détail, s’il est
caractéristique, sans la profonde amitié qui nous unit, et qui a fait
que rien de ce que nous sentîmes ensemble, aucun de nous deux jamais n’a
pu l’oublier, je n’eusse point compris certains aspects originaux de
cette Provence où tu es né; c’est toi qui fis du Septentrional que je
suis, et qui ne renie rien de sa patrie d’origine, un Méridional
d’adoption.

Puis-je espérer alors que tu liras ces pages avec indulgence? Tes
compatriotes m’inspirent trop de sympathie pour qu’elles puissent
paraître, je m’en assure, diffamatoires ou même ironiques, bien que ce
soit le défaut de quelques esprits, de nos jours, de voir de l’ironie où
n’y a qu’un effort vers la vérité et la lucidité: ce qui me peine. Tu me
diras donc bien franchement si _le Monarque_ n’est point, par hasard, un
ouvrage un peu plus sérieux qu’il n’en a l’air, et quelque chose
peut-être comme une modeste contribution à la science toute moderne de
la géographie sociale. Tel fut, en tout cas, mon trop ambitieux désir.
Seulement je ne sais quel démon, dont j’accueillis d’ailleurs, je
l’avoue, les tentations sans répugnance, a voulu que certains chapitres
de ce livre fussent plus près encore de la forme du fabliau que de celle
du conte. Ce sont des «dicts», comme parlaient nos ancêtres. Et si j’en
avais eu le talent, je les eusse faits encore plus simples d’écriture,
plus drus et plus populaires. Excuse les fautes de l’auteur.

PIERRE MILLE.



LE MONARQUE



I

COMMENT JE RENCONTRAI LE MONARQUE


L’Espélunque est un village qui touche aux vallées des deux Gardons,
après avoir dit bonjour aux Cévennes, pas bien loin de Nîmes, si vous
voulez, impossible à canonner du haut des remparts d’Avignon, si vous en
aviez fantaisie, plus bas que Ganges, plus haut que Bernis, à la même
hauteur que Maillezargues, bien fourni de vignes, bien garni de
cailloux, fort dépourvu d’arbres--sauf pour des figuiers sauvages et des
chênes-nains par-ci par-là--éventé du mistral comme la forge au diable,
sec à faire crever un âne huit mois de l’année, ruisselant d’eau, dix
jours du reste, comme la figure d’une veuve pauvre le jour qu’on met son
mari en terre, confortablement peuplé de citoyens, mais mieux rembourré
de moutons, surtout abondamment poivré de chèvres, bossué comme le crâne
d’un vieux juge, parfumé comme le corps d’une belle fille, à cause d’un
tas d’herbes qui poussent sur la chaux nue, on ne sait comment, par la
grâce spéciale du Seigneur,--au demeurant le plus brave pays sur terre à
cause de toutes ces choses, et que les hommes y ont belle taille, bonnes
dents, bon pied, bon œil, et la jugeote si rigoleuse et froide en même
temps, que le monde qui n’est pas né à l’Espélunque ne peut pas
comprendre l’Espélunque: et c’est bien pourquoi, vous comprenez, le
monde est toujours roulé.

Donc, une fois, vers Pâques, j’étais là chez mon ami Cazevieille, par un
beau temps bien tiède, un soleil royal, rien à faire et les fêtes en
perspective. Ce n’est pas une chose aisée que de fêter une fête, même
Pâques, à la campagne. On fait ce qu’on peut. Le Vendredi saint, on
mange maigre, protestants ou catholiques, et le lendemain les gens très
bien tuent un porc. Les autres viennent voir, et c’est une distraction;
mais elle n’est pas suffisante. Le dimanche, il y a l’office ou la
messe, suivant le culte, et c’est encore une distraction, parce qu’on
s’habille. Mais ça n’intéresse que les femmes. Une année, par grand
bonheur, il y a eu des élections municipales. Le tambourinaire est venu
sur la place de la mairie, qui est aussi celle de l’église et du temple,
il a battu très bien, et dit ensuite en chantant: «Les citoyens qui
voudront voter pour le maire, monsieur Cazevieille--c’est mon ami--et
les autres conseillers municipaux, leur feront bien plaisir!» Alors tout
le monde est allé voter; et après les uns sont allés au cercle
républicain, qui est réactionnaire, ou au cercle socialiste, qui est
républicain. Mais telles occasions d’avoir de la réjouissance sont trop
rares.

Avant même Pâques fleuries, Cazevieille s’inquiétait que je m’ennuyasse,
car il est bon maître de maison.

--Si encore, disait-il, tu pouvais manger dimanche prochain quelques
ortolans, ou une canepetière! Mais la chasse est fermée.

Je nourris, à l’égard des lois de ma patrie, un trop grand respect pour
me figurer qu’on puisse chasser les oiseaux du ciel au mois des nids.
Donc, ne voyant là qu’une manifestation de la fantaisie méridionale, je
résolus d’y répondre par un exploit d’homme du Nord, et déclarai à
Cazevieille que je m’allais, de ce pas, baigner dans le Gardon. Et
pourquoi non? Par la vallée de la Vidourle, la brise soufflait du
sud-est presque estivale déjà, toute chargée des senteurs que, sur son
passage, elle avait volées aux amandiers de la plaine, aux vignes des
coteaux, en train de porter fleur. Le lit même du torrent serait encore
glacé, je n’en doutais point: mais son cours divague comme les
conversations du pays; je savais où trouver des flaques, de bonnes
flaques pas bien profondes, toutes tiédies par le bon soleil... Le bain
fut excellent, et, au moment où, la tête fraîche, la chair rajeunie, je
traversais le pont de Gers pour abattre à pied la petite lieue qui me
séparait de l’Espélunque, je rencontrai un brave homme qui portait dans
un panier une livre ou deux peut-être de poissons encore frétillants.
C’était Touloumès, que vous retrouverez, je pense, au cours de cette
histoire. En échange de quelque menue monnaie, il voulut bien me céder
sa pêche.

Cazevieille m’accueillit comme une espèce de héros. Je croyais qu’il
allait me dire: «Allons, tu ne t’es pas baigné, tu veux le faire croire!
On ne se baigne point en cette saison. Tu as fait un petit tour,
seulement. C’est bon, c’est sain: la sueur lave.» Je faisais injure à sa
générosité, il ne songea pas un instant à douter de mon courage. Non, il
était fier de moi! Quelque chose de mon haut fait allait rejaillir sur
lui, premier à le connaître, premier à le conter. Mais voyant le fretin
que j’apportais, il interrogea, d’un ton gai:

--Qu’est-ce que c’est que tout ce beau poisson?

Il doit y avoir quelque chose de contagieux dans l’air du Midi, car je
répondis sans y penser:

--Eh! je l’ai pris!

--Bé! fit Cazevieille, comment? On t’a prêté une ligne, tu as trouvé un
filet?

--Non, fis-je, à la nage: tu vois un poisson, Cazevieille, tu plonges.
Il s’enfuit, tu le fatigues, tu le charges, tu l’accules entre deux
pierres; il se laisse prendre!

Voilà! Je voulais un peu me moquer de lui, montrer que si nous voulions,
nous autres du Nord, nous en inventerions aussi, des blagues--et je ne
pouvais m’imaginer qu’il avalerait celle-là. Il m’écouta très
sérieusement.

--Il faut savoir y faire, dit-il avec simplicité. J’en connais qui
pêchent à la main: le Monarque, par exemple. Le matin, quand le poisson
est engourdi... Mais toi, en plein jour et à la nage...

Il était content, voilà tout, sans nul scepticisme. Et vingt fois, au
cours de cette journée, il me fit rougir de honte en abordant les gens.

--Il y a chez moi un Parisien, faisait-il, un Parisien... Il est
épatant! Il se baigne dans le Gardon, qu’on est encore en hiver, hé! Et
il prend les poissons à la main...

Je pouvais enfin espérer que ma confusion était à son comble quand nous
vîmes arriver Touloumès. J’aurais dû le prévoir; mais c’est une erreur
commune aux habitants des villes de présumer que les gens qu’ils
croisent sur les routes sont des passants qu’ils ne reverront jamais:
dans les campagnes il n’est point de passants, tout le monde se connaît.

--Il est épatant!--lui répéta Cazevieille en me montrant. Je te le
présente: un confrère! Il prend les poissons à la main!

--Vrai? dit Touloumès. Oh! ça se peut, ça se peut... Monsieur aime le
poisson, c’est sûr, je lui en ai vendu!

J’eusse souhaité rentrer sous terre: ils rirent tous deux sans
malignité. Cazevieille eût été très fier d’avoir chez lui un Parisien
qui prenait les poissons à la nage. Mais il ne me gardait pas rancune
d’avoir inventé une histoire. Si ce n’était plus glorieux, c’était
encore amusant. Il se contenta de dire, sans récriminer:

--Puisque tu aimes la pêche, on t’y mènera demain. Avec Touloumès et le
Monarque: ce sera grand!

                   *       *       *       *       *

Voilà pourquoi, le lendemain, nous pêchions à la senne. Et Cazevieille
m’entretenait, avec éloquence et facilité, des illustrations du pays.

--C’est une chose certaine, mon cher, me disait-il, parlant
voluptueusement du nez à travers sa pipe, la patrie de l’héroïsme et de
la galanterie est ici. C’est prouvé depuis le temps des Camisards, et
d’Estelle et Némorin.

Estelle, Némorin et Cavalier sont les trois gloires qu’on révère au pied
des Cévennes, sur les bords des deux Gardons, celui d’Anduze et celui
d’Alais. Et ne dites jamais aux habitants de Ners, ou de Lédignan, ou de
Massane, ou de Savignargues, qu’Estelle et Némorin n’ont pas existé: ils
ne vous croiraient point, et vous passeriez pour un mauvais esprit.

J’étais d’autant moins disposé à discuter que, dans l’eau jusqu’aux
épaules et nu comme la main, je me trouvais fort affairé à pousser des
pieds et du ventre, à travers une mare qui subsistait dans le lit
desséché du Gardon, la poche d’un long filet dont Touloumès, sur une
rive, tirait nonchalamment l’extrémité droite. L’extrémité gauche était
tenue, sur l’autre rive, par un personnage qu’on venait de me présenter,
et dont le nom et l’aspect avaient fait sur moi l’impression la plus
profonde. C’était le Monarque.

Le Monarque portait des espadrilles à ses pieds sans chaussettes, un
vieux pantalon retenu sur ses reins par une ficelle rouge, et sa chemise
de flanelle, qui n’était pas fraîche, n’avait plus de boutons. Mais il
était rasé de frais, et si mince, vif et déhanché dans son indolence,
qu’il me fit penser à un lévrier au repos.

--Gardez-vous, fit-il, tournant vers moi sa bouche fine aux dents très
blanches. Il y a un trou au milieu de la mare.

Je plongeai, fier de montrer mes talents de nageur, m’appliquant à tenir
les plombs du filet contre les cailloux, par deux mètres de fond. Et
quand j’eus fait sortir la poche du trou, et que j’eus pied, je me
redressai avec vanité!

--Tu ne lui fais pas seulement mettre les pieds dans l’eau, à ton
héroïsme, dis-je à Cazevieille.

--C’est pour te faire plaisir, répondit-il. Ça t’amuse de patauger.

C’est vrai que j’y allais de toute mon âme de Parisien: il n’en est pas
au monde de plus pure. On m’avait dit qu’au fond de cette flaque se
cachaient des brochets gros comme ma jambe, des perches comme mon bras,
et même «des bêtes qu’on ne savait pas ce que c’était». Mais surtout
l’eau était bonne, ce qu’on appelle bonne: plus fraîche que l’air, assez
tiède pourtant pour ne point glacer le corps, et point croupie parce
qu’elle communiquait avec les courants cachés qui continuaient à filtrer
dans les profondeurs. Sous mes orteils nus les galets noyés restaient
chauds, demeurés en contact avec ceux de la berge, avec les rochers
lumineux des collines, avec toute la terre égayée de soleil. Parfois des
racines de saule s’enroulaient autour de moi, exprès, je l’aurais juré,
et j’en frissonnais d’inquiétude et de plaisir. De très petits poissons,
qui n’avaient rien à craindre des mailles du piège, et que ce
remue-ménage amusait, tout simplement, venaient me picoter les jambes,
du bout de leur tête pointue, et j’étais heureux comme un sauvage.

Voilà pourquoi je méprisais la paresse de Cazevieille. Avec de
voluptueuses lenteurs j’épuisai les devoirs de ma tâche. Le filet
atteignit l’autre bout de la mare, et nous l’amenâmes doucement à terre,
prenant soin de tenir les plombs en dessous.

                ... Pêcheur parle bas!
    Le Roi des Mers ne t’échappera pas!

chanta le Monarque de toute sa voix. Mais le Roi des mers, j’imagine,
était allé visiter une autre partie de ses empires et c’est nous qui
fûmes attrapés: sept ou huit goujons, trois chevesnes, une douzaine et
demie d’ablettes: en tout une petite livre de mauvaise blanchaille.
C’était pour ce beau résultat que j’avais «pataugé» pendant une heure.

--Et les brochets? Et les perches? fis-je avec indignation.

--Tu ne les as pas vus filer? dit Touloumès. Ah! les crapules! Un
brochet d’au moins huit livres! C’est ta faute: tu n’as pas su bien
garder le filet.

Je haussai les épaules sans répondre.

                   *       *       *       *       *

Cet échec ne nous empêcha point d’aller nous mettre à l’ombre pour
déjeuner avec appétit d’un saucisson qui fleurait l’ail, de deux poulets
froids--Cazevieille déplora encore une fois que la chasse ne fût point
ouverte--et de pain dont la croûte, cuite à la mode provençale, était
dure à casser les dents. Le tout arrosé de vin blanc de vieilles vignes.
Autour de nous, le paysage était indiscipliné à croire qu’on n’était pas
en France. Sur les falaises calcaires qui le dominent, on n’a jamais
essayé de semer un grain de blé ni de repiquer un cep. Il n’y pousse
rien que des buissons fous, et un figuier sauvage, çà et là, dont les
chèvres seules et les enfants mangent les fruits. Quant au lit du
Gardon, large d’une demi-lieue, il n’est à personne. L’hiver, il roule
de l’eau comme un Rhône. L’été, il étale des cailloux, de l’herbe et des
peupliers. La principale industrie des riverains consiste à y envoyer
paître des moutons lorsque le service hydrographique annonce une crue.
Les moutons sont noyés, les pauvres bêtes, et le reste est l’affaire du
député et du sénateur de l’arrondissement. Une bonne inondation, si elle
tombe en temps d’élections générales, est une fortune pour le pays.

--... Tiens, me dit Cazevieille, qui avait de la suite dans les idées,
regarde le Monarque, c’est un héros. Si tu connaissais l’acte
chevaleresque qu’il accomplit l’an dernier...

--Mais d’abord, demandai-je, pourquoi vous appelle-t-on le Monarque?

Le Monarque leva les sourcils d’un air étonné.

--Vous ne savez pas, fit-il, vous ne savez vraiment pas? c’est parce que
je ne f... rien. Alors, je vis comme un roi.

Cette définition du régime monarchique avait le mérite de résumer, dans
sa brièveté saisissante, la conception que les peuples s’en sont faite
depuis que la démocratie chez nous coule à pleins bords, ou peut-être
même auparavant. Je fis signe que je commençais à comprendre.

--Nous nous sommes mis à deux pour manger mes terres, continua-t-il, le
phylloxera et moi; mais je fis tout ce que je pouvais pour aller plus
vite que le phylloxera, et j’y réussis. Quand ce fut fini, je commençai
d’être heureux. Aujourd’hui, je m’en vais chez l’un pour chasser, chez
l’autre pour les vendanges, chez tout le monde pour les noces et les
baptêmes. J’ai toujours le temps de causer, n’ayant rien à faire. Sans
moi les gens mourraient d’ennui. Je suis un enfant de lumière. Je vais,
je viens, je ris, je chante l’opéra, et il y a toujours des élections
dans un coin ou dans un autre. Croyez-vous qu’on puisse faire une
élection sans moi? Qu’est-ce que je coûte? Un verre de vin et un repas.
Qu’est-ce que je donne? Eh! je donne _moi!_

--C’est bien payé, dit Cazevieille, sérieusement.

--Je fais ce que je peux, reconnut le Monarque. Montrez-moi quelqu’un de
plus serviable? Les hommes n’ont pas de joie quand je manque, et les
femmes se languissent de me voir, car elles m’aiment. Je ne leur donne
que de bons conseils, et je suis gai.

--Et votre acte d’héroïsme?

--Ce n’est rien, fit-il avec modestie. Seulement madame Beauvoisin, de
Souvignargues, avait une fois exprimé le désir de m’avoir à dîner, et il
se trouva que monsieur Beauvoisin n’était point là. J’ai pour cette dame
le plus grand respect et pour rien au monde je n’eusse voulu que sa
réputation fût compromise. Voilà pourquoi, monsieur Beauvoisin étant
rentré à l’improviste, je m’enfermai dans une grande armoire dont sa
femme garda la clef dans sa poche.

--Tu vas voir! fit Cazevieille, avec orgueil.

--Je m’arrangeai comme je pus pour dormir. Une nuit est bien vite
passée. Mais croiriez-vous, monsieur, croiriez-vous qu’à une heure du
matin le feu se mit à la maison et que madame Beauvoisin, dans son
trouble excusable, s’enfuit sans me délivrer! Le feu avait pris dans la
cuisine, j’entendais les flammes ronfler, je me disais: «Les voilà qui
grimpent l’escalier, bon! les voilà qui sont sur le palier, les garces,
les voilà qui entrent... et moi je veux m’en aller!» Des coups de pied,
des coups de poing, des coups de reins, j’en donnais à cette armoire du
diable! Mais c’était un trop bon meuble.

--Et vous n’avez pas appelé?

--Je ne pouvais pas appeler à cause de l’honneur de la maîtresse de la
maison. Plutôt mourir! Mais c’est ici que le ciel m’envoya une
inspiration. Je réunis toutes mes forces, et je mugis comme un taureau:
«Sauvez les meubles!... Sauvez les meubles!» Cela fit que monsieur
Beauvoisin et ses amis vinrent chercher l’armoire.

--Hein! dit Cazevieille, vous n’auriez pas pensé à ça, dans le Nord!

--Hé! répondis-je, vous ne l’avez même pas inventée, votre histoire! Je
la connais: c’est un vieux fabliau.

Mais Cazevieille me répliqua, dans sa juste sévérité:

--Quand tu nous as raconté que tu avais pris des poissons à la nage,
est-ce que nous avons discuté? Il faut toujours croire ce qui est beau,
parce que c’est plus plaisant.

                   *       *       *       *       *

C’était une leçon. Personnelle, mais générale aussi. Elle me fit
pénétrer plus avant dans l’âme de mes amis: ils ne voulaient considérer
l’existence que comme un aimable jeu de leur imagination. Cazevieille,
d’ailleurs, n’insista pas. Même, reconnaissant avec impartialité que la
pêche n’avait pas été très heureuse, il dit seulement au Monarque:

--Si du moins on pouvait chasser, n’est-ce pas, si on pouvait chasser?

--C’est à voir! répliqua le Monarque.

Il n’ajouta rien, mais eut le lendemain une conversation toute
confidentielle avec le Tiennou, qui est un peu simple et porte les colis
au chemin de fer quand par hasard il a besoin de gagner: c’est deux fois
par mois, en bonne saison. Puis il arriva qu’un beau matin le voisin
Peyras trouva toutes ses poules étranglées dans sa basse-cour. Non
seulement les poules, mais les oies, les canards, les dindes, enfin
tout; et cela donna de quoi causer, pour la chose, et parce que les
gendarmes vinrent exprès du chef-lieu de canton. On interrogea Tiennou.
Les gendarmes aiment beaucoup à faire avouer Tiennou, quand il se passe
n’importe quoi de désagréable à l’Espélunque. Ils font un procès-verbal
comme quoi «le délit a été commis par personne irresponsable», et
l’enquête ne va pas plus loin. Il est donc bien vrai, comme vous voyez,
qu’un innocent est une bénédiction pour un pays.

Mais, cette fois-là, Tiennou ne voulut rien avouer. Il dit:

--C’est le loup!

Les gendarmes froncèrent les sourcils et demandèrent:

--Quel loup?

--C’est le loup de l’Espélunque, répéta Tiennou.

Il y a près de l’Espélunque un grand trou dont l’orifice est à peu près
circulaire, avec dans le fond une espèce de caverne, où l’on ne trouve
absolument rien d’intéressant. C’est de cette caverne du plateau
calcaire que le village tire son nom. Je m’évertuai à démontrer que le
Tiennou était encore plus idiot que de coutume, attendu que les petits
bergers menaient paître leurs moutons tous les jours sur les bords du
trou, et qu’il n’était jamais rien arrivé, ni aux moutons, ni aux
bergers, ni aux bergères. Mais, à ma grande surprise, Cazevieille, qui
est maire, prit un air excessivement réfléchi. Il dit:

--Ça se pourrait bien!

Les gendarmes furent émus.

Et je ne sais pas comment cela se fit, mais tout le monde à l’Espélunque
déclara, le premier jour, que ça se pourrait bien, et le second jour que
c’était sûr, que c’était un loup qui avait tordu le cou aux volailles de
Peyras. Le troisième jour tous les bergers et toutes les bergères
avaient vu le loup. Le quatrième jour, on télégraphia au préfet pour
obtenir l’autorisation d’une battue au fusil, et, le sixième jour,
l’autorisation arriva.

Je représentai à Cazevieille que, de mémoire d’homme, on n’avait jamais
vu un loup dans la contrée, que ces animaux se cachent d’habitude sous
des fourrés impénétrables, et que ni les chênes-nains, ni les figuiers
n’étaient des demeures suffisantes pour ces bêtes féroces; qu’une simple
belette pouvait avoir fait tout le mal. Il me répondit avec indignation:

--Connais-tu la fontaine de Massane, la propre fontaine d’Estelle et de
Némorin?

Je la connaissais.

--Eh bien, du temps d’Estelle et de Némorin, il y avait des loups,
puisque Florian le dit. Donc il peut bien y en avoir maintenant.

Si je lui avais répondu qu’Estelle et Némorin n’ont pas existé, il
m’aurait arraché les yeux. Je n’avais qu’à me taire.

                   *       *       *       *       *

Le lendemain on fit la battue, avec le concours de tous les adultes en
état de porter les armes, ceux de l’Espélunque, ceux de Satinettes,
Valflaunes, Garrigues, Combas, Montpezat, Fontanès, Souvignargues; il
vint même des chasseurs d’au delà de Quissac et de Sommières. On fouilla
la caverne, en poussant des cris fort sauvages. Beaucoup de corbeaux y
nichaient. Je ne sais comment il se fit qu’en tirant des coups de fusil
pour faire partir le loup, quelques-uns de ces corbeaux furent atteints.
Au retentissement des armes à feu, quelques chasseurs crièrent qu’ils
avaient vu la bête, et la battue descendit en plaine: deux cents hommes
armés jusqu’aux dents, lourds de cartouches et fous de joie. Ah! on
sautait par-dessus les ceps de vigne, et on trottait sur les aubergines,
et on écrasait les fèves jeunes! Les fusils partaient, partaient tout
seuls et tout le temps. Les gendarmes étaient à cheval. Ils allaient de
l’un à l’autre, ils criaient: «Vous l’avez vu, vous l’avez vu, où
est-il?» On leur répondait:

--Je crois bien que c’est à droite... ou à gauche... ou par là, vers le
ponant.

Moi, je devenais fou, je galopais à pied avec les gendarmes à cheval,
j’allais de l’un à l’autre, je retournais de l’autre à l’un. Et, quand
j’avais le dos tourné, c’était comme un fait exprès: pan! pan!

A la fin, j’aperçus le Monarque. Il visait soigneusement, tirait,
prenait une figure de jubilation, courait, se penchait vers quelque
chose. Je lui dis:

--Vous l’avez touché!

Il répliqua froidement:

--Peut-être que si on l’avait laissé grandir, il serait devenu un loup!

C’était un beau lièvre, qui pesait bien dans les six livres. Il le mit
dans une grande poche de sa veste, derrière son dos, et repartit. Et à
travers tout le pays, de la Vidourle au Brestalou, on fusilla, fusilla,
fusilla, jusqu’à la nuit noire. Je m’étonne qu’il n’ait pas plu, ainsi
qu’il arrive, à ce qu’il paraît, dans les grandes batailles
d’artillerie.

Enfin nous regagnâmes l’Espélunque.

Tout le monde avait l’air radieux, excepté les gendarmes. Une fois
rentré à la maison, le Monarque vida la grosse poche qui gonflait son
dos. Il en tira le lièvre, deux perdrix et une douzaine de moineaux
qu’il baptisa solennellement du nom d’ortolans.

--Et les autres du village? demandai-je.

--Les autres! Ils en ont aussi, des ortolans et des merles, peut-être,
et des palombes, et des tourdes... C’est une fête de Pâques, ça, une
fête de Pâques, monsieur!

--Alors, fis-je, bouleversé, il n’y avait pas de loup, vous saviez qu’il
n’y avait pas de loup?

Le Monarque devint subitement très grave.

--Il y avait _peut-être_ un loup, dit-il. Rien ne prouve qu’il n’y a pas
de loup. Puisqu’il y en avait, du temps de Florian, vous savez! On ne
l’a pas vu _tout à fait_, c’est vrai, on ne l’a pas tué, c’est certain;
mais c’était un devoir patriotique de le chercher. Spécialement quand la
chasse est fermée.

                   *       *       *       *       *

Telle fut ma première rencontre avec le Monarque. Des divers épisodes de
son existence, qui vont être le sujet de ce qui va suivre, il en est
quelques-uns dont je fus le témoin oculaire, d’autres qui me furent
révélés par la seule voix publique. C’est que le Monarque, en effet, est
la gloire de l’Espélunque. Il a ses historiographes, il a ses
commentateurs et même ses disciples: je n’ai fait que tenir la plume
sous leur dictée.



II

SA DISCRÉTION


Le Monarque--de son vrai nom Juste-Claude Bonnafoux--avait tenu à me le
faire savoir: aussi bien que l’ami des hommes il est celui des femmes.
Cela est vrai: toutefois il se vantait un peu, et il importe à cet égard
de nous bien entendre. Le Monarque est l’ami des dames, mais il ne fut
point fréquemment honoré de leurs faveurs suprêmes. Dans ce champêtre
coin de Provence, aussi bien, je pense, que dans beaucoup d’autres
régions campagnardes, l’impossibilité de rien cacher de leurs moindres
actions impose à la plupart des femmes une prudence qui préserve presque
toujours leur vertu. Se sentant perpétuellement épiées, celles qui sont
mariées demeurent fidèles à leurs époux. On ne cite guère, à
l’Espélunque et dans les environs, que le pauvre Bécougnan pour avoir eu
des malheurs; et aujourd’hui il est veuf: ainsi cela ne compte plus. Ou
bien, si ces dames manquent à la foi conjugale, elles tombent si bas
quand cela se sait, qu’elles ne peuvent plus guère se refuser à
personne--et alors elles ne sont plus intéressantes. Restent les filles,
que le diable tente parfois; et encore, au pied de ces Cévennes où
catholiques et descendants des vieux huguenots s’épient réciproquement,
il y a plus de gaillardise dans les propos que d’aventures dans les
familles. Voilà même pourquoi il a bien fallu que le Monarque se mariât,
ainsi que vous le verrez tout à l’heure. Mais la vérité est que, jusqu’à
son mariage, ses conquêtes furent assez rares. On le félicitait
cependant d’avoir obtenu les bonnes grâces de madame Fumade. Cela
n’avait fait de mal à personne: madame Fumade était une étrangère; et,
contre les étrangers, tout est permis.

Car cette dame, qui était venue passer un mois à Maillezargues, pour
prendre le bon air, chez ses amis Fabrenouze, n’était pas du pays, pas
même de Nîmes. On la croyait du Nord, c’est-à-dire de Valence, peut-être
de Lyon. En tout cas, il était bien certain qu’elle n’était pas mise
comme les autres dames. Non seulement pour aller à la messe, mais assez
souvent même pour se promener toute seule dans la campagne, elle
portait, sous son grand chapeau de paille très fine, orné de deux ou
trois roses légères, un «tailleur» de couleur nankin comme on n’en avait
jamais vu, et qui jeta dans une grande agitation la population féminine
de l’Espélunque. Elle ajoutait d’ordinaire à cette toilette, déjà
suffisante pour attirer l’attention et la jalousie, une ombrelle dont la
teinte était appareillée à celle de son costume, et des gants de fil.
L’opinion générale fut que madame Fumade était une personne de mœurs
légères.

Par un hasard peu commun, l’opinion ne se trompait pas tout à fait.
Madame Fumade appartenait à cette agréable catégorie de femmes qui,
après avoir consacré les quarante premières années de leur vie à la
vertu, à leur époux, et même à la patrie, à qui elles ont donné des
défenseurs, songent qu’il est temps de s’offrir quelque chose à
elles-mêmes, et mènent alors, si l’on peut ainsi parler, la vie de
garçon. Elles y mettent du désintéressement, de l’ardeur, et cependant
quelque sagesse: entendez par là qu’elles évitent la grande passion,
c’est-à-dire les grandes douleurs. Viennent tout à fait les cheveux
gris, ce seront de bonnes personnes, leur expérience servira aux
générations futures. Peut-être même garderont-elles, ayant eu la
prudence de ne les avoir pas trop aimés, des conseillers utiles et
reconnaissants.

Au cours d’une de ses promenades solitaires, madame Fumade avait
rencontré le Monarque, dont l’aspect l’avait charmée. Le pantalon
troussé le plus haut qu’il pouvait sur les cuisses, la chemise de
flanelle ouverte, affrontant bravement l’eau froide du Gardon, il
pêchait à la main! Oui, ce n’était pas, comme pour moi, une
plaisanterie, Cazevieille ne m’avait pas menti! Passant ses doigts
agiles sous les rocs épars dans le torrent, sous les racines des arbres,
sous les herbes chevelues, le Monarque sentait parfois trembler le
ventre d’un poisson engourdi par ces ondes glacées, qui avaient encore
un goût de neige: et il le prenait par les ouïes, vivement. Et qu’il
était beau à regarder, avec sa peau couleur d’orange claire, ses yeux
noirs, son nez mince qui lui tombait sur la moustache, et son torse de
lévrier maigre, qui bondirait bien s’il n’eût mieux encore aimé bâiller
en s’étirant!

Se sentant regardé, le Monarque s’alla étendre au soleil, sur une grande
pierre plate, sous couleur de se chauffer. Puis il chanta, pour son
plaisir et pour la séduction. Il chanta _Si j’étais roi_, puis le grand
air de Vincent dans _Mireille_, l’_Alleluia d’amour_ de Faure et
diverses autres romances, telles que _Vogue, ma balancelle!_ Il chanta
ces choses, qui étaient à son goût, d’une voix juste et sentimentale; et
c’était pour sa propre satisfaction, c’était aussi pour plaire, c’était
enfin parce que de chanter, dans son idée, ça grandissait la scène: tant
il a besoin de mettre quelque chose d’un peu artificiel quelque part,
quand il éprouve un sentiment vrai! Mais madame Fumade, sans qu’elle en
eût conscience, était comme lui: elle se sentit très tendrement émue,
avec une pointe de désir, un avant-goût de volupté. Telle fut sa
première rencontre avec le Monarque; il ne faut donc pas s’étonner si
elle prit quelques dispositions pour le voir encore.

Mais quand au cercle, ou bien au café Muraton, devant le Monarque, on
risquait là-dessus quelques allusions flatteuses, il gardait le silence
distingué des hommes du monde qui savent ce qu’ils doivent à la
réputation des femmes. On ne l’en admira que davantage, avec une pointe
de jalousie. Bécougnan, par la raison sans doute qu’il a été trompé par
sa femme, a gardé une sorte de rancune contre le sexe tout entier. Voilà
sans doute pourquoi il se fit l’écho des bruits fâcheux qui couraient
sur la réputation de madame Fumade. Le Monarque se conduisit comme un
vrai chevalier.

