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Title: Constantinople
Author: Gautier, Théophile
Language: French
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  THÉOPHILE GAUTIER

  CONSTANTINOPLE


  PARIS
  BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
  11, RUE DE GRENELLE, 11

  1891



ŒUVRES COMPLÈTES DE THÉOPHILE GAUTIER

PUBLIÉES DANS LA BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER

à 3 fr. 50 le volume.


  Poésies complètes. 1830-1872                                    2 vol.
  Émaux et Camées. Édition définitive, ornée d’un Portrait
    à l’eau-forte, par J. Jacquemart                              1 vol.
  Mademoiselle de Maupin                                          1 vol.
  Le Capitaine Fracasse                                           2 vol.
  Le Roman de la Momie                                            1 vol.
  Spirite, nouvelle fantastique                                   1 vol.
  Voyage en Russie                                                1 vol.
  Voyage en Espagne                                               1 vol.
  Voyage en Italie (Italia)                                       1 vol.
  Constantinople                                                  1 vol.
  Nouvelles (La Morte amoureuse.--Fortunio, etc.)                 1 vol.
  Romans et Contes (Avatar.--Jettatura, etc.)                     1 vol.
  Tableaux de Siège.--Paris, 1870-1871                            1 vol.
  Théâtre (Mystère, Comédies et Ballets)                          1 vol.
  Les Jeunes France, romans goguenards                            1 vol.
  Histoire du Romantisme, suivie de Notices romantiques et
    d’une Étude sur les Progrès de la Poésie française
    (1830-1868)                                                   1 vol.
  Portraits contemporains: littérateurs, peintres, sculpteurs,
    artistes dramatiques, avec un portrait de Th. Gautier,
    d’après une gravure à l’eau-forte, par lui-même, vers 1833    1 vol.
  L’Orient                                                        2 vol.
  Fusains et Eaux-fortes                                          1 vol.
  Tableaux à la plume                                             1 vol.
  Les Vacances du Lundi                                           1 vol.
  Les Grotesques                                                  1 vol.
  Loin de Paris                                                   1 vol.
  Portraits et Souvenirs littéraires                              1 vol.
  Guide de l’amateur au Musée du Louvre                           1 vol.
  Souvenirs de théâtre, d’art et de critique                      1 vol.
  Caprices et zigzags                                             1 vol.
  Un Trio de Romans                                               1 vol.
  Partie carrée                                                   1 vol.
  Entretiens, souvenirs et correspondance, recueillis par
    Émile Bergerat                                                1 vol.


Paris.--Impr. F. Imbert, 7, rue des Canettes.



CONSTANTINOPLE



I

EN MER


«Qui a bu boira,» assure le proverbe; on pourrait modifier légèrement la
formule, et dire avec non moins de justesse: «Qui a voyagé
voyagera.»--La soif de voir, comme l’autre soif, s’irrite au lieu de
s’éteindre en se satisfaisant. Me voici à Constantinople, et déjà je
songe au Caire et à l’Égypte. L’Espagne, l’Italie, l’Afrique,
l’Angleterre, la Belgique, la Hollande, une partie de l’Allemagne, la
Suisse, les îles grecques, quelques échelles de la côte d’Asie, visitées
à plusieurs époques et à diverses reprises, n’ont fait qu’augmenter ce
désir de vagabondage cosmopolite. Le voyage est peut-être un élément
dangereux à introduire dans la vie, car il trouble profondément et cause
des inquiétudes semblables à celles des oiseaux de passage prisonniers
au moment des migrations, si quelque circonstance ou quelque devoir vous
empêche de partir. On sait que l’on va s’exposer à des fatigues, à des
privations, à des ennuis, à des périls même, il en coûte de renoncer à
de chères habitudes d’esprit et de cœur, de quitter sa famille, ses
amis, ses relations, pour l’inconnu, et cependant l’on sent qu’il est
impossible de rester, et ceux qui vous aiment n’essayent pas de vous
retenir et vous serrent silencieusement la main sur le marchepied de la
voiture. En effet, ne faut-il pas parcourir un peu la planète sur
laquelle nous gravitons à travers l’immensité, jusqu’à ce que le
mystérieux auteur nous transporte dans un monde nouveau pour nous faire
lire une autre page de son œuvre infinie? N’est-ce pas une coupable
paresse d’épeler toujours le même mot sans jamais tourner le feuillet?
Quel poëte serait satisfait de voir le lecteur s’en tenir à une seule de
ses strophes? Ainsi chaque année, à moins d’être cloué sur place par les
nécessités les plus impérieuses, je lis un pays de ce vaste univers qui
me paraît moins grand à mesure que je le parcours et qu’il se dégage des
vagues cosmographies de l’imagination. Sans aller précisément au
Saint-Sépulcre, à Saint-Jacques-de-Compostelle, à la Mecque, je fais un
pieux pèlerinage aux endroits de la terre où la beauté des sites rend
Dieu plus visible; cette fois je verrai la Turquie, la Grèce et un peu
cette Asie hellénique où la beauté des formes s’unit aux splendeurs
orientales. Mais terminons là cette courte préface (les moins longues
sont les meilleures), et mettons-nous en route sans plus tarder.

                   *       *       *       *       *

Si j’étais un Chinois ou un Indien arrivant de Nanking ou de Calcutta,
je vous décrirais avec soin et prolixité le chemin de Paris à Marseille,
le railway de Châlons, et la Saône, et le Rhône, et Avignon, mais vous
les connaissez aussi bien que moi, et d’ailleurs, pour voyager dans un
pays, il faut être étranger: la comparaison des différences produit les
remarques. Qui de nous noterait qu’en France les hommes donnent le bras
aux femmes, particularité qui étonne un habitant du Céleste empire?
Supposez donc, sans transition, que je suis sur le port, et que le
_Léonidas_ chauffe en partance pour Constantinople. Le Midi se déclare
déjà par un gai soleil qui tiédit les dalles et fait pépier des
centaines d’oiseaux exotiques dans les cages exposées à la devanture de
deux marchands oiseleurs: les aras réjouis débitent leur répertoire, les
bengalis battent des ailes, se croyant chez eux; les ouistitis gambadent
légèrement, se grattent l’aisselle, vous regardent de leurs yeux presque
humains, et vous tendent amicalement leurs petites mains fraîches à
travers les barreaux, insoucieux encore de la phthisie qui les fera
tousser sous la ouate aux froids salons parisiens; il n’est pas
jusqu’aux mornes tortues qui ne se démènent dans leur carapace et ne se
raniment à ce rayon vivificateur; en quarante heures j’ai passé de la
pluie torrentielle au bleu le plus pur. J’ai laissé l’hiver derrière
moi, et je trouve l’été ardent et splendide; je vais prendre une glace,
idée qui m’eût fait frissonner avant-hier sur le boulevard de Gand;
j’entre au café Turc: je me dois cela à moi-même, puisque je pars pour
Constantinople; c’est un très-beau café, ma foi. Cependant je ne vous en
parlerais pas, malgré son luxe de miroirs, de dorures, de colonnettes et
d’arcades, sans une charmante salle à l’entre-sol, décorée de peintures
d’artistes exclusivement marseillais: c’est un musée local très-curieux
et très-intéressant. Les boiseries sont divisées en panneaux
représentant divers sujets abandonnés à la fantaisie du
peintre.--Loubon, dont on a admiré à Paris les paysages poudroyants de
soleil et les grands troupeaux cheminant sur des terrains de pierre
ponce, a fait là son chef-d’œuvre, et un chef-d’œuvre,--une _Descente de
Bufles_ par un ravin aux approches d’une ville d’Afrique. La lumière
brûle la terre blanche sur laquelle se projette l’ombre bleue des bêtes
difformes qui suivent la pente dans des poses de raccourci, se
déhanchant, heurtant leurs genoux cagneux, levant leurs mufles baveux et
lustrés pour humer l’air torride; les retardataires sont pressés par
l’aiguillon d’un sauvage pasteur hâve et bistré. Au fond, les murs de
craie de la ville, se détachant sur un fond de ciel indigo, ferment
nettement l’horizon. C’est libre, ferme et franc. Decamps ne ferait pas
mieux. M. Brest, qui avait exposé, il y a deux ans, au Salon, un bel
intérieur de forêt, a peint deux paysages d’une couleur charmante et
d’une délicieuse fantaisie: un étang au milieu d’un bois d’arbres
exotiques reflétés par les eaux endormies, sur le bord desquelles
stationnent, au haut de leurs longues pattes, des phénicoptères aux
ailes roses, guettant le passage d’un poisson ou d’une grenouille. Une
allée de parc avec un premier plan d’architecture, un perron à colonnes
et à balustres, par où descendent des dames et des seigneurs
qu’attendent des chevaux de main tenus par des servants;--pour rappeler
la dénomination du café, M. Lagier a représenté un Turc faisant le kief
après avoir fumé l’opium ou le hachich, et voyant danser dans la vapeur
bleue une foule de houris infiniment plus séduisantes que celles du
_Paradis de Mahomet_ de M. Schopin. Il y a aussi une espèce de
_Conversation orientale_, de M. Reynaud, à costumes éclatants et
capricieux, qui se passe devant une muraille blanche à moitié drapée
d’un manteau de verdure et de fleurs d’un ton superbe, et des marines
d’un artiste dont le nom m’échappe malheureusement, mais qui sont
très-remarquables et pourraient se soutenir à côté d’Isabey, de Durand
Brager, de Gudin et de Melby. Le nom qui me fuyait en écrivant la ligne
précédente me revient maintenant, par une de ces bizarreries de mémoire
qu’on ne saurait s’expliquer; c’est Landais que s’appelle cet habile
peintre. N’oublions pas deux paysages de M. Maggy, solides de dessin et
robustes de ton, entremêlés d’animaux que ne désavouerait pas Palizzi.
Il serait à désirer que cette galerie marseillaise, perdue dans un café,
fût lithographiée et publiée. Cet exemple de décoration intelligente
devrait bien être suivi à Paris, où l’on abuse un peu trop du luxe bête
des glaces, des dorures et des étoffes.

Vous avez lu sans doute les spirituelles plaisanteries de Méry sur
l’altération de Marseille et la tristesse des fontaines, qui, à force
d’architecture, tâchaient de faire oublier qu’elles manquaient d’eau.
Les travaux de détournement de la Durance sont achevés, et chaque
bastide s’enorgueillit aujourd’hui d’un bassin et d’un jet d’eau. Il en
est qui poussent la fatuité jusqu’à la cascade. Marseille va être
entourée bientôt d’une foule de Versailles, de Marly et de Saint-Cloud
en miniature; avant peu, j’en ai bien peur, ces magnifiques terrains
calcinés de lumière, ces beaux rochers couleur de liége et de pain
grillé seront revêtus de végétation, et le vert-épinard, joie des
propriétaires, terreur des paysagistes, fera disparaître cette
étincelante aridité.

L’ancre est levée; les roues frappent l’eau; nous voilà sortis du port;
on longe des côtes escarpées, décharnées, effritées, pareilles à celles
de l’autre côté de la Méditerranée. Je ne sais pas si on l’a remarqué,
Marseille et ses environs sont beaucoup plus méridionaux que leur
latitude ne semble le comporter. Vous avez là des aspects africains
d’une âpreté aussi chaude qu’en Algérie, et la physionomie du Midi s’y
dessine d’une façon très-violente. Des contrées situées deux ou trois
cents lieues plus au sud ont souvent l’air plus septentrional: ces
roches ravinées, dont la base plonge dans une mer du bleu le plus foncé,
s’ouvrent quelquefois et laissent apercevoir une ville lointaine,
entourée de ses bastides qui tachètent la campagne de leurs mille points
blancs.

L’on rencontre çà et là quelques navires aux voiles gonflées, se
dirigeant vers le port où ils espèrent arriver avant la nuit; puis la
solitude se fait, les côtes disparaissent dans l’éloignement, la houle
du large se fait sentir; on ne voit plus que le ciel et l’eau. Quelques
légers moutons floconnent sur le bleu pâturage de la mer. Un poëte
antique y aurait vu les troupeaux de Protée. Le soleil, que n’accompagne
aucun nuage, plonge à l’occident comme un boulet rouge et semble fumer
en entrant dans l’eau. La nuit arrive, nuit sans lune; une rosée saline
s’abat sur le pont et pénètre les vêtements de son âcre humidité; les
cigares tombent lentement en cendre, aspirés par des lèvres où la nausée
se déciderait au premier coup de tangage un peu fort. Les passagers
descendent un à un et s’accommodent comme ils peuvent dans les tiroirs
qui servent de lit. Pour être bercé par la vague plus régulièrement que
jamais enfant ne le fut par sa nourrice, on n’en dort pas mieux, et l’on
fait des rêves extravagants entrecoupés par la cloche qui _pique_
l’heure et marque le quart aux matelots.

Dès l’aube on est sur pied; rien encore que ce cercle de deux ou trois
lieues dont le vaisseau est le centre, et qui se déplace avec lui, et
qu’on est convenu d’appeler l’immensité de la mer et l’image de
l’infini, je ne sais trop pourquoi, car l’horizon qu’on découvre du haut
de la moindre tour ou de la montagne la plus ordinaire est cent fois
plus vaste.

Il fait jour tout à fait, et sur la gauche le capitaine signale une
terre, qui est la Corse. Je ne vois, même avec une lorgnette, qu’une
légère brume à peine discernable des pâles teintes du ciel matinal. Le
capitaine avait raison. Le bateau marche: la vapeur grisâtre se
condense, se raffermit; des ondulations de montagnes se dessinent,
quelques points s’éclairent, des touches jaunes marquent les
escarpements dénudés, des plaques noirâtres, les forêts et les endroits
recouverts de végétation. Là-bas au nord, vers cette pointe, doit être
l’Isola-Rossa; plus loin, cette blancheur crayeuse qui se confond avec
la terre, c’est Ajaccio. Mais on passe trop au large, ce qui me
contrarie beaucoup, pour discerner aucun détail. On côtoie ainsi toute
la journée à distance cette Corse énergique et sauvage, aux mœurs
poétiquement féroces, aux vendettes éternelles, que le progrès rendra
bientôt semblable à la banlieue de Paris, à Pantin ou à Batignolles.--Ce
serait peut-être ici le lieu de placer un morceau brillant sur Napoléon;
mais j’aime mieux éviter ce lieu commun facile, et je me bornerai à
remarquer en passant quelle influence les îles ont eue sur la destinée
de ce héros presque fabuleux déjà, et dont nous voyons se former la
légende sous nos yeux: une île lui donne naissance; tombé, il repart
d’une île et meurt dans une île, tué par une île; il sort de la mer et
s’y replonge. Quel mythe l’avenir bâtira-t-il là-dessus, lorsque
l’histoire fugitive aura disparu pour laisser la place au poëme éternel?
Mais l’on aperçoit les sept moines, écueils formés de roches, ayant en
effet l’apparence de capucins encapuchonnés et rangés à la file; l’on
approche du passage étroit qui sépare la Corse de la Sardaigne du côté
de Bonifaccio.

    Grèce qu’on connaît trop, Sardaigne qu’on ignore.

Un canal extrêmement étroit divise les deux îles, qui visiblement n’ont
dû en faire qu’une avant les cataclysmes diluviens et les soulèvements
volcaniques; on voit très-distinctement la rive de chaque pays: ce sont
des collines montagneuses assez escarpées, mais sans grand caractère;
quelques rares maisons aux murs jaunes, aux toits de tuiles, parsèment
le rivage, qui sans cela semblerait celui d’une île déserte, car on n’y
découvre aucune trace de culture; deux ou trois barques à la voile
latine voltigent comme des mouettes d’un bord à l’autre.

Du côté de la Sardaigne, on nous fait remarquer, ce qui est la
principale curiosité de l’endroit, une agrégation bizarre de roches sur
le sommet d’une colline, qui dessinent très-exactement, par leurs angles
et leurs sinuosités, la forme d’un gigantesque ours blanc des mers
polaires; on distingue, sans y mettre la moindre complaisance, comme
cela arrive souvent pour ces sortes de prodiges, l’échine, les pattes,
la tête allongée de l’animal: le port, l’allure, la couleur, tout y est.
A mesure qu’on approche, les profils se perdent, les formes se
confondent ou se présentent sous une incidence défavorable. L’ours
redevient rocher. Le passage est franchi. L’on suivra dans toute sa
longueur la côte de Sardaigne qui fait face à l’Italie, comme dans la
journée on a longé la côte de Corse qui regarde vers la France.
Malheureusement la nuit vient, et nous serons privés de ce spectacle; la
Sardaigne passera près de nous comme un rêve dans l’ombre. Je ne connais
rien au monde de plus contrariant que de traverser de nuit un site qu’on
désire voir depuis longtemps. Ces mésaventures arrivent fréquemment,
maintenant que le voyageur n’est que l’accessoire du voyage, et que
l’homme est soumis comme un objet inerte au moyen de transport.

Au réveil, la mer déserte est d’un bleu dur faisant paraître le ciel
pâle. Quelques marsouins jouent dans le sillage du navire, nageant avec
une rapidité qui devance la vapeur et semble la défier; ils se
poursuivent, sautent les uns par-dessus les autres et passent dans
l’écume de la proue, puis ils restent en arrière et disparaissent après
quelques cabrioles.--A la gauche du vaisseau, à quelque distance, se
montre un énorme poisson de couleur plombée, armée d’une nageoire
dorsale noirâtre et pointue comme un aiguillon. Il plonge et ne reparaît
plus: ce sont là, avec l’apparition lointaine de trois ou quatre voiles
poursuivant leur route en divers sens, les seuls événements de la
journée. Le temps est assez frais; l’on hisse les voiles de foc et la
misaine, qui accélèrent notre marche de quelques nœuds. Le soir, on
signale le cap Maritimo, à l’une des pointes de cette île que les
anciens nommaient Trinacria, d’après sa forme, et qui s’appelle
maintenant la Sicile. Nous passerons encore dans l’obscurité le long de
ce rivage antique et pittoresque, mais demain nous serons à Malte de
jour.

Vers les deux heures, sous une bande de nuage zébrés, je discerne une
strie un peu plus opaque, c’est l’île de Goze. Bientôt la silhouette se
découpe plus nettement. D’immenses falaises à pic, au pied desquelles la
mer bouillonne tumultueusement, s’élèvent du sein des eaux, comme le
sommet d’une montagne noyée à sa base; on dit que ces grands rochers
blancs peuvent se suivre du regard à plusieurs centaines de pieds sous
la transparence de l’azur dont ils sont baignés, ce qui produit un effet
assez effrayant pour ceux qui les rasent dans une frêle barque, en
donnant en quelque sorte l’étiage de l’abîme. Le long de ces
escarpements dressés comme des murailles de forteresse, des pêcheurs
suspendus à une corde, à la façon des Italiens qui badigeonnent les
maisons, jettent des lignes et prennent du poisson. La rupture d’un
cordage, un nœud mal fait, les précipiterait brisés au fond du
gouffre.--Nous avançons; des ondulations un peu moins abruptes
permettent quelque culture: de petites murailles de pierre, qui de loin
ressemblent à des raies tracées à l’encre sur un plan topographique,
enclosent et séparent les champs; les nuages ont disparu, une belle
couleur chaude et mordorée revêt les terrains d’un manteau d’or. Un tas
de pains de blanc d’Espagne, sur lequel s’arrondissent quelques dômes,
poudroie sous un soleil aveuglant au haut d’une colline ou plutôt d’une
montagne. C’est Goze, la capitale de l’île. Les curiosités de Goze sont
des cavernes creusées au bord de la mer, à l’entrée desquelles
tourbillonnent des nuées d’oiseaux aquatiques qui y font leur nid; un
écueil où pousse une espèce de champignon particulière très-estimée,
dont les chevaliers de Malte s’étaient réservé le monopole, et la saline
de l’Horloger, bizarre phénomène hydraulique, dont voici la briève
explication. Un horloger maltais, ayant eu l’idée de pratiquer des
salines du côté de Zebug, où il possédait des terres près du rivage, fit
creuser la roche pour faire évaporer l’eau salée; mais la mer, ayant
miné en dessous, s’élança par ce puits comme une trombe ou comme un de
ces volcans d’eau de l’Islande, à une hauteur de plus de soixante pieds,
et faillit noyer tout le pays. On boucha à grand’peine l’ouverture, et
de temps en temps le volcan marin fait des essais d’éruption.--Je n’ai
pas vu la saline de l’Horloger. Je raconte simplement ce qu’on m’a dit.

Goze et Malte sont situées exactement comme la Corse et la Sardaigne;
une passe étroite les sépare, et dans les temps primitifs elles ne
devaient former aussi qu’une seule île. L’aspect des côtes de Malte est
semblable à celui des côtes de l’île de Goze: c’est la continuation
évidente des mêmes roches, des mêmes terrains, et les stratifications
géologiques se poursuivent d’une île à l’autre.

Le climat a beaucoup changé depuis la veille; le ciel prend des tons
d’outremer. Le souffle brûlant de l’Afrique voisine se fait sentir.
Malte produit des oranges; le figuier d’Inde et l’aloès y prospèrent;
l’on commence à apercevoir les fortifications de la cité Valette, que
signalent deux moulins à vent en forme de tours avec huit ailes faisant
la roue, disposition bizarre et commune à tout l’Orient, et qui
mériterait que Hoguet, le Raphaël des moulins à vent, fît le voyage tout
exprès, tant les ailes, multipliées comme les rayons d’une roue sans
jantes, ont une physionomie originale. L’eau de bleue devient verte par
l’approche de la terre; l’on double la pointe Dragut. Le bateau à vapeur
fait un demi-tour et pénètre dans le goulet du port, en passant dans le
château Saint-Elme et le fort Ricazoli.

Les fortifications, avec leurs angles précis et leurs arêtes vives,
éclairées d’une lumière splendide, se dessinent presque géométralement
entre le bleu foncé du ciel et le vert cru de la mer. Les moindres
détails du rivage ressortent nettement: à gauche s’élève une pyramide à
la mémoire du colonel Cavendish et se découpent les pointes de la cité
Victorieuse et du bourg de la Sangle; à droite, s’étage en amphithéâtre
la cité Valette; le port, qui porte le nom local de Marse, s’enfonce
dans les terres par une échancrure bifurquée à son extrémité comme le
fond de la mer Rouge; des navires anglais, sardes, napolitains, grecs,
de toutes nations, sont à l’ancre à différentes distances du bord,
suivant leur tirant d’eau. Sur le quai, du côté de la cité Valette, l’on
distingue des soldats anglais avec l’habit rouge et le pantalon blanc de
rigueur, et quelques haquets aux grandes roues écarlates, rappelant les
anciens corricoli de Naples; tout cela se détachant sur des murailles
d’une éclatante blancheur. Sans que les positions soient les mêmes, il y
a dans ce luxe de fortifications, dans ce type britannique mêlé au type
méridional, quelque chose qui fait penser à Gibraltar; cette idée se
présente naturellement à tous ceux qui ont vu ces deux possessions
anglaises, clefs qui ouvrent ou ferment la Méditerranée.

On nous a aperçus du rivage. Une flottille de canots se dirige à toutes
rames vers le bateau à vapeur; nous sommes entourés, cernés, envahis, un
abordage pacifique à lieu; le pont se couvre en une minute d’une foule
de canailles variées piaillant, criant, hurlant, jargonnant toutes
sortes de langues et de dialectes; on se croirait à Babel le jour de la
dispersion des travailleurs. Avant de savoir à quelle nation vous
appartenez, ces drôles polyglottes essayent sur vous l’anglais,
l’italien, le français, le grec, le turc même, jusqu’à ce qu’ils aient
rencontré un idiome dans lequel vous puissiez leur dire
intelligiblement: «Vous m’assommez! allez-vous-en à tous les diables!»
Les domestiques de place, les garçons d’hôtel, vous poursuivent, vous
harcèlent, vous assassinent d’offres de service. On vous fourre des
cartes dans vos mains, dans votre gilet, dans le gousset de votre
pantalon, dans la poche de votre paletot, dans la coiffe de votre
chapeau; les bateliers vous tiraillent à droite et à gauche, par le
bras, par le collet de l’habit, par la basque de la redingote, au risque
de vous écarteler, détail dont ils se soucient peu; ils se querellent et
se battent à travers vous, vociférant, gesticulant, trépignant, se
démenant comme des possédés; mais, en somme, tant tués que blessés, il
n’y a personne de mort, et cette scène de tumulte peut s’appeler, comme
la pièce de Shakespeare, «beaucoup de bruit pour rien.» Le vacarme
s’apaise, les voyageurs sont distribués en plusieurs lots, et chaque
batelier s’empare de sa proie. Aux bateliers et aux domestiques de place
se joignent les marchands de cigares, qui en vous offrent des paquets
énormes à des prix fabuleusement minimes: il est vrai qu’ils sont
exécrables.

Je remarquai parmi cette foule bigarrée des types assez
caractéristiques. Des têtes brunes à cheveux noirs lustrés et roulés en
courtes spirales, à bouches épaisses, à regards étincelants, d’un type
presque africain sur un fond de régularité grecque, se présentaient
fréquemment, et me parurent appartenir en propre à la race maltaise. Ces
têtes implantées sur des cous nerveux et des bustes solides n’ont pas
été reproduites par la peinture, et fourniraient des modèles nouveaux.
Quant au costume, il est des plus simples: un pantalon de toile serré
aux hanches par une ceinture de laine, une chemise bouffante, un bonnet
rouge penché sur l’oreille, ni bas ni souliers.

Pendant que les passagers, pressés de descendre à terre, encombraient
l’échelle, je regardais les barques ameutées au flanc du navire comme de
petits poissons autour d’une baleine, et j’en notais les particularités
de construction et d’ornement. Destinées au service du port, où l’eau
est ordinairement tranquille, ces barques n’ont pas de gouvernail, la
proue et la poupe sont marquées par une membrure relevée ayant de la
ressemblance avec le bec d’une gondole de Venise auquel on n’aurait pas
encore adapté cette clef de fer dentelé qui simule un manche de violon;
à la proue s’ouvrent deux yeux grossièrement peints, comme aux chaloupes
de Cadix et de Puerto; à côté de ces yeux, une main, étendant le doigt
indicateur, semble désigner la route. Est-ce un symbole de vigilance, un
préservatif contre la _jettatura_ et le mauvais œil? C’est ce que je ne
saurais précisément vous dire; mais ces yeux ainsi placés donnent à ces
barques un vague aspect de poisson nageant à fleur d’eau assez étrange.
Sur le dossier de la proue sont peintes les armes d’Angleterre, avec le
lion et la licorne, leurs supports héraldiques en couleurs crues et
violentes, ou bien un féroce hussard fait cabrer un cheval impossible dû
à la fantaisie de quelque peintre-vitrier. Des embarcations plus
modestes se contentent d’un simple pot de fleurs largement épanouies.

La foule diminue; j’entre dans un canot, je descends à terre, je passe
sous une porte assez obscure. Une rue en escalier se présente à moi: je
grimpe au hasard, selon mon habitude de marcher sans guide dans les
villes inconnues; d’après certains instincts topographiques qui me
trompent rarement, et, après quelques zigzags, je débouche sur la place
du Gouvernement, juste à l’heure où allait sonner la retraite anglaise.
Cette retraite mérite une description particulière: les tambours, la
grosse caisse, le fifre, se rangèrent silencieusement à un bout de la
place; je n’ai aucune envie de jeter du ridicule sur l’armée anglaise,
mais je ne suis pas encore sûr que cette musique ne fût pas empruntée à
quelque orgue de Crémone: à un signe du master, les tambours levèrent
leurs baguettes, la grosse caisse son tampon, le fifre son turlutu, mais
avec un mouvement si sec, si mécanique, si régulièrement pareil, qu’il
semblait produit par des ressorts et non par des muscles. Huit jambes de
pantalons blancs se relevèrent et retombèrent sur un pas géométrique, et
un sauvage ouragan de discordances se déchaîna.

La grosse caisse grognait comme un ours en colère, les tambours
sonnaient le fêlé, et le fifre, grimpé à des hauteurs impossibles,
battait des trilles extravagants; mais les musiciens, malgré toute cette
furie, n’en gardaient pas moins des figures immobiles, inertes, glacées,
sur lesquelles la brise du midi n’avait pu fondre le givre du nord.
Arrivés à l’autre extrémité de la place, ils se retournèrent brusquement
et refirent le même chemin en émettant le même charivari.--Vous avez
sans doute vu de ces jouets d’Allemagne pourvus d’une manivelle qui
agace un fil de laiton avec un tuyau de plume et fait sortir d’une
guérite un soldat prussien au son d’une aigre petite musique; le soldat
s’avance par une coulisse jusqu’au bout de la boîte, fait volte-face et
revient à son point de départ. Grandissez et multipliez ce jouet
d’Allemagne, et vous aurez l’idée la plus exacte de la retraite
anglaise. Je n’aurais jamais cru que l’homme pût arriver à singer si
parfaitement le bois peint. C’est un beau triomphe pour la discipline.

En redescendant vers la mer, je vois flamboyer un reflet de cierges à
travers la porte d’une église. J’entre. Des tentures de damas rouge
galonné d’or enveloppent les piliers. Sur l’autel tout plaqué d’argent
scintillent des soleils de filigrane et de strass. Quelques lampes
répandent un mystérieux demi-jour dans les chapelles latérales. Devant
une Madone grillée sont pendus des _ex voto_ en cire et en argent; des
tableaux farouches, à la manière de l’Espagnolet ou du Caravage, se
discernent vaguement à la lueur des bougies; il me semble être dans une
église d’Espagne, en plein catholicisme convaincu et fervent.

De petits garçons, accroupis par file sur des bancs de bois, psalmodient
gutturalement un cantique dont un vieux prêtre leur donne le ton.--Je me
retire plus édifié de l’intention que de la musique. La nuit est tombée
tout à fait. Des fanaux brillent aux angles des rues devant les images
des madones et des saints. Les boutiques de marchands de comestibles et
de rafraîchissements sont éclairées par des veilleuses qui chatoient
parmi la verdure des étalages comme des vers luisants sous l’herbe. Des
femmes encapuchonnées de la _faldette_ montent et descendent les
escaliers des rues, rasant mystérieusement les murailles, chauves-souris
du crépuscule d’amour.--Je crois, Dieu me pardonne, que je viens
d’entendre frissonner les plaques de cuivre d’un tambour de basque; une
main exercée tape sur le ventre d’une guitare en effleurant les cordes
du pouce.--Suis-je à Malte (possession anglaise), ou à Grenade, dans
l’Antequerula? Il y avait longtemps que je n’avais entendu racler le
jambon en pleine rue, et je commençais à croire, malgré les souvenirs de
mes trois voyages d’Espagne, que la chose n’avait lieu que dans les
vignettes de romances. Cela m’a rajeuni le cœur de quelques années, et
je remonte dans ma barque pour regagner le _Léonidas_, fredonnant le
moins faux qu’il m’est possible le motif que je viens d’entendre.
Demain, je reviendrai voir, à la pure lumière du jour, ce que j’ai
démêlé dans l’ombre du soir, et je tâcherai de vous donner une idée de
la cité Valette, ce siége de l’ordre de Malte, qui a joué un rôle si
brillant dans l’histoire, et qui s’est éteint, comme toutes les
institutions qui n’ont plus de but, quelque glorieux qu’ait été leur
passé.



II

MALTE


J’ai retrouvé, à Malte, cette belle lumière d’Espagne dont l’Italie
même, avec son ciel si vanté, n’offre qu’un pâle reflet. Il y fait
véritablement clair, et ce n’est pas là un de ces crépuscules plus ou
moins blafards qu’on décore du nom de jour dans les climats
septentrionaux. Le canot me dépose sur le quai, et j’entre dans la cité
Valette par la porte Lascaris, Lascaris-gate, comme le dit l’inscription
écrite au-dessus de l’arcade. Ce nom grec et ce mot anglais, soudés par
un trait d’union, font un effet bizarre. Toute la destinée de Malte est
dans ces deux mots; sous la voûte, au passage comme à la porte du
Jugement à Grenade, il y a une chapelle à la Vierge, grillée, au fond de
laquelle tremblote une veilleuse, et dont le seuil est obstrué de
mendiants, qui, pour la beauté du haillon, ne seraient pas déplacés
parmi des gueux de l’Albaycin; les pays chauds dorent les guenilles et
les roussissent à souhait pour la palette des peintres. Par cette porte,
va et vient une foule bigarrée et cosmopolite; des Tunisiens, des
Arabes, des Grecs, des Turcs, des Smyrniotes, des Levantins de toutes
les échelles dans leur costume national, sans compter les Maltais, les
Anglais et les Européens de différents pays.

Je me rappelle un grand nègre enveloppé, pour tout vêtement, d’une
couverture de laine où il se drapait majestueusement, coudoyant une
jeune femme anglaise d’une mise aussi correcte et aussi strictement
britannique que si elle eût foulé le gazon vert d’Hyde-Park ou le
trottoir de Piccadilly; il avait l’air si tranquille, si sûr de lui-même
dans sa loque pouilleuse, qu’à coup sûr il n’aurait pas voulu la changer
contre le frac tout neuf d’un dandy du boulevard de Gand. Les Orientaux,
même des classes inférieures, ont une dignité naturelle surprenante; il
passait là des Turcs dont toute la défroque ne valait pas un aspre et
qu’on eût pris pour des princes déguisés. Cette aristocratie leur vient
de leur religion, qui leur fait regarder les autres hommes comme des
chiens: des haquets peints en rouge fendaient la foule, se croisant avec
des voitures bizarres dont les roues sont rejetées très-loin de la
caisse toute portée en avant, et qui rappellent un peu, pour la
disposition du train, les équipages de Louis XIV dans les paysages de
Van der Meulen. Je crois ce genre de voiture particulier à Malte, car je
n’en ai pas vu ailleurs. Leur circulation est, du reste, restreinte à
quelques rues principales, les autres étant taillées en escaliers ou en
rampes abruptes.

En dedans de la porte de Lascaris se trouve un marché très-vivant,
très-animé, sous des tentes et des baraques avec chapelets d’oignons,
sacs de pois chiches, monceaux de tomates et de concombres, paquets de
piments, corbeilles de fruits rouges, et toutes sortes de comestibles
pleins de couleur locale, pittoresquement étalés. Une belle fontaine à
bassin de marbre surmonté d’un grand Neptune de bronze, s’appuyant sur
un trident dans une pose cavalière, et rococo, produit un effet charmant
au milieu de ces boutiques.--Parmi les cafés, les cabarets, les
gargotes, l’on rencontre çà et là une taverne anglaise, placardée de sa
pancarte de porter simple et double, d’old scotish-ale, d’East India
pale beer, de gin, de whisky, de brandwine et autres mixtures
vitrioliques à l’usage des sujets de la Grande-Bretagne, qui contraste
bizarrement avec les limonades, les sirops de cerises et les boissons
glacées des vendeurs de sorbets en plein vent. Les policemen, armés d’un
court bâton aux armes d’Angleterre, comme ceux de Londres, parcourent
d’un pas réglé cette foule méridionale, et y font régner l’ordre. Rien
n’est plus sage, sans doute; mais ces hommes graves, froids, convenables
dans toute la force du mot, impassibles représentants de la loi, font un
singulier effet entre ce ciel lumineux et cette terre ardente. Leur
profil semble fait expressément pour se découper sur les brouillards
d’High-Holborn et de Temple-Bar.

La cité Valette, fondée en 1566 par le grand maître dont elle porte le
nom, est la capitale de Malte; la cité de la Sangle, la cité
Victorieuse, qui occupent deux pointes de terre de l’autre côté du port
de la Marse, avec les faubourgs la Floriana et la Burmola, complètent la
ville, entourée de bastions, de remparts, de contrescarpes, de forts et
de fortins à rendre tout siége impossible. A chaque pas qu’on fait, on
se trouve face à face avec un canon lorsqu’on suit une des rues qui
circonscrivent la ville, comme la Strada-Levante ou la Strada-Ponente.
Gibraltar lui-même n’est pas plus hérissé de bouches à feu.
L’inconvénient de ces ouvrages multipliés est qu’ils embrassent un
très-grand rayon et qu’il faudrait, pour les défendre en cas d’attaque,
une garnison nombreuse, toujours difficile à entretenir et à renouveler
loin de la mère patrie.

Du haut de ces remparts on découvre, à perte de vue, la mer bleue et
transparente, gaufrée de moires par la brise et piquée de voiles
blanches. Des sentinelles rouges montent la garde de distance en
distance; l’ardeur du soleil est si forte sur ces glacis, qu’une toile,
tendue par un châssis et tournant sur un piquet, fait de l’ombre aux
soldats, qui, sans cette précaution, rôtiraient sur place.

En montant vers la seconde porte, on trouve une église de style jésuite
et rococo, dans le goût des églises de Madrid, qui n’offre rien de
curieux à l’intérieur. Cette porte, où l’on arrive par un pont-levis,
est surmontée du blason triomphal d’Angleterre, et son fossé, transformé
en jardin, est obstrué d’une luxuriante végétation méridionale d’un vert
métallique et vernissé: limons, orangers, figuiers, myrtes, cyprès,
plantés pêle-mêle dans un désordre touffu et charmant. Au-dessus de
l’enceinte, dépassant les terrasses des maisons, s’ouvrent sur le bleu
du ciel une suite d’arcades blanches encadrant la promenade de la piazza
Regina, située au haut de la ville, et d’où l’on jouit d’une vue
magnifique.

La cité Valette, quoique bâtie sur un plan régulier et pour ainsi dire
tout d’un bloc, n’en est pas moins pittoresque. La déclivité extrême du
terrain compense ce que le tracé exact des rues pourrait avoir de
monotone, et la ville escalade par des paliers et des degrés la colline,
qu’elle recouvre en amphithéâtre. Les maisons, très-hautes, comme celles
de Cadix, pour jouir de la vue de la mer, se terminent en terrasses de
pouzzolane. Elles sont toutes en pierre blanche de Malte, une sorte de
tuf très-facile à tailler, et avec lequel on peut, sans grands frais, se
livrer à des caprices de sculpture et d’ornementation. Ces maisons
rectilignes portent admirablement et ont un air de grandeur et de force
qu’elles doivent à l’absence de toits, de corniches et d’attique. Elles
tranchent nettement en équerre sur l’azur du ciel, que leur blancheur
fait paraître plus intense; mais ce qui leur donne un caractère
original, ce sont les balcons en saillie, appliqués sur leurs façades
comme des moucharabys arabes ou des miradores espagnols. Ces cages
vitrées, garnies de fleurs et d’arbustes, et qui ressemblent à des
serres projetées hors de la maison, portent sur des consoles et des
modillons en volutes, en créneaux denticulés, en feuillages tordus, en
chimères ornementales de la fantaisie la plus variée.

Les balcons rompent heureusement les lignes des façades, et, vus du bout
de la rue, présentent les plus heureux profils; les ombres qu’ils
découpent par leurs fortes saillies tranchent à propos sur le ton clair
des façades. Les brindilles des pois d’Alger, les étoiles rouges du
géranium, les fleurs de porcelaine des plantes grasses, qui débordent de
leurs vitrines ouvertes, égayent de leurs vives couleurs le bleu et le
blanc, ton local du tableau. C’est dans ces miradores que les femmes de
la classe aisée de Malte passent leur vie, guettant le moindre souffle
de la brise de mer, ou affaissées sous les énervantes influences du
sirocco. On aperçoit de la rue leur bras blanc accoudé, et l’on voit
briller le coin de leur noire prunelle, ce qui vous distrait
agréablement de vos contemplations architecturales.--Les Maltaises,
chose rare parmi les femmes qui se laissent diriger dans leur toilette
plutôt par la mode que par le goût, ont eu le bon esprit de conserver
leur costume national, du moins dans la rue. Ce vêtement, appelé
_faldetta_, consiste en une espèce de jupon d’une coupe particulière et
dont on s’encapuchonne en élargissant ou en rétrécissant l’ouverture,
maintenue par une petite baguette de baleine, selon que l’on veut plus
ou moins laisser voir son visage.

La faldetta est uniformément noire comme un domino, dont elle a tous les
avantages, plus une grâce refusée aux informes sacs de satin qui
gazouillent en carnaval au foyer de l’Opéra; on cache une joue et un œil
du côté de la personne dont on veut ne pas être vu, on rejette la
faldetta en arrière ou on la remonte jusque sur le nez, suivant les
circonstances. C’est le bal masqué transporté en pleine rue. Sous ce
capuchon de taffetas noir, assez semblable aux thérèses de nos
grand’mères, on porte habituellement une robe rose ou lilas à grands
volants. Autant que j’en ai pu juger lorsqu’un souffle propice faisait
voltiger le voile mystérieux, les Maltaises se rapprochent du type
oriental par leur grand œil arabe, leur teint pâle et leur nez
généralement aquilin. Comme je n’ai pas vu un visage complet, mais la
prunelle de celui-ci, le nez de celui-là, la joue de tel autre, et pas
un seul menton (excepté aux fenêtres, en raccourci plafonnant), car la
faldetta les recouvre, je ne porte pas un jugement définitif, et je
livre mon observation pour ce qu’elle vaut.

Les Guides du Voyageur et les ouvrages spéciaux de géographie prétendent
que les Maltaises ont l’humeur coquette et le cœur faible. Je ne suis
pas un don Juan assez transcendental pour m’être assuré par moi-même de
la vérité de cette assertion dans un séjour de quelques heures; mais les
maisons ont deux ou trois étages de miradores, les femmes portent
uniformément sur la tête un jupon qui est l’équivalent de l’ancien
masque vénitien et de la mantille espagnole actuelle, le sirocco souffle
trois jours sur quatre, il fait ordinairement vingt-huit degrés de
chaleur, on joue de la guitare dans les rues, le soir, et les offices
sont très-suivis. Il est d’ailleurs bien difficile d’être puritainement
glacial entre la Sicile et l’Afrique. Cette facilité de mœurs est
attribuée, toujours par les mêmes livres sérieux, à la corruption des
chevaliers de Malte; mais les pauvres chevaliers dorment depuis maintes
années sous leurs tombes de mosaïque, dans l’église de Saint-Jean, et la
faute, si faute il y a, est tout entière au soleil. Tout ce que je puis
dire, c’est qu’elles m’ont paru très-piquantes ainsi fagotées et mettant
le nez à la fenêtre par l’ouverture de cette jupe.

En courant au hasard, je rencontre des coins de rue charmants et qui
feraient le bonheur d’un aquarelliste. Les balcons enveloppent l’angle
et forment plusieurs étages de tourelles ou de galeries, suivant leur
dimension. Une madone ou un saint de grandeur naturelle, la tête sous un
baldaquin de pierre, les pieds sur un énorme socle en gaîne à volutes
tirebouchonnées, se présentent inopinément à l’adoration des personnes
pieuses et au crayon des faiseurs de croquis; de grandes lanternes,
soutenues par des potences de serrurerie compliquée, éclairent ces
dévotes images et fournissent de jolis motifs de dessin. Je ne
m’attendais pas à trouver des carrefours si catholiques dans la Malte
anglaise. Au bas de la plupart de ces statues sont écrites, sur des
cartouches contournés, des inscriptions du genre de celle-ci: «Mgr
Fernando Mattei, évêque de Malte, ou Son Excellence révérendissime don
F. Saverio, accorde quarante jours d’indulgence à tous ceux qui diront
un _Pater_, un _Ave_ et un _Gloria_ devant les images de la très-sainte
Vierge ou de saint François Borgia, posées là par leurs soins.» Puisque
j’ai parlé de sculpture sacrée, je placerai ici un détail assez bizarre
que j’ai remarqué sur le portail d’une église.

Ce sont des têtes de mort cravatées d’ailes de papillon. Cet
hiéroglyphe, funèbrement pompadour, de la brièveté de la vie m’a paru
associer d’une façon neuve les emblèmes du boudoir aux ornements de la
tombe. On ne saurait être plus galamment sépulcral, et l’idée a dû être
caressée par un joli petit abbé de cour. Si le sens de ce rébus funèbre
a été clair pour moi, il n’en a pas été de même d’un petit bas-relief
que j’ai vu au-dessus de la porte de plusieurs maisons, et qui
représente, avec de légères variantes, une femme nue plongée dans les
flammes jusqu’à la ceinture, et levant les bras au ciel. Une banderole
porte ce mot gravé: _Valletta_. Un Maltais, que je consulte, m’explique
que la rente des maisons ainsi désignées revient à la confrérie des âmes
du Purgatoire après la mort de leurs propriétaires, pour lesquels on dit
des prières et des messes. Cette femme nue symbolise l’âme.

Le palais des grands maîtres, aujourd’hui palais du gouvernement, n’a
rien de bien remarquable comme architecture. Sa date est récente, et il
ne répond pas à l’idée qu’on se fait de la demeure des Villiers de
l’Ile-Adam, des Lavalette et de leurs successeurs. Cependant il a une
prestance assez monumentale et produit un bel effet sur cette grande
place, dont il occupe un des pans. Deux portes à colonnes rustiques
rompent l’uniformité de cette longue façade; un immense miradore,
faisant galerie intérieure, et porté par de fortes consoles sculptées,
circule à la hauteur du premier étage à peu près, et donne à l’édifice
le cachet de Malte. Ce détail tout local relève ce que cette
architecture pourrait avoir de plat. Ce palais, vulgaire dans sa
magnificence, devient ainsi original.--L’intérieur, que j’ai visité,
offre une suite de vastes salles et de galeries renfermant des peintures
représentant des batailles de terre et de mer, des siéges, des abordages
de galères turques et de galères de la Religion (c’est ainsi que l’on
appelle collectivement l’ordre de Saint-Jean), de Matteo da Lecce.--Il y
a aussi des tableaux du Trevisan, de l’Espagnolet, du Guide, du
Calabrèse et de Michel-Ange de Caravage.

Le cicerone vous fait promener dans de grands appartements aux planchers
couverts de nattes fines, aux colonnes de stuc ou de marbre, aux
tapisseries de haute lisse d’après Martin de Voos ou Jouvenet, aux
plafonds de bois losangés ou quadrillés, accommodés, avec plus ou moins
de goût, à la destination actuelle: les blasons et les portraits des
grands maîtres rappellent çà et là les anciens habitants de ce palais
chevaleresque, devenu résidence anglaise; j’ai été surpris de trouver là
un portrait de Lawrence, un Georges III ou IV, tout de satin blanc et
d’écarlate, faisant face à un Louis XVI assez bien peint, quoique moins
miroité de reflets nacrés que le monarque anglais. Une des plus énormes
salles, lorsque je passai à Malte, était disposée en salle de bal, et à
l’une des colonnes pendait la carte imprimée des valses, des polkas et
des quadrilles; ce détail, bien naturel pourtant, nous fit sourire; il
égayerait les ombres des jeunes chevaliers s’il leur plaisait de revenir
la nuit dans leur ancienne demeure: les vieux rébarbatifs s’en
offenseraient seuls, car ces moines soldats menaient assez joyeuse vie,
et leurs _auberges_ ressemblaient plus à des casernes qu’à des
monastères. Le trône d’Angleterre, avec son dais, ses armoiries et ses
lambrequins, s’élève orgueilleusement à la place du fauteuil qu’occupait
le grand maître de l’ordre, et les portraits en lithographie coloriée de
la nombreuse progéniture du prince Albert et de la reine Victoria, ainsi
que cela doit être chez tout loyal sujet, sont appendus aux murailles
étonnées de cet asile du célibat.

J’aurais désiré visiter le musée des armures, toucher ces casques rayés
par les lames de Damas, ces cuirasses bosselées par la pierre des
catapultes, et sous lesquelles ont battu tant de nobles cœurs: ces
boucliers blasonnés de la croix de l’ordre, et où s’implantaient en
tremblant les flèches sarrasines; mais, après une heure d’attente et de
recherche, on me dit que le gardien était allé à la campagne et avait
emporté les clefs avec lui. A cette réponse superbe, je me crus encore
en Espagne, où, assis devant la porte d’un monument quelconque,
j’attendais que le concierge eût fini sa sieste et voulût bien m’ouvrir.
Il fallut donc renoncer à voir ces héroïques ferrailles et diriger ma
course ailleurs.

Pour en finir avec les chevaliers, je me dirigeai vers l’église
Saint-Jean, qui est comme le Panthéon de l’ordre. La façade, à fronton
triangulaire, flanquée de deux tours terminées par des clochetons de
pierre, n’ayant pour tout ornement que quatre piliers couplés et
superposés, et percée d’une fenêtre et d’une porte sans sculpture et
sans arabesque, ne prépare pas le voyageur aux magnificences du dedans.
La première chose qui arrête la vue, c’est une immense voûte peinte à
fresque qui tient toute la longueur de la nef; cette fresque,
malheureusement détériorée par le temps, ou plutôt par la mauvaise
qualité de l’enduit, est de Mattias Preti, dit le Calabrèse, un de ces
grands maîtres secondaires qui, s’ils ont moins de génie, ont
quelquefois plus de talent que les princes de l’art. Ce qu’il y a de
science, d’habileté, d’esprit, d’abondance et de ressources dans cette
colossale peinture, dont on parle à peine, est vraiment inimaginable.

Chaque division de la voûte renferme un sujet de la vie de saint Jean, à
qui l’église est dédiée, et qui était le patron de l’ordre. Ces
divisions sont soutenues, à leurs retombées, par des groupes de captifs,
Sarrasins, Turcs, chrétiens ou autres, demi-nus ou couverts de quelque
reste d’armure brisée, dans des poses humiliées et contraintes, espèces
de cariatides barbares bien appropriées au sujet. Toute cette partie de
la fresque est pleine de caractère et de ragoût, et brille par une force
de couleur rare dans ce genre de peinture. Ces tons solides font valoir
les tons légers de la voûte, et font fuir les _ciels_ à une grande
profondeur. Je ne connais d’aussi grande machine que le plafond de
Fumiani, dans l’église de Saint-Pantaléon, à Venise, représentant la
vie, le martyre et l’apothéose du saint de ce nom. Mais le goût de la
décadence se fait moins sentir dans l’œuvre du Calabrais que dans celle
du Vénitien. Si l’on veut connaître à fond l’élève du Guerchin, c’est à
Malte, à l’église Saint-Jean, qu’il faut venir. En récompense de cette
œuvre gigantesque, Mattias Preti eut l’honneur d’être reçu chevalier de
l’ordre, comme le Caravage.

Le pavé de l’église se compose de quatre cents tombes de chevaliers,
incrustées de jaspe, de porphyre, de vert antique, de brèches de toutes
couleurs, qui doivent former la plus splendide mosaïque funèbre; je dis
doivent, car, au moment de ma visite, elles étaient recouvertes par ces
immenses nattes de sparterie dont on tapisse les églises méridionales;
usage qui s’explique par l’absence de chaises et l’habitude de
s’agenouiller par terre pour faire ses dévotions. Je le regrettai
vivement; mais les chapelles et la crypte contiennent assez de richesses
sépulcrales pour vous dédommager. Ces chapelles, extrêmement ornées
d’arabesque, de volutes, de rinceaux et de ramages de sculpture
entremêlés de croix, de blasons, de fleurs de lis, le tout doré en or de
ducat, surprennent par leurs richesses ceux qui ne connaissent que les
églises de France, d’une nudité si sévère et d’une mélancolie si
romantique. Cette profusion d’ornements, ces dorures, ces marbres
variés, semblent à des Français convenir plutôt à la décoration d’un
palais ou d’une salle de bal, car notre catholicisme est un peu
protestant.

Le tombeau de Nicolas Cotoner, un des grands maîtres qui ont le plus
contribué à la splendeur de l’ordre, et qui ont dépensé leur fortune
particulière à doter Malte de monuments utiles ou luxueux, n’est pas
d’un très-bon goût, mais il est riche et composé de matières précieuses.
Il consiste en une pyramide appliquée au mur, que surmonte une boule
croisetée qu’accompagnent une Renommée sonnant de la trompette et un
petit génie tenant le blason des Cotoner. Le buste du grand maître
occupe le bas de la pyramide au centre d’un trophée de casques, de
canons, de mortiers, de drapeaux, de boucliers, de haches d’abordage et
de piques. Deux esclaves agenouillés, les bras liés derrière le dos, et
dont l’un se retourne avec un air de révolte, supportent la plinthe et
forment le piédestal. J’ai décrit ce tombeau en détail, car il est comme
le type des autres, où les emblèmes de la foi se mêlent aux symboles de
la guerre, comme il convient à un ordre à la fois militaire et
religieux. Il faut jeter aussi un coup d’œil sur le mausolée du grand
maître Rohan, très-magnifique et très-coquet, et sur celui de don Ramon
de Perillas, grand maître espagnol, dont les armes parlantes sont
entremêlées de croix et de poires.

J’ai regardé toutes ces tombes sans autre impression que la tristesse
respectueuse que donne toujours à un être vivant et pensant la pierre
derrière laquelle est caché un être qui a vécu et pensé comme lui. Mais
quelle n’a pas été mon émotion en rencontrant au détour d’une arcade un
marbre signé Pradier, avec ces caractères demi-grecs, demi-français, et
ce _sigma_ hétéroclite auquel il voulait à toute force donner la valeur
d’un _epsilon_! Les dernières lignes que j’avais écrites en France, deux
heures avant mon départ, déploraient la mort subite de cet artiste aimé,
qui pouvait encore faire tant de chefs-d’œuvre. Je retrouvais
inopinément à Malte une de ses statues les plus gracieusement
mélancoliques, où il avait su conserver dans la mort tout le charme de
la jeunesse, celle de l’infortuné comte de Beaujolais, que l’on a tant
admirée au Salon, il y a une dizaine d’années. Le mort récent m’était
rappelé par un tombeau déjà ancien, si les tombeaux ont un âge et si la
pyramide de Chéops est plus vieille que la fosse fermée d’hier au
Père-Lachaise. Heureux cependant celui qui lègue son nom à la plus dure
matière qui soit, et s’assure par de belles œuvres l’immortalité
relative dont l’homme peut disposer!

Une chapelle souterraine, assez négligée, renferme les sépultures de
Villiers de l’Ile-Adam, de la Valette et d’autres grands maîtres couchés
dans leurs armures sur des cippes armoriées, soutenues par des lions,
des oiseaux et des chimères; les uns en bronze, les autres en marbre ou
en quelque autre matière précieuse. Cette crypte n’a rien de mystérieux
ni de funèbre. La lumière des pays chauds est trop vive pour se prêter
aux effets de clair-obscur des cathédrales gothiques.

Avant de quitter l’église, n’oublions pas de mentionner un groupe de
_Saint Jean baptisant le Christ_, du sculpteur maltais Gaffan, placé sur
le maître-autel, plein de talent, quoique un peu maniéré, et un tableau
d’une férocité superbe, de Michel-Ange de Carravage, ayant pour sujet la
décollation du même saint. A travers la poussière de l’abandon et la
fumée du temps, on démêle des morceaux d’un réalisme surprenant, des
cambrures truculentes et un faire d’une énergie extraordinaire.

L’heure s’avance, et le bateau à vapeur n’attend pas les retardataires.
Parcourons encore une fois la rue de Saint-Jean et de Sainte-Ursule la
pittoresque, avec leurs paliers étagés, leurs balcons saillants, les
boutiques qui les bordent, la foule qui monte et descend perpétuellement
leurs escaliers, la Strada-Stretta, qui avait autrefois le privilége de
servir de terrain aux duellistes de l’ordre, sans qu’on pût les
inquiéter; jetons un coup d’œil, du haut des remparts, sur cette
campagne fauve, divisée par des murs de pierre, sans ombre et sans
végétation, dévorée par un âpre soleil; regardons la mer du haut de la
piazza Régina, émaillée de tombeaux anglais; traversons en canot la
Marse, parcourons la grande rue de la Sangle, et remontons à bord avec
le regret de ne pouvoir emporter une paire de ces jolis vases en pierre
de Malte, que les habitants taillent au couteau de la façon la plus
ingénieuse et la plus élégante.

Il est quatre heures et demie, et le bateau lève l’ancre à cinq
heures.--Un divertissement tout à fait local nous est réservé comme
bouquet de notre trop court séjour à Malte. De petites barques nous
entourent chargées de gamins tout nus. Les Maltais nagent comme les
canards au sortir de l’œuf, et sont excellents plongeurs.--On jetait du
haut du bord une pièce d’argent à la mer; l’eau est si limpide dans le
port, qu’on la voyait descendre jusqu’à une vingtaine de pieds de
profondeur. Les gamins guettaient la chute de la monnaie, plongeaient
aussitôt après elle et la rattrapaient trois fois sur quatre, exercice
non moins favorable à leur santé qu’à leur bourse. Vous m’excuserez de
ne pas vous parler des catacombes, de la colline Bengemma, des restes du
temple d’Hercule, de la grotte de Calypso, car les savants prétendent
que Malte est l’Ogygie d’Homère: je n’ai pas eu le temps de les voir, et
ce n’est pas la peine de copier ce que d’autres en ont dit.

Demain, dans la matinée, nous apercevrons les rivages de Grèce. Je ne
suis pas un classique forcené, tant s’en faut, cependant cette idée me
trouble. On éprouve toujours quelque appréhension à voir se formuler
dans la réalité une terre entrevue dès l’enfance à travers la brume des
rêves poétiques.



III

SYRA


Demain, dans la journée, nous serons en vue du cap Matapan, nom barbare
qui cache l’harmonie de l’ancien nom, comme une couche de chaux empâte
une fine sculpture. Le cap Ténare est l’extrême pointe de cette feuille
de mûrier aux profondes découpures étalée sur la mer qu’on nomme
aujourd’hui la Morée et qui s’appelait autrefois le Péloponèse. Tous les
passagers étaient debout sur le pont, regardant à l’horizon, dans le
sens indiqué, trois ou quatre heures avant qu’il fût possible de rien
distinguer. Ce nom magique de Grèce fait travailler les imaginations les
plus inertes; les bourgeois les plus étrangers aux idées d’art
s’émeuvent eux-mêmes et se ressouviennent du dictionnaire de
Chompré.--Enfin, une ligne violette se dessina faiblement au-dessus des
flots:--c’était la Grèce; une montagne sortit sa hanche de l’eau, comme
une nymphe qui se repose sur le sable après le bain, belle, pure,
élégante, digne de cette terre sculpturale. «Quelle est cette montagne?
demandai-je au capitaine.--Le Taygète,» me répondit-il avec bonhomie,
comme s’il eût dit Montmartre. A ce nom de Taygète, un fragment de vers
des _Georgiques_ me jaillit instantanément de la mémoire:

    ... Virginibus bacchata Lacænis
    Taygeta!

et se mit à voltiger sur mes lèvres comme un refrain monotone, mais qui
suffisait à ma pensée. Que peut-on dire de mieux à une montagne grecque
qu’un vers de Virgile?--Quoiqu’on fût au milieu du mois de juin et qu’il
fît assez chaud, le sommet de la montagne était argenté de lames de
neige, et je songeais aux pieds roses de ces belles filles de Laconie
qui parcouraient en bacchantes le Taygète, et laissaient leur empreinte
charmante sur les sentiers blancs!

Le cap Matapan s’avance entre deux golfes profonds, qu’il divise de son
arête: le golfe de Coron et celui de Kolokythia; c’est une pointe de
terre aride et décharnée, comme toutes les côtes de Grèce. Quand on l’a
dépassé, on vous montre, sur la droite, un bloc de rochers fauves,
fendillés de sécheresse, calcinés de chaleur, sans l’apparence de
verdure ou même de terre végétale: c’est Cerigo, l’ancienne Cythère,
l’île des myrtes et des roses, le séjour aimé de Vénus, dont le nom
résume les rêves de volupté. Qu’eût dit Watteau avec son embarquement
pour Cythère tout bleu et tout rose, en face de cet âpre rivage de roche
effritée, découpant ses contours sévères sous un soleil sans ombre et
pouvant offrir une caverne à la pénitence des anachorètes, mais non un
bocage aux caresses des amants: Gérard de Nerval a du moins eu
l’agrément de voir sur la rive de Cythère un pendu enveloppé de toile
cirée, ce qui prouve une justice soigneuse et confortable. Le _Léonidas_
passait trop loin de terre pour que ses passagers pussent jouir d’un
détail si gracieux, quand même toutes les potences de l’île eussent été
garnies en ce moment.

Les anciens ont-ils menti et supposé des sites ravissants là où
n’existent maintenant qu’un îlot pierreux et qu’une terre pelée? Il est
difficile de croire que leurs descriptions, dont il était facile alors
de vérifier l’exactitude, soient de pure fantaisie. Sans doute, ce sol
fatigué par l’activité humaine s’est épuisé à la longue; il est mort
avec la civilisation qu’il supportait, exténué de chefs-d’œuvre, de
génie et d’héroïsme. Ce que nous en voyons n’est plus que son squelette:
la peau, les muscles, tout est tombé en poussière. Quand l’âme se retire
d’un pays, il meurt comme un corps,--autrement, comment expliquer une
différence si complète et si générale, car ce que je viens de dire peut
s’appliquer à presque toute la Grèce; cependant, ces côtes, quelque
désolées qu’elles soient, ont encore de belles lignes et de pures
couleurs.

On passe entre Cerigo et Servi, autre île de pierre ponce, et l’on
double le cap Malia ou Saint-Ange, et l’on débusque dans l’archipel;
l’horizon se peuple de voiles, les bricks, les goëlettes, les
caravelles, les argosils, sillonnent l’eau bleue dans tous les sens; il
fait un temps admirable; ni roulis ni tangage. Une faible brise gonfle
légèrement notre misaine et aide un peu nos roues, qui fouettent de
leurs palettes une mer unie comme la glace, où devraient nager les
cortéges mythologiques d’Amphitrite et de Galatée, et que ne rident pas
même les sauts des marsouins, ces tritons de l’histoire naturelle, qui,
à distance, peuvent produire l’illusion de dieux marins. La terre a fui
et ne se montre plus que comme un brouillard au bord du ciel; puisqu’il
n’y a rien à voir au loin, examinons un peu les nouveaux hôtes embarqués
à Malte.

Ce sont des Levantins accroupis ou couchés sur leur tapis à l’avant du
bateau, près du cabas renfermant leurs provisions et du matelas roulé
sur lequel ils s’étendent la nuit.--Un Levantin en voyage emporte
toujours trois choses: son tapis, son chibouck et son matelas. L’un
d’eux, assez âgé, est vêtu d’une pelisse pistache passée de couleur,
historiée dans le dos d’une arabesque d’or, quoique le reste de son
costume soit fort simple et même un peu déguenillé. Il a avec lui un
jeune enfant aux yeux noirs très-vifs et très-intelligents.--Deux ou
trois Grecs ont établi leur installation non loin du Levantin. Ils
portent la fustanelle et une veste blanche agrémentée assez élégante;
mais, chose horrible à dire et plus horrible encore à contempler, ces
nobles Hellènes étaient coiffés de bonnets de coton comme des
Bas-Normands!--O Grèce! terre classique! ton intention était-elle de me
navrer le cœur et de me faire perdre ma dernière illusion en
m’apparaissant sous la figure de deux de tes fils mitrés du casque à
mèche bourgeois! Il est vrai que ces bonnets de coton, vus de près,
offraient quelques passementeries de fil qui en mitigeaient un peu la
triviale laideur, et qu’on peut alléguer que Pâris séduisit Hélène
casqué d’un bonnet phrygien, qui n’est autre chose qu’un bonnet de coton
teint de pourpre.

Sur le tillac, Vivier, le célèbre cor dont la spirituelle bizarrerie
égale le talent, et que le bateau à vapeur d’Italie nous avait amené,
racontait, au milieu d’un cercle d’auditeurs charmés, la prodigieuse
histoire de Mastoc Riffardini et de son lieutenant Pietro, et une belle
jeune fille aux yeux bleus, se rendant à Athènes avec son père,
s’allongeait paresseusement sur un canapé et laissait errer son regard
dans la sérénité de l’air, tout en souriant vaguement de l’histoire.

D’après l’assurance du capitaine qu’aucune île ne serait en vue avant
six ou sept heures du soir, l’on consentit à descendre dîner. Quand on
remonta de table, Milo et Anti-Milo étaient en vue, déjà baignées de
teintes violettes par l’approche du crépuscule; l’apparence était
toujours la même: des escarpements stériles, des pentes dénudées, mais
qu’importe? De ce maigre terrain n’est-il pas jailli un fruit
merveilleux? ce sol infertile, plus riche que celui de la Beauce et de
la Touraine, ne recélait-il pas le chef-d’œuvre de l’art, le type le
plus pur et le plus vivant de la forme, la radieuse Vénus, adoration des
poëtes et des artistes, et qui n’a eu qu’à secouer la poussière des
siècles pour reconquérir ses autels? car devant son piédestal tout le
monde est païen; les temps écoulés disparaissent, et l’on se sent prêt à
sacrifier des colombes et des moineaux. Quelle civilisation devait être
celle des Grecs, pour qu’une île comme Milo renfermât une production si
achevée? On nous a dit que, dans l’île, on contait à qui voulait
l’entendre que les bras absents, objets de tant d’amoureuses
lamentations, gisaient en terre auprès de la statue, avaient été
exhumés, et s’étaient égarés par une fatale négligence. Je ne me porte
nullement garant de ce bruit, qui pourrait raviver des regrets inutiles;
mais telle est la légende qui a cours dans Milo.

Le soleil avait disparu derrière nous, mais il ne faisait pas nuit pour
cela; la voie lactée rayait le ciel de sa large zone d’opale, et il
fallait qu’Hercule eût mordu bien fort le sein de Junon, car
d’innombrables taches blanches constellaient l’azur nocturne; les
étoiles brillaient d’un éclat inconcevable, et leur reflet scintillait
dans l’eau en longues traînées de feu; des millions de paillettes
phosphorescentes petillaient et s’évanouissaient comme des vers luisants
dans le sillage du bateau à vapeur. Ce phénomène, fréquent dans les
tièdes mers du Levant et des tropiques, est produit par des myriades
d’infusoires microscopiques, et l’on ne saurait rien imaginer de plus
magiquement pittoresque. Cette nuit me restera dans la mémoire comme une
des plus splendides de ma vie. Nous voguions entre deux abîmes de
lapis-lazuli, traversés de veines d’or et poudrés de diamants. La lune,
absente ou tellement mince encore que le dos de sa faucille d’argent se
distinguait à peine, laissait rayonner dans toute sa magnificence cette
nuit or et bleu que ses teintes d’argent eussent rendue blafarde. Deux
bateaux à vapeur venant en sens contraire de notre marche contribuaient,
avec leurs fanaux rouges et verts, à l’illumination générale. Presque
tout le monde passa la nuit sur le pont, et ce fut le froid du matin qui
nous chassa dans nos cabines.

Lorsque le jour reparut, nous passions entre Serpho et Siphanto. Serpho,
que nous longions de plus près, est l’ancienne Sériphe, un lieu de
déportation sous les empereurs romains; Serpho paraît encore très-propre
à cette destination lugubre; rien n’est plus nu, plus sec, plus désolé,
du moins vu de la mer. Des collines montagneuses, fauves, pulvérulentes,
bossellent la surface de l’île. Avec la lorgnette, on distingue quelques
petits murs de pierre, quelques taches noirâtres qui doivent être des
enclos et des cultures; une ville ou plutôt un bourg étagé en
amphithéâtre sur un escarpement se détache par sa blancheur. Tout cela,
sans cet air transparent et cette admirable lumière de Grèce, aurait un
aspect misérable; mais ces terres brûlées prennent, sous ce soleil, des
tons superbes.

En mer, comme dans les montagnes, on se trompe souvent sur les distances
et les dimensions des objets. Sur le flanc de Serpho se trouve un îlot
nommé Boni ou Poloni, qui me parut avoir une vingtaine de pieds de
hauteur, jusqu’à ce qu’une goëlette vînt, en le rasant, rétablir
l’échelle. Cet îlot, qui me faisait l’effet d’une grosse pierre tombée
dans l’eau, avait au moins deux ou trois fois la hauteur de la goëlette.

Après Serpho et Siphanto apparurent Anti-Paros et Paros, cette carrière
qui a fourni aux sublimes sculpteurs de la Grèce la chair éternellement
étincelante de leurs divinités, et aux architectes les blanches colonnes
de leurs temples; car, dans cet archipel des Cyclades, les îles se
succèdent sans interruption, et chaque tour de roue en fait surgir une
nouvelle. A peine un rivage a-t-il disparu sous la mer, qu’un autre
s’élève azuré d’ombre ou doré de soleil. A droite, à gauche, vous voyez
toujours quelque terre ornée d’un nom sonore ou célèbre, et vous vous
étonnez que tant de fable, d’histoire et de poésie, aient pu tenir dans
un si petit espace. Elles sont là, assises en rond sur le tapis bleu de
la mer, toutes ces îles qui ont donné naissance à quelque dieu, à
quelque héros, à quelque poëte, dénuées de leurs couronnes de verdure,
mais belles encore, et agissant invinciblement sur l’imagination. De
chacun de ces rochers arides est sorti un poëme, un temple, une statue,
une médaille, que ne pourront jamais égaler nos civilisations, qui se
croient si parfaites.

Le matin nous étions devant Syra. Vue de la rade, Syra ressemble
beaucoup à Alger, en petit, bien entendu. Sur un fond de montagne du ton
le plus chaud, terre de Sienne ou topaze brûlée, appliquez un triangle
étincelant de blancheur dont la base plonge dans la mer et dont la
pointe est occupée par une église, et vous aurez l’idée la plus exacte
de cette ville, hier encore tas informe de masures, et que le passage
des bateaux à vapeur rendra dans peu de temps la reine des
Cyclades.--Des moulins à vent à huit ou neuf ailes variaient cette
silhouette aiguë; au reste, pas un arbre, pas une pointe d’herbe verte,
aussi loin que l’œil pouvait s’étendre. Une grande quantité de bâtiments
de toute forme et de tout tonnage dessinaient en noir leur agrès déliés
sur les maisons blanches de la ville et se pressaient le long du bord;
des canots allaient et venaient avec une animation joyeuse: l’eau, la
terre, le ciel, tout ruisselait de lumière; la vie éclatait de toutes
parts.--Des barques se dirigeaient vers notre vaisseau à force de rames
et faisaient une _regatta_ dont nous étions le point de mire.

Bientôt le pont fut couvert d’une foule de gaillards au teint basané, au
nez d’aigle, aux yeux flamboyants, aux moustaches féroces, qui nous
offraient leurs services du ton dont on demande ailleurs la bourse ou la
vie; les uns portaient des calottes grecques (ils en avaient bien le
droit), d’immenses pantalons faisant la jupe et sanglés par des
ceintures de laine, et des vestes de drap bleu foncé; les autres, la
fustanelle, la veste blanche et le bonnet de coton, ou bien un petit
chapeau de paille cerclé d’un cordon noir. L’un d’eux était superbement
costumé et semblait poser pour l’aquarelle d’album; il méritait
l’épithète que les harangueurs, dans Homère, adressent aux auditeurs
qu’ils veulent flatter: «_Euknémidès Achaioi_» (Grecs bien bottés) car
il avait les plus belles knémides piquées, brodées, historiées et
floconnées de houppes de soie rouge qu’il soit possible d’imaginer; sa
fustanelle, bien plissée, d’une propreté éblouissante, s’évasait en
cloche; une ceinture bien ajustée étranglait sa taille de guêpe; son
gilet, galonné, soutaché, enjolivé de boutons en filigrane, laissait
passer les manches d’une fine chemise de toile, et sur le coin de son
épaule était élégamment jetée une belle veste rouge, roide d’ornements
et d’arabesques. Ce personnage si triomphant n’était autre qu’un drogman
qui sert de guide aux voyageurs dans leur tournée de Grèce, et
probablement il veut flatter ses pratiques par ce luxe de couleur
locale, comme les belles filles de Procida et de Nisida, qui ne revêtent
leurs costumes de velours et d’or que pour les touristes anglais.

En mettant pied à terre, la première chose qui frappa mes yeux, ce fut
une inscription en grec annonçant des bains européens et turcs. Cela
fait un singulier effet de voir inscrits sur les murs les caractères
d’une langue que l’on croyait morte et que l’on ne connaît guère que par
le Jardin des racines grecques du père Lancelot. De mes huit ans de
collége, il m’est resté juste assez de science pour lire couramment les
enseignes et les noms des rues. Comme vous le voyez, je n’ai pas perdu
tout à fait mon temps. Grâce à ces souvenirs classiques, je comprends
que je suis dans la rue de Mercure (_odos tou Hermou_), qui mène à la
place d’Othon. Au milieu de cette place s’élève un arc de triomphe de
bois de charpente entrelacé de branches de laurier desséché, qui
témoigne du passage récent du roi Othon, le monarque bavarois de la
terre de Pélops.

Vivier, qui est descendu avec moi, déclare sentir le besoin de civiliser
cette île sauvage et d’apprendre aux naturels la véritable manière de
faire des bulles de savon remplies de fumée de tabac, perfectionnement
qu’ils ne paraissent pas soupçonner, si l’on doit s’en rapporter à leur
physionomie. Nous entrons dans un café, où Vivier demande avec un flegme
imperturbable de l’eau, du savon, du papier et une pipe. Cette demande
surprend un peu le cafetier, qui se dit en lui-même: «Ce voyageur est
propre, il désire se laver les mains,» et apporte innocemment tout ce
qui est nécessaire à la confection des bulles. A la première bulle qui
s’échappe du tube, opalisée par la fumée blanche insufflée dans sa frêle
enveloppe, la surprise arrête la tasse de café sur la lèvre des
consommateurs. Un autre globe transparent et muni, comme un ballon, d’un
parachute opaque, monte à son tour dans l’air et balance au soleil tous
les reflets du prisme; alors l’admiration n’a plus de bornes: un grand
cercle se forme et suit avec intérêt les bulles voltigeantes. Quand
l’enthousiasme est assez surexcité, Vivier, qui sait ménager ses effets,
vide les blouses du billard et lance sur le drap vert, comme pour
remplacer les boules d’ivoire, un nombre égal de bulles carambolant et
roulant au moindre souffle.

Regardez comme ils se civilisent, me dit Vivier en me montrant un Grec
moustachu et de physionomie truculente qui tournait un morceau de savon
dans un verre d’eau, saisi de la fièvre d’imitation; déjà leurs mœurs
s’adoucissent.

Au bout d’un quart d’heure, l’on aurait cru le café occupé par une bande
de jongleurs indiens: ce n’étaient que boules qui montaient et
descendaient. Une heure après, toute l’île était occupée à souffler de
l’eau de savon et de la fumée par des cornets de papier, avec toute la
gravité que mérite une occupation si sérieuse.--Pourquoi s’étonner de ce
que les habitants de Syra se soient amusés d’un spectacle qui a fait
tenir pendant six mois le nez en l’air, sur la place de la Bourse, à
tous les badauds de Paris?

Pendant que mon ami opérait ces prodiges, j’examinais l’intérieur du
café blanchi à la chaux et décoré de quelques mauvaises images coloriées
de la rue Saint-Jacques. Ce qu’il y avait de plus caractéristique,
c’étaient deux tableaux brodés au petit point, représentant des Turcs à
cheval, et signés Sophia Dapola, 1847, un chef-d’œuvre de pensionnaire.

Le quai est bordé de boutiques de toutes sortes: poissonneries,
boucheries, confiseries, cafés, gargotes, tavernes, marchands de tabac,
etc., et présente l’aspect le plus animé. Il y fourmille perpétuellement
un monde bariolé de matelots, de portefaix, d’acheteurs et de curieux de
tout pays et de tout costume. On peut du bord donner la main aux
barques, et le rivage vit avec la mer dans la plus intime familiarité.
Rien n’est plus amusant et plus pittoresque; à travers les cabans et les
braies goudronnées, étincelle de temps à autre un beau costume grec de
Pallikare ou d’Armatole théâtralement porté.

Las de ce bruit, nous allâmes nous asseoir dans une rue parallèle au
port, à un café garni de divans extérieurs,--car à Syra on vit en plein
air,--et l’on nous y servit des glaces au citron, infiniment supérieures
à celles de Tortoni et valant celles du café de la Bolsa, à Madrid, ce
qui est tout dire; là je vis passer un Grec d’une beauté admirable, en
grand costume, pur de toute altération française; il n’y a pas de
vêtement à la fois plus élégant et plus noble que le costume grec
moderne: cette calotte rouge inondée d’une crinière de soie bleue; ces
gilets et ces vestes à manches pendantes, galonnés et brodés, cette
ceinture hérissée d’armes; cette fustanelle plissée et tuyautée comme
une draperie de Phidias; ces guêtres pareilles aux jambards des héros
homériques, forment un ensemble plein de grâce et de fierté. Les Grecs
se serrent extrêmement, et plus d’un hussard ou d’une femme à la mode
envierait leur corsage délié. Cette sveltesse de taille évase le buste,
fait valoir la poitrine et donne de la légèreté à ce jupon blanc que la
marche balance. J’ai dit tout à l’heure que ce Grec était très-beau:
n’allez pas imaginer là-dessus un profil d’Apollon ou de Méléagre, un
nez perpendiculaire au front comme dans les statues antiques. Les Grecs
actuels ont en général le nez aquilin, et se rapprochent plus du type
arabe ou juif qu’on ne se l’imagine ordinairement.--Il est possible
qu’il existe encore dans l’intérieur des terres des peuplades où le
caractère primitif de la race se soit maintenu. Je ne parle que de ce
que j’ai vu.

Syra présente le phénomène d’une ville en ruine et d’une ville en
construction, contraste assez singulier. Dans la ville basse, il y a
partout des échafaudages, les moellons, et les platras encombrent les
rues, on voit pousser les maisons à vue d’œil; dans la ville haute, tout
s’affaisse et s’écroule, la vie quitte la tête pour se réfugier aux
pieds.

Je parcourus d’abord la Syra moderne, montant de ruelle en ruelle, car
l’escarpement commence presque dès le bord de la mer. Une chose me
frappe, c’est le petit nombre de femmes que je rencontre;--à l’exception
de quelques vieilles et de quelques petites filles que leur âge trop
avancé ou trop tendre met à l’abri du soupçon, les femmes pressent le
pas ou rentrent lorsque je passe. Leur costume n’a rien de
caractéristique: la vulgaire robe de cotonnade anglaise et un gazillon
noirâtre tortillé sur la tête, voilà tout. La réclusion orientale semble
déjà commencer pour elles. On n’en voit aucune dans les boutiques, et ce
sont les hommes qui vendent, vont au marché et portent les provisions.

Une joyeuse fusée d’éclats de rire part d’une maison que je côtoie;
c’est un pensionnat de petites filles à qui je parais sans doute
profondément ridicule, je ne sais pas pourquoi.

La maîtresse était sur la porte et me fit signe que je pouvais entrer
pour examiner l’intérieur de l’école. Je vis là une belle collection
d’yeux noirs, de dents blanches et de grosses nattes de cheveux, et
Decamps y aurait trouvé de quoi faire un joli pendant à sa _Sortie de
l’École turque_.--J’entrai aussi dans une église grecque d’une
architecture très-simple, décorée à l’intérieur d’images en style
byzantin passant à travers des plaques d’orfévrerie, des têtes et des
mains d’une couleur bistrée, comme j’en avais déjà vues à Livourne; une
espèce de portique formant cloison interdit aux fidèles la vue du
sanctuaire, qui ne renferme qu’un autel recouvert d’une nappe blanche;
on nous montra une croix et divers ornements du culte en vermeil, d’un
travail grossier et barbare, mais ayant assez de caractère.

Une espèce de chaussée très-abrupte sépare la nouvelle Syra de
l’ancienne. Ce pont franchi, l’ascension commence à travers des rues à
pic pavées comme des lits de torrent. Je grimpe avec deux ou trois
camarades entre des murs croulants, des masures effondrées, à travers
les pierres qui roulent et les cochons qui se dérangent en glapissant et
se sauvent en frottant leur dos bleuâtre à mes jambes. Par les portes
entr’ouvertes, j’aperçois des mégères hagardes qui cuisent des mets
inconnus à quelque feu brillant dans l’ombre; les hommes, à physionomie
de brigands de mélodrame, quittent leur narghilé et regardent passer
notre petite caravane d’un air très-peu gracieux.

La pente devient si roide, que nous montons presqu’à quatre pattes, par
des dédales obscurs, des passages voûtés, des escaliers en ruines. Les
maisons se superposent les unes aux autres, de façon que le seuil de la
supérieure soit au niveau de la terrasse de l’inférieure; chaque masure
a l’air, pour se hisser au haut de la montagne, de mettre le pied sur la
tête de celle qu’elle précède dans ce chemin fait plutôt pour les
chèvres que pour les hommes. Le mérite de l’ancienne Syra semble de
n’être facilement accessible que pour les milans et les aigles. C’est un
site charmant pour des nids d’oiseaux de proie, mais tout à fait
invraisemblable pour des habitations humaines.

