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Title: La Comédie humaine - Volume XIII : Scènes de la vie militaire et Scènes de la vie de campagne
Author: Balzac, Honoré de
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "La Comédie humaine - Volume XIII : Scènes de la vie militaire et Scènes de la vie de campagne" ***
XIII ***



    Au lecteur.

    Cette version numérisée reproduit, dans son intégralité, la version
    originale. Seules les corrections indiquées à la fin du texte ont
    été effectuées.



  ŒUVRES COMPLÈTES
  DE
  H. DE BALZAC

  LA
  COMÉDIE HUMAINE

  TREIZIÈME VOLUME

  PREMIÈRE PARTIE
  ÉTUDES DE MŒURS

  CINQUIÈME ET SIXIÈME LIVRES



  PARIS.--IMPRIMERIE E. MARTINET, RUE MIGNON, 2



  SCÈNES
  DE LA
  VIE MILITAIRE
  ET
  SCÈNES DE LA VIE DE CAMPAGNE


  LES CHOUANS--UNE PASSION DANS LE DÉSERT--LE MÉDECIN DE CAMPAGNE

  LE CURÉ DE VILLAGE


  [Logo]


  PARIS
  V{e} A{dré} HOUSSIAUX, ÉDITEUR
  HÉBERT ET C{ie}, SUCCESSEURS
  7, RUE PERRONET, 7

  1877



[Illustration: MARCHE-A-TERRE.

  Offrait une vague analogie avec le granit qui forme le sol
  de ces contrées.

                                                       (LES CHOUANS.)]



CINQUIÈME LIVRE,
SCÈNES DE LA VIE MILITAIRE.


LES CHOUANS
OU
LA BRETAGNE EN 1799.

  A MONSIEUR THÉODORE DABLIN, NÉGOCIANT.

  _Au premier ami, le premier ouvrage._

  DE BALZAC.



PRÉFACE.


Cet ouvrage est mon premier, et lent fut son succès; je ne pouvais
le protéger d’aucune manière, occupé comme je le suis de la vaste
entreprise où il tient si peu de place. Aujourd’hui, je ne veux faire
que deux remarques.

La Bretagne connaît le fait qui sert de base au drame; mais ce qui se
passe en quelques mois fut consommé en vingt-quatre heures. A part
cette poétique infidélité faite à l’histoire, tous les événements de
ce livre, même les moindres, sont entièrement historiques; quant aux
descriptions, elles sont d’une vérité minutieuse.

Le style, d’abord assez entortillé, hérissé de fautes, est maintenant à
l’état de perfection relative qui permet à un auteur de présenter son
ouvrage sans en être par trop mécontent.

Des _Scènes de la vie militaire_ que je prépare, c’est la seule qui
soit terminée; elle présente une des faces de la guerre civile au
dix-neuvième siècle, celle de partisans; l’autre, la guerre civile
régulière, sera le sujet des VENDÉENS.

  Paris, janvier 1845.



CHAPITRE PREMIER.

L’EMBUSCADE.


Dans les premiers jours de l’an VIII, au commencement de vendémiaire,
ou, pour se conformer au calendrier actuel, vers la fin du mois de
septembre 1799, une centaine de paysans et un assez grand nombre de
bourgeois, partis le matin de Fougères pour se rendre à Mayenne,
gravissaient la montagne de la Pèlerine, située à mi-chemin environ
de Fougères à Ernée, petite ville où les voyageurs ont coutume de se
reposer. Ce détachement, divisé en groupes plus ou moins nombreux,
offrait une collection de costumes si bizarres et une réunion
d’individus appartenant à des localités ou à des professions si
diverses, qu’il ne sera pas inutile de décrire leurs différences
caractéristiques pour donner à cette histoire les couleurs vives
auxquelles on met tant de prix aujourd’hui; quoique, selon certains
critiques, elles nuisent à la peinture des sentiments.

Quelques-uns des paysans, et c’était le plus grand nombre, allaient
pieds nus, ayant pour tout vêtement une grande peau de chèvre qui
les couvrait depuis le col jusqu’aux genoux, et un pantalon de toile
blanche très-grossière, dont le fil mal tondu accusait l’incurie
industrielle du pays. Les mèches plates de leurs longs cheveux
s’unissaient si habituellement aux poils de la peau de chèvre et
cachaient si complétement leurs visages baissés vers la terre, qu’on
pouvait facilement prendre cette peau pour la leur, et confondre, à
la première vue, ces malheureux avec les animaux dont les dépouilles
leur servaient de vêtement. Mais à travers ces cheveux l’on voyait
bientôt briller leurs yeux comme des gouttes de rosée dans une épaisse
verdure; et leurs regards, tout en annonçant l’intelligence humaine,
causaient certainement plus de terreur que de plaisir. Leurs têtes
étaient surmontées d’une sale toque en laine rouge, semblable à ce
bonnet phrygien que la République adoptait alors comme emblème de la
liberté. Tous avaient sur l’épaule un gros bâton de chêne noueux,
au bout duquel pendait un long bissac de toile, peu garni. D’autres
portaient, par-dessus leur bonnet, un grossier chapeau de feutre à
larges bords et orné d’une espèce de chenille en laine de diverses
couleurs qui en entourait la forme. Ceux-ci, entièrement vêtus de
la même toile dont étaient faits les pantalons et les bissacs des
premiers, n’offraient presque rien dans leur costume qui appartînt
à la civilisation nouvelle. Leurs longs cheveux retombaient sur le
collet d’une veste ronde à petites poches latérales et carrées qui
n’allait que jusqu’aux hanches, vêtement particulier aux paysans de
l’Ouest. Sous cette veste ouverte on distinguait un gilet de même
toile, à gros boutons. Quelques-uns d’entre eux marchaient avec des
sabots; tandis que, par économie, d’autres tenaient leurs souliers
à la main. Ce costume, sali par un long usage, noirci par la sueur
ou par la poussière, et moins original que le précédent, avait pour
mérite historique de servir de transition à l’habillement presque
somptueux de quelques hommes qui, dispersés çà et là, au milieu de la
troupe, y brillaient comme des fleurs. En effet, leurs pantalons de
toile bleue, leurs gilets rouges ou jaunes ornés de deux rangées de
boutons de cuivre parallèles, et semblables à des cuirasses carrées,
tranchaient aussi vivement sur les vêtements blancs et les peaux de
leurs compagnons, que des bluets et des coquelicots dans un champ de
blé. Quelques-uns étaient chaussés avec ces sabots que les paysans de
la Bretagne savent faire eux-mêmes; mais presque tous avaient de gros
souliers ferrés et des habits de drap fort grossier, taillés comme
les anciens habits français, dont la forme est encore religieusement
gardée par nos paysans. Le col de leur chemise était attaché par des
boutons d’argent qui figuraient ou des cœurs ou des ancres. Enfin,
leurs bissacs paraissaient mieux fournis que ne l’étaient ceux de leurs
compagnons; puis, plusieurs d’entre eux joignaient à leur équipage
de route une gourde sans doute pleine d’eau-de-vie, et suspendue par
une ficelle à leur cou. Quelques citadins apparaissaient au milieu de
ces hommes à demi sauvages, comme pour marquer le dernier terme de la
civilisation de ces contrées. Coiffés de chapeaux ronds, de claques
ou de casquettes, ayant des bottes à revers ou des souliers maintenus
par des guêtres, ils présentaient comme les paysans des différences
remarquables dans leurs costumes. Une dizaine d’entre eux portaient
cette veste républicaine connue sous le nom de carmagnole. D’autres, de
riches artisans sans doute, étaient vêtus de la tête aux pieds en drap
de la même couleur. Les plus recherchés dans leur mise se distinguaient
par des fracs et des redingotes de drap bleu ou vert plus ou moins
râpé. Ceux-là véritables personnages, portaient des bottes de diverses
formes, et badinaient avec de grosses cannes en gens qui font contre
fortune bon cœur. Quelques têtes soigneusement poudrées, des queues
assez bien tressées annonçaient cette espèce de recherche que nous
inspire un commencement de fortune ou d’éducation.

En considérant ces hommes étonnés de se voir ensemble, et ramassés
comme au hasard, on eût dit la population d’un bourg chassée de ses
foyers par un incendie. Mais l’époque et les lieux donnaient un tout
autre intérêt à cette masse d’hommes. Un observateur initié aux
secrets des discordes civiles qui agitaient alors la France aurait pu
facilement reconnaître le petit nombre de citoyens sur la fidélité
desquels la République devait compter dans cette troupe, presque
entièrement composée de gens qui, quatre ans auparavant, avaient
guerroyé contre elle. Un dernier trait assez saillant ne laissait
aucun doute sur les opinions qui divisaient ce rassemblement. Les
républicains seuls marchaient avec une sorte de gaieté. Quant aux
autres individus de la troupe, s’ils offraient des différences
sensibles dans leurs costumes, ils montraient sur leurs figures et
dans leurs attitudes cette expression uniforme que donne le malheur.
Bourgeois et paysans, tous gardaient l’empreinte d’une mélancolie
profonde; leur silence avait quelque chose de farouche, et ils
semblaient courbés sous le joug d’une même pensée, terrible sans doute,
mais soigneusement cachée, car leurs figures étaient impénétrables;
seulement, la lenteur peu ordinaire de leur marche pouvait trahir
de secrets calculs. De temps en temps, quelques-uns d’entre eux,
remarquables par des chapelets suspendus à leur cou, malgré le danger
qu’ils couraient à conserver ce signe d’une religion plutôt supprimée
que détruite, secouaient leurs cheveux et relevaient la tête avec
défiance. Ils examinaient alors à la dérobée les bois, les sentiers et
les rochers qui encaissaient la route, mais de l’air avec lequel un
chien, mettant le nez au vent, essaie de subodorer le gibier; puis,
en n’entendant que le bruit monotone des pas de leurs silencieux
compagnons, ils baissaient de nouveau leurs têtes et reprenaient leur
contenance de désespoir, semblables à des criminels emmenés au bagne
pour y vivre, pour y mourir.

La marche de cette colonne sur Mayenne, les éléments hétérogènes qui la
composaient et les divers sentiments qu’elle exprimait, s’expliquaient
assez naturellement par la présence d’une autre troupe formant la
tête du détachement. Cent cinquante soldats environ marchaient en
avant avec armes et bagages, sous le commandement d’un _chef de
demi-brigade_. Il n’est pas inutile de faire observer à ceux qui
n’ont pas assisté au drame de la Révolution, que cette dénomination
remplaçait le titre de colonel, proscrit par les patriotes comme trop
aristocratique. Ces soldats appartenaient au dépôt d’une demi-brigade
d’infanterie en séjour à Mayenne. Dans ces temps de discordes, les
habitants de l’Ouest avaient appelé tous les soldats de la République,
des _Bleus_. Ce surnom était dû à ces premiers uniformes bleus et
rouges dont le souvenir est encore assez frais pour rendre leur
description superflue. Le détachement des Bleus servait donc d’escorte
à ce rassemblement d’hommes presque tous mécontents d’être dirigés sur
Mayenne, où la discipline militaire devait promptement leur donner un
même esprit, une même livrée et l’uniformité d’allure qui leur manquait
alors si complétement.

Cette colonne était le contingent péniblement obtenu du district de
Fougères, et dû par lui dans la levée que le Directoire exécutif de
la République française avait ordonnée par une loi du 10 messidor
précédent. Le gouvernement avait demandé cent millions et cent mille
hommes, afin d’envoyer de prompts secours à ses armées, alors battues
par les Autrichiens en Italie, par les Prussiens en Allemagne, et
menacées en Suisse par les Russes, auxquels Suwarow faisait espérer
la conquête de la France. Les départements de l’Ouest, connus sous
le nom de Vendée, la Bretagne et une portion de la Basse-Normandie,
pacifiés depuis trois ans par les soins du général Hoche après une
guerre de quatre années, paraissaient avoir saisi ce moment pour
recommencer la lutte. En présence de tant d’agressions, la République
retrouva sa primitive énergie. Elle avait d’abord pourvu à la défense
des départements attaqués, en en remettant le soin aux habitants
patriotes par un des articles de cette loi de messidor. En effet, le
gouvernement, n’ayant ni troupes ni argent dont il pût disposer à
l’intérieur, éluda la difficulté par une gasconnade législative: ne
pouvant rien envoyer aux départements insurgés, il leur donnait sa
confiance. Peut-être espérait-il aussi que cette mesure, en armant les
citoyens les uns contre les autres, étoufferait l’insurrection dans son
principe.

Cet article, source de funestes représailles, était ainsi conçu:
_Il sera organisé des compagnies franches dans les départements de
l’Ouest._ Cette disposition impolitique fit prendre à l’Ouest une
attitude si hostile, que le Directoire désespéra d’en triompher de
prime abord. Aussi, peu de jours après, demanda-t-il aux Assemblées des
mesures particulières relativement aux légers contingents dus en vertu
de l’article qui autorisait les compagnies franches. Donc, une nouvelle
loi promulguée quelques jours avant le commencement de cette histoire,
et rendue le troisième jour complémentaire de l’an VII, ordonnait
d’organiser en légions ces faibles levées d’hommes. Les légions
devaient porter le nom des départements de la Sarthe, de l’Orne, de la
Mayenne, d’Ille-et-Vilaine, du Morbihan, de la Loire-Inférieure et de
Maine-et-Loire. _Ces légions_, disait la loi, _spécialement employées à
combattre les Chouans, ne pourraient, sous aucun prétexte, être portées
aux frontières._

Ces détails fastidieux, mais ignorés, expliquent à la fois l’état
de faiblesse où se trouva le Directoire et la marche de ce troupeau
d’hommes conduit par les Bleus. Aussi, peut-être n’est-il pas superflu
d’ajouter que ces belles et patriotiques déterminations directoriales
n’ont jamais reçu d’autre exécution que leur insertion au Bulletin
des Lois. N’étant plus soutenus par de grandes idées morales, par le
patriotisme ou par la terreur, qui les rendait naguère exécutoires,
les décrets de la République créaient des millions et des soldats dont
rien n’entrait ni au trésor ni à l’armée. Le ressort de la Révolution
s’était usé en des mains inhabiles, et les lois recevaient dans leur
application l’empreinte des circonstances au lieu de les dominer.

Les départements de la Mayenne et d’Ille-et-Vilaine étaient alors
commandés par un vieil officier qui, jugeant sur les lieux de
l’opportunité des mesures à prendre, voulut essayer d’arracher à la
Bretagne ses contingents, et surtout celui de Fougères, l’un des plus
redoutables foyers de la chouannerie. Il espérait ainsi affaiblir
les forces de ces districts menaçants. Ce militaire dévoué profita
des prévisions illusoires de la loi pour affirmer qu’il équiperait
et armerait sur-le-champ les _réquisitionnaires_, et qu’il tenait à
leur disposition un mois de la solde promise par le gouvernement à
ces troupes d’exception. Quoique la Bretagne se refusât alors à toute
espèce de service militaire, l’opération réussit tout d’abord sur la
foi de ces promesses, et avec tant de promptitude que cet officier
s’en alarma. Mais c’était un de ces vieux chiens de guérite difficiles
à surprendre. Aussitôt qu’il vit accourir au district une partie des
contingents, il soupçonna quelque motif secret à cette prompte réunion
d’hommes, et peut-être devina-t-il bien en croyant qu’ils voulaient se
procurer des armes. Sans attendre les retardataires, il prit alors des
mesures pour tâcher d’effectuer sa retraite sur Alençon, afin de se
rapprocher des pays soumis, quoique l’insurrection croissante de ces
contrées rendît le succès de ce projet très-problématique.

Cet officier, qui, selon ses instructions, gardait le plus profond
secret sur les malheurs de nos armées et sur les nouvelles peu
rassurantes parvenues de la Vendée, avait donc tenté, dans la matinée
où commence cette histoire, d’arriver par une marche forcée à Mayenne,
où il se promettait bien d’exécuter la loi suivant son bon vouloir, en
remplissant les cadres de sa demi-brigade avec ses _conscrits_ bretons.
Ce mot de conscrit, devenu plus tard si célèbre, avait remplacé
pour la première fois, dans les lois, le nom de réquisitionnaires,
primitivement donné aux recrues républicaines. Avant de quitter
Fougères, le commandant avait fait prendre secrètement à ses soldats
les cartouches et les rations de pain nécessaires à tout son monde,
afin de ne pas éveiller l’attention des conscrits sur la longueur de
la route; et il comptait bien ne pas s’arrêter à l’étape d’Ernée,
où, revenus de leur étonnement, les hommes du contingent auraient pu
s’entendre avec les Chouans, sans doute répandus dans les campagnes
voisines.

Le morne silence qui régnait dans la troupe des réquisitionnaires
surpris par la manœuvre du vieux républicain, et la lenteur de leur
marche sur cette montagne, excitaient au plus haut degré la défiance
de ce chef de demi-brigade, nommé Hulot; les traits les plus saillants
de la description qui précède étaient pour lui d’un vif intérêt;
aussi marchait-il silencieusement, au milieu de cinq jeunes officiers
qui, tous, respectaient la préoccupation de leur chef. Mais au moment
où Hulot parvint au faîte de la Pèlerine, il tourna tout à coup la
tête, comme par instinct, pour inspecter les visages inquiets des
réquisitionnaires, et ne tarda pas à rompre le silence. En effet, le
retard progressif de ces Bretons avait déjà mis entre eux et leur
escorte une distance d’environ deux cents pas. Hulot fit alors une
grimace qui lui était particulière.

--Que diable ont donc tous ces muscadins-là? s’écria-t-il d’une voix
sonore. Nos conscrits ferment le compas au lieu de l’ouvrir, je crois!

A ces mots, les officiers qui l’accompagnaient se retournèrent par un
mouvement spontané assez semblable au réveil en sursaut que cause
un bruit soudain. Les sergents, les caporaux les imitèrent, et la
compagnie s’arrêta sans avoir entendu le mot souhaité de: --Halte!
Si d’abord les officiers jetèrent un regard sur le détachement qui,
semblable à une longue tortue, gravissait la montagne de la Pèlerine,
ces cinq jeunes gens, que la défense de la patrie avait arrachés, comme
tant d’autres, à des études distinguées, et chez lesquels la guerre
n’avait pas encore éteint le sentiment des arts, furent assez frappés
du spectacle qui s’offrait à leurs regards pour laisser sans réponse
une observation dont l’importance leur était inconnue.

Quoiqu’ils vinssent de Fougères, où le tableau qui se présentait
alors à leurs yeux se voit également, mais avec les différences
que le changement de perspective lui fait subir, ils ne purent se
refuser à l’admirer une dernière fois, semblables à ces _dilettanti_
auxquels une musique donne d’autant plus de jouissances qu’ils en
connaissent mieux les détails. Du sommet de la Pèlerine apparaît aux
yeux du voyageur la grande vallée du Couësnon, dont l’un des points
culminants est occupé à l’horizon par la ville de Fougères. Son
château domine, en haut du rocher où il est bâti, trois ou quatre
routes importantes, position qui la rendait jadis une des clés de la
Bretagne. Les officiers découvraient alors, dans toute son étendue,
ce bassin aussi remarquable par la prodigieuse fertilité de son sol
que par la variété de ses aspects. De toutes parts, des montagnes
de schiste s’élèvent en amphithéâtre, elles déguisent leurs flancs
rougeâtres sous des forêts de chênes, et recèlent dans leurs versants
des vallons pleins de fraîcheur. Ces rochers décrivent une vaste
enceinte, circulaire en apparence, au fond de laquelle s’étend avec
mollesse une immense prairie dessinée comme un jardin anglais. La
multitude de haies vives qui entourent d’irréguliers et de nombreux
héritages, tous plantés d’arbres, donnent à ce tapis de verdure une
physionomie rare parmi les paysages de la France, et il enfermait de
féconds secrets de beautés dans ses contrastes multipliés dont les
effets étaient assez larges pour saisir les âmes les plus froides.
En ce moment, la vue de ce pays était animée de cet éclat fugitif
par lequel la nature se plaît à rehausser parfois ses impérissables
créations. Pendant que le détachement traversait la vallée, le soleil
levant avait lentement dissipé ces vapeurs blanches et légères qui,
dans les matinées de septembre, voltigent sur les prairies. A l’instant
où les soldats se retournèrent, une invisible main semblait enlever à
ce paysage le dernier des voiles dont elle l’aurait enveloppé, nuées
fines, semblables à ce linceul de gaze diaphane qui couvre les bijoux
précieux et à travers lequel ils brillent imparfaitement, en excitant
la curiosité. Dans le vaste horizon que les voyageurs embrassèrent,
le ciel n’offrait pas le plus léger nuage qui pût faire croire, par
sa clarté d’argent, que cette immense voûte bleue fût le firmament.
C’était comme un dais de soie supporté par les cimes inégales des
montagnes, et placé dans les airs pour protéger cette magnifique
réunion de champs, de prairies, de ruisseaux et de bocages. Les
officiers ne se lassaient pas d’examiner cet espace où jaillissaient
tant de beautés champêtres. Les uns hésitaient longtemps avant
d’arrêter leurs regards parmi l’étonnante multiplicité de ces bosquets
que les teintes sévères de quelques touffes jaunies enrichissaient des
couleurs du bronze, et que le vert émeraude des prés irrégulièrement
coupés faisait encore ressortir. Les autres s’attachaient aux
contrastes offerts par des champs rougeâtres où le sarrasin récolté
s’élevait en gerbes coniques semblables aux faisceaux d’armes que le
soldat amoncèle au bivouac, et séparés par d’autres champs que doraient
les guérêts des seigles moissonnés. Çà et là, l’ardoise sombre de
quelques toits d’où sortaient de blanches fumées; puis les tranchées
vives et argentées que produisaient les ruisseaux tortueux du Couësnon,
attiraient l’œil par quelques-uns de ces piéges d’optique qui rendent,
sans qu’on sache pourquoi, l’âme indécise et rêveuse. La fraîcheur
embaumée des brises d’automne, la forte senteur des forêts, s’élevaient
comme un nuage d’encens et enivraient les admirateurs de ce beau pays,
qui contemplaient avec ravissement ces fleurs inconnues, sa végétation
vigoureuse, sa verdure rivale de celle des îles d’Angleterre, dont il
est à peine séparé et dont il porte le même nom. Quelques bestiaux
animaient cette scène déjà si dramatique. Les oiseaux chantaient, et
faisaient ainsi rendre à la vallée une suave, une sourde mélodie qui
frémissait dans les airs. Si l’imagination recueillie veut apercevoir
pleinement les riches accidents d’ombre et de lumière, les horizons
vaporeux des montagnes, les fantastiques perspectives qui naissaient
des places où manquaient les arbres, où s’étendaient les eaux, où
fuyaient de coquettes sinuosités; si le souvenir colorie, pour ainsi
dire, ce dessin aussi fugace que le moment où il est pris, les
personnes pour lesquelles ces tableaux ne sont pas sans mérite auront
une image imparfaite du magique spectacle par lequel l’âme encore
impressionnable des jeunes officiers fut comme surprise.

Pensant alors que ces pauvres gens abandonnaient à regret leur pays
et leurs chères coutumes pour aller mourir peut-être en des terres
étrangères, ils leur pardonnèrent involontairement un retard qu’ils
comprirent. Puis, avec cette générosité naturelle aux soldats, ils
déguisèrent leur condescendance sous un feint désir d’examiner les
positions militaires de cette belle contrée. Mais Hulot, qu’il est
nécessaire d’appeler le Commandant, pour éviter de lui donner le nom
peu harmonieux de Chef de demi-brigade, était un de ces militaires qui,
dans un danger pressant, ne sont pas hommes à se laisser prendre aux
charmes des paysages, quand même ce seraient ceux du paradis terrestre.
Il secoua donc la tête par un geste négatif, et contracta deux gros
sourcils noirs qui donnaient une expression sévère à sa physionomie.

--Pourquoi diable ne viennent-ils pas? demanda-t-il pour la seconde
fois de sa voix grossie par les fatigues de la guerre. Se trouve-t-il
dans le village quelque bonne Vierge à laquelle ils donnent une poignée
de main?

--Tu demandes pourquoi? répondit une voix.

En entendant des sons qui semblaient sortir de la corne avec laquelle
les paysans de ces vallons rassemblent leurs troupeaux, le commandant
se retourna brusquement comme s’il eût senti la pointe d’une épée, et
vit à deux pas de lui un personnage encore plus bizarre qu’aucun de
ceux emmenés à Mayenne pour servir la République. Cet inconnu, homme
trapu, large des épaules, lui montrait une tête presque aussi grosse
que celle d’un bœuf, avec laquelle elle avait plus d’une ressemblance.
Des narines épaisses faisaient paraître son nez encore plus court
qu’il ne l’était. Ses larges lèvres retroussées par des dents blanches
comme de la neige, ses grands et ronds yeux noirs garnis de sourcils
menaçants, ses oreilles pendantes et ses cheveux roux appartenaient
moins à notre belle race caucasienne qu’au genre des herbivores. Enfin
l’absence complète des autres caractères de l’homme social rendait
sa tête nue plus remarquable encore. Cette face, comme bronzée par
le soleil et dont les anguleux contours offraient une vague analogie
avec le granit qui forme le sol de ces contrées, était la seule partie
visible du corps de cet être singulier. A partir du cou, il était
enveloppé d’un sarreau, espèce de blouse en toile rousse plus grossière
encore que celle des pantalons des conscrits les moins fortunés. Ce
sarreau, dans lequel un antiquaire aurait reconnu la _saye_ (_saga_)
ou le _sayon_ des Gaulois, finissait à mi-corps, en se rattachant à
deux fourreaux de peau de chèvre par des morceaux de bois grossièrement
travaillés et dont quelques-uns gardaient leur écorce. Les peaux de
bique, pour parler la langue du pays, qui lui garnissaient les jambes
et les cuisses, ne laissaient distinguer aucune forme humaine. Des
sabots énormes lui cachaient les pieds. Ses longs cheveux luisants,
semblables aux poils de ses peaux de chèvres, tombaient de chaque
côté de sa figure, séparés en deux parties égales, et pareils aux
chevelures de ces statues du moyen-âge qu’on voit encore dans quelques
cathédrales. Au lieu du bâton noueux que les conscrits portaient sur
leurs épaules, il tenait appuyé sur sa poitrine, en guise de fusil,
un gros fouet dont le cuir habilement tressé paraissait avoir une
longueur double de celle des fouets ordinaires. La brusque apparition
de cet être bizarre semblait facile à expliquer. Au premier aspect,
quelques officiers supposèrent que l’inconnu était un réquisitionnaire
ou conscrit (l’un se disait pour l’autre) qui se repliait sur la
colonne en la voyant arrêtée. Néanmoins, l’arrivée de cet homme
étonna singulièrement le commandant; s’il n’en parut pas le moins du
monde intimidé, son front devint toutefois soucieux; et, après avoir
toisé l’étranger, il répéta machinalement et comme occupé de pensées
sinistres: --Oui, pourquoi ne viennent-ils pas? le sais-tu, toi?

--C’est que, répondit le sombre interlocuteur avec un accent qui
prouvait une assez grande difficulté de parler français, c’est que là,
dit-il en étendant sa rude et large main vers Ernée, là est le Maine,
et là finit la Bretagne.

Puis il frappa fortement le sol en faisant tomber le pesant manche de
son fouet aux pieds mêmes du commandant. L’impression produite sur les
spectateurs de cette scène par la harangue laconique de l’inconnu,
ressemblait assez à celle que donnerait un coup de tam-tam frappé au
milieu d’une musique. Le mot de harangue suffit à peine pour rendre
toute la haine, les regrets et les désirs de vengeance qu’exprimèrent
un geste hautain, une parole brève, la contenance empreinte d’une
énergie farouche et froide. La grossièreté de cet homme taillé comme
à coups de hache, sa noueuse écorce, la stupide ignorance gravée sur
ses traits, en faisaient une sorte de demi-dieu barbare. Il gardait
une attitude prophétique et apparaissait là comme le génie même de
la Bretagne, qui se relevait d’un sommeil de trois années, pour
recommencer une guerre où la victoire ne se montra jamais sans de
doubles crêpes.

--Voilà un joli coco, dit Hulot en se parlant à lui-même. Il m’a l’air
d’être l’ambassadeur de gens qui s’apprêtent à parlementer à coups de
fusil.

Après avoir grommelé ces paroles entre ses dents, le commandant promena
successivement ses regards de cet homme au paysage, du paysage au
détachement, du détachement sur les talus abrupts de la route, dont
les crêtes étaient ombragées par les hauts genêts de la Bretagne; puis
il les reporta tout à coup sur l’inconnu, auquel il fit subir comme un
muet interrogatoire qu’il termina en lui demandant brusquement: --D’où
viens-tu?

Son œil avide et perçant cherchait à deviner les secrets de ce visage
impénétrable qui, pendant cet intervalle, avait pris la niaise
expression de torpeur dont s’enveloppe un paysan au repos.

--Du pays des _Gars_, répondit l’homme sans manifester aucun trouble.

--Ton nom?

--_Marche-à-terre._

--Pourquoi portes-tu, malgré la loi, ton surnom de Chouan?

Marche-à-terre, puisqu’il se donnait ce nom, regarda le commandant d’un
air d’imbécillité si profondément vraie, que le militaire crut n’avoir
pas été compris.

--Fais-tu partie de la réquisition de Fougères?

A cette demande, Marche-à-terre répondit par un de ces, _je ne sais
pas_, dont l’inflexion désespérante arrête tout entretien. Il s’assit
tranquillement sur le bord du chemin, tira de son sarreau quelques
morceaux d’une mince et noire galette de sarrasin, repas national
dont les tristes délices ne peuvent être comprises que des Bretons,
et se mit à manger avec une indifférence stupide. Il faisait croire
à une absence si complète de toute intelligence, que les officiers
le comparèrent tour à tour, dans cette situation, à un des animaux
qui broutaient les gras pâturages de la vallée, aux sauvages de
l’Amérique ou à quelque naturel du cap de Bonne-Espérance. Trompé
par cette attitude, le commandant lui-même n’écoutait déjà plus ses
inquiétudes, lorsque, jetant un dernier regard de prudence à l’homme
qu’il soupçonnait être le héraut d’un prochain carnage, il en vit les
cheveux, le sarreau, les peaux de chèvre couverts d’épines, de débris
de feuilles, de brins de bois et de broussailles, comme si ce Chouan
eût fait une longue route à travers les halliers. Il lança un coup
d’œil significatif à son adjudant Gérard, près duquel il se trouvait,
lui serra fortement la main et dit à voix basse: --Nous sommes allés
chercher de la laine, et nous allons revenir tondus.

Les officiers étonnés se regardèrent en silence.

Il convient de placer ici une digression pour faire partager les
craintes du commandant Hulot à certaines personnes casanières habituées
à douter de tout, parce qu’elles ne voient rien, et qui pourraient
contredire l’existence de Marche-à-terre et des paysans de l’Ouest dont
alors la conduite fut sublime.

Le mot _gars_, que l’on prononce _gâ_, est un débris de la langue
celtique. Il a passé du bas-breton dans le français, et ce mot est, de
notre langage actuel, celui qui contient le plus de souvenirs antiques.
Le _gais_ était l’arme principale des Gaëls ou Gaulois; _gaisde_
signifiait armé; _gais_, bravoure; _gas_, force. Ces rapprochements
prouvent la parenté du mot _gars_ avec ces expressions de la langue
de nos ancêtres. Ce mot a de l’analogie avec le mot latin _vir_,
homme, racine de _virtus_, force, courage. Cette dissertation trouve
son excuse dans sa nationalité; puis, peut-être, servira-t-elle à
réhabiliter, dans l’esprit de quelques personnes, les mots: _gars_,
_garçon_, _garçonnette_, _garce_, _garcette_, généralement proscrits du
discours comme mal séants, mais dont l’origine est si guerrière et qui
se montreront çà et là dans le cours de cette histoire. --«C’est une
fameuse garce!» est un éloge peu compris que recueillit madame de Staël
dans un petit canton de Vendômois où elle passa quelques jours d’exil.
La Bretagne est, de toute la France, le pays où les mœurs gauloises
ont laissé les plus fortes empreintes. Les parties de cette province
où, de nos jours encore, la vie sauvage et l’esprit superstitieux de
nos rudes aïeux sont restés, pour ainsi dire, flagrants, se nomment
le pays des Gars. Lorsqu’un canton est habité par nombre de Sauvages
semblables à celui qui vient de comparaître dans cette Scène, les gens
de la contrée disent: Les Gars de telle paroisse; et ce nom classique
est comme une récompense de la fidélité avec laquelle ils s’efforcent
de conserver les traditions du langage et des mœurs gaëliques; aussi
leur vie garde-t-elle de profonds vestiges des croyances et des
pratiques superstitieuses des anciens temps. Là, les coutumes féodales
sont encore respectées. Là, les antiquaires retrouvent debout les
monuments des Druides et le génie de la civilisation moderne s’effraye
de pénétrer à travers d’immenses forêts primordiales. Une incroyable
férocité, un entêtement brutal, mais aussi la foi du serment;
l’absence complète de nos lois, de nos mœurs, de notre habillement,
de nos monnaies nouvelles, de notre langage, mais aussi la simplicité
patriarcale et d’héroïques vertus s’accordent à rendre les habitants
de ces campagnes plus pauvres de combinaisons intellectuelles que ne
le sont les Mohicans et les Peaux rouges de l’Amérique septentrionale,
mais aussi grands qu’eux. La place que la Bretagne occupe au centre
de l’Europe la rend beaucoup plus curieuse à observer que ne l’est le
Canada. Entouré de lumières dont la bienfaisante chaleur ne l’atteint
pas, ce pays ressemble à un charbon glacé qui resterait obscur et noir
au sein d’un brillant foyer. Les efforts tentés par quelques grands
esprits pour conquérir à la vie sociale et à la prospérité cette
belle partie de la France, si riche de trésors ignorés, tout, même
les tentatives du gouvernement, meurt au sein de l’immobilité d’une
population vouée aux pratiques d’une immémoriale routine. Ce malheur
s’explique assez par la nature d’un sol encore sillonné de ravins, de
torrents, de lacs et de marais; hérissé de haies, espèces de bastions
en terre qui font, de chaque champ, une citadelle; privé de routes
et de canaux; puis, par l’esprit d’une population ignorante, livrée
à des préjugés dont les dangers seront accusés par les détails de
cette histoire, et qui ne veut pas de notre moderne agriculture. La
disposition pittoresque de ce pays, les superstitions de ses habitants
excluent et la concentration des individus et les bienfaits amenés
par la comparaison, par l’échange des idées. Là point de villages.
Les constructions précaires que l’on nomme des logis sont clairsemées
à travers la contrée. Chaque famille y vit comme dans un désert. Les
seules réunions connues sont les assemblées éphémères que le dimanche
ou les fêtes de la religion consacrent à la paroisse. Ces réunions
silencieuses, dominées par le _Recteur_, le seul maître de ces esprits
grossiers, ne durent que quelques heures. Après avoir entendu la voix
terrible de ce prêtre, le paysan retourne pour une semaine dans sa
demeure insalubre; il en sort pour le travail, il y rentre pour dormir.
S’il y est visité, c’est par ce recteur, l’âme de la contrée. Aussi,
fut-ce à la voix de ce prêtre que des milliers d’hommes se ruèrent
sur la République, et que ces parties de la Bretagne fournirent cinq
ans avant l’époque à laquelle commence cette histoire, des masses
de soldats à la première chouannerie. Les frères Cottereau, hardis
contrebandiers qui donnèrent leur nom à cette guerre, exerçaient leur
périlleux métier de Laval à Fougères. Mais les insurrections de ces
campagnes n’eurent rien de noble; aussi peut-on dire avec assurance
que si la Vendée fit du brigandage une guerre, la Bretagne fit de
la guerre un brigandage. La proscription des princes, la religion
détruite ne furent pour les Chouans que des prétextes de pillage, et
les événements de cette lutte intestine contractèrent quelque chose de
la sauvage âpreté qu’ont les mœurs en ces contrées. Aussi, quand de
vrais défenseurs de la monarchie vinrent recruter des soldats parmi
ces populations ignorantes et belliqueuses, essayèrent-ils de donner,
sous le drapeau blanc, quelque grandeur à ces entreprises qui avaient
rendu la chouannerie odieuse. Leurs nobles efforts furent inutiles,
les Chouans sont restés comme un mémorable exemple du danger de remuer
les masses peu civilisées d’un pays. Le tableau de la première vallée
offerte par la Bretagne aux yeux du voyageur, la peinture des hommes
qui composaient le détachement des réquisitionnaires, la description
du gars apparu sur le sommet de la Pèlerine, donnent en raccourci
une fidèle image de la province et de ses habitants. Une imagination
exercée peut, d’après ces détails, concevoir le théâtre et les
instruments de la guerre. Là en étaient les éléments. Les haies si
fleuries de ces belles vallées cachaient alors d’invisibles agresseurs.
Chaque champ était alors une forteresse, chaque arbre méditait un
piége, chaque vieux tronc de saule creux gardait un stratagème. Le lieu
du combat était partout. Les fusils attendaient au coin des routes
les Bleus que de jeunes filles attiraient en riant sous le feu des
canons, sans croire être perfides; elles allaient en pèlerinage avec
leurs pères et leurs frères demander des ruses et des absolutions à des
vierges de bois vermoulu. La religion ou plutôt le fétichisme de ces
créatures ignorantes désarmait le meurtre de ses remords. Aussi une
fois cette lutte engagée, tout dans le pays devenait-il dangereux: le
bruit comme le silence, la grâce comme la terreur, le foyer domestique
comme le grand chemin. Il y avait de la conviction dans ces trahisons.
C’était des Sauvages qui servaient Dieu et le roi, à la manière dont
les Mohicans font la guerre. Mais pour rendre exacte et vraie en tout
point la peinture de cette lutte, l’historien doit ajouter qu’au moment
où la paix de Hoche fut signée, la contrée entière redevint et riante
et amie. Les familles, qui, la veille, se déchiraient encore, le
lendemain soupèrent sans danger sous le même toit.

A l’instant où Hulot reconnut les perfidies secrètes que trahissait
la peau de chèvre de Marche-à-terre, il resta convaincu de la rupture
de cette heureuse paix due au génie de Hoche et dont le maintien lui
parut impossible. Ainsi la guerre renaissait sans doute plus terrible
qu’autrefois, à la suite d’une inaction de trois années. La Révolution,
adoucie depuis le 9 thermidor, allait peut-être reprendre le caractère
de terreur qui la rendit haïssable aux bons esprits. L’or des Anglais
avait donc, comme toujours, aidé aux discordes de la France. La
République, abandonnée du jeune Bonaparte, qui semblait en être le
génie tutélaire, semblait hors d’état de résister à tant d’ennemis,
et le plus cruel se montrait le dernier. La guerre civile, annoncée
par mille petits soulèvements partiels, prenait un caractère de
gravité tout nouveau, du moment où les Chouans concevaient le dessein
d’attaquer une si forte escorte. Telles étaient les réflexions qui se
déroulèrent dans l’esprit de Hulot, quoique d’une manière beaucoup
moins succincte, dès qu’il crut apercevoir, dans l’apparition de
Marche-à-terre, l’indice d’une embuscade habilement préparée, car lui
seul fut d’abord dans le secret de son danger.

Le silence qui suivit la phrase prophétique du commandant à Gérard,
et qui termine la scène précédente, servit à Hulot pour recouvrer son
sang-froid. Le vieux soldat avait presque chancelé. Il ne put chasser
les nuages qui couvrirent son front quand il vint à penser qu’il
était environné déjà des horreurs d’une guerre dont les atrocités
eussent été peut-être reniées par les Cannibales. Le capitaine Merle
et l’adjudant Gérard, ses deux amis, cherchaient à s’expliquer la
crainte, si nouvelle pour eux, dont témoignait la figure de leur
chef, et contemplaient Marche-à-terre mangeant sa galette au bord du
chemin, sans pouvoir établir le moindre rapport entre cette espèce
d’animal et l’inquiétude de leur intrépide commandant. Mais le visage
de Hulot s’éclaircit bientôt. Tout en déplorant les malheurs de la
République, il se réjouit d’avoir à combattre pour elle, il se promit
joyeusement de ne pas être la dupe des Chouans et de pénétrer l’homme
si ténébreusement rusé qu’ils lui faisaient l’honneur d’employer contre
lui.

Avant de prendre aucune résolution, il se mit à examiner la position
dans laquelle ses ennemis voulaient le surprendre. En voyant que
le chemin au milieu duquel il se trouvait engagé passait dans une
espèce de gorge peu profonde à la vérité, mais flanquée de bois, et où
aboutissaient plusieurs sentiers, il fronça fortement ses gros sourcils
noirs, puis il dit à ses deux amis d’une voix sourde et très-émue:
--Nous sommes dans un drôle de guêpier.

--Et de quoi donc avez-vous peur? demanda Gérard.

--Peur?... reprit le commandant, oui, peur. J’ai toujours eu peur
d’être fusillé comme un chien au détour d’un bois sans qu’on vous crie:
Qui vive!

--Bah! dit Merle en riant, qui vive! est aussi un abus.

--Nous sommes donc vraiment en danger? demanda Gérard aussi étonné du
sang-froid de Hulot qu’il l’avait été de sa passagère terreur.

--Chut! dit le commandant, nous sommes dans la gueule du loup, il y
fait noir comme dans un four, et il faut y allumer une chandelle.
Heureusement, reprit-il, que nous tenons le haut de cette côte? il la
décora d’une épithète énergique, et ajouta: --Je finirai peut-être bien
par y voir clair. Le commandant, attirant à lui les deux officiers,
cerna Marche-à-terre; le Gars feignit de croire qu’il les gênait,
il se leva promptement. --Reste là, chenapan! lui cria Hulot en le
poussant et le faisant retomber sur le talus où il s’était assis. Dès
ce moment, le chef de demi-brigade ne cessa de regarder attentivement
l’insouciant Breton. --Mes amis, reprit-il alors en parlant à voix
basse aux deux officiers, il est temps de vous dire que la boutique est
enfoncée là-bas. Le Directoire, par suite d’un remue-ménage qui a eu
lieu aux Assemblées, a encore donné un coup de balai à nos affaires.
Ces pentarques, ou pantins, c’est plus français, de directeurs viennent
de perdre une bonne lame, Bernadotte n’en veut plus.

--Qui le remplace? demanda vivement Gérard.

--Milet-Mureau, une vieille perruque. On choisit là un bien mauvais
temps pour laisser naviguer des mâchoires! Voilà des fusées anglaises
qui partent sur les côtes. Tous ces hannetons de Vendéens et de Chouans
sont en l’air, et ceux qui sont derrière ces marionnettes-là ont bien
su prendre le moment où nous succombons.

--Comment! dit Merle.

--Nos armées sont battues sur tous les points, reprit Hulot en
étouffant sa voix de plus en plus. Les Chouans ont déjà intercepté
deux fois les courriers, et je n’ai reçu mes dépêches et les
derniers décrets qu’au moyen d’un exprès envoyé par Bernadotte au
moment où il quittait le Ministère. Des amis m’ont heureusement écrit
confidentiellement sur cette débâcle. Fouché a découvert que le tyran
Louis XVIII a été averti par des traîtres de Paris d’envoyer un chef à
ses canards de l’intérieur. On pense que Barras trahit la République.
Bref, Pitt et les princes ont envoyé, ici, un ci-devant, homme
vigoureux, plein de talent, qui voudrait, en réunissant les efforts des
Vendéens à ceux des Chouans, abattre le bonnet de la République. Ce
camarade-là a débarqué dans le Morbihan, je l’ai su le premier, je l’ai
appris aux malins de Paris, le _Gars_ est le nom qu’il s’est donné.
Tous ces animaux-là, dit-il en montrant Marche-à-terre, chaussent des
noms qui donneraient la colique à un honnête patriote s’il les portait.
Or, notre homme est dans ce district. L’arrivée de ce Chouan-là, et il
indiqua de nouveau Marche-à-terre, m’annonce qu’il est sur notre dos.
Mais on n’apprend pas à un vieux singe à faire la grimace, et vous
allez m’aider à ramener mes linottes à la cage _et pus vite que ça!_ Je
serais un joli coco si je me laissais engluer comme une corneille par
ce ci-devant qui arrive de Londres sous prétexte d’avoir à épousseter
nos chapeaux!

En apprenant ces circonstances secrètes et critiques, les deux
officiers, sachant que leur commandant ne s’alarmait jamais en vain,
prirent alors cette contenance grave qu’ont les militaires au fort du
danger, lorsqu’ils sont fortement trempés et habitués à voir un peu
loin dans les affaires humaines. Gérard voulut répondre, et demander
toutes les nouvelles politiques dont une partie était passée sous
silence par le commandant; mais un signe de Hulot lui imposa silence;
et tous les trois ils se mirent à regarder Marche-à-terre.

Ce Chouan ne donna pas la moindre marque d’émotion en se voyant sous
la surveillance de ces hommes aussi redoutables par leur intelligence
que par leur force corporelle. La curiosité des deux officiers, pour
lesquels cette sorte de guerre était nouvelle, fut vivement excitée
par le commencement d’une affaire qui offrait un intérêt presque
romanesque; aussi voulurent-ils en plaisanter; mais, au premier mot
qui leur échappa, Hulot les regarda gravement et leur dit: --Tonnerre
de Dieu! n’allons pas fumer sur le tonneau de poudre, citoyens. C’est
s’amuser à porter de l’eau dans un panier que d’avoir du courage hors
de propos. --Gérard, dit-il ensuite en se penchant à l’oreille de son
adjudant, approchez-vous insensiblement de ce brigand; et au moindre
mouvement suspect, tenez-vous prêt à lui passer votre épée au travers
du corps. Quant à moi, je vais prendre des mesures pour soutenir la
conversation, si nos inconnus veulent bien l’entamer.

Gérard inclina légèrement la tête en signe d’obéissance, puis il se mit
à contempler les points de vue de cette vallée avec laquelle on a pu
se familiariser; il parut vouloir les examiner plus attentivement et
marcha pour ainsi dire sur lui-même et sans affectation; mais on pense
bien que le paysage était la dernière chose qu’il observa. De son côté,
Marche-à-terre laissa complétement ignorer si la manœuvre de l’officier
le mettait en péril; à la manière dont il jouait avec le bout de son
fouet, on eût dit qu’il pêchait à la ligne dans le fossé.

Pendant que Gérard essayait ainsi de prendre position devant le Chouan,
le commandant dit tout bas à Merle: --Donnez dix hommes d’élite à un
sergent et allez les poster vous-même au dessus de nous, à l’endroit
du sommet de cette côte où le chemin s’élargit en formant un plateau,
et d’où vous apercevrez un bon ruban de queue de la route d’Ernée.
Choisissez une place où le chemin ne soit pas flanqué de bois et d’où
le sergent puisse surveiller la campagne. Appelez La-clef-des-cœurs, il
est intelligent. Il n’y a point de quoi rire, je ne donnerais pas un
décime de notre peau, si nous ne prenons pas notre bisque.

Pendant que le capitaine Merle exécutait cet ordre avec une promptitude
dont l’importance fut comprise, le commandant agita la main droite pour
réclamer un profond silence des soldats qui l’entouraient et causaient
en jouant. Il ordonna, par un autre geste, de reprendre les armes.
Lorsque le calme fut établi, il porta les yeux d’un côté de la route
à l’autre, écoutant avec une attention inquiète, comme s’il espérait
surprendre quelque bruit étouffé, quelques sons d’armes ou des pas
précurseurs de la lutte attendue. Son œil noir et perçant semblait
sonder les bois à des profondeurs extraordinaires; mais ne recueillant
aucun indice, il consulta le sable de la route, à la manière des
Sauvages, pour tâcher de découvrir quelques traces de ces invisibles
ennemis dont l’audace lui était connue. Désespéré de ne rien apercevoir
qui justifiât ses craintes, il s’avança vers les côtés de la route, en
gravit les légères collines avec peine, puis il en parcourut lentement
les sommets. Tout à coup, il sentit combien son expérience était utile
au salut de sa troupe, et descendit. Son visage devint plus sombre;
car, dans ces temps-là, les chefs regrettaient toujours de ne pas
garder pour eux seuls la tâche la plus périlleuse.

Les autres officiers et les soldats, ayant remarqué la préoccupation
d’un chef dont le caractère leur plaisait et dont la valeur était
connue, pensèrent alors que son extrême attention annonçait
un danger; mais incapables d’en soupçonner la gravité, s’ils restèrent
immobiles et retinrent presque leur respiration, ce fut par instinct.
Semblables à ces chiens qui cherchent à deviner les intentions de
l’habile chasseur dont l’ordre est incompréhensible, mais qui lui
obéissent ponctuellement, ces soldats regardèrent alternativement la
vallée de Couësnon, les bois de la route et la figure sévère de leur
commandant en tâchant d’y lire leur sort. Ils se consultaient des yeux,
et plus d’un sourire se répétait de bouche en bouche.

Quand Hulot fit sa grimace, Beau-pied, jeune sergent qui passait pour
le bel esprit de la compagnie, dit à voix basse: --Où diable nous
sommes-nous donc fourrés pour que ce vieux troupier de Hulot nous fasse
une mine si marécageuse, il a l’air d’un conseil de guerre?

Hulot ayant jeté sur Beau-pied un regard sévère, le silence exigé sous
les armes régna tout à coup. Au milieu de ce silence solennel, les
pas tardifs des conscrits, sous les pieds desquels le sable criait
sourdement, rendaient un son régulier qui ajoutait une vague émotion
à cette anxiété générale. Ce sentiment indéfinissable sera compris
seulement de ceux qui, en proie à une attente cruelle, ont senti dans
le silence des nuits les larges battements de leur cœur, redoublés
par quelque bruit dont le retour monotone semblait leur verser la
terreur, goutte à goutte. En se replaçant au milieu de la route, le
commandant commençait à se demander: --Me trompé-je? Il regardait déjà
avec une colère concentrée, qui lui sortait en éclairs par les yeux,
le tranquille et stupide Marche-à-terre; mais l’ironie sauvage qu’il
sut démêler dans le regard terne du Chouan lui persuada de ne pas
discontinuer de prendre ses mesures salutaires. En ce moment, après
avoir accompli les ordres de Hulot, le capitaine Merle revint auprès
de lui. Les muets acteurs de cette scène, semblable à mille autres qui
rendirent cette guerre la plus dramatique de toutes, attendirent alors
avec impatience de nouvelles impressions, curieux de voir s’illuminer
par d’autres manœuvres les points obscurs de leur situation militaire.

--Nous avons bien fait, capitaine, dit le commandant, de mettre à la
queue du détachement le petit nombre de patriotes que nous comptons
parmi ces réquisitionnaires. Prenez encore une douzaine de bons lurons,
à la tête desquels vous mettrez le sous-lieutenant Lebrun, et vous les
conduirez rapidement à la queue du détachement; ils appuieront les
patriotes qui s’y trouvent, et feront avancer, et vivement, toute la
troupe de ces oiseaux-là, afin de la ramasser en deux temps vers la
hauteur occupée par les camarades. Je vous attends.

Le capitaine disparut au milieu de la troupe. Le commandant regarda
tour à tour quatre hommes intrépides dont l’adresse et l’agilité lui
étaient connues, il les appela silencieusement en les désignant du
doigt et leur faisant ce signe amical qui consiste à ramener l’index
vers le nez, par un mouvement rapide et répété; ils vinrent.

--Vous avez servi avec moi sous Hoche, leur dit-il, quand nous avons
mis à la raison ces brigands qui s’appellent _les Chasseurs du Roi_;
vous savez comment ils se cachaient pour canarder les Bleus.

A cet éloge de leur savoir-faire, les quatre soldats hochèrent la
tête en faisant une moue significative. Ils montraient de ces figures
héroïquement martiales dont l’insouciante résignation annonçait que,
depuis la lutte commencée entre la France et l’Europe, leurs idées
n’avaient pas dépassé leur giberne en arrière et leur baïonnette en
avant. Les lèvres ramassées comme une bourse dont on serre les cordons,
ils regardaient leur commandant d’un air attentif et curieux.

--Eh! bien, reprit Hulot, qui possédait éminemment l’art de parler la
langue pittoresque du soldat, il ne faut pas que de bons lapins comme
nous se laissent embêter par des Chouans, et il y en a ici, ou je ne
me nomme pas Hulot. Vous allez, à vous quatre, battre les deux côtés
de cette route. Le détachement va filer le câble. Ainsi, suivez ferme,
tâchez de ne pas descendre la garde, et éclairez-moi cela, vivement!

Puis il leur montra les dangereux sommets du chemin. Tous, en guise
de remerciement, portèrent le revers de la main devant leurs vieux
chapeaux à trois cornes dont le haut bord, battu par la pluie et
affaibli par l’âge, se courbait sur la forme. L’un d’eux, nommé Larose,
caporal connu de Hulot, lui dit en faisant sonner son fusil: --On va
leur siffler un air de clarinette, mon commandant.

Ils partirent les uns à droite, les autres à gauche. Ce ne fut pas sans
une émotion secrète que la compagnie les vit disparaître des deux côtés
de la route. Cette anxiété fut partagée par le commandant, qui croyait
les envoyer à une mort certaine. Il eut même un frisson involontaire
lorsqu’il ne vit plus la pointe de leurs chapeaux. Officiers et
soldats écoutèrent le bruit graduellement affaibli des pas dans les
feuilles sèches, avec un sentiment d’autant plus aigu qu’il était
caché plus profondément. Il se rencontre à la guerre des scènes où
quatre hommes risqués causent plus d’effroi que les milliers de morts
étendus à Jemmapes. Ces physionomies militaires ont des expressions si
multipliées, si fugitives, que leurs peintres sont obligés d’en appeler
aux souvenirs des soldats, et de laisser les esprits pacifiques étudier
ces figures si dramatiques, car ces orages si riches en détails ne
pourraient être complétement décrits sans d’interminables longueurs.

Au moment où les baïonnettes des quatre soldats ne brillèrent plus, le
capitaine Merle revenait, après avoir accompli les ordres du commandant
avec la rapidité de l’éclair. Hulot, par deux ou trois commandements,
mit alors le reste de sa troupe en bataille au milieu du chemin;
puis il ordonna de regagner le sommet de la Pèlerine où stationnait
sa petite avant-garde; mais il marcha le dernier et à reculons, afin
d’observer les plus légers changements qui surviendraient sur tous
les points de cette scène que la nature avait faite si ravissante,
et que l’homme rendait si terrible. Il atteignit l’endroit où Gérard
gardait Marche-à-terre, lorsque ce dernier, qui avait suivi, d’un œil
indifférent en apparence, toutes les manœuvres du commandant, mais
qui regardait alors avec une incroyable intelligence les deux soldats
engagés dans les bois situés sur la droite de la route, se mit à
siffler trois ou quatre fois de manière à produire le cri clair et
perçant de la chouette.

Les trois célèbres contrebandiers dont les noms ont déjà été cités
employaient ainsi, pendant la nuit, certaines intonations de ce cri
pour s’avertir des embuscades, de leurs dangers et de tout ce qui les
intéressait. De là leur était venu le surnom de _Chuin_, qui signifie
chouette ou hibou dans le patois de ce pays. Ce mot corrompu servit à
nommer ceux qui dans la première guerre imitèrent les allures et les
signaux de ces trois frères.

En entendant ce sifflement suspect, le commandant s’arrêta pour
regarder finement Marche-à-terre. Il feignit d’être la dupe de la
niaise attitude du Chouan, afin de le garder près de lui comme
un baromètre qui lui indiquât les mouvements de l’ennemi. Aussi
arrêta-t-il la main de Gérard qui s’apprêtait à dépêcher le Chouan.
Puis il plaça deux soldats à quelques pas de l’espion, et leur
ordonna, à haute et intelligible voix, de se tenir prêts à le fusiller
au moindre signe qui lui échapperait. Malgré son imminent danger,
Marche-à-terre ne laissa paraître aucune émotion. Le commandant, qui
l’étudiait, s’apercevant de cette insensibilité, dit à Gérard: --Le
serin n’en sait pas long. Ah! ah! il n’est pas facile de lire sur la
figure d’un Chouan; mais celui-ci s’est trahi par le désir de montrer
son intrépidité. Vois-tu, Gérard, s’il avait joué la terreur, j’allais
le prendre pour un imbécile. Lui et moi nous aurions fait la paire.
J’étais au bout de ma gamme. Oh! nous allons être attaqués! Mais qu’ils
viennent, maintenant je suis prêt.

Après avoir prononcé ces paroles à voix basse et d’un air de triomphe,
le vieux militaire se frotta les mains, regarda Marche-à-terre d’un air
goguenard; puis il se croisa les bras sur la poitrine, resta au milieu
du chemin entre ses deux officiers favoris, et attendit le résultat
de ses dispositions. Sûr du combat, il contempla ses soldats d’un air
calme.

--Oh! il va y avoir du foutreau, dit Beau-pied à voix basse, le
commandant s’est frotté les mains.

La situation critique dans laquelle se trouvaient placés le commandant
Hulot et son détachement, était une de celles où la vie est si
réellement mise au jeu que les hommes d’énergie tiennent à honneur
de s’y montrer pleins de sang-froid et libres d’esprit. Là se jugent
les hommes en dernier ressort. Aussi le commandant, plus instruit du
danger que ses deux officiers, mit-il de l’amour-propre à paraître le
plus tranquille. Les yeux tour à tour fixés sur Marche-à-terre, sur le
chemin et sur les bois, il n’attendait pas sans angoisse le bruit de la
décharge générale des Chouans qu’il croyait cachés, comme des lutins,
autour de lui; mais sa figure restait impassible. Au moment où tous les
yeux des soldats étaient attachés sur les siens, il plissa légèrement
ses joues brunes marquées de petite-vérole, retroussa fortement sa
lèvre droite, cligna des yeux, grimace toujours prise pour un sourire
par ses soldats; puis il frappa Gérard sur l’épaule en lui disant:
--Maintenant nous voilà calmes, que vouliez-vous me dire tout à l’heure?

--Dans quelle crise nouvelle sommes-nous donc, mon commandant?

--La chose n’est pas neuve, reprit-il à voix basse. L’Europe est toute
contre nous, et cette fois elle a beau jeu. Pendant que les Directeurs
se battent entre eux comme des chevaux sans avoine dans une écurie, et
que tout tombe par lambeaux dans leur gouvernement, ils laissent les
armées sans secours. Nous sommes abîmés en Italie! Oui, mes amis, nous
avons évacué Mantoue à la suite des désastres de la Trébia, et Joubert
vient de perdre la bataille de Novi. J’espère que Masséna gardera les
défilés de la Suisse envahie par Suwarow. Nous sommes enfoncés sur
le Rhin. Le Directoire y a envoyé Moreau. Ce lapin défendra-t-il les
frontières?... je le veux bien; mais la coalition finira par nous
écraser, et malheureusement le seul général qui puisse nous sauver
est au diable, là-bas, en Égypte! Comment reviendrait-il, au surplus?
l’Angleterre est maîtresse de la mer.

--L’absence de Bonaparte ne m’inquiète pas, commandant, répondit le
jeune adjudant Gérard, chez qui une éducation soignée avait développé
un esprit supérieur. Notre révolution s’arrêterait donc? Ah! nous ne
sommes pas seulement chargés de défendre le territoire de la France,
nous avons une double mission. Ne devons-nous pas aussi conserver
l’âme du pays, ces principes généreux de liberté, d’indépendance,
cette raison humaine, réveillée par nos Assemblées, et qui gagnera,
j’espère de proche en proche? La France est comme un voyageur chargé de
porter une lumière, elle la garde d’une main et se défend de l’autre;
si vos nouvelles sont vraies, jamais, depuis dix ans, nous n’aurions
été entourés de plus de gens qui cherchent à la souffler. Doctrines et
pays, tout est près de périr.

--Hélas oui! dit en soupirant le commandant Hulot. Ces polichinelles de
Directeurs ont su se brouiller avec tous les hommes qui pouvaient bien
mener la barque. Bernadotte, Carnot, tout, jusqu’au citoyen Talleyrand,
nous a quittés. Bref, il ne reste plus qu’un seul bon patriote, l’ami
Fouché qui tient tout par la police; voilà un homme! Aussi est-ce lui
qui m’a fait prévenir à temps de cette insurrection. Encore nous voilà
pris, j’en suis sûr, dans quelque traquenard.

--Oh! si l’armée ne se mêle pas un peu de notre gouvernement, dit
Gérard, les avocats nous remettront plus mal que nous ne l’étions avant
la Révolution. Est-ce que ces chafoins-là s’entendent à commander!

--J’ai toujours peur, reprit Hulot, d’apprendre qu’ils traitent avec
les Bourbons. Tonnerre de Dieu! s’ils s’entendaient, dans quelle passe
nous serions ici, nous autres?

--Non, non, commandant, nous n’en viendrons pas là, dit Gérard.
L’armée, comme vous le dites, élèvera la voix, et, pourvu qu’elle ne
prenne pas ses expressions dans le vocabulaire de Pichegru, j’espère
que nous ne nous serons pas hachés pendant dix ans pour, après tout,
faire pousser du lin et le voir filer à d’autres.

--Oh! oui, s’écria le commandant, il nous en a furieusement coûté pour
changer de costume.

--Eh! bien, dit le capitaine Merle, agissons toujours ici en bons
patriotes, et tâchons d’empêcher nos Chouans de communiquer avec la
Vendée; car s’ils s’entendent et que l’Angleterre s’en mêle, cette fois
je ne répondrais pas du bonnet de la République, une et indivisible.

Là, le cri de la chouette, qui se fit entendre à une distance assez
éloignée, interrompit la conversation. Le commandant, plus inquiet,
examina derechef Marche-à-terre, dont la figure impassible ne donnait,
pour ainsi dire, pas signe de vie. Les conscrits, rassemblés par un
officier, étaient réunis comme un troupeau de bétail au milieu de la
route, à trente pas environ de la compagnie en bataille. Puis derrière
eux, à dix pas, se trouvaient les soldats et les patriotes commandés
par le lieutenant Lebrun. Le commandant jeta les yeux sur cet ordre
de bataille et regarda une dernière fois le piquet d’hommes postés
en avant sur la route. Content de ses dispositions, il se retournait
pour ordonner de se mettre en marche, lorsqu’il aperçut les cocardes
tricolores des deux soldats qui revenaient après avoir fouillé les bois
situés sur la gauche. Le commandant, ne voyant point reparaître les
deux éclaireurs de droite, voulut attendre leur retour.

--Peut-être, est-ce de là que la bombe va partir, dit-il à ses deux
officiers en leur montrant le bois où ses deux enfants perdus étaient
comme ensevelis.

Pendant que les deux tirailleurs lui faisaient une espèce de rapport,
Hulot cessa de regarder Marche-à-terre. Le Chouan se mit alors à
siffler vivement, de manière à faire retentir son cri à une distance
prodigieuse; puis, avant qu’aucun de ses surveillants ne l’eût même
couché en joue, il leur avait appliqué un coup de fouet qui les
renversa sur la berme. Aussitôt, des cris ou plutôt des hurlements
sauvages surprirent les Républicains. Une décharge terrible, partie du
bois qui surmontait le talus où le Chouan s’était assis, abattit sept
ou huit soldats. Marche-à-terre, sur lequel cinq ou six hommes tirèrent
sans l’atteindre, disparut dans le bois après avoir grimpé le talus
avec la rapidité d’un chat sauvage; ses sabots roulèrent dans le fossé,
et il fut aisé de lui voir alors aux pieds les gros souliers ferrés que
portaient habituellement les Chasseurs du Roi.

Aux premiers cris jetés par les Chouans, tous les conscrits sautèrent
dans le bois à droite, semblables à ces troupes d’oiseaux qui
s’envolent à l’approche d’un voyageur.

--Feu sur ces mâtins-là! cria le commandant.

La compagnie tira sur eux, mais les conscrits avaient su se mettre tous
à l’abri de cette fusillade en s’adossant à des arbres; et, avant que
les armes eussent été rechargées, ils avaient disparu.

--Décrétez donc des légions départementales! hein? dit Hulot à Gérard.
Il faut être bête comme un Directoire pour vouloir compter sur la
réquisition de ce pays-ci. Les Assemblées feraient mieux de ne pas nous
voter tant d’habits, d’argent, de munitions, et de nous en donner.

--Voilà des crapauds qui aiment mieux leurs galettes que le pain de
munition, dit Beau-pied, le _malin_ de la compagnie.

A ces mots, des huées et des éclats de rire partis du sein de la troupe
républicaine honnirent les déserteurs, mais le silence se rétablit
tout à coup. Les soldats virent descendre péniblement du talus les
deux chasseurs que le commandant avait envoyés battre les bois de la
droite. Le moins blessé des deux soutenait son camarade, qui abreuvait
le terrain de son sang. Les deux pauvres soldats étaient parvenus à
moitié de la pente lorsque Marche-à-terre montra sa face hideuse, il
ajusta si bien les deux Bleus qu’il les acheva d’un seul coup, et ils
roulèrent pesamment dans le fossé. A peine avait-on vu sa grosse
tête que trente canons de fusils se levèrent; mais semblable à une
figure fantasmagorique, il avait disparu derrière les fatales touffes
de genêts. Ces événements qui exigent tant de mots, se passèrent en
un moment; puis, en un moment aussi, les patriotes et les soldats de
l’arrière-garde rejoignirent le reste de l’escorte.

--En avant! s’écria Hulot.

La compagnie se porta rapidement à l’endroit élevé et découvert où le
piquet avait été placé. Là, le commandant mit la compagnie en bataille;
mais il n’aperçut aucune démonstration hostile de la part des chouans,
et crut que la délivrance des conscrits était le seul but de cette
embuscade.

--Leurs cris, dit-il à ses deux amis, m’annoncent qu’ils ne sont pas
nombreux. Marchons au pas accéléré, nous atteindrons peut-être Ernée
sans les avoir sur le dos.

Ces mots furent entendus d’un conscrit patriote qui sortit des rangs et
se présenta devant Hulot.

--Mon général, dit-il, j’ai déjà fait cette guerre-là en contre-chouan.
Peut-on vous toucher deux mots?

--C’est un avocat, cela se croit toujours à l’audience, dit le
commandant à l’oreille de Merle. --Allons, plaide, répondit-il au jeune
Fougerais.

--Mon commandant, les Chouans ont sans doute apporté des armes aux
hommes avec lesquels ils viennent de se recruter. Or, si nous levons
la semelle devant eux, ils iront nous attendre à chaque coin de bois,
et nous tueront jusqu’au dernier avant que nous arrivions à Ernée.
Il faut plaider, comme tu le dis, mais avec des cartouches. Pendant
l’escarmouche qui durera encore plus de temps que tu ne le crois, l’un
de mes camarades ira chercher la garde nationale et les compagnies
franches de Fougères. Quoique nous ne soyons que des conscrits, tu
verras alors si nous sommes de la race des corbeaux.

--Tu crois donc les Chouans bien nombreux?

--Juges-en toi-même, citoyen commandant!

Il amena Hulot à un endroit du plateau où le sable avait été remué
comme avec un râteau; puis, après le lui avoir fait remarquer, il le
conduisit assez avant dans un sentier où ils virent les vestiges du
passage d’un grand nombre d’hommes. Les feuilles y étaient empreintes
dans la terre battue.

--Ceux-là sont les Gars de Vitré, dit le Fougerais, ils sont allés se
joindre aux Bas-Normands.

--Comment te nommes-tu, citoyen? demanda Hulot.

--Gudin, mon commandant.

--Eh! bien, Gudin, je te fais caporal de tes bourgeois. Tu m’as l’air
d’un homme solide. Je te charge de choisir celui de tes camarades qu’il
faut envoyer à Fougères. Tu te tiendras à côté de moi. D’abord, va avec
tes réquisitionnaires prendre les fusils, les gibernes et les habits
de nos pauvres camarades que ces brigands viennent de coucher dans le
chemin. Vous ne resterez pas ici à manger des coups de fusil sans en
rendre.

Les intrépides Fougerais allèrent chercher la dépouille des morts, et
la compagnie entière les protégea par un feu bien nourri dirigé sur le
bois de manière qu’ils réussirent à dépouiller les morts sans perdre un
seul homme.

--Ces Bretons-là, dit Hulot à Gérard, feront de fameux fantassins, si
jamais la gamelle leur va.

L’émissaire de Gudin partit en courant par un sentier détourné dans
les bois de gauche. Les soldats, occupés à visiter leurs armes,
s’apprêtèrent au combat, le commandant les passa en revue, leur sourit,
alla se planter à quelques pas en avant avec ses deux officiers
favoris, et attendit de pied ferme l’attaque des Chouans. Le silence
régna de nouveau pendant un instant, mais il ne fut pas de longue
durée. Trois cents Chouans, dont les costumes étaient identiques avec
ceux des réquisitionnaires, débouchèrent par les bois de la droite
et vinrent sans ordre, en poussant de véritables hurlements, occuper
toute la route devant le faible bataillon des Bleus. Le commandant
rangea ses soldats en deux parties égales qui présentaient chacune
un front de dix hommes. Il plaça au milieu de ces deux troupes ses
douze réquisitionnaires équipés en toute hâte, et se mit à leur tête.
Cette petite armée était protégée par deux ailes de vingt-cinq hommes
chacune, qui manœuvrèrent sur les deux côtés du chemin sous les ordres
de Gérard et de Merle. Ces deux officiers devaient prendre à propos les
Chouans en flanc et les empêcher de _s’égailler_.

Ce mot du patois de ces contrées exprime l’action de se répandre dans
la campagne, où chaque paysan allait se poster de manière à tirer les
Bleus sans danger; les troupes républicaines ne savaient plus alors où
prendre leurs ennemis.

Ces dispositions, ordonnées par le commandant avec la rapidité voulue
en cette circonstance, communiquèrent sa confiance aux soldats, et tous
marchèrent en silence sur les Chouans. Au bout de quelques minutes
exigées par la marche des deux corps l’un vers l’autre, il se fit une
décharge à bout portant qui répandit la mort dans les deux troupes.
En ce moment, les deux ailes républicaines auxquelles les Chouans
n’avaient pu rien opposer, arrivèrent sur leurs flancs, et par une
fusillade vive et serrée, semèrent la mort et le désordre au milieu de
leurs ennemis. Cette manœuvre rétablit presque l’équilibre numérique
entre les deux partis. Mais le caractère des Chouans comportait
une intrépidité et une constance à toute épreuve; ils ne bougèrent
pas, leur perte ne les ébranla point, ils se serrèrent et tâchèrent
d’envelopper la petite troupe noire et bien alignée des Bleus, qui
tenait si peu d’espace qu’elle ressemblait à une reine d’abeilles au
milieu d’un essaim. Il s’engagea donc un de ces combats horribles où
le bruit de la mousqueterie, rarement entendu, est remplacé par le
cliquetis de ces luttes à armes blanches pendant lesquelles on se bat
corps à corps, et où, à courage égal, le nombre décide de la victoire.
Les Chouans l’auraient emporté de prime abord si les deux ailes
commandées par Merle et Gérard, n’avaient réussi à opérer deux ou trois
décharges qui prirent en écharpe la queue de leurs ennemis. Les Bleus
de ces deux ailes auraient dû rester dans leurs positions et continuer
ainsi d’ajuster avec adresse leurs terribles adversaires; mais, animés
par la vue des dangers que courait cet héroïque bataillon de soldats
alors complétement entouré par les Chasseurs du Roi, ils se jetèrent
sur la route comme des furieux, la baïonnette en avant, et rendirent la
partie plus égale pour quelques instants. Les deux troupes se livrèrent
alors à un acharnement aiguisé par toute la fureur et la cruauté de
l’esprit de parti qui firent de cette guerre une exception. Chacun,
attentif à son danger, devint silencieux. La scène fut sombre et froide
comme la mort. Au milieu de ce silence, on n’entendait, à travers le
cliquetis des armes et le grincement du sable sous les pieds, que les
exclamations sourdes et graves échappées à ceux qui, blessés grièvement
ou mourants, tombaient à terre. Au sein du parti républicain, les douze
réquisitionnaires défendaient avec un tel courage le commandant, occupé
à donner des avis et des ordres multipliés, que plus d’une fois deux ou
trois soldats crièrent: --Bravo! les recrues.

Hulot, impassible et l’œil à tout, remarqua bientôt parmi les Chouans
un homme qui, entouré comme lui d’une troupe d’élite devait être le
chef. Il lui parut nécessaire de bien connaître cet officier; mais
il fit à plusieurs reprises de vains efforts pour en distinguer les
traits que lui dérobaient toujours les bonnets rouges et les chapeaux
à grands bords. Seulement, il aperçut Marche-à-terre qui, placé à
côté de son général, répétait les ordres d’une voix rauque, et dont
la carabine ne restait jamais inactive. Le commandant s’impatienta
de cette contrariété renaissante. Il mit l’épée à la main, anima
ses réquisitionnaires, chargea sur le centre des Chouans avec une
telle furie qu’il troua leur masse et put entrevoir le chef, dont
malheureusement la figure était entièrement cachée par un grand feutre
à cocarde blanche. Mais l’inconnu, surpris d’une si audacieuse attaque,
fit un mouvement rétrograde en relevant son chapeau avec brusquerie;
alors il fut permis à Hulot de prendre à la hâte le signalement de ce
personnage.

Ce jeune chef, auquel Hulot ne donna pas plus de vingt-cinq ans,
portait une veste de chasse en drap vert. Sa ceinture blanche contenait
des pistolets. Ses gros souliers étaient ferrés comme ceux des Chouans.
Des guêtres de chasseur montant jusqu’aux genoux et s’adaptant à une
culotte de coutil très-grossier complétaient ce costume qui laissait
voir une taille moyenne, mais svelte et bien prise. Furieux de voir
les Bleus arrivés jusqu’à sa personne, il abaissa son chapeau et
s’avança vers eux; mais il fut promptement entouré par Marche-à-terre
et par quelques Chouans alarmés. Hulot crut apercevoir, à travers
les intervalles laissés par les têtes qui se pressaient autour de ce
jeune homme, un large cordon rouge sur une veste entr’ouverte. Les
yeux du commandant, attirés d’abord par cette royale décoration, alors
complétement oubliée, se portèrent soudain sur un visage qu’il perdit
bientôt de vue, forcé par les accidents du combat de veiller à la
sûreté et aux évolutions de sa petite troupe. Aussi, à peine vit-il
des yeux étincelants dont la couleur lui échappa, des cheveux blonds
et des traits assez délicats, brunis par le soleil. Cependant il fut
frappé de l’éclat d’un cou nu dont la blancheur était rehaussée par une
cravate noire, lâche et négligemment nouée. L’attitude fougueuse et
animée du jeune chef était militaire, à la manière de ceux qui veulent
dans un combat une certaine poésie de convention. Sa main bien gantée
agitait en l’air une épée qui flamboyait au soleil. Sa contenance
accusait tout à la fois de l’élégance et de la force. Son exaltation
consciencieuse, relevée encore par les charmes de la jeunesse, par des
manières distinguées, faisait de cet émigré une gracieuse image de la
noblesse française; il contrastait vivement avec Hulot, qui, à quatre
pas de lui, offrait à son tour une image vivante de cette énergique
République pour laquelle ce vieux soldat combattait, et dont la figure
sévère, l’uniforme bleu à revers rouges usés, les épaulettes noircies
et pendant derrière les épaules, peignaient si bien les besoins et le
caractère.

La pose gracieuse et l’expression du jeune homme n’échappèrent pas à
Hulot, qui s’écria en voulant le joindre: --Allons, danseur d’Opéra,
avance donc que je te démolisse.

Le chef royaliste, courroucé de son désavantage momentané, s’avança
par un mouvement de désespoir; mais au moment où ses gens le virent se
hasardant ainsi, tous se ruèrent sur les Bleus. Soudain une voix douce
et claire domina le bruit du combat: --Ici saint Lescure est mort! Ne
le vengerez-vous pas?

A ces mots magiques, l’effort des Chouans devint terrible, et les
soldats de la République eurent grande peine à se maintenir, sans
rompre leur petit ordre de bataille.

--Si ce n’était pas un jeune homme, se disait Hulot en rétrogradant
pied à pied, nous n’aurions pas été attaqués. A-t-on jamais vu les
Chouans livrant bataille? Mais tant mieux, on ne nous tuera pas comme
des chiens le long de la route. Puis, élevant la voix de manière à
faire retentir les bois: --Allons, vivement, mes lapins! Allons-nous
nous laisser _embêter_ par des brigands?

Le verbe par lequel nous remplaçons ici l’expression dont se servit le
brave commandant, n’en est qu’un faible équivalent; mais les vétérans
sauront y substituer le véritable, qui certes est d’un plus haut goût
soldatesque.

--Gérard, Merle, reprit le commandant, rappelez vos hommes, formez-les
en bataillon, reformez-vous en arrière, tirez sur ces chiens-là et
finissons-en.

L’ordre de Hulot fut difficilement exécuté; car en entendant la voix de
son adversaire, le jeune chef s’écria: --Par sainte Anne d’Auray, ne
les lâchez pas! égaillez-vous, mes gars.

Quand les deux ailes commandées par Merle et Gérard se séparèrent du
gros de la mêlée, chaque petit bataillon fut alors suivi par des
Chouans obstinés et bien supérieurs en nombre. Ces vieilles peaux de
biques entourèrent de toutes parts les soldats de Merle et de Gérard,
en poussant de nouveau leurs cris sinistres et pareils à des hurlements.

--Taisez-vous donc, _messieurs_, on ne s’entend pas tuer! s’écria
Beau-pied.

Cette plaisanterie ranima le courage des Bleus. Au lieu de se battre
sur un seul point, les Républicains se défendirent sur trois endroits
différents du plateau de la Pèlerine, et le bruit de la fusillade
éveilla tous les échos de ces vallées naguère si paisibles. La victoire
aurait pu rester indécise pendant des heures entières, ou la lutte se
serait terminée faute de combattants. Bleus et Chouans déployaient
une égale valeur. La furie allait croissant de part et d’autre,
lorsque dans le lointain un tambour résonna faiblement; et, d’après la
direction du bruit, le corps qu’il annonçait devait traverser la vallée
de Couësnon.

--C’est la garde nationale de Fougères! s’écria Gudin d’une voix forte,
Vannier l’aura rencontrée.

A cette exclamation qui parvint à l’oreille du jeune chef des Chouans
et de son féroce aide de camp, les royalistes firent un mouvement
rétrograde, que réprima bientôt un cri bestial jeté par Marche-à-terre.
Sur deux ou trois ordres donnés à voix basse par le chef et transmis
par Marche-à-terre aux Chouans en bas-breton, ils opérèrent leur
retraite avec une habileté qui déconcerta les Républicains et même
leur commandant. Au premier ordre, les plus valides des Chouans se
mirent en ligne et présentèrent un front respectable, derrière lequel
les blessés et le reste des leurs se retirèrent pour charger leurs
fusils. Puis tout à coup, avec cette agilité dont l’exemple a déjà été
donné par Marche-à-terre, les blessés gagnèrent le haut de l’éminence
qui flanquait la route à droite, et y furent suivis par la moitié des
Chouans qui la gravirent lestement pour en occuper le sommet, en ne
montrant plus aux Bleus que leurs têtes énergiques. Là, ils se firent
un rempart des arbres, et dirigèrent les canons de leurs fusils sur le
reste de l’escorte qui, d’après les commandements réitérés de Hulot,
s’était rapidement mis en ligne, afin d’opposer sur la route un front
égal à celui des Chouans. Ceux-ci reculèrent lentement et défendirent
le terrain en pivotant de manière à se ranger sous le feu de leurs
camarades. Quand ils atteignirent le fossé qui bordait la route, ils
grimpèrent à leur tour le talus élevé dont la lisière était occupée
par les leurs, et les rejoignirent en essuyant bravement le feu des
Républicains qui les fusillèrent avec assez d’adresse pour joncher de
corps le fossé. Les gens qui couronnaient l’escarpement répondirent
par un feu non moins meurtrier. En ce moment la garde nationale de
Fougères arriva sur le lieu du combat au pas de course, et sa présence
termina l’affaire. Les gardes nationaux et quelques soldats échauffés
dépassaient déjà la berme de la route pour s’engager dans les bois;
mais le commandant leur cria de sa voix martiale: --Voulez-vous vous
faire démolir là-bas!

Ils rejoignirent alors le bataillon de la République, à qui le champ
de bataille était resté non sans de grandes pertes. Tous les vieux
chapeaux furent mis au bout des baïonnettes, les fusils se hissèrent,
et les soldats crièrent unanimement, à deux reprises: Vive la
République! Les blessés eux-mêmes, assis sur l’accotement de la route,
partagèrent cet enthousiasme, et Hulot pressa la main de Gérard en lui
disant: --Hein! voilà ce qui s’appelle des lapins!

Merle fut chargé d’ensevelir les morts dans un ravin de la route.
D’autres soldats s’occupèrent du transport des blessés. Les charrettes
et les chevaux des fermes voisines furent mis en réquisition, et l’on
s’empressa d’y placer les camarades souffrants sur les dépouilles des
morts. Avant de partir, la garde nationale de Fougères remit à Hulot
un Chouan dangereusement blessé qu’elle avait pris au bas de la côte
abrupte par où s’échappèrent les Chouans, et où il avait roulé, trahi
par ses forces expirantes.

--Merci de votre coup de main, citoyens, dit le commandant. Tonnerre
de Dieu! sans vous, nous pouvions passer un rude quart d’heure. Prenez
garde à vous! la guerre est commencée. Adieu, mes braves. Puis, Hulot
se tournant vers le prisonnier. --Quel est le nom de ton général? lui
demanda-t-il.

--Le Gars.

--Qui? Marche-à-terre.

--Non, le Gars.

--D’où le Gars est-il venu?

A cette question, le Chasseur du Roi, dont la figure rude et sauvage
était abattue par la douleur, garda le silence, prit son chapelet et se
mit à réciter des prières.

--Le Gars est sans doute ce jeune ci-devant à cravate noire? Il a été
envoyé par le tyran et ses alliés Pitt et Cobourg.

A ces mots, le Chouan, qui n’en savait pas si long, releva fièrement
la tête: --Envoyé par Dieu et le Roi! Il prononça ces paroles avec une
énergie qui épuisa ses forces. Le commandant vit qu’il était difficile
de questionner un homme mourant dont toute la contenance trahissait
un fanatisme obscur, et détourna la tête en fronçant le sourcil.
Deux soldats, amis de ceux que Marche-à-terre avait si brutalement
dépêchés d’un coup de fouet sur l’accotement de la route, car ils y
étaient morts, se reculèrent de quelques pas, ajustèrent le Chouan,
dont les yeux fixes ne se baissèrent pas devant les canons dirigés
sur lui, le tirèrent à bout portant, et il tomba. Lorsque les soldats
s’approchèrent pour dépouiller le mort, il cria fortement encore:
--Vive le Roi!

--Oui, oui, sournois, dit La-clef-des-cœurs, va-t’en manger de la
galette chez ta bonne Vierge. Ne vient-il pas nous crier au nez vive le
tyran, quand on le croit frit!

--Tenez, mon commandant, dit Beau-pied, voici les papiers du brigand.

--Oh! oh! s’écria La-clef-des-cœurs, venez donc voir ce fantassin du
bon Dieu qui a des couleurs sur l’estomac?

Hulot et quelques soldats vinrent entourer le corps entièrement nu du
Chouan, et ils aperçurent sur sa poitrine une espèce de tatouage de
couleur bleuâtre qui représentait un cœur enflammé. C’était le signe de
ralliement des initiés de la confrérie du _Sacré-Cœur_. Au-dessous de
cette image Hulot put lire: _Marie Lambrequin_, sans doute le nom du
Chouan.

--Tu vois bien, La-clef-des-cœurs! dit Beau-pied. Eh! bien, tu
resterais cent décades sans deviner à quoi sert ce fourniment-là.

--Est-ce que je me connais aux uniformes du pape! répliqua
La-clef-des-cœurs.

--Méchant pousse-caillou, tu ne t’instruiras donc jamais? reprit
Beau-pied. Comment ne vois-tu pas qu’on a promis à ce coco-là qu’il
ressusciterait, et qu’il s’est peint le gésier pour se reconnaître.

A cette saillie, qui n’était pas sans fondement, Hulot lui-même ne put
s’empêcher de partager l’hilarité générale. En ce moment Merle avait
achevé de faire ensevelir les morts, et les blessés avaient été, tant
bien que mal, arrangés dans deux charrettes par leurs camarades. Les
autres soldats, rangés d’eux-mêmes sur deux files le long de ces
ambulances improvisées, descendaient le revers de la montagne qui
regarde le Maine, et d’où l’on aperçoit la belle vallée de la Pèlerine,
rivale de celle du Couësnon. Hulot, accompagné de ses deux amis, Merle
et Gérard, suivit alors lentement ses soldats, en souhaitant d’arriver
sans malheur à Ernée, où les blessés devaient trouver des secours.
Ce combat, presque ignoré au milieu des grands événements qui se
préparaient en France, prit le nom du lieu où il fut livré. Cependant
il obtint quelque attention dans l’Ouest, dont les habitants occupés
de cette seconde prise d’armes y remarquèrent un changement dans la
manière dont les Chouans recommençaient la guerre. Autrefois ces
gens-là n’eussent pas attaqué des détachements si considérables. Selon
les conjectures de Hulot, le jeune royaliste qu’il avait aperçu devait
être le Gars, nouveau général envoyé en France par les princes, et qui,
selon la coutume des chefs royalistes, cachait son titre et son nom
sous un de ces sobriquets appelés _noms de guerre_. Cette circonstance
rendait le commandant aussi inquiet après sa triste victoire qu’au
moment où il soupçonna l’embuscade, il se retourna à plusieurs reprises
pour contempler le plateau de la Pèlerine qu’il laissait derrière lui,
et d’où arrivait encore, par intervalles, le son étouffé des tambours
de la garde nationale qui descendait dans la vallée de Couësnon en même
temps que les Bleus descendaient dans la vallée de la Pèlerine.

--Y a-t-il un de vous, dit-il brusquement à ses deux amis, qui puisse
deviner le motif de l’attaque des Chouans? Pour eux, les coups de
fusil sont un commerce, et je ne vois pas encore ce qu’ils gagnent à
ceux-ci. Ils auront au moins perdu cent hommes, et nous, ajouta-t-il
en retroussant sa joue droite et clignant des yeux pour sourire, nous
n’en avons pas perdu soixante. Tonnerre de Dieu! je ne comprends pas la
spéculation. Les drôles pouvaient bien se dispenser de nous attaquer,
nous aurions passé comme des lettres à la poste, et je ne vois pas
à quoi leur a servi de trouer nos hommes. Et il montra par un geste
triste les deux charrettes de blessés. --Ils auront peut-être voulu
nous dire bonjour, ajouta-t-il.

--Mais, mon commandant, ils y ont gagné nos cent cinquante serins,
répondit Merle.

--Les réquisitionnaires auraient sauté comme des grenouilles dans le
bois que nous ne serions pas allés les y repêcher, surtout après
avoir essuyé une bordée, répliqua Hulot. --Non, non, reprit-il, il y
a quelque chose là-dessous. Il se retourna encore vers la Pèlerine.
--Tenez, s’écria-t-il, voyez?

Quoique les trois officiers fussent déjà éloignés de ce fatal plateau,
leurs yeux exercés reconnurent facilement Marche-à-terre et quelques
Chouans qui l’occupaient de nouveau.

--Allez au pas accéléré! cria Hulot à sa troupe, ouvrez le compas et
faites marcher vos chevaux plus vite que ça. Ont-ils les jambes gelées?
Ces bêtes-là seraient-elles aussi des Pitt et Cobourg?

Ces paroles imprimèrent à la petite troupe un mouvement rapide.

--Quant au mystère dont l’obscurité me paraît difficile à percer, Dieu
veuille, mes amis, dit-il aux deux officiers, qu’il ne se débrouille
point par des coups de fusil à Ernée. J’ai bien peur d’apprendre que la
route de Mayenne nous est encore coupée par les sujets du roi.

Le problème de stratégie qui hérissait la moustache du commandant Hulot
ne causait pas, en ce moment, une moins vive inquiétude aux gens qu’il
avait aperçus sur le sommet de la Pèlerine. Aussitôt que le bruit du
tambour de la garde nationale fougeraise n’y retentit plus, et que
Marche-à-terre eut aperçu les Bleus au bas de la longue rampe qu’ils
avaient descendue, il fit entendre gaiement le cri de la chouette, et
les Chouans reparurent, mais moins nombreux. Plusieurs d’entre eux
étaient sans doute occupés à placer les blessés dans le village de la
Pèlerine, situé sur le revers de la montagne qui regarde la vallée de
Couësnon. Deux ou trois chefs des Chasseurs du Roi vinrent auprès de
Marche-à-terre.

A quatre pas d’eux, le jeune noble, assis sur une roche de granit,
semblait absorbé dans les nombreuses pensées excitées par les
difficultés que son entreprise présentait déjà. Marche-à-terre fit avec
sa main une espèce d’auvent au-dessus de son front pour se garantir
les yeux de l’éclat du soleil, et contempla tristement la route que
suivaient les Républicains à travers la vallée de la Pèlerine. Ses
petits yeux noirs et perçants essayaient de découvrir ce qui se passait
sur l’autre rampe, à l’horizon de la vallée.

--Les Bleus vont intercepter le courrier, dit d’une voix farouche celui
des chefs qui se trouvait le plus près de Marche-à-terre.

--Par sainte Anne d’Auray! reprit un autre, pourquoi nous as-tu fait
battre? Était-ce pour sauver ta peau?

Marche-à-terre lança sur le questionneur un regard comme venimeux et
frappa le sol de sa lourde carabine.

--Suis-je le chef? demanda-t-il. Puis après une pause: --Si vous vous
étiez battus tous comme moi, pas un de ces Bleus-là n’aurait échappé,
reprit-il en montrant les restes du détachement de Hulot. Peut-être, la
voiture serait-elle alors arrivée jusqu’ici.

--Crois-tu, reprit un troisième, qu’ils penseraient à l’escorter ou
à la retenir, si nous les avions laissé passer tranquillement? Tu as
voulu sauver ta peau de chien, parce que tu ne croyais pas les Bleus en
route. --Pour la santé de son groin, ajouta l’orateur en se tournant
vers les autres, il nous a fait saigner, et nous perdrons encore vingt
mille francs de bon or...

--Groin toi-même! s’écria Marche-à-terre en se reculant de trois pas et
ajustant son agresseur. Ce n’est pas les Bleus que tu hais, c’est l’or
que tu aimes. Tiens, tu mourras sans confession, vilain damné, qui n’a
pas communié cette année.

Cette insulte irrita le Chouan au point de le faire pâlir, et un
sourd grognement sortit de sa poitrine pendant qu’il se mit en mesure
d’ajuster Marche-à-terre. Le jeune chef s’élança entre eux, il leur fit
tomber les armes des mains en frappant leurs carabines avec le canon
de la sienne; puis il demanda l’explication de cette dispute, car la
conversation avait été tenue en bas-breton, idiome qui ne lui était pas
très-familier.

--Monsieur le marquis, dit Marche-à-terre en achevant son discours,
c’est d’autant plus mal à eux de m’en vouloir que j’ai laissé en
arrière Pille-miche qui saura peut-être sauver la voiture des griffes
des voleurs.

Et il montra les Bleus qui, pour ces fidèles serviteurs de l’Autel et
du Trône étaient tous les assassins de Louis XVI et des brigands.

--Comment! s’écria le jeune homme en colère, c’est donc pour arrêter
une voiture que vous restez encore ici, lâches qui n’avez pu remporter
une victoire dans le premier combat où j’ai commandé! Mais comment
triompherait-on avec de semblables intentions? Les défenseurs de Dieu
et du Roi sont-ils donc des pillards? Par sainte Anne d’Auray! nous
avons à faire la guerre à la République et non aux diligences. Ceux qui
désormais se rendront coupables d’attaques si honteuses ne recevront
pas l’absolution et ne profiteront pas des faveurs réservées aux braves
serviteurs du Roi.

Un sourd murmure s’éleva du sein de cette troupe. Il était facile de
voir que l’autorité du nouveau chef, si difficile à établir sur ces
hordes indisciplinées, allait être compromise. Le jeune homme, auquel
ce mouvement n’avait pas échappé, cherchait déjà à sauver l’honneur
du commandement, lorsque le trot d’un cheval retentit au milieu du
silence. Toutes les têtes se tournèrent dans la direction présumée du
personnage qui survenait. C’était une jeune femme assise en travers sur
un petit cheval breton, qu’elle mit au galop pour arriver promptement
auprès de la troupe des Chouans en y apercevant le jeune homme.

--Qu’avez-vous donc? demanda-t-elle en regardant tour à tour les
Chouans et leur chef.

--Croiriez-vous, madame, qu’ils attendent la correspondance de Mayenne
à Fougères, dans l’intention de la piller, quand nous venons d’avoir,
pour délivrer nos gars de Fougères, une escarmouche qui nous a coûté
beaucoup d’hommes sans que nous ayons pu détruire les Bleus.

--Eh! bien, où est le mal? demanda la jeune dame à laquelle un tact
naturel aux femmes révéla le secret de la scène. Vous avez perdu des
hommes, nous n’en manquerons jamais. Le courrier porte de l’argent,
sans doute nous en manquerons toujours! Nous enterrerons nos hommes qui
iront au ciel, et nous prendrons l’argent qui ira dans les poches de
tous ces braves gens. Où est la difficulté?

Ce discours eut la vertu de faire sourire les Chouans.

--N’y a-t-il donc rien là-dedans qui vous fasse rougir? demanda le
jeune homme à voix basse. Êtes-vous donc dans un tel besoin d’argent
qu’il vous faille en prendre sur les routes?

--J’en suis tellement affamée, marquis, que je mettrais, je crois,
mon cœur en gage s’il n’était pas pris, dit-elle en lui souriant avec
coquetterie. Mais d’où venez-vous donc, pour croire que vous vous
servirez des Chouans sans leur laisser piller par-ci par-là quelques
Bleus? Ne savez-vous pas le proverbe: _Voleur comme une chouette_.
Or, qu’est-ce qu’un Chouan? D’ailleurs, dit-elle en élevant la voix,
n’est-ce pas une action juste? Les Bleus n’ont-ils pas pris tous les
biens de l’Église et les nôtres, et ne nous faut-il pas d’ailleurs des
munitions?

Un autre murmure, bien différent du grognement par lequel les Chouans
avaient répondu au marquis, accueillit ces paroles. Le jeune homme,
dont le front se rembrunissait, prit alors la jeune dame à part et
lui dit avec la vive bouderie d’un homme bien élevé: --Ces messieurs
viendront-ils à la Vivetière au jour fixé?

--Oui, dit-elle, tous, l’Intimé, Grand-Jacques et peut-être Ferdinand.

--Permettez donc que j’y retourne; car je ne saurais sanctionner de
tels brigandages par ma présence. Oui, madame, j’ai dit brigandages. Il
y a de la noblesse à être volé, mais...

--Eh! bien, dit-elle en l’interrompant, j’aurai votre part, et je vous
remercie de me l’abandonner. Ce surplus de prise me fera grand bien. Ma
mère a tellement tardé à m’envoyer de l’argent que je suis au désespoir.

--Adieu, s’écria le marquis.

Et il disparut; mais la jeune dame courut vivement après lui.

--Pourquoi ne restez-vous pas avec moi? demanda-t-elle en lui lançant
le regard à demi despotique, à demi caressant par lequel les femmes
qui ont des droits au respect d’un homme savent si bien exprimer leurs
désirs.

--N’allez-vous pas piller la voiture?

--Piller? reprit-elle, quel singulier terme! Laissez-moi vous
expliquer...

--Rien, dit-il en lui prenant les mains et en les lui baisant avec la
galanterie superficielle d’un courtisan. --Écoutez-moi, reprit-il après
une pause, si je demeurais là pendant la capture de cette diligence,
nos gens me tueraient, car je les...

--Vous ne les tueriez pas, reprit-elle vivement, car ils vous lieraient
les mains avec les égards dus à votre rang; et, après avoir levé sur
les Républicains une contribution nécessaire à leur équipement, à leur
subsistance, à des achats de poudre, ils vous obéiraient aveuglément.

--Et vous voulez que je commande ici? Si ma vie est nécessaire à la
cause que je défends, permettez-moi de sauver l’honneur de mon pouvoir.
En me retirant, je puis ignorer cette lâcheté. Je reviendrai pour vous
accompagner.

Et il s’éloigna rapidement. La jeune dame écouta le bruit de pas avec
un sensible déplaisir. Quand le bruissement des feuilles séchées eut
insensiblement cessé, elle resta comme interdite, puis elle revint en
grande hâte vers les Chouans. Elle laissa brusquement échapper un geste
de dédain, et dit à Marche-à-terre, qui l’aidait à descendre de cheval:
--Ce jeune homme-là voudrait pouvoir faire une guerre régulière à
la République!... ah! bien, encore quelques jours, et il changera
d’opinion. --Comme il m’a traitée, se dit-elle après une pause.

Elle s’assit sur la roche qui avait servi de siége au marquis, et
attendit en silence l’arrivée de la voiture. Ce n’était pas un des
moindres phénomènes de l’époque que cette jeune dame noble jetée par
de violentes passions dans la lutte des monarchies contre l’esprit du
siècle, et poussée par la vivacité de ses sentiments à des actions
dont pour ainsi dire elle n’était pas complice; semblable en cela
à tant d’autres qui furent entraînées par une exaltation souvent
fertile en grandes choses. Comme elle, beaucoup de femmes jouèrent
des rôles ou héroïques ou blâmables dans cette tourmente. La cause
royaliste ne trouva pas d’émissaires ni plus dévoués ni plus actifs
que ces femmes, mais aucune des héroïnes de ce parti ne paya les
erreurs du dévouement, ou le malheur de ces situations interdites à
leur sexe, par une expiation aussi terrible que le fut le désespoir
de cette dame, lorsque, assise sur le granit de la route, elle ne put
refuser son admiration au noble dédain et à la loyauté du jeune chef.
Insensiblement, elle tomba dans une profonde rêverie. D’amers souvenirs
lui firent désirer l’innocence de ses premières années et regretter de
n’avoir pas été une victime de cette révolution dont la marche, alors
victorieuse, ne pouvait pas être arrêtée par de si faibles mains.

La voiture qui entrait pour quelque chose dans l’attaque des Chouans
avait quitté la petite ville d’Ernée quelques instants avant
l’escarmouche des deux partis. Rien ne peint mieux un pays que l’état
de son matériel social. Sous ce rapport, cette voiture mérite une
mention honorable. La Révolution elle-même n’eut pas le pouvoir de la
détruire, elle roule encore de nos jours. Lorsque Turgot remboursa
le privilége qu’une compagnie obtint sous Louis XIV de transporter
exclusivement les voyageurs par tout le royaume, et qu’il institua les
entreprises nommées _les turgotines_, les vieux carrosses des sieurs de
Vouges, Chanteclaire et veuve Lacombe refluèrent dans les provinces.
Une de ces mauvaises voitures établissait donc la communication
entre Mayenne et Fougères. Quelques entêtés l’avaient jadis nommée,
par antiphrase, _la turgotine_, pour singer Paris ou en haine d’un
ministre qui tentait des innovations. Cette turgotine était un méchant
cabriolet à deux roues très-hautes, au fond duquel deux personnes un
peu grasses auraient difficilement tenu. L’exiguïté de cette frêle
machine ne permettant pas de la charger beaucoup, et le coffre qui
formait le siége étant exclusivement réservé au service de la poste,
si les voyageurs avaient quelque bagage, ils étaient obligés de le
garder entre leurs jambes déjà torturées dans une petite caisse que
sa forme faisait assez ressembler à un soufflet. Sa couleur primitive
et celle des roues fournissaient aux voyageurs une insoluble énigme.
Deux rideaux de cuir, peu maniables malgré de longs services, devaient
protéger les patients contre le froid et la pluie. Le conducteur, assis
sur une banquette semblable à celle des plus mauvais coucous parisiens,
participait forcément à la conversation par la manière dont il était
placé entre ses victimes bipèdes et quadrupèdes. Cet équipage offrait
de fantastiques similitudes avec ces vieillards décrépits qui ont
essuyé bon nombre de catarrhes, d’apoplexies, et que la mort semble
respecter, il geignait en marchant, il criait par moments. Semblable à
un voyageur pris par un lourd sommeil, il se penchait alternativement
en arrière et en avant, comme s’il eût essayé de résister à l’action
violente de deux petits chevaux bretons qui le traînaient sur une route
passablement raboteuse. Ce monument d’un autre âge contenait trois
voyageurs qui, à la sortie d’Ernée, où l’on avait relayé, continuèrent
avec le conducteur une conversation entamée avant le relais.

--Comment voulez-vous que les Chouans se soient montrés par ici? disait
le conducteur. Ceux d’Ernée viennent de me dire que le commandant Hulot
n’a pas encore quitté Fougères.

--Oh! oh! l’ami, lui répondit le moins âgé des voyageurs, tu ne risques
que ta carcasse! Si tu avais, comme moi, trois cents écus sur toi, et
que tu fusses connu pour être un bon patriote, tu ne serais pas si
tranquille.

--Vous êtes en tout cas bien bavard, répondit le conducteur en hochant
la tête.

--Brebis comptées, le loup les mange, répondit le second personnage.

Ce dernier, vêtu de noir, paraissait avoir une quarantaine d’années
et devait être quelque recteur des environs. Son menton s’appuyait
sur un double étage, et son teint fleuri devait appartenir à l’ordre
ecclésiastique. Quoique gros et court, il déployait une certaine
agilité chaque fois qu’il fallait descendre de voiture ou y remonter.

--Seriez-vous des Chouans, s’écria l’homme aux trois cents écus dont
l’opulente peau de bique couvrait un pantalon de bon drap et une veste
fort propre qui annonçaient quelque riche cultivateur. Par l’âme de
saint Robespierre, je jure que vous seriez mal reçus.

Puis, il promena ses yeux gris du conducteur au voyageur, en leur
montrant deux pistolets à sa ceinture.

--Les Bretons n’ont pas peur de cela, dit avec dédain le recteur.
D’ailleurs avons-nous l’air d’en vouloir à votre argent?

Chaque fois que le mot argent était prononcé, le conducteur devenait
taciturne, et le recteur avait précisément assez d’esprit pour douter
que le patriote eût des écus et pour croire que leur guide en portait.

--Es-tu chargé aujourd’hui, Coupiau? demanda l’abbé.

--Oh! monsieur Gudin, je n’ai quasiment _rin_, répondit le conducteur.

L’abbé Gudin ayant interrogé la figure du patriote et celle de Coupiau,
les trouva, pendant cette réponse, également imperturbables.

--Tant mieux pour toi, répliqua le patriote, je pourrai prendre alors
mes mesures pour sauver mon avoir en cas de malheur.

Une dictature si despotiquement réclamée révolta Coupiau, qui reprit
brutalement: --Je suis le maître de ma voiture, et pourvu que je vous
conduise...

--Es-tu patriote, es-tu Chouan? lui demanda vivement son adversaire en
l’interrompant.

--Ni l’un ni l’autre, lui répondit Coupiau. Je suis postillon, et
Breton, qui plus est; partant, je ne crains ni les Bleus ni les
gentilshommes.

--Tu veux dire les gens-pille-hommes, reprit le patriote avec ironie.

--Ils ne font que reprendre ce qu’on leur a ôté, dit vivement le
recteur.

Les deux voyageurs se regardèrent, s’il est permis d’emprunter ce
terme à la conversation, jusque dans le blanc des yeux. Il existait au
fond de la voiture un troisième voyageur qui gardait, au milieu de ces
débats, le plus profond silence. Le conducteur, le patriote et même
Gudin ne faisaient aucune attention à ce muet personnage. C’était en
effet un de ces voyageurs incommodes et peu sociables qui sont dans
une voiture comme un veau résigné que l’on mène, les pattes liées, au
marché voisin. Ils commencent par s’emparer de toute leur place légale,
et finissent par dormir sans aucun respect humain sur les épaules de
leurs voisins. Le patriote, Gudin et le conducteur l’avaient donc
laissé à lui-même sur la foi de son sommeil, après s’être aperçus qu’il
était inutile de parler à un homme dont la figure pétrifiée annonçait
une vie passée à mesurer des aunes de toiles et une intelligence
occupée à les vendre tout bonnement plus cher qu’elles ne coûtaient. Ce
gros petit homme, pelotonné dans son coin, ouvrait de temps en temps
ses petits yeux d’un bleu-faïence, et les avait successivement portés
sur chaque interlocuteur avec des expressions d’effroi, de doute et de
défiance pendant cette discussion. Mais il paraissait ne craindre que
ses compagnons de voyage et se soucier fort peu des Chouans. Quand il
regardait le conducteur, on eût dit de deux francs-maçons. En ce moment
la fusillade de la Pèlerine commença. Coupiau, déconcerté, arrêta sa
voiture.

--Oh! oh! dit l’ecclésiastique qui paraissait s’y connaître, c’est un
engagement sérieux, il y a beaucoup de monde.

--L’embarrassant, monsieur Gudin, est de savoir qui l’emportera?
s’écria Coupiau.

Cette fois les figures furent unanimes dans leur anxiété.

--Entrons la voiture, dit le patriote, dans cette auberge là-bas, et
nous l’y cacherons en attendant le résultat de la bataille.

Cet avis parut si sage que Coupiau s’y rendit. Le patriote aida le
conducteur à cacher la voiture à tous les regards, derrière un tas de
fagots. Le prétendu recteur saisit une occasion de dire tout bas à
Coupiau: --Est-ce qu’il aurait réellement de l’argent?

--Hé! monsieur Gudin, si ce qu’il en a entrait dans les poches de Votre
Révérence, elles ne seraient pas lourdes.

Les Républicains, pressés de gagner Ernée, passèrent devant l’auberge
sans y entrer. Au bruit de leur marche précipitée, Gudin et
l’aubergiste stimulés par la curiosité avancèrent sur la porte de la
cour pour les voir. Tout à coup le gros ecclésiastique courut à un
soldat qui restait en arrière.

--Eh! bien, Gudin! s’écria-t-il, entêté, tu vas donc avec les Bleus.
Mon enfant, y penses-tu?

--Oui, mon oncle, répondit le caporal. J’ai juré de défendre la France.

--Eh! malheureux, tu perds ton âme! dit l’oncle en essayant de
réveiller chez son neveu les sentiments religieux si puissants dans le
cœur des Bretons.

--Mon oncle, si le Roi s’était mis à la tête de ses armées, je ne dis
pas que...

--Eh! imbécile, qui te parle du Roi? Ta République donne-t-elle
des abbayes? Elle a tout renversé. A quoi veux-tu parvenir? Reste
avec nous, nous triompherons, un jour ou l’autre, et tu deviendras
conseiller à quelque parlement.

--Des parlements?... dit Gudin d’un ton moqueur. Adieu, mon oncle.

--Tu n’auras pas de moi trois louis vaillant, dit l’oncle en colère. Je
te déshérite!

--Merci, dit le Républicain.

Ils se séparèrent. Les fumées du cidre versé par le patriote à Coupiau
pendant le passage de la petite troupe avaient réussi à obscurcir
l’intelligence du conducteur; mais il se réveilla tout joyeux quand
l’aubergiste, après s’être informé du résultat de la lutte, annonça
que les Bleus avaient eu l’avantage. Coupiau remit alors en route
sa voiture qui ne tarda pas à se montrer au fond de la vallée de la
Pèlerine où il était facile de l’apercevoir et des plateaux du Maine et
de ceux de la Bretagne, semblable à un débris de vaisseau qui nage sur
les flots après une tempête.

Arrivé sur le sommet d’une côte que les Bleus gravissaient alors et
d’où l’on apercevait encore la Pèlerine dans le lointain, Hulot se
retourna pour voir si les Chouans y séjournaient toujours; le soleil,
qui faisait reluire les canons de leurs fusils, les lui indiqua comme
des points brillants. En jetant un dernier regard sur la vallée qu’il
allait quitter pour entrer dans celle d’Ernée, il crut distinguer sur
la grande route l’équipage de Coupiau.

--N’est-ce pas la voiture de Mayenne? demanda-t-il à ses deux amis.

Les deux officiers, qui dirigèrent leurs regards sur la vieille
turgotine, la reconnurent parfaitement.

--Hé! bien, dit Hulot, comment ne l’avons-nous pas rencontrée?

Ils se regardèrent en silence.

--Voilà encore une énigme? s’écria le commandant. Je commence à
entrevoir la vérité cependant.

En ce moment Marche-à-terre, qui reconnaissait aussi la turgotine, la
signala à ses camarades, et les éclats d’une joie générale tirèrent la
jeune dame de sa rêverie. L’inconnue s’avança et vit la voiture qui
s’approchait du revers de la Pèlerine avec une fatale rapidité. La
malheureuse turgotine arriva bientôt sur le plateau. Les Chouans, qui
s’y étaient cachés de nouveau, fondirent alors sur leur proie avec une
avide célérité. Le voyageur muet se laissa couler au fond de la voiture
et se blottit soudain en cherchant à garder l’apparence d’un ballot.

--Ah! bien, s’écria Coupiau de dessus son siége en leur désignant le
paysan, vous avez senti le patriote que voilà, car il a de l’or, un
plein sac!

Les Chouans accueillirent ces paroles par un éclat de rire général et
s’écrièrent: --Pille-miche! Pille-miche! Pille-miche!

Au milieu de ce rire, auquel Pille-miche lui-même répondit comme un
écho, Coupiau descendit tout honteux de son siége. Lorsque le fameux
Cibot, dit Pille-miche, aida son voisin à quitter la voiture, il
s’éleva un murmure de respect.

--C’est l’abbé Gudin! crièrent plusieurs hommes.

A ce nom respecté, tous les chapeaux furent ôtés, les Chouans
s’agenouillèrent devant le prêtre et lui demandèrent sa bénédiction,
que l’abbé leur donna gravement.

--Il tromperait saint Pierre et lui volerait les clefs du paradis, dit
le recteur en frappant sur l’épaule de Pille-miche. Sans lui, les Bleus
nous interceptaient.

Mais, en apercevant la jeune dame, l’abbé Gudin alla s’entretenir avec
elle à quelques pas de là. Marche-à-terre, qui avait ouvert lestement
le coffre du cabriolet, fit voir avec une joie sauvage un sac dont la
forme annonçait des rouleaux d’or. Il ne resta pas longtemps à faire
les parts. Chaque Chouan reçut de lui son contingent avec une telle
exactitude, que ce partage n’excita pas la moindre querelle. Puis il
s’avança vers la jeune dame et le prêtre, en leur présentant six mille
francs environ.

--Puis-je accepter en conscience, monsieur Gudin? dit-elle en sentant
le besoin d’une approbation.

--Comment donc, madame? l’Église n’a-t-elle pas autrefois approuvé
la confiscation du bien des Protestants; à plus forte raison, celle
des Révolutionnaires qui renient Dieu, détruisent les chapelles
et persécutent la religion. L’abbé Gudin joignit l’exemple à la
prédication, en acceptant sans scrupule la dîme de nouvelle espèce que
lui offrait Marche-à-terre. --Au reste, ajouta-t-il, je puis maintenant
consacrer tout ce que je possède à la défense de Dieu et du Roi. Mon
neveu part avec les Bleus!

Coupiau se lamentait et criait qu’il était ruiné.

--Viens avec nous, lui dit Marche-à-terre, tu auras ta part.

--Mais on croira que j’ai fait exprès de me laisser voler, si je
reviens sans avoir essuyé de violence.

--N’est-ce que ça?... dit Marche-à-terre.

Il fit un signal, et une décharge cribla la turgotine. A cette
fusillade imprévue, la vieille voiture poussa un cri si lamentable, que
les Chouans, naturellement superstitieux, reculèrent d’effroi; mais
Marche-à-terre avait vu sauter et retomber dans un coin de la caisse la
figure pâle du voyageur taciturne.

--Tu as encore une volaille dans ton poulailler, dit tout bas
Marche-à-terre à Coupiau.

Pille-miche, qui comprit la question, cligna des yeux en signe
d’intelligence.

--Oui, répondit le conducteur; mais je mets pour condition à mon
enrôlement avec vous autres, que vous me laisserez conduire ce brave
homme sain et sauf à Fougères. Je m’y suis engagé au nom de la sainte
d’Auray.

--Qui est-ce? demanda Pille-miche.

--Je ne puis pas vous le dire, répondit Coupiau.

--Laisse-le donc! reprit Marche-à-terre en poussant Pille-miche par
le coude, il a juré par Sainte-Anne d’Auray, faut qu’il tienne ses
promesses.

--Mais, dit le Chouan en s’adressant à Coupiau, ne descends pas trop
vite la montagne, nous allons te rejoindre, et pour cause. Je veux voir
le museau de ton voyageur, et nous lui donnerons un passe-port.

En ce moment on entendit le galop d’un cheval dont le bruit se
rapprochait vivement de la Pèlerine. Bientôt le jeune chef apparut. La
dame cacha promptement le sac qu’elle tenait à la main.

--Vous pouvez garder cet argent sans scrupule, dit le jeune homme
en ramenant en avant le bras de la dame. Voici une lettre que j’ai
trouvée pour vous parmi celles qui m’attendaient à la Vivetière, elle
est de madame votre mère. Après avoir tour à tour regardé les Chouans
qui regagnaient le bois, et la voiture qui descendait la vallée du
Couësnon, il ajouta: --Malgré ma diligence, je ne suis pas arrivé à
temps. Fasse le ciel que je me sois trompé dans mes soupçons!

--C’est l’argent de ma pauvre mère, s’écria la dame après avoir
décacheté la lettre dont les premières lignes lui arrachèrent cette
exclamation.

Quelques rires étouffés retentirent dans le bois. Le jeune homme
lui-même ne put s’empêcher de sourire en voyant la dame gardant à
la main le sac qui renfermait sa part dans le pillage de son propre
argent. Elle-même se mit à rire.

--Eh! bien, marquis, Dieu soit loué! pour cette fois je m’en tire sans
blâme, dit-elle au chef.

--Vous mettez donc de la légèreté en toute chose, même dans vos
remords?... dit le jeune homme.

Elle rougit et regarda le marquis avec une contrition si véritable,
qu’il en fut désarmé. L’abbé rendit poliment, mais d’un air équivoque,
la dîme qu’il venait d’accepter; puis il suivit le jeune chef qui se
dirigeait vers le chemin détourné par lequel il était venu. Avant de
les rejoindre, la jeune dame fit un signe à Marche-à-terre, qui vint
près d’elle.

--Vous vous porterez en avant de Mortagne, lui dit-elle à voix basse.
Je sais que les Bleus doivent envoyer incessamment à Alençon une forte
somme en numéraire pour subvenir aux préparatifs de la guerre. Si
j’abandonne à tes camarades la prise d’aujourd’hui, c’est à condition
qu’ils sauront m’en indemniser. Surtout que le Gars ne sache rien du
but de cette expédition, peut-être s’y opposerait-il; mais, en cas de
malheurs, je l’adoucirai.

--Madame, dit le marquis, sur le cheval duquel elle se mit en croupe en
abandonnant le sien à l’abbé, nos amis de Paris m’écrivent de prendre
garde à nous. La République veut essayer de nous combattre par la ruse
et par la trahison.

--Ce n’est pas trop mal, répondit-elle. Ils ont d’assez bonnes idées,
ces gens-là! Je pourrai prendre part à la guerre et trouver des
adversaires.

--Je le crois, s’écria le marquis. Pichegru m’engage à être scrupuleux
et circonspect dans mes amitiés de toute espèce. La République me fait
l’honneur de me supposer plus dangereux que tous les Vendéens ensemble,
et compte sur mes faiblesses pour s’emparer de ma personne.

--Vous défieriez-vous de moi? dit-elle en lui frappant le cœur avec la
main par laquelle elle se cramponnait à lui.

--Seriez-vous là?... madame, dit-il en tournant vers elle son front
qu’elle embrassa.

--Ainsi, reprit l’abbé, la police de Fouché sera plus dangereuse pour
nous que ne le sont les bataillons mobiles et les contre-Chouans.

--Comme vous le dites, mon révérend.

--Ha! ha! s’écria la dame, Fouché va donc envoyer des femmes contre
vous?... je les attends, ajouta-t-elle d’un son de voix profond et
après une légère pause.

A trois ou quatre portées de fusil du plateau désert que les chefs
abandonnaient, il se passait une de ces scènes qui, pendant quelque
temps encore, devinrent assez fréquentes sur les grandes routes. Au
sortir du petit village de la Pèlerine, Pille-miche et Marche-à-terre
avaient arrêté de nouveau la voiture dans un enfoncement du chemin.
Coupiau était descendu de son siége après une molle résistance. Le
voyageur taciturne, exhumé de sa cachette par les deux Chouans, se
trouvait agenouillé dans un genêt.

--Qui es-tu? lui demanda Marche-à-terre d’une voix sinistre.

Le voyageur gardait le silence, lorsque Pille-miche recommença la
question en lui donnant un coup de crosse.

--Je suis, dit-il alors en jetant un regard sur Coupiau, Jacques
Pinaud, un pauvre marchand de toile.

Coupiau fit un signe négatif, sans croire enfreindre ses promesses.
Ce signe éclaira Pille-miche, qui ajusta le voyageur, pendant que
Marche-à-terre lui signifia catégoriquement ce terrible ultimatum: Tu
es trop gras pour avoir les soucis des pauvres! Si tu te fais encore
demander une fois ton véritable nom, voici mon ami Pille-miche qui par
un seul coup de fusil acquerra l’estime et la reconnaissance de tes
héritiers. --Qui es-tu? ajouta-t-il après une pause.

--Je suis d’Orgemont de Fougères.

--Ah! ah! s’écrièrent les deux Chouans.

--Ce n’est pas moi qui vous ai nommé, monsieur d’Orgemont, dit Coupiau.
La sainte Vierge m’est témoin que je vous ai bien défendu.

--Puisque vous êtes monsieur d’Orgemont de Fougères, reprit
Marche-à-terre d’un air respectueusement ironique, nous allons vous
laisser aller bien tranquillement. Mais comme vous n’êtes ni un bon
Chouan, ni un vrai Bleu, quoique ce soit vous qui ayez acheté les biens
de l’abbaye de Juvigny, vous nous payerez, ajouta le Chouan en ayant
l’air de compter ses associés, trois cents écus de six francs pour
votre rançon. La neutralité vaut bien cela.

--Trois cents écus de six francs! répétèrent en chœur le malheureux
banquier, Pille-miche et Coupiau, mais avec des expressions diverses.

--Hélas! mon cher monsieur, continua d’Orgemont, je suis ruiné.
_L’emprunt forcé_ de cent millions fait par cette République du diable,
qui me taxe à une somme énorme, m’a mis à sec.

--Combien t’a-t-elle donc demandé, ta République?

--Mille écus, mon cher monsieur, répondit le banquier d’un air piteux
en croyant obtenir une remise.

--Si ta République t’arrache des emprunts forcés si considérables, tu
vois bien qu’il y a tout à gagner avec nous autres, notre gouvernement
est moins cher. Trois cents écus, est-ce donc trop pour ta peau?

--Où les prendrai-je?

--Dans ta caisse, dit Pille-miche. Et que tes écus ne soient pas
rognés, ou nous te rognerons les ongles au feu.

--Où vous les paierai-je, demanda d’Orgemont.

--Ta maison de campagne de Fougères n’est pas loin de la ferme de
Gibarry, où demeure mon cousin Galope-chopine, autrement dit le grand
Cibot, tu les lui remettras, dit Pille-miche.

--Cela n’est pas régulier, dit d’Orgemont.

--Qu’est-ce que cela nous fait? reprit Marche-à-terre. Songe que,
s’ils ne sont pas remis à Galope-chopine d’ici à quinze jours, nous te
rendrons une petite visite qui te guérira de la goutte, si tu l’as aux
pieds.

--Quant à toi, Coupiau, reprit Marche-à-terre, ton nom désormais sera
_Mène-à-bien_.

A ces mots les deux Chouans s’éloignèrent. Le voyageur remonta dans la
voiture, qui, grâce au fouet de Coupiau, se dirigea rapidement vers
Fougères.

--Si vous aviez eu des armes, lui dit Coupiau, nous aurions pu nous
défendre un peu mieux.

--Imbécile, j’ai dix mille francs là, reprit d’Orgemont en montrant ses
gros souliers. Est-ce qu’on peut se défendre avec une si forte somme
sur soi?

Mène-à-bien se gratta l’oreille et regarda derrière lui, mais ses
nouveaux camarades avaient complétement disparu.

Hulot et ses soldats s’arrêtèrent à Ernée pour déposer les blessés à
l’hôpital de cette petite ville; puis, sans que nul événement fâcheux
interrompît la marche des troupes républicaines, elles arrivèrent à
Mayenne. Là le commandant put, le lendemain, résoudre tous ses doutes
relativement à la marche du messager; car le lendemain, les habitants
apprirent le pillage de la voiture.

Peu de jours après, les autorités dirigèrent sur Mayenne assez de
conscrits patriotes pour que Hulot pût y remplir le cadre de sa
demi-brigade. Bientôt se succédèrent des ouï-dire peu rassurants
sur l’insurrection. La révolte était complète sur tous les points
où, pendant la dernière guerre, les Chouans et les Vendéens avaient
établi les principaux foyers de cet incendie. En Bretagne, les
royalistes s’étaient rendus maîtres de Pontorson, afin de se mettre en
communication avec la mer. La petite ville de Saint-James, située entre
Pontorson et Fougères, avait été prise par eux, et ils paraissaient
vouloir en faire momentanément leur place d’armes, le centre de leurs
magasins ou de leurs opérations. De là, ils pouvaient correspondre
sans danger avec la Normandie et le Morbihan. Les chefs subalternes
parcouraient ces trois pays pour y soulever les partisans de la
monarchie et arriver à mettre de l’ensemble dans leur entreprise. Ces
menées coïncidaient avec les nouvelles de la Vendée, où des intrigues
semblables agitaient la contrée, sous l’influence de quatre chefs
célèbres, messieurs l’abbé Vernal, le comte de Fontaine, de Châtillon
et Suzannet. Le chevalier de Valois, le marquis d’Esgrignon et les
Troisville étaient, disait-on, leurs correspondants dans le département
de l’Orne. Le chef du vaste plan d’opérations qui se déroulait
lentement, mais d’une manière formidable, était réellement le Gars,
surnom donné par les Chouans à monsieur le marquis de Montauran, lors
de son débarquement. Les renseignements transmis aux ministres par
Hulot se trouvaient exacts en tout point. L’autorité de ce chef envoyé
du dehors avait été aussitôt reconnue. Le marquis prenait même assez
d’empire sur les Chouans pour leur faire concevoir le véritable but
de la guerre et leur persuader que les excès dont ils se rendaient
coupables souillaient la cause généreuse qu’ils avaient embrassée. Le
caractère hardi, la bravoure, le sang-froid, la capacité de ce jeune
seigneur réveillaient les espérances des ennemis de la République et
flattaient si vivement la sombre exaltation de ces contrées que les
moins zélés coopéraient à y préparer des événements décisifs pour la
monarchie abattue. Hulot ne recevait aucune réponse aux demandes et
aux rapports réitérés qu’il adressait à Paris. Ce silence étonnant
annonçait, sans doute, une nouvelle crise révolutionnaire.

--En serait-il maintenant, disait le vieux chef à ses amis, en fait
de gouvernement comme en fait d’argent, met-on néant à toutes les
pétitions?

Mais le bruit du magique retour du général Bonaparte et des événements
du Dix-huit brumaire ne tarda pas à se répandre. Les commandants
militaires de l’Ouest comprirent alors le silence des ministres.
Néanmoins ces chefs n’en furent que plus impatients d’être délivrés
de la responsabilité qui pesait sur eux, et devinrent assez curieux
de connaître les mesures qu’allait prendre le nouveau gouvernement.
En apprenant que le général Bonaparte avait été nommé premier consul
de la République, les militaires éprouvèrent une joie très-vive: ils
voyaient, pour la première fois, un des leurs arrivant au maniement
des affaires. La France, qui avait fait une idole de ce jeune général,
tressaillit d’espérance. L’énergie de la nation se renouvela. La
capitale, fatiguée de sa sombre attitude, se livra aux fêtes et aux
plaisirs desquels elle était depuis si longtemps sevrée. Les premiers
actes du Consulat ne diminuèrent aucun espoir, et la Liberté ne s’en
effaroucha pas. Le premier consul fit une proclamation aux habitants
de l’Ouest. Ces éloquentes allocutions adressées aux masses et que
Bonaparte avait, pour ainsi dire, inventées, produisaient, dans ces
temps de patriotisme et de miracles, des effets prodigieux. Sa voix
retentissait dans le monde comme la voix d’un prophète, car aucune de
ses proclamations n’avait encore été démentie par la victoire.

  «HABITANTS,

«Une guerre impie embrase une seconde fois les départements de l’Ouest.

«Les artisans de ces troubles sont des traîtres vendus à l’Anglais ou
des brigands qui ne cherchent dans les discordes civiles que l’aliment
et l’impunité de leurs forfaits.

«A de tels hommes le gouvernement ne doit ni ménagements, ni
déclaration de ses principes.

«Mais il est des citoyens chers à la patrie qui ont été séduits par
leurs artifices; c’est à ces citoyens que sont dues les lumières et la
vérité.

«Des lois injustes ont été promulguées et exécutées; des actes
arbitraires ont alarmé la sécurité des citoyens et la liberté des
consciences; partout des inscriptions hasardées sur des listes
d’émigrés ont frappé des citoyens; enfin de grands principes d’ordre
social ont été violés.

«Les consuls déclarent que la liberté des cultes étant garantie par la
Constitution, la loi du 11 prairial an III, qui laisse aux citoyens
l’usage des édifices destinés aux cultes religieux, sera exécutée.

«Le gouvernement pardonnera: il fera grâce au repentir, l’indulgence
sera entière et absolue; mais il frappera quiconque, après cette
déclaration, oserait encore résister à la souveraineté nationale.»

--Eh! bien, disait Hulot après la lecture publique de ce discours
consulaire, est-ce assez paternel? Vous verrez cependant que pas un
brigand royaliste ne changera d’opinion.

Le commandant avait raison. Cette proclamation ne servit qu’à raffermir
chacun dans son parti. Quelques jours après, Hulot et ses collègues
reçurent des renforts. Le nouveau ministre de la guerre leur manda
que le général Brune était désigné pour aller prendre le commandement
des troupes dans l’ouest de la France. Hulot, dont l’expérience était
connue, eut provisoirement l’autorité dans les départements de l’Orne
et de la Mayenne. Une activité inconnue anima bientôt tous les ressorts
du gouvernement. Une circulaire du ministre de la Guerre et du ministre
de la Police Générale annonça que des mesures vigoureuses confiées aux
chefs des commandements militaires avaient été prises pour étouffer
l’insurrection _dans son principe_. Mais les Chouans et les Vendéens
avaient déjà profité de l’inaction de la République pour soulever les
campagnes et s’en emparer entièrement. Aussi, une nouvelle proclamation
consulaire fut-elle adressée. Cette fois le général parlait aux troupes.


  «SOLDATS,

  «Il ne reste plus dans l’Ouest que des brigands, des émigrés, des
  stipendiés de l’Angleterre.

  «L’armée est composée de plus de soixante mille braves; que
  j’apprenne bientôt que les chefs des rebelles ont vécu. La gloire ne
  s’acquiert que par les fatigues; si on pouvait l’acquérir en tenant
  son quartier général dans les grandes villes, qui n’en aurait pas?...

  «Soldats, quel que soit le rang que vous occupiez dans l’armée, la
  reconnaissance de la nation vous attend. Pour en être dignes, il faut
  braver l’intempérie des saisons, les glaces, les neiges, le froid
  excessif des nuits; surprendre vos ennemis à la pointe du jour et
  exterminer ces misérables, le déshonneur du nom français.

  «Faites une campagne courte et bonne; soyez inexorables pour les
  brigands, mais observez une discipline sévère.

  «Gardes nationales, joignez les efforts de vos bras à celui des
  troupes de ligne.

  «Si vous connaissez parmi vous des hommes partisans des brigands,
  arrêtez-les! Que nulle part ils ne trouvent d’asile contre le soldat
  qui va les poursuivre; et s’il était des traîtres qui osassent les
  recevoir et les défendre, qu’ils périssent avec eux!»


--Quel compère! s’écria Hulot, c’est comme à l’armée d’Italie, il sonne
la messe et il la dit. Est-ce parler, cela?

--Oui, mais il parle tout seul et en son nom, dit Gérard, qui
commençait à s’alarmer des suites du Dix-huit brumaire.

--Hé! sainte guérite, qu’est-ce que cela fait, puisque c’est un
militaire, s’écria Merle.

A quelques pas de là, plusieurs soldats s’étaient attroupés devant la
proclamation affichée sur le mur. Or, comme pas un d’eux ne savait
lire, ils la contemplaient, les uns d’un air insouciant, les autres
avec curiosité, pendant que deux ou trois cherchaient parmi les
passants un citoyen qui eût la mine d’un savant.

--Vois donc, La-clef-des-cœurs, ce que c’est que ce chiffon de
papier-là, dit Beau-pied d’un air goguenard à son camarade.

--C’est bien facile à deviner, répondit La-clef-des-cœurs.

A ces mots, tous regardèrent les deux camarades toujours prêts à jouer
leurs rôles.

--Tiens, regarde, reprit La-clef-des-cœurs en montrant en tête de
la proclamation une grossière vignette où, depuis peu de jours, un
compas remplaçait le niveau de 1793. Cela veut dire qu’il faudra que,
nous autres troupiers, nous marchions ferme! Ils ont mis là un compas
toujours ouvert, c’est un emblème.

--Mon garçon, ça ne te va pas de faire le savant, cela s’appelle un
problème. J’ai servi d’abord dans l’artillerie, reprit Beau-pied, mes
officiers ne mangeaient que de ça.

--C’est un emblème.

--C’est un problème.

--Gageons!

--Quoi?

--Ta pipe allemande!

--Tope!

--Sans vous commander, mon adjudant, n’est-ce pas que c’est un emblème,
et non un problème, demanda La-clef-des-cœurs à Gérard, qui, tout
pensif, suivait Hulot et Merle.

--C’est l’un et l’autre, répondit-il gravement.

--L’adjudant s’est moqué de nous, reprit Beau-pied. Ce papier-là veut
dire que notre général d’Italie est passé consul, ce qui est un fameux
grade, et que nous allons avoir des capotes et des souliers.



CHAPITRE II.

UNE IDÉE DE FOUCHÉ.


Vers les derniers jours du mois de brumaire, au moment où, pendant
la matinée, Hulot faisait manœuvrer sa demi-brigade, entièrement
concentrée à Mayenne par des ordres supérieurs, un exprès venu
d’Alençon lui remit des dépêches pendant la lecture desquelles une
assez forte contrariété se peignit sur sa figure.

--Allons, en avant! s’écria-t-il avec humeur en serrant les papiers au
fond de son chapeau. Deux compagnies vont se mettre en marche avec moi
et se diriger sur Mortagne. Les Chouans y sont.

--Vous m’accompagnerez, dit-il à Merle et à Gérard. Si je comprends un
mot à ma dépêche, je veux être fait noble. Je ne suis peut-être qu’une
bête, n’importe, en avant! Il n’y a pas de temps à perdre.

--Mon commandant, qu’y a-t-il donc de si barbare dans cette
carnassière-là! dit Merle en montrant du bout de sa botte l’enveloppe
ministérielle de la dépêche.

--Tonnerre de Dieu! il n’y a rien si ce n’est qu’on nous embête.

Lorsque le commandant laissait échapper cette expression militaire,
déjà l’objet d’une réserve, elle annonçait toujours quelque tempête,
les diverses intonations de cette phrase formaient des espèces de
degrés qui, pour la demi-brigade, étaient un sûr thermomètre de la
patience du chef; et la franchise de ce vieux soldat en avait rendu
la connaissance si facile, que le plus méchant tambour savait bientôt
son Hulot par cœur, en observant les variations de la petite grimace
par laquelle le commandant retroussait sa joue et clignait les yeux.
Cette fois, le ton de la sourde colère par lequel il accompagna ce
mot rendit les deux amis silencieux et circonspects. Les marques mêmes
de petite-vérole qui sillonnaient ce visage guerrier parurent plus
profondes et le teint plus brun que de coutume. Sa large queue bordée
de tresses étant revenue sur une des épaulettes quand il remit son
chapeau à trois cornes, Hulot la rejeta avec tant de fureur que les
cadenettes en furent dérangées. Cependant comme il restait immobile,
les poings fermés, les bras croisés avec force sur la poitrine, la
moustache hérissée, Merle se hasarda à lui demander: --Part-on sur
l’heure?

--Oui, si les gibernes sont garnies, répondit-il en grommelant.

--Elles le sont.

--Portez arme! par file à gauche, en avant, marche! dit Merle à un
geste de son chef.

Et les tambours se mirent en tête des deux compagnies désignées par
Gérard. Au son du tambour, le commandant plongé dans ses réflexions
parut se réveiller, et il sortit de la ville accompagné de ses deux
amis, auxquels il ne dit pas un mot. Merle et Gérard se regardèrent
silencieusement à plusieurs reprises comme pour se demander: --Nous
tiendra-t-il longtemps rigueur? Et, tout en marchant, ils jetèrent à la
dérobée des regards observateurs sur Hulot qui continuait à dire entre
ses dents de vagues paroles. Plusieurs fois ses phrases résonnèrent
comme des jurements aux oreilles des soldats; mais pas un d’eux n’osa
souffler mot; car, dans l’occasion, tous savaient garder la discipline
sévère à laquelle étaient habitués les troupiers jadis commandés en
Italie par Bonaparte. La plupart d’entre eux étaient comme Hulot, les
restes de ces fameux bataillons qui capitulèrent à Mayence sous la
promesse de n’être pas employés sur les frontières, et l’armée les
avait nommés les _Mayençais_. Il était difficile de rencontrer des
soldats et des chefs qui se comprissent mieux.

Le lendemain de leur départ, Hulot et ses deux amis se trouvaient
de grand matin sur la route d’Alençon, à une lieue environ de cette
dernière ville, vers Mortagne, dans la partie du chemin qui côtoie
les pâturages arrosés par la Sarthe. Les vues pittoresques de ces
prairies se déploient successivement sur la gauche, tandis que la
droite, flanquée des bois épais qui se rattachent à la grande forêt
de Menibroud, forme, s’il est permis d’emprunter ce terme à la
peinture, un _repoussoir_ aux délicieux aspects de la rivière. Les
bermes du chemin sont encaissées par des fossés dont les terres sans
cesse rejetées sur les champs y produisent de hauts talus couronnés
d’_ajoncs_, nom donné dans tout l’Ouest au genêt épineux. Cet arbuste,
qui s’étale en buissons épais, fournit pendant l’hiver une excellente
nourriture aux chevaux et aux bestiaux; mais tant qu’il n’était pas
récolté, les Chouans se cachaient derrière ses touffes d’un vert
sombre. Ces talus et ces ajoncs, qui annoncent au voyageur l’approche
de la Bretagne, rendaient donc alors cette partie de la route aussi
dangereuse qu’elle est belle. Les périls qui devaient se rencontrer
dans le trajet de Mortagne à Alençon et d’Alençon à Mayenne, étaient la
cause du départ de Hulot; et là, le secret de sa colère finit par lui
échapper.

Le commandant escortait alors une vieille malle traînée par des chevaux
de poste que ses soldats fatigués obligeaient à marcher lentement.
Les compagnies de Bleus appartenant à la garnison de Mortagne et qui
avaient accompagné cette horrible voiture jusqu’aux limites de leur
étape, où Hulot était venu les remplacer dans ce service, à juste titre
nommé par ses soldats _une scie_ patriotique, retournaient à Mortagne
et se voyaient dans le lointain comme des points noirs. Une des deux
compagnies du vieux Républicain se tenait à quelques pas en arrière,
et l’autre en avant de cette calèche. Hulot, qui se trouva entre Merle
et Gérard, à moitié chemin de l’avant-garde et de la voiture, leur
dit, tout à coup: --Mille tonnerres! croiriez-vous que c’est pour
accompagner les deux cotillons qui sont dans ce vieux fourgon que le
général nous a détachés de Mayenne?

--Mais, mon commandant, quand nous avons pris position tout à l’heure
auprès des citoyennes, répondit Gérard, vous les avez saluées d’un air
qui n’était pas déjà si gauche.

--Hé! voilà l’infamie. Ces _muscadins_ de Paris ne nous
recommandent-ils pas les plus grands égards pour leurs damnées
femelles! Peut-on déshonorer de bons et braves patriotes comme nous,
en les mettant à la suite d’une jupe. Oh! moi, je vais droit mon chemin
et n’aime pas les zigzags chez les autres. Quand j’ai vu à Danton des
maîtresses, à Barras des maîtresses, je leur ai dit: --«Citoyens,
quand la République vous a requis de la gouverner, ce n’était pas pour
autoriser les amusements de l’ancien régime.» Vous me direz à cela
que les femmes? Oh! on a des femmes! c’est juste. A de bons lapins,
voyez-vous, il faut des femmes et de bonnes femmes. Mais, assez causé
quand vient le danger. A quoi donc aurait servi de balayer les abus de
l’ancien temps si les patriotes les recommençaient. Voyez le premier
consul, c’est là un homme: pas de femmes, toujours à son affaire. Je
parierais ma moustache gauche qu’il ignore le sot métier qu’on nous
fait faire ici.

--Ma foi, commandant, répondit Merle en riant, j’ai aperçu le bout du
nez de la jeune dame cachée au fond de la malle, et j’avoue que tout
le monde pourrait sans déshonneur se sentir, comme je l’éprouve, la
démangeaison d’aller tourner autour de cette voiture pour nouer avec
les voyageurs un petit bout de conversation.

--Gare à toi, Merle, dit Gérard. Les corneilles coiffées sont
accompagnées d’un citoyen assez rusé pour te prendre dans un piége.

--Qui? Cet _incroyable_ dont les petits yeux vont incessamment d’un
côté du chemin à l’autre, comme s’il y voyait des Chouans; ce muscadin
à qui on aperçoit à peine les jambes; et qui, dans le moment où celles
de son cheval sont cachées par la voiture, a l’air d’un canard dont la
tête sort d’un pâté! Si ce dadais-là m’empêche jamais de caresser sa
jolie fauvette...

--Canard, fauvette! Oh! mon pauvre Merle, tu es furieusement dans les
volatiles. Mais ne te fie pas au canard! Ses yeux verts me paraissent
perfides comme ceux d’une vipère et fins comme ceux d’une femme qui
pardonne à son mari. Je me défie moins des Chouans que de ces avocats
dont les figures ressemblent à des carafes de limonade.

--Bah! s’écria Merle gaiement, avec la permission du commandant, je me
risque! Cette femme-là a des yeux qui sont comme des étoiles, on peut
tout mettre au jeu pour les voir.

--Il est pris le camarade, dit Gérard au commandant, il commence à dire
des bêtises.

Hulot fit la grimace, haussa les épaules et répondit: --Avant de
prendre le potage, je lui conseille de le sentir.

--Brave Merle, reprit Gérard en jugeant à la lenteur de sa marche qu’il
manœuvrait pour se laisser graduellement gagner par la malle, est-il
gai! C’est le seul homme qui puisse rire de la mort d’un camarade sans
être taxé d’insensibilité.

--C’est le vrai soldat français, dit Hulot d’un ton grave.

--Oh! le voici qui ramène ses épaulettes sur son épaule pour faire
voir qu’il est capitaine, s’écria Gérard en riant, comme si le grade y
faisait quelque chose.

La voiture vers laquelle pivotait l’officier renfermait en effet deux
femmes, dont l’une semblait être la servante de l’autre.

--Ces femmes-là vont toujours deux par deux disait Hulot.

Un petit homme sec et maigre caracolait, tantôt en avant, tantôt en
arrière de la voiture; mais quoiqu’il parût accompagner les deux
voyageuses privilégiées, personne ne l’avait encore vu leur adressant
la parole. Ce silence, preuve de dédain ou de respect, les bagages
nombreux, et les cartons de celle que le commandant appelait une
_princesse_, tout, jusqu’au costume de son cavalier servant, avait
encore irrité la bile de Hulot. Le costume de cet inconnu présentait
un exact tableau de la mode qui valut en ce temps les caricatures des
Incroyables. Qu’on se figure ce personnage affublé d’un habit dont
les basques étaient si courtes, qu’elles laissaient passer cinq à
six pouces du gilet, et les pans si longs qu’ils ressemblaient à une
queue de morue, terme alors employé pour les désigner. Une cravate
énorme décrivait autour de son cou de si nombreux contours, que la
petite tête qui sortait de ce labyrinthe de mousseline justifiait
presque la comparaison gastronomique du capitaine Merle. L’inconnu
portait un pantalon collant et des bottes à la Suwaroff. Un immense
camée blanc et bleu servait d’épingle à sa chemise. Deux chaînes de
montre s’échappaient parallèlement de sa ceinture; puis ses cheveux,
pendant en tire-bouchons de chaque côté des faces, lui couvraient
presque tout le front. Enfin, pour dernier enjolivement, le col de sa
chemise et celui de l’habit montaient si haut, que sa tête paraissait
enveloppée comme un bouquet dans un cornet de papier. Ajoutez à ces
grêles accessoires qui juraient entre eux sans produire d’ensemble,
l’opposition burlesque des couleurs du pantalon jaune, du gilet rouge,
de l’habit cannelle, et l’on aura une image fidèle du suprême bon
ton auquel obéissaient les élégants au commencement du Consulat. Ce
costume, tout à fait baroque, semblait avoir été inventé pour servir
d’épreuve à la grâce, et montrer qu’il n’y a rien de si ridicule que la
mode ne sache consacrer. Le cavalier paraissait avoir atteint l’âge de
trente ans, mais il en avait à peine vingt-deux; peut-être devait-il
cette apparence soit à la débauche, soit aux périls de cette époque.
Malgré cette toilette d’empirique, sa tournure accusait une certaine
élégance de manières à laquelle on reconnaissait un homme bien élevé.
Lorsque le capitaine se trouva près de la calèche, le muscadin parut
deviner son dessein, et le favorisa en retardant le pas de son cheval;
Merle, qui lui avait jeté un regard sardonique, rencontra un de ces
visages impénétrables, accoutumés par les vicissitudes de la Révolution
à cacher toutes les émotions, même les moindres.

Au moment où le bout recourbé du vieux chapeau triangulaire et
l’épaulette du capitaine furent aperçus par les dames, une voix d’une
angélique douceur lui demanda: --Monsieur l’officier, auriez-vous la
bonté de nous dire en quel endroit de la route nous nous trouvons?

Il existe un charme inexprimable dans une question faite par une
voyageuse inconnue, le moindre mot semble alors contenir toute une
aventure; mais si la femme sollicite quelque protection, en s’appuyant
sur sa faiblesse et sur une certaine ignorance des choses, chaque
homme n’est-il pas légèrement enclin à bâtir une fable impossible où
il se fait heureux? Aussi les mots de «Monsieur l’officier,» la forme
polie de la demande, portèrent-ils un trouble inconnu dans le cœur du
capitaine. Il essaya d’examiner la voyageuse et fut singulièrement
désappointé, car un voile jaloux lui en cachait les traits; à peine
même put-il en voir les yeux, qui, à travers la gaze, brillaient comme
deux onyx frappés par le soleil.

--Vous êtes maintenant à une lieue d’Alençon, madame.

--Alençon, déjà! Et la dame inconnue se rejeta, ou plutôt se laissa
aller au fond de la voiture, sans plus rien répondre.

--Alençon, répéta l’autre femme en paraissant se réveiller. Vous allez
revoir le pays.

Elle regarda le capitaine et se tut. Merle, trompé dans son espérance
de voir la belle inconnue, se mit à en examiner la compagne. C’était
une fille d’environ vingt-six ans, blonde, d’une jolie taille, et
dont le teint avait cette fraîcheur de peau, cet éclat nourri qui
distingue les femmes de Valognes, de Bayeux et des environs d’Alençon.
Le regard de ses yeux bleus n’annonçait pas d’esprit, mais une certaine
fermeté mêlée de tendresse. Elle portait une robe d’étoffe commune.
Ses cheveux, relevés sous un petit bonnet à la mode cauchoise, et
sans aucune prétention, rendaient sa figure charmante de simplicité.
Son attitude, sans avoir la noblesse convenue des salons, n’était
pas dénuée de cette dignité naturelle à une jeune fille modeste qui
pouvait contempler le tableau de sa vie passée sans y trouver un seul
sujet de repentir. D’un coup d’œil, Merle sut deviner en elle une de
ces fleurs champêtres qui, transportée dans les serres parisiennes
où se concentrent tant de rayons flétrissants, n’avait rien perdu de
ses couleurs pures ni de sa rustique franchise. L’attitude naïve de
la jeune fille et la modestie de son regard apprirent à Merle qu’elle
ne voulait pas d’auditeur. En effet, quand il s’éloigna, les deux
inconnues commencèrent à voix basse une conversation dont le murmure
parvint à peine à son oreille.

--Vous êtes partie si précipitamment, dit la jeune campagnarde, que
vous n’avez pas seulement pris le temps de vous habiller. Vous voilà
belle! Si nous allons plus loin qu’Alençon, il faudra nécessairement y
faire une autre toilette...

--Oh! oh! Francine, s’écria l’inconnue.

--Plaît-il?

--Voici la troisième tentative que tu fais pour apprendre le terme et
la cause de ce voyage.

--Ai-je dit la moindre chose qui puisse me valoir ce reproche?...

--Oh! j’ai bien remarqué ton petit manége. De candide et simple que tu
étais, tu as pris un peu de ruse à mon école. Tu commences à avoir les
interrogations en horreur. Tu as bien raison, mon enfant. De toutes
les manières connues d’arracher un secret, c’est, à mon avis, la plus
niaise.

--Eh! bien, reprit Francine, puisqu’on ne peut rien vous cacher,
convenez-en, Marie? votre conduite n’exciterait-elle pas la curiosité
d’un saint. Hier matin sans ressources, aujourd’hui les mains pleines
d’or, on vous donne à Mortagne la malle-poste pillée dont le conducteur
a été tué, vous êtes protégée par les troupes du gouvernement, et
suivie par un homme que je regarde comme votre mauvais génie...

--Qui, Corentin?... demanda la jeune inconnue en accentuant ces deux
mots par deux inflexions de voix pleines d’un mépris qui déborda même
dans le geste par lequel elle montra le cavalier. Écoute, Francine,
reprit-elle, te souviens-tu de _Patriote_, ce singe que j’avais habitué
à contrefaire Danton, et qui nous amusait tant.

--Oui, mademoiselle.

--Eh! bien, en avais-tu peur?

--Il était enchaîné.

--Mais Corentin est muselé, mon enfant.

--Nous badinions avec Patriote pendant des heures entières, dit
Francine, je le sais, mais il finissait toujours par nous jouer quelque
mauvais tour. A ces mots, Francine se rejeta vivement au fond de la
voiture, près de sa maîtresse, lui prit les mains pour les caresser
avec des manières câlines, en lui disant d’une voix affectueuse: --Mais
vous m’avez devinée, Marie, et vous ne me répondez pas. Comment, après
ces tristesses qui m’ont fait tant de mal, oh! bien du mal, pouvez-vous
en vingt-quatre heures devenir d’une gaieté folle, comme lorsque vous
parliez de vous tuer. D’où vient ce changement. J’ai le droit de vous
demander un peu compte de votre âme. Elle est à moi avant d’être à qui
que ce soit, car jamais vous ne serez mieux aimée que vous ne l’êtes
par moi. Parlez, mademoiselle.

--Eh! bien, Francine, ne vois-tu pas autour de nous le secret de ma
gaieté. Regarde les houppes jaunies de ces arbres lointains? pas une
ne se ressemble. A les contempler de loin, ne dirait-on pas d’une
vieille tapisserie de château. Vois ces haies derrière lesquelles il
peut se rencontrer des Chouans à chaque instant. Quand je regarde
ces ajoncs, il me semble apercevoir des canons de fusil. J’aime ce
renaissant péril qui nous environne. Toutes les fois que la route prend
un aspect sombre, je suppose que nous allons entendre des détonations,
alors mon cœur bat, une sensation inconnue m’agite. Et ce n’est ni les
tremblements de la peur, ni les émotions du plaisir; non, c’est mieux,
c’est le jeu de tout ce qui se meut en moi, c’est la vie. Quand je ne
serais joyeuse que d’avoir un peu animé ma vie!

--Ah! vous ne me dites rien, cruelle. Sainte Vierge, ajouta Francine en
levant les yeux au ciel avec douleur, à qui se confessera-t-elle, si
elle se tait avec moi?

--Francine, reprit l’inconnue d’un ton grave, je ne peux pas t’avouer
mon entreprise. Cette fois-ci, c’est horrible.

--Pourquoi faire le mal en connaissance de cause?

--Que veux-tu, je me surprends à penser comme si j’avais cinquante ans,
et à agir comme si j’en avais encore quinze. Tu as toujours été ma
raison, ma pauvre fille; mais dans cette affaire-ci, je dois étouffer
ma conscience. Et, dit-elle après une pause, en laissant échapper un
soupir, je n’y parviens pas. Or, comment veux-tu que j’aille encore
mettre après moi un confesseur aussi rigide que toi? Et elle lui frappa
doucement dans la main.

--Hé! quand vous ai-je reproché vos actions? s’écria Francine. Le mal
en vous a de la grâce. Oui, sainte Anne d’Auray, que je prie tant pour
votre salut, vous absoudrait de tout. Enfin ne suis-je pas à vos côtés
sur cette route, sans savoir où vous allez? Et dans son effusion, elle
lui baisa les mains.

--Mais, reprit Marie, tu peux m’abandonner, si ta conscience...

--Allons, taisez-vous, madame, reprit Francine en faisant une petite
moue chagrine. Oh! ne me direz-vous pas...

--Rien, dit la jeune demoiselle d’une voix ferme. Seulement sache-le
bien! je hais cette entreprise encore plus que celui dont la langue
dorée me l’a expliquée. Je veux être franche, je t’avouerai que je ne
me serais pas rendue à leurs désirs, si je n’avais entrevu dans cette
ignoble farce un mélange de terreur et d’amour qui m’a tentée. Puis,
je n’ai pas voulu m’en aller de ce bas monde sans avoir essayé d’y
cueillir les fleurs que j’en espère, dussé-je périr! Mais souviens-toi,
pour l’honneur de ma mémoire, que si j’avais été heureuse, l’aspect
de leur gros couteau prêt à tomber sur ma tête ne m’aurait pas
fait accepter un rôle dans cette tragédie, car c’est une tragédie.
Maintenant, reprit-elle en laissant échapper un geste de dégoût, si
elle était décommandée, je me jetterais à l’instant dans la Sarthe; et
ce ne serait point un suicide, je n’ai pas encore vécu.

--Oh? sainte Vierge d’Auray, pardonnez-lui!

--De quoi t’effraies-tu? Les plates vicissitudes de la vie domestique
n’excitent pas mes passions, tu le sais. Cela est mal pour une femme;
mais mon âme s’est fait une sensibilité plus élevée, pour supporter
de plus fortes épreuves. J’aurais été peut-être, comme toi, une douce
créature. Pourquoi me suis-je élevée au-dessus ou abaissée au-dessous
de mon sexe? Ah! que la femme du général Bonaparte est heureuse! Tiens,
je mourrai jeune, puisque j’en suis déjà venue à ne pas m’effrayer
d’une partie de plaisir où il y a du sang à boire, comme disait
ce pauvre Danton. Mais oublie ce que je te dis; c’est la femme de
cinquante ans qui a parlé. Dieu merci! la jeune fille de quinze ans va
bientôt reparaître.

La jeune campagnarde frémit. Elle seule connaissait le caractère
bouillant et impétueux de sa maîtresse. Elle seule était initiée aux
mystères de cette âme riche d’exaltation, aux sentiments de cette
créature qui, jusque-là, avait vu passer la vie comme une ombre
insaisissable, en voulant toujours la saisir. Après avoir semé à
pleines mains sans rien récolter, cette femme était restée vierge,
mais irritée par une multitude de désirs trompés. Lassée d’une lutte
sans adversaire, elle arrivait alors dans son désespoir à préférer le
bien au mal quand il s’offrait comme une jouissance, le mal au bien
quand il présentait quelque poésie, la misère à la médiocrité comme
quelque chose de plus grand, l’avenir sombre et inconnu de la mort à
une vie pauvre d’espérances ou même de souffrances. Jamais tant de
poudre ne s’était amassée pour l’étincelle, jamais tant de richesses
à dévorer pour l’amour, enfin jamais aucune fille d’Ève n’avait été
pétrie avec plus d’or dans son argile. Semblable à un ange terrestre,
Francine veillait sur cet être en qui elle adorait la perfection,
croyant accomplir un céleste message si elle le conservait au chœur des
séraphins d’où il semblait banni en expiation d’un péché d’orgueil.

--Voici le clocher d’Alençon, dit le cavalier en s’approchant de la
voiture.

--Je le vois, répondit sèchement la jeune dame.

--Ah! bien, dit-il en s’éloignant avec les marques d’une soumission
servile malgré son désappointement.

--Allez, allez plus vite, dit la dame au postillon. Maintenant il n’y
a rien à craindre. Allez au grand trot ou au galop, si vous pouvez. Ne
sommes-nous pas sur le pavé d’Alençon.

En passant devant le commandant elle lui cria d’une voix douce:

--Nous nous retrouvons à l’auberge, commandant. Venez m’y voir.

--C’est cela, répliqua le commandant. A l’auberge! Venez me voir! Comme
ça vous parle à un chef de demi-brigade...

Et il montrait du poing la voiture qui roulait rapidement sur la route.

--Ne vous en plaignez pas, commandant, elle a votre grade de général
dans sa manche, dit en riant Corentin qui essayait de mettre son cheval
au galop pour rejoindre la voiture.

--Ah! je ne me laisserai pas embêter par ces paroissiens-là, dit Hulot
à ses deux amis en grognant. J’aimerais mieux jeter l’habit de général
dans un fossé que de le gagner dans un lit. Que veulent-ils donc, ces
canards-là? Y comprenez-vous quelque chose, vous autres?

--Oh! oui, dit Merle, je sais que c’est la femme la plus belle que
j’aie jamais vue! Je crois que vous entendez mal la métaphore. C’est la
femme du premier consul, peut-être?

--Bah! la femme du premier consul est vieille, et celle-ci est jeune,
reprit Hulot. D’ailleurs, l’ordre que j’ai reçu du ministre m’apprend
qu’elle se nomme mademoiselle de Verneuil. C’est une ci-devant. Est-ce
que je ne connais pas ça! Avant la révolution, elles faisaient toutes
ce métier-là; on devenait alors, en deux temps et six mouvements, chef
de demi-brigade, il ne s’agissait que de leur bien dire deux ou trois
fois: _Mon cœur!_

Pendant que chaque soldat ouvrait le compas, pour employer l’expression
du commandant, la voiture horrible qui servait alors de malle avait
promptement atteint l’hôtel des Trois-Maures, situé au milieu de la
grande rue d’Alençon. Le bruit de ferraille que rendait cette informe
voiture amena l’hôte sur le pas de la porte. C’était un hasard auquel
personne dans Alençon ne devait s’attendre que la descente de la malle
à l’auberge des Trois-Maures; mais l’affreux événement de Mortagne
la fit suivre par tant de monde, que les deux voyageuses, pour se
dérober à la curiosité générale, entrèrent lestement dans la cuisine,
inévitable antichambre des auberges dans tout l’Ouest; et l’hôte se
disposait à les suivre après avoir examiné la voiture, lorsque le
postillon l’arrêta par le bras.

--Attention, citoyen Brutus, dit-il, il y a une escorte de Bleus.
Comme il n’y a ni conducteur ni dépêches, c’est moi qui t’amène les
citoyennes, elles paieront sans doute comme de ci-devant princesses,
ainsi...

--Ainsi, nous boirons un verre de vin ensemble tout à l’heure, mon
garçon, lui dit l’hôte.

Après avoir jeté un coup d’œil sur cette cuisine noircie par la fumée
et sur une table ensanglantée par des viandes crues, mademoiselle de
Verneuil se sauva dans la salle voisine avec la légèreté d’un oiseau,
car elle craignit l’aspect et l’odeur de cette cuisine, autant que la
curiosité d’un chef malpropre et d’une petite femme grasse qui déjà
l’examinaient avec attention.

--Comment allons-nous faire, ma femme? dit l’hôte. Qui diable pouvait
croire que nous aurions tant de monde par le temps qui court? Avant
que je puisse lui servir un déjeuner convenable, cette femme-là va
s’impatienter. Ma foi, il me vient une bonne idée: puisque c’est des
gens comme il faut, je vais leur proposer de se réunir à la personne
que nous avons là-haut. Hein?

Quand l’hôte chercha la nouvelle arrivée, il ne vit plus que Francine,
à laquelle il dit à voix basse en l’emmenant au fond de la cuisine du
côté de la cour pour l’éloigner de ceux qui pouvaient l’écouter: --Si
ces dames désirent se faire servir à part, comme je n’en doute point,
j’ai un repas très-délicat tout préparé pour une dame et pour son fils.
Ces voyageurs ne s’opposeront sans doute pas à partager leur déjeuner
avec vous, ajouta-t-il d’un air mystérieux. C’est des personnes de
condition.

A peine avait-il achevé sa dernière phrase, que l’hôte se sentit
appliquer dans le dos un léger coup de manche de fouet, il se retourna
brusquement, et vit derrière lui un petit homme trapu, sorti sans bruit
d’un cabinet voisin, et dont l’apparition avait glacé de terreur la
grosse femme, le chef et son marmiton. L’hôte pâlit en retournant la
tête. Le petit homme secoua ses cheveux qui lui cachaient entièrement
le front et les yeux, se dressa sur ses pieds pour atteindre à
l’oreille de l’hôte, et lui dit: --Vous savez ce que vaut une
imprudence, une dénonciation, et de quelle couleur est la monnaie avec
laquelle nous les payons. Nous sommes généreux.

Il joignit à ses paroles un geste qui en fut un épouvantable
commentaire. Quoique la vue de ce personnage fût dérobée à Francine
par la rotondité de l’hôte, elle saisit quelques mots des phrases
qu’il avait sourdement prononcées, et resta comme frappée par la
foudre en entendant les sons rauques d’une voix bretonne. Au milieu
de la terreur générale, elle s’élança vers le petit homme; mais
celui-ci, qui semblait se mouvoir avec l’agilité d’un animal sauvage,
sortait déjà par une porte latérale donnant sur la cour. Francine crut
s’être trompée dans ses conjectures, car elle n’aperçut que la peau
fauve et noire d’un ours de moyenne taille. Étonnée, elle courut à
la fenêtre. A travers les vitres jaunies par la fumée, elle regarda
l’inconnu qui gagnait l’écurie d’un pas traînant. Avant d’y entrer,
il dirigea deux yeux noirs sur le premier étage de l’auberge, et, de
là, sur la malle, comme s’il voulait faire part à un ami de quelque
importante observation relative à cette voiture. Malgré les peaux
de biques, et grâce à ce mouvement qui lui permit de distinguer le
visage de cet homme, Francine reconnut alors à son énorme fouet et
à sa démarche rampante, quoique agile dans l’occasion, le Chouan
surnommé Marche-à-terre; elle l’examina, mais indistinctement, à
travers l’obscurité de l’écurie où il se coucha dans la paille en
prenant une position d’où il pouvait observer tout ce qui se passerait
dans l’auberge. Marche-à-terre était ramassé de telle sorte que, de
loin comme de près, l’espion le plus rusé l’aurait facilement pris
pour un de ces gros chiens de roulier, tapis en rond et qui dorment,
la gueule placée sur leurs pattes. La conduite de Marche-à-terre
prouvait à Francine que le Chouan ne l’avait pas reconnue. Or, dans les
circonstances délicates où se trouvait sa maîtresse, elle ne sut pas
si elle devait s’en applaudir ou s’en chagriner. Mais le mystérieux
rapport qui existait entre l’observation menaçante du Chouan et l’offre
de l’hôte, assez commune chez les aubergistes qui cherchent toujours à
tirer deux moutures du sac, piqua sa curiosité; elle quitta la vitre
crasseuse d’où elle regardait la masse informe et noire qui, dans
l’obscurité, lui indiquait la place occupée par Marche-à-terre, se
retourna vers l’aubergiste, et le vit dans l’attitude d’un homme qui
a fait un pas de clerc et ne sait comment s’y prendre pour revenir en
arrière. Le geste du Chouan avait pétrifié ce pauvre homme. Personne,
dans l’Ouest, n’ignorait les cruels raffinements des supplices par
lesquels les Chasseurs du Roi punissaient les gens soupçonnés seulement
d’indiscrétion, aussi l’hôte croyait-il déjà sentir leurs couteaux sur
son cou. Le chef regardait avec terreur l’âtre du feu où souvent ils
_chauffaient_ les pieds de leurs dénonciateurs. La grosse petite femme
tenait un couteau de cuisine d’une main, de l’autre une pomme de terre
à moitié coupée, et contemplait son mari d’un air hébété. Enfin le
marmiton cherchait le secret, inconnu pour lui, de cette silencieuse
terreur. La curiosité de Francine s’anima naturellement à cette scène
muette, dont l’acteur principal était vu par tous, quoique absent. La
jeune fille fut flattée de la terrible puissance du Chouan, et encore
qu’il n’entrât guère dans son humble caractère de faire des malices de
femme de chambre, elle était cette fois trop fortement intéressée à
pénétrer ce mystère pour ne pas profiter de ses avantages.

--Eh! bien, mademoiselle accepte votre proposition, dit-elle gravement
à l’hôte, qui fut comme réveillé en sursaut par ces paroles.

--Laquelle? demanda-t-il avec une surprise réelle.

--Laquelle? demanda Corentin survenant.

--Laquelle? demanda mademoiselle de Verneuil.

--Laquelle? demanda un quatrième personnage qui se trouvait sur la
dernière marche de l’escalier et qui sauta légèrement dans la cuisine.

--Eh! bien, de déjeuner avec vos personnes de distinction, répondit
Francine impatiente.

--De distinction, reprit d’une voix mordante et ironique le personnage
arrivé par l’escalier. Ceci, mon cher, me semble une mauvaise
plaisanterie d’auberge; mais si c’est cette jeune citoyenne que tu veux
nous donner pour convive, il faudrait être fou pour s’y refuser, brave
homme, dit-il en regardant mademoiselle de Verneuil. En l’absence de ma
mère, j’accepte, ajouta-t-il en frappant sur l’épaule de l’aubergiste
stupéfait.

La gracieuse étourderie de la jeunesse déguisa la hauteur insolente de
ces paroles qui attira naturellement l’attention de tous les acteurs de
cette scène sur ce nouveau personnage. L’hôte prit alors la contenance
de Pilate cherchant à se laver les mains de la mort de Jésus-Christ,
il rétrograda de deux pas vers sa grosse femme et lui dit à l’oreille:
--Tu es témoin que, s’il arrive quelque malheur, ce ne sera pas ma
faute. Mais au surplus, ajouta-t-il encore plus bas, va prévenir de
tout ça monsieur Marche-à-terre.

Le voyageur, jeune homme de moyenne taille, portait un habit bleu et de
grandes guêtres noires qui lui montaient au-dessus du genou, sur une
culotte de drap également bleu. Cet uniforme simple et sans épaulettes
appartenait aux élèves de l’École Polytechnique. D’un seul regard,
mademoiselle de Verneuil sut distinguer sous ce costume sombre des
formes élégantes et _ce je ne sais quoi_ qui annoncent une noblesse
native. Assez ordinaire au premier aspect, la figure du jeune homme
se faisait bientôt remarquer par la conformation de quelques traits
où se révélait une âme capable de grandes choses. Un teint bruni, des
cheveux blonds et bouclés, des yeux bleus étincelants, un nez fin, des
mouvements pleins d’aisance; en lui, tout décelait et une vie dirigée
par des sentiments élevés et l’habitude du commandement. Mais les
signes les plus caractéristiques de son génie se trouvaient dans un
menton à la Bonaparte, et dans sa lèvre inférieure qui se joignait à
la supérieure en décrivant la courbe gracieuse de la feuille d’acanthe
sous le chapiteau corinthien. La nature avait mis dans ces deux traits
d’irrésistibles enchantements.

--Ce jeune homme est singulièrement distingué pour un républicain, se
dit mademoiselle de Verneuil.

Voir tout cela d’un clin d’œil, s’animer par l’envie de plaire, pencher
mollement la tête de côté, sourire avec coquetterie, lancer un de
ces regards veloutés qui ranimeraient un cœur mort à l’amour; voiler
ses longs yeux noirs sous de larges paupières dont les cils fournis
et recourbés dessinèrent une ligne brune sur sa joue; chercher les
sons les plus mélodieux de sa voix pour donner un charme pénétrant à
cette phrase banale: «--Nous vous sommes bien obligées, monsieur,»
tout ce manége n’employa pas le temps nécessaire à le décrire.
Puis mademoiselle de Verneuil, s’adressant à l’hôte, demanda son
appartement, vit l’escalier, et disparut avec Francine en laissant
à l’étranger le soin de deviner si cette réponse contenait une
acceptation ou un refus.

--Quelle est cette femme-là? demanda lestement l’élève de l’École
Polytechnique à l’hôte immobile et de plus en plus stupéfait.

--C’est la citoyenne Verneuil, répondit aigrement Corentin en toisant
le jeune homme avec jalousie, une ci-devant, qu’en veux-tu faire?

L’inconnu, qui fredonnait une chanson républicaine, leva la tête
avec fierté vers Corentin. Les deux jeunes gens se regardèrent alors
pendant un moment comme deux coqs prêts à se battre, et ce regard
fit éclore la haine entre eux pour toujours. Autant l’œil bleu du
militaire était franc, autant l’œil vert de Corentin annonçait de
malice et de fausseté; l’un possédait nativement des manières nobles,
l’autre n’avait que des façons insinuantes; l’un s’élançait, l’autre se
courbait; l’un commandait le respect, l’autre cherchait à l’obtenir;
l’un devait dire: Conquérons! l’autre: Partageons!

--Le citoyen du Gua-Saint-Cyr est-il ici? dit un paysan en entrant.

--Que lui veux-tu? répondit le jeune homme en s’avançant.

Le paysan salua profondément, et remit une lettre que le jeune élève
jeta dans le feu après l’avoir lue; pour toute réponse, il inclina la
tête, et l’homme partit.

--Tu viens sans doute de Paris, citoyen? dit alors Corentin en
s’avançant vers l’étranger avec une certaine aisance de manières, avec
un air souple et liant qui parurent être insupportables au citoyen du
Gua.

--Oui, répondit-il sèchement.

--Et tu es sans doute promu à quelque grade dans l’artillerie?

--Non, citoyen, dans la marine.

--Ah! tu te rends à Brest? demanda Corentin d’un ton insouciant.

Mais le jeune marin tourna lestement sur les talons de ses souliers
sans vouloir répondre, et démentit bientôt les belles espérances que
sa figure avait fait concevoir à mademoiselle de Verneuil. Il s’occupa
de son déjeuner avec une légèreté enfantine, questionna le chef et
l’hôtesse sur leurs recettes, s’étonna des habitudes de province en
Parisien arraché à sa coque enchantée, manifesta des répugnances de
petite-maîtresse, et montra enfin d’autant moins de caractère que sa
figure et ses manières en annonçaient davantage; Corentin sourit de
pitié en lui voyant faire la grimace quand il goûta le meilleur cidre
de Normandie.

--Pouah! s’écria-t-il, comment pouvez-vous avaler cela, vous autres?
Il y a là-dedans à boire et à manger. La République a bien raison de
se défier d’une province où l’on vendange à coups de gaule et où l’on
fusille sournoisement les voyageurs sur les routes. N’allez pas nous
mettre sur la table une carafe de cette médecine-là, mais de bon vin de
Bordeaux blanc et rouge. Allez voir surtout s’il y a bon feu là-haut.
Ces gens-là m’ont l’air d’être bien retardés en fait de civilisation.
--Ah! reprit-il en soupirant, il n’y a qu’un Paris au monde, et
c’est grand dommage qu’on ne puisse pas l’emmener en mer! --Comment,
gâte-sauce, dit-il au chef, tu mets du vinaigre dans cette fricassée de
poulet, quand tu as là des citrons... --Quant à vous, madame l’hôtesse,
vous m’avez donné des draps si gros que je n’ai pas fermé l’œil pendant
cette nuit. Puis il se mit à jouer avec une grosse canne en exécutant
avec un soin puéril des évolutions dont le plus ou le moins de fini et
d’habileté annonçaient le degré plus ou moins honorable qu’un jeune
homme occupait dans la classe des incroyables.

--Et c’est avec des muscadins comme ça, dit confidentiellement
Corentin à l’hôte en en épiant le visage, qu’on espère relever la
marine de la République?

--Cet homme-là, disait le jeune marin à l’oreille de l’hôtesse, est
quelque espion de Fouché. Il a la police gravée sur la figure, et je
jurerais que la tache qu’il conserve au menton est de la boue de Paris.
Mais à bon chat, bon...

En ce moment une dame, vers laquelle le marin s’élança avec tous les
signes d’un respect extérieur, entra dans la cuisine de l’auberge.

--Ma chère maman, lui dit-il, arrivez donc. Je crois avoir, en votre
absence, recruté des convives.

--Des convives, lui répondit-elle, quelle folie!

--C’est mademoiselle de Verneuil, reprit-il à voix basse.

--Elle a péri sur l’échafaud après l’affaire de Savenay, elle était
venue au Mans pour sauver son frère le prince de Loudon, lui dit
brusquement sa mère.

--Vous vous trompez, madame, reprit avec douceur Corentin en appuyant
sur le mot _madame_, il y a deux demoiselles de Verneuil, les grandes
maisons ont toujours plusieurs branches.

L’étrangère, surprise de cette familiarité, se recula de quelques pas
comme pour examiner cet interlocuteur inattendu; elle arrêta sur lui
ses yeux noirs pleins de cette vive sagacité si naturelle aux femmes,
et parut chercher dans quel intérêt il venait affirmer l’existence de
mademoiselle de Verneuil. En même temps Corentin, qui étudiait cette
dame à la dérobée, la destitua de tous les plaisirs de la maternité
pour lui accorder ceux de l’amour; il refusa galamment le bonheur
d’avoir un fils de vingt ans à une femme dont la peau éblouissante,
les sourcils arqués encore bien fournis, les cils peu dégarnis furent
l’objet de son admiration, et dont les abondants cheveux noirs séparés
en deux bandeaux sur le front, faisaient ressortir la jeunesse d’une
tête spirituelle. Les faibles rides du front, loin d’annoncer les
années, trahissaient des passions jeunes. Enfin, si les yeux perçants
étaient un peu voilés, on ne savait si cette altération venait de
la fatigue du voyage ou de la trop fréquente expression du plaisir.
Enfin Corentin remarqua que l’inconnue était enveloppée dans une
mante d’étoffe anglaise, et que la forme de son chapeau, sans doute
étrangère, n’appartenait à aucune des modes dites à la grecque qui
régissaient encore les toilettes parisiennes. Corentin était un de ces
êtres portés par leur caractère à toujours soupçonner le mal plutôt
que le bien, et il conçut à l’instant des doutes sur le civisme des
deux voyageurs. De son côté, la dame, qui avait aussi fait avec une
égale rapidité ses observations sur la personne de Corentin, se tourna
vers son fils avec un air significatif assez fidèlement traduit par ces
mots: --Quel est cet original-là? Est-il de notre bord? A cette mentale
interrogation, le jeune marin répondit par une attitude, par un regard
et par un geste de main qui disaient: --Je n’en sais, ma foi, rien, et
il m’est encore plus suspect qu’à vous. Puis, laissant à sa mère le
soin de deviner ce mystère, il se tourna vers l’hôtesse, à laquelle il
dit à l’oreille: --Tâchez donc de savoir ce qu’est ce drôle-là, s’il
accompagne effectivement cette demoiselle et pourquoi.

--Ainsi, dit madame du Gua en regardant Corentin, tu es sûr, citoyen,
que mademoiselle de Verneuil existe?

--Elle existe aussi certainement en chair et en os, _madame_, que le
citoyen du Gua-Saint-Cyr.

Cette réponse renfermait une profonde ironie dont le secret n’était
connu que de la dame, et toute autre qu’elle en aurait été déconcertée.
Son fils regarda tout à coup fixement Corentin qui tirait froidement sa
montre sans paraître se douter du trouble que produisait sa réponse.
La dame, inquiète et curieuse de savoir sur-le-champ si cette phrase
couvrait une perfidie, ou si elle était seulement l’effet du hasard,
dit à Corentin de l’air le plus naturel: --Mon Dieu! combien les routes
sont peu sûres! Nous avons été attaqués au delà de Mortagne par les
Chouans. Mon fils a manqué de rester sur la place, il a reçu deux
balles dans son chapeau en me défendant.

--Comment, madame, vous étiez dans le courrier que les brigands ont
dévalisé malgré l’escorte, et qui vient de nous amener? Vous devez
connaître alors la voiture! On m’a dit à mon passage à Mortagne, que
les Chouans s’étaient trouvés au nombre de deux mille à l’attaque de la
malle et que tout le monde avait péri, même le voyageur. Voilà comme
on écrit l’histoire! Le ton musard que prit Corentin et son air niais
le firent en ce moment ressembler à un habitué de la petite Provence
qui reconnaîtrait avec douleur la fausseté d’une nouvelle politique.
--Hélas! madame, continua-t-il, si l’on assassine les voyageurs si
près de Paris, jugez combien les routes de la Bretagne vont être
dangereuses. Ma foi, je vais retourner à Paris sans vouloir aller plus
loin.

--Mademoiselle de Verneuil est-elle belle et jeune? demanda la dame
frappée d’une idée soudaine et s’adressant à l’hôtesse.

En ce moment l’hôte interrompit cette conversation dont l’intérêt avait
quelque chose de cruel pour ces trois personnages, en annonçant que le
déjeuner était servi. Le jeune marin offrit la main à sa mère avec une
fausse familiarité qui confirma les soupçons de Corentin, auquel il dit
tout haut en se dirigeant vers l’escalier: --Citoyen, si tu accompagnes
la citoyenne Verneuil et qu’elle accepte la proposition de l’hôte, ne
te gêne pas...

Quoique ces paroles fussent prononcées d’un ton leste et peu engageant,
Corentin monta. Le jeune homme serra vivement la main de la dame,
et quand ils furent séparés du Parisien par sept à huit marches:
--Voilà, dit-il à voix basse, à quels dangers sans gloire nous exposent
vos imprudentes entreprises. Si nous sommes découverts, comment
pourrons-nous échapper? Et quel rôle me faites-vous jouer!

Tous trois arrivèrent dans une chambre assez vaste. Il ne fallait pas
avoir beaucoup cheminé dans l’Ouest pour reconnaître que l’aubergiste
avait prodigué pour recevoir ses hôtes tous ses trésors et un luxe
peu ordinaire. La table était soigneusement servie. La chaleur d’un
grand feu avait chassé l’humidité de l’appartement. Enfin, le linge,
les siéges, la vaisselle, n’étaient pas trop malpropres. Aussi
Corentin s’aperçut-il que l’aubergiste s’était, pour nous servir d’une
expression populaire, mis en quatre, afin de plaire aux étrangers.
--Donc, se dit-il, ces gens ne sont pas ce qu’ils veulent paraître. Ce
petit jeune homme est rusé; je le prenais pour un sot, mais maintenant
je le crois aussi fin que je puis l’être moi-même.

Le jeune marin, sa mère et Corentin attendirent mademoiselle de
Verneuil que l’hôte alla prévenir. Mais la belle voyageuse ne parut
pas. L’élève de l’École Polytechnique se douta bien qu’elle devait
faire des difficultés, il sortit en fredonnant _Veillons au salut de
l’empire_, et se dirigea vers la chambre de mademoiselle de Verneuil,
dominé par un piquant désir de vaincre ses scrupules et de l’amener
avec lui. Peut-être voulait-il résoudre les doutes qui l’agitaient, ou
peut-être essayer sur cette inconnue le pouvoir que tout homme a la
prétention d’exercer sur une jolie femme.

--Si c’est là un républicain, dit Corentin en le voyant sortir, je veux
être pendu! Il a dans les épaules le mouvement des gens de cour. Et si
c’est là sa mère, se dit-il encore en regardant madame du Gua, je suis
le pape! Je tiens des Chouans. Assurons-nous de leur qualité?

La porte s’ouvrit bientôt, et le jeune marin parut en tenant par
la main mademoiselle de Verneuil, qu’il conduisit à table avec une
suffisance pleine de courtoisie. L’heure qui venait de s’écouler
n’avait pas été perdue pour le diable. Aidée par Francine, mademoiselle
de Verneuil s’était armée d’une toilette de voyage plus redoutable
peut-être que ne l’est une parure de bal. Sa simplicité avait cet
attrait qui procède de l’art avec lequel une femme, assez belle pour
se passer d’ornements, sait réduire la toilette à n’être plus qu’un
agrément secondaire. Elle portait une robe verte dont la jolie coupe,
dont le spencer orné de brandebourgs dessinaient ses formes avec une
affectation peu convenable à une jeune fille, et laissaient voir
sa taille souple, son corsage élégant et ses gracieux mouvements.
Elle entra en souriant avec cette aménité naturelle aux femmes qui
peuvent montrer, dans une bouche rose, des dents bien rangées aussi
transparentes que la porcelaine, et sur leurs joues, deux fossettes
aussi fraîches que celles d’un enfant. Ayant quitté la capote qui
l’avait d’abord presque dérobée aux regards du jeune marin, elle put
employer aisément les mille petits artifices, si naïfs en apparence,
par lesquels une femme fait ressortir et admirer toutes les beautés
de son visage et les grâces de sa tête. Un certain accord entre ses
manières et sa toilette la rajeunissait si bien que madame du Gua
se crut libérale en lui donnant vingt ans. La coquetterie de cette
toilette, évidemment faite pour plaire, devait inspirer de l’espoir
au jeune homme; mais mademoiselle de Verneuil le salua par une molle
inclinaison de tête sans le regarder, et parut l’abandonner avec une
folâtre insouciance qui le déconcerta. Cette réserve n’annonçait aux
yeux des étrangers ni précaution ni coquetterie, mais une indifférence
naturelle ou feinte. L’expression candide que la voyageuse sut donner
à son visage la rendit impénétrable. Elle ne laissa paraître aucune
préméditation de triomphe et sembla douée de ces jolies petites
manières qui séduisent, et qui avaient dupé déjà l’amour-propre du
jeune marin. Aussi l’inconnu regagna-t-il sa place avec une sorte de
dépit.

Mademoiselle de Verneuil prit Francine par la main, et s’adressant
à madame du Gua: --Madame, lui dit-elle d’une voix caressante,
auriez-vous la bonté de permettre que cette fille, en qui je vois
plutôt une amie qu’une servante, dîne avec nous? Dans ce temps d’orage
le dévouement ne peut se payer que par le cœur et d’ailleurs, n’est-ce
pas tout ce qui nous reste?

Madame du Gua répondit à cette dernière phrase, prononcée à voix
basse, par une demi-révérence un peu cérémonieuse, qui révélait son
désappointement de rencontrer une femme si jolie. Puis se penchant à
l’oreille de son fils: --Oh! temps d’orage, dévouement, madame, et la
servante! dit-elle, ce ne doit pas être mademoiselle de Verneuil; mais
une fille envoyée par Fouché.

Les convives allaient s’asseoir, lorsque mademoiselle de Verneuil
aperçut Corentin, qui continuait de soumettre à une sévère analyse les
deux inconnus, assez inquiets de ses regards.

--Citoyen, lui dit-elle, tu es sans doute trop bien élevé pour suivre
ainsi mes pas. En envoyant mes parents à l’échafaud, la République n’a
pas eu la magnanimité de me donner de tuteur. Si, par une galanterie
chevaleresque, inouïe, tu m’as accompagnée malgré moi (et là elle
laissa échapper un soupir), je suis décidée à ne pas souffrir que les
soins protecteurs dont tu es si prodigue aillent jusqu’à te causer de
la gêne. Je suis en sûreté ici, tu peux m’y laisser.

Elle lui lança un regard fixe et méprisant. Elle fut comprise, Corentin
réprima un sourire qui fronçait presque les coins de ses lèvres rusées,
et la salua d’une manière respectueuse.

--Citoyenne, dit-il, je me ferai toujours un honneur de t’obéir. La
beauté est la seule reine qu’un vrai républicain puisse volontiers
servir.

En le voyant partir, les yeux de mademoiselle de Verneuil brillèrent
d’une joie si naïve, elle regarda Francine avec un sourire
d’intelligence empreint de tant de bonheur, que madame du Gua, devenue
prudente en devenant jalouse, se sentit disposée à abandonner les
soupçons que la parfaite beauté de mademoiselle de Verneuil venait de
lui faire concevoir.

--C’est peut-être mademoiselle de Verneuil, dit-elle à l’oreille de son
fils.

--Et l’escorte? lui répondit le jeune homme, que le dépit rendait sage.
Est-elle prisonnière ou protégée, amie ou ennemie du gouvernement?

Madame du Gua cligna des yeux comme pour dire qu’elle saurait bien
éclaircir ce mystère. Cependant le départ de Corentin sembla tempérer
la défiance du marin, dont la figure perdit son expression sévère,
et il jeta sur mademoiselle de Verneuil des regards où se révélait
un amour immodéré des femmes et non la respectueuse ardeur d’une
passion naissante. La jeune fille n’en devint que plus circonspecte
et réserva ses paroles affectueuses pour madame du Gua. Le jeune
homme, se fâchant à lui tout seul, essaya, dans son amer dépit, de
jouer aussi l’insensibilité. Mademoiselle de Verneuil ne parut pas
s’apercevoir de ce manége, et se montra simple sans timidité, réservée
sans pruderie. Cette rencontre de personnes qui ne paraissaient pas
destinées à se lier, n’éveilla donc aucune sympathie bien vive. Il
y eut même un embarras vulgaire, une gêne qui détruisirent tout le
plaisir que mademoiselle de Verneuil et le jeune marin s’étaient
promis un moment auparavant. Mais les femmes ont entre elles un si
admirable tact des convenances, des liens si intimes ou de si vifs
désirs d’émotions, qu’elles savent toujours rompre la glace dans ces
occasions. Tout à coup, comme si les deux belles convives eussent eu
la même pensée, elles se mirent à plaisanter innocemment leur unique
cavalier, et rivalisèrent à son égard de moqueries, d’attentions et
de soins; cette unanimité d’esprit les laissait libres. Un regard ou
un mot qui, échappés dans la gêne, ont de la valeur, devenaient alors
insignifiants. Bref, au bout d’une demi-heure, ces deux femmes, déjà
secrètement ennemies, parurent être les meilleures amies du monde. Le
jeune marin se surprit alors à en vouloir autant à mademoiselle de
Verneuil de sa liberté d’esprit que de sa réserve. Il était tellement
contrarié, qu’il regrettait avec une sourde colère d’avoir partagé son
déjeuner avec elle.

--Madame, dit mademoiselle de Verneuil à madame du Gua, monsieur votre
fils est-il toujours aussi triste qu’en ce moment?

--Mademoiselle, répondit-il, je me demandais à quoi sert un bonheur
qui va s’enfuir. Le secret de ma tristesse est dans la vivacité de mon
plaisir.

--Voilà des madrigaux, reprit-elle en riant, qui sentent plus la Cour
que l’École Polytechnique.

--Il n’a fait qu’exprimer une pensée bien naturelle, mademoiselle, dit
madame du Gua, qui avait ses raisons pour apprivoiser l’inconnue.

--Allons, riez donc, reprit mademoiselle de Verneuil en souriant au
jeune homme. Comment êtes-vous donc quand vous pleurez, si ce qu’il
vous plaît d’appeler un bonheur vous attriste ainsi?

Ce sourire, accompagné d’un regard agressif qui détruisit l’harmonie de
ce masque de candeur, rendit un peu d’espoir au marin. Mais inspirée
par sa nature qui entraîne la femme à toujours faire trop ou trop peu,
tantôt mademoiselle de Verneuil semblait s’emparer de ce jeune homme
par un coup d’œil où brillaient les fécondes promesses de l’amour:
puis, tantôt elle opposait à ses galantes expressions une modestie
froide et sévère; vulgaire manége sous lequel les femmes cachent
leurs véritables émotions. Un moment, un seul, où chacun d’eux crut
trouver chez l’autre des paupières baissées, ils se communiquèrent
leurs véritables pensées; mais ils furent aussi prompts à voiler leurs
regards qu’ils l’avaient été à confondre cette lumière qui bouleversa
leurs cœurs en les éclairant. Honteux de s’être dit tant de choses en
un seul coup d’œil, ils n’osèrent plus se regarder. Mademoiselle de
Verneuil, jalouse de détromper l’inconnu, se renferma dans une froide
politesse, et parut même attendre la fin du repas avec impatience.

--Mademoiselle, vous avez dû bien souffrir en prison? lui demanda
madame du Gua.

--Hélas! madame, il me semble que je n’ai pas cessé d’y être.

--Votre escorte est-elle destinée à vous protéger, mademoiselle, ou à
vous surveiller? Êtes-vous précieuse ou suspecte à la République?

Mademoiselle de Verneuil comprit instinctivement qu’elle inspirait peu
d’intérêt à madame du Gua, et s’effaroucha de cette question.

--Madame, répondit-elle, je ne sais pas bien précisément quelle est en
ce moment la nature de mes relations avec la République.

--Vous la faites peut-être trembler? dit le jeune homme avec un peu
d’ironie.

--Pourquoi ne pas respecter les secrets de mademoiselle? reprit madame
du Gua.

--Oh! madame, les secrets d’une jeune personne qui ne connaît encore de
la vie que ses malheurs, ne sont pas bien curieux.

--Mais, répondit madame du Gua pour continuer une conversation qui
pouvait lui apprendre ce qu’elle voulait savoir, le premier consul
paraît avoir des intentions parfaites. Ne va-t-il pas, dit-on, arrêter
l’effet des lois contre les émigrés?

--C’est vrai, madame, dit-elle avec trop de vivacité peut-être; mais
alors pourquoi soulevons-nous la Vendée et la Bretagne? pourquoi donc
incendier la France?...

Ce cri généreux par lequel elle semblait se faire un reproche
à elle-même, causa un tressaillement au marin. Il regarda fort
attentivement mademoiselle de Verneuil, mais il ne put découvrir sur
sa figure ni haine ni amour. Cette peau dont le coloris attestait la
finesse était impénétrable. Une curiosité invincible l’attacha soudain
à cette singulière créature vers laquelle il était attiré déjà par de
violents désirs.

--Mais, dit-elle en continuant après une pause, madame, allez-vous à
Mayenne?

--Oui, mademoiselle, répondit le jeune homme d’un air interrogateur.

--Eh! bien, madame, continua mademoiselle de Verneuil, puisque monsieur
votre fils sert la République... Elle prononça ces paroles d’un
air indifférent en apparence, mais elle jeta sur les deux inconnus
un de ces regards furtifs qui n’appartiennent qu’aux femmes et aux
diplomates. --Vous devez redouter les Chouans? reprit-elle, une escorte
n’est pas à dédaigner. Nous sommes devenus presque compagnons de
voyage, venez avec nous jusqu’à Mayenne.

Le fils et la mère hésitèrent et parurent se consulter.

--Je ne sais, mademoiselle, répondit le jeune homme, s’il est bien
prudent de vous avouer que des intérêts d’une haute importance exigent
pour cette nuit notre présence aux environs de Fougères, et que nous
n’avons pas encore trouvé de moyens de transport; mais les femmes sont
si naturellement généreuses que j’aurais honte de ne pas me confier à
vous. Néanmoins, ajouta-t-il, avant de nous remettre entre vos mains,
au moins devons-nous savoir si nous pourrons en sortir sains et saufs.
Êtes-vous la reine ou l’esclave de votre escorte républicaine? Excusez
la franchise d’un jeune marin, mais je ne vois dans votre situation
rien de bien naturel...

--Nous vivons dans un temps, monsieur, où rien de ce qui se passe n’est
naturel. Ainsi vous pouvez accepter sans scrupule, croyez-le bien. Et
surtout, ajouta-t-elle en appuyant sur ses paroles, vous n’avez à
craindre aucune trahison dans une offre faite avec simplicité par une
personne qui n’épouse point les haines politiques.

--Le voyage ainsi fait ne sera pas sans danger, reprit-il en mettant
dans son regard une finesse qui donnait de l’esprit à cette vulgaire
réponse.

--Que craignez-vous donc encore, demanda-t-elle avec un sourire
moqueur, je ne vois de périls pour personne.

--La femme qui parle ainsi est-elle la même dont le regard partageait
mes désirs, se disait le jeune homme. Quel accent! Elle me tend quelque
piége.

En ce moment, le cri clair et perçant d’une chouette qui semblait
perchée sur le sommet de la cheminée, vibra comme un sombre avis.

--Qu’est ceci? dit mademoiselle de Verneuil. Notre voyage ne commencera
pas sous d’heureux présages. Mais comment se trouve-t-il ici des
chouettes qui chantent en plein jour? demanda-t-elle en faisant un
geste de surprise.

--Cela peut arriver quelquefois, dit le jeune homme froidement.
--Mademoiselle, reprit-il, nous vous porterions peut-être malheur.
N’est-ce pas là votre pensée? Ne voyageons donc pas ensemble.

Ces paroles furent dites avec un calme et une réserve qui surprirent
mademoiselle de Verneuil.

--Monsieur, dit-elle avec une impertinence tout aristocratique, je suis
loin de vouloir vous contraindre. Gardons le peu de liberté que nous
laisse la République. Si madame était seule, j’insisterais...

Les pas pesants d’un militaire retentirent dans le corridor, et le
commandant Hulot montra bientôt une mine renfrognée.

--Venez ici, mon colonel, dit en souriant mademoiselle de Verneuil
qui lui indiqua de la main une chaise auprès d’elle. --Occupons-nous,
puisqu’il le faut, des affaires de l’État. Mais riez donc?
Qu’avez-vous? Y a-t-il des Chouans ici?

Le commandant était resté béant à l’aspect du jeune inconnu qu’il
contemplait avec une singulière attention.

--Ma mère, désirez-vous encore du lièvre? Mademoiselle, vous ne mangez
pas, disait à Francine le marin en s’occupant des convives.

Mais la surprise de Hulot et l’attention de mademoiselle de Verneuil
avaient quelque chose de cruellement sérieux qu’il était dangereux de
méconnaître.

--Qu’as-tu donc, commandant, est-ce que tu me connaîtrais? reprit
brusquement le jeune homme.

--Peut-être, répondit le républicain.

--En effet, je crois t’avoir vu venir à l’École.

--Je ne suis jamais allé à l’école, répliqua brusquement le commandant.
Et de quelle école sors-tu donc, toi?

--De l’École Polytechnique.

--Ah! ah! oui, de cette caserne où l’on veut faire des militaires
dans des dortoirs, répondit le commandant dont l’aversion était
insurmontable pour les officiers sortis de cette savante pépinière.
Mais dans quel corps sers-tu?

--Dans la marine.

--Ah! dit Hulot en riant avec malice. Connais-tu beaucoup d’élèves de
cette École-là dans la marine? --Il n’en sort, reprit-il d’un accent
grave, que des officiers d’artillerie et du génie.

Le jeune homme ne se déconcerta pas.

--J’ai fait exception à cause du nom que je porte, répondit-il. Nous
avons tous été marins dans notre famille.

--Ah! reprit Hulot, quel est donc ton nom de famille, citoyen?

--Du Gua Saint-Cyr.

--Tu n’as donc pas été assassiné à Mortagne?

--Ah! il s’en est de bien peu fallu, dit vivement madame du Gua, mon
fils a reçu deux balles...

--Et as-tu des papiers? dit Hulot sans écouter la mère.

--Est-ce que vous voulez les lire? demanda impertinemment le jeune
marin dont l’œil bleu plein de malice étudiait alternativement la
sombre figure du commandant et celle de mademoiselle de Verneuil.

--Un blanc-bec comme toi voudrait-il m’embêter, par hasard? Allons,
donne-moi tes papiers, ou sinon, en route!

--La la, mon brave, je ne suis pas un _serin_. Ai-je donc besoin de te
répondre! Qui es-tu?

--Le commandant du département, reprit Hulot.

--Oh! alors mon cas peut devenir très-grave, je serais pris les armes à
la main. Et il tendit un verre de vin de Bordeaux au commandant.

--Je n’ai pas soif, répondit Hulot. Allons, voyons tes papiers.

En ce moment, un bruit d’armes et les pas de quelques soldats ayant
retenti dans la rue, Hulot s’approcha de la fenêtre et prit un air
satisfait qui fit trembler mademoiselle de Verneuil. Ce signe d’intérêt
réchauffa le jeune homme, dont la figure était devenue froide et fière.
Après avoir fouillé dans la poche de son habit, il tira d’un élégant
portefeuille et offrit au commandant des papiers que Hulot se mit à
lire lentement, en comparant le signalement du passe-port avec le
visage du voyageur suspect. Pendant cet examen, le cri de la chouette
recommença; mais cette fois il ne fut pas difficile d’y distinguer
l’accent et les jeux d’une voix humaine. Le commandant rendit alors au
jeune homme les papiers d’un air moqueur.

--Tout cela est bel et bon, lui dit-il, mais il faut me suivre au
district. Je n’aime pas la musique, moi!

--Pourquoi l’emmenez-vous au district? demanda mademoiselle de Verneuil
d’une voix altérée.

--Ma petite dame, répondit le commandant en faisant sa grimace
habituelle, cela ne vous regarde pas.

Irritée du ton, de l’expression du vieux militaire, et plus encore de
cette espèce d’humiliation subie devant un homme à qui elle plaisait,
mademoiselle de Verneuil se leva, quitta tout à coup l’attitude de
candeur et de modestie dans laquelle elle s’était tenue jusqu’alors,
son teint s’anima, et ses yeux brillèrent.

--Dites-moi, ce jeune homme a-t-il satisfait à tout ce qu’exige la loi?
s’écria-t-elle doucement, mais avec une sorte de tremblement dans la
voix.

--Oui, en apparence, répondit ironiquement Hulot.

--Eh! bien, j’entends que vous le laissiez tranquille _en apparence_,
reprit-elle. Avez-vous peur qu’il ne vous échappe? vous allez
l’escorter avec moi jusqu’à Mayenne, il sera dans la malle avec
madame sa mère. Pas d’observation, je le veux. --Eh! bien, quoi?...
reprit-elle en voyant Hulot qui se permit de faire sa petite grimace,
le trouvez-vous encore suspect?

--Mais un peu, je pense.

--Que voulez-vous donc en faire?

--Rien, si ce n’est de lui rafraîchir la tête avec un peu de plomb.
C’est un étourdi, reprit le commandant avec ironie.

--Plaisantez-vous, colonel? s’écria mademoiselle de Verneuil.

--Allons, camarade, dit le commandant en faisant un signe de tête au
marin. Allons, dépêchons!

A cette impertinence de Hulot, mademoiselle de Verneuil devint calme et
sourit.

--N’avancez pas, dit-elle au jeune homme qu’elle protégea par un geste
plein de dignité.

--Oh! la belle tête, dit le marin à l’oreille de sa mère, qui fronça
les sourcils.

Le dépit et mille sentiments irrités mais combattus déployaient alors
des beautés nouvelles sur le visage de la Parisienne. Francine, madame
du Gua, son fils, s’étaient levés tous. Mademoiselle de Verneuil se
plaça vivement entre eux et le commandant qui souriait, et défit
lestement deux brandebourgs de son spencer. Puis, agissant par suite
de cet aveuglement dont les femmes sont saisies lorsqu’on attaque
fortement leur amour-propre, mais flattée ou impatiente aussi d’exercer
son pouvoir comme un enfant peut l’être d’essayer le nouveau jouet
qu’on lui a donné, elle présenta vivement au commandant une lettre
ouverte.

--Lisez, lui dit-elle avec un sourire sardonique.

Elle se retourna vers le jeune homme, à qui, dans l’ivresse du
triomphe, elle lança un regard où la malice se mêlait à une expression
amoureuse. Chez tous deux, les fronts s’éclaircirent; la joie colora
leurs figures agitées, et mille pensées contradictoires s’élevèrent
dans leurs âmes. Par un seul regard, madame du Gua parut attribuer
bien plus à l’amour qu’à la charité la générosité de mademoiselle
de Verneuil, et certes elle avait raison. La jolie voyageuse rougit
d’abord et baissa modestement les paupières en devinant tout ce que
disait ce regard de femme. Devant cette menaçante accusation, elle
releva fièrement la tête et défia tous les yeux. Le commandant,
pétrifié, rendit cette lettre contre-signée des ministres, et qui
enjoignait à toutes les autorités d’obéir aux ordres de cette
mystérieuse personne; mais il tira son épée du fourreau, la prit, la
cassa sur son genou, et jeta les morceaux.

--Mademoiselle, vous savez probablement bien ce que vous avez à faire;
mais un républicain a ses idées et sa fierté, dit-il. Je ne sais pas
servir là où les belles filles commandent; le premier Consul aura, dès
ce soir, ma démission, et d’autres que Hulot vous obéiront. Là où je ne
comprends plus, je m’arrête; surtout, quand je suis tenu de comprendre.

Il y eut un moment de silence; mais il fut bientôt rompu par la
jeune Parisienne qui marcha au commandant, lui tendit la main et lui
dit: --Colonel, quoique votre barbe soit un peu longue, vous pouvez
m’embrasser, vous êtes un homme.

--Et je m’en flatte, mademoiselle, répondit-il en déposant assez
gauchement un baiser sur la main de cette singulière fille. --Quant à
toi, camarade, ajouta-t-il en menaçant du doigt le jeune homme, tu en
reviens d’une belle!

--Mon commandant, reprit en riant l’inconnu, il est temps que la
plaisanterie finisse, et si tu le veux, je vais te suivre au District.

--Y viendras-tu avec ton siffleur invisible, Marche-à-terre...

--Qui, Marche-à-terre? demanda le marin avec tous les signes de la
surprise la plus vraie.

--N’a-t-on pas sifflé tout à l’heure?

--Eh! bien, reprit l’étranger, qu’a de commun ce sifflement et moi, je
te le demande. J’ai cru que les soldats que tu avais commandés, pour
m’arrêter sans doute, te prévenaient ainsi de leur arrivée.

--Vraiment, tu as cru cela!

--Eh! mon Dieu, oui. Mais bois donc ton verre de vin de Bordeaux, il
est délicieux.

Surpris de l’étonnement naturel du marin, de l’incroyable légèreté
de ses manières, de la jeunesse de sa figure, que rendaient presque
enfantine les boucles de ses cheveux blonds soigneusement frisés, le
commandant flottait entre mille soupçons. Il remarqua madame du Gua
qui essayait de surprendre le secret des regards que son fils jetait
à mademoiselle de Verneuil, et lui demanda brusquement: --Votre âge,
citoyenne?

--Hélas! monsieur l’officier, les lois de notre République deviennent
bien cruelles! j’ai trente-huit ans.

--Quand on devrait me fusiller, je n’en croirais rien encore.
Marche-à-terre est ici, il a sifflé, vous êtes des Chouans déguisés.
Tonnerre de Dieu, je vais faire entièrement cerner et fouiller
l’auberge.

En ce moment, un sifflement irrégulier, assez semblable à ceux qu’on
avait entendus, et qui partait de la cour de l’auberge, coupa la parole
au commandant; il se précipita fort heureusement dans le corridor, et
n’aperçut point la pâleur que ses paroles avaient répandue sur la
figure de madame du Gua. Hulot vit, dans le siffleur, un postillon
qui attelait ses chevaux à la malle; il déposa ses soupçons, tant il
lui sembla ridicule que des Chouans se hasardassent à venir au milieu
d’Alençon, et il revint confus.

--Je lui pardonne, mais plus tard il paiera cher le moment qu’il nous
fait passer ici, dit gravement la mère à l’oreille de son fils au
moment où Hulot rentrait dans la chambre.

Le brave officier offrait sur sa figure embarrassée l’expression de la
lutte que la sévérité de ses devoirs livrait dans son cœur à sa bonté
naturelle. Il conserva son air bourru, peut-être parce qu’il croyait
alors s’être trompé; mais il prit le verre de vin de Bordeaux et dit:
--Camarade, excuse-moi, mais ton École envoie à l’armée des officiers
si jeunes...

--Les brigands en ont donc de plus jeunes encore? demanda en riant le
prétendu marin.

--Pour qui preniez-vous donc mon fils? reprit madame du Gua.

--Pour le Gars, le chef envoyé aux Chouans et aux Vendéens par le
cabinet de Londres, et qu’on nomme, je crois, le marquis de Montauran.

Le commandant épia encore attentivement la figure de ces deux
personnages suspects, qui se regardèrent avec cette singulière
expression de physionomie que prennent successivement deux ignorants
présomptueux et qu’on peut traduire par ce dialogue: --Connais-tu cela?
--Non. Et toi? --Connais pas, du tout. --Qu’est-ce qu’il nous dit donc
là? --Il rêve. Puis le rire insultant et goguenard de la sottise quand
elle croit triompher.

La subite altération des manières et la torpeur de Marie de Verneuil,
en entendant prononcer le nom du général royaliste, ne furent sensibles
que pour Francine, la seule à qui fussent connues les imperceptibles
nuances de cette jeune figure. Tout à fait mis en déroute, le
commandant ramassa les deux morceaux de son épée, regarda mademoiselle
de Verneuil, dont la chaleureuse expression avait trouvé le secret
d’émouvoir son cœur, et lui dit: --Quant à vous, mademoiselle, je ne
m’en dédis pas, et demain, les tronçons de mon épée parviendront à
Bonaparte, à moins que...

--Eh! que me fait Bonaparte, votre République, les Chouans, le Roi
et le Gars? s’écria-t-elle en réprimant assez mal un emportement de
mauvais goût.

Des caprices inconnus ou la passion donnèrent à sa figure des couleurs
étincelantes; et l’on vit que le monde entier ne devait plus être rien
pour elle du moment où elle y distinguait une créature; mais tout à
coup elle rentra dans un calme forcé en se voyant, comme un acteur
sublime, l’objet des regards de tous les spectateurs. Le commandant
se leva brusquement. Inquiète et agitée, mademoiselle de Verneuil le
suivit, l’arrêta dans le corridor, et lui demanda d’un ton solennel:
--Vous aviez donc de bien fortes raisons de soupçonner ce jeune homme
d’être le Gars?

--Tonnerre de Dieu, mademoiselle, le fantassin qui vous accompagne
est venu me prévenir que les voyageurs et le courrier avaient été
assassinés par les Chouans, ce que je savais; mais ce que je ne
savais pas, c’était les noms des voyageurs morts, et ils s’appelaient
citoyenne et citoyen du Gua Saint-Cyr!

--Oh! s’il y a du Corentin là-dedans, je ne m’étonne plus de rien,
s’écria-t-elle avec un mouvement de dégoût.

Le commandant s’éloigna, sans oser regarder mademoiselle de Verneuil,
dont la dangereuse beauté lui troublait déjà le cœur.

--Si j’étais resté deux minutes de plus, j’aurais fait la sottise
de reprendre mon épée pour l’escorter, se disait-il en descendant
l’escalier.

En voyant le jeune homme les yeux attachés sur la porte par où
mademoiselle de Verneuil était sortie, madame du Gua lui dit à
l’oreille: --Toujours le même! Vous ne périrez que par la femme. Une
poupée vous fait tout oublier. Pourquoi donc avez-vous souffert qu’elle
déjeunât avec nous? Qu’est-ce qu’une demoiselle de Verneuil qui accepte
le déjeuner de gens inconnus, que les Bleus escortent, et qui les
désarme avec une lettre mise en réserve comme un billet doux, dans
son spencer? C’est une de ces mauvaises créatures à l’aide desquelles
Fouché veut s’emparer de vous, et la lettre qu’elle a montrée est
donnée pour requérir les Bleus contre vous.

--Eh! madame, répondit le jeune homme d’un ton aigre qui perça le cœur
de la dame et la fit pâlir, sa générosité dément votre supposition.
Souvenez-vous bien que l’intérêt seul du Roi nous rassemble. Après
avoir eu Charrette à vos pieds, l’univers ne serait-il donc pas vide
pour vous? Ne vivriez-vous déjà plus pour le venger?

La dame resta pensive et debout comme un homme qui, du rivage,
contemple le naufrage de ses trésors, et n’en convoite que plus
ardemment sa fortune perdue. Mademoiselle de Verneuil rentra, le jeune
marin échangea avec elle un sourire et un regard empreint de douce
moquerie. Quelque incertain que parût l’avenir, quelque éphémère que
fût leur union, les prophéties de cet espoir n’en étaient que plus
caressantes. Quoique rapide, ce regard ne put échapper à l’œil sagace
de madame du Gua, qui le comprit: aussitôt, son front se contracta
légèrement, et sa physionomie ne put entièrement cacher de jalouses
pensées. Francine observait cette femme; elle en vit les yeux briller,
les joues s’animer; elle crut apercevoir un esprit infernal animer ce
visage en proie à quelque révolution terrible; mais l’éclair n’est
pas plus vif, ni la mort plus prompte que ne le fut cette expression
passagère; madame du Gua reprit son air enjoué avec un tel aplomb, que
Francine crut avoir rêvé. Néanmoins, en reconnaissant chez cette femme
une violence au moins égale à celle de mademoiselle de Verneuil, elle
frémit en prévoyant les terribles chocs qui devaient survenir entre
deux esprits de cette trempe, et frissonna quand elle vit mademoiselle
de Verneuil allant vers le jeune officier, lui jetant un de ces regards
passionnés qui enivrent, lui prenant les deux mains, l’attirant à elle
et le menant au jour par un geste de coquetterie pleine de malice.

--Maintenant, avouez-le-moi, dit-elle en cherchant à lire dans ses
yeux, vous n’êtes pas le citoyen du Gua Saint-Cyr.

--Si, mademoiselle.

--Mais sa mère et lui ont été tués avant-hier.

--J’en suis désolé, répondit-il en riant. Quoi qu’il en soit, je ne
vous en ai pas moins une obligation pour laquelle je vous conserverai
toujours une grande reconnaissance, et je voudrais être à même de vous
la témoigner.

--J’ai cru sauver un émigré, mais je vous aime mieux républicain.

A ces mots, échappés de ses lèvres comme par étourderie, elle
devint confuse; ses yeux semblèrent rougir, et il n’y eut plus dans
sa contenance qu’une délicieuse naïveté de sentiment; elle quitta
mollement les mains de l’officier, poussée non par la honte de les
avoir pressées, mais par une pensée trop lourde à porter dans son cœur,
et elle le laissa ivre d’espérance. Tout à coup elle parut s’en vouloir
à elle seule de cette liberté, autorisée peut-être par ces fugitives
aventures de voyage; elle reprit son attitude de convention, salua ses
deux compagnons de voyage et disparut avec Francine. En arrivant dans
leur chambre, Francine se croisa les doigts, retourna les paumes de ses
mains en se tordant les bras, et contempla sa maîtresse en lui disant:
--Ah! Marie, combien de choses en peu de temps? il n’y a que vous pour
ces histoires-là!

Mademoiselle de Verneuil bondit et sauta au cou de Francine.

--Ah! voilà la vie, je suis dans le ciel!

--Dans l’enfer, peut-être, répliqua Francine.

--Oh! va pour l’enfer! reprit mademoiselle de Verneuil avec gaieté.
Tiens, donne-moi ta main. Sens mon cœur, comme il bat. J’ai la fièvre.
Le monde entier est maintenant peu de chose! Combien de fois n’ai-je
pas vu cet homme dans mes rêves! oh! comme sa tête est belle et quel
regard étincelant!

--Vous aimera-t-il? demanda d’une voix affaiblie la naïve et simple
paysanne, dont le visage s’était empreint de mélancolie.

--Tu le demandes? répondit mademoiselle de Verneuil. --Mais dis donc,
Francine, ajouta-t-elle en se montrant à elle dans une attitude moitié
sérieuse, moitié comique, il serait donc difficile.

--Oui, mais vous aimera-t-il toujours? reprit Francine en souriant.

Elles se regardèrent un moment comme interdites, Francine de révéler
tant d’expérience, Marie d’apercevoir pour la première fois un avenir
de bonheur dans la passion; aussi resta-t-elle comme penchée sur un
précipice dont elle aurait voulu sonder la profondeur en attendant le
bruit d’une pierre jetée d’abord avec insouciance.

--Hé! c’est mon affaire, dit-elle en laissant échapper le geste d’un
joueur au désespoir. Je ne plaindrai jamais une femme trahie, elle ne
doit s’en prendre qu’à elle-même de son abandon. Je saurai bien garder,
vivant ou mort, l’homme dont le cœur m’aura appartenu. --Mais, dit-elle
avec surprise et après un moment de silence, d’où te vient tant de
science, Francine?...

--Mademoiselle, répondit vivement la paysanne, j’entends des pas dans
le corridor.

--Ah! dit-elle en écoutant, ce n’est pas _lui_! --Mais, reprit-elle,
voilà comment tu réponds! je te comprends: je t’attendrai ou je te
devinerai.

Francine avait raison. Trois coups frappés à la porte interrompirent
cette conversation. Le capitaine Merle se montra bientôt, après avoir
entendu l’invitation d’entrer que lui adressa mademoiselle de Verneuil.

En faisant un salut militaire à mademoiselle de Verneuil, le capitaine
hasarda de lui jeter une œillade, et tout ébloui par sa beauté, il ne
trouva rien autre chose à lui dire que: --Mademoiselle, je suis à vos
ordres!

--Vous êtes donc devenu mon protecteur par la démission de votre chef
de demi-brigade. Votre régiment ne s’appelle-t-il pas ainsi? Votre
commandant a donc bien peur de moi.

--Faites excuse, mademoiselle, Hulot n’a pas peur; mais les femmes,
voyez-vous, ça n’est pas son affaire; et ça l’a chiffonné de trouver
son général en cornette.

--Cependant, reprit mademoiselle de Verneuil, son devoir était d’obéir
à ses supérieurs! J’aime la subordination, je vous en préviens, et je
ne veux pas qu’on me résiste.

--Cela serait difficile, répondit Merle.

--Tenons conseil, reprit mademoiselle de Verneuil. Vous avez ici des
troupes fraîches, elles m’accompagneront à Mayenne, où je puis arriver
ce soir. Pouvons-nous y trouver de nouveaux soldats pour en repartir
sans nous y arrêter? Les Chouans ignorent notre petite expédition. En
voyageant ainsi nuitamment, nous aurions bien du malheur si nous les
rencontrions en assez grand nombre pour être attaqués. Voyons, dites,
croyez-vous que ce soit possible?

--Oui, mademoiselle.

--Comment est le chemin de Mayenne à Fougères?

--Rude. Il faut toujours monter et descendre, un vrai pays d’écureuil.

--Partons, partons, dit-elle; et comme nous n’avons pas de dangers à
redouter en sortant d’Alençon, allez en avant; nous vous rejoindrons
bien.

--On dirait qu’elle a dix ans de grade, se dit Merle en sortant. Hulot
se trompe, cette jeune fille-là n’est pas de celles qui se font des
rentes avec un lit de plume. Et, mille cartouches! si le capitaine
Merle veut devenir adjudant-major, je ne lui conseille pas de prendre
saint Michel pour le diable.

Pendant la conférence de mademoiselle de Verneuil avec le capitaine,
Francine était sortie dans l’intention d’examiner par une fenêtre du
corridor un point de la cour vers lequel une irrésistible curiosité
l’entraînait depuis son arrivée dans l’auberge. Elle contemplait la
paille de l’écurie avec une attention si profonde qu’on l’aurait pu
croire en prières devant une bonne vierge. Bientôt elle aperçut madame
du Gua se dirigeant vers Marche-à-terre avec les précautions d’un chat
qui ne veut pas se mouiller les pattes. En voyant cette dame, le Chouan
se leva et garda devant elle l’attitude du plus profond respect. Cette
étrange circonstance éveilla la curiosité de Francine, qui s’élança
dans la cour, se glissa le long des murs, de manière à ne point être
vue par madame du Gua, et tâcha de se cacher derrière la porte de
l’écurie; elle marcha sur la pointe du pied, retint son haleine, évita
de faire le moindre bruit, et réussit à se poser près de Marche-à-terre
sans avoir excité son attention.

--Et si, après toutes ces informations, disait l’inconnue au Chouan,
ce n’était pas son nom, tu tirerais dessus sans pitié, comme sur une
chienne enragée.

--Entendu, répondit Marche-à-terre.

La dame s’éloigna. Le Chouan remit son bonnet de laine rouge sur la
tête, resta debout, et se grattait l’oreille à la manière des gens
embarrassés, lorsqu’il vit Francine lui apparaître comme par magie.

--Sainte Anne d’Auray! s’écria-t-il. Tout à coup il laissa tomber son
fouet, joignit les mains et demeura en extase. Une faible rougeur
illumina son visage grossier, et ses yeux brillèrent comme des diamants
perdus dans de la fange. --Est-ce bien la garce à Cottin? dit-il d’une
voix si sourde que lui seul pouvait s’entendre. --Êtes-vous _godaine_!
reprit-il après une pause.

Ce mot assez bizarre de _godain_, _godaine_, est un superlatif du
patois de ces contrées qui sert aux amoureux à exprimer l’accord d’une
riche toilette et de la beauté.

--Je n’oserais point vous toucher, ajouta Marche-à-terre en avançant
néanmoins sa large main vers Francine comme pour s’assurer du poids
d’une grosse chaîne d’or qui tournait autour de son cou et descendait
jusqu’à sa taille.

--Et _vous_ feriez bien, Pierre, répondit Francine inspirée par cet
instinct de la femme qui la rend despote quand elle n’est pas opprimée.
Elle se recula avec hauteur après avoir joui de la surprise du Chouan;
mais elle compensa la dureté de ses paroles par un regard plein de
douceur, et se rapprocha de lui. --Pierre, reprit-elle, cette dame-là
_te_ parlait de la jeune demoiselle que je sers? n’est-ce pas?

Marche-à-terre resta muet et sa figure lutta comme l’aurore entre les
ténèbres et la lumière. Il regarda tour à tour Francine, le gros fouet
qu’il avait laissé tomber et la chaîne d’or qui paraissait exercer sur
lui des séductions aussi puissantes que le visage de la Bretonne; puis,
comme pour mettre un terme à son inquiétude, il ramassa son fouet et
garda le silence.

--Oh! il n’est pas difficile de deviner que cette dame t’a ordonné
de tuer ma maîtresse, reprit Francine, qui connaissait la discrète
fidélité du gars et voulut en dissiper les scrupules.

Marche-à-terre baissa la tête d’une manière significative; et, pour la
garce à Cottin, ce fut une réponse.

--Eh! bien, Pierre, s’il lui arrive le moindre malheur, si un seul
cheveu de sa tête est arraché, nous nous serons vus ici pour la
dernière fois et pour l’éternité, car je serai dans le paradis, moi! et
toi, tu iras en enfer.

Le possédé que l’Église allait jadis exorciser en grande pompe n’était
pas plus agité que Marche-à-terre ne le fut sous cette prédiction
prononcée avec une croyance qui lui donnait une sorte de certitude.
Ses regards, d’abord empreints d’une tendresse sauvage, puis combattus
par les devoirs d’un fanatisme aussi exigeant que celui de l’amour,
devinrent tout à coup farouches quand il aperçut l’air impérieux de
l’innocente maîtresse qu’il s’était jadis donnée. Francine interpréta
le silence du Chouan à sa manière.

--Tu ne veux donc rien faire pour moi? lui dit-elle d’un ton de
reproche.

A ces mots, le Chouan jeta sur sa maîtresse un coup d’œil aussi noir
que l’aile d’un corbeau.

--Es-tu libre? demanda-t-il par un grognement que Francine seule
pouvait entendre.

--Serais-je là?... répondit-elle avec indignation. Mais toi, que
fais-tu ici? Tu chouannes encore, tu cours par les chemins comme une
bête enragée qui cherche à mordre. Oh! Pierre, si tu étais sage, tu
viendrais avec moi. Cette belle demoiselle qui, je puis te le dire, a
été jadis nourrie chez nous, a eu soin de moi. J’ai maintenant deux
cents livres de bonnes rentes. Enfin mademoiselle m’a acheté pour cinq
cents écus la grande maison à mon oncle Thomas, et j’ai deux mille
livres d’économies.

Mais son sourire et l’énumération de ses trésors échouèrent devant
l’impénétrable expression de Marche-à-terre.

--Les Recteurs ont dit de se mettre en guerre, répondit-il. Chaque Bleu
jeté par terre vaut une indulgence.

--Mais les Bleus te tueront peut-être.

Il répondit en laissant aller ses bras comme pour regretter la modicité
de l’offrande qu’il faisait à Dieu et au Roi.

--Et que deviendrais-je, moi? demanda douloureusement la jeune fille.

Marche-à-terre regarda Francine avec stupidité; ses yeux semblèrent
s’agrandir, il s’en échappa deux larmes qui roulèrent parallèlement de
ses joues velues sur les peaux de chèvre dont il était couvert, et un
sourd gémissement sortit de sa poitrine.

--Sainte Anne d’Auray!... Pierre, voilà donc tout ce que tu me diras
après une séparation de sept ans. Tu as bien changé.

--Je t’aime toujours, répondit le Chouan d’une voix brusque.

--Non, lui dit-elle à l’oreille, le Roi passe avant moi.

--Si tu me regardes ainsi, reprit-il, je m’en vais.

--Eh! bien, adieu, reprit-elle avec tristesse.

--Adieu, répéta Marche-à-terre.

Il saisit la main de Francine, la serra, la baisa, fit un signe de
croix, et se sauva dans l’écurie, comme un chien qui vient de dérober
un os.

--Pille-miche, dit-il à son camarade, je n’y vois goutte. As-tu ta
_chinchoire_?

--Oh! _cré bleu!_... la belle chaîne, répondit Pille-miche en fouillant
dans une poche pratiquée sous sa peau de bique.

Il tendit à Marche-à-terre ce petit cône en corne de bœuf dans lequel
les Bretons mettent le tabac fin qu’ils lévigent eux-mêmes pendant les
longues soirées d’hiver. Le Chouan leva le pouce de manière à former
dans son poignet gauche ce creux où les invalides se mesurent leurs
prises de tabac, il y secoua fortement la chinchoire dont la pointe
avait été dévissée par Pille-miche. Une poussière impalpable tomba
lentement par le petit trou qui terminait le cône de ce meuble breton.
Marche-à-terre recommença sept ou huit fois ce manége silencieux, comme
si cette poudre eût possédé le pouvoir de changer la nature de ses
pensées. Tout à coup, il laissa échapper un geste désespéré, jeta la
chinchoire à Pille-miche et ramassa une carabine cachée dans la paille.

--Sept à huit _chinchées_ comme ça de suite, ça ne vaut _rin_, dit
l’avare Pille-miche.

--En route, s’écria Marche-à-terre d’une voix rauque. Nous avons de la
besogne.

Une trentaine de Chouans qui dormaient sous les râteliers et dans la
paille, levèrent la tête, virent Marche-à-terre debout, et disparurent
aussitôt par une porte qui donnait sur des jardins et d’où l’on
pouvait gagner les champs. Lorsque Francine sortit de l’écurie, elle
trouva la malle en état de partir. Mademoiselle de Verneuil et ses
deux compagnons de voyage y étaient déjà montés. La Bretonne frémit en
voyant sa maîtresse au fond de la voiture à côté de la femme qui venait
d’en ordonner la mort. Le jeune officier se mit en avant de Marie, et
aussitôt que Francine se fut assise, la lourde voiture partit au grand
trot. Le soleil avait dissipé les nuages gris de l’automne, et ses
rayons animaient la mélancolie des champs par un certain air de fête
et de jeunesse. Beaucoup d’amants prennent ces hasards du ciel pour
des présages. Francine fut étrangement surprise du silence qui régna
d’abord entre les voyageurs. Mademoiselle de Verneuil avait repris son
air froid, et se tenait les yeux baissés, la tête doucement inclinée,
et les mains cachées sous une espèce de mante dans laquelle elle
s’enveloppa. Si elle leva les yeux, ce fut pour voir les paysages qui
s’enfuyaient en tournoyant avec rapidité. Certaine d’être admirée, elle
se refusait à l’admiration; mais son apparente insouciance accusait
plus de coquetterie que de candeur. La touchante pureté qui donne tant
d’harmonie aux diverses expressions par lesquelles se révèlent les
âmes faibles, semblait ne pas pouvoir prêter son charme à une créature
que ces vives impressions destinaient aux orages de l’amour. En proie
au plaisir que donnent les commencements d’une intrigue, l’inconnu ne
cherchait pas encore à s’expliquer la discordance qui existait entre la
coquetterie et l’exaltation de cette singulière fille. Cette candeur
jouée ne lui permettait-elle pas de contempler à son aise une figure
que le calme embellissait alors autant qu’elle venait de l’être par
l’agitation. Nous n’accusons guère la source de nos jouissances.

Il est difficile à une jolie femme de se soustraire, en voiture, aux
regards de ses compagnons, dont les yeux s’attachent sur elle comme
pour y chercher une distraction de plus à la monotonie du voyage.
Aussi, très-heureux de pouvoir satisfaire l’avidité de sa passion
naissante, sans que l’inconnue évitât son regard ou s’offensât de
sa persistance, le jeune officier se plut-il à étudier les lignes
pures et brillantes qui dessinaient les contours de ce visage. Ce
fut pour lui comme un tableau. Tantôt le jour faisait ressortir la
transparence rose des narines, et le double arc qui unissait le nez
à la lèvre supérieure; tantôt un pâle rayon de soleil mettait en
lumière les nuances du teint, nacrées sous les yeux et autour de
la bouche, rosées sur les joues, mates vers les tempes et sur le
cou. Il admira les oppositions de clair et d’ombre produites par
des cheveux dont les rouleaux noirs environnaient la figure, en y
imprimant une grâce éphémère; car tout est si fugitif chez la femme!
sa beauté d’aujourd’hui n’est souvent pas celle d’hier, heureusement
pour elle peut-être! Encore dans l’âge où l’homme peut jouir de ces
riens qui sont tout l’amour, le soi-disant marin attendait avec
bonheur le mouvement répété des paupières et les jeux séduisants que
la respiration donnait au corsage. Parfois, au gré de ses pensées,
il épiait un accord entre l’expression des yeux et l’imperceptible
inflexion des lèvres. Chaque geste lui livrait une âme, chaque
mouvement une face nouvelle de cette jeune fille. Si quelques idées
venaient agiter ces traits mobiles, si quelque soudaine rougeur s’y
infusait, si le sourire y répandait la vie, il savourait mille délices
en cherchant à deviner les secrets de cette femme mystérieuse. Tout
était piége pour l’âme, piége pour les sens. Enfin le silence, loin
d’élever des obstacles à l’entente des cœurs, devenait un lien commun
pour les pensées. Plusieurs regards où ses yeux rencontrèrent ceux
de l’étranger apprirent à Marie de Verneuil que ce silence allait la
compromettre; elle fit alors à madame du Gua quelques-unes de ces
demandes insignifiantes qui préludent aux conversations, mais elle ne
put s’empêcher d’y mêler le fils.

--Madame, comment avez-vous pu, disait-elle, vous décider à mettre
monsieur votre fils dans la marine? N’est-ce pas vous condamner à de
perpétuelles inquiétudes?

--Mademoiselle, le destin des femmes, des mères, veux-je dire, est de
toujours trembler pour leurs plus chers trésors.

--Monsieur vous ressemble beaucoup.

--Vous trouvez, mademoiselle.

Cette innocente _légitimation_ de l’âge que madame du Gua s’était
donné, fit sourire le jeune homme et inspira à sa prétendue mère un
nouveau dépit. La haine de cette femme grandissait à chaque regard
passionné que jetait son fils sur Marie. Le silence, le discours, tout
allumait en elle une effroyable rage déguisée sous les manières les
plus affectueuses.

--Mademoiselle, dit alors l’inconnu, vous êtes dans l’erreur. Les
marins ne sont pas plus exposés que ne le sont les autres militaires.
Les femmes ne devraient pas haïr la marine: n’avons-nous pas sur les
troupes de terre l’immense avantage de rester fidèles à nos maîtresses?

--Oh! de force, répondit en riant mademoiselle de Verneuil.

--C’est toujours de la fidélité, répliqua madame du Gua d’un ton
presque sombre.

La conversation s’anima, se porta sur des sujets qui n’étaient
intéressants que pour les trois voyageurs; car, en ces sortes
de circonstances, les gens d’esprit donnent aux banalités des
significations neuves; mais l’entretien, frivole en apparence, par
lequel ces inconnus se plurent à s’interroger mutuellement, cacha les
désirs, les passions et les espérances qui les agitaient. La finesse
et la malice de Marie, qui fut constamment sur ses gardes, apprirent
à madame du Gua que la calomnie et la trahison pourraient seules la
faire triompher d’une rivale aussi redoutable par son esprit que par sa
beauté. Les voyageurs atteignirent l’escorte, et la voiture alla moins
rapidement. Le jeune marin aperçut une longue côte à monter et proposa
une promenade à mademoiselle de Verneuil. Le bon goût, l’affectueuse
politesse du jeune homme semblèrent décider la Parisienne, et son
consentement le flatta.

--Madame est-elle de notre avis? demanda-t-elle à madame du Gua.
Veut-elle aussi se promener?

--La coquette! dit la dame en descendant de voiture.

Marie et l’inconnu marchèrent ensemble mais séparés. Le marin déjà
saisi par de violents désirs, fut jaloux de faire tomber la réserve
qu’on lui opposait, et de laquelle il n’était pas la dupe. Il crut
pouvoir y réussir en badinant avec l’inconnue à la faveur de cette
amabilité française, de cet esprit parfois léger, parfois sérieux,
toujours chevaleresque, souvent moqueur qui distinguait les hommes
remarquables de l’aristocratie exilée. Mais la rieuse Parisienne
plaisanta si malicieusement le jeune Républicain, sut lui reprocher
ses intentions de frivolité si dédaigneusement en s’attachant de
préférence aux idées fortes et à l’exaltation qui perçaient malgré lui
dans ses discours, qu’il devina facilement le secret de lui plaire. La
conversation changea donc. L’étranger réalisa dès lors les espérances
que donnait sa figure expressive. De moment en moment, il éprouvait de
nouvelles difficultés en voulant apprécier la sirène de laquelle il
s’éprenait de plus en plus, et fut forcé de suspendre ses jugements sur
une fille qui se faisait un jeu de les infirmer tous. Après avoir été
séduit par la contemplation de la beauté, il fut donc entraîné vers
cette âme inconnue par une curiosité que Marie se plut à exciter. Cet
entretien prit insensiblement un caractère d’intimité très-étranger au
ton d’indifférence que mademoiselle de Verneuil s’efforça d’y imprimer
sans pouvoir y parvenir.

Quoique madame du Gua eût suivi les deux amoureux, ils avaient
insensiblement marché plus vite qu’elle, et ils s’en trouvèrent bientôt
séparés par une centaine de pas environ. Ces deux charmants êtres
foulaient le sable fin de la route, emportés par le charme enfantin
d’unir le léger retentissement de leurs pas, heureux de se voir
enveloppés par un même rayon de lumière qui paraissait appartenir au
soleil du printemps, et de respirer ensemble ces parfums d’automne
chargés de tant de dépouilles végétales, qu’ils semblent une nourriture
apportée par les airs à la mélancolie de l’amour naissant. Quoiqu’ils
ne parussent voir l’un et l’autre qu’une aventure ordinaire dans leur
union momentanée, le ciel, le site et la saison communiquèrent donc à
leurs sentiments une teinte de gravité qui leur donna l’apparence de la
passion. Ils commencèrent à faire l’éloge de la journée, de sa beauté;
puis ils parlèrent de leur étrange rencontre, de la rupture prochaine
d’une liaison si douce et de la facilité qu’on met à s’épancher avec
les personnes aussitôt perdues qu’entrevues, en voyage. A cette
dernière observation, le jeune homme profita de la permission tacite
qui semblait l’autoriser à faire quelques douces confidences, et essaya
de risquer des aveux indirects, en homme accoutumé à de semblables
situations.