--Bécougnan, dit-il avec majesté, une étrangère qui vient à l’Espélunque
est sous la protection de tous les gentilshommes de la commune!

On apprécia d’autant plus le détour qu’il prenait pour défendre madame
Fumade, sans avoir l’air d’invoquer un motif personnel, que tout le
monde était au courant des choses. Car s’il manifestait, au cercle, de
si nobles réticences, il n’avait point, n’est-il pas vrai, les mêmes
raisons de ne se point confier à un ami; l’amour vit de discrétion,
c’est entendu, mais aussi de confidences! Il tenait donc, dans le
particulier, Touloumès au courant du progrès de ses amours «avec une
femme du monde», et Touloumès en faisait part ensuite à ceux que cela
pouvait intéresser, c’est-à-dire un grand nombre de personnes. Touloumès
ne cachait point à son ami qu’on s’inquiétait un peu que tout jusqu’ici,
entre lui et madame Fumade, se fût passé en conversations; et le
Monarque baissait la tête, humilié. Un jour enfin, il put dire à
Touloumès:

--Je vais vaincre enfin, ami, je vais vaincre! J’aurai demain tout ce
que je puis désirer. Mais jure-moi à ton tour que tu garderas le
silence. Personne, comprends bien, personne ne doit savoir: une ombre
d’indiscrétion, Touloumès, et je te tue ou je me tue!

--Mais, objecta Touloumès, c’est que tu sais si bien y faire, Monarque.
Si par hasard tu blaguais? On va croire que tu as blagué.

--On ne pourra pas le croire, répondit-il. Regarde du côté de Tornac,
demain. Je ne t’en dirai pas plus, et personne jamais n’en saura
davantage. Regarde du côté de la tour de Tornac, demain, vers quatre
heures.

                   *       *       *       *       *

On regarda.

A près d’une demi-lieue, droite et rude sur le ciel, la vieille
forteresse dresse au-dessus du Gardon son squelette ébréché. Un arbre a
crû sur sa cime presque inaccessible, le bosquet de chênes verts qui
l’entoure rend sa base invisible, et nul n’y fréquente plus que les
touristes, à l’automne ou au printemps. Le Gardon, grossi par les pluies
d’hiver, secoue des galets à ses pieds, et l’on voit encore derrière sa
masse ruineuse, une autre colline sèche, hérissée d’oliviers maigres,
déjà très lointaine sur l’horizon pâle.

... Le Monarque parut, sortant de chez lui. On se précipita comme pour
le suivre.

--Messieurs! dit-il d’un air choqué. En vérité, messieurs!

--La discrétion! murmura Touloumès. Songez à la discrétion qu’il doit
garder!

En effet, la façon dont le Monarque disparut fut miraculeuse. S’il avait
pris par les Garrigues ou par le Gardon, nul n’en vit rien. Il s’était
évanoui! Mais on aperçut, venant du pont de Gers, une ombrelle jaune.

L’ombrelle dansa le long du torrent. Sur la route claire, elle s’éclipsa
derrière la Corne de Marbre, où sont les carriers, surgit au bout de dix
secondes un peu plus près, un peu plus haut: elle montait vers Tornac,
rien n’était plus sûr. On l’aperçut, on la perdit à cause des lacets de
ce sentier qui grimpe, elle s’enfonça derrière le bosquet de chênes
verts; et l’on ne vit plus rien.

--Qu’est-ce que ça prouve, Touloumès, demandèrent les huit cents
habitants de l’Espélunque, tous groupés du côté du cours qui surplombe
le torrent? Qu’est-ce que ça prouve? La dame est venue à Tornac, mais le
Monarque, va voir s’il y est!

--Patience! répondit Touloumès.

Mais il était aussi inquiet que les autres.

... Tout à coup, un petit drapeau se dressa, pour ainsi dire tout seul,
au sommet de la tour, un petit drapeau blanc, tout pâle et léger.

--Il faudra que je vous fasse signe, avait dit le Monarque à madame
Fumade. La montée est rude, ce n’est pas la peine de la faire, si je n’y
suis pas. Je vous ferai signe, discrètement.

Il avait fait signe, donc il était là. Madame Fumade put s’en assurer,
et ne s’en plaignit point. Les habitants de l’Espélunque aussi, à cause
du drapeau.

                   *       *       *       *       *

Et cette aventure accrut encore la gloire du Monarque, ainsi que sa
réputation de galant homme très discret.



III

LES NOCES DU MONARQUE


Le jour où le Monarque apprit que madame Emma, dont il avait fait la
connaissance à Nîmes, recevait de son frère de Marseille, chaque
trimestre, une rente de cent francs, ce qui faisait, bon dieu! quatre
cents francs par an, ce ne fut pas l’avarice, mais l’étonnement et la
timidité qui lui donnèrent tant d’émotion. Il ne sut pas deviner que si
madame Vidoulenc lui faisait cette confidence, c’est que, de son côté,
la splendeur des vêtements du Monarque, qu’elle venait de comparer avec
la modestie de sa propre toilette, lui inspirait un sentiment
d’humiliation.

Le Monarque portait un complet confectionné à carreaux alternativement
jaunes et violets, nuance riche et singulière que seul, dans la nature,
le plumage de certains oiseaux peut rappeler, mais avec moins d’éclat.
Ses souliers, jaunes également, qu’il venait de faire cirer dans une rue
de Nîmes, près de l’endroit où se dresse, en bronze, l’effigie de
l’empereur Hadrien, brillaient de telle sorte qu’il y aurait pu mirer,
en penchant un peu le corps, son chapeau mou à l’italienne, couleur pain
brûlé. Le blanc de son plastron de chemise était relevé d’un semis de
petites fleurs rouges; le col, bas et mou, s’ornait d’une régate toute
rouge. Ainsi le Monarque apparaissait, sous le soleil couchant, comme
une symphonie d’or et de pourpre; et pour sa personne même, elle était
vive, mince et dégourdie, vaillante et noble.

Ce complet magnifique était sa seule fortune; le Monarque ne possédait
rien autre au monde. Vous vous en souvenez, il avait eu des vignes, dans
le temps, mais le phylloxera les avait mangées, et il a aidé le
phylloxera dans la mesure de ses propres moyens, qui sont vastes,
ingénieux et divers. A cette heure, il ne lui reste plus qu’un petit
jardin, autour d’une masure, et quand il a en vérité trop besoin
d’argent, il se loue chez les riches. Mais en général, autant que
possible, il ne fait rien, et c’est pour cette cause qu’on l’appelle le
Monarque, non pour une autre. Car la vie est la vie, va, elle est bonne!
Il y a les noces, il y a les naissances, Il y a même les enterrements.
Il y a la pluie, qui retient les gens chez eux, et ils s’ennuient, il
leur faut quelqu’un; le soleil, qui les égaie, et ils ont besoin qu’on
leur chante. Il y a la chasse, il y a la pêche, et les vendanges, et
l’époque où les Lyonnais viennent acheter les cocons. A l’Espélunque, on
ne peut pas les conduire à l’Opéra, ceux à qui on veut faire politesse,
alors: on leur délègue le Monarque. Il est la joie, il est la lumière,
il est la musique; et son âme souple et un peu folle n’est voluptueuse
qu’avec innocence.

La carrière même qu’il a embrassée l’exige, et je vous l’ai dit. Si l’on
veut rester l’ami des familles, il ne faut pas y jeter le trouble. Aussi
le Monarque aurait-il vivement souhaité la présence, à l’Espélunque,
d’une veuve jeune et indépendante. Mais il n’y en avait plus, depuis le
départ de madame Fumade, et voilà pourquoi, y sacrifiant toutes ses
économies, Bonnafoux avait fait l’acquisition de ce complet magnifique:
il le mettait pour aller à Nîmes et séduire des cœurs.

C’est ainsi qu’il avait rencontré madame Vidoulenc, une veuve,
justement, mais dont la vertu lui avait imposé. Il ignorait les manières
qu’il faut pour faire la cour aux dames de la ville: ce n’est pas comme
à la campagne. Il voyait bien parfois, quand il risquait un mot un peu
hardi, les ailes d’un nez droit et fin frémir légèrement; il distinguait
l’ardeur secrète qui relevait un instant les coins de la bouche de
madame Emma, comme si elle eût savouré une fraise tiède en train de
fondre. Mais elle ne s’était jamais laissé rien prendre que la taille.
Et maintenant, il découvrait qu’elle était riche à quatre cents francs
de rentes! Les distances lui parurent s’accroître démesurément, il la
vit aussi complètement inaccessible que celles pour qui, là-bas, on lui
demandait parfois de chanter un air de _Mireille_ ou de _Si j’étais
roi_, et qu’il était forcé de respecter dans l’intérêt de son industrie;
son cœur sensuel et naïf en fut désespéré.

Quelques pièces d’argent sonnaient encore au fond de sa poche: il
conduisit madame Emma prendre un madère au café Peloux. Ce geste, et la
splendeur des choses, autour de lui, commencèrent de lui donner
l’illusion de la fortune. Il baignait dans une atmosphère chaleureuse,
il ne rencontrait que des gens qui ne faisaient rien, qui semblaient
n’avoir jamais rien à faire, comme lui! Ils vivaient avec une facilité
contagieuse et communicative, ils s’asseyaient aux terrasses le visage
épanoui. L’air du soir sentait l’anis, à cause de l’absinthe, et la
frangipane, pour les acacias.

Un monsieur habillé d’une façon distinguée, comme le Monarque, vendait
les billets d’une loterie où l’on gagnait un perdreau rouge. Sagement
persuadé qu’on ne gagne jamais, le Monarque ne se souciait pas de faire
cette dépense.

Tandis qu’il regardait dédaigneusement le perdreau, une imagination
soudaine lui fit dire:

--J’en tue tellement tout ce que je veux, de ces bêtes, chez moi!

Et il est vrai que le Monarque braconne. Mais madame Emma, qui
l’admirait, dit naïvement:

--Chez vous, n’est-ce pas, sur vos terres?

--Sur mes terres, dit le Monarque, presque sans le vouloir,--mais il
aurait eu tant de peine d’avouer qu’il n’avait rien!--sur mes terres et
sur celles des voisins. On va chez l’un, on va chez l’autre...

Madame Emma réfléchissait.

--Ce sont des vignes, affirma-t-elle.

Elle pensait toujours aux terres du Monarque. Il tâcha de répondre d’une
manière évasive:

--Dans le Gard, ce sont généralement des vignes, quelquefois aussi des
mûriers, quand la terre est grasse et l’eau bien proche. Dans la
montagne, ce sont des troupeaux.

--Vous avez aussi des troupeaux! dit madame Emma.

Elle trempait ses lèvres dans un verre de madère; il avait demandé une
absinthe dont les essences perfides et généreuses le grisaient déjà.

--Oui... dit-il, des moutons.

Il aurait dit aussi bien des onagres ou des coquecigrues. Pourtant, il
avait pensé à des moutons, parce que ce sont tout de même des bêtes plus
habituelles, et aussi que vraiment il possède une chèvre. Mais durant
qu’il parlait, il avait des remords. Une espèce de discrétion, ou de
jalousie, le poussa inconsciemment à peindre les mille embarras des
riches qui ont le malheur d’avoir des champs, des vignobles et du
bétail: le phylloxera, qu’il connaissait bien; le mildew, la mévente,
et, pour les moutons, la clavelée, le charbon, les inondations qui
balayent tout au long la vaste vallée du Gard: les peupliers comme des
fétus, les brebis comme des rats noyés. Mais l’alcool lui souffla
bientôt de la gaieté, de l’enthousiasme, une espèce d’optimisme
ironique.

--Ça ne fait rien, dit-il, ça ne fait rien. Les années d’élections
générales, nos députés nous font bien rembourser nos inondations. Ça
rapporte!

Il avait dit «nous» dans une espèce de délire d’orgueil et parce qu’en
pays provençal tout le monde triomphe des faveurs qu’on obtient du
gouvernement et des Chambres. C’est comme une victoire patriotique
remportée sur les gens du Nord. Et cela prouve que le député «sait y
faire».

--Oui, dit madame Emma, pensive, et ne sentant pas à quel degré de
scepticisme transcendant le Monarque s’était élevé, on a du mal.

--Bah! fit-il, on a son régisseur!

Il dit cela parce que, dans son imagination, qui s’exaltait, il voyait
par la pensée les régisseurs de ceux qui ne font pas valoir eux-mêmes
leurs biens, des hommes adroits, forts et retors, durs aux gens du pays
et perfides à leurs maîtres.

--Vous en avez un?

--Parbleu! cria le Monarque, entraîné comme dans un torrent. Si j’en ai
un, c’est un ancien officier. Ah! le mâtin!

Une idée lui vint, soufflée par l’ivresse qui lui montait au cerveau. Il
appela le chasseur du café Peloux.

--Restez là, dit-il, j’ai un télégramme à vous donner.

Et tandis qu’emportée par son propre rêve, apercevant des pampres, des
béliers odorants et cornus, des bœufs traînant des chars, et toutes les
poules du poulailler, et tous les coqs, et les oies au ventre qui
traîne, madame Emma regardait par-dessus son épaule, il écrivit un
télégramme impérieux et vague à un régisseur qui n’existait pas et qu’il
appelait: «Mon cher commandant!»

--Je l’appelle «mon cher commandant», répéta-t-il. C’est un homme du
Nord: il est vaniteux.

Le chasseur porta le télégramme. Le Monarque n’en avait cure. Il l’avait
adressé à «Poulbot, régisseur, l’Espélunque», et il n’y avait que
l’Espélunque dans tout cela qui se pût trouver. Il savait que ce n’était
pas suffisant pour que la dépêche arrivât. Il était tranquille. Jamais
il ne fut plus fier, plus amoureux, plus irrésistible que dans les
minutes qui suivirent. Son génie l’emportait.

Il avait de la générosité, il avait de la simplicité, il avait de la
grâce. Ce fut à cet instant qu’il s’aperçut que madame Emma faiblissait.

--Monsieur Bonnafoux, dit-elle, voulez-vous vraiment de moi?...

Le Monarque fit un geste orgueilleux. L’or du couchant tombait en pièces
d’or sur son veston couleur d’or. Il était l’apothéose d’une apothéose,
il rutilait.

--... Mais vous savez que je suis une honnête femme, continua-t-elle.
Comme mon frère de Marseille sera fier de me savoir si bien mariée...

                   *       *       *       *       *

Voilà comment le Monarque tomba fiancé. Le temps qu’il fit sa cour lui
fut atroce et délicieux. Il s’enfonçait avec une volupté inquiète dans
ses mensonges imaginifiques, il inventait un roman royal et diamanté--et
tout ce qui arriva réellement à l’Espélunque, les grêles, les pluies, la
sécheresse, le mistral, les chevaux qui crevaient, les vaches qui
faisaient deux veaux, le croît des luzernes, la hausse des esprits de
vin, c’est à lui que toutes ces choses advinrent. Il vécut une existence
centuplée, millionnaire, grandiose. Il s’annexa l’Espélunque comme un
premier ministre peut s’incorporer la France. L’Espélunque était à lui,
il se sentait vraiment riche, et il était aimé.

Les noces l’inquiétaient un peu, mais _vaï_, elles devaient se faire à
Nîmes, où il n’était pas connu, et pour y subvenir dignement, il
emprunta. Pour les témoins, ce furent Touloumès et Bécougnan. Il n’avait
mis qu’eux dans la confidence et ils furent discrets, pour le moment,
parce que l’histoire était belle, et qu’ils en voulaient voir la fin. Le
Monarque expliqua, d’ailleurs, qu’il n’avait point de famille, le
pauvre. Ah! c’est un des inconvénients d’avoir hérité! Quand le frère
d’Emma vint de Marseille, la veille des noces, avec sa femme, il
l’éblouit par sa redingote noire, qu’il avait louée, et sa cravate
blanche. Le dîner, chez Manivet, fut somptueux. Les époux et les deux
témoins prirent ensuite le train pour Gers, qui est la station la plus
proche de l’Espélunque. Le Monarque, glorieusement, prit des premières.
Touloumès et Bécougnan avaient des secondes.

--Les pauvres! dit le Monarque d’une voix noble et discrète.

Et il les fit monter avec lui, payant le supplément. Il aimait mieux ne
pas être seul avec madame Emma. L’idée de la catastrophe, inévitable et
prochaine, commençait à lui serrer le cœur dans la poitrine. Le frère de
Marseille mit deux baisers sur les joues de sa sœur.

--Nous sommes bien heureux! dit-il. Si nos amis de Marseille pouvaient
te voir...

La femme du frère de Marseille était là, toute jaune de jalousie.
Pourtant, elle embrassa tout de même la nouvelle madame Bonnafoux. On
peut haïr les parents riches; il ne faut pas se brouiller avec eux.

Dans le wagon, le Monarque fut sombre. De l’argent qu’il avait emprunté,
il ne lui restait rien, et il revoyait maintenant la masure triste où
ils allaient arriver, à la nuit noire, la misère du lendemain; surtout,
il redoutait l’aveu, l’aveu terrible. A la gare de Gers, toutefois, il
fit un dernier effort pour retarder le dénouement. Son génie se
réveilla:

--Je ne vois pas ma voiture, dit-il. J’avais pourtant bien télégraphié à
mon cocher.

--C’est qu’il aura conduit ton régisseur à la foire de Blanduze vendre
tes moutons, dit Touloumès d’un air froid.

Ils durent faire deux lieues à pied jusqu’à l’Espélunque. Mais l’air
était doux; dans les broussailles, au lit presque desséché des deux
Gardons, des lucioles s’enlevaient comme des flammèches éventées. Des
cascatelles chantaient. Il y avait aussi la palpitation presque
douloureuse des tendres petites étoiles. Le ciel était sublime; il en
tombait de la volupté. Le village était tout sombre et endormi quand on
y parvint, et madame Emma presque pâmée, sans qu’elle pût savoir
elle-même si c’était de fatigue ou de désir.

Touloumès et Bécougnan avaient disparu dans la nuit.

Le Monarque ouvrit une porte au milieu de pierres disjointes.

--C’est ici, fit-il, d’une voix basse et malheureuse.

Il n’y avait rien dans ce bouge, et il y avait de tout, comme il est de
coutume chez les misérables: le lit, trop étroit même pour un seul,
l’âtre avec la marmite, la table, quelques chaises de bois, une huche,
des guenilles pendues et la provision de bois, des ceps de vigne
arrachés, entassée dans un coin.

--Qu’est-ce que c’est, dit Emma interdite, où sommes-nous?

Le Monarque, comme pour mieux tenir le coup qu’il prévoyait, se cala sur
ses deux jambes écartées. Il n’était pas fier.

--C’est chez moi, fit-il humblement. C’est tout ce que j’ai, mon Emma...
J’avais menti.

Emma comprit. Elle suffoqua et se mit à pleurer. Puis, marchant vers son
mari, elle lui enfonça d’un seul coup huit ongles dans les oreilles. Il
ne sentait pas la douleur, mais la coulée lente du sang l’importunait
comme des pattes de mouche. Y portant les mains machinalement, il les
ramenait sur sa figure, qui apparut, à la lueur d’une chandelle,
barbouillée de rouge, ridicule et bouleversée. Le Monarque avait posé à
terre la valise de madame Emma, qui fit un geste pour la reprendre.

--Tu peux t’en aller, fit-il, je t’ai menti: c’est ton droit.

Et il ajouta, désespéré:

--Le mariage n’est pas consommé. C’est nul!

Mais madame Emma cria:

--Le mariage! Eh! consommé ou non, c’est un mariage. La misère, ça me
connaît, je n’en ai pas peur, Bonnafoux. Mais mon frère de Marseille!

--Eh bien? demanda le Monarque sans comprendre.

--Lui, à qui j’ai dit que je faisais un si beau mariage! Et ma
belle-sœur, que j’avais mise en dédain, et j’en ai eu tant de plaisir!
Qu’est-ce que je vais leur avouer, maintenant?

Elle s’était remise à pleurer, par chaudes larmes. Et le Monarque
comprit: elle était digne de lui; elle n’avait pas de besoins, non! mais
de l’orgueil et de l’imagination. Son visage s’éclaira:

--Vaï, dit-il, ce n’est que ça? Est-ce que je ne sais pas blaguer?
Est-ce que je n’ai pas prouvé que je sais y faire, pour blaguer? Emma,
Emma, tu verras!

Ils s’étreignirent sur le lit misérable. Et, dans l’ombre voluptueuse,
ils méditèrent, à deux cette fois, un autre grand complot.

                   *       *       *       *       *

Même quand l’eau du Gardon n’a pas de vagues ni de chute, qu’elle se
contente de courir, un peu vivement, d’une allure à la fois régulière et
pressée, sur l’arène et les cailloux du fond et des rives, le bruit, le
tout petit bruit de ses ondes légères est si plaisant! C’est comme
l’haleine fraîche d’une fille très jeune.

Le Monarque descendit vers elle. Ses pieds nus foulèrent une plage de
beau sable jaune, mais si étroite que si les ondines y viennent encore
danser le soir, en vérité il faut que leur taille ait diminué, depuis le
temps, qu’elles ne soient guère plus grandes aujourd’hui que des
poupées. Au-dessus de la tête les arbres se joignent en berceau; plus
loin, ils retombent presque au niveau du lit vague de la rivière. Cette
place creuse est cachée, verte, discrète, imperceptiblement mélodieuse.

Résolument le Monarque entra dans l’eau, qui ne lui montait pas à
mi-genoux. Son corps leste se pencha, ses bras brunis, mais bien faits,
des bras d’homme qui ne se donne pas trop de mal, mais qui s’en donne
tout de même, qui travaille, si vous voulez, mais pour le plaisir,
s’abaissèrent d’un geste doux, prudent, presque câlin: il ramenait vers
lui une vieille couverture de laine rouge, qu’il porta vers la berge
avec des soins si délicats qu’on eût pensé qu’il glissait sur l’eau
légère, au lieu de marcher. Il l’étendit sur le sable, tira son couteau,
qu’il affûta sur un grès et se mit à la tondre, comme s’il eût rasé la
joue d’une personne, avec des précautions alertes, des calculs précis
dans tous ses mouvements. Quand il eut terminé ce travail étrange,
dépliant un morceau de lustrine noire, il y étala gravement le produit
de sa moisson et repassa une seconde fois son couteau sur la couverture.
Et tous ces fils ténus qui formaient maintenant une sorte de bouillie
humide, il les versa dans une sébile qu’il agitait lentement. Quand il
en eut écumé la surface, au creux du vase de bois quelques grains
brillants apparurent et tremblèrent, à peine plus gros que des pointes
d’aiguille. Il soupira et rejeta la couverture dans l’eau, la calant
avec des pierres.

Des pas sonnèrent. Un homme s’arrêta sur la route, au-dessus du Gardon.
C’était Touloumès.

--Eh! Monarque, fit-il, tu cherches donc toujours de l’or? C’est un
métier de pauvre, péchère!

Le Monarque dédaigna de répondre. Puisque tout de même il en roule
encore un peu, de l’or, le Gardon! Quelquefois une paillette s’accroche
à la toison hérissée qu’on lui confie. Et à la gratter patiemment
ensuite, puis à la remettre au torrent, et toujours, et toujours, durant
des heures, de l’aube à la nuit, on gagne parfois, dans sa journée,
quand on est heureux, une petite pièce de deux francs. Le Monarque le
savait bien, que c’est un métier de pauvre! Mais il n’en avait pas
d’autre, pour l’instant, et ce qu’il ramassait là, c’était de l’or, pas
moins! Ce qui brillait, c’était de l’or. La quantité n’est rien, il y a
le mot! Il cherchait de l’or, il pensait à de l’or, il en voyait un peu,
il en tenait dans le creux de sa main.

C’est aussi que le moment venait, qu’il lui faudrait tenir parole,
inviter le frère de sa femme et sa belle-sœur, qui le croyaient si
riche, propriétaire de tant de prés, de vignobles et de troupeaux. Voilà
pourquoi, depuis des semaines, afin de les recevoir et d’acquitter les
dettes que lui avaient imposées son glorieux mariage, il peinait comme
un galérien, orpailleur dans le Gardon, batteur de blé dans les granges,
gardeur de chevaux, de bœufs, de taures et de génisses à la foire de
Blanduze. Même il s’était fait payer pour chanter aux noces, lui
Bonnafoux, le bénévole, qui s’était toujours vanté d’être généreux de ce
qu’il avait, n’ayant point d’argent! Et il avait été bien étonné de voir
qu’on lui mettait si facilement une pièce blanche dans la paume
entr’ouverte: il était comme une chèvre farouche qui ne veut pas y
croire, quand on la caresse! A la fin quelqu’un lui dit:

--Mais nous savons, Monarque. Va! Touloumès nous a parlé: tu veux faire
le riche, une fois. C’est pour la magnificence.

Et l’on riait, sans méchanceté. Le pli des bouches et la lueur des yeux
condescendaient à son plan. Alors il comprit: on était avec lui parce
que l’histoire était belle, qu’ils n’étaient pas du pays, ceux qu’il
voulait abuser, et que tout le monde voulait être complice, par amour de
l’art, du mensonge, de la gaieté, qui sont peut-être trois mots pour une
même chose, et aussi, allons, par patriotisme, pour l’honneur de
l’Espélunque! On l’interrogeait:

--Monarque, pour quand est-ce, la grande fête?

Et il vint un jour où, ayant amassé la somme qu’il fallait, il put dire:

--C’est pour demain!

Madame Bonnafoux était bien heureuse. Elle portait une toilette de dame,
commandée à Nîmes, et depuis huit jours ses mains, qu’elle avait tenues
à l’ombre et dans l’indolence, étaient devenues plus blanches. Parfois
elle les baisait, émerveillée; ensuite elle jetait au Monarque un regard
plein d’un grand amour, parce qu’elle admirait son génie.

Ils allèrent chercher le frère de Marseille et la belle-sœur dans un
landau qu’ils avaient loué à Blanduze: Les deux chevaux gris pommelé qui
le traînaient avaient des roses au-dessous des oreilles et secouaient la
tête en trottant comme pour balancer des encensoirs. Les panneaux des
portières luisaient d’une couronne comtale, dorée sur un fond de laque
noire épaisse et glacée. C’était la même voiture qui servait pour les
tournées du préfet, et quand les deux invités descendirent de wagon le
Monarque alla au-devant d’eux la mine brave, de son pas vif et fier, un
bouquet à la main pour la dame. Madame Bonnafoux embrassa sur chaque
joue sa belle-sœur, avec un air de bon accueil, de plaisir et de dignité
tout à la fois. C’était comme la réception d’un couple princier par des
rois, telle qu’on la voit peinte, presque chaque année, sur les journaux
à images; et tous ceux qui étaient là en eurent de l’orgueil, tant
c’était bien fait, honorable et ressemblant.

Les chevaux reprirent d’un trot plus allongé, les jambes hautes, la
route de Gers, la même que le Monarque avait faite avec la nouvelle
épousée, quelques mois auparavant, le cœur plein d’un si noir et pesant
souci. Que tout était changé, baigné dans une atmosphère d’aisance et de
gloire! Les premiers jours d’automne étaient venus; au vent du matin,
indulgent et tiède, les peupliers mêmes semblaient laisser tomber des
pièces d’or vieilli sur la somptuosité des eaux et des herbes, sur ce
char élégant, et bientôt sur ce cortège! Car, sous les pas d’une
cavalcade, on entendit chanter les échos du talus. Pour le coup, il fut
étonné, le Monarque! Ce n’était pas dans le programme, il n’espérait pas
tant: mais ils avaient couru à sa rencontre, les jeunes hommes de
l’Espélunque, montés sur les chevaux des fermes, des bêtes pesantes,
sonores, larges de poitrail et rebondies de croupe, des guirlandes de
fleurs en papier leur retombant sur le garrot; et leurs cavaliers,
chacun leur tour ou tous ensemble, tiraient des coups de fusil. On
n’avait pas fait ça dans le pays, depuis le jour que le capitaine
Dreyfus avait été gracié! Ils criaient:

--Vive monsieur de Bonnafoux!

--Mais vous n’êtes pas noble, monsieur Bonnafoux, dit la belle-sœur,
étonnée.

--Vous savez, répondit-il modestement, ici, ils aiment exagérer. C’est
pour la flatterie, pas plus. Mais ça fait bien, par un beau jour.

Il avait feint, pour les inviter à l’auberge, que sa maison fût toute
livrée aux ouvriers: «Une fantaisie de femme», dit-il légèrement. Mais
on l’accueillit, au café Muraton, d’une façon si respectueuse et avec un
repas si noble!

--Allez, allez, faisait le père Muraton, buvez ce vin, il est bon: c’est
de la vendange à monsieur Bonnafoux. Et ce lièvre, quel fumet! C’est tué
sur ses terres: ils y engraissent, ces longues oreilles!

Le Monarque s’exaltait. Jamais un vrai riche n’eût pu jouir d’une
bienvenue si sincère et si pleine, d’une sympathie si dépourvue
d’arrière-pensée. On l’aimait, oui! On l’aimait d’autant plus qu’on
n’avait pas à l’envier. On l’aimait de n’être que le poète de la
fortune. Ah! que c’était bon, joyeux, délirant et facile! Lui-même
s’admirait d’avoir été le créateur de ce conte magnifique. Il était
comme un orateur acclamé, comme un roi de théâtre, un millionnaire, mais
illusoire et par conséquent sans inquiétudes: tels sont les sublimes
avantages de la fiction.

Il rêva d’un dernier coup, d’une invention éblouissante qui couronnerait
son œuvre. Laissant ses convives avec madame Emma, il alla trouver celui
qui, à l’Espélunque, était l’homme riche en vérité, celui dont il
n’était que l’image fausse, mais illuminée de génie.

--Monsieur Racamond, dit-il, vous ne voudriez pas me donner, pour
aujourd’hui seulement, la clef de votre mazet?

Et la vérité sourit au mensonge, elle l’adopta, elle en fut complice,
elle l’épousa, toujours pour l’amour de ce qui n’est pas, seule joie de
ce misérable univers: Racamond donna la clef de son mazet! Le Monarque
revint en disant:

--Nous pourrions faire maintenant un petit tour vers ma maison de
campagne au milieu des vignes...

Fraîchement repeinte à la chaux, avec son toit de tuiles ondulées,
pareilles à de petites vagues rousses, la maison fleurissait toute
blanche, au milieu des pampres; et, devant son portique aux colonnes de
bois clair, deux palmiers, à l’abri du mistral, sur les écailles de
leurs troncs rugueux laissaient tomber de vastes feuilles vertes. Les
hôtes du Monarque entrèrent, émus et presque interdits. On y voyait des
meubles couverts de housses claires, un piano, des gravures qui
représentent un chasseur aidant une belle fille à franchir un fossé, ou
bien deux jeunes mariés qui excitent, dans sa cage oblongue, l’éloquence
d’un perroquet. Au fond d’une chambre à coucher, le baldaquin d’un lit
majestueux, en palissandre, abritait une photographie. Dehors, c’était
les vendanges. Des enfants, des filles, des femmes, des jeunes gens qui
leur riaient aux yeux, arrachaient aux flancs des ceps touffus, dont les
feuilles rougissaient un peu, les grappes innombrables d’un raisin
presque noir dont les grains crevaient dans les paniers. L’air,
alentour, avait l’odeur d’un rayon de miel qu’on vient d’arracher de la
ruche.

--Et c’est à vous, ce beau vignoble? demanda le frère de Marseille,
ébahi.

--Il y a eu quelques petites pluies, la semaine dernière, fit le
Monarque sans répondre directement, comme un grand seigneur: le vin sera
bon cette année.

... Quand les invités eurent été ramenés à la gare de Gers, ivres de vin
muté, de soleil et de splendeurs, mais silencieux et mâchant une envie
jalouse, Emma jeta au cou du Monarque deux bras tendres et passionnés.
Lui regardait les nuées du couchant. Il avait l’air de vouloir leur
ravir encore des trésors imaginaires, des améthystes, des rubis, des
topazes, pour s’en faire une couronne.