Haletants, ruisselants de sueur, nous arrivâmes enfin à l’étroite
plate-forme sur laquelle s’élève l’église de Saint-Georges, plate-forme
toute pavée de tombes, où reposent des morts aériens, et là nous sommes
amplement dédommagés de notre fatigue par un magnifique panorama.
Derrière nous se découpait la crête de la montagne sur laquelle est
appliquée Syra; à droite, en tournant la face vers la mer, se creusait
en abîme un immense ravin déchiré, accidenté de la façon la plus
sauvagement romantique; à nos pieds s’étageaient les maisons blanches de
la haute et basse Syra; plus loin brillait la mer avec ses moires
lumineuses, et s’arrondissaient en cercle Délos, Mycone, Tine, Andro,
revêtues par le couchant de tons roses et gorge de pigeon qui
sembleraient fabuleux s’ils étaient peints.

Quand nous eûmes assez contemplé cet admirable spectacle, nous nous
laissâmes rouler en avalanche jusqu’au bas de la ville, et nous allâmes
achever notre soirée à une espèce de redoute située sur une pointe qui
s’avance dans la mer, en fumant des cigarettes et en écoutant, devant
une limonade, une bande de musiciens hongrois exécutant des morceaux
d’opéras italiens. Quelques femmes, mises à la française, sauf la
coiffure, se promenaient ensemble, côtoyées d’un mari ou d’un amant, sur
le terre-plein entouré de tables et de chaises sur lesquelles s’étalait
la fustanelle des Pallikares prenant leur café, ou faisant clapoter
l’eau de leur narghilé.

En face de nous, la mer était étoilée des fanaux des navires; derrière
nous, les lumières de Syra semaient de paillettes d’or la robe violette
de la montagne. C’était charmant. Nos barques nous attendaient sur la
jetée, et quelques coups de rames nous ramenèrent à bord du _Léonidas_,
harassés mais ravis.--Le lendemain nous devions appareiller pour Smyrne,
et je devais, pour la première fois, mettre le pied sur la terre d’Asie,
ce berceau du monde, ce sol heureux où le soleil se lève, et qu’il ne
quitte qu’à regret pour aller éclairer l’Occident.



IV

SMYRNE


A dix heures du matin, lorsque le bateau à vapeur de correspondance qui
touche au Pirée eut pris les voyageurs se rendant à Athènes, le
_Léonidas_ se remit paisiblement en marche par une mer superbe, aussi
pure et aussi tranquille que le lac Léman.--Puisque nous venons de
parler d’Athènes, disons qu’il est absurde d’avoir changé l’ancienne
route et de rester à Syra vingt-quatre heures qui pourraient être
beaucoup mieux employées à visiter l’Acropole et le Parthénon.

Délos, que nous longions, a une singulière cosmogonie mythologique. Je
ne sais pas si quelque géologue de profession s’en est occupé
scientifiquement pour démêler ce qu’il pouvait y avoir de vrai au fond
de la légende; en attendant, voici l’origine de Délos telle que la fable
la raconte: Neptune, d’un coup de son trident, fit sortir cette île du
fond de la mer, pour assurer à Latone, persécutée par Junon, un lieu où
elle pût mettre au monde Apollon et Diane; Apollon, en reconnaissance de
ce qu’il y avait reçu le jour, la rendit immobile de flottante qu’elle
était auparavant, et la fixa au milieu des Cyclades. Doit-on voir là une
de ces éruptions volcaniques sous-marines produisant des îles, dont
quelques unes périssent au bout de quelque temps, comme l’île Julia, qui
rentra dans la mer d’où elle était sortie? Faut-il prendre au pied de la
lettre l’épithète de flottante, en admettant que Délos fut primitivement
un banc d’algues, de goëmons, de fucus et de troncs d’arbres, promené
sur les eaux, arrêté ensuite sur un bas-fond, puis desséché et
transformé en terre habitable par le soleil? Ou bien, croire qu’à cause
de sa situation au milieu d’une pléiade d’îlots presque semblables,
Délos dut être souvent manquée par les premiers navigateurs, dépourvus
de moyens de direction certains, ce qui lui valut la réputation d’île
vagabonde?

Ce n’est pas la place de discuter ici cette question _ex-professo_; je
la soulève seulement, laissant à de plus doctes le soin de la résoudre,
parce qu’elle me vint à l’esprit en passant près de l’endroit sacré où
naquirent Apollon et Diane. Délos était, dans l’antiquité, l’objet d’une
extrême vénération. On y voyait un autel d’Apollon, que le dieu avait
élevé lui-même à l’âge de quatre ans, avec les cornes des chèvres tuées
par Diane, sur le mont Cynthus, et qui passait pour une des merveilles
du monde. Ce sol sacré semblait si respectable, que l’on n’y souffrait
pas les chiens et qu’on emportait de l’île les malades en danger de
mort, car il n’était pas permis d’inhumer personne dans cette terre
divine, révérée même des barbares. Les Perses, qui ravagèrent les autres
îles de la Grèce, abordèrent à Délos avec leur flotte de mille
vaisseaux; mais ils s’abstinrent de toute déprédation et de toute
violence. Aujourd’hui Délos n’est qu’une terre aride, où Latone aurait
de la peine à trouver l’ombre d’un olivier pour protéger ses couches,
seulement elle justifie encore son étymologie lumineuse, et le soleil
semble la dorer avec amour.

Toutes ces Cyclades sont si petites, qu’en les rasant en bateau à vapeur
on peut suivre dans la réalité les formes et les découpures indiquées
sur la carte: la nature elle-même semble une carte repoussée et coloriée
d’une grande échelle. Cela produit un effet bizarre de faire de la
géographie palpable, de saisir tous les détails des choses comme sur un
plan en relief, et de traverser en si peu de temps des lieux qui
tiennent tant de place dans l’imagination et dans l’histoire.

Le canal qui sépare Tine de Mycone franchi, nous entrons dans une mer
plus libre et nettoyée d’îles.--La journée s’écoule claire et sereine:
la parfaite placidité de la mer permet aux estomacs les plus timorés de
faire un dîner complet sans crainte et sans remords. Après avoir flâné
sur le pont et remis sa montre à l’heure sur le cadran de l’habitacle,
car il y a une différence d’une heure un quart de Constantinople à
Paris, chacun descendit se coucher pour être levé de grand matin et voir
le soleil monter à l’horizon derrière Smyrne, la ville des Roses.

Dans la nuit, on s’arrêta quelque temps à Chio,--l’île des vins,--comme
dit Victor Hugo dans ses _Orientales_,--pour charger des marchandises.
Le bruit des ballots roulant sur le pont et le piétinement des portefaix
me réveilla. Je montai jusqu’au haut de l’escalier, mais je n’aperçus
rien qu’une masse sombre sur laquelle se mouvaient des lumières
pareilles à ces étincelles qui courent sur le papier brûlé.

Au petit jour, nous entrâmes dans la rade de Smyrne, courbe gracieuse au
fond de laquelle s’étale la ville. Ce qui frappa d’abord mes yeux à
cette distance, ce fut un grand rideau de cyprès s’élevant au-dessus des
maisons et mêlant leurs pointes noires aux pointes blanches des
minarets; une colline encore baignée d’ombre et surmontée d’une vieille
forteresse en ruines, dont les murs démantelés se détachaient du ciel
clair, s’arrondissait en amphithéâtre derrière les édifices. Ce n’était
plus cet aspect âpre et désolé des rivages de la Grèce. La terre d’Asie
apparaissait fraîche et souriante dans les lueurs roses du matin.

Je l’avoue à ma honte, je n’ai encore vu que deux des cinq parties du
monde, l’Europe et l’Afrique. Cela me causait une joie presque puérile
d’en voir une troisième, l’Asie.--Le même site sur la côte d’Europe ne
m’eût pas assurément causé le même plaisir.--Quand visiterai-je
l’Amérique et la Polynésie? Dieu seul le sait! Que d’années on perd
stupidement dans la vie! Toute éducation ne devrait-elle pas avoir pour
complément un voyage de circumnavigation autour du monde? Comment se
fait-il qu’il n’y ait pas un navire au service de chaque collége, qui
prendrait les élèves en troisième, et leur ferait achever leurs études
dans le livre universel, le livre le mieux écrit de tous, parce qu’il
est écrit par le bon Dieu? Ne serait-il pas charmant d’expliquer
l’_Odyssée_ et l’_Énéide_ en accomplissant les voyages du héros grec et
du héros troyen?

Un canot indigène nous conduisit à terre. Il était de très-bonne heure,
mais l’air de la mer est appétitif, et notre petite bande, composée de
Vivier, de M. R. et de deux jeunes élèves de l’école de Rome venant
d’Athènes, fut unanime sur la proposition de manger quelque chose, avant
de se répandre dans l’intérieur de la ville pour remplir ses obligations
de touriste. Malheureusement l’heure officielle des repas n’avait point
sonné dans les hôtels, et il fallut se rabattre sur une tasse de café et
un petit pain.--L’établissement où nous fîmes ce frugal repas occupait
sur le bord de la mer une espèce d’estacade planchéiée d’où l’on
apercevait les vaisseaux en rade et sous laquelle la vague clapotait
doucement; ce café n’avait pour tout ornement que le fourneau où se
cuisine la boisson noire dans une petite cafetière de cuivre jaune
contenant une seule tasse, et qu’une planche sur laquelle brillait une
rangée de narghilés bien écurés et bien limpides, car à Smyrne on ne
fume presque que le narghilé, tandis que le chibouck est d’un usage
général à Constantinople. Vers ces latitudes, le cigare commence à
devenir chimérique, et les fumeurs doivent changer leurs habitudes.

Ce serait manquer aux bonnes traditions que de quitter Smyrne sans avoir
visité le pont des Caravanes: un drogman juif, baragouinant un peu de
français et d’italien, nous racola en quelques minutes un nombre d’ânes
équivalant au nôtre, le pont des Caravanes étant à l’extrémité de la
ville et le temps nous manquant pour faire cette course à pied.
D’ailleurs, en Orient, monter à âne n’a rien de ridicule, et les
personnages les plus graves se prélassent sur ce paisible animal, que
Jésus-Christ n’a pas dédaigné pour faire son entrée triomphale dans
Jérusalem; ces ânes étaient harnachés de bâts, de têtières et de
croupières agrémentés de dessins en petits coquillages de différentes
couleurs, et n’avaient pas la mine piteuse de nos pauvres aliborons qui
se sentent plaisantés. Nous enfourchâmes prestement chacun notre bête,
et nous voilà lancés à travers les rues, le drogman en tête, l’ânier en
queue. Excités par les cris gutturaux que poussait ce dernier gaillard,
sec, nerveux, basané, toujours courant dans la poussière après ses
grisons, et occupé à bâtonner les retardataires ou les rétifs, nos ânes
avaient pris une allure assez vive. Tout en courant, nous jetions un
coup d’œil aux maisons, aux cimetières, aux jardins, aux passants; mais
ce n’est pas ici le lieu de les décrire; hâtons-nous d’arriver au pont
des Caravanes; comme il est encore matin, il est très-possible que nous
y trouvions un convoi en partance.

Ce pont célèbre, qu’on a malheureusement déshonoré par une vilaine
balustrade en fer fondu, enjambe une petite rivière de quelques pouces
de profondeur, sur laquelle nageaient familièrement une demi-douzaine de
canards, comme si le divin aveugle n’avait pas lavé ses pieds poudreux
dans cette eau que trois mille ans n’ont pas tarie. Ce ruisseau, c’est
le Mélès, d’où Homère a pris l’épithète de Mélésigène. Il est vrai que
des savants refusent à cette rigole le nom de Mélès, mais d’autres
savants, encore plus forts, prétendent qu’Homère n’a jamais existé, ce
qui simplifie beaucoup la question. Moi qui ne suis qu’un poëte,
j’admets volontiers la légende qui met une pensée et un souvenir dans un
lieu déjà charmant par lui-même. D’immenses platanes, sous lesquels est
établi un café, ombragent l’une des rives; sur l’autre, de superbes
cyprès révèlent un cimetière. Que ce mot ne réveille en vous aucune idée
lugubre: de jolies tombes de marbre blanc, diaprées de lettres turques
dorées sur des fonds bleu-de-ciel ou vert-pomme et d’une forme toute
différente des sépulcres chrétiens, brillent gaiement sous les arbres
révélées par un rayon de soleil; cela n’a rien de funèbre et excite tout
au plus sur ceux qui n’y sont pas habitués une légère mélancolie qui
n’est pas sans charme.

A la tête du pont s’élève une espèce de douane corps de garde, occupée
par quelques-uns de ces Zeibecs dont les tableaux asiatiques de Decamps
ont rendu la physionomie familière à tout le monde: haut turban conique,
petit caleçon de toile blanche faisant la poche par derrière, ceinture
énorme montant depuis le bas des reins presque jusque sous les
aisselles, formidablement hérissée de pommeaux de yatagans et de
kandjars; avec cela des jambes nues couleur de cuir de Cordoue, une
figure tannée aux yeux d’aigle, au nez crochu, aux moustaches de vieux
grognard. Il y avait là, nonchalamment vautrés sur un banc, trois ou
quatre gredins, très-honnêtes sans doute, mais qui avaient bien plus
l’air de bandits que de douaniers.

Pour laisser souffler nos bêtes, nous nous étions assis sous les
platanes, où l’on nous avait apporté des pipes et du mastic,--le mastic
est une espèce de liqueur en usage dans le Levant, surtout dans les îles
grecques, et dont le meilleur vient de Chio. La chose consiste en
esprit-de-vin dans lequel on a fait fondre une sorte de gomme
parfumée.--On boit ce mastic mélangé avec de l’eau qu’il rafraîchit et
blanchit comme de l’eau de Cologne; c’est l’absinthe de l’Orient. Cette
boisson toute locale me fit penser aux petits verres d’aguardiente que
je buvais il y a douze ans sur la route de Grenade à Malaga, en allant à
la course de taureaux avec l’arriero Lanza, revêtu de mon costume de
majo, maintenant mangé des vers, hélas! et qui avait un si splendide pot
à fleurs dans le dos.

Pendant que nous fumions et que nous buvions à petites gorgées, une file
d’une quinzaine de chameaux, précédée d’un âne agitant sa sonnette,
passa processionnellement sur le pont avec ce pas d’amble si singulier
qu’ont aussi l’éléphant et la girafe, arrondissant leur dos, faisant
onduler leur long col d’autruche. La silhouette étrange de cet animal
difforme, qui semble fait pour une nature spéciale, surprend et dépayse
au dernier point. Quand on rencontre en liberté de ces bêtes curieuses
qu’on montre chez nous dans les ménageries, on se sent décidément loin
du boulevard de Gand.--Nous vîmes aussi deux femmes soigneusement
voilées qu’accompagnait un nègre à physionomie maussade, un eunuque sans
doute.--L’orient commençait à se dessiner d’une façon irrécusable, et
l’esprit le plus paradoxal n’aurait pu soutenir que nous étions encore à
Paris.

Avant de rentrer dans la ville, on fit le projet d’aller visiter les
ruines de l’ancien château, sur le sommet du mont Pagus, que recouvrait
l’acropole de la Smyrne antique. Je me soucie assez peu des ruines,
lorsque la beauté en est absente et qu’elles sont réduites à l’état de
simples tas de moellons. Il me manque cette facilité de pamoison sur
parole dont sont doués des voyageurs plus tendres à l’enthousiasme
rétrospectif. Mais du haut d’une montagne, on a toujours une belle vue,
et je ne vis aucune objection contre l’ascension du mont Pagus, où
conduisent des sentiers non pas parsemés de roses, mais de pierres de
toute dimension que les ânes contournent avec cette sûreté de pied qui
les caractérise. Ces sentiers sont vaguement tracés, à la manière
orientale, sur le flanc de la colline, et par l’entre-croisement des
lignes battues, ressemblent plutôt à un filet qu’à un ruban. On traverse
d’abord de vieux cimetières abandonnés qui retournent peu à peu à l’état
de bois ou de champ, les tombeaux s’oblitérant sous la végétation, la
poussière et l’oubli. A une certaine élévation, le coup d’œil est
superbe: Smyrne s’étend sous vos pieds avec ses maisons rouges et
blanches, ses toits de tuiles cannelées d’un rouge vif, ses rideaux de
cyprès, ses touffes d’arbres, ses dômes et ses minarets, pareils à des
mâts d’ivoire, ses campagnes aux cultures variées et sa rade, espèce de
ciel liquide, plus bleu encore que l’autre, tout cela baigné d’une
lumière argentée et fraîche, d’un air d’une transparence inouïe.

Le panorama suffisamment admiré, l’on redescendit par des pentes assez
abruptes et des ruelles en montagnes russes, à travers des quartiers
aussi peu macadamisés que pittoresques. Les maisons de Smyrne sont
généralement très-basses, un rez-de-chaussée et un étage qui surplombe,
voilà tout. Une peinture blanche, parsemée de filets, de rosaces, de
palmettes et autres arabesques d’un bleu d’azur égaye leurs façades et
leur donne un air de porcelaine anglaise très-frais et très-propre.
Entre les fenêtres sont quelquefois appliquées de petites maisons de
plâtre percées de plusieurs trous pour inviter les hirondelles à venir
faire leur nid, hospitalité touchante que l’homme offre à l’oiseau et
que celui-ci accepte avec une confiance qui n’est jamais trompée en
Orient, où les idées des brahmes sur le respect de la vie des animaux,
ces humbles frères de l’homme, semblent être parvenues du fond de l’Inde
moins lointaine.

C’est à ces idées, sans doute, qu’est due la quantité de chiens errants
qui infestent la voie publique, où ils tolèrent à peine les passants
obligés de leur céder le pas. On les voit par groupes de trois ou
quatre: couchés en rond au milieu de la rue et se laissant plutôt fouler
aux pieds que de se lever. Il faut les contourner ou les enjamber. Les
vers d’Alfred de Musset, dans Namouna, sur des mendiants «qu’on
prendrait pour des dieux» peuvent s’appliquer parfaitement, avec une
légère variante, aux chiens de Smyrne et de Constantinople:

    Ne les dérange pas, ils t’appelleraient _homme_;
    Ne les écrase pas, ils te laisseraient faire.

Tout en marchant, j’admirais à l’angle des rues une jolie fontaine avec
son toit évasé à la turque, ses versets du Coran sculptés en relief, ses
colonnettes et ses ornements d’un rococo oriental, ou quelque petit
cimetière entouré de murs percés de fenêtres à grillages par où l’on
pouvait voir les poules picorant entre les tombes, les chats dormant au
soleil, sur les marbres funèbres, et le linge au blanchissage se
balancer d’un cyprès à l’autre. En Orient, la vie ne se sépare pas
soigneusement de la mort comme chez nous, mais elles continuent de
frayer ensemble comme de vieux amis: s’asseoir, dormir, fumer, manger,
causer d’amour sur une tombe n’emporte ici aucune idée de sacrilége ou
de profanation; les vaches et les chevaux paissent dans les cimetières
ou les traversent à tout moment; on s’y promène, on s’y donne
rendez-vous absolument comme si les morts n’étaient pas là à quelques
pieds, ou même à quelques pouces de profondeur, occupés à pourrir, et
roides sous leurs planches de bois de mélèze. Mais laissons là ce sujet,
qui pourrait ne pas paraître gai à nos lecteurs et surtout à nos
lectrices d’Europe; cependant Paris, au moyen âge, avait ses cimetières
et ses charniers; et à Londres, la ville de la civilisation par
excellence, on enterre encore autour de Westminster, de Saint-Paul et
autres églises.

Les quartiers que nous avions traversés étaient assez déserts, en sorte
que la figure manquait un peu au paysage. En conséquence, nous priâmes
le drogman de diriger notre caravane par le Bezestin, qui, dans une
ville orientale, est toujours l’endroit le plus curieux, à cause du
concours de costumes et de races de tous pays, que le désir de vendre et
d’acheter, ou la simple envie de flâner, y attire. L’axiome anglais
«_Time is money_» n’aurait aucun sens en Orient, car chacun s’y occupe à
ne rien faire avec une conscience admirable, et les gens passent la
journée assis sur une natte sans faire un mouvement.

Le Bezestin se compose d’une infinité de petites rues bordées de
boutiques, ou plutôt d’alcôves à mi-hauteur, dans lesquelles se tiennent
des marchands accroupis ou couchés, fumant ou dormant, ou bien encore
roulant sous leurs doigts le comboloio, espèce de chapelet turc formé de
cent grains, qui correspondent aux cent noms ou épithètes d’Allah. Avec
la main, le marchand peut atteindre à tous les angles de son magasin:
les acheteurs se tiennent en dehors, et les transactions se concluent
sur l’étal. Rien de moins luxueux, comme vous voyez, que ces boutiques
formées d’un trou carré pratiqué dans une muraille, mais elles n’en
contiennent pas moins des étoffes précieuses, de belles armes, des
selles magnifiques et des chefs-d’œuvre de broderie d’or et d’argent.

De même qu’à Constantine, où ce détail m’avait frappé jadis, les rues du
Bezestin sont ombragées de planches posées à plat sur des poutrelles
transversales, mais avec quelque espace entre elles, autrement on n’y
verrait plus. Ces interstices laissent filtrer le soleil qui zèbre le
sol de barres éclatantes et produit les effets de clair-obscur les plus
bizarres et les plus inattendus: un homme qui passe sous un de ces
rayons reçoit une touche de lumière sur le nez comme un portrait de
Rembrandt; le feredgé d’une femme s’allume comme une flamme rose, un
narghilé frappé d’une paillette reluit comme un monceau d’escarboucles,
et les richesses de la caverne d’Ali-Baba semblent flamboyer au fond
d’une boutique de confiseur. Il est bizarre qu’on n’ait pas couvert ces
rues avec des berceaux de vigne ou de plantes grimpantes; probablement
le soleil trop vif les grillerait, mais des tendidos et des bannes de
toile, comme en Espagne, remplaceraient avantageusement, ce me semble,
ce plancher aérien.

Non loin du Bezestin s’élève une mosquée composée, comme elles le sont
presque toutes, d’une agglomération de petites coupoles flanquées de
minarets que je ne saurais mieux comparer qu’à des mâts de vaisseaux
avec leurs huniers représentés par les balcons, du haut desquels le
muezzin invite les fidèles à la prière. Près de cette mosquée, il y a
une fontaine pour les ablutions, formée par une rotonde de colonnes à
chapiteaux d’un corinthien barbare, grossièrement peintes en bleu et
reliées par une grille d’un très-joli travail, le tout recouvert d’un
toit saillant et retroussé; l’eau ruisselle à l’entour dans une rigole
où les musulmans se lavent les pieds jusqu’aux genoux et les mains
jusqu’aux coudes, d’après les prescriptions de Mahomet, sans parler
d’une ablution plus intime que l’ampleur des vêtements orientaux permet
d’accomplir avec décence, même en public.

C’était l’heure de la prière; nous montâmes l’escalier de la mosquée
jusqu’au parvis, qu’il eût été dangereux de franchir. La foule était
considérable, et l’enceinte, trop étroite, ne pouvait contenir tous les
fidèles.--Une montagne de babouches, de souliers et de savates s’élevait
à la porte du temple, et trois rangs de dévots alignés sous le portique
aux arcades découpées en cœur suivaient, le visage tourné vers la
Mecque, la liturgie pratiquée à l’intérieur par le mollah. Quelle que
soit leur croyance, des hommes qui adorent Dieu dans la sincérité de
leur âme ne doivent présenter rien de ridicule; cependant les évolutions
pieuses de ces bons musulmans, exécutées comme la charge en douze temps
sous le bâton d’un caporal prussien, me semblaient, malgré moi,
passablement étranges.--J’avais beau me dire que nos cérémonies
catholiques devaient leur paraître réciproquement baroques, j’eus bien
de la peine à m’empêcher de rire lorsque, se précipitant tous le nez en
avant, ils offrirent, sur trois rangs de profondeur, une perspective à
charmer les matassins de Molière. Rien ne peut être grotesque aux yeux
de celui qui a tout fait; mais je crois que si j’étais Dieu, mes dévots
me feraient trouver mon culte si risible que je supprimerais ma
religion.

Au sortir de la mosquée, nous allâmes à l’église grecque, qui était
toute tendue de calicot rouge d’un effet assez affreux et barbouillée de
fresques modernes peintes par des vitriers italiens. Cela ressemblait
assez au salon de Momus ou à quelque salle de bal de la banlieue. Un
prêtre, avec force gestes et force cris, débitait, du haut d’une chaire,
un sermon en grec moderne, très-édifiant sans doute, mais dont il nous
était impossible de profiter. Dans le cloître extérieur, je remarquai
sur la muraille une plaque commémorative à la mémoire de Clément
Boulanger, le peintre de la _Procession du Corpus domini_, de la
_Tarasque_, et de la _Fontaine de Jouvence_, mort il y a quelques années
dans une expédition scientifique aux ruines d’Éphèse. La tombe d’un
compatriote à l’étranger a quelque chose de particulièrement triste,
soit par un retour d’égoïsme humain, soit par la pensée que la terre
barbare est plus lourde aux os qu’elle recouvre.--J’avais connu Clément
Boulanger, et la vue inopinée de cette inscription funèbre me causa une
impression plus douloureuse qu’à tout autre.

Une sortie d’opéra ou d’église est un endroit très-commode pour passer
en revue le _beau sexe_ (style empire); si l’on voit force vieilles
ridées, jaunies, momifiées, englouties dans des coiffes noires, on en
est de loin en loin dédommagé par quelque jeune tête pure et fraîche
sous son tortil de papillon, de fleurs et de gaz.--Malheureusement le
costume local s’arrête là: une robe en soie de Brousse ou de Lyon, un
châle mis à l’européenne, achèvent la toilette. Les élégantes ont pour
chapeaux des capotes de cabriolet dont on a retiré les roues! J’ai cru,
en outre, m’apercevoir que la plupart de ces dames se _maquillaient_,
comme disent les actrices et les lorettes de Paris, c’est-à-dire se
composaient un teint au pastel avec du blanc, du rouge, du bleu et du
noir. Je ne hais pas ce badigeonnage lorsqu’il s’applique sur une figure
jeune et qu’il n’est pas là pour dissimuler les rides.

En rôdant à pied à travers la ville, car nous avions renvoyé nos ânes,
nous traversâmes une espèce de cour de refuge, fondée par M. le baron de
Rothschild en faveur des pauvres israélites.--Un berceau, suspendu à
deux arbres comme un hamac indien, mettait un peu de grâce au milieu de
cet asile de la misère, de la difformité et de la vieillesse, cette
infirmité incurable. L’enfant était recouvert d’un lambeau de gaze pour
le préserver des mouches, et sa petite main, endormie et moite de la
sueur du sommeil, passait seule hors du berceau, s’agitant comme pour
saisir un hochet poursuivi en rêve.

Nous arrivâmes ainsi au marché des Esclaves,--une cour entourée
d’arcades en ruines et de constructions effondrées.--Il n’y avait à
vendre que deux jeunes négresses accroupies tristement sur un mauvais
tapis et gardées par leur maître, un drôle à physionomie chafouine et
rusée. Dès que nous mîmes le pied sur le seuil, une nuée de petits
enfants en guenilles, dont les pauvres parents habitent ces décombres,
accoururent au devant de nous en nous demandant l’aumône d’une voix
glapissante.

L’une des deux négresses me toucha par l’expression inexprimablement
nostalgique de ses yeux, et une mélancolie pour ainsi dire animale,
celle d’une gazelle captive; des yeux européens ne sauraient avoir ce
regard, où la douleur n’est plus une pensée, mais un instinct. Elle
avait des traits assez fins et rappelant le type gracieusement camard du
sphinx et des colonnes cariatides d’Égypte; un teint d’un noir bleuâtre
avec une fleur sur le bord, comme les prunes de Monsieur. Je l’aurais
bien achetée, si j’avais su qu’en faire, comme Victor Hugo de son petit
cochon rose dans la grande rue des Boucheries de Francfort. Le marchand
en voulait deux cent cinquante francs à peu près, ce qui n’était pas
bien cher. Je dus me contenter de lui donner quelques piastres et des
sucreries, qu’elle reçut avec un geste antique, le bras collé au corps,
la paume de la main renversée; ses doigts, que j’effleurai, étaient
froids et doux comme ceux d’un singe.

Fatiguée de courir, notre petite troupe s’installa devant un café dans
le Bezestin, où nos circonvolutions nous avaient ramenés, et nous
restâmes là à voir défiler sous nos yeux, jusqu’à l’heure du départ, la
procession bigarrée des Turcs, des Persans, des Arabes de Syrie et
d’Afrique, des Arméniens, des Kurdes, des Tatars, des Juifs, dans des
costumes quelquefois splendides, souvent déguenillés, mais toujours
pittoresques. Jamais kaléidoscope plus varié ne tourna sous un œil
curieux, et nous vîmes là, en une heure, représentés par des
échantillons authentiques, tous les types de l’Orient, sans en excepter
l’Inde. Je vous ferais bien de chacun de ces personnages une description
détaillée, si je n’avais peur de n’être pas rendu à temps à bord du
_Léonidas_; mais nous les reverrons à Constantinople, où je compte faire
un séjour assez prolongé.



V

LA TROADE, LES DARDANELLES


Quel regret de quitter si vite Smyrne, cette ville à la grâce asiatique
et voluptueuse! Tout en me hâtant vers le canot, mon regard plongeait
avidement par les portes entr’ouvertes qui laissaient voir des cours
pavées de marbre, rafraîchies de fontaines comme les _patios_
d’Andalousie, et des jardins verdoyants, oasis de calme et d’ombre
qu’embellissaient de charmantes jeunes filles en peignoir blanc ou de
couleurs tendres, la tête ornée de l’élégante coiffure grecque, et
groupées à souhait pour le peintre ou le poëte. Ce regret s’adresse aux
belles rues de la ville, à la rue des Roses et à celles qui
l’avoisinent; car dans le quartier juif et dans certaines portions du
quartier turc règnent une misère sordide, un délabrement hideux. La
justice me force de ne pas dissimuler ce revers de la médaille.

Malgré sa haute antiquité, puisqu’elle existait déjà du temps d’Homère,
Smyrne ne renferme qu’un très-petit nombre de débris de sa splendeur
première;--je n’y vis, pour ma part, d’autres ruines antiques que trois
ou quatre grosses colonnes romaines dépassant les frêles constructions
modernes qui les entouraient. Ces colonnes frustes, restes d’un temple
de Jupiter ou de la Fortune, je ne sais trop lequel, sont d’un bel effet
et doivent avoir exercé la sagacité des érudits; je n’ai fait que les
apercevoir du haut d’un âne en passant, ce qui ne me permet pas
d’émettre un avis raisonné.

Le rivage d’Asie est beaucoup moins aride que celui d’Europe, et je
restai sur le pont tant que le jour me permit de distinguer les contours
de la terre.

Le lendemain, quand l’aurore parut, nous avions dépassé Mételin,
l’antique Lesbos, la patrie de Sapho, la Cythère de cet étrange amour
dont l’homme était banni, et qui compte encore aujourd’hui plus d’une
prêtresse. Une terre assez plate se déployait devant nous, à notre
droite: c’était la Troade:

    Campos ubi Troja fuit,

le sol même de la poésie épique, le théâtre des immortelles épopées, le
lieu sacré deux fois par le génie grec et par le génie latin, par Homère
et par Virgile. C’est une impression étrange de se trouver ainsi en
plein poëme et en pleine mythologie. Comme Énée racontant son histoire à
Didon du haut de son lit élevé, je puis dire du haut du tillac et avec
plus de vérité encore:

    Est in conspectu Tenedos...

car voilà l’île dont se sont élancés les serpents qui ont noué dans
leurs replis l’infortuné Laocoon et ses fils, et fourni le sujet d’un
des chefs-d’œuvre de la statuaire, Ténédos, sur laquelle règne
puissamment Phœbus Apollon, le dieu à l’arc d’argent invoqué par
Chrysès; et, plus loin, voilà la plage que Protésilas, la première
victime de cette guerre qui devait détruire un peuple, teignit de son
sang comme d’une libation propitiatoire. Cet amas de décombres douteux
qu’on devine dans le lointain, ce sont les portes Scées, par où sortait
Hector, coiffé de ce casque à l’aigrette rouge dont s’effrayait le petit
Astyanax, et devant lesquelles s’asseyaient à l’ombre les vieillards par
qui Homère fait saluer la beauté d’Hélène; cette montagne sombre,
revêtue d’un manteau de forêts qui se dresse à l’horizon, c’est l’Ida,
la scène du jugement de Pâris, où les trois déesses rivales, Hérè aux
bras de neige, Pallas Athénè aux yeux vert-de-mer, et Aphrodite au ceste
magique, posèrent nues devant l’heureux berger; où Anchise connut
l’ivresse d’un hymen céleste, et rendit Vénus mère d’Énée. La flotte des
Grecs était rangée le long de ce rivage, sur lequel s’appuyait la proue
des noirs vaisseaux à moitié tirés sur le sable. L’exactitude d’Homère
ressort avec évidence de chaque détail du terrain; un stratégiste y
pourrait suivre, l’_Iliade_ en main, toutes les opérations du siége.

Pendant que, rappelant mes souvenirs classiques, je regarde la Troade,
Stalimène, l’ancienne Lemnos, qui reçut dans sa chute Éphaïstos
précipité du ciel, sort de la mer et découpe derrière moi ses
promontoires jaunâtres. Je voudrais être comme Janus et avoir deux
faces. C’est bien peu, vraiment, que deux yeux, et l’homme est bien
inférieur sous ce rapport à l’araignée, qui en a huit mille, selon
Leuvenhoeck et Swammerdam. Je détourne la tête un instant pour jeter un
coup d’œil à l’île volcanique où se forgeaient les armes à l’épreuve des
héros favorisés des dieux, et ces trépieds d’or, vivants esclaves de
métal, qui servaient les Olympiens dans leurs demeures célestes, et
voici que le capitaine me tire par la manche pour me montrer sur le
rivage troyen un tertre arrondi, une colline conique dont la forme
régulière atteste la main de l’homme. Ce tumulus recouvre Antiloque,
fils de Nestor et d’Eurydice, le premier Grec qui tua un Troyen à
l’ouverture du siége et qui périt lui-même de la main d’Hector, en
parant un coup que Memnon portait à son père. Antiloque repose-t-il
véritablement sous cette butte? diront sans doute les critiques
épilogueurs.--La tradition l’affirme, et pourquoi la tradition
mentirait-elle.

En avançant, l’on découvre encore deux _tumuli_, non loin d’un petit
village appelé Yeni-Scheyr, reconnaissable à une rangée de neuf moulins
à vent, pareils à ceux de Syra. Le premier en venant de Smyrne, et le
plus rapproché du bord de la mer, est le tombeau de Patrocle, l’ami de
cœur, le frère d’armes, le compagnon inséparable d’Achille. Là fut
dressé ce bûcher gigantesque arrosé du sang d’innombrables victimes, où
le héros, ivre de douleur, jeta quatre chevaux de prix, deux chiens de
race et douze jeunes Troyens immolés de sa main aux mânes de son ami, et
autour duquel l’armée en deuil célébra des jeux funèbres qui durèrent
plusieurs jours. Le second, plus reculé dans l’intérieur des terres, est
le tombeau d’Achille lui-même. Du moins, tel est le nom qu’on lui donne.
D’après la tradition homérique, les cendres d’Achille furent mêlées à
celles de Patrocle dans une urne d’or, et, par conséquent, les deux
grands amis, inséparables dans la vie, le furent encore dans la mort.
Les dieux s’émurent du trépas du héros; Thétis sortit de la mer avec un
chœur plaintif de néréides; les neuf muses pleurèrent et entonnèrent des
chants de douleur autour du lit funèbre, et les plus braves de l’armée
exécutèrent des jeux sanglants en l’honneur du héros. Ce tumulus doit
être celui de quelque autre chef grec ou troyen, d’Hector, probablement.
Du temps d’Alexandre, on connaissait encore l’emplacement de la tombe du
héros de l’Iliade, car le conquérant de l’Asie s’y arrêta en disant
qu’Achille était bien heureux d’avoir eu un ami tel que Patrocle et un
poëte tel qu’Homère. Lui n’eut qu’Éphestion et Quinte-Curce, et pourtant
ses exploits dépassèrent ceux du fils de Pélée; et cette fois l’histoire
l’emporta sur la mythologie.

Pendant que je discours sur la géographie homérique et les héros de
l’_Iliade_, pédanterie bien innocente et bien pardonnable en face de
Troie, le _Léonidas_ continue sa marche, un peu contrariée par un vent
du nord soufflant de la mer Noire, et s’avance vers le détroit des
Dardanelles, défendu par deux châteaux forts, l’un sur la rive d’Asie,
l’autre sur la rive d’Europe. Leurs feux croisés barrent l’entrée du
détroit et en rendent l’accès sinon impossible, du moins très-difficile
à toute flotte ennemie. Pour en finir avec la Troade, disons qu’au delà
d’Yeni-Scheyr se dégorge dans le Bosphore un cours d’eau qu’on prétend
être le Simoïs, et d’autres disent le Granique.

L’Hellespont, ou mer d’Hellé, est très-étroit; on croirait plutôt
naviguer sur un grand fleuve à son embouchure que sur une mer véritable.
Sa largeur ne dépasse pas celle de la Tamise vers Gravesend. Comme le
vent était favorable pour débusquer dans la mer Égée, nous traversions
une vraie foule de navires qui venaient à nous toutes voiles dehors, et
de loin ressemblaient, avec leurs bonnettes basses, à des silhouettes de
femmes portant un seau de chaque main et se dandinant dans leur marche.
Cette comparaison, si naturelle, qu’elle vint à la fois à plusieurs
personnes sur le pont, me paraît absurde maintenant que je l’écris, et
le paraîtra sans doute davantage à ceux qui me liront, et cependant elle
est très-juste.

Le rivage d’Europe, que nous serrions de plus près, consiste en collines
abruptes tachetées de quelques plaques de végétation d’un aspect assez
aride et monotone; le rivage d’Asie est beaucoup plus riant et présente,
j’ignore pourquoi, une apparence de verdure septentrionale qui, d’après
les idées reçues, conviendrait plutôt à l’Europe. A un certain moment,
nous étions si près du bord, que nous discernions cinq cavaliers turcs
cheminant sur un petit sentier tendu au bas de la falaise comme un mince
ruban jaune. Ils nous servirent d’échelle pour nous rendre compte de la
hauteur de la côte, beaucoup plus élevée que nous ne l’aurions cru.
C’est vers cet endroit que Xerxès fit jeter le pont destiné au passage
de son armée et fouetter la mer irrespectueuse qui avait eu
l’inconvenance de le rompre. Jugée sur la place, cette entreprise, citée
dans tous les recueils de morale comme le comble de la folie humaine et
le délire de l’orgueil, semble, au contraire, fort raisonnable. On pense
aussi que Sestos et Abydos, illustrés par les amours d’Héro et de
Léandre, étaient situés à peu près à cette hauteur où l’Hellespont
rétréci n’a que huit cent soixante-quinze pas de large.

Lord Byron, comme on sait, renouvela sans être amoureux l’exploit
natatoire de Léandre; mais, au lieu de Héro élevant sur la rive son
flambeau comme un phare, il ne trouva que la fièvre. Il mit à faire le
trajet une heure dix minutes, et se montrait plus fier de cette prouesse
que d’avoir fait _Child-Harold_ ou le _Corsaire_, amour-propre de nageur
que concevront tous ceux qui ont piqué proprement une tête au bain
Deligny et pu prétendre aux honneurs du caleçon rouge.

On s’arrêta un instant, mais sans faire escale, devant une ville
au-dessus de laquelle flottaient les étendards des consulats de
plusieurs nations, et qu’animaient les roues des moulins à vent tournant
avec furie; en dehors de la ville, la plage était mamelonnée de tentes
blanches et vertes sous lesquelles campaient des troupes. Je ne vous
dirai pas précisément le nom de cet endroit, attendu que chaque personne
à qui je l’ai demandé m’en a désigné un différent, ce qui est
très-ordinaire dans un pays où, au nom grec primitif, se superpose le
nom latin recouvert par le nom turc, le tout badigeonné par le nom franc
pour plus grande clarté; cependant, je pense que c’était Chanak-Kalessi,
que nous autres Européens nous traduisons librement par Dardanelles.

Le vent, le courant, le peu d’étendue du bassin rendaient les eaux
clapoteuses, et de petites lames courtes berçaient assez rudement une
barque à plusieurs rameurs qui tâchait d’accoster le _Léonidas_, arrêté
pour l’attendre au milieu du Bosphore. Cette barque portait un pacha se
rendant à Gallipoli, à l’entrée de la mer de Marmara. C’était un gros
homme, d’encolure épaisse, à figure large et grasse, mais fine sous son
empâtement. Il était vêtu de l’affreux costume du Nizam, le fez rouge et
la redingote bleue boutonnée droit; une suite nombreuse s’empressait
autour de lui, intendant, secrétaires, porte-pipes et autres menus
officiers, sans compter les cawas et les domestiques. Tout ce monde
déplia des tapis, déroula des matelas, et s’accroupit dessus; les mieux
élevés s’assirent sur les bancs, et se contentèrent de tenir un de leurs
pieds dans une de leurs mains, pour se donner une contenance.

Les bagages étaient curieux. C’étaient des narghilés enfermés dans des
écrins de maroquin rouge, des paquets de tuyaux de cerisier et de
jasmin, des corbeilles revêtues de cuir en façon de malles, gaufrées
d’or autour des serrures et piquées des plus jolis dessins, des rouleaux
de tapis de Perse et des tas de carreaux. Il y avait dans cette bande
des types assez bizarres, entre autres un jeune garçon obèse, tout
blond, tout joufflu, tout rose, qui avait l’air d’un énorme baby anglais
travesti en turc, et un Grec maigre, pointu, anguleux, à museau de
renard, perdu dans une longue robe de drap cannelle bordée de fourrure,
comme les dolimans avec lesquels on joue Bajazet au théâtre de la rue
Richelieu; ils enfermaient le gros pacha comme entre deux parenthèses et
semblaient jouir, à titres différents, de la faveur du maître; les
costumes de la canaille inférieure avaient conservé leur caractère: les
grandes ceintures bourrées d’armes, les gilets galonnés, les vestes à
soutaches et à coudes éclatants, les belles physionomies de bandits
Arnautes ou Albanais qui font la joie des peintres et le désespoir des
fabricants de tissus imperméables en caoutchouc et gutta-percha; ainsi
vêtus, les esclaves avaient l’air de princes orientaux, et leurs maîtres
de domestiques de place sans ouvrage.

Comme on était dans le Ramadan, ni maîtres ni esclaves ne touchèrent à
leurs chiboucks, et se contentèrent, pour passer le temps, de dormir ou
de tourner entre leurs doigts les grains de leurs chapelets.

De la mer de Marmara proprement dite, je ne saurais vous faire un grand
détail, attendu qu’il faisait nuit lorsque nous la traversâmes, et que
je dormais au fond de ma cabine, fatigué par une faction de quatorze
heures sur le pont. Au-dessus de Gallipoli elle s’évase et s’élargit
considérablement, pour s’étrangler encore à Constantinople. On déposa le
pacha et sa suite à Gallipoli, dont les minarets apparaissaient
confusément dans l’ombre du soir. Quand parut le jour, du côté de
l’Asie, l’Olympe de Bithynie, glacé de neiges éternelles, s’élevait dans
les vapeurs rosées du matin, avec des reflets de gorge-de-pigeon et des
miroitements argentés.--Le rivage d’Europe, infiniment moins accidenté,
était tacheté de franges de maisons blanches et de massifs de verdure,
au-dessus desquelles se haussaient de longues cheminées de briques,
obélisques de l’industrie, dont la brique vermeille imite assez bien, de
loin, le granit rose d’Égypte. Si je ne craignais d’être accusé de
vouloir faire du paradoxe, je dirais que toute cette partie m’a rappelé
l’aspect de la Tamise, entre l’île des Chiens et Greenwich; le ciel,
très-laiteux, très-opalin, presque blanc et noyé d’une brume
transparente, ajoutait encore à l’illusion; il me semblait aller à
Londres sur le paquebot de Boulogne, et il faut, pour me détromper, le
pavillon rouge à croissant d’argent que nous avons hissé à notre mât
depuis notre entrée dans les Dardanelles.

Dans le lointain bleuit l’Archipel des Iles-des-Princes, espèces
d’Iles-d’Hyères de Constantinople, où l’on va le dimanche en partie de
plaisir; encore quelques minutes, et Stamboul va nous apparaître dans
toute sa splendeur. Déjà, sur la gauche, à travers la gaze d’argent du
brouillard, jaillissent les flèches de quelques minarets; le Château des
Sept-Tours, où l’on enfermait autrefois les ambassadeurs, hérisse ses
tours massives reliées entre elles par des murailles crénelées; il
baigne du pied dans la mer et s’adosse à la colline; c’est de lui que
part l’ancien rempart qui entoure la ville jusqu’à Eyoub. Les Turcs
l’appellent Yedi-Kulé, et les Grecs le nommaient Heptapurgon. Sa
construction remonte aux empereurs byzantins. Il fut commencé par Zénon
et fini par les Comnènes. Vu de la mer, il semble en mauvais état et
près de tomber en ruines; toutefois il produit un bel effet avec ses
formes lourdes, ses tours trapues, ses murs épais, son aspect de
bastille et de forteresse.

Le _Léonidas_, ralentissant sa marche pour ne pas arriver de trop bonne
heure, rase la pointe du sérail; c’est une suite de longues murailles
blanchies à la chaux, découpant leurs crénelures sur des rideaux de
térébinthes et de cyprès, de cabinets aux fenêtres treillissées, de
kiosques aux toits en saillie, sans symétrie aucune; il y a loin de là
aux magnificences des _Mille et une Nuits_ que ce seul mot de sérail
fait rêver aux imaginations les plus paresseuses, et il faut avouer que
ces boîtes de bois à grillages serrés, qui enferment les beautés de
Géorgie, de Circassie et de Grèce, houris de ce paradis de Mahomet dont
le padischa est le dieu, ressemblent furieusement à des cages à poulets.
Nous confondons malgré nous l’architecture arabe et l’architecture
turque, qui n’ont aucun rapport, et nous faisons involontairement de
tout sérail un alhambra, ce qui est fort loin de la réalité. Ces
observations refroidissantes n’empêchent pas le vieux sérail de
présenter un aspect agréable, avec sa blancheur étincelante et sa
verdure sombre, entre le ciel clair et l’eau bleue dont le courant
rapide lave ses murailles mystérieuses.

On nous fit remarquer en passant un plan incliné jaillissant d’une
ouverture de la muraille et se projetant en montagne russe au-dessus de
la mer. C’est par là, dit-on, qu’on faisait glisser dans le Bosphore les
odalisques infidèles ou qui avaient déplu au maître, pour un motif
quelconque, enveloppées d’un sac renfermant un chat et un serpent.
Combien de corps charmants a promenés cette eau bleue et profonde, au
courant impétueux! Maintenant, les mœurs se sont beaucoup épurées ou
adoucies, car l’on n’entend plus parler de ces barbares exécutions.
Après cela, la légende est peut-être fausse, et je ne me porte nullement
pour garant de son authenticité. Je la raconte sans critique; si elle
n’est pas vraie, elle a du moins la couleur locale.

La pointe du sérail est doublée; le _Léonidas_ s’arrête à l’entrée de la
Corne-d’Or. Un panorama merveilleux se déploie sous mes yeux comme une
décoration d’opéra dans une pièce féerique. La Corne-d’Or est un golfe
dont le vieux sérail et l’échelle de Top’Hané forment les deux caps, et
qui s’enfonce à travers la ville, bâtie en amphithéâtre sur ses deux
rives, jusqu’aux eaux douces d’Europe, et à l’embouchure du Barbysès,
petit fleuve qui s’y jette. Son nom de Corne-d’Or vient sans doute de ce
qu’il représente pour la ville une véritable corne d’abondance, par la
facilité qu’il donne aux navires, au commerce et aux constructions
navales.

En attendant que nous puissions descendre à terre, faisons un léger
croquis au crayon du tableau que nous peindrons plus tard. A droite, au
delà de la mer, blanchit un immense bâtiment percé régulièrement de
plusieurs rangées de fenêtres et flanqué à ses angles d’espèces de
tourelles surmontées de hampes de drapeaux: c’est une caserne, le
bâtiment le plus considérable, mais non le plus caractéristique de
Scutari, désignation turque de ce faubourg asiatique de Constantinople
qui se déploie, en remontant du côté de la mer Noire, sur l’emplacement
de l’ancienne Chrysopolis, dont il ne reste aucun vestige.

Un peu plus loin, au milieu de l’eau, s’élève, sur un îlot de rochers,
un phare éclatant de blancheur, qu’on appelle la Tour de Léandre ou
encore la Tour de la Fille, quoique l’endroit ne se rapporte en rien à
la légende des deux amants célébrés par Musée. Cette tour, d’une forme
assez élégante et que la pureté de la lumière fait paraître d’albâtre,
se détache admirablement du ton d’azur foncé de la mer.

A l’entrée de la Corne-d’Or, Top’Hané s’avance, avec son débarcadère, sa
fonderie de canons et sa mosquée au dôme hardi, aux sveltes minarets,
bâtie par le sultan Mahmoud. Le palais de l’ambassade de Russie dresse,
au-dessus des toits de tuiles rouges et des touffes d’arbres, sa façade
orgueilleusement dominatrice, qui force le regard et semble s’emparer de
la ville par avance, tandis que les palais des autres ambassades se
contentent d’une apparence plus modeste. La tour de Galata, quartier
occupé par le commerce franc, s’élève du milieu des maisons, coiffée
d’un bonnet pointu de cuivre vert-de-grisé, et domine les anciennes
murailles génoises tombant en ruines à ses pieds. Péra, la résidence des
Européens, étage au sommet de la colline ses cyprès et ses maisons de
pierre, qui contrastent avec les baraques de bois turques et s’étendent
jusqu’au grand champ des Morts.

La pointe du Sérail forme l’autre cap, et sur cette rive se déploie la
ville de Constantinople proprement dite. Jamais ligne plus
magnifiquement accidentée n’ondula entre le ciel et l’eau: le sol
s’élève à partir de la mer, et les constructions se présentent en
amphithéâtre, les mosquées, dépassant cet océan de verdure et de maisons
de toutes couleurs, arrondissent leurs coupoles bleuâtres et dardent
leurs minarets blancs entourés de balcons et terminés par une pointe
aiguë dans le ciel clair du matin, et donnent à la ville une physionomie
orientale et féerique à laquelle contribue beaucoup la lueur argentée
qui baigne leurs contours vaporeux. Un voisin officieux nous les nomme
par ordre en partant du Sérail et en remontant vers le fond de la Corne
d’Or: Sainte-Sophie, Saint-Iréné, Sultan-Achmet, Osmanieh,
Sultan-Bayezid, Solimanieh, Sedja-Djamissi, Sultan-Mohammed II,
Sultan-Selim. Au milieu de tous ces minarets, derrière la mosquée de
Bayezid, se dresse, à une prodigieuse hauteur, la tour du Séraskier,
d’où l’on signale les incendies.

Trois ponts de bateaux rejoignent les deux rives de la Corne-d’Or, et
permettent une communication incessante entre la ville turque et ses
faubourgs aux populations bigarrées.--La principale rue de Galata
aboutit au premier de ces points. Mais n’anticipons pas sur ces détails,
qui viendront à leur place, et bornons-nous à l’aspect général. Comme à
Londres, il n’y a pas de quais à Constantinople, et la ville plonge
partout ses pieds dans la mer; les navires de toutes nations
s’approchent des maisons sans être tenus à distance respectueuse par un
quai de granit. Près du pont, au milieu de la Corne-d’Or et au large,
stationnaient des flottilles de bateaux à vapeur anglais, français,
autrichiens, turcs: omnibus d’eau, watermen du Bosphore, cette Tamise de
Constantinople où se concentrent tout le mouvement et toute l’activité
de la ville; des myriades de canots et de caïques sillonnaient comme des
poissons l’eau azurée du golfe et se dirigeaient vers le _Léonidas_,
mouillé à quelque distance de la douane, située entre Galata et
Top’Hané. Dans tous les pays du monde, la douane a des colonnes et un
architrave dans le goût de l’Odéon. Celle de Constantinople n’a garde de
manquer à l’architectonique du genre. Heureusement, les baraques qui
l’avoisinent sont si délabrées, si hors d’aplomb, si projetées en avant
et s’épaulent les unes contre les autres avec une nonchalance si
orientale, que cela corrige l’aspect classique de la douane.

Comme à l’ordinaire, le pont du _Léonidas_ fut couvert en un instant
d’une foule polyglotte: c’était un ramage à n’y rien comprendre de turc,
de grec, d’arménien, d’italien, de français et d’anglais. J’étais assez
embarrassé au milieu de ces charabias variés, quoique j’eusse avant de
partir étudié le turc de Covielle et de la cérémonie du _Bourgeois
gentilhomme_, lorsque apparut, dans un caïque, comme un ange sauveur, la
personne à qui j’étais recommandé et qui parle à elle seule autant de
langues que le fameux Mezzofanti; elle envoya au diable, chacune dans
son idiome particulier, toutes les canailles qui m’entouraient, me fit
entrer dans sa barque et me conduisit à la douane, où l’on se contenta
de jeter un coup d’œil distrait sur ma maigre malle, qu’un _hammal_
chargea comme une plume sur son large dos.

Le hammal est une espèce particulière à Constantinople: c’est un chameau
à deux pieds et sans bosse; il vit de concombres et d’eau, et porte des
poids énormes par des rues impraticables, des montées perpendiculaires
et des chaleurs accablantes. Au lieu de crochets, il porte sur les
épaules un coussinet de cuir rembourré sur lequel il pose les fardeaux,
sous lesquels il marche tout courbé, et prenant la force dans le col,
comme les bœufs. Son costume consiste en larges grègues de toile, en une
veste de grosse étoffe jaunâtre et un fez entouré d’un mouchoir. Les
hammals ont le torse extrêmement développé, et souvent, chose
extraordinaire, des jambes très-grêles. On conçoit à peine comment ces
pauvres tibias, recouverts d’une peau tannée et semblables à des flûtes
dans leur étui, peuvent soutenir des poids qui feraient plier des
Hercules.

En suivant le hammal, qui se dirigeait vers le logement retenu pour moi,
je m’enfonçais dans un dédale de rues et de ruelles étroites,
tortueuses, ignobles, affreusement pavées, pleines de trous et de
fondrières, encombrées de chiens lépreux, d’ânes chargés de poutres ou
de gravats, et le mirage éblouissant que présente Constantinople de loin
s’évanouissait rapidement. Le Paradis se changeait en cloaque, la poésie
se tournait en prose, et je me demandais, avec une certaine mélancolie,
comment ces laides masures pouvaient prendre par la perspective des
aspects si séduisants, une couleur si tendre et si vaporeuse. Je gagnai,
sur les talons de mon hammal et m’accrochant au bras de mon guide, la
chambre qui m’était destinée chez une hôtesse smyrniote, _copa syrisca_,
comme celle de Virgile, près de la grande rue de Péra, bordée de
bâtisses insignifiantes mais de bon goût, dans le genre des rues de
troisième ordre de Marseille ou de Barcelone.

J’étais venu de Paris en douze jours et demi, marchant aussi vite que la
poste, car j’ai pour principe dans mes voyages de voler à tire-d’ailes
au point le plus éloigné pour en revenir ensuite à mon aise; et je
m’étais promis de consacrer cette journée à un repos que j’avais bien
mérité; mais la curiosité fut la plus forte, et, après quelques bouchées
avalées à la hâte, n’y pouvant plus tenir, je commençai le cours de mes
pérégrinations et me lançai au hasard à travers la ville inconnue, sans
avoir la précaution d’emporter une boussole pour m’orienter, comme avait
coutume de le faire un de mes amis plein de sagacité et de prudence.



VI

LE PETIT CHAMP, LA CORNE-D’OR


Le logement qu’on m’avait préparé occupait le premier étage d’une maison
située à l’extrémité d’une rue du quartier Franc, le seul que les
Européens puissent habiter. Cette rue va de la grande rue de Péra au
petit Champ-des-Morts, et je ne vous la désigne pas plus clairement, par
la raison péremptoire qu’à Constantinople les rues ne portent à leurs
angles aucune désignation, ni turque, ni française. En outre, les
maisons ne sont pas numérotées, ce qui complique la difficulté. A
travers ce dédale anonyme, chacun se conduit au juger et se retrouve au
moyen de ses remarques particulières. Le fil d’Ariane ou les cailloux
blancs du Petit-Poucet seraient ici fort utiles; quant à émietter son
pain sur la route, il n’y faut pas penser: les chiens l’auraient bientôt
mangé, à défaut des oiseaux du ciel.--A propos de chiens, mon point de
repère, pour connaître mon logis pendant les premiers jours qui
suivirent mon arrivée, était un grand trou creusé au milieu de la voie
publique, et au fond duquel une lice rogneuse allaitait quatre ou cinq
petits avec une sécurité parfaite et un complet mépris des piétons et
des cavaliers. Cependant, quelques rues ont un nom traditionnel tiré du
voisinage d’un khan ou d’une mosquée, et celle où je demeurais, comme je
l’appris plus tard, s’appelait Dervish-Sokak; mais jamais ce nom n’est
écrit et ne sert à vous guider.

Ma maison était construite en pierres, circonstance que l’on me fit
beaucoup valoir et qui n’est pas à dédaigner dans une ville aussi
combustible que Constantinople. Pour plus de sécurité, une porte de fer,
des volets de tôle épaisse se repliant par feuilles, devaient, en cas
d’incendie du quartier, intercepter les flammes et les étincelles, et
l’isoler complétement. J’avais un salon aux murailles blanchies à la
chaux, au plafond de bois peint en gris et rechampi de filets bleus,
meublé d’un long divan, d’une table et d’un miroir de Venise dans un
cadre or et noir; une chambre à coucher avec un lit de fer et une
commode. Cela n’avait rien d’extrêmement oriental, comme vous voyez;
pourtant mon hôtesse était Smyrniote, et sa nièce, quoique vêtue à
l’européenne d’un peignoir rose, roulait, dans un masque pâle serti de
cheveux d’un noir mat, des yeux langoureusement asiatiques. Une servante
grecque, très-jolie sous le petit mouchoir tortillé au sommet de sa
tête, complétait, avec une sorte de jocrisse des Cyclades, le personnel
de la maison, et lui donnait une teinte de couleur locale. La nièce
savait un peu de français, la tante un peu d’italien, au moyen de quoi
nous finissions par nous entendre à peu près. Constantinople est, du
reste, la vraie tour de Babel, et l’on s’y croirait au jour de la
confusion des langues. La connaissance de quatre idiomes est
indispensable pour les rapports ordinaires de la vie: le grec, le turc,
l’italien, le français, sont parlés dans Péra par des gamins
polyglottes. A Constantinople, le célèbre Mezzofanti n’étonnerait
personne; nous autres Français, qui ne savons que notre langue, nous
restons confondus devant cette prodigieuse facilité.

Mon habitude, en voyage, est de me lancer tout seul à travers les villes
à moi inconnues, comme un capitaine Cook dans un voyage d’exploration.
Rien n’est plus amusant que de découvrir une fontaine, une mosquée, un
monument quelconque, et de lui assigner son vrai nom sans qu’un drogman
idiot vous le dise du ton d’un démonstrateur de serpents boas;
d’ailleurs, en errant ainsi à l’aventure, on voit ce qu’on ne vous
montre jamais, c’est-à-dire ce qu’il y a de véritablement curieux dans
le pays que l’on visite.

Coiffé d’un fez, vêtu d’une redingote boutonnée, le visage bruni par le
hâle de la mer, la barbe longue de six mois, j’avais assez l’air d’un
Turc de la réforme pour ne pas attirer l’attention dans les rues, et je
m’avançai bravement vers le Petit-Champ-des-Morts,--notant bien la place
de ma maison et le chemin que je prenais, afin de ne pas me perdre.

Le Petit-Champ-des-Morts, que, pour abrévier ou éviter une idée
mélancolique, on appelle d’ordinaire le Petit-Champ, occupe le revers
d’une colline qui monte de la rive de la Corne-d’Or à la crête de Péra,
marquée par une terrasse bordée de hautes maisons et de cafés. C’est un
ancien cimetière turc où on n’enterre plus depuis quelques années, soit
parce qu’il n’y a plus de place, soit que les musulmans morts s’y
trouvent trop près des giaours vivants.

Un soleil éclatant brûlait de lumière cette pente hérissée de cyprès au
noir feuillage, au tronc grisâtre, sous lesquels se dressait une armée
de pieux de marbre, coiffés de turbans coloriés; ces pieux, penchés les
uns à droite, les autres à gauche, ceux-ci en avant, ceux-là en arrière,
selon que le terrain avait cédé sous leur poids, simulaient vaguement
une forme humaine, et rappelaient ces jouets d’enfants où des forgerons,
dont la tête seule est indiquée, battent l’enclume avec un marteau de
bois fiché dans leur ventre. En plusieurs endroits, les marbres
historiés de versets du Koran avaient cédé à l’action de la pesanteur,
et, négligemment scellés dans un sol friable, s’étaient renversés ou
brisés en morceaux. Quelques-unes des colonnes funéraires étaient
décapitées, et leurs turbans gisaient à leur base comme des têtes
coupées. On dit que ces tombes tronquées recouvrent d’anciens
janissaires poursuivis au delà du trépas par la rancune de Mahmoud.
Aucune symétrie n’est observée dans ce cimetière diffus, qui s’avance,
par une pointe de cyprès et de tombeaux, à travers les maisons de Péra,
jusqu’au Tekké ou monastère des derviches tourneurs; deux ou trois
chemins pavés et revêtus de soutènements faits de débris de monuments
funèbres le traversent diagonalement; çà et là s’élèvent des espèces de
terre-pleins, quelquefois entourés de petits murs ou de balustrades
formant la sépulture réservée de quelque famille puissante ou riche. Ces
enceintes renferment habituellement un pilier terminé par un turban
magistral, entouré de trois ou quatre feuilles de marbre, arrondies au
sommet comme un manche de cuiller, et d’une douzaine de petits cippes
enfantins: c’est un pacha avec ses femmes et sa progéniture morte en bas
âge, sorte de harem funèbre qui lui tient compagnie dans l’autre monde.

Aux endroits libres, des ouvriers taillent des chambranles de porte et
des marches d’escalier; des oisifs dorment à l’ombre ou fument leur
pipe, assis sur une tombe; des femmes voilées passent, traînant leurs
bottines jaunes d’un pied nonchalant; des enfants jouent à cache-cache
derrière les pierres tumulaires en poussant de petits cris joyeux; des
marchands de gâteaux offrent leurs légères couronnes incrustées
d’amandes. Entre les interstices des monuments dégradés, les poules
picorent, les vaches cherchent quelques maigres brins d’herbe, et, à
défaut de gazon, paissent des quartiers de savates et des morceaux de
vieux chapeaux. Les chiens se sont installés dans les excavations
produites par la pourriture des cercueils ou plutôt des planches qui
soutiennent la terre autour des cadavres, et ils se sont fait de hideux
terriers de ces asiles de la mort agrandis par leur voracité.

Aux endroits les plus passagers, les tombes s’usent sous les pieds
insouciants des promeneurs, et s’oblitèrent peu à peu dans la poussière
et les détritus de toute sorte; les piliers rompus s’éparpillent sur le
sol comme les pièces d’un jeu d’onchets, et s’enterrent ainsi que les
corps qu’ils désignaient, ensevelis par ces invisibles fossoyeurs qui
font disparaître toute chose abandonnée, tombeau, temple ou ville; ici,
ce n’est pas la solitude s’étendant sur l’oubli, mais la vie reprenant
la place concédée temporairement à la mort. Des massifs de cyprès, plus
compactes, ont cependant préservé quelques coins de ce cimetière
profané, et lui ont conservé sa mélancolie. Les tourterelles nichent
dans les noirs feuillages, et les gypaëtes planent au-dessus de leurs
pointes sombres, traçant de grands cercles sur le ciel d’azur.

Quelques maisonnettes de bois, composées de planches, de lattes et de
treillages, peintes d’un rouge rendu rose par la pluie et le soleil, se
groupent parmi les arbres, affaissées, déhanchées, hors d’aplomb et dans
l’état de délabrement le plus favorable à l’aquarelle ou à
l’illustration anglaise.

Avant de descendre la pente qui conduit à la Corne-d’Or, je m’arrêtai un
instant et je contemplai l’admirable spectacle qui se déroulait devant
mes yeux: le premier plan était formé par le Petit-Champ et ses
déclivités plantées de cyprès et de tombes; le second par les toits de
tuiles brunes et les maisons rougeâtres du quartier de Kassim-Pacha; le
troisième par les eaux bleues du golfe qui s’étend de Seraï-Burnou aux
eaux douces d’Europe, et le quatrième par la ligne de collines
onduleuses, sur le revers desquelles Constantinople se déroule en
amphithéâtre. Les dômes bleuâtres des bazars, les minarets blancs des
mosquées, les arcs du vieil aqueduc de Valens se découpant sur le ciel
en dentelle noire, les touffes de cyprès et de platanes, les angles des
toits, variaient cette magnifique ligne d’horizon prolongée depuis les
Sept-Tours jusqu’aux hauteurs d’Eyoub: tout cela argenté par une lumière
blanche où flottait comme une gaze transparente la fumée des bateaux à
vapeur du Bosphore chauffant pour Therapia ou Kadi-Keuï, et d’une
légèreté de ton formant le plus heureux contraste avec la fermeté crue
et chaude des devants.

Après quelques minutes de pensive admiration, je me remis en marche,
tantôt suivant quelque vague sentier, tantôt enjambant les tombes, et
j’arrivai à un lacis de ruelles bordées de maisons noires, habitées
par des charbonniers, des forgerons et autres industries
ferrugineuses.--J’ai dit maisons tout à l’heure, mais le mot est bien
magnifique, et je le reprends. Mettez cahutes, bouges, échoppes, taudis,
tout ce que vous pourrez imaginer de plus enfumé, de plus sale, de plus
misérable, mais sans ces bonnes vieilles murailles empâtées,
égratignées, lépreuses, chancies, moisies, effritées, que la truelle de
Decamps maçonne avec tant de bonheur dans ses tableaux d’Orient, et qui
donnent un si haut ragoût aux masures. De pauvres petits ânes aux
oreilles flasques, à l’échine maigre et saigneuse, rasaient les noires
boutiques, chargés de charbon ou de ferrailles. De vieilles mendiantes,
assises sur leurs cuisses plates, reployées comme des articulations de
sauterelle, tendaient piteusement vers moi, hors d’un feredgé en
haillons, leur main de momie démaillotée. Leurs yeux de chouette
tachaient de deux trous bruns la loque de mousseline, bossuée par
l’arqûre de leur bec d’oiseau de proie, et jetée comme un suaire sur
leur visage hideux; d’autres, plus ingambes, passaient, le dos voûté, la
tête au milieu de la poitrine et les mains appuyées sur de grandes
cannes, comme ma Mère l’Oie dans les prologues de pantomime aux
Funambules.

On ne peut savoir qu’en Orient à quelle laideur fantastique arrivent les
vieilles femmes qui ont renoncé franchement à leur sexe, et que ne
déguisent plus les savants artifices d’une toilette laborieuse; ici même
le masque ajoute à l’impression; ce que l’on voit est affreux, mais ce
que l’on rêve est épouvantable. Il est fâcheux que les Turcs n’aient pas
de sabbat pour y envoyer ces sorcières à cheval sur un balai.

Quelques hammals Arnautes ou Bulgares, pliant sous un faix énorme, et,
comme le Dante en enfer, ne levant pas un pied que l’autre ne fût
assuré, montaient ou descendaient la ruelle; des chevaux cheminaient
bruyamment, tirant à chaque écart des gerbes d’étincelles du pavé inégal
et raboteux de ce quartier plus laborieux que fashionable.

J’arrivai ainsi à la Corne-d’Or, où je débouchai près des bâtiments
blancs de l’arsenal, élevés sur de vastes substructions et couronnés
d’une tour en forme de beffroi. Cet arsenal, construit dans un goût
civilisé, n’a rien de curieux pour un Européen, quoique les Turcs en
soient très-fiers; aussi ne m’arrêtai-je pas longtemps à le contempler
et gardai-je toute mon attention pour le mouvement du port, encombré de
navires de toutes nations, sillonné en tous sens par les caïques, et
surtout pour le merveilleux panorama de Constantinople déployé sur
l’autre rive.

Cette vue est si étrangement belle, que l’on doute de sa réalité. On
croirait avoir devant soi une de ces toiles d’opéra faites pour la
décoration de quelque féerie d’Orient et baignées, par la fantaisie du
peintre et le rayonnement des rampes de gaz, des impossibles lueurs de
l’apothéose. Le palais de Seraï-Bournou avec ses toits chinois, ses
murailles blanches crénelées, ses kiosques treillagés, ses jardins de
cyprès, de pins parasols, de sycomores et de platanes; la mosquée du
sultan Achmet, arrondissant sa coupole entre ses six minarets pareils à
des mâts d’ivoire; Sainte-Sophie, élevant son dôme byzantin sur d’épais
contre-forts rayés transversalement d’assises blanches et roses, et
flanquée de quatre minarets; la mosquée de Bayezid, sur laquelle planent
comme un nuage des bouffées de colombes; Yeni-Djami; la tour du
Séraskier, immense colonne creuse qui porte à son chapiteau un stylite
perpétuel guettant l’incendie à tous les points de l’horizon; la
Suléimanieh avec son élégance arabe, son dôme pareil à un casque
d’acier, se dessinent en traits de lumière sur un fond de teintes
bleuâtres, nacrées, opalines, d’une inconcevable finesse, et forment un
tableau qui semble plutôt appartenir aux mirages de la fata Morgana qu’à
la prosaïque réalité. L’eau argentée de la Corne-d’Or reflète ces
splendeurs dans son miroir tremblant, et ajoute encore à la magie du
spectacle; des vaisseaux à l’ancre, des barques turques carguant leurs
voiles ouvertes comme des ailes d’oiseaux, servent, par leurs tons
vigoureux et les noires hachures de leurs agrès, de repoussoirs à ce
fond de vapeur à travers laquelle s’ébauche avec les couleurs du rêve la
ville de Constantin et de Mahomet II.

Je sais, par des amis qui ont fait avant moi le voyage de
Constantinople, que ces merveilles ont besoin, comme les décorations de
théâtre, d’éclairage et de perspective; quand on approche, le prestige
s’évanouit, les palais ne sont plus que des baraques vermoulues, les
minarets que de gros piliers blanchis à la chaux; les rues étroites,
montueuses, infectes, n’ont aucun caractère; mais qu’importe, si cet
assemblage incohérent de maisons, de mosquées et d’arbres colorés par la
palette du soleil, produit un effet admirable entre le ciel et la mer?
L’aspect, quoique résultant d’illusions, n’en est pas moins vraiment
beau.

Je restai quelque temps sur le bord de l’eau à regarder les mouettes
voler, les caïques nager avec la prestesse de dorades, et fourmiller les
types de tous les peuples représentés par un ou plusieurs échantillons,
carnaval perpétuel dont on ne se lasse pas; j’avais bien envie de me
risquer à franchir le pont de bateaux qui rejoint les deux rives, et
d’aller _cis tin polin_, comme disaient les Grecs: phrase dont les
Turcs, à force de l’entendre répéter, ont fait Istamboul, nom moderne de
la Byzance antique, quoique certains docteurs prétendent qu’on doive
prononcer Islambol, ville de l’Islam; mais c’était vraiment là une
entreprise hardie que le jour avancé déjà ne m’eût d’ailleurs pas laissé
le temps d’accomplir.--Je rebroussai donc chemin, et je remontai le
Petit-Champ-des-Morts pour regagner Péra. Je déviai à droite, ce qui
m’amena, en suivant les anciennes murailles génoises, au pied desquelles
règne un fossé tari, à moitié comblé d’immondices, où dorment les chiens
et jouent les enfants, devant la tour de Galata, haute construction
qu’on aperçoit de loin en mer, et qui, comme la tour du Séraskier, porte
à son sommet une vigie pour l’incendie.

C’est un vrai donjon gothique, couronné d’un cercle de machicoulis et
coiffé d’un toit pointu de cuivre oxydé par le temps, et qui, au lieu du
croissant, pourrait porter la girouette à queue d’aronde d’un manoir
féodal. Au bas de cette tour se groupe une agglomération de cahutes et
de maisonnettes basses qui donnent l’échelle de son élévation, qui est
fort grande. Sa construction remonte aux Génois. Ces marchands soldats
avaient fait de leurs magasins des forteresses et crénelé leur quartier
comme une ville de guerre; leurs comptoirs auraient pu soutenir des
siéges, et ils en ont soutenu plus d’un.

Au sommet de la colline occupée par le Petit-Champ règne un large chemin
bordé d’un côté de maisons qui jouissent d’une vue admirable: je le
suivis jusqu’à un angle où s’élève un vieux cyprès au tronc veiné de
vigoureuses nervures, et je me trouvai bientôt en face de ma rue, assez
las et mourant de faim.

On me servit un dîner qu’on avait été chercher à la locanda voisine, et
qui calma bien vite mon appétit, plutôt par le dégoût que par la
satisfaction de ma faim, bien légitime, hélas! Je n’ai pas l’habitude de
faire des élégies sur mes déceptions culinaires en voyages, et une
omelette chevelue aromatisée de beurre rance est un léger malheur que je
ne cherche pas à élever à l’état de catastrophe publique, comme certains
touristes trop gastronomes; mais je constate ici en passant que cette
première révélation de la cuisine constantinopolitaine me parut d’un
triste augure pour l’avenir. L’Espagne m’a accoutumé au vin sentant le
bouc de la poix, et je me résignai assez facilement au vin noir de
Tenedos apporté dans une peau de chevreau; mais l’eau jaune et saumâtre,
charriant la rouille des vieux aqueducs, me fit regretter les
gargoulettes d’Alger et les alcarrazas de Grenade.



VII

UNE NUIT DU RAMADAN


A Paris, l’idée de se promener de huit heures à onze heures du soir dans
le Père-Lachaise ou le cimetière Montmartre, en vignette des _Nuits
d’Young_, paraîtrait ultrasingulière et cadavéreusement romantique; les
plus courageux dandies s’en effrayeraient; quant aux femmes, la
proposition seule d’une semblable partie de plaisir les ferait évanouir
de peur. A Constantinople, personne n’y fait attention. Le boulevard de
Gand de Péra est situé sur la crête de la colline occupée par le
Petit-Champ-des-Morts. Figurez-vous, mon cher monsieur et ma belle dame,
qu’assis l’été au perron de Tortoni, vous voyiez devant vous, sous la
noirceur des cyprès, blanchir au clair de la lune, comme des colonnes
d’argent tronquées, des milliers de cippes et de tombes, tout en
taillant votre glace à facettes et en devisant d’amour ou d’autre chose.

Une frêle grille renversée en plusieurs endroits trace entre le champ
funèbre et la joyeuse promenade une ligne de démarcation franchie à tout
instant: une rangée de chaises ou de tables où s’accoudent les
consommateurs devant une tasse de café, un sorbet ou un verre d’eau,
règne d’un bout à l’autre de la terrasse, qui plus loin se contourne et
va rejoindre le Grand-Champ-des-Morts, derrière le haut Péra. De
vilaines maisons à cinq, six ou sept étages, de cet affreux ordre
d’architecture inconnu à Vignole,--l’ordre bourgeois,--aimable mélange
de la caserne et de la filature,--bordent la chaussée d’un côté et
jouissent d’une admirable vue dont elles ne sont pas dignes.--Il est
vrai que ces maisons passent pour les plus belles de Constantinople, et
que Péra s’en enorgueillit, les jugeant dignes, avec raison, de figurer
honorablement à Marseille, à Barcelone et même à Paris; elles sont en
effet de la hideur la plus civilisée et la plus moderne; cependant il
est juste de dire que la nuit, vaguement éclairées par le reflet des
fanaux et le scintillement des étoiles ou la lueur violette de la lune
qui glace leurs façades badigeonnées, elles prennent, à cause de leur
masse même, un aspect assez imposant.

A chaque bout de la terrasse se trouve un café-concert, c’est-à-dire
joignant aux délices de la consommation l’agrément d’un orchestre en
plein vent de musiciens bohèmes qui exécutent des valses allemandes et
des ouvertures d’opéras italiens.

Rien n’est plus gai que cette promenade bordée de tombeaux; la musique,
qui ne s’arrête jamais, un orchestre recommençant lorsque l’autre finit,
donne un air de fête à cette réunion habituelle de promeneurs, dont le
chuchotement amical sert de basse aux phrases cuivrées de Verdi. Les
vapeurs du latakyéh et du tombeki montent en spirales parfumées des
chiboucks, des narghiléhs et des cigarettes, car tout le monde fume à
Constantinople, même les femmes. Toutes ces pipes allumées piquent
l’ombre de points brillants et ressemblent à des essaims de lucioles. Le
cri «du feu!» retentit dans tous les idiomes possibles, et les garçons
se précipitent à ces appels polyglottes brandissant un charbon rouge au
bout de petites pincettes.

Les familles pérotes s’avancent en clans nombreux dans l’espace laissé
libre par les consommateurs assis, habillées à l’européenne, sauf
quelques modifications insignifiantes dans la coiffure et l’ajustement
des femmes. Les jeunes gens sont mis comme les gravures de Jules David,
à l’avant-dernier goût; on ne les distinguerait d’élégants Parisiens
qu’à une fraîcheur un peu trop crue de nouveauté; ils ne suivent pas la
mode, ils la devancent. Chaque pièce de leur ajustement est signée d’un
fournisseur célèbre de la rue Richelieu ou de la rue de la Paix; leurs
chemises sont _de chez_ Lami-Housset; leurs cannes _de chez_ Verdier;
leurs chapeaux _de chez_ Bandoni; leurs gants _de chez_ Jouvin;
quelques-uns cependant, de famille arménienne la plupart, portent la
calotte rouge à gland de soie noire, mais c’est le petit nombre.
L’Orient n’est rappelé dans cette réunion que par quelque Grec qui
passe, rejetant les manches de sa veste brodée et balançant sa
fustanelle blanche évasée comme une cloche, ou par quelque fonctionnaire
turc à cheval, suivi de son cawas et de son porte-pipe, qui revient du
Grand-Champ et regagne Constantinople en se dirigeant vers le pont de
Galata.

Les mœurs turques ont déteint sur les mœurs européennes, et les femmes
de Péra vivent très-renfermées,--réclusion volontaire, bien
entendu;--elles ne sortent guère que pour aller faire un tour au
Petit-Champ et respirer la fraîcheur nocturne; encore en est-il beaucoup
qui ne se permettent pas cette innocente distraction, ce qui ôte au
voyageur l’occasion de passer en revue les types féminins du pays, comme
aux Cascines, au Prado, à Hyde-Park, aux Champs-Élysées; l’homme seul
semble exister en Orient, la femme y passe à l’état de mythe, et les
chrétiens y partagent sur ce point les idées des musulmans.

Ce soir-là, le Petit-Champ était très-animé; le Ramadan avait commencé
avec la lune nouvelle, dont l’apparition au-dessus de la cime de
l’Olympe de Bithynie, guettée par de pieux astrologues et proclamée par
tout l’Empire, annonce le retour du grand jubilé mahométan. Le Ramadan,
comme chacun sait, est un carême doublé d’un carnaval; le jour
appartient à l’austérité, la nuit au plaisir; la pénitence se complique
de la débauche, comme réparation légitime. Du lever au coucher du
soleil, dont l’instant précis est indiqué par un coup de canon, le Koran
interdit de prendre aucun aliment, quelque léger qu’il soit. On ne peut
pas même fumer, privation la plus pénible de toutes pour un peuple dont
les lèvres ne quittent guère le bouquin d’ambre; étancher la soif la
plus ardente par une gorgée d’eau serait un péché et détruirait le
mérite de l’abstinence; mais du soir au matin tout est permis, et l’on
se dédommage amplement des privations de la journée. La ville turque est
en fête.

De la promenade du Petit-Champ, l’on jouissait du spectacle le plus
merveilleux. De l’autre côté de la Corne-d’Or, Constantinople étincelait
comme la couronne d’escarboucles d’un empereur d’Orient; les minarets
des mosquées portaient à chacune de leurs galeries des bracelets de
lampions, et d’une flèche à l’autre couraient, en lettres de feu, des
versets du Koran, inscrits sur l’azur comme sur les pages d’un livre
divin; Sainte-Sophie, Sultan-Achmet, Yeni-Djami, la Suléimanieh et tous
les temples d’Allah qui s’élèvent de Seraï-Burnou aux collines d’Eyoub,
resplendissaient de lumières et proclamaient en exclamations enflammées
la formule de l’Islam. Le croissant de la lune, qu’accompagnait une
étoile, semblait broder le blason de l’Empire sur l’étendard céleste.