--Remarquez-vous, mademoiselle, lui dit-il, combien les sentiments
suivent peu la route commune, dans les temps de terreur où nous vivons?
Autour de nous, tout n’est-il pas frappé d’une inexplicable soudaineté.
Aujourd’hui, nous aimons, nous haïssons sur la foi d’un regard. L’on
s’unit pour la vie ou l’on se quitte avec la célérité dont on marche
à la mort. On se dépêche en toute chose, comme la Nation dans ses
tumultes. Au milieu des dangers, les étreintes doivent être plus vives
que dans le train ordinaire de la vie. A Paris, dernièrement, chacun
a su, comme sur un champ de bataille, tout ce que pouvait dire une
poignée de main.

--On sentait la nécessité de vivre vite et beaucoup, répondit-elle,
parce qu’on avait alors peu de temps à vivre. Et après avoir lancé à
son jeune compagnon un regard qui semblait lui montrer le terme de leur
court voyage, elle ajouta malicieusement: --Vous êtes bien instruit des
choses de la vie, pour un jeune homme qui sort de l’École?

--Que pensez-vous de moi? demanda-t-il après un moment de silence.
Dites-moi votre opinion sans ménagements.

--Vous voulez sans doute acquérir ainsi le droit de me parler de
moi?... répliqua-t-elle en riant.

--Vous ne répondez pas, reprit-il après une légère pause. Prenez garde,
le silence est souvent une réponse.

--Ne deviné-je pas tout ce que vous voudriez pouvoir me dire? Hé! mon
Dieu, vous avez déjà trop parlé.

--Oh! si nous nous entendons, reprit-il en riant, j’obtiens plus que je
n’osais espérer.

Elle se mit à sourire si gracieusement qu’elle parut accepter la lutte
courtoise de laquelle tout homme se plaît à menacer une femme. Ils se
persuadèrent alors, autant sérieusement que par plaisanterie, qu’il
leur était impossible d’être jamais l’un pour l’autre autre chose
que ce qu’ils étaient en ce moment. Le jeune homme pouvait se livrer
à une passion qui n’avait point d’avenir, et Marie pouvait en rire.
Puis quand ils eurent élevé ainsi entre eux une barrière imaginaire,
ils parurent l’un et l’autre fort empressés de mettre à profit la
dangereuse liberté qu’ils venaient de stipuler.

Marie heurta tout à coup une pierre et fit un faux pas.

--Prenez mon bras, dit l’inconnu.

--Il le faut bien, étourdi! Vous seriez trop fier si je refusais.
N’aurais-je pas l’air de vous craindre?

--Ah! mademoiselle, répondit-il en lui pressant le bras pour lui faire
sentir les battements de son cœur, vous allez me rendre fier de cette
faveur.

--Eh! bien, ma facilité vous ôtera vos illusions.

--Voulez-vous déjà me défendre contre le danger des émotions que vous
causez?

--Cessez, je vous prie, dit-elle, de m’entortiller dans ces petites
idées de boudoir, dans ces logogriphes de ruelle. Je n’aime pas à
rencontrer chez un homme de votre caractère, l’esprit que les sots
peuvent avoir. Voyez?... nous sommes sous un beau ciel, en pleine
campagne; devant nous, au-dessus de nous, tout est grand. Vous
voulez me dire que je suis belle, n’est-ce pas? mais vos yeux me le
prouvent, et d’ailleurs, je le sais; mais je ne suis pas une femme
que des compliments puissent flatter. Voudriez-vous, par hasard, me
parler de vos _sentiments_? dit-elle avec une emphase sardonique.
Me supposeriez-vous donc la simplicité de croire à des sympathies
soudaines assez fortes pour dominer une vie entière par le souvenir
d’une matinée.

--Non pas d’une matinée, répondit-il, mais d’une belle femme qui s’est
montrée généreuse.

--Vous oubliez, reprit-elle en riant, de bien plus grands attraits, une
femme inconnue, et chez laquelle tout doit sembler bizarre, le nom, la
qualité, la situation, la liberté d’esprit et de manières.

--Vous ne m’êtes point inconnue, s’écria-t-il, j’ai su vous deviner, et
ne voudrais rien ajouter à vos perfections, si ce n’est un peu plus de
foi dans l’amour que vous inspirez tout d’abord.

--Ah! mon pauvre enfant de dix-sept ans, vous parlez déjà d’amour?
dit-elle en souriant. Eh! bien, soit, reprit-elle. C’est là un sujet
de conversation entre deux personnes, comme la pluie et le beau temps
quand nous faisons une visite, prenons-le? Vous ne trouverez en moi, ni
fausse modestie, ni petitesse. Je puis écouter ce mot sans rougir, il
m’a été tant de fois prononcé sans l’accent du cœur, qu’il est devenu
presque insignifiant pour moi. Il m’a été répété au théâtre, dans les
livres, dans le monde, partout; mais je n’ai jamais rien rencontré qui
ressemblât à ce magnifique sentiment.

--L’avez-vous cherché?

--Oui.

Ce mot fut prononcé avec tant de laisser-aller, que le jeune homme fit
un geste de surprise et regarda fixement Marie comme s’il eût tout à
coup changé d’opinion sur son caractère et sa véritable situation.

--Mademoiselle, dit-il avec une émotion mal déguisée, êtes-vous fille
ou femme, ange ou démon?

--Je suis l’un et l’autre, reprit-elle en riant. N’y a-t-il pas
toujours quelque chose de diabolique et d’angélique chez une jeune
fille qui n’a point aimé, qui n’aime pas, et qui n’aimera peut être
jamais?

--Et vous trouvez-vous heureuse ainsi?... dit-il en prenant un ton et
des manières libres, comme s’il eût déjà conçu moins d’estime pour sa
libératrice.

--Oh! heureuse, reprit-elle, non. Si je viens à penser que je
suis seule, dominée par des conventions sociales qui me rendent
nécessairement artificieuse, j’envie les priviléges de l’homme. Mais
si je songe à tous les moyens que la nature nous a donnés pour vous
envelopper, vous autres, pour vous enlacer dans les filets invisibles
d’une puissance à laquelle aucun de vous ne peut résister, alors mon
rôle ici-bas me sourit; puis, tout à coup, il me semble petit, et je
sens que je mépriserais un homme s’il était la dupe de séductions
vulgaires. Enfin, tantôt j’aperçois notre joug, et il me plaît, puis il
me semble horrible, et je m’y refuse; tantôt je sens en moi ce désir
de dévouement qui rend la femme si noblement belle, puis j’éprouve un
désir de domination qui me dévore. Peut-être, est-ce le combat naturel
du bon et du mauvais principe qui fait vivre toute créature ici-bas.
Ange et démon, vous l’avez dit. Ah! ce n’est pas d’aujourd’hui que je
reconnais ma double nature. Mais, nous autres femmes, nous comprenons
encore mieux que vous notre insuffisance. N’avons-nous pas un instinct
qui nous fait pressentir en toute chose une perfection à laquelle il
est sans doute impossible d’atteindre. Mais, ajouta-t-elle en regardant
le ciel et jetant un soupir, ce qui nous grandit à vos yeux...

--C’est?... dit-il.

--Hé! bien, répondit-elle, c’est que nous luttons toutes, plus ou
moins, contre une destinée incomplète.

--Mademoiselle, pourquoi donc nous quittons-nous ce soir?

--Ah! dit-elle en souriant au regard passionné que lui lança le jeune
homme, remontons en voiture, le grand air ne nous vaut rien.

Marie se retourna brusquement, l’inconnu la suivit, et lui serra le
bras par un mouvement peu respectueux, mais qui exprima tout à la fois
d’impérieux désirs et de l’admiration. Elle marcha plus vite; le marin
devina qu’elle voulait fuir une déclaration peut-être importune, il
n’en devint que plus ardent, risqua tout pour arracher une première
faveur à cette femme, et il lui dit en la regardant avec finesse:
--Voulez-vous que je vous apprenne un secret?

--Oh! dites promptement, s’il vous concerne?

--Je ne suis point au service de la République. Où allez-vous? j’irai.

A cette phrase, Marie trembla violemment, elle retira son bras, et
se couvrit le visage de ses deux mains pour dérober la rougeur ou la
pâleur peut-être qui en altéra les traits; mais elle dégagea tout à
coup sa figure, et dit d’une voix attendrie: --Vous avez donc débuté
comme vous auriez fini, vous m’avez trompée?

--Oui, dit-il.

A cette réponse, elle tourna le dos à la grosse malle vers laquelle ils
se dirigeaient, et se mit à courir presque.

--Mais, reprit l’inconnu, l’air ne vous valait rien?...

--Oh! il a changé, dit-elle avec un son de voix grave en continuant à
marcher en proie à des pensées orageuses.

--Vous vous taisez, demanda l’étranger, dont le cœur se remplit de
cette douce appréhension que donne l’attente du plaisir.

--Oh! dit-elle d’un accent bref, la tragédie a bien promptement
commencé.

--De quelle tragédie parlez-vous? demanda-t-il.

Elle s’arrêta, toisa l’élève d’abord d’un air empreint d’une double
expression de crainte et de curiosité; puis elle cacha sous un calme
impénétrable les sentiments qui l’agitaient, et montra que, pour une
jeune fille, elle avait une grande habitude de la vie.

--Qui êtes-vous? reprit-elle; mais je le sais! En vous voyant, je m’en
étais doutée, vous êtes le chef royaliste nommé le Gars? L’ex-évêque
d’Autun a bien raison, en nous disant de toujours croire aux
pressentiments qui annoncent des malheurs.

--Quel intérêt avez-vous donc à connaître ce garçon-là?

--Quel intérêt aurait-il donc à se cacher de moi, si je lui ai déjà
sauvé la vie? Elle se mit à rire, mais forcément. --J’ai sagement fait
de vous empêcher de me dire que vous m’aimez. Sachez-le bien, Monsieur,
je vous abhorre. Je suis républicaine, vous êtes royaliste, et je vous
livrerais si vous n’aviez ma parole, si je ne vous avais déjà sauvé une
fois, et si... Elle s’arrêta. Ces violents retours sur elle-même, ces
combats qu’elle ne se donnait plus la peine de déguiser, inquiétèrent
l’inconnu, qui tâcha, mais vainement, de l’observer. --Quittons-nous à
l’instant, je le veux, adieu, dit-elle. Elle se retourna vivement, fit
quelques pas et revint. --Mais non, j’ai un immense intérêt à apprendre
qui vous êtes, reprit-elle. Ne me cachez rien, et dites-moi la vérité.
Qui êtes-vous, car vous n’êtes pas plus un élève de l’École que vous
n’avez dix-sept ans...

--Je suis un marin, tout prêt à quitter l’Océan pour vous suivre
partout où votre imagination voudra me guider. Si j’ai le bonheur de
vous offrir quelque mystère, je me garderai bien de détruire votre
curiosité. Pourquoi mêler les graves intérêts de la vie réelle à la vie
du cœur, où nous commencions à si bien nous comprendre.

--Nos âmes auraient pu s’entendre, dit-elle d’un ton grave. Mais,
monsieur, je n’ai pas le droit d’exiger votre confiance. Vous ne
connaîtrez jamais l’étendue de vos obligations envers moi: je me tairai.

Ils avancèrent de quelques pas dans le plus profond silence.

--Combien ma vie vous intéresse! reprit l’inconnu.

--Monsieur, dit-elle, de grâce, votre nom, ou taisez-vous. Vous êtes un
enfant, ajouta-t-elle en haussant les épaules, et vous me faites pitié.

L’obstination que la voyageuse mettait à connaître son secret fit
hésiter le prétendu marin entre la prudence et ses désirs. Le dépit
d’une femme souhaitée a de bien puissants attraits; sa soumission comme
sa colère est si impérieuse, elle attaque tant de fibres dans le cœur
de l’homme, elle le pénètre et le subjugue. Était-ce chez mademoiselle
de Verneuil une coquetterie de plus? Malgré sa passion, l’étranger eut
la force de se défier d’une femme qui voulait lui violemment arracher
un secret de vie ou de mort.

--Pourquoi, lui dit-il en lui prenant la main qu’elle laissa prendre
par distraction, pourquoi mon indiscrétion, qui donnait un avenir à
cette journée, en a-t-elle détruit le charme?

Mademoiselle de Verneuil, qui paraissait souffrante, garda le silence.

--En quoi puis-je vous affliger, reprit-il, et que puis-je faire pour
vous apaiser?

--Dites-moi votre nom.

A son tour il marcha en silence, et ils avancèrent de quelques pas.
Tout à coup mademoiselle de Verneuil s’arrêta, comme une personne qui a
pris une importante détermination.

--Monsieur le marquis de Montauran, dit-elle avec dignité sans pouvoir
entièrement déguiser une agitation qui donnait une sorte de tremblement
nerveux à ses traits, quoi qu’il puisse m’en coûter, je suis heureuse
de vous rendre un bon office. Ici nous allons nous séparer. L’escorte
et la malle sont trop nécessaires à votre sûreté pour que vous
n’acceptiez pas l’une et l’autre. Ne craignez rien des Républicains;
tous ces soldats, voyez-vous, sont des hommes d’honneur, et je vais
donner au capitaine Merle des ordres qu’il exécutera fidèlement. Quant
à moi, je puis regagner Alençon à pied avec ma femme de chambre,
quelques soldats nous accompagneront. Écoutez-moi bien, car il s’agit
de votre tête. Si vous rencontriez, avant d’être en sûreté, l’horrible
muscadin que vous avez vu dans l’auberge, fuyez, car il vous livrerait
aussitôt. Quant à moi... --Elle fit une pause. --Quant à moi, je me
rejette avec orgueil dans les misères de la vie, reprit-elle à voix
basse en retenant ses pleurs. Adieu, monsieur. Puissiez-vous être
heureux! Adieu.

Et elle fit un signe au capitaine Merle qui atteignait alors le haut de
la colline. Le jeune homme ne s’attendait pas à un si brusque dénoûment.

--Attendez! cria-t-il avec une sorte de désespoir assez bien joué.

Ce singulier caprice d’une fille pour laquelle il aurait alors sacrifié
sa vie surprit tellement l’inconnu, qu’il inventa une déplorable ruse
pour tout à la fois cacher son nom et satisfaire la curiosité de
mademoiselle de Verneuil.

--Vous avez presque deviné, dit-il, je suis émigré, condamné à mort,
et je me nomme le vicomte de Bauvan. L’amour de mon pays m’a ramené
en France, près de mon frère. J’espère être radié de la liste par
l’influence de madame de Beauharnais, aujourd’hui la femme du premier
Consul; mais si j’échoue, alors je veux mourir sur la terre de mon pays
en combattant auprès de Montauran, mon ami. Je vais d’abord en secret,
à l’aide d’un passe-port qu’il m’a fait parvenir, savoir s’il me reste
quelques propriétés en Bretagne.

Pendant que le jeune chef parlait, mademoiselle de Verneuil l’examinait
d’un œil perçant. Elle essaya de douter de la vérité de ces paroles,
mais crédule et confiante, elle reprit lentement une expression de
sérénité, et s’écria: --Monsieur, ce que vous me dites en ce moment
est-il vrai?

--Parfaitement vrai, répéta l’inconnu, qui paraissait mettre peu de
probité dans ses relations avec les femmes.

Mademoiselle de Verneuil soupira fortement comme une personne qui
revient à la vie.

--Ha! s’écria-t-elle, je suis bien heureuse.

--Vous haïssez donc bien mon pauvre Montauran.

--Non, dit-elle, vous ne sauriez me comprendre. Je n’aurais pas voulu
que vous fussiez menacé des dangers contre lesquels je vais tâcher de
le défendre, puisqu’il est votre ami.

--Qui vous a dit que Montauran fût en danger?

--Hé! monsieur, si je ne venais pas de Paris, où il n’est question que
de son entreprise, le commandant d’Alençon nous en a dit assez sur lui,
je pense.

--Je vous demanderai alors comment vous pourriez le préserver de tout
danger.

--Et si je ne voulais pas répondre? dit-elle avec cet air dédaigneux
sous lequel les femmes savent si bien cacher leurs émotions. De quel
droit voulez-vous connaître mes secrets?

--Du droit que doit avoir un homme qui vous aime.

--Déjà?... dit-elle. Non, vous ne m’aimez pas, monsieur, vous voyez
en moi l’objet d’une galanterie passagère, voilà tout. Ne vous ai-je
pas sur-le-champ deviné? Une personne qui a quelque habitude de la
bonne compagnie peut-elle, par les mœurs qui courent, se tromper en
entendant un élève de l’École Polytechnique se servir d’expressions
choisies, et déguiser, aussi mal que vous l’avez fait, les manières
d’un grand seigneur sous l’écorce des républicains; mais vos cheveux
ont un reste de poudre, et vous avez un parfum de gentilhomme que
doit sentir tout d’abord une femme du monde. Aussi, tremblant pour
vous que mon surveillant, qui a toute la finesse d’une femme, ne
vous reconnût, l’ai-je promptement congédié. Monsieur, un véritable
officier républicain sorti de l’École ne se croirait pas près de moi
en bonne fortune, et ne me prendrait pas pour une jolie intrigante.
Permettez-moi, monsieur de Bauvan, de vous soumettre à ce propos un
léger raisonnement de femme. Êtes-vous si jeune, que vous ne sachiez
pas que, de toutes les créatures de notre sexe, la plus difficile
à soumettre est celle dont la valeur est chiffrée et qui s’ennuie
du plaisir. Cette sorte de femme exige, m’a-t-on dit, d’immenses
séductions, ne cède qu’à ses caprices; et, prétendre lui plaire, est
chez un homme la plus grande des fatuités. Mettons à part cette classe
de femmes dans laquelle vous me faites la galanterie de me ranger, car
elles sont tenues toutes d’être belles, vous devez comprendre qu’une
jeune femme noble, belle, spirituelle (vous m’accordez ces avantages),
ne se vend pas, et ne peut s’obtenir que d’une seule façon, quand elle
est aimée. Vous m’entendez! Si elle aime, et qu’elle veuille faire une
folie, elle doit être justifiée par quelque grandeur. Pardonnez-moi ce
luxe de logique, si rare chez les personnes de notre sexe; mais, pour
votre honneur et... le mien, dit-elle en s’inclinant, je ne voudrais
pas que nous nous trompassions sur notre mérite, ou que vous crussiez
mademoiselle de Verneuil, ange ou démon, fille ou femme, capable de se
laisser prendre à de banales galanteries.

--Mademoiselle, dit le marquis, dont la surprise quoique dissimulée fut
extrême et qui redevint tout à coup homme de grande compagnie, je vous
supplie de croire que je vous accepte comme une très-noble personne,
pleine de cœur et de sentiments élevés, ou... comme une bonne fille, à
votre choix!

--Je ne vous demande pas tant, monsieur, dit-elle en riant. Laissez-moi
mon incognito. D’ailleurs, mon masque est mieux mis que le vôtre,
et il me plaît à moi de le garder, ne fût-ce que pour savoir si les
gens qui me parlent d’amour sont sincères... Ne vous hasardez donc
pas légèrement près de moi. --Monsieur, écoutez, lui dit-elle en lui
saisissant le bras avec force, si vous pouviez me prouver un véritable
amour, aucune puissance humaine ne nous séparerait. Oui, je voudrais
m’associer à quelque grande existence d’homme, épouser une vaste
ambition, de belles pensées. Les nobles cœurs ne sont pas infidèles,
car la constance est une force qui leur va; je serais donc toujours
aimée, toujours heureuse; mais aussi, ne serais-je pas toujours prête
à faire de mon corps une marche pour élever l’homme qui aurait mes
affections, à me sacrifier pour lui, à tout supporter de lui, à l’aimer
toujours, même quand il ne m’aimerait plus. Je n’ai jamais osé confier
à un autre cœur ni les souhaits du mien, ni les élans passionnés de
l’exaltation qui me dévore; mais je puis bien vous en dire quelque
chose, puisque nous allons nous quitter aussitôt que vous serez en
sûreté.

--Nous quitter?... jamais! dit-il électrisé par les sons que rendait
cette âme vigoureuse qui semblait se débattre contre quelque immense
pensée.

--Êtes-vous libre? reprit-elle en lui jetant un regard dédaigneux qui
le rapetissa.

--Oh! pour libre... oui, sauf la condamnation à mort.

Elle lui dit alors d’une voix pleine de sentiments amers: --Si tout
ceci n’était pas un songe, quelle belle vie serait la vôtre?... Mais
si j’ai dit des folies, n’en faisons pas. Quand je pense à tout ce que
vous devriez être pour m’apprécier à ma juste valeur, je doute de tout.

--Et moi je ne douterais de rien, si vous vouliez m’appar...

--Chut! s’écria-t-elle en entendant cette phrase dite avec un véritable
accent de passion, l’air ne vous vaut décidément plus rien, allons
retrouver nos chaperons.

La malle ne tarda pas à rejoindre ces deux personnages, qui reprirent
leurs places et firent quelques lieues dans le plus profond silence;
s’ils avaient l’un et l’autre trouvé matière à d’amples réflexions,
leurs yeux ne craignirent plus désormais de se rencontrer. Tous deux,
ils semblaient avoir un égal intérêt à s’observer et à se cacher un
secret important; mais ils se sentaient entraînés l’un vers l’autre
par un même désir qui, depuis leur entretien, contractait l’étendue
de la passion; car ils avaient réciproquement reconnu chez eux des
qualités qui rehaussaient encore à leurs yeux les plaisirs qu’ils se
promettaient de leur lutte ou de leur union. Peut-être chacun d’eux,
embarqué dans une vie aventureuse, était-il arrivé à cette singulière
situation morale où, soit par lassitude, soit pour défier le sort, on
se refuse à des réflexions sérieuses, et où l’on se livre aux chances
du hasard en poursuivant une entreprise, précisément parce qu’elle
n’offre aucune issue et qu’on veut en voir le dénoûment nécessaire. La
nature morale n’a-t-elle pas, comme la nature physique, ses gouffres
ou ses abîmes où les caractères forts aiment à se plonger en risquant
leur vie, comme un joueur aime à jouer sa fortune? Le marquis et
mademoiselle de Verneuil eurent en quelque sorte une révélation de ces
idées qui leur furent communes après l’entretien dont elles étaient
la conséquence, et ils firent ainsi tout à coup un pas immense, car
la sympathie des âmes suivit celle de leurs sens. Néanmoins plus
ils se sentirent fatalement entraînés l’un vers l’autre, plus ils
furent intéressés à s’étudier, ne fût-ce que pour augmenter, par
un involontaire calcul, la somme de leurs jouissances futures. Le
marquis, encore étonné de la profondeur des idées de cette fille
bizarre, se demanda tout d’abord comment elle pouvait allier tant de
connaissances acquises à tant de fraîcheur et de jeunesse. Il crut
découvrir alors un extrême désir de paraître chaste, dans l’extrême
chasteté que Marie cherchait à donner à ses attitudes; il la soupçonna
de feinte, se querella sur son plaisir, et ne voulut plus voir dans
cette inconnue qu’une habile comédienne: il avait raison. Mademoiselle
de Verneuil, comme toutes les filles du monde, devenue d’autant plus
modeste qu’elle ressentait plus d’ardeur, prenait fort naturellement
cette contenance de pruderie sous laquelle les femmes savent si bien
voiler leurs excessifs désirs. Toutes voudraient s’offrir vierges à
l’amour; et, si elles ne le sont pas, leur dissimulation est toujours
un hommage qu’elles rendent à leur amant. Ces réflexions passèrent
rapidement dans l’âme du marquis, et lui firent plaisir. En effet,
pour tous deux, cet examen devait être un progrès, et l’amant en
vint bientôt à cette phase de la passion où un homme trouve dans
les défauts de sa maîtresse des raisons pour l’aimer davantage.
Mademoiselle de Verneuil resta plus longtemps pensive que ne le fut
le marquis; peut-être son imagination lui faisait-elle franchir une
plus grande étendue de l’avenir: Montauran obéissait à quelqu’un des
mille sentiments qu’il devait éprouver dans sa vie d’homme, tandis
que Marie apercevait toute une vie; elle se plut à l’arranger belle,
à la remplir de bonheur, de grands et de nobles sentiments, elle se
vit heureuse en idée, et s’éprit autant de ces chimères que de la
réalité, autant de l’avenir que du présent. Puis Marie essaya de
revenir sur ses pas pour mieux établir son pouvoir sur le marquis.
Elle agissait en cela instinctivement, comme agissent toutes les
femmes. Après être convenue avec elle-même de se donner tout entière,
elle désirait, pour ainsi dire, se disputer en détail. Elle aurait
voulu pouvoir reprendre dans le passé toutes ses actions, ses paroles,
ses regards pour les mettre en harmonie avec la dignité de la femme
aimée. Aussi, ses yeux exprimèrent-ils parfois une sorte de terreur,
quand elle songeait à l’entretien qu’elle venait d’avoir et où elle
s’était montrée si agressive. Mais elle se disait, en contemplant
cette figure empreinte de force, qu’un être si puissant devait être
généreux, et elle s’applaudissait de rencontrer une part plus belle
que celle de beaucoup d’autres femmes, en trouvant dans son amant un
homme de caractère, un homme condamné à mort qui venait jouer lui-même
sa tête et faire la guerre à la République. La pensée de pouvoir
occuper sans partage l’âme de ce jeune homme prêta bientôt à toutes
les choses une physionomie différente. Entre le moment où, cinq heures
auparavant, elle composa son visage et sa voix pour agacer le marquis,
et le moment actuel où elle pouvait le bouleverser d’un regard, il y
avait la différence de l’univers mort à un vivant univers. De bons
rires, de joyeuses coquetteries cachèrent une immense passion qui se
présenta comme le malheur, en souriant. Dans les dispositions d’âme
où se trouvait mademoiselle de Verneuil, la vie extérieure prit donc
pour elle le caractère d’une fantasmagorie. La calèche passa par
des villages, par des vallons, par des montagnes dont aucune image
ne s’imprima dans sa mémoire. Elle arriva dans Mayenne, les soldats
de l’escorte changèrent, Merle lui parla, elle répondit, traversa
toute une ville, et se remit en route; mais les figures, les maisons,
les rues, les paysages, les hommes furent emportés comme les formes
indistinctes d’un rêve. La nuit vint. Marie voyagea sous un ciel de
diamants, enveloppée d’une douce lumière, et sur la route de Fougères,
sans qu’il lui vînt dans la pensée que le ciel eût changé d’aspect,
sans savoir ce qu’était ni Mayenne ni Fougères, ni où elle allait.
Qu’elle pût quitter dans peu d’heures l’homme de son choix et par qui
elle se croyait choisie, n’était pas, pour elle, une chose possible.
L’amour est la seule passion qui ne souffre ni passé ni avenir. Si
parfois sa pensée se trahissait par des paroles, elle laissait échapper
des phrases presque dénuées de sens, mais qui résonnaient dans le
cœur de son amant comme des promesses de plaisir. Aux yeux des deux
témoins de cette passion naissante, elle prenait une marche effrayante.
Francine connaissait Marie aussi bien que l’étrangère connaissait le
marquis, et cette expérience du passé leur faisait attendre en silence
quelque terrible dénoûment. En effet, elles ne tardèrent pas à voir
finir ce drame que mademoiselle de Verneuil avait si tristement, sans
le savoir peut-être, nommé une tragédie.

Quand les quatre voyageurs eurent fait environ une lieue hors de
Mayenne, ils entendirent un homme à cheval qui se dirigeait vers
eux avec une excessive rapidité; lorsqu’il atteignit la voiture, il
se pencha pour y regarder mademoiselle de Verneuil, qui reconnut
Corentin; ce sinistre personnage se permit de lui adresser un signe
d’intelligence dont la familiarité eut quelque chose de flétrissant
pour elle, et il s’enfuit après l’avoir glacée par ce signe empreint
de bassesse. L’inconnu parut désagréablement affecté de cette
circonstance qui n’échappa certes point à sa prétendue mère. Mais
Marie pressa légèrement le marquis, et sembla se réfugier par un
regard dans son cœur, comme dans le seul asile qu’elle eût sur terre.
Le front du jeune homme s’éclaircit alors en savourant l’émotion que
lui fit éprouver le geste par lequel sa maîtresse lui avait révélé,
comme par mégarde, l’étendue de son attachement. Une inexplicable peur
avait fait évanouir toute coquetterie, et l’amour se montra pendant un
moment sans voile. Ils se turent comme pour prolonger la douceur de
ce moment. Malheureusement au milieu d’eux madame du Gua voyait tout;
et, comme un avare qui donne un festin, elle paraissait leur compter
les morceaux et leur mesurer la vie. En proie à leur bonheur, les deux
amants arrivèrent, sans se douter du chemin qu’ils avaient fait, à la
partie de la route qui se trouve au fond de la vallée d’Ernée, et qui
forme le premier des trois bassins à travers lesquels se sont passés
les événements qui servent d’exposition à cette histoire. Là, Francine
aperçut et montra d’étranges figures qui semblaient se mouvoir comme
des ombres à travers les arbres et dans les ajoncs dont les champs
étaient entourés. Quand la voiture arriva dans la direction de ces
ombres, une décharge générale, dont les balles passèrent en sifflant
au-dessus des têtes, apprit aux voyageurs que tout était positif dans
cette apparition. L’escorte tombait dans une embuscade.

A cette vive fusillade, le capitaine Merle regretta vivement d’avoir
partagé l’erreur de mademoiselle de Verneuil, qui, croyant à la
sécurité d’un voyage nocturne et rapide, ne lui avait laissé prendre
qu’une soixantaine d’hommes. Aussitôt le capitaine, commandé par
Gérard, divisa la petite troupe en deux colonnes pour tenir les deux
côtés de la route, et chacun des officiers se dirigea vivement au pas
de course à travers les champs de genêts et d’ajoncs, en cherchant à
combattre les assaillants avant de les compter. Les Bleus se mirent à
battre à droite et à gauche ces épais buissons avec une intrépidité
pleine d’imprudence, et répondirent à l’attaque des Chouans par un feu
soutenu dans les genêts, d’où partaient les coups de fusil. Le premier
mouvement de mademoiselle de Verneuil avait été de sauter hors de la
calèche et de courir assez loin en arrière pour s’éloigner du champ de
bataille; mais, honteuse de sa peur, et mue par ce sentiment qui porte
à se grandir aux yeux de l’être aimé, elle demeura immobile et tâcha
d’examiner froidement le combat.

L’inconnu la suivit, lui prit la main et la plaça sur son cœur.

--J’ai eu peur, dit-elle en souriant; mais maintenant...

En ce moment sa femme de chambre effrayée lui cria: --Marie, prenez
garde! Mais Francine, qui voulait s’élancer hors de la voiture, s’y
sentit arrêtée par une main vigoureuse. Le poids de cette main énorme
lui arracha un cri violent, elle se retourna et garda le silence en
reconnaissant la figure de Marche-à-terre.

--Je devrai donc à vos terreurs, disait l’étranger à mademoiselle
de Verneuil, la révélation des plus doux secrets du cœur. Grâce à
Francine, j’apprends que vous portez le nom gracieux de Marie. Marie,
le nom que j’ai prononcé dans toutes mes angoisses! Marie, le nom
que je prononcerai désormais dans la joie, et que je ne dirai plus
maintenant sans faire un sacrilége, en confondant la religion et
l’amour. Mais serait-ce donc un crime que de prier et d’aimer tout
ensemble?

A ces mots, ils se serrèrent fortement la main, se regardèrent en
silence, et l’excès de leurs sensations leur ôta la force et le pouvoir
de les exprimer.

--_Ce n’est pas pour vous autres qu’il y a du danger!_ dit brutalement
Marche-à-terre à Francine en donnant aux sons rauques et gutturaux de
sa voix une sinistre expression de reproche et appuyant sur chaque mot
de manière à jeter l’innocente paysanne dans la stupeur.

Pour la première fois la pauvre fille apercevait de la férocité dans
les regards de Marche-à-terre. La lueur de la lune semblait être la
seule qui convînt à cette figure. Ce sauvage Breton tenant son bonnet
d’une main, sa lourde carabine de l’autre, ramassé comme un gnome et
enveloppé par cette blanche lumière dont les flots donnent aux formes
de si bizarres aspects, appartenait ainsi plutôt à la féerie qu’à la
vérité. Cette apparition et son reproche eurent quelque chose de la
rapidité des fantômes. Il se tourna brusquement vers madame du Gua,
avec laquelle il échangea de vives paroles, et Francine, qui avait un
peu oublié le bas-breton, ne put y rien comprendre. La dame paraissait
donner à Marche-à-terre des ordres multipliés. Cette courte conférence
fut terminée par un geste impérieux de cette femme qui désignait au
Chouan les deux amants. Avant d’obéir, Marche-à-terre jeta un dernier
regard à Francine, qu’il semblait plaindre, il aurait voulu lui parler:
mais la Bretonne sut que le silence de son amant était imposé. La peau
rude et tannée de cet homme parvint à se plisser sur son front, et ses
sourcils se rapprochèrent violemment. Résistait-il à l’ordre renouvelé
de tuer mademoiselle de Verneuil? Cette grimace le rendit sans doute
plus hideux à madame du Gua, mais l’éclair de ses yeux devint presque
doux pour Francine, qui, devinant par ce regard qu’elle pourrait faire
plier l’énergie de ce sauvage sous sa volonté de femme, espéra régner
encore, après Dieu, sur ce cœur grossier.

Le doux entretien de Marie et du marquis fut interrompu par madame
du Gua qui vint prendre Marie en criant comme si quelque danger la
menaçait, afin de laisser un cavalier, qu’elle reconnut, libre de
parler au Gars.

--Défiez-vous de la fille que vous avez rencontrée à l’hôtel des
Trois-Maures, dit tout bas au Gars le chevalier de Valois, l’un des
membres du comité royaliste d’Alençon qui sortit du genêt, monté sur un
petit cheval breton.

Et le chevalier disparut. En ce moment, le feu de l’escarmouche roulait
avec une étonnante vivacité, mais sans que les deux partis en vinssent
aux mains.

--Mon adjudant, ne serait-ce pas une fausse attaque pour enlever nos
voyageurs et leur imposer une rançon?... dit La-clef-des-cœurs.

--Tu as les pieds dans leurs souliers ou le diable m’emporte, répondit
Gérard en volant sur la route.

En ce moment le feu des Chouans se ralentit, car leur but était atteint
par la communication du chevalier; Merle, qui les vit se sauvant en
petit nombre à travers les haies, ne jugea pas à propos de s’engager
dans une lutte inutilement dangereuse. Gérard, en deux mots, fit
reprendre à l’escorte sa position sur le chemin, et se remit en marche
sans avoir essuyé de perte.

Le capitaine put offrir la main à mademoiselle de Verneuil pour
remonter en voiture, car le marquis resta comme frappé de la foudre.
La Parisienne étonnée monta sans accepter la politesse du Républicain;
elle tourna la tête vers son amant, le vit immobile, et fut stupéfaite
du changement subit que les mystérieuses paroles du cavalier venaient
d’opérer en lui. Le jeune émigré revint lentement, le visage baissé, et
son attitude décelait un profond sentiment de dégoût.

--N’avais-je pas raison? dit à l’oreille du chef madame du Gua en
le ramenant à la voiture, nous sommes certes entre les mains d’une
créature avec laquelle on a trafiqué de votre tête; mais puisqu’elle est
assez sotte pour s’amouracher de vous, au lieu de faire son métier,
n’allez pas vous conduire en enfant, et feignez de l’aimer jusqu’à ce
que nous ayons gagné la Vivetière... Une fois là!...

--Mais l’aimerait-il donc déjà?... se dit-elle en voyant le marquis à
sa place dans la voiture, dans l’attitude d’un homme endormi.

La calèche roula sourdement sur le sable de la route. Au premier regard
que mademoiselle de Verneuil jeta autour d’elle, tout lui parut avoir
changé. La mort se glissait déjà dans son amour. Ce n’était peut-être
que des nuances; mais aux yeux de toute femme qui aime, ces nuances
sont aussi tranchées que de vives couleurs. Francine avait compris,
par le regard de Marche-à-terre, que le destin de mademoiselle de
Verneuil sur laquelle elle lui avait ordonné de veiller, était entre
d’autres mains que les siennes, et offrait un visage pâle, sans pouvoir
retenir ses larmes quand sa maîtresse la regardait. La dame inconnue
cachait mal sous de faux sourires la malice d’une vengeance féminine,
et le subit changement que son obséquieuse bonté pour mademoiselle de
Verneuil introduisit dans son maintien, dans sa voix et sa physionomie,
était de nature à donner des craintes à une personne perspicace.

Aussi mademoiselle de Verneuil frissonna-t-elle par instinct en se
demandant: --Pourquoi frissonné-je?... C’est sa mère. Mais elle
trembla de tous ses membres en se disant tout à coup: --Est-ce bien sa
mère? Elle vit un abîme qu’un dernier coup d’œil jeté sur l’inconnu
acheva d’éclairer. --Cette femme l’aime! pensa-t-elle. Mais pourquoi
m’accabler de prévenances, après m’avoir témoigné tant de froideur?
Suis-je perdue? Aurait-elle peur de moi?

Quant au marquis, il pâlissait, rougissait tour à tour, et gardait une
attitude calme en baissant les yeux pour dérober les étranges émotions
qui l’agitaient. Une compression violente détruisait la gracieuse
courbure de ses lèvres, et son teint jaunissait sous les efforts d’une
orageuse pensée. Mademoiselle de Verneuil ne pouvait même plus deviner
s’il y avait encore de l’amour dans sa fureur. Le chemin, flanqué de
bois en cet endroit, devint sombre et empêcha ces muets acteurs de
s’interroger des yeux. Le murmure du vent, le bruissement des touffes
d’arbres, le bruit des pas mesurés de l’escorte, donnèrent à cette
scène ce caractère solennel qui accélère les battements du cœur.
Mademoiselle de Verneuil ne pouvait pas chercher en vain la cause de
ce changement. Le souvenir de Corentin passa comme un éclair, et lui
apporta l’image de sa véritable destinée qui lui apparut tout à coup.
Pour la première fois depuis la matinée, elle réfléchit sérieusement à
sa situation. Jusqu’en ce moment, elle s’était laissée aller au bonheur
d’aimer, sans penser ni à elle, ni à l’avenir. Incapable de supporter
plus longtemps ses angoisses, elle chercha, elle attendit, avec la
douce patience de l’amour, un des regards du marquis, et le supplia si
vivement, sa pâleur et son frisson eurent une éloquence si pénétrante,
que le jeune homme chancela; mais la chute n’en fut que plus complète.

--Souffririez-vous, mademoiselle? demanda-t-il.

Cette voix dépouillée de douceur, la demande elle-même, le regard, le
geste, tout servit à convaincre la pauvre fille que les événements de
cette journée appartenaient à un mirage de l’âme qui se dissipait alors
comme ces nuages à demi formés que le vent emporte.

--Si je souffre?... reprit-elle en riant forcément, j’allais vous faire
la même question.

--Je croyais que vous vous entendiez, dit madame du Gua avec une fausse
bonhomie.

Ni le marquis ni mademoiselle de Verneuil ne répondirent. La jeune
fille, doublement outragée, se dépita de voir sa puissante beauté sans
puissance. Elle savait pouvoir apprendre au moment où elle le voudrait
la cause de cette situation; mais, peu curieuse de la pénétrer, pour
la première fois, peut-être, une femme recula devant un secret. La
vie humaine est tristement fertile en situations où, par suite, soit
d’une méditation trop forte, soit d’une catastrophe, nos idées ne
tiennent plus à rien, sont sans substance, sans point de départ, où le
présent ne trouve plus de liens pour se rattacher au passé, ni dans
l’avenir. Tel fut l’état de mademoiselle de Verneuil. Penchée dans le
fond de la voiture, elle y resta comme un arbuste déraciné. Muette et
souffrante, elle ne regarda plus personne, s’enveloppa de sa douleur,
et demeura avec tant de volonté dans le monde inconnu où se réfugient
les malheureux, qu’elle ne vit plus rien. Des corbeaux passèrent en
croassant au-dessus d’eux; mais quoique, semblable à toutes les âmes
fortes, elle eût un coin du cœur pour les superstitions, elle n’y fit
aucune attention. Les voyageurs cheminèrent quelque temps en silence.

--Déjà séparés, se disait mademoiselle de Verneuil. Cependant rien
autour de moi n’a parlé. Serait-ce Corentin? Ce n’est pas son intérêt.
Qui donc a pu se lever pour m’accuser? A peine aimée, voici déjà
l’horreur de l’abandon. Je sème l’amour et je recueille le mépris. Il
sera donc toujours dans ma destinée de toujours voir le bonheur et de
toujours le perdre!

Elle sentit alors dans son cœur des troubles inconnus, car elle aimait
réellement et pour la première fois. Cependant elle ne s’était pas
tellement livrée qu’elle ne pût trouver des ressources contre sa
douleur dans la fierté naturelle à une femme jeune et belle. Le secret
de son amour, ce secret souvent gardé dans les tortures, ne lui était
pas échappé. Elle se releva, et honteuse de donner la mesure de sa
passion par sa silencieuse souffrance, elle secoua la tête par un
mouvement de gaieté, montra un visage ou plutôt un masque riant, puis
elle força sa voix pour en déguiser l’altération.

--Où sommes-nous? demanda-t-elle au capitaine Merle, qui se tenait
toujours à une certaine distance de la voiture.

--A trois lieues et demie de Fougères, mademoiselle.

--Nous allons donc y arriver bientôt? lui dit-elle pour l’encourager à
lier une conversation où elle se promettait bien de témoigner quelque
estime au jeune capitaine.

--Ces lieues-là, reprit Merle tout joyeux, ne sont pas larges,
seulement elles se permettent dans ce pays-ci de ne jamais finir.
Lorsque vous serez sur le plateau de la côte que nous gravissons, vous
apercevrez une vallée semblable à celle que nous allons quitter, et
à l’horizon vous pourrez alors voir le sommet de la Pèlerine. Plaise
à Dieu que les Chouans ne veuillent pas y prendre leur revanche! Or,
vous concevez qu’à monter et descendre ainsi l’on n’avance guère. De la
Pèlerine, vous découvrirez encore!...

A ce mot l’inconnu tressaillit pour la seconde fois, mais si
légèrement, que mademoiselle de Verneuil fut seule à remarquer ce
tressaillement.

--Qu’est-ce donc que cette Pèlerine? demanda vivement la jeune fille en
interrompant le capitaine engagé dans sa topographie bretonne.

--C’est, reprit Merle, le sommet d’une montagne qui donne son nom à la
vallée du Maine dans laquelle nous allons entrer, et qui sépare cette
province de la vallée du Couësnon, à l’extrémité de laquelle est située
Fougères, la première ville de Bretagne. Nous nous y sommes battus à
la fin de vendémiaire avec le Gars et ses brigands. Nous emmenions des
conscrits qui, pour ne pas quitter leur pays, ont voulu nous tuer sur
la limite; mais Hulot est un rude chrétien qui leur a donné...

--Alors vous avez dû voir le Gars? demanda-t-elle. Quel homme est-ce?...

Ses yeux perçants et malicieux ne quittèrent pas la figure du marquis.

--Oh! mon Dieu! mademoiselle, répondit Merle toujours interrompu,
il ressemble tellement au citoyen du Gua, que, s’il ne portait pas
l’uniforme de l’École Polytechnique, je gagerais que c’est lui.

Mademoiselle de Verneuil regarda fixement le froid et immobile jeune
homme qui la dédaignait, mais elle ne vit rien en lui qui pût trahir
un sentiment de crainte; elle l’instruisit par un sourire amer de la
découverte qu’elle faisait en ce moment du secret si traîtreusement
gardé par lui; puis d’une voix railleuse, les narines enflées de joie,
la tête de côté pour examiner le marquis et voir Merle tout à la fois,
elle dit au Républicain: --Ce chef-là, capitaine, donne bien des
inquiétudes au premier Consul. Il a de la hardiesse, dit-on; seulement
il s’aventure dans certaines entreprises comme un étourneau, surtout
auprès des femmes.

--Nous comptons bien là-dessus, reprit le capitaine, pour solder notre
compte avec lui. Si nous le tenons seulement deux heures, nous lui
mettrons un peu de plomb dans la tête. S’il nous rencontrait, le drôle
en ferait autant de nous, et nous mettrait à l’ombre; ainsi, _par
pari_...

--Oh! dit le Gars, nous n’avons rien à craindre! Vos soldats n’iront
pas jusqu’à la Pèlerine, ils sont trop fatigués, et si vous y
consentez, ils pourront se reposer à deux pas d’ici. Ma mère descend
à la Vivetière, et en voici le chemin, à quelques portées de fusil.
Ces deux dames voudront s’y reposer, elles doivent être lasses d’être
venues d’une seule traite d’Alençon, ici. --Et puisque mademoiselle,
dit-il avec une politesse forcée en se tournant vers sa maîtresse,
a eu la générosité de donner à notre voyage autant de sécurité que
d’agrément, elle daignera peut-être accepter à souper chez ma mère.
--Enfin, capitaine, ajouta-t-il en s’adressant à Merle, les temps ne
sont pas si malheureux qu’il ne puisse se trouver encore à la Vivetière
une pièce de cidre à défoncer pour vos hommes. Allez, le Gars n’y aura
pas tout pris; du moins, ma mère le croit...

--Votre mère?... reprit mademoiselle de Verneuil en interrompant avec
ironie et sans répondre à la singulière invitation qu’on lui faisait.

--Mon âge ne vous semble donc plus croyable ce soir, mademoiselle,
répondit madame du Gua. J’ai eu le malheur d’être mariée fort jeune,
j’ai eu mon fils à quinze ans...

--Ne vous trompez-vous pas, madame; ne serait-ce pas à trente?

Madame du Gua pâlit en dévorant le sarcasme par lequel la jeune fille
se vengeait de celui qu’elle avait essuyé naguère; elle aurait voulu
pouvoir la déchirer, et se trouvait forcée de lui sourire, car elle
désira reconnaître à tout prix, même à ses épigrammes, le sentiment
dont la jeune fille était animée; aussi feignit-elle de ne l’avoir pas
comprise.

--Jamais les Chouans n’ont eu de chef plus cruel que celui-là,
s’il faut ajouter foi aux bruits qui courent sur lui, dit-elle en
s’adressant à la fois à Francine et à sa maîtresse.

--Oh! pour cruel, je ne crois pas, répondit mademoiselle de Verneuil;
mais il sait mentir et me semble fort crédule: un chef de parti ne doit
être le jouet de personne.

--Vous le connaissez? demanda froidement le marquis.

--Non, répliqua-t-elle en lui lançant un regard de mépris, je croyais
le connaître...

--Oh! mademoiselle, c’est décidément un _malin_, reprit le capitaine
en hochant la tête, et donnant par un geste expressif la physionomie
particulière que ce mot avait alors et qu’il a perdue depuis. Ces
vieilles familles poussent quelquefois de vigoureux rejetons. Il
revient d’un pays où les ci-devant n’ont pas eu, dit-on, toutes leurs
aises, et les hommes, voyez-vous, sont comme les nèfles, ils mûrissent
sur la paille. Si ce garçon-là est habile, il pourra nous faire courir
longtemps. Il a bien su opposer des compagnies légères à nos compagnies
franches et neutraliser les efforts du gouvernement. Si l’on brûle un
village aux Royalistes, il en fait brûler deux aux Républicains. Il se
développe sur une immense étendue, et nous force ainsi à employer un
nombre considérable de troupes dans un moment où nous n’en avons pas de
trop! Oh! il entend les affaires.

--Il assassine sa patrie, dit Gérard d’une voix forte en interrompant
le capitaine.

--Mais, répliqua le marquis, si sa mort délivre le pays, fusillez-le
donc bien vite.

Puis il sonda par un regard l’âme de mademoiselle de Verneuil, et
il se passa entre eux une de ces scènes muettes dont le langage ne
peut reproduire que très-imparfaitement la vivacité dramatique et
la fugitive finesse. Le danger rend intéressant. Quand il s’agit de
mort, le criminel le plus vil excite toujours un peu de pitié. Or,
quoique mademoiselle de Verneuil fût alors certaine que l’amant qui
la dédaignait était ce chef dangereux, elle ne voulait pas encore
s’en assurer par son supplice; elle avait une toute autre curiosité
à satisfaire. Elle préféra donc douter ou croire selon sa passion,
et se mit à jouer avec le péril. Son regard, empreint d’une perfidie
moqueuse, montrait les soldats au marquis d’un air de triomphe; en lui
présentant ainsi l’image de son danger, elle se plaisait à lui faire
durement sentir que sa vie dépendait d’un seul mot, et déjà ses lèvres
paraissaient se mouvoir pour le prononcer. Semblable à un sauvage
d’Amérique, elle interrogeait les fibres du visage de son ennemi lié
au poteau, et brandissait le _casse-tête_ avec grâce, savourant une
vengeance toute innocente, et punissant comme une maîtresse qui aime
encore.

--Si j’avais un fils comme le vôtre, madame, dit-elle à l’étrangère
visiblement épouvantée, je porterais son deuil le jour où je l’aurais
livré aux dangers.

Elle ne reçut point de réponse. Elle tourna vingt fois la tête vers
les officiers et la retourna brusquement vers madame du Gua, sans
surprendre entre elle et le marquis aucun signe secret qui pût lui
confirmer une intimité qu’elle soupçonnait et dont elle voulait douter.
Une femme aime tant à hésiter dans une lutte de vie et de mort, quand
elle tient l’arrêt. Le jeune général souriait de l’air le plus calme,
et soutenait sans trembler la torture que mademoiselle de Verneuil
lui faisait subir; son attitude et l’expression de sa physionomie
annonçaient un homme nonchalant des dangers auxquels il s’était soumis,
et parfois il semblait lui dire: --«Voici l’occasion de venger votre
vanité blessée, saisissez-la! Je serais au désespoir de revenir de
mon mépris pour vous.» Mademoiselle de Verneuil se mit à examiner
le chef de toute la hauteur de sa position avec une impertinence et
une dignité apparente, car, au fond de son cœur, elle en admirait le
courage et la tranquillité. Joyeuse de découvrir que son amant portait
un vieux titre, dont les priviléges plaisent à toutes les femmes,
elle éprouvait quelque plaisir à le rencontrer dans une situation
où, champion d’une cause ennoblie par le malheur, il luttait avec
toutes les facultés d’une âme forte contre une république tant de fois
victorieuse, et de le voir aux prises avec le danger, déployant cette
bravoure si puissante sur le cœur des femmes; elle le mit vingt fois à
l’épreuve, en obéissant peut-être à cet instinct qui porte la femme à
jouer avec sa proie comme le chat joue avec la souris qu’il a prise.

--En vertu de quelle loi condamnez-vous donc les Chouans à mort?
demanda-t-elle à Merle.

--Mais, celle du 14 fructidor dernier, qui met hors la loi les
départements insurgés et y institue des conseils de guerre, répondit le
républicain.

--A quoi dois-je maintenant l’honneur d’attirer vos regards? dit-elle à
Montauran qui l’examinait attentivement.

--A un sentiment qu’un galant homme ne saurait exprimer à quelque femme
que ce puisse être, répondit-il à voix basse en se penchant vers elle.
Il fallait, dit-il à haute voix, vivre en ce temps pour voir des filles
faisant l’office du bourreau, et enchérissant sur lui par la manière
dont elles jouent avec la hache...

Elle regarda Montauran fixement; puis, ravie d’être insultée par cet
homme au moment où elle en tenait la vie entre ses mains, elle lui
dit à l’oreille, en riant avec une douce malice: --Vous avez une trop
mauvaise tête, les bourreaux n’en voudront pas, je la garde.

Le marquis stupéfait contempla pendant un moment cette inexplicable
fille dont l’amour triomphait de tout, même des plus piquantes injures,
et qui se vengeait par le pardon d’une offense que les femmes ne
pardonnent jamais. Ses yeux furent moins sévères, moins froids, et même
une expression de mélancolie se glissa dans ses traits. Sa passion
était déjà plus forte qu’il ne le croyait lui-même. Mademoiselle de
Verneuil, satisfaite de ce faible gage d’une réconciliation cherchée,
regarda le chef tendrement, lui jeta un sourire qui ressemblait à un
baiser; puis elle se pencha dans le fond de la voiture, et ne voulut
plus risquer l’avenir de ce drame de bonheur, croyant en avoir rattaché
le nœud par ce sourire. Elle était si belle! Elle savait si bien
triompher des obstacles en amour! Elle était si fort habituée à se
jouer de tout, à marcher au hasard! Elle aimait tant l’imprévu et les
orages de la vie!

Bientôt, par l’ordre du marquis, la voiture quitta la grande route
et se dirigea vers la Vivetière, à travers un chemin creux encaissé
de hauts talus plantés de pommiers qui en faisaient plutôt un fossé
qu’une route. Les voyageurs laissèrent les soldats gagner lentement
à leur suite le manoir dont les faîtes grisâtres apparaissaient et
disparaissaient tour à tour entre les arbres de cette route argileuse
où plusieurs des gens de l’escorte restèrent occupés à en retirer leurs
souliers.

--Cela ressemble furieusement au chemin du paradis, s’écria Beau-pied.

Grâce à l’expérience que le postillon avait de ces chemins,
mademoiselle de Verneuil ne tarda pas à voir le château de la
Vivetière. Cette maison, située sur la croupe d’une espèce de
promontoire, était défendue et enveloppée par deux étangs profonds
qui ne permettaient d’y arriver qu’en suivant une étroite chaussée.
La partie de cette péninsule où se trouvaient les habitations et les
jardins était protégée à une certaine distance derrière le château,
par un large fossé où se déchargeait l’eau superflue des étangs avec
lesquels il communiquait, et formait ainsi réellement une île presque
inexpugnable, retraite précieuse pour un chef qui ne pouvait être
surpris que par trahison. En entendant crier les gonds rouillés de
la porte et en passant sous la voûte en ogive d’un portail ruiné par
la guerre précédente, mademoiselle de Verneuil avança la tête. Les
couleurs sinistres du tableau qui s’offrit à ses regards effacèrent
presque les pensées d’amour et de coquetterie entre lesquelles elle
se berçait. La voiture entra dans une grande cour presque carrée et
fermée par les rives abruptes des étangs. Ces berges sauvages, baignées
par des eaux couvertes de grandes taches vertes, avaient pour tout
ornement des arbres aquatiques dépouillés de feuilles, dont les troncs
rabougris, les têtes énormes et chenues, élevées au-dessus des roseaux
et des broussailles, ressemblaient à des marmousets grotesques. Ces
haies disgracieuses parurent s’animer et parler quand les grenouilles
les désertèrent en coassant, et que des poules d’eau, réveillées par le
bruit de la voiture, volèrent en barbotant sur la surface des étangs.
La cour entourée d’herbes hautes et flétries, d’ajoncs, d’arbustes
nains ou parasites, excluait toute idée d’ordre et de splendeur. Le
château semblait abandonné depuis longtemps. Les toits paraissaient
plier sous le poids des végétations qui y croissaient. Les murs,
quoique construits de ces pierres schisteuses et solides dont abonde
le sol, offraient de nombreuses lézardes où le lierre attachait
ses griffes. Deux corps de bâtiments réunis en équerre à une haute
tour et qui faisaient face à l’étang, composaient tout le château,
dont les portes et les volets pendants et pourris, les balustrades
rouillées, les fenêtres ruinées, paraissaient devoir tomber au premier
souffle d’une tempête. La bise sifflait alors à travers ces ruines
auxquelles la lune prêtait, par sa lumière indécise, le caractère et
la physionomie d’un grand spectre. Il faut avoir vu les couleurs de
ces pierres granitiques grises et bleues, mariées aux schistes noirs
et fauves, pour savoir combien est vraie l’image que suggérait la vue
de cette carcasse vide et sombre. Ses pierres disjointes, ses croisées
sans vitres, sa tour à créneaux, ses toits à jour lui donnaient tout à
fait l’air d’un squelette; et les oiseaux de proie qui s’envolèrent en
criant ajoutaient un trait de plus à cette vague ressemblance. Quelques
hauts sapins plantés derrière la maison balançaient au-dessus des
toits leur feuillage sombre, et quelques ifs, taillés pour en décorer
les angles, l’encadraient de tristes festons, semblables aux tentures
d’un convoi. Enfin, la forme des portes, la grossièreté des ornements,
le peu d’ensemble des constructions, tout annonçait un de ces manoirs
féodaux dont s’enorgueillit la Bretagne, avec raison peut-être, car ils
forment sur cette terre gaélique une espèce d’histoire monumentale des
temps nébuleux qui précèdent l’établissement de la monarchie.

Mademoiselle de Verneuil, dans l’imagination de laquelle le mot de
château réveillait toujours les formes d’un type convenu, frappée de la
physionomie funèbre de ce tableau, sauta légèrement hors de la calèche,
et le contempla toute seule avec terreur, en songeant au parti qu’elle
devait prendre. Francine entendit pousser à madame du Gua un soupir de
joie en se trouvant hors de l’atteinte des Bleus, et une exclamation
involontaire lui échappa quand le portail fut fermé et qu’elle se vit
dans cette espèce de forteresse naturelle.

Montauran s’était vivement élancé vers mademoiselle de Verneuil en
devinant les pensées qui la préoccupaient.

--Ce château, dit-il avec une légère tristesse, a été ruiné par la
guerre, comme les projets que j’élevais pour notre bonheur l’ont été
par vous.

--Et comment, demanda-t-elle toute surprise?

--Êtes-vous une _jeune femme belle_, NOBLE _et spirituelle_, dit-il
avec un accent d’ironie en lui répétant les paroles qu’elle lui avait
si coquettement prononcées dans leur conversation sur la route.

--Qui vous a dit le contraire?

--Des amis dignes de foi qui s’intéressent à ma sûreté et veillent à
déjouer les trahisons.

--Des trahisons! dit-elle d’un air moqueur. Alençon et Hulot sont-ils
donc déjà si loin? Vous n’avez pas de mémoire, un défaut dangereux pour
un chef de parti! --Mais du moment où des amis, ajouta-t-elle avec une
rare impertinence, règnent si puissamment dans votre cœur, gardez vos
amis. Rien n’est comparable aux plaisirs de l’amitié. Adieu, ni moi, ni
les soldats de la République nous n’entrerons ici.

Elle s’élança vers le portail par un mouvement de fierté blessée et de
dédain, mais elle déploya dans sa démarche une noblesse et un désespoir
qui changèrent toutes les idées du marquis, à qui il en coûtait trop
de renoncer à ses désirs pour qu’il ne fût pas imprudent et crédule.
Lui aussi aimait déjà. Ces deux amants n’avaient donc envie ni l’un ni
l’autre de se quereller longtemps.

--Ajoutez un mot et je vous crois, dit-il d’une voix suppliante.

--Un mot, reprit-elle avec ironie en serrant ses lèvres, un mot? pas
seulement un geste.

--Au moins grondez-moi, demanda-t-il en essayant de prendre une main
qu’elle retira; si toutefois vous osez bouder un chef de rebelles,
maintenant aussi défiant et sombre qu’il était joyeux et confiant
naguère.

Marie ayant regardé le marquis sans colère, il ajouta: --Vous avez mon
secret, et je n’ai pas le vôtre.

A ces mots, le front d’albâtre sembla devenu brun, Marie jeta un regard
d’humeur au chef et répondit: --Mon secret? jamais.

En amour, chaque parole, chaque coup d’œil, ont leur éloquence du
moment; mais là mademoiselle de Verneuil n’exprima rien de précis, et
quelque habile que fût Montauran, le secret de cette exclamation resta
impénétrable, quoique la voix de cette femme eût trahi des émotions peu
ordinaires, qui durent vivement piquer sa curiosité.

--Vous avez, reprit-il, une plaisante manière de dissiper les soupçons.

--En conservez-vous donc? demanda-t-elle en le toisant des yeux comme
si elle lui eût dit: --Avez-vous quelques droits sur moi?

--Mademoiselle, répondit le jeune homme d’un air soumis et ferme, le
pouvoir que vous exercez sur les troupes républicaines, cette escorte...

--Ah! vous m’y faites penser. Mon escorte et moi, lui demanda-t-elle
avec une légère ironie, vos protecteurs enfin, seront-ils en sûreté ici?

--Oui, foi de gentilhomme! Qui que vous soyez, vous et les vôtres, vous
n’avez rien à craindre chez moi.

Ce serment fut prononcé par un mouvement si loyal et si généreux, que
mademoiselle de Verneuil dut avoir une entière sécurité sur le sort
des Républicains. Elle allait parler, quand l’arrivée de madame du Gua
lui imposa silence. Cette dame avait pu entendre ou deviner une partie
de la conversation des deux amants, et ne concevait pas de médiocres
inquiétudes en les apercevant dans une position qui n’accusait plus
la moindre inimitié. En voyant cette femme, le marquis offrit la main
à mademoiselle de Verneuil, et s’avança vers la maison avec vivacité
comme pour se défaire d’une importune compagnie.

--Je le gêne, se dit l’inconnue en restant immobile à sa place.
Elle regarda les deux amants réconciliés s’en allant lentement vers
le perron, où ils s’arrêtèrent pour causer aussitôt qu’ils eurent
mis entre elle et eux un certain espace. --Oui, oui, je les gêne,
reprit-elle en se parlant à elle-même, mais dans peu cette créature-là
ne me gênera plus; l’étang sera, par Dieu, son tombeau! Ne tiendrai-je
pas bien ta parole de gentilhomme? une fois sous cette eau, qu’a-t-on à
craindre? n’y sera-t-elle pas en sûreté?

Elle regardait d’un œil fixe le miroir calme du petit lac de droite,
quand tout à coup elle entendit bruire les ronces de la berge et
aperçut au clair de la lune la figure de Marche-à-terre qui se dressa
par-dessus la noueuse écorce d’un vieux saule. Il fallait connaître
le Chouan pour le distinguer au milieu de cette assemblée de truisses
ébranchées parmi lesquelles la sienne se confondait si facilement.
Madame du Gua jeta d’abord autour d’elle un regard de défiance; elle
vit le postillon conduisant ses chevaux à une écurie située dans celle
des deux ailes du château qui faisait face à la rive où Marche-à terre
était caché; Francine allait vers les deux amants qui, dans ce moment,
oubliaient toute la terre; alors, l’inconnue s’avança, mettant un
doigt sur ses lèvres pour réclamer un profond silence; puis, le Chouan
comprit plutôt qu’il n’entendit les paroles suivantes: --Combien
êtes-vous, ici?

--Quatre-vingt-sept.

--Ils ne sont que soixante-cinq, je les ai comptés.

--Bien, reprit le sauvage avec une satisfaction farouche.

Attentif aux moindres gestes de Francine, le Chouan disparut dans
l’écorce du saule en la voyant se retourner pour chercher des yeux
l’ennemie sur laquelle elle veillait par instinct.

Sept ou huit personnes, attirées par le bruit de la voiture, se
montrèrent en haut du principal perron et s’écrièrent: --C’est le Gars!
c’est lui, le voici! A ces exclamations, d’autres hommes accoururent,
et leur présence interrompit la conversation des deux amants. Le
marquis de Montauran s’avança précipitamment vers les gentilshommes,
leur fit un signe impératif pour leur imposer silence, et leur indiqua
le haut de l’avenue par laquelle débouchaient les soldats républicains.
A l’aspect de ces uniformes bleus à revers rouges si connus, et de
ces baïonnettes luisantes, les conspirateurs étonnés s’écrièrent:
--Seriez-vous donc venu pour nous trahir?

--Je ne vous avertirais pas du danger, répondit le marquis en souriant
avec amertume. --Ces Bleus, reprit-il après une pause, forment
l’escorte de cette jeune dame dont la générosité nous a miraculeusement
délivrés d’un péril auquel nous avons failli succomber dans une auberge
d’Alençon. Nous vous conterons cette aventure. Mademoiselle et son
escorte sont ici sur ma parole, et doivent être reçus en amis.

Madame du Gua et Francine étaient arrivées jusqu’au perron, le marquis
présenta galamment la main à mademoiselle de Verneuil, le groupe de
gentilshommes se partagea en deux haies pour les laisser passer, et
tous essayèrent d’apercevoir les traits de l’inconnue; car madame
du Gua avait déjà rendu leur curiosité plus vive en leur faisant
quelques signes à la dérobée. Mademoiselle de Verneuil vit dans la
première salle une grande table parfaitement servie, et préparée pour
une vingtaine de convives. Cette salle à manger communiquait à un
vaste salon où l’assemblée se trouva bientôt réunie. Ces deux pièces
étaient en harmonie avec le spectacle de destruction qu’offraient les
dehors du château. Les boiseries de noyer poli, mais de formes rudes
et grossières, saillantes, mal travaillées, étaient disjointes et
semblaient près de tomber. Leur couleur sombre ajoutait encore à la
tristesse de ces salles sans glaces ni rideaux, où quelques meubles
séculaires et en ruine s’harmoniaient avec cet ensemble de débris.
Marie aperçut des cartes géographiques, et des plans déroulés sur une
grande table; puis, dans les angles de l’appartement, des armes et
des carabines amoncelées. Tout témoignait d’une conférence importante
entre les chefs des Vendéens et ceux des Chouans. Le marquis conduisit
mademoiselle de Verneuil à un immense fauteuil vermoulu qui se trouvait
auprès de la cheminée, et Francine vint se placer derrière sa maîtresse
en s’appuyant sur le dossier de ce meuble antique.

--Vous me permettrez bien de faire un moment le maître de maison, dit
le marquis en quittant les deux étrangères pour se mêler aux groupes
formés par ses hôtes.

Francine vit tous les chefs, sur quelques mots de Montauran,
s’empressant de cacher leurs armes, les cartes et tout ce qui pouvait
éveiller les soupçons des officiers républicains; quelques-uns
quittèrent de larges ceintures de peau contenant des pistolets et des
couteaux de chasse. Le marquis recommanda la plus grande discrétion,
et sortit en s’excusant sur la nécessité de pourvoir à la réception
des hôtes gênants que le hasard lui donnait. Mademoiselle de Verneuil,
qui avait levé ses pieds vers le feu en s’occupant à les chauffer,
laissa partir Montauran sans retourner la tête, et trompa l’attente des
assistants, qui tous désiraient la voir. Francine fut donc seule témoin
du changement que produisit dans l’assemblée le départ du jeune chef.
Les gentilshommes se groupèrent autour de la dame inconnue, et, pendant
la sourde conversation qu’elle tint avec eux, il n’y en eut pas un qui
ne regardât à plusieurs reprises les deux étrangères.

--Vous connaissez Montauran, leur disait-elle, il s’est amouraché en un
moment de cette fille, et vous comprenez bien que, dans ma bouche, les
meilleurs avis lui ont été suspects. Les amis que nous avons à Paris,
messieurs de Valois et d’Esgrignon d’Alençon, tous l’ont prévenu du
piége qu’on veut lui tendre en lui jetant à la tête une créature, et il
se coiffe de la première qu’il rencontre; d’une fille qui, suivant les
renseignements que j’ai fait prendre, s’empare d’un grand nom pour le
souiller, qui, etc., etc.

Cette dame, dans laquelle on a pu reconnaître la femme qui décida
l’attaque de la turgotine, conservera désormais dans cette histoire le
nom qui lui servit à échapper aux dangers de son passage par Alençon.
La publication du vrai nom ne pourrait qu’offenser une noble famille,
déjà profondément affligée par les écarts de cette jeune dame, dont
la destinée a d’ailleurs été le sujet d’une autre Scène. Bientôt
l’attitude de curiosité que prit l’assemblée devint impertinente
et presque hostile. Quelques exclamations assez dures parvinrent à
l’oreille de Francine, qui, après avoir dit un mot à sa maîtresse,
se réfugia dans l’embrasure d’une croisée. Marie se leva, se tourna
vers le groupe insolent, y jeta quelques regards pleins de dignité,
de mépris même. Sa beauté, l’élégance de ses manières et sa fierté,
changèrent tout à coup les dispositions de ses ennemis et lui valurent
un murmure flatteur qui leur échappa. Deux ou trois hommes, dont
l’extérieur trahissait les habitudes de politesse et de galanterie qui
s’acquièrent dans la sphère élevée des cours, s’approchèrent de Marie
avec bonne grâce; sa décence leur imposa le respect, aucun d’eux n’osa
lui adresser la parole, et loin d’être accusée par eux, ce fut elle qui
sembla les juger.

Les chefs de cette guerre entreprise pour Dieu et le Roi ressemblaient
bien peu aux portraits de fantaisie qu’elle s’était plu à tracer.
Cette lutte, véritablement grande, se rétrécit et prit des proportions
mesquines, quand elle vit, sauf deux ou trois figures vigoureuses, ces
gentilshommes de province, tous dénués d’expression et de vie. Après
avoir fait de la poésie, Marie tomba tout à coup dans le vrai. Ces
physionomies paraissaient annoncer d’abord plutôt un besoin d’intrigue
que l’amour de la gloire, l’intérêt mettait bien réellement à tous ces
gentilshommes les armes à la main; mais s’ils devenaient héroïques
dans l’action, là ils se montraient à nu. La perte de ses illusions
rendit mademoiselle de Verneuil injuste et l’empêcha de reconnaître le
dévouement vrai qui rendit plusieurs de ces hommes si remarquables.
Cependant la plupart d’entre eux montraient des manières communes. Si
quelques têtes originales se faisaient distinguer entre les autres,
elles étaient rapetissées par les formules et par l’étiquette de
l’aristocratie. Si Marie accorda généralement de la finesse et de
l’esprit à ces hommes, elle trouva chez eux une absence complète de
cette simplicité, de ce grandiose auquel les triomphes et les hommes
de la République l’habituaient. Cette assemblée nocturne, au milieu de
ce vieux castel en ruine et sous ces ornements contournés assez bien
assortis aux figures, la fit sourire, elle voulut y voir un tableau
symbolique de la monarchie. Elle pensa bientôt avec délices qu’au moins
le marquis jouait le premier rôle parmi ces gens dont le seul mérite,
pour elle, était de se dévouer à une cause perdue. Elle dessina la
figure de son amant sur cette masse, se plut à l’en faire ressortir,
et ne vit plus dans ces figures maigres et grêles que les instruments
de ses nobles desseins. En ce moment, les pas du marquis retentirent
dans la salle voisine. Tout à coup les conspirateurs se séparèrent en
plusieurs groupes, et les chuchotements cessèrent. Semblables à des
écoliers qui ont comploté quelque malice en l’absence de leur maître,
ils s’empressèrent d’affecter l’ordre et le silence. Montauran entra,
Marie eut le bonheur de l’admirer au milieu de ces gens parmi lesquels
il était le plus jeune, le plus beau, le premier. Comme un roi dans sa
cour, il alla de groupe en groupe, distribua de légers coups de tête,
des serrements de main, des regards, des paroles d’intelligence ou de
reproche, en faisant son métier de chef de parti avec une grâce et un
aplomb difficiles à supposer dans ce jeune homme d’abord accusé par
elle d’étourderie. La présence du marquis mit un terme à la curiosité
qui s’était attachée à mademoiselle de Verneuil; mais, bientôt, les
méchancetés de madame du Gua produisirent leur effet. Le baron du
Guénic, surnommé l’_Intimé_, qui, parmi tous ces hommes rassemblés par
de graves intérêts, paraissait autorisé par son nom et par son rang à
traiter familièrement Montauran, le prit par le bras et l’emmena dans
un coin.

--Écoute, mon cher marquis, lui dit-il, nous te voyons tous avec peine
sur le point de faire une insigne folie.

--Qu’entends-tu par ces paroles?

--Mais sais-tu bien d’où vient cette fille, qui elle est réellement, et
quels sont ses desseins sur toi?

--Mon cher l’Intimé, entre nous soit dit, demain matin, ma fantaisie
sera passée.

--D’accord, mais si cette créature te livre avant le jour?...

--Je te répondrai quand tu m’auras dit pourquoi elle ne l’a pas déjà
fait, répliqua Montauran, qui prit par badinage un air de fatuité.

--Oui, mais si tu lui plais, elle ne veut peut-être pas te trahir avant
que sa fantaisie, à elle, soit passée.

--Mon cher, regarde cette charmante fille, étudie ses manières, et ose
dire que ce n’est pas une femme de distinction? Si elle jetait sur
toi des regards favorables, ne sentirais-tu pas, au fond de ton âme,
quelque respect pour elle. Une dame vous a déjà prévenus contre cette
personne; mais, après ce que nous nous sommes dit l’un à l’autre, si
c’était une de ces créatures perdues dont nous ont parlé nos amis, je
la tuerais...

--Croyez-vous, dit madame du Gua, qui intervint, Fouché assez bête pour
vous envoyer une fille prise au coin d’une rue? il a proportionné les
séductions à votre mérite. Mais si vous êtes aveugle, vos amis auront
les yeux ouverts pour veiller sur vous.

--Madame, répondit le Gars en lui dardant des regards de colère, songez
à ne rien entreprendre contre cette personne, ni contre son escorte,
ou rien ne vous garantirait de ma vengeance. Je veux que mademoiselle
soit traitée avec les plus grands égards et comme une femme qui
m’appartient. Nous sommes, je crois, alliés aux Verneuil.

L’opposition que rencontrait le marquis produisit l’effet ordinaire
que font sur les jeunes gens de semblables obstacles. Quoiqu’il eût
en apparence traité fort légèrement mademoiselle de Verneuil et fait
croire que sa passion pour elle était un caprice, il venait, par un
sentiment d’orgueil, de franchir un espace immense. En avouant cette
femme, il trouva son honneur intéressé à ce qu’elle fût respectée;
il alla donc, de groupe en groupe, assurant, en homme qu’il eût été
dangereux de froisser, que cette inconnue était réellement mademoiselle
de Verneuil. Aussitôt, toutes les rumeurs s’apaisèrent. Lorsque
Montauran eut établi une espèce d’harmonie dans le salon et satisfait à
toutes les exigences, il se rapprocha de sa maîtresse avec empressement
et lui dit à voix basse:

--Ces gens-là m’ont volé un moment de bonheur.

--Je suis bien contente de vous avoir près de moi, répondit-elle en
riant. Je vous préviens que je suis curieuse; ainsi, ne vous fatiguez
pas trop de mes questions. Dites-moi d’abord quel est ce bonhomme qui
porte une veste de drap vert.

--C’est le fameux major Brigaut, un homme du Marais, compagnon de feu
Mercier, dit La-Vendée.

--Mais quel est le gros ecclésiastique à face rubiconde avec lequel il
cause maintenant de moi? reprit mademoiselle de Verneuil.

--Savez-vous ce qu’ils disent?

--Si je veux le savoir?... Est-ce une question?

--Mais je ne pourrais vous en instruire sans vous offenser.

--Du moment où vous me laissez offenser sans tirer vengeance des
injures que je reçois chez vous, adieu, marquis! Je ne veux pas rester
un moment ici. J’ai déjà quelques remords de tromper ces pauvres
Républicains, si loyaux et si confiants.

Elle fit quelques pas, et le marquis la suivit.

--Ma chère Marie, écoutez-moi. Sur mon honneur, j’ai imposé silence
à leurs méchants propos avant de savoir s’ils étaient faux ou vrais.
Néanmoins dans ma situation, quand les amis que nous avons dans les
ministères à Paris m’ont averti de me défier de toute espèce de femme
qui se trouverait sur mon chemin en m’annonçant que Fouché voulait
employer contre moi une Judith des rues, il est permis à mes meilleurs
amis de penser que vous êtes trop belle pour être une honnête femme...

En parlant, le marquis plongeait son regard dans les yeux de
mademoiselle de Verneuil qui rougit, et ne put retenir quelques pleurs.

--J’ai mérité ces injures, dit-elle. Je voudrais vous voir persuadé
que je suis une méprisable créature et me savoir aimée... alors je ne
douterais plus de vous. Moi je vous ai cru quand vous me trompiez,
et vous ne me croyez pas quand je suis vraie. Brisons là, monsieur,
dit-elle en fronçant le sourcil et pâlissant comme une femme qui va
mourir. Adieu.

Elle s’élança hors de la salle à manger par un mouvement de désespoir.

--Marie, ma vie est à vous, lui dit le jeune marquis à l’oreille.

Elle s’arrêta, le regarda.

--Non, non, dit-elle, je serai généreuse. Adieu. Je ne pensais, en vous
suivant, ni à mon passé, ni à votre avenir, j’étais folle.

--Comment, vous me quittez au moment où je vous offre ma vie!...

--Vous l’offrez dans un moment de passion, de désir.

--Sans regret, et pour toujours, dit-il.

Elle rentra. Pour cacher ses émotions, le marquis continua l’entretien.

--Ce gros homme de qui vous me demandiez le nom est un homme
redoutable, l’abbé Gudin, un de ces jésuites assez obstinés, assez
dévoués peut-être pour rester en France malgré l’édit de 1763 qui les
en a bannis. Il est le boute-feu de la guerre dans ces contrées et le
propagateur de l’association religieuse dite du Sacré-Cœur. Habitué
à se servir de la religion comme d’un instrument, il persuade à ses
affiliés qu’ils ressusciteront, et sait entretenir leur fanatisme par
d’adroites prédications. Vous le voyez: il faut employer les intérêts
particuliers de chacun pour arriver à un grand but. Là sont tous les
secrets de la politique.

--Et ce vieillard encore vert, tout musculeux, dont la figure est si
repoussante? Tenez, là, l’homme habillé avec les lambeaux d’une robe
d’avocat.

--Avocat? il prétend au grade de maréchal de camp. N’avez-vous pas
entendu parler de Longuy?

--Ce serait lui! dit mademoiselle de Verneuil effrayée. Vous vous
servez de ces hommes!

--Chut! il peut vous entendre. Voyez-vous cet autre en conversation
criminelle avec madame du Gua...

--Cet homme en noir qui ressemble à un juge?

--C’est un de nos négociateurs, la Billardière, fils d’un conseiller au
parlement de Bretagne, dont le nom est quelque chose comme Flamet; mais
il a la confiance des princes.

--Et son voisin, celui qui serre en ce moment sa pipe de terre blanche,
et qui appuie tous les doigts de sa main droite sur le panneau comme un
pacant? dit mademoiselle de Verneuil en riant.

--Vous l’avez, pardieu, deviné, c’est l’ancien garde-chasse du défunt
mari de cette dame. Il commande une des compagnies que j’oppose aux
bataillons mobiles. Lui et Marche-à-terre sont peut-être les plus
consciencieux serviteurs que le Roi ait ici.

--Mais elle, qui est-elle?

--Elle, reprit le marquis, elle est la dernière maîtresse qu’ait eue
Charrette. Elle possède une grande influence sur tout ce monde.

--Lui est-elle restée fidèle?

Pour toute réponse le marquis fit une petite moue dubitative.

--Et l’estimez-vous?

--Vous êtes effectivement bien curieuse.

--Elle est mon ennemie parce qu’elle ne peut plus être ma rivale, dit
en riant mademoiselle de Verneuil, je lui pardonne ses erreurs passées,
qu’elle me pardonne les miennes. Et cet officier à moustaches?

--Permettez-moi de ne pas le nommer. Il veut se défaire du premier
Consul en l’attaquant à main armée? Qu’il réussisse ou non, vous le
connaîtrez, il deviendra célèbre.

--Et vous êtes venu commander à de pareilles gens?... dit-elle avec
horreur. Voilà les défenseurs du Roi! Où sont donc les gentilshommes et
les seigneurs?

--Mais, dit le marquis avec impertinence, ils sont répandus dans toutes
les cours de l’Europe. Qui donc enrôle les rois, leurs cabinets, leurs
armées, au service de la maison de Bourbon, et les lance sur cette
République qui menace de mort toutes les monarchies et l’ordre social
d’une destruction complète?...

--Ah! répondit-elle avec une généreuse émotion, soyez désormais la
source pure où je puiserai les idées que je dois encore acquérir... j’y
consens. Mais laissez-moi penser que vous êtes le seul noble qui fasse
son devoir en attaquant la France avec des Français, et non à l’aide de
l’étranger. Je suis femme, et sens que si mon enfant me frappait dans
sa colère, je pourrais lui pardonner; mais s’il me voyait de sang-froid
déchirée par un inconnu, je le regarderais comme un monstre.

--Vous serez toujours Républicaine, dit le marquis en proie à une
délicieuse ivresse excitée par les généreux accents qui le confirmaient
dans ses présomptions.

--Républicaine? Non, je ne le suis plus. Je ne vous estimerais pas
si vous vous soumettiez au premier Consul, reprit-elle; mais je ne
voudrais pas non plus vous voir à la tête de gens qui pillent un coin
de la France au lieu d’assaillir toute la République. Pour qui vous
battez-vous? Qu’attendez-vous d’un roi rétabli sur le trône par vos
mains? Une femme a déjà entrepris ce beau chef-d’œuvre, le roi libéré
l’a laissé brûler vive. Ces hommes-là sont les oints du Seigneur, et
il y a du danger à toucher aux choses consacrées. Laissez Dieu seul
les placer, les déplacer, les replacer sur leurs tabourets de pourpre.
Si vous avez pesé la récompense qui vous en reviendra, vous êtes à mes
yeux dix fois plus grand que je ne vous croyais; foulez-moi alors si
vous le voulez aux pieds, je vous le permets, je serai heureuse.

--Vous êtes ravissante! n’essayez pas d’endoctriner ces messieurs, je
serais sans soldats.

--Ah! si vous vouliez me laisser vous convertir, nous irions à mille
lieues d’ici.

--Ces hommes que vous paraissez mépriser sauront périr dans la lutte,
répliqua le marquis d’un ton plus grave, et leurs torts seront oubliés.
D’ailleurs, si mes efforts sont couronnés de quelques succès, les
lauriers du triomphe ne cacheront-ils pas tout?

--Il n’y a que vous ici à qui je voie risquer quelque chose.

--Je ne suis pas le seul, reprit-il avec une modestie vraie. Voici
là-bas deux nouveaux chefs de la Vendée. Le premier, que vous avez
entendu nommer le Grand-Jacques, est le comte de Fontaine, et l’autre
la Billardière, que je vous ai déjà montré.

--Et oubliez-vous Quiberon, où la Billardière a joué le rôle le plus
singulier?... répondit-elle frappée d’un souvenir.

--La Billardière a beaucoup pris sur lui, croyez-moi. Ce n’est pas être
sur des roses que de servir les princes...

--Ah! vous me faites frémir! s’écria Marie. Marquis, reprit-elle
d’un ton qui semblait annoncer une réticence dont le mystère lui
était personnel, il suffit d’un instant pour détruire une illusion
et dévoiler des secrets d’où dépendent la vie et le bonheur de bien
des gens... Elle s’arrêta comme si elle eût craint d’en trop dire, et
ajouta: --Je voudrais savoir les soldats de la République en sûreté.

--Je serai prudent, dit-il en souriant pour déguiser son émotion, mais
ne me parlez plus de vos soldats, je vous en ai répondu sur ma foi de
gentilhomme.

--Et après tout, de quel droit voudrais-je vous conduire? reprit-elle.
Entre nous soyez toujours le maître. Ne vous ai-je pas dit que je
serais au désespoir de régner sur un esclave?

--Monsieur le marquis, dit respectueusement le major Brigaut en
interrompant cette conversation, les Bleus resteront-ils donc longtemps
ici?

--Ils partiront aussitôt qu’ils se seront reposés, s’écria Marie.

Le marquis lança des regards scrutateurs sur l’assemblée, y remarqua
de l’agitation, quitta mademoiselle de Verneuil, et laissa madame du
Gua venir le remplacer auprès d’elle. Cette femme apportait un masque
riant et perfide que le sourire amer du jeune chef ne déconcerta point.
En ce moment Francine jeta un cri promptement étouffé. Mademoiselle de
Verneuil, qui vit avec étonnement sa fidèle campagnarde s’élançant vers
la salle à manger, regarda madame du Gua, et sa surprise augmenta à
l’aspect de la pâleur répandue sur le visage de son ennemie. Curieuse
de pénétrer le secret de ce brusque départ, elle s’avança vers
l’embrasure de la fenêtre où sa rivale la suivit afin de détruire les
soupçons qu’une imprudence pouvait avoir éveillés et lui sourit avec
une indéfinissable malice quand, après avoir jeté toutes deux un regard
sur le paysage du lac, elles revinrent ensemble à la cheminée, Marie
sans avoir rien aperçu qui justifiât la fuite de Francine, madame du
Gua satisfaite d’être obéie. Le lac au bord duquel Marche-à-terre avait
comparu dans la cour à l’évocation de cette femme, allait rejoindre le
fossé d’enceinte qui protégeait les jardins, en décrivant de vaporeuses
sinuosités, tantôt larges comme des étangs, tantôt resserrées comme
les rivières artificielles d’un parc. Le rivage rapide et incliné que
baignaient ces eaux claires passait à quelques toises de la croisée.
Occupée à contempler, sur la surface des eaux, les lignes noires qu’y
projetaient les têtes de quelques vieux saules, Francine observait
assez insouciamment l’uniformité de courbure qu’une brise légère
imprimait à leurs branchages. Tout à coup elle crut apercevoir une
de leurs figures remuant sur le miroir des eaux par quelques-uns de
ces mouvements irréguliers et spontanés qui trahissent la vie. Cette
figure, quelque vague qu’elle fût, semblait être celle d’un homme.
Francine attribua d’abord sa vision aux imparfaites configurations
que produisait la lumière de la lune, à travers les feuillages; mais
bientôt une seconde tête se montra; puis d’autres apparurent encore
dans le lointain. Les petits arbustes de la berge se courbèrent et
se relevèrent avec violence. Francine vit alors cette longue haie
insensiblement agitée comme un de ces grands serpents indiens aux
formes fabuleuses. Puis, çà et là, dans les genêts et les hautes
épines, plusieurs points lumineux brillèrent et se déplacèrent. En
redoublant d’attention, l’amante de Marche-à-terre crut reconnaître la
première des figures noires qui allaient au sein de ce mouvant rivage.
Quelque indistinctes que fussent les formes de cet homme, le battement
de son cœur lui persuada qu’elle voyait en lui Marche-à-terre. Éclairée
par un geste, et impatiente de savoir si cette marche mystérieuse ne
cachait pas quelque perfidie, elle s’élança vers la cour. Arrivée au
milieu de ce plateau de verdure, elle regarda tour à tour les deux
corps de logis et les deux berges sans découvrir dans celle qui faisait
face à l’aile inhabitée aucune trace de ce sourd mouvement. Elle prêta
une oreille attentive, et entendit un léger bruissement semblable à
celui que peuvent produire les pas d’une bête fauve dans le silence des
forêts; elle tressaillit et ne trembla pas. Quoique jeune et innocente
encore, la curiosité lui inspira promptement une ruse. Elle aperçut la
voiture, courut s’y blottir, et ne leva sa tête qu’avec la précaution
du lièvre aux oreilles duquel résonne le bruit d’une chasse lointaine.
Elle vit Pille-miche qui sortit de l’écurie. Ce Chouan était accompagné
de deux paysans, et tous trois portaient des bottes de paille; ils
les étalèrent de manière à former une longue litière devant le corps
de bâtiment inhabité parallèle à la berge bordée d’arbres nains, où
les Chouans marchaient avec un silence qui trahissait les apprêts de
quelque horrible stratagème.

--Tu leur donnes de la paille comme s’ils devaient réellement dormir
là. Assez, Pille-miche, assez, dit une voix rauque et sourde que
Francine reconnut.

--N’y dormiront-ils pas? reprit Pille-miche en laissant échapper
un gros rire bête. Mais ne crains-tu pas que le Gars ne se fâche?
ajouta-t-il si bas que Francine n’entendit rien.

--Eh! bien, il se fâchera, répondit à demi-voix Marche-à-terre; mais
nous aurons tué les Bleus, tout de même. --Voilà, reprit-il, une
voiture qu’il faut rentrer à nous deux.

Pille-miche tira la voiture par le timon, et Marche-à-terre la poussa
par une des roues avec une telle prestesse que Francine se trouva
dans la grange et sur le point d’y rester enfermée, avant d’avoir eu
le temps de réfléchir à sa situation. Pille-miche sortit pour aider à
amener la pièce de cidre que le marquis avait ordonné de distribuer aux
soldats de l’escorte. Marche-à-terre passait le long de la calèche pour
se retirer et fermer la porte, quand il se sentit arrêté par une main
qui saisit les longs crins de sa peau de chèvre. Il reconnut des yeux
dont la douceur exerçait sur lui la puissance du magnétisme, et demeura
pendant un moment comme _charmé_. Francine sauta vivement hors de la
voiture, et lui dit de cette voix agressive qui va merveilleusement à
une femme irritée: --Pierre, quelles nouvelles as-tu donc apportées
sur le chemin à cette dame et à son fils? Que fait-on ici? Pourquoi te
caches-tu? je veux tout savoir. Ces mots donnèrent au visage du Chouan
une expression que Francine ne lui connaissait pas. Le Breton amena son
innocente maîtresse sur le seuil de la porte; là, il la tourna vers
la lueur blanchissante de la lune, et lui répondit en la regardant
avec des yeux terribles: --Oui, par ma damnation! Francine, je te le
dirai, mais quand tu m’auras juré sur ce chapelet... Et il tira un
vieux chapelet de dessous sa peau de bique. --Sur cette relique que tu
connais, reprit-il, de me répondre vérité à une seule demande. Francine
rougit en regardant ce chapelet qui sans doute, était un gage de leur
amour. --C’est là-dessus, reprit le Chouan tout ému, que tu as juré...

Il n’acheva pas. La paysanne appliqua sa main sur les lèvres de son
sauvage amant pour lui imposer silence.

--Ai-je donc besoin de jurer? dit-elle.

Il prit sa maîtresse doucement par la main, la contempla pendant
un instant, et reprit: --La demoiselle que tu sers se nomme-t-elle
réellement mademoiselle de Verneuil?

Francine demeura les bras pendants, les paupières baissées, la tête
inclinée, pâle, interdite.

--C’est une cataud! reprit Marche-à-terre d’une voix terrible.

A ce mot, la jolie main lui couvrit encore les lèvres, mais cette fois
il se recula violemment. La petite Bretonne ne vit plus d’amant, mais
bien une bête féroce dans toute l’horreur de sa nature. Les sourcils du
Chouan étaient violemment serrés, ses lèvres se contractèrent, et il
montra les dents comme un chien qui défend son maître.

--Je t’ai laissée fleur et je te retrouve fumier. Ah! pourquoi t’ai-je
abandonnée! Vous venez pour nous trahir, pour livrer le Gars.

Ces phrases furent plutôt des rugissements que des paroles. Quoique
Francine eût peur, à ce dernier reproche, elle osa contempler ce visage
farouche, leva sur lui des yeux angéliques et répondit avec calme: --Je
gage mon salut que cela est faux. C’est des idées de ta dame.

A son tour il baissa la tête; puis elle lui prit la main, se tourna
vers lui par un mouvement mignon, et lui dit: --Pierre, pourquoi
sommes-nous dans tout ça? Écoute, je ne sais pas comment toi tu peux y
comprendre quelque chose, car je n’y entends rien! Mais souviens-toi
que cette belle et noble demoiselle est ma bienfaitrice; elle est aussi
la tienne, et nous vivons quasiment comme deux sœurs. Il ne doit jamais
lui arriver rien de mal là où nous serons avec elle, de notre vivant du
moins. Jure-le moi donc! Ici je n’ai confiance qu’en toi.

--Je ne commande pas ici, répondit le Chouan d’un ton bourru.

Son visage devint sombre. Elle lui prit ses grosses oreilles pendantes,
et les lui tordit doucement, comme si elle caressait un chat.

--Eh! bien, promets-moi, reprit-elle en le voyant moins sévère,
d’employer à la sûreté de notre bienfaitrice tout le pouvoir que tu as.

Il remua la tête comme s’il doutait du succès, et ce geste fit gémir
la Bretonne. En ce moment critique, l’escorte était parvenue à la
chaussée. Le pas des soldats et le bruit de leurs armes réveillèrent
les échos de la cour et parurent mettre un terme à l’indécision de
Marche-à-terre.

--Je la sauverai peut-être, dit-il à sa maîtresse, si tu peux la faire
demeurer dans la maison. --Et, ajouta-t-il, quoi qu’il puisse arriver,
restes-y avec elle et garde le silence le plus profond; sans quoi, rin.

--Je te le promets, répondit-elle dans son effroi.

--Eh! bien, rentre. Rentre à l’instant et cache ta peur à tout le
monde, même à ta maîtresse.

--Oui.

Elle serra la main du Chouan, qui la regarda d’un air paternel, courant
avec la légèreté d’un oiseau vers le perron; puis il se coula dans sa
haie, comme un acteur qui se sauve vers la coulisse au moment où se
lève le rideau tragique.

--Sais-tu, Merle, que cet endroit-ci m’a l’air d’une véritable
souricière, dit Gérard en arrivant au château.

--Je le vois bien, répondit le capitaine soucieux.

Les deux officiers s’empressèrent de placer des sentinelles pour
s’assurer de la chaussée et du portail, puis ils jetèrent des regards
de défiance sur les berges et les alentours du paysage.

--Bah! dit Merle, il faut nous livrer à cette baraque-là en toute
confiance ou ne pas y entrer.

--Entrons, répondit Gérard.

Les soldats, rendus à la liberté par un mot de leur chef, se hâtèrent
de déposer leurs fusils en faisceaux coniques et formèrent un petit
front de bandière devant la litière de paille, au milieu de laquelle
figurait la pièce de cidre. Ils se divisèrent en groupes auxquels deux
paysans commencèrent à distribuer du beurre et du pain de seigle. Le
marquis vint au-devant des deux officiers et les emmena au salon. Quand
Gérard eut monté le perron, et qu’il regarda les deux ailes où les
vieux mélèzes étendaient leurs branches noires, il appela Beau-pied et
La-clef-des-cœurs.

--Vous allez, à vous deux, faire une reconnaissance dans les jardins et
fouiller les haies, entendez-vous? Puis, vous placerez une sentinelle
devant votre front de bandière...

--Pouvons-nous allumer notre feu avant de nous mettre en masse, mon
adjudant? dit La-clef-des-cœurs.

Gérard inclina la tête.

--Tu le vois bien, La-clef-des-cœurs, dit Beau-pied, l’adjudant a tort
de se fourrer dans ce guêpier. Si Hulot nous commandait, il ne se
serait jamais acculé ici; nous sommes là comme dans une marmite.

--Es-tu bête! répondit La-clef-des-cœurs, comment, toi, le roi des
malins, tu ne devines pas que cette guérite est le château de l’aimable
particulière auprès de laquelle siffle notre joyeux Merle, le plus fini
des capitaines, et il l’épousera, cela est clair comme une baïonnette
bien fourbie. Ça fera honneur à la demi-brigade, une femme comme ça.

--C’est vrai, reprit Beau-pied. Tu peux encore ajouter que voilà de
bon cidre, mais je ne le bois pas avec plaisir devant ces chiennes
de haies-là. Il me semble toujours voir dégringoler Larose et
Vieux-chapeau dans le fossé de la Pèlerine. Je me souviendrai toute ma
vie de la queue de ce pauvre Larose, elle allait comme un marteau de
grande porte.

--Beau-pied, mon ami, tu as trop d’_émagination_ pour un soldat. Tu
devrais faire des chansons à l’Institut national.

--Si j’ai trop d’imagination, lui répliqua Beau-pied, tu n’en as guère,
toi, et il te faudra du temps pour passer consul.

Le rire de la troupe mit fin à la discussion, car La-clef-des-cœurs ne
trouva rien dans sa giberne pour riposter à son antagoniste.

--Viens-tu faire ta ronde? Je vais prendre à droite, moi, lui dit
Beau-pied.

--Eh! bien, je prendrai la gauche, répondit son camarade. Mais avant,
minute! je veux boire un verre de cidre, mon gosier s’est collé comme
le taffetas gommé qui enveloppe le beau chapeau de Hulot.

Le côté gauche des jardins que La-clef-des-cœurs négligeait d’aller
explorer immédiatement était par malheur la berge dangereuse où
Francine avait observé un mouvement d’hommes. Tout est hasard à la
guerre. En entrant dans le salon et en saluant la compagnie, Gérard
jeta un regard pénétrant sur les hommes qui la composaient. Le soupçon
revint avec plus de force dans son âme, il alla tout à coup vers
mademoiselle de Verneuil et lui dit à voix basse:

--Je crois qu’il faut vous retirer promptement, nous ne sommes pas en
sûreté ici.

--Craindriez-vous quelque chose chez moi? demanda-t-elle en riant. Vous
êtes plus en sûreté ici, que vous ne le seriez à Mayenne.

Une femme répond toujours de son amant avec assurance. Les deux
officiers furent rassurés. En ce moment la compagnie passa dans la
salle à manger, malgré quelques phrases insignifiantes relatives à
un convive assez important qui se faisait attendre. Mademoiselle de
Verneuil put, à la faveur du silence qui règne toujours au commencement
des repas, donner quelque attention à cette réunion curieuse dans les
circonstances présentes, et de laquelle elle était en quelque sorte la
cause par suite de cette ignorance que les femmes, accoutumées à se
jouer de tout, portent dans les actions les plus critiques de la vie.
Un fait la surprit soudain. Les deux officiers républicains dominaient
cette assemblée par le caractère imposant de leurs physionomies.
Leurs longs cheveux, tirés des tempes et réunis dans une queue énorme
derrière le cou, dessinaient sur leurs fronts ces lignes qui donnent
tant de candeur et de noblesse à de jeunes têtes. Leurs uniformes bleus
râpés, à parements rouges usés, tout, jusqu’à leurs épaulettes rejetées
en arrière par les marches et qui accusaient dans toute l’armée, même
chez les chefs, le manque de capotes, faisait ressortir ces deux
militaires, des hommes au milieu desquels ils se trouvaient.

--Oh! là est la nation, la liberté, se dit-elle. Puis, jetant un regard
sur les royalistes: --Et, là est un homme, un roi, des priviléges.

Elle ne put se refuser à admirer la figure de Merle, tant ce gai
soldat répondait complétement aux idées qu’on peut avoir de ces
troupiers français, qui savent siffler un air au milieu des balles et
n’oublient pas de faire un lazzi sur le camarade qui tombe mal. Gérard
imposait. Grave et plein de sang-froid, il paraissait avoir une de ces
âmes vraiment républicaines qui, à cette époque, se rencontrèrent en
foule dans les armées françaises auxquelles des dévouements noblement
obscurs imprimaient une énergie jusqu’alors inconnue.

--Voilà un de mes hommes à grandes vues, se dit mademoiselle de
Verneuil. Appuyés sur le présent qu’ils dominent, ils ruinent le passé,
mais au profit de l’avenir...

Cette pensée l’attrista, parce qu’elle ne se rapportait pas à son
amant, vers lequel elle se tourna pour se venger, par une autre
admiration, de la République qu’elle haïssait déjà. En voyant le
marquis entouré de ces hommes assez hardis, assez fanatiques, assez
calculateurs de l’avenir, pour attaquer une République victorieuse dans
l’espoir de relever une monarchie morte, une religion mise en interdit,
des princes errants et des priviléges expirés:

--Celui-ci, se dit-elle, n’a pas moins de portée que l’autre; car,
accroupi sur des décombres, il veut faire du passé, l’avenir.

Son esprit nourri d’images hésitait alors entre les jeunes et les
vieilles ruines. Sa conscience lui criait bien que l’un se battait
pour un homme, l’autre pour un pays; mais elle était arrivée par le
sentiment au point où l’on arrive par la raison, à reconnaître que le
roi, c’est le pays.

En entendant retentir dans le salon les pas d’un homme, le marquis
se leva pour aller à sa rencontre. Il reconnut le convive attendu
qui, surpris de la compagnie, voulut parler; mais le Gars déroba aux
Républicains le signe qu’il lui fit pour l’engager à se taire et à
prendre place au festin. A mesure que les deux officiers républicains
analysaient les physionomies de leurs hôtes, les soupçons qu’ils
avaient conçus d’abord renaissaient. Le vêtement ecclésiastique de
l’abbé Gudin et la bizarrerie des costumes chouans éveillèrent leur
prudence; ils redoublèrent alors d’attention et découvrirent de
plaisants contrastes entre les manières des convives et leurs discours.
Autant le républicanisme manifesté par quelques-uns d’entre eux était
exagéré, autant les façons de quelques autres étaient aristocratiques.
Certains coups d’œil surpris entre le marquis et ses hôtes, certains
mots à double sens imprudemment prononcés, mais surtout la ceinture de
barbe dont le cou de quelques convives était garni et qu’ils cachaient
assez mal dans leurs cravates, finirent par apprendre aux deux
officiers une vérité qui les frappa en même temps. Ils se révélèrent
leurs communes pensées par un même regard, car madame du Gua les avait
habilement séparés et ils en étaient réduits au langage de leurs yeux.
Leur situation commandait d’agir avec adresse, ils ne savaient s’ils
étaient les maîtres du château, ou s’ils y avaient été attirés dans
une embûche; si mademoiselle de Verneuil était la dupe ou la complice
de cette inexplicable aventure; mais un événement imprévu précipita la
crise, avant qu’ils pussent en connaître toute la gravité.

Le nouveau convive était un de ces hommes carrés de base comme de
hauteur, dont le teint est fortement coloré, qui se penchent en arrière
quand ils marchent, qui semblent déplacer beaucoup d’air autour d’eux,
et croient qu’il faut à tout le monde plus d’un regard pour les voir.
Malgré sa noblesse, il avait pris la vie comme une plaisanterie dont
on doit tirer le meilleur parti possible; mais, tout en s’agenouillant
devant lui-même, il était bon, poli et spirituel à la manière de
ces gentilshommes qui, après avoir fini leur éducation à la cour,
reviennent dans leurs terres, et ne veulent jamais supposer qu’ils ont
pu, au bout de vingt ans, s’y rouiller. Ces sortes de gens manquent de
tact avec un aplomb imperturbable, disent spirituellement une sottise,
se défient du bien avec beaucoup d’adresse, et prennent d’incroyables
peines pour donner dans un piége. Lorsque par un jeu de fourchette
qui annonçait un grand mangeur, il eut regagné le temps perdu, il
leva les yeux sur la compagnie. Son étonnement redoubla en voyant les
deux officiers, et il interrogea d’un regard madame du Gua, qui, pour
toute réponse, lui montra mademoiselle de Verneuil. En apercevant la
sirène dont la beauté commençait à imposer silence aux sentiments
d’abord excités par madame du Gua dans l’âme des convives, le gros
inconnu laissa échapper un de ces sourires impertinents et moqueurs
qui semblent contenir toute une histoire graveleuse. Il se pencha à
l’oreille de son voisin auquel il dit deux ou trois mots, et ces mots,
qui restèrent un secret pour les officiers et pour Marie, voyagèrent
d’oreille en oreille, de bouche en bouche, jusqu’au cœur de celui
qu’ils devaient frapper à mort. Les chefs des Vendéens et des Chouans
tournèrent leurs regards sur le marquis de Montauran avec une curiosité
cruelle. Les yeux de madame du Gua allèrent du marquis à mademoiselle
de Verneuil étonnée, en lançant des éclairs de joie. Les officiers
inquiets se consultèrent en attendant le résultat de cette scène
bizarre. Puis, en un moment, les fourchettes demeurèrent inactives dans
toutes les mains, le silence régna dans la salle, et tous les regards
se concentrèrent sur le Gars. Une effroyable rage éclata sur ce visage
colère et sanguin, qui prit une teinte de cire. Le jeune chef se tourna
vers le convive d’où ce serpenteau était parti, et d’une voix qui
sembla couverte d’un crêpe: --Mort de mon âme, comte, cela est-il vrai?
demanda-t-il.

--Sur mon honneur, répondit le comte en s’inclinant avec gravité.

Le marquis baissa les yeux un moment, et il les releva bientôt pour les
reporter sur Marie, qui, attentive à ce débat, recueillit ce regard
plein de mort.

--Je donnerais ma vie, dit-il à voix basse, pour me venger sur l’heure.

Madame du Gua comprit cette phrase au mouvement seul des lèvres et
sourit au jeune homme, comme on sourit à un ami dont le désespoir
va cesser. Le mépris général pour mademoiselle de Verneuil, peint
sur toutes les figures, mit le comble à l’indignation des deux
Républicains, qui se levèrent brusquement.

--Que désirez-vous, citoyens? demanda madame du Gua.

--Nos épées, _citoyenne_, répondit ironiquement Gérard.

--Vous n’en avez pas besoin à table, dit le marquis froidement.

--Non, mais nous allons jouer à un jeu que vous connaissez, répondit
Gérard en reparaissant. Nous nous verrons ici d’un peu plus près qu’à
la Pèlerine.

L’assemblée resta stupéfaite. En ce moment une décharge faite avec un
ensemble terrible pour les oreilles des deux officiers, retentit dans
la cour. Les deux officiers s’élancèrent sur le perron; là, ils virent
une centaine de Chouans qui ajustaient quelques soldats survivant à
leur première décharge, et qui tiraient sur eux comme sur des lièvres.
Ces Bretons sortaient de la rive où Marche-à-terre les avait postés
au péril de leur vie; car, dans cette évolution et après les derniers
coups de fusil, on entendit, à travers les cris des mourants, quelques
Chouans tombant dans les eaux où ils roulèrent comme des pierres dans
un gouffre. Pille-miche visait Gérard, Marche-à-terre tenait Merle en
respect.

--Capitaine, dit froidement le marquis à Merle en lui répétant les
paroles que le Républicain avait dites de lui, _voyez-vous, les hommes
sont comme les nèfles, ils mûrissent sur la paille_. Et, par un geste
de main, il montra l’escorte entière des Bleus couchée sur la litière
ensanglantée, où les Chouans achevaient les vivants, et dépouillaient
les morts avec une incroyable célérité. --J’avais bien raison de vous
dire que vos soldats n’iraient pas jusqu’à la Pèlerine, ajouta le
marquis. Je crois aussi que votre tête sera pleine de plomb avant la
mienne, qu’en dites-vous?

Montauran éprouvait un horrible besoin de satisfaire sa rage. Son
ironie envers le vaincu, la férocité, la perfidie même de cette
exécution militaire faite sans son ordre et qu’il avouait alors,
répondaient aux vœux secrets de son cœur. Dans sa fureur, il aurait
voulu anéantir la France. Les Bleus égorgés, les deux officiers
vivants, tous innocents du crime dont il demandait vengeance, étaient
entre ses mains comme les cartes que dévore un joueur au désespoir.

--J’aime mieux périr ainsi que de triompher comme vous, dit Gérard.
Puis, en voyant ses soldats nus et sanglants, il s’écria: --Les avoir
assassinés lâchement, froidement!

--Comme le fut Louis XVI, monsieur, répondit vivement le marquis.

--Monsieur, répliqua Gérard avec hauteur, il existe dans le procès d’un
roi des mystères que vous ne comprendrez jamais.

--Accuser le roi! s’écria le marquis hors de lui.

--Combattre la France! répondit Gérard d’un ton de mépris.

--Niaiserie, dit le marquis.

--Parricide! reprit le Républicain.

--Régicide!

--Eh! bien, vas-tu prendre le moment de ta mort pour te disputer?
s’écria gaiement Merle.

--C’est vrai, dit froidement Gérard en se retournant vers le marquis.
Monsieur, si votre intention est de nous donner la mort, reprit-il,
faites-nous au moins la grâce de nous fusiller sur-le-champ.

--Te voilà bien! reprit le capitaine, toujours pressé d’en finir. Mais,
mon ami, quand on va loin et qu’on ne pourra pas déjeuner le lendemain,
on soupe.

Gérard s’élança fièrement et sans mot dire vers la muraille;
Pille-miche l’ajusta en regardant le marquis immobile, prit le
silence de son chef pour un ordre, et l’adjudant-major tomba comme
un arbre. Marche-à-terre courut partager cette nouvelle dépouille
avec Pille-miche. Comme deux corbeaux affamés, ils eurent un débat et
grognèrent sur le cadavre encore chaud.

--Si vous voulez achever de souper, capitaine, vous êtes libre de venir
avec moi, dit le marquis à Merle, qu’il voulut garder pour faire des
échanges.

Le capitaine rentra machinalement avec le marquis, en disant à voix
basse, comme s’il s’adressait un reproche: --C’est cette diablesse de
fille qui est cause de ça. Que dira Hulot?

--Cette fille! s’écria le marquis d’un ton sourd. C’est donc bien
décidément une fille.

Le capitaine semblait avoir tué Montauran, qui le suivait tout pâle,
défait, morne, et d’un pas chancelant. Il s’était passé dans la salle à
manger une autre scène qui, par l’absence du marquis, prit un caractère
tellement sinistre, que Marie, se trouvant sans son protecteur, put
croire à l’arrêt de mort écrit dans les yeux de sa rivale. Au bruit de
la décharge, tous les convives s’étaient levés, moins madame du Gua.

--Rasseyez-vous, dit-elle, ce n’est rien, nos gens tuent les Bleus.
Lorsqu’elle vit le marquis dehors, elle se leva. --Mademoiselle que
voici, s’écria-t-elle avec le calme d’une sourde rage, venait nous
enlever le Gars! Elle venait essayer de le livrer à la République.

--Depuis ce matin je l’aurais pu livrer vingt fois, et je lui ai sauvé
la vie, répliqua mademoiselle de Verneuil.

Madame du Gua s’élança sur sa rivale avec la rapidité de l’éclair;
elle brisa, dans son aveugle emportement, les faibles brandebourgs du
spencer de la jeune fille surprise par cette soudaine irruption, viola
d’une main brutale l’asile sacré où la lettre était cachée, déchira
l’étoffe, les broderies, le corset, la chemise; puis elle profita de
cette recherche pour assouvir sa jalousie, et sut froisser avec tant
d’adresse et de fureur la gorge palpitante de sa rivale, qu’elle y
laissa les traces sanglantes de ses ongles, en éprouvant un sombre
plaisir à lui faire subir une si odieuse prostitution. Dans la faible
lutte que Marie opposa à cette femme furieuse, sa capote dénouée
tomba, ses cheveux rompirent leurs liens et s’échappèrent en boucles
ondoyantes; son visage rayonna de pudeur, puis deux larmes tracèrent
un chemin humide et brûlant le long de ses joues et rendirent le feu
de ses yeux plus vif; enfin, le tressaillement de la honte la livra
frémissante aux regards des convives. Des juges même endurcis auraient
cru à son innocence en voyant sa douleur.

La haine calcule si mal, que madame du Gua ne s’aperçut pas qu’elle
n’était écoutée de personne pendant que, triomphante, elle s’écriait:
--Voyez, messieurs, ai-je donc calomnié cette horrible créature?

--Pas si horrible, dit à voix basse le gros convive auteur du désastre.
J’aime prodigieusement ces horreurs-là, moi.

--Voici, reprit la cruelle Vendéenne, un ordre signé Laplace et
contre-signé Dubois. A ces noms quelques personnes levèrent la tête.
--Et en voici la teneur, dit en continuant madame du Gua:

«_Les citoyens commandants militaires de tout grade, administrateurs de
district, les procureurs-syndics, etc., des départements insurgés, et
particulièrement ceux des localités où se trouvera le ci-devant marquis
de Montauran, chef de brigands et surnommé le Gars, devront prêter
secours et assistance à la citoyenne Marie Verneuil et se conformer aux
ordres qu’elle pourra leur donner, chacun en ce qui le concerne, etc._»

--Une fille d’Opéra prendre un nom illustre pour le souiller de cette
infamie! ajouta-t-elle.

Un mouvement de surprise se manifesta dans l’assemblée.

--La partie n’est pas égale si la République emploie de si jolies
femmes contre nous, dit gaiement le baron du Guénic.

--Surtout des filles qui ne mettent rien au jeu, répliqua madame du Gua.

--Rien? dit Brigaut, mademoiselle a cependant un domaine qui doit lui
rapporter de bien grosses rentes!

--La République aime donc bien à rire, pour nous envoyer des filles de
joie en ambassade, s’écria l’abbé Gudin.

--Mais mademoiselle recherche malheureusement des plaisirs qui tuent,
reprit madame du Gua avec une horrible expression de joie qui indiquait
le terme de ces plaisanteries.

--Comment donc vivez-vous encore, madame? dit la victime en se relevant
après avoir réparé le désordre de sa toilette.

Cette sanglante épigramme imprima une sorte de respect pour une si
fière victime et imposa silence à l’assemblée. Madame du Gua vit errer
sur les lèvres des chefs un sourire dont l’ironie la mit en fureur;
et alors, sans apercevoir le marquis ni le capitaine qui survinrent:
--Pille-miche, emporte-la, dit-elle au Chouan en lui désignant
mademoiselle de Verneuil, c’est ma part du butin, je te la donne,
fais-en tout ce que tu voudras.

A ce mot _tout_ prononcé par cette femme, l’assemblée entière
frissonna, car les têtes hideuses de Marche-à-terre et de Pille-miche
se montrèrent derrière le marquis, et le supplice apparut dans toute
son horreur.

Francine debout, les mains jointes, les yeux pleins de larmes, restait
comme frappée de la foudre. Mademoiselle de Verneuil, qui recouvra dans
le danger toute sa présence d’esprit, jeta sur l’assemblée un regard
de mépris, ressaisit la lettre que tenait madame du Gua, leva la tête,
et l’œil sec, mais fulgurant, elle s’élança vers la porte où l’épée
de Merle était restée. Là elle rencontra le marquis froid et immobile
comme une statue. Rien ne plaidait pour elle sur ce visage dont tous
les traits étaient fixes et fermes. Blessée dans son cœur, la vie lui
devint odieuse. L’homme qui lui avait témoigné tant d’amour avait donc
entendu les plaisanteries dont elle venait d’être accablée, et restait
le témoin glacé de la prostitution qu’elle venait d’endurer lorsque les
beautés qu’une femme réserve à l’amour essuyèrent tous les regards!
Peut-être aurait-elle pardonné à Montauran ses sentiments de mépris,
mais elle s’indigna d’avoir été vue par lui dans une infâme situation;
elle lui lança un regard stupide et plein de haine, car elle sentit
naître dans son cœur d’effroyables désirs de vengeance. En voyant la
mort derrière elle, son impuissance l’étouffa. Il s’éleva dans sa tête
comme un tourbillon de folie; son sang bouillonnant lui fit voir le
monde comme un incendie; alors, au lieu de se tuer, elle saisit l’épée,
la brandit sur le marquis, la lui enfonça jusqu’à la garde; mais l’épée
ayant glissé entre le bras et le flanc, le Gars arrêta Marie par le
poignet et l’entraîna hors de la salle, aidé par Pille-miche, qui se
jeta sur cette créature furieuse au moment où elle essaya de tuer le
marquis. A ce spectacle, Francine jeta des cris perçants.

--Pierre! Pierre! Pierre! s’écria-t-elle avec des accents lamentables.

Et tout en criant elle suivit sa maîtresse. Le marquis laissa
l’assemblée stupéfaite, et sortit en fermant la porte de la salle.
Quand il arriva sur le perron, il tenait encore le poignet de cette
femme et le serrait par un mouvement convulsif, tandis que les doigts
nerveux de Pille-miche en brisaient presque l’os du bras; mais elle ne
sentait que la main brûlante du jeune chef, qu’elle regarda froidement.

--Monsieur, vous me faites mal!

Pour toute réponse, il la contempla pendant un moment.

--Avez-vous donc quelque chose à venger bassement comme cette femme a
fait? dit-elle. Puis, apercevant les cadavres étendus sur la paille,
elle s’écria en frissonnant: --La foi d’un gentilhomme! ah! ah! ah!
Après ce rire, qui fut affreux, elle ajouta: --La belle journée!

--Oui, belle, répéta-t-il, et sans lendemain.

Il abandonna la main de mademoiselle de Verneuil, après avoir contemplé
d’un dernier, d’un long regard, cette ravissante créature à laquelle
il lui était presque impossible de renoncer. Aucun de ces deux esprits
altiers ne voulut fléchir. Le marquis attendait peut-être une larme;
mais les yeux de la jeune fille restèrent secs et fiers. Il se retourna
vivement en laissant à Pille-miche sa victime.

--Dieu m’entendra, marquis, je lui demanderai pour vous une belle
journée sans lendemain!

Pille-miche, embarrassé d’une si belle proie, l’entraîna avec une
douceur mêlée de respect et d’ironie. Le marquis poussa un soupir,
rentra dans la salle, et offrit à ses hôtes un visage semblable à celui
d’un mort dont les yeux n’auraient pas été fermés.

La présence du capitaine Merle était inexplicable pour les acteurs
de cette tragédie; aussi tous le contemplèrent-ils avec surprise en
s’interrogeant du regard. Merle s’aperçut de l’étonnement des Chouans,
et, sans sortir de son caractère, il leur dit en souriant tristement:
--Je ne crois pas, messieurs, que vous refusiez un verre de vin à un
homme qui va faire sa dernière étape.

Ce fut au moment où l’assemblée était calmée par ces paroles prononcées
avec une étourderie française qui devait plaire aux Vendéens, que
Montauran reparut, et sa figure pâle, son regard fixe, glacèrent tous
les convives.

--Vous allez voir, dit le capitaine, que le mort va mettre les vivants
en train.

--Ah! dit le marquis en laissant échapper le geste d’un homme qui
s’éveille, vous voilà, mon cher conseil de guerre!

Et il lui tendit une bouteille de vin de Grave, comme pour lui verser à
boire.

--Oh! merci, citoyen marquis, je pourrais m’étourdir, voyez-vous.

A cette saillie, madame du Gua dit aux convives en souriant: --Allons,
épargnons-lui le dessert.

--Vous êtes bien cruelle dans vos vengeances, madame, répondit le
capitaine. Vous oubliez mon ami assassiné, qui m’attend, et je ne
manque pas à mes rendez-vous.

--Capitaine, dit alors le marquis en lui jetant son gant, vous êtes
libre! Tenez, voilà un passe-port. Les Chasseurs du Roi savent qu’on ne
doit pas tuer tout le gibier.

--Va pour la vie! répondit Merle, mais vous avez tort, je vous réponds
de jouer serré avec vous, je ne vous ferai pas de grâce. Vous pouvez
être très-habile, mais vous ne valez pas Gérard. Quoique votre tête ne
puisse jamais me payer la sienne, il me la faudra, et je l’aurai.

--Il était donc bien pressé, reprit le marquis.

--Adieu! je pouvais trinquer avec mes bourreaux, je ne reste pas avec
les assassins de mon ami, dit le capitaine qui disparut en laissant les
convives étonnés.

--Hé! bien, messieurs, que dites-vous des échevins, des chirurgiens et
des avocats qui dirigent la République? demanda froidement le Gars.

--Par la mort-dieu, marquis, répondit le comte de Bauvan, ils sont
en tout cas bien mal élevés. Celui-ci nous a fait, je crois, une
impertinence.

La brusque retraite du capitaine avait un secret motif. La créature
si dédaignée, si humiliée, et qui succombait peut-être en ce moment,
lui avait offert dans cette scène des beautés si difficiles à oublier
qu’il se disait en sortant: --Si c’est une fille, ce n’est pas une
fille ordinaire, et j’en ferai certes bien ma femme... Il désespérait
si peu de la sauver de la main de ces sauvages, que sa première pensée,
en ayant la vie sauve, avait été de la prendre désormais sous sa
protection. Malheureusement en arrivant sur le perron, le capitaine
trouva la cour déserte. Il jeta les yeux autour de lui, écouta le
silence et n’entendit rien que les rires bruyants et lointains des
Chouans qui buvaient dans les jardins, en partageant leur butin. Il se
hasarda à tourner l’aile fatale devant laquelle ses soldats avaient été
fusillés; et, de ce coin, à la faible lueur de quelques chandelles, il
distingua les différents groupes que formaient les Chasseurs du Roi. Ni
Pille-miche, ni Marche-à-terre, ni la jeune fille ne s’y trouvaient;
mais en ce moment, il se sentit doucement tiré par le pan de son
uniforme, se retourna et vit Francine à genoux.

--Où est-elle? demanda-t-il.

--Je ne sais pas, Pierre m’a chassée en m’ordonnant de ne pas bouger.

--Par où sont-ils allés?

--Par là, répondit-elle en montrant la chaussée.

Le capitaine et Francine aperçurent alors dans cette direction quelques
ombres projetées sur les eaux du lac par la lumière de la lune, et
reconnurent des formes féminines dont la finesse quoique indistincte
leur fit battre le cœur.

--Oh! c’est elle, dit la Bretonne.

Mademoiselle de Verneuil paraissait être debout, et résignée au milieu
de quelques figures dont les mouvements accusaient un débat.

--Ils sont plusieurs, s’écria le capitaine. C’est égal, marchons!

--Vous allez vous faire tuer inutilement, dit Francine.

--Je l’ai déjà été une fois aujourd’hui, répondit-il gaiement.

Et tous deux s’acheminèrent vers le portail sombre derrière lequel la
scène se passait. Au milieu de la route, Francine s’arrêta.

--Non, je n’irai pas plus loin! s’écria-t-elle doucement, Pierre m’a
dit de ne pas m’en mêler; je le connais, nous allons tout gâter. Faites
ce que vous voudrez, monsieur l’officier, mais éloignez-vous. Si Pierre
vous voyait auprès de moi, il vous tuerait.

En ce moment, Pille-miche se montra hors du portail, appela le
postillon resté dans l’écurie, aperçut le capitaine et s’écria en
dirigeant son fusil sur lui: --Sainte Anne d’Auray! le recteur
d’Antrain avait bien raison de nous dire que les Bleus signent des
pactes avec le diable. Attends, attends, je m’en vais te faire
ressusciter, moi!

--Hé! j’ai la vie sauve, lui cria Merle en se voyant menacé. Voici le
gant de ton chef.

--Oui, voilà bien les esprits, reprit le Chouan. Je ne te la donne pas,
moi, la vie, _Ave Maria!_

Il tira. Le coup de feu atteignit à la tête le capitaine, qui tomba.
Quand Francine s’approcha de Merle, elle l’entendit prononcer
indistinctement ces paroles: --J’aime encore mieux rester avec eux que
de revenir sans eux, dit-il.

Le Chouan s’élança sur le Bleu pour le dépouiller en disant: --Il y a
cela de bon chez ces revenants, qu’ils ressuscitent avec leurs habits.
En voyant dans la main du capitaine qui avait fait le geste de montrer
le gant du Gars, cette sauve-garde sacrée, il resta stupéfait. --Je ne
voudrais pas être dans la peau du fils de ma mère, s’écria-t-il. Puis
il disparut avec la rapidité d’un oiseau.

Pour comprendre cette rencontre si fatale au capitaine, il est
nécessaire de suivre mademoiselle de Verneuil quand le marquis, en
proie au désespoir et à la rage, l’eut quittée en l’abandonnant à
Pille-miche. Francine saisit alors, par un mouvement convulsif, le cou
de Marche-à-terre, et réclama, les yeux pleins de larmes, la promesse
qu’il lui avait faite. A quelques pas d’eux, Pille-miche entraînait sa
victime comme s’il eût tiré après lui quelque fardeau grossier. Marie,
les cheveux épars, la tête penchée, tourna les yeux vers le lac; mais,
retenue par un poignet d’acier, elle fut forcée de suivre lentement le
Chouan, qui se retourna plusieurs fois pour la regarder ou pour lui
faire hâter sa marche, et chaque fois une pensée joviale dessina sur
cette figure un épouvantable sourire.

--Est-elle godaine!... s’écria-t-il avec une grossière emphase.

En entendant ces mots, Francine recouvra la parole.

--Pierre?

--Hé! bien.

--Il va donc la tuer.

--Pas tout de suite, répondit Marche-à-terre.

--Mais elle ne se laissera pas faire, et je mourrai si elle meurt.

--Ha! _ben_, tu l’aimes trop, qu’elle meure! dit Marche-à-terre.

--Si nous sommes riches et heureux, c’est à elle que nous devrons notre
bonheur; mais qu’importe, n’as-tu pas promis de la sauver de tout
malheur?

--Je vais essayer, mais reste là, ne bouge pas.

Sur-le-champ le bras de Marche-à-terre resta libre, et Francine,
en proie à la plus horrible inquiétude, attendit dans la cour.
Marche-à-terre rejoignit son camarade au moment où ce dernier, après
être entré dans la grange, avait contraint sa victime à monter en
voiture. Pille-miche réclama le secours de son compagnon pour sortir la
calèche.

--Que veux-tu faire de tout cela? lui demanda Marche-à-terre.

--_Ben!_ la grande garce m’a donné la femme, et tout ce qui est à elle
est à _mé_.

--Bon pour la voiture, tu en feras des sous; mais la femme? elle te
sautera au visage comme un chat.

Pille-miche partit d’un éclat de rire bruyant et répondit: --Quien, je
l’emporte _itou_ chez _mé_, je l’attacherai.

--Hé! _ben_, attelons les chevaux, dit Marche-à-terre.

Un moment après, Marche-à-terre, qui avait laissé son camarade gardant
sa proie, mena la calèche hors du portail, sur la chaussée, et
Pille-miche monta près de mademoiselle de Verneuil, sans s’apercevoir
qu’elle prenait son élan pour se précipiter dans l’étang.

--Ho! Pille-miche, cria Marche-à-terre.

--Quoi?

--Je t’achète tout ton butin.

--Gausses-tu? demanda le Chouan en tirant sa prisonnière par les jupons
comme un boucher ferait d’un veau qui s’échappe.

--Laisse-la moi voir, je te dirai un prix.

L’infortunée fut contrainte de descendre et demeura entre les deux
Chouans, qui la tinrent chacun par une main, en la contemplant comme
les deux vieillards durent regarder Suzanne dans son bain.

--Veux-tu, dit Marche-à-terre en poussant un soupir, veux-tu cinquante
livres de bonne rente?

--_Ben_ vrai.

--Tope, lui dit Marche-à-terre en lui tendant la main.

--Oh! je tope, il y a de quoi avoir des Bretonnes avec ça, et des
godaines! Mais la voiture, à qui qué sera? reprit Pille-miche en se
ravisant.

--A moi, s’écria Marche-à-terre d’un son de voix terrible qui annonça
l’espèce de supériorité que son caractère féroce lui donnait sur tous
ses compagnons.

--Mais s’il y avait de l’or dans la voiture?

--N’as-tu pas topé?

--Oui, j’ai topé.

--Eh! bien, va chercher le postillon qui est garrotté dans l’écurie.

--Mais s’il y avait de l’or dans...

--Y en a-t-il? demanda brutalement Marche-à-terre à Marie en lui
secouant le bras.

--J’ai une centaine d’écus, répondit mademoiselle de Verneuil.

A ces mots les deux Chouans se regardèrent.

--Eh! mon bon ami, ne nous brouillons pas pour une Bleue, dit
Pille-miche à l’oreille de Marche-à-terre, _boutons-la_ dans l’étang
avec une pierre au cou, et partageons les cent écus.

--Je te donne les cent écus dans ma part de la rançon de d’Orgemont,
s’écria Marche-à-terre en étouffant un grognement causé par ce
sacrifice.

Pille-miche poussa une espèce de cri rauque, alla chercher le
postillon, et sa joie porta malheur au capitaine qu’il rencontra. En
entendant le coup de feu, Marche-à-terre s’élança vivement à l’endroit
où Francine, encore épouvantée, priait à genoux, les mains jointes
auprès du pauvre capitaine, tant le spectacle d’un meurtre l’avait
vivement frappée.

--Cours à ta maîtresse, lui dit brusquement le Chouan, elle est sauvée!

Il courut chercher lui-même le postillon, revint avec la rapidité
de l’éclair, et, en passant de nouveau devant le corps de Merle, il
aperçut le gant du Gars que la main morte serrait convulsivement encore.

--Oh! oh! s’écria-t-il, Pille-miche a fait là un traître coup! il n’est
pas sûr de vivre de ses rentes.

Il arracha le gant et dit à mademoiselle de Verneuil, qui s’était déjà
placée dans la calèche avec Francine: --Tenez, prenez ce gant. Si dans
la route nos hommes vous attaquaient, criez: --Oh! le Gars! Montrez ce
passeport-là, rien de mal ne vous arrivera. --Francine, dit-il en se
tournant vers elle et lui saisissant fortement la main, nous sommes
quittes avec cette femme-là, viens avec moi et que le diable l’emporte.

--Tu veux que je l’abandonne en ce moment! répondit Francine d’une voix
douloureuse.

Marche-à-terre se gratta l’oreille et le front; puis, il leva la tête,
et fit voir des yeux armés d’une expression féroce: --C’est juste,
dit-il. Je te laisse à elle huit jours; si passé ce terme, tu ne viens
pas avec moi... Il n’acheva pas, mais il donna un violent coup du plat
de sa main sur l’embouchure de sa carabine. Après avoir fait le geste
d’ajuster sa maîtresse, il s’échappa sans vouloir entendre de réponse.

Aussitôt que le Chouan fut parti, une voix qui semblait sortir de
l’étang cria sourdement: --Madame, madame.

Le postillon et les deux femmes tressaillirent d’horreur, car quelques
cadavres avaient flotté jusque-là. Un Bleu caché derrière un arbre se
montra.

--Laissez-moi monter sur la giberne de votre fourgon, ou je suis un
homme mort. Le damné verre de cidre que La-clef-des-cœurs a voulu boire
a coûté plus d’une pinte de sang! s’il m’avait imité et fait sa ronde,
les pauvres camarades ne seraient pas là, flottant comme des galiotes.

Pendant que ces événements se passaient au dehors, les chefs envoyés
de la Vendée et ceux des Chouans délibéraient, le verre à la main,
sous la présidence du marquis de Montauran. De fréquentes libations de
vin de Bordeaux animèrent cette discussion, qui devint importante et
grave à la fin du repas. Au dessert, au moment où la ligne commune
des opérations militaires était décidée, les royalistes portèrent une
santé aux Bourbons. Là, le coup de feu de Pille-miche retentit comme un
écho de la guerre désastreuse que ces gais et ces nobles conspirateurs
voulaient faire à la République. Madame du Gua tressaillit; et, au
mouvement que lui causa le plaisir de se savoir débarrassée de sa
rivale, les convives se regardèrent en silence. Le marquis se leva de
table et sortit.

--Il l’aimait pourtant! dit ironiquement madame du Gua. Allez donc
lui tenir compagnie, monsieur de Fontaine, il sera ennuyeux comme les
mouches, si on lui laisse broyer du noir.

Elle alla à la fenêtre qui donnait sur la cour, pour tâcher de voir le
cadavre de Marie. De là, elle put distinguer, aux derniers rayons de
la lune qui se couchait, la calèche gravissant l’avenue de pommiers
avec une célérité incroyable. Le voile de mademoiselle de Verneuil,
emporté par le vent, flottait hors de la calèche. A cet aspect, madame
du Gua furieuse quitta l’assemblée. Le marquis, appuyé sur le perron
et plongé dans une sombre méditation, contemplait cent cinquante
Chouans environ qui, après avoir procédé dans les jardins au partage
du butin, étaient revenus achever la pièce de cidre et le pain promis
aux Bleus. Ces soldats de nouvelle espèce et sur lesquels se fondaient
les espérances de la monarchie, buvaient par groupes, tandis que,
sur la berge qui faisait face au perron, sept ou huit d’entre eux
s’amusaient à lancer dans les eaux les cadavres des Bleus auxquels ils
attachaient des pierres. Ce spectacle, joint aux différents tableaux
que présentaient les bizarres costumes et les sauvages expressions de
ces gars insouciants et barbares, était si extraordinaire et si nouveau
pour monsieur de Fontaine, à qui les troupes vendéennes avaient offert
quelque chose de noble et de régulier, qu’il saisit cette occasion pour
dire au marquis de Montauran: --Qu’espérez-vous pouvoir faire avec de
semblables bêtes?

--Pas grand’chose, n’est-ce pas, cher comte! répondit le Gars.

--Sauront-ils jamais manœuvrer en présence des Républicains?

--Jamais.

--Pourront-ils seulement comprendre et exécuter vos ordres?

--Jamais.

--A quoi donc vous seront-ils bons?

--A plonger mon épée dans le ventre de la République, reprit le marquis
d’une voix tonnante, à me donner Fougères en trois jours et toute la
Bretagne en dix! Allez, monsieur, dit-il d’une voix plus douce, partez
pour la Vendée; que d’Autichamp, Suzannet, l’abbé Bernier, marchent
seulement aussi rapidement que moi; qu’ils ne traitent pas avec le
premier Consul, comme on me le fait craindre (là il serra fortement la
main du Vendéen), nous serons alors dans vingt jours à trente lieues de
Paris.

--Mais la République envoie contre nous soixante mille hommes et le
général Brune.

--Soixante mille hommes! vraiment? reprit le marquis avec un rire
moqueur. Et avec quoi Bonaparte ferait-il la campagne d’Italie? Quant
au général Brune, il ne viendra pas, Bonaparte l’a dirigé contre les
Anglais en Hollande, et le général Hédouville, l’ami de notre ami
Barras, le remplace ici. Me comprenez-vous?

En l’entendant parler ainsi, M. de Fontaine regarda le marquis de
Montauran d’un air fin et spirituel qui semblait lui reprocher de
ne pas comprendre lui-même le sens des paroles mystérieuses qui
lui étaient adressées. Les deux gentilshommes s’entendirent alors
parfaitement, mais le jeune chef répondit avec un indéfinissable
sourire aux pensées qu’ils s’exprimèrent des yeux: --Monsieur de
Fontaine, connaissez-vous mes armes? ma devise est: _Persévérer jusqu’à
la mort_.

Le comte de Fontaine prit la main de Montauran et la lui serra en
disant: --J’ai été laissé pour mort aux Quatre-Chemins, ainsi vous ne
doutez pas de moi; mais croyez à mon expérience, les temps sont changés.

--Oh! oui, dit La Billardière, qui survint. Vous êtes jeune, marquis:
écoutez-moi? vos biens n’ont pas tous été vendus...

--Ah! concevez-vous le dévouement sans sacrifice! dit Montauran.

--Connaissez-vous bien le Roi? dit La Billardière.

--Oui!

--Je vous admire.

--Le Roi, répondit le jeune chef, c’est le prêtre, et je me bats pour
la Foi!

Ils se séparèrent, le Vendéen convaincu de la nécessité de se résigner
aux événements en gardant sa foi dans son cœur, La Billardière pour
retourner en Angleterre, Montauran pour combattre avec acharnement et
forcer par les triomphes qu’il rêvait les Vendéens à coopérer à son
entreprise.

Ces événements avaient excité tant d’émotions dans l’âme de
mademoiselle de Verneuil, qu’elle se pencha tout abattue, et comme
morte, au fond de la voiture, en donnant l’ordre d’aller à Fougères.
Francine imita le silence de sa maîtresse. Le postillon, qui craignit
quelque nouvelle aventure, se hâta de gagner la grande route, et arriva
bientôt au sommet de la Pèlerine.

Marie de Verneuil traversa, dans le brouillard épais et blanchâtre
du matin, la belle et large vallée du Couësnon, où cette histoire a
commencé, et entrevit à peine, du haut de la Pèlerine, le rocher de
schiste sur lequel est bâtie la ville de Fougères. Les trois voyageurs
en étaient encore séparés d’environ deux lieues. En se sentant transie
de froid, mademoiselle de Verneuil pensa au pauvre fantassin qui
se trouvait derrière la voiture, et voulut absolument, malgré ses
refus, qu’il montât près de Francine. La vue de Fougères la tira pour
un moment de ses réflexions. D’ailleurs, le poste placé à la porte
Saint-Léonard ayant refusé l’entrée de la ville à des inconnus, elle
fut obligée d’exhiber sa lettre ministérielle; elle se vit alors
à l’abri de toute entreprise hostile en entrant dans cette place,
dont, pour le moment, les habitants étaient les seuls défenseurs. Le
postillon ne lui trouva pas d’autre asile que l’auberge de la Poste.

--Madame, dit le Bleu qu’elle avait sauvé, si vous avez jamais besoin
d’administrer un coup de sabre à un particulier, ma vie est à vous.
Je suis bon là. Je me nomme Jean Falcon, dit Beau-pied, sergent à la
première compagnie des lapins de Hulot, soixante-douzième demi-brigade,
surnommée la _Mayençaise_. Faites excuse de ma condescendance et de ma
vanité; mais je ne puis vous offrir que l’âme d’un sergent, je n’ai que
ça, pour le quart d’heure, à votre service.

Il tourna sur ses talons et s’en alla en sifflant.

--Plus bas on descend dans la société, dit amèrement Marie, plus on y
trouve de sentiments généreux sans ostentation. Un marquis me donne la
mort pour la vie, et un sergent... Enfin, laissons cela.

Lorsque la belle Parisienne fut couchée dans un lit bien chaud, sa
fidèle Francine attendit en vain le mot affectueux auquel elle était
habituée; mais en la voyant inquiète et debout, sa maîtresse fit un
signe empreint de tristesse.

--On nomme cela une journée, Francine, dit-elle. Je suis de dix ans
plus vieille.

Le lendemain matin, à son lever, Corentin se présenta pour voir Marie,
qui lui permit d’entrer.

--Francine, dit-elle, mon malheur est donc immense, la vue de Corentin
ne m’est pas trop désagréable.

Néanmoins, en revoyant cet homme, elle éprouva pour la millième fois
une répugnance instinctive que deux ans de connaissance n’avaient pu
adoucir.

--Eh! bien, dit-il en souriant, j’ai cru à la réussite. Ce n’était donc
pas lui que vous teniez?

--Corentin, répondit-elle avec une lente expression de douleur, ne me
parlez de cette affaire que quand j’en parlerai moi-même.

Cet homme se promena dans la chambre et jeta sur mademoiselle de
Verneuil des regards obliques, en essayant de deviner les pensées
secrètes de cette singulière fille, dont le coup d’œil avait assez de
portée pour déconcerter, par instants, les hommes les plus habiles.

--J’ai prévu cet échec, reprit-il après un moment de silence. S’il
vous plaisait d’établir votre quartier général dans cette ville, j’ai
déjà pris des informations. Nous sommes au cœur de la chouannerie.
Voulez-vous y rester? Elle répondit par un signe de tête affirmatif qui
donna lieu à Corentin d’établir des conjectures, en partie vraies, sur
les événements de la veille. --J’ai loué pour vous une maison nationale
invendue. Ils sont bien peu avancés dans ce pays-ci. Personne n’a osé
acheter cette baraque, parce qu’elle appartient à un émigré qui passe
pour brutal. Elle est située auprès de l’église Saint-Léonard: et _ma
paole d’hôneur_, on y jouit d’une vue ravissante. On peut tirer parti
de ce chenil, il est logeable, voulez-vous y venir?

--A l’instant, s’écria-t-elle.

--Mais il me faut encore quelques heures pour y mettre de l’ordre et de
la propreté, afin que vous y trouviez tout à votre goût.

--Qu’importe, dit-elle, j’habiterais un cloître, une prison sans peine.
Néanmoins, faites en sorte que, ce soir, je puisse y reposer dans
la plus profonde solitude. Allez, laissez-moi. Votre présence m’est
insupportable. Je veux rester seule avec Francine, je m’entendrai mieux
avec elle qu’avec moi-même peut-être... Adieu. Allez! allez donc.

Ces paroles, prononcées avec volubilité, et tour à tour empreintes
de coquetterie, de despotisme ou de passion, annoncèrent en elle une
tranquillité parfaite. Le sommeil avait sans doute lentement classé
les impressions de la journée précédente, et la réflexion lui avait
conseillé la vengeance. Si quelques sombres expressions se peignaient
encore parfois sur son visage, elles semblaient attester la faculté que
possèdent certaines femmes d’ensevelir dans leur âme les sentiments les
plus exaltés, et cette dissimulation qui leur permet de sourire avec
grâce en calculant la perte de leur victime. Elle demeura seule occupée
à chercher comment elle pourrait amener entre ses mains le marquis
tout vivant. Pour la première fois, cette femme avait vécu selon ses
désirs; mais, de cette vie, il ne lui restait qu’un sentiment, celui
de la vengeance, d’une vengeance infinie, complète. C’était sa seule
pensée, son unique passion. Les paroles et les attentions de Francine
trouvèrent Marie muette, elle sembla dormir les yeux ouverts; et cette
longue journée s’écoula sans qu’un geste ou une action indiquassent
cette vie extérieure qui rend témoignage de nos pensées. Elle resta
couchée sur une ottomane qu’elle avait faite avec des chaises et des
oreillers. Le soir, seulement, elle laissa tomber négligemment ces
mots, en regardant Francine.

--Mon enfant, j’ai compris hier qu’on vécût pour aimer, et je comprends
aujourd’hui qu’on puisse mourir pour se venger. Oui, pour l’aller
chercher là où il sera, pour de nouveau le rencontrer, le séduire et
l’avoir à moi, je donnerais ma vie; mais si je n’ai pas, dans peu de
jours, sous mes pieds, humble et soumis, cet homme qui m’a méprisée,
si je n’en fais pas mon valet; mais je serai au-dessous de tout, je ne
serai plus une femme, je ne serai plus moi!...

La maison que Corentin avait proposée à mademoiselle de Verneuil
lui offrit assez de ressources pour satisfaire le goût de luxe et
d’élégance inné dans cette fille; il rassembla tout ce qu’il savait
devoir lui plaire avec l’empressement d’un amant pour sa maîtresse,
ou mieux encore avec la servilité d’un homme puissant qui cherche à
courtiser quelque subalterne dont il a besoin. Le lendemain il vint
proposer à mademoiselle de Verneuil de se rendre à cet hôtel improvisé.

Bien qu’elle ne fît que passer de sa mauvaise ottomane sur un antique
sopha que Corentin avait su lui trouver, la fantasque Parisienne prit
possession de cette maison comme d’une chose qui lui aurait appartenu.
Ce fut une insouciance royale pour tout ce qu’elle y vit, une
sympathie soudaine pour les moindres meubles qu’elle s’appropria tout
à coup comme s’ils lui eussent été connus depuis long-temps; détails
vulgaires, mais qui ne sont pas indifférents à la peinture de ces
caractères exceptionnels. Il semblait qu’un rêve l’eût familiarisée par
avance avec cette demeure où elle vécut de sa haine comme elle y aurait
vécu de son amour.

--Je n’ai pas du moins, se disait-elle, excité en lui cette insultante
pitié qui tue, je ne lui dois pas la vie. O mon premier, mon seul et
mon dernier amour, quel dénoûment! Elle s’élança d’un bond sur Francine
effrayée: --Aimes-tu? Oh! oui, tu aimes, je m’en souviens. Ah! je suis
bien heureuse d’avoir auprès de moi une femme qui me comprenne. Eh!
bien, ma pauvre Francette, l’homme ne te semble-t-il pas une effroyable
créature? Hein, il disait m’aimer, et il n’a pas résisté à la plus
légère des épreuves. Mais si le monde entier l’avait repoussé, pour
lui mon âme eût été un asile; si l’univers l’avait accusé, je l’aurais
défendu. Autrefois, je voyais le monde rempli d’êtres qui allaient et
venaient, ils ne m’étaient qu’indifférents; le monde était triste et
non pas horrible; mais maintenant, qu’est le monde sans lui? Il va donc
vivre sans que je sois près de lui, sans que je le voie, que je lui
parle, que je le sente, que je le tienne, que je le serre... Ah! je
l’égorgerai plutôt moi-même dans son sommeil.

Francine épouvantée la contempla un moment en silence.

--Tuer celui qu’on aime?... dit-elle d’une voix douce.

--Ah! certes, quand il n’aime plus.

Mais après ces épouvantables paroles elle se cacha le visage dans ses
mains, se rassit et garda le silence.

Le lendemain, un homme se présenta brusquement devant elle sans être
annoncé. Il avait un visage sévère. C’était Hulot. Elle leva les yeux
et frémit.

--Vous venez, dit-elle, me demander compte de vos amis? Ils sont morts.

--Je le sais, répondit-il. Ce n’est pas au service de la République.

--Pour moi et par moi, reprit-elle. Vous allez me parler de la
patrie! La patrie rend-elle la vie à ceux qui meurent pour elle, les
venge-t-elle seulement? Moi, je les vengerai, s’écria-t-elle. Les
lugubres images de la catastrophe dont elle avait été la victime
s’étant tout à coup développées à son imagination, cet être gracieux
qui mettait la pudeur en premier dans les artifices de la femme, eut
un mouvement de folie et marcha d’un pas saccadé vers le commandant
stupéfait.

--Pour quelques soldats égorgés, j’amènerai sous la hache de vos
échafauds une tête qui vaut des milliers de têtes, dit-elle. Les
femmes font rarement la guerre, mais vous pourrez, quelque vieux que
vous soyez, apprendre à mon école de bons stratagèmes. Je livrerai à
vos baïonnettes une famille entière: ses aïeux, et lui, son avenir,
son passé. Autant j’ai été bonne et vraie pour lui, autant je serai
perfide et fausse. Oui, commandant, je veux l’amener dans mon lit; ce
chef en sortira pour marcher à la mort. C’est cela, je n’aurai jamais
de rivale... Il a prononcé pardieu lui-même son arrêt: _un jour sans
lendemain!_ Votre république et moi nous serons vengées. La République!
reprit-elle d’une voix dont les intonations bizarres effrayèrent Hulot,
mais il mourra donc pour avoir porté les armes contre son pays? La
France me volerait donc ma vengeance! Ah! qu’une vie est peu de chose,
une mort n’expie qu’un crime! Mais s’il n’a qu’une tête à donner,
j’aurai une nuit pour lui faire penser qu’il perd plus d’une vie. Sur
toute chose, commandant, vous qui le tuerez (elle laissa échapper un
soupir), faites en sorte que rien ne trahisse ma trahison, et qu’il
meure convaincu de ma fidélité. Je ne vous demande que cela. Qu’il ne
voie que moi, moi et mes caresses!

Là, elle se tut; mais à travers la pourpre de son visage, Hulot et
Corentin s’aperçurent que la colère et le délire n’étouffaient pas
entièrement la pudeur. Marie frissonna violemment en disant les
derniers mots; elle les écouta de nouveau comme si elle eût douté de
les avoir prononcés, et tressaillit naïvement en faisant les gestes
involontaires d’une femme à laquelle un voile échappe.

--Mais vous l’avez eu entre les mains, dit Corentin.

--Probablement, répondit-elle avec amertume.

--Pourquoi m’avoir arrêté quand je le tenais, reprit Hulot.

--Eh! commandant, nous ne savions pas que ce serait lui. Tout à coup,
cette femme agitée, qui se promenait à pas précipités en jetant des
regards dévorants aux deux spectateurs de cet orage, se calma. --Je ne
me reconnais pas, dit-elle d’un ton d’homme. Pourquoi parler, il faut
l’aller chercher!

--L’aller chercher, dit Hulot; mais, ma chère enfant, prenez-y garde,
nous ne sommes pas maîtres des campagnes, et, si vous vous hasardiez à
sortir de la ville, vous seriez prise ou tuée à cent pas.

--Il n’y a jamais de dangers pour ceux qui veulent se venger,
répondit-elle en faisant un geste de dédain pour bannir de sa présence
ces deux hommes qu’elle avait honte de voir.

--Quelle femme! s’écria Hulot en se retirant avec Corentin. Quelle idée
ils ont eue à Paris, ces gens de police! Mais elle ne nous le livrera
jamais, ajouta-t-il en hochant la tête.

--Oh! si! répliqua Corentin.

--Ne voyez-vous pas qu’elle l’aime? reprit Hulot.

--C’est précisément pour cela. D’ailleurs, dit Corentin en regardant le
commandant étonné, je suis là pour l’empêcher de faire des sottises,
car, selon moi, camarade, il n’y a pas d’amour qui vaille trois cent
mille francs.

Quand ce diplomate de l’intérieur quitta le soldat, ce dernier le
suivit des yeux; et, lorsqu’il n’entendit plus le bruit de ses pas, il
poussa un soupir en se disant à lui-même: --Il y a donc quelquefois
du bonheur à n’être qu’une bête comme moi! Tonnerre de Dieu, si je
rencontre le Gars, nous nous battrons corps à corps, ou je ne me nomme
pas Hulot, car si ce renard-là me l’amenait à juger, maintenant qu’ils
ont créé des conseils de guerre, je croirais ma conscience aussi sale
que la chemise d’un jeune troupier qui entend le feu pour la première
fois.

Le massacre de la Vivetière et le désir de venger ses deux amis
avaient autant contribué à faire reprendre à Hulot le commandement
de sa demi-brigade, que la réponse par laquelle un nouveau ministre,
Berthier, lui déclarait que sa démission n’était pas acceptable dans
les circonstances présentes. A la dépêche ministérielle était jointe
une lettre confidentielle où, sans l’instruire de la mission dont était
chargée mademoiselle de Verneuil, il lui écrivait que cet incident,
complétement en dehors de la guerre, n’en devait pas arrêter les
opérations. La participation des chefs militaires devait, disait-il, se
borner, dans cette affaire, à seconder _cette honorable citoyenne, s’il
y avait lieu_. En apprenant par ses rapports que les mouvements des
Chouans annonçaient une concentration de leurs forces vers Fougères,
Hulot avait secrètement ramené par une marche forcée, deux bataillons
de sa demi-brigade sur cette place importante. Le danger de la patrie,
la haine de l’aristocratie, dont les partisans menaçaient une étendue
de pays considérable, l’amitié, tout avait contribué à rendre au vieux
militaire le feu de sa jeunesse.

--Voilà donc cette vie que je désirais, s’écria mademoiselle de
Verneuil quand elle se trouva seule avec Francine, quelque rapides que
soient les heures, elles sont pour moi comme des siècles de pensées.

Elle prit tout à coup la main de Francine, et sa voix, comme celle du
premier rouge-gorge qui chante après l’orage, laissa échapper lentement
ces paroles:

--J’ai beau faire, mon enfant, je vois toujours ces deux lèvres
délicieuses, ce menton court et légèrement relevé, ces yeux de feu,
et j’entends encore le --hue!-- du postillon. Enfin, je rêve... et
pourquoi donc tant de haine au réveil!

Elle poussa un long soupir, se leva; puis, pour la première fois
elle se mit à regarder le pays livré à la guerre civile par ce cruel
gentilhomme qu’elle voulait attaquer, à elle seule. Séduite par la
vue du paysage, elle sortit pour respirer plus à l’aise sous le ciel,
et si elle suivit son chemin à l’aventure, elle fut certes conduite
vers _la Promenade_ de la ville par ce maléfice de notre âme qui nous
fait chercher des espérances dans l’absurde. Les pensées conçues sous
l’empire de ce charme se réalisent souvent; mais on en attribue alors
la prévision à cette puissance appelée le pressentiment; pouvoir
inexpliqué, mais réel, que les passions trouvent toujours complaisant
comme un flatteur qui, à travers ses mensonges, dit parfois la vérité.



CHAPITRE III.

UN JOUR SANS LENDEMAIN.


Les derniers événements de cette histoire ayant dépendu de la
disposition des lieux où ils se passèrent, il est indispensable d’en
donner ici une minutieuse description, sans laquelle le dénoûment
serait d’une compréhension difficile.

La ville de Fougères est assise en partie sur un rocher de schiste
que l’on dirait tombé en avant des montagnes qui ferment au couchant
la grande vallée du Couësnon, et prennent différents noms suivant les
localités. A cette exposition, la ville est séparée de ces montagnes
par une gorge au fond de laquelle coule une petite rivière appelée le
Nançon. La portion du rocher qui regarde l’est a pour point de vue le
paysage dont on jouit au sommet de la Pèlerine, et celle qui regarde
l’ouest a pour toute vue la tortueuse vallée du Nançon; mais il existe
un endroit d’où l’on peut embrasser à la fois un segment du cercle
formé par la grande vallée, et les jolis détours de la petite qui vient
s’y fondre. Ce lieu, choisi par les habitants pour leur promenade,
et où allait se rendre mademoiselle de Verneuil, fut précisément le
théâtre où devait se dénouer le drame commencé à la Vivetière. Ainsi,
quelque pittoresques que soient les autres parties de Fougères,
l’attention doit être exclusivement portée sur les accidents du pays
que l’on découvre en haut de la Promenade.

Pour donner une idée de l’aspect que présente le rocher de Fougères
vu de ce côté, on peut le comparer à l’une de ces immenses tours en
dehors desquelles les architectes sarrasins ont fait tourner d’étage en
étage de larges balcons joints entre eux par des escaliers en spirale.
En effet, cette roche est terminée par une église gothique dont les
petites flèches, le clocher, les arcs-boutants achèvent de lui donner
la forme d’un pain de sucre. Devant la porte de cette église, dédiée
à saint Léonard, se trouve une petite place irrégulière dont les
terres sont soutenues par un mur exhaussé en forme de balustrade, et
qui communique par une rampe à la Promenade. Semblable à une seconde
corniche, cette esplanade se développe circulairement autour du rocher,
à quelques toises en dessous de la place Saint-Léonard, et offre un
large terrain planté d’arbres, qui vient aboutir aux fortifications de
la ville. Puis, à dix toises des murailles et des roches qui supportent
cette terrasse due à une heureuse disposition des schistes et à une
patiente industrie, il existe un chemin tournant nommé _l’Escalier de
la Reine_, pratiqué dans le roc, et qui conduit à un pont bâti sur le
Nançon par Anne de Bretagne. Enfin, sous ce chemin, qui figure une
troisième corniche, des jardins descendent de terrasse en terrasse
jusqu’à la rivière, et ressemblent à des gradins chargés de fleurs.

Parallèlement à la Promenade, de hautes roches qui prennent le nom du
faubourg de la ville où elles s’élèvent, et qu’on appelle les montagnes
de Saint-Sulpice, s’étendent le long de la rivière et s’abaissent en
pentes douces dans la grande vallée, où elles décrivent un brusque
contour vers le nord. Ces roches droites, incultes et sombres, semblent
toucher aux schistes de la Promenade; en quelques endroits, elles
en sont à une portée de fusil, et garantissent contre les vents du
nord une étroite vallée, profonde de cent toises, où le Nançon se
partage en trois bras qui arrosent une prairie chargée de fabriques et
délicieusement plantée.

Vers le sud, à l’endroit où finit la ville proprement dite, et où
commence le faubourg Saint-Léonard, le rocher de Fougères fait un
pli, s’adoucit, diminue de hauteur et tourne dans la grande vallée
en suivant la rivière, qu’il serre ainsi contre les montagnes de
Saint-Sulpice, en formant un col d’où elle s’échappe en deux ruisseaux
vers le Couësnon, où elle va se jeter. Ce joli groupe de collines
rocailleuses est appelé le _Nid-aux-crocs_, la vallée qu’elles
dessinent se nomme _le val de Gibarry_, et ses grasses prairies
fournissent une grande partie du beurre connu des gourmets sous le nom
de beurre de la Prée-Valaye.

A l’endroit où la Promenade aboutit aux fortifications s’élève une
tour nommée _la tour du Papegaut_. A partir de cette construction
carrée, sur laquelle était bâtie la maison où logeait mademoiselle
de Verneuil, règne tantôt une muraille, tantôt le roc quand il offre
des tables droites; et la partie de la ville assise sur cette haute
base inexpugnable décrit une vaste demi-lune, au bout de laquelle les
roches s’inclinent et se creusent pour laisser passage au Nançon. Là,
est située la porte qui mène au faubourg de Saint-Sulpice, dont le nom
est commun à la porte et au faubourg. Puis, sur un mamelon de granit
qui domine trois vallons dans lesquels se réunissent plusieurs routes,
surgissent les vieux créneaux et les tours féodales du château de
Fougères, l’une des plus immenses constructions faites par les ducs de
Bretagne, murailles hautes de quinze toises, épaisses de quinze pieds;
fortifiée à l’est par un étang d’où sort le Nançon qui coule dans ses
fossés et fait tourner des moulins entre la porte Saint-Sulpice et les
ponts-levis de la forteresse; défendue à l’ouest par la roideur des
blocs de granit sur lesquels elle repose.

Ainsi, depuis la Promenade jusqu’à ce magnifique débris du moyen âge,
enveloppé de ses manteaux de lierre, paré de ses tours carrées ou
rondes, où peut se loger dans chacune un régiment entier, le château,
la ville et son rocher, protégés par des murailles à pans droits, ou
par des escarpements taillés à pic, forment un vaste fer à cheval garni
de précipices sur lesquels, à l’aide du temps, les Bretons ont tracé
quelques étroits sentiers. Çà et là, des blocs s’avancent comme des
ornements. Ici, les eaux suintent par des cassures d’où sortent des
arbres rachitiques. Plus loin, quelques tables de granit moins droites
que les autres nourrissent de la verdure qui attire les chèvres. Puis,
partout des bruyères, venues entre plusieurs fentes humides, tapissent
de leurs guirlandes roses de noires anfractuosités. Au fond de cet
immense entonnoir, la petite rivière serpente dans une prairie toujours
fraîche et mollement posée comme un tapis.

Au pied du château et entre plusieurs masses de granit, s’élève
l’église dédiée à saint Sulpice, qui donne son nom à un faubourg situé
par delà le Nançon. Ce faubourg, comme jeté au fond d’un abîme, et son
église dont le clocher pointu n’arrive pas à la hauteur des roches qui
semblent près de tomber sur elle et sur les chaumières qui l’entourent,
sont pittoresquement baignés par quelques affluents du Nançon, ombragés
par des arbres et décorés par des jardins; ils coupent irrégulièrement
la demi-lune que décrivent la Promenade, la ville et le château, et
produisent, par leurs détails, de naïves oppositions avec les graves
spectacles de l’amphithéâtre auquel ils font face. Enfin Fougères
tout entier, ses faubourgs et ses églises, les montagnes même de
Saint-Sulpice, sont encadrés par les hauteurs de Rillé, qui font partie
de l’enceinte générale de la grande vallée du Couësnon.

Tels sont les traits les plus saillants de cette nature dont le
principal caractère est une âpreté sauvage, adoucie par de riants
motifs, par un heureux mélange des travaux les plus magnifiques de
l’homme, avec les caprices d’un sol tourmenté par des oppositions
inattendues, par je ne sais quoi d’imprévu qui surprend, étonne et
confond. Nulle part en France le voyageur ne rencontre de contrastes
aussi grandioses que ceux offerts par le grand bassin du Couësnon et
par les vallées perdues entre les rochers de Fougères et les hauteurs
de Rillé. C’est de ces beautés inouïes où le hasard triomphe, et
auxquelles ne manquent aucunes des harmonies de la nature. Là des eaux
claires, limpides, courantes; des montagnes vêtues par la puissante
végétation de ces contrées; des rochers sombres et des fabriques
élégantes; des fortifications élevées par la nature et des tours de
granit bâties par les hommes; puis, tous les artifices de la lumière
et de l’ombre, toutes les oppositions entre les différents feuillages,
tant prisées par les dessinateurs; des groupes de maisons où foisonne
une population active, et des places désertes, où le granit ne
souffre pas même les mousses blanches qui s’accrochent aux pierres;
enfin toutes les idées qu’on demande à un paysage: de la grâce et de
l’horreur, un poëme plein de renaissantes magies, de tableaux sublimes,
de délicieuses rusticités! La Bretagne est là dans sa fleur.

La tour dite du Papegaut, sur laquelle est bâtie la maison occupée
par mademoiselle de Verneuil, a sa base au fond même du précipice, et
s’élève jusqu’à l’esplanade pratiquée en corniche devant l’église de
Saint-Léonard. De cette maison isolée sur trois côtés, on embrasse à
la fois le grand fer à cheval qui commence à la tour même, la vallée
tortueuse du Nançon, et la place Saint-Léonard. Elle fait partie
d’une rangée de logis trois fois séculaires, et construits en bois,
situés sur une ligne parallèle au flanc septentrional de l’église
avec laquelle ils forment une impasse dont la sortie donne dans une
rue en pente qui longe l’église et mène à la porte Saint-Léonard,
vers laquelle descendait mademoiselle de Verneuil. Marie négligea
naturellement d’entrer sur la place de l’église au-dessous de laquelle
elle était, et se dirigea vers la Promenade.

Lorsqu’elle eut franchi la petite barrière de poteaux peints en vert
qui se trouve devant le poste alors établi dans la tour de la porte
Saint-Léonard, la magnificence du spectacle rendit un instant ses
passions muettes. Elle admira la vaste portion de la grande vallée du
Couësnon que ses yeux embrassaient depuis le sommet de la Pèlerine
jusqu’au plateau par où passe le chemin de Vitré; puis ses yeux se
reposèrent sur le Nid-aux-crocs et sur les sinuosités du val de
Gibarry, dont les crêtes étaient baignées par les lueurs vaporeuses
du soleil couchant. Elle fut presque effrayée par la profondeur de la
vallée du Nançon dont les plus hauts peupliers atteignaient à peine
aux murs des jardins situés au-dessous de l’Escalier de la Reine.
Enfin, elle marcha de surprise en surprise jusqu’au point d’où elle
put apercevoir et la grande vallée, à travers le val de Gibarry, et
le délicieux paysage encadré par le fer à cheval de la ville, par les
rochers de Saint-Sulpice et par les hauteurs de Rillé.

A cette heure du jour, la fumée des maisons du faubourg et des vallées
formait dans les airs un nuage qui ne laissait poindre les objets qu’à
travers un dais bleuâtre; les teintes trop vives du jour commençaient à
s’abolir; le firmament prenait un ton gris de perle; la lune jetait ses
voiles de lumière sur ce bel abîme; tout enfin tendait à plonger l’âme
dans la rêverie et l’aider à évoquer les êtres chers.

Tout à coup, ni les toits en bardeau du faubourg Saint-Sulpice, ni
son église, dont la flèche audacieuse se perd dans la profondeur de
la vallée, ni les manteaux séculaires de lierre et de clématite dont
s’enveloppent les murailles de la vieille forteresse à travers laquelle
le Nançon bouillonne sous la roue des moulins, enfin rien dans ce
paysage ne l’intéressa plus. En vain le soleil couchant jeta-t-il sa
poussière d’or et ses nappes rouges sur les gracieuses habitations
semées dans les rochers, au fond des eaux et sur les prés, elle resta
immobile devant les roches de Saint-Sulpice. L’espérance insensée qui
l’avait amenée sur la promenade s’était miraculeusement réalisée. A
travers les ajoncs et les genêts qui croissent sur les sommets opposés,
elle crut reconnaître, malgré la peau de bique dont ils étaient vêtus,
plusieurs convives de la Vivetière, parmi lesquels se distinguait le
Gars, dont les moindres mouvements se dessinèrent dans la lumière
adoucie du soleil couchant. A quelques pas en arrière du groupe
principal, elle vit sa redoutable ennemie, madame du Gua. Pendant un
moment mademoiselle de Verneuil put penser qu’elle rêvait; mais la
haine de sa rivale lui prouva bientôt que tout vivait dans ce rêve.
L’attention profonde qu’excitait en elle le plus petit geste du marquis
l’empêcha de remarquer le soin avec lequel madame du Gua la mirait avec
un long fusil. Bientôt un coup de feu réveilla les échos des montagnes,
et la balle qui siffla près de Marie lui révéla l’adresse de sa rivale.

--Elle m’envoie sa carte! se dit-elle en souriant.

A l’instant de nombreux _qui vive_ retentirent, de sentinelle en
sentinelle, depuis le château jusqu’à la porte Saint-Léonard, et
trahirent aux Chouans la prudence des Fougerais, puisque la partie la
moins vulnérable de leurs remparts était si bien gardée.

--C’est elle et c’est lui, se dit Marie. Aller à la recherche du
marquis, le suivre, le surprendre, fut une idée conçue avec la rapidité
de l’éclair. --Je suis sans arme, s’écria-t-elle.

Elle songea qu’au moment de son départ à Paris, elle avait jeté, dans
un de ses cartons, un élégant poignard, jadis porté par une sultane et
dont elle voulut se munir en venant sur le théâtre de la guerre, comme
ces plaisants qui s’approvisionnent d’albums pour les idées qu’ils
auront en voyage; mais elle fut alors moins séduite par la perspective
d’avoir du sang à répandre, que par le plaisir de porter un joli
_cangiar_ orné de pierreries, et de jouer avec cette lame pure comme
un regard. Trois jours auparavant elle avait bien vivement regretté
d’avoir laissé cette arme dans ses cartons, quand, pour se soustraire
à l’odieux supplice que lui réservait sa rivale, elle avait souhaité
de se tuer. En un instant elle retourna chez elle, trouva le poignard,
le mit à sa ceinture, serra autour de ses épaules et de sa taille un
grand châle, enveloppa ses cheveux d’une dentelle noire, se couvrit la
tête d’un de ces chapeaux à larges bords que portaient les Chouans et
qui appartenait à un domestique de sa maison, et avec cette présence
d’esprit que prêtent parfois les passions, elle prit le gant du marquis
donné par Marche-à-terre comme un passe-port; puis, après avoir répondu
à Francine effrayée: --Que veux-tu? j’irais _le_ chercher dans l’enfer!
elle revint sur la Promenade.

Le Gars était encore à la même place, mais seul. D’après la direction
de sa longue-vue, il paraissait examiner, avec l’attention scrupuleuse
d’un homme de guerre, les différents passages du Nançon, l’Escalier de
la Reine, et le chemin qui, de la porte Saint-Sulpice, tourne entre
cette église et va rejoindre les grandes routes sous le feu du château.
Mademoiselle de Verneuil s’élança dans les petits sentiers tracés par
les chèvres et leurs pâtres sur le versant de la Promenade, gagna
l’Escalier de la Reine, arriva au fond du précipice, passa le Nançon,
traversa le faubourg, devina, comme l’oiseau dans le désert, sa route
au milieu des dangereux escarpements des roches de Saint-Sulpice,
atteignit bientôt une route glissante tracée sur des blocs de granit,
et, malgré les genêts, les ajoncs piquants, les rocailles qui la
hérissaient, elle se mit à la gravir avec ce degré d’énergie inconnu
peut-être à l’homme, mais que la femme entraînée par la passion possède
momentanément. La nuit surprit Marie à l’instant où, parvenue sur les
sommets, elle tâchait de reconnaître, à la faveur des pâles rayons
de la lune, le chemin qu’avait dû prendre le marquis; une recherche
obstinée faite sans aucun succès, et le silence qui régnait dans la
campagne, lui apprirent la retraite des Chouans et de leur chef. Cet
effort de passion tomba tout à coup avec l’espoir qui l’avait inspiré.
En se trouvant seule, pendant la nuit, au milieu d’un pays inconnu,
en proie à la guerre, elle se mit à réfléchir, et les recommandations
de Hulot, le coup de feu de madame du Gua, la firent frissonner de
peur. Le calme de la nuit, si profond sur les montagnes, lui permit
d’entendre la moindre feuille errante, même à de grandes distances,
et ces bruits légers vibraient dans les airs comme pour donner une
triste mesure de la solitude ou du silence. Le vent agissait sur la
haute région et emportait les nuages avec violence, en produisant
des alternatives d’ombre et de lumière dont les effets augmentèrent
sa terreur, en donnant des apparences fantastiques et terribles aux
objets les plus inoffensifs. Elle tourna les yeux vers les maisons de
Fougères dont les lueurs domestiques brillaient comme autant d’étoiles
terrestres, et tout à coup elle vit distinctement la tour du Papegaut.
Elle n’avait qu’une faible distance à parcourir pour retourner chez
elle, mais cette distance était un précipice. Elle se souvenait assez
des abîmes qui bordaient l’étroit sentier par où elle était venue, pour
savoir qu’elle courait plus de risques en voulant revenir à Fougères
qu’en poursuivant son entreprise. Elle pensa que le gant du marquis
écarterait tous les périls de sa promenade nocturne, si les Chouans
tenaient la campagne. Madame du Gua seule pouvait être redoutable. A
cette idée, Marie pressa son poignard, et tâcha de se diriger vers
une maison de campagne dont elle avait entrevu les toits en arrivant
sur les rochers de Saint-Sulpice; mais elle marcha lentement, car
elle avait jusqu’alors ignoré la sombre majesté qui pèse sur un être
solitaire pendant la nuit, au milieu d’un site sauvage où de toutes
parts de hautes montagnes penchent leurs têtes comme des géants
assemblés. Le frôlement de sa robe, arrêtée par des ajoncs, la fit
tressaillir plus d’une fois, et plus d’une fois elle hâta le pas pour
le ralentir encore en croyant sa dernière heure venue. Mais bientôt
les circonstances prirent un caractère auquel les hommes les plus
intrépides n’eussent peut-être pas résisté, et plongèrent mademoiselle
de Verneuil dans une de ces terreurs qui pressent tellement les
ressorts de la vie, qu’alors tout est extrême chez les individus, la
force comme la faiblesse. Les êtres les plus faibles font alors des
actes d’une force inouïe, et les plus forts deviennent fous de peur.
Marie entendit à une faible distance des bruits étranges; distincts
et vagues tout à la fois, comme la nuit était tour à tour sombre et
lumineuse, ils annonçaient de la confusion, du tumulte, et l’oreille
se fatiguait à les percevoir; ils sortaient du sein de la terre, qui
semblait ébranlée sous les pieds d’une immense multitude d’hommes
en marche. Un moment de clarté permit à mademoiselle de Verneuil
d’apercevoir à quelques pas d’elle une longue file de hideuses figures
qui s’agitaient comme les épis d’un champ et glissaient à la manière
des fantômes; mais elle les vit à peine, car aussitôt l’obscurité
retomba comme un rideau noir, et lui déroba cet épouvantable tableau
plein d’yeux jaunes et brillants. Elle se recula vivement et courut sur
le haut d’un talus, pour échapper à trois de ces horribles figures qui
venaient à elle.

--L’as-tu vu? demanda l’un.

--J’ai senti un vent froid quand il a passé près de moi, répondit une
voix rauque.

--Et moi j’ai respiré l’air humide et l’odeur des cimetières, dit le
troisième.

--Est-il blanc? reprit le premier.

--Pourquoi, dit le second, est-il _revenu_ seul de tous ceux qui sont
morts à la Pèlerine?

--Ah! pourquoi, répondit le troisième. Pourquoi fait-on des préférences
à ceux qui sont du _Sacré-Cœur_? Au surplus, j’aime mieux mourir sans
confession, que d’errer comme lui, sans boire ni manger, sans avoir ni
sang dans les veines, ni chair sur les os.

--Ah!...

Cette exclamation, ou plutôt ce cri terrible partit du groupe, quand
un des trois Chouans montra du doigt les formes sveltes et le visage
pâle de mademoiselle de Verneuil qui se sauvait avec une effrayante
rapidité, sans qu’ils entendissent le moindre bruit.

--Le voilà. --Le voici. --Où est-il? --Là. --Ici. --_Il est parti.
_--Non. --Si. --Le vois-tu?

Ces phrases retentirent comme le murmure monotone des vagues sur la
grève.

Mademoiselle de Verneuil marcha courageusement dans la direction
de la maison, et vit les figures indistinctes d’une multitude qui
fuyait à son approche en donnant les signes d’une frayeur panique.
Elle était comme emportée par une puissance inconnue dont l’influence
la matait; la légèreté de son corps, qui lui semblait inexplicable,
devenait un nouveau sujet d’effroi pour elle-même. Ces figures, qui
se levaient par masses à son approche et comme de dessous terre où
elles lui paraissaient couchées, laissaient échapper des gémissements
qui n’avaient rien d’humain. Enfin elle arriva, non sans peine, dans
un jardin dévasté dont les haies et les barrières étaient brisées.
Arrêtée par une sentinelle, elle lui montra son gant. La lune ayant
alors éclairé sa figure, la carabine échappa des mains du Chouan qui
déjà mettait Marie en joue, mais qui, à son aspect, jeta le cri rauque
dont retentissait la campagne. Elle aperçut de grands bâtiments où
quelques lueurs indiquaient des pièces habitées, et parvint auprès des
murs sans rencontrer d’obstacles. Par la première fenêtre vers laquelle
elle se dirigea, elle vit madame du Gua avec les chefs convoqués à
la Vivetière. Étourdie et par cet aspect et par le sentiment de son
danger, elle se rejeta violemment sur une petite ouverture défendue par
de gros barreaux de fer, et distingua, dans une longue salle voûtée, le
marquis seul et triste, à deux pas d’elle. Les reflets du feu, devant
lequel il occupait une chaise grossière, illuminaient son visage de
teintes rougeâtres et vacillantes qui imprimaient à cette scène le
caractère d’une vision; immobile et tremblante, la pauvre fille se
colla aux barreaux, et, par le silence profond qui régnait, elle espéra
l’entendre s’il parlait; en le voyant abattu, découragé, pâle, elle se
flatta d’être une des causes de sa tristesse; puis sa colère se changea
en commisération, sa commisération en tendresse, et elle sentit soudain
qu’elle n’avait pas été amenée jusque-là par la vengeance seulement.
Le marquis se leva, tourna la tête, et resta stupéfait en apercevant,
comme dans un nuage, la figure de mademoiselle de Verneuil; il laissa
échapper un geste d’impatience et de dédain en s’écriant: --Je vois
donc partout cette diablesse, même quand je veille!

Ce profond mépris, conçu pour elle, arracha à la pauvre fille un rire
d’égarement qui fit tressaillir le jeune chef, et il s’élança vers la
croisée. Mademoiselle de Verneuil se sauva. Elle entendit près d’elle
les pas d’un homme qu’elle crut être Montauran; et, pour le fuir,
elle ne connut plus d’obstacles, elle eût traversé les murs et volé
dans les airs, elle aurait trouvé le chemin de l’enfer pour éviter
de relire en traits de flamme ces mots: _Il te méprise!_ écrits sur
le front de cet homme, et qu’une voix intérieure lui criait alors
avec l’éclat d’une trompette. Après avoir marché sans savoir par où
elle passait, elle s’arrêta en se sentant pénétrée par un air humide.
Effrayée par le bruit des pas de plusieurs personnes, et poussée par
la peur, elle descendit un escalier qui la mena au fond d’une cave.
Arrivée à la dernière marche, elle prêta l’oreille pour tâcher de
reconnaître la direction que prenaient ceux qui la poursuivaient; mais,
malgré des rumeurs extérieures assez vives, elle entendit les lugubres
gémissements d’une voix humaine qui ajoutèrent à son horreur. Un jet de
lumière parti du haut de l’escalier lui fit craindre que sa retraite ne
fût connue de ses persécuteurs; et, pour leur échapper, elle trouva de
nouvelles forces. Il lui fut très-difficile de s’expliquer, quelques
instants après et quand elle recueillit ses idées, par quels moyens
elle avait pu grimper sur le petit mur où elle s’était cachée. Elle
ne s’aperçut pas même d’abord de la gêne que la position de son corps
lui fit éprouver; mais cette gêne finit par devenir intolérable, car
elle ressemblait, sous l’arceau d’une voûte, à la Vénus accroupie qu’un
amateur aurait placée dans une niche trop étroite. Ce mur assez large
et construit en granit formait une séparation entre le passage d’un
escalier et un caveau d’où partaient les gémissements. Elle vit bientôt
un inconnu couvert de peaux de chèvre descendant au-dessous d’elle et
tournant sous la voûte sans faire le moindre mouvement qui annonçât
une recherche empressée. Impatiente de savoir s’il se présenterait
quelque chance de salut pour elle, mademoiselle de Verneuil attendit
avec anxiété que la lumière portée par l’inconnu éclairât le caveau où
elle apercevait à terre une masse informe, mais animée, qui essayait
d’atteindre à une certaine partie de la muraille par des mouvements
violents et répétés, semblables aux brusques contorsions d’une carpe
mise hors de l’eau sur la rive.

Une petite torche de résine répandit bientôt sa lueur bleuâtre et
incertaine dans le caveau. Malgré la sombre poésie que l’imagination
de mademoiselle de Verneuil répandait sur ces voûtes qui répercutaient
les sons d’une prière douloureuse, elle fut obligée de reconnaître
qu’elle se trouvait dans une cuisine souterraine, abandonnée depuis
longtemps. Éclairée, la masse informe devint un petit homme très-gros
dont tous les membres avaient été attachés avec précaution, mais qui
semblait avoir été laissé sur les dalles humides sans aucun soin par
ceux qui s’en étaient emparés. A l’aspect de l’étranger tenant d’une
main la torche, et de l’autre un fagot, le captif poussa un gémissement
profond qui attaqua si vivement la sensibilité de mademoiselle de
Verneuil, qu’elle oublia sa propre terreur, son désespoir, la gêne
horrible de tous ses membres pliés qui s’engourdissaient; elle tâcha
de rester immobile. Le Chouan jeta son fagot dans la cheminée après
s’être assuré de la solidité d’une vieille crémaillère qui pendait
le long d’une haute plaque en fonte, et mit le feu au bois avec sa
torche. Mademoiselle de Verneuil ne reconnut pas alors sans effroi ce
rusé Pille-miche auquel sa rivale l’avait livrée, et dont la figure,
illuminée par la flamme, ressemblait à celle de ces petits hommes de
buis, grotesquement sculptés en Allemagne. La plainte échappée à son
prisonnier produisit un rire immense sur ce visage sillonné de rides
et brûlé par le soleil.

--Tu vois, dit-il au patient, que nous autres chrétiens nous ne
manquons pas comme toi à notre parole. Ce feu-là va te dégourdir
les jambes, la langue et les mains. Quien! quien! je ne vois point
de lèchefrite à te mettre sous les pieds, ils sont si dodus, que la
graisse pourrait éteindre le feu. Ta maison est donc bien mal montée
qu’on n’y trouve pas de quoi donner au maître toutes ses aises quand il
se chauffe.

La victime jeta un cri aigu, comme si elle eût espéré se faire entendre
par delà les voûtes et attirer un libérateur.

--Oh! vous pouvez chanter à gogo, monsieur d’Orgemont! ils sont tous
couchés là-haut, et Marche-à-terre me suit, il fermera la porte de la
cave.

Tout en parlant, Pille-miche sondait, du bout de sa carabine, le
manteau de la cheminée, les dalles qui pavaient la cuisine, les murs
et les fourneaux, pour essayer de découvrir la cachette où l’avare
avait mis son or. Cette recherche se faisait avec une telle habileté
que d’Orgemont demeura silencieux, comme s’il eût craint d’avoir été
trahi par quelque serviteur effrayé; car, quoiqu’il ne se fût confié
à personne, ses habitudes auraient pu donner lieu à des inductions
vraies. Pille-miche se retournait parfois brusquement en regardant
sa victime comme dans ce jeu où les enfants essaient de deviner,
par l’expression naïve de celui qui a caché un objet convenu, s’ils
s’en approchent ou s’ils s’en éloignent. D’Orgemont feignit quelque
terreur en voyant le Chouan frappant les fourneaux qui rendirent un
son creux, et parut vouloir amuser ainsi pendant quelque temps l’avide
crédulité de Pille-miche. En ce moment, trois autres Chouans, qui se
précipitèrent dans l’escalier, entrèrent tout à coup dans la cuisine. A
l’aspect de Marche-à-terre, Pille-miche discontinua sa recherche, après
avoir jeté sur d’Orgemont un regard empreint de toute la férocité que
réveillait son avarice trompée.

--Marie Lambrequin est ressuscité, dit Marche-à-terre en gardant une
attitude qui annonçait que tout autre intérêt pâlissait devant une si
grave nouvelle.

--Ça ne m’étonne pas, répondit Pille-miche, il communiait si souvent!
le bon Dieu semblait n’être qu’à lui.

--Ah! ah! reprit Mène-à-bien, ça lui a servi comme des souliers à un
mort. Voilà-t-il pas qu’il n’avait pas reçu l’absolution avant cette
affaire de la Pèlerine; il a margaudé la fille à Goguelu, et s’est
trouvé sous le coup d’un péché mortel. Donc l’abbé Gudin dit comme
ça qu’il va rester deux mois comme un esprit avant de revenir tout à
fait! Nous l’avons vu _tretous_ passer devant nous, il est pâle, il est
froid, il est léger, il sent le cimetière.

--Et Sa Révérence a bien dit que si l’esprit pouvait s’emparer de
quelqu’un, il s’en ferait un compagnon, reprit le quatrième Chouan.

La figure grotesque de ce dernier interlocuteur tira Marche-à-terre de
la rêverie religieuse où l’avait plongé l’accomplissement d’un miracle
que la ferveur pouvait, selon l’abbé Gudin, renouveler chez tout pieux
défenseur de la Religion et du Roi.

--Tu vois, Galope-chopine, dit-il au néophyte avec une certaine
gravité, à quoi nous mènent les plus légères omissions des devoirs
commandés par notre sainte religion. C’est un avis que nous donne
sainte Anne d’Auray, d’être inexorable entre nous pour les moindres
fautes. Ton cousin Pille-miche a demandé pour toi la _surveillance_ de
Fougères, le Gars consent à te la confier, et tu seras bien payé; mais
tu sais de quelle farine nous pétrissons la galette des traîtres?

--Oui, monsieur Marche-à-terre.

--Tu sais pourquoi je te dis cela. Quelques-uns prétendent que tu aimes
le cidre et les gros sous; mais il ne s’agit pas ici de tondre sur les
œufs, il faut n’être qu’à nous.

--Révérence parler, monsieur Marche-à-terre, le cidre et les sous sont
deux bonnes _chouses_ qui n’empêchent point le salut.

--Si le cousin fait quelque sottise, dit Pille-miche, ce sera par
ignorance.

--De quelque manière qu’un malheur vienne, s’écria Marche-à-terre d’un
son de voix qui fit trembler la voûte, je ne le manquerai pas. --Tu
m’en réponds, ajouta-t-il en se tournant vers Pille-miche, car s’il
tombe en faute, je m’en prendrai à ce qui double ta peau de bique.

--Mais, sous votre respect, monsieur Marche-à-terre, reprit
Galope-chopine, est-ce qu’il ne vous est pas souvent arrivé de croire
que les _contre-chuins_ étaient des _chuins_.

--Mon ami, répliqua Marche-à-terre d’un ton sec, que ça ne t’arrive
plus, ou je te couperais en deux comme un navet. Quant aux envoyés du
Gars, ils auront son gant. Mais, depuis cette affaire de la Vivetière,
la Grande Garce y boute un ruban vert.

Pille-miche poussa vivement le coude de son camarade en lui montrant
d’Orgemont qui feignait de dormir; mais Marche-à-terre et Pille-miche
savaient par expérience que personne n’avait encore sommeillé au coin
de leur feu; et, quoique les dernières paroles dites à Galope-chopine
eussent été prononcées à voix basse, comme elles pouvaient avoir été
comprises par le patient, les quatre Chouans le regardèrent tous
pendant un moment et pensèrent sans doute que la peur lui avait ôté
l’usage de ses sens. Tout à coup, sur un léger signe de Marche-à-terre,
Pille-miche ôta les souliers et les bas de d’Orgemont, Mène-à-bien
et Galope-chopine le saisirent à bras-le-corps, le portèrent au feu;
puis Marche-à-terre prit un des liens du fagot, et attacha les pieds
de l’avare à la crémaillère. L’ensemble de ces mouvements et leur
incroyable célérité firent pousser à la victime des cris qui devinrent
déchirants quand Pille-miche eut rassemblé des charbons sous les jambes.

--Mes amis, mes bons amis, s’écria d’Orgemont, vous allez me faire mal,
je suis chrétien comme vous.

--Tu mens par ta gorge, lui répondit Marche-à-terre. Ton frère a renié
Dieu. Quant à toi, tu as acheté l’abbaye de Juvigny. L’abbé Gudin dit
que l’on peut, sans scrupule, rôtir les apostats.

--Mais, mes frères en Dieu, je ne refuse pas de vous payer.

--Nous t’avions donné quinze jours, deux mois se sont passés, et voilà
Galope-chopine qui n’a rien reçu.

--Tu n’as donc rien reçu, Galope-chopine? demanda l’avare avec
désespoir.

--Rin! monsieur d’Orgemont, répondit Galope-chopine effrayé.

Les cris, qui s’étaient convertis en un grognement, continu comme le
râle d’un mourant, recommencèrent avec une violence inouïe. Aussi
habitués à ce spectacle qu’à voir marcher leurs chiens sans sabots, les
quatre Chouans contemplaient si froidement d’Orgemont qui se tortillait
et hurlait, qu’ils ressemblaient à des voyageurs attendant devant la
cheminée d’une auberge si le rôt est assez cuit pour être mangé.

--Je meurs! je meurs! cria la victime... et vous n’aurez pas mon argent.

Malgré la violence de ces cris, Pille-miche s’aperçut que le feu ne
mordait pas encore la peau; l’on attisa donc très-artistement les
charbons de manière à faire légèrement flamber le feu, d’Orgemont dit
alors d’une voix abattue: --Mes amis, déliez-moi. Que voulez-vous?
cent écus, mille écus, dix mille écus, cent mille écus, je vous offre
deux cents écus...

Cette voix était si lamentable que mademoiselle de Verneuil oublia son
propre danger, et laissa échapper une exclamation.

--Qui a parlé? demanda Marche-à-terre.

Les Chouans jetèrent autour d’eux des regards effarés. Ces hommes, si
braves sous la bouche meurtrière des canons, ne tenaient pas devant un
_esprit_. Pille-miche seul écoutait sans distraction la confession que
des douleurs croissantes arrachaient à sa victime.

--Cinq cents écus, oui, je les donne, disait l’avare.

--Bah! Où sont-ils? lui répondit tranquillement Pille-miche.

--Hein, ils sont sous le premier pommier. Sainte Vierge! au fond du
jardin, à gauche... Vous êtes des brigands... des voleurs... Ah! je
meurs... il y a là dix mille francs.

--Je ne veux pas des francs, reprit Marche-à-terre, il nous faut des
livres. Les écus de ta République ont des figures païennes qui n’auront
jamais cours.

--Ils sont en livres, en bons louis d’or. Mais déliez-moi,
déliez-moi... vous savez où est ma vie... mon trésor.

Les quatre Chouans se regardèrent en cherchant celui d’entre eux auquel
ils pouvaient se fier pour l’envoyer déterrer la somme. En ce moment,
cette cruauté de cannibales fit tellement horreur à mademoiselle de
Verneuil, que, sans savoir si le rôle que lui assignait sa figure pâle
la préserverait encore de tout danger, elle s’écria courageusement
d’un son de voix grave: --Ne craignez-vous pas la colère de Dieu?
Détachez-le, barbares!

Les Chouans levèrent la tête, ils aperçurent dans les airs des yeux qui
brillaient comme deux étoiles, et s’enfuirent épouvantés. Mademoiselle
de Verneuil sauta dans la cuisine, courut à d’Orgemont, le tira si
violemment du feu, que les liens du fagot cédèrent; puis, du tranchant
de son poignard, elle coupa les cordes avec lesquelles il avait été
garrotté. Quand l’avare fut libre et debout, la première expression de
son visage fut un rire douloureux, mais sardonique.

--Allez, allez au pommier, brigands! dit-il. Oh! oh! voilà deux fois
que je les leurre; aussi ne me reprendront-ils pas une troisième!

En ce moment, une voix de femme retentit au dehors.

--_Un esprit! un esprit!_ criait madame du Gua, imbéciles, c’est
_elle_. Mille écus à qui m’apportera la tête de cette catin!

Mademoiselle de Verneuil pâlit; mais l’avare sourit, lui prit la main,
l’attira sous le manteau de la cheminée, l’empêcha de laisser les
traces de son passage en la conduisant de manière à ne pas déranger le
feu qui n’occupait qu’un très-petit espace; il fit partir un ressort,
la plaque de fonte s’enleva; et quand leurs ennemis communs rentrèrent
dans le caveau, la lourde porte de la cachette était déjà retombée
sans bruit. La Parisienne comprit alors le but des mouvements de carpe
qu’elle avait vu faire au malheureux banquier.

--Voyez-vous, madame, s’écria Marche-à-terre, l’esprit a pris le Bleu
pour compagnon.

L’effroi dut être grand, car ces paroles furent suivies d’un si
profond silence, que d’Orgemont et sa compagne entendirent les Chouans
prononçant à voix basse: --_Ave Sancta Anna_ Auriaca _gratiâ plena,
Dominus tecum_, etc.

--Ils prient, les imbéciles, s’écria d’Orgemont.

--N’avez-vous pas peur, dit mademoiselle de Verneuil en interrompant
son compagnon, de faire découvrir notre...

Un rire du vieil avare dissipa les craintes de la jeune Parisienne.

--La plaque est dans une table de granit qui a dix pouces de
profondeur. Nous les entendons, et ils ne nous entendent pas.

Puis il prit doucement la main de sa libératrice, la plaça vers une
fissure par où sortaient des bouffées de vent frais, et elle devina que
cette ouverture avait été pratiquée dans le tuyau de la cheminée.

--Ah! ah! reprit d’Orgemont. Diable! les jambes me cuisent un peu!
Cette _Jument de Charrette_, comme on l’appelle à Nantes, n’est pas
assez sotte pour contredire ses fidèles: elle sait bien que, s’ils
n’étaient pas si brutes, ils ne se battraient pas contre leurs
intérêts. La voilà qui prie aussi. Elle doit être bonne à voir en
disant son ave à sainte Anne d’Auray. Elle ferait mieux de détrousser
quelque diligence pour me rembourser les quatre mille francs qu’elle me
doit. Avec les intérêts, les frais, ça va bien à quatre mille sept cent
quatre-vingts francs et des centimes...

La prière finie, les Chouans se levèrent et partirent. Le vieux
d’Orgemont serra la main de mademoiselle de Verneuil, comme pour la
prévenir que néanmoins le danger existait toujours.

--Non, madame, s’écria Pille-miche après quelques minutes de silence,
vous resteriez là dix ans, ils ne reviendront pas.

--Mais elle n’est pas sortie, elle doit être ici, dit obstinément la
_Jument de Charrette_.

--Non, madame, non, ils se sont envolés à travers les murs. Le diable
n’a-t-il pas déjà emporté là, devant nous, un assermenté?

--Comment! toi, Pille-miche, avare comme lui, ne devines-tu pas que le
vieux cancre aura bien pu dépenser quelques milliers de livres pour
construire dans les fondations de cette voûte un réduit dont l’entrée
est cachée par un secret?

L’avare et la jeune fille entendirent un gros rire échappé à
Pille-miche.

--Ben vrai, dit-il.

--Reste ici, reprit madame du Gua. Attends-les à la sortie. Pour un
seul coup de fusil je te donnerai tout ce que tu trouveras dans le
trésor de notre usurier. Si tu veux que je te pardonne d’avoir vendu
cette fille quand je t’avais dit de la tuer, obéis-moi.

--Usurier! dit le vieux d’Orgemont, je ne lui ai pourtant prêté qu’à
neuf pour cent. Il est vrai que j’ai une caution hypothécaire! Mais
enfin, voyez comme elle est reconnaissante! Allez, madame, si Dieu nous
punit du mal, le diable est là pour nous punir du bien, et l’homme
placé entre ces deux termes-là, sans rien savoir de l’avenir, m’a
toujours fait l’effet d’une règle de trois dont l’X est introuvable.

Il laissa échapper un soupir creux qui lui était particulier, car, en
passant par son larynx, l’air semblait y rencontrer et attaquer deux
vieilles cordes détendues. Le bruit que firent Pille-miche et madame
du Gua en sondant de nouveau les murs, les voûtes et les dalles, parut
rassurer d’Orgemont, qui saisit la main de sa libératrice pour l’aider
à monter une étroite vis saint-gilles, pratiquée dans l’épaisseur d’un
mur en granit. Après avoir gravi une vingtaine de marches, la lueur
d’une lampe éclaira faiblement leurs têtes. L’avare s’arrêta, se tourna
vers sa compagne, en examina le visage comme s’il eût regardé, manié
et remanié une lettre de change douteuse à escompter, et poussa son
terrible soupir.

--En vous mettant ici, dit-il après un moment de silence, je vous ai
remboursé intégralement le service que vous m’avez rendu; donc, je ne
vois pas pourquoi je vous donnerais...

--Monsieur, laissez-moi là, je ne vous demande rien, dit-elle.

Ces derniers mots, et peut-être le dédain qu’exprima cette belle
figure, rassurèrent le petit vieillard, car il répondit, non sans un
soupir: --Ah! en vous conduisant ici, j’en ai trop fait pour ne pas
continuer...

Il aida poliment Marie à monter quelques marches assez singulièrement
disposées, et l’introduisit moitié de bonne grâce, moitié rechignant,
dans un petit cabinet de quatre pieds carrés, éclairé par une lampe
suspendue à la voûte. Il était facile de voir que l’avare avait pris
toutes ses précautions pour passer plus d’un jour dans cette retraite,
si les événements de la guerre civile l’eussent contraint à y rester
longtemps.

--N’approchez pas du mur, vous pourriez vous blanchir, dit tout à coup
d’Orgemont.

Et il mit avec assez de précipitation sa main entre le châle de la
jeune fille et la muraille, qui semblait fraîchement recrépie. Le
geste du vieil avare produisit un effet tout contraire à celui qu’il
en attendait. Mademoiselle de Verneuil regarda soudain devant elle, et
vit dans un angle une sorte de construction dont la forme lui arracha
un cri de terreur, car elle devina qu’une créature humaine avait été
enduite de mortier et placée là debout; d’Orgemont lui fit un signe
effrayant pour l’engager à se taire, et ses petits yeux d’un bleu de
faïence annoncèrent autant d’effroi que ceux de sa compagne.

--Sotte, croyez-vous que je l’aie assassiné?... C’est mon frère, dit-il
en variant son soupir d’une manière lugubre. C’est le premier recteur
qui se soit assermenté. Voilà le seul asile où il ait été en sûreté
contre la fureur des Chouans et des autres prêtres. Poursuivre un
digne homme qui avait tant d’ordre! C’était mon aîné, lui seul a eu la
patience de m’apprendre le calcul décimal. Oh! c’était un bon prêtre!
Il avait de l’économie et savait amasser. Il y a quatre ans qu’il est
mort, je ne sais pas de quelle maladie; mais voyez-vous, ces prêtres,
ça a l’habitude de s’agenouiller de temps en temps pour prier, et il
n’a peut-être pas pu s’accoutumer à rester ici debout comme moi... Je
l’ai mis là, autre part _ils_ l’auraient déterré. Un jour je pourrai
l’ensevelir en terre sainte, comme disait ce pauvre homme, qui ne s’est
_assermenté_ que par peur.

Une larme roula dans les yeux secs du petit vieillard, dont alors
la perruque rousse parut moins laide à la jeune fille, qui détourna
les yeux par un secret respect pour cette douleur; mais, malgré cet
attendrissement, d’Orgemont lui dit encore: --N’approchez pas du mur,
vous...

Et ses yeux ne quittèrent pas ceux de mademoiselle de Verneuil, en
espérant ainsi l’empêcher d’examiner plus attentivement les parois de
ce cabinet, où l’air trop raréfié ne suffisait pas au jeu des poumons.
Cependant Marie réussit à dérober un coup d’œil à son argus, et,
d’après les bizarres proéminences des murs, elle supposa que l’avare
les avait bâtis lui-même avec des sacs d’argent ou d’or. Depuis un
moment, d’Orgemont était plongé dans un ravissement grotesque. La
douleur que la cuisson lui faisait souffrir aux jambes, et sa terreur
en voyant un être humain au milieu de ses trésors, se lisaient dans
chacune de ses rides; mais en même temps ses yeux arides exprimaient,
par un feu inaccoutumé, la généreuse émotion qu’excitait en lui le
périlleux voisinage de sa libératrice, dont la joue rose et blanche
attirait le baiser, dont le regard noir et velouté lui amenait au cœur
des vagues de sang si chaudes, qu’il ne savait plus si c’était signe de
vie ou de mort.

--Êtes-vous mariée? lui demanda-t-il d’une voix tremblante.

--Non, dit-elle en souriant.

--J’ai quelque chose, reprit-il en poussant son soupir, quoique je ne
sois pas aussi riche qu’ils le disent tous. Une jeune fille comme vous
doit aimer les diamants, les bijoux, les équipages, l’or, ajouta-t-il
en regardant d’un air effaré autour de lui. J’ai tout cela à donner,
après ma mort. Hé! si vous vouliez...

L’œil du vieillard décelait tant de calcul, même dans cet amour
éphémère, qu’en agitant sa tête par un mouvement négatif, mademoiselle
de Verneuil ne put s’empêcher de penser que l’avare ne songeait à
l’épouser que pour enterrer son secret dans le cœur d’un autre lui-même.

--L’argent, dit-elle en jetant à d’Orgemont un regard plein d’ironie
qui le rendit à la fois heureux et fâché, l’argent n’est rien pour moi.
Vous seriez trois fois plus riche que vous ne l’êtes, si tout l’or que
j’ai refusé était là.

--N’approchez pas du m...

--Et l’on ne me demandait cependant qu’un regard, ajouta-t-elle avec
une incroyable fierté.

--Vous avez eu tort, c’était une excellente spéculation. Mais songez
donc...

--Songez, reprit mademoiselle de Verneuil, que je viens d’entendre
retentir là une voix dont un seul accent a pour moi plus de prix que
toutes vos richesses.

--Vous ne les connaissez pas...

Avant que l’avare n’eût pu l’en empêcher, Marie fit mouvoir, en la
touchant du doigt, une petite gravure enluminée qui représentait Louis
XV à cheval, et vit tout à coup au-dessous d’elle le marquis occupé
à charger un tromblon. L’ouverture cachée par le petit panneau sur
lequel l’estampe était collée semblait répondre à quelque ornement dans
le plafond de la chambre voisine, où sans doute couchait le général
royaliste. D’Orgemont repoussa avec la plus grande précaution la
vieille estampe, et regarda la jeune fille d’un air sévère.

--Ne dites pas un mot, si vous aimez la vie. Vous n’avez pas jeté, lui
dit-il à l’oreille après une pause, votre grapin sur un petit bâtiment.
Savez-vous que le marquis de Montauran possède pour cent mille livres
de revenus en terres affermées qui n’ont pas encore été vendues. Or, un
décret des Consuls, que j’ai lu dans _le Primidi de l’Ille-et-Vilaine_,
vient d’arrêter les séquestres. Ah! ah! vous trouvez ce gars-là
maintenant plus joli homme, n’est-ce pas? Vos yeux brillent comme deux
louis d’or tout neufs.

Les regards de mademoiselle de Verneuil s’étaient fortement animés en
entendant résonner de nouveau une voix bien connue. Depuis qu’elle
était là, debout, comme enfouie dans une mine d’argent, le ressort de
son âme courbée sous ces événements s’était redressé. Elle semblait
avoir pris une résolution sinistre et entrevoir les moyens de la mettre
à exécution.

--On ne revient pas d’un tel mépris, se dit-elle, et s’il ne doit plus
m’aimer, je veux le tuer, aucune femme ne l’aura.

--Non, l’abbé, non, s’écriait le jeune chef dont la voix se fit
entendre, il faut que cela soit ainsi.

--Monsieur le marquis, reprit l’abbé Gudin avec hauteur, vous
scandaliserez toute la Bretagne en donnant ce bal à Saint-James. C’est
des prédicateurs, et non des danseurs qui remueront nos villages. Ayez
des fusils et non des violons.

--L’abbé, vous avez assez d’esprit pour savoir que ce n’est que dans
une assemblée générale de tous nos partisans que je verrai ce que je
puis entreprendre avec eux. Un dîner me semble plus favorable pour
examiner leurs physionomies et connaître leurs intentions que tous les
espionnages possibles, dont, au surplus, j’ai horreur; nous les ferons
causer le verre en main.

Marie tressaillit en entendant ces paroles, car elle conçut le projet
d’aller à ce bal, et de s’y venger.

--Me prenez-vous pour un idiot avec votre sermon sur la danse? reprit
Montauran. Ne figureriez-vous pas de bon cœur dans une chaconne pour
vous retrouver rétablis sous votre nouveau nom de Pères de la Foi!...
Ignorez-vous que les Bretons sortent de la messe pour aller danser!
Ignorez-vous aussi que messieurs Hyde de Neuville et d’Andigné ont eu
il y a cinq jours une conférence avec le premier Consul sur la question
de rétablir Sa Majesté Louis XVIII. Si je m’apprête en ce moment
pour aller risquer un coup de main si téméraire, c’est uniquement
pour ajouter à ces négociations le poids de nos souliers ferrés.
Ignorez-vous que tous les chefs de la Vendée et même Fontaine parlent
de se soumettre. Ah! monsieur, l’on a évidemment trompé les princes
sur l’état de la France. Les dévouements dont on les entretient sont
des dévouements de position. L’abbé, si j’ai mis le pied dans le sang,
je ne veux m’y mettre jusqu’à la ceinture qu’à bon escient. Je me suis
dévoué au Roi et non pas à quatre cerveaux brûlés, à des hommes perdus
de dettes comme Rifoël, à des chauffeurs, à...

--Dites tout de suite, monsieur, à des abbés qui perçoivent des
contributions sur le grand chemin pour soutenir la guerre, reprit
l’abbé Gudin.

--Pourquoi ne le dirais-je pas? répondit aigrement le marquis. Je dirai
plus, les temps héroïques de la Vendée sont passés...

--Monsieur le marquis, nous saurons faire des miracles sans vous.

--Oui, comme celui de Marie Lambrequin, répondit en riant le marquis.
Allons, sans rancune, l’abbé! Je sais que vous payez de votre personne,
et tirez un Bleu aussi bien que vous dites un _oremus_. Dieu aidant,
j’espère vous faire assister, une mître en tête, au sacre du Roi.

Cette dernière phrase eut sans doute un pouvoir magique sur l’abbé,
car on entendit sonner une carabine, et il s’écria: --J’ai cinquante
cartouches dans mes poches, monsieur le marquis, et ma vie est au Roi.

--Voilà encore un de mes débiteurs, dit l’avare à mademoiselle de
Verneuil. Je ne parle pas de cinq à six cents malheureux écus qu’il
m’a empruntés, mais d’une dette de sang qui, j’espère, s’acquittera.
Il ne lui arrivera jamais autant de mal que je lui en souhaite, à ce
sacré jésuite; il avait juré la mort de mon frère, et soulevait le
pays contre lui. Pourquoi? parce que le pauvre homme avait eu peur des
nouvelles lois. Après avoir appliqué son oreille à un certain endroit
de sa cachette: --Les voilà qui décampent, tous ces brigands-là,
dit-il. Ils vont faire encore quelque miracle! Pourvu qu’ils n’essaient
pas de me dire adieu comme la dernière fois, en mettant le feu à la
maison.

Après environ une demi-heure, pendant laquelle mademoiselle de Verneuil
et d’Orgemont se regardèrent comme si chacun d’eux eût regardé un
tableau, la voix rude et grossière de Galope-chopine cria doucement:
--Il n’y a plus de danger, monsieur d’Orgemont. Mais, cette fois-ci,
j’ai ben gagné mes trente écus.

--Mon enfant, dit l’avare, jurez-moi de fermer les yeux.

Mademoiselle de Verneuil plaça une de ses mains sur ses paupières;
mais, pour plus de secret, le vieillard souffla la lampe, prit sa
libératrice par la main, l’aida à faire sept ou huit pas dans un
passage difficile; au bout de quelques minutes, il lui dérangea
doucement la main, elle se vit dans la chambre que le marquis de
Montauran venait de quitter et qui était celle de l’avare.

--Ma chère enfant, lui dit le vieillard, vous pouvez partir. Ne
regardez pas ainsi autour de vous. Vous n’avez sans doute pas d’argent?
Tenez, voici dix écus; il y en a de rognés, mais ils passeront. En
sortant du jardin, vous trouverez un sentier qui conduit à la ville,
ou, comme on dit maintenant, au District. Mais les Chouans sont à
Fougères, il n’est pas présumable que vous puissiez y rentrer de sitôt;
ainsi, vous pourrez avoir besoin d’un sûr asile. Retenez bien ce que
je vais vous dire, et n’en profitez que dans un extrême danger. Vous
verrez sur le chemin qui mène au Nid-aux-crocs par le val de Gibarry
une ferme où demeure le Grand-Cibot, dit Galope-chopine, entrez-y en
disant à sa femme: --_bonjour, Bécanière!_ et Barbette vous cachera.
Si Galope-chopine vous découvrait, ou il vous prendra pour l’esprit,
s’il fait nuit; ou dix écus l’attendriront, s’il fait jour. Adieu! nos
comptes sont soldés. Si vous vouliez, dit il en montrant par un geste
les champs qui entouraient sa maison, tout cela serait à vous!

Mademoiselle de Verneuil jeta un regard de remercîment à cet être
singulier, et réussit à lui arracher un soupir dont les tons furent
très-variés.

--Vous me rendrez sans doute mes dix écus, remarquez bien que je ne
parle pas d’intérêts, vous les remettrez à mon crédit chez maître
Patrat, le notaire de Fougères qui, si vous le vouliez, ferait notre
contrat, beau trésor. Adieu.

--Adieu, dit-elle en souriant et le saluant de la main.

--S’il vous faut de l’argent, lui cria-t-il, je vous en prêterai à
cinq! Oui, à cinq seulement. Ai-je dit cinq? Elle était partie. --Ça
m’a l’air d’être une bonne fille; cependant, je changerai le secret de
ma cheminée. Puis il prit un pain de douze livres, un jambon et rentra
dans sa cachette.

Lorsque mademoiselle de Verneuil marcha dans la campagne, elle crut
renaître, la fraîcheur du matin ranima son visage qui depuis quelques
heures lui semblait frappé par une atmosphère brûlante. Elle essaya de
trouver le sentier indiqué par l’avare; mais, depuis le coucher de la
lune, l’obscurité était devenue si forte, qu’elle fut forcée d’aller
au hasard. Bientôt la crainte de tomber dans les précipices la prit au
cœur, et lui sauva la vie; car elle s’arrêta tout à coup en pressentant
que la terre lui manquerait si elle faisait un pas de plus. Un vent
plus frais qui caressait ses cheveux, le murmure des eaux, l’instinct,
tout servit à lui indiquer qu’elle se trouvait au bout des rochers
de Saint-Sulpice. Elle passa les bras autour d’un arbre, et attendit
l’aurore en de vives anxiétés, car elle entendait un bruit d’armes,
de chevaux et de voix humaines. Elle rendit grâces à la nuit qui la
préservait du danger de tomber entre les mains des Chouans, si, comme
le lui avait dit l’avare, ils entouraient Fougères.

Semblables à des feux nuitamment allumés pour un signal de liberté,
quelques lueurs légèrement pourprées passèrent par-dessus les montagnes
dont les bases conservèrent des teintes bleuâtres qui contrastèrent
avec les nuages de rosée flottant sur les vallons. Bientôt un disque
de rubis s’éleva lentement à l’horizon, les cieux le reconnurent;
les accidents du paysage, le clocher de Saint-Léonard, les rochers,
les prés ensevelis dans l’ombre reparurent insensiblement, et les
arbres situés sur les cimes se dessinèrent dans ses feux naissants.
Le soleil se dégagea par un gracieux élan du milieu de ses rubans de
feu, d’ocre et saphir. Sa vive lumière s’harmonia par lignes égales,
de colline en colline, déborda de vallons en vallons. Les ténèbres se
dissipèrent, le jour accabla la nature. Une brise piquante frissonna
dans l’air, les oiseaux chantèrent, la vie se réveilla partout.
Mais à peine la jeune fille avait-elle eu le temps d’abaisser ses
regards sur les masses de ce paysage si curieux, que, par un phénomène
assez fréquent dans ces fraîches contrées, des vapeurs s’étendirent
en nappes, comblèrent les vallées, montèrent jusqu’aux plus hautes
collines, ensevelirent ce riche bassin sous un manteau de neige.
Bientôt mademoiselle de Verneuil crut revoir une de ces mers de glace
qui meublent les Alpes. Puis cette nuageuse atmosphère roula des vagues
comme l’Océan, souleva des lames impénétrables qui se balancèrent
avec mollesse, ondoyèrent, tourbillonnèrent violemment, contractèrent
aux rayons du soleil des teintes d’un rose vif, en offrant çà et là
les transparences d’un lac d’argent fluide. Tout à coup le vent du
nord souffla sur cette fantasmagorie et dissipa les brouillards qui
déposèrent une rosée pleine d’oxyde sur les gazons. Mademoiselle de
Verneuil put alors apercevoir une immense masse brune placée sur les
rochers de Fougères. Sept à huit cents Chouans armés s’agitaient dans
le faubourg Saint-Sulpice comme des fourmis dans une fourmilière. Les
environs du château occupés par trois mille hommes arrivés comme par
magie furent attaqués avec fureur. Cette ville endormie, malgré ses
remparts verdoyants et ses vieilles tours grises, aurait succombé,
si Hulot n’eût pas veillé. Une batterie cachée sur une éminence qui
se trouve au fond de la cuvette que forment les remparts, répondit
au premier feu des Chouans en les prenant en écharpe sur le chemin
du château. La mitraille nettoya la route, et la balaya. Puis, une
compagnie sortit de la porte Saint-Sulpice, profita de l’étonnement
des Chouans, se mit en bataille sur le chemin et commença sur eux un
feu meurtrier. Les Chouans n’essayèrent pas de résister, en voyant les
remparts du château se couvrir de soldats comme si l’art du machiniste
y eût appliqué des lignes bleues, et le feu de la forteresse protéger
celui des tirailleurs républicains. Cependant d’autres Chouans,
maîtres de la petite vallée du Nançon, avaient gravi les galeries
du rocher et parvenaient à la Promenade, où ils montèrent; elle fut
couverte de peaux de bique qui lui donnèrent l’apparence d’un toit de
chaume bruni par le temps. Au même moment, de violentes détonations
se firent entendre dans la partie de la ville qui regardait la vallée
du Couësnon. Évidemment Fougères, attaqué sur tous les points, était
entièrement cerné. Le feu qui se manifesta sur le revers oriental du
rocher prouvait même que les Chouans incendiaient les faubourgs.
Cependant les flammèches qui s’élevaient des toits de genêt ou de
bardeau cessèrent bientôt, et quelques colonnes de fumée noire
indiquèrent que l’incendie s’éteignait. Des nuages blancs et bruns
dérobèrent encore une fois cette scène à mademoiselle de Verneuil, mais
le vent dissipa bientôt ce brouillard de poudre. Déjà, le commandant
républicain avait fait changer la direction de sa batterie de manière
à pouvoir prendre successivement en file la vallée du Nançon, le
sentier de la Reine et le rocher, quand du haut de la Promenade, il
vit ses premiers ordres admirablement bien exécutés. Deux pièces
placées au poste de la porte Saint-Léonard abattirent la fourmilière de
Chouans qui s’étaient emparés de cette position; tandis que les gardes
nationaux de Fougères, accourus en hâte sur la place de l’Église,
achevèrent de chasser l’ennemi.

Ce combat ne dura pas une demi-heure et ne coûta pas cent hommes
aux Bleus. Déjà, dans toutes les directions, les Chouans battus et
écrasés se retiraient d’après les ordres réitérés du Gars, dont le
hardi coup de main échouait, sans qu’il le sût, par suite de l’affaire
de la Vivetière qui avait si secrètement ramené Hulot à Fougères.
L’artillerie n’y était arrivée que pendant cette nuit, car la seule
nouvelle d’un transport de munitions aurait suffi pour faire abandonner
par Montauran cette entreprise qui, éventée, ne pouvait avoir qu’une
mauvaise issue. En effet, Hulot désirait autant donner une leçon sévère
au Gars, que le Gars pouvait souhaiter de réussir dans sa pointe pour
influer sur les déterminations du premier Consul. Au premier coup de
canon, le marquis comprit donc qu’il y aurait de la folie à poursuivre
par amour-propre une surprise manquée. Aussi, pour ne pas faire tuer
inutilement ses Chouans, se hâta-t-il d’envoyer sept ou huit émissaires
porter des instructions pour opérer promptement la retraite sur tous
les points. Le commandant, ayant aperçu son adversaire entouré d’un
nombreux conseil au milieu duquel était madame du Gua, essaya de
tirer sur eux une volée sur le rocher de Saint-Sulpice; mais la place
avait été trop habilement choisie pour que le jeune chef n’y fût pas
en sûreté. Hulot changea de rôle tout à coup, et d’attaqué devint
agresseur. Aux premiers mouvements qui indiquèrent les intentions du
marquis, la compagnie placée sous les murs du château se mit en devoir
de couper la retraite aux Chouans en s’emparant des issues supérieures
de la vallée du Nançon.

Malgré sa haine, mademoiselle de Verneuil épousa la cause des hommes
que commandait son amant, et se tourna vivement vers l’autre issue
pour voir si elle était libre; mais elle aperçut les Bleus, sans doute
vainqueurs de l’autre côté de Fougères, qui revenaient de la vallée
du Couësnon par le Val-de-Gibarry pour s’emparer du Nid-aux-crocs et
de la partie des rochers Saint-Sulpice où se trouvaient les issues
inférieures de la vallée du Nançon. Ainsi les Chouans, renfermés dans
l’étroite prairie de cette gorge, semblaient devoir périr jusqu’au
dernier, tant les prévisions du vieux commandant républicain avaient
été justes et ses mesures habilement prises. Mais sur ces deux points,
les canons qui avaient si bien servi Hulot furent impuissants, il
s’y établit des luttes acharnées, et la ville de Fougères une fois
préservée, l’affaire prit le caractère d’un engagement auquel les
Chouans étaient habitués. Mademoiselle de Verneuil comprit alors la
présence des masses d’hommes qu’elle avait aperçues dans la campagne,
la réunion des chefs chez d’Orgemont et tous les événements de
cette nuit, sans savoir comment elle avait pu échapper à tant de
dangers. Cette entreprise, dictée par le désespoir, l’intéressa si
vivement qu’elle resta immobile à contempler les tableaux animés qui
s’offrirent à ses regards. Bientôt, le combat qui avait lieu au bas
des montagnes de Saint-Sulpice eut, pour elle, un intérêt de plus. En
voyant les Bleus presque maîtres des Chouans, le marquis et ses amis
s’élancèrent dans la vallée du Nançon afin de leur porter du secours.
Le pied des roches fut couvert d’une multitude de groupes furieux où
se décidèrent des questions de vie et de mort sur un terrain et avec
des armes plus favorables aux Peaux-de-bique. Insensiblement, cette
arène mouvante s’étendit dans l’espace. Les Chouans, en s’égaillant,
envahirent les rochers à l’aide des arbustes qui croissent çà et là.
Mademoiselle de Verneuil eut un moment d’effroi en voyant un peu tard
ses ennemis remontés sur les sommets, où ils défendirent avec fureur
les sentiers dangereux par lesquels on y arrivait. Toutes les issues
de cette montagne étant occupées par les deux partis, elle eut peur
de se trouver au milieu d’eux, elle quitta le gros arbre derrière
lequel elle s’était tenue, et se mit à fuir en pensant à mettre à
profit les recommandations du vieil avare. Après avoir couru pendant
longtemps sur le versant des montagnes de Saint-Sulpice qui regarde la
grande vallée du Couësnon, elle aperçut de loin une étable et jugea
qu’elle dépendait de la maison de Galope-chopine, qui devait avoir
laissé sa femme toute seule pendant le combat. Encouragée par ces
suppositions, mademoiselle de Verneuil espéra être bien reçue dans
cette habitation, et pouvoir y passer quelques heures, jusqu’à ce qu’il
lui fût possible de retourner sans danger à Fougères. Selon toute
apparence, Hulot allait triompher. Les Chouans fuyaient si rapidement
qu’elle entendit des coups de feu tout autour d’elle, et la peur d’être
atteinte par quelques balles lui fit promptement gagner la chaumière
dont la cheminée lui servait de jalon. Le sentier qu’elle avait suivi
aboutissait à une espèce de hangar dont le toit, couvert en genêt,
était soutenu par quatre gros arbres encore garnis de leurs écorces. Un
mur en torchis formait le fond de ce hangar, sous lequel se trouvaient
un pressoir à cidre, une aire à battre le sarrasin, et quelques
instruments aratoires. Elle s’arrêta contre l’un de ces poteaux sans se
décider à franchir le marais fangeux qui servait de cour à cette maison
que, de loin, en véritable Parisienne, elle avait prise pour une étable.

Cette cabane, garantie des vents du nord par une éminence qui s’élevait
au-dessus du toit et à laquelle elle s’appuyait, ne manquait pas
de poésie, car des pousses d’ormes, des bruyères et les fleurs du
rocher la couronnaient de leurs guirlandes. Un escalier champêtre
pratiqué entre le hangar et la maison permettait aux habitants
d’aller respirer un air pur sur le haut de cette roche. A gauche de
la cabane, l’éminence s’abaissait brusquement, et laissait voir une
suite de champs dont le premier dépendait sans doute de cette ferme.
Ces champs dessinaient de gracieux bocages séparés par des haies en
terre, plantées d’arbres, et dont la première achevait l’enceinte de
la cour. Le chemin qui conduisait à ces champs était fermé par un gros
tronc d’arbre à moitié pourri, clôture bretonne dont le nom fournira
plus tard une digression qui achèvera de caractériser ce pays. Entre
l’escalier creusé dans les schistes et le sentier fermé par ce gros
arbre, devant le marais et sous cette roche pendante, quelques pierres
de granit grossièrement taillées, superposées les unes aux autres,
formaient les quatre angles de cette chaumière, et maintenaient le
mauvais pisé, les planches et les cailloux dont étaient bâties les
murailles. Une moitié du toit couverte de genêt en guise de paille,
et l’autre en bardeau, espèce de merrain taillé en forme d’ardoise
annonçaient deux divisions; et, en effet, l’une close par une méchante
claie servait d’étable, et les maîtres habitaient l’autre. Quoique
cette cabane dût au voisinage de la ville quelques améliorations
complétement perdues à deux lieues plus loin, elle expliquait bien
l’instabilité de la vie à laquelle les guerres et les usages de
la Féodalité avaient si fortement subordonné les mœurs du serf,
qu’aujourd’hui beaucoup de paysans appellent encore en ces contrées une
_demeure_, le château habité par leurs seigneurs. Enfin, en examinant
ces lieux avec un étonnement assez facile à concevoir, mademoiselle
de Verneuil remarqua çà et là dans la fange de la cour, des fragments
de granit disposés de manière à tracer vers l’habitation un chemin
qui présentait plus d’un danger; mais en entendant le bruit de la
mousqueterie qui se rapprochait sensiblement, elle sauta de pierre en
pierre, comme si elle traversait un ruisseau, pour demander un asile.
Cette maison était fermée par une de ces portes qui se composent de
deux parties séparées, dont l’inférieure est en bois plein et massif,
et dont la supérieure est défendue par un volet qui sert de fenêtre.
Dans plusieurs boutiques de certaines petites villes en France, on
voit le type de cette porte, mais beaucoup plus orné et armé à la
partie inférieure d’une sonnette d’alarme; celle-ci s’ouvrait au moyen
d’un loquet de bois digne de l’âge d’or, et la partie supérieure ne
se fermait que pendant la nuit, car le jour ne pouvait pénétrer dans
la chambre que par cette ouverture. Il existait bien une grossière
croisée, mais ses vitres ressemblaient à des fonds de bouteille, et les
massives branches de plomb qui les retenaient prenaient tant de place
qu’elle semblait plutôt destinée à intercepter qu’à laisser passer la
lumière.

Quand mademoiselle de Verneuil fit tourner la porte sur ses gonds
criards, elle sentit d’effroyables vapeurs alcalines sorties par
bouffées de cette chaumière, et vit que les quadrupèdes avaient ruiné à
coups de pieds le mur intérieur qui les séparait de la chambre. Ainsi
l’intérieur de la ferme, car c’était une ferme, n’en démentait pas
l’extérieur. Mademoiselle de Verneuil se demandait s’il était possible
que des êtres humains vécussent dans cette fange organisée, quand un
petit gars en haillons et qui paraissait avoir huit ou neuf ans, lui
présenta tout à coup sa figure fraîche, blanche et rose, des joues
bouffies, des yeux vifs, des dents d’ivoire et une chevelure blonde qui
tombait par écheveaux sur ses épaules demi-nues; ses membres étaient
vigoureux, et son attitude avait cette grâce d’étonnement, cette
naïveté sauvage qui agrandit les yeux des enfants. Ce petit gars était
sublime de beauté.

--Où est ta mère? dit Marie d’une voix douce et en se baissant pour lui
baiser les yeux.

Après avoir reçu le baiser, l’enfant glissa comme une anguille, et
disparut derrière un tas de fumier qui se trouvait entre le sentier
et la maison, sur la croupe de l’éminence. En effet, comme beaucoup
de cultivateurs bretons, Galope-chopine mettait, par un système
d’agriculture qui leur est particulier, ses engrais dans des lieux
élevés, en sorte que quand ils s’en servent, les eaux pluviales les
ont dépouillés de toutes leurs qualités. Maîtresse du logis pour
quelques instants, Marie en eut promptement fait l’inventaire. La
chambre où elle attendait Barbette composait toute la maison. L’objet
le plus apparent et le plus pompeux était une immense cheminée dont _le
manteau_ était formé par une pierre de granit bleu. L’étymologie de ce
mot avait sa preuve dans un lambeau de serge verte bordée d’un ruban
vert pâle, découpée en rond, qui pendait le long de cette tablette au
milieu de laquelle s’élevait une bonne vierge en plâtre colorié. Sur le
socle de la statue, mademoiselle de Verneuil lut deux vers d’une poésie
religieuse fort répandue dans le pays:

    Je suis la Mère de Dieu,
    Protectrice de ce lieu.

Derrière la vierge une effroyable image tachée de rouge et de bleu,
sous prétexte de peinture, représentait saint Labre. Un lit de serge
verte, dit en tombeau, une informe couchette d’enfant, un rouet, des
chaises grossières, un bahut sculpté garni de quelques ustensiles,
complétaient, à peu de chose près, le mobilier de Galope-chopine.
Devant la croisée se trouvait une longue table de châtaignier
accompagnée de deux bancs en même bois, auxquels le jour des vitres
donnait les sombres teintes de l’acajou vieux. Une immense pièce de
cidre, sous le bondon de laquelle mademoiselle de Verneuil remarqua une
boue jaunâtre dont l’humidité décomposait le plancher quoiqu’il fût
formé de morceaux de granit assemblés par un argile roux, prouvait que
le maître du logis n’avait pas volé son surnom de Chouan. Mademoiselle
de Verneuil leva les yeux comme pour fuir ce spectacle, et alors, il
lui sembla avoir vu toutes les chauves-souris de la terre, tant étaient
nombreuses les toiles d’araignées qui pendaient au plancher. Deux
énormes _pichés_, pleins de cidre, se trouvaient sur la longue table.
Ces ustensiles sont des espèces de cruches en terre brune, dont le
modèle existe dans plusieurs pays de la France, et qu’un Parisien peut
se figurer en supposant aux pots dans lesquels les gourmets servent le
beurre de Bretagne, un ventre plus arrondi, verni par places inégales
et nuancé de taches fauves comme celles de quelques coquillages. Cette
cruche est terminée par une espèce de gueule, assez semblable à la tête
d’une grenouille prenant l’air hors de l’eau. L’attention de Marie
avait fini par se porter sur ces deux pichés; mais le bruit du combat,
qui devint tout à coup plus distinct, la força de chercher un endroit
propre à se cacher sans attendre Barbette, quand cette femme se montra
tout à coup.

--Bonjour, Bécanière, lui dit-elle en retenant un sourire involontaire
à l’aspect d’une figure qui ressemblait assez aux têtes que les
architectes placent comme ornement aux clefs des croisées.

--Ah! ah! vous venez d’Orgemont, répondit Barbette d’un air peu
empressé.

--Où allez-vous me mettre? car voici les Chouans...

--Là, reprit Barbette, aussi stupéfaite de la beauté que de l’étrange
accoutrement d’une créature qu’elle n’osait comprendre parmi celles de
son sexe. Là! dans la cachette du prêtre.

Elle la conduisit à la tête de son lit, la fit entrer dans la ruelle:
mais elles furent tout interdites, en croyant entendre un inconnu qui
sauta dans le marais. Barbette eut à peine le temps de détacher un
rideau du lit et d’y envelopper Marie, qu’elle se trouva face à face
avec un Chouan fugitif.

--La vieille, où peut-on se cacher ici? Je suis le comte de Bauvan.

Mademoiselle de Verneuil tressaillit en reconnaissant la voix du
convive dont quelques paroles, restées un secret pour elle, avaient
causé la catastrophe de la Vivetière.

--Hélas! vous voyez, monseigneur. Il n’y a _rin_ ici! Ce que je peux
faire de mieux est de sortir, je veillerai. Si les Bleus viennent,
j’avertirai. Si je restais et qu’ils me trouvassent avec vous, ils
brûleraient ma maison.

Et Barbette sortit, car elle n’avait pas assez d’intelligence pour
concilier les intérêts de deux ennemis ayant un droit égal à la
cachette, en vertu du double rôle que jouait son mari.

--J’ai deux coups à tirer, dit le comte avec désespoir; mais ils m’ont
déjà dépassé. Bah! j’aurai bien du malheur si, en revenant par ici, il
leur prenait fantaisie de regarder sous le lit.

Il déposa légèrement son fusil auprès de la colonne où Marie se tenait
debout enveloppée dans la serge verte, et il se baissa pour s’assurer
s’il pouvait passer sous le lit. Il allait infailliblement voir les
pieds de la réfugiée, qui, dans ce moment désespéré, saisit le fusil,
sauta vivement dans la chaumière, et menaça le comte; mais il partit
d’un éclat de rire en la reconnaissant; car, pour se cacher, Marie
avait quitté son vaste chapeau de Chouan, et ses cheveux s’échappaient
en grosses touffes de dessous une espèce de résille en dentelle.

--Ne riez pas, comte, vous êtes mon prisonnier. Si vous faites un
geste, vous saurez ce dont est capable une femme offensée.

Au moment où le comte et Marie se regardaient avec de bien diverses
émotions, des voix confuses criaient dans les rochers: --Sauvez le
Gars! Égaillez-vous! sauvez le Gars! Égaillez-vous!...

La voix de Barbette domina le tumulte extérieur et fut entendue dans la
chaumière avec des sensations bien différentes par les deux ennemis,
car elle parlait moins à son fils qu’à eux.

--Ne vois-tu pas les Bleus? s’écria aigrement Barbette. Viens-tu ici,
petit méchant gars, ou je vais à toi! Veux-tu donc attraper des coups
de fusil. Allons, sauve-toi vitement.

Pendant tous ces petits événements qui se passèrent rapidement, un Bleu
sauta dans le marais.

--Beaupied! lui cria mademoiselle de Verneuil.

Beaupied accourut à cette voix et ajusta le comte un peu mieux que ne
le faisait sa libératrice.

--Aristocrate, dit le malin soldat, ne bouge pas ou je te démolis comme
la Bastille, en deux temps.

--Monsieur Beaupied, reprit mademoiselle de Verneuil d’une voix
caressante, vous me répondez de ce prisonnier. Faites comme vous
voudrez, mais il faudra me le rendre sain et sauf à Fougères.

--Suffit, madame.

--La route jusqu’à Fougères est-elle libre maintenant?

--Elle est sûre, à moins que les Chouans ne ressuscitent.

Mademoiselle de Verneuil s’arma gaiement du léger fusil de chasse,
sourit avec ironie en disant à son prisonnier: --Adieu, monsieur le
comte, au revoir! et s’élança dans le sentier après avoir repris son
large chapeau.

--J’apprends un peu trop tard, dit amèrement le comte de Bauvan, qu’il
ne faut jamais plaisanter avec l’honneur de celles qui n’en ont plus.

--Aristocrate, s’écria durement Beaupied, si tu ne veux pas que je
t’envoie dans ton ci-devant paradis, ne dis rien contre cette belle
dame.

Mademoiselle de Verneuil revint à Fougères par les sentiers qui
joignent les roches de Saint-Sulpice au Nid-aux-crocs. Quand elle
atteignit cette dernière éminence et qu’elle courut à travers le chemin
tortueux pratiqué sur les aspérités du granit, elle admira cette jolie
petite vallée du Nançon naguère si turbulente, alors parfaitement
tranquille. Vu de là, le vallon ressemblait à une rue de verdure.
Mademoiselle de Verneuil rentra par la porte Saint-Léonard, à laquelle
aboutissait ce petit sentier. Les habitants, encore inquiets du combat
qui, d’après les coups de fusil entendus dans le lointain, semblait
devoir durer pendant la journée, y attendaient le retour de la garde
nationale pour reconnaître l’étendue de leurs pertes. En voyant cette
fille dans son bizarre costume, les cheveux en désordre, un fusil à la
main, son châle et sa robe frottés contre les murs, souillés par la
boue et mouillés de rosée, la curiosité des Fougerais fut d’autant plus
vivement excitée, que le pouvoir, la beauté, la singularité de cette
Parisienne, défrayaient déjà toutes leurs conversations.