--Il n’y a que ça de vrai! dit-il sérieusement, songeant à tant
d’illusions.

Le lendemain, comme ils sommeillaient encore dans leur lit trop étroit,
le facteur frappa deux coups bien secs à leur porte. Le Monarque ouvrit:

--C’est une lettre pour madame, dit le facteur poliment.

Durant qu’il s’éloignait vers Massane, Emma ouvrait l’enveloppe. C’était
de son frère de Marseille. Elle lut:

«Nous sommes bien contents de voir que tu es si bien mariée, ma chère
sœur. Alors, puisque tu es si à ton aise, sûrement cela ne te fera rien
de ne plus recevoir ta rente de quatre cents francs, car nous en avons
bien besoin nous-mêmes...»

Et la pauvre Emma fondit en larmes.



IV

HISTOIRE AFFLIGEANTE DE TOULOUMÈS ET DU GENDARME INDULGENT


Je crois déjà avoir fait entendre que le Monarque n’est point, à
l’Espélunque, un homme «considéré». La considération va aux riches, et
le Monarque est pauvre, non point de cœur, comme François d’Assise, mais
cyniquement, comme Diogène; ou bien encore aux gens vertueux: le
Monarque ne se connaît nulle vertu, à plus forte raison ne lui en
reconnaît-on aucune. Mais on l’admire, on en jouit, on l’aime: parce
qu’il est gai, parce qu’il est insouciant, parce qu’il est «inventeur»,
pour ne point dire poète, parce qu’il n’est pas bien loin d’Ulysse et
plus près de Panurge; parce qu’il pourrait être brave, s’il n’était si
prudent, et généreux, s’il avait de quoi. On ne voudrait pas être le
Monarque et on lui est cependant reconnaissant d’exister: il montre des
défauts ou des vices que la plupart possèdent autour de lui; mais, chez
lui, ils sont aimables. Et il n’est rien de tel enfin pour attirer la
sympathie que de n’avoir point droit au respect.

Tout le monde l’abreuve. Beaucoup le nourrissent. Cazevieille, qui est
maire, le protège. Falgarette, qui est pharmacien, s’excuse de son
indulgence à son égard en affirmant qu’il est très intelligent. Peyras,
qui n’est pas intelligent, le suit pour voir ce qu’il va faire.
Bécougnan, qui est parfois un peu mélancolique parce que son foyer
connut des drames intimes, mais qui n’est pas sans ressembler un peu au
Monarque, l’envie parce qu’il souhaiterait lui ressembler davantage et
l’écoute comme une chanson gaie--et tous le traitent avec une nuance de
familiarité condescendante. Ils ne craignent pas de le contredire, ils
ne craignent pas de le railler, quitte à l’obliger ensuite: dans ce pays
d’esprit clair et léger, nul qui se puisse offenser d’une plaisanterie.
Il n’est guère que Touloumès qui demeure sur la réserve. Pourtant
Touloumès a de l’argent, Touloumès a des vignes, un pressoir, des chais,
des valeurs dans son tiroir; c’est un gros propriétaire. Et il est bon
chasseur, pêcheur aussi adroit, plus passionné encore que le Monarque.
Mais en face du Monarque il montre--il ne l’avouerait point!--quelque
chose qui ressemble à de la déférence un peu craintive. C’est que le
Monarque peut lui dire: «Touloumès, moi, je ne me suis pas fait rouler
par un homme du Nord!»

Cet homme du Nord était un gendarme alsacien. Et Touloumès n’aimerait
pas qu’on fît allusion à cette aventure, qui le déshonore.

                   *       *       *       *       *

C’était un jour qu’il pêchait dans le Gardon.

L’hiver avait été pluvieux, mais tiède; et, bien qu’on ne fût qu’à la
fin du mois de janvier, à travers l’herbe pauvre, des perce-neige
sortaient déjà leur tête.

Sous les arbres, qui comme un treillage entre-croisaient leurs branches
au-dessus de la rivière rapide, étroite, sinueuse, et dont l’eau très
pure paraissait noire à cause des feuilles tombées, naufragées depuis
des mois déjà et pourrissant au fond, ces premières fleurs de l’année
sortaient par touffes leurs petites urnes blanches, frileuses, sans
parfum, mais comme émerveillées qu’il fît assez tiède pour que
s’accomplît le mystère de fécondation gardé par leurs corolles candides.
La terre moussue, quand on y posait le pied, rejetait l’eau comme une
éponge, et l’air était encore tout plein de l’odeur des choses qui
lentement se sont décomposées sur les rives, au cours des mois mortels,
des mois sans chaleur et presque sans lumière où la végétation s’arrête.
Mais parfois cependant, durant quelques secondes, le vent du sud
apportait avec lui, comme une bonne nouvelle, des senteurs de
résurrection levées très loin, dans les pays où les plantes s’étaient
mises à bourgeonner.

Touloumès descendit prudemment jusqu’à la berge.

Ayant reconnu la place qu’il avait amorcée la veille, il commença de
monter, à petits gestes patients et adroits, sa belle canne à pêche à
quatre brins, terminée par un scion d’épine noire et un autre en bambou
fendu. Il y fixa sa ligne, terminée par une racine de Florence, solide,
nerveuse d’aspect, et un hameçon unique, tout neuf, couleur des élytres
d’un scarabée bleu.

Comme, pour pêcher le poisson, il méprisait le blé cuit des pêcheurs
vulgaires, il posa sur cet hameçon une boulette légère, de la grosseur
d’un pois, faite de mie de pain, de miel et d’_assa fœtida_; ayant pris
la profondeur de l’eau, à la sonde, il descendit sa ligne de façon que
l’appât demeurât libre, à dix centimètres du fond à peu près... Et puis
il n’y eut plus dans son âme qu’un calme passionné, une espèce d’ivresse
sereine: il pêchait!

De l’azur et du gris tombaient alternativement sur ses yeux, du haut du
ciel. Parfois une ondée ruisselait sur le coutil imperméable qui
recouvrait son gilet de chasse et son gros caleçon de laine molle; et il
ne voyait plus rien que le flotteur en liège qui, sur l’eau, tremblait
sous l’averse; mais il attendait patiemment, sachant que le poisson
vient mieux à l’appât après la pluie. Parfois, au contraire, le soleil
brillait, les arbres dénudés, au-dessus de la rivière paisible et noire,
prenaient dans le lointain une teinte lilas très douce, et de temps en
temps une tanche ou un chevesne mordait: c’était la grande bataille, le
duel, moins inégal qu’on ne pense, entre le poisson qui se débat,
furieux dans sa douleur, et l’homme qui l’amène lentement, suffoqué,
jusqu’à l’épuisette, puis à la gibecière pleine d’herbe mouillée. Alors
Touloumès mettait un nouvel appât, le bras fier, tout exalté encore par
la vigueur patiente déployée dans la lutte.

Cependant il entendit, au-dessus de sa tête, des pas qui se
rapprochaient, à la fois prudents et majestueux, sur l’herbe molle. Il
se retourna: un gendarme était là qui le regardait curieusement.
Touloumès n’en fut nullement inquiet: il ne pêchait pas en temps
prohibé, la rivière est à tout le monde, sa conscience, enfin, ne lui
reprochait rien. Le gendarme, d’ailleurs, demanda seulement, d’une voix
sympathique et basse, comme s’il avait eu peur d’effrayer le poisson:

--Ça mord?

--Oui! répondit Touloumès d’un silencieux signe de tête.

Il abaissait des yeux satisfaits sur la gibecière ouverte où les beaux
poissons s’agitaient encore: les gardons luisants, presque semblables à
des carpes, mais plus minces; les chevesnes aux yeux jaune pâle avec une
tache noire. Leur dos était d’un vert sombre qui passait au bleu sur les
côtes; leurs flancs et leur ventre luisaient, d’un blanc de nacre qui
frémissait dans l’agonie. Le gendarme, ayant regardé à son tour, déclara
que c’était une belle pêche.

Tout à coup le flotteur fila, faisant un angle droit avec la rive, et
plongeant avant même que Touloumès eût ferré. La longue canne plia, si
brusquement qu’on eût cru qu’elle allait se rompre. Mais Touloumès, bien
qu’ému jusqu’au cœur, avait pourtant gardé son sang-froid. Les lèvres
pincées, il laissa le flotteur fuir aussi loin que la ligne le
permettait, tira, rendit du fil de nouveau... Du vert très vif et de
l’ocre moirés, des reflets blancs, des nageoires d’un vert éclatant, une
tête forte et effilée, voilà ce qui apparut enfin à la surface de l’eau,
au moment même où le poisson capté donnait de sa queue un si formidable
coup que Touloumès en eut le bras presque démanché. Encore une fois il
rendit du fil.

--La belle pièce! dit le gendarme, avec un bon accent d’Alsace, la belle
pièce! Ah! si vous alliez la perdre!

Et il tendit lui-même l’épuisette quand la proie bondissante revint près
du bord. Prisonnier, le poisson remplit le filet, dont la hampe ployait
sous son corps. On vit sa tête verte, sa gorge plus verte encore,
couleur de prairie, ses yeux jaunes et ses lèvres jaunes qui claquaient
désespérément.

--Comme il est grand! dit le gendarme d’un air d’admiration. Il est
grand, grand... comme un de mes pieds! Et qu’est-ce que c’est? Je n’en
ai jamais vu comme ça.

--C’est un ombre! répondit Touloumès, qui se vantait de connaître tous
les poissons de France. C’est un ombre-chevalier. C’est un poisson rare,
ici: il aura été enlevé par les inondations. Et il faut qu’il soit
désorienté, affamé, pour avoir mordu sur une boulette.

--Ah! fit le gendarme d’une voix toujours très douce, c’est un
ombre-chevalier?... Bon Dieu de bon Dieu, que c’est embêtant!

--Pourquoi ça? demanda Touloumès, qui continuait à regarder sa prise
avec orgueil.

--Du 15 octobre au 31 janvier, c’est interdit, la pêche de
l’ombre-chevalier: décret du 18 mai 1878... C’est interdit, interdit! Il
faut que je vous dresse procès-verbal. Bon Dieu de bon Dieu, que c’est
embêtant!

--Mais je ne l’ai pas fait exprès, voyons, de pêcher un ombre-chevalier!
s’écria Touloumès. Ce n’est pas ma faute si celui-là s’est pris à ma
ligne! Ça se pêche à la mouche, d’abord, l’ombre-chevalier, et je
pêchais à la boulette. Je vais le remettre à l’eau, si vous voulez.

--Il mourrait de sa blessure, dit le gendarme: pollution des cours
d’eau! C’est interdit. Bon Dieu de bon Dieu, que c’est embêtant!

Toute son attitude révélait une infinie compassion, une bienveillance
attendrie. L’espoir rentra dans l’âme de Touloumès. Il tira une pièce de
quarante sous de sa poche.

--Non, non, monsieur! fit le gendarme, éludant l’offre d’un geste, mais
sans indignation. Ne vous inquiétez pas. Une contravention, on la
dresse, mais ce n’est pas une raison pour que l’affaire suive son cours.
J’arrangerai ça: on n’est pas des brutes. Je dirai les circonstances de
la cause. Pour un ombre-chevalier, perdre une si belle pêche, quelle
misère!

--Perdre ma pêche? interrogea Touloumès.

--Eh oui, dit le gendarme, il faut que je la confisque. Bon Dieu de bon
Dieu, que c’est embêtant!

Touloumès doutait qu’il eût, dans l’espèce, le droit de confiscation.
Mais il ne protesta point, espérant que l’abandon de ses prises finirait
d’amollir le cœur de ce gendarme si poli.

--Vous ne confisquez pas mes instruments de pêche, du moins? fit-il avec
un sourire et pour faire bonne mine.

--Non, monsieur, non, dit le gendarme. On n’est pas des Turcs. Emportez
tout ça, allez!

Touloumès, étouffant mal un soupir, commença de ramasser ses boulettes
d’appât et la caisse où il avait mis ses grosses boules d’amorçage.

--On voit que vous savez pêcher! dit le gendarme, flatteur. Qu’est-ce
que c’est que ces boules-là?

--C’est le mélange Florent, un mélange antique, mais le meilleur,
déclara Touloumès avec un peu de vanité: du croton cascarilla, de
l’argile, de l’écorce d’encens, de la myrrhe, de la farine d’orge
détrempée dans du vin, du foie de porc, de l’ail et du sable fin. C’est
merveilleux. Et ça ne sent pas mauvais, c’est délicat.

--Et ça amuse le poisson, ça le grise, fit le gendarme.

--C’est idiot, de dire que ça le grise, protesta Touloumès, c’est
absolument idiot!

--Bien sûr, bien sûr! concéda le gendarme toujours bénévole. Allons, au
revoir, monsieur, et tous mes regrets.

--Gendarme, interrogea timidement Touloumès, est-ce que ça suivra son
cours?

--Ne vous inquiétez pas, dit le gendarme, c’est des petits malheurs.
Vous avez votre conscience pour vous, n’est-ce pas?

Touloumès avait sa conscience pour lui. Et ce gendarme avait été si poli
qu’en rentrant chez lui il ne songeait plus guère qu’à la perte de sa
pêche et de sa gibecière. Ce fut donc avec une profonde stupeur qu’il
reçut, quelques jours plus tard, une assignation à comparaître devant le
tribunal correctionnel de Blanduze, «pour contravention aux ordonnances
et décrets sur la police de la pêche, délit de pêche, injures à un agent
de la force publique et tentative de corruption d’un fonctionnaire».

--Ah! le cochon! gémit Touloumès en pensant au gendarme.

Toutefois, il espéra encore, au fond de l’âme, qu’il n’y avait là qu’une
erreur. Sa bonne foi ne pourrait manquer d’éclater au grand jour de
l’audience, et l’on saurait bien comment les choses s’étaient passées.
Mais on n’avait pas idée de mettre autant de mensonges dans une
citation. Celle-ci avait été mal rédigée, on n’avait pas compris le
procès-verbal, sûrement!

L’attitude du gendarme, qu’il rencontra faisant les cent pas, en grand
uniforme, sur la place du Palais, le confirma dans cette opinion. La
candeur, l’indulgence, la bonne volonté étaient peintes sur les traits
de ce modeste serviteur de l’État.

--Quelle surprise! dit-il, allant tout droit à Touloumès. Hein? Ça a
donc suivi son cours! Je ne l’aurais jamais cru. Faut-il qu’ils soient
rosses, au Parquet! Mais j’arrangerai ça, allez, j’arrangerai ça; je
témoignerai en votre faveur.

L’espérance rentra dans l’âme du pêcheur inquiet. Et quand on appela sa
cause, il attendit, avec confiance, les explications du gendarme.

Le gendarme prit, en effet, la parole avec aménité.

--Le 22 janvier 1910, dit-il, j’ai dû dresser une contravention à
l’inculpé pour pêche, en temps prohibé, d’un poisson qu’il a reconnu
être un ombre-chevalier.

--Par exemple! s’écria Touloumès, c’est moi qui lui ai dit le nom du
poisson. Il n’en savait rien, ce gendarme. Ah! que j’ai été bête!

--Sur mon observation que c’était un poisson prohibé, poursuivit le
gendarme, l’inculpé ici présent m’a répondu avec légèreté que c’était
plutôt rare d’avoir le bonheur de le pêcher dans le Gardon, et n’a
manifesté aucun regret. Lui ayant dressé procès-verbal, il a tenté de
m’offrir une pièce de deux francs, et, sur mon refus, a voulu dissimuler
des boulettes d’amorçage dont il a dû ensuite m’avouer la composition
enivrante, pernicieuse au poisson. Lui en ayant fait reproche, comme
étant contraire aux décrets et ordonnances, l’inculpé n’a témoigné aucun
regret de sa conduite et m’a donné le nom d’idiot, étant en uniforme et
verbalisant dans l’exercice de mes fonctions.

--Ah! cria Touloumès, la crap...

Mais son avocat le fit taire, craignant qu’il n’aggravât son cas.

Touloumès s’entendit condamner à trois cents francs d’amende et à huit
jours de prison «seulement», le maximum étant de trois mois «en
considération de ce qu’il n’avait encore subi aucune peine», et de ce
qu’il était de bonne vie et mœurs, ce que fit valoir son défenseur.
Celui-ci s’empressa de le suivre hors du tribunal, craignant que son
client ne se livrât à des manifestations funestes. Touloumès, en effet,
s’était précipité sur le gendarme.

Mais le gendarme le regarda d’un air de bénignité qui donnait quelque
chose de sublime à sa figure à la fois douce et mâle. Et avant que le
condamné eût ouvert la bouche:

--Hein, fit-il, ils vous ont salé! Mais je connais le geôlier de la
prison, et si vous voulez...

Touloumès avait refusé d’en écouter davantage.



V

LE TIENNOU


Le Tiennou lui-même, celui qui est un peu innocent, le pauvre, et qui,
sur l’instigation du Monarque, accusa les loups d’avoir dévasté le
poulailler de Peyras, le Tiennou a une histoire. Seul à l’Espélunque, et
même jusqu’à Sommières ou Maillezargues, le Tiennou «connaît le Nord».
Il l’a traversé jadis, en tous sens, sous la conduite de M. Maillecoche,
directeur du Cirque des Deux-Mondes. Mais ses voyages ne lui ont guère
servi parce que sa tête est assez faible. L’opinion générale qu’il en a
rapportée est que la France, ça n’est pas des bons pays: ce jugement,
qui est téméraire et même injuste, est fondé cependant sur une
expérience personnelle.

Les idées du Tiennou se bornent à la satisfaction de ses besoins les
plus immédiats, et, quand il a mangé, il est heureux. Par bonheur la
nature fut, à son égard, bienveillante. Tiennou a faim, il a faim très
souvent: mais son goût est dépourvu de sens critique.

Maillecoche l’avait découvert jadis en Alais, département du Gard, au
moment où la ménagerie du Cirque des Deux-Mondes venait de perdre son
dernier pensionnaire: un guépard, qui était mort d’une attaque de
rhumatisme aigu. Seule et dernière attraction d’un établissement en
décadence, ce guépard avait été durant sa vie un animal précieux, à la
fois féroce et apprivoisé. Il cassait les reins à n’importe lequel des
chiens que les amateurs voulaient bien lui opposer, puis tout de suite
se laissait affubler d’un bonnet de nuit, d’une robe de chambre, et
feignait de s’en aller au lit avec madame Maillecoche, déshabillée d’une
façon chaste et galante. La mort de cet animal était une ruine, car les
finances de la ménagerie ne permettaient pas de le remplacer. C’est
alors que Maillecoche était par bonheur tombé sur Tiennou dont la
voracité le remplit d’admiration. Tiennou mange n’importe quoi. Il a des
dents de fer, un estomac comme de bronze articulé, et surtout un manque
total d’odorat. Tout lui est bon, pourvu qu’il puisse calmer un appétit
toujours renaissant. Maillecoche, qui l’avait vu un jour, dans un
cabaret, manger pour quelques sous des chrysalides de vers à soie,
l’avait engagé pour faire le sauvage. Cette combinaison était
économique. Un fauve, il faut l’acheter. Un homme, ça se paye à la
journée.

Mais Tiennou, à la longue, devint lâche à la besogne, et Maillecoche, au
bout de quelque temps, ne le reconnut plus. Son sauvage disait parfois,
d’un air mélancolique:

--J’ai toujours faim, mais j’aimerais mieux manger de bonnes choses!

Et il se faisait pour lui-même de l’_aigue boulide_, qui est un mélange
d’huile d’olive bouillie avec de l’ail, afin de digérer les repas qu’il
faisait devant le public. Ce raffinement indignait Maillecoche parce
qu’il n’est pas vraisemblable qu’un sauvage sente l’ail: cela donne des
doutes aux spectateurs. Cependant, il lui cédait cette fantaisie parce
qu’il voyait bien que l’estomac de Tiennou se détraquait. Il poussa la
sollicitude jusqu’à lui donner du quinquina. Mais la santé de Tiennou ne
supportait même plus l’énergie indulgente de ces encouragements.

--J’ai faim, disait Tiennou, j’ai encore faim. Mais je n’aime plus que
les légumes. Je voudrais manger des légumes, monsieur Maillecoche!

C’est qu’il connaissait enfin cette suprême torture: le dégoût de tout
ce qu’on lui offrait, alors que ses entrailles continuaient d’être
tiraillées par un perpétuel désir de nourriture.

Ce fut ainsi que la troupe de M. Maillecoche parvint jusqu’à Chamery, en
pleine Champagne. Tiennou gémissait toujours. Le souci du pays natal
grandissait chez lui en même temps que la torture de ses viscères.

--Ah! disait-il, que je voudrais m’en aller, retourner là-bas, manger
des figues: il y en a sur toutes les routes, et qui ne sont à personne.
Ou du cresson: il y en a dans toutes les fontaines! Et aussi un raisin.
On en donne, quand c’est vendange, on en donne à tous ceux qui veulent!

Au delà du rideau, sous la tente, les villageois de Chamery
s’impatientaient.

--Allons, ouste! fit Maillecoche. Il y en a aussi, du raisin, en
Champagne. Tu en auras après la représentation... Madame Maillecoche,
lâche-leur le gramophone.

Le gramophone, déclenché, exhala d’une voix enrouée la _Marche de
Sambre-et-Meuse_, et M. Maillecoche quitta les coulisses afin de faire
aux populations le discours d’usage. Son habit noir, bien qu’un peu usé,
était tout à fait correct. Derrière lui, au-dessus de l’estrade où il
lançait le boniment, les toiles peintes de la tente foraine
représentaient un boa sur un palmier, en train d’avaler un nègre; un
rhinocéros transperçant un lion d’un seul coup de corne, un scaphandrier
défendant, avec sa hache, une jeune fille contre un requin, Jeanne d’Arc
brûlée par les Anglais, la destruction de Saint-Pierre de la Martinique
par le volcan, et un homme tout nu, sauf un pagne de feuilles vertes
autour des reins, rouge brique de peau, une couronne de plumes jaunes
sur la tête, rongeant tout vif le crâne d’un missionnaire qui portait la
robe des dominicains.

Maillecoche posa son chapeau haut de forme sur le guéridon qui servait
de comptoir, et madame Maillecoche, dont le maillot figurait les
écailles d’un poisson, sans doute d’une sirène, reprit prudemment cette
coiffure précieuse pour la mettre plus loin encore, à l’abri des gestes
trop éloquents de son époux. Alors, embouchant un porte-voix, celui-ci
poussa plusieurs rugissements magnifiques. Puis, abaissant cet
entonnoir, il prononça de sa voix naturelle:

--Oui, mesdames, oui, messieurs, le sauvage de l’archipel des Larrons,
que vous allez voir, se nourrirait de chair humaine si l’administration
le lui permettait. Quand il voyage en chemin de fer, nous sommes obligés
de faire pour lui les frais d’un compartiment réservé, et encore est-on
obligé de lui mettre une muselière fermée par un cadenas dont seul je
possède les clefs: la voici!

Il prit sous le comptoir un masque d’escrime peint en rouge et vert et
prolongé par une barbe de crins.

--De tels ornements, dit-il, sont indispensables pour lui faire accepter
le port de cette armure de fer; car les sauvages, ainsi que l’ont si
bien dit messieurs Claude Bernard, Hovelacque, Pasteur, immortel
bienfaiteur de l’humanité; monsieur Thiers et le président Roosevelt
lui-même, sont de grands enfants qu’il faut savoir prendre par leur
faible. Que la profondeur de mes paroles et l’étendue de mes
connaissances ne vous étonnent point. Je m’appelle Maillecoche, et ça se
prononce de la même manière en anglais et en français, docteur de la
faculté de Tiflis, Minnesota, États-Unis, et si je parcours les plus
lointaines campagnes pour y pratiquer la diffusion généreuse des plus
récentes découvertes de la science, ce dévouement aux modestes tâches de
la vulgarisation a été récompensé par les témoignages d’estime
admirative de plusieurs journalistes, et de Sa Majesté l’empereur des
Turcs Abd-ul-Hamid: il n’est pas encore mort, mais paix à son âme!

Telles étaient les paroles retentissantes qu’il lançait aux habitants de
Chamery. A demi improvisées, à demi récitées d’après un motif appris par
cœur, il s’enchantait lui-même de leur lyrique incohérence. Dans le
pays, on venait d’achever les vendanges. Le vin de l’année s’annonçait
bon et les vignerons champenois se disaient entre eux, orgueilleusement:

--Le vin se vendra cher, cette fois! On pavera les rues avec des pièces
de cent sous!

--Et on les mettra de champ, point à plat! répondaient d’autres.

Cependant, avant d’entrer dans la baraque à Maillecoche, ils hésitaient,
rapport aux vingt-cinq centimes qu’il leur faudrait débourser.

Alors, pour les décider, la bouche tordue vers l’intérieur, le forain
hurla ces mots, dans un langage qu’ils ne pouvaient comprendre:

--_Brama, Tiennou, brama, poucel!_

Et du dessous même des planches jaillirent des cris farouches, inhumains
en vérité, qui déchiraient l’air.

--Le voilà qui rugit, le sauvage, messieurs, dit Maillecoche. Entrez,
entrez! Vous verrez ce que vous n’avez jamais vu. Il mangera ce soir des
cailloux, de la viande crue, du verre, des animaux morts et vivants, à
poil et à plume. Il mangerait de l’homme, je vous dis, si je ne le
retenais pas! Mais ne craignez rien, il est attaché par une chaîne: je
me méfie de ses mœurs et j’obéis aux précautions dictées par monsieur le
commissaire de police.

Un à un d’abord, puis par groupes assez compacts, les villageois se
décidèrent à entrer. La parade était finie, ils s’entassèrent sur les
bancs. Devant eux s’élevait une estrade faite de planches posées sur des
tréteaux et fermée par des rideaux de toile dont la peinture figurait un
velours incarnat. Le forain, abandonnant l’estrade, entrebâilla ces
rideaux et s’introduisit dans ce qu’on pourrait appeler les coulisses.
Un homme tout pareil à celui qui était représenté sur les décors de la
tente, nu jusqu’à la ceinture, le corps et la face teints au brou de
noix, une couronne de plumes jaunes sur la tête, un pagne d’herbes
artificielles autour du corps, y était assis sur une chaise. Madame
Maillecoche, qui n’avait pas pris le temps d’enlever son costume de
poisson-sirène, achevait de lui figurer sur la poitrine un tatouage
émouvant: un aigle aux ailes éployées enlevant une négresse. Un nuage
aux volutes bleues ajoutait à la beauté du dessin et servait à
dissimuler les mamelles.

--_Es prêt, Tiennou?_ demanda Maillecoche en provençal.

--Tu le vois bien, dit Tiennou dans le même dialecte. Mais j’ai faim,
Maillecoche, j’ai si faim: il y aura des tomates?

Maillecoche répondit d’une voix autoritaire et significative:

--Nous dînerons quand tu auras mangé.

De nouveau, dans l’entonnoir du gramophone, retentirent les strophes
cuivrées de _Sambre-et-Meuse_, et, sur les derniers accords de cet hymne
patriotique Tiennou s’élança sur l’estrade. Maillecoche lui avait cerclé
le torse d’une chaîne de fer dont il tenait l’extrémité dans la main.

Et Tiennou dansa une danse de guerre. Il entendit répéter, une fois
encore, qu’il avait dévoré entièrement et sans remords le pieux
missionnaire, son père spirituel. Il broya sous ses dents les pierres
artificielles, faites de sable amalgamé avec du sucre, par lesquelles
Maillecoche remplaçait adroitement les cailloux et les fragments de
brique rouge que lui passait le public. Il mâcha un morceau de lapin
cru. Tout de même, le métier n’était pas trop dur aujourd’hui! Souvent
il lui avait fallu forcer ses mâchoires sur des animaux immondes. Quel
bonheur si les choses se passaient à peu près bien ce soir!

Mais un paysan à moitié ivre tira un mulot de sa poche, et tout le monde
rigola.

--Mords-y un coup tout de même, fit Maillecoche à voix basse, mais
impérativement.

Et il ajouta pour les assistants:

--Le sauvage de l’archipel des Larrons ne reculerait pas devant un
rhinocéros!

Alors, le cœur soulevé, d’une voix barbare, dans une langue qui pouvait
paraître à tous celle des mers du Sud, Tiennou cria:

--_Si me lou fas mangea, disé que sey d’Alais!_

Le forain comprit ce que cela voulait dire: «Si tu me le fais manger, je
dis que je suis d’Alais!»

Le scandale eût été trop grand: les sauvages ne naissent pas en
Provence. Maillecoche n’insista pas.

                   *       *       *       *       *

Mais Tiennou, dégoûté tout de même, était revenu à l’Espélunque: il
aimait mieux décidément porter les bagages des voyageurs qui arrivent de
Gers par le chemin de fer.



VI

LE BALLON


... Ce jour-là, quand le Monarque rentra chez lui, les étoiles
brillaient très fort dans l’air sombre et sec: il était plus de dix
heures du soir, long temps de veille dans ce bourg de l’Espélunque, où
l’on soupe d’habitude dès le soleil couché ou à peu près. Madame Emma
était demeurée debout pour l’attendre, car il n’est guère convenable
qu’une épouse se mette au lit avant son époux. Elle dit, avec une
soumission qui enveloppait un léger reproche:

--Comme tu reviens tard!

Le Monarque prit un air grave et presque sublime, mais garda le silence.
Ce n’était point qu’il n’eût envie de parler, mais il jugeait que ses
paroles auraient plus de majesté s’il prenait d’abord un temps: dans le
Midi, on a conservé le sens très subtil des effets d’éloquence.
Suspendre quelques instants l’expression de sa pensée n’est pas l’un des
moins sûrs.

--Tu viens du cercle? interrogea madame Emma.

Le Monarque ne répondit encore que par un geste, sans ouvrir la bouche:
mais il mit, dans cette simple inclination de tête, une magnifique
expression de tristesse. Il avait plié le cou comme un gladiateur qui
avoue sa défaite, avec une indestructible fierté. Il se le devait à
lui-même, ayant dit depuis longtemps: «Je suis un demi-Romain. C’est le
sang qui veut ça. En Provence, nous sommes tous des demi-Romains.»

--Oui, fit-il, je viens du cercle: Les Jésuites triomphent!

Et il tendit les mains avec une infinie noblesse.

A l’Espélunque, qui compte huit cents habitants, il y a toujours eu deux
cercles: le premier, considéré comme réactionnaire, se nommait jadis le
Cercle républicain; le second, qui est républicain, se nommait Cercle
socialiste. Mais, peu à peu, ces appellations sont elles-mêmes tombées
en désuétude. Comme il est devenu évident que les républicains ne sont
pas plus socialistes que les réactionnaires ne sont républicains, elles
ont fini par sembler trop évidemment dépourvues de signification.
L’Espélunque est une petite cité entièrement peuplée de propriétaires
vignerons. Pour eux, la Révolution a véritablement été faite en 1789:
ils sont tous égaux, raisonnablement prospères, et n’ont plus rien à
désirer qu’une petite place, de temps à autre, pour leurs fils, parfois
une décoration du Mérite agricole et des exemptions d’impôt, ou même une
indemnité pour un sinistre dans les six mois qui précèdent les élections
générales. Mais pour cette population d’imagination très vive, et qui
jouit profondément de toutes les démonstrations oratoires, les luttes
politiques sont un sport cérébral. Sans elles, on vivrait dans un
profond ennui.

C’est donc un réel souci pour les compatriotes du Monarque de retrouver
tous les quatre ans un terrain de mésentente. Pour employer leur propre
expression, ils font «le contre». Par bonheur, de récents événements ont
restitué quelque intérêt aux conflits religieux. L’un des cercles de
l’Espélunque est donc aujourd’hui anticlérical, et l’autre clérical. Le
premier porte l’épithète de maçonnique, quoiqu’il n’y ait dans le pays
qu’un seul franc-maçon, âgé de quatre-vingt-deux ans, et bonapartiste.
L’autre comité est qualifié de Cercle des Jésuites, bien qu’à aucune
époque on n’ait vu de Jésuites dans la région. Mais il existe un ancien
couvent, juché sur le mont Saint-Peyre, et racheté par l’abbé Restif,
qui y a installé un orphelinat. Le cercle maçonnique a pour premier
devoir de croire que l’abbé Restif y trame de noirs complots, de concert
avec les autres supposés Jésuites, qui se réunissent le samedi soir chez
madame Foucharesses, débitante.