L’eau du golfe multipliait, en les brisant, les reflets de ces millions
de phosphorescences et paraissait rouler des torrents de pierreries à
demi fondues. La réalité, dit-on, reste toujours au-dessous du rêve;
mais ici le rêve était dépassé par la réalité. Les contes des _Mille et
Une Nuits_ n’offrent rien de plus féerique, et le ruissellement du
trésor effondré d’Haraoun al-Raschid pâlirait à côté de cet écrin
colossal flamboyant sur une lieue de longueur.

Pendant le Ramadan, on jouit d’une liberté plénière; la lanterne n’est
pas obligatoire comme dans les autres temps; les rues, brillamment
illuminées, rendent inutile cette précaution de police. Les giaours
peuvent rester à Constantinople jusqu’à ce que les dernières lumières
s’éteignent, hardiesse qui ne serait pas sans danger à une autre époque.
Aussi acceptai-je avec empressement la proposition que me fit un jeune
Constantinopolitain, à qui j’étais recommandé, de descendre à l’échelle
de Top’Hané, de fréter un caïque pour aller voir le sultan faire sa
prière à Schiragan, et de finir la soirée dans la ville turque.

On descend de Péra à Top’Hané par une espèce de ruelle en montagne
russe, assez semblable au lit d’un torrent à sec. Pour un pied parisien
habitué aux élasticités du bitume, à la mollesse du macadam, cette
dégringolade est un rude exercice. Grâce au bras que me donnait mon
compagnon, très-expert dans la géographie des casse-cous de ce calvaire,
j’arrivai au bas sans entorse,--résultat inespéré et surprenant. Je ne
marchai même sur la patte d’aucun chien, et je ne me fis sauter aux
jambes aucun de ces aimables animaux.

A mesure que nous descendions, et surtout à partir d’une petite fontaine
turque à toit projeté où la rue se divise, la foule augmentait et
devenait compacte; les boutiques, vivement éclairées, illuminaient la
voie publique, envahie par des Turcs accroupis à terre ou sur des
tabourets bas et fumant avec la volupté que donne un jour d’abstinence;
c’était un va-et-vient, un fourmillement perpétuel le plus animé et le
plus pittoresque du monde; car, entre ces deux rives de fumeurs
immobiles, coulait un ruisseau de promeneurs de toute nation, de tout
sexe et de tout âge.

Portés par le flot, nous arrivâmes sur la place de Top’Hané, en
traversant la cour à arcades de la mosquée, qui, de ce côté, forme le
coin, et nous nous trouvâmes en face de cette charmante fontaine de
style arabe que les gravures anglaises ont rendue familière à tout le
monde, et qu’on a décoiffée de son joli toit chinois, remplacé
maintenant par une ignoble balustrade en fer creux.

Le _Bal masqué de Gustave_ n’offre pas une plus grande variété de
costume que la place de Top’Hané pendant une nuit du Ramadan: les
Bulgares, avec leur grossier sayon et leur bonnet cerclé d’une couronne
de fourrure, accoutrement qui ne doit pas avoir changé depuis le paysan
du Danube; les Circassiens, à la taille svelte et à la poitrine évasée,
tuyautés de cartouches qui les font ressembler à des buffets d’orgue;
les Géorgiens, à la courte tunique serrée d’un cercle de métal, à la
casquette russe en cuir verni; les Arnautes, portant une veste brodée et
sans manches sur leur torse nu; les juifs, désignés par leur robe fendue
sur le côté et leur calotte noire entourée d’un mouchoir bleu; les Grecs
des îles, avec leurs immenses grègues, leurs ceintures sanglées et leur
tarbouch à crinière de soie; les Turcs de la réforme, en redingote
droite et en fez rouge; les vieux Turcs, au turban évasé, au caftan
rose, jonquille, cannelle ou bleu-de-ciel, rappelant les modes du temps
des janissaires; les Persans, au grand bonnet d’agneau noir d’Astracan;
les Syriens, reconnaissables à leur mouchoir rayé d’or et à leurs larges
mach’las en forme de dalmatiques byzantines; les femmes turques, drapées
du yachmack blanc et du feredgé de couleur claire; les Arméniennes,
moins sévèrement voilées, vêtues de violet et chaussées de noir, forment
pour l’œil, en groupes qui se composent et se décomposent sans cesse, le
plus amusant carnaval qu’on puisse imaginer.

Des étalages en plein vent de yaourth (lait caillé), de kaimak (crème
bouillie), des boutiques de confiseries, dont les Turcs sont
très-friands, des comptoirs de marchands d’eau faisant tinter, par des
artifices hydrauliques, leurs petits carillons de grelots, de clochettes
ou de capsules de cristal, des buvettes de sorbets, de granits, d’eau de
neige, sont rangés sur les bords de la place, qu’égayent leurs
illuminations. Les boutiques de marchands de tabac, brillamment
éclairées, sont remplies de hauts personnages qui regardent la fête en
fumant du tabac de première qualité dans des pipes de cerisier ou de
jasmin aux bouquins énormes. Au fond des cafés ronfle le tarbouka,
frissonne le tambour de basque, glapit le rebeb et piaule la flûte de
roseau; des chants monotones, nasillards, mêlés de temps à autre de
portements à la tyrolienne et de cris aigus, s’élèvent du sein des
nuages de fumée. Nous eûmes toutes les peines du monde à gagner, à
travers cette foule qui ne se dérange pas, l’échelle de Top’Hané, où
nous devions prendre un caïque.

En quelques coups de rames nous eûmes pris le large et nous pûmes voir
au milieu du Bosphore les illuminations de la mosquée du sultan Mahmoud
et de la fonderie de canons qui l’avoisine et donne son nom à cette
échelle. (_Top_, en turc, veut dire canon; _Hané_, lieu, place,
magasin.)--Les minarets de la mosquée du sultan Mahmoud passent pour les
plus élégants de Constantinople et sont cités comme des types classiques
d’architecture turque; ils s’élançaient sveltement dans l’atmosphère
bleue de la nuit, dessinés en lignes de feu et reliés par des versets du
Koran, et produisaient l’effet le plus gracieux. Devant la fonderie
l’illumination figurait un gigantesque canon avec son affût et ses
roues, blason enflammé de l’artillerie turque symbolisée assez
exactement par ce dessin naïf.

Nous longeâmes, en suivant le Bosphore, la rive d’Europe, toute
pailletée de lumière et bordée des palais d’été des vizirs et des
pachas, signalés par des pièces d’illuminations montées sur des
carcasses de fer et représentant des chiffres calligraphiquement
compliqués, à la manière orientale, des bateaux à vapeur, des bouquets,
des pots à feu, des sentences du Koran, et nous arrivâmes à la hauteur
du palais de Schiragan, composé d’un corps de logis à fronton
triangulaire et à colonnes grêles, dans le genre de la Chambre des
députés de Paris, et de deux ailes treillissées de fenêtres et
ressemblant à deux immenses cages. Le nom du sultan écrit en jambages de
feu scintillait sur la façade, et par la porte ouverte on apercevait une
vaste salle, où, dans l’embrasement lumineux des candélabres, se
mouvaient plusieurs ombres opaques agitées de convulsions pieuses.
C’était le padischah qui faisait sa prière, entouré de ses grands
officiers agenouillés sur des tapis; une rumeur de psalmodie nasillarde
s’échappait de la salle avec les reflets jaunes des bougies, et se
répandait dans la nuit calme et bleue.

Après quelques minutes de contemplation, nous fîmes signe au caïdji de
retourner, et je pus regarder l’autre rive,--la rive d’Asie, sur
laquelle s’étageait Scutari, l’ancienne Chrysopolis, avec ses mosquées
illuminées et ses rideaux de cyprès drapant derrière elle les plis de
leurs feuillages funèbres.

Pendant le trajet, j’eus l’occasion d’admirer l’adresse avec laquelle
les rameurs de ces frêles embarcations se dirigent à travers ce tumulte
d’embarcations et de courants qui rendraient la navigation du Bosphore
extrêmement dangereuse pour des bateliers moins adroits. Les caïques
n’ont pas de gouvernail, et les rameurs, contrairement aux gondoliers de
Venise, qui regardent la proue de la gondole, tournent le dos au but
vers lequel ils se dirigent, ce qui fait qu’à chaque coup de rame ils
retournent la tête pour voir si quelque obstacle inattendu ne vient pas
se mettre à la traverse. Ils ont aussi des cris convenus par lesquels
ils s’avertissent et s’évitent avec une prestesse inconcevable.

Assis sur un coussin au fond du caïque, à côté de mon compagnon, je
jouissais en silence et dans l’immobilité la plus absolue de cet
admirable spectacle, car le moindre mouvement suffit pour faire chavirer
ces étroites nacelles, calculées pour la gravité turque; la rosée de la
nuit perlait sur nos cabans et faisait grésiller le latakyéh de nos
chiboucks, car, si chaude qu’ait été la journée, les nuits sont fraîches
sur le Bosphore, toujours éventé par les brises marines et les colonnes
d’air déplacées par les courants.

Nous entrâmes dans la Corne-d’Or, et, rasant la pointe de Seraï-Burnou,
nous vînmes débarquer, au milieu d’une flottille de caïques, entre
lesquels le nôtre, après s’être retourné, s’insinuait comme un fer de
hache, près d’un grand kiosque au toit chinois et aux murailles tendues
de toiles vertes, pavillon de plaisir du sultan, abandonné aujourd’hui
et changé en corps de garde. C’était plaisir de voir aborder les longues
barques à proues dorées des pachas et des hauts personnages,
qu’attendaient sur le quai de beaux chevaux barbes magnifiquement
harnachés et tenus en main par des nègres, des Arnautes ou des
cawas,--la foule s’écartait avec respect pour leur livrer passage.

En temps ordinaire, les rues de Constantinople ne sont pas éclairées, et
chacun doit porter à la main sa lanterne, comme s’il cherchait un homme;
mais, à l’époque du Ramadan, rien n’est plus joyeusement lumineux que
ces ruelles et ces places habituellement noires, le long desquelles
tremblote de loin en loin une étoile en papier, les boutiques, ouvertes
toute la nuit, flamboient et jettent de vives traînées de lueurs que
réfléchissent gaiement les maisons opposées; ce ne sont, à tous les
étaux, que lampes, bougies et veilleuses nageant dans l’huile; les
rôtisseries, où le mouton coupé par petits morceaux (kébab) grésille
enfilé par des brochettes perpendiculaires, s’illuminent d’ardents
reflets de braise; les fours, qui cuisent les galettes de baklava,
ouvrent leur gueule rouge; les marchands en plein air s’entourent de
petits cierges pour attirer l’attention de la pratique et faire valoir
leur marchandise; des groupes d’amis soupent ensemble, autour d’une
lampe à trois becs, dont l’air frais fait vaciller la flamme, ou d’une
grande lanterne bariolée de couleurs vives; les fumeurs assis à la porte
des cafés ravivent à chaque aspiration la paillette rouge de leur
chibouck et de leur narghiléh, et sur cette foule en belle humeur la
lumière tombe, rejaillit en réfractions bizarrement pittoresques.

Tout ce monde mangeait avec un appétit aiguisé par un jeûne de quatorze
heures, les uns des boulettes de riz et de viande hachée enveloppées de
feuilles de vigne, les autres du kébab roulé dans une espèce de crêpe,
ceux-ci des rapes de maïs bouilli ou rôti, ceux-là d’énormes concombres
ou des _carpous_ de Smyrne, à la peau verte, à la chair blanche;
quelques-uns, plus riches ou plus sensuels, se faisaient tailler de
grandes parts de baklava ou se gorgeaient de sucreries avec une avidité
enfantine, risible dans de grands gaillards barbus comme des sapeurs;
d’autres se régalaient plus frugalement avec des mûres blanches,
entassées par monceaux aux devantures des fruitiers.

Mon ami me fit entrer dans une boutique de confiseur, qui est comme le
Boissier de Constantinople, pour m’initier aux douceurs de la
gourmandise turque, plus raffinée qu’on ne le pense à Paris.

Cette boutique mérite une description toute particulière: les volets,
relevés en éventail, comme des sabords de navire, formaient une espèce
d’auvent sculpté, quadrillé et peint en jaune et en bleu, au-dessus de
grands vases de verre remplis de dragées roses et blanches, de
stalactites de rahat-lokoum, espèce de pâte transparente faite avec de
la fleur de farine et du sucre colorée diversement, de pots de conserves
de roses et de bocaux de pistaches.

Nous entrâmes dans l’établissement, où trois personnes auraient eu de la
peine à se remuer, et qui est pourtant un des plus vastes de
Constantinople, et le maître, gros Turc à teint basané, à barbe noire, à
physionomie bonassement féroce, nous fit servir d’un air aimablement
terrible du rahat-lokoum rose et blanc, et toutes sortes de sucreries
exotiques très-parfumées et très-exquises, quoique un peu trop
mielleuses pour un palais parisien;--une tasse d’excellent moka vint à
propos relever, par son amertume salutaire, ces douceurs écœurantes,
dont j’avais abusé par amour pour la couleur locale. Au fond de la
boutique, de jeunes garçons, les reins serrés par un tablier d’indienne
de Rouen, un chiffon autour de la tête et les bras nus, agitaient sur un
feu clair les bassines de cuivre dans lesquelles les amandes et les
pistaches s’habillaient de chemises de sucre, ou roulaient sur de la
poudre blanche des boudins de rahat-lokoum, ne faisant nul mystère de
leurs préparations.

Assis sur un de ces tabourets bas qui forment avec les divans les seuls
siéges des Turcs, je regardais passer dans la rue la foule compacte et
bigarrée, sillonnée de vendeurs de sorbet, de crieurs d’eau glacée, de
gâteaux, et dans laquelle un fonctionnaire à cheval, précédé de son
cawas et suivi de son porte-pipe, se frayait imperturbablement son
chemin sans crier gare, ou qu’entrouvrait un talika horriblement cahoté
par les cailloux et les fondrières, et conduit par un cocher à pied;--je
ne pouvais me rassasier de ce tableau si nouveau pour moi, et il était
plus d’une heure du matin lorsque, guidé par mon compagnon, je me
dirigeai vers l’embarcadère où nous attendait notre barque.

En nous en allant, nous traversâmes la cour d’Yeni-Djami, entourée d’une
galerie de colonnes antiques surmontées d’arcs arabes d’un style superbe
que la lune blanchissait de lumières argentées et baignait d’ombres
bleuâtres; sous les arcades gisaient, avec la tranquillité de gens qui
sont chez eux, plusieurs groupes de gueux roulés dans leurs guenilles.
Tout musulman qui n’a pas d’asile peut s’étendre, sans crainte des
rondes de nuit, sur les marches des mosquées; il y dormira aussi en
sûreté qu’un mendiant espagnol sous un porche d’église.

La fête devait durer à Constantinople jusqu’au coup de canon qui
annonce, avec le premier rayon de l’aurore, le retour du jeûne; mais il
était temps d’aller prendre un peu de repos, et il nous restait à opérer
l’ascension de Top’Hané à Péra, exercice mélancolique après une journée
de fatigue physique et d’éblouissement intellectuel. Les chiens
grommelaient bien un peu à mon passage, me sentant Français et
nouvellement débarqué; mais ils s’apaisaient à quelques mots que mon ami
leur disait en turc et me laissaient aller sans attenter à mes mollets;
grâce à lui, je rentrai à mon logis vierge de leurs crocs formidables.



VIII

CAFÉS


Le café turc du boulevard du Temple a égaré bien des imaginations de
Parisiens sur le luxe des cafés orientaux. Constantinople reste bien
loin de cette magnificence d’arcs en cœur, de colonnettes, de miroirs et
d’œufs d’autruche:--rien n’est plus simple qu’un café turc en Turquie.

Je vais en décrire un qui peut passer pour un des plus beaux et qui
cependant ne rappelle en rien le luxe des féeries orientales; vous y
chercheriez en vain les carreaux de faïence vernissée, les guipures de
stuc, les voûtes en ruches d’abeille, les fenêtres à trèfles et le
coloriage d’or, de vert et de rouge des salles de l’Alhambra, rendues
célèbres par les lithographies enluminées de Girault de
Prangey;--beaucoup d’établissements où l’on vend du bouillon hollandais,
à Paris, ont des splendeurs équivalentes.

Figurez-vous une salle d’une douzaine de pieds carrés voûtée et peinte à
la chaux, entourée d’une boiserie à hauteur d’homme et d’un
divan-banquette recouvert d’une natte de paille. Au milieu, et c’est là
le détail le plus élégamment oriental, une fontaine en marbre blanc à
trois vasques superposées lance un filet d’eau qui retombe et grésille.
Dans un angle flamboie un fourneau à hotte, où le café se fait, tasse
par tasse, dans de petites cafetières de cuivre jaune, à mesure que les
consommateurs le demandent.

Aux murailles sont appliquées des étagères chargées de rasoirs, où
pendent de jolis petits miroirs de nacre, pareils à des écrans, dans
lesquels les pratiques se regardent pour voir si elles sont accommodées
à leur gré; car, en Turquie, tout café est en même temps une boutique de
barbier; et, pendant que je fumais mon chibouck accroupi sur la natte,
entre un gros Turc à nez de perroquet et un maigre Persan à nez d’aigle,
en face de moi, un jeune Grec, un dandy du Phanar, se faisait cirer la
moustache et peindre les sourcils, préalablement régularisés au moyen
d’une petite pince.

L’on a l’idée, d’après la défense du Koran, que les Turcs proscrivent
absolument les images, et regardent les produits des arts plastiques
comme des œuvres d’idolâtrie: cela est vrai en principe, mais l’on est
beaucoup moins rigoureux dans la pratique, et les cafés sont ornés de
toutes sortes de gravures du goût et du choix les plus baroques, qui ne
paraissent aucunement scandaliser l’orthodoxie musulmane.

Le café de la Fontaine, entre autres, renferme une galerie complète,
assez grotesquement caractéristique pour que j’en transcrive ici le
catalogue, relevé sur place avec le soin qu’il mérite: un turban de
derviche dessiné avec des vers du Koran, et posé sur un trépied; la
polka nationale; un Santon assis sur une peau de gazelle et apprivoisant
un lion du cinabre le plus vif, sans doute un de ces lions rouges dont
parle Henri Heine dans sa préface des Reisebilder; des études d’animaux,
par Victor Adam; des guerriers du Khorassan à moustaches féroces, à
cimiers barbares, brandissant des masses d’armes et montés sur des
chevaux bleus à six jambes; Napoléon à la bataille de Ratisbonne; les
noms d’Allah et d’Ali en beaux parafes calligraphiques, entremêlés
d’arabesques et de fleurs; la jeune Espagnole, estampe de la rue
Saint-Jacques, avec cette épigraphe en vers de mirliton de Saint-Cloud
ou de jarretière de Temblequé:

    J’ai cru voir dans tes yeux l’image du bonheur,
    Aussi je te confie et ma vie et mon cœur.

Des vaisseaux turcs, des bateaux à vapeur et des caïques dont les
matelots sont représentés par des lettres turques aux jambages prolongés
en rames; le combat de vingt-deux Français contre deux cents Arabes; des
fakirs se faisant suivre dans le désert par des chèvres, des antilopes
et des serpents du dessin le plus primitif; l’empereur de Russie et son
auguste famille; des costumes de femmes turques; Grivas, héros grec; un
Turc se faisant saigner; la bataille d’Austerlitz; le portrait de
Méhemet-Ali, pacha d’Égypte, et celui d’un phénomène d’embonpoint; le
ballon de Tomaski, qui a fait à Constantinople une ascension célèbre; un
lion, un cerf, un angora, animaux de haute fantaisie, chimères
d’histoire naturelle dont on ne trouverait les pareilles que sur des
tableaux de ménageries foraines; des vues de l’Arsenal et des
principales mosquées; Geneviève de Brabant, etc., etc. Tout cela bordé
de petits cadres de deux sous.

Ce mélange bizarre se retrouve partout avec quelques variations de
sujets; la calligraphie turque y donne amicalement la main à l’imagerie
française et forme sans malice les antithèses d’idées les plus bizarres
sur les murailles bénévoles, qui souffrent tout, comme le papier: les
sirènes y nagent à côté des bateaux à vapeur, et les héros du
Schah-Nameh y brandissent leurs haches d’armes au-dessus des grognards
de l’Empire.

C’est un vrai plaisir de prendre là une de ces petites tasses de café
trouble qu’un jeune drôle aux grands yeux noirs vous apporte sur le bout
des doigts dans un grand coquetier de filigrane d’argent ou de cuivre
découpé à jour, après une longue course dans les rues si fatigantes de
Constantinople, et cela vous rafraîchit plus que toutes les boissons
glacées; à la tasse de café est joint un verre d’eau, que les Turcs
boivent avant et les Francs après. On raconte même à ce sujet une
anecdote assez caractéristique. Un Européen, qui parlait parfaitement
bien les langues de l’Orient, portait le costume musulman avec l’aisance
que donne une longue habitude, et dont le teint hâlé au chaud soleil du
pays avait au plus haut degré la teinte locale, fut reconnu Franc dans
un petit café borgne de Syrie par un pauvre Bédouin en guenilles,
incapable, assurément, de reconnaître une faute dans le pur arabe du
consommateur exotique.--«A quoi as-tu pu voir que j’étais Franc?» dit
l’Européen, aussi contrarié que Théophraste, appelé étranger par une
marchande d’herbes, sur le marché d’Athènes, pour un accent mal
placé.--«Tu as pris ton eau après ton café,» répondit le Bédouin.

Chacun apporte son tabac dans une blague, le café ne fournit que le
chibouck, dont le bouquin d’ambre ne peut contracter de souillure, et le
narghiléh, appareil assez compliqué qu’il serait difficile de charrier
avec soi. Le prix de la tasse de café est de vingt paras (à peu près
deux sous et demi); si vous donnez une piastre (quatre sous et demi),
vous êtes un magnifique seigneur. L’argent se dépose dans un coffre
percé d’une ouverture, comme une tirelire, et placé près de la porte.

Quoique en Turquie le premier gueux en haillons aille s’asseoir sur le
divan des cafés auprès du Turc le plus somptueusement vêtu sans que
celui-ci se recule pour éviter à sa manche brodée d’or le contact d’une
loque effilochée et graisseuse, cependant certaines classes ont leurs
lieux de réception habituels, et le café à la fontaine de marbre, situé
entre Seraï-Bournou et la mosquée de Yeni-Djami, dans un des plus beaux
quartiers de Constantinople, est un des mieux hantés de la ville.

Un détail charmant et tout oriental poétise ce café aux yeux d’un
Européen.

Des hirondelles ont maçonné leur nid à la voûte, et, comme la devanture
est toujours ouverte, elles entrent et sortent d’un rapide coup d’aile,
en poussant de petits cris joyeux et en apportant des moucherons à leurs
petits, sans s’effrayer autrement de la fumée des pipes et de la
présence des consommateurs, dont leurs pennes brunes effleurent
quelquefois le fez ou le turban. Les oisillons, la tête passée hors de
l’ouverture du nid, regardent tranquillement de leurs yeux, semblables à
de petits clous noirs, les pratiques qui vont et viennent, et
s’endorment au ronflement de l’eau dans les carafes des narghiléhs.

C’est un spectacle touchant que cette confiance de l’oiseau dans l’homme
et que ce nid dans ce café; les Orientaux, souvent cruels pour les
hommes, sont très-doux pour les animaux et savent s’en faire aimer;
aussi, les bêtes viennent-elles volontiers à eux. Ils ne les inquiètent
pas, comme les Européens, par leur turbulence, leurs éclats de voix et
leurs rires perpétuels.--Les peuples réglés par la loi du fatalisme ont
quelque chose de la passivité sereine de l’animal.

Près du Tekké ou monastère des derviches tourneurs à Péra, en face d’un
cimetière annexe ou prolongement du Petit-Champ-des-Morts, il y a un
café fréquenté principalement par les Francs et les Arméniens. C’est une
grande pièce carrée, boisée à mi-hauteur d’une boiserie jaunâtre
rehaussée de filets blancs, entourée d’un divan en tapisserie, égayée de
miroirs au cadre or et noir soutenus par des câbles à glands dorés,
ornée de petites mains de cuivre estampé où sont accrochées des
serviettes; car ce café, comme tout établissement de ce genre, à
Constantinople, se complique d’une _barberie_, pour emprunter à
l’espagnol ce mot utile qui manque au français. Sur une planche, au
fond, sont rangés les narghiléhs en cristal taillé, en verre de Bohême,
en acier damasquiné, accrochant la lumière sur leurs facettes, et
enlacés comme des Laocoons par leurs flexibles tuyaux de maroquin,
annelés de fils de laiton. Près des narghiléhs rayonnent, pareils à des
boucliers aux flancs d’une trirème antique, de grands bassins de cuivre
où le barbier savonne la tête de ses pratiques. Sur le banc adossé à la
porte, l’on s’asseoit rêveusement et l’on regarde passer les négociants
qui se rendent à leur comptoir de Galata, ou l’on contemple les tombes
déjetées qui se penchent sur la voie publique du haut de leur
terre-plein planté de cyprès.

Le café de Beschick-Tash, sur la rive européenne du Bosphore, est d’une
construction plus pittoresque; il ressemble à ces cahutes soutenues par
des pieux, du haut desquelles les pêcheurs guettent le passage des bancs
de poissons; ombragé de touffes d’arbres, fait de treillages et de
planches sur pilotis, il est baigné par le courant rapide qui lave le
quai d’Arnaut Keuï, et rafraîchi par les brises de la mer Noire; vu du
large, il produit un gracieux effet, avec ses lumières dont le reflet
traîne sur l’eau. Une émeute perpétuelle de caïques cherchant à aborder
anime les abords de ce café aérien, rappelant, mais avec plus
d’élégance, ceux qui bordent le golfe de Smyrne.

Pour clore cette monographie du café constantinopolitain, citons-en un
autre situé près de l’Échelle de Yeni-Djami, et qui n’est guère
fréquenté que par des matelots. L’éclairage en est assez original: il
consiste en verres remplis d’huile où brûle une mèche et que suspend au
plafond un fil de fer tordu en spirale, comme ceux qu’on met dans les
canons de bois des petits enfants pour servir de ressort. Le cawadji
(maître du café) touche de temps en temps les verres, qui, par la force
de l’élastique, montent et redescendent, exécutant une sorte de ballet
pyrotechnique, au grand contentement de l’assemblée, mise de façon à ne
pas redouter les taches. Un lustre composé d’une carcasse de fil
d’archal représentant un vaisseau et garni d’une quantité de lumières
qui en dessinent les lignes, complète cette illumination bizarre et fait
une allusion délicate, saisie sans peine par la clientèle du café.

En voyant entrer un Franc, le cawadji donna, pour lui faire honneur, une
impulsion furibonde à son luminaire; les verres se mirent à danser ainsi
que des feux follets, et le lustre nautique tangua et roula comme une
caravelle dans une tempête en répandant une rosée d’huile rance.

Il faudrait, pour bien rendre la physionomie des habitués de ce bouge,
le crayon de Raffet ou le pinceau de Decamps; ce ne serait pas trop. Il
y avait là des gaillards aux moustaches rébarbatives, au nez martelé de
tons violents, au teint de cigare de Havane et de brique cuite, aux
grands yeux orientaux noirs et blancs, aux tempes rasées et bleuâtres,
d’une touche féroce et d’un accent extraordinaire,--de ces têtes que
l’on n’oublie pas quand on les a vues une fois, et qui rendent molles
toutes les sauvageries des maîtres les plus truculents.

L’incertaine clarté des veilleuses oscillantes les ébauchait dans la
fumée de tabac par plans abruptes, par méplats inattendus, et de fortes
ombres de momie, de terre de Sienne et de bitume relevaient
énergiquement la lumière rembranesque des reliefs. Au lieu de la
tranquille muraille d’un café, on leur rêvait involontairement pour fond
les âpres rochers d’une gorge de montagne, ou les noires anfractuosités
d’une caverne de brigands, quoique ce fussent, après tout, les plus
honnêtes gens du monde; car des nez recourbés, de fortes couches de
hâle, des sourcils en broussaille et des crânes à tons faisandés, ne
font pas l’âme scélérate, et ces êtres d’apparence farouche humaient
leur café et se livraient aux douceurs du kief avec une placidité
étonnante pour des mortels si caractéristiques et si dignes de servir de
modèle aux bandits de Salvator Rosa ou d’Adrien Guignet.

Leur accoutrement consistait en vieilles vestes posées à cru sur le
torse, en larges culottes de toile à voile glacée de brai et de goudron,
en ceintures rouges montant jusqu’aux aisselles, en tarbouches déteints,
en guenilles tortillées autour de la tête, en savates éculées, en cabans
grossièrement agrémentés, roidis dans l’eau de mer, confits dans le
soleil, merveilleux haillons qui sont pittoresques et non misérables,
défroques de lazzarone et non de pauvre, et dont les trous laissent voir
des muscles d’acier et des chairs de bronze.

Presque tous ces marins avaient les bras tatoués de rouge et de bleu.
L’homme le plus brut sent d’une manière instinctive que l’_ornement_
trace une ligne infranchissable de démarcation entre lui et l’animal;
et, quand il ne peut pas broder ses habits, il brode sa peau. Cette
coutume se retrouve partout: ce n’est pas la fille du potier Dibutade,
traçant sur un mur l’ombre de son amant, mais le sauvage incrustant une
arabesque dans son cuir fauve avec une arête de poisson, qui a inventé
le dessin.

Je vis sur ces bras aux veines saillantes, aux biceps d’athlètes,
d’abord le _mach’allah_ talismanique qui préserve du mauvais œil si
redouté en Orient, puis des cœurs enflammés traversés d’une flèche,
absolument comme sur des bras de tambour français ou du papier à lettre
de cuisinière amoureuse, des suras du Koran, pieux souvenirs du
pèlerinage de la Mecque, entrelacées de fleurs et de ramages, des ancres
en sautoir, des bateaux à vapeur avec leurs roues et leur fumée en
tire-bouchon.

Je remarquai surtout un fort garçon, un peu plus élégamment déguenillé
que les autres, dont les bras, nus jusqu’à l’épaule, laissaient voir,
dans un cadre d’arabesques, du côté droit un jeune Turc, en costume de
la réforme, redingote bleue et fez rouge, tenant à la main un pot de
basilic, et du côté gauche une petite danseuse en jupon court, en corset
de péri, qui semblait s’arrêter au milieu d’une cabriole pour accepter
l’hommage fleuri du galant. Ce chef-d’œuvre de tatouage faisait
allusion, sans doute, à quelque histoire de bonne fortune dont le
prudent marin avait écrit le souvenir sur sa peau pour le cas où il
s’effacerait de son cœur.

Deux drôles effroyables, mais très-polis, me firent gracieusement place
sur le divan de paille; et le café que je pris là était certainement
meilleur que la décoction noire du plus célèbre café de Paris. L’absence
d’ivrognerie rend praticables les plus basses classes de Constantinople,
et les Orientaux ont une dignité naturelle inconnue chez
nous.--Figurez-vous un Turc allant la nuit chez Paul Niquet!--De quelles
huées gouailleuses, de quelles curiosités grossières n’eût-il pas été
l’objet et la victime! C’était ma position dans ce bouge enfumé, et
personne ne parut prendre garde à moi et ne se permit la plus légère
inconvenance. Il est vrai que la seule boisson débitée était de l’eau
colportée autour de la salle par de jeunes enfants grecs répétant d’une
voix monotone et glapissante: _Crionero, crionero_ (eau à la glace), et
que chez Paul Niquet on boit du _bleu_ et de l’_eau-d’aff_ par excès de
civilisation.

Citons encore un café assez remarquable situé près du Vieux-Pont, à
Oun-Capan, sur la Corne-d’Or, et principalement hanté par les Grecs du
Phanar. On y aborde en caïque, et, tout en fumant sa pipe, on y jouit de
la vue des barques qui vont et viennent, et des évolutions des goëlands
rasant l’eau du bout de l’aile, ou des éperviers traçant de grands
cercles dans le bleu du ciel.

Tels sont, à quelques variations près, les types des cafés turcs, qui ne
ressemblent guère à l’idée qu’on s’en fait en France, mais qui ne me
surprirent pas, préparé que j’étais par les cafés algériens, encore plus
primitifs, si c’est possible.--Souvent ils sont égayés par des troupes
de musiciens chantant et jouant des instruments sur des tons bizarres et
des rhythmes insaisissables pour des oreilles européennes, mais que les
Orientaux écoutent pendant des heures entières avec des signes d’un
plaisir que j’ai partagé quelquefois, je l’avoue, dussent Meyer-Beer,
Halévy et Berlioz me mépriser profondément et me traiter de barbare.
J’aurai occasion de revenir sur ces musiciens, qui, au moins, sont
pittoresques, s’ils ne sont pas harmonieux.



IX

LES BOUTIQUES


La boutique orientale diffère beaucoup de la boutique européenne: c’est
une espèce d’alcôve pratiquée dans la muraille et qui se ferme le soir
avec des volets qu’on rabat comme des mantelets de sabord; le marchand,
accroupi en tailleur sur un bout de natte ou de tapis de Smyrne, fume
nonchalamment son chibouck ou fait défiler dans ses doigts distraits les
grains de son comboloio d’un air impassible et détaché, gardant la même
pose des heures entières et ayant l’air de se soucier fort peu de la
pratique; les acheteurs se tiennent habituellement en dehors, dans la
rue, examinant les marchandises entassées sur la devanture sans la
moindre coquetterie mercantile; l’art de l’étalage, poussé à un si haut
degré en France, est entièrement inconnu ou dédaigné en Turquie; rien ne
rappelle, même dans les plus belles rues de Constantinople, les
splendides magasins de la rue Vivienne ou du Strand.

Fumer est un des premiers besoins du Turc; aussi les boutiques de
marchands de tabac, de bouquins d’ambre et de lulés abondent-elles. Le
tabac, haché très-fin en longues touffes soyeuses et de couleur blonde,
est disposé par tas sur la planchette d’étalage, suivant les prix et
qualités; il se divise en quatre sortes principales dont voici les noms:
_iavach_ (doux), _orta_ (moyen), _dokan akleu_ (piquant), _sert_ (fort),
et se vend de dix-huit à vingt piastres l’ocque (l’ocque revient à deux
livres et demie environ), suivant la provenance. Ces tabacs, de force
graduée, se fument dans le chibouck ou se roulent en cigarettes dont
l’usage commence à se répandre en Turquie. Les plus estimés sont ceux de
la Macédoine.

Le tombeki, tabac exclusivement destiné au narghiléh, vient de Perse; il
n’est pas haché comme l’autre, mais froissé et rompu en petits morceaux;
sa couleur est plus brune, et sa force est telle, qu’il ne peut être
fumé sans avoir subi préalablement deux ou trois lavages. Comme il
s’éparpillerait, on le renferme dans des bocaux de verre, ainsi que les
drogues d’apothicairerie. Sans tombeki, le narghiléh est impossible, et
il est fâcheux qu’on ne puisse que très-difficilement s’en procurer en
France, car rien n’est plus favorable aux poétiques rêveries que
d’aspirer à petites gorgées, sur les coussins d’un divan, cette fumée
odorante, rafraîchie par l’eau qu’elle traverse, et qui vous arrive
après avoir circulé dans des tuyaux de maroquin rouge ou vert dont on
s’entoure le bras, comme un psylle du Caire jouant avec des serpents.
C’est le sybaritisme du fumage, de la fumerie ou de la fumade--le mot
manque, et j’essaye des trois vocables en attendant que le mot propre se
fasse de lui-même--poussé à son plus haut degré de perfection; l’art ne
reste pas étranger à cette délicate jouissance; il y a ces narghiléhs
d’or, d’argent et d’acier ciselés, damasquinés, niellés, guillochés
d’une façon merveilleuse, et d’un galbe aussi élégant que celui des plus
purs vases antiques; les grenats, les turquoises, les coraux et d’autres
pierres plus précieuses en étoilent souvent les capricieuses arabesques,
vous fumez dans un chef-d’œuvre un tabac métamorphosé en parfum, et je
ne vois pas ce que la duchesse la plus aristocratiquement dédaigneuse
pourrait objecter à ce passe-temps qui procure aux sultanes de longues
heures de kief et d’heureux oubli au bord des fontaines de marbre, sous
le treillage des kiosques.

Les marchands de tabac, à Constantinople, s’appellent tutungis. Ils
sont, pour la plupart, Grecs ou Arméniens; dans la première catégorie
ils viennent de Janina, de Larisse, de Salonique; dans la seconde, de
Samsoun, de Trébizonde, d’Erzeroum; ils ont des manières fort
engageantes, et quelquefois, surtout dans les soirs du Ramadan, des
vizirs, des pachas, des beys et autres grands dignitaires, s’assoient
familièrement dans leurs boutiques, pour fumer, causer et apprendre les
nouvelles, sur de petits tabourets ou sur des balles de tabac, comme les
membres du parlement sur leurs sacs de laine.

Chose singulière! le tabac, aujourd’hui d’un usage si universel dans
l’Orient, a été, de la part de certains sultans, l’objet des
interdictions les plus rigoureuses; plus d’un Turc a payé de sa vie le
plaisir de fumer, et le féroce Amurat IV a fait plus d’une fois tomber
la tête du fumeur avec la pipe; le café a eu des débuts non moins
sanglants à Constantinople: il a fait des fanatiques et des martyrs.

On apporte, dans la moderne Byzance, un soin extrême et souvent un grand
luxe à tout ce qui regarde la pipe, le plaisir favori du Turc. Les
boutiques de marchands de tuyaux de pipe, de lulés et de bouquins sont
très-nombreuses et bien approvisionnées. Les tuyaux les plus estimés se
percent dans des branches de cerisier ou de jasmin, que l’on a
maintenues droites, et ils atteignent des prix considérables, selon leur
grosseur et leur perfection.

Un beau tuyau de cerisier avec son écorce intacte qui reluit d’un éclat
sombre comme un satin grenat, un jet de jasmin dont les callosités sont
bien égales et d’une jolie teinte blonde, valent jusqu’à cinq cents
piastres.

Je faisais quelquefois de longues stations devant la boutique d’un
marchand de tuyaux de pipe, dans la rue qui descend à Top’Hané, en face
le cimetière muré dont on aperçoit, à travers des ouvertures garnies de
grilles, les riches tombeaux bariolés d’or et d’azur; le marchand était
un vieillard à barbe grise et rare, à l’œil entouré de peaux
blanchâtres, au nez courbé, à la physionomie d’ara déplumé, et qui
dessinait innocemment avec sa figure une excellente caricature de Turc
que Cham eût enviée. Par l’emmanchure de son gilet à boutons usés
sortait un bras plat, jaune et maigre, faisant mouvoir un archet comme
un violoniste qui scie la quatrième corde en exécutant une difficulté à
la Paganini. Sur une pointe de fer, mise en rotation par cet archet,
tournait avec une éblouissante rapidité un tuyau de bois de cerisier qui
subissait la délicate opération du forage, et que le vieux marchand
frappait de temps à autre sur le rebord de sa boutique pour en faire
tomber le bois réduit en poussière; auprès du vieillard travaillait un
jeune garçon, son fils sans doute, qui s’exerçait sur des tuyaux moins
précieux. Une famille de petits chats jouait nonchalamment au soleil et
se roulait dans la fine sciure; les bois non travaillés et ceux déjà
façonnés garnissaient le fond de l’échoppe baignée d’ombre, et le tout
formait un joli tableau de genre oriental que je recommande à Théodore
Frère,--tableau qui, avec quelques variantes, se trouve encadré à tous
les coins de rue.

Les fabriques de lulés (fourneaux de pipe) sont reconnaissables à la
poussière rousse qui les saupoudre; une infinité de lulés d’argile
jaune, que la cuisson colorera d’un rouge rosâtre, attendent, rangées
par ordre sur des planchettes, le moment d’entrer au four; les
fourneaux, d’une pâte très-fine et très-douce, sur lesquels le potier
imprime divers ornements à l’aide d’une roulette, et qu’il stigmatise
d’un petit cachet, ne se culottent pas comme les pipes françaises et se
vendent à très-bas prix. On en consomme des quantités incroyables.

Quant aux bouquins d’ambre, ils sont l’objet d’un commerce spécial et
qui se rapproche de la joaillerie pour la valeur de la matière et du
travail. L’ambre vient de la mer Baltique, sur les rives de laquelle on
le recueille plus abondamment que partout ailleurs; à Constantinople, où
il est fort cher, les Turcs préfèrent la nuance citron pâle,
demi-opaque, et veulent que le morceau n’ait ni tache, ni paille, ni
veine, conditions assez difficiles à réunir, et qui élèvent
considérablement le prix du bouquin. Une paire de bouquins parfaits
s’est payée jusqu’à huit ou dix mille piastres.

Un râtelier de pipes de cent cinquante mille francs n’est pas chose rare
chez les hauts dignitaires et les riches particuliers de Stamboul; ces
précieux bouquins sont cerclés d’un anneau d’or émaillé, quelquefois
enrichi de diamants, de rubis et autres pierres précieuses; c’est une
manière orientale d’étaler du luxe, comme chez nous d’avoir de
l’argenterie anglaise et des meubles de Boulle; tous ces bouts d’ambre,
de succin ou de carabé, divers de ton et de transparences, polis,
tournés, évidés avec un soin extrême, prennent au soleil des nuances
chaudes et dorées à rendre jaloux Titien, et donner la fantaisie de
fumer au plus enragé tabacophobe. Dans des boutiques plus humbles, on
trouve des bouquins moins chers, ayant quelque tare imperceptible, mais
qui n’en remplissent pas moins bien leur office et sont aussi doux à la
lèvre.

Il y a aussi des imitations d’ambre en verre coloré de Bohême, dont on
fait un grand débit, et qui coûtent très-peu de chose; mais ces faux
bouquins ne servent qu’aux Grecs ou aux Arméniens de la plus basse
classe. A tout Turc qui se respecte, on peut appliquer le vers de
Namouna, ainsi modifié:

    Heureux _Turc_! il fumait de l’_orta_ dans de l’ambre.

J’espère que mes lectrices ne m’en voudront pas de tous ces détails de
tabac et de pipe où me force l’exactitude du voyageur, car
Constantinople s’enveloppe d’un nuage de fumée perpétuel, plus opaque
que celui où cheminaient les dieux d’Homère.

Cette flânerie à travers rues fait malgré moi vagabonder ma plume; la
phrase suit la phrase comme le pas suit le pas; la transition manque, je
le sens, entre tant d’objets disparates, mais il serait peut-être
inutile de la chercher; acceptez donc tous ces petits détails
caractéristiques, habituellement négligés par les voyageurs, comme des
verroteries de couleurs diverses réunies sans symétrie par le même fil,
et qui, si elles sont sans valeur, ont au moins le mérite d’une certaine
baroquerie sauvage.

Près d’un magasin de bouquins d’ambre, j’aperçois une petite boutique de
confiseur dont la montre, à défaut de splendeur, offre au moins de
l’originalité: un bateau à vapeur en sucre, avec ses roues et sa fumée,
figure à côté d’un petit berceau d’enfant de même matière; un derviche
tourneur, les bras étendus, la tête penchée, et d’un style plus primitif
encore que celui des bas-reliefs en pain d’épice, effleure des plis de
sa jupe volante un lion chimérique qui a la crinière verte, le toupet
bleu, la queue rose, et rappelle vaguement, pour l’attitude, le grand
lion accroupi rapporté du Pirée à Venise, ou, mieux encore, celui de
Barye, sur la terrasse du bord de l’eau; non loin du lion flotte une
escadre d’oiseaux indéfinis que Toussenel lui-même aurait de la peine à
classer, et qui sont zébrés de raies tricolores comme un pantalon d’été
de soldat de la République; je pense cependant, mais sans oser trancher
une question si grave, qu’on avait voulu représenter des canards ou des
goëlands, et que leur coloriage bleu, blanc et rouge était une flatterie
délicate à l’adresse de la France. Le bateau à vapeur préoccupe
singulièrement les Turcs, et ce pyroscaphe en sucre m’a rappelé les
petits bateaux à vapeur des boutiques de joujoux anglais dans le Strand;
la barbarie et la civilisation se rencontrent dans la même idée.

Les Turcs, mangeant avec leurs doigts, n’ont naturellement pas
d’argenterie, à l’exception de quelques personnages qui ont fait le
voyage de France ou d’Angleterre et rapporté de Paris ou de Londres cet
objet de luxe à peu près inconnu en Orient, et encore ne se servent-ils
des fourchettes et des cuillers que devant les étrangers, et pour faire
preuve de civilisation. Mais l’on ne peut prendre l’yaourth, le kaimak
ni la compote de cerises avec les doigts, et les tabletiers fabriquent
de jolies spatules d’écaille et de buis d’un travail charmant, destinées
à remplacer l’argenterie absente. J’ai vu chez un de ces marchands un
service de ce genre, composé d’une grande cuiller et de six petites
s’emboîtant les unes dans les autres et se faisant réciproquement étui,
d’une exquise originalité de formes et d’arrangement.

Le manche de la grande cuiller est décoré de fenestrages découpés à la
scie et représentant des arabesques d’une ténuité et d’une délicatesse
qui n’ont rien à envier aux plus fins ivoires chinois; quelques nielles
légères, des fleurs et des ramages du meilleur goût, complètent cette
ornementation. Les petites cuillers, moins riches de travail, ont aussi
leur mérite. Il nous semble que les orfévres parisiens, toujours en
quête de formes nouvelles, pourraient heureusement imiter ce service en
argent ou en vermeil, et qu’il figurerait avec honneur sur les tables
les plus splendides pour l’entremets ou le dessert. J’en tiens un
exactement pareil et venant de Trébizonde, qui m’a été donné par M. R...
de la légation sarde, à la disposition de Froment Meurice, de Wechte, ou
de tout autre Benvenuto Cellini moderne.

Dans la rue qui longe la Corne-d’Or, entre le nouveau et le vieux pont,
se tiennent les marbreries où l’on taille ces pieux coiffés de turbans
qui hérissent, comme de blancs fantômes sortis de leur tombe, les
nombreux cimetières de Constantinople. C’est un bruit perpétuel de
maillets et de marteaux; un nuage de poussière étincelante et micacée
saupoudre d’une neige qui ne fond pas toute cette portion du chemin; des
enlumineurs, entourés de pots de vert, de rouge et de bleu, colorient
les fonds sur lesquels doivent ressortir en lettres d’or le nom du
défunt ou de la défunte, accompagné d’un verset du Koran, ou les
ornements tels que fleurs, ceps de vigne, grappes qui décorent plus
spécialement les tombeaux de femmes, comme emblèmes de grâce, de douceur
et de fécondité.

C’est là qu’on façonne aussi les vasques de marbre des fontaines
destinées à rafraîchir les cours, les appartements et les kiosques, ou à
servir aux ablutions si fréquentes exigées par la loi musulmane, qui
élève la propreté à la hauteur d’une vertu, contraire en cela au
catholicisme, où la crasse est sanctifiée; si bien que longtemps, en
Espagne, les gens qui usaient fréquemment du bain furent soupçonnés
d’hérésie et regardés plutôt comme des Maures que comme des chrétiens.

Cette funèbre industrie ne paraît aucunement attrister ceux qui la
professent, et ils taillent leurs marbres lugubres de la façon la plus
joviale du monde; en Turquie, l’idée de la mort ne semble effrayer
personne et n’éveille pas le plus léger sentiment mélancolique. On est
familiarisé sans doute avec elle et le voisinage du cimetière, mêlé
partout à la cité vivante au lieu d’être relégué comme chez nous hors
des murs et dans quelque lieu solitaire, lui ôte son effet de mystère et
de terreur.

A côté de ce chantier de tombes toujours en activité, et à qui les
commandes ne manquent jamais, car la mort est la meilleure des
pratiques, la vie fourmille, pullule et bourdonne joyeusement: les
marchands de comestibles étalent leurs victuailles; ce ne sont de toutes
parts que tonneaux de fromage blanchâtre, semblable à du plâtre gras, et
dont les Turcs se servent en guise de beurre; que barils d’olives
noires, que caques de caviar de Russie, que tas de pastèques et de
concombres, que monceaux d’aubergines et de tomates aux tons violets et
pourprés, que quartiers de viande saigneux pendus aux crocs des
boucheries, entourées d’un cercle de maigres chiens en extase; plus
loin, la poissonnerie vous prend au nez par son âcre odeur maritime, et
fait grimacer à vos yeux les formes monstrueuses des seiches, des
poulpes, des vieilles, des scorpions de mer et autres bizarres habitants
de l’empire salé que la nature ne semble pas avoir modelés pour la pure
lumière du jour, et qu’elle cache prudemment dans les profondeurs
verdâtres de ses abîmes.

Les narvals que l’on mange à Constantinople sont d’un aspect
particulièrement formidable: ils ont six ou huit pieds de long, et se
coupent par larges dalles; leur tête tranchée, qu’étoile un œil rond,
vitré et sanglant, vous menace encore de son épée, forte, rigide et
bleuâtre comme de l’acier bruni. Rien n’est plus étrange que ce nez
auquel se visse un glaive, et cela compose une étrange physionomie de
poisson.--Quand je traversai la poissonnerie, il y avait précisément,
sur quatre étaux se faisant face, quatre narvals énormes qui
brandissaient formidablement leurs espadons et semblaient des raffinés
de mer se provoquant en duel. Sneyders aurait tiré un grand parti de ce
motif.

Ce qui frappe l’étranger à Constantinople, c’est l’absence de femmes
dans les boutiques, il n’y a que des marchands et pas de marchandes. La
jalousie musulmane s’accommoderait peu des rapports que le commerce
nécessite; aussi en a-t-elle écarté soigneusement un sexe auquel elle
accorde peu de confiance. Beaucoup de petits détails de ménage, laissés
chez nous aux femmes, sont remplis, en Turquie, par des gaillards
athlétiques, aux biceps renflés, à la barbe crépue, au large col de
taureau, ce qui nous paraît assez justement ridicule.

Si les femmes ne vendent pas, en revanche elles achètent; on les voit
stationner devant les boutiques par groupes de deux ou trois, suivies de
leurs négresses, qui tiennent un sac ouvert, et à qui elles passent
leurs acquisitions, comme Judith tendait la tête d’Holopherne à sa
servante noire. Le marchandage paraît amuser les Turques autant que les
Anglaises; c’est un moyen comme un autre de passer le temps et
d’échanger des paroles avec un être humain autre que le maître, et il
est peu de femmes qui se refusent ce plaisir, surtout les femmes de la
classe bourgeoise, car les cadines se font apporter les étoffes et les
marchandises chez elles.



X

LES BAZARS


Si vous suivez les rues tortueuses qui mènent de l’échelle de Yeni-Djami
à la mosquée du sultan Bayezid, vous arrivez au bazar d’Égypte, ou bazar
des Drogues, grande halle que traverse d’une porte à l’autre une ruelle
destinée à la circulation des marchandises et des acheteurs. Une odeur
pénétrante, composée des aromes de tous ces produits exotiques, vous
monte aux narines et vous enivre.--Là sont exposés par tas ou dans des
sacs ouverts, le henné, le santal, l’antimoine, les poudres colorantes,
les dattes, la cannelle, le benjoin, les pistaches, l’ambre gris, le
mastic, le gingembre, la noix muscade, l’opium, le hachich, sous la
garde de marchands aux jambes croisées, à l’attitude nonchalante, et qui
semblent comme engourdis par la lourdeur de cette atmosphère saturée de
parfums. «Ces montagnes de drogues aromatiques,» qui vous remettent en
mémoire les comparaisons du Sir-Hasirim, ne sauraient vous arrêter bien
longtemps.

Vous continuez votre route à travers le martelage assourdissant des
chaudronniers et les grasses exhalaisons des gargotes qui étalent sur
leur devanture des jattes pleines de ratatouilles turques peu
appétissantes pour un estomac parisien, et vous atteignez le grand
Bazar, dont l’aspect extérieur n’a rien de monumental: ce sont de hautes
murailles grisâtres que surmontent de petits dômes de plomb semblables à
des verrues, et auxquelles s’accrochent une foule de bouges et
d’échoppes occupés par d’infimes industries.

Le grand Bazar, pour lui conserver le nom que les Francs lui donnent,
couvre un immense espace de terrain, et forme comme une ville dans la
ville, avec ses rues, ses ruelles, ses passages, ses carrefours, ses
places, ses fontaines, inextricable labyrinthe où l’on a de la peine à
se retrouver, même après plusieurs visites. Ce vaste espace est voûté,
et le jour y tombe de ces petites coupoles dont j’ai parlé tout à
l’heure, et qui mamelonnent le toit plat de l’édifice, jour doux, vague
et louche, plus favorable au marchand qu’à l’acheteur. Je ne voudrais
pas détruire l’idée de magnificence orientale que soulève ce mot:
Bezestin de Constantinople, mais je ne saurais mieux comparer le bazar
turc qu’au Temple de Paris, auquel il ressemble beaucoup comme
disposition.

J’entrai par une arcade sans caractère architectural, et je me trouvai
dans une ruelle particulièrement affectée aux parfumeurs: c’est là que
se débitent les essences de bergamote et de jasmin, les flacons
d’atar-gull dans des étuis de velours bordé à paillettes, l’eau de rose,
les pâtes épilatoires, les pastilles du sérail gaufrées de caractères
turcs, les sachets de musc, les chapelets de jade, d’ambre, de coco,
d’ivoire, de noyaux de fruit, de bois de rose et de santal, les miroirs
persans encadrés de fines peintures, les peignes carrés aux larges
dents, tout l’arsenal de la coquetterie turque; devant ces boutiques
stationnent de nombreux groupes de femmes que leurs feredgés vert-pomme,
rose-mauve ou bleu-de-ciel, leurs yachmaks opaques et soigneusement
fermés, leurs bottines de maroquin jaune chaussées d’une galoche de même
couleur, signent musulmanes en toutes lettres; souvent elles tiennent à
la main de beaux enfants habillés de vestes rouges ou vertes,
passementées d’or, de pantalons à la mameluk en taffetas cerise,
jonquille ou de toute autre couleur vive, qui brillent comme des fleurs
dans l’ombre fraîche et transparente; des négresses, enveloppées de
l’habbarah à quadrilles bleus et blancs du Caire, se tiennent derrière
elles et complètent l’effet pittoresque. Quelquefois aussi un eunuque
noir, reconnaissable à son buste court, à ses longues jambes, à sa tête
imberbe, grasse et flasque, enfoncée dans les épaules, surveille d’un
air morose la petite troupe confiée à ses soins, et agite, pour faire
ouvrir la foule, le courbach de cuir d’hippopotame, marque distinctive
de son autorité. Le marchand, appuyé sur le coude, répond d’un air
flegmatique aux mille questions des jeunes femmes qui fourragent les
marchandises et mettent son étalage sens dessus dessous, questionnant à
tort et à travers, demandant les prix et se récriant avec de petits
éclats de rires incrédules.

Derrière ces étalages, il y a des arrière-boutiques auxquelles on monte
par deux ou trois degrés, et où des objets plus précieux sont serrés
dans des coffres et des armoires qui ne s’ouvrent que pour les acheteurs
sérieux. Là se trouvent les belles écharpes rayées de Tunis, les tapis
et les châles de Perse, dont la broderie imite à s’y tromper les palmes
du cachemire, les miroirs de nacre de perle et de burgau, les tabourets
incrustés et découpés pour poser les plateaux de sorbets, les pupitres à
lire le Coran, les brûle-parfums en filigrane d’or ou d’argent, en
cuivre émaillé et guilloché, les petites mains d’ivoire ou d’écaille
pour se gratter le dos, les cloches de narghiléh en acier du Korassan,
les tasses de Chine ou du Japon, tout le curieux bric-à-brac de
l’Orient.

La principale rue du Bazar est surmontée d’arcades aux pierres
alternativement noires et blanches, et la voûte offre des arabesques en
grisaille à demi effacées dans le goût turc-rococo, qui se rapproche,
plus qu’on ne le pense, du genre d’ornementation en usage sous Louis XV.
Elle aboutit à un carrefour où s’élève une fontaine historiée et
peinturlurée, dont l’eau sert aux ablutions, car les Turcs n’oublient
jamais leurs devoirs religieux, et ils s’interrompent tranquillement au
milieu d’un marché, laissant l’acheteur en suspens, pour s’agenouiller
sur leurs tapis, orientés vers la Mecque, et faire leur prière avec
autant de dévotion que s’ils étaient sous le dôme de Sainte Sophie ou du
sultan Achmet.

Une des boutiques les plus fréquentées des étrangers est celle de
Ludovic, un marchand arménien qui parle français et vous laisse, avec
une patience parfaite, mettre sens dessus dessous son curieux magasin.
J’y ai fait de longues stations, savourant un excellent café moka dans
de petites tasses de Chine, contenues par des coquetiers de filigrane
d’argent à la vieille mode turque. Rembrandt aurait trouvé là de quoi
enrichir son musée d’antiques: vieilles armes, anciennes étoffes,
orfévreries bizarres, poteries singulières, ustensiles hétéroclites et
d’usage inconnu. Le vestiaire et le mobilier étrange qu’il fait
scintiller à travers l’ombre de ses mystérieuses peintures est entassé
dans les coins du magasin de Ludovic, où l’Orient pittoresque semble
avoir laissé sa défroque, forcé qu’il est de revêtir l’absurde costume
de la réforme, fausse livrée de civilisation endossée par un corps
barbare.--Sur une petite table basse sont étalés des kandjars, des
yatagans, des poignards aux fourreaux d’argent repoussé, aux gaînes de
velours, de chagrin, de cuir d’Yemen, de bois, de cuivre, aux manches de
jade, d’agate, d’ivoire, constellés de grenats, de turquoises, de
corail, longs, étroits, larges, courbes, ondulés, de toutes les formes,
de tous les temps, de tous les pays, depuis le damas du pacha, incrusté
de versets du Koran en lettres d’or, jusqu’au grossier couteau du
chamelier. Que de Zeibecs et d’Arnautes, que de beys et d’effendis, que
d’omrahs et de rayahs ont dégarni leurs ceintures pour former ce
précieux et baroque arsenal qui rendrait Decamps fou de joie!

Aux murailles pendent accrochées sous leur casque, avec un scintillement
de fer, des cottes de mailles circassiennes, rayonnent des boucliers
d’écailles de tortue, d’hippopotame, d’acier damasquiné, tout mamelonnés
de bosses de cuivre; se froissent des carquois mongols, s’appuient de
longs fusils niellés, incrustés, à la fois armes et joyaux;
s’entrechoquent des masses d’armes tout à fait semblables à celles des
chevaliers du moyen âge, et que l’imagerie turque ne manque jamais de
mettre aux poings des Persans comme ridicule distinctif.

Dans les armoires papillotent les soies de Brousse, frissonnantes comme
l’eau au clair de lune sous leur semis d’argent, les pantoufles et les
blagues à tabac du Liban, avec leur légère trame d’or, leurs dessins et
leurs losanges de couleur, les fines chemises de soie crêpée aux raies
opaques et transparentes, les mouchoirs brodés de paillon doré, les
cachemires de l’Inde et de la Perse, les pelisses vert-émir doublées de
martre ou de zibeline, les vestes aux soutaches plus compliquées que les
arabesques du plafond de la salle des Ambassadeurs à l’Alhambra, les
dolmans roides d’or, les brocarts diamantés d’orfrois éblouissants, les
machlas du Caire taillés sur le patron des dalmatiques byzantines, tout
le luxe fabuleux, toute la richesse chimérique de ces pays de soleil que
nous entrevoyons comme les mirages d’un rêve du fond de notre froide
Europe. Ludovic vous permet de regarder, de déployer, de manier, de
faire jouer sous la lumière ces merveilles orientales; vous fouillez
dans la garde-robe des _Mille et une Nuits_; vous pouvez essayer, si
cela vous plaît, la veste du prince Caramalzaman et déplier la robe
authentique de la princesse Boudroulboudour.

Aux chapelets d’ambre, d’ébène, de corail, de santal; aux cassolettes
d’or émaillé, aux écritoires, aux coffrets et aux miroirs persans dont
les peintures représentent des scènes du Mahabarata; aux éventails de
plumes de paon ou de faisan argus; aux cloches de Hookas ciselées et
niellées d’argent, à toutes ces ravissantes turqueries se mêlent
inopinément des porcelaines de Sèvres et de Saxe, des faïences de
Vincennes, des émaux de Limoges arrivés là on ne sait d’où. Mais rien
n’est impossible au bric-à-brac, et la boutique de mademoiselle Delaunay
se trouve transportée au Bezestin de Constantinople.--J’ai même vu là,
entre deux nobles heaumes du Kurdistan à gorgerins de mailles, tout
pareils à ceux des croisés de Godefroi de Bouillon, un de ces casques
prussiens à pointe en paratonnerre, invention romantique et moyen âge du
roi Louis, si agréablement raillée par Henri Heine dans son _Conte
d’hiver_.

Quelle que soit la chose que vous désiriez, vous la trouverez chez
Ludovic, fût-ce la marmite des janissaires, la hache d’armes de Mahomet
II, ou la selle d’Al Borack.

Chaque rue du Bazar est affectée à une spécialité. Voici les vendeurs de
babouches, de pantoufles et de bottines; rien n’est plus curieux que ces
étalages encombrés de chaussures extravagantes à bouts retroussés en
toits chinois, à quartiers rabattus, en cuir, en maroquin, en velours,
en brocart, piquées, pailletées, passementées, relevées de houppes de
cygnes et de soie floche, impossibles pour des pieds européens. Il y en
a qui sont cambrées et relevées du bec comme des gondoles vénitiennes;
d’autres désespéreraient Rhodope et Cendrillon par leur mignonne
petitesse, et ont plutôt l’air d’étuis à bijoux que de pantoufles
vraisemblables; le jaune, le rouge, le vert disparaissent sous les
cannetilles d’or et d’argent. Les souliers des enfants sont l’objet des
plus charmants caprices de forme et d’ornementation. Pour la rue, les
femmes se servent de bottes de maroquin jaune dont j’ai déjà eu
l’occasion de parler; car toutes ces jolies merveilles, faites pour les
nattes de l’Inde et les tapis de Perse, resteraient bien vite engluées
dans les boues de Constantinople.

Voilà les marchands de caftans, de gandouras et de robes de chambre en
soie de Brousse. Ces costumes coûtent un prix très-modique, quoique les
couleurs en soient d’un ton charmant et les tissus d’une souplesse
extrême. Je regrette fort de n’avoir point acheté un grand dolman cerise
fait de filets paille, à longues manches pendantes, qui m’aurait donné à
Paris un air de mamamouchi très-respectable, et dans lequel j’eusse paru
aussi beau que M. Jourdain pendant la cérémonie. Mais les douanes sont
peu indulgentes pour ces innocentes fantaisies de voyageur.--Ces
marchands vendent aussi des étoffes de Brousse, moitié soie et moitié
fil, pour robes, gilets et pantalons à la mode européenne,
très-fraîches, très-légères et très-coquettes. Cette industrie est
nouvelle et vit par la protection d’Abdul-Medjid.

Les drapiers étalent des draps anglais aux couleurs criardes dont les
lisières sont chamarrées de grosses lettres d’or et d’armoiries en
paillon de cuivre, pour flatter le goût oriental. On y reconnaît la
perfection bête de la mécanique et la fausseté de ton naturelle de la
Grande-Bretagne. J’avoue que de pareilles dissonances me font grincer
les dents, et que j’envoie de bon cœur à tous les diables l’industrie,
le commerce et la civilisation qui produisent des rouges si hostiles,
des bleus si acariâtres, des jaunes si insolents, et troublent pour je
ne sais quel gain la sereine harmonie de ton de l’Orient.

Quand je pense que je rencontrerai sans doute ces horribles étoffes
découpées en vestes, en gilets et en caftans, dans une mosquée, dans une
rue, dans un paysage, dont elles détruisent tout l’effet par leurs
couleurs insociables, une secrète fureur bouillonne en moi, et je
souhaite que la mer engloutisse les vaisseaux qui portent ces
abominations, que le feu détruise les fabriques où elles se trament et
que la Great-Britain s’évapore dans son brouillard. J’en dirai autant
des exécrables cotonnades de Rouen, de Roubaix et de Mulhouse, qui
commencent à répandre en Orient leurs affreux petits bouquets, leurs
atroces guirlandes et leurs sales mouchetures, semblables à des punaises
écrasées. Si j’en parle avec tant d’amertume, c’est que j’ai eu la
douleur profonde, et dont je ne me consolerai jamais, de voir trois
petites filles turques, de huit à dix ans, belles comme des houris, et
même beaucoup plus belles, car les houris n’existent pas, qui portaient
sur une robe de rouennerie un caftan de drap anglais. Les rayons du
soleil, quoique attirés par leurs charmants visages, n’osaient pas
éclairer ces monstruosités modernes, et rebroussaient d’épouvante.

Heureusement, l’on est distrait de ces idées pénibles par l’étalage des
vêtements d’enfants: ce ne sont que mignonnes vestes brodées d’or et
d’argent, gentils pantalons bouffants de soie, petits caftans à
soutaches, tarbouches puérils ornés de croissants; un Orient en
miniature, le plus joli et le plus coquet du monde.

Puis viennent, dans une ruelle spéciale, les trayeurs d’or, ceux qui
font ces fils argentés et dorés dont on brode les blagues, les
pantoufles, les mouchoirs, les gilets, les dolmans, les vestes; derrière
les vitres des montres étincellent sur leurs bobines ces fils brillants
qui, plus tard, seront des fleurs, des feuillages, des arabesques. Là se
font aussi ces cordonnets, ces nœuds si gracieux, si coquettement
enchevêtrés et que notre passementerie ne saurait imiter. Les Turcs les
fabriquent à la main en se servant de l’orteil de leur pied nu comme
point d’attache.

Il y a là des joailliers dont les pierreries sont enfermées dans des
coffres qu’ils ne quittent pas de l’œil, ou sous des vitrines placées
hors de la portée des filous; dans ces obscures boutiques, assez
semblables à des échoppes de savetier, abondent des richesses
incroyables. Les diamants de Visapour et de Golconde apportés par les
caravanes; les rubis du Giamschid, les saphirs d’Ormus, les perles
d’Ophyr, les topazes du Brésil, les opales de Bohême, les turquoises de
Macédoine, sans compter les grenats, les chrysoberils, les
aigues-marines, les azerodrachs, les agates, les aventurines, les
lapis-lazulis, sont entassés là par monceaux, car les Turcs ont beaucoup
de pierreries, non-seulement comme luxe, mais comme valeurs. Ne
connaissant pas les raffinements de la finance moderne, ils ne tirent
aucun intérêt de leurs capitaux, ce qui, du reste, leur est
rigoureusement interdit par le Coran, hostile à l’usure, comme
l’Évangile, ainsi qu’on vient de le voir à l’occasion de l’emprunt turc,
repoussé par le vieux parti national et religieux. Un diamant facile à
cacher, à emporter, résume en lui une grande somme sous un petit volume.
Au point de vue oriental, c’est un placement sûr, quoiqu’il ne rapporte
rien; mais allez donc persuader à l’avarice arabe ou turque de se
dessaisir du pot de grès qui renferme son trésor, et cela sous prétexte
de trois ou quatre pour cent, quand bien même la chose serait permise
par Mahomet!

Ces pierres sont en général des cabochons, car les Orientaux ne taillent
ni le diamant ni le rubis, soit qu’ils ne connaissent pas la poudre à
égriser, soit qu’ils craignent de diminuer le nombre des carats en
abattant les angles des pierres. Les montures sont assez lourdes et d’un
goût génois ou rococo. L’art si fin, si élégant et si pur des Arabes a
laissé peu de traces chez les Turcs. Ces joyaux consistent
principalement en colliers, boucles d’oreilles, ornements de tête,
étoiles, fleurs, croissants, bracelets, anneaux de jambe, manches de
sabre et de poignard; mais ils ne se révèlent dans tout leur éclat qu’au
fond des harems, sur la tête et la poitrine des odalisques, sous les
yeux du maître, accroupi dans un angle du divan, et tout ce luxe est,
pour l’étranger, comme s’il n’existait pas. Quoique l’opulence des
phrases précédentes, constellées de noms de pierreries, ait pu vous
faire penser au trésor d’Haroun-al-Raschid et à la cave d’Aboulcasem,
n’imaginez rien d’éblouissant et de jetant à droite et à gauche de
folles bluettes de lumière. Les Turcs n’entendent pas l’étalage comme
Fossin, Lemonnier, Marlet ou Bapst; et les diamants bruts, jetés à
poignées dans de petites sébiles de bois, ont l’apparence de grains de
verre; et pourtant on pourrait aisément dépenser un million dans une de
ces boutiques de deux sous.

Le bazar des armes peut être considéré comme le cœur même de l’Islam.
Aucune des idées nouvelles n’a franchi son seuil; le vieux parti turc y
siége gravement accroupi, professant pour les chiens de chrétiens un
mépris aussi profond qu’au temps de Mahomet II. Le temps n’a pas marché
pour ces dignes Osmanlis, qui regrettent les janissaires et l’ancienne
barbarie,--peut-être avec raison. Là se retrouvent les grands turbans
évasés, les dolimans bordés de fourrure, les larges pantalons à la
mameluk, les hautes ceintures et le pur costume classique, tel qu’on le
voit dans la collection d’Elbicei-Atika, dans la tragédie de _Bajazet_
ou la cérémonie du _Bourgeois gentilhomme_. Vous revoyez là ces
physionomies impassibles comme la fatalité, ces yeux sereinement fixes,
ces nez d’aigle se recourbant sur une longue barbe blanche, ces joues
brunes, tannées pas l’abus des bains de vapeur, ces corps à robuste
charpente que délabrent les voluptés du harem et les extases de l’opium,
cet aspect du Turc pur sang qui tend à disparaître, et qu’il faudra
bientôt aller chercher au fond de l’Asie.

A midi, le bazar des armes se ferme dédaigneusement, et ces marchands
millionnaires se retirent dans leurs kiosques sur la rive du Bosphore,
et regardent d’un air courroucé passer les bateaux à vapeur, ces
diaboliques inventions franques.

Les richesses entassées dans ce bazar sont incalculables: là se gardent
ces lames de damas, historiées de lettres arabes, avec lesquelles le
sultan Saladin coupait des oreillers de plume au vol, en présence de
Richard Cœur-de-Lion, tranchant une enclume de sa grande épée à deux
mains, et qui portent sur le dos autant de crans qu’elles ont abattu de
têtes; ces kandjars, dont l’acier terne et bleuâtre perce les cuirasses
comme des feuilles de papier, et qui ont pour manche un écrin de
pierreries; ces vieux fusils à rouet et à mèche, merveilles de ciselure
et d’incrustation; ces haches d’armes qui ont peut-être servi à Timour,
à Gengiskan, à Scanderbeg, pour marteler les casques et les crânes, tout
l’arsenal féroce et pittoresque de l’antique Islam. Là rayonnent,
scintillent et papillotent, sous un rayon de soleil tombé de la haute
voûte, les selles et les housses brodées d’argent et d’or, constellées
de soleils de pierreries, de lunes de diamants, d’étoiles de saphirs;
les chanfreins, les mors et les étriers de vermeil, féeriques
caparaçons, dont le luxe oriental revêt les nobles coursiers du Nedj,
les dignes descendants des Dahis, des Rabrâ, des Haffar et des Naâmah,
et autres illustrations équestres de l’ancien turf islamite.

Chose remarquable pour l’insouciance musulmane, ce bazar est considéré
comme si précieux, qu’il n’est pas permis d’y fumer;--ce mot dit tout,
car le Turc fataliste allumerait sa pipe sur une poudrière.

Pour donner un repoussoir à ces magnificences, parlons un peu du bazar
des Poux. C’est la morgue, le charnier, l’équarrissoir où vont finir
toutes ces belles choses, après avoir subi les diverses phases de la
décadence. Le caftan qui a brillé sur les épaules du vizir ou du pacha
achève sa carrière sur le dos d’un hammal ou d’un calfat; la veste, où
se moulaient les charmes opulents d’une Géorgienne du harem, enveloppe,
souillée et flétrie, la carcasse momifiée d’une vieille
mendiante.--C’est un incroyable fouillis de loques, de guenilles, de
haillons, où tout ce qui n’est pas trou est tache; tout cela pendille
flasquement, sinistrement, à des clous rouillés, avec cette vague
apparence humaine que conservent les habits longtemps portés, et
grouille, remué vaguement par la vermine. Autrefois la peste se cachait
sous les plis fripés de ces indescriptibles défroques maculées de la
sanie des bubons, et s’y tenait tapie comme une araignée noire au fond
de sa toile poussiéreuse, dans quelque angle immonde.

Le Rastro de Madrid, le Temple de Paris, l’ancienne Alsace de Londres,
ne sont rien à côté de ce Montfaucon de la friperie orientale, qualifié
par le nom significatif que je ne répéterai pas et que j’ai dit là-haut.

J’espère qu’on me pardonnera cette description fourmillante en faveur
des pierreries, des brocarts, des flacons d’essence de roses de mon
commencement;--d’ailleurs, le voyageur est comme le médecin, il peut
tout dire.



XI

LES DERVICHES TOURNEURS


Les derviches tourneurs ou mevélawites sont des espèces de moines
mahométans qui vivent en communauté dans des monastères appelés
_tekkés_. Le mot derviche signifie pauvre, ce qui n’empêche pas les
derviches de posséder de grands biens dus aux legs et aux dons des
fidèles. La désignation, vraie autrefois, s’est conservée, quoiqu’elle
soit maintenant une antinomie.

Les muftis et les ulémas ne voient pas de très-bon œil les derviches,
soit à cause de quelque dissidence secrète de doctrine, soit à cause de
l’influence qu’ils ont sur le bas peuple, ou seulement à cause du mépris
qu’a toujours professé le haut clergé pour les ordres mendiants; quant à
moi, qui ne suis pas assez fort en théologie turque pour débrouiller la
chose, je me bornerai à considérer les derviches du côté purement
plastique et à décrire leurs bizarres exercices.

Contrairement aux autres mahométans, qui empêchent les giaours
d’assister en curieux aux cérémonies du culte, et les chasseraient
outrageusement des mosquées s’ils essayaient de s’y introduire aux
heures de prière, les derviches laissent pénétrer les Européens dans
leurs tekkés, à la seule condition de déposer leur chaussure à la porte,
et d’entrer pieds nus ou en pantoufles; ils chantent leurs litanies et
accomplissent leurs évolutions sans que la présence des chiens de
chrétiens paraisse les déranger aucunement; on dirait même qu’ils sont
flattés d’avoir des spectateurs.

Le tekké de Péra est situé sur une place encombrée de tombes, de pieux
de marbre à turbans et de cyprès séculaires, espèce d’annexe ou de
succursale du petit Champ-des-Morts, où se trouve le tombeau du comte de
Bonneval, le fameux renégat.

La façade, fort simple, se compose d’une porte surmontée d’un cartouche,
historiée d’une inscription turque, d’un mur percé de fenêtres à
grillages, laissant apercevoir des sépultures de derviches, car en
Turquie les vivants coudoient toujours les morts, et d’une fontaine
encastrée et treillissée, garnie de spatules de fer pendues à des
chaînes, pour que les pauvres puissent boire commodément, et
qu’entourent des groupes de hammals, altérés par la pénible montée de
Galata. Tout cela n’a rien de monumental, mais ne manque pas de
caractère; les grands mélèzes du jardin, la coupole et le minaret blanc
de la mosquée qu’on aperçoit dans le bleu du ciel, par-dessus la
muraille, rappellent à propos l’Orient.

L’intérieur ressemble à toute autre habitation mahométane; pas de ces
longs cloîtres en arcade, de ces corridors interminables sur lesquels
s’ouvrent des cellules, pieux cachots de reclus volontaires, de ces
cours silencieuses où l’herbe pousse et où grésille une fontaine dans
une vasque verdie. Rien de l’aspect froid, triste et sépulcral du
couvent comme il est compris dans les pays catholiques; mais de gais
logements peints de couleurs riantes, éclairés du soleil, et au fond une
merveilleuse échappée de vue du Bosphore, un magnifique panorama baigné
d’air et de lumière: Scutari, Kadi-Keuï s’étalant sur la rive d’Asie,
l’Olympe de Bythinie tout glacé de neige, les îles des Princes, taches
d’azur sur la moire de la mer; Seraï-Burnou, avec ses palais, ses
kiosques, ses jardins; Sultan-Achmet, flanqué de ses six minarets;
Sainte-Sophie, rayée de rose et de blanc comme une voile d’Yemen, et la
forêt pavoisée des navires de toutes nations, spectacle toujours
changeant, toujours nouveau, et dont on ne se lasse jamais!

La salle où s’exécutent les valses religieuses des tourneurs occupe le
fond de cette cour. L’aspect extérieur ne rappelle la destination de
l’édifice que par des chiffres enlacés et des suras du Koran tracées
avec cette certitude de main que possèdent à un si haut degré les
calligraphes turcs. Ces caractères contournés et fleuris jouent le rôle
le plus heureux dans l’ornementation orientale; ce sont des arabesques
autant que des lettres.

L’intérieur rappelle à la fois la salle de danse et de spectacle; un
parquet parfaitement uni et ciré, qu’entoure une balustrade circulaire à
hauteur d’appui, en occupe le centre; de sveltes colonnes supportent une
galerie de même forme, contenant des places pour les spectateurs de
distinction, la loge du sultan et les tribunes destinées aux femmes.
Cette partie, qu’on appelle le sérail, est défendue contre les regards
profanes par des treillages très-serrés comme ceux qu’on voit aux
fenêtres des harems. L’orchestre fait face au mirah, orné de tablettes
bariolées de versets du Koran et de cartouches de sultans ou de vizirs
bienfaiteurs du tekké. Tout cela est peint en blanc et en bleu et d’une
propreté extrême: on dirait plutôt une classe disposée pour les élèves
de Cellarius que le lieu d’exercice d’une secte fanatique.

Je m’assis, les jambes croisées, au milieu de Turcs et de Francs,
également déchaux, tout près de la balustrade inférieure, au premier
rang, de manière à ne rien perdre du spectacle.--Après une attente assez
prolongée, les derviches arrivèrent lentement, deux par deux; le chef de
la communauté s’accroupit sur un tapis recouvert de peaux de gazelle,
au-dessous du mirah, entre deux acolytes: c’était un petit vieillard au
teint plombé et fatigué, la peau plissée de mille rides et le menton
hérissé d’une barbe rare et grisonnante; ses yeux, brillants par éclairs
fugitifs dans sa face éteinte, au centre d’une large auréole de bistre,
donnaient seuls un peu de vie à sa physionomie de l’autre monde.

Les derviches défilèrent devant lui, en le saluant à la manière
orientale avec les marques du plus profond respect, comme on fait pour
un sultan ou pour un saint; c’était à la fois une politesse, un
témoignage d’obéissance et une évolution religieuse; les mouvements
étaient lents, rhythmés, hiératiques, et, le rite accompli, chaque
derviche allait prendre place en face du mirah.

La coiffure de ces moines musulmans consiste en un bonnet de feutre
épais d’un pouce, d’un ton roussâtre ou brun, et que je ne saurais mieux
comparer, pour la forme, qu’à un pot à fleurs renversé, dans lequel on
aurait entré la tête; un gilet et une veste d’étoffe blanche, une
immense jupe plissée, de même couleur et semblable à la fustanelle
grecque, des caleçons étroits et blancs aussi, descendant jusqu’à la
cheville, composent ce costume, qui n’a rien de monacal dans nos idées
et ne manque pas d’une certaine élégance. Pour le moment, on ne pouvait
que l’entrevoir, car les derviches étaient affublés d’espèces de
manteaux ou de surtouts verts, bleus, raisin-de-Corinthe, cannelle, ou
de toute autre nuance, qui ne faisaient pas partie de l’uniforme, et
qu’ils devaient quitter au moment de commencer leurs valses, pour les
reprendre ensuite lorsqu’ils retomberaient haletants, ruisselants de
sueur, brisés d’extase et de fatigue.

Les prières commencèrent, et avec elles les génuflexions, les
prosternations, les simagrées ordinaires du culte musulman, si bizarres
pour nous, et qui seraient aisément risibles sans la conviction et la
gravité que les fidèles y mettent. Ces alternatives d’élévation et
d’abaissement font penser aux poulets qui se précipitent avidement le
bec contre terre et se relèvent après avoir saisi le grain ou le
vermisseau qu’ils convoitent.

Ces oraisons sont assez longues, ou du moins le désir de voir les danses
les fait paraître telles, surtout pour un curieux européen, qui n’espère
pas s’aller reposer après sa mort sous l’ombrage de l’arbre Tuba, dans
le paradis-sérail de Mahomet, et de s’y mirer pendant des éternités, aux
yeux noirs des houris, toujours vierges; néanmoins, ce bourdonnement
pieux, par sa persistance monotone, finit par agir fortement sur
l’organisme même des incrédules, et l’on conçoit qu’il impressionne les
âmes croyantes et les _entraîne_ merveilleusement pour ces exercices
étranges, au-dessus de la puissance humaine, et qui ne peuvent
s’expliquer que par une sorte de catalepsie religieuse assez semblable à
l’insensibilité extra-naturelle des martyrs au milieu des plus atroces
supplices.