Francine, en proie à d’horribles inquiétudes, avait attendu sa
maîtresse pendant toute la nuit; et quand elle la revit, elle voulut
parler, mais un geste amical lui imposa silence.

--Je ne suis pas morte, mon enfant, dit Marie. Ah! je voulais des
émotions en partant de Paris?... j’en ai eu, ajouta-t-elle après une
pause.

Francine voulut sortir pour commander un repas, en faisant observer à
sa maîtresse qu’elle devait en avoir grand besoin.

--Oh! dit mademoiselle de Verneuil, un bain, un bain! La toilette avant
tout.

Francine ne fut pas médiocrement surprise d’entendre sa maîtresse
lui demandant les modes les plus élégantes de celles qu’elle avait
emballées. Après avoir déjeuné, Marie fit sa toilette avec la recherche
et les soins minutieux qu’une femme met à cette œuvre capitale, quand
elle doit se montrer aux yeux d’une personne chère, au milieu d’un bal.
Francine ne s’expliquait point la gaieté moqueuse de sa maîtresse. Ce
n’était pas la joie de l’amour, une femme ne se trompe pas à cette
expression, c’était une malice concentrée d’assez mauvaise augure.

Marie drapa elle-même les rideaux de la fenêtre par où les yeux
plongeaient sur un riche panorama, puis elle approcha le canapé de
la cheminée, le mit dans un jour favorable à sa figure, et dit à
Francine de se procurer des fleurs, afin de donner à sa chambre un air
de fête. Lorsque Francine eut apporté des fleurs, Marie en dirigea
l’emploi de la manière la plus pittoresque. Quand elle eut jeté un
dernier regard de satisfaction sur son appartement, elle dit à Francine
d’envoyer réclamer son prisonnier chez le commandant. Elle se coucha
voluptueusement sur le canapé autant pour se reposer que pour prendre
une attitude de grâce et de faiblesse dont le pouvoir est irrésistible
chez certaines femmes. Une molle langueur, la pose provoquante de
ses pieds, dont la pointe perçait à peine sous les plis de la robe,
l’abandon du corps, la courbure du col, tout, jusqu’à l’inclinaison
des doigts effilés de sa main, qui pendait d’un oreiller comme les
clochettes d’une touffe de jasmin, tout s’accordait avec son regard
pour exciter des séductions. Elle brûla des parfums afin de répandre
dans l’air ces douces émanations qui attaquent si puissamment les
fibres de l’homme, et préparent souvent les triomphes que les femmes
veulent obtenir sans les solliciter. Quelques instants après, les pas
pesants du vieux militaire retentirent dans le salon qui précédait la
chambre.

--Eh! bien, commandant, où est mon captif?

--Je viens de commander un piquet de douze hommes pour le fusiller
comme pris les armes à la main.

--Vous avez disposé de mon prisonnier! dit-elle. Écoutez, commandant.
La mort d’un homme ne doit pas être, après le combat, quelque chose
de bien satisfaisant pour vous, si j’en crois votre physionomie. Eh!
bien, rendez-moi mon Chouan, et mettez à sa mort un sursis que je
prends sur mon compte. Je vous déclare que cet aristocrate m’est devenu
très-essentiel, et va coopérer à l’accomplissement de nos projets.
Au surplus, fusiller cet amateur de chouannerie serait commettre un
acte aussi absurde que de tirer sur un ballon quand il ne faut qu’un
coup d’épingle pour le désenfler. Pour Dieu, laissez les cruautés à
l’aristocratie. Les républiques doivent être généreuses. N’auriez-vous
pas pardonné, vous, aux victimes de Quiberon et à tant d’autres.
Allons, envoyez vos douze hommes faire une ronde, et venez dîner
chez moi avec mon prisonnier. Il n’y a plus qu’une heure de jour, et
voyez-vous, ajouta-t-elle en souriant, si vous tardiez, ma toilette
manquerait tout son effet.

--Mais, mademoiselle, dit le commandant surpris...

--Eh! bien, quoi? Je vous entends. Allez, le comte ne vous échappera
point. Tôt ou tard, ce gros papillon-là viendra se brûler à vos feux de
peloton.

Le commandant haussa légèrement les épaules comme un homme forcé
d’obéir, malgré tout, aux désirs d’une jolie femme, et il revint une
demi-heure après, suivi du comte de Bauvan.

Mademoiselle de Verneuil feignit d’être surprise par ses deux convives,
et parut confuse d’avoir été vue par le comte si négligemment couchée;
mais après avoir lu dans les yeux du gentilhomme que le premier effet
était produit, elle se leva et s’occupa d’eux avec une grâce, avec
une politesse parfaites. Rien d’étudié ni de forcé dans les poses, le
sourire, la démarche ou la voix, ne trahissait sa préméditation ou
ses desseins. Tout était en harmonie, et aucun trait trop saillant
ne donnait à penser qu’elle affectât les manières d’un monde où elle
n’eût pas vécu. Quand le Royaliste et le Républicain furent assis, elle
regarda le comte d’un air sévère. Le gentilhomme connaissait assez les
femmes pour savoir que l’offense commise envers celle-ci lui vaudrait
un arrêt de mort. Malgré ce soupçon, sans être ni gai, ni triste, il
eut l’air d’un homme qui ne comptait pas sur de si brusques dénoûments.
Bientôt, il lui sembla ridicule d’avoir peur de la mort devant une
jolie femme. Enfin l’air sévère de Marie lui donna _des idées_.

--Et qui sait, pensait-il, si une couronne de comte à prendre ne lui
plaira pas mieux qu’une couronne de marquis perdue? Montauran est sec
comme un clou, et moi... Il se regarda d’un air satisfait. Or, le moins
qui puisse m’arriver est de sauver ma tête.

Ces réflexions diplomatiques furent bien inutiles. Le désir que le
comte se promettait de feindre pour mademoiselle de Verneuil devint un
violent caprice que cette dangereuse créature se plut à entretenir.

--Monsieur le comte, dit-elle, vous êtes mon prisonnier, et j’ai le
droit de disposer de vous. Votre exécution n’aura lieu que de mon
consentement, et j’ai trop de curiosité pour vous laisser fusiller
maintenant.

--Et si j’allais m’entêter à garder le silence, répondit-il gaiement.

--Avec une femme honnête, peut-être, mais avec une fille! allons donc,
monsieur le comte, impossible. Ces mots, remplis d’une ironie amère,
furent sifflés, comme dit Sully en parlant de la duchesse de Beaufort,
d’un bec si affilé, que le gentilhomme, étonné, se contenta de regarder
sa cruelle antagoniste. --Tenez, reprit-elle d’un air moqueur, pour ne
pas vous démentir, je vais être comme ces créatures-là, _bonne fille_.
Voici d’abord votre carabine. Et elle lui présenta son arme par un
geste doucement moqueur.

--Foi de gentilhomme, vous agissez, mademoiselle...

--Ah! dit-elle en l’interrompant, j’ai assez de la foi des
gentilshommes. C’est sur cette parole que je suis entrée à la
Vivetière. Votre chef m’avait juré que moi et mes gens nous y serions
en sûreté.

--Quelle infamie! s’écria Hulot en fronçant les sourcils.

--La faute en est à M. le comte, reprit-elle en montrant le gentilhomme
à Hulot. Certes, le Gars avait bonne envie de tenir sa parole; mais
monsieur a répandu sur moi je ne sais quelle calomnie qui a confirmé
toutes celles qu’il avait plu à la _Jument de Charrette_ de supposer...

--Mademoiselle, dit le comte tout troublé, la tête sous la hache,
j’affirmerais n’avoir dit que la vérité...

--En disant quoi?

--Que vous aviez été la...

--Dites le mot, la maîtresse...

--Du marquis de Lenoncourt, aujourd’hui le duc, l’un de mes amis,
répondit le comte.

--Maintenant je pourrais vous laisser aller au supplice, reprit-elle
sans paraître émue de l’accusation consciencieuse du comte, qui resta
stupéfait de l’insouciance apparente ou feinte qu’elle montrait pour
ce reproche. Mais, reprit-elle en riant, écartez pour toujours la
sinistre image de ces morceaux de plomb, car vous ne m’avez pas plus
offensée que cet ami de qui vous voulez que j’aie été... fi donc!
Écoutez, monsieur le comte, n’êtes-vous pas venu chez mon père, le duc
de Verneuil? Eh! bien?

Jugeant sans doute que Hulot était de trop pour une confidence aussi
importante que celle qu’elle avait à faire, mademoiselle de Verneuil
attira le comte à elle par un geste, et lui dit quelques mots à
l’oreille. M. de Bauvan laissa échapper une sourde exclamation de
surprise, et regarda d’un air hébété Marie, qui tout à coup compléta
le souvenir qu’elle venait d’évoquer en s’appuyant à la cheminée dans
l’attitude d’innocence et de naïveté d’un enfant. Le comte fléchit un
genou.

--Mademoiselle, s’écria-t-il, je vous supplie de m’accorder mon pardon,
quelque indigne que j’en suis.

--Je n’ai rien à pardonner, dit-elle. Vous n’avez pas plus raison
maintenant dans votre repentir que dans votre insolente supposition à
la Vivetière. Mais ces mystères sont au-dessus de votre intelligence.
Sachez seulement, monsieur le comte, reprit-elle gravement, que la
fille du duc de Verneuil a trop d’élévation dans l’âme pour ne pas
vivement s’intéresser à vous.

--Même après une insulte, dit le comte avec une sorte de regret.

--Certaines personnes ne sont-elles pas trop haut situées pour que
l’insulte les atteigne? monsieur le comte, je suis du nombre.

En prononçant ces paroles, la jeune fille prit une attitude de noblesse
et de fierté qui imposa au prisonnier et rendit toute cette intrigue
beaucoup moins claire pour Hulot. Le commandant mit la main à sa
moustache pour la retrousser, et regarda d’un air inquiet mademoiselle
de Verneuil, qui lui fit un signe d’intelligence comme pour avertir
qu’elle ne s’écartait pas de son plan.

--Maintenant, reprit-elle après une pause, causons. Francine,
donne-nous des lumières, ma fille.

Elle amena fort adroitement la conversation sur le temps qui était,
en si peu d’années, devenu _l’ancien régime_. Elle reporta si bien
le comte à cette époque par la vivacité de ses observations et de
ses tableaux; elle donna tant d’occasions au gentilhomme d’avoir de
l’esprit, par la complaisante finesse avec laquelle elle lui ménagea
des reparties, que le comte finit par trouver qu’il n’avait jamais été
si aimable, et cette idée l’ayant rajeuni, il essaya de faire partager
à cette séduisante personne la bonne opinion qu’il avait de lui-même.
Cette malicieuse fille se plut à essayer sur le comte tous les ressorts
de sa coquetterie, elle put y mettre d’autant plus d’adresse que
c’était un jeu pour elle. Ainsi, tantôt elle laissait croire à de
rapides progrès, et tantôt, comme étonnée de la vivacité du sentiment
qu’elle éprouvait, elle manifestait une froideur qui charmait le comte,
et qui servait à augmenter insensiblement cette passion impromptue.
Elle ressemblait parfaitement à un pêcheur qui de temps en temps lève
sa ligne pour reconnaître si le poisson mord à l’appât. Le pauvre comte
se laissa prendre à la manière innocente dont sa libératrice avait
accepté deux ou trois compliments assez bien tournés. L’émigration,
la République, la Bretagne et les Chouans se trouvèrent alors à mille
lieues de sa pensée. Hulot se tenait droit, immobile et silencieux
comme le dieu Terme. Son défaut d’instruction le rendait tout à fait
inhabile à ce genre de conversation, il se doutait bien que les deux
interlocuteurs devaient être très-spirituels; mais tous les efforts de
son intelligence ne tendaient qu’à les comprendre, afin de savoir s’ils
ne complotaient pas à mots couverts contre la République.

--Montauran, mademoiselle, disait le comte, a de la naissance, il est
bien élevé, joli garçon; mais il ne connaît pas du tout la galanterie.
Il est trop jeune pour avoir vu Versailles. Son éducation a été
manquée, et, au lieu de faire des noirceurs, il donnera des coups de
couteau. Il peut aimer violemment, mais il n’aura jamais cette fine
fleur de manières qui distinguait Lauzun, Adhémar, Coigny, comme tant
d’autres!... Il n’a point l’art aimable de dire aux femmes de ces jolis
riens qui, après tout, leur conviennent mieux que ces élans de passion
par lesquels on les a bientôt fatiguées. Oui, quoique ce soit un homme
à bonnes fortunes, il n’en a ni le laissez-aller, ni la grâce.

--Je m’en suis bien aperçue, répondit Marie.

--Ah! se dit le comte, elle a eu une inflexion de voix et un regard qui
prouvent que je ne tarderai pas à être _du dernier bien_ avec elle; et
ma foi, pour lui appartenir, je croirai tout ce qu’elle voudra que je
croie.

Il lui offrit la main, le dîner était servi. Mademoiselle de
Verneuil fit les honneurs du repas avec une politesse et un tact qui
ne pouvaient avoir été acquis que par l’éducation et dans la vie
recherchée de la cour.

--Allez-vous-en, dit-elle à Hulot en sortant de table, vous lui feriez
peur, tandis que si je suis seule avec lui, je saurai bientôt tout ce
que j’ai besoin d’apprendre; il en est au point où un homme me dit tout
ce qu’il pense et ne voit plus que par mes yeux.

--Et après? demanda le commandant en ayant l’air de réclamer le
prisonnier.

--Oh! libre, répondit-elle, il sera libre comme l’air.

--Il a cependant été pris les armes à la main.

--Non, dit-elle par une de ces plaisanteries sophistiques que les
femmes se plaisent à opposer à une raison péremptoire, je l’avais
désarmé. --Comte, dit-elle au gentilhomme en rentrant, je viens
d’obtenir votre liberté; mais rien pour rien, ajouta-t-elle en souriant
et mettant sa tête de côté comme pour l’interroger.

--Demandez-moi tout, même mon nom et mon honneur! s’écria-t-il dans son
ivresse, je mets tout à vos pieds.

Et il s’avança pour lui saisir la main, en essayant de lui faire
prendre ses désirs pour de la reconnaissance; mais mademoiselle de
Verneuil n’était pas fille à s’y méprendre. Aussi, tout en souriant de
manière à donner quelque espérance à ce nouvel amant: --Me feriez-vous
repentir de ma confiance? dit-elle en se reculant de quelques pas.

--L’imagination d’une jeune fille va plus vite que celle d’une femme
répondit-il en riant.

--Une jeune fille a plus à perdre que la femme.

--C’est vrai, l’on doit être défiant quand on porte un trésor.

--Quittons ce langage-là, reprit-elle, et parlons sérieusement. Vous
donnez un bal à Saint-James. J’ai entendu dire que vous aviez établi là
vos magasins, vos arsenaux et le siége de votre gouvernement. A quand
le bal?

--A demain soir.

--Vous ne vous étonnerez pas, monsieur, qu’une femme calomniée veuille,
avec l’obstination d’une femme, obtenir une éclatante réparation des
injures qu’elle a subies en présence de ceux qui en furent les témoins.
J’irai donc à votre bal. Je vous demande de m’accorder votre protection
du moment où j’y paraîtrai jusqu’au moment où j’en sortirai. --Je ne
veux pas de votre parole, dit-elle en lui voyant mettre la main sur
le cœur. J’abhorre les serments, ils ont trop l’air d’une précaution.
Dites-moi simplement que vous vous engagez à garantir ma personne de
toute entreprise criminelle ou honteuse. Promettez-moi de réparer votre
tort en proclamant que je suis bien la fille du duc de Verneuil, mais
en taisant tous les malheurs que j’ai dus à un défaut de protection
paternelle: nous serons quittes. Hé! deux heures de protection
accordées à une femme au milieu d’un bal, est-ce une rançon chère?...
Allez, vous ne valez pas une obole de plus... Et, par un sourire, elle
ôta toute amertume à ses paroles.

--Que demanderez-vous pour la carabine? dit le comte en riant.

--Oh! plus que pour vous.

--Quoi?

--Le secret. Croyez-moi, Bauvan, la femme ne peut être devinée que par
une femme. Je suis certaine que si vous dites un mot, je puis périr
en chemin. Hier quelques balles m’ont avertie des dangers que j’ai à
courir sur la route. Oh! cette dame est aussi habile à la chasse que
leste à la toilette. Jamais femme de chambre ne m’a si promptement
déshabillée. Ah! de grâce, dit-elle, faites en sorte que je n’aie rien
de semblable à craindre au bal...

--Vous y serez sous ma protection, répondit le comte avec orgueil. Mais
viendrez-vous donc à Saint-James pour Montauran? demanda-t-il d’un air
triste.

--Vous voulez être plus instruit que je ne le suis, dit-elle en riant.
Maintenant, sortez, ajouta-elle après une pause. Je vais vous conduire
moi-même hors de la ville, car vous vous faites ici une guerre de
cannibales.

--Vous vous intéressez donc un peu à moi? s’écria le comte. Ah!
mademoiselle, permettez-moi d’espérer que vous ne serez pas insensible
à mon amitié; car il faut se contenter de ce sentiment, n’est-ce pas?
ajouta-t-il d’un air de fatuité.

--Allez, devin! dit-elle avec cette joyeuse expression que prend une
femme pour faire un aveu qui ne compromet ni sa dignité ni son secret.

Puis, elle mit une pelisse et accompagna le comte jusqu’au
Nid-aux-crocs. Arrivée au bout du sentier, elle lui dit: --Monsieur,
soyez absolument discret, même avec le marquis. Et elle mit un doigt
sur ses deux lèvres.

Le comte, enhardi par l’air de bonté de mademoiselle de Verneuil, lui
prit la main, elle la lui laissa prendre comme une grande faveur, et il
la lui baisa tendrement.

--Oh! mademoiselle, comptez sur moi à la vie, à la mort, s’écria-t-il
en se voyant hors de tout danger. Quoique je vous doive une
reconnaissance presque égale à celle que je dois à ma mère, il me sera
bien difficile de n’avoir pour vous que du respect...

Il s’élança dans le sentier; après l’avoir vu gagnant les rochers de
Saint-Sulpice, Marie remua la tête en signe de satisfaction et se dit
à elle-même à voix basse: --Ce gros garçon-là m’a livré plus que sa vie
pour sa vie! j’en ferais ma créature à bien peu de frais! Une créature
ou un créateur, voilà donc toute la différence qui existe entre un
homme et un autre!

Elle n’acheva pas, jeta un regard de désespoir vers le ciel, et regagna
lentement la porte Saint-Léonard, où l’attendaient Hulot et Corentin.

--Encore deux jours, s’écria-t-elle, et... Elle s’arrêta en voyant
qu’ils n’étaient pas seuls, et il tombera sous vos fusils, dit-elle à
l’oreille de Hulot.

Le commandant recula d’un pas et regarda d’un air de goguenarderie
difficile à rendre cette fille dont la contenance et le visage
n’accusaient aucun remords. Il y a cela d’admirable chez les femmes
qu’elles ne raisonnent jamais leurs actions les plus blâmables, le
sentiment les entraîne; il y a du naturel même dans leur dissimulation,
et c’est chez elles seules que le crime se rencontre sans bassesse, la
plupart du temps _elles ne savent pas comment cela s’est fait_.

--Je vais à Saint-James, au bal donné par les Chouans, et...

--Mais, dit Corentin en interrompant, il y a cinq lieues, voulez-vous
que je vous y accompagne?

--Vous vous occupez beaucoup, lui dit-elle, d’une chose à laquelle je
ne pense jamais... de vous.

Le mépris que Marie témoignait à Corentin plut singulièrement à Hulot,
qui fit sa grimace en la voyant disparaître vers Saint-Léonard;
Corentin la suivit des yeux en laissant éclater sur sa figure une
sourde conscience de la fatale supériorité qu’il croyait pouvoir
exercer sur cette charmante créature, en en gouvernant les passions sur
lesquelles il comptait pour la trouver un jour à lui. Mademoiselle de
Verneuil, de retour chez elle, s’empressa de délibérer sur ses parures
de bal. Francine, habituée à obéir sans jamais comprendre les fins de
sa maîtresse, fouilla les cartons et proposa une parure grecque. Tout
subissait alors le système grec. La toilette agréée par Marie put tenir
dans un carton facile à porter.

--Francine, mon enfant, je vais courir les champs; vois si tu veux
rester ici ou me suivre.

--Rester, s’écria Francine; et qui vous habillerait?

--Où as-tu mis le gant que je t’ai rendu ce matin?

--Le voici.

--Couds à ce gant-là un ruban vert, et surtout prends de l’argent. En
s’apercevant que Francine tenait des pièces nouvellement frappées,
elle s’écria: --Il ne faut que cela pour nous faire assassiner. Envoie
Jérémie éveiller Corentin. Non, le misérable nous suivrait! Envoie
plutôt chez le commandant demander de ma part des écus de six francs.

Avec cette sagacité féminine qui embrasse les plus petits détails, elle
pensait à tout. Pendant que Francine achevait les préparatifs de son
inconcevable départ, elle se mit à essayer de contrefaire le cri de la
chouette, et parvint à imiter le signal de Marche-à-terre de manière à
pouvoir faire illusion. A l’heure de minuit, elle sortit par la porte
Saint-Léonard, gagna le petit sentier du Nid-aux-crocs, et s’aventura
suivie de Francine à travers le val de Gibarry, en allant d’un pas
ferme, car elle était animée par cette volonté forte qui donne à la
démarche et au corps je ne sais quel caractère de puissance. Sortir
d’un bal de manière à éviter un rhume, est pour les femmes une affaire
importante; mais qu’elles aient une passion dans le cœur, leur corps
devient de bronze. Cette entreprise aurait long-temps flotté dans l’âme
d’un homme audacieux; et à peine avait-elle souri à mademoiselle de
Verneuil que les dangers devenaient pour elle autant d’attraits.

--Vous partez sans vous recommander à Dieu, dit Francine qui s’était
retournée pour contempler le clocher de Saint-Léonard.

La pieuse Bretonne s’arrêta, joignit les mains, et dit un _Ave_ à
sainte Anne d’Auray, en la suppliant de rendre ce voyage heureux,
tandis que sa maîtresse resta pensive en regardant tour à tour et la
pose naïve de sa femme de chambre qui priait avec ferveur, et les
effets de la nuageuse lumière de la lune qui, en se glissant à travers
les découpures de l’église, donnait au granit la légèreté d’un ouvrage
en filigrane. Les deux voyageuses arrivèrent promptement à la chaumière
de Galope-chopine. Quelque léger que fût le bruit de leurs pas, il
éveilla l’un de ces gros chiens à la fidélité desquels les Bretons
confient la garde du simple loquet de bois qui ferme leurs portes. Le
chien accourut vers les deux étrangères, et ses aboiements devinrent si
menaçants qu’elles furent forcées d’appeler au secours en rétrogradant
de quelques pas; mais rien ne bougea. Mademoiselle de Verneuil siffla
le cri de la chouette, aussitôt les gonds rouillés de la porte du logis
rendirent un son aigu, et Galope-chopine, levé en toute hâte, montra sa
mine ténébreuse.

--Il faut, dit Marie en présentant au Surveillant de Fougères le gant
du marquis de Montauran, que je me rende promptement à Saint-James. M.
le comte de Bauvan m’a dit que ce serait toi qui m’y conduirais et qui
me servirais de défenseur. Ainsi, mon cher Galope-chopine, procure-nous
deux ânes pour monture, et prépare-toi à nous accompagner. Le temps est
précieux, car si nous n’arrivons pas avant demain soir à Saint-James,
nous ne verrons ni le Gars, ni le bal.

Galope-chopine, tout ébaubi, prit le gant, le tourna, le retourna, et
alluma une chandelle en résine, grosse comme le petit doigt et de la
couleur du pain d’épice. Cette marchandise importée en Bretagne du nord
de l’Europe accuse, comme tout ce qui se présente aux regards dans
ce singulier pays, une ignorance de tous les principes commerciaux,
même les plus vulgaires. Après avoir vu le ruban vert, et regardé
mademoiselle de Verneuil, s’être gratté l’oreille, avoir bu un piché de
cidre en en offrant un verre à la belle dame, Galope-chopine la laissa
devant la table sur le banc de châtaignier poli, et alla chercher deux
ânes. La lueur violette que jetait la chandelle exotique, n’était pas
assez forte pour dominer les jets capricieux de la lune qui nuançaient
par des points lumineux les tons noirs du plancher et des meubles de
la chaumière enfumée. Le petit gars avait levé sa jolie tête étonnée,
et au-dessus de ses beaux cheveux, deux vaches montraient, à travers
les trous du mur de l’étable, leurs mufles roses et leurs gros yeux
brillants. Le grand chien, dont la physionomie n’était pas la moins
intelligente de la famille, semblait examiner les deux étrangères
avec autant de curiosité qu’en annonçait l’enfant. Un peintre aurait
admiré long-temps les effets de nuit de ce tableau; mais, peu
curieuse d’entrer en conversation avec Barbette qui se dressait sur
son séant comme un spectre et commençait à ouvrir de grands yeux en
la reconnaissant, Marie sortit pour échapper à l’air empesté de ce
taudis et aux questions que la Bécanière allait lui faire. Elle monta
lestement l’escalier du rocher qui abritait la hutte de Galope-chopine,
et y admira les immenses détails de ce paysage, dont les points de vue
subissaient autant de changements que l’on faisait de pas en avant
ou en arrière, vers le haut des sommets ou le bas des vallées. La
lumière de la lune enveloppait alors, comme d’une brume lumineuse,
la vallée de Couësnon. Certes, une femme qui portait en son cœur un
amour méconnu devait savourer la mélancolie que cette lueur douce
fait naître dans l’âme, par les apparences fantastiques imprimées aux
masses, et par les couleurs dont elle nuance les eaux. En ce moment le
silence fut troublé par le cri des ânes; Marie redescendit promptement
à la cabane du Chouan, et ils partirent aussitôt. Galope-chopine, armé
d’un fusil de chasse à deux coups, portait une longue peau de bique
qui lui donnait l’air de Robinson Crusoé. Son visage bourgeonné et
plein de rides se voyait à peine sous le large chapeau que les paysans
conservent encore comme une tradition des anciens temps, orgueilleux
d’avoir conquis à travers leur servitude l’antique ornement des têtes
seigneuriales. Cette nocturne caravane, protégée par ce guide dont le
costume, l’attitude et la figure avaient quelque chose de patriarcal,
ressemblait à cette scène de la fuite en Égypte due aux sombres
pinceaux de Rembrandt. Galope-chopine évita soigneusement la grande
route, et guida les deux étrangères à travers l’immense dédale de
chemins de traverse de la Bretagne.

Mademoiselle de Verneuil comprit alors la guerre des Chouans. En
parcourant ces routes elle put mieux apprécier l’état de ces campagnes
qui, vues d’un point élevé, lui avaient paru si ravissantes; mais dans
lesquelles il faut s’enfoncer pour en concevoir et les dangers et les
inextricables difficultés. Autour de chaque champ, et depuis un temps
immémorial, les paysans ont élevé un mur en terre, haut de six pieds,
de forme prismatique, sur le faîte duquel croissent des châtaigniers,
des chênes, ou des hêtres. Ce mur, ainsi planté, s’appelle une
_haie_ (la haie normande), et les longues branches des arbres qui
la couronnent, presque toujours rejetées sur le chemin, décrivent
au-dessus un immense berceau. Les chemins, tristement encaissés par
ces murs tirés d’un sol argileux, ressemblent aux fossés des places
fortes, et lorsque le granit qui, dans ces contrées, arrive presque
toujours à fleur de terre, n’y fait pas une espèce de pavé raboteux,
ils deviennent alors tellement impraticables que la moindre charrette
ne peut y rouler qu’à l’aide de deux paires de bœufs et de deux chevaux
petits, mais généralement vigoureux. Ces chemins sont si habituellement
marécageux, que l’usage a forcément établi pour les piétons dans le
champ et le long de la haie un sentier nommé une _rote_, qui commence
et finit avec chaque pièce de terre. Pour passer d’un champ dans un
autre, il faut donc remonter la haie au moyen de plusieurs marches que
la pluie rend souvent glissantes.

Les voyageurs avaient encore bien d’autres obstacles à vaincre dans
ces routes tortueuses. Ainsi fortifié, chaque morceau de terre a
son entrée qui, large de dix pieds environ, est fermée par ce qu’on
nomme dans l’Ouest un _échalier_. L’échalier est un tronc ou une
forte branche d’arbre dont l’un des bouts, percé de part en part,
s’emmanche dans une autre pièce de bois informe qui lui sert de pivot.
L’extrémité de l’échalier se prolonge un peu au delà de ce pivot, de
manière à recevoir une charge assez pesante pour former un contre-poids
et permettre à un enfant de manœuvrer cette singulière fermeture
champêtre dont l’autre extrémité repose dans un trou fait à la partie
intérieure de la haie. Quelquefois les paysans économisent la pierre du
contre-poids en laissant dépasser le gros bout du tronc de l’arbre ou
de la branche.

Cette clôture varie suivant le génie de chaque propriétaire. Souvent
l’échalier consiste en une seule branche d’arbre dont les deux bouts
sont scellés par de la terre dans la haie. Souvent il a l’apparence
d’une porte carrée, composée de plusieurs menues branches d’arbres,
placées de distance en distance, comme les bâtons d’une échelle mise en
travers. Cette porte tourne alors comme un échalier et roule à l’autre
bout sur une petite roue pleine.

Ces haies et ces échaliers donnent au sol la physionomie d’un immense
échiquier dont chaque champ forme une case parfaitement isolée des
autres, close comme une forteresse, protégée comme elle par des
remparts. La porte, facile à défendre, offre à des assaillants la
plus périlleuse de toutes les conquêtes. En effet, le paysan breton
croit engraisser la terre qui se repose, en y encourageant la venue
de genêts immenses, arbuste si bien traité dans ces contrées qu’il y
arrive en peu de temps à hauteur d’homme. Ce préjugé, digne de gens qui
placent leurs fumiers dans la partie la plus élevée de leurs cours,
entretient sur le sol et dans la proportion d’un champ sur quatre, des
forêts de genêts, au milieu desquelles on peut dresser mille embûches.
Enfin il n’existe peut-être pas de champ où il ne se trouve quelques
vieux pommiers à cidre qui y abaissent leurs branches basses et par
conséquent mortelles aux productions du sol qu’elles couvrent; or, si
vous venez à songer au peu d’étendue des champs dont toutes les haies
supportent d’immenses arbres à racines gourmandes qui prennent le quart
du terrain, vous aurez une idée de la culture et de la physionomie du
pays que parcourait alors mademoiselle de Verneuil.

On ne sait si le besoin d’éviter les contestations a, plus que
l’usage si favorable à la paresse d’enfermer les bestiaux sans les
garder, conseillé de construire ces clôtures formidables dont les
permanents obstacles rendent le pays impénétrable, et la guerre des
masses impossible. Quand on a, pas à pas, analysé cette disposition
du terrain, alors se révèle l’insuccès nécessaire d’une lutte entre
des troupes régulières et des partisans; car cinq cents hommes peuvent
défier les troupes d’un royaume. Là était tout le secret de la guerre
des Chouans. Mademoiselle de Verneuil comprit alors la nécessité
où se trouvait la République d’étouffer la discorde plutôt par des
moyens de police et de diplomatie, que par l’inutile emploi de la
force militaire. Que faire en effet contre des gens assez habiles
pour mépriser la possession des villes et s’assurer celle de ces
campagnes à fortifications indestructibles? Comment ne pas négocier
lorsque toute la force de ces paysans aveuglés résidait dans un chef
habile et entreprenant? Elle admira le génie du ministre qui devinait
du fond d’un cabinet le secret de la paix. Elle crut entrevoir les
considérations qui agissent sur les hommes assez puissants pour voir
tout un empire d’un regard, et dont les actions, criminelles aux yeux
de la foule, ne sont que des jeux d’une pensée immense. Il y a chez ces
âmes terribles, on ne sait quel partage entre le pouvoir de la fatalité
et celui du destin, on ne sait quelle prescience dont les signes les
élèvent tout à coup; la foule les cherche un moment parmi elle, elle
lève les yeux et les voit planant. Ces pensées semblaient justifier
et même ennoblir les désirs de vengeance formés par mademoiselle
de Verneuil; puis, ce travail de son âme et ses espérances lui
communiquaient assez d’énergie pour lui faire supporter les étranges
fatigues de son voyage.

Au bout de chaque héritage, Galope-chopine était forcé de faire
descendre les deux voyageuses pour les aider à gravir les passages
difficiles, et lorsque les rotes cessaient, elles étaient obligées de
reprendre leurs montures et de se hasarder dans ces chemins fangeux
qui se ressentaient de l’approche de l’hiver. La combinaison de ces
grands arbres, des chemins creux et des clôtures, entretenait dans les
bas-fonds une humidité qui souvent enveloppait les trois voyageurs
d’un manteau de glace. Après de pénibles fatigues, ils atteignirent,
au lever du soleil, les bois de Marignay. Le voyage devint alors moins
difficile dans le large sentier de la forêt. La voûte formée par les
branches, l’épaisseur des arbres, mirent les voyageurs à l’abri de
l’inclémence du ciel, et les difficultés multipliées qu’ils avaient eu
à surmonter d’abord ne se représentèrent plus.

A peine avaient-ils fait une lieue environ à travers ces bois,
qu’ils entendirent dans le lointain un murmure confus de voix et le
bruit d’une sonnette dont les sons argentins n’avaient pas cette
monotonie que leur imprime la marche des bestiaux. Tout en cheminant,
Galope-chopine écouta cette mélodie avec beaucoup d’attention,
bientôt une bouffée de vent lui apporta quelques mots psalmodiés dont
l’harmonie parut agir fortement sur lui, car il dirigea les montures
fatiguées dans un sentier qui devait écarter les voyageurs du chemin
de Saint-James, et il fit la sourde oreille aux représentations de
mademoiselle de Verneuil, dont les appréhensions s’accrurent en raison
de la sombre disposition des lieux. A droite et à gauche, d’énormes
rochers de granit, posés les uns sur les autres, offraient de bizarres
configurations. A travers ces blocs, d’immenses racines semblables
à de gros serpents se glissaient pour aller chercher au loin les
sucs nourriciers de quelques hêtres séculaires. Les deux côtés de la
route ressemblaient à ces grottes souterraines, célèbres par leurs
stalactites. D’énormes festons de pierre où la sombre verdure du houx
et des fougères s’alliait aux taches verdâtres ou blanchâtres des
mousses, cachaient des précipices et l’entrée de quelques profondes
cavernes. Quand les trois voyageurs eurent fait quelques pas dans
un étroit sentier, le plus étonnant des spectacles vint tout à coup
s’offrir aux regards de mademoiselle de Verneuil, et lui fit concevoir
l’obstination de Galope-chopine.

Un bassin demi-circulaire, entièrement composé de quartiers de granit,
formait un amphithéâtre dans les informes gradins duquel de hauts
sapins noirs et des châtaigniers jaunis s’élevaient les uns sur les
autres en présentant l’aspect d’un grand cirque, où le soleil de
l’hiver semblait plutôt verser de pâles couleurs qu’épancher sa lumière
et où l’automne avait partout jeté le tapis fauve de ses feuilles
séchées. Au centre de cette salle qui semblait avoir eu le déluge pour
architecte, s’élevaient trois énormes pierres druidiques, vaste autel
sur lequel était fixée une ancienne bannière d’église. Une centaine
d’hommes agenouillés, et la tête nue, priaient avec ferveur dans
cette enceinte où un prêtre, assisté de deux autres ecclésiastiques,
disait la messe. La pauvreté des vêtements sacerdotaux, la faible
voix du prêtre qui retentissait comme un murmure dans l’espace, ces
hommes pleins de conviction, unis par un même sentiment et prosternés
devant un autel sans pompe, la nudité de la croix, l’agreste énergie
du temple, l’heure, le lieu, tout donnait à cette scène le caractère
de naïveté qui distingua les premières époques du christianisme.
Mademoiselle de Verneuil resta frappée d’admiration. Cette messe
dite au fond des bois, ce culte renvoyé par la persécution vers sa
source, la poésie des anciens temps hardiment jetée au milieu d’une
nature capricieuse et bizarre, ces Chouans armés et désarmés, cruels
et priant, à la fois hommes et enfants, tout cela ne ressemblait à
rien de ce qu’elle avait encore vu ou imaginé. Elle se souvenait bien
d’avoir admiré dans son enfance les pompes de cette église romaine si
flatteuses pour les sens; mais elle ne connaissait pas encore Dieu
tout seul, sa croix sur l’autel, son autel sur la terre; au lieu des
feuillages découpés qui dans les cathédrales couronnent les arceaux
gothiques, les arbres de l’automne soutenant le dôme du ciel; au lieu
des mille couleurs projetées par les vitraux, le soleil glissant à
peine ses rayons rougeâtres et ses reflets assombris sur l’autel, sur
le prêtre et sur les assistants. Les hommes n’étaient plus là qu’un
fait et non un système, c’était une prière et non une religion. Mais
les passions humaines, dont la compression momentanée laissait à ce
tableau toutes ses harmonies, apparurent bientôt dans cette scène
mystérieuse et l’animèrent puissamment.

A l’arrivée de mademoiselle de Verneuil, l’évangile s’achevait. Elle
reconnut en l’officiant, non sans quelque effroi, l’abbé Gudin, et se
déroba précipitamment à ses regards en profitant d’un immense fragment
de granit qui lui fit une cachette où elle attira vivement Francine;
mais elle essaya vainement d’arracher Galope-chopine de la place qu’il
avait choisie pour participer aux bienfaits de cette cérémonie. Elle
espéra pouvoir échapper au danger qui la menaçait en remarquant que
la nature du terrain lui permettrait de se retirer avant tous les
assistants. A la faveur d’une large fissure du rocher, elle vit l’abbé
Gudin montant sur un quartier de granit qui lui servit de chaire, et
il y commença son prône en ces termes: _In nomine Patris et Filii, et
Spiritûs Sancti_.

A ces mots, les assistants firent tous et pieusement le signe de la
croix.

--Mes chers frères, reprit l’abbé d’une voix forte, nous prierons
d’abord pour les trépassés: Jean Cochegrue, Nicolas Laferté, Joseph
Brouet, François Parquoi, Sulpice Coupiau, tous de cette paroisse et
morts des blessures qu’ils ont reçues au combat de la Pèlerine et au
siége de Fougères. _De profundis_, etc.

Ce psaume fut récité, suivant l’usage, par les assistants et par les
prêtres, qui disaient alternativement un verset avec une ferveur de
bon augure pour le succès de la prédication. Lorsque le psaume des
morts fut achevé, l’abbé Gudin continua d’une voix dont la violence
alla toujours en croissant, car l’ancien jésuite n’ignorait pas que la
véhémence du débit était le plus puissant des arguments pour persuader
ses sauvages auditeurs.

--Ces défenseurs de Dieu, chrétiens, vous ont donné l’exemple du
devoir, dit-il. N’êtes-vous pas honteux de ce qu’on peut dire de vous
dans le paradis? Sans ces bienheureux qui ont dû y être reçus à bras
ouverts par tous les saints, Notre-Seigneur pourrait croire que votre
paroisse est habitée par des _Mahumétisches_!... Savez-vous, mes
gars, ce qu’on dit de vous dans la Bretagne, et chez le roi?... Vous
ne le savez point, n’est-ce pas? Je vais vous le dire: --«Comment,
les Bleus ont renversé les autels, ils ont tué les recteurs, ils ont
assassiné le roi et la reine, ils veulent prendre tous les paroissiens
de Bretagne pour en faire des Bleus comme eux et les envoyer se battre
hors de leurs paroisses, dans des pays bien éloignés où l’on court
risque de mourir sans confession et d’aller ainsi pour l’éternité dans
l’enfer, et les gars de Marignay, à qui l’on a brûlé leur église, sont
restés les bras ballants? Oh! oh! Cette République de damnés a vendu
à l’encan les biens de Dieu et ceux des seigneurs, elle en a partagé
le prix entre ses Bleus; puis, pour se nourrir d’argent comme elle se
nourrit de sang, elle vient de décréter de prendre trois livres sur
les écus de six francs, comme elle veut emmener trois hommes sur six,
et les gars de Marignay n’ont pas pris leurs fusils pour chasser les
Bleus de Bretagne? Ah! ah!... le paradis leur sera refusé, et ils ne
pourront jamais faire leur salut!» Voilà ce qu’on dit de vous. C’est
donc de votre salut, chrétiens, qu’il s’agit. C’est votre âme que vous
sauverez en combattant pour la religion et pour le roi. Sainte Anne
d’Auray elle-même m’est apparue avant-hier à deux heures et demie.
Elle m’a dit comme je vous le dis: --«Tu es un prêtre de Marignay?
--Oui, madame, prêt à vous servir. --Eh! bien, je suis sainte Anne
d’Auray, tante de Dieu, à la mode de Bretagne. Je suis toujours à
Auray et encore ici, parce que je suis venue pour que tu dises aux
gars de Marignay qu’il n’y a pas de salut à espérer pour eux s’ils ne
s’arment pas. Aussi, leur refuseras-tu l’absolution de leurs péchés,
à moins qu’ils ne servent Dieu. Tu béniras leurs fusils, et les gars
qui seront sans péché ne manqueront pas les Bleus, parce que leurs
fusils seront consacrés!...» Elle a disparu en laissant sous le chêne
de la Patte-d’oie, une odeur d’encens. J’ai marqué l’endroit. Une belle
vierge de bois y a été placée par M. le recteur de Saint-James. Or, la
mère de Pierre Leroi dit Marche-à-terre, y étant venue prier, le soir a
été guérie de ses douleurs, à cause des bonnes œuvres de son fils. La
voilà au milieu de vous et vous la verrez de vos yeux marchant toute
seule. C’est un miracle fait, comme la résurrection du bienheureux
Marie Lambrequin, pour vous prouver que Dieu n’abandonnera jamais la
cause des Bretons quand ils combattront pour ses serviteurs et pour le
roi. Ainsi, mes chers frères, si vous voulez faire votre salut et vous
montrer les défenseurs du Roi notre seigneur, vous devez obéir à tout
ce que vous commandera celui que le roi a envoyé et que nous nommons le
Gars. Alors vous ne serez plus comme des Mahumétisches, et vous vous
trouverez avec tous les gars de toute la Bretagne, sous la bannière de
Dieu. Vous pourrez reprendre dans les poches des Bleus tout l’argent
qu’ils auront volé; car, si pendant que vous faites la guerre vos
champs ne sont pas semés, le Seigneur et le Roi vous abandonnent les
dépouilles de ses ennemis. Voulez-vous, chrétiens, qu’il soit dit que
les gars du Marignay sont en arrière des gars du Morbihan, des gars de
Saint-Georges, de ceux de Vitré, d’Antrain, qui tous sont au service
de Dieu et du Roi? Leur laisserez-vous tout prendre? Resterez-vous
comme des hérétiques, les bras croisés, quand tant de Bretons font leur
salut et sauvent leur Roi? --Vous abandonnerez tout pour moi! a dit
l’Évangile. N’avons-nous pas déjà abandonné les dîmes, nous autres!
Abandonnez donc tout pour faire cette guerre sainte! Vous serez comme
les Machabées. Enfin tout vous sera pardonné. Vous trouverez au milieu
de vous les recteurs et leurs curés, et vous triompherez! Faites
attention à ceci, chrétiens, dit-il en terminant, pour aujourd’hui
seulement nous avons le pouvoir de bénir vos fusils. Ceux qui ne
profiteront pas de cette faveur, ne retrouveront plus la sainte d’Auray
aussi miséricordieuse, et elle ne les écouterait plus comme elle l’a
fait dans la guerre précédente.

Cette prédication, soutenue par l’éclat d’un organe emphatique et par
des gestes multipliés qui mirent l’orateur tout en eau, produisit
en apparence peu d’effet. Les paysans immobiles et debout, les yeux
attachés sur l’orateur, ressemblaient à des statues; mais mademoiselle
de Verneuil remarqua bientôt que cette attitude générale était le
résultat d’un charme jeté par l’abbé sur cette foule. Il avait, à la
manière de grands acteurs, manié tout son public comme un seul homme,
en parlant aux intérêts et aux passions. N’avait-il pas absous d’avance
les excès, et délié les seuls liens qui retinssent ces hommes grossiers
dans l’observation des préceptes religieux et sociaux. Il avait
prostitué le sacerdoce aux intérêts politiques; mais, dans ces temps
de révolution, chacun faisait, au profit de son parti, une arme de ce
qu’il possédait, et la croix pacifique de Jésus devenait un instrument
de guerre aussi bien que le soc nourricier des charrues. Ne rencontrant
aucun être avec lequel elle pût s’entendre, mademoiselle de Verneuil se
retourna pour regarder Francine, et ne fut pas médiocrement surprise
de lui voir partager cet enthousiasme, car elle disait dévotieusement
son chapelet sur celui de Galope-chopine qui le lui avait sans doute
abandonné pendant la prédication.

--Francine! lui dit-elle à voix basse, tu as donc peur d’être une
Mahumétische?

--Oh! mademoiselle, répliqua la Bretonne, voyez donc là-bas la mère de
Pierre qui marche...

L’attitude de Francine annonçait une conviction si profonde, que Marie
comprit alors tout le secret de ce prône, l’influence du clergé sur les
campagnes, et les prodigieux effets de la scène qui commença.

Les paysans les plus voisins de l’autel s’avancèrent un à un, et
s’agenouillèrent en offrant leurs fusils au prédicateur qui les
remettait sur l’autel. Galope-chopine se hâta d’aller présenter sa
vieille canardière. Les trois prêtres chantèrent l’hymne du _Veni
Creator_ tandis que le célébrant enveloppait ces instruments de
mort dans un nuage de fumée bleuâtre, en décrivant des dessins qui
semblaient s’entrelacer. Lorsque la brise eut dissipé la vapeur de
l’encens, les fusils furent distribués par ordre. Chaque homme reçut le
sien à genoux, de la main des prêtres qui récitaient une prière latine
en les leur rendant. Lorsque les hommes armés revinrent à leurs places,
le profond enthousiasme de l’assistance, jusque-là muette, éclata
d’une manière formidable, mais attendrissante.

--_Domine, salvum fac regem!_...

Telle était la prière que le prédicateur entonna d’une voix
retentissante et qui fut par deux fois violemment chantée.

Ces cris eurent quelque chose de sauvage et de guerrier. Les deux notes
du mot _regem_, facilement traduit par ces paysans, furent attaquées
avec tant d’énergie, que mademoiselle de Verneuil ne put s’empêcher de
reporter ses pensées avec attendrissement sur la famille des Bourbons
exilés. Ces souvenirs éveillèrent ceux de sa vie passée. Sa mémoire
lui retraça les fêtes de cette cour maintenant dispersée, et au sein
desquelles elle avait brillé. La figure du marquis s’introduisit dans
cette rêverie. Avec cette mobilité naturelle à l’esprit d’une femme,
elle oublia le tableau qui s’offrait à ses regards, et revint alors
à ses projets de vengeance où il s’en allait de sa vie, mais qui
pouvaient échouer devant un regard. En pensant à paraître belle, dans
ce moment le plus décisif de son existence, elle songea qu’elle n’avait
pas d’ornements pour parer sa tête au bal, et fut séduite par l’idée de
se coiffer avec une branche de houx, dont les feuilles crispées et les
baies rouges attiraient en ce moment son attention.

--Oh! oh! mon fusil pourra rater si je tire sur des oiseaux, mais sur
des Bleus... jamais! dit Galope-chopine en hochant la tête en signe de
satisfaction.

Marie examina plus attentivement le visage de son guide, et y trouva le
type de tous ceux qu’elle venait de voir. Ce vieux Chouan ne trahissait
certes pas autant d’idées qu’il y en aurait eu chez un enfant. Une joie
naïve ridait ses joues et son front quand il regardait son fusil; mais
une religieuse conviction jetait alors dans l’expression de sa joie une
teinte de fanatisme qui, pour un moment, laissait éclater sur cette
sauvage figure les vices de la civilisation. Ils atteignirent bientôt
un village, c’est-à-dire la réunion de quatre ou cinq habitations
semblables à celle de Galope-chopine, où les Chouans nouvellement
recrutés arrivèrent, pendant que mademoiselle de Verneuil achevait un
repas dont le beurre, le pain et le laitage firent tous les frais.
Cette troupe irrégulière était conduite par le recteur, qui tenait à
la main une croix grossière transformée en drapeau, et que suivait un
gars tout fier de porter la bannière de la paroisse. Mademoiselle de
Verneuil se trouva forcément réunie à ce détachement qui se rendait
comme elle à Saint-James, et qui la protégea naturellement contre toute
espèce de danger, du moment où Galope-chopine eut fait l’heureuse
indiscrétion de dire au chef de cette troupe, que la belle garce à
laquelle il servait de guide était la bonne amie du Gars.

Vers le coucher du soleil, les trois voyageurs arrivèrent à
Saint-James, petite ville qui doit son nom aux Anglais, par lesquels
elle fut bâtie au quatorzième siècle, pendant leur domination en
Bretagne. Avant d’y entrer, mademoiselle de Verneuil fut témoin
d’une étrange scène de guerre à laquelle elle ne donna pas beaucoup
d’attention, elle craignit d’être reconnue par quelques-uns de ses
ennemis, et cette peur lui fit hâter sa marche. Cinq à six mille
paysans étaient campés dans un champ. Leurs costumes, assez semblables
à ceux des réquisitionnaires de la Pèlerine, excluaient toute idée de
guerre. Cette tumultueuse réunion d’hommes ressemblait à celle d’une
grande foire. Il fallait même quelque attention pour découvrir que
ces Bretons étaient armés, car leurs peaux de bique si diversement
façonnées cachaient presque leurs fusils, et l’arme la plus visible
était la faux par laquelle quelques-uns remplaçaient les fusils qu’on
devait leur distribuer. Les uns buvaient et mangeaient, les autres se
battaient ou se disputaient à haute voix; mais la plupart dormaient
couchés par terre. Il n’y avait aucune apparence d’ordre et de
discipline. Un officier, portant un uniforme rouge, attira l’attention
de mademoiselle de Verneuil, elle le supposa devoir être au service
d’Angleterre. Plus loin, deux autres officiers paraissaient vouloir
apprendre à quelques Chouans, plus intelligents que les autres, à
manœuvrer deux pièces de canon qui semblaient former toute l’artillerie
de la future armée royaliste. Des hurlements accueillirent l’arrivée
des gars de Marignay qui furent reconnus à leur bannière. A la faveur
du mouvement que cette troupe et les recteurs excitèrent dans le camp,
mademoiselle de Verneuil put le traverser sans danger et s’introduisit
dans la ville. Elle atteignit une auberge de peu d’apparence et qui
n’était pas très-éloignée de la maison où se donnait le bal. La
ville était envahie par tant de monde, qu’après toutes les peines
imaginables, elle n’obtint qu’une mauvaise petite chambre. Lorsqu’elle
y fut installée, et que Galope-chopine eut remis à Francine les cartons
qui contenaient la toilette de sa maîtresse, il resta debout dans une
attitude d’attente et d’irrésolution indescriptible. En tout autre
moment, mademoiselle de Verneuil se serait amusée à voir ce qu’est
un paysan breton sorti de sa paroisse; mais elle rompit le charme en
tirant de sa bourse quatre écus de six francs qu’elle lui présenta.

--Prends donc! dit-elle à Galope-chopine; et, si tu veux m’obliger, tu
retourneras sur-le-champ à Fougères, sans passer par le camp et sans
goûter au cidre.

Le Chouan, étonné d’une telle libéralité, regardait tour à tour les
quatre écus qu’il avait pris et mademoiselle de Verneuil; mais elle fit
un geste de main, et il disparut.

--Comment pouvez-vous le renvoyer, mademoiselle! demanda Francine.
N’avez-vous pas vu comme la ville est entourée, comment la
quitterons-nous, et qui vous protégera ici?...

--N’as-tu pas ton protecteur? dit mademoiselle de Verneuil en sifflant
sourdement d’une manière moqueuse à la manière de Marche-à-terre, de
qui elle essaya de contrefaire l’attitude.

Francine rougit et sourit tristement de la gaieté de sa maîtresse.

--Mais où est le vôtre? demanda-t-elle.

Mademoiselle de Verneuil tira brusquement son poignard, et le montra à
la Bretonne effrayée qui se laissa aller sur une chaise, en joignant
les mains.

--Qu’êtes-vous donc venue chercher ici, Marie! s’écria-t-elle d’une
voix suppliante qui ne demandait pas de réponse.

Mademoiselle de Verneuil était occupée à contourner les branches de
houx qu’elle avait cueillies, et disait: --Je ne sais pas si ce houx
sera bien joli dans les cheveux. Un visage aussi éclatant que le mien
peut seul supporter une si sombre coiffure, qu’en dis-tu, Francine?

[Illustration: MADEMOISELLE DE VERNEUIL.

  Je suis horrible..... J’ai l’air d’une statue de la Liberté.

                                                        (LES CHOUANS.)]

Plusieurs propos semblables annoncèrent la plus grande liberté d’esprit
chez cette singulière fille pendant qu’elle fit sa toilette. Qui
l’eût écoutée, aurait difficilement cru à la gravité de ce moment où
elle jouait sa vie. Une robe de mousseline des Indes, assez courte
et semblable à un linge mouillé, révéla les contours délicats de ses
formes; puis elle mit un pardessus rouge dont les plis nombreux et
graduellement plus allongés à mesure qu’ils tombaient sur le côté,
dessinèrent le cintre gracieux des tuniques grecques. Ce voluptueux
vêtement des prêtresses païennes rendit moins indécent ce costume que
la mode de cette époque permettait aux femmes de porter. Pour atténuer
l’impudeur de la mode, Marie couvrit d’une gaze ses blanches épaules
que la tunique laissait à nu beaucoup trop bas. Elle tourna les longues
nattes de ses cheveux de manière à leur faire former derrière la
tête ce cône imparfait et aplati qui donne tant de grâce à la figure
de quelques statues antiques par une prolongation factice de la tête,
et quelques boucles réservées au-dessus du front retombèrent de chaque
côté de son visage en longs rouleaux brillants. Ainsi vêtue, ainsi
coiffée, elle offrit une ressemblance parfaite avec les plus illustres
chefs-d’œuvre du ciseau grec. Quand elle eut, par un sourire, donné son
approbation à cette coiffure dont les moindres dispositions faisaient
ressortir les beautés de son visage, elle y posa la couronne de houx
qu’elle avait préparée et dont les nombreuses baies rouges répétèrent
heureusement dans ses cheveux la couleur de la tunique. Tout en
tortillant quelques feuilles pour produire des oppositions capricieuses
entre leur sens et le revers, mademoiselle de Verneuil regarda dans une
glace l’ensemble de sa toilette pour juger de son effet.

--Je suis horrible ce soir! dit-elle comme si elle eût été entourée de
flatteurs. J’ai l’air d’une statue de la Liberté.

Elle plaça soigneusement son poignard au milieu de son corset en
laissant passer les rubis qui en ornaient le bout et dont les reflets
rougeâtres devaient attirer les yeux sur les trésors que sa rivale
avait si indignement prostitués.

Francine ne put se résoudre à quitter sa maîtresse. Quand elle la vit
près de partir, elle sut trouver, pour l’accompagner, des prétextes
dans tous les obstacles que les femmes ont à surmonter en allant à une
fête dans une petite ville de la Basse-Bretagne. Ne fallait-il pas
qu’elle débarrassât mademoiselle de Verneuil de son manteau, de la
double chaussure que la boue et le fumier de la rue l’avaient obligée
à mettre, quoiqu’on l’eût fait sabler, et du voile de gaze sous lequel
elle cachait sa tête aux regards des Chouans que la curiosité attirait
autour de la maison où la fête avait lieu. La foule était si nombreuse,
qu’elles marchèrent entre deux haies de Chouans. Francine n’essaya
plus de retenir sa maîtresse, mais après lui avoir rendu les derniers
services exigés par une toilette dont le mérite consistait dans une
extrême fraîcheur, elle resta dans la cour pour ne pas l’abandonner aux
hasards de sa destinée sans être à même de voler à son secours, car la
pauvre Bretonne ne prévoyait que des malheurs.

Une scène assez étrange avait lieu dans l’appartement de Montauran, au
moment où Marie de Verneuil se rendait à la fête. Le jeune marquis
achevait sa toilette et passait le large ruban rouge qui devait servir
à le faire reconnaître comme le premier personnage de cette assemblée,
lorsque l’abbé Gudin entra d’un air inquiet.

--Monsieur le marquis, venez vite, lui dit-il. Vous seul pourrez calmer
l’orage qui s’est élevé, je ne sais à quel propos, entre les chefs.
Ils parlent de quitter le service du Roi. Je crois que ce diable de
Rifoël est cause de tout le tumulte. Ces querelles-là sont toujours
causées par une niaiserie. Madame du Gua lui a reproché, m’a-t-on dit,
d’arriver très-mal mis au bal.

--Il faut que cette femme soit folle, s’écria le marquis, pour
vouloir...

--Le chevalier du Vissard, reprit l’abbé en interrompant le chef, a
répliqué que si vous lui aviez donné l’argent promis au nom du Roi...

--Assez, assez, monsieur l’abbé. Je comprends tout, maintenant. Cette
scène a été convenue, n’est-ce pas, et vous êtes l’ambassadeur...

--Moi, monsieur le marquis! reprit l’abbé en interrompant encore, je
vais vous appuyer vigoureusement, et vous me rendrez, j’espère, la
justice de croire que le rétablissement de nos autels en France, celui
du Roi sur le trône de ses pères, sont pour mes humbles travaux de bien
plus puissants attraits que cet évêché de Rennes que vous...

L’abbé n’osa poursuivre, car à ces mots le marquis s’était mis à
sourire avec amertume. Mais le jeune chef réprima aussitôt la tristesse
des réflexions qu’il faisait, son front prit une expression sévère, et
il suivit l’abbé Gudin dans une salle où retentissaient de violentes
clameurs.

--Je ne reconnais ici l’autorité de personne, s’écriait Rifoël en
jetant des regards enflammés à tous ceux qui l’entouraient et en
portant la main à la poignée de son sabre.

--Reconnaissez-vous celle du bon sens? lui demanda froidement le
marquis.

Le jeune chevalier du Vissard, plus connu sous son nom patronymique de
Rifoël, garda le silence devant le général des armées catholiques.

--Qu’y a-t-il donc, messieurs? dit le jeune chef en examinant tous les
visages.

--Il y a, monsieur le marquis, reprit un célèbre contrebandier
embarrassé comme un homme du peuple qui reste d’abord sous le joug du
préjugé devant un grand seigneur, mais qui ne connaît plus de bornes
aussitôt qu’il a franchi la barrière qui l’en sépare, parce qu’il ne
voit alors en lui qu’un égal; il y a, dit-il, que vous venez fort à
propos. Je ne sais pas dire des paroles dorées, aussi m’expliquerai-je
rondement. J’ai commandé cinq cents hommes pendant tout le temps de
la dernière guerre. Depuis que nous avons repris les armes, j’ai su
trouver pour le service du Roi mille têtes aussi dures que la mienne.
Voici sept ans que je risque ma vie pour la bonne cause, je ne vous
le reproche pas, mais toute peine mérite salaire. Or, pour commencer,
je veux qu’on m’appelle monsieur de Cottereau. Je veux que le grade
de colonel me soit reconnu, sinon je traite de ma soumission avec le
premier Consul. Voyez-vous, monsieur le marquis, mes hommes et moi
nous avons un créancier diablement importun et qu’il faut toujours
satisfaire! --Le voilà! ajouta-t-il en se frappant le ventre.

--Les violons sont-ils venus? demanda le marquis à madame du Gua avec
un accent moqueur.

Mais le contrebandier avait traité brutalement un sujet trop important,
et ces esprits aussi calculateurs qu’ambitieux étaient depuis trop
longtemps en suspens sur ce qu’ils avaient à espérer du Roi, pour que
le dédain du jeune chef pût mettre un terme à cette scène.

Le jeune et ardent chevalier du Vissard se plaça vivement devant
Montauran, et lui prit la main pour l’obliger à rester.

--Prenez garde, monsieur le marquis, lui dit-il, vous traitez trop
légèrement des hommes qui ont quelque droit à la reconnaissance de
celui que vous représentez ici. Nous savons que Sa Majesté vous a donné
tout pouvoir pour attester nos services, qui doivent trouver leur
récompense dans ce monde ou dans l’autre, car chaque jour l’échafaud
est dressé pour nous. Je sais, quant à moi, que le grade de maréchal de
camp...

--Vous voulez dire colonel...

--Non, monsieur le marquis, Charrette m’a nommé colonel. Le grade dont
je parle ne pouvant pas m’être contesté, je ne plaide point en ce
moment pour moi, mais pour tous mes intrépides frères d’armes dont les
services ont besoin d’être constatés. Votre signature et vos promesses
leur suffiront aujourd’hui, et, dit-il tout bas, j’avoue qu’ils se
contentent de peu de chose. Mais, reprit-il en haussant la voix, quand
le soleil se lèvera dans le château de Versailles pour éclairer les
jours heureux de la monarchie, alors les fidèles qui auront aidé le
Roi à conquérir la France, en France, pourront-ils facilement obtenir
des grâces pour leurs familles, des pensions pour les veuves, et la
restitution des biens qu’on leur a si mal à propos confisqués. J’en
doute. Aussi, monsieur le marquis, les preuves des services rendus ne
seront-ils pas alors inutiles. Je ne me défierai jamais du Roi, mais
bien de ces cormorans de ministres et de courtisans qui lui corneront
aux oreilles des considérations sur le bien public, l’honneur de la
France, les intérêts de la couronne, et mille autres billevesées. Puis
l’on se moquera d’un loyal Vendéen ou d’un brave Chouan, parce qu’il
sera vieux, et que la brette qu’il aura tirée pour la bonne cause lui
battra dans des jambes amaigries par les souffrances... Trouvez-vous
que nous ayons tort?

--Vous parlez admirablement bien, monsieur du Vissard, mais un peu trop
tôt, répondit le marquis.

--Écoutez donc, marquis, lui dit le comte de Bauvan à voix basse,
Rifoël a, par ma foi, débité de fort bonnes choses. Vous êtes sûr,
vous, de toujours avoir l’oreille du Roi; mais nous autres, nous
n’irons voir le maître que de loin en loin; et je vous avoue que si
vous ne me donniez pas votre parole de gentilhomme de me faire obtenir
en temps et lieu la charge de Grand-maître des Eaux-et-forêts de
France, du diable si je risquerais mon cou. Conquérir la Normandie au
Roi, ce n’est pas une petite tâche, aussi espéré-je bien avoir l’Ordre.
--Mais, ajouta-t-il en rougissant, nous avons le temps de penser à
cela. Dieu me préserve d’imiter ces pauvres hères et de vous harceler.
Vous parlerez de moi au Roi, et tout sera dit.

Chacun des chefs trouva le moyen de faire savoir au marquis, d’une
manière plus ou moins ingénieuse, le prix exagéré qu’il attendait de
ses services. L’un demandait modestement le gouvernement de Bretagne,
l’autre une baronnie, celui-ci un grade, celui-là un commandement; tous
voulaient des pensions.

--Eh! bien, baron, dit le marquis à monsieur du Guénic, vous ne voulez
donc rien?

--Ma foi, marquis, ces messieurs ne me laissent que la couronne de
France, mais je pourrais bien m’en accommoder...

--Eh! messieurs, dit l’abbé Gudin d’une voix tonnante, songez donc
que si vous êtes si empressés, vous gâterez tout au jour de la
victoire. Le Roi ne sera-t-il pas obligé de faire des concessions aux
révolutionnaires?

--Aux jacobins, s’écria le contrebandier. Ah! que le Roi me laisse
faire, je réponds d’employer mes mille hommes à les pendre, et nous en
serons bientôt débarrassés.

--Monsieur _de_ Cottereau, reprit le marquis, je vois entrer quelques
personnes invitées à se rendre ici. Nous devons rivaliser de zèle et de
soins pour les décider à coopérer à notre sainte entreprise, et vous
comprenez que ce n’est pas le moment de nous occuper de vos demandes,
fussent-elles justes.

En parlant ainsi, le marquis s’avançait vers la porte, comme pour aller
au-devant de quelques nobles des pays voisins qu’il avait entrevus;
mais le hardi contrebandier lui barra le passage d’un air soumis et
respectueux.

--Non, non, monsieur le marquis, excusez-moi; mais les jacobins nous
ont trop bien appris, en 1793, que ce n’est pas celui qui fait la
moisson qui mange la galette. Signez-moi ce chiffon de papier, et
demain je vous amène quinze cents gars; sinon, je traite avec le
premier Consul.

Après avoir regardé fièrement autour de lui, le marquis vit que la
hardiesse du vieux partisan et son air résolu ne déplaisaient à aucun
des spectateurs de ce débat. Un seul homme assis dans un coin semblait
ne prendre aucune part à la scène, et s’occupait à charger de tabac
une pipe en terre blanche. L’air de mépris qu’il témoignait pour les
orateurs, son attitude modeste, et le regard compatissant que le
marquis rencontra dans ses yeux, lui firent examiner ce serviteur
généreux, dans lequel il reconnut le major Brigaut; le chef alla
brusquement à lui.

--Et toi, lui dit-il, que demandes-tu?

--Oh! monsieur le marquis, si le Roi revient, je suis content.

--Mais toi?

--Oh! moi... Monseigneur veut rire.

Le marquis serra la main calleuse du Breton, et dit à madame du Gua,
dont il s’était rapproché: --Madame, je puis périr dans mon entreprise
avant d’avoir eu le temps de faire parvenir au Roi un rapport
fidèle sur les armées catholiques de la Bretagne. Si vous voyez la
Restauration, n’oubliez ni ce brave homme ni le baron du Guénic. Il y
a plus de dévouement en eux que dans tous ces gens-là.

Et il montra les chefs qui attendaient avec une certaine impatience
que le jeune marquis fît droit à leurs demandes. Tous tenaient à la
main des papiers déployés, où leurs services avaient sans doute été
constatés par les généraux royalistes des guerres précédentes, et tous
commençaient à murmurer. Au milieu d’eux, l’abbé Gudin, le comte de
Bauvan, le baron du Guénic se consultaient pour aider le marquis à
repousser des prétentions si exagérées, car ils trouvaient la position
du jeune chef très-délicate.

Tout à coup le marquis promena ses yeux bleus, brillants d’ironie, sur
cette assemblée, et dit d’une voix claire: --Messieurs, je ne sais pas
si les pouvoirs que le Roi a daigné me confier sont assez étendus pour
que je puisse satisfaire à vos demandes. Il n’a peut-être pas prévu
tant de zèle, ni tant de dévouement. Vous allez juger vous-mêmes de mes
devoirs, et peut-être saurai-je les accomplir.

Il disparut et revint promptement en tenant à la main une lettre
déployée, revêtue du sceau et de la signature royale.

--Voici les lettres patentes en vertu desquelles vous devez m’obéir,
dit-il. Elles m’autorisent à gouverner les provinces de Bretagne, de
Normandie, du Maine et de l’Anjou, au nom du Roi, et à reconnaître les
services des officiers qui se seront distingués dans ses armées.

Un mouvement de satisfaction éclata dans l’assemblée. Les Chouans
s’avancèrent vers le marquis, en décrivant autour de lui un cercle
respectueux. Tous les yeux étaient attachés sur la signature du Roi. Le
jeune chef, qui se tenait debout devant la cheminée, jeta les lettres
dans le feu, où elles furent consumées en un clin d’œil.

--Je ne veux plus commander, s’écria le jeune homme, qu’à ceux qui
verront un Roi dans le Roi, et non une proie à dévorer. Vous êtes
libres, messieurs, de m’abandonner...

Madame du Gua, l’abbé Gudin, le major Brigaut, le chevalier du Vissard,
le baron du Guénic, le comte de Bauvan enthousiasmés, firent entendre
le cri de _vive le Roi!_ Si d’abord les autres chefs hésitèrent un
moment à répéter ce cri, bientôt entraînés par la noble action du
marquis, ils le prièrent d’oublier ce qui venait de se passer, en
l’assurant que, sans lettres patentes, il serait toujours leur chef.

--Allons danser, s’écria le comte de Bauvan, et advienne que pourra!
Après tout, ajouta-t-il gaiement, il vaut mieux, mes amis, s’adresser à
Dieu qu’à ses saints. Battons-nous d’abord, et nous verrons après.

--Ah! c’est vrai, ça. Sauf votre respect, monsieur le baron, dit
Brigaut à voix basse en s’adressant au loyal du Guénic, je n’ai jamais
vu réclamer dès le matin le prix de la journée.

L’assemblée se dispersa dans les salons où quelques personnes étaient
déjà réunies. Le marquis essaya vainement de quitter l’air sombre
qui altéra son visage, les chefs aperçurent aisément les impressions
défavorables que cette scène avait produites sur un homme dont le
dévouement était encore accompagné des belles illusions de la jeunesse,
et ils en furent honteux.

Une joie enivrante éclatait dans cette réunion composée des personnes
les plus exaltées du parti royaliste, qui, n’ayant jamais pu juger,
du fond d’une province insoumise, les événements de la Révolution,
devaient prendre les espérances les plus hypothétiques pour des
réalités. Les opérations hardies commencées par Montauran, son nom, sa
fortune, sa capacité relevaient tous les courages, et causaient cette
ivresse politique, la plus dangereuse de toutes, en ce qu’elle ne se
refroidit que dans des torrents de sang presque toujours inutilement
versés. Pour toutes les personnes présentes, la Révolution n’était
qu’un trouble passager dans le royaume de France, où pour elles, rien
ne paraissait changé. Ces campagnes appartenaient toujours à la maison
de Bourbon. Les royalistes y régnaient si complétement que quatre
années auparavant, Hoche y obtint moins la paix qu’un armistice. Les
nobles traitaient donc fort légèrement les Révolutionnaires: pour
eux, Bonaparte était un Marceau plus heureux que son devancier. Aussi
les femmes se disposaient-elles fort gaiement à danser. Quelques-uns
des chefs qui s’étaient battus avec les Bleus connaissaient seuls la
gravité de la crise actuelle, et sachant que s’ils parlaient du premier
Consul et de sa puissance à leurs compatriotes arriérés, ils n’en
seraient pas compris, tous causaient entre eux en regardant les femmes
avec une insouciance dont elles se vengeaient en se critiquant entre
elles. Madame du Gua, qui semblait faire les honneurs du bal, essayait
de tromper l’impatience des danseuses en adressant successivement à
chacune d’elles les flatteries d’usage. Déjà l’on entendait les sons
criards des instruments que l’on mettait d’accord, lorsque madame du
Gua aperçut le marquis dont la figure conservait encore une expression
de tristesse; elle alla brusquement à lui.

--Ce n’est pas, j’ose l’espérer, la scène très-ordinaire que vous avez
eue avec ces manants qui peut vous accabler, lui dit-elle.

Elle n’obtint pas de réponse, le marquis absorbé dans sa rêverie
croyait entendre quelques-unes des raisons que, d’une voix prophétique,
Marie lui avait données au milieu de ces mêmes chefs à la Vivetière,
pour l’engager à abandonner la lutte des rois contre les peuples. Mais
ce jeune homme avait trop d’élévation dans l’âme, trop d’orgueil,
trop de conviction peut-être pour délaisser l’œuvre commencée, et il
se décidait en ce moment à la poursuivre courageusement malgré les
obstacles. Il releva la tête avec fierté, et alors il comprit ce que
lui disait madame du Gua.

--Vous êtes sans doute à Fougères, disait-elle avec une amertume qui
révélait l’inutilité des efforts qu’elle avait tentés pour distraire
le marquis. Ah! monsieur, je donnerais mon sang pour vous _la_ mettre
entre les mains et vous voir heureux avec elle.

--Pourquoi donc avoir tiré sur elle avec tant d’adresse?

--Parce que je la voudrais morte ou dans vos bras. Oui, monsieur, j’ai
pu aimer le marquis de Montauran le jour où j’ai cru voir en lui un
héros. Maintenant je n’ai plus pour lui qu’une douloureuse amitié, je
le vois séparé de la gloire par le cœur nomade d’une fille d’Opéra.

--Pour de l’amour, reprit le marquis avec l’accent de l’ironie, vous me
jugez bien mal? Si j’aimais cette fille-là, madame, je la désirerais
moins... et, sans vous, peut-être, n’y penserais-je déjà plus.

--La voici! dit brusquement madame du Gua.

La précipitation que mit le marquis à tourner la tête fit un mal
affreux à cette pauvre femme; mais la vive lumière des bougies lui
permettant de bien apercevoir les plus légers changements qui se firent
dans les traits de cet homme si violemment aimé, elle crut y découvrir
quelques espérances de retour, lorsqu’il ramena sa tête vers elle, en
souriant de cette ruse de femme.

--De quoi riez-vous donc? demanda le comte de Bauvan.

--D’une bulle de savon qui s’évapore! répondit madame du Gua joyeuse.
Le marquis, s’il faut l’en croire, s’étonne aujourd’hui d’avoir senti
son cœur battre un instant pour cette fille qui se disait mademoiselle
de Verneuil. Vous savez?

--Cette fille?... reprit le comte avec un accent de reproche. Madame,
c’est à l’auteur du mal à le réparer, et je vous donne ma parole
d’honneur qu’elle est bien réellement la fille du duc de Verneuil.

--Monsieur le comte, dit le marquis d’une voix profondément altérée,
laquelle de vos deux paroles croire, celle de la Vivetière ou celle de
Saint-James?

Une voix éclatante annonça mademoiselle de Verneuil. Le comte s’élança
vers la porte, offrit la main à la belle inconnue avec les marques du
plus profond respect; et, la présentant à travers la foule curieuse
au marquis et à madame du Gua: --Ne croire que celle d’aujourd’hui,
répondit-il au jeune chef stupéfait.

Madame du Gua pâlit à l’aspect de cette malencontreuse fille, qui
resta debout un moment en jetant des regards orgueilleux sur cette
assemblée où elle chercha les convives de la Vivetière. Elle attendit
la salutation forcée de sa rivale, et, sans regarder le marquis, se
laissa conduire à une place d’honneur par le comte qui la fit asseoir
près de madame du Gua, à laquelle elle rendit un léger salut de
protection, mais qui, par un instinct de femme, ne s’en fâcha point
et prit aussitôt un air riant et amical. La mise extraordinaire et la
beauté de mademoiselle de Verneuil excitèrent un moment les murmures
de l’assemblée. Lorsque le marquis et madame du Gua tournèrent leurs
regards sur les convives de la Vivetière, ils les trouvèrent dans une
attitude de respect qui ne paraissait pas être jouée, chacun d’eux
semblait chercher les moyens de rentrer en grâce auprès de la jeune
Parisienne méconnue. Les ennemis étaient donc en présence.

--Mais c’est une magie, mademoiselle! Il n’y a que vous au monde pour
surprendre ainsi les gens. Comment, venir toute seule? disait madame du
Gua.

--Toute seule, répéta mademoiselle de Verneuil; ainsi, madame, vous
n’aurez que moi, ce soir, à tuer.

--Soyez indulgente, reprit madame du Gua. Je ne puis vous exprimer
combien j’éprouve de plaisir à vous revoir. Vraiment j’étais accablée
par le souvenir de mes torts envers vous, et je cherchais une occasion
qui me permît de les réparer.

--Quant à vos torts, madame, je vous pardonne facilement ceux que
vous avez eus envers moi; mais j’ai sur le cœur la mort des Bleus que
vous avez assassinés. Je pourrais peut-être encore me plaindre de la
roideur de votre correspondance... Hé! bien, j’excuse tout, grâce au
service que vous m’avez rendu.

Madame du Gua perdit contenance en se sentant presser la main par sa
belle rivale qui lui souriait avec une grâce insultante. Le marquis
était resté immobile, mais en ce moment il saisit fortement le bras du
comte.

--Vous m’avez indignement trompé, lui dit-il, et vous avez compromis
jusqu’à mon honneur; je ne suis pas un Géronte de comédie, et il me
faut votre vie ou vous aurez la mienne.

--Marquis, reprit le comte avec hauteur, je suis prêt à vous donner
toutes les explications que vous désirerez.

Et ils se dirigèrent vers la pièce voisine. Les personnes les moins
initiées au secret de cette scène commençaient à en comprendre
l’intérêt, en sorte que quand les violons donnèrent le signal de la
danse, personne ne bougea.

--Mademoiselle, quel service assez important ai-je donc eu l’honneur
de vous rendre, pour mériter... reprit madame du Gua en se pinçant les
lèvres avec une sorte de rage.

--Madame, ne m’avez-vous pas éclairée sur le vrai caractère du marquis
de Montauran. Avec quelle impassibilité cet homme affreux me laissait
périr, je vous l’abandonne bien volontiers.

--Que venez-vous donc chercher ici? dit vivement madame du Gua.

--L’estime et la considération que vous m’aviez enlevées à la
Vivetière, madame. Quant au reste, soyez bien tranquille. Si le marquis
revenait à moi, vous devez savoir qu’un retour n’est jamais de l’amour.

Madame du Gua prit alors la main de mademoiselle de Verneuil avec
cette affectueuse gentillesse de mouvement que les femmes déploient
volontiers entre elles surtout en présence des hommes.

--Eh! bien, ma pauvre petite, je suis enchantée de vous voir si
raisonnable. Si le service que je vous ai rendu a été d’abord bien
rude, dit-elle en pressant la main qu’elle tenait quoiqu’elle éprouvât
l’envie de la déchirer lorsque ses doigts lui en révélèrent la
moelleuse finesse, il sera du moins complet. Écoutez, je connais le
caractère du Gars, dit-elle avec un sourire perfide, eh! bien, il vous
aurait trompée, il ne veut et ne peut épouser personne.

--Ah!...

--Oui, mademoiselle, il n’a accepté sa dangereuse mission que pour
mériter la main de mademoiselle d’Uxelles, alliance pour laquelle Sa
Majesté lui a promis tout son appui.

--Ah! ah!...

Mademoiselle de Verneuil n’ajouta pas un mot à cette railleuse
exclamation. Le jeune et beau chevalier du Vissard, impatient de se
faire pardonner la plaisanterie qui avait donné le signal des injures
à la Vivetière, s’avança vers elle en l’invitant respectueusement à
danser, elle lui tendit la main et s’élança pour prendre place au
quadrille où figurait madame du Gua. La mise de ces femmes dont les
toilettes rappelaient les modes de la cour exilée, qui toutes avaient
de la poudre ou les cheveux crêpés, sembla ridicule aussitôt qu’on put
la comparer au costume à la fois élégant, riche et sévère que la mode
autorisait mademoiselle de Verneuil à porter, qui fut proscrit à haute
voix, mais envié _in petto_ par les femmes. Les hommes ne se lassaient
pas d’admirer la beauté d’une chevelure naturelle, et les détails d’un
ajustement dont la grâce était toute dans celle des proportions qu’il
révélait.

En ce moment le marquis et le comte rentrèrent dans la salle de bal et
arrivèrent derrière mademoiselle de Verneuil qui ne se retourna pas. Si
une glace, placée vis-à-vis d’elle, ne lui eût pas appris la présence
du marquis, elle l’eût devinée par la contenance de madame du Gua qui
cachait mal, sous un air indifférent en apparence, l’impatience avec
laquelle elle attendait la lutte qui, tôt ou tard, devait se déclarer
entre les deux amants. Quoique le marquis s’entretînt avec le comte
et deux autres personnes, il put néanmoins entendre les propos des
cavaliers et des danseuses qui, selon les caprices de la contredanse,
venaient occuper momentanément la place de mademoiselle de Verneuil et
de ses voisins.

--Oh! mon Dieu, oui, madame, elle est venue seule, disait l’un.

--Il faut être bien hardie, répondit la danseuse.

--Mais si j’étais habillée ainsi, je me croirais nue, dit une autre
dame.

--Oh! ce n’est pas un costume décent, répliquait le cavalier, mais elle
est si belle, et il lui va si bien!

--Voyez, je suis honteuse pour elle de la perfection de sa danse. Ne
trouvez-vous pas qu’elle a tout à fait l’air d’une fille d’Opéra?
répliqua la dame jalouse.

--Croyez-vous qu’elle vienne ici pour traiter au nom du premier consul?
demandait une troisième dame.

--Quelle plaisanterie! répondit le cavalier.

--Elle n’apportera guère d’innocence en dot, dit en riant la danseuse.

Le Gars se retourna brusquement pour voir la femme qui se permettait
cette épigramme, et alors madame du Gua le regarda d’un air qui disait
évidemment: --Vous voyez ce qu’on en pense!

--Madame, dit en riant le comte à l’ennemie de Marie, il n’y a encore
que les dames qui la lui ont ôtée...

Le marquis pardonna intérieurement au comte tous ses torts. Lorsqu’il
se hasarda à jeter un regard sur sa maîtresse dont les grâces étaient,
comme celles de presque toutes les femmes, mises en relief par la
lumière des bougies, elle lui tourna le dos en revenant à sa place,
et s’entretint avec son cavalier en laissant parvenir à l’oreille du
marquis les sons les plus caressants de sa voix.

--Le premier Consul nous envoie des ambassadeurs bien dangereux, lui
disait son danseur.

--Monsieur, reprit-elle, on a déjà dit cela à la Vivetière.

--Mais vous avez autant de mémoire que le Roi, repartit le gentilhomme
mécontent de sa maladresse.

--Pour pardonner les injures, il faut bien s’en souvenir, reprit-elle
vivement en le tirant d’embarras par un sourire.

--Sommes-nous tous compris dans cette amnistie? lui demanda le marquis.

Mais elle s’élança pour danser avec une ivresse enfantine en le
laissant interdit et sans réponse; il la contempla avec une froide
mélancolie, elle s’en aperçut, et alors elle pencha la tête par une de
ces coquettes attitudes que lui permettait la gracieuse proportion de
son col, et n’oublia certes aucun des mouvements qui pouvaient attester
la rare perfection de son corps. Marie attirait comme l’espoir, elle
échappait comme un souvenir. La voir ainsi, c’était vouloir la posséder
à tout prix. Elle le savait, et la conscience qu’elle eut alors de sa
beauté répandit sur sa figure un charme inexprimable. Le marquis sentit
s’élever dans son cœur un tourbillon d’amour, de rage et de folie, il
serra violemment la main du comte et s’éloigna.

--Eh! bien, il est donc parti? demanda mademoiselle de Verneuil en
revenant à sa place.

Le comte s’élança dans la salle voisine, et fit à sa protégée un signe
d’intelligence en lui ramenant le Gars.

--Il est à moi, se dit-elle en examinant dans la glace le marquis dont
la figure doucement agitée rayonnait d’espérance.

Elle reçut le jeune chef en boudant et sans mot dire, mais elle le
quitta en souriant; elle le voyait si supérieur, qu’elle se sentit
fière de pouvoir le tyranniser, et voulut lui faire acheter chèrement
quelques douces paroles pour lui en apprendre tout le prix, suivant un
instinct de femme auquel toutes obéissent plus ou moins. La contredanse
finie, tous les gentilshommes de la Vivetière vinrent entourer Marie,
et chacun d’eux sollicita le pardon de son erreur par des flatteries
plus ou moins bien débitées; mais celui qu’elle aurait voulu voir à ses
pieds n’approcha pas du groupe où elle régnait.

--Il se croit encore aimé, se dit-elle, il ne veut pas être confondu
avec les indifférents.

Elle refusa de danser. Puis, comme si cette fête eût été donnée pour
elle, elle alla de quadrille en quadrille, appuyée sur le bras du
comte de Bauvan, auquel elle se plut à témoigner quelque familiarité.
L’aventure de la Vivetière était alors connue de toute l’assemblée dans
ses moindres détails, grâce aux soins de madame du Gua qui espérait,
en affichant ainsi mademoiselle de Verneuil et le marquis, mettre
un obstacle de plus à leur réunion; aussi les deux amants brouillés
étaient-ils devenus l’objet de l’attention générale. Montauran n’osait
aborder sa maîtresse, car le sentiment de ses torts et la violence de
ses désirs rallumés la lui rendait presque terrible; et, de son côté,
la jeune fille en épiait la figure faussement calme, tout en paraissant
contempler le bal.

--Il fait horriblement chaud ici, dit-elle à son cavalier. Je vois le
front de M. de Montauran tout humide. Menez-moi de l’autre côté, que je
puisse respirer, j’étouffe.

Et, d’un geste de tête, elle désigna au comte le salon voisin où se
trouvaient quelques joueurs. Le marquis y suivit sa maîtresse, dont
les paroles avaient été devinées au seul mouvement des lèvres. Il osa
espérer qu’elle ne s’éloignait de la foule que pour le revoir, et
cette faveur supposée rendit à sa passion une violence inconnue; car
son amour avait grandi de toutes les résistances qu’il croyait devoir
lui opposer depuis quelques jours. Mademoiselle de Verneuil se plut
à tourmenter le jeune chef, son regard, si doux, si velouté pour le
comte, devenait sec et sombre quand par hasard il rencontrait les yeux
du marquis. Montauran parut faire un effort pénible, et dit d’une voix
sourde: --Ne me pardonnerez-vous donc pas?

--L’amour, lui répondit-elle avec froideur, ne pardonne rien, ou
pardonne tout. Mais, reprit-elle, en lui voyant faire un mouvement de
joie, il faut aimer.

Elle avait repris le bras du comte et s’était élancée dans une espèce
de boudoir attenant à la salle de jeu. Le marquis y suivit Marie.

--Vous m’écouterez, s’écria-t-il.

--Vous feriez croire, monsieur, répondit-elle, que je suis venue ici
pour vous et non par respect pour moi-même. Si vous ne cessez cette
odieuse poursuite, je me retire.

--Eh! bien, dit-il en se souvenant d’une des plus folles actions du
dernier duc de Lorraine, laissez-moi vous parler seulement pendant le
temps que je pourrai garder dans la main ce charbon.

Il se baissa vers le foyer, saisit un bout de tison et le serra
violemment. Mademoiselle de Verneuil rougit, dégagea vivement son bras
de celui du comte et regarda le marquis avec étonnement. Le comte
s’éloigna doucement et laissa les deux amants seuls. Une si folle
action avait ébranlé le cœur de Marie, car, en amour, il n’y a rien de
plus persuasif qu’une courageuse bêtise.

--Vous me prouvez là, dit-elle en essayant de lui faire jeter le
charbon, que vous me livreriez au plus cruel de tous les supplices.
Vous êtes extrême en tout. Sur la foi d’un sot et les calomnies d’une
femme, vous avez soupçonné celle qui venait de vous sauver la vie
d’être capable de vous vendre.

--Oui, dit-il en souriant, j’ai été cruel envers vous; mais oubliez-le
toujours, je ne l’oublierai jamais. Écoutez-moi. J’ai été indignement
trompé, mais tant de circonstances dans cette fatale journée se sont
trouvées contre vous.

--Et ces circonstances suffisaient pour éteindre votre amour?

Il hésitait à répondre, elle fit un geste de dédain et se leva.

--Oh! Marie, maintenant je ne veux plus croire que vous...

--Mais jetez donc ce feu! Vous êtes fou. Ouvrez votre main, je le veux.

Il se plut à opposer une molle résistance aux doux efforts de sa
maîtresse, pour prolonger le plaisir aigu qu’il éprouvait à être
fortement pressé par ses doigts mignons et caressants; mais elle
réussit enfin à ouvrir cette main qu’elle aurait voulu pouvoir baiser.
Le sang avait éteint le charbon.

--Eh! bien, à quoi cela vous a-t-il servi?... dit-elle.

Elle fit de la charpie avec son mouchoir, et en garnit une plaie peu
profonde que le marquis couvrit bientôt de son gant. Madame du Gua
arriva sur la pointe du pied dans le salon de jeu, et jeta de furtifs
regards sur les deux amants, aux yeux desquels elle échappa avec
adresse en se penchant en arrière à leurs moindres mouvements; mais il
lui était certes difficile de s’expliquer les propos des deux amants
par ce qu’elle leur voyait faire.

--Si tout ce qu’on vous a dit de moi était vrai, avouez qu’en ce moment
je serais bien vengée, dit Marie avec une expression de malignité qui
fit pâlir le marquis.

--Et par quel sentiment avez-vous donc été amenée ici?

--Mais, mon cher enfant, vous êtes un bien grand fat. Vous croyez donc
pouvoir impunément mépriser une femme comme moi? --Je venais et pour
vous et pour moi, reprit-elle après une pause en mettant la main sur
la touffe de rubis qui se trouvait au milieu de sa poitrine, et lui
montrant la lame de son poignard.

--Qu’est-ce que tout cela signifie? pensait madame du Gua.

--Mais, dit-elle en continuant, vous m’aimez encore! Vous me désirez
toujours du moins, et la sottise que vous venez de faire, ajouta-t-elle
en lui prenant la main, m’en a donné la preuve. Je suis redevenue ce
que je voulais être, et je pars heureuse. Qui nous aime est toujours
absous. Quant à moi, je suis aimée, j’ai reconquis l’estime de l’homme
qui représente à mes yeux le monde entier, je puis mourir.

--Vous m’aimez donc encore? dit le marquis.

--Ai-je dit cela? répondit-elle d’un air moqueur en suivant avec
joie les progrès de l’affreuse torture que dès son arrivée elle
avait commencé à faire subir au marquis. N’ai-je pas dû faire des
sacrifices pour venir ici! J’ai sauvé M. de Bauvan de la mort, et, plus
reconnaissant, il m’a offert, en échange de ma protection, sa fortune
et son nom. Vous n’avez jamais eu cette pensée.

Le marquis, étourdi par ces derniers mots, réprima la plus violente
colère à laquelle il eût encore été en proie, en se croyant joué par le
comte, et il ne répondit pas.

--Ha! vous réfléchissez? reprit-elle avec un sourire amer.

--Mademoiselle, reprit le jeune homme, votre doute justifie le mien.

--Monsieur, sortons d’ici, s’écria mademoiselle de Verneuil en
apercevant un coin de la robe de madame du Gua, et elle se leva; mais
le désir de désespérer sa rivale la fit hésiter à s’en aller.

--Voulez-vous donc me plonger dans l’enfer? reprit le marquis en lui
prenant la main et la pressant avec force.

--Ne m’y avez-vous pas jetée depuis cinq jours? En ce moment même, ne
me laissez-vous pas dans la plus cruelle incertitude sur la sincérité
de votre amour?

--Mais sais-je si vous ne poussez pas votre vengeance jusqu’à vous
emparer de toute ma vie, pour la ternir, au lieu de vouloir ma mort...

--Ah! vous ne m’aimez pas, vous pensez à vous et non à moi, dit-elle
avec rage en versant quelques larmes.

La coquette connaissait bien la puissance de ses yeux quand ils étaient
noyés de pleurs.

--Eh! bien, dit-il hors de lui, prends ma vie, mais sèche tes larmes!

--Oh! mon amour, s’écria-t-elle d’une voix étouffée, voici les paroles,
l’accent et le regard que j’attendais, pour préférer ton bonheur au
mien! Mais, monsieur, reprit-elle, je vous demande une dernière preuve
de votre affection, que vous dites si grande. Je ne veux rester ici que
le temps nécessaire pour y bien faire savoir que vous êtes à moi. Je ne
prendrais pas même un verre d’eau dans la maison où demeure une femme
qui deux fois a tenté de me tuer, qui complote peut-être encore quelque
trahison contre nous, et qui dans ce moment nous écoute, ajouta-t-elle
en montrant du doigt au marquis les plis flottants de la robe de madame
du Gua. Puis, elle essuya ses larmes, se pencha jusqu’à l’oreille du
jeune chef qui tressaillit en se sentant caresser par la douce moiteur
de son haleine. --Préparez tout pour notre départ, dit-elle, vous me
reconduirez à Fougères, et là seulement vous saurez bien si je vous
aime! Pour la seconde fois, je me fie à vous. Vous fierez-vous une
seconde fois à moi?

--Ah! Marie, vous m’avez amené au point de ne plus savoir ce que je
fais! je suis enivré par vos paroles, par vos regards, par vous enfin,
et suis prêt à vous satisfaire.

--Hé! bien, rendez-moi pendant un moment, bien heureuse! Faites-moi
jouir du seul triomphe que j’aie désiré. Je veux respirer en plein
air, dans la vie que j’ai rêvée, et me repaître de mes illusions avant
qu’elles ne se dissipent. Allons, venez, et dansez avec moi.

Ils revinrent ensemble dans la salle de bal, et quoique mademoiselle de
Verneuil fût aussi complétement flattée dans son cœur et dans sa vanité
que puisse l’être une femme, l’impénétrable douceur de ses yeux, le fin
sourire de ses lèvres, la rapidité des mouvements d’une danse animée,
gardèrent le secret de ses pensées, comme la mer celui du criminel qui
lui confie un pesant cadavre. Néanmoins l’assemblée laissa échapper un
murmure d’admiration quand elle se roula dans les bras de son amant
pour valser, et que, l’œil sous le sien, tous deux voluptueusement
entrelacés, les yeux mourants, la tête lourde, ils tournoyèrent en se
serrant l’un l’autre avec une sorte de frénésie, et révélant ainsi tous
les plaisirs qu’ils espéraient d’une plus intime union.

--Comte, dit madame du Gua à monsieur de Bauvan, allez savoir si
Pille-miche est au camp, amenez-le-moi; et soyez certain d’obtenir de
moi, pour ce léger service, tout ce que vous voudrez, même ma main.
--Ma vengeance me coûtera cher, dit-elle en le voyant s’éloigner; mais,
pour cette fois, je ne la manquerai pas.

Quelques moments après cette scène, mademoiselle de Verneuil et le
marquis étaient au fond d’une berline attelée de quatre chevaux
vigoureux. Surprise de voir ces deux prétendus ennemis les mains
entrelacées et de les trouver en si bon accord, Francine restait
muette, sans oser se demander si, chez sa maîtresse, c’était de la
perfidie ou de l’amour.

Grâce au silence et à l’obscurité de la nuit, le marquis ne put
remarquer l’agitation de mademoiselle de Verneuil à mesure qu’elle
approchait de Fougères. Les faibles teintes du crépuscule permirent
d’apercevoir dans le lointain le clocher de Saint-Léonard. En ce moment
Marie se dit: --Je vais mourir! A la première montagne, les deux
amants eurent à la fois la même pensée, ils descendirent de voiture
et gravirent à pied la colline, comme en souvenir de leur première
rencontre. Lorsque Marie eut pris le bras du marquis et fait quelques
pas, elle remercia le jeune homme par un sourire, de ce qu’il avait
respecté son silence: puis, en arrivant sur le sommet du plateau, d’où
l’on découvrait Fougères, elle sortit tout à fait de sa rêverie.

--N’allez pas plus avant, dit-elle, mon pouvoir ne vous sauverait plus
des Bleus aujourd’hui.

Montauran lui marqua quelque surprise, elle sourit tristement, lui
montra du doigt un quartier de roche, comme pour lui ordonner de
s’asseoir, et resta debout dans une attitude de mélancolie. Les
déchirantes émotions de son âme ne lui permettaient plus de déployer
ces artifices qu’elle avait prodigués. En ce moment, elle se serait
agenouillée sur des charbons ardents, sans les plus sentir que le
marquis n’avait senti le tison dont il s’était saisi pour attester
la violence de sa passion. Ce fut après avoir contemplé son amant
par un regard empreint de la plus profonde douleur, qu’elle lui dit
ces affreuses paroles: --Tout ce que vous avez soupçonné de moi est
vrai! Le marquis laissa échapper un geste. --Ah! par grâce, dit-elle
en joignant les mains, écoutez-moi sans m’interrompre. --Je suis
réellement, reprit-elle d’une voix émue, la fille du duc de Verneuil,
mais sa fille naturelle. Ma mère, une demoiselle de Casteran, qui
s’est faite religieuse pour échapper aux tortures qu’on lui préparait
dans sa famille, expia sa faute par quinze années de larmes et mourut
à Séez. A son lit de mort seulement, cette chère abbesse implora pour
moi l’homme qui l’avait abandonnée, car elle me savait sans amis, sans
fortune, sans avenir... Cet homme, toujours présent sous le toit de
la mère de Francine, aux soins de qui je fus remise, avait oublié son
enfant. Néanmoins le duc m’accueillit avec plaisir, et me reconnut
parce que j’étais belle, et que peut-être il se revoyait jeune en moi.
C’était un de ces seigneurs qui, sous le règne précédent, mirent leur
gloire à montrer comment on pouvait se faire pardonner un crime en le
commettant avec grâce. Je n’ajouterai rien, il fut mon père! Cependant
laissez-moi vous expliquer comment mon séjour à Paris a dû me gâter
l’âme. La société du duc de Verneuil et celle où il m’introduisit
étaient engouées de cette philosophie moqueuse dont s’enthousiasmait la
France, parce qu’on l’y professait partout avec esprit. Les brillantes
conversations qui flattèrent mon oreille se recommandaient par la
finesse des aperçus, ou par un mépris spirituellement formulé pour ce
qui était religieux et vrai. Les hommes, en se moquant des sentiments,
les peignaient d’autant mieux qu’ils ne les éprouvaient pas; et ils
séduisaient autant par leurs expressions épigrammatiques que par la
bonhomie avec laquelle ils savaient mettre toute une aventure dans un
mot; mais souvent ils péchaient par trop d’esprit, et fatiguaient les
femmes en faisant de l’amour un art plutôt qu’une affaire de cœur. J’ai
faiblement résisté à ce torrent. Cependant mon âme, pardonnez-moi cet
orgueil, était assez passionnée pour sentir que l’esprit avait desséché
tous les cœurs; mais la vie que j’ai menée alors a eu pour résultat
d’établir une lutte perpétuelle entre mes sentiments naturels et les
habitudes vicieuses que j’y ai contractées. Quelques gens supérieurs
s’étaient plu à développer en moi cette liberté de pensée, ce mépris
de l’opinion publique qui ravissent à la femme une certaine modestie
d’âme sans laquelle elle perd de son charme. Hélas! le malheur n’a
pas eu le pouvoir de détruire les défauts que me donna l’opulence.
--Mon père, poursuivit-elle après avoir laissé échapper un soupir,
le duc de Verneuil, mourut après m’avoir reconnue et avantagée par
un testament qui diminuait considérablement la fortune de mon frère,
son fils légitime. Je me trouvai un matin sans asile ni protecteur.
Mon frère attaquait le testament qui me faisait riche. Trois années
passées auprès d’une famille opulente avaient développé ma vanité. En
satisfaisant à toutes mes fantaisies, mon père m’avait créé des besoins
de luxe, des habitudes desquelles mon âme encore jeune et naïve ne
s’expliquait ni les dangers, ni la tyrannie. Un ami de mon père, le
maréchal duc de Lenoncourt, âgé de soixante-dix ans, s’offrit à me
servir de tuteur. J’acceptai; je me retrouvai, quelques jours après
le commencement de cet odieux procès, dans une maison brillante où je
jouissais de tous les avantages que la cruauté d’un frère me refusait
sur le cercueil de notre père. Tous les soirs le vieux maréchal venait
passer auprès de moi quelques heures, pendant lesquelles ce vieillard
ne me faisait entendre que des paroles douces et consolantes. Ses
cheveux blancs, et toutes les preuves touchantes qu’il me donnait
d’une tendresse paternelle, m’engageaient à reporter sur son cœur les
sentiments du mien, et je me plus à me croire sa fille. J’acceptais les
parures qu’il m’offrait, et je ne lui cachais aucun de mes caprices,
en le voyant si heureux de les satisfaire. Un soir, j’appris que tout
Paris me croyait la maîtresse de ce pauvre vieillard. On me prouva
qu’il était hors de mon pouvoir de reconquérir une innocence de
laquelle chacun me dépouillait gratuitement. L’homme qui avait abusé
de mon inexpérience ne pouvait pas être un amant, et ne voulait pas
être mon mari. Dans la semaine où je fis cette horrible découverte, la
veille du jour fixé pour mon union avec celui de qui je sus exiger le
nom, seule réparation qu’il me pût offrir, il partit pour Coblentz. Je
fus honteusement chassée de la petite maison où le maréchal m’avait
mise, et qui ne lui appartenait pas. Jusqu’à présent, je vous ai dit la
vérité comme si j’étais devant Dieu; mais maintenant, ne demandez pas à
une infortunée le compte des souffrances ensevelies dans sa mémoire.
Un jour, monsieur, je me trouvai mariée à Danton. Quelques jours plus
tard, l’ouragan renversait le chêne immense autour duquel j’avais
tourné mes bras. En me revoyant plongée dans la plus profonde misère,
je résolus cette fois de mourir. Je ne sais si l’amour de la vie, si
l’espoir de fatiguer le malheur et de trouver au fond de cet abîme
sans fin un bonheur qui me fuyait, furent à mon insu mes conseillers,
ou si je fus séduite par les raisonnements d’un jeune homme de Vendôme
qui, depuis deux ans, s’est attaché à moi comme un serpent à un arbre,
en croyant sans doute qu’un extrême malheur peut me donner à lui;
enfin, j’ignore comment j’ai accepté l’odieuse mission d’aller, pour
trois cent mille francs, me faire aimer d’un inconnu que je devais
livrer. Je vous ai vu, monsieur, et vous ai reconnu tout d’abord par
un de ces pressentiments qui ne nous trompent jamais; cependant je me
plaisais à douter, car plus je vous aimais, plus la certitude m’était
affreuse. En vous sauvant des mains du commandant Hulot, j’abjurai
donc mon rôle, et résolus de tromper les bourreaux au lieu de tromper
leur victime. J’ai eu tort de me jouer ainsi des hommes, de leur vie,
de leur politique et de moi-même avec l’insouciance d’une fille qui
ne voit que des sentiments dans le monde. Je me suis crue aimée, et
me suis laissé aller à l’espoir de recommencer ma vie; mais tout, et
jusqu’à moi-même peut-être, a trahi mes désordres passés, car vous avez
dû vous défier d’une femme aussi passionnée que je le suis. Hélas! qui
n’excuserait pas et mon amour et ma dissimulation? Oui, monsieur, il
me sembla que j’avais fait un pénible sommeil, et qu’en me réveillant
je me retrouvais à seize ans. N’étais-je pas dans Alençon, où mon
enfance me livrait ses chastes et purs souvenirs? J’ai eu la folle
simplicité de croire que l’amour me donnerait un baptême d’innocence.
Pendant un moment j’ai pensé que j’étais vierge encore puisque je
n’avais pas encore aimé. Mais hier au soir votre passion m’a paru
vraie, et une voix m’a crié: Pourquoi le tromper? --Sachez-le donc,
monsieur le marquis, reprit-elle d’une voix gutturale qui sollicitait
une réprobation avec fierté, sachez-le bien, je ne suis qu’une créature
déshonorée, indigne de vous. Dès ce moment, je reprends mon rôle de
fille perdue, fatiguée que je suis de jouer celui d’une femme que
vous aviez rendue à toutes les saintetés du cœur. La vertu me pèse.
Je vous mépriserais si vous aviez la faiblesse de m’épouser. C’est
une sottise que peut faire un comte de Bauvan; mais vous, monsieur,
soyez digne de votre avenir et quittez-moi sans regret. La courtisane,
voyez-vous, serait trop exigeante, elle vous aimerait tout autrement
que la jeune enfant simple et naïve qui s’est senti au cœur pendant
un moment la délicieuse espérance de pouvoir être votre compagne, de
vous rendre toujours heureux, de vous faire honneur, de devenir une
noble, une grande épouse, et qui a puisé dans ce sentiment le courage
de ranimer sa mauvaise nature de vice et d’infamie, afin de mettre
entre elle et vous une éternelle barrière. Je vous sacrifie honneur
et fortune. L’orgueil que me donne ce sacrifice me soutiendra dans ma
misère, et le destin peut disposer de mon sort à son gré. Je ne vous
livrerai jamais. Je retourne à Paris. Là, votre nom sera pour moi tout
un autre moi-même, et la magnifique valeur que vous saurez lui imprimer
me consolera de tous mes chagrins. Quant à vous, vous êtes homme, vous
m’oublierez. Adieu.

Elle s’élança dans la direction des vallées de Saint-Sulpice, et
disparut avant que le marquis se fût levé pour la retenir; mais elle
revint sur ses pas, profita des cavités d’une roche pour se cacher,
leva la tête, examina le marquis avec une curiosité mêlée de doute, et
le vit marchant sans savoir où il allait, comme un homme accablé.

--Serait-ce donc une tête faible?... se dit-elle lorsqu’il eut disparu
et qu’elle se sentit séparée de lui. Me comprendra-t-il?

Elle tressaillit. Puis tout à coup elle se dirigea seule vers Fougères
à grands pas, comme si elle eût craint d’être suivie par le marquis
dans cette ville où il aurait trouvé la mort.

--Eh! bien, Francine, que t’a-t-il dit?... demanda-t-elle à sa fidèle
Bretonne lorsqu’elles furent réunies.

--Hélas! Marie, il m’a fait pitié. Vous autres grandes dames, vous
poignardez un homme à coups de langue.

--Comment donc était-il en t’abordant?

--Est-ce qu’il m’a vue? Oh! Marie, il t’aime!

--Oh! il m’aime ou il ne m’aime pas! répondit-elle, deux mots qui pour
moi sont le paradis ou l’enfer. Entre ces deux extrêmes je ne trouve
pas une place où je puisse poser mon pied.

Après avoir ainsi accompli son terrible destin, Marie put s’abandonner
à toute sa douleur, et sa figure, jusque-là soutenue par tant de
sentiments divers, s’altéra si rapidement, qu’après une journée pendant
laquelle elle flotta sans cesse entre un pressentiment de bonheur et
le désespoir, elle perdit l’éclat de sa beauté et cette fraîcheur dont
le principe est dans l’absence de toute passion ou dans l’ivresse de
la félicité. Curieux de connaître le résultat de sa folle entreprise,
Hulot et Corentin étaient venus voir Marie peu de temps après son
arrivée: elle les reçut d’un air riant.

--Eh! bien, dit-elle au commandant, dont la figure soucieuse avait
une expression très-interrogative, le renard revient à portée de vos
fusils, et vous allez bientôt remporter une bien glorieuse victoire.

--Qu’est-il donc arrivé? demanda négligemment Corentin en jetant à
mademoiselle de Verneuil un de ces regards obliques par lesquels ces
espèces de diplomates espionnent la pensée.

--Ah! répondit-elle, le Gars est plus que jamais épris de ma personne,
et je l’ai contraint à nous accompagner jusqu’aux portes de Fougères.

--Il paraît que votre pouvoir a cessé là, reprit Corentin, et que la
peur du ci-devant surpasse encore l’amour que vous lui inspirez.

Mademoiselle de Verneuil jeta un regard de mépris à Corentin.

--Vous le jugez d’après vous-même, lui répondit-elle.

--Eh! bien, dit-il sans s’émouvoir, pourquoi ne l’avez-vous pas amené
jusque chez vous?

--S’il m’aimait véritablement, commandant, dit-elle à Hulot en lui
jetant un regard plein de malice, m’en voudriez-vous beaucoup de le
sauver, en l’emmenant hors de France?

Le vieux soldat s’avança vivement vers elle et lui prit la main pour
la baiser, avec une sorte d’enthousiasme; puis il la regarda fixement
et lui dit d’un air sombre: --Vous oubliez mes deux amis et mes
soixante-trois hommes.

--Ah! commandant, dit-elle avec toute la naïveté de la passion, il n’en
est pas comptable, il a été joué par une mauvaise femme, la maîtresse
de Charrette, qui boirait, je crois, le sang des Bleus...

--Allons, Marie, reprit Corentin, ne vous moquez pas du commandant, il
n’est pas encore au fait de vos plaisanteries.

--Taisez-vous, lui répondit-elle, et sachez que le jour où vous m’aurez
un peu trop déplu, n’aura pas de lendemain pour vous.

--Je vois, mademoiselle, dit Hulot, sans amertume, que je dois
m’apprêter à combattre.

--Vous n’êtes pas en mesure, cher colonel. Je leur ai vu plus de six
mille hommes à Saint-James, des troupes régulières, de l’artillerie et
des officiers anglais. Mais que deviendraient ces gens-là sans lui? Je
pense comme Fouché, sa tête est tout.

--Eh! bien, l’aurons-nous? demanda Corentin impatienté.

--Je ne sais pas, répondit-elle avec insouciance.

--Des Anglais! cria Hulot en colère, il ne lui manquait plus que ça
pour être un brigand fini! Ah! je vais t’en donner, moi, des Anglais!...

--Il paraît, citoyen diplomate, que tu te laisses périodiquement mettre
en déroute par cette fille-là, dit Hulot à Corentin quand ils se
trouvèrent à quelques pas de la maison.

--Il est tout naturel, citoyen commandant, répliqua Corentin d’un
air pensif, que dans tout ce qu’elle nous a dit, tu n’aies vu que du
feu. Vous autres troupiers, vous ne savez pas qu’il existe plusieurs
manières de guerroyer. Employer habilement les passions des hommes
ou des femmes comme des ressorts que l’on fait mouvoir au profit de
l’État, mettre les rouages à leur place dans cette grande machine
que nous appelons un gouvernement, et se plaire à y renfermer les
plus indomptables sentiments comme des détentes que l’on s’amuse à
surveiller, n’est-ce pas créer, et, comme Dieu, se placer au centre de
l’univers?...

--Tu me permettras de préférer mon métier au tien, répliqua sèchement
le militaire. Ainsi, vous ferez tout ce que vous voudrez avec vos
rouages; mais je ne connais d’autre supérieur que le ministre de la
guerre, j’ai mes ordres, je vais me mettre en campagne avec des lapins
qui ne boudent pas, et prendre en face l’ennemi que tu veux saisir par
derrière.

--Oh! tu peux te préparer à marcher, reprit Corentin. D’après ce que
cette fille m’a laissé deviner, quelque impénétrable qu’elle te semble,
tu vas avoir à t’escarmoucher, et je te procurerai avant peu le plaisir
d’un tête-à-tête avec le chef de ces brigands.

--Comment ça? demanda Hulot en reculant pour mieux regarder cet étrange
personnage.

--Mademoiselle de Verneuil aime le Gars, reprit Corentin d’une voix
sourde, et peut-être en est-elle aimée! Un marquis, cordon-rouge, jeune
et spirituel, qui sait même s’il n’est pas riche encore, combien de
tentations! Elle serait bien sotte de ne pas agir pour son compte, en
tâchant de l’épouser plutôt que de nous le livrer! Elle cherche à nous
amuser. Mais j’ai lu dans les yeux de cette fille quelque incertitude.
Les deux amants auront vraisemblablement un rendez-vous, et peut-être
est-il déjà donné. Eh! bien, demain je tiendrai mon homme par les deux
oreilles. Jusqu’à présent, il n’était que l’ennemi de la République,
mais il est devenu le mien depuis quelques instants; or, ceux qui se
sont avisés de se mettre entre cette fille et moi sont tous morts sur
l’échafaud.

En achevant ces paroles, Corentin retomba dans des réflexions qui ne
lui permirent pas de voir le profond dégoût qui se peignit sur le
visage du loyal militaire au moment où il découvrit la profondeur de
cette intrigue et le mécanisme des ressorts employés par Fouché. Aussi,
Hulot résolut-il de contrarier Corentin en tout ce qui ne nuirait pas
essentiellement aux succès et aux vœux du gouvernement, et de laisser à
l’ennemi de la République les moyens de périr avec honneur les armes à
la main, avant d’être la proie du bourreau de qui ce sbire de la haute
police s’avouait être le pourvoyeur.

--Si le premier Consul m’écoutait, dit-il en tournant le dos à
Corentin, il laisserait ces renards-là combattre les aristocrates, ils
sont dignes les uns des autres, et il emploierait les soldats à toute
autre chose.

Corentin regarda froidement le militaire, dont la pensée avait éclairé
le visage, et alors ses yeux reprirent une expression sardonique qui
révéla la supériorité de ce Machiavel subalterne.

--Donnez trois aunes de drap bleu à ces animaux-là, et mettez-leur un
morceau de fer au côté, se dit-il, ils s’imaginent qu’en politique on
ne doit tuer les hommes que d’une façon. Puis, il se promena lentement
pendant quelques minutes, et se dit tout à coup: --Oui, le moment est
venu, cette femme sera donc à moi! depuis cinq ans le cercle que je
trace autour d’elle s’est insensiblement rétréci, je la tiens, et avec
elle j’arriverai dans le gouvernement aussi haut que Fouché. --Oui,
si elle perd le seul homme qu’elle ait aimé, la douleur me la livrera
corps et âme. Il ne s’agit plus que de veiller nuit et jour pour
surprendre son secret.

Un moment après, un observateur aurait distingué la figure pâle de cet
homme, à travers la fenêtre d’une maison d’où il pouvait apercevoir
tout ce qui entrait dans l’impasse formée par la rangée de maisons
parallèle à Saint-Léonard. Avec la patience du chat qui guette la
souris, Corentin était encore, le lendemain matin, attentif au moindre
bruit et occupé à soumettre chaque passant au plus sévère examen. La
journée qui commençait était un jour de marché. Quoique, dans ce temps
calamiteux, les paysans se hasardassent difficilement à venir en ville,
Corentin vit un petit homme à figure ténébreuse, couvert d’une peau de
bique, et qui portait à son bras un petit panier rond de forme écrasée,
se dirigeant vers la maison de mademoiselle de Verneuil, après avoir
jeté autour de lui des regards assez insouciants. Corentin descendit
dans l’intention d’attendre le paysan à sa sortie; mais, tout à coup,
il sentit que s’il pouvait arriver à l’improviste chez mademoiselle de
Verneuil, il surprendrait peut-être d’un seul regard les secrets cachés
dans le panier de cet émissaire. D’ailleurs la renommée lui avait
appris qu’il était presque impossible de lutter avec succès contre les
impénétrables réponses des Bretons et des Normands.

--Galope-chopine! s’écria mademoiselle de Verneuil lorsque Francine
introduisit le Chouan. --Serais-je donc aimée? se dit-elle à voix basse.

Un espoir instinctif répandit les plus brillantes couleurs sur son
teint et la joie dans son cœur. Galope-chopine regarda alternativement
la maîtresse du logis et Francine, en jetant sur cette dernière des
yeux de méfiance; mais un signe de mademoiselle de Verneuil le rassura.

--Madame, dit-il, approchant deux heures, _il_ sera chez moi, et vous y
attendra.

L’émotion ne permit pas à mademoiselle de Verneuil de faire d’autre
réponse qu’un signe de tête: mais un Samoïède en eût compris toute
la portée. En ce moment, les pas de Corentin retentirent dans le
salon. Galope-chopine ne se troubla pas le moins du monde lorsque le
regard autant que le tressaillement de mademoiselle de Verneuil lui
indiquèrent un danger, et dès que l’espion montra sa face rusée, le
Chouan éleva la voix de manière à fendre la tête.

--Ah! ah! disait-il à Francine, il y a beurre de Bretagne et beurre
de Bretagne. Vous voulez du Gibarry et vous ne donnez que onze sous
de la livre? il ne fallait pas m’envoyer quérir! C’est de bon beurre
ça, dit-il en découvrant son panier pour montrer deux petites mottes
de beurre façonnées par Barbette. --Faut être juste, ma bonne dame,
allons, mettez un sou de plus.

Sa voix caverneuse ne trahit aucune émotion, et ses yeux verts,
ombragés de gros sourcils grisonnants, soutinrent sans faiblir le
regard perçant de Corentin.

--Allons, tais-toi, bon homme, tu n’es pas venu ici vendre du beurre,
car tu as affaire à une femme qui n’a jamais rien marchandé de sa vie.
Le métier que tu fais, mon vieux, te rendra quelque jour plus court de
la tête. Et Corentin le frappant amicalement sur l’épaule, ajouta: --On
ne peut pas être longtemps à la fois l’homme des Chouans et l’homme des
Bleus.

Galope-chopine eut besoin de toute sa présence d’esprit pour dévorer
sa rage et ne pas repousser cette accusation que son avarice rendait
juste. Il se contenta de répondre: --Monsieur veut se gausser de moi.

Corentin avait tourné le dos au Chouan; mais, tout en saluant
mademoiselle de Verneuil dont le cœur se serra, il pouvait facilement
l’examiner dans la glace. Galope-chopine, qui ne se crut plus vu par
l’espion, consulta par un regard Francine, et Francine lui indiqua la
porte en disant: --Venez avec moi, mon bon homme, nous nous arrangerons
toujours bien.

Rien n’avait échappé à Corentin, ni la contraction que le sourire de
mademoiselle de Verneuil déguisait mal, ni sa rougeur et le changement
de ses traits, ni l’inquiétude du Chouan, ni le geste de Francine, il
avait tout aperçu. Convaincu que Galope-chopine était un émissaire du
marquis, il l’arrêta par les longs poils de sa peau de chèvre au moment
où il sortait, le ramena devant lui, et le regarda fixement en lui
disant: --Où demeures-tu, mon cher ami? j’ai besoin de beurre...

--Mon bon monsieur, répondait le Chouan, tout Fougères sait où je
demeure, je suis quasiment de...

--Corentin! s’écria mademoiselle de Verneuil en interrompant la réponse
de Galope-chopine, vous êtes bien hardi de venir chez moi à cette
heure, et de me surprendre ainsi? A peine suis-je habillée... Laissez
ce paysan tranquille, il ne comprend pas plus vos ruses que je n’en
conçois les motifs. Allez, brave homme!

Galope-chopine hésita un instant à partir. L’indécision naturelle ou
jouée d’un pauvre diable qui ne savait à qui obéir, trompait déjà
Corentin, lorsque le Chouan, sur un geste impératif de la jeune fille,
s’éloigna à pas pesants. En ce moment, mademoiselle de Verneuil et
Corentin se contemplèrent en silence. Cette fois, les yeux limpides de
Marie ne purent soutenir l’éclat du feu sec que distillait le regard de
cet homme. L’air résolu avec lequel l’espion pénétra dans la chambre,
une expression de visage que Marie ne lui connaissait pas, le son mat
de sa voix grêle, sa démarche, tout l’effraya; elle comprit qu’une
lutte secrète commençait entre eux, et qu’il déployait contre elle
tous les pouvoirs de sa sinistre influence; mais si elle eut en ce
moment une vue distincte et complète de l’abîme au fond duquel elle se
précipitait, elle puisa des forces dans son amour pour secouer le froid
glacial de ses pressentiments.

--Corentin, reprit-elle avec une sorte de gaieté, j’espère que vous
allez me laisser faire ma toilette.

--Marie, dit-il, oui, permettez-moi de vous nommer ainsi. Vous ne
me connaissez pas encore! Écoutez, un homme moins perspicace que
je ne le suis aurait déjà découvert votre amour pour le marquis de
Montauran. Je vous ai à plusieurs reprises offert et mon cœur et ma
main. Vous ne m’avez pas trouvé digne de vous, et peut-être avez-vous
raison; mais si vous vous trouvez trop haut placée, trop belle, ou
trop grande pour moi, je saurai bien vous faire descendre jusqu’à moi.
Mon ambition et mes maximes vous ont donné peu d’estime pour moi; et,
franchement, vous avez tort. Les hommes ne valent pas ce que je les
estime, presque rien. J’arriverai certes à une haute position dont
les honneurs vous flatteront. Qui pourra mieux vous aimer, qui vous
laissera plus souverainement maîtresse de lui, si ce n’est l’homme
par qui vous êtes aimée depuis cinq ans? Quoique je risque de vous
voir prendre de moi une idée qui me sera défavorable, car vous ne
concevez pas qu’on puisse renoncer par excès d’amour à la personne
qu’on idolâtre, je vais vous donner la mesure du désintéressement
avec lequel je vous adore. N’agitez pas ainsi votre jolie tête. Si le
marquis vous aime, épousez-le; mais auparavant, assurez-vous bien de
sa sincérité. Je serais au désespoir de vous savoir trompée, car je
préfère votre bonheur au mien. Ma résolution peut vous étonner, mais ne
l’attribuez qu’à la prudence d’un homme qui n’est pas assez niais pour
vouloir posséder une femme malgré elle. Aussi est-ce moi et non vous
que j’accuse de l’inutilité de mes efforts. J’ai espéré vous conquérir
à force de soumission et de dévouement, car depuis longtemps, vous le
savez, je cherche à vous rendre heureuse suivant mes principes; mais
vous n’avez voulu me récompenser de rien.

--Je vous ai souffert près de moi, dit-elle avec hauteur.

--Ajoutez que vous vous en repentez.

--Après l’infâme entreprise dans laquelle vous m’avez engagée, dois-je
encore vous remercier...

--En vous proposant une entreprise qui n’était pas exempte de blâme
pour des esprits timorés, reprit-il audacieusement, je n’avais que
votre fortune en vue. Pour moi, que je réussisse ou que j’échoue, je
saurai faire servir maintenant toute espèce de résultat au succès de
mes desseins. Si vous épousiez Montauran, je serais charmé de servir
utilement la cause des Bourbons, à Paris, où je suis membre du club de
Clichy. Or, une circonstance qui me mettrait en correspondance avec
les princes, me déciderait à abandonner les intérêts d’une République
qui marche à sa décadence. Le général Bonaparte est trop habile pour
ne pas sentir qu’il lui est impossible d’être à la fois en Allemagne,
en Italie, et ici où la Révolution succombe. Il n’a fait sans doute le
Dix-huit Brumaire que pour obtenir des Bourbons de plus forts avantages
en traitant de la France avec eux, car c’est un garçon très-spirituel
et qui ne manque pas de portée; mais les hommes politiques doivent le
devancer dans la voie où il s’engage. Trahir la France est encore un
de ces scrupules que, nous autres gens supérieurs, laissons aux sots.
Je ne vous cache pas que j’ai les pouvoirs nécessaires pour entamer
des négociations avec les chefs des Chouans, aussi bien que pour les
faire périr; car mon protecteur Fouché est un homme assez profond, il
a toujours joué un double jeu, il était à la fois pour Robespierre et
pour Danton.

--Que vous avez lâchement abandonné, dit-elle.

--Niaiserie, répondit Corentin; il est mort, oubliez-le. Allons,
parlez-moi à cœur ouvert, je vous en donne l’exemple. Ce chef de
demi-brigade est plus rusé qu’il ne le paraît, et, si vous vouliez
tromper sa surveillance, je ne vous serais pas inutile. Songez qu’il a
infesté les vallées de Contre-Chouans et surprendrait bien promptement
vos rendez-vous! En restant ici, sous ses yeux, vous êtes à la merci
de sa police. Voyez avec quelle rapidité il a su que ce Chouan était
chez vous! Sa sagacité militaire ne doit-elle pas lui faire comprendre
que vos moindres mouvements lui indiqueront ceux du marquis, si vous en
êtes aimée?

Mademoiselle de Verneuil n’avait jamais entendu de voix si doucement
affectueuse, Corentin était tout bonne foi, et paraissait plein de
confiance. Le cœur de la pauvre fille recevait si facilement des
impressions généreuses qu’elle allait livrer son secret au serpent
qui l’enveloppait dans ses replis; cependant, elle pensa que rien ne
prouvait la sincérité de cet artificieux langage, elle ne se fit donc
aucun scrupule de tromper son surveillant.

--Eh! bien, répondit-elle, vous avez deviné, Corentin. Oui, j’aime le
marquis; mais je n’en suis pas aimée! du moins je le crains; aussi, le
rendez-vous qu’il me donne me semble-t-il cacher quelque piége.

--Mais, répliqua Corentin, vous nous avez dit hier qu’il vous avait
accompagnée jusqu’à Fougères... S’il eût voulu exercer des violences
contre vous, vous ne seriez pas ici.

--Vous avez le cœur sec, Corentin. Vous pouvez établir de savantes
combinaisons sur les événements de la vie humaine, et non sur ceux
d’une passion. Voilà peut-être d’où vient la constante répugnance
que vous m’inspirez. Puisque vous êtes si clairvoyant, cherchez à
comprendre comment un homme de qui je me suis séparée violemment
avant-hier, m’attend avec impatience aujourd’hui sur la route de
Mayenne, dans une maison de Florigny, vers le soir...

A cet aveu qui semblait échappé dans un emportement assez naturel à
cette créature franche et passionnée, Corentin rougit, car il était
encore jeune; mais il jeta sur elle et à la dérobée un de ces regards
perçants qui vont chercher l’âme. La naïveté de mademoiselle de
Verneuil était si bien jouée qu’elle trompa l’espion, et il répondit
avec une bonhomie factice: --Voulez-vous que je vous accompagne de
loin? j’aurais avec moi des soldats déguisés, et nous serions prêts à
vous obéir.

--J’y consens, dit-elle; mais promettez-moi, sur votre honneur... Oh!
non, je n’y crois pas! par votre salut, mais vous ne croyez pas en
Dieu! par votre âme, vous n’en avez peut-être pas. Quelle assurance
pouvez-vous donc me donner de votre fidélité? Et je me fie à vous,
cependant, et je remets en vos mains plus que ma vie, ou mon amour ou
ma vengeance.

Le léger sourire qui apparut sur la figure blafarde de Corentin fit
connaître à mademoiselle de Verneuil le danger qu’elle venait d’éviter.
Le sbire, dont les narines se contractaient au lieu de se dilater, prit
la main de sa victime, la baisa avec les marques du respect le plus
profond, et la quitta en lui faisant un salut qui n’était pas dénué de
grâce.

Trois heures après cette scène, mademoiselle de Verneuil, qui
craignait le retour de Corentin, sortit furtivement par la porte
Saint-Léonard, et gagna le petit sentier du Nid-aux-crocs qui
conduisait dans la vallée du Nançon. Elle se crut sauvée en marchant
sans témoins à travers le dédale des sentiers qui menaient à la cabane
de Galope-chopine où elle allait gaiement, conduite par l’espoir de
trouver enfin le bonheur, et par le désir de soustraire son amant au
sort qui le menaçait. Pendant ce temps, Corentin était à la recherche
du commandant. Il eut de la peine à reconnaître Hulot, en le trouvant
sur une petite place où il s’occupait de quelques préparatifs
militaires. En effet, le brave vétéran avait fait un sacrifice dont le
mérite sera difficilement apprécié. Sa queue et ses moustaches étaient
coupées, et ses cheveux, soumis au régime ecclésiastique, avaient un
œil de poudre. Chaussé de gros souliers ferrés, ayant troqué son vieil
uniforme bleu et son épée contre une peau de bique, armé d’une ceinture
de pistolets et d’une lourde carabine, il passait en revue deux cents
habitants de Fougères, dont les costumes auraient pu tromper l’œil
du Chouan le plus exercé. L’esprit belliqueux de cette petite ville
et le caractère breton se déployaient dans cette scène, qui n’était
pas nouvelle. Çà et là, quelques mères, quelques sœurs, apportaient à
leurs fils, à leurs frères, une gourde d’eau-de-vie ou des pistolets
oubliés. Plusieurs vieillards s’enquéraient du nombre et de la bonté
des cartouches de ces gardes nationaux déguisés en Contre-Chouans, et
dont la gaieté annonçait plutôt une partie de chasse qu’une expédition
dangereuse. Pour eux, les rencontres de la chouannerie, où les Bretons
des villes se battaient avec les Bretons des campagnes, semblaient
avoir remplacé les tournois de la chevalerie. Cet enthousiasme
patriotique avait peut-être pour principe quelques acquisitions de
biens nationaux. Néanmoins les bienfaits de la Révolution mieux
appréciés dans les villes, l’esprit de parti, un certain amour national
pour la guerre entraient aussi pour beaucoup dans cette ardeur. Hulot
émerveillé parcourait les rangs en demandant des renseignements à
Gudin, sur lequel il avait reporté tous les sentiments d’amitié jadis
voués à Merle et à Gérard. Un grand nombre d’habitants examinaient les
préparatifs de l’expédition, en comparant la tenue de leurs tumultueux
compatriotes à celle d’un bataillon de la demi-brigade de Hulot. Tous
immobiles et silencieusement alignés, les Bleus attendaient, sous la
conduite de leurs officiers, les ordres du commandant, que les yeux de
chaque soldat suivaient de groupe en groupe. En parvenant auprès du
vieux chef de demi-brigade, Corentin ne put s’empêcher de sourire du
changement opéré sur la figure de Hulot. Il avait l’air d’un portrait
qui ne ressemble plus à l’original.

--Qu’y a-t-il donc de nouveau? lui demanda Corentin.

--Viens faire avec nous le coup de fusil et tu le sauras, lui répondit
le commandant.

--Oh! je ne suis pas de Fougères, répliqua Corentin.

--Cela se voit bien, citoyen, lui dit Gudin.

Quelques rires moqueurs partirent de tous les groupes voisins.

--Crois-tu, reprit Corentin, qu’on ne puisse servir la France qu’avec
des baïonnettes?...

Puis il tourna le dos aux rieurs, et s’adressa à une femme pour
apprendre le but et la destination de cette expédition.

--Hélas! mon bon homme, les Chouans sont déjà à Florigny! On dit qu’ils
sont plus de trois mille et s’avancent pour prendre Fougères.

--Florigny, s’écria Corentin pâlissant. Le rendez-vous n’est pas là!
Est-ce bien, reprit-il, Florigny sur la route de Mayenne?

--Il n’y a pas deux Florigny, lui répondit la femme en lui montrant le
chemin terminé par le sommet de la Pèlerine.

--Est-ce le marquis de Montauran que vous cherchez? demanda Corentin au
commandant.

--Un peu, répondit brusquement Hulot.

--Il n’est pas à Florigny, répliqua Corentin. Dirigez sur ce point
votre bataillon et la garde nationale, mais gardez avec vous
quelques-uns de vos Contre-Chouans et attendez-moi.

--Il est trop malin pour être fou, s’écria le commandant en voyant
Corentin s’éloigner à grands pas. C’est bien le roi des espions!

En ce moment, Hulot donna l’ordre du départ à son bataillon. Les
soldats républicains marchèrent sans tambour et silencieusement le
long du faubourg étroit qui mène à la route de Mayenne, en dessinant
une longue ligne bleue et rouge à travers les arbres et les maisons;
les gardes nationaux déguisés les suivaient; mais Hulot resta sur la
petite place avec Gudin et une vingtaine des plus adroits jeunes gens
de la ville, en attendant Corentin dont l’air mystérieux avait piqué
sa curiosité. Francine apprit elle-même le départ de mademoiselle de
Verneuil à cet espion sagace, dont tous les soupçons se changèrent
en certitude, et qui sortit aussitôt pour recueillir des lumières
sur une fuite à bon droit suspecte. Instruit par les soldats de
garde au poste Saint-Léonard, du passage de la belle inconnue par
le Nid-aux-crocs, Corentin courut sur la promenade, et y arriva
malheureusement assez à propos pour apercevoir de là les moindres
mouvements de Marie. Quoiqu’elle eût mis une robe et une capote
vertes pour être vue moins facilement, les soubresauts de sa marche
presque folle faisaient reconnaître, à travers les haies dépouillées
de feuilles et blanches de givre, le point vers lequel ses pas se
dirigeaient.

--Ah! s’écria-t-il, tu dois aller à Florigny et tu descends dans le
val de Gibarry! Je ne suis qu’un sot, elle m’a joué. Mais patience,
j’allume ma lampe le jour aussi bien que la nuit.

Corentin, devinant alors à peu près le lieu du rendez-vous des deux
amants, accourut sur la place au moment où Hulot allait la quitter et
rejoindre ses troupes.

--Halte, mon général! cria-t-il au commandant qui se retourna.

En un instant, Corentin instruisit le soldat des événements dont la
trame, quoique cachée, laissait voir quelques-uns de ses fils, et
Hulot, frappé par la perspicacité du diplomate, lui saisit vivement le
bras.

--Mille tonnerres! citoyen curieux, tu as raison. Les brigands font
là-bas une fausse attaque! Les deux colonnes mobiles que j’ai envoyées
inspecter les environs, entre la route d’Antrain et de Vitré, ne
sont pas encore revenues; ainsi, nous trouverons dans la campagne
des renforts qui ne nous seront sans doute pas inutiles, car le Gars
n’est pas assez niais pour se risquer sans avoir avec lui ses sacrées
chouettes.

--Gudin, dit-il au jeune Fougerais, cours avertir le capitaine Lebrun
qu’il peut se passer de moi à Florigny pour y frotter les brigands,
et reviens plus vite que ça. Tu connais les sentiers, je t’attends
pour aller à la chasse du ci-devant et venger les assassinats de la
Vivetière. --Tonnerre de Dieu, comme il court! reprit-il en voyant
partir Gudin qui disparut comme par enchantement. Gérard aurait-il aimé
ce garçon-là!

A son retour, Gudin trouva la petite troupe de Hulot augmentée de
quelques soldats pris aux différents postes de la ville. Le commandant
dit au jeune Fougerais de choisir une douzaine de ses compatriotes les
mieux dressés au difficile métier de Contre-Chouan, et lui ordonna de
se diriger par la porte Saint-Léonard, afin de longer le revers des
montagnes de Saint-Sulpice qui regardait la grande vallée du Couësnon,
et sur lequel était située la cabane de Galope-chopine; puis il se
mit lui-même à la tête du reste de la troupe, et sortit par la porte
Saint-Sulpice pour aborder les montagnes à leur sommet, où, suivant ses
calculs, il devait rencontrer les gens de Beau-pied qu’il se proposait
d’employer à renforcer un cordon de sentinelles chargées de garder les
rochers, depuis le faubourg Saint-Sulpice jusqu’au Nid-aux-crocs.

Corentin, certain d’avoir remis la destinée du chef des Chouans entre
les mains de ses plus implacables ennemis, se rendit promptement sur la
Promenade pour mieux saisir l’ensemble des dispositions militaires de
Hulot. Il ne tarda pas à voir la petite escouade de Gudin débouchant
par la vallée du Nançon et suivant les rochers du côté de la grande
vallée du Couësnon, tandis que Hulot, débusquant le long du château de
Fougères, gravissait le sentier périlleux qui conduisait sur le sommet
des montagnes de Saint-Sulpice. Ainsi, les deux troupes se déployaient
sur deux lignes parallèles. Tous les arbres et les buissons, décorés
par le givre de riches arabesques, jetaient sur la campagne un reflet
blanchâtre qui permettait de bien voir, comme des lignes grises, ces
deux petits corps d’armée en mouvement. Arrivé sur le plateau des
rochers, Hulot détacha de sa troupe tous les soldats qui étaient en
uniforme, et Corentin les vit établissant, par les ordres de l’habile
commandant, une ligne de sentinelles ambulantes séparées chacune par un
espace convenable, dont la première devait correspondre avec Gudin et
la dernière avec Hulot, de manière qu’aucun buisson ne devait échapper
aux baïonnettes de ces trois lignes mouvantes qui allaient traquer le
Gars à travers les montagnes et les champs.

--Il est rusé, ce vieux loup de guérite, s’écria Corentin en perdant de
vue les dernières pointes de fusil qui brillèrent dans les ajoncs, le
Gars est cuit. Si Marie avait livré ce damné marquis, nous eussions,
elle et moi, été unis par le plus fort des liens, une infamie... Mais
elle sera bien à moi!...

Les douze jeunes Fougerais conduits par le sous-lieutenant Gudin
atteignirent bientôt le versant que forment les rochers de
Saint-Sulpice, en s’abaissant par petites collines dans la vallée de
Gibarry. Gudin, lui, quitta les chemins, sauta lestement l’échalier
du premier champ de genêts qu’il rencontra, et où il fut suivi par
six de ses compatriotes; les six autres se dirigèrent, d’après ses
ordres, dans les champs de droite, afin d’opérer les recherches de
chaque côté des chemins. Gudin s’élança vivement vers un pommier qui se
trouvait au milieu du genêt. Au bruissement produit par la marche des
six Contre-Chouans qu’il conduisait à travers cette forêt de genêts en
tâchant de ne pas en agiter les touffes givrées, sept ou huit hommes
à la tête desquels était Beau-pied, se cachèrent derrière quelques
châtaigniers par lesquels la haie de ce champ était couronnée. Malgré
le reflet blanc qui éclairait la campagne et malgré leur vue exercée,
les Fougerais n’aperçurent pas d’abord leurs adversaires qui s’étaient
fait un rempart des arbres.

--Chut! les voici, dit Beau-pied qui le premier leva la tête. Les
brigands nous ont excédés, mais, puisque nous les avons au bout de nos
fusils, ne les manquons pas, ou, nom d’une pipe! nous ne serions pas
susceptibles d’être soldats du pape!

Cependant les yeux perçants de Gudin avaient fini par découvrir
quelques canons de fusil dirigés vers sa petite escouade. En ce moment,
par une amère dérision, huit grosses voix crièrent _qui vive!_ et huit
coups de fusil partirent aussitôt. Les balles sifflèrent autour des
Contre-Chouans. L’un d’eux en reçut une dans le bras et un autre tomba.
Les cinq Fougerais qui restaient sains et saufs ripostèrent par une
décharge en répondant: --Amis! Puis, ils marchèrent rapidement sur les
ennemis, afin de les atteindre avant qu’ils n’eussent rechargé leurs
armes.

--Nous ne savions pas si bien dire, s’écria le jeune sous-lieutenant en
reconnaissant les uniformes et les vieux chapeaux de sa demi-brigade.
Nous avons agi en vrais Bretons, nous nous sommes battus avant de nous
expliquer.

Les huit soldats restèrent stupéfaits en reconnaissant Gudin.

--Dame! mon officier, qui diable ne vous prendrait pas pour des
brigands sous vos peaux de bique, s’écria douloureusement Beau-pied.

--C’est un malheur, et nous en sommes tous innocents, puisque vous
n’étiez pas prévenus de la sortie de nos Contre-Chouans. Mais où en
êtes-vous? lui demanda Gudin.

--Mon officier, nous sommes à la recherche d’une douzaine de Chouans
qui s’amusent à nous échiner. Nous courons comme des rats empoisonnés;
mais, à force de sauter ces échaliers et ces haies que le tonnerre
confonde, nos compas s’étaient rouillés et nous nous reposions. Je
crois que les brigands doivent être maintenant dans les environs de
cette grande baraque d’où vous voyez sortir de la fumée.

--Bon! s’écria Gudin. Vous autres, dit-il aux huit soldats et à
Beau-pied, vous allez vous replier sur les rochers de Saint-Sulpice,
à travers les champs, et vous y appuierez la ligne de sentinelles que
le commandant y a établie. Il ne faut pas que vous restiez avec nous
autres, puisque vous êtes en uniforme. Nous voulons, mille cartouches!
venir à bout de ces chiens-là, le Gars est avec eux! Les camarades
vous en diront plus long que je ne vous en dis. Filez sur la droite,
et n’administrez pas de coups de fusil à six de nos peaux de bique que
vous pourrez rencontrer. Vous reconnaîtrez nos Contre-Chouans à leurs
cravates qui sont roulées en corde sans nœud.

Gudin laissa ses deux blessés sous le pommier, en se dirigeant vers
la maison de Galope-chopine, que Beau-pied venait de lui indiquer et
dont la fumée lui servit de boussole. Pendant que le jeune officier
était mis sur la piste des Chouans par une rencontre assez commune
dans cette guerre, mais qui aurait pu devenir plus meurtrière, le
petit détachement que commandait Hulot avait atteint sur sa ligne
d’opérations un point parallèle à celui où Gudin était parvenu sur
la sienne. Le vieux militaire, à la tête de ses Contre-Chouans, se
glissait silencieusement le long des haies avec toute l’ardeur d’un
jeune homme, il sautait les échaliers encore assez légèrement en
jetant ses yeux fauves sur toutes les hauteurs, et prêtant, comme un
chasseur, l’oreille au moindre bruit. Au troisième champ dans lequel
il entra, il aperçut une femme d’une trentaine d’années, occupée à
labourer la terre à la houe, et qui, toute courbée, travaillait avec
courage; tandis qu’un petit garçon âgé d’environ sept à huit ans, armé
d’une serpe, secouait le givre de quelques ajoncs qui avaient poussé
çà et là, les coupait et les mettait en tas. Au bruit que fit Hulot en
retombant lourdement de l’autre côté de l’échalier, le petit gars et
sa mère levèrent la tête. Hulot prit facilement cette jeune femme pour
une vieille. Des rides venues avant le temps sillonnaient le front et
la peau du cou de la Bretonne, elle était si grotesquement vêtue d’une
peau de bique usée, que sans une robe de toile jaune et sale, marque
distinctive de son sexe, Hulot n’aurait su à quel sexe la paysanne
appartenait, car les longues mèches de ses cheveux noirs étaient
cachées sous un bonnet de laine rouge. Les haillons dont le petit gars
était à peine couvert en laissaient voir la peau.

--Ho! la vieille, cria Hulot d’un ton bas à cette femme en s’approchant
d’elle, où est le Gars?

En ce moment les vingt Contre-Chouans qui suivaient Hulot franchirent
les enceintes du champ.

--Ah! pour aller au Gars, faut que vous retourniez d’où vous venez,
répondit la femme après avoir jeté un regard de défiance sur la troupe.

--Est-ce que je te demande le chemin du faubourg du Gars à Fougères,
vieille carcasse? répliqua brutalement Hulot. Par sainte Anne d’Auray,
as-tu vu passer le Gars?

--Je ne sais pas ce que vous voulez dire, répondit la femme en se
courbant pour reprendre son travail.

--Garce damnée, veux-tu donc nous faire avaler par les Bleus qui nous
poursuivent? s’écria Hulot.

A ces paroles la femme releva la tête et jeta un nouveau regard de
méfiance sur les Contre-Chouans en leur répondant: --Comment les Bleus
peuvent-ils être à vos trousses? j’en viens de voir passer sept à huit
qui regagnent Fougères par le chemin d’en bas.

--Ne dirait-on pas qu’elle va nous mordre avec son nez? reprit Hulot.
Tiens, regarde, vieille bique.

Et le commandant lui montra du doigt, à une cinquantaine de pas en
arrière, trois ou quatre de ses sentinelles dont les chapeaux, les
uniformes et les fusils étaient faciles à reconnaître.

--Veux-tu laisser égorger ceux que Marche-à-terre envoie au secours du
Gars que les Fougerais veulent prendre? reprit-il avec colère.

--Ah! excusez, reprit la femme; mais il est si facile d’être trompé! De
quelle paroisse êtes-vous donc! demanda-t-elle.

--De Saint-Georges, s’écrièrent deux ou trois Fougerais en bas-breton,
et nous mourons de faim.

--Eh! bien, tenez, répondit la femme, voyez-vous cette fumée, là-bas?
c’est ma maison. En suivant les routins de droite, vous y arriverez par
en haut. Vous trouverez peut-être mon homme en route. Galope-chopine
doit faire le guet pour avertir le Gars, puisque vous savez qu’il vient
aujourd’hui chez nous, ajouta-t-elle avec orgueil.

--Merci, bonne femme, répondit Hulot. --En avant, vous autres,
tonnerre de Dieu! ajouta-t-il en parlant à ses hommes, nous le tenons!

A ces mots, le détachement suivit au pas de course le commandant, qui
s’engagea dans les sentiers indiqués. En entendant le juron si peu
catholique du soi-disant Chouan, la femme de Galope-chopine pâlit. Elle
regarda les guêtres et les peaux de bique des jeunes Fougerais, s’assit
par terre, serra son enfant dans ses bras et dit: --Que la sainte
Vierge d’Auray et le bienheureux saint Labre aient pitié de nous! Je
ne crois pas que ce soient nos gens, leurs souliers sont sans clous.
Cours par le chemin d’en bas prévenir ton père, il s’agit de sa tête,
dit-elle au petit garçon, qui disparut comme un daim à travers les
genêts et les ajoncs.

Cependant mademoiselle de Verneuil n’avait rencontré sur sa route
aucun des partis Bleus ou Chouans qui se pourchassaient les uns les
autres dans le labyrinthe de champs situés autour de la cabane de
Galope-chopine. En apercevant une colonne bleuâtre s’élevant du tuyau
à demi détruit de la cheminée de cette triste habitation, son cœur
éprouva une de ces violentes palpitations dont les coups précipités et
sonores semblent monter dans le cou comme par flots. Elle s’arrêta,
s’appuya de la main sur une branche d’arbre, et contempla cette fumée
qui devait également servir de fanal aux amis et aux ennemis du jeune
chef. Jamais elle n’avait ressenti d’émotion si écrasante.

--Ah! je l’aime trop, se dit-elle avec une sorte de désespoir;
aujourd’hui je ne serai peut-être plus maîtresse de moi...

Tout à coup elle franchit l’espace qui la séparait de la chaumière, et
se trouva dans la cour, dont la fange avait été durcie par la gelée. Le
gros chien s’élança encore contre elle en aboyant; mais sur un seul mot
prononcé par Galope-chopine, il remua la queue et se tut. En entrant
dans la chaumine, mademoiselle de Verneuil y jeta un de ces regards
qui embrassent tout. Le marquis n’y était pas. Marie respira plus
librement. Elle reconnut avec plaisir que le Chouan s’était efforcé de
restituer quelque propreté à la sale et unique chambre de sa tanière.
Galope-chopine saisit sa canardière, salua silencieusement son hôtesse
et sortit avec son chien; elle le suivit jusque sur le seuil, et le vit
s’en allant par le sentier qui commençait à droite de sa cabane, et
dont l’entrée était défendue par un gros arbre pourri en y formant un
échalier presque ruiné. De là, elle put apercevoir une suite de champs
dont les échaliers présentaient à l’œil comme une enfilade de portes,
car la nudité des arbres et des haies permettait de bien voir les
moindres accidents du paysage. Quand le large chapeau de Galope-chopine
eut tout à fait disparu, mademoiselle de Verneuil se retourna vers
la gauche pour voir l’église de Fougères; mais le hangar la lui
cachait entièrement. Elle jeta les yeux sur la vallée du Couësnon qui
s’offrait à ses regards, comme une vaste nappe de mousseline dont la
blancheur rendait plus terne encore un ciel gris et chargé de neige.
C’était une de ces journées où la nature semble muette, et où les
bruits sont absorbés par l’atmosphère. Aussi, quoique les Bleus et
leurs Contre-Chouans marchassent dans la campagne sur trois lignes, en
formant un triangle qu’ils resserraient en s’approchant de la cabane,
le silence était si profond que mademoiselle de Verneuil se sentit
émue par des circonstances qui ajoutaient à ses angoisses une sorte
de tristesse physique. Il y avait du malheur dans l’air. Enfin, à
l’endroit où un petit rideau de bois terminait l’enfilade d’échaliers,
elle vit un jeune homme sautant les barrières comme un écureuil, et
courant avec une étonnante rapidité.

--C’est lui, dit-elle.

Simplement vêtu comme un Chouan, le Gars portait son tromblon
en bandoulière derrière sa peau de bique, et, sans la grâce de
ses mouvements, il aurait été méconnaissable. Marie se retira
précipitamment dans la cabane, en obéissant à l’une de ces
déterminations instinctives aussi peu explicables que l’est la peur;
mais bientôt le jeune chef fut à deux pas d’elle devant la cheminée,
où brillait un feu clair et animé. Tous deux se trouvèrent sans
voix, craignirent de se regarder, ou de faire un mouvement. Une même
espérance unissait leur pensée, un même doute les séparait, c’était une
angoisse, c’était une volupté.

--Monsieur, dit enfin mademoiselle de Verneuil d’une voix émue, le soin
de votre sûreté m’a seul amenée ici.

--Ma sûreté! reprit-il avec amertume.

--Oui, répondit-elle, tant que je resterai à Fougères votre vie est
compromise, et je vous aime trop pour n’en pas partir ce soir; ne m’y
cherchez donc plus.

--Partir, cher ange! je vous suivrai.

--Me suivre! y pensez-vous? et les Bleus?

--Eh! ma chère Marie, qu’y a-t-il de commun entre les Bleus et notre
amour?

--Mais il me semble qu’il est difficile que vous restiez en France,
près de moi, et plus difficile encore que vous la quittiez avec moi.

--Y a-t-il donc quelque chose d’impossible à qui aime bien?

--Ah! oui, je crois que tout est possible. N’ai-je pas eu le courage de
renoncer à vous, pour vous!

--Quoi! vous vous êtes donnée à un être affreux que vous n’aimiez pas,
et vous ne voulez pas faire le bonheur d’un homme qui vous adore, de
qui vous remplirez la vie, et qui jure de n’être jamais qu’à vous?
Écoute-moi, Marie, m’aimes-tu?

--Oui, dit-elle.

--Eh! bien, sois à moi.

--Avez-vous oublié que j’ai repris le rôle infâme d’une courtisane,
et que c’est vous qui devez être à moi? Si je veux vous fuir, c’est
pour ne pas laisser retomber sur votre tête le mépris que je pourrais
encourir; sans cette crainte, peut-être...

--Mais si je ne redoute rien...

--Et qui m’en assurera? Je suis défiante. Dans ma situation, qui ne
le serait pas?... Si l’amour que nous inspirons ne dure pas, au moins
doit-il être complet, et nous faire supporter avec joie l’injustice du
monde. Qu’avez-vous fait pour moi?... Vous me désirez. Croyez-vous vous
être élevé par là bien au-dessus de ceux qui m’ont vue jusqu’à présent?
Avez-vous risqué, pour une heure de plaisir, vos Chouans, sans plus
vous en soucier que je ne m’inquiétais des Bleus massacrés quand tout
fut perdu pour moi? Et si je vous ordonnais de renoncer à toutes vos
idées, à vos espérances, à votre Roi qui m’offusque et qui peut-être
se moquera de vous quand vous périrez pour lui; tandis que je saurais
mourir pour vous avec un saint respect! Enfin, si je voulais que vous
envoyassiez votre soumission au premier Consul pour que vous pussiez
me suivre à Paris?... si j’exigeais que nous allassions en Amérique
y vivre loin d’un monde où tout est vanité, afin de savoir si vous
m’aimez bien pour moi-même, comme en ce moment je vous aime. Pour tout
dire en un mot, si je voulais, au lieu de m’élever à vous, que vous
tombassiez jusqu’à moi, que feriez-vous?

--Tais-toi, Marie, ne te calomnie pas. Pauvre enfant, je t’ai devinée!
Va, si mon premier désir est devenu de la passion, ma passion est
maintenant de l’amour. Chère âme de mon âme, je le sais, tu es aussi
noble que ton nom, aussi grande que belle; je suis assez noble et me
sens assez grand moi-même pour t’imposer au monde. Est-ce parce que je
pressens en toi des voluptés inouïes et incessantes? est-ce parce que
je crois rencontrer en ton âme ces précieuses qualités qui nous font
toujours aimer la même femme? j’en ignore la cause, mais mon amour est
sans bornes, et il me semble que je ne puis plus me passer de toi. Oui,
ma vie serait pleine de dégoût si tu n’étais toujours près de moi...

--Comment près de vous?

--Oh! Marie, tu ne veux donc pas deviner ton Alphonse?

--Ah! croiriez-vous me flatter beaucoup en m’offrant votre nom, votre
main? dit-elle avec un apparent dédain, mais en regardant fixement le
marquis pour en surprendre les moindres pensées. Et savez-vous si vous
m’aimerez dans six mois, et alors quel serait mon avenir?... Non, non,
une maîtresse est la seule femme qui soit sûre des sentiments qu’un
homme lui témoigne; car le devoir, les lois, le monde, l’intérêt des
enfants, n’en sont pas les tristes auxiliaires, et si son pouvoir est
durable, elle y trouve des flatteries et un bonheur qui font accepter
les plus grands chagrins du monde. Être votre femme et avoir la chance
de vous peser un jour!... A cette crainte je préfère un amour passager,
mais vrai, quand même la mort et la misère en seraient la fin. Oui, je
pourrais être, mieux que toute autre, une mère vertueuse, une épouse
dévouée; mais pour entretenir de tels sentiments dans l’âme d’une
femme, il ne faut pas qu’un homme l’épouse dans un accès de passion.
D’ailleurs, sais-je moi-même si vous me plairez demain? Non, je ne veux
pas faire votre malheur, je quitte la Bretagne, dit-elle en apercevant
de l’hésitation dans son regard, je retourne à Fougères, et vous ne
viendrez pas me chercher là...

--Eh! bien, après demain, si dès le matin tu vois de la fumée sur les
roches de Saint-Sulpice, le soir je serai chez toi, amant, époux, ce
que tu voudras que je sois. J’aurai tout bravé!

--Mais, Alphonse, tu m’aimes donc bien, dit-elle avec ivresse, pour
risquer ainsi ta vie avant de me la donner?

Il ne répondit pas, il la regarda, elle baissa les yeux; mais il lut
sur l’ardent visage de sa maîtresse un délire égal au sien, et alors il
lui tendit les bras. Une sorte de folie entraîna Marie, qui alla tomber
mollement sur le sein du marquis, décidée à s’abandonner à lui pour
faire de cette faute le plus grand des bonheurs, en y risquant tout
son avenir, qu’elle rendait plus certain si elle sortait victorieuse
de cette dernière épreuve. Mais à peine sa tête s’était-elle posée
sur l’épaule de son amant, qu’un léger bruit retentit au dehors. Elle
s’arracha de ses bras comme si elle se fût réveillée, et s’élança hors
de la chaumière. Elle put alors recouvrer un peu de sang-froid et
penser à sa situation.

--Il m’aurait acceptée et se serait moqué de moi, peut-être, se
dit-elle. Ah! si je pouvais le croire, je le tuerais. --Ah! pas encore
cependant, reprit-elle en apercevant Beau-pied, à qui elle fit un signe
que le soldat comprit à merveille.

Le pauvre garçon tourna brusquement sur ses talons, en feignant de
n’avoir rien vu. Tout à coup, mademoiselle de Verneuil rentra dans
le salon en invitant le jeune chef à garder le plus profond silence,
par la manière dont elle se pressa les lèvres sous l’index de sa main
droite.

--Ils sont là, dit-elle avec terreur et d’une voix sourde.

--Qui?

--Les Bleus.

--Ah! je ne mourrai pas sans avoir...

--Oui, prends...

Il la saisit froide et sans défense, et cueillit sur ses lèvres un
baiser plein d’horreur et de plaisir, car il pouvait être à la fois le
premier et le dernier. Puis ils allèrent ensemble sur le seuil de la
porte, en y plaçant leurs têtes de manière à tout examiner sans être
vus. Le marquis aperçut Gudin à la tête d’une douzaine d’hommes qui
tenaient le bas de la vallée du Couësnon. Il se tourna vers l’enfilade
des échaliers, le gros tronc d’arbre pourri était gardé par sept
soldats. Il monta sur la pièce de cidre, enfonça le toit de bardeau
pour sauter sur l’éminence; mais il retira précipitamment sa tête du
trou qu’il venait de faire: Hulot couronnait la hauteur et lui coupait
le chemin de Fougères. En ce moment, il regarda sa maîtresse qui
jeta un cri de désespoir: elle entendait les trépignements des trois
détachements réunis autour de la maison.

--Sors la première, lui dit-il, tu me préserveras.

En entendant ce mot, pour elle sublime, elle se plaça toute heureuse
en face de la porte, pendant que le marquis armait son tromblon. Après
avoir mesuré l’espace qui existait entre le seuil de la cabane et le
gros tronc d’arbre, le Gars se jeta devant les sept Bleus, les cribla
de sa mitraille et se fit un passage au milieu d’eux. Les trois troupes
se précipitèrent autour de l’échalier que le chef avait sauté, et le
virent alors courant dans le champ avec une incroyable célérité.

--Feu, feu, mille noms d’un diable! Vous n’êtes pas Français, feu donc,
mâtins! cria Hulot d’une voix tonnante.

Au moment où il prononçait ces paroles du haut de l’éminence, ses
hommes et ceux de Gudin firent une décharge générale qui heureusement
fut mal dirigée. Déjà le marquis arrivait à l’échalier qui terminait le
premier champ; mais au moment où il passait dans le second, il faillit
être atteint par Gudin qui s’était élancé sur ses pas avec violence.
En entendant ce redoutable adversaire à quelques toises, le Gars
redoubla de vitesse. Néanmoins, Gudin et le marquis arrivèrent presque
en même temps à l’échalier; mais Montauran lança si adroitement son
tromblon à la tête de Gudin, qu’il le frappa et en retarda la marche.
Il est impossible de dépeindre l’anxiété de Marie et l’intérêt que
manifestaient à ce spectacle Hulot et sa troupe. Tous, ils répétaient
silencieusement, à leur insu, les gestes des deux coureurs. Le Gars et
Gudin parvinrent ensemble au rideau blanc de givre formé par le petit
bois; mais l’officier rétrograda tout à coup et s’effaça derrière un
pommier. Une vingtaine de Chouans, qui n’avaient pas tiré de peur
de tuer leur chef, se montrèrent et criblèrent l’arbre de balles.
Toute la petite troupe de Hulot s’élança au pas de course pour sauver
Gudin, qui, se trouvant sans armes, revenait de pommier en pommier, en
saisissant, pour courir, le moment où les Chasseurs du Roi chargeaient
leurs armes. Son danger dura peu. Les Contre-Chouans mêlés aux Bleus,
et Hulot à leur tête, vinrent soutenir le jeune officier à la place où
le marquis avait jeté son tromblon. En ce moment, Gudin aperçut son
adversaire tout épuisé, assis sous un des arbres du petit bouquet de
bois; il laissa ses camarades se canardant avec les Chouans retranchés
derrière une haie latérale du champ, il les tourna et se dirigea vers
le marquis avec la vivacité d’une bête fauve. En voyant cette manœuvre,
les Chasseurs du Roi poussèrent d’effroyables cris pour avertir leur
chef; puis, après avoir tiré sur les Contre-Chouans avec le bonheur
qu’ont les braconniers, ils essayèrent de leur tenir tête; mais ceux-ci
gravirent courageusement la haie qui servait de rempart à leurs
ennemis, et y prirent une sanglante revanche. Les Chouans gagnèrent
alors le chemin qui longeait le champ dans l’enceinte duquel cette
scène avait lieu, et s’emparèrent des hauteurs que Hulot avait commis
la faute d’abandonner. Avant que les Bleus eussent eu le temps de se
reconnaître, les Chouans avaient pris pour retranchements les brisures
que formaient les arêtes de ces rochers à l’abri desquels ils pouvaient
tirer sans danger sur les soldats de Hulot, si ceux-ci faisaient
quelque démonstration de vouloir venir les y combattre.

Pendant que Hulot, suivi de quelques soldats, allait lentement vers
le petit bois pour y chercher Gudin, les Fougerais demeurèrent pour
dépouiller les Chouans morts et achever les vivants. Dans cette
épouvantable guerre, les deux partis ne faisaient pas de prisonniers.
Le marquis sauvé, les Chouans et les Bleus reconnurent mutuellement la
force de leurs positions respectives et l’inutilité de la lutte, en
sorte que chacun ne songea qu’à se retirer.

--Si je prends ce jeune homme-là, s’écria Hulot en regardant le bois
avec attention, je ne veux plus faire d’amis!

--Ah! ah! dit un des jeunes gens de Fougères occupé à dépouiller les
morts, voilà un oiseau qui a des plumes jaunes.

Et il montrait à ses compatriotes une bourse pleine de pièces d’or
qu’il venait de trouver dans la poche d’un gros homme vêtu de noir.

--Mais qu’a-t-il donc là? reprit un autre qui tira un bréviaire de la
redingote du défunt.

--C’est pain bénit, c’est un prêtre! s’écria-t-il en jetant le
bréviaire à terre.

--Le voleur, il nous fait banqueroute, dit un troisième en ne
trouvant que deux écus de six francs dans les poches du Chouan qu’il
déshabillait.

--Oui, mais il a une fameuse paire de souliers, répondit un soldat qui
se mit en devoir de les prendre.

--Tu les auras s’ils tombent dans ton lot, lui répliqua l’un des
Fougerais, en les arrachant des pieds du mort et les lançant au tas des
effets déjà rassemblés.

Un quatrième Contre-Chouan recevait l’argent, afin de faire les parts
lorsque tous les soldats de l’expédition seraient réunis. Quand Hulot
revint avec le jeune officier, dont la dernière entreprise pour joindre
le Gars avait été aussi périlleuse qu’inutile, il trouva une vingtaine
de ses soldats et une trentaine de Contre-Chouans devant onze ennemis
morts dont les corps avaient été jetés dans un sillon tracé au bas de
la haie.

--Soldats, s’écria Hulot d’une voix sévère, je vous défends de
partager ces haillons. Formez vos rangs, et plus vite que ça.

--Mon commandant, dit un soldat en montrant à Hulot ses souliers, au
bout desquels les cinq doigts de ses pieds se voyaient à nu, bon pour
l’argent; mais cette chaussure-là, ajouta-t-il en montrant avec la
crosse de son fusil la paire de souliers ferrés, cette chaussure-là,
mon commandant, m’irait comme un gant.

--Tu veux à tes pieds des souliers anglais! lui répliqua Hulot.

--Commandant, dit respectueusement un des Fougerais, nous avons, depuis la
guerre, toujours partagé le butin.

--Je ne vous empêche pas, vous autres, de suivre vos usages, répliqua
durement Hulot en l’interrompant.

--Tiens, Gudin, voilà une bourse là qui contient trois louis, tu as eu
de la peine, ton chef ne s’opposera pas à ce que tu la prennes, dit à
l’officier l’un de ses anciens camarades.

Hulot regarda Gudin de travers, et le vit pâlissant.

--C’est la bourse de mon oncle, s’écria le jeune homme.

Tout épuisé qu’il était par la fatigue, il fit quelques pas vers le
monceau de cadavres, et le premier corps qui s’offrit à ses regards
fut précisément celui de son oncle; mais à peine en vit-il le visage
rubicond sillonné de bandes bleuâtres, les bras roidis, et la plaie
faite par le coup de feu, qu’il jeta un cri étouffé et s’écria:
--Marchons, mon commandant.

La troupe de Bleus se mit en route. Hulot soutenait son jeune ami en
lui donnant le bras.

--Tonnerre de Dieu, cela ne sera rien, lui disait le vieux soldat.

--Mais il est mort, répondit Gudin, mort! C’était mon seul parent,
et, malgré ses malédictions, il m’aimait. Le Roi revenu, tout le pays
aurait voulu ma tête, le bonhomme m’aurait caché sous sa soutane.

--Est-il bête! disaient les gardes nationaux restés à se partager les
dépouilles; le bonhomme est riche, et comme ça, il n’a pas eu le temps
de faire un testament par lequel il l’aurait déshérité.

Le partage fait, les Contre-Chouans rejoignirent le petit bataillon de
Bleus et le suivirent de loin.

Une horrible inquiétude se glissa, vers la nuit, dans la chaumière
de Galope-chopine, où jusqu’alors la vie avait été si naïvement
insoucieuse. Barbette et son petit gars portant tous deux sur leur
dos, l’une sa pesante charge d’ajoncs, l’autre une provision d’herbes
pour les bestiaux, revinrent à l’heure où la famille prenait le repas
du soir. En entrant au logis, la mère et le fils cherchèrent en
vain Galope-chopine; et jamais cette misérable chambre ne leur parut
si grande, tant elle était vide. Le foyer sans feu, l’obscurité,
le silence, tout leur prédisait quelque malheur. Quand la nuit fut
venue, Barbette s’empressa d’allumer un feu clair et deux _oribus_,
nom donné aux chandelles de résine dans le pays compris entre les
rivages de l’Armorique jusqu’en haut de la Loire, et encore usité
en deçà d’Amboise dans les campagnes du Vendômois. Barbette mettait
à ces apprêts la lenteur dont sont frappées les actions quand un
sentiment profond les domine; elle écoutait le moindre bruit; mais
souvent trompée par le sifflement des rafales, elle allait sur la
porte de sa misérable hutte et en revenait toute triste. Elle nettoya
deux pichés, les remplit de cidre et les posa sur la longue table de
noyer. A plusieurs reprises, elle regarda son garçon qui surveillait
la cuisson des galettes de sarrasin, mais sans pouvoir lui parler. Un
instant les yeux du petit gars s’arrêtèrent sur les deux clous qui
servaient à supporter la canardière de son père, et Barbette frissonna
en voyant comme lui cette place vide. Le silence n’était interrompu
que par les mugissements des vaches, ou par les gouttes de cidre qui
tombaient périodiquement de la bonde du tonneau. La pauvre femme
soupira en apprêtant dans trois écuelles de terre brune une espèce de
soupe composée de lait, de galette coupée par petits morceaux et de
châtaignes cuites.

--Ils se sont battus dans la pièce qui dépend de la Béraudière, dit le
petit gars.

--Vas-y donc voir, répondit la mère.

Le gars y courut, reconnut au clair de la lune le monceau de cadavres,
n’y trouva point son père, et revint tout joyeux en sifflant; il
avait ramassé quelques pièces de cent sous foulées aux pieds par les
vainqueurs et oubliées dans la boue. Il trouva sa mère assise sur une
escabelle et occupée à filer du chanvre au coin du feu. Il fit un
signe négatif à Barbette, qui n’osa croire à quelque chose d’heureux;
puis, dix heures ayant sonné à Saint-Léonard, le petit gars se coucha
après avoir marmotté une prière à la sainte Vierge d’Auray. Au jour,
Barbette, qui n’avait pas dormi, poussa un cri de joie, en entendant
retentir dans le lointain un bruit de gros souliers ferrés qu’elle
reconnut, et Galope-chopine montra bientôt sa mine renfrognée.

--Grâces à saint Labre à qui j’ai promis un beau cierge, le Gars a été
sauvé! N’oublie pas que nous devons maintenant trois cierges au saint.

Puis, Galope-chopine saisit un piché et l’avala tout entier sans
reprendre haleine. Lorsque sa femme lui eut servi sa soupe, l’eut
débarrassé de sa canardière et qu’il se fut assis sur le banc de
noyer, il dit en s’approchant du feu: --Comment les Bleus et les
Contre-Chouans sont-ils donc venus ici? On se battait à Florigny. Quel
diable a pu leur dire que le Gars était chez nous? car il n’y avait que
lui, sa belle garce et nous qui le savions.

La femme pâlit.

--Les Contre-Chouans m’ont persuadé qu’ils étaient des gars de
Saint-Georges, répondit-elle en tremblant, et c’est moi qui leur ai dit
où était le Gars.

Galope-chopine pâlit à son tour, et laissa son écuelle sur le bord de
la table.

--Je t’ai envoyé not’ gars pour te prévenir, reprit Barbette effrayée,
il ne t’a pas rencontré.

Le Chouan se leva, et frappa si violemment sa femme, qu’elle alla
tomber pâle comme un mort sur le lit.

--Garce maudite, tu m’as tué, dit-il. Mais saisi d’épouvante, il prit
sa femme dans ses bras: --Barbette? s’écria-t-il, Barbette? Sainte
Vierge! j’ai eu la main trop lourde.

--Crois-tu, lui dit-elle en ouvrant les yeux, que Marche-à-terre vienne
à le savoir?

--Le Gars, répondit le Chouan, a dit de s’enquérir d’où venait cette
trahison.

--L’a-t-il dit à Marche-à-terre?

--Pille-miche et Marche-à-terre étaient à Florigny.

Barbette respira plus librement.

--S’ils touchent à un seul cheveu de ta tête, dit-elle, je rincerai
leurs verres avec du vinaigre.

--Ah! je n’ai plus faim, s’écria tristement Galope-chopine.

Sa femme poussa devant lui un autre piché plein, il n’y fit pas même
attention. Deux grosses larmes sillonnèrent alors les joues de Barbette
et humectèrent les rides de son visage fané.

--Écoute, ma femme, il faudra demain matin amasser des fagots au
_dret_ de Saint-Léonard sur les rochers de Saint-Sulpice et y mettre
le feu. C’est le signal convenu entre le Gars et le vieux recteur de
Saint-Georges qui viendra lui dire une messe.

--Il ira donc à Fougères?

--Oui, chez sa belle garce. J’ai à courir aujourd’hui à cause de ça!
Je crois bien qu’il va l’épouser et l’enlever, car il m’a dit d’aller
louer des chevaux et de les égailler sur la route de Saint-Malo.

Là-dessus, Galope-chopine fatigué se coucha pour quelques heures
et se remit en course. Le lendemain matin il rentra après s’être
soigneusement acquitté des commissions que le marquis lui avait
confiées. En apprenant que Marche-à-terre et Pille-miche ne s’étaient
pas présentés, il dissipa les inquiétudes de sa femme, qui partit
presque rassurée pour les roches de Saint-Sulpice, où la veille elle
avait préparé sur le mamelon qui faisait face à Saint-Léonard quelques
fagots couverts de givre. Elle emmena par la main son petit gars qui
portait du feu dans un sabot cassé. A peine son fils et sa femme
avaient-ils disparu derrière le toit du hangar, que Galope-chopine
entendit deux hommes sautant le dernier des échaliers en enfilade,
et insensiblement il vit à travers un brouillard assez épais des
formes anguleuses se dessinant comme des ombres indistinctes.
--C’est Pille-miche et Marche-à-terre, se dit-il mentalement. Et il
tressaillit. Les deux Chouans montrèrent dans la petite cour leurs
visages ténébreux qui ressemblaient assez, sous leurs grands chapeaux
usés, à ces figures que des graveurs ont faites avec des paysages.

--Bonjour, Galope-chopine, dit gravement Marche-à-terre.

--Bonjour, monsieur Marche-à-terre, répondit humblement le mari de
Barbette. Voulez-vous entrer ici et vider quelques pichés? J’ai de la
galette froide et du beurre fraîchement battu.

--Ce n’est pas de refus, mon cousin, dit Pille-miche.

Les deux Chouans entrèrent. Ce début n’avait rien d’effrayant pour le
maître du logis, qui s’empressa d’aller à sa grosse tonne emplir trois
pichés, pendant que Marche-à-terre et Pille-miche, assis de chaque côté
de la longue table sur un des bancs luisants, se coupèrent des galettes
et les garnirent d’un beurre gras et jaunâtre qui, sous le couteau,
laissait jaillir de petites bulles de lait. Galope-chopine posa les
pichés pleins de cidre et couronnés de mousse devant ses hôtes, et les
trois Chouans se mirent à manger; mais de temps en temps le maître du
logis jetait un regard de côté sur Marche-à-terre en s’empressant de
satisfaire sa soif.

--Donne-moi ta chinchoire, dit Marche-à-terre à Pille-miche.

Et après en avoir secoué fortement plusieurs chinchées dans le creux
de sa main, le Breton aspira son tabac en homme qui voulait se préparer
à quelque action grave.

--Il fait froid, dit Pille-miche en se levant pour aller fermer la
partie supérieure de la porte.

Le jour terni par le brouillard ne pénétra plus dans la chambre que par
la petite fenêtre, et n’éclaira que faiblement la table et les deux
bancs; mais le feu y répandit des lueurs rougeâtres. En ce moment,
Galope-chopine, qui avait achevé de remplir une seconde fois les pichés
de ses hôtes, les mettait devant eux; mais ils refusèrent de boire,
jetèrent leurs larges chapeaux et prirent tout à coup un air solennel.
Leurs gestes et le regard par lequel ils se consultèrent firent
frissonner Galope-chopine, qui crut apercevoir du sang sous les bonnets
de laine rouge dont ils étaient coiffés.

--Apporte-nous ton couperet, dit Marche-à-terre.

--Mais, monsieur Marche-à-terre, qu’en voulez-vous donc faire?

--Allons, cousin, tu le sais bien, dit Pille-miche en serrant sa
chinchoire que lui rendit Marche-à-terre, tu es jugé.

Les deux Chouans se levèrent ensemble en saisissant leurs carabines.

--Monsieur Marche-à-terre, je n’ai _rin_ dit sur le Gars...

--Je te dis d’aller chercher ton couperet, répondit le Chouan.

Le malheureux Galope-chopine heurta le bois grossier de la couche de
son garçon, et trois pièces de cent sous roulèrent sur le plancher;
Pille-miche les ramassa.

--Oh! oh! les Bleus t’ont donné des pièces neuves, s’écria
Marche-à-terre.

--Aussi vrai que voilà l’image de saint Labre, reprit Galope-chopine,
je n’ai _rin_ dit. Barbette a pris les Contre-Chouans pour les gars de
Saint-Georges, voilà tout.

--Pourquoi parles-tu d’affaires à ta femme, répondit brutalement
Marche-à-terre.

--D’ailleurs, cousin, nous ne te demandons pas de raisons, mais ton
couperet. Tu es jugé.

A un signe de son compagnon, Pille-miche l’aida à saisir la victime.
En se trouvant entre les mains des deux Chouans, Galope-chopine perdit
toute force, tomba sur ses genoux, et leva vers ses bourreaux des mains
désespérées: --Mes bons amis, mon cousin, que voulez-vous que devienne
mon petit gars?

--J’en prendrai soin, dit Marche-à-terre.

--Mes chers camarades, reprit Galope-chopine devenu blême, je ne suis
pas en état de mourir. Me laisserez-vous partir sans confession? Vous
avez le droit de prendre ma vie, mais non celui de me faire perdre la
bienheureuse éternité.

--C’est juste, dit Marche-à-terre en regardant Pille-miche.

Les deux Chouans restèrent un moment dans le plus grand embarras et
sans pouvoir résoudre ce cas de conscience. Galope-chopine écouta
le moindre bruit causé par le vent, comme s’il eût conservé quelque
espérance. Le son de la goutte de cidre qui tombait périodiquement
du tonneau lui fit jeter un regard machinal sur la pièce et soupirer
tristement. Tout à coup, Pille-miche prit le patient par un bras,
l’entraîna dans un coin et lui dit: --Confesse-moi tous tes péchés,
je les redirai à un prêtre de la véritable Église, il me donnera
l’absolution; et s’il y a des pénitences à faire, je les ferai pour toi.

Galope-chopine obtint quelque répit, par sa manière d’accuser ses
péchés; mais, malgré le nombre et les circonstances des crimes, il
finit par atteindre au bout de son chapelet.

--Hélas! dit-il en terminant, après tout, mon cousin, puisque je te
parle comme à un confesseur, je t’assure par le saint nom de Dieu, que
je n’ai guère à me reprocher que d’avoir, par-ci par-là, un peu trop
beurré mon pain, et j’atteste saint Labre que voici au-dessus de la
cheminée, que je n’ai _rin_ dit sur le Gars. Non, mes bons amis, je
n’ai pas trahi.

--Allons, c’est bon, cousin, relève-toi, tu t’entendras sur tout cela
avec le bon Dieu, dans le temps comme dans le temps.

--Mais laissez-moi dire un petit brin d’adieu à Barbe...

--Allons, répondit Marche-à-terre, si tu veux qu’on ne t’en veuille pas
plus qu’il ne faut, comporte-toi en Breton, et finis proprement.

Les deux Chouans saisirent de nouveau Galope-chopine, le couchèrent
sur le banc, où il ne donna plus d’autres signes de résistance que ces
mouvements convulsifs produits par l’instinct de l’animal; enfin il
poussa quelques hurlements sourds qui cessèrent aussitôt que le son
lourd du couperet eut retenti. La tête fut tranchée d’un seul coup.
Marche-à-terre prit cette tête par une touffe de cheveux, sortit de la
chaumière, chercha et trouva dans le grossier chambranle de la porte
un grand clou autour duquel il tortilla les cheveux qu’il tenait, et
y laissa pendre cette tête sanglante à laquelle il ne ferma seulement
pas les yeux. Les deux Chouans se lavèrent les mains sans aucune
précipitation, dans une grande terrine pleine d’eau, reprirent leurs
chapeaux, leurs carabines, et franchirent l’échalier en sifflant l’air
de la ballade du Capitaine. Pille-miche entonna d’une voix enrouée, au
bout du champ, ces strophes prises au hasard dans cette naïve chanson
dont les rustiques cadences furent emportés par le vent.

    A la première ville,
    Son amant l’habille
    Tout en satin blanc;

    A la seconde ville,
    Son amant l’habille
    En or, en argent.

    Elle était si belle
    Qu’on lui tendait les voiles
    Dans tout le régiment.

Cette mélodie devint insensiblement confuse à mesure que les deux
Chouans s’éloignaient; mais le silence de la campagne était si profond,
que plusieurs notes parvinrent à l’oreille de Barbette, qui revenait
alors au logis en tenant son petit gars par la main. Une paysanne
n’entend jamais froidement ce chant, si populaire dans l’ouest de la
France; aussi Barbette commença-t-elle involontairement les premières
strophes de la ballade.

    Allons, partons, belle,
    Partons pour la guerre,
    Partons, il est temps.

    Brave capitaine,
    Que ça ne te fasse pas de peine,
    Ma fille n’est pas pour toi.

    Tu ne l’auras sur terre,
    Tu ne l’auras sur mer,
    Si ce n’est par trahison.

    Le père prend sa fille
    Qui la déshabille
    Et la jette à l’eau.

    Capitaine plus sage,
    Se jette à la nage,
    La ramène à bord.

    Allons, partons, belle,
    Partons pour la guerre,
    Partons, il est temps.

    A la première ville, etc.

Au moment où Barbette se retrouvait en chantant à la reprise de la
ballade par où avait commencé Pille-miche, elle était arrivée dans sa
cour, sa langue se glaça, elle resta immobile, et un grand cri, soudain
réprimé, sortit de sa bouche béante.

--Qu’as-tu donc, ma chère mère? demanda l’enfant.

--Marche tout seul, s’écria sourdement Barbette en lui retirant la main
et le poussant avec une incroyable rudesse, tu n’as plus ni père ni
mère.

L’enfant, qui se frottait l’épaule en criant, vit la tête clouée, et
son frais visage garda silencieusement la convulsion nerveuse que
les pleurs donnent aux traits. Il ouvrit de grands yeux, regarda
longtemps la tête de son père avec un air stupide qui ne trahissait
aucune émotion; puis sa figure, abrutie par l’ignorance, arriva jusqu’à
exprimer une curiosité sauvage. Tout à coup Barbette reprit la main
de son enfant, la serra violemment, et l’entraîna d’un pas rapide
dans la maison. Pendant que Pille-miche et Marche-à-terre couchaient
Galope-chopine sur le banc, un de ses souliers était tombé sous son cou
de manière à se remplir de sang, et ce fut le premier objet que vit sa
veuve.

--Ote ton sabot, dit la mère à son fils. Mets ton pied là-dedans.
Bien. Souviens-toi toujours, s’écria-t-elle d’un son de voix lugubre,
du soulier de ton père, et ne t’en mets jamais un aux pieds sans te
rappeler celui qui était plein du sang versé par les _Chuins_, et tue
les _Chuins_.

En ce moment, elle agita sa tête par un mouvement si convulsif, que les
mèches de ses cheveux noirs retombèrent sur son cou et donnèrent à sa
figure une expression sinistre.

--J’atteste saint Labre, reprit-elle, que je te voue aux Bleus. Tu
seras soldat pour venger ton père. Tue, tue les _Chuins_, et fais comme
moi. Ah! ils ont pris la tête de mon homme, je vais donner celle du
Gars aux Bleus.

Elle sauta d’un seul bond sur le lit, s’empara d’un petit sac d’argent
dans une cachette, reprit la main de son fils étonné, l’entraîna
violemment sans lui laisser le temps de reprendre son sabot, et ils
marchèrent tous deux d’un pas rapide vers Fougères, sans que l’un ou
l’autre retournât la tête vers la chaumière qu’ils abandonnaient. Quand
ils arrivèrent sur le sommet des rochers de Saint-Sulpice, Barbette
attisa le feu des fagots, et son gars l’aida à les couvrir de genêts
verts chargés de givre, afin d’en rendre la fumée plus forte.

--Ça durera plus que ton père, plus que moi et plus que le Gars, dit
Barbette d’un air farouche en montrant le feu à son fils.

Au moment où la veuve de Galope-chopine et son fils au pied sanglant
regardaient, avec une sombre expression de vengeance et de curiosité,
tourbillonner la fumée, mademoiselle de Verneuil avait les yeux
attachés sur cette roche, et tâchait, mais en vain, d’y découvrir
le signal annoncé par le marquis. Le brouillard, qui s’était
insensiblement accru, ensevelissait toute la région sous un voile dont
les teintes grises cachaient les masses du paysage les plus près de
la ville. Elle contemplait tour à tour, avec une douce anxiété, les
rochers, le château, les édifices, qui ressemblaient dans ce brouillard
à des brouillards plus noirs encore. Auprès de sa fenêtre, quelques
arbres se détachaient de ce fond bleuâtre comme ces madrépores que la
mer laisse entrevoir quand elle est calme. Le soleil donnait au ciel
la couleur blafarde de l’argent terni, ses rayons coloraient d’une
rougeur douteuse les branches nues des arbres, où se balançaient
encore quelques dernières feuilles. Mais des sentiments trop délicieux
agitaient l’âme de Marie, pour qu’elle vît de mauvais présages dans ce
spectacle, en désaccord avec le bonheur dont elle se repaissait par
avance. Depuis deux jours, ses idées s’étaient étrangement modifiées.
L’âpreté, les éclats désordonnés de ses passions avaient lentement subi
l’influence de l’égale température que donne à la vie un véritable
amour. La certitude d’être aimée, qu’elle était allée chercher à
travers tant de périls, avait fait naître en elle le désir de rentrer
dans les conditions sociales qui sanctionnent le bonheur, et d’où
elle n’était sortie que par désespoir. N’aimer que pendant un moment
lui sembla de l’impuissance. Puis elle se vit soudain reportée, du
fond de la société où le malheur l’avait plongée, dans le haut rang
où son père l’avait un moment placée. Sa vanité, comprimée par les
cruelles alternatives d’une passion tour à tour heureuse ou méconnue,
s’éveilla, lui fit voir tous les bénéfices d’une grande position. En
quelque sorte née marquise, épouser Montauran, n’était-ce pas pour elle
agir et vivre dans la sphère qui lui était propre? Après avoir connu
les hasards d’une vie tout aventureuse, elle pouvait mieux qu’une autre
femme apprécier la grandeur des sentiments qui font la famille. Puis
le mariage, la maternité et ses soins, étaient pour elle moins une
tâche qu’un repos. Elle aimait cette vie vertueuse et calme entrevue à
travers ce dernier orage, comme une femme lasse de la vertu peut jeter
un regard de convoitise sur une passion illicite. La vertu était pour
elle une nouvelle séduction.

--Peut-être, dit-elle en revenant de la croisée sans avoir vu de feu
sur la roche de Saint-Sulpice, ai-je été bien coquette avec lui? Mais
aussi n’ai-je pas su combien je suis aimée!... Francine, ce n’est plus
un songe, je serai ce soir la marquise de Montauran. Qu’ai-je donc fait
pour mériter un si complet bonheur? Oh! je l’aime, et l’amour seul peut
payer l’amour. Néanmoins, Dieu veut sans doute me récompenser d’avoir
conservé tant de cœur malgré tant de misères et me faire oublier mes
souffrances; car, tu le sais, mon enfant, j’ai bien souffert.

--Ce soir, marquise de Montauran, vous, Marie! Ah! tant que ce ne sera
pas fait, moi je croirai rêver. Qui donc lui a dit tout ce que vous
valez?

--Mais, ma chère enfant, il n’a pas seulement de beaux yeux, il a aussi
une âme. Si tu l’avais vu comme moi dans le danger! Oh! il doit bien
savoir aimer, il est si courageux!

--Si vous l’aimez tant, pourquoi souffrez-vous donc qu’il vienne à
Fougères?

--Est-ce que nous avons eu le temps de nous dire un mot quand nous
avons été surpris. D’ailleurs, n’est-ce pas une preuve d’amour? Et en
a-t-on jamais assez! En attendant coiffe-moi.

Mais elle dérangea cent fois, par des mouvements comme électriques,
les heureuses combinaisons de sa coiffure, en mêlant des pensées
encore orageuses à tous les soins de la coquetterie. En crêpant les
cheveux d’une boucle, ou en rendant ses nattes plus brillantes, elle
se demandait, par un reste de défiance, si le marquis ne la trompait
pas, et alors elle pensait qu’une semblable rouerie devait être
impénétrable, puisqu’il s’exposait audacieusement à une vengeance
immédiate en venant la trouver à Fougères. En étudiant malicieusement
à son miroir les effets d’un regard oblique, d’un sourire, d’un léger
pli du front, d’une attitude de colère, d’amour ou de dédain, elle
cherchait une ruse de femme pour sonder jusqu’au dernier moment le cœur
du jeune chef.

--Tu as raison! Francine, dit-elle, je voudrais comme toi que ce
mariage fût fait. Ce jour est le dernier de mes jours nébuleux, il
est gros de ma mort ou de notre bonheur. Le brouillard est odieux,
ajouta-t-elle en regardant de nouveau vers les sommets de Saint-Sulpice
toujours voilés.

Elle se mit à draper elle-même les rideaux de soie et de mousseline qui
décoraient la fenêtre, en se plaisant à intercepter le jour de manière
à produire dans la chambre un voluptueux clair-obscur.

--Francine, dit-elle, ôte ces babioles qui encombrent la cheminée,
et n’y laisse que la pendule et les deux vases de Saxe dans lesquels
j’arrangerai moi-même les fleurs d’hiver que Corentin m’a trouvées...
Sors toutes les chaises, je ne veux voir ici que le canapé et un
fauteuil. Quand tu auras fini, mon enfant, tu brosseras le tapis de
manière à en ranimer les couleurs, puis tu garniras de bougies les bras
de cheminée et les flambeaux...

Marie regarda longtemps et avec attention la vieille tapisserie tendue
sur les murs de cette chambre. Guidée par un goût inné, elle sut
trouver, parmi les brillantes nuances de la haute-lisse, les teintes
qui pouvaient servir à lier cette antique décoration aux meubles et
aux accessoires de ce boudoir par l’harmonie des couleurs ou par
le charme des oppositions. La même pensée dirigea l’arrangement
des fleurs dont elle chargea les vases contournés qui ornaient la
chambre. Le canapé fut placé près du feu. De chaque côté du lit, qui
occupait la paroi parallèle à celle où était la cheminée, elle mit,
sur deux petites tables dorées, de grands vases de Saxe remplis de
feuillages et de fleurs qui exhalèrent les plus doux parfums. Elle
tressaillit plus d’une fois en disposant les plis onduleux du lampas
vert au-dessus du lit, et en étudiant les sinuosités de la draperie
à fleurs sous laquelle elle le cacha. De semblables préparatifs ont
toujours un indéfinissable secret de bonheur, et amènent une irritation
si délicieuse, que souvent, au milieu de ces voluptueux apprêts,
une femme oublie tous ses doutes, comme mademoiselle de Verneuil
oubliait alors les siens. N’existe-t-il pas un sentiment religieux
dans cette multitude de soins pris pour un être aimé qui n’est pas là
pour les voir et les récompenser, mais, qui doit les payer plus tard
par ce sourire approbateur qu’obtiennent ces gracieux préparatifs,
toujours si bien compris. Les femmes se livrent alors pour ainsi
dire par avance à l’amour, et il n’en est pas une seule qui ne se
dise, comme mademoiselle de Verneuil le pensait: --Ce soir je serai
bien heureuse! La plus innocente d’entre elles inscrit alors cette
suave espérance dans les plis les moins saillants de la soie ou de la
mousseline; puis, insensiblement, l’harmonie qu’elle établit autour
d’elle imprime à tout une physionomie où respire l’amour. Au sein de
cette sphère voluptueuse, pour elle, les choses deviennent des êtres,
des témoins; et déjà elle en fait les complices de toutes ses joies
futures. A chaque mouvement, à chaque pensée, elle s’enhardit à voler
l’avenir. Bientôt elle n’attend plus, elle n’espère pas, mais elle
accuse le silence, et le moindre bruit lui doit un présage; enfin le
doute vient poser sur son cœur une main crochue, elle brûle, elle
s’agite, elle se sent tordue par une pensée qui se déploie comme une
force purement physique; c’est tour à tour un triomphe et un supplice,
que sans l’espoir du plaisir elle ne supporterait point. Vingt fois,
mademoiselle de Verneuil avait soulevé les rideaux, dans l’espérance
de voir une colonne de fumée s’élevant au-dessus des rochers; mais
le brouillard semblait de moment en moment prendre de nouvelles
teintes grises dans lesquelles son imagination unit par lui montrer de
sinistres présages. Enfin, dans un moment d’impatience, elle laissa
tomber le rideau, en se promettant bien de ne plus venir le relever.
Elle regarda d’un air boudeur cette chambre à laquelle elle avait donné
une âme et une voix, se demanda si ce serait en vain, et cette pensée
la fit songer à tout.

--Ma petite, dit-elle à Francine en l’attirant dans un cabinet de
toilette contigu à sa chambre et qui était éclairé par un œil de
bœuf donnant sur l’angle obscur où les fortifications de la ville se
joignaient aux rochers de la promenade, range-moi cela, que tout soit
propre! Quant au salon, tu le laisseras, si tu veux, en désordre,
ajouta-t-elle en accompagnant ces mots d’un de ces sourires que les
femmes réservent pour leur intimité, et dont jamais les hommes ne
peuvent connaître la piquante finesse.

--Ah! combien vous êtes jolie! s’écria la petite Bretonne.

--Eh! folles que nous sommes toutes, notre amant ne sera-t-il pas
toujours notre plus belle parure?

Francine la laissa mollement couchée sur l’ottomane, et se retira pas
à pas, en devinant que, aimée ou non, sa maîtresse ne livrerait jamais
Montauran.

--Es-tu sûre de ce que tu me débites là, ma vieille? disait Hulot à
Barbette qui l’avait reconnu en entrant à Fougères.

--Avez-vous des yeux? Tenez, regardez les rochers de Saint-Sulpice, là,
mon bon homme, au dret de Saint-Léonard.

Corentin tourna les yeux vers le sommet, dans la direction indiquée par
le doigt de Barbette; et, comme le brouillard commençait à se dissiper,
il put voir assez distinctement la colonne de fumée blanchâtre dont
avait parlé la femme de Galope-chopine.

--Mais quand viendra-t-il, hé! la vieille? Sera-ce ce soir ou cette
nuit?

--Mon bon homme, reprit Barbette, je n’en sais _rin_.

--Pourquoi trahis-tu ton parti? dit vivement Hulot après avoir attiré
la paysanne à quelques pas de Corentin.

--Ah! monseigneur le général, voyez le pied de mon gars! hé! bien, il
est trempé dans le sang de mon homme tué par les Chuins, sous votre
respect, comme un veau, pour le punir des trois mots que vous m’avez
arrachés, avant-hier, quand je labourais. Prenez mon gars, puisque vous
lui avez ôté son père et sa mère, mais faites-en un vrai Bleu, mon bon
homme, et qu’il puisse tuer beaucoup de Chuins. Tenez, voilà deux cents
écus, gardez-les-lui; en les ménageant il ira loin avec ça, puisque son
père a été douze ans à les amasser.

Hulot regarda avec étonnement cette paysanne pâle et ridée dont les
yeux étaient secs.

--Mais toi, dit-il, toi, la mère, que vas-tu devenir? Il vaut mieux que
tu conserves cet argent.

--Moi, répondit-elle en branlant la tête avec tristesse, je n’ai plus
besoin de rin! Vous me _clancheriez_ au fin fond de la tour de Mélusine
(et elle montra une des tours du château), que les Chuins sauraient ben
m’y venir tuer!

Elle embrassa son gars avec une sombre expression de douleur, le
regarda, versa deux larmes, le regarda encore, et disparut.

--Commandant, dit Corentin, voici une de ces occasions qui, pour être
mises à profit, demandent plutôt deux bonnes têtes qu’une. Nous savons
tout et nous ne savons rien. Faire cerner, dès à présent, la maison
de mademoiselle de Verneuil, ce serait la mettre contre nous. Nous ne
sommes pas, toi, moi, tes Contre-Chouans et tes deux bataillons, de
force à lutter contre cette fille-là, si elle se met en tête de sauver
son ci-devant. Ce garçon est homme de cour, et par conséquent rusé;
c’est un jeune homme, et il a du cœur. Nous ne pourrons jamais nous en
emparer à son entrée à Fougères. Il s’y trouve d’ailleurs peut-être
déjà. Faire des visites domiciliaires? Absurdité! Ça n’apprend rien, ça
donne l’éveil, et ça tourmente les habitants.

--Je m’en vais, dit Hulot impatienté, donner au factionnaire du poste
Saint-Léonard la consigne d’avancer sa promenade de trois pas de plus,
et il arrivera ainsi en face de la maison de mademoiselle de Verneuil.
Je conviendrai d’un signe avec chaque sentinelle, je me tiendrai au
corps-de-garde, et quand on m’aura signalé l’entrée d’un jeune homme
quelconque, je prends un caporal et quatre hommes, et...

--Et, reprit Corentin en interrompant l’impétueux soldat, si le jeune
homme n’est pas le marquis, si le marquis n’entre pas par la porte,
s’il est déjà chez mademoiselle de Verneuil, si, si...

Là, Corentin regarda le commandant avec un air de supériorité qui
avait quelque chose de si insultant, que le vieux militaire s’écria:
--Mille tonnerres de Dieu! va te promener, citoyen de l’enfer. Est-ce
que tout cela me regarde? Si ce hanneton-là vient tomber dans un de
mes corps-de-garde, il faudra bien que je le fusille; si j’apprends
qu’il est dans une maison, il faudra bien aussi que j’aille le cerner,
le prendre et le fusiller! Mais, du diable si je me creuse la cervelle
pour mettre de la boue sur mon uniforme.

--Commandant, la lettre des trois ministres t’ordonne d’obéir à
mademoiselle de Verneuil.

--Citoyen, qu’elle vienne elle-même, je verrai ce que j’aurai à faire.

--Eh! bien, citoyen, répliqua Corentin avec hauteur, elle ne tardera
pas. Elle te dira, elle-même, l’heure et le moment où le ci-devant sera
entré. Peut-être, même, ne sera-t-elle tranquille que quand elle t’aura
vu posant les sentinelles et cernant sa maison?

--Le diable s’est fait homme, se dit douloureusement le vieux chef de
demi-brigade en voyant Corentin qui remontait à grands pas l’escalier
de la Reine où cette scène avait eu lieu et qui regagnait la porte
Saint-Léonard. --Il me livrera le citoyen Montauran, pieds et poings
liés, reprit Hulot en se parlant à lui-même, et je me trouverai embêté
d’un conseil de guerre à présider. --Après tout, dit-il en haussant les
épaules, le Gars est un ennemi de la République, il m’a tué mon pauvre
Gérard, et ce sera toujours un noble de moins. Au diable!

Il tourna lestement sur les talons de ses bottes, et alla visiter tous
les postes de la ville en sifflant la _Marseillaise_.

Mademoiselle de Verneuil était plongée dans une de ces méditations dont
les mystères restent comme ensevelis dans les abîmes de l’âme, et dont
les mille sentiments contradictoires ont souvent prouvé à ceux qui en
ont été la proie qu’on peut avoir une vie orageuse et passionnée entre
quatre murs, sans même quitter l’ottomane sur laquelle se consume
alors l’existence. Arrivée au dénoûment du drame qu’elle était venue
chercher, cette fille en faisait tour à tour passer devant elle les
scènes d’amour et de colère qui avaient si puissamment animé sa vie
pendant les dix jours écoulés depuis sa première rencontre avec le
marquis. En ce moment le bruit d’un pas d’homme retentit dans le salon
qui précédait sa chambre, elle tressaillit; la porte s’ouvrit, elle
tourna vivement la tête, et vit Corentin.

--Petite tricheuse! dit en riant l’agent supérieur de la police,
l’envie de me tromper vous prendra-t-elle encore? Ah! Marie! Marie!
vous jouez un jeu bien dangereux en ne m’intéressant pas à votre
partie, en en décidant les coups sans me consulter. Si le marquis a
échappé à son sort...

--Cela n’a pas été votre faute, n’est-ce pas? répondit mademoiselle de
Verneuil avec une ironie profonde. Monsieur, reprit-elle d’une voix
grave, de quel droit venez-vous encore chez moi?

--Chez vous? demanda-t-il d’un ton amer.

--Vous m’y faites songer, répliqua-t-elle avec noblesse, je ne suis
pas chez moi. Vous avez peut-être sciemment choisi cette maison pour
y commettre plus sûrement vos assassinats, je vais en sortir. J’irais
dans un désert pour ne plus voir des...

--Des espions, dites, reprit Corentin. Mais cette maison n’est ni à
vous ni à moi, elle est au gouvernement; et, quant à en sortir, vous
n’en feriez rien, ajouta-t-il en lui lançant un regard diabolique.

Mademoiselle de Verneuil se leva par un mouvement d’indignation,
s’avança de quelques pas; mais tout à coup elle s’arrêta en voyant
Corentin qui releva le rideau de la fenêtre et se prit à sourire en
l’invitant à venir près de lui.

--Voyez-vous cette colonne de fumée? dit-il avec le calme profond qu’il
savait conserver sur sa figure blême quelque profondes que fussent ses
émotions.

--Quel rapport peut-il exister entre mon départ et de mauvaises herbes
auxquelles on a mis le feu? demanda-t-elle.

--Pourquoi votre voix est-elle si altérée? reprit Corentin. Pauvre
petite! ajouta-t-il d’une voix douce, je sais tout. Le marquis vient
aujourd’hui à Fougères, et ce n’est pas dans l’intention de nous le
livrer que vous avez arrangé si voluptueusement ce boudoir, ces fleurs
et ces bougies.

Mademoiselle de Verneuil pâlit en voyant la mort du marquis écrite
dans les yeux de ce tigre à face humaine, et ressentit pour son amant
un amour qui tenait du délire. Chacun de ses cheveux lui versa dans
la tête une atroce douleur qu’elle ne put soutenir, et elle tomba sur
l’ottomane. Corentin resta un moment les bras croisés sur la poitrine,
moitié content d’une torture qui le vengeait de tous les sarcasmes et
du dédain par lesquels cette femme l’avait accablé, moitié chagrin de
voir souffrir une créature dont le joug lui plaisait toujours, quelque
lourd qu’il fût.

--Elle l’aime, se dit-il d’une voix sourde.

--L’aimer, s’écria-t-elle, eh! qu’est-ce que signifie ce mot? Corentin!
il est ma vie, mon âme, mon souffle. Elle se jeta aux pieds de cet
homme dont le calme l’épouvantait. --Ame de boue, lui dit-elle, j’aime
mieux m’avilir pour lui obtenir la vie, que de m’avilir pour la lui
ôter. Je veux le sauver au prix de tout mon sang. Parle, que te faut-il?

Corentin tressaillit.

--Je venais prendre vos ordres, Marie, dit-il d’un son de voix plein de
douceur et en la relevant avec une gracieuse politesse. Oui, Marie, vos
injures ne m’empêcheront pas d’être tout à vous, pourvu que vous ne me
trompiez plus. Vous savez, Marie, qu’on ne me dupe jamais impunément.

--Ah! si vous voulez que je vous aime, Corentin, aidez-moi à le sauver.

--Eh! bien, à quelle heure vient le marquis? dit-il en s’efforçant de
faire cette demande d’un ton calme.

--Hélas! je n’en sais rien.

Ils se regardèrent tous deux en silence.

--Je suis perdue, se disait mademoiselle de Verneuil.

--Elle me trompe, pensait Corentin. --Marie, reprit-il, j’ai deux
maximes. L’une, de ne jamais croire un mot de ce que disent les femmes,
c’est le moyen de ne pas être leur dupe; l’autre, de toujours chercher
si elles n’ont pas quelque intérêt à faire le contraire de ce qu’elles
ont dit et à se conduire en sens inverse des actions dont elles
veulent bien nous confier le secret. Je crois que nous nous entendons
maintenant.

--A merveille, répliqua mademoiselle de Verneuil. Vous voulez des
preuves de ma bonne foi; mais je les réserve pour le moment où vous
m’en aurez donné de la vôtre.

--Adieu, mademoiselle, dit sèchement Corentin.

--Allons, reprit la jeune fille en souriant, asseyez-vous, mettez-vous
là et ne boudez pas, sinon je saurais bien me passer de vous pour
sauver le marquis. Quant aux trois cent mille francs que vous voyez
toujours étalés devant vous, je puis vous les mettre en or, là, sur
cette cheminée, à l’instant où le marquis sera en sûreté.

Corentin se leva, recula de quelques pas et regarda mademoiselle de
Verneuil.

--Vous êtes devenue riche en peu de temps, dit-il d’un ton dont
l’amertume était mal déguisée.

--Montauran, reprit-elle en souriant de pitié, pourra vous offrir
lui-même bien davantage pour sa rançon. Ainsi, prouvez-moi que vous
avez les moyens de le garantir de tout danger, et...

--Ne pouvez-vous pas, s’écria tout à coup Corentin, le faire évader au
moment même de son arrivée, puisque Hulot en ignore l’heure et... Il
s’arrêta comme s’il se reprochait à lui-même d’en trop dire. --Mais
est-ce bien vous qui me demandez une ruse, reprit-il en souriant de la
manière la plus naturelle? Écoutez, Marie, je suis certain de votre
loyauté. Promettez-moi de me dédommager de tout ce que je perds en
vous servant, et j’endormirai si bien cette buse de commandant, que le
marquis sera libre à Fougères comme à Saint-James.

--Je vous le promets, répondit la jeune fille avec une sorte de
solennité.

--Non pas ainsi, reprit-il, jurez-le-moi par votre mère.

Mademoiselle de Verneuil tressaillit; et, levant une main tremblante,
elle fit le serment demandé par cet homme, dont les manières venaient
de changer subitement.

--Vous pouvez disposer de moi, dit Corentin. Ne me trompez pas, et vous
me bénirez ce soir.

--Je vous crois, Corentin, s’écria mademoiselle de Verneuil tout
attendrie. Elle le salua par une douce inclination de tête, et lui
sourit avec une bonté mêlée de surprise en lui voyant sur la figure une
expression de tendresse mélancolique.

--Quelle ravissante créature! s’écria Corentin en s’éloignant. Ne
l’aurai-je donc jamais, pour en faire à la fois, l’instrument de ma
fortune et la source de mes plaisirs? Se mettre à mes pieds, elle!...
Oh! oui, le marquis périra. Et si je ne puis obtenir cette femme qu’en
la plongeant dans un bourbier, je l’y plongerai. --Enfin, se dit-il
à lui-même en arrivant sur la place où ses pas le conduisirent à
son insu, elle ne se défie peut-être plus de moi. Cent mille écus à
l’instant! Elle me croit avare. C’est une ruse, ou elle l’a épousé.
Corentin, perdu dans ses pensées, n’osait prendre une résolution.
Le brouillard que le soleil avait dissipé vers le milieu du jour,
reprenait insensiblement toute sa force et devint si épais que Corentin
n’apercevait plus les arbres même à une faible distance. --Voilà un
nouveau malheur, se dit-il en rentrant à pas lents chez lui. Il est
impossible d’y voir à six pas. Le temps protége nos amants. Surveillez
donc une maison gardée par un tel brouillard. --Qui vive! s’écria-t-il
en saisissant le bras d’un inconnu qui semblait avoir grimpé sur la
promenade à travers les roches les plus périlleuses.

--C’est moi, répondit naïvement une voix enfantine.

--Ah! c’est le petit gars au pied rouge. Ne veux-tu pas venger ton
père? lui demanda Corentin.

--Oui! dit l’enfant.

--C’est bien. Connais-tu le Gars?

--Oui.

--C’est encore mieux. Eh! bien, ne me quitte pas, sois exact à faire
tout ce que je te dirai, tu achèveras l’ouvrage de ta mère, et tu
gagneras des gros sous. Aimes-tu les gros sous?

--Oui.

--Tu aimes les gros sous et tu veux tuer le Gars, je prendrai soin de
toi. --Allons, se dit en lui-même Corentin après une pause, Marie,
tu nous le livreras toi-même! Elle est trop violente pour juger le
coup que je m’en vais lui porter; d’ailleurs, la passion ne réfléchit
jamais. Elle ne connaît pas l’écriture du marquis, voici donc le
moment de tendre le piége dans lequel son caractère la fera donner
tête baissée. Mais pour assurer le succès de ma ruse, Hulot m’est
nécessaire, et je cours le voir.

En ce moment, mademoiselle de Verneuil et Francine délibéraient sur les
moyens de soustraire le marquis à la douteuse générosité de Corentin et
aux baïonnettes de Hulot.

--Je vais aller le prévenir, s’écriait la petite Bretonne.

--Folle, sais-tu donc où il est? Moi-même, aidée par tout l’instinct du
cœur, je pourrais bien le chercher longtemps sans le rencontrer.

Après avoir inventé bon nombre de ces projets insensés, si faciles à
exécuter au coin du feu, mademoiselle de Verneuil s’écria: --Quand je
le verrai, son danger m’inspirera.

Puis elle se plut, comme tous les esprits ardents, à ne vouloir prendre
son parti qu’au dernier moment, se fiant à son étoile ou à cet instinct
d’adresse qui abandonne rarement les femmes. Jamais peut-être son cœur
n’avait subi de si fortes contractions. Tantôt elle restait comme
stupide, les yeux fixes, et tantôt, au moindre bruit, elle tressaillait
comme ces arbres presque déracinés que les bûcherons agitent fortement
avec une corde pour en hâter la chute. Tout à coup une détonation
violente, produite par la décharge d’une douzaine de fusils, retentit
dans le lointain. Mademoiselle de Verneuil pâlit, saisit la main de
Francine, et lui dit: --Je meurs, ils me l’ont tué.

Le pas pesant d’un soldat se fit entendre dans le salon. Francine
épouvantée se leva et introduisit un caporal. Le Républicain, après
avoir fait un salut militaire à mademoiselle de Verneuil, lui présenta
des lettres dont le papier n’était pas très-propre. Le soldat, ne
recevant aucune réponse de la jeune fille, lui dit en se retirant:
--Madame, c’est de la part du commandant.

Mademoiselle de Verneuil, en proie à de sinistres pressentiments,
lisait une lettre écrite probablement à la hâte par Hulot.

«Mademoiselle, mes Contre-Chouans viennent de s’emparer d’un des
messagers du Gars qui vient d’être fusillé. Parmi les lettres
interceptées, celle que je vous transmets peut vous être de quelque
utilité, etc.»

--Grâce au ciel, ce n’est pas lui qu’ils viennent de tuer,
s’écria-t-elle en jetant cette lettre au feu.

Elle respira plus librement et lut avec avidité le billet qu’on venait
de lui envoyer; il était du marquis et semblait adressé à madame du Gua.

«Non, mon ange, je n’irai pas ce soir à la Vivetière. Ce soir, vous
perdez votre gageure avec le comte et je triomphe de la République en
la personne de cette fille délicieuse, qui vaut certes bien une nuit,
convenez-en. Ce sera le seul avantage réel que je remporterai dans
cette campagne, car la Vendée se soumet. Il n’y a plus rien à faire en
France, et nous repartirons sans doute ensemble pour l’Angleterre. Mais
à demain les affaires sérieuses.»

Le billet lui échappa des mains, elle ferma les yeux, garda un profond
silence, et resta penchée en arrière, la tête appuyée sur un coussin.
Après une longue pause, elle leva les yeux sur la pendule qui alors
marquait quatre heures.

--Et monsieur se fait attendre, dit-elle avec une cruelle ironie.

--Oh! s’il pouvait ne pas venir, reprit Francine.

--S’il ne venait pas, dit Marie d’une voix sourde, j’irais au-devant
de lui, moi! Mais non, il ne peut tarder maintenant, Francine, suis-je
bien belle?

--Vous êtes bien pâle!

--Vois, reprit mademoiselle de Verneuil, cette chambre parfumée, ces
fleurs, ces lumières, cette vapeur enivrante, tout ici pourra-t-il bien
donner l’idée d’une vie céleste à celui que je veux plonger cette nuit
dans les délices de l’amour.

--Qu’y a-t-il donc, mademoiselle?

--Je suis trahie, trompée, abusée, jouée, rouée, perdue, et je veux
le tuer, le déchirer. Mais oui, il y avait toujours dans ses manières
un mépris qu’il cachait mal, et que je ne voulais pas voir! Oh! j’en
mourrai! --Sotte que je suis, dit-elle en riant, il vient, j’ai la nuit
pour lui apprendre que, mariée ou non, un homme qui m’a possédée ne
peut plus m’abandonner. Je lui mesurerai la vengeance à l’offense, et
il périra désespéré. Je lui croyais quelque grandeur dans l’âme, mais
c’est sans doute le fils d’un laquais! Il m’a certes bien habilement
trompée, car j’ai peine à croire encore que l’homme capable de me
livrer à Pille-miche sans pitié puisse descendre à des fourberies
dignes de Scapin. Il est si facile de se jouer d’une femme aimante, que
c’est la dernière des lâchetés. Qu’il me tue, bien; mais mentir, lui
que j’avais tant grandi! A l’échafaud! à l’échafaud! Ah! je voudrais
le voir guillotiner. Suis-je donc si cruelle? Il ira mourir couvert de
caresses, de baisers qui lui auront valu vingt ans de vie...

--Marie, reprit Francine avec une douceur angélique, comme tant
d’autres, soyez victime de votre amant, mais ne vous faites ni sa
maîtresse ni son bourreau. Gardez son image au fond de votre cœur, sans
vous la rendre à vous-même cruelle. S’il n’y avait aucune joie dans
un amour sans espoir, que deviendrions-nous, pauvres femmes que nous
sommes! Ce Dieu, Marie, auquel vous ne pensez jamais, nous récompensera
d’avoir obéi à notre vocation sur la terre: aimer et souffrir!

--Petite chatte, répondit mademoiselle de Verneuil en caressant la main
de Francine, ta voix est bien douce et bien séduisante! La raison a
bien des attraits sous ta forme! Je voudrais bien t’obéir...

--Vous lui pardonnez, vous ne le livrerez pas!

--Tais-toi, ne me parle plus de cet homme-là. Comparé à lui, Corentin
est une noble créature. Me comprends-tu?

Elle se leva en cachant sous une figure horriblement calme, et
l’égarement qui la saisit et une soif inextinguible de vengeance. Sa
démarche lente et mesurée annonçait je ne sais quoi d’irrévocable dans
ses résolutions. En proie à ses pensées, dévorant son injure, et trop
fière pour avouer le moindre de ses tourments, elle alla au poste de la
porte Saint-Léonard pour y demander la demeure du commandant. A peine
était-elle sortie de sa maison que Corentin y entra.

--Oh! monsieur Corentin, s’écria Francine, si vous vous intéressez à ce
jeune homme, sauvez-le, mademoiselle va le livrer. Ce misérable papier
a tout détruit.

Corentin prit négligemment la lettre en demandant: --Et où est-elle
allée?

--Je ne sais.

--Je cours, dit-il, la sauver de son propre désespoir.

Il disparut en emportant la lettre, franchit la maison avec rapidité,
et dit au petit gars qui jouait devant la porte: --Par où s’est dirigée
la dame qui vient de sortir?

Le fils de Galope-chopine fit quelques pas avec Corentin pour lui
montrer la rue en pente qui menait à la porte Saint-Léonard.

--C’est par là, dit-il, sans hésiter en obéissant à la vengeance que sa
mère lui avait soufflée au cœur.

En ce moment, quatre hommes déguisés entrèrent chez mademoiselle de
Verneuil sans avoir été vus ni par le petit gars, ni par Corentin.

--Retourne à ton poste, répondit l’espion. Aie l’air de t’amuser à
faire tourner le loqueteau des persiennes, mais veille bien, et regarde
partout, même sur les toits.

Corentin s’élança rapidement dans la direction indiquée par le
petit gars, crut reconnaître mademoiselle de Verneuil au milieu du
brouillard, et la rejoignit effectivement au moment où elle atteignait
le poste Saint-Léonard.

--Où allez-vous? dit-il en lui offrant le bras, vous êtes pâle,
qu’est-il donc arrivé? Est-il convenable de sortir ainsi toute seule?
prenez mon bras.

--Où est le commandant, lui demanda-t-elle?

A peine mademoiselle de Verneuil avait-elle achevé sa phrase, qu’elle
entendit le mouvement d’une reconnaissance militaire en dehors de la
porte Saint-Léonard, et distingua bientôt la grosse voix de Hulot au
milieu du tumulte.

--Tonnerre de Dieu! s’écria-t-il, jamais je n’ai vu moins clair qu’en
ce moment à faire la ronde. Ce ci-devant a commandé le temps.

--De quoi vous plaignez-vous, répondit mademoiselle de Verneuil en
lui serrant fortement le bras, ce brouillard peut cacher la vengeance
aussi bien que la perfidie. Commandant, ajouta-t-elle à voix basse, il
s’agit de prendre avec moi des mesures telles que le Gars ne puisse pas
échapper aujourd’hui.

--Est-il chez vous? lui demanda-t-il d’une voix dont l’émotion accusait
son étonnement.

--Non, répondit-elle, mais vous me donnerez un homme sûr et je
l’enverrai vous avertir de l’arrivée de ce marquis.

--Qu’allez-vous faire? dit Corentin avec empressement à Marie, un
soldat chez vous l’effaroucherait, mais un enfant, et j’en trouverai
un, n’inspirera pas de défiance...

--Commandant, reprit mademoiselle de Verneuil, grâce à ce brouillard
que vous maudissez, vous pouvez, dès à présent, cerner ma maison.
Mettez des soldats partout. Placez un poste dans l’église Saint-Léonard
pour vous assurer de l’esplanade sur laquelle donnent les fenêtres de
mon salon. Apostez des hommes sur la promenade; car, quoique la fenêtre
de ma chambre soit à vingt pieds du sol, le désespoir prête quelquefois
la force de franchir les distances les plus périlleuses. Écoutez!
Je ferai probablement sortir ce monsieur par la porte de ma maison;
ainsi, ne donnez qu’à un homme courageux la mission de la surveiller;
car, dit-elle en poussant un soupir, on ne peut pas lui refuser de la
bravoure, et il se défendra!

--Gudin! s’écria le commandant.

Aussitôt le jeune Fougerais s’élança du milieu de la troupe revenue
avec Hulot et qui avait gardé ses rangs à une certaine distance.

--Écoute, mon garçon, lui dit le vieux militaire à voix basse, ce
tonnerre de fille nous livre le Gars sans que je sache pourquoi, c’est
égal, ça n’est pas notre affaire. Tu prendras dix hommes avec toi et
tu te placeras de manière à garder le cul-de-sac au fond duquel est la
maison de cette fille; mais arrange-toi pour qu’on ne voie ni toi ni
tes hommes.

--Oui, mon commandant, je connais le terrain.

--Eh! bien, mon enfant, reprit Hulot, Beau-pied viendra t’avertir de ma
part du moment où il faudra jouer du bancal. Tâche de joindre toi-même
le marquis, et si tu peux le tuer, afin que je n’aie pas à le fusiller
juridiquement, tu seras lieutenant dans quinze jours, ou je ne me nomme
pas Hulot. --Tenez, mademoiselle, voici un lapin qui ne boudera pas,
dit-il à la jeune fille en lui montrant Gudin. Il fera bonne garde
devant votre maison, et si le ci-devant en sort ou veut y entrer, il ne
le manquera pas.

Gudin partit avec une dizaine de soldats.

--Savez-vous bien ce que vous faites? disait tout bas Corentin à
mademoiselle de Verneuil.

Elle ne lui répondit pas, et vit partir avec une sorte de contentement
les hommes qui, sous les ordres du sous-lieutenant, allèrent se placer
sur la Promenade, et ceux qui, suivant les instructions de Hulot, se
postèrent le long des flancs obscurs de l’église Saint-Léonard.

--Il y a des maisons qui tiennent à la mienne, dit-elle au commandant,
cernez-les aussi. Ne nous préparons pas de repentir en négligeant une
seule des précautions à prendre.

--Elle est enragée, pensa Hulot.

--Ne suis-je pas prophète, lui dit Corentin à l’oreille. Quant à celui
que je vais mettre chez elle, c’est le petit gars au pied sanglant;
ainsi...

Il n’acheva pas. Mademoiselle de Verneuil s’était par un mouvement
soudain élancée vers sa maison, où il la suivit en sifflant comme un
homme heureux; quand il la rejoignit, elle avait déjà atteint le seuil
de la porte où Corentin retrouva le fils de Galope-chopine.

--Mademoiselle, lui dit-il, prenez avec vous ce petit garçon, vous
ne pouvez pas avoir d’émissaire plus innocent et plus actif que lui.
--Quand tu auras vu le Gars entré, quelque chose qu’on te dise,
sauve-toi, viens me trouver au corps de garde, je te donnerai de quoi
manger de la galette pendant toute ta vie.

A ces mots, soufflés pour ainsi dire dans l’oreille du petit gars,
Corentin se sentit presser fortement la main par le jeune Breton, qui
suivit mademoiselle de Verneuil.

--Maintenant, mes bons amis, expliquez-vous quand vous voudrez! s’écria
Corentin lorsque la porte se ferma, si tu fais l’amour, mon petit
marquis, ce sera sur ton suaire.

Mais Corentin, qui ne put se résoudre à quitter de vue cette maison
fatale, se rendit sur la Promenade, où il trouva le commandant occupé à
donner quelques ordres. Bientôt la nuit vint. Deux heures s’écoulèrent
sans que les différentes sentinelles placées de distance en distance,
eussent rien aperçu qui pût faire soupçonner que le marquis avait
franchi la triple enceinte d’hommes attentifs et cachés qui cernaient
les trois côtés par lesquels la tour du Papegaut était accessible.
Vingt fois Corentin était allé de la Promenade au corps de garde, vingt
fois son attente avait été trompée, et son jeune émissaire n’était
pas encore venu le trouver. Abîmé dans ses pensées, l’espion marchait
lentement sur la Promenade en éprouvant le martyre que lui faisaient
subir trois passions terribles dans leur choc: l’amour, l’avarice,
l’ambition. Huit heures sonnèrent à toutes les horloges. La lune se
levait fort tard. Le brouillard et la nuit enveloppaient donc dans
d’effroyables ténèbres les lieux où le drame conçu par cet homme
allait se dénouer. L’agent supérieur de la police sut imposer silence
à ses passions, il se croisa fortement les bras sur la poitrine, et ne
quitta pas des yeux la fenêtre qui s’élevait comme un fantôme lumineux
au-dessus de cette tour. Quand sa marche le conduisait du côté des
vallées au bord des précipices, il épiait machinalement le brouillard
sillonné par les lueurs pâles de quelques lumières qui brillaient
çà et là dans les maisons de la ville ou des faubourgs, au-dessus et
au-dessous du rempart. Le silence profond qui régnait n’était troublé
que par le murmure du Nançon, par les coups lugubres et périodiques du
beffroi, par les pas lourds des sentinelles, ou par le bruit des armes,
quand on venait d’heure en heure relever les postes. Tout était devenu
solennel, les hommes et la Nature.

--Il fait noir comme dans la gueule d’un loup, dit en ce moment
Pille-miche.

--Va toujours, répondit Marche-à-terre, et ne parle pas plus qu’un
chien mort.

--J’ose à peine respirer, répliqua le Chouan.

--Si celui qui vient de laisser rouler une pierre veut que son
cœur serve de gaîne à mon couteau, il n’a qu’à recommencer, dit
Marche-à-terre d’une voix si basse qu’elle se confondait avec le
frissonnement des eaux du Nançon.

--Mais c’est moi, dit Pille-miche.

--Eh! bien, vieux sac à sous, reprit le chef, glisse sur ton ventre
comme une anguille de haie, sinon nous allons laisser là nos carcasses
plus tôt qu’il ne le faudra.

--Hé! Marche-à-terre, dit en continuant l’incorrigible Pille-miche, qui
s’aida de ses mains pour se hisser sur le ventre et arriva sur la ligne
où se trouvait son camarade à l’oreille duquel il parla d’une voix si
étouffée que les Chouans par lesquels ils étaient suivis n’entendirent
pas une syllabe. --Hé! Marche-à-terre, s’il faut en croire notre Grande
Garce, il doit y avoir un fier butin là-haut. Veux-tu faire part à nous
deux?

--Écoute, Pille-miche! dit Marche-à-terre en s’arrêtant à plat ventre.

Toute la troupe imita ce mouvement, tant les Chouans étaient excédés
par les difficultés que le précipice opposait à leur marche.

--Je te connais, reprit Marche-à-terre, pour être un de ces bons
Jean-prend-tout, qui aiment autant donner des coups que d’en recevoir,
quand il n’y a que cela à choisir. Nous ne venons pas ici pour chausser
les souliers des morts, nous sommes diables contre diables, et malheur
à ceux qui auront les griffes courtes. La Grande Garce nous envoie ici
pour sauver le Gars. Il est là, tiens, lève ton nez de chien et regarde
cette fenêtre, au-dessus de la tour!

En ce moment minuit sonna. La lune se leva et donna au brouillard
l’apparence d’une fumée blanche. Pille-miche serra violemment le bras
de Marche-à-terre et lui montra silencieusement à dix pieds au-dessus
d’eux, le fer triangulaire de quelques baïonnettes luisantes.

--Les Bleus y sont déjà, dit Pille-miche, nous n’aurons rien de force.

--Patience, répondit Marche-à-terre, si j’ai bien tout examiné ce
matin, nous devons trouver au bas de la tour du Papegaut, entre les
remparts et la Promenade, une petite place où l’on met toujours du
fumier, et l’on peut se laisser tomber là-dessus comme sur un lit.

--Si saint Labre, dit Pille-miche, voulait changer en bon cidre le
sang qui va couler, les Fougerais en trouveraient demain une terrible
provision.

Marche-à-terre couvrit de sa large main la bouche de son ami; puis, un
avis sourdement donné par lui courut de rang en rang jusqu’au dernier
des Chouans suspendus dans les airs sur les bruyères des schistes. En
effet, Corentin avait une oreille trop exercée pour n’avoir pas entendu
le froissement de quelques arbustes tourmentés par les Chouans, ou le
bruit léger des cailloux qui roulèrent au bas du précipice, et il était
au bord de l’esplanade. Marche-à-terre, qui semblait posséder le don de
voir dans l’obscurité, ou dont les sens continuellement en mouvement
devaient avoir acquis la finesse de ceux des Sauvages, avait entrevu
Corentin; comme un chien bien dressé, peut-être l’avait-il senti. Le
diplomate de la police eut beau écouter le silence et regarder le mur
naturel formé par les schistes, il n’y put rien découvrir. Si la lueur
douteuse du brouillard lui permit d’apercevoir quelques Chouans, il
les prit pour des fragments du rocher, tant ces corps humains gardèrent
bien l’apparence d’une nature inerte. Le danger de la troupe dura peu.
Corentin fut attiré par un bruit très-distinct qui se fit entendre
à l’autre extrémité de la Promenade, au point où cessait le mur de
soutènement et où commençait la pente rapide du rocher. Un sentier
tracé sur le bord des schistes et qui communiquait à l’escalier de la
Reine aboutissait précisément à ce point d’intersection. Au moment où
Corentin y arriva, il vit une figure s’élevant comme par enchantement,
et quand il avança la main pour s’emparer de cet être fantastique ou
réel auquel il ne supposait pas de bonnes intentions, il rencontra les
formes rondes et moelleuses d’une femme.

--Que le diable vous emporte, ma bonne! dit-il en murmurant. Si vous
n’aviez pas eu affaire à moi, vous auriez pu attraper une balle dans
la tête... Mais d’où venez-vous et où allez-vous à cette heure-ci?
Êtes-vous muette? --C’est cependant bien une femme, se dit-il à
lui-même.

Le silence devenant suspect, l’inconnue répondit d’une voix qui
annonçait un grand effroi: --Ah! mon bon homme, je revenons de la
veillée.

--C’est la prétendue mère du marquis, se dit Corentin. Voyons ce
qu’elle va faire.

--Eh! bien, allez par là, la vieille, reprit-il à haute voix en
feignant de ne pas la reconnaître. A gauche donc, si vous ne voulez pas
être fusillée!

Il resta immobile; mais en voyant madame du Gua qui se dirigea vers la
tour du Papegaut, il la suivit de loin avec une adresse diabolique.
Pendant cette fatale rencontre, les Chouans s’étaient très-habilement
postés sur les tas de fumier vers lesquels Marche-à-terre les avait
guidés.

--Voilà la Grande Garce! se dit tout bas Marche-à-terre en se dressant
sur ses pieds le long de la tour comme aurait pu faire un ours.

--Nous sommes là, dit-il à la dame.

--Bien! répondit madame du Gua. Si tu peux trouver une échelle dans la
maison dont le jardin aboutit à six pieds au-dessous du fumier, le Gars
serait sauvé. Vois-tu cet œil-de-bœuf là-haut? Il donne dans un cabinet
de toilette attenant à la chambre à coucher, c’est là qu’il faut
arriver. Ce pan de la tour au bas duquel vous êtes, est le seul qui ne
soit pas cerné. Les chevaux sont prêts, et si tu as gardé le passage
du Nançon, en un quart d’heure nous devons le mettre hors de danger,
malgré sa folie. Mais si cette catin veut le suivre, poignardez-la.

Corentin, apercevant dans l’ombre quelques-unes des formes indistinctes
qu’il avait d’abord prises pour des pierres, se mouvoir avec adresse,
alla sur-le-champ au poste de la porte Saint-Léonard, où il trouva le
commandant dormant tout habillé sur le lit de camp.

--Laissez-le donc, dit brutalement Beau-pied à Corentin, il ne fait que
de se poser là.

--Les Chouans sont ici, cria Corentin dans l’oreille de Hulot.

--Impossible, mais tant mieux! s’écria le commandant tout endormi qu’il
était, au moins l’on se battra.

Lorsque Hulot arriva sur la Promenade, Corentin lui montra dans l’ombre
la singulière position occupée par les Chouans.

--Ils auront trompé ou étouffé les sentinelles que j’ai placées entre
l’escalier de la Reine et le château, s’écria le commandant. Ah! quel
tonnerre de brouillard. Mais patience! je vais envoyer, au pied du
rocher, une cinquantaine d’hommes, sous la conduite d’un lieutenant. Il
ne faut pas les attaquer là, car ces animaux-là sont si durs qu’ils se
laisseraient rouler jusqu’en bas du précipice comme des pierres, sans
se casser un membre.

La cloche fêlée du beffroi sonna deux heures lorsque le commandant
revint sur la Promenade, après avoir pris les précautions militaires
les plus sévères, afin de saisir des Chouans commandés par
Marche-à-terre. En ce moment, tous les postes ayant été doublés, la
maison de mademoiselle de Verneuil était devenue le centre d’une petite
armée. Le commandant trouva Corentin absorbé dans la contemplation de
la fenêtre qui dominait la tour du Papegaut.

--Citoyen, lui dit Hulot, je crois que le ci-devant nous embête, car
rien n’a encore bougé.

--Il est là, s’écria Corentin en montrant la fenêtre. J’ai vu l’ombre
d’un homme sur les rideaux! Je ne comprends pas ce qu’est devenu mon
petit gars. Ils l’auront tué ou séduit. Tiens, commandant, vois-tu?
voici un homme! marchons!

--Je n’irai pas le saisir au lit, tonnerre de Dieu! Il sortira, s’il
est entré; Gudin ne le manquera pas, s’écria Hulot, qui avait ses
raisons pour attendre.

--Allons, commandant, je t’enjoins, au nom de la loi, de marcher à
l’instant sur cette maison.

--Tu es encore un joli coco pour vouloir me faire aller.

Sans s’émouvoir de la colère du commandant, Corentin lui dit
froidement: --Tu m’obéiras! Voici un ordre en bonne forme, signé
du ministre de la guerre, qui t’y forcera, reprit-il, en tirant de
sa poche un papier. Est-ce que tu t’imagines que nous sommes assez
simples pour laisser cette fille agir comme elle l’entend. C’est la
guerre civile que nous étouffons, et la grandeur du résultat absout la
petitesse des moyens.

--Je prends la liberté, citoyen, de t’envoyer faire... tu me
comprends? Suffit. Pars du pied gauche, laisse-moi tranquille et plus
vite que ça.

--Mais lis, dit Corentin.

--Ne m’embête pas de tes fonctions, s’écria Hulot indigné de recevoir
des ordres d’un être qu’il trouvait si méprisable.

En ce moment, le fils de Galope-chopine se trouva au milieu d’eux comme
un rat qui serait sorti de terre.

--Le Gars est en route, s’écria-t-il.

--Par où...

--Par la rue Saint-Léonard.

--Beau-pied, dit Hulot à l’oreille du caporal qui se trouvait auprès
de lui, cours prévenir ton lieutenant de s’avancer sur la maison et de
faire un joli petit feu de file, tu m’entends! --Par file à gauche, en
avant sur la tour, vous autres, s’écria le commandant.