                   *       *       *       *       *

... Le Monarque ôta son chapeau comme s’il saluait un deuil et prononça
enfin:

--C’est la ruine! Les partis coalisés de la réaction triomphent. Ce
n’était pas assez qu’il n’y ait pas eu ici la plus petite grêle, ce
n’était pas assez qu’ils aient eu ailleurs des inondations, que dis-je,
des tremblements de terre qui légitimaient l’intervention des pouvoirs
publics; et nous, rien! Notre président Mestrelou, cette canaille de
Mestrelou, le contrôleur, vient de partir avec la caisse: sept cent
cinquante francs il emporte, le traître! Nous serons la risée de
l’Europe.

Madame Emma ne broncha point. Cette nouvelle la laissait indifférente.
Elle releva la tête, plus attentive, quand son mari ajouta:

--Et il n’a pas filé seul! Il a jeté le ridicule sur le comité tout
entier: il a emmené avec lui la femme d’un des nôtres, la femme de
Peyras, le bon citoyen. Voilà où nous en sommes: le parti ne se relèvera
pas d’un tel coup!

Il avala une gorgée d’eau et prononça, d’une voix douce et modeste:

--Ils ont nommé un nouveau président: c’est moi. Une terrible
responsabilité pèse maintenant sur mes épaules. C’est à moi qu’incombe
le salut du parti.

--Tu le sauveras, Juste! dit madame Emma orgueilleusement.

Mais le Monarque redevint muet, afin de bien montrer qu’il concentrait
sa pensée sur des problèmes ardus.

Il apparut d’ailleurs, dès le lendemain, que l’indélicatesse financière
de M. Mestrelou et sa fuite inconsidérée avec madame Peyras avaient
produit le plus déplorable effet. Non pas qu’on eût, à une autre époque,
attaché une grande importance à ces événements. Mais, au moment des
élections générales, on mettait une maligne importance à les grossir. On
insista, aux séances du comité qui siège chez madame Foucharesses, sur
l’immoralité des membres du comité qui tient ses assises au café
Muraton. Les enfants de l’orphelinat fondé par l’abbé Restif,
déplorablement avancés pour leur âge, quand ils passaient devant les
fenêtres de ce café chantaient des choses vagues où il était question
d’un «coucou». C’est là, on le sait, l’antique prononciation du terme
populaire qui désigne les maris trompés. Le Monarque pliait sous le
poids de ces injures politiques. Parfois, il levait des regards fiers et
douloureux vers le mont Saint-Peyre, antre des «Jésuites», d’après la
doctrine du parti.

--Ils triomphent, répétait-il, ils triomphent!

Le comité qu’il présidait, plongé dans la honte et l’incertitude, ne
trouva rien à décider, dans ces circonstances difficiles, sinon qu’il
fallait au parti «une nouvelle plate-forme».

Alors ce devint l’idée fixe du Monarque de trouver une plate-forme. Mais
il avait beau se creuser la tête, il ne découvrait rien. Bien que les
mots qu’il employât pour déplorer son deuil fussent excessifs et
redondants, ils exprimaient un sentiment sincère. Ce qui lui plaisait
dans la lutte politique, telle qu’il la concevait, ainsi que tous les
habitants de l’Espélunque, c’est que cette lutte était idéale et
volontaire. C’était de l’art, c’était un jeu. Il faut alors se figurer
un acteur sifflé: quelle honte!

--Juste, à quoi penses-tu? lui demandait sa femme quelquefois quand elle
le voyait rêveur.

--Je cherche la plate-forme! disait-il.

Et n’ayant jamais pensé qu’en images, mais d’après des choses concrètes,
il lui semblait ne pouvoir trouver cette plate-forme que dans l’eau qui
coulait sous le pont de Gers, le vol onduleux des corneilles, l’aspect
changeant et prestigieux des nuées.

Les membres du comité le suivaient souvent, affectant devant le monde
une contenance assurée qui n’était pas dans leur cœur. Il ne fallait pas
montrer à l’ennemi qu’on était découragé, bouffre! Il fallait porter
haut la tête, étaler, bon sang de Dieu! Ainsi marchaient, derrière lui,
Pierre-Honoré Falgarettes, le pharmacien; Touloumès, le chasseur;
Bécougnan, Peyras, le même qui venait d’être abandonné par sa femme,
Muraton, et jusqu’à M. Cazevieille, le maire. Tous, comme lui,
essayaient de trouver la plate-forme.

Le jour des Rois, un coup de mistral, descendant le Rhône, fit le ciel
pur et l’air très vif. Tout à coup, comme la troupe mélancolique
remontait la vieille route de Nîmes, d’un pas lent et majestueux,
frissonnant sous la bise, le Monarque, dont la vue est perçante, saisit
le bras de Muraton:

--Est-ce que tu ne vois pas quelque chose, là-bas? interrogea-t-il
ardemment, désignant du doigt l’horizon du nord.

--Ce que je vois, dit Muraton, je vois... je vois leur repaire!

C’était l’orphelinat de l’abbé Restif qu’il entendait qualifier. Le
vieux couvent, sur la colline aux pentes abruptes, avait l’air d’un
château fort. Sa mine rude aidait en vérité l’esprit à s’imaginer qu’il
s’y passe des choses, et la croix du clocher, dorée à neuf, s’enlevait
victorieusement, luisant d’un éclat net, tel celui d’une foudre figée.

--Mais au-dessus, péchère, au-dessus, près de ce nuage, dans le ciel?

--Je ne distingue rien, dit Muraton.

--Je vois comme un point, fit Touloumès, le chasseur.

--Un point! Toi qui as de bons yeux, regarde mieux, ami, regarde!

--C’est un ballon! déclara Touloumès.

Durant quelques minutes, dans l’espèce de langueur délicieuse qu’on
éprouve à fixer les choses qui voguent dans le ciel, tous contemplèrent
le ballon. Il grandissait à vue d’œil. On distingua bientôt sa forme
oblongue, puis un petit drapeau tricolore accroché à un hauban, et qui
s’agitait parfois, tenu par une invisible main. Quand il passait sous
l’ombre d’un nuage il baissait légèrement vers la terre, et dès que le
soleil l’éclairait de nouveau il remontait, plus éclatant, d’un jaune
d’or, tout pareil à ces bouchons de liège qui flottent au bout de la
ligne des pêcheurs.

--Et maintenant, cria tout à coup Touloumès, qu’est-ce que c’est que ce
ballon?

Les membres du comité gardèrent le silence. C’était un ballon comme tous
les ballons, hein! pas plus.

--Réfléchis, Touloumès, continua le Monarque, inspiré; réfléchis
Bécougnan! Est-ce qu’il y a quelque part, à Massane, à Gers, aux
Espélunques, jusqu’à Uzès ou Montpellier, une fête votive, un motif pour
qu’on enlève un ballon?

--Il n’y a pas de fête votive, déclara Touloumès.

--Une foire, alors, ou des comices agricoles?

--Il n’y a ni foire, ni comices, admit Bécougnan.

--Et tu vois où il passe, le ballon, poursuivit le Monarque; tu vois
au-dessus de quoi il fait des signes, le drapeau: au-dessus de la
chapelle de Saint-Peyre. Eh bien, c’est...

Il s’arrêta une seconde, et tous l’interrogèrent du regard, dans
l’attente de paroles décisives. Il les tira du fond de sa poitrine,
comme un rugissement:

--_Ce sont les Jésuites qui communiquent!_ proféra le Monarque.

Tous demeurèrent fixés au sol, éblouis et convaincus.

--Monarque, dit enfin Falgarettes, tu as trouvé la plate-forme. Le parti
est sauvé.

--Je le crois, répondit le Monarque modestement.

Ce fut, en effet, l’opinion presque générale à l’Espélunque. Le ballon,
dans sa course vers le sud, emporta le souvenir des malheurs de Peyras,
de la trahison de Mestrelou. Par lui, les Jésuites avaient communiqué.
On ne le crut pas avec la raison, mais d’imagination, et cela suffisait.
Même, au débit de madame Foucharesses, les adversaires ne firent
entendre que de molles protestations; eux-mêmes étaient flattés, parce
que la supposition était plaisante et merveilleuse.



VII

LA REINE DE CHYPRE


Le Monarque, en temps ordinaire, est d’une sobriété dont il tire quelque
orgueil. «Car, dit-il, comme tous les grands intellectuels, je ne
supporte pas la boisson.» Il ne prend que son absinthe, tous les soirs,
une absinthe qu’il fait durer deux heures, savamment, en l’allongeant
d’eau chaque fois qu’il y trempe ses lèvres. Et ce n’est pas pour
l’absinthe, c’est pour le sucre. A bonne preuve que les chiens n’aiment
pas le Monarque: jamais il n’a daigné leur abandonner un seul des trois
morceaux qu’on met à côté de lui, sur une soucoupe. Ceci seul, selon
lui, prouve qu’il n’est point alcoolique: un véritable alcoolique a
horreur du sucre. Telle est, du moins, son affirmation. En dehors de cet
apéritif quotidien, le Monarque se contente d’un ou deux verres de vin
blanc, le matin, et de deux litres de vin à chaque repas: les
alcooliques ont horreur du vin. Et ce petit vin du Gard est si supérieur
à celui de l’Hérault, n’est-ce pas? Il est léger, il est frais; on voit
bien que les grappes dont il sort ont poussé sur la montagne. Ce n’est
point un breuvage enivrant; on le boit pour se désaltérer: c’est l’eau
du travailleur. Quant à l’eau véritable, pure de tout mélange, le
Monarque la considère comme un liquide dangereux. Personne ne boit d’eau
pure, excepté les Parisiens. Ceux-là, c’est différent. Le Monarque en a
vu un, jadis, repousser comme un poison tous les autres breuvages. Cet
homme lui avait inspiré une pitié profonde, que sa seule courtoisie
l’empêcha de manifester. «Ne vous gênez pas, monsieur, lui dit-il
ingénument, en lui tendant la carafe. Cette année, il en tombe!»

Il n’y a qu’en temps d’élections que le Monarque fait exception à son
régime: mais c’est son devoir de membre du comité socialiste de
l’Espélunque. «Je suis du comité socialiste, explique-t-il, parce que le
comité républicain est monarchiste.» Telle est sa façon de penser. Il
est patriote et libre penseur, ami des lumières et plein de respect pour
les sœurs de charité; enfin, il redoute les innovations. «Il est bon,
s’écria-t-il un jour avec éloquence, de parler des réformes. Il est
imprudent de les faire!» Le sous-préfet dit alors de lui que c’était un
homme utile. Il l’apprit et il en fut fier, car il aime intérieurement
les puissances.

Voilà pourquoi, en temps d’élections, il ne quitte pas ie café Muraton,
qui prend alors le titre de «Permanence», inscrit en lettres noires,
au-dessus de sa porte, sur une bande de calicot blanc. Le Monarque est
heureux. Il improvise de magnifiques poèmes oratoires, il salue l’aube
des temps nouveaux. Les mots, pour lui, évoquent sensuellement des
images; il étend les mains pour les saisir. De deux heures à cinq, alors
que Muraton n’ouvre que des canettes, la démocratie ne lui apparaît
encore que comme une abstraction; mais, aux apéritifs, la voilà qui
devient, en vérité, une Minerve éternelle et vivante. Il en parle comme
d’une maîtresse divine, il la chante, il la loue, il la baise. Et quand
il dit: «Nous précipiterons dans la boue ses obscurs ennemis!» il se
sent physiquement un Hercule terrassant des monstres, il contemple avec
fierté les muscles de ses bras.

Muraton ne lui présente jamais le compte des consommations bues au cours
de la période électorale. Le candidat solde celui-ci plus tard, et avec
gratitude. Les quinquinas succèdent aux canettes, les vermouts aux
quinquinas, puis les généreux amers et les absinthes enthousiastes. On
chante. Bécougnan, Muraton et Touloumès s’obstinent d’abord à
l’_Internationale_. Le Monarque, un peu dédaigneux d’un hymne si banal,
y fait succéder la _Muette de Portici_, en rappelant le rôle héroïque et
insurrectionnel que ce drame musical joua dans la révolution de Brabant.
Et enfin, à force de chanter, on chante n’importe quoi, tout ce qui est
beau: la _Bénédiction des poignards_, _O grand saint Dominique_, et
_Halte-là, halte-là, les montagnards sont là_. Puis, le Monarque
entonne:

    Tout n’est, dans ce bas monde,
        Qu’un jeu, qu’un jeu!

C’est le grand air de la Reine de Chypre, et Bécougnan, Muraton,
Touloumès, tous les assistants, madame Muraton elle-même, répondent en
chœur:

    Le vrai sage le fronde
        Un peu, un peu.

Ils ont de belles voix, tout de même, et le Monarque une «grande» voix.
Ils s’admirent sincèrement, épanouis, ardents, délectés, et un sentiment
obscur, mais que la foule partage, leur fait bénir la République, qui
leur donne de tels loisirs.

... Ce jour-là, pourtant, quand le Monarque enfin quitta le café, ce ne
fut qu’à cause même de son délire qu’il ne s’aperçut point que ses
jambes n’avaient pas autant de solidité que sa cervelle éprouvait de
lucide enthousiasme. Du centre de l’Espélunque au sommet de Massane, où
il habite, la côte est rude, bien que la route s’élève en lacets
harmonieux. Il l’attaqua d’un grand courage, levant les bras au ciel.
C’était pour exprimer l’exaltation démocratique où il se sentait, mais
aussi pour garder son équilibre. Il déclama: «Nous monterons à l’assaut
de toutes les réactions!» et brandit sa main droite comme s’il tenait un
sabre. Ce geste le porta subitement contre le trottoir, que son pied
heurta violemment, mais il ne s’en aperçut point. L’essentiel était que,
dans les avenues magnifiques de son cerveau, il continuât à ne pas
broncher. «Décidée à maintenir ses droits, résolument pacifique, la
France, appuyée sur son épée, attendra sans bouger, immobile et fière,
les attaques de l’extérieur.» Cette phrase du programme de son candidat
lui revint à la mémoire, et il la répéta d’un air majestueux. Cela lui
donna l’occasion de s’arrêter. Il aspira l’air, sentit que son corps
pointait en avant et fit quelques pas précipités. Ce qui l’étonnait,
c’était d’apercevoir si bien toutes les choses à quoi il pensait, et si
confusément les objets extérieurs. Mais il eut aussi l’impression qu’on
criait derrière lui.

C’était les gamins de l’Espélunque. Quelques minutes à peine s’étaient
écoulées depuis que le Monarque était sorti du café Muraton, et déjà
tous les gamins de l’Espélunque savaient que le Monarque était saoul.
Nul n’a jamais bien expliqué la cause de la curiosité fatigante que la
jeunesse témoigne à l’égard des ivrognes. Elle se refuse obstinément à
les laisser en paix, alors qu’ils n’en veulent à personne et
n’éprouvent, au contraire, que des sentiments d’universelle sympathie.
La jeunesse de l’Espélunque, remplie d’une joie tumultueuse et sans
bornes, s’acharna sur les pas du Monarque. Une crainte vague cependant
la maintenait à quelque distance derrière lui, et quand il se
retournait, de l’air méprisant et indigné qu’il prend dans les réunions
publiques pour écraser ses contradicteurs, frroutt... on entendait ce
bruit sourd et terrifié des bandes de moineaux fuyant une meule de blé à
l’approche de son propriétaire. Puis la troupe revenait, frémissante,
importune, apeurée et pourtant hardie, transportée d’une joie insolente
et désastreuse.

Tout à coup, Milou Dehodencq, le fils de Dehodencq, justement, un
réactionnaire, conçut une idée qu’on peut, à un âge si tendre, qualifier
de géniale. Elle inspire également la plus haute idée de son
intrépidité. Seul, sans appui, sans que personne lui eût rien suggéré,
s’approchant à pas de loup du Monarque égaré et glorieux, tout doucement
il le prit par derrière, tout doucement il le fit tourner sur lui-même,
tout doucement il lui donna l’impulsion qu’il fallait... le Monarque,
maintenant, avait le dos vers son logis de Massane, où l’attendait
madame Emma, son épouse inquiète et sévère, et la face vers
l’Espélunque. Ses yeux brouillés ne s’en aperçurent pas. Il était dans
les nues, il planait, battait les airs de ses mains, que toujours il
agitait comme des ailes. Et même la marche eût dû lui être plus facile:
il redescendait. Mais comme il levait, au contraire, les pieds à chaque
pas pour l’ascension qu’il croyait faire, il semblait un lourd vaisseau
dont la proue plonge dans la houle; et j’ignore si c’est pour cette
cause qu’il eut un peu le mal de mer. Les gamins de l’Espélunque,
rugissant de joie dans son sillage, lui donnaient l’impression de la
tempête. Et cela lui parut si beau qu’il se mit à rire aux anges.

C’est ainsi qu’ondoyant, magnanime et doux, il se retrouva devant le
café Muraton. Madame Muraton, qui l’aperçut de sa porte, lui dit avec un
peu d’inquiétude:

--C’est encore vous, Monarque?

Il répondit, avec un bon sourire, et sans s’étonner:

--C’est encore vous aussi, madame Muraton?

Les gamins de l’Espélunque se tenaient maintenant à bonne distance. Un
grand silence plana. Le Monarque ne s’étonna de rien. Le fait qu’ayant
marché exactement le nombre de pas qui le devaient mener chez lui, dans
sa maison, il était de nouveau devant le café Muraton lui parut
seulement un phénomène favorable: il avait la langue très sèche.

--Je prendrais bien, dit-il, un vin blanc eau de seltz.

Ses désirs étaient des ordres. On le servit sans discuter. Une fois
assis, l’univers reprit pour lui son équilibre, et l’eau de seltz lui
fit du bien. Il leva son verre du côté du soleil couchant, comme pour un
salut, cracha pour s’éclaircir la voix et donna de toute sa poitrine:

    Le vrai sage le fronde
        Un peu, un peu.
    Mais le fou s’en amuse
        Bien fort, bien fort,
    Et jamais il n’accuse
        Le sort, le sort!

Alors, un long frémissement d’admiration agita l’Espélunque, et même les
gamins furent émus: le Monarque, même quand il était saoul, chantait
juste!

Cela lui fit le plus grand honneur.



VIII

LE FANTOME DE CAUSSANEL


Ce fut Bécougnan, non point le Monarque, il le faut avouer, qui fut le
héros de l’histoire que je vais dire. Mais celui-ci y prit un si grand
plaisir que ce serait lui faire grande injure, comme à ses amis, de ne
pas lui donner ici sa place.

... La saison était si douce, le printemps si précoce, que, vers ce
milieu de février, dans cette plaine du Gard, il y avait déjà des
amandiers en fleurs, des oiseaux qui faisaient l’amour, et des mouches.
Tant de mouches même qu’on avait tendu devant la porte ouverte, pour
s’en préserver, ce léger rideau fait de tubes de verre multicolores,
enfilés sur de minces cordelettes, qui est d’usage dans toute la
Provence. Le tiède vent du sud-est l’agitait doucement, et le faisait
chanter. Dehors, un cochon gras fouillait le fumier, suivi de poules qui
caquetaient; et dans la chambre, assis devant un siphon de limonade
gazeuse, car il avait refusé tout autre breuvage, étant membre d’une
ligue antialcoolique aussi bien que de la Société des recherches
psychiques et du Bureau international du Spiritisme, dont le siège est à
Londres, M. William Simonson prenait des notes.

--Oui, monsieur, lui disait Bécougnan, c’est dans cette pièce que le
fantôme revenait; quatorze nuits de suite, à minuit sonnant, il est
revenu: et je l’ai vu comme je vous vois. C’est une erreur de croire,
comme on le fait dans votre pays, qu’il n’y a de fantômes que dans le
Nord; il y a de tout dans le Midi, monsieur, c’est une terre opulente,
une terre privilégiée, une terre où il ne manque rien. Seulement, les
fantômes, on n’en a pas peur, on ne leur permet pas de faire tout ce
qu’ils veulent, comme chez vous. On est brave, quoi!

»Cette maison où vous êtes, je l’ai achetée pour pas cher, à la mort de
ce pauvre Caussanel qui s’est pendu. C’est le phylloxera qui en est
cause. Je me rappelle comme il disait, notre Caussanel, au temps où tout
le monde mettait ses économies dans le Panama:

»--Placer mon argent! Placer mon argent! Ici, il y a la vigne, et ça
doit suffire! Ça me donnera-t-il quinze du cent comme ma vigne, votre
Panama?

»Et toujours plus haut sur la côte, derrière la maison, arrachant les
figuiers sauvages, arrachant tout le broussaillon, il faisait grimper
ses plants de carignan et d’aramon. Il y mettait tous ses écus, il
hypothéquait son bien de plaine pour engraisser ses cailloux... Et puis
le phylloxera est venu. Alors il a emprunté sur tout son reste: aux
notaires, au Crédit Foncier; il a essayé de toutes les drogues, il a
creusé des puits profonds comme l’Espélunque pour aller chercher de
l’eau, et noyer ses pieds de vigne. Et à la fin, quand les autres, qui
avaient attendu en se serrant le ventre, ont vu qu’il y avait moyen d’y
faire, avec la vigne américaine, et qu’ils ont commencé à replanter, lui
était à bout de souffle, et il ne récoltait que du papier timbré: tout
un plein de charrette de papier timbré. Il était devenu tout jaune comme
ses pampres et tordu de misère comme les ceps qui agonisaient. Voilà
pourquoi il s’est pendu, quand on a mis l’affiche pour le faire vendre,
vendre la maison, les chais, les terres, les meubles, enfin tout. Il
s’est pendu, je vous dis. Quand ces messieurs de la justice sont entrés,
il tournait autour d’un chevron, au-dessus de la cheminée, et il s’était
attaché aux pieds tout son papier timbré, des kilos de papier timbré! Il
avait l’air de les regarder, en leur tirant la langue.

»Ça n’est pas ici un pays où l’on désespère, d’habitude, et ça fit
mauvaise impression. Quand on mit la maison et le bien en vente,
personne ne voulut rien acheter. Et puis on s’était déjà tant saigné
pour remettre en valeur ce qu’on avait: rien que des poches vides, dans
le pays. Il n’y avait que moi pour être plus heureux, à cause de la mort
de l’oncle Bécougnan, celui qui tenait un débit de tabac à Nîmes, rue de
la Grille. Donc, j’achetai, à la fin, sur baisse d’enchères, et bon
marché, il faut le dire, bien bon marché!

»Mais voilà que la première nuit que je couchais là, je me réveille à
minuit--je ne sais pas pourquoi je me suis réveillé, on est comme
averti...

M. William Simonson approuva de la tête: on est toujours averti quand
arrivent les fantômes. Il nota seulement ce nouveau cas, qui confirmait
tant d’expériences antérieures.

--... Je me réveille, et qu’est-ce que je vois: ce pauvre Caussanel qui
entrait par la porte fermée. Il n’eut pas l’air de me remarquer, il ne
me fit pas de mal--avez-vous jamais entendu dire qu’un revenant ait fait
du mal à quelqu’un? Ça n’a pas de forces, ces ombres!--traversa toute la
chambre en poussant des soupirs à fendre l’âme, alla se mettre devant la
cheminée, tira une corde de sa poche, avança une chaise, monta dessus,
attacha la corde au chevron et se pendit. Moi, je l’appelai bien
doucement:

»--Caussanel! Caussanel!

»Il ne répondit rien, absolument rien. Il était pendu, voilà tout.

»--Caussanel, lui dis-je, tu l’as déjà fait!

»Je croyais que cette observation l’impressionnerait. Elle était
raisonnable. Mais ce fut comme s’il n’avait rien entendu. Et il resta
là, monsieur, jusqu’au chant du coq.

--Cela est fréquent, déclara M. William Simonson. En cas de mort
violente, et surtout quand cette mort est volontaire, la «coquille» du
suicidé renouvelle indéfiniment son acte de destruction criminelle. Nous
en avons déjà collationné de nombreux exemples.

--Au chant du coq, poursuivit Bécougnan, il disparut sans que je pusse
voir comment, ce qui ne m’étonne point, puisque c’était un fantôme, et
je me gardai bien, vous comprenez, de raconter l’aventure: il y a
toujours du monde qui est jaloux quand on a acheté du bien dans de
bonnes conditions. Je pensai aussi qu’une fois suffirait à Caussanel et
qu’il se découragerait de sortir la nuit pour recommencer à se pendre.
Pourtant, je dois vous avouer que tant que la grosse horloge, à
l’église, n’eut point sonné les douze coups, le lendemain soir, je ne
parvins pas à m’endormir. Ça m’ennuyait, ça m’inquiétait. Et il reparut,
exactement comme la veille, refit tous les mêmes gestes, et se pendit
encore une fois. Je lui dis:

»--Caussanel, c’est bête ce que tu fais là! Ça ne peut te servir à rien.
Veux-tu que je te fasse dire des messes?

»Mais il remua la tête autour de sa corde, négativement.

»Le matin, j’allai trouver le curé pour lui expliquer la chose. J’allai
le trouver bien que je sois protestant, parce que les pasteurs, en
France, ne peuvent rien contre les fantômes, tandis que les curés ont la
manière. Et le curé me dit qu’il viendrait à l’heure qu’il fallait, pour
faire les exorcismes et bénir la chambre, attendu que les apparitions
étaient l’œuvre du diable. Mais ça ne me convenait point, à cause des
voisins: puisque je ne voulais pas leur laisser savoir, aux voisins!
Donc je répondis:

»--Monsieur le curé, nous ne sommes plus au Moyen âge!

--Vous pouviez, interrompit M. William Simonson, tracer un cercle
magique au-dessous de l’endroit où le revenant se pendait, vous y
enfermer, et diriger contre lui, à l’heure de son apparition, la pointe
d’une épée nue. Cette méthode a donné souvent, la littérature du sujet
l’affirme, d’excellents résultats.

--Je l’ignorais, déclara Bécougnan, et cette présence de Caussanel, qui
s’acharnait à vouloir se pendre, m’importuna quatorze jours, comme je
vous l’ai dit. Mais, à la fin, quand je vis que l’heure allait sonner,
je pris moi-même une corde, je l’attachai au chevron, je fis un nœud
coulant à la corde, et je me pendis. Oui, monsieur, je me pendis!

--_Well_... fit William Simonson, hésitant.

Il ne connaissait pas cette manière de chasser les fantômes, et se
trouvait déconcerté.

--Je me pendis, confirma Bécougnan. Mais j’avais placé un petit escabeau
sous mes pieds afin de ne pas perdre ma respiration. Et quand ce pauvre
Caussanel fit son entrée, il avait tellement l’habitude qu’il s’avança
jusqu’à deux pas de moi sans rien regarder, sans me voir. Il était
toujours aussi jaune, aussi mélancolique, et fouilla dans sa poche pour
y trouver sa corde. Alors je remuai un peu. Il leva les yeux et
m’aperçut. Monsieur, jamais je n’ai vu une figure plus déconfite! Il
ouvrit la bouche, et parla. Pour la première fois, il parla! Il dit:

»--Il y a quelqu’un!

»Et tout de suite, toujours soupirant à fendre l’âme, il repassa à
travers la porte. Et il n’est jamais revenu, monsieur, jamais. Je
l’avais dégoûté.

M. William Simonson referma son carnet d’un coup sec. Les yeux lui
sortaient de la tête. Puis il s’en alla, comme le fantôme. Et, comme
lui, il était dégoûté.



IX

LE PARI DU MONARQUE


Le costume du Monarque, son beau costume qu’il avait repris dans
l’armoire pour faire le voyage, étonnait un peu les Lyonnais: ils
n’avaient jamais rien vu de plus éclatant. Lui-même en éprouvait
sourdement un peu d’embarras. Dans le café où il venait de s’arrêter, ce
beau café, près du théâtre, qui l’avait séduit à cause de ses glaces, de
son or et de son nom italien, il ôta instinctivement son grand feutre
mou, couleur pain brûlé, dont il était si fier, et le mit d’un geste
discret à côté de lui. Mais nul comme le Monarque, dans cette ville où
l’on ignore les règles de la véritable élégance, laquelle ne va point
sans quelque fastueux éclat, ne portait une chemise dont le plastron
blanc se décorait d’un semis de petites fleurs rouges, un col rabattu
qui découvrait très bas sa gorge brune, maigre et noueuse, ni cette
étroite régate sang de bœuf qu’illuminait encore un gros diamant, un
diamant de verre, mais presque ressemblant. Il n’apercevait non plus un
seul de ces vestons pareil au sien, étroit, plaquant sur les hanches, et
dont le jaune retentissant, piqué de petits points violets, le faisait
ici ressembler à un jeune canard égaré au milieu d’une bande de
corbeaux. Parmi tous ces gens tristes et noirs, il se faisait l’effet
d’une lanterne au fond d’une cave. Et il avait beau se dire que c’est la
lanterne qui éclaire, il avait l’impression que cette sombre cave lui
disait: «Ce n’est point ici ta place: tu me choques!»

Mais il en était plus irrité que confus. Il méprisait ces gens du Nord,
il pressentait avec dédain que la lenteur de leur pensée les privait de
joie, tout en leur laissant le désir de se moquer de ce qu’ils ne
comprennent pas ou n’ont jamais vu. Voilà qui lui était bien égal, à
lui, le Monarque, lancé maintenant dans la politique, devenu un
personnage que le préfet faisait venir, et qui avait fait nommer le
député. Un député qu’il tutoyait! Il palpa fièrement la poche de son
veston lumineux pour y sentir encore une fois la «passe» de chemin fer
dont l’administration déférente lui avait fait hommage: un permis de
seconde classe, de Nîmes à Lyon. Un homme qui voyage gratuitement n’est
plus un homme du commun; le Monarque avait conscience d’être devenu un
grand de la terre, car les grands de la terre, en France, sont ceux qui
sont assez riches pour tout se payer, ou assez au-dessus des lois
communes pour ne payer plus rien.

Il avait envie de dire cette chose, et beaucoup d’autres. Dans le train,
il avait rencontré des gens à qui parler; il se rendait même cette
justice qu’il avait parlé tout le temps, et d’une façon intéressante.
Mais, depuis qu’il était dans cette sale ville, on le regardait comme
une bête curieuse, on s’écartait, et voilà tout. Ils ne le connaissaient
pas, c’est vrai, mais ils auraient bien pu deviner qu’il n’était pas
quelqu’un comme les autres. Voilà des années qu’on ne le prenait plus
pour quelqu’un comme les autres!

Cependant, à la table qui était tout juste à côté de la sienne, on se
mit à causer à haute voix. Le Monarque présuma tout de suite que ce ne
pouvait être des Lyonnais. Des Parisiens, sans doute: il paraît que les
Parisiens sont presque comme des gens du Midi: même qu’en réalité,
maintenant, c’est presque tous des gens du Midi! Le Monarque prêta
l’oreille. On parlait d’un raid de cavalerie accompli par des officiers
de réserve. Et il lui sembla qu’on en parlait un peu comme il en eût
parlé: parce que c’était un sujet de conversation, parce que, après
tout, autant parler de ça que de parler d’autre chose. Sûrement, ce
n’étaient point des cavaliers; c’était mieux: des hommes qui aiment à
s’entretenir de grandes choses qu’ils ne connaissent point, et qui sont
belles, parce que c’est bien meilleur que de s’entretenir de ce qu’on
connaît, et qui ennuie... Quels sont les meilleurs chevaux, des pur sang
ou des tarbais, dont les ancêtres eux-mêmes, comme les pur sang, sont
venus d’Arabie? Quelle est l’allure à donner aux bêtes pour leur
permettre de fournir une longue course? Et l’on évoquait aussi la
résistance résignée des chevaux de fiacre de Paris, qui meurent à la
peine, mais abattent, jusqu’à l’heure de l’équarrissage, leurs
soixante-dix kilomètres par jour.