Lorsqu’on eut psalmodié assez de versets du Koran, hoché suffisamment la
tête et fait un nombre satisfaisant de prosternations, les derviches se
levèrent, jetèrent leurs manteaux et refirent une procession circulaire
autour de la salle. Chaque couple passa devant le chef, qui se tenait
debout, et, après le salut échangé, faisait sur lui un geste de
bénédiction ou de passe magnétique; cette espèce de consécration
s’exécute avec une étiquette singulière. Le dernier derviche béni en
prend un autre dans le couple suivant et paraît le présenter à l’iman,
cérémonie qui se répète de groupe en groupe jusqu’à l’épuisement de la
bande.

Un changement remarquable s’était opéré déjà dans les physionomies des
derviches ainsi préparés à l’extase. En entrant, ils avaient l’air
morne, abattu, somnolent; ils penchaient la tête sous leurs lourds
bonnets; maintenant leurs visages s’éclairaient, leurs yeux brillaient,
leurs attitudes se relevaient et se raffermissaient, les talons de leurs
pieds nus interrogeaient le parquet avec un mouvement de trépidation
nerveuse.

Aux psalmodies du Koran nasillées en ton de fausset s’était joint un
accompagnement de flûtes et de tarboukas.--Les tarboukas marquaient le
rhythme et faisaient la basse, les flûtes exécutaient à l’unisson un
chant d’une tonalité élevée et d’une douceur infinie.

Le motif du thème, ramené invariablement après quelques ondulations,
finissait par s’emparer de l’âme avec une impérieuse sympathie, comme
une femme dont la beauté se révèle à la longue et semble augmenter à
mesure qu’on la contemple. Cet air, d’un charme bizarre, me faisait
naître au cœur des nostalgies de pays inconnus, des tristesses et des
joies inexplicables, des envies folles de m’abandonner aux ondulations
enivrantes du rhythme. Des souvenirs d’existences antérieures me
revenaient en foule, des physionomies _connues_ et que cependant je
n’avais jamais rencontrées dans ce monde me souriaient avec une
expression indéfinissable de reproche et d’amour; toutes sortes d’images
et de tableaux de rêves oubliés depuis longtemps s’ébauchaient
lumineusement dans la vapeur d’un lointain bleuâtre; je commençais à
balancer ma tête d’une épaule à l’autre, cédant à la puissance
d’incantation et d’évocation de cette musique si contraire à nos
habitudes et pourtant d’un effet si pénétrant.--Je regrette beaucoup que
Félicien David ou Ernest Reyer, si habiles tous deux à saisir les
rhythmes bizarres de la musique orientale, ne se soient pas trouvés là
pour noter cette mélodie d’une suavité vraiment céleste.

Immobiles au milieu de l’enceinte, les derviches semblaient s’enivrer de
cette musique si délicatement barbare et si mélodieusement sauvage, dont
le thème primitif remonte peut-être aux premiers âges du monde; enfin,
l’un d’eux ouvrit les bras, les éleva et les déploya horizontalement
dans une pose de Christ crucifié, puis il commença à tourner lentement
sur lui-même, déplaçant lentement ses pieds nus, qui ne faisaient aucun
bruit sur le parquet. Sa jupe, comme un oiseau qui veut prendre son vol,
se mit à palpiter et à battre de l’aile. Sa vitesse devenait plus
grande; le souple tissu, soulevé par l’air qui s’y engouffrait, s’étala
en roue, s’évasa en cloche comme un tourbillon de blancheur dont le
derviche était le centre.

Au premier s’en était joint un second, puis un troisième, puis toute la
bande avait suivi, gagnée par un vertige irrésistible.

Ils valsaient, les bras étendus en croix, la tête inclinée sur les
épaules, les yeux demi-clos, la bouche entr’ouverte comme des nageurs
confiants qui se laissent emporter par le fleuve de l’extase; leurs
mouvements, réguliers, onduleux, avaient une souplesse extraordinaire;
nul effort sensible, nulle fatigue apparente; le plus intrépide valseur
allemand serait tombé mort de suffocation; eux continuaient de tourner
sur eux-mêmes comme poussés par la suite de leur impulsion, de même
qu’une toupie qui pivote immobile au moment de la plus grande rapidité,
et semble s’endormir au bruit de son ronflement.

Chose surprenante, ils étaient là une vingtaine, peut-être davantage,
pirouettant au milieu de leurs jupes épanouies comme le calice de ces
gigantesques fleurs de Java, sans se heurter jamais, sans se désorbiter
de leur tourbillon, sans perdre un seul instant la mesure marquée par
les tarboukas.

L’iman se promenait parmi les groupes, frappant quelquefois des mains,
soit pour indiquer à l’orchestre de presser ou de ralentir le rhythme,
soit pour encourager les valseurs et les applaudir de leur zèle pieux.
Sa mine impassible formait un contraste étrange avec toutes ces figures
illuminées, convulsées; ce morne et froid vieillard traversait d’un pas
de fantôme ces évolutions frénétiques, comme si le doute eût atteint son
âme desséchée, ou que depuis longtemps les ivresses de la prière et les
vertiges des incantations sacrées n’eussent plus prise sur lui, comme
ces teriakis et ces hachachins blasés sur l’effet de leur drogue et
obligés d’élever la dose jusqu’à l’empoisonnement.

Les valses s’arrêtèrent un instant; les derviches se reformèrent couple
par couple et firent deux ou trois fois processionnellement le tour de
la salle. Cette évolution, faite à pas lents, leur donne le temps de
reprendre haleine et de se recueillir.

Ce que j’avais vu n’était, en quelque sorte, que le prélude de la
symphonie, le début du poëme, l’entraînement à la valse.

Les tarboukas se mirent à gronder sur une mesure plus pressée, le chant
des flûtes devint plus vif, et les derviches reprirent leur danse avec
un redoublement d’activité.

Cependant cette activité n’a rien de désordonné ni de fiévreusement
démoniaque comme les convulsions épileptiques des aïssaouas; le rhythme
la règle et la contient toujours. La rotation devient plus véloce, le
nombre de tours exécutés dans une minute augmente, mais la valse
hiératique reste silencieuse et calme comme un toton qui s’assoupit au
plus fort de sa rapidité. Les derviches élèvent ou laissent retomber
légèrement leurs bras selon le degré de fatigue ou d’extase qu’ils
éprouvent; on dirait des baigneurs qui perdent pied et étalent leurs
mains sur l’eau pour s’abandonner au courant; quelquefois leur tête se
renverse, montrant des yeux blancs, des traits illuminés, des lèvres
entr’ouvertes par un sourire indicible et que trempe une légère écume,
ou retombe sur la poitrine comme accablée de volupté, faisant ployer la
barbe contre l’étoffe blanche du gilet, mais, le plus souvent, reste
couchée sur l’avant-bras comme sur l’oreiller d’un rêve divin.

Un pauvre vieux, porteur d’un masque socratique assez laid au repos,
valsait avec une vigueur et une persistance incroyables pour son âge, et
sa figure commune prenait, sous l’excitation magique du tournoiement,
une singulière beauté; l’âme, pour ainsi dire, lui venait à la peau, et,
comme un marteau intérieur, repoussait et corrigeait par dedans les
imperfections de ses traits.--Un autre, de vingt-cinq ou trente ans,
figure noble, régulière et douce, terminée par une barbe d’un blond
roux, faisait songer involontairement au jeune Nazaréen,--le plus beau
des hommes,--avec ses bras élevés au-dessus de sa tête, et que les clous
d’une croix invisible semblaient retenir dans la même position. Je n’ai
jamais vu une plus belle expression ascétique. Ni l’Ange de Fiesole, ni
le divin Moralès, ni Hemmeling, ni fra Bartholomeo, ni Murillo, ni
Zurbaran, n’ont jamais peint dans leurs tableaux religieux une tête plus
éperdue d’amour divin, plus noyée d’effluves mystiques, plus reflétée de
lueurs célestes, plus ivre d’hallucinations paradisiaques; si dans
l’extra-monde les âmes conservent l’apparence du visage humain, elles
doivent assurément ressembler à ce jeune derviche tourneur.

Cette expression se répétait à des degrés moindres sur les physionomies
extatiques des autres valseurs. Que voyaient-ils dans ces visions qui
les berçaient? les forêts d’émeraude à fruits de rubis, les montagnes
d’ambre et de myrrhe, les kiosques de diamants et les tentes de perles
du paradis de Mahomet? leurs bouches souriantes recevaient sans doute
les baisers parfumés de musc et de benjoin des houris blanches, vertes
et rouges: leurs yeux fixes contemplaient les splendeurs d’Allah
scintillant avec un éclat à faire paraître le soleil noir, sur un
embrasement d’aveuglante lumière; la terre, à laquelle ils ne tenaient
que par un bout de leurs orteils, avait disparu comme un papier
brouillard qu’on jette sur un brasier, et ils flottaient éperdument dans
l’éternité et l’infini, ces deux formes de Dieu.

Les tarboukas ronflaient, et la flûte pressait son chant d’un diapason
impossible et ténu comme un cheveu de cristal; les derviches
disparaissaient dans leur propre éblouissement; les jupes s’enflaient,
se gonflaient, s’arrondissaient, s’étalaient, répandant une fraîcheur
délicieuse dans l’air embrasé, et m’éventaient comme le vol d’un essaim
d’esprits célestes ou de grands oiseaux mystiques s’abattant sur la
terre.

Parfois un derviche s’arrêtait. Sa fustanelle continuait à palpiter
quelques instants; puis, n’étant plus soutenue par le tourbillon,
s’affaissait lentement, et les plis évasés s’affaissaient et reprenaient
leurs plis perpendiculaires comme ceux d’une draperie grecque antique.
Alors le tourneur se précipitait à genoux, la face contre terre, et un
frère servant venait le recouvrir d’un de ces manteaux dont j’ai parlé
tout à l’heure; de même qu’un jockey enveloppe de couvertures le pur
sang qui vient de courir. L’iman s’approchait du derviche ainsi
prosterné et figé dans une immobilité complète, murmurait quelques
paroles sacramentelles et passait à un autre. Au bout de quelque temps,
tous étaient tombés, terrassés par l’extase. Bientôt ils se relevèrent,
firent encore une fois deux à deux leur promenade circulaire, et
sortirent de la salle dans le même ordre qu’ils étaient entrés; et moi
j’allai reprendre mes souliers à la porte, parmi un tas de bottes et de
savates, ébloui de ce spectacle vertigineux, et jusqu’au soir je vis
tournoyer devant mes yeux de larges jupes blanches étalées, et
j’entendis bourdonner à mes oreilles le thème implacablement suave de la
petite flûte, sautillant sur la basse mugissante des tarboukas.



XII

LES DERVICHES HURLEURS


Quand on a vu les derviches tourneurs de Péra, on doit une visite aux
derviches hurleurs de Scutari; aussi je pris un caïque à Top’Hané, et
deux paires de rames, maniées par de vigoureux Arnautes, m’emportèrent
vers la rive d’Asie, malgré la violence du courant. Les eaux
bouillonnantes se brisaient sous le soleil en millions de paillettes
d’argent, rasées par des essaims d’oiseaux blancs et noirs, désignés
sous le nom poétique d’_âmes en peine_, à cause de leur inquiétude
perpétuelle; on les voit filer sur le Bosphore par vols de deux ou trois
cents, les pattes dans l’eau, les ailes dans l’air, avec une rapidité
extraordinaire, comme s’ils poursuivaient une proie invisible, ce qui a
les fait appeler aussi _chasse-vent_.--J’ignore leur étiquette
ornithologique, mais ces deux sobriquets populaires me suffisent
abondamment. Quand ils passent près des barques, on dirait des feuilles
sèches emportées par un tourbillon d’automne, et ils éveillent toutes
sortes d’idées rêveuses et mélancoliques.

Le débarcadère de Scutari se présente sous l’aspect le plus pittoresque.
Une sorte de plancher flottant, composé de grosses poutres où se posent
les goëlands et les albatros, forme un de ces premiers plans dont les
graveurs anglais savent tirer si bon parti; un café, entouré de bancs
peuplés de fumeurs, s’avance dans l’eau sur un petit môle côtoyé de
felouques, de caïques, de canots et d’embarcations de tout genre, à
l’ancre ou amarrés, des figuiers et autres végétations d’un vert vivace
ombragent un petit jardin attenant au café, qu’ils font ressortir par
leurs tons vigoureux.

Les murailles blanches de la mosquée de Buyuk-Djami apparaissent au
second plan. Cette mosquée produit un très-bon effet, avec sa coupole,
son minaret, ses terrasses mamelonnées de petits dômes de plomb, ses
arcades arabes, ses escaliers sur lesquels dorment des soldats et des
hammals et ses masses de maçonnerie entremêlées de touffes de verdure.

Une fontaine toute bordée d’arabesques, de rinceaux et de fleurs, toute
bariolée d’inscriptions turques sculptées en relief dans le marbre,
surmontée d’un de ces charmants toits en auvent dont le _bon goût_
moderne a décoiffé la fontaine de Top’Hané, occupe gracieusement le
centre de la petite place en forme de quai à laquelle aboutit la
principale rue de Scutari.

Au pied de cette fontaine, dont les robinets taris ne versent plus
d’eau, s’abritent des essaims de femmes en feredgés blancs, roses, verts
ou lilas, assises, debout, accroupies dans des poses d’une gracieuse
nonchalance, berçant de beaux enfants entre leurs bras, et surveillant
les jeux des plus grands d’un long regard de leur œil noir.

Des loueurs de chevaux avec leurs bêtes, des saïs tenant en bride les
montures de leurs maîtres, des talikas, espèces de fiacres turcs, des
arabas à la vieille mode, attelés de buffles noirs ou de bœufs d’un gris
argenté, des chiens roux dormant en tas au soleil, animent le tableau de
leurs groupes variés et de leurs oppositions de formes et de couleurs.

Au fond s’étend la ville de Scutari avec ses maisons peintes en rouges,
ses minarets blancs se détachant sur le noir rideau de cyprès de son
Champ-des-Morts. La grande rue de Scutari, qui s’élève graduellement
jusqu’au sommet de la colline, a la physionomie beaucoup plus
franchement turque qu’aucune de celles de Constantinople. On sent qu’on
est sur la terre d’Asie, sur le sol véritable de l’Islam. Nulle idée
européenne n’a franchi ce bras de mer étroit que quelques coups de rames
suffisent à traverser.--Les anciens costumes, turbans évasés, longues
pelisses, caftans de couleurs claires, se rencontrent bien plus
fréquemment à Scutari qu’à Constantinople. La réforme ne semble pas y
avoir pénétré.

La rue est bordée de marchands de tabac étalant sur une planchette leurs
blondes meules de latakyé surmontées d’un citron, de gargotiers faisant
rôtir le kébab à des broches perpendiculaires, de pâtissiers enfournant
le baklava, de bouchers suspendant à des chaînettes des quartiers de
viande au milieu d’un tourbillon de mouches, d’écrivains traçant des
suppliques dans une échoppe placardée de tableaux calligraphiques, de
cawadjis apportant à leurs pratiques le narghilé à la carafe limpide, au
long tuyau de cuir flexible.

Quelquefois, la rue s’interrompt pour faire place à un petit cimetière
qui s’intercale familièrement entre une boutique de confiserie et un
vendeur de râpes de maïs.--Plus loin, une vingtaine de maisons manquent,
et sont remplacées par un tas de cendres au milieu desquelles s’élèvent
les cheminées de briques qui seules ont pu résister à la violence du
feu.

Des arabas remplis de femmes assises les jambes croisées, montent ou
descendent la rue, au pas modéré de grands bœufs bleuâtres, conduits par
un saïs, qui souvent tient la corne de la bête sous la main. Les chiens,
endormis au milieu de la voie publique, se dérangent à peine, au risque
de se faire broyer sous l’ongle des lourds fissipèdes ou l’orbe des
roues massives. Heureusement la marche de ces chars primitifs est lente,
et les Turcs ne sont jamais pressés.

De ces arabas dorés et peints, et recouverts d’une toile ajustée sur des
cerceaux, partent des éclats de voix et des rires joyeux; l’œil furtif
en s’y plongeant peut entrevoir des visages moins sévèrement voilés et
qui peuvent se croire à l’abri des regards profanes. Sur le devant, de
petites filles d’une dizaine d’années, non masquées encore par le
yachmack impitoyable, trahissent, par leur beauté précoce, l’incognito
de leurs mères accroupies un peu en arrière. De ces longs yeux noirs en
amande, de ces sourcils marqués comme à l’encre de Chine, de ces nez
légèrement aquilins, de ces ovales réguliers, de ces bouches empourprées
de grenade, il n’est pas difficile, en les accentuant un peu, de
conclure au type si mystérieusement dérobé de la Vénus turque.

Voici un convoi qui passe: un cercueil, couvert d’une draperie verte,
appuyé sur les épaules de six hommes marchant d’un pas rapide, se dirige
en toute hâte au grand Champ-des-Morts de Scutari; il trouvera là, sous
l’ombre des hauts cyprès, dans la terre maternelle d’Asie, un repos que
les Francs d’Europe ne troubleront pas.

Des pâtres, traînant un mouton monstrueux, d’une obésité phénoménale,
grossie encore par ses longues laines, se croisent avec le convoi, qui
court comme si le diable l’emportait; des soldats à cheval passent d’un
air indolent et fier; des chameaux, ayant en tête un petit âne, défilent
en balançant leur col d’autruche, agitant leurs babines velues, en
partance pour quelque lointaine caravane, et, à travers cette foule
mouvante et bigarrée, j’arrive avec mes compagnons dans le haut Scutari,
au tekké des derviches hurleurs.

Il est trop tôt. L’heure turque, se comptant à partir du lever du
soleil, ne coïncide pas avec l’heure française, et demande des
supputations perpétuelles, causes de nombreuses erreurs, surtout dans
les premiers temps. En attendant, nous allons prendre du café, fumer un
chibouck et boire des verres d’eau sur les bancs extérieurs d’un café
situé à l’entrée du cimetière. Nous sommes servis par un petit garçon
aux yeux vifs, à la mine intelligente, qui se multiplie et suffit aux
demandes souvent opposées des consommateurs. Il apporte souvent du feu
d’une main et de l’autre de l’eau, comme les petits génies des
initiations antiques voltigeant sur le fond brun des vases étrusques.

Ayant épuisé toutes les ressources que peut offrir le café turc à un
désœuvrement forcé, nous entrâmes dans la cour du tekké, ornée d’une
fontaine en forme de tombeau, rappelant ces cercueils à dos d’âne
recouverts de cachemire, qu’on aperçoit, à travers les grillages, dans
les Turbés (chapelles funèbres) des sultans. Un marchand de gâteaux
faits avec de la fécule de riz, et qu’on mange arrosés de quelques
gouttes d’eau de cerise ou d’eau de rose, nous fournit un moyen
d’apaiser ou plutôt de tromper notre appétit, éveillé par l’air de la
mer, l’attente et l’espace de temps écoulé depuis un déjeuner frugal,
mais détestable, fait le matin à Constantinople. Ce marchand trimbalait
ses gâteaux sur un plateau de fer-blanc très-propre, posé devant lui en
forme d’éventaire, et sa marchandise, qu’eût sans doute critiquée
Brillat-Savarin ou Carême, avait au moins le mérite de n’être pas chère.
Pour quelques menues pièces de monnaie, on pouvait s’en rassasier.

Près de la porte du tekké se tenait assis un personnage fort étrange,
enveloppé d’un grossier sayon de poil de chameau montrant la corde, la
tête ceinte d’un bout de chiffon tortillé en manière de turban. Je
n’oublierai jamais ce masque court, camard, élargi, qui semblait s’être
écrasé sous la pression d’une main puissante, comme ces grotesques de
caoutchouc qu’on fait changer d’expression en appuyant le pouce dessus;
de grosses lèvres bleuâtres, épaisses comme celles d’un nègre; des yeux
de crapaud, ronds, fixes, saillants; un nez sans cartilage, une barbe
courte, rare et frisée; un teint de cuir fauve, glacé de tons rances et
plus culotté de ton qu’un Espagnoleto, formaient un ensemble bizarrement
hideux, tenant plus du cauchemar que de la réalité. Si, au lieu de ses
haillons sordides ce monstre eût porté un surcot mi-parti, on eût pu le
prendre pour un de ces fous de cour qu’on voit dans les anciens tableaux
d’apparat, un perroquet sur le poing ou tenant un lévrier en laisse.

C’était un fou, en effet. Les Turcs les laissent vaguer et les vénèrent
comme des saints. Ils pensent que Dieu habite ces cervelles que la
pensée a laissées vides, et ils leur pardonnent tout comme aux petits
enfants, parce qu’ils ne savent ce qu’ils font.

Celui-là avait pris en affection la cour du tekké, et il restait là sur
son bloc de pierre toute la journée, dodelinant de la tête, marmottant
la formule de l’Islam, roulant un chapelet entre ses doigts et suivant
de son œil idiot quelque vague hallucination qui le faisait sourire.
Abruti dans un kief dont il n’était distrait que par un fourmillement
trop importun de vermine, qu’il apaisait à la manière du mendiant de
Murillo, il semblait jouir de la béatitude la plus parfaite. Une pipe au
bouquin usé, au tuyau d’érable, au lulé noirci par un long usage, était
appuyée au mur près de lui, et de temps à autre il aspirait quelques
gorgées de fumée avec une satisfaction enfantine et profonde.

Quelques dévots à mine fanatique embrassaient pieusement ce dégoûtant
personnage, qui se laissait faire comme une difforme idole indoue ou
japonaise; puis, quittant leurs babouches, pénétraient dans la salle
intérieure du tekké.--Quant à nous, l’on ne nous permit d’entrer que
lorsque les prières préparatoires eurent été dites; nous entendions du
dehors ces psalmodies graves et d’un beau caractère religieux rappelant
le plain-chant grégorien, auquel l’accent guttural particulier aux
hommes de l’Orient donnait un cachet plus sauvage.

Nous ajoutâmes nos chaussures au tas de babouches entassées à la porte,
et nous prîmes place derrière une balustrade de bois avec quelques
autres personnes, parmi lesquelles se trouvaient deux capucins en
costume, froc de bure et la corde aux reins. Je ne remarquai pas qu’ils
fussent vus de mauvais œil par la partie mahométane de l’assemblée,
tolérance louable, surtout dans un conventicule de fanatiques.

La salle des derviches hurleurs de Scutari n’est pas de forme circulaire
comme celle des derviches tourneurs de Péra. C’est un parallélogramme
dénué de tout caractère architectural; aux murailles nues sont
suspendues une quinzaine d’énormes tambours de basque et quelques
écriteaux parafés de versets du Koran. Du côté du mirah, au-dessus du
tapis où s’asseyent l’iman et ses acolytes, le mur présente un genre de
décoration féroce, qui fait songer à l’atelier d’un tortionnaire ou d’un
inquisiteur; ce sont des espèces de dards terminés par un cœur de plomb,
d’où pendent des chaînettes, des lardoires affilées, des masses d’armes,
des tenailles, des pinces et toutes sortes d’instruments de formes
inquiétantes et barbares, d’un usage incompréhensible, mais effrayant,
qui vous font venir la chair de poule comme la trousse déployée d’un
chirurgien avant une opération. C’est avec ces atroces outils que les
derviches hurleurs se flagellent, se tailladent et se perforent,
lorsqu’ils sont parvenus au plus haut degré de fureur religieuse, et que
les cris ne suffisent plus pour exprimer leur délire saintement
orgiaque.

L’iman était un grand vieillard osseux, sec, à figure sillonnée et
ravinée, très-digne et très-majestueux. A côté de lui se tenait un beau
jeune homme au turban blanc retenu par une bandelette d’or transversale,
à pelisse vert-émir, comme en portent les descendants du prophète ou les
hadjis qui ont fait le pèlerinage de la Mecque; son profil, pur, triste
et doux, offrait plutôt le type arabe que le type turc, et son teint,
d’un ton olivâtre uni, semblait confirmer cette origine.

En face étaient rangés les derviches dans la pose sacramentelle,
répétant à l’unisson une espèce de litanie entonnée par un gros homme à
poitrine d’Hercule, à col de taureau, doué de poumons de fer et d’une
voix de stentor. A chaque verset, ils se balançaient la tête d’avant en
arrière et d’arrière en avant, avec ce mouvement de magot ou de poussah
qui finit par donner un vertige sympathique quand on le regarde
longtemps.

Quelquefois un des spectateurs musulmans, étourdi par cette oscillation
irrésistible, quittait sa place en chancelant, se mêlait aux derviches,
se prosternait et commençait à s’agiter comme un ours en cage.

Le chant s’élevait de plus en plus; le dandinement se précipitait, les
visages commençaient à devenir livides et les poitrines haletantes. Le
coryphée accentuait les paroles saintes avec un redoublement d’énergie,
et nous attendions, pleins d’anxiété et de terreur, les scènes qui
allaient suivre.

Quelques derviches, entraînés à point, s’étaient levés et continuaient
leurs soubresauts, au risque de se fendre la tête contre les murs et de
se luxer les vertèbres du col par ces furieuses saccades.

Bientôt tout le monde fut debout. C’est le moment où l’on décroche les
tambours de basque, mais cette fois on ne le fit pas, les _sujets_
étaient assez excités, et d’ailleurs, à cause du jeûne du Ramadan, on ne
voulait pas les pousser trop. Les derviches formèrent une chaîne en se
mettant les bras sur les épaules, et commencèrent à justifier leur nom
en tirant du fond de leur poitrine un hurlement rauque et prolongé:
Allah-hou! qui ne semble pas appartenir à la voix humaine.

Toute la bande, rendue solidaire de mouvement, recule d’un pas, se jette
en avant avec un élan simultané et hurle d’un ton sourd, enroué, qui
ressemble au grommellement d’une ménagerie de mauvaise humeur, quand les
lions, les tigres, les panthères et les hyènes trouvent que l’heure de
la nourriture se fait bien attendre.

Puis l’inspiration arrive peu à peu, les yeux brillent comme des
prunelles de bêtes fauves au fond d’une caverne; une écume épileptique
mousse aux commissures des lèvres, les visages se décomposent et luisent
lividement sous la sueur; toute la file se couche et se relève sous un
souffle invisible comme des épis sous un vent d’orage, et toujours, à
chaque élan, le terrible Allah-hou! se répète avec une énergie
croissante.

Comment des hurlements pareils, répétés pendant plus d’une heure, ne
font-ils pas éclater la cage osseuse de la poitrine et jaillir le sang
des vaisseaux rompus? c’est ce que je ne saurais m’expliquer.

L’un des derviches, placé au milieu de la file, avait une tête tout à
fait caractéristique; vous avez vu, sans nul doute, pendu au mur de
quelque atelier, le masque en plâtre de Géricault avec ses tempes
creuses, ses orbites profondes, ses pommettes sculptées en relief, son
nez d’aigle pincé par la Mort, sa barbe poissée et collée des sueurs de
l’agonie; eh bien! étendez sur ce moulage funèbre un vieux parchemin
jaune, et vous aurez l’image la plus exacte du derviche hurleur de
Scutari, émacié et comme disséqué par l’_entraînement_ du fanatisme.
Cette sauvage et vigoureuse maigreur me faisait penser à ces vers
farouches dans lesquels Chanfara, le poëte-coureur, dessine son abrupte
physionomie. Le derviche eût pu dire comme lui: «Je me mets en course le
matin n’ayant pris qu’une bouchée, comme un loup aux fesses maigres, au
poil gris, qu’une solitude conduit à une autre; lorsque la plante
calleuse de mes pieds frappe une terre dure semée de cailloux, elle en
tire des étincelles, elle les fait voler en éclats; tout maigre que je
suis, j’aime à faire mon lit de la terre, et j’étends sur sa face un dos
que tiennent à distance des vertèbres arides; j’ai pour oreiller un bras
décharné dont les jointures saillantes semblent des osselets lancés par
un joueur et tombés de champ.»

Les hurlements étaient devenus des rugissements; le derviche dont je
viens d’esquisser le portrait balançait sa tête flagellée de longs
cheveux noirs, et tirait de sa poitrine de squelette des rauquements de
tigre, des grommellements de lion, des glapissements de loup blessé
saignant dans la neige, des cris pleins de rage et de désir, des râles
de voluptés inconnues, et quelquefois des soupirs d’une tristesse
mortelle, protestations du corps broyé sous la meule de l’âme.

Excitée par l’ardeur fiévreuse de cet enragé dévot, toute la troupe,
ramassant un reste de force, se jetait en arrière d’un seul bloc, puis
se lançait en avant comme une ligne de soldats ivres, en hurlant un
suprême Allah-hou! sans rapport avec les sons connus et tel qu’on peut
supposer le beuglement d’un mammouth ou d’un mastodonte dans les prêles
colossales des marais antédiluviens; le plancher tremblait sous le
piétinement rhythmique de la bande hurlante, et les murailles semblaient
prêtes à se fendre comme les remparts de Jéricho à ces clameurs
horribles.

Les deux capucins riaient imbécilement dans leur barbe, trouvant tout
cela absurde, sans songer qu’eux-mêmes étaient des espèces de derviches
catholiques, se mortifiant d’une autre manière pour se rapprocher d’un
dieu différent; les derviches cherchaient Allah et l’appelaient de leurs
hurlements, comme les capucins cherchent Jéhovah dans la prière, le
jeûne et les exercices ascétiques.--J’avoue que cette inintelligence me
mit de mauvaise humeur, moi qui comprends le prêtre d’Athys, le fakir
indou, le trappiste et le derviche se tordant sous l’immense pression de
l’éternité et de l’infini, et tâchant d’apaiser le dieu inconnu par
l’immolation de leur chair et les libations de leur sang. Ce derviche
qui faisait rire les capucins me paraissait à moi aussi beau, avec sa
figure hallucinée, que le moine de Zurbaran, livide d’extase et ne
laissant briller dans son ombre qu’une bouche qui prie et deux mains
éternellement jointes.

L’exaltation était au comble; les hurlements se succédaient sans
intervalle; une fauve odeur de ménagerie se dégageait de tous ces corps
en sueur. A travers la poussière soulevée par les pieds de ces forcenés,
grimaçaient vaguement, comme à travers un brouillard roussâtre, des
masques convulsés, épileptiques, illuminés d’yeux blancs et de sourires
étranges.

L’iman se tenait debout devant le mirah, encourageant la frénésie
grandissante du geste et de la voix. Un jeune garçon se détacha du
groupe et s’avança vers le vieillard; je vis alors à quoi servait la
terrible ferraille suspendue au mur; des acolytes décrochèrent de son
clou une lardoire excessivement aiguë et la remirent à l’iman, qui
traversa de part en part les joues du jeune dévot avec ce fer effilé,
sans que celui-ci donnât la moindre marque de douleur. L’opération
faite, le pénitent retourna à sa place et continua son dodelinement
frénétique. Rien n’était plus bizarre que cette tête à la broche; on eût
dit une de ces charges de pantomime où Arlequin passe sa batte à travers
le corps de Pierrot;--seulement ici la charge était réelle.

Deux autres fanatiques se lancèrent au milieu de la salle, nus jusqu’à
la ceinture; on leur remit deux de ces dards aigus terminés par un cœur
de plomb et des chaînettes de fer, et, les brandissant de chaque main,
ils se mirent à exécuter une sorte de danse des poignards désordonnée,
violente, pleine de soubresauts imprévus et de cabrioles galvaniques.
Seulement, au lieu d’éviter les pointes des dards, ils se précipitaient
dessus avec fureur afin de se piquer et de se blesser; ils roulèrent
bientôt à terre, épuisés, pantelants, ruisselants de sang, de sueur et
d’écume comme des chevaux labourés par l’éperon et tombant de fatigue
près du but.

Une jolie petite fille de sept ou huit ans, pâle comme la Mignon de
Goethe, et roulant des yeux d’un noir nostalgique, qui s’était tenue
près de la porte pendant toute la cérémonie, s’avança toute seule vers
l’iman. Le vieillard l’accueillit d’une façon amicale et paternelle. La
petite fille s’étendit sur une peau de mouton déroulée à terre, et
l’iman, les pieds chaussés de larges babouches et soutenus par ses deux
assistants, monta sur ce frêle corps et s’y tint debout pendant quelques
secondes. Puis il descendit de ce piédestal vivant, et la petite fille
se releva toute joyeuse.

Des femmes apportèrent de petits enfants de trois ou quatre ans qui
furent couchés successivement sur la peau de mouton et délicatement
foulés aux pieds par l’iman. Les uns prenaient bien la chose, les autres
criaient comme des geais plumés vifs. On voyait les yeux leur sortir de
la tête, et leurs petites côtes ployer sous cette pression énorme pour
eux; les mères, les yeux brillants de foi, les reprenaient dans leurs
bras et les apaisaient par quelques caresses; aux enfants succédèrent
des jeunes gens, des hommes faits, des militaires, et même un officier
supérieur, qui se soumirent à la salutaire imposition des pieds, car,
dans les idées musulmanes, cette pression guérit de toutes les maladies.

En sortant du tekké, nous revîmes le jeune garçon dont l’iman avait
traversé les joues avec une lardoire. Il avait retiré l’instrument de
torture, et deux légères cicatrices violettes déjà refermées indiquaient
seules le passage du fer.



XIII

LE CIMETIÈRE DE SCUTARI


Je ne sais pourquoi les cimetières turcs ne m’inspirent pas la même
tristesse que les cimetières chrétiens. Une visite au Père-Lachaise me
plonge dans une mélancolie funèbre pour plusieurs jours, et j’ai passé
des heures entières au Champ-des-Morts de Péra et de Scutari sans
éprouver d’autre sentiment qu’une vague et douce rêverie; est-ce à la
beauté du ciel, à l’éclat de la lumière, au charme romantique du site
que se doit attribuer cette indifférence, ou bien aux préjugés de
religion, agissant à votre insu et vous faisant mépriser des sépultures
d’_infidèles_ avec lesquels on n’a aucune solidarité dans l’autre monde?
C’est ce que je n’ai pu bien démêler, quoique j’y aie souvent réfléchi;
cela tient peut-être à des raisons purement plastiques.

Le catholicisme a entouré la mort d’une sombre poésie d’épouvante
inconnue au paganisme et au mahométisme; il a revêtu ses tombeaux de
formes lugubres, cadavéreuses, combinées pour causer la terreur, tandis
que les urnes antiques s’entourent de gais bas-reliefs où de gracieux
Génies jouent parmi les feuillages, et que les cippes musulmans, diaprés
d’azur et d’or, semblent, sous l’ombre de beaux arbres, plutôt les
kiosques de l’éternel repos que la demeure d’un cadavre.--Là-bas j’ai
souvent fumé ma pipe sur une tombe, action qui me semblerait irrévérente
ici, et pourtant une mince lame de marbre me séparait seule du corps
inhumé à fleur de terre.

Plus d’une fois j’ai traversé le cimetière de Péra, par les clairs de
lune les plus fantastiques, à l’heure où les blanches colonnes funèbres
se dressent dans l’ombre, comme les nonnes de Sainte-Rosalie au
troisième acte de _Robert le Diable_, sans que mon cœur battît une
pulsation de plus; prouesse que je n’exécuterais au cimetière Montmartre
qu’avec une invincible horreur, des moiteurs glacées dans le dos et des
tressaillements nerveux au moindre bruit, quoique j’aie affronté cent
fois, en ma vie de voyageur, des sujets d’épouvante bien autrement
réels; mais, en Orient, la mort se mêle si familièrement à la vie, qu’on
n’en a plus aucun effroi. Des défunts sur lesquels on prend son café,
avec qui l’on fume son chibouck, ne peuvent devenir des spectres. Aussi,
en sortant de la ménagerie des derviches hurleurs, acceptai-je avec
plaisir, pour me reposer de ce spectacle hideux, la proposition d’une
promenade au Champ-des-Morts de Scutari, le mieux situé, le plus vaste
et le plus peuplé de l’Orient.

C’est un immense bois de cyprès couvrant un terrain montueux, coupé de
larges allées et tout hérissé de cippes sur un espace de plus d’une
lieue.--On ne se fait pas une idée, dans les pays du Nord, en voyant ces
maigres quenouilles qu’on y appelle des cyprès, du degré de beauté et de
développement qu’acquiert, sous de plus chaudes latitudes, cet arbre ami
des tombeaux, mais qui n’éveille en Orient aucune pensée mélancolique et
orne les jardins aussi bien que les cimetières.

Avec l’âge, le tronc du cyprès se divise en nervures rugueuses
semblables aux agrégations de colonnettes gothiques des cathédrales; son
écorce effritée s’argente de nuances grises, ses branches s’insèrent
d’une façon inattendue, et font des coudes curieusement difformes, sans
détruire cependant le dessin pyramidal et la direction ascensionnelle du
feuillage, massé tantôt par groupes épais, tantôt par touffes
clair-semées. Ses racines tortueuses et déchaussées agrippent la terre
au rebord des routes, comme des serres de vautour posé sur une proie, et
quelquefois ressemblent à des serpents à moitié rentrés dans leur trou.

Sa verdure solide et sombre ne se décolore pas aux âpres feux du soleil
et garde toujours assez de vigueur pour trancher sur le bleu intense du
ciel.--Nul arbre n’a l’attitude plus majestueuse, plus grave et plus
sérieuse en même temps. Son uniformité apparente se varie d’accidents
appréciés du peintre, mais qui ne dérangent pas l’ordonnance générale.
Il s’associe admirablement à l’architecture des villas italiennes et
mêle à propos sa pointe noire aux colonnes blanches des minarets; ses
draperies brunes forment au sommet des collines un fond sur lequel se
détachent les maisons de bois colorié des villes turques par touches
vermeilles et papillotantes.

J’avais déjà pris en Espagne, dans le Géneralife et l’Alhambra, un amour
du cyprès que mon séjour à Constantinople n’a fait qu’augmenter en le
satisfaisant. Deux cyprès surtout ont ineffaçablement gravé leur
silhouette dans ma mémoire, et le nom de Grenade ne peut être prononcé
sans que je les voie jaillir aussitôt au-dessus des murailles rouges de
l’ancien palais des rois maures, dont ils sont à coup sûr contemporains.
Avec quel plaisir je les apercevais,

    Noirs soupirs de feuillage élancés vers les cieux,

lorsque je revenais de mes excursions dans les Alpujarras, en compagnie
du chasseur d’aigles Romero ou du cosario Lanza, monté sur une mule aux
harnais couverts de fanfreluches et de grelots! Mais retournons aux
cyprès de Scutari, dignes de poser pour Marilhat, Decamps et Jadin.

A côté de chaque tombe on plante un cyprès; tout arbre debout représente
un mort couché, et, comme dans cette terre saturée d’engrais humain la
végétation jouit d’une grande activité, et que tous les jours de
nouvelles fosses se creusent, la forêt funèbre s’accroît vite en hauteur
et en largeur. Les Turcs ne connaissent pas ce système de concessions
temporaires et de reprises de terrain qui fait ressembler les cimetières
de Paris à des bois en coupes réglées. L’économie de la mort n’est pas
si bien entendue par ces honnêtes barbares: chaque mort, pauvre ou
riche, une fois étendu sur sa dernière couche, y dort jusqu’à ce que les
trompettes du jugement dernier le réveillent, et du moins la main des
hommes ne l’y trouble pas.

Près de la cité vivante, la nécropole s’étend d’une façon indéfinie, se
recrutant d’habitants paisibles et qui n’émigrent jamais. Les
inépuisables carrières de Marmara fournissent à chacun de ces citoyens
muets un poteau de marbre qui dit son nom et sa demeure, et, quoiqu’un
cercueil tienne bien peu de place et que les rangs soient pressés, la
ville morte couvre plus d’étendue que l’autre: des millions de trépassés
gisent là depuis la conquête de Byzance par Mahomet II. Si le temps, qui
détruit tout, même le néant, ne renversait les stèles tumulaires et ne
les décoiffait de leurs turbans, et si la poussière des années, ces
fossoyeuses invisibles, ne recouvrait lentement les débris des tombes
brisées, un statisticien patient pourrait, en additionnant ces colonnes
funèbres, obtenir le chiffre de la population de Constantinople, à
compter de 1453, date de la chute de l’empire grec. Sans l’intervention
de la nature, qui tend partout à reprendre ses formes primitives,
l’empire turc ne serait bientôt plus qu’un vaste cimetière d’où les
morts chasseraient les vivants.

Je suivis d’abord la grande allée, bordée de deux immenses rideaux d’un
vert sombre de l’effet le plus féeriquement funèbre; des marbriers,
tranquillement accroupis, sculptaient des tombeaux sur le bord du
chemin; des arabas passaient remplis de femmes se rendant à Hyder-Pacha;
des filles de joie musulmanes, aux sourcils rejoints par un trait
d’encre de Chine, et dont le fard transparaissait sous un yachmack de
mousseline claire, flânaient, agaçant des Jean-Jean turcs d’œillades
lascives et de rires sonores. Bientôt je quittai la route battue, et,
laissant mes compagnons, je me dirigeai au hasard à travers tombes pour
étudier de près l’attitude orientale de la mort. J’ai déjà dit, à propos
du Petit-Champ de Péra, que les tombeaux turcs se composent d’une espèce
de terme de marbre terminé par une boule simulant vaguement un visage
humain et coiffé d’un turban dont les plis et la forme indiquent la
qualité du défunt,--maintenant le turban est remplacé par un fez
colorié;--une pierre ornée d’une tige de lotus ou d’un cep de vigne,
avec pampres et grappes sculptés en relief et peints, désigne les
femmes. Au pied de ce cippe, qui ne varie guère que par le plus ou moins
de richesse de la dorure et des couleurs, s’allonge ordinairement une
dalle creusée à son milieu d’un petit bassin de quelques pouces de
profondeur où les parents et les amis du mort déposent des fleurs et
versent du lait ou des parfums.

Il arrive un jour que les fleurs se fanent et ne sont plus renouvelées,
car il n’est pas de douleur éternelle, et la vie serait impossible sans
l’oubli. L’eau de pluie remplace l’eau de rose; les petits oiseaux
viennent boire les larmes du ciel à l’endroit où tombaient les larmes du
cœur. Les colombes trempent leurs ailes dans cette baignoire de marbre,
se sèchent en roucoulant au soleil sur le cippe voisin, et le mort,
trompé, croit entendre un soupir fidèle. Rien n’est plus frais et plus
gracieux que cette vie ailée gazouillant sur des tombes. Quelquefois un
_Turbé_ aux arcades moresques s’élève monumentalement entre les
sépultures plus humbles et sert de kiosque sépulcral à un pacha entouré
de sa famille.

Les Turcs, qui sont graves, lents, majestueux pour toutes les actions de
la vie, ne se hâtent que pour la mort. Le corps, aussitôt qu’il a subi
les ablutions lustrales, est emporté vers le cimetière au pas de course,
orienté du côté de la Mecque, et recouvert promptement de quelques
poignées de poussière; cela tient à une idée superstitieuse. Les
musulmans croient que le cadavre souffre tant qu’il n’est pas rendu à la
terre, d’où il est sorti.--L’iman interroge, sur les principaux articles
de foi du Koran, le défunt, dont le silence est pris pour un
acquiescement; les assistants répondent _Amin_, et le cortége se
disperse laissant le mort seul avec l’éternité.

Alors Monkir et Nekir, deux anges funèbres dont les yeux de turquoise
brillent dans un visage d’ébène, l’interrogent sur sa vie vertueuse ou
perverse, et, d’après ses réponses, lui assignent la place que son âme
doit occuper, enfer ou paradis.--Seulement l’enfer musulman n’est qu’un
purgatoire, car, après avoir expié ses fautes par des tourments plus ou
moins longs et plus ou moins atroces, tout croyant finit par jouir des
embrassements des houris et de l’ineffable vue d’Allah.

A la tête de la fosse, on laisse une espèce de trou ou de conduit
aboutissant à l’oreille du cadavre pour qu’il puisse entendre les
gémissements, les éjulations et les nénies de sa famille et de ses amis.
Cette ouverture, trop souvent élargie par les chiens et les chacals, est
comme le soupirail du sépulcre, comme le judas par lequel ce monde-ci
peut regarder dans l’autre.

En marchant sans direction déterminée, j’étais arrivé à une portion du
cimetière plus ancienne et par conséquent plus abandonnée. Les colonnes
funèbres, presque toutes hors d’aplomb, penchaient à droite ou à gauche.
Beaucoup s’étaient couchées comme lasses d’être restées si longtemps
debout, et jugeant inutile d’indiquer une fosse effacée dont personne ne
se souvenait plus. La terre, tassée par l’effondrement des cercueils ou
emportée par la pluie, gardait moins soigneusement les secrets de la
tombe. Presque à chaque pas mon pied heurtait un fragment de mâchoire,
une vertèbre, un bout de côte, une tête de fémur; à travers un gazon
court et rare, je voyais quelquefois briller, blanche comme l’ivoire,
sphérique et polie comme un œuf d’autruche, une protubérance singulière.
C’était un crâne affleurant le sol. Dans des fosses bouleversées, des
mains pieuses avaient remis à peu près en ordre de menus ossements
déterrés; d’autres fragments de squelette roulaient comme des cailloux
sur le bord des sentiers déserts.

Je me sentis pris d’une curiosité étrange, horrible: celle de regarder
par ces trous dont j’ai parlé tout à l’heure pour surprendre le mystère
de la tombe et voir la mort dans son intérieur. Je me penchai par cette
lucarne ouverte sur le néant, et je pus surprendre, tout à mon aise, la
poussière humaine en déshabillé. J’apercevais le crâne, jaune, livide,
grimaçant, avec ses mandibules disloquées et ses orbites creuses, la
maigre cage de la poitrine oblitérée de sable ou d’humus noir, sur
laquelle retombait nonchalamment l’os du bras. Le reste se perdait dans
l’ombre et dans la terre: ces dormeurs semblaient fort tranquilles, et,
loin de m’effrayer comme je m’y attendais, ce spectacle me rassura. Il
n’y avait plus là réellement que du phosphate de chaux, et, l’âme
évaporée, la nature reprenait petit à petit ses éléments pour de
nouvelles combinaisons.

Si jadis j’ai rêvé la _Comédie de la mort_ au cimetière du
Père-Lachaise, je n’en aurais pas écrit une strophe au cimetière de
Scutari.--A l’ombre de ces cyprès tranquilles, un crâne humain ne me
faisait pas plus d’effet qu’une pierre, et le paisible fatalisme de
l’Orient s’emparait de moi malgré ma chrétienne terreur de la mort et
mes catholiques études du sépulcre. Aucune de ces poussières interrogées
ne me répondit. Partout le silence, le repos, l’oubli et le sommeil sans
rêve au sein de Cybèle, la sainte mère.--J’eus beau mettre mon oreille
contre toutes ces bières entr’ouvertes, je n’y entendais d’autre bruit
que celui du ver filant sa toile; nul de ces endormis, couchés sur le
côté, ne s’était retourné, se sentant mal à l’aise; et je continuai ma
promenade, enjambant les marbres, marchant sur les débris humains,
calme, serein, presque souriant, et pensant sans trop d’effroi au jour
où le pied du passant ferait rouler ainsi ma tête creuse et sonore comme
une coupe vide.

Les rayons du soleil se glissant à travers les noires pyramides des
cyprès voltigeaient comme des feux follets sur la blancheur des tombes;
les colombes roucoulaient, et, dans le bleu du ciel, les milans
décrivaient leurs cercles.

Quelques femmes, assises au centre d’un petit tapis, en compagnie d’une
négresse ou d’un enfant, rêvaient mélancoliquement ou se reposaient,
bercées par les mirages d’un tendre souvenir. L’air était d’une douceur
charmante, et je sentais la vie m’inonder par tous les pores au milieu
de cette forêt sombre dont le sol est fait de poussière jadis vivante.

J’avais rejoint mes amis, et nous traversions une portion toute moderne
du cimetière. Je vis là des tombeaux récents, entourés de grilles et de
jardinets à l’imitation de ceux du Père-Lachaise. La mort aussi a ses
modes, et il n’y avait là que des gens comme il faut, enterrés au
dernier goût. Pour ma part, je préfère la borne de marbre de Marmara
avec le turban sculpté et le verset du Koran en lettres d’or.

La route débouchant du cimetière aboutissait à une grande plaine nommée
Hyder-Pacha, espèce de champ de manœuvre qui s’étend entre Scutari et
les énormes casernes voisines de Kadi-Keuï; un mur de soutènement, fait
de vieilles tombes brisées, régnait de chaque côté du chemin et formait
une terrasse élevée de trois ou quatre pieds qui présentait le plus gai
coup d’œil; on eût dit une immense plate-bande de fleurs animées.

Deux ou trois rangées de femmes, accroupies sur des nattes ou des tapis,
y faisaient contraster les couleurs de leurs feredgés roses,
bleu-de-ciel, vert-pomme, lilas, élégamment drapés autour d’elles. Au
devant des groupes, les vestes rouges, les pantalons jonquille, les
gilets de brocart des enfants, scintillaient dans un fourmillement
lumineux de paillettes et de broderies d’or.

Le feredgé et le yachmack, dans les premiers temps, font sur le voyageur
l’effet du domino au bal de l’Opéra. D’abord on n’y démêle rien; on
éprouve une sorte d’éblouissement devant ces ombres anonymes qui
tourbillonnent devant vous en apparence pareilles les unes aux
autres.--Vous ne reconnaissez personne; mais bientôt l’œil s’habitue à
cette uniformité, trouve des différences, apprécie les formes sous le
satin qui les voile. Quelque grâce mal déguisée trahit la jeunesse;
l’âge mûr est vendu par quelque symptôme quadragénaire. Un souffle
propice ou fatal soulève la barbe de dentelles; le masque laisse
transpercer le visage, le fantôme noir se change en femme. Il en est de
même en Orient: cette ample draperie de mérinos, qui ressemble à une
robe de chambre ou à un manteau de bain, finit par perdre son mystère;
le yachmack prend des transparences inattendues, et, malgré toutes les
enveloppes dont l’affuble la jalousie musulmane, une femme turque, quand
on ne la regarde pas trop formellement, finit par être aussi _visible_
qu’une femme française.

Le feredgé qui cache ses formes peut aussi les accuser: ses plis serrés
à propos dessinent ce qu’ils devraient voiler; en l’entr’ouvrant sous
prétexte de le rajuster, une coquette turque (il y en a) montre
quelquefois, par l’échancrure de sa veste de velours brodé d’or, une
gorge opulente à peine nuagée d’une chemise de gaze, une poitrine de
marbre qui ne doit rien aux mensonges du corset; celles qui ont de
jolies mains savent très-bien allonger leurs doigts en fuseau et teints
de henné hors du manteau qui les entoure. Il y a de certaines façons de
rendre opaque ou transparente la mousseline du yachmack en doublant les
plis ou en les laissant simples; on peut faire monter plus ou moins haut
ce masque blanc importun d’abord, resserrer ou agrandir à volonté
l’espace qui le sépare de la coiffe. Entre ces deux bandes blanches
brillent, comme des diamants noirs, comme des astres de jais, les yeux
les plus admirables du monde, avivés encore par le k’hol, et qui
semblent concentrer en eux toute l’expression du visage estompé à demi.

En marchant à pas lents au milieu de la chaussée, je pus passer en revue
tout à loisir cette galerie de beautés turques comme j’aurais inspecté
une rangée de loges à l’Opéra ou au Théâtre-Italien. Mon fez rouge, ma
redingote boutonnée, ma barbe et mon teint basané, me faisaient
d’ailleurs aisément confondre parmi la foule, et je n’avais pas l’air
trop scandaleusement parisien.

Sur le _turf_ d’Hyder-Pacha défilaient gravement des arabas, des talikas
et même des coupés et des broughams remplis de femmes très-richement
parées et dont les diamants scintillaient au soleil, à peines amortis
par les brumes blanches des mousselines, comme des étoiles derrière un
nuage léger; des cawas à pied et à cheval accompagnaient quelques-unes
de ces voitures, où des odalisques du harem impérial promenaient
indolemment leur ennui.

Çà et là de petits groupes de cinq ou six femmes se reposaient à l’abri
de quelque ombrage, sous la garde d’un eunuque noir, auprès de l’araba
qui les avait amenées, et semblaient poser pour un tableau de Decamps ou
de Diaz. Les grands bœufs grisâtres ruminaient paisiblement et
agitaient, pour s’émoucher, les houppes de laine rouge suspendues aux
baguettes courbes plantées dans leur joug et rattachées à leur queue par
une ficelle; avec leur air grave et leur frontail constellé de plaques
d’acier, ces belles bêtes avaient l’air de prêtres de Mithra ou de
Zoroastre.

Les vendeurs d’eau de neige, de sorbets, de raisin et de cerises
couraient d’un groupe à l’autre, proposant leur marchandise aux Grecs et
aux Arméniens, et contribuaient à l’animation du tableau. Il y avait
aussi des marchands de _carpous_ de Smyrne découpés en tranches et de
pastèques à la chair rose.

Des cavaliers, montés sur de beaux chevaux, se livraient à la fantasia à
quelque distance des équipages, sans doute en l’honneur d’une belle
invisible; les pur sang du Nedji, de l’Hedjaz et du Kurdistan secouaient
orgueilleusement leurs longues crinières soyeuses et faisaient étinceler
leurs housses ornées de pierreries, se sentant admirés, et quelquefois,
quand un cavalier avait le dos tourné, une tête charmante se penchait à
la fenêtre d’un talika.

Le soleil déclinait, et je repris, tout rêveur et plein de vagues
désirs, le chemin de Scutari, où mon caïdji m’attendait patiemment,
entre une tasse de café trouble et un chibouck de Latakyé comme il en
avait le droit, étant chrétien grec non soumis aux rigueurs du Ramadan.



XIV

KARAGHEUZ


J’ai peur vraiment, à parler toujours de cimetières, d’avoir l’air
d’écrire les _impressions de voyage d’un croque-mort_; mais ce n’est pas
ma faute: mon intention n’a aujourd’hui rien de lugubre. Je voulais vous
mener voir Karagheuz, le polichinelle turc; et, pour arriver à sa
baraque, il faut traverser le grand Champ-des-Morts de Péra: qu’y faire?
Ce n’est pourtant pas un personnage mélancolique que cette ombre
chinoise logée entre deux tombes.

Quand on a suivi jusqu’au bout la longue rue de Péra, on arrive à une
fontaine ombragée par un bouquet de platanes, près de laquelle
stationnent des loueurs de chevaux qui vous offrent leurs bêtes en
criant: _Tchelebi_, _signor_, _monsou_, selon qu’ils sont plus ou moins
polyglottes; des talikas et des arabas attendant la pratique; des
vendeurs de sorbets, d’eau jaunâtre, de mûres blanches, de concombres,
de gâteaux et de confiseries grossières, toujours entourés d’une
nombreuse clientèle.

Des groupes de femmes assises au bord de la route élargie en place vague
fixent hardiment sur vous leurs grands yeux noirs, et s’amusent à voir
fourmiller cette foule bigarrée de Turcs, de Grecs, d’Arméniens, de
Persans, de Bulgares, d’Européens, qui vont et viennent à pied, à
cheval, à mule, à âne, en voiture de toute forme et de tout pays.

Le coup de canon qui indique le coucher du soleil et termine le jeûne
vient de retentir. Les cafés se remplissent, et des nuages de fumée de
tabac s’élèvent de toutes parts; les tarboukas ronflent, les plaques
métalliques des tambours de basque frissonnent, les rebecs grincent, les
flûtes piaulent, et les voix nasillardes des chanteurs ambulants
glapissent et détonnent sur tous les tons possibles, formant un joyeux
charivari.

Sur l’esplanade de la caserne d’artillerie, les élégants font parader
leurs chevaux, et les eunuques noirs, aux joues bouffies et glabres, aux
jambes démesurées, lancent à fond de train leurs superbes montures. Ils
se défient à la course en poussant de petits cris grêles, et galopent
sans se soucier le moins du monde des chiens jaunes et roux dormant dans
la poussière avec un fatalisme imperturbable.

Plus loin, des enfants jouent au chat, perchés sur les tombes plates des
arméniens et des chrétiens grecs, privées de tout emblème religieux,
comme si la terre musulmane tolérait seulement ces morts d’une croyance
différente; ces gamins philosophiques ne semblent en aucune manière
songer qu’ils foulent un sol pétri de poussière humaine; ils déploient
une ardeur de vie, un éclat de gaieté qu’on aurait de la peine à
comprendre en France, mais qui paraissent tout naturels en Turquie.

Le petit Champ-des-Morts représente le boulevard des Italiens, le grand
Champ remplace le bois de Boulogne: c’est une espèce de _turf_ où les
fashionables européens et les tchelebis turcs vont montrer leurs chevaux
anglais ou barbes; quelques calèches, quelques américaines, quelques
coupés, venus de Paris ou de Vienne en bateau à vapeur y voiturent les
riches familles pérotes. Ils seraient plus nombreux si l’exécrable pavé
et l’étroitesse des rues le permettaient; mais le tableau n’en est pas
moins animé, et ces produits de la carrosserie civilisée contrastent
suffisamment avec les formes lourdes, les dorures surannées et les
peinturlurages des arabas, bien préférables au point de vue de
l’artiste.

Peut-être les morts couchés sous le cyprès préfèrent-ils ce tumulte
vivace au froid silence, à la morne solitude, à l’abandon glacial qui
les isolent ailleurs; ils restent mêlés à leurs contemporains, à leurs
amis, à leurs descendants, et ne sont pas relégués en dehors de la
circulation comme des objets sinistres ou des épouvantails; la cité
vivante ne les rejette pas de son sein avec horreur et dégoût; cette
familiarité, qui semble impie au premier abord, est au fond plus tendre
que notre réserve superstitieuse.

En attendant l’heure de la représentation de Karagheuz, j’entrai dans un
petit café dont les fenêtres du fond, largement ouvertes, encadraient
une vue admirable. Par delà les cyprès du cimetière, on apercevait le
Bosphore et la rive d’Asie. A travers l’atmosphère rosée du crépuscule,
Scutari se dessinait en clair sur son fond de verdure sombre, et les
minarets de Buyuk-Djami et de la Mosquée du sultan Selim se couronnaient
de leurs tiares d’illuminations; la pointe de Chalcédoine s’avançait,
chargée de ses casernes monumentales, et la Tour de Léandre sortait de
l’eau bleue, étincelante de blancheur, portant au front une lumière
comme une paillette d’or à un turban de mousseline.

Accoudé sur le rebord de la fenêtre à laquelle le divan était adossé, je
fumais nonchalamment mon chibouck, déjà renouvelé plusieurs fois,
lorsque mon ami constantinopolitain, retenu par quelque affaire, vint me
rejoindre. Nous traversâmes le cimetière, et, dans l’ombre d’un grand
rideau de cyprès, nous découvrîmes une ligne de petites maisons de bois
formant une espèce de rue dont un côté est composé de tombes.

A la porte d’une de ces maisons tremblotait une lueur jaunâtre venant
d’une veilleuse posée dans un verre, moyen naïf d’éclairage fort usité à
Constantinople.--C’était là.--Nous entrâmes après avoir jeté quelques
piastres à un vieux Turc accroupi près d’un coffre qui représentait à la
fois la caisse et le contrôle.

La représentation avait lieu dans un jardin planté de quelques arbres;
des tabourets bas pour les naturels, des chaises de paille pour les
giaours, remplaçaient les banquettes et les stalles; l’assistance était
nombreuse; des pipes et des narghilés s’élevaient des spirales bleuâtres
qui se rejoignaient en brouillard odorant au-dessus de la tête des
fumeurs, et les fourneaux des pipes, appuyés contre terre, scintillaient
comme des vers luisants. Le ciel bleu de la nuit, piqué d’étoiles,
servait de plafond, et la lune jouait le rôle de lustre; des garçons
couraient portant des tasses de café et des verres d’eau, accompagnement
obligé de tout plaisir turc. L’on nous fit asseoir au premier rang, tout
à fait en face du théâtre de Karagheuz, à côté de jeunes gaillards
coiffés de tarbouchs dont les longues houppes de soie bleue descendaient
jusqu’au milieu du dos comme des queues chinoises, et qui riaient
bruyamment par anticipation en attendant la pièce.

Le théâtre de Karagheuz est d’une simplicité encore plus primitive que
la baraque de Polichinelle: un angle de mur où l’on tend une tapisserie
opaque, dans laquelle se découpe un carré de toile blanche éclairé par
derrière, suffit à l’établir; un lampion l’illumine, un tambour de
basque lui sert d’orchestre; rien n’est moins compliqué. L’impresario se
tient dans le triangle formé par l’équerre du mur et la tapisserie,
entouré des figurines qu’il fait parler et mouvoir.

Le champ lumineux sur lequel devaient se projeter les silhouettes des
petits acteurs brillait au milieu de l’obscurité comme un centre où
convergeaient tous les regards impatients. Bientôt une ombre s’interposa
entre la toile et la flamme du lampion. Une découpure transparente et
coloriée vint s’appliquer contre la gaze. C’était un faisan de la Chine
perché sur un arbuste; le tambour de basque bruit et ronfla, une voix
gutturale et stridente chantant une mélopée bizarre et d’un rhythme
insaisissable pour des oreilles européennes s’éleva dans le silence;
car, à l’apparition de l’oiseau, le bourdonnement des conversations et
la vague rumeur qui résulte d’une réunion d’hommes, même tranquilles,
s’étaient subitement apaisés. C’était le lever du rideau et l’ouverture.

Le faisan s’évanouit et fit place à une espèce de décoration
représentant l’extérieur d’un jardin fermé par des treillages et des
grilles au-dessus desquelles verdissaient des arbres assez semblables,
pour la naïveté de la forme, à ceux des joujoux de Nuremberg taillés
copeau à copeau dans un bâton de sapin.

Un rauque éclat de rire se fit entendre annonçant l’entrée de Karagheuz,
et une figurine grotesque, haute de six à huit pouces, vint se planter
sous les murailles du jardin avec des gestes extravagants.

Karagheuz mérite une description particulière. Son masque, forcément
toujours vu en silhouette, comme son état d’ombre chinoise l’exige,
offre une caricature assez bien réussie du type turc. Son nez en bec de
perroquet se recourbe sur une barbe noire, courte, frisée, projetée en
avant par un menton de galoche. Un épais sourcil trace une raie d’encre
au-dessus de son œil vu de face dans sa tête de profil, avec une
hardiesse de dessin toute byzantine; sa physionomie présente un mélange
de bêtise, de luxure et d’astuce, car il est à la fois Prud’homme,
Priape et Robert Macaire; un turban à l’ancienne mode coiffe son crâne
rasé qu’il quitte à toute minute, moyen comique qui ne manque jamais son
effet; une veste, un gilet de couleurs bigarrées, des pantalons larges,
complètent son costume. Ses bras et ses jambes sont mobiles.

Karagheuz diffère des fantoccini de Séraphin en ce que, au lieu de se
détacher en noir opaque sur le papier huilé, il est peint de couleurs
transparentes, comme les figures de la lanterne magique. Je n’en saurais
donner une idée plus juste que celle d’un personnage de vitrail qu’on
détacherait de la verrière avec l’armature de plomb qui le circonscrit
et le dessine. Sur des traits noirs qui forment les lignes et les
ombres, et sont faits de carton, de fer-blanc ou de toute autre matière
résistante, s’appliquent des pellicules translucides teintes en vert, en
bleu, en jaune, en rouge, selon la couleur du vêtement ou de l’objet
qu’on représente. Les fantoches javanais se rapprochent donc beaucoup
plus de Karagheuz que les ombres chinoises. Mais en voici assez sur la
structure et le coloriage du polichinelle turc. Cette explication une
fois faite servira pour tous les autres acteurs, construits d’après les
mêmes principes.

Tout comme un prince de tragédie, Karagheuz a un confident nommé
Hadji-aïvat, mi-parti de Mascarille et de Bertrand, auxiliaire douteux
qui lui donne la réplique et se moque de lui en le servant: Karagheuz ne
peut se concevoir sans Hadji-aïvat, pas plus qu’Oreste sans Pylade,
Euryale sans Nisus, Castor sans Pollux, et leur dualité friponne et
querelleuse traverse tout ce burlesque répertoire; Hadji-aïvat a le
corps délié comme l’esprit, et contraste par sa gracilité avec la
robuste carrure de Karagheuz.

Le jardin décrit tout à l’heure renferme une beauté mystérieuse, une
houri de Mahomet qui excite au plus haut degré les désirs libidineux de
Karagheuz. Il voudrait pénétrer dans ce paradis défendu par des gardiens
farouches, et invente, pour y réussir, toutes sortes de ruses
successivement déjouées: tantôt c’est un eunuque qui le menace de son
sabre, tantôt un chien aux dents aiguës, aux abois turbulents, qui se
jette après ses jambes et lui pille les mollets; Hadji-aïvat, non moins
libertin que son maître, tâche de se substituer à Karagheuz et de se
glisser à sa place auprès de cette belle. Il complique la situation par
toutes sortes de balourdises perfides, causes d’altercations et de
luttes comiques entre lui et son patron. Cette canaille n’a même pas la
vertu de Mascarille, qui ne fait pas la cour aux maîtresses de Lélie.

Un nouveau personnage se présente. C’est un jeune homme, un fils de
famille, vêtu de la redingote et coiffé du tarbouch, comme un jeune Turc
d’ambassade. Il tient à la main un pot de basilic, symbole de l’état de
son âme, déclaration d’amour visible et permanente; Karagheuz avise ce
naïf amoureux et s’attache à lui; il lui soutire de l’argent en lui
promettant de le faire parvenir jusqu’à celle qu’il aime, et le promène
comme un valet de Molière, un Valère ou un Éraste bien idiot et bien
crédule; son espoir est d’entrer à la suite de l’effendi dans ce paradis
défendu par des noirs à la cravache flamboyante, et de lui souffler
scélératement sa belle.

Des Persans, attirés par la réputation de cette beauté, viennent aussi
faire pied de grue devant les grilles du jardin. Ils sont montés sur des
chevaux tigrés et caparaçonnés de harnais bizarres. De hauts bonnets de
peau d’Astracan s’élèvent sur leurs têtes, et ils tiennent à la main
leurs haches d’armes inséparables. Karagheuz tâche de se concilier les
nouveaux venus, et leur conte toutes sortes de bourdes plus absurdes les
unes que les autres, mais proportionnées à la stupidité que les Turcs
supposent aux Persans. Hadji-aïvat les capte aussi de son côté, et cette
concurrence produit une dispute qui se termine par une prodigieuse volée
de coups de pied et de coups de poing que Karagheuz administre à son
confident. Pendant cette rixe, l’amoureux se glisse dans le harem, dont
la porte se referme sur le nez des Persans ébahis, qui, se ravisant,
tombent de concert sur Karagheuz et Hadji-aïvat, et forment une mêlée
générale accueillie par les rires inextinguibles de l’auditoire.

Je ne rends ici que la partie purement mimique de la pièce; je ne sais
de turc que les mots insérés par Molière dans la cérémonie du _Bourgeois
gentilhomme_, et ce n’est pas d’ailleurs une de ces langues
transparentes comme l’italien, l’espagnol et le portugais, derrière
lesquelles la pensée se devine, bien qu’on ne les connaisse pas; mais il
paraît que le dialogue était des plus burlesques, à en juger par
l’hilarité et les éclats de rire des assistants capables de le
comprendre.

La langue turque se prête à une foule d’équivoques et de calembours les
plus drôlatiques et les plus bizarres. Il suffit d’une lettre ou d’un
accent pour changer le sens d’un mot. Par exemple, _Asem_ veut dire
Persan; _asemi_ signifie jobard. Au lieu de _Asem baba_, monsieur le
Persan, Karagheuz ne manque jamais de dire _asemi baba_, ce qui excite
des rires homériques, le Persan jouant, dans les parades turques, le
même rôle que l’Anglais dans les vaudevilles et le Français dans les
pièces anglaises. Ces pauvres Persans servent de plastron à toutes les
plaisanteries et à toutes les mystifications: on parodie leur style et
leur prononciation emphatique, leur attitude gauchement roide, leur
costume étrange et la masse d’armes qu’ils portent toujours au poing,
comme des héros du Schah-Nameh, même dans les situations qui nécessitent
le moins cet appareil guerrier. Probablement qu’en Perse le personnage
ridicule est un Turc, juste compensation de cette aménité de peuple à
peuple.

Mon ami polyglotte me traduisait çà et là quelques-uns des passages
saillants; mais il est impossible de donner dans notre langue la moindre
idée de ces plaisanteries énormes, de ces gaudrioles hyperboliques, qui
nécessiteraient, pour être rendues, le dictionnaire de Rabelais, de
Beroalde, d’Eutrapel, flanqué du catéchisme poissard de Vadé.--Cependant
le Karagheuz du grand Champ-des-Morts a subi la censure, ou pour mieux
dire la castration: il dit des obscénités, mais il n’en fait plus; la
morale l’a désarmé; c’est un polichinelle sans bâton, un satyre sans
cornes, un dieu de Lampsaque à l’état d’Abeilard, et, au lieu d’agir, il
met en récits de Théramène ses lubriques exploits. C’est plus classique;
mais, franchement, c’est plus ennuyeux, et l’originalité du type y perd
beaucoup.

Le dialogue est entremêlé de morceaux de poésie et d’ariettes dans le
genre des couplets de vaudeville, miaulés sur des airs extravagants et
soutenus d’un féroce accompagnement de tambour de basque.

Le _Mariage de Karagheuz_ est une pièce à spectacle. Karagheuz a vu une
jeune fille charmante, et comme il est d’une nature très-inflammable, il
a conçu pour elle une passion des plus vives.--Notons, en passant, que
les figurines de femme ont la face découverte, contrairement à l’usage
turc.--L’idéal de Karagheuz est en vérité une assez jolie ombre chinoise
aux yeux teints de surmeh, à la bouche rouge, aux joues plaquées de
fard, au costume de sultane d’opéra-comique, et qui se trémousse fort
coquettement. Le mariage conclu, Karagheuz envoie les présents de noces:
quatre arabas, quatre talikas, quatre chevaux de main, quatre chameaux,
quatre vaches, quatre chèvres, quatre chiens, quatre chats, quatre cages
pleines d’oiseaux; puis viennent des hammals chargés de divans, de
pipes, de narghilés, de tabourets, de guéridons, de tapis, de lanternes,
d’écrins à bijoux, de coffres à vêtements, de vaisselle et poteries
intimes. Ce défilé, instructif pour l’étranger, qu’il initie aux détails
du ménage turc, s’exécute sur une marche tartare d’un rhythme carré dont
la persistance finit par être agréable et vous loge invinciblement le
motif dans la tête. Toute cette magnificence ne sauve pas Karagheuz
d’une infortune conjugale prématurée. La jeune fille, tout à l’heure si
fluette, s’arrondit visiblement par l’effet d’une fécondité précoce dans
laquelle son mari n’a rien à revendiquer; le pauvre Karagheuz se trouve
père le jour même de ses noces, phénomène qui l’étonne singulièrement et
auquel il finit par se résigner comme un mari parisien.

Cette parade m’amusa beaucoup, car elle ne nécessite pas, comme la
première, l’intelligence du dialogue, et elle me fit le plaisir que le
ballet cause à l’Opéra aux étrangers qui ne comprennent pas notre
langue.

Les chevaux, les chameaux, les chiens, tous les accessoires du défilé
étaient découpés avec la plus réjouissante naïveté de formes, et
rappelaient le goût primitif des vignettes d’Épinal; les Turcs, à qui
leur religion défend de retracer par le dessin ou la peinture aucun
objet qui ait eu vie, en sont restés, sous ce rapport, à la plus
gothique barbarie, et les marionnettes de Karagheuz, seules
représentations tolérées de la figure humaine, se ressentent de cette
inexpérience; cependant ces figurines, comme tout ce qui est primitif,
ont un caractère que leur ôterait une plus savante exécution.

Je regagnai Péra par une partie déserte du cimetière, en suivant une
allée bordée de cyprès énormes. La lune laissait filtrer entre leurs
masses sombres ses rayons argentés, et détachait sur un fond de
l’opacité la plus noire des tombes blanches qui se dressaient sur le
bord du chemin, comme des spectres dans leur linceul. Un silence profond
régnait sous cette forêt funèbre, troublé de temps à autre par
l’aboiement lointain d’un chien; il me semblait que j’entendais battre
mon cœur, seul vivant au milieu de cette population morte, lorsque tout
à coup une voix retentit à mon oreille, comme une trompette du jugement
dernier, et me dit en français cette phrase qui ne justifiait pas le
tressaillement qu’elle me causa: «Monsieur, voulez-vous m’acheter mes
derniers gâteaux?»

Cette offre inopportune de pâtisserie, au fond d’un cimetière, à minuit,
l’heure romantique, l’heure des apparitions, avait quelque chose de
grotesque et de formidable qui me fit rire et qui me fit peur; était-ce
l’ombre d’un mitron compatriote mort à Constantinople et sorti de la
terre pour m’offrir l’ombre d’une brioche? Cela n’était guère probable.
Aussi marché-je du côté d’où partait la voix.

Un gaillard très-solide, très-réel, fort moustachu et bien musclé,
tenait devant lui une petite table chargée de croquettes et attendait
une pratique invraisemblable dans ce carrefour solitaire. Il parlait
français parce qu’il avait servi quelques années comme Turco en Algérie,
et, dégoûté des armes, se livrait à ce débonnaire commerce de pâtisserie
nocturne.

Je lui achetai son fonds de boutique pour une trentaine de paras, me
réservant d’en faire hommage aux chiens attardés que je rencontrerais,
et je continuai ma route.

Le lendemain, pour continuer mes études sur le polichinelle turc, mon
ami me proposa de descendre à Top’Hané, où, dans l’arrière-cour d’un
café, se donnaient des représentations de Karagheuz non censurées, avec
toute la liberté bouffonne et lubrique que comporte le type.

La cour était remplie de monde. Les enfants, et surtout les petites
filles de huit à neuf ans, abondaient. Il y en avait de délicieuses qui
rappelaient, dans leur sexe encore indécis, ces jolies têtes de la
_Sortie de l’École_ de Decamps, si gracieusement bizarres et si
fantasquement charmantes. De leurs beaux yeux étonnés et ravis, épanouis
comme des fleurs noires, elles regardaient Karagheuz se livrant à ses
saturnales d’impuretés et souillant tout de ses monstrueux caprices.
Chaque prouesse érotique arrachait à ces petits anges naïvement
corrompus des éclats de rire argentins et des battements de mains à n’en
pas finir; la pruderie moderne ne souffrirait pas qu’on essayât de
rendre compte de ces folles atellanes, où les scènes lascives
d’Aristophane se combinent avec les songes drôlatiques de Rabelais;
figurez-vous l’antique dieu des jardins habillé en Turc et lâché à
travers les harems, les bazars, les marchés d’esclaves, les cafés, dans
les mille imbroglios de la vie orientale, et tourbillonnant au milieu de
ses victimes, impudent, cynique et joyeusement féroce. On ne saurait
pousser plus loin l’extravagance ithyphallique et le dévergondage
d’imagination obscène.

Le Karagheuz se transporte souvent dans les sérails et y donne des
représentations que les femmes suivent cachées derrière des tribunes
grillées.--Comment accorder ce spectacle si libre avec des mœurs si
sévères? N’est-ce pas parce qu’il faut toujours quelque rondelle fusible
à la chaudière trop poussée, et que la morale la plus exacte doit
laisser un échappement à la corruption humaine? D’ailleurs, ces
fantaisies déréglées ne sont pas dangereuses et s’évanouissent comme des
ombres quand on éteint le lampion de la baraque.

En voyant Karagheuz, je pensais à le rattacher, par la filiation de
Polichinelle, de Pulcinella, de Punch, de Pickelhëring, d’Old-Vice, à
Maccus, la marionnette osque, et même aux automates du Névrospate
Pothein; mais tout cet échafaudage d’érudition devint inutile lorsqu’on
m’eut dit que Karagheuz était tout bonnement la caricature d’un vizir de
Saladin, connu par ses déportements et sa lubricité, origine qui fait
Karagheuz contemporain des croisades, antiquité suffisante pour la
noblesse d’une ombre chinoise.



XV

LE SULTAN A LA MOSQUÉE.--DINER TURC


Il est d’usage que le padischa aille, chaque vendredi, en grande pompe,
à une mosquée, faire publiquement ses prières.--Le vendredi, comme
chacun sait, est, pour les musulmans ce que le dimanche est pour les
chrétiens et le samedi pour les juifs: un jour plus spécialement
consacré aux pratiques religieuses, sans toutefois emporter une idée de
repos obligatoire.

Chaque semaine le commandeur des croyants visite une mosquée différente:
Sainte-Sophie, la Solimanieh, l’Osmanieh, Sultan Bayezid, Yeni-Djami, la
mosquée des Tulipes ou toute autre, suivant l’itinéraire tracé et connu
d’avance; outre que la prière dans un édifice du culte est de rigueur ce
jour-là d’après les préceptes du Koran, et que le padischa, comme chef
de la religion, ne peut s’en dispenser, il y a encore, dans cet exercice
de piété officiel, une raison politique: c’est de constater aux yeux des
populations la vie du sultan, retiré toute la semaine au fond des
mystérieuses solitudes du sérail ou des palais d’été semés sur les rives
du Bosphore. En traversant la ville à cheval, visible pour tous, il
signe devant son peuple et les ambassades étrangères un certificat
d’existence, précaution qui n’est pas inutile, car on pourrait cacher sa
mort naturelle ou violente pour des intrigues de palais. La maladie,
même grave, n’interrompt pas cette promenade, car Mahmoud Ier, fils de
Mustapha, mourut entre les deux portes du sérail, au retour d’une de ces
excursions du vendredi, où il s’était traîné, pouvant à peine se
soutenir sur sa selle, et fardé pour cacher sa pâleur.

Les drogmans des hôtels savent toujours la veille ou le matin de bonne
heure la mosquée où le sultan doit faire ses dévotions, et j’appris par
celui de l’hôtel de Byzance que le sultan devait aller du palais de
Schiragan à la Medjidieh, située tout à côté. Comme la course est assez
longue de Dervish-Sokak à Schiragan, et que l’heure turque est assez
difficilement compréhensible pour les étrangers, lorsque j’arrivai tout
en sueur et à demi cuit par un torride soleil de juillet, le cortége
avait défilé et le sultan récitait ses prières dans l’intérieur de la
mosquée; mais il me restait la ressource d’attendre qu’il eût fini et de
le voir sortir et s’en retourner, ce qui revenait exactement au même,
sauf une station d’une heure en compagnie d’Anglais, d’Américains,
d’Allemands et de Russes venus là pour le même motif.

La Medjidieh tient au palais de Schiragan, dont la façade donne sur le
Bosphore, et qui, de ce côté, ne montre que de grands murs surmontés par
les cheminées des cuisines peintes en vert et dissimulées sous une forme
de colonne. Elle est toute moderne, et son architecture à volutes et à
chicorées d’un rococo génois n’offre rien de remarquable, quoique par
son étincelante blancheur elle fasse assez bien sur le bleu foncé du
ciel.

La porte de la mosquée était ouverte, et l’on entrevoyait les vizirs,
les pachas et les hauts officiers coiffés de tarbouchs, tout plastronnés
d’or, élargis par de grosses épaulettes, exécutant, malgré leur obésité,
les pantomimes assez compliquées de la prière orientale; ils
s’agenouillaient et se relevaient pesamment avec une piété qui
paraissait sincère, car les idées philosophiques ont fait beaucoup moins
de progrès qu’on ne veut bien le dire à Constantinople; même les Turcs
élevés à l’européenne, au retour de Londres ou de Paris, ne sont pas
moins attachés au Koran, et il suffit de gratter légèrement leur vernis
de civilisation pour retrouver le fidèle croyant.

Des esclaves noirs et des saïs tenaient en bride ou promenaient les
chevaux, couverts de housses magnifiques, qui avaient apporté le sultan
et sa suite; c’étaient de très-belles bêtes, robustes, solides de
formes, n’ayant pas l’élégance nerveuse du cheval arabe, mais qu’on dit
d’une grande résistance à la fatigue; les fins coursiers du désert
plieraient sous le poids de ces massifs cavaliers turcs, pour la plupart
d’un embonpoint excessif, surtout dans les hauts grades; ces chevaux
sont de race barbe et offrent un type particulier. Celui du sultan se
reconnaissait aux pierreries qui étoilaient sa schabraque, et au chiffre
impérial dont l’arabesque compliquée brodait chaque pointe du velours
presque disparu sous les ornements.