Pour la parfaite intelligence du dénoûment, il est nécessaire de
rentrer dans la maison de mademoiselle de Verneuil avec elle.

Quand les passions arrivent à une catastrophe, elles nous soumettent à
une puissance d’enivrement bien supérieure aux mesquines irritations
du vin ou de l’opium. La lucidité que contractent alors les idées,
la délicatesse des sens trop exaltés, produisent les effets les plus
étranges et les plus inattendus. En se trouvant sous la tyrannie d’une
même pensée, certaines personnes aperçoivent clairement les objets les
moins perceptibles, tandis que les choses les plus palpables sont pour
elles comme si elles n’existaient pas. Mademoiselle de Verneuil était
en proie à cette espèce d’ivresse qui fait de la vie réelle une vie
semblable à celle des somnambules, lorsqu’après avoir lu la lettre du
marquis elle s’empressa de tout ordonner pour qu’il ne pût échapper à
sa vengeance, comme naguère elle avait tout préparé pour la première
fête de son amour. Mais quand elle vit sa maison soigneusement entourée
par ses ordres d’un triple rang de baïonnettes, une lueur soudaine
brilla dans son âme. Elle jugea sa propre conduite et pensa avec une
sorte d’horreur qu’elle venait de commettre un crime. Dans un premier
mouvement d’anxiété, elle s’élança vivement vers le seuil de sa porte,
et y resta pendant un moment immobile, en s’efforçant de réfléchir
sans pouvoir achever un raisonnement. Elle doutait si complétement de
ce qu’elle venait de faire, qu’elle chercha pourquoi elle se trouvait
dans l’antichambre de sa maison, en tenant un enfant inconnu par la
main. Devant elle, des milliers d’étincelles nageaient en l’air comme
des langues de feu. Elle se mit à marcher pour secouer l’horrible
torpeur dont elle était enveloppée, mais, semblable à une personne
qui sommeille, aucun objet ne lui apparaissait avec sa forme ou sous
ses couleurs vraies. Elle serrait la main du petit garçon avec une
violence qui ne lui était pas ordinaire, et l’entraînait par une marche
si précipitée, qu’elle semblait avoir l’activité d’une folle. Elle ne
vit rien de tout ce qui était dans le salon quand elle le traversa, et
cependant elle y fut saluée par trois hommes qui se séparèrent pour lui
donner passage.

--La voici, dit l’un d’eux.

--Elle est bien belle, s’écria le prêtre.

--Oui, répondit le premier; mais comme elle est pâle et agitée...

--Et distraite, ajouta le troisième, elle ne nous voit pas.

A la porte de sa chambre, mademoiselle de Verneuil aperçut la figure
douce et joyeuse de Francine qui lui dit à l’oreille: --Il est là,
Marie.

Mademoiselle de Verneuil se réveilla, put réfléchir, regarda l’enfant
qu’elle tenait, le reconnut et répondit à Francine: --Enferme ce petit
garçon, et, si tu veux que je vive, garde-toi bien de le laisser
s’évader.

En prononçant ces paroles avec lenteur, elle avait fixé les yeux
sur la porte de sa chambre, où ils restèrent attachés avec une si
effrayante immobilité, qu’on eût dit qu’elle voyait sa victime à
travers l’épaisseur des panneaux. Elle poussa doucement la porte, et la
ferma sans se retourner, car elle aperçut le marquis debout devant la
cheminée. Sans être trop recherchée, la toilette du gentilhomme avait
un certain air de fête et de parure qui ajoutait encore à l’éclat que
toutes les femmes trouvent à leurs amants. A cet aspect, mademoiselle
de Verneuil retrouva toute sa présence d’esprit. Ses lèvres, fortement
contractées quoique entr’ouvertes, laissèrent voir l’émail de ses dents
blanches et dessinèrent un sourire arrêté dont l’expression était plus
terrible que voluptueuse. Elle marcha d’un pas lent vers le jeune
homme, et lui montrant du doigt la pendule:

--Un homme digne d’amour vaut bien la peine qu’on l’attende, dit-elle
avec une fausse gaieté.

Mais, abattue par la violence de ses sentiments, elle tomba sur le
sopha qui se trouvait auprès de la cheminée.

--Ma chère Marie, vous êtes bien séduisante quand vous êtes en
colère! dit le marquis en s’asseyant auprès d’elle, lui prenant une
main qu’elle laissa prendre et implorant un regard qu’elle refusait.
J’espère, continua-t-il d’une voix tendre et caressante, que Marie sera
dans un instant bien chagrine d’avoir dérobé sa tête à son heureux mari.

En entendant ces mots, elle se tourna brusquement et le regarda dans
les yeux.

--Que signifie ce regard terrible? reprit-il en riant. Mais ta main est
brûlante! mon amour, qu’as-tu?

--Mon amour! répondit-elle d’une voix sourde et altérée.

--Oui, dit-il en se mettant à genoux devant elle et lui prenant les
deux mains qu’il couvrit de baisers, oui, mon amour, je suis à toi pour
la vie.

Elle le poussa violemment et se leva. Ses traits se contractèrent, elle
rit comme rient les fous et lui dit: --Tu n’en crois pas un mot, homme
plus fourbe que le plus ignoble scélérat. Elle sauta vivement sur le
poignard qui se trouvait auprès d’un vase de fleurs, et le fit briller
à deux doigts de la poitrine du jeune homme surpris. --Bah! dit-elle en
jetant cette arme, je ne t’estime pas assez pour te tuer! Ton sang est
même trop vil pour être versé par des soldats, et je ne vois pour toi
que le bourreau.

Ces paroles furent péniblement prononcées d’un ton bas, et elle
trépignait des pieds comme un enfant gâté qui s’impatiente. Le marquis
s’approcha d’elle en cherchant à la saisir.

--Ne me touchez pas! s’écria-t-elle en se reculant par un mouvement
d’horreur.

--Elle est folle, se dit le marquis au désespoir.

--Oui, folle, répéta-t-elle, mais pas encore assez pour être ton jouet.
Que ne pardonnerais-je pas à la passion; mais vouloir me posséder sans
amour, et l’écrire à cette...

--A qui donc ai-je écrit? demanda-t-il avec un étonnement qui certes
n’était pas joué.

--A cette femme chaste qui voulait me tuer.

Là, le marquis pâlit, serra le dos du fauteuil qu’il tenait de manière
à le briser, et s’écria: --Si madame du Gua a été capable de quelque
noirceur...

Mademoiselle de Verneuil chercha la lettre, ne la retrouva plus, appela
Francine, et la Bretonne vint.

--Où est cette lettre?

--M. Corentin l’a prise.

--Corentin! Ah! je comprends tout, il a fait la lettre, et m’a trompée
comme il trompe, avec un art diabolique.

Après avoir jeté un cri perçant, elle alla tomber sur le sopha, et un
déluge de larmes sortit de ses yeux. Le doute comme la certitude était
horrible. Le marquis se précipita aux pieds de sa maîtresse, la serra
contre son cœur en lui répétant dix fois ces mots, les seuls qu’il pût
prononcer: --Pourquoi pleurer, mon ange? où est le mal? Tes injures
sont pleines d’amour. Ne pleure donc pas, je t’aime! je t’aime toujours.

Tout à coup il se sentit presser par elle avec une force surnaturelle,
et, au milieu de ses sanglots: --Tu m’aimes encore?... dit-elle.

--Tu en doutes, répondit-il d’un ton presque mélancolique.

Elle se dégagea brusquement de ses bras et se sauva, comme effrayée et
confuse, à deux pas de lui.

--Si j’en doute?... s’écria-t-elle.

Elle vit le marquis souriant avec une si douce ironie, que les paroles
expirèrent sur ses lèvres. Elle se laissa prendre par la main et
conduire jusque sur le seuil de la porte. Marie aperçut au fond du
salon un autel dressé à la hâte pendant son absence. Le prêtre était
en ce moment revêtu de son costume sacerdotal. Des cierges allumés
jetaient sur le plafond un éclat aussi doux que l’espérance. Elle
reconnut, dans les deux hommes qui l’avaient saluée, le comte de Bauvan
et le baron du Guénic, deux témoins choisis par Montauran.

--Me refuseras-tu toujours? lui dit tout bas le marquis.

A cet aspect elle fit tout à coup un pas en arrière pour regagner sa
chambre, tomba sur les genoux, leva les mains vers le marquis et lui
cria: --Ah! pardon! pardon! pardon!

Sa voix s’éteignit, sa tête se pencha en arrière, ses yeux se
fermèrent, et elle resta entre les bras du marquis et de Francine comme
si elle eût expiré. Quand elle ouvrit les yeux, elle rencontra le
regard du jeune chef, un regard plein d’une amoureuse bonté.

--Marie, patience! cet orage est le dernier, dit-il.

--Le dernier! répéta-t-elle.

Francine et le marquis se regardèrent avec surprise, mais elle leur
imposa silence par un geste.

--Appelez le prêtre, dit-elle, et laissez-moi seule avec lui.

Ils se retirèrent.

--Mon père, dit-elle au prêtre qui apparut soudain devant elle, mon
père, dans mon enfance, un vieillard à cheveux blancs, semblable à
vous, me répétait souvent qu’avec une foi bien vive on obtenait tout de
Dieu, est-ce vrai?

--C’est vrai, répondit le prêtre. Tout est possible à celui qui a tout
créé.

Mademoiselle de Verneuil se précipita à genoux avec un incroyable
enthousiasme: --O mon Dieu! dit-elle dans son extase, ma foi en toi est
égale à mon amour pour lui! inspire-moi! Fais ici un miracle, ou prends
ma vie.

--Vous serez exaucée, dit le prêtre.

Mademoiselle de Verneuil vint s’offrir à tous les regards en s’appuyant
sur le bras de ce vieux prêtre à cheveux blancs. Une émotion profonde
et secrète la livrait à l’amour d’un amant, plus brillante qu’en
aucun jour passé, car une sérénité pareille à celle que les peintres
se plaisent à donner aux martyrs imprimait à sa figure un caractère
imposant. Elle tendit la main au marquis, et ils s’avancèrent ensemble
vers l’autel, où ils s’agenouillèrent. Ce mariage qui allait être béni
à deux pas du lit nuptial, cet autel élevé à la hâte, cette croix,
ces vases, ce calice apportés secrètement par un prêtre, cette fumée
d’encens répandue sous des corniches qui n’avaient encore vu que la
fumée des repas; ce prêtre qui ne portait qu’une étole par-dessus sa
soutane; ces cierges dans un salon, tout formait une scène touchante
et bizarre qui achève de peindre ces temps de triste mémoire où la
discorde civile avait renversé les institutions les plus saintes. Les
cérémonies religieuses avaient alors toute la grâce des mystères. Les
enfants étaient ondoyés dans les chambres où gémissaient encore les
mères. Comme autrefois, le Seigneur allait, simple et pauvre, consoler
les mourants. Enfin les jeunes filles recevaient pour la première fois
le pain sacré dans le lieu même où elles jouaient la veille. L’union
du marquis et de mademoiselle de Verneuil allait être consacrée, comme
tant d’autres unions, par un acte contraire à la législation nouvelle;
mais plus tard, ces mariages, bénis pour la plupart au pied des chênes,
furent tous scrupuleusement reconnus. Le prêtre qui conservait ainsi
les anciens usages jusqu’au dernier moment, était un de ces hommes
fidèles à leurs principes au fort des orages. Sa voix, pure du serment
exigé par la République, ne répandait à travers la tempête que des
paroles de paix. Il n’attisait pas, comme l’avait fait l’abbé Gudin,
le feu de l’incendie; mais il s’était, avec beaucoup d’autres, voué à
la dangereuse mission d’accomplir les devoirs du sacerdoce pour les
âmes restées catholiques. Afin de réussir dans ce périlleux ministère,
il usait de tous les pieux artifices nécessités par la persécution, et
le marquis n’avait pu le trouver que dans une de ces excavations qui,
de nos jours encore, portent le nom de _la cachette du prêtre_. La vue
de cette figure pâle et souffrante inspirait si bien la prière et le
respect, qu’elle suffisait pour donner à cette salle mondaine l’aspect
d’un saint lieu. L’acte de malheur et de joie était tout prêt. Avant
de commencer la cérémonie, le prêtre demanda, au milieu d’un profond
silence, les noms de la fiancée.

--Marie-Nathalie, fille de mademoiselle Blanche de Castéran, décédée
abbesse de Notre-Dame de Séez et de Victor-Amédée, duc de Verneuil.

--Née?

--A la Chasterie, près d’Alençon.

--Je ne croyais pas, dit tout bas le baron au comte, que Montauran
ferait la sottise de l’épouser! La fille naturelle d’un duc, fi donc!

--Si c’était du roi, encore passe, répondit le comte de Bauvan en
souriant, mais ce n’est pas moi qui le blâmerai; l’autre me plaît, et
ce sera sur cette _Jument de Charrette_ que je vais maintenant faire la
guerre. Elle ne roucoule pas, celle-là!...

Les noms du marquis avaient été remplis à l’avance, les deux amants
signèrent et les témoins après. La cérémonie commença. En ce moment,
Marie entendit seule le bruit des fusils et celui de la marche lourde
et régulière des soldats qui venaient sans doute relever le poste de
Bleus qu’elle avait fait placer dans l’église. Elle tressaillit et leva
les yeux sur la croix de l’autel.

--La voilà une sainte, dit tout bas Francine.

--Qu’on me donne de ces saintes-là, et je serai diablement dévot,
ajouta le comte à voix basse.

Lorsque le prêtre fit à mademoiselle de Verneuil la question d’usage,
elle répondit par un oui accompagné d’un soupir profond. Elle se pencha
à l’oreille de son mari et lui dit: --Dans peu vous saurez pourquoi je
manque au serment que j’avais fait de ne jamais vous épouser.

Lorsqu’après la cérémonie, l’assemblée passa dans une salle où le dîner
avait été servi, et au moment où les convives s’assirent, Jérémie
arriva tout épouvanté. La pauvre mariée se leva brusquement, alla
au-devant de lui, suivie de Francine, et, sur un de ces prétextes que
les femmes savent si bien trouver, elle pria le marquis de faire tout
seul pendant un moment les honneurs du repas et emmena le domestique
avant qu’il eût commis une indiscrétion qui serait devenue fatale.

--Ah! Francine, se sentir mourir, et ne pas pouvoir dire: Je meurs!...
s’écria mademoiselle de Verneuil qui ne reparut plus.

Cette absence pouvait trouver sa justification dans la cérémonie qui
venait d’avoir lieu. A la fin du repas, et au moment où l’inquiétude
du marquis était au comble, Marie revint dans tout l’éclat du vêtement
des mariées. Sa figure était joyeuse et calme, tandis que Francine
qui l’accompagnait avait une terreur si profonde empreinte sur tous
les traits, qu’il semblait aux convives voir dans ces deux figures
un tableau bizarre où l’extravagant pinceau de Salvator Rosa aurait
représenté la vie et la mort se tenant par la main.

--Messieurs, dit-elle au prêtre, au baron, au comte, vous serez mes
hôtes pour ce soir, car il y aurait trop de dangers pour vous à sortir
de Fougères. Cette bonne fille a mes instructions et conduira chacun de
vous dans son appartement.

--Pas de rébellion, dit-elle au prêtre qui allait parler, j’espère que
vous ne désobéirez pas à une femme le jour de ses noces.

Une heure après, elle se trouva seule avec son amant dans la chambre
voluptueuse qu’elle avait si gracieusement disposée. Ils arrivèrent
enfin à ce lit fatal où, comme dans un tombeau, se brisent tant
d’espérances, où le réveil à une belle vie est si incertain, où meurt,
où naît l’amour, suivant la portée des caractères qui ne s’éprouvent
que là. Marie regarda la pendule, et se dit: Six heures à vivre.

--J’ai donc pu dormir, s’écria-t-elle vers le matin réveillée en
sursaut par un de ces mouvements soudains qui nous font tressaillir
lorsqu’on a fait la veille un pacte en soi-même afin de s’éveiller
le lendemain à une certaine heure. --Oui, j’ai dormi, répéta-t-elle
en voyant à la lueur des bougies que l’aiguille de la pendule allait
bientôt marquer deux heures du matin. Elle se retourna et contempla le
marquis endormi, la tête appuyée sur une de ses mains, à la manière des
enfants, et de l’autre serrant celle de sa femme en souriant à demi,
comme s’il se fût endormi au milieu d’un baiser.

--Ah! se dit-elle à voix basse, il a le sommeil d’un enfant! Mais
pouvait-il se défier de moi, de moi qui lui dois un bonheur sans nom?

Elle le poussa légèrement, il se réveilla et acheva de sourire. Il
baisa la main qu’il tenait, et regarda cette malheureuse femme avec des
yeux si étincelants, que, n’en pouvant soutenir le voluptueux éclat,
elle déroula lentement ses larges paupières, comme pour s’interdire
à elle-même une dangereuse contemplation; mais en voilant ainsi le
feu de ses regards, elle excitait si bien le désir en paraissant s’y
refuser, que si elle n’avait pas eu de profondes terreurs à cacher, son
mari aurait pu l’accuser d’une trop grande coquetterie. Ils relevèrent
ensemble leurs têtes charmantes, et se firent mutuellement un signe de
reconnaissance plein des plaisirs qu’ils avaient goûtés; mais après
un rapide examen du délicieux tableau que lui offrait la figure de sa
femme, le marquis, attribuant à un sentiment de mélancolie les nuages
répandus sur le front de Marie, lui dit d’une voix douce: --Pourquoi
cette ombre de tristesse, mon amour?

--Pauvre Alphonse, où crois-tu donc que je t’aie mené? demanda-t-elle
en tremblant.

--Au bonheur.

--A la mort.

Et tressaillant d’horreur, elle s’élança hors du lit; le marquis étonné
la suivit, sa femme l’amena près de la fenêtre. Après un geste délirant
qui lui échappa, Marie releva les rideaux de la croisée, et lui montra
du doigt sur la place une vingtaine de soldats. La lune, ayant dissipé
le brouillard, éclairait de sa blanche lumière les habits, les fusils,
l’impassible Corentin qui allait et venait comme un chacal attendant sa
proie, et le commandant, les bras croisés, immobile, le nez en l’air,
les lèvres retroussées, attentif et chagrin.

--Eh! laissons-les, Marie, et reviens.

--Pourquoi ris-tu, Alphonse? c’est moi qui les ai placés là.

--Tu rêves?

--Non!

Ils se regardèrent un moment, le marquis devina tout, et la serrant
dans ses bras: --Va! je t’aime toujours, dit-il.

--Tout n’est donc pas perdu, s’écria Marie. --Alphonse, dit-elle après
une pause, il y a de l’espoir.

En ce moment, ils entendirent distinctement le cri sourd de la
chouette, et Francine sortit tout à coup du cabinet de toilette.

--Pierre est là, dit-elle avec une joie qui tenait du délire.

La marquise et Francine revêtirent Montauran d’un costume de Chouan,
avec cette étonnante promptitude qui n’appartient qu’aux femmes.
Lorsque la marquise vit son mari occupé à charger les armes que
Francine apporta, elle s’esquiva lestement après avoir fait un signe
d’intelligence à sa fidèle Bretonne. Francine conduisit alors le
marquis dans le cabinet de toilette attenant à la chambre. Le jeune
chef, en voyant une grande quantité de draps fortement attachés, put
se convaincre de l’active sollicitude avec laquelle la Bretonne avait
travaillé à tromper la vigilance des soldats.

--Jamais je ne pourrai passer par là, dit le marquis en examinant
l’étroite baie de l’œil-de-bœuf.

En ce moment une grosse figure noire en remplit entièrement l’ovale,
et une voix rauque, bien connue de Francine, cria doucement:
--Dépêchez-vous, mon général, ces crapauds de Bleus se remuent.

--Oh! encore un baiser, dit une voix tremblante et douce.

Le marquis, dont les pieds atteignaient l’échelle libératrice, mais qui
avait encore une partie du corps engagée dans l’œil-de-bœuf, se sentit
pressé par une étreinte de désespoir. Il jeta un cri en reconnaissant
ainsi que sa femme avait pris ses habits; il voulut la retenir, mais
elle s’arracha brusquement de ses bras, et il se trouva forcé de
descendre. Il gardait à la main un lambeau d’étoffe, et la lueur de la
lune venant à l’éclairer soudain, il s’aperçut que ce lambeau devait
appartenir au gilet qu’il avait porté la veille.

--Halte! feu de peloton.

Ces mots, prononcés par Hulot au milieu d’un silence qui avait quelque
chose d’horrible, rompirent le charme sous l’empire duquel semblaient
être les hommes et les lieux. Une salve de balles arrivant du fond de
la vallée jusqu’au pied de la tour succéda aux décharges que firent les
Bleus placés sur la Promenade. Le feu des Républicains n’offrit aucune
interruption et fut continuel, impitoyable. Les victimes ne jetèrent
pas un cri. Entre chaque décharge le silence était effrayant.

Cependant Corentin, ayant entendu tomber du haut de l’échelle un des
personnages aériens qu’il avait signalés au commandant, soupçonna
quelque piége.

--Pas un de ces animaux-là ne chante, dit-il à Hulot, nos deux amants
sont bien capables de nous amuser ici par quelque ruse, tandis qu’ils
se sauvent peut-être par un autre côté...

L’espion, impatient d’éclaircir le mystère, envoya le fils de
Galope-chopine chercher des torches. La supposition de Corentin avait
été si bien comprise de Hulot, que le vieux soldat, préoccupé par le
bruit d’un engagement très-sérieux qui avait lieu devant le poste de
Saint-Léonard, s’écria: --C’est vrai, ils ne peuvent pas être deux.

Et il s’élança vers le corps de garde.

--On lui a lavé la tête avec du plomb, mon commandant, lui dit
Beau-pied qui venait à la rencontre de Hulot; mais il a tué Gudin et
blessé deux hommes. Ah! l’enragé! il avait enfoncé trois rangées de nos
lapins, et aurait gagné les champs sans le factionnaire de la porte
Saint-Léonard qui l’a embroché avec sa baïonnette.

En entendant ces paroles, le commandant se précipita dans le corps de
garde, et vit sur le lit de camp un corps ensanglanté que l’on venait
d’y placer; il s’approcha du prétendu marquis, leva le chapeau qui en
couvrait la figure, et tomba sur une chaise.

--Je m’en doutais, s’écria-t-il en se croisant les bras avec force;
elle l’avait, sacré tonnerre, gardé trop longtemps.

Tous les soldats restèrent immobiles. Le commandant avait fait dérouler
les longs cheveux noirs d’une femme. Tout à coup le silence fut
interrompu par le bruit d’une multitude armée. Corentin entra dans le
corps de garde en précédant quatre soldats qui, sur leurs fusils placés
en forme de civière, portaient Montauran, auquel plusieurs coups de
feu avaient cassé les deux cuisses et les bras. Le marquis fut déposé
sur le lit de camp auprès de sa femme, il l’aperçut et trouva la force
de lui prendre la main par un geste convulsif. La mourante tourna
péniblement la tête, reconnut son mari, frissonna par une secousse
horrible à voir, et murmura ces paroles d’une voix presque éteinte:
--Un jour sans lendemain!... Dieu m’a trop bien exaucée.

--Commandant, dit le marquis en rassemblant toutes ses forces et sans
quitter la main de Marie, je compte sur votre probité pour annoncer ma
mort à mon jeune frère qui se trouve à Londres, écrivez-lui que s’il
veut obéir à mes dernières paroles, il ne portera pas les armes contre
la France, sans néanmoins abandonner le service du roi.

--Ce sera fait, dit Hulot en serrant la main du mourant.

--Portez-les à l’hôpital voisin, s’écria Corentin.

Hulot prit l’espion par le bras, de manière à lui laisser l’empreinte
de ses ongles dans la chair, et lui dit: --Puisque ta besogne est finie
par ici, fiche-moi le camp, et regarde bien la figure du commandant
Hulot, pour ne jamais te trouver sur son passage, si tu ne veux pas
qu’il fasse de ton ventre le fourreau de son bancal.

Et déjà le vieux soldat tirait son sabre.

--Voilà encore un de mes honnêtes gens qui ne feront jamais fortune, se
dit Corentin quand il fut loin du corps de garde.

Le marquis put encore remercier par un signe de tête son adversaire, en
lui témoignant cette estime que les soldats ont pour de loyaux ennemis.

En 1827, un vieil homme accompagné de sa femme marchandait des bestiaux
sur le marché de Fougères, et personne ne lui disait rien quoiqu’il
eût tué plus de cent personnes, on ne lui rappelait même point son
surnom de Marche-à-terre; la personne à qui l’on doit de précieux
renseignements sur tous les personnages de cette Scène, le vit emmenant
une vache et allant de cet air simple, ingénu qui fait dire: --Voilà un
bien brave homme!

Quant à Cibot, dit Pille-miche, on a déjà vu comment il a fini.
Peut-être Marche-à-terre essaya-t-il, mais vainement, d’arracher son
compagnon à l’échafaud, et se trouvait-il sur la place d’Alençon, lors
de l’effroyable tumulte qui fut un des événements du fameux procès
Rifoël, Briond et La Chanterie.


  Fougères, août 1827.



UNE PASSION DANS LE DÉSERT


--Ce spectacle est effrayant! s’écria-t-elle en sortant de la ménagerie
de monsieur Martin.

Elle venait de contempler ce hardi spéculateur _travaillant_ avec sa
hyène, pour parler en style d’affiche.

--Par quels moyens, dit-elle en continuant, peut-il avoir apprivoisé
ses animaux au point d’être assez certain de leur affection pour...

--Ce fait qui vous semble un problème, répondis-je en l’interrompant,
est cependant une chose naturelle...

--Oh! s’écria-t-elle en laissant errer sur ses lèvres un sourire
d’incrédulité.

--Vous croyez donc les bêtes entièrement dépourvues de passions? lui
demandai-je, apprenez que nous pouvons leur donner tous les vices dus à
notre état de civilisation.

Elle me regarda d’un air étonné.

--Mais, repris-je, en voyant monsieur Martin pour la première fois,
j’avoue qu’il m’est échappé, comme à vous, une exclamation de surprise.
Je me trouvais alors près d’un ancien militaire amputé de la jambe
droite entré avec moi. Cette figure m’avait frappé. C’était une de ces
têtes intrépides, marquées du sceau de la guerre et sur lesquelles sont
écrites les batailles de Napoléon. Ce vieux soldat avait surtout un
air de franchise et de gaieté qui me prévient toujours favorablement.
C’était sans doute un de ces troupiers que rien ne surprend, qui
trouvent matière à rire dans la dernière grimace d’un camarade,
l’ensevelissent ou le dépouillent gaiement, interpellent les boulets
avec autorité, dont enfin les délibérations sont courtes, et qui
fraterniseraient avec le diable. Après avoir regardé fort attentivement
le propriétaire de la ménagerie au moment où il sortait de la loge, mon
compagnon plissa ses lèvres de manière à formuler un dédain moqueur
par cette espèce de moue significative que se permettent les hommes
supérieurs pour se faire distinguer des dupes. Aussi, quand je me
récriai sur le courage de monsieur Martin, sourit-il, et me dit-il d’un
air capable en hochant la tête: --Connu!

--Comment, connu? lui répondis-je. Si vous voulez m’expliquer ce
mystère, je vous serai très-obligé.

Après quelques instants pendant lesquels nous fîmes connaissance, nous
allâmes dîner chez le premier restaurateur dont la boutique s’offrit à
nos regards. Au dessert, une bouteille de vin de Champagne rendit aux
souvenirs de ce curieux soldat toute leur clarté. Il me raconta son
histoire et je vis qu’il avait eu raison de s’écrier: --_Connu!_

Rentrée chez elle, elle me fit tant d’agaceries, tant de promesses,
que je consentis à lui rédiger la confidence du soldat. Le lendemain
elle reçut donc cet épisode d’une épopée qu’on pourrait intituler: Les
Français en Égypte.

       *       *       *       *       *

Lors de l’expédition entreprise dans la Haute-Égypte par le général
Desaix, un soldat provençal, étant tombé au pouvoir des Maugrabins, fut
emmené par ces Arabes dans les déserts situés au delà des cataractes du
Nil. Afin de mettre entre eux et l’armée française un espace suffisant
pour leur tranquillité, les Maugrabins firent une marche forcée, et
ne s’arrêtèrent qu’à la nuit. Ils campèrent autour d’un puits masqué
par des palmiers, auprès desquels ils avaient précédemment enterré
quelques provisions. Ne supposant pas que l’idée de fuir pût venir
à leur prisonnier, ils se contentèrent de lui attacher les mains,
et s’endormirent tous après avoir mangé quelques dattes et donné de
l’orge à leurs chevaux. Quand le hardi Provençal vit ses ennemis hors
d’état de le surveiller, il se servit de ses dents pour s’emparer d’un
cimeterre, puis, s’aidant de ses genoux pour en fixer la lame, il
trancha les cordes qui lui ôtaient l’usage de ses mains et se trouva
libre. Aussitôt il se saisit d’une carabine et d’un poignard, se
précautionna d’une provision de dattes sèches, d’un petit sac d’orge,
de poudre et de balles, ceignit un cimeterre, monta sur un cheval,
et piqua vivement dans la direction où il supposa que devait être
l’armée française. Impatient de revoir un bivouac, il pressa tellement
le coursier déjà fatigué, que le pauvre animal expira, les flancs
déchirés, laissant le Français au milieu du désert.

Après avoir marché pendant quelque temps dans le sable avec tout le
courage d’un forçat qui s’évade, le soldat fut forcé de s’arrêter,
le jour finissait. Malgré la beauté du ciel pendant les nuits en
Orient, il ne se sentit pas la force de continuer son chemin. Il
avait heureusement pu gagner une éminence sur le haut de laquelle
s’élançaient quelques palmiers, dont les feuillages aperçus depuis
longtemps avaient réveillé dans son cœur les plus douces espérances.
Sa lassitude était si grande qu’il se coucha sur une pierre de granit,
capricieusement taillée en lit de camp, et s’y endormit sans prendre
aucune précaution pour sa défense pendant son sommeil. Il avait fait
le sacrifice de sa vie. Sa dernière pensée fut même un regret. Il
se repentait déjà d’avoir quitté les Maugrabins dont la vie errante
commençait à lui sourire, depuis qu’il était loin d’eux et sans
secours. Il fut réveillé par le soleil, dont les impitoyables rayons,
tombant d’aplomb sur le granit, y produisaient une chaleur intolérable.
Or, le Provençal avait eu la maladresse de se placer en sens inverse
de l’ombre projetée par les têtes verdoyantes et majestueuses des
palmiers... Il regarda ces arbres solitaires, et tressaillit! ils lui
rappelèrent les fûts élégants et couronnés de longues feuilles qui
distinguent les colonnes sarrasines de la cathédrale d’Arles. Mais
quand, après avoir compté les palmiers, il jeta les yeux autour de lui,
le plus affreux désespoir fondit sur son âme. Il voyait un océan sans
bornes. Les sables noirâtres du désert s’étendaient à perte de vue
dans toutes les directions, et ils étincelaient comme une lame d’acier
frappée par une vive lumière. Il ne savait pas si c’était une mer de
glaces ou des lacs unis comme un miroir. Emportée par lames, une vapeur
de feu tourbillonnait au-dessus de cette terre mouvante. Le ciel avait
un éclat oriental d’une pureté désespérante, car il ne laisse alors
rien à désirer à l’imagination. Le ciel et la terre étaient en feu.
Le silence effrayait par sa majesté sauvage et terrible. L’infini,
l’immensité, pressaient l’âme de toutes parts: pas un nuage au ciel,
pas un souffle dans l’air, pas un accident au sein du sable agité par
petites vagues menues; enfin l’horizon finissait, comme en mer, quand
il fait beau, par une ligne de lumière aussi déliée que le tranchant
d’un sabre. Le Provençal serra le tronc d’un des palmiers, comme si
c’eût été le corps d’un ami; puis, à l’abri de l’ombre grêle et droite
que l’arbre dessinait sur le granit, il pleura, s’assit et resta
là, contemplant avec une tristesse profonde la scène implacable qui
s’offrait à ses regards. Il cria comme pour tenter la solitude. Sa
voix, perdue dans les cavités de l’éminence, rendit au loin un son
maigre qui ne réveilla point d’écho; l’écho était dans son cœur: le
Provençal avait vingt-deux ans, il arma sa carabine.

--Il sera toujours bien temps! se dit-il en posant à terre l’arme
libératrice.

Regardant tour à tour l’espace noirâtre et l’espace bleu, le soldat
rêvait à la France. Il sentait avec délice les ruisseaux de Paris, il
se rappelait les villes par lesquelles il avait passé, les figures de
ses camarades, et les plus légères circonstances de sa vie. Enfin,
son imagination méridionale lui fit bientôt entrevoir les cailloux de
sa chère Provence dans les jeux de la chaleur qui ondoyait au-dessus
de la nappe étendue dans le désert. Craignant tous les dangers de ce
cruel mirage, il descendit le revers opposé à celui par lequel il était
monté, la veille, sur la colline. Sa joie fut grande en découvrant une
espèce de grotte, naturellement taillée dans les immenses fragments de
granit qui formaient la base de ce monticule. Les débris d’une natte
annonçaient que cet asile avait été jadis habité. Puis à quelques pas
il aperçut des palmiers chargés de dattes. Alors l’instinct qui nous
attache à la vie se réveilla dans son cœur. Il espéra vivre assez pour
attendre le passage de quelques Maugrabins, ou peut-être! entendrait-il
bientôt le bruit des canons; car, en ce moment, Bonaparte parcourait
l’Égypte. Ranimé par cette pensée, le Français abattit quelques régimes
de fruits mûrs sous le poids desquels les dattiers semblaient fléchir,
et il s’assura en goûtant cette manne inespérée, que l’habitant de la
grotte avait cultivé les palmiers. La chair savoureuse et fraîche de
la datte accusait en effet les soins de son prédécesseur. Le Provençal
passa subitement d’un sombre désespoir à une joie presque folle. Il
remonta sur le haut de la colline, et s’occupa pendant le reste du jour
à couper un des palmiers inféconds qui, la veille, lui avaient servi
de toit. Un vague souvenir lui fit penser aux animaux du désert; et,
prévoyant qu’ils pourraient venir boire à la source perdue dans les
sables qui apparaissait au bas des quartiers de roche, il résolut de
se garantir de leurs visites en mettant une barrière à la porte de son
ermitage. Malgré son ardeur, malgré les forces que lui donna la peur
d’être dévoré pendant son sommeil, il lui fut impossible de couper le
palmier en plusieurs morceaux dans cette journée; mais il réussit à
l’abattre. Quand, vers le soir, ce roi du désert tomba, le bruit de
sa chute retentit au loin, et ce fut comme un gémissement poussé par
la solitude; le soldat en frémit comme s’il eût entendu quelque voix
lui prédire un malheur. Mais, comme un héritier qui ne s’apitoie pas
longtemps sur la mort d’un parent, il dépouilla ce bel arbre des larges
et hautes feuilles vertes qui en sont le poétique ornement, et s’en
servit pour réparer la natte sur laquelle il allait se coucher. Fatigué
par la chaleur et le travail, il s’endormit sous les lambris rouges
de sa grotte humide. Au milieu de la nuit son sommeil fut troublé par
un bruit extraordinaire. Il se dressa sur son séant, et le silence
profond qui régnait lui permit de reconnaître l’accent alternatif
d’une respiration dont la sauvage énergie ne pouvait appartenir à une
créature humaine. Une profonde peur, encore augmentée par l’obscurité,
par le silence et par les fantaisies du réveil lui glaça le cœur. Il
sentit même à peine la douloureuse contraction de sa chevelure quand,
à force de dilater les pupilles de ses yeux, il aperçut dans l’ombre
deux lueurs faibles et jaunes. D’abord il attribua ces lumières à
quelque reflet de ses prunelles; mais bientôt, le vif éclat de la
nuit l’aidant par degrés à distinguer les objets qui se trouvaient
dans la grotte, il aperçut un énorme animal couché à deux pas de lui.
Était-ce un lion, un tigre, ou un crocodile? Le Provençal n’avait pas
assez d’instruction pour savoir dans quel sous-genre était classé son
ennemi; mais son effroi fut d’autant plus violent que son ignorance lui
fit supposer tous les malheurs ensemble. Il endura le cruel supplice
d’écouter, de saisir les caprices de cette respiration, sans en rien
perdre, et sans oser se permettre le moindre mouvement. Une odeur aussi
forte que celle exhalée par les renards, mais plus pénétrante, plus
grave pour ainsi dire, remplissait la grotte; et quand le Provençal
l’eut dégustée du nez, sa terreur fut au comble, car il ne pouvait
plus révoquer en doute l’existence du terrible compagnon, dont l’antre
royal lui servait de bivouac. Bientôt les reflets de la lune qui se
précipitait vers l’horizon éclairant la tanière firent insensiblement
resplendir la peau tachetée d’une panthère. Ce lion d’Égypte dormait,
roulé comme un gros chien, paisible possesseur d’une niche somptueuse
à la porte d’un hôtel; ses yeux, ouverts pendant un moment, s’étaient
refermés. Il avait la face tournée vers le Français. Mille pensées
confuses passèrent dans l’âme du prisonnier de la panthère; d’abord
il voulut la tuer d’un coup de fusil; mais il s’aperçut qu’il n’y
avait pas assez d’espace entre elle et lui pour l’ajuster, le canon
aurait dépassé l’animal. Et s’il l’éveillait? Cette hypothèse le
rendit immobile. En écoutant battre son cœur au milieu du silence,
il maudissait les pulsations trop fortes que l’affluence du sang y
produisait, redoutant de troubler ce sommeil qui lui permettait de
chercher un expédient salutaire. Il mit la main deux fois sur son
cimeterre dans le dessein de trancher la tête à son ennemi; mais la
difficulté de couper un poil ras et dur l’obligea de renoncer à ce
hardi projet. --La manquer? ce serait mourir sûrement, pensa-t-il. Il
préféra les chances d’un combat, et résolut d’attendre le jour. Et le
jour ne se fit pas longtemps désirer. Le Français put alors examiner la
panthère; elle avait le museau teint de sang. --Elle a bien mangé!...
pensa-t-il sans s’inquiéter si le festin avait été composé de chair
humaine, elle n’aura pas faim à son réveil.

C’était une femelle. La fourrure du ventre et des cuisses étincelait
de blancheur. Plusieurs petites taches, semblables à du velours,
formaient de jolis bracelets autour des pattes. La queue musculeuse
était également blanche, mais terminée par des anneaux noirs. Le
dessus de la robe, jaune comme de l’or mat, mais bien lisse et doux,
portait ces mouchetures caractéristiques, nuancées en forme de roses,
qui servent à distinguer les panthères des autres espèces de _felis_.
Cette tranquille et redoutable hôtesse ronflait dans une pose aussi
gracieuse que celle d’une chatte couchée sur le coussin d’une ottomane.
Ses sanglantes pattes, nerveuses et bien armées, étaient en avant de sa
tête qui reposait dessus, et de laquelle partaient ces barbes rares et
droites, semblables à des fils d’argent. Si elle avait été ainsi dans
une cage, le Provençal aurait certes admiré la grâce de cette bête et
les vigoureux contrastes des couleurs vives qui donnaient à sa simarre
un éclat impérial; mais en ce moment il sentait sa vue troublée par cet
aspect sinistre. La présence de la panthère, même endormie, lui faisait
éprouver l’effet que les yeux magnétiques du serpent produisent, dit
on, sur le rossignol. Le courage du soldat finit par s’évanouir un
moment devant ce danger, tandis qu’il se serait sans doute exalté sous
la bouche des canons vomissant la mitraille. Cependant, une pensée
intrépide se fit jour en son âme, et tarit, dans sa source, la sueur
froide qui lui découlait du front. Agissant comme les hommes qui,
poussés à bout par le malheur, arrivent à défier la mort et s’offrent
à ses coups, il vit sans s’en rendre compte une tragédie dans cette
aventure, et résolut d’y jouer son rôle avec honneur jusqu’à la
dernière scène.

--Avant-hier, les Arabes m’auraient peut-être tué?... se dit-il. Se
considérant comme mort, il attendit bravement et avec une inquiète
curiosité le réveil de son ennemi. Quand le soleil parut, la
panthère ouvrit subitement les yeux; puis elle étendit violemment
ses pattes, comme pour les dégourdir et dissiper des crampes. Enfin
elle bâilla, montrant ainsi l’épouvantable appareil de ses dents et
sa langue fourchue, aussi dure qu’une râpe. --C’est comme une petite
maîtresse!... pensa le Français en la voyant se rouler et faire les
mouvements les plus doux et les plus coquets. Elle lécha le sang qui
teignait ses pattes, son museau, et se gratta la tête par des gestes
réitérés pleins de gentillesse. --Bien!... Fais un petit bout de
toilette!... dit en lui-même le Français qui retrouva sa gaieté en
reprenant du courage, nous allons nous souhaiter le bonjour. Et il
saisit le petit poignard court dont il avait débarrassé les Maugrabins.

En ce moment, la panthère retourna la tête vers le Français, et le
regarda fixement sans avancer. La rigidité de ses yeux métalliques et
leur insupportable clarté firent tressaillir le Provençal, surtout
quand la bête marcha vers lui; mais il la contempla d’un air caressant,
et la guignant comme pour la magnétiser, il la laissa venir près
de lui; puis, par un mouvement aussi doux, aussi amoureux que s’il
avait voulu caresser la plus jolie femme, il lui passa la main sur
tout le corps, de la tête à la queue, en irritant avec ses ongles les
flexibles vertèbres qui partageaient le dos jaune de la panthère. La
bête redressa voluptueusement sa queue, ses yeux s’adoucirent; et
quand, pour la troisième fois, le Français accomplit cette flatterie
intéressée, elle fit entendre un de ces _rourou_ par lesquels nos chats
expriment leur plaisir; mais ce murmure partait d’un gosier si puissant
et si profond, qu’il retentit dans la grotte comme les derniers
ronflements des orgues dans une église. Le Provençal, comprenant
l’importance de ses caresses, les redoubla de manière à étourdir, à
stupéfier cette courtisane impérieuse. Quand il se crut sûr d’avoir
éteint la férocité de sa capricieuse compagne, dont la faim avait été
si heureusement assouvie la veille, il se leva et voulut sortir de la
grotte; la panthère le laissa bien partir, mais quand il eut gravi
la colline, elle bondit avec la légèreté des moineaux sautant d’une
branche à une autre, et vint se frotter contre les jambes du soldat en
faisant le gros dos à la manière des chattes. Puis, regardant son hôte
d’un œil dont l’éclat était devenu moins inflexible, elle jeta ce cri
sauvage que les naturalistes comparent au bruit d’une scie.

--Elle est exigeante! s’écria le Français en souriant. Il essaya de
jouer avec les oreilles, de lui caresser le ventre et lui gratter
fortement la tête avec ses ongles. Et, s’apercevant de ses succès,
il lui chatouilla le crâne avec la pointe de son poignard, en épiant
l’heure de la tuer; mais la dureté des os le fit trembler de ne pas
réussir.

La sultane du désert agréa les talents de son esclave en levant la
tête, en tendant le cou, en accusant son ivresse par la tranquillité
de son attitude. Le Français songea soudain que, pour assassiner d’un
seul coup cette farouche princesse, il fallait la poignarder dans la
gorge, et il levait la lame, quand la panthère, rassasiée sans doute,
se coucha gracieusement à ses pieds en jetant de temps en temps des
regards où, malgré une rigueur native, se peignait confusément de la
bienveillance. Le pauvre Provençal mangea ses dattes, en s’appuyant
sur un des palmiers; mais il lançait tour à tour un œil investigateur
sur le désert pour y chercher des libérateurs, et sur sa terrible
compagne pour en épier la clémence incertaine. La panthère regardait
l’endroit où les noyaux de datte tombaient, chaque fois qu’il en
jetait un, et ses yeux exprimaient alors une incroyable méfiance. Elle
examinait le Français avec une prudence commerciale; mais cet examen
lui fut favorable, car lorsqu’il eut achevé son maigre repas, elle lui
lécha ses souliers, et, d’une langue rude et forte, elle en enleva
miraculeusement la poussière incrustée dans les plis.

--Mais quand elle aura faim?... pensa le Provençal. Malgré le frisson
que lui causa son idée, le soldat se mit à mesurer curieusement les
proportions de la panthère, certainement un des plus beaux individus
de l’espèce, car elle avait trois pieds de hauteur et quatre pieds
de longueur, sans y comprendre la queue. Cette arme puissante, ronde
comme un gourdin, était haute de près de trois pieds. La tête, aussi
grosse que celle d’une lionne, se distinguait par une rare expression
de finesse; la froide cruauté des tigres y dominait bien, mais il y
avait aussi une vague ressemblance avec la physionomie d’une femme
artificieuse. Enfin la figure de cette reine solitaire révélait en
ce moment une sorte de gaieté semblable à celle de Néron ivre: elle
s’était désaltérée dans le sang et voulait jouer. Le soldat essaya
d’aller et de venir, la panthère le laissa libre, se contentant de le
suivre des yeux, ressemblant ainsi moins à un chien fidèle qu’à un
gros angora inquiet de tout, même des mouvements de son maître. Quand
il se retourna, il aperçut du côté de la fontaine les restes de son
cheval, la panthère en avait traîné jusque-là le cadavre. Les deux
tiers environ étaient dévorés. Ce spectacle rassura le Français. Il lui
fut facile alors d’expliquer l’absence de la panthère, et le respect
qu’elle avait eu pour lui pendant son sommeil. Ce premier bonheur
l’enhardissant à tenter l’avenir, il conçut le fol espoir de faire bon
ménage avec la panthère pendant toute la journée, en ne négligeant
aucun moyen de l’apprivoiser et de se concilier ses bonnes grâces.
Il revint près d’elle et eut l’ineffable bonheur de lui voir remuer
la queue par un mouvement presque insensible. Il s’assit alors sans
crainte auprès d’elle, et ils se mirent à jouer tous les deux, il lui
prit les pattes, le museau, lui tournilla les oreilles, la renversa sur
le dos, et gratta fortement ses flancs chauds et soyeux. Elle se laissa
faire, et quand le soldat essaya de lui lisser le poil des pattes, elle
rentra soigneusement ses ongles recourbés comme des damas. Le Français,
qui gardait une main sur son poignard, pensait encore à le plonger
dans le ventre de la trop confiante panthère; mais il craignit d’être
immédiatement étranglé dans la dernière convulsion qui l’agiterait.
Et d’ailleurs, il entendit dans son cœur une sorte de remords qui lui
criait de respecter une créature inoffensive. Il lui semblait avoir
trouvé une amie dans ce désert sans bornes. Il songea involontairement
à sa première maîtresse, qu’il avait surnommée _Mignonne_ par
antiphrase, parce qu’elle était d’une si atroce jalousie, que pendant
tout le temps que dura leur passion, il eut à craindre le couteau dont
elle l’avait toujours menacé. Ce souvenir de son jeune âge lui suggéra
d’essayer de faire répondre à ce nom la jeune panthère de laquelle il
admirait, maintenant avec moins d’effroi, l’agilité, la grâce et la
mollesse.

Vers la fin de la journée, il s’était familiarisé avec sa situation
périlleuse, et il en aimait presque les angoisses. Enfin sa compagne
avait fini par prendre l’habitude de le regarder quand il criait en
voix de fausset: «_Mignonne_.» Au coucher du soleil, Mignonne fit
entendre à plusieurs reprises un cri profond et mélancolique.

--Elle est bien élevée!... pensa le gai soldat; elle dit ses
prières!... Mais cette plaisanterie mentale ne lui vint en l’esprit
que quand il eut remarqué l’attitude pacifique dans laquelle restait sa
camarade. --Va, ma petite blonde, je te laisserai coucher la première,
lui dit-il en comptant bien sur l’activité de ses jambes pour s’évader
au plus vite quand elle serait endormie, afin d’aller chercher un autre
gîte pendant la nuit. Le soldat attendit avec impatience l’heure de
sa fuite, et quand elle fut arrivée, il marcha vigoureusement dans la
direction du Nil; mais à peine eut-il fait un quart de lieue dans les
sables qu’il entendit la panthère bondissant derrière lui, et jetant
par intervalles ce cri de scie, plus effrayant encore que le bruit
lourd de ces bonds.

--Allons! se dit-il, elle m’a pris en amitié!... Cette jeune panthère
n’a peut-être encore rencontré personne, il est flatteur d’avoir son
premier amour! En ce moment le Français tomba dans un de ces sables
mouvants si redoutables pour les voyageurs, et d’où il est impossible
de se sauver. En se sentant pris, il poussa un cri d’alarme, la
panthère le saisit avec ses dents par le collet; et, sautant avec
vigueur en arrière, elle le tira du gouffre, comme par magie. --Ah!
Mignonne, s’écria le soldat, en la caressant avec enthousiasme, c’est
entre nous maintenant à la vie à la mort. Mais pas de farces? Et il
revint sur ses pas.

Le désert fut dès lors comme peuplé. Il renfermait un être auquel le
Français pouvait parler, et dont la férocité s’était adoucie pour
lui, sans qu’il s’expliquât les raisons de cette incroyable amitié.
Quelque puissant que fût le désir du soldat de rester debout et sur
ses gardes, il dormit. A son réveil, il ne vit plus Mignonne; il monta
sur la colline, et dans le lointain, il l’aperçut accourant par bonds,
suivant l’habitude de ces animaux, auxquels la course est interdite par
l’extrême flexibilité de leur colonne vertébrale. Mignonne arriva les
babines sanglantes, elle reçut les caresses nécessaires que lui fit son
compagnon, en témoignant même par plusieurs _rourou_ graves combien
elle en était heureuse. Ses yeux pleins de mollesse se tournèrent avec
encore plus de douceur que la veille sur le Provençal, qui lui parlait
comme à un animal domestique.

--Ah! ah! mademoiselle, car vous êtes une honnête fille, n’est-ce pas?
Voyez-vous ça?... Nous aimons à être câlinée. N’avez-vous pas honte?
Vous avez mangé quelque Maugrabin? --Bien! C’est pourtant des animaux
comme vous!... Mais n’allez pas gruger les Français au moins... Je ne
vous aimerais plus!

Elle joua comme un jeune chien joue avec son maître, se laissant
rouler, battre et flatter tour à tour; et parfois elle provoquait le
soldat en avançant la patte sur lui, par un geste de solliciteur.

Quelques jours se passèrent ainsi. Cette compagnie permit au Provençal
d’admirer les sublimes beautés du désert. Du moment où il y trouvait
des heures de crainte et de tranquillité, des aliments, et une créature
à laquelle il pensait, il eut l’âme agitée par des contrastes...
C’était une vie pleine d’oppositions. La solitude lui révéla tous ses
secrets, l’enveloppa de ses charmes. Il découvrit dans le lever et le
coucher du soleil des spectacles inconnus au monde. Il sut tressaillir
en entendant au-dessus de sa tête le doux sifflement des ailes d’un
oiseau,--rare passager! --en voyant les nuages se confondre,--voyageurs
changeants et colorés! Il étudia pendant la nuit les effets de la
lune sur l’océan des sables où le simoün produisait des vagues, des
ondulations et de rapides changements. Il vécut avec le jour de
l’Orient, il en admira les pompes merveilleuses; et souvent, après
avoir joui du terrible spectacle d’un ouragan dans cette plaine où les
sables soulevés produisaient des brouillards rouges et secs, des nuées
mortelles, il voyait venir la nuit avec délices, car alors tombait la
bienfaisante fraîcheur des étoiles. Il écouta des musiques imaginaires
dans les cieux. Puis la solitude lui apprit à déployer les trésors de
la rêverie. Il passait des heures entières à se rappeler des riens, à
comparer sa vie passée à sa vie présente. Enfin il se passionna pour sa
panthère; car il lui fallait bien une affection. Soit que sa volonté,
puissamment projetée, eût modifié le caractère de sa compagne, soit
qu’elle trouvât une nourriture abondante, grâce aux combats qui se
livraient alors dans ces déserts, elle respecta la vie du Français,
qui finit par ne plus s’en défier en la voyant si bien apprivoisée.
Il employait la plus grande partie du temps à dormir; mais il était
obligé de veiller, comme une araignée au sein de sa toile, pour ne
pas laisser échapper le moment de sa délivrance, si quelqu’un passait
dans la sphère décrite par l’horizon. Il avait sacrifié sa chemise
pour en faire un drapeau, arboré sur le haut d’un palmier dépouillé de
feuillage. Conseillé par la nécessité, il sut trouver le moyen de le
garder déployé en le tendant avec des baguettes, car le vent aurait pu
ne pas l’agiter au moment où le voyageur attendu regarderait dans le
désert...

C’était pendant les longues heures où l’abandonnait l’espérance
qu’il s’amusait avec la panthère. Il avait fini par connaître les
différentes inflexions de sa voix, l’expression de ses regards, il
avait étudié les caprices de toutes les taches qui nuançaient l’or de
sa robe. Mignonne ne grondait même plus quand il lui prenait la touffe
par laquelle sa redoutable queue était terminée, pour en compter les
anneaux noirs et blancs, ornement gracieux, qui brillait de loin au
soleil comme des pierreries. Il avait plaisir à contempler les lignes
moelleuses et fines des contours, la blancheur du ventre, la grâce de
la tête. Mais c’était surtout quand elle folâtrait qu’il la contemplait
complaisamment, et l’agilité, la jeunesse de ses mouvements, le
surprenaient toujours; il admirait sa souplesse quand elle se mettait à
bondir, à ramper, à se glisser, à se fourrer, à s’accrocher, se rouler,
se blottir, s’élancer partout. Quelque rapide que fût son élan, quelque
glissant que fût un bloc de granit, elle s’y arrêtait tout court, au
mot de «Mignonne...»

Un jour, par un soleil éclatant, un immense oiseau plana dans les airs.
Le Provençal quitta sa panthère pour examiner ce nouvel hôte; mais
après un moment d’attente, la sultane délaissée gronda sourdement. --Je
crois, Dieu m’emporte, qu’elle est jalouse, s’écria-t-il en voyant ses
yeux redevenus rigides. L’âme de Virginie aura passé dans ce corps-là,
c’est sûr!... L’aigle disparut dans les airs pendant que le soldat
admirait la croupe rebondie de la panthère. Mais il y avait tant de
grâce et de jeunesse dans ses contours! C’était joli comme une femme.
La blonde fourrure de la robe se mariait par des teintes fines aux
tons du blanc mat qui distinguait les cuisses. La lumière profusément
jetée par le soleil faisait briller cet or vivant, ces taches brunes,
de manière à leur donner d’indéfinissables attraits. Le Provençal
et la panthère se regardèrent l’un et l’autre d’un air intelligent,
la coquette tressaillit quand elle sentit les ongles de son ami lui
gratter le crâne, ses yeux brillèrent comme deux éclairs, puis elle les
ferma fortement.

--Elle a une âme... dit-il en étudiant la tranquillité de cette reine
les sables, dorée comme eux, blanche comme eux, solitaire et brûlante
comme eux...

       *       *       *       *       *

--Eh! bien, me dit-elle, j’ai lu votre plaidoyer en faveur des bêtes;
mais comment deux personnes si bien faites pour se comprendre ont-elles
fini?...

--Ah! voilà!... Elles ont fini comme finissent toutes les grandes
passions, par un mal-entendu? On croit de part et d’autre à quelque
trahison, l’on ne s’explique point par fierté, l’on se brouille par
entêtement.

--Et quelquefois dans les plus beaux moments, dit-elle; un regard, une
exclamation suffisent. Eh! bien, alors, achevez l’histoire?

--C’est horriblement difficile, mais vous comprendrez ce que m’avait
déjà confié le vieux grognard quand, en finissant sa bouteille de vin
de Champagne, il s’est écrié: --Je ne sais pas quel mal je lui ai
fait, mais elle se retourna comme si elle eût été enragée; et, de ses
dents aiguës, elle m’entama la cuisse, faiblement sans doute. Moi,
croyant qu’elle voulait me dévorer, je lui plongeai mon poignard dans
le cou. Elle roula en jetant un cri qui me glaça le cœur, je la vis
se débattant en me regardant sans colère. J’aurais voulu pour tout au
monde, pour ma croix, que je n’avais pas encore, la rendre à la vie.
C’était comme si j’eusse assassiné une personne véritable. Et les
soldats qui avaient vu mon drapeau, et qui accoururent à mon secours,
me trouvèrent tout en larmes... --Eh! bien, monsieur, reprit-il après
un moment de silence, j’ai fait depuis la guerre en Allemagne, en
Espagne, en Russie, en France; j’ai bien promené mon cadavre, je n’ai
rien vu de semblable au désert... Ah! c’est que cela est bien beau.
--Qu’y sentiez-vous?... lui ai-je demandé. --Oh! cela ne se dit pas
jeune homme. D’ailleurs je ne regrette pas toujours mon bouquet de
palmiers et ma panthère... il faut que je sois triste pour cela. Dans
le désert, voyez-vous, il y a tout, et il n’y a rien... --Mais encore
expliquez-moi? --Eh! bien, reprit-il en laissant échapper un geste
d’impatience, c’est Dieu sans les hommes. . . . . . . . . . . . . . .


  Paris, 1832.


FIN DU CINQUIÈME LIVRE.



SIXIÈME LIVRE,

SCÈNES DE LA VIE DE CAMPAGNE.



LE MÉDECIN DE CAMPAGNE.

  Aux cœurs blessés, l’ombre et le silence.


  A MA MÈRE.


CHAPITRE PREMIER.

LE PAYS ET L’HOMME.


En 1829, par une jolie matinée de printemps, un homme âgé d’environ
cinquante ans suivait à cheval le chemin montagneux qui mène à un gros
bourg situé près de la Grande-Chartreuse. Ce bourg est le chef-lieu
d’un canton populeux circonscrit par une longue vallée. Un torrent
à lit pierreux souvent à sec, alors rempli par la fonte des neiges,
arrose cette vallée serrée entre deux montagnes parallèles, que
dominent de toutes parts les pics de la Savoie et ceux du Dauphiné.
Quoique les paysages compris entre la chaîne des deux Mauriennes aient
un air de famille, le canton à travers lequel cheminait l’étranger
présente des mouvements de terrain et des accidents de lumière
qu’on chercherait vainement ailleurs. Tantôt la vallée subitement
élargie offre un irrégulier tapis de cette verdure que les constantes
irrigations dues aux montagnes entretiennent si fraîche et si douce à
l’œil pendant toutes les saisons; tantôt un moulin à scie montre ses
humbles constructions pittoresquement placées, sa provision de longs
sapins sans écorce, et son cours d’eau pris au torrent et conduit par
les grands tuyaux de bois carrément creusés, d’où s’échappe par les
fentes une nappe de filets humides. Çà et là, des chaumières entourées
de jardins pleins d’arbres fruitiers couverts de fleurs réveillent
les idées qu’inspire une misère laborieuse; plus loin, des maisons à
toitures rouges, composées de tuiles plates et rondes semblables à
des écailles de poisson, annoncent l’aisance due à de longs travaux;
puis au-dessus de chaque porte se voit le panier suspendu dans lequel
sèchent les fromages. Partout les haies, les enclos sont égayés par des
vignes mariées, comme en Italie, à de petits ormes dont le feuillage
se donne aux bestiaux. Par un caprice de la nature, les collines
sont si rapprochées en quelques endroits qu’il ne se trouve plus ni
fabriques, ni champs, ni chaumières. Séparées seulement par le torrent
qui rugit dans ses cascades, les deux hautes murailles granitiques
s’élèvent tapissées de sapins, à noir feuillage et de hêtres hauts de
cent pieds. Tous droits, tous bizarrement colorés par des taches de
mousse, tous divers de feuillage, ces arbres forment de magnifiques
colonnades bordées au-dessous et au-dessus du chemin par d’informes
haies d’arbousiers, de viornes, de buis, d’épine rose. Les vives
senteurs de ces arbustes se mêlaient alors de sauvages parfums de
la nature montagnarde, aux pénétrantes odeurs des jeunes pousses du
mélèze, des peupliers et des pins gommeux. Quelques nuages couraient
parmi les rochers en en voilant, en en découvrant tour à tour les cimes
grisâtres, souvent aussi vaporeuses que les nuées dont les moelleux
flocons s’y déchiraient. A tout moment le pays changeait d’aspect et le
ciel de lumière; les montagnes changeaient de couleur, les versants de
nuances, les vallons de formes: images multipliées que des oppositions
inattendues, soit un rayon de soleil à travers les troncs d’arbres,
soit une clairière naturelle ou quelques éboulis, rendaient délicieuses
à voir au milieu du silence, dans la saison où tout est jeune, où le
soleil enflamme un ciel pur. Enfin c’était un beau pays, c’était la
France!

Homme de haute taille, le voyageur était entièrement vêtu de drap bleu
aussi soigneusement brossé que devait l’être chaque matin son cheval
au poil lisse, sur lequel il se tenait droit et vissé comme un vieil
officier de cavalerie. Si déjà sa cravate noire et ses gants de daim,
si les pistolets qui grossissaient ses fontes, et le portemanteau bien
attaché sur la croupe de son cheval, n’eussent indiqué le militaire,
sa figure brune marquée de petite-vérole, mais régulière et empreinte
d’une insouciance apparente, ses manières décidées, la sécurité de
son regard, le port de sa tête, tout aurait trahi ces habitudes
régimentaires qu’il est impossible au soldat de jamais dépouiller,
même après être rentré dans la vie domestique. Tout autre se serait
émerveillé des beautés de cette nature alpestre, si riante au lieu où
elle se fond dans les grands bassins de la France; mais l’officier,
qui sans doute avait parcouru les pays où les armées françaises
furent emportées par les guerres impériales, jouissait de ce paysage
sans paraître surpris de ces accidents multipliés. L’étonnement est
une sensation que Napoléon semble avoir détruite dans l’âme de ses
soldats. Aussi le calme de la figure est-il un signe certain auquel un
observateur peut reconnaître les hommes jadis enrégimentés sous les
aigles éphémères mais impérissables du grand empereur. Cet homme était
en effet un des militaires, maintenant assez rares, que le boulet a
respectés, quoiqu’ils aient labouré tous les champs de bataille où
commanda Napoléon. Sa vie n’avait rien d’extraordinaire. Il s’était
bien battu en simple et loyal soldat, faisant son devoir pendant la
nuit aussi bien que pendant le jour, loin comme près du maître, ne
donnant pas un coup de sabre inutile, et incapable d’en donner un
de trop. S’il portait à sa boutonnière la rosette appartenant aux
officiers de la Légion d’honneur, c’est qu’après la bataille de la
Moskowa, la voix unanime de son régiment l’avait désigné comme le plus
digne de la recevoir dans cette grande journée. Il était du petit
nombre de ces hommes froids en apparence, timides, toujours en paix
avec eux-mêmes, de qui la conscience est humiliée par la seule pensée
d’une sollicitation à faire, de quelque nature qu’elle soit. Aussi
tous ses grades lui furent-ils conférés en vertu des lentes lois de
l’ancienneté. Devenu sous-lieutenant en 1802, il se trouvait seulement
chef d’escadron en 1829, malgré ses moustaches grises; mais sa vie
était si pure, que nul homme de l’armée, fût-il général, ne l’abordait
sans éprouver un sentiment de respect involontaire, avantage incontesté
que peut-être ses supérieurs ne lui pardonnaient point. En récompense,
les simples soldats lui vouaient tous un peu de ce sentiment que les
enfants portent à une bonne mère; car, pour eux, il savait être à la
fois indulgent et sévère. Jadis soldat comme eux, il connaissait les
joies malheureuses et les joyeuses misères, les écarts pardonnables
ou punissables des soldats qu’il appelait toujours _ses enfants_, et
auxquels il laissait volontiers prendre en campagne des vivres ou
des fourrages chez les bourgeois. Quant à son histoire intime, elle
était ensevelie dans le plus profond silence. Comme presque tous les
militaires de l’époque, il n’avait vu le monde qu’à travers la fumée
des canons, ou pendant les moments de paix si rares au milieu de la
lutte européenne soutenue par l’empereur. S’était-il ou non soucié du
mariage? la question restait indécise. Quoique personne ne mît en doute
que le commandant Genestas n’eût eu des bonnes fortunes en séjournant
de ville en ville, de pays en pays, en assistant aux fêtes données et
reçues par les régiments, cependant personne n’en avait la moindre
certitude. Sans être prude, sans refuser une partie de plaisir, sans
froisser les mœurs militaires, il se taisait ou répondait en riant
lorsqu’il était questionné sur ses amours. A ces mots: --Et vous,
mon commandant? adressés par un officier après boire, il répliquait:
--Buvons, messieurs!

Espèce de Bayard sans faste, monsieur Pierre-Joseph Genestas n’offrait
donc en lui rien de poétique ni rien de romanesque, tant il paraissait
vulgaire. Sa tenue était celle d’un homme cossu. Quoiqu’il n’eût que sa
solde pour fortune, et que sa retraite fût tout son avenir, néanmoins,
semblable aux vieux loups du commerce auxquels les malheurs ont fait
une expérience qui avoisine l’entêtement, le chef d’escadron gardait
toujours devant lui deux années de solde et ne dépensait jamais ses
appointements. Il était si peu joueur, qu’il regardait sa botte quand
en compagnie on demandait un rentrant ou quelque supplément de pari
pour l’écarté. Mais s’il ne se permettait rien d’extraordinaire,
il ne manquait à aucune chose d’usage. Ses uniformes lui duraient
plus longtemps qu’à tout autre officier du régiment, par suite des
soins qu’inspire la médiocrité de fortune, et dont l’habitude était
devenue chez lui machinale. Peut-être l’eût-on soupçonné d’avarice
sans l’admirable désintéressement, sans la facilité fraternelle avec
lesquels il ouvrait sa bourse à quelque jeune étourdi ruiné par un
coup de carte ou par toute autre folie. Il semblait avoir perdu jadis
de grosses sommes au jeu, tant il mettait de délicatesse à obliger; il
ne se croyait point le droit de contrôler les actions de son débiteur
et ne lui parlait jamais de sa créance. Enfant de troupe, seul dans
le monde, il s’était fait une patrie de l’armée et de son régiment
une famille. Aussi, rarement recherchait-on le motif de sa respectable
économie, on se plaisait à l’attribuer au désir assez naturel
d’augmenter la somme de son bien-être pendant ses vieux jours. A la
veille de devenir lieutenant-colonel de cavalerie, il était présumable
que son ambition consistait à se retirer dans quelque campagne avec la
retraite et les épaulettes de colonel. Après la manœuvre, si les jeunes
officiers causaient de Genestas, ils le rangeaient dans la classe des
hommes qui ont obtenu au collége les prix d’excellence, et qui durant
leur vie restent exacts, probes, sans passions, utiles et fades comme
le pain blanc; mais les gens sérieux le jugeaient bien différemment.
Souvent quelque regard, souvent une expression pleine de sens comme
l’est la parole du Sauvage, échappaient à cet homme et attestaient
en lui les orages de l’âme. Bien étudié, son front calme accusait le
pouvoir d’imposer silence aux passions et de les refouler au fond de
son cœur, pouvoir chèrement conquis par l’habitude des dangers et des
malheurs imprévus de la guerre. Le fils d’un pair de France, nouveau
venu au régiment, ayant dit un jour, en parlant de Genestas, qu’il eût
été le plus consciencieux des prêtres ou le plus honnête des épiciers.
--Ajoutez, le moins courtisan des marquis! répondit-il en toisant
le jeune fat qui ne se croyait pas entendu par son commandant. Les
auditeurs éclatèrent de rire, le père du lieutenant était le flatteur
de tous les pouvoirs, un homme élastique habitué à rebondir au-dessus
des révolutions, et le fils tenait du père. Il s’est rencontré dans les
armées françaises quelques-uns de ces caractères, tout bonnement grands
dans l’occurrence, redevenant simples après l’action, insouciants de
gloire, oublieux du danger; il s’en est rencontré peut-être beaucoup
plus que les défauts de notre nature ne permettraient de le supposer.
Cependant l’on se tromperait étrangement en croyant que Genestas fût
parfait. Défiant, enclin à de violents accès de colère, taquin dans
les discussions et voulant surtout avoir raison quand il avait tort,
il était plein de préjugés nationaux. Il avait conservé de sa vie
soldatesque un penchant pour le bon vin. S’il sortait d’un repas dans
tout le décorum de son grade, il paraissait sérieux, méditatif, et
il ne voulait alors mettre personne dans le secret de ses pensées.
Enfin, s’il connaissait assez bien les mœurs du monde et les lois
de la politesse, espèce de consigne qu’il observait avec la roideur
militaire; s’il avait de l’esprit naturel et acquis, s’il possédait
la tactique, la manœuvre, la théorie de l’escrime à cheval et les
difficultés de l’art vétérinaire, ses études furent prodigieusement
négligées. Il savait, mais vaguement, que César était un consul ou
un empereur romain; Alexandre, un Grec ou un Macédonien; il vous eût
accordé l’une ou l’autre origine ou qualité sans discussion. Aussi,
dans les conversations scientifiques ou historiques, devenait-il grave,
en se bornant à y participer par des petits coups de tête approbatifs,
comme un homme profond arrivé au pyrrhonisme. Quand Napoléon écrivit à
Schœnbrunn, le 13 mai 1809, dans le bulletin adressé à la Grande Armée,
maîtresse de Vienne, que, _comme Médée, les princes autrichiens avaient
de leurs propres mains égorgé leurs enfants_, Genestas, nouvellement
nommé capitaine, ne voulut pas compromettre la dignité de son grade en
demandant ce qu’était Médée, il s’en reposa sur le génie de Napoléon,
certain que l’empereur ne devait dire que des choses officielles à la
Grande Armée et à la maison d’Autriche; il pensa que Médée était une
archiduchesse de conduite équivoque. Néanmoins, comme la chose pouvait
concerner l’art militaire, il fut inquiet de la Médée du bulletin,
jusqu’au jour où mademoiselle Raucourt fit reprendre Médée. Après
avoir lu l’affiche, le capitaine ne manqua pas de se rendre le soir au
Théâtre-Français pour voir la célèbre actrice dans ce rôle mythologique
dont il s’enquit à ses voisins. Cependant un homme qui, simple soldat,
avait eu assez d’énergie pour apprendre à lire, écrire et compter,
devait comprendre que, capitaine, il fallait s’instruire. Aussi, depuis
cette époque, lut-il avec ardeur les romans et les livres nouveaux qui
lui donnèrent des demi-connaissances desquelles il tirait un assez bon
parti. Dans sa gratitude envers ses professeurs, il allait jusqu’à
prendre la défense de Pigault-Lebrun, en disant qu’il le trouvait
instructif et souvent profond.

Cet officier, auquel une prudence acquise ne laissait faire aucune
démarche inutile, venait de quitter Grenoble et se dirigeait vers la
Grande-Chartreuse, après avoir obtenu la veille de son colonel un
congé de huit jours. Il ne comptait pas faire une longue traite; mais,
trompé de lieue en lieue par les dires mensongers des paysans qu’il
interrogeait, il crut prudent de ne pas s’engager plus loin sans se
réconforter l’estomac. Quoiqu’il eût peu de chances de rencontrer une
ménagère en son logis par un temps où chacun s’occupe aux champs, il
s’arrêta devant quelques chaumières qui aboutissaient à un espace
commun, en décrivant une place carrée assez informe, ouverte à tout
venant. Le sol de ce territoire de famille était ferme et bien balayé,
mais coupé par des fosses à fumier. Des rosiers, des lierres, de
hautes herbes s’élevaient le long des murs lézardés. A l’entrée du
carrefour se trouvait un méchant groseillier sur lequel séchaient des
guenilles. Le premier habitant que rencontra Genestas fut un pourceau
vautré dans un tas de paille, lequel, au bruit des pas du cheval,
grogna, leva la tête, et fit enfuir un gros chat noir. Une jeune
paysanne, portant sur sa tête un gros paquet d’herbes, se montra tout
à coup, suivie à distance par quatre marmots en haillons, mais hardis,
tapageurs, aux yeux effrontés, jolis, bruns de teint, de vrais diables
qui ressemblaient à des anges. Le soleil pétillait et donnait je ne
sais quoi de pur à l’air, aux chaumières, aux fumiers, à la troupe
ébouriffée. Le soldat demanda s’il était possible d’avoir une tasse
de lait. Pour toute réponse, la fille jeta un cri rauque. Une vieille
femme apparut soudain sur le seuil d’une cabane, et la jeune paysanne
passa dans une étable, après avoir indiqué par un geste la vieille,
vers laquelle Genestas se dirigea, non sans bien tenir son cheval
afin de ne pas blesser les enfants qui déjà lui trottaient dans les
jambes. Il réitéra sa demande, que la bonne femme se refusa nettement
à satisfaire. Elle ne voulait pas, disait-elle, enlever la crème des
potées de lait destinées à faire le beurre. L’officier répondit à cette
objection en promettant de bien payer le dégât, il attacha son cheval
au montant d’une porte, et entra dans la chaumière. Les quatre enfants,
qui appartenaient à cette femme, paraissaient avoir tous le même âge,
circonstance bizarre qui frappa le commandant. La vieille en avait un
cinquième presque pendu à son jupon, et qui, faible, pâle, maladif,
réclamait sans doute les plus grands soins; partant il était bien-aimé,
le Benjamin.

Genestas s’assit au coin d’une haute cheminée sans feu, sur le manteau
de laquelle se voyait une Vierge en plâtre colorié, tenant dans ses
bras l’enfant Jésus. Enseigne sublime! Le sol servait de plancher à
la maison. A la longue, la terre primitivement battue était devenue
raboteuse, et, quoique propre, elle offrait en grand les callosités
d’une écorce d’orange. Dans la cheminée étaient accrochés un sabot
plein de sel, une poêle à frire, un chaudron. Le fond de la pièce se
trouvait rempli par un lit à colonnes garni de sa pente découpée.
Puis, çà et là, des escabelles à trois pieds, formées par des bâtons
fichés dans une simple planche de fayard, une huche au pain, une
grosse cuiller en bois pour puiser de l’eau, un seau et des poteries
pour le lait, un rouet sur la huche, quelques clayons à fromages,
des murs noirs, une porte vermoulue ayant une imposte à claire-voie;
tels étaient la décoration et le mobilier de cette pauvre demeure.
Maintenant, voici le drame auquel assista l’officier, qui s’amusait à
fouetter le sol avec sa cravache sans se douter que là se déroulerait
un drame. Quand la vieille femme, suivie de son Benjamin teigneux,
eut disparu par une porte qui donnait dans sa laiterie, les quatre
enfants, après avoir suffisamment examiné le militaire, commencèrent
par se délivrer du pourceau. L’animal, avec lequel ils jouaient
habituellement, était venu sur le seuil de la porte; les marmots se
ruèrent sur lui si vigoureusement et lui appliquèrent des gifles si
caractéristiques, qu’il fut forcé de faire prompte retraite. L’ennemi
dehors, les enfants attaquèrent une porte dont le loquet, cédant à
leurs efforts, s’échappa de la gâche usée qui le retenait; puis ils se
jetèrent dans une espèce de fruitier où le commandant, que cette scène
amusait, les vit bientôt occupés à ronger des pruneaux secs. La vieille
au visage de parchemin et aux guenilles sales rentra dans ce moment,
en tenant à la main un pot de lait pour son hôte. --Ah! les vauriens,
dit-elle. Elle alla vers les enfants, empoigna chacun d’eux par le
bras, le jeta dans la chambre, mais sans lui ôter ses pruneaux, et
ferma soigneusement la porte de son grenier d’abondance. --La, la, mes
mignons, soyez donc sages. --Si l’on n’y prenait garde, ils mangeraient
le tas de prunes, les enragés! dit-elle en regardant Genestas. Puis
elle s’assit sur une escabelle, prit le teigneux entre ses jambes, et
se mit à le peigner en lui lavant la tête avec une dextérité féminine
et des attentions maternelles. Les quatre petits voleurs restaient, les
uns debout, les autres accotés contre le lit ou la huche, tous morveux
et sales, bien portants d’ailleurs, grugeant leurs prunes sans rien
dire, mais regardant l’étranger d’un air sournois et narquois.

--C’est vos enfants? demanda le soldat à la vieille.

--Faites excuse, monsieur, c’est les enfants de l’hospice. On me donne
trois francs par mois et une livre de savon pour chacun d’eux.

--Mais, ma bonne femme, ils doivent vous coûter deux fois plus.

--Monsieur, voilà bien ce que nous dit monsieur Benassis; mais si
d’autres prennent les enfants au même prix, faut bien en passer par
là. N’en a pas qui veut des enfants! On a encore besoin de la croix
et de la bannière pour en obtenir. Quand nous leur donnerions notre
lait pour rien, il ne nous coûte guère. D’ailleurs, monsieur, trois
francs, c’est une somme. Voilà quinze francs de trouvés sans les cinq
livres de savon. Dans nos cantons, combien faut-il donc s’exterminer le
tempérament avant d’avoir gagné dix sous par jour.

--Vous avez donc des terres à vous? demanda le commandant.

--Non, monsieur. J’en ai eu du temps de défunt mon homme, mais depuis
sa mort j’ai été si malheureuse que j’ai été forcée de les vendre.

--Hé! bien, reprit Genestas, comment pouvez-vous arriver sans dettes
au bout de l’année en faisant le métier de nourrir, de blanchir et
d’élever des enfants à deux sous par jour?

--Mais, reprit-elle en peignant toujours son petit teigneux, nous
n’arrivons point sans dettes à la Saint-Sylvestre, mon cher monsieur.
Que voulez-vous? le bon Dieu s’y prête. J’ai deux vaches. Puis ma
fille et moi nous glanons pendant la moisson, en hiver nous allons au
bois; enfin, le soir nous filons. Ah! par exemple, il ne faudrait pas
toujours un hiver comme le dernier. Je dois soixante-quinze francs au
meunier pour de la farine. Heureusement c’est le meunier de monsieur
Benassis. Monsieur Benassis, voilà un ami du pauvre! Il n’a jamais
demandé son dû à qui que ce soit, il ne commencera point par nous.
D’ailleurs notre vache a un veau, ça nous acquittera toujours un brin.

Les quatre orphelins, pour qui toutes les protections humaines se
résumaient dans l’affection de cette vieille paysanne, avaient fini
leurs prunes. Ils profitèrent de l’attention avec laquelle leur mère
regardait l’officier en causant, et se réunirent en colonne serrée pour
faire encore une fois sauter le loquet de la porte qui les séparait du
bon tas de prunes. Ils y allèrent, non comme les soldats français vont
à l’assaut, mais silencieux comme des Allemands, poussés qu’ils étaient
par une gourmandise naïve et brutale.

--Ah! les petits drôles. Voulez-vous bien finir?

La vieille se leva, prit le plus fort des quatre, lui appliqua
légèrement une tape sur le derrière et le jeta dehors; il ne pleura
point, les autres demeurèrent tout pantois.

--Ils vous donnent bien du mal.

--Oh! non, monsieur, mais ils sentent mes prunes, les mignons. Si je
les laissais seuls pendant un moment, ils se crèveraient.

--Vous les aimez?

A cette demande la vieille leva la tête, regarda le soldat d’un air
doucement goguenard, et répondit: --Si je les aime! J’en ai déjà rendu
trois, ajouta-t-elle en soupirant, je ne les garde que jusqu’à six ans.

--Mais où est le vôtre?

--Je l’ai perdu.

--Quel âge avez-vous donc, demanda Genestas pour détruire l’effet de sa
précédente question.

--Trente-huit ans, monsieur. A la Saint-Jean prochaine, il y aura deux
ans que mon homme est mort.

Elle achevait d’habiller le petit souffreteux, qui semblait la
remercier par un regard pâle et tendre.

--Quelle vie d’abnégation et de travail! pensa le cavalier.

Sous ce toit, digne de l’étable où Jésus-Christ prit naissance,
s’accomplissaient gaiement et sans orgueil les devoirs les plus
difficiles de la maternité. Quels cœurs ensevelis dans l’oubli le plus
profond! Quelle richesse et quelle pauvreté! Les soldats, mieux que
les autres hommes, savent apprécier ce qu’il y a de magnifique dans le
sublime en sabots, dans l’Évangile en haillons. Ailleurs se trouve le
Livre, le texte historié, brodé, découpé, couvert en moire, en tabis,
en satin; mais là certes était l’esprit du Livre. Il eût été impossible
de ne pas croire à quelque religieuse intention du ciel, en voyant
cette femme qui s’était faite mère comme Jésus-Christ s’est fait homme,
qui glanait, souffrait, s’endettait pour des enfants abandonnés, et se
trompait dans ses calculs, sans vouloir reconnaître qu’elle se ruinait
à être mère. A l’aspect de cette femme il fallait nécessairement
admettre quelques sympathies entre les bons d’ici-bas et les
intelligences d’en-haut; aussi le commandant Genestas la regarda-t-il
en hochant la tête.

--Monsieur Benassis est-il un bon médecin? demanda-t-il enfin.

--Je ne sais pas, mon cher monsieur, mais il guérit les pauvres pour
rien.

--Il paraît, reprit-il en se parlant à lui-même, que cet homme est
décidément un homme.

--Oh! oui, monsieur, et un brave homme! aussi n’est-il guère de gens
ici qui ne le mettent dans leurs prières du soir et du matin!

--Voilà pour vous, la mère, dit le soldat en lui donnant quelques
pièces de monnaie. Et voici pour les enfants, reprit-il en ajoutant un
écu. --Suis-je encore bien loin de chez monsieur Benassis? demanda-t-il
quand il fut à cheval.

--Oh! non, mon cher monsieur, tout au plus une petite lieue.

Le commandant partit, convaincu qu’il lui restait deux lieues à faire.
Néanmoins il aperçut bientôt à travers quelques arbres un premier
groupe de maisons, puis enfin les toits du bourg ramassés autour d’un
clocher qui s’élève en cône et dont les ardoises sont arrêtées sur
les angles de la charpente par des lames de fer-blanc étincelant au
soleil. Cette toiture, d’un effet original, annonce les frontières de
la Savoie, où elle est en usage. En cet endroit la vallée est large.
Plusieurs maisons agréablement situées dans la petite plaine ou le
long du torrent animent ce pays bien cultivé, fortifié de tous côtés
par les montagnes, et sans issue apparente. A quelques pas de ce bourg
assis à mi-côte, au midi, Genestas arrêta son cheval sous une avenue
d’ormes, devant une troupe d’enfants, et leur demanda la maison de
monsieur Benassis. Les enfants commencèrent par se regarder les uns
les autres, et par examiner l’étranger de l’air dont ils observent
tout ce qui s’offre pour la première fois à leurs yeux: autant de
physionomies, autant de curiosités, autant de pensées différentes.
Puis le plus effronté, le plus rieur de la bande, un petit gars aux
yeux vifs, aux pieds nus et crottés lui répéta, selon la coutume des
enfants: --La maison de monsieur Benassis, monsieur? Et il ajouta: Je
vais vous y mener. Il marcha devant le cheval autant pour conquérir
une sorte d’importance en accompagnant un étranger, que par une
enfantine obligeance, ou pour obéir à l’impérieux besoin de mouvement
qui gouverne à cet âge l’esprit et le corps. L’officier suivit dans sa
longueur la principale rue du bourg, rue caillouteuse, à sinuosités,
bordée de maisons construites au gré des propriétaires. Là un four
s’avance au milieu de la voie publique, ici un pignon s’y présente de
profil et la barre en partie, puis un ruisseau venu de la montagne la
traverse par ses rigoles. Genestas aperçut plusieurs couvertures en
bardeau noir, plus encore en chaume, quelques-unes en tuiles, sept ou
huit en ardoises, sans doute celles du curé, du juge de paix et des
bourgeois du lieu. C’était toute la négligence d’un village au delà
duquel il n’y aurait plus eu de terre, qui semblait n’aboutir et ne
tenir à rien; ses habitants paraissaient former une même famille en
dehors du mouvement social, et ne s’y rattacher que par le collecteur
d’impôts ou par d’imperceptibles ramifications. Quand Genestas eut
fait quelques pas de plus, il vit en haut de la montagne une large rue
qui domine ce village. Il existait sans doute un vieux et un nouveau
bourg. En effet, par une échappée de vue, et dans un endroit où le
commandant modéra le pas de son cheval, il put facilement examiner des
maisons bien bâties dont les toits neufs égaient l’ancien village. Dans
ces habitations nouvelles que couronne une avenue de jeunes arbres, il
entendit les chants particuliers aux ouvriers occupés, le murmure de
quelques ateliers, un grognement de limes, le bruit des marteaux, les
cris confus de plusieurs industries. Il remarqua la maigre fumée des
cheminées ménagères et celle plus abondante des forges du charron, du
serrurier, du maréchal. Enfin, à l’extrémité du village vers laquelle
son guide le dirigeait, Genestas aperçut des fermes éparses, des champs
bien cultivés, des plantations parfaitement entendues, et comme un
petit coin de la Brie perdu dans un vaste pli du terrain dont, à la
première vue, il n’eût pas soupçonné l’existence entre le bourg et les
montagnes qui terminent le pays. Bientôt l’enfant s’arrêta. --Voilà la
porte de _sa_ maison, dit-il. L’officier descendit de cheval, en passa
la bride dans son bras; puis, pensant que toute peine mérite salaire,
il tira quelques sous de son gousset et les offrit à l’enfant qui les
prit d’un air étonné, ouvrit de grands yeux, ne remercia pas, et resta
là pour voir. --En cet endroit la civilisation est peu avancée, les
religions du travail y sont en pleine vigueur, et la mendicité n’y a
pas encore pénétré, pensa Genestas. Plus curieux qu’intéressé, le guide
du militaire s’accota sur un mur à hauteur d’appui qui sert à clore la
cour de la maison, et dans lequel est fixée une grille en bois noirci,
de chaque côté des pilastres de la porte.

Cette porte, pleine dans sa partie inférieure et jadis peinte en gris,
est terminée par des barreaux jaunes taillés en fer de lance. Ces
ornements, dont la couleur a passé, décrivent un croissant dans le haut
de chaque vantail, et se réunissent en formant une grosse pomme de pin
figurée par le haut des montants quand la porte est fermée. Ce portail,
rongé par les vers, tacheté par le velours des mousses, est presque
détruit par l’action alternative du soleil et de la pluie. Surmontés
de quelques aloès et de pariétaires venues au hasard, les pilastres
cachent les tiges de deux acacias _inermis_ plantés dans la cour, et
dont les touffes vertes s’élèvent en forme de houppes à poudrer. L’état
de ce portail trahissait chez le propriétaire une insouciance qui
parut déplaire à l’officier, il fronça les sourcils en homme contraint
de renoncer à quelque illusion. Nous sommes habitués à juger les
autres d’après nous, et si nous les absolvons complaisamment de nos
défauts, nous les condamnons sévèrement de ne pas avoir nos qualités.
Si le commandant voulait que monsieur Benassis fût un homme soigneux
ou méthodique, certes, la porte de sa maison annonçait une complète
indifférence en matière de propriété. Un soldat amoureux de l’économie
domestique autant que l’était Genestas devait donc conclure promptement
du portail à la vie et au caractère de l’inconnu; ce à quoi, malgré
sa circonspection, il ne manqua point. La porte était entrebâillée,
autre insouciance! Sur la foi de cette confiance rustique, l’officier
s’introduisit sans façon dans la cour, attacha son cheval aux barreaux
de la grille, et pendant qu’il y nouait la bride, un hennissement
partit d’une écurie vers laquelle le cheval et le cavalier tournèrent
involontairement les yeux; un vieux domestique en ouvrit la porte,
montra sa tête coiffée du bonnet de laine rouge en usage dans le pays,
et qui ressemble parfaitement au bonnet phrygien dont on affuble la
Liberté. Comme il y avait place pour plusieurs chevaux, le bonhomme,
après avoir demandé à Genestas s’il venait voir monsieur Benassis,
lui offrit pour son cheval l’hospitalité de l’écurie, en regardant
avec une expression de tendresse et d’admiration l’animal qui était
fort beau. Le commandant suivit son cheval, pour voir comment il
allait se trouver. L’écurie était propre, la litière y abondait,
et les deux chevaux de Benassis avaient cet air heureux qui fait
reconnaître entre tous les chevaux un cheval de curé. Une servante,
arrivée de l’intérieur de la maison sur le perron, semblait attendre
officiellement les interrogations de l’étranger, à qui déjà le valet
d’écurie avait appris que monsieur Benassis était sorti.

--Notre maître est allé au moulin à blé, dit-il. Si vous voulez l’y
rejoindre, vous n’avez qu’à suivre le sentier qui mène à la prairie, le
moulin est au bout.

Genestas aima mieux voir le pays que d’attendre indéfiniment le retour
de Benassis, et s’engagea dans le chemin du moulin à blé. Quand il
eut dépassé la ligne inégale que trace le bourg sur le flanc de la
montagne, il aperçut la vallée, le moulin, et l’un des plus délicieux
paysages qu’il eût encore vus.

Arrêtée par la base des montagnes, la rivière forme un petit lac
au-dessus duquel les pics s’élèvent d’étage en étage, en laissant
deviner leurs nombreuses vallées par les différentes teintes de la
lumière ou par la pureté plus ou moins vive de leurs arêtes chargées
toutes de sapins noirs. Le moulin, construit récemment à la chute du
torrent dans le petit lac, a le charme d’une maison isolée qui se cache
au milieu des eaux, entre les têtes de plusieurs arbres aquatiques.
De l’autre côté de la rivière, au bas d’une montagne alors faiblement
éclairée à son sommet par les rayons rouges du soleil couchant,
Genestas entrevit une douzaine de chaumières abandonnées, sans fenêtres
ni portes; leurs toitures dégradées laissaient voir d’assez fortes
trouées, les terres d’alentour formaient des champs parfaitement
labourés et semés; leurs anciens jardins convertis en prairies étaient
arrosés par des irrigations disposées avec autant d’art que dans le
Limousin. Le commandant s’arrêta machinalement pour contempler les
débris de ce village.

Pourquoi les hommes ne regardent-ils point sans une émotion profonde
toutes les ruines, même les plus humbles? sans doute elles sont
pour eux une image du malheur dont le poids est senti par eux si
diversement. Les cimetières font penser à la mort, un village abandonné
fait songer aux peines de la vie; la mort est un malheur prévu, les
peines de la vie sont infinies. L’infini n’est-il pas le secret des
grandes mélancolies? L’officier avait atteint la chaussée pierreuse du
moulin sans avoir pu s’expliquer l’abandon de ce village, il demanda
Benassis à un garçon meunier assis sur des sacs de blé à la porte de la
maison.

--Monsieur Benassis est allé là, dit le meunier en montrant une des
chaumières ruinées.

--Ce village a donc été brûlé? dit le commandant.

--Non, monsieur.

--Pourquoi donc alors est-il ainsi? demanda Genestas.

--Ah! pourquoi? répondit le meunier en levant les épaules et entrant
chez lui, monsieur Benassis vous le dira.

L’officier passa sur une espèce de pont fait avec de grosses pierres
entre lesquelles coule le torrent, et arriva bientôt à la maison
désignée. Le chaume de cette habitation était encore entier, couvert
de mousse, mais sans trous, et les fermetures semblaient être en bon
état. En y entrant, Genestas vit du feu dans la cheminée au coin de
laquelle se tenaient une vieille femme agenouillée devant un malade
assis sur une chaise, et un homme debout le visage tourné vers le
foyer. L’intérieur de cette maison formait une seule chambre éclairée
par un mauvais châssis garni de toile. Le sol était en terre battue.
La chaise, une table et un grabat composaient tout le mobilier.
Jamais le commandant n’avait rien vu de si simple ni de si nu, même
en Russie où les cabanes des Mougiks ressemblent à des tanières. Là,
rien n’attestait les choses de la vie, il ne s’y trouvait même pas
le moindre ustensile nécessaire à la préparation des aliments les
plus grossiers. Vous eussiez dit la niche d’un chien sans son écuelle.
N’était le grabat, une souquenille pendue à un clou et des sabots
garnis de paille, seuls vêtements du malade, cette chaumière eût paru
déserte comme les autres. La femme agenouillée, paysanne fort vieille,
s’efforçait de maintenir les pieds du malade dans un baquet plein d’une
eau brune. En distinguant un pas que le bruit des éperons rendait
insolite pour des oreilles accoutumées au marcher monotone des gens de
la campagne, l’homme se tourna vers Genestas en manifestant une sorte
de surprise, partagée par la vieille.

--Je n’ai pas besoin, dit le militaire, de demander si vous êtes
monsieur Benassis. Étranger, impatient de vous voir, vous m’excuserez,
monsieur, d’être venu vous chercher sur votre champ de bataille au
lieu de vous avoir attendu chez vous. Ne vous dérangez pas, faites vos
affaires. Quand vous aurez fini, je vous dirai l’objet de ma visite.

Genestas s’assit à demi sur le bord de la table et garda le silence.
Le feu répandait dans la chaumière une clarté plus vive que celle du
soleil dont les rayons, brisés par le sommet des montagnes, ne peuvent
jamais arriver dans cette partie de la vallée. A la lueur de ce feu,
fait avec quelques branches de sapin résineux qui entretenaient une
flamme brillante, le militaire aperçut la figure de l’homme qu’un
secret intérêt le contraignait à chercher, à étudier, à parfaitement
connaître. Monsieur Benassis, le médecin du canton, resta les bras
croisés, écouta froidement Genestas, lui rendit son salut, et se
retourna vers le malade sans se croire l’objet d’un examen aussi
sérieux que le fut celui du militaire.

Benassis était un homme de taille ordinaire, mais large des épaules
et large de poitrine. Une ample redingote verte, boutonnée jusqu’au
cou, empêcha l’officier de saisir les détails si caractéristiques de
ce personnage ou de son maintien; mais l’ombre et l’immobilité dans
laquelle resta le corps servirent à faire ressortir la figure, alors
fortement éclairée par un reflet des flammes. Cet homme avait un
visage semblable à celui d’un satyre: même front légèrement cambré,
mais plein de proéminences toutes plus ou moins significatives; même
nez retroussé, spirituellement fendu dans le bout; mêmes pommettes
saillantes. La bouche était sinueuse, les lèvres étaient épaisses et
rouges. Le menton se relevait brusquement. Les yeux bruns et animés
par un regard vif auquel la couleur nacrée du blanc de l’œil donnait
un grand éclat, exprimaient des passions amorties. Les cheveux jadis
noirs et maintenant gris, les rides profondes de son visage et ses gros
sourcils déjà blanchis, son nez devenu bulbeux et veiné, son teint
jaune et marbré par des taches rouges, tout annonçait en lui l’âge de
cinquante ans et les rudes travaux de sa profession. L’officier ne put
que présumer la capacité de la tête, alors couverte d’une casquette;
mais quoique cachée par cette coiffure, elle lui parut être une de
ces têtes proverbialement nommées _têtes carrées_. Habitué, par les
rapports qu’il avait eus avec les hommes d’énergie que rechercha
Napoléon, à distinguer les traits des personnes destinées aux grandes
choses, Genestas devina quelque mystère dans cette vie obscure, et se
dit en voyant ce visage extraordinaire: --Par quel hasard est-il resté
médecin de campagne? Après avoir sérieusement observé cette physionomie
qui, malgré ses analogies avec les autres figures humaines, trahissait
une secrète existence en désaccord avec ses apparentes vulgarités, il
partagea nécessairement l’attention que le médecin donnait au malade,
et la vue de ce malade changea complétement le cours de ses réflexions.

Malgré les innombrables spectacles de sa vie militaire, le vieux
cavalier ressentit un mouvement de surprise accompagné d’horreur
en apercevant une face humaine où la pensée ne devait jamais avoir
brillé, face livide où la souffrance apparaissait naïve et silencieuse,
comme sur le visage d’un enfant qui ne sait pas encore parler et qui
ne peut plus crier, enfin la face tout animale d’un vieux crétin
mourant. Le crétin était la seule variété de l’espèce humaine que le
chef d’escadron n’eût pas encore vue. A l’aspect d’un front dont la
peau formait un gros pli rond, de deux yeux semblables à ceux d’un
poisson cuit, d’une tête couverte de petits cheveux rabougris auxquels
la nourriture manquait, tête toute déprimée et dénuée d’organes
sensitifs, qui n’eût pas éprouvé, comme Genestas, un sentiment de
dégoût involontaire pour une créature qui n’avait ni les grâces
de l’animal ni les priviléges de l’homme, qui n’avait jamais eu ni
raison ni instinct, et n’avait jamais entendu ni parlé aucune espèce
de langage. En voyant arriver ce pauvre être au terme d’une carrière
qui n’était point la vie, il semblait difficile de lui accorder un
regret; cependant la vieille femme le contemplait avec une touchante
inquiétude, et passait ses mains sur la partie des jambes que l’eau
brûlante n’avait pas baignée, avec autant d’affection que si c’eût été
son mari. Benassis lui-même, après avoir étudié cette face morte et ces
yeux sans lumière, vint prendre doucement la main du crétin et lui tâta
le pouls.

--Le bain n’agit pas, dit-il en hochant la tête, recouchons-le.

Il prit lui-même cette masse de chair, la transporta sur le grabat
d’où il venait sans doute de la tirer, l’y étendit soigneusement en
allongeant les jambes déjà presque froides, en plaçant la main et la
tête avec les attentions que pourrait avoir une mère pour son enfant.

--Tout est dit, il va mourir, ajouta Benassis qui resta debout au bord
du lit.

La vieille femme, les mains sur ses hanches, regarda le mourant
en laissant échapper quelques larmes. Genestas lui-même demeura
silencieux, sans pouvoir s’expliquer comment la mort d’un être si
peu intéressant lui causait déjà tant d’impression. Il partageait
instinctivement déjà la pitié sans bornes que ces malheureuses
créatures inspirent dans les vallées privées de soleil où la nature
les a jetées. Ce sentiment, dégénéré en superstition religieuse chez
les familles auxquelles les crétins appartiennent, ne dérive-t-il pas
de la plus belle des vertus chrétiennes, la charité, et de la foi le
plus fermement utile à l’ordre social, l’idée des récompenses futures,
la seule qui nous fasse accepter nos misères. L’espoir de mériter
les félicités éternelles aide les parents de ces pauvres êtres et
ceux qui les entourent à exercer en grand les soins de la maternité
dans sa sublime protection incessamment donnée à une créature inerte
qui d’abord ne la comprend pas, et qui plus tard l’oublie. Admirable
religion! elle a placé les secours d’une bienfaisance aveugle près
d’une aveugle infortune. Là où se trouvent des crétins, la population
croit que la présence d’un être de cette espèce porte bonheur à la
famille. Cette croyance sert à rendre douce une vie qui, dans le sein
des villes, serait condamnée aux rigueurs d’une fausse philanthropie et
à la discipline d’un hospice. Dans la vallée supérieure de l’Isère, où
ils abondent, les crétins vivent en plein air avec les troupeaux qu’ils
sont dressés à garder. Au moins sont-ils libres et respectés comme doit
l’être le malheur.

Depuis un moment la cloche du village tintait des coups éloignés
par intervalles égaux, pour apprendre aux fidèles la mort de l’un
d’eux. En voyageant dans l’espace, cette pensée religieuse arrivait
affaiblie à la chaumière, où elle répandait une double mélancolie.
Des pas nombreux retentirent dans le chemin et annoncèrent une foule,
mais une foule silencieuse. Puis les chants de l’Église détonnèrent
tout à coup en réveillant les idées confuses qui saisissent les âmes
les plus incrédules, forcées de céder aux touchantes harmonies de
la voix humaine. L’Église venait au secours de cette créature qui
ne la connaissait point. Le curé parut, précédé de la croix tenue
par un enfant de chœur, suivi du sacristain portant le bénitier, et
d’une cinquantaine de femmes, de vieillards, d’enfants, tous venus
pour joindre leurs prières à celles de l’Église. Le médecin et le
militaire se regardèrent en silence et se retirèrent dans un coin pour
faire place à la foule, qui s’agenouilla au dedans et au dehors de
la chaumière. Pendant la consolante cérémonie du viatique, célébrée
pour cet être qui n’avait jamais péché mais à qui le monde chrétien
disait adieu, la plupart de ces visages grossiers furent sincèrement
attendris. Quelques larmes coulèrent sur de rudes joues crevassées par
le soleil et brunies par les travaux en plein air. Ce sentiment de
parenté volontaire était tout simple. Il n’y avait personne dans la
Commune qui n’eût plaint ce pauvre être, qui ne lui eût donné son pain
quotidien; n’avait-il pas rencontré un père en chaque enfant, une mère
chez la plus rieuse petite fille?

--Il est mort, dit le curé.

Ce mot excita la consternation la plus vraie. Les cierges furent
allumés. Plusieurs personnes voulurent passer la nuit auprès du corps.
Benassis et le militaire sortirent. A la porte quelques paysans
arrêtèrent le médecin pour lui dire: --Ah! monsieur le maire, si vous
ne l’avez pas sauvé, Dieu voulait sans doute le rappeler à lui.

--J’ai fait de mon mieux, mes enfants, répondit le docteur. Vous ne
sauriez croire, monsieur, dit-il à Genestas quand ils furent à quelques
pas du village abandonné dont le dernier habitant venait de mourir,
combien de consolations vraies la parole de ces paysans renferme
pour moi. Il y a dix ans, j’ai failli être lapidé dans ce village
aujourd’hui désert, mais alors habité par trente familles.

Genestas mit une interrogation si visible dans l’air de sa physionomie
et dans son geste, que le médecin lui raconta, tout en marchant,
l’histoire annoncée par ce début.

--Monsieur, quand je vins m’établir ici, je trouvai dans cette partie
du canton une douzaine de crétins, dit le médecin en se retournant pour
montrer à l’officier les maisons ruinées. La situation de ce hameau
dans un fond sans courant d’air, près du torrent dont l’eau provient
des neiges fondues, privé des bienfaits du soleil, qui n’éclaire que
le sommet de la montagne, tout y favorise la propagation de cette
affreuse maladie. Les lois ne défendent pas l’accouplement de ces
malheureux, protégés ici par une superstition dont la puissance m’était
inconnue, que j’ai d’abord condamnée, puis admirée. Le crétinisme se
serait donc étendu depuis cet endroit jusqu’à la vallée. N’était-ce
pas rendre un grand service au pays que d’arrêter cette contagion
physique et intellectuelle? Malgré sa grave urgence, ce bienfait
pouvait coûter la vie à celui qui entreprendrait de l’opérer. Ici,
comme dans les autres sphères sociales, pour accomplir le bien, il
fallait froisser, non pas des intérêts, mais, chose plus dangereuse
à manier, des idées religieuses converties en superstition, la forme
la plus indestructible des idées humaines. Je ne m’effrayai de rien.
Je sollicitai d’abord la place de maire du canton, et l’obtins; puis,
après avoir reçu l’approbation verbale du préfet, je fis nuitamment
transporter à prix d’argent quelques-unes de ces malheureuses créatures
du côté d’Aiguebelle, en Savoie, où il s’en trouve beaucoup et où elles
devaient être très-bien traitées. Aussitôt que cet acte d’humanité
fut connu, je devins en horreur à toute la population. Le curé prêcha
contre moi. Malgré mes efforts pour expliquer aux meilleures têtes
du bourg combien était importante l’expulsion de ces crétins, malgré
les soins gratuits que je rendais aux malades du pays, on me tira un
coup de fusil au coin d’un bois. J’allai voir l’évêque de Grenoble et
lui demandai le changement du curé. Monseigneur fut assez bon pour me
permettre de choisir un prêtre qui pût s’associer à mes œuvres, et
j’eus le bonheur de rencontrer un de ces êtres qui semblent tombés du
ciel. Je poursuivis mon entreprise. Après avoir travaillé les esprits,
je déportai nuitamment six autres crétins. A cette seconde tentative,
j’eus pour défenseurs quelques-uns de mes obligés et les membres du
conseil de la Commune de qui j’intéressai l’avarice en leur prouvant
combien l’entretien de ces pauvres êtres était coûteux, combien il
serait profitable pour le bourg de convertir les terres possédées
sans titre par eux en communaux qui manquaient au bourg. J’eus pour
moi les riches; mais les pauvres, les vieilles femmes, les enfants et
quelques entêtés me demeurèrent hostiles. Par malheur, mon dernier
enlèvement se fit incomplétement. Le crétin que vous venez de voir
n’était pas rentré chez lui, n’avait point été pris, et se retrouva le
lendemain, seul de son espèce, dans le village où habitaient encore
quelques familles dont les individus, presque imbéciles, étaient encore
exempts de crétinisme. Je voulus achever mon ouvrage et vins de jour,
en costume, pour arracher ce malheureux de sa maison. Mon intention
fut connue aussitôt que je sortis de chez moi, les amis du crétin me
devancèrent, et je trouvai devant sa chaumière un rassemblement de
femmes, d’enfants, de vieillards qui tous me saluèrent par des injures
accompagnées d’une grêle de pierres. Dans ce tumulte, au milieu duquel
j’allais peut-être périr victime de l’enivrement réel qui saisit une
foule exaltée par les cris et l’agitation de sentiments exprimés en
commun, je fus sauvé par le crétin! Ce pauvre être sortit de sa cabane,
fit entendre son gloussement, et apparut comme le chef suprême de ces
fanatiques. A cette apparition, les cris cessèrent. J’eus l’idée de
proposer une transaction, et je pus l’expliquer à la faveur du calme
si heureusement survenu. Mes approbateurs n’oseraient sans doute
pas me soutenir dans cette circonstance, leur secours devait être
purement passif, ces gens superstitieux allaient veiller avec la plus
grande activité à la conservation de leur dernière idole, il me parut
impossible de la leur ôter. Je promis donc de laisser le crétin en
paix dans sa maison, à la condition que personne n’en approcherait,
que les familles de ce village passeraient l’eau et viendraient loger
au bourg dans des maisons neuves que je me chargeai de construire en
y joignant des terres dont le prix plus tard devait m’être remboursé
par la Commune. Eh! bien, mon cher monsieur, il me fallut six mois
pour vaincre les résistances que rencontra l’exécution de ce marché,
quelque avantageux qu’il fût aux familles de ce village. L’affection
des gens de la campagne pour leurs masures est un fait inexplicable.
Quelque insalubre que puisse être sa chaumière, un paysan s’y attache
beaucoup plus qu’un banquier ne tient à son hôtel. Pourquoi? Je ne
sais. Peut-être la force des sentiments est-elle en raison de leur
rareté. Peut-être l’homme qui vit peu par la pensée vit-il beaucoup
par les choses? et moins il en possède, plus sans doute il les aime.
Peut-être en est-il du paysan comme du prisonnier?... il n’éparpille
point les forces de son âme, il les concentre sur une seule idée,
et arrive alors à une grande énergie de sentiment. Pardonnez ces
réflexions à un homme qui échange rarement ses pensées. D’ailleurs ne
croyez pas, monsieur, que je me sois beaucoup occupé d’idées creuses.
Ici, tout doit être pratique et action. Hélas! moins ces pauvres
gens ont d’idées, plus il est difficile de leur faire entendre leurs
véritables intérêts. Aussi me suis-je résigné à toutes les minuties
de mon entreprise. Chacun d’eux me disait la même chose, une de ces
choses pleines de bon sens et qui ne souffrent pas de réponse: --Ah!
monsieur, vos maisons ne sont point encore bâties! --Eh! bien, leur
disais-je, promettez-moi de venir les habiter aussitôt qu’elles
seront achevées. Heureusement, monsieur, je fis décider que notre
bourg est propriétaire de toute la montagne au pied de laquelle se
trouve le village maintenant abandonné. La valeur des bois situés
sur les hauteurs put suffire à payer le prix des terres et celui des
maisons promises qui se construisirent. Quand un seul de mes ménages
récalcitrants y fut logé, les autres ne tardèrent pas à le suivre.
Le bien-être qui résulta de ce changement fut trop sensible pour ne
pas être apprécié par ceux qui tenaient le plus superstitieusement
à leur village sans soleil, autant dire sans âme. La conclusion de
cette affaire, la conquête des biens communaux dont la possession nous
fut confirmée par le Conseil-d’État, me firent acquérir une grande
importance dans le canton. Mais, monsieur, combien de soins! dit le
médecin en s’arrêtant et en levant une main qu’il laissa retomber par
un mouvement plein d’éloquence. Moi seul connais la distance du bourg à
la Préfecture d’où rien ne sort, et de la Préfecture au Conseil-d’État
où rien n’entre. Enfin, reprit-il, paix aux puissances de la terre,
elles ont cédé à mes importunités, c’est beaucoup. Si vous saviez le
bien produit par une signature insouciamment donnée?... Monsieur, deux
ans après avoir tenté de si grandes petites choses et les avoir mises à
fin, tous les pauvres ménages de ma commune possédaient au moins deux
vaches, et les envoyaient pâturer dans la montagne où, sans attendre
l’autorisation du Conseil-d’État, j’avais pratiqué des irrigations
transversales semblables à celles de la Suisse, de l’Auvergne et du
Limousin. A leur grande surprise, les gens du bourg y virent poindre
d’excellentes prairies, et obtinrent une plus grande quantité de lait,
grâce à la meilleure qualité des pâturages. Les résultats de cette
conquête furent immenses. Chacun imita mes irrigations. Les prairies,
les bestiaux, toutes les productions se multiplièrent. Dès lors je pus
sans crainte entreprendre d’améliorer ce coin de terre encore inculte
et de civiliser ses habitants jusqu’alors dépourvus d’intelligence.
Enfin, monsieur, nous autres solitaires nous sommes très-causeurs;
si l’on nous fait une question, l’on ne sait jamais où s’arrêtera la
réponse; lorsque j’arrivai dans cette vallée, la population était de
sept cents âmes; maintenant on en compte deux mille. L’affaire du
dernier crétin m’a obtenu l’estime de tout le monde. Après avoir montré
constamment à mes administrés de la mansuétude et de la fermeté tout
à la fois, je devins l’oracle du canton. Je fis tout pour mériter la
confiance sans la solliciter ni sans paraître la désirer; seulement, je
tâchai d’inspirer à tous le plus grand respect pour ma personne par la
religion avec laquelle je sus remplir tous mes engagements, même les
plus frivoles. Après avoir promis de prendre soin du pauvre être que
vous venez de voir mourir, je veillai sur lui mieux que ses précédents
protecteurs ne l’avaient fait. Il a été nourri, soigné comme l’enfant
adoptif de la Commune. Plus tard, les habitants ont fini par comprendre
le service que je leur avais rendu malgré eux. Néanmoins ils conservent
encore un reste de leur ancienne superstition; je suis loin de les
en blâmer, leur culte envers le crétin ne m’a-t-il pas souvent servi
de texte pour engager ceux qui avaient de l’intelligence à aider les
malheureux. Mais nous sommes arrivés, reprit après une pause Benassis
en apercevant le toit de sa maison.

Loin d’attendre de celui qui l’écoutait la moindre phrase d’éloge ou
de remerciement, en racontant cet épisode de sa vie administrative, il
semblait avoir cédé à ce naïf besoin d’expansion auquel obéissent les
gens retirés du monde.

--Monsieur, lui dit le commandant, j’ai pris la liberté de mettre mon
cheval dans votre écurie, et vous aurez la bonté de m’excuser quand je
vous aurai appris le but de mon voyage.

--Ah! quel est-il? lui demanda Benassis en ayant l’air de quitter une
préoccupation et de se souvenir que son compagnon était un étranger.

Par suite de son caractère franc et communicatif, il avait accueilli
Genestas comme un homme de connaissance.

--Monsieur, répondit le militaire, j’ai entendu parler de la guérison
presque miraculeuse de monsieur Gravier de Grenoble, que vous avez
pris chez vous. Je viens dans l’espoir d’obtenir les mêmes soins, sans
avoir les mêmes titres à votre bienveillance: cependant, peut-être la
mérité-je! Je suis un vieux militaire auquel d’anciennes blessures ne
laissent pas de repos. Il vous faudra bien au moins huit jours pour
examiner l’état dans lequel je suis, car mes douleurs ne se réveillent
que de temps à autre, etc...

--Eh! bien, monsieur, dit Benassis en l’interrompant, la chambre de
monsieur Gravier est toujours prête, venez... Ils entrèrent dans
la maison, dont la porte fut alors poussée par le médecin avec une
vivacité que Genestas attribua au plaisir d’avoir un pensionnaire.
--Jacquotte, cria Benassis, monsieur va dîner ici.

--Mais, monsieur, reprit le soldat, ne serait-il pas convenable de nous
arranger pour le prix...

--Le prix de quoi? dit le médecin.

--D’une pension. Vous ne pouvez pas me nourrir, moi et mon cheval,
sans...

--Si vous êtes riche, répondit Benassis, vous paierez bien; sinon, je
ne veux rien.

--Rien, dit Genestas, me semble trop cher. Mais riche ou pauvre, dix
francs par jour, sans compter le prix de vos soins, vous seront-ils
agréables?

--Rien ne m’est plus désagréable que de recevoir un prix quelconque
pour le plaisir d’exercer l’hospitalité, reprit le médecin en fronçant
les sourcils. Quant à mes soins, vous ne les aurez que si vous me
plaisez. Les riches ne sauraient acheter mon temps, il appartient
aux gens de cette vallée. Je ne veux ni gloire ni fortune, je ne
demande à mes malades ni louanges ni reconnaissance. L’argent que
vous me remettrez ira chez les pharmaciens de Grenoble pour payer les
médicaments indispensables aux pauvres du canton.

Qui eût entendu ces paroles, jetées brusquement mais sans amertume,
se serait intérieurement dit, comme Genestas: --Voilà une bonne pâte
d’homme.

--Monsieur, répondit le militaire avec sa ténacité accoutumée, je
vous donnerai donc dix francs par jour, et vous en ferez ce que vous
voudrez. Cela posé, nous nous entendrons mieux, ajouta-t-il en prenant
la main du médecin et la lui serrant avec une cordialité pénétrante.
Malgré mes dix francs, vous verrez bien que je ne suis pas un Arabe.

Après ce combat, dans lequel il n’y eut pas chez Benassis le moindre
désir de paraître ni généreux ni philanthrope, le prétendu malade
entra dans la maison de son médecin où tout se trouva conforme au
délabrement de la porte et aux vêtements du possesseur. Les moindres
choses y attestaient l’insouciance la plus profonde pour ce qui n’était
pas d’une essentielle utilité. Benassis fit passer Genestas par la
cuisine, le chemin le plus court pour aller à la salle à manger.
Si cette cuisine, enfumée comme celle d’une auberge, était garnie
d’ustensiles en nombre suffisant, ce luxe était l’œuvre de Jacquotte,
ancienne servante du curé, qui disait _nous_, et régnait en souveraine
sur le ménage du médecin. S’il y avait en travers du manteau de la
cheminée une bassinoire bien claire, probablement Jacquotte aimait à
se coucher chaudement en hiver, et par ricochet bassinait les draps
de son maître, qui, disait-elle, ne songeait à rien; mais Benassis
l’avait prise à cause de ce qui eût été pour tout autre un intolérable
défaut. Jacquotte voulait dominer au logis, et le médecin avait désiré
rencontrer une femme qui dominât chez lui. Jacquotte achetait, vendait,
accommodait, changeait, plaçait et déplaçait, arrangeait et dérangeait
tout selon son bon plaisir; jamais son maître ne lui avait fait une
seule observation. Aussi Jacquotte administrait-elle sans contrôle
la cour, l’écurie, le valet, la cuisine, la maison, le jardin et le
maître. De sa propre autorité se changeait le linge, se faisait la
lessive et s’emmagasinaient les provisions. Elle décidait de l’entrée
au logis et de la mort des cochons, grondait le jardinier, arrêtait
le menu du déjeuner et du dîner, allait de la cave au grenier, du
grenier dans la cave, en y balayant tout à sa fantaisie sans rien
trouver qui lui résistât. Benassis n’avait voulu que deux choses:
dîner à six heures, et ne dépenser qu’une certaine somme par mois.
Une femme à laquelle tout obéit chante toujours; aussi Jacquotte
riait-elle, rossignolait-elle par les escaliers, toujours fredonnant
quand elle ne chantait point, et chantant quand elle ne fredonnait
pas. Naturellement propre, elle tenait la maison proprement. Si son
goût eût été différent, monsieur Benassis eût été bien malheureux,
disait-elle, car le pauvre homme était si peu regardant qu’on pouvait
lui faire manger des choux pour des perdrix; sans elle, il eût gardé
bien souvent la même chemise pendant huit jours. Mais Jacquotte était
une infatigable plieuse de linge, par caractère frotteuse de meubles,
amoureuse d’une propreté tout ecclésiastique, la plus minutieuse, la
plus reluisante, la plus douce des propretés. Ennemie de la poussière,
elle époussetait, lavait, blanchissait sans cesse. L’état de la porte
extérieure lui causait une vive peine. Depuis dix ans elle tirait de
son maître, tous les premiers du mois, la promesse de faire mettre
cette porte à neuf, de rechampir les murs de la maison, et de tout
arranger _gentiment_, et monsieur n’avait pas encore tenu sa parole.
Aussi, quand elle venait à déplorer la profonde insouciance de
Benassis, manquait-elle rarement à prononcer cette phrase sacramentale
par laquelle se terminaient tous les éloges de son maître: --«On ne
peut pas dire qu’il soit bête, puisqu’il fait quasiment des miracles
dans l’endroit; mais il est quelquefois bête tout de même, mais bête
qu’il faut tout lui mettre dans la main comme à un enfant!» Jacquotte
aimait la maison comme une chose à elle. D’ailleurs, après y avoir
demeuré pendant vingt-deux ans, peut-être avait-elle le droit de se
faire illusion? En venant dans le pays, Benassis, ayant trouvé cette
maison en vente par suite de la mort du curé, avait tout acheté, murs
et terrain, meubles, vaisselle, vin, poules, le vieux cartel à figures,
le cheval et la servante. Jacquotte, le modèle du genre cuisinière,
montrait un corsage épais, invariablement enveloppé d’une indienne
brune semée de pois rouges, ficelé, serré de manière à faire croire que
l’étoffe allait craquer au moindre mouvement. Elle portait un bonnet
rond plissé, sous lequel sa figure un peu blafarde et à double menton
paraissait encore plus blanche qu’elle ne l’était. Petite, agile, la
main leste et potelée, Jacquotte parlait haut et continuellement. Si
elle se taisait un instant, et prenait le coin de son tablier pour le
relever triangulairement, ce geste annonçait quelque longue remontrance
adressée au maître ou au valet. De toutes les cuisinières du royaume,
Jacquotte était certes la plus heureuse. Pour rendre son bonheur aussi
complet qu’un bonheur peut l’être ici-bas, sa vanité se trouvait sans
cesse satisfaite, le bourg l’acceptait comme une autorité mixte placée
entre le maire et le garde champêtre.

[Illustration: JACQUOTTE. MONSIEUR BENASSIS.

  Ce geste annonçait quelque longue remontrance.

                                             (LE MÉDECIN DE CAMPAGNE.)]

En entrant dans la cuisine, le maître n’y trouva personne. --Où diable
sont-ils donc allés? dit-il. Pardonnez-moi, reprit-il en se tournant
vers Genestas, de vous introduire ici. L’entrée d’honneur est par
le jardin, mais je suis si peu habitué à recevoir du monde, que...
Jacquotte!

A ce nom, proféré presque impérieusement, une voix de femme répondit
dans l’intérieur de la maison. Un moment après, Jacquotte prit
l’offensive en appelant à son tour Benassis, qui vint promptement dans
la salle à manger.

--Vous voilà bien, monsieur! dit-elle, vous n’en faites jamais
d’autres. Vous invitez toujours du monde à dîner sans m’en prévenir,
et vous croyez que tout est troussé quand vous avez crié: Jacquotte!
Allez-vous pas recevoir ce monsieur dans la cuisine? Ne fallait-il pas
ouvrir le salon, y allumer du feu? Nicolle y est et va tout arranger.
Maintenant promenez votre monsieur pendant un moment dans le jardin;
ça l’amusera, cet homme, s’il aime les jolies choses, montrez-lui la
charmille de défunt monsieur, j’aurai le temps de tout apprêter, le
dîner, le couvert et le salon.

--Oui. Mais, Jacquotte, reprit Benassis, ce monsieur va rester ici.
N’oublie pas de donner un coup d’œil à la chambre de monsieur Gravier,
de voir aux draps et à tout, de...

--N’allez-vous pas vous mêler des draps, à présent? répliqua Jacquotte.
S’il couche ici, je sais bien ce qu’il faudra lui faire. Vous n’êtes
seulement pas entré dans la chambre de monsieur Gravier depuis dix
mois. Il n’y a rien à y voir, elle est propre comme mon œil. Il va donc
demeurer ici, ce monsieur? ajouta-t-elle d’un ton radouci.

--Oui.

--Pour longtemps?

--Ma foi, je ne sais pas. Mais qu’est-ce que cela te fait!

--Ah! qu’est-ce que cela me fait, monsieur? Ah! bien, qu’est-ce que
cela me fait! En voilà bien d’une autre! Et les provisions, et tout,
et...

Sans achever le flux de paroles par lequel, en toute autre occasion,
elle eût assailli son maître pour lui reprocher son manque de
confiance, elle le suivit dans la cuisine. En devinant qu’il s’agissait
d’un pensionnaire, elle fut impatiente de voir Genestas, à qui elle
fit une révérence obséquieuse en l’examinant de la tête aux pieds.
La physionomie du militaire avait alors une expression triste et
songeuse qui lui donnait un air rude, le colloque de la servante et du
maître lui semblait révéler en ce dernier une nullité qui lui faisait
rabattre, quoique à regret, de la haute opinion qu’il avait prise
en admirant sa persistance à sauver ce petit pays des malheurs du
crétinisme.

--Il ne me revient pas du tout ce particulier, dit Jacquotte.

--Si vous n’êtes pas fatigué, monsieur, dit le médecin à son prétendu
malade, nous ferons un tour de jardin avant le dîner.

--Volontiers, répondit le commandant.

Ils traversèrent la salle à manger, et entrèrent dans le jardin
par une espèce d’antichambre ménagée au bas de l’escalier, et qui
séparait la salle à manger du salon. Cette pièce, fermée par une
grande porte-fenêtre, était contiguë au perron de pierre, ornement
de la façade sur le jardin. Divisé en quatre grands carrés égaux par
des allées bordées de buis qui dessinaient une croix, ce jardin était
terminé par une épaisse charmille, bonheur du précédent propriétaire.
Le militaire s’assit sur un banc de bois vermoulu, sans voir ni les
treilles, ni les espaliers, ni les légumes desquels Jacquotte prenait
grand soin par suite des traditions du gourmand ecclésiastique auquel
était dû ce jardin précieux, assez indifférent à Benassis.

Quittant la conversation banale qu’il avait engagée, le commandant dit
au médecin: --Comment avez-vous fait, monsieur, pour tripler en dix ans
la population de cette vallée où vous aviez trouvé sept cents âmes, et
qui, dites-vous, en compte aujourd’hui plus de deux mille?

--Vous êtes la première personne qui m’ait fait cette question,
répondit le médecin. Si j’ai eu pour but de mettre en plein rapport
ce petit coin de terre, l’entraînement de ma vie occupée ne m’a pas
laissé le loisir de songer à la manière dont j’ai fait en grand, comme
le frère quêteur, une espèce de _soupe au caillou_. Monsieur Gravier
lui-même, un de nos bienfaiteurs et à qui j’ai pu rendre le service de
le guérir, n’a pas pensé à la théorie en courant avec moi à travers nos
montagnes pour y voir le résultat de la pratique.

Il y eut un moment de silence, pendant lequel Benassis se mit à
réfléchir sans prendre garde au regard perçant par lequel son hôte
essayait de le pénétrer.

--Comment cela s’est fait, mon cher monsieur? reprit-il, mais
naturellement et en vertu d’une loi sociale d’attraction entre les
nécessités que nous nous créons et les moyens de les satisfaire. Tout
est là. Les peuples sans besoins sont pauvres. Quand je vins m’établir
dans ce bourg, on y comptait cent trente familles de paysans, et, dans
la vallée, deux cents feux environ. Les autorités du pays, en harmonie
avec la misère publique, se composaient d’un maire qui ne savait pas
écrire, et d’un adjoint, métayer domicilié loin de la Commune; d’un
juge de paix, pauvre diable vivant de ses appointements, et laissant
tenir par force les actes de l’État Civil à son greffier, autre
malheureux à peine en état de comprendre son métier. L’ancien curé
mort à l’âge de soixante-dix ans, son vicaire, homme sans instruction,
venait de lui succéder. Ces gens résumaient l’intelligence du pays
et le régissaient. Au milieu de cette belle nature, les habitants
croupissaient dans la fange et vivaient de pommes de terre et de
laitage; les fromages que la plupart d’entre eux portaient sur de
petits paniers à Grenoble ou aux environs constituaient les seuls
produits desquels ils tirassent quelque argent. Les plus riches ou les
moins paresseux semaient du sarrasin pour la consommation du bourg,
quelquefois de l’orge ou de l’avoine, mais point de blé. Le seul
industriel du pays était le maire qui possédait une scierie et achetait
à bas prix les coupes de bois pour les débiter. Faute de chemins, il
transportait ses arbres un à un dans la belle saison en les traînant
à grand’peine au moyen d’une chaîne attachée au licou de ses chevaux,
et terminée par un crampon de fer enfoncé dans le bois. Pour aller à
Grenoble, soit à cheval, soit à pied, il fallait passer par un large
sentier situé en haut de la montagne, la vallée était impraticable.
D’ici au premier village que vous avez vu en arrivant dans le canton,
la jolie route, par laquelle vous êtes sans doute venu, ne formait en
tout temps qu’un bourbier. Aucun événement politique, aucune révolution
n’était arrivée dans ce pays inaccessible et complétement en dehors
du mouvement social. Napoléon seul y avait jeté son nom, il y est une
religion, grâce à deux ou trois vieux soldats du pays revenus dans
leurs foyers, et qui, pendant les veillées, racontent fabuleusement
à ces gens simples les aventures de cet homme et de ses armées. Ce
retour est d’ailleurs un phénomène inexplicable. Avant mon arrivée,
les jeunes gens partis à l’armée y restaient tous. Ce fait accuse
assez la misère du pays pour me dispenser de vous la peindre. Voilà,
monsieur, dans quel état j’ai pris ce canton duquel dépendent, au delà
des montagnes, plusieurs Communes bien cultivées, assez heureuses
et presque riches. Je ne vous parle pas des chaumières du bourg,
véritables écuries où bêtes et gens s’entassaient alors pêle-mêle.
Je passai par ici en revenant de la Grande-Chartreuse. N’y trouvant
pas d’auberge, je fus forcé de coucher chez le vicaire, qui habitait
provisoirement cette maison, alors en vente. De questions en questions,
j’obtins une connaissance superficielle de la déplorable situation de
ce pays, dont la belle température, le sol excellent et les productions
naturelles m’avaient émerveillé. Monsieur, je cherchais alors à me
faire une vie autre que celle dont les peines m’avaient lassé. Il me
vint au cœur une de ces pensées que Dieu nous envoie pour nous faire
accepter nos malheurs. Je résolus d’élever ce pays comme un précepteur
élève un enfant. Ne me sachez pas gré de ma bienfaisance, j’y étais
trop intéressé par le besoin de distraction que j’éprouvais. Je tâchais
alors d’user le reste de mes jours dans quelque entreprise ardue. Les
changements à introduire dans ce canton, que la nature faisait si
riche et que l’homme rendait si pauvre, devaient occuper toute une
vie; ils me tentèrent par la difficulté même de les opérer. Dès que je
fus certain d’avoir la maison curiale et beaucoup de terres vaines et
vagues à bon marché, je me vouai religieusement à l’état de chirurgien
de campagne, le dernier de tous ceux qu’un homme pense à prendre dans
son pays. Je voulus devenir l’ami des pauvres sans attendre d’eux la
moindre récompense. Oh! je ne me suis abandonné à aucune illusion, ni
sur le caractère des gens de la campagne, ni sur les obstacles que
l’on rencontre en essayant d’améliorer les hommes ou les choses. Je
n’ai point fait des idylles sur mes gens, je les ai acceptés pour ce
qu’ils sont, de pauvres paysans, ni entièrement bons ni entièrement
méchants, auxquels un travail constant ne permet point de se livrer
aux sentiments, mais qui parfois peuvent sentir vivement. Enfin, j’ai
surtout compris que je n’agirais sur eux que par des calculs d’intérêt
et de bien-être immédiats. Tous les paysans sont fils de saint Thomas,
l’apôtre incrédule, ils veulent toujours des faits à l’appui des
paroles.

--Vous allez peut-être rire de mon début, monsieur, reprit le médecin
après une pause. J’ai commencé cette œuvre difficile par une fabrique
de paniers. Ces pauvres gens achetaient à Grenoble leurs clayons à
fromages et les vanneries indispensables à leur misérable commerce.
Je donnai l’idée à un jeune homme intelligent de prendre à ferme,
le long du torrent, une grande portion de terrain que les alluvions
enrichissent annuellement, et où l’osier devait très-bien venir. Après
avoir supputé la quantité de vanneries consommées par le canton,
j’allai dénicher à Grenoble quelque jeune ouvrier sans ressource
pécuniaire, habile travailleur. Quand je l’eus trouvé, je le décidai
facilement à s’établir ici en lui promettant de lui avancer le prix
de l’osier nécessaire à ses fabrications jusqu’à ce que mon planteur
d’oseraies pût lui en fournir. Je lui persuadai de vendre ses paniers
au-dessous des prix de Grenoble, tout en les fabriquant mieux. Il me
comprit. L’oseraie et la vannerie constituaient une spéculation dont
les résultats ne seraient appréciés qu’après quatre années. Vous le
savez sans doute, l’osier n’est bon à couper qu’à trois ans. Pendant
sa première campagne, mon vannier vécut et trouva ses provisions
en bénéfice. Il épousa bientôt une femme de Saint-Laurent-du-Pont
qui avait quelque argent. Il se fit alors bâtir une maison saine,
bien aérée, dont l’emplacement fut choisi, dont les distributions
se firent d’après mes conseils. Quel triomphe, monsieur! J’avais
créé dans ce bourg une industrie, j’y avais amené un producteur et
quelques travailleurs. Vous traiterez ma joie d’enfantillage?...
Pendant les premiers jours de l’établissement de mon vannier, je ne
passais point devant sa boutique sans que les battements de mon cœur
ne s’accélérassent. Lorsque dans cette maison neuve, à volets peints
en vert, et à la porte de laquelle étaient un banc, une vigne et des
bottes d’osier, je vis une femme propre, bien vêtue, allaitant un
gros enfant rose et blanc au milieu d’ouvriers tous gais, chantant,
façonnant avec activité leurs vanneries, et commandés par un homme
qui, naguère pauvre et hâve, respirait alors le bonheur; je vous
l’avoue, monsieur, je ne pouvais résister au plaisir de me faire
vannier pendant un moment en entrant dans la boutique pour m’informer
de leurs affaires, et je m’y laissais aller à un contentement que je
ne saurais peindre. J’étais joyeux de la joie de ces gens et de la
mienne. La maison de cet homme, le premier qui crût fermement en moi,
devenait toute mon espérance. N’était-ce pas l’avenir de ce pauvre
pays, monsieur, que déjà je portais en mon cœur, comme la femme du
vannier portait dans le sien son premier nourrisson?... J’avais à mener
bien des choses de front, je heurtais bien des idées. Je rencontrai
une violente opposition fomentée par le maire ignorant, à qui j’avais
pris sa place, dont l’influence s’évanouissait devant la mienne; je
voulus en faire mon adjoint et le complice de ma bienfaisance. Oui,
monsieur, ce fut dans cette tête, la plus dure de toutes, que je tentai
de répandre les premières lumières. Je pris mon homme et par l’amour
propre et par son intérêt. Pendant six mois nous dînâmes ensemble,
et je le mis de moitié dans mes plans d’amélioration. Beaucoup de
gens verraient dans cette amitié nécessaire les plus cruels ennuis
de ma tâche; mais cet homme n’était-il pas un instrument, et le plus
précieux de tous? Malheur à qui méprise sa cognée ou la jette même
avec insouciance! N’aurais-je pas été d’ailleurs fort inconséquent si,
voulant améliorer le pays, j’eusse reculé devant l’idée d’améliorer
un homme? Le plus urgent moyen de fortune était une route. Si nous
obtenions du conseil municipal l’autorisation de construire un bon
chemin d’ici à la route de Grenoble, mon adjoint était le premier à en
profiter; car, au lieu de traîner coûteusement ses arbres à travers de
mauvais sentiers, il pourrait, au moyen d’une bonne route cantonale,
les transporter facilement, entreprendre un gros commerce de bois de
toute nature, et gagner, non plus six cents malheureux francs par
an, mais de belles sommes qui lui donneraient un jour une certaine
fortune. Enfin convaincu, cet homme devint mon prosélyte. Pendant tout
un hiver, mon ancien maire alla trinquer au cabaret avec ses amis, et
sut démontrer à nos administrés qu’un bon chemin de voiture serait une
source de fortune pour le pays en permettant à chacun de commercer avec
Grenoble. Lorsque le conseil municipal eut voté le chemin, j’obtins du
préfet quelque argent sur les fonds de charité du Département, afin de
payer les transports que la Commune était hors d’état d’entreprendre,
faute de charrettes. Enfin, pour terminer plus promptement ce grand
ouvrage et en faire apprécier immédiatement les résultats aux ignorants
qui murmuraient contre moi en disant que je voulais rétablir les
corvées; j’ai, pendant tous les dimanches de la première année de mon
administration, constamment entraîné, de gré ou de force, la population
du bourg, les femmes, les enfants, et même les vieillards, en haut de
la montagne où j’avais tracé moi-même sur un excellent fonds le grand
chemin qui mène de notre village à la route de Grenoble. Des matériaux
abondants bordaient fort heureusement l’emplacement du chemin. Cette
longue entreprise me demanda beaucoup de patience. Tantôt les uns,
ignorant les lois, se refusaient à la prestation en nature; tantôt
les autres, qui manquaient de pain, ne pouvaient réellement pas
perdre une journée; il fallait donc distribuer du blé à ceux-ci, puis
aller calmer ceux-là par des paroles amicales. Néanmoins, quand nous
eûmes achevé les deux tiers de ce chemin, qui a deux lieues de pays
environ, les habitants en avaient si bien reconnu les avantages, que
le dernier tiers s’acheva avec une ardeur qui me surprit. J’enrichis
l’avenir de la Commune en plantant une double rangée de peupliers le
long de chaque fossé latéral. Aujourd’hui ces arbres sont déjà presque
une fortune et donnent l’aspect d’une route royale à notre chemin,
toujours sec par la nature de sa situation, et si bien confectionné
d’ailleurs, qu’il coûte à peine deux cents francs d’entretien par an;
je vous le montrerai, car vous n’avez pu le voir: pour venir, vous
avez sans doute pris le joli chemin du bas, une autre route que les
habitants ont voulu faire eux-mêmes, il y a trois ans, afin d’ouvrir
des communications aux établissements qui se formaient alors dans la
vallée. Ainsi, monsieur, il y a trois ans, le bon sens public de ce
bourg, naguère sans intelligence, avait acquis les idées que cinq
ans auparavant un voyageur aurait peut-être désespéré de pouvoir lui
inculquer. Poursuivons. L’établissement de mon vannier était un exemple
donné fructueusement à cette pauvre population. Si le chemin devait
être la cause la plus directe de la prospérité future du bourg, il
fallait exciter toutes les industries premières afin de féconder ces
deux germes de bien-être. Tout en aidant le planteur d’oseraies et
le faiseur de paniers, tout en construisant ma route, je continuais
insensiblement mon œuvre. J’eus deux chevaux, le marchand de bois, mon
adjoint, en avait trois, il ne pouvait les faire ferrer qu’à Grenoble
quand il y allait, j’engageai donc un maréchal-ferrant, qui connaissait
un peu l’art vétérinaire, à venir ici en lui promettant beaucoup
d’ouvrage. Je rencontrai le même jour un vieux soldat assez embarrassé
de son sort qui possédait pour tout bien cent francs de retraite, qui
savait lire et écrire; je lui donnai la place de secrétaire de la
mairie; par un heureux hasard, je lui trouvai une femme, et ses rêves
de bonheur furent accomplis. Monsieur, il fallut des maisons à ces deux
nouveaux ménages, à celui de mon vannier et aux vingt-deux familles qui
abandonnèrent le village des crétins. Alors vinrent s’établir ici douze
autres ménages dont les chefs étaient travailleurs, producteurs et
consommateurs: maçons, charpentiers, couvreurs, menuisiers, serruriers,
vitriers qui avaient de la besogne pour long-temps; ne devaient-ils
pas se construire leurs maisons après avoir bâti celles des autres?
n’amenaient-ils pas des ouvriers avec eux? Pendant la seconde année de
mon administration, soixante-dix maisons s’élevèrent dans la Commune.
Une production en exigeait une autre. En peuplant le bourg, j’y créais
des nécessités nouvelles, inconnues jusqu’alors à ces pauvres gens. Le
besoin engendrait l’industrie, l’industrie le commerce, le commerce
un gain, le gain un bien-être, et le bien-être des idées utiles.
Ces différents ouvriers voulurent du pain tout cuit, nous eûmes un
boulanger. Mais le sarrasin ne pouvait plus être la nourriture de cette
population tirée de sa dégradante inertie et devenue essentiellement
active; je l’avais trouvée mangeant du blé noir, je désirais la faire
passer d’abord au régime du seigle ou du méteil, puis voir un jour
aux plus pauvres gens un morceau de pain blanc. Pour moi les progrès
intellectuels étaient tout entiers dans les progrès sanitaires. Un
boucher annonce dans un pays autant d’intelligence que de richesses.
Qui travaille mange, et qui mange pense. En prévoyant le jour où la
production du froment serait nécessaire, j’avais soigneusement examiné
la qualité des terres; j’étais sûr de lancer le bourg dans une grande
prospérité agricole, et de doubler sa population dès qu’elle se serait
mise au travail. Le moment était venu. Monsieur Gravier de Grenoble
possédait dans la Commune des terres dont il ne tirait aucun revenu,
mais qui pouvaient être converties en terres à blé. Il est, comme vous
le savez, chef de division à la Préfecture. Autant par attachement
pour son pays que vaincu par mes importunités, il s’était déjà prêté
fort complaisamment à mes exigences; je réussis à lui faire comprendre
qu’il avait à son insu travaillé pour lui-même. Après plusieurs jours
de sollicitations, de conférences, de devis débattus; après avoir
engagé ma fortune pour le garantir contre les risques d’une entreprise
de laquelle sa femme, cervelle étroite, essayait de l’épouvanter, il
consentit à bâtir ici quatre fermes de cent arpents chacune, et promit
d’avancer les sommes nécessaires aux défrichements, à l’achat des
semences, des instruments aratoires, des bestiaux, et à la confection
des chemins d’exploitation. De mon côté, je construisis deux fermes,
autant pour mettre en culture mes terres vaines et vagues que pour
enseigner par l’exemple les utiles méthodes de l’agriculture moderne.
En six semaines, le bourg s’accrut de trois cents habitants. Six fermes
où devaient se loger plusieurs ménages, des défrichements énormes à
opérer, des labours à faire, appelaient des ouvriers. Les charrons,
les terrassiers, les compagnons, les manouvriers affluaient. Le chemin
de Grenoble était couvert de charrettes, d’allants et venants. Ce fut
un mouvement général dans le pays. La circulation de l’argent faisait
naître chez tout le monde le désir d’en gagner, l’apathie avait cessé,
le bourg s’était réveillé. Je finis en deux mots l’histoire de monsieur
Gravier, l’un des bienfaiteurs de ce canton. Malgré la défiance
assez naturelle à un citadin de province, à un homme de bureau, il
a, sur la foi de mes promesses, avancé plus de quarante mille francs
sans savoir s’il les recouvrerait. Chacune de ses fermes est louée
aujourd’hui mille francs, ses fermiers ont si bien fait leurs affaires
que chacun d’eux possède au moins cent arpents de terre, trois cents
moutons, vingt vaches, dix bœufs, cinq chevaux, et emploie plus de
vingt personnes. Je reprends. Dans le cours de la quatrième année
nos fermes furent achevées. Nous eûmes une récolte en blé qui parut
miraculeuse aux gens du pays, abondante comme elle devait l’être dans
un terrain vierge. J’ai bien souvent tremblé pour mon œuvre pendant
cette année! La pluie ou la sécheresse pouvait ruiner mon ouvrage en
amoindrissant la confiance que j’inspirais déjà. La culture du blé
nécessita le moulin que vous avez vu, et qui me rapporte environ cinq
cents francs par an. Aussi les paysans disent-ils dans leur langage
que _j’ai la chance_, et croient-ils en moi comme en leurs reliques.
Ces constructions nouvelles, les fermes, le moulin, les plantations,
les chemins ont donné de l’ouvrage à tous les gens de métier que
j’avais attirés ici. Quoique nos bâtiments représentent bien les
soixante mille francs que nous avons jetés dans le pays, cet argent
nous fut amplement rendu par les revenus que créent les consommateurs.
Mes efforts ne cessaient d’animer cette naissante industrie. Par
mon avis un jardinier pépiniériste vint s’établir dans le bourg, où
je prêchais aux plus pauvres de cultiver des arbres fruitiers afin
de pouvoir un jour conquérir à Grenoble le monopole de la vente des
fruits. «--Vous y portez des fromages, leur disais-je, pourquoi ne pas
y porter des volailles, des œufs, des légumes, du gibier, du foin, de
la paille, etc.?» Chacun de mes conseils était la source d’une fortune,
ce fut à qui les suivrait. Il se forma donc une multitude de petits
établissements dont les progrès, lents d’abord, ont été de jour en
jour plus rapides. Tous les lundis il part maintenant du bourg pour
Grenoble plus de soixante charrettes pleines de nos divers produits, et
il se récolte plus de sarrasin pour nourrir les volailles qu’il ne s’en
semait autrefois pour nourrir les hommes. Devenu trop considérable, le
commerce des bois s’est subdivisé. Dès la quatrième année de notre
ère industrielle, nous avons eu des marchands de bois de chauffage,
de bois carrés, de planches, d’écorces, puis des charbonniers. Enfin
il s’est établi quatre nouvelles scieries de planches et de madriers.
En acquérant quelques idées commerciales, l’ancien maire a éprouvé le
besoin de savoir lire et écrire. Il a comparé le prix des bois dans les
diverses localités, il a remarqué de telles différences à l’avantage de
son exploitation, qu’il s’est procuré de place en place de nouvelles
pratiques, et il fournit aujourd’hui le tiers du Département. Nos
transports ont si subitement augmenté que nous occupons trois charrons,
deux bourreliers, et chacun d’eux n’a pas moins de trois garçons.
Enfin nous consommons tant de fer, qu’un taillandier s’est transporté
dans le bourg et s’en est très-bien trouvé. Le désir du gain développe
une ambition qui dès lors a poussé mes industriels à réagir du bourg
sur le Canton et du Canton sur le Département, afin d’augmenter leurs
profits en augmentant leur vente. Je n’eus qu’un mot à dire pour leur
indiquer des débouchés nouveaux, leur bon sens faisait le reste.
Quatre années avaient suffi pour changer la face de ce bourg. Quand
j’y étais passé, je n’y avais pas entendu le moindre cri; mais au
commencement de la cinquième année, tout y était vivant et animé. Les
chants joyeux, le bruit des ateliers, et les cris sourds ou aigus des
outils retentissaient agréablement à mes oreilles. Je voyais aller et
venir une active population agglomérée dans un bourg nouveau, propre,
assaini, bien planté d’arbres. Chaque habitant avait la conscience de
son bien-être, et toutes les figures respiraient le contentement que
donne une vie utilement occupée.

--Ces cinq années forment à mes yeux le premier âge de la vie prospère
de notre bourg, reprit le médecin après une pause. Pendant ce temps
j’avais tout défriché, tout mis en germe dans les têtes et dans les
terres. Le mouvement progressif de la population et des industries ne
pouvait plus s’arrêter désormais. Un second âge se préparait. Bientôt
ce petit monde désira se mieux habiller. Il nous vint un mercier, avec
lui le cordonnier, le tailleur et le chapelier. Ce commencement de luxe
nous valut un boucher, un épicier; puis une sage-femme, qui me devenait
bien nécessaire, je perdais un temps considérable aux accouchements.
Les _défrichis_ donnèrent d’excellentes récoltes. Puis la qualité
supérieure de nos produits agricoles fut maintenue par les engrais et
par les fumiers dus à l’accroissement de la population. Mon entreprise
put alors se développer dans toutes ses conséquences. Après avoir
assaini les maisons et graduellement amené les habitants à se mieux
nourrir à se mieux vêtir, je voulus que les animaux se ressentissent de
ce commencement de civilisation. Des soins accordés aux bestiaux dépend
la beauté des races et des individus, partant celle des produits; je
prêchai donc l’assainissement des étables. Par la comparaison du profit
que rend une bête bien logée, bien pansée, avec le maigre rapport
d’un bétail mal soigné, je fis insensiblement changer le régime des
bestiaux de la commune: pas une bête ne souffrit. Les vaches et les
bœufs furent pansés comme ils le sont en Suisse et en Auvergne. Les
bergeries, les écuries, les vacheries, les laiteries, les granges se
rebâtirent sur le modèle de mes constructions et de celles de monsieur
Gravier qui sont vastes, bien aérées, par conséquent salubres. Nos
fermiers étaient mes apôtres, ils convertissaient promptement les
incrédules en leur démontrant la bonté de mes préceptes par de prompts
résultats. Quant aux gens qui manquaient d’argent, je leur en prêtais
en favorisant surtout les pauvres industrieux; ils servaient d’exemple.
D’après mes conseils, les bêtes défectueuses, malingres ou médiocres
furent promptement vendues et remplacées par de beaux sujets. Ainsi
nos produits, en un temps donné, l’emportèrent dans les marchés sur
ceux des autres Communes. Nous eûmes de magnifiques troupeaux, et
partant de bons cuirs. Ce progrès était d’une haute importance. Voici
comment. Rien n’est futile en économie rurale. Autrefois nos écorces
se vendaient à vil prix, et nos cuirs n’avaient pas une grande valeur;
mais nos écorces et nos cuirs une fois bonifiés, la rivière nous permit
de construire des moulins à tan, il nous vint des tanneurs dont le
commerce s’accrut rapidement. Le vin, jadis inconnu dans le bourg, où
l’on ne buvait que des piquettes, y devint naturellement un besoin: des
cabarets se sont établis. Puis le plus ancien des cabarets s’est agrandi,
s’est changé en auberge et fournit des mulets aux voyageurs qui
commencent à prendre notre chemin pour aller à la Grande-Chartreuse.
Depuis deux ans nous avons un mouvement commercial assez important
pour faire vivre deux aubergistes. Au commencement du second âge de
notre prospérité, le juge de paix mourut. Fort heureusement pour nous,
son successeur fut un ancien notaire de Grenoble ruiné par une fausse
spéculation, mais auquel il restait encore assez d’argent pour être
riche au village; monsieur Gravier sut le déterminer à venir ici; il
a bâti une jolie maison, il a secondé mes efforts en y joignant les
siens; il a construit une ferme et défriché des bruyères, il possède
aujourd’hui trois chalets dans la montagne. Sa famille est nombreuse.
Il a renvoyé l’ancien greffier, l’ancien huissier, et les a remplacés
par des hommes beaucoup plus instruits et surtout plus industrieux que
leurs prédécesseurs. Ces deux nouveaux ménages ont créé une distillerie
de pommes de terre et un lavoir de laines, deux établissements fort
utiles que les chefs de ces deux familles conduisent tout en exerçant
leurs professions. Après avoir constitué des revenus à la Commune,
je les employai sans opposition à bâtir une Mairie dans laquelle je
mis une école gratuite et le logement d’un instituteur primaire.
J’ai choisi pour remplir cette importante fonction un pauvre prêtre
assermenté rejeté par tout le Département, et qui a trouvé parmi nous
un asile pour ses vieux jours. La maîtresse d’école est une digne
femme ruinée qui ne savait où donner de la tête, et à laquelle nous
avons arrangé une petite fortune; elle vient de fonder un pensionnat
de jeunes personnes où les riches fermiers des environs commencent à
envoyer leurs filles. Monsieur, si j’ai eu le droit de vous raconter
jusqu’ici l’histoire de ce petit coin de terre en mon nom, il est
un moment où monsieur Janvier, le nouveau curé, vrai Fénelon réduit
aux proportions d’une Cure, a été pour moitié dans cette œuvre de
régénération: il a su donner aux mœurs du bourg un esprit doux et
fraternel qui semble faire de la population une seule famille. Monsieur
Dufau, le juge de paix, quoique venu plus tard, mérite également la
reconnaissance des habitants. Pour vous résumer notre situation par
des chiffres plus significatifs que mes discours, la Commune possède
aujourd’hui deux cents arpents de bois et cent soixante arpents de
prairies. Sans recourir à des centimes additionnels, elle donne cent
écus de traitement supplémentaire au curé, deux cents francs au garde
champêtre, autant au maître et à la maîtresse d’école; elle a cinq
cents francs pour ses chemins, autant pour les réparations de la
mairie, du presbytère, de l’église, et pour quelques autres frais. Dans
quinze ans d’ici elle aura pour cent mille francs de bois à abattre,
et pourra payer ses contributions sans qu’il en coûte un denier aux
habitants; elle sera certes l’une des plus riches Communes de France.
Mais, monsieur, je vous ennuie peut-être, dit Benassis à Genestas en
surprenant son auditeur dans une attitude si pensive qu’elle devait
être prise pour celle d’un homme inattentif.

--Oh! non, dit le commandant.

--Monsieur, reprit le médecin, le commerce, l’industrie, l’agriculture
et notre consommation n’étaient que locales. A un certain degré,
notre prospérité se fût arrêtée. Je demandai bien un bureau de poste,
un débit de tabac, de poudre et de cartes; je forçai bien, par les
agréments du séjour et de notre nouvelle société, le percepteur des
contributions à quitter la commune de laquelle il avait jusqu’alors
préféré l’habitation à celle du Chef-lieu de canton; j’appelai bien,
en temps et lieu, chaque production quand j’avais éveillé le besoin;
je fis bien venir des ménages et des gens industrieux, je leur donnai
bien à tous le sentiment de la propriété; ainsi, à mesure qu’ils
avaient de l’argent, les terres se défrichaient; la petite culture,
les petits propriétaires, envahissaient et mettaient graduellement en
valeur la montagne. Les malheureux que j’avais trouvés ici portant
à pied quelques fromages à Grenoble y allaient bien en charrette,
menant des fruits, des œufs, des poulets, des dindons. Tous avaient
insensiblement grandi. Le plus mal partagé était celui qui n’avait
que son jardin, ses légumes, ses fruits, ses primeurs à cultiver.
Enfin, signe de prospérité, personne ne cuisait plus son pain, afin
de ne point perdre de temps, et les enfants gardaient les troupeaux.
Mais, monsieur, il fallait faire durer ce foyer industriel en y jetant
sans cesse des aliments nouveaux. Le bourg n’avait pas encore une
renaissante industrie qui pût entretenir cette production commerciale
et nécessiter de grandes transactions, un entrepôt, un marché. Il
ne suffit pas à un pays de ne rien perdre sur la masse d’argent
qu’il possède et qui forme son capital, vous n’augmenterez point
son bien-être en faisant passer avec plus ou moins d’habileté, par
le jeu de la production et de la consommation, cette somme dans le
plus grand nombre possible de mains. Là n’est pas le problème. Quand
un pays est en plein rapport, et que ses produits sont en équilibre
avec sa consommation, il faut, pour créer de nouvelles fortunes et
accroître la richesse publique, faire à l’extérieur des échanges qui
puissent amener un constant actif dans sa balance commerciale. Cette
pensée a toujours déterminé les États sans base territoriale, comme
Tyr, Carthage, Venise, la Hollande et l’Angleterre, à s’emparer
du commerce de transport. Je cherchai pour notre petite sphère une
pensée analogue, afin d’y créer un troisième âge commercial. Notre
prospérité, sensible à peine aux yeux d’un passant, car notre Chef-lieu
de canton ressemble à tous les autres, fut étonnante pour moi seul.
Les habitants, agglomérés insensiblement, n’ont pu juger de l’ensemble
en participant au mouvement. Au bout de sept ans, je rencontrai deux
étrangers, les vrais bienfaiteurs de ce bourg, qu’ils métamorphoseront
peut-être en une ville. L’un est un Tyrolien d’une adresse incroyable,
et qui confectionne les souliers pour les gens de la campagne, les
bottes pour les élégants de Grenoble, comme aucun ouvrier de Paris
ne les fabriquerait. Pauvre musicien ambulant, un de ces Allemands
industrieux qui font et l’œuvre et l’outil, la musique et l’instrument,
il s’arrêta dans le bourg en venant de l’Italie qu’il avait traversée
en chantant et travaillant. Il demanda si quelqu’un n’avait pas besoin
de souliers, on l’envoya chez moi, je lui commandai deux paires de
bottes dont les formes furent façonnées par lui. Surpris de l’adresse
de cet étranger, je le questionnai, je le trouvai précis dans ses
réponses; ses manières, sa figure, tout me confirma dans la bonne
opinion que j’avais prise de lui; je lui proposai de se fixer dans le
bourg en lui promettant de favoriser son industrie de tous mes moyens,
et je mis en effet à sa disposition une assez forte somme d’argent.
Il accepta. J’avais mes idées. Nos cuirs s’étaient améliorés, nous
pouvions dans un certain temps les consommer nous-mêmes en fabriquant
des chaussures à des prix modérés. J’allais recommencer sur une plus
grande échelle l’affaire des paniers. Le hasard m’offrait un homme
éminemment habile et industrieux que je devais embaucher pour donner
au bourg un commerce productif et stable. La chaussure est une de
ces consommations qui ne s’arrêtent jamais, une fabrication dont le
moindre avantage est promptement apprécié par le consommateur. J’ai
eu le bonheur de ne pas me tromper, monsieur. Aujourd’hui nous avons
cinq tanneries, elles emploient tous les cuirs du Département, elles
en vont chercher quelquefois jusqu’en Provence, et chacune possède son
moulin à tan. Eh! bien, monsieur, ces tanneries ne suffisent pas à
fournir le cuir nécessaire au Tyrolien, qui n’a pas moins de quarante
ouvriers!... L’autre homme, dont l’aventure n’est pas moins curieuse,
mais qui serait peut-être pour vous fastidieuse à entendre, est un
simple paysan qui a trouvé les moyens de fabriquer à meilleur marché
que partout ailleurs les chapeaux à grands bords en usage dans le pays;
il les exporte dans tous les départements voisins, jusqu’en Suisse et
en Savoie. Ces deux industries, sources intarissables de prospérité,
si le canton peut maintenir la qualité des produits et leur bas prix,
m’ont suggéré l’idée de fonder ici trois foires par an; le préfet,
étonné des progrès industriels de ce canton, m’a secondé pour obtenir
l’ordonnance royale qui les a instituées. L’année dernière nos trois
foires ont eu lieu; elles sont déjà connues jusque dans la Savoie sous
le nom de la foire aux souliers et aux chapeaux. En apprenant ces
changements, le principal clerc d’un notaire de Grenoble, jeune homme
pauvre mais instruit, grand travailleur, et auquel mademoiselle Gravier
est promise, est allé solliciter à Paris l’établissement d’un office de
notaire; sa demande lui fut accordée. Sa charge ne lui coûtant rien, il
a pu se faire bâtir une maison en face de celle du juge de paix, sur la
place du nouveau bourg. Nous avons maintenant un marché par semaine,
il s’y conclut des affaires assez considérables en bestiaux et en blé.
L’année prochaine il nous viendra sans doute un pharmacien, puis un
horloger, un marchand de meubles et un libraire, enfin les superfluités
nécessaires à la vie. Peut-être finirons-nous par prendre tournure de
petite ville et par avoir des maisons bourgeoises. L’instruction a
tellement gagné, que je n’ai pas rencontré dans le conseil municipal la
plus légère opposition quand j’ai proposé de réparer, d’orner l’église,
de bâtir un presbytère, de tracer un beau champ de foire, d’y planter
des arbres, et de déterminer un alignement pour obtenir plus tard des
rues saines, aérées et bien percées. Voilà, monsieur, comment nous
sommes arrivés à avoir dix-neuf cents feux au lieu de cent trente-sept,
trois mille bêtes à cornes au lieu de huit cents, et, au lieu de
sept cents âmes, deux mille personnes dans le bourg, trois mille en
comptant les habitants de la vallée. Il existe dans la Commune douze
maisons riches, cent familles aisées, deux cents qui prospèrent. Le
reste travaille. Tout le monde sait lire et écrire. Enfin nous avons
dix-sept abonnements à différents journaux. Vous rencontrerez bien
encore des malheureux dans notre canton, j’en vois certes beaucoup
trop; mais personne n’y mendie, il s’y trouve de l’ouvrage pour tout
le monde. Je lasse maintenant deux chevaux par jour à courir pour
soigner les malades; je puis me promener sans danger à toute heure dans
un rayon de cinq lieues, et qui voudrait me tirer un coup de fusil
ne resterait pas dix minutes en vie. L’affection tacite des habitants
est tout ce que j’ai personnellement gagné à ces changements, outre le
plaisir de m’entendre dire par tout le monde d’un air joyeux, quand je
passe: Bonjour, monsieur Benassis! Vous comprenez bien que la fortune
involontairement acquise dans mes fermes modèles est, entre mes mains,
un moyen et non un résultat.

--Si dans toutes les localités chacun vous imitait, monsieur, la France
serait grande et pourrait se moquer de l’Europe, s’écria Genestas
exalté.

--Mais il y a une demi-heure que je vous tiens là, dit Benassis, il est
presque nuit, allons nous mettre à table.

Du côté du jardin, la maison du médecin présente une façade de cinq
fenêtres à chaque étage. Elle est composée d’un rez-de-chaussée
surmonté d’un premier étage, et couverte d’un toit en tuiles percé
de mansardes saillantes. Les volets peints en vert tranchent sur le
ton grisâtre de la muraille, où pour ornement une vigne règne entre
les deux étages, d’un bout à l’autre, en forme de frise. Au bas,
le long du mur, quelques rosiers du Bengale végètent tristement, à
demi noyés par l’eau du toit, qui n’a pas de gouttières. En entrant
par le grand palier qui forme antichambre, il se trouve à droite un
salon à quatre fenêtres donnant les unes sur la cour, les autres sur
le jardin. Ce salon, sans doute l’objet de bien des économies et
de bien des espérances pour le pauvre défunt, est planchéié, boisé
par en bas, et garni de tapisseries de l’avant-dernier siècle. Les
grands et larges fauteuils couverts en lampas à fleurs, les vieilles
girandoles dorées qui ornent la cheminée et les rideaux à gros glands,
annonçaient l’opulence dont avait joui le curé. Benassis avait complété
cet ameublement, qui ne manquait pas de caractère, par deux consoles
de bois à guirlandes sculptées, placées en face l’une de l’autre dans
l’entre-deux des fenêtres, et par un cartel d’écaille incrustée de
cuivre qui décorait la cheminée. Le médecin habitait rarement cette
pièce, qui exhale l’odeur humide des salles toujours fermées. L’on y
respirait encore le défunt curé, la senteur particulière de son tabac
semblait même sortir du coin de la cheminée où il avait l’habitude de
s’asseoir. Les deux grandes bergères étaient symétriquement posées de
chaque côté du foyer, où il n’y avait pas eu de feu depuis le séjour
de monsieur Gravier, mais où brillaient alors les flammes claires du
sapin.

--Il fait encore froid le soir, dit Benassis, le feu se voit avec
plaisir.

Genestas, devenu pensif, commençait à s’expliquer l’insouciance du
médecin pour les choses ordinaires de la vie.

--Monsieur, lui dit-il, vous avez une âme vraiment citoyenne, et je
m’étonne qu’après avoir accompli tant de choses, vous n’ayez pas tenté
d’éclairer le gouvernement.

Benassis se mit à rire, mais doucement et d’un air triste.

--Écrire quelque mémoire sur les moyens de civiliser la France,
n’est-ce pas? Avant vous, monsieur Gravier me l’avait dit, monsieur.
Hélas! on n’éclaire pas un gouvernement, et, de tous les gouvernements,
le moins susceptible d’être éclairé est celui qui croit répandre des
lumières. Sans doute ce que nous avons fait pour ce Canton, tous
les maires devraient le faire pour le leur, le magistrat municipal
pour sa ville, le Sous-préfet pour l’Arrondissement, le Préfet
pour le Département, le ministre pour la France, chacun dans la
sphère d’intérêt où il agit. Là où j’ai persuadé de construire un
chemin de deux lieues, l’un achèverait une route, l’autre un canal;
là où j’ai encouragé la fabrication des chapeaux de paysan, le
ministre soustrairait la France au joug industriel de l’étranger,
en encourageant quelques manufactures d’horlogerie, en aidant à
perfectionner nos fers, nos aciers, nos limes ou nos creusets, à
cultiver la soie ou le pastel. En fait de commerce, encouragement ne
signifie pas protection. La vraie politique d’un pays doit tendre à
l’affranchir de tout tribut envers l’étranger, mais sans le secours
honteux des douanes et des prohibitions. L’industrie ne peut être
sauvée que par elle-même, la concurrence est sa vie. Protégée, elle
s’endort; elle meurt par le monopole comme sous le tarif. Le pays
qui rendra tous les autres ses tributaires sera celui qui proclamera
la liberté commerciale, il se sentira la puissance manufacturière de
tenir ses produits à des prix inférieurs à ceux de ses concurrents.
La France peut atteindre à ce but beaucoup mieux que l’Angleterre,
car elle seule possède un territoire assez étendu pour maintenir les
productions agricoles à des prix qui maintiennent l’abaissement du
salaire industriel: là devrait tendre l’administration en France, car
là est toute la question moderne. Mon cher monsieur, cette étude n’a
pas été le but de ma vie, la tâche que je me suis tardivement donnée
est accidentelle. Puis de telles choses sont trop simples pour qu’on
en compose une science, elles n’ont rien d’éclatant ni de théorique,
elles ont le malheur d’être tout bonnement utiles. Enfin l’on ne va pas
vite en besogne. Pour obtenir un succès en ce genre, il faut trouver
tous les matins en soi la même dose du courage le plus rare et en
apparence le plus aisé, le courage du professeur répétant sans cesse
les mêmes choses, courage peu récompensé. Si nous saluons avec respect
l’homme qui, comme vous, a versé son sang sur un champ de bataille,
nous nous moquons de celui qui use lentement le feu de sa vie à dire
les mêmes paroles à des enfants du même âge. Le bien obscurément fait
ne tente personne. Nous manquons essentiellement de la vertu civique
avec laquelle les grands hommes des anciens jours rendaient service à
la patrie, en se mettant au dernier rang quand ils ne commandaient pas.
La maladie de notre temps est la supériorité. Il y a plus de saints
que de niches. Voici pourquoi. Avec la monarchie nous avons perdu
_l’honneur_, avec la religion de nos pères _la vertu chrétienne_, avec
nos infructueux essais du gouvernement _le patriotisme_. Ces principes
n’existent plus que partiellement, au lieu d’animer les masses, car les
idées ne périssent jamais. Maintenant, pour étayer la société, nous
n’avons d’autre soutien que _l’égoïsme_. Les individus croient en eux.
L’avenir, c’est l’homme social; nous ne voyons plus rien au delà. Le
grand homme qui nous sauvera du naufrage vers lequel nous courons se
servira sans doute de l’individualisme pour refaire la nation; mais en
attendant cette régénération, nous sommes dans le siècle des intérêts
matériels et du positif. Ce dernier mot est celui de tout le monde.
Nous sommes tous chiffrés, non d’après ce que nous valons, mais d’après
ce que nous pesons. S’il est en veste, l’homme d’énergie obtient à
peine un regard. Ce sentiment a passé dans le gouvernement. Le ministre
envoie une chétive médaille au marin qui sauve au péril de ses jours
une douzaine d’hommes, il donne la croix d’honneur au député qui lui
vend sa voix. Malheur au pays ainsi constitué! Les nations, de même
que les individus, ne doivent leur énergie qu’à de grands sentiments.
Les sentiments d’un peuple sont ses croyances. Au lieu d’avoir des
croyances, nous avons des intérêts. Si chacun ne pense qu’à soi et
n’a de foi qu’en lui-même, comment voulez-vous rencontrer beaucoup
de courage civil, quand la condition de cette vertu consiste dans
le renoncement à soi-même? Le courage civil et le courage militaire
procèdent du même principe. Vous êtes appelés à donner votre vie d’un
seul coup, la nôtre s’en va goutte à goutte. De chaque côté, mêmes
combats sous d’autres formes. Il ne suffit pas d’être homme de bien
pour civiliser le plus humble coin de terre, il faut encore être
instruit; puis l’instruction, la probité, le patriotisme, ne sont
rien sans la volonté ferme avec laquelle un homme doit se détacher de
tout intérêt personnel pour se vouer à une pensée sociale. Certes,
la France renferme plus d’un homme instruit, plus d’un patriote par
Commune; mais je suis certain qu’il n’existe pas dans chaque Canton un
homme qui, à ces précieuses qualités, joigne le vouloir continu, la
pertinacité du maréchal battant son fer. L’homme qui détruit et l’homme
qui construit sont deux phénomènes de volonté; l’un prépare, l’autre
achève l’œuvre. Le premier apparaît comme le génie du mal, et le second
semble être le génie du bien. A l’un la gloire, à l’autre l’oubli.
Le mal possède une voix éclatante qui réveille les âmes vulgaires
et les remplit d’admiration, tandis que le bien est longtemps muet.
L’amour-propre humain a bientôt choisi le rôle le plus brillant. Une
œuvre de paix, accomplie sans arrière-pensée individuelle, ne sera
donc jamais qu’un accident, jusqu’à ce que l’éducation ait changé
les mœurs de la France. Quand ces mœurs seront changées, quand nous
serons tous de grands citoyens, ne deviendrons-nous pas, malgré les
aises d’une vie triviale, le peuple le plus ennuyeux, le plus ennuyé,
le moins artiste, le plus malheureux qu’il y aura sur la terre? Ces
grandes questions, il ne m’appartient pas de les décider, je ne suis
pas à la tête du pays. A part ces considérations, d’autres difficultés
s’opposent encore à ce que l’administration ait des principes exacts.
En fait de civilisation, monsieur, rien n’est absolu. Les idées qui
conviennent à une contrée sont mortelles dans une autre, et il en est
des intelligences comme des terrains. Si nous avons tant de mauvais
administrateurs, c’est que l’administration, comme le goût, procède
d’un sentiment très-élevé, très-pur. En ceci le génie vient d’une
tendance de l’âme et non d’une science. Personne ne peut apprécier
ni les actes ni les pensées d’un administrateur, ses véritables
juges sont loin de lui, les résultats plus éloignés encore. Chacun
peut donc se dire sans péril administrateur. En France, l’espèce de
séduction qu’exerce l’esprit nous inspire une grande estime pour les
gens à idées; mais les idées sont peu de chose là où il ne faut qu’une
volonté. Enfin l’administration ne consiste pas à imposer aux masses
des idées ou des méthodes plus ou moins justes, mais à imprimer aux
idées mauvaises ou bonnes de ces masses une direction utile qui les
fasse concorder au bien général. Si les préjugés et les routines d’une
contrée aboutissent à une mauvaise voie, les habitants abandonnent
d’eux-mêmes leurs erreurs. Toute erreur en économie rurale, politique
ou domestique, ne constitue-t-elle pas des pertes que l’intérêt
rectifie à la longue? Ici j’ai rencontré fort heureusement table rase.
Par mes conseils, la terre s’y est bien cultivée; mais il n’y avait
aucun errement en agriculture, et les terres y étaient bonnes: il
m’a donc été facile d’introduire la culture en cinq assolements, les
prairies artificielles et la pomme de terre. Mon système agronomique
ne heurtait aucun préjugé. L’on ne s’y servait pas déjà de mauvais
coutres, comme en certaines parties de la France, et la houe suffisait
au peu de labours qui s’y faisaient. Le charron était intéressé à
vanter mes charrues à roues pour débiter son charronnage, j’avais
en lui un compère. Mais là, comme ailleurs, j’ai toujours tâché de
faire converger les intérêts des uns vers ceux des autres. Puis je
suis allé des productions qui intéressaient directement ces pauvres
gens, à celles qui augmentaient leur bien-être. Je n’ai rien amené du
dehors au dedans, j’ai seulement secondé les exportations qui devaient
les enrichir, et dont les bénéfices se comprenaient directement. Ces
gens-là étaient mes apôtres par leurs œuvres et sans s’en douter.
Autre considération! Nous ne sommes ici qu’à cinq lieues de Grenoble,
et près d’une grande ville se trouvent bien des débouchés pour les
productions. Toutes les communes ne sont pas à la porte des grandes
villes. En chaque affaire de ce genre, il faut consulter l’esprit du
pays, sa situation, ses ressources, étudier le terrain, les hommes
et les choses, et ne pas vouloir planter des vignes en Normandie.
Ainsi donc, rien n’est plus variable que l’administration, elle a peu
de principes généraux. La loi est uniforme, les mœurs, les terres,
les intelligences ne le sont pas; or, l’administration est l’art
d’appliquer les lois sans blesser les intérêts, tout y est donc local.
De l’autre côté de la montagne au pied de laquelle gît notre village
abandonné, il est impossible de labourer avec des charrues à roues, les
terres n’ont pas assez de fond; eh! bien, si le maire de cette Commune
voulait imiter notre allure, il ruinerait ses administrés, je lui ai
conseillé de faire des vignobles; et l’année dernière, ce petit pays
a eu des récoltes excellentes, il échange son vin contre notre blé.
Enfin j’avais quelque crédit sur les gens que je prêchais, nous étions
sans cesse en rapport. Je guérissais mes paysans de leurs maladies, si
faciles à guérir, il ne s’agit jamais en effet que de leur rendre des
forces par une nourriture substantielle. Soit économie, soit misère,
les gens de la campagne se nourrissent si mal, que leurs maladies
ne viennent que de leur indigence, et généralement ils se portent
assez bien. Quand je me décidai religieusement à cette vie d’obscure
résignation, j’ai longtemps hésité à me faire curé, médecin de campagne
ou juge de paix. Ce n’est pas sans raison, mon cher monsieur, que l’on
assemble proverbialement les trois robes noires, le prêtre, l’homme de
loi, le médecin: l’un panse les plaies de l’âme, l’autre celles de la
bourse, le dernier celles du corps; ils représentent la société dans
ses trois principaux termes d’existence: la conscience, le domaine,
la santé. Jadis le premier, puis le second, furent tout l’État. Ceux
qui nous ont précédés sur la terre pensaient, avec raison peut-être,
que le prêtre, disposant des idées, devait être tout le gouvernement:
il fut alors roi, pontife et juge; mais alors tout était croyance et
conscience. Aujourd’hui tout est changé, prenons notre époque telle
qu’elle est. Eh! bien, je crois que le progrès de la civilisation et le
bien-être des masses dépendent de ces trois hommes, ils sont les trois
pouvoirs qui font immédiatement sentir au peuple l’action des Faits,
des Intérêts et des Principes, les trois grands résultats produits chez
une nation par les Événements, par les Propriétés et par les Idées. Le
temps marche et amène les changements, les propriétés augmentent ou
diminuent, il faut tout régulariser suivant ces diverses mutations: de
là des principes d’ordre. Pour civiliser, pour créer des productions,
il faut faire comprendre aux masses en quoi l’intérêt particulier
s’accorde avec les intérêts nationaux, qui se résolvent par les faits,
les intérêts et les principes. Ces trois professions, en touchant
nécessairement à ces résultats humains, m’ont donc semblé devoir être
aujourd’hui les plus grands leviers de la civilisation; ils peuvent
seuls offrir constamment à un homme de bien les moyens efficaces
d’améliorer le sort des classes pauvres, avec lesquelles ils ont des
rapports perpétuels. Mais le paysan écoute plus volontiers l’homme qui
lui prescrit une ordonnance pour lui sauver le corps, que le prêtre
qui discourt sur le salut de l’âme: l’un peut lui parler de la terre
qu’il cultive, l’autre est obligé de l’entretenir du ciel, dont il se
soucie aujourd’hui malheureusement fort peu; je dis malheureusement,
car le dogme de la vie à venir est non-seulement une consolation, mais
encore un instrument propre à gouverner. La religion n’est-elle pas la
seule puissance qui sanctionne les lois sociales? Nous avons récemment
justifié Dieu. En l’absence de la religion, le gouvernement fut forcé
d’inventer LA TERREUR pour rendre ses lois exécutoires; mais c’était
une terreur humaine, elle a passé. Hé! bien, monsieur, quand un paysan
est malade, cloué sur un grabat ou convalescent, il est forcé d’écouter
des raisonnements suivis, et il les comprend bien quand ils lui sont
clairement présentés. Cette pensée m’a fait médecin. Je calculais avec
mes paysans, pour eux; je ne leur donnais que des conseils d’un effet
certain qui les contraignaient à reconnaître la justesse de mes vues.
Avec le peuple, il faut toujours être infaillible. L’infaillibilité
a fait Napoléon, elle en eût fait un Dieu, si l’univers ne l’avait
entendu tomber à Waterloo. Si Mahomet a créé une religion après avoir
conquis un tiers du globe, c’est en dérobant au monde le spectacle de
sa mort. Au maire de village et au conquérant, mêmes principes: la
Nation et la Commune sont un même troupeau. Partout la masse est la
même. Enfin, je me suis montré rigoureux avec ceux que j’obligeais de
ma bourse. Sans cette fermeté, tous se seraient moqués de moi. Les
paysans, aussi bien que les gens du monde, finissent par mésestimer
l’homme qu’ils trompent. Être dupé, n’est-ce pas avoir fait un acte de
faiblesse? la force seule gouverne. Je n’ai jamais demandé un denier à
personne pour mes soins, excepté à ceux qui sont visiblement riches;
mais je n’ai point laissé ignorer le prix de mes peines. Je ne fais
point grâce des médicaments, à moins d’indigence chez le malade. Si mes
paysans ne me paient pas, ils connaissent leurs dettes; parfois ils
apaisent leur conscience en m’apportant de l’avoine pour mes chevaux,
du blé quand il n’est pas cher. Mais le meunier ne m’offrirait-il que
des anguilles pour le prix de mes soins, je lui dirais encore qu’il est
trop généreux pour si peu de chose; ma politesse porte ses fruits: à
l’hiver, j’obtiendrai de lui quelques sacs de farine pour les pauvres.
Tenez, monsieur, ces gens-là ont du cœur quand on ne le leur flétrit
pas. Aujourd’hui je pense plus de bien et moins de mal d’eux que par le
passé.

--Vous vous êtes donné bien du mal? dit Genestas.

--Moi, point, reprit Benassis. Il ne m’en coûtait pas plus de dire
quelque chose d’utile que de dire des balivernes. En passant, en
causant, en riant, je leur parlais d’eux-mêmes. D’abord ces gens ne
m’écoutèrent pas, j’eus beaucoup de répugnances à combattre en eux:
j’étais un bourgeois, et pour eux un bourgeois est un ennemi. Cette
lutte m’amusa. Entre faire le mal ou faire le bien, il n’existe d’autre
différence que la paix de la conscience ou son trouble, la peine est
la même. Si les coquins voulaient se bien conduire, ils seraient
millionnaires au lieu d’être pendus, voilà tout.

--Monsieur, cria Jacquotte en entrant, le dîner se refroidit.

--Monsieur, dit Genestas en arrêtant le médecin par le bras, je n’ai
qu’une observation à vous présenter sur ce que je viens d’entendre. Je
ne connais aucune relation des guerres de Mahomet, en sorte que je ne
puis juger de ses talents militaires; mais si vous aviez vu l’empereur
manœuvrant pendant la campagne de France, vous l’auriez facilement pris
pour un dieu; et s’il a été vaincu à Waterloo, c’est qu’il était plus
qu’un homme, il pesait trop sur la terre, et la terre a bondi sous lui,
voilà. Je suis d’ailleurs parfaitement de votre avis en toute autre
chose, et, tonnerre de Dieu! la femme qui vous a pondu n’a pas perdu
son temps.

--Allons, s’écria Benassis en souriant, allons nous mettre à table.

La salle à manger était entièrement boisée et peinte en gris. Le mobilier
consistait alors en quelques chaises de paille, un buffet des armoires,
un poêle, et la fameuse pendule du feu curé, puis des rideaux blancs
aux fenêtres. La table, garnie de linge blanc, n’avait rien qui sentît
le luxe. La vaisselle était en terre de pipe. La soupe se composait,
suivant la mode du feu curé, du bouillon le plus substantiel que jamais
cuisinière ait fait mijoter et réduire. A peine le médecin et son hôte
avaient-ils mangé leur potage qu’un homme entra brusquement dans la
cuisine, et fit, malgré Jacquotte, une soudaine irruption dans la salle
à manger.

--Hé! bien, qu’y a-t-il? demanda le médecin.

--Il y a, monsieur, que notre bourgeoise, madame Vigneau, est devenue
toute blanche, blanche que ça nous effraie tous.

--Allons, s’écria gaiement Benassis, il faut quitter la table.

Il se leva. Malgré les instances de son hôte, Genestas jura
militairement, en jetant sa serviette, qu’il ne resterait pas à table
sans son hôte, et revint en effet se chauffer au salon en pensant
aux misères qui se rencontraient inévitablement dans tous les états
auxquels l’homme est ici-bas assujetti.

Benassis fut bientôt de retour, et les deux futurs amis se remirent à
table.

--Taboureau est venu tout à l’heure pour vous parler, dit Jacquotte à
son maître en apportant les plats qu’elle avait entretenus chauds.

--Qui donc est malade chez lui? demanda-t-il.

--Personne, monsieur, il veut vous consulter pour lui, à ce qu’il dit,
et va revenir.

--C’est bien. Ce Taboureau, reprit Benassis en s’adressant à Genestas,
est pour moi tout un traité de philosophie; examinez-le bien
attentivement quand il sera là, certes il vous amusera. C’était un
journalier, brave homme, économe, mangeant peu, travaillant beaucoup.
Aussitôt que le drôle a eu quelques écus à lui, son intelligence s’est
développée; il a suivi le mouvement que j’imprimais à ce pauvre canton,
en cherchant à en profiter pour s’enrichir. En huit ans, il a fait
une grande fortune, grande pour ce canton-ci. Peut-être possède-t-il
maintenant une quarantaine de mille francs. Mais je vous donnerais
à deviner en mille par quel moyen il a pu acquérir cette somme, que
vous ne le trouveriez pas. Il est usurier, si profondément usurier,
et usurier par une combinaison si bien fondée sur l’intérêt de tous
les habitants du canton, que je perdrais mon temps si j’entreprenais
de les désabuser sur les avantages qu’ils croient retirer de leur
commerce avec Taboureau. Quand ce diable d’homme a vu chacun cultivant
les terres, il a couru aux environs acheter des grains pour fournir
aux pauvres gens les semences qui devaient leur être nécessaires. Ici,
comme partout, les paysans, et même quelques fermiers, ne possédaient
pas assez d’argent pour payer leurs semences. Aux uns, maître Taboureau
prêtait un sac d’orge pour lequel ils lui rendaient un sac de seigle
après la moisson; aux autres, un setier de blé pour un sac de farine.
Aujourd’hui mon homme a étendu ce singulier genre de commerce dans tout
le Département. Si rien ne l’arrête en chemin, il gagnera peut-être
un million. Eh! bien, mon cher monsieur, le journalier Taboureau,
brave garçon, obligeant, commode, donnait un coup de main à qui le lui
demandait; mais, au prorata de ses gains, monsieur Taboureau est devenu
processif, chicaneur, dédaigneux. Plus il s’est enrichi, plus il s’est
vicié. Dès que le paysan passe de sa vie purement laborieuse à la vie
aisée ou à la possession territoriale, il devient insupportable. Il
existe une classe à demi vertueuse, à demi vicieuse, à demi savante,
ignorante à demi, qui sera toujours le désespoir des gouvernements.
Vous allez voir un peu l’esprit de cette classe dans Taboureau, homme
simple en apparence, ignare même, mais certainement profond dès qu’il
s’agit de ses intérêts.

Le bruit d’un pas pesant annonça l’arrivée du prêteur de grains.

--Entrez, Taboureau! cria Benassis.

Ainsi prévenu par le médecin, le commandant examina le paysan et
vit dans Taboureau un homme maigre, à demi voûté, au front bombé,
très-ridé. Cette figure creuse semblait percée par de petits yeux
gris tachetés de noir. L’usurier avait une bouche serrée, et son
menton effilé tendait à rejoindre un nez ironiquement crochu. Ses
pommettes saillantes offraient ces rayures étoilées qui dénotent la vie
voyageuse et la ruse des maquignons. Enfin, ses cheveux grisonnaient
déjà. Il portait une veste bleue assez propre dont les poches carrées
rebondissaient sur ses hanches, et dont les basques ouvertes laissaient
voir un gilet blanc à fleurs. Il resta planté sur ses jambes en
s’appuyant sur un bâton à gros bout. Malgré Jacquotte, un petit chien
épagneul suivit le marchand de grains et se coucha près de lui.

--Hé! bien, qu’y a-t-il? lui demanda Benassis.

Taboureau regarda d’un air méfiant le personnage inconnu qui se
trouvait à table avec le médecin, et dit: --Ce n’est point un cas
de maladie, monsieur le maire; mais vous savez aussi bien panser
les douleurs de la bourse que celles du corps, et je viens vous
consulter pour une petite difficulté que nous avons avec un homme de
Saint-Laurent.

--Pourquoi ne vas-tu pas voir monsieur le juge de paix ou son greffier?

--Eh! c’est que monsieur est bien plus habile, et je serais plus sûr de
mon affaire si je pouvais avoir son approbation.

--Mon cher Taboureau, je donne volontiers gratis aux pauvres mes
consultations médicales, mais je ne puis examiner pour rien les procès
d’un homme aussi riche que tu l’es. La science coûte cher à ramasser.

Taboureau se mit à tortiller son chapeau.

--Si tu veux mon avis, comme il t’épargnera des gros sous que tu serais
forcé de compter aux gens de justice à Grenoble, tu enverras une poche
de seigle à la femme Martin, celle qui élève les enfants de l’hospice.

--Dam, monsieur, je le ferai de bon cœur si cela vous paraît
nécessaire. Puis-je dire mon affaire sans ennuyer monsieur? ajouta-t-il
en montrant Genestas. --Pour lors, monsieur, reprit-il à un signe de
tête du médecin, un homme de Saint-Laurent, y a de ça deux mois, est
donc venu me trouver: --«Taboureau, qu’il me dit, pourriez-vous me
vendre cent trente-sept setiers d’orge? --Pourquoi pas? que je lui
dis, c’est mon métier. Le faut-il tout de suite? --Non, qu’il me dit,
au commencement du printemps, pour les mars. --Bien!» Voilà que nous
disputons le prix, et, le vin bu, nous convenons qu’il me les paiera
sur le prix des orges au dernier marché de Grenoble, et que je les lui
livrerai en mars, sauf les déchets du magasin, bien entendu. Mais, mon
cher monsieur, les orges montent, montent; enfin voilà mes orges qui
s’emportent comme une soupe au lait. Moi, pressé d’argent, je vends mes
orges. C’était bien naturel, pas vrai, monsieur?

--Non, dit Benassis, tes orges ne t’appartenaient plus, tu n’en étais
que le dépositaire. Et si les orges avaient baissé n’aurais-tu pas
contraint ton acheteur à les prendre au prix convenu?

--Mais, monsieur, il ne m’aurait peut-être point payé, cet homme. A la
guerre comme à la guerre! Le marchand doit profiter du gain quand il
vient. Après tout, une marchandise n’est à vous que quand vous l’avez
payée, pas vrai, monsieur l’officier? car on voit que monsieur a servi
dans les armées.

--Taboureau, dit gravement Benassis, il t’arrivera malheur. Dieu punit
tôt ou tard les mauvaises actions. Comment un homme aussi capable,
aussi instruit que tu l’es, un homme qui fait honorablement ses
affaires, peut-il donner dans ce canton des exemples d’improbité? Si
tu soutiens de semblables procès, comment veux-tu que les malheureux
restent honnêtes gens et ne te volent pas? Tes ouvriers te déroberont
une partie du temps qu’ils te doivent, et chacun ici se démoralisera.
Tu as tort. Ton orge était censée livrée. Si elle avait été emportée
par l’homme de Saint-Laurent, tu ne l’aurais pas reprise chez lui: tu
as donc disposé d’une chose qui ne t’appartenait plus, ton orge s’était
déjà convertie en argent réalisable suivant vos conventions. Mais
continue.

Genestas jeta sur le médecin un coup d’œil d’intelligence pour lui
faire remarquer l’immobilité de Taboureau. Pas une fibre du visage de
l’usurier n’avait remué pendant cette semonce, son front n’avait pas
rougi, ses petits yeux restaient calmes.

--Eh! bien, monsieur, je suis assigné à fournir l’orge au prix de cet
hiver, mais moi, je crois que je ne la dois point.

--Écoute, Taboureau, livre bien vite ton orge, ou ne compte plus
sur l’estime de personne. Même en gagnant de semblables procès, tu
passerais pour un homme sans foi ni loi, sans parole, sans honneur...

--Allez, n’ayez point peur, dites-moi que je suis un fripon, un gueux,
un voleur. En affaire, ça se dit, monsieur le maire, sans offenser
personne. En affaire, voyez-vous, chacun pour soi.

--Eh! bien, pourquoi te mets-tu volontairement dans le cas de mériter
de pareils termes?

--Mais, monsieur, si la loi est pour moi...

--Mais la loi ne sera point pour toi.

--Êtes-vous bien sûr de cela, monsieur, là, sûr, sûr? car, voyez-vous,
l’affaire est importante.

--Certes j’en suis sûr. Si je n’étais pas à table, je te ferais lire
le Code. Mais si le procès a lieu, tu le perdras, et tu ne remettras
jamais les pieds chez moi, je ne veux point recevoir des gens que je
n’estime pas. Entends-tu? tu perdras ton procès.

--Ah! nenni, monsieur, je ne le perdrai point, dit Taboureau.
Voyez-vous, monsieur le maire, c’est l’homme de Saint-Laurent qui me
doit l’orge; c’est moi qui la lui ai achetée, et c’est lui qui me
refuse de la livrer. Je voulions être bien certain que je gagnerions
avant d’aller chez l’huissier m’engager dans des frais.

Genestas et le médecin se regardèrent en dissimulant la surprise que
leur causait l’ingénieuse combinaison cherchée par cet homme pour
savoir la vérité sur ce cas judiciaire.

--Eh! bien, Taboureau, ton homme est de mauvaise foi, et il ne faut
point faire de marchés avec de telles gens.

--Ah! monsieur, ces gens-là entendent les affaires.

--Adieu, Taboureau.

--Votre serviteur, monsieur le maire et la compagnie.

--Eh! bien, dit Benassis quand l’usurier fut parti, croyez-vous qu’à
Paris cet homme-là ne serait pas bientôt millionnaire?

Le dîner fini, le médecin et son pensionnaire rentrèrent au salon, où
ils parlèrent pendant le reste de la soirée de guerre et de politique,
en attendant l’heure du coucher, conversation pendant laquelle Genestas
manifesta la plus violente antipathie contre les Anglais.

--Monsieur, dit le médecin, puis-je savoir qui j’ai l’honneur d’avoir
pour hôte?

--Je me nomme Pierre Bluteau, répondit Genestas, et je suis capitaine à
Grenoble.

--Bien, monsieur. Voulez-vous suivre le régime de monsieur Gravier?
Dès le matin, après le déjeuner, il se plaisait à m’accompagner dans
mes courses aux environs. Il n’est pas bien certain que vous preniez
plaisir aux choses dont je m’occupe, tant elles sont vulgaires. Après
tout, vous n’êtes ni propriétaire ni maire de village, et vous ne
verrez dans le canton rien que vous n’ayez vu ailleurs, toutes les
chaumières se ressemblent; mais enfin vous prendrez l’air et vous
donnerez un but à votre promenade.

--Rien ne me cause plus de plaisir que cette proposition, et je n’osais
vous la faire de peur de vous être importun.

Le commandant Genestas, auquel ce nom sera conservé malgré sa
pseudonymie calculée, fut conduit par son hôte à une chambre située au
premier étage au-dessus du salon.

--Bon, dit Benassis, Jacquotte vous a fait du feu. Si quelque chose
vous manque, il se trouve un cordon de sonnette à votre chevet.

--Je ne crois pas qu’il puisse me manquer la moindre chose, s’écria
Genestas. Voici même un tire-bottes. Il faut être un vieux troupier
pour connaître la valeur de ce meuble-là! A la guerre, monsieur, il
se rencontre plus d’un moment où l’on brûlerait une maison pour avoir
un coquin de tire-bottes. Après plusieurs marches, et surtout après
une affaire, il arrive des cas où le pied gonflé dans un cuir mouillé
ne cède à aucun effort; aussi ai-je couché plus d’une fois avec mes
bottes. Quand on est seul, le malheur est encore supportable.

Le commandant cligna des yeux pour donner à ces derniers mots une sorte
de profondeur matoise; puis il se mit à regarder, non sans surprise,
une chambre où tout était commode, propre et presque riche.

--Quel luxe! dit-il. Vous devez être logé à merveille.

--Venez voir, dit le médecin, je suis votre voisin, nous ne sommes
séparés que par l’escalier.

Genestas fut assez étonné d’apercevoir en entrant chez le médecin une
chambre nue dont les murs avaient pour tout ornement un vieux papier
jaunâtre à rosaces brunes, et décoloré par places. Le lit, en fer
grossièrement verni, surmonté d’une flèche de bois d’où tombaient deux
rideaux de calicot gris, et aux pieds duquel était un méchant tapis
étroit qui montrait la corde, ressemblait à un lit d’hôpital. Au chevet
se trouvait une de ces tables de nuit à quatre pieds dont le devant se
roule et se déroule en faisant un bruit de castagnettes. Trois chaises,
deux fauteuils de paille, une commode en noyer sur laquelle étaient une
cuvette et un pot à eau fort antique dont le couvercle tenait au vase
par un enchâssement de plomb, complétaient cet ameublement. Le foyer de
la cheminée était froid, et toutes les choses nécessaires pour se faire
la barbe traînaient sur la pierre peinte du chambranle, devant un vieux
miroir accroché par un bout de corde. Le carreau, proprement balayé,
se trouvait en plusieurs endroits usé, cassé, creusé. Des rideaux de
calicot gris bordés de franges vertes ornaient les deux fenêtres. Tout,
jusqu’à la table ronde sur laquelle erraient quelques papiers, une
écritoire et des plumes, tout, dans ce tableau simple auquel l’extrême
propreté maintenue par Jacquotte imprimait une sorte de correction,
donnait l’idée d’une vie quasi monacale, indifférente aux choses et
pleine de sentiments. Une porte ouverte laissa voir au commandant un
cabinet où le médecin se tenait sans doute fort rarement. Cette pièce
était dans un état à peu près semblable à celui de la chambre. Quelques
livres poudreux y gisaient épars sur des planches poudreuses, et des
rayons chargés de bouteilles étiquetées faisaient deviner que la
Pharmacie y occupait plus de place que la Science.

--Vous allez me demander pourquoi cette différence entre votre chambre
et la mienne, reprit Benassis. Écoutez, j’ai toujours eu honte pour
ceux qui logent leurs hôtes sous des toits, en leur donnant de ces
miroirs qui défigurent à tel point qu’en s’y regardant on peut se
croire ou plus petit ou plus grand que nature, ou malade, ou frappé
d’apoplexie. Ne doit-on pas s’efforcer de faire trouver à ses amis
leur appartement passager le plus agréable possible? L’hospitalité
me semble tout à la fois une vertu, un bonheur et un luxe; mais,
sous quelque aspect que vous la considériez, sans excepter le cas où
elle est une spéculation, ne faut-il pas déployer pour son hôte et
pour son ami toutes les chatteries, toutes les câlineries de la vie?
Chez vous donc, les beaux meubles, le chaud tapis, les draperies,
la pendule, les flambeaux et la veilleuse; à vous la bougie, à vous
les soins de Jacquotte, qui vous a sans doute apporté des pantoufles
neuves, du lait et sa bassinoire. J’espère que vous n’aurez jamais
été mieux assis que dans le moelleux fauteuil dont la découverte a
été faite par le défunt curé, je ne sais où; mais il est vrai qu’en
toute chose, pour rencontrer les modèles du bon, du beau, du commode,
il faut avoir recours à l’Église. Enfin, j’espère que dans votre
chambre, tout vous plaira. Vous y trouverez de bons rasoirs, du savon
excellent, et tous les petits accessoires qui rendent le chez-soi chose
si douce. Mais, mon cher monsieur Bluteau, quand même mon opinion sur
l’hospitalité n’expliquerait pas déjà la différence qui existe entre
nos appartements, vous comprendrez peut-être à merveille la nudité de
ma chambre et le désordre de mon cabinet, lorsque demain vous serez
témoin des allées et venues qui ont lieu chez moi. D’abord ma vie n’est
pas une vie casanière, je suis toujours dehors. Si je reste au logis, à
tout moment les paysans viennent m’y parler, je leur appartiens corps,
âme et chambre. Puis-je me donner les soucis de l’étiquette et ceux
causés par les dégâts inévitables que me feraient involontairement ces
bonnes gens? Le luxe ne va qu’aux hôtels, aux châteaux, aux boudoirs et
aux chambres d’amis. Enfin, je ne me tiens guère ici que pour dormir,
que m’importent donc les chiffons de la richesse? D’ailleurs vous ne
savez pas combien tout ici-bas m’est indifférent.

Ils se dirent un bonsoir amical en se serrant cordialement les mains,
et ils se couchèrent. Le commandant ne s’endormit pas sans faire plus
d’une réflexion sur cet homme qui, d’heure en heure, grandissait dans
son esprit.



CHAPITRE II.

A TRAVERS CHAMPS.


L’amitié que tout cavalier porte à sa monture attira dès le matin
Genestas à l’écurie, et il fut satisfait du pansement fait à son cheval
par Nicolle.

--Déjà levé, commandant Bluteau? s’écria Benassis qui vint à la
rencontre de son hôte. Vous êtes vraiment militaire, vous entendez la
diane partout, même au village.

--Cela va-t-il bien? lui répondit Genestas en lui tendant la main par
un mouvement d’ami.

--Je ne vais jamais positivement bien, répondit Benassis d’un ton
moitié triste et moitié gai.

--Monsieur a-t-il bien dormi? dit Jacquotte à Genestas.

--Parbleu! la belle, vous aviez fait le lit comme pour une mariée.

Jacquotte suivit en souriant son maître et le militaire. Après les
avoir vus attablés: --Il est bon enfant tout de même, monsieur
l’officier, dit-elle à Nicolle.

--Je crois bien! il m’a déjà donné quarante sous!

--Nous commencerons par aller visiter deux morts, dit Benassis à son
hôte en sortant de la salle à manger. Quoique les médecins veuillent
rarement se trouver face à face avec leurs prétendues victimes, je vous
conduirai dans deux maisons où vous pourrez faire une observation assez
curieuse sur la nature humaine. Vous y verrez deux tableaux qui vous
prouveront combien les montagnards diffèrent des habitants de la plaine
dans l’expression de leurs sentiments. La partie de notre canton située
sur les pics conserve des coutumes empreintes d’une couleur antique,
et qui rappellent vaguement les scènes de la Bible. Il existe, sur la
chaîne de nos montagnes, une ligne tracée par la nature, à partir de
laquelle tout change d’aspect: en haut la force, en bas l’adresse;
en haut des sentiments larges, en bas une perpétuelle entente des
intérêts de la vie matérielle. A l’exception du val d’Ajou dont la
côte septentrionale est peuplée d’imbéciles, et la méridionale de gens
intelligents, deux populations qui, séparées seulement par un ruisseau,
sont dissemblables en tout point, stature, démarche, physionomie,
mœurs, occupations, je n’ai vu nulle part cette différence plus
sensible qu’elle ne l’est ici. Ce fait obligerait les administrateurs
d’un pays à de grandes études locales relativement à l’application des
lois aux masses. Mais les chevaux sont prêts, allons!

Les deux cavaliers arrivèrent en peu de temps à une habitation
située dans la partie du bourg qui regardait les montagnes de la
Grande-Chartreuse. A la porte de cette maison, dont la tenue était
assez propre, ils aperçurent un cercueil couvert d’un drap noir, posé
sur deux chaises au milieu de quatre cierges, puis sur une escabelle un
plateau de cuivre où trempait un rameau de buis dans de l’eau bénite.
Chaque passant entrait dans la cour, venait s’agenouiller devant le
corps, disait un _Pater_, et jetait quelques gouttes d’eau bénite sur
la bière. Au-dessus du drap noir s’élevaient les touffes vertes d’un
jasmin planté le long de la porte, et en haut de l’imposte courait le
sarment tortueux d’une vigne déjà feuillée. Une jeune fille achevait
de balayer le devant de la maison pour obéir à ce vague besoin de
parure que commandent les cérémonies, et même la plus triste de toutes.
Le fils aîné du mort, jeune paysan de vingt-deux ans, était debout,
immobile, appuyé sur le montant de la porte. Il avait dans les yeux
des pleurs qui roulaient sans tomber, ou que peut-être il allait
par moments essuyer à l’écart. A l’instant où Benassis et Genestas
entraient dans la cour après avoir attaché leurs chevaux à l’un des
peupliers placés le long d’un petit mur à hauteur d’appui, par dessus
lequel ils avaient examiné cette scène, la veuve sortait de son étable,
accompagnée d’une femme qui portait un pot plein de lait.

--Ayez du courage, ma pauvre Pelletier, disait celle-ci.

--Ah! ma chère femme, quand on est resté vingt-cinq ans avec un homme,
il est bien dur de se quitter! Et ses yeux se mouillèrent de larmes.
Payez-vous les deux sous? ajouta-t-elle après une pause en tendant la
main à sa voisine.

--Ah! tiens, j’oubliais, fit l’autre femme en lui tendant sa pièce.
Allons, consolez-vous, ma voisine. Ah! voilà monsieur Benassis.

--Hé! bien, ma pauvre mère, allez-vous mieux? demanda le médecin.

--Dam, mon cher monsieur, dit-elle en pleurant, faut bien aller tout de
même. Je me dis que mon homme ne souffrira plus. Il a tant souffert!
Mais entrez donc, messieurs. Jacques! donne donc des chaises à ces
messieurs. Allons, remue-toi. Pardi! va, tu ne ranimeras pas ton pauvre
père, quand tu resterais là pendant cent ans! Et maintenant, il te faut
travailler pour deux.

--Non, non, bonne femme, laissez votre fils tranquille, nous ne nous
assiérons pas. Vous avez là un garçon qui aura soin de vous, et bien
capable de remplacer son père.

--Va donc t’habiller, Jacques, cria la veuve, ils vont venir le quérir.

--Allons, adieu la mère, dit Benassis.

--Messieurs, je suis votre servante.

--Vous le voyez, reprit le médecin, ici la mort est prise comme un
accident prévu qui n’arrête pas le cours de la vie des familles, et le
deuil n’y sera même point porté. Dans les villages, personne ne veut
faire cette dépense, soit misère, soit économie. Dans les campagnes
le deuil n’existe donc pas. Or, monsieur, le deuil n’est ni un usage
ni une loi; c’est bien mieux, c’est une institution qui tient à toutes
les lois dont l’observation dépend d’un même principe, la morale. Eh!
bien, malgré nos efforts, ni moi ni monsieur Janvier nous n’avons pu
réussir à faire comprendre à nos paysans de quelle importance sont
les démonstrations publiques pour le maintien de l’ordre social. Ces
braves gens, émancipés d’hier, ne sont pas aptes encore à saisir les
rapports nouveaux qui doivent les attacher à ces pensées générales;
ils n’en sont maintenant qu’aux idées qui engendrent l’ordre et le
bien-être physique: plus tard, si quelqu’un continue mon œuvre, ils
arriveront aux principes qui servent à conserver les droits publics.
Il ne suffit pas en effet d’être honnête homme, il faut le paraître.
La société ne vit pas seulement par des idées morales; pour subsister,
elle a besoin d’actions en harmonie avec ces idées. Dans la plupart des
communes rurales, sur une centaine de familles que la mort a privées
de leur chef, quelques individus seulement, doués d’une sensibilité
vive, garderont de cette mort un long souvenir; mais tous les autres
l’auront complétement oubliée dans l’année. Cet oubli n’est-il pas une
grande plaie? Une religion est le cœur d’un peuple, elle exprime ses
sentiments et les agrandit en leur donnant une fin; mais sans un Dieu
visiblement honoré, la religion n’existe pas, et partant, les lois
humaines n’ont aucune vigueur. Si la conscience appartient à Dieu seul,
le corps tombe sous la loi sociale; or, n’est-ce pas un commencement
d’athéisme que d’effacer ainsi les signes d’une douleur religieuse, de
ne pas indiquer fortement aux enfants qui ne réfléchissent pas encore,
et à tous les gens qui ont besoin d’exemples, la nécessité d’obéir aux
lois par une résignation patente aux ordres de la Providence qui frappe
et console, qui donne et ôte les biens de ce monde? J’avoue qu’après
avoir passé par des jours d’incrédulité moqueuse, j’ai compris ici la
valeur des cérémonies religieuses, celle des solennités de famille,
l’importance des usages et des fêtes du foyer domestique. La base des
sociétés humaines sera toujours la famille. Là commence l’action du
pouvoir et de la loi, là du moins doit s’apprendre l’obéissance. Vus
dans toutes leurs conséquences, l’esprit de famille et le pouvoir
paternel sont deux principes encore trop peu développés dans notre
nouveau système législatif. La Famille, la Commune, le Département,
tout notre pays est pourtant là. Les lois devraient donc être basées
sur ces trois grandes divisions. A mon avis, le mariage des époux, la
naissance des enfants, la mort des pères ne sauraient être environnés
de trop d’appareil. Ce qui a fait la force du catholicisme, ce qui l’a
si profondément enraciné dans les mœurs, c’est précisément l’éclat
avec lequel il apparaît dans les circonstances graves de la vie pour
les environner de pompes si naïvement touchantes, si grandes, lorsque
le prêtre se met à la hauteur de sa mission et qu’il sait accorder
son office avec la sublimité de la morale chrétienne. Autrefois je
considérais la religion catholique comme un amas de préjugés et
de superstitions habilement exploités desquels une civilisation
intelligente devait faire justice; ici, j’en ai reconnu la nécessité
politique et l’utilité morale; ici, j’en ai compris la puissance par la
valeur même du mot qui l’exprime. Religion veut dire LIEN, et certes
le culte, ou autrement dit la religion exprimée, constitue la seule
force qui puisse relier les Espèces sociales et leur donner une forme
durable. Enfin ici j’ai respiré le baume que la religion jette sur
les plaies de la vie; sans la discuter, j’ai senti qu’elle s’accorde
admirablement avec les mœurs passionnées des nations méridionales.

--Prenez le chemin qui monte, dit le médecin en s’interrompant, il
faut que nous gagnions le plateau. De là nous dominerons les deux
vallées, et vous y jouirez d’un beau spectacle. Élevés à trois mille
pieds environ au-dessus de la Méditerranée, nous verrons la Savoie et
le Dauphiné, les montagnes du Lyonnais et le Rhône. Nous serons sur
une autre commune, une commune montagnarde, où vous trouverez dans
une ferme de monsieur Gravier le spectacle dont je vous ai parlé,
cette pompe naturelle qui réalise mes idées sur les grands événements
de la vie. Dans cette commune, le deuil se porte religieusement. Les
pauvres quêtent pour pouvoir s’acheter leurs vêtements noirs. Dans
cette circonstance, personne ne leur refuse de secours. Il se passe peu
de jours sans qu’une veuve parle de sa perte, toujours en pleurant;
et dix ans après son malheur, comme le lendemain, ses sentiments sont
également profonds. Là, les mœurs sont patriarcales: l’autorité du
père est illimitée, sa parole est souveraine; il mange seul assis au
haut bout de la table, sa femme et ses enfants le servent, ceux qui
l’entourent ne lui parlent point sans employer certaines formules
respectueuses, devant lui chacun se tient debout et découvert.
Élevés ainsi, les hommes ont l’instinct de leur grandeur. Ces usages
constituent, à mon sens, une noble éducation. Aussi dans cette commune
sont-ils généralement justes, économes et laborieux. Chaque père de
famille a coutume de partager également ses biens entre ses enfants
quand l’âge lui a interdit le travail; ses enfants le nourrissent. Dans
le dernier siècle, un vieillard de quatre-vingt-dix ans, après avoir
fait ses partages entre ses quatre enfants, venait vivre trois mois
de l’année chez chacun d’eux. Quand il quitta l’aîné pour aller chez
le cadet, un de ses amis lui demanda: --Hé! bien, es-tu content? --Ma
foi oui, lui dit le vieillard, ils m’ont traité comme leur enfant. Ce
mot, monsieur, a paru si remarquable à un officier nommé Vauvenargues,
célèbre moraliste, alors en garnison à Grenoble, qu’il en parla dans
plusieurs salons de Paris où cette belle parole fut recueillie par un
écrivain nommé Champfort. Eh bien, il se dit souvent chez nous des mots
encore plus saillants que ne l’est celui-ci, mais il leur manque des
historiens dignes de les entendre...

--J’ai vu des frères Moraves, des Lollards en Bohême et en Hongrie, dit
Genestas, c’est des chrétiens qui ressemblent assez à vos montagnards.
Ces braves gens souffrent les maux de la guerre avec une patience
d’anges.

--Monsieur, répondit le médecin, les mœurs simples doivent être à peu
près semblables dans tous les pays. Le vrai n’a qu’une forme. A la
vérité, la vie de la campagne tue beaucoup d’idées, mais elle affaiblit
les vices et développe les vertus. En effet, moins il se trouve
d’hommes agglomérés sur un point, moins il s’y rencontre de crimes, de
délits, de mauvais sentiments. La pureté de l’air entre pour beaucoup
dans l’innocence des mœurs.

Les deux cavaliers, qui montaient au pas un chemin pierreux, arrivèrent
alors en haut du plateau dont avait parlé Benassis. Ce territoire
tourne autour d’un pic très-élevé, mais complétement nu, qui le domine,
et où il n’existe aucun principe de végétation; la cime en est grise,
fendue de toutes parts, abrupte, inabordable; le fertile terroir,
contenu par des rochers, s’étend au-dessous de ce pic, et le borde
inégalement dans une largeur d’une centaine d’arpents environ. Au
midi, l’œil embrasse, par une immense coupure, la Maurienne française,
le Dauphiné, les rochers de la Savoie et les lointaines montagnes du
Lyonnais. Au moment où Genestas contemplait ce point de vue, alors
largement éclairé par le soleil du printemps, des cris lamentables se
firent entendre.

--Venez, lui dit Benassis, le Chant est commencé. Le Chant est le nom
que l’on donne à cette partie des cérémonies funèbres.

Le militaire aperçut alors, sur le revers occidental du pic, les
bâtiments d’une ferme considérable qui forment un carré parfait.
Le portail cintré, tout en granit, a un caractère de grandeur que
rehaussent encore la vétusté de cette construction, l’antiquité des
arbres qui l’accompagnent, et les plantes qui croissent sur ses arêtes.
Le corps de logis est au fond de la cour, de chaque côté de laquelle
se trouvent les granges, les bergeries, les écuries, les étables, les
remises, et au milieu la grande mare où pourrissent les fumiers. Cette
cour, dont l’aspect est ordinairement si animé dans les fermes riches
et populeuses, était en ce moment silencieuse et morne. La porte de la
basse-cour étant close, les animaux restaient dans leur enceinte, d’où
leurs cris s’entendaient à peine. Les étables, les écuries, tout était
soigneusement fermé. Le chemin qui menait à l’habitation avait été
nettoyé. Cet ordre parfait là où régnait habituellement le désordre, ce
manque de mouvement et ce silence dans un endroit si bruyant, le calme
de la montagne, l’ombre projetée par la cime du pic, tout contribuait à
frapper l’âme. Quelque habitué que fût Genestas aux impressions fortes,
il ne put s’empêcher de tressaillir en voyant une douzaine d’hommes
et de femmes en pleurs, rangés en dehors de la porte de la grande
salle, et qui tous s’écrièrent: LE MAÎTRE EST MORT! avec une effrayante
unanimité d’intonation et à deux reprises différentes, pendant le temps
qu’il mit à venir du portail au logement du fermier. Ce cri fini, des
gémissements partirent de l’intérieur, et la voix d’une femme se fit
entendre par les croisées.

--Je n’ose pas aller me mêler à cette douleur, dit Genestas à Benassis.

--Je viens toujours, répondit le médecin, visiter les familles
affligées par la mort, soit pour voir s’il n’est pas arrivé quelque
accident causé par la douleur, soit pour vérifier le décès; vous pouvez
m’accompagner sans scrupule; d’ailleurs la scène est si imposante, et
nous allons trouver tant de monde, que vous ne serez pas remarqué.

En suivant le médecin, Genestas vit en effet la première pièce pleine
de parents. Tous deux traversèrent cette assemblée, et se placèrent
près de la porte d’une chambre à coucher attenant à la grande salle
qui servait de cuisine et de lieu de réunion à toute la famille, il
faudrait dire la colonie, car la longueur de la table indiquait
le séjour habituel d’une quarantaine de personnes. L’arrivée de
Benassis interrompit les discours d’une femme de grande taille, vêtue
simplement, dont les cheveux étaient épars, et qui gardait dans sa main
la main du mort par un geste éloquent. Celui-ci, vêtu de ses meilleurs
habillements, était étendu roide sur son lit, dont les rideaux avaient
été relevés. Cette figure calme, qui respirait le ciel, et surtout
les cheveux blancs, produisaient un effet théâtral. De chaque côté du
lit se tenaient les enfants et les plus proches parents des époux,
chaque ligne gardant son côté, les parents de la femme à gauche, ceux
du défunt à droite. Hommes et femmes étaient agenouillés et priaient,
la plupart pleuraient. Des cierges environnaient le lit. Le curé de
la paroisse et son clergé avaient leur place au milieu de la chambre,
autour de la bière ouverte. C’était un tragique spectacle, que de voir
le chef de cette famille en présence d’un cercueil prêt à l’engloutir
pour toujours.

--Ah! mon cher seigneur, dit la veuve en montrant le médecin, si la
science du meilleur des hommes n’a pu te sauver, il était donc écrit
là-haut que tu me précéderais dans la fosse! Oui, la voilà froide cette
main qui me pressait avec tant d’amitié! J’ai perdu pour toujours ma
chère compagnie, et notre maison a perdu son précieux chef, car tu
étais vraiment notre guide. Hélas! tous ceux qui te pleurent avec
moi ont bien connu la lumière de ton cœur et toute la valeur de ta
personne, mais moi seule savais combien tu étais doux et patient! Ah!
mon époux, mon homme, faut donc te dire adieu, à toi notre soutien, à
toi mon bon maître! Et nous tes enfants, car tu chérissais chacun de
nous également, nous avons tous perdu notre père!

Elle se jeta sur le corps, l’étreignit, le couvrit de larmes,
l’échauffa de baisers, et pendant cette pause, les serviteurs crièrent:
--Le maître est mort!

--Oui, reprit la veuve, il est mort, ce cher homme bien-aimé qui nous
donnait notre pain, qui plantait, récoltait pour nous, et veillait à
notre bonheur en nous conduisant dans la vie avec un commandement plein
de douceur; je puis le dire maintenant à sa louange, il ne m’a jamais
donné le plus léger chagrin, il était bon, fort, patient; et, quand
nous le torturions pour lui rendre sa précieuse santé: «Laissez-moi,
mes enfants, tout est inutile!» nous disait ce cher agneau de la même
voix dont il nous disait quelques jours auparavant: «Tout va bien,
mes amis!» Oui, grand Dieu! quelques jours ont suffi pour nous ôter
la joie de cette maison et obscurcir notre vie en fermant les yeux au
meilleur des hommes, au plus probe, au plus vénéré, à un homme qui
n’avait pas son pareil pour mener la charrue, qui courait sans peur
nuit et jour par nos montagnes, et qui au retour souriait toujours à
sa femme et à ses enfants. Ah! il était bien notre amour à tous! Quand
il s’absentait, le foyer devenait triste, nous ne mangions pas de bon
appétit. Hé! maintenant que sera-ce donc lorsque notre ange gardien
sera mis sous terre et que nous ne le verrons plus jamais! Jamais, mes
amis! jamais, mes bons parents! jamais, mes enfants! Oui, mes enfants
ont perdu leur bon père, nos parents ont perdu leur bon parent, mes
amis ont perdu un bon ami, et moi j’ai perdu tout, comme la maison a
perdu son maître!

Elle prit la main du mort, s’agenouilla pour y mieux coller son visage
et la baisa. Les serviteurs crièrent trois fois: --Le maître est mort!
En ce moment le fils aîné vint près de sa mère et lui dit:

--Ma mère, voilà ceux de Saint-Laurent qui viennent, il leur faudra du
vin.

--Mon fils, répondit-elle à voix basse en quittant le ton solennel
et lamentable dans lequel elle exprimait ses sentiments, prenez les
clefs, vous êtes le maître céans; voyez à ce qu’ils puissent trouver
ici l’accueil que leur faisait votre père, et que pour eux rien n’y
paraisse changé.

--Que je te voie donc encore une fois à mon aise, mon digne homme!
reprit-elle. Mais, hélas! tu ne me sens plus, je ne puis plus te
réchauffer! Ah! tout ce que je voudrais, ce serait de te consoler
encore en te faisant savoir que tant que je vivrai tu demeureras dans
le cœur que tu as réjoui, que je serai heureuse par le souvenir de
mon bonheur, et que ta chère pensée subsistera dans cette chambre.
Oui, elle sera toujours pleine de toi tant que Dieu m’y laissera.
Entends-moi, mon cher homme! Je jure de maintenir ta couche telle que
la voici. Je n’y suis jamais entrée sans toi, qu’elle reste donc vide
et froide. En te perdant, j’aurai réellement perdu tout ce qui fait la
femme: maître, époux, père, ami, compagnon, homme, enfin tout!

--Le maître est mort! crièrent les serviteurs.

Pendant le cri qui devint général, la veuve prit des ciseaux pendus à
sa ceinture, et coupa ses cheveux qu’elle mit dans la main de son mari.
Il se fit un grand silence.

--Cet acte signifie qu’elle ne se remariera pas, dit Benassis. Beaucoup
de parents attendaient sa résolution.

--Prends, mon cher seigneur, dit-elle avec une effusion de voix et
de cœur qui émut tout le monde, garde dans la tombe la foi que je
t’ai jurée. Nous serons par ainsi toujours unis, et je resterai parmi
tes enfants par amour pour cette lignée qui te rajeunissait l’âme.
Puisses-tu m’entendre, mon homme, mon seul trésor, et apprendre que tu
me feras encore vivre, toi mort, pour obéir à tes volontés sacrées et
pour honorer ta mémoire!

Benassis pressa la main de Genestas pour l’inviter à le suivre, et
ils sortirent. La première salle était pleine de gens venus d’une
autre commune également située dans les montagnes; tous demeuraient
silencieux et recueillis, comme si la douleur et le deuil qui planaient
sur cette maison les eussent déjà saisis. Lorsque Benassis et le
commandant passèrent le seuil, ils entendirent ces mots dits par un des
survenants au fils du défunt: --Quand donc est-il mort?

--Ah! s’écria l’aîné, qui était un homme de vingt-cinq ans, je ne l’ai
pas vu mourir! Il m’avait appelé, et je ne me trouvais pas là! Les
sanglots l’interrompirent, mais il continua: --La veille il m’avait
dit: «Garçon, tu iras au bourg payer nos impositions, les cérémonies de
mon enterrement empêcheraient d’y songer, et nous serions en retard,
ce qui n’est jamais arrivé.» Il paraissait mieux; moi, j’y suis allé.
Pendant mon absence, il est mort sans que j’aie reçu ses derniers
embrassements! A sa dernière heure, il ne m’a pas vu près de lui comme
j’y étais toujours!

--Le maître est mort! criait-on.

--Hélas! il est mort, et je n’ai reçu ni ses derniers regards ni son
dernier soupir. Et comment penser aux impositions? Ne valait-il pas
mieux perdre tout notre argent que de quitter le logis? Notre fortune
pouvait-elle payer son dernier adieu? Non. Mon Dieu! si ton père est
malade, ne le quitte pas, Jean, tu te donnerais des remords pour toute
ta vie.

--Mon ami, lui dit Genestas, j’ai vu mourir des milliers d’hommes sur
les champs de bataille, et la mort n’attendait pas que leurs enfants
vinssent leur dire adieu; ainsi consolez-vous, vous n’êtes pas le seul.

--Un père, mon cher monsieur, dit-il en fondant en larmes, un père qui
était un si bon homme!

--Cette oraison funèbre, dit Benassis en dirigeant Genestas vers les
communs de la ferme, va durer jusqu’au moment où le corps sera mis
dans le cercueil, et pendant tout le temps le discours de cette femme
éplorée croîtra en violence et en images. Mais pour parler ainsi devant
cette imposante assemblée, il faut qu’une femme en ait acquis le
droit par une vie sans tache. Si la veuve avait la moindre faute à se
reprocher, elle n’oserait pas dire un seul mot; autrement, ce serait
se condamner elle-même, être à la fois l’accusateur et le juge. Cette
coutume qui sert à juger le mort et le vivant n’est-elle pas sublime?
Le deuil ne sera pris que huit jours après, en assemblée générale.
Pendant cette semaine la famille restera près des enfants et de la
veuve pour les aider à arranger leurs affaires et pour les consoler.
Cette assemblée exerce une grande influence sur les esprits, elle
réprime les passions mauvaises par ce respect humain qui saisit les
hommes quand ils sont en présence les uns des autres. Enfin le jour de
la prise du deuil, il se fait un repas solennel où tous les parents se
disent adieu. Tout cela est grave, et celui qui manquerait aux devoirs
qu’impose la mort d’un chef de famille n’aurait personne à son Chant.

En ce moment le médecin, se trouvant près de l’étable, en ouvrit la
porte et y fit entrer le commandant pour la lui montrer. --Voyez-vous,
capitaine, toutes nos étables ont été rebâties sur ce modèle. N’est-ce
pas superbe?

Genestas ne put s’empêcher d’admirer ce vaste local, où les vaches et
les bœufs étaient rangés sur deux lignes, la queue tournée vers les
murs latéraux et la tête vers le milieu de l’étable, dans laquelle
ils entraient par une ruelle assez large pratiquée entre eux et la
muraille; leurs crèches à jour laissaient voir leurs têtes encornées
et leurs yeux brillants. Le maître pouvait ainsi facilement passer son
bétail en revue. Le fourrage placé dans la charpente où l’on avait
ménagé une espèce de plancher, tombait dans les râteliers, sans effort
ni perte. Entre les deux lignes de crèches se trouvait un grand espace
pavé, propre et aéré par des courants d’air.

--Pendant l’hiver, dit Benassis en se promenant avec Genestas dans le
milieu de l’étable, la veillée et les travaux se font en commun ici.
L’on dresse des tables, et tout le monde se chauffe ainsi à bon marché.
Les bergeries sont également bâties d’après ce système. Vous ne sauriez
croire combien les bêtes s’accoutument facilement à l’ordre, je les ai
souvent admirées quand elles rentrent. Chacune d’elles connaît son rang
et laisse entrer celle qui doit passer la première. Voyez? il existe
assez de place entre la bête et le mur pour qu’on puisse la traire ou
la panser; puis le sol est en pente, de manière à procurer aux eaux un
facile écoulement.

--Cette étable fait juger de tout, dit Genestas, sans vouloir vous
flatter, voilà de beaux résultats!

--Ils n’ont pas été obtenus sans peine, répondit Benassis; mais aussi
quels bestiaux!

--Certes, ils sont magnifiques, et vous aviez raison de me les vanter,
répondit Genestas.

--Maintenant, reprit le médecin quand il fut à cheval et qu’il eut
passé le portail, nous allons traverser nos nouveaux _défrichis_ et les
terres à blé, le petit coin de ma commune que j’ai nommé la Beauce.

Pendant environ une heure, les deux cavaliers marchèrent à travers
des champs sur la belle culture desquels le militaire complimenta le
médecin; puis ils regagnèrent le territoire du bourg en suivant la
montagne, tantôt parlant, tantôt silencieux, selon que le pas des
chevaux leur permettait de parler ou les obligeait à se taire.

--Je vous ai promis hier, dit Benassis à Genestas en arrivant dans
une petite gorge par laquelle les deux cavaliers débouchèrent dans la
grande vallée, de vous montrer un des deux soldats qui sont revenus de
l’armée après la chute de Napoléon. Si je ne me trompe, nous allons le
trouver à quelques pas d’ici recreusant une espèce de réservoir naturel
où s’amassent les eaux de la montagne, et que les atterrissements ont
comblé. Mais pour vous rendre cet homme intéressant, il faut vous
raconter sa vie. Il a nom Gondrin, reprit-il, il a été pris par la
grande réquisition de 1792, à l’âge de dix-huit ans, et incorporé dans
l’artillerie. Simple soldat, il a fait les campagnes d’Italie sous
Napoléon, l’a suivi en Égypte, est revenu d’Orient à la paix d’Amiens;
puis, enrégimenté sous l’Empire dans les pontonniers de la Garde, il a
constamment servi en Allemagne. En dernier lieu, le pauvre ouvrier est
allé en Russie.

--Nous sommes un peu frères, dit Genestas, j’ai fait les mêmes
campagnes. Il a fallu des corps de métal pour résister aux fantaisies
de tant de climats différents. Le bon Dieu a, par ma foi, donné quelque
brevet d’invention pour vivre à ceux qui sont encore sur leurs quilles
après avoir traversé l’Italie, l’Égypte, l’Allemagne, le Portugal et la
Russie.

--Aussi, allez-vous voir un bon tronçon d’homme, reprit Benassis.
Vous connaissez la déroute, inutile de vous en parler. Mon homme est
un des pontonniers de la Bérézina, il a contribué à construire le
pont sur lequel a passé l’armée; et pour en assujettir les premiers
chevalets, il s’est mis dans l’eau jusqu’à mi-corps. Le général Eblé,
sous les ordres duquel étaient les pontonniers, n’en a pu trouver
que quarante-deux assez poilus, comme dit Gondrin, pour entreprendre
cet ouvrage. Encore le général s’est-il mis à l’eau lui-même en les
encourageant, les consolant, et leur promettant à chacun mille francs
de pension et la croix de légionnaire. Le premier homme qui est
entré dans la Bérézina a eu la jambe emportée par un gros glaçon, et
l’homme a suivi sa jambe. Mais vous comprendrez mieux les difficultés
de l’entreprise par les résultats: des quarante-deux pontonniers, il
ne reste aujourd’hui que Gondrin. Trente-neuf d’entre eux ont péri
au passage de la Bérézina, et les deux autres ont fini misérablement
dans les hôpitaux de la Pologne. Ce pauvre soldat n’est revenu de
Wilna qu’en 1814, après la rentrée des Bourbons. Le général Eblé, de
qui Gondrin ne parle jamais sans avoir les larmes aux yeux, était
mort. Le pontonnier devenu sourd, infirme, et qui ne savait ni lire ni
écrire, n’a donc plus trouvé ni soutien, ni défenseur. Arrivé à Paris
en mendiant son pain, il y a fait des démarches dans les bureaux du
ministère de la guerre pour obtenir, non les mille francs de pension
promis, non la croix de légionnaire, mais la simple retraite à laquelle
il avait droit après vingt-deux ans de service et je ne sais combien
de campagnes; mais il n’a eu ni solde arriérée, ni frais de route, ni
pension. Après un an de sollicitations inutiles, pendant lequel il a
tendu la main à tous ceux qu’il avait sauvés, le pontonnier est revenu
ici désolé, mais résigné. Ce héros inconnu creuse des fossés à dix
sous la toise. Habitué à travailler dans les marécages, il a, comme
il le dit, l’entreprise des ouvrages dont ne se soucie aucun ouvrier.
En curant les mares, en faisant les tranchées dans les prés inondés,
il peut gagner environ trois francs par jour. Sa surdité lui donne
l’air triste, il est peu causeur de son naturel, mais il est plein
d’âme. Nous sommes bons amis. Il dîne avec moi les jours de la bataille
d’Austerlitz, de la fête de l’Empereur, du désastre de Waterloo, et
je lui présente au dessert un napoléon pour lui payer son vin de
chaque trimestre. Le sentiment de respect que j’ai pour cet homme
est d’ailleurs partagé par toute la Commune, qui ne demanderait pas
mieux que de le nourrir. S’il travaille, c’est par fierté. Dans toutes
les maisons où il entre, chacun l’honore à mon exemple et l’invite
à dîner. Je n’ai pu lui faire accepter ma pièce de vingt francs que
comme portrait de l’Empereur. L’injustice commise envers lui l’a
profondément affligé, mais il regrette encore plus la croix qu’il ne
désire sa pension. Une seule chose le console. Quand le général Eblé
présenta les pontonniers valides à l’Empereur, après la construction
des ponts, Napoléon a embrassé notre pauvre Gondrin, qui sans cette
accolade serait peut-être déjà mort; il ne vit que par ce souvenir et
par l’espérance du retour de Napoléon; rien ne peut le convaincre de sa
mort, et persuadé que sa captivité est due aux Anglais, je crois qu’il
tuerait sur le plus léger prétexte le meilleur des Aldermen voyageant
pour son plaisir.

--Allons! allons! s’écria Genestas en se réveillant de la profonde
attention avec laquelle il écoutait le médecin, allons vivement, je
veux voir cet homme!

Et les deux cavaliers mirent leurs chevaux au grand trot.

--L’autre soldat, reprit Benassis, est encore un de ces hommes de fer
qui ont roulé dans les armées. Il a vécu comme vivent tous les soldats
français, de balles, de coups, de victoires; il a beaucoup souffert
et n’a jamais porté que des épaulettes de laine. Son caractère est
jovial, il aime avec fanatisme Napoléon, qui lui a donné la croix sur
le champ de bataille à Valoutina. Vrai Dauphinois, il a toujours eu
soin de se mettre en règle; aussi a-t-il sa pension de retraite et
son traitement de légionnaire. C’est un soldat d’infanterie, nommé
Goguelat, qui a passé dans la Garde en 1812. Il est en quelque sorte la
femme de ménage de Gondrin. Tous deux demeurent ensemble chez la veuve
d’un colporteur à laquelle ils remettent leur argent; la bonne femme
les loge, les nourrit, les habille, les soigne comme s’ils étaient ses
enfants. Goguelat est ici _piéton_ de la poste. En cette qualité, il
est le diseur de nouvelles du canton, et l’habitude de les raconter
en a fait l’orateur des veillées, le conteur en titre; aussi Gondrin
le regarde-t-il comme un bel esprit, comme un _malin_. Quand Goguelat
parle de Napoléon, le pontonnier semble deviner ses paroles au seul
mouvement des lèvres. S’ils vont ce soir à la veillée qui a lieu dans
une de mes granges, et que nous puissions les voir sans être vus, je
vous donnerai le spectacle de cette scène. Mais nous voici près de la
fosse, et je n’aperçois pas mon ami le pontonnier.

Le médecin et le commandant regardèrent attentivement autour d’eux, ils
ne virent que la pelle, la pioche, la brouette, la veste militaire de
Gondrin auprès d’un tas de boue noire; mais nul vestige de l’homme dans
les différents chemins pierreux par lesquels venaient les eaux, espèces
de trous capricieux presque tous ombragés par de petits arbustes.

--Il ne peut être bien loin. Ohé! Gondrin! cria Benassis.

Genestas aperçut alors la fumée d’une pipe entre les feuillages d’un
éboulis, et la montra du doigt au médecin qui répéta son cri. Bientôt
le vieux pontonnier avança la tête, reconnut le maire et descendit par
un petit sentier.

--Hé! bien, mon vieux, lui cria Benassis en faisant une espèce de
cornet acoustique avec la paume de sa main, voici un camarade, un
Égyptien qui t’a voulu voir.

Gondrin leva promptement la tête vers Genestas, et lui jeta ce coup
d’œil profond et investigateur que les vieux soldats ont su se donner
à force de mesurer promptement leurs dangers. Après avoir vu le ruban
rouge du commandant, il porta silencieusement le revers de sa main à
son front.