Il y avait trop longtemps que le Monarque n’avait ouvert la bouche. Et
un sujet comme celui-là, un sujet général, un sujet comme on en débat le
soir, au cercle de l’Espélunque, sur quoi tout le monde, voyons, peut
avoir une opinion! Il approcha son verre d’absinthe de ses lèvres, le
reposa sur la table avec un petit tintement décidé, qui attira
l’attention, et tourna brusquement sa chaise.

--Messieurs, dit-il, messieurs...

Ils étaient trois, autour de cette table de marbre, là, à côté de lui:
un monsieur décoré, en redingote, petit, sec, presque aussi sec et mince
que le Monarque lui-même, et deux autres, qui portaient des costumes
d’automobilistes. Des personnes riches, c’était certain. Et des poseurs,
qui prirent un air un peu pincé, pour montrer qu’ils n’avaient pas
l’habitude d’être interrompus par des consommateurs qui ne leur ont pas
été présentés. Mais le Monarque s’en fichait. Le Monarque se fiche de
tout, quand il a envie de causer. Est-ce que personne cause comme lui,
est-ce qu’on ne l’écoute pas, toujours?

--Messieurs, dit-il, je ne sais pas ce que c’est que vos chevaux du
Nord! Je ne les connais pas et ce que vous en dites ne me donne pas
envie de les connaître. Péchère! Des demoiselles, des vieilles dames...
Un cheval de la Camargue, un cheval de mon pays, peut faire cent
kilomètres, un homme sur le dos!

--Par semaine? dit le petit monsieur décoré, légèrement.

--Par jour! Je vous parle sérieusement. Je vous prie de m’entendre
sérieusement.

--C’est bien, monsieur, c’est bien! dit le monsieur décoré, d’un air
d’ennui.

Puis, levant les yeux et ayant considéré le Monarque, il se prit à
sourire. Il souriait parce que le Monarque était un homme du Midi, et
qu’il ne le croyait pas, ça se voyait. Et cette ironique incrédulité fit
bouillir le sang du Monarque. Ces gens du Nord, qui se moquent de vous
sans le dire, poliment: il y a de quoi les tuer!

--Comment le savez-vous? demanda un des automobilistes, en rigolant.

La vérité faillit sortir des lèvres du Monarque: «Parce que je l’ai
toujours entendu dire. C’est une chose qui ne se discute pas, qu’on n’a
jamais discutée.» Mais il songea qu’on lui rirait au nez, et prononça,
entraîné par son imagination autant que par son éloquence:

--Je le sais, bon Dieu! dit-il, parce que je l’ai fait, et pas une fois,
pas deux fois, mais des dizaines, des centaines de fois; des cavaliers,
des chevaux, comme ceux de la Camargue! Zou!... C’est que vous ne les
avez pas vus!

Un des automobilistes déclara tranquillement:

--Mais je veux bien voir, moi, je ne demande pas mieux que de voir. Et
tenez, je parie vingt-cinq louis que vous ne le feriez pas!

--Monsieur, répondit fièrement le Monarque, je ne suis pas un
aristocrate, je ne compte pas en louis!

--Cinq cents francs, si vous voulez. Et cinq cents francs contre une
pièce de cent sous.

--Si vous pariez cinq cents francs, monsieur, fit le Monarque d’un air
noble, c’est cinq cents francs que je vous dois si je perds. Je les
tiens.

De sa vie, il n’avait eu cette somme entre les mains, ni sous les yeux.
Elle lui paraissait invraisemblable. Par conséquent, elle ajoutait à
l’invraisemblance du défi. C’était des blagues, tout ça, pas moins,
c’était des blagues! On pouvait y aller.

--Eh bien! c’est dit, prononça l’automobiliste... Et où vous
verrons-nous accomplir cet exploit hippique?

--Pardon? fit le Monarque.

--Je vous demande en quel lieu de la terre nous devons nous rendre pour
assister à notre défaite. Chez vous, probablement? Dites-nous quelle est
la ville ou la campagne qui a l’honneur de vous posséder?

--C’est à l’Espélunque, à trente kilomètres de Nîmes, sur la route de
Sommières, et je suis monsieur Bonnafoux! dit le Monarque un peu pâle,
mais magnifique.

Et il ajouta, comme un homme du monde:

--A qui ai-je l’honneur, moi-même, de m’adresser?

--Daniel Malavial, lieutenant de vaisseau... Voici ma carte!

--Bouffre! dit le Monarque, sidéré.

De sa vie, il n’avait possédé un cheval. De sa vie il n’avait su si
c’était vrai, cette chose qu’on raconte, qu’un cheval de la Camargue
peut faire cent kilomètres, un homme sur le dos. Et voilà que ça
devenait sérieux, voilà qu’il avait parié cinq cents francs qu’il
prouverait que c’était vrai. Et avec un officier de marine encore!

--Monsieur, dit-il, j’ai dit cent fois. Je garantis que c’est cent fois!

Il présumait qu’il y avait tout bénéfice à exagérer. Ce marin
n’attendrait pas cent jours de suite à l’Espélunque la fin du pari,
peut-être?

--Mettons deux fois, en deux jours consécutifs, dit son terrible
antagoniste d’un air doux. C’est dit?

--C’est dit, accepta le Monarque, vaincu sur ce nouveau terrain.

Cependant, une bouée de sauvetage lui apparut. Il s’y suspendit avec
l’énergie du désespoir.

--Monsieur, dit-il, j’ai mes affaires, je ne retourne pas maintenant à
l’Espélunque. Avant trois mois, il me sera impossible, absolument
impossible de trouver une minute...

--Eh bien! dit l’autre, impitoyable, c’est entendu: dans trois mois,
jour pour jour. Ce sera une charmante promenade en automobile. Au
revoir, cher monsieur!

La diplomatie du Monarque lui avait gagné trois mois. Il respirait.
Trois mois! Est-ce que lui, il se fût rappelé une promesse à
quatre-vingt-dix jours? Il jugeait les autres d’après lui-même. C’était
fini, c’était pleuré, cette affaire-là. Toutefois, dans le train qui
l’entraîna le lendemain vers le ciel du Sud, il fut mélancolique, il fut
presque muet! En tendant sa passe au conducteur, sa main ramena en même
temps la carte de celui qui l’avait défié: Daniel Malavial, lieutenant
de vaisseau, Toulon... Daniel Malavial! S’il revenait dans trois mois,
pourtant, cet imbécile? Lui payer ses cinq cents francs? Pourquoi pas
cinq cent mille! Il n’avait rien. Ce n’était pas cela qui l’inquiétait.
Mais lui, le Monarque, roulé par des gens du Nord! Sa gloire s’en
effondrait.

Il songea à des choses folles: à la guerre, qui pourrait éclater: alors
il ne se devrait plus qu’à son pays; à un grand voyage: mais où aller?
Tout à coup, sa figure s’éclaira. Il avait trouvé!

Il avait trouvé, il était sauvé, le jour lui parut radieux, il sourit
aux gens, il leur parla; enfin il fut lui-même! A peine rentré chez lui,
sans rien dire de ses noirs soucis à personne, il alla trouver son
député, à Blanduze. On était en vacances, le député était à Blanduze:
c’était un bonheur!

--Il faut que tu me fasses un plaisir, dit-il. J’ai un ami, un grand
ami... C’est à Lyon que j’ai fait ami avec lui, tu ne le connais pas,
mais c’est entre nous, à la vie et à la mort: le lieutenant Malavial,
lieutenant de vaisseau. Il est à Toulon, en ce moment, mais c’est un
marin, tu sais! Un marin qui n’aime que la mer. Il rêve de retourner
dans les mers de Chine. Tu ne pourrais pas lui procurer un beau
commandement, dans les mers de Chine, tout de suite?

--Mais certainement, dit le député, certainement!

Et il prit une note.

--Ça sera fait, dit-il, dès mon retour à Paris.

Jamais l’absinthe que le Monarque prit ce soir-là au cercle de
l’Espélunque ne lui avait paru aussi bonne. Et il paya aussi celle de
Touloumès, de Peyras, de Bécougnan, il l’aurait payée au monde entier.

--Je viens de procurer un bel avancement à quelqu’un, dit-il
confidentiellement. Et ça réchauffe le cœur, d’avoir fait du bien!

                   *       *       *       *       *

A compter du jour où le Monarque--du moins, telle était sa ferme
conviction--fut débarrassé de ce pari qu’il ne savait guère comment
tenir, en procurant à son funeste antagoniste, par l’intermédiaire du
député de Blanduze, un commandement, un très beau commandement dans les
mers de Chine, il fit plus grande figure encore que par le passé devant
les habitants de l’Espélunque: car ceux-ci ne savaient rien des secrets
motifs qui le faisaient agir; ils ne voyaient que sa puissante pensée,
étendue, pour les protéger, jusqu’à ces navires d’acier, portant le
pavillon de France, qui flottent sur des mers dont on ne sait pas les
noms.

--C’est donc, Monarque, lui disait-on, que tu t’intéresses aux choses de
la marine?

S’il s’y intéressait! Il s’y intéressait passionnément: mais on n’avait
pas besoin de savoir pourquoi. Il prenait donc un air grave, en hochant
la tête, et on lui posait des questions. Le Monarque répond toujours aux
questions: il a cette mémoire miraculeuse des gens qui savent parler,
qui aiment parler, qui répandent naturellement leurs paroles, comme les
arbres laissent tomber des fruits. Plus les mots qu’il avait lus dans
les journaux, voici déjà des années et des années, étaient rares,
inusités, signifiaient pour lui des choses inconnues, plus nettement il
se les rappelait; et leur magnificence, à mesure qu’ils sortaient de sa
bouche, faisait briller ses yeux. Comme tous les véritables
spécialistes, il tenait pour les grands cuirassés, qu’il nommait «les
géants de la mer», contre les torpilleurs et même les sous-marins,
«cette poussière navale». Il savait les noms des navires, il citait leur
tonnage. Et, parfois, au coucher du soleil, devant son absinthe à demi
bue, où il rajoutait de l’eau pour faire durer le plaisir, il prononçait
d’un air pensif: «C’est l’heure! On amène le pavillon!» Ce terrible
lieutenant de vaisseau, dont le défi l’avait fait frémir, maintenant
qu’il espérait bien ne plus jamais le revoir, il se sentait pénétré à
son égard d’une affection toute paternelle. «Je l’aime comme mon fils,
confiait-il à ses amis du cercle... Si les requins ne le mangent pas,
nous en ferons un frégaton.»

Il ne savait pas au juste ce que c’est qu’un frégaton, et d’ailleurs nul
ne songeait à s’en informer. Mais la lourdeur même de cette terminaison
quasi-italienne leur paraissait à tous comporter le superlatif.

                   *       *       *       *       *

C’est ainsi que, par la seule force de son imagination, le Monarque
s’était à lui-même rendu la confiance. Ce fut donc sans appréhension
qu’il reconnut, un matin, sur une lettre que lui apportait le facteur,
l’écriture de Malvaize, le député. Elle était timbrée de Paris. «Ça y
est, songea-t-il, le Malavial a son commandement. Ce bon Malavial!»
Décidément, le lieutenant de vaisseau ne lui apparaissait plus que comme
un ami. A force de l’avoir dit, il le croyait. Il éprouvait même un peu
de peine à ne pouvoir lui faire connaître, à ce brave marin, que c’était
à lui, le Monarque, qu’il devait sa chance. Il ouvrit la lettre
joyeusement, et ses bras tombèrent le long de son corps, tout à coup
glacé.

«Mon cher ami, écrivait le député, le lieutenant Malavial est en congé
régulier pour six mois. Les règlements s’opposent à votre désir. Mille
regrets...»

Le Monarque blêmit. Le découragement, la peur même, venaient d’entrer
dans son âme, en même temps que la rage.

--Ah! le cochon! cria-t-il.

Madame Emma, qui l’entendit, devint toute pâle à le voir si pâle.

--Monarque, dit-elle, qu’est-ce que tu as, pauvre? Qu’est-ce qui vient
de t’arriver?

--Rien, dit-il. Mais ces Parisiens ne feront jamais la plus petite chose
pour le Midi!

Ce fut tout. Pour la première fois de sa vie, le Monarque avait un
secret; il portait dans sa tête une chose qui ne pouvait pas se dire,
pas plus à madame Emma qu’à personne, encore moins à madame Emma qu’à
personne, une chose qui pouvait l’humilier! Il allait être roulé par des
gens du Nord, il allait perdre la face, à l’Espélunque même, dans son
pays, devant ses propres concitoyens. Tout le monde vit bien pourtant,
au cercle, le soir de ce jour néfaste, qu’il y avait quelque chose qui
n’allait pas, et il sentit lui-même qu’il ne pouvait garder complètement
le silence. Pouvait-on croire, quelqu’un au monde pouvait-il croire que
le Monarque, un seul jour, se tairait? C’eût été prêter à tous les
soupçons. D’ailleurs, son cœur était trop plein.

--On m’a manqué de parole, à Paris, dit-il amèrement. _Il_ n’a pas son
commandement!

Chacun comprit qu’il ne pouvait être question que de Malavial,
lieutenant de vaisseau. Ils connaissaient tous Malavial. Malavial,
depuis six semaines, c’était «le marin,» le seul marin de l’univers pour
l’Espélunque.

--C’est un grand malheur pour la marine, dit Bécougnan, affligé.

--La marine, répliqua brusquement le Monarque, elle est f...tue!

Et, en vérité, un si intime mélange s’était fait dans son esprit entre
le désir fervent qu’il avait de voir Malavial commander un beau navire
dans les mers de Chine et sa terreur de le voir tomber chez lui, qu’il
était sincère. Il ne pleurait pas sur lui, il plaignait la France. On a
vu souvent des ministres renversés imbus du même sentiment: ainsi
l’inquiétude même du Monarque accrut sa sensibilité, la haussa jusqu’à
celle même de ce qu’on peut appeler, si l’on n’est pas difficile, notre
élite politique; et, sous l’empire du malheur, il devint sentimental.

Le printemps venait de renaître. Cette phrase, traduction exacte d’un
hémistiche latin, ne comporte tout son sens que dans ces pays de
bénédiction où les premiers soleils, dès qu’ils frappent le sol encore
tout gonflé des pluies bienfaisantes de l’hiver, font éclore de toutes
parts les fleurs: des fleurs par centaines de mille, des fleurs par
millions, des fleurs de toutes les couleurs, fourragées par des abeilles
dont les pattes poilues, surchargées de pollen, ont l’air de pistils
d’or; et l’on dirait d’autres fleurs, qui s’envolent! Il y a la
magnificence rose des amandiers; il y a les violettes, les délicieuses
petites violettes, à l’orée des bois; et, dans les broussailles, le
regard attendri des pervenches; il y a tous les ronciers, radieux
d’étoiles blanches; il y a, sur la montagne, toutes ces plantes
épineuses et rêches, dont les amours sentent le sauvage; et la vigne
même, quand la sève monte, a son odeur. Le Monarque errait dans ces
sensualités, mélancolique, amer et tout nouveau, ne se reconnaissant pas
lui-même. Les autres années, il avait été heureux, à cette même saison,
mais aussi inconsciemment que n’importe laquelle de ces fleurs.
Maintenant qu’il avait le cœur si gros et l’âme si sombre, il se sentait
tout différent; il s’opposait aux choses, il leur en voulait de leur
bonheur, mais il les voyait comme il ne les avait jamais vues. Puis il
pensait, rageusement: «Tout cela ne prouve rien, rien, rien!... sinon
que les semaines passent! Dans trois semaines, dans quinze jours, dans
huit jours, les trois mois seront révolus! Et alors...»

Alors, ce serait fini de sa royauté. De sa royauté illusoire, de sa
royauté de paresse, de plaisir, de romances et de politique. Tout le
monde se paierait sa tête: non point ces Parisiens seulement, mais tout
le monde! Il ne ferait plus le malin, il ne serait plus le Monarque. Son
unique espoir, à cette heure, lui vint de ce qu’il jugeait les autres
d’après lui-même: quand on a dit, n’est-ce pas: «Je ferai ça dans trois
mois», on ne le fait jamais, on n’y pense plus. On ne fait que les
choses qu’on fait tout de suite. Il était si fatigué d’être malheureux
qu’il se cramponna comme un noyé à ce raisonnement. Dans ces jours
suprêmes, il retrouva presque tout son calme, toute sa gaieté; il
dormit! Et à l’avènement du premier jour du quatrième mois, en
s’éveillant, le matin, il dit bonjour au soleil. Il n’était pas là,
hein! il n’était pas là, le Malavial, lieutenant de vaisseau? Donc il ne
viendrait pas. C’était fini de ce cauchemar! Et même, allons plus loin,
mettons les choses au pis, supposons qu’il arrive demain. Est-ce qu’il
ne pourrait pas lui répondre: «J’ai promis pour cette date, non pour une
autre.» Évidemment, comme excuse, ce n’était pas brillant. Mais, tout de
même, tout de même...

A une heure de l’après-midi, il distingua une automobile, au bas de
Massane, où est la fontaine d’Estelle et Némorin. Elle s’arrêta au
carrefour, comme pour assurer sa route, et puis, se décidant, commença
de gravir la côte. Et le Monarque sentit sa chemise lui plaquer sur le
dos. Il avait la sueur froide. C’étaient eux: il fut, du coup, par un
pressentiment certain, sûr que c’étaient eux. La trompe de l’automobile
meugla. Ayant vu jouer _Hernani_ à Nîmes, il se rappela le cor de Ruy
Gomez: ses bourreaux s’annonçaient. Mais cette réminiscence lui donna du
courage. Il appartenait à une vieille race, dont la bravoure a besoin de
littérature. Et, tout de suite, sa résolution fut prise: avant tout, il
ne fallait pas que l’Espélunque sût qu’il s’était engagé dans un défi
qu’il allait perdre. Il descendit donc au-devant de l’automobile,
froidement, l’air d’être ailleurs, comme un homme qui se promène.
C’étaient bien eux! Il reconnut les casquettes des chauffeurs et le
petit homme sec, mince, décoré. Impavide, il tint le milieu de la route.

--Dites donc, vous! dit celui qui tenait le volant, en bloquant son
frein.

Le Monarque brandit son large feutre, comme un vrai chevalier.

--Le lieutenant de vaisseau Malavial? interrogea-t-il d’une voix claire.

--C’est moi, monsieur, dit le petit homme sec.

--Je suis monsieur Bonnafoux. Vous le voyez, je vous attendais!

Alors, interdits, pleins d’admiration, ils saluèrent.

                   *       *       *       *       *

Devant l’automobile arrêtée, le Monarque gardait sa mine fière.
Intérieurement, il était déchiré, il était anéanti, mais il n’en
montrait rien. En présence de la catastrophe enfin survenue, les deux
qualités magnifiques et en apparence contradictoires de sa race venaient
de s’associer pour le tenir debout. D’une part, dans la réalité, il
n’apercevait que les conséquences les plus immédiates des événements; de
l’autre, l’avenir lointain ne lui apparaissait toujours que comme une
terre immense et féconde en chimères, où l’on peut découvrir ce qui
plaît, ce qui n’arrivera pas. Et c’est là simplement la forme la plus
nette et la plus heureuse du sentiment de la vie: le sentiment de la vie
est toujours optimiste chez un homme sain. S’il en eût été autrement, le
Monarque n’eût même pas essayé de lutter, il eût avoué, il se fût
humilié: «Messieurs, j’ai parlé sans réfléchir: vous savez bien ce que
c’est qu’une galéjade, vous avez entendu parler... Je ne peux pas faire
ce que je vous ai dit, et je ne puis pas vous payer. Je ne suis qu’un
pauvre homme, l’homme le plus pauvre d’ici, et une espèce de poète. Mes
paroles n’ont pas d’importance. Et, vous, vous êtes des hommes riches:
contentez-vous d’avoir fait une promenade.» Voilà ce qu’il pouvait dire,
et peut-être que ces gens s’attendaient bien qu’il le leur dît. Ils
n’étaient venus que pour se promener, en effet. Mais le Monarque n’y
pensa pas une minute. L’impression salutaire et naïve qui l’emplissait à
ce moment, c’est qu’il était beau dans son attitude; ça lui donnait du
courage. Et, en même temps, il songeait uniquement: «Je leur ai dit que
je ferais cent kilomètres à cheval. Eh! Est-ce que j’ai un cheval,
seulement! Je n’ai qu’une chèvre! Il faut que je trouve un cheval.»
Voilà tout. C’est ce qui s’appelle la bravoure, quand on y réfléchit.
Mais le Monarque ne savait même pas qu’il était brave: il était _lui_,
ingénument. Le moteur de la machine continuait à ronfler, faisant
frissonner toute la carrosserie comme le ventre d’une énorme cigale;
l’échappement des gaz, derrière la voiture, soulevait la poussière de la
route. Et la voix du Monarque, tout à coup, sonna comme un clairon:

--Mon commandant, messieurs! dit-il... J’espère que nous sommes entre
gensses du monde!

Le lieutenant de vaisseau et ses deux compagnons eurent un léger
sursaut. Ils avaient sous les yeux le feutre du Monarque, son complet
couleur de canard chinois, sa chemise à fleurs, et pourtant ils n’eurent
même pas la plus petite envie de rire. Voilà ce que c’est que d’avoir le
ton: un homme tout nu, s’il est très éloquent, s’il a le ton, il peut
faire croire qu’il est habillé! Le «commandant» fit de la tête un signe
d’assentiment.

--Eh bien, messieurs, poursuivit le Monarque, ne pensez-vous pas que ces
défis d’honneur doivent se régler dans le calme et la discrétion?
Seriez-vous satisfaits que nous fussions livrés à la curiosité des
populaces? De la place où vous êtes à Montbrul, il y a cinquante
kilomètres. Trouvez-vous ici demain, dès l’aube, mais ne dites rien à
personne. C’est tout ce que je vous demande. Puis-je compter sur vous?

--Mais, cinquante kilomètres... objecta l’un des chauffeurs.

--... Ce n’est que la moitié du trajet? Messieurs, je reviendrai dans la
même journée, répondit le Monarque doucement.

S’il parlait avec cette assurance, c’est qu’il ne songeait, pour
l’instant, ni à revenir ni même à partir. Il ne concevait qu’une chose,
c’est d’abord qu’il fallait que personne ne sût rien à l’Espélunque,
ensuite qu’il n’avait pas de cheval. Le reste n’était rien: le reste, il
se racontait qu’il l’avait fait! Ce n’était encore qu’une histoire.

Les automobilistes acceptèrent le plan, et rebroussèrent chemin.

--Barrier, qu’est-ce que c’est que ce type-là? demanda seulement
Malavial à celui qui tenait le volant.

Celui-ci hocha la tête:

--Je croyais que c’était un blagueur. Probablement, c’est un fou.

Le fou les regarda, le plus longtemps qu’il put, paraître, puis
disparaître et reparaître encore au hasard des lacets de la route. Il
avait l’inquiétude qu’on le regardât aussi, il voulait conserver, aussi
longtemps qu’il le fallait, la dignité de son attitude. La vigoureuse
automobile ralentissait aux descentes, puis prenait son élan pour
escalader les côtes comme une bête de sang. «Quelle bêtise, songea-t-il
amèrement, quelle bêtise qu’il y ait encore des chevaux, puisqu’ils ont
inventé ces machines-là!» Maintenant que cette petite nuée de poussière
mouvante commençait à se perdre dans toute la poudre aérienne que
l’heure du midi dorait, une noire mélancolie lui faisait courber les
épaules. Devant le café de l’ami Muraton, Touloumès le héla. Pour la
première fois de sa vie il ne répondit point. Mais il redressa le torse,
pourtant, en faisant «Bonjour! Bonjour!» d’un geste vif de la main,
comme un homme occupé. Et c’est vrai qu’il était occupé! Bon Dieu!
jamais il n’avait été si occupé, ni si étonné de l’être: le Monarque est
un homme qui ne connaît pas les soucis, il «se parle» au jour le jour,
il vit en imagination. Aujourd’hui, on le forçait de réaliser une chose
qu’il avait dite: il éprouva la conscience irritée que ces gensses du
Nord lui faisaient une injustice, l’obligeaient, comme des imbéciles qui
ne savent pas les règles du jeu, à sortir de sa partie. Il dépassa
Touloumès de quelques pas, puis, frappé par une idée subite:

--Sais-tu, lui dit-il, si Racamond est chez lui?

--Racamond le protestant? fit Touloumès. Sûr! Je l’ai vu tout à l’heure,
avec son valet, qui rentrait sa herse. Pourquoi?

--Rien, répondit le Monarque qui réfléchissait. J’ai affaire à lui. Ça
te suffit?

Ce n’était pas la manière ordinaire du Monarque. Et cela fit impression
sur Touloumès, qui n’insista pas.

Le Monarque rentra chez lui, d’un pas égal, à force de volonté, mais la
tête basse, pour n’avoir plus à parler à personne. On le fatiguait. La
vue des hommes fatiguait le Monarque! Il n’avait pas, depuis sa
naissance, ressenti cette impression. C’est aussi qu’il n’avait jamais
médité, jamais souhaité la solitude pour méditer: il avançait à cette
heure dans un monde nouveau, si étrange pour lui qu’il avait envie
d’étendre les mains, comme lorsqu’on entre dans une chambre obscure.
Madame Emma lui servit de la salade avec deux œufs durs, coupés en
petits morceaux, et ensuite un peu de lard froid, reste du souper de la
veille.

Telle était son habitude, à madame Emma: elle servait toujours les
légumes d’abord, parce que cela tue le gros de l’appétit; et la viande
alors n’est plus qu’une espèce de dessert, un luxe. Elle avait de
l’économie. Mais elle restait debout pour le servir, ainsi qu’il
convient, et, puisque son mari gardait le silence, elle ne lui adressa
pas la parole. Toutefois, ce silence même était si nouveau qu’il lui
parut épouvantable. Elle avait le cœur serré. Le Monarque avala un verre
de brandevin, s’essuya la bouche et se leva.

--Monarque, dit-elle, où vas-tu? C’est l’heure de la sieste, et le
soleil est déjà chaud!

--Si on te le demande, fit le Monarque rudement, tu diras que tu n’en
sais rien.

Racamond habitait, un peu en dehors de l’Espélunque, un des plus beaux
mas du village. Sa femme était pieuse, il était austère. Ce huguenot,
descendu des Cévennes, avait le nez aquilin, les pommettes hautes et
l’air grave d’un Maure. Et, sûrement, ce n’était pas un Latin: il
prenait tout au sérieux. Un de ses aïeux avait été tué aux côtés de
Roland, le camisard; son grand-père avait été assassiné lors de la
Terreur blanche. Il en conservait de l’orgueil, cela lui faisait une
noblesse; et, plein de commisération pour ceux qui n’étaient pas
calvinistes, il ne souhaitait pas cependant leur conversion. Il était
reconnaissant au ciel, il était content de lui, il était riche; il
n’était pas gai.

Le Monarque le trouva encore à table, avec sa femme et ses cinq enfants,
trois fils et deux filles. On le fit asseoir, on lui offrit le
brandevin. Il but. Puis, sans hésiter, connaissant cette fois la
redoutable puissance de l’idée fixe:

--Monsieur Racamond, dit-il, est-ce que vous avez besoin de Pie Douze
demain?

--Pourquoi faire? demanda Racamond, étonné.

Pie Douze, c’était le cheval de la Camargue qu’il avait acheté l’année
dernière en Avignon; et il l’avait d’abord appelé Pie Dix parce que ce
cheval est pie et aussi que, étant protestant, Racamond est
anticlérical; puis Pie Douze, sur les représentations de sa femme qui
lui avait remontré qu’il ne fallait pas faire de la peine au curé. Pie
Douze n’a pas encore existé. Alors n’est-ce pas, on peut...

Le Monarque rougit légèrement.

--C’est pour... pour me promener! dit-il.

Alors, Racamond, celui qui n’est pas gai, se mit les mains sur le ventre
et commença de rire, mais de rire! Et ses trois fils, dont l’un avait la
figure d’un Romain et les deux autres d’Arabes, voyant qu’il riait,
virent que c’était permis de rire. Ils regardaient les jambes du
Monarque, ils regardaient ses fesses, ils regardaient son buste. Et ils
recommençaient à rire, et madame Racamond et ses deux filles, brunes
avec des cheveux en bandeaux plats, des taches de rousseur sur les
joues, et de beaux yeux, baissaient le nez dans leur assiette, pour la
décence.

--Mais, Monarque, dit Racamond en reprenant haleine, il y a bien... il y
a bien vingt ans que tu n’es monté à cheval?

--Dix-huit! corrigea le Monarque, dix-huit! quand je faisais mon service
à Nîmes, dans l’artillerie. Mais ne me refusez pas, monsieur Racamond.
C’est... c’est pour ma santé.

Racamond réfléchit. Le Monarque était un personnage douteux, et, d’après
sa manière de voir, immoral. Mais un personnage tout de même, dans le
pays. Telle fut l’excuse qu’il voulut bien se donner à lui-même. Dans le
fond de son âme, caché à sa propre conscience, il y avait un autre
sentiment: c’est que l’air qu’il respirait lui avait versé ses poisons
indulgents, c’est qu’il aimait le Monarque, le Monarque indolent, le
Monarque luxurieux, mais chanteur, mais conteur, mais magnifique, mais
innocent, malgré tout, et poète, enfin, oui, poète! Il répondit:

--Ce sera selon ton désir, Monarque.

Et, comme il se levait pour le conduire aux écuries, tous se levèrent,
par respect, mais aussi par curiosité. Ils l’accompagnaient.

Pie Douze avait une tête fine sur un col épais, mais nerveux, la robe
isabelle, les jambes sèches, la croupe ravalée. Mais tout cela poilu,
mal tenu, barbare: une bête pareille à tous ces gens qui étaient là, de
bonne race, et paysanne. De le voir, le Monarque eut tout à coup un
frisson qui lui glaça l’échine. Comme le condamné qu’on mène à
l’échafaud, il venait d’apercevoir le bourreau, la machine, et son corps
reculait. Il demanda pourtant, de l’air le plus indifférent qu’il put:

--Il paraît que ça peut faire cent kilomètres, un homme sur le dos, ces
bêtes-là?

--Il paraît, répondit vaguement Racamond.

--Il paraît? fit le Monarque, inquiet. Mais vous ne l’avez jamais fait?

--Non, naturellement, admit Racamond. C’est une chose qui se dit comme
ça.

--C’est une chose qui se dit comme ça! reprirent les trois fils, en
écho.

--Et ça vous suffit! cria le Monarque emporté d’une rage subite. Ça vous
suffit! Vous ne valez pas mieux que tout le reste du pays, alors! Un
pays de blagueurs, un pays de fumistes! Un pays où on parle, on
parle--et on ne f... jamais rien! Vous n’avez pas honte?

Les autres courbèrent la tête. C’était vrai, tout de même. Leur religion
leur avait inculqué l’habitude des examens de conscience en commun, et
ils reconnaissaient en silence leur faute, s’étonnant seulement de la
bouche que le ciel avait choisie pour la leur reprocher.

--Enfin dit le Monarque en soupirant, je viendrai chercher le cheval
demain à six heures.

Et il s’éloigna, lugubre.

                   *       *       *       *       *

Dès cinq heures et demie du matin, au même endroit que la veille, tout
au sommet de la côte, vers Massane, l’automobile attendait. Tirés trop
tôt de leur sommeil, les compagnons de Malavial baillaient. Ils
sentaient sur leurs épaules le froid de l’aube naissante, et, dans le
petit jour gris, leur humeur s’assombrissait. L’aventure, maintenant,
leur paraissait ridicule. De deux choses l’une: ou bien le fou, le
fumiste, le Tartarin, l’homme enfin, quel qu’il fût, ne viendrait point,
ou bien il allait falloir le suivre, le suivre toute la journée, pendant
vingt-cinq lieues, et recommencer le lendemain. A moins qu’il ne claquât
en route, lui ou sa bête, ou tous deux ensemble. Et alors cela devenait
tragique, c’était pour eux une insupportable responsabilité. Décidément,
le mieux était qu’il ne vînt pas!