Des lignes de soldats étaient rangées le long des murs, attendant la
sortie de Sa Hautesse; ils portaient le tarbouch rouge, et leur
uniforme, se rapprochant de celui de nos troupes de ligne en petite
tenue, consistait en une veste ronde de drap bleu et un pantalon de
grosse toile blanche; ce costume, qui est à peu près celui des
Jean-Jean, produit un contraste assez singulier avec ces têtes
caractéristiques et basanées à qui le turban des janissaires siérait
beaucoup mieux.

Sur le parvis de la mosquée était étendue une bande de cachemire noir
assez étroite pour le passage du sultan; elle conduisait de la porte, en
suivant les marches de l’escalier, à un montoir de marbre, comme il s’en
trouve à l’entrée des palais et près des escales de caïques. Il me
semble, sans l’affirmer toutefois, que ce tapis de couleur noire est
particulièrement affecté au sultan comme grand khan de Tartarie, dont
cette nuance est l’insigne.

Les génuflexions, les prosternations et les psalmodies se prolongeaient
à l’intérieur du sanctuaire, et le soleil du midi, raccourcissant
toujours l’ombre, faisait briller le cailloutis de la place; les
murailles blanches renvoyaient d’aveuglantes réverbérations, d’autant
plus incommodes pour les trois ou quatre dames qui se trouvaient là, que
l’étiquette interdit d’ouvrir un parasol en présence du sultan, et même
devant les palais où il habite; en Orient, le parasol a toujours été un
emblème du pouvoir suprême. Le maître est à l’ombre, tandis que les
esclaves rôtissent au soleil. La rigueur s’est relâchée sur ce point
comme sur toutes choses, et l’on ne courrait pas aujourd’hui, à
enfreindre cet usage, les risques auxquels on se serait exposé
autrefois; mais les étrangers de bon goût se conforment à l’usage. A
quoi bon choquer les habitudes du pays que l’on visite, habitudes qui
ont leurs raisons d’être et souvent ne sont pas au fond plus ridicules
que les nôtres?

Un mouvement se fit à l’intérieur de la Mosquée; les officiers
rajustèrent leur chaussure à la porte; les saïs amenèrent le cheval du
sultan contre le montoir, et bientôt, entre une haie de vizirs, de
pachas et de beys saluant à l’orientale,--salut que je préfère de
beaucoup pour sa grâce respectueuse au salut européen,--parut Sa
Hautesse le sultan Abdul-Medjid, se détachant en clair sur le fond
sombre de la porte, dont le chambranle lui faisait comme un cadre. Son
costume, très-simple, se composait d’une espèce de paletot sac en drap
bleu foncé, d’un pantalon de moire blanche, de bottes vernies et d’un
fez où l’aigrette impériale de plumes de héron était fixée par un bouton
d’énormes diamants; par l’interstice de son paletot on voyait briller
quelques dorures sur sa poitrine; je regrette fort, pour ma part,
l’ancienne magnificence asiatique; j’aimais les sultans impassibles
comme des idoles dans des châsses de pierreries, espèces de paons du
pouvoir épanouis au milieu d’une auréole de soleils. Dans les pays
d’autorité absolue, le souverain ne saurait se séparer assez de
l’humanité par des formes imposantes, solennelles, hiératiques, par un
luxe éblouissant, chimérique et fabuleux; comme Dieu à Moïse, il ne doit
apparaître à ses peuples qu’à travers un buisson ardent de diamants en
phosphorescence.--Cependant, malgré la simplicité austère de ses habits,
la qualité d’Abdul-Medjid ne pouvait être un mystère pour personne. Une
satiété suprême se lisait sur sa figure pâle; la conscience d’un pouvoir
irrésistible donnait à ses traits, assez peu réguliers d’ailleurs, une
tranquillité de marbre. Ses yeux fixes, immuables, à la fois perçants et
mornes, voyant tout et ne regardant rien, ne ressemblaient pas à des
yeux d’homme; une barbe courte, peu épaisse et brune, entourait ce
masque triste, impérieux et doux.

En quelques pas faits avec une extrême lenteur, et plutôt glissés que
marchés,--des pas de dieu ou de fantôme ne se mouvant pas par des
procédés humains,--Abdul-Medjid franchit l’espace qui séparait la porte
de la mosquée du bloc de marbre, en suivant la bande d’étoffe noire sur
laquelle personne autre que lui ne posait le pied, et se laissa couler
plutôt qu’il ne monta sur la housse de son cheval, immobile comme un
cheval sculpté. Les gros officiers se hissèrent un peu plus
difficultueusement au haut de leurs bêtes respectives, et le cortége se
mit en mouvement pour regagner le palais au cri de Vive le sultan!
poussé en turc par les soldats avec un véritable enthousiasme.

En pressant un peu le pas, je pus devancer le cortége et m’aller poster
plus loin, de manière à voir encore Sa Hautesse. Je donnais le bras à
une jeune dame italienne qui m’avait prié de l’accompagner, et qui se
penchait avidement à travers la haie pour contempler les traits du
sultan; car un homme qui a seize cents concubines est un phénomène qui
intéresse au plus haut degré la curiosité des femmes; Abdul-Medjid, dont
le cheval s’avançait moelleusement, inclinant sa belle tête avec des
ondulations de col de cygne et comme ayant la conscience du fardeau
qu’il portait, Abdul-Medjid remarqua l’étrangère et fixa quelques
secondes sur elle ses yeux d’aigle en tournant imperceptiblement sa face
impassible, ce qui est la manière de saluer du sultan, chose qu’il fait
du reste très-rarement.

Pendant ce défilé, la musique jouait une marche arrangée sur des motifs
turcs par le frère de Donizetti, chef de la musique impériale, et
entremêlée d’assez de tambours de basque et de flûtes de derviche pour
satisfaire les oreilles mahométanes sans choquer cependant les oreilles
catholiques; cette marche a de l’entrain et ne manque pas de caractère.

Puis tout rentra dans le palais, dont la porte ouverte laissait
entrevoir une vaste cour d’architecture moderne, les battants
retombèrent, et il ne resta plus dans la rue que quelques curieux, se
dispersant de différents côtés; des paysans bulgares au sayon grossier,
au bonnet de fourrure, et de vieilles mendiantes momifiées accroupies
dans leurs haillons, sur le plat de leurs cuisses, le long des murailles
incandescentes de chaleur.

Le silence de midi régnait autour de ce palais mystérieux, qui, derrière
ses fenêtres treillissées, renferme tant d’ennuis et de langueurs, et je
ne pouvais m’empêcher de penser à tous ces trésors de beauté perdus pour
le regard humain, à tous ces types merveilleux de la Grèce, de la
Circassie, de la Géorgie, de l’Inde et de l’Afrique, qui s’évanouissent
sans avoir été reproduits par le marbre ou la toile, sans que l’art les
ait éternisés et légués à l’amoureuse admiration des siècles: Vénus qui
n’auront jamais leur Praxitèle, Violantes dénuées de Titien, Fornarines
que ne verra pas Raphaël.

Quel heureux billet tiré à la loterie humaine que celui de
padischa!--Qu’est-ce que don Juan, avec son _mille e tré_, à côté du
sultan? un subalterne coureur d’aventures, plus trompé encore qu’il ne
trompe, éparpillant ses misérables caprices sur quelques maîtresses déjà
souillées aux trois quarts, séduites d’avance, qui ont eu des maris, des
amants, dont tout le monde connaît le visage, les bras et les épaules; à
qui des fats ont serré la main en dansant, et dont l’oreille a entendu
chuchoter cent fois la litanie des madrigaux imbéciles. Le beau sire,
qui se promène au clair de lune sous les balcons, et fait le pied de
grue, la guitare au dos, en compagnie de Leporello, à moitié endormi!

Parlez-moi du sultan, qui n’accueille que les lis les plus purs, que les
roses les plus immaculées du jardin de beauté, et dont l’œil ne s’arrête
que sur des formes parfaites que n’ont salies aucun regard mortel, et
qui passeront inconnues du berceau à la tombe, gardées par des monstres
sans sexe au fond des magnifiques solitudes, où nulle audace ne se
risquerait à pénétrer, dans un mystère qui rend impossible même le plus
vague désir.

J’avais changé de logement, celui que j’occupais à Dervish-Sokak étant
un peu triste et n’ayant de vue que sur une ruelle étroite comme toutes
celles de Constantinople. J’étais allé habiter à l’hôtel de France, où,
d’un grand salon à huit fenêtres, garni d’un long divan, l’on apercevait
le petit Champ-des-Morts, les toits et les minarets de Cassim-Pacha et
les hauteurs de San-Dimitri, perspective charmante qui semblerait
légèrement lugubre à Paris, mais qu’on trouve avec raison fort gaie à
Constantinople; et, dans cet hôtel, j’avais fait connaissance d’un jeune
homme à qui ses études médicales et la perfection avec laquelle il
parlait les langues de l’Orient donnaient une grande facilité pour
pénétrer dans les maisons turques et en connaître les mœurs intimes: il
était abonné de la _Presse_, grand admirateur de M. de Girardin, et mon
nom, connu de lui littérairement, le faisait s’intéresser à mes
excursions et à mes recherches de voyageur; je lui dus la bonne fortune
d’une invitation à dîner chez un ancien pacha du Kurdistan de ses amis.

Nous partîmes tous les deux vers six heures du soir pour arriver à
Beschick-Tash, où demeurait le pacha, à l’heure du coucher du soleil,
car l’on était en Ramadan, et le jeûne ne se rompt que lorsque l’astre
du jour a fait disparaître son disque derrière les collines d’Eyoub. A
l’échelle de Top’Hané, nous frétâmes un caïque à deux paires de rames,
et après une nage vigoureuse d’une demi-heure contre un courant assez
rapide, nos caïdjis nous débarquèrent au pied de ce café bâti sur l’eau
comme un nid d’alcyon, ou comme une vigie de pêcheur, dont j’ai déjà
fait un léger croquis, et qui était plein de Turcs, attendant, la montre
en main et le chibouck tout chargé, la minute précise où ils pourraient
approcher de leurs lèvres le bienheureux bouquin d’ambre et aspirer
l’odorante fumée.

Après avoir traversé quelques rues bordées de marchands de lulés
(fourneaux de pipe), de confiseries, de concombres, de rapes de maïs et
autres denrées orientales, et encombrées d’une foule compacte, nous
commençâmes à gravir la ruelle déserte, formée par les murailles crépies
de rose de grands jardins, en haut de laquelle était perchée la maison
de l’ex-pacha du Kurdistan.

Une porte qui se refermait nous laissa voir un élégant coupé rentrant
dans sa remise. C’était la femme du pacha revenant de la promenade, car,
contrairement à l’idée qu’on en a, les dames turques, loin de rester
claquemurées dans les harems, sortent quand elles veulent, à la
condition de rester voilées, et leurs maris ne les accompagnent jamais.

Une porte basse, précédée d’un perron de trois marches, nous fut ouverte
par un domestique habillé à l’européenne, sauf la calotte rouge de
rigueur, et, après avoir quitté nos chaussures pour des babouches que
nous avions pris soin d’apporter avec nous, l’on nous fit monter au
premier étage, où se trouvait le selamlick (appartement des hommes),
toujours séparé de l’odalick (appartement des femmes) dans la
distribution des maisons turques, riches ou pauvres, grandes ou petites.

Nous trouvâmes l’ex-pacha dans une pièce fort simple, au plafond de bois
peint en gris et relevé de filets bleus, n’ayant pour tous meubles que
deux armoires parallèles, une natte en paille de Manille et un divan
recouvert de perse, à l’extrémité duquel se tenait le maître du logis,
faisant rouler sous ses doigts les grains d’un chapelet en bois de
sandal.

Le coin du divan est la place d’honneur que le maître de la maison ne
quitte jamais, à moins qu’il ne soit visité par une personne d’un rang
supérieur au sien.

Que cette simplicité ne surprenne pas. Le selamlick est, en quelque
sorte, un appartement extérieur, une sorte de parloir, une antichambre
que les étrangers ne dépassent pas et qui est réservé à la vie publique.
Tout le luxe est réservé pour le harem. C’est là que se déploient les
tapis d’Ispahan et de Smyrne, que s’entassent les carreaux de brocart,
que s’allongent les moelleux divans de soie, que brillent les petites
tables incrustées de nacre, que fument les brûle-parfums en filigrane
d’or et d’argent, que miroitent les glaces à biseau de Venise, que
s’épanouissent les fleurs rares dans des cornets de Chine, et que
carillonnent capricieusement les pendules à musique; c’est là que
s’élancent aux plafonds les inextricables arabesques; que pendent, comme
des stalactites, les cheminées de marbre de Marmara, et que grésillent
sur leurs vasques blanches les filets d’eau parfumée. Dans cet asile
mystérieux se passe la vie réelle, la vie de plaisir et d’intimité, où
nul parent, nul ami ne pénètre.

L’ex-pacha du Kurdistan portait le fez, la redingote boutonnée droit du
Nizam, et un pantalon de coutil blanc large. Sa tête, maigre, fine, un
peu fatiguée, terminée par une barbe où déjà se glissaient quelques
nuances argentées, avait un grand cachet de distinction, et si une
expression anglaise pouvait s’appliquer à un Turc, je dirais que ce
pacha avait l’air d’un parfait gentleman.

Mon ami lui traduisait mes compliments, auxquels il répondit d’une
manière fort gracieuse; puis il me fit signe de m’asseoir auprès de lui.
Ma facilité à croiser les jambes à l’orientale, mouvement fort difficile
pour des Français, le fit sourire et lui donna bonne opinion de moi.

Le jour baissait;--les dernières teintes orangées du couchant
s’éteignirent au bord du ciel, et le bienheureux coup de canon retentit
joyeusement dans l’air; le jeûne était rompu, et des domestiques
parurent apportant des pipes, des verres d’eau et quelques menues
confiseries; cette légère collation sert à constater que les fidèles
peuvent légalement prendre de la nourriture.

Puis ils posèrent à côté du divan un grand disque de cuivre jaune
soigneusement fourbi et reluisant comme un bouclier d’or, sur lequel
étaient disposés différents mets dans des jattes de porcelaine. Ces
disques, supportés par un pied bas, servent de table en Turquie, et
trois ou quatre convives peuvent y prendre place. Le linge de corps et
de table est un luxe inconnu en Orient. L’on mange sans nappe, mais on
vous donne, pour essuyer vos doigts, de petits carrés de mousseline,
brochés d’or, assez semblables aux serviettes à thé en usage dans nos
soirées à l’anglaise, précaution qui n’est pas inutile, car on ne se
sert, à ces repas, que de la fourchette du père Adam. Le maître du
logis, plein de politesse et de prévenances, voulait, prévoyant mon
embarras, me faire donner, comme dit Castil Blaze:

    La cuillère d’argent qui servait à manger;

mais je le remerciai, désirant me conformer en tout aux règles de la
gastronomie turque.

Au point de vue des Brillat-Savarin, des Cussy, des Grimod de la
Reynière, des Carême, l’art culinaire turc doit sembler tout à fait
barbare et patriarcal; ce sont des rapprochements de substances tout à
fait insolites, des mélanges extravagants pour des palais parisiens,
mais qui pourtant ne manquent pas de recherche et ne se font pas au
hasard. Les plats, dont on prend avec les doigts quelques bouchées, sont
en grand nombre et se succèdent rapidement. Ils consistent en morceaux
de mouton, en poulets démembrés, en poissons à l’huile, en concombres
crus, farcis, arrangés de toutes les manières; en petits salsifis
visqueux, pareils à des racines de guimauve et très-estimés pour leurs
qualités stomachiques; en boulettes de riz enveloppées de feuilles de
vigne; en purée de citrouille au sucre; en crêpes au miel; le tout
aspergé d’eau de rose, assaisonné de menthe, d’herbes aromatiques et
couronné par le pilaw sacramentel, mets national comme le puchero
espagnol, comme le couscoussou arabe, comme la choucroute allemande,
comme le plum-pudding anglais, qui figure obligatoirement à tous les
repas dans le palais et dans la chaumière. Pour boisson, l’on buvait de
l’eau, du sherbet et du jus de cerise qu’on puisait dans un compotier
avec une cuiller d’écaille à manche d’ivoire.

Le festin terminé, l’on emporta le plateau de cuivre, l’on donna à
laver, cérémonie indispensable lorsqu’on a dîné sans autre argenterie
que les dix doigts; l’on servit du café, et le chibouckdji présenta à
chaque convive une belle pipe au gros bouquin d’ambre, au tuyau de
cerisier lisse comme du satin, au lulé chaperonné d’une belle touffe
blonde de tabac de Macédoine enlevée d’un seul coup et reposant sur un
rond de métal posé à terre, pour préserver la natte des charbons et des
cendres qui pourraient tomber du fourneau.

La conversation s’engagea aussi animée qu’elle peut l’être quand on ne
parle que par trucheman. L’ex-pacha, qui paraissait assez au courant de
la politique européenne, me fit une foule de questions sur le coup
d’État du 2 décembre, qu’il approuvait fort, l’idée abstraite de la
République entrant avec peine dans une tête façonnée au despotisme
oriental;--il me demanda si le président (l’empire n’était pas encore
proclamé) possédait beaucoup de canons et commandait à un grand nombre
de troupes, quel uniforme il portait, s’il montait bien à cheval et s’il
allait faire la guerre comme son oncle Bounaberdi, si je le connaissais,
si je lui avais parlé, et autres interrogations de ce goût, que je
satisfis de mon mieux. Le frère de l’ex-pacha, assis près de lui, et qui
savait quelques mots de français, paraissait suivre la conversation avec
intérêt.

Les domestiques emportèrent les pipes;--l’ex-pacha se leva pour aller
faire sa prière sur un coin de tapis, dans une pièce à côté, et il
revint au bout de quelques minutes, calme et grave, après avoir
satisfait à ses devoirs religieux en bon musulman; nous échangeâmes
encore quelques phrases, et lorsque je pris congé, le maître du logis me
dit que je pouvais revenir quand cela me ferait plaisir et que je serais
toujours le bienvenu, ce qui, dans une bouche turque, n’est pas une
vaine formule.

En nous en allant, nous causâmes quelques instants avec le secrétaire,
installé dans une pièce du rez-de-chaussée.--C’était un jeune homme
très-doux, très-poli, Arménien probablement, et qui parlait fort bien le
français. Il me fit des questions sur Paris, qu’il désirait beaucoup
voir, et en devisant, il vit à mon doigt une cornaline gravée, contenant
mon nom en persan fleuri, et à cause de la beauté des caractères taillés
par un des plus habiles artistes de Téhéran, il en prit une empreinte en
les frottant de noir et en appliquant dessus un morceau de papier, de
façon à obtenir les lettres en clair.

Nous retrouvâmes nos caïdjis qui nous attendaient à Beschick-Tash; ils
nous eurent bientôt remis à Top’Hané, où nous nous arrêtâmes à un petit
café fréquenté par des Circassiens, grands politiqueurs qui tiennent là
une espèce d’arbre de Cracovie.--Mon compagnon me traduisit leurs
discours, et je fus assez étonné de voir ces hommes à bonnets bordés de
fourrure, à jupon de poil de chèvre serré par une ceinture de métal, aux
jambes entourées de linge retenu par des cordelettes, parler des
affaires de Paris et de Londres, apprécier les ministres et les
diplomates en parfaite connaissance de cause.

Pendant qu’ils politiquaient ainsi, un petit derviche vint chanter d’une
voix nasillarde et sur une tonalité impossible une cantilène bizarre et
mélancolique, dans le but d’obtenir quelque aumône, et me reporta vers
l’Orient, que j’avais oublié en entendant ces Circassiens qui parlaient
comme des abonnés du _Constitutionnel_ ou du _Journal des Débats_.



XVI

LES FEMMES


La première question que l’on adresse à tout voyageur qui revient
d’Orient est celle-ci:--«Et les femmes?»--Chacun y répond avec un
sourire plus ou moins mystérieux selon son degré de fatuité, de manière
à faire sous-entendre un respectable nombre de bonnes fortunes. Quoi
qu’il en coûte à mon amour-propre, j’avouerai humblement que je n’ai pas
la moindre indiscrétion de ce genre à commettre, et je serai forcé, à
mon grand regret, de priver ma relation du récit de toute aventure
amoureuse et romanesque. Cela eût pourtant été très-utile pour varier
mes descriptions de cimetières, de tekkés, de mosquées, de palais et de
kiosques: rien n’orne mieux un voyage d’Orient qu’une vieille qui, au
détour d’une ruelle déserte, vous fait signe de marcher derrière elle et
vous introduit par une porte secrète dans un appartement paré de toutes
les recherches du luxe asiatique, où vous attend, assise sur des
carreaux de brocart, une sultane ruisselante d’or et de pierreries, dont
le sourire vous fait des promesses voluptueuses bientôt réalisées.
Ordinairement l’intrigue se dénoue par l’arrivée soudaine du maître, qui
vous laisse à peine le temps de fuir par une issue dérobée, à moins que
la chose ne se termine plus tragiquement par une lutte à main armée et
la chute, au fond du Bosphore, d’un sac où s’agite vaguement une forme
humaine.

Ce lieu commun oriental, convenablement brodé, intéresse toujours le
lecteur, et surtout la lectrice.--Sans doute, il n’est pas sans exemple
qu’un giaour beau, jeune, riche, sachant à fond la langue du pays, et
possédant une petite maison accommodée aux mœurs turques, n’arrive, en
courant les plus grands périls et en exposant la vie de la femme, à
nouer une intrigue d’amour avec une musulmane; mais cela est extrêmement
rare, et pour plusieurs raisons: d’abord, quoi qu’en dise Molière, les
verrous et les grilles, obstacles assez matériellement efficaces;
ensuite la différence de religion et le mépris sincère de tout croyant
pour les infidèles, motifs auxquels il faut joindre la difficulté ou
plutôt l’impossibilité de ces relations préalables qui déterminent
l’amour. De plus, en France, il y a une conspiration tacite contre le
mari; tout le monde favorise le couple amoureux, au moins de son
silence, et personne ne songe à s’ériger en vengeur de la morale
publique. En Turquie, ce n’est pas la même chose: un cawas, un hammal,
un homme du peuple qui voit dans la rue une musulmane parler à un Franc
ou seulement lui faire des signes d’intelligence, tombe dessus à coups
de pied, à coups de poing, à coups de bâton, brutalité qui ne trouve que
des approbateurs, même parmi les femmes. Personne n’entend raillerie sur
la fidélité conjugale; la jalousie toute corporelle des Turcs les
préserve presque assurément des accidents matrimoniaux, si fréquents
chez nous,--quoique la plaisanterie des cornes soit aussi connue à la
baraque de Karagheuz qu’au Théâtre-Français, et que le mot _kerata_
(cornard) revienne à tout propos dans les disputes comiques.

Il est vrai que les femmes turques sortent librement, vont se promener
aux eaux douces d’Asie et d’Europe, défilent en voiture à Hyder-Pacha,
ou sur la place du Sultan-Bayezid; s’assoient au bord des terre-pleins
du Champ-des-Morts de Péra et de Scutari, passent les journées entières
au bain ou en visite chez leurs amies, assistent aux comédies de
Kadi-Keuï, aux tours de force des jongleurs de Psammathia, causent sous
les arcades des mosquées, s’arrêtent aux boutiques du Bezestin,
parcourent le Bosphore en caïque ou en bateau à vapeur; mais elles ont
toujours avec elles soit deux ou trois compagnes, soit une négresse ou
une vieille faisant office de duègne, et, si elles sont riches, un
eunuque souvent jaloux pour son compte; lorsqu’elles sont seules, ce qui
est rare, un enfant leur sert de porte-respect, et, à défaut d’enfant,
les mœurs publiques les surveillent et les protégent peut-être même plus
qu’elles ne le voudraient. La liberté d’aller et de venir dont elles
jouissent n’est qu’apparente.

Les étrangers ont pu croire à quelques bonnes fortunes, parce qu’ils ont
confondu les Arméniennes avec les Turques, dont elles portent le
costume, sauf les bottes jaunes, et imitent assez bien les allures pour
tromper quelqu’un qui n’est pas du pays; il suffit, pour cela, d’une
vieille entremetteuse qui s’entende avec une jolie intrigante, d’un
jeune homme crédule et d’un rendez-vous pris dans une maison isolée; la
vanité fait le reste, et l’aventure se dénoue toujours par l’extorsion
de quelque somme plus ou moins forte, détail omis par le giaour dupé,
qui voit dans toute coureuse au moins une favorite du pacha, s’il ne
rêve même d’aller sur les brisées du Grand-Seigneur. Mais, en réalité,
la vie turque n’en est pas moins murée hermétiquement, et il est
très-difficile de savoir ce qui se passe derrière ces fenêtres finement
treillissées, où sont pratiqués des œils-de-bœuf comme aux toiles de
théâtre, pour regarder du dedans au dehors.

Il ne faut pas penser à se procurer des renseignements auprès des
naturels du pays. Comme dit Alfred de Musset au début de _Namouna_:

    Un silence parfait règne dans cette histoire.

Parler à un Turc de ses femmes est commettre la plus grossière
inconvenance; on ne doit jamais faire la moindre allusion, même
détournée, à ce sujet délicat.--Ainsi se trouvent bannies de la
conversation ces phrases banales: «Comment se porte madame?» et autres
du même goût; l’Osmanli le plus farouchement barbu rougirait comme une
jeune fille s’il entendait une pareille énormité.--La femme de
l’ambassadeur de France, ayant voulu faire présent à Reschid-Pacha de
quelques belles soieries de Lyon pour son harem, les lui remit en
disant: «Voici des étoffes dont vous saurez, mieux que personne, trouver
l’emploi.»--Exprimer plus nettement l’intention du cadeau eût été une
incongruité, même aux yeux de Reschid, habitué aux mœurs françaises, et
le tact exquis de la marquise lui fit choisir une forme gracieusement
vague qui ne pouvait blesser en rien la susceptibilité orientale.

On comprend, d’après des idées pareilles, qu’on serait mal venu à
demander à un Turc des détails sur la vie intime du harem, sur le
caractère et les mœurs des femmes musulmanes; l’eussiez-vous connu
familièrement à Paris, eût-il pris deux cents tasses de café et fumé
autant de pipes sur le même divan que vous, il balbutiera, répondra
d’une manière évasive, ou se fâchera tout rouge et vous évitera par la
suite; la civilisation, sous ce rapport, n’a pas fait un pas. Les seuls
moyens à employer, c’est de prier quelque dame européenne bien
recommandée et admise en visite dans un harem, de vous raconter
fidèlement ce qu’elle aura vu. Pour un homme, il doit renoncer à
connaître autre chose de la beauté turque que le domino ou ce qu’il aura
pu saisir par surprise sous la bâche des arabas, derrière la fenêtre des
talikas, à l’ombre des cyprès dans le cimetière, lorsque la chaleur et
la solitude conseillent d’écarter un peu le voile.

Encore, si l’on approche trop et qu’il y ait par là quelque Turc, on
s’attire des compliments de ce goût: «Chien de chrétien! mécréant!
giaour! que les oiseaux du ciel te souillent le menton, que la peste
habite chez toi! Que ta femme reste stérile!» Malédiction biblique et
musulmane de la plus grande gravité. Cependant cette colère est plutôt
feinte que réelle, et se joue principalement pour la galerie.--Une
femme, même turque, n’est jamais fâchée qu’on la regarde, et le secret
de sa beauté lui pèse toujours un peu.

Aux eaux douces d’Asie, en me tenant immobile contre un arbre ou adossé
à la fontaine comme quelqu’un qui s’endort dans quelque vague rêverie,
j’ai pu voir plus d’un charmant profil qu’estompait à peine une vapeur
de gaze, plus d’une gorge pure et blanche comme un marbre de Paros
s’arrondissant sous le pli d’un feredgé entr’ouvert, tandis que
l’eunuque se promenait à quelques pas ou regardait passer les bateaux à
vapeur sur le Bosphore, rassuré par mon air distrait et morne.

D’ailleurs, les Turcs n’en voient pas plus que les giaours; ils ne
pénètrent jamais au delà du Selamlick, dans la maison de leurs plus
intimes amis, et ils ne connaissent que leurs propres femmes.--Quand un
harem en visite un autre, les pantoufles des étrangères, placées sur le
seuil, interdisent l’entrée de l’odalick même au maître du logis, qui se
trouve ainsi mis à la porte de chez lui. Une immense population
féminine, anonyme et inconnue, circule dans cette ville mystérieuse,
changée en bal de l’Opéra perpétuel, où les dominos n’ont pas la
permission de se démasquer. Le père et le frère ont seuls le droit de
voir à découvert le visage de leurs filles et de leurs sœurs; on se
voile pour les parents moins proches; ainsi un Turc pourrait n’avoir vu
dans sa vie que cinq ou six figures de femmes musulmanes. Les harems
nombreux sont l’apanage des vizirs, des pachas, des beys et autres
personnes riches, car ils coûtent excessivement cher, chaque femme
devenue mère devant avoir sa maison séparée et ses esclaves à elle; les
Turcs de condition ordinaire n’ont guère qu’une femme légitime, bien
qu’ils puissent en épouser quatre, et une ou deux concubines achetées.
Le surplus du sexe reste pour eux à l’état de fantôme et de chimère; il
est vrai qu’ils se peuvent dédommager en regardant les Grecques, les
Juives, les Arméniennes, les Pérotes et les rares voyageuses qui
viennent visiter Constantinople.

Si leurs jouissances positives sont mieux assurées que les nôtres, ils
n’ont aucun plaisir d’imagination. Comment s’enflammer pour des beautés
à peine entrevues, avec qui toute relation suivie est impossible, et
dont les formes même de la vie nous séparent invinciblement? Tout cela
n’empêche pas, sans doute, que quelque jeune Osmanli ne s’éprenne d’une
khanoun (dame) ou d’une odalisque à la suite d’un hasard heureux ou
d’une rencontre fortuite, et que celle-ci ne le lui rende, malgré tous
les obstacles; mais l’exception prouve la règle.

Un Turc, pour se marier, a recours à quelque femme d’âge mûr, faisant le
métier d’entremetteuse, profession honorable à Constantinople. La
vieille, qui fréquente les bains, lui décrit minutieusement un certain
nombre d’Asmé, de Rouchen, de Nourmahal, de Pembé-Haré, de Leila, de
Mihri-Mahr, et autre beautés vierges et nubiles, en ayant soin d’orner
de plus de métaphores orientales le portrait de la jeune fille qu’elle
favorise. L’effendi devient amoureux sur description, sème de bouquets
d’hyacinthes la route où doit passer l’idole voilée de son cœur, et
après quelques œillades échangées, la demande à son père, lui assure une
dot proportionnée à sa passion et à sa fortune, et voit enfin tomber,
pour la première fois, dans la chambre nuptiale, le yachmack importun
qui dérobait des traits ordinairement purs et réguliers. Ces mariages
par procuration ne donnent pas lieu à plus de méprises et de déception
que les nôtres.

Je pourrais copier ici, dans les voyageurs qui m’ont précédé, une foule
de détails sur la Validé, sur les Hassakis, les sultanes, les odalisques
et l’aménagement intérieur du sérail; les livres d’où je tirerais ces
notions sont aux mains de tout le monde, et il est inutile de les
transcrire. Passons à quelque chose de plus précis, et donnons un
intérieur turc d’après le récit d’une dame invitée à dîner chez la femme
de l’ex-pacha du Kurdistan dont j’ai déjà parlé.

Cette femme avait fait partie du sérail avant d’épouser le pacha.
Lorsqu’elles ont atteint l’âge de trente ans, le sultan donne la
liberté à certaines de ses esclaves, qui trouvent à se marier
très-avantageusement, à cause des relations qu’elles conservent dans le
palais et du crédit qu’on leur suppose. Elles ont d’ailleurs reçu une
très-bonne éducation; elles savent lire, écrire, faire des vers, danser,
jouer des instruments, et se distinguent par ces grandes manières qu’on
ne prend qu’à la cour; elles possèdent aussi, à un haut degré,
l’intelligence des intrigues et des cabales, et souvent apprennent, par
leurs amies restées au harem, des secrets politiques dont leurs maris
profitent, soit pour obtenir une faveur, soit pour éviter une disgrâce.
Épouser une fille du sérail est donc un très-bon calcul pour un
ambitieux ou un homme prudent.

L’appartement dans lequel la femme du pacha reçut son invitée était
aussi élégant que riche, et contrastait avec la sévère nudité du
selamlick, que j’ai décrit dans le chapitre précédent. Une rangée de
fenêtres en occupait les trois pans extérieurs, de façon à admettre le
plus d’air et de lumière possible;--une serre donne l’idée la plus juste
de ces chambres, où l’on garde aussi des fleurs précieuses.--Un
magnifique tapis de Smyrne couvrait moelleusement le plancher; des
arabesques et des entrelacs peints et dorés décoraient le plafond; un
long divan de satin jaune et bleu régnait sur deux faces de la muraille;
un autre petit divan très-bas s’étalait dans un entre-deux de croisées
d’où l’on découvrait en plein l’admirable perspective du Bosphore; des
carreaux de damas bleu jonchaient çà et là le tapis.

Dans un angle scintillait, placée sur un plateau de même matière, une
grande aiguière de verre de Bohême, couleur d’émeraude, ramagée de
dessins d’or; dans l’autre était placé un coffre de cuir gaufré,
historié, piqué et doré, d’un goût charmant, et rappelant, pour
l’invention des ornements, ces coffres du Maroc que Delacroix ne manque
jamais d’introduire dans ses tableaux de vie africaine. Malheureusement,
ce luxe oriental était entremêlé d’une commode en acajou sur le marbre
de laquelle pyramidait une pendule recouverte de son globe entre deux
vases de fleurs artificielles sous verre, ni plus ni moins que sur la
cheminée d’un honnête rentier du Marais. Ces dissonances qui affligent
l’artiste se retrouvent dans toutes les maisons turques qui ont des
prétentions au bon goût.--Une pièce plus simplement décorée, attenant à
la première, servait de salle à manger, et communiquait avec l’escalier
de l’office.

La khanoun était somptueusement parée, comme le sont chez elles les
dames turques, surtout lorsqu’elles attendent quelque visite. Ses
cheveux noirs, divisés en une infinité de petites nattes, lui tombaient
sur les épaules et le long des joues. Le sommet de sa tête étincelait
comme coiffé d’un casque de diamants formé par les quadruples chaînettes
d’une rivière et par des pierres d’une eau admirable cousues sur une
petite calotte en satin bleu-de-ciel qu’elles recouvraient presque
entièrement.--Cette splendide parure allait bien à son caractère de
beauté sévère et noble, à ses yeux noirs brillants, à son mince nez
aquilin, à sa bouche rouge, à son ovale allongé, à toute sa physionomie
de grande dame hautaine et affable.

Son cou un peu long était entouré d’un collier de grosses perles, et sa
chemise de soie entr’ouverte laissait voir une naissance de gorge
mignonne et bien formée qui n’empruntait pas le secours du corset,
instrument de gêne inconnu en Orient; elle portait une robe de soie
grenat foncé ouverte sur le devant comme une pelisse d’homme, fendue sur
les côtés à hauteur du genou, et par derrière formant la queue comme une
robe de cour. Cette robe était bordée d’un ruban blanc bouillonné en
étoiles de distance en distance; un châle de Perse serrait le haut de
larges pantalons de taffetas blanc, dont les plis recouvraient de
petites babouches de maroquin jaune qui ne montraient que leur pointe
recourbée en sabot chinois.

Elle fit placer l’étrangère auprès d’elle sur le petit divan avec
beaucoup de grâce, après lui avoir toutefois présenté une chaise pour
s’asseoir à l’européenne si le siége turc lui semblait incommode, et
elle examina curieusement sa toilette, sans affectation marquée
cependant, comme une personne bien élevée peut le faire quand un objet
nouveau se présente à elle. La conversation, entre gens qui ne parlent
pas la même langue et en sont réduits à la pantomime, ne saurait être
bien variée: la Turque demanda à l’Européenne si elle avait eu des
enfants, et lui fit comprendre qu’elle était elle-même privée à son
grand regret de ce bonheur.

Quand l’heure du repas fut arrivée, l’on passa dans la chambre voisine,
également entourée de divans, et l’on apporta le guéridon de cuivre poli
chargé de mets à peu près semblables à ceux dont j’ai déjà donné la
description, sauf que les plats de viande y étaient en moindre
proportion et les sucreries plus nombreuses et plus variées.--Une
esclave favorite de la khanoun prenait part au repas à côté de sa
maîtresse.

C’était une belle fille de dix-sept ou dix-huit ans, robuste, vivace,
superbement épanouie, mais de beaucoup inférieure, comme race, à
l’ex-odalisque du sérail; elle avait de grands yeux noirs surmontés de
larges sourcils, une bouche pourprée, des joues rondes, un éclat de
santé un peu rustique sur tout le visage, les bras blancs et charnus, la
gorge forte et une opulence de contours que son costume dégagé
permettait d’apprécier librement. Elle était coiffée d’un petit bonnet
grec dont ses cheveux bruns s’échappaient en deux grosses tresses, et
vêtue d’une veste de ce jaune-pistache que nos teinturiers ne peuvent
attraper, d’un ton très-clair et très-doux. Cette veste, tailladée sur
les côtés et par derrière, de façon à former des espèces de basques
comme les pardessus des Parisiennes, avait des manches courtes qui en
laissaient échapper d’autres en gaze de soie, et accusait, en marquant
la taille, une croupe qui ne devait rien aux mensonges de la crinoline;
de vastes pantalons bouffants en mousseline opaque complétaient cet
habillement aussi leste que gracieux.

Une mulâtresse couleur de bronze neuf, un bout de draperie blanche
tournée autour du front, négligemment roulée dans un habbarah blanc qui
faisait admirablement ressortir le ton sombre de sa peau, se tenait
debout et pieds nus contre la porte, prenant les plats des mains du
domestique qui les montait de la cuisine située à l’étage inférieur.

Après le dîner, la cadine se leva et passa dans le salon, où elle
promena de divan en divan sa gracieuse nonchalance. Elle fuma ensuite
une cigarette au lieu du narghilé traditionnel; la cigarette est
maintenant à la mode en Orient, et l’on fume autant de papelitos à
Constantinople qu’à Séville; c’est un amusement pour l’oisiveté des
femmes turques de rouler les blonds cheveux du latakyé dans la mince
papillote de _papel de hilo_.

Le maître du logis vint rendre visite à sa femme et à la dame d’Europe;
mais, en l’entendant venir, la jeune esclave s’enfuit avec une extrême
précipitation, car, appartenant en propre à la khanoun, et déjà fiancée,
elle ne pouvait paraître à visage découvert devant l’ex-pacha de
Kurdistan, qui, du reste, n’avait qu’une femme, comme beaucoup de Turcs.

Au bout de quelques minutes, le pacha se retira pour faire ses dévotions
dans la pièce voisine, et la khanoun rappela son esclave.

L’heure de prendre congé était arrivée; l’étrangère se levait pour
sortir; son hôtesse lui fit signe de rester encore un peu et dit
quelques mots à l’oreille de la jeune esclave, qui se mit à fouiller les
tiroirs de la commode avec beaucoup d’activité, jusqu’à ce qu’elle eût
trouvé un petit objet enfermé dans un étui que la femme du pacha remit à
la visiteuse comme gracieux souvenir de la bonne soirée passée ensemble.

Cet étui de carton lilas glacé d’argent contenait un petit flacon de
cristal sur lequel se lisait la légende suivante: «Extrait pour le
mouchoir.--Paris.--Miel.» Et sur le revers: «Extrait double, qualité
garantie de miel.--L.-T. Piver, 103, rue Saint-Martin, Paris.»



XVII

LA RUPTURE DU JEUNE


J’ai prononcé bien souvent le mot «caïque,» et il serait difficile de
faire autrement lorsque l’on parle de Constantinople; mais je m’aperçois
que je n’ai donné aucune description de la chose, qui cependant en vaut
la peine; car le caïque est assurément la plus gracieuse embarcation qui
ait jamais sillonné l’eau bleue de la mer. A côté du caïque turc, la
gondole vénitienne, si élégante pourtant, n’est qu’un grossier bahut, et
les barcarols sont d’ignobles drôles comparés aux caïdjis.

Le caïque est une barque de quinze à vingt pieds de long sur trois de
large, taillée comme un patin, se terminant à chaque extrémité de
manière à pouvoir marcher dans les deux sens; le bordage est fait de
deux longues planches sculptées à l’intérieur d’une frise représentant
des feuillages, des fleurs, des fruits, des nœuds de rubans, des
carquois en sautoir et autres menus ornements; deux ou trois planches,
découpées à jour et formant arc-boutant, divisent la barque et en
soutiennent les flancs contre la pression de l’eau; un bec de fer arme
la proue.

Toute cette installation est en bois de hêtre ciré ou verni, et relevé
parfois de quelques filets de dorure, d’une propreté et d’une élégance
extrêmes. Les caïdjis, qui manient chacun une paire de rames renflées
près de la poignée pour faire contre-poids, s’assoient sur une petite
banquette transversale garnie d’une peau de mouton, afin qu’ils ne
glissent pas en tirant l’aviron, et leurs pieds s’appuient contre un
tasseau de bois.

Les passagers s’accroupissent au fond de la barque, du côté de la poupe,
de manière à faire lever un peu le nez à la proue, ce qui rend la nage
plus facile: on pousse même la précaution jusqu’à graisser l’extérieur
de la barque, pour que l’eau n’y adhère pas. Un tapis plus ou moins
précieux garnit l’arrière du caïque, où il est nécessaire de garder la
plus complète immobilité, car le moindre mouvement un peu brusque ferait
chavirer l’embarcation, ou tout au moins se heurter les poignets des
caïdjis, qui rament une main sur l’autre. Le caïque est sensible comme
une balance, et il incline à droite ou à gauche au moindre oubli de
l’équilibre; la gravité des Turcs, qui ne bougent non plus que des
idoles, s’accommode merveilleusement de cette contrainte, pénible
d’abord aux pétulants giaours, mais dont on prend bientôt l’habitude.

On peut tenir quatre, en se faisant face, dans un caïque à deux rames.
Malgré l’ardeur du soleil, ces barques n’ont pas de tendelet, ce qui
retarderait la marche et serait contraire à l’étiquette turque, le
tendelet étant réservé aux caïques du sultan; mais l’on emporte un
parasol, sauf à le fermer lorsqu’on passe trop près des résidences
impériales. Une pareille embarcation suit un cheval lancé au grand trot
sur la rive, et quelquefois même le dépasse.

Chaque caïque porte auprès de la proue une estampille indiquant
l’échelle où il stationne: Top’Hané, Galata, le Kiosque-Vert,
Yeni-Djami, Beschick-Tash, etc.

Les caïdjis sont de superbes gaillards arnautes ou armatoles, pour la
plupart, d’une beauté mâle et d’une vigueur herculéenne. L’air et le
soleil, qui ont bruni leur peau, leur donnent la couleur de belles
statuettes de bronze dont ils ont déjà la forme. Leur costume consiste
en large caleçons de toile d’une blancheur éblouissante, et en une
chemise de gaze rayée à manches fendues, qui leur laisse les mouvements
libres; un fez rouge, dont la houppe bleue ou noire pend d’un demi-pied,
serre leur tête aux tempes rasées; une ceinture de laine rayée jaune et
rouge fait plusieurs tours au-dessus de leurs reins et leur assure le
buste.

Ils ne portent que la moustache, pour ne pas s’échauffer par un poil
inutile; leurs pieds et leurs jambes sont nus, et leur chemise ouverte
découvre des pectoraux puissants cuivrés par un hâle robuste. A chaque
coup de rame, leurs biceps grossissent et remontent comme des boulets
sur leurs bras athlétiques. Les ablutions obligatoires maintiennent dans
une propreté scrupuleuse ces beaux corps assainis par l’exercice, le
grand air et une sobriété inconnue aux gens du Nord. Les caïdjis, malgré
leur rude travail, ne mangent guère que du pain, des concombres, des
rapes de maïs, des fruits, et ne boivent que de l’eau pure ou du café,
et ceux qui professent l’islamisme rament du matin au soir sans avaler
une gorgée d’eau ou de fumée pendant les trente jours de jeûne du
Ramadan.

Ce n’est pas faire un calcul exagéré que d’évaluer à trois ou quatre
mille le nombre des caïdjis qui desservent les différentes échelles de
Constantinople et du Bosphore jusqu’à la hauteur de Thérapia ou de
Buyuk-Déré. La disposition de la ville, séparée de ses faubourgs par la
Corne-d’Or, le Bosphore et la mer de Marmara, nécessite de perpétuels
trajets aquatiques; il faut à tout moment prendre un caïque pour aller
de Top’Hané à Seraï-Bournou, de Beschick-Tash à Scutari, de Psammathia à
Kadi-Keuï, de Kassim-Pacha au Phanar, et d’un côté à l’autre de la
Corne-d’Or, quand on se trouve trop éloigné d’un des trois ponts de
bateaux qui traversent le port.

Rien n’est plus amusant, lorsqu’on arrive à l’une des escales, que de
voir les caïdjis accourir et se disputer votre personne, comme autrefois
les conducteurs de coucous s’arrachaient les voyageurs, en s’injuriant
les uns les autres avec une volubilité étourdissante, et en vous offrant
leur barque au rabais.--Au tumulte se mêlent quelquefois les aboiements
des chiens effrayés, sur lesquels on piétine dans la chaleur du
débat.--Enfin, poussé, heurté, coudoyé, tiraillé, vous restez la proie
d’un ou deux gaillards gigantesques qui vous traînent triomphalement
vers leur barque à travers les groupes grommelants de leurs confrères
désappointés.

Entrer dans un caïque sans le faire tourner la quille en l’air est une
opération assez délicate. Un bon vieux Turc, à barbe blanche, à teint
rissolé par le soleil, maintient la barque avec un bâton armé d’un clou,
et on lui jette un para pour sa complaisance.

Ce n’est pas toujours une chose facile que de se dépêtrer de la
flottille ameutée autour de chaque débarcadère, et il faut
l’incomparable adresse des caïdjis pour y réussir sans abordage et sans
accident. Pour prendre terre, chaque caïque se retourne de manière à
faire toucher sa poupe au rivage, et cette évolution pourrait amener des
chocs dangereux, si les caïdjis n’avaient pas, comme les gondoliers de
Venise, des cris convenus pour s’avertir. Quand on débarque, on laisse
le prix de la course au fond du bateau, sur le tapis, en piastres ou en
bechliks, selon la longueur du trajet et la somme convenue.

Ce serait un bel état que celui de caïdji à Constantinople, sans la
concurrence des bateaux à vapeur qui commencent à circuler sur le
Bosphore comme les watermen sur la Tamise.--Du pont de Galata, au delà
duquel ils ne peuvent pénétrer, partent à toute heure du jour une foule
de bateaux à vapeur turcs, anglais, autrichiens, dont la fumée se mêle
aux brumes argentées de la Corne-d’Or, et qui déposent les voyageurs par
centaines à Bebek, Arnaout Keuï, Anadoli-Hissar, Thérapia, Buyuk-Déré,
sur la rive d’Europe; à Scutari, à Kadi-Keuï, aux îles des Princes, sur
la rive d’Asie; traversées qu’on était autrefois obligé de faire en
caïque, et qui coûtaient beaucoup de temps et d’argent, vu la longueur
du trajet, et présentaient quelque péril à cause de la violence des
courants et du vent, sujet à fraîchir d’un moment à l’autre au débouché
de la mer Noire.

Les caïdjis cherchent vainement à lutter de vitesse avec les bateaux à
vapeur. Leurs muscles de chair se roidissent inutilement contre les
muscles d’acier des pistons. Il ne leur restera bientôt plus que les
petits trajets intermédiaires, et les vieux Turcs rétrogrades qui
pleurent à l’Elbicei-Atika, en voyant la défroque des Janissaires, les
emploieront seuls pour se rendre à leurs maisons d’été, par haine des
diaboliques inventions des giaours.--Il y a aussi des caïques omnibus,
lourdes embarcations chargées d’une trentaine de personnes, et
manœuvrées par quatre ou six rameurs qui, à chaque coup de rames, se
lèvent, montent sur une marche de bois, et se laissent retomber en
arrière de toute leur pesanteur pour enlever l’énorme aviron. Ces
mouvements automatiques, répétés de minute en minute, produisent l’effet
le plus bizarre; ce sont les soldats, les hammals, les pauvres diables,
les juifs, les vieilles femmes, qui emploient ce moyen de transport
économique, mais lent, que les bateaux à vapeur feront disparaître quand
ils voudront, en créant des troisièmes places à prix réduits.

Je n’ai donc été nullement surpris en apprenant la nouvelle d’une émeute
de caïdjis; c’était un résultat facile à prévoir en voyant fumer, près
de Galata, les nombreuses cheminées des pyroscaphes, et blanchir sous
les aubes des roues les eaux qui jusqu’alors n’avaient été fouettées que
par la rame échancrée en croissant. Déjà, pendant mon séjour, les
bateliers, accroupis mélancoliquement sur leurs escales désertes,
regardaient filer d’un œil sombre les bateaux à vapeur encombrés de
passagers et remontant les rapides comme des dorades.

L’on était arrivé à l’époque patiemment attendue de la rupture du jeûne,
qui se solennise par des réjouissances publiques. Le Bosphore, la
Corne-d’Or et le bassin de la mer de Marmara présentent alors l’aspect
le plus vivant et le plus gai: tous les navires en rade sont pavoisés de
flammes multicolores; les pavillons hissés flottent au vent; l’étendard
turc, taillé en queue d’aronde, montre trois croissants d’argent sur un
écu de sinople en champ de gueules; la France déroule sa tranche
tricolore; l’Autriche arbore sa bannière rayée de rouge et de blanc et
chargée d’un écusson; la Russie a sa croix d’azur en sautoir sur un fond
d’argent; l’Angleterre, sa croix de Saint-Georges; l’Amérique, son ciel
semé d’étoiles; la Grèce, sa croix bleue portant à son centre
l’échiquier blanc et noir de Bavière; Maroc arbore son pennon rouge;
Tripoli sème des demi-lunes sur la couleur favorite du prophète; Tunis
se zèbre de vert, de bleu et de rouge, comme une ceinture de soie, et le
soleil joue et papillote gaiement sur toutes ces banderoles dont le
reflet s’allonge et serpente sur l’eau limpide; des salves à toutes
volées saluent le caïque du sultan, qui passe resplendissant de dorure
et de pourpre, emporté par l’élan de trente vigoureux rameurs, pendant
que des matelots, debout sur les vergues, poussent des hurrahs, et que
les albatros effrayés tourbillonnent dans la fumée cotonneuse.

Je prends un caïque à Top’Hané et je me fais promener d’un vaisseau à
l’autre, examinant la coupe des différents navires, et m’arrêtant de
préférence à des embarcations venues de Trébizonde, de Moudania,
d’Ismick, de Lampsaki, dont les poupes élevées en château, les proues en
poitrine de cygne et les mâts aux longues antennes ne doivent pas
beaucoup différer des vaisseaux qui composaient la flotte des Grecs au
temps de la guerre de Troie. Les clippers américains, tant vantés, sont
loin d’avoir cette élégance de galbe, et il ne faudrait pas beaucoup
d’imagination pour se figurer le blond Achille Péliade assis sur une de
ces hautes poupes, que baigne d’ailleurs la mer, où se dégorge le
Simoïs.

En flânant, ma barque rase l’îlot de rochers sur lequel s’élève ce que
les Francs appellent, on ne sait trop pourquoi, la tour de Léandre, et
les Turcs, Kiss-Koulessi, la tour de la Vierge. Il n’est pas besoin de
dire que le souvenir de Léandre est très-improprement rattaché à cette
tourelle blanche, puisque c’était l’Hellespont et non le Bosphore qu’il
traversait à la nage pour aller rejoindre Héro, la belle prêtresse de
Vénus. Une légende gracieuse explique la dénomination turque.

Le sultan Mohammed possédait une fille d’une beauté rare, à qui une
bohémienne avait prédit qu’elle mourrait de la piqûre d’un serpent. Son
père alarmé, pour déjouer cette prédiction sinistre, lui avait fait
bâtir un kiosque sur cet îlot de rescifs ou ne pouvait se glisser nul
reptile; le fils du schah de Perse ayant entendu parler de la
merveilleuse beauté de Mehar-Schegid (c’était le nom de la jeune fille)
en devint passionnément amoureux et parvint à faire arriver jusqu’à elle
un de ces bouquets symboliques dans lesquels l’Orient sait écrire ses
aveux en lettres de fleurs. Malheureusement, parmi les touffes
d’hyacinthes et de roses s’était tapi un aspic qui mordit la princesse
au doigt. Elle allait mourir, faute de trouver personne assez dévoué
pour sucer la plaie; mais le jeune prince, cause de tout le mal, se
présenta, pompa le venin de ses lèvres passionnément courageuses, et
sauva Mehar-Schegid, que Mohammed lui donna pour femme.

La vérité est que cette tour ou du moins une équivalente, bâtie par
Manuel Comnène, au temps du Bas-Empire, servait à soutenir la chaîne
qui, rattachée à deux autres points sur les rives d’Europe et d’Asie,
barrait l’entrée de la Corne-d’Or aux vaisseaux ennemis descendus de la
mer Noire. Si l’on veut remonter plus loin, on trouve que Damalis, femme
de Charès, le général envoyé d’Athènes au secours des habitants de
Byzance, attaqués par la flotte de Philippe de Macédoine, mourut à
Chrysopolis et fut enterrée sur cet îlot, dans un monument surmonté
d’une génisse.

Une inscription grecque que l’on a conservée était inscrite sur la
colonne du tombeau, et de là vient, sans doute, la vraie origine du nom
de Kiss-Koulessi,--la tour ou le tombeau de la jeune femme. Voici cette
épitaphe:--«Je ne suis pas l’image de la vache, fille d’Inachus, et je
n’ai pas donné mon nom au Bosphore qui s’étend devant moi.--Celle-là, le
cruel ressentiment de Junon l’a poussée autrefois au delà des mers; moi
qui occupe ici ce tombeau, je suis une morte, fille de Cécrops. J’étais
la femme de Charès, et je naviguais avec ce héros quand il vint
combattre les vaisseaux de Philippe. Jusqu’alors on m’avait appelée
_Boïidion_, la petite Génisse, maintenant, femme de Charès, je jouis de
deux continents.»

Ces vers expliquent pourquoi une génisse était sculptée sur la colonne
funèbre de Damalis. On sait que, chez les Grecs, la vache a fourni plus
d’un sujet de comparaison flatteuse, et qu’Homère donne à Junon des yeux
de génisse. Boïidion est donc un surnom gracieux dans les idées
antiques, et qu’il ne faut pas s’étonner de voir s’appliquer à une belle
jeune femme.--Mais voici assez de grec, revenons au turc.

--Il est d’usage qu’à la rupture du jeûne, la validé fasse cadeau au
sultan d’une fille vierge et de la beauté la plus parfaite; pour trouver
ce phénix, les marchands d’esclaves ou djellabs fouillent plusieurs mois
d’avance la Géorgie et la Circassie, et son prix monte à des sommes
énormes; si la jeune vierge conçoit dans cette bienheureuse nuit, on en
tire un présage favorable à la prospérité de l’empire. Par un contraste
bizarre, les croyants, pendant les sept jours qui suivent la rupture du
jeûne, s’abstiennent de tout rapprochement charnel avec leurs femmes, de
peur de procréer des enfants difformes, monstrueux, ou défigurés par des
taches, en sorte que Sa Hautesse est le seul homme de l’Islam à qui les
plaisirs de l’amour soient alors permis; heureux sultan!

La journée est consacrée à des prières, à des visites aux mosquées, et,
le soir, il y a illumination générale. Si la vue du port, avec tous ses
vaisseaux pavoisés et son perpétuel mouvement de barques, était déjà un
spectacle merveilleux sous le soleil splendide d’Orient, que dire de la
fête nocturne? C’est ici que l’on sent l’impuissance de la plume et du
pinceau; le diorama seul pourrait, à l’aide de ses changeants prestiges,
donner une faible idée de ces magiques effets d’ombre et de lumière.

Des décharges d’artillerie qui se succédaient sans relâche, car les
Turcs aiment énormément à brûler de la poudre, éclataient de toutes
parts, assourdissant les oreilles d’un joyeux vacarme; les minarets des
mosquées s’allumaient comme des phares; les versets du Koran
s’inscrivaient en lettres ardentes sur le bleu sombre de la nuit, et la
foule bigarrée et compacte descendait, divisée en cascatelles humaines,
les rues en pente de Galata et de Péra; autour de la fontaine de
Top’Hané scintillaient, comme des vers luisants, des milliers de
lumières, et la mosquée du sultan Mahmoud s’élançait dans le ciel,
dessinée par des pointes de feu, comme ces palais picotés sur papier
noir qu’on montre chez Séraphin avec une lampe par derrière.

Une barque nous emmena au large, à bord d’un navire du Lloyd, où
l’obligeance d’un de nos amis de Constantinople nous avait ménagé une
place. Top’Hané, éclairé par des feux de Bengale rouges et verts,
flamboyait dans une atmosphère d’apothéose que déchiraient d’instants en
instants la flamme des canons, le petillement des pièces d’artifice, les
zigzags des serpentaux, l’explosion et l’épanouissement des bombes. Le
Mahmoudieh apparaissait, à travers des fumées couleur d’opale, comme
l’un de ces édifices d’escarboucles créés par l’imagination des conteurs
arabes pour loger la reine des péris: c’était éblouissant.

Les vaisseaux à l’ancre, dessinant leurs mâts, leurs vergues et leurs
bordages avec des lignes de lanternes vertes, bleues, rouges, jaunes,
ressemblaient à des nefs de pierreries flottant sur un océan de flamme,
tant l’eau du Bosphore était allumée par les réverbérations de cet
incendie de lampions, de pots à feu, de soleils et de chiffres
illuminés.

Seraï-Bournou s’allongeait comme un promontoire de topaze au-dessus
duquel jaillissaient, cerclés de bracelets de feu, les mâts d’argent de
Sainte-Sophie, de Sultan-Achmet, de l’Osmanieh; sur la rive d’Asie,
Scutari jetait des myriades d’étincelles lumineuses, et les deux berges
flamboyantes du Bosphore encadraient à perte de vue un fleuve de
paillettes incessamment fouettées par les rames des caïques.

Quelquefois un navire lointain et qu’on n’apercevait pas s’embrasait
tout à coup d’une auréole pourprée et bleuâtre, puis s’évanouissait dans
l’ombre comme un rêve. Ces surprises pyrotechniques produisaient l’effet
le plus charmant.

Les bateaux à vapeur, étoilés de verres de couleur, allaient et venaient
promenant des orchestres dont les fanfares s’éparpillaient joyeusement à
la brise.

Par-dessus tout cela, le ciel, comme s’il eût voulu aussi se mettre de
la fête, répandait prodiguement son écrin d’étoiles sur un champ de
lapis-lazuli du bleu le plus sombre et le plus riche, dont l’embrasement
de la terre parvenait à peine à rougir le bord.

Je restai une ou deux heures à bord du bateau autrichien, m’enivrant de
ce spectacle sublime et sans rival au monde, et tâchant d’en graver à
jamais dans ma mémoire les éblouissantes féeries doublées par le miroir
magique du Bosphore. Que sont nos pauvres fêtes sur la place de la
Concorde, où fument quelques douzaines de lampions, à côté de ce feu
d’artifice de diamants, d’émeraudes, de saphirs et de rubis qui éclate
et crépite sur trois ou quatre lieues de long, et qui, au lieu de
s’éteindre dans l’eau, s’y rallume plus phosphorescent et plus vif?

Quels lampadaires et quels ifs que des vaisseaux à trois mâts illuminés
depuis les basses œuvres jusqu’aux pommes de girouettes, quelles lances
à feu que des minarets de cent pieds de haut brûlant dans cet immense
amphithéâtre que la nature semble avoir créé pour asseoir la capitale du
monde, et où Fourier met par anticipation le trône de l’Omniarque du
globe!

Çà et là des clartés commençaient à pâlir, des brèches s’établissaient
dans les lignes de feu, la poudre, fatiguée, ne détonnait plus qu’avec
peine; d’énormes bancs de fumée, que le vent ne pouvait plus résoudre,
rampaient sur l’eau comme des phoques monstrueux; la rosée froide de la
nuit finissait par tremper les vêtements les plus épais; il fallait
songer à se retirer, opération qui n’était pas sans difficulté ni péril.
Mon caïque m’attendait au bas de l’échelle du navire; je hélai mes
caïdjis, et nous partîmes.

C’était sur le Bosphore le plus prodigieux fourmillement d’embarcations
de toutes sortes qu’on puisse imaginer: malgré les cris
d’avertissements, les rames s’enchevêtraient à tout instant avec les
rames, les bordages se frôlaient et les avirons étaient obligés de se
replier sur le flanc des barques, comme des pattes d’insectes, sous
peine de se rompre.

Les pointes des proues vous passant à deux pouces de la figure comme des
javelots ou des becs d’oiseaux de proie; les réverbérations de tous ces
feux lançant leurs dernières lueurs, aveuglaient les caïdjis et les
trompaient sur leur vraie direction; une barque lancée à toute vitesse
faillit passer par-dessus la nôtre, et j’aurais été coulé assurément à
fond ou coupé en deux si ses bateliers, d’une adresse incomparable,
n’eussent brassé en arrière avec une vigueur surhumaine.

Enfin j’arrivai sain et sauf à Top’Hané à travers un clapotis et un
miroitement de vagues, dans un tumulte de barques et de cris à rendre
fou, et je remontai à l’hôtel de France, au petit Champ-des-Morts, par
des rues qui devenaient de plus en plus désertes, enjambant avec
précaution des campements de chiens endormis.

Pendant ce temps, l’heureux calife relevait, au fond du sérail, le voile
de la belle esclave présentée par la sultane mère, et son regard
parcourait lentement ces charmes mystérieux que nul œil humain ne verra
après lui.



XVIII

LES MURAILLES DE CONSTANTINOPLE


J’avais résolu de faire une grande tournée dans les quartiers reculés de
Constantinople que les voyageurs visitent rarement. Leur curiosité ne va
guère au delà du Bezestin, de l’Atmeïdan, de la place du Sultan-Bayezid,
du Vieux-Sérail et des alentours de Sainte-Sophie, où se concentre tout
le mouvement de la ville musulmane. Je partis donc de bonne heure, en
compagnie d’un jeune Français qui habite depuis longtemps la Turquie;
nous descendîmes rapidement la pente de Galata, nous traversâmes la
Corne-d’Or sur le pont de bateaux en jetant quatre paras au bureau de
péage, et, laissant de côté Yeni-Djami, nous nous enfonçâmes dans un
dédale de ruelles turques.

A mesure que nous avancions, la solitude se faisait; les chiens, plus
sauvages, nous regardaient d’un œil hagard et nous suivaient en
grommelant. Les maisons de bois déteintes, chancelantes, avec leurs
treillis démaillés, leurs étages hors d’aplomb, présentaient un aspect
de cages à poulets effondrées. Une fontaine en ruines laissait filtrer
son eau, extravasée dans une conque verdie; un turbé démantelé, envahi
par les ronces, les orties et les asphodèles, montrait dans l’ombre, à
travers ses grilles obstruées de toiles d’araignée, quelques cippes
funèbres penchant à droite et à gauche et n’offrant plus que des
inscriptions illisibles; un marabout arrondissait son dôme grossièrement
plâtré de chaux et flanqué d’un minaret semblable à une chandelle
coiffée de son éteignoir; au-dessus des longs murs, jaillissaient des
pointes noires de cyprès, ou se déversaient sur la rue des touffes de
sycomores et de platanes; plus de mosquées aux colonnes de marbre, aux
galeries mauresques, plus de konacks de pacha peints de vives couleurs
et projetant leurs gracieux cabinets aériens, mais par places de grands
tas de cendres au milieu desquels s’élèvent quelques cheminées de
briques noircies restées debout, et sur cette misère et cet abandon, la
pure, blanche, implacable lumière d’Orient, qui fait ressortir
cruellement la tristesse de chaque détail.

De ruelles en ruelles, de carrefours en carrefours, nous arrivâmes à un
grand khan morne et délabré, aux hautes arcades, aux longs murs de
pierre, destiné à loger les caravanes de chameaux: c’était l’heure de la
prière, et, sur la galerie extérieure du minaret de la mosquée voisine,
deux muezzins vêtus de blanc circulaient d’un pas de fantôme, jetant,
avec leur voix d’une tonalité étrange, la formule sacramentelle de
l’islam à ces maisons muettes, aveugles et sourdes, s’écroulant dans le
silence et la solitude. Ce verset du Koran, qui semblait descendre du
ciel modulé par une voix suavement gutturale, n’éveillait d’autre bruit
que le soupir plaintif de quelque chien troublé dans son rêve et les
battements d’ailes d’une colombe effrayée. Les muezzins n’en
continuèrent pas moins leur ronde impassible, lançant les noms d’Allah
et du prophète aux quatre vents de l’horizon, comme des semeurs qui ne
s’inquiètent pas où tombe la graine, sachant bien qu’elle trouvera le
sillon. Peut-être même sous ces toits vermoulus, au fond de ces baraques
abandonnées en apparence, des fidèles déployaient leurs pauvres petits
tapis usés, s’orientaient vers la Mecque, et répétaient avec une foi
profonde: «La Allah! il Allah! ou Mohammed raçoul Allah!»

Un nègre à cheval passait de temps à autre; une vieille momie plaquée
contre un mur allongeait hors d’un tas de haillons une patte de singe
qui demandait l’aumône, profitant de l’occasion inespérée; deux ou trois
gamins échappés d’une aquarelle de Decamps essayaient de fourrer des
cailloux dans le goulot d’une fontaine tarie. Quelques lézards couraient
sur les pierres en toute sécurité, et c’était tout.

Je me sentais, malgré moi, envahir par une tristesse accablante, et
j’aurais oublié le but de notre promenade, qui était d’aller voir les
saltimbanques près de la porte de Silivri-Kapoussi, si mon compagnon ne
me l’eût plusieurs fois rappelé.--J’étais fatigué, mourant de faim, car
nous avions parcouru, sans y prendre garde, un espace énorme, et nous
nous étions considérablement écartés de notre route, que nous
retrouvâmes, non sans peine; nous traversâmes la cour et le jardin d’une
mosquée dont j’ai oublié le nom, et le son d’une musique aigre et
barbare sortant d’un enclos de planches nous indiqua que nous étions
dans le bon chemin.--C’était bien là.--Nous nous assîmes sur un de ces
tabourets hauts de quatre pouces, l’on nous apporta du café et des
pipes, et nous regardâmes les exercices qui avaient lieu au milieu de la
cour, sur un lit de poussière fine: c’étaient des Marocains exécutant à
peu près les mêmes tours que tout le monde a pu voir au Cirque des
Champs-Élysées par la troupe arabe.

Il me sembla même reconnaître le grand gaillard qui servait de base à la
pyramide humaine, et portait huit hommes étagés sur ses épaules bronzées
et sur son crâne bleuâtre. Des chevalets supportant des cordes tendues
montraient que le spectacle se compliquait de danses funambuliques; mais
nous étions arrivés trop tard pour voir cette partie du programme;
contre-temps que je regrettai fort pour ma part, car les acrobates
étaient de petites filles de huit ou dix ans, très-jolies, nous dit-on,
et d’une légèreté rare; il y avait aussi des danseurs de corde bouffons,
Turcs à large barbe, à grand nez de perroquet, qui prenaient gravement
toutes sortes de poses grotesques de la bizarrerie la plus comique. Au
fond de la cour une galerie grillée,--un sérail, comme on dit en
Turquie,--servait de tribune ou de loge aux femmes, et l’on nous fit
retirer pour qu’elles pussent sortir librement, la présence de giaours
contrariant leur pudeur,--pudeur exagérée, assurément, car nous les
vîmes passer de loin, empaquetées jusqu’aux yeux, et ressemblant à ces
mannes d’osier sur lesquelles on tourne le linge dans les bains.

Nous cherchâmes quelque chose à manger, car, si nous avions repu nos
yeux, notre estomac n’avait reçu aucune nourriture, et chaque minute
augmentait notre angoisse. Il n’y avait là, dans ce quartier perdu,
aucune de ces appétissantes rôtisseries où le kébab saupoudré de poivre
tourne à la flamme, enfilé par une broche perpendiculaire; aucune de ces
devantures sur lesquelles le baklava s’étale par larges portions, que la
main du pâtissier couvre d’une légère neige de sucre, aucune de ces
triomphantes gargotes offrant leurs boulettes de riz enveloppées de
feuilles, et leurs jattes où des quartiers de concombre nagent dans
l’huile, mêlés à des morceaux de viande. Nous ne trouvâmes à acheter que
des mûres blanches et du savon noir: médiocre régal!

Nous errions faméliquement, roulant çà et là des yeux avides, et
choisissant les rues qui, un peu moins désertes que les autres,
semblaient nous promettre quelque chance de nourriture. Une bonne
vieille dame grecque, suivie de sa petite servante portant un gros
paquet, prit pitié de nous et nous indiqua, non loin de là, une
hôtellerie où nous trouverions probablement de quoi nous restaurer. Ce
renseignement était juste, seulement l’hôtellerie était fermée depuis
plusieurs années. Les souvenirs de la brave matrone remontaient à sa
jeunesse.

Le quartier que nous parcourions présentait une physionomie toute
différente; ce n’était plus l’aspect turc. Les portes des maisons
entr’ouvertes laissaient l’œil pénétrer dans les intérieurs. Aux
fenêtres sans grillages apparaissent de charmantes têtes de femmes,
coiffées de crépons roses ou bleus et couronnées d’une grosse natte de
cheveux formant diadème; des jeunes filles assises sur le seuil
regardaient librement dans la rue, et nous pouvions admirer sans les
faire fuir leurs traits fins et purs, leurs grands yeux bleus et leurs
tresses blondes; devant les cafés des hommes en fustanelle blanche, en
calotte rouge, en veste aux longues manches soutachées, avalaient de
grands verres de raki et s’enivraient comme de bons chrétiens.--Nous
étions dans Psammathia, un quartier habité par les rayas, sujets non
musulmans de la Porte, espèce de colonie grecque au milieu de la ville
turque. L’animation avait succédé au silence, et la joie à la tristesse;
on se sentait au milieu d’une race vivante.

Un jeune drôle, nous voyant chercher un cabaret, vint s’offrir à nous
pour guide, après nous avoir fait voir son passe-port comme un vrai
filou qu’il était, et il nous conduisit avec beaucoup de détours, pour
donner de l’importance au service qu’il nous rendait, à une espèce de
locanda située à dix pas de l’endroit où il nous avait pris. Nous lui
donnâmes quelques paras pour sa peine; mais, ne se trouvant sans doute
pas assez récompensé, il subtilisa, avec l’adresse d’un grinche émérite,
le porte-monnaie de mon camarade, contenant une trentaine de francs en
bechlicks et en piastres.

Nous entrâmes dans une grande pièce où, derrière un comptoir chargé de
mets et de bouteilles, se tenait debout un Palforio truculent, plus
propre en apparence à couper le cou à des voyageurs qu’à des poulets; ce
cuisinier terrible, à la figure olivâtre, à la barbe bleue, formant des
tons verts en se mêlant aux tons jaunes de la peau, aux yeux et au bec
de gypaëte, condescendit pourtant à nous servir des crevettes, des
rougets frits dans une caisse de papier, à peu près comme des côtelettes
en papillotes, des pêches, des raisins, du fromage et une fiasque de vin
blanc _resinato_, ressemblant pour le goût à du vermout de Turin et dont
la saveur amère ne déplaît pas quand on en a l’habitude. Il n’avait pu,
malgré notre désir, nous donner de la viande, parce qu’on célébrait ce
jour-là je ne sais quelle fête grecque qui rendait le maigre
obligatoire.--Mais nous avions si faim, que cette simple collation nous
parut un déjeuner de Balthazar, et que nous nous attendions à voir
flamboyer des écritures sur la muraille. Cependant Psammathia ne croula
pas sur ses fondements, et nous pûmes achever notre repas sans
catastrophe biblique.

Dûment réconfortés, nous nous mîmes en route avec une vigueur toute
fraîche, et nous atteignîmes bientôt la porte la plus voisine du château
des Sept-Tours, en grec Heptapurgon, en turc Jedi-Kouleler, mots qui ont
la même signification. Là, nous rencontrâmes un de ces loueurs de
chevaux, si nombreux à Top’Hané, près de l’Échelle des Morts, au
Kiosque-Vert, au grand Champ de Péra et dans tous les endroits
fréquentés de Constantinople, mais d’une rareté phénoménale en pareil
endroit. Nous enfourchâmes ses deux bêtes assez proprement harnachées,
et valant certes les rosses prétendues anglaises sur lesquelles nos
victorieux paradent aux Champs-Élysées. Ces gentils chevaux curdes, l’un
blanc, l’autre bai, se mirent fraternellement au pas allongé, suivis par
leur maître, marchant à pied, et nous prîmes sur la droite, laissant à
gauche les tours ébréchées de l’antique prison d’État. Nous voulions
longer extérieurement les anciennes murailles de Byzance, depuis la mer
jusqu’à Ederne-Capoussi et même plus loin, si nous n’étions pas trop
fatigués.

Je ne crois pas qu’il y ait nulle part au monde une promenade plus
austèrement mélancolique que ce chemin qui circule pendant près d’une
lieue entre un cimetière et des ruines.

Les remparts, composés de deux rangs de murailles flanquées de tours
carrées, ont à leurs pieds un large fossé comblé maintenant par des
cultures et revêtu d’un parapet de pierre, ce qui formait trois
enceintes à franchir. Ce sont les antiques murailles de Constantin,
telles que les assauts, le temps, les tremblements de terre, les ont
faites; dans leurs assises de briques et de pierre, on voit encore les
brèches ouvertes par les catapultes, les balistes, les béliers et cette
gigantesque coulevrine, mastodonte de l’artillerie, que servaient sept
cents canonniers, et qui lançait des boulets de marbre du poids de six
cents livres. Çà et là une immense lézarde fend une tour du haut en bas;
plus loin, tout un pan de mur est tombé au fond du fossé; mais où la
pierre manque, le vent apporte de la poussière et des graines, un
arbuste se développe à la place du créneau absent, et devient un arbre;
les mille griffes des plantes parasites retiennent la brique qui va
choir; les racines des arbousiers, après avoir été des pinces pour
s’introduire entre les joints des pierres, se changent en crampons pour
les retenir, et la muraille continue sans interruption, découpant sur le
ciel sa silhouette ébréchée, étalant ses courtines drapées de lierre et
dorées par le temps de tons sévères et riches. De distance en distance
s’élèvent les vieilles portes d’architecture byzantine, empâtées de
maçonnerie turque, mais pourtant reconnaissables encore.

Il serait difficile de supposer une cité vivante derrière ces remparts
morts qui pourtant cachent Constantinople. On se croirait aux abords
d’une de ces villes des contes arabes dont tous les habitants ont été
pétrifiés par un maléfice;--quelques minarets seuls lèvent la tête
au-dessus de l’immense ligne des ruines, et témoignent que l’islam a là
sa capitale. Le vainqueur de Constantin XIII, s’il revenait au monde,
pourrait placer encore avec à-propos sa mélancolique citation persane:
«L’araignée file sa toile dans le palais des empereurs, et la chouette
entonne son chant nocturne sur les tours d’Ephrasiab.»

Ces murailles roussâtres, encombrées de la végétation des ruines, qui
s’écroulent lentement dans la solitude, et sur lesquelles courent
quelques lézards, il y a quatre cents ans voyaient ameutées à leurs
pieds les hordes de l’Asie, poussées par le terrible Mahomet II. Les
corps des janissaires et des timariots roulaient, criblés de blessures,
dans ce fossé où s’épanouissent maintenant de pacifiques légumes; des
cascatelles de sang ruisselaient sur leurs parois où pendent les
filaments des saxifrages et des plantes pariétaires. Une des plus
terribles luttes humaines, lutte de race contre race, de religion contre
religion, eut lieu dans ce désert où règne un silence de mort. Comme
toujours, la jeune barbarie l’emporta sur la civilisation décrépite, et,
pendant que le prêtre grec faisait frire ses poissons, ne pouvant croire
à la prise de Constantinople, Mahomet II, triomphant, poussait son
cheval dans Sainte-Sophie, et marquait sa main sanglante sur la muraille
du sanctuaire, la croix tombait du haut des dômes pour faire place au
croissant, et l’on retirait de dessous un tas de morts l’empereur
Constantin, sanglant, mutilé, et reconnaissable seulement aux aigles
d’or qui agrafaient ses cothurnes de pourpre.

J’ai parlé tout à l’heure du caloyer occupé à faire frire des poissons
pendant l’assaut suprême donné à Constantinople, et qui répondit
incrédulement à l’annonce du triomphe des Turcs: «Bah! je croirai plutôt
que ces poissons vont ressusciter, sortir de l’huile bouillante et nager
sur le plancher.» Prodige qui eut lieu effectivement et dut convaincre
l’obstiné moine.

La descendance de ces poissons miraculeux frétille dans la citerne de
l’église grecque ruinée de Baloukli, qu’on aperçoit à quelque distance
des remparts de la ville, un peu avant d’arriver à Silivri-Kapoussi. Ils
sont rouges d’un côté et bruns de l’autre, en mémoire du tour de poêle
qu’avaient supporté leurs aïeux à moitié cuits; un pauvre diable de
prêtre les montre encore aux étrangers en disant: _Idos psari, effendi_.
(Regardez les poissons, monsieur.) Quoique je ne professe pas des
opinions voltairiennes à l’endroit des miracles, je ne jugeai pas à
propos d’aller vérifier celui-ci par moi-même, d’autant plus que c’était
un miracle schismatique auquel je n’étais pas obligé de croire; je me
contentai donc de la légende et je continuai ma route.

Quel dommage que mon ami le grand paysagiste Bellel n’ait pas fait le
voyage de Constantinople! Quel parti il eût tiré de ces superbes
mouvements de terrain, de ces grands cyprès, de ces pans de murailles
chancelantes soutenus par des végétations robustes! Comme son fusain
ferme et magistral eût découpé les feuilles de ces platanes, de ces
arbousiers, de ces lentisques venus dans ce fossé comblé de détritus
humains!

Les pluies de l’hiver, les vents de l’été et le travail du temps ont
emporté la terre sur les bas côtés du chemin, qui n’a pas été réparé
sans doute depuis Constantin, et déchaussé la voie qu’on prendrait par
places plutôt pour le sommet d’un large rempart à demi enfoui que pour
une route praticable; deux arabas suivaient pourtant ce chemin
invraisemblable, l’un doré et peint, cahotant cinq ou six femmes bien
vêtues et soigneusement voilées, tenant de beaux enfants sur leurs
genoux; l’autre en simples planches retenues par des chevilles de bois,
secouant un clan de Tsiganes mâles et femelles, bruns comme les Indiens,
hâves, déguenillés, qui piaulaient une stridente chanson bohème, sous
laquelle bourdonnait un sourd ronflement de tambours de basque.

Je suis encore à comprendre comment ces lourdes voitures n’ont pas été
précipitées vingt fois et brisées au fond de ces ornières de trois ou
quatre pieds de profondeur; mais les bœufs ont le pied sûr, et les
conducteurs ne quittent pas les cornes de leurs bêtes. Quant à moi, je
quittai cette tumultueuse carrière de pierre et fis marcher mon cheval
sous les cyprès de l’immense Champ-des-Morts qui fait face aux remparts
depuis les Sept-Tours jusqu’au bas des collines d’Eyoub.

Je marchais au petit pas, dans un étroit sentier tracé entre les tombes,
lorsque j’aperçus, arrêtée près d’un cippe funèbre, une jeune femme
masquée d’un yachmack assez transparent, et drapée d’un feredgé vert
tendre; elle tenait à la main une touffe de roses, et ses grands yeux
avivés d’antimoine flottaient devant elle, perdus dans une
indéfinissable rêverie. Apportait-elle ces fleurs sur quelque tombe
aimée, ou se promenait-elle simplement sous ces tristes ombrages? C’est
ce que je ne saurais dire; mais, au bruit des sabots de mon cheval, elle
releva la tête, et, sous la claire mousseline, je pus discerner un
charmant visage. Sans doute, mes yeux exprimèrent naïvement et
fidèlement mon admiration, car elle s’approcha du bord de la route, et,
avec un mouvement plein d’une grâce timide, elle me tendit une rose
prise de son bouquet.

Mon compagnon, qui venait derrière moi, me rejoignit, et elle lui en
offrit une aussi par une nuance de pudeur délicate qui corrigeait ce que
sa première impulsion pouvait avoir de trop libre. Je la saluai de mon
mieux à l’orientale. Deux ou trois compagnes la rejoignirent, et elle
disparut à travers l’épaisseur des cyprès.--Là se borne mon unique bonne
fortune turque; mais je n’ai pas oublié les grands yeux noirs aux
paupières teintes de surmeh, et la rose, relique précieuse, jaunit à
Paris dans un sachet de satin blanc.