--Si le petit tondu vivait encore, lui cria l’officier, tu aurais la
croix et une belle retraite, car tu as sauvé la vie à tous ceux qui
portent des épaulettes et qui se sont trouvés de l’autre côté de la
rivière le 1er octobre 1812; mais, mon ami, ajouta le commandant en
mettant pied à terre et lui prenant la main avec une soudaine effusion
de cœur, je ne suis pas ministre de la guerre.

En entendant ces paroles, le vieux pontonnier se dressa sur ses jambes
après avoir soigneusement secoué les cendres de sa pipe et l’avoir
serrée, puis il dit en penchant la tête: --Je n’ai fait que mon devoir,
mon officier, mais les autres n’ont pas fait le leur à mon égard. Ils
m’ont demandé mes papiers! Mes papiers?... leur ai-je dit, mais c’est
le vingt-neuvième bulletin.

--Il faut réclamer de nouveau, mon camarade. Avec des protections il
est impossible aujourd’hui que tu n’obtiennes pas justice.

--Justice! cria le vieux pontonnier d’un ton qui fit tressaillir le
médecin et le commandant.

Il y eut un moment de silence, pendant lequel les deux cavaliers
regardèrent ce débris des soldats de bronze que Napoléon avait triés
dans trois générations. Gondrin était certes un bel échantillon
de cette masse indestructible qui se brisa sans rompre. Ce vieil
homme avait à peine cinq pieds, son buste et ses épaules s’étaient
prodigieusement élargis, sa figure, tannée, sillonnée de rides,
creusée, mais musculeuse, conservait encore quelques vestiges de
martialité. Tout en lui avait un caractère de rudesse; son front
semblait être un quartier de pierre, ses cheveux rares et gris
retombaient faibles comme si déjà la vie manquait à sa tête fatiguée;
ses bras, couverts de poils aussi bien que sa poitrine, dont une
partie se voyait par l’ouverture de sa chemise grossière, annonçaient
une force extraordinaire. Enfin il était campé sur ses jambes presque
torses comme sur une base inébranlable.

--Justice? répéta-t-il, il n’y en aura jamais pour nous autres! Nous
n’avons point de porteurs de contraintes pour demander notre dû. Et
comme il faut se remplir le bocal, dit-il en se frappant l’estomac,
nous n’avons pas le temps d’attendre. Or, vu que les paroles des gens
qui passent leur vie à se chauffer dans les bureaux n’ont pas la vertu
des légumes, je suis revenu prendre ma solde sur le fonds commun,
dit-il en frappant la boue avec sa pelle.

--Mon vieux camarade, cela ne peut pas aller comme ça! dit Genestas.
Je te dois la vie et je serais ingrat si je ne te donnais un coup de
main! Moi, je me souviens d’avoir passé sur les ponts de la Bérézina,
je connais de bons lapins qui en ont aussi la mémoire toujours fraîche,
et ils me seconderont pour te faire récompenser par la patrie comme tu
le mérites.

--Ils vous appelleront bonapartiste! Ne vous mêlez pas de cela, mon
officier. D’ailleurs, j’ai filé sur les derrières, et j’ai fait ici
mon trou comme un boulet mort. Seulement je ne m’attendais pas, après
avoir voyagé sur les chameaux du désert et avoir bu un verre de vin au
coin du feu de Moscou, à mourir sous les arbres que mon père a plantés,
dit-il en se remettant à l’ouvrage.

--Pauvre vieux, dit Genestas. A sa place je ferais comme lui, nous
n’avons plus notre père. Monsieur, dit-il à Benassis, la résignation
de cet homme me cause une tristesse noire, il ne sait pas combien il
m’intéresse, et va croire que je suis un de ces gueux dorés insensibles
aux misères du soldat. Il revint brusquement, saisit le pontonnier par
la main, et lui cria dans l’oreille: --Par la croix que je porte, et
qui signifiait autrefois honneur, je jure de faire tout ce qui sera
humainement possible d’entreprendre pour t’obtenir une pension, quand
je devrais avaler dix refus de ministre, solliciter le roi, le dauphin
et toute la boutique!

En entendant ces paroles, le vieux Gondrin tressaillit, regarda
Genestas et lui dit: --Vous avez donc été simple soldat?

Le commandant inclina la tête. A ce signe le pontonnier s’essuya la
main, prit celle de Genestas, la lui serra par un mouvement plein
d’âme, et lui dit: --Mon général, quand je me suis mis à l’eau là-bas,
j’avais fait à l’armée l’aumône de ma vie, donc il y a eu du gain,
puisque je suis encore sur mes ergots. Tenez, voulez-vous voir le fond
du sac? Eh! bien, depuis que _l’autre_ a été dégommé, je n’ai plus goût
à rien. Enfin ils m’ont assigné ici, ajouta-t-il gaiement en montrant
la terre, vingt mille francs à prendre, et je m’en paie en détail,
comme dit c’t autre!

--Allons, mon camarade, dit Genestas ému par la sublimité de ce pardon,
tu auras du moins ici la seule chose que tu ne puisses pas m’empêcher
de te donner.

Le commandant se frappa le cœur, regarda le pontonnier pendant un
moment, remonta sur son cheval, et continua de marcher à côté de
Benassis.

--De semblables cruautés administratives fomentent la guerre des
pauvres contre les riches, dit le médecin. Les gens auxquels le
pouvoir est momentanément confié n’ont jamais pensé sérieusement aux
développements nécessaires d’une injustice commise envers un homme du
peuple. Un pauvre, obligé de gagner son pain quotidien, ne lutte pas
longtemps, il est vrai; mais il parle, et trouve des échos dans tous
les cœurs souffrants. Une seule iniquité se multiplie par le nombre de
ceux qui se sentent frappés en elle. Ce levain fermente. Ce n’est rien
encore. Il en résulte un plus grand mal. Ces injustices entretiennent
chez le peuple une sourde haine envers les supériorités sociales. Le
bourgeois devient et reste l’ennemi du pauvre, qui le met hors la loi,
le trompe et le vole. Pour le pauvre, le vol n’est plus ni un délit, ni
un crime, mais une vengeance. Si, quand il s’agit de rendre justice aux
petits, un administrateur les maltraite et filoute leurs droits acquis,
comment pouvons-nous exiger de malheureux sans pain résignation à leurs
peines et respect aux propriétés?... Je frémis en pensant qu’un garçon
de bureau, de qui le service consiste à épousseter des papiers, a eu
les mille francs de pension promis à Gondrin. Puis certaines gens,
qui n’ont jamais mesuré l’excès des souffrances, accusent d’excès les
vengeances populaires! Mais le jour où le gouvernement a causé plus de
malheurs individuels que de prospérités, son renversement ne tient qu’à
un hasard; en le renversant, le peuple solde ses comptes à sa manière.
Un homme d’État devrait toujours se peindre les pauvres aux pieds de la
Justice, elle n’a été inventée que pour eux.

En arrivant sur le territoire du bourg, Benassis avisa dans le chemin
deux personnes en marche, et dit au commandant, qui depuis quelque
temps allait tout pensif: --Vous avez vu la misère résignée d’un
vétéran de l’armée, maintenant vous allez voir celle d’un vieux
agriculteur. Voilà un homme qui, pendant toute sa vie, a pioché,
labouré, semé, recueilli pour les autres.

Genestas aperçut alors un pauvre vieillard qui cheminait de compagnie
avec une vieille femme. L’homme paraissait souffrir de quelque
sciatique, et marchait péniblement, les pieds dans de mauvais sabots.
Il portait sur son épaule un bissac, dans la poche duquel ballottaient
quelques instruments dont les manches, noircis par un long usage et par
la sueur, produisaient un léger bruit; la poche de derrière contenait
son pain, quelques oignons crus et des noix. Ses jambes semblaient
déjetées. Son dos, voûté par les habitudes du travail, le forçait à
marcher tout ployé; aussi, pour conserver son équilibre, s’appuyait-il
sur un long bâton. Ses cheveux, blancs comme la neige, flottaient
sous un mauvais chapeau rougi par les intempéries des saisons et
recousu avec du fil blanc. Ses vêtements de grosse toile, rapetassés
en cent endroits, offraient des contrastes de couleurs. C’était une
sorte de ruine humaine à laquelle ne manquait aucun des caractères
qui rendent les ruines si touchantes. Sa femme, un peu plus adroite
qu’il ne l’était, mais également couverte de haillons, coiffée d’un
bonnet grossier, portait sur son dos un vase de grès rond et aplati,
tenu par une courroie passée dans les anses. Ils levèrent la tête en
entendant le pas des chevaux, reconnurent Benassis et s’arrêtèrent. Ces
deux vieillards, l’un perclus à force de travail, l’autre, sa compagne
fidèle, également détruite, montrant tous deux des figures dont les
traits étaient effacés par les rides, la peau noircie par le soleil
et endurcie par les intempéries de l’air, faisaient peine à voir.
L’histoire de leur vie n’eût pas été gravée sur leurs physionomies,
leur attitude l’aurait fait deviner. Tous deux ils avaient travaillé
sans cesse, et sans cesse souffert ensemble, ayant beaucoup de maux
et peu de joies à partager; ils paraissaient s’être accoutumés à leur
mauvaise fortune comme le prisonnier s’habitue à sa geôle; en eux tout
était simplesse. Leurs visages ne manquaient pas d’une sorte de gaie
franchise. En les examinant bien, leur vie monotone, le lot de tant
de pauvres êtres, semblait presque enviable. Il y avait bien chez eux
trace de douleur, mais absence de chagrins.

[Illustration: LE PÈRE MOREAU ET SA FEMME.

  Ils avaient travaillé sans cesse et sans cesse souffert ensemble.

                                             (LE MÉDECIN DE CAMPAGNE.)]

--Eh! bien, mon brave père Moreau, vous voulez donc absolument toujours
travailler?

--Oui, monsieur Benassis. Je vous défricherai encore une bruyère ou
deux avant de crever, répondit gaiement le vieillard dont les petits
yeux noirs s’animèrent.

--Est-ce du vin que porte là votre femme? Si vous ne voulez pas vous
reposer, au moins faut-il boire du vin.

--Me reposer! ça m’ennuie. Quand je suis au soleil, occupé à défricher,
le soleil et l’air me raniment. Quant au vin, oui, monsieur, ceci est
du vin, et je sais bien que c’est vous qui nous l’avez fait avoir pour
presque rien chez monsieur le maire de Courteil. Ah! vous avez beau
être malicieux, on vous reconnaît tout de même.

--Allons, adieu, la mère. Vous allez sans doute à la pièce du
Champferlu aujourd’hui?

--Oui, monsieur, elle a été commencée hier soir.

--Bon courage! dit Benassis. Vous devez quelquefois être bien contents
en voyant cette montagne que vous avez presque toute défrichée à vous
seuls.

--Dam, oui, monsieur, répondit la vieille, c’est notre ouvrage! Nous
avons bien gagné le droit de manger du pain.

--Vous voyez, dit Benassis à Genestas, le travail, la terre à cultiver,
voilà le Grand-Livre des Pauvres. Ce bonhomme se croirait déshonoré
s’il allait à l’hôpital ou s’il mendiait; il veut mourir la pioche en
main, en plein champ, sous le soleil. Ma foi, il a un fier courage!
A force de travailler, le travail est devenu sa vie; mais aussi, ne
craint-il pas la mort! il est profondément philosophe sans s’en douter.
Ce vieux père Moreau m’a donné l’idée de fonder dans ce canton un
hospice pour les laboureurs, pour les ouvriers, enfin pour les gens de
la campagne qui, après avoir travaillé pendant toute leur vie, arrivent
à une vieillesse honorable et pauvre. Monsieur, je ne comptais point
sur la fortune que j’ai faite, et qui m’est personnellement inutile.
Il faut peu de chose à l’homme tombé du faîte de ses espérances. La
vie des oisifs est la seule qui coûte cher, peut-être même est-ce
un vol social que de consommer sans rien produire. En apprenant les
discussions qui s’élevèrent lors de sa chute au sujet de sa pension,
Napoléon disait n’avoir besoin que d’un cheval et d’un écu par jour.
En venant ici, j’avais renoncé à l’argent. Depuis, j’ai reconnu que
l’argent représente des facultés et devient nécessaire pour faire
le bien. J’ai donc par mon testament donné ma maison pour fonder un
hospice où les malheureux vieillards sans asile, et qui seront moins
fiers que ne l’est Moreau, puissent passer leurs vieux jours. Puis
une certaine partie des neuf mille francs de rentes que me rapportent
mes terres et mon moulin sera destinée à donner, dans les hivers trop
rudes, des secours à domicile aux individus réellement nécessiteux.
Cet établissement sera sous la surveillance du conseil municipal,
auquel s’adjoindra le curé comme président. De cette manière, la
fortune que le hasard m’a fait trouver dans ce canton y demeurera. Les
règlements de cette institution sont tous tracés dans mon testament;
il serait fastidieux de vous les rapporter, il suffit de vous dire
que j’y ai tout prévu. J’ai même créé un fonds de réserve qui doit
permettre un jour à la Commune de payer plusieurs bourses à des enfants
qui donneraient de l’espérance pour les arts ou pour les sciences.
Ainsi, même après ma mort, mon œuvre de civilisation se continuera.
Voyez-vous, capitaine Bluteau, lorsqu’on a commencé une tâche, il est
quelque chose en nous qui nous pousse à ne pas la laisser imparfaite.
Ce besoin d’ordre et de perfection est un des signes les plus évidents
d’une destinée à venir. Maintenant allons vite, il faut que j’achève ma
ronde, et j’ai encore cinq ou six malades à voir.

Après avoir trotté pendant quelque temps en silence, Benassis dit en
riant à son compagnon: --Ah! çà, capitaine Bluteau, vous me faites
babiller comme un geai, et vous ne me dites rien de votre vie, qui doit
être curieuse. Un soldat de votre âge a vu trop de choses pour ne pas
avoir plus d’une aventure à raconter.

--Mais, répondit Genestas, ma vie est la vie de l’armée. Toutes les
figures militaires se ressemblent. N’ayant jamais commandé, étant
toujours resté dans le rang à recevoir ou à donner des coups de
sabre, j’ai fait comme les autres. Je suis allé là où Napoléon nous
a conduits, et me suis trouvé en ligne à toutes les batailles où a
frappé la Garde impériale. C’est des événements bien connus. Avoir soin
de ses chevaux, souffrir quelquefois la faim et la soif, se battre
quand il faut, voilà toute la vie du soldat. N’est-ce pas simple comme
bonjour. Il y a des batailles qui pour nous autres sont tout entières
dans un cheval déferré qui nous laisse dans l’embarras. En somme, j’ai
vu tant de pays, que je me suis accoutumé à en voir, et j’ai vu tant de
morts que j’ai fini par compter ma propre vie pour rien.

--Mais cependant vous avez dû être personnellement en péril pendant
certains moments, et ces dangers particuliers seraient curieux racontés
par vous.

--Peut-être, répondit le commandant.

--Eh! bien, dites-moi ce qui vous a le plus ému. N’ayez pas peur,
allez! je ne croirai pas que vous manquiez de modestie quand même vous
me diriez quelque trait d’héroïsme. Lorsqu’un homme est bien sûr d’être
compris par ceux auxquels il se confie, ne doit-il pas éprouver une
sorte de plaisir à dire: J’ai fait cela.

--Eh! bien, je vais vous raconter une particularité qui me cause
quelquefois des remords. Pendant les quinze années que nous nous sommes
battus, il ne m’est pas arrivé une seule fois de tuer un homme hors
le cas de légitime défense. Nous sommes en ligne, nous chargeons; si
nous ne renversons pas ceux qui sont devant nous, ils ne nous demandent
pas permission pour nous saigner; donc il faut tuer pour ne pas être
démoli, la conscience est tranquille. Mais, mon cher monsieur, il
m’est arrivé de casser les reins d’un camarade dans une circonstance
particulière. Par réflexion, la chose m’a fait de la peine, et la
grimace de cet homme me revient quelquefois. Vous allez en juger?...
C’était pendant la retraite de Moscou. Nous avions plus l’air d’être
un troupeau de bœufs harassés que d’être la Grande Armée. Adieu la
discipline et les drapeaux! chacun était son maître, et l’Empereur,
on peut le dire, a su là où finissait son pouvoir. En arrivant à
Studzianka, petit village au-dessus de la Bérézina, nous trouvâmes
des granges, des cabanes à démolir, des pommes de terre enterrées et
quelques betteraves. Depuis quelque temps nous n’avions rencontré ni
maisons ni mangeaille, l’armée a fait bombance. Les premiers venus,
comme vous pensez, ont tout mangé. Je suis arrivé un des derniers.
Heureusement pour moi je n’avais faim que de sommeil. J’avise une
grange, j’y entre, j’y vois une vingtaine de généraux, des officiers
supérieurs, tous hommes, sans les flatter, de grand mérite: Junot,
Narbonne, l’aide de camp de l’Empereur, enfin les grosses têtes de
l’armée. Il y avait aussi de simples soldats qui n’auraient pas donné
leur lit de paille à un maréchal de France. Les uns dormaient debout,
appuyés contre le mur faute de place, les autres étaient étendus à
terre, et tous si bien pressés les uns contre les autres afin de se
tenir chauds, que je cherche vainement un coin pour m’y mettre. Me
voilà marchant sur ce plancher d’hommes: les uns grognaient, les autres
ne disaient rien, mais personne ne se dérangeait. On ne se serait pas
dérangé pour éviter un boulet de canon; mais on n’était pas obligé
là de suivre les maximes de la civilité puérile et honnête. Enfin
j’aperçois au fond de la grange une espèce de toit intérieur sur
lequel personne n’avait eu l’idée ou la force peut-être de grimper,
j’y monte, je m’y arrange, et quand je suis étalé tout de mon long, je
regarde ces hommes étendus comme des veaux. Ce triste spectacle me fit
presque rire. Les uns rongeaient des carottes glacées en exprimant une
sorte de plaisir animal, et des généraux enveloppés de mauvais châles
ronflaient comme des tonnerres. Une branche de sapin allumée éclairait
la grange, elle y aurait mis le feu, personne ne se serait levé pour
l’éteindre. Je me couche sur le dos, et avant de m’endormir je lève
naturellement les yeux en l’air, je vois alors la maîtresse poutre
sur laquelle reposait le toit et qui supportait les solives, faire
un léger mouvement d’orient en occident. Cette sacrée poutre dansait
très-joliment. «Messieurs, leur dis-je, il se trouve dehors un camarade
qui veut se chauffer à nos dépens.» La poutre allait bientôt tomber.
«Messieurs, messieurs, nous allons périr, voyez la poutre! criai-je
encore assez fort pour réveiller mes camarades de lit. Monsieur, ils
ont bien regardé la poutre; mais ceux qui dormaient se sont remis à
dormir, et ceux qui mangeaient ne m’ont même pas répondu. Voyant cela,
il me fallut quitter ma place, au risque de la voir prendre, car il
s’agissait de sauver ce tas de gloires. Je sors donc, je tourne la
grange, et j’avise un grand diable de Wurtembergeois qui tirait la
poutre avec un certain enthousiasme. «--Aho! aho, lui dis-je en lui
faisant comprendre qu’il fallait cesser son travail. --_Geht mir aus
dem gesicht, oder ich schlag dich todt!_ cria-t-il. --Ah bien oui? _Qué
mire aous dem guesit_, lui répondis-je, il ne s’agit pas de cela!» Je
prends son fusil qu’il avait laissé par terre, je lui casse les reins,
je rentre et je dors. Voilà l’affaire.

--Mais c’était un cas de légitime défense appliquée contre un homme
au profit de plusieurs, vous n’avez donc rien à vous reprocher, dit
Benassis.

--Les autres, reprit Genestas, ont cru que j’avais eu quelque lubie;
mais lubie ou non, beaucoup de ces gens-là vivent à leur aise
aujourd’hui dans de beaux hôtels sans avoir le cœur oppressé par la
reconnaissance.

--N’auriez-vous donc fait le bien que pour en percevoir cet exorbitant
intérêt appelé reconnaissance? dit en riant Benassis. Ce serait faire
l’usure.

--Ah! je sais bien, répondit Genestas, que le mérite d’une bonne action
s’envole au moindre profit qu’on en retire; la raconter, c’est s’en
constituer une rente d’amour-propre qui vaut bien la reconnaissance.
Cependant si l’honnête homme se taisait toujours, l’obligé ne parlerait
guère du bienfait. Dans votre système, le peuple a besoin d’exemples;
or, par ce silence général, où donc en trouverait-il? Encore autre
chose! si notre pauvre pontonnier qui a sauvé l’armée française, et qui
ne s’est jamais trouvé en position d’en jaser avec fruit, n’avait pas
conservé l’exercice de ses bras, sa conscience lui donnerait-elle du
pain?... répondez à cela, philosophe?

--Peut-être n’y a-t-il rien d’absolu en morale, répondit Benassis; mais
cette idée est dangereuse, elle laisse l’égoïsme interpréter les cas
de conscience au profit de l’intérêt personnel. Écoutez, capitaine:
l’homme qui obéit strictement aux principes de la morale n’est-il
pas plus grand que celui qui s’en écarte, même par nécessité? Notre
pontonnier, tout à fait perclus et mourant de faim, ne serait-il pas
sublime au même chef que l’est Homère! La vie humaine est sans doute
une dernière épreuve pour la vertu comme pour le génie également
réclamés par un monde meilleur. La vertu, le génie, me semblent les
deux plus belles formes de ce complet et constant dévouement que
Jésus-Christ est venu apprendre aux hommes. Le génie reste pauvre en
éclairant le monde, la vertu garde le silence en se sacrifiant pour le
bien général.

--D’accord, monsieur, dit Genestas, mais la terre est habitée par des
hommes et non par des anges, nous ne sommes pas parfaits.

--Vous avez raison, reprit Benassis. Pour mon compte, j’ai rudement
abusé de la faculté de commettre des fautes. Mais ne devons-nous pas
tendre à la perfection? La vertu n’est-elle pas pour l’âme un beau
idéal qu’il faut contempler sans cesse comme un céleste modèle?

--_Amen_, dit le militaire. On vous le passe, l’homme vertueux est une
belle chose; mais convenez aussi que la Vertu est une divinité qui peut
se permettre un petit bout de conversation, en tout bien tout honneur.

--Ah! monsieur, dit le médecin en souriant avec une sorte de mélancolie
amère, vous avez l’indulgence de ceux qui vivent en paix avec
eux-mêmes, tandis que je suis sévère comme un homme qui voit bien des
taches à effacer dans sa vie.

Les deux cavaliers étaient arrivés à une chaumière située sur le bord
du torrent. Le médecin y entra. Genestas demeura sur le seuil de la
porte, regardant tour à tour le spectacle offert par ce frais paysage,
et l’intérieur de la chaumière où se trouvait un homme couché. Après
avoir examiné son malade, Benassis s’écria tout à coup: --Je n’ai pas
besoin de venir ici, ma bonne femme, si vous ne faites pas ce que
j’ordonne. Vous avez donné du pain à votre mari, vous voulez donc le
tuer? Sac à papier! si vous lui faites prendre maintenant autre chose
que son eau de chiendent, je ne remets pas les pieds ici, et vous irez
chercher un médecin où vous voudrez.

--Mais, mon cher monsieur Benassis, le pauvre vieux criait la faim, et
quand un homme n’a rien mis dans son estomac depuis quinze jours...

--Ah! çà, voulez-vous m’écouter? Si vous laissez manger une seule
bouchée de pain à votre homme avant que je lui permette de se nourrir,
vous le tuerez, entendez-vous?

--On le privera de tout, mon cher monsieur. Va-t-il mieux? dit-elle en
suivant le médecin.

--Mais non, vous avez empiré son état en lui donnant à manger. Je
ne puis donc pas vous persuader, mauvaise tête que vous êtes, de
ne pas nourrir les gens qui doivent faire diète? Les paysans sont
incorrigibles! ajouta Benassis en se tournant vers l’officier. Quand un
malade n’a rien pris depuis quelques jours, ils le croient mort, et le
bourrent de soupe ou de vin. Voilà une malheureuse femme qui a failli
tuer son mari.

--Tuer mon homme pour une pauvre petite trempette au vin!

--Certainement, ma bonne femme. Je suis étonné de le trouver encore en
vie après la trempette que vous lui avez apprêtée. N’oubliez pas de
faire bien exactement ce que je vous ai dit.

--Oh! mon cher monsieur, j’aimerais mieux mourir moi-même que d’y
manquer.

--Allons, je verrai bien cela. Demain soir je reviendrai le saigner.

--Suivons à pied le torrent, dit Benassis à Genestas, d’ici à la maison
où je dois me rendre il n’existe point de chemin pour les chevaux. Le
petit garçon de cet homme nous gardera nos bêtes. --Admirez un peu
notre jolie vallée, reprit-il, n’est-ce pas un jardin anglais? Nous
allons maintenant chez un ouvrier inconsolable de la mort d’un de ses
enfants. Son aîné, jeune encore, a voulu pendant la dernière moisson
travailler comme un homme, le pauvre enfant a excédé ses forces, il
est mort de langueur à la fin de l’automne. Voici la première fois que
je rencontre le sentiment paternel si développé. Ordinairement les
paysans regrettent dans leurs enfants morts la perte d’une chose utile
qui fait partie de leur fortune, les regrets sont en raison de l’âge.
Une fois adulte, un enfant devient un capital pour son père. Mais ce
pauvre homme aimait son fils véritablement. «--Rien ne me console de
cette perte!» m’a-t-il dit un jour que je le vis dans un pré, debout,
immobile, oubliant son ouvrage, appuyé sur sa faux, tenant à la main
sa pierre à repasser qu’il avait prise pour s’en servir et dont il ne
se servait pas. Il ne m’a plus reparlé de son chagrin; mais il est
devenu taciturne et souffrant. Aujourd’hui, l’une de ses petites filles
est malade...

Tout en causant, Benassis et son hôte étaient arrivés à une maisonnette
située sur la chaussée d’un moulin à tan. Là, sous un saule, ils
aperçurent un homme d’environ quarante ans qui restait debout en
mangeant du pain frotté d’ail.

--Eh! bien, Gasnier, la petite va-t-elle mieux?

--Je ne sais pas, monsieur, dit-il d’un air sombre, vous allez la voir,
ma femme est auprès d’elle. Malgré vos soins, j’ai bien peur que la
mort ne soit entrée chez moi pour tout m’emporter.

--La mort ne se loge chez personne, Gasnier, elle n’a pas le temps. Ne
perdez pas courage.

Benassis entra dans la maison suivi du père. Une demi-heure après,
il sortit accompagné de la mère, à laquelle il dit: --Soyez sans
inquiétude, faites ce que je vous ai recommandé de faire, elle est
sauvée.

--Si tout cela vous ennuyait, dit ensuite le médecin au militaire en
remontant à cheval, je pourrais vous mettre dans le chemin du bourg, et
vous y retourneriez.

--Non, par ma foi, je ne m’ennuie pas.

--Mais vous verrez partout des chaumières qui se ressemblent, rien
n’est en apparence plus monotone que la campagne.

--Marchons, dit le militaire.

Pendant quelques heures ils coururent ainsi dans le pays, traversèrent
le canton dans sa largeur, et vers le soir, ils revinrent dans la
partie qui avoisinait le bourg.

--Il faut que j’aille maintenant là-bas, dit le médecin à Genestas
en lui montrant un endroit où s’élevaient des ormes. Ces arbres ont
peut-être deux cents ans, ajouta-t-il. Là demeure cette femme pour
laquelle un garçon est venu me chercher hier au moment de dîner, en me
disant qu’elle était devenue blanche.

--Était-ce dangereux?

--Non, dit Benassis, effet de grossesse. Cette femme est à son dernier
mois. Souvent dans cette période quelques femmes éprouvent des spasmes.
Mais il faut toujours, par précaution, que j’aille voir s’il n’est rien
survenu d’alarmant; j’accoucherai moi-même cette femme. D’ailleurs je
vous montrerai là l’une de nos industries nouvelles, une briqueterie.
Le chemin est beau, voulez-vous galoper?

--Votre bête me suivra-t-elle, dit Genestas en criant à son cheval:
Haut, Neptune!

En un clin d’œil l’officier fut emporté à cent pas, et disparut dans
un tourbillon de poussière; mais malgré la vitesse de son cheval,
il entendit toujours le médecin à ses côtés. Benassis dit un mot à
sa monture, et devança le commandant qui ne le rejoignit qu’à la
briqueterie, au moment où le médecin attachait tranquillement son
cheval au pivot d’un échalier.

--Que le diable vous emporte! s’écria Genestas en regardant le cheval
qui ne suait ni ne soufflait. Quelle bête avez-vous donc là?

--Ha! répondit en riant le médecin, vous l’avez prise pour une rosse.
Pour le moment, l’histoire de ce bel animal nous prendrait trop de
temps, qu’il vous suffise de savoir que Roustan est un vrai barbe venu
de l’Atlas. Un cheval barbe vaut un cheval arabe. Le mien gravit les
montagnes au grand galop sans mouiller son poil, et trotte d’un pied
sûr le long des précipices. C’est un cadeau bien gagné, d’ailleurs.
Un père a cru me payer ainsi la vie de sa fille, une des plus riches
héritières de l’Europe, que j’ai trouvée mourant sur la route de
Savoie. Si je vous disais comment j’ai guéri cette jeune personne,
vous me prendriez pour un charlatan. Eh! eh! j’entends des grelots de
chevaux et le bruit d’une charrette dans le sentier, voyons si par
hasard ce serait Vigneau lui-même, et regardez bien cet homme.

Bientôt l’officier aperçut quatre énormes chevaux harnachés comme
ceux que possèdent les cultivateurs les plus aisés de la Brie. Les
bouffettes de laine, les grelots, les cuirs avaient une sorte de
propreté cossue. Dans cette vaste charrette, peinte en bleu, se
trouvait un gros garçon joufflu bruni par le soleil, et qui sifflait en
tenant son fouet comme un fusil au port d’armes.

--Non, ce n’est que le charretier, dit Benassis. Admirez un peu comme
le bien-être industriel du maître se reflète sur tout, même sur
l’équipage de ce voiturier! N’est-ce pas l’indice d’une intelligence
commerciale assez rare au fond des campagnes?

--Oui, oui, tout cela paraît très-bien ficelé, reprit le militaire.

--Eh! bien, Vigneau possède deux équipages semblables. En outre, il
a le petit bidet d’allure sur lequel il va faire ses affaires, car
son commerce s’étend maintenant fort loin, et quatre ans auparavant
cet homme ne possédait rien; je me trompe, il avait des dettes. Mais
entrons.

--Mon garçon, dit Benassis au charretier, madame Vigneau doit être chez
elle?

--Monsieur, elle est dans le jardin, je viens de l’y voir par-dessus la
haie, je vais la prévenir de votre arrivée.

Genestas suivit Benassis qui lui fit parcourir un vaste terrain fermé
par des haies. Dans un coin étaient amoncelées les terres blanches
et l’argile nécessaires à la fabrication des tuiles et des carreaux;
d’un autre côté, s’élevaient en tas les fagots de bruyères et le
bois pour chauffer le four; plus loin, sur une aire enceinte par
des claies, plusieurs ouvriers concassaient des pierres blanches ou
manipulaient les terres à brique; en face de l’entrée, sous les grands
ormes, était la fabrique de tuiles rondes et carrées, grande salle de
verdure terminée par les toits de la sécherie, près de laquelle se
voyait le four et sa gueule profonde, ses longues pelles, son chemin
creux et noir. Il se trouvait, parallèlement à ces constructions,
un bâtiment d’aspect assez misérable qui servait d’habitation à la
famille et où les remises, les écuries, les étables, la grange avaient
été pratiquées. Des volailles et des cochons vaquaient dans le grand
terrain. La propreté qui régnait dans ces différents établissements et
leur bon état de réparation attestaient la vigilance du maître.

--Le prédécesseur de Vigneau, dit Benassis, était un malheureux, un
fainéant qui n’aimait qu’à boire. Jadis ouvrier, il savait chauffer
son four et payer ses façons, voilà tout; il n’avait d’ailleurs ni
activité ni esprit commercial. Si on ne venait pas chercher ses
marchandises, elles restaient là, se détérioraient et se perdaient.
Aussi mourait-il de faim. Sa femme, qu’il avait rendue presque imbécile
par ses mauvais traitements, croupissait dans la misère. Cette paresse,
cette incurable stupidité me faisaient tellement souffrir, et l’aspect
de cette fabrique m’était si désagréable, que j’évitais de passer
par ici. Heureusement cet homme et sa femme étaient vieux l’un et
l’autre. Un beau jour le tuilier eut une attaque de paralysie, et je
le fis aussitôt placer à l’hospice de Grenoble. Le propriétaire de
la tuilerie consentit à la reprendre sans discussion dans l’état où
elle se trouvait, et je cherchai de nouveaux locataires qui pussent
participer aux améliorations que je voulais introduire dans toutes
les industries du canton. Le mari d’une femme de chambre de madame
Gravier, pauvre ouvrier gagnant fort peu d’argent chez un potier où il
travaillait, et qui ne pouvait soutenir sa famille, écouta mes avis.
Cet homme eut assez de courage pour prendre notre tuilerie à bail sans
avoir un denier vaillant. Il vint s’y installer, apprit à sa femme, à
la vieille mère de sa femme et à la sienne à façonner des tuiles, il
en fit ses ouvriers. Je ne sais pas, foi d’honnête homme! comment ils
s’arrangèrent. Probablement Vigneau emprunta du bois pour chauffer son
four, il alla sans doute chercher ses matériaux la nuit par hottées et
les manipula pendant le jour; enfin il déploya secrètement une énergie
sans bornes, et les deux vieilles mères en haillons travaillèrent
comme des nègres. Vigneau put ainsi cuire quelques fournées, et passa
sa première année en mangeant du pain chèrement payé par les sueurs
de son ménage; mais il se soutint. Son courage, sa patience, ses
qualités le rendirent intéressant à beaucoup de personnes, et il se
fit connaître. Infatigable, il courait le matin à Grenoble, y vendait
ses tuiles et ses briques; puis il revenait chez lui vers le milieu
de la journée, retournait à la ville pendant la nuit; il paraissait
se multiplier. Vers la fin de la première année, il prit deux petits
gars pour l’aider. Voyant cela, je lui prêtai quelque argent. Eh!
bien, monsieur, d’année en année, le sort de cette famille s’améliora.
Dès la seconde année, les deux vieilles mères ne façonnèrent plus de
briques, ne broyèrent plus de pierres; elles cultivèrent les petits
jardins, firent la soupe, raccommodèrent les habits, filèrent pendant
la soirée et allèrent au bois pendant le jour. La jeune femme, qui sait
lire et écrire, tint les comptes. Vigneau eut un petit cheval pour
courir dans les environs, y chercher des pratiques; puis il étudia
l’art du briquetier, trouva le moyen de fabriquer de beaux carreaux
blancs et les vendit au-dessous du cours. La troisième année il eut
une charrette et deux chevaux. Quand il monta son premier équipage sa
femme devint presque élégante. Tout s’accorda dans son ménage avec ses
gains, et toujours il y maintint l’ordre, l’économie, la propreté,
principes générateurs de sa petite fortune. Il put enfin avoir six
ouvriers et les paya bien: il eut un charretier et mit tout chez lui
sur un très-bon pied; bref, petit à petit, en s’ingéniant, en étendant
ses travaux et son commerce, il s’est trouvé dans l’aisance. L’année
dernière, il a acheté la tuilerie; l’année prochaine, il rebâtira sa
maison. Maintenant toutes ces bonnes gens sont bien portants et bien
vêtus. La femme maigre et pâle, qui d’abord partageait les soucis et
les inquiétudes du maître, est redevenue grasse, fraîche et jolie. Les
deux vieilles mères sont très-heureuses et vaquent aux menus détails de
la maison et du commerce. Le travail a produit l’argent, et l’argent,
en donnant la tranquillité, a rendu la santé, l’abondance et la joie.
Vraiment ce ménage est pour moi la vivante histoire de ma Commune et
celle des jeunes États commerçants. Cette tuilerie, que je voyais jadis
morne, vide, malpropre, improductive, est maintenant en plein rapport,
bien habitée, animée, riche et approvisionnée. Voici pour une bonne
somme de bois, et tous les matériaux nécessaires aux travaux de la
saison; car vous savez que l’on ne fabrique la tuile que pendant un
certain temps de l’année, entre juin et septembre. Cette activité ne
fait-elle pas plaisir? Mon tuilier a coopéré à toutes les constructions
du bourg. Toujours éveillé, toujours allant et venant, toujours actif,
il est nommé _le dévorant_ par les gens du Canton.

A peine Benassis avait-il achevé ces paroles qu’une jeune femme bien
vêtue, ayant un joli bonnet, des bas blancs, un tablier de soie,
une robe rose, mise qui rappelait un peu son ancien état de femme
de chambre, ouvrit la porte à claire-voie qui menait au jardin, et
s’avança aussi vite que pouvait le permettre son état; mais les deux
cavaliers allèrent à sa rencontre. Madame Vigneau était en effet une
jolie femme assez grasse, au teint basané, mais de qui la peau devait
être blanche. Quoique son front gardât quelques rides, vestiges de son
ancienne misère, elle avait une physionomie heureuse et avenante.

--Monsieur Benassis, dit-elle d’un accent câlin en le voyant s’arrêter,
ne me ferez-vous pas l’honneur de vous reposer un moment chez moi?

--Si bien, répondit-il. Passez, capitaine.

--Ces messieurs doivent avoir bien chaud! Voulez-vous un peu de lait
ou de vin? Monsieur Benassis, goûtez donc au vin que mon mari a eu la
complaisance de se procurer pour mes couches? vous me direz s’il est
bon.

--Vous avez un brave homme pour mari.

--Oui, monsieur, dit-elle avec calme en se retournant, j’ai été bien
richement partagée.

--Nous ne prendrons rien, madame Vigneau, je venais voir seulement s’il
ne vous était rien arrivé de fâcheux.

--Rien, dit-elle. Vous voyez, j’étais au jardin occupée à biner pour
faire quelque chose.

En ce moment, les deux mères arrivèrent pour voir Benassis, et le
charretier resta immobile au milieu de la cour dans une direction qui
lui permettait de regarder le médecin.

--Voyons, donnez-moi votre main, dit Benassis à madame Vigneau.

Il tâta le pouls de la jeune femme avec une attention scrupuleuse, en
se recueillant et demeurant silencieux. Pendant ce temps, les trois
femmes examinaient le commandant avec cette curiosité naïve que les
gens de la campagne n’ont aucune honte à exprimer.

--Au mieux, s’écria gaiement le médecin.

--Accouchera-t-elle bientôt? s’écrièrent les deux mères.

--Mais, cette semaine sans doute. Vigneau est en route? demanda-t-il
après une pause.

--Oui, monsieur, répondit la jeune femme, il se hâte de faire ses
affaires pour pouvoir rester au logis pendant mes couches, le cher
homme!

--Allons, mes enfants, prospérez! Continuez à faire fortune et à faire
le monde.

Genestas était plein d’admiration pour la propreté qui régnait dans
l’intérieur de cette maison presque ruinée. En voyant l’étonnement de
l’officier, Benassis lui dit: --Il n’y a que madame Vigneau pour savoir
approprier ainsi un ménage! Je voudrais que plusieurs gens du bourg
vinssent prendre des leçons ici.

La femme du tuilier détourna la tête en rougissant; mais les deux
mères laissèrent éclater sur leurs physionomies tout le plaisir que
leur causaient les éloges du médecin, et toutes trois l’accompagnèrent
jusqu’à l’endroit où étaient les chevaux.

--Eh! bien, dit Benassis en s’adressant aux deux vieilles, vous voilà
bien heureuses! Ne vouliez-vous pas être grand’mères?

--Ah! ne m’en parlez pas, dit la jeune femme, ils me font enrager. Mes
deux mères veulent un garçon, mon mari désire une petite fille, je
crois qu’il me sera bien difficile de les contenter tous.

--Mais vous, que voulez-vous? dit en riant Benassis.

--Ah! moi, monsieur, je veux un enfant.

--Voyez, elle est déjà mère, dit le médecin à l’officier en prenant son
cheval par la bride.

--Adieu, monsieur Benassis, dit la jeune femme. Mon mari sera bien
désolé de ne pas avoir été ici, quand il saura que vous y êtes venu.

--Il n’a pas oublié de m’envoyer mon millier de tuiles à la
Grange-aux-Belles?

--Vous savez bien qu’il laisserait toutes les commandes du Canton pour
vous servir. Allez, son plus grand regret est de prendre votre argent;
mais je lui dis que vos écus portent bonheur, et c’est vrai.

--Au revoir, dit Benassis.

Les trois femmes, le charretier et les deux ouvriers sortis des
ateliers pour voir le médecin restèrent groupés autour de l’échalier
qui servait de porte à la tuilerie, afin de jouir de sa présence
jusqu’au dernier moment, ainsi que chacun le fait pour les personnes
chères. Les inspirations du cœur ne doivent-elles pas être partout
uniformes! aussi les douces coutumes de l’amitié sont-elles
naturellement suivies en tout pays.

Après avoir examiné la situation du soleil, Benassis dit à son
compagnon: --Nous avons encore deux heures de jour, et si vous n’êtes
pas trop affamé, nous irons voir une charmante créature à qui je donne
presque toujours le temps qui me reste entre l’heure de mon dîner et
celle où mes visites sont terminées. On la nomme _ma bonne amie_ dans
le Canton; mais ne croyez pas que ce surnom, en usage ici pour désigner
une future épouse, puisse couvrir ou autoriser la moindre médisance.
Quoique mes soins pour cette pauvre enfant la rendent l’objet d’une
jalousie assez concevable, l’opinion que chacun a prise de mon
caractère interdit tout méchant propos. Si personne ne s’explique la
fantaisie à laquelle je parais céder en faisant à la Fosseuse une
rente pour qu’elle vive sans être obligée de travailler, tout le monde
croit à sa vertu; tout le monde sait que si mon affection dépassait
une fois les bornes d’une amicale protection, je n’hésiterais pas un
instant à l’épouser. Mais, ajouta le médecin en s’efforçant de sourire,
il n’existe de femme pour moi ni dans ce Canton ni ailleurs. Un homme
très-expansif, mon cher monsieur, éprouve un invincible besoin de
s’attacher particulièrement à une chose ou à un être entre tous les
êtres et les choses dont il est entouré, surtout quand pour lui la vie
est déserte. Aussi croyez-moi, monsieur, jugez toujours favorablement
un homme qui aime son chien ou son cheval! Parmi le troupeau souffrant
que le hasard m’a confié, cette pauvre petite malade est pour moi ce
qu’est dans mon pays de soleil, dans le Languedoc, la brebis chérie à
laquelle les bergères mettent des rubans fanés, à qui elles parlent,
qu’elles laissent pâturer le long des blés, et de qui jamais le chien
ne hâte la marche indolente.

En disant ces paroles Benassis restait debout, tenant les crins de son
cheval, prêt à le monter, mais ne le montant pas, comme si le sentiment
dont il était agité ne pouvait s’accorder avec de brusques mouvements.

--Allons, s’écria-t-il, venez la voir! Vous mener chez elle, n’est-ce
pas vous dire que je la traite comme une sœur?

Quand les deux cavaliers furent à cheval, Genestas dit au médecin:
--Serais-je indiscret en vous demandant quelques renseignements sur
votre Fosseuse? Parmi toutes les existences que vous m’avez fait
connaître, elle ne doit pas être la moins curieuse.

--Monsieur, répondit Benassis en arrêtant son cheval, peut-être
ne partagerez-vous pas tout l’intérêt que m’inspire la Fosseuse.
Sa destinée ressemble à la mienne: notre vocation a été trompée;
le sentiment que je lui porte et les émotions que j’éprouve en la
voyant viennent de la parité de nos situations. Une fois entré dans
la carrière des armes, vous avez suivi votre penchant, ou vous avez
pris goût à ce métier; sans quoi vous ne seriez pas resté jusqu’à
votre âge sous le pesant harnais de la discipline militaire; vous
ne devez donc comprendre ni les malheurs d’une âme dont les désirs
renaissent toujours et sont toujours trahis, ni les chagrins constants
d’une créature forcée de vivre ailleurs que dans sa sphère. De telles
souffrances restent un secret entre ces créatures et Dieu qui leur
envoie ces afflictions, car elles seules connaissent la force des
impressions que leur causent les événements de la vie. Cependant
vous-même, témoin blasé de tant d’infortunes produites par le cours
d’une longue guerre, n’avez-vous pas surpris dans votre cœur quelque
tristesse en rencontrant un arbre dont les feuilles étaient jaunes au
milieu du printemps, un arbre languissant et mourant faute d’avoir été
planté dans le terrain où se trouvaient les principes nécessaires à son
entier développement? Dès l’âge de vingt ans, la passive mélancolie
d’une plante rabougrie me faisait mal à voir; aujourd’hui, je détourne
toujours la tête à cet aspect. Ma douleur d’enfant était le vague
pressentiment de mes douleurs d’homme, une sorte de sympathie entre mon
présent et un avenir que j’apercevais instinctivement dans cette vie
végétale courbée avant le temps vers le terme où vont les arbres et les
hommes.

--Je pensais en vous voyant si bon que vous aviez souffert!

--Vous le voyez, monsieur, reprit le médecin sans répondre à ce mot de
Genestas, parler de la Fosseuse, c’est parler de moi. La Fosseuse est
une plante dépaysée, mais une plante humaine, incessamment dévorée par
des pensées tristes ou profondes qui se multiplient les unes par les
autres. Cette pauvre fille est toujours souffrante. Chez elle, l’âme
tue le corps. Pouvais-je voir avec froideur une faible créature en
proie au malheur le plus grand et le moins apprécié qu’il y ait dans
notre monde égoïste, quand moi, homme et fort contre les souffrances,
je suis tenté de me refuser tous les soirs à porter le fardeau d’un
semblable malheur? Peut-être m’y refuserais-je même, sans une pensée
religieuse qui émousse mes chagrins et répand dans mon cœur de douces
illusions. Nous ne serions pas tous les enfants d’un même Dieu, la
Fosseuse serait encore ma sœur en souffrance.

Benassis pressa les flancs de son cheval, et entraîna le commandant
Genestas comme s’il eût craint de continuer sur ce ton la conversation
commencée.

--Monsieur, reprit-il lorsque les chevaux trottèrent de compagnie,
la nature a pour ainsi dire créé cette pauvre fille pour la douleur,
comme elle a créé d’autres femmes pour le plaisir. En voyant de telles
prédestinations, il est impossible de ne pas croire à une autre vie.
Tout agit sur la Fosseuse: si le temps est gris et sombre, elle est
triste et _pleure avec le ciel_; cette expression lui appartient. Elle
chante avec les oiseaux, se calme et se rassérène avec les cieux,
enfin elle devient belle dans un beau jour, un parfum délicat est pour
elle un plaisir presque inépuisable: je l’ai vue jouissant pendant
toute une journée de l’odeur exhalée par des résédas après une de ces
matinées pluvieuses qui développent l’âme des fleurs et donnent au
jour je ne sais quoi de frais et de brillant, elle s’était épanouie
avec la nature, avec toutes les plantes. Si l’atmosphère est lourde,
électrisante, la Fosseuse a des vapeurs que rien ne peut calmer, elle
se couche et se plaint de mille maux différents sans savoir ce qu’elle
a; si je la questionne, elle me répond que ses os s’amollissent, que
sa chair se fond en eau. Pendant ces heures inanimées, elle ne sent
la vie que par la souffrance; son cœur est en _dehors d’elle_, pour
vous dire encore un de ses mots. Quelquefois j’ai surpris la pauvre
fille pleurant à l’aspect de certains tableaux qui se dessinent dans
nos montagnes au coucher du soleil, quand de nombreux et magnifiques
nuages se rassemblent au-dessus de nos cimes d’or: «--Pourquoi
pleurez-vous, ma petite? lui disais-je. --Je ne sais pas, monsieur,
me répondait-elle, je suis là comme une hébétée à regarder là-haut,
et j’ignore où je suis, à force de voir. --Mais que voyez-vous donc?
--Monsieur, je ne puis vous le dire.» Vous auriez beau la questionner
alors pendant toute la soirée, vous n’en obtiendriez pas une seule
parole; mais elle vous lancerait des regards pleins de pensées, ou
resterait les yeux humides, à demi silencieuse, visiblement recueillie.
Son recueillement est si profond qu’il se communique; du moins elle
agit alors sur moi comme un nuage trop chargé d’électricité. Un jour
je l’ai pressée de questions, je voulais à toute force la faire causer
et je lui dis quelques mots un peu trop vifs; eh! bien, monsieur,
elle s’est mise à fondre en larmes. En d’autres moments, la Fosseuse
est gaie, avenante, rieuse, agissante, spirituelle; elle cause avec
plaisir, exprime des idées neuves, originales. Incapable d’ailleurs
de se livrer à aucune espèce de travail suivi: quand elle allait aux
champs elle demeurait pendant des heures entières occupée à regarder
une fleur, à voir couler l’eau, à examiner les pittoresques merveilles
qui se trouvent sous les ruisseaux clairs et tranquilles, ces jolies
mosaïques composées de cailloux, de terre, de sable, de plantes
aquatiques, de mousse, de sédiments bruns dont les couleurs sont si
douces, dont les tons offrent de si curieux contrastes. Lorsque je
suis venu dans ce pays, la pauvre fille mourait de faim; humiliée
d’accepter le pain d’autrui, elle n’avait recours à la charité publique
qu’au moment où elle y était contrainte par une extrême souffrance.
Souvent la honte lui donnait de l’énergie, pendant quelques jours elle
travaillait à la terre; mais bientôt épuisée, une maladie la forçait
d’abandonner son ouvrage commencé. A peine rétablie, elle entrait dans
quelque ferme aux environs en demandant à y prendre soin des bestiaux;
mais après s’y être acquittée de ses fonctions avec intelligence,
elle en sortait sans dire pourquoi. Son labeur journalier était sans
doute un joug trop pesant pour elle, qui est toute indépendance et
tout caprice. Elle se mettait alors à chercher des truffes ou des
champignons, et les allait vendre à Grenoble. En ville, tentée par des
babioles, elle oubliait sa misère en se trouvant riche de quelques
menues pièces de monnaie, et s’achetait des rubans, des colifichets,
sans penser à son pain du lendemain. Puis si quelque fille du bourg
désirait sa croix de cuivre, son cœur à la Jeannette ou son cordon
de velours, elle les lui donnait, heureuse de lui faire plaisir, car
elle vit par le cœur. Aussi la Fosseuse était-elle tour à tour aimée,
plainte, méprisée. La pauvre fille souffrait de tout, de sa paresse, de
sa bonté, de sa coquetterie; car elle est coquette, friande, curieuse;
enfin elle est femme, elle se laisse aller à ses impressions et à ses
goûts avec une naïveté d’enfant: racontez-lui quelque belle action,
elle tressaille et rougit, son sein palpite, elle pleure de joie; si
vous lui dites une histoire de voleurs, elle pâlira d’effroi. C’est
la nature la plus vraie, le cœur le plus franc et la probité la plus
délicate qui se puissent rencontrer; si vous lui confiez cent pièces
d’or, elle vous les enterrera dans un coin et continuera de mendier son
pain.

La voix de Benassis s’altéra quand il dit ces paroles.

--J’ai voulu l’éprouver, monsieur, reprit-il, et je m’en suis repenti.
Une épreuve, n’est-ce pas de l’espionnage, de la défiance tout au moins?

Ici le médecin s’arrêta comme s’il faisait une réflexion secrète, et
ne remarqua point l’embarras dans lequel ses paroles avaient mis son
compagnon, qui, pour ne pas laisser voir sa confusion, s’occupait à
démêler les rênes de son cheval. Benassis reprit bientôt la parole.

--Je voudrais marier ma Fosseuse, je donnerais volontiers une de mes
fermes à quelque brave garçon qui la rendrait heureuse, et elle le
serait. Oui, la pauvre fille aimerait ses enfants à en perdre la tête,
et tous les sentiments qui surabondent chez elle s’épancheraient dans
celui qui les comprend tous pour la femme, dans _la maternité_; mais
aucun homme n’a su lui plaire. Elle est cependant d’une sensibilité
dangereuse pour elle; elle le sait, et m’a fait l’aveu de sa
prédisposition nerveuse quand elle a vu que je m’en apercevais. Elle
est du petit nombre de femmes sur lesquelles le moindre contact produit
un frémissement dangereux; aussi faut-il lui savoir gré de sa sagesse,
de sa fierté de femme. Elle est fauve comme une hirondelle. Ah! quelle
riche nature, monsieur! Elle était faite pour être une femme opulente,
aimée; elle eût été bienfaisante et constante. A vingt-deux ans, elle
s’affaisse déjà sous le poids de son âme, et dépérit victime de ses
fibres trop vibrantes, de son organisation trop forte ou trop délicate.
Une vive passion trahie la rendrait folle, ma pauvre Fosseuse. Après
avoir étudié son tempérament, après avoir reconnu la réalité de
ses longues attaques de nerfs et de ses aspirations électriques,
après l’avoir trouvée en harmonie flagrante avec les vicissitudes
de l’atmosphère, avec les variations de la lune, fait que j’ai
soigneusement vérifié, j’en pris soin, monsieur, comme d’une créature
en dehors des autres, et de qui la maladive existence ne pouvait être
comprise que par moi. C’est, comme je vous l’ai dit, la brebis aux
rubans. Mais vous allez la voir, voici sa maisonnette.

En ce moment, ils étaient arrivés au tiers environ de la montagne
par des rampes bordées de buissons, qu’ils gravissaient au pas. En
atteignant au tournant d’une de ces rampes, Genestas aperçut la maison
de la Fosseuse. Cette habitation était située sur une des principales
bosses de la montagne. Là, une jolie pelouse en pente d’environ trois
arpents, plantée d’arbres et d’où jaillissaient plusieurs cascades,
était entourée d’un petit mur assez haut pour servir de clôture,
pas assez pour dérober la vue du pays. La maison, bâtie en briques
et couverte d’un toit plat qui débordait de quelques pieds, faisait
dans le paysage un effet charmant à voir. Elle était composée d’un
rez-de-chaussée et d’un premier étage à porte et contrevents peints
en vert. Exposée au midi, elle n’avait ni assez de largeur ni assez
de profondeur pour avoir d’autres ouvertures que celles de la façade,
dont l’élégance rustique consistait en une excessive propreté. Suivant
la mode allemande, la saillie des auvents était doublée de planches
peintes en blanc. Quelques acacias en fleur et d’autres arbres
odoriférants, des épines roses, des plantes grimpantes, un gros noyer
que l’on avait respecté, puis quelques saules pleureurs plantés dans
les ruisseaux s’élevaient autour de cette maison. Derrière se trouvait
un gros massif de hêtres et de sapins, large fond noir sur lequel cette
jolie bâtisse se détachait vivement. En ce moment du jour l’air était
embaumé par les différentes senteurs de la montagne et du jardin de
la Fosseuse; le ciel, pur et tranquille, était nuageux à l’horizon;
dans le lointain, les cimes commençaient à prendre les teintes de
rose vif que leur donne souvent le coucher du soleil. A cette hauteur
la vallée se voyait tout entière, depuis Grenoble jusqu’à l’enceinte
circulaire de rochers, au bas desquels est le petit lac que Genestas
avait traversé la veille. Au-dessus de la maison et à une assez grande
distance, apparaissait la ligne de peupliers qui indiquait le grand
chemin du bourg à Grenoble. Enfin le bourg, obliquement traversé par
les lueurs du soleil, étincelait comme un diamant en réfléchissant par
toutes ses vitres de rouges lumières qui semblaient ruisseler.

A cet aspect, Genestas arrêta son cheval, montra les fabriques de
la vallée, le nouveau bourg, la maison de la Fosseuse, et dit en
soupirant: --Après la victoire de Wagram et le retour de Napoléon aux
Tuileries en 1815, voilà ce qui m’a donné le plus d’émotions. Je vous
dois ce plaisir, monsieur, car vous m’avez appris à connaître les
beautés qu’un homme peut trouver à la vue d’un pays.

--Oui, dit le médecin en souriant, il vaut mieux bâtir des villes que
de les prendre.

--Oh! monsieur, Wagram et la reddition de Mantoue! Mais vous ne savez
donc pas ce que c’est! N’est-ce pas notre gloire à tous? Vous êtes un
brave homme, mais Napoléon aussi était un bon homme; sans l’Angleterre,
vous vous seriez entendus tous deux, et il ne serait pas tombé, notre
empereur; je peux bien avouer que je l’aime maintenant, il est mort!
Et, dit l’officier en regardant autour de lui, il n’y a pas d’espions
ici. Quel souverain! Il devinait tout le monde! il vous aurait placé
dans son Conseil-d’État, parce qu’il était administrateur, et grand
administrateur, jusqu’à savoir ce qu’il y avait de cartouches dans les
gibernes après une affaire. Pauvre homme! Pendant que vous me parliez
de votre Fosseuse, je pensais qu’il était mort à Sainte-Hélène, lui.
Hein! était-ce le climat et l’habitation qui pouvaient satisfaire un
homme habitué à vivre les pieds dans les étriers et le derrière sur
un trône? On dit qu’il y jardinait. Diantre! il n’était pas fait pour
planter des choux! Maintenant il nous faut servir les Bourbons, et
loyalement, monsieur, car, après tout, la France est la France, comme
vous le disiez hier.

En prononçant ces derniers mots, Genestas descendit de cheval, et imita
machinalement Benassis qui attachait le sien par la bride à un arbre.

--Est-ce qu’elle n’y serait pas? dit le médecin en ne voyant point la
Fosseuse sur le seuil de la porte.

Ils entrèrent, et ne trouvèrent personne dans la salle du
rez-de-chaussée.

--Elle aura entendu le pas de deux chevaux, dit Benassis en souriant,
et sera montée pour mettre un bonnet, une ceinture, quelque chiffon.

Il laissa Genestas seul et monta pour aller chercher la Fosseuse. Le
commandant examina la salle. Le mur était tendu d’un papier à fond
gris parsemé de roses, et le plancher couvert d’une natte de paille
en guise de tapis. Les chaises, le fauteuil et la table étaient en
bois encore revêtu de son écorce. Des espèces de jardinières faites
avec des cerceaux et de l’osier, garnies de fleurs et de mousse,
ornaient cette chambre aux fenêtres de laquelle étaient drapés des
rideaux de percale blancs à franges rouges. Sur la cheminée une glace,
un vase en porcelaine unie entre deux lampes; près du fauteuil, un
tabouret de sapin; puis sur la table, de la toile taillée, quelques
goussets appareillés, des chemises commencées, enfin tout l’attirail
d’une lingère, son panier, ses ciseaux, du fil et des aiguilles. Tout
cela était propre et frais comme une coquille jetée par la mer en un
coin de grève. De l’autre côté du corridor, au bout duquel était un
escalier, Genestas aperçut une cuisine. Le premier étage comme le
rez-de-chaussée ne devait être composé que de deux pièces.

--N’ayez-donc pas peur, disait Benassis à la Fosseuse. Allons, venez!...

En entendant ces paroles, Genestas rentra promptement dans la salle.
Une jeune fille mince et bien faite, vêtue d’une robe à guimpe de
percaline rose à mille raies, se montra bientôt, rouge de pudeur
et de timidité. Sa figure n’était remarquable que par un certain
aplatissement dans les traits, qui la faisait ressembler à ces
figures cosaques et russes que les désastres de 1814 ont rendues si
malheureusement populaires en France. La Fosseuse avait en effet, comme
les gens du Nord, le nez relevé du bout et très-rentré; sa bouche était
grande, son menton petit, ses mains et ses bras étaient rouges, ses
pieds larges et forts comme ceux des paysannes. Quoiqu’elle éprouvât
l’action du hâle, du soleil et du grand air, son teint était pâle comme
l’est une herbe flétrie, mais cette couleur rendait sa physionomie
intéressante dès le premier aspect; puis elle avait dans ses yeux
bleus une expression si douce, dans ses mouvements tant de grâce, dans
sa voix tant d’âme, que, malgré le désaccord apparent de ses traits
avec les qualités que Benassis avait vantées au commandant, celui-ci
reconnut la créature capricieuse et maladive en proie aux souffrances
d’une nature contrariée dans ses développements. Après avoir vivement
attisé un feu de mottes et de branches sèches, la Fosseuse s’assit
dans un fauteuil en reprenant une chemise commencée, et resta sous les
yeux de l’officier, honteuse à demi, n’osant lever les yeux, calme
en apparence; mais les mouvements précipités de son corsage, dont la
beauté frappa Genestas, décelaient sa peur.

--Hé! bien, ma pauvre enfant, êtes-vous bien avancée? lui dit Benassis
en maniant les morceaux de toile destinés à faire des chemises.

La Fosseuse regarda le médecin d’un air timide et suppliant: --Ne me
grondez pas, monsieur, répondit-elle, je n’y ai rien fait aujourd’hui,
quoiqu’elles me soient commandées par vous et pour des gens qui en ont
grand besoin; mais le temps a été si beau! je me suis promenée, je vous
ai ramassé des champignons et des truffes blanches que j’ai portés à
Jacquotte; elle a été bien contente, car vous avez du monde à dîner.
J’ai été toute heureuse d’avoir deviné cela. Quelque chose me disait
d’aller en chercher.

Et elle se remit à tirer l’aiguille.

--Vous avez là, mademoiselle, une bien jolie maison, lui dit Genestas.

--Elle n’est point à moi, monsieur, répondit-elle en regardant
l’étranger avec des yeux qui semblaient rougir, elle appartient à
monsieur Benassis. Et elle reporta doucement ses regards sur le médecin.

--Vous savez bien, mon enfant, dit-il en lui prenant la main, qu’on ne
vous en chassera jamais.

La Fosseuse se leva par un mouvement brusque et sortit.

--Hé! bien, dit le médecin à l’officier, comment la trouvez-vous?

--Mais, répondit Genestas, elle m’a singulièrement ému. Comme vous lui
avez gentiment arrangé son nid!

--Bah! du papier à quinze ou vingt sous, mais bien choisi, voilà tout.
Les meubles ne sont pas grand’chose, ils ont été fabriqués par mon
vannier qui a voulu me témoigner sa reconnaissance. La Fosseuse a fait
elle-même les rideaux avec quelques aunes de calicot. Son habitation,
son mobilier si simple vous semblent jolis parce que vous les trouvez
sur le penchant d’une montagne, dans un pays perdu où vous ne vous
attendiez pas à rencontrer quelque chose de propre; mais le secret de
cette élégance est dans une sorte d’harmonie entre la maison et la
nature qui a réuni là des ruisseaux, quelques arbres bien groupés, et
jeté sur cette pelouse ses plus belles herbes, ses fraisiers parfumés,
ses jolies violettes.

--Hé! bien, qu’avez-vous? dit Benassis à la Fosseuse qui revenait.

--Rien, rien, répondit-elle, j’ai cru qu’une de mes poules n’était pas
rentrée.

Elle mentait; mais le médecin fut seul à s’en apercevoir, et il lui dit
à l’oreille: Vous avez pleuré.

--Pourquoi me dites-vous de ces choses-là devant quelqu’un? lui
répondit-elle.

--Mademoiselle, lui dit Genestas, vous avez grand tort de rester ici
toute seule; dans une cage aussi charmante que l’est celle-ci, il vous
faudrait un mari.

--Cela est vrai, dit-elle, mais que voulez-vous, monsieur? je suis
pauvre et je suis difficile. Je ne me sens pas d’humeur à aller porter
la soupe aux champs ou à mener une charrette, à sentir la misère de
ceux que j’aimerais sans pouvoir la faire cesser, à tenir des enfants
sur mes bras toute la journée, et à rapetasser les haillons d’un homme.
Monsieur le curé me dit que ces pensées sont peu chrétiennes, je le
sais bien, mais qu’y faire? En certains jours, j’aime mieux manger un
morceau de pain sec que de m’accommoder quelque chose pour mon dîner.
Pourquoi voulez-vous que j’assomme un homme de mes défauts? il se
tuerait peut-être pour satisfaire mes fantaisies, et ce ne serait pas
juste. Bah! l’on m’a jeté quelque mauvais sort, et je dois le supporter
toute seule.

--D’ailleurs elle est née fainéante, ma pauvre Fosseuse, dit Benassis,
et il faut la prendre comme elle est. Mais ce qu’elle vous dit là
signifie qu’elle n’a encore aimé personne, ajouta-t-il en riant.

Puis il se leva et sortit pendant un moment sur la pelouse.

--Vous devez bien aimer monsieur Benassis, lui demanda Genestas.

--Oh! oui, monsieur! et comme moi bien des gens dans le Canton se
sentent l’envie de se mettre en pièces pour lui. Mais lui qui guérit
les autres, il a quelque chose que rien ne peut guérir. Vous êtes son
ami? vous savez peut-être ce qu’il a? qui donc a pu faire du chagrin à
un homme comme lui, qui est la vraie image du bon Dieu sur terre? J’en
connais plusieurs ici qui croient que leurs blés poussent mieux quand
il a passé le matin le long de leur champ.

--Et vous, que croyez-vous?

--Moi, monsieur, quand je l’ai vu... Elle parut hésiter, puis elle
ajouta: Je suis heureuse pour toute la journée. Elle baissa la tête, et
tira son aiguille avec une prestesse singulière.

--Hé! bien, le capitaine vous a-t-il conté quelque chose sur Napoléon,
dit le médecin en rentrant.

--Monsieur a vu l’Empereur? s’écria la Fosseuse en contemplant la
figure de l’officier avec une curiosité passionnée.

--Parbleu! dit Genestas, plus de mille fois.

--Ah! que je voudrais savoir quelque chose de militaire.

--Demain nous viendrons peut-être prendre une tasse de café au lait
chez vous. Et l’on te contera _quelque chose de militaire_, mon enfant,
dit Benassis en la prenant par le cou et la baisant au front. C’est
ma fille, voyez-vous? ajouta-t-il en se tournant vers le commandant,
lorsque je ne l’ai pas baisée au front, il me manque quelque chose dans
la journée.

La Fosseuse serra la main de Benassis, et lui dit à voix basse: --Oh!
vous êtes bien bon! Ils la quittèrent; mais elle les suivit pour les
voir monter à cheval. Quand Genestas fut en selle: --Qu’est-ce donc que
ce monsieur-là? souffla-t-elle à l’oreille de Benassis.

--Ha! ha! répondit le médecin en mettant le pied à l’étrier, peut-être
un mari pour toi.

Elle resta debout occupée à les voir descendant la rampe, et lorsqu’ils
passèrent au bout du jardin, ils l’aperçurent déjà perchée sur un
monceau de pierres pour les voir encore et leur faire un dernier signe
de tête.

--Monsieur, cette fille a quelque chose d’extraordinaire, dit Genestas
au médecin quand ils furent loin de la maison.

--N’est-ce pas? répondit-il. Je me suis vingt fois dit qu’elle ferait
une charmante femme; mais je ne saurais l’aimer autrement que comme on
aime sa sœur ou sa fille, mon cœur est mort.

--A-t-elle des parents? demanda Genestas. Que faisaient son père et sa
mère?

--Oh! c’est toute une histoire, reprit Benassis. Elle n’a plus ni
père, ni mère, ni parents. Il n’est pas jusqu’à son nom qui ne m’ait
intéressé. La Fosseuse est née dans le bourg. Son père, journalier de
Saint-Laurent-du-Pont, se nommait _le Fosseur_, abréviation sans doute
de fossoyeur, car depuis un temps immémorial la charge d’enterrer
les morts était restée dans sa famille. Il y a dans ce nom toutes
les mélancolies du cimetière. En vertu d’une coutume romaine encore
en usage ici comme dans quelques autres pays de la France, et qui
consiste à donner aux femmes le nom de leurs maris, en y ajoutant une
terminaison féminine, cette fille a été appelée la Fosseuse, du nom de
son père. Ce journalier avait épousé par amour la femme de chambre de
je sais quelle comtesse, dont la terre se trouve à quelques lieues du
bourg. Ici, comme dans toutes les campagnes, la passion entre pour peu
de chose dans les mariages. En général, les paysans veulent une femme
pour avoir des enfants, pour avoir une ménagère qui leur fasse de bonne
soupe et leur apporte à manger aux champs, qui leur file des chemises
et raccommode leurs habits. Depuis longtemps pareille aventure n’était
arrivée dans ce pays, où souvent un jeune homme quitte sa _promise_
pour une jeune fille plus riche qu’elle de trois ou quatre arpents de
terre. Le sort du Fosseur et de sa femme n’a pas été assez heureux pour
déshabituer nos Dauphinois de leurs calculs intéressés. La Fosseuse,
qui était une belle personne, est morte en accouchant de sa fille.
Le mari prit tant de chagrin de cette perte, qu’il en est mort dans
l’année, ne laissant rien au monde à son enfant qu’une vie chancelante
et naturellement fort précaire. La petite fut charitablement recueillie
par une voisine qui l’éleva jusqu’à l’âge de neuf ans. La nourriture
de la Fosseuse devenant une charge trop lourde pour cette bonne femme,
elle envoya sa pupille mendier son pain dans la saison où il passe des
voyageurs sur les routes. Un jour l’orpheline étant allée demander du
pain au château de la comtesse, y fut gardée en mémoire de sa mère.
Élevée alors pour servir un jour de femme de chambre à la fille de la
maison, qui se maria cinq ans après, la pauvre petite a été pendant ce
temps la victime de tous les caprices des gens riches, lesquels pour
la plupart n’ont rien de constant ni de suivi dans leur générosité:
bienfaisants par accès ou par boutades, tantôt protecteurs, tantôt
amis, tantôt maîtres, ils faussent encore la situation déjà fausse des
enfants malheureux auxquels ils s’intéressent, et ils en jouent le
cœur, la vie ou l’avenir avec insouciance, en les regardant comme peu
de chose. La Fosseuse devint d’abord presque la compagne de la jeune
héritière: on lui apprit alors à lire, à écrire, et sa future maîtresse
s’amusa quelquefois à lui donner des leçons de musique. Tour à tour
demoiselle de compagnie et femme de chambre, on fit d’elle un être
incomplet. Elle prit là le goût du luxe, de la parure, et contracta
des manières en désaccord avec sa situation réelle. Depuis, le malheur
a bien rudement réformé son âme, mais il n’a pu en effacer le vague
sentiment d’une destinée supérieure. Enfin un jour, jour bien funeste
pour cette pauvre fille, la jeune comtesse, alors mariée, surprit la
Fosseuse, qui n’était plus que sa femme de chambre, parée d’une de
ses robes de bal et dansant devant une glace. L’orpheline, alors âgée
de seize ans, fut renvoyée sans pitié; son indolence la fit retomber
dans la misère, errer sur les routes, mendier, travailler, comme je
vous l’ai dit. Souvent elle pensait à se jeter à l’eau, quelquefois
aussi à se donner au premier venu; la plupart du temps elle se couchait
au soleil le long du mur, sombre, pensive, la tête dans l’herbe; les
voyageurs lui jetaient alors quelques sous, précisément parce qu’elle
ne leur demandait rien. Elle est restée pendant un an à l’hôpital
d’Annecy, après une moisson laborieuse, à laquelle elle n’avait
travaillé que dans l’espoir de mourir. Il faut lui entendre raconter
à elle-même ses sentiments et ses idées durant cette période de sa
vie, elle est souvent bien curieuse dans ses naïves confidences. Enfin
elle est revenue au bourg vers l’époque où je résolus de m’y fixer.
Je voulais connaître le moral de mes administrés, j’étudiai donc son
caractère, qui me frappa; puis, après avoir observé ses imperfections
organiques, je résolus de prendre soin d’elle. Peut-être avec le temps
finira-t-elle par s’accoutumer au travail de la couture, mais en tout
cas j’ai assuré son sort.

--Elle est bien seule là, dit Genestas.

--Non, une de mes bergères vient coucher chez elle, répondit le
médecin. Vous n’avez pas aperçu les bâtiments de ma ferme qui sont
au-dessus de la maison, ils sont cachés par les sapins. Oh! elle est en
sûreté. D’ailleurs il n’y a point de mauvais sujets dans notre vallée;
si par hasard il s’en rencontre, je les envoie à l’armée, où ils font
d’excellents soldats.

--Pauvre fille! dit Genestas.

--Ah! les gens du canton ne la plaignent point, reprit Benassis, ils la
trouvent au contraire bien heureuse; mais il existe cette différence
entre elle et les autres femmes, qu’à celles-ci Dieu a donné la force,
à elle la faiblesse; et ils ne voient pas cela.

Au moment où les deux cavaliers débouchèrent sur la route de Grenoble,
Benassis, qui prévoyait l’effet de ce nouveau coup d’œil sur Genestas,
s’arrêta d’un air satisfait pour jouir de sa surprise. Deux pans de
verdure hauts de soixante pieds meublaient à perte de vue un large
chemin bombé comme une allée de jardin, et composaient un monument
naturel qu’un homme pouvait s’enorgueillir d’avoir créé. Les arbres,
non taillés, formaient tous l’immense palme verte qui rend le peuplier
d’Italie un des plus magnifiques végétaux. Un côté du chemin atteint
déjà par l’ombre représentait une vaste muraille de feuilles noires;
tandis que fortement éclairé par le soleil couchant qui donnait aux
jeunes pousses des teintes d’or, l’autre offrait le contraste des jeux
et des reflets que produisaient la lumière et la brise sur son mouvant
rideau.

--Vous devez être bien heureux ici, s’écria Genestas. Tout y est
plaisir pour vous.

--Monsieur, dit le médecin, l’amour pour la nature est le seul qui ne
trompe pas les espérances humaines. Ici point de déceptions. Voilà des
peupliers de dix ans. En avez-vous jamais vu d’aussi bien venus que les
miens?

--Dieu est grand! dit le militaire en s’arrêtant au milieu de ce chemin
dont il n’apercevait ni la fin ni le commencement.

--Vous me faites du bien, s’écria Benassis. J’ai du plaisir à vous
entendre répéter ce que je dis souvent au milieu de cette avenue. Il
se trouve, certes, ici quelque chose de religieux. Nous y sommes comme
deux points, et le sentiment de notre petitesse nous ramène toujours
devant Dieu.

Ils allèrent alors lentement et en silence, écoutant le pas de leurs
chevaux qui résonnait dans cette galerie de verdure, comme s’ils
eussent été sous les voûtes d’une cathédrale.

--Combien d’émotions dont ne se doutent pas les gens de la ville,
dit le médecin. Sentez-vous les parfums exhalés par la propolis des
peupliers et par les sueurs du mélèze? Quelles délices!

--Écoutez, s’écria Genestas, arrêtons-nous.

Ils entendirent alors un chant dans le lointain.

--Est-ce une femme ou un homme, est-ce un oiseau? demanda tout bas le
commandant. Est-ce la voix de ce grand paysage?

--Il y a de tout cela, répondit le médecin en descendant de son cheval
et en l’attachant à une branche de peuplier.

Puis il fit signe à l’officier de l’imiter et de le suivre. Ils
allèrent à pas lents le long d’un sentier bordé de deux haies d’épine
blanche en fleur qui répandaient de pénétrantes odeurs dans l’humide
atmosphère du soir. Les rayons du soleil entraient dans le sentier
avec une sorte d’impétuosité que l’ombre projetée par le long rideau
de peupliers rendait encore plus sensible, et ces vigoureux jets de
lumière enveloppaient de leurs teintes rouges une chaumière située
au bout de ce chemin sablonneux. Une poussière d’or semblait être
jetée sur son toit de chaume, ordinairement brun comme la coque d’une
châtaigne, et dont les crêtes délabrées étaient verdies par des
joubarbes et de la mousse. La chaumière se voyait à peine dans ce
brouillard de lumière; mais les vieux murs, la porte, tout y avait un
éclat fugitif, tout en était fortuitement beau, comme l’est par moments
une figure humaine, sous l’empire de quelque passion qui l’échauffe et
la colore. Il se rencontre dans la vie en plein air de ces suavités
champêtres et passagères qui nous arrachent le souhait de l’apôtre
disant à Jésus-Christ sur la montagne: _Dressons une tente et restons
ici._ Ce paysage semblait avoir en ce moment une voix pure et douce
autant qu’il était pur et doux, mais une voix triste comme la lueur
près de finir à l’occident; vague image de la mort, avertissement
divinement donné dans le ciel par le soleil, comme le donnent sur
la terre les fleurs et les jolis insectes éphémères. A cette heure,
les tons du soleil sont empreints de mélancolie, et ce chant était
mélancolique; chant populaire d’ailleurs, chant d’amour et de regret,
qui jadis a servi la haine nationale de la France contre l’Angleterre,
mais auquel Beaumarchais a rendu sa vraie poésie, en le traduisant sur
la scène française et le mettant dans la bouche d’un page qui ouvre
son cœur à sa marraine. Cet air était modulé sans paroles sur un ton
plaintif par une voix qui vibrait dans l’âme et l’attendrissait.

--C’est le chant du cygne, dit Benassis. Dans l’espace d’un siècle,
cette voix ne retentit pas deux fois aux oreilles des hommes.
Hâtons-nous, il faut l’empêcher de chanter! Cet enfant se tue, il y
aurait de la cruauté à l’écouter encore.

--Tais-toi donc, Jacques! Allons, tais-toi, cria le médecin.

La musique cessa. Genestas demeura debout, immobile et stupéfait. Un
nuage couvrait le soleil, le paysage et la voix s’étaient tus ensemble.
L’ombre, le froid, le silence remplaçaient les douces splendeurs de
la lumière, les chaudes émanations de l’atmosphère et les chants de
l’enfant.

--Pourquoi, disait Benassis, me désobéis-tu? je ne te donnerai plus ni
gâteaux de riz, ni bouillons d’escargot, ni dattes fraîches, ni pain
blanc. Tu veux donc mourir et désoler ta pauvre mère?

Genestas s’avança dans une petite cour assez proprement tenue, et vit
un garçon de quinze ans, faible comme une femme, blond, mais ayant peu
de cheveux, et coloré comme s’il eût mis du rouge. Il se leva lentement
du banc où il était assis sous un gros jasmin, sous des lilas en fleur
qui poussaient à l’aventure et l’enveloppaient de leurs feuillages.

--Tu sais bien, dit le médecin, que je t’ai dit de te coucher avec le
soleil, de ne pas t’exposer au froid du soir, et de ne pas parler.
Comment t’avises-tu de chanter?

--Dame, monsieur Benassis, il faisait bien chaud là, et c’est si bon
d’avoir chaud! J’ai toujours froid. En me sentant bien, sans y penser,
je me suis mis à dire pour m’amuser: _Malbroug s’en va-t-en guerre_,
et je me suis écouté moi-même, parce que ma voix ressemblait presque à
celle du flûtiau de votre berger.

--Allons, mon pauvre Jacques, que cela ne t’arrive plus, entends-tu?
Donne-moi la main.

Le médecin lui tâta le pouls. L’enfant avait des yeux bleus
habituellement empreints de douceur, mais qu’une expression fiévreuse
rendait alors brillants.

--Eh! bien, j’en étais sûr, tu es en sueur, dit Benassis. Ta mère n’est
donc pas là?

--Non, monsieur.

--Allons! rentre et couche-toi.

Le jeune malade, suivi de Benassis et de l’officier, rentra dans la
chaumière.

--Allumez donc une chandelle, capitaine Bluteau, dit le médecin qui
aidait Jacques à ôter ses grossiers haillons.

Quand Genestas eut éclairé la chaumière, il fut frappé de l’extrême
maigreur de cet enfant, qui n’avait plus que la peau et les os. Lorsque
le petit paysan fut couché, Benassis lui frappa sur la poitrine en
écoutant le bruit qu’y produisaient ses doigts; puis, après avoir
étudié des sons de sinistre présage, il ramena la couverture sur
Jacques, se mit à quatre pas, se croisa les bras et l’examina.

--Comment te trouves-tu, mon petit homme?

--Bien, monsieur.

Benassis approcha du lit une table à quatre pieds tournés, chercha
un verre et une fiole sur le manteau de la cheminée, et composa une
boisson en mêlant à de l’eau pure quelques gouttes d’une liqueur brune
contenue dans la fiole et soigneusement mesurées à la lueur de la
chandelle que lui tenait Genestas.

--Ta mère est bien longtemps à revenir.

--Monsieur, elle vient, dit l’enfant, je l’entends dans le sentier.

Le médecin et l’officier attendirent en regardant autour d’eux. Aux
pieds du lit était un matelas de mousse, sans draps ni couverture,
sur lequel la mère couchait tout habillée sans doute. Genestas montra
du doigt ce lit à Benassis, qui inclina doucement la tête comme pour
exprimer que lui aussi avait admiré déjà ce dévouement maternel. Un
bruit de sabots ayant retenti dans la cour, le médecin sortit.

--Il faudra veiller Jacques pendant cette nuit, mère Colas. S’il vous
disait qu’il étouffe, vous lui feriez boire de ce que j’ai mis dans un
verre sur la table. Ayez soin de ne lui en laisser prendre chaque fois
que deux ou trois gorgées. Le verre doit vous suffire pour toute la
nuit. Surtout ne touchez pas à la fiole, et commencez par changer votre
enfant, il est en sueur.

--Je n’ai pu laver ses chemises aujourd’hui, mon cher monsieur, il m’a
fallu porter mon chanvre à Grenoble pour avoir de l’argent.

--Hé! bien, je vous enverrai des chemises.

--Il est donc plus mal, mon pauvre gars? dit la femme.

--Il ne faut rien attendre de bon, mère Colas, il a fait l’imprudence
de chanter; mais ne le grondez pas, ne le rudoyez point, ayez du
courage. Si Jacques se plaignait trop, envoyez-moi chercher par une
voisine. Adieu.

Le médecin appela son compagnon et revint vers le sentier.

--Ce petit paysan est poitrinaire? lui dit Genestas.

--Mon Dieu! oui, répondit Benassis. A moins d’un miracle dans la
nature, la science ne peut le sauver. Nos professeurs, à l’école de
médecine de Paris, nous ont souvent parlé du phénomène dont vous venez
d’être témoin. Certaines maladies de ce genre produisent, dans les
organes de la voix, des changements qui donnent momentanément aux
malades la faculté d’émettre des chants dont la perfection ne peut être
égalée par aucun virtuose. Je vous ai fait passer une triste journée,
monsieur, dit le médecin quand il fut à cheval. Partout la souffrance
et partout la mort, mais aussi partout la résignation. Les gens de la
campagne meurent tous philosophiquement, ils souffrent, se taisent et
se couchent à la manière des animaux. Mais ne parlons plus de mort, et
pressons le pas de nos chevaux. Il faut arriver avant la nuit dans le
bourg, pour que vous puissiez en voir le nouveau quartier.

--Hé! voilà le feu quelque part, dit Genestas en montrant un endroit de
la montagne d’où s’élevait une gerbe de flammes.

--Ce feu n’est pas dangereux. Notre chaufournier fait sans doute une
fournée de chaux. Cette industrie nouvellement venue utilise nos
bruyères.

Un coup de fusil partit soudain, Benassis laissa échapper une
exclamation involontaire, et dit avec un mouvement d’impatience: --Si
c’est Butifer, nous verrons un peu qui de nous deux sera le plus fort.

--On a tiré là, dit Genestas en désignant un bois de hêtres situé
au-dessus d’eux, dans la montagne. Oui, là-haut, croyez-en l’oreille
d’un vieux soldat.

--Allons-y promptement! cria Benassis, qui, se dirigeant en ligne
droite sur le petit bois, fit voler son cheval à travers les fossés
et les champs, comme s’il s’agissait d’une course au clocher, tant il
désirait surprendre le tireur en flagrant délit.

--L’homme que vous cherchez se sauve, lui cria Genestas qui le suivait
à peine.

Benassis fit retourner vivement son cheval, revint sur ses pas, et
l’homme qu’il cherchait se montra bientôt sur une roche escarpée, à
cent pieds au-dessus des deux cavaliers.

--Butifer, cria Benassis en lui voyant un long fusil, descends!

Butifer reconnut le médecin et répondit par un signe respectueusement
amical qui annonçait une parfaite obéissance.

--Je conçois, dit Genestas, qu’un homme poussé par la peur ou par
quelque sentiment violent ait pu monter sur cette pointe de roc; mais
comment va-t-il faire pour en descendre?

--Je ne suis pas inquiet, répondit Benassis, les chèvres doivent être
jalouses de ce gaillard-là! Vous allez voir.

Habitué, par les événements de la guerre, à juger de la valeur
intrinsèque des hommes, le commandant admira la singulière prestesse,
l’élégante sécurité des mouvements de Butifer, pendant qu’il descendait
le long des aspérités de la roche au sommet de laquelle il était
audacieusement parvenu. Le corps svelte et vigoureux du chasseur
s’équilibrait avec grâce dans toutes les positions que l’escarpement
du chemin l’obligeait à prendre; il mettait le pied sur une pointe
de roc plus tranquillement que s’il l’eût posé sur un parquet, tant
il semblait sûr de pouvoir s’y tenir au besoin. Il maniait son long
fusil comme s’il n’avait eu qu’une canne à la main. Butifer était
un homme jeune, de taille moyenne, mais sec, maigre et nerveux, de
qui la beauté virile frappa Genestas quand il le vit près de lui. Il
appartenait visiblement à la classe des contrebandiers qui font leur
métier sans violence et n’emploient que la ruse et la patience pour
frauder le fisc. Il avait une mâle figure, brûlée par le soleil. Ses
yeux d’un jaune clair, étincelaient comme ceux d’un aigle, avec le bec
duquel son nez mince, légèrement courbé par le bout, avait beaucoup de
ressemblance. Les pommettes de ses joues étaient couvertes de duvet. Sa
bouche rouge, entr’ouverte à demi, laissait apercevoir des dents d’une
étincelante blancheur. Sa barbe, ses moustaches, ses favoris roux qu’il
laissait pousser et qui frisaient naturellement, rehaussaient encore la
mâle et terrible expression de sa figure. En lui, tout était force. Les
muscles de ses mains continuellement exercées avaient une consistance,
une grosseur curieuse. Sa poitrine était large, et sur son front
respirait une sauvage intelligence. Il avait l’air intrépide et résolu,
mais calme d’un homme habitué à risquer sa vie, et qui a si souvent
éprouvé sa puissance corporelle ou intellectuelle en des périls de tout
genre, qu’il ne doute plus de lui-même. Vêtu d’une blouse déchirée par
les épines, il portait à ses pieds des semelles de cuir attachées par
des peaux d’anguilles. Un pantalon de toile bleue rapiécé, déchiqueté
laissait apercevoir ses jambes rouges, fines, sèches et nerveuses comme
celles d’un cerf.

--Vous voyez l’homme qui m’a tiré jadis un coup de fusil, dit à voix
basse Benassis au commandant. Si maintenant je témoignais le désir
d’être délivré de quelqu’un, il le tuerait sans hésiter. --Butifer,
reprit-il en s’adressant au braconnier, je t’ai cru vraiment homme
d’honneur, et j’ai engagé ma parole parce que j’avais la tienne. Ma
promesse au procureur du roi de Grenoble était fondée sur ton serment
de ne plus chasser, de devenir un homme rangé, soigneux, travailleur.
C’est toi qui viens de tirer ce coup de fusil, et tu te trouves
sur les terres du comte de Labranchoir. Hein! si son garde t’avait
entendu, malheureux? Heureusement pour toi, je ne dresserai pas de
procès-verbal, tu serais en récidive, et tu n’as pas de port d’armes!
Je t’ai laissé ton fusil par condescendance pour ton attachement à
cette arme-là.

--Elle est belle, dit le commandant en reconnaissant une canardière de
Saint-Étienne.

Le contrebandier leva la tête vers Genestas comme pour le remercier de
cette approbation.

--Butifer, dit en continuant Benassis, ta conscience doit te faire des
reproches. Si tu recommences ton ancien métier, tu te trouveras encore
une fois dans un parc enclos de murs; aucune protection ne pourrait
alors te sauver des galères; tu serais marqué, flétri. Tu m’apporteras
ce soir même ton fusil, je te le garderai.

Butifer pressa le canon de son arme par un mouvement convulsif.

--Vous avez raison, monsieur le maire, dit-il. J’ai tort, j’ai rompu
mon ban, je suis un chien. Mon fusil doit aller chez vous, mais vous
aurez mon héritage en me le prenant. Le dernier coup que tirera
l’enfant de ma mère atteindra ma cervelle! Que voulez-vous! j’ai fait
ce que vous avez voulu, je me suis tenu tranquille pendant l’hiver;
mais au printemps, la séve a parti. Je ne sais point labourer, je n’ai
pas le cœur de passer ma vie à engraisser des volailles; je ne puis ni
me courber pour biner des légumes, ni fouailler l’air en conduisant une
charrette, ni rester à frotter le dos d’un cheval dans une écurie; il
faut donc crever de faim? Je ne vis bien que là-haut, dit-il après une
pause en montrant les montagnes. J’y suis depuis huit jours, j’avais
vu un chamois, et le chamois est là, dit-il en montrant le haut de la
roche, il est à votre service! Mon bon monsieur Benassis, laissez-moi
mon fusil. Écoutez, foi de Butifer, je quitterai la Commune, et j’irai
dans les Alpes, où les chasseurs de chamois ne me diront rien; bien au
contraire, ils me recevront avec plaisir, et j’y crèverai au fond de
quelque glacier. Tenez, à parler franchement, j’aime mieux passer un an
ou deux à vivre ainsi dans les hauts, sans rencontrer ni gouvernement,
ni douanier, ni garde-champêtre, ni procureur du roi, que de croupir
cent ans dans votre marécage. Il n’y a que vous que je regretterai,
les autres me scient le dos! Quand vous avez raison, au moins vous
n’exterminez pas les gens.

--Et Louise? lui dit Benassis.

Butifer resta pensif.

--Hé! mon garçon, dit Genestas, apprends à lire, à écrire, viens à
mon régiment, monte sur un cheval, fais-toi carabinier. Si une fois
le boute-selle sonne pour une guerre un peu propre, tu verras que le
bon Dieu t’a fait pour vivre au milieu des canons, des balles, des
batailles, et tu deviendras général.

--Oui, si Napoléon était revenu, répondit Butifer.

--Tu connais nos conventions? lui dit le médecin. A la seconde
contravention, tu m’as promis de te faire soldat. Je te donne six mois
pour apprendre à lire et à écrire; puis je te trouverai quelque fils de
famille à remplacer.

Butifer regarda les montagnes.

--Oh! tu n’iras pas dans les Alpes, s’écria Benassis. Un homme comme
toi, un homme d’honneur, plein de grandes qualités, doit servir son
pays, commander une brigade, et non mourir à la queue d’un chamois.
La vie que tu mènes te conduira droit au bagne. Tes travaux excessifs
t’obligent à de longs repos; à la longue, tu contracterais les
habitudes d’une vie oisive qui détruirait en toi toute idée d’ordre,
qui t’accoutumerait à abuser de ta force, à te faire justice toi-même,
et je veux, malgré toi, te mettre dans le bon chemin.

--Il me faudra donc crever de langueur et de chagrin? J’étouffe quand
je suis dans une ville. Je ne peux pas durer plus d’une journée à
Grenoble quand j’y mène Louise.

--Nous avons tous des penchants qu’il faut savoir ou combattre, ou
rendre utiles à nos semblables. Mais il est tard, je suis pressé, tu
viendras me voir demain en m’apportant ton fusil, nous causerons de
tout cela, mon enfant. Adieu. Vends ton chamois à Grenoble.

Les deux cavaliers s’en allèrent.

--Voilà ce que j’appelle un homme, dit Genestas.

--Un homme en mauvais chemin, répondit Benassis. Mais que faire? Vous
l’avez entendu. N’est-il pas déplorable de voir se perdre de si belles
qualités? Que l’ennemi envahisse la France, Butifer, à la tête de cent
jeunes gens, arrêterait dans la Maurienne une division pendant un mois;
mais en temps de paix, il ne peut déployer son énergie que dans des
situations où les lois sont bravées. Il lui faut une force quelconque
à vaincre; quand il ne risque pas sa vie, il lutte avec la Société,
il aide les contrebandiers. Ce gaillard-là passe le Rhône, seul sur
une petite barque, pour porter des souliers en Savoie; il se sauve
tout chargé sur un pic inaccessible, où il peut rester deux jours en
vivant avec des croûtes de pain. Enfin, il aime le danger comme un
autre aime le sommeil. A force de goûter le plaisir que donnent des
sensations extrêmes, il s’est mis en dehors de la vie ordinaire. Moi je
ne veux pas qu’en suivant la pente insensible d’une voie mauvaise, un
pareil homme devienne un brigand et meure sur un échafaud. Mais voyez,
capitaine, comment se présente notre bourg?

Genestas aperçut de loin une grande place circulaire plantée d’arbres,
au milieu de laquelle était une fontaine entourée de peupliers.
L’enceinte en était marquée par des talus sur lesquels s’élevaient
trois rangées d’arbres différents: d’abord des acacias, puis des vernis
du Japon, et, sur le haut du couronnement, de petits ormes.

--Voilà le champ où se tient notre foire, dit Benassis. Puis la grande
rue commence par les deux belles maisons dont je vous ai parlé, celle
du juge de paix et celle du notaire.

Ils entrèrent alors dans une large rue assez soigneusement pavée en
gros cailloux, de chaque côté de laquelle se trouvait une centaine de
maisons neuves presque toutes séparées par des jardins. L’église,
dont le portail formait une jolie perspective, terminait cette rue,
à moitié de laquelle deux autres étaient nouvellement tracées, et où
s’élevaient déjà plusieurs maisons. La Mairie, située sur la place de
l’Église, faisait face au Presbytère. A mesure que Benassis avançait,
les femmes, les enfants et les hommes, dont la journée était finie,
arrivaient aussitôt sur leurs portes; les uns lui ôtaient leurs
bonnets, les autres lui disaient bonjour, les petits enfants criaient
en sautant autour de son cheval, comme si la bonté de l’animal leur fût
connue autant que celle du maître. C’était une sourde allégresse qui,
semblable à tous les sentiments profonds, avait sa pudeur particulière
et son attraction communicative. En voyant cet accueil fait au
médecin, Genestas pensa que la veille il avait été trop modeste dans
la manière dont il lui avait peint l’affection que lui portaient les
habitants du Canton. C’était bien là la plus douce des royautés, celle
dont les titres sont écrits dans les cœurs des sujets, royauté vraie
d’ailleurs. Quelque puissants que soient les rayonnements de la gloire
ou du pouvoir dont jouit un homme, son âme a bientôt fait justice des
sentiments que lui procure toute action extérieure, et il s’aperçoit
promptement de son néant réel, en ne trouvant rien de changé, rien de
nouveau, rien de plus grand dans l’exercice de ses facultés physiques.
Les rois, eussent-ils la terre à eux, sont condamnés, comme les autres
hommes, à vivre dans un petit cercle dont ils subissent les lois, et
leur bonheur dépend des impressions personnelles qu’ils y éprouvent. Or
Benassis ne rencontrait partout dans le Canton qu’obéissance et amitié.



CHAPITRE III.

LE NAPOLÉON DU PEUPLE.


--Arrivez donc, monsieur, dit Jacquotte. Il y a joliment longtemps que
ces messieurs vous attendent. C’est toujours comme ça. Vous me faites
manquer mon dîner quand il faut qu’il soit bon. Maintenant tout est
pourri de cuire.

--Eh! bien, nous voilà, répondit Benassis en souriant.

Les deux cavaliers descendirent de cheval, se dirigèrent vers le salon,
où se trouvaient les personnes invitées par le médecin.

--Messieurs, dit-il en prenant Genestas par la main, j’ai l’honneur de
vous présenter monsieur Bluteau, capitaine au régiment de cavalerie en
garnison à Grenoble, un vieux soldat qui m’a promis de rester quelque
temps parmi nous. Puis s’adressant à Genestas, il lui montra un grand
homme sec, à cheveux gris, et vêtu de noir. --Monsieur, lui dit-il, est
monsieur Dufau, le juge de paix, de qui je vous ai déjà parlé, et qui
a si fortement contribué à la prospérité de la Commune. --Monsieur,
reprit-il en le mettant en présence d’un jeune homme maigre, pâle, de
moyenne taille, également vêtu de noir, et qui portait des lunettes,
monsieur est monsieur Tonnelet, le gendre de monsieur Gravier, et le
premier notaire établi dans le bourg. Puis se tournant vers un gros
homme, demi-paysan, demi-bourgeois, à figure grossière, bourgeonnée,
mais pleine de bonhomie: --Monsieur, dit-il en continuant, est mon
digne adjoint, monsieur Cambon, le marchand de bois à qui je dois la
bienveillante confiance que m’accordent les habitants. Il est un des
créateurs du chemin que vous avez admiré. --Je n’ai pas besoin, ajouta
Benassis en montrant le curé, de vous dire quelle est la profession de
monsieur. Vous voyez un homme que personne ne peut se défendre d’aimer.

La figure du prêtre absorba l’attention du militaire par l’expression
d’une beauté morale dont les séductions étaient irrésistibles. Au
premier aspect, le visage de monsieur Janvier pouvait paraître
disgracieux, tant les lignes en étaient sévères et heurtées. Sa petite
taille, sa maigreur, son attitude, annonçaient une grande faiblesse
physique; mais sa physionomie, toujours placide, attestait la profonde
paix intérieure du chrétien et la force qu’engendre la chasteté
de l’âme. Ses yeux, où semblait se refléter le ciel, trahissaient
l’inépuisable foyer de charité qui consumait son cœur. Ses gestes,
rares et naturels, étaient ceux d’un homme modeste, ses mouvements
avaient la pudique simplicité de ceux des jeunes filles. Sa vue
inspirait le respect et le désir vague d’entrer dans son intimité.

--Ah! monsieur le maire, dit-il en s’inclinant comme pour échapper à
l’éloge que faisait de lui Benassis.

Le son de sa voix remua les entrailles du commandant, qui fut jeté dans
une rêverie presque religieuse par les deux mots insignifiants que
prononça ce prêtre inconnu.

--Messieurs, dit Jacquotte en entrant jusqu’au milieu du salon, et y
restant le poing sur la hanche, votre soupe est sur la table.

Sur l’invitation de Benassis, qui les interpella chacun à son tour
pour éviter les politesses de préséance, les cinq convives du médecin
passèrent dans la salle à manger et s’y attablèrent, après avoir
entendu le _Benedicite_ que le curé prononça sans emphase à demi-voix.
La table était couverte d’une nappe de cette toile damassée inventée
sous Henri IV par les frères Graindorge, habiles manufacturiers qui
ont donné leur nom à ces épais tissus si connus des ménagères. Ce
linge étincelait de blancheur et sentait le thym mis par Jacquotte
dans ses lessives. La vaisselle était en faïence blanche bordée de
bleu, parfaitement conservée. Les carafes avaient cette antique forme
octogone que la province seule conserve de nos jours. Les manches
des couteaux, tous en corne travaillée, représentaient des figures
bizarres. En examinant ces objets d’un luxe ancien et néanmoins presque
neufs, chacun les trouvait en harmonie avec la bonhomie et la franchise
du maître de la maison. L’attention de Genestas s’arrêta pendant un
moment sur le couvercle de la soupière que couronnaient des légumes en
relief très-bien coloriés, à la manière de Bernard de Palissy, célèbre
artiste du XVIe siècle. Cette réunion ne manquait pas d’originalité.
Les têtes vigoureuses de Benassis et de Genestas contrastaient
admirablement avec la tête apostolique de monsieur Janvier; de même
que les visages flétris du juge de paix et de l’adjoint faisaient
ressortir la jeune figure du notaire. La société semblait être
représentée par ces physionomies diverses sur lesquelles se peignaient
également le contentement de soi, du présent, et la foi dans l’avenir.
Seulement monsieur Tonnelet et monsieur Janvier, peu avancés dans
la vie, aimaient à scruter les événements futurs qu’ils sentaient
leur appartenir, tandis que les autres convives devaient ramener de
préférence la conversation sur le passé; mais tous envisageaient
gravement les choses humaines, et leurs opinions réfléchissaient une
double teinte mélancolique: l’une avait la pâleur des crépuscules du
soir, c’était le souvenir presque effacé des joies qui ne devaient plus
renaître; l’autre, comme l’aurore, donnait l’espoir d’un beau jour.

--Vous devez avoir eu beaucoup de fatigue aujourd’hui, monsieur le
curé, dit M. Cambon.

--Oui, monsieur, répondit monsieur Janvier; l’enterrement du pauvre
crétin et celui du père Pelletier se sont faits à des heures
différentes.

--Nous allons maintenant pouvoir démolir les masures du vieux village,
dit Benassis à son adjoint. Ce défrichis de maisons nous vaudra bien
au moins un arpent de prairies; et la Commune gagnera de plus les cent
francs que nous coûtait l’entretien de Chautard le crétin.

--Nous devrions allouer pendant trois ans ces cent francs à la
construction d’un pontceau sur le chemin d’en bas, à l’endroit du grand
ruisseau, dit monsieur Cambon. Les gens du bourg et de la vallée ont
pris l’habitude de traverser la pièce de Jean-François Pastoureau, et
finiront par la gâter de manière à nuire beaucoup à ce pauvre bonhomme.

--Certes, dit le juge de paix, cet argent ne saurait avoir un meilleur
emploi. A mon avis, l’abus des sentiers est une des grandes plaies
de la campagne. Le dixième des procès portés devant les tribunaux de
paix a pour cause d’injustes servitudes. L’on attente ainsi, presque
impunément, au droit de propriété dans une foule de communes. Le
respect des propriétés et le respect de la loi sont deux sentiments
trop souvent méconnus en France, et qu’il est bien nécessaire d’y
propager. Il semble déshonorant à beaucoup de gens de prêter assistance
aux lois, et le: _Va te faire pendre ailleurs!_ phrase proverbiale qui
semble dictée par un sentiment de générosité louable, n’est au fond
qu’une formule hypocrite qui sert à gazer notre égoïsme. Avouons-le!...
nous manquons de patriotisme. Le véritable patriote est le citoyen
assez pénétré de l’importance des lois pour les faire exécuter, même à
ses risques et périls. Laisser aller en paix un malfaiteur, n’est-ce
pas se rendre coupable de ses crimes futurs?

--Tout se tient, dit Benassis. Si les maires entretenaient bien leurs
chemins il n’y aurait pas tant de sentiers. Puis, si les conseillers
municipaux étaient plus instruits, ils soutiendraient le propriétaire
et le maire, quand ceux-ci s’opposent à l’établissement d’une injuste
servitude; tous feraient comprendre aux gens ignorants que le château,
le champ, la chaumière, l’arbre, sont également sacrés, et que le
DROIT ne s’augmente ni ne s’affaiblit par les différentes valeurs
des propriétés. Mais de telles améliorations ne sauraient s’obtenir
promptement, elles tiennent principalement au moral des populations que
nous ne pouvons complétement réformer sans l’efficace intervention des
curés. Ceci ne s’adresse point à vous, monsieur Janvier.

--Je ne le prends pas non plus pour moi, répondit en riant le curé. Ne
m’attaché-je pas à faire coïncider les dogmes de la religion catholique
avec vos vues administratives? Ainsi j’ai souvent tâché, dans mes
instructions pastorales relatives au vol, d’inculquer aux habitants de
la paroisse les mêmes idées que vous venez d’émettre sur le _droit_.
En effet, Dieu ne pèse pas le vol d’après la valeur de l’objet volé,
il juge le voleur. Tel a été le sens des paraboles que j’ai tenté
d’approprier à l’intelligence de mes paroissiens.

--Vous avez réussi, monsieur le curé, dit Cambon. Je puis juger des
changements que vous avez produits dans les esprits, en comparant
l’état actuel de la Commune à son état passé. Il est certes peu de
cantons où les ouvriers soient aussi scrupuleux que le sont les nôtres
sur le temps voulu du travail. Les bestiaux sont bien gardés et ne
causent de dommages que par hasard. Les bois sont respectés. Enfin vous
avez très-bien fait entendre à nos paysans que le loisir des riches est
la récompense d’une vie économe et laborieuse.

--Alors, dit Genestas, vous devez être assez content de vos fantassins,
monsieur le curé?

--Monsieur le capitaine, répondit le prêtre, il ne faut s’attendre
à trouver des anges nulle part, ici-bas. Partout où il y a misère,
il y a souffrance. La souffrance, la misère, sont des forces vives
qui ont leurs abus comme le pouvoir a les siens. Quand des paysans
ont fait deux lieues pour aller à leur ouvrage et reviennent bien
fatigués le soir, s’ils voient des chasseurs passant à travers les
champs et les prairies pour regagner plus tôt la table, croyez-vous
qu’ils se feront un scrupule de les imiter? Parmi ceux qui se fraient
ainsi le sentier dont se plaignaient ces messieurs tout à l’heure,
quel sera le délinquant? celui qui travaille ou celui qui s’amuse?
Aujourd’hui les riches et les pauvres nous donnent autant de mal les
uns que les autres. La foi, comme le pouvoir, doit toujours descendre
des hauteurs ou célestes ou sociales; et certes, de nos jours, les
classes élevées ont moins de foi que n’en a le peuple, auquel Dieu
promet un jour le ciel en récompense de ses maux patiemment supportés.
Tout en me soumettant à la discipline ecclésiastique et à la pensée de
mes supérieurs, je crois que, pendant longtemps, nous devrions être
moins exigeants sur les questions du culte, et tâcher de ranimer le
sentiment religieux au cœur des régions moyennes, là où l’on discute
le christianisme au lieu d’en pratiquer les maximes. Le philosophisme
du riche a été d’un bien fatal exemple pour le pauvre, et a causé de
trop longs interrègnes dans le royaume de Dieu. Ce que nous gagnons
aujourd’hui sur nos ouailles dépend entièrement de notre influence
personnelle, n’est-ce pas un malheur que la foi d’une Commune soit due
à la considération qu’y obtient un homme? Lorsque le christianisme aura
fécondé de nouveau l’ordre social, en imprégnant toutes les classes
de ses doctrines conservatrices, son culte ne sera plus alors mis
en question. Le culte d’une religion est sa forme, les sociétés ne
subsistent que par la forme. A vous des drapeaux, à nous la croix...

--Monsieur le curé, je voudrais bien savoir, dit Genestas, en
interrompant monsieur Janvier, pourquoi vous empêchez ces pauvres gens
de s’amuser à danser le dimanche.

--Monsieur le capitaine, répondit le curé, nous ne haïssons pas la
danse en elle-même; nous la proscrivons comme une cause de l’immoralité
qui trouble la paix et corrompt les mœurs de la campagne. Purifier
l’esprit de la famille, maintenir la sainteté de ses liens, n’est-ce
pas couper le mal dans sa racine?

--Je sais, dit monsieur Tonnelet, que dans chaque canton il se commet
toujours quelques désordres; mais dans le nôtre ils deviennent rares.
Si plusieurs de nos paysans ne se font pas grand scrupule de prendre au
voisin un sillon de terre en labourant, ou d’aller couper des osiers
chez autrui quand ils en ont besoin, c’est des peccadilles en les
comparant aux péchés des gens de la ville. Aussi trouvé-je les paysans
de cette vallée très-religieux.

--Oh! religieux, dit en souriant le curé, le fanatisme n’est pas à
craindre ici.

--Mais, monsieur le curé, reprit Cambon, si les gens du bourg allaient
tous les matins à la messe, s’ils se confessaient à vous chaque
semaine, il serait difficile que les champs fussent cultivés, et trois
prêtres ne pourraient suffire à la besogne.

--Monsieur, reprit le curé, travailler, c’est prier. La pratique
rapporte la connaissance des principes religieux qui font vivre les
sociétés.

--Et que faites-vous donc du patriotisme? dit Genestas.

--Le patriotisme, répondit gravement le curé, n’inspire que des
sentiments passagers, la religion les rend durables. Le patriotisme est
un oubli momentané de l’intérêt personnel, tandis que le christianisme
est un système complet d’opposition aux tendances dépravées de l’homme.

--Cependant, monsieur, pendant les guerres de la Révolution, le
patriotisme...

--Oui, pendant la Révolution nous avons fait des merveilles, dit
Benassis en interrompant Genestas; mais, vingt ans après, en 1814,
notre patriotisme était déjà mort; tandis que la France et l’Europe se
sont jetées sur l’Asie douze fois en cent ans, poussées par une pensée
religieuse.

--Peut-être, dit le juge de paix, est-il facile d’atermoyer les
intérêts matériels qui engendrent les combats de peuple à peuple;
tandis que les guerres entreprises pour soutenir des dogmes, dont
l’objet n’est jamais précis, sont nécessairement interminables.

--Hé! bien, monsieur, vous ne servez pas le poisson, dit Jacquotte, qui
aidée par Nicolle avait enlevé les assiettes.

Fidèle à ses habitudes, la cuisinière apportait chaque plat l’un après
l’autre, coutume qui a l’inconvénient d’obliger les gourmands à manger
considérablement, et de faire délaisser les meilleures choses par les
gens sobres dont la faim s’est apaisée sur les premiers mets.

--Oh! messieurs, dit le prêtre au juge de paix, comment pouvez-vous
avancer que les guerres de religion n’avaient pas de but précis?
Autrefois la religion était un lien si puissant dans les sociétés,
que les intérêts matériels ne pouvaient se séparer des questions
religieuses. Aussi chaque soldat savait-il très-bien pourquoi il se
battait...

--Si l’on s’est tant battu pour la religion, dit Genestas, il faut donc
que Dieu en ait bien imparfaitement bâti l’édifice. Une institution
divine ne doit-elle pas frapper les hommes par son caractère de vérité?

Tous les convives regardèrent le curé.

--Messieurs, dit monsieur Janvier, la religion se sent et ne se définit
pas. Nous ne sommes juges ni des moyens ni de la fin du Tout-Puissant.

--Alors, selon vous, il faut croire à tous vos salamalek, dit Genestas
avec la bonhomie d’un militaire qui n’avait jamais pensé à Dieu.

--Monsieur, répondit gravement le prêtre, la religion catholique finit
mieux que toute autre les anxiétés humaines; mais il n’en serait pas
ainsi, je vous demanderais ce que vous risquez en croyant à ses vérités.

--Pas grand’chose, dit Genestas.

--Eh! bien, que ne risquez-vous pas en n’y croyant point? Mais,
monsieur, parlons des intérêts terrestres qui vous touchent le plus.
Voyez combien le doigt de Dieu s’est imprimé fortement dans les
choses humaines en y touchant par la main de son vicaire. Les hommes
ont beaucoup perdu à sortir des voies tracées par le christianisme.
L’Église, de laquelle peu de personnes s’avisent de lire l’histoire,
et que l’on juge d’après certaines opinions erronées, répandues à
dessein dans le peuple, a offert le modèle parfait du gouvernement que
les hommes cherchent à établir aujourd’hui. Le principe de l’Élection
en a fait longtemps une grande puissance politique. Il n’y avait pas
autrefois une seule institution religieuse qui ne fût basée sur la
liberté, sur l’égalité. Toutes les voies coopéraient à l’œuvre. Le
principal, l’abbé, l’évêque, le général d’ordre, le pape, étaient
alors choisis consciencieusement d’après les besoins de l’Église, ils
en exprimaient la pensée; aussi l’obéissance la plus aveugle leur
était-elle due. Je tairai les bienfaits sociaux de cette pensée qui a
fait les nations modernes, inspiré tant de poëmes, de cathédrales, de
statues, de tableaux et d’œuvres musicales, pour vous faire seulement
observer que vos élections plébéiennes, le jury et les deux Chambres
ont pris racine dans les conciles provinciaux et œcuméniques, dans
l’épiscopat et le collége des cardinaux; à cette différence près, que
les idées philosophiques actuelles sur la civilisation me semblent
pâlir devant la sublime et divine idée de la communion catholique,
image d’une communion sociale universelle, accomplie par le Verbe et
par le Fait réunis dans le dogme religieux. Il sera difficile aux
nouveaux systèmes politiques, quelque parfaits qu’on les suppose,
de recommencer les merveilles dues aux âges où l’Église soutenait
l’intelligence humaine.

--Pourquoi? dit Genestas.

--D’abord, parce que l’élection pour être un principe demande chez les
électeurs une égalité absolue, ils doivent être des _quantités égales_,
pour me servir d’une expression géométrique, ce que n’obtiendra jamais
la politique moderne. Puis, les grandes choses sociales ne se font que
par la puissance des sentiments qui seule peut réunir les hommes, et
le philosophisme moderne a basé les lois sur l’intérêt personnel, qui
tend à les isoler. Autrefois plus qu’aujourd’hui se rencontraient,
parmi les nations, des hommes généreusement animés d’un esprit maternel
pour les droits méconnus, pour les souffrances de la masse. Aussi
le Prêtre, enfant de la classe moyenne, s’opposait-il à la force
matérielle et défendait-il les peuples contre leurs ennemis. L’Église
a eu des possessions territoriales, et ses intérêts temporels, qui
paraissaient devoir la consolider, ont fini par affaiblir son action.
En effet, le prêtre a-t-il des propriétés privilégiées, il semble
oppresseur; l’État le paie-t-il, il est un fonctionnaire, il doit
son temps, son cœur, sa vie; les citoyens lui font un devoir de ses
vertus, et sa bienfaisance, tarie dans le principe du libre arbitre,
se dessèche dans son cœur. Mais que le prêtre soit pauvre, qu’il soit
volontairement prêtre, sans autre appui que Dieu, sans autre fortune
que le cœur des fidèles, il redevient le missionnaire de l’Amérique, il
s’institue apôtre, il est le prince du bien. Enfin, il ne règne que par
le dénûment et il succombe par l’opulence.

Monsieur Janvier avait subjugué l’attention. Les convives se taisaient
en méditant des paroles si nouvelles dans la bouche d’un simple curé.

--Monsieur Janvier, au milieu des vérités que vous avez exprimées,
il se rencontre une grave erreur, dit Benassis. Je n’aime pas, vous
le savez, à discuter les intérêts généraux mis en question par les
écrivains et par le pouvoir modernes. A mon avis, un homme qui conçoit
un système politique doit, s’il se sent la force de l’appliquer, se
taire, s’emparer du pouvoir et agir; mais s’il reste dans l’heureuse
obscurité du simple citoyen, n’est-ce pas folie que de vouloir
convertir les masses par des discussions individuelles? Néanmoins je
vais vous combattre, mon cher pasteur, parce qu’ici je m’adresse à des
gens de bien, habitués à mettre leurs lumières en commun pour chercher
en toute chose le vrai. Mes pensées pourront vous paraître étranges,
mais elles sont le fruit des réflexions que m’ont inspirées les
catastrophes de nos quarante dernières années. Le suffrage universel
que réclament aujourd’hui les personnes appartenant à l’Opposition dite
constitutionnelle fut un principe excellent dans l’Église, parce que,
comme vous venez de le faire observer, cher pasteur, les individus y
étaient tous instruits, disciplinés par le sentiment religieux, imbus
du même système, sachant bien ce qu’ils voulaient et où ils allaient.
Mais le triomphe des idées avec lesquelles le libéralisme moderne
fait imprudemment la guerre au gouvernement prospère des Bourbons
serait la perte de la France et des Libéraux eux-mêmes. Les chefs du
_Côté gauche_ le savent bien. Pour eux, cette lutte est une simple
question de pouvoir. Si, à Dieu ne plaise, la bourgeoisie abattait,
sous la bannière de l’opposition, les supériorités sociales contre
lesquelles sa vanité regimbe, ce triomphe serait immédiatement suivi
d’un combat soutenu par la bourgeoisie contre le peuple, qui, plus
tard, verrait en elle une sorte de noblesse, mesquine il est vrai,
mais dont les fortunes et les priviléges lui seraient d’autant plus
odieux qu’il les sentirait de plus près. Dans ce combat, la société,
je ne dis pas la nation, périrait de nouveau; parce que le triomphe
toujours momentané de la masse souffrante implique les plus grands
désordres. Il suit de là qu’un gouvernement n’est jamais plus fortement
organisé, conséquemment plus parfait, que lorsqu’il est établi pour
la défense d’un PRIVILÉGE plus restreint. Ce que je nomme en ce
moment le _privilége_ n’est pas un de ces droits abusivement concédés
jadis à certaines personnes au détriment de tous; non, il exprime
plus particulièrement le cercle social dans lequel se renferment les
évolutions du pouvoir. Le pouvoir est en quelque sorte le cœur d’un
état. Or, dans toutes ses créations, la nature a resserré le principe
vital, pour lui donner plus de ressort: ainsi du corps politique. Je
vais expliquer ma pensée par des exemples. Admettons en France cent
pairs, ils ne causeront que cent froissements. Abolissez la pairie,
tous les gens riches deviennent des privilégiés; au lieu de cent,
vous en aurez dix mille, et vous aurez élargi la plaie des inégalités
sociales. En effet, pour le peuple, le droit de vivre sans travailler
constitue seul un privilége. A ses yeux, qui consomme sans produire est
un spoliateur. Il veut des travaux visibles et ne tient aucun compte
des productions intellectuelles qui l’enrichissent le plus. Ainsi donc,
en multipliant les froissements, vous étendez le combat sur tous les
points du corps social au lieu de la contenir dans un cercle étroit.
Quand l’attaque et la résistance sont générales, la ruine d’un pays
est imminente. Il y aura toujours moins de riches que de pauvres;
donc à ceux-ci la victoire aussitôt que la lutte devient matérielle.
L’histoire se charge d’appuyer mon principe. La république romaine a
dû la conquête du monde à la constitution du privilége sénatorial. Le
sénat maintenait fixe la pensée du pouvoir. Mais lorsque les chevaliers
et les hommes nouveaux eurent étendu l’action du gouvernement en
élargissant le patriciat, la chose publique a été perdue. Malgré
Sylla, et après César, Tibère en a fait l’empire romain, système où
le pouvoir, s’étant concentré dans la main d’un seul homme, a donné
quelques siècles de plus à cette grande domination. L’empereur n’était
plus à Rome, quand la Ville éternelle tomba sous les Barbares. Lorsque
notre sol fut conquis, les Francs, qui se le partagèrent, inventèrent
le privilége féodal pour se garantir leurs possessions particulières.
Les cent ou les mille chefs qui possédèrent le pays établirent leurs
institutions dans le but de défendre les droits acquis par la conquête.
Aussi, la féodalité dura-t-elle tant que le privilége fut restreint.
Mais quand les _hommes de cette nation_, véritable traduction du mot
gentilshommes, au lieu d’être cinq cents, furent cinquante mille, il
y eut révolution. Trop étendue, l’action de leur pouvoir était sans
ressort ni force, et se trouvait d’ailleurs sans défense contre les
manumissions de l’argent et de la pensée qu’ils n’avaient pas prévues.
Donc le triomphe de la bourgeoisie sur le système monarchique ayant
pour objet d’augmenter aux yeux du peuple le nombre des privilégiés,
le triomphe du peuple sur la bourgeoisie serait l’effet inévitable de
ce changement. Si cette perturbation arrive, elle aura pour moyen le
droit de suffrage étendu sans mesure aux masses. Qui vote, discute.
Les pouvoirs discutés n’existent pas. Imaginez-vous une société sans
pouvoir? Non. Eh! bien, qui dit pouvoir dit force. La force doit
reposer sur des _choses jugées_. Telles sont les raisons qui m’ont
conduit à penser que le principe de l’Élection est un des plus funestes
à l’existence des gouvernements modernes. Certes je crois avoir assez
prouvé mon attachement à la classe pauvre et souffrante, je ne saurais
être accusé de vouloir son malheur; mais tout en l’admirant dans la
voie laborieuse où elle chemine, sublime de patience et de résignation,
je la déclare incapable de participer au gouvernement. Les prolétaires
me semblent les mineurs d’une nation, et doivent toujours rester en
tutelle. Ainsi, selon moi, messieurs, le mot _élection_ est près de
causer autant de dommage qu’en ont fait les mots _conscience_ et
_liberté_, mal compris, mal définis, et jetés aux peuples comme des
symboles de révolte et des ordres de destruction. La tutelle des masses
me paraît donc une chose juste et nécessaire au soutien des sociétés.

--Ce système rompt si bien en visière à toutes nos idées d’aujourd’hui
que nous avons un peu le droit de vous demander vos raisons, dit
Genestas en interrompant le médecin.

--Volontiers, capitaine.

--Qu’est-ce que dit donc notre maître? s’écria Jacquotte en rentrant
dans sa cuisine. Ne voilà-t-il pas ce pauvre cher homme qui leur
conseille d’écraser le peuple! et ils l’écoutent.

--Je n’aurais jamais cru cela de monsieur Benassis, répondit Nicolle.

--Si je réclame des lois vigoureuses pour contenir la masse ignorante,
reprit le médecin après une légère pause, je veux que le système
social ait des réseaux faibles et complaisants, pour laisser surgir de
la foule quiconque a le vouloir et se sent les facultés de s’élever
vers les classes supérieures. Tout pouvoir tend à sa conservation.
Pour vivre, aujourd’hui comme autrefois, les gouvernements doivent
s’assimiler les hommes forts, en les prenant partout où ils se
trouvent, afin de s’en faire des défenseurs, et enlever aux masses les
gens d’énergie qui les soulèvent. En offrant à l’ambition publique des
chemins à la fois ardus et faciles, ardus aux velléités incomplètes,
faciles aux volontés réelles, un État prévient les révolutions que
cause la gêne du mouvement ascendant des véritables supériorités vers
leur niveau. Nos quarante années de tourmente ont dû prouver à un
homme de sens que les supériorités sont une conséquence de l’ordre
social. Elles sont de trois sortes et incontestables: supériorité de
pensée, supériorité politique, supériorité de fortune. N’est-ce pas
l’art, le pouvoir et l’argent, ou autrement: le principe, le moyen et
le résultat? Or, comme, en supposant table rase, les unités sociales
parfaitement égales, les naissances en même proportion, et donnant à
chaque famille une même part de terre, vous retrouveriez en peu de
temps les irrégularités de fortune actuellement existantes, il résulte
de cette vérité flagrante que la supériorité de fortune, de pensée
et de pouvoir est un fait à subir, un fait que la masse considérera
toujours comme oppressif, en voyant des priviléges dans les droits le
plus justement acquis. Le contrat social, partant de cette base, sera
donc un pacte perpétuel entre ceux qui possèdent contre ceux qui ne
possèdent pas. D’après ce principe, les lois seront faites par ceux
auxquels elles profitent, car ils doivent avoir l’instinct de leur
conservation, et prévoir leurs dangers. Ils sont plus intéressés à
la tranquillité de la masse que ne l’est la masse elle-même. Il faut
aux peuples un bonheur tout fait. En vous mettant à ce point de vue
pour considérer la société, si vous l’embrassez dans son ensemble,
vous allez bientôt reconnaître avec moi que le droit d’élection ne
doit être exercé que par les hommes qui possèdent la fortune, le
pouvoir ou l’intelligence, et vous reconnaîtrez également que leurs
mandataires ne peuvent avoir que des fonctions extrêmement restreintes.
Le législateur, messieurs, doit être supérieur à son siècle. Il
constate la tendance des erreurs générales, et précise les points vers
lesquels inclinent les idées d’une nation; il travaille donc encore
plus pour l’avenir que pour le présent, plus pour la génération qui
grandit que pour celle qui s’écoule. Or, si vous appelez la masse à
faire la loi, la masse peut-elle être supérieure à elle-même? Non. Plus
l’assemblée représentera fidèlement les opinions de la foule, moins
elle aura l’entente du gouvernement, moins ses vues seront élevées,
moins précise, plus vacillante sera sa législation. La loi emporte
un assujettissement à des règles, toute règle est en opposition aux
mœurs naturelles, aux intérêts de l’individu; la masse portera-t-elle
des lois contre elle-même? Non. Souvent la tendance des lois doit
être en raison inverse de la tendance des mœurs. Mouler les lois sur
les mœurs générales, ne serait-ce pas donner, en Espagne, des primes
d’encouragement à l’intolérance religieuse et à la fainéantise; en
Angleterre, à l’esprit mercantile; en Italie, à l’amour des arts
destinés à exprimer la société, mais qui ne peuvent pas être toute la
société; en Allemagne, aux classifications nobiliaires; en France,
à l’esprit de légèreté, à la vogue des idées, aux factions qui nous
ont toujours dévorés. Qu’est-il arrivé depuis plus de quarante ans
que les colléges électoraux mettent la main aux lois! nous avons
quarante mille lois. Un peuple qui a quarante mille lois n’a pas de
loi. Cinq cents intelligences médiocres peuvent-elles avoir la force
de s’élever à ces considérations? Non. Les hommes sortis de cinq
cents localités différentes ne comprendront jamais d’une même manière
l’esprit de la loi, et la loi doit être une. Mais, je vais plus loin.
Tôt ou tard une assemblée tombe sous le sceptre d’un homme, et au lieu
d’avoir des dynasties de rois, vous avez les changeantes et coûteuses
dynasties des premiers ministres. Au bout de toute délibération se
trouvent Mirabeau, Danton, Robespierre ou Napoléon: des proconsuls
ou un empereur. En effet il faut une quantité déterminée de force
pour soulever un poids déterminé, cette force peut être distribuée
sur un plus ou moins grand nombre de leviers; mais, en définitif, la
force doit être proportionnée au poids: ici, le poids est la masse
ignorante et souffrante qui forme la première assise de toutes les
sociétés. Le pouvoir, étant répressif de sa nature, a besoin d’une
grande concentration pour opposer une résistance égale au mouvement
populaire. C’est l’application du principe que je viens de développer
en vous parlant de la restriction du privilége gouvernemental. Si vous
admettez des gens à talent, ils se soumettent à cette loi naturelle et
y soumettent le pays; si vous assemblez des hommes médiocres, ils sont
vaincus tôt ou tard par le génie supérieur: le député de talent sent
la raison d’État, le député médiocre transige avec la force. En somme,
une assemblée cède à une idée comme la Convention pendant la Terreur;
à une puissance, comme le corps législatif sous Napoléon; à un système
ou à l’argent, comme aujourd’hui. L’assemblée républicaine que rêvent
quelques bons esprits est impossible; ceux qui la veulent sont des
dupes toutes faites, ou des tyrans futurs. Une assemblée délibérante
qui discute les dangers d’une nation, quand il faut la faire agir, ne
vous semble-t-elle donc pas ridicule? Que le peuple ait des mandataires
chargés d’accorder ou de refuser les impôts, voilà qui est juste,
et qui a existé de tous temps, sous le plus cruel tyran comme sous
le prince le plus débonnaire. L’argent est insaisissable, l’impôt a
d’ailleurs des bornes naturelles au delà desquelles une nation se
soulève pour le refuser, ou se couche pour mourir. Que ce corps électif
et changeant comme les besoins, comme les idées qu’il représente,
s’oppose à concéder l’obéissance de tous à une loi mauvaise, tout est
bien. Mais supposer que cinq cents hommes, venus de tous les coins d’un
empire, feront une bonne loi, n’est-ce pas une mauvaise plaisanterie
que les peuples expient tôt ou tard? Ils changent alors de tyrans,
voilà tout. Le pouvoir, la loi, doivent donc être l’œuvre d’un seul,
qui, par la force des choses, est obligé de soumettre incessamment ses
actions à une approbation générale. Mais les modifications apportées à
l’exercice du pouvoir, soit d’un seul, soit de plusieurs, soit de la
multitude, ne peuvent se trouver que dans les institutions religieuses
d’un peuple. La religion est le seul contre-poids vraiment efficace aux
abus de la suprême puissance. Si le sentiment religieux périt chez
une nation, elle devient séditieuse par principe, et le prince se fait
tyran par nécessité. Les Chambres qu’on interpose entre les souverains
et les sujets ne sont que des palliatifs à ces deux tendances. Les
assemblées, selon ce que je viens de dire, deviennent complices ou de
l’insurrection ou de la tyrannie. Néanmoins le gouvernement d’un seul,
vers lequel je penche, n’est pas bon d’une bonté absolue, car les
résultats de la politique dépendront éternellement des mœurs et des
croyances. Si une nation est vieillie, si le philosophisme et l’esprit
de discussion l’ont corrompue jusqu’à la moelle des os, cette nation
marche au despotisme malgré les formes de la liberté; de même que les
peuples sages savent presque toujours trouver la liberté sous les
formes du despotisme. De tout ceci résulte la nécessité d’une grande
restriction dans les droits électoraux, la nécessité d’un pouvoir fort,
la nécessité d’une religion puissante qui rende le riche ami du pauvre,
et commande au pauvre une entière résignation. Enfin il existe une
véritable urgence de réduire les assemblées à la question de l’impôt et
à l’enregistrement des lois, en leur en enlevant la confection directe.
Il existe dans plusieurs têtes d’autres idées, je le sais. Aujourd’hui,
comme autrefois, il se rencontre des esprits ardents à chercher _le
mieux_, et qui voudraient ordonner les sociétés plus sagement qu’elles
ne le sont. Mais les innovations qui tendent à opérer de complets
déménagements sociaux ont besoin d’une sanction universelle. Aux
novateurs, la patience. Quand je mesure le temps qu’a nécessité
l’établissement du christianisme, révolution morale qui devait être
purement pacifique, je frémis en songeant aux malheurs d’une révolution
dans les intérêts matériels, et je conclus au maintien des institutions
existantes. A chacun sa pensée, a dit le christianisme, à chacun son
champ, a dit la loi moderne. La loi moderne s’est mise en harmonie
avec le christianisme. A chacun sa pensée, est la consécration des
droits de l’intelligence; à chacun son champ, est la consécration de la
propriété due aux efforts du travail. De là notre société. La nature a
basé la vie humaine sur le sentiment de la conservation individuelle,
la vie sociale s’est fondée sur l’intérêt personnel. Tels sont pour
moi les vrais principes politiques. En écrasant ces deux sentiments
égoïstes sous la pensée d’une vie future, la religion modifie la dureté
des contacts sociaux. Ainsi Dieu tempère les souffrances que produit
le frottement des intérêts, par le sentiment religieux qui fait une
vertu de l’oubli de lui-même, comme il a modéré par des lois inconnues
les frottements dans le mécanisme de ses mondes. Le christianisme
dit au pauvre de souffrir le riche, au riche de soulager les misères
du pauvre; pour moi, ce peu de mots est l’essence de toutes les lois
divines et humaines.

--Moi, qui ne suis pas un homme d’État, dit le notaire, je vois dans
un souverain le liquidateur d’une société qui doit demeurer en état
constant de liquidation, il transmet à son successeur un actif égal à
celui qu’il a reçu.

--Je ne suis pas un homme d’État, répliqua vivement Benassis en
interrompant le notaire. Il ne faut que du bon sens pour améliorer le
sort d’une Commune, d’un Canton ou d’un Arrondissement; le talent est
déjà nécessaire à celui qui gouverne un Département; mais ces quatre
sphères administratives offrent des horizons bornés que les vues
ordinaires peuvent facilement embrasser; leurs intérêts se rattachent
au grand mouvement de l’État par des liens visibles. Dans la région
supérieure tout s’agrandit, le regard de l’homme d’État doit dominer
le point de vue où il est placé. Là, où pour produire beaucoup de bien
dans un Département, dans un Arrondissement, dans un Canton ou dans
une Commune, il n’était besoin que de prévoir un résultat à dix ans
d’échéance, il faut, dès qu’il s’agit d’une nation, en pressentir les
destinées, les mesurer au cours d’un siècle. Le génie des Colbert,
des Sully n’est rien s’il ne s’appuie sur la volonté qui fait les
Napoléon et les Cromwell. Un grand ministre, messieurs, est une grande
pensée écrite sur toutes les années du siècle dont la splendeur et
les prospérités ont été préparées par lui. La constance est la vertu
qui lui est le plus nécessaire. Mais aussi, en toute chose humaine,
la constance n’est-elle pas la plus haute expression de la force?
Nous voyons depuis quelque temps trop d’hommes n’avoir que des idées
ministérielles au lieu d’avoir des idées nationales, pour ne pas
admirer le véritable homme d’État comme celui qui nous offre la plus
immense poésie humaine. Toujours voir au delà du moment et devancer la
destinée, être au-dessus du pouvoir et n’y rester que par le sentiment
de l’utilité dont on est sans s’abuser sur ses forces, dépouiller ses
passions et même toute ambition vulgaire pour demeurer maître de ses
facultés, pour prévoir, vouloir et agir sans cesse; se faire juste
et absolu, maintenir l’ordre en grand, imposer silence à son cœur et
n’écouter que son intelligence; n’être ni défiant, ni confiant, ni
douteur ni crédule, ni reconnaissant ni ingrat, ni en arrière avec un
événement ni surpris par une pensée; vivre enfin par le sentiment des
masses, et toujours les dominer en étendant les ailes de son esprit, le
volume de sa voix et la pénétration de son regard, en voyant non pas
les détails, mais les conséquences de toute chose, n’est-ce pas être un
peu plus qu’un homme? Aussi les noms de ces grands et nobles pères des
nations devraient-ils être à jamais populaires.

Il y eut un moment de silence, pendant lequel les convives
s’entre-regardèrent.

--Messieurs, vous n’avez rien dit de l’armée, s’écria Genestas.
L’organisation militaire me paraît le vrai type de toute bonne société
civile, l’épée est la tutrice d’un peuple.

--Capitaine, répondit en riant le juge de paix, un vieil avocat a dit
que les empires commençaient par l’épée et finissaient par l’écritoire,
nous en sommes à l’écritoire.

--Maintenant, messieurs, que nous avons réglé le sort du monde, parlons
d’autre chose. Allons, capitaine, un verre de vin de l’Ermitage,
s’écria le médecin en riant.

--Deux plutôt qu’un, dit Genestas en tendant son verre, et je veux
les boire à votre santé comme à celle d’un homme qui fait honneur à
l’espèce.

--Et que nous chérissons tous, dit le curé d’une voix pleine de douceur.

--Monsieur Janvier, voulez-vous donc me faire commettre quelque péché
d’orgueil?

--Monsieur le curé a dit bien bas ce que le Canton dit tout haut,
répliqua Cambon.

--Messieurs, je vous propose de reconduire monsieur Janvier vers le
presbytère, en nous promenant au clair de lune.

--Marchons, dirent les convives qui se mirent en devoir d’accompagner
le curé.

--Allons à ma grange, dit le médecin en prenant Genestas par le bras
après avoir dit adieu au curé et à ses hôtes. Là, capitaine Bluteau,
vous entendrez parler de Napoléon. J’ai quelques compères qui doivent
faire jaser Goguelat, notre piéton, sur ce dieu du peuple. Nicolle,
mon valet d’écurie, nous a dressé une échelle pour monter par une
lucarne en haut du foin, à une place d’où nous verrons toute la scène.
Croyez-moi, venez, une veillée a son prix. Ce n’est pas la première
fois que je me serai mis dans le foin pour écouter un récit de soldat
ou quelque conte de paysan. Mais cachons-nous bien, si ces pauvres gens
voient un étranger, ils font des façons et ne sont plus eux-mêmes.

--Eh! mon cher hôte, dit Genestas, n’ai-je pas souvent fait semblant
de dormir pour entendre mes cavaliers au bivouac? Tenez, je n’ai
jamais ri aux spectacles de Paris d’aussi bon cœur qu’au récit de la
déroute de Moscou, racontée en farce par un vieux maréchal-des-logis
à des conscrits qui avaient peur de la guerre. Il disait que l’armée
française faisait dans ses draps, qu’on buvait tout à la glace, que les
morts s’arrêtaient en chemin, qu’on avait vu la Russie blanche, qu’on
étrillait les chevaux à coups de dents, que ceux qui aimaient à patiner
s’étaient bien régalés, que les amateurs de gelées de viande en avaient
eu leur soûl, que les femmes étaient généralement froides, et que la
seule chose qui avait été sensiblement désagréable était de n’avoir
pas eu d’eau chaude pour se raser. Enfin il débitait des gaudrioles
si comiques, qu’un vieux fourrier qui avait eu le nez gelé, et qu’on
appelait _Nezrestant_, en riait lui-même.

--Chut, dit Benassis, nous voici arrivés, je passe le premier,
suivez-moi.

Tous deux montèrent à l’échelle et se blottirent dans le foin, sans
avoir été entendus par les gens de la veillée, au-dessus desquels ils
se trouvèrent assis de manière à les bien voir. Groupées par masses
autour de trois ou quatre chandelles, quelques femmes cousaient,
d’autres filaient, plusieurs restaient oisives, le cou tendu, la tête
et les yeux tournés vers un vieux paysan qui racontait une histoire.
La plupart des hommes se tenaient debout ou couchés sur des bottes de
foin. Ces groupes profondément silencieux étaient à peine éclairés par
les reflets vacillants des chandelles entourées de globes de verre
pleins d’eau qui concentraient la lumière en rayons, dans la clarté
desquelles se tenaient les travailleuses. L’étendue de la grange, dont
le haut restait sombre et noir, affaiblissait encore ces lueurs qui
coloraient inégalement les têtes en produisant de pittoresques effets
de clair-obscur. Ici brillaient le front brun et les yeux clairs d’une
petite paysanne curieuse; là, des bandes lumineuses découpaient les
rudes fronts de quelques vieux hommes, et dessinaient fantasquement
leurs vêtements usés ou décolorés. Tous ces gens attentifs, et divers
dans leurs poses, exprimaient sur leurs physionomies immobiles l’entier
abandon qu’ils faisaient de leur intelligence au conteur. C’était un
tableau curieux où éclatait la prodigieuse influence exercée sur tous
les esprits par la poésie. En exigeant de son narrateur un merveilleux
toujours simple ou de l’impossible presque croyable, le paysan ne se
montre-t-il pas ami de la plus pure poésie?

--Quoique cette maison eût une méchante mine, disait le paysan au
moment où les deux nouveaux auditeurs se furent placés pour l’entendre,
la pauvre femme bossue était si fatiguée d’avoir porté son chanvre au
marché, qu’elle y entra, forcée aussi par la nuit qui était venue.
Elle demanda seulement à y coucher; car, pour toute nourriture, elle
tira une croûte de son bissac et la mangea. Pour lors l’hôtesse, qui
était donc la femme des brigands, ne sachant rien de ce qu’ils avaient
convenu de faire pendant la nuit, accueillit la bossue et la mit en
haut, sans lumière. Ma bossue se jette sur un mauvais grabat, dit ses
prières, pense à son chanvre et va pour dormir. Mais, avant qu’elle ne
fût endormie, elle entend du bruit, et voit entrer deux hommes portant
une lanterne; chacun d’eux tenait un couteau; la peur la prend, parce
que, voyez-vous, dans ce temps-là les seigneurs aimaient tant les pâtés
de chair humaine, qu’on en faisait pour eux. Mais comme la vieille
avait le cuir parfaitement racorni, elle se rassura, en pensant qu’on
la regarderait comme une mauvaise nourriture. Les deux hommes passent
devant la bossue, vont à un lit qui était dans cette grande chambre,
et où l’on avait mis le monsieur à la grosse valise, qui passait donc
pour négromancien. Le plus grand lève la lanterne en prenant les pieds
du monsieur; le petit, celui qui avait fait l’ivrogne, lui empoigne
la tête et lui coupe le cou, net, d’une seule fois, croc! Puis ils
laissent là le corps et la tête, tout dans le sang, volent la valise
et descendent. Voilà notre femme bien embarrassée. Elle pense d’abord
à s’en aller sans qu’on s’en doute, ne sachant pas encore que la
Providence l’avait amenée là pour rendre gloire à Dieu et faire punir
le crime. Elle avait peur, et quand on a peur on ne s’inquiète de rien
du tout. Mais l’hôtesse, qui avait demandé des nouvelles de la bossue
aux deux brigands, les effraie, et ils remontent doucement dans le
petit escalier de bois. La pauvre bossue se pelotonne de peur et les
entend qui se disputent à voix basse. --Je te dis de la tuer. --Faut
pas la tuer. --Tue-la. --Non! Ils entrent. Ma femme, qui n’était pas
bête, ferme l’œil et fait comme si elle dormait. Elle se met à dormir
comme un enfant, la main sur son cœur, et prend une respiration de
chérubin. Celui qui avait la lanterne, l’ouvre, boute la lumière dans
l’œil de la vieille endormie, et ma femme de ne point sourciller,
tant elle avait peur pour son cou. --Tu vois bien qu’elle dort comme
un sabot, que dit le grand. --C’est si vilain les vieilles, répond le
petit. Je vais la tuer, nous serons plus tranquilles. D’ailleurs nous
la salerons et la donnerons à manger à nos cochons. En entendant ce
propos, ma vieille ne bouge pas. --Oh! bien, elle dort, dit le petit
crâne en voyant que la bossue n’avait pas bougé. Voilà comment la
vieille se sauva. Et l’on peut bien dire qu’elle était courageuse.
Certes, il y a bien ici des jeunes filles qui n’auraient pas eu la
respiration des chérubins en entendant parler des cochons. Les deux
brigands se mettent à enlever l’homme mort, le roulent dans ses draps
et le jettent dans la petite cour, où la vieille entend les cochons
accourir en grognant: _hon, hon!_ pour le manger. Pour lors, le
lendemain, reprit le narrateur après avoir fait une pause, la femme
s’en va, donnant deux sous pour son coucher. Elle prend son bissac,
fait comme si de rien n’était, demande les nouvelles du pays, sort en
paix et veut courir. Point! La peur lui coupe les jambes, bien à son
heur. Voici pourquoi. Elle avait à peine fait un demi-quart de lieue,
qu’elle voit venir un des brigands qui la suivait par finesse pour
s’assurer qu’elle n’eût rien vu. Elle te devine ça et s’assied sur une
pierre. --Qu’avez-vous, ma bonne femme? lui dit le petit, car c’était
le petit, le plus malicieux des deux, qui la guettait. --Ah! mon bon
homme, qu’elle répond, mon bissac est si lourd, et je suis si fatiguée,
que j’aurais bien besoin du bras d’un honnête homme (voyez-vous c’te
finaude!) pour gagner mon pauvre logis. Pour lors le brigand lui
offre de l’accompagner. Elle accepte. L’homme lui prend le bras pour
savoir si elle a peur. Ha! ben, c’te femme ne tremble point et marche
tranquillement. Et donc les voilà tous deux causant agriculture et de
la manière de faire venir le chanvre, tout bellement jusqu’au faubourg
de la ville où demeurait la bossue et où le brigand la quitta, de peur
de rencontrer quelqu’un de la justice. La femme arriva chez elle à
l’heure de midi et attendit son homme en réfléchissant aux événements
de son voyage et de la nuit. Le chanverrier rentra vers le soir. Il
avait faim, faut lui faire à manger. Donc, tout en graissant sa poêle
pour lui faire frire quelque chose, elle lui raconte comment elle a
vendu son chanvre, en bavardant à la manière des femmes, mais elle ne
dit rien des cochons, ni du monsieur tué, mangé, volé. Elle fait donc
flamber sa poêle pour la nettoyer. Elle la retire, veut l’essuyer, la
trouve pleine de sang. --Qu’est-ce que tu as mis là-dedans? dit-elle à
son homme. --Rien, qu’il répond. Elle croit avoir une lubie de femme et
remet sa poêle au feu. Pouf! une tête tombe par la cheminée. --Vois-tu?
C’est précisément la tête du mort, dit la vieille. Comme il me regarde!
Que me veut-il donc? --_Que tu le venges!_ lui dit une voix. --Que tu
es bête, dit le chanverrier; te voilà bien avec tes berlues qui n’ont
pas le sens commun. Il prend la tête, qui lui mord le doigt, et la
jette dans sa cour. --Fais mon omelette, qui dit, et ne t’inquiète
pas de ça. C’est un chat. --Un chat! qu’elle dit, il était rond comme
une boule. Elle remet sa poêle au feu. Pouf! tombe une jambe. Même
histoire. L’homme, pas plus étonné de voir le pied que d’avoir vu la
tête, empoigne la jambe et la jette à sa porte. Finalement, l’autre
jambe, les deux bras, le corps, tout le voyageur assassiné tombe un à
un. Point d’omelette. Le vieux marchand de chanvre avait bien faim.
--Par mon salut éternel, dit-il, si mon omelette se fait, nous verrons
à satisfaire cet homme-là. --Tu conviens donc maintenant que c’est un
homme? dit la bossue. Pourquoi m’as-tu dit tout à l’heure que c’était
pas une tête, grand asticoteur? La femme casse les œufs, fricasse
l’omelette et la sert sans plus grogner, parce qu’en voyant ce grabuge
elle commençait à être inquiète. Son homme s’assied et se met à manger.
La bossue, qui avait peur, dit qu’elle n’a pas faim. --Toc, toc! fait
un étranger en frappant à la porte. --Qui est là? --L’homme mort
d’hier. --Entrez, répond le chanverrier. Donc, le voyageur entre, se
met sur l’escabelle et dit: --Souvenez-vous de Dieu, qui donne la paix
pour l’éternité aux personnes qui confessent son nom! Femme, tu m’as vu
faire mourir, et tu gardes le silence. J’ai été mangé par les cochons!
Les cochons n’entrent pas dans le paradis. Donc moi, qui suis chrétien,
j’irai dans l’enfer faute par une femme de parler. Ça ne s’est jamais
vu. Faut me délivrer! et autres propos. La femme, qu’avait toujours de
plus en plus peur, nettoie sa poêle, met ses habits du dimanche, va
dire à la justice le crime qui fut découvert, et les voleurs joliment
roués sur la place du marché. Cette bonne œuvre faite, la femme et son
homme ont toujours eu le plus beau chanvre que vous ayez jamais vu.
Puis, ce qui leur fut plus agréable, ils eurent ce qu’ils désiraient
depuis longtemps, à savoir un enfant mâle qui devint, par suite des
temps, baron du roi. Voilà l’histoire véritable de LA BOSSUE COURAGEUSE.

--Je n’aime point ces histoires-là, elles me font rêver, dit la
Fosseuse. J’aime mieux les aventures de Napoléon.

--C’est vrai, dit le garde-champêtre. Voyons, monsieur Goguelat,
racontez-nous l’Empereur.

--La veillée est trop avancée, dit le piéton, et je n’aime point à
raccourcir les victoires.

--C’est égal, dites tout de même! Nous les connaissons pour vous les
avoir vu dire bien des fois; mais ça fait toujours plaisir à entendre.

--Racontez-nous l’Empereur! crièrent plusieurs personnes ensemble.

--Vous le voulez, répondit Goguelat. Eh! bien, vous verrez que ça ne
signifie rien quand c’est dit au pas de charge. J’aime mieux vous
raconter toute une bataille. Voulez-vous Champ-Aubert, où il n’y
avait plus de cartouches, et où l’on s’est astiqué tout de même à la
baïonnette?

--Non! l’Empereur! l’Empereur!

Le fantassin se leva de dessus sa botte de foin, promena sur
l’assemblée ce regard noir, tout chargé de misère, d’événements et de
souffrances qui distingue les vieux soldats. Il prit sa veste par les
deux basques de devant, les releva comme s’il s’agissait de recharger
le sac où jadis étaient ses hardes, ses souliers, toute sa fortune;
puis il s’appuya le corps sur la jambe gauche, avança la droite et
céda de bonne grâce aux vœux de l’assemblée. Après avoir repoussé ses
cheveux gris d’un seul côté de son front pour le découvrir, il porta
la tête vers le ciel afin de se mettre à la hauteur de la gigantesque
histoire qu’il allait dire.

--Voyez-vous, mes amis, Napoléon est né en Corse, qu’est une île
française, chauffée par le soleil d’Italie, où tout bout comme dans
une fournaise, et où l’on se tue les uns les autres, de père en
fils, à propos de rien: une idée qu’ils ont. Pour vous commencer
l’extraordinaire de la chose, sa mère, qui était la plus belle femme
de son temps et une finaude, eut la réflexion de le vouer à Dieu,
pour le faire échapper à tous les dangers de son enfance et de sa
vie, parce qu’elle avait rêvé que le monde était en feu le jour de
son accouchement. C’était une prophétie! Donc elle demande que Dieu
le protége, à condition que Napoléon rétablira sa sainte religion,
qu’était alors par terre. Voilà qu’est convenu, et ça s’est vu.

«Maintenant, suivez-moi bien, et dites-moi si ce que vous allez
entendre est naturel.

«Il est sûr et certain qu’un homme qui avait eu l’imagination de faire
un pacte secret pouvait seul être susceptible de passer à travers les
lignes des autres, à travers les balles, les décharges de mitraille
qui nous emportaient comme des mouches, et qui avaient du respect pour
sa tête. J’ai eu la preuve de cela, moi particulièrement, à Eylau. Je
le vois encore, monte sur une hauteur, prend sa lorgnette, regarde
sa bataille et dit: Ça va bien! Un de mes intrigants à panaches qui
l’embêtaient considérablement et le suivaient partout, même pendant
qu’il mangeait, qu’on nous a dit, veut faire le malin, et prend la
place de l’empereur quand il s’en va. Oh! raflé! plus de panache. Vous
entendez ben que Napoléon s’était engagé à garder son secret pour lui
seul. Voilà pourquoi tous ceux qui l’accompagnaient, même ses amis
particuliers, tombaient comme des noix: Duroc, Bessières, Lannes, tous
hommes forts comme des barres d’acier et qu’il fondait à son usage.
Enfin, à preuve qu’il était l’enfant de Dieu, fait pour être le père du
soldat, c’est qu’on ne l’a jamais vu ni lieutenant ni capitaine! Ah!
bien oui, en chef tout de suite. Il n’avait pas l’air d’avoir plus de
vingt-trois ans, qu’il était vieux général, depuis la prise de Toulon,
où il a commencé par faire voir aux autres qu’ils n’entendaient rien
à manœuvrer les canons. Pour lors, nous tombe tout maigrelet général
en chef à l’armée d’Italie, qui manquait de pain, de munitions, de
souliers, d’habits, une pauvre armée nue comme un ver. --«Mes amis,
qui dit, nous voilà ensemble. Or, mettez-vous dans la boule que d’ici
à quinze jours vous serez vainqueurs, habillés à neuf, que vous aurez
tous des capotes, de bonnes guêtres, de fameux souliers; mais, mes
enfants, faut marcher pour les aller prendre à Milan, où il y en a.»
Et l’on a marché. Le Français, écrasé, plat comme une punaise, se
redresse. Nous étions trente mille va-nu-pieds contre quatre-vingt
mille fendants d’Allemands, tous beaux hommes, bien garnis, que je
vois encore. Alors Napoléon, qui n’était encore que Bonaparte, nous
souffle je ne sais quoi dans le ventre. Et l’on marche la nuit, et
l’on marche le jour, l’on te les tape à Montenotte, on court les
rosser à Rivoli, Lodi, Arcole, Millesimo, et on ne te les lâche pas.
Le soldat prend goût à être vainqueur. Alors Napoléon vous enveloppe
ces généraux allemands qui ne savaient où se fourrer pour être à leur
aise, les pelote très-bien, leur chippe quelquefois des dix mille
hommes d’un seul coup en vous les entourant de quinze cents Français
qu’il faisait foisonner à sa manière. Enfin, leur prend leurs canons,
vivres, argent, munitions, tout ce qu’ils avaient de bon à prendre,
vous les jette à l’eau, les bat sur les montagnes, les mord dans
l’air, les dévore sur terre, les fouaille partout. Voilà des troupes
qui se remplument; parce que, voyez-vous, l’empereur, qu’était aussi
un homme d’esprit, se fait bien venir de l’habitant, auquel il dit
qu’il est arrivé pour le délivrer. Pour lors, le péquin nous loge et
nous chérit, les femmes aussi, qu’étaient des femmes très judicieuses.
Fin finale, en ventôse 96, qu’était dans ce temps-là le mois de mars
d’aujourd’hui, nous étions acculés dans un coin du pays des marmottes;
mais après la campagne, nous voilà maîtres de l’Italie, comme Napoléon
l’avait prédit. Et au mois de mars suivant, en une seule année et
deux campagnes, il nous met en vue de Vienne: tout était brossé. Nous
avions mangé trois armées successivement différentes, et dégommé quatre
généraux autrichiens, dont un vieux qu’avait les cheveux blancs, et
qui a été cuit comme un rat dans les paillassons, à Mantoue. Les rois
demandaient grâce à genoux! La paix était conquise. Un homme aurait-il
pu faire cela? Non. Dieu l’aidait, c’est sûr. Il se subdivisionnait
comme les cinq pains de l’Évangile, commandait la bataille le jour,
la préparait la nuit, que les sentinelles le voyaient toujours allant
et venant, et ne dormait ni ne mangeait. Pour lors, reconnaissant ces
prodiges, le soldat te l’adopte pour son père. Et en avant! Les autres,
à Paris, voyant cela, se disent: «Voilà un pèlerin qui paraît prendre
ses mots d’ordre dans le ciel, il est singulièrement capable de mettre
la main sur la France; faut le lâcher sur l’Asie ou sur l’Amérique,
il s’en contentera peut-être!» Ça était écrit pour lui comme pour
Jésus-Christ. Le fait est qu’on lui donne ordre de faire faction en
Égypte. Voilà sa ressemblance avec le fils de Dieu. Ce n’est pas tout.
Il rassemble ses meilleurs lapins, ceux qu’il avait particulièrement
endiablés, et leur dit comme ça: «Mes amis, pour le quart d’heure,
on nous donne l’Égypte à chiquer. Mais nous l’avalerons en un temps
et deux mouvements, comme nous avons fait de l’Italie. Les simples
soldats seront des princes qui auront des terres à eux. En avant!»
En avant! les enfants, disent les sergents. Et l’on arrive à Toulon,
route d’Égypte. Pour lors, les Anglais avaient tous leurs vaisseaux
en mer. Mais quand nous nous embarquons, Napoléon nous dit: «Ils ne
nous verront pas, et il est bon que vous sachiez, dès à présent, que
votre général possède une étoile dans le ciel qui nous guide et nous
protége!» Qui fut dit fut fait. En passant sur la mer, nous prenons
Malte, comme une orange pour le désaltérer de sa soif de victoire, car
c’était un homme qui ne pouvait pas être sans rien faire. Nous voilà
en Égypte. Bon. Là, autre consigne. Les Égyptiens, voyez-vous, sont
des hommes qui, depuis que le monde est monde, ont coutume d’avoir
des géants pour souverains, des armées nombreuses comme des fourmis;
parce que c’est un pays de génies et de crocodiles, où l’on a bâti
des pyramides grosses comme nos montagnes, sous lesquelles ils ont eu
l’imagination de mettre leurs rois pour les conserver frais, chose qui
leur plaît généralement. Pour lors, en débarquant, le petit caporal
nous dit: «Mes enfants, les pays que vous allez conquérir tiennent à
un tas de dieux qu’il faut respecter, parce que le Français doit être
l’ami de tout le monde, et battre les gens sans les vexer. Mettez-vous
dans la coloquinte de ne toucher à rien, d’abord; parce que nous aurons
tout après! Et marchez!» Voilà qui va bien. Mais tous ces gens-là,
auxquels Napoléon était prédit, sous le nom de Kébir-Bonaberdis, un mot
de leur patois qui veut dire: _le sultan fait feu_, en ont une peur
comme du diable. Alors, le Grand-Turc, l’Asie, l’Afrique ont recours
à la magie, et nous envoient un démon, nommé Mody, soupçonné d’être
descendu du ciel sur un cheval blanc qui était, comme son maître,
incombustible au boulet, et qui tous deux vivaient de l’air du temps.
Il y en a qui l’ont vu; mais moi je n’ai pas de raisons pour vous en
faire certains. C’était les puissances de l’Arabie et les Mameluks, qui
voulaient faire croire à leurs troupiers que le Mody était capable de
les empêcher de mourir à la bataille, sous prétexte qu’il était un ange
envoyé pour combattre Napoléon et lui reprendre le sceau de Salomon,
un de leurs fourniments à eux, qu’ils prétendaient avoir été volé par
notre général. Vous entendez bien qu’on leur a fait faire la grimace
tout de même.

«Ha! çà, dites-moi d’où ils avaient su le pacte de Napoléon? Était-ce
naturel?

«Il passait pour certain dans leur esprit qu’il commandait aux génies
et se transportait en un clin d’œil d’un lieu à un autre, comme un
oiseau. Le fait est qu’il était partout. Enfin, qu’il venait leur
enlever une reine, belle comme le jour, pour laquelle il avait offert
tous ses trésors et des diamants gros comme des œufs de pigeons,
marché que le Mameluk, de qui elle était la particulière, quoiqu’il
en eût d’autres, avait refusé positivement. Dans ces termes-là, les
affaires ne pouvaient donc s’arranger qu’avec beaucoup de combats.
Et c’est ce dont on ne s’est pas fait faute, car il y a eu des coups
pour tout le monde. Alors, nous nous sommes mis en ligne à Alexandrie,
à Giseh et devant les Pyramides. Il a fallu marcher sous le soleil,
dans le sable, où les gens sujets d’avoir la berlue voyaient des eaux
desquelles on ne pouvait pas boire, et de l’ombre que ça faisait suer.
Mais nous mangeons le Mameluk à l’ordinaire, et tout plie à la voix de
Napoléon, qui s’empare de la haute et basse Égypte, l’Arabie, enfin
jusqu’aux capitales des royaumes qui n’étaient plus, et où il y avait
des milliers de statues, les cinq cents diables de la Nature, puis,
chose particulière, une infinité de lézards, un tonnerre de pays où
chacun pouvait prendre ses arpents de terre, pour peu que ça lui fût
agréable. Pendant qu’il s’occupe de ses affaires dans l’intérieur, où
il avait idée de faire des choses superbes, les Anglais lui brûlent sa
flotte à la bataille d’Aboukir, car ils ne savaient quoi s’inventer
pour nous contrarier. Mais Napoléon, qui avait l’estime de l’Orient et
de l’Occident, que le pape l’appelait son fils, et le cousin de Mahomet
son cher père, veut se venger de l’Angleterre, et lui prendre les
Indes, pour se remplacer de sa flotte. Il allait nous conduire en Asie,
par la mer Rouge, dans des pays où il n’y a que des diamants, de l’or,
pour faire la paie aux soldats, et des palais pour étapes, lorsque le
Mody s’arrange avec la peste, et nous l’envoie pour interrompre nos
victoires. Halte! Alors tout le monde défile à c’te parade, d’où l’on
ne revient pas sur ses pieds. Le soldat mourant ne peut pas te prendre
Saint-Jean-d’Acre, où l’on est entré trois fois avec un entêtement
généreux et martial. Mais la peste était la plus forte; il n’y avait
pas à dire: Mon bel ami! Tout le monde se trouvait très-malade.
Napoléon seul était frais comme une rose, et toute l’armée l’a vu
buvant la peste sans que ça lui fît rien du tout.

«Ha! çà, mes amis, croyez-vous que c’était naturel?

«Les Mameluks, sachant que nous étions tous dans les ambulances,
veulent nous barrer le chemin; mais, avec Napoléon, c’te farce-là ne
pouvait pas prendre. Donc, il dit à ses damnés, à ceux qui avaient le
cuir plus dur que les autres: «Allez me nettoyer la route.» Junot,
qu’était un sabreur au premier numéro, et son ami véritable, ne prend
que mille hommes, et vous a décousu tout de même l’armée d’un pacha qui
avait la prétention de se mettre en travers. Pour lors, nous revenons
au Caire, notre quartier général. Autre histoire. Napoléon absent la
France s’était laissé détruire le tempérament par les gens de Paris
qui gardaient la solde des troupes, leur masse de linge, leurs habits,
les laissaient crever de faim, et voulaient qu’elles fissent la loi à
l’univers, sans s’en inquiéter autrement. C’était des imbéciles qui
s’amusaient à bavarder au lieu de mettre la main à la pâte. Et donc,
nos armées étaient battues, les frontières de la France entamées:
L’HOMME n’était plus là. Voyez-vous, je dis _l’homme_, parce qu’on l’a
nommé comme ça, mais c’était une bêtise, puisqu’il avait une étoile et
toutes ses particularités: c’était nous autres qui étions les hommes!
Il apprend l’histoire de France après sa fameuse bataille d’Aboukir,
où, sans perdre plus de trois cents hommes, et, avec une seule
division, il a vaincu la grande armée des Turcs forte de vingt-cinq
mille hommes, et il en a bousculé dans la mer plus d’une grande moitié,
rrah! Ce fut son dernier coup de tonnerre en Égypte. Il se dit, voyant
tout perdu là-bas: «Je suis le sauveur de la France, je le sais,
faut que j’y aille.» Mais comprenez bien que l’armée n’a pas su son
départ, sans quoi on l’aurait gardé de force, pour le faire empereur
d’Orient. Aussi nous voilà tous tristes, quand nous sommes sans lui,
parce qu’il était notre joie. Lui, laisse son commandement à Kléber,
un grand mâtin qu’a descendu la garde, assassiné par un Égyptien qu’on
a fait mourir en lui mettant une baïonnette dans le derrière, qui est
la manière de guillotiner dans ce pays-là; mais ça fait tant souffrir,
qu’un soldat a eu pitié de ce criminel, il lui a tendu sa gourde; et
aussitôt que l’Égyptien a eu bu de l’eau, il a tortillé de l’œil avec
un plaisir infini. Mais nous ne nous amusons pas à cette bagatelle.
Napoléon met le pied sur une coquille de noix, un petit navire de
rien du tout qui s’appelait _la Fortune_, et, en un clin d’œil, à la
barbe de l’Angleterre qui le bloquait avec des vaisseaux de ligne,
frégates et tout ce qui faisait voile, il débarque en France, car il
a toujours eu le don de passer les mers en une enjambée. Était-ce
naturel! Bah! aussitôt qu’il est à Fréjus, autant dire qu’il a les
pieds dans Paris. Là, tout le monde l’adore; mais lui, convoque le
Gouvernement. «Qu’avez-vous fait de mes enfants les soldats? qui dit
aux avocats; vous êtes un tas de galapiats qui vous fichez du monde,
et faites vos choux gras de la France. Ça n’est pas juste, et je
parle pour tout le monde qu’est pas content!» Pour lors, ils veulent
babiller et le tuer; mais minute! Il les enferme dans leur caserne à
paroles, les fait sauter par les fenêtres, et vous les enrégimente à
sa suite, où ils deviennent muets comme des poissons, souples comme
des blagues à tabac. De ce coup passe consul; et, comme ce n’était pas
lui qui pouvait douter de l’Être Suprême, il remplit alors sa promesse
envers le bon Dieu, qui lui tenait sérieusement parole; lui rend ses
églises, rétablit sa religion; les cloches sonnent pour Dieu et pour
lui. Voilà tout le monde content: _primo_, les prêtres qu’il empêche
d’être tracassés; _segondo_, le bourgeois qui fait son commerce, sans
avoir à craindre le _rapiamus_ de la loi qu’était devenue injuste;
_tertio_, les nobles qu’il défend d’être fait mourir, comme on en avait
malheureusement contracté l’habitude. Mais il y avait des ennemis à
balayer, et il ne s’endort pas sur la gamelle, parce que, voyez-vous,
son œil vous traversait le monde comme une simple tête d’homme. Pour
lors, paraît en Italie, comme s’il passait la tête par la fenêtre, et
son regard suffit. Les Autrichiens sont avalés à Marengo comme des
goujons par une baleine! Haouf! Ici, la victoire française a chanté sa
gamme assez haut pour que le monde entier l’entende, et ça a suffi.
«Nous n’en jouons plus, que disent les Allemands. --Assez comme ça!»
disent les autres. Total: l’Europe fait la cane, l’Angleterre met
les pouces. Paix générale où les rois et les peuples font mine de
s’embrasser. C’est là que l’empereur a inventé la Légion-d’Honneur, une
bien belle chose, allez! «En France, qu’il a dit à Boulogne, devant
l’armée entière, tout le monde a du courage! Donc, la partie civile qui
fera des actions d’éclat sera sœur du soldat, le soldat sera son frère,
et ils seront unis sous le drapeau de l’honneur.» Nous autres, qui
étions là-bas, nous revenons d’Égypte. Tout était changé! Nous l’avions
laissé général, en un rien de temps nous le retrouvons empereur.
Ma foi, la France s’était donnée à lui, comme une belle fille à un
lancier. Or, quand ça fut fait, à la satisfaction générale, on peut
le dire, il y eut une sainte cérémonie comme il ne s’en était jamais
vu sous la calotte des cieux. Le pape et les cardinaux, dans leurs
habits d’or et rouges, passent les Alpes exprès pour le sacrer devant
l’armée et le peuple, qui battent des mains. Il y a une chose que je
serais injuste de ne pas vous dire. En Égypte, dans le désert, près de
la Syrie, L’HOMME ROUGE lui apparut dans la montagne de Moïse, pour
lui dire: «Ça va bien.» Puis, à Marengo, le soir de la victoire, pour
la seconde fois, s’est dressé devant lui sur ses pieds, l’Homme Rouge,
qui lui dit: «Tu verras le monde à tes genoux, et tu seras empereur des
Français, roi d’Italie, maître de la Hollande, souverain de l’Espagne,
du Portugal, provinces illyriennes, protecteur de l’Allemagne, sauveur
de la Pologne, premier aigle de la Légion-d’Honneur, et tout.» Cet
Homme Rouge, voyez-vous, c’était son idée, à lui; une manière de
piéton qui lui servait, à ce que disent plusieurs, pour communiquer
avec son étoile. Moi, je n’ai jamais cru cela; mais l’Homme Rouge est
un fait véritable, et Napoléon en a parlé lui-même, et a dit qu’il
lui venait dans les moments durs à passer, et restait au palais des
Tuileries, dans les combles. Donc, au couronnement, Napoléon l’a vu le
soir pour la troisième fois, et ils furent en délibération sur bien
des choses. Lors, l’empereur va droit à Milan se faire couronner roi
d’Italie. Là commence véritablement le triomphe du soldat. Pour lors,
tout ce qui savait écrire passe officier. Voilà les pensions, les
dotations de duchés qui pleuvent; des trésors pour l’état-major qui ne
coûtaient rien à la France; et la Légion-d’Honneur fournie de rentes
pour les simples soldats, sur lesquels je touche encore ma pension.
Enfin, voilà des armées tenues comme il ne s’en était jamais vu. Mais
l’empereur, qui savait qu’il devait être l’empereur de tout le monde,
pense aux bourgeois, et leur fait bâtir, suivant leurs idées, des
monuments de fées, là où il n’y avait pas plus que sur ma main; une
supposition, vous reveniez d’Espagne, pour passer à Berlin; hé bien!
vous retrouviez des arches de triomphe avec de simples soldats mis
dessus en belle sculpture, ni plus ni moins que des généraux. Napoléon,
en deux ou trois ans, sans mettre d’impôts sur vous autres, remplit ses
caves d’or, fait des ponts, des palais, des routes, des savants, des
fêtes, des lois, des vaisseaux, des ports; et dépense des millions de
milliasses, et tant, et tant, qu’on m’a dit qu’il en aurait pu paver
la France de pièces de cent sous, si ça avait été sa fantaisie. Alors,
quand il se trouve à son aise sur son trône, et si bien le maître de
tout, que l’Europe attendait sa permission pour faire ses besoins:
comme il avait quatre frères et trois sœurs, il nous dit en manière de
conversation, à l’ordre du jour: «Mes enfants, est-il juste que les
parents de votre empereur tendent la main? Non. Je veux qu’ils soient
flambants, tout comme moi! Pour lors, il est de toute nécessité de
conquérir un royaume pour chacun d’eux, afin que le Français soit le
maître de tout; que les soldats de la garde fassent trembler le monde,
et que la France crache où elle veut, et qu’on lui dise, comme sur
ma monnaie, _Dieu vous protége_! --Convenu! répond l’armée, on t’ira
pêcher des royaumes à la baïonnette.» Ha! c’est qu’il n’y avait pas à
reculer, voyez-vous! et s’il avait eu dans sa boule de conquérir la
lune, il aurait fallu s’arranger pour ça, faire ses sacs, et grimper;
heureusement qu’il n’en a pas eu la volonté. Les rois, qu’étaient
habitués aux douceurs de leurs trônes, se font naturellement tirer
l’oreille; et alors, en avant, nous autres. Nous marchons, nous allons,
et le tremblement recommence avec une solidité générale. En a-t-il
fait user, dans ce temps-là, des hommes et des souliers! Alors on se
battait à coups de nous si cruellement, que d’autres que les Français
s’en seraient fatigués. Mais vous n’ignorez pas que le Français est
né philosophe, et, un peu plus tôt, un peu plus tard, sait qu’il faut
mourir. Aussi nous mourions tous sans rien dire, parce qu’on avait
le plaisir de voir l’empereur faire ça sur les géographies. (Là, le
fantassin décrivit lestement un rond avec son pied sur l’aire de la
grange.) Et il disait: «Ça, ce sera un royaume!» et c’était un royaume.
Quel bon temps! Les colonels passaient généraux, le temps de les voir;
les généraux maréchaux, les maréchaux rois. Et il y en a encore un, qui
est debout pour le dire à l’Europe, quoique ce soit un Gascon, traître
à la France pour garder sa couronne, qui n’a pas rougi de honte, parce
que, voyez-vous, les couronnes sont en or! Enfin, les sapeurs qui
savaient lire devenaient nobles tout de même. Moi qui vous parle, j’ai
vu à Paris onze rois et un peuple de princes qui entouraient Napoléon,
comme les rayons du soleil! Vous entendez bien que chaque soldat, ayant
la chance de chausser un trône, pourvu qu’il en eût le mérite, un
caporal de la garde était comme une curiosité qu’on l’admirait passer,
parce que chacun avait son contingent dans la victoire, parfaitement
connu dans le bulletin. Et y en avait-il de ces batailles! Austerlitz,
où l’armée a manœuvré comme à la parade; Eylau, où l’on a noyé les
Russes dans un lac, comme si Napoléon avait soufflé dessus; Wagram,
où l’on s’est battu trois jours sans bouder. Enfin, y en avait autant
que de saints au calendrier. Aussi alors fut-il prouvé que Napoléon
possédait dans son fourreau la véritable épée de Dieu. Alors le soldat
avait son estime, et il en faisait son enfant, s’inquiétait si vous
aviez des souliers, du linge, des capotes, du pain, des cartouches;
quoiqu’il tînt sa majesté, puisque c’était son métier à lui de régner.
Mais c’est égal! un sergent et même un soldat pouvait lui dire: «Mon
empereur,» comme vous me dites à moi quelquefois: «Mon bon ami.» Et il
répondait aux raisons qu’on lui faisait, couchait dans la neige comme
nous autres; enfin, il avait presque l’air d’un homme naturel. Moi qui
vous parle, je l’ai vu, les pieds dans la mitraille, pas plus gêné que
vous êtes là, et mobile, regardant avec sa lorgnette, toujours à son
affaire; alors nous restions là, tranquilles comme Baptiste. Je ne sais
pas comment il s’y prenait, mais quand il nous parlait, sa parole nous
envoyait comme du feu dans l’estomac; et, pour lui montrer qu’on était
ses enfants, incapables de bouquer, on allait pas ordinaire devant
des polissons de canons qui gueulaient et vomissaient des régiments
de boulets, sans dire gare. Enfin, les mourants avaient la chose de
se relever pour le saluer et lui crier: «Vive l’empereur!» Était-ce
naturel! auriez-vous fait cela pour un simple homme?

«Pour lors, tout son monde établi, l’impératrice Joséphine, qu’était
une bonne femme tout de même, ayant la chose tournée à ne pas lui
donner d’enfants, il fut obligé de la quitter quoiqu’il l’aimât
considérablement. Mais il lui fallait des petits, rapport au
gouvernement. Apprenant cette difficulté, tous les souverains de
l’Europe se sont battus à qui lui donnerait une femme. Et il a épousé,
qu’on nous a dit, une Autrichienne, qu’était la fille des Césars, un
homme ancien dont on parle partout, et pas seulement dans nos pays,
où vous entendez dire qu’il a tout fait, mais en Europe. Et c’est si
vrai que, moi qui vous parle en ce moment, je suis allé sur le Danube
où j’ai vu les morceaux d’un pont bâti par cet homme, qui paraît qu’a
été, à Rome, parent de Napoléon d’où s’est autorisé l’empereur d’en
prendre l’héritage pour son fils. Donc, après son mariage, qui fut une
fête pour le monde entier, et où il a fait grâce au peuple de dix ans
d’impositions, qu’on a payés tout de même, parce que les gabelous n’en
ont pas tenu compte, sa femme a eu un petit qu’était roi de Rome; une
chose qui ne s’était pas encore vue sur terre, car jamais un enfant
n’était né roi, son père vivant. Ce jour-là, un ballon est parti de
Paris pour le dire à Rome, et ce ballon a fait le chemin en un jour.
Ha! çà, y a-t-il maintenant quelqu’un de vous autres qui me soutiendra
que tout ça était naturel? Non, c’était écrit là-haut! Et la gale à qui
ne dira pas qu’il a été envoyé par Dieu même pour faire triompher la
France. Mais voilà l’empereur de Russie, qu’était son ami, qui se fâche
de ce qu’il n’a pas épousé une Russe et qui soutient les Anglais, nos
ennemis, auxquels on avait toujours empêché Napoléon d’aller dire deux
mots dans leur boutique. Fallait donc en finir avec ces canards-là.
Napoléon se fâche et nous dit: --«Soldats! vous avez été maîtres dans
toutes les capitales de l’Europe; reste Moscou, qui s’est allié à
l’Angleterre. Or, pour pouvoir conquérir Londres et les Indes qu’est à
eux, je trouve définitif d’aller à Moscou.» Pour lors, assemble la plus
grande des armées qui jamais ait traîné ses guêtres sur le globe, et si
curieusement bien alignée, qu’en un jour il a passé en revue un million
d’hommes. --Hourra! disent les Russes. Et voilà la Russie tout entière,
des animaux de cosaques qui s’envolent. C’était pays contre pays, un
boulevari général, dont il fallait se garer. Et comme avait dit l’Homme
Rouge à Napoléon: C’est l’Asie contre l’Europe! --Suffit, qu’il dit, je
vais me précautionner. Et voilà, fectivement tous les rois qui viennent
lécher la main de Napoléon! L’Autriche, la Prusse, la Bavière, la Saxe,
la Pologne, l’Italie, tout est avec nous, nous flatte, et c’était
beau! Les aigles n’ont jamais tant roucoulé qu’à ces parades-là,
qu’elles étaient au-dessus de tous les drapeaux de l’Europe. Les
Polonais ne se tenaient pas de joie, parce que l’empereur avait idée
de les relever; de là, que la Pologne et la France ont toujours été
frères. Enfin «A nous la Russie!» crie l’armée. Nous entrons bien
fournis; nous marchons, marchons: point de Russes. Enfin nous trouvons
nos mâtins campés à la Moskowa. C’est là que j’ai eu la croix, et
j’ai congé de dire que ce fut une sacrée bataille! L’empereur était
inquiet, il avait vu l’Homme Rouge, qui lui dit: Mon enfant, tu vas
plus vite que le pas, les hommes te manqueront, les amis te trahiront.
Pour lors, proposa la paix. Mais avant de la signer: «Frottons les
Russes!» qui nous dit. «Tope!» s’écria l’armée. «En avant!» disent
les sergents. Mes souliers étaient usés, mes habits décousus, à force
d’avoir trimé dans ces chemins-là qui ne sont pas commodes du tout!
Mais c’est égal! «Puisque c’est la fin du tremblement, que je me dis,
je veux m’en donner tout mon soûl!» Nous étions devant le grand ravin;
c’était les premières places! Le signal se donne, sept cents pièces
d’artillerie commencent une conversation à vous faire sortir le sang
par les oreilles. Là, faut rendre justice à ses ennemis, mes Russes se
faisaient tuer comme des Français, sans reculer, et nous n’avancions
pas. «En avant, nous dit-on, voilà l’empereur!» C’était vrai, passe au
galop en nous faisant signe qu’il s’importait beaucoup de prendre la
redoute. Il nous anime, nous courons, j’arrive le premier au ravin.
Ah! mon Dieu, les lieutenants tombaient, les colonels, les soldats!
C’est égal! Ça faisait des souliers à ceux qui n’en avaient pas et des
épaulettes pour les intrigants qui savaient lire. Victoire! c’est le
cri de toute la ligne. Par exemple, ce qui ne s’était jamais vu, il
y avait vingt-cinq mille Français par terre. Excusez du peu! C’était
un vrai champ de blé coupé: au lieu d’épis, mettez des hommes! Nous
étions dégrisés, nous autres. L’Homme arrive, on fait le cercle autour
de lui. Pour lors, il nous câline, car il était aimable quand il le
voulait, à nous faire contenter de vache enragée par une faim de deux
loups. Alors mon câlin distribue soi-même les croix, salue les morts;
puis nous dit: A Moscou! --Va pour Moscou! dit l’armée. Nous prenons
Moscou. Voilà-t-il pas que les Russes brûlent leur ville? Ç’a été un
feu de paille de deux lieues, qui a flambé pendant deux jours. Les
édifices tombaient comme des ardoises! Il y avait des pluies de fer
et de plomb fondus qui étaient naturellement horribles; et l’on peut
vous le dire, à vous, ce fut l’éclair de nos malheurs. L’empereur dit:
Assez comme ça, tous mes soldats y resteraient! Nous nous amusons
à nous rafraîchir un petit moment et à se refaire le cadavre parce
qu’on était réellement fatigué beaucoup. Nous emportons une croix d’or
qu’était sur le Kremlin, et chaque soldat avait une petite fortune.
Mais, en revenant, l’hiver s’avance d’un mois, chose que les savants
qui sont des bêtes n’ont pas expliqué suffisamment, et le froid nous
pince. Plus d’armée, entendez-vous? plus de généraux, plus de sergents
même. Pour lors, ce fut le règne de la misère et de la faim, règne
où nous étions réellement tous égaux! On ne pensait qu’à revoir la
France, l’on ne se baissait pas pour ramasser son fusil ni son argent;
et chacun allait devant lui, arme à volonté, sans se soucier de la
gloire. Enfin le temps était si mauvais que l’empereur n’a plus vu son
étoile. Il y avait quelque chose entre le ciel et lui. Pauvre homme,
qu’il était malade de voir ses aigles à contrefil de la victoire! Et
ça lui en a donné une sévère, allez! Arrive la Bérézina. Ici, mes
amis, l’on peut vous affirmer par ce qu’il y a de plus sacré, sur
l’honneur, que, depuis qu’il y a des hommes, jamais au grand jamais,
ne s’était vu pareille fricassée d’armée, de voitures, d’artillerie,
dans de pareille neige, sous un ciel pareillement ingrat. Le canon
des fusils vous brûlait la main, si vous y touchiez, tant il était
froid. C’est là que l’armée a été sauvée par les pontonniers, qui
se sont trouvés solides au poste, et où s’est parfaitement comporté
Gondrin, le seul vivant des gens assez entêtés pour se mettre à l’eau
afin de bâtir les ponts sur lesquels l’armée a passé, et se sauver des
Russes qui avaient encore du respect pour la grande armée, rapport
aux victoires. Et, dit-il en montrant Gondrin qui le regardait avec
l’attention particulière aux sourds, Gondrin est un troupier fini, un
troupier d’honneur même, qui mérite vos plus grands égards. J’ai vu,
reprit-il, l’empereur debout près du pont, immobile, n’ayant point
froid. Était-ce encore naturel? Il regardait la perte de ses trésors,
de ses amis, de ses vieux Égyptiens. Bah! tout y passait, les femmes,
les fourgons, l’artillerie, tout était consommé, mangé, ruiné. Les
plus courageux gardaient les aigles; parce que les aigles, voyez-vous,
c’était la France, c’était tout vous autres, c’était l’honneur du
civil et du militaire qui devait rester pur et ne pas baisser la tête
à cause du froid. On ne se réchauffait guère que près de l’empereur,
puisque quand il était en danger, nous accourions, gelés, nous qui ne
nous arrêtions pas pour tendre la main à des amis. On dit aussi qu’il
pleurait la nuit sur sa pauvre famille de soldats. Il n’y avait que lui
et des Français pour se tirer de là; et l’on s’en est tiré, mais avec
des pertes et de grandes pertes que je dis! Les alliés avaient mangé
nos vivres. Tout commençait à le trahir comme lui avait dit l’Homme
Rouge. Les bavards de Paris, qui se taisaient depuis l’établissement
de la Garde impériale, le croient mort et trament une conspiration
où l’on met dedans le préfet de police pour renverser l’empereur. Il
apprend ces choses-là, ça vous le taquine, et il nous dit quand il
est parti: «Adieu, mes enfants, gardez les postes, je vais revenir.»
Bah! ses généraux battent la breloque, car sans lui ce n’était plus
ça. Les maréchaux se disent des sottises, font des bêtises, et c’était
naturel; Napoléon, qui était un bon homme, les avait nourris d’or,
ils devenaient gras à lard qu’ils ne voulaient plus marcher. De là
sont venus les malheurs, parce que plusieurs sont restés en garnison
sans frotter le dos des ennemis derrière lesquels ils étaient, tandis
qu’on nous poussait vers la France. Mais l’empereur nous revient avec
des conscrits et de fameux conscrits, auxquels il changea le moral
parfaitement et en fit des chiens finis à mordre quiconque, avec
des bourgeois en garde d’honneur, une belle troupe qui a fondu comme
du beurre sur un gril. Malgré notre tenue sévère, voilà que tout est
contre nous; mais l’armée fait encore des prodiges de valeur. Pour
lors se donnent des batailles de montagnes, peuples contre peuples, à
Dresde, Lutzen, Bautzen... Souvenez-vous de ça, vous autres, parce que
c’est là que le Français a été si particulièrement héroïque, que dans
ce temps-là, un bon grenadier ne durait pas plus de six mois. Nous
triomphons toujours; mais sur les derrières, ne voilà-t-il pas les
Anglais qui font révolter les peuples en leur disant des bêtises. Enfin
on se fait jour à travers ces meutes de nations. Partout où l’empereur
paraît, nous débouchons, parce que, sur terre comme sur mer, là où il
disait: «Je veux passer!» nous passions. Fin finale, nous sommes en
France, et il y a plus d’un pauvre fantassin à qui, malgré la dureté
du temps, l’air du pays a remis l’âme dans un état satisfaisant. Moi,
je puis dire, en mon particulier, que ça m’a rafraîchi la vie. Mais
à cette heure il s’agit de défendre la France, la patrie, la belle
France enfin, contre toute l’Europe qui nous en voulait d’avoir voulu
faire la loi aux Russes, en les poussant dans leurs limites pour
qu’ils ne nous mangeassent pas, comme c’est l’habitude du Nord, qui
est friand du Midi, chose que j’ai entendu dire à plusieurs généraux.
Alors l’empereur voit son propre beau-père, ses amis qu’il avait assis
rois, et les canailles auxquelles il avait rendu leurs trônes, tous
contre lui. Enfin, même des Français et des alliés qui se tournaient,
par ordre supérieur, contre nous, dans nos rangs, comme à la bataille
de Leipsick. N’est-ce pas des horreurs dont seraient peu capables de
simples soldats? Ça manquait à sa parole trois fois par jour, et ça
se disait des princes! Alors l’invasion se fait. Partout où notre
empereur montre sa face de lion, l’ennemi recule, et il a fait dans
ce temps-là plus de prodiges en défendant la France, qu’il n’en avait
fait pour conquérir l’Italie, l’Orient, l’Espagne, l’Europe et la
Russie. Pour lors, il veut enterrer tous les étrangers, pour leur
apprendre à respecter la France, et les laisse venir sous Paris, pour
les avaler d’un coup, et s’élever au dernier degré du génie par une
bataille encore plus grande que toutes les autres, une mère bataille
enfin! Mais les Parisiens ont peur pour leur peau de deux liards et
pour leurs boutiques de deux sous, ouvrent leurs portes; voilà les
Ragusades qui commencent et les bonheurs qui finissent, l’impératrice
qu’on embête, et le drapeau blanc qui se met aux fenêtres. Enfin les
généraux, qu’il avait faits ses meilleurs amis, l’abandonnent pour
les Bourbons, de qui on n’avait jamais entendu parler. Alors il nous
dit adieu à Fontainebleau. --«Soldats!...» Je l’entends encore, nous
pleurions tous comme de vrais enfants; les aigles, les drapeaux étaient
inclinés comme pour un enterrement, car on peut vous le dire, c’étaient
les funérailles de l’empire, et ses armées pimpantes n’étaient plus que
des squelettes. Donc il nous dit de dessus le perron de son château:
«Mes enfants, nous sommes vaincus par la trahison, mais nous nous
reverrons dans le ciel, la patrie des braves. Défendez mon petit que
je vous confie: vive Napoléon II!» Il avait idée de mourir; et pour
ne pas laisser voir Napoléon vaincu, prend du poison de quoi tuer un
régiment, parce que, comme Jésus-Christ avant sa passion, il se croyait
abandonné de Dieu et de son talisman; mais le poison ne lui fait rien
du tout. Autre chose! se reconnaît immortel. Sûr de son affaire et
d’être toujours empereur, il va dans une île pendant quelque temps
étudier le tempérament de ceux-ci, qui ne manquent pas à faire des
bêtises sans fin. Pendant qu’il faisait sa faction, les Chinois et les
animaux de la côte d’Afrique, barbaresques et autres qui ne sont pas
commodes du tout, le tenaient si bien pour autre chose qu’un homme,
qu’ils respectaient son pavillon en disant qu’y toucher, c’était se
frotter à Dieu. Il régnait sur le monde entier, tandis que ceux-ci
l’avaient mis à la porte de sa France. Alors s’embarque sur la même
coquille de noix d’Égypte, passe à la barbe des vaisseaux anglais, met
le pied sur la France, la France le reconnaît, le sacré coucou s’envole
de clocher en clocher, toute la France crie: Vive l’empereur! Et par
ici l’enthousiasme pour cette merveille des siècles a été solide,
le Dauphiné s’est très-bien conduit; et j’ai été particulièrement
satisfait de savoir qu’on y pleurait de joie en revoyant sa redingote
grise. Le 1er mars Napoléon débarque avec deux cents hommes pour
conquérir le royaume de France et de Navarre, qui le 20 mars était
redevenu l’empire français. L’Homme se trouvait ce jour-là dans Paris,
ayant tout balayé, il avait repris sa chère France, et ramassé ses
troupiers en ne leur disant que deux mots: «Me voilà!» C’est le plus
grand miracle qu’a fait Dieu! Avant lui, jamais un homme avait-il
pris d’empire rien qu’en montrant son chapeau? L’on croyait la France
abattue? Du tout. A la vue de l’aigle, une armée nationale se refait,
et nous marchons tous à Waterloo. Pour lors, là, la garde meurt d’un
seul coup. Napoléon au désespoir se jette trois fois au-devant des
canons ennemis à la tête du reste, sans trouver la mort! Nous avons
vu ça, nous autres! Voilà la bataille perdue. Le soir, l’empereur
appelle ses vieux soldats, brûle dans un champ plein de notre sang ses
drapeaux et ses aigles; ces pauvres aigles, toujours victorieuses, qui
criaient dans les batailles: --En avant! et qui avaient volé sur toute
l’Europe, furent sauvées de l’infamie d’être à l’ennemi. Les trésors
de l’Angleterre ne pourraient pas seulement lui donner la queue d’un
aigle. Plus d’aigles! Le reste est suffisamment connu. L’Homme Rouge
passe aux Bourbons comme un gredin qu’il est. La France est écrasée,
le soldat n’est plus rien, on le prive de son dû, on te le renvoie
chez lui pour prendre à sa place des nobles qui ne pouvaient plus
marcher, que ça faisait pitié. L’on s’empare de Napoléon par trahison,
les Anglais le clouent dans une île déserte de la grande mer, sur un
rocher élevé de dix mille pieds au-dessus du monde. Fin finale, est
obligé de rester là, jusqu’à ce que l’Homme Rouge lui rende son pouvoir
pour le bonheur de la France. Ceux-ci disent qu’il est mort! Ah! bien
oui, mort! on voit bien qu’ils ne le connaissent pas. Ils répètent
c’te bourde-là pour attraper le peuple et le faire tenir tranquille
dans leur baraque de gouvernement. Écoutez. La vérité du tout est
que ses amis l’ont laissé seul dans le désert, pour satisfaire à une
prophétie faite sur lui, car j’ai oublié de vous apprendre que son nom
de Napoléon veut dire _le lion du désert_. Et voilà ce qui est vrai
comme l’Évangile. Toutes les autres choses que vous entendrez dire sur
l’empereur sont des bêtises qui n’ont pas forme humaine. Parce que,
voyez-vous, ce n’est pas à l’enfant d’une femme que Dieu aurait donné
le droit de tracer son nom en rouge comme il a écrit le sien sur la
terre, qui s’en souviendra toujours! Vive Napoléon, le père du peuple
et du soldat!»

--Vive le général Eblé! cria le pontonnier.

--Comment avez-vous fait pour ne pas mourir dans le ravin de la
Moscowa? dit une paysanne.

--Est-ce que je sais? Nous y sommes entrés un régiment, nous n’y étions
debout que cent fantassins, parce qu’il n’y avait que des fantassins
capables de le prendre! l’infanterie, voyez-vous, c’est tout dans une
armée...

--Et la cavalerie, donc! s’écria Genestas en se laissant couler du
haut du foin et apparaissant avec une rapidité qui fit jeter un
cri d’effroi aux plus courageux. Hé! mon ancien, tu oublies les
lanciers rouges de Poniatowski, les cuirassiers, les dragons, tout
le tremblement! Quand Napoléon, impatient de ne pas voir avancer sa
bataille vers la conclusion de la victoire, disait à Murat: «Sire,
coupe-moi ça en deux!» Nous partions d’abord au trot, puis au galop;
_une, deux!_ l’armée ennemie était fendue comme une pomme avec un
couteau. Une charge de cavalerie, mon vieux, mais c’est une colonne de
boulets de canon!

--Et les pontonniers? cria le sourd.

--Ha! çà, mes enfants! reprit Genestas tout honteux de sa sortie en
se voyant au milieu d’un cercle silencieux et stupéfait, il n’y a pas
d’agents provocateurs ici! Tenez, voilà pour boire au petit caporal.

--Vive l’empereur! crièrent d’une seule voix les gens de la veillée.

--Chut! enfants, dit l’officier en s’efforçant de cacher sa profonde
douleur. Chut! _il est mort_ en disant: «Gloire, France et bataille.»
Mes enfants, il a dû mourir, lui, mais sa mémoire?... jamais.

Goguelat fit un signe d’incrédulité, puis il dit tout bas à ses
voisins: --L’officier est encore au service, et c’est leur consigne de
dire au peuple que l’empereur est mort. Faut pas lui en vouloir, parce
que, voyez-vous, un soldat ne connaît que sa consigne.

En sortant de la grange, Genestas entendit la Fosseuse qui disait:
--Cet officier-là, voyez-vous, est un ami de l’empereur et de monsieur
Benassis. Tous les gens de la veillée se précipitèrent à la porte pour
revoir le commandant; et, à la lueur de la lune, ils l’aperçurent
prenant le bras du médecin.

--J’ai fait des bêtises, dit Genestas. Rentrons vite! Ces aigles, ces
canons, ces campagnes!... je ne savais plus où j’étais.

--Eh! bien, que dites-vous de mon Goguelat? lui demanda Benassis.

--Monsieur, avec des récits pareils, la France aura toujours dans le
ventre les quatorze armées de la République, et pourra parfaitement
soutenir la conversation à coups de canons avec l’Europe. Voilà mon
avis.

En peu de temps ils atteignirent le logis de Benassis, et se trouvèrent
bientôt tous deux pensifs de chaque côté de la cheminée du salon où le
foyer mourant jetait encore quelques étincelles. Malgré les témoignages
de confiance qu’il avait reçus du médecin, Genestas hésitait encore à
lui faire une dernière question qui pouvait sembler indiscrète; mais
après lui avoir jeté quelques regards scrutateurs, il fut encouragé
par un de ces sourires pleins d’aménité qui animent les lèvres des
hommes vraiment forts, et par lequel Benassis paraissait déjà répondre
favorablement. Il lui dit alors: --Monsieur, votre vie diffère tant de
celle des gens ordinaires, que vous ne serez pas étonné de m’entendre
vous demander les causes de votre retraite. Si ma curiosité vous semble
inconvenante, vous avouerez qu’elle est bien naturelle. Écoutez! j’ai
eu des camarades que je n’ai jamais tutoyés, pas même après avoir
fait plusieurs campagnes avec eux; mais j’en ai eu d’autres auxquels
je disais: Va chercher notre argent chez le payeur! trois jours après
nous être grisés ensemble, comme cela peut arriver quelquefois aux plus
honnêtes gens dans les goguettes obligées. Hé! bien, vous êtes un de
ces hommes de qui je me fais l’ami sans attendre leur permission, ni
même sans bien savoir pourquoi.

--Capitaine Bluteau...

Depuis quelque temps, toutes les fois que le médecin prononçait le faux
nom que son hôte avait pris, celui-ci ne pouvait réprimer une légère
grimace. Benassis surprit en ce moment cette expression de répugnance,
et regarda fixement le militaire pour tâcher d’en découvrir la cause;
mais comme il lui eût été bien difficile de deviner la véritable,
il attribua ce mouvement à quelques douleurs corporelles, et dit en
continuant: --Capitaine, je vais parler de moi. Déjà plusieurs fois
depuis hier je me suis fait une sorte de violence en vous expliquant
les améliorations que j’ai pu obtenir ici; mais il s’agissait de la
Commune et de ses habitants, aux intérêts desquels les miens se sont
nécessairement mêlés. Maintenant, vous dire mon histoire, ce serait ne
vous entretenir que de moi-même, et ma vie est peu intéressante.

--Fût-elle plus simple que celle de votre Fosseuse, répondit Genestas,
je voudrais encore la connaître, pour savoir les vicissitudes qui ont
pu jeter dans ce canton un homme de votre trempe.

--Capitaine, depuis douze ans je me suis tu. Maintenant que j’attends,
au bord de ma fosse, le coup qui doit m’y précipiter, j’aurai la bonne
foi de vous avouer que ce silence commençait à me peser. Depuis douze
ans je souffre sans avoir reçu les consolations que l’amitié prodigue
aux cœurs endoloris. Mes pauvres malades, mes paysans m’offrent bien
l’exemple d’une parfaite résignation; mais je les comprends, et ils
s’en aperçoivent; tandis que nul ici ne peut recueillir mes larmes
secrètes, ni me donner cette poignée de main d’honnête homme, la plus
belle des récompenses, qui ne manque à personne, pas même à Gondrin.

Par un mouvement subit, Genestas tendit la main à Benassis, que ce
geste émut fortement.

--Peut-être la Fosseuse m’eût-elle angéliquement entendu, reprit-il
d’une voix altérée; mais elle m’aurait aimé peut-être, et c’eût été
un malheur. Tenez, capitaine, un vieux soldat indulgent comme vous
l’êtes, ou un jeune homme plein d’illusions, pouvait seul écouter
ma confession, car elle ne saurait être comprise que par un homme
auquel la vie est bien connue, ou par un enfant à qui elle est tout à
fait étrangère. Faute de prêtre, les anciens capitaines mourant sur
le champ de bataille se confessaient à la croix de leur épée, ils
en faisaient une fidèle confidente entre eux et Dieu. Or, vous, une
des meilleures lames de Napoléon, vous, dur et fort comme l’acier,
peut-être m’entendrez-vous bien? Pour s’intéresser à mon récit, il
faut entrer dans certaines délicatesses de sentiment et partager des
croyances naturelles aux cœurs simples, mais qui paraîtraient ridicules
à beaucoup de philosophes habitués à se servir, pour leurs intérêts
privés, des maximes réservées au gouvernement des États. Je vais vous
parler de bonne foi, comme un homme qui ne veut justifier ni le bien
ni le mal de sa vie, mais qui ne vous en cachera rien, parce qu’il est
aujourd’hui loin du monde, indifférent au jugement des hommes, et plein
d’espérance en Dieu.

Benassis s’arrêta, puis il se leva en disant: --Avant d’entamer mon
récit, je vais commander le thé. Depuis douze ans, Jacquotte n’a jamais
manqué à venir me demander si j’en prenais, elle nous interromprait
certainement. En voulez-vous, capitaine?

--Non, je vous remercie.

Benassis rentra promptement.



CHAPITRE IV.

LA CONFESSION DU MÉDECIN DE CAMPAGNE.


«Je suis né, reprit le médecin, dans une petite ville du Languedoc, où
mon père s’était fixé depuis longtemps, et où s’est écoulée ma première
enfance. A l’âge de huit ans, je fus mis au collége de Sorrèze, et
n’en sortis que pour aller achever mes études à Paris. Mon père avait
eu la plus folle, la plus prodigue jeunesse; mais son patrimoine
dissipé s’était rétabli par un heureux mariage, et par les lentes
économies qui se font en province, où l’on tire vanité de la fortune
et non de la dépense, où l’ambition naturelle à l’homme s’éteint et
tourne en avarice, faute d’aliments généreux. Devenu riche, n’ayant
qu’un fils, il voulut lui transmettre la froide expérience qu’il avait
échangée contre ses illusions évanouies: dernières et nobles erreurs
des vieillards qui tentent vainement de léguer leurs vertus et leurs
prudents calculs à des enfants enchantés de la vie et pressés de
jouir. Cette prévoyance dicta pour mon éducation un plan dont je fus
victime. Mon père me cacha soigneusement l’étendue de ses biens, et me
condamna dans mon intérêt à subir, pendant mes plus belles années, les
privations et les sollicitudes d’un jeune homme jaloux de conquérir
son indépendance; il désirait m’inspirer les vertus de la pauvreté: la
patience, la soif de l’instruction et l’amour du travail. En me faisant
connaître ainsi tout le prix de la fortune, il espérait m’apprendre à
conserver mon héritage; aussi, dès que je fus en état d’entendre ses
conseils, me pressa-t-il d’adopter et de suivre une carrière. Mes goûts
me portèrent à l’étude de la médecine. De Sorrèze, où j’étais resté
pendant dix ans sous la discipline à demi conventuelle des Oratoriens,
et plongé dans la solitude d’un collége de province, je fus, sans
aucune transition, transporté dans la capitale. Mon père m’y accompagna
pour me recommander à l’un de ses amis. Les deux vieillards prirent,
à mon insu, de minutieuses précautions contre l’effervescence de ma
jeunesse, alors très-innocente. Ma pension fut sévèrement calculée
d’après les besoins réels de la vie, et je ne dus en toucher les
quartiers que sur la présentation des quittances de mes inscriptions à
l’École de Médecine. Cette défiance assez injurieuse fut déguisée sous
des raisons d’ordre et de comptabilité. Mon père se montra d’ailleurs
libéral pour tous les frais nécessités par mon éducation, et pour les
plaisirs de la vie parisienne. Son vieil ami, heureux d’avoir un jeune
homme à conduire dans le dédale où j’entrais, appartenait à cette
nature d’hommes qui classent leurs sentiments aussi soigneusement
qu’ils rangent leurs papiers. En consultant son agenda de l’année
passée, il pouvait toujours savoir ce qu’il avait fait au mois, au jour
et à l’heure où il se trouvait dans l’année courante. La vie était pour
lui comme une entreprise de laquelle il tenait commercialement les
comptes. Homme de mérite d’ailleurs, mais fin, méticuleux, défiant, il
ne manqua jamais de raisons spécieuses pour pallier les précautions
qu’il prenait à mon égard, il achetait mes livres, il payait mes
leçons; si je voulais apprendre à monter à cheval, le bonhomme
s’enquérait lui-même du meilleur manége, m’y conduisait et prévenait
mes désirs en mettant un cheval à ma disposition pour les jours de
fête. Malgré ces ruses de vieillard, que je sus déjouer du moment où
j’eus quelque intérêt à lutter avec lui, cet excellent homme fut un
second père pour moi. --«Mon ami, me dit-il, au moment où il devina
que je briserais ma laisse s’il ne l’allongeait pas, les jeunes gens
font souvent des folies auxquelles les entraîne la fougue de l’âge,
et il pourrait vous arriver d’avoir besoin d’argent, venez alors à
moi. Jadis votre père m’a galamment obligé, j’aurai toujours quelques
écus à votre service; mais ne me mentez jamais, n’ayez pas honte de
m’avouer vos fautes, j’ai été jeune, nous nous entendrons toujours
comme deux bons camarades.» Mon père m’installa dans une pension
bourgeoise du quartier latin, chez des gens respectables, où j’eus une
chambre assez bien meublée. Cette première indépendance, la bonté de
mon père, le sacrifice qu’il paraissait faire pour moi, me causèrent
cependant peu de joie. Peut-être faut-il avoir joui de la liberté
pour en sentir tout le prix. Or, les souvenirs de ma libre enfance
s’étaient presque abolis sous le poids des ennuis du collége, que mon
esprit n’avait pas encore secoués; puis les recommandations de mon
père me montraient de nouvelles tâches à remplir; enfin Paris était
pour moi comme une énigme, on ne s’y amuse pas sans en avoir étudié
les plaisirs. Je ne voyais donc rien de changé dans ma position, si ce
n’est que mon nouveau lycée était plus vaste et se nommait l’École de
Médecine. Néanmoins j’étudiai d’abord courageusement, je suivis les
Cours avec assiduité; je me jetai dans le travail à corps perdu, sans
prendre de divertissement, tant les trésors de science dont abonde la
capitale émerveillèrent mon imagination. Mais bientôt des liaisons
imprudentes, dont les dangers étaient voilés par cette amitié follement
confiante qui séduit tous les jeunes gens, me firent insensiblement
tomber dans la dissipation de Paris. Les théâtres, leurs acteurs pour
lesquels je me passionnai, commencèrent l’œuvre de ma démoralisation.
Les spectacles d’une capitale sont bien funestes aux jeunes gens,
qui n’en sortent jamais sans de vives émotions contre lesquelles ils
luttent presque toujours infructueusement; aussi la société, les lois
me semblent-elles complices des désordres qu’ils commettent alors.
Notre législation a pour ainsi dire fermé les yeux sur les passions
qui tourmentent le jeune homme entre vingt et vingt-cinq ans; à Paris
tout l’assaille, ses appétits y sont incessamment sollicités, la
religion lui prêche le bien, les lois le lui commandent; tandis que
les choses et les mœurs l’invitent au mal: le plus honnête homme ou la
plus pieuse femme ne s’y moquent-ils pas de la continence? Enfin cette
grande ville paraît avoir pris à tâche de n’encourager que les vices,
car les obstacles qui défendent l’abord des états dans lesquels un
jeune homme pourrait honorablement faire fortune, sont plus nombreux
encore que les piéges incessamment tendus à ses passions pour lui
dérober son argent. J’allai donc pendant long-temps, tous les soirs,
à quelque théâtre, et contractai peu à peu des habitudes de paresse.
Je transigeais en moi-même avec mes devoirs, souvent je remettais
au lendemain mes plus pressantes occupations; bientôt, au lieu de
chercher à m’instruire, je ne fis plus que les travaux strictement
nécessaires pour arriver aux grades par lesquels il faut passer avant
d’être docteur. Aux Cours publics, je n’écoutais plus les professeurs,
qui, selon moi, radotaient. Je brisais déjà mes idoles, je devenais
Parisien. Bref, je menai la vie incertaine d’un jeune homme de province
qui, jeté dans la capitale, garde encore quelques sentiments vrais,
croit encore à certaines règles de morale, mais qui se corrompt par
les mauvais exemples, tout en voulant s’en défendre. Je me défendis
mal, j’avais des complices en moi-même. Oui, monsieur, ma physionomie
n’est pas trompeuse, j’ai eu toutes les passions dont les empreintes me
sont restées. Je conservai cependant au fond de mon cœur un sentiment
de perfection morale qui me poursuivit au milieu de mes désordres, et
qui devait ramener un jour à Dieu, par la lassitude et par le remords,
l’homme dont la jeunesse s’était désaltérée dans les eaux pures de la
Religion. Celui qui sent vivement les voluptés de la terre n’est-il pas
tôt ou tard attiré par le goût des fruits du ciel? J’eus d’abord les
mille félicités et les mille désespérances qui se rencontrent plus ou
moins actives dans toutes les jeunesses: tantôt je prenais le sentiment
de ma force pour une volonté ferme, et m’abusais sur l’étendue de mes
facultés; tantôt, à l’aperçu du plus faible écueil contre lequel
j’allais me heurter, je tombais beaucoup plus bas que je ne devais
naturellement descendre; je concevais les plus vastes plans, je rêvais
la gloire, je me disposais au travail; mais une partie de plaisir
emportait ces nobles velléités. Le vague souvenir de mes grandes
conceptions avortées me laissait de trompeuses lueurs qui m’habituaient
à croire en moi, sans me donner l’énergie de produire. Cette paresse
pleine de suffisance me menait à n’être qu’un sot. Le sot n’est-il pas
celui qui ne justifie pas la bonne opinion qu’il prend de lui-même?
J’avais une activité sans but, je voulais les fleurs de la vie, sans
le travail qui les fait éclore. Ignorant les obstacles, je croyais
tout facile, j’attribuais à d’heureux hasards et les succès de science
et les succès de fortune. Pour moi, le génie était du charlatanisme.
Je m’imaginais être savant parce que je pouvais le devenir; et sans
songer ni à la patience qui engendre les grandes œuvres, ni au _faire_
qui en révèle les difficultés, je m’escomptais toutes les gloires. Mes
plaisirs furent promptement épuisés, le théâtre n’amuse pas long-temps.
Paris fut donc bientôt vide et désert pour un pauvre étudiant dont la
société se composait d’un vieillard qui ne savait plus rien du monde,
et d’une famille où ne se rencontraient que des gens ennuyeux. Aussi,
comme tous les jeunes gens dégoûtés de la carrière qu’ils suivent,
sans avoir aucune idée fixe, ni aucun système arrêté dans la pensée,
ai-je vagué pendant les journées entières à travers les rues, sur les
quais, dans les musées et dans les jardins publics. Lorsque la vie est
inoccupée, elle pèse plus à cet âge qu’à un autre, car elle est alors
pleine de séve perdue et de mouvement sans résultat. Je méconnaissais
la puissance qu’une ferme volonté met dans les mains de l’homme
jeune, quand il sait concevoir; et quand, pour exécuter, il dispose
de toutes les forces vitales, augmentées encore par les intrépides
croyances de la jeunesse. Enfants, nous sommes naïfs, nous ignorons
les dangers de la vie; adolescents, nous apercevons ses difficultés
et son immense étendue; à cet aspect, le courage parfois s’affaisse;
encore neufs au métier de la vie sociale, nous restons en proie à une
sorte de niaiserie, à un sentiment de stupeur, comme si nous étions
sans secours dans un pays étranger. A tout âge, les choses inconnues
causent des terreurs involontaires. Le jeune homme est comme le soldat
qui marche contre des canons et recule devant des fantômes. Il hésite
entre les maximes du monde; il ne sait ni donner ni accepter, ni se
défendre ni attaquer, il aime les femmes et les respecte comme s’il en
avait peur; ses qualités le desservent, il est tout générosité, tout
pudeur, et pur des calculs intéressés de l’avarice; s’il ment, c’est
pour son plaisir et non pour sa fortune; au milieu de voies douteuses,
sa conscience, avec laquelle il n’a pas encore transigé, lui indique
le bon chemin, et il tarde à le suivre. Les hommes destinés à vivre
par les inspirations du cœur, au lieu d’écouter les combinaisons qui
émanent de la tête, restent longtemps dans cette situation. Ce fut mon
histoire. Je devins le jouet de deux causes contraires. Je fus à la
fois poussé par les désirs du jeune homme et toujours retenu par sa
niaiserie sentimentale. Les émotions de Paris sont cruelles pour les
âmes douées d’une vive sensibilité: les avantages dont y jouissent les
gens supérieurs ou les gens riches irritent les passions; dans ce monde
de grandeur et de petitesse, la jalousie sert plus souvent de poignard
que d’aiguillon; au milieu de la lutte constante des ambitions, des
désirs et des haines, il est impossible de ne pas être ou la victime
ou le complice de ce mouvement général; insensiblement, le tableau
continuel du vice heureux et de la vertu persiflée fait chanceler un
jeune homme; la vie parisienne lui enlève bientôt le _velouté_ de la
conscience; alors commence et se consomme l’œuvre infernale de sa
démoralisation. Le premier des plaisirs, celui qui comprend d’abord
tous les autres, est environné de tels périls, qu’il est impossible de
ne pas réfléchir aux moindres actions qu’il provoque, et de ne pas en
calculer toutes les conséquences. Ces calculs mènent à l’égoïsme. Si
quelque pauvre étudiant entraîné par l’impétuosité de ses passions est
disposé à s’oublier, ceux qui l’entourent lui montrent et lui inspirent
tant de méfiance, qu’il lui est bien difficile de ne pas la partager,
de ne pas se mettre en garde contre ses idées généreuses. Ce combat
dessèche, rétrécit le cœur, pousse la vie au cerveau, et produit cette
insensibilité parisienne, ces mœurs où, sous la frivolité la plus
gracieuse, sous des engouements qui jouent l’exaltation, se cachent
la politique ou l’argent. Là, l’ivresse du bonheur n’empêche pas la
femme la plus naïve de toujours garder sa raison. Cette atmosphère
dut influer sur ma conduite et sur mes sentiments. Les fautes qui
empoisonnèrent mes jours eussent été d’un léger poids sur le cœur de
beaucoup de gens; mais les méridionaux ont une foi religieuse qui les
fait croire aux vérités catholiques et à une autre vie. Ces croyances
donnent à leurs passions une grande profondeur, à leurs remords de
la persistance. A l’époque où j’étudiais la médecine, les militaires
étaient partout les maîtres; pour plaire aux femmes, il fallait alors
être au moins colonel. Qu’était dans le monde un pauvre étudiant?
rien. Vivement stimulé par la vigueur de mes passions, et ne leur
trouvant pas d’issue; arrêté par le manque d’argent à chaque pas,
à chaque désir; regardant l’étude et la gloire comme une voie trop
tardive pour procurer les plaisirs qui me tentaient; flottant entre mes
pudeurs secrètes et les mauvais exemples; rencontrant toute facilité
pour des désordres en bas lieu, ne voyant que difficulté pour arriver
à la bonne compagnie, je passai de tristes jours, en proie au vague
des passions, au désœuvrement qui tue, à des découragements mêlés de
soudaines exaltations. Enfin cette crise se termina par un dénoûment
assez vulgaire chez les jeunes gens. J’ai toujours eu la plus grande
répugnance à troubler le bonheur d’un ménage; puis, la franchise
involontaire de mes sentiments m’empêche de les dissimuler; il m’eût
donc été physiquement impossible de vivre dans un état de mensonge
flagrant. Les plaisirs pris en hâte ne me séduisent guère, j’aime à
savourer le bonheur. N’étant pas franchement vicieux, je me trouvais
sans force contre mon isolement, après tant d’efforts infructueusement
tentés pour pénétrer dans le grand monde, où j’eusse pu rencontrer une
femme qui se fût dévouée à m’expliquer les écueils de chaque route, à
me donner d’excellentes manières, à me conseiller sans révolter mon
orgueil, et à m’introduire partout où j’eusse trouvé des relations
utiles à mon avenir. Dans mon désespoir, la plus dangereuse des bonnes
fortunes m’eût séduit peut-être; mais tout me manquait, même le
péril! et l’inexpérience me ramenait dans ma solitude, où je restais
face à face avec mes passions trompées. Enfin, monsieur, je formai
des liaisons, d’abord secrètes, avec une jeune fille à laquelle je
m’attaquai, bon gré mal gré, jusqu’à ce qu’elle eût épousé mon sort.
Cette jeune personne, qui appartenait à une famille honnête, mais peu
fortunée, quitta bientôt pour moi sa vie modeste, et me confia sans
crainte un avenir que la vertu lui avait fait beau. La médiocrité
de ma situation lui parut sans doute la meilleure des garanties.
Dès cet instant, les orages qui me troublaient le cœur, mes désirs
extravagants, mon ambition, tout s’apaisa dans le bonheur, le bonheur
d’un jeune homme qui ne connaît encore ni les mœurs du monde, ni ses
maximes d’ordre, ni la force des préjugés; mais bonheur complet,
comme l’est celui d’un enfant. Le premier amour n’est-il pas une
seconde enfance jetée à travers nos jours de peine et de labeur? Il
se rencontre des hommes qui apprennent la vie tout à coup, la jugent
ce qu’elle est, voient les erreurs du monde pour en profiter, les
préceptes sociaux pour les tourner à leur avantage, et qui savent
calculer la portée de tout. Ces hommes froids sont sages selon les
lois humaines. Puis il existe de pauvres poëtes, gens nerveux qui
sentent vivement, et qui font des fautes; j’étais de ces derniers. Mon
premier attachement ne fut pas d’abord une passion vraie, je suivis mon
instinct et non mon cœur. Je sacrifiai une pauvre fille à moi-même,
et ne manquai pas d’excellentes raisons pour me persuader que je ne
faisais rien de mal. Quant à elle, c’était le dévouement même, un
cœur d’or, un esprit juste, une belle âme. Elle ne m’a jamais donné
que d’excellents conseils. D’abord, son amour réchauffa mon courage;
puis elle me contraignit doucement à reprendre mes études, en croyant
à moi, me prédisant des succès, la gloire, la fortune. Aujourd’hui la
science médicale touche à toutes les sciences, et s’y distinguer est
une gloire difficile, mais bien récompensée. La gloire est toujours une
fortune à Paris. Cette bonne jeune fille s’oublia pour moi, partagea
ma vie dans tous ses caprices, et son économie nous fit trouver du
luxe dans ma médiocrité. J’eus plus d’argent pour mes fantaisies
quand nous fûmes deux que lorsque j’étais seul. Ce fut, monsieur, mon
plus beau temps. Je travaillais avec ardeur, j’avais un but, j’étais
encouragé; je rapportais mes pensées, mes actions, à une personne qui
savait se faire aimer, et mieux encore m’inspirer une profonde estime
par la sagesse qu’elle déployait dans une situation où la sagesse
semble impossible. Mais tous mes jours se ressemblaient, monsieur.
Cette monotonie du bonheur, l’état le plus délicieux qu’il y ait au
monde, et dont le prix n’est apprécié qu’après toutes les tempêtes du
cœur, ce doux état où la fatigue de vivre n’existe plus, où les plus
secrètes pensées s’échangent, où l’on est compris; hé! bien, pour
un homme ardent, affamé de distinctions sociales, qui se lassait de
suivre la gloire parce qu’elle marche d’un pied trop lent, ce bonheur
fut bientôt à charge. Mes anciens rêves revinrent m’assaillir. Je
voulais impétueusement les plaisirs de la richesse, et les demandais
au nom de l’amour. J’exprimais naïvement ces désirs, lorsque le soir,
j’étais interrogé par une voix amie au moment où, mélancolique et
pensif, je m’absorbais dans les voluptés d’une opulence imaginaire. Je
faisais sans doute gémir alors la douce créature qui s’était vouée à
mon bonheur. Pour elle, le plus violent des chagrins était de me voir
désirer quelque chose qu’elle ne pouvait me donner à l’instant. Oh!
monsieur, les dévouements de la femme sont sublimes!

Cette exclamation du médecin exprimait une secrète amertume car il
tomba dans une rêverie passagère que respecta Genestas.

--Eh! bien, monsieur, reprit Benassis, un événement qui aurait dû
consolider ce mariage commencé le détruisit, et fut la cause première
de mes malheurs. Mon père mourut en laissant une fortune considérable;
les affaires de sa succession m’appelèrent pendant quelques mois en
Languedoc, et j’y allai seul. Je retrouvai donc ma liberté. Toute
obligation, même la plus douce, pèse au jeune âge: il faut avoir
expérimenté la vie pour reconnaître la nécessité d’un joug et celle
du travail. Je sentis, avec la vivacité d’un Languedocien, le plaisir
d’aller et de venir sans avoir à rendre compte de mes actions à
personne, même volontairement. Si je n’oubliai pas complétement les
liens que j’avais contractés, j’étais occupé d’intérêts qui m’en
divertissaient, et insensiblement le souvenir s’en abolit. Je ne
songeai pas sans un sentiment pénible à les reprendre à mon retour;
puis je me demandai pourquoi les reprendre. Cependant je recevais des
lettres empreintes d’une tendresse vraie; mais à vingt-deux ans, un
jeune homme imagine les femmes toutes également tendres; il ne sait pas
encore distinguer entre le cœur et la passion; il confond tout dans
les sensations du plaisir qui semblent d’abord tout comprendre; plus
tard seulement, en connaissant mieux les hommes et les faits, je sus
apprécier ce qu’il y avait de véritable noblesse dans ces lettres où
jamais rien de personnel ne se mêlait à l’expression des sentiments,
où l’on se réjouissait pour moi de ma fortune, où l’on s’en plaignait
pour soi, où l’on ne supposait pas que je pusse changer, parce qu’on se
sentait incapable de changement. Mais déjà je me livrais à d’ambitieux
calculs, et pensais à me plonger dans les joies du riche, à devenir
un personnage, à faire une belle alliance. Je me contentais de dire:
Elle m’aime bien! avec la froideur d’un fat. Déjà j’étais embarrassé de
savoir comment je me dégagerais de cette liaison. Cet embarras, cette
honte, mènent à la cruauté; pour ne point rougir devant sa victime,
l’homme qui a commencé par la blesser, la tue. Les réflexions que j’ai
faites sur ces jours d’erreurs m’ont dévoilé plusieurs abîmes du cœur.
Oui, croyez-moi, monsieur, ceux qui ont sondé le plus avant les vices
et les vertus de la nature humaine sont des gens qui l’ont étudiée en
eux-mêmes avec bonne foi. Notre conscience est le point de départ. Nous
allons de nous aux hommes, jamais des hommes à nous. Quand je revins à
Paris, j’habitai un hôtel que j’avais fait louer sans avoir prévenu,
ni de mon changement ni de mon retour, la seule personne qui y fût
intéressée. Je désirais jouer un rôle au milieu des jeunes gens à la
mode. Après avoir goûté pendant quelques jours les premières délices
de l’opulence, et lorsque j’en fus assez ivre pour ne pas faiblir,
j’allai visiter la pauvre créature que je voulais délaisser. Aidée
par le tact naturel aux femmes, elle devina mes sentiments secrets,
et me cacha ses larmes. Elle dut me mépriser; mais toujours douce
et bonne, elle ne me témoigna jamais de mépris. Cette indulgence me
tourmenta cruellement. Assassins de salon ou de grande route, nous
aimons que nos victimes se défendent, le combat semble alors justifier
leur mort. Je renouvelai d’abord très-affectueusement mes visites. Si
je n’étais pas tendre, je faisais des efforts pour paraître aimable;
puis je devins insensiblement poli; un jour, par une sorte d’accord
tacite, elle me laissa la traiter comme une étrangère, et je crus
avoir agi très-convenablement. Néanmoins je me livrai presque avec
furie au monde, pour étouffer dans ses fêtes le peu de remords qui me
restaient encore. Qui se mésestime ne saurait vivre seul, je menai
donc la vie dissipée que mènent à Paris les jeunes gens qui ont de la
fortune. Possédant de l’instruction et beaucoup de mémoire, je parus
avoir plus d’esprit que je n’en avais réellement, et crus alors valoir
mieux que les autres: les gens intéressés à me prouver que j’étais un
homme supérieur me trouvèrent tout convaincu. Cette supériorité fut si
facilement reconnue, que je ne pris même pas la peine de la justifier.
De toutes les pratiques du monde, la louange est la plus habilement
perfide. A Paris surtout, les politiques en tout genre savent étouffer
un talent dès sa naissance, sous des couronnes profusément jetées dans
son berceau. Je ne fis donc pas honneur à ma réputation, je ne profitai
pas de ma vogue pour m’ouvrir une carrière, et ne contractai point de
liaisons utiles. Je donnai dans mille frivolités de tout genre. J’eus
de ces passions éphémères qui sont la honte des salons de Paris, où
chacun va cherchant un amour vrai, se blase à sa poursuite, tombe dans
un libertinage de bon ton, et arrive à s’étonner d’une passion réelle
autant que le monde s’étonne d’une belle action. J’imitais les autres,
je blessais souvent des âmes fraîches et nobles par les mêmes coups
qui me meurtrissaient secrètement. Malgré ces fausses apparences qui
me faisaient mal juger, il y avait en moi une intraitable délicatesse
à laquelle j’obéissais toujours. Je fus dupé dans bien des occasions
où j’eusse rougi de ne pas l’être, et je me déconsidérai par cette
bonne foi de laquelle je m’applaudissais intérieurement. En effet,
le monde est plein de respect pour l’habileté, sous quelque forme
qu’elle se montre. Pour lui, le résultat fait en tout la loi. Le monde
m’attribua donc des vices, des qualités, des victoires et des revers
que je n’avais pas; il me prêtait des succès galants que j’ignorais;
il me blâmait d’actions auxquelles j’étais étranger; par fierté, je
dédaignais de démentir les calomnies, et j’acceptais par amour-propre
les médisances favorables. Ma vie était heureuse en apparence,
misérable en réalité. Sans les malheurs qui fondirent bientôt sur moi,
j’aurais graduellement perdu mes bonnes qualités et laissé triompher
les mauvaises par le jeu continuel des passions, par l’abus des
jouissances qui énervent le corps, et par les détestables habitudes
de l’égoïsme qui usent les ressorts de l’âme. Je me ruinai. Voici
comment. A Paris, quelle que soit la fortune d’un homme, il rencontre
toujours une fortune supérieure de laquelle il fait son point de mire
et qu’il veut surpasser. Victime de ce combat comme tant d’écervelés,
je fus obligé de vendre, au bout de quatre ans, quelques propriétés,
et d’hypothéquer les autres. Puis un coup terrible vint me frapper.
J’étais resté près de deux ans sans avoir vu la personne que j’avais
abandonnée; mais au train dont j’allais, le malheur m’aurait sans doute
ramené vers elle. Un soir, au milieu d’une joyeuse partie, je reçus
un billet tracé par une main faible, et qui contenait à peu près ces
mots: «_Je n’ai plus que quelques moments à vivre; mon ami, je voudrais
vous voir pour connaître le sort de mon enfant, savoir s’il sera le
vôtre; et aussi, pour adoucir les regrets que vous pourriez avoir un
jour de ma mort._» Cette lettre me glaça, elle révélait les douleurs
secrètes du passé, comme elle renfermait les mystères de l’avenir. Je
sortis, à pied, sans attendre ma voiture, et traversai tout Paris,
poussé par mes remords, en proie à la violence d’un premier sentiment
qui devint durable aussitôt que je vis ma victime. La propreté sous
laquelle se cachait la misère de cette femme peignait les angoisses
de sa vie; elle m’en épargna la honte en m’en parlant avec une noble
réserve, lorsque j’eus solennellement promis d’adopter notre enfant.
Cette femme mourut, monsieur, malgré les soins que je lui prodiguai,
malgré toutes les ressources de la science vainement invoquée. Ces
soins, ce dévouement tardif, ne servirent qu’à rendre ses derniers
moments moins amers. Elle avait constamment travaillé pour élever, pour
nourrir son enfant. Le sentiment maternel avait pu la soutenir contre
le malheur, mais non contre le plus vif de ses chagrins, mon abandon.
Cent fois elle avait voulu tenter une démarche près de moi, cent fois
sa fierté de femme l’avait arrêtée; elle se contentait de pleurer
sans me maudire, en pensant que, de cet or répandu à flots pour mes
caprices, pas une goutte détournée par un souvenir ne tombait dans son
pauvre ménage pour aider à la vie d’une mère et de son enfant. Cette
grande infortune lui avait semblé la punition naturelle de sa faute.
Secondée par un bon prêtre de Saint-Sulpice, dont la voix indulgente
lui avait rendu le calme, elle était venue essuyer ses larmes à
l’ombre des autels et y chercher des espérances. L’amertume versée à
flots par moi dans son cœur s’était insensiblement adoucie. Un jour,
ayant entendu son fils disant: _Mon père!_ mots qu’elle ne lui avait
pas appris, elle me pardonna mon crime. Mais dans les larmes et les
douleurs, dans les travaux journaliers et nocturnes, sa santé s’était
affaiblie. La religion lui apporta trop tard ses consolations et le
courage de supporter les maux de la vie. Elle était atteinte d’une
maladie au cœur, causée par ses angoisses, par l’attente perpétuelle
de mon retour, espoir toujours renaissant, quoique toujours trompé.
Enfin, se voyant au plus mal, elle m’avait écrit de son lit de mort ce
peu de mots exempts de reproches et dictés par la religion, mais aussi
par sa croyance en ma bonté. Elle me savait, disait-elle, plus aveuglé
que perverti; elle alla jusqu’à s’accuser d’avoir porté trop loin sa
fierté de femme. «Si j’eusse écrit plus tôt, me dit-elle, peut-être
aurions-nous eu le temps de légitimer notre enfant par un mariage.»
Elle ne souhaitait ces liens que pour son fils, et ne les eût pas
réclamés si elle ne les avait sentis déjà dénoués par la mort. Mais
il n’était plus temps, elle n’avait alors que peu d’heures à vivre.
Monsieur, près de ce lit où j’appris à connaître le prix d’un cœur
dévoué, je changeai de sentiments pour toujours. J’étais dans l’âge où
les yeux ont encore des larmes. Pendant les derniers jours que dura
cette vie précieuse, mes paroles, mes actions et mes pleurs attestèrent
le repentir d’un homme frappé dans le cœur. Je reconnaissais trop tard
l’âme d’élite que les petitesses du monde, que la futilité, l’égoïsme
des femmes à la mode m’avaient appris à désirer, à chercher. Las
de voir tant de masques, las d’écouter tant de mensonges, j’avais
appelé l’amour vrai que me faisaient rêver des passions factices;
je l’admirais là, tué par moi, sans pouvoir le retenir près de moi,
quand il était encore si bien à moi. Une expérience de quatre années
m’avait révélé mon propre et véritable caractère. Mon tempérament, la
nature de mon imagination, mes principes religieux, moins détruits
qu’endormis, mon genre d’esprit, mon cœur méconnu, tout en moi depuis
quelque temps me portait à résoudre ma vie par les voluptés du cœur,
et la passion par les délices de la famille, les plus vraies de
toutes. A force de me débattre dans le vide d’une existence agitée
sans but, de presser un plaisir toujours dénué des sentiments qui
le doivent embellir, les images de la vie intime excitaient mes
plus vives émotions. Ainsi la révolution qui se fit dans mes mœurs
fut durable, quoique rapide. Mon esprit méridional, adultéré par le
séjour de Paris, m’eût porté certes à ne point m’apitoyer sur le sort
d’une pauvre fille trompée, et j’eusse ri de ses douleurs si quelque
plaisant me les avait racontées en joyeuse compagnie; en France,
l’horreur d’un crime disparaît toujours dans la finesse d’un bon mot;
mais, en présence de cette céleste créature à qui je ne pouvais rien
reprocher, toutes les subtilités se taisaient: le cercueil était là,
mon enfant me souriait sans savoir que j’assassinais sa mère. Cette
femme mourut, elle mourut heureuse en s’apercevant que je l’aimais,
et que ce nouvel amour n’était dû ni à la pitié, ni même au lien qui
nous unissait forcément. Jamais je n’oublierai les dernières heures de
l’agonie où l’amour reconquis et la maternité satisfaite firent taire
les douleurs. L’abondance, le luxe dont elle se vit alors entourée, la
joie de son enfant qui devint plus beau dans les jolis vêtements du
premier âge, furent les gages d’un heureux avenir pour ce petit être en
qui elle se voyait revivre. Le vicaire de Saint-Sulpice, témoin de mon
désespoir, le rendit plus profond en ne me donnant pas de consolations
banales, en me faisant apercevoir la gravité de mes obligations; mais
je n’avais pas besoin d’aiguillon, ma conscience me parlait assez
haut. Une femme s’était fiée à moi noblement, et je lui avais menti
en lui disant que je l’aimais, alors que je la trahissais; j’avais
causé toutes les douleurs d’une pauvre fille qui, après avoir accepté
les humiliations du monde, devait m’être sacrée; elle mourait en me
pardonnant, en oubliant tous ses maux, parce qu’elle s’endormait sur la
parole d’un homme qui déjà lui avait manqué de parole. Après m’avoir
donné sa foi de jeune fille, Agathe avait encore trouvé dans son cœur
la foi de la mère à me livrer. Oh! monsieur, cet enfant! son enfant!
Dieu seul peut savoir ce qu’il fut pour moi. Ce cher petit être était,
comme sa mère, gracieux dans ses mouvements, dans sa parole, dans
ses idées; mais pour moi n’était-il pas plus qu’un enfant! Ne fut-il
pas mon pardon, mon honneur! je le chérissais comme père, je voulais
encore l’aimer comme l’eût aimé sa mère, et changer mes remords en
bonheur, si je parvenais à lui faire croire qu’il n’avait pas cessé
d’être sur le sein maternel; ainsi, je tenais à lui par tous les liens
humains et par toutes les espérances religieuses. J’ai donc eu dans
le cœur tout ce que Dieu a mis de tendresse chez les mères. La voix
de cet enfant me faisait tressaillir, je le regardais endormi pendant
long-temps avec une joie toujours renaissante, et souvent une larme
tombait sur son front; je l’avais habitué à venir faire sa prière sur
mon lit dès qu’il s’éveillait. Combien de douces émotions m’a données
la simple et pure prière du _Pater noster_ dans la bouche fraîche et
pure de cet enfant; mais aussi combien d’émotions terribles! Un matin,
après avoir dit: «_Notre père qui êtes aux cieux_...» il s’arrêta:
«Pourquoi pas _notre mère_?» me demanda-t-il. Ce mot me terrassa.
J’adorais mon fils, et j’avais déjà semé dans sa vie plusieurs causes
d’infortune. Quoique les lois aient reconnu les fautes de la jeunesse
et les aient presque protégées, en donnant à regret une existence
légale aux enfants naturels, le monde a fortifié par d’insurmontables
préjugés les répugnances de la loi. De cette époque, monsieur, datent
les réflexions sérieuses que j’ai faites sur la base des sociétés,
sur leur mécanisme, sur les devoirs de l’homme, sur la moralité qui
doit animer les citoyens. Le Génie embrasse tout d’abord ces liens
entre les sentiments de l’homme et les destinées de la société;
la Religion inspire aux bons esprits les principes nécessaires au
bonheur; mais le Repentir seul les dicte aux imaginations fougueuses:
le repentir m’éclaira. Je ne vécus que pour un enfant et par cet
enfant, je fus conduit à méditer sur les grandes questions sociales.
Je résolus de l’armer personnellement par avance de tous les moyens
de succès, afin de préparer sûrement son élévation. Ainsi, pour lui
apprendre l’anglais, l’allemand, l’italien et l’espagnol, je mis
successivement autour de lui des gens de ces divers pays, chargés
de lui faire contracter, dès son enfance, la prononciation de leur
langue. Je reconnus avec joie en lui d’excellentes dispositions dont
je profitai pour l’instruire en jouant. Je ne voulus pas laisser
pénétrer une seule idée fausse dans son esprit, je cherchai surtout
à l’accoutumer de bonne heure aux travaux de l’intelligence, à lui
donner ce coup d’œil rapide et sûr qui généralise, et cette patience
qui descend jusque dans le moindre détail des spécialités; enfin, je
lui ai appris à souffrir et à se taire. Je ne permettais pas qu’un mot
impur ou seulement impropre fût prononcé devant lui. Par mes soins,
les hommes et les choses dont il était entouré contribuèrent à lui
ennoblir, à lui élever l’âme, à lui donner l’amour du vrai, l’horreur
du mensonge, à le rendre simple et naturel en paroles, en actions,
en manières. La vivacité de son imagination lui faisait promptement
saisir les leçons extérieures, comme l’aptitude de son intelligence
lui rendait ses autres études faciles. Quelle jolie plante à cultiver!
Combien de joie ont les mères! j’ai compris alors comment la sienne
avait pu vivre et supporter son malheur. Voilà, monsieur, le plus
grand événement de ma vie, et maintenant j’arrive à la catastrophe
qui m’a précipité dans ce canton. Maintenant je vais donc vous dire
l’histoire la plus vulgaire, la plus simple du monde, mais pour moi la
plus terrible. Après avoir donné pendant quelques années tous mes soins
à l’enfant de qui je voulais faire un homme, ma solitude m’effraya;
mon fils grandissait, il allait m’abandonner. L’amour était dans mon
âme un principe d’existence. J’éprouvais un besoin d’affection qui,
toujours trompé, renaissait plus fort et croissait avec l’âge. En
moi se trouvaient alors toutes les conditions d’un attachement vrai.
J’avais été éprouvé, je comprenais et les félicités de la constance et
le bonheur de changer un sacrifice en plaisir, la femme aimée devait
toujours être la première dans mes actions et dans mes pensées. Je me
complaisais à ressentir imaginairement un amour arrivé à ce degré de
certitude où les émotions pénètrent si bien deux êtres, que le bonheur
a passé dans la vie, dans les regards, dans les paroles, et ne cause
plus aucun choc. Cet amour est alors dans la vie comme le sentiment
religieux est dans l’âme, il l’anime, la soutient et l’éclaire.
Je comprenais l’amour conjugal autrement que ne le comprend la
plupart des hommes, et je trouvais que sa beauté, que sa magnificence
gît précisément en ces choses qui le font périr dans une foule de
ménages. Je sentais vivement la grandeur morale d’une vie à deux assez
intimement partagée pour que les actions les plus vulgaires n’y soient
plus un obstacle à la perpétuité des sentiments. Mais où rencontrer
des cœurs à battements assez parfaitement isochrones, passez-moi cette
expression scientifique, pour arriver à cette union céleste? s’il en
existe, la nature ou le hasard les jettent à de si grandes distances,
qu’ils ne peuvent se joindre, ils se connaissent trop tard ou sont trop
tôt séparés par la mort. Cette fatalité doit avoir un sens, mais je ne
l’ai jamais cherché. Je souffre trop de ma blessure pour l’étudier.
Peut-être le bonheur parfait est-il un monstre qui ne perpétuerait pas
notre espèce. Mon ardeur pour un mariage de ce genre était excitée
par d’autres causes. Je n’avais point d’amis. Pour moi le monde était
désert. Il est en moi quelque chose qui s’oppose au doux phénomène de
l’union des âmes. Quelques personnes m’ont recherché, mais rien ne
les ramenait près de moi, quelques efforts que je fisse vers elles.
Pour beaucoup d’hommes, j’ai fait taire ce que le monde appelle la
supériorité; je marchais de leur pas, j’épousais leurs idées, je riais
de leur rire, j’excusais les défauts de leur caractère; si j’eusse
obtenu la gloire, je la leur aurais vendue pour un peu d’affection. Ces
hommes m’ont quitté sans regrets. Tout est piége et douleur à Paris
pour les âmes qui veulent y chercher des sentiments vrais. Là où dans
le monde se posaient mes pieds, le terrain se brûlait autour de moi.
Pour les uns, ma complaisance était faiblesse; si je leur montrais les
griffes de l’homme qui se sentait de force à manier un jour le pouvoir,
j’étais méchant; pour les autres, ce rire délicieux qui cesse à vingt
ans, et auquel plus tard nous avons presque honte de nous livrer, était
un sujet de moquerie, je les amusais. De nos jours, le monde s’ennuie
et veut néanmoins de la gravité dans les plus futiles discours.
Horrible époque! où l’on se courbe devant un homme poli, médiocre et
froid que l’on hait, mais à qui l’on obéit. J’ai découvert plus tard
les raisons de ces inconséquences apparentes. La médiocrité, monsieur,
suffit à toutes les heures de la vie; elle est le vêtement journalier
de la société; tout ce qui sort de l’ombre douce projetée par les gens
médiocres est quelque chose de trop éclatant; le génie, l’originalité,
sont des bijoux que l’on serre et que l’on garde pour s’en parer à
certains jours. Enfin, monsieur, solitaire au milieu de Paris, ne
pouvant rien trouver dans le monde, qui ne me rendait rien quand je lui
livrais tout; n’ayant pas assez de mon enfant pour satisfaire mon cœur,
parce que j’étais homme; un jour où je sentis ma vie se refroidir,
où je pliai sous le fardeau de mes misères secrètes, je rencontrai
la femme qui devait me faire connaître l’amour dans sa violence, les
respects pour un amour avoué, l’amour avec ses fécondes espérances de
bonheur, enfin l’amour! J’avais renoué connaissance avec le vieil ami
de mon père, qui jadis prenait soin de mes intérêts; ce fut chez lui
que je vis la jeune personne pour laquelle je ressentis un amour qui
devait durer autant que ma vie. Plus l’homme vieillit, monsieur, plus
il reconnaît la prodigieuse influence des idées sur les événements. Des
préjugés fort respectables, engendrés par de nobles idées religieuses,
furent la cause de mon malheur. Cette jeune fille appartenait à une
famille extrêmement pieuse dont les opinions catholiques étaient dues
à l’esprit d’une secte improprement appelée janséniste, et qui causa
jadis des troubles en France; vous savez pourquoi?