--Il ne viendra pas! conclut donc Barrier, manifestant son espoir.

--Alors, demanda Malavial, hésitant, les vingt-cinq louis?...

--Eh bien, tu ne les paieras pas, ni lui non plus. Penses-tu donc qu’il
est solvable? Tu ne l’as pas regardé. Fichons le camp. Nous irons
déjeuner à Carcassonne. Il paraît que c’est très bien, Carcassonne.

Il avait à peine prononcé ces mots que le Monarque apparut.

Et le Monarque était à cheval! Le Monarque venait vers eux, gravement, à
petits pas, un peu pâle, mais à peu près bien assis sur son coursier
dont l’allure était sage, et qui, ravi par le grand air, encensait un
peu de la tête, faisant danser le pompon de laine rouge égayé sur son
front. Oui, c’était bien le Monarque, en vérité, un peu raide, redoutant
une chute.--Ah! péchère, quelle nuit il avait passée, comme il avait
claqué des dents!--Il avait changé son complet couleur d’or pour les
humbles braies qu’il mettait à la pêche et je ne sais quelle
souquenille, toute verdie dans le dos et dont les manches, rétrécies par
tant d’averses reçues, découvraient ses poignets jusqu’à mi-coude. Mais
son vaste feutre, qu’il avait conservé, lui donnait malgré tout l’air
espagnol et cavalier, mais il était mince, et long, et souple, et
déhanché, mais il avait l’air d’une bravade, d’une bravade vivante,
tandis qu’il songeait: «Nom de Dieu! Pourvu que je n’aie pas la
colique!», et qu’il changeait ses rênes, de la main droite à la main
gauche, de la main gauche à la main droite,--c’était environ tout ce
qu’il se rappelait de ses anciennes leçons au manège du quartier
d’artillerie, à Nîmes,--pour se donner l’air dégagé. Durant toute sa
longue et douloureuse insomnie, c’était un problème qu’il avait agité
dans sa tête de savoir s’il devait monter à cheval devant l’automobile,
ou dans la cour même du mazet de Racamond. Dans la cour du mazet, cela
lui faisait un bon kilomètre de plus, mais on ne le verrait pas
enfourcher! Il aimait mieux ça, qu’on ne le vît pas enfourcher: après,
si ça allait, eh bien, cela irait mieux!

Et son feutre brandi traça dans l’air, au-dessus de sa tête, un accent
circonflexe.

--Messieurs, dit-il, je regrette de vous précéder: vous irez bien
lentement! Mais vous comprenez bien, n’est-ce pas, que c’est moi qui
dois régler l’allure.

C’était encore là une chose à quoi il avait longuement pensé. S’il
prenait les devants, on le verrait mieux, de l’automobile, on le verrait
tout le temps. On verrait, il laisserait voir qu’il n’était pas un
cavalier bien exercé. Mais, s’il accompagnait la voiture, cette
bougresse avait une telle habitude d’aller vite! Et Pie Douze voudrait
certainement la suivre: que c’est la manie des chevaux, pas moins, de ne
pas vouloir se laisser dépasser! Le Monarque répugnait aux grandes
allures. Voilà pourquoi il avait pris ce parti.

Il alla se placer à cent mètres puis se retourna:

--Lentement, n’est-ce pas, messieurs, lentement!

Et, cependant, résolu à tout, comme s’il se précipitait dans un abîme,
il partit au petit trot, pressant doucement sa bête avec le côté du pied
et non pas du talon, parce qu’il avait des éperons. Ses éperons, ses
vieux éperons du régiment, comme il avait hésité avant de prendre le
courage, le courage héroïque et désespéré de les fixer à ses vieux
souliers! Mais il était le Monarque, il n’était pas un autre! Il était
toujours séduit, entraîné, ravi par le côté extérieur des choses, par la
mise en scène, le théâtre. Il était un cavalier, aujourd’hui, hein? Donc
il devait avoir des éperons. Il avait passé une heure à en limer les
molettes, il en avait fait une apparence, une imitation, une blague
d’éperons. Mais tout de même, tout de même, il en avait encore peur! Il
n’aimait pas se rappeler qu’il les avait, et il se disait pourtant: «Je
vais me faire attraper du mal, si j’oublie que je les ai.»

Et cependant Pie Douze allait. Il allait, de ce petit trot assez vite et
heureusement doux qu’ont les bêtes souples de sa race. Il était de son
pays; il avait du sang et de la philosophie, il ne se foulait pas, mais
il ne se fatiguait pas, et il allait. Le Monarque s’appuyait au
troussequin de la selle, qui était assez haut et comme mauresque, et
songeait, avec un étonnement ingénu: «Mais je tiens dessus, je tiens
dessus, je tiens dessus!» Ces paroles lui paraissaient s’élever du sol
même de la route, avec le bruit des fers: «Je tiens dessus, je tiens
dessus, je tiens dessus.» Il éprouva cette ivresse légère que donne le
sang secoué par les premières minutes de la course. Puis il remit son
cheval au pas.

Ils traversèrent Gissac, Eygurande, Maillezargues, Combarelle,
Villeneuve, et les gens s’étonnaient de ce cortège étrange: un cavalier
qui ne se pressait point, et, derrière lui, cette automobile qui faisait
la tortue. On n’était pas encore à la moitié de la première étape, ce
Montbrul qui, dans l’esprit du Monarque, maintenant un peu obscurci,
paraissait reculer dans un lointain fabuleux, devenir une ville
imaginaire, un impossible lieu de repos, de fraîcheur, d’immobilité,
comme on n’en peut voir qu’en rêve ou bien... ou bien quand on est mort.
Maintenant, il réfléchissait: «Que c’est long, que c’est long, cette
route. Je vais claquer, claquer, claquer! Ou bien ce sera le cheval. Ou
bien nous deux!» Le cheval tenait bon, pourtant. Il paraissait
comprendre ce qu’on lui demandait, il se mettait de lui-même au pas ou à
une allure plus vive. Mais le Monarque commençait à éprouver, tout le
long des muscles de la cuisse, d’intolérables douleurs. Au pas, il
souhaitait le trot. Au trot, comme un homme à qui on tire les nerfs, un
à un, avec des tenailles, il aspirait au moment où ça finirait, ces
horribles secousses. Et puis survenaient, sans qu’il sût comment, des
minutes bienheureuses de complète insensibilité. Et alors le chant
bruissait de nouveau à ses oreilles, ce chant qui semblait sortir
maintenant, immense et fatidique, des oliviers, des prés, des vignes,
des froments verts: «Je me tiens dessus, je me tiens dessus, je me tiens
dessus!» Il avait la figure tirée, la bouche amère, les paupières
rougies par le vent et le sable, les yeux qui papillotaient comme un qui
va mourir. Et Pie Douze allongeait les jambes.

Aux Calmettes, au sommet de la grande causse, il entendit qu’on
l’appelait de l’automobile, et il lui parut que quelqu’un arrêtait son
cheval. C’était lui-même qui avait tiré sur les rênes, mais il ne s’en
était pas douté. On allait casser une croûte, on avait faim, dans
l’automobile! Et les automobilistes étendaient les bras, comme s’ils
étaient fatigués, les pauvres, comme s’ils étaient fatigués! Sorti de sa
torpeur le Monarque ricana. Il vit Malavial qui lui offrait la main avec
une sorte de respect. Alors il déjamba, pesa lourdement du pied gauche
sur l’étrier et s’abattit presque sur la route. Mais ce repos lui fit du
bien. Il mangea presque sans parler, il but du vin blanc, du café, du
cognac. Ce fut lui, au bout d’une demi-heure, qui se leva en disant,
d’un air un peu égaré: «En route, messieurs, en route!» Il ne savait
plus où il en était. A cheval, c’étaient les cuisses qui le faisaient
souffrir; debout, il éprouvait aux reins, et jusque dans les épaules,
une effroyable lourdeur. Sans fausse honte, il se servit d’une borne
pour se remettre en selle. Jamais il ne sut comment il parvint à
Montbrul. Il regardait peiner, trotter, martyriser un autre. C’était à
la fois désagréable et indifférent. C’était aussi très curieux. Il était
aliéné.

Et à Montbrul, on déjeuna!

D’abord, le Monarque n’avait pas faim. Un lit, un lit, est-ce qu’on ne
pourrait pas lui donner un lit? Au lieu de ça, il entendit une voix qui
lui disait: «Qu’est-ce que vous prenez?» Et il répondit, par habitude:
«Une absinthe!» Il la but d’un trait, se versa encore deux verres d’eau
par là-dessus et, alors, se mit à faire des recommandations pour Pie
Douze, d’une voix égale et blanche. Puis, se redressant sur sa chaise,
il prononça, d’une voix un peu faible, mais égale et calme:

--Mon commandant, vous avez dû bien vous ennuyer!

Et l’autre, l’autre qui ne savait pas tout ce qui s’était passé dans la
tête, dans le cœur, dans le corps et les reins suppliciés du Monarque,
fut cependant ému, sans savoir pourquoi...

Il y eut du champagne, il y eut des plats fins, il y eut des toasts,
portés galamment, et le Monarque tint tête, il parla, il discourut, il
s’éleva au-dessus de lui-même. Dans son cerveau enthousiaste, il se
voyait déjà rentré chez lui, il ne craignait plus, il méprisait sa
guenille. Quoi! Est-ce que la moitié de la route n’était pas faite? Si
Pie Douze tenait le coup, lui, il le tiendrait. Il se sentait puissant,
délivré de son poids, impavide. Après le café, ses yeux brillaient, il
voulut se lever. Ses compagnons eurent presque peur, à l’entendre crier.
Car il cria, le pauvre homme, en portant la main à ses lombes
douloureux. Tous ses muscles, à cette heure, lui paraissaient tordus,
enchevêtrés, liés ensemble. C’était épouvantable, atroce, écrasant.

--La courbature, hein? demanda le lieutenant Malavial, d’un air de pitié
sincère.

--La courbature! répliqua le Monarque, intrépidement, ça ne me connaît
pas, la courbature! Une petite douleur de ventre: j’y suis assez sujet,
après le repas... Le temps de passer chez le pharmacien, et je suis à
vous.

Il sortit, parfaitement droit, parfaitement beau. Mais, hors de la vue
de ses bourreaux, il n’avança plus que courbé en deux et montra à M.
Cazalès, le pharmacien, une figure ravagée, une figure effrayante, la
figure qu’il aurait un jour, quand il serait bien vieux, à sa dernière
maladie.

--Cazalès, dit-il, Cazalès, vous me connaissez. Vous allez me donner
tout de suite une injection de morphine!

--Et l’ordonnance? fit le pharmacien, interdit. On ne donne pas de
morphine, on ne donne pas d’injection de morphine sans ordonnance!

Le Monarque avait déjà enlevé sa veste. Il prit Cazalès à la gorge.

--Si tu ne me donnes pas une injection de morphine tout de suite,
entends-tu, je t’étrangle, là, tout de suite, devant tes bocaux!

Dix minutes plus tard, la drogue redoutable et magique avait produit son
effet. Le Monarque ne sentait plus rien, le Monarque avait la tête dans
les nues, il chantonnait, il riait aux anges. Il s’était coupé une
baguette de noisetier, il montait à cheval et poussait Pie Douze à côté
de l’automobile.

--Ne ferons-nous pas la conversation? dit-il. La route est si longue!

Et, trois heures durant, il parla. Pie Douze résistait, lui aussi, à
l’épreuve. A la fin, toutefois, il devint plus lourd et plus mou, entre
les jambes de son cavalier. Aux Calmettes, il fallut le faire reposer,
le frictionner, lui donner de l’avoine et du sucre. Mais, quand il
sentit l’air du pays, quand il passa les ponts de Gers, entre les deux
Gardons, il leva les naseaux vers le rouge soleil couchant, aspira
l’air, hennit légèrement, et partit au galop. Le Monarque chancela sur
sa selle.

--Eh bien, cria-t-il, eh bien?...

Mais il était ivre encore, inconscient, sûr de lui. Il reprit son
assiette et s’abandonna. L’automobile, derrière son dos, hâta sa marche.
Du galop de chasse, le cheval, excité par ce bruit, passa au galop de
course. Le Monarque chancela encore et empoigna la crinière. Hourra!
Hourra! Il arriverait, il arriverait! C’était la fin, c’était le but,
c’était la victoire! Le Monarque, devant la porte fermée du mazet
Racamond, sauta de sa selle, sans aide, d’un seul mouvement. Il fut
étonné de sentir ployer sous lui ses jambes tremblantes.

--A demain, messieurs, dit-il de sa belle voix. Vous savez que nous
devons recommencer encore une fois.

A neuf heures, Touloumès, Bécougnan, Peyras et tous les autres étaient
au cercle, en train de prendre leur café. La porte s’ouvrit et le
Monarque entra, soutenu par madame Emma. Le poison qu’il avait pris ne
courait plus dans ses veines, il vacillait, chacun de ses pas lui
déchirait les nerfs, il éprouvait dans la région du cœur comme la piqûre
d’invisibles aiguilles. Mais ses yeux resplendissaient.

--Il a voulu venir, expliqua madame Emma en étendant les mains pour
s’excuser. Je voulais le coucher, lui mettre des cataplasmes... Si vous
voyiez!... Mais il a voulu venir.

Le Monarque s’assit péniblement.

--Écoutez, dit-il d’un air fier: je n’avais pas voulu vous le dire,
parce que... parce que je croyais bien que je ne pourrais pas le faire.
Mais _je peux_ le faire. Et, boun diou! on va c...ner les Parisiens!

                   *       *       *       *       *

La nuit qui suivit sa victoire, le Monarque dormit profondément. Par
instants, un peu de sueur lui venait au front: un coup de fièvre qui
passait, la revanche de ses muscles molestés, de tout son sang brûlé par
la grande fatigue. Alors, il se retournait dans son lit, mais sans
conscience, anéanti; et madame Emma, qui le veillait, essuyait doucement
ses cheveux humides. Il lui avait dit: «A cinq heures et demie,
réveille-moi, masse-moi, fais ce que tu voudras: mais, coûte que coûte,
il faut que je reparte. Je n’ai plus qu’une fois à le faire, pour
gagner! Et, puisque je l’ai déjà fait une fois...» Et il avait dit cela
d’une voix cassée, grelottante, puérile et vieillie tout à la fois,
parce qu’il n’en pouvait plus: mais, avec tant de confiance! Car c’était
son imagination toujours qui le traînait; quand il avait pensé une
chose, c’est comme si elle était réalisée; toute sa vie, comme ça, il
avait vécu en avant de deux ou trois jours...

Emma était obéissante. A l’heure qu’il fallait, elle le réveilla. Le
Monarque se mit sur son séant et poussa un cri de douleur. Son corps
n’avait plus d’articulations, il était comme une planche, une planche
raide, sans charnière, en bois très dur. Et, tout de suite, le dégoût
lui vint, un dégoût immense, insurmontable. Il vit la route, et il
l’avait déjà faite, et elle était longue, rude, odieuse, douloureuse,
cruelle. Pourquoi la recommencer? Il avait montré sa force, une force
qu’il ne croyait même pas posséder, il faut dire. Donc il pouvait
renoncer; maintenant, on ne rirait pas! Le pari? Eh bien! il avait gagné
une fois, perdu une fois: il n’avait rien à payer, on était quitte. Et,
durant que madame Emma frottait d’eau-de-vie ses pauvres reins malades
et broyait une chandelle ailleurs, un peu plus bas, il dit avec un
soupir:

--Tu vas aller les trouver, ces Parisiens, tu leur diras... tu leur
diras ce que tu voudras, que je suis malade, que c’est remis à une autre
fois, à l’année prochaine!

A ce moment même les sabots de toute une cavalerie retentirent sur la
route. Un galop impétueux, triomphal, insolent, lointain d’abord, et
puis plus près, et puis devant la porte. Halte! Et plus rien que les
ongles ferrés de bêtes impatientes qui frappaient le caillou. Racamond
entra.

--Monarque, dit-il, presque respectueusement, je t’amène Pie Douze...
Pas la peine que tu viennes jusque chez moi pour le monter, il faut
épargner tes forces, Monarque!

Et, dans l’air encore pâle du grand matin, les trois fils Racamond
parurent derrière leur père: bottés, éperonnés, le chapeau en bataille,
un fouet court à la main.

--Nous te ferons un bout de conduite, Monarque, nous t’accompagnerons à
cheval pour te faire honneur.

Et le Monarque tomba sur une chaise de paille, au chevet de son lit,
effondré. Il n’avait pas pensé à ça, il n’avait pas pensé que tout le
pays, maintenant, tout le pays l’attendait, pour le voir passer, pour
l’applaudir, pour être là enfin: participer à l’aventure, et parler de
l’aventure, et vanter l’aventure!

--Racamond, dit-il avec modestie, c’est ton cheval, ce n’est pas le
mien... Je ne veux pas qu’il arrive malheur à ton cheval.

--Il est bon, dit Racamond d’un air convaincu, il est bon, ne crains
rien.

Il ajouta même, généreusement:

--Tout ce que je te demande, c’est de ne pas le crever avant
l’arrivée... C’est pour le pays, bouffre!

Et le Monarque, prisonnier de l’enthousiasme qu’il avait déchaîné, monta
sur Pie Douze: Racamond lui-même, le riche, lui tint l’étrier! Pie Douze
était frais étrillé, fringant, luisant, pimpant, il secouait à ses
oreilles des pompons de laine rouge tout neufs. Et, devant lui, derrière
lui, autour de lui, il y avait tout l’Espélunque, les huit cents
habitants de l’Espélunque, debout, habillés, pressés pour le regarder
partir. Bécougnan et Touloumès l’embrassèrent. Cazevieille fit plus: il
ôta son chapeau, demeura, le front chauve offert au vent du matin, comme
en vénération. Et Peyras lui remit une cravache neuve, à poignée
d’argent: «Don du Cercle Socialiste, fit-il. On mettra l’inscription à
ton retour, Monarque!»

                   *       *       *       *       *

On entendit le ronflement de l’automobile.

--Messieurs, demanda le Monarque galamment, avez-vous bien dormi?

Les trois étrangers regardaient cette foule, sans comprendre.

--Quels sont ces cavaliers? demanda enfin Malavial.

--Mes amis! répondit le Monarque: la cavalerie de l’Espélunque. Vous en
verrez d’autres, si je ne me trompe.

Il ne mentait pas. De tous les points de l’horizon, à mesure qu’on monta
vers les Calmettes, des escadrons se précipitaient. On savait. La
nouvelle avait couru toute la nuit; on avait réveillé les gens. Derrière
le Monarque, éperdu d’orgueil, étourdi de fatigue, ivre des cris qu’il
entendait, ce furent bientôt vingt chevaux, et puis cinquante, et puis
cent, qui piétinaient, qui trottaient, qui se remettaient au pas, selon
ses allures à lui leur chef, à lui leur maître! Des laboureurs
dételèrent leur charrue, montèrent à cru sur les lourds étalons. Des
femmes, des vieillards, des enfants, des hommes, suivirent en charrette.
On rencontra la voiture du docteur Destenave, de Vézenobres. Il ne
connaissait pas la nouvelle encore, le docteur. Il crut qu’il y avait eu
quelque part un grand malheur, un vaste incendie, un désastre, la
guerre: car on eût dit d’une émigration. Mais, quand il sut de quoi il
s’agissait, lui aussi, il suivit le monde: le petit tendelet en toile
rayée rouge et blanc qui ombrageait sa calèche avait l’air d’un drapeau.
Parfois, des cavaliers lâchaient pied; parfois, il en venait d’autres.
Dans les villages, on battait des mains, on se mettait aux fenêtres; et
le Monarque, un poing sur la hanche, les étriers en dehors, saluait, la
face grande.

Aux Calmettes, il y a trois jeunes gens et un vieux troupier,
Pourcherol, qui ont fait une «école de clairons». L’école de clairons
sonna. Et le maire offrit un casse-croûte d’honneur. M. d’Amblevade qui
habite tout près, vint voir le cheval et donna des conseils. Quelqu’un
cria: «Vive la République!» Il répondit: «Vive la France!» et serra la
main du Monarque. Cela fut jugé très bien.

Ce fut un régiment de cavalerie, ce fut une armée de piétons qui parvint
à Montbrul, et quatre gendarmes, à cheval aussi, naturellement,
escortèrent cette grande foule depuis les limites de la commune jusqu’à
la grand’place où on avait dressé des tables, parce qu’il y allait avoir
un banquet. Et il y eut un banquet, où le Monarque était à la table
d’honneur, avec le maire de Montbrul à sa droite et le lieutenant de
vaisseau Malavial à sa gauche. Au champagne, le maire porta la santé de
M. Bonnafoux, «le héros de l’hippisme méridional». Le Monarque répondit
par un toast à la marine française. On entendit sa belle voix; on
n’entendit pas ses paroles. Tout le temps qu’il se tint debout, ce ne
fut qu’une acclamation. Et, tout à coup, marchant à travers les tables,
on vit s’approcher une jeune femme, les joues roses, les yeux ardents,
le sein soulevé, qui tenait un enfant dans les bras. Elle l’éleva
au-dessus de sa tête; et le petit, qui n’avait sur son corps douillet
qu’une chemise de flanelle violette, ravi d’être juché si haut, agitait
ses cuisses nues. «Regarde-le bien, dit sa mère, regarde-le bien! C’est
le Monarque de l’Espélunque. Quand tu seras grand, petit, tu pourras
dire que tu l’as vu!» Des jeunes gens et de belles filles, s’étant
glissés dans l’écurie dévastèrent la crinière de Pie Douze, et sa queue,
pour garder un souvenir de cette bête fameuse.

Quand le Monarque se leva de table, il chancelait. C’était trop; tant de
soleil, tant de fatigue, et la gloire! Mais nul ne s’en aperçut. Quatre
jeunes hommes l’avaient enlevé dans leurs bras tendus, assis sur leurs
épaules. Il n’eut qu’à descendre de ce pavois sur son cheval, et il s’y
retrouva comme sur un trône, au-dessus de la foule, maintenant
silencieuse, tant elle était émue. Il salua, et, les reins lourds,
tourna la tête de Pie Douze vers l’Espélunque. Alors, ce peuple
transporté retrouva la voix: «Adieu, va, Monarque, adieu!» Les femmes
criaient: «Bénie soit la mère qui t’enfanta!»

Il n’en pouvait plus, pourtant. Sa fatigue le soûlait bien plus que le
champagne et cette faveur inouïe qui le poussait comme un aiguillon
sanglant. Il sautait du pas au trot, du trot au pas, sans plus trouver
jamais une seconde l’oubli de son corps, qu’il aurait voulu jeter comme
on arrache une dent. Et quelqu’un cria: «Il va tomber!» Il avait lâché
les rênes et, regardant sans rien voir, les yeux ternis, se laissa choir
dans les mains qui se tendaient. On le coucha sur un côté de la route;
mille soins désordonnés manquèrent le faire mourir. Et il songeait: «Ils
vont me mettre dans une de leurs voitures. Ils feront bien. J’en ai
assez.» Un quart d’heure après, il s’entendit crier: «Ça va mieux, eh!
Monarque! C’est passé. Tu peux remonter, maintenant!» Et on le remit sur
son cheval. C’est ainsi que, victime héroïque de lui-même et de ses
compatriotes, il acheva sa route. De tout ce qu’il y a dans la nature,
il ne voyait plus que les bornes kilométriques.

A une lieue de l’Espélunque, il eut encore une faiblesse. La tête lui
tournait; il passa la main sur ses yeux: l’air lui parut tout plein de
mouches noires. Deux cavaliers tout frais, qui venaient d’arriver,
l’approchèrent, botte à botte, et lui mirent les mains sur les épaules.
Ce soutien lui fut comme une caresse. Puis, quelques minutes après, il
dit courageusement:

--Laissez-moi, je pourrai finir tout seul.

Il venait de penser au pari. Il voulait le gagner, le gagner sans qu’il
pût y avoir de dispute, n’est-ce pas? Mais il demanda à boire, à boire
de l’eau, comme un pauvre martyr.

Pie Douze hâta sa course. Il était couvert d’écume; ses tendons se
roidissaient. Mais c’était fini, pour lui aussi. Il hennit doucement, la
tête vers les fraîcheurs obscures de l’écurie. Et, brusquement, ce fut
la _Marseillaise_! Les cuivres de toutes les fanfares: celle de
Maillezargues, celles de Sommières, de Villeneuve, de Sébazac, de
Malaruc-en-Montagne; les cuivres de toutes les fanfares sonnaient la
_Marseillaise_! Un frissonnement de feuillage lui fit lever les yeux: il
passait sous un arc de triomphe: «A Juste Bonnafoux, honneur de la
Provence!» On lui avait dressé un arc de triomphe; c’était pour lui,
c’était pour lui, cette chose-là, cette verdure, ces fleurs, ce porche
de souverain. «Vive le Monarque! Vive Pie Douze!» Combien étaient-ils
venus là! Deux mille, trois mille, peut-être! Et c’était _son peuple_;
il était vraiment le Monarque. Il sentit qu’on l’arrêtait, qu’on le
tirait. Il s’abattit. Des gens le soutinrent, lui soufflant à la face
une haleine d’ail et de victoire.

Le lieutenant Malavial vint lui serrer la main. Il se laissa faire,
ébahi, la figure tirée, la bouche amère. Mais, comme celui qui l’avait
défié glissait un billet bleu entre ses doigts, il retrouva ce qu’il
fallait de force pour dire:

--C’était pour le plaisir, monsieur!

Pourtant, il mit le billet dans sa poche. Le lieutenant Malavial remonta
dans son automobile. On ricanait autour de lui; il était le vaincu; le
peuple est rarement pitoyable aux vaincus. Mieux valait s’en aller. Dans
l’ombre qui grandissait, le moteur hâta sa course. Quelques instants
plus tard, quelqu’un, dans l’automobile, prononça:

--Ça n’est pas seulement Tartarin, cet homme-là, c’est... c’est aussi
Don Quichotte!



X

L’ADIEU


Ce dernier exploit du Monarque, et le plus surprenant, il faut bien que
j’avoue n’y avoir point assisté. Je me trouvais bien loin de
l’Espélunque, alors. Nouvel Hérodote, j’ai dû me borner à en écrire
l’histoire sous la dictée du héros lui-même et de témoins dignes de foi,
si tant est qu’il soit permis d’employer ici cette expression:
Touloumès, Bécougnan, Cazevieille, Racamond, enfin tous les autres. Et
bien souvent, à cette heure, ils ne disent plus «le Monarque» mais
«notre Monarque». Ne voyez là, toutefois--la nuance a sa valeur--nul
signe de soumission ou d’obédience. Ils n’entendent exprimer ainsi
qu’une sorte de prétention à quelque vague et indivise propriété sur la
personne, de même que, pas bien loin, on dit «notre Tour Magne» ou «nos
Aliscamps». Le Monarque leur appartient, le Monarque est un phénomène
qu’ils sont fiers de montrer, quelque chose aussi comme un type
représentatif--je préférerais dire une caricature, mais glorieuse--de
toute la race. C’est ainsi qu’un Anglais ne serait guère flatté de
s’entendre dire qu’il ressemble absolument à John Bull: mais il admet
assez volontiers que tous les Anglais pris ensemble «sont» John Bull.
Pour que le Monarque continue de plaire, il est indispensable que l’on
puisse continuer à s’amuser de lui. Il ne faudrait pas qu’il se prît au
sérieux! Et justement il n’est pas impossible qu’après sa dernière
victoire, il ait manifesté cette inclination. Quand je le revis, il
parlait de sa propre personne sur un autre mode, il consentait encore à
rire des autres, mais, en riant, il s’oubliait trop. Je crois qu’on lui
en voulut, je crois--tant il est vrai que les hommes jalousent tout
semblant de supériorité chez leurs contemporains--qu’un noir complot se
trama contre lui. On ne le faisait plus causer, on le faisait «aller».
Cela fait une différence. Pour moi, qui voulais lui garder ma confiance
et mon admiration, je me disais: «Patience! Cela ne durera pas, il est
trop fin pour ne point s’apercevoir qu’on se moque de lui.» Il s’en
apercevait peut-être, mais il était trop heureux de se répandre et de
s’écouter. Comme les enfants, avec la même inconsciente perversité, il
était décidé à faire du bruit jusqu’au moment où on lui dirait:
«Tais-toi! Tu es insupportable.» Mais précisément on ne voulait pas le
lui dire, on préférait, pour s’en gausser, l’entretenir dans sa fatuité
funeste. Touloumès, Bécougnan, Falgarettes, Peyras, avaient entre eux
des conciliabules dont j’étais exclu. Il ne me fut pas difficile de
pressentir qu’ils méditaient «quelque chose». Mais quoi? On se méfiait
de mon indiscrétion et sans doute on n’avait pas tort: tout
historiographe finit par éprouver de la sympathie pour le sujet de son
étude: j’avais de la sympathie pour le Monarque, cela se voyait trop. Je
ne pus ni l’avertir, ni même intervenir en sa faveur: car je ne sus rien
qu’au moment même où le plan des conspirateurs éclata en sa présence, et
même alors je ne fus guère plus perspicace que lui: nous ne vîmes pas
venir le coup.

Mais quel art des préparations, quelle diplomatie pour amener la
conversation au point inévitable où le Monarque, séduit, tomberait dans
le piège! Qu’il eût gardé quelque rancune à Malvaize, le député de
Blanduze, qui n’avait su obtenir «un commandement» au lieutenant de
vaisseau Malavial, nul ne l’ignorait. Et voici que l’époque des
élections générales allait revenir. Les élections générales! Ce que le
Monarque aime le mieux dans l’existence: six semaines de joie, de luttes
oratoires grandioses, de parlotes au café, encore plus précieuses,
d’ivresse, de frairies et d’exaltation. On le mit donc sur les élections
générales. J’ai dit que le Monarque assumait, trop souvent, un ton
d’autorité. Il ne s’en départit point, discuta, avec abondance, «le cas
Malvaize», de Malvaize banni du parti socialiste unifié «pour avoir
accepté d’écrire un rapport favorable sur cette concession de mines dans
les colonies, vous savez!» Il devenait ennuyeux, le Monarque, et j’en
souffrais. C’est alors que Touloumès, astucieux, suggéra:

--C’est une chose que nous n’avions pas encore voulu te dire, Monarque:
mais si tu te présentais contre lui? Nous ferions un comité. Oui, nous
tous, Monarque, un beau comité. Quelle campagne tu ferais!

Et j’eus peur, je vous assure, j’eus bien peur. On voulait le faire
tomber dans un traquenard, jouir, six semaines durant, de
l’effervescence de ses espoirs, des exaspérations de sa vanité, de la
grandiloquence de ses discours. Car lui donner une voix, une seule, non
pas! On aime à rire, mais on connaît ses intérêts. C’était même le sel
le plus piquant de la plaisanterie, qu’il n’eût pas une voix, à la fin!
Je me demandais avec inquiétude: «Qu’est-ce qu’il va répondre, bon Dieu,
qu’est-ce qu’il va répondre?...» Car vous le connaissez bien,
maintenant, j’espère? Vous savez que seuls, des gens du Nord, mal
habitués, pourraient s’imaginer qu’il est un peu fou, alors qu’il n’est
point, dans sa cervelle pourtant toujours bourdonnante, un seul grain de
folie; mais seulement de l’imagination. Il aime à se représenter les
choses qui ne sont pas encore, à en faire une histoire où tout est bien,
où tout finit bien, à sa guise et à son caprice, naturellement,
puisqu’il n’y met que ce qu’il veut. Et c’était si beau à bâtir, ce
conte-là, dont on le tentait! Il était si capable de dire «oui»,
songeant comme tant d’autres fois: «Ce n’est pas arrivé, ça n’arrivera
jamais. Ce n’est qu’une chose qu’on raconte, ce soir, entre soi, pour la
gloire et pour le plaisir. Demain on n’y pensera plus.» Et alors de
s’engager, sans le vouloir, comme toujours, car demain les autres y
penseraient encore, et lui, le pauvre Monarque, ayant dit «oui», ne
saurait pas dire «non»!