XIX

BALATA.--LE PHANAR.--BAIN TURC


Si je faisais un voyage d’antiquaire au lieu d’une tournée d’artiste,
j’aurais pu, à grand renfort de bouquins, disserter longuement sur les
emplacements probables des anciens édifices de Byzance, les reconstruire
d’après quelques fragments douteux perdus sous des agrégations de
baraques turques, et rapporter à ce sujet un certain nombre
d’inscriptions grecques qui m’auraient donné l’air fort savant; mais je
préfère un croquis fait sur nature, une impression réelle, sincèrement
rendue. Ainsi je n’entrerai pas dans le détail de chaque porte antique,
et je ne chercherai pas l’endroit précis où tomba le malheureux
Constantin-Dracosès, endroit marqué, dit-on, par un arbre gigantesque,
poussé dans le rempart. Ces portes s’ouvrent à travers de grosses tours
massives et sont ornées de quelques colonnes d’ordre composite sentant
la décadence byzantine, et dont le fût est souvent emprunté à quelque
temple antique, la Porte-Dorée dessine une arcade remplie d’une solide
maçonnerie, car, d’après une vieille tradition, les vainqueurs futurs de
Constantinople doivent pénétrer dans la ville par cette porte qui déjà
vit passer triomphant Alexis Strategopoulos, lieutenant de Michel
Paléologue, lorsqu’il reconquit en une nuit Byzance sur Beaudoin II, et
mit ainsi fin à l’empire français en Orient.--Ce mur va-t-il bientôt
s’abattre, comme les Grecs s’y attendent, pour laisser entrer leurs
coreligionnaires russes après les quatre cents ans d’intervalle fixés
par une prophétie, à partir de la prise de Constantinople, date qui
tombe justement le 29 mai prochain, et la messe sera-t-elle célébrée à
Sainte-Sophie en présence du czar?--C’est une question que je
n’approfondirai pas; mais la présence du prince Menschikoff, au cas où
l’on supposerait à la Russie des intentions hostiles, ne pouvait
concorder plus habilement avec les préjugés et les croyances populaires.

Près de la porte d’Andrinople, nous descendîmes de cheval pour prendre
une tasse de café et fumer un chibouck dans un café peuplé d’une
clientèle bigarrée, et nous continuâmes notre route, toujours
accompagnés par le cimetière, qui n’en finissait pas; mais nous
trouvâmes enfin le bout de la muraille, et nous pûmes rentrer dans la
ville en dirigeant avec prudence nos montures chancelantes, qui
buttaient contre les turbans de marbre et les fragments de tombe dont
les pentes glissantes étaient hérissées.

Nous arrivâmes ainsi dans un quartier étrange et d’une physionomie toute
particulière: les baraques devenaient de plus en plus délabrées, pauvres
et sales. Leurs façades rechignées, chassieuses, hagardes, se
fendillaient, se déjetaient, se disloquaient, prêtes à tomber en
putréfaction. Les toits semblaient avoir la teigne et les murailles la
lèpre; les écailles de l’enduit grisâtre se détachaient comme les
pellicules d’une peau dartreuse. Quelques chiens saigneux réduits à
l’état de squelette, rongés de vermine et de morsures, dormaient dans la
boue noire et fétide; d’ignobles loques pendillaient aux fenêtres,
derrière lesquelles, haussés par nos montures, nous découvrions des
têtes bizarres d’une lividité maladive, entre la cire et le citron,
surmontées d’énormes bourrelets de linge blanc et emmanchées dans de
petits corps fluets à poitrine plate, sur laquelle bridait une étoffe
miroitante comme les feuilles d’un parapluie mouillé; des yeux mornes,
atones, aux regards accablés, pareils dans ces visages jaunes à des
charbons tombés dans une omelette, se levaient lentement vers nous et
retombaient sur quelque besogne; des fantômes furtifs passaient le long
des baraques le front ceint d’un chiffon blanc moucheté de noir, comme
si l’usure y eût essuyé sa plume toute la journée, le corps perdu dans
une souquenille vernie de crasse.

Nous étions à Balata, le quartier juif, le ghetto de Constantinople;
nous voyions là le résidu de quatre siècles d’oppression et d’avanie, le
fumier sous lequel ce peuple, proscrit partout, se blottit comme
certains insectes pour se dérober à ses persécuteurs; il espère se
sauver par le dégoût qu’il inspire, vit dans la fange et en prend les
teintes. On imaginerait difficilement quelque chose de plus immonde, de
plus infect et de plus purulent: la plique, les scrofules, la gale, la
lèpre et toutes les impuretés bibliques, dont il ne s’est pas guéri
depuis Moïse, le dévorent sans qu’il s’y oppose, tant l’idée du lucre le
travaille exclusivement; il ne fait même pas attention à la peste s’il
peut faire un petit commerce sur les habits des morts.--Dans ce hideux
quartier roulent pêle-mêle Aaron et Isaac, Abraham et Jacob; ces
malheureux, dont quelques-uns sont millionnaires, se nourrissent de
têtes de poisson qu’on retranche comme venimeuses et qui développent
chez eux certaines maladies particulières. Cet immonde aliment a pour
eux l’avantage de ne coûter presque rien.

En face, de l’autre côté de la Corne-d’Or, sur une pente aride, pelée,
poussiéreuse, s’étend le cimetière qui absorbe leurs générations
malsaines. Le soleil brûle les pierres informes de leurs tombes où ne
pousse pas un brin d’herbe et que n’abrite pas un seul arbre. Les Turcs
n’ont pas voulu accorder cette douceur à leurs charognes proscrites et
ont tenu à garder au Champ-des-Morts juif l’aspect d’une voirie: à peine
leur est-il permis de graver quelque mystérieux caractère hébraïque sur
les cubes qui mamelonnent de leurs rugosités cette colline désolée et
maudite.

Quelle différence entre ces poupées souffreteuses dont on ne peut
discerner l’âge et les splendides juives de Constantine, qui s’avancent
belles comme la reine de Saba et parées comme elle dans leurs
dalmatiques de damas mi-parti, avec leurs ceintures à plaque de métal,
leurs chaînettes d’or et leur bandeau brodé de paillon!--C’est pourtant
la même race, mais on ne le dirait guère. Les unes pourraient poser pour
les madones de Raphaël; Rembrandt seul serait capable de faire figurer
les autres dans quelque scène magique, en les dorant, sur un fond de
bitume, de ces merveilleux tons de hareng saur dont Amsterdam lui a
donné le secret.

Le même abaissement de race se remarque aussi chez les hommes: aucun n’a
cette pureté de type commune chez les juifs d’Afrique, qui semblent
avoir conservé le primitif cachet oriental.

Les Turcs, qui admettent Aïssa (Jésus) comme un prophète, font payer
cruellement sa mort aux Juifs; cependant il faut dire qu’on ne les
maltraite plus comme autrefois, et que leurs vies et leurs fortunes sont
à peu près en sûreté contre les avanies et les extorsions; mais ce
peuple immuable dans sa crasse ne s’est pas encore rassuré et continue
sa comédie de misère; il est toujours puant, sordide et bas, cachant de
l’or sous des haillons. Il se venge des Chrétiens, des Grecs et des
Turcs par l’usure. Au fond de ces huttes infectes, plus d’un Shylock,
attendant l’échéance, repasse son couteau sur le cuir de son soulier,
pour enlever la livre de chair à Bassanio; plus d’un rabbin cabaliste se
répand de la cendre sur la tête et fait des conjurations afin d’obtenir
de Dieu le châtiment de peuples balayés de la face du monde depuis des
siècles.

Nous sortîmes enfin de ce quartier ignoble, et nous entrâmes dans le
Phanar, où habitent les Grecs de distinction, une espèce de West-End à
côté d’une cour des Miracles; les maisons en pierre font une bonne
contenance architecturale. Plusieurs ont des balcons soutenus par des
consoles découpées en escalier ou des modillons à volutes;--d’autres
plus anciennes rappellent les façades étroites des petits hôtels du
moyen âge, moitié forteresses, moitié demeures civiles; les murs ont une
épaisseur à soutenir un siége, les volets de fer sont à l’épreuve de la
balle, des grilles énormes défendent les croisées étrécies en
barbacanes, les corniches se denticulent volontiers en créneaux et se
projettent en moucharabys, luxe innocent de défense qui ne sert que
contre l’incendie, dont les langues impuissantes lèchent en vain ce
quartier de pierre.

Là s’est réfugiée l’antique Byzance, là vivent dans l’obscurité les
descendants des Comnènes, des Ducas, des Paléologues, des princes sans
principautés dont les aïeux ont porté la pourpre et qui ont du sang
impérial dans les veines; leurs esclaves les traitent en rois, et ils se
consolent entre eux de leur déchéance par ces simulacres de respect. Des
richesses considérables sont entassées dans ces solides maisons,
très-ornées à l’intérieur, quoique très-simples à l’extérieur; car en
Orient le luxe est craintif et ne se développe qu’à l’abri des regards.
Les Phanariotes ont été longtemps célèbres pour leur habileté
diplomatique: ils dirigèrent jadis toutes les affaires internationales
de la Porte; mais leur crédit semble avoir beaucoup baissé depuis la
révolte de la Grèce.

Au bout du Phanar, l’on rentre dans les rues turques qui longent la
Corne-d’Or, et où fourmille une active population commerciale. A chaque
pas, l’on rencontre des hammals portant à deux un fardeau suspendu à une
perche: des ânes liés entre deux longues planches dont ils supportent
chacun un bout embarrassent la circulation et fauchent tout ce qui se
trouve sur leur passage lorsqu’ils sont obligés de tourner pour prendre
une rue transversale. Ces pauvres bêtes restent quelquefois bloquées
contre les murailles de la ruelle trop étroite sans pouvoir avancer ni
reculer, ce qui produit bientôt une agglomération de cavaliers, de
piétons, de portefaix, de femmes, d’enfants, de chiens, qui maugréent,
sacrent, piaillent et aboient sur tous les tons, jusqu’à ce que l’ânier
tire sa bête par la queue et lève ainsi la digue de l’écluse. Alors la
foule amassée s’écoule et le calme se rétablit, non sans quelques
horions préalablement distribués, et dont les bourriques, cause
innocente de la chose, empochent comme de raison la meilleure partie.

Le terrain monte en amphithéâtre de la mer jusqu’aux remparts que nous
venions de longer extérieurement, et, par-dessus des toits tumultueux
des maisons turques, l’œil saisit çà et là quelque fragment de muraille
crénelée, quelque arcade d’aqueduc antique qui enjambe les chétives
constructions modernes, bûchers tout préparés pour l’incendie et qu’une
allumette suffit à enflammer. Combien de Constantinoples ont déjà vu
tomber en cendres, à leurs bases, ces vieilles pierres noircies!--Une
maison turque de cent ans est une rareté à Stamboul.

Notre saïs, marchant la main appuyée sur la croupe de mon cheval, nous
guidait, mon ami et moi, à travers cette foule et ce dédale, et nous eut
bientôt amenés au second pont qui traverse la Corne-d’Or; il nous fit
regagner, à travers Kassim-Pacha, les pentes du petit Champ-des-Morts,
et nous déposa à la porte de l’hôtel de France, sans paraître fatigué de
cet énorme trajet.

Quant à moi, je m’assis sur mon divan, je m’accoudai à la fenêtre et je
me livrai aux douceurs du kief, un peu étourdi par la fatigue et le
tabac opiacé dont j’avais chargé le lulé de ma pipe, et le soir, après
le souper, qui ne se fit pas attendre longtemps, je ne fus nullement
tenté d’aller me promener selon mon habitude devant les cafés du petit
Champ où se réunit la société pérote.

Le lendemain, j’étais un peu courbatu et je résolus d’aller prendre un
bain turc, car rien ne délasse autant, et je me dirigeai vers les bains
de Mahmoud, situés près du Bazar. Ce sont les plus beaux et les plus
vastes de Constantinople.

La tradition des Thermes antiques, perdue chez nous, s’est conservée en
Orient.--Le christianisme, en prêchant le mépris de la matière, a peu à
peu fait tomber en désuétude les soins donnés au corps périssable comme
sentant trop leur paganisme. Je ne sais plus quel moine espagnol,
quelque temps après la conquête de Grenade, prêchait contre l’usage des
bains maures et déclarait suspects de sensualisme et d’hérésie ceux qui
n’y voudraient pas renoncer.

En Orient, où la propreté du corps est d’obligation religieuse, les
bains ont gardé toutes les recherches grecques et romaines: ce sont de
grands édifices d’apparence architecturale, avec coupole, dômes,
colonnes, qui emploient le marbre, l’albâtre, les brèches de couleur
dans leur construction, et sont desservis par une armée de baigneurs, de
tellacks, d’étuvistes, rappelant les strigillaires, les malaxeurs et les
aliptes de Rome et de Byzance.

Une grande salle ouvrant sur la rue et fermée par un pan de tapisserie
reçoit d’abord le client.--Près de la porte, le maître du bain se tient
accroupi entre une caisse renfermant la recette et un bahut où il serre
l’argent, les bijoux et autres objets précieux qu’on dépose en entrant
et dont il répond. Autour de cette salle, d’une température à peu près
égale à celle du dehors, règnent deux espèces de galeries superposées
garnies de lits de camp; une fontaine darde son filet d’eau grésillant
sur une double vasque au milieu du pavé de marbre miroitant d’eau.
Autour de la fontaine sont rangés quelques pots de basilic, de menthe et
autres plantes odoriférantes, dont les Turcs aiment beaucoup le parfum.

Des linges bleus, blancs, rayés de rose, sèchent sur des cordes ou
pendent au plafond comme les drapeaux et les bannières à la voûte de
Westminster ou des Invalides.

Dans les lits fument, boivent du café, prennent des sherbets, ou dorment
enveloppés jusqu’au menton comme des enfants au maillot les baigneurs
attendant qu’ils ne soient plus en transpiration pour reprendre leurs
habits.

On me fit monter à la seconde galerie par un petit escalier de bois; on
m’indiqua un lit; et, lorsque je fus débarrassé de mes vêtements, deux
tellacks m’entortillèrent autour de la tête une serviette blanche en
forme de turban et me revêtirent des reins aux chevilles d’une pièce de
Guinée bridant comme le pagne des statues égyptiennes. Au bas de
l’escalier, je trouvai une paire de patins de bois dans lesquels
j’entrai mes pieds; et, mes tellacks me soutenant par l’aisselle, je
passai de la première pièce dans la seconde, chauffée à une température
plus élevée; on m’y laissa quelques minutes pour habituer mes poumons à
l’atmosphère brûlante de la troisième salle, poussée jusqu’à trente-cinq
ou quarante degrés.

Les étuves diffèrent de nos bains de vapeur: un feu continuel brûle sous
leurs dalles de marbre, et l’eau qu’on y répand s’y volatilise en fumée
blanche, mais n’y vient pas d’une chaudière par jets stridents.--Ce sont
en quelque sorte des bains à sec, et l’extrême chaleur détermine seule
la transpiration.

Sous une coupole éclairée par de grosses lentilles de verre verdâtre ne
laissant filtrer qu’un jour vague, sept ou huit dalles en forme de
tombeau sont disposées pour recevoir les corps des baigneurs, qui,
étendus comme des cadavres sur une table de dissection, subissent la
première préparation du bain turc: on leur pince légèrement l’insertion
des muscles, on les malaxe comme une pâte molle jusqu’à ce qu’ils se
couvrent d’une sueur perlée pareille à celle qui se forme autour du seau
d’une bouteille de vin de Champagne trempée dans la glace, résultat qui
ne se fait pas attendre.

Lorsque vos pores ouverts laissent ruisseler l’eau sur vos membres
assouplis, on vous relève, on vous fait chausser de nouveau les patins
pour épargner à la plante de vos pieds le contact torride du pavé, et
l’on vous conduit à l’une des niches creusées autour de la rotonde.

Une fontaine de marbre blanc avec sa vasque où se dégorge à volonté un
robinet d’eau chaude et d’eau froide occupe le fond de ces niches. Votre
tellack vous fait asseoir près du bassin, arme sa main d’un gantelet en
poil de chameau et vous étrille les bras d’abord, les jambes ensuite,
puis le torse, de façon à vous amener le sang à la peau, sans vous
écorcher cependant et sans vous faire le moindre mal, malgré l’apparente
rudesse qu’il met à cet exercice.

Ensuite il puise dans le bassin, avec une sébile de cuivre jaune,
plusieurs écuellées d’eau tiède, qu’il vous répand sur le corps. Quand
vous êtes un peu séché, il vous reprend et vous polit avec la paume de
la main nue, chassant le long de vos bras de longs rouleaux grisâtres,
qui surprennent beaucoup les Européens, convaincus de leur propreté;
d’un coup sec, le tellack fait tomber ces escarres et vous les montre
d’un air de satisfaction.

Un nouveau déluge emporte ces copeaux balnéatoires, et le tellack vous
flagelle doucement de longues étoupes imbibées de mousse savonneuse; il
sépare vos cheveux et vous nettoie la peau de la tête, opération suivie
d’une autre cataracte d’eau fraîche pour éviter les congestions
cérébrales que pourrait déterminer l’élévation de la température.

Mon baigneur était un jeune garçon macédonien de quinze à seize ans,
dont la peau, macérée par une immersion continuelle, avait acquis un ton
bistré uni et une finesse incroyable;--il n’avait plus que les
muscles,--tout son embonpoint s’était évaporé,--ce qui ne l’empêchait
pas d’être vigoureux et bien portant.

Ces différentes cérémonies terminées, on m’embobelina de linges secs, et
l’on me ramena à mon lit, où deux petits garçons me massèrent une
dernière fois.--Je restai là une heure à peu près, dans une rêverie
somnolente, prenant du café et des limonades à la neige; et, quand je
sortis, j’étais si léger, si dispos, si souple, si remis de ma fatigue,
qu’il me semblait

    Que les anges du ciel marchaient à mes côtés!



XX

LE BEÏRAM


Le Ramadan était fini: et, sans vouloir entacher en rien le zèle des
musulmans, on peut dire que la cessation du jeûne est accueillie avec
une satisfaction générale; car, malgré le carnaval nocturne dont est
doublé ce carême, il n’en est pas moins pénible. A cette époque, chaque
Turc renouvelle sa garde-robe, et rien n’est plus joli que de voir les
rues diaprées de costumes neufs, de couleurs vives et riantes,
agrémentées de broderies ayant tout leur éclat, au lieu d’être tachés de
haillons pittoresquement sordides, plus agréables dans un tableau de
Decamps que dans la réalité; tout musulman revêt alors ce qu’il a de
plus gai, de plus riche: le bleu, le rose, le vert-pistache, le
jaune-cannelle, l’écarlate, brillent de toutes parts; les mousselines
des turbans sont propres, les babouches pures de boue et de poussière;
la métropole de l’Islam a fait sa toilette de fond en comble.--Si un
voyageur arrivé par un bateau à vapeur descendait à terre en ce moment
et s’en retournait le lendemain, il emporterait de Constantinople une
idée toute différente de celle qu’il aurait après un séjour prolongé. La
ville des sultans lui paraîtrait beaucoup plus turque qu’elle ne l’est.

Dans les rues se promènent, avec flûte et tambour, des musiciens qui ont
donné des aubades pendant le Ramadan sous les fenêtres des maisons les
plus considérables. Lorsque leur tintamarre a suffisamment duré pour
attirer l’attention des habitants du logis, un grillage s’écarte, une
main paraît qui laisse tomber un châle, une pièce d’étoffe, une ceinture
ou quelque objet analogue, aussitôt accroché au bout d’une perche
chargée de cadeaux du même genre: c’est le bacchich destiné à
reconnaître la peine qu’ont prise les instrumentistes, ordinairement
novices derviches. Ce sont des espèces de pifferari musulmans que l’on
paye en bloc, au lieu de leur jeter chaque fois un sou ou un para.

Le beïram est une cérémonie dans le genre des baise-mains officiels
d’Espagne, où tous les grands dignitaires de l’empire viennent faire
leur cour au padischa. La magnificence turque éclate dans toute sa
splendeur, et c’est une des plus favorables occasions que puisse saisir
un étranger d’étudier et d’admirer un luxe ordinairement caché derrière
les murailles mystérieuses du sérail. Seulement, il n’est pas facile
d’assister à cette solennité, à moins d’être englobé fictivement dans le
personnel d’une ambassade hospitalière.--La légation sarde voulut bien
me rendre ce service, et à trois heures du matin un de ses cawas
heurtait du pommeau de son sabre à la porte de mon hôtellerie. J’étais
déjà levé, habillé et prêt à le suivre; je descendis en toute hâte, et
nous nous mîmes à arpenter les rues montueuses de Péra, éveillant des
hordes de chiens endormis qui levaient le museau au bruit de nos pas et
essayaient un faible aboiement pour l’acquit de leur conscience; nous
croisant avec des files de chameaux dont les flancs chargés frôlaient
les parois des maisons et nous laissaient à peine la place de passer.

Une clarté rose teignait le haut de ces baraques de bois coloriées qui
bordent les rues, avec leurs étages en surplomb et leurs cabinets
saillants, dont aucune édilité ne modère la projection, tandis que les
portions inférieures étaient encore baignées d’une ombre transparente et
bleuâtre: rien n’est plus charmant que l’aurore se jouant sur ces toits,
sur ces dômes, sur ces minarets avec des teintes d’une fraîcheur que je
n’ai vue en aucun autre endroit; on sent bien qu’on n’est qu’à deux pas
de la terre où le soleil se lève; le ciel de Constantinople n’a pas le
bleu dur des ciels méridionaux; il rappelle beaucoup celui de Venise,
mais avec plus de légèreté, de lumière et de vapeur; le soleil s’y lève
en écartant des rideaux de mousseline rose et de gaze d’argent; ce n’est
qu’à une heure plus avancée que l’atmosphère se lave de quelques teintes
d’azur, et l’on comprend, dans une promenade faite à trois heures du
matin, toute la vérité locale de l’épithète de _rododactulos_ qu’Homère
applique invariablement à l’aurore.

Nous devions recueillir quelques personnes en route. Chose rare, tout le
monde était prêt, et, la petite troupe réunie, l’on descendit au
débarcadère de Top’Hané, où nous attendait le caïque de l’ambassade.

Malgré l’heure matinale, la Corne-d’Or et le large bassin qui s’évase à
son entrée présentaient l’aspect le plus animé. Tous les navires étaient
pavoisés de flammes et de pavillons multicolores, depuis les bonnettes
basses jusqu’aux pommes de girouette.--Un nombre infini d’embarcations
dorées à pointes, garnies de tapis magnifiques et manœuvrées par de
vigoureux rameurs, coupaient l’eau nacrée et rose; cette flottille,
chargée de pachas, de vizirs, de beys, arrivant de leurs palais d’été
par la rive du Bosphore, se dirigeait vers Seraï-Bournou. Les albatros
et les goëlands, un peu effarouchés par ce tumulte prématuré,
tournoyaient en poussant de petits cris au-dessus des barques, et
semblaient chasser avec leurs ailes les derniers flocons de la brume
nocturne promenée par la brise comme des duvets de cygne.

Un grand attroupement de caïques était ameuté à l’échelle du
Kiosque-Vert, devant le quai du Sérail, et nous eûmes assez de peine à
joindre le bord, où des saïs promenaient de superbes chevaux de main
attendant leurs maîtres.

Comme nous étions en avance, nous allâmes prendre du café et fumer une
pipe au Kiosque-Vert, joli pavillon dans l’ancien style turc, déchu de
sa splendeur première et servant aujourd’hui de corps de garde et de
lieu d’attente. Il est recouvert à l’extérieur de toiles et de bannes
dont la couleur motive le nom qu’il porte; à l’intérieur, des
applications de faïences émaillées de colonnettes, de marbre, des restes
de peinture et de dorure, témoignent d’une destination primitive plus
élevée.

Le kiosque présentait, ce jour-là, un curieux rassemblement de types
divers, européens, asiatiques et turcs, de cawas d’ambassade richement
costumés et de soldats revêtus de l’uniforme du Nizam, que leur teint
bronzé signalait seul comme musulmans.

Enfin les portes du sérail furent ouvertes, et nous parcourûmes des
cours plantées de cyprès, de sycomores et de platanes d’une dimension
monstrueuse, bordées de kiosques d’un goût chinois et de constructions à
murailles crénelées et à tourelles en relief, rappelant un peu
l’architecture féodale anglaise,--un mélange de jardin, de palais et de
forteresse,--et nous arrivâmes dans une cour à l’angle de laquelle
s’élève l’ancienne église de Saint-Irénée, transformée aujourd’hui en
arsenal, et qui contient une petite maison délabrée percée de beaucoup
de fenêtres, réservée pour les ambassades, d’où l’on voit passer le
cortége en premières loges.

La cérémonie commence par un acte religieux. Le sultan, accompagné des
grands dignitaires de l’empire, va faire sa prière à Sainte-Sophie, la
métropole des mosquées de Constantinople: il pouvait être six heures.
L’attente enfiévrait tout le monde; on se penchait pour voir si quelque
chose paraissait au loin; un assez prodigieux tintamarre éclata
subitement jouant une marche turque arrangée par le frère de Donizetti,
chef de musique du sultan. Les soldats coururent aux armes et formèrent
la haie; ces soldats, faisant partie de la garde impériale, avaient des
pantalons blancs et des vestes rouges comme les grenadiers anglais en
petite tenue; le fez ne s’harmonisait pas mal avec cet uniforme; les
officiers et les mouchirs enfourchèrent les beaux chevaux de main que
les saïs promenaient.

Le sultan, arrivé de son palais d’été, se dirigeait vers Sainte-Sophie.
D’abord parurent le grand vizir, le séraskier, le capitan-pacha et les
divers ministres avec la redingote droite de la réforme, mais si
plastronnée de chamarrures d’or, qu’il fallait de la bonne volonté pour
y reconnaître un costume européen, quand bien même le tarbouch n’eût pas
suffi pour les orientaliser; ils étaient entourés de groupes
d’officiers, de secrétaires et de serviteurs splendidement brodés et
montés, comme leurs maîtres, sur des chevaux magnifiques; puis vinrent
les pachas, les beys des provinces, les agas, les selictars et les
officiers composant les quatre odas du selamlick, dont les noms bizarres
pour des oreilles françaises n’éveilleraient aucune idée dans la tête du
lecteur, et qui ont pour fonction, celui-ci de débotter le sultan,
celui-là de lui tenir l’étrier, cet autre de lui présenter l’écritoire
ou la serviette, etc.; le tzouhadar ou chef des pages, les icoglans et
une foule d’employés formant la maison du padischa.

Ensuite s’avança un détachement des gardes du corps, dont l’uniforme
bizarre et splendide répond à l’idée que l’on se fait en France du luxe
oriental. Ces gardes, choisis parmi les plus beaux hommes, portent une
tunique de velours nacarat passementée de brandebourgs d’or d’une
richesse extrême, des pantalons blancs en soie de Brousse, et une espèce
de toque côtelée assez semblable aux mortiers des présidents, surmontée
d’un immense cimier en plumes de paon de deux ou trois pieds de haut,
rappelant ces ailes d’oiseaux posées sur le casque de Fingal, dans les
compositions ossianiques des peintres du temps de l’Empire. Pour
défense, ils ont un sabre courbe attaché à une ceinture diaprée de
broderies, et une grande hallebarde damasquinée et dorée, dont le fer
offre des découpures féroces comme celles des vieilles armes asiatiques.

Ensuite se succédaient une demi-douzaine de chevaux superbes, arabes ou
barbes, tenus en main et caparaçonnés de housses et de têtières
magnifiques. Ces housses, brodées d’or, constellées de pierreries,
étaient historiées du chiffre impérial, dont les complications et les
entrelacements calligraphiques forment une arabesque d’une élégance
extrême. Les ornements étaient si pressés, que le fond rouge ou bleu de
l’étoffe disparaissait presque. Le luxe des selles remplace, chez les
Orientaux, celui des voitures, bien que beaucoup de pachas commencent à
faire venir des coupés de Vienne et de Paris.

Ces nobles bêtes semblaient avoir la conscience de leur beauté; la
lumière se jouait en moires soyeuses sur leurs croupes polies; leurs
crinières s’éparpillaient en mèches brillantes à chaque mouvement de
leur tête; des muscles puissants s’élargissaient à leurs jarrets
d’acier; ils avaient cet air doux et fier, ce regard presque humain,
cette élasticité du mouvement, cette piaffe coquette, ce port plein
d’aristocratie des chevaux de pur sang, qui font concevoir les
idolâtries et les passions des Orientaux pour ces superbes créatures
dont le Koran vante les qualités et recommande le soin en plusieurs
endroits, afin d’ajouter la sanction religieuse à ce goût naturel.

Ces chevaux précédaient le sultan, qui montait une admirable bête dont
la housse étincelait de rubis, de topazes, de perles, d’émeraudes et
autres pierres précieuses formant les fleurs d’un feuillage d’or.

Derrière le sultan marchaient le kislar-agassi et le capou-agassi, le
chef des eunuques noirs et blancs; puis un nain trapu, obèse, à figure
féroce, vêtu en pacha, qui remplit auprès de son maître l’office des
fous à la cour des rois du moyen âge. Ce nain, que Paul Véronèse eût
placé un perroquet au poing, habillé d’un surcot mi-parti, ou jouant
avec un lévrier dans un de ses repas, était hissé, sans doute par
contraste, sur le dos d’un grand cheval que ses jambes cagneuses
embrassaient à peine. Je crois qu’il est le seul de son espèce existant
aujourd’hui en Europe: la charge de Caillette, de Triboulet et de
l’Angeli ne s’est conservée qu’en Turquie.

Les eunuques ne portent plus ce haut bonnet blanc dont on les coiffe
dans les opéras-comiques; le fez et la redingote composent leur costume,
mais ils n’en ont pas moins un aspect particulier qui les fait aisément
reconnaître: le kislar-agassi est assez hideux avec sa noire figure
glabre, peaussue et glacée de tons grisâtres; mais le capou-agassi
l’emporte en laideur, n’étant pas masqué par un teint de nègre. Sa face
empâtée d’une graisse malsaine, sillonnée de petits plis et d’une
lividité blafarde, où clignent deux yeux morts sous une paupière molle,
sa lèvre, pendante et rechignée, lui donnent l’air d’une vieille femme
de mauvaise humeur. Ce sont pourtant de puissants personnages que ces
deux monstres: les revenus de la Mecque et de Médine leur sont affectés;
ils sont immensément riches, et font la pluie et le beau temps dans le
sérail, quoique leur empire soit bien diminué aujourd’hui. Ce sont eux
qui gouvernent absolument ces essaims de houris que jamais ne profane le
regard humain, et, comme vous le pensez, ils sont le centre de mille
intrigues.

Un peloton de gardes du corps fermait la marche. Ce cortége éblouissant,
quoique moins varié qu’il ne l’était autrefois, lorsque tout le luxe
asiatique brillait sur les costumes fantasques des pachas, des
capidgis-pachas, des bostandgis, des mabaindzés, des janissaires, avec
leurs turbans, leurs kalpacks, leurs casques circassiens, leurs
arquebuses à rouet, leurs masses d’armes, leurs arcs et leurs flèches,
disparut par l’arcade du passage qui mène du sérail à Sainte-Sophie;
puis, au bout d’une heure environ, il revint et défila en sens inverse,
mais dans le même ordre.

Pendant ce temps, nous étions allés nous placer, mes compagnons et moi,
sur un puits recouvert de planches qui formait une espèce de tribune,
dans une immense cour plantée de grands arbres, tout près du kiosque
devant la porte duquel devait avoir lieu la cérémonie du baise-pied.--En
face de nous se développait un grand bâtiment surmonté d’une multitude
de colonnes peintes en jaune, à l’exception de la base et du chapiteau
rechampis de blanc.--Ces colonnes étaient des cheminées, et ces vastes
bâtisses des cuisines; car chaque jour quinze cents bouches, suivant
l’expression turque, «mangent le pain du Grand Seigneur.»

Nous avions grand’peine à nous maintenir sur notre perchoir, à l’assaut
duquel montaient d’instant en instant de nouveaux curieux que nous
repoussions à coups de coude; mais, en définitive, nous restâmes maîtres
de la place.

En attendant que le cortége revienne, décrivons l’endroit où se passe le
baise-pied. C’est un grand kiosque dont le toit, soutenu par des
colonnes, se projette en auvent tout autour de la construction. Ces
colonnes, dont les bases et les chapiteaux sont sculptés dans le goût
d’ornementation de l’Alhambra, soutiennent des arcades et des poutrelles
qui arc-boutent le rebord du toit, dont le dessous est curieusement
travaillé de losanges, de compartiments et d’entrelacs; la porte,
flanquée de deux niches, s’ouvre dans une masse de découpures, de
rinceaux, de fleurons et d’arabesques, parmi lesquels se contournent
quelques chicorées et quelques ornements rocaille, sans doute ajoutés
après coup, comme cela arrive souvent dans les palais turcs. Sur le mur,
de chaque côté de la porte, sont peintes deux perspectives chinoises
comme on en voit dans les _comédies_ d’enfants, représentant des
galeries dont le pavé quadrillé de blanc et de noir se prolonge à
l’infini. Ces fresques bizarres doivent être l’ouvrage de quelque
vitrier génois fait captif par les corsaires barbaresques, et elles
produisent un singulier effet sur ce bijou d’architecture musulmane.

Le sultan, suivi de quelques hauts dignitaires, pénétra dans le kiosque,
où il prit une légère collation; cet intervalle fut employé aux derniers
préparatifs de la réception. On étendit à terre, devant le kiosque,
entre les deux colonnes de l’arcade correspondant à la porte, un tapis
de cachemire noir sur lequel on posa un trône, ou plutôt un divan en
forme de canapé, tout couvert de plaques d’or ou de vermeil d’un travail
byzantin. Un escabeau d’un goût semblable fut placé au pied du trône, et
la musique se rangea en demi-cercle, la figure tournée vers le kiosque.

Lorsque Abdul-Medjid reparut, la musique éclata en fanfares; les troupes
poussèrent le cri consacré: «Vive, vive à jamais le glorieux sultan!» Un
frémissement d’enthousiasme parcourut la foule. Tout le monde était ému,
même les spectateurs non musulmans.

Abdul-Medjid se tint debout quelques instants sur l’escabeau: à son fez,
une agrafe de diamants fixait l’aigrette de plumes de héron, signe du
pouvoir suprême; une espèce de paletot large en drap bleu foncé, retenu
par une boucle de brillants, sous lequel scintillaient les dorures de
son uniforme, un pantalon de satin blanc, des bottes vernies où
miroitait la lumière, et des gants paille très-justes, composaient ce
costume d’une simplicité qui faisait pourtant pâlir toutes les
chamarrures des personnages subalternes. Puis il se rassit, et les
prosternations commencèrent.

J’ai déjà donné un portrait du sultan, mais rapidement crayonné et comme
saisi au vol; je pourrai achever ici cette esquisse, car la cérémonie du
beïram ne dure pas moins de deux heures, et j’eus tout le temps de le
regarder. Sultan Abdul-Medjid Khan est né le 11e jour du mois de
chaaban, l’an 1238 de l’hégire (23 avril 1823); il avait donc, lorsque
je le vis en 1852, vingt-neuf ans et quelques mois. Monté à seize ans
sur le trône, où il succédait à sultan Mahmoud, il avait déjà régné
treize années. Sa figure immobile m’a paru profondément empreinte des
satiétés suprêmes du pouvoir; un ennui fixe et intense toujours égal à
lui-même, éternel comme la neige des hauts lieux, lui faisait comme un
masque de marbre et solidifiait des traits assez peu réguliers. Le nez
n’a pas cette courbe aquiline du type turc; les joues sont pâles et
encadrées d’une barbe fine et brune, et martelées de quelques plans qui
trahissent la fatigue; le front, autant que le fez le laisse voir, m’a
paru large et plein; quant aux yeux, je ne puis les comparer qu’à des
soleils noirs arrêtés dans un ciel de diamant; aucun objet ne semblait
s’y réfléchir; comme les yeux des extatiques, on les eût crus absorbés
par quelque vision insaisissable au regard vulgaire.

Cette physionomie n’était, du reste, ni sombre, ni terrible, ni cruelle;
elle était extra-humaine: je ne puis trouver de meilleur mot. On sentait
que ce jeune homme, assis comme un dieu sur un trône d’or, n’avait plus
rien à désirer au monde; que tous les rêves les plus charmants étaient
pour lui d’insipides réalités, et qu’il se glaçait lentement dans cette
froide solitude des êtres uniques. En effet, du sommet de sa grandeur,
il n’aperçoit la terre que comme un vague brouillard, et les têtes les
plus élevées arrivent à peine au niveau de ses bottes.

Il n’y a que les plus hauts dignitaires qui aient le droit de baiser les
pieds du glorieux sultan. Cette insigne faveur est réservée au vizir,
aux ministres et aux pachas privilégiés.

Le vizir partit de l’angle du kiosque correspondant à la droite du
sultan, décrivit un demi-cercle en suivant intérieurement la ligne des
gardes du corps et des musiciens, puis, arrivé en face du trône, il
s’avança jusqu’à l’escabeau après avoir fait le salut oriental, et, se
courbant sur les pieds du maître, il baisa sa botte sacrée aussi
révérencieusement qu’un fervent catholique peut baiser la mule du pape;
la cérémonie accomplie, il se retira à reculons et fit place à un autre.

Même salut, même génuflexion, même prosternement, même promenade pour
les sept ou huit premières personnes de l’empire. Pendant ces
adorations, la figure du sultan restait impassible: ses prunelles fixes
regardaient sans voir, comme les prunelles de marbre des statues; aucun
tressaillement de muscle, aucun jeu de physionomie, rien qui pût faire
croire qu’il s’aperçût de ce qui se passait; en effet, le magnifique
padischa pouvait-il démêler, à la distance prodigieuse qui le sépare des
humains, les humbles vermisseaux qui se tortillaient à ses pieds dans la
poussière? Et cependant cette immobilité indifférente n’avait rien
d’emphatique ni de tendu. C’était la négligence aristocratique et
distraite du grand seigneur, recevant les honneurs qui lui sont dus sans
y prendre autrement garde; la somnolence dédaigneuse du dieu fatigué par
ses dévots, trop heureux qu’il veuille bien les souffrir.

Une remarque bizarre que ce défilé de pachas me mit à même de faire,
c’est l’obésité énorme des personnages investis de hauts grades; ils
atteignaient des proportions vraiment monstrueuses, des rotondités
d’hippopotame et de poussah, qui leur rendaient l’accomplissement de
l’étiquette tout à fait laborieux. On ne saurait se faire une idée des
contorsions de ces gros êtres, obligés de se courber jusqu’au sol et de
se relever; quelques-uns, plus larges que hauts, et semblables à des
superpositions de boules, manquèrent de piquer du nez en terre et de
rester étendus aux pieds du maître.

A côté de ces prodigieux Turcs, Lablache paraîtrait svelte et mignon.
Cet embonpoint anormal envahit les Turcs souvent de fort bonne heure. Il
nous est arrivé de rencontrer aux eaux d’Asie et d’Europe de jeune fils
de pachas déjà tout bouffis de graisse à dix ou douze ans, et qui
assurément devaient peser deux cents livres; ils faisaient déjà ployer
le cheval barbe qui les portait, et près duquel un saïs marchait la main
appuyée sur la croupe. Par un contraste qu’on prendrait pour une
raillerie philosophique faite à plaisir, tous les employés inférieurs
n’ont que la peau et les os: la caricature des _gras_ et des _maigres_,
de Breughel, serait de circonstance en Turquie. La décroissance de
l’obésité suit une proportion presque mathématique mesurée par le grade.
On dirait que les fonctions sont distribuées selon le poids.

Après les pachas vint le Scheick ul-islam en caftan blanc, en turban de
même couleur maintenu par une bande d’or traversant le front; le Scheick
ul-islam est en quelque sorte le pape mahométan, un personnage
très-puissant et très-vénéré. Aussi, lorsque, après avoir fait le salut
d’usage, il fit mine de se baisser comme les autres, Abdul-Medjid sortit
de son calme marmoréen, et, satisfait de cette marque de déférence, il
le releva gracieusement.

Les ulémas défilèrent ensuite; mais, au lieu de baiser la botte du
sultan, ils se contentaient de toucher de leurs lèvres le bord de son
paletot, n’étant pas assez grands personnages pour mériter une telle
faveur.--Ici un petit incident troubla la cérémonie: l’ancien schérif de
la Mecque, petit vieillard à teint de cuir de Cordoue et à barbe
grisonnante, destitué pour cause de fanatisme, se précipita aux pieds du
sultan, qui le repoussa assez vivement pour se dérober à son hommage, et
lui fit un geste impérieux de refus; deux grands jeunes gens presque
mulâtres, tant ils étaient basanés, vêtus de longues pelisses vertes et
coiffés de turbans à bandelettes d’or, qui paraissaient être les fils du
vieillard, essayèrent aussi de se jeter aux pieds du sultan; mais ils ne
furent pas mieux accueillis, et on les conduisit hors de l’enceinte tous
les trois.

Aux ulémas succédèrent d’autres employés militaires ou civils d’un grade
moins élevé, et qui ne pouvaient prétendre à baiser la botte ni le
paletot:--un bout de la ceinture du sultan, soutenu par un pacha,
offrait à leurs lèvres sa frange d’or à l’extrémité du divan.--C’était
assez pour eux de toucher une chose en contact avec le maître; ils
arrivaient les uns après les autres, décrivant le cercle entier,
portaient la main à leur cœur et à leur front, après l’avoir descendue
jusqu’à terre, effleuraient l’écharpe et passaient. Le nain, debout
derrière le trône, les regardait d’un air narquois avec une grimace de
gnome malfaisant.

Pendant ce temps, la musique jouait des airs de l’_Elisire d’amore_ et
de la _Lucrèce Borgia_, le canon tonnait au loin, et les pigeons
effrayés du sultan Bayezid s’envolaient par folles bouffées et
tournoyaient au-dessus des jardins du sérail. Quand le dernier
fonctionnaire eut rendu son hommage, le sultan rentra dans son kiosque,
au bruit de vivats frénétiques, et nous retournâmes à Péra chercher un
déjeuner dont nous avions cruellement besoin.



XXI

LE CHARLEMAGNE.--LES INCENDIES


L’on parlait depuis longtemps de l’arrivée du _Charlemagne_, qui se
faisait attendre,--et il était passé à l’état de vaisseau chimérique, de
navire _Argo_ ou de voltigeur hollandais,--lorsqu’un beau matin on vit,
au moment où l’on n’y pensait plus, se prélasser devant l’échelle de
Top’Hané, à l’entrée de la Corne-d’Or, un superbe bâtiment sous pavillon
tricolore, portant à sa proue un buste d’empereur, et à sa poupe ce nom
écrit en lettres d’or: _Charlemagne_. Comment était-il venu là? Par
quelle magie se trouvait-il au milieu du port? A ses flancs sabordés
d’une triple ligne d’embrasures de canons, nulle trace de tambour pour
les roues; sur son pont, aucune apparence de tuyau; aux vergues, des
voiles carguées et ficelées; aux mâts, des flammes que faisait onduler
un vent contraire: c’était à n’y rien comprendre. Aussi, parmi le
peuple, le bruit se répandit-il que c’était une nef magique manœuvrée
par les Djinns et les Afrites.

Des difficultés diplomatiques suscitées, dit-on, par l’Autriche et la
Russie s’étaient opposées à l’entrée du _Charlemagne_ dans le détroit où
ne doit pénétrer aucun vaisseau de ligne sans un firman. Le firman fut
enfin accordé, et, pour légitimer encore davantage la présence d’un tel
navire dans les eaux de la Corne-d’Or, M. le marquis de Lavalette,
ambassadeur de France, montait le _Charlemagne_; ce qui aplanissait
tout. Le _Charlemagne_, c’était la France; et ainsi fut satisfaite la
curiosité de Mehemet-Ali, le capitan-pacha, qui désirait voir un
vaisseau mixte.

Les caïques rôdaient timidement autour du colosse marin comme des
harengs autour d’une baleine, craignant quelque coup de queue ou de
nageoire; enfin, quelques-uns se décidèrent à accoster ses flancs noirs,
et les visiteurs enhardis se hissèrent le long des tire-veilles.--Je fus
un de ceux-là. En posant le pied sur le pont, le premier visage que
j’aperçus fut un visage de connaissance. Giraud me souriait amicalement
derrière sa moustache rousse, et secouait en mon honneur son épaisse
crinière bouclée; je lui répondis par un salamaleck à la Covielle dans
la cérémonie du Bourgeois Gentilhomme, d’une couleur orientale
satisfaisante. Dans mes voyages j’ai cette chance de rencontrer Giraud,
aimable et spirituel compagnon s’il en fut; j’avais déjà eu ce bonheur
en Espagne; je me hâtai de lui indiquer tous les quartiers affreux,
toutes les ruelles abominables qui font le désespoir des amateurs de la
rue de Rivoli et la joie éternelle des peintres.--J’allai ensuite rendre
mes devoirs à l’ambassadeur, que j’avais l’honneur de connaître un peu,
et qui me reçut avec bienveillance; puis Giraud me présenta à ses amis
les officiers, et je fus promené dans les trois ponts du navire,
pérégrination qui surprend toujours, même lorsqu’elle n’est pas nouvelle
pour vous; car un vaisseau de guerre est une des plus prodigieuses
réalisations de la puissance humaine: douze ou treize cents hommes
fourmillent, mangent, dorment, manœuvrent sans le moindre désordre dans
cet espace rétréci par quatre-vingts canons, une puissante machine haute
comme une maison à deux étages, la soute aux poudres, la soute au
charbon, la cambuse et des provisions pour plusieurs mois. C’est à la
fois une ville, une forteresse et une locomotive.--Les ménagères
hollandaises qui se croient propres ne sont que d’infâmes souillons à
côté des marins, que nul n’égale dans l’art de balayer, de laver, de
poncer, de vernir et de donner son lustre à chaque objet. Pas une
souillure aux planchers, pas une tache de rouille ou de vert-de-gris aux
fers ou aux cuivres; tout brille, tout reluit: les panoplies étincellent
d’un éclat toujours neuf, l’acajou d’une table anglaise préparée pour le
thé du matin est moins net à coup sûr que le pont d’un navire. «On
pourrait y manger la soupe» comme dit une énergique locution vulgaire;
et parmi tous ces cordages, qui ont chacun leur nom et s’entre-croisent
comme des fils d’araignée, pas un nœud, pas un enchevêtrement, pas une
erreur: tout cela joue et glisse sur ses poulies, et se rattache où il
faut avec une précision et un ordre admirables.

Je revins à terre, où la discussion continuait à propos du
_Charlemagne_. Son hélice, entièrement submergée, sa cheminée, dont le
tuyau rentrait comme les tubes d’une lorgnette, lui laissaient toute
l’apparence d’un navire à voile, et ce ne fut que plus tard, lorsqu’il
fit une excursion à Thérapia, que les caïdjis, émerveillés, furent bien
forcés de l’admettre comme bateau à vapeur, en voyant la fumée sortir du
tuyau jailli de dessous le pont comme par enchantement, et un remous
écumeux se former derrière la poupe et faire vaciller leurs frêles
embarcations.

Le lendemain, l’ambassadeur fit sa descente avec le cérémonial officiel,
il fut reçu à terre par les deux délégués du commerce et ce qu’à
l’étranger on appelle la nation,--c’est dire tous les Français présents
à Constantinople. Je pris place parmi les rangs du cortége, et nous
accompagnâmes M. de la Valette jusqu’au palais de l’ambassade, situé
dans la grande rue de Péra: cette cérémonie a quelque chose de touchant.
Cette poignée d’hommes perdus dans cette ville immense où règne une
religion différente, où se parle une langue dont les racines nous sont
inconnues, où tout est différent de nos usages, lois, mœurs, costumes,
se rassemblant et formant une petite patrie autour de l’ambassadeur, en
qui se personnifie la France, avait une poésie sentie des moins
susceptibles de ce genre d’impression.--Il y avait là des gens qui
marchaient tête nue sous un soleil brûlant, et qui, certes, professaient
des opinions opposées à celles du gouvernement représenté par M. de la
Valette, des républicains, des exilés même; mais à cette distance toute
hostilité particulière disparaît; on ne se souvient plus que de l’_alma
mater_, de la sainte mère commune.--L’arrivée du _Charlemagne_ avait
causé quelque effervescence parmi la population turque, et, en cas
d’avanie ou d’insulte, on se serait assurément fait tuer jusqu’au
dernier autour de l’ambassadeur; mais la caravane française parvint
heureusement au palais, malgré les regards obliques des vieux fanatiques
qui regrettent encore le temps des janissaires, et ne peuvent voir
passer un Franc sans lui grommeler, sous leur moustache blanche,
l’injure sacramentelle de _Chien de chrétien_!

La présence du _Charlemagne_ à Constantinople concorda avec de nombreux
incendies; il n’y en eut pas moins de quatorze en une semaine, et la
plupart très-considérables. A quoi fallait-il les attribuer? A l’extrême
sécheresse qui faisait de ces maisons de poutrelles et de planchettes à
demi pourries de vétusté autant de morceaux d’amadou prêts à s’enflammer
à la moindre étincelle; aux sortiléges jetés par le mystérieux bateau à
vapeur sans roue et sans cheminée, comme le croyait fermement la
populace; à des corporations de charpentiers curieux de se créer de
l’ouvrage, ou à une cause politique, ainsi qu’en étaient persuadés des
gens bien au fait des mœurs orientales?

A la suite du Ramadan, qui, par ses jeûnes et ses exercices de piété,
exalte les imaginations, il se manifeste ordinairement une recrudescence
de fanatisme, et ce mouvement des esprits n’était pas favorable à
Reschid-Pacha, alors ministre, accusé de pencher vers les idées
européennes, et regardé presque comme un giaour par les vieux Turcs en
caftan vert et en gros turbans, pareils à ces mannequins habillés que
l’on conserve derrière les vitrines de l’Elbicei-Atika, ce cabinet de
Curtius de l’ancienne nationalité ottomane. Quoiqu’il y ait à
Constantinople un journal français très-bien dirigé par M. Noguès, comme
ce journal est subventionné par l’État, l’opposition, au lieu de faire
des articles, allume un quartier, manière significative de témoigner sa
mauvaise humeur,--on le dit, du moins,--nous avons peine à le croire,
bien que ce moyen fût employé autrefois par les janissaires mécontents;
d’autres voyaient dans ces incendies qui, à peine éteints, se
rallumaient sur un autre point de la ville, la torche ou du moins
l’allumette chimique de la Russie essayant d’indisposer la population
contre la France; mais le courage avec lequel l’équipage du
_Charlemagne_ courait au feu, M. Rigaud de Genouilly en tête, grimpant,
la hache en main, sur les maisons embrasées, disputant les victimes aux
flammes, lui eût bientôt concilié la bienveillance générale.
Reschid-Pacha fut remplacé par Fuad-Effendi, continuateur de ses idées.
Cette légère concession ramena le calme dans les esprits, et les
incendies s’arrêtèrent, peut-être naturellement, peut-être pour cette
raison.

Avec une ville presque toute construite en bois et la négligence,
résultat du fatalisme turc, l’incendie peut être considéré comme un fait
normal à Constantinople. Une maison ayant une soixantaine d’années de
date est une rareté. Excepté les mosquées, les aqueducs, les murailles
et les fontaines, quelques maisons grecques du Phanar, quelques
constructions génoises à Galata, tout est en planches; les âges disparus
n’ont laissé aucun témoignage sur ce sol, perpétuellement balayé par la
flamme; la face de la ville se renouvelle entièrement chaque
demi-siècle, sans varier pourtant beaucoup. Je ne parle pas de Péra,
Marseille d’Orient, qui, sur la place de chaque baraque de bois brûlée,
élève aussitôt une solide maison de pierre, et qui sera bientôt une
ville tout à fait européenne.

Au sommet de la tour du Seraskier, phare blanc d’une hauteur
prodigieuse, s’élevant dans l’azur, non loin des dômes et des minarets
du sultan Bayezid, tourne perpétuellement une vigie qui regarde si, dans
l’immense horizon déroulé en panorama à ses pieds, quelque fumée noire,
quelque langue rouge ne jaillit pas par l’interstice d’un toit. Quand la
vigie aperçoit un commencement d’incendie, on suspend au haut du phare
un panier si c’est le jour, une lanterne si c’est la nuit, avec une
certaine combinaison de signaux qui indique le quartier de la ville; le
canon tonne, et le cri lugubre: _Stamboul hiangin var!_ retentit
sinistrement par les rues, tout le monde s’émeut, et les porteurs d’eau
(saccas), qui sont en même temps les pompiers, s’élancent au pas de
course dans la direction désignée par la vedette.

Une vigie pareille est établie sur la tour de Galata, qui fait presque
face, de l’autre côté de la Corne-d’Or, à la tour du Seraskier.

Le sultan, les vizirs et les pachas sont tenus de se porter en personne
aux incendies. Si le sultan est retiré au fond du harem avec une femme,
une odalisque vêtue de rouge, la tête coiffée d’un turban écarlate,
pénètre jusqu’à la chambre, soulève la portière et se tient debout,
silencieuse et sinistre. L’apparition de ce fantôme flamboyant lui
annonce que le feu est à Constantinople, et qu’il ait à faire son devoir
de souverain.

J’étais un jour assis sur une tombe, occupé à griffonner quelques vers,
dans le petit Champ-des-Morts de Péra, lorsque je vis monter à travers
les cyprès une fumée bleuâtre qui devint jaune, puis noire, et laissa
passer quelques jets de flamme étouffés par l’éclatante lumière du
soleil; je me levai, je cherchai une place découverte, et j’aperçus au
bas de la colline funèbre Kassim-Pacha qui brûlait. Kassim-Pacha est un
quartier assez misérable, peuplé de pauvres gens: de Juifs, d’Arméniens,
resserré entre le cimetière et l’arsenal.--Je descendis sa principale
rue, bordée d’échoppes et de baraques, dont le milieu est occupé par un
ruisseau fangeux, espèce d’égout à ciel ouvert, traversé de ponceaux;
l’incendie était encore concentré aux environs d’une mosquée dont je ne
saurais mieux comparer le minaret qu’à une chandelle coiffée d’un
éteignoir de fer-blanc. Je craignais de voir ce minaret fondre dans les
flammes, qu’un changement de vent poussa dans une autre direction, en
sorte que ceux qui croyaient n’avoir rien à craindre se trouvèrent
subitement menacés.

La rue était encombrée de négresses portant des matelas roulés, de
hammals chargés de coffres, d’hommes sauvant leurs tuyaux de pipes, de
femmes effarées traînant d’une main un enfant, et de l’autre un paquet
de hardes; de cawas et de soldats armés de longs crochets, de saccas
courant à travers la foule, leurs pompes sur l’épaule, d’hommes à cheval
galopant pour aller chercher du renfort sans le moindre souci des
piétons; tout le monde se heurtait, se bousculait, se renversait, avec
des cris et des injures en toutes sortes d’idiomes. Le tumulte était à
son comble. Pendant ce temps la flamme marchait en élargissant le cercle
de ses ravages. Craignant d’être jeté à terre et foulé aux pieds, je
regagnai la hauteur de Péra, et, me hissant sur un cippe de marbre de
Marmara, je regardai, en compagnie de Turcs, de Grecs et de Francs, le
triste spectacle qui se déroulait au pied de la colline.

Les rayons brûlants du midi tombaient d’aplomb sur les toits de tuiles
brunes ou de planches goudronnées de Kassim-Pacha, dont les maisons
s’allumaient successivement comme les fusées d’un feu d’artifice.
D’abord on voyait un petit jet de fumée blanche sortir par quelque
interstice, puis une mince langue écarlate suivait la fumée blanche, la
maison noircissait, les fenêtres rougeoyaient, et au bout de quelques
minutes tout s’effondrait dans un nuage de cendres.

Sur ce fond de vapeur enflammée se dessinaient, au bord des toits, en
silhouettes noires, des hommes qui versaient de l’eau sur les planches
pour les empêcher de prendre feu; d’autres, avec des haches et des
crocs, abattaient des pans de murs pour circonscrire l’incendie. Des
saccas, debout sur une poutre transversale restée intacte, dirigeaient
le bec de leurs pompes contre ces flammes; de loin, ces pompes aux
flexibles tuyaux de cuir, à l’ajustage de cuivre luisant, avaient l’air
de couleuvres irritées combattant des dragons ignivomes et leur dardant
des éclairs argentés. Quelquefois le dragon crachait de ses flancs noirs
un tourbillon d’étincelles pour faire reculer la couleuvre; mais
celle-ci revenait à la charge, sifflante et furieuse, vibrant une lance
d’eau scintillante comme le diamant. Après des apaisements et des
recrudescences, l’incendie s’éteignit faute de pâture; il ne resta que
quelques fumées qui montaient lentement des charbons et des décombres.

Le lendemain, j’allai visiter le lieu du sinistre. Deux ou trois cents
maisons avaient brûlé. C’était peu de chose si l’on considère l’extrême
combustibilité des matériaux; la mosquée, protégée par ses murailles et
ses cloîtres de pierre, était restée intacte. Sur l’emplacement des
baraques réduites en cendres, s’élevaient seules les cheminées de
briques dont les tuyaux avaient résisté à l’action du feu. Rien n’était
plus bizarre que ces obélisques rougeâtres isolés des constructions qui
les entouraient la veille. On eût dit un jeu d’énormes quilles plantées
là pour l’amusement de Typhon ou de Briarée.

Sur les ruines chaudes et fumantes encore de leurs maisons, les anciens
propriétaires s’étaient construit déjà des abris provisoires au moyen de
nattes de jonc, de vieux tapis et de morceaux de toile à voile soutenus
par des piquets, et fumaient leur pipe avec toute la résignation du
fatalisme oriental; des chevaux étaient attachés à des pieux à la place
où avait été leur écurie; des pans de cloison et des bouts de planches
clouées reconstituaient le harem; un cawadji cuisinait son moka au
fourneau, seul reste de sa boutique, sur l’emplacement de laquelle se
tenaient accroupis, dans la cendre, tous ses fidèles clients; plus loin,
des boulangers écrémaient, avec des sébiles de bois, des tas de blé dont
la flamme avait grillé seulement la première couche; de pauvres diables
cherchaient sous les braises mal éteintes des clous et des ferrailles,
débris de leur fortune, mais sans avoir l’air autrement désolé. Je ne
vis pas à Kassim-Pacha ces groupes éperdus, ululants et désespérés,
qu’un événement pareil ferait se tordre, en France, sur les décombres
d’un village ou d’un quartier incendié; être brûlé, à Constantinople,
est une chose toute simple.

Je suivis jusqu’à la Corne-d’Or, tout près de l’Arsenal, le chemin tracé
par l’incendie. Il faisait une chaleur horrible, augmentée encore par
les émanations d’un sol calciné, chaud de la flamme à peine éteinte; je
marchais sur des charbons recouverts par une cendre perfide, à travers
des débris à demi consumés: planches, poutres, solives, fragments de
divans et de bahuts; tantôt sur des places grises, tantôt sur des places
noires, à travers des fumées rousses et des réverbérations de soleil à
cuire un œuf, puis je revins par une ruelle assez pittoresque, le long
d’un ruisseau encombré de savates et de fragments de poterie qui
fournirait, avec ses deux ponts branlants, de jolis motifs d’aquarelle à
Williams Wyld ou à Tesson.

J’avais vu l’incendie de jour; il ne me manquait plus que l’incendie de
nuit. Ce spectacle ne se fit pas attendre; un soir, une lueur pourprée,
que je ne saurais mieux comparer qu’aux rougeurs de l’aurore boréale,
teignit le ciel de l’autre côté de la Corne-d’Or; je prenais une glace
sur la promenade du petit Champ, et je descendis immédiatement pour
fréter un caïque et me transporter au lieu du sinistre, lorsqu’en
passant près de la tour de Galata, un de mes amis de Constantinople, qui
m’accompagnait, eut l’idée de monter à la tour d’où l’on découvre en
effet la rive opposée du port; un bacchich eut bientôt levé les
scrupules du gardien, et nous commençâmes à grimper dans l’obscurité,
tâtant le mur des mains, essayant chaque marche du pied, par un escalier
assez difficile, aux spirales interrompues de paliers et de portes. Nous
arrivâmes ainsi jusqu’à la lanterne, et, marchant sur les lames de
cuivre qui revêtent le sol, nous allâmes nous appuyer au rebord de
maçonnerie dont la tour est couronnée.

C’était le magasin des huiles et des suifs qui brûlait. Ces bâtiments
sont situés au bord de l’eau, qui, en reflétant les flammes, produisait
par la réverbération l’aspect d’un double incendie au milieu duquel les
maisons se dessinaient en silhouettes noires frappées comme à
l’emporte-pièce de trous lumineux. Des traînées de feu, brisées par
l’oscillation des vagues, s’allongeaient sur la Corne-d’Or, semblable à
ce moment à une vaste nappe de punch; les flammes s’élevaient à une
hauteur prodigieuse, rouges, bleues, jaunes, vertes, selon les matériaux
qu’elles dévoraient; quelquefois une phosphorescence plus vive, une
lueur plus incandescente éclatait dans l’embrasement général; des
milliers de flammèches volaient en l’air comme les pluies d’or et
d’argent d’une bombe d’artifice, et, malgré la distance, on entendait la
crépitation de l’incendie. Au-dessus de la flamme, se contournaient
d’énormes masses de fumée bleuâtres d’un côté et de l’autre roses comme
les nuages au couchant. La tour du Seraskier, Yeni-Djami, la Solimanieh,
la mosquée d’Achmet, celle de Selim, et plus haut, sur la crête de la
colline, les arcades de l’aqueduc de Valens brillaient illuminées de
reflets rougeâtres; les barques et les vaisseaux du port se découpaient
en ombres chinoises sur un fond écarlate; deux ou trois péniches
chauffées trop violemment prirent feu, et l’on put craindre un moment
une conflagration générale dans cet encombrement de navires; mais elles
s’éteignirent bientôt.

Malgré le vent froid qui nous glaçait à cette hauteur, car nous étions
assez légèrement vêtus, mon compagnon et moi, nous ne pouvions nous
arracher à ce spectacle désastreusement magnifique, qui nous faisait
comprendre et presque excuser, par sa beauté, Néron regardant brûler
Rome de sa tour du Palatin. C’était un flamboiement splendide, un feu
d’artifice à la centième puissance, avec des effets que la pyrotechnie
ne saura jamais atteindre; et, comme nous n’avions pas le remords de
l’avoir allumé, nous pouvions en jouir en artistes, tout en déplorant un
tel malheur.

A deux ou trois jours de là, Péra prit feu à son tour.--Le Tekké des
derviches tourneurs fut bientôt envahi par les flammes, et là je vis un
bel exemple du flegme oriental. Le chef des derviches fumait sa pipe sur
un tapis que l’on reculait de temps à autre à mesure que l’incendie
gagnait du terrain. Le petit bout de cimetière qui s’étend devant le
Tekké s’encombra rapidement de tous les objets, ustensiles, meubles et
marchandises des maisons menacées qu’on déménageait souvent par les
fenêtres pour aller plus vite: les faïences les plus grotesques
s’étalaient sur les tombes dans un pêle-mêle affreux et risible. La
population--presque toute chrétienne--du quartier ne manifestait pas la
même résignation que montrent les Turcs en pareille circonstance; les
femmes criaient ou pleuraient, assises sur leurs meubles entassés.

Les vociférations se croisaient de toutes parts, le désordre et le
tumulte étaient au comble. Enfin, on parvint à faire la part du feu, et,
du Tekké jusqu’au bas de la colline, il ne resta debout que les
cheminées. Dans les désastres les plus sérieux, il y a toujours quelques
détails burlesques: je vis un homme qui manqua se faire cuire pour
sauver des tuyaux de poêle; plus loin, un pauvre vieux et une pauvre
vieille, qui veillaient leur fils mort dans une maison embrasée, ne
voulaient pas abandonner le cher cadavre, et on fut obligé de les
emporter de force. C’était le côté touchant. Comme effet pittoresque, je
remarquai les cyprès du Jardin des Derviches qui se desséchaient,
jaunissaient et s’allumaient comme des chandeliers à sept branches.

Trois ou quatre nuits plus tard, Péra se ralluma par l’autre bout, vers
le grand Champ-des-Morts; une vingtaine de maisons de bois brûlèrent
comme des allumettes, lançant dans le ciel bleu de la nuit des gerbes
d’étincelles et de flammèches, malgré l’eau dont on les inondait. La
grande rue de Péra présentait l’aspect le plus sinistre; les compagnies
de saccas, leurs pompes sur l’épaule, la parcouraient au grand trot,
renversant tout sur leur passage, comme c’est leur privilége, car ils
ont ordre de ne se détourner pour qui que ce soit; des mouchirs à
cheval, suivis d’une escouade de valetaille farouche, courant à pied
derrière eux, comme la _Patrouille turque_ de Decamps, jetaient, à la
lueur des torches, des silhouettes étranges sur les murailles; les
chiens, foulés aux pieds, fuyaient par bandes en poussant des hurlements
plaintifs; des hommes et des femmes passaient, ployés sous des paquets;
des saïs traînaient par le licou des chevaux qui s’effaraient: c’était
terrible et beau. Heureusement, quelques maisons de pierre arrêtèrent la
marche de l’incendie.

Dans la même semaine, Psammathia,--un quartier grec de
Constantinople,--devint la proie des flammes; deux mille cinq cents
maisons brûlèrent. Puis Scutari s’alluma à son tour. A chaque instant le
ciel devenait rouge dans quelque coin, et la tour du Seraskier ne
faisait que hisser son panier et sa lanterne; on eût dit que le démon de
l’incendie secouait sa torche sur la ville.--Enfin, tout s’éteignit, et
les désastres s’oublièrent avec cette heureuse insouciance sans laquelle
l’espèce humaine ne saurait vivre.



XXII

SAINTE-SOPHIE.--LES MOSQUÉES


Il serait dangereux, pour un giaour, de pénétrer dans les mosquées
pendant le Ramadan, même avec un firman et sous la protection des cawas;
les prédications des imans excitent chez les fidèles un redoublement de
ferveur et de fanatisme; l’exaltation du jeûne échauffe les cervelles
vides, et la tolérance habituelle, amenée par les progrès de la
civilisation, pourrait facilement s’oublier dans ces moments-là.
J’attendis donc après le beïram pour faire cette visite obligatoire.

On commence ordinairement la tournée par Sainte-Sophie, le monument le
plus ancien et le plus considérable de Constantinople, qui, avant d’être
une mosquée, a été une église chrétienne dédiée, non à une sainte, comme
son nom pourrait le faire croire, mais à la sagesse divine «Agia
Sophia,» personnifiée par les Grecs, et, selon eux, mère des trois
vertus théologales.

Quand on la regarde de la place qui s’étend devant Baba-Hummayoun (porte
Auguste), le dos appuyé aux délicates ciselures et aux inscriptions
sculptées de la fontaine d’Achmet III, Sainte-Sophie présente un amas
incohérent de constructions difformes. Le plan primitif a disparu sous
une agrégation de bâtisses après coup qui oblitèrent les lignes
générales et les empêchent d’être aisément discernées.--Entre les
contre-forts élevés par Amurat III pour soutenir les murailles ébranlées
aux secousses des tremblements de terre, se sont accrochés, comme des
agarics dans les nervures d’un chêne, des tombeaux, des écoles, des
bains, des boutiques, des échoppes.

Au-dessus de ce tumulte s’élève, entre quatre minarets assez lourds, la
grande coupole appuyée sur des murs aux assises alternativement blanches
et roses, et entourée comme d’une tiare d’un cercle de fenêtres
treillissées à jour; les minarets n’ont pas l’élégante sveltesse des
minarets arabes; la coupole s’épate pesamment sur ce tas de masures
désordonnées, et le voyageur, dont l’imagination avait involontairement
travaillé à ce nom magique de Sainte-Sophie, qui fait penser au temple
d’Éphèse et à celui de Salomon, éprouve une déception qui heureusement
ne se continue pas quand il a pénétré dans l’intérieur. On doit dire, à
l’excuse des Turcs, que la plupart des monuments chrétiens sont aussi
misérablement obstrués, et que telle cathédrale célèbre et merveilleuse
a ses flancs tout rugueux d’excroissances de plâtre et de bouts de
planches, et que ses flèches ouvrées en dentelle jaillissent la plupart
du temps d’un chaos immonde de baraques.

Pour arriver à la porte de la mosquée, on suit une espèce de ruelle,
bordée de sycomores et de turbés, dont les pierres peintes et dorées
reluisent vaguement à travers les grilles, et l’on se trouve bientôt,
après quelques détours, en face d’une porte de bronze dont un des
battants garde encore l’empreinte d’une croix grecque. Cette porte
latérale donne accès dans un vestibule percé de neuf portes. On échange
ses chaussures contre des pantoufles, qu’il faut avoir soin de faire
apporter par son drogman, car pénétrer avec des bottes dans une mosquée
serait une inconvenance aussi grave que de garder son chapeau dans une
église catholique, et qui pourrait avoir des suites beaucoup plus
fâcheuses.

Au premier pas que je fis, j’éprouvai un mirage singulier, et il me
sembla que j’étais à Venise, débouchant de la piazza sous la nef de
Saint-Marc. Seulement les lignes s’étaient démesurément agrandies et
tout avait pris des dimensions colossales; les colonnes surgissaient
immenses du pavé recouvert de nattes; l’arc de la coupole s’évasait
comme la sphère des cieux: les pendentifs, dans lesquels les quatre
fleuves sacrés épanchent leurs flots de mosaïque, décrivaient des
courbes géantes, les tribunes s’étaient élargies de manière à contenir
un peuple: Saint-Marc, c’est Sainte-Sophie en miniature, une réduction
sur l’échelle d’un pouce pour pied de la basilique de Justinien. Rien
d’étonnant à cela, d’ailleurs: Venise, qu’une mer étroite sépare à peine
de la Grèce, vécut toujours dans la familiarité de l’Orient, et ses
architectes ont dû chercher à reproduire le type de l’Église qui passait
pour la plus belle et la plus riche de la chrétienté. Saint-Marc a été
commencé vers le dixième siècle, et ses constructeurs avaient pu voir
Sainte-Sophie dans toute son intégrité et sa splendeur, bien avant
qu’elle eût été profanée par Mahomet II, événement qui du reste n’arriva
qu’en 1453.

La Sainte-Sophie actuelle fut élevée sur les cendres du temple consacré
à la sagesse divine par Constantin le Grand, et consumé dans un incendie
à la suite des troubles entre les factions des verts et des bleus; son
antiquité a pour fondement une antiquité plus profonde encore. Anthemius
de Tralles et Isidore de Milet en tracèrent les plans, en dirigèrent la
construction. Pour enrichir la nouvelle église, on dépouilla les vieux
temples païens, et l’on fit supporter la coupole du Christ aux colonnes
du temple de la Diane d’Éphèse, noires encore de la torche d’Erostrate,
et aux piliers du temple du Soleil, à Palmyre, tout dorés des rayons de
leur astre; on prit aux ruines de Pergame deux urnes énormes de porphyre
dont les eaux lustrales devinrent les eaux du baptême, puis celles des
ablutions; on tapissa les murs de mosaïques d’or et de pierres
précieuses, et, lorsque tout fut fini, Justinien put s’écrier dans son
ravissement: Gloire à Dieu, qui m’a jugé digne d’achever un si grand
ouvrage; ô Salomon! je t’ai vaincu.

Quoique l’islamisme, ennemi des arts plastiques, l’ait dépouillée d’une
grande partie de ses ornements, Sainte-Sophie est encore un magnifique
temple. Les mosaïques à fond d’or, représentant des sujets bibliques,
comme celles de Saint-Marc, ont disparu sous une couche de badigeon. On
n’a conservé que les quatre gigantesques chérubins des pendentifs, dont
les six ailes multicolores palpitent à travers le scintillement des
cubes de cristal doré; encore a-t-on caché les têtes qui forment le
centre de ce tourbillon de plume sous une large rosace d’or, la
reproduction du visage humain étant en horreur aux musulmans. Au fond du
sanctuaire, sous la voûte du cul de four qui le termine, on aperçoit
confusément les lignes d’une figure colossale que la couche de chaux n’a
pu cacher tout à fait: c’est celle de la patronne de l’église, l’image
de la Sagesse divine, ou plus exactement de la sainte Sagesse, _Agia
Sophia_, et qui, sous ce voile à demi transparent, assiste impassible
aux cérémonies d’un culte étranger.

Les statues ont été enlevées.--L’autel, fait d’un métal inconnu,
résultant comme l’airain de Corinthe d’or, d’argent, de bronze, de fer
et de pierres précieuses en fusion, est remplacé par une dalle de marbre
rouge, indiquant la direction de la Mecque. Au-dessus pend un vieux
tapis tout usé, guenille poussiéreuse qui a pour les Turcs ce mérite
d’être un des quatre tapis sur lesquels Mahomet s’agenouillait pour
faire sa prière.

D’immenses disques verts, donnés par différents sultans, sont appendus
aux murailles et font reluire des surates du Koran ou des maximes
pieuses écrites en énormes lettres d’or.--Un cartouche de porphyre
contient les noms d’Allah, de Mahomet et des quatre premiers califes,
Abu-Bekr, Omar, Osman et Ali. La chaire (nimbar) où le khetib se place
pour réciter le Koran, est adossée à un des piliers qui supportent
l’abside. On parvient par un escalier assez roide côtoyé de deux
balustrades découpées à jour et d’un travail aussi précieux que celui de
la plus fine guipure. Le khetib n’y monte que le livre de la loi d’une
main et le sabre de l’autre, comme dans une mosquée conquise.

Des cordons, où pendent des houppes de soie et des œufs d’autruche,
descendent des voûtes jusqu’à dix ou douze pieds du sol, soutenant des
cercles de fils de fer, garnis de veilleuses, de manière à former
lustre. Des pupitres croisés en X, pareils à ceux dont nous nous servons
pour feuilleter les recueils de gravures, sont dispersés çà et là et
soutiennent les manuscrits du Koran; plusieurs sont ornés d’élégantes
nielles et de délicates incrustations de nacre, de cuivre et de
burgau.--Des nattes de jonc l’été, des tapis l’hiver, recouvrent le pavé
formé de dalles de marbre, dont les veines ajustées avec art semblent
couler, comme trois fleuves aux ondes figées, à travers l’édifice.--Ces
nattes présentent une particularité singulière: elles sont posées
obliquement et contrarient les lignes architecturales,--c’est comme un
plancher placé de travers et ne cadrant pas avec les murailles qui le
bordent. Cette bizarrerie s’explique: Sainte-Sophie n’était pas destinée
à devenir une mosquée, et par conséquent n’est pas régulièrement
orientée vers la Mecque.

On le voit, les mosquées ressemblent assez, à l’intérieur, aux églises
protestantes. L’art ne peut y déployer ses pompes et ses
magnificences.--Des inscriptions pieuses, une chaire, des pupitres, des
nattes pour s’agenouiller,--voilà tout l’ornement permis.--L’idée seule
de Dieu doit remplir son temple, et elle est assez grande pour
cela.--Cependant, je l’avoue, le luxe artiste du catholicisme me paraît
préférable, et le danger allégué d’idolâtrie n’est à craindre que pour
des peuples barbares incapables de séparer la forme du fond, l’image de
la pensée.

La coupole principale, un peu écrasée dans sa courbe, est entourée de
plusieurs demi-dômes comme celle de Saint-Marc, à Venise; elle est d’une
hauteur immense et devait étinceler comme un ciel d’or et de mosaïque
avant que la chaux musulmane eût éteint ses splendeurs. Telle qu’elle
est, elle m’a produit une impression plus vive que celle du dôme de
Saint-Pierre; l’architecture byzantine est à coup sûr la forme
nécessaire du catholicisme. L’architecture gothique même, quelle que
soit sa valeur religieuse, ne s’y approprie pas si exactement; malgré
ses dégradations de toute sorte, Sainte-Sophie l’emporte encore sur
toutes les églises chrétiennes que j’ai vues, et j’en ai visité
beaucoup.--Rien n’égale la majesté de ces dômes, de ces tribunes portant
sur des colonnes de jaspe, de porphyre, de vert antique aux chapiteaux
d’un corinthien bizarre, où des animaux, des chimères, des croix,
s’enlacent aux feuillages.--Le grand art de la Grèce, dégénéré, il est
vrai, s’y fait encore sentir; on comprend que lorsque le Christ est
entré dans ce temple, Jupiter venait d’en sortir.

Il y a quelques années, Sainte-Sophie menaçait ruine; les murailles
faisaient ventre, des fissures lézardaient les dômes, le pavé ondulait,
les colonnes, lasses de rester debout depuis si longtemps, chancelaient
comme des hommes ivres; rien n’était d’aplomb, tout l’édifice penchait
visiblement à droite; malgré les contre-forts d’Amurat,
l’église-mosquée, tassée par les siècles, secouée par les tremblements
de terre, semblait près de s’affaisser sur elle-même.--Un architecte
tessinois très-habile, M. Fossati, accepta la tâche difficile de
redresser et de raffermir l’antique monument, qu’il reprit en
sous-œuvre, portion par portion, avec une prudence et une activité
infatigables. Des bracelets d’airain cerclèrent les colonnes fendues,
des armatures de fer maintinrent les arcades qui s’effondraient, des
substructions solidifièrent les pans de murs fatigués; les fentes par où
s’infiltrait l’eau des pluies furent bouchées, toutes les pierres
effritées cédèrent la place à des pierres neuves; des masses de
maçonnerie, adroitement dissimulées, allégèrent du poids de la coupole
les piliers incapables de la soutenir, et, grâce à cette heureuse et
complète restauration, Sainte-Sophie put se promettre encore quelques
centaines d’années d’existence.

Pendant les travaux, M. Fossati a eu la curiosité de débarbouiller les
mosaïques primitives de la couche de chaux qui les empâte, et avant de
les recouvrir il les a copiées avec un soin pieux: il devrait bien faire
graver et publier ces dessins d’un si haut intérêt pour l’art et qu’une
occasion unique lui a permis de contempler.

Ces mosaïques sont celles de la coupole et des demi-dômes. Les autres,
qui garnissaient les parois inférieures, sont dégradées et peuvent être
considérées comme perdues. Les mollahs déracinent chaque jour avec leurs
couteaux les petits cubes de cristal revêtu d’une feuille d’or et les
vendent aux étrangers. J’en possède moi-même une demi-douzaine de
morceaux détachés en ma présence; quoique je ne sois pas de ces
touristes qui cassent le nez des statues pour emporter un souvenir des
monuments qu’ils visitent, je ne crus pas devoir tromper l’espoir d’un
léger bacchich que caressait l’honnête osmanli.

Du haut de ces tribunes, où l’on parvient par des rampes à pentes douces
comme celles qui serpentent dans l’intérieur de la Giralda et du
Campanile, on embrasse admirablement l’ensemble de la mosquée.--En ce
moment, quelques fidèles accroupis sur les nattes faisaient dévotement
leurs prosternations. Deux ou trois femmes enveloppées de leurs feredgés
se tenaient près d’une porte, et, la tête appuyée sur la base d’une
colonne, un hammal dormait de tout son cœur; un jour doux et tendre
tombait des fenêtres élevées, et je voyais dans l’hémicycle, en face du
nimbar, briller les grillages d’or de la tribune réservée au sultan.

Des espèces de plate-formes soutenues par des colonnes de marbre
précieux, garnies de garde-fous découpés à jour et faisant saillie sur
les lignes générales, s’avancent à chaque point d’intersection des nefs.
Dans les chapelles des bas-côtés, inutiles au culte musulman,
s’entassent des malles, des coffres et des paquets de toutes formes; car
les mosquées, en Orient, servent de lieu de dépôt; ceux qui voyagent ou
qui craignent d’être volés chez eux y mettent leurs richesses sous la
garde de Dieu, et il n’y a pas d’exemple qu’un aspre ou un para ait été
détourné; le vol se compliquerait alors du sacrilége; la poussière se
tamise sur des masses d’or et d’effets précieux à peine enveloppés d’une
toile grossière ou d’un lambeau de vieux cuir; l’araignée, si chère aux
musulmans pour avoir tissé sa toile à l’entrée de la grotte où s’était
réfugié Mahomet, tend paisiblement ses fils sur des serrures que
personne ne touche.

Autour de la mosquée se groupent des imarets (hospices), des médressés
(colléges), des bains, des cuisines pour les pauvres, car toute la vie
musulmane gravite autour de la maison de Dieu; les gens sans asile y
dorment sous les arcades, où jamais police ne les dérange, ils sont les
hôtes d’Allah; les fidèles y prient, les femmes y rêvent, les malades
s’y font porter pour guérir ou pour mourir. En Orient, la vie réelle ne
se sépare pas de la religion.