--Non, dit Genestas.

--Jansénius, évêque d’Ypres, fit un livre où l’on crut trouver des
propositions en désaccord avec les doctrines du Saint-Siége. Plus
tard les propositions textuelles ne semblèrent plus offrir d’hérésie,
quelques auteurs allèrent même jusqu’à nier l’existence matérielle
des maximes. Ces débats insignifiants firent naître dans l’Église
gallicane deux partis, celui des jansénistes, et celui des jésuites.
Des deux côtés se rencontrèrent de grands hommes. Ce fut une lutte
entre deux corps puissants. Les jansénistes accusèrent les jésuites de
professer une morale trop relâchée, et affectèrent une excessive pureté
de mœurs et de principes; les jansénistes furent donc en France des
espèces de puritains catholiques, si toutefois ces deux mots peuvent
s’allier. Pendant la Révolution française il se forma, par suite du
schisme peu important qu’y produisit le Concordat, une congrégation
de catholiques purs qui ne reconnurent pas les évêques institués
par le pouvoir révolutionnaire et par les transactions du pape. Ce
troupeau de fidèles forma ce que l’on nomme la _petite Église_ dont
les ouailles professèrent, comme les jansénistes, cette exemplaire
régularité de vie, qui semble être une loi nécessaire à l’existence
de toutes les sectes proscrites et persécutées. Plusieurs familles
jansénistes appartenaient à la petite Église. Les parents de cette
jeune fille avaient embrassé ces deux puritanismes également sévères
qui donnent au caractère et à la physionomie quelque chose d’imposant;
car le propre des doctrines absolues est d’agrandir les plus simples
actions en les rattachant à la vie future; de là cette magnifique et
suave pureté du cœur, ce respect des autres et de soi; de là je ne sais
quel chatouilleux sentiment du juste et de l’injuste; puis une grande
charité, mais aussi l’équité stricte, et pour tout dire implacable;
enfin une profonde horreur pour les vices, surtout pour le mensonge qui
les comprend tous. Je ne me souviens pas d’avoir connu de moments plus
délicieux que ceux pendant lesquels j’admirai pour la première fois,
chez mon vieil ami, la jeune fille vraie, timide, façonnée à toutes les
obéissances, en qui éclataient toutes les vertus particulières à cette
secte, sans qu’elle en témoignât néanmoins aucun orgueil. Sa taille
souple et déliée donnait à ses mouvements une grâce que son rigorisme
ne pouvait atténuer; la coupe de son visage avait les distinctions, et
ses traits avaient la finesse d’une jeune personne appartenant à une
famille noble; son regard était à la fois doux et fier, son front était
calme; puis sur sa tête s’élevaient des cheveux abondants, simplement
nattés, qui lui servaient à son insu de parure. Enfin, capitaine,
elle m’offrit le type d’une perfection que nous trouvons toujours
dans la femme de qui nous sommes épris; pour l’aimer, ne faut-il pas
rencontrer en elle les caractères de cette beauté rêvée qui concorde
à nos idées particulières? Quand je lui adressai la parole, elle me
répondit simplement, sans empressement ni fausse honte, en ignorant
le plaisir que causaient les harmonies de son organe et de ses dons
extérieurs. Tous ces anges ont les mêmes signes auxquels le cœur
les reconnaît: même douceur de voix, même tendresse dans le regard,
même blancheur de teint, quelque chose de joli dans les gestes. Ces
qualités s’harmonient, se fondent et s’accordent pour charmer sans
qu’on puisse saisir en quoi consiste le charme. Une âme divine s’exhale
par tous les mouvements. J’aimai passionnément. Cet amour réveilla,
satisfit les sentiments qui m’agitaient: ambition, fortune, tous mes
rêves, enfin! Belle, noble, riche et bien élevée, cette jeune fille
possédait les avantages que le monde exige arbitrairement d’une femme
placée dans la haute position où je voulais arriver; instruite, elle
s’exprimait avec cette spirituelle éloquence à la fois rare et commune
en France, où chez beaucoup de femmes, les plus jolis mots sont vides,
tandis qu’en elle l’esprit était plein de sens. Enfin, elle avait
surtout un sentiment profond de sa dignité qui imprimait le respect;
je ne sais rien de plus beau pour une épouse. Je m’arrête, capitaine!
on ne peint jamais que très-imparfaitement une femme aimée; entre
elle et nous il préexiste des mystères qui échappent à l’analyse.
Ma confidence fut bientôt faite à mon vieil ami, qui me présenta
dans la famille, où il m’appuya de sa respectable autorité. Quoique
reçu d’abord avec cette froide politesse particulière aux personnes
exclusives qui n’abandonnent plus les amis qu’elles ont une fois
adoptés, plus tard je parvins à être accueilli familièrement. Je dus
sans doute ce témoignage d’estime à la conduite que je tins en cette
occurrence. Malgré ma passion, je ne fis rien qui pût me déshonorer à
mes yeux, je n’eus aucune complaisance servile, je ne flattai point
ceux de qui dépendait ma destinée, je me montrai tel que j’étais, et
homme avant tout. Lorsque mon caractère fut bien connu, mon vieil
ami, désireux autant que moi de voir finir mon triste célibat, parla
de mes espérances, auxquelles on fit un favorable accueil, mais avec
cette finesse dont se dépouillent rarement les gens du monde, et dans
le désir de me procurer un _bon mariage_, expression qui fait d’un
acte si solennel une sorte d’affaire commerciale où l’un des deux
époux cherche à tromper l’autre, le vieillard garda le silence sur ce
qu’il nommait une erreur de ma jeunesse. Selon lui, l’existence de mon
enfant exciterait des répulsions morales en comparaison desquelles la
question de fortune ne serait rien et qui détermineraient une rupture.
Il avait raison. «Ce sera, me dit-il, une affaire qui s’arrangera
très-bien entre vous et votre femme, de qui vous obtiendrez facilement
une belle et bonne absolution.» Enfin, pour étouffer mes scrupules,
il n’oublia aucun des captieux raisonnements que suggère la sagesse
habituelle du monde. Je vous avouerai, monsieur, que, malgré ma
promesse, mon premier sentiment me porta loyalement à tout découvrir
au chef de la famille; mais sa rigidité me fit réfléchir, et les
conséquences de cet aveu m’effrayèrent; je transigeai lâchement avec
ma conscience, je résolus d’attendre, et d’obtenir de ma prétendue
assez de gages d’affection pour que mon bonheur ne fût pas compromis
par cette terrible confidence. Ma résolution de tout avouer dans un
moment opportun légitima les sophismes du monde et ceux du prudent
vieillard. Je fus donc, à l’insu des amis de la maison, admis comme
un futur époux chez les parents de la jeune fille. Le caractère
distinctif de ces pieuses familles est une discrétion sans bornes, et
l’on s’y tait sur toutes les choses, même sur les indifférentes. Vous
ne sauriez croire, monsieur, combien cette gravité douce, répandue
dans les moindres actions, donne de profondeur aux sentiments. Là, les
occupations étaient toutes utiles; les femmes employaient leur loisir
à faire du linge pour les pauvres; la conversation n’était jamais
frivole, mais le rire n’en était pas banni, quoique les plaisanteries
y fussent simples et sans mordant. Les discours de ces Orthodoxes
semblaient d’abord étranges, dénués du piquant que la médisance et
les histoires scandaleuses donnent aux conversations du monde; car le
père et l’oncle lisaient seuls les journaux, et jamais ma prétendue
n’avait jeté les yeux sur ces feuilles, dont la plus innocente parle
encore des crimes ou des vices publics; mais plus tard l’âme éprouvait,
dans cette pure atmosphère, l’impression que nos yeux reçoivent des
couleurs grises, un doux repos, une suave quiétude. Cette vie était
en apparence d’une monotonie effrayante. L’aspect intérieur de cette
maison avait quelque chose de glacial: j’y voyais chaque jour tous
les meubles, même les plus usagers, exactement placés de la même
façon, et les moindres objets toujours également propres. Néanmoins
cette manière de vivre attachait fortement. Après avoir vaincu la
première répugnance d’un homme habitué aux plaisirs de la variété,
du luxe et du mouvement parisien, je reconnus les avantages de cette
existence; elle développe les idées dans toute leur étendue, et
provoque d’involontaires contemplations; le cœur y domine, rien ne le
distrait, il finit par y apercevoir je ne sais quoi d’immense autant
que la mer. Là, comme dans les cloîtres, en retrouvant sans cesse
les mêmes choses, la pensée se détache nécessairement des choses et
se reporte sans partage vers l’infini des sentiments. Pour un homme
aussi sincèrement épris que je l’étais, le silence, la simplicité de
la vie, la répétition presque monastique des mêmes actes accomplis aux
mêmes heures, donnèrent plus de force à l’amour. Par ce calme profond,
les moindres mouvements, une parole, un geste acquéraient un intérêt
prodigieux. En ne forçant rien dans l’expression des sentiments, un
sourire, un regard offrent, à des cœurs qui s’entendent, d’inépuisables
images pour peindre leurs délices et leurs misères. Aussi ai-je compris
alors que le langage, dans la magnificence de ses phrases, n’a rien
d’aussi varié, d’aussi éloquent que la correspondance des regards et
l’harmonie des sourires. Combien de fois n’ai-je pas tenté de faire
passer mon âme dans mes yeux ou sur mes lèvres, en me trouvant obligé
de taire et de dire tout ensemble la violence de mon amour à une jeune
fille qui, près de moi, restait constamment tranquille, et à laquelle
le secret de ma présence au logis n’avait pas encore été révélé: car
ses parents voulaient lui laisser son libre arbitre dans l’acte le
plus important de sa vie. Mais quand on éprouve une passion vraie,
la présence de la personne aimée n’assouvit-elle pas nos désirs les
plus violents? quand nous sommes admis devant elle, n’est-ce pas le
bonheur du chrétien devant Dieu? Voir, n’est ce pas adorer? Si, pour
moi, plus que pour tout autre, ce fut un supplice de ne pas avoir le
droit d’exprimer les élans de mon cœur; si je fus forcé d’y ensevelir
ces brûlantes paroles qui trompent de plus brûlantes émotions en les
exprimant; néanmoins cette contrainte, en emprisonnant ma passion,
la fit saillir plus vive dans les petites choses, et les moindres
accidents contractèrent alors un prix excessif. L’admirer pendant
des heures entières, attendre une réponse et savourer long-temps les
modulations de sa voix pour y chercher ses plus secrètes pensées; épier
le tremblement de ses doigts quand je lui présentais quelque objet
qu’elle avait cherché, imaginer des prétextes pour effleurer sa robe
ou ses cheveux, pour lui prendre la main, pour la faire parler plus
qu’elle ne le voulait; tous ces riens étaient de grands événements.
Pendant ces sortes d’extases, les yeux, le geste, la voix apportaient
à l’âme d’inconnus témoignages d’amour. Tel fut mon langage, le seul
que me permît la réserve froidement virginale de cette jeune fille;
car ses manières ne changeaient pas, elle était bien toujours avec moi
comme une sœur est avec son frère; seulement, à mesure que ma passion
grandissait, le contraste entre mes paroles et les siennes, entre mes
regards et les siens, devenait plus frappant, et je finis par deviner
que ce timide silence était le seul moyen qui pût servir à cette jeune
fille pour exprimer ses sentiments. N’était-elle pas toujours dans le
salon quand j’y venais? n’y restait-elle pas durant ma visite attendue
et pressentie peut-être! cette fidélité silencieuse n’accusait-elle
pas le secret de son âme innocente? Enfin, n’écoutait-elle pas mes
discours avec un plaisir qu’elle ne savait pas cacher? La naïveté de
nos manières et la mélancolie de notre amour finirent sans doute par
impatienter les parents, qui, me voyant presque aussi timide que
l’était leur fille, me jugèrent favorablement, et me regardèrent comme
un homme digne de leur estime. Le père et la mère se confièrent à mon
vieil ami, lui dirent de moi les choses les plus flatteuses: j’étais
devenu leur fils d’adoption, ils admiraient surtout la moralité de
mes sentiments. Il est vrai qu’alors je m’étais retrouvé jeune. Dans
ce monde religieux et pur, l’homme de trente-deux ans redevenait
l’adolescent plein de croyances. L’été finissait, des occupations
avaient retenu cette famille à Paris contre ses habitudes; mais, au
mois de septembre elle fut libre de partir pour une terre située en
Auvergne, et le père me pria de venir habiter, pendant deux mois,
un vieux château perdu dans les montagnes du Cantal. Quand cette
amicale invitation me fut faite, je ne répondis pas tout d’abord. Mon
hésitation me valut la plus douce, la plus délicieuse des expressions
involontaires par lesquelles une modeste jeune fille puisse trahir les
mystères de son cœur. Évelina...

Dieu! s’écria Benassis, qui resta pensif et silencieux.

--Pardonnez-moi, capitaine Bluteau, reprit-il après une longue pause.
Voici la première fois, depuis douze ans, que je prononce un nom qui
voltige toujours dans ma pensée, et qu’une voix me crie souvent pendant
mon sommeil. Évelina donc, puisque je l’ai nommée, leva la tête par
un mouvement dont la rapidité brève contrastait avec la douceur innée
de ses gestes; elle me regarda sans fierté, mais avec une inquiétude
douloureuse; elle rougit et baissa les yeux. La lenteur avec laquelle
elle déplia ses paupières me causa je ne sais quel plaisir jusqu’alors
ignoré. Je ne pus répondre que d’une voix entrecoupée, en balbutiant.
L’émotion de mon cœur parla vivement au sien, et elle me remercia
par un regard doux, presque humide. Nous nous étions tout dit. Je
suivis la famille à sa terre. Depuis le jour où nos cœurs s’étaient
entendus, les choses avaient pris un nouvel aspect autour de nous;
rien ne nous fut plus indifférent. Quoique l’amour vrai soit toujours
le même, il doit emprunter des formes à nos idées, et se trouver ainsi
constamment semblable et dissemblable à lui-même en chaque être de qui
la passion devient une œuvre unique où s’expriment ses sympathies.
Aussi le philosophe, le poëte, savent-ils seuls la profondeur de cette
définition de l’amour devenue vulgaire: un égoïsme à deux. Nous nous
aimons nous-même en l’_autre_. Mais si l’expression de l’amour est
tellement diverse que chaque couple d’amants n’a pas son semblable
dans la succession des temps, il obéit néanmoins au même mode dans
ses expansions. Ainsi les jeunes filles, même la plus religieuse, la
plus chaste de toutes, emploient le même langage, et ne diffèrent que
par la grâce des idées. Seulement, là où, pour une autre, l’innocente
confidence de ses émotions eût été naturelle, Évelina y voyait une
concession faite à des sentiments tumultueux qui l’emportaient sur
le calme habituel de sa religieuse jeunesse, le plus furtif regard
semblait lui être violemment arraché par l’amour. Cette lutte constante
entre son cœur et ses principes donnait au moindre événement de sa vie,
si tranquille à la surface et si profondément agitée, un caractère de
force bien supérieur aux exagérations des jeunes filles de qui les
manières sont promptement faussées par les mœurs mondaines. Pendant
le voyage, Évelina trouvait à la nature des beautés dont elle parlait
avec admiration. Lorsque nous ne croyons pas avoir le droit d’exprimer
le bonheur causé par la présence de l’être aimé, nous déversons les
sensations dont surabonde notre cœur dans les objets extérieurs que
nos sentiments cachés embellissent. La poésie des sites qui passaient
sous nos yeux était alors pour nous deux un truchement bien compris,
et les éloges que nous leur donnions contenaient pour nos âmes les
secrets de notre amour. A plusieurs reprises, la mère d’Évelina se plut
à embarrasser sa fille par quelques malices de femme: --«Vous avez
passé vingt fois dans cette vallée, ma chère enfant, sans paraître
l’admirer, lui dit-elle après une phrase un peu trop chaleureuse
d’Évelina. --Ma mère, je n’étais sans doute pas arrivée à l’âge où l’on
sait apprécier ces sortes de beautés.» Pardonnez-moi ce détail sans
charme pour vous, capitaine; mais cette réponse si simple me causa des
joies inexprimables, toutes puisées dans le regard qui me fut adressé.
Ainsi, tel village éclairé par le soleil levant, telle ruine couverte
de lierre que nous avons contemplée ensemble, servirent à empreindre
plus fortement dans nos âmes par la souvenance d’une chose matérielle
de douces émotions où pour nous il allait de tout notre avenir. Nous
arrivâmes au château patrimonial, où je restai pendant quarante jours
environ. Ce temps, monsieur, est la seule part de bonheur complet que
le ciel m’ait accordée. Je savourai des plaisirs inconnus aux habitants
des villes. Ce fut tout le bonheur qu’ont deux amants à vivre sous le
même toit, à s’épouser par avance, à marcher de compagnie à travers
les champs, à pouvoir être seuls parfois, à s’asseoir sous un arbre au
fond de quelque jolie petite vallée, à y regarder les constructions
d’un vieux moulin, à s’arracher quelques confidences, vous savez,
de ces petites causeries douces par lesquelles on s’avance tous les
jours un peu plus dans le cœur l’un de l’autre. Ah! monsieur, la vie
en plein air, les beautés du ciel et de la terre, s’accordent si bien
avec la perfection et les délices de l’âme! Se sourire en contemplant
les cieux, mêler des paroles simples aux chants des oiseaux sous la
feuillée humide, revenir au logis à pas lents en écoutant les sons
de la cloche qui vous rappelle trop tôt, admirer ensemble un petit
détail de paysage, suivre les caprices d’un insecte, examiner une
mouche d’or, une fragile création que tient une jeune fille aimante et
pure, n’est-ce pas être attiré tous les jours un peu plus haut dans
les cieux? Il y eut pour moi, dans ces quarante jours de bonheur, des
souvenirs à colorer toute une vie, souvenirs d’autant plus beaux et
plus vastes, que jamais depuis je ne devais être compris. Aujourd’hui,
des images simples en apparence, mais pleines de signifiances amères
pour un cœur brisé, m’ont rappelé des amours évanouis, mais non pas
oubliés. Je ne sais si vous avez remarqué l’effet du soleil couchant
sur la chaumière du petit Jacques. En un moment les feux du soleil ont
fait resplendir la nature, puis soudain le paysage est devenu sombre
et noir. Ces deux aspects si différents me présentaient un fidèle
tableau de cette période de mon histoire. Monsieur, je reçus d’elle
le premier, le seul et sublime témoignage qu’il soit permis à une
jeune fille innocente de donner; et qui, plus furtif il est, plus il
engage: suave promesse d’amour, souvenir du langage parlé dans un monde
meilleur! Sûr alors d’être aimé, je jurai de tout dire, de ne pas avoir
un secret pour elle, j’eus honte d’avoir tant tardé à lui raconter
les chagrins que je m’étais créés. Par malheur, le lendemain de cette
bonne journée, une lettre du précepteur de mon fils me fit trembler
pour une vie qui m’était si chère. Je partis sans dire mon secret
à Évelina, sans donner à la famille d’autre motif que celui d’une
affaire grave. En mon absence, les parents s’alarmèrent. Craignant
que je n’eusse quelques engagements de cœur, ils écrivirent à Paris
pour prendre des informations sur mon compte. Inconséquents avec leurs
principes religieux, ils se défièrent de moi, sans me mettre à même
de dissiper leurs soupçons; un de leurs amis les instruisit, à mon
insu, des événements de ma jeunesse, envenima mes fautes, insista sur
l’existence de mon enfant, que, disait-il, j’avais à dessein cachée.
Lorsque j’écrivis à mes futurs parents, je ne reçus pas de réponse;
ils revinrent à Paris, je me présentai chez eux, je ne fus pas reçu.
Alarmé, j’envoyai mon vieil ami savoir la raison d’une conduite à
laquelle je ne comprenais rien. Lorsqu’il en apprit la cause, le bon
vieillard se dévoua noblement, il assuma sur lui la forfaiture de
mon silence, voulut me justifier et ne put rien obtenir. Les raisons
d’intérêt et de morale étaient trop graves pour cette famille, ses
préjugés étaient trop arrêtés, pour la faire changer de résolution.
Mon désespoir fut sans bornes. D’abord je tâchai de conjurer l’orage;
mais mes lettres me furent renvoyées sans avoir été ouvertes. Lorsque
tous les moyens humains furent épuisés; quand le père et la mère
eurent dit au vieillard, auteur de mon infortune, qu’ils refuseraient
éternellement d’unir leur fille à un homme qui avait à se reprocher
la mort d’une femme et la vie d’un enfant naturel, même quand Évelina
les implorerait à genoux, alors, monsieur, il ne me resta plus qu’un
dernier espoir, faible comme la branche de saule à laquelle s’attache
un malheureux quand il se noie. J’osai croire que l’amour d’Évelina
serait plus fort que les résolutions paternelles, et qu’elle saurait
vaincre l’inflexibilité de ses parents; son père pouvait lui avoir
caché les motifs du refus qui tuait notre amour, je voulus qu’elle
décidât de mon sort en connaissance de cause, je lui écrivis. Hélas!
monsieur, dans les larmes et la douleur, je traçai, non sans de
cruelles hésitations, la seule lettre d’amour que j’aie jamais faite.
Je ne sais plus que vaguement aujourd’hui ce que me dicta le désespoir;
sans doute, je disais à mon Évelina que, si elle avait été sincère et
vraie, elle ne pouvait, elle ne devait jamais aimer que moi; sa vie
n’était-elle pas manquée, n’était-elle pas condamnée à mentir à son
futur époux ou à moi? ne trahissait-elle pas les vertus de la femme,
en refusant à son amant méconnu le même dévouement qu’elle aurait
déployé pour lui, si le mariage accompli dans nos cœurs se fût célébré?
et quelle femme n’aimerait à se trouver plus liée par les promesses
du cœur que par les chaînes de la loi? Je justifiai mes fautes en
invoquant toutes les puretés de l’innocence, sans rien oublier de ce
qui pouvait attendrir une âme noble et généreuse. Mais, puisque je
vous avoue tout, je vais vous aller chercher sa réponse et ma dernière
lettre, dit Benassis en sortant pour monter à sa chambre.

Il revint bientôt en tenant à la main un portefeuille usé, duquel il
ne tira pas sans une émotion profonde des papiers mal en ordre et qui
tremblèrent dans ses mains.

--Voici la fatale lettre, dit-il. L’enfant qui traça ces caractères ne
savait pas de quelle importance serait pour moi le papier qui contient
ses pensées. Voici, dit-il en montrant une autre lettre, le dernier
cri qui me fut arraché par mes souffrances, et vous en jugerez tout
à l’heure. Mon vieil ami porta ma supplication, la remit en secret,
humilia ses cheveux blancs en priant Évelina de la lire, d’y répondre,
et voici ce qu’elle m’écrivit: «Monsieur ...»

--Moi qui naguère étais son _aimé_, nom chaste trouvé par elle pour
exprimer un chaste amour, elle m’appelait _monsieur_! Ce seul mot
disait tout. Mais écoutez la lettre. «Il est bien cruel pour une jeune
fille d’apercevoir de la fausseté dans l’homme à qui sa vie doit être
confiée; néanmoins j’ai dû vous excuser, nous sommes si faibles! Votre
lettre m’a touchée, mais ne m’écrivez plus, votre écriture me cause des
troubles que je ne puis supporter. Nous sommes séparés pour toujours.
Les raisons que vous m’avez données m’ont séduite, elles ont étouffé
le sentiment qui s’était élevé dans mon âme contre vous, j’aimais
tant à vous savoir pur! Mais vous et moi, nous nous sommes trouvés
trop faibles en présence de mon père! Oui, monsieur, j’ai osé parler
en votre faveur. Pour supplier mes parents, il m’a fallu surmonter
les plus grandes terreurs qui m’aient agitée, et presque mentir aux
habitudes de ma vie. Maintenant, je cède encore à vos prières, et me
rends coupable en vous répondant à l’insu de mon père; mais ma mère
le sait; son indulgence, en me laissant libre d’être seule un moment
avec vous, m’a prouvé combien elle m’aimait, et m’a fortifiée dans
mon respect pour les volontés de la famille, que j’étais bien près
de méconnaître. Aussi, monsieur, vous écrivé-je pour la première et
dernière fois. Je vous pardonne sans arrière-pensée les malheurs que
vous avez semés dans ma vie. Oui, vous avez raison, un premier amour
ne s’efface pas. Je ne suis plus une pure jeune fille, je ne saurais
être une chaste épouse. J’ignore donc quelle sera ma destinée. Vous
le voyez, monsieur, l’année que vous avez remplie aura de longs
retentissements dans l’avenir; mais je ne vous accuse point. Je serai
toujours aimée! pourquoi me l’avoir dit? ces paroles calmeront-elles
l’âme agitée d’une pauvre fille solitaire? Ne m’avez-vous pas déjà
perdue dans ma vie future, en me donnant des souvenirs qui reviendront
toujours! Si maintenant je ne puis être qu’à Jésus, acceptera-t-il un
cœur déchiré? Mais il ne m’a pas envoyé vainement ces afflictions, il
a ses desseins, et voulait sans doute m’appeler à lui, lui mon seul
refuge aujourd’hui. Monsieur, il ne me reste rien sur cette terre.
Vous, pour tromper vos chagrins, vous avez toutes les ambitions
naturelles à l’homme. Ceci n’est point un reproche, mais une sorte de
consolation religieuse. Je pense que si nous portons en ce moment un
fardeau blessant, j’en ai la part la plus pesante. CELUI en qui j’ai
mis tout mon espoir, et de qui vous ne sauriez être jaloux, a noué
notre vie; il saura la dénouer suivant ses volontés. Je me suis aperçu
que vos croyances religieuses n’étaient pas assises sur cette foi vive
et pure qui nous aide à supporter ici-bas nos maux. Monsieur, si Dieu
daigne exaucer les vœux d’une constante et fervente prière, il vous
accordera les dons de sa lumière. Adieu, vous qui avez dû être mon
guide, vous que j’ai pu nommer _mon aimé_ sans crime, et pour qui je
puis encore prier sans honte. Dieu dispose à son gré de nos jours, il
pourrait vous appeler à lui le premier de nous deux; mais si je restais
seule au monde, eh! bien, monsieur, confiez-moi cet enfant.»

--Cette lettre, pleine de sentiments généreux, trompait mes espérances,
reprit Benassis. Aussi d’abord n’écoutai-je que ma douleur; plus tard,
j’ai respiré le parfum que cette jeune fille essayait de jeter sur les
plaies de mon âme en s’oubliant elle-même; mais, dans le désespoir, je
lui écrivis un peu durement.

«Mademoiselle, ce seul mot vous dit que je renonce à vous et que
je vous obéis! Un homme trouve encore je ne sais quelle affreuse
douceur à obéir à la personne aimée, alors même qu’elle lui ordonne
de la quitter. Vous avez raison, et je me condamne moi-même. J’ai
jadis méconnu le dévouement d’une jeune fille, ma passion doit être
aujourd’hui méconnue. Mais je ne croyais pas que la seule femme à qui
j’eusse fait don de mon âme se chargeât d’exercer cette vengeance. Je
n’aurais jamais soupçonné tant de dureté, de vertu peut-être, dans un
cœur qui me paraissait et si tendre et si aimant. Je viens de connaître
l’étendue de mon amour, il a résisté à la plus inouïe de toutes les
douleurs, au mépris que vous me témoignez en rompant sans regret les
liens par lesquels nous nous étions unis. Adieu pour jamais. Je garde
l’humble fierté du repentir, et vais chercher une condition où je
puisse expier des fautes pour lesquelles vous, mon interprète dans les
cieux, avez été sans pitié. Dieu sera peut-être moins cruel que vous ne
l’êtes. Mes souffrances, souffrances pleines de vous, puniront un cœur
blessé qui saignera toujours dans la solitude; car, aux cœurs blessés,
l’ombre et le silence. Aucune autre image d’amour ne s’imprimera plus
dans mon cœur. Quoique je ne sois pas femme, j’ai compris comme vous
qu’en disant: _Je t’aime_, je m’engageais pour toute ma vie. Oui, ces
mots prononcés à l’oreille de _mon aimée_ n’étaient pas un mensonge;
si je pouvais changer, elle aurait raison dans ses mépris; vous serez
donc à jamais l’idole de ma solitude. Le repentir et l’amour sont deux
vertus qui doivent inspirer toutes les autres; ainsi, malgré les abîmes
qui vont nous séparer, vous serez toujours le principe de mes actions.
Quoique vous ayez rempli mon cœur d’amertume, il ne s’y trouvera point
contre vous de pensées amères; ne serait-ce pas mal commencer mes
nouvelles œuvres que de ne pas épurer mon âme de tout levain mauvais?
Adieu donc, vous, le seul cœur que j’aime en ce monde et d’où je suis
chassé. Jamais adieu n’aura embrassé plus de sentiments ni plus de
tendresse; n’emporte-t-il pas une âme et une vie qu’il n’est au pouvoir
de personne de ranimer? Adieu, à vous la paix, à moi tout le malheur!»

Ces deux lettres lues, Genestas et Benassis se regardèrent pendant un
moment, en proie à de tristes pensées qu’ils ne se communiquèrent point.

--Après avoir envoyé cette dernière lettre dont le brouillon est
conservé, comme vous voyez, et qui, pour moi, représente aujourd’hui
toutes mes joies, mais flétries, reprit Benassis, je tombai dans un
abattement inexprimable. Les liens qui peuvent ici-bas attacher un
homme à l’existence se trouvaient réunis dans cette chaste espérance,
désormais perdue. Il fallait dire adieu aux délices de l’amour permis,
et laisser mourir les idées généreuses qui florissaient au fond de mon
cœur. Les vœux d’une âme repentante qui avait soif du beau, du bon, de
l’honnête étaient repoussés par des gens vraiment religieux. Monsieur,
dans le premier moment, mon esprit fut agité par les résolutions
les plus extravagantes, mais l’aspect de mon fils les combattit
heureusement. Je sentis alors mon attachement pour lui s’accroître de
tous les malheurs dont il était la cause innocente et dont je devais
m’accuser seul. Il devint donc toute ma consolation. A trente-quatre
ans, je pouvais encore espérer d’être noblement utile à mon pays, je
résolus d’y devenir un homme célèbre afin d’effacer à force de gloire
ou sous l’éclat de la puissance la faute qui entachait la naissance de
mon fils. Combien de beaux sentiments je lui dois, et combien il m’a
fait vivre pendant les jours où je m’occupais de son avenir! J’étouffe,
s’écria Benassis. Après onze ans, je ne puis encore penser à cette
funeste année... Cet enfant, monsieur, je l’ai perdu.

Le médecin se tut et se cacha la figure dans ses mains, qu’il laissa
tomber quand il eut repris un peu de calme. Genestas ne vit pas alors
sans émotion les larmes qui baignaient les yeux de son hôte.

--Monsieur, ce coup de foudre me déracina d’abord, reprit Benassis.
Je ne recueillis les lumières d’une saine morale qu’après m’être
transplanté dans un sol autre que celui du monde social. Je ne reconnus
que plus tard la main de Dieu dans mes malheurs, et plus tard je sus me
résigner en écoutant sa voix. Ma résignation ne pouvait être subite,
mon caractère exalté dut se réveiller; je dépensai les dernières
flammes de ma fougue dans un dernier orage, j’hésitai longtemps avant
de choisir le seul parti qu’il convient à un catholique de prendre.
D’abord je voulus me tuer. Tous ces événements ayant, outre mesure,
développé chez moi le sentiment mélancolique, je me décidai froidement
à cet acte de désespoir. Je pensai qu’il nous était permis de quitter
la vie quand la vie nous quittait. Le suicide me semblait être dans
la nature. Les peines doivent produire sur l’âme de l’homme les mêmes
ravages que l’extrême douleur cause dans son corps; or, cet être
intelligent, souffrant par une maladie morale, a bien le droit de se
tuer au même titre que la brebis qui, poussée par le _tournis_, se
brise la tête contre un arbre. Les maux de l’âme sont-ils donc plus
faciles à guérir que ne le sont les maux corporels? j’en doute encore.
Entre celui qui espère toujours et celui qui n’espère plus, je ne sais
lequel est le plus lâche. Le suicide me parut être la dernière crise
d’une maladie morale, comme la mort naturelle est celle d’une maladie
physique; mais la vie morale étant soumise aux lois particulières
de la volonté humaine, sa cessation ne doit-elle pas concorder aux
manifestations de l’intelligence? Aussi est-ce une pensée qui tue et
non le pistolet. D’ailleurs le hasard qui nous foudroie au moment où la
vie est toute heureuse, n’absout-il pas l’homme qui se refuse à traîner
une vie malheureuse? Mais, monsieur, les méditations que je fis en ces
jours de deuil m’élevèrent à de plus hautes considérations. Pendant
quelque temps je fus complice des grands sentiments de l’antiquité
païenne; mais en y cherchant des droits nouveaux pour l’homme, je crus
pouvoir, à la lueur des flambeaux modernes, creuser plus avant que les
Anciens les questions jadis réduites en systèmes. Épicure permettait le
suicide. N’était-ce pas le complément de sa morale? il lui fallait à
tout prix la jouissance des sens; cette condition défaillant, il était
doux et loisible à l’être animé de rentrer dans le repos de la nature
inanimée; la seule fin de l’homme étant le bonheur ou l’espérance du
bonheur, pour qui souffrait et souffrait sans espoir, la mort devenait
un bien; se la donner volontairement était un dernier acte de bon
sens. Cet acte, il ne le vantait pas, il ne le blâmait pas; il se
contentait de dire, en faisant une libation à Bacchus: _Mourir, il n’y
a pas de quoi rire, il n’y a pas de quoi pleurer._ Plus moral et plus
imbu de la doctrine des devoirs que les Épicuriens, Zénon, et tout
le Portique, prescrivaient, en certains cas, le suicide au stoïcien.
Voici comment il raisonnait: l’homme diffère de la brute en ce qu’il
dispose souverainement de sa personne; ôtez-lui ce droit de vie et de
mort sur lui-même, vous le rendez esclave des hommes et des événements.
Ce droit de vie et de mort bien reconnu forme le contre-poids efficace
de tous les maux naturels et sociaux; ce même droit, conféré à l’homme
sur son semblable, engendre toutes les tyrannies. La puissance de
l’homme n’existe donc nulle part sans une liberté indéfinie dans
ses actes: faut-il échapper aux conséquences honteuses d’une faute
irrémédiable? l’homme vulgaire boit la honte et vit, le sage avale la
ciguë et meurt; faut-il disputer les restes de sa vie à la goutte qui
broie les os, au cancer qui dévore la face, le sage juge de l’instant
opportun, congédie les charlatans, et dit un dernier adieu à ses amis
qu’il attristait de sa présence. Tombé au pouvoir du tyran que l’on
a combattu les armes à la main, que faire? l’acte de soumission est
dressé, il n’y a plus qu’à signer ou à tendre le cou: l’imbécile tend
le cou, le lâche signe, le sage finit par un dernier acte de liberté,
il se frappe. «Hommes libres, s’écriait alors le stoïcien, sachez
vous maintenir libres! Libres de vos passions en les sacrifiant aux
devoirs, libres de vos semblables en leur montrant le fer ou le poison
qui vous met hors de leurs atteintes, libres de la destinée en fixant
le point au delà duquel vous ne lui laissez aucune prise sur vous,
libres des préjugés en ne les confondant pas avec les devoirs, libres
de toutes les appréhensions animales en sachant surmonter l’instinct
grossier qui enchaîne à la vie tant de malheureux.» Après avoir dégagé
cette argumentation dans le fatras philosophique des Anciens, je crus y
imprimer une forme chrétienne en la corroborant par les lois du libre
arbitre que Dieu nous a données afin de pouvoir nous juger un jour à
son tribunal, et je me disais: «J’y plaiderai!» Mais, monsieur, ces
raisonnements me forcèrent de penser au lendemain de la mort, et je
me trouvai aux prises avec mes anciennes croyances ébranlées. Tout
alors devient grave dans la vie humaine quand l’éternité pèse sur la
plus légère de nos déterminations. Lorsque cette idée agit de toute
sa puissance sur l’âme d’un homme, et lui fait sentir en lui je ne
sais quoi d’immense qui le met en contact avec l’infini, les choses
changent étrangement. De ce point de vue, la vie est bien grande et
bien petite. Le sentiment de mes fautes ne me fit point songer au ciel
tant que j’eus des espérances sur la terre, tant que je trouvai des
soulagements à mes maux dans quelques occupations sociales. Aimer,
se vouer au bonheur d’une femme, être chef d’une famille, n’était-ce
pas donner de nobles aliments à ce besoin d’expier mes fautes qui me
poignait? Cette tentative ayant échoué, n’était-ce pas encore une
expiation que de se consacrer à un enfant? Mais quand, après ces
deux efforts de mon âme, le dédain et la mort y eurent mis un deuil
éternel, quand tous mes sentiments furent blessés à la fois, et que
je n’aperçus plus rien ici-bas, je levai les yeux vers le ciel et j’y
rencontrai Dieu. Cependant j’essayai de rendre la religion complice de
ma mort. Je relus les Évangiles, et ne vis aucun texte où le suicide
fût interdit; mais cette lecture me pénétra de la divine pensée du
Sauveur des hommes. Certes, il n’y dit rien de l’immortalité de l’âme,
mais il nous parle du beau royaume de son père; il ne nous défend
aussi nulle part le parricide, mais il condamne tout ce qui est mal.
La gloire de ses évangélistes et la preuve de leur mission est moins
d’avoir fait des lois que d’avoir répandu sur la terre l’esprit nouveau
des lois nouvelles. Le courage qu’un homme déploie en se tuant me
parut alors être sa propre condamnation: quand il se sent la force de
mourir, il doit avoir celle de lutter; se refuser à souffrir n’est pas
force, mais faiblesse; d’ailleurs, quitter la vie par découragement
n’est-ce pas abjurer la foi chrétienne, à laquelle Jésus a donné pour
base ces sublimes paroles: _Heureux ceux qui souffrent!_ Le suicide
ne me parut donc plus excusable dans aucune crise, même chez l’homme
qui par une fausse entente de la grandeur d’âme dispose de lui-même
un instant avant que le bourreau ne le frappe de sa hache. En se
laissant crucifier, Jésus-Christ ne nous a-t-il pas enseigné à obéir à
toutes les lois humaines, fussent-elles injustement appliquées? Le mot
_Résignation_, gravé sur la croix, si intelligible pour ceux qui savent
lire les caractères sacrés, m’apparut alors dans sa divine clarté.
Je possédais encore quatre-vingt mille francs, je voulus d’abord
aller loin des hommes, user ma vie en végétant au fond de quelque
campagne; mais la misanthropie, espèce de vanité cachée sous une peau
de hérisson, n’est pas une vertu catholique. Le cœur d’un misanthrope
ne saigne pas, il se contracte, et le mien saignait par toutes ses
veines. En pensant aux lois de l’Église, aux ressources qu’elle offre
aux affligés, je parvins à comprendre la beauté de la prière dans la
solitude, et j’eus pour idée fixe d’_entrer en religion_, suivant la
belle expression de nos pères. Quoique mon parti fût pris avec fermeté,
je me réservai néanmoins la faculté d’examiner les moyens que je devais
employer pour parvenir à mon but. Après avoir réalisé les restes de
ma fortune, je partis presque tranquille. _La paix dans le Seigneur_
était une espérance qui ne pouvait me tromper. Séduit d’abord par la
règle de saint Bruno, je vins à la Grande-Chartreuse à pied, en proie
à de sérieuses pensées. Ce jour fut un jour solennel pour moi. Je ne
m’attendais pas au majestueux spectacle offert par cette route, où je
ne sais quel pouvoir surhumain se montre à chaque pas. Ces rochers
suspendus, ces précipices, ces torrents qui font entendre une voix
dans le silence, cette solitude bornée par de hautes montagnes et
néanmoins sans bornes, cet asile où de l’homme il ne parvient que
sa curiosité stérile, cette sauvage horreur tempérée par les plus
pittoresques créations de la nature, ces sapins millénaires et ces
plantes d’un jour, tout cela rend grave. Il serait difficile de rire en
traversant le désert de Saint-Bruno, car là triomphent les sentiments
de la mélancolie. Je vis la Grande-Chartreuse, je me promenai sous
ces vieilles voûtes silencieuses, j’entendis sous les arcades l’eau
de la source tombant goutte à goutte. J’entrai dans une cellule pour
y prendre la mesure de mon néant, je respirai la paix profonde que
mon prédécesseur y avait goûtée, et je lus avec attendrissement
l’inscription qu’il avait mise sur sa porte suivant la coutume du
cloître; tous les préceptes de la vie que je voulais mener y étaient
résumés par trois mots latins: _Fuge_, _late_, _tace_...

Genestas inclina la tête comme s’il comprenait.

J’étais décidé, reprit Benassis. Cette cellule boisée en sapin,
ce lit dur, cette retraite, tout allait à mon âme. Les Chartreux
étaient à la chapelle, j’allai prier avec eux. Là, mes résolutions
s’évanouirent. Monsieur, je ne veux pas juger l’Église catholique,
je suis très-orthodoxe, je crois à ses œuvres et à ses lois. Mais en
entendant ces vieillards inconnus au monde et morts au monde chanter
leurs prières, je reconnus au fond du cloître une sorte d’égoïsme
sublime. Cette retraite ne profite qu’à l’homme et n’est qu’un long
suicide, je ne la condamne pas, monsieur. Si l’Église a ouvert ces
tombes, elles sont sans doute nécessaires à quelques chrétiens tout à
fait inutiles au monde. Je crus mieux agir, en rendant mon repentir
profitable au monde social. Au retour, je me plus à chercher quelles
étaient les conditions où je pourrais accomplir mes pensées de
résignation. Déjà je menais imaginairement la vie d’un simple matelot,
je me condamnais à servir la patrie en me plaçant au dernier rang, et
renonçant à toutes les manifestations intellectuelles; mais si c’était
une vie de travail et de dévouement, elle ne me parut pas encore assez
utile. N’était-ce pas tromper les vues de Dieu? s’il m’avait doué de
quelque force dans l’esprit, mon devoir n’était-il pas de l’employer au
bien de mes semblables? Puis, s’il m’est permis de parler franchement,
je sentais en moi je ne sais quel besoin d’expansion que blessaient des
obligations purement mécaniques. Je ne voyais dans la vie des marins
aucune pâture pour cette bonté qui résulte de mon organisation, comme
de chaque fleur s’exhale un parfum particulier. Je fus, comme je vous
l’ai déjà dit, obligé de coucher ici. Pendant la nuit, je crus entendre
un ordre de Dieu dans la compatissante pensée que m’inspira l’état de
ce pauvre pays. J’avais goûté aux cruelles délices de la maternité,
je résolus de m’y livrer entièrement, d’assouvir ce sentiment dans
une sphère plus étendue que celle des mères, en devenant une sœur de
charité pour tout un pays, en y pansant continuellement les plaies
du pauvre. Le doigt de Dieu me parut donc avoir fortement tracé ma
destinée, quand je songeai que la première pensée grave de ma jeunesse
m’avait fait incliner vers l’état de médecin, et je résolus de le
pratiquer ici. D’ailleurs, _aux cœurs blessés l’ombre et le silence_,
avais-je dit dans ma lettre; ce que je m’étais promis à moi-même de
faire, je voulus l’accomplir. Je suis entré dans une voie de silence
et de résignation. Le _Fuge_, _late_, _tace_ du chartreux est ici ma
devise, mon travail est une prière active, mon suicide moral est la
vie de ce canton, sur lequel j’aime, en étendant la main, à semer le
bonheur et la joie, à donner ce que je n’ai pas. L’habitude de vivre
avec des paysans, mon éloignement du monde m’ont réellement transformé.
Mon visage a changé d’expression, il s’est habitué au soleil qui
l’a ridé, durci. J’ai pris d’un campagnard l’allure, le langage, le
costume, le laissez-aller, l’incurie de tout ce qui est grimace. Mes
amis de Paris, ou les petites-maîtresses dont j’étais le _sigisbée_, ne
reconnaîtraient jamais en moi l’homme qui fut un moment à la mode, le
sybarite accoutumé aux colifichets, au luxe, aux délicatesses de Paris.
Aujourd’hui, tout ce qui est extérieur m’est complétement indifférent,
comme à tous ceux qui marchent sous la conduite d’une seule pensée.
Je n’ai plus d’autre but dans la vie que celui de la quitter, je ne
veux rien faire pour en prévenir ni pour en hâter la fin; mais je me
coucherai sans chagrin pour mourir, le jour où la maladie viendra.
Voilà, monsieur, dans toute leur sincérité, les événements de la vie
antérieure à celle que je mène ici. Je ne vous ai rien déguisé de mes
fautes, elles ont été grandes, elles me sont communes avec quelques
hommes. J’ai beaucoup souffert, je souffre tous les jours; mais j’ai
vu dans mes souffrances la condition d’un heureux avenir. Néanmoins,
malgré ma résignation, il est des peines contre lesquelles je suis
sans force. Aujourd’hui j’ai failli succomber à des tortures secrètes,
devant vous, à votre insu...

Genestas bondit sur sa chaise.

--Oui, capitaine Bluteau, vous étiez là. Ne m’avez-vous pas montré le
lit de la mère Colas lorsque nous avons couché Jacques? Hé! bien, s’il
m’est impossible de voir un enfant sans penser à l’ange que j’ai perdu,
jugez de mes douleurs en couchant un enfant condamné à mourir? Je ne
sais pas voir froidement un enfant.

Genestas pâlit.

--Oui, les jolies têtes blondes, les têtes innocentes des enfants
que je rencontre me parlent toujours de mes malheurs et réveillent
mes tourments. Enfin il m’est affreux de penser que tant de gens me
remercient du peu de bien que je fais ici, quand ce bien est le fruit
de mes remords. Vous connaissez seul, capitaine, le secret de ma vie.
Si j’avais puisé mon courage dans un sentiment plus pur que ne l’est
celui de mes fautes, je serais bien heureux! mais aussi, n’aurais-je eu
rien à vous dire de moi.»



CHAPITRE V.

ÉLÉGIES.


Son récit terminé, Benassis remarqua sur la figure du militaire une
expression profondément soucieuse qui le frappa. Touché d’avoir été si
bien compris, il se repentit presque d’avoir affligé son hôte, et lui
dit: --Mais, capitaine Bluteau, mes malheurs...

--Ne m’appelez pas le capitaine Bluteau, s’écria Genestas en
interrompant le médecin et se levant soudain par un mouvement impétueux
qui semblait accuser une sorte de mécontentement intérieur. Il n’existe
pas de capitaine Bluteau, je suis un gredin!

Benassis regarda, non sans une vive surprise, Genestas qui se promenait
dans le salon comme un bourdon cherchant une issue pour sortir de la
chambre où il est entré par mégarde.

--Mais, monsieur, qui donc êtes-vous? demanda Benassis.

--Ah! voilà! répondit le militaire en revenant se placer devant le
médecin, qu’il n’osait envisager. Je vous ai trompé! reprit-il d’une
voix altérée. Pour la première fois de ma vie, j’ai fait un mensonge,
et j’en suis bien puni, car je ne peux plus vous dire l’objet ni de ma
visite ni de mon maudit espionnage. Depuis que j’ai pour ainsi dire
entrevu votre âme, j’aurais mieux aimé recevoir un soufflet que de vous
entendre m’appeler Bluteau! Vous pouvez me pardonner cette imposture,
vous; mais moi, je ne me la pardonnerai jamais, moi, Pierre-Joseph
Genestas, qui, pour sauver ma vie, ne mentirais pas devant un conseil
de guerre.

--Vous êtes le commandant Genestas, s’écria Benassis en se levant. Il
prit la main de l’officier, la serra fort affectueusement, et dit:
--Monsieur, comme vous le prétendiez tout à l’heure, nous étions
amis sans nous connaître. J’ai bien vivement désiré de vous voir en
entendant parler de vous par monsieur Gravier. Un homme de Plutarque,
me disait-il de vous.

--Je ne suis point de Plutarque, répondit Genestas, je suis indigne
de vous, et je me battrais. Je devais vous avouer tout bonnement mon
secret. Mais non! J’ai bien fait de prendre un masque et de venir
moi-même chercher ici des renseignements sur vous. Je sais maintenant
que je dois me taire. Si j’avais agi franchement, je vous eusse fait de
la peine. Dieu me préserve de vous causer le moindre chagrin!

--Mais je ne vous comprends pas, commandant.

--Restons-en là. Je ne suis pas malade, j’ai passé une bonne journée,
et je m’en irai demain. Quand vous viendrez à Grenoble, vous y
trouverez un ami de plus, et ce n’est pas un ami pour rire. La bourse,
le sabre, le sang, tout est à vous chez Pierre-Joseph Genestas. Après
tout, vous avez semé vos paroles dans un bon terrain. Quand j’aurai
ma retraite, j’irai dans une manière de trou, j’en serai le maire, et
tâcherai de vous imiter. S’il me manque votre science, j’étudierai.

--Vous avez raison, monsieur, le propriétaire qui emploie son temps à
corriger un simple vice d’exploitation dans une commune fait à son pays
autant de bien que peut en faire le meilleur médecin: si l’un soulage
les douleurs de quelques hommes, l’autre panse les plaies de la patrie.
Mais vous excitez singulièrement ma curiosité. Puis-je donc vous être
utile en quelque chose?

--Utile, dit le commandant d’une voix émue. Mon Dieu! mon cher monsieur
Benassis, le service que je venais vous prier de me rendre est presque
impossible. Tenez, j’ai bien tué des chrétiens dans ma vie, mais on
peut tuer les gens et avoir un bon cœur; aussi, quelque rude que je
paraisse, sais-je encore comprendre certaines choses.

--Mais parlez?

--Non, je ne veux pas vous causer volontairement de la peine.

--Oh! commandant, je puis beaucoup souffrir.

--Monsieur, dit le militaire en tremblant, il s’agit de la vie d’un
enfant.

Le front de Benassis se plissa soudain, mais il fit un geste pour prier
Genestas de continuer.

--Un enfant, reprit le commandant, qui peut encore être sauvé par
des soins constants et minutieux. Où trouver un médecin capable de
se consacrer à un seul malade? à coup sûr, il n’était pas dans une
ville. J’avais entendu parler de vous comme d’un excellent homme, mais
j’avais peur d’être la dupe de quelque réputation usurpée. Or, avant
de confier mon petit à ce monsieur Benassis, sur qui l’on me racontait
tant de belles choses, j’ai voulu l’étudier. Maintenant...

--Assez, dit le médecin. Cet enfant est donc à vous?

--Non, mon cher monsieur Benassis, non. Pour vous expliquer ce mystère,
il faudrait vous raconter une histoire où je ne joue pas le plus beau
rôle; mais vous m’avez confié vos secrets, je puis bien vous dire les
miens.

--Attendez, commandant, dit le médecin en appelant Jacquotte qui vint
aussitôt, et à laquelle il demanda son thé. Voyez-vous, commandant,
le soir, quand tout dort, je ne dors pas, moi!... Mes chagrins
m’oppressent, je cherche alors à les oublier en buvant du thé. Cette
boisson procure une sorte d’ivresse nerveuse, un sommeil sans lequel je
ne vivrais pas. Refusez-vous toujours d’en prendre?

--Moi, dit Genestas, je préfère votre vin de l’Ermitage.

--Soit. Jacquotte, dit Benassis à sa servante, apportez du vin et des
biscuits.

--Nous nous coifferons pour la nuit, reprit le médecin en s’adressant à
son hôte.

--Ce thé doit vous faire bien du mal, dit Genestas.

--Il me cause d’horribles accès de goutte, mais je ne saurais me
défaire de cette habitude, elle est trop douce, elle me donne tous les
soirs un moment pendant lequel la vie n’est plus pesante. Allons, je
vous écoute, votre récit effacera peut-être l’impression trop vive des
souvenirs que je viens d’évoquer.

--Mon cher monsieur, dit Genestas en plaçant sur la cheminée son verre
vide, après la retraite de Moscou, mon régiment se refit dans une
petite ville de Pologne. Nous y rachetâmes des chevaux à prix d’or, et
nous y restâmes en garnison jusqu’au retour de l’empereur. Voilà qui va
bien. Il faut vous dire que j’avais alors un ami. Pendant la retraite
je fus plus d’une fois sauvé par les soins d’un maréchal-des-logis
nommé Renard, qui fit pour moi de ces choses après lesquelles deux
hommes doivent être frères, sauf les exigences de la discipline. Nous
étions logés dans la même maison, un de ces nids à rats construits
en bois où demeurait tout une famille, et où vous n’auriez pas cru
pouvoir mettre un cheval. Cette bicoque appartenait à des Juifs qui y
pratiquaient leurs trente-six commerces, et le vieux père juif, de
qui les doigts ne se trouvèrent pas gelés pour manier de l’or, avait
très-bien fait ses affaires pendant notre déroute. Ces gens-là, ça
vit dans l’ordure et ça meurt dans l’or. Leur maison était élevée sur
des caves, en bois bien entendu, sous lesquelles ils avaient fourré
leurs enfants, et notamment une fille belle comme une Juive quand
elle se tient propre et qu’elle n’est pas blonde. Ça avait dix-sept
ans, c’était blanc comme neige, des yeux de velours, des cils noirs
comme des queues de rat, des cheveux luisants, touffus qui donnaient
envie de les manier, une créature vraiment parfaite! Enfin, monsieur,
j’aperçus le premier ces singulières provisions, un soir que l’on me
croyait couché, et que je fumais tranquillement ma pipe en me promenant
dans la rue. Ces enfants grouillaient tous, pêle-mêle comme une nichée
de chiens. C’était drôle à voir. Le père et la mère soupaient avec
eux. A force de regarder, je découvris dans le brouillard de fumée
que faisait le père avec ses bouffées de tabac, la jeune Juive qui se
trouvait là comme un napoléon tout neuf dans un tas de gros sous. Moi,
mon cher Benassis, je n’ai jamais eu le temps de réfléchir à l’amour;
cependant, lorsque je vis cette jeune fille, je compris que jusqu’alors
je n’avais fait que céder à la nature; mais cette fois tout en était,
la tête, le cœur et le reste. Je devins donc amoureux de la tête aux
pieds, oh! mais rudement. Je demeurai là, fumant ma pipe, occupé à
regarder la Juive, jusqu’à ce qu’elle eût soufflé sa chandelle et
qu’elle se fût couchée. Impossible de fermer l’œil! je restai pendant
toute la nuit, chargeant ma pipe, la fumant, me promenant dans la rue.
Je n’avais jamais été comme ça. Ce fut la seule fois de ma vie que je
pensai à me marier. Quand vint le jour, j’allai seller mon cheval,
et je trottai pendant deux grandes heures dans la campagne pour me
rafraîchir; et, sans m’en apercevoir, j’avais presque fourbu ma bête...
Genestas s’arrêta, regarda son nouvel ami d’un air inquiet, et lui dit:
--Excusez-moi, Benassis, je ne suis pas orateur, je parle comme ça me
vient, si j’étais dans un salon, je me gênerais, mais avec vous et à la
campagne...

--Continuez, dit le médecin.

--Quand je revins à ma chambre, j’y trouvai Renard tout affairé.
Me croyant tué en duel, il nettoyait ses pistolets, et avait idée
de chercher chicane à celui qui m’aurait mis à l’ombre... Oh! mais
voilà le caractère du pèlerin. Je confiai mon amour à Renard, en lui
montrant la niche aux enfants. Comme mon Renard entendait le patois
de ces Chinois-là, je le priai de m’aider à faire mes propositions
au père et à la mère, et de tâcher d’établir une correspondance avec
Judith. Elle se nommait Judith. Enfin, monsieur, pendant quinze
jours je fus le plus heureux des hommes, parce que tous les soirs
le Juif et sa femme nous firent souper avec Judith. Vous connaissez
ces choses-là, je ne vous en impatienterai nullement; cependant, si
vous ne comprenez pas le tabac, vous ignorez le plaisir d’un honnête
homme qui fume tranquillement sa pipe avec son ami Renard et le père
de la fille, en voyant la princesse. C’est très-agréable. Mais je
dois vous dire que Renard était un Parisien, un fils de famille. Son
père, qui faisait un gros commerce d’épicerie, l’avait élevé pour être
notaire, et il savait quelque chose; mais la conscription l’ayant
pris, il lui fallut dire adieu à l’écritoire. Moulé d’ailleurs pour
porter l’uniforme, il avait une figure de jeune fille, et connaissait
l’art d’enjôler le monde parfaitement bien. C’était lui que Judith
aimait, et elle se souciait de moi comme un cheval se soucie de
poulets rôtis. Pendant que je m’extasiais et que je voyageais dans la
lune en regardant Judith, mon Renard, qui n’avait pas volé son nom,
entendez-vous! faisait son chemin sous terre; le traître s’entendait
avec la fille, et si bien, qu’ils se marièrent à la mode du pays, parce
que les permissions auraient été trop de temps à venir. Mais il promit
d’épouser suivant la loi française, si par hasard le mariage était
attaqué. Le fait est qu’en France madame Renard redevint mademoiselle
Judith. Si j’avais su cela, moi, j’aurais tué Renard, et net, sans
seulement lui laisser le temps de souffler; mais le père, la mère,
la fille et mon maréchal-des-logis, tout cela s’entendait comme des
larrons en foire. Pendant que je fumais ma pipe, que j’adorais Judith
comme un saint sacrement, mon Renard convenait de ses rendez-vous, et
poussait très-bien ses petites affaires. Vous êtes la seule personne
à qui j’aie parlé de cette histoire, que je nomme une infamie; je me
suis toujours demandé pourquoi un homme, qui mourrait de honte s’il
prenait une pièce d’or, vole la femme, le bonheur, la vie de son
ami sans scrupule. Enfin, mes mâtins étaient mariés et heureux, que
j’étais toujours là le soir, à souper, admirant comme un imbécile
Judith, et répondant comme un _tenor_ aux mines qu’elle faisait pour
me clore les yeux. Vous pensez bien qu’ils ont payé leurs tromperies
singulièrement cher. Foi d’honnête homme, Dieu fait plus attention
aux choses de ce monde que nous ne le croyons. Voici les Russes qui
nous débordent. La campagne de 1813 commence. Nous sommes envahis.
Un beau matin, l’ordre nous arrive de nous trouver sur le champ de
bataille de Lutzen à une heure dite. L’empereur savait bien ce qu’il
faisait en nous commandant de partir promptement. Les Russes nous
avaient tournés. Notre colonel s’embarbouille à faire des adieux à
une Polonaise qui demeurait à un demi-quart de lieue de la ville, et
l’avant-garde des Cosaques l’empoigne juste, lui et son piquet. Nous
n’avons que le temps de monter à cheval, de nous former en avant de la
ville pour livrer une escarmouche de cavalerie et repousser mes Russes
afin d’avoir le temps de filer pendant la nuit. Nous avons chargé
durant trois heures et fait de vrais tours de force. Pendant que nous
nous battions, les équipages et notre matériel prenaient les devants.
Nous avions un parc d’artillerie et de grandes provisions de poudre
furieusement nécessaires à l’empereur, il fallait les lui amener à tout
prix. Notre défense en imposa aux Russes, qui nous crurent soutenus
par un corps d’armée. Néanmoins, bientôt avertis de leur erreur par
des espions, ils apprirent qu’ils n’avaient devant eux qu’un régiment
de cavalerie et nos dépôts d’infanterie. Alors, monsieur, vers le
soir, ils firent une attaque à tout démolir, et si chaude, que nous y
sommes restés plusieurs. Nous fûmes enveloppés. J’étais avec Renard au
premier rang, et je voyais mon Renard se battant et chargeant comme un
démon, car il pensait à sa femme. Grâce à lui, nous pûmes regagner la
ville, que nos malades avaient mise en état de défense; mais c’était
à faire pitié. Nous rentrions les derniers, lui et moi, nous trouvons
notre chemin barré par un gros de Cosaques, et nous piquons là-dessus.
Un de ces Sauvages allait m’enfiler avec sa lance, Renard le voit,
pousse son cheval entre nous deux pour détourner le coup; sa pauvre
bête, un bel animal, ma foi! reçoit le fer, entraîne, en tombant par
terre, Renard et le Cosaque. Je tue le Cosaque, je prends Renard par
le bras et le mets devant moi sur mon cheval, en travers, comme un sac
de blé. --Adieu, mon capitaine, tout est fini, me dit Renard. --Non,
lui répondis-je, faut voir. J’étais alors en ville, je descends, et
l’assieds au coin d’une maison, sur un peu de paille. Il avait la tête
brisée, la cervelle dans ses cheveux, et il parlait. Oh! c’était un
fier homme. --Nous sommes quittes, dit-il. Je vous ai donné ma vie,
je vous avais pris Judith. Ayez soin d’elle et de son enfant, si elle
en a un. D’ailleurs, épousez-la. Monsieur, dans le premier moment,
je le laissai là comme un chien; mais quand ma rage fut passée, je
revins... il était mort. Les Cosaques avaient mis le feu à la ville, je
me souvins alors de Judith, j’allai donc la chercher, elle se mit en
croupe, et grâce à la vitesse de mon cheval, je rejoignis le régiment,
qui avait opéré sa retraite. Quant au Juif et à sa famille, plus
personne! tous disparus comme des rats. Judith seule attendait Renard,
je ne lui ai rien dit, vous comprenez, dans le commencement. Monsieur,
il m’a fallu songer à cette femme au milieu de tous les désastres de
la campagne de 1813, la loger, lui donner ses aises, enfin la soigner,
et je crois qu’elle ne s’est guère aperçue de l’état où nous étions.
J’avais l’attention de la tenir toujours à dix lieues de nous, en
avant, vers la France; elle est accouchée d’un garçon pendant que nous
nous battions à Hanau. Je fus blessé à cette affaire-là, je rejoignis
Judith à Strasbourg, puis je revins sur Paris, car j’ai eu le malheur
d’être au lit pendant la campagne de France. Sans ce triste hasard, je
passais dans les grenadiers de la garde, l’empereur m’y avait donné de
l’avancement. Enfin, monsieur, j’ai donc été obligé de soutenir une
femme, un enfant qui ne m’appartenait point, et j’avais trois côtes
ébréchées! Vous comprenez que ma solde, ce n’était pas la France. Le
père Renard, vieux requin sans dents, ne voulut pas de sa bru; le père
juif était fondu. Judith se mourait de chagrin. Un matin elle pleurait
en achevant mon pansement. --Judith, lui dis-je, votre enfant est
perdu. --Et moi aussi, dit-elle. --Bah! répondis-je, nous allons faire
venir les papiers nécessaires, je vous épouserai et reconnaîtrai pour
mien l’enfant de... Je n’ai pas pu achever. Ah! mon cher monsieur, l’on
peut tout faire pour recevoir le regard de morte par lequel Judith me
remercia; je vis que je l’aimais toujours, et dès ce jour-là son petit
entra dans mon cœur. Pendant que les papiers, le père et la mère juifs
étaient en route, la pauvre femme acheva de mourir. L’avant-veille
de sa mort, elle eut la force de s’habiller, de se parer, de faire
toutes les cérémonies d’usage, de signer leurs tas de papiers; puis,
quand son enfant eut un nom et un père, elle revint se coucher, je
lui baisai les mains et le front, puis elle mourut. Voilà mes noces.
Le surlendemain, après avoir acheté les quelques pieds de terre où la
pauvre fille est couchée, je me suis trouvé le père d’un orphelin que
j’ai mis en nourrice pendant la campagne de 1815. Depuis ce temps-là,
sans que personne sût mon histoire, qui n’était pas belle à dire, j’ai
pris soin de ce petit drôle comme s’il était à moi. Son grand-père est
au diable, il est ruiné, il court avec sa famille entre la Perse et
la Russie. Il y a des chances pour qu’il fasse fortune, car il paraît
s’entendre au commerce des pierres précieuses. J’ai mis cet enfant
au collége; mais, dernièrement, je l’ai fait si bien manœuvrer dans
ses mathématiques pour le colloquer à l’École Polytechnique, et l’en
voir sortir avec un bon état, que le pauvre petit bonhomme est tombé
malade. Il a la poitrine faible. A entendre les médecins de Paris,
il y aurait encore de la ressource s’il courait dans les montagnes,
s’il était soigné comme il faut, à tout moment, par un homme de bonne
volonté. J’avais donc pensé à vous, et j’étais venu pour faire une
reconnaissance de vos idées, de votre train de vie. D’après ce que
vous m’avez dit, je ne saurais vous donner ce chagrin-là, quoique nous
soyons déjà bons amis.

--Commandant, dit Benassis après un moment de silence, amenez-moi
l’enfant de Judith. Dieu veut sans doute que je passe par cette
dernière épreuve, et je la subirai. J’offrirai ces souffrances au Dieu
dont le fils est mort sur la croix. D’ailleurs mes émotions pendant
votre récit ont été douces, n’est-ce pas d’un favorable augure!

Genestas serra vivement les deux mains de Benassis dans les siennes,
sans pouvoir réprimer quelques larmes qui humectèrent ses yeux et
roulèrent sur ses joues tannées.

--Gardons-nous le secret de tout cela, dit-il.

--Oui, commandant. Vous n’avez pas bu?

--Je n’ai pas soif, répondit Genestas. Je suis tout bête.

--Hé! bien, quand me l’amènerez-vous?

--Mais demain, si vous voulez. Il est à Grenoble depuis deux jours.

--Hé bien! partez demain matin et revenez, je vous attendrai chez la
Fosseuse, où nous déjeunerons tous les quatre ensemble.

--Convenu, dit Genestas.

Les deux amis allèrent se coucher, en se souhaitant mutuellement une
bonne nuit. En arrivant sur le palier qui séparait leurs chambres,
Genestas posa sa lumière sur l’appui de la croisée et s’approcha de
Benassis.

--Tonnerre de Dieu! lui dit-il avec un naïf enthousiasme, je ne vous
quitterai pas ce soir sans vous dire que, vous le troisième parmi les
chrétiens, m’avez fait comprendre qu’il y avait quelque chose là-haut!
Et il montra le ciel.

Le médecin répondit par un sourire plein de mélancolie, et serra
très-affectueusement la main que Genestas lui tendait.

Le lendemain, avant le jour, le commandant Genestas partit pour la
ville, et vers le milieu de la journée, il se trouvait sur la grande
route de Grenoble au bourg, à la hauteur du sentier qui menait chez la
Fosseuse. Il était dans un de ces chars découverts et à quatre roues,
menés par un seul cheval, voiture légère qui se rencontre sur toutes
les routes de ces pays montagneux. Genestas avait pour compagnon un
jeune homme maigre et chétif, qui paraissait n’avoir que douze ans,
quoiqu’il entrât dans sa seizième année. Avant de descendre, l’officier
regarda dans plusieurs directions afin de trouver dans la campagne
un paysan qui se chargeât de ramener la voiture chez Benassis, car
l’étroitesse du sentier ne permettait pas de la conduire jusqu’à la
maison de la Fosseuse. Le garde-champêtre déboucha par hasard sur la
route et tira de peine Genestas, qui put, avec son fils adoptif, gagner
à pied le lieu du rendez-vous, à travers les sentiers de la montagne.

--Ne serez-vous pas heureux, Adrien, de courir dans ce beau pays
pendant une année, d’apprendre à chasser, à monter à cheval, au lieu de
pâlir sur vos livres? Tenez, voyez!

Adrien jeta sur la vallée le regard pâle d’un enfant malade mais,
indifférent comme le sont tous les jeunes gens aux beautés de la
nature, il dit sans cesser de marcher: --Vous êtes bien bon, mon père.

Genestas eut le cœur froissé par cette insouciance maladive, et
atteignit la maison de la Fosseuse sans avoir adressé la parole à son
fils.

--Commandant, vous êtes exact, s’écria Benassis en se levant du banc de
bois sur lequel il était assis.

Mais il reprit aussitôt sa place, et demeura tout pensif en voyant
Adrien; il en étudia lentement la figure jaune et fatiguée, non sans
admirer les belles lignes ovales qui prédominaient dans cette noble
physionomie. L’enfant, le vivant portrait de sa mère, tenait d’elle un
teint olivâtre et de beaux yeux noirs, spirituellement mélancoliques.
Tous les caractères de la beauté juive polonaise se trouvaient dans
cette tête chevelue, trop forte pour le corps frêle auquel elle
appartenait.

--Dormez-vous bien, mon petit homme? lui demanda Benassis.

--Oui, monsieur.

--Montrez-moi vos genoux, retroussez votre pantalon.

Adrien dénoua ses jarretières en rougissant, et montra son genou que le
médecin palpa soigneusement.

--Bien. Parlez, criez, criez fort!

Adrien cria.

--Assez! Donnez-moi vos mains?...

Le jeune homme tendit des mains molles et blanches, veinées de bleu
comme celles d’une femme.

--Dans quel collége étiez-vous à Paris?

--A Saint-Louis.

--Votre proviseur ne lisait-il pas son bréviaire pendant la nuit?

--Oui, monsieur.

--Vous ne dormiez donc pas tout de suite?

Adrien ne répondant pas, Genestas dit au médecin: --Ce proviseur est
un digne prêtre, il m’a conseillé de retirer mon petit fantassin pour
cause de santé.

--Hé! bien, répondit Benassis en plongeant un regard lumineux dans
les yeux tremblants d’Adrien, il y a encore de la ressource. Oui,
nous ferons un homme de cet enfant. Nous vivrons ensemble comme deux
camarades, mon garçon! Nous nous coucherons et nous nous lèverons de
bonne heure. J’apprendrai à votre fils à monter à cheval, commandant.
Après un mois ou deux consacrés à lui refaire l’estomac, par le régime
du laitage, je lui aurai un port d’armes, des permis de chasse, et le
remettrai entre les mains de Butifer, et ils iront tous deux chasser
le chamois. Donnez quatre ou cinq mois de vie agreste à votre fils, et
vous ne le reconnaîtrez plus, commandant. Butifer va se trouver bien
heureux! je connais le pèlerin, il vous mènera, mon petit ami, jusqu’en
Suisse, à travers les Alpes, vous hissera sur les pics, et vous
grandira de six pouces en six mois; il rougira vos joues, endurcira
vos nerfs, et vous fera oublier vos mauvaises habitudes de collége.
Vous pourrez alors aller reprendre vos études, et vous deviendrez un
homme. Butifer est un honnête garçon, nous pouvons lui confier la somme
nécessaire pour défrayer la dépense de vos voyages et de vos chasses,
sa responsabilité me le rendra sage pendant une demi-année; et pour
lui, ce sera autant de gagné.

La figure de Genestas semblait s’éclairer de plus en plus, à chaque
parole du médecin.

--Allons déjeuner. La Fosseuse est impatiente de vous voir, dit
Benassis en donnant une petite tape sur les joues d’Adrien.

--Il n’est donc pas poitrinaire? demanda Genestas au médecin en le
prenant par le bras et l’entraînant à l’écart.

--Pas plus que vous ni moi.

--Mais qu’a-t-il?

--Bah! répondit Benassis, il est dans un mauvais moment, voilà tout.

La Fosseuse se montra sur le seuil de sa porte, et Genestas n’en vit
pas sans surprise la mise à la fois simple et coquette. Ce n’était
plus la paysanne de la veille, mais une élégante et gracieuse femme de
Paris qui lui jeta des regards contre lesquels il se trouva faible. Le
soldat détourna les yeux sur une table de noyer sans nappe, mais si
bien cirée, qu’elle semblait avoir été vernie, et où étaient des œufs,
du beurre, un pâté, des fraises de montagne qui embaumaient. Partout
la pauvre fille avait mis des fleurs qui faisaient voir que pour elle
ce jour était une fête. A cet aspect, le commandant ne put s’empêcher
d’envier cette simple maison et cette pelouse, il regarda la paysanne
d’un air qui exprimait à la fois des espérances et des doutes; puis il
reporta ses yeux sur Adrien, à qui la Fosseuse servait des œufs, en
s’occupant de lui par maintien.

--Commandant, dit Benassis, vous savez à quel prix vous recevez ici
l’hospitalité. Vous devez conter à ma Fosseuse quelque chose de
militaire.

--Il faut d’abord laisser monsieur déjeuner tranquillement, mais après
qu’il aura pris son café...

--Certes je le veux bien, répondit le commandant; néanmoins je mets une
condition à mon récit, vous nous direz une aventure de votre ancienne
existence.

--Mais, monsieur, répondit-elle en rougissant, il ne m’est jamais rien
arrivé qui vaille la peine d’être raconté. --Voulez-vous encore un
peu de ce pâté au riz, mon petit ami? dit-elle en voyant l’assiette
d’Adrien vide.

--Oui, mademoiselle.

--Il est délicieux, ce pâté, dit Genestas.

--Que direz-vous donc de son café à la crème? s’écria Benassis.

--J’aimerais mieux entendre notre jolie hôtesse.

--Vous vous y prenez mal, Genestas, dit Benassis. Écoute, mon enfant,
reprit le médecin en s’adressant à la Fosseuse, à qui il serra la
main, cet officier que tu vois là près de toi cache un cœur excellent
sous des dehors sévères, et tu peux causer ici à ton aise. Parle, ou
tais-toi, nous ne voulons pas t’importuner. Pauvre enfant, si jamais tu
peux être entendue et comprise, ce sera par les trois personnes avec
lesquelles tu te trouves en ce moment. Raconte-nous tes amours passés,
ce ne sera point prendre sur les secrets actuels de ton cœur.

--Voici le café que nous apporte Mariette, répondit-elle. Lorsque vous
serez tous servis, je veux bien vous dire mes amours. --Mais, monsieur
le commandant n’oubliera pas sa promesse, ajouta-t-elle en lançant à
Genestas un regard à la fois modeste et agressif.

--J’en suis incapable, mademoiselle, répondit respectueusement Genestas.

--A l’âge de seize ans, dit la Fosseuse, quoique je fusse malingre,
j’étais forcée de mendier mon pain sur les routes de la Savoie. Je
couchais aux Échelles, dans une grande crèche pleine de paille.
L’aubergiste qui me logeait était un bon homme, mais sa femme ne
pouvait pas me souffrir et m’injuriait toujours. Ça me faisait bien
de la peine, car je n’étais pas une mauvaise pauvresse; je priais
Dieu soir et matin, je ne volais point, j’allais au commandement du
ciel, demandant de quoi vivre, parce que je ne savais rien faire et
que j’étais vraiment malade, tout à fait incapable de lever une houe
ou de dévider du coton. Eh! bien, je fus chassée de chez l’aubergiste
à cause d’un chien. Sans parents, sans amis, depuis ma naissance, je
n’avais jamais rencontré chez personne de regards qui me fissent du
bien. La bonne femme Morin qui m’a élevée était morte, elle a été
bien bonne pour moi; mais je ne me souviens guère de ses caresses;
d’ailleurs, la pauvre vieille travaillait à la terre comme un homme;
et, si elle me dorlotait, elle me donnait aussi des coups de cuiller
sur les doigts quand j’allais trop vite en mangeant notre soupe dans
son écuelle. Pauvre vieille, il ne se passe point de jours que je ne la
mette dans mes prières! veuille le bon Dieu lui faire là-haut une vie
plus heureuse qu’ici-bas, surtout un lit meilleur; elle se plaignait
toujours du grabat où nous couchions toutes les deux. Vous ne sauriez
vous imaginer, mes chers messieurs, comme ça vous blesse l’âme que de
ne récolter que des injures, des rebuffades et des regards qui vous
percent le cœur comme si l’on vous y donnait des coups de couteau. J’ai
fréquenté de vieux pauvres à qui ça ne faisait plus rien du tout; mais
je n’étais point née pour ce métier-là. Un _non_ m’a toujours fait
pleurer. Chaque soir, je revenais plus triste, et je ne me consolais
qu’après avoir dit mes prières. Enfin, dans toute la création de Dieu,
il ne se trouvait pas un seul cœur où je pusse reposer le mien! Je
n’avais que le bleu du ciel pour ami. J’ai toujours été heureuse en
voyant le ciel tout bleu. Quand le vent avait balayé les nuages, je me
couchais dans un coin des rochers, et je regardais le temps. Je rêvais
alors que j’étais une grande dame. A force de voir, je me croyais
baignée dans ce bleu; je vivais là-haut en idée, je ne me sentais plus
rien de pesant, je montais, montais, et je devenais tout aise. Pour en
revenir à mes amours, je vous dirai que l’aubergiste avait eu de sa
chienne un petit chien gentil comme une personne, blanc, moucheté de
noir aux pattes; je le vois toujours ce chérubin! Ce pauvre petit est
la seule créature qui dans ce temps-là m’ait jeté des regards d’amitié,
je lui gardais mes meilleurs morceaux, il me connaissait, venait
au-devant de moi le soir, n’avait point honte de ma misère, sautait sur
moi, me léchait les pieds; enfin il y avait dans ses yeux quelque chose
de si bon, de si reconnaissant, que souvent je pleurais en le voyant.
--Voilà pourtant le seul être qui m’aime bien, disais-je. L’hiver il
se couchait à mes pieds. Je souffrais tant de le voir battu, que je
l’avais accoutumé à ne plus entrer dans les maisons pour y voler des
os, et il se contentait de mon pain. Si j’étais triste, il se mettait
devant moi, me regardait dans les yeux, et semblait me dire: --Tu es
donc triste, ma pauvre Fosseuse? Si les voyageurs me jetaient des sous,
il les ramassait dans la poussière et me les apportait, ce bon caniche.
Quand j’ai eu cet ami-là, j’ai été moins malheureuse. Je mettais de
côté tous les jours quelques sous pour tâcher de faire cinquante francs
afin de l’acheter au père Manseau. Un jour, sa femme, voyant que le
chien m’aimait, s’avisa d’en raffoler. Notez que le chien ne pouvait
pas la souffrir. Ces bêtes-là, ça flaire les âmes! elles voient tout
de suite quand on les aime. J’avais une pièce d’or de vingt francs
cousue dans le haut de mon jupon; alors je dis à monsieur Manseau:
--Mon cher monsieur, je comptais vous offrir mes économies de l’année
pour votre chien; mais avant que votre femme ne le veuille pour elle,
quoiqu’elle ne s’en soucie guère, vendez-le-moi vingt francs; tenez,
les voici. --Non, ma mignonne, me dit-il, serrez vos vingt francs. Le
ciel me préserve de prendre l’argent des pauvres! Gardez le chien. Si
ma femme crie trop, allez-vous-en. Sa femme lui fit une scène pour le
chien... ah! mon Dieu, l’on aurait dit que le feu était à la maison;
et vous ne savez pas ce qu’elle imagina? Voyant que le chien était
à moi d’amitié, qu’elle ne pourrait jamais l’avoir, elle l’a fait
empoisonner. Mon pauvre caniche est mort entre mes bras, je l’ai pleuré
comme si c’eût été mon enfant, et je l’ai enterré sous un sapin. Vous
ne savez pas tout ce que j’ai mis dans cette fosse. Je me suis dit, en
m’asseyant là, que je serais donc toujours seule sur la terre, que rien
ne me réussirait, que j’allais redevenir comme j’étais auparavant, sans
personne au monde, et que je ne verrais pour moi d’amitié dans aucun
regard. Je suis restée enfin là toute une nuit, à la belle étoile,
priant Dieu de m’avoir en pitié. Quand je revins sur la route, je vis
un petit pauvre de dix ans qui n’avait pas de mains. Le bon Dieu m’a
exaucée, pensais-je, je ne l’avais jamais prié comme je le fis pendant
cette nuit-là. Je vais prendre soin de ce pauvre petit, me dis-je, nous
mendierons ensemble et je serai sa mère; à deux on doit mieux réussir;
j’aurai peut-être plus de courage pour lui que je n’en ai pour moi!
D’abord le petit a paru content, il lui aurait été bien difficile de
ne pas l’être, je faisais tout ce qu’il voulait, je lui donnais ce que
j’avais de meilleur, enfin j’étais son esclave, il me tyrannisait;
mais ça me semblait toujours mieux que d’être seule. Bah! aussitôt
que le petit ivrogne a su que j’avais vingt francs dans le haut de ma
robe, il l’a décousue et m’a volé ma pièce d’or, le prix de mon pauvre
caniche! je voulais faire dire des messes avec. Un enfant sans mains!
ça fait trembler. Ce vol m’a plus découragée de la vie que je ne sais
quoi. Je ne pouvais donc rien aimer qui ne me pérît entre les mains.
Un jour je vois venir une jolie calèche française qui montait la côte
des Échelles. Il se trouvait dedans une demoiselle belle comme une
vierge Marie, et un jeune homme qui lui ressemblait. --«Vois donc la
jolie fille?» lui dit ce jeune homme en me jetant une pièce d’argent.
Vous seul, monsieur Benassis, pouvez savoir le bonheur que me causa ce
compliment, le seul que j’aie jamais entendu; mais le monsieur aurait
bien dû ne pas me jeter d’argent. Aussitôt, poussée par mille je ne
sais quoi qui m’ont tarabusté la tête, je me suis mise à courir par des
sentiers qui coupaient au plus court; et me voilà dans les rochers des
Échelles, bien avant la calèche qui montait tout doucement. J’ai pu
revoir le jeune homme, il a été tout surpris de me retrouver, et moi
j’étais si aise que le cœur me battait dans la gorge; un je ne sais
quoi m’attirait vers lui; quand il m’eut reconnue, je repris ma course,
en me doutant bien que la demoiselle et lui s’arrêteraient pour voir la
cascade de Couz; lorsqu’ils sont descendus, ils m’ont encore aperçue
sous les noyers de la route, ils m’ont alors questionnée en paraissant
s’intéresser à moi. Jamais de ma vie je n’avais entendu de voix plus
douce que celle de ce beau jeune homme et de sa sœur, car c’était
sûrement sa sœur; j’y ai pensé pendant un an, j’espérais toujours
qu’ils reviendraient. J’aurais donné deux ans de ma vie, rien que pour
revoir ce voyageur, il paraissait si doux! Voilà, jusqu’au jour où j’ai
connu monsieur Benassis, les plus grands événements de ma vie; car,
quand ma maîtresse m’a renvoyée pour avoir mis sa méchante robe de
bal, j’ai eu pitié d’elle, je lui ai pardonné; et foi d’honnête fille,
si vous me permettez de vous parler franchement, je me suis crue bien
meilleure qu’elle ne l’était, quoiqu’elle fût comtesse.

--Hé! bien, dit Genestas après un moment de silence, vous voyez que
Dieu vous a prise en amitié; ici, vous êtes comme le poisson dans l’eau.

A ces mots, la Fosseuse regarda Benassis avec des yeux pleins de
reconnaissance.

--Je voudrais être riche! dit l’officier.

Cette exclamation fut suivie d’un profond silence.

--Vous me devez une histoire, dit enfin la Fosseuse d’un son de voix
câlin.

--Je vais vous la dire, répondit Genestas. La veille de la bataille de
Friedland, reprit-il après une pause, j’avais été envoyé en mission au
quartier du général Davoust, et je revenais à mon bivouac, lorsqu’au
détour d’un chemin je me trouve nez à nez avec l’empereur. Napoléon
me regarde: «--Tu es le capitaine Genestas? me dit-il. --Oui, sire.
--Tu es allé en Égypte? --Oui, sire. --Ne continue pas d’aller par
ce chemin-là, me dit-il, prends à gauche, tu te trouveras plus tôt
à ta division.» Vous ne sauriez imaginer avec quel accent de bonté
l’empereur me dit ces paroles, lui qui avait bien d’autres chats à
fouetter, car il parcourait le pays pour reconnaître son champ de
bataille. Je vous raconte cette aventure pour vous faire voir quelle
mémoire il avait, et vous apprendre que j’étais un de ceux dont la
figure lui était connue. En 1815, j’ai prêté le serment. Sans cette
faute-là je serais peut-être colonel aujourd’hui; mais je n’ai jamais
eu l’intention de trahir les Bourbons; dans ce temps-là je n’ai vu
que la France à défendre. Je me suis trouvé chef d’escadron dans
les grenadiers de la garde impériale, et malgré les douleurs que je
ressentais encore de ma blessure, j’ai fait ma partie de moulinet à la
bataille de Waterloo. Quand tout a été dit, j’ai accompagné Napoléon
à Paris; puis, lorsqu’il a gagné Rochefort, je l’ai suivi malgré ses
ordres; j’étais bien aise de veiller à ce qu’il ne lui arrivât pas de
malheurs en route. Aussi, lorsqu’il vint se promener sur le bord de la
mer, me trouva-t-il en faction à dix pas de lui. «--Hé! bien, Genestas,
me dit-il en s’approchant de moi, nous ne sommes donc pas morts?» Ce
mot-là m’a crevé le cœur. Si vous l’aviez entendu, vous auriez frémi,
comme moi, de la tête aux pieds. Il me montra ce scélérat de vaisseau
anglais qui bloquait le port, et me dit: «--En voyant ça, je regrette
de ne m’être pas noyé dans le sang de ma garde!» --Oui, dit Genestas en
regardant le médecin et la Fosseuse, voilà ses propres paroles. «--Les
maréchaux qui vous ont empêché de charger vous-même, lui dis-je, et qui
vous ont mis dans votre berlingot, n’étaient pas vos amis. --Viens avec
moi, s’écria-t-il vivement, la partie n’est pas finie. --Sire, je vous
rejoindrai volontiers; mais quant à présent j’ai sur les bras un enfant
sans mère, et je ne suis pas libre.» Adrien que vous voyez là m’a donc
empêché d’aller à Sainte-Hélène. «--Tiens, me dit-il, je ne t’ai jamais
rien donné, tu n’étais pas de ceux qui avaient toujours une main pleine
et l’autre ouverte; voici la tabatière qui m’a servi pendant cette
dernière campagne. Reste en France, il y faut des braves après tout!
Demeure au service, souviens-toi de moi. Tu es de mon armée le dernier
Égyptien que j’aurai vu debout en France.» Et il me donna une petite
tabatière. «--Fais graver dessus: _honneur et patrie_, me dit-il,
c’est l’histoire de nos deux dernières campagnes.» Puis ceux qui
l’accompagnaient l’ayant rejoint, je restai pendant toute la matinée
avec eux. L’empereur allait et venait sur la côte, il était toujours
calme, mais il fronçait parfois les sourcils. A midi, son embarquement
fut jugé tout à fait impossible. Les Anglais savaient qu’il était à
Rochefort, il fallait ou se livrer à eux ou retraverser la France. Nous
étions tous inquiets! Les minutes étaient comme des heures. Napoléon se
trouvait entre les Bourbons qui l’auraient fusillé, et les Anglais qui
ne sont point des gens honorables, car ils ne se laveront jamais de la
honte dont ils se sont couverts en jetant sur un rocher un ennemi qui
leur demandait l’hospitalité. Dans cette anxiété, je ne sais quel homme
de sa suite lui présente le lieutenant Doret, un marin qui venait lui
proposer les moyens de passer en Amérique. En effet, il y avait dans
le port un brick de l’État et un bâtiment marchand. «--Capitaine! lui
dit l’empereur, comment vous y prendriez-vous donc? --Sire, répondit
l’homme, vous serez sur le vaisseau marchand, je monterai le brick sous
pavillon blanc avec des hommes dévoués, nous aborderons l’anglais,
nous y mettrons le feu, nous sauterons, vous passerez. --Nous irons
avec vous!» criai-je au capitaine. Napoléon nous regarda tous et dit:
«--Capitaine Doret, restez à la France.» C’est la seule fois que j’ai
vu Napoléon ému. Puis il nous fit un signe de main et rentra. Je partis
quand je l’eus vu abordant le vaisseau anglais. Il était perdu, il
le savait. Il y avait dans le port un traître qui, par des signaux,
avertissait les ennemis de la présence de l’empereur. Napoléon a donc
essayé un dernier moyen, il a fait ce qu’il faisait sur les champs de
bataille, il est allé à eux, au lieu de les laisser venir à lui. Vous
parlez de chagrins, rien ne peut vous peindre le désespoir de ceux qui
l’ont aimé pour lui.

--Où donc est sa tabatière? dit la Fosseuse.

--Elle est à Grenoble, dans une boîte, répondit le commandant.

--J’irai la voir, si vous me le permettez. Dire que vous avez une chose
où il a mis ses doigts. Il avait une belle main?

--Très-belle.

--Est-il vrai qu’il soit mort? demanda-t-elle. Là, dites-moi bien la
vérité.

--Oui, certes, il est mort, ma pauvre enfant.

--J’étais si petite en 1815, que je n’ai jamais pu voir que son
chapeau, encore ai-je manqué d’être écrasée à Grenoble.

--Voilà de bien bon café à la crème, dit Genestas. Hé! bien, Adrien, ce
pays-ci vous plaira-t-il? viendrez-vous voir mademoiselle?

L’enfant ne répondit pas, il paraissait avoir peur de regarder la
Fosseuse. Benassis ne cessait d’examiner ce jeune homme, dans l’âme
duquel il semblait lire.

--Certes, il viendra la voir, dit Benassis. Mais revenons au logis, il
faut que j’aille prendre un de mes chevaux pour faire une course assez
longue. Pendant mon absence vous vous entendrez avec Jacquotte.

--Venez donc avec nous, dit Genestas à la Fosseuse.

--Volontiers, répondit-elle, j’ai plusieurs choses à rendre à madame
Jacquotte.

Ils se mirent en route pour revenir chez le médecin, et la Fosseuse,
que cette compagnie rendait gaie, les conduisit par de petits sentiers
à travers les endroits les plus sauvages de la montagne.

--Monsieur l’officier, dit-elle après un moment de silence, vous ne
m’avez rien dit de vous, et j’aurais voulu vous entendre raconter
quelque aventure de guerre. J’aime bien ce que vous avez dit de
Napoléon, mais ça m’a fait mal... Si vous étiez bien aimable...

--Elle a raison, s’écria doucement Benassis, vous devriez nous conter
quelque bonne aventure, pendant que nous marchons. Allons, une affaire
intéressante, comme celle de votre poutre, à la Bérézina.

--J’ai bien peu de souvenirs, dit Genestas. Il se rencontre des gens
auxquels tout arrive, et moi, je n’ai jamais pu être le héros d’aucune
histoire. Tenez, voici la seule drôlerie qui me soit arrivée. En 1805,
je n’étais encore que sous-lieutenant, je fis partie de la Grande
Armée, et je me trouvai à Austerlitz. Avant de prendre Ulm, nous eûmes
à livrer quelques combats où la cavalerie donna singulièrement. J’étais
alors sous le commandement de Murat, qui ne renonçait guère sur la
couleur. Après une des premières affaires de la campagne, nous nous
emparâmes d’un pays où il y avait plusieurs belles terres. Le soir,
mon régiment se cantonna dans le parc d’un beau château habité par une
jeune et jolie femme, une comtesse; je vais naturellement me loger chez
elle, et j’y cours afin d’empêcher tout pillage. J’arrive au salon
au moment où mon maréchal-des-logis couchait en joue la comtesse, et
lui demandait brutalement ce que cette femme ne pouvait certes lui
donner, il était trop laid; je relève d’un coup de sabre sa carabine,
le coup part dans une glace; puis, je flanque un revers à mon homme, et
l’étends par terre. Aux cris de la comtesse, et en entendant le coup
de fusil, tout son monde accourt et me menace. --«Arrêtez, dit-elle
en allemand à ceux qui voulaient m’embrocher, cet officier m’a sauvé
la vie!» Ils se retirent. Cette dame m’a donné son mouchoir, un beau
mouchoir brodé que j’ai encore, et m’a dit que j’aurais toujours un
asile dans sa terre, et que si j’éprouvais un chagrin, de quelque
nature qu’il fût, je trouverais en elle une sœur et une amie dévouée;
enfin, elle y mit toutes les herbes de la Saint-Jean. Cette femme était
belle comme un jour de noces, mignonne comme une jeune chatte. Nous
avons dîné ensemble. Le lendemain j’étais devenu amoureux fou; mais le
lendemain il fallait se trouver en ligne à Guntzbourg, je crois, et je
délogeai muni du mouchoir. Le combat se livre; je me disais: --A moi
les balles! Mon Dieu, parmi toutes celles qui passent n’y en aura-t-il
pas une pour moi? Mais je ne la souhaitais pas dans la cuisse, je
n’aurais pas pu retourner au château. Je n’étais pas dégoûté, je
voulais une bonne blessure au bras pour pouvoir être pansé, mignotté
par la princesse. Je me précipitais comme un enragé sur l’ennemi. Je
n’ai pas eu de bonheur, je suis sorti de là sain et sauf. Plus de
comtesse, il a fallu marcher. Voilà.

Ils étaient arrivés chez Benassis, qui monta promptement à cheval
et disparut. Lorsque le médecin rentra, la cuisinière, à laquelle
Genestas avait recommandé son fils, s’était déjà emparée d’Adrien, et
l’avait logé dans la fameuse chambre de monsieur Gravier. Elle fut
singulièrement étonnée de voir son maître ordonnant de dresser un
simple lit de sangle dans sa chambre à lui pour le jeune homme, et le
commandant d’un ton si impératif qu’il fut impossible à Jacquotte de
faire la moindre observation. Après le dîner, le commandant reprit
la route de Grenoble, heureux des nouvelles assurances que lui donna
Benassis du prochain rétablissement de l’enfant.

Dans les premiers jours de décembre, huit mois après avoir confié
son enfant au médecin, Genestas fut nommé lieutenant-colonel dans un
régiment en garnison à Poitiers. Il songeait à mander son départ à
Benassis lorsqu’il reçut une lettre de lui par laquelle son ami lui
annonçait le parfait rétablissement d’Adrien.

«L’enfant, disait-il, est devenu grand et fort, il se porte à
merveille. Depuis que vous ne l’avez vu, il a si bien profité des
leçons de Butifer, qu’il est aussi bon tireur que notre contrebandier
lui-même; il est d’ailleurs leste et agile, bon marcheur, bon cavalier.
En lui tout est changé. Le garçon de seize ans, qui naguère paraissait
en avoir douze, semble maintenant en avoir vingt. Il a le regard
assuré, fier. C’est un homme, et un homme à l’avenir de qui vous devez
maintenant songer.»

--J’irai sans doute voir Benassis demain, et je prendrai son avis sur
l’état que je dois faire embrasser à ce camarade-là, se dit Genestas
en allant au repas d’adieu que ses officiers lui donnaient, car il ne
devait plus rester que quelques jours à Grenoble.

Quand le lieutenant-colonel rentra, son domestique lui remit une lettre
apportée par un messager qui en avait long-temps attendu la réponse.
Quoique fort étourdi par les toasts que les officiers venaient de lui
porter, Genestas reconnut l’écriture de son fils, crut qu’il le priait
de satisfaire quelque fantaisie de jeune homme, et laissa la lettre sur
sa table, où il la reprit le lendemain, lorsque les fumées du vin de
Champagne furent dissipées.

  «Mon cher père... --Ah! petit drôle, se dit-il, tu ne manques
  jamais de me cajoler quand tu veux quelque chose! Puis il reprit
  et lut ces mots: «Le bon monsieur Benassis est mort...» La lettre
  tomba des mains de Genestas qui n’en reprit la lecture qu’après une
  longue pause. «Ce malheur a jeté la consternation dans le pays, et
  nous a d’autant plus surpris, que monsieur Benassis était la veille
  parfaitement bien portant, et sans nulle apparence de maladie.
  Avant-hier, comme s’il eût connu sa fin, il alla visiter tous ses
  malades, même les plus éloignés, il avait parlé à tous les gens qu’il
  rencontrait, en leur disant: Adieu, mes amis. Il est revenu, suivant
  son habitude, pour dîner avec moi, sur les cinq heures. Jacquotte lui
  trouva la figure un peu rouge et violette; comme il faisait froid,
  elle ne lui donna pas un bain de pieds, qu’elle avait l’habitude de
  le forcer à prendre quand elle lui voyait le sang à la tête. Aussi
  la pauvre fille, à travers ses larmes, crie-t-elle depuis deux
  jours: Si je lui avais donné un bain de pieds, il vivrait encore!
  Monsieur Benassis avait faim, il mangea beaucoup, et fut plus gai
  que de coutume. Nous avons beaucoup ri ensemble, et je ne l’avais
  jamais vu riant. Après le dîner, sur les sept heures, un homme de
  Saint-Laurent-du-Pont vint le chercher pour un cas très-pressé. Il
  me dit: «--Il faut que j’y aille; cependant ma digestion n’est pas
  faite, et je n’aime pas monter à cheval en cet état, surtout par un
  temps froid; il y a de quoi tuer un homme!» Néanmoins il partit.
  Goguelat, le piéton, apporta sur les neuf heures une lettre pour
  monsieur Benassis. Jacquotte, fatiguée d’avoir fait sa lessive,
  alla se coucher en me donnant la lettre, et me pria de préparer le
  thé dans notre chambre au feu de monsieur Benassis, car je couche
  encore près de lui sur mon petit lit de crin. J’éteignis le feu
  du salon, et montai pour attendre mon bon ami. Avant de poser la
  lettre sur la cheminée, je regardai, par un mouvement de curiosité,
  le timbre et l’écriture. Cette lettre venait de Paris, et l’adresse
  me parut avoir été écrite par une femme. Je vous en parle à cause de
  l’influence que cette lettre a eue sur l’événement. Vers dix heures
  j’entendis les pas du cheval de monsieur Benassis. Il dit à Nicolle:
  «--Il fait un froid de loup, je suis mal à mon aise. --Voulez-vous
  que j’aille réveiller Jacquotte, lui demanda Nicolle. --Non! non!»
  Et il monta. «--Je vous ai apprêté votre thé, lui dis-je. --Merci,
  Adrien!» me répondit-il en me souriant comme vous savez. Ce fut son
  dernier sourire. Le voilà qui ôte sa cravate comme s’il étouffait.
  «--Il fait chaud ici!» dit-il. Puis il se jeta sur un fauteuil.
  «--Il est venu une lettre pour vous, mon bon ami, la voici, lui
  dis-je.» Il prend la lettre, regarde l’écriture et s’écrie: «--Ha!
  mon Dieu, peut-être est-elle libre!» Puis il s’est penché la tête
  en arrière, et ses mains ont tremblé; enfin, il mit une lumière sur
  la table, et décacheta la lettre. Le ton de son exclamation était
  si effrayant, que je le regardai pendant qu’il lisait, et je le vis
  rougir et pleurer. Puis tout à coup il tomba la tête la première en
  avant, je le relève et lui vois le visage tout violet. «--Je suis
  mort, dit-il en bégayant et en faisant un effort affreux pour se
  dresser. Saignez, saignez-moi! cria-t-il, en me saisissant la main.
  Adrien, brûlez cette lettre!» Et il me tendit la lettre, que je jetai
  au feu. J’appelle Jacquotte et Nicolle; mais Nicolle seul m’entend;
  il monte, et m’aide à mettre monsieur Benassis sur mon petit lit
  de crin. Il n’entendait plus, notre bon ami! Depuis ce moment il a
  bien ouvert les yeux, mais il n’a plus rien vu. Nicolle, en partant
  à cheval, pour aller chercher monsieur Bordier, le chirurgien, a
  semé l’alarme dans le bourg. Alors en un moment tout le bourg a
  été sur pied. Monsieur Janvier, monsieur Dufau, tous ceux que vous
  connaissez sont venus les premiers. Monsieur Benassis était presque
  mort, il n’y avait plus de ressources. Monsieur Bordier lui a brûlé
  la plante des pieds sans pouvoir en obtenir signe de vie. C’était
  à la fois un accès de goutte et un épanchement au cerveau. Je vous
  donne fidèlement tous ces détails parce que je sais, mon cher père,
  combien vous aimez monsieur Benassis. Quant à moi, je suis bien
  triste et bien chagrin. Je puis vous dire qu’excepté vous, il n’est
  personne que j’aie mieux aimé. Je profitais plus en causant le soir
  avec ce bon monsieur Benassis, que je ne gagnais en apprenant
  toutes les choses du collége. Quand le lendemain matin sa mort a
  été sue dans le bourg, ç’a été un spectacle incroyable. La cour, le
  jardin ont été remplis de monde. C’était des pleurs, des cris; enfin
  personne n’a travaillé, chacun se racontait ce que monsieur Benassis
  lui avait dit, quand il lui avait parlé pour la dernière fois; l’un
  racontait tout ce qu’il lui avait fait de bien; les moins attendris
  parlaient pour les autres; la foule croissait d’heure en heure,
  et chacun voulait le voir. La triste nouvelle s’est promptement
  répandue, les gens du Canton, et ceux même des environs, ont eu la
  même idée: hommes, femmes, filles et garçons sont arrivés au bourg
  de dix lieues à la ronde. Lorsque le convoi s’est fait, le cercueil
  a été porté dans l’église par les quatre plus anciens de la Commune,
  mais avec des peines infinies, car il se trouvait entre la maison
  de monsieur Benassis et l’église, près de cinq mille personnes
  qui, pour la plupart, se sont agenouillées comme à la procession.
  L’église ne pouvait pas contenir tout le monde. Quand l’office a
  commencé, il s’est fait, malgré les pleurs, un si grand silence, que
  l’on entendait la clochette et les chants au bout de la grande rue.
  Mais lorsqu’il a fallu transporter le corps au nouveau cimetière
  que monsieur Benassis avait donné au bourg, ne se doutant guère,
  le pauvre homme, qu’il y serait enterré le premier, il s’est alors
  élevé un grand cri. Monsieur Janvier disait les prières en pleurant,
  et tous ceux qui étaient là avaient des larmes dans les yeux. Enfin
  il a été enterré. Le soir, la foule était dissipée, et chacun s’en
  est allé chez soi, semant le deuil et les pleurs dans le pays. Le
  lendemain matin, Gondrin, Goguelat, Butifer, le garde-champêtre et
  plusieurs personnes se sont mis à travailler pour élever sur la place
  où gît monsieur Benassis une espèce de pyramide en terre, haute de
  vingt pieds, que l’on gazonne, et à laquelle tout le monde s’emploie.
  Tels sont, mon bon père, les événements qui se sont passés ici depuis
  trois jours. Le testament de monsieur Benassis a été trouvé tout
  ouvert dans sa table, par monsieur Dufau. L’emploi que notre bon ami
  fait de ses biens a encore augmenté, s’il est possible, l’attachement
  qu’on avait pour lui, et les regrets causés par sa mort. Maintenant,
  mon cher père, j’attends par Butifer, qui vous porte cette lettre,
  une réponse pour que vous me dictiez ma conduite. Viendrez-vous me
  chercher, ou dois-je aller vous rejoindre à Grenoble? Dites-moi
  ce que vous souhaitez que je fasse, et soyez sûr de ma parfaite
  obéissance.

  «Adieu, mon père, je vous envoie les mille tendresses de votre fils
  affectionné.

  «ADRIEN GENESTAS.»

--Allons, il faut y aller, s’écria le soldat.

Il commanda de seller son cheval, et se mit en route par une de ces
matinées de décembre où le ciel est couvert d’un voile grisâtre, où
le vent n’est pas assez fort pour chasser le brouillard à travers
lequel les arbres décharnés et les maisons humides n’ont plus leur
physionomie habituelle. Le silence était terne, car il est d’éclatants
silences. Par un beau temps, le moindre bruit a de la gaieté; mais par
un temps sombre, la nature n’est pas silencieuse, elle est muette. Le
brouillard, en s’attachant aux arbres, s’y condensait en gouttes qui
tombaient lentement sur les feuilles, comme des pleurs. Tout bruit
mourait dans l’atmosphère. Le colonel Genestas, dont le cœur était
serré par des idées de mort et par de profonds regrets, sympathisait
avec cette nature si triste. Il comparait involontairement le joli
ciel du printemps et la vallée qu’il avait vue si joyeuse pendant son
premier voyage, aux aspects mélancoliques d’un ciel gris de plomb, à
ces montagnes dépouillées de leurs vertes parures, et qui n’avaient
pas encore revêtu leurs robes de neige dont les effets ne manquent
pas de grâce. Une terre nue est un douloureux spectacle pour un
homme qui marche au-devant d’une tombe; pour lui, cette tombe semble
être partout. Les sapins noirs qui, çà et là, décoraient les cimes,
mêlaient des images de deuil à toutes celles qui saisissaient l’âme
de l’officier; aussi, toutes les fois qu’il embrassait la vallée dans
toute son étendue, ne pouvait-il s’empêcher de penser au malheur qui
pesait sur ce Canton, et au vide qu’y faisait la mort d’un homme.
Genestas arriva bientôt à l’endroit où, dans son premier voyage, il
avait pris une tasse de lait. En voyant la fumée de la chaumière où
s’élevaient les enfants de l’hospice, il songea plus particulièrement à
l’esprit bienfaisant de Benassis, et voulut y entrer pour faire en son
nom une aumône à la pauvre femme. Après avoir attaché son cheval à un
arbre, il ouvrit la porte de la maison sans frapper.

--Bonjour, la mère, dit-il à la vieille, qu’il trouva au coin du feu,
et entourée de ses enfants accroupis, me reconnaissez-vous?

--Oh! oui bien, mon cher monsieur. Vous êtes venu par un joli printemps
chez nous, et vous m’avez donné deux écus.

--Tenez, la mère, voilà pour vous et pour les enfants!

--Mon bon monsieur, je vous remercie. Que le ciel vous bénisse!

--Ne me remerciez pas, vous devez cet argent au pauvre père Benassis.

La vieille leva la tête et regarda Genestas.

--Ah! monsieur, quoiqu’il ait donné son bien à notre pauvre pays, et
que nous soyons tous ses héritiers, nous avons perdu notre plus grande
richesse, car il faisait tout venir à bien ici.

--Adieu, la mère, priez pour lui! dit Genestas après avoir donné aux
enfants de légers coups de cravache.

Puis, accompagné de toute la petite famille et de la vieille, il
remonta sur son cheval et partit. En suivant le chemin de la vallée, il
trouva le large sentier qui menait chez la Fosseuse. Il arriva sur la
rampe d’où il pouvait apercevoir la maison; mais il n’en vit pas, sans
une grande inquiétude, les portes et les volets fermés; il revint alors
par la grande route dont les peupliers n’avaient plus de feuilles. En y
entrant, il aperçut le vieux laboureur presque endimanché, qui marchait
lentement tout seul et sans outils.

--Bonjour, bonhomme Moreau.

--Ah! bonjour, monsieur! Je vous remets, ajouta le bonhomme après un
moment de silence. Vous êtes un ami de défunt monsieur notre maire! Ah!
monsieur, ne valait-il pas mieux que le bon Dieu prît à sa place un
pauvre sciatique comme moi. Je ne suis rien ici, tandis que lui était
la joie de tout le monde.

--Savez pourquoi il n’y a personne chez la Fosseuse?

Le bonhomme regarda dans le ciel.

--Quelle heure est-il, monsieur? On ne voit point le soleil, dit-il.

--Il est dix heures.

--Oh! bien, elle est à la messe ou au cimetière. Elle y va tous les
jours, elle est son héritière de cinq cents livres de viager et de la
maison pour sa vie durante; mais elle est quasi folle de sa mort.

--Où allez-vous donc, mon bon homme?

--A l’enterrement de ce pauvre petit Jacques, qu’est mon neveu. Ce
petit chétif est mort hier matin. Il semblait vraiment que ce fût ce
cher monsieur Benassis qui le soutînt. Tous ces jeunes, ça meurt!
ajouta Moreau d’un air moitié plaintif, moitié goguenard.

A l’entrée du bourg, Genestas arrêta son cheval en apercevant Gondrin
et Goguelat tous deux armés de pelles et de pioches.

--Hé! bien, mes vieux troupiers, leur cria-t-il, nous avons donc eu le
malheur de le perdre...

--Assez, assez, mon officier, répondit Goguelat d’un ton bourru, nous
le savons bien, nous venons de tirer des gazons pour sa tombe.

--Ne sera-ce pas une belle vie à raconter? dit Genestas.

--Oui, reprit Goguelat, c’est, sauf les batailles, le Napoléon de notre
vallée.

En arrivant au presbytère, Genestas aperçut à la porte Butifer et
Adrien causant avec monsieur Janvier, qui revenait sans doute de dire
sa messe. Aussitôt Butifer, voyant l’officier se disposer à descendre,
alla tenir son cheval par la bride, et Adrien sauta au cou de son père,
qui fut tout attendri de cette effusion; mais le militaire lui cacha
ses sentiments, et lui dit: --Vous voilà bien réparé, Adrien! Tudieu!
vous êtes, grâce à notre pauvre ami, devenu presque un homme! Je
n’oublierai pas maître Butifer, votre instituteur.

--Ha! mon colonel, dit Butifer, emmenez-moi dans votre régiment! Depuis
que monsieur le maire est mort, j’ai peur de moi. Ne voulait-il pas
que je fusse soldat, hé! bien, je ferai sa volonté. Il vous a dit qui
j’étais, vous aurez quelque indulgence pour moi...

--Convenu, mon brave, dit Genestas en lui frappant dans la main. Sois
tranquille, je te procurerai quelque bon engagement.

--Hé! bien, monsieur le curé...

--Monsieur le colonel, je suis aussi chagrin que le sont tous les gens
du Canton, mais je sens plus vivement qu’eux combien est irréparable la
perte que nous avons faite. Cet homme était un ange! Heureusement il
est mort sans souffrir. Dieu a dénoué d’une main bienfaisante les liens
d’une vie qui fut un bienfait constant pour nous.

--Puis-je vous demander sans indiscrétion de m’accompagner au
cimetière? je voudrais lui dire comme un adieu.

Butifer et Adrien suivirent alors Genestas et le curé, qui marchèrent
en causant à quelques pas en avant. Quand le lieutenant-colonel eut
dépassé le bourg, en allant vers le petit lac, il aperçut, au revers
de la montagne, un grand terrain rocailleux environné de murs.

--Voilà le cimetière, lui dit le curé. Trois mois avant d’y venir, lui,
le premier, il fut frappé des inconvénients qui résultent du voisinage
des cimetières autour des églises; et, pour faire exécuter la loi qui
en ordonne la translation à une certaine distance des habitations, il
a donné lui-même ce terrain à la Commune. Nous y enterrons aujourd’hui
un pauvre petit enfant: nous aurons ainsi commencé par y mettre
l’Innocence et la Vertu. La mort est-elle donc une récompense? Dieu
nous donne-t-il une leçon en appelant à lui deux créatures parfaites?
allons-nous vers lui, lorsque nous avons été bien éprouvés au jeune
âge par la souffrance physique, et dans un âge plus avancé par la
souffrance morale? Tenez, voilà le monument rustique que nous lui avons
élevé.

Genestas aperçut une pyramide en terre, haute d’environ vingt pieds,
encore nue, mais dont les bords commençaient à se gazonner sous les
mains actives de quelques habitants. La Fosseuse fondait en larmes,
la tête entre ses mains et assise sur les pierres qui maintenaient
le scellement d’une immense croix faite avec un sapin revêtu de son
écorce. L’officier lut en gros caractères ces mots gravés sur le bois:

    D. O. M.

    CI GÎT

    LE BON MONSIEUR BENASSIS,
    NOTRE PÈRE
    A
    TOUS.

    PRIEZ POUR LUI!

--C’est vous, monsieur, dit Genestas, qui avez...

--Non, répondit le curé, nous avons mis la parole qui a été répétée
depuis le haut de ces montagnes jusqu’à Grenoble.

Après être demeuré silencieux pendant un moment, et s’être approché
de la Fosseuse qui ne l’entendit pas, Genestas dit au curé: --Dès que
j’aurai ma retraite, je viendrai finir mes jours parmi vous.


  Octobre 1832.-Juillet 1833.



LE CURÉ DE VILLAGE.

A HÉLÈNE.

  _La moindre barque n’est pas lancée à la mer, sans que les marins
  ne la mettent sous la protection de quelque vivant emblème ou d’un
  nom révéré; soyez donc, madame, à l’imitation de cette coutume,
  la patronne de cet ouvrage lancé dans notre océan littéraire, et
  puisse-t-il être préservé de la bourrasque par ce nom impérial que
  l’Église a fait saint, et que votre dévouement a doublement sanctifié
  pour moi._

  DE BALZAC.


CHAPITRE PREMIER.

VÉRONIQUE.

Dans le Bas-Limoges, au coin de la rue de la Vieille-Poste et de la
rue de la Cité, se trouvait, il y a trente ans, une de ces boutiques
auxquelles il semble que rien n’ait été changé depuis le moyen âge.
De grandes dalles cassées en mille endroits, posées sur le sol qui se
montrait humide par places, auraient fait tomber quiconque n’eût pas
observé les creux et les élévations de ce singulier carrelage. Les murs
poudreux laissaient voir une bizarre mosaïque de bois et de briques,
de pierres et de fer tassés avec une solidité due au temps, peut-être
au hasard. Le plancher, composé de poutres colossales, pliait depuis
plus de cent ans sans rompre sous le poids des étages supérieurs. Bâtis
en colombage, ces étages étaient à l’extérieur couverts en ardoises
clouées de manière à dessiner des figures géométriques, et conservaient
une image naïve des constructions bourgeoises du vieux temps.
Aucune des croisées encadrées de bois, jadis brodées de sculptures
aujourd’hui détruites par les intempéries de l’atmosphère, ne se
tenait d’aplomb: les unes donnaient du nez, les autres rentraient,
quelques-unes voulaient se disjoindre; toutes avaient du terreau
apporté on ne sait comment dans les fentes creusées par la pluie, et
d’où s’élançaient au printemps quelques fleurs légères, de timides
plantes grimpantes, des herbes grêles. La mousse veloutait les toits
et les appuis. Le pilier du coin, quoiqu’en maçonnerie composite,
c’est-à-dire de pierres mêlées de briques et de cailloux, effrayait le
regard par sa courbure; il paraissait devoir céder quelque jour sous le
poids de la maison, dont le pignon surplombait d’environ un demi-pied.
Aussi l’autorité municipale et la grande voirie firent-elles abattre
cette maison, après l’avoir achetée, afin d’élargir le carrefour. Ce
pilier, situé à l’angle des deux rues, se recommandait aux amateurs
d’antiquités limousines par une jolie niche sculptée où se voyait une
vierge, mutilée pendant la Révolution. Les bourgeois à prétentions
archéologiques y remarquaient les traces de la marge en pierre destinée
à recevoir les chandeliers où la piété publique allumait des cierges,
mettait ses ex-voto et des fleurs. Au fond de la boutique, un escalier
de bois vermoulu conduisait aux deux étages supérieurs surmontés d’un
grenier. La maison, adossée aux deux maisons voisines, n’avait point
de profondeur, et ne tirait son jour que des croisées. Chaque étage
ne contenait que deux petites chambres, éclairées chacune par une
croisée, donnant l’une sur la rue de la Cité, l’autre sur la rue de la
Vieille-Poste. Au moyen âge, aucun artisan ne fut mieux logé. Cette
maison avait évidemment appartenu jadis à des faiseurs d’haubergeons, à
des armuriers, à des couteliers, à quelques maîtres dont le métier ne
haïssait pas le plein air; il était impossible d’y voir clair sans que
les volets ferrés fussent enlevés sur chaque face où, de chaque côté du
pilier, il y avait une porte, comme dans beaucoup de magasins situés
au coin de deux rues. A chaque porte, après le seuil en belle pierre
usée par les siècles, commençait un petit mur à hauteur d’appui, dans
lequel était une rainure répétée à la poutre d’en haut sur laquelle
reposait le mur de chaque façade. Depuis un temps immémorial on
glissait de grossiers volets dans cette rainure, on les assujettissait
par d’énormes bandes de fer boulonnées; puis, les deux portes une fois
closes par un mécanisme semblable, les marchands se trouvaient dans
leur maison comme dans une forteresse. En examinant l’intérieur que,
pendant les premières vingt années de ce siècle, les Limousins virent
encombré de ferrailles, de cuivre, de ressorts, de fers de roues, de
cloches et de tout ce que les démolitions donnent de métaux, les gens
qu’intéressait ce débris de la vieille ville, y remarquaient la place
d’un tuyau de forge, indiqué par une longue traînée de suie, détail
qui confirmait les conjectures des archéologues sur la destination
primitive de la boutique. Au premier étage, étaient une chambre et
une cuisine; le second avait deux chambres. Le grenier servait de
magasin pour les objets plus délicats que ceux jetés pêle-mêle dans
la boutique. Cette maison, louée d’abord, fut plus tard achetée par
un nommé Sauviat, marchand forain, qui, de 1792 à 1796, parcourut les
campagnes dans un rayon de cinquante lieues autour de l’Auvergne,
en y échangeant des poteries, des plats, des assiettes, des verres,
enfin les choses nécessaires aux plus pauvres ménages, contre de vieux
fers, des cuivres, des plombs, contre tout métal sous quelque forme
qu’il se déguisât. L’Auvergnat donnait une casserole en terre brune de
deux sous pour une livre de plomb, ou pour deux livres de fer, bêche
cassée, houe brisée, vieille marmite fendue; et, toujours juge en sa
propre cause, il pesait lui-même sa ferraille. Dès la troisième année,
Sauviat joignit à ce commerce celui de la chaudronnerie. En 1793, il
put acquérir un château vendu nationalement, et le dépeça; le gain
qu’il fit, il le répéta sans doute sur plusieurs points de la sphère
où il opérait; plus tard, ces premiers essais lui donnèrent l’idée
de proposer une affaire en grand à l’un de ses compatriotes à Paris.
Ainsi, la Bande Noire, si célèbre par ses dévastations, naquit dans
la cervelle du vieux Sauviat, le marchand forain que tout Limoges a
vu pendant vingt-sept ans dans cette pauvre boutique au milieu de ses
cloches cassées, de ses fléaux, de ses chaînes, de ses potences, de ses
gouttières en plomb tordu, de ses ferrailles de toute espèce; on doit
lui rendre la justice de dire qu’il ne connut jamais ni la célébrité,
ni l’étendue de cette association; il n’en profita que dans la
proportion des capitaux qu’il avait confiés à la fameuse maison Brézac.
Fatigué de courir les foires et les villages, l’Auvergnat s’établit à
Limoges, où il avait, en 1797, épousé la fille d’un chaudronnier veuf,
nommé Champagnac. Quand mourut le beau-père, il acheta la maison où
il avait établi d’une manière fixe son commerce de ferrailleur, après
l’avoir encore exercé dans les campagnes pendant trois ans en compagnie
de sa femme. Sauviat atteignait à sa cinquantième année quand il
épousa la fille au vieux Champagnac, laquelle, de son côté, ne devait
pas avoir moins de trente ans. Ni belle, ni jolie, la Champagnac était
née en Auvergne, et le patois fut une séduction mutuelle; puis elle
avait cette grosse encolure qui permet aux femmes de résister aux
plus durs travaux; aussi accompagna-t-elle Sauviat dans ses courses.
Elle rapportait du fer ou du plomb sur son dos, et conduisait le
méchant fourgon plein de poteries avec lesquelles son mari faisait
une usure déguisée. Brune, colorée, jouissant d’une riche santé, la
Champagnac montrait, en riant, des dents blanches, hautes et larges
comme des amandes; enfin elle avait le buste et les hanches de ces
femmes que la nature a faites pour être mères. Si cette forte fille
ne s’était pas plus tôt mariée, il fallait attribuer son célibat au
_sans dot_ d’Harpagon que pratiquait son père, sans avoir jamais lu
Molière. Sauviat ne s’effraya point du sans dot; d’ailleurs un homme de
cinquante ans ne devait pas élever de difficultés, puis sa femme allait
lui épargner la dépense d’une servante. Il n’ajouta rien au mobilier
de sa chambre, où, depuis le jour de ses noces jusqu’au jour de son
déménagement, il n’y eut jamais qu’un lit à colonnes, orné d’une pente
découpée et de rideaux en serge verte, un bahut, une commode, quatre
fauteuils, une table et un miroir, le tout rapporté de différentes
localités. Le bahut contenait dans sa partie supérieure une vaisselle
en étain dont toutes les pièces étaient dissemblables. Chacun peut
imaginer la cuisine d’après la chambre à coucher. Ni le mari, ni la
femme ne savaient lire, léger défaut d’éducation qui ne les empêchait
pas de compter admirablement et de faire le plus florissant de tous
les commerces. Sauviat n’achetait aucun objet sans la certitude de
pouvoir le revendre à cent pour cent de bénéfice. Pour se dispenser de
tenir des livres et une caisse, il payait et vendait tout au comptant.
Il avait d’ailleurs une mémoire si parfaite, qu’un objet, restât-il
cinq ans dans sa boutique, sa femme et lui se rappelaient, à un liard
près, le prix d’achat, enchéri chaque année des intérêts. Excepté
pendant le temps où elle vaquait aux soins du ménage, la Sauviat était
toujours assise sur une mauvaise chaise en bois adossée au pilier de
sa boutique; elle tricotait en regardant les passants, veillant à sa
ferraille et la vendant, la pesant, la livrant elle-même si Sauviat
voyageait pour des acquisitions. A la pointe du jour on entendait
le ferrailleur travaillant ses volets, le chien se sauvait par les
rues, et bientôt la Sauviat venait aider son homme à mettre sur les
appuis naturels que les petits murs formaient rue de la Vieille-Poste
et rue de la Cité, des sonnettes, de vieux ressorts, des grelots, des
canons de fusil cassés, des brimborions de leur commerce qui servaient
d’enseigne et donnaient un air assez misérable à cette boutique où
souvent il y avait pour vingt mille francs de plomb, d’acier et de
cloches. Jamais, ni l’ancien brocanteur forain, ni sa femme, ne
parlèrent de leur fortune; ils la cachaient comme un malfaiteur
cache un crime, on les soupçonna long-temps de rogner les louis d’or
et les écus. Quand mourut Champagnac, les Sauviat ne firent point
d’inventaire, ils fouillèrent avec l’intelligence des rats tous les
coins de sa maison, la laissèrent nue comme un cadavre, et vendirent
eux-mêmes les chaudronneries dans leur boutique. Une fois par an, en
décembre, Sauviat allait à Paris, et se servait alors de la voiture
publique. Aussi, les observateurs du quartier présumaient-ils que pour
dérober la connaissance de sa fortune, le ferrailleur opérait ses
placements lui-même à Paris. On sut plus tard que, lié dans sa jeunesse
avec un des plus célèbres marchands de métaux de Paris, Auvergnat comme
lui, il faisait prospérer ses fonds dans la caisse de la maison Brézac,
la colonne de cette fameuse association appelée la Bande Noire, qui
s’y forma, comme il a été dit, d’après le conseil de Sauviat, un des
participants.

Sauviat était un petit homme gras, à figure fatiguée, doué d’un air
de probité qui séduisait le chaland, et cet air lui servait à bien
vendre. La sécheresse de ses affirmations et la parfaite indifférence
de son attitude aidaient ses prétentions. Son teint coloré se devinait
difficilement sous la poussière métallique et noire qui saupoudrait
ses cheveux crépus et sa figure marquée de petite vérole. Son front ne
manquait pas de noblesse, il ressemblait au front classique prêté par
tous les peintres à saint Pierre, le plus rude, le plus _peuple_ et
aussi le plus fin des apôtres. Ses mains étaient celles du travailleur
infatigable, larges, épaisses, carrées et ridées par des espèces de
crevasses solides. Son buste offrait une musculature indestructible. Il
ne quitta jamais son costume de marchand forain: gros souliers ferrés,
bas bleus tricotés par sa femme et cachés sous des guêtres en cuir,
pantalon de velours vert bouteille, gilet à carreaux d’où pendait la
clef en cuivre de sa montre d’argent attachée par une chaîne en fer que
l’usage rendait luisant et poli comme de l’acier, une veste à petites
basques en velours pareil au pantalon, puis autour du cou une
cravate en rouennerie usée par le frottement de la barbe. Les dimanches
et jours de fête, Sauviat portait une redingote de drap marron si bien
soignée, qu’il ne la renouvela que deux fois en vingt ans.

La vie des forçats peut passer pour luxueuse comparée à celle des
Sauviat, ils ne mangeaient de la viande qu’aux jours de fêtes
carillonnées. Avant de lâcher l’argent nécessaire à leur subsistance
journalière, la Sauviat fouillait dans ses deux poches cachées entre
sa robe et son jupon, et n’en ramenait jamais que de mauvaises pièces
rognées, des écus de six livres ou de cinquante-cinq sous, qu’elle
regardait avec désespoir avant d’en changer une. La plupart du temps,
les Sauviat se contentaient de harengs, de pois rouges, de fromage,
d’œufs durs mêlés dans une salade, de légumes assaisonnés de la manière
la moins coûteuse. Jamais ils ne firent de provisions, excepté quelques
bottes d’ail ou d’oignons qui ne craignaient rien et ne coûtaient pas
grand’chose; le peu de bois qu’ils consommaient en hiver, la Sauviat
l’achetait aux fagotteurs qui passaient, et au jour le jour. A sept
heures en hiver, à neuf heures en été, le ménage était couché, la
boutique fermée et gardée par leur énorme chien qui cherchait sa vie
dans les cuisines du quartier. La mère Sauviat n’usait pas pour trois
francs de chandelle par an.

La vie sobre et travailleuse de ces gens fut animée par une joie, mais
une joie naturelle, et pour laquelle ils firent leurs seules dépenses
connues. En mai 1802, la Sauviat eut une fille. Elle s’accoucha toute
seule, et vaquait aux soins de son ménage cinq jours après. Elle
nourrit elle-même son enfant sur sa chaise, en plein vent, continuant à
vendre la ferraille pendant que sa petite tétait. Son lait ne coûtant
rien, elle laissa téter pendant deux ans sa fille, qui ne s’en trouva
pas mal. Véronique devint le plus bel enfant de la basse-ville, les
passants s’arrêtaient pour la voir. Les voisines aperçurent alors
chez le vieux Sauviat quelques traces de sensibilité, car on l’en
croyait entièrement privé. Pendant que sa femme lui faisait à dîner,
le marchand gardait entre ses bras la petite, et la berçait en lui
chantonnant des refrains auvergnats. Les ouvriers le virent parfois
immobile, regardant Véronique endormie sur les genoux de sa mère. Pour
sa fille, il adoucissait sa voix rude, il essuyait ses mains à son
pantalon avant de la prendre. Quand Véronique essaya de marcher, le
père se pliait sur ses jambes et se mettait à quatre pas d’elle en lui
tendant les bras et lui faisant des mines qui contractaient joyeusement
les plis métalliques et profonds de sa figure âpre et sévère. Cet
homme de plomb, de fer et de cuivre redevint un homme de sang, d’os
et de chair. Était-il le dos appuyé contre son pilier, immobile comme
une statue, un cri de Véronique l’agitait: il sautait à travers les
ferrailles pour la trouver, car elle passa son enfance à jouer avec
les débris de châteaux amoncelés dans les profondeurs de cette vaste
boutique, sans se blesser jamais; elle allait aussi jouer dans la rue
ou chez les voisins, sans que l’œil de sa mère la perdît de vue. Il
n’est pas inutile de dire que les Sauviat étaient éminemment religieux.
Au plus fort de la Révolution, Sauviat observait le dimanche et les
fêtes. A deux fois, il manqua de se faire couper le cou pour être allé
entendre la messe d’un prêtre non assermenté. Enfin, il fut mis en
prison, accusé justement d’avoir favorisé la fuite d’un évêque auquel
il sauva la vie. Heureusement le marchand forain, qui se connaissait
en limes et en barreaux de fer, put s’évader; mais il fut condamné à
mort par contumace, et, par parenthèse, ne se présenta jamais pour
la purger, il mourut mort. Sa femme partageait ses pieux sentiments.
L’avarice de ce ménage ne cédait qu’à la voix de la religion. Les vieux
ferrailleurs rendaient exactement le pain bénit, et donnaient aux
quêtes. Si le vicaire de Saint-Étienne venait chez eux pour demander
des secours, Sauviat ou sa femme allaient aussitôt chercher sans façons
ni grimaces ce qu’ils croyaient être leur quote-part dans les aumônes
de la paroisse. La Vierge mutilée de leur pilier fut toujours, dès
1799, ornée de buis à Pâques. A la saison des fleurs, les passants la
voyaient fêtée par des bouquets rafraîchis dans des cornets de verre
bleu, surtout depuis la naissance de Véronique. Aux processions, les
Sauviat tendaient soigneusement leur maison de draps chargés de fleurs,
et contribuaient à l’ornement, à la construction du reposoir, l’orgueil
de leur carrefour.

[Illustration: SAUVIAT.

  Pour sa fille il adoucissait sa voix rude.

                                                (LE CURÉ DE CAMPAGNE.)]

Véronique Sauviat fut donc élevée chrétiennement. Dès l’âge de sept
ans, elle eut pour institutrice une sœur grise auvergnate à qui les
Sauviat avaient rendu quelques petits services. Tous deux, assez
obligeants tant qu’il ne s’agissait que de leur personne ou de leur
temps, étaient serviables à la manière des pauvres gens, qui se prêtent
eux-mêmes avec une sorte de cordialité. La sœur grise enseigna la
lecture et l’écriture à Véronique, elle lui apprit l’histoire du peuple
de Dieu, le Catéchisme, l’Ancien et le Nouveau-Testament, quelque
peu de calcul. Ce fut tout, la sœur crut que ce serait assez, c’était
déjà trop. A neuf ans, Véronique étonna le quartier par sa beauté.
Chacun admirait un visage qui pouvait être un jour digne du pinceau des
peintres empressés à la recherche du beau idéal. Surnommée _la petite
Vierge_, elle promettait d’être bien faite et blanche. Sa figure de
madone, car la voix du peuple l’avait bien nommée, fut complétée par
une riche et abondante chevelure blonde qui fit ressortir la pureté de
ses traits. Quiconque a vu la sublime petite Vierge de Titien dans son
grand tableau de la Présentation au Temple, saura ce que fut Véronique
en son enfance: même candeur ingénue, même étonnement séraphique dans
les yeux, même attitude noble et simple, même port d’infante.

A onze ans, elle eut la petite-vérole, et ne dut la vie qu’aux soins
de la sœur Marthe. Pendant les deux mois que leur fille fut en
danger, les Sauviat donnèrent à tout le quartier la mesure de leur
tendresse. Sauviat n’alla plus aux ventes, il resta tout le temps
dans sa boutique, montant chez sa fille, redescendant de moments en
moments, la veillant toutes les nuits, de compagnie avec sa femme. Sa
douleur muette parut trop profonde pour que personne osât lui parler,
les voisins le regardaient avec compassion, et ne demandaient des
nouvelles de Véronique qu’à la sœur Marthe. Durant les jours où le
danger atteignit au plus haut degré, les passants et les voisins virent
pour la seule et unique fois de la vie de Sauviat les larmes roulant
long-temps entre ses paupières et tombant le long de ses joues creuses;
il ne les essuya point, il resta quelques heures comme hébété, n’osant
point monter chez sa fille, regardant sans voir, on aurait pu le voler.

Véronique fut sauvée, mais sa beauté périt. Cette figure, également
colorée par une teinte où le brun et le rouge étaient harmonieusement
fondus, resta frappée de mille fossettes qui grossirent la peau,
dont la pulpe blanche avait été profondément travaillée. Le front ne
put échapper aux ravages du fléau, il devint brun et demeura comme
martelé. Rien n’est plus discordant que ces tons de brique sous
une chevelure blonde, ils détruisent une harmonie préétablie. Ces
déchirures du tissu, creuses et capricieuses, altérèrent la pureté du
profil, la finesse de la coupe du visage, celle du nez, dont la forme
grecque se vit à peine, celle du menton, délicat comme le bord d’une
porcelaine blanche. La maladie ne respecta que ce qu’elle ne pouvait
atteindre, les yeux et les dents. Véronique ne perdit pas non plus
l’élégance et la beauté de son corps, ni la plénitude de ses lignes,
ni la grâce de sa taille. Elle fut à quinze ans une belle personne,
et ce qui consola les Sauviat, une sainte et bonne fille, occupée,
travailleuse, sédentaire. A sa convalescence, et après sa première
communion, son père et sa mère lui donnèrent pour habitation les deux
chambres situées au second étage. Sauviat, si rude pour lui et pour
sa femme, eut alors quelques soupçons du bien-être; il lui vint une
vague idée de consoler sa fille d’une perte qu’elle ignorait encore. La
privation de cette beauté qui faisait l’orgueil de ces deux êtres leur
rendit Véronique encore plus chère et plus précieuse. Un jour, Sauviat
apporta sur son dos un tapis de hasard, et le cloua lui-même dans la
chambre de Véronique. Il garda pour elle, à la vente d’un château,
le lit en damas rouge d’une grande dame, les rideaux, les fauteuils
et les chaises en même étoffe. Il meubla de vieilles choses, dont le
prix lui fut toujours inconnu, les deux pièces où vivait sa fille. Il
mit des pots de réséda sur l’appui de la fenêtre, et rapporta de ses
courses tantôt des rosiers, tantôt des œillets, toutes sortes de fleurs
que lui donnaient sans doute les jardiniers ou les aubergistes. Si
Véronique avait pu faire des comparaisons, et connaître le caractère,
les mœurs, l’ignorance de ses parents, elle aurait su combien il y
avait d’affection dans ces petites choses; mais elle les aimait avec
un naturel exquis et sans réflexion. Véronique eut le plus beau linge
que sa mère pouvait trouver chez les marchands. La Sauviat laissait
sa fille libre de s’acheter pour ses vêtements les étoffes qu’elle
désirait. Le père et la mère furent heureux de la modestie de leur
fille, qui n’eut aucun goût ruineux. Véronique se contentait d’une
robe de soie bleue pour les jours de fêtes, et portait les jours
ouvrables une robe de gros mérinos en hiver, d’indienne rayée en été.
Le dimanche, elle allait aux offices avec son père et sa mère, à la
promenade après vêpres le long de la Vienne ou aux alentours. Les
jours ordinaires, elle demeurait chez elle, occupée à remplir de la
tapisserie, dont le prix appartenait aux pauvres, ayant ainsi les
mœurs les plus simples, les plus chastes, les plus exemplaires. Elle
ouvrait parfois du linge pour les hospices. Elle entremêla ses travaux
de lectures, et ne lut pas d’autres livres que ceux que lui prêtait le
vicaire de Saint-Étienne, un prêtre de qui la sœur Marthe avait fait
faire la connaissance aux Sauviat.

Pour Véronique, les lois de l’économie domestique furent d’ailleurs
entièrement suspendues. Sa mère, heureuse de lui servir une nourriture
choisie, lui faisait elle-même une cuisine à part. Le père et la mère
mangeaient toujours leurs noix et leur pain dur, leurs harengs, leurs
pois fricassés avec du beurre salé, tandis que pour Véronique rien
n’était ni assez frais ni assez beau. «--Véronique doit vous coûter
cher, disait au père Sauviat un chapelier établi en face et qui avait
pour son fils des projets sur Véronique en estimant à cent mille francs
la fortune du ferrailleur. --Oui, voisin, oui, répondit le vieux
Sauviat, elle pourrait me demander dix écus, je les lui donnerais tout
de même. Elle a tout ce qu’elle veut, mais elle ne demande jamais rien.
C’est un agneau pour la douceur!» Véronique, en effet, ignorait le prix
des choses; elle n’avait jamais eu besoin de rien; elle ne vit de pièce
d’or que le jour de son mariage, elle n’eut jamais de bourse à elle;
sa mère lui achetait et lui donnait tout à souhait, si bien que pour
faire l’aumône à un pauvre, elle fouillait dans les poches de sa mère.
«--Elle ne vous coûte pas cher, dit alors le chapelier. --Vous croyez
cela, vous! répondit Sauviat. Vous ne vous en tireriez pas encore avec
quarante écus par an. Et sa chambre! elle a chez elle pour plus de cent
écus de meubles; mais quand on n’a qu’une fille, on peut se laisser
aller. Enfin, le peu que nous possédons sera tout à elle. --Le peu?
Vous devez être riche, père Sauviat. Voilà quarante ans que vous faites
un commerce où il n’y a pas de pertes. --Ah! l’on ne me couperait pas
les oreilles pour douze cents francs!» répondit le vieux marchand de
ferraille.

A compter du jour où Véronique eut perdu la suave beauté qui
recommandait son visage de petite fille à l’admiration publique, le
père Sauviat redoubla d’activité. Son commerce se raviva si bien,
qu’il fit dès lors plusieurs voyages par an à Paris. Chacun devina
qu’il voulait compenser à force d’argent ce que, dans son langage, il
appelait les déchets de sa fille. Quand Véronique eut quinze ans, il se
fit un changement dans les mœurs intérieures de la maison. Le père et
la mère montèrent à la nuit chez leur fille, qui, pendant la soirée,
leur lisait, à la lueur d’une lampe placée derrière un globe de verre
plein d’eau, la Vie des Saints, les Lettres édifiantes, enfin tous les
livres prêtés par le vicaire. La vieille Sauviat tricotait en calculant
qu’elle regagnait ainsi le prix de l’huile. Les voisins pouvaient voir
de chez eux ces deux vieilles gens immobiles sur leurs fauteuils comme
deux figures chinoises, écoutant et admirant leur fille de toutes les
forces d’une intelligence obtuse pour tout ce qui n’était pas commerce
ou foi religieuse. Il s’est rencontré sans doute dans le monde des
jeunes filles aussi pures que l’était Véronique; mais aucune ne fut ni
plus pure, ni plus modeste. Sa confession devait étonner les anges et
réjouir la sainte Vierge. A seize ans, elle fut entièrement développée
et se montra comme elle devait être. Elle avait une taille moyenne, ni
son père ni sa mère n’étaient grands; mais ses formes se recommandaient
par une souplesse gracieuse, par ces lignes serpentines si heureuses,
si péniblement cherchées par les peintres, que la Nature trace
d’elle-même si finement, et dont les moelleux contours se révèlent aux
yeux des connaisseurs, malgré les linges et l’épaisseur des vêtements,
qui se modèlent et se disposent toujours, quoi qu’on fasse, sur le nu.
Vraie, simple, naturelle, Véronique mettait en relief cette beauté
par des mouvements sans aucune affectation. Elle sortait son plein
et entier effet, s’il est permis d’emprunter ce terme énergique à la
langue judiciaire. Elle avait les bras charnus des Auvergnates, la main
rouge et potelée d’une belle servante d’auberge, des pieds forts, mais
réguliers, et en harmonie avec ses formes. Il se passait en elle un
phénomène ravissant et merveilleux qui promettait à l’amour une femme
cachée à tous les yeux. Ce phénomène était peut-être une des causes
de l’admiration que son père et sa mère manifestèrent pour sa beauté,
qu’ils disaient être divine, au grand étonnement des voisins. Les
premiers qui remarquèrent ce fait furent les prêtres de la cathédrale
et les fidèles qui s’approchaient de la sainte table. Quand un
sentiment violent éclatait chez Véronique, et l’exaltation religieuse à
laquelle elle était livrée alors qu’elle se présentait pour communier
doit se compter parmi les vives émotions d’une jeune fille si candide,
il semblait qu’une lumière intérieure effaçât par ses rayons les
marques de la petite-vérole. Le pur et radieux visage de son enfance
reparaissait dans sa beauté première. Quoique légèrement voilé par
la couche grossière que la maladie y avait étendue, il brillait comme
brille mystérieusement une fleur sous l’eau de la mer que le soleil
pénètre. Véronique était changée pour quelques instants: la petite
Vierge apparaissait et disparaissait comme une céleste apparition.
La prunelle de ses yeux, douée d’une grande contractilité, semblait
alors s’épanouir, et repoussait le bleu de l’iris, qui ne formait plus
qu’un léger cercle. Ainsi cette métamorphose de l’œil, devenu aussi
vif que celui de l’aigle, complétait le changement étrange du visage.
Était-ce l’orage des passions contenues, était-ce une force venue des
profondeurs de l’âme qui agrandissait la prunelle en plein jour, comme
elle s’agrandit ordinairement chez tout le monde dans les ténèbres,
en brunissant ainsi l’azur de ces yeux célestes? Quoi que ce fût, il
était impossible de voir froidement Véronique, alors qu’elle revenait
de l’autel à sa place après s’être unie à Dieu, et qu’elle se montrait
à la paroisse dans sa primitive splendeur. Sa beauté eût alors éclipsé
celle des plus belles femmes. Quel charme pour un homme épris et jaloux
que ce voile de chair qui devait cacher l’épouse à tous les regards,
un voile que la main de l’amour lèverait et laisserait retomber sur
les voluptés permises! Véronique avait des lèvres parfaitement arquées
qu’on aurait crues peintes en vermillon, tant y abondait un sang pur
et chaud. Son menton et le bas de son visage étaient un peu gras, dans
l’acception que les peintres donnent à ce mot, et cette forme épaisse
est, suivant les lois impitoyables de la physiognomonie, l’indice d’une
violence quasi-morbide dans la passion. Elle avait au-dessus de son
front, bien modelé, mais presque impérieux, un magnifique diadème de
cheveux volumineux, abondants et devenus châtains.

Depuis l’âge de seize ans jusqu’au jour de son mariage, Véronique eut
une attitude pensive et pleine de mélancolie. Dans une si profonde
solitude, elle devait, comme les solitaires, examiner le grand
spectacle de ce qui se passait en elle: le progrès de sa pensée,
la variété des images, et l’essor des sentiments échauffés par une
vie pure. Ceux qui levaient le nez en passant par la rue de la Cité
pouvaient voir par les beaux jours la fille des Sauviat assise à sa
fenêtre, cousant, brodant ou tirant l’aiguille au-dessus de son canevas
d’un air assez songeur. Sa tête se détachait vivement entre les fleurs
qui poétisaient l’appui brun et fendillé de ses croisées à vitraux
retenus dans leur réseau de plomb. Quelquefois le reflet des rideaux
de damas rouge ajoutait à l’effet de cette tête déjà si colorée;
de même qu’une fleur empourprée, elle dominait le massif aérien si
soigneusement entretenu par elle sur l’appui de sa fenêtre. Cette
vieille maison naïve avait donc quelque chose de plus naïf: un portrait
de jeune fille, digne de Mieris, de Van Ostade, de Terburg et de Gérard
Dow, encadré dans une de ces vieilles croisées quasi-détruites, frustes
et brunes que leurs pinceaux ont affectionnées. Quand un étranger,
surpris de cette construction, restait béant à contempler le second
étage, le vieux Sauviat avançait alors la tête de manière à se mettre
en dehors de la ligne dessinée par le surplomb, sûr de trouver sa fille
à la fenêtre. Le ferrailleur rentrait en se frottant les mains, et
disait à sa femme en patois d’Auvergne «--Hé! la vieille, on admire ton
enfant!»

En 1820, il arriva, dans la vie simple et dénuée d’événements que
menait Véronique, un accident qui n’eût pas eu d’importance chez toute
autre jeune personne, mais qui peut-être exerça sur son avenir une
horrible influence. Un jour de fête supprimée, qui restait ouvrable
pour toute la ville, et pendant lequel les Sauviat fermaient boutique,
allaient à l’église et se promenaient, Véronique passa, pour aller
dans la campagne, devant l’étalage d’un libraire où elle vit le livre
de Paul et Virginie. Elle eut la fantaisie de l’acheter à cause
de la gravure, son père paya cent sous le fatal volume, et le mit
dans la vaste poche de sa redingote. «--Ne ferais-tu pas bien de le
montrer à monsieur le vicaire? lui dit sa mère pour qui tout livre
imprimé sentait toujours un peu le grimoire. --J’y pensais!» répondit
simplement Véronique.

L’enfant passa la nuit à lire ce roman, l’un des plus touchants livres
de la langue française. La peinture de ce mutuel amour, à demi biblique
et digne des premiers âges du monde, ravagea le cœur de Véronique.
Une main, doit-on dire divine ou diabolique, enleva le voile qui
jusqu’alors lui avait couvert la Nature. La petite vierge enfouie dans
la belle fille trouva le lendemain ses fleurs plus belles qu’elles
ne l’étaient la veille, elle entendit leur langage symbolique, elle
examina l’azur du ciel avec une fixité pleine d’exaltation; et des
larmes roulèrent alors sans cause dans ses yeux. Dans la vie de toutes
les femmes, il est un moment où elles comprennent leur destinée, où
leur organisation jusque-là muette parle avec autorité; ce n’est pas
toujours un homme choisi par quelque regard involontaire et furtif
qui réveille leur sixième sens endormi; mais plus souvent peut-être
un spectacle imprévu, l’aspect d’un site, une lecture, le coup d’œil
d’une pompe religieuse, un concert de parfums naturels, une délicieuse
matinée voilée de ses fines vapeurs, une divine musique aux notes
caressantes, enfin quelque mouvement inattendu dans l’âme ou dans le
corps. Chez cette fille solitaire, confinée dans cette noire maison,
élevée par des parents simples, quasi-rustiques, et qui n’avait jamais
entendu de mot impropre, dont la candide intelligence n’avait jamais
reçu la moindre idée mauvaise; chez l’angélique élève de la sœur
Marthe et du bon vicaire de Saint-Étienne, la révélation de l’amour,
qui est la vie de la femme, lui fut faite par un livre suave, par la
main du Génie. Pour tout autre, cette lecture eût été sans danger;
pour elle, ce livre fut pire qu’un livre obscène. La corruption est
relative. Il est des natures vierges et sublimes qu’une seule pensée
corrompt, elle y fait d’autant plus de dégâts que la nécessité d’une
résistance n’a pas été prévue.

Le lendemain, Véronique montra le livre au bon prêtre qui en approuva
l’acquisition, tant la renommée de Paul et Virginie est enfantine,
innocente et pure. Mais la chaleur des tropiques et la beauté des
paysages; mais la candeur presque puérile d’un amour presque saint
avaient agi sur Véronique. Elle fut amenée par la douce et noble
figure de l’auteur vers le culte de l’Idéal, cette fatale religion
humaine! Elle rêva d’avoir pour amant un jeune homme semblable à
Paul. Sa pensée caressa de voluptueux tableaux dans une île embaumée.
Elle nomma par enfantillage, une île de la Vienne, sise au-dessous de
Limoges, presque en face le faubourg Saint-Martial, l’Ile-de-France.
Sa pensée y habita le monde fantastique que se construisent toutes les
jeunes filles, et qu’elles enrichissent de leurs propres perfections.
Elle passa de plus longues heures à sa croisée, en regardant passer
les artisans, les seuls hommes auxquels, d’après la modeste condition
de ses parents, il lui était permis de songer. Habituée sans doute à
l’idée d’épouser un homme du peuple, elle trouvait en elle-même des
instincts qui repoussaient toute grossièreté. Dans cette situation,
elle dut se plaire à composer quelques-uns de ces romans que toutes
les jeunes filles se font pour elles seules. Elle embrassa peut-être
avec l’ardeur naturelle à une imagination élégante et vierge, la
belle idée d’ennoblir un de ces hommes, de l’élever à la hauteur où
la mettaient ses rêves, elle fit peut-être un Paul de quelque jeune
homme choisi par ses regards, seulement pour attacher ses folles idées
sur un être, comme les vapeurs de l’atmosphère humide, saisies par
la gelée, se cristallisent à une branche d’arbre, au bord du chemin.
Elle dut se lancer dans un abîme profond, car si elle eut souvent
l’air de revenir de bien haut en montrant sur son front comme un
reflet lumineux, plus souvent encore elle semblait tenir à la main des
fleurs cueillies au bord de quelque torrent suivi jusqu’au fond d’un
précipice. Elle demanda par les soirées chaudes le bras de son vieux
père, et ne manqua plus une promenade au bord de la Vienne où elle
allait s’extasiant sur les beautés du ciel et de la campagne, sur les
rouges magnificences du soleil couchant, sur les pimpantes délices des
matinées trempées de rosée. Son esprit exhala dès lors un parfum de
poésie naturelle. Ses cheveux qu’elle nattait et tordait simplement
sur sa tête, elle les lissa, les boucla. Sa toilette connut quelque
recherche. La vigne qui croissait sauvage et naturellement jetée dans
les bras du vieil ormeau fut transplantée, taillée, elle s’étala sur un
treillis vert et coquet.

Au retour d’un voyage que fit à Paris le vieux Sauviat, alors âgé
de soixante-dix ans, en décembre 1822, le vicaire vint un soir, et
après quelques phrases insignifiantes: «--Pensez à marier votre
fille, Sauviat! dit le prêtre. A votre âge, il ne faut plus remettre
l’accomplissement d’un devoir important. --Mais Véronique veut-elle
se marier? demanda le vieillard stupéfait. --Comme il vous plaira,
mon père, répondit-elle en baissant les yeux. --Nous la marierons,
s’écria la grosse mère Sauviat en souriant. --Pourquoi ne m’en as-tu
rien dit avant mon départ, la mère! répliqua Sauviat. Je serai forcé de
retourner à Paris.»

Jérôme-Baptiste Sauviat, en homme aux yeux de qui la fortune semblait
constituer tout le bonheur, qui n’avait jamais vu que le besoin dans
l’amour, et dans le mariage qu’un mode de transmettre ses biens à un
autre soi-même, s’était juré de marier Véronique à un riche bourgeois.
Depuis long-temps, cette idée avait pris dans sa cervelle la forme d’un
préjugé. Son voisin, le chapelier, riche de deux mille livres de rente,
avait déjà demandé pour son fils, auquel il cédait son établissement,
la main d’une fille aussi célèbre que l’était Véronique dans le
quartier par sa conduite exemplaire et ses mœurs chrétiennes. Sauviat
avait déjà poliment refusé sans en parler à Véronique. Le lendemain du
jour où le vicaire, personnage important aux yeux du ménage Sauviat,
eut parlé de la nécessité de marier Véronique de laquelle il était le
directeur, le vieillard se rasa, s’habilla comme pour un jour de fête,
et sortit sans rien dire ni à sa fille ni à sa femme. L’une et l’autre
comprirent que le père allait chercher un gendre. Le vieux Sauviat se
rendit chez monsieur Graslin.

Monsieur Graslin, riche banquier de Limoges, était comme Sauviat un
homme parti sans le sou de l’Auvergne, venu pour être commissionnaire,
et qui, placé chez un financier en qualité de garçon de caisse, avait,
semblable à beaucoup de financiers, fait son chemin à force d’économie,
et aussi par d’heureuses circonstances. Caissier à vingt-cinq ans,
associé dix ans après de la maison Perret et Grossetête, il avait fini
par se trouver maître du comptoir après avoir désintéressé ces vieux
banquiers, tous deux retirés à la campagne et qui lui laissèrent leurs
fonds à manier, moyennant un léger intérêt. Pierre Graslin, alors âgé
de quarante-sept ans, passait pour posséder au moins six cent mille
francs. La réputation de fortune de Pierre Graslin avait récemment
grandi dans tout le Département, chacun avait applaudi à sa générosité
qui consistait à s’être bâti, dans le nouveau quartier de la place
des Arbres, destiné à donner à Limoges une physionomie agréable, une
belle maison sur le plan d’alignement, et dont la façade correspondait
à celle d’un édifice public. Cette maison, achevée depuis six mois,
Pierre Graslin hésitait à la meubler; elle lui coûtait si cher qu’il
reculait le moment où il viendrait l’habiter. Son amour-propre l’avait
entraîné peut-être au delà des lois sages qui jusqu’alors avaient
gouverné sa vie. Il jugeait avec le bon sens de l’homme commercial, que
l’intérieur de sa maison devait être en harmonie avec le programme de
la façade. Le mobilier, l’argenterie, et les accessoires nécessaires à
la vie qu’il mènerait dans son hôtel, allaient, selon son estimation,
coûter autant que la construction. Malgré les dires de la ville et les
lazzi du commerce, malgré les charitables suppositions de son prochain,
il resta confiné dans le vieux, humide et sale rez-de-chaussée où
sa fortune s’était faite, rue Montantmanigne. Le public glosa: mais
Graslin eut l’approbation de ses deux vieux commanditaires, qui le
louèrent de cette fermeté peu commune. Une fortune, une existence
comme celles de Pierre Graslin devaient exciter plus d’une convoitise
dans une ville de province. Aussi plus d’une proposition de mariage
avait-elle été, depuis dix ans, insinuée à monsieur Graslin. Mais
l’état de garçon convenait si bien à un homme occupé du matin au
soir, constamment fatigué de courses, accablé de travail, ardent à la
poursuite des affaires comme le chasseur à celle du gibier, que Graslin
ne donna dans aucun des piéges tendus par les mères ambitieuses qui
convoitaient pour leurs filles cette brillante position. Graslin, ce
Sauviat de la sphère supérieure, ne dépensait pas quarante sous par
jour, et allait vêtu comme son second commis. Deux commis et un garçon
de caisse lui suffisaient pour faire des affaires, immenses par la
multiplicité des détails. Un commis expédiait la correspondance, un
autre tenait la caisse. Pierre Graslin était, pour le surplus, l’âme et
le corps. Ses commis, pris dans sa famille, étaient des hommes sûrs,
intelligents, façonnés au travail comme lui-même. Quant au garçon de
caisse, il menait la vie d’un cheval de camion. Levé dès cinq heures
en tous temps, ne se couchant jamais avant onze heures, Graslin
avait une femme à la journée, une vieille Auvergnate qui faisait la
cuisine. La vaisselle de terre brune, le bon gros linge de maison
étaient en harmonie avec le train de cette maison. L’Auvergnate avait
ordre de ne jamais dépasser la somme de trois francs pour la totalité
de la dépense journalière du ménage. Le garçon de peine servait de
domestique. Les commis faisaient eux-mêmes leur chambre. Les tables
en bois noirci, les chaises dépaillées, les casiers, les mauvais bois
de lit, tout le mobilier qui garnissait le comptoir et les trois
chambres situées au-dessus, ne valaient pas mille francs, y compris une
caisse colossale, toute en fer, scellée dans les murs, léguée par ses
prédécesseurs, et devant laquelle couchait le garçon de peine, avec
deux chiens à ses pieds. Graslin ne hantait pas le monde où il était si
souvent question de lui. Deux ou trois fois par an, il dînait chez le
Receveur-général, avec lequel ses affaires le mettaient en relations
suivies. Il mangeait encore quelquefois à la Préfecture; il avait été
nommé membre du Conseil-général du département, à son grand regret.
«--Il perdait là son temps,» disait-il. Parfois ses confrères, quand
il concluait avec eux des marchés, le gardaient à déjeuner ou à dîner.
Enfin il était forcé d’aller chez ses anciens patrons qui passaient
les hivers à Limoges. Il tenait si peu aux relations de la société,
qu’en vingt-cinq ans, Graslin n’avait pas offert un verre d’eau à qui
que ce soit. Quand Graslin passait dans la rue, chacun se le montrait,
en se disant: «Voilà monsieur Graslin!» C’est-à-dire voilà un homme
venu sans le sou à Limoges et qui s’est acquis une fortune immense!
Le banquier auvergnat était un modèle que plus d’un père proposait à
son enfant, une épigramme que plus d’une femme jetait à la face de son
mari. Chacun peut concevoir par quelles idées cet homme devenu le pivot
de toute la machine financière du Limousin, fut amené à repousser les
diverses propositions de mariage qu’on ne se lassait pas de lui faire.
Les filles de messieurs Perret et Grossetête avaient été mariées avant
que Graslin eût été en position de les épouser, mais comme chacune de
ces dames avait des filles en bas âge, on finit par laisser Graslin
tranquille, imaginant que, soit le vieux Perret ou le fin Grossetête
avait par avance arrangé le mariage de Graslin avec une de leurs
petites-filles. Sauviat suivit plus attentivement et plus sérieusement
que personne la marche ascendante de son compatriote, il l’avait connu
lors de son établissement à Limoges; mais leurs positions respectives
changèrent si fort, du moins en apparence, que leur amitié, devenue
superficielle, se rafraîchissait rarement. Néanmoins, en qualité de
compatriote, Graslin ne dédaigna jamais de causer avec Sauviat quand
par hasard ils se rencontrèrent. Tous deux ils avaient conservé leur
tutoiement primitif, mais en patois d’Auvergne seulement. Quand le
Receveur-général de Bourges, le plus jeune des frères Grossetête, eut
marié sa fille, en 1823, au plus jeune fils du comte de Fontaine,
Sauviat devina que les Grossetête ne voulaient point faire entrer
Graslin dans leur famille. Après sa conférence avec le banquier, le
père Sauviat revint joyeux dîner dans la chambre de sa fille, et dit à
ses deux femmes: «--Véronique sera madame Graslin. --Madame Graslin?
s’écria la mère Sauviat stupéfaite. --Est-ce possible? dit Véronique
à qui la personne de Graslin était inconnue, mais à l’imagination de
laquelle il se produisait comme se produit un des Rothschild à celle
d’une grisette de Paris. --Oui, c’est fait, dit solennellement le vieux
Sauviat, Graslin meublera magnifiquement sa maison; il aura pour notre
fille la plus belle voiture de Paris et les plus beaux chevaux du
Limousin, il achètera une terre de cinq cent mille francs pour elle, et
lui assurera son hôtel; enfin Véronique sera la première de Limoges, la
plus riche du département, et fera ce qu’elle voudra de Graslin!»

Son éducation, ses idées religieuses, son affection sans bornes pour
son père et sa mère, son ignorance empêchèrent Véronique de concevoir
une seule objection; elle ne pensa même pas qu’on avait disposé d’elle
sans elle. Le lendemain Sauviat partit pour Paris et fut absent pendant
une semaine environ.

Pierre Graslin était, vous l’imaginez, peu causeur, il allait droit et
promptement au fait. Chose résolue, chose exécutée. En février 1822,
éclata comme un coup de foudre dans Limoges une singulière nouvelle:
l’hôtel Graslin se meublait richement, des voitures de roulage venues
de Paris se succédaient de jour en jour à la porte et se déballaient
dans la cour. Il courut dans la ville des rumeurs sur la beauté,
sur le bon goût d’un mobilier moderne ou antique, selon la mode. La
maison Odiot expédiait une magnifique argenterie par la malle-poste.
Enfin, trois voitures, une calèche, un coupé, un cabriolet, arrivaient
entortillées de paille comme des bijoux. --Monsieur Graslin se marie!
Ces mots furent dits par toutes les bouches dans une seule soirée, dans
les salons de la haute société, dans les ménages, dans les boutiques,
dans les faubourgs et bientôt dans tout le Limousin. Mais avec qui?
Personne ne pouvait répondre. Il y avait un mystère à Limoges.

Au retour de Sauviat, eut lieu la première visite nocturne de Graslin,
à neuf heures et demie. Véronique, prévenue, attendait, vêtue de sa
robe de soie bleue à guimpe sur laquelle retombait une collerette de
linon à grand ourlet. Pour toute coiffure, ses cheveux, partagés en
deux bandeaux bien lissés, furent rassemblés en mamelon derrière la
tête, à la grecque. Elle occupait une chaise de tapisserie auprès de
sa mère assise au coin de la cheminée dans un grand fauteuil à dossier
sculpté, garni de velours rouge, quelque débris de vieux château. Un
grand feu brillait à l’âtre. Sur la cheminée, de chaque côté d’une
horloge antique dont la valeur était certes inconnue aux Sauviat,
six bougies dans deux vieux bras de cuivre figurant des sarments,
éclairaient et cette chambre brune et Véronique dans toute sa fleur.
La vieille mère avait mis sa meilleure robe. Par le silence de la rue,
à cette heure silencieuse, sur les douces ténèbres du vieil escalier,
apparut Graslin à la modeste et naïve Véronique, encore livrée aux
suaves idées que le livre de Bernardin de Saint-Pierre lui avait fait
concevoir de l’amour.

Petit et maigre, Graslin avait une épaisse chevelure noire semblable
aux crins d’un houssoir, qui faisait vigoureusement ressortir son
visage, rouge comme celui d’un ivrogne émérite, et couvert de boutons
âcres, saignants ou prêts à percer. Sans être ni la lèpre ni la
dartre, ces fruits d’un sang échauffé par un travail continu, par les
inquiétudes, par la rage du commerce, par les veilles, par la sobriété,
par une vie sage, semblaient tenir de ces deux maladies. Malgré les
avis de ses associés, de ses commis et de son médecin, le banquier
n’avait jamais su s’astreindre aux précautions médicales qui eussent
prévenu, tempéré cette maladie, d’abord légère et qui s’aggravait de
jour en jour. Il voulait guérir, il prenait des bains pendant quelques
jours, il buvait la boisson ordonnée, mais emporté par le courant des
affaires, il oubliait le soin de sa personne. Il pensait à suspendre
ses affaires pendant quelques jours, à voyager, à se soigner aux Eaux;
mais quel est le chasseur de millions qui s’arrête? Dans cette face
ardente, brillaient deux yeux gris, tigrés de fils verdâtres partant
de la prunelle, et semés de points bruns; deux yeux avides, deux yeux
vifs qui allaient au fond du cœur, deux yeux implacables, pleins de
résolution, de rectitude, de calcul. Graslin avait un nez retroussé,
une bouche à grosses lèvres lippues, un front cambré, des pommettes
rieuses, des oreilles épaisses à larges bords corrodés par l’âcreté
du sang; enfin c’était le satyre antique, un faune en redingote, en
gilet de satin noir, le cou serré d’une cravate blanche. Les épaules
fortes et nerveuses, qui jadis avaient porté des fardeaux, étaient
déjà voûtées; et sous ce buste excessivement développé s’agitaient des
jambes grêles, assez mal emmanchées à des cuisses courtes. Les mains
maigres et velues montraient les doigts crochus des gens habitués
à compter des écus. Les plis du visage allaient des pommettes à la
bouche par sillons égaux comme chez tous les gens occupés d’intérêts
matériels. L’habitude des décisions rapides se voyait dans la manière
dont les sourcils étaient rehaussés vers chaque lobe du front. Quoique
sérieuse et serrée, la bouche annonçait une bonté cachée, une âme
excellente, enfouie sous les affaires, étouffée peut-être, mais qui
pouvait renaître au contact d’une femme. A cette apparition, le cœur
de Véronique se contracta violemment, il lui passa du noir devant les
yeux, elle crut avoir crié; mais elle était restée muette, le regard
fixe.

--Véronique, voici monsieur Graslin, lui dit alors le vieux Sauviat.

Véronique se leva, salua, retomba sur sa chaise, et regarda sa mère
qui souriait au millionnaire, et qui paraissait, ainsi que Sauviat,
si heureuse, mais si heureuse que la pauvre fille trouva la force de
cacher sa surprise et sa violente répulsion. Dans la conversation
qui eut lieu, il fut question de la santé de Graslin. Le banquier
se regarda naïvement dans le miroir à tailles onglées et à cadre
d’ébène. «--Je ne suis pas beau, mademoiselle, dit-il.» Et il expliqua
les rougeurs de sa figure par sa vie ardente, il raconta comment il
désobéissait aux ordres de la médecine, il se flatta de changer de
visage dès qu’une femme commanderait dans son ménage, et aurait plus
soin de lui que lui-même.

--Est-ce qu’on épouse un homme pour son visage, pays! dit le vieux
ferrailleur en donnant à son compatriote une énorme tape sur la cuisse.

L’explication de Graslin s’adressait à ces sentiments naturels dont
est plus ou moins rempli le cœur de toute femme. Véronique pensa
qu’elle-même avait un visage détruit par une horrible maladie, et
sa modestie chrétienne la fit revenir sur sa première impression.
En entendant un sifflement dans la rue, Graslin descendit suivi de
Sauviat inquiet. Tous deux remontèrent promptement. Le garçon de peine
apportait un premier bouquet de fleurs, qui s’était fait attendre.
Quand le banquier montra ce monceau de fleurs exotiques dont les
parfums envahirent la chambre et qu’il l’offrit à sa future, Véronique
éprouva des émotions bien contraires à celles que lui avait causées
le premier aspect de Graslin, elle fut comme plongée dans le monde
idéal et fantastique de la nature tropicale. Elle n’avait jamais vu
de camélias blancs, elle n’avait jamais senti le cytise des Alpes, la
citronnelle, le jasmin des Açores, les volcamérias, les roses musquées,
toutes ces odeurs divines qui sont comme l’excitant de la tendresse, et
qui chantent au cœur des hymnes de parfums. Graslin laissa Véronique
en proie à cette émotion. Depuis le retour du ferrailleur, quand tout
dormait dans Limoges, le banquier se coulait le long des murs jusqu’à
la maison du père Sauviat. Il frappait doucement aux volets, le chien
n’aboyait pas, le vieillard descendait, ouvrait à son pays, et Graslin
passait une heure ou deux dans la pièce brune, auprès de Véronique.
Là, Graslin trouva toujours son souper d’Auvergnat servi par la mère
Sauviat. Jamais ce singulier amoureux n’arriva sans offrir à Véronique
un bouquet composé des fleurs les plus rares, cueillies dans la serre
de monsieur Grossetête, la seule personne de Limoges qui fût dans le
secret de ce mariage. Le garçon de peine allait chercher nuitamment le
bouquet que faisait le vieux Grossetête lui-même. En deux mois, Graslin
vint cinquante fois environ; chaque fois il apporta quelque riche
présent: des anneaux, une montre, une chaîne d’or, un nécessaire, etc.

Ces prodigalités incroyables, un mot les justifiera. La dot de
Véronique se composait de presque toute la fortune de son père, sept
cent cinquante mille francs. Le vieillard gardait une inscription de
huit mille francs sur le Grand-livre achetée pour soixante mille livres
en assignats par son compère Brézac, à qui, lors de son emprisonnement,
il les avait confiées, et qui la lui avait toujours gardée, en le
détournant de la vendre. Ces soixante mille livres en assignats étaient
la moitié de la fortune de Sauviat au moment où il courut le risque
de périr sur l’échafaud. Brézac avait été, dans cette circonstance,
le fidèle dépositaire du reste, consistant en sept cents louis d’or,
somme énorme avec laquelle l’Auvergnat se remit à opérer dès qu’il
eut recouvré sa liberté. En trente ans, chacun de ces louis s’était
changé en un billet de mille francs, à l’aide toutefois de la rente
du Grand-livre, de la succession Champagnac, des bénéfices accumulés
du commerce et des intérêts composés qui grossissaient dans la maison
Brézac. Brézac avait pour Sauviat une probe amitié, comme en ont les
Auvergnats entre eux. Aussi quand Sauviat allait voir la façade de
l’hôtel Graslin, se disait-il en lui-même: «--Véronique demeurera
dans ce palais!» Il savait qu’aucune fille en Limousin n’avait sept
cent cinquante mille francs en mariage, et deux cent cinquante mille
francs en espérance. Graslin, son gendre d’élection, devait donc
infailliblement épouser Véronique.

Véronique eut tous les soirs un bouquet qui, le lendemain, parait son
petit salon et qu’elle cachait aux voisins. Elle admira ces délicieux
bijoux, ces perles, ces diamants, ces bracelets, ces rubis qui plaisent
à toutes les filles d’Ève; elle se trouvait moins laide ainsi parée.
Elle vit sa mère heureuse de ce mariage, et n’eut aucun terme de
comparaison; elle ignorait d’ailleurs les devoirs, la fin du mariage;
enfin elle entendit la voix solennelle du vicaire de Saint-Étienne
lui vantant Graslin comme un homme d’honneur, avec qui elle mènerait
une vie honorable. Véronique consentit donc à recevoir les soins de
monsieur Graslin. Quand, dans une vie recueillie et solitaire comme
celle de Véronique, il se produit une seule personne qui vient tous
les jours, cette personne ne saurait être indifférente: ou elle est
haïe, et l’aversion justifiée par la connaissance approfondie du
caractère la rend insupportable; ou l’habitude de la voir blase pour
ainsi dire les yeux sur les défauts corporels. L’esprit cherche des
compensations. Cette physionomie occupe la curiosité, d’ailleurs les
traits s’animent, il en sort quelques beautés fugitives. Puis on finit
par découvrir l’intérieur caché sous la forme. Enfin les premières
impressions une fois vaincues, l’attachement prend d’autant plus de
force, que l’âme s’y obstine comme à sa propre création. On aime. Là
est la raison des passions conçues par de belles personnes pour des
êtres laids en apparence. La forme, oubliée par l’affection, ne se
voit plus chez une créature dont l’âme est alors seule appréciée.
D’ailleurs la beauté, si nécessaire à une femme, prend chez l’homme
un caractère si étrange, qu’il y a peut-être autant de dissentiment
entre les femmes sur la beauté de l’homme qu’entre les hommes sur la
beauté des femmes. Après mille réflexions, après bien des débats avec
elle-même, Véronique laissa donc publier les bans. Dès lors, il ne fut
bruit dans tout Limoges que de cette aventure incroyable. Personne
n’en connaissait le secret, l’énormité de la dot. Si cette dot eût
été connue, Véronique aurait pu choisir un mari; mais peut-être aussi
eût-elle été trompée! Graslin passait pour s’être pris d’amour. Il vint
des tapissiers de Paris, qui arrangèrent la belle maison. On ne parla
dans Limoges que des profusions du banquier: on chiffrait la valeur des
lustres, on racontait les dorures du salon, les sujets des pendules;
on décrivait les jardinières, les chauffeuses, les objets de luxe, les
nouveautés. Dans le jardin de l’hôtel Graslin, il y avait, au-dessus
d’une glacière, une volière délicieuse, et chacun fut surpris d’y voir
des oiseaux rares, des perroquets, des faisans de la Chine, des canards
inconnus, car on vint les voir. Monsieur et madame Grossetête, vieilles
gens considérés dans Limoges, firent plusieurs visites chez les Sauviat
accompagnés de Graslin. Madame Grossetête, femme respectable, félicita
Véronique sur son heureux mariage. Ainsi l’Église, la Famille, le
Monde, tout jusqu’aux moindres choses fut complice de ce mariage.

Au mois d’avril, les invitations officielles furent remises chez toutes
les connaissances de Graslin. Par une belle journée, une calèche et un
coupé attelés à l’anglaise de chevaux limousins choisis par le vieux
Grossetête, arrivèrent à onze heures devant la modeste boutique du
ferrailleur, amenant, au grand émoi du quartier, les anciens patrons
du marié et ses deux commis. La rue fut pleine de monde accouru pour
voir la fille des Sauviat, à qui le plus renommé coiffeur de Limoges
avait posé sur ses beaux cheveux la couronne des mariées, et un voile
de dentelle d’Angleterre du plus haut prix. Véronique était simplement
mise en mousseline blanche. Une assemblée assez imposante des femmes
les plus distinguées de la ville attendait la noce à la cathédrale, où
l’Évêque, connaissant la piété des Sauviat, daignait marier Véronique.
La mariée fut trouvée généralement laide. Elle entra dans son hôtel, et
y marcha de surprise en surprise. Un dîner d’apparat devait précéder le
bal, auquel Graslin avait invité presque tout Limoges. Le dîner, donné
à l’Évêque, au Préfet, au Président de la Cour, au Procureur-général,
au Maire, au Général, aux anciens patrons de Graslin et à leurs femmes,
fut un triomphe pour la mariée qui, semblable à toutes les personnes
simples et naturelles, montra des grâces inattendues. Aucun des mariés
ne savait danser, Véronique continua donc de faire les honneurs de
chez elle, et se concilia l’estime, les bonnes grâces de la plupart
des personnes avec lesquelles elle fit connaissance, en demandant à
Grossetête, qui se prit de belle amitié pour elle, des renseignements
sur chacun. Elle ne commit ainsi aucune méprise. Ce fut pendant cette
soirée que les deux anciens banquiers annoncèrent la fortune, immense
en Limousin, donnée par le vieux Sauviat à sa fille. Dès neuf heures,
le ferrailleur était allé se coucher chez lui, laissant sa femme
présider au coucher de la mariée. Il fut dit dans toute la ville que
madame Graslin était laide, mais bien faite.

Le vieux Sauviat liquida ses affaires, et vendit alors sa maison à
la Ville. Il acheta sur la rive gauche de la Vienne une maison de
campagne située entre Limoges et le Cluzeau, à dix minutes du faubourg
Saint-Martial, où il voulut finir tranquillement ses jours avec sa
femme. Les deux vieillards eurent un appartement dans l’hôtel Graslin,
et dînèrent une ou deux fois par semaine avec leur fille, qui prit
souvent leur maison pour but de promenade. Ce repos faillit tuer le
vieux ferrailleur. Heureusement Graslin trouva moyen d’occuper son
beau-père. En 1823, le banquier fut obligé de prendre à son compte
une manufacture de porcelaine, aux propriétaires de laquelle il avait
avancé de fortes sommes, et qui ne pouvaient les lui rendre qu’en lui
vendant leur établissement. Par ses relations et en y versant des
capitaux, Graslin fit de cette fabrique une des premières de Limoges;
puis il la revendit avec de gros bénéfices, trois ans après. Il donna
donc la surveillance de ce grand établissement, situé précisément
dans le faubourg Saint-Martial, à son beau-père qui, malgré ses
soixante-douze ans, fut pour beaucoup dans la prospérité de cette
affaire et s’y rajeunit. Graslin put alors conduire ses affaires en
ville et n’avoir aucun souci d’une manufacture qui, sans l’activité
passionnée du vieux Sauviat, l’aurait obligé peut-être à s’associer
avec un de ses commis, et à perdre une portion des bénéfices qu’il y
trouva tout en sauvant ses capitaux engagés. Sauviat mourut en 1827,
par accident. En présidant à l’inventaire de la fabrique, il tomba
dans une charasse, espèce de boîte à claire-voie où s’emballent les
porcelaines; il se fit une blessure légère à la jambe et ne la soigna
pas; la gangrène s’y mit, il ne voulut jamais se laisser couper la
jambe et mourut. La veuve abandonna deux cent cinquante mille francs
environ dont se composait la succession de Sauviat, en se contentant
d’une rente de deux cents francs par mois, qui suffisait amplement
à ses besoins, et que son gendre prit l’engagement de lui servir.
Elle garda sa petite maison de campagne, où elle vécut seule et sans
servante, sans que sa fille pût la faire revenir sur cette décision
maintenue avec l’obstination particulière aux vieilles gens. La mère
Sauviat vint voir d’ailleurs presque tous les jours sa fille, de même
que sa fille continua de prendre pour but de promenade la maison de
campagne d’où l’on jouissait d’une charmante vue sur la Vienne. De là
se voyait cette île affectionnée par Véronique, et de laquelle elle
avait fait jadis son Ile-de-France.

Pour ne pas troubler par ces incidents l’histoire du ménage Graslin, il
a fallu terminer celle des Sauviat en anticipant sur ces événements,
utiles cependant à l’explication de la vie cachée que mena madame
Graslin. La vieille mère, ayant remarqué combien l’avarice de Graslin
pouvait gêner sa fille, s’était long-temps refusée à se dépouiller du
reste de sa fortune; mais Véronique, incapable de prévoir un seul des
cas où les femmes désirent la jouissance de leur bien, insista par des
raisons pleines de noblesse, elle voulut alors remercier Graslin de lui
avoir rendu sa liberté de jeune fille.

La splendeur insolite qui accompagna le mariage de Graslin avait
froissé toutes ses habitudes et contrarié son caractère. Ce grand
financier était un très-petit esprit. Véronique n’avait pas pu
juger l’homme avec lequel elle devait passer sa vie. Durant ses
cinquante-cinq visites, Graslin n’avait jamais laissé voir que
l’homme commercial, le travailleur intrépide qui concevait, devinait,
soutenait les entreprises, analysait les affaires publiques en les
rapportant toutefois à l’échelle de la Banque. Fasciné par le million
du beau-père, le parvenu se montra généreux par calcul; mais s’il fit
grandement les choses, il fut entraîné par le printemps du mariage,
et par ce qu’il nommait sa folie, par cette maison encore appelée
aujourd’hui l’hôtel Graslin. Après s’être donné des chevaux, une
calèche, un coupé, naturellement il s’en servit pour rendre ses visites
de mariage, pour aller à ces dîners et à ces bals, nommés _retours
de noces_, que les sommités administratives et les maisons riches
rendirent aux nouveaux mariés. Dans le mouvement qui l’emportait en
dehors de sa sphère, Graslin prit un jour de réception, et fit venir un
cuisinier de Paris. Pendant une année environ, il mena donc le train
que devait mener un homme qui possédait seize cent mille francs, et
qui pouvait disposer de trois millions en comprenant les fonds qu’on
lui confiait. Il fut alors le personnage le plus marquant de Limoges.
Pendant cette année, il mit généreusement vingt-cinq pièces de vingt
francs tous les mois dans la bourse de madame Graslin. Le beau monde
de la ville s’occupa beaucoup de Véronique au commencement de son
mariage, espèce de bonne fortune pour la curiosité presque toujours
sans aliment en province. Véronique fut d’autant plus étudiée qu’elle
apparaissait dans la société comme un phénomène; mais elle y demeura
dans l’attitude simple et modeste d’une personne qui observait des
mœurs, des usages, des choses inconnues en voulant s’y conformer.
Déjà proclamée laide, mais bien faite, elle fut alors regardée comme
bonne, mais stupide. Elle apprenait tant de choses, elle avait tant à
écouter et à voir, que son air, ses discours prêtèrent à ce jugement
une apparence de justesse. Elle eut d’ailleurs une sorte de torpeur qui
ressemblait au manque d’esprit. Le mariage, ce dur métier, disait-elle,
pour lequel l’Église, le Code et sa mère lui avaient recommandé la
plus grande résignation, la plus parfaite obéissance, sous peine
de faillir à toutes les lois humaines et de causer d’irréparables
malheurs, la jeta dans un étourdissement qui atteignit parfois à un
délire vertigineux. Silencieuse et recueillie, elle s’écoutait autant
qu’elle écoutait les autres. En éprouvant la plus violente difficulté
d’être, selon l’expression de Fontenelle, et qui allait croissant,
elle était épouvantée d’elle-même. La nature regimba sous les ordres
de l’âme, et le corps méconnut la volonté. La pauvre créature, prise
au piége, pleura sur le sein de la grande mère des pauvres et des
affligés, elle eut recours à l’Église, elle redoubla de ferveur,
elle confia les embûches du démon à son vertueux directeur, elle
pria. Jamais, en aucun temps de sa vie, elle ne remplit ses devoirs
religieux avec plus d’élan qu’alors. Le désespoir de ne pas aimer son
mari la précipitait avec violence au pied des autels, où des voix
divines et consolatrices lui recommandaient la patience. Elle fut
patiente et douce, elle continua de vivre en attendant les bonheurs de
la maternité. «--Avez-vous vu ce matin madame Graslin, disaient les
femmes entre elles, le mariage ne lui réussit pas, elle était verte.
--Oui, mais auriez-vous donné votre fille à un homme comme monsieur
Graslin? On n’épouse point impunément un pareil monstre.» Depuis
que Graslin s’était marié, toutes les mères qui, pendant dix ans,
l’avaient pourchassé, l’accablaient d’épigrammes. Véronique maigrissait
et devenait réellement laide. Ses yeux se fatiguèrent, ses traits
grossirent, elle parut honteuse et gênée. Ses regards offrirent cette
triste froideur, tant reprochée aux dévotes. Sa physionomie prit des
teintes grises. Elle se traîna languissamment pendant cette première
année de mariage, ordinairement si brillante pour les jeunes femmes.
Aussi chercha-t-elle bientôt des distractions dans la lecture, en
profitant du privilége qu’ont les femmes mariées de tout lire. Elle
lut les romans de Walter Scott, les poëmes de lord Byron, les œuvres
de Schiller et de Goëthe, enfin la nouvelle et l’ancienne littérature.
Elle apprit à monter à cheval, à danser et à dessiner. Elle lava des
aquarelles et des sépia, recherchant avec ardeur toutes les ressources
que les femmes opposent aux ennuis de la solitude. Enfin elle se
donna cette seconde éducation que les femmes tiennent presque toutes
d’un homme, et qu’elle ne tint que d’elle-même. La supériorité d’une
nature franche, libre, élevée comme dans un désert, mais fortifiée par
la religion, lui avait imprimé une sorte de grandeur sauvage et des
exigences auxquelles le monde de la province ne pouvait offrir aucune
pâture. Tous les livres lui peignaient l’amour, elle cherchait une
application à ses lectures, et n’apercevait de passion nulle part.
L’amour restait dans son cœur à l’état de ces germes qui attendent un
coup de soleil. Sa profonde mélancolie engendrée par de constantes
méditations sur elle-même la ramena par des sentiers obscurs aux rêves
brillants de ses derniers jours de jeune fille. Elle dut contempler
plus d’une fois ses anciens poëmes romanesques en en devenant alors
à la fois le théâtre et le sujet. Elle revit cette île baignée de
lumière, fleurie, parfumée où tout lui caressait l’âme. Souvent ses
yeux pâlis embrassèrent les salons avec une curiosité pénétrante:
les hommes y ressemblaient tous à Graslin, elle les étudiait et
semblait interroger leurs femmes; mais en n’apercevant aucune de ses
douleurs intimes répétées sur les figures, elle revenait sombre et
triste, inquiète d’elle-même. Les auteurs qu’elle avait lus le matin
répondaient à ses plus hauts sentiments, leur esprit lui plaisait; et
le soir elle entendait des banalités qu’on ne déguisait même pas sous
une forme spirituelle, des conversations sottes, vides, ou remplies
par des intérêts locaux, personnels, sans importance pour elle. Elle
s’étonnait de la chaleur déployée dans des discussions où il ne
s’agissait point de sentiment, pour elle l’âme de la vie. On la vit
souvent les yeux fixes, hébétée, pensant sans doute aux heures de sa
jeunesse ignorante, passées dans cette chambre pleine d’harmonies,
alors détruites comme elle. Elle sentit une horrible répugnance à
tomber dans le gouffre de petitesses où tournaient les femmes parmi
lesquelles elle était forcée de vivre. Ce dédain écrit sur son front,
sur ses lèvres, et mal déguisé, fut pris pour l’insolence d’une
parvenue. Madame Graslin observa sur tous les visages une froideur, et
sentit dans tous les discours une âcreté dont les raisons lui furent
inconnues, car elle n’avait pas encore pu se faire une amie assez
intime pour être éclairée ou conseillée par elle; l’injustice qui
révolte les petits esprits ramène en elles-mêmes les âmes élevées, et
leur communique une sorte d’humilité; Véronique se condamna, chercha
ses torts; elle voulut être affable, ou la prétendit fausse; elle
redoubla de douceur, on la fit passer pour hypocrite, et sa dévotion
venait en aide à la calomnie; elle fit des frais, elle donna des dîners
et des bals, elle fut taxée d’orgueil.

Malheureuse dans toutes ses tentatives, mal jugée, repoussée par
l’orgueil bas et taquin qui distingue la société de province, où chacun
est toujours armé de prétentions et d’inquiétudes, madame Graslin
rentra dans la plus profonde solitude. Elle revint avec amour dans les
bras de l’Église. Son grand esprit, entouré d’une chair si faible, lui
fit voir dans les commandements multipliés du catholicisme autant de
pierres plantées le long des précipices de la vie, autant de tuteurs
apportés par de charitables mains pour soutenir la faiblesse humaine
durant le voyage; elle suivit donc avec la plus grande rigueur les
moindres pratiques religieuses. Le parti libéral inscrivit alors
madame Graslin au nombre des dévotes de ville, elle fut classée parmi
les Ultras. Aux différents griefs que Véronique avait innocemment
amassés, l’esprit de parti joignit donc ses exaspérations périodiques:
mais comme elle ne perdait rien à cet ostracisme, elle abandonna le
monde, et se jeta dans la lecture qui lui offrait des ressources
infinies. Elle médita sur les livres, elle compara les méthodes, elle
augmenta démesurément la portée de son intelligence et l’étendue de
son instruction, elle ouvrit ainsi la porte de son âme à la Curiosité.
Durant ce temps d’études obstinées où la religion maintenait son
esprit, elle obtint l’amitié de monsieur Grossetête, un de ces
vieillards chez lesquels la vie de province a rouillé la supériorité,
mais qui, au contact d’une vive intelligence, reprennent par places
quelque brillant. Le bonhomme s’intéressa vivement à Véronique qui le
récompensa de cette onctueuse et douce chaleur de cœur particulière
aux vieillards en déployant, pour lui, le premier, les trésors de son
âme et les magnificences de son esprit cultivé si secrètement, et
alors chargé de fleurs. Le fragment d’une lettre écrite en ce temps à
monsieur Grossetête peindra la situation où se trouvait cette femme qui
devait donner un jour les gages d’un caractère si ferme et si élevé.

«Les fleurs que vous m’avez envoyées pour le bal étaient charmantes,
mais elles m’ont suggéré de cruelles réflexions. Ces jolies créatures,
cueillies par vous et destinées à mourir sur mon sein et dans mes
cheveux en ornant une fête, m’ont fait songer à celles qui naissent et
meurent dans vos bois sans avoir été vues, et dont les parfums n’ont
été respirés par personne. Je me suis demandé pourquoi je dansais,
pourquoi je me parais, de même que je demande à Dieu pourquoi je
suis dans ce monde. Vous le voyez, mon ami, tout est piége pour le
malheureux, les moindres choses ramènent les malades à leur mal; mais
le plus grand tort de certains maux est la persistance qui les fait
devenir une idée. Une douleur constante n’est-elle pas alors une
pensée divine? Vous aimez les fleurs pour elles-mêmes; tandis que je
les aime comme j’aime à entendre une belle musique. Ainsi, comme je
vous le disais, le secret d’une foule de choses me manque. Vous, mon
vieil ami, vous avez une passion, vous êtes horticulteur. A votre
retour en ville, communiquez-moi votre goût, faites que j’aille à
ma serre, d’un pied agile comme vous allez à la vôtre, contempler
les développements des plantes, vous épanouir et fleurir avec elles,
admirer ce que vous avez créé, voir des couleurs nouvelles, inespérées
qui s’étalent et croissent sous vos yeux par la vertu de vos soins.
Je sens un ennui navrant. Ma serre à moi ne contient que des âmes
souffrantes. Les misères que je m’efforce de soulager m’attristent
l’âme, et quand je les épouse, quand après avoir vu quelque jeune femme
sans linge pour son nouveau-né, quelque vieillard sans pain, j’ai
pourvu à leurs besoins, les émotions que m’a causées leur détresse
calmée ne suffisent pas à mon âme. Ah! mon ami, je sens en moi des
forces superbes, et malfaisantes peut-être, que rien ne peut humilier,
que les plus durs commandements de la religion n’abattent point. En
allant voir ma mère, et me trouvant seule dans la campagne, il me
prend des envies de crier, et je crie. Il semble que mon corps est
la prison où quelque mauvais génie retient une créature gémissant
et attendant les paroles mystérieuses qui doivent briser une forme
importune; mais la comparaison n’est pas juste. Chez moi, n’est-ce
pas au contraire le corps qui s’ennuie, si je puis employer cette
expression. La religion n’occupe-t-elle pas mon âme, la lecture et ses
richesses ne nourrissent-elles pas incessamment mon esprit? Pourquoi
désiré-je une souffrance qui romprait la paix énervante de ma vie? Si
quelque sentiment, quelque manie à cultiver ne vient à mon aide, je
me sens aller dans un gouffre où toutes les idées s’émoussent, où le
caractère s’amoindrit, où les ressorts se détendent, où les qualités
s’assouplissent, où toutes les forces de l’âme s’éparpillent, et où je
ne serai plus l’être que la nature a voulu que je sois. Voilà ce que
signifient mes cris. Que ces cris ne vous empêchent pas de m’envoyer
des fleurs. Votre amitié si douce et si bienveillante m’a, depuis
quelques mois, réconciliée avec moi-même. Oui, je me trouve heureuse de
savoir que vous jetez un coup d’œil ami sur mon âme à la fois déserte
et fleurie, que vous avez une parole douce pour accueillir à son retour
la fugitive à demi brisée qui a monté le cheval fougueux du Rêve.»

A l’expiration de la troisième année de son mariage, Graslin, voyant sa
femme ne plus se servir de ses chevaux, et trouvant un bon marché, les
vendit; il vendit les voitures, renvoya le cocher, se laissa prendre
son cuisinier par l’Évêque, et le remplaça par une cuisinière. Il ne
donna plus rien à sa femme, en lui disant qu’il paierait tous ses
mémoires. Il fut le plus heureux mari du monde, en ne rencontrant
aucune résistance à ses volontés chez cette femme qui lui avait apporté
un million de fortune. Madame Graslin, nourrie, élevée sans connaître
l’argent, sans être obligée de le faire entrer comme un élément
indispensable dans la vie, était sans mérite dans son abnégation.
Graslin retrouva dans un coin du secrétaire les sommes qu’il avait
remises à sa femme, moins l’argent des aumônes et celui de la toilette,
laquelle fut peu dispendieuse à cause des profusions de la corbeille
de mariage. Graslin vanta Véronique à tout Limoges comme le modèle des
femmes. Il déplora le luxe de ses ameublements, et fit tout empaqueter.
La chambre, le boudoir et le cabinet de toilette de sa femme furent
exceptés de ses mesures conservatrices qui ne conservèrent rien, car
les meubles s’usent aussi bien sous les housses que sans housses. Il
habita le rez-de-chaussée de sa maison, où ses bureaux étaient établis,
il y reprit sa vie, en chassant aux affaires avec la même activité
que par le passé. L’Auvergnat se crut un excellent mari d’assister
au dîner et au déjeuner préparés par les soins de sa femme; mais son
inexactitude fut si grande, qu’il ne lui arriva pas dix fois par mois
de commencer les repas avec elle; aussi par délicatesse exigea-t-il
qu’elle ne l’attendît point. Néanmoins Véronique restait jusqu’à ce
que Graslin fût venu, pour le servir elle-même, voulant au moins
accomplir ses obligations d’épouse en quelque point visible. Jamais le
banquier, à qui les choses du mariage étaient assez indifférentes, et
qui n’avait vu que sept cent cinquante mille francs dans sa femme, ne
s’aperçut des répulsions de Véronique. Insensiblement, il abandonna
madame Graslin pour les affaires. Quant il voulut mettre un lit dans
une chambre attenant à son cabinet, elle s’empressa de le satisfaire.
Ainsi, trois ans après leur mariage, ces deux êtres mal assortis se
retrouvèrent chacun dans leur sphère primitive, heureux l’un et l’autre
d’y retourner. L’homme d’argent, riche de dix-huit cent mille francs,
revint avec d’autant plus de force à ses habitudes avaricieuses, qu’il
les avait momentanément quittées; ses deux commis et son garçon de
peine furent mieux logés, un peu mieux nourris; telle fut la différence
entre le présent et le passé. Sa femme eut une cuisinière et une femme
de chambre, deux domestiques indispensables; mais, excepté le strict
nécessaire, il ne sortit rien de sa caisse pour son ménage. Heureuse de
la tournure que les choses prenaient, Véronique vit dans le bonheur du
banquier les compensations de cette séparation qu’elle n’eût jamais
demandée: elle ne savait pas être aussi désagréable à Graslin que
Graslin était repoussant pour elle. Ce divorce secret la rendit à la
fois triste et joyeuse, elle comptait sur la maternité pour donner un
intérêt à sa vie; mais malgré leur résignation mutuelle, les deux époux
avaient atteint à l’année 1828 sans avoir d’enfant.

Ainsi, au milieu de sa magnifique maison, et enviée par toute une
ville, madame Graslin se trouva dans la solitude où elle était dans le
bouge de son père, moins l’espérance, moins les joies enfantines de
l’ignorance. Elle y vécut dans les ruines de ses châteaux en Espagne,
éclairée par une triste expérience, soutenue par sa foi religieuse,
occupée des pauvres de la ville qu’elle combla de bienfaits. Elle
faisait des layettes pour les enfants, elle donnait des matelas et des
draps à ceux qui couchaient sur la paille; elle allait partout suivie
de sa femme de chambre, une jeune Auvergnate que sa mère lui procura,
et qui s’attacha corps et âme à elle; elle en fit un vertueux espion,
chargée de découvrir les endroits où il y avait une souffrance à
calmer, une misère à adoucir. Cette bienfaisance active, mêlée au plus
strict accomplissement des devoirs religieux, fut ensevelie dans un
profond mystère et dirigée d’ailleurs par les curés de la ville, avec
qui Véronique s’entendait pour toutes ses bonnes œuvres, afin de ne pas
laisser perdre entre les mains du vice l’argent utile à des malheurs
immérités.

Pendant cette période, elle conquit une amitié tout aussi vive, tout
aussi précieuse que celle du vieux Grossetête, elle devint l’ouaille
bien-aimée d’un prêtre supérieur, persécuté pour son mérite incompris,
un des Grands-vicaires du diocèse, nommé l’abbé Dutheil. Ce prêtre
appartenait à cette minime portion du clergé français qui penche vers
quelques concessions, qui voudrait associer l’Église aux intérêts
populaires pour lui faire reconquérir, par l’application des vraies
doctrines évangéliques, son ancienne influence sur les masses, qu’elle
pourrait alors relier à la monarchie. Soit que l’abbé Dutheil eût
reconnu l’impossibilité d’éclairer la cour de Rome et le haut clergé,
soit qu’il eût sacrifié ses opinions à celles de ses supérieurs, il
demeura dans les termes de la plus rigoureuse orthodoxie, tout en
sachant que la seule manifestation de ses principes lui fermait le
chemin de l’épiscopat. Ce prêtre éminent offrait la réunion d’une
grande modestie chrétienne et d’un grand caractère. Sans orgueil ni
ambition, il restait à son poste en y accomplissant ses devoirs au
milieu des périls. Les Libéraux de la ville ignoraient les motifs
de sa conduite, ils s’appuyaient de ses opinions et le comptaient
comme un patriote, mot qui signifie révolutionnaire dans la langue
catholique. Aimé par les inférieurs qui n’osaient proclamer son mérite,
mais redouté par ses égaux qui l’observaient, il gênait l’Évêque. Ses
vertus et son savoir, enviés peut-être, empêchaient toute persécution;
il était impossible de se plaindre de lui, quoiqu’il critiquât les
maladresses politiques par lesquelles le Trône et le Clergé se
compromettaient mutuellement; il en signalait les résultats à l’avance
et sans succès, comme la pauvre Cassandre, également maudite avant et
après la chute de sa patrie. A moins d’une révolution, l’abbé Dutheil
devait rester comme une de ces pierres cachées dans les fondations,
et sur laquelle tout repose. On reconnaissait son utilité, mais on
le laissait à sa place, comme la plupart des solides esprits dont
l’avénement au pouvoir est l’effroi des médiocrités. Si, comme l’abbé
de Lamennais, il eût pris la plume, il aurait été sans doute comme
lui foudroyé par la cour de Rome. L’abbé Dutheil était imposant. Son
extérieur annonçait une de ces âmes profondes, toujours unies et
calmes à la surface. Sa taille élevée, sa maigreur, ne nuisaient point
à l’effet général de ses lignes, qui rappelaient celles que le génie
des peintres espagnols ont le plus affectionnées pour représenter
les grands méditateurs monastiques, et celles trouvées récemment par
Thorwaldsen pour les apôtres. Presque roides, ces longs plis du visage,
en harmonie avec ceux du vêtement, ont cette grâce que le moyen âge
a mise en relief dans les statues mystiques collées au portail de
ses églises. La gravité des pensées, celle de la parole et celle de
l’accent s’accordaient chez l’abbé Dutheil et lui seyaient bien. A voir
ses yeux noirs, creusés par les austérités, et entourés d’un cercle
brun, à voir son front jaune comme une vieille pierre, sa tête et ses
mains presque décharnées, personne n’eût voulu entendre une voix et des
maximes autres que celles qui sortaient de sa bouche. Cette grandeur
purement physique, d’accord avec la grandeur morale, donnait à ce
prêtre quelque chose de hautain, de dédaigneux, aussitôt démenti par
sa modestie et par sa parole, mais qui ne prévenait pas en sa faveur.
Dans un rang élevé, ces avantages lui eussent fait obtenir sur les
masses cet ascendant nécessaire, et qu’elles laissent prendre sur elles
par des hommes ainsi doués mais les supérieurs ne pardonnent jamais à
leurs inférieurs de posséder les dehors de la grandeur, ni de déployer
cette majesté tant prisée des anciens et qui manque si souvent aux
organes du pouvoir moderne.

Par une de ces bizarreries qui ne semblera naturelle qu’aux plus fins
courtisans, l’autre Vicaire-général, l’abbé de Grancour, petit homme
gras, au teint fleuri, aux yeux bleus, et dont les opinions étaient
contraires à celles de l’abbé Dutheil, allait assez volontiers avec
lui, sans néanmoins rien témoigner qui pût lui ravir les bonnes grâces
de l’Évêque, auquel il aurait tout sacrifié. L’abbé de Grancour
croyait au mérite de son collègue, il en reconnaissait les talents,
il admettait secrètement sa doctrine et la condamnait publiquement;
car il était de ces gens que la supériorité attire et intimide, qui
la haïssent et qui néanmoins la cultivent. «--Il m’embrasserait en me
condamnant,» disait de lui l’abbé Dutheil. L’abbé de Grancour n’avait
ni amis ni ennemis, il devait mourir Vicaire-général. Il se dit attiré
chez Véronique par le désir de conseiller une si religieuse et si
bienfaisante personne, et l’Évêque l’approuva; mais au fond il fut
enchanté de pouvoir passer quelques soirées avec l’abbé Dutheil.

Ces deux prêtres vinrent dès lors voir assez régulièrement Véronique,
afin de lui faire une sorte de rapport sur les malheureux, et discuter
les moyens de les moraliser en les secourant. Mais d’année en année,
monsieur Graslin resserra les cordons de sa bourse en apprenant, malgré
les ingénieuses tromperies de sa femme et d’Aline, que l’argent demandé
ne servait ni à la maison, ni à la toilette. Il se courrouça quand il
calcula ce que la charité de sa femme coûtait à sa caisse. Il voulut
compter avec la cuisinière, il entra dans les minuties de la dépense,
et montra quel grand administrateur il était, en démontrant par la
pratique que sa maison devait aller splendidement avec mille écus.
Puis il composa, de clerc à maître, avec sa femme pour ses dépenses
en lui allouant cent francs par mois, et vanta cet accord comme une
magnificence royale. Le jardin de sa maison, livré à lui-même, fut fait
le dimanche par le garçon de peine, qui aimait les fleurs. Après avoir
renvoyé le jardinier, Graslin convertit la serre en un magasin où il
déposa les marchandises consignées chez lui en garantie de ses prêts.
Il laissa mourir de faim les oiseaux de la grande volière pratiquée
au-dessus de la glacière, afin de supprimer la dépense de leur
nourriture. Enfin il s’autorisa d’un hiver où il ne gela point pour ne
plus payer le transport de la glace. En 1828, il n’était pas une chose
de luxe qui ne fût condamnée. La parcimonie régna sans opposition à
l’hôtel Graslin. La face du maître, améliorée pendant les trois ans
passés près de sa femme qui lui faisait suivre avec exactitude les
prescriptions du médecin, redevint plus rouge, plus ardente, plus
fleurie que par le passé. Les affaires prirent une si grande extension,
que le garçon de peine fut promu, comme le maître autrefois, aux
fonctions de caissier, et qu’il fallut trouver un Auvergnat pour les
gros travaux de la maison Graslin.

Ainsi, quatre ans après son mariage, cette femme si riche ne put
disposer d’un écu. A l’avarice de ses parents succéda l’avarice de son
mari. Madame Graslin ne comprit la nécessité de l’argent qu’au moment
où sa bienfaisance fut gênée.

Au commencement de l’année 1828, Véronique avait retrouvé la santé
florissante qui rendit si belle l’innocente jeune fille assise à sa
fenêtre dans la vieille maison de la rue de la Cité; mais elle avait
alors acquis une grande instruction littéraire, elle savait et penser
et parler. Un jugement exquis donnait à son trait de la profondeur.
Habituée aux petites choses du monde, elle portait avec une grâce
infinie les toilettes à la mode. Quand par hasard, vers ce temps, elle
reparaissait dans un salon, elle s’y vit, non sans surprise, entourée
par une sorte d’estime respectueuse. Ce sentiment et cet accueil furent
dus aux deux Vicaires-généraux et au vieux Grossetête. Instruits d’une
si belle vie cachée et de bienfaits si constamment accomplis, l’Évêque
et quelques personnes influentes avaient parlé de cette fleur de piété
vraie, de cette violette parfumée de vertus, et il s’était fait alors
en faveur et à l’insu de madame Graslin une de ces réactions qui,
lentement préparées, n’en ont que plus de durée et de solidité. Ce
revirement de l’opinion amena l’influence du salon de Véronique, qui
fut dès cette année hanté par les supériorités de la ville, et voici
comment. Le jeune vicomte de Grandville fut envoyé, vers la fin de
cette année, en qualité de Substitut, au parquet de la cour de Limoges,
précédé de la réputation que l’on fait d’avance en province à tous
les Parisiens. Quelques jours après son arrivée, en pleine soirée de
Préfecture, il répondit à une assez sotte demande, que la femme la plus
aimable, la plus spirituelle, la plus distinguée de la ville était
madame Graslin. «--Elle en est peut-être aussi la plus belle? demanda
la femme du Receveur-général. --Je n’ose en convenir devant vous,
répliqua-t-il. Je suis alors dans le doute. Madame Graslin possède une
beauté qui ne doit vous inspirer aucune jalousie, elle ne se montre
jamais au grand jour. Madame Graslin est belle pour ceux qu’elle aime,
et vous êtes belle pour tout le monde. Chez madame Graslin, l’âme, une
fois mise en mouvement par un enthousiasme vrai, répand sur sa figure
une expression qui la change. Sa physionomie est comme un paysage
triste en hiver, magnifique en été, le monde la verra toujours en
hiver. Quand elle cause avec des amis sur quelque sujet littéraire
ou philosophique, sur des questions religieuses qui l’intéressent,
elle s’anime, et il apparaît soudain une femme inconnue d’une beauté
merveilleuse.» Cette déclaration fondée sur la remarque du phénomène
qui jadis rendait Véronique si belle à son retour de la sainte-table,
fit grand bruit dans Limoges, où, pour le moment, le nouveau Substitut,
à qui la place d’Avocat-général était, dit-on, promise, jouait le
premier rôle. Dans toutes les villes de province, un homme élevé de
quelques lignes au-dessus des autres devient pour un temps plus ou
moins long l’objet d’un engouement qui ressemble à de l’enthousiasme,
et qui trompe l’objet de ce culte passager. C’est à ce caprice social
que nous devons les génies d’arrondissement, les gens méconnus et leurs
fausses supériorités incessamment chagrinées. Cet homme que les femmes
mettent à la mode, est plus souvent un étranger qu’un homme du pays;
mais à l’égard du vicomte de Grandville, ces admirations, par un cas
rare, ne se trompèrent point.

Madame Graslin était la seule avec laquelle le Parisien avait pu
échanger ses idées et soutenir une conversation variée. Quelques mois
après son arrivée, le Substitut attiré par le charme croissant de
la conversation et des manières de Véronique, proposa donc à l’abbé
Dutheil, et à quelques hommes remarquables de la ville, de jouer
au whist chez madame Graslin. Véronique reçut alors cinq fois par
semaine; car elle voulut se ménager pour sa maison, dit-elle, deux
jours de liberté. Quand madame Graslin eut autour d’elle les seuls
hommes supérieurs de la ville, quelques autres personnes ne furent
pas fâchées de se donner un brevet d’esprit en faisant partie de sa
société. Véronique admit chez elle les trois ou quatre militaires
remarquables de la garnison et de l’état-major. La liberté d’esprit
dont jouissaient ses hôtes, la discrétion absolue à laquelle on était
tenu sans convention et par l’adoption des manières de la société la
plus élevée, rendirent Véronique extrêmement difficile sur l’admission
de ceux qui briguèrent l’honneur de sa compagnie. Les femmes de la
ville ne virent pas sans jalousie madame Graslin entourée des hommes
les plus spirituels, les plus aimables de Limoges; mais son pouvoir
fut alors d’autant plus étendu qu’elle fut plus réservée; elle accepta
quatre ou cinq femmes étrangères, venues de Paris avec leurs maris, et
qui avaient en horreur le commérage des provinces. Si quelque personne
en dehors de ce monde d’élite faisait une visite, par un accord tacite,
la conversation changeait aussitôt, les habitués ne disaient plus que
des riens. L’hôtel Graslin fut donc une oasis où les esprits supérieurs
se désennuyèrent de la vie de province, où les gens attachés au
gouvernement purent causer à cœur ouvert sur la politique sans avoir
à craindre qu’on répétât leurs paroles, où l’on se moqua finement de
tout ce qui était moquable, où chacun quitta l’habit de sa profession
pour s’abandonner à son vrai caractère. Ainsi, après avoir été la plus
obscure fille de Limoges, après avoir été regardée comme nulle, laide
et sotte, au commencement de l’année 1828, madame Graslin fut regardée
comme la première personne de la ville et la plus célèbre du monde
féminin. Personne ne venait la voir le matin, car chacun connaissait
ses habitudes de bienfaisance et la ponctualité de ses pratiques
religieuses; elle allait presque toujours entendre la première messe,
afin de ne pas retarder le déjeuner de son mari qui n’avait aucune
régularité, mais qu’elle voulait toujours servir. Graslin avait fini
par s’habituer à sa femme en cette petite chose. Jamais Graslin ne
manquait à faire l’éloge de sa femme, il la trouvait accomplie, elle
ne lui demandait rien, il pouvait entasser écus sur écus et s’épanouir
dans le terrain des affaires; il avait ouvert des relations avec la
maison Brézac, il voguait par une marche ascendante et progressive
sur l’océan commercial; aussi, son intérêt surexcité le maintenait-il
dans la calme et enivrante fureur des joueurs attentifs aux grands
événements du tapis vert de la Spéculation.

Pendant cet heureux temps, et jusqu’au commencement de l’année 1829,
madame Graslin arriva, sous les yeux de ses amis, à un point de beauté
vraiment extraordinaire, et dont les raisons ne furent jamais bien
expliquées. Le bleu de l’iris s’agrandit comme une fleur et diminua
le cercle brun des prunelles, en paraissant trempé d’une lueur moite
et languissante, pleine d’amour. On vit blanchir, comme un faîte à
l’aurore, son front illuminé par des souvenirs, par des pensées de
bonheur, et ses lignes se purifièrent à quelques feux intérieurs. Son
visage perdit ces ardents tons bruns qui annonçaient un commencement
d’hépatite, la maladie des tempéraments vigoureux ou des personnes
dont l’âme est souffrante, dont les affections sont contrariées. Ses
tempes devinrent d’une adorable fraîcheur. On voyait enfin souvent,
par échappées, le visage céleste, digne de Raphaël, que la maladie
avait encroûtée comme le temps encrasse une toile de ce grand maître.
Ses mains semblèrent plus blanches, ses épaules prirent une délicieuse
plénitude, ses mouvements jolis et animés rendirent à sa taille
flexible et souple toute sa valeur. Les femmes de la ville l’accusèrent
d’aimer monsieur de Grandville, qui d’ailleurs lui faisait une cour
assidue, et à laquelle Véronique opposa les barrières d’une pieuse
résistance. Le Substitut professait pour elle une de ces admirations
respectueuses à laquelle ne se trompaient point les habitués de ce
salon. Les prêtres et les gens d’esprit devinèrent bien que cette
affection, amoureuse chez le jeune magistrat, ne sortait pas des
bornes permises chez madame Graslin. Lassé d’une défense appuyée sur
les sentiments les plus religieux, le vicomte de Grandville avait, à
la connaissance des intimes de cette société, de faciles amitiés qui
cependant n’empêchaient point sa constante admiration et son culte
auprès de la belle madame Graslin, car telle était, en 1829, son
surnom à Limoges. Les plus clairvoyants attribuèrent le changement de
physionomie qui rendit Véronique encore plus charmante pour ses amis,
aux secrètes délices qu’éprouve toute femme, même la plus religieuse,
à se voir courtisée, à la satisfaction de vivre enfin dans le milieu
qui convenait à son esprit, au plaisir d’échanger ses idées, et
qui dissipa l’ennui de sa vie, au bonheur d’être entourée d’hommes
aimables, instruits, de vrais amis dont l’attachement s’accroissait
de jour en jour. Peut-être eût-il fallu des observateurs encore plus
profonds, plus perspicaces ou plus défiants que les habitués de
l’hôtel Graslin, pour deviner la grandeur sauvage, la force du peuple
que Véronique avait refoulée au fond de son âme. Si quelquefois elle
fut surprise en proie à la torpeur d’une méditation ou sombre, ou
simplement pensive, chacun de ses amis savait qu’elle portait en son
cœur bien des misères, qu’elle s’était sans doute initiée le matin
à bien des douleurs, qu’elle pénétrait en des sentines où les vices
épouvantaient par leur naïveté; souvent le Substitut, devenu bientôt
Avocat-général la gronda de quelque bienfait inintelligent que, dans
les secrets de ses instructions correctionnelles, la Justice avait
trouvé comme un encouragement à des crimes ébauchés. «--Vous faut-il de
l’argent pour quelques-uns de vos pauvres? lui disait alors le vieux
Grossetête en lui prenant la main, je serai complice de vos bienfaits.
--Il est impossible de rendre tout le monde riche!» répondait-elle en
poussant un soupir. Au commencement de cette année, arriva l’événement
qui devait changer entièrement la vie intérieure de Véronique, et
métamorphoser la magnifique expression de sa physionomie, pour en
faire d’ailleurs un portrait mille fois plus intéressant aux yeux
des peintres. Assez inquiet de sa santé, Graslin ne voulut plus, au
grand désespoir de sa femme, habiter son rez-de-chaussée, il remonta
dans l’appartement conjugal où il se fit soigner. Ce fut bientôt une
nouvelle à Limoges que l’état de madame Graslin, elle était grosse;
sa tristesse, mélangée de joie, occupa ses amis qui devinèrent alors
que, malgré ses vertus, elle s’était trouvée heureuse de vivre séparée
de son mari. Peut-être avait-elle espéré de meilleures destinées,
depuis le jour où l’Avocat-général lui fit la cour; car il avait déjà
refusé d’épouser la plus riche héritière du Limousin. Dès lors les
profonds politiques qui faisaient entre deux parties de whist la police
des sentiments et des fortunes, avaient soupçonné le magistrat et la
jeune femme de fonder sur l’état maladif du banquier des espérances
presque ruinées par cet événement. Les troubles profonds qui marquèrent
cette période de la vie de Véronique, les inquiétudes qu’un premier
accouchement cause aux femmes, et qui, dit-on, offre des dangers alors
qu’il arrive après la première jeunesse, rendirent ses amis plus
attentifs auprès d’elle; chacun d’eux déploya mille petits soins qui
lui prouvèrent combien leurs affections étaient vives et solides.



CHAPITRE II.

TASCHERON.


Dans cette même année, Limoges eut le terrible spectacle et le drame
singulier du procès Tascheron, dans lequel le magistrat déploya les
talents qui plus tard le firent nommer Procureur-général.

Un vieillard qui habitait une maison isolée dans le faubourg
Saint-Étienne fut assassiné. Un grand jardin fruitier sépare du
faubourg cette maison, également séparée de la campagne par un jardin
d’agrément au bout duquel sont d’anciennes serres abandonnées. La
rive de la Vienne forme devant cette habitation un talus rapide dont
l’inclinaison permet de voir la rivière. La cour en pente finit à
la berge par un petit mur où, de distance en distance s’élèvent des
pilastres réunis par des grilles, plus pour l’ornement que pour la
défense, car les barreaux sont en bois peint. Ce vieillard nommé
Pingret, célèbre par son avarice, vivait avec une seule servante,
une campagnarde à laquelle il faisait faire ses labours. Il soignait
lui-même ses espaliers, taillait ses arbres, récoltait ses fruits,
et les envoyait vendre en ville, ainsi que des primeurs à la culture
desquelles il excellait. La nièce de ce vieillard et sa seule
héritière, mariée à un petit rentier de la ville, monsieur des
Vanneaulx, avait maintes fois prié son oncle de prendre un homme pour
garder sa maison, en lui démontrant qu’il y gagnerait les produits de
plusieurs carrés plantés d’arbres en plein vent, où il semait
lui-même des grenailles, mais il s’y était constamment refusé. Cette
contradiction chez un avare donnait matière à bien des causeries
conjecturales dans les maisons où les des Vanneaulx passaient la
soirée. Plus d’une fois, les plus divergentes réflexions entrecoupèrent
les parties de boston. Quelques esprits matois avaient conclu en
présumant un trésor enfoui dans les luzernes. --«Si j’étais à la place
de madame des Vanneaulx disait un agréable rieur, je ne tourmenterais
point mon oncle; si on l’assassine, eh! bien, on l’assassinera.
J’hériterais.» Madame des Vanneaulx voulait faire garder son oncle,
comme les entrepreneurs du Théâtre-Italien prient leur ténor à recettes
de se bien couvrir le gosier, et lui donnent leur manteau quand il a
oublié le sien. Elle avait offert au petit Pingret un superbe chien
de basse-cour, le vieillard le lui avait renvoyé par Jeanne Malassis,
sa servante: «--Votre oncle ne veut point d’une bouche de plus à la
maison,» dit-elle à madame des Vanneaulx. L’événement prouva combien
les craintes de la nièce étaient fondées. Pingret fut assassiné,
pendant une nuit noire, au milieu d’un carré de luzerne où il ajoutait
sans doute quelques louis à un pot plein d’or. La servante, réveillée
par la lutte, avait eu le courage de venir au secours du vieil avare,
et le meurtrier s’était trouvé dans l’obligation de la tuer pour
supprimer son témoignage. Ce calcul, qui détermine presque toujours
les assassins à augmenter le nombre de leurs victimes, est un malheur
engendré par la peine capitale qu’ils ont en perspective. Ce double
meurtre fut accompagné de circonstances bizarres qui devaient donner
autant de chances à l’Accusation qu’à la Défense. Quand les voisins
furent une matinée sans voir ni le petit père Pingret ni sa servante;
lorsqu’en allant et venant, ils examinèrent sa maison à travers les
grilles de bois et qu’ils trouvèrent, contre tout usage, les portes
et les fenêtres fermées, il y eut dans le faubourg Saint-Étienne une
rumeur qui remonta jusqu’à la rue des Cloches où demeurait madame
des Vanneaulx. La nièce avait toujours l’esprit préoccupé d’une
catastrophe, elle avertit la justice qui enfonça les portes. On vit
bientôt dans les quatre carrés, quatre trous vides, et jonchés à
l’entour par les débris de pots pleins d’or la veille. Dans deux des
trous mal rebouchés, les corps du père Pingret et de Jeanne Malassis
avaient été ensevelis avec leurs habits. La pauvre fille était accourue
pieds nus, en chemise. Pendant que le Procureur du roi, le commissaire
de police et le juge d’Instruction recueillaient les éléments de la
procédure, l’infortuné des Vanneaulx recueillait les débris des pots,
et calculait la somme volée d’après leur contenance. Les magistrats
reconnurent la justesse des calculs, en estimant à mille pièces par pot
les trésors envolés; mais ces pièces étaient-elles de quarante-huit
ou de quarante, de vingt-quatre ou de vingt francs? Tous ceux qui,
dans Limoges, attendaient des héritages, partagèrent la douleur des
des Vanneaulx. Les imaginations limousines furent vivement stimulées
par le spectacle de ces pots à or brisés. Quant au petit père Pingret,
qui souvent venait vendre des légumes lui-même au marché, qui vivait
d’oignons et de pain, qui ne dépensait pas trois cents francs par an,
qui n’obligeait ou ne désobligeait personne, et n’avait pas fait un
scrupule de bien dans le faubourg Saint-Étienne, il n’excita pas le
moindre regret. Quant à Jeanne Malassis, son héroïsme, que le vieil
avare aurait à peine récompensé, fut jugé comme intempestif; le nombre
des âmes qui l’admirèrent fut petit en comparaison de ceux qui dirent:
--Moi j’aurais joliment dormi!

Les gens de justice ne trouvèrent ni encre ni plume pour verbaliser
dans cette maison nue, délabrée, froide et sinistre. Les curieux et
l’héritier aperçurent alors les contresens qui se remarquent chez
certains avares. L’effroi du petit vieillard pour la dépense éclatait
sur les toits non réparés qui ouvraient leurs flancs à la lumière, à
la pluie, à la neige; dans les lézardes vertes qui sillonnaient les
murs, dans les portes pourries près de tomber au moindre choc, et les
vitres en papier non huilé. Partout des fenêtres sans rideaux, des
cheminées sans glaces ni chenets et dont l’âtre propre était garni
d’une bûche ou de petits bois presque vernis par la sueur du tuyau;
puis des chaises boiteuses, deux couchettes maigres et plates, des pots
fêlés, des assiettes rattachées, des fauteuils manchots; à son lit, des
rideaux que le temps avait brodés de ses mains hardies, un secrétaire
mangé par les vers où il serrait ses graines, du linge épaissi par les
reprises et les coutures; enfin un tas de haillons qui ne vivaient
que soutenus par l’esprit du maître, et qui, lui mort, tombèrent en
loques, en poudre, en dissolution chimique, en ruines, en je ne sais
quoi sans nom, dès que les mains brutales de l’héritier furieux ou des
gens officiels y touchèrent. Ces choses disparurent comme effrayées
d’une vente publique. La grande majorité de la capitale du Limousin
s’intéressa longtemps à ces braves des Vanneaulx qui avaient deux
enfants; mais quand la Justice crut avoir trouvé l’auteur présumé du
crime, ce personnage absorba l’attention, il devint un héros, et les
des Vanneaulx restèrent dans l’ombre du tableau.

Vers la fin du mois de mars, madame Graslin avait éprouvé déjà
quelques-uns de ces malaises que cause une première grossesse et qui
ne peuvent plus se cacher. La Justice informait alors sur le crime
commis au faubourg Saint-Étienne, et l’assassin n’était pas encore
arrêté. Véronique recevait ses amis dans sa chambre à coucher, on y
faisait la partie. Depuis quelques jours, madame Graslin ne sortait
plus, elle avait eu déjà plusieurs de ces caprices singuliers attribués
chez toutes les femmes à la grossesse; sa mère venait la voir presque
tous les jours, et ces deux femmes restaient ensemble pendant des
heures entières. Il était neuf heures, les tables de jeu restaient sans
joueurs, tout le monde causait de l’assassinat et des des Vanneaulx.
L’Avocat-général entra.

--Nous tenons l’assassin du père Pingret, dit-il d’un air joyeux.

--Qui est-ce? lui demanda-t-on de toutes parts.

--Un ouvrier porcelainier dont la conduite est excellente et qui
devait faire fortune. Il travaillait à l’ancienne manufacture de votre
mari, dit-il en se tournant vers madame Graslin.

--Qui est-ce? demanda Véronique d’une voix faible.

--Jean-François Tascheron.

--Le malheureux! répondit-elle. Oui, je l’ai vu plusieurs fois, mon
pauvre père me l’avait recommandé comme un sujet précieux.

--Il n’y était déjà plus avant la mort de Sauviat, il avait passé dans
la fabrique de messieurs Philippart qui lui ont fait des avantages,
répondit la vieille Sauviat. Mais ma fille est-elle assez bien pour
entendre cette conversation? dit-elle en regardant madame Graslin qui
était devenue blanche comme ses draps.

Dès cette soirée, la vieille mère Sauviat abandonna sa maison et vint,
malgré ses soixante-six ans, se constituer la garde-malade de sa fille.
Elle ne quitta pas la chambre, les amis de madame Graslin la trouvèrent
à toute heure héroïquement placée au chevet du lit où elle s’adonnait
à son éternel tricot, couvant du regard Véronique comme au temps de la
petite vérole, répondant pour elle et ne laissant pas toujours entrer
les visites. L’amour maternel et filial de la mère et de la fille
était si bien connu dans Limoges, que les façons de la vieille femme
n’étonnèrent personne.

Quelques jours après, quand l’Avocat-général voulut raconter les
détails que toute la ville recherchait avidement sur Jean-François
Tascheron, en croyant amuser la malade, la Sauviat l’interrompit
brusquement en lui disant qu’il allait encore causer de mauvais rêves
à madame Graslin. Véronique pria monsieur de Grandville d’achever,
en le regardant fixement. Ainsi les amis de madame Graslin connurent
les premiers et chez elle, par l’Avocat-général, le résultat de
l’instruction qui devait devenir bientôt publique. Voici, mais
succinctement, les éléments de l’acte d’accusation que préparait alors
le Parquet.