Je m’attendais donc à tout, à tout, je vous assure: à de la modestie,
qui serait de la fausse et dangereuse modestie, à un délire oratoire,
qui serait du verbiage, à de la gratitude envers ses bourreaux, qui
serait affreuse!--je m’attendais à tout, excepté à l’événement: le
Monarque n’eut même pas l’air d’entendre!

Ce fut un nouveau Monarque--où l’on continuait cependant de distinguer
l’ancien, car il s’agissait toujours d’un rôle!--mais d’un rôle qui
l’amusait d’autant plus que jamais encore il ne l’avait joué, d’un rôle
«en dedans», non plus en dehors, tout en mesure, en réticences, en
silences, pour arriver à décliner galamment ce qu’on lui offrait, sans y
toucher, sans se compromettre, sans se diminuer. Il n’eut même pas l’air
d’entendre, je vous le répète! Il faudrait, pour reproduire son adroite
et délicate allocution, toute la dignité décente du discours indirect,
tel que seuls les grands Latins le surent pratiquer: «Que Malvaize,
après tout, était l’homme du pays, qu’il en connaissait les habitudes,
qu’il n’était plus, de nos jours, question de grande politique, pour
laquelle il faut un homme au-dessus du commun, mais seulement
d’avantages particuliers à obtenir pour des particuliers. Car, au
général, a-t-on quelque chose à désirer, depuis vingt ans, depuis
quarante ans, depuis l’Empire? Si on est des ouvriers, c’est possible.
Mais on n’est pas des ouvriers, à l’Espélunque, on est des
propriétaires, on a des vignes, des prés, sa maison. Alors que peut-on
souhaiter? Des faveurs, des indemnités, des places pour les enfants...
«Est-ce que vous n’êtes pas des bouilleurs de cru, est-ce que le
privilège des bouilleurs n’est pas un avantage donné au Nord sur le
Midi, est-ce que vous ne pouvez pas brûler dans l’alambic tout le marc
de vos vendanges, le boire chez vous, sans rien payer, et même le sortir
ensuite pour le vendre en douceur, dans le pays, sans qu’on vous embête?
Qu’est-ce qui vous manque, allons?» Et le Monarque répéta son mot, dont
il était fier: «Je veux bien qu’on parle des réformes, mais je ne veux
pas qu’on les fasse!» Et pour tout ça, est-ce que Malvaize n’était pas
l’homme indiqué?

Les autres courbaient la tête. Ils la courbaient parce que leur coup
n’avait pas réussi, ils le courbaient se sentant percés à jour, et aussi
parce que, dévoilés de la sorte, les petits motifs terre-à-terre de ce
qu’ils appellent leurs opinions politiques les humiliaient un peu. Ils
songeaient: «Si tu en avais, toi, des vignes, si tu l’étais toi-même,
bouilleur, tu ne parlerais pas si clair! C’est vrai, tout ça, c’est
vrai. Mais ça n’est pas à dire!» Touloumès pourtant osa élever la voix:

--Monarque, fit-il, ça n’empêche pas que toi-même, tout à l’heure, tu ne
le cachais pas, que Malvaize a été exclu du parti socialiste unifié...

--Ça te fait quelque chose? lui siffla le Monarque au nez. Essaye donc
de le dire, que ça te fait quelque chose? Tu es comme tout le monde, tu
t’en f... Il n’est plus unifié? Alors il sera indépendant. Socialiste
indépendant: ça sonne mieux.

Il réfléchit une petite seconde, et ajouta:

--C’est même meilleur, pour décrocher un ministère!

Peyras avait l’esprit lent. C’est pourquoi il eut l’imprudence
d’insister:

--Mais toi, Monarque, alors, toi, tu ne veux rien?

--Si! dit le Monarque.

Tous respirèrent; et il se regardaient, pleins d’espoir. Le Monarque
souhaitait quelque chose; donc il y avait toujours moyen de le faire
aller.

--Quoi? firent-ils.

Le Monarque leur jeta un coup d’œil circulaire, dominateur,
impérieux--et profondément ironique.

--Je veux, dit-il, je veux...

Il eut l’air d’hésiter, comme saisi d’épouvante devant un rêve démesuré.

--Parle, Monarque, parle!

--Je veux, fit-il en mettant sa main devant sa bouche comme pour arrêter
l’expression de cet âpre désir... je veux le prix Nobel!

Ce fut le silence. Ils n’avaient pas pensé à ça; ils étaient écrasés. Le
prix Nobel, c’était trop loin; le prix Nobel, ils ne savaient pas
comment ça s’attrape. Le Monarque s’en alla d’un air de dédain,
victorieux.

                   *       *       *       *       *

Quelques jours après, je quittai l’Espélunque. Le Tiennou mit ma légère
valise sur une brouette, pour ne pas se fatiguer, et descendit bien
doucement vers la gare. Je le suivais à quelques pas, et le Monarque me
fit la conduite, parce qu’il m’aimait. Il était un peu mélancolique.
Cela ne m’étonna point: il aime se donner des airs. Je partais: il
prenait l’air triste. Telle fut ma supposition. Elle n’était point tout
à fait sans fondement, mais pourtant ce n’était pas tout.

--Je reviendrai, lui dis-je, on est de revue!

Il courba le dos davantage encore.

--Vous me verrez plus vieux! fit-il. Les gens comme moi ne devraient pas
vieillir. Quelquefois, voyez-vous, quelquefois, quand je ne cause pas,
je m’imagine ce que je serai, de quoi j’aurai l’air, bientôt: oh! rien
de bon, rien de beau! Le Monarque avec des cheveux blancs, est-ce qu’il
a le droit d’être le Monarque? C’est comme un ténor qui a perdu la voix.
Pire! comme un enfant à qui l’on dit: «Tu es grand, maintenant, ce n’est
plus le temps de jouer, travaille!» Et moi j’ai joué, je n’ai jamais
fait que jouer toute ma vie, je ne sais que ça. Mais si j’allais ne plus
savoir? Quand on prend de l’âge, le jeu n’amuse plus, on n’invente plus,
on ne trouve plus. Je ferai mes anciennes grimaces: elles m’attristeront
moi-même, elles attristeront encore bien plus les autres... Dans le
temps, pour nos anciens, il y avait des jeux qui duraient, qui étaient
grands, qu’on prenait au sérieux: la guerre, tenez, la guerre! On
s’embarquait dans des choses folles, on s’en tirait, comme je me tire de
mes imaginations, par d’autres imaginations, par de l’aplomb, par du
courage qui servait, tandis que j’en ai eu, tout de même, hein? tout de
même, du courage, mais pour ne servir à rien. Et quand c’était fini, à
l’heure de la retraite, on n’était pas interrompu, quand on blaguait:
parce que les gens savaient qu’on avait fait les choses pour de vrai, au
lieu «d’y faire»... Allons, voilà votre train... Tiennou, mets la valise
dans ce compartiment. Adieu, monsieur, adieu!...

Il avait salué, de son beau geste. Le train partit. Me penchant par la
portière, j’aperçus une dernière fois le Monarque. Il tournait, le long
du Gardon, vers le coin où sont les carriers. Les grondements de la
machine ne purent m’empêcher tout à fait d’entendre: il chantait!

    Tout n’est dans ce bas monde
        Qu’un jeu, qu’un jeu!

... Les soucis du Monarque ne durent jamais bien longtemps.



CEUX DU NORD



LE FÉLIBRE DU NORD


Nous fûmes de longues années, au café Jean, qui est rue de la Gare, à
Lille, avant de savoir pourquoi Justus Vandermeersch-Podocius s’était
fait félibre. Il me paraît inutile, je pense, d’insister sur ce point
que Vandermeersch-Podocius indique des origines incontestablement
flamandes. M. Vandermeersch signifie M. Desmarais, et pour Podocius, on
n’en sait plus rien du tout: ça remonte sans doute à l’époque savante où
nous autres septentrionaux nous latinisions nos noms de famille; et je
ne sais pas le latin. Vandermeersch-Podocius, qui est un homme d’une
fréquentation plaisante, comme nous parlons à Lille, a coutume
d’affirmer que l’union de ces deux patronymiques prouve qu’il est d’une
grande famille: car, disait-il, ça n’est que quand on est beaucoup
d’enfants des mêmes père et mère qu’on est obligé de s’allonger sur deux
noms pour se faire reconnaître. Comme vous voyez, c’est une plaisanterie
très spirituelle, et du genre philosophique. C’est qu’il a toutes les
bonnes qualités de notre race: facilement hilare, mais raisonnable;
passionné, mais réfléchi. Comme lui, tous, plus ou moins, nous avons
l’air de bons enfants qui se mettent les doigts dans les oreilles pour
apprendre leur leçon. Tout à coup on les retire: alors c’est la
récréation. Nous savons nous amuser. Les gens du Midi, les Parisiens,
ils blaguent: ce n’est pas la même chose; pour le plaisir, c’est bien
inférieur!

Voilà pourquoi nous étions choqués que Vandermeersch-Podocius se fût
fait félibre. Ce n’est pas patriotique. Bien sûr, il faut être d’une
société, c’est nécessaire. La différence entre les hommes et les femmes,
c’est que les hommes sont d’une société; les femmes sont d’une
confrérie: il y a les Rosati. Pourquoi Vandermeersch-Podocius ne
s’était-il pas mis Rosati? Et il est né à Verlinghem: il pouvait se
mettre des Enfants de Verlinghem. Tandis que félibre, outre que c’est
malhonnête pour le Nord, il n’y a pas de félibres à Lille; alors, on ne
peut pas se réunir. Je sais bien que Justus parle toutes les langues,
parce qu’ayant été obligé d’apprendre le français pour son commerce--il
voyage pour les Cammaërt, la grande peignerie de laines--il a trouvé que
c’était très facile de continuer; tout de même, ce n’est pas une raison.

Mais, l’autre soir, il nous a donné son motif.

--C’est quand j’ai été amoureux, nous a-t-il dit, et d’abord par
reconnaissance. Et puis, j’ai vu que c’était utile: c’est meilleur que
d’être maçon. Même maçon! Alors, pensez!

C’est à c’t’heure que nous comprîmes pourquoi il s’était laissé si
longtemps endêver là-dessus sans nous parler la vérité des vérités, même
pour rire; ici, vous pouvez croire qu’on n’est pas moins dégourdi
qu’ailleurs, et pas seulement les voyageurs de commerce, qui font du
volume parce qu’ils ont des occasions. Ça n’est pas un privilège: tous
on sait plus ou moins, dans le Nord, tout ça qu’il faut faire pour
parler aux garces; mais on n’en dit rien, c’est pas dans les mœurs.
Surtout quand on est marié, hein? Justus, il était marié. Pas
heureux, mais marié, c’est un fait. A preuve que quand madame
Vandermeersch-Podocius elle avait trop bradé à rien faire--prendre le
café--j’cause à madame de la porte en face, il disait: «Bon Dieu d’bon
Dieu! Heureusement qu’y a un jugement dernier! Et quand l’Ange du
mauvais endroit il sera en train de te dévider les boyaux sur son grand
sabre, moi je serai assis, pour regarder, à la droite de c’Père
Tout-Puissant»! Nous avons tous de la religion, donc, et le respect du
foyer. On est discret pour faire ses petits coups.

Ainsi ça n’était pas étonnant qu’il ait connu une enfant, Justus, mais
pour qu’il l’ait avoué, il faut que ce soir-là il ait été
extraordinairement communicatif. Entendons-nous: c’est-à-dire qu’il en a
parlé _un peu_, de cette petite, juste ce qu’il fallait pour l’histoire,
mais pas davantage, et nous n’avons jamais su ni son nom, ni son
adresse, ni rien du tout qui pût nous servir à la reconnaître. Elle
était blonde? C’est bien possible. Plutôt brune? Vous pouvez chercher.
Voilà son signalement; et maintenant, j’en suis sûr, vous la retrouverez
entre cinq cent mille, il n’y a pas à se tromper. En tout cas, vous en
savez autant que moi, car Justus nous dit seulement:

--Ça est une bonne chose, hein, d’avoir comme ça une petite amie pour
faire la promenade? On est assez bien content. Elle parle ce qu’elle
veut, tout le temps; on l’écoute pas; en la regardant on pense pas à
rien, on s’occupe à ses affaires, ça est comme une pipe, et ça est doux.
On s’en va par c’boulevard de la Liberté, où c’est tout plein partout
d’ces beaux hôtels, on traverse l’jardin Vauban, et après c’est la
promenade du Préfet, qu’on appelle, avec des montées, tu montes, des
descentes, tu descends, dans ces fossés des anciennes fortifications, et
avec ces bancs verts, aussi, où c’est qu’on se tient par la taille
pendant le jour, et qu’on fait tout ce qu’on veut, pour la fin du
compte, dès qu’il est tombé, le noir quart d’heure: les passants, sous
les arbres, il faudrait qu’ils regardent, pour vous voir, et personne il
a jamais regardé: ça n’est pas convenable, vous savez, de se gêner les
uns les autres.

»Quand je voulais aller promener comme ça, avec l’enfant, je lui
envoyais la veille un mot de lettre, pour lui dire où c’est l’endroit
qu’elle devait m’attendre, à cause que les courses, pour les affaires,
c’est rare si ça est chaque jour du même côté. Et puis voilà... Jamais
on peut savoir, une minute avant, les embêtements qui vont arriver:
parce que, si on le savait, ils arriveraient pas! Je venais de mettre à
cette grand’poste, place de la Préfecture, une carte où je lui disais:
«Demain, à six heures, on s’attendra à la Station du car M.» C’est un
bon endroit, cette station, et le nom, n’est-ce pas, ça prête à dire des
choses spirituelles.

»Eh bien, j’m’en retourne à mon chez-moi, après avoir mis c’papier dans
la boîte, et qu’est-ce qu’elle me dit, madame Vandermeersch:

»--Au jour de d’main, Justus, sur le coup d’six heures, comme ça, tu
pourrais pas m’attendre à la station du car M? Que je viendrai d’sortir
de voir ma sœur, tout près!

»Tout mon corps il est venu comme la peau d’un poulet plumé. Cette
petite, si elle me faisait signe, juste le moment que ma dame elle
arrive! Je crie:

»--Qu’est-ce que tu dis, madame Vandermeersch?

»Elle répond:

»--C’est pas extraordinaire, c’que j’dis!

»Ça était vrai. Ça était une fois son idée que j’l’attende, une idée
naturelle. Et au lieu de faire le fâché, je réponds bien tranquillement:

»--J’vas sortir une petite minute pour aller acheter le tabac.

»Je sors, ainsi! Je cours à cette grand’poste, j’étais fou, en songeant:
«La levée elle est pas faite, on m’rendra cette carte postale.»
L’premier employé que j’vois derrière un guichet, j’essaie d’lui parler
raison: il m’dévisage comme si j’serais un chien!

»--Ça me r’garde pas! il dit.

»--Et qui c’est qu’ça r’garde, alors?

»--Ça r’garde personne, il dit. C’est défendu de rendre les lettres!

»Ma chemise, elle était toute mouillée dans mon dos. Et on peut rien
faire à un homme qui est derrière un guichet. Je demande poliment:

»--Le receveur! monsieur le receveur! Je voudrais parler à monsieur le
receveur.

»--Oh! c’est bien, qu’il fait: si ça vous chante!

»Le receveur, il recevait dans un bureau. J’criai:

»--Monsieur le receveur, là, dans cette boîte, la boîte extérieure, y a
une lettre, une lettre que j’ai écrite... à une personne... Voilà le nom
de la personne, et il ne faut pas qu’elle la reçoive. Ça ferait un
malheur!

»Il me répondit, en haussant les épaules:

»--Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse? Un pli, du moment qu’il a
été mis à la boîte, devient la propriété du destinataire, de celui à qui
vous l’avez envoyé, si vous aimez mieux. C’est le _règlemeint_...

»--Monsieur...

»Il ouvrit la porte, ce sans-cœur! Il ouvrit la porte pour me mettre à
la porte!

»--C’est le règlemeint! je vous dis.

»Je le regardai. Il n’était pas du Nord, celui-là. Avec sa tête ronde,
sa petite moustache noire, ses yeux fendus en amande, couleur de
noisette brûlée, et puis son accent, son accent ridicule: encore un de
cette Provence, sûrement, hein? Tout le gouvernement, il est à eux! Et
pensez! C’est nous qui faisons les enfants, et c’est eux qui font les
fonctionnaires! Partout ils nous en mettent, chez nous, à Lille, à
Tourcoing, à Roubaix, à Seclin, à Lens. Partout, vous en trouvez
partout! Celui-là, je l’aurais tué. Mais à quoi ça aurait-il servi? A me
venger? Ça est bon de se venger, mais réussir, ça est encore mieux,
hein? Je me rappelai un des principes de ma profession: «Justus, tâche
de ne pas prendre le client à rebrousse-poil, tâche de lui plaire,
Justus!»

»Lui plaire? Et comment, lui plaire? «C’est le règlement», il disait, ce
moko, au lieu de m’écouter, c’est le règlement! Je t’en ficherai sur la
figure, moi, du _règlemeint_!... Tout à coup, l’inspiration m’est venue.
Je me suis rappelé Nîmes, le café Peloux, les Arènes, la tour Magne où
j’en avais tant vu en vendant des laines pour les Cammaërt, tant vu qui
lui ressemblaient!

»--_Siès pas du Gard?_ que je criai dans son patois.

»Il releva la tête.

»--Vous dites? fit-il.

»--_Disé: Siès pas du Gard?_ Êtes-vous du Gard?

»Il fit: «Oui, oui», et il avait l’air tout caché-perdu. Alors, je
continuai, dans son sale provençal, et je lui dis que moi aussi j’étais
du Gard et des environs de Nîmes, de la Calmette. Est-ce que je sais!

»Mais il m’a rendu ma lettre!

»Et depuis ce temps-là, nous sommes amis ensemble. Il croit toujours que
je suis du Gard, et comme il fait des vers, il a voulu que je me mette
félibre. Voilà pourquoi je suis félibre. Et cette chose-là, je vous
répète, ça servira aussi dans la politique, à Lille!»



LA JOURNÉE DE M. STUYVAERT


Tous les matins que fait le bon Dieu, M. Napoléon Stuyvaërt s’habille
pour aller à son bureau de la rue du Molinel, chez Dujardin-Verkinder,
où il est comptable. Il commence par ouvrir la fenêtre, non point pour
renouveler l’air, mais pour savoir s’il ne doit point passer un gilet de
chasse au-dessus de son gilet de flanelle, et au-dessous de sa chemise,
car il est frileux, un peu arthritique, et l’air de Lille est traître,
plein d’humidité, particulièrement aux changements de saison. Sa
toilette terminée, il descend dans la cuisine, et, ayant pris d’abord un
verre de genièvre, afin de chasser les mauvais effets du brouillard, il
boit son café au lait, qui chauffe sur le feu, en mangeant des tartines
de pain beurré. Sur les murs, les casseroles de cuivre rouge et de fer
étamé étincellent comme d’énormes joyaux; la lourde table, faite d’un
seul bloc de chêne et déjà passée au savon noir, caresse l’œil d’un
éclat laiteux; et les dossiers des chaises, le coffre même du moulin à
café, jusqu’au manche du cuir à polir les lames de couteaux ont été
frottés à la cire.

Ce jour-là, madame Stuyvaërt n’était point dans la cuisine. Son mari
s’en étonna d’abord: elle se levait toujours avant lui, pour que tout
fût bien en ordre. Mais, en général, elle assistait à son déjeuner. Puis
tout à coup M. Stuyvaërt pensa:

--Je suis bête! C’est samedi: elle lave déjà «dehiors».

Ayant donc, avec tranquillité, savouré la dernière goutte de son café au
lait, il endossa son pardessus, mit son chapeau et ouvrit la porte. Il
ne s’était point trompé: madame Stuyvaërt lavait dehors. Accroupie sur
le trottoir de cette petite rue de la banlieue lilloise, où les maisons,
toutes pareilles, allongeaient les briques rouges de leur étage unique,
avec une brosse, du savon et du sable, dont le reflet était un peu vert,
elle frottait les trois marches du seuil; et, comme c’est là une œuvre
d’art, son cœur était léger et ses yeux brillants. Elle cria tout de
suite:

--Ne bouge pas, Napoléion! Que tu ferais encore de ces saletés sous
l’porte. Attends que je mette mon tablier sus c’marche!

Mais Napoléon pensa que, malgré son poids, il pouvait prendre son élan
par-dessus l’obstacle que lui opposait la candeur vierge de ces degrés.
Il sauta donc, en écartant les bras, puis se retourna, la figure gaie,
parce que le verre de genièvre lui excitait encore un peu le sang. Ses
oreilles furent déconcertées d’entendre:

--Ces hommes, c’que c’est dégoûtant! J’tavais dit d’attendre que j’mette
mon tablier sus c’marche, Napoléion!

En sautant sur le trottoir mouillé, M. Stuyvaërt avait fait jaillir sur
le seuil immaculé quatre ou cinq petites gouttelettes de boue noirâtre.
Se sentant coupable, il prit le parti de s’en aller sans en demander
davantage, pour ne pas se faire d’histoires.

Il revint à six heures, ayant tout à fait oublié cet incident. Sa clef
grinça dans la serrure, et il entra. Le petit vestibule, dallé de cubes
en terre de Maubeuge, alternativement blancs et noirs, était, à cette
heure, complètement obscur, et il n’aperçut rien dans la cuisine que le
pot-au-feu, éclairé en dessous par la plaque rougie du fourneau. Il
cria:

--Où c’est qu’tu es, Élodie, à c’t’heure?...

--Ici, répondit-elle, dans c’salle à manger. J’n’ai point déjà fini
d’laver c’vitres!

Il entra dans la salle à manger, pièce qui ne servait que dans les
grandes circonstances, et plutôt comme parloir. Madame Stuyvaërt, montée
sur une échelle, lavait les carreaux de la fenêtre. Elle avait troussé
sa jupe autour de ses cuisses, avec une épingle de nourrice, pour s’en
faire une culotte, car elle avait de la modestie. Cela donna des idées à
son mari, qui lui pinça les mollets. Ce geste la fit sortir des soins
qui l’absorbaient, mais pour lui rappeler que les hommes n’ont point de
propreté.

--Jésus mon Dieu! dit-elle. Je suis sûre que tu n’as pas fait attention
en montant les marches!

M. Stuyvaërt n’avait pas fait attention. Il garda le silence. Élodie
descendit de son échelle, et, faisant sauter les patins qu’elle avait
aux pieds, alla, sur ses bas, avec une lampe, regarder le seuil.

--C’est c’que j’avais dit, fit-elle. Tu n’as pas plus de soin qu’un
cochon... qu’un cochon sur son fumier. Tout est à recommencer.

Et elle recommença...

Ils dînèrent tard, et il n’y eut à manger que le pot-au-feu, parce que,
le samedi, jour de nettoyage, on n’a pas le temps de faire des plats de
cuisine. Madame Stuyvaërt ne prononçait que des paroles sévères. Sa
besogne lui avait fait les bras rouges, les mains gercées; ses cheveux
blonds, par mèches défrisées, toutes droites, échappaient au peigne et
aux épingles; son visage était trop luisant. M. Stuyvaërt la regardait
sans plaisir, et restait muet.

Quand il eut terminé son repas, il se leva et reprit son pardessus.

--Où vas-tu, Napoléion? demanda sa femme.

--A ma société, dit-il. C’est demain la fête du Broquelet, et nous
allons à Esquermes, jouer une fantaisie sur les _Huguenots_.

--Tu prends ton saxophone?

--Non, répondit-il. Je sais ma partie.

Et, sans se laisser attendrir par cette sollicitude, il ajouta, l’air
maussade:

--Je vais à ma société parce que, à ma société, j’ai pas à regarder
toujours où c’est que j’marche!

--Tant mieux, répondit Élodie placidement: j’ai pas fini!

Le siège de la société de M. Stuyvaërt est à l’estaminet du «Temple de
Lucine», tenu par Philogone Delœil, au coin de la rue Royale et de la
rue Négrier. L’estaminet porte cette enseigne parce que l’épouse de
Philogone Delœil est sage-femme. Et, comme disent ses clientes, elle a
un joli nom pour compléter l’enseigne, ça donne confiance. M. Stuyvaërt
y retrouva, ce soir-là, Verdonck, Delemer, Tirlemont et tous les autres.
L’atmosphère était tiède, les chopes fraîches, et, après les chopes, on
fit du genièvre brûlé, avec des clous de girofle. M. Stuyvaërt, à mesure
que l’heure avançait, se sentait davantage à l’aise, heureux, épanoui.
Le genièvre lui chauffait l’estomac et la tête, et, quand il allumait sa
pipe à la couvette de cuivre clair, pleine de charbons ardents
recouverts de cendre, il songeait:

--Que la vie est bonne!... Qu’elle est bonne, quand il n’y a que des
hommes!

Mais il n’allait pas plus loin, sans méchanceté, presque sans rancune,
sachant qu’il y a aussi des femmes, et que cela est nécessaire.
Seulement, il faisait dans son esprit une comparaison entre la pluie et
le beau temps, et il préférait le beau temps... On écouta la lecture du
budget de la société, faite par le trésorier, on dressa le programme de
nouveaux morceaux à répéter, on fit une partie de piquet, puis une
autre, en buvant un nouveau bol de genièvre brûlé, et M. Stuyvaërt dit,
en étendant les jambes, voluptueusement:

--Ça ne peut pas durer toujours!

--Qu’est-ce qui ne peut pas durer toujours? demanda Delemer.

M. Stuyvaërt pensait au beau temps. Il était fini, l’heure venait de
s’aller coucher. Mais il n’en dit rien, étant très réservé sur les
affaires de son ménage. Ce sont des choses qui ne regardent personne. Il
répondit seulement:

--Le plaisir de votre compagnie.

Et, saluant, serrant des mains, il alluma une dernière pipe et partit.
Les tramways ne marchaient plus, il fit la route à pied, heureux de
sentir ses pas solitaires sonner sur les pavés. Il se sentait généreux,
bienveillant, amène, malgré tout. Ça l’embêtait de rentrer chez lui,
mais rien ne se fait sur commande, ni la gaieté, ni la tristesse; ça
vient quand ça veut, et il était gai. D’ailleurs, Il se souvenait que,
le lendemain, il irait à Esquermes, jouer la fantaisie sur les
_Huguenots_. Il serait toute la journée dehors, avec les mêmes amis,
avec des hommes, n’est-ce pas? des hommes! Ça serait encore un bon jour.

Il fit dans sa demeure une entrée bruyante et dégagée. Mais tout de
suite, son cœur se serra un peu. Sa femme criait, du premier étage:

--Napoléion! Napoléion!

Il interrogea:

--Qu’est-ce qu’il y a encore?

--Napoléion, ôte tes souliers... parce que j’ai aussi lavé l’escalier,
après le dîner!...

Si ç’avait été un autre jour, il se serait fâché, à la fin. Mais il
n’éprouvait rien qu’un sentiment de béatitude hilare, maintenue dans les
bornes d’une allégresse sournoise par la conscience qu’il avait d’être
chez lui c’est-à-dire chez sa femme. Il ôta ses souliers... Et puis, un
plus large sourire l’illumina. Il enleva aussi sa redingote et son
gilet.

--Napoléion!...

Il entra dans sa cuisine, s’assit sur une chaise, défit en un tournemain
son pantalon, et puis ôta sa chemise, son caleçon, son gilet de chasse
et son gilet de flanelle. Et la sensation de sa propre nudité, dans la
nuit noire, l’égaya encore. Il alla prendre une petite lampe veilleuse,
dans le vestibule et s’aperçut. Alors, il s’ébaudit.

--Napoléion! Quel temps c’est qu’il t’faut, pour enlever tes
souliers!...

Il monta silencieusement l’escalier, et apparut dans la chambre à
coucher, nu comme un ver, très grand, très gros, les jambes un peu
écartées pour plus d’équilibre, et les mains sur son ventre.

Élodie le considéra d’un air un peu choqué:

--Te voilà tout nu, à c’t’heure? J’t’avais dit d’ôter tes souliers...

Mais M. Stuyvaërt cligna de l’œil vicieusement et répondit:

--J’avais peur de salir euç’ murs!

Sa vengeance tomba tout à plat. Madame Stuyvaërt répondit bonnement:

--Napoléion, j’les avais point lavés.

Et son mari, à ce moment, distingua sur la commode une chose
gigantesque, qui resplendissait comme une comète. C’était son saxophone.
Madame Stuyvaërt l’avait fourbi, à son tour, comme les boutons de porte,
comme la suspension de la salle à manger, comme les cuivres de la
cuisine. C’était maintenant le plus beau saxophone de Lille!...

«C’est une bonne femme, tout de même,» se dit-il, ému.

Et cette nuit-là, ils furent très heureux...



L’ENTERREMENT DE MADAME STUYVAERT


... M. Stuyvaërt restait debout parce que tout le monde était debout et
que, d’abord, étant le premier deuillant, c’était à lui de donner
l’exemple. Toutefois, comme il avait mal aux reins, à cause d’un peu de
rhumatisme, il s’appuyait des deux paumes, les bras tendus, sur le
dossier de son prie-Dieu, dont la housse d’étamine glissait
perpétuellement sous ses gants noirs, en peau glacée. Car le veuf,
rebelle aux conseils de madame César Stuyvaërt, sa belle-sœur, avait
refusé d’accepter la peau de suède, dont le ton mat est plus convenable:
il avait répondu que le suède, sur les mains, ça lui fichait la chair de
poule.

Pour regarder ceux qui étaient venus, renversant en arrière son cou
puissant, qui faisait un bourrelet par-dessus le faux-col, il redressait
sa tête large et ses yeux rougis: c’est qu’il avait beaucoup pleuré, le
pauvre M. Stuyvaërt, en ces deux derniers jours, c’est qu’il regrettait
vraiment sa femme! Et puis, il avait dû recevoir chez lui son frère
César et sa belle-sœur, accourus de Mons pour l’enterrement, et aussi
l’oncle et la tante Delebecque, ces deux bons vieux, venus de Ronchin. A
chaque arrivée, il avait fallu recommencer l’histoire, dire comment
c’était venu, cette pneumonie, raconter les derniers moments. Et, plus
M. Stuyvaërt les racontait, plus il en éprouvait l’irréparable tristesse
et l’amertume, car il avait des sentiments forts, mais assez lents, et
l’idée de la chose, l’idée que c’était fini, tout à fait fini, ça ne lui
était tombé que peu à peu...

L’office était interrompu. Avant qu’il reprît, pour le rite solennel de
la consécration, chacun quitta sa place pour aller à l’offrande. Le
prêtre, debout sur la dernière marche de l’autel, faisait baiser à ceux
qui passaient devant lui une patène brillante qu’il essuyait chaque
fois, pour la propreté, avec un tampon de batiste. Un acolyte, à sa
gauche, distribuait des images et des inscriptions invitant à prier pour
la défunte; un autre, à sa droite, tendait un plateau sur lequel, par
intervalles réguliers, tombaient de petites pièces de monnaie: peu de
gros sous, des sous, et beaucoup aussi de ces menus centimes qui, dans
les Flandres françaises, sont demeurés d’un usage courant. Et, parfois,
l’acolyte, pour encourager les générosités, déblayait ce tas de cuivre,
mettant à jour l’écu de cinq francs que M. Stuyvaërt, le premier, avait
jeté sur le métal sonore.

Il n’y en a pas d’autre! se disait M. Stuyvaërt avec une certaine
fierté. Il n’y a que moi qui ai mis cent sous. César n’en a donné que
vingt: il aurait pu y aller de ses deux francs.»