J’ai vainement cherché à Sainte-Sophie la trace de la main sanglante que
Mahomet II, pénétrant à cheval dans ce sanctuaire, appuya contre le mur
en signe de prise de possession, alors que les femmes et les vierges
éperdues s’étaient réfugiées vers l’autel, comptant, pour être sauvées,
sur un miracle qui ne se fit pas. Cette rouge empreinte est-elle un fait
historique ou tout simplement une légende?

Puisque je viens de prononcer le mot de légende, je vais en raconter une
qui a cours dans Constantinople, et à laquelle les événements du jour
donneront le mérite de l’à-propos. Lorsque les portes de Sainte-Sophie
s’ouvrirent sous la pression des hordes barbares qui assiégeaient la
ville de Constantin, un prêtre était à l’autel en train de dire la
messe. Au bruit que firent sur les dalles de Justinien les sabots des
chevaux tartares, aux hurlements de la soldatesque, au cri d’épouvante
des fidèles, le prêtre interrompit le saint sacrifice, prit avec lui les
vases sacrés et se dirigea vers une des nefs latérales d’un pas
impassible et solennel. Les soldats brandissant leurs cimeterres
allaient l’atteindre, lorsqu’il disparut dans un mur qui s’ouvrit et se
referma; on crut d’abord à quelque issue secrète, une porte masquée;
mais non: le mur sondé était solide, compacte, impénétrable. Le prêtre
avait passé à travers un massif de maçonnerie.

Quelquefois, dit-on, l’on entend sortir de l’épaisseur de la muraille de
vagues psalmodies.--C’est le prêtre toujours vivant, comme Barberousse
du fond de sa caverne de Kyefhausen, qui marmotte en dormant les
liturgies interrompues. Quand Sainte-Sophie sera rendue au culte
chrétien, la muraille s’ouvrira d’elle-même, et le prêtre, sortant de sa
retraite, viendra achever à l’autel la messe commencée il y a quatre
cents ans.

Par la question d’Orient qui court, la légende, quelque invraisemblable
qu’elle soit, pourrait fort bien se réaliser. 1853 verra-t-il le prêtre
de 1453 traverser la nef de Sainte-Sophie et monter d’un pas de fantôme
les degrés de l’autel de Justinien?

En sortant de Sainte-Sophie, je visitai quelques mosquées. Celle du
sultan Achmet, située près de l’Atmeïdan, est une des plus remarquables;
elle offre cette particularité d’avoir six minarets, ce qui lui a fait
donner en turc le nom d’Alty-Minareli-Djami. Je mentionne cette
circonstance, parce qu’elle donna lieu, pendant la construction de
l’édifice, à un débat entre le sultan et l’iman de la Mecque.--L’iman
criait à l’impiété, à l’orgueil sacrilége, aucun temple de l’islam ne
devant égaler en splendeur la sainte Kaaba, flanquée du même nombre de
minarets. Les travaux furent interrompus, et la mosquée risquait de
n’être jamais finie, lorsque le sultan Achmet, en homme d’esprit, trouva
un subterfuge ingénieux pour fermer la bouche au fanatique iman: il fit
élever un septième minaret à la Kaaba.

La mosquée d’Achmet coûta des sommes folles, et l’on calcula que chaque
dragme de pierre y revint à trois aspres.--Quel que soit le total du
devis, elle vaut ce qu’elle a coûté. Sa haute coupole s’arrondit
majestueusement au milieu de plusieurs demi-dômes, entre ses six
glorieux minarets cerclés de balcons ouvrés comme des bracelets. Elle
est précédée d’une cour entourée de colonnes à chapiteaux noirs et
blancs, à base de bronze, supportant des arcades qui forment un
quadruple cloître ou portique, si le mot cloître sonne étrangement dans
la description d’une mosquée. Au milieu de la cour s’élève une fontaine
très-ornée, très-fleurie, très-compliquée d’arabesques, de rinceaux,
d’entrelacs, et couverte d’une cage de treillis dorés, sans doute pour
protéger la pureté des eaux destinées aux ablutions.

Le style de toute cette architecture est noble, pur, et rappelle les
belles époques de l’art arabe, quoique la construction ne remonte pas
plus loin que le commencement du dix-septième siècle. Une porte de
bronze, où l’on arrive par deux ou trois marches, donne accès dans
l’intérieur de la mosquée. Ce qui vous frappe d’abord, ce sont les
quatre piliers énormes, ou plutôt les quatre tours cannelées qui portent
le poids de la coupole principale. Ces piliers, à chapiteaux taillés en
stalactites, sont entourés à mi-hauteur d’une bande plane couverte
d’inscriptions en lettres turques; ils ont un caractère de majesté
robuste et de puissance indestructible d’un effet saisissant.

Les versets du Koran circulent aussi autour des coupoles et des dômes,
le long des corniches; motif d’ornementation imité de l’Alhambra, et
auquel se prête admirablement l’écriture arabe avec ses caractères qui
ressemblent à des dessins de châles de Cachemire. Des claveaux
alternativement blancs et noirs bordent les voussures des arcades; le
mirahb, qui désigne l’orientation de la Mecque, et où repose le livre
saint, est incrusté de lapis-lazuli, d’agate, de jaspe: il s’y trouve
même, dit-on, enchâssé, un fragment de la pierre noire de la Kaaba,
relique aussi précieuse pour les musulmans qu’un morceau de la vraie
croix pour les chrétiens; c’est dans cette mosquée que l’on conserve
l’étendard du prophète, qui ne se déploie, comme l’oriflamme sous la
vieille monarchie française, qu’aux occasions solennelles et suprêmes.
Mahmoud le fit déployer lorsque, entouré des imans, il annonça au peuple
prosterné la sentence d’extermination des janissaires.

--Un nimbar coiffé de son abat-voix conique; des mastachés ou
plate-formes soutenues de colonnettes d’où les muezlims appellent les
croyants à la prière; des lustres garnis de boules de cristal et d’œufs
d’autruche, complètent la décoration, qui est la même pour toutes les
mosquées;--comme à Sainte-Sophie, sous les voûtes des bas-côtés
s’entassent des coffres, des malles, des paquets, dépôts placés là sous
la sauvegarde divine par la piété musulmane.

Près de la mosquée est le turbé ou tombeau d’Achmet, le glorieux
padischa qui dort dans sa chapelle funèbre, sous son cercueil en dos
d’âne couvert des plus précieuses étoffes de la perse et de l’Inde,
ayant à sa tête son turban à l’aigrette de pierreries, à ses pieds deux
énormes cierges gros comme des mâts de navire.--Une trentaine de
cercueils de moindre dimension l’entourent: ce sont ceux de ses enfants
et de ses femmes favorites, qui l’accompagnent dans la mort comme dans
la vie.--Au fond d’une armoire étincellent ses sabres, ses kandjars, ses
armes constellées de diamants, de saphirs et de rubis.

Cette description me dispense d’entrer dans de grands détails sur la
mosquée du sultan Bayezid, qui n’en diffère que par de légères
particularités d’architecture plus faciles à faire comprendre au crayon
qu’à la plume. On y remarque, à l’intérieur, de belles colonnes de jaspe
et de porphyre africain;--au-dessus du cloître qui l’accompagne
voltigent perpétuellement des essaims de pigeons aussi familiers que
ceux de la place Saint-Marc.--Un bon vieux Turc se tient sous les
arcades avec des sacs de vesce ou de millet. On lui en achète une
mesure, que l’on sème par poignées; alors, des minarets, des dômes, des
corniches, des chapiteaux s’abattent, par tourbillons diaprés, des
milliers de colombes, qui se précipitent sous vos pieds, qui descendent
sur vos épaules et vous fouettent la figure du vent de leurs ailes; on
se trouve subitement le centre d’une trombe emplumée. Au bout de
quelques minutes, il ne reste plus un seul grain de mil sur les dalles,
et l’essaim repu regagne ses gîtes aériens, attendant une autre bonne
aubaine. Ces pigeons viennent de deux ramiers que le sultan Bayezid
acheta jadis à une pauvresse qui implorait sa charité, et dont il fit
don à la mosquée.--Ils ont prodigieusement pullulé.

Selon l’habitude des fondateurs de mosquées, Bayezid a son turbé près de
celle à qui il a donné son nom. Il dort là, couvert d’un tapis d’or et
d’argent, ayant sous la tête, par un trait digne de l’humilité
chrétienne, une brique pétrie avec la poussière recueillie sur ses
habits et ses chaussures, car il y a dans le Koran un verset ainsi
conçu: «Celui qui s’est souillé de poussière dans les sentiers d’Allah
n’a pas à redouter les feux de l’enfer.»

Nous ne pousserons pas plus loin cette revue des Mosquées, qui se
ressemblent toutes, à de légères différences près. Nous mentionnerons
seulement la Solimanieh, une des plus parfaites comme architecture, et
près de laquelle se trouve un turbé où repose, à côté de Soliman Ier, le
corps de la célèbre Roxelane, sous un cercueil recouvert de
cachemires.--Non loin de cette mosquée gît un sarcophage de porphyre,
qu’on dit être celui de Constantin.



XXIII

LE SÉRAIL


Lorsque le sultan habite un de ses palais d’été, il est loisible, au
moyen d’un firman, de visiter l’intérieur du sérail. Sur ce mot sérail,
n’allez pas rêver du paradis de Mahomet.--Le sérail est un mot générique
qui veut dire palais, et il est parfaitement distinct du harem,
habitation des femmes, asile mystérieux où nul profane ne pénètre, même
quand les houris sont absentes.--On se réunit ordinairement une dizaine
de personnes pour accomplir cette tournée, qui nécessite de nombreux
bacchichs dont le total ne peut guère être moindre de cent cinquante à
deux cents francs; un drogman commun vous précède et règle avec les
gardiens des portes tous ces détails ennuyeux; il vous vole assurément;
mais, comme on ne sait pas le turc, il faut bien en passer par là. On
doit avoir soin d’apporter avec soi des pantoufles; car si, en France,
on ôte son chapeau en entrant dans un endroit respectable, en Turquie on
ôte ses souliers, ce qui est peut-être plus rationnel,--car on doit
laisser au seuil la poussière de ses pieds.

Le sérail ou seraï, comme disent les Turcs, occupe de ses bâtiments
irréguliers ce terrain triangulaire que lavent d’un côté les flots de la
mer de Marmara, et de l’autre ceux de la Corne-d’Or. Une muraille
crénelée circonscrit l’enceinte, qui couvre une vaste étendue. Une berge
dallée de quelques pieds de large règne sur les deux faces qui regardent
la mer. Le courant extérieur se précipite avec une impétuosité
extraordinaire;--les eaux bleues bouillonnent comme si elles se
gonflaient sur une chaudière, et font danser au soleil des millions de
folles paillettes; elles sont, du reste, d’une transparence singulière,
et laissent apercevoir le fond de roches vertes ou de sable blanc à
travers un tumulte de rayons brisés. Les barques ne peuvent remonter ces
rapides qu’au cordeau.

Au-dessus des murailles généralement dégradées et mélangées de blocs
venant de constructions antiques démolies, s’aperçoivent des bâtiments
aux fenêtres grillagées très-menu, des kiosques d’un goût chinois ou
rococo, des pointes de cyprès et des touffes de platanes. Sur le tout
pèse un air de solitude et d’abandon; on ne croirait pas que derrière
cette enceinte morne vit le glorieux calife, le tout-puissant souverain
de l’Islam.

On entre dans le sérail par une porte d’architecture très-simple, gardée
par quelques soldats. Sous cette porte, dans de magnifiques armoires
d’acajou garnies de râteliers, sont déposés des fusils rangés avec un
ordre parfait. La porte franchie, notre petite bande, précédée d’un
officier du palais, d’un cawas et du drogman, traversa une sorte de
jardin vague et montueux, planté d’énormes cyprès,--un cimetière moins
les tombes,--et arriva bientôt à l’entrée des appartements.

Sur l’invitation du drogman, chacun se chaussa de ses pantoufles, et
nous commençâmes à gravir un escalier de bois qui n’avait rien de
monumental. Dans les pays du nord, où l’on se fait, d’après les contes
arabes, une idée exagérée de la magnificence orientale, les esprits les
plus froids ne peuvent s’empêcher d’élever en imagination des
architectures féeriques avec des colonnes de lapis-lazuli, des
chapiteaux d’or, des feuillages d’émeraudes et de rubis, des fontaines
de cristal de roche où grésillent des jets de vif-argent. On confond le
style turc avec le style arabe, qui n’ont pas le moindre rapport, et
l’on rêve des alhambras là où il n’y a, en réalité, que des kiosques
bien aérés et des chambres d’une ornementation très-simple.

La première salle qu’on nous ouvrit affecte une forme circulaire; elle
est percée de nombreuses fenêtres à treillis; tout autour règne un
divan, les murs et le plafond sont ornés de dorures où serpentent des
arabesques noires; des rideaux noirs et une pente découpée en lambrequin
suivant la corniche complètent la décoration. Une natte de sparterie
très-fine, qui, sans doute, est remplacée l’hiver par de moelleux tapis
de Smyrne, recouvre le plancher. La seconde salle est peinte de
grisailles en détrempe à la manière italienne. La troisième a pour
décorations des paysages, des glaces, des draperies bleues et une
pendule au cadran radié. Sur les murs de la quatrième courent des
sentences tracées de la main de Mahmoud, qui était un habile
calligraphe, et, comme tous les Orientaux, tirait vanité de ce talent,
vanité concevable, car cette écriture, compliquée par ses courbes, ses
ligatures et ses enlacements, se rapproche beaucoup du dessin.--Après
les avoir traversées, on arrive à une chambre plus petite.

Deux cadres au pastel, de Michel Bouquet, sont les deux seuls objets
d’art qui attirent l’œil dans ces pièces où règne la sévère nudité de
l’islam: l’un représente le _Port de Bucharest_, l’autre, une _Vue de
Constantinople_ prise de la tour de la Jeune-Fille, sans personnages,
bien entendu. Une pendule à tableau mécanique, représentant la pointe du
Sérail, avec des caïques et des vaisseaux qu’un rouage fait rouler et
tanguer, excite l’admiration des Turcs débonnaires et le sourire des
giaours, car une telle pendule serait mieux à sa place dans la salle à
manger d’un épicier enrichi que dans le mystérieux séjour du
padischa.--La même pièce, comme pour faire compensation, renferme une
armoire dont les rideaux écartés laissent étinceler, avec des
phosphorescences d’or et de pierreries, le véritable luxe de l’Orient.

C’est un trésor qui n’a rien à envier à celui de la tour de Londres: il
est d’usage que chaque sultan lègue à cette collection un objet qui lui
ait particulièrement servi. La plupart ont donné des armes: ce ne sont
que kandjars aux manches rugueux de diamants et de rubis, que damas aux
fourreaux d’argent bosselés de reliefs, aux lames bleuâtres ramagées
d’inscriptions arabes en lettres d’or, que masses d’armes richement
niellées, que pistolets dont les crosses disparaissent sous des fouillis
de perles, de coraux et de pierres précieuses; le sultan Mahmoud, en sa
qualité de poëte et de calligraphe, a fait don de son écritoire, monceau
d’or couvert de diamants. Par une sorte de coquetterie civilisée, il a
voulu mêler la pensée à tous ces instruments de la force brutale et
montrer que le cerveau avait sa puissance comme le bras. Dans ce
cabinet, on remarque une curieuse cheminée turque faite en gâteau
d’abeilles, comme les stalactites qui pendent des plafonds de
l’Alhambra.

Au delà règne une galerie où les odalisques jouent et prennent de
l’exercice sous la surveillance des eunuques, qui font auprès d’elles à
peu près l’office des pions dans les cours de récréation des colléges.
Mais un lieu si sacré est interdit aux profanes, même lorsque les
oiseaux sont envolés de la cage.--Un peu plus loin s’arrondissent les
coupoles constellées de grosses verrues de cristal qui recouvrent les
bains décorés de colonnes d’albâtre et d’applications de marbre, qu’il
fallut se contenter d’admirer par dehors.

Nous reprîmes nos chaussures à la porte par laquelle nous étions entrés,
et nous continuâmes notre visite.--On longe d’abord un jardin rempli de
fleurs, encadré dans des compartiments de bois, à l’ancienne mode
française; puis on traverse les cours entourées d’espèces de cloîtres à
arcades moresques, où sont les logements et les classes des icoglans, ou
pages du sérail, et l’on arrive à un kiosque ou pavillon renfermant la
bibliothèque; on y monte par une espèce de perron à rampe de marbre
délicatement fenestrée.

La porte de cette bibliothèque est une merveille. Jamais le génie arabe
n’a tracé sur le bronze un plus prodigieux lacis de lignes, d’angles,
d’étoiles, se mêlant, se compliquant, s’enchevêtrant dans un dédale
mathématique. Le daguerréotype seul pourrait retracer cette féerique
ornementation. Le dessinateur qui voudrait imiter consciencieusement
avec sa mine de plomb ces inextricables méandres deviendrait fou après
ce travail de toute une vie.

A l’intérieur, sont rangés dans des casiers de cèdre des manuscrits
arabes, la tranche tournée vers le spectateur, disposition particulière
que j’avais remarquée déjà à la bibliothèque de l’Escurial, et que les
Espagnols ont sans doute empruntée aux Mores.

Là on nous fit voir sur un grand rouleau de parchemin une espèce d’arbre
généalogique, supportant dans des médaillons ovales les portraits de
tous les sultans, exécutés en miniature gouachée. Ces portraits sont,
dit-on, authentiques, chose difficile à croire. Ils représentent des
têtes pâles à barbe noire, d’un type assez uniforme, et le costume est
celui des Turcs de Molière et de Racine, plus exacts en cela qu’on ne
pense.

La bibliothèque visitée, on nous introduisit dans un kiosque de style
arabe, précédé d’un perron à rampes de marbre où reluisait avec tout son
éclat l’ancienne magnificence orientale, dont, comme on a pu le voir,
les appartements déjà parcourus n’offrent aucune trace.

La plus grande partie de la pièce est occupée par un trône en forme de
divan ou de lit, avec un baldaquin soutenu par des colonnettes hexagones
de cuivre doré semées de grenats, de turquoises, d’améthystes, de
topazes, d’émeraudes et autres pierres à l’état de cabochons, car
autrefois les Turcs ne taillaient pas les pierreries; des queues de
cheval pendent aux quatre coins de grosses boules d’or surmontées de
croissants. Rien n’est plus riche, plus élégant et plus royal que ce
trône vraiment fait pour asseoir des califes.

Les barbares seuls ont le secret de ces orfévreries merveilleuses, et le
sens de l’ornement semble se perdre, on ne sait pourquoi, à mesure que
la civilisation se perfectionne. Sans tomber dans les manies
d’antiquaire, il faut avouer que plus une architecture, une joaillerie,
une arme, datent d’une époque reculée, plus le goût en est parfait et le
travail exquis: préoccupé de la pensée, le monde moderne n’a plus la
notion juste de la forme.

Quelques paillettes de lumière tombant d’une fenêtre entr’ouverte
faisaient étinceler les ciselures et jeter des feux aux pierreries. Des
carreaux de faïence arabe dessinaient des symétries et miroitaient au
bas des murs, comme dans les salles de l’Alhambra, à Grenade; au plafond
s’entrecroisaient des baguettes de vermeil curieusement ciselées,
formant des caissons et des rosaces.--Dans un coin, à travers l’ombre,
brillait une bizarre cheminée turque faite en forme de niche et destinée
à recevoir un brasero; une espèce de petit dôme conique à sept pans, en
cuivre, découpé, fenestré comme une truelle à poissons, niellé des plus
élégants dessins de l’art arabe, lui sert de manteau. Certaines châsses
gothiques peuvent seules donner l’idée de ce charmant travail.

En face du divan s’ouvre une fenêtre ou plutôt une lucarne garnie d’une
épaisse grille à barreaux dorés. C’est en dehors de cette espèce de
guichet qu’autrefois se tenaient les ambassadeurs, dont les phrases
étaient transmises par des intermédiaires au padischa, accroupi, dans
une immobilité d’idole, sous son dais de vermeil et de pierreries, entre
ses deux turbans symboliques. A peine pouvaient-ils voir, à travers le
réseau d’or, briller, comme des étoiles au fond de l’ombre, les
prunelles fixes du magnifique sultan; mais c’était bien assez pour des
giaours: l’ombre de Dieu ne devait pas se découvrir davantage à des
chiens de chrétiens.

L’extérieur n’est pas moins remarquable. Un grand toit à saillie
fortement projetée coiffe l’édifice, des colonnes de marbre soutiennent
des arcades à nervures et des rosaces; une dalle de vert antique,
historiée d’une inscription arabe, forme le seuil de la porte, dont le
linteau est très-bas: disposition architecturale prise, dit-on, pour
faire baisser la tête aux vassaux et aux tributaires récalcitrants admis
en présence du Grand Seigneur, escobarderie d’étiquette assez
jésuitique, et qu’éluda bouffonnement un envoyé de Perse, en entrant à
reculons, comme on fait dans les gondoles de Venise.

Dans la description du Beïram, j’ai parlé assez longuement du portique
sous lequel a lieu cette cérémonie, pour ne pas avoir à y revenir, et je
continuerai ma promenade un peu au hasard, mentionnant les choses comme
elles se présentent. Il serait difficile de rendre compte avec
régularité de bâtiments d’époque et de style divers, élevés sans plan
préconçu, suivant les caprices et les nécessités du moment, séparés par
des espaces vagues, ombragés çà et là de cyprès, de sycomores et de
vieux platanes d’une dimension monstrueuse.

Du milieu d’une touffe d’arbres se dresse une colonne cannelée à
chapiteau corinthien, qui produit un charmant effet et qu’on désigne
sous le nom de Théodose, attribution dont je ne suis pas assez savant
pour discuter la valeur.--Je la cite parce que le nombre des ruines
byzantines est très-restreint à Constantinople.--La ville antique a
disparu sans presque laisser de traces; les riches palais de la dynastie
grecque, des Paléologues et des Comnènes, se sont évanouis; leurs
colonnes de marbre et de porphyre ont servi à la construction des
mosquées, et leurs fondations, recouvertes par les frêles baraques
musulmanes, se sont oblitérées peu à peu sous la cendre des incendies;
quelquefois on retrouve, amalgamé dans un mur, un chapiteau, un fragment
de torse brisé, mais rien qui ait conservé sa forme primitive; il faut
fouiller le sol pour amener à la surface quelques débris de la Byzance
ancienne.

Particularité notable, et qui marque un progrès: l’on a rassemblé dans
la cour qui précède l’antique église de Saint-Iréné, transformée en
arsenal, et qui fait partie des dépendances du sérail, divers objets
antiques: têtes, torses, bas-reliefs, inscriptions, tombeaux, rudiment
d’un musée byzantin, qui pourrait devenir curieux par l’addition des
trouvailles journalières. Près de l’église, deux ou trois sarcophages de
porphyre, semés de croix grecques, et qui ont dû contenir des corps
d’empereurs et d’impératrices, privés de leurs couvercles brisés,
s’emplissent de l’eau du ciel, et les oiseaux y viennent boire en
poussant de petits cris joyeux.

L’intérieur de Saint-Iréné est tapissé de fusils, de sabres, de
pistolets de modèle moderne, arrangés avec une symétrie militaire que ne
désavouerait pas notre Musée d’artillerie; mais cette étincelante
décoration, qui charme beaucoup les Turcs, et dont ils sont très-fiers,
n’a rien qui étonne un voyageur européen.--Une collection qui offre un
bien autre intérêt, c’est celle des armes historiques conservées dans
une tribune métamorphosée en galerie, au fond de l’abside.

Là, on nous fit voir le sabre de Mahomet II, une lame droite où court,
sur un fond de damas bleuâtre, une inscription arabe en lettres d’or; un
brassard niellé d’or et constellé de deux disques de pierreries, ayant
appartenu à Tamerlan; une épée de fer ébréchée, à poignée en
croix,--l’épée de Scanderbeg, le héros athlétique. Des vitrines laissent
voir les clefs des villes conquises, clefs symboliques, ouvragées comme
des bijoux, damasquinées d’or et d’argent.

Sous le vestibule sont entassées les timbales et les marmites des
janissaires,--ces marmites qui, en se renversant, faisaient trembler et
pâlir le sultan au fond de son harem;--des faisceaux de vieilles
hallebardes, des caisses d’armes, d’anciens canons, des coulevrines de
forme singulière, rappellent la stratégie turque avant les réformes de
Mahmoud, utiles, sans doute, mais regrettables au point de vue
pittoresque.

Les écuries, sur lesquelles je jetai un coup d’œil en passant, n’ont
rien de particulier, et ne renfermaient, pour le moment, que des bêtes
assez ordinaires, le sultan se faisant suivre par ses montures
favorites.--Les Turcs n’ont pas, du reste, comme les Arabes, la folie
des chevaux, bien qu’ils les aiment et en possèdent de remarquables.

Voilà à peu près tout ce qu’un étranger peut voir dans le sérail.--Nul
regard profane ne souille les asiles mystérieux, les kiosques secrets,
les retraites intimes;--le sérail, comme toute maison musulmane, a son
selamlick, mais pour le harem sont réservés tous les raffinements d’un
luxe voluptueux, les divans de cachemire, les tapis de Perse, les vases
de Chine, les cassolettes d’or, les cabinets de laque, les tables de
nacre, les plafonds de cèdre à caissons peints et dorés, les fontaines à
vasque de marbre, les colonnes de jaspe; la maison des hommes n’est, en
quelque sorte, que le vestibule de la maison des femmes, un corps de
garde interposé entre la vie extérieure et la vie intérieure.

Je regrettai fort de ne pouvoir pénétrer dans une merveilleuse salle de
bains, vrai rêve oriental réalisé dont mon ami Maxime Ducamp a fait une
splendide description; mais, cette fois, le gardien se montra plus
revêche, ou peut-être d’autres ordres avaient été donnés.--Si les houris
prennent des bains de vapeur au paradis, ce doit être dans un bain
pareil à celui-là, bijou d’architecture musulmane.

Assez las de cette promenade, pendant laquelle je m’étais chaussé et
déchaussé six ou huit fois, je sortis du sérail par la porte Auguste
(Bab-Hummayoun) et j’allai m’asseoir, abandonnant mes compagnons, sur le
banc extérieur d’un petit café, d’où, tout en mangeant des raisins de
Scutari, je contemplai cette porte monumentale surmontée d’un corps de
logis avec sa haute arcade moresque, ses quatre colonnes, son cartouche
de marbre portant une inscription en lettres d’or et ses deux niches où
l’on exposait les têtes coupées. Entre autres, celle d’Ali-Tépéléni,
pacha de Janina, y figura sur un plat d’argent.

Je regardais aussi en détail la délicieuse fontaine d’Achmet III, sur
laquelle j’avais jeté un coup d’œil en allant à Sainte-Sophie.--C’est,
avec la fontaine de Top’Hané, la plus remarquable de Constantinople, où
il y en a tant et de si jolies.--Rien n’est comparable, pour l’élégance,
à ce toit retroussé comme un bout de soulier turc, tout brodé de
sculptures en filigrane, mammelonné de clochetons capricieux: à ces pans
de dentelles à jour, à ces niches en stalactites, à ces arabesques
encadrant des pièces de vers composées par le sultan-poëte; à ces
colonnettes aux chapiteaux fantasques, à ces rosaces gracieusement
étoilées, à ces corniches feuillées et flétries, à ce charmant fouillis
d’ornementation, heureux mélange de l’art arabe et de l’art turc.--Je
m’arrête, car, malgré le précepte de Boileau, je sens que je me
laisserais emporter trop loin par le _fleuron_ et l’_astragale_.



XXIV

LE PALAIS DU BOSPHORE.--SULTAN MAHMOUD.--LE DERVICHE


Quand on se promène en caïque sur le Bosphore et qu’on a dépassé la Tour
de Léandre, on aperçoit en face de Scutari un immense palais en
construction qui baigne ses pieds blancs dans l’eau bleue et rapide. Il
existe en Orient une superstition soigneusement entretenue par les
architectes, c’est qu’on ne meurt pas tant que la demeure qu’on se fait
construire n’est pas achevée; aussi les sultans ont-ils toujours soin
d’avoir quelque palais en train.

Chose rare chez les Turcs, qui consacrent les matériaux solides et
précieux à la maison de Dieu, et n’élèvent pour l’habitation transitoire
de l’homme que des kiosques de bois aussi peu durables que lui, ce
palais est tout en marbre et fait pour l’éternité.--Il se compose d’un
grand corps de bâtiment et de deux ailes. Dire à quel ordre
d’architecture il appartient serait difficile; il n’est ni grec, ni
romain, ni gothique, ni renaissance, ni sarrasin, ni arabe, ni turc, il
se rapproche de ce genre que les Espagnols nomment _plateresco_, et qui
fait ressembler la façade d’un monument à une grande pièce d’orfévrerie
pour le luxe compliqué des ornements et la folle recherche des détails.

Les fenêtres avec leurs balcons à jour, leurs colonnettes rubanées,
leurs trèfles à nervures, leurs encadrements à festons, leurs entre-deux
fouillés de sculptures et d’arabesques, rappellent le style lombard et
font songer aux anciens palais de Venise,--seulement il y a du palais
Dario ou Cà-d’Oro au palais du sultan la même différence comme
proportion que du Grand Canal au Bosphore.

Cette énorme construction en marbre de Marmara, d’un blanc bleuâtre que
l’éclat criard de la nouveauté fait paraître un peu froid, produit un
effet fort majestueux entre l’azur du ciel et l’azur de la mer; elle en
produira un meilleur lorsque le chaud soleil de l’Asie l’aura doré de
ses rayons, qu’elle reçoit directement et de première main. Vignole sans
doute ne se reconnaîtrait pas dans cette façade hybride où les styles de
tous les temps et de tous les pays forment un ordre composite qu’il
n’avait pas prévu. Mais on ne peut nier que cette multitude de fleurs,
de rinceaux, de rosaces, ciselés comme des bijoux dans une matière
précieuse, n’ait un aspect touffu, compliqué, fastueux et réjouissant à
l’œil. C’est le palais que pourrait construire un ornemaniste qui ne
serait pas architecte, et n’épargnerait ni la main-d’œuvre, ni le temps,
ni la dépense. Tel qu’il est, je le préfère à ces maussades
reproductions classiques si bêtes, si plates, si froides, si ennuyeuses,
comme en font les savants et les réguliers, et j’aime mieux ces vives
frondaisons ornementales, s’enlaçant avec une élégance fantasque, qu’un
fronton triangulaire ou une attique horizontale s’appuyant sur six ou
huit colonnes efflanquées.--Cette ignorance naïve, déployée sur une
échelle gigantesque, a son charme; il est probable que les hardis
constructeurs de nos cathédrales n’en savaient pas davantage, et leurs
œuvres n’en sont pas moins admirables pour cela.

Le long de ce palais règne un terre-plein bordé, du côté du Bosphore, de
piliers monumentaux reliés entre eux par des grilles d’une serrurerie
ouvragée et charmante où le fer se courbe en mille arabesques fleuries,
déliées comme les traits qu’une plume hardie tracerait à main levée sur
le vélin.--Ces grilles dorées forment une balustrade d’une richesse
extrême.

Les deux ailes, construites à une autre époque, sont beaucoup trop
basses pour le corps de logis principal, avec lequel elles n’ont
d’ailleurs aucun rapport de style ni de forme. Figurez-vous une double
rangée d’Odéons et de Chambres des Députés en miniature se suivant dans
une alternance ennuyeuse et présentant aux yeux une file de petites
colonnes menues qui semblent de bois quoiqu’elles soient de marbre.

En passant et repassant devant ce palais, le désir de le visiter m’était
venu bien des fois.--En Italie, rien n’eût été plus simple; mais faire
aborder son caïque à un débarcadère impérial serait en Turquie
une action de conséquence et qui pourrait avoir des suites
fâcheuses.--Heureusement, un intermédiaire amical me mit en rapport avec
l’architecte, M. Balyan, un jeune Arménien de beaucoup d’esprit, et qui
parlait français.

M. Balyan eut la bonté de me prendre dans sa barque à trois paires de
rames, et me fit entrer d’abord dans un ancien kiosque, débris du palais
précédent, où l’on nous apporta des pipes, du café et des sorbets à la
rose; puis il me conduisit lui-même à travers les appartements avec une
obligeance et une politesse parfaites, dont je le remercie à cette
place, en espérant que peut-être un jour ces lignes passeront sous ses
yeux.

L’intérieur n’était pas tout à fait achevé encore, mais cependant l’on
pouvait déjà juger de la splendeur future de l’ensemble. Les idées
religieuses des Turcs retranchent de l’ornementation une foule de motifs
heureux et restreignent considérablement la fantaisie de l’artiste, qui
doit s’abstenir avec soin de mêler à ses arabesques la représentation
d’aucun être animé:--ainsi, pas de statues, pas de bas-relief, pas de
mascarons, pas de chimères, pas de griffons, pas de dauphins, pas
d’oiseaux, pas de sphinx, pas de guivres, pas de papillons, pas de
figurines moitié femme moitié fleur, pas de monstres héraldiques, aucune
de ces créations bizarres qui forment la zoologie fabuleuse de
l’ornement, et dont Raphaël a tiré un parti si merveilleux dans les
galeries du Vatican.

Le style arabe, avec ses décompositions et ses brisures de lignes, ses
guipures de stuc, frappées à l’emporte-pièce, ses plafonds en
stalactites, ses niches en ruches d’abeilles, ses marbres troués à jour
comme des couvercles de cassolette, ses légendes en coufique fleuri, et
son coloriage de vert, de blanc, de rouge, discrètement rehaussé d’or,
eût offert des ressources naturelles pour la décoration d’un palais
oriental; mais le sultan, par suite de ce caprice qui nous porterait à
bâtir des alhambras à Paris, voulait avoir un palais dans le goût
moderne. On s’étonne d’abord de ce caprice, mais, en y réfléchissant,
rien n’est plus naturel. Il a fallu réellement à M. Balyan une rare
fertilité d’imagination pour décorer d’une manière différente plus de
trois cents salles ou chambres, n’ayant à sa disposition que des motifs
si peu nombreux.

La disposition générale est très-simple: les pièces se suivent en
enfilade ou s’ouvrent sur un large corridor; le harem, entre autres, est
ainsi disposé. L’appartement de chaque femme donne par une porte unique
dans un vaste couloir, comme les cellules des religieuses dans un
cloître. A chaque extrémité peut se tenir un poste d’eunuques ou de
bostangis.--Je jetai du seuil un regard sur cet asile des voluptés
secrètes, qui ressemble beaucoup plus à un couvent ou à un pensionnat
qu’on ne se l’imagine. Là s’éteindront, sans avoir rayonné au dehors,
des astres de beauté inconnus; mais l’œil du maître se sera fixé sur
eux, une minute peut-être, et c’est assez.

L’appartement de la sultane Validé, composé de hautes pièces donnant sur
le Bosphore, est remarquable par ses plafonds peints à fresque avec une
élégance et une fraîcheur incomparables. Je ne sais quels sont les
ouvriers qui ont fait ces merveilles, mais Diaz ne trouverait pas sur sa
palette des tons plus fins, plus vaporeux, plus tendres et plus riches à
la fois.--Ce sont tantôt des ciels de turquoise papelonnés de légers
nuages qui fuient à d’incroyables profondeurs, tantôt d’immenses voiles
de dentelles à dessins merveilleux, puis une grande conque de nacre
irisée de tous les rayons du prisme, ou bien encore des fleurs idéales
suspendant leurs corolles et leurs feuillages à des treillages d’or; les
autres chambres sont ornées de même; quelquefois un écrin dont les
bijoux se répandent dans un chatoyant désordre, des colliers dont les
perles se défilent et roulent comme des gouttes de pluie, un
ruissellement de diamants, de saphirs et de rubis forment le motif de la
décoration; des cassolettes d’or peintes sur les corniches laissent
échapper la bleuâtre fumée des parfums et composent un plafond de leur
brouillard transparent. Ici Phingari montre par la déchirure d’un nuage
son arc argenté si cher aux musulmans, là l’Aurore pudique colore de
rose, comme les joues d’une vierge, tout un ciel matinal; plus loin un
pan de brocart grenu de lumière, miroité d’orfrois, retroussé par une
embrasse d’escarboucles, montre un coin de bleu; une grotte d’azur jette
ses reflets de saphir. Les arabesques aux entrelacements infinis, les
caissons sculptés, les rosaces d’or, les bouquets de fleurs imaginaires
ou réelles, lis bleus d’Iran ou roses de Schiraz, viennent varier ces
thèmes, dont j’ai cité les principaux, sans vouloir entrer dans un
détail impossible auquel l’imagination du lecteur suppléera.

Les appartements du sultan sont dans un style Louis XIV orientalisé, où
l’on sent l’intention d’imiter les splendeurs de Versailles: les portes,
les croisées et leurs encadrements sont en bois de cèdre, d’acajou, de
palissandre massif, précieusement sculptés, et ferment par de riches
ferrures dorées à or moulu. Des fenêtres, l’on aperçoit la plus
merveilleuse vue qui soit au monde: un panorama sans rival, et comme
jamais souverain n’en eut devant son palais.--La rive d’Asie, où, sur un
immense rideau de cyprès noirs, se détache Scutari, avec son pittoresque
débarcadère encombré d’embarcations, ses maisons roses, ses mosquées
blanches, parmi lesquelles se distinguent Buyuk-Djami et Sultan-Selim;
le Bosphore aux eaux rapides et transparentes sillonnées d’un
va-et-vient perpétuel de vaisseaux à voiles, de bateaux à vapeur, de
felouques, de prames, de bateaux d’Ismid et de Trébizonde aux formes
antiques, aux voilures bizarres, de canots, de caïques, au-dessus
desquels voltigent des essaims familiers de mouettes et de goëlands. Si
l’on se penche un peu, l’on découvre sur les deux rives une suite
d’habitations d’été, de kiosques, peints de fraîches couleurs, qui
forment à ce merveilleux fleuve marin un double quai de palais. Ajoutez
à cela les mille accidents de lumière, les effets de soleil et de lune,
et vous aurez un spectacle que l’imagination ne peut dépasser.

Une des singularités du palais, c’est une grande salle recouverte par un
dôme de verre rouge. Quand le soleil pénètre ce dôme de rubis, tout
prend des flamboiements étranges: l’air semble s’enflammer et l’on croit
respirer du feu; les colonnes s’allument comme des lampadaires, le pavé
de marbre rougit comme un pavé de lave; un rose incendie dévore les
murailles; on se croirait dans la salle de réception d’un palais de
salamandres bâti de métaux en fusion; vos yeux reluisent comme du
paillon rouge, vos habits deviennent des vêtements de pourpre.--Un enfer
d’opéra, éclairé de feux de Bengale, peut seul donner une idée de cet
effet étrange, d’un goût équivoque peut-être, mais saisissant, à coup
sûr.

Une petite merveille qui ne déparerait pas les plus féeriques
architectures des _Mille et une Nuits_, c’est la salle de bains du
sultan. Elle est de style moresque, en albâtre rubané d’Égypte, et
semble taillée dans une seule pierre précieuse, avec ses colonnettes,
ses chapiteaux évasés, ses arcades en cœur, et sa voûte constellée
d’yeux de cristal qui brillent comme des diamants. Quelle volupté ce
doit être d’abandonner sur ces dalles, transparentes comme des agates,
ses membres assouplis aux savantes manipulations des tellacks, au milieu
d’un nuage de vapeur parfumée, sous une pluie d’eau de rose et de
benjoin!

C’est dans une des salles de ce palais que doit être posé le salon Louis
XIV peint et construit à Paris par Séchan, l’illustre décorateur de
l’Opéra, dont nous avons parlé lorsqu’il le dressa à son atelier de la
rue Turgot.

Las de merveilles, fatigué d’admiration, je remerciai M. Balyan, qui me
fit sortir par la cour d’honneur, dont la porte est une espèce
d’arc-de-triomphe en marbre blanc d’une ornementation très-riche et
très-fleurie, et qui forme du côté de la terre une entrée tout à fait
digne de ce somptueux palais. Puis, comme je mourais de faim, j’entrai
dans une boutique de fruitier, et je me fis servir deux brochettes de
kébab enveloppées d’une crêpe grasse que j’arrosai d’un verre de
sherbet, repas sobre et tout à fait local.

Sorti de là, je me mis à courir la ville au hasard, comptant sur la
flânerie pour me révéler ces mille détails familiers qui vous échappent
quand on les cherche. Tout en m’amusant à regarder les boutiques de
confiseurs et les fabricants de lulés entourés de milliers de fourneaux
de pipe à différents degrés d’achèvement et rangés avec symétrie,
j’arrivai à la mosquée du sultan Mahmoud, près de Top’Hané, un de ces
centres où les pieds vous ramènent d’eux-mêmes quand la pensée est
occupée ailleurs. Je réglai ma montre à ce kiosque rempli d’horloges et
de pendules qui accompagnent souvent les mosquées;--c’est un petit
pavillon élégant avec des fenêtres en claire-voie, par lesquelles on
peut lire l’heure à divers cadrans concordant assez rarement entre eux,
de sorte qu’on choisit celle qui vous plaît le plus et vous semble la
plus probable.--Ces cadrans donnent l’heure turque et l’heure
européenne, dont les chiffres ne se rapportent pas, les Orientaux
comptant à partir du lever du soleil, point de départ naturel, mais
variable selon la saison.

A ces kiosques chronométriques est ordinairement jointe une fontaine où
pendent à des chaînes des gobelets et des spatules en fer-blanc: un
gardien les remplit au bassin intérieur et les tend à ceux qui demandent
à boire. Ces fontaines sont presque toutes des fondations pieuses.

La mosquée de Mahmoud est d’un goût moderne et diffère par sa
disposition des édifices de ce genre, dont Sainte-Sophie est le
prototype. Une coupole unique cerclée à sa base d’une couronne de
fenêtres et de consoles à volutes s’élève entre quatre hautes façades
arrondies à leur sommet, flanquées à leurs angles par des piliers ou
contre-forts à pyramidions renflés, surmontés de croissants comme le
dôme central. Ces deux minarets ont une renommée d’élégance méritée.
Figurez-vous deux grandes colonnes cannelées qui auraient pour chapiteau
un balcon festonné, du centre duquel jailliraient d’autres colonnes plus
petites, couronnées aussi de balcons et supportant à leur tour un
faisceau de colonnettes coiffées d’une aiguille conique.--C’est
très-gracieux, très-hardi et très-neuf.--Ordinairement, le turbé ou
chapelle funèbre du fondateur se trouve près de la mosquée qu’il a
bâtie; contrairement à cette disposition habituelle, le turbé de sultan
Mahmoud se trouve dans un édifice spécial, d’une architecture moderne
légèrement orientalisée, à un autre bout de Constantinople. Le sultan
réformateur a sur son cercueil, au lieu du turban classique et
traditionnel, le fez novateur du Nizam étoilé d’une superbe agrafe de
pierreries; on montre aux visiteurs une transcription du Koran faite par
ce prince calligraphe durant les longs loisirs que lui laissait sa
captivité au sérail avant son avénement au trône.

Autour de la mosquée se groupent les fonderies de canons et les parcs
d’artillerie, et s’étend une plate-forme baignée par la mer, que
délimitent deux jolis pavillons.

A quelques pas de là l’on retombe au milieu du joyeux tumulte de la
place Top’Hané, avec ses loueurs de chevaux, ses vendeurs de sucreries
et de sorbets, ses étalages de concombres, de courges, de raisins de
Scutari, de melons de Smyrne; ses marchands de caïmak et de baklava; ses
groupes de chiens fauves étendus au soleil; sa charmante fontaine et sa
mosquée aux abords encombrés d’écrivains publics, de débitants de
chapelets et de menue parfumerie. Sous le cloître de cette mosquée, je
vis une figure que je n’oublierai jamais: c’était un derviche couché à
terre, près du réservoir des ablutions.--Il n’avait pour tout vêtement
qu’un haillon d’étoffe en poil de chameau, rude comme un cilice et tout
souillé de la poudre des déserts. Ce lambeau se nouait négligemment
autour de ses reins, et laissait voir presque à nu un corps hâlé,
bistré, bronzé, cuit et recuit à la flamme des soleils, aux souffles
torrides du khamsin; pour le peindre, il n’eût fallu que deux tons, de
la momie et de la terre de Sienne brûlée. Ses jambes, rouges comme la
brique, étaient chaussées, jusqu’au-dessus des chevilles, d’un brodequin
de poussière grise.

Une maigreur vigoureuse faisait saillir tous ses muscles et tous ses os;
ses cheveux noirs sauvagement crépus se hérissaient sur sa tête comme
des touffes de broussailles; au bord de ses joues brunes floconnaient
quelques touffes de barbe éparse, car il était jeune.--Une placidité
folle régnait dans ses yeux fixes. Seul au milieu de la foule, comme au
milieu du Sahara, il semblait bercé par quelque hallucination
apocalyptique.--Il me fit involontairement penser à saint Jean dans le
désert, et jamais peintre n’en a rêvé un pareil: le saint Jean de
Léonard de Vinci, avec son ironique sourire de faune, a l’air d’un Dieu
mythologique déguisé, celui de Raphaël ressemble à un jeune pâtre de la
campagne romaine. Il est impossible de rêver quelque chose de plus
fauve, de plus hagard, de plus hérissé, de plus férocement ascétique, de
plus brûlé par le fanatisme, de plus dévasté par le jeûne et les
macérations. Un pareil pénitent pouvait aller sans peur à travers les
solitudes; les lions et les panthères devaient reculer devant ce corps
nourri de sauterelles.

C’était un hadji qui revenait de la Mecque; il avait vu la pierre noire,
accompli les sept évolutions sacrées et bu de l’eau du puits Zem-Zem,
qui lave tous les péchés, et, tout nu qu’il était, il ne faisait pas
plus de cas d’un vizir que d’un grain de la boue attachée à ses pieds.



XXV

L’ATMEÏDAN


L’Atmeïdan, qui s’étend derrière les murs du sérail, est l’ancien
Hippodrome.--Le vocable turc a précisément la même signification que le
vocable grec, et veut dire: arène des chevaux.--C’est une vaste place,
bordée d’un côté par la muraille extérieure de la mosquée du sultan
Achmet, percée de baies grillées, et sur les autres faces par des ruines
ou des bâtiments incohérents; dans l’axe de la place s’élèvent
l’obélisque de Théodose, la colonne Serpentine et la Pyramide murée,
faibles vestiges des magnificences dont rayonnait autrefois cette
enceinte splendide.

Ces ruines sont à peu près tout ce qui reste à la surface du sol des
merveilles de l’antique Byzance.--L’Augustéon, le Sigma, l’Octogone, les
Thermes de Xeuxippe, d’Achille, d’Honorius, le Milliaire d’or, les
Portiques du Forum, tout cela est enfoui sous ce manteau de poussière et
d’oubli dont s’enveloppent les villes mortes; l’œuvre du temps a été
activée par les déprédations des barbares, latins, français, turcs, et
même grecs. Chaque invasion qui se succède fait son dégât. C’est une
chose incroyable que cette fureur aveugle de destruction et cette haine
stupide contre les pierres! Il faut bien que cela soit dans la nature
humaine, car le même fait se reproduit à toutes les époques. Il paraît
qu’un chef-d’œuvre offusque l’œil d’un barbare comme la lumière l’œil
d’un hibou. Ce rayonnement de l’idée le gêne sans qu’il sache trop
pourquoi, et il l’éteint. Les religions aussi détruisent volontiers
d’une main si elles édifient de l’autre, et il y a eu beaucoup de
religions à Constantinople: le christianisme y a brisé les monuments
païens, l’islamisme les monuments chrétiens; peut-être les mosquées
vont-elles disparaître à leur tour devant un culte nouveau.

Ce devait être un beau spectacle lorsqu’une foule éblouissante d’or, de
pourpre et de pierreries, scintillait sous les portiques qui entouraient
l’Hippodrome et se passionnait alternativement pour les verts ou les
bleus, ces factions de cochers dont les rivalités agitaient l’empire et
causaient des séditions.--Les quadriges d’or, attelés de chevaux de
race, faisaient voler sous leurs roues étincelantes la poudre d’azur et
de vermillon dont on sablait l’Hippodrome par un raffinement de luxe; et
l’empereur se penchait du haut de la terrasse de son palais pour
applaudir sa couleur favorite.--Les bleus, si l’on peut se servir d’une
pareille expression à propos des cochers byzantins, étaient tories, les
verts étaient whigs, car la politique se mêlait à ces cabales de cirque.
Les verts essayèrent même de faire un empereur et de détrôner Justinien,
et il ne fallut rien moins que Bélisaire et un corps d’armée pour avoir
raison du soulèvement.

Dans l’Hippodrome, comme dans un musée à ciel ouvert, étaient réunies
les dépouilles de l’antiquité. Un peuple de statues assez nombreux pour
remplir une ville se dressait sur les attiques et les piédestaux. Ce
n’était que marbre et que bronze. Les chevaux de Lysippe, les statues de
l’empereur Auguste et d’autres empereurs, Diane, Junon Pallas, Hélène,
Pâris, Hercule, ces majestés suprêmes, ces beautés surhumaines, tout ce
grand art de la Grèce et de Rome, semblaient avoir cherché là un dernier
refuge.--Les chevaux en métal de Corinthe, emportés par les Vénitiens,
piaffent sur la porte de Saint-Marc; les images des dieux et des
déesses, barbarement fondues, se sont éparpillées en pièces de billon.

L’obélisque de Théodose est le mieux conservé des trois monuments restés
debout dans l’Hippodrome. Il consiste en un monolithe de granit rose de
Syène de soixante pieds de hauteur, à peu près, sur six de large, qui va
s’amincissant jusqu’au pyramidion. Une seule ligne perpendiculaire
d’hiéroglyphes nettement incisées sillonne ses quatre faces.--Comme je
ne suis pas Champollion, je ne pourrai vous dire ce que signifient ces
mystérieux emblèmes,--sans doute une dédicace à un pharaon quelconque.
D’où vient ce bloc énorme? d’Héliopolis, disent les savants. Mais il ne
nous semble pas remonter à la plus haute antiquité égyptienne. Peut-être
n’a-t-il que trois mille ans, ce qui est bien jeune pour un obélisque.
Aussi, à peine quelques teintes grises noircissent-elles son granit
vermeil.

Le monolithe ne porte pas directement sur son piédestal, dont il est
séparé par quatre dés de bronze. Ce socle de marbre est revêtu de
bas-reliefs assez barbares et assez frustes, qui ne laissent que
difficilement deviner les sujets qu’ils représentent,--des triomphes ou
des divinisations de Théodose et de sa famille.--La roideur des
attitudes, le mauvais dessin et le manque d’expression des figures,
l’entassement des personnages sans plan ni perspective, caractérisent
une époque de décadence. Le souvenir de la Grèce voisine est déjà perdu
dans ces informes ébauches. D’autres bas-reliefs à demi cachés par
l’exhaussement du terrain, mais que l’on connaît par les descriptions
des écrivains antérieurs, reproduisent les manœuvres employées pour
l’érection de l’obélisque.--Singulier rapprochement! Des bas-reliefs de
même nature entaillent le socle de l’obélisque de Louqsor dressé sur la
place de la Concorde par l’ingénieur Lebas;--des inscriptions en grec et
en latin marquent que l’obélisque gisant sur le sol fut relevé en
trente-deux jours par Proclus, préfet du prétoire, d’après les ordres de
Théodose, et célèbrent les vertus de ce magnanime empereur. Le bloc
égyptien et le socle du Bas-Empire s’harmonisent heureusement et
produisent un bel effet; seulement, l’obélisque est aussi frais d’arête
que s’il venait d’être taillé dans le granit, et le socle, plus jeune de
quinze cents ans, est tout dégradé.

Non loin de l’obélisque se tortille la colonne Serpentine faite de trois
serpents enroulés et nattés, montant en spirale comme les cannelures
d’une colonne salomonique. Les trois têtes crêtées d’argent des serpents
qui formaient chapiteau ont disparu.--Une tradition veut que Mahomet II,
passant à cheval sur l’Hippodrome, les ait abattues d’un coup de masse
d’armes ou de damas, par une de ces prouesses de vigueur familières aux
sultans; selon d’autres, il n’a tranché qu’une seule des trois têtes, la
seconde et la troisième auraient été brisées seulement pour la valeur du
bronze, ce qui n’étonne pas quand on songe aux peines que les Barbares
se sont données pour aller chercher des crampons de fer dans les blocs
du Colysée.--Détruire un palais pour prendre un clou, c’est le propre du
sauvage.

Cette colonne, élevée de neuf pieds environ hors de la terre, mais dont
la base est enfouie, semble un peu grêle d’aspect au milieu de ce vaste
espace. On lui attribue une noble origine. D’après les antiquaires, ces
serpents entrelacés soutenaient, dans le temple de Delphes, le trépied
d’or voué par la Grèce reconnaissante à Phœbus-Apollon, dieu sauveur,
après la bataille de Platée, gagnée sur Xerxès. Constantin fit, dit-on,
transporter la colonne Serpentine de Delphes à sa nouvelle ville. Une
tradition moins en faveur, mais plus probable, selon moi, si l’on
considère le peu de valeur artistique du monument, n’y veut voir qu’un
talisman fabriqué par Apollonius de Thyane pour conjurer les
serpents.--Je laisse le lecteur libre de choisir entre ces deux
origines.

Quant à la Pyramide murée de Constantin Porphyrogénète, qu’on mettait à
côté des sept merveilles du monde, à une époque, il est vrai, où les
exagérations les plus hyperboliques ne coûtaient rien, ce n’est plus
qu’un noyau de maçonnerie, qu’un informe amas de pierres effritées par
la pluie, dévorées par le soleil, pleines de poussière et de toiles
d’araignées, fendillées de lézardes, menaçant ruine de tous côtés, et
n’ayant plus aucune signification au point de vue de l’art.

Cette armature de maçonnerie était revêtue autrefois de grandes plaques
de bronze doré bosselées de bas-reliefs et d’ornements qui, par le poids
et le prix du métal, devaient exciter la cupidité des déprédateurs.
Aussi la pyramide de Constantin ne tarda-t-elle pas à être dépouillée de
son vêtement splendide et n’en resta-t-il qu’un bloc noirci de
quatre-vingts pieds de haut. Cette pyramide d’or, que les paroxystes du
temps comparaient au colosse de Rhodes, devait en effet resplendir
magnifiquement sous le ciel bleu de Constantinople, parmi les splendides
monuments de l’art antique, au-dessus des colonnades du Cirque,
encombrées de spectateurs en somptueux habits. Mais, pour se le figurer,
il faut que la pensée fasse un travail complet de restauration.

Autrefois les Turcs faisaient courir leurs chevaux et s’exerçaient à
lancer le djerid sur cette place, turf tout préparé pour les
divertissements équestres; la réforme et l’introduction de la tactique
européenne ont fait abandonner ce jeu du javelot, qui convient mieux aux
libres cavaliers du désert et des steppes de l’Asie qu’aux régiments de
cavalerie régulière instruits d’après les méthodes de l’école de Saumur.

Au bout de l’Atmeïdan se trouve l’Et-Meïdan (marché aux viandes). C’est
un lieu redoutable et sinistre, malgré le soleil qui l’inonde de ses
gais rayons. Si vous regardez cette mosquée à demi écroulée, ces murs
qui ont conservé les cicatrices du feu, vous y apercevrez facilement
encore la trace des boulets.--Cette terre, aujourd’hui blanche et
pulvérulente, a été profondément rougie de sang.--C’est dans l’Et-Meïdan
qu’eut lieu ce massacre des janissaires dont Champmartin envoya au Salon
le tableau si farouchement romantique;--la grande tuerie eut un cadre
digne d’elle.

Le sultan Mahmoud, sentant avec l’instinct du génie l’empire pencher
vers la ruine, crut qu’il le sauverait en lui donnant des armes égales à
celles des royaumes chrétiens, et il voulut faire instruire ses troupes
par des officiers égyptiens dressés à la tactique européenne. Cette
réforme si simple et si juste souleva des répugnances insurmontables
parmi les janissaires; les moustaches grises se hérissèrent
d’indignation; les fanatiques crièrent à la profanation, invoquèrent
Allah et Mahomet, et peu s’en fallut que le commandeur des croyants ne
passât pour un giaour à cause de son entêtement à introduire ces
manœuvres diaboliques dont Mahomet II ni Soliman Ier n’avaient eu besoin
pour faire des conquêtes et les garder.

Heureusement Mahmoud était un homme de résolution qu’on n’intimidait pas
facilement, il avait résolu de vaincre ou de périr dans la lutte;
l’insolence des janissaires, égale à celle des prétoriens et des
strélitz, ne se pouvait plus supporter, et leurs séditions
perpétuelles faisaient vaciller le trône dont ils se prétendaient
l’appui.--L’occasion ne se fit pas attendre.--Un instructeur égyptien
frappa un soldat turc récalcitrant ou volontairement maladroit. Aussitôt
les janissaires indignés prennent fait et cause pour leur camarade,
renversent leurs marmites en signe de révolte, et menacent de mettre le
feu aux quatre coins de la ville.

C’était, comme on sait, leur manière de protester et de témoigner leur
mécontentement.--Ils s’attroupèrent devant le palais de Kosrew-Pacha,
leur aga, demandent à grands cris la tête du grand vizir et du mufti,
qui avaient approuvé les réformes impies de Mahmoud; mais ils n’avaient
pas affaire à un de ces sultans énervés trop heureux d’apaiser une
sédition hurlante en lui jetant quelques têtes en pâture.

A la nouvelle de l’insurrection, sultan Mahmoud accourut en toute hâte
de Beschick-Tash, où il se trouvait, réunit les troupes restées fidèles,
convoqua les ulémas et prit à la mosquée d’Achmet, voisine de
l’Hippodrome, l’étendard du prophète, qu’on ne déploie que lorsque
l’empire est en danger; tout bon musulman doit alors son concours au
commandeur des fidèles, car c’est une guerre sainte.--L’abolition des
janissaires est prononcée.

Les janissaires s’étaient retranchés dans l’Et-Meïdan, auprès de leur
caserne; les troupes régulières de Mahmoud occupaient les rues
adjacentes avec des canons braqués sur la place; l’intrépide sultan
passa plusieurs fois à cheval devant les bandes insurgées, affrontant
mille morts et les sommant de se disperser. La situation se prolongeait,
un moment d’hésitation pouvait tout perdre.--Un officier dévoué, Kara
Dyehennem, tira son pistolet sur l’amorce d’un canon, le coup partit, et
la mitraille ouvrit une rue sanglante dans les premiers rangs des
rebelles; l’action était engagée, l’artillerie tonna de toutes parts,
une fusillade bien nourrie crépita comme la grêle sur les masses
confuses des janissaires éperdus, et la bataille dégénéra bientôt en
massacre. Ce fut une véritable boucherie; on ne fit pas de quartier, les
casernes où les fuyards s’étaient retranchés furent incendiées, et ceux
qui avaient évité le fer périrent dans les flammes.--On varie beaucoup
sur le nombre des morts; les uns le portent à six mille, les autres à
vingt mille, quelques-uns plus haut encore. On jeta ces cadavres à la
mer, et pendant plusieurs mois, les poissons, putréfiés de chair
humaine, ne furent pas mangeables.

La rancune de sultan Mahmoud ne s’arrêta pas là. Quand on se promène
dans le Champ-des-Morts de Péra ou de Scutari, on rencontre beaucoup de
cippes décapités restés debout avec leur turban de marbre à leur pied,
comme un homme sans tête: ce sont les tombes d’anciens janissaires que
la mort n’a pas mis à l’abri de la colère impériale.

Cette terrible extermination fut-elle un bien ou un mal au point de vue
politique?--Mahmoud, en tuant ce grand corps, n’éteignit-il pas une des
forces vives de l’État, un des principes de la nationalité turque? Le
progrès matériel accompli remplacera-t-il efficacement l’ancienne
énergie barbare? Dans le crépuscule qui se fait au déclin des empires,
le flambeau de la raison vaut-il mieux que la torche du fanatisme? Nul
ne peut le dire encore. Mais des événements que tout le monde est à même
de prévoir auront bientôt décidé la question, et l’œuvre de Mahmoud
pourra être définitivement jugée.--Nous voici bien loin de notre humble
besogne de daguerréotypeur littéraire. Retournons-y.

A quelque distance de l’Hippodrome, au milieu d’un terrain semé de
décombres incendiés, s’ouvre, au revers d’une espèce de monticule, comme
une gueule noire, l’entrée d’une citerne byzantine tarie. L’on y descend
par un escalier de bois. Les Turcs l’appellent Ben-Bir-Dereck ou les
Mille et une Colonnes, quoiqu’elle n’en compte en réalité que deux cent
vingt-quatre. Ces colonnes, en marbre blanc, sont terminées par de
grossiers chapiteaux d’un corinthien barbare, ébauchés ou frustes,
supportant des arcades en plein cintre et forment plusieurs nefs avec
leurs rangées. Elles ont, à la hauteur de trois ou quatre pieds, un
renflement jusqu’où montaient les eaux et qui leur servait de base
apparente lorsque le réservoir était plein. Le reste de la colonne
figurait alors un pilotis submergé. Le sol s’est exhaussé de la
poussière des siècles, des décombres de la voûte et de détritus de
toutes sortes; car la citerne devait être jadis plus profonde: on
distingue vaguement sur les chapiteaux des signes mystérieux, des
hiéroglyphes byzantins dont le sens est perdu. Un epsilon et un phi, qui
se trouvent souvent répétés, se traduisent par ces mots: «Euge,
Philoxena.» Cette citerne, en effet, servait aux étrangers. Elle a été
bâtie par Constantin, dont le monogramme est empreint sur les grandes
briques romaines dont se compose la voûte et sur plusieurs fûts de
colonnes. Maintenant, des Juifs et des Arméniens y ont établi une
manufacture de soie.

Les rouets et les dévidoirs grincent sous les arcades de Constantin, et
le bruit des métiers imite le bruissement de l’eau disparue; il règne
dans ce souterrain, éclairé par un demi-jour blafard combattu d’ombres
profondes, une fraîcheur glaciale qui vous saisit, et c’est avec un vif
sentiment de plaisir que je remontai du fond de ce gouffre à la tiède
clarté du soleil, plaignant de tout mon cœur les pauvres ouvriers
travaillant sous terre à des œuvres de patience, comme des gnomes ou des
kobolds.

A peu de distance de cette citerne, derrière Sainte-Sophie, il en existe
une autre nommée Yeri-batan-Seraï (le Palais de dessous terre). Celle-là
ne renferme pas de filatures de soie comme Ben-Bir-Dereck. Dès l’entrée,
une vapeur humide et pénétrante, chargée de coryzas, de fluxions et de
points de côté, vous enveloppe de son manteau mouillé; une eau noire
éraillée de quelques paillettes et de quelques remous livides baigne les
colonnes verdies et s’étend sous les arcades opaques à des profondeurs
que l’œil ne peut sonder et que les rayons des torches n’atteignent pas.

Rien n’est plus sinistre et plus effrayant; les Turcs prétendent que les
djinns, les goules et les afrites tiennent leur sabbat dans ce palais
lugubre, et y secouent joyeusement leurs ailes de chauve-souris,
mouillées des pleurs de la voûte. Autrefois on parcourait en bateau
cette mer souterraine. Ce voyage devait ressembler à la traversée des
fleuves infernaux dans la barque à Caron. Des barques, entraînées sans
doute par des courants intérieurs vers quelque gouffre, ne sont jamais
revenues de cette noire expédition, interdite aujourd’hui, et que je
n’aurais d’ailleurs eu nulle envie de tenter, eût-elle été permise.



XXVI

L’ELBICEI-ATIKA


Sur l’Atmeïdan, en face de la mosquée d’Achmet, s’élève, près du
Mecter-Kané (dépôt des tentes), une maison turque d’assez belle
apparence: c’est l’Elbicei-Atika, ou Musée des anciens costumes
ottomans;--ce Musée, récemment ouvert au public, est précédé d’une cour
où s’épanouit une fraîche verdure, où gazouille l’eau d’une fontaine
dans un bassin de marbre: s’il n’y avait sous la porte un employé chargé
de percevoir le prix des billets d’admission, on pourrait se croire dans
le conak d’un bey. Rien n’est plus agréablement tranquille que ce
vestiaire rétrospectif du vieil empire turc: l’ombre et le silence du
passé baignent ce calme asile de leurs nuances douces; en mettant le
pied dans l’Elbicei-Atika, on rétrograde du présent dans l’histoire.

Sur le palier, comme enseigne ou comme sentinelle, on aperçoit d’abord
un yenitcheri-kollouk-néféri, c’est-à-dire un janissaire de corps de
garde. Au temps de la puissance des janissaires, on ne passait pas
devant un poste de cette milice indisciplinée sans être plus ou moins
rançonné; il fallait, comme on dit, cracher au bassin, ou être battu,
couvert de boue et d’avanies.

Un mannequin, dont la tête et les mains sont en bois sculpté et colorié,
non sans talent, soutient la garde-robe de l’ancien janissaire; cette
infraction à l’usage musulman, qui interdit toute reproduction de la
figure humaine, est remarquable et prouve un affaiblissement du préjugé
religieux amené sans doute par le contact avec les civilisations
chrétiennes; un tel musée, où se voient près de cent quarante
personnages, n’eût pas été possible autrefois; maintenant il ne choque
personne, et souvent un vieux janissaire échappé au massacre vient y
rêver devant la défroque de ses compagnons d’armes, et soupire en
pensant au bon temps qui n’est plus.

Ce yenitcheri-kollouk-néféri a la mine d’un sacripant jovial: une espèce
de bonhomie féroce respire dans ses traits fortement caractérisés
qu’accentue une longue moustache; on voit qu’il serait capable
d’apporter de la drôlerie dans le meurtre, et il règne dans sa pose
toute la nonchalance dédaigneuse d’un corps privilégié qui se croit tout
permis: les jambes croisées l’une sur l’autre, il joue de la louta,
sorte de guitare à trois cordes, pour charmer les loisirs de la faction.
Il porte un tarbouch rouge autour duquel s’enroule en turban une pièce
de toile commune, une casaque brune dont les bouts rentrent dans la
ceinture, et de larges culottes de drap bleu; dans sa ceinture, à la
fois arsenal et poche, s’entassent et se hérissent mouchoir, serviette,
blague à tabac, poignards, yataghans, pistolets.--Cet usage de tout
fourrer dans la ceinture est commun aux Espagnols et aux Orientaux, et
nous nous souvenons d’avoir vu à Séville un combat au couteau, où il n’y
eut de tué qu’un melon contenu par la _faja_ d’un des adversaires.

Devant le yenitcheri est placée une petite table couverte d’ancienne
menue monnaie turque,--aspres, paras, piastres devenues rares,--montant
de la contribution noire levée sur les pékins de Constantinople.--Près
de lui roussissent sur un gril quelques râpes de maïs aux grains d’or,
repas dont se contente la frugalité orientale. Nous passons sans
crainte, car il est en bois, et nous avons payé dix piastres à la
première porte.

En face de ce janissaire quêteur se tiennent debout quelques soldats du
même corps, en costume à peu près semblable. Le seuil franchi, on se
trouve dans une salle oblongue, faiblement éclairée et garnie de grandes
vitrines renfermant des mannequins habillés avec un soin parfait et une
exactitude scrupuleuse.--C’est le salon de Curtius et l’exhibition
Tussaud d’un monde disparu.--Là sont collectionnés, comme des types
d’animaux antédiluviens au Musée d’histoire naturelle, les individus et
les races supprimés par le coup d’État de Mahmoud. Là revit, d’une vie
immobile et morte, cette Turquie fantasque et chimérique des turbans en
moules de pâtisserie, des dolimans bordés de peau de chat, des hautes
coiffures coniques, des vestes à soleil dans le dos, des armes
barbarement extravagantes, la Turquie des mamamouchis, des mélodrames et
des contes de fée. Vingt-sept années seulement se sont écoulées depuis
le massacre des janissaires, et il semble qu’il y ait un siècle, tant
est radical le changement.--Par la volonté violente du réformateur, les
vieilles formes nationales ont été anéanties, et des costumes pour ainsi
dire contemporains sont devenus des antiquités historiques.

En regardant derrière les vitrages ces têtes moustachues ou barbues, aux
prunelles fixes, aux couleurs grimaçant la vie, éclairées par une faible
lumière oblique, on éprouve une impression étrange, une sorte de malaise
indéfinissable.--Cette réalité grossière, différente de celle de l’art,
inquiète par l’illusion même qu’elle produit; en cherchant la transition
de la statue à l’être vivant, on a rencontré le cadavre; ces visages
enluminés, où nul muscle ne tressaille, finissent par faire peur comme
ces morts fardés qu’on emporte à face découverte. Aussi comprenons-nous
très-bien la terreur que les masques inspirent aux enfants. Ces longues
files de personnages bizarres, gardant les poses roides et contraintes
qu’on leur a données, ressemblent à ce peuple pétrifié par la vengeance
d’un magicien dont parle un conte oriental. Il n’y manque que le grand
vieillard à barbe blanche, seul vivant de la cité morte, lisant le Koran
sur un banc de pierre à l’entrée de la ville. Il sera figuré, si vous
voulez, d’une manière prosaïque, il est vrai, par l’homme qui perçoit à
la porte le prix des billets.

Nous ne pouvons décrire une à une les cent quarante figures enfermées
dans les vitrines des deux étages, dont plusieurs ne diffèrent entre
elles que par d’imperceptibles détails de coupe ou de couleur, et il
faudrait pour cela hérisser notre texte d’une foule de mots turcs d’une
orthographe rébarbative et d’une lecture difficile. Ce travail, du
reste, a été fait d’une manière aussi exacte que brillante par M.
Georges Noguès, fils du rédacteur en chef du journal français de
Constantinople, et avec un soin que n’y peut mettre un voyageur forcé de
voir rapidement. Sa notice nous a servi pour poser les noms sur des
personnages que nos yeux seuls se rappelaient, et nous lui rendons ici
la justice qui lui est due. Cet hommage nous permet de lui emprunter
avec moins de scrupule quelques détails oubliés.

L’Elbicei-Atika se compose principalement des costumes de l’ancienne
maison du Grand Seigneur et des différents uniformes des janissaires. Il
y a aussi quelques mannequins d’artisans habillés à la vieille mode,
mais en petit nombre.

Le premier fonctionnaire d’un sérail est naturellement le chef des
eunuques (kislar aghaci). Celui qu’on a enfermé derrière les vitrages de
l’Elbicei-Atika, comme spécimen de l’espèce, est fort splendidement vêtu
d’une pelisse d’honneur de brocart ramagé de fleurs, posée sur une
première tunique de soie rouge et d’un vaste pantalon maintenu à la
taille par une ceinture de cachemire. Il est coiffé d’un turban rouge à
tortil de mousseline, et chaussé de bottines de maroquin jaune.

Le grand vizir (sadrazam) a un turban de forme singulière; son moule,
conique par le haut, côtelé par le bas de quatre arêtes, est entouré à
sa base de mousseline roulée que comprime et traverse diagonalement une
étroite bande d’or; il porte, comme le chef des eunuques, un kurklu
kaftan (pelisse d’honneur) de brocart à fleurs vertes et rouges; de sa
ceinture de cachemire sort le manche ciselé et rugueux de pierreries de
son kandjar. Le scheik-ul-islam et le capitan-pacha sont à peu près
vêtus de même, à l’exception du turban, composé d’un fez d’une riche
pièce d’étoffe tortillée.

Le seliktar-aghaci, ou chef des porte-glaives, a un air tout à fait
sacerdotal et byzantin dans son vêtement splendidement étrange; son
turban, d’une construction bizarre, lui donne une vague ressemblance
avec un pharaon coiffé du pschent, et le modèle semble en avoir été
rapporté d’Égypte d’après quelque panneau hiéroglyphique; sa robe de
brocart d’or à ramages d’argent, taillée en forme de dalmatique,
rappelle les chasubles des prêtres; le sabre du sultan, respectueusement
enfermé dans un étui de satin violet, repose sur son épaule. Après lui
se présente une figure vêtue d’une robe noire à manches fendues brodées
d’or (djubbé) et coiffée d’un fez; c’est le bach tchokadar, espèce
d’officier chargé de porter sur le bras les pelisses du Grand Seigneur
dans ses promenades; puis vient le tchaouch aghaci (chef des huissiers),
avec sa robe d’étoffe d’or, sa ceinture de cachemire fermée de plaques
métalliques d’où jaillit tout un arsenal; son bonnet d’or se termine et
s’aiguise en croissant, une corne devant, une corne derrière, fantasque
coiffure qui fait penser à l’Isis lunaire; ce chef des huissiers, qui ne
serait pas déplacé à la porte du palais de Thèbes ou de Memphis, tient à
la main une verge d’acier au pommeau bifurqué, assez pareille à un
nilomètre, autre ressemblance égyptienne; cette verge est l’insigne de
ses fonctions. Un agha du seraï se montre ensuite en robe de soie
blanche serrée par une ceinture à plaques d’or et surmonté d’un bonnet
cylindrique. Ce mannequin, vêtu de même, sauf sa coiffure d’or qui
s’évase au sommet par quatre courbes, comme un chapska de lancier
polonais, est un dilciz (muet), un de ces sinistres exécuteurs des
justices ou des vengeances secrètes, qui passaient au cou des pachas
rebelles le fatal cordon de soie, et dont l’apparition silencieuse
faisait pâlir les plus intrépides.

Après sont groupés les serikdji-bachi, à qui est commise la garde des
turbans du Grand Seigneur, les cuisiniers, les jardiniers avec leur
bonnet rouge, pareil à celui des Catalans, retombant en arrière comme
une espèce de poche; les portiers, les baltadjis aux cheveux frisés, au
bonnet persan; les soulak en doliman abricot et en pantalon rouge, comme
Rubini lorsqu’il joue le More de Venise; les peyik à la robe violette et
au bonnet rond, surmonté d’une aigrette de plumes ouvertes en éventail.
Les baltadjis, les soulak et les peyik forment la garde particulière du
sultan et l’entourent dans les occasions solennelles, au Beïram, au
Courban-Beïram, et lorsqu’il se rend en cérémonies aux mosquées.

La série est close par deux nains fantasquement accoutrés.--Ces petits
monstres à figure de gnome et de kobold ont à peine deux pieds et demi
de haut, et tiendraient honorablement leur place à côté de Perkéo, le
nain de l’électeur Charles-Philippe; de Bébé, le nain du roi de Pologne;
de Mari-Borbola et de Nicolasico Pertusato, les nains de Philippe IV; de
Tom Pouce, le nain gentleman. Ils sont grotesquement hideux, et la folie
ricane sur leurs lèvres épaisses, car l’emploi de fou et de nain se
confondent volontiers; la pensée est gênée dans ces têtes mal faites. Le
suprême pouvoir a toujours aimé cette antithèse de la suprême
abjection.--Un fou contrefait, jasant avec les grelots de sa marotte sur
les marches du trône, est un contraste dont les rois du moyen âge ne se
faisaient pas faute: ce n’est pas le cas en Turquie, où les fous sont
vénérés comme des saints, mais il est toujours agréable, quand on est un
radieux sultan, d’avoir près de soi une espèce de singe humain qui fait
ressortir vos splendeurs.

Le premier a une robe jaune, serrée d’une ceinture d’or, et porte sur la
tête une espèce de bonnet en forme de couronne dérisoire; le second, mis
beaucoup plus simplement, engouffre ses petites jambes dans un grand
pantalon à la mameluk, retombant sur ses babouches microscopiques, et
s’empaquette dans un benich à manches traînantes; on dirait un enfant
qui, pour s’amuser, s’est revêtu des habits de son grand-père. Son
turban, de couleur sombre, n’offre aucune singularité.--L’emploi de nain
n’est pas tombé en désuétude à la cour de Turquie: il y est toujours
tenu avec honneur. Nous avons crayonné dans notre description du Beïram
le nain du sultan Abdul-Medjid, monstre large et court, déguisé en pacha
de la réforme.

Sous la même vitrine, on voit un agha malade, se faisant traîner par ses
serviteurs dans une sorte de brouette à deux roues, qui nous rappela la
chaise de voyage de Charles-Quint, conservée à l’Armeria de Madrid.
Maintenant les aghas bien portants se promènent en coupé d’Erler ou en
calèche de Clochez. Paris et Vienne envoient les chefs-d’œuvre de leur
carrosserie à Constantinople, d’où disparaîtront bientôt tout à fait les
talikas aux caisses peinturlurées et dorées, les arabas caractéristiques
traînés par de grands bœufs gris.--Décidément, la couleur locale s’en va
du monde.

Le reste du Musée est fourni par le corps des janissaires, qui se
retrouve là tout entier, comme si sultan Mahmoud ne l’avait pas fait
mitrailler sur la place de l’Et-Meïdan. Il y a des échantillons de
chaque variété. Mais peut-être, avant de décrire les costumes des
janissaires, ne serait-il pas hors de propos de donner une idée de leur
organisation.

Les yenitcheri (nouvelle troupe) furent institués par Amurat IV, dans le
but de s’entourer d’un corps d’élite, d’une garde spéciale, sur le
dévouement de laquelle il pût compter; le premier noyau fut fait de ses
esclaves, et, plus tard, se grossit de prisonniers de guerre et de
recrues.--De ce nom de yenitcheri, les Européens, peu familiers avec les
intonations des langues orientales, ont fait janissaires, qui a le
défaut d’impliquer une autre racine et semble vouloir dire gardiens de
la porte.

L’orta (corps) des yenitcheri était divisée en odas (chambrées), et les
différents officiers prenaient des titres culinaires risibles au premier
abord, mais cependant explicables. Le faiseur de soupe (tchorbadji), le
cuisinier (achasi), le marmiton (karacoulloukdji), le porteur d’eau
(sakka), semblent de singuliers grades militaires. Pour concorder avec
cette hiérarchie culinaire, chaque oda, outre son étendard, avait pour
enseigne une marmite chiffrée au numéro du régiment. Dans les jours de
révolte, on renversait ces marmites, et le sultan pâlissait au fond de
son sérail; car les yenitcheri ne se contentaient pas toujours de
quelques têtes, et la révolte se tournait parfois en révolution.
Jouissant d’une haute paye, mieux nourris, forts des priviléges concédés
et extorqués, les janissaires avaient fini par former une nation au sein
de la nation même, et leur aga était un des personnages les plus
importants de l’empire.

L’aga, exposé comme spécimen à l’Elbicei-Atika, est superbement vêtu:
les fourrures les plus précieuses garnissent sa pelisse roide d’or, une
fine mousseline de l’Inde entoure son turban; sa ceinture de cachemire
soutient une panoplie d’armes de prix aux lames de Damas, aux pommeaux
de pierreries, de pistolets aux crosses d’argent ou d’or incrustées de
grenats, de turquoises et de rubis. D’élégantes babouches de maroquin
jaune artistement piquées complètent ce noble et riche costume, égal à
celui des plus hauts dignitaires.

A côté de l’aga, nous pouvons placer le santon Bektack-Emin Baba, patron
du corps; ce santon avait béni l’orta de yenitcheri à sa formation, et
sa mémoire y était restée fort vénérée.--On invoquait son nom dans les
combats, dans les dangers et aux moments suprêmes.--Bektack-Emin Baba,
en sa qualité de saint personnage, ne brille pas, comme l’aga, par la
magnificence de ses vêtements. Son costume, des plus simples, annonce le
renoncement aux vanités terrestres: il consiste en une espèce de froc de
laine blanche serré d’une ceinture brune, et un fez de feutre blanchâtre
assez semblable au bonnet des derviches tourneurs; ce fez n’a pas de
houppe de soie, et il est bordé d’une petite bande de peluche de couleur
sombre. Le caleçon, arrêté au genou, laisse voir les jambes osseuses et
hâlées du saint homme. Un petit cornet à bouquin en cuivre est suspendu
à sa main.--Nous ignorons le sens de cet attribut.

L’uniforme, comme nous l’entendons, n’était pas dans les habitudes
militaires ottomanes; aussi, la fantaisie règne-t-elle assez librement
dans le costume des yenitcheri; les grades se distinguent à quelque
signe bizarre, mais le fond du vêtement est pareil à celui que portaient
les Turcs à cette époque. Il faudrait le crayon du lithographe et le
pinceau de l’enlumineur plutôt que la plume de l’écrivain, pour rendre
ces variétés de coupes et de nuances, tous ces détails dont se surcharge
péniblement une description qui, quelque effort qu’on fasse, n’est
jamais bien claire à l’œil du lecteur; parmi les nombreux artistes dont
Constantinople reçoit la visite, je m’étonne qu’il ne s’en soit pas
trouvé un curieux de réunir dans un album colorié cette précieuse
collection; on obtiendrait sans peine le firman nécessaire pour
travailler dans la galerie, et la vente en serait assurée, maintenant
surtout que les esprits sont tournés vers l’Orient.