Jean-François Tascheron était fils d’un petit fermier chargé de
famille qui habitait le bourg de Montégnac. Vingt ans avant ce crime,
devenu célèbre en Limousin, le canton de Montégnac se recommandait
par ses mauvaises mœurs. Le parquet de Limoges disait proverbialement
que sur cent condamnés du Département, cinquante appartenaient à
l’Arrondissement d’où dépendait Montégnac. Depuis 1816, deux ans après
l’envoi du curé Bonnet, Montégnac avait perdu sa triste réputation,
ses habitants avaient cessé d’envoyer leur contingent aux Assises.
Ce changement fut attribué généralement à l’influence que monsieur
Bonnet exerçait sur cette Commune, jadis le foyer des mauvais sujets
qui désolèrent la contrée. Le crime de Jean-François Tascheron rendit
tout à coup à Montégnac son ancienne renommée. Par un insigne effet du
hasard, la famille Tascheron était presque la seule du pays qui eût
conservé ces vieilles mœurs exemplaires et ces habitudes religieuses
que les observateurs voient aujourd’hui disparaître de plus en plus
dans les campagnes; elle avait donc fourni un point d’appui au curé,
qui naturellement la portait dans son cœur. Cette famille, remarquable
par sa probité, par son union, par son amour du travail, n’avait
offert que de bons exemples à Jean-François Tascheron. Amené à Limoges
par l’ambition louable de gagner honorablement une fortune dans
l’industrie, ce garçon avait quitté le bourg au milieu des regrets de
ses parents et de ses amis qui le chérissaient. Durant deux années
d’apprentissage, sa conduite fut digne d’éloges, aucun dérangement
sensible n’avait annoncé le crime horrible par lequel finissait sa
vie. Jean-François Tascheron avait passé à étudier et à s’instruire
le temps que les autres ouvriers donnent à la débauche ou au cabaret.
Les perquisitions les plus minutieuses de la justice de province,
qui a beaucoup de temps à elle, n’apportèrent aucune lumière sur les
secrets de cette existence. Soigneusement questionnée, l’hôtesse de
la maigre maison garnie où demeurait Jean-François, n’avait jamais
logé de jeune homme dont les mœurs fussent aussi pures, dit-elle. Il
était d’un caractère aimable et doux, quasi gai. Environ une année
avant de commettre ce crime, son humeur parut changée, il découcha
plusieurs fois par mois, et souvent quelques nuits de suite, dans
quelle partie de la ville! elle l’ignorait. Seulement, elle pensa
plusieurs fois, par l’état des souliers, que son locataire revenait
de la campagne. Quoiqu’il sortît de la ville, au lieu de prendre des
souliers ferrés, il se servait d’escarpins. Avant de partir, il se
faisait la barbe, se parfumait et mettait du linge blanc. L’instruction
étendit ses perquisitions jusque dans les maisons suspectes et chez les
femmes de mauvaise vie, mais Jean-François Tascheron y était inconnu.
L’instruction alla chercher des renseignements dans la classe des
ouvrières et des grisettes, mais aucune des filles dont la conduite
était légère n’avait eu de relations avec l’inculpé. Un crime sans
motif est inconcevable, surtout chez un jeune homme à qui sa tendance
vers l’instruction et son ambition devaient faire accorder des idées et
un sens supérieurs à ceux des autres ouvriers. Le Parquet et le juge
d’instruction attribuèrent à la passion du jeu l’assassinat commis par
Tascheron; mais après de minutieuses recherches, il fut démontré que
le prévenu n’avait jamais joué. Jean-François se renferma tout d’abord
dans un système de dénégation qui, en présence du Jury, devait tomber
devant les preuves, mais qui dénota l’intervention d’une personne
pleine de connaissances judiciaires, ou douée d’un esprit supérieur.

Les preuves, dont voici les principales, étaient, comme dans beaucoup
d’assassinats, à la fois graves et légères. L’absence de Tascheron
pendant la nuit du crime, sans qu’il voulût dire où il était. Le
prévenu ne daignait pas forger un alibi. Un fragment de sa blouse
déchirée à son insu par la pauvre servante dans la lutte, emporté
par le vent, retrouvé dans un arbre. Sa présence le soir autour de
la maison remarquée par des passants, par des gens du faubourg, et
qui, sans le crime, ne s’en seraient pas souvenus. Une fausse clef
fabriquée par lui-même, pour entrer par la porte qui donnait sur la
campagne, et assez habilement enterrée dans un des trous, à deux pieds
en contre-bas, mais où fouilla par hasard monsieur des Vanneaulx,
pour savoir si le trésor n’avait pas deux étages. L’instruction finit
par trouver qui avait fourni le fer, qui prêta l’étau, qui donna
la lime. Cette clef fut le premier indice, elle mit sur la voie de
Tascheron arrêté sur la limite du Département, dans un bois où il
attendait le passage d’une diligence. Une heure plus tard, il eût été
parti pour l’Amérique. Enfin, malgré le soin avec lequel les marques
des pas furent effacées dans les terres labourées et sur la boue du
chemin, le garde-champêtre avait trouvé des empreintes d’escarpins,
soigneusement décrites et conservées. Quand on fit des perquisitions
chez Tascheron, les semelles de ses escarpins, adaptées à ces traces,
y correspondirent parfaitement. Cette fatale coïncidence confirma les
observations de la curieuse hôtesse. L’instruction attribua le crime à
une influence étrangère et non à une résolution personnelle. Elle crut
à une complicité, que démontrait l’impossibilité d’emporter les sommes
enfouies. Quelque fort que soit un homme, il ne porte pas très-loin
vingt-cinq mille francs en or. Si chaque pot contenait cette somme,
les quatre avaient nécessité quatre voyages. Or, une circonstance
singulière déterminait l’heure à laquelle le crime avait été commis.
Dans l’effroi que les cris de son maître durent lui causer, Jeanne
Malassis, en se levant, avait renversé la table de nuit sur laquelle
était sa montre. Cette montre, le seul cadeau que lui eût fait l’avare
en cinq ans, avait eu son grand ressort brisé par le choc, elle
indiquait deux heures après minuit. Vers la mi-mars, époque du crime,
le jour arrive entre cinq et six heures du matin. A quelque distance
que les sommes eussent été transportées, Tascheron n’avait donc pu,
dans le cercle des hypothèses embrassé par l’Instruction et le Parquet,
opérer à lui seul cet enlèvement. Le soin avec lequel Tascheron avait
ratissé les traces des pas en négligeant celles des siens révélait une
mystérieuse assistance. Forcée d’inventer, la Justice attribua ce crime
à une frénésie d’amour; et l’objet de cette passion ne se trouvant pas
dans la classe inférieure, elle jeta les yeux plus haut. Peut-être une
bourgeoise, sûre de la discrétion d’un jeune homme taillé en Séïde,
avait-elle commencé un roman dont le dénoûment était horrible? Cette
présomption était presque justifiée par les accidents du meurtre. Le
vieillard avait été tué à coups de bêche. Ainsi son assassinat était le
résultat d’une fatalité soudaine, imprévue, fortuite. Les deux amants
avaient pu s’entendre pour voler, et non pour assassiner. L’amoureux
Tascheron et l’avare Pingret, deux passions implacables s’étaient
rencontrées sur le même terrain, attirées toutes deux par l’or dans
les ténèbres épaisses de la nuit. Afin d’obtenir quelque lueur sur
cette sombre donnée, la Justice employa contre une sœur très-aimée de
Jean-François la ressource de l’arrestation et de la mise au secret,
espérant pénétrer par elle les mystères de la vie privée du frère.
Denise Tascheron se renferma dans un système de dénégation dicté par
la prudence, et qui la fit soupçonner d’être instruite des causes
du crime, quoiqu’elle ne sût rien. Cette détention allait flétrir
sa vie. Le prévenu montrait un caractère bien rare chez les gens du
peuple: il avait dérouté les plus habiles _moutons_ avec lesquels il
s’était trouvé, sans avoir reconnu leur caractère. Pour les esprits
distingués de la magistrature, Jean-François était donc criminel par
passion et non par nécessité, comme la plupart des assassins ordinaires
qui passent tous par la police correctionnelle et par le bagne avant
d’en venir à leur dernier coup. D’actives et prudentes recherches se
firent dans le sens de cette idée; mais l’invariable discrétion du
criminel laissa l’Instruction sans éléments. Une fois le roman assez
plausible de cette passion pour une femme du monde admis, plus d’une
interrogation captieuse fut lancée à Jean-François; mais sa discrétion
triompha de toutes les tortures morales que l’habileté du juge
d’Instruction lui imposait. Quand, par un dernier effort, le magistrat
dit à Tascheron que la personne pour laquelle il avait commis le crime
était connue et arrêtée, il ne changea pas de visage, et se contenta de
répondre ironiquement: «--Je serais bien aise de la voir!» En apprenant
ces circonstances, beaucoup de personnes partagèrent les soupçons
des magistrats en apparence confirmés par le silence de Sauvage que
gardait l’accusé. L’intérêt s’attacha violemment à un jeune homme qui
devenait un problème. Chacun comprendra facilement combien ces éléments
entretinrent la curiosité publique, et avec quelle avidité les débats
allaient être suivis. Malgré les sondages de la police, l’Instruction
s’était arrêtée sur le seuil de l’hypothèse sans oser pénétrer le
mystère, elle y trouvait tant de dangers! En certains cas judiciaires,
les demi-certitudes ne suffisent pas aux magistrats. On espérait donc
voir la vérité surgir au grand jour de la Cour d’Assises, moment où
bien des criminels se démentent.

Monsieur Graslin fut un des jurés désignés pour la session, en sorte
que, soit par son mari, soit par monsieur de Grandville, Véronique
devait savoir les moindres détails du procès criminel qui, pendant une
quinzaine de jours, tint en émoi le Limousin et la France. L’attitude
de l’accusé justifia la fabulation adoptée par la ville d’après les
conjectures de la Justice; plus d’une fois, son œil plongea dans
l’assemblée de femmes privilégiées qui vinrent savourer les mille
émotions de ce drame réel. Chaque fois que le regard de cet homme
embrassa cet élégant parterre par un rayon clair, mais impénétrable,
il y produisit de violentes secousses, tant chaque femme craignait de
paraître sa complice, aux yeux inquisiteurs du Parquet et de la Cour.
Les inutiles efforts de l’Instruction reçurent alors leur publicité, et
révélèrent les précautions prises par l’accusé pour assurer un plein
succès à son crime. Quelques mois avant la fatale nuit, Jean-François
s’était muni d’un passe-port pour l’Amérique du Nord. Ainsi le projet
de quitter la France avait été formé, la femme devait donc être
mariée, il eût sans doute été inutile de s’enfuir avec une jeune
fille. Peut-être le crime avait-il eu pour but d’entretenir l’aisance
de cette inconnue. La Justice n’avait trouvé sur les registres de
l’Administration aucun passe-port pour ce pays au nom d’aucune femme.
Au cas où la complice se fût procuré son passe-port à Paris, les
registres y avaient été consultés, mais en vain, de même que dans les
Préfectures environnantes. Les moindres détails des débats mirent en
lumière les profondes réflexions d’une intelligence supérieure. Si
les dames limousines les plus vertueuses attribuaient l’usage assez
inexplicable dans la vie ordinaire d’escarpins pour aller dans la
boue et dans les terres à la nécessité d’épier le vieux Pingret,
les hommes les moins fats étaient enchantés d’expliquer combien les
escarpins étaient utiles pour marcher dans une maison, y traverser les
corridors, y monter par les croisées sans bruit. Donc, Jean-François
et sa maîtresse (jeune, belle, romanesque, chacun composait un superbe
portrait) avaient évidemment médité d’ajouter, par un faux, _et son
épouse_ sur le passe-port. Le soir, dans tous les salons, les parties
étaient interrompues par les recherches malicieuses de ceux qui, se
reportant en mars 1829, recherchaient quelles femmes alors étaient
en voyage à Paris, quelles autres avaient pu faire ostensiblement
ou secrètement les préparatifs d’une fuite. Limoges jouit alors de
son procès Fualdès, orné d’une madame Manson inconnue. Aussi jamais
ville de province ne fut-elle plus intriguée que l’était chaque soir
Limoges après l’audience. On y rêvait de ce procès où tout grandissait
l’accusé dont les réponses savamment repassées, étendues, commentées,
soulevaient d’amples discussions. Quand un des jurés demanda pourquoi
Tascheron avait pris un passe-port pour l’Amérique, l’ouvrier répondit
qu’il voulait y établir une manufacture de porcelaines. Ainsi, sans
compromettre son système de défense, il couvrait encore sa complice, en
permettant à chacun d’attribuer son crime à la nécessité d’avoir des
fonds pour accomplir un ambitieux projet.

Au plus fort de ces débats, il fut impossible que les amis de
Véronique, pendant une soirée où elle paraissait moins souffrante, ne
cherchassent pas à expliquer la discrétion du criminel. La veille, le
médecin avait ordonné une promenade à Véronique. Le matin même elle
avait donc pris le bras de sa mère pour aller, en tournant la ville,
jusqu’à la maison de campagne de la Sauviat, où elle s’était reposée.
Elle avait essayé de rester debout à son retour et avait attendu
son mari; Graslin ne revint qu’à huit heures de la Cour d’Assises,
elle venait de lui servir à dîner selon son habitude, elle entendit
nécessairement la discussion de ses amis.

--Si mon pauvre père vivait encore, leur dit-elle, nous en aurions su
davantage, ou peut-être cet homme ne serait-il pas devenu criminel.
Mais je vous vois tous préoccupés d’une idée singulière. Vous voulez
que l’amour soit le principe du crime, là-dessus je suis de votre avis;
mais pourquoi croyez-vous que l’inconnue est mariée, ne peut-il pas
avoir aimé une jeune fille que le père et la mère lui auraient refusée?

--Une jeune personne eût été plus tard légitimement à lui, répondit
monsieur de Grandville. Tascheron est un homme qui ne manque pas
de patience, il aurait eu le temps de faire loyalement fortune en
attendant le moment où toute fille est libre de se marier contre la
volonté de ses parents.

--J’ignorais, dit madame Graslin, qu’un pareil mariage fût possible;
mais comment, dans une ville où tout se sait, où chacun voit ce qui se
passe chez son voisin, n’a-t-on pas le plus léger soupçon? Pour aimer,
il faut au moins se voir ou s’être vus? Que pensez-vous, vous autres
magistrats? demanda-t-elle en plongeant un regard fixe dans les yeux de
l’Avocat-général.

--Nous croyons tous que la femme appartient à la classe de la
bourgeoisie ou du commerce.

--Je pense le contraire, dit madame Graslin. Une femme de ce genre n’a
pas les sentiments assez élevés.

Cette réponse concentra les regards de tout le monde sur Véronique, et
chacun attendit l’explication de cette parole paradoxale.

--Pendant les heures de nuit que je passe sans sommeil ou le jour dans
mon lit, il m’a été impossible de ne pas penser à cette mystérieuse
affaire, et j’ai cru deviner les motifs de Tascheron. Voilà pourquoi
je pensais à une jeune fille. Une femme mariée a des intérêts, sinon
des sentiments, qui partagent son cœur et l’empêchent d’arriver à
l’exaltation complète qui inspire une si grande passion. Il faut ne
pas avoir d’enfant pour concevoir un amour qui réunisse les sentiments
maternels à ceux qui procèdent du désir. Évidemment cet homme a été
aimé par une femme qui voulait être son soutien. L’inconnue aura porté
dans sa passion le génie auquel nous devons les belles œuvres des
artistes, des poëtes, et qui chez la femme existe, mais sous une autre
forme, elle est destinée à créer des hommes et non des choses. Nos
œuvres, à nous, c’est nos enfants! Nos enfants sont nos tableaux, nos
livres, nos statues. Ne sommes-nous pas artistes dans leur éducation
première. Aussi, gagerais-je ma tête à couper que si l’inconnue
n’est pas une jeune fille, elle n’est pas mère. Il faudrait chez les
gens du Parquet la finesse des femmes pour deviner mille nuances qui
leur échapperont sans cesse en bien des occasions. Si j’eusse été
votre Substitut, dit-elle à l’Avocat-général, nous eussions trouvé
la coupable, si toutefois l’inconnue est coupable. J’admets, comme
monsieur l’abbé Dutheil, que les deux amants avaient conçu l’idée de
s’enfuir, faute d’argent, pour vivre en Amérique, avec les trésors du
pauvre Pingret. Le vol a engendré l’assassinat par la fatale logique
qu’inspire la peine de mort aux criminels. Aussi, dit-elle en lançant
à l’Avocat-général un regard suppliant, serait-ce une chose digne de
vous, que de faire écarter la préméditation, vous sauveriez la vie à
ce malheureux. Cet homme est grand malgré son crime, il réparerait
peut-être ses fautes par un magnifique repentir. Les œuvres du repentir
doivent entrer pour quelque chose dans les pensées de la Justice.
Aujourd’hui n’y a-t-il pas mieux à faire qu’à donner sa tête, ou à
fonder comme autrefois la cathédrale de Milan, pour expier des forfaits?

--Madame, vous êtes sublime dans vos idées, dit l’Avocat-général;
mais, la préméditation écartée, Tascheron serait encore sous le poids
de la peine de mort, à cause des circonstances graves et prouvées qui
accompagnent le vol, la nuit, l’escalade, l’effraction, etc.

--Vous croyez donc qu’il sera condamné? dit-elle en abaissant ses
paupières.

--J’en suis certain, le Parquet aura la victoire.

Un léger frisson fit crier la robe de madame Graslin, qui dit: --J’ai
froid! Elle prit le bras de sa mère, et s’alla coucher.

--Elle est beaucoup mieux aujourd’hui, dirent ses amis.

Le lendemain, Véronique était à la mort. Quand son médecin manifesta
son étonnement en la trouvant si près d’expirer, elle lui dit en
souriant: --Ne vous avais-je pas prédit que cette promenade ne me
vaudrait rien.

Depuis l’ouverture des débats, Tascheron se tenait sans forfanterie
comme sans hypocrisie. Le médecin, toujours pour divertir la malade,
essaya d’expliquer cette attitude que ses défenseurs exploitaient. Le
talent de son avocat éblouissait l’accusé sur le résultat, il croyait
échapper à la mort, disait le médecin. Par moments, on remarquait
sur son visage une espérance qui tenait à un bonheur plus grand
que celui de vivre. Les antécédents de la vie de cet homme, âgé de
vingt-trois ans, contredisaient si bien les actions par lesquelles
elle se terminait, que ses défenseurs objectaient son attitude comme
une conclusion. Enfin les preuves accablantes dans l’hypothèse de
l’Accusation devenaient si faibles dans le roman de la Défense, que
cette tête fut disputée avec des chances favorables par l’avocat.
Pour sauver la vie à son client, l’avocat se battit à outrance sur le
terrain de la préméditation, il admit hypothétiquement la préméditation
du vol, non celle des assassinats, résultat de deux luttes inattendues.
Le succès parut douteux pour le Parquet comme pour le Barreau.

Après la visite du médecin, Véronique eut celle de l’Avocat-général,
qui tous les matins la venait voir avant l’audience.

--J’ai lu les plaidoiries hier, lui dit-elle. Aujourd’hui vont
commencer les répliques, je me suis si fort intéressée à l’accusé
que je voudrais le voir sauvé; ne pouvez-vous une fois en votre vie
abandonner un triomphe? Laissez-vous battre par l’avocat. Allons,
faites-moi présent de cette vie, et vous aurez peut-être la mienne un
jour!... Il y a doute après le beau plaidoyer de l’avocat de Tascheron,
et bien...

--Votre voix est émue, dit le vicomte quasi surpris.

--Savez-vous pourquoi? répondit-elle. Mon mari vient de remarquer une
horrible coïncidence, et qui, par suite de ma sensibilité, serait de
nature à causer ma mort: j’accoucherai quand vous donnerez l’ordre de
faire tomber cette tête.

--Puis-je réformer le Code? dit l’Avocat-général.

--Allez! vous ne savez pas aimer, répondit-elle en fermant les yeux.

Elle posa sa tête sur l’oreiller, et renvoya le magistrat par un geste
impératif.

Monsieur Graslin plaida fortement mais inutilement pour l’acquittement,
en donnant une raison qui fut adoptée par deux jurés de ses amis, et
qui lui avait été suggérée par sa femme:

--Si nous laissons la vie à cet homme, la famille des Vanneaulx
retrouvera la succession Pingret. Cet argument irrésistible amena entre
les jurés une scission de sept contre cinq qui nécessita l’adjonction
de la Cour; mais la Cour se réunit à la minorité du Jury. Selon la
jurisprudence de ce temps, cette réunion détermina la condamnation.
Lorsque son arrêt lui fut prononcé, Tascheron tomba dans une fureur
assez naturelle chez un homme plein de force et de vie, mais que
les magistrats, les avocats, les jurés et l’auditoire n’ont presque
jamais remarquée chez les criminels injustement condamnés. Pour tout
le monde, le drame ne parut donc pas terminé par l’arrêt. Une lutte
si acharnée donna dès lors, comme il arrive presque toujours dans ces
sortes d’affaires, naissance à deux opinions diamétralement opposées
sur la culpabilité du héros en qui les uns virent un innocent opprimé,
les autres un criminel justement condamné. Les Libéraux tinrent pour
l’innocence de Tascheron, moins par certitude que pour contrarier le
pouvoir. «Comment, dirent-ils, condamner un homme sur la ressemblance
de son pied avec la marque d’un autre pied? à cause de son absence,
comme si tous les jeunes gens n’aiment pas mieux mourir que de
compromettre une femme? Pour avoir emprunté des outils et acheté du
fer? car il n’est pas prouvé qu’il ait fabriqué la clef. Pour un
morceau de toile bleue accroché à un arbre, peut-être par le vieux
Pingret, afin d’épouvanter les moineaux, et qui se rapporte par hasard
à un accroc fait à notre blouse! A quoi tient la vie d’un homme! Enfin,
Jean-François a tout nié, le Parquet n’a produit aucun témoin qui ait
vu le crime!» Ils corroboraient, étendaient, paraphrasaient le système
et les plaidoiries de l’avocat. Le vieux Pingret, qu’était-ce? Un
coffre-fort crevé! disaient les esprits forts. Quelques gens prétendus
progressifs, méconnaissant les saintes lois de la Propriété, que les
Saint-simoniens attaquaient déjà dans l’ordre abstrait des idées
économistes, allèrent plus loin: «Le père Pingret était le premier
auteur du crime. Cet homme, en entassant son or, avait volé son pays.
Que d’entreprises auraient été fertilisées par ses capitaux inutiles!
Il avait frustré l’Industrie, il était justement puni.» La servante?
on la plaignait. Denise, qui, après avoir déjoué les ruses de la
Justice, ne se permit pas aux débats une réponse sans avoir longtemps
songé à ce qu’elle devait dire, excita le plus vif intérêt. Elle
devint une figure comparable, dans un autre sens, à Jeanie Deans, de
qui elle possédait la grâce et la modestie, la religion et la beauté.
François Tascheron continua donc d’exciter la curiosité, non-seulement
de la ville, mais encore de tout le Département, et quelques femmes
romanesques lui accordèrent ouvertement leur admiration. «--S’il y a
là-dedans quelque amour pour une femme placée au-dessus de lui, certes
cet homme n’est pas un homme ordinaire, disaient-elles. Vous verrez
qu’il mourra bien!» Cette question: Parlera-t-il? ne parlera-t-il pas?
engendra des paris. Depuis l’accès de rage par lequel il accueillit sa
condamnation, et qui eût pu être fatal à quelques personnes de la Cour
ou de l’auditoire sans la présence des gendarmes, le criminel menaça
tous ceux qui l’approchèrent indistinctement, et avec la rage d’une
bête féroce; le geôlier fut forcé de lui mettre la camisole, autant
pour l’empêcher d’attenter à sa vie que pour éviter les effets de sa
furie. Une fois maintenu par ce moyen victorieux de toute espèce de
violences, Tascheron exhala son désespoir en mouvements convulsifs qui
épouvantaient ses gardiens, en paroles, en regards qu’au moyen-âge
on eût attribués à la possession. Il était si jeune, que les femmes
s’apitoyèrent sur cette vie pleine d’amour qui allait être tranchée.
_Le Dernier jour d’un Condamné_, sombre élégie, inutile plaidoyer
contre la peine de mort, ce grand soutien des sociétés, et qui avait
paru depuis peu, comme exprès pour la circonstance, fut à l’ordre du
jour dans toutes les conversations. Enfin, qui ne se montrait du doigt
l’invisible inconnue, debout, les pieds dans le sang, élevée sur les
planches des Assises comme sur un piédestal, déchirée par d’horribles
douleurs, et condamnée au calme le plus parfait dans son ménage. On
admirait presque cette Médée limousine, à blanche poitrine doublée
d’un cœur d’acier, au front impénétrable. Peut-être était-elle, chez
celui-ci ou chez celui-là, sœur ou cousine, ou femme ou fille d’un tel
ou d’une telle. Quelle frayeur au sein des familles! Suivant un mot
sublime de Napoléon, c’est surtout dans le domaine de l’imagination que
la puissance de l’inconnu est incommensurable.

Quant aux cent mille francs volés aux sieur et dame des Vanneaulx, et
qu’aucune recherche de police n’avait su retrouver, le silence constant
du criminel fut une étrange défaite pour le Parquet. Monsieur de
Grandville, qui remplaçait le Procureur-général alors à la Chambre des
Députés, essaya le moyen vulgaire de laisser croire à une commutation
de peine en cas d’aveux; mais quand il se montra, le condamné
l’accueillit par des redoublements de cris furieux, de contorsions
épileptiques, et lui lança des regards pleins de rage où éclatait le
regret de ne pouvoir donner la mort. La Justice ne compta plus que sur
l’assistance de l’Église au dernier moment. Les des Vanneaulx étaient
allés maintes fois chez l’abbé Pascal, l’aumônier de la prison. Cet
abbé ne manquait pas du talent particulier nécessaire pour se faire
écouter des prisonniers, il affronta religieusement les transports de
Tascheron, il essaya de lancer quelques paroles à travers les orages de
cette puissante nature en convulsion. Mais la lutte de cette paternité
spirituelle avec l’ouragan de ces passions déchaînées, abattit et lassa
le pauvre abbé Pascal. «--Cet homme a trouvé son paradis ici-bas,»
disait ce vieillard d’une voix douce. La petite madame des Vanneaulx
consulta ses amies pour savoir si elle devait hasarder une démarche
auprès du criminel. Le sieur des Vanneaulx parla de transactions. Dans
son désespoir, il alla proposer à monsieur de Grandville de demander
la grâce de l’assassin de son oncle, si cet assassin restituait les
cent mille francs. L’Avocat-général répondit que la majesté royale ne
descendait point à de tels compromis. Les des Vanneaulx se tournèrent
vers l’avocat de Tascheron, auquel ils offrirent dix pour cent de la
somme s’il parvenait à la faire recouvrer. L’avocat était le seul
homme à la vue duquel Tascheron ne s’emportait pas; les héritiers
l’autorisèrent à offrir dix autres pour cent au criminel, et dont
il disposerait en faveur de sa famille. Malgré les incisions que
ces castors pratiquaient sur leur héritage et malgré son éloquence,
l’avocat ne put rien obtenir de son client. Les des Vanneaulx furieux
maudirent et anathématisèrent le condamné. «--Non-seulement il est
assassin, mais il est encore sans délicatesse! s’écria sérieusement
des Vanneaulx sans connaître la fameuse complainte Fualdès, en
apprenant l’insuccès de l’abbé Pascal et voyant tout perdu par le rejet
probable du pourvoi en cassation. A quoi lui servira notre fortune,
là où il va? Un assassinat, cela se conçoit, mais un vol inutile
est inconcevable. Dans quel temps vivons-nous, pour que des gens de
la société s’intéressent à un pareil brigand? il n’a rien pour lui.
--Il a peu d’honneur, disait madame des Vanneaulx. --Cependant si la
restitution compromet sa bonne amie? disait une vieille fille. --Nous
lui garderions le secret, s’écriait le sieur des Vanneaulx. --Vous
seriez coupable de non-révélation, répondait un avocat. --Oh! le gueux!
fut la conclusion du sieur des Vanneaulx.

Une des femmes de la société de madame Graslin, qui lui rapportait en
riant les discussions des des Vanneaulx, femme très-spirituelle, une
de celles qui rêvent le beau idéal et veulent que tout soit complet,
regrettait la fureur du condamné; elle l’aurait voulu froid, calme
et digne. «--Ne voyez-vous pas, lui dit Véronique, qu’il écarte ainsi
les séductions et déjoue les tentatives, il s’est fait bête féroce par
calcul. --D’ailleurs, ce n’est pas un homme comme il faut, reprit la
Parisienne exilée, c’est un ouvrier. --Un homme comme il faut en eût
bientôt fini avec l’inconnue!» répondit madame Graslin.

Ces événements, pressés, tordus dans les salons, dans les ménages,
commentés de mille manières, épluchés par les plus habiles langues de
la ville, donnèrent un cruel intérêt à l’exécution du criminel, dont
le pourvoi fut, deux mois après, rejeté par la Cour suprême. Quelle
serait à ses derniers moments l’attitude du criminel, qui se vantait
de rendre son supplice impossible en annonçant une défense désespérée?
Parlerait-il? se démentirait-il? qui gagnerait le pari? Irez-vous?
n’irez-vous pas? comment y aller? La disposition des localités, qui
épargne aux criminels les angoisses d’un long trajet, restreint à
Limoges le nombre des spectateurs élégants. Le Palais-de-Justice où
est la prison occupe l’angle de la rue du Palais et de la rue du
Pont-Hérisson. La rue du Palais est continuée en droite ligne par la
courte rue de Monte-à-Regret qui conduit à la place d’Aîne ou des
Arènes où se font les exécutions, et qui sans doute doit son nom à
cette circonstance. Il y a donc peu de chemin, conséquemment peu de
maisons, peu de fenêtres. Quelle personne de la société voudrait
d’ailleurs se mêler à la foule populaire qui remplirait la place?
Mais cette exécution, de jour en jour attendue, fut de jour en jour
remise, au grand étonnement de la ville, et voici pourquoi. La pieuse
résignation des grands scélérats qui marchent à la mort est un des
triomphes que se réserve l’Église, et qui manque rarement son effet sur
la foule; leur repentir atteste trop la puissance des idées religieuses
pour que, tout intérêt chrétien mis à part, bien qu’il soit la
principale vue de l’Église, le clergé ne soit pas navré de l’insuccès
dans ces éclatantes occasions. En juillet 1829, la circonstance fut
aggravée par l’esprit de parti qui envenimait les plus petits détails
de la vie politique. Le parti libéral se réjouissait de voir échouer
dans une scène si publique le parti-Prêtre, expression inventée par
Montlosier, royaliste passé aux constitutionnels et entraîné par eux
au delà de ses intentions. Les partis commettent en masse des actions
infâmes qui couvriraient un homme d’opprobre; aussi, quand un homme
les résume aux yeux de la foule, devient-il Robespierre, Jeffries,
Laubardemont, espèces d’autels expiatoires où tous les complices
attachent des _ex voto_ secrets. D’accord avec l’Évêché, le parquet
retarda l’exécution, autant dans l’espérance de savoir ce que la
Justice ignorait du crime, que pour laisser la Religion triompher en
cette circonstance. Cependant le pouvoir du Parquet n’était pas sans
limites, et l’arrêt devait tôt ou tard s’exécuter. Les mêmes Libéraux
qui, par opposition, considéraient Tascheron comme innocent et qui
avaient tenté de battre en brèche l’arrêt de la Justice, murmuraient
alors de ce que cet arrêt ne recevait pas son exécution. L’Opposition,
quand elle est systématique, arrive à de semblables non-sens; car il
ne s’agit pas pour elle d’avoir raison, mais de toujours fronder le
pouvoir. Le Parquet eut donc, vers les premiers jours d’août, la main
forcée par cette rumeur si souvent stupide, appelée l’Opinion publique.
L’exécution fut annoncée. Dans cette extrémité, l’abbé Dutheil prit sur
lui de proposer à l’Évêque un dernier parti dont la réussite devait
avoir pour effet d’introduire dans ce drame judiciaire le personnage
extraordinaire qui servit de lien à tous les autres, qui se trouve
la plus grande de toutes les figures de cette Scène, et qui, par des
voies familières à la Providence, devait amener madame Graslin sur le
théâtre où ses vertus brillèrent du plus vif éclat, où elle se montra
bienfaitrice sublime et chrétienne angélique.

Le palais épiscopal de Limoges est assis sur une colline qui borde la
Vienne, et ses jardins, que soutiennent de fortes murailles couronnées
de balustrades, descendent par étages en obéissant aux chutes
naturelles du terrain. L’élévation de cette colline est telle, que,
sur la rive opposée, le faubourg Saint-Étienne semble couché au pied
de la dernière terrasse. De là, selon la direction que prennent les
promeneurs, la rivière se découvre, soit en enfilade, soit en travers,
au milieu d’un riche panorama. Vers l’ouest, après les jardins de
l’évêché, la Vienne se jette sur la ville par une élégante courbure
que borde le faubourg Saint-Martial. Au delà de ce faubourg, à une
faible distance, est une jolie maison de campagne, appelée le Cluzeau,
dont les massifs se voient des terrasses les plus avancées, et qui,
par un effet de la perspective, se marient aux clochers du faubourg.
En face du Cluzeau se trouve cette île échancrée, pleine d’arbres et
de peupliers, que Véronique avait dans sa première jeunesse nommée
l’Ile-de-France. A l’est, le lointain est occupé par des collines en
amphithéâtre. La magie du site et la riche simplicité du bâtiment
font de ce palais le monument le plus remarquable de cette ville
où les constructions ne brillent ni par le choix des matériaux ni
par l’architecture. Familiarisé depuis long-temps avec les aspects
qui recommandent ces jardins à l’attention des faiseurs de Voyages
Pittoresques, l’abbé Dutheil, qui se fit accompagner de monsieur de
Grancour, descendit de terrasse en terrasse sans faire attention
aux couleurs rouges, aux tons orangés, aux teintes violâtres que le
couchant jetait sur les vieilles murailles et sur les balustrades des
rampes, sur les maisons du faubourg et sur les eaux de la rivière.
Il cherchait l’Évêque, alors assis à l’angle de sa dernière terrasse
sous un berceau de vigne, où il était venu prendre son dessert en
s’abandonnant aux charmes de la soirée. Les peupliers de l’île
semblaient en ce moment diviser les eaux avec les ombres allongées de
leurs têtes déjà jaunies, auxquelles le soleil donnait l’apparence
d’un feuillage d’or. Les lueurs du couchant diversement réfléchies
par les masses de différents verts produisaient un magnifique mélange
de tons pleins de mélancolie. Au fond de cette vallée, une nappe
de bouillons pailletés frissonnait dans la Vienne sous la légère
brise du soir, et faisait ressortir les plans bruns que présentaient
les toits du faubourg Saint-Étienne. Les clochers et les faîtes du
faubourg Saint-Martial, baignés de lumière, se mêlaient aux pampres des
treilles. Le doux murmure d’une ville de province à demi cachée dans
l’arc rentrant de la rivière, la douceur de l’air, tout contribuait à
plonger le prélat dans la quiétude exigée par tous les auteurs qui ont
écrit sur la digestion; ses yeux étaient machinalement attachés sur
la rive droite de la rivière, à l’endroit où les grandes ombres des
peupliers de l’île y atteignaient, du côté du faubourg Saint-Étienne,
les murs du clos où le double meurtre du vieux Pingret et de sa
servante avait été commis; mais quand sa petite félicité du moment fut
troublée par les difficultés que ses Grands-vicaires lui rappelèrent,
ses regards s’emplirent de pensées impénétrables. Les deux prêtres
attribuèrent cette distraction à l’ennui, tandis qu’au contraire le
prélat voyait dans les sables de la Vienne le mot de l’énigme alors
cherché par les Vanneaulx et par la Justice.

--Monseigneur, dit l’abbé de Grancour en abordant l’évêque, tout
est inutile, et nous aurons la douleur de voir mourir ce malheureux
Tascheron en impie, il vociférera les plus horribles imprécations
contre la religion, il accablera d’injures le pauvre abbé Pascal, il
crachera sur le crucifix, il reniera tout, même l’enfer.

--Il épouvantera le peuple, dit l’abbé Dutheil. Ce grand scandale et
l’horreur qu’il inspirera cacheront notre défaite et notre impuissance.
Aussi disais-je en venant, à monsieur de Grancour, que ce spectacle
rejettera plus d’un pécheur dans le sein de l’Église.

Troublé par ces paroles, l’évêque posa sur une table de bois rustique
la grappe de raisin où il picorait et s’essuya les doigts en faisant
signe de s’asseoir à ses deux Grands-vicaires.

--L’abbé Pascal s’y est mal pris, dit-il enfin.

--Il est malade de sa dernière scène à la prison, dit l’abbé de
Grancour. Sans son indisposition, nous l’eussions amené pour expliquer
les difficultés qui rendent impossibles toutes les tentatives que
monseigneur ordonnerait de faire.

--Le condamné chante à tue-tête des chansons obscènes aussitôt qu’il
aperçoit l’un de nous, et couvre de sa voix les paroles qu’on veut lui
faire entendre, dit un jeune prêtre assis auprès de l’Évêque.

Ce jeune homme doué d’une charmante physionomie tenait son bras droit
accoudé sur la table, sa main blanche tombait nonchalamment sur les
grappes de raisin parmi lesquelles il choisissait les grains les
plus roux, avec l’aisance et la familiarité d’un commensal ou d’un
favori. A la fois commensal et favori du prélat, ce jeune homme était
le frère cadet du baron de Rastignac, que des liens de famille et
d’affection attachaient à l’évêque de Limoges. Au fait des raisons de
fortune qui vouaient ce jeune homme à l’Église, l’Évêque l’avait pris
comme secrétaire particulier, pour lui donner le temps d’attendre une
occasion d’avancement. L’abbé Gabriel portait un nom qui le destinait
aux plus hautes dignités de l’Église.

--Y es-tu donc allé, mon fils? lui dit l’évêque.

--Oui, monseigneur, dès que je me suis montré, ce malheureux a vomi
contre vous et moi les plus dégoûtantes injures, il se conduit de
manière à rendre impossible la présence d’un prêtre auprès de lui.
Monseigneur veut-il me permettre de lui donner un conseil?

--Écoutons la sagesse que Dieu met quelquefois dans la bouche des
enfants, dit l’Évêque en souriant.

--N’a-t-il pas fait parler l’ânesse de Balaam? répondit vivement le
jeune abbé de Rastignac.

--Selon certains commentateurs, elle n’a pas trop su ce qu’elle disait,
répliqua l’Évêque en riant.

Les deux Grands-vicaires sourirent; d’abord la plaisanterie était de
monseigneur, puis elle raillait doucement le jeune abbé que jalousaient
les dignitaires et les ambitieux groupés autour du prélat.

--Mon avis, dit le jeune abbé, serait de prier monsieur de Grandville
de surseoir encore à l’exécution. Quand le condamné saura qu’il doit
quelques jours de retard à notre intercession, il feindra peut-être de
nous écouter, et s’il nous écoute...

--Il persistera dans sa conduite en voyant les bénéfices qu’elle lui
donne, dit l’Évêque en interrompant son favori. Messieurs, reprit-il
après un moment de silence, la ville connaît-elle ces détails?

--Quelle est la maison où l’on n’en parle pas? dit l’abbé de Grancour.
L’état où son dernier effort a mis le bon abbé Pascal est en ce moment
le sujet de toutes les conversations.

--Quand Tascheron doit-il être exécuté? demanda l’Évêque.

--Demain, jour de marché, répondit monsieur de Grancour.

--Messieurs, la religion ne saurait avoir le dessous, s’écria l’Évêque.
Plus l’attention est excitée par cette affaire, plus je tiens à
obtenir un triomphe éclatant. L’Église se trouve en des conjonctures
difficiles. Nous sommes obligés à faire des miracles dans une ville
industrielle où l’esprit de sédition contre les doctrines religieuses
et monarchiques a poussé des racines profondes, où le système d’examen
né du protestantisme et qui s’appelle aujourd’hui libéralisme, quitte à
prendre demain un autre nom, s’étend à toutes choses. Allez, messieurs,
chez monsieur de Grandville, il est tout à nous, dites-lui que nous
réclamons un sursis de quelques jours. J’irai voir ce malheureux.

--Vous! monseigneur, dit l’abbé de Rastignac. Si vous échouez,
n’aurez-vous pas compromis trop de choses. Vous ne devez y aller que
sûr du succès.

--Si monseigneur me permet de donner mon opinion, dit l’abbé Dutheil,
je crois pouvoir offrir un moyen d’assurer le triomphe de la religion
en cette triste circonstance.

Le prélat répondit par un signe d’assentiment un peu froid qui montrait
combien le Vicaire-général avait peu de crédit.

--Si quelqu’un peut avoir de l’empire sur cette âme rebelle et la
ramener à Dieu, dit l’abbé Dutheil en continuant, c’est le curé du
village où il est né, monsieur Bonnet.

--Un de vos protégés, dit l’Évêque.

--Monseigneur, monsieur le curé Bonnet est un de ces hommes qui se
protégent eux-mêmes et par leurs vertus militantes et par leurs travaux
évangéliques.

Cette réponse si modeste et si simple fut accueillie par un silence
qui eût gêné tout autre que l’abbé Dutheil; elle parlait des gens
méconnus, et les trois prêtres voulurent y voir un de ces humbles,
mais irréprochables sarcasmes habilement limés qui distinguent les
ecclésiastiques habitués, en disant ce qu’ils veulent dire, à observer
les règles les plus sévères. Il n’en était rien, l’abbé Dutheil ne
songeait jamais à lui.

--J’entends parler de saint Aristide depuis trop de temps, répondit
en souriant l’Évêque. Si je laissais cette lumière sous le boisseau,
il y aurait de ma part ou injustice ou prévention. Vos Libéraux
vantent votre monsieur Bonnet comme s’il appartenait à leur parti,
je veux juger moi-même cet apôtre rural. Allez, messieurs, chez le
Procureur-général demander de ma part un sursis, j’attendrai sa réponse
avant d’envoyer à Montégnac notre cher abbé Gabriel qui nous ramènera
ce saint homme. Nous mettrons Sa Béatitude à même de faire des miracles.

En entendant ce propos de prélat gentilhomme, l’abbé Dutheil rougit,
mais il ne voulut pas relever ce qu’il offrait de désobligeant pour
lui. Les deux Grands-vicaires saluèrent en silence et laissèrent
l’Évêque avec son favori.

--Les secrets de la confession que nous sollicitons sont sans doute
enterrés là, dit l’Évêque à son jeune abbé en lui montrant les ombres
des peupliers qui atteignaient une maison isolée, sise entre l’île et
le faubourg Saint-Étienne.

--Je l’ai toujours pensé, répondit Gabriel. Je ne suis pas juge, je
ne veux pas être espion; mais si j’eusse été magistrat, je saurais
le nom de la femme qui tremble à tout bruit, à toute parole, et dont
néanmoins le front doit rester calme et pur, sous peine d’accompagner
à l’échafaud le condamné. Elle n’a cependant rien à craindre: j’ai vu
l’homme, il emportera dans l’ombre le secret de ses ardentes amours.

--Petit rusé, dit l’Évêque en tortillant l’oreille de son secrétaire
et en lui désignant entre l’île et le faubourg Saint-Étienne l’espace
qu’une dernière flamme rouge du couchant illuminait et sur lequel les
yeux du jeune prêtre étaient fixés. La Justice aurait dû fouiller là,
n’est-ce pas?...

--Je suis allé voir ce criminel pour essayer sur lui l’effet de mes
soupçons; mais il est gardé par des espions: en parlant haut, j’eusse
compromis la personne pour laquelle il meurt.

--Taisons-nous, dit l’Évêque, nous ne sommes pas les hommes de la
Justice humaine. C’est assez d’une tête. D’ailleurs, ce secret
reviendra tôt ou tard à l’Église.

La perspicacité que l’habitude des méditations donne aux prêtres
était bien supérieure à celle du Parquet et de la Police. A force de
contempler du haut de leurs terrasses le théâtre du crime, le prélat
et son secrétaire avaient, à la vérité, fini par pénétrer des détails
encore ignorés, malgré les investigations de l’Instruction, et les
débats de la Cour d’assises. Monsieur de Grandville jouait au whist
chez madame Graslin, il fallut attendre son retour, sa décision ne
fut connue à l’Évêché que vers minuit. L’abbé Gabriel, à qui l’évêque
donna sa voiture, partit vers deux heures du matin pour Montégnac. Ce
pays, distant d’environ neuf lieues de la ville, est situé dans cette
partie du Limousin qui longe les montagnes de la Corrèze et avoisine
la Creuse. Le jeune abbé laissa donc Limoges en proie à toutes les
passions soulevées par le spectacle promis pour le lendemain, et qui
devait encore manquer.



CHAPITRE III.

LE CURÉ DE MONTÉGNAC.


Les prêtres et les dévots ont une tendance à observer, en fait
d’intérêt, les rigueurs légales. Est-ce pauvreté? est-ce un effet de
l’égoïsme auquel les condamne leur isolement et qui favorise en eux
la pente de l’homme à l’avarice? est-ce un calcul de la parcimonie
commandée par l’exercice de la Charité? Chaque caractère offre une
explication différente. Cachée souvent sous une bonhomie gracieuse,
souvent aussi sans détours, cette difficulté de fouiller à sa poche
se trahit surtout en voyage. Gabriel de Rastignac, le plus joli jeune
homme que depuis longtemps les autels eussent vu s’incliner sous leurs
tabernacles, ne donnait que trente sous de pourboire aux postillons, il
allait donc lentement. Les postillons mènent fort respectueusement les
évêques qui ne font que doubler le salaire accordé par l’ordonnance,
mais ils ne causent aucun dommage à la voiture épiscopale de peur
d’encourir quelque disgrâce. L’abbé Gabriel, qui voyageait seul pour
la première fois, disait d’une voix douce à chaque relais: «--Allez
donc plus vite, messieurs les postillons. --Nous ne jouons du fouet,
lui répondit un vieux postillon, que si les voyageurs jouent du pouce!»
Le jeune abbé s’enfonça dans le coin de la voiture sans pouvoir
s’expliquer cette réponse. Pour se distraire, il étudia le pays qu’il
traversait, et fit à pied plusieurs des côtes sur lesquelles serpente
la route de Bordeaux à Lyon.

A cinq lieues au delà de Limoges, après les gracieux versants de la
Vienne et les jolies prairies en pente du Limousin qui rappellent la
Suisse en quelques endroits, et particulièrement à Saint-Léonard, le
pays prend un aspect triste et mélancolique. Il se trouve alors de
vastes plaines incultes, des steppes sans herbe ni chevaux, mais bordés
à l’horizon par les hauteurs de la Corrèze. Ces montagnes n’offrent
aux yeux du voyageur ni l’élévation à pied droit des Alpes et leurs
sublimes déchirures, ni les gorges chaudes et les cimes désolées de
l’Apennin, ni le grandiose des Pyrénées; leurs ondulations, dues au
mouvement des eaux, accusent l’apaisement de la grande catastrophe
et le calme avec lequel les masses fluides se sont retirées. Cette
physionomie, commune à la plupart des mouvements de terrain en France,
a peut-être contribué autant que le climat à lui mériter le nom de
_douce_ que l’Europe lui a confirmé. Si cette plate transition, entre
les paysages du Limousin, ceux de la Marche et ceux de l’Auvergne,
présente au penseur et au poëte qui passent les images de l’infini,
l’effroi de quelques âmes; si elle pousse à la rêverie la femme qui
s’ennuie en voiture; pour l’habitant, cette nature est âpre, sauvage
et sans ressources. Le sol de ces grandes plaines grises est ingrat.
Le voisinage d’une capitale pourrait seul y renouveler le miracle qui
s’est opéré dans la Brie pendant les deux derniers siècles. Mais là,
manquent ces grandes résidences qui parfois vivifient ces déserts où
l’agronome voit des lacunes, où la civilisation gémit, où le touriste
ne trouve ni auberge ni ce qui le charme, le pittoresque. Les esprits
élevés ne haïssent pas ces landes, ombres nécessaires dans le vaste
tableau de la Nature. Récemment Cooper, ce talent si mélancolique, a
magnifiquement développé la poésie de ces solitudes dans _la Prairie_.
Ces espaces oubliés par la génération botanique, et que couvrent
d’infertiles débris minéraux, des cailloux roulés, des terres mortes,
sont des défis portés à la Civilisation. La France doit accepter la
solution de ces difficultés, comme les Anglais celles offertes par
l’Écosse où leur patiente, leur héroïque agriculture a changé les
plus arides bruyères en fermes productives. Laissées à leur sauvage
et primitif état, ces jachères sociales engendrent le découragement,
la paresse, la faiblesse par défaut de nourriture, et le crime
quand les besoins parlent trop haut. Ce peu de mots est l’histoire
ancienne de Montégnac. Que faire dans une vaste friche négligée par
l’Administration, abandonnée par la Noblesse, maudite par l’Industrie?
la guerre à la société qui méconnaît ses devoirs. Aussi les habitants
de Montégnac subsistaient-ils autrefois par le vol et par l’assassinat,
comme jadis les Écossais des hautes terres. A l’aspect du pays, un
penseur conçoit bien comment, vingt ans auparavant, les habitants de
ce village étaient en guerre avec la Société. Ce grand plateau, taillé
d’un côté par la vallée de la Vienne, de l’autre par les jolis vallons
de la Marche, puis par l’Auvergne et barré par les monts corréziens,
ressemble, agriculture à part, au plateau de la Beauce qui sépare le
bassin de la Loire du bassin de la Seine, à ceux de la Touraine et du
Berry, à tant d’autres qui sont comme des facettes à la surface de
la France, et assez nombreuses pour occuper les méditations des plus
grands administrateurs. Il est inouï qu’on se plaigne de l’ascension
constante des masses populaires vers les hauteurs sociales, et qu’un
gouvernement n’y trouve pas de remède, dans un pays où la Statistique
accuse plusieurs millions d’hectares en jachère dont certaines parties
offrent, comme en Berry, sept ou huit pieds d’humus. Beaucoup de ces
terrains, qui nourriraient des villages entiers, qui produiraient
immensément, appartiennent à des Communes rétives, lesquelles refusent
de les vendre aux spéculateurs pour conserver le droit d’y faire paître
une centaine de vaches. Sur tous ces terrains sans destination, est
écrit le mot _incapacité_. Toute terre a quelque fertilité spéciale. Ce
n’est ni les bras, ni les volontés qui manquent, mais la conscience et
le talent administratifs. En France, jusqu’à présent, ces plateaux ont
été sacrifiés aux vallées, le gouvernement a donné ses secours, a porté
ses soins là où les intérêts se protégeaient d’eux-mêmes. La plupart
de ces malheureuses solitudes manquent d’eau, premier principe de toute
production. Les brouillards qui pouvaient féconder ces terres grises et
mortes en y déchargeant leurs oxydes, les rasent rapidement, emportés
par le vent, faute d’arbres qui, partout ailleurs, les arrêtent et y
pompent des substances nourricières. Sur plusieurs points semblables,
planter, ce serait évangéliser. Séparés de la grande ville la plus
proche par une distance infranchissable pour des gens pauvres, et
qui mettait un désert entre elle et eux, n’ayant aucun débouché pour
leurs produits s’ils eussent produit quelque chose, jetés auprès d’une
forêt inexploitée qui leur donnait du bois et l’incertaine nourriture
du braconnage, les habitants étaient talonnés par la faim pendant
l’hiver. Les terres n’offrant pas le fond nécessaire à la culture du
blé, les malheureux n’avaient ni bestiaux, ni ustensiles aratoires, ils
vivaient de châtaignes. Enfin, ceux qui, en embrassant dans un muséum
l’ensemble des productions zoologiques, ont subi l’indicible mélancolie
que cause l’aspect des couleurs brunes qui marquent les produits
de l’Europe, comprendront peut-être combien la vue de ces plaines
grisâtres doit influer sur les dispositions morales par la désolante
pensée de l’infécondité qu’elles présentent incessamment. Il n’y a
là ni fraîcheur, ni ombrage, ni contraste, aucune des idées, aucun
des spectacles qui réjouissent le cœur. On y embrasserait un méchant
pommier rabougri comme un ami.

Une route départementale, récemment faite, enfilait cette plaine à
un point de bifurcation sur la grande route. Après quelques lieues,
se trouvait au pied d’une colline, comme son nom l’indiquait,
Montégnac, chef-lieu d’un canton où commence un des arrondissements
de la Haute-Vienne. La colline dépend de Montégnac qui réunit dans sa
circonscription la nature montagnarde et la nature des plaines. Cette
Commune est une petite Écosse avec ses basses et ses hautes terres.
Derrière la colline, au pied de laquelle gît le bourg, s’élève à une
lieue environ un premier pic de la chaîne corrézienne. Dans cet espace
s’étale la grande forêt dite de Montégnac, qui prend à la colline de
Montégnac, la descend, remplit les vallons et les coteaux arides,
pelés par grandes places, embrasse le pic et arrive jusqu’à la route
d’Aubusson par une langue dont la pointe meurt sur un escarpement de
ce chemin. L’escarpement domine une gorge par où passe la grande route
de Bordeaux à Lyon. Souvent les voitures, les voyageurs, les piétons
avaient été arrêtés au fond de cette gorge dangereuse par des voleurs
dont les coups de main demeuraient impunis: le site les favorisait, ils
gagnaient, par des sentiers à eux connus, les parties inaccessibles
de la forêt. Un pareil pays offrait peu de prise aux investigations
de la Justice. Personne n’y passait. Sans circulation, il ne saurait
exister ni commerce, ni industrie, ni échange d’idées, aucune espèce
de richesse: les merveilles physiques de la civilisation sont toujours
le résultat d’idées primitives appliquées. La pensée est constamment
le point de départ et le point d’arrivée de toute société. L’histoire
de Montégnac est une preuve de cet axiome de science sociale. Quand
l’administration put s’occuper des besoins urgents et matériels du
pays, elle rasa cette langue de forêt, y mit un poste de gendarmerie
qui accompagna la correspondance sur les deux relais; mais, à la honte
de la gendarmerie, ce fut la parole et non le glaive, le curé Bonnet et
non le brigadier Chervin qui gagna cette bataille civile, en changeant
le moral de la population. Ce curé, saisi pour ce pauvre pays d’une
tendresse religieuse, tenta de le régénérer, et parvint à son but.

Après avoir voyagé durant une heure dans ces plaines, alternativement
caillouteuses et poudreuses, où les perdrix allaient en paix par
compagnies, et faisaient entendre le bruit sourd et pesant de leurs
ailes en s’envolant à l’approche de la voiture, l’abbé Gabriel, comme
tous les voyageurs qui ont passé par là, vit poindre avec un certain
plaisir les toits du bourg. A l’entrée de Montégnac est un de ces
curieux relais de poste qui ne se voient qu’en France. Son indication
consiste en une planche de chêne sur laquelle un prétentieux postillon
a gravé ces mots: _Pauste o chevos_, noircis à l’encre, et attachée
par quatre clous au-dessus d’une misérable écurie sans aucun cheval.
La porte, presque toujours ouverte, a pour seuil une planche enfoncée
sur champ, pour garantir des inondations pluviales le sol de l’écurie,
plus bas que celui du chemin. Le désolé voyageur aperçoit des harnais
blancs, usés, raccommodés, près de céder au premier effort des chevaux.
Les chevaux sont au labour, au pré, toujours ailleurs que dans
l’écurie. Si par hasard ils sont dans l’écurie, ils mangent; s’ils ont
mangé, le postillon est chez sa tante ou chez sa cousine, il rentre des
foins ou il dort; personne ne sait où il est, il faut attendre qu’on
soit allé le chercher, il ne vient qu’après avoir fini sa besogne;
quand il est arrivé, il se passe un temps infini avant qu’il n’ait
trouvé une veste, son fouet, ou bricolé ses chevaux. Sur le pas de
la maison, une bonne grosse femme s’impatiente plus que le voyageur,
et, pour l’empêcher d’éclater, se donne plus de mouvement que ne s’en
donneront les chevaux. Elle vous représente la maîtresse de poste dont
le mari est aux champs. Le favori de monseigneur laissa sa voiture
devant une écurie de ce genre, dont les murs ressemblaient à une carte
de géographie, et dont la toiture en chaume, fleurie comme un parterre,
cédait sous le poids des joubarbes. Après avoir prié la maîtresse
de tout préparer pour son départ qui aurait lieu dans une heure, il
demanda le chemin du presbytère; la bonne femme lui montra entre deux
maisons une ruelle qui menait à l’église, le presbytère était auprès.

Pendant que le jeune abbé montait ce sentier plein de pierres et
encaissé par des haies, la maîtresse de poste questionnait le
postillon. Depuis Limoges, chaque postillon arrivant avait dit à
son confrère partant les conjectures de l’Évêché promulguées par le
postillon de la capitale. Ainsi, tandis qu’à Limoges les habitants se
levaient en s’entretenant de l’exécution de l’assassin du père Pingret,
sur toute la route, les gens de la campagne annonçaient la grâce de
l’innocent obtenue par l’Évêque, et jasaient sur les prétendues erreurs
de la justice humaine. Quand plus tard Jean-François serait exécuté,
peut-être devait-il être regardé comme un martyr.

Après avoir fait quelques pas en gravissant ce sentier rougi par les
feuilles de l’automne, noirs de mûrons et de prunelles, l’abbé Gabriel
se retourna par le mouvement machinal qui nous porte tous à prendre
connaissance des lieux où nous allons pour la première fois, espèce
de curiosité physique innée que partagent les chevaux et les chiens.
La situation de Montégnac lui fut expliquée par quelques sources
qu’épanche la colline et par une petite rivière le long de laquelle
passe la route départementale qui lie le chef-lieu de l’Arrondissement
à la Préfecture. Comme tous les villages de ce plateau, Montégnac est
bâti en terre séchée au soleil, et façonnée en carrés égaux. Après un
incendie, une habitation peut se trouver construite en briques. Les
toits sont en chaume. Tout y annonçait alors l’indigence. En avant de
Montégnac, s’étendaient plusieurs champs de seigle, de raves et de
pommes de terre, conquis sur la plaine. Au penchant de la colline,
il vit quelques prairies à irrigations où l’on élève ces célèbres
chevaux limousins, qui furent, dit-on, un legs des Arabes quand ils
descendirent des Pyrénées en France, pour expirer entre Poitiers et
Tours sous la hache des Francs que commandait Charles Martel. L’aspect
des hauteurs avait de la sécheresse. Des places brûlées, rougeâtres,
ardentes indiquaient la terre aride où se plaît le châtaignier. Les
eaux, soigneusement appliquées aux irrigations, ne vivifiaient que
les prairies bordées de châtaigniers, entourées de haies où croissait
cette herbe fine et rare, courte et quasi-sucrée qui produit cette race
de chevaux fiers et délicats, sans grande résistance à la fatigue,
mais brillants, excellents aux lieux où ils naissent, et sujets à
changer par leur transplantation. Quelques mûriers récemment apportés
indiquaient l’intention de cultiver la soie. Comme la plupart des
villages du monde, Montégnac n’avait qu’une seule rue, par où passait
la route. Mais il y avait un haut et un bas Montégnac, divisés chacun
par des ruelles tombant à angle droit sur la rue. Une rangée de maisons
assises sur la croupe de la colline, présentait le gai spectacle de
jardins étagés; leur entrée sur la rue nécessitait plusieurs degrés;
les unes avaient leurs escaliers en terre, d’autres en cailloux, et,
de ci de là, quelques vieilles femmes, assises, filant ou gardant les
enfants, animaient la scène, entretenaient la conversation entre le
haut et le bas Montégnac en se parlant à travers la rue ordinairement
paisible, et se renvoyaient assez rapidement les nouvelles d’un bout
à l’autre du bourg. Les jardins, pleins d’arbres fruitiers, de choux,
d’oignons, de légumes, avaient tous des ruches le long de leurs
terrasses. Puis une autre rangée de maisons à jardins inclinés sur la
rivière, dont le cours était marqué par de magnifiques chènevières et
par ceux d’entre les arbres fruitiers qui aiment les terres humides,
s’étendait parallèlement; quelques-unes, comme celle de la poste,
se trouvaient dans un creux et favorisaient ainsi l’industrie de
quelques tisserands; presque toutes étaient ombragées par des noyers,
l’arbre des terres fortes. De ce côté, dans le bout opposé à celui
de la grande plaine, était une habitation plus vaste et plus soignée
que les autres, autour de laquelle se groupaient d’autres maisons
également bien tenues. Ce hameau, séparé du bourg par ses jardins,
s’appelait déjà LES TASCHERONS, nom qu’il conserve aujourd’hui. La
Commune était peu de chose par elle-même; mais il en dépendait une
trentaine de métairies éparses. Dans la vallée, vers la rivière,
quelques _traînes_ semblables à celles de la Marche et du Berry,
indiquaient les cours d’eau, dessinaient leurs franges vertes autour
de cette commune, jetée là comme un vaisseau en pleine mer. Quand une
maison, une terre, un village, un pays, ont passé d’un état déplorable
à un état satisfaisant, sans être encore ni splendide ni même riche,
la vie semble si naturelle aux êtres vivants, qu’au premier abord,
le spectateur ne peut jamais deviner les efforts immenses, infinis
de petitesse, grandioses de persistance, le travail enterré dans les
fondations, les labours oubliés sur lesquels reposent les premiers
changements. Aussi ce spectacle ne parut-il pas extraordinaire au
jeune abbé quand il embrassa par un coup d’œil ce gracieux paysage.
Il ignorait l’état de ce pays avant l’arrivée du curé Bonnet. Il
fit quelques pas de plus en montant le sentier, et revit bientôt, à
une centaine de toises au-dessus des jardins dépendant des maisons
du Haut-Montégnac, l’église et le presbytère, qu’il avait aperçus
les premiers de loin, confusément mêlés aux ruines imposantes et
enveloppées par des plantes grimpantes du vieux castel de Montégnac,
une des résidences de la maison de Navarreins au douzième siècle.
Le presbytère, maison sans doute primitivement bâtie pour un garde
principal ou pour un intendant, s’annonçait par une longue et haute
terrasse plantée de tilleuls, d’où la vue planait sur le pays.
L’escalier de cette terrasse et les murs qui la soutenaient étaient
d’une ancienneté constatée par les ravages du temps. Les pierres de
l’escalier, déplacées par la force imperceptible mais continue de la
végétation, laissaient passer de hautes herbes et des plantes sauvages.
La mousse plate qui s’attache aux pierres avait appliqué son tapis vert
dragon sur la hauteur de chaque marche. Les nombreuses familles des
pariétaires, la camomille, les cheveux de Vénus sortaient par touffes
abondantes et variées entre les barbacanes de la muraille, lézardée
malgré son épaisseur. La botanique y avait jeté la plus élégante
tapisserie de fougères découpées, de gueules-de-loup violacées à
pistils d’or, de vipérines bleues, de cryptogames bruns, si bien que la
pierre semblait être un accessoire, et trouait cette fraîche tapisserie
à de rares intervalles. Sur cette terrasse, le buis dessinait les
figures géométriques d’un jardin d’agrément, encadré par la maison du
curé, au-dessus de laquelle le roc formait une marge blanchâtre ornée
d’arbres souffrants, et penchés comme un plumage. Les ruines du château
dominaient et cette maison et l’église. Ce presbytère, construit
en cailloux et en mortier, avait un étage surmonté d’un énorme toit
en pente à deux pignons, sous lequel s’étendaient des greniers sans
doute vides, vu le délabrement des lucarnes. Le rez-de-chaussée se
composait de deux chambres séparées par un corridor, au fond duquel
était un escalier de bois par lequel on montait au premier étage,
également composé de deux chambres. Une petite cuisine était adossée
à ce bâtiment du côté de la cour où se voyaient une écurie et une
étable parfaitement désertes, inutiles, abandonnées. Le jardin
potager séparait la maison de l’église. Une galerie en ruine allait
du presbytère à la sacristie. Quand le jeune abbé vit les quatre
croisées à vitrages en plomb, les murs bruns et moussus, la porte de
ce presbytère en bois brut fendillé comme un paquet d’allumettes,
loin d’être saisi par l’adorable naïveté de ces détails, par la grâce
des végétations qui garnissaient les toits, les appuis en bois pourri
des fenêtres, et les lézardes d’où s’échappaient de folles plantes
grimpantes, par les cordons de vignes dont les pampres vrillés et les
grappillons entraient par les fenêtres comme pour y apporter de riantes
idées, il se trouva très-heureux d’être évêque en perspective, plutôt
que curé de village. Cette maison toujours ouverte semblait appartenir
à tous. L’abbé Gabriel entra dans la salle qui communiquait avec la
cuisine, et y vit un pauvre mobilier: une table à quatre colonnes
torses en vieux chêne, un fauteuil en tapisserie, des chaises tout en
bois, un vieux bahut pour buffet. Personne dans la cuisine, excepté un
chat qui révélait une femme au logis. L’autre pièce servait de salon.
En y jetant un coup d’œil, le jeune prêtre aperçut des fauteuils en
bois naturel et couverts en tapisserie. La boiserie et les solives du
plafond étaient en châtaignier et d’un noir d’ébène. Il y avait une
horloge dans une caisse verte à fleurs peintes, une table ornée d’un
tapis vert usé, quelques chaises, et sur la cheminée deux flambeaux
entre lesquels était un enfant Jésus en cire, sous sa cage de verre.
La cheminée, revêtue de bois à moulures grossières, était cachée par
un devant en papier dont le sujet représentait le bon Pasteur avec
sa brebis sur l’épaule, sans doute le cadeau par lequel la fille du
maire ou du juge de paix avait voulu reconnaître les soins donnés à
son éducation. Le piteux état de la maison faisait peine à voir: les
murs, jadis blanchis à la chaux étaient décolorés par places, teints à
hauteur d’homme par des frottements; l’escalier à gros balustres et à
marches en bois, quoique proprement tenu, paraissait devoir trembler
sous le pied. Au fond, en face de la porte d’entrée, une autre porte
ouverte donnant sur le jardin potager permit à l’abbé de Rastignac
de mesurer le peu de largeur de ce jardin, encaissé comme par un mur
de fortification taillé dans la pierre blanchâtre et friable de la
montagne que tapissaient de riches espaliers, de longues treilles mal
entretenues, et dont toutes les feuilles étaient dévorées de lèpre. Il
revint sur ses pas, se promena dans les allées du premier jardin d’où
se découvrit à ses yeux, par-dessus le village, le magnifique spectacle
de la vallée, véritable oasis située au bord des vastes plaines qui,
voilées par les légères brumes du matin, ressemblaient à une mer calme.
En arrière, on apercevait d’un côté les vastes repoussoirs de la forêt
bronzée, et de l’autre, l’église, les ruines du château perchées sur
le roc, mais qui se détachaient vivement sur le bleu de l’Ether. En
faisant crier sous ses pas le sable des petites allées en étoile, en
rond, en losange, l’abbé Gabriel regarda tour à tour le village où les
habitants réunis par groupes l’examinaient déjà, puis cette vallée
fraîche avec ses chemins épineux, sa rivière bordée de saules si bien
opposée à l’infini des plaines; il fut alors saisi par des sensations
qui changèrent la nature de ses idées, il admira le calme de ces lieux,
il fut soumis à l’influence de cet air pur, à la paix inspirée par la
révélation d’une vie ramenée vers la simplicité biblique; il entrevit
confusément les beautés de cette cure où il rentra pour en examiner
les détails avec une curiosité sérieuse. Une petite fille, sans doute
chargée de garder la maison, mais occupée à picorer dans le jardin,
entendit, sur les grands carreaux qui dallaient les deux salles basses,
les pas d’un homme chaussé de souliers craquant. Elle vint. Étonnée
d’être surprise un fruit à la main, un autre entre les dents, elle ne
répondit rien aux questions de ce beau, jeune, mignon abbé. La petite
n’avait jamais cru qu’il pût exister un abbé semblable, éclatant de
linge en batiste, tiré à quatre épingles, vêtu de beau drap noir, sans
une tache ni un pli.

--Monsieur Bonnet, dit-elle enfin, monsieur Bonnet dit la messe, et
mademoiselle Ursule est à l’église.

L’abbé Gabriel n’avait pas vu la galerie par laquelle le presbytère
communiquait à l’église, il regagna le sentier pour y entrer par
la porte principale. Cette espèce de porche en auvent regardait le
village, on y parvenait par des degrés en pierres disjointes et usées
qui dominaient une place ravinée par les eaux et ornée de ces gros
ormes dont la plantation fut ordonnée par le protestant Sully. Cette
église, une des plus pauvres églises de France où il y en a de bien
pauvres, ressemblait à ces énormes granges qui ont au-dessus de leur
porte un toit avancé soutenu par des piliers de bois ou de briques.
Bâtie en cailloux et en mortier, comme la maison du curé, flanquée d’un
clocher carré sans flèche et couvert en grosses tuiles rondes, cette
église avait pour ornements extérieurs les plus riches créations de la
Sculpture, mais enrichies de lumière et d’ombres, fouillées, massées et
colorées par la Nature qui s’y entend aussi bien que Michel-Ange. Des
deux côtés, le lierre embrassait les murailles de ses tiges nerveuses
en dessinant à travers son feuillage autant de veines qu’il s’en
trouve sur un écorché. Ce manteau, jeté par le Temps pour couvrir les
blessures qu’il avait faites, était diapré par les fleurs d’automne
nées dans les crevasses, et donnait asile à des oiseaux qui chantaient.
La fenêtre en rosace, au-dessus de l’auvent du porche, était enveloppée
de campanules bleues comme la première page d’un missel richement
peint. Le flanc qui communiquait avec la cure, à l’exposition du nord,
était moins fleuri, la muraille s’y voyait grise et rouge par grandes
places où s’étalaient des mousses; mais l’autre flanc et le chevet
entourés par le cimetière offraient des floraisons abondantes et
variées. Quelques arbres, entre autres un amandier, un des emblèmes de
l’espérance, s’étaient logés dans les lézardes. Deux pins gigantesques
adossés au chevet servaient de paratonnerres. Le cimetière, bordé
d’un petit mur en ruine que ses propres décombres maintenaient à
hauteur d’appui, avait pour ornement une croix en fer montée sur un
socle, garnie de buis bénit à Pâques par une de ces touchantes pensées
chrétiennes oubliées dans les villes. Le curé de village est le seul
prêtre qui vienne dire à ses morts au jour de la résurrection pascale:
--Vous revivrez heureux! Çà et là quelques croix pourries jalonnaient
les éminences couvertes d’herbes.

L’intérieur s’harmoniait parfaitement au négligé poétique de cet humble
extérieur dont le luxe était fourni par le Temps, charitable une fois.
Au dedans, l’œil s’attachait d’abord à la toiture, intérieurement
doublée en châtaignier auquel l’âge avait donné les plus riches tons
des vieux bois de l’Europe, et que soutenaient, à des distances égales,
de nerveux supports appuyés sur des poutres transversales. Les quatre
murs blanchis à la chaux n’avaient aucun ornement. La misère rendait
cette paroisse iconoclaste sans le savoir. L’église, carrelée et
garnie de bancs, était éclairée par quatre croisées latérales en
ogive, à vitrages en plomb. L’autel, en forme de tombeau, avait pour
ornement un grand crucifix au-dessus d’un tabernacle en noyer décoré
de quelques moulures propres et luisantes, huit flambeaux à cierges
économiques en bois peint en blanc, puis deux vases en porcelaine
pleins de fleurs artificielles, que le portier d’un agent de change
aurait rebutés, et desquels Dieu se contentait. La lampe du sanctuaire
était une veilleuse placée dans un ancien bénitier portatif en cuivre
argenté, suspendu par des cordes en soie qui venaient de quelque
château démoli. Les fonts baptismaux étaient en bois comme la chaire
et comme une espèce de cage pour les marguilliers, les patriciens du
bourg. Un autel de la Vierge offrait à l’admiration publique deux
lithographies coloriées, encadrées dans un petit cadre doré. Il était
peint en blanc, décoré de fleurs artificielles plantées dans des
vases tournés en bois doré, et recouvert par une nappe festonnée de
méchantes dentelles rousses. Au fond de l’église, une longue croisée
voilée par un grand rideau en calicot rouge, produisait un effet
magique. Ce riche manteau de pourpre jetait une teinte rose sur les
murs blanchis à la chaux, il semblait qu’une pensée divine rayonnât de
l’autel et embrassât cette pauvre nef pour la réchauffer. Le couloir
qui conduisait à la sacristie offrait sur une de ses parois le patron
du village, un grand saint Jean-Baptiste avec son mouton, sculptés en
bois et horriblement peints. Malgré tant de pauvreté, cette église ne
manquait pas des douces harmonies qui plaisent aux belles âmes, et
que les couleurs mettent si bien en relief. Les riches teintes brunes
du bois relevaient admirablement le blanc pur des murailles, et se
mariaient sans discordance à la pourpre triomphale jetée sur le chevet.
Cette sévère trinité de couleurs rappelait la grande pensée catholique.
A l’aspect de cette chétive maison de Dieu, si le premier sentiment
était la surprise, il était suivi d’une admiration mêlée de pitié:
n’exprimait-elle pas la misère du pays? ne s’accordait-elle pas à la
simplicité naïve du presbytère? Elle était d’ailleurs propre et bien
tenue. On y respirait comme un parfum de vertus champêtres, rien n’y
trahissait l’abandon. Quoique rustique et simple, elle était habitée
par la Prière, elle avait une âme, on le sentait sans s’expliquer
comment.

L’abbé Gabriel se glissa doucement pour ne point troubler le
recueillement de deux groupes placés en haut des bancs, auprès du
maître-autel, qui était séparé de la nef à l’endroit où pendait
la lampe, par une balustrade assez grossière, toujours en bois de
châtaignier, et garnie de la nappe destinée à la communion. De chaque
côté de la nef, une vingtaine de paysans et de paysannes, plongés dans
la prière la plus fervente, ne firent aucune attention à l’étranger
quand il monta le chemin étroit qui divisait les deux rangées de bancs.
Arrivé sous la lampe, endroit d’où il pouvait voir les deux petites
nefs qui figuraient la croix, et dont l’une conduisait à la sacristie,
l’autre au cimetière, l’abbé Gabriel aperçut du côté du cimetière une
famille vêtue de noir, et agenouillée sur le carreau; ces deux parties
de l’église n’avaient pas de bancs. Le jeune abbé se prosterna sur la
marche de la balustrade qui séparait le chœur de la nef, et se mit à
prier, en examinant par un regard oblique ce spectacle qui lui fut
bientôt expliqué.

L’évangile était dit. Le curé quitta sa chasuble et descendit de
l’autel pour venir à la balustrade. Le jeune abbé, qui prévit ce
mouvement, s’adossa au mur avant que monsieur Bonnet ne pût le voir.
Dix heures sonnaient.

--Mes frères, dit le curé d’une voix émue, en ce moment même, un enfant
de cette paroisse va payer sa dette à la justice humaine en subissant
le dernier supplice, nous offrons le saint sacrifice de la messe pour
le repos de son âme. Unissons nos prières afin d’obtenir de Dieu
qu’il n’abandonne pas cet enfant dans ses derniers moments, et que
son repentir lui mérite dans le ciel la grâce qui lui a été refusée
ici-bas. La perte de ce malheureux, un de ceux sur lesquels nous avions
le plus compté pour donner de bons exemples, ne peut être attribuée
qu’à la méconnaissance des principes religieux...

Le curé fut interrompu par des sanglots qui partaient du groupe formé
par la famille en deuil, et dans lequel le jeune prêtre, à ce surcroît
d’affliction, reconnut la famille Tascheron, sans l’avoir jamais vue.
D’abord étaient collés contre la muraille deux vieillards au moins
septuagénaires, deux figures à rides profondes et immobiles, bistrées
comme un bronze florentin. Ces deux personnages, stoïquement debout
comme des statues dans leurs vieux vêtements rapetassés, devaient
être le grand-père et la grand’mère du condamné. Leurs yeux rougis
et vitreux semblaient pleurer du sang, leurs bras tremblaient tant,
que les bâtons sur lesquels ils s’appuyaient rendaient un léger bruit
sur le carreau. Après eux, le père et la mère, le visage caché dans
leurs mouchoirs, fondaient en larmes. Autour de ces quatre chefs de
la famille, se tenaient à genoux deux sœurs mariées, accompagnées de
leurs maris. Puis, trois fils stupides de douleur. Cinq petits enfants
agenouillés, dont le plus âgé n’avait que sept ans, ne comprenaient
sans doute point ce dont il s’agissait, ils regardaient, ils écoutaient
avec la curiosité torpide en apparence qui distingue le paysan, mais
qui est l’observation des choses physiques poussée au plus haut degré.
Enfin, la pauvre fille emprisonnée par un désir de la justice, la
dernière venue, cette Denise, martyre de son amour fraternel, écoutait
d’un air qui tenait à la fois de l’égarement et de l’incrédulité. Pour
elle, son frère ne pouvait pas mourir. Elle représentait admirablement
celle des trois Marie qui ne croyait pas à la mort du Christ, tout en
en partageant l’agonie. Pâle, les yeux secs, comme le sont ceux des
personnes qui ont beaucoup veillé, sa fraîcheur était déjà flétrie
moins par les travaux champêtres que par le chagrin; mais elle avait
encore la beauté des filles de la campagne, des formes pleines et
rebondies, de beaux bras rouges, une figure toute ronde, des yeux
purs, allumés en ce moment par l’éclair du désespoir. Sous le cou, à
plusieurs places, une chair ferme et blanche que le soleil n’avait pas
brunie annonçait une riche carnation, une blancheur cachée. Les deux
filles mariées pleuraient; leurs maris, cultivateurs, patients, étaient
graves. Les trois autres garçons, profondément tristes, tenaient leurs
yeux abaissés vers la terre. Dans ce tableau horrible de résignation
et de douleur sans espoir, Denise et sa mère offraient seules une
teinte de révolte. Les autres habitants s’associaient à l’affliction
de cette famille respectable par une sincère et pieuse commisération
qui donnait à tous les visages la même expression, et qui monta jusqu’à
l’effroi quand les quelques phrases du curé firent comprendre qu’en
ce moment le couteau tombait sur la tête de ce jeune homme que tous
connaissaient, avaient vu naître, avaient jugé sans doute incapable de
commettre un crime. Les sanglots qui interrompirent la simple et courte
allocution que le prêtre devait faire à ses ouailles, le troublèrent
à un point qu’il la cessa promptement, en les invitant à prier avec
ferveur. Quoique ce spectacle ne fût pas de nature à surprendre
un prêtre, Gabriel de Rastignac était trop jeune pour ne pas être
profondément touché. Il n’avait pas encore exercé les vertus du prêtre,
il se savait appelé à d’autres destinées, il n’avait pas à aller sur
toutes les brèches sociales où le cœur saigne à la vue des maux qui
les encombrent; sa mission était celle du haut clergé qui maintient
l’esprit de sacrifice, représente l’intelligence élevée de l’Église,
et dans les occasions d’éclat déploie ces mêmes vertus sur de plus
grands théâtres, comme les illustres évêques de Marseille et de Meaux,
comme les archevêques d’Arles et de Cambrai. Cette petite assemblée de
gens de la campagne pleurant et priant pour celui qu’ils supposaient
supplicié dans une grande place publique, devant des milliers de gens
venus de toutes parts pour agrandir encore le supplice par une honte
immense; ce faible contre-poids de sympathies et de prières, opposé
à cette multitude de curiosités féroces et de justes malédictions,
était de nature à émouvoir, surtout dans cette pauvre église. L’abbé
Gabriel fut tenté d’aller dire aux Tascheron: Votre fils, votre frère
a obtenu un sursis. Mais il eut peur de troubler la messe, il savait
d’ailleurs que ce sursis n’empêcherait pas l’exécution. Au lieu de
suivre l’office, il fut irrésistiblement entraîné à observer le pasteur
de qui l’on attendait le miracle de la conversion du criminel.

Sur l’échantillon du presbytère, Gabriel de Rastignac s’était fait
un portrait imaginaire de monsieur Bonnet: un homme gros et court, à
figure forte et rouge, un rude travailleur à demi paysan, hâlé par
le soleil. Loin de là, l’abbé rencontra son égal. De petite taille
et débile en apparence, monsieur Bonnet frappait tout d’abord par
le visage passionné qu’on suppose à l’apôtre: une figure presque
triangulaire commencée par un large front sillonné de plis, achevée
des tempes à la pointe du menton par les deux lignes maigres que
dessinaient ses joues creuses. Dans cette figure endolorie par un
teint jaune comme la cire d’un cierge, éclataient deux yeux d’un
bleu lumineux de foi, brûlant d’espérance vive. Elle était également
partagée par un nez long, mince et droit, à narines bien coupées,
sous lequel parlait toujours, même fermée, une bouche large à lèvres
prononcées, et d’où il sortait une de ces voix qui vont au cœur. La
chevelure châtaine, rare, fine et lisse sur la tête, annonçait un
tempérament pauvre, soutenu seulement par un régime sobre. La volonté
faisait toute la force de cet homme. Telles étaient ses distinctions.
Ses mains courtes eussent indiqué chez tout autre une pente vers de
grossiers plaisirs, et peut-être avait-il, comme Socrate, vaincu ses
mauvais penchants. Sa maigreur était disgracieuse. Ses épaules se
voyaient trop. Ses genoux semblaient cagneux. Le buste trop développé
relativement aux extrémités lui donnait l’air d’un bossu sans bosse. En
somme, il devait déplaire.

Les gens à qui les miracles de la Pensée, de la Foi, de l’Art sont
connus, pouvaient seuls adorer ce regard enflammé du martyr, cette
pâleur de la constance et cette voix de l’amour qui distinguaient le
curé Bonnet. Cet homme, digne de la primitive Église qui n’existe
plus que dans les tableaux du seizième siècle et dans les pages
du martyrologe, était marqué du sceau des grandeurs humaines qui
approchent le plus des grandeurs divines, par la Conviction dont le
relief indéfinissable embellit les figures les plus vulgaires, dore
d’une teinte chaude le visage des hommes voués à un Culte quelconque,
comme il relève d’une sorte de lumière la figure de la femme glorieuse
de quelque bel amour. La Conviction est la volonté humaine arrivée à sa
plus grande puissance. Tout à la fois effet et cause, elle impressionne
les âmes les plus froides, elle est une sorte d’éloquence muette qui
saisit les masses.

En descendant de l’autel, le curé rencontra le regard de l’abbé
Gabriel; il le reconnut, et quand le secrétaire de l’Évêché se présenta
dans la sacristie, Ursule, à laquelle son maître avait donné déjà ses
ordres, y était seule et invita le jeune abbé à la suivre.

--Monsieur, dit Ursule, femme d’un âge canonique, en emmenant l’abbé
de Rastignac par la galerie dans le jardin, monsieur le curé m’a
dit de vous demander si vous aviez déjeuné. Vous avez dû partir de
grand matin de Limoges, pour être ici à dix heures, je vais donc tout
préparer pour le déjeuner. Monsieur l’abbé ne trouvera pas ici la table
de monseigneur; mais nous ferons de notre mieux. Monsieur Bonnet ne
tardera pas à revenir, il est allé consoler ces pauvres gens... les
Tascheron... Voici la journée où leur fils éprouve un bien terrible
accident...

--Mais, dit enfin l’abbé Gabriel, où est la maison de ces braves
gens? je dois emmener monsieur Bonnet à l’instant à Limoges d’après
l’ordre de monseigneur. Ce malheureux ne sera pas exécuté aujourd’hui,
monseigneur a obtenu un sursis...

--Ah! dit Ursule à qui la langue démangeait d’avoir à répandre
cette nouvelle, monsieur a bien le temps d’aller leur porter cette
consolation pendant que je vais apprêter le déjeuner, la maison aux
Tascheron est au bout du village. Suivez le sentier qui passe au bas de
la terrasse, il vous y conduira.

Quand Ursule eut perdu de vue l’abbé Gabriel, elle descendit pour
semer cette nouvelle dans le village, en y allant chercher les choses
nécessaires au déjeuner.

Le curé avait brusquement appris à l’église une résolution désespérée
inspirée aux Tascheron par le rejet du pourvoi en cassation. Ces braves
gens quittaient le pays, et devaient, dans cette matinée, recevoir le
prix de leurs biens vendus à l’avance. La vente avait exigé des délais
et des formalités imprévus par eux. Forcés de rester dans le pays
depuis la condamnation de Jean-François, chaque jour avait été pour eux
un calice d’amertume à boire. Ce projet accompli si mystérieusement
ne transpira que la veille du jour où l’exécution devait avoir lieu.
Les Tascheron crurent pouvoir quitter le pays avant cette fatale
journée; mais l’acquéreur de leurs biens était un homme étranger au
canton, un Corrézien à qui leurs motifs étaient indifférents, et qui
d’ailleurs avait éprouvé des retards dans la rentrée de ses fonds.
Ainsi la famille était obligée de subir son malheur jusqu’au bout. Le
sentiment qui dictait cette expatriation était si violent dans ces
âmes simples, peu habituées à des transactions avec la conscience, que
le grand-père et la grand’mère, les filles et leurs maris, le père
et la mère, tout ce qui portait le nom de Tascheron ou leur était
allié de près, quittait le pays. Cette émigration peinait toute la
commune. Le maire était venu prier le curé d’essayer de retenir ces
braves gens. Selon la loi nouvelle, le père n’est plus responsable
du fils, et le crime du père n’entache plus sa famille. En harmonie
avec les différentes émancipations qui ont tant affaibli la puissance
paternelle, ce système a fait triompher l’individualisme qui dévore la
Société moderne. Aussi le penseur aux choses d’avenir voit-il l’esprit
de famille détruit, là où les rédacteurs du nouveau code ont mis le
libre arbitre et l’égalité. La famille sera toujours la base des
sociétés. Nécessairement temporaire, incessamment divisée, recomposée
pour se dissoudre encore, sans liens entre l’avenir et le passé, la
famille d’autrefois n’existe plus en France. Ceux qui ont procédé à la
démolition de l’ancien édifice ont été logiques en partageant également
les biens de la famille, en amoindrissant l’autorité du père, en
faisant de tout enfant le chef d’une nouvelle famille, en supprimant
les grandes responsabilités, mais l’État social reconstruit est-il
aussi solide avec ses jeunes lois, encore sans longues épreuves, que la
monarchie l’était malgré ses anciens abus? En perdant la solidarité
des familles, la Société a perdu cette force fondamentale que
Montesquieu avait découverte et nommée _l’Honneur_. Elle a tout isolé
pour mieux dominer, elle a tout partagé pour affaiblir. Elle règne
sur des unités, sur des chiffres agglomérés comme des grains de blé
dans un tas. Les Intérêts généraux peuvent-ils remplacer les Familles?
le Temps a le mot de cette grande question. Néanmoins la vieille loi
subsiste, elle a poussé des racines si profondes que vous en retrouvez
de vivaces dans les régions populaires. Il est encore des coins de
province où ce qu’on nomme le préjugé subsiste, où la famille souffre
du crime d’un de ses enfants, ou d’un de ses pères. Cette croyance
rendait le pays inhabitable aux Tascheron. Leur profonde religion
les avait amenés à l’église le matin: était-il possible de laisser
dire, sans y participer, la messe offerte à Dieu pour lui demander
d’inspirer à leur fils un repentir qui le rendît à la vie éternelle,
et d’ailleurs ne devaient-ils pas faire leurs adieux à l’autel de leur
village. Mais le projet était consommé. Quand le curé, qui les suivit,
entra dans leur principale maison, il trouva les sacs préparés pour le
voyage. L’acquéreur attendait ses vendeurs avec leur argent. Le notaire
achevait de dresser les quittances. Dans la cour, derrière la maison,
une carriole attelée devait emmener les vieillards avec l’argent, et la
mère de Jean-François. Le reste de la famille comptait partir à pied
nuitamment.

Au moment où le jeune abbé entra dans la salle basse où se trouvaient
réunis tous ces personnages, le curé de Montégnac avait épuisé les
ressources de son éloquence. Les deux vieillards, insensibles à force
de douleur, étaient accroupis dans un coin sur leurs sacs en regardant
leur vieille maison héréditaire, ses meubles et l’acquéreur, et se
regardant tour à tour comme pour se dire: Avons-nous jamais cru que
pareil événement pût arriver? Ces vieillards qui, depuis longtemps,
avaient résigné leur autorité à leur fils, le père du criminel,
étaient, comme de vieux rois après leur abdication, redescendus au rôle
passif des sujets et des enfants. Tascheron était debout, il écoutait
le pasteur auquel il répondait à voix basse par des monosyllabes. Cet
homme, âgé d’environ quarante-huit ans, avait cette belle figure que
Titien a trouvée pour tous ses apôtres: une figure de foi, de probité
sérieuse et réfléchie, un profil sévère, un nez coupé en angle droit,
des yeux bleus, un front noble, des traits réguliers, des cheveux noirs
et crépus, résistants, plantés avec cette symétrie qui donne du charme
à ces figures brunies par les travaux en plein air. Il était facile de
voir que les raisonnements du curé se brisaient devant une inflexible
volonté. Denise était appuyée contre la huche au pain, regardant le
notaire qui se servait de ce meuble comme d’une table à écrire, et à
qui l’on avait donné le fauteuil de la grand’mère. L’acquéreur était
assis sur une chaise à côté du tabellion. Les deux sœurs mariées
mettaient la nappe sur la table et servaient le dernier repas que les
ancêtres allaient offrir et faire dans leur maison, dans leur pays,
avant d’aller sous des cieux inconnus. Les hommes étaient à demi assis
sur un grand lit de serge verte. La mère, occupée à la cheminée, y
battait une omelette. Les petits-enfants encombraient la porte devant
laquelle était la famille de l’acquéreur. La vieille salle enfumée,
à solives noires, et par la fenêtre de laquelle se voyait un jardin
bien cultivé dont tous les arbres avaient été plantés par ces deux
septuagénaires, était en harmonie avec leurs douleurs concentrées,
qui se lisaient en tant d’expressions différentes sur ces visages. Le
repas était surtout apprêté pour le notaire, pour l’acquéreur, pour
les enfants et les hommes. Le père et la mère, Denise et ses sœurs
avaient le cœur trop serré pour satisfaire leur faim. Il y avait une
haute et cruelle résignation dans ces derniers devoirs de l’hospitalité
champêtre accomplis. Les Tascheron, ces hommes antiques, finissaient
comme on commence, en faisant les honneurs du logis. Ce tableau
sans emphase et néanmoins plein de solennité frappa les regards du
secrétaire de l’Évêché quand il vint apprendre au curé de Montégnac les
intentions du prélat.

--Le fils de ce brave homme vit encore, dit Gabriel au curé.

A cette parole, comprise par tous au milieu du silence, les deux
vieillards se dressèrent sur leurs pieds, comme si la trompette du
Jugement dernier eût sonné. La mère laissa tomber sa poêle dans le
feu. Denise jeta un cri de joie. Tous les autres demeurèrent dans une
stupéfaction qui les pétrifia.

--Jean-François a sa grâce, cria tout à coup le village entier qui se
rua vers la maison des Tascheron. C’est monseigneur l’évêque qui...

--Je savais bien qu’il était innocent, dit la mère.

--Cela n’empêche pas l’affaire, dit l’acquéreur au notaire qui lui
répondit par un signe satisfaisant.

L’abbé Gabriel devint en un moment le point de mire de tous les
regards, sa tristesse fit soupçonner une erreur, et pour ne pas
la dissiper lui-même, il sortit suivi du curé, se plaça en dehors
de la maison pour renvoyer la foule en disant aux premiers qui
l’environnèrent que l’exécution n’était que remise. Le tumulte fut donc
aussitôt remplacé par un horrible silence. Au moment où l’abbé Gabriel
et le curé revinrent, ils virent sur tous les visages l’expression
d’une horrible douleur, le silence du village avait été deviné.

--Mes amis, Jean-François n’a pas obtenu sa grâce, dit le jeune abbé
voyant que le coup était porté; mais l’état de son âme a tellement
inquiété monseigneur, qu’il a fait retarder le dernier jour de votre
fils pour au moins le sauver dans l’éternité.

--Il vit donc, s’écria Denise.

Le jeune abbé prit à part le curé pour lui expliquer la situation
périlleuse où l’impiété de son paroissien mettait la religion, et ce
que l’évêque attendait de lui.

--Monseigneur exige ma mort, répondit le curé. J’ai déjà refusé à
cette famille affligée d’aller assister ce malheureux enfant. Cette
conférence et le spectacle qui m’attendrait me briseraient comme un
verre. A chacun son œuvre. La faiblesse de mes organes, ou plutôt
la trop grande mobilité de mon organisation nerveuse, m’interdit
d’exercer ces fonctions de notre ministère. Je suis resté simple curé
de village pour être utile à mes semblables dans la sphère où je puis
accomplir une vie chrétienne. Je me suis bien consulté pour satisfaire
et cette vertueuse famille et mes devoirs de pasteur envers ce pauvre
enfant; mais à la seule pensée de monter avec lui sur la charrette des
criminels, à la seule idée d’assister aux fatals apprêts, je sens un
frisson de mort dans mes veines. On ne saurait exiger cela d’une mère,
et pensez, monsieur, qu’il est né dans le sein de ma pauvre église.

--Ainsi, dit l’abbé Gabriel, vous refusez d’obéir à monseigneur?

--Monseigneur ignore l’état de ma santé, il ne sait pas que chez moi la
nature s’oppose... dit monsieur Bonnet en regardant le jeune abbé.

--Il y a des moments où, comme Belzunce à Marseille, nous devons
affronter des morts certaines, lui répliqua l’abbé Gabriel en
l’interrompant.

En ce moment le curé sentit sa soutane tirée par une main, il entendit
des pleurs, se retourna, et vit toute la famille agenouillée. Vieux et
jeunes, petits et grands, hommes et femmes, tous tendaient des mains
suppliantes. Il y eut un seul cri quand il leur montra sa face ardente.

--Sauvez au moins son âme!

La vieille grand’mère avait tiré le bas de la soutane, et l’avait
mouillée de ses larmes.

--J’obéirai, monsieur.

Cette parole dite, le curé fut forcé de s’asseoir, tant il tremblait
sur ses jambes. Le jeune secrétaire expliqua dans quel état de frénésie
était Jean-François.

--Croyez-vous, dit l’abbé Gabriel en terminant, que la vue de sa jeune
sœur puisse le faire chanceler?

--Oui, certes, répondit le curé. Denise, vous nous accompagnerez.

--Et moi aussi, dit la mère.

--Non, s’écria le père. Cet enfant n’existe plus, vous le savez. Aucun
de nous ne le verra.

--Ne vous opposez pas à son salut, dit le jeune abbé, vous seriez
responsable de son âme en nous refusant les moyens de l’attendrir. En
ce moment, sa mort peut devenir encore plus préjudiciable que ne l’a
été sa vie.

--Elle ira, dit le père. Ce sera sa punition pour s’être opposée à
toutes les corrections que je voulais infliger à son garçon!

L’abbé Gabriel et monsieur Bonnet revinrent au presbytère, où Denise
et sa mère furent invitées à se trouver au moment du départ des deux
ecclésiastiques pour Limoges. En cheminant le long de ce sentier qui
suivait les contours du Haut-Montégnac, le jeune homme put examiner,
moins superficiellement qu’à l’église, le curé si fort vanté par le
Vicaire-général; il fut influencé promptement en sa faveur par des
manières simples et pleines de dignité, par cette voix pleine de magie,
par des paroles en harmonie avec la voix. Le curé n’était allé qu’une
seule fois à l’Évêché depuis que le prélat avait pris Gabriel de
Rastignac pour secrétaire, à peine avait-il entrevu ce favori destiné
à l’épiscopat, mais il savait quelle était son influence; néanmoins il
se conduisit avec une aménité digne, où se trahissait l’indépendance
souveraine que l’Église accorde aux curés dans leurs paroisses. Les
sentiments du jeune abbé, loin d’animer sa figure, y imprimèrent un air
sévère; elle demeura plus que froide, elle glaçait. Un homme capable
de changer le moral d’une population devait être doué d’un esprit
d’observation quelconque, être plus ou moins physionomiste; mais quand
le curé n’eût possédé que la science du bien, il venait de prouver une
sensibilité rare, il fut donc frappé de la froideur par laquelle le
secrétaire de l’Évêque accueillait ses avances et ses aménités. Forcé
d’attribuer ce dédain à quelque mécontentement secret, il cherchait
en lui-même comment il avait pu le blesser, en quoi sa conduite était
reprochable aux yeux de ses supérieurs. Il y eut un moment de silence
gênant que l’abbé de Rastignac rompit par une interrogation pleine de
morgue aristocratique.

--Vous avez une bien pauvre église, monsieur le curé?

--Elle est trop petite, répondit monsieur Bonnet. Aux grandes fêtes,
les vieillards mettent des bancs sous le porche, les jeunes gens sont
debout en cercle sur la place; mais il règne un tel silence, que ceux
du dehors peuvent entendre ma voix.

Gabriel garda le silence pendant quelques instants. --Si les habitants
sont si religieux, comment la laissez-vous dans un pareil état de
nudité? reprit-il.

--Hélas! monsieur, je n’ai pas le courage d’y dépenser des sommes qui
peuvent secourir les pauvres. Les pauvres sont l’église. D’ailleurs, je
ne craindrais pas la visite de Monseigneur par un jour de Fête-Dieu!
les pauvres rendent alors ce qu’ils ont à l’Église! N’avez-vous pas vu,
monsieur, les clous qui sont de distance en distance dans les murs?
ils servent à y fixer une espèce de treillage en fil de fer où les
femmes attachent des bouquets. L’église est alors en entier revêtue de
fleurs qui restent fleuries jusqu’au soir. Ma pauvre église, que vous
trouvez si nue, est parée comme une mariée, elle embaume, le sol est
jonché de feuillages au milieu desquels on laisse, pour le passage du
Saint-Sacrement, un chemin de roses effeuillées. Dans cette journée,
je ne craindrais pas les pompes de Saint-Pierre de Rome. Le Saint-Père
a son or, moi j’ai mes fleurs; à chacun son miracle. Ah! monsieur, le
bourg de Montégnac est pauvre, mais il est catholique. Autrefois on y
dépouillait les passants, aujourd’hui le voyageur peut y laisser tomber
un sac plein d’écus, il le retrouverait chez moi.

--Un tel résultat fait votre éloge, dit Gabriel.

--Il ne s’agit point de moi, répondit en rougissant le curé atteint par
cette épigramme ciselée, mais de la parole de Dieu, du pain sacré.

--Du pain un peu bis, reprit en souriant l’abbé Gabriel.

--Le pain blanc ne convient qu’aux estomacs des riches, répondit
modestement le curé.

Le jeune abbé prit alors les mains de monsieur Bonnet, et les lui serra
cordialement.

--Pardonnez-moi, monsieur le curé, lui dit-il en se réconciliant avec
lui tout à coup par un regard de ses beaux yeux bleus qui alla jusqu’au
fond de l’âme du curé. Monseigneur m’a recommandé d’éprouver votre
patience et votre modestie; mais je ne saurais aller plus loin, je vois
déjà combien vous êtes calomnié par les éloges des Libéraux.

Le déjeuner était prêt: des œufs frais, du beurre, du miel et des
fruits, de la crème et du café, servis par Ursule au milieu de bouquets
de fleurs, sur une nappe blanche, sur la table antique, dans cette
vieille salle à manger. La fenêtre, qui donnait sur la terrasse, était
ouverte. La clématite, chargée de ses étoiles blanches relevées au cœur
par le bouquet jaune de ses étamines frisées, encadrait l’appui. Un
jasmin courait d’un côté, des capucines montaient de l’autre. En haut,
les pampres déjà rougis d’une treille faisaient une riche bordure qu’un
sculpteur n’aurait pu rendre, tant le jour découpé par les dentelures
des feuilles lui communiquait de grâce.

--Vous trouvez ici la vie réduite à sa plus simple expression, dit le
curé en souriant sans quitter l’air que lui imprimait la tristesse
qu’il avait au cœur. Si nous avions su votre arrivée, et qui pouvait
en prévoir les motifs! Ursule se serait procuré quelques truites
de montagnes, il y a un torrent au milieu de la forêt qui en donne
d’excellentes. Mais j’oublie que nous sommes en août et que le Gabou
est à sec! J’ai la tête bien troublée...

--Vous vous plaisez beaucoup ici? demanda le jeune abbé.

--Oui, monsieur. Si Dieu le permet, je mourrai curé de Montégnac.
J’aurais voulu que mon exemple fût suivi par des hommes distingués qui
ont cru faire mieux en devenant philanthropes. La philanthropie moderne
est le malheur des sociétés, les principes de la religion catholique
peuvent seuls guérir les maladies qui travaillent le corps social. Au
lieu de décrire la maladie et d’étendre ses ravages par des plaintes
élégiaques, chacun aurait dû mettre la main à l’œuvre, entrer en simple
ouvrier dans la vigne du Seigneur. Ma tâche est loin d’être achevée
ici, monsieur: il ne suffit pas de moraliser les gens que j’ai trouvés
dans un état affreux de sentiments impies, je veux mourir au milieu
d’une génération entièrement convaincue.

--Vous n’avez fait que votre devoir, dit encore sèchement le jeune
homme qui se sentit mordre au cœur par la jalousie.

--Oui, monsieur, répondit modestement le prêtre après lui avoir jeté
un fin regard comme pour lui demander: Est-ce encore une épreuve? --Je
souhaite à toute heure, ajouta-t-il, que chacun fasse le sien dans le
royaume.

Cette phrase d’une signification profonde fut encore étendue par
une accentuation qui prouvait qu’en 1829, ce prêtre aussi grand par
la pensée que par l’humilité de sa conduite et qui subordonnait ses
pensées à celles de ses supérieurs, voyait clair dans les destinées de
la Monarchie et de l’Église.

Quand les deux femmes désolées furent venues, le jeune abbé,
très-impatient de revenir à Limoges, les laissa au presbytère et alla
voir si les chevaux étaient mis. Quelques instants après, il revint
annoncer que tout était prêt pour le départ. Tous quatre ils partirent
aux yeux de la population entière de Montégnac, groupée sur le chemin,
devant la poste. La mère et la sœur du condamné gardèrent le silence.
Les deux prêtres, voyant des écueils dans beaucoup de sujets, ne
pouvaient ni paraître indifférents, ni s’égayer. En cherchant quelque
terrain neutre pour la conversation, ils traversèrent la plaine, dont
l’aspect influa sur la durée de leur silence mélancolique.

--Par quelles raisons avez-vous embrassé l’état ecclésiastique? demanda
tout à coup l’abbé Gabriel au curé Bonnet par une étourdie curiosité
qui le prit quand la voiture déboucha sur la grand’route.

--Je n’ai point vu d’état dans la prêtrise, répondit simplement le
curé. Je ne comprends pas qu’on devienne prêtre par des raisons
autres que les indéfinissables puissances de la Vocation. Je sais
que plusieurs hommes se sont faits les ouvriers de la vigne du
Seigneur après avoir usé leur cœur au service des passions: les
uns ont aimé sans espoir, les autres ont été trahis; ceux-ci ont
perdu la fleur de leur vie en ensevelissant soit une épouse chérie,
soit une maîtresse adorée; ceux-là sont dégoûtés de la vie sociale
à une époque où l’incertain plane sur toutes choses, même sur les
sentiments, où le doute se joue des plus douces certitudes en les
appelant des croyances. Plusieurs abandonnent la politique à une
époque où le pouvoir semble être une expiation quand le gouverné
regarde l’obéissance comme une fatalité. Beaucoup quittent une société
sans drapeaux, où les contraires s’unissent pour détrôner le bien. Je
ne suppose pas qu’on se donne à Dieu par une pensée cupide. Quelques
hommes peuvent voir dans la prêtrise un moyen de régénérer notre
patrie; mais selon mes faibles lumières, le prêtre patriote est un
non-sens. Le prêtre ne doit appartenir qu’à Dieu. Je n’ai pas voulu
offrir à notre Père, qui cependant accepte tout, les débris de mon cœur
et les restes de ma volonté, je me suis donné tout entier. Dans une
des touchantes Théories des religions païennes, la victime destinée
aux faux dieux allait au temple couronnée de fleurs. Cette coutume
m’a toujours attendri. Un sacrifice n’est rien sans la grâce. Ma vie
est donc simple et sans le plus petit roman. Cependant si vous voulez
une confession entière, je vous dirai tout. Ma famille est au-dessus
de l’aisance, elle est presque riche. Mon père, seul artisan de sa
fortune, est un homme dur, inflexible; il traite d’ailleurs sa femme et
ses enfants comme il se traite lui-même. Je n’ai jamais surpris sur ses
lèvres le moindre sourire. Sa main de fer, son visage de bronze, son
activité sombre et brusque à la fois, nous comprimaient tous, femme,
enfants, commis et domestiques, sous un despotisme sauvage. J’aurais
pu, je parle pour moi seul, m’accommoder de cette vie si ce pouvoir
eût produit une compression égale; mais quinteux et vacillant, il
offrait des alternatives intolérables. Nous ignorions toujours si nous
faisions bien ou si nous étions en faute, et l’horrible attente qui en
résultait est insupportable dans la vie domestique. On aime mieux alors
être dans la rue que chez soi. Si j’eusse été seul au logis, j’aurais
encore tout souffert de mon père sans murmurer; mais mon cœur était
déchiré par les douleurs acérées qui ne laissaient pas de relâche à une
mère ardemment aimée dont les pleurs surpris me causaient des rages
pendant lesquelles je n’avais plus ma raison. Le temps de mon séjour au
collége, où les enfants sont en proie à tant de misères et de travaux,
fut pour moi comme un âge d’or. Je craignais les jours de congé. Ma
mère était elle-même heureuse de me venir voir. Quand j’eus fini mes
humanités, quand je dus rentrer sous le toit paternel et devenir commis
de mon père, il me fut impossible d’y rester plus de quelques mois:
ma raison, égarée par la force de l’adolescence, pouvait succomber.
Par une triste soirée d’automne, en me promenant seul avec ma mère le
long du boulevard Bourdon, alors un des plus tristes lieux de Paris,
je déchargeai mon cœur dans le sien, et lui dis que je ne voyais de
vie possible pour moi que dans l’Église. Mes goûts, mes idées, mes
amours même devaient être contrariés tant que vivrait mon père. Sous la
soutane du prêtre, il serait forcé de me respecter, je pourrais ainsi
devenir le protecteur de ma famille en certaines occasions. Ma mère
pleura beaucoup. En ce moment mon frère aîné, devenu depuis général et
mort à Leipsick, s’engageait comme simple soldat, poussé hors du logis
par les raisons qui décidaient ma vocation. J’indiquai à ma mère, comme
moyen de salut pour elle, de choisir un gendre plein de caractère,
de marier ma sœur dès qu’elle serait en âge d’être établie, et de
s’appuyer sur cette nouvelle famille. Sous le prétexte d’échapper à
la conscription sans rien coûter à mon père, et en déclarant aussi ma
vocation, j’entrai donc en 1807, à l’âge de dix-neuf ans, au séminaire
de Saint-Sulpice. Dans ces vieux bâtiments célèbres, je trouvai la paix
et le bonheur, que troublèrent seulement les souffrances présumées de
ma sœur et de ma mère; leurs douleurs domestiques s’accroissaient sans
doute, car lorsqu’elles me voyaient, elles me confirmaient dans ma
résolution. Initié peut-être par mes peines aux secrets de la Charité,
comme l’a définie le grand saint Paul dans son adorable épître, je
voulus panser les plaies du pauvre dans un coin de terre ignoré, puis
prouver par mon exemple, si Dieu daignait bénir mes efforts, que la
religion catholique, prise dans ses œuvres humaines, est la seule
vraie, la seule bonne et belle puissance civilisatrice. Pendant les
derniers jours de mon diaconat, la grâce m’a sans doute éclairé. J’ai
pleinement pardonné à mon père, en qui j’ai vu l’instrument de ma
destinée. Malgré une longue et tendre lettre où j’expliquais ces choses
en y montrant le doigt de Dieu imprimé partout, ma mère pleura bien
des larmes en voyant tomber mes cheveux sous les ciseaux de l’Église;
elle savait, elle, à combien de plaisirs je renonçais, sans connaître à
quelles gloires secrètes j’aspirais. Les femmes sont si tendres! Quand
j’appartins à Dieu, je ressentis un calme sans bornes, je ne me sentais
ni besoins, ni vanités, ni soucis des biens qui inquiètent tant les
hommes. Je pensais que la Providence devait prendre soin de moi comme
d’une chose à elle. J’entrais dans un monde d’où la crainte est bannie,
où l’avenir est certain, et où toute chose est œuvre divine, même le
silence. Cette quiétude est un des bienfaits de la grâce. Ma mère ne
concevait pas qu’on pût épouser une église; néanmoins, en me voyant
le front serein, l’air heureux, elle fut heureuse. Après avoir été
ordonné, je vins voir en Limousin un de mes parents paternels qui, par
hasard, me parla de l’état dans lequel était le canton de Montégnac.
Une pensée jaillie avec l’éclat de la lumière me dit intérieurement:
Voilà ta vigne! Et j’y suis venu. Ainsi, monsieur, mon histoire est,
vous le voyez, bien simple et sans intérêt.

En ce moment, aux feux du soleil couchant, Limoges apparut. A cet
aspect, les deux femmes ne purent retenir leurs larmes.

Le jeune homme que ces deux tendresses différentes allaient chercher,
et qui excitait tant d’ingénues curiosités, tant de sympathies
hypocrites et de vives sollicitudes, gisait sur un grabat de la prison,
dans la chambre destinée aux condamnés à mort. Un espion veillait à
la porte pour saisir les paroles qui pouvaient lui échapper, soit
dans le sommeil, soit dans ses accès de fureur, tant la Justice
tenait à épuiser tous les moyens humains pour arriver à connaître le
complice de Jean-François Tascheron et retrouver les sommes volées.
Les des Vanneaulx avaient intéressé la Police, et la Police épiait ce
silence absolu. Quand l’homme commis à la garde morale du prisonnier
le regardait par une meurtrière faite exprès, il le trouvait toujours
dans la même attitude, enseveli dans sa camisole, la tête attachée par
un bandage en cuir, depuis qu’il avait essayé de déchirer l’étoffe
et les ligatures avec ses dents. Jean-François regardait le plancher
d’un œil fixe et désespéré, ardent et comme rougi par l’affluence
d’une vie que de terribles pensées soulevaient. Il offrait une vivante
sculpture du Prométhée antique, la pensée de quelque bonheur perdu lui
dévorait le cœur; aussi quand le second avocat-général était venu le
voir, ce magistrat n’avait-il pu s’empêcher de témoigner la surprise
qu’indiquait un caractère si continu. A la vue de tout être vivant qui
s’introduisait dans sa prison, Jean-François entrait dans une rage
qui dépassait alors les bornes connues par les médecins en ces sortes
d’affections. Dès qu’il entendait la clef tourner dans la serrure ou
tirer les verrous de la porte garnie en fer, une légère écume lui
blanchissait les lèvres. Jean-François, alors âgé de vingt-cinq ans,
était petit, mais bien fait. Ses cheveux crépus et durs, plantés assez
bas, annonçaient une grande énergie. Ses yeux, d’un jaune clair et
lumineux, se trouvaient trop rapprochés vers la naissance du nez,
défaut qui lui donnait une ressemblance avec les oiseaux de proie. Il
avait le visage rond et d’un coloris brun qui distingue les habitants
du centre de la France. Un trait de sa physionomie confirmait une
assertion de Lavater sur les gens destinés au meurtre, il avait les
dents de devant croisées. Néanmoins sa figure présentait les caractères
de la probité, d’une douce naïveté de mœurs; aussi n’avait-il point
semblé extraordinaire qu’une femme eût pu l’aimer avec passion. Sa
bouche fraîche, ornée de dents d’une blancheur éclatante, était
gracieuse. Le rouge des lèvres se faisait remarquer par cette teinte de
minium qui annonce une férocité contenue, et qui trouve chez beaucoup
d’êtres un champ libre dans les ardeurs du plaisir. Son maintien
n’accusait aucune des mauvaises habitudes des ouvriers. Aux yeux des
femmes qui suivirent les débats, il parut évident qu’une femme avait
assoupli ces fibres accoutumées au travail, ennobli la contenance de
cet homme des champs, et donné de la grâce à sa personne. Les femmes
reconnaissent les traces de l’amour chez un homme, aussi bien que les
hommes voient chez une femme si, selon un mot de la conversation,
l’amour a passé par là.

Dans la soirée, Jean-François entendit le mouvement des verrous et le
bruit de la serrure; il tourna violemment la tête et lança le terrible
grognement sourd par lequel commençait sa rage; mais il trembla
violemment quand, dans le jour adouci du crépuscule, les têtes aimées
de sa sœur et de sa mère se dessinèrent, et derrière elles le visage du
curé de Montégnac.

--Les barbares! voilà ce qu’ils me réservaient, dit-il en fermant les
yeux.

Denise, en fille qui venait de vivre en prison, s’y défiait de tout,
l’espion s’était sans doute caché pour revenir; elle se précipita
sur son frère, pencha son visage en larmes sur le sien, et lui dit à
l’oreille: --On nous écoutera peut-être.

--Autrement on ne vous aurait pas envoyées, répondit-il à haute voix.
J’ai depuis longtemps demandé comme une grâce de ne voir personne de ma
famille.

--Comme ils me l’ont arrangé, dit la mère au curé. Mon pauvre enfant,
mon pauvre enfant! Elle tomba sur le pied du grabat, en cachant sa tête
dans la soutane du prêtre, qui se tint debout auprès d’elle. --Je ne
saurais le voir ainsi lié, garrotté, mis dans ce sac...

--Si Jean, dit le curé, veut me promettre d’être sage, de ne point
attenter à sa vie, et de se bien conduire pendant que nous serons avec
lui, j’obtiendrai qu’il soit délié; mais la moindre infraction à sa
promesse retomberait sur moi.

--J’ai tant besoin de me mouvoir à ma fantaisie, cher monsieur Bonnet,
dit le condamné dont les yeux se mouillèrent de larmes, que je vous
donne ma parole de vous satisfaire.

Le curé sortit, le geôlier entra, la camisole fut ôtée.

--Vous ne me tuerez pas ce soir, lui dit le porte-clefs.

Jean ne répondit rien.

--Pauvre frère! dit Denise en apportant un panier que l’on avait
soigneusement visité, voici quelques-unes des choses que tu aimes, car
on te nourrit sans doute pour l’amour de Dieu!

Elle montra des fruits cueillis aussitôt qu’elle sut pouvoir entrer
dans la prison, une galette que sa mère avait aussitôt soustraite.
Cette attention, qui lui rappelait son jeune temps, puis la voix et
les gestes de sa sœur, la présence de sa mère, celle du curé, tout
détermina chez Jean une réaction: il fondit en larmes.

--Ah! Denise, dit-il, je n’ai pas fait un seul repas depuis six mois.
J’ai mangé poussé par la faim, voilà tout!

La mère et la fille sortirent, allèrent et vinrent. Animées par cet
esprit qui porte les ménagères à procurer aux hommes leur bien-être,
elles finirent par servir à souper à leur pauvre enfant. Elles furent
aidées: il y avait ordre de les seconder en tout ce qui serait
compatible avec la sûreté du condamné. Les des Vanneaulx avaient eu
le triste courage de contribuer au bien-être de celui de qui ils
attendaient encore leur héritage. Jean eut donc ainsi un dernier reflet
des joies de la famille, joies attristées par la teinte sévère que leur
donnait la circonstance.

--Mon pourvoi est rejeté? dit-il à monsieur Bonnet.

--Oui, mon enfant. Il ne te reste plus qu’à faire une fin digne d’un
chrétien. Cette vie n’est rien en comparaison de celle qui t’attend; il
faut songer à ton bonheur éternel. Tu peux t’acquitter avec les hommes
en leur laissant ta vie, mais Dieu ne se contente pas de si peu de
chose.

--Laisser ma vie?... Ah! vous ne savez pas tout ce qu’il me faut
quitter.

Denise regarda son frère comme pour lui dire que, jusque dans les
choses religieuses, il fallait de la prudence.

--Ne parlons point de cela, reprit-il en mangeant des fruits avec une
avidité qui dénotait un feu intérieur d’une grande intensité. Quand
dois-je?...

--Non, rien de ceci encore devant moi, dit la mère.

--Mais je serais plus tranquille, dit-il tout bas au curé.

--Toujours son même caractère, s’écria monsieur Bonnet, qui se pencha
vers lui pour lui dire à l’oreille: --Si vous vous réconciliez cette
nuit avec Dieu, et si votre repentir me permet de vous absoudre,
ce sera demain. --Nous avons obtenu déjà beaucoup en vous calmant,
répéta-t-il à haute voix.

En entendant ces derniers mots, les lèvres de Jean pâlirent, ses yeux
se tournèrent par une violente contraction, et il passa sur sa face un
frisson d’orage.

--Comment suis-je calme? se demanda-t-il. Heureusement il rencontra les
yeux pleins de larmes de sa Denise, et il reprit de l’empire sur lui.
--Eh! bien, il n’y a que vous que je puisse entendre, dit-il au curé.
Ils ont bien su par où l’on pouvait me prendre. Et il se jeta la tête
sur le sein de sa mère.

--Écoute-le, mon fils, dit la mère en pleurant, il risque sa vie, ce
cher monsieur Bonnet, en s’engageant à te conduire... Elle hésita et
dit: A la vie éternelle. Puis elle baisa la tête de Jean et la garda
sur son cœur pendant quelques instants.

--Il m’accompagnera? demanda Jean en regardant le curé qui prit sur lui
d’incliner la tête. --Eh! bien, je l’écouterai, je ferai tout ce qu’il
voudra.

--Tu me le promets, dit Denise, car ton âme à sauver, voilà ce que nous
voyons tous. Et puis, veux-tu qu’on dise dans tout Limoges et dans le
pays, qu’un Tascheron n’a pas su faire une belle mort? Enfin, pense
donc que tout ce que tu perds ici, tu peux le retrouver dans le ciel,
où se revoient les âmes pardonnées.

Cet effort surhumain dessécha le gosier de cette héroïque fille. Elle
fit comme sa mère, elle se tut, mais elle avait triomphé. Le criminel,
jusqu’alors furieux de se voir arracher son bonheur par la Justice,
tressaillit à la sublime idée catholique si naïvement exprimée par
sa sœur. Toutes les femmes, même une jeune paysanne comme Denise,
savent trouver ces délicatesses; n’aiment-elles pas toutes à éterniser
l’amour? Denise avait touché deux cordes bien sensibles. L’Orgueil
réveillé appela les autres vertus, glacées par tant de misère et
frappées par le désespoir. Jean prit la main de sa sœur, il la baisa
et la mit sur son cœur d’une manière profondément significative; il
l’appuya tout à la fois doucement et avec force.

--Allons, dit-il, il faut renoncer à tout: voilà le dernier battement
et la dernière pensée, recueille-les, Denise! Et il lui jeta un de ces
regards par lesquels, dans les grandes circonstances l’homme essaie
d’imprimer son âme dans une autre âme.

Cette parole, cette pensée, étaient tout un testament. Tous ces legs
inexprimés qui devaient être aussi fidèlement transmis que fidèlement
demandés, la mère, la sœur, Jean et le prêtre les comprirent si bien,
que tous se cachèrent les uns des autres pour ne pas se montrer leurs
larmes et pour se garder le secret sur leurs idées. Ce peu de mots
était l’agonie d’une passion, l’adieu d’une âme paternelle aux plus
belles choses terrestres, en pressentant une renonciation catholique.
Aussi le curé, vaincu par la majesté de toutes les grandes choses
humaines, mêmes criminelles, jugea-t-il de cette passion inconnue
par l’étendue de la faute: il leva les yeux comme pour invoquer la
grâce de Dieu. Là, se révélaient les touchantes consolations et les
tendresses infinies de la Religion catholique, si humaine, si douce
par la main qui descend jusqu’à l’homme pour lui expliquer la loi des
mondes supérieurs, si terrible et divine par la main qu’elle lui tend
pour le conduire au ciel. Mais Denise venait d’indiquer mystérieusement
au curé l’endroit par où le rocher céderait, la cassure par où se
précipiteraient les eaux du repentir. Tout à coup ramené par les
souvenirs qu’il évoquait ainsi, Jean jeta le cri glacial de l’hyène
surprise par des chasseurs.

--Non, non, s’écria-t-il en tombant à genoux, je veux vivre. Ma mère,
prenez ma place, donnez-moi vos habits, je saurai m’évader. Grâce,
grâce! allez voir le roi, dites-lui...

Il s’arrêta, laissa passer un rugissement horrible, et s’accrocha
violemment à la soutane du curé.

--Partez, dit à voix basse monsieur Bonnet aux deux femmes accablées.

Jean entendit cette parole, il releva la tête, regarda sa mère, sa
sœur, et leur baisa les pieds.

--Disons-nous adieu, ne revenez plus; laissez-moi seul avec monsieur
Bonnet, ne vous inquiétez plus de moi, leur dit-il en serrant sa mère
et sa sœur par une étreinte où il semblait vouloir mettre toute sa vie.

--Comment ne meurt-on pas de cela? dit Denise à sa mère en atteignant
au guichet.

Il était environ huit heures du soir quand cette séparation eut lieu. A
la porte de la prison, les deux femmes trouvèrent l’abbé de Rastignac,
qui leur demanda des nouvelles du prisonnier.

--Il se réconciliera sans doute avec Dieu, dit Denise. Si le repentir
n’est pas encore venu, il est bien proche.

L’Évêque apprit alors quelques instants après que le clergé
triompherait en cette occasion, et que le condamné marcherait au
supplice dans les sentiments religieux les plus édifiants. L’Évêque,
auprès de qui se trouvait le Procureur-général, manifesta le désir de
voir le curé. Monsieur Bonnet ne vint pas à l’Évêché avant minuit.
L’abbé Gabriel, qui faisait souvent le voyage de l’évêché à la geôle,
jugea nécessaire de prendre le curé dans la voiture de l’Évêque; car
le pauvre prêtre était dans un état d’abattement qui ne lui permettait
pas de se servir de ses jambes. La perspective de sa rude journée le
lendemain et les combats secrets dont il avait été témoin, le spectacle
du complet repentir qui avait enfin foudroyé son ouaille longtemps
rebelle quand le grand calcul de l’éternité lui fut démontré, tout
s’était réuni pour briser monsieur Bonnet, dont la nature nerveuse,
électrique se mettait facilement à l’unisson des malheurs d’autrui.
Les âmes qui ressemblent à cette belle âme épousent si vivement les
impressions, les misères, les passions, les souffrances de ceux
auxquels elles s’intéressent, qu’elles les ressentent en effet, mais
d’une manière horrible, en ce qu’elles peuvent en mesurer l’étendue qui
échappe aux gens aveuglés par l’intérêt du cœur ou par le paroxysme
des douleurs. Sous ce rapport, un prêtre comme monsieur Bonnet est un
artiste qui sent, au lieu d’être un artiste qui juge. Quand le curé
se trouva dans le salon de l’Évêque, entre les deux Grands-vicaires,
l’abbé de Rastignac, monsieur de Grandville et le Procureur-général, il
crut entrevoir qu’on attendait quelque nouvelle chose de lui.

--Monsieur le curé, dit l’Évêque, avez-vous obtenu quelques aveux que
vous puissiez confier à la Justice pour l’éclairer, sans manquer à vos
devoirs?

--Monseigneur, pour donner l’absolution à ce pauvre enfant égaré,
je n’ai pas seulement attendu que son repentir fût aussi sincère et
aussi entier que l’Église puisse le désirer, j’ai encore exigé que la
restitution de l’argent eût lieu.

--Cette restitution, dit le Procureur-général, m’amenait chez
monseigneur; elle se fera de manière à donner des lumières sur les
parties obscures de ce procès. Il y a certainement des complices.

--Les intérêts de la justice humaine, reprit le curé, ne sont pas
ceux qui me font agir. J’ignore où, comment se fera la restitution,
mais elle aura lieu. En m’appelant auprès d’un de mes paroissiens,
monseigneur m’a replacé dans les conditions absolues qui donnent
aux curés, dans l’étendue de leur paroisse, les droits qu’exerce
monseigneur dans son diocèse, sauf le cas de discipline et d’obéissance
ecclésiastiques.

--Bien, dit l’Évêque. Mais il s’agit d’obtenir du condamné des aveux
volontaires en face de la justice.

--Ma mission est d’acquérir une âme à Dieu, répondit monsieur Bonnet.

Monsieur de Grancour haussa légèrement les épaules, mais l’abbé Dutheil
hocha la tête en signe d’approbation.

--Tascheron veut sans doute sauver quelqu’un que la restitution ferait
connaître, dit le Procureur-général.

--Monsieur, répliqua le curé, je ne sais absolument rien qui puisse
soit démentir soit autoriser votre soupçon. Le secret de la confession
est d’ailleurs inviolable.

--La restitution aura donc lieu? demanda l’homme de la Justice.

--Oui, monsieur, répondit l’homme de Dieu.

--Cela me suffit, dit le Procureur-général qui se fia sur l’habileté
de la Police pour saisir des renseignements, comme si les passions et
l’intérêt personnel n’étaient pas plus habiles que toutes les polices.

Le surlendemain, jour du marché, Jean-François Tascheron fut conduit
au supplice, comme le désiraient les âmes pieuses et politiques de la
ville. Exemplaire de modestie et de piété, il baisait avec ardeur un
crucifix que lui tendait monsieur Bonnet d’une main défaillante. On
examina beaucoup le malheureux dont les regards furent espionnés par
tous les yeux: les arrêterait-il sur quelqu’un dans la foule ou sur une
maison? Sa discrétion fut complète, inviolable. Il mourut en chrétien,
repentant et absous.

Le pauvre curé de Montégnac fut emporté sans connaissance au pied de
l’échafaud, quoiqu’il n’eût pas aperçu la fatale machine.

Pendant la nuit, le lendemain, à trois lieues de Limoges, en pleine
route, et dans un endroit désert, Denise, quoique épuisée de fatigue
et de douleur, supplia son père de la laisser revenir à Limoges avec
Louis-Marie Tascheron, l’un de ses frères.

--Que veux-tu faire encore dans cette ville? répondit brusquement le
père en plissant son front et contractant ses sourcils.

--Mon père, lui dit-elle à l’oreille, non-seulement nous devons payer
l’avocat qui l’a défendu, mais encore il faut restituer l’argent qu’il
a caché.

--C’est juste, dit l’homme probe en mettant la main dans un sac de cuir
qu’il portait sur lui.

--Non, non, fit Denise, il n’est plus votre fils. Ce n’est pas à ceux
qui l’ont maudit, mais à ceux qui l’ont béni de récompenser l’avocat.

--Nous vous attendrons au Havre, dit le père.

Denise et son frère rentrèrent en ville avant le jour, sans être vus.
Quand, plus tard, la Police apprit leur retour, elle ne put jamais
savoir où ils s’étaient cachés. Denise et son frère montèrent vers
les quatre heures à la haute ville en se coulant le long des murs. La
pauvre fille n’osait lever les yeux, de peur de rencontrer des regards
qui eussent vu tomber la tête de son frère. Après être allés chercher
le curé Bonnet, qui, malgré sa faiblesse, consentit à servir de père
et de tuteur à Denise en cette circonstance, ils se rendirent chez
l’avocat, qui demeurait rue de la Comédie.

--Bonjour, mes pauvres enfants, dit l’avocat en saluant monsieur
Bonnet, à quoi puis-je vous être utile? Vous voulez peut-être me
charger de réclamer le corps de votre frère.

--Non, monsieur, dit Denise en pleurant à cette idée qui ne lui était
pas venue, je viens pour nous acquitter envers vous, autant que
l’argent peut acquitter une dette éternelle.

--Asseyez-vous donc, dit l’avocat en remarquant alors que Denise et le
curé restaient debout.

Denise se retourna pour prendre dans son corset deux billets de cinq
cents francs, attachés avec une épingle à sa chemise, et s’assit en les
présentant au défenseur de son frère. Le curé jetait sur l’avocat un
regard étincelant qui se mouilla bientôt.

--Gardez, dit l’avocat, gardez cet argent pour vous, ma pauvre fille,
les riches ne paient pas si généreusement une cause perdue.

--Monsieur, dit Denise, il m’est impossible de vous obéir.

--L’argent ne vient donc pas de vous? demanda vivement l’avocat.

--Pardonnez-moi, répondit-elle en regardant monsieur Bonnet pour savoir
si Dieu ne s’offensait pas de ce mensonge.

Le curé tenait ses yeux baissés.

--Eh! bien, dit l’avocat en gardant un billet de cinq cents francs
et tendant l’autre au curé, je partage avec les pauvres. Maintenant,
Denise, échangez ceci, qui certes est bien à moi, dit-il en lui
présentant l’autre billet, contre votre cordon de velours et votre
croix d’or. Je suspendrai la croix à ma cheminée en souvenir du plus
pur et du meilleur cœur de jeune fille que j’observerai sans doute dans
ma vie d’avocat.

--Je vous la donnerai sans vous la vendre, s’écria Denise en ôtant sa
jeannette et la lui offrant.

--Eh! bien, dit le curé, monsieur, j’accepte les cinq cents francs
pour servir à l’exhumation et au transport de ce pauvre enfant dans le
cimetière de Montégnac, Dieu sans doute lui a pardonné, Jean pourra
se lever avec tout mon troupeau au grand jour où les justes et les
repentis seront appelés à la droite du Père.

--D’accord, dit l’avocat. Il prit la main de Denise, et l’attira vers
lui pour la baiser au front; mais ce mouvement avait un autre but.
--Mon enfant, lui dit-il, personne n’a de billets de cinq cents francs
à Montégnac; ils sont assez rares à Limoges où personne ne les reçoit
sans escompte; cet argent vous a donc été donné, vous ne me direz pas
par qui, je ne vous le demande pas; mais écoutez-moi: s’il vous reste
quelque chose à faire dans cette ville relativement à votre pauvre
frère, prenez garde! monsieur Bonnet, vous et votre frère, vous serez
surveillés par des espions. Votre famille est partie, on le sait. Quand
on vous verra ici, vous serez entourés sans que vous puissiez vous en
douter.

--Hélas! dit-elle, je n’ai plus rien à faire ici.

--Elle est prudente, se dit l’avocat en la reconduisant. Elle est
avertie, ainsi qu’elle s’en tire.

Dans les derniers jours du mois de septembre qui furent aussi chauds
que des jours d’été, l’Évêque avait donné à dîner aux autorités de
la ville. Parmi les invités se trouvaient le Procureur du roi et le
premier Avocat-général. Quelques discussions animèrent la soirée et la
prolongèrent jusqu’à une heure indue. On joua au whist et au trictrac,
le jeu qu’affectionnent les évêques. Vers onze heures du soir, le
Procureur du roi se trouvait sur les terrasses supérieures. Du coin
où il était, il aperçut une lumière dans cette île qui, par un certain
soir, avait attiré l’attention de l’abbé Gabriel et de l’Évêque, l’île
de Véronique enfin; cette lueur lui rappela les mystères inexpliqués du
crime commis par Tascheron. Puis, ne trouvant aucune raison pour qu’on
fît du feu sur la Vienne à cette heure, l’idée secrète qui avait frappé
l’Évêque et son secrétaire le frappa d’une lueur aussi subite que
l’était celle de l’immense foyer qui brillait dans le lointain. --Nous
avons tous été de grands sots, s’écria-t-il, mais nous tenons les
complices. Il remonta dans le salon, chercha monsieur de Grandville,
lui dit quelques mots à l’oreille, puis tous deux disparurent; mais
l’abbé de Rastignac les suivit par politesse, il épia leur sortie, les
vit se dirigeant vers la terrasse, et il remarqua le feu au bord de
l’île. --Elle est perdue, pensa-t-il.

Les envoyés de la Justice arrivèrent trop tard. Denise et Louis-Marie,
à qui Jean avait appris à plonger, étaient bien au bord de la Vienne,
à un endroit indiqué par Jean; mais Louis-Marie Tascheron avait déjà
plongé quatre fois, et chaque fois il avait ramené vingt mille francs
en or. La première somme était contenue dans un foulard noué par les
quatre bouts. Ce mouchoir, aussitôt tordu pour en exprimer l’eau,
avait été jeté dans un grand feu de bois mort allumé d’avance. Denise
ne quitta le feu qu’après avoir vu l’enveloppe entièrement consumée.
La seconde enveloppe était un châle, et la troisième un mouchoir de
batiste. Au moment où elle jetait au feu la quatrième enveloppe, les
gendarmes, accompagnés d’un commissaire de police, saisirent cette
pièce importante que Denise laissa prendre sans manifester la moindre
émotion. C’était un mouchoir sur lequel, malgré son séjour dans l’eau,
il y avait quelques traces de sang. Questionnée aussitôt sur ce qu’elle
venait de faire, Denise dit avoir retiré de l’eau l’or du vol d’après
les indications de son frère; le commissaire lui demanda pourquoi elle
brûlait les enveloppes, elle répondit qu’elle accomplissait une des
conditions imposées par son frère. Quand on demanda de quelle nature
étaient ces enveloppes, elle répondit hardiment et sans aucun mensonge:
--Un foulard, un mouchoir de batiste et un châle.

Le mouchoir qui venait d’être saisi appartenait à son frère.

Cette pêche et ses circonstances firent grand bruit dans la ville
de Limoges. Le châle surtout confirma la croyance où l’on était que
Tascheron avait commis son crime par amour. «--Après sa mort, il la
protége encore, dit une dame en apprenant ces dernières révélations si
habilement rendues inutiles. --Il y a peut-être dans Limoges un mari
qui trouvera chez lui un foulard de moins, mais il sera forcé de se
taire, dit en souriant le Procureur-général.

--Les erreurs de toilette deviennent si compromettantes que je vais
vérifier dès ce soir ma garde-robe, dit en souriant la vieille madame
Perret. --Quels sont les jolis petits pieds dont la trace a été si bien
effacée? demanda monsieur de Grandville. --Bah! peut-être ceux d’une
femme laide, répondit le général. --Elle a payé chèrement sa faute,
reprit l’abbé de Grancour. --Savez-vous ce que prouve cette affaire,
s’écria l’Avocat-général. Elle montre tout ce que les femmes ont
perdu à la Révolution qui a confondu les rangs sociaux. De pareilles
passions ne se rencontrent plus que chez les hommes qui voient une
énorme distance entre eux et leurs maîtresses. --Vous donnez à l’amour
bien des vanités, répondit l’abbé Dutheil. --Que pense madame Graslin?
dit le préfet. --Et que voulez-vous qu’elle pense, elle est accouchée,
comme elle me l’avait dit, pendant l’exécution, et n’a vu personne
depuis, car elle est dangereusement malade,» dit monsieur de Grandville.

Dans un autre salon de Limoges, il se passait une scène presque
comique. Les amis des des Vanneaulx venaient les féliciter sur la
restitution de leur héritage. «--Eh! bien, on aurait dû faire grâce à
ce pauvre homme, disait madame des Vanneaulx. L’amour et non l’intérêt
l’avait conduit là: il n’était ni vicieux ni méchant. --Il a été plein
de délicatesse, dit le sieur des Vanneaulx, _et si je savais où est sa
famille, je les obligerais_. C’est des braves gens ces Tascheron.»

Quand, après la longue maladie qui suivit ses couches et qui la força
de rester dans une retraite absolue et au lit, madame Graslin put
se lever, vers la fin de l’année 1829, elle entendit alors parler à
son mari d’une affaire assez considérable qu’il voulait conclure. La
maison de Navarreins songeait à vendre la forêt de Montégnac et les
domaines incultes qu’elle possédait à l’entour. Graslin n’avait pas
encore exécuté la clause de son contrat de mariage, par lequel il
était tenu de placer la dot de sa femme en terres, il avait préféré
faire valoir la somme en banque et l’avait déjà doublée. A ce sujet,
Véronique parut se souvenir du nom de Montégnac, et pria son mari de
faire honneur à cet engagement en acquérant cette terre pour elle.
Monsieur Graslin désira beaucoup voir monsieur le curé Bonnet, afin
d’avoir des renseignements sur la forêt et les terres que le duc de
Navarreins voulait vendre, car le duc prévoyait la lutte horrible que
le prince de Polignac préparait entre le libéralisme et la maison de
Bourbon et il en augurait fort mal; aussi était-il un des opposants
les plus intrépides au coup d’État. Le duc avait envoyé son homme
d’affaires à Limoges, en le chargeant de céder devant une forte somme
en argent, car il se souvenait trop bien de la révolution de 1789,
pour ne pas mettre à profit les leçons qu’elle avait données à toute
l’aristocratie. Cet homme d’affaires se trouvait depuis un mois face
à face avec Graslin, le plus fin matois du Limousin, le seul homme
signalé par tous les praticiens comme capable d’acquérir et de payer
immédiatement une terre considérable. Sur un mot que lui écrivit l’abbé
Dutheil, monsieur Bonnet accourut à Limoges et vint à l’hôtel Graslin.
Véronique voulut prier le curé de dîner avec elle; mais le banquier ne
permit à monsieur Bonnet de monter chez sa femme, qu’après l’avoir tenu
dans son cabinet durant une heure, et avoir pris des renseignements qui
le satisfirent si bien, qu’il conclut immédiatement l’achat de la forêt
et des domaines de Montégnac pour cinq cent mille francs. Il acquiesça
au désir de sa femme en stipulant que cette acquisition et toutes
celles qui s’y rattacheraient étaient faites pour accomplir la clause
de son contrat de mariage, relative à l’emploi de la dot. Graslin
s’exécuta d’autant plus volontiers que cet acte de probité ne lui
coûtait alors plus rien. Au moment où Graslin traitait, les domaines se
composaient de la forêt de Montégnac qui contenait environ trente mille
arpents inexploitables, des ruines du château, des jardins et d’environ
cinq mille arpents dans la plaine inculte qui se trouve en avant de
Montégnac. Graslin fit aussitôt plusieurs acquisitions pour se rendre
maître du premier pic de la chaîne des monts Corréziens, où finit
l’immense forêt dite de Montégnac. Depuis l’établissement des impôts,
le duc Navarreins ne touchait pas quinze mille francs par an de cette
seigneurie, jadis une des plus riches mouvances du royaume, et dont les
terres avaient échappé à la vente ordonnée par la Convention, autant
par leur infertilité que par l’impossibilité reconnue de les exploiter.

Quand le curé vit la femme célèbre par sa piété, par son esprit, et
de laquelle il avait entendu parler, il ne put retenir un geste de
surprise. Véronique était alors arrivée à la troisième phase de sa
vie, à celle où elle devait grandir par l’exercice des plus hautes
vertus, et pendant laquelle elle fut une tout autre femme. A la
madone de Raphaël, ensevelie à onze ans sous le manteau troué de la
petite-vérole, avait succédé la femme belle, noble, passionnée; et de
cette femme, frappée par d’intimes malheurs, il sortait une sainte.
Le visage avait alors une teinte jaune semblable à celle qui colore
les austères figures des abbesses célèbres par leurs macérations. Les
tempes attendries s’étaient dorées. Les lèvres avaient pâli, on n’y
voyait plus la rougeur de la grenade entr’ouverte, mais les froides
teintes d’une rose de Bengale. Dans le coin des yeux, à la naissance
du nez, les douleurs avaient tracé deux places nacrées par où bien
des larmes secrètes avaient cheminé. Les larmes avaient effacé les
traces de la petite-vérole, et usé la peau. La curiosité s’attachait
invinciblement à cette place où le réseau bleu des petits vaisseaux
battait à coups précipités, et se montrait grossi par l’affluence du
sang qui se portait là, comme pour nourrir les pleurs. Le tour des
yeux seul conservait des teintes brunes, devenues noires au-dessous et
bistrées aux paupières horriblement ridées. Les joues étaient creuses,
et leurs plis accusaient de graves pensées. Le menton, où dans la
jeunesse une chair abondante recouvrait les muscles, s’était amoindri,
mais au désavantage de l’expression; il révélait alors une implacable
sévérité religieuse que Véronique exerçait seulement sur elle. A
vingt-neuf ans, Véronique, obligée de se faire arracher une immense
quantité de cheveux blancs, n’avait plus qu’une chevelure rare et
grêle; ses couches avaient détruit ses cheveux, l’un de ses plus beaux
ornements. Sa maigreur effrayait. Malgré les défenses de son médecin,
elle avait voulu nourrir son fils. Le médecin triomphait dans la ville
en voyant se réaliser tous les changements qu’il avait pronostiqués au
cas où Véronique nourrirait malgré lui. «--Voilà ce que produit une
seule couche chez une femme, disait-il. Aussi, adore-t-elle son enfant.
J’ai toujours remarqué que les mères aiment leurs enfants en raison
du prix qu’ils leur coûtent.» Les yeux flétris de Véronique offraient
néanmoins la seule chose qui fût restée jeune dans son visage: le bleu
foncé de l’iris jetait un feu d’un éclat sauvage, où la vie semblait
s’être réfugiée en désertant ce masque immobile et froid, mais animé
par une pieuse expression dès qu’il s’agissait du prochain. Aussi la
surprise, l’effroi du curé cessèrent-ils à mesure qu’il expliquait
à madame Graslin tout le bien qu’un propriétaire pouvait opérer à
Montégnac, en y résidant. Véronique redevint belle pour un moment,
éclairée par les lueurs d’un avenir inespéré.

--J’irai, lui dit-elle. Ce sera mon bien. J’obtiendrai quelques
fonds de monsieur Graslin, et je m’associerai vivement à votre œuvre
religieuse. Montégnac sera fertilisé, nous trouverons des eaux pour
arroser votre plaine inculte. Comme Moïse, vous frappez un rocher, il
en sortira des pleurs!

Le curé de Montégnac, questionné par les amis qu’il avait à Limoges sur
madame Graslin, en parla comme d’une sainte.

Le lendemain matin même de son acquisition, Graslin envoya un
architecte à Montégnac. Le banquier voulut rétablir le château,
les jardins, la terrasse, le parc, aller gagner la forêt par une
plantation, et il mit à cette restauration une orgueilleuse activité.

Deux ans après, madame Graslin fut atteinte d’un grand malheur. En août
1830, Graslin, surpris par les désastres du commerce et de la banque,
y fut enveloppé malgré sa prudence; il ne supporta ni l’idée d’une
faillite, ni celle de perdre une fortune de trois millions acquise
par quarante ans de travaux; la maladie morale qui résulta de ses
angoisses, aggrava la maladie inflammatoire toujours allumée dans son
sang, et il fut obligé de garder le lit. Depuis sa grossesse, l’amitié
de Véronique pour Graslin s’était développée et avait renversé toutes
les espérances de son admirateur, monsieur de Grandville; elle essaya
de sauver son mari par la vigilance de ses soins, elle ne réussit
qu’à prolonger pendant quelques mois le supplice de cet homme; mais
ce répit fut très-utile à Grossetête, qui, prévoyant la fin de son
ancien commis, lui demanda les renseignements nécessaires à une prompte
liquidation de l’Avoir. Graslin mourut en avril 1831, et le désespoir
de sa veuve ne céda qu’à la résignation chrétienne. Le premier mot de
Véronique fut pour abandonner sa propre fortune afin de solder les
créanciers; mais celle de monsieur Graslin suffisait au delà. Deux
mois après, la liquidation, à laquelle s’employa Grossetête, laissa
à madame de Graslin la terre de Montégnac et six cent soixante mille
francs, toute sa fortune à elle; le nom de son fils resta donc sans
tache, Graslin n’écornait la fortune de personne, pas même celle de
sa femme. Francis Graslin eut encore environ une centaine de mille
francs. Monsieur de Grandville, à qui la grandeur d’âme et les qualités
de Véronique étaient connues, se proposa; mais, à la surprise de tout
Limoges, madame Graslin refusa le nouveau Procureur-général, sous ce
prétexte que l’Église condamnait les secondes noces. Grossetête, homme
de grand sens et d’un coup d’œil sûr, donna le conseil à Véronique de
placer en inscriptions sur le Grand-livre le reliquat de sa fortune
et de celle de monsieur Graslin, et il opéra lui-même immédiatement
ce placement, au mois de juillet, dans celui des fonds français qui
présentait les plus grands avantages, le trois pour cent alors à
cinquante francs. Francis eut donc six mille livres de rentes, et sa
mère quarante mille environ. La fortune de Véronique était encore la
plus belle du Département. Quand tout fut réglé, madame Graslin annonça
son projet de quitter Limoges pour aller vivre à Montégnac, auprès de
monsieur Bonnet. Elle appela de nouveau le curé pour le consulter sur
l’œuvre qu’il avait entreprise à Montégnac et à laquelle elle voulait
participer; mais il la dissuada généreusement de cette résolution, en
lui prouvant que sa place était dans le monde.

--Je suis née du peuple, et veux retourner au peuple, répondit-elle.

Le curé, plein d’amour pour son village, s’opposa d’autant moins alors
à la vocation de madame Graslin, qu’elle s’était volontairement mise
dans l’obligation de ne plus habiter Limoges, en cédant l’hôtel Graslin
à Grossetête qui, pour se couvrir des sommes qui lui étaient dues,
l’avait pris à toute sa valeur.

Le jour de son départ, vers la fin du mois d’août 1831, les nombreux
amis de madame Graslin voulurent l’accompagner jusqu’au delà de la
ville. Quelques-uns allèrent jusqu’à la première poste. Véronique était
dans une calèche avec sa mère. L’abbé Dutheil, nommé depuis quelques
jours à un évêché, se trouvait sur le devant de la voiture avec le
vieux Grossetête. En passant sur la place d’Aine, Véronique éprouva une
sensation violente, son visage se contracta de manière à laisser voir
le jeu des muscles, elle serra son enfant sur elle par un mouvement
convulsif que cacha la Sauviat en le lui prenant aussitôt, car la
vieille mère semblait s’être attendue à l’émotion de sa fille. Le
hasard voulut que madame Graslin vît la place où était jadis la maison
de son père, elle serra vivement la main de la Sauviat, de grosses
larmes roulèrent dans ses yeux, et se précipitèrent le long de ses
joues. Quand elle eut quitté Limoges, elle y jeta un dernier regard,
et parut éprouver une sensation de bonheur qui fut remarquée par tous
ses amis. Quand le Procureur-général, ce jeune homme de vingt-cinq
ans qu’elle refusait de prendre pour mari, lui baisa la main avec
une vive expression de regret, le nouvel évêque remarqua le mouvement
étrange par lequel le noir de la prunelle envahissait dans les yeux
de Véronique le bleu qui, cette fois, fut réduit à n’être qu’un léger
cercle. L’œil annonçait évidemment une violente révolution intérieure.

--Je ne le verrai donc plus! dit-elle à l’oreille de sa mère qui reçut
cette confidence sans que son vieux visage révélât le moindre sentiment.

La Sauviat était en ce moment observée par Grossetête qui se trouvait
devant elle; mais, malgré sa finesse, l’ancien banquier ne put deviner
la haine que Véronique avait conçue contre ce magistrat, néanmoins reçu
chez elle. En ce genre, les gens d’Église possèdent une perspicacité
plus étendue que celle des autres hommes; aussi l’évêque étonna-t-il
Véronique par un regard de prêtre.

--Vous ne regretterez rien à Limoges? dit monseigneur à madame Graslin.

--Vous le quittez, lui répondit-elle. Et monsieur n’y reviendra plus
que rarement, ajouta-t-elle en souriant à Grossetête qui lui faisait
ses adieux.

L’évêque conduisait Véronique jusqu’à Montégnac.

--Je devais cheminer en deuil sur cette route, dit-elle à l’oreille de
sa mère en montant à pied la côte de Saint-Léonard.

La vieille, au visage âpre et ridé, se mit un doigt sur les lèvres en
montrant l’évêque qui regardait l’enfant avec une terrible attention.
Ce geste, mais surtout le regard lumineux du prélat, causa comme un
frémissement à madame Graslin. A l’aspect des vastes plaines qui
étendent leurs nappes grises en avant de Montégnac, les yeux de
Véronique perdirent de leur feu, elle fut prise de mélancolie. Elle
aperçut alors le curé qui venait à sa rencontre et le fit monter dans
la voiture.

--Voilà vos domaines, madame, lui dit monsieur Bonnet en montrant la
plaine inculte.



CHAPITRE IV.

MADAME GRASLIN A MONTÉGNAC.


En quelques instants, le bourg de Montégnac et sa colline où les
constructions neuves frappaient les regards, apparurent dorés par le
soleil couchant et empreints de la poésie due au contraste de cette
jolie nature jetée là comme une oasis au désert. Les yeux de madame
Graslin s’emplirent de larmes, le curé lui montra une large trace
blanche qui formait comme une balafre à la montagne.

--Voilà ce que mes paroissiens ont fait pour témoigner leur
reconnaissance à leur châtelaine, dit-il en indiquant ce chemin. Nous
pourrons monter en voiture au château. Cette rampe s’est achevée
sans qu’il vous en coûte un sou, nous la planterons dans deux mois.
Monseigneur peut deviner ce qu’il a fallu de peines, de soins et de
dévouement pour opérer un pareil changement.

--Ils ont fait cela? dit l’évêque.

--Sans vouloir rien accepter, monseigneur. Les plus pauvres y ont mis
la main, en sachant qu’il leur venait une mère.

Au pied de la montagne, les voyageurs aperçurent tous les habitants
réunis qui firent partir des boîtes, déchargèrent quelques fusils;
puis les deux plus jolies filles, vêtues de blanc, offrirent à madame
Graslin des bouquets et des fruits.

--Être reçue ainsi dans ce village! s’écria-t-elle en serrant la main
de monsieur Bonnet comme si elle allait tomber dans un précipice.

La foule accompagna la voiture jusqu’à la grille d’honneur. De là,
madame Graslin put voir son château dont jusqu’alors elle n’avait
aperçu que les masses. A cet aspect, elle fut comme épouvantée de la
magnificence de sa demeure. La pierre est rare dans le pays, le granit
qui se trouve dans les montagnes est extrêmement difficile à tailler;
l’architecte, chargé par Graslin de rétablir le château, avait donc
fait de la brique l’élément principal de cette vaste construction,
ce qui la rendit d’autant moins coûteuse que la forêt de Montégnac
avait pu fournir et la terre et le bois nécessaires à la fabrication.
La charpente et la pierre de toutes les bâtisses étaient également
sorties de cette forêt. Sans ces économies, Graslin se serait ruiné.
La majeure partie des dépenses avait consisté en transports, en
exploitations et en salaires. Ainsi l’argent était resté dans le bourg
et l’avait vivifié. Au premier coup d’œil et de loin, le château
présente une énorme masse rouge rayée de filets noirs produits par
les joints, et bordée de lignes grises; car les fenêtres, les portes,
les entablements, les angles et les cordons de pierre à chaque étage
sont de granit taillé en pointes de diamant. La cour, qui dessine un
ovale incliné comme celle du château de Versailles, est entourée de
murs en briques divisés par tableaux encadrés de bossages en granit.
Au bas de ces murs règnent des massifs remarquables par le choix des
arbustes, tous de verts différents. Deux grilles magnifiques, en
face l’une de l’autre, mènent d’un côté à une terrasse qui a vue sur
Montégnac, de l’autre aux communs et à une ferme. La grande grille
d’honneur à laquelle aboutit la route qui venait d’être achevée, est
flanquée de deux jolis pavillons dans le goût du seizième siècle. La
façade sur la cour, composée de trois pavillons, l’un au milieu et
séparé des deux autres par deux corps de logis, est exposée au levant.
La façade sur les jardins, absolument pareille, est à l’exposition
du couchant. Les pavillons n’ont qu’une fenêtre sur la façade, et
chaque corps de logis en a trois. Le pavillon du milieu, disposé en
campanile, et dont les angles sont vermiculés, se fait remarquer par
l’élégance de quelques sculptures sobrement distribuées. L’art est
timide en province, et quoique, dès 1829, l’ornementation eût fait
des progrès à la voix des écrivains, les propriétaires avaient alors
peur de dépenses que le manque de concurrence et d’ouvriers habiles
rendaient assez formidables. Le pavillon de chaque extrémité, qui a
trois fenêtres de profondeur, est couronné par des toits très-élevés,
ornés de balustrades en granit, et dans chaque pan pyramidal du
toit, coupé à vive arête par une plate-forme élégante bordée de
plomb et d’une galerie en fonte, s’élève une fenêtre élégamment
sculptée. A chaque étage, les consoles de la porte et des fenêtres
se recommandent d’ailleurs par des sculptures copiées d’après celles
des maisons de Gênes. Le pavillon dont les trois fenêtres sont au
midi voit sur Montégnac, l’autre, celui du nord, regarde la forêt.
De la façade du jardin, l’œil embrasse la partie de Montégnac où
se trouvent les Tascherons, et plonge sur la route qui conduit au
chef-lieu de l’Arrondissement. La façade sur la cour jouit du coup
d’œil que présentent les immenses plaines cerclées par les montagnes
de la Corrèze du côté de Montégnac, mais qui finissent par la ligne
perdue des horizons planes. Les corps de logis n’ont au-dessus du
rez-de-chaussée qu’un étage terminé par des toits percés de mansardes
dans le vieux style; mais les deux pavillons de chaque bout sont élevés
de deux étages. Celui du milieu est coiffé d’un dôme écrasé semblable
à celui des pavillons dits de l’Horloge aux Tuileries ou au Louvre,
et dans lequel se trouve une seule pièce formant belvédère et ornée
d’une horloge. Par économie, toutes les toitures avaient été faites en
tuiles à gouttière, poids énorme que portent facilement les charpentes
prises dans la forêt. Avant de mourir, Graslin avait projeté la route
qui venait d’être achevée par reconnaissance; car cette entreprise, que
Graslin appelait sa folie, avait jeté cinq cent mille francs dans la
Commune. Aussi Montégnac s’était-il considérablement agrandi. Derrière
les communs, sur le penchant de la colline qui, vers le nord, s’adoucit
en finissant dans la plaine, Graslin avait commencé les bâtiments d’une
ferme immense qui accusaient l’intention de tirer parti des terres
incultes de la plaine. Six garçons jardiniers, logés dans les communs,
et aux ordres d’un concierge jardinier en chef, continuaient en ce
moment les plantations, et achevaient les travaux que monsieur Bonnet
avait jugés indispensables. Le rez-de-chaussée de ce château, destiné
tout entier à la réception, avait été meublé avec somptuosité. Le
premier étage se trouvait assez nu, la mort de monsieur Graslin ayant
fait suspendre les envois du mobilier.

--Ah! monseigneur, dit madame Graslin à l’évêque après avoir fait le
tour du château, moi qui comptais habiter une chaumière, le pauvre
monsieur Graslin a fait des folies.

--Et vous, dit l’évêque, vous allez faire des actes de charité?
ajouta-t-il après une pause en remarquant le frisson que son mot
causait à madame Graslin.

Elle prit le bras de sa mère, qui tenait Francis par la main, et
alla seule jusqu’à la longue terrasse au bas de laquelle est située
l’église, le presbytère, et d’où les maisons du bourg se voient par
étages. Le curé s’empara de monseigneur Dutheil pour lui montrer les
différentes faces de ce paysage. Mais les deux prêtres aperçurent
bientôt à l’autre bout de la terrasse Véronique et sa mère immobiles
comme des statues: la vieille avait son mouchoir à la main et
s’essuyait les yeux, la fille avait les mains étendues au-dessus de la
balustrade, et semblait indiquer l’église au-dessous.

--Qu’avez-vous, madame? dit le curé à la vieille Sauviat.

--Rien, répondit madame Graslin qui se retourna et fit quelques pas
au-devant des deux prêtres. Je ne savais pas que le cimetière dût être
sous mes yeux.

--Vous pouvez le faire mettre ailleurs, la loi est pour vous.

--La loi! dit-elle en laissant échapper ce mot comme un cri.

Là, l’évêque regarda encore Véronique. Fatiguée du regard noir par
lequel ce prêtre perçait le voile de chair qui lui couvrait l’âme, et
y surprenait le secret caché dans une des fosses de ce cimetière, elle
lui cria: --Eh! bien, oui.

L’évêque se posa la main sur les yeux et resta pensif, accablé pendant
quelques instants.

--Soutenez ma fille, s’écria la vieille, elle pâlit.

--L’air est vif, il m’a saisie, dit madame Graslin en tombant évanouie
dans les bras des deux ecclésiastiques qui la portèrent dans une des
chambres du château.

Quand elle reprit connaissance, elle vit l’évêque et le curé priant
Dieu pour elle, tous deux à genoux.

--Puisse l’ange qui vous a visitée ne plus vous quitter, lui dit
l’évêque en la bénissant! Adieu, ma fille.

Ces mots firent fondre en larmes madame Graslin.

--Elle est donc sauvée? s’écria la Sauviat.

--Dans ce monde et dans l’autre, ajouta l’évêque en se retournant avant
de quitter la chambre.

Cette chambre où la Sauviat avait fait porter sa fille est située
au premier étage du pavillon latéral dont les fenêtres regardent
l’église, le cimetière et le côté méridional de Montégnac. Madame
Graslin voulut y demeurer, et s’y logea tant bien que mal avec Aline
et le petit Francis. Naturellement la Sauviat resta près de sa fille.
Quelques jours furent nécessaires à madame Graslin pour se remettre
des violentes émotions qui l’avaient saisie à son arrivée, sa mère
la força d’ailleurs de garder le lit pendant toutes les matinées. Le
soir, Véronique s’asseyait sur le banc de la terrasse, d’où ses yeux
plongeaient sur l’église, sur le presbytère et le cimetière. Malgré la
sourde opposition qu’y mit la vieille Sauviat, madame Graslin allait
donc contracter une habitude de maniaque en s’asseyant ainsi à la même
place, et s’y abandonnant à une sombre mélancolie.

--Madame se meurt, dit Aline à la vieille Sauviat.

Averti par ces deux femmes, le curé, qui ne voulait pas s’imposer,
vint alors voir assidûment madame Graslin, dès qu’on lui eut indiqué
chez elle une maladie de l’âme. Ce vrai pasteur eut soin de faire ses
visites à l’heure où Véronique se posait à l’angle de la terrasse
avec son fils, en deuil tous deux. Le mois d’octobre commençait, la
nature devenait sombre et triste. Monsieur Bonnet qui dès l’arrivée de
Véronique à Montégnac, avait reconnu chez elle quelque grande plaie
intérieure, jugea prudent d’attendre la confiance entière de cette
femme qui devait devenir sa pénitente. Un soir, madame Graslin regarda
le curé d’un œil presque éteint par la fatale indécision observée chez
les gens qui caressent l’idée de la mort. Dès cet instant monsieur
Bonnet n’hésita plus, et se mit en devoir d’arrêter les progrès de
cette cruelle maladie morale. Il y eut d’abord entre Véronique et le
prêtre un combat de paroles vides sous lesquelles ils se cachèrent
leurs véritables pensées. Malgré le froid, Véronique était en ce moment
sur un banc de granit et tenait Francis assis sur elle. La Sauviat
était debout, appuyée contre la balustrade en briques, et cachait à
dessein la vue du cimetière. Aline attendait que sa maîtresse lui
rendît l’enfant.

--Je croyais, madame, dit le curé qui venait déjà pour la septième
fois, que vous n’aviez que de la mélancolie; mais je le vois, lui
dit-il à l’oreille, c’est du désespoir. Ce sentiment n’est ni chrétien
ni catholique.

--Et, répondit-elle en jetant au ciel un regard perçant et laissant
errer un sourire amer sur ses lèvres, quel sentiment l’Église
laisse-t-elle aux damnés, si ce n’est le désespoir.

En entendant ce mot, le saint homme aperçut dans cette âme d’immenses
étendues ravagées.

--Ah! vous faites de cette colline votre Enfer, quand elle devrait être
le Calvaire d’où vous vous élancerez dans le ciel.

--Je n’ai plus assez d’orgueil pour me mettre sur un pareil piédestal,
répondit-elle d’un ton qui révélait le profond mépris qu’elle avait
pour elle-même.

Là, le prêtre, par une de ces inspirations qui sont si naturelles et si
abondantes chez ces belles âmes vierges, l’homme de Dieu prit l’enfant
dans ses bras, le baisa au front et dit: --Pauvre petit! d’une voix
paternelle en le rendant lui-même à la femme de chambre, qui l’emporta.

La Sauviat regarda sa fille, et vit combien le mot de monsieur Bonnet
était efficace. Ce mot avait attiré des pleurs dans les yeux secs de
Véronique. La vieille Auvergnate fit un signe au prêtre et disparut.

--Promenez-vous, dit monsieur Bonnet à Véronique en l’emmenant le
long de cette terrasse à l’autre bout de laquelle se voyaient les
Tascherons. Vous m’appartenez, je dois compte à Dieu de votre âme
malade.

[Illustration: MONSIEUR BONNET. MADAME GRASLIN.

  Cette colline doit être le calvaire d’où vous vous élancerez dans
  le ciel.

                                                (LE CURÉ DE CAMPAGNE.)]

--Laissez-moi me remettre de mon abattement, lui dit-elle.

--Votre abattement provient de méditations funestes, reprit-il vivement.

--Oui, dit-elle avec la naïveté de la douleur arrivée au point où l’on
ne garde plus de ménagements.

--Je le vois, vous êtes tombée dans l’abîme de l’indifférence,
s’écria-t-il. S’il est un degré de souffrance physique où la pudeur
expire, il est aussi un degré de souffrance morale où l’énergie de
l’âme disparaît, je le sais.

Elle fut étonnée de trouver ces subtiles observations et cette pitié
tendre chez monsieur Bonnet; mais, comme on l’a vu déjà, l’exquise
délicatesse qu’aucune passion n’avait altérée chez cet homme lui
donnait pour les douleurs de ses ouailles le sens maternel de la
femme. Ce _mens divinior_, cette tendresse apostolique, met le prêtre
au-dessus des autres hommes, et en fait un être divin. Madame Graslin
n’avait pas encore assez pratiqué monsieur Bonnet pour avoir pu
reconnaître cette beauté cachée dans l’âme comme une source, et d’où
procèdent la grâce, la fraîcheur, la vraie vie.

--Ah! monsieur? s’écria-t-elle en se livrant à lui par un geste et par
un regard comme en ont les mourants.

--Je vous entends! reprit-il. Que faire? que devenir?

Ils marchèrent en silence le long de la balustrade en allant vers
la plaine. Ce moment solennel parut propice à ce porteur de bonnes
nouvelles, à cet homme de l’Évangile.

--Supposez-vous devant Dieu, dit-il à voix basse et mystérieusement,
que lui diriez-vous?...

Madame Graslin resta comme frappée par la foudre et frissonna
légèrement. --Je lui dirais comme Jésus-Christ: «Mon père, vous m’avez
abandonnée et j’ai succombé!» répondit-elle simplement et d’un accent
qui fit venir des larmes aux yeux du curé.

--O Madeleine! voilà le mot que j’attendais, s’écria monsieur Bonnet,
qui ne pouvait s’empêcher de l’admirer. Vous voyez, vous recourez à la
justice de Dieu, vous l’invoquez! Écoutez-moi, madame. La religion est,
par anticipation, la justice divine. L’Église s’est réservé le jugement
de tous les procès de l’âme. La justice humaine est une faible image de
la justice céleste, elle n’en est qu’une pâle imitation appliquée aux
besoins de la société.

--Que voulez-vous dire?

--Vous n’êtes pas juge dans votre propre cause, vous relevez de Dieu,
dit le prêtre; vous n’avez le droit ni de vous condamner, ni de vous
absoudre. Dieu, ma fille, est un grand réviseur de procès.

--Ah! fit-elle.

--Il _voit_ l’origine des choses là où nous n’avons vu que les choses
elles-mêmes.

Véronique s’arrêta frappée de ces idées, toutes neuves pour elle.

--A vous, reprit le courageux prêtre, à vous dont l’âme est si grande,
je dois d’autres paroles que celles dues à mes humbles paroissiens.
Vous pouvez, vous dont l’esprit est si cultivé, vous élever jusqu’au
sens divin de la religion catholique, exprimée par des images et par
des paroles aux yeux des Petits et des Pauvres. Écoutez-moi bien, il
s’agit ici de vous; car, malgré l’étendue du point de vue où je vais me
placer pour un moment, ce sera bien votre cause. Le _Droit_, inventé
pour protéger les Sociétés, est établi sur l’Égalité. La Société, qui
n’est qu’un ensemble de faits, est basée sur l’Inégalité. Il existe
donc un désaccord entre le Fait et le Droit. La Société doit-elle
marcher réprimée ou favorisée par la Loi? En d’autres termes, la Loi
doit-elle s’opposer au mouvement intérieur social pour maintenir la
Société, ou doit-elle être faite d’après ce mouvement pour la conduire?
Depuis l’existence des Sociétés aucun législateur n’a osé prendre sur
lui de décider cette question. Tous les législateurs se sont contentés
d’analyser les faits, d’indiquer ceux blâmables ou criminels, et d’y
attacher des punitions ou des récompenses. Telle est la Loi humaine:
elle n’a ni les moyens de prévenir les fautes, ni les moyens d’en
éviter le retour chez ceux qu’elle a punis. La philanthropie est une
sublime erreur, elle tourmente inutilement le corps, elle ne produit
pas le baume qui guérit l’âme. Le philanthrope fait des projets, a des
idées, en confie l’exécution à l’homme, au silence, au travail, à des
consignes, à des choses muettes et sans puissance. La Religion ignore
ces imperfections, car elle a étendu la vie au delà de ce monde. En
nous considérant tous comme déchus et dans un état de dégradation,
elle a ouvert un inépuisable trésor d’indulgence; nous sommes tous
plus ou moins avancés vers notre entière régénération, personne n’est
infaillible, l’Église s’attend aux fautes et même aux crimes. Là où
la Société voit un criminel à retrancher de son sein, l’Église voit
une âme à sauver. Bien plus!... inspirée de Dieu qu’elle étudie et
contemple, l’Église admet l’inégalité des forces, elle étudie la
disproportion des fardeaux. Si elle vous trouve inégaux de cœur, de
corps, d’esprit, d’aptitude, de valeur, elle vous rend tous égaux par
le repentir. Là l’Égalité, madame, n’est plus un vain mot, car nous
pouvons être, nous sommes tous égaux par les sentiments. Depuis le
fétichisme informe des sauvages jusqu’aux gracieuses inventions de la
Grèce, jusqu’aux profondes et ingénieuses doctrines de l’Égypte et
des Indes, traduites par des cultes riants ou terribles, il est une
conviction dans l’homme, celle de sa chute, de son péché, d’où vient
partout l’idée des sacrifices et du rachat. La mort du Rédempteur, qui
a racheté tout le genre humain, est l’image de ce que nous devons faire
pour nous-même: rachetons nos fautes! rachetons nos erreurs! rachetons
nos crimes! Tout est rachetable, le catholicisme est dans cette parole;
de là ses adorables sacrements qui aident au triomphe de la grâce et
soutiennent le pécheur. Pleurer, madame, gémir comme la Madeleine dans
le désert, n’est que le commencement, agir est la fin. Les monastères
pleuraient et agissaient, ils priaient et civilisaient, ils ont été les
moyens actifs de notre divine religion. Ils ont bâti, planté, cultivé
l’Europe, tout en sauvant le trésor de nos connaissances et celui de la
justice humaine, de la politique et des arts. On reconnaîtra toujours
en Europe la place de ces centres radieux. La plupart des villes
nouvelles sont filles d’un monastère. Si vous croyez que Dieu ait à
vous juger, l’Église vous dit par ma voix que tout peut se racheter par
les bonnes œuvres du repentir. Les grandes mains de Dieu pèsent à la
fois le mal qui fut fait, et le trésor des bienfaits accomplis. Soyez à
vous seule le monastère, vous pouvez en recommencer ici les miracles.
Vos prières doivent être des travaux. De votre travail doit découler
le bonheur de ceux au-dessus desquels vous ont mise votre fortune,
votre esprit, tout, jusqu’à cette position naturelle, image de votre
situation sociale.

En disant ces derniers mots, le prêtre et madame Graslin s’étaient
retournés pour revenir sur leurs pas vers les plaines, et le curé put
montrer et le village au bas de la colline, et le château dominant le
paysage. Il était alors quatre heures et demie. Un rayon de soleil
jaunâtre enveloppait la balustrade, les jardins, illuminait le
château, faisait briller le dessin des acrotères en fonte dorée, il
éclairait la longue plaine partagée par la route, triste ruban gris
qui n’avait pas ce feston que partout ailleurs les arbres y brodent
des deux côtés. Quand Véronique et monsieur Bonnet eurent dépassé la
masse du château, ils purent voir par-dessus la cour, les écuries et
les communs, la forêt de Montégnac sur laquelle cette lueur glissait
comme une caresse. Quoique ce dernier éclat du soleil couchant
n’atteignît que les cimes, il permettait encore de voir parfaitement,
depuis la colline où se trouve Montégnac jusqu’au premier pic de la
chaîne des monts Corréziens, les caprices de la magnifique tapisserie
que fait une forêt en automne. Les chênes formaient des masses de
bronze florentin; les noyers, les châtaigniers offraient leurs tons
de vert-de-gris; les arbres hâtifs brillaient par leur feuillage
d’or, et toutes ces couleurs étaient nuancées par des places grises
incultes. Les troncs des arbres entièrement dépouillés de feuilles
montraient leurs colonnades blanchâtres. Ces couleurs rousses,
fauves, grises, artistement fondues par les reflets pâles du soleil
d’octobre, s’harmoniaient à cette plaine infertile, à cette immense
jachère, verdâtre comme une eau stagnante. Une pensée du prêtre allait
commenter ce beau spectacle, muet d’ailleurs: pas un arbre, pas un
oiseau, la mort dans la plaine, le silence dans la forêt; çà et là,
quelques fumées dans les chaumières du village. Le château semblait
sombre comme sa maîtresse. Par une loi singulière, tout imite dans une
maison celui qui y règne, son esprit y plane. Madame Graslin, frappée
à l’entendement par les paroles du curé, et frappée au cœur par la
conviction, atteinte dans sa tendresse par le timbre angélique de cette
voix, s’arrêta tout à coup. Le curé leva le bras et montra la forêt,
Véronique la regarda.

--Ne trouvez-vous pas à ceci quelque ressemblance vague avec la vie
sociale? A chacun sa destinée! Combien d’inégalités dans cette masse
d’arbres! Les plus haut perchés manquent de terre végétale et d’eau,
ils meurent les premiers!...

--Il en est que _la serpe de la femme qui fait du bois_ arrête dans la
grâce de leur jeunesse! dit-elle avec amertume.

--Ne retombez plus dans ces sentiments, reprit le curé sévèrement
quoiqu’avec indulgence. Le malheur de cette forêt est de n’avoir pas
été coupée, voyez-vous le phénomène que ses masses présentent?

Véronique, pour qui les singularités de la nature forestière étaient
peu sensibles, arrêta par obéissance son regard sur la forêt et le
reporta doucement sur le curé.

--Vous ne remarquez pas, dit-il en devinant dans ce regard l’ignorance
de Véronique, des lignes où les arbres de toute espèce sont encore
verts?

--Ah! c’est vrai, s’écria-t-elle. Pourquoi?

--Là, reprit le curé, se trouve la fortune de Montégnac et la vôtre,
une immense fortune que j’avais signalée à monsieur Graslin; vous
voyez les sillons de trois vallées, dont les eaux se perdent dans
le torrent du Gabou. Ce torrent sépare la forêt de Montégnac de la
Commune qui, de ce côté, touche à la nôtre. A sec en septembre et
octobre, en novembre il donne beaucoup d’eau. Son eau, dont la masse
serait facilement augmentée par des travaux dans la forêt, afin de ne
rien laisser perdre et de réunir les plus petites sources, cette eau
ne sert à rien; mais faites entre les deux collines du torrent un ou
deux barrages pour la retenir, pour la conserver, comme a fait Riquet
à Saint-Ferréol, où l’on pratiqua d’immenses réservoirs pour alimenter
le canal du Languedoc, vous allez fertiliser cette plaine inculte
avec de l’eau sagement distribuée dans des rigoles maintenues par des
vannes, laquelle se boirait en temps utile dans ces terres, et dont le
trop-plein serait d’ailleurs dirigé vers notre petite rivière. Vous
aurez de beaux peupliers le long de tous vos canaux, et vous élèverez
des bestiaux dans les plus belles prairies possibles. Qu’est-ce que
l’herbe? du soleil et de l’eau. Il y a bien assez de terre dans ces
plaines pour les racines du gramen; les eaux fourniront des rosées qui
féconderont le sol, les peupliers s’en nourriront et arrêteront les
brouillards, dont les principes seront pompés par toutes les plantes:
tels sont les secrets de la belle végétation dans les vallées. Vous
verrez un jour la vie, la joie, le mouvement, là où règne le silence,
là où le regard s’attriste de l’infécondité. Ne sera-ce pas une belle
prière? Ces travaux n’occuperont-ils pas votre oisiveté mieux que les
pensées de la mélancolie?

Véronique serra la main du curé, ne dit qu’un mot, mais ce mot fut
grand: --Ce sera fait, monsieur.

--Vous concevez cette grande chose, reprit-il, mais vous ne
l’exécuterez pas. Ni vous ni moi nous n’avons les connaissances
nécessaires à l’accomplissement d’une pensée qui peut venir à tous,
mais qui soulève des difficultés immenses, car quoique simples et
presque cachées, ces difficultés veulent les plus exactes ressources
de la science. Cherchez donc dès aujourd’hui les instruments humains
qui vous feront gagner dans douze ans six ou sept mille louis de
rente avec les six mille arpents que vous fertiliserez ainsi. Ce
travail rendra quelque jour Montégnac l’une des plus riches communes du
Département. La forêt ne vous rapporte rien encore; mais, tôt ou tard,
la spéculation viendra chercher ces magnifiques bois, trésors amassés
par le temps, les seuls dont la production ne peut être ni hâtée ni
remplacée par l’homme. L’État créera peut-être un jour lui-même des
moyens de transport pour cette forêt dont les arbres seront utiles à
sa marine; mais il attendra que la population de Montégnac décuplée
exige sa protection, car l’État est comme la Fortune, il ne donne qu’au
riche. Cette terre sera, dans ce temps, l’une des plus belles de la
France, elle sera l’orgueil de votre petit-fils, qui trouvera peut être
le château mesquin, relativement aux revenus.

--Voilà, dit Véronique, un avenir pour ma vie.

--Une pareille œuvre peut racheter bien des fautes, dit le curé.

En se voyant compris, il essaya de frapper un dernier coup sur
l’intelligence de cette femme: il avait deviné que chez elle
l’intelligence menait au cœur; tandis que, chez les autres femmes, le
cœur est au contraire le chemin de l’intelligence. --Savez-vous, lui
dit-il après une pause, dans quelle erreur vous êtes? Elle le regarda
timidement. --Votre repentir n’est encore que le sentiment d’une
défaite essuyée, ce qui est horrible, c’est le désespoir de Satan, et
tel était peut-être le repentir des hommes avant Jésus-Christ; mais
notre repentir à nous autres catholiques, est l’effroi d’une âme qui
se heurte dans la mauvaise voie, et à qui, dans ce choc, Dieu s’est
révélé! Vous ressemblez à l’Oreste païen, devenez saint Paul!

--Votre parole vient de me changer entièrement, s’écria-t-elle.
Maintenant, oh! maintenant, je veux vivre.

--L’esprit a vaincu, se dit le modeste prêtre qui s’en alla joyeux.
Il avait jeté une pâture au secret désespoir qui dévorait madame
Graslin en donnant à son repentir la forme d’une belle et bonne action.
Aussi Véronique écrivit-elle à monsieur Grossetête le lendemain même.
Quelques jours après, elle reçut de Limoges, trois chevaux de selle
envoyés par ce vieil ami. Monsieur Bonnet avait offert à Véronique,
sur sa demande, le fils du maître de poste, un jeune homme enchanté de
se mettre au service de madame Graslin, et de gagner une cinquantaine
d’écus. Ce jeune garçon, à figure ronde, aux yeux et aux cheveux noirs,
petit, découplé, nommé Maurice Champion, plut à Véronique et fut
aussitôt mis en fonctions. Il devait accompagner sa maîtresse dans ses
excursions et avoir soin des chevaux de selle.

Le garde général de Montégnac était un ancien maréchal des logis de la
garde royale, né à Limoges, et que monsieur le duc de Navarreins avait
envoyé d’une de ses terres à Montégnac pour en étudier la valeur et lui
transmettre des renseignements, afin de savoir quel parti on en pouvait
tirer. Jérôme Colorat n’y vit que des terres incultes et infertiles,
des bois inexploitables à cause de la difficulté des transports, un
château en ruines, et d’énormes dépenses à faire pour y rétablir une
habitation et des jardins. Effrayé surtout des clairières semées de
roches granitiques qui nuançaient de loin cette immense forêt, ce probe
mais inintelligent serviteur fut la cause de la vente de ce bien.

--Colorat, dit madame Graslin à son garde qu’elle fit venir, à compter
de demain, je monterai vraisemblablement à cheval tous les matins.
Vous devez connaître les différentes parties de terres qui dépendent
de ce domaine et celles que monsieur Graslin y a réunies, vous me les
indiquerez, je veux tout visiter par moi-même.

Les habitants du château apprirent avec joie le changement qui
s’opérait dans la conduite de Véronique. Sans en avoir reçu l’ordre,
Aline chercha, d’elle-même, la vieille amazone noire de sa maîtresse,
et la mit en état de servir. Le lendemain, la Sauviat vit avec un
indicible plaisir sa fille habillée pour monter à cheval. Guidée par
son garde et par Champion qui allèrent en consultant leurs souvenirs,
car les sentiers étaient à peine tracés dans ces montagnes inhabitées,
madame Graslin se donna pour tâche de parcourir seulement les cimes sur
lesquelles s’étendaient ses bois, afin d’en connaître les versants et
de se familiariser avec les ravins, chemins naturels qui déchiraient
cette longue arête. Elle voulait mesurer sa tâche, étudier la nature
des courants et trouver les éléments de l’entreprise signalée par le
curé. Elle suivait Colorat qui marchait en avant et Champion allait à
quelques pas d’elle.

Tant qu’elle chemina dans des parties pleines d’arbres, en montant
et descendant tour à tour ces ondulations de terrain si rapprochées
dans les montagnes en France, Véronique fut préoccupée par les
merveilles de la forêt. C’était des arbres séculaires dont les premiers
l’étonnèrent et auxquels elle finit par s’habituer; puis de hautes
futaies naturelles, ou dans une clairière quelque pin solitaire d’une
hauteur prodigieuse; enfin, chose plus rare, un de ces arbustes, nains
partout ailleurs, mais qui, par des circonstances curieuses, atteignent
des développements gigantesques et sont quelquefois aussi vieux que
le sol. Elle ne voyait pas sans une sensation inexprimable une nuée
roulant sur des roches nues. Elle remarquait les sillons blanchâtres
faits par les ruisseaux de neige fondue, et qui, de loin, ressemblent
à des cicatrices. Après une gorge sans végétation, elle admirait,
dans les flancs exfoliés d’une colline rocheuse, des châtaigniers
centenaires, aussi beaux que des sapins des Alpes. La rapidité de sa
course lui permettait d’embrasser, presque à vol d’oiseau, tantôt
de vastes sables mobiles, des fondrières meublées d’arbres épars,
des granits renversés, des roches pendantes, des vallons obscurs,
des places étendues pleines de bruyères encore fleuries, et d’autres
desséchées; tantôt des solitudes âpres où croissaient des genévriers,
des câpriers; tantôt des prés à herbe courte, des morceaux de
terre engraissée par un limon séculaire; enfin les tristesses, les
splendeurs, les choses douces, fortes, les aspects singuliers de la
nature montagnarde au centre de la France. Et à force de voir ces
tableaux variés de formes, mais animés par la même pensée, la profonde
tristesse exprimée par cette nature à la fois sauvage et ruinée,
abandonnée, infertile, la gagna et répondit à ses sentiments cachés.
Et lorsque, par une échancrure, elle aperçut les plaines à ses pieds,
quand elle eut à gravir quelque aride ravine entre les sables et les
pierres de laquelle avaient poussé des arbustes rabougris, et que
ce spectacle revint de moments en moments, l’esprit de cette nature
austère la frappa, lui suggéra des observations neuves pour elle, et
excitées par les significations de ces divers spectacles. Il n’est
pas un site de forêt qui n’ait sa signification; pas une clairière,
pas un fourré qui ne présente des analogies avec le labyrinthe des
pensées humaines. Quelle personne parmi les gens dont l’esprit est
cultivé, ou dont le cœur a reçu des blessures, peut se promener dans
une forêt, sans que la forêt lui parle? Insensiblement, il s’en élève
une voix ou consolante ou terrible, mais plus souvent consolante que
terrible. Si l’on recherchait bien les causes de la sensation, à la
fois grave, simple, douce, mystérieuse qui vous y saisit, peut-être
la trouverait-on dans le spectacle sublime et ingénieux de toutes ces
créatures obéissant à leurs destinées, et immuablement soumises. Tôt ou
tard le sentiment écrasant de la permanence de la nature vous emplit
le cœur, vous remue profondément, et vous finissez par y être inquiets
de Dieu. Aussi Véronique recueillit-elle dans le silence de ces cimes,
dans la senteur des bois, dans la sérénité de l’air, comme elle le dit
le soir à monsieur Bonnet, la certitude d’une clémence auguste. Elle
entrevit la possibilité d’un ordre de faits plus élevés que celui dans
lequel avaient jusqu’alors tourné ses rêveries. Elle sentit une sorte
de bonheur. Elle n’avait pas, depuis longtemps, éprouvé tant de paix.
Devait-elle ce sentiment à la similitude qu’elle trouvait entre ces
paysages et les endroits épuisés, desséchés de son âme? Avait-elle vu
ces troubles de la nature avec une sorte de joie, en pensant que la
matière était punie là, sans avoir péché? Certes, elle fut puissamment
émue; car, à plusieurs reprises, Colorat et Champion se la montrèrent
comme s’ils la trouvaient transfigurée. Dans un certain endroit,
Véronique aperçut dans les roides pentes des torrents je ne sais quoi
de sévère. Elle se surprit à désirer d’entendre l’eau bruissant dans
ces ravines ardentes. --Toujours aimer! pensa-t-elle. Honteuse de ce
mot qui lui fut jeté comme par une voix, elle poussa son cheval avec
témérité vers le premier pic de la Corrèze, où, malgré l’avis de ses
deux guides, elle s’élança. Elle atteignit seule au sommet de ce piton,
nommé la _Roche-Vive_, et y resta pendant quelques instants, occupée
à voir tout le pays. Après avoir entendu la voix secrète de tant de
créations qui demandaient à vivre, elle reçut en elle-même un coup qui
la détermina à déployer pour son œuvre cette persévérance tant admirée
et dont elle donna tant de preuves. Elle attacha son cheval par la
bride à un arbre, alla s’asseoir sur un quartier de roche, en laissant
errer ses regards sur cet espace où la nature se montrait marâtre, et
ressentit dans son cœur les mouvements maternels qu’elle avait jadis
éprouvés en regardant son enfant. Préparée à recevoir la sublime
instruction que présentait ce spectacle par les méditations presque
involontaires qui, selon sa belle expression, avaient vanné son cœur,
elle s’y éveilla d’une léthargie. Elle comprit alors, dit-elle au curé,
que nos âmes devaient être labourées aussi bien que la terre. Cette
vaste scène était éclairée par le pâle soleil du mois de novembre. Déjà
quelques nuées grises chassées par un vent froid venaient de l’ouest.
Il était environ trois heures, Véronique avait mis quatre heures à
venir là; mais comme tous ceux qui sont dévorés par une profonde misère
intime, elle ne faisait aucune attention aux circonstances extérieures.
En ce moment sa vie véritablement s’agrandissait du mouvement sublime
de la nature.

--Ne restez pas plus longtemps là, madame, lui dit un homme dont la
voix la fit tressaillir, vous ne pourriez plus retourner nulle part,
car vous êtes séparée par plus de deux lieues de toute habitation; à
la nuit, la forêt est impraticable; mais, ces dangers ne sont rien en
comparaison de celui qui vous attend ici. Dans quelques instants il
fera sur ce pic un froid mortel dont la cause est inconnue, et qui a
déjà tué plusieurs personnes.

Madame Graslin aperçut au-dessous d’elle une figure presque noire
de hâle où brillaient deux yeux qui ressemblaient à deux langues de
feu. De chaque côté de cette face, pendait une large nappe de cheveux
bruns, et dessous s’agitait une barbe en éventail. L’homme soulevait
respectueusement un de ces énormes chapeaux à larges bords que portent
les paysans au centre de la France, et montrait un de ces fronts
dégarnis, mais superbes, par lesquels certains pauvres se recommandent
à l’attention publique. Véronique n’eut pas la moindre frayeur, elle
était dans une de ces situations où, pour les femmes, cessent toutes
les petites considérations qui les rendent peureuses.

--Comment vous trouvez-vous là? lui dit-elle.

--Mon habitation est à peu de distance, répondit l’inconnu.

--Et que faites-vous dans ce désert? demanda Véronique.

--J’y vis.

--Mais comment et de quoi?

--On me donne une petite somme pour garder toute cette partie de
la forêt, dit-il en montrant le versant du pic opposé à celui qui
regardait les plaines de Montégnac.

Madame Graslin aperçut alors le canon d’un fusil et vit un carnier. Si
elle avait eu des craintes, elle eût été dès lors rassurée.

--Vous êtes garde?

--Non, madame, pour être garde, il faut pouvoir prêter serment, et pour
le prêter, il faut jouir de tous ses droits civiques...

--Qui êtes-vous donc?

--Je suis Farrabesche, dit l’homme avec une profonde humilité en
abaissant les yeux vers la terre.

Madame Graslin, à qui ce nom ne disait rien, regarda cet homme et
observa dans sa figure, excessivement douce, des signes de férocité
cachée: les dents mal rangées imprimaient à la bouche, dont les lèvres
étaient d’un rouge sang, un tour plein d’ironie et de mauvaise audace;
les pommettes brunes et saillantes offraient je ne sais quoi d’animal.
Cet homme avait la taille moyenne, les épaules fortes, le cou rentré,
très-court, gros, les mains larges et velues des gens violents et
capables d’abuser de ces avantages d’une nature bestiale. Ses dernières
paroles annonçaient d’ailleurs quelque mystère auquel son attitude, sa
physionomie et sa personne prêtaient un sens terrible.

--Vous êtes donc à mon service? lui dit d’une voix douce Véronique.

--J’ai donc l’honneur de parler à madame Graslin? dit Farrabesche.

--Oui, mon ami, répondit-elle.

Farrabesche disparut avec la rapidité d’une bête fauve, après avoir
jeté sur sa maîtresse un regard plein de crainte. Véronique s’empressa
de remonter à cheval et alla rejoindre ses deux domestiques qui
commençaient à concevoir des inquiétudes sur elle, car on connaissait
dans le pays l’inexplicable insalubrité de la _Roche-Vive_. Colorat
pria sa maîtresse de descendre par une petite vallée qui conduisait
dans la plaine. «Il serait, dit-il, dangereux de revenir par les
hauteurs où les chemins déjà si peu frayés se croisaient, et où, malgré
sa connaissance du pays, il pourrait se perdre.» Une fois en plaine,
Véronique ralentit le pas de son cheval.

--Quel est ce Farrabesche que vous employez? dit-elle à son garde
général.

--Madame l’a rencontré? s’écria Colorat.

--Oui, mais il s’est enfui.

--Le pauvre homme! peut-être ne sait-il pas combien madame est bonne.

--Enfin qu’a-t-il fait?

--Mais, madame, Farrabesche est un assassin, répondit naïvement
Champion.

--On lui a donc fait grâce, à lui? demanda Véronique d’une voix émue.

--Non, madame, répondit Colorat. Farrabesche a passé aux Assises, il
a été condamné à dix ans de travaux forcés, il a fait son temps, et
il est revenu du bagne en 1827. Il doit la vie à monsieur le curé qui
l’a décidé à se livrer. Condamné à mort par contumace, tôt ou tard
il eût été pris, et son cas n’eût pas été bon. Monsieur Bonnet est
allé le trouver tout seul, au risque de se faire tuer. On ne sait
pas ce qu’il a dit à Farrabesche. Ils sont restés seuls pendant deux
jours, le troisième il l’a ramené à Tulle, où l’autre s’est livré.
Monsieur Bonnet est allé voir un bon avocat, lui a recommandé la cause
de Farrabesche, Farrabesche en a été quitte pour dix ans de fers, et
monsieur le curé l’a visité dans sa prison. Ce gars-là, qui était la
terreur du pays, est devenu doux comme une jeune fille, il s’est laissé
emmener au bagne tranquillement. A son retour, il est venu s’établir
ici sous la direction de monsieur le curé; personne ne lui dit plus
haut que son nom, il va tous les dimanches et les jours de fêtes aux
offices, à la messe. Quoiqu’il ait sa place parmi nous, il se tient le
long d’un mur, tout seul. Il fait ses dévotions de temps en temps; mais
à la sainte table, il se met aussi à l’écart.

--Et cet homme a tué un autre homme?

--Un? dit Colorat, il en a bien tué plusieurs! Mais c’est un bon homme
tout de même!

--Est-ce possible! s’écria Véronique qui dans sa stupeur laissa tomber
la bride sur le cou de son cheval.

--Voyez-vous, madame, reprit le garde qui ne demandait pas mieux que
de raconter cette histoire, Farrabesche a peut-être eu raison dans le
principe, il était le dernier des Farrabesche, une vieille famille de
la Corrèze, quoi! Son frère aîné, le capitaine Farrabesche, est donc
mort dix ans auparavant en Italie, à Montenotte, capitaine à vingt-deux
ans. Était-ce avoir du guignon? Et un homme qui avait des moyens, il
savait lire et écrire, il se promettait d’être fait général. Il y eut
des regrets dans la famille, et il y avait de quoi vraiment! Moi, qui
dans ce temps étais avec l’Autre, j’ai entendu parler de sa mort! Oh!
le capitaine Farrabesche a fait une belle mort, il a sauvé l’armée
et le petit caporal! Je servais déjà sous le général Steingel, un
Allemand, c’est-à-dire un Alsacien, un fameux général, mais il avait
la vue courte, et ce défaut-là fut cause de sa mort arrivée quelque
temps après celle du capitaine Farrabesche. Le petit dernier, qui est
celui-ci, avait donc six ans quand il entendit parler de la mort de
son grand frère. Le second frère servait aussi, mais comme soldat;
il mourut sergent, premier régiment de la garde, un beau poste, à la
bataille d’Austerlitz, où, voyez-vous, madame, on a manœuvré aussi
tranquillement que dans les Tuileries... J’y étais aussi! Oh! j’ai
eu du bonheur, j’ai été de tout sans attraper une blessure. Notre
Farrabesche donc, quoiqu’il soit brave, se mit dans la tête de ne
pas partir. Au fait, l’armée n’était pas saine pour cette famille-là.
Quand le sous-préfet l’a demandé en 1811, il s’est enfui dans les bois;
réfractaire quoi, comme on les appelait. Pour lors, il s’est joint à un
parti de chauffeurs, de gré ou de force; mais enfin il a chauffé! Vous
comprenez que personne autre que monsieur le curé ne sait ce qu’il a
fait avec ces mâtins-là, parlant par respect! Il s’est souvent battu
avec les gendarmes et avec la ligne aussi! Enfin, il s’est trouvé dans
sept rencontres.

--Il passe pour avoir tué deux soldats et trois gendarmes! dit Champion.

--Est-ce qu’on sait le compte? il ne l’a pas dit, reprit Colorat.
Enfin, madame, presque tous les autres ont été pris; mais lui, dame!
jeune et agile, connaissant mieux le pays, il a toujours échappé. Ces
chauffeurs-là se tenaient aux environs de Brives et de Tulle; ils
rabattaient souvent par ici, à cause de la facilité que Farrabesche
avait de les cacher. En 1814, on ne s’est plus occupé de lui, la
conscription était abolie; mais il a été forcé de passer l’année de
1815 dans les bois. Comme il n’avait pas ses aises pour vivre, il a
encore aidé à arrêter la malle, dans la gorge, là-bas; mais enfin,
d’après l’avis de monsieur le curé, il s’est livré. Il n’a pas été
facile de lui trouver des témoins, personne n’osait déposer contre lui.
Pour lors, son avocat et monsieur le curé ont tant fait, qu’il en a été
quitte pour dix ans. Il a eu du bonheur, après avoir chauffé, car il a
chauffé!

--Mais qu’est-ce que c’était que de chauffer?

--Si vous le voulez, madame, je vas vous dire comment ils faisaient,
autant que je le sais par les uns et les autres, car, vous comprenez,
je n’ai point chauffé! Ça n’est pas beau, mais la nécessité ne connaît
point de loi. Donc, ils tombaient sept ou huit chez un fermier ou chez
un propriétaire soupçonné d’avoir de l’argent; ils vous allumaient
du feu, soupaient au milieu de la nuit; puis, entre la poire et le
fromage, si le maître de la maison ne voulait pas leur donner la
somme demandée, ils lui attachaient les pieds à la crémaillère,
et ne les détachaient qu’après avoir reçu leur argent: voilà. Ils
venaient masqués. Dans le nombre de leurs expéditions, il y en a eu de
malheureuses. Dame! il y a toujours des obstinés, des gens avares. Un
fermier, le père Cochegrue, qui aurait bien tondu sur un œuf, s’est
laissé brûler les pieds! Ah! ben, il en est mort. La femme de monsieur
David, auprès de Brives, est morte des suites de la frayeur que ces
gens-là lui ont faite, rien que d’avoir vu lier les pieds de son mari.
--Donne-leur donc ce que tu as! qu’elle s’en allait lui disant. Il ne
voulait pas, elle leur a montré la cachette. Les chauffeurs ont été la
terreur du pays pendant cinq ans; mais mettez-vous bien dans la boule,
pardon, madame? que plus d’un fils de bonne maison était des leurs, et
que c’est pas ceux-là qui se laissaient gober.

Madame Graslin écoutait sans répondre. Il y eut un moment de silence.
Le petit Champion, jaloux d’amuser sa maîtresse, voulut dire ce qu’il
savait de Farrabesche.

--Il faut dire aussi à madame tout ce qui en est, Farrabesche n’a pas
son pareil à la course, ni à cheval. Il tue un bœuf d’un coup de poing!
Il porte sept cents, dà! personne ne tire mieux que lui. Quand j’étais
petit, on me racontait les aventures de Farrabesche. Un jour il est
surpris avec trois de ses compagnons: ils se battent, bien! deux sont
blessés et le troisième meurt, bon! Farrabesche se voit pris; bah! il
saute sur le cheval d’un gendarme, en croupe, derrière l’homme, pique
le cheval qui s’emporte; le met au grand galop et disparaît en tenant
le gendarme à bras-le-corps; il le serrait si fort qu’à une certaine
distance, il a pu le jeter à terre, rester seul sur le cheval, et
il s’évada maître du cheval! Et il a eu le toupet de l’aller vendre
à dix lieues au delà de Limoges. De ce coup, il resta pendant trois
mois caché et introuvable. On avait promis cent louis à celui qui le
livrerait.

--Une autre fois, dit Colorat, à propos des cent louis promis pour
lui par le préfet de Tulle, il les fit gagner à un de ses cousins,
Giriex de Vizay. Son cousin le dénonça et eut l’air de le livrer! Oh!
il le livra. Les gendarmes étaient bien heureux de le mener à Tulle.
Mais il n’alla pas loin, on fut obligé de l’enfermer dans la prison
de Lubersac, d’où il s’évada pendant la première nuit, en profitant
d’une percée qu’y avait faite un de ses complices, un nommé Gabilleau,
un déserteur du 17e, exécuté à Tulle, et qui fut transféré avant la
nuit où il comptait se sauver. Ces aventures donnaient à Farrabesche
une fameuse couleur. La troupe avait ses affidés, vous comprenez!
D’ailleurs on les aimait les chauffeurs. Ah dame! ces gens-là n’étaient
pas comme ceux d’aujourd’hui, chacun de ces gaillards dépensait
royalement son argent. Figurez-vous, madame, un soir, Farrabesche est
poursuivi par des gendarmes, n’est-ce pas; eh, bien! il leur a échappé
cette fois en restant pendant vingt-quatre heures dans la mare d’une
ferme, il respirait de l’air par un tuyau de paille à fleur du fumier.
Qu’est-ce que c’était que ce petit désagrément pour lui qui a passé des
nuits au fin sommet des arbres où les moineaux se tiennent à peine, en
voyant les soldats qui le cherchaient passant et repassant sous lui.
Farrabesche a été l’un de cinq à six chauffeurs que la Justice n’a pas
pu prendre; mais, comme il était du pays et par force avec eux, enfin
il n’avait fui que pour éviter la conscription, les femmes étaient pour
lui, et c’est beaucoup!

--Ainsi Farrabesche a bien certainement tué plusieurs hommes, dit
encore madame Graslin.

--Certainement, reprit Colorat, il a même, dit-on, tué le voyageur qui
était dans la malle en 1812; mais le courrier, le postillon, les seuls
témoins qui pussent le reconnaître, étaient morts lors de son jugement.

--Pour le voler, dit madame Graslin.

--Oh! ils ont tout pris; mais les vingt-cinq mille francs qu’ils ont
trouvés étaient au Gouvernement.

Madame Graslin chemina silencieusement pendant une lieue. Le soleil
était couché, la lune éclairait la plaine grise, il semblait alors
que ce fût la pleine mer. Il y eut un moment où Champion et Colorat
regardèrent madame Graslin dont le profond silence les inquiétait; ils
éprouvèrent une violente sensation en lui voyant sur les joues deux
traces brillantes, produites par d’abondantes larmes, elle avait les
yeux rouges et remplis de pleurs qui tombaient goutte à goutte.

--Oh! madame, dit Colorat, ne le plaignez pas! Le gars a eu du bon
temps, il a eu de jolies maîtresses; et maintenant, quoique sous
la surveillance de la haute police, il est protégé par l’estime et
l’amitié de monsieur le curé; car il s’est repenti, sa conduite au
bagne a été des plus exemplaires. Chacun sait qu’il est aussi honnête
homme que le plus honnête d’entre nous; seulement il est fier, il ne
veut pas s’exposer à recevoir quelque marque de répugnance, et il
vit tranquillement en faisant du bien à sa manière. Il vous a mis de
l’autre côté de la Roche-Vive une dizaine d’arpents en pépinières,
et il plante dans la forêt aux places où il aperçoit la chance de
faire venir un arbre; puis il émonde les arbres, il ramasse le bois
mort, il fagote et tient le bois à la disposition des pauvres gens.
Chaque pauvre, sûr d’avoir du bois tout fait, tout prêt, vient lui en
demander au lieu d’en prendre et de faire du tort à vos bois, en sorte
qu’aujourd’hui s’il chauffe le monde, il leur fait du bien! Farrabesche
aime votre forêt, il en a soin comme de son bien.

--Et il vit!... tout seul, s’écria madame Graslin qui se hâta d’ajouter
les deux derniers mots.

--Faites excuse, madame, il prend soin d’un petit garçon qui va sur
quinze ans, dit Maurice Champion.

--Ma foi, oui, dit Colorat, car la Curieux a eu cet enfant-là quelque
temps avant que Farrabesche se soit livré.

--C’est son fils? dit madame Graslin.

--Mais chacun le pense.

--Et pourquoi n’a-t-il pas épousé cette fille?

--Et comment? on l’aurait pris! Aussi, quand la Curieux sut qu’il était
condamné, la pauvre fille a-t-elle quitté le pays.

--Était-elle jolie?

--Oh! dit Maurice, ma mère prétend qu’elle ressemblait beaucoup,
tenez... à une autre fille qui, elle aussi, a quitté le pays, à Denise
Tascheron.

--Il était aimé? dit madame Graslin.

--Bah! parce qu’il chauffait, dit Colorat, les femmes aiment
l’extraordinaire. Cependant rien n’a plus étonné le pays que cet
amour-là. Catherine Curieux vivait sage comme une Sainte Vierge, elle
passait pour une perle de vertu dans son village, à Vizay, un fort
bourg de la Corrèze, sur la ligne des deux départements. Son père et sa
mère y sont fermiers de messieurs Brézac. La Catherine Curieux avait
bien ses dix-sept ans lors du jugement de Farrabesche. Les Farrabesche
étaient une vieille famille du même pays, qui se sont établis sur les
domaines de Montégnac, ils tenaient la ferme du village. Le père et la
mère Farrabesche sont morts; mais les trois sœurs à la Curieux sont
mariées, une à Aubusson, une à Limoges, une à Saint-Léonard.

--Croyez-vous que Farrabesche sache où est Catherine? dit madame
Graslin.

--S’il le savait, il romprait son ban, oh! il irait... Dès son arrivée,
il a fait demander par monsieur Bonnet le petit Curieux au père et à la
mère qui en avaient soin; monsieur Bonnet le lui a donné tout de même.

--Personne ne sait ce qu’elle est devenue.

--Bah! dit Colorat, cette jeunesse s’est crue perdue! elle a eu peur de
rester dans le pays! Elle est allée à Paris. Et qu’y fait-elle? Voilà
le _hic_. La chercher là, c’est vouloir trouver une bille dans les
cailloux de cette plaine!

Colorat montrait la plaine de Montégnac du haut de la rampe par
laquelle montait alors madame Graslin, qui n’était plus qu’à quelques
pas de la grille du château. La Sauviat inquiète, Aline, les gens
attendaient là, ne sachant que penser d’une si longue absence.

--Eh! bien, dit la Sauviat en aidant sa fille à descendre de cheval, tu
dois être horriblement fatiguée.

--Non, ma mère, dit madame Graslin d’une voix si altérée que la Sauviat
regarda sa fille et vit alors qu’elle avait beaucoup pleuré.

Madame Graslin rentra chez elle avec Aline, qui avait ses ordres pour
tout ce qui concernait sa vie intérieure, elle s’enferma chez elle sans
y admettre sa mère; et quand la Sauviat voulut y venir, Aline dit à la
vieille Auvergnate: «--Madame est endormie.»

Le lendemain Véronique partit à cheval accompagnée de Maurice
seulement. Pour se rendre rapidement à la Roche-Vive, elle prit le
chemin par lequel elle en était revenue la veille. En montant par le
fond de la gorge qui séparait ce pic de la dernière colline de la
forêt, car vue de la plaine, la Roche-Vive semblait isolée. Véronique
dit à Maurice de lui indiquer la maison de Farrabesche et de l’attendre
en gardant les chevaux; elle voulut aller seule: Maurice la conduisit
donc vers un sentier qui descend sur le versant de la Roche-Vive,
opposé à celui de la plaine, et lui montra le toit en chaume d’une
habitation presque perdue à moitié de cette montagne, et au bas de
laquelle s’étendent des pépinières. Il était alors environ midi. Une
fumée légère qui sortait de la cheminée indiquait la maison auprès de
laquelle Véronique arriva bientôt; mais elle ne se montra pas tout
d’abord. A l’aspect de cette modeste demeure assise au milieu d’un
jardin entouré d’une haie en épines sèches, elle resta pendant quelques
instants perdue en des pensées qui ne furent connues que d’elle. Au
bas du jardin serpentent quelques arpents de prairies encloses d’une
haie vive, et où, çà et là, s’étalent les têtes aplaties des pommiers,
des poiriers et des pruniers. Au-dessus de la maison, vers le haut
de la montagne où le terrain devient sablonneux, s’élèvent les cimes
jaunies d’une superbe châtaigneraie. En ouvrant la porte à claire-voie
faite en planches presque pourries qui sert de clôture, madame Graslin
aperçut une étable, une petite basse-cour et tous les pittoresques, les
vivants accessoires des habitations du pauvre, qui certes ont de la
poésie aux champs. Quel être a pu voir sans émotion les linges étendus
sur la haie, la botte d’oignons pendue au plancher, les marmites en
fer qui sèchent, le banc de bois ombragé de chèvrefeuilles, et les
joubarbes sur le faîte du chaume qui accompagnent presque toutes les
chaumières en France et qui révèlent une vie humble, presque végétative.

Il fut impossible à Véronique d’arriver chez son garde sans être
aperçue, deux beaux chiens de chasse aboyèrent aussitôt que le bruit
de son amazone se fit entendre dans les feuilles sèches; elle prit la
queue de cette large robe sous son bras, et s’avança vers la maison.
Farrabesche et son enfant, qui étaient assis sur un banc de bois en
dehors, se levèrent et se découvrirent tous deux, en gardant une
attitude respectueuse, mais sans la moindre apparence de servilité.

--J’ai su, dit Véronique en regardant avec attention l’enfant, que vous
preniez mes intérêts, j’ai voulu voir par moi-même votre maison, les
pépinières, et vous questionner ici même sur les améliorations à faire.

--Je suis aux ordres de madame, répondit Farrabesche.

Véronique admira l’enfant qui avait une charmante figure, un peu
hâlée, brune, mais très-régulière, un ovale parfait, un front purement
dessiné, des yeux orange d’une vivacité excessive, des cheveux noirs,
coupés sur le front et longs de chaque côté du visage. Plus grand que
ne l’est ordinairement un enfant de cet âge, ce petit avait près de
cinq pieds. Son pantalon était comme sa chemise en grosse toile écrue,
son gilet de gros drap bleu très-usé avait des boutons de corne, il
portait une veste de ce drap si plaisamment nommé velours de Maurienne
et avec lequel s’habillent les savoyards, de gros souliers ferrés et
point de bas. Ce costume était exactement celui du père; seulement,
Farrabesche avait sur la tête un grand feutre de paysan et le petit
avait sur la sienne un bonnet de laine brune. Quoique spirituelle et
animée, la physionomie de cet enfant gardait sans effort la gravité
particulière aux créatures qui vivent dans la solitude; il avait
dû se mettre en harmonie avec le silence et la vie des bois. Aussi
Farrabesche et son fils étaient-ils surtout développés du côté
physique, ils possédaient les propriétés remarquables des sauvages: une
vue perçante, une attention constante, un empire certain sur eux-mêmes,
l’ouïe sûre, une agilité visible, une intelligente adresse. Au premier
regard que l’enfant lança sur son père, madame Graslin devina une de
ces affections sans bornes où l’instinct s’est trempé dans la pensée,
et où le bonheur le plus agissant confirme et le vouloir de l’instinct
et l’examen de la pensée.

--Voilà l’enfant dont on m’a parlé? dit Véronique en montrant le garçon.

--Oui, madame.

--Vous n’avez donc fait aucune démarche pour retrouver sa mère, demanda
Véronique à Farrabesche en l’emmenant à quelques pas par un signe.

--Madame ne sait sans doute pas qu’il m’est interdit de m’écarter de la
commune sur laquelle je réside.

--Et n’avez-vous jamais eu de nouvelles?

--A l’expiration de mon temps, répondit-il, le commissaire me remit
une somme de mille francs qui m’avait été envoyée par petites portions
de trois en trois mois, et que les règlements ne permettaient pas de
me donner avant le jour de ma sortie. J’ai pensé que Catherine pouvait
seule avoir songé à moi, puisque ce n’était pas monsieur Bonnet; aussi
ai-je gardé cette somme pour Benjamin.

--Et les parents de Catherine?

--Ils n’ont plus pensé à elle après son départ. D’ailleurs, ils ont
fait assez en prenant soin du petit.

--Eh! bien, Farrabesche, dit Véronique en se retournant vers la maison,
je ferai en sorte de savoir si Catherine vit encore, où elle est, et
quel est son genre de vie...

--Oh! quel qu’il soit, madame, s’écria doucement cet homme, je
regarderai comme un bonheur de l’avoir pour femme. C’est à elle à se
montrer difficile et non à moi. Notre mariage légitimerait ce pauvre
garçon, qui ne soupçonne pas encore sa position.

Le regard que le père jeta sur le fils expliquait la vie de ces deux
êtres abandonnés ou volontairement isolés: ils étaient tout l’un pour
l’autre, comme deux compatriotes jetés dans un désert.

--Ainsi vous aimez Catherine? demanda Véronique.

--Je ne l’aimerais pas, madame, répondit-il, que dans ma situation
elle est pour moi la seule femme qu’il y ait dans le monde.

Madame Graslin se retourna vivement et alla jusque sous la
châtaigneraie, comme atteinte d’une douleur. Le garde crut qu’elle
était saisie par quelque caprice, et n’osa la suivre. Véronique resta
là pendant un quart d’heure environ, occupée en apparence à regarder
le paysage. De là elle apercevait toute la partie de la forêt qui
meuble ce côté de la vallée où coule le torrent, alors sans eau,
plein de pierres, et qui ressemblait à un immense fossé, serré entre
les montagnes boisées dépendant de Montégnac et une autre chaîne de
collines parallèles, mais rapides, sans végétation, à peine couronnées
de quelques arbres mal venus. Cette autre chaîne où croissent quelques
bouleaux, des genévriers et des bruyères d’un aspect assez désolé
appartient à un domaine voisin et au département de la Corrèze. Un
chemin vicinal qui suit les inégalités de la vallée sert de séparation
à l’arrondissement de Montégnac et aux deux terres. Ce revers assez
ingrat, mal exposé, soutient, comme une muraille de clôture, une belle
partie de bois qui s’étend sur l’autre versant de cette longue côte
dont l’aridité forme un contraste complet avec celle sur laquelle
est assise la maison de Farrabesche. D’un côté, des formes âpres
et tourmentées; de l’autre, des formes gracieuses, des sinuosités
élégantes; d’un côté, l’immobilité froide et silencieuse de terres
infécondes, maintenues par des blocs de pierre horizontaux, par des
roches nues et pelées; de l’autre, des arbres de différents verts,
en ce moment dépouillés de feuillages pour la plupart, mais dont les
beaux troncs droits et diversement colorés s’élancent de chaque pli
de terrain, et dont les branchages se remuaient alors au gré du vent.
Quelques arbres plus persistants que les autres, comme les chênes, les
ormes, les hêtres, les châtaigniers conservaient des feuilles jaunes,
bronzées ou violacées.

Vers Montégnac, où la vallée s’élargit démesurément, les deux côtes
forment un immense fer-à-cheval, et de l’endroit où Véronique était
allée s’appuyer à un arbre, elle put voir des vallons disposés comme
les gradins d’un amphithéâtre où les cimes des arbres montent les unes
au-dessus des autres comme des personnages. Ce beau paysage formait
alors le revers de son parc, où depuis il fut compris. Du côté de la
chaumière de Farrabesche, la vallée se rétrécit de plus en plus, et
finit par un col d’environ cent pieds de large.

La beauté de cette vue, sur laquelle les yeux de madame Graslin
erraient machinalement, la rappela bientôt à elle-même, elle revint
vers la maison où le père et le fils restaient debout et silencieux,
sans chercher à s’expliquer la singulière absence de leur maîtresse.
Elle examina la maison qui, bâtie avec plus de soin que la couverture
en chaume ne le faisait supposer, avait été sans doute abandonnée
depuis le temps où les Navarreins ne s’étaient plus souciés de ce
domaine. Plus de chasses, plus de gardes. Quoique cette maison fût
inhabitée depuis plus de cent ans, les murs étaient bons; mais de tous
côtés le lierre et les plantes grimpantes les avaient embrassés. Quand
on lui eut permis d’y rester, Farrabesche avait fait couvrir le toit
en chaume, il avait dallé lui-même à l’intérieur la salle, et y avait
apporté tout le mobilier. Véronique, en entrant, aperçut deux lits de
paysan, une grande armoire en noyer, une huche au pain, un buffet, une
table, trois chaises, et sur les planches du buffet quelques plats en
terre brune, enfin les ustensiles nécessaires à la vie. Au-dessus de la
cheminée étaient deux fusils et deux carniers. Une quantité de choses
faites par le père pour l’enfant causa le plus profond attendrissement
à Véronique: un vaisseau armé, une chaloupe, une tasse en bois sculpté,
une boîte en bois d’un magnifique travail, un coffret en marqueterie
de paille, un crucifix et un chapelet superbes. Le chapelet était en
noyaux de prunes, qui avaient sur chaque face une tête d’une admirable
finesse: Jésus-Christ, les apôtres, la Madone, saint Jean-Baptiste,
saint Joseph, sainte Anne, les deux Madeleines.

--Je fais cela pour amuser le petit dans les longs soirs d’hiver,
dit-il en ayant l’air de s’excuser.

Le devant de la maison est planté en jasmins, en rosiers à haute tige
appliqués contre le mur, et qui fleurissent les fenêtres du premier
étage inhabité, mais où Farrabesche serrait ses provisions; il avait
des poules, des canards, deux porcs; il n’achetait que du pain, du sel,
du sucre et quelques épiceries. Ni lui ni son fils ne buvaient de vin.

--Tout ce que l’on m’a dit de vous et ce que je vois, dit enfin madame
Graslin à Farrabesche, me fait vous porter un intérêt qui ne sera pas
stérile.

--Je reconnais bien là monsieur Bonnet, s’écria Farrabesche d’un ton
touchant.

--Vous vous trompez, monsieur le curé ne m’a rien dit encore, le hasard
ou Dieu peut-être a tout fait.

--Oui, madame, Dieu! Dieu seul peut faire des merveilles pour un
malheureux tel que moi.

--Si vous avez été malheureux, dit madame Graslin assez bas pour que
l’enfant n’entendît rien par une attention d’une délicatesse féminine
qui toucha Farrabesche, votre repentir, votre conduite et l’estime
de monsieur le curé vous rendent digne d’être heureux. J’ai donné
les ordres nécessaires pour terminer les constructions de la grande
ferme que monsieur Graslin avait projeté d’établir auprès du château;
vous serez mon fermier, vous aurez l’occasion de déployer vos forces,
votre activité, d’employer votre fils. Le Procureur-général à Limoges
apprendra qui vous êtes, et l’humiliante condition de votre ban, qui
gêne votre vie, disparaîtra, je vous le promets.

A ces mots, Farrabesche tomba sur ses genoux comme foudroyé par la
réalisation d’une espérance vainement caressée; il baisa le bas de
l’amazone de madame Graslin, il lui baisa les pieds. En voyant des
larmes dans les yeux de son père, Benjamin se mit à sangloter sans
savoir pourquoi.

--Relevez-vous, Farrabesche, dit madame Graslin, vous ne savez pas
combien il est naturel que je fasse pour vous ce que je vous promets de
faire. N’est-ce pas vous qui avez planté ces arbres verts? dit-elle en
montrant quelques épicéas, des pins du Nord, des sapins et des mélèzes
au bas de l’aride et sèche colline opposée.

--Oui, madame.

--La terre est donc meilleure là?

--Les eaux dégradent toujours ces rochers et mettent chez vous un peu
de terre meuble; j’en ai profité, car tout le long de la vallée ce qui
est en dessous du chemin vous appartient. Le chemin sert de démarcation.

--Coule-t-il donc beaucoup d’eau au fond de cette longue vallée?

--Oh! madame, s’écria Farrabesche, dans quelques jours, quand le temps
sera devenu pluvieux, peut-être entendrez-vous du château mugir le
torrent! mais rien n’est comparable à ce qui se passe au temps de la
fonte des neiges. Les eaux descendent des parties de forêt situées
au revers de Montégnac, de ces grandes pentes adossées à la montagne
sur laquelle sont vos jardins et le parc; enfin toutes les eaux de
ces collines y tombent et font un déluge. Heureusement pour vous,
les arbres retiennent les terres, l’eau glisse sur les feuilles, qui
sont, en automne, comme un tapis de toile cirée; sans cela, le terrain
s’exhausserait au fond de ce vallon, mais la pente est aussi bien
rapide, et je ne sais pas si des terres entraînées y resteraient.

--Où vont les eaux? demanda madame Graslin devenue attentive.

Farrabesche montra la gorge étroite qui semblait fermer ce vallon
au-dessous de sa maison: --Elles se répandent sur un plateau crayeux
qui sépare le Limousin de la Corrèze, et y séjournent en flaques vertes
pendant plusieurs mois, elles se perdent dans les pores du sol, mais
lentement. Aussi personne n’habite-t-il cette plaine insalubre où rien
ne peut venir. Aucun bétail ne veut manger les joncs ni les roseaux qui
viennent dans ces eaux saumâtres. Cette vaste lande, qui a peut-être
trois mille arpents, sert de communaux à trois communes; mais il en est
comme de la plaine de Montégnac, on n’en peut rien faire. Encore, chez
vous, y a-t-il du sable et un peu de terre dans vos cailloux; mais là
c’est le tuf tout pur.

--Envoyez chercher les chevaux, je veux aller voir tout ceci par
moi-même.

Benjamin partit après que madame Graslin lui eut indiqué l’endroit où
se tenait Maurice.

--Vous qui connaissez, m’a-t-on dit, les moindres particularités de ce
pays, reprit madame Graslin, expliquez-moi pourquoi les versants de
ma forêt qui regardent la plaine de Montégnac n’y jettent aucun cours
d’eau, pas le plus léger torrent, ni dans les pluies, ni à la fonte des
neiges?

--Ah! madame, dit Farrabesche, monsieur le curé, qui s’occupe tant
de la prospérité de Montégnac en a deviné la raison, sans en avoir
la preuve. Depuis que vous êtes arrivée, il m’a fait relever de
place en place le chemin des eaux dans chaque ravine, dans tous les
vallons. Je revenais hier du bas de la Roche-Vive, où j’avais examiné
les mouvements du terrain, au moment où j’ai eu l’honneur de vous
rencontrer. J’avais entendu le pas des chevaux et j’ai voulu savoir qui
venait par ici. Monsieur Bonnet n’est pas seulement un saint, madame,
c’est un savant. «Farrabesche, m’a-t-il dit, --je travaillais alors au
chemin que la Commune achevait pour monter au château; de là monsieur
le curé me montrait toute la chaîne des montagnes, depuis Montégnac
jusqu’à la Roche-Vive, près de deux lieues de longueur, --pour que ce
versant n’épanche point d’eau dans la plaine, il faut que la nature
ait fait une espèce de gouttière qui les verse ailleurs!» Hé! bien,
madame, cette réflexion est si simple qu’elle en paraît bête, un enfant
devrait la faire! Mais personne, depuis que Montégnac est Montégnac,
ni les seigneurs, ni les intendants, ni les gardes, ni les pauvres, ni
les riches, qui, les uns comme les autres, voyaient la plaine inculte
faute d’eau, ne se sont demandé où se perdaient les eaux du Gabou. Les
trois communes qui ont les fièvres à cause des eaux stagnantes n’y
cherchaient point de remèdes, et moi-même je n’y songeais point, il a
fallu l’homme de Dieu...

Farrabesche eut les yeux humides en disant ce mot.

--Tout ce que trouvent les gens de génie, dit alors madame Graslin, est
si simple que chacun croit qu’il l’aurait trouvé. Mais, se dit-elle à
elle-même, le génie a cela de beau qu’il ressemble à tout le monde et
que personne ne lui ressemble.

--Du coup, reprit Farrabesche, je compris monsieur Bonnet, il n’eut
pas de grandes paroles à me dire pour m’expliquer ma besogne. Madame,
le fait est d’autant plus singulier que, du côté de votre plaine, car
elle est entièrement à vous, il y a des déchirures assez profondes
dans les montagnes, qui sont coupées par des ravins et par des gorges
très-creuses; mais, madame, toutes ces fentes, ces vallées, ces ravins,
ces gorges, ces rigoles enfin par où coulent les eaux, se jettent dans
ma petite vallée, qui est de quelques pieds plus basse que le sol de
votre plaine. Je sais aujourd’hui la raison de ce phénomène, et la
voici: de la Roche-Vive à Montégnac, il règne au bas des montagnes
comme une banquette dont la hauteur varie entre vingt et trente pieds;
elle n’est rompue en aucun endroit, et se compose d’une espèce de
roche que monsieur Bonnet nomme schiste. La terre, plus molle que la
pierre, à cédé, s’est creusée, les eaux ont alors naturellement pris
leur écoulement dans le Gabou, par les échancrures de chaque vallon.
Les arbres, les broussailles, les arbustes cachent à la vue cette
disposition du sol; mais, après avoir suivi le mouvement des eaux et la
trace que laisse leur passage, il est facile de se convaincre du fait.
Le Gabou reçoit ainsi les eaux des deux versants, celles du revers
des montagnes en haut desquelles est votre parc, et celles des roches
qui nous font face. D’après les idées de monsieur le curé, cet état
de choses cessera lorsque les conduits naturels du versant qui regarde
votre plaine se boucheront par les terres, par les pierres que les eaux
entraînent, et qu’ils seront plus élevés que le fond du Gabou. Votre
plaine alors sera inondée comme le sont les communaux que vous voulez
aller voir; mais il faut des centaines d’années. D’ailleurs, est-ce
à désirer, madame? Si votre sol ne buvait pas comme fait celui des
communaux cette masse d’eau, Montégnac aurait aussi des eaux stagnantes
qui empesteraient le pays.

--Ainsi, les places où monsieur le curé me montrait, il y a quelques
jours, des arbres qui conservent leurs feuillages encore verts, doivent
être les conduits naturels par où les eaux se rendent dans le torrent
du Gabou.

--Oui, madame. De la Roche-Vive à Montégnac, il se trouve trois
montagnes, par conséquent trois cols où les eaux, repoussées par la
banquette de schiste, s’en vont dans le Gabou. La ceinture de bois
encore vert qui est au bas, et qui semble faire partie de votre plaine,
indique cette gouttière devinée par monsieur le curé.

--Ce qui fait le malheur de Montégnac en fera donc bientôt la
prospérité, dit avec un accent de conviction profonde madame Graslin.
Et puisque vous avez été le premier instrument de cette œuvre, vous
y participerez, vous chercherez des ouvriers actifs, dévoués, car il
faudra remplacer le manque d’argent par le dévouement et par le travail.

Benjamin et Maurice arrivèrent au moment où Véronique achevait cette
phrase; elle saisit la bride de son cheval, et fit signe à Farrabesche
de monter sur celui de Maurice.

--Menez-moi, dit-elle, au point où les eaux se répandent sur les
communaux.

--Il est d’autant plus utile que madame y aille, dit Farrabesche, que,
par le conseil de monsieur le curé, feu monsieur Graslin est devenu
propriétaire, au débouché de cette gorge, de trois cents arpents sur
lesquels les eaux laissent un limon qui a fini par produire de la bonne
terre sur une certaine étendue. Madame verra le revers de la Roche-Vive
sur lequel s’étendent des bois superbes, et où monsieur Graslin aurait
placé sans doute une ferme. L’endroit le plus convenable serait celui
où se perd la source qui se trouve auprès de ma maison et dont on
pourrait tirer parti.

Farrabesche passa le premier pour montrer le chemin, et fit suivre à
Véronique un sentier rapide qui menait à l’endroit où les deux côtes
se resserraient et s’en allaient l’une à l’est, l’autre à l’ouest,
comme renvoyées par un choc. Ce goulet, rempli de grosses pierres entre
lesquelles s’élevaient de hautes herbes, avait environ soixante pieds
de largeur. La Roche-Vive, coupée à vif, montrait comme une muraille
de granit sur laquelle il n’y avait pas le moindre gravier, mais le
haut de ce mur inflexible était couronné d’arbres dont les racines
pendaient. Des pins y embrassaient le sol de leurs pieds fourchus et
semblaient se tenir là comme des oiseaux accrochés à une branche. La
colline opposée, creusée par le temps, avait un front sourcilleux,
sablonneux et jaune; elle montrait des cavernes peu profondes, des
enfoncements sans fermeté; sa roche molle et pulvérulente offrait des
tons d’ocre. Quelques plantes à feuilles piquantes, au bas quelques
bardanes, des joncs, des plantes aquatiques indiquaient et l’exposition
au nord et la maigreur du sol. Le lit du torrent était en pierre assez
dure, mais jaunâtre. Évidemment les deux chaînes, quoique parallèles
et comme fendues au moment de la catastrophe qui a changé le globe,
étaient, par un caprice inexplicable ou par une raison inconnue et dont
la découverte appartient au génie, composées d’éléments entièrement
dissemblables. Le contraste de leurs deux natures éclatait surtout à
cet endroit. De là, Véronique aperçut un immense plateau sec, sans
aucune végétation, crayeux, ce qui expliquait l’absorption des eaux,
et parsemé de flaques d’eau saumâtre ou de places où le sol était
écaillé. A droite, se voyaient les monts de la Corrèze. A gauche, la
vue s’arrêtait sur la bosse immense de la Roche-Vive, chargée des plus
beaux arbres, et au bas de laquelle s’étalait une prairie d’environ
deux cents arpents dont la végétation contrastait avec le hideux aspect
de ce plateau désolé.

--Mon fils et moi nous avons fait le fossé que vous apercevez là-bas,
dit Farrabesche, et que vous indiquent de hautes herbes, il va
rejoindre celui qui limite votre forêt. De ce côté, vos domaines sont
bornés par un désert, car le premier village est à une lieue d’ici.

Véronique s’élança vivement dans cette horrible plaine où elle fut
suivie par son garde. Elle fit sauter le fossé à son cheval, courut à
bride abattue dans ce sinistre paysage, et parut prendre un sauvage
plaisir à contempler cette vaste image de la désolation. Farrabesche
avait raison. Aucune force, aucune puissance ne pouvait tirer parti de
ce sol, il résonnait sous le pied des chevaux comme s’il eût été creux.
Quoique cet effet soit produit par les craies naturellement poreuses,
il s’y trouvait aussi des fissures par où les eaux disparaissaient et
s’en allaient alimenter sans doute des sources éloignées.

--Il y a pourtant des âmes qui sont ainsi, s’écria Véronique en
arrêtant son cheval après avoir galopé pendant un quart d’heure. Elle
resta pensive au milieu de ce désert où il n’y avait ni animaux ni
insectes, et que les oiseaux ne traversaient point. Au moins dans la
plaine de Montégnac se trouvait-il des cailloux, des sables, quelques
terres meubles ou argileuses, des débris, une croûte de quelques pouces
où la culture pouvait mordre; mais là, le tuf le plus ingrat, qui
n’était pas encore la pierre et n’était plus la terre, brisait durement
le regard; aussi là, fallait-il absolument reporter ses yeux dans
l’immensité de l’éther. Après avoir contemplé la limite de ses forêts
et la prairie achetée par son ami, Véronique revint vers l’entrée du
Gabou, mais lentement. Elle surprit alors Farrabesche regardant une
espèce de fosse qui semblait faire croire qu’un spéculateur avait
essayé de sonder ce coin désolé, en imaginant que la nature y avait
caché des richesses.

--Qu’avez-vous? lui dit Véronique en apercevant sur cette mâle figure
une expression de profonde tristesse.

--Madame, je dois la vie à cette fosse, ou, pour parler avec plus de
justesse, le temps de me repentir et de racheter mes fautes aux yeux
des hommes...

Cette façon d’expliquer la vie eut pour effet de clouer madame Graslin
devant la fosse où elle arrêta son cheval.

--Je me cachais là, madame. Le terrain est si sonore que, l’oreille
appliquée contre la terre, je pouvais entendre à plus d’une lieue les
chevaux de la gendarmerie ou les pas des soldats, qui a quelque chose
de particulier. Je me sauvais par le Gabou dans un endroit où j’avais
un cheval, et je mettais toujours entre moi et ceux qui étaient à ma
poursuite des cinq ou six lieues. Catherine m’apportait à manger là
pendant la nuit; si elle ne me trouvait point, j’y trouvais toujours du
pain et du vin dans un trou couvert d’une pierre.

Ce souvenir de sa vie errante et criminelle, qui pouvait nuire à
Farrabesche, trouva la plus indulgente pitié chez madame Graslin, mais
elle s’avança vivement vers le Gabou, où la suivit le garde. Pendant
qu’elle mesurait cette ouverture, à travers laquelle on apercevait la
longue vallée si riante d’un côté, si ruinée de l’autre, et dans le
fond, à plus d’une lieue, les collines étagées du revers de Montégnac,
Farrabesche dit: --Dans quelques jours il y aura là de fameuses
cascades!