Intérieurement, il éprouvait quelque satisfaction de la petite
supériorité obtenue de la sorte sur son frère, qui l’avait toujours
traité comme un petit garçon, donnant pour motif qu’un aîné, c’est un
aîné, et par conséquent le chef de la famille. Il lui plut également de
constater que le curé dirigeait un regard assez noir sur les membres de
sa société, la «Trompette de la Monnaie», qui restaient bien
tranquillement sur leurs chaises, leurs instruments de bois ou de cuivre
dans les mains ou devant eux, au lieu de tourner derrière le catafalque
pour aller baiser le bon Dieu, en payant: c’est que les membres de la
société pensaient qu’en offrant à la cérémonie le concours de leurs
talents, ils faisaient déjà tout leur devoir. M. Stuyvaërt lui-même,
dans les enterrements, ne s’était jamais conduit de façon différente. Sa
société, qui était anticléricale, entrait tout de même à l’église, pour
ne pas désobliger les familles. Mais elle avait découvert ce moyen
économique et radical de prouver qu’elle n’aimait pas le clergé.

Cependant, le défilé continuait. Ç’avait été d’abord les grands
deuillants, austères et cérémonieux, puis la masse piétinante des
parents, des amis, des fournisseurs, enfin trois «petits vieillards»
délégués des pauvres de l’hospice, en souquenille bleue, et bien sages,
qui fermaient la marche du cortège masculin. Ensuite, ce furent les
femmes. Les grandes deuillantes, aux faces invisibles sous le lourd
voile noir, dont les plis de crêpe semblaient figés en longues larmes, à
la fois sombres et brillantes; les dames du tiers ordre, Élisa Verkinder
et Léonore Hauchecuisse, qui sont tout ce qui reste du vieux béguinage,
qu’on a détruit il y a des années et des années, et qui vivent
maintenant en pension chez les Ursulines. Élisa est aveugle, et Léonore,
qui a quatre-vingt-six ans, la traînait par la main, sa bouche creuse,
sans lèvres, fermée sur sa mâchoire sans dents. Puis les dames du
quartier, les voisines, l’archiconfrérie de la Vierge, les très vieilles
demoiselles qui ne se marieront pas, les moins passées, qui ont déjà
coiffé sainte Catherine, mais espèrent encore, et les plus jeunes, qui
ont gardé toute leur voix pour chanter aux offices du mois de Marie.
Elles passaient toutes, les mains jointes, les yeux baissés, et les plus
pieuses, avec leurs cheveux lissés et tirés en arrière, par modestie,
avec l’ovale presque excessif de leurs figures paisibles, leur regard
clair, incroyablement pur, et leur taille longue sous des corsets à
l’ancienne mode, qui faisaient bomber leurs ventres, avaient l’air de
leurs sœurs ressuscitées, leurs sœurs d’il y a quatre cents ans, celles
qui sont peintes sur les châsses et le parchemin des livres d’heures.
Mais d’autres portaient un chapeau de ville, le moins voyant qu’elles
eussent pu trouver. Elles avaient l’air ingénu, ou gourmand, ou évaporé,
ou vicieux: mademoiselle Élodie Carouge, mademoiselle Zulime Lamberquin,
mademoiselle Caroline Malmouche, mademoiselle Sidonie Vandergraët. Il en
venait de tous les âges et de toutes les tailles, de tous les goûts et
pour tous les goûts, et sans le vouloir, à mesure, M. Stuyvaërt, à part
lui, silencieusement, se les nommait. Son frère César, immobile, sévère
et droit, lui mit doucement la main sur l’épaule, par derrière. Alors,
il tressaillit et fixa les yeux devant lui, comme un enfant pris en
faute.

Quand l’offrande fut terminée, l’officiant hâta la fin de la messe. Des
hommes vinrent, en lourds chapeaux de cuir bouilli; ils portèrent le
cercueil hors de l’église, jusqu’au corbillard, qui s’ébranla. C’était
le grand moment pour les membres de la «Trompette de la Monnaie». Se
plaçant des deux côtés du char funèbre, ils donnèrent à leurs
instruments, pour en adoucir les embouchures, un coup de langue humectée
de salive, glissant un regard de côté vers Delemer, la clarinette, leur
chef de fanfare, qui marchait devant eux. Le minuscule pupitre que
portaient la plupart de ces instruments resta vide: car tous les membres
de la fanfare, depuis leur enfance, connaissaient le morceau qu’on
allait jouer, ils le savaient par cœur, et une tradition vieille déjà de
trois quarts de siècle l’imposait en la circonstance: le _P’tit
quinquin_, de Desrousseaux, transposé en mineur.

    Dors, mon p’tit quinquin,
    Min gros pouchin,
    Min gros rojin.
    Te m’f’ras du chagrin
    Si te n’dors point qu’à d’main.

Cet air puéril, dont le rythme est si sec et les bonds si courts,
maintenant, sur le vieux mode où nos pères ont combiné leurs premiers
unissons, comme il était changé, grandi, solennel, déchirant! On en
oubliait les paroles, ou plutôt ces paroles demeuraient à l’arrière-plan
de la pensée, elles y prenaient un autre sens, elles disaient «Voilà,
voilà: avez-vous compris, à cette heure? Tout ce qu’on s’imagine une
cause de joie n’est que motif à désespérer.

    ... Nous irons dans l’cour de Jeannette-à-vaques...

Oui, c’est un gosse qui se fait bercer par sa maman, n’est-ce pas, et sa
maman ne pense qu’à lui, sa maman ne pense pas qu’elle mourra... Des
promenades, du soleil, une femme qui tient un enfant par la main: la
voilà, maintenant, la promenade--au cimetière! La voici, la femme, dans
ce terrible habit de planches qui est le dernier habit, l’habit de tout
le monde, à la fin, pour l’éternité! Quel est donc le génie populaire,
instinctif, cynique, féroce, tout pénétré encore de l’esprit du Moyen
âge, qui inventa ce travestissement farouche, cette mascarade musicale
qui fait du deuil et de l’horreur avec de l’aube, de la maternité
courageuse, de la misère ingénue, bravement portée? Mais ça veut
peut-être dire aussi: «Ça continuera, allez, ça continuera, la vie! Vous
croyez que c’est fini avec ça, ça que vous allez enfouir? Mais il y aura
toujours des enfants qui naissent, qu’on berce, qu’on dorlote et qui
grandiront. Et puis, après... Après? Dors, mon p’tit quinquin: tout
finit par le sommeil.»

Et M. Stuyvaërt, qui connaissait bien cet air-là, pourtant, et qui
savait que ça devait se faire comme ça, M. Stuyvaërt avait le cœur bien
lourd dans sa poitrine. Il gémissait sur sa femme, qui n’était plus, et
il gémissait sur lui. Car c’est pour soi surtout, telle est l’infirmité
de la nature humaine, c’est pour une amputation d’âme, de corps,
d’habitudes, dont on souffre insupportablement, qu’on pleure ceux qui
s’en vont. M. Stuyvaërt revoyait les matins et les jours, et les soirs
et les nuits, les repas et le lit, la maison et les promenades. «Je suis
seul, se disait-il, je suis seul! Est-ce que c’est possible que je sois
tout seul?» Et il était saisi d’effroi à la pensée que, tout seul, il
n’était bon à rien, pas même à faire son café au lait. Il était
malheureux comme un brave homme, et comme un homme naturel. «Qu’elle
était bonne, se disait-il, qu’elle était bonne!» Mais cela voulait dire
aussi: «Que vais-je devenir, sans elle?»

On vit les fortifications. Le cortège passa le grand pont-levis qui date
de Vauban, et la route tourna vers le cimetière tout proche. Pris de
biais par le regard, le noir troupeau pouvait s’apercevoir d’un bout à
l’autre, entre les hautes murailles rouges et les arbres de la
contrescarpe. Alors, le veuf ne détourna plus les yeux de ce spectacle,
marchant presque à reculons. Son frère César lui dit:

--Napoléon, ce n’est pas convenable. Il faut regarder devant sol. A quoi
penses-tu, Napoléon?

Sans y songer, tout uniment, M. Stuyvaërt répondit:

--Jamais je ne reverrai tant de femmes ensemble. Toutes nos
connaissances, elles sont venues, César, toutes celles qui sont à
prendre: c’est une occasion.

                   *       *       *       *       *

Et, cependant, les larmes ruisselaient sur ses deux joues.



BERTY


Tous les matins, vers dix heures, les trois vieilles demoiselles
Werquin, Gertrude, Mélanie, Bertha, assises sur le pas de leur porte
devant leurs tambours à dentelles, disaient en tournant la tête vers le
haut de la rue de Comines:

--Voici venir monsieur Jeunnebien qui conduit sa demoiselle chez ces
dames du Saint-Esprit.

Et M. Jeunnebien approchait, tenant le haut du trottoir, marchant d’un
pas encore ferme malgré son grand âge, avec cet air de fierté, de
bonheur et de rajeunissement des grands-pères qui tiennent leur
petite-fille par la main. Il était toujours rasé de frais, les rides
profondes qui creusaient ses joues prêtaient de l’ironie à son visage un
peu sec, et à chaque instant, sans le vouloir, par un instinctif besoin
de protection et de plaisir, il passait la main sur les cheveux clairs
de Marie-Louise. Ces cheveux tombaient assez bas sur un dos bien droit,
un peu raide, et Marie-Louise se hâtait, tenant son cartable noir par
les cordons. Elle avait encore la taille carrée que gardent les petites
Flamandes jusqu’au jour où la puberté épanouit leur gorge, qui se
balance alors, sur leur ceinture amincie comme un bouton de pivoine sur
sa tige. Et Berty, le fox-terrier, précédait le cortège, reniflant à
tous les soupiraux de caves, aboyant aux jarrets des chevaux, sautant
aux jambes des bicyclistes, mordillant jusqu’aux moyeux des roues de
voiture, et s’évertuant à se rendre à lui-même la route trois fois plus
longue, pour son plaisir.

--Ça fera une belle fille, mademoiselle Marie-Louise, dit Gertrude.

--Oui! répondirent les deux autres, sincèrement.

Elles n’avaient pas de jalousie, vivant tout en Dieu, et n’ayant jamais
songé à se marier.

--Et monsieur Jeunnebien la conduit chez ces dames du Saint-Esprit, et à
la grand’messe tous les dimanches. C’est bien convenable, de sa part,
bien convenable, parce que...

Mélanie s’arrêta, pour ne pas commettre le péché de médisance. Mais ses
deux sœurs avaient compris. M. Jeunnebien était un libéral. Il passait
pour ne pas aimer les curés; même on disait qu’il ne faisait maigre que
le vendredi saint.

--Et dire qu’il s’appelle Jeunnebien! se contenta de chuchoter Gertrude.

Il y avait soixante ans que ce calembour avait droit de cité.

Berty arriva en courant, renifla encore, et sauta sans cérémonie sur les
genoux de Gertrude en bousculant le tambour à dentelles. Mélanie se leva
et alla lui chercher une biscotte.

--L’amour! firent les trois vieilles filles avec conviction.

Marie-Louise leur dit «bonjour» en passant, et M. Jeunnebien salua,
galant et courtois comme le roi Léopold. Les trois demoiselles Werquin
se levèrent et firent leur révérence.

--Vous êtes bien bonnes de gâter cette bête, dit M. Jeunnebien. Elle est
insupportable! Un de ces jours, je lui ficherai un coup de fusil.

--Jésus! cria Mélanie. Un si beau petit animal du bon Dieu! Vous dites
ça pour rire, monsieur Jeunnebien.

Mais Marie-Louise serra les lèvres. Elle savait que son grand-père ne
plaisantait pas. Il n’aimait pas les chiens, et Berty était par malheur
celui qui pouvait le moins trouver grâce à ses yeux. Il joignait à la
perpétuelle agitation de sa race tous les défauts de la jeunesse.
L’univers lui apparaissait comme une chose immense et vague, faite d’une
infinité de parcelles ayant toutes une odeur différente et sur
lesquelles, par conséquent, il importe d’instituer une série
d’expériences au point de vue de la saveur, et aussi de la résistance
aux crocs qui vous agacent les gencives. M. Jeunnebien était si sûr de
la place où il mettait ses pantoufles, au pied de son lit, qu’il sautait
dedans, le matin, les yeux fermés; mais il ne les trouvait point et
retombait sur ses pieds nus. C’est que Berty les avait emportées, puis
mises en pièces, en mille petites pièces informes, qu’il flairait
voluptueusement. Il aimait aussi les poules, mais pour les plumer, et
les lapins du clapier, mais pour leur casser les reins. Et aussi les
tulipes, mais non pas pour les mêmes raisons que M. Jeunnebien: il les
mâchait. Voilà pourquoi, tous les jours, M. Jeunnebien annonçait qu’il
allait se débarrasser de Berty. Marie-Louise suppliait:

--Attendez, grand-père! Ça lui passera.

Mais il répondait:

--Voilà trois mois que j’attends. Les boulettes à la strychnine et les
chevrotines n’ont pas été inventées pour les chrétiens.

                   *       *       *       *       *

Au dîner de midi qui suivit cette conversation avec les demoiselles
Werquin, Berty fut très sage, par hasard. Il resta bien tranquillement
tout près de Marie-Louise, lui posant seulement les pattes sur les
genoux quand il sentait passer l’odeur d’un plat; Mais Marie-Louise ne
lui donnait rien qu’une petite tape sur la tête, parce que grand-père
n’aimait pas qu’on nourrît les chiens à table; et Berty n’insista pas,
assis sur son derrière, tout son corps nerveux frémissant, mais sans
gémir. Même, à l’heure du café, il fila silencieusement et l’on
n’entendit plus parler de lui.

M. Jeunnebien s’essuya la bouche, plia sa serviette soigneusement et
passa dans le salon. Il était de bonne humeur, il chantonnait...
Tout-à-coup, il eut un haut-le-corps, et cria:

--Nom de Dieu!

Il ne lui était pas arrivé de jurer trois fois dans sa vie. Ce blasphème
fut jeté si haut et parut si épouvantable que non seulement Marie-Louise
en fut toute secouée, mais aussi les «sujets», qui abandonnèrent
l’office, la cuisinière, la servante et la fille de buanderie. Parce
qu’il y avait le feu, pour sûr, ou que le grand bol de Chine était
cassé.

--Nom de Dieu! répéta M. Jeunnebien.

Berty, allongé comme un sphinx sur ses quatre pattes, achevait de
dévorer l’un des pieds du dressoir aux porcelaines: un dressoir de
Hollande, incrusté de bois des îles et d’ivoire. C’était l’ivoire qui
l’avait tenté. Il s’était dit: «Est-ce que c’est invincible, cette
chose-là; est-ce que ce n’est pas moins dur que mes dents?» Ça lui avait
donné beaucoup de mal, mais il avait eu le dessus. Il leva des yeux
vifs, pleins d’une joie innocente.

M. Jeunnebien gagna l’escalier.

--Grand-père, dit Marie-Louise, où allez-vous?

M. Jeunnebien allait chercher son fusil. Mais cette seule question
l’arrêta net. Il savait qu’il ne faut pas «saisir» les petites filles de
douze ans. C’est mauvais pour leur santé. Alors, il revint vers Berty et
lui attacha une laisse au collier. Marie-Louise répéta, presque aussi
douloureusement:

--Grand-père, où allez-vous?

--Chez le vétérinaire, petite, dit-il d’une voix presque suppliante à
son tour. Il nous en débarrassera; tu vois bien qu’il n’y a pas moyen de
le garder.

--Mais c’est pour le tuer, grand-père; c’est pour le tuer, n’est-ce pas?

M. Jeunnebien garda le silence.

--Qu’est-ce que tu veux qu’on en fasse? fit-il enfin.

--On peut le donner! Je veux bien qu’on le donne, Berty, je veux bien.
Mais il ne faut pas le tuer, grand-père!

--Et à qui veux-tu qu’on le donne? C’est reculer pour mieux sauter. Au
bout de quinze jours on lui mettra une pierre au cou.

--Il y a ces demoiselles Werquin, déclara Marie-Louise, illuminée. Elles
l’aiment tant. Elles l’ont dit encore ce matin!

--C’est bon, répondit M. Jeunnebien. Laisse-moi faire ma sieste. On
verra plus tard.

Mais il ne fut pas plus tôt endormi que Marie-Louise se fit conduire par
la servante chez les demoiselles Werquin. Et elle emmena Berty.

--Mademoiselle Gertrude, dit-elle, voulez-vous prendre notre chien?
Grand-père n’en veut plus.

Les trois vieilles filles joignirent les mains.

--Jésus mon Dieu! Un si joli chien. Vous nous le donnez? C’est bien
vrai?

Elles rapprochaient leurs trois figures fripées pour se faire lécher,
toutes ensemble. Un vague sentiment de maternité, ridicule, dévoyé,
touchant, bouleversait délicieusement leurs entrailles.

--Qu’est-ce qu’il faut lui donner? demanda mademoiselle Mélanie.

--Une soupe au lait, des carottes, un peu de viande tous les jours, dit
Marie-Louise. Oh! je sais qu’il sera bien chez vous...

Et elle s’en alla, le cœur gros.

                   *       *       *       *       *

Comme M. Jeunnebien et Marie-Louise passaient dans la salle à manger, le
soir, ils entendirent qu’on sonnait à la porte.

--C’est mademoiselle Gertrude, annonça la servante. Elle vient pour une
commission.

Mademoiselle Gertrude entra, fit la révérence, et resta debout.

--Mettez-vous, mademoiselle Gertrude, mettez-vous, dit M. Jeunnebien.

Mademoiselle Gertrude s’assit et accepta un petit verre d’anisette.

--Je viens pour Berty, commença-t-elle timidement.

M. Jeunnebien ricana.

--Hein, vous en avez déjà assez? Vous avez eu moins de patience que moi.
Ça ne m’étonne pas. Envoyez-le chez le vétérinaire, je vous dis, chez le
vétérinaire!

--Oh! fit mademoiselle Gertrude, ce n’est pas ça. L’amour! il est gâté
comme un petit enfant. C’est jeune, ça fait ses dents, voilà tout. Je
venais seulement vous demander...

--Quoi?... interrogea M. Jeunnebien brusquement.

--... Je venais vous demander s’il fallait lui donner la viande _aussi_
le vendredi.

Alors, le vieux Jeunnebien lui dit d’une voix émue tout-à-coup:

--Vous êtes une sainte, mademoiselle Gertrude, une sainte... parce que
vous n’en mangez pas, de la viande, vous, le vendredi, hein?

--Non, reconnut mademoiselle Gertrude, et ici, probablement, il a été
habitué...

--Vous pouvez le faire jeûner le vendredi, le samedi et le dimanche si
ça vous chante! cria le vieux libéral d’une voix rancuneuse.

--Non, monsieur Jeunnebien, non! dit mademoiselle Gertrude avec un
soupir; on lui en donnera tout de même...



LE CRIME DE M. BABELON

Au Docteur Gosset.


Il y avait déjà plus d’une heure que M. Babelon, professeur de seconde
au lycée de Wattinnes-sur-Deule, attendait son tour dans le grand salon
qui précède le cabinet de M. le recteur. Parfois son esprit se
divertissait à contempler les délicats dessus de porte, peints au
camaïeu autour des légères guirlandes sculptées en plein bois, qu’un
grand seigneur dépossédé par l’émigration avait involontairement légués,
avec tout le reste de son hôtel, aux évêques de la ville, et que
maintenant la séparation de l’Église et de l’État vient de faire passer
entre les mains laïques, mais encore austères, de l’Université. Puis son
angoisse le reprenait, telles ces lancinantes étreintes pareilles à des
coups de canif que les cardiaques éprouvent brusquement sous le sein
gauche, et qui les font pâlir. Ses gants noirs tout neufs, mouillés
d’une sueur froide, devenaient insupportables à ses doigts agacés. Il
les enlevait par petits coups et s’essuyait les mains. Mais du moins,
depuis quelques minutes, il était seul, il n’avait plus à déguiser son
malaise devant les collègues venus pour solliciter quelque tour de
faveur ou quelque avancement mérité, et qui avaient fait antichambre
avec lui:

--Comment, vous ici, monsieur Babelon, vous ici, mon cher collègue? Y
a-t-il donc une classe de première vacante dans votre lycée? Car
sûrement vous ne quittez point Wattinnes, je vous connais: vous y êtes
né, vous y avez vos habitudes, et voilà vingt-cinq ans... Hé, vous
dites?... Je me trompe, vingt-huit ans que vous y professez... Et madame
Babelon? En bonne santé, maintenant? Elle avait été souffrante, je
crois? Tout à fait rétablie? Allons, tant mieux, tant mieux!

M. Babelon blêmissait. Pour un rien, il eût pleuré. Est-ce qu’ils le
faisaient exprès, ces gens-là, est-ce qu’ils savaient?... Dans sa face
rasée, honnête et naïve, ses lèvres fines, délicatement dessinées,--ce
qu’il avait de mieux, disait madame Babelon, qui l’admirait comme aux
premiers jours de leurs noces--ses lèvres refaites par les gymnastiques
de diction qu’impose le professorat, avaient un petit frémissement
douloureux. Oui, c’était un soulagement pour lui d’être seul, de ne plus
avoir à répondre, à mentir. Et si cela pouvait durer! Ou bien s’il s’en
allait sans voir le recteur? Pourtant, il avait sollicité cette
audience: il fallait aller jusqu’au bout!

L’appariteur ouvrit la porte, en s’inclinant légèrement, sans parler.
Puis il se retourna et M. Babelon suivit, le cœur dans les talons.

--Monsieur Babelon, professeur de seconde au lycée de Wattinnes! annonça
l’appariteur.

Mais, cette fois, son salut fut plus profond, cérémonieux: le salut pour
M. le recteur.

Et M. le recteur leva les yeux d’un air intéressé, d’un air plus
sincèrement attentif qu’il n’avait dû faire au cours des visites
précédentes. Il ne se rappelait plus du tout le visage de M. Babelon. M.
Babelon avait toujours été un excellent professeur, dont la science
était supérieure à ses modestes fonctions et les méthodes pédagogiques
irréprochables. Il eût fait un excellent professeur de rhétorique, au
temps où la rhétorique n’avait pas encore sombré dans les
bouleversements qu’a subis l’enseignement secondaire. Sa thèse sur la
Chanson de Guillaume au Court Nez est un monument de claire et solide
érudition, et parfois le vénérable Cimier, de l’Institut, a lu devant
ses collègues de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres des
communications de M. Babelon qui n’ont point paru sans mérite à la
savante assemblée. Et voilà que ce M. Babelon était devenu un
polisson, un saligaud. Voilà qu’il s’était rendu _impossible_ à
Wattinnes-sur-Deule! M. le recteur, tout en considérant son subordonné,
hochait la tête: «Encore un, songeait-il, qui a subi ce que j’appelle la
crise du retour d’âge chez les hommes vertueux. Je citerai cet exemple à
Paris quand je voudrai excuser, dans un rapport, ceux de nos jeunes
professeurs qui jettent leur gourme.»

M. Babelon poussa un profond soupir en élevant vers son chef les mains
suppliantes qu’il venait de reganter.

--Je vous écoute, monsieur Babelon, dit le recteur tout à fait courtois.

Le professeur ramena ses mains à sa poitrine. Les mots ne voulaient pas
sortir.

--Monsieur le recteur, dit-il enfin, j’ai reçu, j’ai là, dans mon
portefeuille,--il fit le geste d’arracher ce papier qui le brûlait,--la
lettre de service qui m’informe de mon déplacement. Je suis nommé
professeur de troisième à Toulouse, monsieur le recteur: à Toulouse!

--C’est une grande ville, déclara froidement l’arbitre de ses destinées,
une ville incontestablement plus agréable que Wattinnes. Et vous ne
resterez pas toujours professeur de troisième. J’avoue que ces fonctions
sont inférieures à votre mérite, mais il ne dépend que de vous, de votre
attitude, d’obtenir bientôt mieux... En fait, il a fallu agir vite,
monsieur Babelon, dans votre intérêt... Dans votre intérêt! J’espère que
nous nous comprenons.

--Devant Dieu, devant les hommes, devant vous, monsieur le recteur,
déclara solennellement le pauvre M. Babelon, je vous jure qu’au
contraire je n’y comprends absolument rien!

--J’aimerais mieux que vous vous fussiez vous-même rendu compte... Si
vous êtes sincère, si vous ne découvrez rien dans votre conscience qui
vous accuse, c’est plus grave. Il ne serait pas bon pour votre carrière
de plaider l’irresponsabilité, monsieur Babelon! Vous êtes accusé
d’avoir tenu, à plusieurs reprises, devant vos élèves, qui les ont
répétés à leurs parents, des discours obscènes. Et vous ne vous en êtes
pas tenu là: vous avez joint le geste à la parole. Que dis-je, le geste!
Vous avez tracé au tableau noir des dessins infâmes que vous n’avez même
pas eu la pudeur élémentaire d’effacer. Monsieur l’inspecteur Ducros les
a vus. J’ai son rapport là, sur ma table! Ces déplorables schémas
représentent...

Il baissa la voix pudiquement:

--... Ils représentent les parties sexuelles de la femme!

Alors M. Babelon se leva d’un saut, illuminé, suffoqué, ahuri.

--C’était ça! Oh! mon Dieu! C’était ça... Que c’est étrange!
murmura-t-il. Oui, je sens bien, ma conduite a pu paraître
répréhensible, scandaleuse. Et pourtant, c’est si naturel... Je suis né
à Wattinnes, dans la maison où mes parents sont nés. Ma femme est née à
Wattinnes, elle était ma cousine, et ça ne vous intéresse pas, ces
confidences-là, monsieur le recteur, mais si jamais il y a eu un ménage
heureux, c’est le nôtre. Notre seul regret, c’est de n’avoir pas eu
d’enfant, peut-être parce que... enfin, vous comprendrez tout à l’heure.
Mais, en vieillissant, nous sommes devenus l’enfant l’un de l’autre,
l’enfant caressé, adoré, choyé. Les sentiments changent, quand on n’est
plus jeune mari et jeune femme, et qu’on s’aime toujours, qu’on s’aime
de plus en plus. Le souci qu’on a pour l’autre devient le souci qu’on
aurait pour un enfant: que celui qu’on aime continue à vivre et soit
heureux en vivant. Ce n’est pas moi surtout, qui tiens à la résidence de
Wattinnes. Moi, j’ai nourri des ambitions, je me suis vu professeur de
faculté, maître de conférences en Sorbonne, et puis, qui sait? Je vaux
bien Cimier, après tout! Mais ma femme tenait à ses habitudes, à son
église, à ses amies, à sa terre de Merville, où nous allons l’été: et je
suis resté où j’étais, monsieur le recteur, sans une ombre de regret, de
plus en plus heureux parce qu’elle était parfaitement heureuse. Et elle
m’en récompensait, j’étais perpétuellement comme porté, baigné dans son
intimité délicieuse. C’est ainsi que nous avons fini par accepter notre
situation avec allégresse. Quand je revenais de faire mon cours, elle me
disait: «Comment vont nos gamins?» On sait bien que j’ai été un père,
pour ces gamins, on ignore qu’ils ont eu pendant vingt ans quelque chose
comme une mère qui les a tous connus par leur nom!

»Et puis, voilà qu’un jour son caractère a changé. Elle a eu des sautes
d’humeur, des larmes; elle s’est grandi les inconvénients des mille
petits incidents un peu pénibles qui tombent dans la vie. Enfin, elle a
maigri, elle a pâli, elle a souffert. J’ai fait venir le médecin, et il
m’a dit: «C’est...» Je n’ose plus vous dire le nom, puisqu’il paraît que
c’est mal, puisqu’on ne doit pas parler de ces choses, qui sont pourtant
seulement très tristes. Il paraît qu’on en meurt. Vous entendez: qu’on
en meurt! Et qu’est-ce que je serais devenu si elle était morte? Alors,
je n’ai plus pensé qu’à ça. Nous avons été voir tous les médecins du
monde, nous avons été à toutes les eaux, et j’ai lu tous les livres,
tous les livres sur ces maladies-là. C’est un résultat de notre
éducation intellectuelle: nous avons besoin de savoir, scientifiquement,
ce qui nous fait souffrir ou ce qui fait souffrir les nôtres. Et quand
je rencontrais des collègues et qu’ils me demandaient des nouvelles de
madame Babelon, je répondais sans détour,--j’étais trop plein de cet
affreux sujet:

»--Hélas, elle a une tumeur!»

»Et je disais où! On me le reproche: ah! sale province! sale province!

»Il se peut que je l’aie dit aussi à mes élèves. On leur avait parlé,
ils savaient, et _elle_ les aimait tant! C’étaient mes amis. Et puis je
ne pouvais plus rien cacher à personne. Ma tête était trop pleine de cet
affreux souci... A la fin, on m’a dit:

»--Il n’y a qu’une opération qui puisse la sauver.

»La sauver ou la tuer, n’est-ce pas? On ne sait jamais. Combien de fois
encore n’ai-je pas relu mes livres, ces terribles livres pleins d’images
tragiques! Enfin, nous nous sommes décidés; nous sommes allés à Paris
pour l’opération... Monsieur le recteur, vous ne savez pas ce que c’est
que la chirurgie, maintenant! C’est admirable, c’est splendide, c’est
surhumain, c’est... c’est propre! Ils m’ont sauvé ma femme! Ils l’ont
sauvée!... Quand je suis revenu avec elle, allègre, bien portante, et
bonne, affectueuse presque comme avant, je ne me sentais pas de joie. Et
j’aurais voulu me mettre à genoux devant ce chirurgien. J’en parlais à
tout le monde! En classe, mes élèves m’ont demandé, encore une fois:

»--Et madame Babelon, m’sieur, comment va-t-elle?

»Et je leur ai dit, à eux aussi, qu’elle était sauvée, qu’on l’avait
opérée, que c’était magnifique. Maintenant que j’y pense, ils se
fichaient de moi. Ils ont posé des questions:

»--Vraiment, nous ne comprenons pas... Non! Mais comment fait-on?

»Alors, je leur ai tout dit, tout expliqué, et j’ai fait le dessin au
tableau, je le reconnais. Voilà, monsieur le recteur!

Ses yeux purs et naïfs avaient revu, pendant ce récit, tous les détails
de l’opération. Et il répéta convaincu:

--Mais c’est vrai! Vous ne vous figurez pas comme c’est beau!

Le recteur avait de la pitié, à le voir si sincère. Mais quoi! le
scandale était tout de même flagrant. Wattinnes est une petite ville,
semblable à toutes les petites villes. Il ne pouvait revenir sur sa
décision.

                   *       *       *       *       *

Le professeur revint à Wattinnes écrasé. Sa femme l’attendait, anxieuse.
Madame Babelon était guérie; cependant, elle n’avait plus son égalité
d’humeur d’autre fois.

--C’est arrangé? demanda-t-elle.

--Non! répondit son mari.

Et il dit pourquoi.

--Il avoua.

--J’ai été indiscret, Julie! dit-il humblement.

Alors, madame Babelon, qui était de Wattinnes, comprit qu’en effet
l’exil était inévitable. Elle vit «ses gamins» regarder sa taille en
ricanant quand elle passerait dans la rue, et elle vit les dames de
Wattinnes qui pinçaient les lèvres. Son désespoir lui inspira des
paroles cruelles. Et le spectre de la haine conjugale, la plus terrible
de toutes, des récriminations qui ne cesseront plus, s’éleva pour la
première fois entre les époux.

M. Babelon rompit. Il s’alla cacher dans son bureau. Ses yeux
s’égarèrent sur les rayons de sa bibliothèque, sur ses bouquins, ses
chers bouquins, qui n’avaient pas changé de place depuis vingt-huit ans.
Et, maintenant, il fallait bousculer tout cela, s’en aller sur les
routes, vers des visages nouveaux, sans être sûr de retrouver sur celui
de sa femme l’affectueux sourire pour lequel il avait tout sacrifié.

--Que le monde est méchant, murmura-t-il en tombant sur son vieux
fauteuil; qu’il est bête et qu’il est méchant!

Et il sanglota tout bas, longtemps, la tête dans ses mains.


FIN



TABLE


  LE MONARQUE                              1
  CEUX DU NORD:                          217
    LE FÉLIBRE DU NORD                   219
    LA JOURNÉE DE M. STUYVAERT           231
    L’ENTERREMENT DE MADAME STUYVAERT    243
    BERTY                                255
    LE CRIME DE M. BABELON               267


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