En attendant que les dessins soient faits, marquons en passant quelques
singularités, entre autres, un bach karakoulloudji,--chef marmiton, dont
le grade correspond à celui de lieutenant d’une compagnie,--qui porte
sur l’épaule, comme insigne de sa dignité, une cuiller à pot
gigantesque, qu’on croirait prise au dressoir de Gargantua ou de
Gamache. Cette étrange décoration se termine en fer de lance, sans doute
pour associer les idées de guerre et de cuisine; un chatir (coureur),
dont un passementier semble avoir pris la tête pour y rouler une longue
pièce de ruban blanc: les innombrables tours que l’étoffe fait sur
elle-même forment un rebord semblable aux ailes d’un chapeau rond;--un
yenitcheri-oustaci (officier supérieur), flanqué de deux acolytes et
affublé du plus bizarre costume qu’on puisse imaginer.

Cet officier est bardé d’énormes plaques de métal rondes, grandes comme
des couvercles de casseroles, attachées à sa ceinture, contre lesquelles
viennent battre et bruire d’autres plaques carrées, niellées, ciselées
et d’un curieux travail; de la garde du sabre pend une grosse clochette
d’airain comme celle qu’on pend, en Espagne, au cou de l’âne-colonel; sa
coiffure, arrondie en calotte comme le sommet d’un casque, est divisée
par une baguette de cuivre pareille à celle qu’on voit sur certains
morions pour protéger le nez contre les coups de sabre, et de la nuque
s’échappe un flot d’étoffe grise s’étalant par derrière; un large
pantalon rouge complète cet accoutrement aussi incommode que baroque.
Les hérauts des anciens tournois ne devaient pas être plus gênés dans
leurs massives armures que ce malheureux yenitcheri oustaci dans sa
tenue de parade; l’orta sakacci (chef des porteurs d’eau) n’est pas
moins originalement accoutré: sa veste ronde, large, sans taille, coupée
en tabar ou paletot, est imbriquée et papelonnée de plaques de cuivre;
sur ses épaules, deux espèces de jockeys saillants, également recouverts
d’écailles de métal, encadrent sa tête d’une manière bizarre; une outre
en cuir se rattache à son dos par des courroies; à sa ceinture est passé
un martinet,--un _cat of nine tails_. Plus loin, deux officiers portent
la marmite de l’orta passée par l’anse dans un long bâton. Sur cette
marmite, des caractères en relief marquent le chiffre du régiment. La
description détaillée de l’allumeur de chandelle, du porteur de sébile,
des porteurs de baklava et du gracioso, avec son bonnet à poil et son
tarabouk, nous mènerait trop loin; citons quelques figures de kombaradji
(bombardeurs) faisant partie du corps fondé par Ahmed-Pacha (le comte de
Bonneval), renégat célèbre, dont le tombeau existe encore au Tekké des
derviches tourneurs de Péra, un des soldats du nizam-djedid, institué
par le sultan Selim pour contrebalancer l’influence des
janissaires.--C’est de ce corps, formé des débris des milices de
Saint-Jean-d’Acre, que date l’introduction de l’uniforme dans les
troupes ottomanes. Le costume du nizam-djedid ressemble beaucoup à celui
des zouaves et des spahis de notre armée d’Afrique; quelques
échantillons de Grecs, d’Arméniens et d’Arnautes, complètent la
collection.

En parcourant l’Elbicei-Atika, devant ces armoires peuplées de fantômes
du temps passé, on ne peut se défendre d’un sentiment mélancolique, et
l’on se demande si ce n’est pas un mouvement de prescience involontaire
qui a poussé les Turcs à faire ainsi l’herbier de leur ancienne
nationalité, si vivement menacée aujourd’hui. Ce qui se passe maintenant
semble donner un sens prophétique à ce soin de réunir les physionomies
du vieil empire ottoman d’Europe, près d’être refoulé en Asie.



XXVII

KADI-KEUÏ


Une promenade à Kadi-Keuï est un plaisir que les habitants de Péra se
refusent rarement les jours de fête, surtout ceux qui ne sont pas encore
assez riches pour posséder une maison de campagne sur le Bosphore, entre
les palais d’été des beys et des pachas.

Kadi-Keuï (village de juges) est un petit bourg de la rive d’Asie qui
fait face au Sérail, dans l’endroit où la mer de Marmara commence à
s’étrangler pour former l’embouchure du Bosphore. Sur l’emplacement de
Kadi-Keuï s’élevait autrefois la ville de Chalcédon ou Chalcédoine,
bâtie par Archias, sous les Mégariens, vers la vingt-troisième
olympiade, six cent quatre-vingt-cinq ans avant Jésus-Christ; voilà déjà
une antiquité respectable. Cependant, quelques auteurs attribuent la
fondation de Chalcédoine à un fils du devin Chalchas, au retour de la
guerre de Troie; d’autres à des colons de Chalcis, en Eubée, qui
valurent à la nouvelle cité le surnom de ville des Aveugles, pour avoir
choisi cette place lorsqu’ils pouvaient prendre celle où s’étala plus
tard Byzance. Ce reproche ne nous semble aujourd’hui guère mérité, car
de Kadi-Keuï on a la plus admirable perspective du monde, et
Constantinople déploie sur l’autre rive, à travers la gaze argentée de
sa légère brume, la magnificence de ses dômes, de ses coupoles, de ses
minarets, de ses masses de maisons peintes, entrecoupées de touffes
d’arbres.--Quand on veut jouir du panorama de Cologne, il faut aller se
loger à Deutz, de l’autre côté du Rhin; pour bien voir Stamboul, il n’y
a pas de meilleur moyen que de prendre une tasse de café sur le port de
Kadi-Keuï.

Deux modes de transport se présentent pour faire cette petite traversée,
d’abord le caïque, ensuite le bateau à vapeur, qui fume près du pont de
bois de Galata. Comme le trajet est un peu long et le courant rapide, on
préfère généralement le pyroscaphe. J’ai employé l’un et l’autre. Le
dernier est plus amusant pour le voyageur, en ce qu’il lui présente
réunis en un étroit espace une foule de types curieux qui semblent poser
devant lui. La séparation des sexes est tellement entrée dans les mœurs,
que le tillac des bateaux à vapeur est réservé aux femmes et forme une
espèce de harem où se parquent les Turques. Les dames arméniennes et
grecques, lorsqu’elles sont seules, prennent aussi cette place. Tout le
pont est couvert de tabourets bas, sur lesquels on s’asseoit, les genoux
au menton; des garçons circulent portant des verres d’eau ou de raki,
des chiboucks et des tasses de café, des bonbons ou de menues
pâtisseries; car à Constantinople on grignote toujours quelque chose, et
les graves fonctionnaires s’arrêtent au coin d’une rue pour manger une
tranche de baklava ou de pastèque lorsque la faim les prend.

A l’arrière du bateau se tenaient cinq ou six femmes musulmanes, sous la
conduite d’une vieille et d’une négresse; leurs yachmacks de mousseline
assez transparente laissaient deviner des traits réguliers et purs, et
dans l’interstice brillaient sauvagement de grands yeux noirs surmontés
de sourcils épais rejoints par le surmeh: le nez décrivait, sous ces
linges, une courbe assez aquiline, et le menton, déprimé perpétuellement
par les bandelettes, fuyait un peu en arrière: c’est le défaut des
beautés turques; lorsqu’elles sont dévoilées, l’enchâssement de leurs
yeux, seule portion de leur visage exposée à l’air, est d’une teinte
beaucoup plus brune que le reste de la peau, et leur fait comme un petit
masque de hâle dont l’effet est de raviver singulièrement la nacre de la
sclérotique.

Mais comment connaissez-vous ce détail? va sans doute dire le lecteur,
flairant quelque bonne fortune.--De la façon la moins don juanesque du
monde: en errant par les cimetières, il m’est arrivé quelquefois de
surprendre involontairement une femme rajustant son yachmack ou l’ayant
laissé ouvert à cause de la chaleur, et se fiant à la solitude du lieu;
voilà tout.

Ces Turques, qui paraissaient appartenir à la classe aisée, avaient des
feredgés de couleurs claires et fort propres, et leurs jambes, polies
par les préparations du bain oriental, luisaient comme du marbre entre
leurs caleçons de taffetas et leurs bottines de maroquin jaune.--Ces
jambes étaient généralement fortes; il ne faut pas chercher en Turquie
la sveltesse d’extrémités de la race arabe.--Une de ces femmes allaitait
un enfant et prenait plus de soin de couvrir son visage que sa gorge
toute gonflée de lait et toute marbrée de veines bleues, que le
nourrisson mordait de sa bouche rose avec le caprice nonchalant de
l’appétit repu.

Près du groupe musulman s’étaient assises trois belles Grecques coiffées
d’une façon charmante, selon la mode de leur nation; une pointe de gaze
bleue piquée de quelques étincelles de paillon leur couvrait le fond de
la tête; les cheveux, partagés en bandeaux ondés comme ceux des statues
antiques, coulaient de chaque côté de leurs tempes, cerclés à leur
séparation, comme par une féronière, par une énorme natte de cheveux
formant diadème.--Cette natte n’est pas toujours vraie, et quelques
vieilles matrones poussent l’insouciance jusqu’à la porter d’une autre
couleur que celle de leurs cheveux naturels. Une bonne dame, placée non
loin de ces beautés, étalait sur des bandeaux noirs mélangés de fils
blancs une grosse tresse d’un blond roux qui n’avait pas la moindre
prétention d’être enracinée dans son crâne.

Les anciens costumes disparaissent; aussi les trois jeunes Grecques
étaient-elles habillées à la française, mais leur coiffure et une veste
de soie brodée, assez semblable aux caracos de nos élégantes, leur
donnaient un air suffisamment pittoresque; leurs traits purs et
nettement découpés montraient que les types grecs, devenus classiques,
n’étaient que de simples copies de la nature. L’homme ne peut rien
imaginer, pas même un monstre. On retrouverait, sans beaucoup chercher,
parmi les filles d’Éleusis et de Mégare, les modèles vivants de Phidias,
de Praxitèle et de Lysippe. Ces trois belles filles sur le pont de ce
bateau à vapeur faisaient penser à la virginale triade des Grâces.

Pendant la traversée, tout le monde fumait, et mille spirales bleuâtres
allaient se rejoindre à la noire vapeur du tuyau; le bateau, très-chargé
sur le pont et nullement lesté dans la cale, tanguait horriblement, et
si le voyage eût duré un quart d’heure de plus, il y aurait eu des cas
de mal de mer, bien que l’eau fût unie comme une glace.

Enfin le _Bangor_, c’est le nom de cet affreux sabot, se rangea contre
la jetée de pierre, déplaçant une flottille de caïques, et nous mîmes
pied à terre.

Ce que l’on pourrait appeler le port de Kadi-Keuï, si ce mot n’était
trop ambitieux, est bordé de cafés turcs, arméniens et grecs, toujours
remplis d’un monde bigarré. Les Pérotes et les Grecs boivent de grands
verres d’eau blanchie de raki, l’absinthe locale; les musulmans avalent
à petites gorgées du café trouble; Pérotes, Grecs et Turcs, font, sans
dissidence, ronfler l’eau de rose dans la carafe de cristal des
narghiléhs, et le cri polyglotte «du feu!» domine le sourd bourdonnement
des conversations.

Rien n’est plus agréable que d’aspirer la vapeur du tombaki sur le divan
extérieur d’un de ces cafés en voyant bleuir au loin devant soi, sur la
rive d’Europe, les murailles crénelées du sérail, les maisons de
Psammathia et les massives constructions du château des Sept Tours; mais
ce n’était pas pour jouir de ce spectacle que j’étais venu à Kadi-Keuï.

J’avais été invité à déjeuner par Ludovic, un Arménien chez qui j’avais
acheté des pantoufles persanes, des blagues à tabac du Liban, des
écharpes en soie de Brousse tramées d’or et d’argent, et quelques-unes
de ces bimbeloteries orientales sans lesquelles un voyageur venant de
Constantinople n’est pas bien venu à Paris. Ludovic possède une des plus
belles boutiques de curiosités du bazar dont j’ai parlé tout au long en
ses lieu et place, et il s’est fait à Kadi-Keuï une charmante
habitation. Comme les marchands de la Cité, les marchands de
Constantinople viennent passer la journée à leur magasin et s’en
retournent chaque soir dans quelque villa ou cottage vivre de la vie de
famille, laissant toute idée de négoce sur le seuil.

Je suivis jusqu’au bout la grande rue de Kadi-Keuï, d’après les
indications qu’on m’avait données; elle est assez pittoresque avec ses
maisons peintes, ses cabinets saillants, ses étages qui surplombent, ses
moucharabys à grillages serrés et ses habitations plus modernes où se
font sentir des velléités de goût anglais ou italien.--Quelques façades
blanches interrompent çà et là le bariolage arménien et turc et ne
produisent pas un trop mauvais effet.--Sur le pas des portes ouvertes
étaient assises ou groupées de belles jeunes femmes que le regard ne
faisait pas fuir; des talikas roulaient cahotés par le pavé pierreux et
contenant des familles en partie de campagne; des cavaliers turcs
passaient sur leurs chevaux barbes, suivis d’un domestique à pied et la
main posée sur la croupe de la monture de leur maître; des popes, vêtus
d’une robe violette semblable à celle de nos professeurs de collége et
coiffés d’un mortier de juge d’où pend un long voile de gaze noire,
marchaient d’un pas grave en caressant leurs barbes frisées; l’animation
régnait partout.

La grande rue franchie, les maisons s’espacent, s’entourant de jardins
plus vastes. On suit de longs murs blancs ou des clôtures de planches,
au-dessus desquels se projettent par masses les feuilles épaisses du
figuier ou par guirlandes les folles brindilles de la vigne.

Au bout de quelques minutes de marche, j’aperçus une porte blanche à
filets bleus: c’était la maison du Ludovic; j’entrai, et je fus reçu par
une charmante femme aux grands yeux noirs, à l’ovale allongé et portant
sur son jeune visage les traits typiques de la race arménienne, une des
plus belles du monde, et que je préférerais peut-être à la grecque, si
la courbe du nez ne devenait trop aquiline avec l’âge.

Madame Ludovic ne parlait que sa langue maternelle, et la conversation
entre nous s’arrêta naturellement après les premiers saluts; je ne sais
rien de plus contrariant qu’une pareille situation, bien simple
pourtant. Je me trouvai le plus grand sot du monde de ne pas savoir
l’arménien; et cependant on peut, sans avoir eu une éducation négligée,
ignorer cet idiome. Je me reprochai de n’avoir pas fait, comme lord
Byron, des études préalables au couvent des lazaristes de Venise; mais,
en conscience, je ne pouvais prévoir que je déjeunerais un matin à
Kadi-Keuï avec une jolie Arménienne ne soupçonnant ni le français, ni
l’italien, ni l’espagnol, seules langues que je comprenne. Par un
délicat mouvement féminin, madame Ludovic, pour couper court à notre
embarras réciproque, me conduisit dans une salle basse où se jouaient
sur une natte ses deux beaux enfants.--En vérité, maintenant que les
relations entre les peuples les plus divers sont si faciles et si
promptes, on devrait bien adopter une langue commune, universelle,
_catholique_, le français ou l’anglais, par exemple, dans laquelle on
pût s’entendre, car il est honteux que deux êtres humains se trouvent,
vis-à-vis l’un de l’autre, réduits à l’état de sourds-muets.--L’antique
malédiction de Babel doit être révoquée dans le monde de la
civilisation.

L’arrivée de Ludovic, qui parle très-couramment le français, me rendit
l’usage de ma langue, et, avant le déjeuner, il me fit visiter sa
maison: on ne saurait imaginer rien de plus frais et de plus
coquettement simple; les parois et les plafonds des chambres, formés de
panneaux, de boiseries, étaient peints de couleurs claires, lilas,
bleu-de-ciel, jaune paille, chamois, rechampies de filets blancs; de
fines nattes de sparterie des Indes, remplacées en hiver par de moelleux
tapis d’Ispahan et de Smyrne, recouvraient les planchers; des divans de
vieilles étoffes turques, aux dessins originaux et bizarres, relevés çà
et là de fils d’or et d’argent, des carreaux en cuir de Maroc, tentaient
la paresse dans tous les coins. Un râtelier de pipes aux tuyaux de
cerisier et de jasmin, aux énormes bouquins d’ambre, aux lulés d’argile
rose, émaillée et dorée, des pots en porcelaine de Chine pleins d’un
tabac blond et soyeux, promettaient au fumeur les délices du kief;
quelques-unes de ces petites tables incrustées de nacre, basses comme
des tabourets, qui servent à poser les plateaux de confitures et de
sorbets, complétaient l’ameublement.

Comme il faisait très-chaud, nous déjeunâmes en plein air sous une sorte
de portique faisant face au jardin, planté de vignes, de figuiers et de
citrouilles. Notre repas se composait de poissons frits dans l’huile
d’une espèce particulière qu’on appelle scorpions à Constantinople, de
côtelettes de mouton, de concombres farcis de viande hachée, de petits
gâteaux au miel, de raisins et de fruits, le tout arrosé de deux sortes
de vins grecs, l’un doux avec un léger goût muscat, l’autre rendu amer
par une infusion de pommes de pin,--souvenir de l’antiquité,--et
ressemblant assez au vermout de Turin.

Les plats étaient apportés par une petite servante de treize à quatorze
ans, qui, dans son empressement, faisait claquer, sur la mosaïque de
cailloux dont la cour était pavée, les semelles de bois passées à ses
pieds nus. Elle les allait prendre sur le fourneau où les cuisinait un
gros Arménien ventru à face rubiconde, à nez de perroquet, qui avait, en
son genre, un grand talent; car je n’ai rien mangé de meilleur que les
concombres farcis apprêtés par ce Carême asiatique, à qui j’exprime ici
la satisfaction d’un estomac reconnaissant. Comme les jouissances
culinaires sont rares en Turquie, il est bon de les noter.

Le repas fini, nous allâmes prendre le café et fumer une pipe sous les
grands arbres qui bordent pittoresquement la côte escarpée de la baie;
des musiciens miaulaient je ne sais quelle complainte avec ces
intonations gutturales, ces cadences bizarres, ces nasillements
mélancoliques dont on a d’abord envie de rire, et qui finissent par vous
mettre sous le charme lorsque vous les écoutez longtemps; l’orchestre se
composait d’un rebeb, d’une flûte de derviche et d’un tarabouk.--Le
joueur de rebeb, gros Turc à cou de taureau, dodelinait de la tête avec
un air de satisfaction inexprimable, comme enivré de sa propre musique;
entre ses deux acolytes maigres, il avait l’air d’un poussah entre deux
magots.

Quand nous eûmes suffisamment entendu la chanson des janissaires et la
légende de Scanderbeg, la fantaisie nous prit d’assister à la
représentation que les bouffons arméniens et turcs donnaient à
Moda-Bournou, tout près de Kadi-Keuï.

--J’ai, à mon retour d’Orient, donné, dans un feuilleton de théâtre,
l’analyse de la farce du _Franc et du Hammal_, dont je n’espère pas que
les lecteurs de la _Presse_ aient gardé souvenir.--Cette fois, il
s’agissait d’une beauté mystérieuse, d’une princesse Boudroulboudour
quelconque, dont les charmes voilés, mais trahis par l’indiscrétion des
suivantes, faisaient de grands ravages parmi les populations.--Le
théâtre primitif se passe aisément de décors, l’imagination naïve des
spectateurs y supplée. Thespis jouait sur une charrette, avec de la lie
pour fard; les grands drames historiques de Shakespeare n’exigeaient
d’autre mise en scène qu’un poteau portant tour à tour cette
inscription: Château,--Forêt,--Salon,--Champ de bataille, selon le site.
A Moda-Bournou, le théâtre était une espèce d’aire de terre battue,
ombragée par des arbres, et circonscrite par les tapis des spectateurs
assis à l’orientale, et le hangar à claire-voie où se tenaient les
femmes. Ni coulisses, ni toile de fond, ni rampe dans cette
représentation _sub Jove crudo_.

Une barraque en toile, assez semblable à celle où Guignol fait se
débattre Polichinelle avec le chat et le commissaire, figurait le harem
pour les esprits complaisants. Un jeune drôle, embéguiné du yachmack, et
tout entortillé de voiles comme une femme turque, vint s’y enfermer en
affectant des poses languissantes, des dandinements lascifs et cette
démarche d’oie qu’ont les musulmanes obèses, empêtrées dans leurs larges
bottes jaunes, ou chancelant sur leurs patins. Cette entrée fit beaucoup
rire, et avec justice, car l’imitation était comiquement parfaite.

Quand la belle eut pris place dans son réduit, les soupirants arrivèrent
en foule gratter de la guzla sous la fenêtre par laquelle sa tête se
penchait quelquefois, laissant voir deux grands sourcils fortement
charbonnés et deux plaques violentes de rouge sous les yeux: les
esclaves de la maison, armés de gourdins, faisaient de fréquentes
sorties, et rossaient les amoureux à la grande jubilation de
l’assemblée.

Ce n’était pas la femme qui répondait aux amants, mais un petit vieux
tout momifié, tout ridé, tout cassé, la figure encadrée par une courte
barbe blanche que je ne saurais mieux comparer qu’à ces bonshommes de
terre cuite coloriée, représentant des yoghis ou des fakirs, qu’on voit
souvent aux vitrines des marchands de curiosités sur le quai Voltaire.
Ce grotesque sexagénaire, tapi derrière la baraque, chantait en fausset,
à des hauteurs impossibles, des airs chevrotants destinés à contrefaire
la voix de femme.

A ces glapissements aigus, les amoureux se pâmaient d’aise et croyaient
entendre la musique du paradis; ils faisaient, par l’intermédiaire de la
jeune femme, qui riait sous son voile, les déclarations les plus
passionnées et les offres les plus extravagantes à cet atroce barbon; le
public, dans la confidence de l’erreur, se tordait de rire au contraste
des paroles et de la personne à qui elles s’adressaient. Le turc, au
dire de ceux qui le savent, prête plus qu’aucune autre langue aux
calembours et aux équivoques; une légère différence d’intuition suffit
pour changer le sens d’un mot et le détourner au bouffon et à l’obscène,
et c’est une ressource dont les comédiens ne se font pas faute, non plus
que les montreurs de Karagheuz.

Deux ou trois des amoureux rebutés perdent le peu qu’ils avaient de
cervelle et restent frappés chacun d’un tic particulier: l’un avance et
retire perpétuellement la tête comme ces oiseaux de bois que fait
mouvoir une boule pendue au bout d’un fil; l’autre, à toutes les
questions qu’on lui pose, répond par une cabriole et un imperturbable
_bim boum, bim boum, paf_; un troisième porte une lanterne accrochée au
bout d’une baguette de fer rivée à son turban et fait intervenir son
fallot dans toutes les situations où l’on n’en a que faire, ce qui amène
des gourmades, des volées de coups de bâton, des décoiffements et des
chutes les quatre fers en l’air dont les Funambules seraient jaloux.

Enfin paraît le tchelebi, l’Almaviva, le ténor, le vainqueur, celui qui
n’a qu’à se montrer pour triompher de toutes les belles; il donne aux
prétendants une raclée générale; Koutchouk-Hanem, Nourmahal ou Miri-Mah
(j’ignore le nom de la beauté enfermée dans la tour), rougit, se
trouble, entr’ouvre un peu son voile et répond, cette fois elle-même,
avec une bonne grosse voix de garçon enrouée par la mue de la puberté;
les instruments font rage; de jeunes Grecs costumés en femme s’avancent
et contrefont les mouvements lascifs des ghawasies et des bayadères,
pour représenter les réjouissances nuptiales.--C’est du moins ce que
j’ai cru comprendre, d’après les gestes des acteurs et la structure
extérieure de l’action. Peut-être me suis-je aussi complétement trompé
que l’amateur entendant une symphonie pastorale qu’il prenait pour
l’oratorio de la Passion, et qui plaçait le soupir de Jésus mourant à
l’endroit où le compositeur avait voulu rendre le chant de caille dans
les blés.



XXVIII

LE MONT BOUGOURLOU.--LES ILES DES PRINCES


La farce jouée, je louai un talika pour aller visiter le mont
Bougourlou, qui s’élève à quelque distance de Kadi-Keuï, un peu en
arrière de Scutari, et du haut duquel on jouit d’une admirable vue
panoramique sur le Bosphore et sur la mer de Marmara.

Les Turcs, bien qu’ils n’aient pas d’art proprement dit, puisque le
Koran prohibe comme une idolâtrie la représentation des êtres animés,
ont cependant, à un haut degré, le sentiment du pittoresque. Toutes les
fois qu’il y a dans un endroit une belle échappée, une perspective
riante, on est sûr d’y trouver un kiosque, une fontaine et quelques
osmanlis faisant le kief sur leur tapis déployé; ils restent là des
heures entières dans une immobilité parfaite, fixant sur le lointain
leurs yeux rêveurs, et chassant de temps à autre, par la commissure de
leur lèvre, un flocon de fumée bleuâtre. Le mont Bougourlou est
fréquenté principalement par les femmes, qui y passent des journées sous
les arbres, par petites compagnies ou harems, regardant jouer leurs
enfants, causant entre elles, buvant du sherbet ou écoutant les musiques
bizarres des chanteurs ambulants.

Mon talika, traîné par un bon cheval que son conducteur à pied tenait en
bride, suivit d’abord le rivage de la mer, dont l’eau venait souvent
effleurer ses roues, longea les maisons de Kadi-Keuï, disséminées sur la
côte, coupa le grand champ de manœuvres d’Hyder-Pacha, d’où partent,
chaque année, les pèlerins de la Mecque, traversa l’immense bois de
cyprès du Champ-des-Morts, derrière Scutari, et commença à gravir les
pentes assez rudes du mont Bougourlou par un chemin sillonné d’ornières,
hérissé de fragments de roche, barré souvent par des racines d’arbre,
étranglé par les saillies des maisons sur la voie publique; car, il faut
l’avouer, les Turcs sont, en matière de viabilité, de la plus profonde
insouciance. Deux cents voitures font, dans une journée, le tour d’une
pierre placée au milieu du chemin ou s’y fracassent, sans que l’idée
vienne à l’un des conducteurs de déranger l’obstacle; malgré les cahots
et la lenteur forcée de la marche, la route était extrêmement agréable
et très-animée.

Les voitures se suivaient et se croisaient: les arabas, au pas mesuré de
leurs bœufs, traînaient des sociétés de six ou huit femmes; les talikas
en contenaient quatre assises en face l’une de l’autre, les jambes
croisées sur des carreaux, toutes extrêmement parées, la tête étoilée de
diamants et de joyaux, qu’on voyait luire à travers la mousseline de
leur voile; quelquefois filait, dans un brougham moderne, la favorite
d’un pacha. Quoique cela s’explique parfaitement, il est toujours drôle
de voir, à la vitre d’un coupé bas, au lieu du visage connu d’une fille
de marbre passant sa revue des Champs-Élysées, une femme du harem,
enveloppée de ses draperies orientales; le contraste est si brusque,
qu’il choque comme une dissonance. Il y avait aussi beaucoup de
cavaliers et de piétons qui grimpaient plus ou moins allégrement les
déclivités abruptes de la montagne, en décrivant de nombreux zigzags.

Sur une espèce de plateau à mi-côte, au delà duquel les chevaux ne
pouvaient plus monter, stationnait un nombre considérable de voitures
attendant leurs maîtres, échantillons de la carrosserie turque à toutes
les époques, assez réjouissants, et formant un pêle-mêle
très-pittoresque où un artiste eût pu trouver un joli sujet de tableau.
Je fis ranger mon talika en un lieu où je pusse le retrouver, et
continuai à gravir. De distance en distance, sur des espèces de remblais
formant terrasse, se tenait, à l’ombre d’un bouquet d’arbres, une
famille arménienne ou turque, reconnaissable aux bottines noires ou
jaunes et aux visages plus ou moins voilés; quand je dis famille, il est
bien entendu que je parle des femmes seulement. Les hommes font bande à
part et ne les accompagnent jamais.

Sur le sommet de la montagne étaient installés des cawadjis avec leurs
fourneaux portatifs; des vendeurs d’eau et de sherbet, des marchands de
sucreries et de pâtisserie, accompagnement obligé de toute réjouissance
turque. Rien n’était plus gai à l’œil que ces femmes vêtues de rose, de
vert, de bleu, de lilas, émaillant l’herbe comme de fleurs et respirant
le frais à l’ombre des platanes et des sycomores; car, bien qu’il fît
très-chaud, la hauteur du lieu et la brise de la mer y faisaient régner
une température délicieuse.

De jeunes Grecques, couronnées de leurs diadèmes de cheveux, s’étaient
prises par la main et tournaient sur un air doux et vague comme la
_Ronde des astres_ de Félicien David. Elles ressemblaient, sur le fond
clair du ciel, au _Cortége des Heures_ de la fresque du Guide, au palais
Rospigliosi.

Les Turcs les regardaient assez dédaigneusement, ne concevant pas que
l’on se donne du mouvement pour s’amuser, ni surtout que l’on danse
soi-même.

Je continuai à grimper jusqu’à une touffe de sept arbres qui couronne la
montagne comme un panache; de là, on domine tout le parcours du
Bosphore: on découvre la mer de Marmara, tachetée par les îles des
Princes, un radieux et merveilleux spectacle. Vu de cette hauteur, le
Bosphore, reluisant par places entre ses rives brunes, présente l’aspect
d’une succession de lacs; les courbures des berges et les promontoires
qui s’avancent dans les eaux semblent l’étrangler et le fermer de
distance en distance; les ondulations des collines dont est bordé ce
fleuve marin sont d’une suavité incomparable; la ligne serpentine qui se
déploie sur le torse d’une belle femme couchée, et faisant ressortir sa
hanche, n’a pas une grâce plus voluptueuse et plus molle.

Une lumière argentée, tendre et claire comme un plafond de Paul
Véronèse, baigne de ses vagues transparentes cet immense paysage. Au
couchant, Constantinople avec sa dentelle de minarets sur la rive de
l’Europe; à l’orient, une vaste plaine rayée par un chemin conduisant
aux profondeurs mystérieuses de l’Asie; au nord, l’embouchure de la mer
Noire et les régions cimmériennes; au sud, le mont Olympe, la Bithynie,
la Troade, et, dans le lointain de la pensée qui perce l’horizon, la
Grèce et ses archipels. Mais, ce qui attirait le plus mes regards,
c’était cette grande campagne déserte et nue, où mon imagination
s’élançait à la suite des caravanes, rêvant de bizarres aventures et
d’émouvantes rencontres.

Je redescendis après une demi-heure de muette contemplation jusqu’au
plateau occupé par les groupes de fumeurs, de femmes et d’enfants.--Un
grand cercle s’était formé autour d’une bande de Tsiganes qui jouaient
du violon et chantaient des ballades en idiome _caló_; leur visage
couleur de revers de botte, leurs longs cheveux noir bleuâtre, leur air
exotique et fou, leurs grimaces sauvagement désordonnées et leurs
haillons d’une pittoresque extravagance me firent penser à la poésie de
Lenau: «les Bohémiens dans la bruyère,» quatre strophes à vous donner la
nostalgie de l’inconnu et le plus féroce désir de vie errante.--D’où
vient cette race indélébile dont on retrouve des échantillons identiques
dans tous les coins du monde, parmi les populations différentes qu’elle
traverse sans s’y mêler? De l’Inde, sans doute, et c’est quelque tribu
paria qui n’aura pu accepter l’abjection héréditaire et fatale.--J’ai
rarement vu un camp de bohémiens sans avoir l’envie de me joindre à eux
et de partager leur existence vagabonde; l’homme sauvage vit toujours
dans la peau du civilisé, et il ne faut qu’une légère circonstance pour
éveiller ce désir secret de se soustraire aux lois et aux conventions
sociales; il est vrai qu’après une semaine passée à coucher à la belle
étoile à côté d’un chariot et d’une cuisine en plein vent, on
regretterait ses pantoufles, son fauteuil capitonné, son lit à rideaux
de damas, et surtout les filets châteaubriand arrosés de grand bordeaux
retour de l’Inde, ou même tout simplement l’édition du soir de la
_Presse_; mais le sentiment que j’exprime n’en est pas moins réel.

Les civilisations extrêmes pèsent sur l’individualisme et vous ôtent en
quelque sorte la possession de vous-même en retour des avantages
généraux qu’elles vous procurent; aussi ai-je entendu dire à beaucoup de
voyageurs qu’il n’y avait pas de sensation plus délicieuse que de
galoper tout seul dans le désert, au soleil levant, avec des pistolets
dans les fontes et une carabine à l’arçon de la selle; personne ne
veille sur vous, mais aussi personne ne vous entrave; la liberté règne
dans le silence et la solitude, et il n’y a que Dieu au-dessus de vous.
J’ai éprouvé moi-même quelque chose d’analogue en traversant certaines
parties désertes de l’Espagne et de l’Algérie.

Je retrouvai mon talika et son conducteur où je les avais laissés, et la
descente commença, opération assez désagréable, vu la roideur de la
pente et l’état du chemin, que je ne saurais mieux comparer qu’à un
escalier en ruines et démoli par places. Le saïs tenait la tête de son
cheval, qui, à chaque instant, s’écrasait sur ses jarrets, et dont la
caisse de la voiture talonnait la croupe; ma situation dans cette boîte
ressemblait assez à celle d’une souris qu’on cogne aux parois d’une
ratière pour l’étourdir; des cahots à décrocher le cœur le plus
solidement chevillé me jetaient le nez en avant au moment où je m’y
attendais le moins; aussi, quoique je fusse assez las, je pris le parti
de descendre et de suivre ma voiture à pied.

Des arabas et des talikas pleins de femmes et d’enfants opéraient aussi
leur dégringolade du Bougourlou: c’étaient des éclats de rire et de voix
à chaque cascade nouvelle, à chaque soubresaut inattendu; tout un rang
de femmes tombait sur le rang opposé, et des rivales s’embrassaient
ainsi bien involontairement; les bœufs, avec leurs genoux déjetés,
s’arc-boutaient de leur mieux contre les aspérités du terrain, et les
chevaux descendaient avec cette prudence des animaux habitués aux
mauvais chemins; les cavaliers galopaient franchement comme s’ils
étaient en plaine, sûrs de leurs montures curdes ou barbes: c’était un
pêle-mêle charmant, très-joyeux à l’œil et d’un aspect véritablement
turc; quoiqu’un espace de quelques minutes seulement sépare la rive
d’Asie de la rive d’Europe, la couleur locale s’y est beaucoup mieux
conservée, et l’on y rencontre beaucoup moins de Francs.

La route étant redevenue à peu près possible, je regrimpai dans ma
voiture, regardant par la portière les maisons peintes, les cyprès et
les turbés qui bordaient le chemin et formaient quelquefois un îlot au
milieu de la rue, comme Sainte-Marie-du-Strand. Mon conducteur me fit
traverser Scutari, que nous avions contourné en allant, le champ de
manœuvre d’Hyder-Pacha, puis reprit le bord de la mer jusqu’à
l’embarcadère de Kadi-Keuï, où le _Bangor_ s’apprêtait à appareiller, et
crachait quelques flocons de fumée noire dans le bleu du ciel.

L’embarcation des passagères ne s’effectuait pas sans tumulte et sans
éclats de rire; une planche presque perpendiculaire servait de trait
d’union entre la jetée et le bateau. L’ascension en était fort
scabreuse, et il fallait de plus enjamber le plat-bord, ce qui
produisait une foule de petites simagrées pudiques et vertueuses assez
drôles; dans ce passage périlleux, plus d’une jarretière européenne
livra son secret; plus d’un mollet asiatique trahit son incognito,
malgré la jalousie turque.--Je ne parle de ce petit incident à la Paul
de Kock que comme trait de mœurs; en poussant la planche trois ou quatre
pieds plus loin, on eût évité cette inquiétude à la pudicité féminine;
mais personne n’eut l’idée de la changer de la place.

La nuit tombait lorsque le _Bangor_ débarqua sa cargaison humaine à
l’escale de Galata, après l’avoir balancée comme une escarpolette.

Comme les curiosités de Constantinople commençaient à s’épuiser pour
moi, je résolus d’aller passer quelques jours aux îles des Princes,
archipel mignon semé sur la mer de Marmara, à l’entrée du Bosphore, et
qui passe pour un séjour très-sain et très-délicieux. Ces îles sont au
nombre de sept: Proti, Antigona, Kalki, Prinkipo, Nikandro, Oxeia,
Plata, plus deux ou trois îlots qu’on ne compte pas.--Prinkipo est la
plus grande et la plus fréquentée de ces fleurs marines qu’éclaire le
gai soleil d’Anatolie et qu’éventent les fraîches brises du matin et du
soir. On s’y rend par un service de bateaux à vapeur anglais et turcs en
une heure et demie à peu près.--Le bateau turc que j’avais choisi avait
un singulier mécanisme dont je n’ai vu le pareil nulle part: le piston,
en saillie sur le pont, se levait et s’abaissait comme une scie
manœuvrée par deux scieurs de long.--Malgré cette bizarrerie, le bateau
anglais nous distança, et justifia bien le nom de _Swan_ inscrit sur sa
poupe en lettre d’or. Sa coque blanche filait dans l’eau comme un
véritable cygne.

La côte de Prinkipo se présente, lorsqu’on vient de Constantinople, sous
la forme d’une haute berge aux escarpements rougeâtres, surmontée d’une
ligne de maisons; des rampes de bois ou des sentiers rapides, traçant
des angles aigus, descendent de la falaise à la mer, bordée de cabinets
de planches pour les bains. Une détonation de boîte annonce que le
bateau à vapeur est en vue, et aussitôt une flotte de caïques et de
canots se détachent de terre pour aller au-devant des passagers, car le
peu de profondeur de l’eau ne permet pas aux embarcations ayant quelques
pieds de quille d’approcher.

Un logement m’avait été retenu d’avance dans l’unique auberge de l’île:
maison de bois fraîche et propre, ombragée de grands arbres, et des
fenêtres de laquelle la vue s’étendait sur la mer jusqu’aux profondeurs
infinies de l’horizon.

En face, j’apercevais l’île de Kalki, avec son village turc se mirant
dans la mer, et sa montagne surmontée d’un couvent grec. L’eau battait
l’escarpement au pied duquel était juchée l’hôtellerie, et l’on pouvait
y descendre en pantoufles et en robe de chambre pour y prendre un bain
délicieux sur un fond de sable s’étendant assez loin.

A la table d’hôte, qui était fort bien servie, venait s’asseoir
majestueusement une dame derrière laquelle se tenait un superbe
domestique grec en costume de Pallikare, tout brodé d’or et d’argent,
qui servait sa maîtresse avec un sérieux digne d’un domestique anglais.
Ce gaillard caractéristique, plus propre à charger des tromblons et des
carabines derrière un rocher qu’à changer des assiettes, produisait un
assez bizarre effet, et je ne crois pas qu’on ait jamais versé du vin
dans un verre d’une façon si grandiose. Les méchantes langues
prétendaient même que là ne se bornaient pas ses fonctions, mais il ne
faut jamais croire que la moitié de ce qu’on dit.

Le soir, les femmes arméniennes et grecques faisaient assaut de toilette
pour se promener dans l’espace étroit resserré entre les maisons et la
berge: les robes de soie les plus lourdes et les plus épaisses s’y
déployaient à larges plis; les diamants brillaient aux rayons de la
lune, et les bras nus étaient chargés de ces énormes bracelets d’or aux
chaînes multiples, ornement particulier à Constantinople, et que nos
bijoutiers feraient bien d’imiter, car ils donnent de la sveltesse au
poignet et avantagent la main.

Les familles arméniennes sont fécondes comme les familles anglaises, et
ce n’est point chose rare que de voir une ample matrone précédée de
quatre ou cinq filles, toutes plus jolies les unes que les autres, et
d’autant de garçons très-vivaces; les coiffures en cheveux, les corsages
décolletés, donnent à cette promenade l’aspect d’un bal en plein air;
quelques chapeaux parisiens s’y montrent, comme au Prado de Madrid, mais
en petite quantité.

Dans les cafés, qui ont tous des terrasses sur la mer, l’on prend des
glaces faites avec la neige de l’Olympe de Bithynie, on hume de petites
tasses de café accompagnées de verres d’eau, et l’on brûle le tabac de
toutes les manières imaginables: chibouck, narghilé, cigare, cigarette,
rien n’y manque; la silhouette coloriée de Karagheuz se démène derrière
son transparent et débite ses lazzi au bruit du tambour de basque.

De temps en temps, un reflet bleu comme celui de la lumière électrique
vient éclairer bizarrement une façade de maison, un bouquet d’arbres, un
groupe de promeneurs; l’on se retourne et l’on sourit: c’est un amoureux
qui brûle un feu de Bengale en l’honneur de sa maîtresse ou de sa
fiancée.--Il doit y avoir beaucoup d’amoureux à Prinkipo, car une
lumière ne s’était pas plutôt éteinte qu’une autre se rallumait. Par
maîtresse, il faut entendre, dans le sens de la vieille galanterie,
femme à qui l’on rend des soins pour s’en faire aimer avec intention de
mariage, et pas autre chose, car les mœurs sont ici fort rigides.

Peu à peu chacun rentre chez soi, et vers minuit toute l’île dort d’un
sommeil paisible et vertueux; cette promenade et les bains de mer
composent les plaisirs de Prinkipo;--pour les varier, j’exécutai, avec
un aimable jeune homme dont j’avais fait connaissance à la table d’hôte,
une grande excursion à ânes dans l’intérieur de l’île; nous traversâmes
d’abord le village, dont le marché était fort réjouissant à l’œil avec
ses étalages de concombres aux formes étranges, de pastèques, de melons
de Smyrne, de tomates, de piment, de raisins et de denrées bizarres;
puis nous suivîmes la mer tantôt de près, tantôt de loin, à travers des
plantations d’arbres et des champs cultivés, jusqu’à la maison d’un
pope, très-bon vivant, qui nous fit servir, par une belle fille, du raki
et des verres d’eau glacée; ensuite, contournant l’île, nous arrivâmes à
un ancien monastère grec, assez délabré, servant maintenant d’hôpital de
fous.

Trois ou quatre malheureux en haillons, le teint hâve, l’air morose, s’y
traînaient le long des murs avec un bruissement de ferrailles, dans une
cour inondée de soleil. On nous fit voir au fond de la chapelle,
moyennant un bacchich de quelques piastres, de mauvaises images à fond
d’or et à figures brunes, comme on en fabrique au mont Athos, sur des
patrons byzantins, à l’usage du culte grec; la Panagia y montrait,
suivant l’usage, sa tête et ses mains bistrées, à travers les découpures
d’une plaque d’argent ou de vermeil, et l’enfant Jésus apparaissait en
négrillon dans son nimbe trilobé. Saint Georges, patron du lieu,
écrasait le dragon dans l’attitude consacrée.

La situation de ce couvent est admirable: il occupe la plate-forme d’un
soubassement de rochers, et du haut de ses terrasses, la rêverie peut
plonger dans deux azurs sans limites, celui du ciel et celui de la mer.
A côté du couvent, des excavations voûtées, à demi effondrées, montrent
qu’il couvrait jadis un emplacement plus vaste et d’une architecture
antérieure.

Nous revînmes par une autre route plus sauvage, parmi des touffes de
myrtes, des bouquets de térébinthes et de pins qui poussent
naturellement, et que les habitants coupent pour faire du bois de
chauffage, et nous arrivâmes à l’auberge, à la grande satisfaction de
nos ânes, qui avaient besoin d’être talonnés et bâtonnés vigoureusement
pour ne pas s’endormir en route, car nous avions commis cette faute de
ne pas emmener l’ânier, personnage indispensable dans une caravane de ce
genre, les ânes orientaux méprisant beaucoup les bourgeois et ne
s’émouvant nullement de leurs gourmades.

Au bout de quatre ou cinq jours, suffisamment édifié sur les délices de
Prinkipo, je partis pour faire une excursion sur le Bosphore, depuis la
pointe de Seraï jusqu’à l’entrée de la mer Noire.



XXIX

LE BOSPHORE


Le Bosphore, de Seraï-Bournou à l’entrée de la mer Noire, est sillonné
d’un va-et-vient perpétuel de bateaux à vapeur comparable au mouvement
des watermen sur la Tamise; les caïdjis, qui naguère régnaient en
despotes sur ses eaux vertes et rapides, voient passer les pyroscaphes
du même œil que les postillons, les locomotives des chemins de fer, et
ils regardent l’invention de Fulton comme tout à fait diabolique. Il y a
cependant encore des Turcs obstinés et des giaours poltrons qui prennent
des caïques pour remonter le Bosphore, de même qu’il y a chez nous des
gens qui, malgré les railways de la rive gauche et de la rive droite,
vont à Versailles en gondoles et à Saint-Cloud en coucou; mais ils sont
tous les jours plus rares, et les musulmans s’accommodent très-bien des
bateaux à vapeur. Le bateau à vapeur les préoccupe même beaucoup, et il
n’est pas un café ou une boutique de barbier dont les murailles ne
soient ornées de plusieurs dessins où l’artiste naïf a figuré de son
mieux le panache de fumée s’échappant du tuyau et les palettes des roues
battant l’eau bouillonnante.

Je m’embarquai au pont de Galata, dans la Corne-d’Or, point de départ
des bateaux qui stationnent là en grand nombre, crachant leur vapeur
blanche et noir condensée en nuage permanent dans l’azur léger du ciel.
Le pont de Londres ou Heresford-suspension-bridge ne présente pas un
mouvement plus animé, un encombrement plus tumultueux que cette échelle
dont les abords sont fort incommodes, car, pour parvenir aux
embarcations, il faut franchir les garde-fous de ponts de bateaux,
enjamber des madriers, et passer sur des poutrelles pourries ou rompues.

Ce n’est pas une besogne aisée que de démarrer de là; pourtant l’on y
parvient, non sans se heurter quelque peu aux barques voisines, et l’on
se met en route; en quelques coups de piston l’on a gagné le large, et
alors vous filez librement entre une double ligne de palais, de
kiosques, de villages, de jardins, de collines, sur une eau vive,
mélange d’émeraude et de saphir, où votre sillage fait éclore des
millions de perles, sous un ciel le plus beau du monde, par un gai
soleil qui jette des iris dans la bruine argentée des roues.

Il n’est rien de comparable, que je sache, à cette promenade faite en
deux heures sur cette raie d’azur tirée comme limite entre deux parties
du monde, l’Europe et l’Asie, qu’on aperçoit en même temps.

La tour de la Fille émerge bientôt avec sa silhouette blanche d’un si
charmant effet sur le fond bleu des eaux: Scutari et Top’Hané se
montrent à leur tour. Au dessus de Top’Hané la tour de Galata dresse son
toit conique vert-de-grisé, et sur le revers de la colline s’étagent les
maisons de pierre des Européens, les baraques de bois coloriées des
Turcs. Çà et là quelque minaret blanc élève sa flèche semblable à un mât
de vaisseau; quelques touffes d’un vert sombre s’arrondissent; les
constructions massives des légations étalent leurs façades, et le grand
Champ-des-Morts déploie son rideau de cyprès, sur lequel se détachent en
clair la caserne d’artillerie et le collége militaire. Scutari, la ville
d’or (Chrysopolis), présente un spectacle à peu près semblable; les
arbres noirs d’un cimetière servent aussi de fond à ses maisons roses et
à ses mosquées passées au lait de chaux; des deux côtés la vie a la mort
derrière elle, et chaque ville se cercle d’un faubourg de tombes; mais
ces idées, qui attristeraient ailleurs, ne troublent en rien la sérénité
fataliste de l’Orient.

Sur la rive d’Europe, on aperçoit bientôt Schiragan,--un palais bâti par
Mahmoud dans les idées européennes, avec un fronton classique comme
celui de la Chambre des députés, au milieu duquel s’enlace le chiffre du
sultan en lettres d’or, et deux ailes supportées par des colonnes
doriques en marbre grec. J’avoue que je préfère en Orient l’architecture
arabe ou turque; pourtant cette construction grandiose, dont le large
escalier blanc descend jusqu’à la mer, produit un assez bel effet.
Devant ce palais, un splendide caïque au tendelet de pourpre tout doré
et peint, portant à la poupe un oiseau d’argent, attendait Sa Hautesse.

En face, au delà de Scutari, se prolonge une ligne de palais d’été,
coloriés en vert-pomme, ombragés de platanes, d’arbousiers, de frênes,
d’un aspect riant, et, malgré leurs fenêtres en treillage, rappelant
plutôt la volière que la prison. Ces palais, rangés sur la rive de
manière à tremper leurs pieds dans l’eau, ont assez l’aspect des bains
Vigier ou de l’École de natation de Deligny. Les villas turques sur le
Bosphore éveillent souvent cette comparaison.

Entre Dolma-Baktché et Beschick-Tash s’élève la façade vénitienne du
nouveau palais bâti par le sultan Abdul-Medjid, dont j’ai fait une
description particulière. S’il n’est pas d’un goût bien pur, il est au
moins d’un caprice bizarre et riche, et sa blanche silhouette, sculptée,
fouillée, ciselée, chargée d’ornements infinis, se découpe élégamment
sur la rive; c’est bien un palais de calife ennuyé de l’architecture
arabe et persane, et qui, ne voulant pas des cinq ordres, se loge dans
un immense bijou de marbre travaillé en filigrane.--Dolma-Baktché
s’appelait autrefois Jasonion. C’est là que Jason aborda avec ses
Argonautes, dans son expédition à la recherche de la toison d’or.

Le bateau à vapeur serre de près la côte d’Europe, où les stations sont
plus fréquentes; nous pouvons, en passant, voir au café de Beschick-Tash
les fumeurs accroupis dans leurs cabinets de treillages suspendus
au-dessus de l’eau.

On laisse bientôt en arrière Orta-Kieuï, Kourou-Tchesmé, qui bordent la
mer, et derrière lesquels se lèvent, par inflexions onduleuses, des
collines parsemées d’arbres, de jardins, de maisons et de villages de
l’aspect le plus riant.

D’un village à l’autre règne comme un quai non interrompu de palais et
de résidences d’été. La sultane Validé, les sœurs du sultan, les vizirs,
les ministres, les pachas, les grands personnages, se sont tous
construit là des habitations charmantes, avec une entente parfaite du
confortable oriental, qui ne ressemble pas au confortable anglais, mais
qui le vaut bien.

Ces palais sont de bois et de planches, à l’exception des colonnes
taillées ordinairement dans un seul bloc de marbre de Marmara ou prises
à des débris d’anciennes constructions. Mais ils n’en sont pas moins
élégants dans leur grâce passagère, avec leurs étages en surplomb, leurs
saillies et leurs retraites, leurs kiosques à toits chinois, leurs
pavillons à treilles, leurs terrasses ornées de vases et leurs frais
coloriages renouvelés sans cesse.--Au milieu des grillages en baguettes
de bois de cèdre, qui se croisent sur les fenêtres des appartements
réservés aux femmes, s’ouvrent des trous ronds pareils à ceux pratiqués
dans les rideaux de théâtre, et par lesquels les acteurs inspectent la
salle et les spectateurs; c’est par là qu’assises sur des carreaux, les
belles nonchalantes regardent passer, sans être vues, les vaisseaux, les
bateaux à vapeur et les caïques, tout en mâchant du mastic de Chio pour
entretenir la blancheur de leurs dents.

Un étroit quai de granit, formant chemin de halage, sépare ces jolies
habitations de la mer. En les côtoyant, le voyageur se sent pris, malgré
lui, d’un vague désir de faire comme Hassan, le héros d’Alfred de
Musset, et de jeter son bonnet par-dessus les moulins pour prendre le
fez.

Près d’Arnaout-Keuï, l’eau du Bosphore bouillonne comme sur une marmite
à cause d’un rapide courant appelé _mega reuma_ (le grand courant):
l’eau bleue file comme la flèche le long des pierres du quai; là, si
robustes que soient leurs bras hâlés au soleil, les caïdjis sentent la
rame ployer dans leur main comme une lame d’éventail, et s’ils
essayaient de lutter contre ce flot impérieux, elle se romprait comme
verre. Le Bosphore est plein de ces courants, dont les directions
varient et qui lui donnent plutôt l’apparence d’un fleuve que d’un bras
de mer.

Quand on arrive là, on jette de la barque un bout de cordeau à terre;
trois ou quatre hommes s’y attellent comme des chevaux de halage, et,
courbant leurs fortes épaules, tirent l’embarcation, dont la proue fait
jaillir un ruban d’écume blanche.

Le rapide franchi, on reprend l’aviron et l’on fend sans peine une eau
morte. Au pied des maisons on voit souvent des groupes de trois ou
quatre femmes turques, accroupies à côté de leurs enfants qui jouent;
sur le quai, des demoiselles grecques se promènent en se tenant par la
main et lancent un coup d’œil curieux à un voyageur européen; des hommes
passent à cheval, des matelots remisent un caïque particulier dans sa
cale voûtée; les figures manquent rarement au paysage.

Les lecteurs de ce livre sont assez familiarisés maintenant avec
l’architecture locale pour qu’il ne soit pas nécessaire de leur faire
une description des maisons d’Arnaout-Keuï. Je noterai cependant comme
particulières de vieilles habitations arméniennes peintes en noir, ce
qui était autrefois la couleur obligée, les teintes claires appartenant
de droit aux Turcs, et le rouge sang de bœuf ou rouge antique aux Grecs;
aujourd’hui chacun peut peindre sa maison comme il veut, excepté en
vert, la couleur de l’Islam, des hadjis et des descendants du prophète.

Sur la côte d’Asie, plus boisée et plus ombreuse que celle d’Europe, les
villages, les palais et les kiosques se succèdent, un peu moins serrés
peut-être, mais à des distances très-rapprochées encore. C’est
Kous-Goundjouk, Stavros, Beylerbey, où Mahmoud se fit bâtir une
résidence d’été, Tchengel-Keuï, Vani-Keuï, et en face de Babec les
Eaux-Douces d’Asie (Guyuck-Sou).

Une charmante fontaine en marbre blanc, toute brodée d’arabesques, toute
historiée d’inscriptions en lettres d’or, coiffée d’un grand toit à
forte projection et de petits dômes surmontés de croissants, qui
s’aperçoit de la mer et se détache sur un fond d’opulente verdure,
désigne au voyageur cette promenade favorite des osmanlis.--Une vaste
pelouse, veloutée d’un frais gazon, encadrée de frênes, de platanes et
de sycomores, s’encombre, le vendredi, d’arabas et de talikas, et voit
s’étendre sur des tapis de Smyrne les beautés paresseuses du harem.

Les nègres eunuques, fouettant leurs pantalons blancs du bout de leur
houssine, se promènent entre les groupes accroupis, guettant quelque
œillade furtive, quelque signe d’intelligence, surtout s’il se trouve là
quelque giaour tâchant de pénétrer de loin les mystères du yachmack ou
du feredgé; quelquefois les femmes attachent des châles à des branches
d’arbres et bercent leurs enfants dans ce hamac improvisé; d’autres
mangent des confitures de rose ou boivent de l’eau à la neige;
quelques-unes fument le narghiléh ou la cigarette; toutes babillent ou
médisent des dames franques, qui sont si effrontées, se montrent à
visage découvert et marchent dans les rues avec des hommes.

Plus loin, les paysans bulgares au sayon antique, au bonnet entouré
d’une énorme couronne de fourrure, exécutent leurs danses nationales
dans l’espoir d’un bacchich. Les cawadjis préparent leur café en plein
air; l’israélite, à la robe fendue sur les côtés, au turban moucheté de
noir comme un linge où l’on essuie des plumes, offre quelques menues
marchandises aux promeneurs avec cet air servile et bas des juifs
d’Orient, toujours pliés en deux sous la crainte de l’avanie, et des
caïdjis assis au rebord du quai fument, les jambes pendantes,
surveillant leurs barques du coin de l’œil.

Il serait trop long de décrire l’un après l’autre tous ces villages qui
se suivent et se ressemblent avec d’imperceptibles différences. C’est
toujours une ligne de maisons en bois coloriées, comme les villages des
boîtes de joujous de Nuremberg, se développant le long du quai ou
trempant immédiatement leurs pieds dans l’eau quand il n’y a pas de
chemin de halage, et se détachent sur un rideau de riche verdure d’où
s’élance le minaret crayeux d’un marabout ou d’une petite mosquée; au
delà, les collines aux pentes douces et ménagées s’élèvent
harmonieusement azurées par la lumière du ciel; parfois on souhaiterait
un escarpement plus abrupte, une falaise aride, un ossement de rocher
perçant l’épiderme de la terre; tout cela est vraiment trop gracieux,
trop riant, trop coquet, trop peigné; il faudrait çà et là quelques
touches accentuées et violentes pour servir de repoussoir.

A certains endroits du courant sont juchés, sur un échafaudage de
perches, des espèces de cages à poules d’une construction bizarre et
pittoresque, dans lesquelles les pêcheurs se tiennent pour guetter le
passage des bancs de poissons et avertir du moment propice à jeter ou
relever le filet; quelquefois il leur arrive de s’endormir et de tomber
la tête en avant de leur perchoir aérien à l’eau, où ils se noient sans
se réveiller. Ces guérites, semblables à des nids d’oiseaux aquatiques,
semblent construites exprès pour fournir des premiers plans aux
peintres.

Ici les deux rives se rapprochent considérablement.

--C’est la place où Darius fit passer son armée dans son expédition
contre les Scythes, sur un pont jeté par Mandroclès de Samos. Sept cent
mille hommes y défilèrent, gigantesques amas des hordes de l’Asie, aux
types exotiques, aux armes bizarres, aux accoutrements fabuleux, à la
cavalerie mêlée d’éléphants et de chameaux. Sur deux colonnes de pierre
élevées à la tête du pont furent gravées les listes de tous les noms de
peuples marchant à la suite de Darius. Ces colonnes s’élevaient à
l’endroit même qu’occupe le château de Guzeldjé-Hissar, construit par
Bayezid-Ilderim, Bajazet le foudre de guerre. Mandroclès, à ce que
raconte Hérodote, dessina ce passage sur un tableau qu’il appendit au
temple de Junon, à Samos, sa patrie, avec cette inscription:
«Mandroclès, ayant construit un pont sur le Bosphore poissonneux, en
dédia le dessin à Junon; en exécutant ce projet du roi Darius,
Mandroclès procura de la gloire aux Samiens et obtint une couronne.»--Le
Bosphore, à cette place, est large de quatre cents toises, et c’est par
là que passèrent les Perses, les Goths, les Latins et les Turcs: les
invasions, qu’elles vinssent de l’Asie ou de l’Europe, suivirent la même
route, tous ces grands débordements de peuples coulèrent par le même lit
et marchèrent dans l’ornière de Darius.

Le château d’Europe,--Rouméli-Hissar,--nommé aussi Boghas-Keçen
(coupe-gorge), fait fort bonne figure sur le revers de la colline avec
ses tours blanches d’inégale hauteur et ses murailles crénelées. Les
trois grosses tours et la petite qui est près du bord de la mer
dessinent à rebours, selon l’Écriture turque, quatre lettres, M. H. M.
D., qui forment le nom du fondateur, Mohamed II. Ce rébus architectural,
qu’on ne devinerait pas, rappelle le plan de l’Escurial, représentant le
gril de saint Laurent, en l’honneur duquel fut élevé le monastère. On ne
s’aperçoit de cette bizarrerie que si l’on est prévenu. Le château
d’Europe fait face au château d’Asie (Anadoli-Hissar), que j’ai
mentionné tout à l’heure.

Près de Rouméli-Hissar s’étend un cimetière dont les hauts cyprès noirs
et les cippes blancs se mirent gaiement dans l’azur de la mer, et qui
donnerait envie de s’y faire enterrer, tant il est riant, fleuri et
parfumé. Les morts couchés dans ce frais jardin égayé de soleil, animé
de chants d’oiseaux, ne doivent pas s’ennuyer.

Le bateau à vapeur, après avoir dépassé Balta-Liman, Steneh, Yeni-Keuï,
Kalender, s’arrête à Thérapia, un bourg dont le nom signifie _guérison_
en grec, et qui justifie par la salubrité de son air cette appellation
médicale;--c’est là que l’ambassade de France a son palais d’été. Dans
le gracieux petit golfe qui l’avoisine,--coupe d’or remplie de
saphirs,--Médée, revenant de Colchide avec Jason, descendit à terre et
déballa la boîte renfermant ses philtres et ses drogues magiques,--d’où
le nom de _pharmaceus_ que portait autrefois Thérapia.

Thérapia est un séjour délicieux; son quai est bordé de cafés décorés
avec un certain luxe, chose rare en Turquie, d’auberges, de maisons de
plaisance et de jardins.--Dans un passage qui conduit au débarcadère, je
remarquai parmi les pierres de la muraille deux torses de marbre, l’un
d’homme vêtu d’une cuirasse antique, l’autre de femme, voilé de
draperies assez frustes que les constructeurs barbares avaient
encastrées au milieu des moellons comme de vulgaires matériaux.

Dans la rade était mouillé le _Chaptal_, commandé par M. Poultier, à qui
j’allai rendre visite, et qui me reçut avec cette bonhommie affectueuse
qui lui est propre, et cette exquise politesse commune à tous les
officiers de marine.

Le palais de l’ambassade de France, que M. Renaud doit reconstruire avec
plus de solidité, de richesse et de goût, est un grand bâtiment à la
turque, tout en bois et en pisé, sans aucun mérite architectural, mais
vaste, aéré, commode, d’une fraîcheur à l’abri des plus violentes
ardeurs de l’été et dans la plus admirable situation du monde.

Derrière le palais se développent des jardins en terrasse, plantés
d’arbres centenaires d’une hauteur prodigieuse, incessamment agités par
les brises de la mer Noire. Arrivé au remblai supérieur, on jouit d’une
perspective merveilleuse. La rive d’Asie étale devant vous les frais
ombrages des Eaux de la Sultane, plus loin bleuit le mont du Géant, où
la tradition place le lit d’Hercule. Sur la rive d’Europe, Buyuk-Déré
arrondit sa courbe gracieuse, et le Bosphore, au-delà de Rouméli-Kavak
et d’Anadoli-Kavak, s’évase jusqu’aux îles Cyanées, et se perd dans la
mer Noire.--Des voiles blanches vont et viennent comme des oiseaux
marins, et la pensée s’égare dans un rêve infini.



XXX

BUYUK-DÉRÉ


Buyuk-Déré, qu’on aperçoit de la terrasse de Thérapia, est un des plus
charmants villages de plaisance qui existent au monde. Le rivage se
creuse à cet endroit et décrit un arc où les flots viennent mourir par
molles ondulations. Des habitations élégantes, parmi lesquelles on
remarque le palais d’été de l’ambassade de Russie, s’élèvent sur le bord
de la mer, au pied des dernières croupes de collines qui forment le lit
du Bosphore, sur un fond de jardins verdoyants; les riches négociants de
Constantinople possèdent là des maisons de campagne où, chaque soir, le
bateau à vapeur les amène, leurs affaires finies, et d’où ils repartent
le matin.

Sur la plage de Buyuk-Déré, se promènent, après le coucher du soleil, de
belles dames, arméniennes et grecques, en grande toilette. Les lumières
des cafés et des maisons se mêlent dans l’eau à la traînée d’argent de
la lune et aux reflets des étoiles; une brise saturée de parfums et de
fraîcheur souffle doucement et fait de l’air comme un éventail manié par
la main invisible de la nuit; des orchestres de musiciens hongrois
jettent aux échos les valses de Strauss, et le bulbul chante le poëme de
ses amours avec la rose, caché sous des touffes de myrtes. Après une
chaude journée d’été, le corps, ranimé par cette atmosphère balsamique,
sent un bien-être délicieux, et ce n’est qu’à regret qu’on gagne son
lit.

L’hôtel nouvellement fondé à Buyuk-Déré, et rendu nécessaire par
l’affluence des voyageurs qui ne savaient où passer la nuit ou ne
voulaient pas abuser de l’hospitalité de leurs amis de Constantinople,
est fort bien tenu; il a un grand jardin où s’épanouit un superbe
platane dans les branches duquel on a établi un cabinet où je déjeunais
abrité par un parasol de feuilles dentelées et soyeuses.--Comme je
m’extasiais sur la grosseur de cet arbre, on me dit que dans une
prairie, au bout de la grande rue de Buyuk-Déré, il en existait un bien
plus énorme, connu sous le nom de platane de Godefroy de Bouillon.

J’allai le visiter, et, au premier abord, je crus voir une forêt plutôt
qu’un arbre: le tronc, composé d’une agglomération de sept ou huit fûts
soudés ensemble, ressemblait à une tour effondrée par places; d’énormes
racines, pareilles à des serpents boas à moitié rentrés dans leurs
repaires, l’accrochaient au sol; les rameaux qui s’y implantaient
avaient plutôt l’air d’arbres horizontaux que de simples branches; dans
ses flancs bayaient de noires cavernes, formées par la putréfaction du
bois tombé en poudre sous l’écorce. Les pâtres s’y abritent comme dans
une grotte et y font du feu sans que le géant végétal y prenne garde
plus qu’aux fourmis qui circulent sur sa peau rugueuse et soulevée par
lames. Rien n’est plus majestueusement pittoresque que cette monstrueuse
masse de feuillages sur laquelle les siècles ont glissé comme des
gouttes de pluie, et qui a vu se dresser à son ombre les tentes des
héros chantés par le Tasse dans la _Jérusalem délivrée_. Mais ne nous
abandonnons pas à la poésie; voici l’histoire qui vient, comme
d’habitude, contredire la tradition; les savants prétendent que Godefroy
de Bouillon n’a jamais campé sous ce platane, et ils apportent pour
preuve un passage d’Anne Comnène, une contemporaine des faits, qui
dément la légende. «Alors le comte Godefroy de Bouillon, ayant fait la
traversée avec d’autres comtes et une armée composée de dix mille hommes
de cavalerie et de soixante-dix mille d’infanterie, arriva à la grande
ville et rangea ses troupes aux environs de la Propontide, depuis le
pont Cosmidion jusqu’à Saint-Phocas.» Voilà qui est clair et décisif;
mais, comme la légende, malgré les textes des érudits, ne saurait avoir
tort, le comte Raoul établit son champ à Buyuk-Déré avec les autres
croisés latins, en attendant qu’il pût passer en Asie; et, la mémoire
précise de l’événement s’étant perdue, le platane séculaire a été
baptisé du nom plus connu de Godefroy de Bouillon, qui, pour le peuple,
résume plus particulièrement l’idée des croisades.

Quoi qu’il en soit, l’arbre millénaire est là toujours debout, plein de
nids et de rayons de soleil, voyant les années tomber à ses pieds comme
des feuilles, de siècle en siècle plus colossal et plus robuste. Le vent
du désert a depuis longtemps dispersé dans les sables de la Palestine
les ossements réduits en poudre des croisés.

Lorsque je visitai le platane de Godefroy ou de Raoul, un araba dételé
était arrêté sous ses branches. Les bœufs, délivrés du joug, s’étaient
agenouillés dans l’herbe, et ruminaient gravement avec un air de
béatitude sereine, secouant de temps à autre les filaments de bave
argentée de leur mufle noir.

Leurs conducteurs cuisinaient leur frugale pitance dans une des fissures
de l’arbre, espèce de cheminée naturelle au foyer fait de deux pierres:
c’était un tableau charmant, tout groupé et tout composé. J’avais envie
d’aller chercher Théodore Frère à son atelier de Buyuk-Déré pour en
faire une pochade peinte; mais l’araba se serait remis en route, ou le
rayon qui éclairait si pittoresquement la scène se serait éteint avant
que l’artiste fût arrivé. D’ailleurs, Frère a dans ses cartons des
milliers de scènes analogues qui se reproduisent fréquemment dans la vie
orientale.

Le _Charlemagne_ était mouillé à Thérapia, en face de l’ambassade de
France, qui donnait une fête aux matelots. Des canots allaient sans
cesse du navire à terre, débarquant l’équipage, composé d’environ douze
cents hommes, dont on n’avait gardé à bord que les surveillants
indispensables; d’immenses tables étaient dressées sous les grands
arbres, dans les jardins de l’ambassade; et, sur la terrasse, les
artistes du _Charlemagne_ avaient élevé un théâtre avec des pavillons et
des toiles à voiles, au fronton duquel un aigle très-bien peint en
détrempe palpitait des ailes au-dessus d’attributs de guerre et de
marine. Les marins savent tout faire: ils avaient construit le théâtre,
et ils jouaient des vaudevilles comme des acteurs de profession; Arnal
n’est pas plus drôle dans _Passé minuit_ que le gabier chargé de ce rôle
à Thérapia. Dans l’autre vaudeville, dont le nom m’échappe, de jeunes
mousses imberbes ou des matelots rasés de très-près remplissaient les
rôles de femme, comme sur le théâtre antique: leurs faux tours en
cheveux blonds, les appas complémentaires dont ils ne s’étaient pas fait
faute, et qui auraient éveillé la galanterie de Sganarelle, les allures
masculines qu’ils reprenaient sans y penser au milieu de leurs
affectations de mignardise, leurs pas brusques embarrassés par les
jupes, leurs alternatives de fausset et de basse-taille, et leurs
figures brûlées par le soleil de tous les pays, encadrées dans de
prétentieux bonnets à ruches de tulle, produisaient l’effet le plus
extravagamment comique qu’on puisse imaginer. On riait à mourir. Le
public se composait du personnel de l’ambassade, des attachés des autres
légations, des banquiers, hauts négociants et personnages considérables
de Péra; les femmes étaient parées comme à une représentation du
Théâtre-Italien, et ces belles toilettes produisaient un effet charmant
à la vive lumière du soleil.

Après la comédie, le repas eut lieu, gigantesque agape, prodigieux
festin de Gargantua, colossales noces de Gamache, produit combiné du
chef de l’ambassade et du cock du _Charlemagne_, aidés par une armée de
marmitons turcs, arméniens, grecs, juifs, italiens, marseillais. Le
soir, les convives en gaieté se promenaient sur le quai de Thérapia par
petites bandes de dix ou douze amis, dansant des cachuchas inédites plus
cambrées que celles de la Petra-Camara, et chantant des chansons qui ne
seront pas admises sans doute dans le recueil des chants populaires de
la France, et n’en sont pas moins d’une poésie singulière et d’une
originalité des plus imprévues.

Il faisait un temps admirable, et je résolus de retourner le soir même à
Constantinople, dans un caïque à deux paires de rames, manœuvré par deux
robustes Arnautes, aux tempes et aux joues rasées, n’ayant de poil
qu’une longue moustache blonde; quoiqu’il fût plus de dix heures quand
je partis, on y voyait parfaitement et certes plus clair qu’à Londres en
plein midi; ce n’était pas une nuit, mais plutôt un jour bleuâtre d’une
douceur et d’une transparence infinies; je m’établis à la poupe bien en
équilibre, mon paletot boutonné jusqu’au col, car la rosée tombait en
fine bruine argentée, comme les pleurs nocturnes des astres, et le fond
de la barque était tout mouillé. Mes Arnautes avaient jeté une veste sur
leur chemise de gaze rayée, et nous commençâmes la descente.

Le caïque aidé par le courant, et poussé par quatre bras vigoureux,
filait presque aussi rapidement qu’un bateau à vapeur au milieu du
tremblement lumineux de l’eau piquée de millions de paillettes; les
collines et les caps de la rive projetaient de grandes ombres violettes
qui tranchaient sur le vif argent des vagues, où les silhouettes des
vaisseaux à l’ancre se dessinaient comme des découpures de papier noir,
avec leurs vergues carguées et leurs cordages ténus. Quelques lumières
brillaient de loin en loin, à bord des embarcations ou aux fenêtres des
villages riverains.--On n’entendait d’autre bruit que la respiration
cadencée des caïdjis, le rhythme régulier des avirons, le clapotis de
l’eau et les aboiements lointains de quelques chiens en éveil.

De temps à autre une bolide traversait le ciel et s’éteignait comme une
bombe de feu d’artifice. La voie lactée déroulait sa zone blanchâtre
avec un éclat et une netteté inconnus dans nos brumeuses nuits du Nord;
les étoiles brillaient jusque dans l’auréole de la lune. C’était
merveilleux de magnificence tranquille et de splendeur sereine. En
contemplant cette voûte de lapis-lazuli veiné d’or, je me demandais:
Pourquoi le ciel est-il si splendide lorsque la terre est endormie, et
pourquoi les astres ne s’éveillent-ils qu’à l’heure où les yeux se
ferment? Cette féerique illumination, personne ne la voit; elle ne
s’allume que pour les prunelles nyctalopes des hibous, des chauve-souris
et des chats. Le divin décorateur méprise-t-il à ce point le public,
qu’il ne déploie ses plus belles toiles qu’après que les spectateurs
sont couchés? Cela serait peu flatteur pour l’orgueil humain; mais la
terre n’est qu’un point imperceptible, un grain de senevé perdu dans
l’immensité, et, comme le dit Victor Hugo,--l’état normal du ciel, c’est
la nuit.

Une heure sonnait quand ma barque aborda à Top’Hané.--J’allumai ma
lanterne; et, gravissant par les rues désertes en ayant soin de ne pas
marcher sur les tribus de chiens assoupis qui poussaient de faibles
gémissements à mon passage, je regagnai mon logis dans le
Champ-des-Morts de Péra, éreinté, mais ravi.

Le lendemain, continuant mes promenades, je me rendis aux eaux douces
d’Europe, au fond de la Corne-d’Or. Franchissant les trois ponts de
bateaux, dont le dernier, achevé tout récemment, a été construit aux
frais d’un riche Arménien, je longeai les cales de l’arsenal maritime,
où sous des hangars s’ébauchent les carcasses de navires, semblables à
des squelettes de cachalots et de baleines, je passai entre Eyoub et
Pim-Pacha, et j’entrai bientôt dans l’archipel de petites îles basses et
plates qui divisent l’embouchure du Cydaris et du Barbysès, réunis un
peu avant de se jeter à la mer. Les noms turcs substitués à ces
harmonieuses appellations sont Sou-Kiat-Hana et Ali-Bey-Keuï.

Des hérons et des cigognes, le bec posé sur leur jabot, une patte
repliée sous le ventre, vous regardent passer d’un air amical; les
goëlands vous effleurent de l’aile, et le milan décrit des cercles
au-dessus de votre tête. A mesure qu’on avance, la rumeur de
Constantinople s’éteint, la solitude se fait, la campagne succède à la
ville par transitions insensibles. Personne ne passe sur les élégants
ponts chinois qui enjambent le Barbysès, qu’on prendrait pour une de ces
rivières factices des jardins anglais.

Les eaux douces d’Europe sont plus spécialement fréquentées l’hiver.--Le
sultan y possède un kiosque avec des eaux et des cascades artificielles
côtoyées de pavillons d’un charmant goût turc.--Cette résidence a été
bâtie par Mahmoud; mais, comme elle n’est presque jamais habitée et
qu’on ne la répare pas, l’abandon la dégrade, et elle tombe déjà
presqu’en ruines.--Le canal s’envase, les pierres disjointes laissent
échapper l’eau, et les plantes parasites se mêlent aux arabesques
sculptées. On dit que Mahmoud, qui avait arrangé ce nid charmant pour
une odalisque adorée, n’y voulut plus revenir quand une mort prématurée
eut enlevé la jeune femme.--Depuis ce temps, un voile de mélancolie
semble flotter sur ce palais désert enfoui dans des masses d’ormes, de
frênes, de noyers, de sycomores et de platanes, qui paraissaient vouloir
le dérober aux yeux du voyageur, comme la forêt épaissie autour du
château de la Belle au bois dormant, et les grands saules pleureurs
secouent tristement dans l’eau leurs larmes de feuillage.

Ce jour-là, il n’y avait personne, et la promenade n’en était pas moins
agréable pour cela; et, après avoir erré quelque temps sous les ombrages
solitaires, je m’arrêtai à un petit café pour prendre du yaourth (lait
caillé) avec un morceau de pain, frugal repas dont avait grand besoin
mon appétit, aiguisé par l’air vif de la mer.

Au lieu de m’en retourner en caïque, je pris un de ces chevaux de louage
qui stationnent à tous les coins de place, et je remontai par Pim-Pacha,
Haas-Keuï et Cassim-Pacha, jusqu’à San-Dimitri, le village grec, près du
grand Champ-des-Morts de Péra, et, suivant de vastes terrains nus,
j’arrivai à l’Ock-Meidani, qu’on prendrait de loin pour un cimetière, à
voir la multitude de petites colonnes de marbre dont il est hérissé.

C’est l’endroit où jadis les sultans s’exerçaient au jeu du djerid, et
ces petits monuments sont destinés à perpétuer la mémoire des coups
extraordinaires et à en mesurer la portée. Ils sont d’ailleurs fort
simples et n’ont pour ornement qu’une inscription en lettres turques, et
quelquefois au sommet une étoile en cuivre doré.--Le djerid est tombé en
désuétude et les plus modernes de ces colonnes remontent déjà à une
certaine date. Les vieilles coutumes disparaissent et ne seront bientôt
plus que des souvenirs.

Il y avait déjà soixante-douze jours que je me promenais dans
Constantinople, et j’en connaissais tous les coins et recoins. Sans
doute c’est peu pour étudier le caractère et les mœurs d’un peuple, mais
c’est assez pour saisir la physionomie pittoresque d’une ville, et tel
était le but unique de mon voyage.--La vie est murée en Orient, les
préjugés religieux et les habitudes s’opposent à ce qu’on y pénètre. Le
langage reste impraticable, à moins d’une étude de sept ou huit années;
on est donc forcé de se contenter du panorama extérieur.--Un séjour
prolongé de quelques semaines ne m’en eût pas appris davantage, et
d’ailleurs je commençais à avoir soif de tableaux, de statues et
d’œuvres d’art. L’éternel bal masqué des rues finissait par
m’impatienter. J’avais assez de voiles, je voulais voir des visages.

Ce mystère, qui d’abord occupe l’imagination, devient fatigant à la
longue, lorsqu’on a reconnu qu’il n’y a pas d’espoir de le
deviner.--L’on y renonce bientôt, l’on ne jette plus qu’un regard
distrait sur les fantômes qui défilent près de vous, et, l’ennui vous
gagne d’autant plus vite, que la société franque de Péra, composée de
négociants très-respectables sans doute, n’est pas amusante pour un
poëte. Aussi allai-je retenir ma cabine à bord du vaisseau autrichien
l’_Imperatore_, pour aller à Athènes, par la correspondance de Syra,
visiter Corinthe, le golfe de Lépante, Patras, Corfou, les monts de la
Chimère et gagner Trieste, en longeant les côtes de l’Adriatique.

Je voyais déjà briller en rêve sur le roc de l’Acropole la blanche
colonnade du Parthénon avec ses interstices d’azur, et les minarets de
Sainte-Sophie ne me faisaient plus aucun plaisir. Mon esprit, tourné
vers un autre but, n’était pas impressionné par les objets environnants.
Je partis, et, quoique heureux de ce départ, je regardai une dernière
fois Constantinople s’effaçant à l’horizon, avec cette indéfinissable
mélancolie qui vous serre le cœur lorsqu’on quitte une ville qu’on ne
doit probablement plus revoir.


FIN



TABLE DES CHAPITRES


       I.--En mer                                                    5
      II.--Malte                                                    20
     III.--Syra                                                     34
      IV.--Smyrne                                                   48
       V.--La Troade, les Dardanelles                               63
      VI.--Le petit champ, la Corne-d’Or                            78
     VII.--Une nuit du Ramadan                                      88
    VIII.--Cafés                                                   100
      IX.--Les boutiques                                           110
       X.--Les bazars                                              120
      XI.--Les derviches tourneurs                                 132
     XII.--Les derviches hurleurs                                  143
    XIII.--Le cimetière de Scutari                                 156
     XIV.--Karagheuz                                               168
      XV.--Le sultan à la mosquée.--Dîner turc                     181
     XVI.--Les femmes                                              195
    XVII.--La rupture du jeûne                                     207
   XVIII.--Les murailles de Constantinople                         219
     XIX.--Balata.--Le phanar.--Bain turc                          230
      XX.--Le beïram                                               240
     XXI.--Le _Charlemagne_.--Les incendies                        254
    XXII.--Sainte-Sophie.--Les mosquées                            267
   XXIII.--Le sérail                                               280
    XXIV.--Le palais du Bosphore.--Sultan Mahmoud.--Le derviche    291
     XXV.--L’Atmeïdan                                              301
    XXVI.--L’Elbicei-Atika                                         311
   XXVII.--Kadi-Keuï                                               323
  XXVIII.--Le mont Bougourlou.--Les îles des princes               334
    XXIX.--Le Bosphore                                             345
     XXX.--Buyuk-Déré                                              355



NOTE DU TRANSCRIPTEUR

La table des chapitres ne figure pas dans l’original.





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