--Et l’année prochaine, à pareil jour, jamais il ne passera plus par là
une goutte d’eau. Je suis chez moi de l’un et l’autre côté, je ferai
bâtir une muraille assez solide, assez haute pour arrêter les eaux.
Au lieu d’une vallée qui ne rapporte rien, j’aurai un lac de vingt,
trente, quarante ou cinquante pieds de profondeur, sur une étendue
d’une lieue, un immense réservoir qui fournira l’eau des irrigations
avec laquelle je fertiliserai toute la plaine de Montégnac.

--Monsieur le curé avait raison, madame, quand il nous disait, lorsque
nous achevions notre chemin: «Vous travaillez pour votre mère!» Que
Dieu répande ses bénédictions sur une pareille entreprise.

--Taisez-vous là dessus, Farrabesche, dit madame Graslin, la pensée en
est à monsieur Bonnet.

Revenue à la maison de Farrabesche, Véronique y prit Maurice et
retourna promptement au château. Quand sa mère et Aline aperçurent
Véronique, elles furent frappées du changement de sa physionomie,
l’espoir de faire le bien de ce pays lui avait rendu l’apparence du
bonheur. Madame Graslin écrivit à Grossetête de demander à monsieur de
Grandville la liberté complète du pauvre forçat libéré, sur la conduite
duquel elle donna des renseignements qui furent confirmés par un
certificat du maire de Montégnac et par une lettre de monsieur Bonnet.
Elle joignit à cette dépêche des renseignements sur Catherine Curieux,
en priant Grossetête d’intéresser le Procureur-général à la bonne
action qu’elle méditait, et de faire écrire à la Préfecture de Police
de Paris pour retrouver cette fille. La seule circonstance de l’envoi
des fonds au bagne où Farrabesche avait subi sa peine devait fournir
des indices suffisants. Véronique tenait à savoir pourquoi Catherine
avait manqué à venir auprès de son enfant et de Farrabesche. Puis elle
fit part à son vieil ami de ses découvertes au torrent du Gabou, et
insista sur le choix de l’homme habile qu’elle lui avait déjà demandé.

Le lendemain était un dimanche, et le premier où, depuis son
installation à Montégnac, Véronique se trouvait en état d’aller
entendre la messe à l’église, elle y vint et prit possession du banc
qu’elle y possédait à la chapelle de la Vierge. En voyant combien cette
pauvre église était dénuée, elle se promit de consacrer chaque année
une somme aux besoins de la fabrique et à l’ornement des autels. Elle
entendit la parole douce, onctueuse, angélique du curé, dont le prône,
quoique dit en termes simples et à la portée de ces intelligences, fut
vraiment sublime. Le sublime vient du cœur, l’esprit ne le trouve pas,
et la religion est une source intarissable de ce sublime sans faux
brillants; car le catholicisme, qui pénètre et change les cœurs, est
tout cœur. Monsieur Bonnet trouva dans l’épître un texte à développer
qui signifiait que, tôt ou tard, Dieu accomplit ses promesses, favorise
les siens et encourage les bons. Il fit comprendre les grandes
choses qui résulteraient pour la paroisse de la présence d’un riche
charitable, en expliquant que les devoirs du pauvre étaient aussi
étendus envers le riche bienfaisant que ceux du riche l’étaient envers
le pauvre, leur aide devait être mutuelle.

Farrabesche avait parlé à quelques-uns de ceux qui le voyaient avec
plaisir, par suite de cette charité chrétienne que monsieur Bonnet
avait mise en pratique dans la paroisse, de la bienveillance dont il
était l’objet. La conduite de madame Graslin envers lui venait d’être
le sujet des conversations de toute la commune, rassemblée sur la
place de l’église avant la messe, suivant l’usage des campagnes. Rien
n’était plus propre à concilier à cette femme l’amitié de ces esprits,
éminemment susceptibles. Aussi, quand Véronique sortit de l’église,
trouva-t-elle presque toute la paroisse rangée en deux haies. Chacun,
à son passage, la salua respectueusement dans un profond silence. Elle
fut touchée de cet accueil sans savoir quel en était le vrai motif,
elle aperçut Farrabesche un des derniers et lui dit: --Vous êtes un
adroit chasseur, n’oubliez pas de nous apporter du gibier.

Quelques jours après, Véronique alla se promener avec le curé dans
la partie de la forêt qui avoisinait le château, et voulut descendre
avec lui des vallées étagées qu’elle avait aperçues de la maison de
Farrabesche. Elle acquit alors la certitude de la disposition des hauts
affluents du Gabou. Par suite de cet examen, le curé remarqua que les
eaux qui arrosaient quelques parties du haut Montégnac venaient des
monts de la Corrèze. Ces chaînes se mariaient en cet endroit à la
montagne par cette côte aride, parallèle à la chaîne de la Roche-Vive.
Le curé manifestait une joie d’enfant au retour de cette promenade; il
voyait avec la naïveté d’un poëte la prospérité de son cher village. Le
poëte n’est-il pas l’homme qui réalise ses espérances avant le temps?
Monsieur Bonnet fauchait ses foins, en montrant du haut de la terrasse
la plaine encore inculte.

Le lendemain Farrabesche et son fils revinrent chargés de gibier. Le
garde apportait pour Francis Graslin une tasse en coco sculpté, vrai
chef-d’œuvre qui représentait une bataille. Madame Graslin se promenait
en ce moment sur la terrasse, elle était du côté qui avait vue sur les
Tascherons. Elle s’assit alors sur un banc, prit la tasse et regarda
longtemps cet ouvrage de fée. Quelques larmes lui vinrent aux yeux.

--Vous avez dû beaucoup souffrir, dit-elle à Farrabesche après un long
moment de silence.

--Que faire, madame, répondit-il, quand on se trouve là sans avoir la
pensée de s’enfuir qui soutient la vie de presque tous les condamnés?

--C’est une horrible vie, dit-elle avec un accent plaintif en invitant
et du geste et du regard Farrabesche à parler.

Farrabesche prit pour un violent intérêt de curiosité compatissante
le tremblement convulsif et tous les signes d’émotion qu’il vit chez
madame Graslin. En ce moment, la Sauviat se montra dans une allée, et
paraissait vouloir venir; mais Véronique tira son mouchoir, fit avec un
signe négatif, et dit avec une vivacité qu’elle n’avait jamais montrée
à la vieille Auvergnate: --Laissez-moi, ma mère!

--Madame, reprit Farrabesche, pendant dix ans, j’ai porté, dit-il en
montrant sa jambe, une chaîne attachée par un gros anneau de fer, et
qui me liait à un autre homme. Durant mon temps, j’ai été forcé de
vivre avec trois condamnés. J’ai couché sur un lit de camp en bois.
Il a fallu travailler extraordinairement pour me procurer un petit
matelas, appelé _serpentin_. Chaque salle contient huit cents hommes.
Chacun des lits qui y sont, et qu’on nomme des _tolards_, reçoit
vingt-quatre hommes tous attachés deux à deux. Chaque soir et chaque
matin, on passe la chaîne de chaque couple dans une grande chaîne
appelée le _filet de ramas_. Ce filet maintient tous les couples par
les pieds, et borde le tolard. Après deux ans, je n’étais pas encore
habitué au bruit de cette ferraille, qui vous répète à tous moments:
--Tu es au bagne! Si l’on s’endort pendant un moment, quelque mauvais
compagnon se remue ou se dispute, et vous rappelle où vous êtes. Il
y a un apprentissage à faire, rien que pour savoir dormir. Enfin, je
n’ai connu le sommeil qu’en arrivant au bout de mes forces par une
fatigue excessive. Quand j’ai pu dormir, j’ai du moins eu les nuits
pour oublier. Là, c’est quelque chose, madame, que l’oubli! Dans les
plus petites choses, un homme, une fois là, doit apprendre à satisfaire
ses besoins de la manière fixée par le plus impitoyable règlement.
Jugez, madame, quel effet cette vie produisait sur un garçon comme
moi qui avais vécu dans les bois, à la façon des chevreuils et des
oiseaux! Si je n’avais pas durant six mois mangé mon pain entre les
quatre murs d’une prison, malgré les belles paroles de monsieur Bonnet,
qui, je peux le dire, a été le père de mon âme, ah! je me serais jeté
dans la mer en voyant mes compagnons. Au grand air, j’allais encore;
mais, une fois dans la salle, soit pour dormir, soit pour manger, car
on y mange dans des baquets, et chaque baquet est préparé pour trois
couples, je ne vivais plus, les atroces visages et le langage de mes
compagnons m’ont toujours été insupportables. Heureusement, dès cinq
heures en été, dès sept heures et demie en hiver, nous allions, malgré
le vent, le froid, le chaud ou la pluie, à la _fatigue_, c’est-à-dire
au travail. La plus grande partie de cette vie se passe en plein air,
et l’air semble bien bon quand on sort d’une salle où grouillent huit
cents condamnés. Cet air, songez-y bien, est l’air de la mer! On jouit
des brises, on s’entend avec le soleil, on s’intéresse aux nuages
qui passent, on espère la beauté du jour. Moi je m’intéressais à mon
travail.

Farrabesche s’arrêta, deux grosses larmes roulaient sur les joues de
Véronique.

--Oh! madame, je ne vous ai dit que les roses de cette existence,
s’écria-t-il en prenant pour lui l’expression du visage de madame
Graslin. Les terribles précautions adoptées par le gouvernement,
l’inquisition constante exercée par les argousins, la visite des fers,
soir et matin, les aliments grossiers, les vêtements hideux qui vous
humilient à tout instant, la gêne pendant le sommeil, le bruit horrible
de quatre cents doubles chaînes dans une salle sonore, la perspective
d’être fusillés et mitraillés, s’il plaisait à six mauvais sujets de
se révolter, ces conditions terribles ne sont rien: voilà les roses,
comme je vous le disais. Un homme, un bourgeois qui aurait le malheur
d’aller là doit y mourir de chagrin en peu de temps. Ne faut-il pas
vivre avec un autre? N’êtes-vous pas obligé de subir la compagnie de
cinq hommes pendant vos repas, et de vingt-trois pendant votre sommeil,
d’entendre leurs discours! Cette société, madame, a ses lois secrètes;
dispensez-vous d’y obéir, vous êtes assassiné; mais obéissez-y, vous
devenez assassin! Il faut être ou victime ou bourreau! Après tout,
mourir d’un seul coup, ils vous guériraient de cette vie; mais ils se
connaissent à faire le mal, et il est impossible de tenir à la haine
de ces hommes, ils ont tout pouvoir sur un condamné qui leur déplaît,
et peuvent faire de sa vie un supplice de tous les instants, pire que
la mort. L’homme qui se repent et veut se bien conduire, est l’ennemi
commun; avant tout, on le soupçonne de délation. La délation est punie
de mort, sur un simple soupçon. Chaque salle a son tribunal où l’on
juge les crimes commis envers la société. Ne pas obéir aux usages est
criminel, et un homme dans ce cas est susceptible de jugement: ainsi
chacun doit coopérer à toutes les évasions; chaque condamné a son
heure pour s’évader, heure à laquelle le bagne tout entier lui doit
aide, protection. Révéler ce qu’un condamné tente dans l’intérêt de
son évasion est un crime. Je ne vous parlerai pas des horribles mœurs
du bagne, à la lettre, on ne s’y appartient pas. L’administration,
pour neutraliser les tentatives de révolte ou d’évasion, accouple
toujours des intérêts contraires et rend ainsi le supplice de la
chaîne insupportable, elle met ensemble des gens qui ne peuvent pas se
souffrir ou qui se défient l’un de l’autre.

--Comment avez-vous fait? demanda madame Graslin.

--Ah! voilà, reprit Farrabesche, j’ai eu du bonheur: je ne suis pas
tombé au sort pour tuer un homme condamné, je n’ai jamais voté la mort
de qui que ce soit, je n’ai jamais été puni, je n’ai pas été pris en
grippe, et j’ai fait bon ménage avec les trois compagnons que l’on m’a
successivement donnés, ils m’ont tous trois craint et aimé. Mais aussi,
madame, étais-je célèbre au bagne avant d’y arriver. Un chauffeur! car
je passais pour être un de ces brigands-là. J’ai vu chauffer, reprit
Farrabesche après une pause et à voix basse, mais je n’ai jamais
voulu ni me prêter à chauffer, ni recevoir d’argent des vols. J’étais
réfractaire, voilà tout. J’aidais les camarades, j’espionnais, je me
battais, je me mettais en sentinelle perdue ou à l’arrière-garde;
mais je n’ai jamais versé le sang d’un homme qu’à mon corps défendant!
Ah! j’ai tout dit à monsieur Bonnet et à mon avocat: aussi les juges
savaient-ils bien que je n’étais pas un assassin! Mais je suis tout de
même un grand criminel, rien de ce que j’ai fait n’est permis. Deux de
mes camarades avaient déjà parlé de moi comme d’un homme capable des
plus grandes choses. Au bagne, voyez-vous, madame, il n’y a rien qui
vaille cette réputation, pas même l’argent. Pour être tranquille dans
cette république de misère, un assassinat est un passe-port. Je n’ai
rien fait pour détruire cette opinion. J’étais triste, résigné; on
pouvait se tromper à ma figure, et l’on s’y est trompé. Mon attitude
sombre, mon silence, ont été pris pour des signes de férocité. Tout le
monde, forçats, employés, les jeunes, les vieux m’ont respecté. J’ai
présidé ma salle. On n’a jamais tourmenté mon sommeil et je n’ai jamais
été soupçonné de délation. Je me suis conduit honnêtement d’après leurs
règles: je n’ai jamais refusé un service, je n’ai jamais témoigné le
moindre dégoût, enfin j’ai hurlé avec les loups en dehors et je priais
Dieu en dedans. Mon dernier compagnon a été un soldat de vingt-deux ans
qui avait volé et déserté par suite de son vol; je l’ai eu quatre ans,
nous avons été amis; et partout où je serai, je suis sûr de lui quand
il sortira. Ce pauvre diable nommé Guépin n’était pas un scélérat, mais
un étourdi, ses dix ans le guériront. Oh! si mes camarades avaient
découvert que je me soumettais par religion à mes peines; que, mon
temps fait, je comptais vivre dans un coin, sans faire savoir où je
serais, avec l’intention d’oublier cette épouvantable population, et
de ne jamais me trouver sur le chemin de l’un d’eux, ils m’auraient
peut-être fait devenir fou.

--Mais alors, pour un pauvre et tendre jeune homme entraîné par une
passion, et qui gracié de la peine de mort...

--Oh! madame, il n’y a pas de grâce entière pour les assassins! On
commence par commuer la peine en vingt ans de travaux. Mais surtout
pour un jeune homme propre, c’est à faire frémir! on ne peut pas vous
dire la vie qui les attend, il vaut mieux cent fois mourir. Oui, mourir
sur l’échafaud est alors un bonheur.

--Je n’osais le penser, dit madame Graslin.

Véronique était devenue blanche d’une blancheur de cierge. Pour cacher
son visage, elle s’appuya le front sur la balustrade, et y resta
pendant quelques instants. Farrabesche ne savait plus s’il devait
partir ou rester. Madame Graslin se leva, regarda Farrabesche d’un air
presque majestueux, et lui dit à son grand étonnement: --Merci, mon
ami! d’une voix qui lui remua le cœur. --Mais où avez-vous puisé le
courage de vivre et de souffrir? lui demanda-t-elle après une pause.

--Ah! madame, monsieur Bonnet avait mis un trésor dans mon âme! Aussi
l’aimé-je plus que je n’ai aimé personne au monde.

--Plus que Catherine? dit madame Graslin en souriant avec une sorte
d’amertume.

--Ah! madame, presque autant.

--Comment s’y est-il donc pris?

--Madame, la parole et la voix de cet homme m’ont dompté. Il fut
amené par Catherine à l’endroit que je vous ai montré l’autre jour
dans les communaux, et il est venu seul à moi: il était, me dit-il,
le nouveau curé de Montégnac, j’étais son paroissien, il m’aimait,
il me savait seulement égaré et non encore perdu; il ne voulait pas
me trahir, mais me sauver; il m’a dit enfin de ces choses qui vous
agitent jusqu’au fond de l’âme! Et cet homme-là, voyez-vous, madame,
il vous commande de faire le bien avec la force de ceux qui vous font
faire le mal. Il m’annonça, pauvre cher homme, que Catherine était
mère, j’allais livrer deux créatures à la honte et à l’abandon? «--Eh!
bien, lui ai-je dit, elles seront comme moi, je n’ai pas d’avenir.»
Il me répondit que j’avais deux avenirs mauvais: celui de l’autre
monde et celui d’ici-bas, si je persistais à ne pas réformer ma vie.
Ici-bas, je mourrais sur l’échafaud. Si j’étais pris, ma défense
serait impossible devant la justice. Au contraire, si je profitais de
l’indulgence du nouveau gouvernement pour les affaires suscitées par
la conscription; si je me livrais, il se faisait fort de me sauver la
vie: il me trouverait un bon avocat qui me tirerait d’affaire moyennant
dix ans de travaux. Puis monsieur Bonnet me parla de l’autre vie.
Catherine pleurait comme une Madeleine. Tenez, madame, dit Farrabesche
en montrant sa main droite, elle avait la figure sur cette main, et je
trouvai ma main toute mouillée. Elle m’a supplié de vivre! Monsieur le
curé me promit de me ménager une existence douce et heureuse ainsi qu’à
mon enfant, ici même, en me garantissant de tout affront. Enfin, il me
catéchisa comme un petit garçon. Après trois visites nocturnes, il me
rendit souple comme un gant. Voulez-vous savoir pourquoi, madame?

Ici Farrabesche et madame Graslin se regardèrent en ne s’expliquant pas
à eux-mêmes leur mutuelle curiosité.

--Hé! bien, reprit le pauvre forçat libéré, quand il partit la première
fois, que Catherine m’eut laissé pour le reconduire, je restai seul. Je
sentis alors dans mon âme comme une fraîcheur, un calme, une douceur,
que je n’avais pas éprouvés depuis mon enfance. Cela ressemblait au
bonheur que m’avait donné cette pauvre Catherine. L’amour de ce cher
homme qui venait me chercher, le soin qu’il avait de moi-même, de
mon avenir, de mon âme, tout cela me remua, me changea. Il se fit
une lumière en moi. Tant qu’il me parlait, je lui résistais. Que
voulez-vous? Il était prêtre, et nous autres bandits, nous ne mangions
pas de leur pain. Mais quand je n’entendis plus le bruit de son pas
ni celui de Catherine, oh! je fus, comme il me le dit deux jours
après, éclairé par la grâce, Dieu me donna dès ce moment la force de
tout supporter: la prison, le jugement, le ferrement, et le départ,
et la vie du bagne. Je comptai sur sa parole comme sur l’Évangile, je
regardai mes souffrances comme une dette à payer. Quand je souffrais
trop, je voyais, au bout de dix ans, cette maison dans les bois, mon
petit Benjamin et Catherine. Il a tenu parole, ce bon monsieur Bonnet.
Mais quelqu’un m’a manqué. Catherine n’était ni à la porte du bagne,
ni dans les communaux. Elle doit être morte de chagrin. Voilà pourquoi
je suis toujours triste. Maintenant, grâce à vous, j’aurai des travaux
utiles à faire, et je m’y emploierai corps et âme, avec mon garçon,
pour qui je vis...

--Vous me faites comprendre comment monsieur le curé a pu changer cette
commune...

--Oh! rien ne lui résiste, dit Farrabesche.

--Oui, oui, je le sais, répondit brièvement Véronique en faisant à
Farrabesche un signe d’adieu.

Farrabesche se retira. Véronique resta pendant une partie de la journée
à se promener le long de cette terrasse, malgré une pluie fine qui
dura jusqu’au soir. Elle était sombre. Quand son visage se contractait
ainsi, ni sa mère, ni Aline n’osaient l’interrompre. Elle ne vit pas
au crépuscule sa mère causant avec monsieur Bonnet, qui eut l’idée
d’interrompre cet accès de tristesse horrible, en l’envoyant chercher
par son fils. Le petit Francis alla prendre par la main sa mère qui
se laissa emmener. Quand elle vit monsieur Bonnet, elle fit un geste
de surprise où il y avait un peu d’effroi. Le curé la ramena sur la
terrasse, et lui dit: --Eh! bien, madame, de quoi causiez-vous donc
avec Farrabesche?

Pour ne pas mentir, Véronique ne voulut pas répondre, elle interrogea
monsieur Bonnet.

--Cet homme est votre première victoire!

--Oui, répondit-il. Sa conquête devait me donner tout Montégnac, et je
ne me suis pas trompé.

Véronique serra la main de monsieur Bonnet, et lui dit d’une voix
pleine de larmes: --Je suis dès aujourd’hui votre pénitente, monsieur
le curé. J’irai demain vous faire une confession générale.

Ce dernier mot révélait chez cette femme un grand effort intérieur, une
terrible victoire remportée sur elle-même, le curé la ramena, sans lui
rien dire, au château, et lui tint compagnie jusqu’au moment du dîner,
en lui parlant des immenses améliorations de Montégnac.

--L’agriculture est une question de temps, dit-il, et le peu que j’en
sais m’a fait comprendre quel gain il y a dans un hiver mis à profit.
Voici les pluies qui commencent, bientôt nos montagnes seront couvertes
de neige, vos opérations deviendront impossibles, ainsi pressez
monsieur Grossetête.

Insensiblement, monsieur Bonnet, qui fit des frais et força madame
Graslin de se mêler à la conversation, à se distraire, la laissa
presque remise des émotions de cette journée. Néanmoins, la Sauviat
trouva sa fille si violemment agitée qu’elle passa la nuit auprès
d’elle.

Le surlendemain, un exprès, envoyé de Limoges par monsieur Grossetête à
madame Graslin, lui remit les lettres suivantes.


  A MADAME GRASLIN.

  «Ma chère enfant, quoiqu’il fût difficile de vous trouver des
  chevaux, j’espère que vous êtes contente des trois que je vous ai
  envoyés. Si vous voulez des chevaux de labour ou des chevaux de
  trait, il faudra se pourvoir ailleurs. Dans tous les cas, il vaut
  mieux faire vos labours et vos transports avec des bœufs. Tous les
  pays où les travaux agricoles se font avec des chevaux perdent un
  capital quand le cheval est hors de service; tandis qu’au lieu de
  constituer une perte, les bœufs donnent un profit aux cultivateurs
  qui s’en servent.

  «J’approuve en tout point votre entreprise, mon enfant: vous y
  emploierez cette dévorante activité de votre âme qui se tournait
  contre vous et vous faisait dépérir. Mais ce que vous m’avez
  demandé de trouver outre les chevaux, cet homme capable de vous
  seconder et qui surtout puisse vous comprendre, est une de ces
  raretés que nous n’élevons pas en province ou que nous n’y gardons
  point. L’éducation de ce haut bétail est une spéculation à trop
  longue date et trop chanceuse pour que nous la fassions. D’ailleurs
  ces gens d’intelligence supérieure nous effraient, et nous les
  appelons _des originaux_. Enfin les personnes appartenant à la
  catégorie scientifique d’où vous voulez tirer votre coopérateur
  sont ordinairement si sages et si rangées que je n’ai pas voulu
  vous écrire combien je regardais cette trouvaille impossible. Vous
  me demandiez un poëte ou si vous voulez un fou; mais nos fous vont
  tous à Paris. J’ai parlé de votre dessein à de jeunes employés du
  Cadastre, à des entrepreneurs de terrassement, à des conducteurs qui
  ont travaillé à des canaux, et personne n’a trouvé d’_avantages_ à
  ce que vous proposez. Tout à coup le hasard m’a jeté dans les bras
  l’homme que vous souhaitez, un jeune homme que j’ai cru obliger; car
  vous verrez par sa lettre que la bienfaisance ne doit pas se faire au
  hasard. Ce qu’il faut le plus raisonner en ce monde, est une bonne
  action. On ne sait jamais si ce qui nous a paru bien, n’est pas plus
  tard un mal. Exercer la bienfaisance, je le sais aujourd’hui, c’est
  se faire le Destin...»


En lisant cette phrase, madame Graslin laissa tomber les lettres, et
demeura pensive pendant quelques instants: --Mon Dieu! dit-elle, quand
cesseras-tu de me frapper par toutes les mains! Puis, elle reprit les
papiers et continua.


  «Gérard me semble avoir une tête froide et le cœur ardent, voilà bien
  l’homme qui vous est nécessaire. Paris est en ce moment travaillé de
  doctrines nouvelles, je serais enchanté que ce garçon ne donnât pas
  dans les piéges que tendent des esprits ambitieux aux instincts de
  la généreuse jeunesse française. Si je n’approuve pas entièrement la
  vie assez hébétée de la province, je ne saurais non plus approuver
  cette vie passionnée de Paris, cette ardeur de rénovation qui pousse
  la jeunesse dans des voies nouvelles. Vous seule connaissez mes
  opinions: selon moi, le monde moral tourne sur lui-même comme le
  monde matériel. Mon pauvre protégé demande des choses impossibles.
  Aucun pouvoir ne tiendrait devant des ambitions si violentes, si
  impérieuses, absolues. Je suis l’ami du terre à terre, de la lenteur
  en politique, et j’aime peu les déménagements sociaux auxquels tous
  ces grands esprits nous soumettent. Je vous confie mes principes
  de vieillard monarchique et encroûté parce que vous êtes discrète!
  ici, je me tais au milieu de braves gens qui, plus ils s’enfoncent,
  plus ils croient au progrès; mais je souffre en voyant les maux
  irréparables déjà faits à notre cher pays.

  «J’ai donc répondu à ce jeune homme, qu’une tâche digne de lui
  l’attendait. Il viendra vous voir; et quoique sa lettre, que je joins
  à la mienne, vous permette de le juger, vous l’étudierez encore,
  n’est-ce pas? Vous autres femmes, vous devinez beaucoup de choses
  à l’aspect des gens. D’ailleurs, tous les hommes, même les plus
  indifférents dont vous vous servez doivent vous plaire. S’il ne vous
  convient pas, vous pourrez le refuser, mais s’il vous convenait,
  chère enfant, guérissez-le de son ambition mal déguisée, faites-lui
  épouser la vie heureuse et tranquille des champs où la bienfaisance
  est perpétuelle, où les qualités des âmes grandes et fortes peuvent
  s’exercer continuellement, où l’on découvre chaque jour dans les
  productions naturelles des raisons d’admiration et dans les vrais
  progrès, dans les réelles améliorations, une occupation digne de
  l’homme. Je n’ignore point que les grandes idées engendrent de
  grandes actions; mais comme ces sortes d’idées sont fort rares, je
  trouve qu’à l’ordinaire, les choses valent mieux que les idées. Celui
  qui fertilise un coin de terre, qui perfectionne un arbre à fruit,
  qui applique une herbe à un terrain ingrat est bien au-dessus de
  ceux qui cherchent des formules pour l’Humanité. En quoi la science
  de Newton a-t-elle changé le sort de l’habitant des campagnes? Oh!
  chère, je vous aimais; mais aujourd’hui, moi qui comprends bien ce
  que vous allez tenter, je vous adore. Personne à Limoges ne vous
  oublie, l’on y admire votre grande résolution d’améliorer Montégnac.
  Sachez-nous un peu gré d’avoir l’esprit d’admirer ce qui est beau,
  sans oublier que le premier de vos admirateurs est aussi votre
  premier ami,

  F. GROSSETÊTE.»


  GÉRARD A GROSSETÊTE.

  «Je viens, monsieur, vous faire de tristes confidences; mais vous
  avez été pour moi comme un père, quand vous pouviez n’être qu’un
  protecteur. C’est donc à vous seul, à vous qui m’avez fait tout ce
  que je suis, que je puis les dire. Je suis atteint d’une cruelle
  maladie, maladie morale d’ailleurs: j’ai dans l’âme des sentiments
  et dans l’esprit des dispositions qui me rendent complétement
  impropre à ce que l’État ou la Société veulent de moi. Ceci vous
  paraîtra peut-être un acte d’ingratitude, tandis que c’est tout
  simplement un acte d’accusation. Quand j’avais douze ans, vous,
  mon généreux parrain, vous avez deviné chez le fils d’un simple
  ouvrier une certaine aptitude aux sciences exactes et un précoce
  désir de parvenir; vous avez donc favorisé mon essor vers les
  régions supérieures, alors que ma destinée primitive était de rester
  charpentier comme mon pauvre père, qui n’a pas assez vécu pour jouir
  de mon élévation. Assurément, monsieur, vous avez bien fait, et il
  ne se passe pas de jour que je ne vous bénisse; aussi, est-ce moi
  peut-être qui ai tort. Mais que j’aie raison ou que je me trompe, je
  souffre; et n’est-ce pas vous mettre bien haut que de vous adresser
  mes plaintes? n’est-ce pas vous prendre, comme Dieu, pour un juge
  suprême? Dans tous les cas, je me confie à votre indulgence.

  «Entre seize et dix-huit ans, je me suis adonné à l’étude des
  sciences exactes de manière à me rendre malade, vous le savez. Mon
  avenir dépendait de mon admission à l’École Polytechnique. Dans
  ce temps, mes travaux ont démesurément cultivé mon cerveau, j’ai
  failli mourir, j’étudiais nuit et jour, je me faisais plus fort que
  la nature de mes organes ne le permettait peut-être. Je voulais
  passer des examens si satisfaisants, que ma place à l’École fût
  certaine et assez avancée pour me donner le droit à la remise de
  la pension que je voulais vous éviter de payer: j’ai triomphé! Je
  frémis aujourd’hui quand je pense à l’effroyable conscription de
  cerveaux livrés chaque année à l’État par l’ambition des familles
  qui, plaçant de si cruelles études au temps où l’adulte achève ses
  diverses croissances, doit produire des malheurs inconnus, en tuant
  à la lueur des lampes certaines facultés précieuses qui plus tard
  se développeraient grandes et fortes. Les lois de la Nature sont
  impitoyables, elles ne cèdent rien aux entreprises ni aux vouloirs
  de la Société. Dans l’ordre moral comme dans l’ordre naturel, tout
  abus se paie. Les fruits demandés avant le temps en serre chaude à un
  arbre, viennent aux dépens de l’arbre même ou de la qualité de ses
  produits. La Quintinie tuait des orangers pour donner à Louis XIV un
  bouquet de fleurs, chaque matin, en toute saison. Il en est de même
  pour les intelligences. La force demandée à des cerveaux adultes est
  un escompte de leur avenir. Ce qui manque essentiellement à notre
  époque est l’esprit législatif. L’Europe n’a point encore eu de vrais
  législateurs depuis Jésus-Christ, qui, n’ayant point donné son Code
  politique, a laissé son œuvre incomplète. Ainsi, avant d’établir les
  Écoles Spéciales et leur mode de recrutement, y a-t-il eu de ces
  grands penseurs qui tiennent dans leur tête l’immensité des relations
  totales d’une Institution avec les forces humaines, qui en balancent
  les avantages et les inconvénients, qui étudient dans le passé les
  lois de l’avenir? S’est-on enquis du sort des hommes exceptionnels
  qui, par un hasard fatal, savaient les sciences humaines avant
  le temps? En a-t-on calculé la rareté? En a-t-on examiné la fin?
  A-t-on recherché les moyens par lesquels ils ont pu soutenir la
  perpétuelle étreinte de la pensée? Combien, comme Pascal, sont morts
  prématurément, usés par la science? A-t-on recherché l’âge auquel
  ceux qui ont vécu longtemps avaient commencé leurs études? Savait-on,
  sait-on, au moment où j’écris, les dispositions intérieures des
  cerveaux qui peuvent supporter l’assaut prématuré des connaissances
  humaines? Soupçonne-t-on que cette question tient à la physiologie
  de l’homme avant tout? Eh! bien, je crois, moi, maintenant, que la
  règle générale est de rester longtemps dans l’état végétatif de
  l’adolescence. L’exception que constitue la force des organes dans
  l’adolescence a, la plupart du temps, pour résultat l’abréviation de
  la vie. Ainsi, l’homme de génie qui résiste à un précoce exercice de
  ses facultés doit être une exception dans l’exception. Si je suis
  d’accord avec les faits sociaux et l’observation médicale, le mode
  suivi en France pour le recrutement des Écoles spéciales est donc
  une mutilation dans le genre de celle de la Quintinie, exercée sur
  les plus beaux sujets de chaque génération. Mais je poursuis, et je
  joindrai mes doutes à chaque ordre de faits. Arrivé à l’École, j’ai
  travaillé de nouveau et avec bien plus d’ardeur, afin d’en sortir
  aussi triomphalement que j’y étais entré. De dix-neuf à vingt et
  un ans, j’ai donc étendu chez moi toutes les aptitudes, nourri mes
  facultés par un exercice constant. Ces deux années ont bien couronné
  les trois premières, pendant lesquelles je m’étais seulement préparé
  à bien faire. Aussi, quel ne fut pas mon orgueil d’avoir conquis le
  droit de choisir celle des carrières qui me plairait le plus, du
  Génie militaire ou maritime, de l’Artillerie ou de l’État-major, des
  Mines ou des Ponts-et-chaussées. Par votre conseil, j’ai choisi les
  Ponts-et-chaussées. Mais, là où j’ai triomphé, combien de jeunes gens
  succombent! Savez-vous que, d’année en année, l’État augmente ses
  exigences scientifiques à l’égard de l’École, les études y deviennent
  plus fortes, plus âpres, de période en période? Les travaux
  préparatoires auxquels je me suis livré n’étaient rien comparés aux
  ardentes études de l’École, qui ont pour objet de mettre la totalité
  des sciences physiques, mathématiques, astronomiques, chimiques,
  avec leurs nomenclatures, dans la tête de jeunes gens de dix-neuf à
  vingt et un ans. L’État, qui en France semble, en bien des choses,
  vouloir se substituer au pouvoir paternel, est sans entrailles ni
  paternité; il fait ses expériences _in anima vili_. Jamais il n’a
  demandé l’horrible statistique des souffrances qu’il a causées;
  il ne s’est pas enquis depuis trente-six ans du nombre de fièvres
  cérébrales qui se déclarent, ni des désespoirs qui éclatent au milieu
  de cette jeunesse, ni des destructions morales qui la déciment. Je
  vous signale ce côté douloureux de la question, car il est un des
  contingents antérieurs du résultat définitif: pour quelques têtes
  faibles, le résultat est proche au lieu d’être retardé. Vous savez
  aussi que les sujets chez lesquels la conception est lente, ou qui
  sont momentanément annulés par l’excès du travail, peuvent rester
  trois ans au lieu de deux à l’École, et que ceux-là sont l’objet
  d’une suspicion peu favorable à leur capacité. Enfin, il y a chance
  pour des jeunes gens, qui plus tard peuvent se montrer supérieurs, de
  sortir de l’école sans être employés, faute de présenter aux examens
  définitifs la somme de science demandée. On les appelle des _fruits
  secs_, et Napoléon en faisait des sous-lieutenants! Aujourd’hui le
  _fruit sec_ constitue en capital une perte énorme pour les familles,
  et un temps perdu pour l’individu. Mais enfin, moi j’ai triomphé! A
  vingt et un ans, je possédais les sciences mathématiques au point où
  les ont amenées tant d’hommes de génie, et j’étais impatient de me
  distinguer en les continuant. Ce désir est si naturel, que presque
  tous les Élèves, en sortant, ont les yeux fixés sur ce soleil moral
  nommé la Gloire! Notre première pensée à tous a été d’être des
  Newton, des Laplace ou des Vauban. Tels sont les efforts que la
  France demande aux jeunes gens qui sortent de cette célèbre École!

  «Voyons maintenant les destinées de ces hommes triés avec tant de
  soin dans toute la génération? A vingt et un ans on rêve toute
  la vie, on s’attend à des merveilles. J’entrai à l’École des
  Ponts-et-chaussées, j’étais Élève-ingénieur. J’étudiai la science des
  constructions, et avec quelle ardeur! vous devez vous en souvenir.
  J’en suis sorti en 1826, âgé de vingt-quatre ans, je n’étais encore
  qu’Ingénieur-Aspirant, l’État me donnait cent cinquante francs par
  mois. Le moindre teneur de livres gagne cette somme à dix-huit
  ans, dans Paris, en ne donnant, par jour, que quatre heures de son
  temps. Par un bonheur inouï, peut-être à cause de la distinction
  que mes études m’avaient value, je fus nommé à vingt-cinq ans, en
  1828, ingénieur ordinaire. On m’envoya, vous savez où, dans une
  Sous-préfecture, à deux mille cinq cents francs d’appointements. La
  question d’argent n’est rien. Certes, mon sort est plus brillant
  que ne devait l’être celui du fils d’un charpentier; mais quel est
  le garçon épicier qui, jeté dans une boutique à seize ans, ne se
  trouverait à vingt-six sur le chemin d’une fortune indépendante?
  J’appris alors à quoi tendaient ces terribles déploiements
  d’intelligence, ces efforts gigantesques demandés par l’État? L’État
  m’a fait compter et mesurer des pavés ou des tas de cailloux sur
  les routes. J’ai eu à entretenir, réparer et quelquefois construire
  des cassis, des pontceaux, à faire régler des accotements, à curer
  ou bien à ouvrir des fossés. Dans le cabinet, j’avais à répondre à
  des demandes d’alignement ou de plantation et d’abattage d’arbres.
  Telles sont, en effet, les principales et souvent les uniques
  occupations des ingénieurs ordinaires, en y joignant de temps
  en temps quelques opérations de nivellement qu’on nous oblige à
  faire nous-mêmes, et que le moindre de nos conducteurs, avec son
  expérience seule, fait toujours beaucoup mieux que nous, malgré
  toute notre science. Nous sommes près de quatre cents ingénieurs
  ordinaires ou élèves-ingénieurs, et comme il n’y a que cent et
  quelques ingénieurs en chef, tous les ingénieurs ordinaires ne
  peuvent pas atteindre à ce grade supérieur; d’ailleurs, au-dessus
  de l’ingénieur en chef il n’existe pas de classe absorbante; il ne
  faut pas compter comme moyen d’absorption douze ou quinze places
  d’inspecteurs généraux ou divisionnaires, places à peu près aussi
  inutiles dans notre corps que celles des colonels le sont dans
  l’artillerie, où la batterie est l’unité. L’ingénieur ordinaire, de
  même que le capitaine d’artillerie, sait toute la science; il ne
  devrait y avoir au-dessus qu’un chef d’administration pour relier
  les quatre-vingt-six ingénieurs à l’État; car un seul ingénieur,
  aidé par deux aspirants, suffit à un département. La hiérarchie, en
  de pareils corps, a pour effet de subordonner les capacités actives
  à d’anciennes capacités éteintes qui, tout en croyant mieux faire,
  altèrent ou dénaturent ordinairement les conceptions qui leur sont
  soumises, peut-être dans le seul but de ne pas voir mettre leur
  existence en question; car telle me semble être l’unique influence
  qu’exerce sur les travaux publics, en France, le Conseil général des
  Ponts-et-chaussées. Supposons néanmoins qu’entre trente et quarante
  ans, je sois ingénieur de première classe et ingénieur en chef avant
  l’âge de cinquante ans? Hélas! je vois mon avenir, il est écrit à
  mes yeux. Mon ingénieur en chef a soixante ans, il est sorti avec
  honneur, comme moi, de cette fameuse École; il a blanchi dans deux
  départements à faire ce que je fais, il y est devenu l’homme le plus
  ordinaire qu’il soit possible d’imaginer, il est retombé de toute
  la hauteur à laquelle il s’était élevé; bien plus, il n’est pas au
  niveau de la science, la science a marché, il est resté stationnaire;
  bien mieux, il a oublié ce qu’il savait! L’homme qui se produisait à
  vingt-deux ans avec tous les symptômes de la supériorité, n’en a plus
  aujourd’hui que l’apparence. D’abord, spécialement tourné vers les
  sciences exactes et les mathématiques par son éducation, il a négligé
  tout ce qui n’était pas _sa partie_. Aussi ne sauriez-vous imaginer
  jusqu’où va sa nullité dans les autres branches des connaissances
  humaines. Le calcul lui a desséché le cœur et le cerveau. Je n’ose
  confier qu’à vous le secret de sa nullité, abritée par le renom de
  l’École Polytechnique. Cette étiquette impose, et sur la foi du
  préjugé, personne n’ose mettre en doute sa capacité. A vous seul je
  dirai que l’extinction de ses talents l’a conduit à faire dépenser
  dans une seule affaire un million au lieu de deux cent mille francs
  au Département. J’ai voulu protester, éclairer le préfet; mais un
  ingénieur de mes amis m’a cité l’un de nos camarades devenu la bête
  noire de l’Administration pour un fait de ce genre. --«Serais-tu
  bien aise, quand tu seras ingénieur en chef, de voir tes erreurs
  relevées par ton subordonné? me dit-il. Ton ingénieur en chef va
  devenir inspecteur divisionnaire. Dès qu’un des nôtres commet une
  lourde faute, l’Administration, qui ne doit jamais avoir tort, le
  retire du service actif en le faisant inspecteur. Voilà comment la
  récompense due au talent est dévolue à la nullité. La France entière
  a vu le désastre, au cœur de Paris, du premier pont suspendu que
  voulut élever un ingénieur, membre de l’Académie des sciences, triste
  chute qui fut causée par des fautes que ni le constructeur du canal
  de Briare, sous Henri IV, ni le moine qui a bâti le Pont-Royal,
  n’eussent faites, et que l’Administration consola en appelant cet
  ingénieur au Conseil général. Les Écoles Spéciales seraient-elles
  donc de grandes fabriques d’incapacités? Ce sujet exige de longues
  observations. Si j’avais raison, il voudrait une réforme au moins
  dans le mode de procéder, car je n’ose mettre en doute l’utilité des
  Écoles. Seulement en regardant le passé, voyons-nous que la France
  ait jamais manqué jadis des grands talents nécessaires à l’État,
  et qu’aujourd’hui l’État voudrait faire éclore à son usage par le
  procédé de Monge? Vauban est-il sorti d’une École autre que cette
  grande École appelée la Vocation. Quel fut le précepteur de Riquet?
  Quand les génies surgissent ainsi du milieu social, poussés par la
  vocation, ils sont presque toujours complets, l’homme alors n’est
  pas seulement spécial, il a le don d’universalité. Je ne crois pas
  qu’un ingénieur sorti de l’École puisse jamais bâtir un de ces
  miracles d’architecture que savait élever Léonard de Vinci, à la fois
  mécanicien, architecte, peintre, un des inventeurs de l’hydraulique,
  un infatigable constructeur de canaux. Façonnés, dès le jeune âge,
  à la simplicité absolue des théorèmes, les sujets sortis de l’École
  perdent le sens de l’élégance et de l’ornement; une colonne leur
  semble inutile, ils reviennent au point où l’art commence, en
  s’en tenant à l’utile. Mais ceci n’est rien en comparaison de la
  maladie qui me mine. Je sens s’accomplir en moi la plus terrible
  métamorphose; je sens dépérir mes forces et mes facultés, qui,
  démesurément tendues, s’affaissent. Je me laisse gagner par le
  prosaïsme de ma vie. Moi qui, par la nature de mes efforts, me
  destinais à de grandes choses, je me vois face à face avec les plus
  petites, à vérifier des mètres de cailloux, visiter des chemins,
  arrêter des états d’approvisionnement. Je n’ai pas à m’occuper deux
  heures par jour. Je vois mes collègues se marier, tomber dans une
  situation contraire à l’esprit de la société moderne? Mon ambition
  est-elle donc démesurée? je voudrais être utile à mon pays. Le
  pays m’a demandé des forces extrêmes, il m’a dit de devenir un des
  représentants de toutes les sciences, et je me croise les bras au
  fond d’une province? Il ne me permet pas de sortir de la localité
  dans laquelle je suis parqué pour exercer mes facultés en essayant
  des projets utiles. Une défaveur occulte et réelle est la récompense
  assurée à celui de nous qui, cédant à ses inspirations, dépasse ce
  que son service spécial exige de lui. Dans ce cas, la faveur que
  doit espérer un homme supérieur est l’oubli de son talent, de son
  outrecuidance, et l’enterrement de son projet dans les cartons de la
  direction. Quelle sera la récompense de Vicat, celui d’entre nous
  qui a fait faire le seul progrès réel à la science pratique des
  constructions? Le Conseil général des Ponts-et-chaussées, composé en
  partie de gens usés par de longs et quelquefois honorables services,
  mais qui n’ont plus de force que pour la négation, et qui rayent ce
  qu’ils ne comprennent plus, est l’étouffoir dont on se sert pour
  anéantir les projets des esprits audacieux. Ce Conseil semble avoir
  été créé pour paralyser les bras de cette belle jeunesse qui ne
  demande qu’à travailler, qui veut servir la France! Il se passe à
  Paris des monstruosités: l’avenir d’une province dépend du _visa_ de
  ces centralisateurs qui, par des intrigues que je n’ai pas le loisir
  de vous détailler, arrêtent l’exécution des meilleurs plans; les
  meilleurs sont en effet ceux qui offrent le plus de prise à l’avidité
  des compagnies ou des spéculateurs, qui choquent ou renversent le
  plus d’abus, et l’Abus est constamment plus fort en France que
  l’Amélioration.

  «Encore cinq ans, je ne serai donc plus moi-même, je verrai
  s’éteindre mon ambition, mon noble désir d’employer les facultés
  que mon pays m’a demandé de déployer, et qui se rouilleront dans le
  coin obscur où je vis. En calculant les chances les plus heureuses,
  l’avenir me semble être peu de chose. J’ai profité d’un congé pour
  venir à Paris, je veux changer de carrière, chercher l’occasion
  d’employer mon énergie, mes connaissances et mon activité. Je
  donnerai ma démission, j’irai dans les pays où les hommes spéciaux de
  ma classe manquent et peuvent accomplir de grandes choses. Si rien
  de tout cela n’est possible, je me jetterai dans une des doctrines
  nouvelles qui paraissent devoir faire des changements importants
  à l’ordre social actuel, en dirigeant mieux les travailleurs. Que
  sommes-nous, sinon des travailleurs sans ouvrage, des outils dans un
  magasin? Nous sommes organisés comme s’il s’agissait de remuer le
  globe, et nous n’avons rien à faire. Je sens en moi quelque chose
  de grand qui s’amoindrit, qui va périr, et je vous le dis avec une
  franchise mathématique. Avant de changer de condition, je voudrais
  avoir votre avis, je me regarde comme votre enfant et ne ferai
  jamais de démarches importantes sans vous les soumettre, car votre
  expérience égale votre bonté. Je sais bien que l’État, après avoir
  obtenu ses hommes spéciaux, ne peut pas inventer exprès pour eux
  des monuments à élever, il n’a pas trois cents ponts à construire
  par année; et il ne peut pas plus faire bâtir des monuments à ses
  ingénieurs qu’il ne déclare de guerre pour donner lieu de gagner
  des batailles et de faire surgir de grands capitaines; mais alors,
  comme jamais l’homme de génie n’a manqué de se présenter quand les
  circonstances le réclamaient, qu’aussitôt qu’il y a eu beaucoup
  d’or à dépenser et de grandes choses à produire, il s’élance de la
  foule un de ces hommes uniques, et qu’en ce genre surtout un Vauban
  suffit, rien ne démontre mieux l’inutilité de l’Institution. Enfin,
  quand on a stimulé par tant de préparations un homme de choix,
  comment ne pas comprendre qu’il fera mille efforts avant de se
  laisser annuler. Est-ce de la bonne politique? N’est-ce pas allumer
  d’ardentes ambitions? Leur aurait-on dit à tous ces ardents cerveaux
  de savoir calculer tout, excepté leur destinée? Enfin, dans ces
  six cents jeunes gens, il existe des exceptions, des hommes forts
  qui résistent à leur démonétisation, et j’en connais; mais si l’on
  pouvait raconter leurs luttes avec les hommes et les choses, quand,
  armés de projets utiles, de conceptions qui doivent engendrer la
  vie et les richesses chez des provinces inertes, ils rencontrent
  des obstacles là où pour eux l’État a cru leur faire trouver aide
  et protection, on regarderait l’homme puissant, l’homme à talent,
  l’homme dont la nature est un miracle, comme plus malheureux cent
  fois et plus à plaindre que l’homme dont la nature abâtardie se prête
  à l’amoindrissement de ses facultés. Aussi aimé-je mieux diriger
  une entreprise commerciale ou industrielle, vivre de peu de chose
  en cherchant à résoudre un des nombreux problèmes qui manquent à
  l’industrie, à la société, que de rester dans le poste où je suis.
  Vous me direz que rien ne m’empêche d’occuper, dans ma résidence,
  mes forces intellectuelles, de chercher dans le silence de cette
  vie médiocre la solution de quelque problème utile à l’humanité.
  Eh! monsieur, ne connaissez-vous pas l’influence de la province et
  l’action relâchante d’une vie précisément assez occupée pour user
  le temps en des travaux presque futiles et pas assez néanmoins pour
  exercer les riches moyens que notre éducation a créés. Ne me croyez
  pas, mon cher protecteur, dévoré par l’envie de faire fortune, ni
  par quelque désir insensé de gloire. Je suis trop calculateur pour
  ignorer le néant de la gloire. L’activité nécessaire à cette vie ne
  me fait pas souhaiter de me marier, car en voyant ma destination
  actuelle, je n’estime pas assez l’existence pour faire ce triste
  présent à un autre moi-même. Quoique je regarde l’argent comme un des
  plus puissants moyens qui soient donnés à l’homme social pour agir,
  ce n’est, après tout, qu’un moyen. Je mets donc mon seul plaisir
  dans la certitude d’être utile à mon pays. Ma plus grande jouissance
  serait d’agir dans le milieu convenable à mes facultés. Si, dans le
  cercle de votre contrée, de vos connaissances, si dans l’espace où
  vous rayonnez, vous entendiez parler d’une entreprise qui exigeât
  quelques-unes des capacités que vous me savez, j’attendrai pendant
  six mois une réponse de vous. Ce que je vous écris là, monsieur
  et ami, d’autres le pensent. J’ai vu beaucoup de mes camarades
  ou d’anciens élèves, pris comme moi dans le traquenard d’une
  spécialité, des ingénieurs-géographes, des capitaines-professeurs,
  des capitaines du génie militaire qui se voient capitaines pour le
  reste de leurs jours et qui regrettent amèrement de ne pas avoir
  passé dans l’armée active. Enfin, à plusieurs reprises, nous nous
  sommes, entre nous, avoué la longue mystification de laquelle nous
  étions victimes et qui se reconnaît lorsqu’il n’est plus temps de
  s’y soustraire, quand l’animal est fait à la machine qu’il tourne,
  quand le malade est accoutumé à sa maladie. En examinant bien ces
  tristes résultats, je me suis posé les questions suivantes et je
  vous les communique, à vous homme de sens et capable de les mûrement
  méditer, en sachant qu’elles sont le fruit de méditations épurées
  au feu des souffrances. Quel but se propose l’État! Veut-il obtenir
  des capacités? Les moyens employés vont directement contre la fin,
  il a bien certainement créé les plus honnêtes médiocrités qu’un
  gouvernement ennemi de la supériorité pourrait souhaiter. Veut-il
  donner une carrière à des intelligences choisies? Il leur a préparé
  la condition la plus médiocre: il n’est pas un des hommes sortis des
  Écoles qui ne regrette, entre cinquante et soixante ans, d’avoir
  donné dans le piége que cachent les promesses de l’État. Veut-il
  obtenir des hommes de génie? Quel immense talent ont produit les
  Écoles depuis 1790? Sans Napoléon, Cachin, l’homme de génie à qui
  l’on doit Cherbourg, eût-il existé? Le despotisme impérial l’a
  distingué, le régime constitutionnel l’aurait étouffé. L’Académie
  des sciences compte-t-elle beaucoup d’hommes sortis des Écoles
  spéciales? Peut-être y en a-t-il deux ou trois! L’homme de génie se
  révélera toujours en dehors des Écoles spéciales. Dans les sciences
  dont s’occupent ces Écoles, le génie n’obéit qu’à ses propres lois,
  il ne se développe que par des circonstances sur lesquelles l’homme
  ne peut rien: ni l’État, ni la science de l’homme, l’Anthropologie,
  ne les connaissent. Riquet, Perronet, Léonard de Vinci, Cachin,
  Palladio, Brunelleschi, Michel-Ange, Bramante, Vauban, Vicat tiennent
  leur génie de causes inobservées et préparatoires auxquelles nous
  donnons le nom de hasard, le grand mot des sots. Jamais, avec ou
  sans Écoles, ces ouvriers sublimes ne manquent à leurs siècles.
  Maintenant est-ce que, par cette organisation, l’État gagne des
  travaux d’utilité publique mieux faits ou à meilleur marché? D’abord,
  les entreprises particulières se passent très-bien des ingénieurs;
  puis, les travaux de notre gouvernement sont les plus dispendieux
  et coûtent de plus l’immense état-major des Ponts-et-chaussées.
  Enfin, dans les autres pays, en Allemagne, en Angleterre, en Italie
  où ces institutions n’existent pas, les travaux analogues sont au
  moins aussi bien faits et moins coûteux qu’en France. Ces trois pays
  se font remarquer par des inventions neuves et utiles en ce genre.
  Je sais qu’il est de mode, en parlant de nos Écoles, de dire que
  l’Europe nous les envie; mais depuis quinze ans, l’Europe qui nous
  observe n’en a point créé de semblables. L’Angleterre, cette habile
  calculatrice, a de meilleures Écoles dans sa population ouvrière d’où
  surgissent des hommes pratiques qui grandissent en un moment quand
  ils s’élèvent de la Pratique à la Théorie. Stéphenson et Mac-Adam
  ne sont pas sortis de nos fameuses Écoles. Mais à quoi bon? Quand de
  jeunes et habiles ingénieurs, pleins de feu, d’ardeur, ont, au début
  de leur carrière, résolu le problème de l’entretien des routes de
  France qui demande des centaines de millions par quart de siècle, et
  qui sont dans un pitoyable état, ils ont eu beau publier de savants
  ouvrages, des mémoires; tout s’est engouffré dans la Direction
  Générale, dans ce centre parisien où tout entre et d’où rien ne sort,
  où les vieillards jalousent les jeunes gens, où les places élevées
  servent à retirer le vieil ingénieur qui se fourvoie. Voilà comment,
  avec un corps savant répandu sur toute la France, qui compose un
  des rouages de l’administration, qui devrait manier le pays et
  l’éclairer sur les grandes questions de son ressort, il arrivera que
  nous discuterons encore sur les chemins de fer quand les autres pays
  auront fini les leurs. Or si jamais la France avait dû démontrer
  l’excellence de l’institution des Écoles Spéciales, n’était-ce pas
  dans cette magnifique phase de travaux publics, destinée à changer
  la face des États, à doubler la vie humaine en modifiant les lois
  de l’espace et du temps. La Belgique, les États-Unis, l’Allemagne,
  l’Angleterre, qui n’ont pas d’Écoles Polytechniques, auront chez
  elles des réseaux de chemins de fer, quand nos ingénieurs en seront
  encore à tracer les nôtres, quand de hideux intérêts cachés derrière
  des projets en arrêteront l’exécution. On ne pose pas une pierre en
  France sans que dix paperassiers parisiens n’aient fait de sots et
  inutiles rapports. Ainsi, quant à l’État, il ne tire aucun profit de
  ses Écoles Spéciales; quant à l’individu, sa fortune est médiocre,
  sa vie est une cruelle déception. Certes, les moyens que l’Élève
  a déployés entre seize et vingt-six ans, prouvent que, livré à
  sa seule destinée, il l’eût faite plus grande et plus riche que
  celle à laquelle le gouvernement l’a condamné. Commerçant, savant,
  militaire, cet homme d’élite eût agi dans un vaste milieu, si ses
  précieuses facultés et son ardeur n’avaient pas été sottement et
  prématurément énervées. Où donc est le Progrès? L’État et l’Homme
  perdent assurément au système actuel. Une expérience d’un demi-siècle
  ne réclame-t-elle pas des changements dans la mise en œuvre de
  l’Institution. Quel sacerdoce constitue l’obligation de trier en
  France, parmi toute une génération, les hommes destinés à être la
  partie savante de la nation? Quelles études ne devraient pas avoir
  faites ces grands-prêtres du Sort? Les connaissances mathématiques
  ne leur sont peut-être pas aussi nécessaires que les connaissances
  physiologiques. Ne vous semble-t-il pas qu’il faille un peu de
  cette seconde vue qui est la sorcellerie des grands Hommes. Les
  Examinateurs sont d’anciens professeurs, des hommes honorables,
  vieillis dans le travail, dont la mission se borne à chercher les
  meilleures mémoires: ils ne peuvent rien faire que ce qu’on leur
  demande. Certes, leurs fonctions devraient être les plus grandes
  de l’État, et veulent des hommes extraordinaires. Ne pensez pas,
  monsieur et ami, que mon blâme s’arrête uniquement à l’École de
  laquelle je sors, il ne frappe pas seulement sur l’Institution
  en elle-même, mais encore et surtout sur le mode employé pour
  l’alimenter. Ce mode est celui du _Concours_, invention moderne,
  essentiellement mauvaise, et mauvaise non-seulement dans la Science,
  mais encore partout où elle s’emploie, dans les Arts, dans toute
  élection d’hommes, de projets ou de choses. S’il est malheureux pour
  nos célèbres Écoles de n’avoir pas plus produit de gens supérieurs,
  que toute autre réunion de jeunes gens en eût donnés, il est encore
  plus honteux que les premiers grands prix de l’Institut n’aient
  fourni ni un grand peintre, ni un grand musicien, ni un grand
  architecte, ni un grand sculpteur; de même que, depuis vingt ans,
  l’Élection n’a pas, dans sa marée de médiocrités, amené au pouvoir
  un seul grand homme d’État. Mon observation porte sur une erreur
  qui vicie, en France, et l’éducation et la politique. Cette cruelle
  erreur repose sur le principe suivant que les organisateurs ont
  méconnu:

  «_Rien, ni dans l’expérience, ni dans la nature des choses ne peut
  donner la certitude que les qualités intellectuelles de l’adulte
  seront celles de l’homme fait._

  «En ce moment, je suis lié avec plusieurs hommes distingués qui
  se sont occupés de toutes les maladies morales par lesquelles la
  France est dévorée. Ils ont reconnu, comme moi, que l’Instruction
  supérieure fabrique des capacités temporaires parce qu’elles sont
  sans emploi ni avenir; que les lumières répandues par l’Instruction
  inférieure sont sans profit pour l’État, parce qu’elles sont dénuées
  de croyance et de sentiment. Tout notre système d’Instruction
  Publique exige un vaste remaniement auquel devra présider un homme
  d’un profond savoir, d’une volonté puissante et doué de ce génie
  législatif qui ne s’est peut-être rencontré chez les modernes que
  dans la tête de Jean-Jacques Rousseau. Peut-être le trop plein des
  spécialités devrait-il être employé dans l’enseignement élémentaire,
  si nécessaire aux peuples. Nous n’avons pas assez de patients, de
  dévoués instituteurs pour manier ces masses. La quantité déplorable
  de délits et de crimes accuse une plaie sociale dont la source est
  dans cette demi-instruction donnée au peuple, et qui tend à détruire
  les liens sociaux en le faisant réfléchir assez pour qu’il déserte
  les croyances religieuses favorables au pouvoir et pas assez pour
  qu’il s’élève à la théorie de l’Obéissance et du Devoir qui est le
  dernier terme de la Philosophie Transcendante. Il est impossible
  de faire étudier Kant à toute une nation; aussi la Croyance et
  l’Habitude valent-elles mieux pour les peuples que l’Étude et le
  Raisonnement. Si j’avais à recommencer la vie, peut-être entrerais-je
  dans un séminaire et voudrais-je être un simple curé de campagne,
  ou l’instituteur d’une commune. Je suis trop avancé dans ma voie
  pour n’être qu’un simple instituteur primaire, et d’ailleurs je puis
  agir sur un cercle plus étendu que ceux d’une École ou d’une Cure.
  Les Saint-Simoniens, auxquels j’étais tenté de m’associer, veulent
  prendre une route dans laquelle je ne saurais les suivre; mais, en
  dépit de leurs erreurs, ils ont touché plusieurs points douloureux,
  fruits de notre législation, auxquels on ne remédiera que par des
  palliatifs insuffisants et qui ne feront qu’ajourner en France une
  grande crise morale et politique. Adieu, cher monsieur, trouvez ici
  l’assurance de mon respectueux et fidèle attachement qui, nonobstant
  ces observations, ne pourra jamais que s’accroître.

  «GRÉGOIRE GÉRARD.»


Selon sa vieille habitude de banquier, Grossetête avait minuté la
réponse suivante sur le dos même de cette lettre en mettant au-dessus
le mot sacramentel: _Répondue_.


  «Il est d’autant plus inutile, mon cher Gérard, de discuter les
  observations contenues dans votre lettre, que, par un jeu du hasard
  (je me sers du mot des sots), j’ai une proposition à vous faire
  dont l’effet est de vous tirer de la situation où vous vous trouvez
  si mal. Madame Graslin, propriétaire des forêts de Montégnac et
  d’un plateau fort ingrat qui s’étend au bas de la longue chaîne de
  collines sur laquelle est sa forêt, a le dessein de tirer parti de
  cet immense domaine, d’exploiter ses bois et de cultiver ses plaines
  caillouteuses. Pour mettre ce projet à exécution, elle a besoin
  d’un homme de votre science et de votre ardeur, qui ait à la fois
  votre dévouement désintéressé et vos idées d’utilité pratique. Peu
  d’argent et beaucoup de travaux à faire! un résultat immense par de
  petits moyens! un pays à changer en entier. Faire jaillir l’abondance
  du milieu le plus dénué, n’est-ce pas ce que vous souhaitez, vous
  qui voulez construire un poëme? D’après le ton de sincérité qui
  règne dans votre lettre, je n’hésite pas à vous dire de venir me
  voir à Limoges; mais, mon ami, ne donnez pas votre démission,
  faites-vous seulement détacher de votre corps en expliquant à votre
  Administration que vous allez étudier des questions de votre ressort,
  en dehors des travaux de l’État. Ainsi vous ne perdrez rien de vos
  droits, et vous aurez le temps de juger si l’entreprise conçue par le
  curé de Montégnac, et qui sourit à madame Graslin, est exécutable. Je
  vous expliquerai de vive voix les avantages que vous pourrez trouver,
  dans le cas où ces vastes changements seraient possibles. Comptez
  toujours sur l’amitié de votre tout dévoué,

  GROSSETÊTE.»


Madame Graslin ne répondit pas autre chose à Grossetête que ce peu de
mots: «Merci, mon ami, j’attends votre protégé.» Elle montra la lettre
de l’ingénieur à monsieur Bonnet, en lui disant: --Encore un blessé qui
cherche le grand hôpital.

Le curé lut la lettre, il la relut, fit deux ou trois tours de terrasse
en silence, et la rendit en disant à madame Graslin: --C’est d’une
belle âme et d’un homme supérieur! Il dit que les Écoles inventées par
le génie révolutionnaire fabriquent des incapacités, moi je les appelle
des fabriques d’incrédules, car si monsieur Gérard n’est pas un athée,
il est protestant...

--Nous le demanderons, dit-elle frappée de cette réponse.

Quinze jours après, dans le mois de décembre, malgré le froid, monsieur
Grossetête vint au château de Montégnac pour y présenter son protégé
que Véronique et monsieur Bonnet attendaient impatiemment.

--Il faut vous bien aimer, mon enfant, dit le vieillard en prenant
les deux mains de Véronique dans les siennes et les lui baisant avec
cette galanterie de vieilles gens qui n’offense jamais les femmes, oui,
bien vous aimer pour avoir quitté Limoges par un temps pareil; mais je
tenais à vous faire moi-même cadeau de monsieur Grégoire Gérard que
voici. C’est un homme selon votre cœur, monsieur Bonnet, dit l’ancien
banquier en saluant affectueusement le curé.

L’extérieur de Gérard était peu prévenant. De moyenne taille, épais
de forme, le cou dans les épaules, selon l’expression vulgaire, il
avait les cheveux jaunes d’or, les yeux rouges de l’albinos, des cils
et des sourcils presque blancs. Quoique son teint, comme celui des
gens de cette espèce, fût d’une blancheur éclatante, des marques de
petite-vérole et des coutures très-apparentes lui ôtaient son éclat
primitif; l’étude lui avait sans doute altéré la vue, car il portait
des conserves. Quand il se débarrassa d’un gros manteau de gendarme,
l’habillement qu’il montra ne rachetait point la disgrâce de son
extérieur. La manière dont ses vêtements étaient mis et boutonnés,
sa cravate négligée, sa chemise sans fraîcheur offraient les marques
de ce défaut de soin sur eux-mêmes que l’on reproche aux hommes de
science, tous plus ou moins distraits. Comme chez presque tous les
penseurs, sa contenance et son attitude, le développement du buste et
la maigreur des jambes annonçaient une sorte d’affaissement corporel
produit par les habitudes de la méditation; mais la puissance de cœur
et l’ardeur d’intelligence, dont les preuves étaient écrites dans sa
lettre, éclataient sur son front qu’on eût dit taillé dans du marbre de
Carrare. La nature semblait s’être réservé cette place pour y mettre
les signes évidents de la grandeur, de la constance, de la bonté de cet
homme. Le nez, comme chez tous les hommes de race gauloise, était d’une
forme écrasée. Sa bouche, ferme et droite, indiquait une discrétion
absolue, et le sens de l’économie; mais tout le masque fatigué par
l’étude avait prématurément vieilli.

--Nous avons déjà, monsieur, à vous remercier, dit madame Graslin à
l’ingénieur, de bien vouloir venir diriger des travaux dans un pays qui
ne vous offrira d’autres agréments que la satisfaction de savoir qu’on
peut y faire du bien.

--Madame, répondit-il, monsieur Grossetête m’en a dit assez sur vous
pendant que nous cheminions pour que déjà je fusse heureux de vous être
utile, et que la perspective de vivre auprès de vous et de monsieur
Bonnet me parût charmante. A moins que l’on ne me chasse du pays, j’y
compte finir mes jours.

--Nous tâcherons de ne pas vous faire changer d’avis, dit en souriant
madame Graslin.

--Voici, dit Grossetête à Véronique en la prenant à part, des papiers
que le procureur-général m’a remis; il a été fort étonné que vous ne
vous soyez pas adressée à lui. Tout ce que vous avez demandé s’est fait
avec promptitude et dévouement. D’abord, votre protégé sera rétabli
dans tous ses droits de citoyen; puis, d’ici à trois mois, Catherine
Curieux vous sera envoyée.

--Où est-elle? demanda Véronique.

--A l’hôpital Saint-Louis, répondit le vieillard. On attend sa guérison
pour lui faire quitter Paris.

--Ah! la pauvre fille est malade!

--Vous trouverez ici tous les renseignements désirables, dit Grossetête
en remettant un paquet à Véronique.

Elle revint vers ses hôtes pour les emmener dans la magnifique salle
à manger du rez-de-chaussée où elle alla, conduite par Grossetête et
Gérard auxquels elle donna le bras. Elle servit elle-même le dîner sans
y prendre part. Depuis son arrivée à Montégnac, elle s’était fait une
loi de prendre ses repas seule, et Aline, qui connaissait le secret de
cette réserve, le garda religieusement jusqu’au jour où sa maîtresse
fut en danger de mort.

Le maire, le juge de paix et le médecin de Montégnac avaient été
naturellement invités.

Le médecin, jeune homme de vingt-sept ans, nommé Roubaud, désirait
vivement connaître la femme célèbre du Limousin. Le curé fut d’autant
plus heureux d’introduire ce jeune homme au château, qu’il souhaitait
composer une espèce de société à Véronique, afin de la distraire et
de donner des aliments à son esprit. Roubaud était un de ces jeunes
médecins absolument instruits, comme il en sort actuellement de l’École
de Médecine de Paris et qui, certes, aurait pu briller sur le vaste
théâtre de la capitale; mais, effrayé du jeu des ambitions à Paris,
se sentant d’ailleurs plus de savoir que d’intrigue, plus d’aptitude
que d’avidité, son caractère doux l’avait ramené sur le théâtre étroit
de la province, où il espérait être apprécié plus promptement qu’à
Paris. A Limoges, Roubaud se heurta contre des habitudes prises et des
clientèles inébranlables; il se laissa donc gagner par monsieur Bonnet,
qui, sur sa physionomie douce et prévenante, le jugea comme un de ceux
qui devaient lui appartenir et coopérer à son œuvre. Petit et blond,
Roubaud avait une mine assez fade; mais ses yeux gris trahissaient la
profondeur du physiologiste et la ténacité des gens studieux. Montégnac
ne possédait qu’un ancien chirurgien de régiment, beaucoup plus occupé
de sa cave que de ses malades, et trop vieux d’ailleurs pour continuer
le dur métier d’un médecin de campagne. En ce moment il se mourait.
Roubaud habitait Montégnac depuis dix-huit mois, et s’y faisait aimer.
Mais ce jeune élève des Desplein et des successeurs de Cabanis ne
croyait pas au catholicisme. Il restait en matière de religion dans une
indifférence mortelle et n’en voulait pas sortir. Aussi désespérait-il
le curé, non qu’il fît le moindre mal, il ne parlait jamais religion,
ses occupations justifiaient son absence constante de l’église, et
d’ailleurs incapable de prosélytisme, il se conduisait comme se serait
conduit le meilleur catholique; mais il s’était interdit de songer
à un problème qu’il considérait comme hors de la portée humaine. En
entendant dire au médecin que le panthéisme était la religion de
tous les grands esprits, le curé le croyait incliné vers les dogmes
de Pythagore sur les transformations. Roubaud, qui voyait madame
Graslin pour la première fois, éprouva la plus violente sensation
à son aspect; la science lui fit deviner dans la physionomie, dans
l’attitude, dans les dévastations du visage, des souffrances inouïes,
et morales et physiques, un caractère d’une force surhumaine, les
grandes facultés qui servent à supporter les vicissitudes les plus
opposées; il y entrevit tout, même les espaces obscurs et cachés à
dessein. Aussi aperçut-il le mal qui dévorait le cœur de cette belle
créature; car, de même que la couleur d’un fruit y laisse soupçonner
la présence d’un ver rongeur, de même certaines teintes dans le visage
permettent aux médecins de reconnaître une pensée vénéneuse. Dès ce
moment, monsieur Roubaud s’attacha si vivement à madame Graslin, qu’il
eut peur de l’aimer au delà de la simple amitié permise. Le front, la
démarche et surtout les regards de Véronique avaient une éloquence que
les hommes comprennent toujours, et qui disait aussi énergiquement
qu’elle était morte à l’amour, que d’autres femmes disent le contraire
par une contraire éloquence; le médecin lui voua tout à coup un culte
chevaleresque. Il échangea rapidement un regard avec le curé. Monsieur
Bonnet se dit alors en lui-même: --Voilà le coup de foudre qui le
changera. Madame Graslin aura plus d’éloquence que moi.

Le maire, vieux campagnard ébahi par le luxe de cette salle à
manger, et surpris de dîner avec l’un des hommes les plus riches du
Département, avait mis ses meilleurs habits, mais il s’y trouvait un
peu gêné, et sa gêne morale s’en augmenta; madame Graslin, dans son
costume de deuil, lui parut d’ailleurs extrêmement imposante; il fut
donc un personnage muet. Ancien fermier à Saint-Léonard, il avait
acheté la seule maison habitable du bourg, et cultivait lui-même les
terres qui en dépendaient. Quoiqu’il sût lire et écrire, il ne pouvait
remplir ses fonctions qu’avec le secours de l’huissier de la justice
de paix qui lui préparait sa besogne. Aussi désirait-il vivement la
création d’une charge de notaire, pour se débarrasser sur cet officier
ministériel du fardeau de ses fonctions. Mais la pauvreté du canton
de Montégnac y rendait une Étude à peu près inutile, et les habitants
étaient exploités par les notaires du chef-lieu d’arrondissement.

Le juge de paix, nommé Clousier, était un ancien avocat de Limoges
où les causes l’avaient fui, car il voulut mettre en pratique ce bel
axiome, que l’avocat est le premier juge du client et du procès. Il
obtint vers 1809 cette place, dont les maigres appointements lui
permirent de vivre. Il était alors arrivé à la plus honorable, mais
à la plus complète misère. Après vingt-deux ans d’habitation dans
cette pauvre Commune, le bonhomme, devenu campagnard, ressemblait,
à sa redingote près, aux fermiers du pays. Sous cette forme quasi
grossière, Clousier cachait un esprit clairvoyant, livré à de hautes
méditations politiques, mais tombé dans une entière insouciance due à
sa parfaite connaissance des hommes et de leurs intérêts. Cet homme,
qui pendant longtemps trompa la perspicacité de monsieur Bonnet, et
qui, dans la sphère supérieure, eût rappelé Lhospital, incapable
d’aucune intrigue comme tous les gens réellement profonds, avait fini
par vivre à l’état contemplatif des anciens solitaires. Riche sans
doute de toutes ses privations, aucune considération n’agissait sur son
esprit, il savait les lois et jugeait impartialement. Sa vie, réduite
au simple nécessaire, était pure et régulière. Les paysans aimaient
monsieur Clousier et l’estimaient à cause du désintéressement paternel
avec lequel il accordait leurs différends et leur donnait ses conseils
dans leurs moindres affaires. Le bonhomme Clousier, comme disait tout
Montégnac, avait depuis deux ans pour greffier un de ses neveux, jeune
homme assez intelligent, et qui, plus tard, contribua beaucoup à la
prospérité du canton. La physionomie de ce vieillard se recommandait
par un front large et vaste. Deux buissons de cheveux blanchis étaient
ébouriffés de chaque côté de son crâne chauve. Son teint coloré, son
embonpoint majeur eussent fait croire, en dépit de sa sobriété, qu’il
cultivait autant Bacchus que Troplong et Toullier. Sa voix presque
éteinte indiquait l’oppression d’un asthme. Peut-être l’air sec du
Haut-Montégnac avait-il contribué à le fixer dans ce pays. Il y logeait
dans une maisonnette arrangée pour lui par un sabotier assez riche à
qui elle appartenait. Clousier avait déjà vu Véronique à l’église, et
il l’avait jugée sans avoir communiqué ses idées à personne, pas même à
monsieur Bonnet, avec lequel il commençait à se familiariser. Pour la
première fois de sa vie, le juge de paix allait se trouver au milieu de
personnes en état de le comprendre.

Une fois placés autour d’une table richement servie, car Véronique
avait envoyé tout son mobilier de Limoges à Montégnac, ces six
personnages éprouvèrent un moment d’embarras. Le médecin, le maire et
le juge de paix ne connaissaient ni Grossetête ni Gérard. Mais, pendant
le premier service, la bonhomie du vieux banquier fondit insensiblement
les glaces d’une première rencontre. Puis l’amabilité de madame Graslin
entraîna Gérard et encouragea monsieur Roubaud. Maniées par elle, ces
âmes pleines de qualités exquises reconnurent leur parenté. Chacun se
sentit bientôt dans un milieu sympathique. Aussi, lorsque le dessert
fut mis sur la table, quand les cristaux et les porcelaines à bords
dorés étincelèrent, quand des vins choisis circulèrent servis par
Aline, par Champion et par le domestique de Grossetête, la conversation
devint-elle assez confidentielle pour que ces quatre hommes d’élite
réunis par le hasard se dissent leur vraie pensée sur les matières
importantes qu’on aime à discuter en se trouvant tous de bonne foi.

--Votre congé a coïncidé avec la Révolution de Juillet, dit Grossetête
à Gérard d’un air par lequel il lui demandait son opinion.

--Oui, répondit l’ingénieur. J’étais à Paris durant les trois fameux
jours, j’ai tout vu; j’en ai conclu de tristes choses.

--Et quoi? dit monsieur Bonnet avec vivacité.

--Il n’y a plus de patriotisme que sous les chemises sales, répliqua
Gérard. Là est la perte de la France. Juillet est la défaite volontaire
des supériorités de nom, de fortune et de talent. Les masses dévouées
ont remporté la victoire sur des classes riches, intelligentes, chez
qui le dévouement est antipathique.

--A en juger par ce qui arrive depuis un an, reprit monsieur Clousier,
le juge de paix, ce changement est une prime donnée au mal qui nous
dévore, à l’individualisme. D’ici à quinze ans, toute question
généreuse se traduira par: _Qu’est-ce que cela me fait?_ le grand cri
du Libre-Arbitre descendu des hauteurs religieuses où l’ont introduit
Luther, Calvin, Zwingle et Knox jusque dans l’Économie politique.
_Chacun pour soi_, _chacun chez soi_, ces deux terribles phrases
formeront avec le _Qu’est-ce que cela me fait?_ la sagesse trinitaire
du bourgeois et du petit propriétaire. Cet égoïsme est le résultat des
vices de notre législation civile, un peu trop précipitamment faite,
et à laquelle la Révolution de Juillet vient de donner une terrible
consécration.

Le juge de paix rentra dans son silence habituel après cette sentence,
dont les motifs durent occuper les convives. Enhardi par cette parole
de Clousier, et par le regard que Gérard et Grossetête échangèrent,
monsieur Bonnet osa davantage.

--Le bon roi Charles X, dit-il, vient d’échouer dans la plus prévoyante
et la plus salutaire entreprise qu’un monarque ait jamais formée
pour le bonheur des peuples qui lui sont confiés, et l’Église doit
être fière de la part qu’elle a eue dans ses conseils. Mais le cœur
et l’intelligence ont failli aux classes supérieures, comme ils lui
avaient déjà failli dans la grande question de la loi sur le droit
d’aînesse, l’éternel honneur du seul homme d’État hardi qu’ait eu la
Restauration, le comte de Peyronnet. Reconstituer la Nation par la
Famille, ôter à la Presse son action venimeuse en ne lui laissant
que le droit d’être utile, faire rentrer la Chambre Élective dans
ses véritables attributions, rendre à la Religion sa puissance sur
le peuple, tels ont été les quatre points cardinaux de la politique
intérieure de la maison de Bourbon. Eh! bien, d’ici à vingt ans, la
France entière aura reconnu la nécessité de cette grande et saine
politique. Le roi Charles X était d’ailleurs plus menacé dans la
situation qu’il a voulu quitter que dans celle où son paternel pouvoir
a péri. L’avenir de notre beau pays, où tout sera périodiquement mis en
question, où l’on discutera sans cesse au lieu d’agir, où la Presse,
devenue souveraine, sera l’instrument des plus basses ambitions,
prouvera la sagesse de ce roi qui vient d’emporter avec lui les vrais
principes du gouvernement, et l’Histoire lui tiendra compte du courage
avec lequel il a résisté à ses meilleurs amis, après avoir sondé
la plaie, en avoir reconnu l’étendue et vu la nécessité des moyens
curatifs qui n’ont pas été soutenus par ceux pour lesquels il se
mettait sur la brèche.

--Hé! bien, monsieur le curé, vous y allez franchement et sans le
moindre déguisement, s’écria Gérard; mais je ne vous contredirai
pas. Napoléon, dans sa campagne de Russie, était de quarante ans en
avant sur l’esprit de son siècle, il n’a pas été compris. La Russie
et l’Angleterre de 1830 expliquent la campagne de 1812. Charles X
a éprouvé le même malheur: dans vingt-cinq ans, ses ordonnances
deviendront peut-être des lois.

--La France, pays trop éloquent pour n’être pas bavard, trop plein
de vanité pour qu’on y reconnaisse les vrais talents, est, malgré
le sublime bon sens de sa langue et de ses masses, le dernier de
tous où le système des deux assemblées délibérantes pouvait être
admis, reprit le juge de paix. Au moins, les inconvénients de notre
caractère devaient-ils être combattus par les admirables restrictions
que l’expérience de Napoléon y avait opposées. Ce système peut encore
aller dans un pays dont l’action est circonscrite par la nature du
sol, comme en Angleterre; mais le droit d’aînesse, appliqué à la
transmission de la terre, est toujours nécessaire, et quand ce droit
est supprimé, le système représentatif devient une folie. L’Angleterre
doit son existence à la loi quasi féodale qui attribue les terres et
l’habitation de la famille aux aînés. La Russie est assise sur le droit
féodal pur. Aussi ces deux nations sont-elles aujourd’hui dans une voie
de progrès effrayant. L’Autriche n’a pu résister à nos invasions et
recommencer la guerre contre Napoléon qu’en vertu de ce droit d’aînesse
qui conserve agissantes les forces de la famille et maintient les
grandes productions nécessaires à l’État. La maison de Bourbon, en se
sentant couler au troisième rang en Europe par la faute de la France,
a voulu se maintenir à sa place, et le pays l’a renversée au moment
où elle sauvait le pays. Je ne sais où nous fera descendre le système
actuel.

--Vienne la guerre, la France sera sans chevaux comme Napoléon en 1813,
qui, réduit aux seules ressources de la France, n’a pu profiter des
deux victoires de Lutzen et Bautzen, et s’est vu écraser à Leipsick,
s’écria Grossetête. Si la paix se maintient, le mal ira croissant: dans
vingt-cinq ans d’ici, les races bovine et chevaline auront diminué de
moitié en France.

--Monsieur Grossetête a raison, dit Gérard. Aussi l’œuvre que vous
voulez tenter ici, madame, reprit-il en s’adressant à Véronique,
est-elle un service rendu au pays.

--Oui, dit le juge de paix, parce que madame n’a qu’un fils. Le hasard
de cette succession se perpétuera-t-il? Pendant un certain laps de
temps, la grande et magnifique culture que vous établirez, espérons-le,
n’appartenant qu’à un seul propriétaire, continuera de produire des
bêtes à cornes et des chevaux. Mais malgré tout, un jour viendra où
forêts et prairies seront ou partagées ou vendues par lots. De partages
en partages, les six mille arpents de votre plaine auront mille ou
douze cents propriétaires, et dès lors, plus de chevaux ni de haut
bétail.

--Oh! dans ce temps-là... dit le maire.

--Entendez-vous le: Qu’est-ce que cela me fait? signalé par monsieur
Clousier, s’écria monsieur Grossetête, le voilà pris sur le fait! Mais,
monsieur, reprit le banquier d’un ton grave en s’adressant au maire
stupéfait, ce temps est venu! Sur un rayon de dix lieues autour de
Paris, la campagne, divisée à l’infini, peut à peine nourrir les vaches
laitières. La commune d’Argenteuil compte trente-huit mille huit cent
quatre-vingt-cinq parcelles de terrain dont plusieurs ne donnent pas
quinze centimes de revenu. Sans les puissants engrais de Paris, qui
permettent d’obtenir des fourrages de qualités supérieures, je ne sais
comment les nourrisseurs pourraient se tirer d’affaire. Encore cette
nourriture violente et le séjour des vaches à l’étable les fait-elle
mourir de maladies inflammatoires. On use les vaches autour de Paris
comme on y use les chevaux dans les rues. Des cultures plus productives
que celle de l’herbe, les cultures maraîchères, le fruitage, les
pépinières, la vigne y anéantissent les prairies. Encore quelques
années, et le lait viendra en poste à Paris, comme y vient la marée.
Ce qui se passe autour de Paris a lieu de même aux environs de toutes
les grandes villes. Le mal de cette division excessive des propriétés
s’étend autour de cent villes en France, et la dévorera quelque jour
tout entière. A peine, selon Chaptal, comptait-on, en 1800, deux
millions d’hectares en vignobles; une statistique exacte vous en
donnerait au moins dix aujourd’hui. Divisée à l’infini par le système
de nos successions, la Normandie perdra la moitié de sa production
chevaline et bovine; mais elle aura le monopole du lait à Paris, car
son climat s’oppose heureusement à la culture de la vigne. Aussi
sera-ce un phénomène curieux que celui de l’élévation progressive du
prix de la viande. En 1850, dans vingt ans d’ici, Paris, qui payait
la viande sept et onze sous la livre en 1814, la paiera vingt sous, à
moins qu’il ne survienne un homme de génie qui sache exécuter la pensée
de Charles X.

--Vous avez mis le doigt sur la grande plaie de la France, reprit le
juge de paix. La cause du mal gît dans le Titre des Successions du Code
civil, qui ordonne le partage égal des biens. Là est le pilon dont
le jeu perpétuel émiette le territoire, individualise les fortunes
en leur ôtant une stabilité nécessaire, et qui, décomposant sans
recomposer jamais, finira par tuer la France. La Révolution française
a émis un virus destructif auquel les journées de Juillet viennent
de communiquer une activité nouvelle. Ce principe morbifique est
l’accession du paysan à la propriété. Si le Titre des Successions est
le principe du mal, le paysan en est le moyen. Le paysan ne rend rien
de ce qu’il a conquis. Une fois que cet ordre a pris un morceau de
terre dans sa gueule toujours béante, il le subdivise tant qu’il y a
trois sillons. Encore alors ne s’arrête-t-il pas! Il partage les trois
sillons dans leur longueur, comme monsieur vient de vous le prouver par
l’exemple de la commune d’Argenteuil. La valeur insensée que le paysan
attache aux moindres parcelles, rend impossible la recomposition de
la Propriété. D’abord la Procédure et le Droit sont annulés par cette
division, la propriété devient un non-sens. Mais ce n’est rien que de
voir expirer la puissance du Fisc et de la Loi sur des parcelles qui
rendent impossibles ses dispositions les plus sages, il y a des maux
encore plus grands. On a des propriétaires de quinze, de vingt-cinq
centimes de revenu! Monsieur, dit-il en indiquant Grossetête, vient de
vous parler de la diminution des races bovine et chevaline, le système
légal y est pour beaucoup. Le paysan propriétaire n’a que des vaches,
il en tire sa nourriture, il vend les veaux, il vend même le beurre,
il ne s’avise pas d’élever des bœufs, encore moins des chevaux; mais
comme il ne récolte jamais assez de fourrage pour soutenir une année
de sécheresse, il envoie sa vache au marché quand il ne peut plus la
nourrir. Si, par un hasard fatal, la récolte du foin manquait pendant
deux années de suite, vous verriez à Paris, la troisième année,
d’étranges changements dans le prix du bœuf, mais surtout dans celui du
veau.

--Comment pourra-t-on faire alors les banquets patriotiques? dit en
souriant le médecin.

--Oh! s’écria madame Graslin en regardant Roubaud, la politique ne peut
donc se passer nulle part du petit journal, même ici?

--La Bourgeoisie, reprit Clousier, remplit dans cette horrible tâche
le rôle des pionniers en Amérique. Elle achète les grandes terres sur
lesquelles le paysan ne peut rien entreprendre, elle se les partage;
puis, après les avoir mâchées, divisées, la licitation ou la vente en
détail les livre plus tard au paysan. Tout se résume par des chiffres
aujourd’hui. Je n’en sais pas de plus éloquents que ceux-ci: la France
a quarante-neuf millions d’hectares qu’il serait convenable de réduire
à quarante; il faut en distraire les chemins, les routes, les dunes,
les canaux et les terrains infertiles, incultes ou désertés par les
capitaux, comme la plaine de Montégnac. Or, sur quarante millions
d’hectares pour trente-deux millions d’habitants, il se trouve cent
vingt-cinq millions de parcelles sur la cote générale des impositions
foncières. J’ai négligé les fractions. Ainsi, nous sommes au delà de
la Loi Agraire, et nous ne sommes au bout ni de la Misère, ni de la
Discorde! Ceux qui mettent le territoire en miettes et amoindrissent la
Production auront des organes pour crier que la vraie justice sociale
consisterait à ne donner à chacun que l’usufruit de sa terre. Ils
diront que la propriété perpétuelle est un vol! Les saint-simoniens ont
commencé.

--Le magistrat a parlé, dit Grossetête, voici ce que le banquier ajoute
à ces courageuses considérations. La propriété, rendue accessible au
paysan et au petit bourgeois, cause à la France un tort immense que le
gouvernement ne soupçonne même pas. On peut évaluer à trois millions
de familles la masse des paysans, abstraction faite des indigents. Ces
familles vivent de salaires. Le salaire se paie en argent au lieu de se
payer en denrées...

--Encore une faute immense de nos lois, s’écria Clousier en
interrompant. La faculté de payer en denrées pouvait être ordonnée en
1790; mais, aujourd’hui, porter une pareille loi, ce serait risquer une
révolution.

--Ainsi le prolétaire attire à lui l’argent du pays. Or, reprit
Grossetête, le paysan n’a pas d’autre passion, d’autre désir, d’autre
vouloir, d’autre point de mire que de mourir propriétaire. Ce désir,
comme l’a fort bien établi monsieur Clousier, est né de la Révolution;
il est le résultat de la vente des biens nationaux. Il faudrait
n’avoir aucune idée de ce qui se passe au fond des campagnes, pour
ne pas admettre comme un fait constant, que ces trois millions de
familles enterrent annuellement cinquante francs, et soustraient
ainsi cent cinquante millions au mouvement de l’argent. La science de
l’Économie politique a mis à l’état d’axiome qu’un écu de cinq francs,
qui passe dans cent mains pendant une journée, équivaut d’une manière
absolue à cinq cents francs. Or, il est certain pour nous autres,
vieux observateurs de l’état des campagnes, que le paysan choisit sa
terre; il la guette et l’attend, il ne place jamais ses capitaux.
L’acquisition par les paysans doit donc se calculer par périodes de
sept années. Les paysans laissent donc par sept années, inerte et
sans mouvement, une somme de onze cents millions. Certes, la petite
bourgeoisie en enterre bien autant, et se conduit de même à l’égard des
propriétés auxquelles le paysan ne peut pas mordre. En quarante-deux
ans, la France aura donc perdu, par chaque période de sept années, les
intérêts d’au moins deux milliards, c’est-à-dire environ cent millions
par sept ans, ou six cents millions en quarante-deux ans. Mais elle
n’a pas perdu seulement six cents millions, elle a manqué à créer
pour six cents millions de productions industrielles ou agricoles qui
représentent une perte de douze cents millions; car si le produit
industriel n’était pas le double en valeur de son prix de revient en
argent, le commerce n’existerait pas. Le prolétariat perd donc six
cents millions de salaires! Ces six cents millions de perte sèche,
mais qui, pour un sévère économiste représentent, par les bénéfices
manquants de la circulation, une perte d’environ douze cents millions,
expliquent l’état d’infériorité où se trouvent notre commerce, notre
marine, et notre agriculture, à l’égard de celles de l’Angleterre.
Malgré la différence qui existe entre les deux territoires, et qui est
de plus des deux tiers en notre faveur, l’Angleterre pourrait remonter
la cavalerie de deux armées françaises, et la viande y existe pour tout
le monde. Mais aussi, dans ce pays, comme l’assiette de la propriété
rend son acquisition presque impossible aux classes inférieures, tout
écu devient commerçant et roule. Ainsi, outre la plaie du morcellement,
celle de la diminution des races bovine, chevaline et ovine, le Titre
des Successions nous vaut encore six cents millions d’intérêts perdus
par l’enfouissement des capitaux du paysan et du bourgeois, douze cents
millions de productions en moins, ou trois milliards de non-circulation
par demi-siècle.

--L’effet moral est pire que l’effet matériel! s’écria le curé.
Nous fabriquons des propriétaires mendiants chez le peuple, des
demi-savants chez les petits bourgeois, et le: Chacun chez soi
chacun pour soi, qui avait fait son effet dans les classes élevées en
juillet de cette année, aura bientôt gangrené les classes moyennes.
Un prolétariat déshabitué de sentiments, sans autre Dieu que l’Envie,
sans autre fanatisme que le désespoir de la Faim, sans foi ni croyance,
s’avancera et mettra le pied sur le cœur du pays. L’étranger, grandi
sous la loi monarchique, nous trouvera sans roi avec la Royauté, sans
lois avec la Légalité, sans propriétaires avec la Propriété, sans
gouvernement avec l’Élection, sans force avec le Libre-Arbitre, sans
bonheur avec l’Égalité. Espérons que, d’ici là, Dieu suscitera en
France un homme providentiel, un de ces élus qui donnent aux nations un
nouvel esprit, et que, soit Marius, soit Sylla, qu’il s’élève d’en bas
ou vienne d’en haut, il refera la Société.

--On commencera par l’envoyer en Cour d’Assises ou en Police
correctionnelle, répondit Gérard. Le jugement de Socrate et celui
de Jésus-Christ seraient rendus contre eux en 1831 comme autrefois
à Jérusalem et dans l’Attique. Aujourd’hui, comme autrefois, les
Médiocrités jalouses laissent mourir de misère les penseurs, les grands
médecins politiques qui ont étudié les plaies de la France, et qui
s’opposent à l’esprit de leur siècle. S’ils résistent à la misère, nous
les ridiculisons ou nous les traitons de rêveurs. En France, on se
révolte dans l’Ordre Moral contre le grand homme d’avenir, comme on se
révolte dans l’Ordre Politique contre le souverain.

--Autrefois les sophistes parlaient à un petit nombre d’hommes,
aujourd’hui la presse périodique leur permet d’égarer toute une nation,
s’écria le juge de paix; et la presse qui plaide pour le bon sens n’a
pas d’écho!

Le maire regardait monsieur Clousier dans un profond étonnement. Madame
Graslin, heureuse de rencontrer dans un simple juge de paix un homme
occupé de questions si graves, dit à monsieur Roubaud, son voisin:
--Connaissiez-vous monsieur Clousier?

--Je ne le connais que d’aujourd’hui. Madame, vous faites des miracles,
lui répondit-il à l’oreille. Cependant voyez son front, quelle belle
forme! Ne ressemble-t-il pas au front classique ou traditionnel donné
par les statuaires à Lycurgue et aux sages de la Grèce? --Évidemment
la Révolution de Juillet a un sens anti-politique, dit à haute voix et
après avoir embrassé les calculs exposés par Grossetête cet ancien
étudiant qui peut-être aurait fait une barricade.

--Ce sens est triple, dit Clousier. Vous avez compris le Droit et la
Finance, mais voici pour le Gouvernement. Le pouvoir royal, affaibli
par le dogme de la souveraineté nationale en vertu de laquelle vient de
se faire l’élection du 9 août 1830, essayera de combattre ce principe
rival, qui laisserait au peuple le droit de se donner une nouvelle
dynastie chaque fois qu’il ne devinerait pas la pensée de son roi: et
nous aurons une lutte intérieure qui certes arrêtera pendant longtemps
encore les progrès de la France.

--Tous ces écueils ont été sagement évités par l’Angleterre, reprit
Gérard; j’y suis allé, j’admire cette ruche qui essaime sur l’univers
et le civilise, chez qui la discussion est une comédie politique
destinée à satisfaire le peuple et à cacher l’action du pouvoir, qui se
meut librement dans sa haute sphère, et où l’élection n’est pas dans
les mains de la stupide bourgeoisie comme elle l’est en France. Avec
le morcellement de la propriété, l’Angleterre n’existerait plus déjà.
La haute propriété, les lords y gouvernent le mécanisme social. Leur
marine, au nez de l’Europe, s’empare de portions entières du globe pour
y satisfaire les exigences de leur commerce et y jeter les malheureux
et les mécontents. Au lieu de faire la guerre aux capacités, de les
annuler, de les méconnaître, l’aristocratie anglaise les cherche, les
récompense, et se les assimile constamment. Chez les Anglais, tout est
prompt dans ce qui concerne l’action du gouvernement, dans le choix
des hommes et des choses, tandis que chez nous tout est lent; et ils
sont lents et nous sommes impatients. Chez eux l’argent est hardi et
affairé, chez nous il est effrayé et soupçonneux. Ce qu’a dit monsieur
Grossetête des pertes industrielles que le paysan cause à la France, a
sa preuve dans un tableau que je vais vous dessiner en deux mots. Le
Capital anglais, par son continuel mouvement, a créé pour dix milliards
de valeurs industrielles et d’actions portant rente, tandis que le
Capital français, supérieur comme abondance, n’en a pas créé la dixième
partie.

--C’est d’autant plus extraordinaire, dit Roubaud, qu’ils sont
lymphatiques et que nous sommes généralement sanguins ou nerveux.

--Voilà, monsieur, dit Clousier, une grande question à étudier.
Rechercher les Institutions propres à réprimer le tempérament d’un
peuple. Certes, Cromwell fut un grand législateur. Lui seul a fait
l’Angleterre actuelle, en inventant _l’acte de navigation_, qui a
rendu les Anglais les ennemis de toutes les autres nations, qui leur
a inoculé un féroce orgueil, leur point d’appui. Mais malgré leur
citadelle de Malte, si la France et la Russie comprennent le rôle de la
mer Noire et de la Méditerranée, un jour, la route d’Asie par l’Égypte
ou par l’Euphrate, régularisée au moyen des nouvelles découvertes,
tuera l’Angleterre, comme jadis la découverte du Cap de Bonne-Espérance
a tué Venise.

--Et rien de Dieu! s’écria le curé. Monsieur Clousier, monsieur
Roubaud, sont indifférents en matière de religion. Et monsieur? dit-il
en interrogeant Gérard.

--Protestant, répondit Grossetête.

--Vous l’aviez deviné, s’écria Véronique en regardant le curé pendant
qu’elle offrait sa main à Clousier pour monter chez elle.

Les préventions que donnait contre lui l’extérieur de monsieur Gérard
s’étaient promptement dissipées, et les trois notables de Montégnac se
félicitèrent d’une semblable acquisition.

--Malheureusement, dit monsieur Bonnet, il existe entre la Russie
et les pays catholiques que baigne la Méditerranée, une cause
d’antagonisme dans le schisme de peu d’importance qui sépare la
religion grecque de la religion latine, un grand malheur pour l’avenir
de l’humanité.

--Chacun prêche pour son saint, dit en souriant madame Graslin;
monsieur Grossetête pense à des milliards perdus, monsieur Clousier
au Droit bouleversé, le médecin voit dans la Législation une question
de tempéraments, monsieur le curé voit dans la Religion un obstacle à
l’entente de la Russie et de la France.

--Ajoutez, madame, dit Gérard, que je vois dans l’enfouissement des
capitaux du petit bourgeois et du paysan, l’ajournement de l’exécution
des chemins de fer en France.

--Que voudriez-vous donc? dit-elle.

--Oh! les admirables Conseillers-d’État qui, sous l’Empereur,
méditaient les lois, et ce Corps-Législatif, élu par les capacités
du pays aussi bien que par les propriétaires, et dont le seul rôle
était de s’opposer à des lois mauvaises ou à des guerres de caprice.
Aujourd’hui, telle qu’elle est constituée, la Chambre des Députés
arrivera, vous le verrez, à gouverner, ce qui constituera l’Anarchie
légale.

--Mon Dieu! s’écria le curé dans un accès de patriotisme sacré,
comment se fait-il que des esprits aussi éclairés que ceux-ci, dit-il
en montrant Clousier, Roubaud et Gérard, voient le mal, en indiquent
le remède, et ne commencent pas par se l’appliquer à eux-mêmes? Vous
tous, qui représentez les classes attaquées, vous reconnaissez la
nécessité de l’obéissance passive des masses dans l’État, comme à
la guerre chez les soldats; vous voulez l’unité du pouvoir, et vous
désirez qu’il ne soit jamais mis en question. Ce que l’Angleterre
a obtenu par le développement de l’orgueil et de l’intérêt humain,
qui sont une croyance, ne peut s’obtenir ici que par les sentiments
dus au catholicisme, et vous n’êtes pas catholiques! Moi, prêtre, je
quitte mon rôle, je raisonne avec des raisonneurs. Comment voulez-vous
que les masses deviennent religieuses et obéissent, si elles voient
l’irréligion et l’indiscipline au-dessus d’elles? Les peuples unis
par une foi quelconque auront toujours bon marché des peuples sans
croyance. La loi de l’Intérêt général, qui engendre le Patriotisme,
est immédiatement détruite par la loi de l’Intérêt particulier,
qu’elle autorise, et qui engendre l’Égoïsme. Il n’y a de solide et de
durable que ce qui est naturel, et la chose naturelle en politique
est la Famille. La Famille doit être le point de départ de toutes les
institutions. Un effet universel démontre une cause universelle; et ce
que vous avez signalé de toutes parts vient du Principe social même,
qui est sans force parce qu’il a pris le Libre Arbitre pour base, et
que le Libre Arbitre est le père de l’Individualisme. Faire dépendre
le bonheur de la sécurité, de l’intelligence, de la capacité de tous,
n’est pas aussi sage que de faire dépendre le bonheur de la sécurité,
de l’intelligence des institutions et de la capacité d’un seul. On
trouve plus facilement la sagesse chez un homme que chez toute une
nation. Les peuples ont un cœur et n’ont pas d’yeux, ils sentent et ne
voient pas. Les gouvernements doivent voir et ne jamais se déterminer
par les sentiments. Il y a donc une évidente contradiction entre les
premiers mouvements des masses et l’action du pouvoir qui doit en
déterminer la force et l’unité. Rencontrer un grand prince est un effet
du hasard, pour parler votre langage; mais se fier à une assemblée
quelconque, fût-elle composée d’honnêtes gens, est une folie. La France
est folle en ce moment! Hélas! vous en êtes convaincus aussi bien que
moi. Si tous les hommes de bonne foi comme vous donnaient l’exemple
autour d’eux, si toutes les mains intelligentes relevaient les autels
de la grande république des âmes, de la seule Église qui ait mis
l’Humanité dans sa voie, nous pourrions revoir en France les miracles
qu’y firent nos pères.

--Que voulez-vous, monsieur le curé, dit Gérard, s’il faut vous parler
comme au confessionnal, je regarde la Foi comme un mensonge qu’on
se fait à soi-même, l’Espérance comme un mensonge qu’on se fait sur
l’avenir, et votre charité, comme une ruse d’enfant qui se tient sage
pour avoir des confitures.

--On dort cependant bien, monsieur, dit madame Graslin, quand
l’Espérance nous berce.

Cette parole arrêta Roubaud qui allait parler, et fut appuyée par un
regard de Grossetête et du curé.

--Est-ce notre faute à nous, dit Clousier, si Jésus-Christ n’a pas eu
le temps de formuler un gouvernement d’après sa morale, comme l’ont
fait Moïse et Confucius, les deux plus grands législateurs humains;
car les Juifs et les Chinois existent, les uns malgré leur dispersion
sur la terre entière, et les autres malgré leur isolement, en corps de
nation.

--Ah! vous me donnez bien de l’ouvrage, s’écria naïvement le curé, mais
je triompherai, je vous convertirai tous!... Vous êtes plus près que
vous ne le croyez de la Foi. C’est derrière le mensonge que se tapit la
vérité, avancez d’un pas et retournez-vous!

Sur ce cri du curé, la conversation changea.

Le lendemain, avant de partir, monsieur Grossetête promit à Véronique
de s’associer à ses plans, dès que leur réalisation serait jugée
possible; madame Graslin et Gérard accompagnèrent à cheval sa voiture,
et ne le quittèrent qu’à la jonction de la route de Montégnac et de
celle de Bordeaux à Lyon. L’ingénieur était si impatient de reconnaître
le terrain et Véronique si curieuse de le lui montrer, qu’ils avaient
tous deux projeté cette partie la veille. Après avoir fait leurs
adieux au bon vieillard, ils se lancèrent dans la vaste plaine et
côtoyèrent le pied de la chaîne des montagnes depuis la rampe qui
menait au château jusqu’au pic de la Roche-Vive. L’ingénieur reconnut
alors l’existence du banc continu signalé par Farrabesche, et qui
formait comme une dernière assise de fondations sous les collines.
Ainsi, en dirigeant les eaux de manière à ce qu’elles n’engorgeassent
plus le canal indestructible que la Nature avait fait elle-même, et
le débarrassant des terres qui l’avaient comblé, l’irrigation serait
facilitée par cette longue gouttière, élevée d’environ dix pieds
au-dessus de la plaine. La première opération et la seule décisive
était d’évaluer la quantité d’eau qui s’écoulait par le Gabou, et de
s’assurer si les flancs de cette vallée ne la laisseraient pas échapper.

Véronique donna un cheval à Farrabesche, qui devait accompagner
l’ingénieur et lui faire part de ses moindres observations. Après
quelques jours d’études, Gérard trouva la base des deux chaînes
parallèles assez solide, quoique de composition différente, pour
retenir les eaux. Pendant le mois de janvier de l’année suivante,
qui fut pluvieux, il évalua la quantité d’eau qui passait par le
Gabou. Cette quantité, jointe à l’eau de trois sources qui pouvaient
être conduites dans le torrent produisait une masse suffisante à
l’arrosement d’un territoire trois fois plus considérable que la
plaine de Montégnac. Le barrage du Gabou, les travaux et les ouvrages
nécessaires pour diriger les eaux par les trois vallons dans la plaine,
ne devaient pas coûter plus de soixante mille francs, car l’ingénieur
découvrit sur les communaux une masse calcaire qui fournirait de la
chaux à bon marché, la forêt était proche, la pierre et le bois ne
coûtaient rien et n’exigeaient point de transports. En attendant la
saison pendant laquelle le Gabou serait à sec, seul temps propice à
ces travaux, les approvisionnements nécessaires et les préparatifs
pouvaient se faire de manière à ce que cette importante construction
s’élevât rapidement. Mais la préparation de la plaine coûterait au
moins, selon Gérard, deux cent mille francs, sans y comprendre ni
l’ensemencement ni les plantations. La plaine devait être divisée en
compartiments carrés de deux cent cinquante arpents chacun, où le
terrain devait être non pas défriché, mais débarrassé de ses plus gros
cailloux. Des terrassiers auraient à creuser un grand nombre de fossés
et à les empierrer, afin de ne pas laisser se perdre l’eau, et la faire
courir ou monter à volonté. Cette entreprise voulait les bras actifs
et dévoués de travailleurs consciencieux. Le hasard donnait un terrain
sans obstacles, une plaine unie; les eaux, qui offraient dix pieds de
chute, pouvaient être distribuées à souhait; rien n’empêchait d’obtenir
les plus beaux résultats agricoles en offrant aux yeux ces magnifiques
tapis de verdure, l’orgueil et la fortune de la Lombardie, Gérard fit
venir du pays où il avait exercé ses fonctions un vieux conducteur
expérimenté, nommé Fresquin.

Madame Graslin écrivit donc à Grossetête de lui négocier un emprunt
de deux cent cinquante mille francs, garanti par ses inscriptions de
rentes, qui, abandonnées pendant six ans, suffiraient, d’après le
calcul de Gérard, à payer les intérêts et le capital. Cet emprunt fut
conclu dans le courant du mois de mars. Les projets de Gérard, aidé
par Fresquin son conducteur, furent alors entièrement terminés, ainsi
que les nivellements, les sondages, les observations et les devis. La
nouvelle de cette vaste entreprise, répandue dans toute la contrée,
avait stimulé la population pauvre. L’infatigable Farrabesche, Colorat,
Clousier, le maire de Montégnac, Roubaud, tous ceux qui s’intéressaient
au pays ou à madame Graslin choisirent des travailleurs ou signalèrent
des indigents qui méritaient d’être occupés. Gérard acheta pour son
compte et pour celui de monsieur Grossetête un millier d’arpents de
l’autre côté de la route de Montégnac. Fresquin, le conducteur, prit
aussi cinq cents arpents, et fit venir à Montégnac sa femme et ses
enfants.

Dans les premiers jours du mois d’avril 1833, monsieur Grossetête vint
voir les terrains achetés par Gérard, mais son voyage à Montégnac fut
principalement déterminé par l’arrivée de Catherine Curieux que madame
Graslin attendait, et venue de Paris par la diligence à Limoges. Il
trouva madame Graslin prête à partir pour l’église. Monsieur Bonnet
devait dire une messe pour appeler les bénédictions du ciel sur les
travaux qui allaient s’ouvrir. Tous les travailleurs, les femmes, les
enfants y assistaient.

--Voici votre protégée, dit le vieillard en présentant à Véronique une
femme d’environ trente ans, souffrante et faible.

--Vous êtes Catherine Curieux? lui dit madame Graslin.

--Oui, madame.

Véronique regarda Catherine pendant un moment. Assez grande, bien faite
et blanche, cette fille avait des traits d’une excessive douceur et
que ne démentait pas la belle nuance grise de ses yeux. Le tour du
visage, la coupe du front offraient une noblesse à la fois auguste et
simple qui se rencontre parfois dans la campagne chez les très-jeunes
filles, espèce de fleur de beauté que les travaux des champs, les
soins continus du ménage, le hâle, le manque de soins enlèvent avec
une effrayante rapidité. Son attitude annonçait cette aisance dans les
mouvements qui caractérise les filles de la campagne, à laquelle les
habitudes involontairement prises à Paris avaient encore donné de la
grâce. Restée dans la Corrèze, certes Catherine eût été déjà ridée,
flétrie, ses couleurs autrefois vives seraient devenues fortes; mais
Paris, en la pâlissant, lui avait conservé sa beauté; la maladie,
les fatigues, les chagrins l’avaient douée des dons mystérieux de la
mélancolie, de cette pensée intime qui manque aux pauvres campagnards
habitués à une vie presque animale. Sa toilette, pleine de ce goût
parisien que toutes les femmes, même les moins coquettes, contractent
si promptement, la distinguait encore des paysannes. Dans l’ignorance
où elle était de son sort, et incapable de juger madame Graslin, elle
se montrait assez honteuse.

--Aimez-vous toujours Farrabesche? lui demanda Véronique, que
Grossetête avait laissée seule un instant.

--Oui, madame, répondit-elle en rougissant.

--Pourquoi, si vous lui avez envoyé mille francs pendant le temps qu’a
duré sa peine, n’êtes-vous pas venue le retrouver à sa sortie? Y a-t-il
chez vous une répugnance pour lui? parlez-moi comme à votre mère.
Aviez-vous peur qu’il ne se fût tout à fait vicié, qu’il ne voulût plus
de vous?

--Non, madame; mais je ne savais ni lire ni écrire, je servais une
vieille dame très-exigeante, elle est tombée malade, on la veillait,
j’ai dû la garder. Tout en calculant que le moment de la libération
de Jacques approchait, je ne pouvais quitter Paris qu’après la mort
de cette dame, qui ne m’a rien laissé, malgré mon dévouement à ses
intérêts et à sa personne. Avant de revenir, j’ai voulu me guérir
d’une maladie causée par les veilles et par le mal que je me suis
donné. Après avoir mangé mes économies, j’ai dû me résoudre à entrer à
l’hôpital Saint-Louis, d’où je sors guérie.

--Bien, mon enfant, dit madame Graslin émue de cette explication si
simple. Mais dites-moi maintenant pourquoi vous avez abandonné vos
parents brusquement, pourquoi vous avez laissé votre enfant, pourquoi
vous n’avez pas donné de vos nouvelles, ou fait écrire...

Pour toute réponse, Catherine pleura.

--Madame, dit-elle rassurée par un serrement de main de Véronique,
je ne sais si j’ai eu tort, mais il a été au-dessus de mes forces
de rester dans le pays. Je n’ai pas douté de moi, mais des autres,
j’ai eu peur des bavardages, des caquets. Tant que Jacques courait
ici des dangers, je lui étais nécessaire, mais lui parti, je me suis
sentie sans force: être fille avec un enfant, et pas de mari! La plus
mauvaise créature aurait valu mieux que moi. Je ne sais pas ce que
je serais devenue si j’avais entendu dire le moindre mot sur Benjamin
ou sur son père. Je me serais fait périr moi-même, je serais devenue
folle. Mon père ou ma mère, dans un moment de colère, pouvaient me
faire un reproche. Je suis trop vive pour supporter une querelle ou
une injure, moi qui suis douce! J’ai été bien punie puisque je n’ai pu
voir mon enfant, moi qui n’ai pas été un seul jour sans penser à lui!
J’ai voulu être oubliée, et, je l’ai été. Personne n’a pensé à moi. On
m’a crue morte, et cependant j’ai bien des fois voulu tout quitter pour
venir passer un jour ici, voir mon petit.

--Votre petit, tenez, mon enfant, voyez-le!

Catherine aperçut Benjamin et fut prise comme d’un frisson de fièvre.

--Benjamin, dit madame Graslin, viens embrasser ta mère.

--Ma mère? s’écria Benjamin surpris. Il sauta au cou de Catherine, qui
le serra sur elle avec une force sauvage. Mais l’enfant lui échappa et
se sauva en criant: --Je vais _le quérir_.

Madame Graslin, obligée d’asseoir Catherine qui défaillait, aperçut
alors monsieur Bonnet, et ne put s’empêcher de rougir en recevant de
son confesseur un regard perçant qui lisait dans son cœur.

--J’espère, monsieur le curé, lui dit-elle en tremblant, que vous
ferez promptement le mariage de Catherine et de Farrabesche. Ne
reconnaissez-vous pas monsieur Bonnet, mon enfant? il vous dira que
Farrabesche, depuis son retour, s’est conduit en honnête homme, il
a l’estime de tout le pays, et s’il est au monde un endroit où vous
puissiez vivre heureux et considérés, c’est à Montégnac. Vous y ferez,
Dieu aidant, votre fortune, car vous serez mes fermiers. Farrabesche
est redevenu citoyen.

--Tout cela est vrai, mon enfant, dit le curé.

En ce moment, Farrabesche arriva traîné par son fils; il resta pâle
et sans parole en présence de Catherine et de madame Graslin. Il
devinait combien la bienfaisance de l’une avait été active et tout ce
que l’autre avait dû souffrir pour n’être pas venue. Véronique emmena
le curé, qui, de son côté, voulait l’emmener. Dès qu’ils se trouvèrent
assez loin pour n’être pas entendue, monsieur Bonnet regarda fixement
sa pénitente et la vit rougissant, elle baissa les yeux comme une
coupable.

--Vous dégradez le bien, lui dit-il sévèrement,

--Et comment? répondit-elle en relevant la tête.

--Faire le bien, reprit monsieur Bonnet, est une passion aussi
supérieure à l’amour, que l’humanité, madame, est supérieure à la
créature. Or, tout ceci ne s’accomplit pas par la seule force et
avec la naïveté de la vertu. Vous retombez de toute la grandeur de
l’humanité au culte d’une seule créature! Votre bienfaisance envers
Farrabesche et Catherine comporte des souvenirs et des arrière-pensées
qui en ôtent le mérite aux yeux de Dieu. Arrachez vous-même de votre
cœur les restes du javelot qu’y a planté l’esprit du Mal. Ne dépouillez
pas ainsi vos actions de leur valeur. Arriverez-vous donc enfin à cette
sainte ignorance du bien que vous faites, et qui est la grâce suprême
des actions humaines?

Madame Graslin s’était retournée afin d’essuyer ses yeux, dont les
larmes disaient au curé que sa parole attaquait quelque endroit
saignant du cœur où son doigt fouillait une plaie mal fermée.
Farrabesche, Catherine et Benjamin vinrent pour remercier leur
bienfaitrice; mais elle leur fit signe de s’éloigner, et de la laisser
avec monsieur Bonnet.

--Voyez comme je les chagrine, lui dit-elle en les lui montrant
attristés, et le curé, dont l’âme était tendre, leur fit alors signe
de revenir. --Soyez, leur dit-elle, complétement heureux; voici
l’ordonnance qui vous rend tous vos droits de citoyen et vous exempte
des formalités qui vous humiliaient, ajouta-t-elle en tendant à
Farrabesche un papier qu’elle gardait à sa main.

Farrabesche baisa respectueusement la main de Véronique et la regarda
d’un œil à la fois tendre et soumis, calme et dévoué que rien ne devait
altérer, comme celui du chien fidèle pour son maître.

--Si Jacques a souffert, madame, dit Catherine, dont les beaux yeux
souriaient, j’espère pouvoir lui rendre autant de bonheur qu’il a eu de
peine; car, quoi qu’il ait fait, il n’est pas méchant.

Madame Graslin détourna la tête, elle paraissait brisée par l’aspect de
cette famille alors heureuse, et monsieur Bonnet la quitta pour aller à
l’église, où elle se traîna sur le bras de monsieur Grossetête.

Après le déjeuner, tous allèrent assister à l’ouverture des travaux,
que vinrent voir aussi tous les vieux de Montégnac. De la rampe
sur laquelle montait l’avenue du château, monsieur Grossetête et
monsieur Bonnet, entre lesquels était Véronique, surent apercevoir
la disposition des quatre premiers chemins que l’on ouvrit, et qui
servirent de dépôt aux pierres ramassées. Cinq terrassiers rejetaient
les bonnes terres au bord des champs, en déblayant un espace de
dix-huit pieds, la largeur de chaque chemin. De chaque côté, quatre
hommes, occupés à creuser le fossé, en mettaient aussi la bonne terre
sur le champ en forme de berge. Derrière eux, à mesure que cette berge
avançait, deux hommes y pratiquaient des trous et y plantaient des
arbres. Dans chaque pièce, trente indigents valides, vingt femmes
et quarante filles ou enfants, en tout quatre-vingt-dix personnes,
ramassaient les pierres que des ouvriers métraient le long des berges
afin de constater la quantité produite par chaque groupe. Ainsi
tous les travaux marchaient de front et allaient rapidement, avec
des ouvriers choisis et pleins d’ardeur. Grossetête promit à madame
Graslin de lui envoyer des arbres et d’en demander pour elle à ses
amis. Évidemment, les pépinières du château ne suffiraient pas à de
si nombreuses plantations. Vers la fin de la journée, qui devait se
terminer par un grand dîner au château, Farrabesche pria madame Graslin
de lui accorder un moment d’audience.

--Madame, lui dit-il en se présentant avec Catherine, vous avez eu la
bonté de me promettre la ferme du château. En m’accordant une pareille
faveur, votre intention est de me donner une occasion de fortune; mais
Catherine a sur notre avenir des idées que je viens vous soumettre.
Si je fais fortune, il y aura des jaloux, un mot est bientôt dit, je
puis avoir des désagréments, je les craindrais, et d’ailleurs Catherine
serait toujours inquiète; enfin le voisinage du monde ne nous convient
pas. Je viens donc vous demander simplement de nous donner à ferme les
terres situées au débouché du Gabou sur les communaux, avec une petite
partie de bois au revers de la Roche-Vive. Vous aurez là, vers juillet,
beaucoup d’ouvriers, il sera donc alors facile de bâtir une ferme dans
une situation favorable, sur une éminence. Nous y serons heureux. Je
ferai venir Guépin. Mon pauvre libéré travaillera comme un cheval, je
le marierai peut-être. Mon garçon n’est pas un fainéant, personne ne
viendra nous regarder dans le blanc des yeux, nous coloniserons ce coin
de terre, et je mettrai mon ambition à vous y faire une fameuse ferme.
D’ailleurs, j’ai à vous proposer pour fermier de votre grande ferme un
cousin de Catherine qui a de la fortune, et qui sera plus capable que
moi de conduire une machine aussi considérable que cette ferme-là.
S’il plaît à Dieu que votre entreprise réussisse, vous aurez dans
cinq ans d’ici entre cinq à six mille bêtes à cornes ou chevaux sur
la plaine qu’on défriche, et il faudra certes une forte tête pour s’y
reconnaître.

Madame Graslin accorda la demande de Farrabesche en rendant justice au
bon sens qui la lui dictait.

Depuis l’ouverture des travaux de la plaine, la vie de madame Graslin
prit la régularité d’une vie de campagne. Le matin, elle allait
entendre la messe, elle prenait soin de son fils, qu’elle idolâtrait,
et venait voir ses travailleurs. Après son dîner, elle recevait ses
amis de Montégnac dans son petit salon, situé au premier étage du
pavillon de l’horloge. Elle apprit à Roubaud, à Clousier et au curé
le whist, que savait Gérard. Après la partie, vers neuf heures,
chacun rentrait chez soi. Cette vie douce eut pour seuls événements
le succès de chaque partie de la grande entreprise. Au mois de juin,
le torrent du Gabou étant à sec, monsieur Gérard s’installa dans la
maison du garde. Farrabesche avait déjà fait bâtir sa ferme du Gabou.
Cinquante maçons, revenus de Paris, réunirent les deux montagnes par
une muraille de vingt pieds d’épaisseur, fondée à douze pieds de
profondeur sur un massif en béton. La muraille, d’environ soixante
pieds d’élévation, allait en diminuant, elle n’avait plus que dix pieds
à son couronnement. Gérard y adossa, du côté de la vallée, un talus
en béton, de douze pieds à sa base. Du côté des communaux, un talus
semblable recouvert de quelques pieds de terre végétale appuya ce
formidable ouvrage, que les eaux ne pouvaient renverser. L’ingénieur
ménagea, en cas de pluies trop abondantes, un déversoir à une hauteur
convenable. La maçonnerie fut poussée dans chaque montagne jusqu’au
tuf ou jusqu’au granit, afin que l’eau ne trouvât aucune issue par les
côtés. Ce barrage fut terminé vers le milieu du mois d’août. En même
temps, Gérard prépara trois canaux dans les trois principaux vallons,
et aucun de ces ouvrages n’atteignit au chiffre de ses devis. Ainsi
la ferme du château put être achevée. Les travaux d’irrigation dans
la plaine conduits par Fresquin correspondaient au canal tracé par la
nature au bas de la chaîne des montagnes du côté de la plaine, et d’où
partirent les rigoles d’arrosement. Des vannes furent adaptées aux
fossés que l’abondance des cailloux avait permis d’empierrer, afin de
tenir dans la plaine les eaux à des niveaux convenables.

Tous les dimanches après la messe, Véronique, l’ingénieur, le curé,
le médecin, le maire descendaient par le parc et allaient y voir le
mouvement des eaux. L’hiver de 1833 à 1834 fut très-pluvieux. L’eau des
trois sources qui avaient été dirigées vers le torrent et l’eau des
pluies convertirent la vallée du Gabou en trois étangs, étagés avec
prévoyance afin de créer une réserve pour les grandes sécheresses. Aux
endroits où la vallée s’élargissait, Gérard avait profité de quelques
monticules pour en faire des îles qui furent plantées en arbres variés.
Cette vaste opération changea complétement le paysage; mais il fallait
cinq ou six années pour qu’il eût sa vraie physionomie. «--Le pays
était tout nu, disait Farrabesche, et madame vient de l’habiller.»

Depuis ces grands changements, Véronique fut appelée _madame_ dans
toute la contrée. Quand les pluies cessèrent, au mois de juin 1834, on
essaya les irrigations dans la partie de prairies ensemencées, dont
la jeune verdure ainsi nourrie offrit les qualités supérieures des
_marciti_ de l’Italie et des prairies suisses. Le système d’arrosement,
modelé sur celui des fermes de la Lombardie, mouillait également le
terrain, dont la surface était unie comme un tapis. Le nitre des
neiges, en dissolution dans ces eaux, contribua sans doute beaucoup à
la qualité de l’herbe. L’ingénieur espéra trouver dans les produits
quelque analogie avec ceux de la Suisse, pour qui cette substance
est, comme on le sait, une source intarissable de richesses. Les
plantations sur les bords des chemins, suffisamment humectées par
l’eau qu’on laissa dans les fossés, firent de rapides progrès. Aussi,
en 1838, cinq ans après l’entreprise de madame Graslin à Montégnac,
la plaine inculte, jugée infertile par vingt générations, était-elle
verte, productive et entièrement plantée. Gérard y avait bâti cinq
fermes de mille arpents chacune, sans compter le grand établissement du
château. La ferme de Gérard, celle de Grossetête et celle de Fresquin,
qui recevaient le trop-plein des eaux des domaines de madame Graslin,
furent élevées sur le même plan et régies par les mêmes méthodes.
Gérard se construisit un charmant pavillon dans sa propriété. Quand
tout fut terminé, les habitants de Montégnac, sur la proposition du
maire enchanté de donner sa démission, nommèrent Gérard maire de la
commune.

En 1840, le départ du premier troupeau de bœufs envoyés par Montégnac
sur les marchés de Paris, fut l’objet d’une fête champêtre. Les fermes
de la plaine élevaient de gros bétail et des chevaux, car on avait
généralement trouvé, par le nettoyage du terrain, sept pouces de terre
végétale que la dépouille annuelle des arbres, les engrais apportés
par le pacage des bestiaux, et surtout l’eau de neige contenue dans le
bassin du Gabou, devaient enrichir constamment. Cette année, madame
Graslin jugea nécessaire de donner un précepteur à son fils, qui avait
onze ans: elle ne voulait pas s’en séparer, et voulait néanmoins en
faire un homme instruit. Monsieur Bonnet écrivit au séminaire. Madame
Graslin, de son côté, dit quelques mots de son désir et de ses embarras
à monseigneur Dutheil, nommé récemment archevêque. Ce fut une grande
et sérieuse affaire que le choix d’un homme qui devait vivre pendant
au moins neuf ans au château. Gérard s’était déjà offert à montrer les
mathématiques à son ami Francis; mais il était impossible de remplacer
un précepteur, et ce choix à faire épouvantait d’autant plus madame
Graslin, qu’elle sentait chanceler sa santé. Plus les prospérités de
son cher Montégnac croissaient, plus elle redoublait les austérités
secrètes de sa vie. Monseigneur Dutheil, avec qui elle correspondait
toujours, lui trouva l’homme qu’elle souhaitait. Il envoya de son
diocèse un jeune professeur de vingt-cinq ans, nommé Ruffin, un esprit
qui avait pour vocation l’enseignement particulier; ses connaissances
étaient vastes; il avait une âme d’une excessive sensibilité qui
n’excluait pas la sévérité nécessaire à qui veut conduire un enfant;
chez lui, la piété ne nuisait en rien à la science; enfin il était
patient et d’un extérieur agréable. «C’est un vrai cadeau que je vous
fais, ma chère fille, écrivit le prélat; ce jeune homme est digne de
faire l’éducation d’un prince; aussi compté-je que vous saurez lui
assurer un sort, car il sera le père spirituel de votre fils.»

Monsieur Ruffin plut si fort aux fidèles amis de madame Graslin,
que son arrivée ne dérangea rien aux différentes intimités qui se
groupaient autour de cette idole dont les heures et les moments étaient
pris par chacun avec une sorte de jalousie.

L’année 1843 vit la prospérité de Montégnac s’accroître au delà de
toutes les espérances. La ferme du Gabou rivalisait avec les fermes
de la plaine, et celle du château donnait l’exemple de toutes les
améliorations. Les cinq autres fermes, dont le loyer progressif
devait atteindre la somme de trente mille francs pour chacune à
la douzième année du bail, donnaient alors en tout soixante mille
francs de revenu. Les fermiers qui commençaient à recueillir le fruit
de leurs sacrifices et de ceux de madame Graslin, pouvaient alors
amender les prairies de la plaine, où venaient des herbes de première
qualité qui ne craignaient jamais la sécheresse. La ferme du Gabou
paya joyeusement un premier fermage de quatre mille francs. Pendant
cette année, un homme de Montégnac établit une diligence allant du
chef-lieu d’arrondissement à Limoges, et qui partait tous les jours
et de Limoges, et du chef-lieu. Le neveu de monsieur Clousier vendit
son greffe et obtint la création d’une étude de notaire en sa faveur.
L’administration nomma Fresquin percepteur du canton. Le nouveau
notaire se bâtit une jolie maison dans le Haut-Montégnac, planta des
mûriers dans les terrains qui en dépendaient, et fut l’adjoint de
Gérard. L’ingénieur, enhardi par tant de succès, conçut un projet de
nature à rendre colossale la fortune de madame Graslin, qui rentra
cette année dans la possession des rentes engagées pour solder son
emprunt. Il voulait canaliser la petite rivière, en y jetant les eaux
surabondantes du Gabou. Ce canal, qui devait aller gagner la Vienne,
permettrait d’exploiter les vingt mille arpents de l’immense forêt
de Montégnac, admirablement entretenue par Colorat, et qui, faute
de moyens de transport, ne donnait aucun revenu. On pouvait couper
mille arpents par année en aménageant à vingt ans, et diriger ainsi
sur Limoges de précieux bois de construction. Tel était le projet de
Graslin, qui jadis avait peu écouté les plans du curé relativement à
la plaine, et s’était beaucoup plus préoccupé de la canalisation de la
petite rivière.



CHAPITRE V.

VÉRONIQUE AU TOMBEAU.


Au commencement de l’année suivante, malgré la contenance de madame
Graslin, ses amis aperçurent en elle les symptômes avant-coureurs d’une
mort prochaine. A toutes les observations de Roubaud, aux questions
les plus ingénieuses des plus clairvoyants, Véronique faisait la même
réponse: «Elle se portait à merveille.» Mais au printemps, elle alla
visiter ses forêts, ses fermes, ses belles prairies en manifestant une
joie enfantine qui dénotait en elle de tristes prévisions.

En se voyant forcé d’élever un petit mur en béton depuis le barrage du
Gabou jusqu’au parc de Montégnac, le long et au bas de la colline dite
de la Corrèze, Gérard avait eu l’idée d’enfermer la forêt de Montégnac
et de la réunir au parc. Madame Graslin affecta trente mille francs
par an à cet ouvrage, qui exigeait au moins sept années, mais qui
soustrairait cette belle forêt aux droits qu’exerce l’Administration
sur les bois non clos des particuliers. Les trois étangs de la vallée
du Gabou, devaient alors se trouver dans le parc. Chacun de ces
étangs, orgueilleusement appelés des lacs, avait son île. Cette année,
Gérard avait préparé, d’accord avec Grossetête, une surprise à madame
Graslin pour le jour de sa naissance. Il avait bâti dans la plus
grande de ces îles, la seconde, une petite chartreuse assez rustique
au dehors et d’une parfaite élégance au dedans. L’ancien banquier
trempa dans cette conspiration, à laquelle coopérèrent Farrabesche,
Fresquin, le neveu de Clousier et la plupart des riches de Montégnac.
Grossetête envoya un joli mobilier pour la chartreuse. Le clocher,
copié sur celui de Vévay, faisait un charmant effet dans le paysage.
Six canots, deux pour chaque étang, avaient été construits, peints
et gréés en secret pendant l’hiver par Farrabesche et Guépin, aidés
du charpentier de Montégnac. A la mi-mai donc, après le déjeuner que
madame Graslin offrait à ses amis, elle fut emmenée par eux à travers
le parc, supérieurement dessiné par Gérard qui depuis cinq ans le
soignait en architecte et en naturaliste, vers la jolie prairie de
la vallée du Gabou, où, sur la rive du premier lac, flottaient les
deux canots. Cette prairie, arrosée par quelques ruisseaux clairs,
avait été prise au bas du bel amphithéâtre où commence la vallée du
Gabou. Les bois défrichés avec art et de manière à produire les plus
élégantes masses ou des découpures charmantes à l’œil, embrassaient
cette prairie en y donnant un air de solitude doux à l’âme. Gérard
avait scrupuleusement rebâti sur une éminence ce chalet de la vallée
de Sion qui se trouve sur la route de Brigg et que tous les voyageurs
admirent. On devait y loger les vaches et la laiterie du château. De
la galerie, on apercevait le paysage créé par l’ingénieur, et que ses
lacs rendaient digne des plus jolis sites de la Suisse. Le jour était
superbe. Au ciel bleu, pas un nuage; à terre, mille accidents gracieux
comme il s’en forme dans ce beau mois de mai. Les arbres plantés
depuis dix ans sur les bords: saules pleureurs, saules marceau, des
aulnes, des frênes, des blancs de Hollande, des peupliers d’Italie et
de Virginie, des épines blanches et roses, des acacias, des bouleaux,
tous sujets d’élite, disposés tous comme le voulaient et le terrain et
leur physionomie, retenaient dans leurs feuillages quelques vapeurs
nées sur les eaux et qui ressemblaient à de légères fumées. La nappe
d’eau, claire comme un miroir et calme comme le ciel, réfléchissait les
hautes masses vertes de la forêt, dont les cimes nettement dessinées
dans la limpide atmosphère, contrastaient avec les bocages d’en bas,
enveloppés de leurs jolis voiles. Les lacs, séparés par de fortes
chaussées, montraient trois miroirs à reflets différents, dont les eaux
s’écoulaient de l’un dans l’autre par de mélodieuses cascades. Ces
chaussées formaient des chemins pour aller d’un bord à l’autre sans
avoir à tourner la vallée. On apercevait du chalet, par une échappée,
le steppe ingrat des communaux crayeux et infertiles qui, vu du dernier
balcon, ressemblait à la pleine mer, et qui contrastait avec la fraîche
nature du lac et de ses bords. Quand Véronique vit la joie de ses amis
qui lui tendaient la main pour la faire monter dans la plus grande
des embarcations, elle eut des larmes dans les yeux, et laissa nager
en silence jusqu’au moment où elle aborda la première chaussée. En y
montant pour s’embarquer sur la seconde flotte, elle aperçut alors la
Chartreuse et Grossetête assis sur un banc avec toute sa famille.

--Ils veulent donc me faire regretter la vie? dit-elle au curé.

--Nous voulons vous empêcher de mourir, répondit Clousier.

--On ne rend pas la vie aux morts, répliqua-t-elle.

--Monsieur Bonnet jeta sur sa pénitente un regard sévère qui la fit
rentrer en elle-même.

--Laissez-moi seulement prendre soin de votre santé, lui demanda
Roubaud d’une voix douce et suppliante, je suis certain de conserver
à ce canton sa gloire vivante, et à tous nos amis le lien de leur vie
commune.

Véronique baissa la tête et Gérard nagea lentement vers l’île, au
milieu de ce lac, le plus large des trois et où le bruit des eaux du
premier, alors trop plein, retentissait au loin en donnant une voix à
ce délicieux paysage.

--Vous avez bien raison de me faire faire mes adieux à cette ravissante
création, dit-elle en voyant la beauté des arbres tous si feuillus
qu’ils cachaient les deux rives.

La seule désapprobation que ses amis se permirent fut un morne
silence, et Véronique, sur un nouveau regard de monsieur Bonnet,
sauta légèrement à terre en prenant un air gai qu’elle ne quitta
plus. Redevenue châtelaine, elle fut charmante, et la famille
Grossetête reconnut en elle la belle madame Graslin des anciens
jours. «--Assurément, elle pouvait vivre encore!» lui dit sa mère
à l’oreille. Dans ce beau jour de fête, au milieu de cette sublime
création opérée avec les seules ressources de la nature, rien ne
semblait devoir blesser Véronique, et cependant elle y reçut son coup
de grâce. On devait revenir sur les neuf heures par les prairies, dont
les chemins, tous aussi beaux que des routes anglaises ou italiennes,
faisaient l’orgueil de l’ingénieur. L’abondance du caillou, mis de
côté par masses lors du nettoyage de la plaine, permettait de si
bien les entretenir, que depuis cinq ans, elles s’étaient en quelque
sorte macadamisées. Les voitures stationnaient au débouché du dernier
vallon du côté de la plaine, presque au bas de la Roche-Vive. Les
attelages, tous composés de chevaux élevés à Montégnac, étaient les
premiers élèves susceptibles d’être vendus, le directeur du haras en
avait fait dresser une dizaine pour les écuries du château, et leur
essai faisait partie du programme de la fête. A la calèche de madame
Graslin, un présent de Grossetête, piaffaient les quatre plus beaux
chevaux harnachés avec simplicité. Après le dîner, la joyeuse compagnie
alla prendre le café dans un petit kiosque en bois, copié sur l’un de
ceux du Bosphore et situé à la pointe de l’île d’où la vue plongeait
sur le dernier étang. La maison de Colorat, car le garde, incapable de
remplir des fonctions aussi difficiles que celles de garde-général de
Montégnac, avait eu la succession de Farrabesche, et l’ancienne maison
restaurée formait une des fabriques de ce paysage, terminé par le grand
barrage du Gabou qui arrêtait délicieusement les regards sur une masse
de végétation riche et vigoureuse.

De là, madame Graslin crut voir son fils Francis aux environs de la
pépinière due à Farrabesche; elle le chercha du regard, ne le trouva
pas, et monsieur Ruffin le lui montra jouant en effet, le long des
bords, avec les enfants des petites-filles de Grossetête. Véronique
craignit quelque accident. Sans écouter personne, elle descendit le
kiosque, sauta dans une des chaloupes, se fit débarquer sur la chaussée
et courut chercher son fils. Ce petit incident fut cause du départ. Le
vénérable trisaïeul Grossetête proposa le premier d’aller se promener
dans le beau sentier qui longeait les deux derniers lacs en suivant les
caprices de ce sol montagneux. Madame Graslin aperçut de loin Francis
dans les bras d’une femme en deuil. A en juger par la forme du chapeau,
par la coupe des vêtements, cette femme devait être une étrangère.
Véronique effrayée appela son fils, qui revint.

--Qui est cette femme? demanda-t-elle aux enfants, et pourquoi Francis
vous a-t-il quittés?

--Cette dame l’a appelé par son nom, dit une petite fille.

En ce moment, la Sauviat et Gérard, qui avaient devancé toute la
compagnie, arrivèrent.

--Qui est cette femme? mon cher enfant, dit madame Graslin à Francis.

--Je ne la connais pas, dit l’enfant, mais il n’y a que toi et ma
grand’mère qui m’embrassiez ainsi. Elle a pleuré, dit-il à l’oreille de
sa mère.

--Voulez-vous que je coure après elle? dit Gérard.

--Non, lui répondit madame Graslin avec une brusquerie qui n’était pas
dans ses habitudes.

Par une délicatesse qui fut appréciée de Véronique, Gérard emmena les
enfants, et alla au-devant de tout le monde en laissant la Sauviat,
madame Graslin et Francis seuls.

--Que t’a-t-elle dit? demanda la Sauviat à son petit-fils.

--Je ne sais pas, elle ne parlait pas français.

--Tu n’as rien entendu? dit Véronique.

--Ah! elle a dit à plusieurs reprises, et voilà pourquoi j’ai pu le
retenir: _dear brother_!

Véronique prit le bras de sa mère, et garda son fils à la main; mais
elle fit à peine quelques pas, ses forces l’abandonnèrent.

--Qu’a-t-elle? qu’est-il arrivé? demanda-t-on à la Sauviat.

--Oh! ma fille est en danger, dit d’une voix gutturale et profonde la
vieille Auvergnate.

Il fallut porter madame Graslin dans sa voiture; elle voulut qu’Aline y
montât avec Francis et désigna Gérard pour l’accompagner.

--Vous êtes allé, je crois, en Angleterre? lui dit-elle quand elle eut
recouvré ses esprits, et vous savez l’anglais. Que signifient ces mots:
_dear brother_?

--Qui ne le sait? s’écria Gérard. Ça veut dire: _cher frère_!

Véronique échangea avec Aline et avec la Sauviat un regard qui les
fit frémir; mais elles continrent leurs émotions. Les cris de joie
de tous ceux qui assistaient au départ des voitures, les pompes du
soleil couchant dans les prairies, la parfaite allure des chevaux,
les rires de ses amis qui suivaient, le galop que faisaient prendre à
leurs montures ceux qui l’accompagnaient à cheval, rien ne tira madame
Graslin de sa torpeur; sa mère fit alors hâter le cocher, et leur
voiture arriva la première au château. Quand la compagnie y fut réunie,
on apprit que Véronique s’était renfermée chez elle et ne voulait voir
personne.

--Je crains, dit Gérard à ses amis, que madame Graslin n’ait reçu quelque
coup mortel...

--Où? comment? lui demanda-t-on.

--Au cœur, répondit Gérard.

Le surlendemain, Roubaud partit pour Paris; il avait trouvé madame
Graslin si grièvement atteinte, que, pour l’arracher à la mort, il
allait réclamer les lumières et le secours du meilleur médecin de
Paris. Mais Véronique n’avait reçu Roubaud que pour mettre un terme
aux importunités de sa mère et d’Aline, qui la suppliaient de se
soigner: elle se sentit frappée à mort. Elle refusa de voir monsieur
Bonnet, en lui faisant répondre qu’il n’était pas temps encore. Quoique
tous ses amis, venus de Limoges pour sa fête, voulussent rester près
d’elle, elle les pria de l’excuser si elle ne remplissait pas les
devoirs de l’hospitalité; mais elle désirait rester dans la plus
profonde solitude. Après le brusque départ de Roubaud, les hôtes du
château de Montégnac retournèrent alors à Limoges, moins désappointés
que désespérés, car tous ceux que Grossetête avait amenés adoraient
Véronique. On se perdit en conjectures sur l’événement qui avait pu
causer ce mystérieux désastre.

Un soir, deux jours après le départ de la nombreuse famille des
Grossetête, Aline introduisit Catherine dans l’appartement de madame
Graslin. La Farrabesche resta clouée à l’aspect du changement qui
s’était si subitement opéré chez sa maîtresse, à qui elle voyait un
visage presque décomposé.

--Mon Dieu! madame, s’écria-t-elle, quel mal a fait cette pauvre fille!
Si nous avions pu le prévoir, Farrabesche et moi nous ne l’aurions
jamais reçue; elle vient d’apprendre que madame est malade, et m’envoie
dire à madame Sauviat qu’elle désire lui parler.

--Ici! s’écria Véronique. Enfin où est-elle?

--Mon mari l’a conduite au chalet.

--C’est bien, répondit madame Graslin, laissez-nous, et dites à
Farrabesche de se retirer. Annoncez à cette dame que ma mère ira la
voir, et qu’elle attende.

Quand la nuit fut venue, Véronique, appuyée sur sa mère, chemina
lentement à travers le parc jusqu’au chalet. La lune brillait de tout
son éclat, l’air était doux, et les deux femmes, visiblement émues,
recevaient en quelque sorte des encouragements de la nature. La Sauviat
s’arrêtait de moments en moments, et faisait reposer sa fille, dont
les souffrances furent si poignantes, que Véronique ne put atteindre
que vers minuit au sentier qui descendait des bois dans la prairie
en pente, où brillait le toit argenté du chalet. La lueur de la lune
donnait à la surface des eaux calmes la couleur des perles. Les bruits
menus de la nuit, si retentissants dans le silence, formaient une
harmonie suave. Véronique se posa sur le banc du chalet, au milieu
du beau spectacle de cette nuit étoilée. Le murmure de deux voix, et
le bruit produit sur le sable par les pas de deux personnes encore
éloignées, furent apportés par l’eau, qui, dans le silence, traduit
les sons aussi fidèlement qu’elle reflète les objets dans le calme.
Véronique reconnut à sa douceur exquise l’organe du curé, le frôlement
de la soutane et le cri d’une étoffe de soie qui devait être une robe
de femme.

--Entrons, dit-elle à sa mère.

La Sauviat et Véronique s’assirent sur une crèche dans la salle basse
destinée à être une étable.

--Mon enfant, disait le curé, je ne vous blâme point, vous êtes
excusable, mais vous pouvez être la cause d’un malheur irréparable, car
elle est l’âme de ce pays.

--Oh! monsieur, je m’en irai dès ce soir, répondit l’étrangère; mais je
puis vous le dire, quitter encore une fois mon pays, ce sera mourir. Si
j’étais restée une journée de plus dans cet horrible New-York et aux
États-Unis, où il n’y a ni espérance, ni foi, ni charité, je serais
morte sans avoir été malade. L’air que je respirais me faisait mal
dans la poitrine, les aliments ne m’y nourrissaient plus, je mourais
en paraissant pleine de vie et de santé. Ma souffrance a cessé dès que
j’ai eu le pied sur le vaisseau: j’ai cru être en France. Oh! monsieur,
j’ai vu périr de chagrin ma mère et une de mes belles-sœurs. Enfin,
mon grand-père Tascheron et ma grand-mère sont morts, morts, mon cher
monsieur Bonnet, malgré les prospérités inouïes de Tascheronville.
Oui, mon père a fondé un village dans l’État de l’Ohio. Ce village
est devenu presque une ville, et le tiers des terres qui en dépendent
sont cultivées par notre famille, que Dieu a constamment protégée: nos
cultures ont réussi, nos produits sont magnifiques, et nous sommes
riches. Aussi avons-nous pu bâtir une église catholique, la ville est
catholique, nous n’y souffrons point d’autres cultes, et nous espérons
convertir par notre exemple les mille sectes qui nous entourent.
La vraie religion est en minorité dans ce triste pays d’argent et
d’intérêts où l’âme a froid. Néanmoins, j’y retournerai mourir plutôt
que de faire le moindre tort et causer la plus légère peine à la mère
de notre cher Francis. Seulement, monsieur Bonnet, conduisez-moi
pendant cette nuit au presbytère, et que je puisse prier sur _sa_
tombe, qui m’a seule attirée ici; car à mesure que je me rapprochais de
l’endroit où _il_ est, je me sentais toute autre. Non, je ne croyais
pas être si heureuse ici!...

--Eh! bien, dit le curé, partons, venez. Si quelque jour vous pouviez
revenir sans inconvénients, je vous écrirai, Denise; mais peut-être
cette visite à votre pays vous permettra-t-elle de demeurer là-bas sans
souffrir...

--Quitter ce pays, qui maintenant est si beau! Voyez donc ce que madame
Graslin a fait du Gabou? dit-elle en montrant le lac éclairé par la
lune. Enfin, tous ces domaines seront à notre cher Francis!

--Vous ne partirez pas, Denise, dit madame Graslin en se montrant à la
porte de l’étable.

La sœur de Jean-François Tascheron joignit les mains à l’aspect du
spectre qui lui parlait. En ce moment, la pâle Véronique, éclairée par
la lune, eut l’air d’une ombre en se dessinant sur les ténèbres de la
porte ouverte de l’étable. Ses yeux brillaient comme deux étoiles.

--Non, ma fille, vous ne quitterez pas le pays que vous êtes venue
revoir de si loin, et vous y serez heureuse, ou Dieu refuserait de
seconder mes œuvres, et c’est lui qui sans doute vous envoie!

Elle prit par la main Denise étonnée, et l’emmena par un sentier vers
l’autre rive du lac, en laissant sa mère et le curé qui s’assirent sur
le banc.

--Laissons-lui faire ce qu’elle veut, dit la Sauviat.

Quelques instants après, Véronique revint seule, et fut reconduite au
château par sa mère et par le curé. Sans doute elle avait conçu quelque
projet qui voulait le mystère, car personne dans le pays ne vit Denise
et n’entendit parler d’elle. En reprenant le lit, madame Graslin ne le
quitta plus; elle alla chaque jour plus mal, et parut contrariée de ne
pouvoir se lever, en essayant à plusieurs reprises, mais en vain, de
se promener dans le parc. Cependant, quelques jours après cette scène,
au commencement du mois de juin, elle fit dans la matinée un effort
violent sur elle-même, se leva, voulut s’habiller et se parer comme
pour un jour de fête; elle pria Gérard de lui donner le bras, car ses
amis venaient tous les jours savoir de ses nouvelles; et quand Aline
dit que sa maîtresse voulait se promener, tous accoururent au château.
Madame Graslin, qui avait réuni toutes ses forces, les épuisa pour
faire cette promenade. Elle accomplit son projet dans un paroxysme de
volonté qui devait avoir une funeste réaction.

--Allons au chalet, et seuls, dit-elle à Gérard d’une voix douce et en
le regardant avec une sorte de coquetterie. Voici ma dernière escapade,
car j’ai rêvé cette nuit que les médecins arrivaient.

--Vous voulez voir vos bois? dit Gérard.

--Pour la dernière fois, reprit-elle; mais j’ai, lui dit-elle d’une
voix insinuante, à vous y faire de singulières propositions.

Elle força Gérard à s’embarquer avec elle sur le second lac, où elle se
rendit à pied. Quand l’ingénieur, surpris de lui voir faire un pareil
trajet, fit mouvoir les rames, elle lui indiqua la Chartreuse comme but
du voyage.

--Mon ami, lui dit-elle après une longue pause pendant laquelle elle
avait contemplé le ciel, l’eau, les collines, les bords, j’ai la plus
étrange demande à vous faire; mais je vous crois homme à m’obéir.

--En tout, sûr que vous ne pouvez rien vouloir que de bien,
s’écria-t-il.

--Je veux vous marier, répondit-elle, et vous accomplirez le vœu d’une
mourante certaine de faire votre bonheur.

--Je suis trop laid, dit l’ingénieur.

--La personne est jolie, elle est jeune, elle veut vivre à Montégnac,
et si vous l’épousez, vous contribuerez à me rendre doux mes derniers
moments. Qu’il ne soit pas entre nous question de ses qualités, je vous
la donne pour une créature d’élite; et, comme en fait de grâces, de
jeunesse, de beauté, la première vue suffit, nous l’allons voir à la
Chartreuse. Au retour, vous me direz un _non_ ou un _oui_ sérieux.

Après cette confidence, l’ingénieur accéléra le mouvement des rames,
ce qui fit sourire madame Graslin. Denise, qui vivait cachée à tous
les regards dans la Chartreuse, reconnut madame Graslin et s’empressa
d’ouvrir. Véronique et Gérard entrèrent. La pauvre fille ne put
s’empêcher de rougir en rencontrant le regard de l’ingénieur, qui fut
agréablement surpris par la beauté de Denise.

--La Curieux ne vous a laissé manquer de rien? lui demanda Véronique.

--Voyez, madame, dit-elle en lui montrant le déjeuner.

--Voici monsieur Gérard de qui je vous ai parlé, reprit Véronique, il
sera le tuteur de mon fils, et, après ma mort, vous demeurerez ensemble
au château jusqu’à sa majorité.

--Oh! madame, ne parlez pas ainsi.

--Mais regardez-moi, mon enfant, dit-elle à Denise, à qui elle vit
aussitôt des larmes dans les yeux. --Elle vient de New-York, dit-elle à
Gérard.

Ce fut une manière de mettre le couple en rapport. Gérard fit des
questions à Denise, et Véronique les laissa causer en allant regarder
le dernier lac du Gabou. Vers six heures, Gérard et Véronique
revenaient en bateau vers le chalet.

--Eh! bien? dit-elle en regardant son ami.

--Vous avez ma parole.

--Quoique vous soyez sans préjugés, reprit-elle, vous ne devez pas
ignorer la circonstance cruelle qui a fait quitter le pays à cette
pauvre enfant, ramenée ici par la nostalgie.

--Une faute?

--Oh! non, dit Véronique, vous la présenterais-je? Elle est la sœur
d’un ouvrier qui a péri sur l’échafaud...

--Ah! Tascheron, reprit-il, l’assassin du père Pingret...

--Oui, elle est la sœur d’un assassin, répéta madame Graslin avec une
profonde ironie, vous pouvez reprendre votre parole.

Elle n’acheva pas, Gérard fut obligé de la porter sur le banc du
chalet où elle resta sans connaissance pendant quelques instants. Elle
trouva Gérard à ses genoux qui lui dit quand elle rouvrit les yeux:
--J’épouserai Denise!

Madame Graslin releva Gérard, lui prit la tête, le baisa sur le front;
et, en le voyant étonné de ce remerciement, Véronique lui serra la main
et lui dit: --Vous saurez bientôt le mot de cette énigme. Tâchons de
regagner la terrasse où nous retrouverons nos amis; il est bien tard,
je suis bien faible, et néanmoins je veux faire de loin mes adieux à
cette chère plaine!

Quoique la journée eût été d’une insupportable chaleur, les orages qui
pendant cette année dévastèrent une partie de l’Europe et de la France,
mais qui respectèrent le Limousin, avaient eu lieu dans le bassin de
la Loire, et l’air commençait à fraîchir. Le ciel était alors si pur
que l’œil saisissait les moindres détails à l’horizon. Quelle parole
peut peindre le délicieux concert que produisaient les bruits étouffés
du bourg animé par les travailleurs à leur retour des champs? Cette
scène, pour être bien rendue, exige à la fois un grand paysagiste
et un peintre de la figure humaine. N’y a-t-il pas en effet dans la
lassitude de la nature et dans celle de l’homme une entente curieuse
et difficile à rendre? La chaleur attiédie d’un jour caniculaire et
la raréfaction de l’air donnent alors au moindre bruit fait par les
êtres toute sa signification. Les femmes assises à leurs portes en
attendant leurs hommes qui souvent ramènent les enfants, babillent
entre elles et travaillent encore. Les toits laissent échapper des
fumées qui annoncent le dernier repas du jour, le plus gai pour les
paysans: après, ils dormiront. Le mouvement exprime alors les pensées
heureuses et tranquilles de ceux qui ont achevé leur journée. On
entend des chants dont le caractère est bien certainement différent
de ceux du matin. En ceci, les villageois imitent les oiseaux, dont
les gazouillements, le soir, ne ressemblent en rien à leurs cris vers
l’aube. La nature entière chante un hymne au repos, comme elle chante
au lever du soleil un hymne d’allégresse. Les moindres actions des
êtres animés semblent se teindre alors des douces et harmonieuses
couleurs que le couchant jette sur les campagnes et qui prêtent au
sable des chemins un caractère placide. Si quelqu’un osait nier
l’influence de cette heure, la plus belle du jour, les fleurs le
démentiraient en l’enivrant de leurs plus pénétrants parfums, qu’elles
exhalent alors et mêlent aux cris les plus tendres des insectes, aux
amoureux murmures des oiseaux. Les traînes qui sillonnent la plaine au
delà du bourg s’étaient voilées de vapeurs fines et légères. Dans les
grandes prairies que partage le chemin départemental, alors ombragé
de peupliers, d’acacias et de vernis du Japon, également entre-mêlés,
tous si bien venus qu’ils donnaient déjà de l’ombrage, on apercevait
les immenses et célèbres troupeaux de haut bétail, parsemés, groupés,
les uns ruminant, les autres paissant encore. Les hommes, les femmes,
les enfants achevaient les plus jolis travaux de la campagne, ceux de
la fenaison. L’air du soir, animé par la subite fraîcheur des orages,
apportait les nourrissantes senteurs des herbes coupées et des bottes
de foin faites. Les moindres accidents de ce beau panorama se voyaient
parfaitement: et ceux, qui craignant l’orage, achevaient en toute
hâte des meules autour desquelles les faneuses accouraient avec des
fourches chargées, et ceux qui remplissaient les charrettes au milieu
des botteleurs, et ceux qui, dans le lointain, fauchaient encore, et
celles qui retournaient les longues lignes d’herbes abattues comme des
hachures sur les prés pour les faner, et celles qui se pressaient de
les mettre en maquets. On entendait les rires de ceux qui jouaient,
mêlés aux cris des enfants qui se poussaient sur les tas de foin. On
distinguait les jupes roses, ou rouges, ou bleues, les fichus, les
jambes nues, les bras des femmes parées toutes de ces chapeaux de
paille commune à grands bords, et les chemises des hommes, presque
tous en pantalons blancs. Les derniers rayons du soleil poudroyaient à
travers les longues lignes des peupliers plantés le long des rigoles
qui divisent la plaine en prairies inégales, et caressaient les groupes
composés de chevaux, de charrettes, d’hommes, de femmes, d’enfants
et de bestiaux. Les gardeurs de bœufs, les bergères commençaient à
réunir leurs troupeaux en les appelant au son de cornets rustiques.
Cette scène était à la fois bruyante et silencieuse, singulière
antithèse qui n’étonnera que les gens à qui les splendeurs de la
campagne sont inconnues. Soit d’un côté du bourg, soit de l’autre,
des convois de vert fourrage se succédaient. Ce spectacle avait je ne
sais quoi d’engourdissant. Aussi Véronique allait-elle silencieuse,
entre Gérard et le curé. Quand une brèche faite par une rue champêtre
entre les maisons étagées au-dessous de cette terrasse, du presbytère
et de l’église, permettait au regard de plonger dans la grande rue de
Montégnac, Gérard et monsieur Bonnet apercevaient les yeux des femmes,
des hommes, des enfants, enfin tous les groupes tournés vers eux, et
suivant, plus particulièrement sans doute madame Graslin. Combien de
tendresses, de reconnaissances exprimées par les attitudes! De quelles
bénédictions Véronique n’était-elle pas chargée! Avec quelle religieuse
attention ces trois bienfaiteurs de tout un pays n’étaient-ils pas
contemplés! L’homme ajoutait donc un hymne de reconnaissance à tous les
chants du soir. Mais si madame Graslin marchait les yeux attachés sur
ces longues et magnifiques nappes vertes, sa création la plus chérie,
le prêtre et le maire ne cessaient de regarder les groupes d’en bas,
il était impossible de se méprendre à l’expression: la douleur, la
mélancolie, les regrets mêlés d’espérances s’y peignaient. Personne à
Montégnac n’ignorait que monsieur Roubaud était allé chercher des gens
de science à Paris, et que la bienfaitrice de ce canton atteignait au
terme d’une maladie mortelle. Dans tous les marchés, à dix lieues à la
ronde, les paysans demandaient à ceux de Montégnac: --«Comment va votre
bourgeoise?» Ainsi la grande idée de la mort planait sur ce pays, au
milieu de ce tableau champêtre. De loin, dans la prairie, plus d’un
faucheur en repassant sa faux, plus d’une jeune fille, le bras posé sur
sa fourche, plus d’un fermier du haut de sa meule, en apercevant madame
Graslin, restait pensif, examinant cette grande femme, la gloire de la
Corrèze, et cherchant dans ce qu’il pouvait voir un indice de favorable
augure, ou regardant pour l’admirer, poussé par un sentiment qui
l’emportait sur le travail. «--Elle se promène, elle va donc mieux!» Ce
mot si simple était sur toutes les lèvres. La mère de madame Graslin,
assise sur le banc en fer creux que Véronique avait fait mettre au
bout de sa terrasse, à l’angle d’où la vue plongeait sur le cimetière
à travers la balustrade, étudiait les mouvements de sa fille; elle la
regardait marchant, et quelques larmes roulaient dans ses yeux. Initiée
aux efforts de ce courage surhumain, elle savait que Véronique en ce
moment souffrait déjà les douleurs d’une horrible agonie, et se tenait
ainsi debout par une héroïque volonté. Ces larmes, presque rouges, qui
firent leur chemin sur ce visage septuagénaire, hâlé, ridé, dont le
parchemin ne paraissait devoir plier sous aucune émotion, excitèrent
celles du jeune Graslin, que monsieur Ruffin tenait entre ses jambes.

--Qu’as-tu, mon enfant? lui dit vivement son précepteur.

--Ma grand’mère pleure, répondit-il.

Monsieur Ruffin, dont les yeux étaient arrêtés sur madame Graslin qui
venait à eux, regarda la mère Sauviat, et reçut une vive atteinte à
l’aspect de cette vieille tête de matrone romaine pétrifiée par la
douleur et humectée de larmes.

--Madame, pourquoi ne l’avez-vous pas empêchée de sortir? dit le
précepteur à cette vieille mère que sa douleur muette rendait auguste
et sacrée.

Pendant que Véronique venait d’un pas majestueux par une démarche
d’une admirable élégance, la Sauviat, poussée par le désespoir de
survivre à sa fille, laissa échapper le secret de bien des choses qui
excitaient la curiosité.

--Marcher, s’écria-t-elle, et porter un affreux cilice de crin qui lui
fait de continuelles piqûres sur la peau!

Cette parole glaça le jeune homme, qui n’avait pu demeurer insensible à
la grâce exquise des mouvements de Véronique, et qui frémit en pensant
à l’horrible et constant empire que l’âme avait pu conquérir sur le
corps. La Parisienne la plus renommée pour l’aisance de sa tournure,
pour son maintien et sa démarche, eût été vaincue peut-être en ce
moment par Véronique.

--Elle le porte depuis treize ans, elle l’a mis après avoir achevé la
nourriture du petit, dit la vieille en montrant le jeune Graslin. Elle
a fait des miracles ici; mais si l’on connaissait sa vie, elle pourrait
être canonisée. Depuis qu’elle est ici, personne ne l’a vue mangeant,
savez-vous pourquoi? Aline lui apporte trois fois par jour un morceau
de pain sec sur une grande terrine de cendre et des légumes cuits à
l’eau, sans sel, dans un plat de terre rouge, semblable à ceux qui
servent à donner la pâtée aux chiens! Oui, voilà comment se nourrit
celle qui a donné la vie à ce canton. Elle fait ses prières à genoux
sur le bord de son cilice. Sans ces austérités, elle ne saurait avoir,
dit-elle, l’air riant que vous lui voyez. Je vous dis cela, reprit la
vieille à voix basse, pour que vous le répétiez au médecin que monsieur
Roubaud est allé quérir à Paris. En empêchant ma fille de continuer ses
pénitences, peut-être la sauverait-on encore, quoique la main de la
Mort soit déjà sur sa tête. Voyez! Ah! il faut que je sois bien forte
pour avoir résisté depuis quinze ans à toutes ces choses!

Cette vieille femme prit la main de son petit-fils, la leva, se la
passa sur le front, sur les joues, comme si cette main enfantine avait
le pouvoir d’un baume réparateur; puis elle y mit un baiser plein
d’une affection dont le secret appartient aussi bien aux grand-mères
qu’aux mères. Véronique était alors arrivée à quelques pas du banc en
compagnie de Clousier, du curé, de Gérard. Éclairée par les lueurs
douces du couchant, elle resplendissait d’une horrible beauté. Son
front jaune sillonné de longues rides amassées les unes au-dessus des
autres, comme des nuages, révélaient une pensée fixe au milieu de
troubles intérieurs. Sa figure, dénuée de toute couleur, entièrement
blanche de la blancheur mate et olivâtre des plantes sans soleil,
offrait alors des lignes maigres sans sécheresse, et portait les traces
des grandes souffrances physiques produites par les douleurs morales.
Elle combattait l’âme par le corps, et réciproquement. Elle était si
complétement détruite, qu’elle ne se ressemblait à elle-même que comme
une vieille femme ressemble à son portrait de jeune fille. L’expression
ardente de ses yeux annonçait l’empire despotique exercé par une
volonté chrétienne sur le corps réduit à ce que la religion veut qu’il
soit. Chez cette femme, l’âme entraînait la chair comme l’Achille de
la poésie profane avait traîné Hector, elle la roulait victorieusement
dans les chemins pierreux de la vie, elle l’avait fait tourner pendant
quinze années autour de la Jérusalem céleste où elle espérait entrer,
non par supercherie, mais au milieu d’acclamations triomphales. Jamais
aucun des solitaires qui vécurent dans les secs et arides déserts
africains ne fut plus maître de ses sens que ne l’était Véronique au
milieu de ce magnifique château, dans ce pays opulent aux vues molles
et voluptueuses, sous le manteau protecteur de cette immense forêt
d’où la science, héritière du bâton de Moïse, avait fait jaillir
l’abondance, la prospérité, le bonheur pour toute une contrée. Elle
contemplait les résultats de douze ans de patience, œuvre qui eût fait
l’orgueil d’un homme supérieur, avec la douce modestie que le pinceau
du Panormo a mise sur le sublime visage de sa Chasteté chrétienne
caressant la céleste licorne. La religieuse châtelaine, dont le silence
était respecté par ses deux compagnons en lui voyant les yeux arrêtés
sur les immenses plaines autrefois arides et maintenant fécondes,
allait les bras croisés, les yeux fixés à l’horizon sur la route.

Tout à coup, elle s’arrêta à deux pas de sa mère, qui la contemplait
comme la mère du Christ a dû regarder son fils en croix, elle leva la
main, et montra l’embranchement du chemin de Montégnac sur la grande
route.

--Voyez-vous, dit-elle en souriant, cette calèche attelée de quatre
chevaux de poste? voilà monsieur Roubaud qui revient. Nous saurons
bientôt combien il me reste d’heures à vivre.

--D’heures! dit Gérard.

--Ne vous ai-je pas dit que je faisais ma dernière promenade!
répliqua-t-elle à Gérard. Ne suis-je pas venue pour contempler une
dernière fois ce beau spectacle dans toute sa splendeur? Elle montra
tour à tour le bourg, dont en ce moment la population entière était
groupée sur la place de l’église, puis les belles prairies illuminées
par les derniers rayons du soleil. --Ah! reprit-elle, laissez-moi
voir une bénédiction de Dieu dans l’étrange disposition atmosphérique
à laquelle nous avons dû la conservation de notre récolte. Autour de
nous, les tempêtes, les pluies, la grêle, la foudre, ont frappé sans
relâche ni pitié. Le peuple pense ainsi, pourquoi ne l’imiterais-je
pas? J’ai tant besoin de trouver en ceci un bon augure pour ce qui
m’attend quand j’aurai fermé les yeux! L’enfant se leva, prit la
main de sa mère et la mit sur ses cheveux. Véronique, attendrie par
ce mouvement plein d’éloquence, saisit son fils, et avec une force
surnaturelle l’enleva, l’assit sur son bras gauche comme s’il eût été
encore à la mamelle, l’embrassa et lui dit: --Vois-tu cette terre, mon
fils? continue, quand tu seras homme, les œuvres de ta mère.

--Il est un petit nombre d’êtres forts et privilégiés auxquels il
est permis de contempler la mort face à face, d’avoir avec elle un
long duel, et d’y déployer un courage, une habileté qui frappent
d’admiration; vous nous offrez ce terrible spectacle, madame, dit le
curé d’une voix grave; mais peut-être manquez-vous de pitié pour nous,
laissez-nous au moins espérer que vous vous trompez. Dieu permettra que
vous acheviez tout ce que vous avez commencé.

--Je n’ai rien fait que par vous, mes amis, dit-elle. J’ai pu vous être
utile, et je ne le suis plus. Tout est vert autour de nous, il n’y a
plus rien ici de désolé que mon cœur. Vous le savez, mon cher curé, je
ne puis trouver la paix et le pardon que là...

Elle étendit la main sur le cimetière. Elle n’en avait jamais autant
dit depuis le jour de son arrivée où elle s’était trouvée mal à cette
place. Le curé contempla sa pénitente, et la longue habitude qu’il
avait de la pénétrer lui fit comprendre qu’il avait remporté dans
cette simple parole un nouveau triomphe. Véronique avait dû prendre
horriblement sur elle-même pour rompre après ces douze années le
silence par un mot qui disait tant de choses. Aussi le curé joignit-il
les mains par un geste plein d’onction qui lui était familier, et
regarda-t-il avec une profonde émotion religieuse le groupe que formait
cette famille dont tous les secrets avaient passé dans son cœur.
Gérard, à qui les mots de paix et de pardon devaient paraître étranges,
demeura stupéfait. Monsieur Ruffin, les yeux attachés sur Véronique,
était comme stupide. En ce moment la calèche, menée rapidement, fila
d’arbre en arbre.

--Ils sont cinq! dit le curé, qui put voir et compter les voyageurs.

--Cinq! reprit monsieur Gérard. En sauront-ils plus à cinq qu’à deux?

--Ah! s’écria madame Graslin, qui s’appuya sur le bras du curé, le
Procureur-général y est! Que vient-il faire ici?

--Et papa Grossetête aussi, s’écria le jeune Graslin.

--Madame, dit le curé, qui soutint madame Graslin en l’emmenant à
quelques pas, ayez du courage, et soyez digne de vous-même!

--Que veut-il? répondit-elle en allant s’accoter à la balustrade. Ma
mère? La vieille Sauviat accourut avec une vivacité qui démentait
toutes ses années. --Je le reverrai, dit-elle.

--S’il vient avec monsieur Grossetête, dit le curé, sans doute il n’a
que de bonnes intentions.

--Ah! monsieur, ma fille va mourir, s’écria la Sauviat en voyant
l’impression que ces paroles produisirent sur la physionomie de sa
fille. Son cœur pourra-t-il supporter de si cruelles émotions? Monsieur
Grossetête avait jusqu’à présent empêché cet homme de voir Véronique.

Madame Graslin avait le visage en feu.

--Vous le haïssez donc bien? demanda l’abbé Bonnet à sa pénitente.

--Elle a quitté Limoges pour ne pas mettre tout Limoges dans ses
secrets, dit la Sauviat épouvantée du rapide changement qui se faisait
dans les traits déjà décomposés de madame Graslin.

--Ne voyez-vous pas qu’il empoisonnera les heures qui me restent, et
pendant lesquelles je ne dois penser qu’au ciel; il me cloue à la
terre, cria Véronique.

Le curé reprit le bras de madame Graslin et la contraignit à faire
quelques pas avec lui; quand ils furent seuls, il la contempla en lui
jetant un de ces regards angéliques par lesquels il calmait les plus
violents mouvements de l’âme.

--S’il en est ainsi, lui dit-il, comme votre confesseur, je vous
ordonne de le recevoir, d’être bonne et affectueuse pour lui, de
quitter ce vêtement de colère, et de lui pardonner comme Dieu vous
pardonnera. Il y a donc encore un reste de passion dans cette âme que
je croyais purifiée. Brûlez ce dernier grain d’encens sur l’autel de la
pénitence, sinon tout serait mensonge en vous.

--Il y avait encore cet effort à faire, il est fait, répondit-elle en
s’essuyant les yeux. Le démon habitait ce dernier pli de mon cœur, et
Dieu, sans doute, a mis au cœur de monsieur de Grandville la pensée
qui l’envoie ici. Combien de fois Dieu me frappera-t-il donc encore?
s’écria-t-elle.

Elle s’arrêta comme pour faire une prière mentale, elle revint vers la
Sauviat, et lui dit à voix basse: --Ma chère mère, soyez douce et bonne
pour monsieur le Procureur-général.

La vieille Auvergnate laissa échapper un frisson de fièvre.

--Il n’y a plus d’espoir, dit-elle en saisissant la main du curé.

En ce moment, la calèche annoncée par le fouet du postillon montait
la rampe; la grille était ouverte, la voiture entra dans la cour, et
les voyageurs vinrent aussitôt sur la terrasse. C’était l’illustre
archevêque Dutheil, venu pour sacrer monseigneur Gabriel de Rastignac;
le Procureur-général, monsieur Grossetête, et monsieur Roubaud qui
donnait le bras à l’un des plus célèbres médecins de Paris, Horace
Bianchon.

--Soyez les bien-venus, dit Véronique à ses hôtes. Et vous
particulièrement, reprit-elle en tendant la main au Procureur-général,
qui lui donna une main qu’elle serra.

L’étonnement de monsieur Grossetête, de l’archevêque et de la Sauviat,
fut si grand qu’il l’emporta sur la profonde discrétion acquise qui
distingue les vieillards. Tous trois s’entre-regardèrent!...

--Je comptais sur l’intervention de monseigneur, répondit monsieur de
Grandville, et sur celle de mon ami monsieur Grossetête, pour obtenir
de vous un favorable accueil. C’eût été pour toute ma vie un chagrin
que de ne pas vous avoir revue.

--Je remercie celui qui vous a conduit ici, répondit-elle en regardant
le comte de Grandville pour la première fois depuis quinze ans. Je vous
en ai voulu beaucoup pendant longtemps, mais j’ai reconnu l’injustice
de mes sentiments à votre égard, et vous saurez pourquoi, si vous
demeurez jusqu’après demain à Montégnac. --Monsieur, dit-elle en se
tournant vers Horace Bianchon et le saluant, confirmera sans doute mes
appréhensions. --C’est Dieu qui vous envoie, monseigneur, dit-elle en
s’inclinant devant l’archevêque. Vous ne refuserez pas à notre vieille
amitié de m’assister dans mes derniers moments. Par quelle faveur ai-je
autour de moi tous les êtres qui m’ont aimée et soutenue dans la vie!

Au mot _aimée_ elle se tourna par une gracieuse attention vers
monsieur de Grandville, que cette marque d’affection toucha jusqu’aux
larmes. Le silence le plus profond régnait dans cette assemblée. Les
deux médecins se demandaient par quel sortilége cette femme se tenait
debout en souffrant ce qu’elle devait souffrir. Les trois autres furent
si effrayés des changements que la maladie avait produits en elle,
qu’ils ne se communiquaient leurs pensées que par les yeux.

--Permettez, dit-elle avec sa grâce habituelle, que j’aille avec ces
messieurs, l’affaire est urgente.

Elle salua tous ses hôtes, donna un bras à chaque médecin, se dirigea
vers le château, en marchant avec une peine et une lenteur qui
révélaient une catastrophe prochaine.

--Monsieur Bonnet, dit l’archevêque en regardant le curé, vous avez
opéré des prodiges.

--Non pas moi, mais Dieu, monseigneur! répondit-il.

--On la disait mourante, s’écria monsieur Grossetête, mais elle est
morte, il n’y a plus qu’un esprit...

--Une âme, dit monsieur Gérard.

--Elle est toujours la même, s’écria le Procureur-général.

--Elle est stoïque à la manière des anciens du Portique, dit le
précepteur.

Ils allèrent tous en silence le long de la balustrade, regardant le
paysage où les feux du soleil couchant jetaient des clartés du plus
beau rouge.

--Pour moi qui ai vu ce pays il y a treize ans, dit l’archevêque en
montrant les plaines fertiles, la vallée et la montagne de Montégnac,
ce miracle est aussi extraordinaire que celui dont je viens d’être
témoin; car comment laissez-vous madame Graslin debout? elle devrait
être couchée.

--Elle l’était, dit la Sauviat. Après dix jours pendant lesquels elle
n’a pas quitté le lit, elle a voulu se lever pour voir une dernière
fois le pays.

--Je comprends qu’elle ait désiré faire ses adieux à sa création, dit
monsieur de Grandville, mais elle risquait d’expirer sur cette terrasse.

--Monsieur Roubaud nous avait recommandé de ne pas la contrarier, dit
la Sauviat.

--Quel prodige! s’écria l’archevêque, dont les yeux ne se lassaient pas
d’errer sur le paysage. Elle a ensemencé le désert! Mais nous savons,
monsieur, ajouta-t-il en regardant Gérard, que votre science et vos
travaux y sont pour beaucoup.

--Nous n’avons été que ses ouvriers, répondit le maire, oui, nous ne
sommes que des mains, elle est la pensée!

La Sauviat quitta le groupe pour aller savoir la décision du médecin de
Paris.

--Il nous faudra de l’héroïsme, dit le Procureur-général à l’archevêque
et au curé, pour être témoins de cette mort.

--Oui, dit monsieur Grossetête; mais on doit faire de grandes choses
pour une telle amie.

Après quelques tours et retours faits par ces personnes toutes en
proie aux plus graves pensées, ils virent venir à eux deux fermiers
de madame Graslin qui se dirent envoyés par tout le bourg, en proie à
une douloureuse impatience de connaître la sentence prononcée par le
médecin de Paris.

--On consulte, et nous ne savons rien encore, mes amis, leur répondit
l’archevêque.

Monsieur Roubaud accourut alors, et son pas précipité fit hâter celui
de chacun.

--Hé! bien? lui dit le maire.

--Elle n’a pas quarante-huit heures à vivre, répondit monsieur Roubaud.
En mon absence, le mal est arrivé à tout son développement; monsieur
Bianchon ne comprend pas comment elle a pu marcher. Ces phénomènes si
rares sont toujours dus à une grande exaltation. Ainsi, messieurs, dit
le médecin à l’archevêque et au curé, elle vous appartient, la science
est inutile, et mon illustre confrère pense que vous avez à peine le
temps nécessaire à vos cérémonies.

--Allons dire les prières de quarante heures, dit le curé à ses
paroissiens en se retirant. Sa Grandeur daignera sans doute conférer
les derniers sacrements?

L’archevêque inclina la tête, il ne put rien dire, ses yeux étaient
pleins de larmes. Chacun s’assit, s’accouda, s’appuya sur la
balustrade, et resta enseveli dans ses pensées. Les cloches de l’église
envoyèrent quelques volées tristes. On entendit alors les pas de toute
une population qui se précipitait vers le porche. Les lueurs des
cierges allumés percèrent à travers les arbres du jardin de monsieur
Bonnet, les chants détonnèrent. Il ne régna plus sur les campagnes que
les rouges lueurs du crépuscule, tous les chants d’oiseaux avaient
cessé. La rainette seule jetait sa note longue, claire et mélancolique.

--Allons faire mon devoir, dit l’archevêque qui marcha d’un pas lent et
comme accablé.

La consultation avait eu lieu dans le grand salon du château. Cette
immense pièce communiquait avec une chambre d’apparat meublée en
damas rouge, où le fastueux Graslin avait déployé la magnificence des
financiers. Véronique n’y était pas entrée six fois en quatorze ans,
les grands appartements lui étaient complétement inutiles, elle n’y
avait jamais reçu; mais l’effort qu’elle venait de faire pour accomplir
sa dernière obligation et pour dompter sa dernière révolte lui avait
ôté ses forces, elle ne put monter chez elle. Quand l’illustre médecin
eut pris la main à la malade et tâté le pouls, il regarda monsieur
Roubaud en lui faisant un signe; à eux deux, ils la prirent et la
portèrent sur le lit de cette chambre, Aline ouvrit brusquement les
portes. Comme tous les lits de parade, ce lit n’avait pas de draps,
les deux médecins déposèrent madame Graslin sur le couvre-pied de
damas rouge et l’y étendirent. Roubaud ouvrit les fenêtres, poussa les
persiennes et appela. Les domestiques, la vieille Sauviat accoururent.
On alluma les bougies jaunies des candélabres.

--Il est dit, s’écria la mourante en souriant, que ma mort sera ce
qu’elle doit être pour une âme chrétienne: une fête! Pendant la
consultation, elle dit encore: --Monsieur le Procureur-général a fait
son métier, je m’en allais, il m’a poussée... La vieille mère regarda
sa fille en se mettant un doigt sur les lèvres. --Ma mère, je parlerai,
lui répondit Véronique. Voyez! le doigt de Dieu est en tout ceci: je
vais expirer dans une chambre rouge.

La Sauviat sortit épouvantée de ce mot: --Aline, dit-elle, elle parle,
elle parle!

--Ah! madame n’a plus son bon sens, s’écria la fidèle femme de chambre
qui apportait des draps. Allez chercher monsieur le curé, madame.

--Il faut déshabiller votre maîtresse, dit Bianchon à la femme de
chambre quand elle entra.

--Ce sera bien difficile, madame est enveloppée d’un cilice de crin.

--Comment! au dix-neuvième siècle, s’écria le grand médecin, il se
pratique encore de semblables horreurs!

--Madame Graslin ne m’a jamais permis de lui palper l’estomac, dit
monsieur Roubaud. Je n’ai rien pu savoir de sa maladie que par l’état
du visage, par celui du pouls, et par des renseignements que j’obtenais
de sa mère et de sa femme de chambre.

On avait mis Véronique sur un canapé pendant qu’on lui arrangeait le
lit de parade placé au fond de cette chambre. Les médecins causaient
à voix basse. La Sauviat et Aline firent le lit. Le visage des deux
Auvergnates était effrayant à voir, elles avaient le cœur percé par
cette idée: Nous faisons son lit pour la dernière fois, elle va mourir
là! La consultation ne fut pas longue. Avant tout, Bianchon exigea
qu’Aline et la Sauviat coupassent d’autorité, malgré la malade, le
cilice de crin et lui missent une chemise. Les deux médecins allèrent
dans le salon pendant cette opération. Quand Aline passa, tenant ce
terrible instrument de pénitence enveloppé d’une serviette, elle leur
dit: --Le corps de madame n’est qu’une plaie!

Les deux docteurs rentrèrent.

--Votre volonté est plus forte que celle de Napoléon, madame, dit
Bianchon après quelques demandes auxquelles Véronique répondit avec
clarté, vous conservez votre esprit et vos facultés dans la dernière
période de la maladie où l’empereur avait perdu sa rayonnante
intelligence. D’après ce que je sais de vous, je dois vous dire la
vérité.

--Je vous la demande à mains jointes, dit-elle; vous avez le pouvoir de
mesurer ce qui me reste de forces, et j’ai besoin de toute ma vie pour
quelques heures.

--Ne pensez donc maintenant qu’à votre salut, dit Bianchon.

--Si Dieu me fait la grâce de me laisser mourir tout entière,
répondit-elle avec un sourire céleste, croyez que cette faveur est
utile à la gloire de son Église. Ma présence d’esprit est nécessaire
pour accomplir une pensée de Dieu, tandis que Napoléon avait accompli
toute sa destinée.

Les deux médecins se regardaient avec étonnement, en écoutant ces
paroles prononcées aussi aisément que si madame Graslin eût été dans
son salon.

--Ah! voilà le médecin qui va me guérir, dit-elle en voyant entrer
l’archevêque.

Elle rassembla ses forces pour se mettre sur son séant, pour saluer
gracieusement monsieur Bianchon, et le prier d’accepter autre chose
que de l’argent pour la bonne nouvelle qu’il venait de lui donner;
elle dit quelques mots à l’oreille de sa mère, qui emmena le médecin;
puis elle ajourna l’archevêque jusqu’au moment où le curé viendrait,
et manifesta le désir de prendre un peu de repos. Aline veilla sa
maîtresse. A minuit, madame Graslin s’éveilla, demanda l’archevêque
et le curé, que sa femme de chambre lui montra priant pour elle. Elle
fit un signe pour renvoyer sa mère et la servante, et, sur un nouveau
signe, les deux prêtres vinrent à son chevet.

--Monseigneur, et vous, monsieur le curé, je ne vous apprendrai rien
que vous ne sachiez. Vous le premier, monseigneur, vous avez jeté votre
coup d’œil dans ma conscience, vous y avez lu presque tout mon passé,
et ce que vous y avez entrevu vous a suffi. Mon confesseur, cet ange
que le ciel a mis près de moi, sait quelque chose de plus: j’ai dû
lui tout avouer. Vous de qui l’intelligence est éclairée par l’esprit
de l’Église, je veux vous consulter sur la manière dont, en vraie
chrétienne, je dois quitter la vie. Vous, austères et saints esprits,
croyez-vous que si le ciel daigne pardonner au plus entier, au plus
profond repentir qui jamais ait agité une âme coupable, pensez-vous que
j’aie satisfait à tous mes devoirs ici-bas?

--Oui, dit l’archevêque, oui, ma fille.

--Non, mon père, non, dit-elle en se dressant et jetant des éclairs
par les yeux. Il est, à quelques pas d’ici une tombe où gît un
malheureux qui porte le poids d’un horrible crime, il est dans cette
somptueuse demeure une femme que couronne une renommée de bienfaisance
et de vertu. Cette femme, on la bénit! Ce pauvre jeune homme, on
le maudit! Le criminel est accablé de réprobation, et je jouis de
l’estime générale; je suis pour la plus grande partie dans le forfait,
il est pour beaucoup dans le bien qui me vaut tant de gloire et de
reconnaissance; fourbe que je suis, j’ai les mérites, et, martyr de
sa discrétion, il est couvert de honte! Je mourrai dans quelques
heures, voyant tout un canton me pleurer, tout un département célébrer
mes bienfaits, ma piété, mes vertus; tandis qu’il est mort au milieu
des injures, à la vue de toute une population accourue en haine des
meurtriers! Vous, mes juges, vous êtes indulgents; mais j’entends
moi-même une voix impérieuse qui ne me laisse aucun repos. Ah! la
main de Dieu, moins douce que la vôtre, m’a frappée de jour en jour,
comme pour m’avertir que tout n’était pas expié. Mes fautes ne seront
rachetées que par un aveu public. Il est heureux, lui! Criminel, il
a donné sa vie avec ignominie à la face du ciel et de la terre. Et
moi, je trompe encore le monde comme j’ai trompé la justice humaine.
Il n’est pas un hommage qui ne m’ait insultée, pas un éloge qui n’ait
été brûlant pour mon cœur. Ne voyez-vous pas, dans l’arrivée ici du
Procureur-général, un commandement du ciel d’accord avec la voix qui me
crie: Avoue!

Les deux prêtres, le prince de l’Église comme l’humble curé, ces deux
grandes lumières tenaient les yeux baissés et gardaient le silence.
Les juges étaient trop émus par la grandeur et par la résignation du
coupable pour pouvoir prononcer un arrêt.

--Mon enfant, dit l’archevêque en relevant sa belle tête macérée par
les coutumes de sa pieuse vie, vous allez au delà des commandements de
l’Église. La gloire de l’Église est de faire concorder ses dogmes avec
les mœurs de chaque temps: elle est destinée à traverser les siècles
des siècles en compagnie de l’Humanité. La confession secrète a, selon
ses décisions, remplacé la confession publique. Cette substitution a
fait la loi nouvelle. Les souffrances que vous avez endurées suffisent.
Mourez en paix: Dieu vous a bien entendue.

--Mais le vœu de la criminelle n’est-il pas conforme aux lois de la
première Église qui a enrichi le ciel d’autant de saints, de martyrs
et de confesseurs qu’il y a d’étoiles au firmament? reprit-elle avec
véhémence. Qui a écrit: _Confessez-vous les uns aux autres_? n’est-ce
pas les disciples immédiats de notre Sauveur? Laissez-moi confesser
publiquement ma honte, à genoux. Ce sera le redressement de mes torts
envers le monde, envers une famille proscrite et presque éteinte par
ma faute. Le monde doit apprendre que mes bienfaits ne sont pas une
offrande, mais une dette. Si plus tard, après moi, quelque indice
m’arrachait le voile menteur qui me couvre?... Ah! cette idée avance
pour moi l’heure suprême.

--Je vois en ceci des calculs, mon enfant, dit gravement l’archevêque.
Il y a encore en vous des passions bien fortes, celle que je croyais
éteinte est...

--Oh! je vous le jure, monseigneur, dit-elle en interrompant le prélat
et lui montrant des yeux fixes d’horreur, mon cœur est aussi purifié
que peut l’être celui d’une femme coupable et repentante: il n’y a plus
en tout moi que la pensée de Dieu.

--Laissons, monseigneur, son cours à la justice céleste, dit le curé
d’une voix attendrie. Voici quatre ans que je m’oppose à cette pensée,
elle est la cause des seuls débats qui se soient élevés entre ma
pénitente et moi. J’ai vu jusqu’au fond de cette âme, la terre n’y a
plus aucun droit. Si les pleurs, les gémissements, les contritions de
quinze années ont porté sur une faute commune à deux êtres, ne croyez
pas qu’il y ait eu la moindre volupté dans ces longs et terribles
remords. Le souvenir n’a point mêlé ses flammes à celles de la plus
ardente pénitence. Oui, tant de larmes ont éteint un si grand feu. Je
garantis, dit-il en étendant sa main sur la tête de madame Graslin et
en laissant voir des yeux humides, je garantis la pureté de cette âme
archangélique. D’ailleurs, j’entrevois dans ce désir la pensée d’une
réparation envers une famille absente que Dieu semble avoir représentée
ici par un de ces événements où sa Providence éclate.

Véronique prit au curé sa main tremblante et la baisa.

--Vous m’avez été bien souvent rude, cher pasteur, mais en ce moment je
découvre où vous renfermiez votre douceur apostolique! Vous, dit-elle
en regardant l’archevêque, vous, le chef suprême de ce coin du royaume
de Dieu, soyez en ce moment d’ignominie mon soutien. Je m’inclinerai
la dernière des femmes, vous me relèverez pardonnée, et, peut-être,
l’égale de celles qui n’ont point failli.

L’archevêque demeura silencieux, occupé sans doute à peser toutes les
considérations que son œil d’aigle apercevait.

--Monseigneur, dit alors le curé, la religion a reçu de fortes
atteintes. Ce retour aux anciens usages, nécessité par la grandeur de
la faute et du repentir, ne sera-t-il pas un triomphe dont il nous sera
tenu compte?

--On dira que nous sommes des fanatiques! On dira que nous avons exigé
cette cruelle scène. Et il retomba dans ses méditations.

En ce moment, Horace Bianchon et Roubaud entrèrent après avoir frappé.
Quand la porte s’ouvrit, Véronique aperçut sa mère, son fils et tous
les gens de sa maison en prières. Les curés de deux paroisses voisines
étaient venus assister monsieur Bonnet, et peut-être aussi saluer le
grand prélat, que le clergé français portait unanimement aux honneurs
du cardinalat, en espérant que la lumière de son intelligence, vraiment
gallicane, éclairerait le sacré collége. Horace Bianchon repartait
pour Paris; il venait dire adieu à la mourante, et la remercier de sa
munificence. Il vint à pas lents, devinant, à l’attitude des deux
prêtres, qu’il s’agissait de la plaie du cœur qui avait déterminé celle
du corps. Il prit la main de Véronique, la posa sur le lit et lui tâta
le pouls. Ce fut une scène que le silence le plus profond, celui d’une
nuit d’été dans la campagne, rendit solennelle. Le grand salon, dont la
porte à deux battants restait ouverte, était illuminé pour éclairer la
petite assemblée des gens qui priaient, tous à genoux, moins les deux
prêtres assis et lisant leur bréviaire. De chaque côté de ce magnifique
lit de parade, étaient le prélat dans son costume violet, le curé, puis
les deux hommes de la Science.

--Elle est agitée jusque dans la mort! dit Horace Bianchon, qui,
semblable à tous les hommes d’un immense talent, avait la parole
souvent aussi grande que l’étaient les choses auxquelles il assistait.

L’archevêque se leva, comme poussé par un élan intérieur; il appela
monsieur Bonnet en se dirigeant vers la porte, ils traversèrent la
chambre, le salon, et sortirent sur la terrasse, où ils se promenèrent
pendant quelques instants. Au moment où ils revinrent après avoir
discuté ce cas de discipline ecclésiastique, Roubaud venait à leur
rencontre.

--Monsieur Bianchon m’envoie vous dire de vous presser, madame Graslin
se meurt dans une agitation étrangère aux douleurs excessives de la
maladie.

L’archevêque hâta le pas et dit en entrant à madame Graslin, qui le
regardait avec anxiété: --Vous serez satisfaite!

Bianchon tenait toujours le pouls de la malade, il laissa échapper un
mouvement de surprise, et jeta un coup d’œil sur Roubaud et sur les
deux prêtres.

--Monseigneur, ce corps n’est plus de notre domaine, votre parole a mis
la vie là où il y avait la mort. Vous feriez croire à un miracle.

--Il y a longtemps que madame est tout âme! dit Roubaud, que Véronique
remercia par un regard.

En ce moment un sourire où se peignait le bonheur que lui causait la
pensée d’une expiation complète rendit à sa figure l’air d’innocence
qu’elle eut à dix-huit ans. Toutes les agitations inscrites en rides
effrayantes, les couleurs sombres, les marques livides, tous les
détails qui rendaient cette tête si horriblement belle naguère, quand
elle exprimait seulement la douleur, enfin les altérations de tout
genre disparurent; il semblait à tous que jusqu’alors Véronique
avait porté un masque, et que ce masque tombait. Pour la dernière
fois s’accomplissait l’admirable phénomène par lequel le visage de
cette créature en expliquait la vie et les sentiments. Tout en elle
se purifia, s’éclaircit, et il y eut sur son visage comme un reflet
des flamboyantes épées des anges gardiens qui l’entouraient. Elle fut
ce qu’elle était quand Limoges l’appelait la _belle madame Graslin_.
L’amour de Dieu se montrait plus puissant encore que ne l’avait été
l’amour coupable, l’un mit jadis en relief les forces de la vie,
l’autre écartait toutes les défaillances de la mort. On entendit un
cri étouffé; la Sauviat se montra, elle bondit jusqu’au lit en disant:
--«Je revois donc enfin mon enfant!» L’expression de cette vieille
femme en prononçant ces deux mots _mon enfant_, rappela si vivement
la première innocence des enfants, que les spectateurs de cette belle
mort détournèrent tous la tête pour cacher leur émotion. L’illustre
médecin prit la main de madame Graslin, la baisa, puis il partit. Le
bruit de sa voiture retentit au milieu du silence de la campagne, en
disant qu’il n’y avait aucune espérance de conserver l’âme de ce pays.
L’archevêque, le curé, le médecin, tous ceux qui se sentirent fatigués
allèrent prendre un peu de repos, quand madame Graslin s’endormit
elle-même pour quelques heures. Car elle s’éveilla dès l’aube en
demandant qu’on ouvrît ses fenêtres. Elle voulait voir le lever de son
dernier soleil.

A dix heures du matin, l’archevêque, revêtu de ses habits pontificaux,
vint dans la chambre de madame Graslin. Le prélat eut, ainsi que
monsieur Bonnet, une si grande confiance en cette femme, qu’ils ne lui
firent aucune recommandation sur les limites entre lesquelles elle
devait renfermer ses aveux. Véronique aperçut alors un clergé plus
nombreux que ne le comportait l’église de Montégnac, car celui des
communes voisines s’y était joint. Monseigneur allait être assisté par
quatre curés. Les magnifiques ornements, offerts par madame Graslin à
sa chère paroisse, donnaient un grand éclat à cette cérémonie. Huit
enfants de chœur, dans leur costume rouge et blanc, se rangèrent
sur deux files, à partir du lit jusque dans le salon, tenant tous
un de ces énormes flambeaux de bronze doré que Véronique avait fait
venir de Paris. La croix et la bannière de l’église étaient tenues
de chaque côté de l’estrade par deux sacristains en cheveux blancs.
Grâce au dévouement des gens, on avait placé près de la porte du
salon l’autel en bois pris dans la sacristie, orné, préparé pour
que monseigneur pût y dire la messe. Madame Graslin fut touchée de
ces soins que l’Église accorde seulement aux personnes royales. Les
deux battants de la porte qui donnait sur la salle à manger étaient
ouverts, elle put voir le rez-de-chaussée de son château rempli par
une grande partie de la population. Les amis de cette femme avaient
pourvu à tout, car le salon était exclusivement occupé par les gens
de sa maison. En avant et groupés devant la porte de sa chambre, se
trouvaient les amis et les personnes sur la discrétion desquelles on
pouvait compter. Messieurs Grossetête, de Grandville, Roubaud, Gérard,
Clousier, Ruffin, se placèrent au premier rang. Tous devaient se lever
et se tenir debout pour empêcher ainsi la voix de la pénitente d’être
écoutée par d’autres que par eux. Il y eut d’ailleurs une circonstance
heureuse pour la mourante: les pleurs de ses amis étouffèrent ses
aveux. En tête de tous, deux personnes offraient un horrible spectacle.
La première était Denise Tascheron: ses vêtements étrangers, d’une
simplicité quakerienne, la rendaient méconnaissable à ceux du village
qui la pouvaient apercevoir; mais elle était, pour l’autre personne,
une connaissance difficile à oublier, et son apparition fut un horrible
trait de lumière. Le Procureur-général entrevit la vérité; le rôle
qu’il avait joué auprès de madame Graslin, il le devina dans toute son
étendue. Moins dominé que les autres par la question religieuse, en
sa qualité d’enfant du dix-neuvième siècle, le magistrat eut au cœur
une féroce épouvante, car il put alors contempler le drame de la vie
intérieure de Véronique à l’hôtel Graslin, pendant le procès Tascheron.
Cette tragique époque reparut tout entière à son souvenir, éclairée
par les deux yeux de la vieille Sauviat, qui, allumés par la haine,
tombaient sur lui comme deux jets de plomb fondu; cette vieille, debout
à dix pas de lui, ne lui pardonnait rien. Cet homme, qui représentait
la Justice humaine éprouva des frissons. Pâle, atteint dans son cœur,
il n’osa jeter les yeux sur le lit où la femme qu’il avait tant aimée,
livide sous la main de la Mort, tirait sa force, pour dompter l’agonie,
de la grandeur même de sa faute; et le sec profil de Véronique,
nettement dessiné en blanc sur le damas rouge, lui donna le vertige. A
onze heures la messe commença. Quand l’épître eut été lue par le curé
de Vizay, l’archevêque quitta sa dalmatique et se plaça au seuil de la
porte.

--Chrétiens rassemblés ici pour assister à la cérémonie de
l’Extrême-Onction que nous allons conférer à la maîtresse de cette
maison, dit-il, vous qui joignez vos prières à celles de l’Église afin
d’intercéder pour elle auprès de Dieu et obtenir son salut éternel,
apprenez qu’elle ne s’est pas trouvée digne, à cette heure suprême, de
recevoir le saint-viatique sans avoir fait, pour l’édification de son
prochain, la confession publique de la plus grande de ses fautes. Nous
avons résisté à son pieux désir, quoique cet acte de contrition ait été
pendant long-temps en usage dans les premiers jours du christianisme;
mais comme cette pauvre femme nous a dit qu’il s’agissait en ceci de
la réhabilitation d’un malheureux enfant de cette paroisse, nous la
laissons libre de suivre les inspirations de son repentir.

Après ces paroles dites avec une onctueuse dignité pastorale,
l’archevêque se retourna pour faire place à Véronique. La mourante
apparut soutenue par sa vieille mère et par le curé, deux grandes et
vénérables images: ne tenait-elle pas son corps de la Maternité, son
âme de sa mère spirituelle, l’Église? Elle se mit à genoux sur un
coussin, joignit les mains, et se recueillit pendant quelques instants
pour puiser en elle-même à quelque source épanchée du ciel la force de
parler. En ce moment, le silence eut je ne sais quoi d’effrayant. Nul
n’osait regarder son voisin. Tous les yeux étaient baissés. Cependant
le regard de Véronique, quand elle leva les yeux, rencontra celui du
Procureur-général, et l’expression de ce visage devenu blanc la fit
rougir.

--Je ne serais pas morte en paix, dit Véronique d’une voix altérée, si
j’avais laissé de moi la fausse image que chacun de vous qui m’écoutez
a pu s’en faire. Vous voyez en moi une grande criminelle qui se
recommande à vos prières, et qui cherche à se rendre digne de pardon
par l’aveu public de sa faute. Cette faute fut si grave, elle eut des
suites si fatales qu’aucune pénitence ne la rachètera peut-être. Mais
plus j’aurai subi d’humiliations sur cette terre, moins j’aurai sans
doute à redouter de colère dans le royaume céleste où j’aspire. Mon
père, qui avait tant de confiance en moi, recommanda, voici bientôt
vingt ans, à mes soins un enfant de cette paroisse, chez lequel il
avait reconnu l’envie de se bien conduire, une aptitude à l’instruction
et d’excellentes qualités. Cet enfant est le malheureux Jean-François
Tascheron, qui s’attacha dès lors à moi comme à sa bienfaitrice.
Comment l’affection que je lui portais devint-elle coupable? C’est
ce que je crois être dispensée d’expliquer. Peut-être verrait-on
les sentiments les plus purs qui nous font agir ici-bas détournés
insensiblement de leur pente par des sacrifices inouïs, par des raisons
tirées de notre fragilité, par une foule de causes qui paraîtraient
diminuer l’étendue de ma faute. Que les plus nobles affections aient
été mes complices, en suis-je moins coupable? J’aime mieux avouer que,
moi qui par l’éducation, par ma situation dans le monde, pouvais me
croire supérieure à l’enfant que me confiait mon père, et de qui je
me trouvais séparée par la délicatesse naturelle à notre sexe, j’ai
fatalement écouté la voix du démon. Je me suis bientôt trouvée beaucoup
trop la mère de ce jeune homme pour être insensible à sa muette et
délicate admiration. Lui seul, le premier, m’appréciait à ma valeur.
Peut-être ai-je moi-même été séduite par d’horribles calculs: j’ai
songé combien serait discret un enfant qui me devait tout, et que le
hasard avait placé si loin de moi quoique nous fussions égaux par
notre naissance. Enfin, j’ai trouvé dans ma renommée de bienfaisance
et dans mes pieuses occupations un manteau pour protéger ma conduite.
Hélas! et ceci sans doute est l’une de mes plus grandes fautes, j’ai
caché ma passion à l’ombre des autels. Les plus vertueuses actions,
l’amour que j’ai pour ma mère, les actes d’une dévotion véritable
et sincère au milieu de tant d’égarements, j’ai tout fait servir au
misérable triomphe d’une passion insensée, et ce fut autant de liens
qui m’enchaînèrent. Ma pauvre mère adorée, qui m’entend, a été, sans
en rien savoir pendant long-temps, l’innocente complice du mal. Quand
elle a ouvert les yeux, il y avait trop de faits dangereux accomplis
pour qu’elle ne cherchât pas dans son cœur de mère la force de se
taire. Chez elle, le silence est ainsi devenu la plus haute des vertus.
Son amour pour sa fille a triomphé de son amour pour Dieu. Ah! je la
décharge solennellement du voile pesant qu’elle a porté. Elle achèvera
ses derniers jours sans faire mentir ni ses yeux ni son front. Que sa
maternité soit pure de blâme, que cette noble et sainte vieillesse,
couronnée de vertus, brille de tout son éclat, et soit dégagée de cet
anneau par lequel elle touchait indirectement à tant d’infamie!...

Ici, les pleurs coupèrent pendant un moment la parole à Véronique;
Aline lui fit respirer des sels.

--Il n’y a pas jusqu’à la dévouée servante qui me rend ce dernier
service qui n’ait été meilleure pour moi que je ne le méritais, et
qui du moins a feint d’ignorer ce qu’elle savait; mais elle a été
dans le secret des austérités par lesquelles j’ai brisé cette chair
qui avait failli. Je demande donc pardon au monde de l’avoir trompé,
entraînée par la terrible logique du monde. Jean-François Tascheron
n’est pas aussi coupable que la société a pu le croire. Ah! vous tous
qui m’écoutez, je vous en supplie! tenez compte de sa jeunesse et
d’une ivresse excitée autant par les remords qui m’ont saisie que par
d’involontaires séductions. Bien plus! ce fut la probité, mais une
probité mal entendue, qui causa le plus grand de tous les malheurs.
Nous ne supportâmes ni l’un ni l’autre ces tromperies continuelles. Il
en appelait, l’infortuné, à ma propre grandeur, et voulait rendre le
moins blessant possible pour autrui ce fatal amour. J’ai donc été la
cause de son crime. Poussé par la nécessité, le malheureux, coupable
de trop de dévouement pour une idole, avait choisi dans tous les actes
répréhensibles celui dont les dommages étaient irréparables. Je n’ai
rien su qu’au moment même. A l’exécution, la main de Dieu a renversé
tout cet échafaudage de combinaisons fausses. Je suis rentrée ayant
entendu des cris qui retentissent encore à mes oreilles, ayant deviné
des luttes sanglantes qu’il n’a pas été en mon pouvoir d’arrêter, moi
l’objet de cette folie. Tascheron était devenu fou, je vous l’atteste.

Ici, Véronique regarda le Procureur-général, et l’on entendit un
profond soupir sortir de la poitrine de Denise.

--Il n’avait plus sa raison en voyant ce qu’il croyait être son bonheur
détruit par des circonstances imprévues. Ce malheureux, égaré par son
cœur, a marché fatalement d’un délit dans un crime, et d’un crime dans
un double meurtre. Certes, il est parti de chez ma mère innocent, il
y est revenu coupable. Moi seule au monde savais qu’il n’y eut ni
préméditation, ni aucune des circonstances aggravantes qui lui ont
valu son arrêt de mort. Cent fois j’ai voulu me livrer pour le sauver,
et cent fois un horrible héroïsme, nécessaire et supérieur, a fait
expirer la parole sur mes lèvres. Certes, ma présence à quelques pas a
contribué peut-être à lui donner l’odieux, l’infâme, l’ignoble courage
des assassins. Seul, il aurait fui. J’avais formé cette âme, élevé
cet esprit, agrandi ce cœur, je le connaissais, il était incapable
de lâcheté ni de bassesse. Rendez justice à ce bras innocent, rendez
justice à celui que Dieu dans sa clémence laisse dormir en paix dans
le tombeau que vous avez arrosé de vos larmes, devinant sans doute
la vérité! Punissez, maudissez la coupable que voici! Épouvantée du
crime, une fois commis, j’ai tout fait pour le cacher. J’avais été
chargée par mon père, moi privée d’enfant, d’en conduire un à Dieu,
je l’ai conduit à l’échafaud; ah! versez sur moi tous les reproches,
accablez-moi, voici l’heure!

En disant ces paroles, ses yeux étincelaient d’une fierté sauvage,
l’archevêque debout derrière elle, et qui la protégeait de sa crosse
pastorale, quitta son attitude impassible, il voila ses yeux de sa
main droite. Un cri sourd se fit entendre, comme si quelqu’un se
mourait. Deux personnes, Gérard et Roubaud, reçurent dans leurs bras
et emportèrent Denise Tascheron complétement évanouie. Ce spectacle
éteignit un peu le feu des yeux de Véronique, elle fut inquiète; mais
sa sérénité de martyre reparut bientôt.

--Vous le savez maintenant, reprit-elle, je ne mérite ni louanges ni
bénédictions pour ma conduite ici. J’ai mené pour le ciel une vie
secrète de pénitences aiguës que le ciel appréciera! Ma vie connue a
été une immense réparation des maux que j’ai causés: j’ai marqué mon
repentir en traits ineffaçables sur cette terre, il subsistera presque
éternellement. Il est écrit dans les champs fertilisés, dans le bourg
agrandi, dans les ruisseaux dirigés de la montagne dans cette plaine,
autrefois inculte et sauvage, maintenant verte et productive. Il ne
se coupera pas un arbre d’ici à cent ans, que les gens de ce pays ne
se disent à quels remords il a dû son ombrage, reprit-elle. Cette
âme repentante et qui aurait animé une longue vie utile à ce pays,
respirera donc long-temps parmi vous. Ce que vous auriez dû à ses
talents, à une fortune dignement acquise, est accompli par l’héritière
de son repentir, par celle qui causa le crime. Tout a été réparé de ce
qui revient à la société, moi seule suis chargée de cette vie arrêtée
dans sa fleur, qui m’avait été confiée, et dont il va m’être demandé
compte!...

Là, les larmes éteignirent le feu de ses yeux. Elle fit une pause.

--Il est enfin parmi vous un homme qui, pour avoir strictement accompli
son devoir, a été pour moi l’objet d’une haine que je croyais devoir
être éternelle, reprit-elle. Il a été le premier instrument de mon
supplice. J’étais trop près du fait, j’avais encore les pieds trop
avant dans le sang, pour ne pas haïr la Justice. Tant que ce grain
de colère troublerait mon cœur, j’ai compris qu’il y aurait un reste
de passion condamnable; je n’ai rien eu à pardonner, j’ai seulement
purifié ce coin où le Mauvais se cachait. Quelque pénible qu’ait été
cette victoire, elle est complète.

Le Procureur-général laissa voir à Véronique un visage plein de larmes.
La Justice humaine semblait avoir des remords. Quand la pénitente
détourna la tête pour pouvoir continuer, elle rencontra la figure
baignée de larmes d’un vieillard, de Grossetête, qui lui tendait des
mains suppliantes, comme pour dire: --Assez! En ce moment, cette
femme sublime entendit un tel concert de larmes, qu’émue par tant de
sympathies, et ne soutenant pas le baume de ce pardon général, elle fut
prise d’une faiblesse; en la voyant atteinte dans les sources de sa
force, sa vieille mère retrouva les bras de la jeunesse pour l’emporter.

--Chrétiens, dit l’archevêque, vous avez entendu la confession de cette
pénitente; elle confirme l’arrêt de la Justice humaine, et peut en
calmer les scrupules ou les inquiétudes. Vous devez avoir trouvé en
ceci de nouveaux motifs pour joindre vos prières à celles de l’Église,
qui offre à Dieu le saint sacrifice de la messe, afin d’implorer sa
miséricorde en faveur d’un si grand repentir.

L’office continua, Véronique le suivit d’un air qui peignait un tel
contentement intérieur, qu’elle ne parut plus être la même femme à
tous les yeux. Il y eut sur son visage une expression candide, digne
de la jeune fille naïve et pure qu’elle avait été dans la vieille
maison paternelle. L’aube de l’éternité blanchissait déjà son front,
et dorait son visage de teintes célestes. Elle entendait sans doute
de mystiques harmonies, et puisait la force de vivre dans son désir
de s’unir une dernière fois à Dieu; le curé Bonnet vint auprès du lit
et lui donna l’absolution; l’archevêque lui administra les saintes
huiles avec un sentiment paternel qui montrait à tous les assistants
combien cette brebis égarée, mais revenue, lui était chère. Le prélat
ferma aux choses de la terre, par une sainte onction, ces yeux qui
avaient causé tant de mal, et mit le cachet de l’Église sur ces lèvres
trop éloquentes. Les oreilles, par où les mauvaises inspirations
avaient pénétré, furent à jamais closes. Tous les sens, amortis par la
pénitence, furent ainsi sanctifiés, et l’esprit du mal dut être sans
pouvoir sur cette âme. Jamais assistance ne comprit mieux la grandeur
et la profondeur d’un sacrement, que ceux qui voyaient les soins
de l’Église justifiés par les aveux de cette femme mourante. Ainsi
préparée, Véronique reçut le corps de Jésus-Christ avec une expression
d’espérance et de joie qui fondit les glaces de l’incrédulité contre
laquelle le curé s’était tant de fois heurté. Roubaud confondu devint
catholique en un moment! Ce spectacle fut touchant et terrible à la
fois; mais il fut solennel par la disposition des choses, à un tel
point que la peinture y aurait trouvé peut-être le sujet d’un de ses
chefs-d’œuvre. Quand, après ce funèbre épisode, la mourante entendit
commencer l’évangile de Saint Jean, elle fit signe à sa mère de lui
ramener son fils, qui avait été emmené par le percepteur. Quand elle
vit Francis agenouillé sur l’estrade, la mère pardonnée se crut le
droit d’imposer ses mains à cette tête pour la bénir, et rendit le
dernier soupir. La vieille Sauviat était là, debout, toujours à son
poste, comme depuis vingt années. Cette femme, héroïque à sa manière,
ferma les yeux de sa fille qui avait tant souffert, et les baisa l’un
après l’autre. Tous les prêtres, suivis du clergé, entourèrent alors
le lit. Aux clartés flamboyantes des cierges, ils entonnèrent le
terrible chant du _De profundis_, dont les clameurs apprirent à toute
la population agenouillée devant le château, aux amis qui priaient dans
les salles et à tous les serviteurs, que la mère de ce Canton venait
de mourir. Cette hymne fut accompagnée de gémissements et de pleurs
unanimes. La confession de cette grande femme n’avait pas dépassé le
seuil du salon, et n’avait eu que des oreilles amies pour auditoire.
Quand les paysans des environs, mêlés à ceux de Montégnac, vinrent un
à un jeter à leur bienfaitrice, avec un rameau vert, un adieu suprême
mêlé de prières et de larmes, ils virent un homme de la Justice,
accablé de douleur, qui tenait froide la main de la femme que, sans le
vouloir, il avait si cruellement, mais si justement frappée.

Deux jours après, le Procureur-général, Grossetête, l’archevêque et le
maire, tenant les coins du drap noir, conduisaient le corps de madame
Graslin à sa dernière demeure. Il fut posé dans sa fosse au milieu d’un
profond silence. Il ne fut pas dit une parole, personne ne se trouvait
la force de parler, tous les yeux étaient pleins de larmes. «--C’est
une sainte!» fut un mot dit par tous en s’en allant par les chemins
faits dans le Canton qu’elle avait enrichi, un mot dit à ses créations
champêtres comme pour les animer. Personne ne trouva étrange que madame
Graslin fût ensevelie auprès du corps de Jean-François Tascheron; elle
ne l’avait pas demandé; mais la vieille mère, par un reste de tendre
pitié, avait recommandé au sacristain de mettre ensemble ceux que la
terre avait si violemment séparés, et qu’un même repentir réunissait.

Le testament de madame Graslin réalisa tout ce qu’on en attendait;
elle fondait à Limoges des bourses au collége et des lits à
l’hospice, uniquement destinés aux ouvriers; elle assignait une somme
considérable, trois cent mille francs en six ans, pour l’acquisition
de la partie du village appelée les Tascherons, où elle ordonnait de
construire un hospice. Cet hospice, destiné aux vieillards indigents du
canton, à ses malades, aux femmes dénuées au moment de leurs couches
et aux enfants trouvés, devait porter le nom d’hospice des Tascherons;
Véronique le voulait desservi par des Sœurs-Grises, et fixait à quatre
mille francs les traitements du chirurgien et du médecin. Madame
Graslin priait Roubaud d’être le premier médecin de cet hospice, en
le chargeant de choisir le chirurgien et de surveiller l’exécution,
sous le rapport sanitaire, conjointement avec Gérard, qui serait
l’architecte. Elle donnait en outre à la Commune de Montégnac une
étendue de prairies suffisante à en payer les contributions. L’église,
dotée d’un fonds de secours dont l’emploi était déterminé pour certains
cas exceptionnels, devait surveiller les jeunes gens, et rechercher
le cas où un enfant de Montégnac manifesterait des dispositions pour
les arts, pour les sciences ou pour l’industrie. La bienfaisance
intelligente de la testatrice indiquait alors la somme à prendre sur ce
fonds pour les encouragements. La nouvelle de cette mort, reçue en tous
lieux comme une calamité, ne fut accompagnée d’aucun bruit injurieux
pour la mémoire de cette femme. Cette discrétion fut un hommage rendu
à tant de vertus par cette population catholique et travailleuse
qui recommence dans ce coin de la France les miracles des Lettres
Édifiantes.

Gérard, nommé tuteur de Francis Graslin, et obligé par le testament
d’habiter le château, y vint; mais il n’épousa que trois mois après la
mort de Véronique, Denise Tascheron, en qui Francis trouva comme une
seconde mère.


  Paris, janvier 1837.--Mars 1845.


FIN DES ÉTUDES DE MŒURS.



TABLE DES MATIÈRES


  SCÈNES DE LA VIE MILITAIRE.

    LES CHOUANS                                            Page 1

    UNE PASSION DANS LE DÉSERT                                291


  SCÈNES DE LA VIE DE CAMPAGNE.

    LE MÉDECIN DE CAMPAGNE                                    305

    LE CURÉ DE VILLAGE                                        510


FIN DE LA TABLE


       *       *       *       *       *


  Corrections.

  Les défauts d'impression en début et en fin de ligne ont été
  tacitement corrigés, et la ponctuation a été tacitement corrigée
  par endroits.

  De plus, les corrections suivantes ont été apportées.

  Page de titre: «TROISIÈME LIVRE» remplacé par «CINQUIÈME ET SIXIÈME
            LIVRES».
  Page  12: «abruptes» remplacé par «abrupts» (sur les talus abrupts
            de la route).
  Page  35: «ses» remplacé par «ces» (le long de ces ambulances
            improvisées).
  Page  35: «ces» remplacé par «ses» (accompagné de ses deux amis).
  Page  36: «se» remplacé par «ce» (découvrir ce qui se passait sur
            l’autre rampe).
  Page  38: «réponud» remplacé par «répondu» (par lequel les Chouans
            avaient répondu au marquis).
  Page  54: «vous vous» remplacé par «vous» (--Sans vous commander,
            mon adjudant).
  Page  55: «même» remplacé par «mêmes» (Les marques mêmes de
            petite-vérole).
  Page  70: «sourcis» remplacé par «sourcils» (les sourcils arqués
            encore bien fournis).
  Page  78: «refrognée» remplacé par «renfrognée» (montra bientôt une
            mine renfrognée).
  Page  79: «j’amais» remplacé par «jamais» (--Je ne suis jamais allé
            à l’école).
  Page  80: «subite» remplacé par «subie» (cette espèce d’humiliation
            subie devant un homme).
  Page  84: «Charette» remplacé par «Charrette» (Après avoir eu
            Charrette à vos pieds).
  Page  85: «ce» remplacé par «ces» (A ces mots, échappés de ses
            lèvres).
  Page  91: «regard» remplacé par «regards» (en voiture, aux regards
            de ses compagnons).
  Page 100: «vuos» remplacé par «vous» (--Monsieur, ce que vous me
            dites).
  Page 101: «pomptement» remplacé par «promptement» (l’ai-je
            promptement congédié).
  Page 108: «Mores» remplacé par «Maures» (à l’hôtel des
            Trois-Maures).
  Page 109: «puiqu’elle» remplacé par «puisqu’elle» (mais puisqu’elle
            est assez sotte).
  Page 119 et ailleurs: «Madame de Gua» remplacé par «Madame du Gua».
  Page 124: «laisser» remplacé par «laissez» (--Du moment où vous me
            laissez offenser).
  Page 130: «le» remplacé par «de» (Francine sauta vivement hors de
            la voiture).
  Page 134: «soldait» remplacé par «soldat» (tant ce gai soldat
            répondait).
  Pages 143 et 214: «Beauvan» remplacé par «Bauvan».
  Page 145: «toute» remplacé par «tout» (Pas tout de suite, répondit
            Marche-à-terre).
  Page 149: «garotté» remplacé par «garrotté» (il avait été garrotté).
  Page 156: «elle» remplacé par «elles» (elles sont pour moi comme
            des siècles).
  Page 156: «Gouësnon» remplacé par «Couësnon» (la grande vallée du
            Couësnon).
  Page 160: inséré (d'apès d'autres éditions): «chers.» (à évoquer
            les êtres chers.)
  Page 164: «inexpliquable» remplacé par «inexplicable» (qui lui
            semblait inexplicable).
  Page 171: «entendireut» remplacé par «entendirent» (d’Orgemont et
            sa compagne entendirent les Chouans).
  Page 171: «vens» remplacé par «vent» (des bouffées de vent frais).
  Page 174: «don» remplacé par «donc...» (Mais songez donc...).
  Page 198: «marérageux» remplacé par «marécageux» (si habituellement
            marécageux).
  Page 208: «modemoiselle» remplacé par «mademoiselle» (et
            mademoiselle de Verneuil).
  Page 214: «enthousiasmé» remplacé par «enthousiasmés» (le baron du
            Guénic, le comte de Beauvan enthousiasmés).
  Page 216: «ordinairee» remplacé par «ordinaire» (la scène
            très-ordinaire que vous avez eue).
  Page 216: «qui» remplacé par «que» (il comprit ce que lui disait).
  Page 217: «Quand» remplacé par «Quant» (--Quant à vos torts,
            madame).
  Page 220: «nons» remplacé par «nous» (--Sommes-nous tous compris).
  Page 228: «qui» remplacé par «que» (celui d’une femme que vous
            aviez rendue).
  Page 229: «suivi» remplacé par «suivie» (eût craint d’être suivie
            par le marquis).
  Page 230: «Charette» remplacé par «Charrette» (la maîtresse de
            Charrette, qui boirait).
  Page 230: «amertune» remplacé par «amertume» (Je vois, mademoiselle,
            dit Hulot, sans amertume).
  Page 234: «ne ne» remplacé par «ne» (--On ne peut pas être
            longtemps).
  Page 236: «Roberspierre» remplacé par «Robespierre» (pour
            Robespierre et pour Danton).
  Page 237: «aimé» remplacé par «aimée» (je n’en suis pas aimée).
  Page 238: «était» remplacé par «étaient» (ses moustaches étaient
            coupées).
  Page 238: «épé» remplacé par «épée» (son épée contre une peau de
            bique).
  Page 239: «suspect» remplacé par «suspecte» (une fuite à bon droit
            suspecte).
  Page 239: «Instruits» remplacé par «Instruit» (Instruit par les
            soldats).
  Page 244: «la bas» remplacé par «là-bas» (Voyez-vous cette fumée,
            là-bas).
  Page 247: «quant» remplacé par «quand» (massacrés quand tout fut
            perdu).
  Page 252: «Comment» remplacé par «Commandant» (Commandant, dit
            respectueusement un des Fougerais).
  Page 255: «laisser» remplacé par «laissait» (laissait jaillir de
            petites bulles).
  Page 257: «entendras» remplacé par «t’entendras» (tu t’entendras
            sur tout cela).
  Page 259: «Le» remplacé par «La» (La ramène à bord).
  Page 262: «volupteux» remplacé par «voluptueux» (un voluptueux
            clair-obscur).
  Page 263: «Quand» remplacé par «Quant» ( Quant au salon, tu le
            laisseras).
  Page 273: «elle» remplacé par «il» (--Où allez-vous? dit-il).
  Page 277: «chistes» remplacé par «schistes» (le mur naturel formé
            par les schistes).
  Page 277: «ils» remplacé par «il» (il les prit pour des fragments
            du rocher).
  Page 284: «aux» remplacé par «au» (au fort des orages).
  Page 292: «Rentré» remplacé par «Rentrée» (Rentrée chez elle, elle
            me fit tant d’agaceries).
  Page 294: «preque» remplacé par «presque» (à une joie presque
            folle).
  Page 296: «pause» remplacé par «pose» (dans une pose aussi
            gracieuse).
  Page 306: «baies» remplacé par «haies» (Partout les haies, les enclos
            sont égayés).
  Page 306: «sapin» remplacé par «sapins» (tapissées de sapins, à noir
            feuillage).
  Page 306: «fenillage» remplacé par «feuillage» (tous divers de
            feuillage, ces arbres).
  Page 306: «viel» remplacé par «vieil» (comme un vieil officier).
  Page 309: «de» remplacé par «des» (le plus consciencieux des
            prêtres).
  Page 311: «groseiller» remplacé par «groseillier» (un méchant
            groseillier sur lequel).
  Page 312: «giffles» remplacé par «gifles» (des gifles si
            caractéristiques).
  Page 314: «le» remplacé par «les» (les devoirs les plus difficiles).
  Page 317: «Arrêtés» remplacé par «Arrêtée» (Arrêtée par la base
            des montagnes).
  Page 319: «eussez» remplacé par «eussiez» (Vous eussiez dit la niche
            d’un chien).
  Page 318: «lni» remplacé par «lui» (en levant les épaules et
            entrant chez lui).
  Page 335: «cantonnale» remplacé par «cantonale» (au moyen d’une
            bonne route cantonale).
  Page 340: inséré «se» (des cabarets se sont établis).
  Page 345: «est» remplacé par «et» (un moyen et non un résultat).
  Page 348: «idée» remplacé par «idées» (une grande estime pour les
            gens à idées).
  Page 352: «est» remplacé par «était» (La salle à manger était
            entièrement boisée).
  Page 353: «dont» remplacé par «donc» (--Qui donc est malade chez
            lui).
  Page 359: «cette» remplacé par «cet» (une réflexion sur cet homme).
  Page 372: «Quant» remplacé par «Quand» (Quand Goguelat parle de
            Napoléon).
  Page 380: inséré «se» (On ne se serait pas dérangé).
  Page 383: inséré «se» (dont il ne se servait pas).
  Page 383: «pas plus» remplacé par «plus» (Il ne m’a plus reparlé de
            son chagrin).
  Page 389: «Benasssis» remplacé par «Benassis» (--Au revoir, dit
            Benassis).
  Page 390: «le» remplacé par «de» (dans mon pays de soleil).
  Page 391: «dicipline» remplacé par «discipline» (le pesant harnais
            de la discipline militaire).
  Page 392: «soseil» remplacé par «soleil» (au coucher du soleil).
  Page 397: «décela» remplacé par «décelaient» (dont la beauté frappa
            Genestas, décelaient sa peur).
  Page 399: «a» remplacé par «ai» (je ne l’ai pas baisée au front).
  Page 400: «désabituer» remplacé par «déshabituer» (pour déshabituer
            nos Dauphinois).
  Page 407: «continuellemedt» remplacé par «continuellement» (ses
            mains continuellement exercées).
  Page 408: «nerveusee» remplacé par «nerveuses» (sèches et nerveuses
            comme celles d’un cerf).
  Page 417: «attermoyer» remplacé par «atermoyer» (est-il facile
            d’atermoyer les intérêts).
  Page 422: «da» remplacé par «de» (supériorité de fortune).
  Page 425: «elle» remplacé par «elles» (plus sagement qu’elles ne le
            sont).
  Page 430: «veux» remplacé par «veut» (sort en paix et veut courir).
  Page 434: «aculés» remplacé par «acculés» (nous étions acculés dans
            un coin).
  Page 443: «rafraîchir» remplacé par «rafraîchir» (Nous nous amusons
            à nous rafraîchir un petit moment).
  Page 446: «ils» remplacé par «il» (Alors il nous dit adieu).
  Page 456: «malgré» remplacé par «mal gré» (je m’attaquai, bon gré
            mal gré).
  Page 457: «désir» remplacé par «désirs» (J’exprimais naïvement ces
            désirs).
  Page 475: «parlé» remplacé par «parler» (j’ai osé parler en votre
            faveur).
  Page 475: «qu’elle» remplacé par «quelle» (J’ignore donc quelle
            sera ma destinée).
  Page 476: «ses» remplacé par «ces» (ne m’a pas envoyé vainement ces
            afflictions).
  Page 479: «souveraiment» remplacé par «souverainement» (dispose
            souverainement de sa personne).
  Page 483: «tranformé» remplacé par «transformé» (m’ont réellement
            transformé).
  Page 483: «sigisbé» remplacé par «sigisbée» (dont j’étais le
            _sigisbée_).
  Page 483: inséré «que» (la vie antérieure à celle que je mène).
  Page 520: «au» remplacé par «aux» (se révèlent aux yeux des
            connaisseurs).
  Page 520: «voilée» remplacé par «voilé» (Quoique légèrement voilé par
            la couche grossière).
  Page 525: «celle» remplacé par «celles» (Une fortune, une existence
            comme celles de Pierre Graslin).
  Page 526: «devenn» remplacé par «devenu» (cet homme devenu le
            pivot).
  Page 530: «Tout» remplacé par «Tous» ( Tous deux remontèrent
            promptement).
  Page 549: «peints» remplacé par «peint» (les barreaux sont en bois
            peint).
  Page 549: «plusieure» remplacé par «plusieurs» (les produits de
            plusieurs carrés).
  Page 564: «Roberspierre» remplacé par «Robespierre» (devient-il
            Robespierre).
  Page 571: «seule» remplacé par «seul» (pourrait seul y renouveler
            le miracle).
  Page 575: «bricollé» remplacé par «bricolé» (ou bricolé ses chevaux).
  Page 580: «rocher» remplacé par «clocher» (flanquée d’un clocher
            carré sans flèche).
  Page 582: «carrean» remplacé par «carreau» (agenouillée sur le
            carreau).
  Page 582: «malheureuux» remplacé par «malheureux» (La perte de ce
            malheureux).
  Page 597: «elle» remplacé par «elles» (et derrière elles le visage
            du curé).
  Page 600: «ils» remplacé par «il» (les souvenirs qu’il évoquait
            ainsi).
  Page 607: «phrase» remplacé par «phase» (arrivée à la troisième phase
            de sa vie).
  Page 609: «Granville» deux fois remplacé par «Grandville» (son
            admirateur, monsieur de Grandville; Monsieur de
            Grandville, à qui la grandeur).
  Page 609: «toute» remplacé par «toutes» (avait renversé toutes les
            espérances).
  Page 610: «cin» remplacé par «cinq» (ce jeune homme de vingt-cinq
            ans).
  Page 612: «terrre» remplacé par «terre» (la terre et le bois
            nécessaires).
  Page 618: «vout» remplacé par «vous» (vous n’avez le droit ni de
            vous condamner).
  Page 618: «elle» remplacé par «elles» (les choses elles-mêmes).
  Page 620: «fertile» remplacé par «infertile» (à cette plaine
            infertile, à cette immense jachère).
  Page 623: «cet» remplacé par «cette» (qui nuançaient de loin cette
            immense forêt).
  Page 632: «extrordinaire» remplacé par «extraordinaire» (les femmes
            aiment l’extraordinaire).
  Page 637: «quelque» remplacé par «quelques» (quelques plats en
            terre brune).
  Page 642: «pied» remplacé par «pieds» (soixante pieds de largeur).
  Page 645: «apppelé» remplacé par «appelé» (un petit matelas, appelé
            _serpentin_).
  Page 660: «prosaïme» remplacé par «prosaïsme» (Je me laisse gagner
            par le prosaïsme de ma vie).
  Page 664: «Sthéphenson» remplacé par «Stéphenson» (Stéphenson et
            Mac-Adam).
  Page 672: «eune» remplacé par «jeune» (jeune homme assez
            intelligent).
  Page 673: «losque» remplacé par «lorsque» (Aussi, lorsque le
            dessert fut mis).
  Page 678: «éloquent» remplacé par «éloquents» (Je n’en sais pas de
            plus éloquents que ceux-ci).
  Page 678: «simonniens» remplacé par «simoniens» (Les
            saint-simoniens ont commencé).
  Page 678: «Glousier» remplacé par «Clousier» (s’écria Clousier en
            interrompant).
  Page 679: «millons» remplacé par «millions» (une somme de onze
            cents millions).
  Page 680: «Assise» remplacé par «Assises» (l’envoyer en Cour
            d’Assises).
  Page 682: «Cromwel» remplacé par «Cromwell» (Certes, Cromwell fut
            un grand législateur).
  Page 691: «da» remplacé par «de» (au bas de la chaîne des
            montagnes).
  Page 694: «Limoge» remplacé par «Limoges» (et de Limoges, et du
            chef-lieu).
  Page 695: «amphithéêtre» remplacé par «amphithéâtre» (du bel
            amphithéâtre où commence).
  Page 699: «n’a» remplacé par «n’ait» (que madame Graslin n’ait reçu).
  Page 702: «commencemont» remplacé par «commencement» (au commencement
            du mois de juin).
  Page 702: «paroxisme» remplacé par «paroxysme» (un paroxysme de
            volonté).
  Page 711: «Granville» remplacé par «Grandville» (le comte de
            Grandville pour la première fois).
  Page 712: «Gossetête» remplacé par «Grossetête» (s’écria monsieur
            Grossetête).
  Page 713: «dévelopment» remplacé par «développement» (le mal est
            arrivé à tout son développement).




*** End of this LibraryBlog Digital Book "La Comédie humaine - Volume XIII : Scènes de la vie militaire et Scènes de la vie de campagne" ***


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